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Le Choix de Martin Brenner, de l’écrivain voyageur suédois Björn Larsson, est sorti à l’automne 2020. Björn Larsson nous a accordé cette entrevue un anaprès, directementen français. Un grand merci à lui.
Tiphaine Martin – Quand et comment as-tu décidé d’écrire sur les flambées antisémites en Europe des vingt premières années du vingt-et-unième siècle ?
Björn Larsson – En réalité, je n’ai jamais décidé d’écrire sur « les flambées antisémites» en tant que telles. Ce que le roman met en scène à travers l’histoire de Martin, c’est plutôt la question de l’identité et de l’appartenance en général. Si j’ai choisi de la poser à travers l’exemple de l’identité juive, c’est parce que celle-ci est sans aucun doute l’exemple le plus controversé, le plus délicat et le plus lourd de conséquences de toute les questions identitaires, aussi bien vu de l’extérieur que de l’intérieur.
T.M. – Y a-t-il un, des liens avec Le Mauvais Œil (1990), où le lourd passé de la Guerre d’Algérie se mêlait au terrorisme islamiste en Algérie et au terrorisme de l’extrême-droite française ?
B.L. – Il y a sans doute un lien indirect, dans le sens où les deux romans traitent de questions qui sont à la fois d’une actualité brûlante et de tous les temps, à savoir la confrontation entre ceux qui refusent de sacrifier la vie d’un individu sur l’autel du collectivisme, de la religion ou de l’idéologie et ceux qui, en revanche, se croient avoir le droit de tuer ceux qui ne sont pas comme eux et qui ne partagent pas leurs valeurs ou idéologie. Cela dit, la motivation d’écrire Le Mauvais Œil venait d’abord de ma rencontre avec des écrivains algériens, qui vivaient à l’époque avec la menace constante d’être assassinés. La motivation d’écrire Le Choix de Martin Brenner, en revanche, a été plus personnelle. En effet, il n’est pas impossible que l’histoire de Martin puisse être également la mienne.
T.M. – Pourquoi Le Choix de Martin Brenner (titre français) a-t-il des conséquences aussi lourdes pour sa famille et pour lui-même, suite à La Lettre de Gertrude (titre suédois originel) ?
B.L. – D’une certaine façon, on pourrait – ou devrait – peut-être retourner la question: pourquoi le choix d’être ou de ne plus être juif, plus que celui, par exemple, d’être français ou suédois, catholique ou protestant (de nos jours du moins), lapon ou inuit, américain ou afro-américain, est-il aussi lourd de conséquences? En tout cas, au moins l’histoire occidentale montre clairement que le choix d’être et de rester juif n’est pas un choix qu’on peut traiter à la légère. Ceux, toujours des non-juifs, qui m’ont reproché d’exagérer, feraient bien de lire les études de l’antisémitisme qui continue à être un fait de société de nos jours, malgré l’Holocauste. Ils feraient également bien de s’imaginer ce qu’aurait pu être le choix de Martin si on avait situé son histoire en Allemagne en 1936, par exemple.
T.M. – Pour quelles raisons as-tu décidé de te mettre en scène dans la troisième et dernière partie de ton roman ?
B.L. – Ce n’est pas à proprement parler « moi » que je mets en scène, mais l’écrivain que Martin a contacté pour raconter son histoire. En réalité, la décision de faire sortir cet écrivain de l’ombre a plutôt été dictée par un genre d’honnêteté littéraire dans la fiction même. Après tout, Martin, n’étant pas écrivain mais scientifique, n’aurait jamais pu raconter son histoire sous la forme d’un roman. Ergo, quelqu’un d’autre l’a fait pour lui.
T.M. – Ton livre se conclut par une condamnation des cases (sociales, religieuses, bref, humaines). Un rappel, un écho, une boucle bouclée ou une réponse à la citation de Dora Brüder de Patrick Modiano (1997) mise en épigraphe ?
B.L. – Certainement, mais pas que. Dans le roman, Martin cite Hannah Arendt qui, répondant aux intellectuels juifs qui lui reprochaient de ne pas aimer le peuple israélien, disait qu’elle ne pouvait aimer – ou haïr, ajoute Martin – aucun peuple ou collectivité, que ce soit le peuple israélien, américain ou telle classe sociale. Martin est complètement d’accord avec Arendt sur ce point… et moi avec lui. Il y a en effet quelque chose de complètement absurde dans l’idée qu’on peut – et même plus qu’on doit ou devrait – aimer ou détester des peuples entiers ou des groupes d’humains, surtout ce dont les membres n’ont pas librement choisi leur appartenance en tant qu’adultes, dont la nationalité.
T.M. – Creuses-tu ici ce Besoin de liberté (2006) qui est une constante dans ton existence et dans ton œuvre ? La singularité face à l’égoïsme et au conformisme ? Ouvrir ses horizons pour être heureux et non borné par sa propre bêtise et violence ? Peut-on parler d’une philosophie existentielle larssonienne ?
B.L. – Sans aucun doute, sur certains points même de philosophie existentialiste, si on en enlève les tentatives avortées de Sartre et en partie de Beauvoir de la concilier avec le matérialisme historique. Mais je n’aime pas trop non plus le terme de singularité. Comme êtres humains nous ne sommes rien sans d’autres êtres humains. Sauf que – d’où le drame de l’humanité et les difficultés d’instaurer une société vraiment humaine au niveau global – on n’a pas besoin de tous les êtres humains pour devenir et rester humain. Il reste que je suis pleinement d’accord avec Boris Vian qui disait que ce qui compte, ce n’est pas le bonheur de tous, mais celui de chacun.
T.M. – Depuis sa parution en suédois, depuis ses traductions en italien, en français …, quels genres de réactions as-tu eus et de qui ?
B.L. -Comme souvent dans mon cas, il y a eu un peu de tout, d’un journaliste juif en Suède qui n’avait pas compris qu’il s’agissait d’un roman et qui m’accusait d’antisémitisme à quelques critiques et encore plus des lecteurs qui m’ont remercié d’avoir écrit le roman et qui ont loué mon «courage». Mais ce qui ressort des comptes rendus que j’ai eus jusqu’à maintenant, y compris au Danemark où le roman est sorti il y a peu, c’est que personne – et je dis bien personne – n’a eu le courage à son tour de prendre position pour ou contre le choix de Martin de devenir ou non juif. Une autre chose, ce qui m’a quand même déçu, c’est qu’aucun intellectuel ou critique juif n’a voulu parler du livre en public, même pas mes amis et connaissances juifs à qui je l’ai distribué.
T.M. – À quand le prochain Björn Larsson ?
B.L. -Cela dépend des éditeurs plutôt que de moi. Je viens de publier en Italie un récit autobiographique autour de l’absence de mon père, qui s’est noyé dans un accident de bateau quand j’avais huit ans et dont je n’ai que peu de souvenirs, six pour être précis. Ce récit, curieusement, n’a pas été publié en Suède par mon éditeur suédois, qui n’en voulait pas. Mon éditeur français, Grasset, est en train de le considérer, mais qui sait si le livre sera retenu et publié. À vrai dire, plus ça va, plus je me désintéresse de la publication de mes livres et de ce qu’il en advient. Je continue à écrire, très librement, pour raconter ce qui me semble urgent à raconter, mais sans me préoccuper de la suite de l’histoire.
Pour citer cet article : Tiphaine Martin, Björn Larsson, « Chercher l’Histoire – Interview de Björn Larsson », Voyages autour de mon cerveau, novembre 2021. URL : https://vadmc.hypotheses.org/?p=2130
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Cet article est issu de ma communication au colloque international Langues et chansons: recherches interdisciplinaires, Université Jean Monnet, Saint-Etienne, en 2019.
I. Réduction du pittoresque
Le pittoresque est aujourd’hui un terme connoté de manière négative, puisqu’il désigne ce qui est original, bizarre, et non plus ce qui est digne d’être peint. Le pittoresque est la réduction de personnes ou de lieux, de pays, à une suite de clichés, qui empruntent à l’imaginaire collectif. Ce rétrécissement en dit long sur l’antisémitisme, l’homophobie, le racisme, le sexisme et le spécisme imprégnant les sociétés qui impulsent ces stéréotypes. Comme en littérature et comme en peinture, ceux-ci peuvent se croiser : racisme et homophobie, antisémitisme et sexisme, sexisme et racisme, sexisme et homophobie. Ainsi, les rappeurs français Mystik, Jacky, Neg Marrons, Pit Baccardi, Rohff, Ben-J, dans «On fait les choses» sont à la fois spécistes, sexistes, et homophobes, sur fond d’appels au meurtre :
Je l’ouvre parce que la ferme c’est pour les cochons (…)
J’suis pacha et peut-être cheum, mais j’ai léché plus de nichons que toi (…)
Si je dois te lyncher, j’vais t’lyncher, t’auras beau crier à l’aide (…)
Mon style mérite de faire la une du journal télévisé
Mais on m’a dit qu’c’était des “pédés” qu’ils produisaient
Donc en tant qu’anti-pédé, ton colon je viens briser (…)
Car j’viens mettre mon grain d’sel
Par habitude de tout niquer car soldat universel[1].
Le groupe de chanteurs exhale leur haine et leur rejet ultra-violent des valeurs universalistes de tolérance et d’égalité des animaux humains et non-humains. Les clichés volent, sans aucune distance ni humour. Tout est à prendre au premier degré. Nous sommes loin de la chanson «Mon précieux», du rappeur français Soprano, qui fustige l’addiction aux réseaux sociaux : «Je ne regarde plus le ciel depuis que tu m’as pris mes yeux dans tes applis, baby[2]». Le chanteur-narrateur se met à la place d’un homme qui se laisse engloutir par une «vie digitale», sans plus d’envie de sortir en-dehors de sa chambre ni de communiquer avec sa famille, elle aussi engloutie par la virtualité. Aucun rêve ni aucun voyage n’est plus à l’ordre du jour.
Le pittoresque touche d’abord ce que nous appellerons «son ailleurs», c’est-à-dire ce qui nous touche de près : les régions françaises vécues comme exotiques par les Parisiens et Paris vu comme centre d’attraction par les provinciaux. Il en est de la chanson comme de la cuisine:
Le XXe siècle marque l’émancipation des cuisines régionales. Le développement du tourisme, grâce à la démocratisation de l’automobile, y est pour beaucoup : il a désenclavé les territoires, engendré l’exaltation cocardière des savoir-faire régionaux et encouragé l’essor des restaurants[3].
déclare François-Régis Gaudry, dans Mémoires du restaurant, parues en 2006. Nous prendrons un exemple pour chaque catégorie : «Les Marchés de Provence» et «On ne voit ça qu’à Paris». La première chanson, sortie en 1957, est d’autant plus intéressante que le compositeur et interprète Gilbert Bécaud est originaire de Toulon. Bécaud et son parolier Louis Amade jouent sur les clichés associés à la Provence :
Il y a tout au long des marchés de Provence
Qui sentent, le matin, la mer et le Midi
Des parfums de fenouil, melons et céleris (…)
Voici pour cent francs du thym de la garrigue
Un peu de safran et un kilo de figues
Voulez-vous, pas vrai, un beau plateau de pêches
Ou bien d’abricots ? (…)
Voulez-vous, pas vrai, un bouquet de lavande
Ou bien quelques œillets ?
Et par dessus tout ça on vous donne en étrenne
L’accent qui se promène et qui n’en finit pas[4].
Le chanteur magnifie sa région d’origine : soleil, mer, accent du Sud, nourritures et plantes inconnues au public parisien. Le lyrisme de la musique s’accorde avec la joie de vivre dégagée par le texte. Le pittoresque est revendiqué, par fierté régionale. Il fonctionne comme mise à disposition des points à ne pas manquer par les futur-e-s touristes, tel un guide de voyage. C’est également sur le mode dépliant touristique que la chanson de 1934 «On ne voit ça qu’à Paris» se déroule :
Toutes les villes ont leur beauté
Leur histoire et leur mystère
Et l’on a souvent chanté
Leurs particularités
Mais Paris c’est cent villes à la fois
Paris c’est toute la terre (…)
Venant du Nord, du Midi et de tous les pays
Les étrangers ravis disent sans contredit
Qu’aucune ville n’est aussi romantique que Paris (…)
Devant ce luxe inouï on en reste ébloui
Qu’on vienne du Chili ou de Nagasaki
Aucune ville n’est aussi romantique que Paris[5].
Le début de la chanson souligne le processus du pittoresque, par voilement/dévoilement. Un inconnu est créé pour attirer la clientèle des voyageurs. Les hyperboles qui suivent visent à magnifier la capitale, qui attire les étrangers les plus éloignés. C’est un écho du Brésilien de La Vie parisienne d’Offenbach[6], qui amasse des fortunes uniquement pour venir goûter aux délices du «gai Paris», ainsi que des Scènes de la Vie de bohème de Murger[7], avec ses petites femmes légères, sa population multi-ethnique, ébaubie et éblouie par la magnificence parisienne :
Ses femmes aux yeux hardis où l’amour chante et rit
On ne voit ça qu’à Paris (…)
Un trottin que l’on poursuit vous fait faire un circuit[8].
Paris se pose comme centre de l’univers, écrasant le reste du monde de sa disponibilité érotique – mais seulement au féminin, pour les hommes. La ville est ainsi personnifiée, de manière classique, en courtisane à prendre.
Les chansons qui parlent d’un ailleurs un peu plus lointain que l’espace métropolitain, concernant les colonies ou ex-colonies d’Afrique, d’Indochine et d’Outre-Mer, sont construites de manière similaire. Nous prendrons «Le Fanion de la légion» comme premier exemple, parmi tant d’autres. C’est une chanson d’Édith Piaf, sur des paroles de Marguerite Monnot et de Raymond Asso, qu’elle crée en 1937, année de l’Exposition universelle, à Paris. La France y expose le pittoresque de ses régions et de ses colonies, qui culmine dans le Centre des colonies. Preuve, s’il en est besoin, du racisme des clichés véhiculés sur le hors-Paris. Dans «Le Fanion de la légion», les coloniaux guerroient victorieusement contre les autochtones :
Les “salopards”, vers le fortin
Se sont glissés comme des hyènes
Ils ont lutté jusqu’au matin
Hurlements de rage,
Corps à corps sauvages,
Les chiens ont eu peur des lions.
Ils n’ont pas pris la position[9].
Le spécisme est utilisé pour renforcer le racisme et le machisme. Il augmente également la gloire des légionnaires, appuyée par le ton triomphant de la chanteuse. Sans surprise, la chanteuse se place du point de vue des assiégés dans leur fortin, à l’instar du cinéaste Julien Duvivier, qui, en 1935, filme l’attaque d’un fortin de la Légion par les «salopards», dans La Bandera. Ainsi, les légionnaires deviennent des héros en tuant des gens qui défendent leur pays. Rappelons que, selon la définition du philosophe Michel Onfray dans sa Théorie du voyage :
Enfermer des peuples et des pays dans des traditions elles-mêmes réduites à deux ou trois idées pauvres rassure, car il est toujours plaisant de soumettre la multiplicité insaisissable à l’unité facilement maîtrisable[10].
Les dominant-e-s enserrent les dominé-e-s dans un cadre étroit.
Concernant les anciennes colonies françaises hors Afrique du Nord, citons «J’m’éclate au Sénégal» du groupe Martin Circus (1971), avec ses tam-tams ; «Sur le Yang-Tsé-Kiang» du duo Charles (Trenet) et Jonnhy (Hess) (1933), avec son «minet, minois, Chinois, sournois» et ses vocalises suraiguës, censées reproduire le ton des conversations chinoises ; «Macumba» de Jean-Pierre Mader, avec son héroïne venue d’une île, qui «danse tous les soirs/ Au rythme des salsas, aux accords des guitares», tout en se prostituant. Une Française d’Outre-Mer ne peut qu’être qu’une prostituée, non une étudiante qui doit faire face au racisme et au sexisme de la métropole, par exemple. Toutes ses chansons sont à prendre au premier degré, rien n’indique dans le ton ni dans la musique qu’il s’agisse d’une dénonciation des colonialismes d’hier à aujourd’hui, ainsi que du sexisme et du racisme de base.
Enfin, les autres pays. Nous nous concentrerons sur les États-Unis, qui montent en puissance politiquement et culturellement au cours du XXè siècle, provoquant de l’attirance, mais aussi du rejet. Les reprises et les adaptations de chansons nord-américaines fleurissent notamment dans l’après-Seconde Guerre mondiale, lorsque la suprématie politique des USA s’affirme. Le «Flower Power» des années 60 a ses adeptes en France, tel le groupe Les Hamsters, avec la chanson du même titre, reprise du groupe australien The Seekers :
Les bleus, les jaunes, les vertes et les roses
Le jasmin, le lilas et la rose
Sont notre unique force de frappe
Nous avons des fleurs pour matraque[11].
L’appel à l’amour et à la non-violence généralisés disent la volonté de la jeunesse de s’aligner sur les mouvements pacifistes d’outre-Atlantique, clichés gentillets y compris.
La réduction sympathisante à des images sert également la parodie de 1956 «Rock Hoquet», paroles de Boris Vian, musique de Michel Legrand, interprétation de Henri Salvador :
Je suis suffoqué
Je rock et je roquette, je rock et je roquette… Oh
Baby, baby, baby, faut soigner ton homme
Va me chercher des remèdes avec des boules de gomme
Mais si tu désires tout de suite
Dis à belle-maman de s’amener bien vite:
Rien que de regarder sa sinistre binette
En une demi seconde le pire hoquet s’arrête[12].
La parodie, par le jeu de mots sur l’onomatopée «ok» et le verbe «hoqueter», par interpellation de la petite amie infantilisée et francisation du chewing-gum (arrivé avec les alliés lors du débarquement de Normandie), tourne à la misogynie ordinaire. La culture populaire nord-américaine est réduite à des tics, qui rejoignent un sexisme bien français (la belle-mère horrible).
Côté anglo-saxon, le chanteur de country Brad Paisley exalte la diversité de son pays à coups de syntagmes dans «American Saturday Night[13]», sortie en 2009 :«Brazilian leather boots», «German car», «French kiss», «Italian ice», «Spanish moss», «Canadian bacon». La rencontre amoureuse entre une jeune fille et son compagnon un samedi soir aux États-Unis devient la vitrine du melting-pot des différentes vagues d’immigration, sans oublier ni le Nord ni le Sud du continent. Les stéréotypes vont vers l’ouverture sur le monde.
Le pittoresque se transforme un peu au cours du XXè siècle, mais il reste présent. Peut-il être remis en question et évoluer ?
II. Critique du pittoresque
Mais jusqu’à quel point les guerres d’indépendance des colonies françaises, la Guerre du Vietnam menée par les USA, la Guerre froide généralisée, Mai 68, les mouvements féministes et l’éclosion du souci de l’environnement pèsent-elles sur la réduction des clichés dans la chanson? Les «protest songs» de Joan Baez, Bob Dylan et autres chanteurs engagés sont adaptées en français, tandis que la vague Yé-Yé est fascinée par le rock et la chanson populaire venus des USA. Puis les chanteurs français font leurs propres chants, sans pour autant être totalement dégagés de l’influence anglo-saxonne, jusqu’à aujourd’hui, ce qui se traduit également par le choix de chanter en anglais ou en français. La critique du pittoresque suit l’évolution socio-politique, mais l’amour pour l’ailleurs reste, comme dans la chanson «Nous nous sommes tant aimés» d’Yves Simon (1975), hymne au cinéma italien, via le film éponyme d’Ettore Scola sorti en 1974. Le chanteur français glorifie la nouvelle vague de cinéastes nord-américains (Martin Scorsese, Roman Polanski), la musique rock britannique (les Rolling Stones) et le roi du Pop Art (Andy Warhol). Les références sont à la fois européennes et extra-européennes, sans que l’une l’emporte sur l’autre.
Plus critiques sont les chansons «J’ai rêvé New-York» et «Manhattan», qui figurent l’une à la suite de l’autre dans l’album Respirer, chanter (1974). La «Grosse Pomme» est comparée à la Babylone biblique, symbole de l’orgueil des puissants. Chez Yves Simon comme dans le texte judéo-chrétien, la chute n’est pas loin : «Babylone, tu exploseras sur un graffiti de New York[14] !» La contre-culture mettra en miettes la grave civilisation WASP : le jazzman Lester Young, l’écrivain beatnik Gregory Corson et le chanteur-compositeur-interprète Jimi Hendrix en sont les prophètes, annonciateurs de la fin des temps anciens, porteurs de malheurs. «Manhattan» rebondit sur la violence nord-américaine :
Les sirènes de la police
Vous rappellent Clyde and Bonnie
Mais c’est pas du cinéma
Quand ils frappent c’est comme ici (…)
Dans la petite Italie
Des femmes causent sur le trottoir
Pendant que leurs maris
Conspirent autour des billards[15].
Les souvenirs de films de gangsters se mélangent aux brutalités policières, bien réelles, des années 60 et 70. La répression de manifestations pacifistes contre la Guerre du Vietnam retentissent jusqu’en France, où les manifestants de Mai 68 ont été gazés par les CRS, les Français écrasés contre les grilles du métro Charonne le 8 février 1962 et les Algériens noyés dans la Seine, le 17 Octobre 1961. Le pittoresque cinématographique cède la place aux matraquages assermentés, sur les deux continents. Le rêve de faire s’envoler New-York en même temps que la violence s’est évanoui.
Si Yves Simon fait référence aux films de mafia italienne, tels Means Streets (Martin Scorsese, 1973), comme symbole de l’exotisme nord-américain, Joan Baez s’engage pour les immigrés, en interprétant les chansons-titres des films Joe Hill (Bo Widerberg, 1970) et Sacco et Vanzetti (Giuliano Montaldo, 1971). Notons que Baez interprète «Joe Hill» au Festival de Woodstock. La violence étatique est présente dans les chansons, la politique envahit le texte, plus rien ne subsiste des stéréotypes cinématographiques, ni de
Tous les sifflets de train
Toutes les sirènes de bateau
M’ont chanté cent fois la chanson de l’Eldorado
comme le proclamait Joe Dassin dans «L’Amérique», en 1970. C’est Babylone qui l’emporte sur le paradis rêvé.
De même, la chanson «Parachutiste» de Maxime Le Forestier (1972) évacue les clichés racistes et sexistes attachés à la chanson coloniale :
Puis on t’a donné des galons
Héros de toutes les défaites
Pour toutes les bonnes actions
Que tu as faites
Tu torturais en spécialiste
Parachutiste[16].
Le héros n’en est pas un, il n’est plus le sauveur de fortin face à des sauvages. Il est un total étranger, qui sème la souffrance et la mort autour de lui, pour un combat perdu, celui du colonialisme. La génération qui n’a pas fait les sales guerres se révolte contre elles et l’idéologie qui y a conduit.
Les mouvements féministes actuels reprennent des images des femmes révolutionnaires du passé pour parler des combats à mener aujourd’hui. Le clip de la chanson «Rebel Girl» (1992) du groupe Bikini Kill, groupe punk américain, considéré comme précurseur des Riott grrrrl, reprend des images de Maoïstes chinoises dansant, peut-être à l’opéra de Pékin. Les paroles personnifient la révolution en marche:
When she talks, I hear the revolution
In her hips, there’s revolution
When she walks, the revolution’s coming
In her kiss, I taste the revolution[17].
Non seulement l’amour homosexuel est clamé haut et fort, mais les chanteuses prennent en main leur destinée, sans attendre qu’un homme vienne les sortir de chez elles. L’action est présente, loin du masochisme des chansons d’amour traditionnelles, lorsque la femme pleure et attend son prince charmant. La virulence du système maoïste est associée au soulèvement de la colère féminine. Des ponts historiques et géographiques sont mis en place, pour un féminisme universaliste, loin du communautarisme.
Ce dernier surgit dans le tube «Darladirladada», écrit et composé par Michel Bernholc pour le film Les Bronzés (Patrice Leconte, 1978). À première vue, la chanson est en accord avec le propos du film, c’est-à-dire caricaturer les touristes du Club Med en Côte d’Ivoire, enfoncés dans des attitudes sexistes et racistes de surconsommation :
Bienvenue à Galaswinda
Darla dirladada
Y a du soleil et des nanas
Darla dirladada
On va s’en fourrer jusque-là
Darla dirladada
Pousse la banane et mouds l’kawa
Darla dirladada[18].
L’écho au sexisme de La Vie parisienne d’Offenbach et à son Suédois qui veut «s’en fourrer jusque-là» avec les «petites femmes de Paris» est prolongé par les clichés racistes du beau temps, du fruit phallique (la banane) et d’un terme soi-disant local («kawa»). Le séjour en terre africaine est totalement racisé et empreint de sexisme. Les autochtones représentent l’exotisme, ils font tableau, parlant à peine. Ils sont chargés de représenter l’arrière-plan du pittoresque, dont nous retrouvons le sens premier de peinture. Cette chanson intervient dans des moments de fêtes déguisées, ce que nous analyserons avec les termes du journaliste Marin de Viry :
Le tourisme était dans les temps reculés une affaire de fini de sa personnalité, puis d’identité sociale, et c’est enfin devenu une sorte d’industrie de l’irréel chargée d’agréger des atomes rigolards autour d’une proposition festive[19].
Rien ne doit déranger la récréation des Français venus consommer des images dont ils n’ont pas l’habitude. Aucun souci ne doit les importuner dans leurs réjouissances grossières, où ils restent entre eux. La chanson en question chanson provoque le malaise, car le manque de distance entre les paroles, la musique et les propos et attitudes des personnages est patent. L’outrance n’est pas telle qu’on puisse en déduire aisément que sexisme et racisme sont dénoncés. En outre, ce film s’inscrit parfaitement dans le paysage de la comédie à la française des années 70, avec gros effets et personnages masculins au comportement odieux mais vus avec sympathie par le public, car finalement fragiles, ce qui justifie les coups qu’ils assènent aux personnages féminins. Finalement, nous retournons à un pittoresque basique et éternel.
Par contre, une des évolutions que nous pouvons mettre en avant dans le paysage de la chanson française concerne la tradition régionale de la corrida. En 1994, Francis Cabrel sortait « La Corrida» :
Je les entends rire comme je râle
Je les vois danser comme je succombe
Je pensais pas qu’on puisse autant
S’amuser autour d’une tombe
Est-ce que ce monde est sérieux ?
Est-ce que ce monde est sérieux?
Si, si hombre, hombre[20].
Le vers en espagnol rappelle que la corrida est également une habitude espagnole. Cabrel épouse le point de vue du taureau pour mieux dénoncer la cruauté de la corrida. Le taureau n’a pas beaucoup de temps pour rêver à son Andalousie natale, il lui faut combattre sans en avoir l’envie. Originaire du sud-ouest, Cabrel prend le contre-pied du provençal Bécaud, qui a lui aussi chanté «La Corrida», en 1956. Il y exalte la foule colorée et l’atmosphère festive des arènes, et il monte au pinacle la personne du matador, qui surmonte brillamment la mort. Du taureau, rien n’est dit. La chanson de Cabrel a marqué les esprits, à tel point que le jeune chanteur populaire Julien Doré l’a reprise le 7 juillet 2017, lors d’un concert aux arènes de Nîmes, haut lieu tauromachique.
Ce tour d’horizon de la critique du pittoresque nous amène à une autre interrogation : peut-on encore rêver et s’émerveiller du monde hors de chez soi?
III. Un contre-pittoresque ?
Depuis la fin du XXè siècle jusqu’à aujourd’hui, il semble quasiment impossible de rêver d’ailleurs, car l’ailleurs est pollué, en guerre, la pauvreté est généralisée, les inégalités femmes-hommes persistent, les animaux non-humains n’ont toujours pas de droits, partout. Le second degré, à première vue, est difficilement tenable.
En 1987, le groupe français Carte de séjour reprend «Douce France» de Charles Trenet[21]. Les chanteurs ont souhaité marquer leur attachement à leur pays, qui est aussi celui qui a accueilli leurs parents immigrés, tout en dénonçant le racisme et la montée de l’extrême-droite, à travers une chanson vue comme réactionnaire. Le pittoresque de la chanson est détourné, au profit d’un engagement politique fort. Pourtant, leur interprétation ne tenait pas compte du contenu potentiellement subversif de ses couplets. Écrite et chantée en 1943, au plus noir de l’Occupation, «Douce France» appartient à la veine nostalgique de Trenet, comme «Maman, ne vends pas la maison», qui date de 1935. Adoubée par la collaboration, elle met en images successives la France des clochers, si lisse et si «sage». Si ce n’est que Trenet parle au passé d’un temps qui a été détruit par Vichy et les Nazis. Cependant, Trenet ne fait pas de la résistance active : cette chanson est très loin du «Chant des partisans», composé à Londres en 1943 par le Français Maurice Druon et son oncle Joseph Kessel (Juif russe né en Argentine), sur une musique de la Polonaise Anna Marly, créée par la Française Germaine Sablon.
L’hymne de la résistance nous amène naturellement à sa reprise en 1997 par le groupe de rap français Zebda, qui y ajoute une entrée parlée : «Spécialement dédicacé à tous ceux qui sont motivés/ Spécialement dédicacé à tous ceux qui ont résisté, par le passé.», un refrain «motivés, motivés/ il faut rester motivés» et une conclusion également parlée : «On va rester motivés pour la lutte des classes/ On va rester motivés contre les dégueulasses[22]». La lutte contre l‘oppresseur nazi est devenue globale, mondiale, contre tous les racismes et toutes les inégalités sociales. S’y ajoute le combat contre le capitalisme, comme dans la chanson du même groupe, créée en 1995, suite au discours du futur président de la République Jacques Chirac, lors d’un meeting à Orléans, en 1991 :
Comment voulez-vous que le travailleur français qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15.000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses et une vingtaine de gosses et qui gagne 50.000 francsde prestations sociales sans naturellement travailler.Si vous ajoutez à cela lebruit et l’odeur, eh bien le travailleur français sur le palier, il devient fou. Et ce n’est pas être raciste que de dire cela[23].
Les clichés racistes s’entassent en peu de phrases. Le parolier de Zebda, Magyd Cherfi, a rappelé en septembre 2019 :
Ces jeunes sont français, mais pas moins que d’autres. Moi je suis Français, né à Toulouse. On est englobé dans un tout comme s’il existait un bloc musulman[24].
Magiyd Cherfi souligne le racisme qui surgit des politiques communautaristes, qui réduisent les dominés à des cases : femmes hétéro- et homo-sexuelles, hommes homosexuels, Français et Françaises nés de parents et de grands-parents d’Afrique du Nord aujourd’hui – hier c’est les enfants et petits-enfants des Polonais, Italiens, Espagnols et Portugais qui firent les frais de ce type de racisme. Le contrer est possible par des chansons qui démontent les clichés. Le chanteur nord-américain Bruce Springsteen a fait de même en 1984 avec «Born in the USA», qui dénonce la vie quotidienne misérable de la masse des Américain-e-s.
De manière plus légère, le chanteur français Bénabar s’amuse avec les clichés, par exemple dans son dernier disque, Le Début de la suite, paru en 2018 et désormais disque d’or. La chanson «Le Complexe du sédentaire» brocarde les hommes qui se rêvent grands aventuriers, donc grands séducteurs :
Tu rêves d’océans avec toi dessus
Cheveux au vent même si t’en as plus
Ne plus dire “à ce soir, à tout à l’heure” à ta femme
Mais faire de loin “au revoir” à une vahinée en larmes[25].
L’attitude pleine d’élégance – et de colonialisme machiste – de l’homme lambda est tout de suite court-circuitée par la notation physique négative. Le continuateur d’Alain Gerbault et de Pierre Loti n’est qu’un pauvre individu sans volonté. Les stéréotypes se retournent contre lui pour mieux le ridiculiser, ainsi que son quotidien sans surprises.
De son côté, la chanteuse nord-américaine Katy Perry pousse les femmes à prendre leur envol, loin des convenances qui les brisent, dans « Roar » :
I got the eye of the tiger, a fighter
Dancing through the fire
‘Cause I am a champion, and you’re gonna hear me roar
Louder, louder than a lion
‘Cause I am a champion, and you’re gonna hear me roar[26]!
Si le clip utilise des images de type publicitaire (la douche près de la cascade) et des souvenirs cinématographiques (série de films de Tarzan, À la poursuite du diamant vert), il explicite également le machisme mortifère dont souffrent les femmes. La captation par la chanteuse de l’«œil du tigre» (autre souvenir de la culture populaire, le tube «Eye of the Tiger», 1982) et de son cri, permet de trouver sa voix/voie dans l’existence, loin de la soumission au mâle. L’enlèvement initial du compagnon de la chanteuse par un tigre montre que les femmes doivent s’entraider. Seule la disparition des hommes qui écrasent les femmes permet un monde harmonieux. Les clichés font émerger un contre-pittoresque politique, parce que féministe.
Conclusion
Les formes du pittoresque changent et se ressemblent pourtant au fil du temps. Les chansons fourmillent de stéréotypes sexistes, antisémites, homophobes et racistes, exprimant la peur et le rejet de l’autre, qui n’est pas dans la norme dominante et qui désire exister par lui-même, sans faire partie d’une communauté. La mise en cases, en groupes, réduit l’humain à des clichés qui l’étouffent et l’empêchent de vivre, ici comme ailleurs.
L’étranger, le peu connu, font rêver, mais comment ? Par des images provenant des dominantes et dominants, pour les assurer dans leur position de hauteur, face aux autres réduits à une singularité limitée. Le continent africain devient un pays, avec chameau, cocotiers et soleil perpétuel, peuplé d’indigènes ânonnant un drôle de français, qui devient comique. Le rire n’est plus un partage entre peuples, c’est une arme dirigée contre le différent.
Dans le cas des États-Unis, le mirage cinématographique diffusé par le Hollywood des années 20 et 30 a fait long feu, tout comme le jazz et les chansons pacifistes. L’anticommunisme ne réunit plus les tenants du Pacte Atlantique. Les dérives politiques et les guerres lancées au nom de la lutte anti-terroriste ne font plus l’adhésion en Europe ni, particulièrement, en France.
Les temps sont durs, restent, heureusement, la dérision et l’humour… et l’amour, qui sait, tel que celui chanté par Michel Legrand et Nana Mouskouri en 1965 :
On peut se croire à New-York
Cinq heures du soir, five o’clock
Ou dans un square de Bangkok
Quand on s’aime
On peut marcher sur la mer
Danser autour de la Terre
Se balancer dans les airs
On peut tout faire
Quand on s’aime
Quand on s’aime[27].
Bibliographie
Chansons
Baez Joan, The Best of Joan Baez, Mis, 1997.
Bécaud Gilbert, Bécaulogie 2. Les Marchés de Provence, EMI, 1986.
Bénabar, Le Début de la suite, Sony, 2018.
Cabrel Francis, Un samedi soir sur la Terre, Columbia, 1994.
Collectif, Anthologie du rock fifties en France. 1956-1960, Frémeaux et Associés, 2015.
Collectif, Le Hip-Hop français repose en paix, React, 2002.
Collectif, Les Bronzés et Les Bronzés font du ski, Austerlitz Music, 1998.
Collectif, Les Plus Belles Musiques du Festival de Cannes, Pathé, 1995.
Darrieux Danielle, Intégrale 1931-1951, Frémeaux et Associés, 2002.
Dassin Joe, Le Meilleur de Joe Dassin, Columbia, 1995.
Kill Bikini, Yeah Yeah Yeah Yeah, Bikini Kill Records, 1992.
Le Forestier Maxime, Mon frère, Polydor, 1997.
Les Hamsters, L’Intégrale Sixties, Magic Records, 2016.
Mouskouri Nana, Chanter la vie, Mercury, 1998.
Paisley Brad, American Saturday Night, Sony BMG, 2009.
Perry Katy, Prism, Capitol Records, 2013.
Simon Yves, Respirer, chanter, BMG, 1991.
Soprano, L’Everest, Warner, 2016.
Taha Rachid et Carte de séjour, Carte blanche, Barclay, 1998.
Zebda, Chants de lutte, LCR, 2009.
Ouvrages et articles
Gaudry François-Régis, Mémoires du restaurant, Paris, Aubanel, 2006.
Onfray Michel, Théorie du voyage, Paris, Librairie générale française, 2007.
Viry Marin de, Tous touristes, Paris, Flammarion, 2010.
Colin Béatrice, «Mort de Jacques Chirac : “Le bruit et l’odeur”, une “tache indélébile” pour Magyd Cherfi de Zebda», 20 minutes, 29/09/2019. URL : https://www.20minutes.fr/societe/2615423-20190929-mort-jacques-chirac-bruit-odeur-tache-indelebile-magyd-cherfi-zebda
[1] Album Le Hip-Hop français repose en paix, s.e., 2002.
[2] Album L’Everest, Warner, 2016.
[3] François-Régis Gaudry, Mémoires du restaurant, Paris, Aubanel, 2006, p. 205.
[4] En vinyle 45T avec «Salut les copains», «Incroyablement» (face A), «Pour qui veille l’étoile» (face B).
[5] Chanson extraite du film La Crise est finie (Robert Siodmak, 1934). Paroles et musique de Jean LenoiretFranz Waxman.
[6] 1866.
[7] 1851.
[8]InLa Crise est finie .
[9] Paroles de Raymond Asso et musique de Marguerite Monod, 1936, enregistré par Piaf en 1937.
[10] Michel Onfray, Théorie du voyage, Paris, Librairie générale française, 2007, p. 57-58.
[11] 45T de 1967.
[12] 45T de 1956.
[13] De l’album éponyme, 2009.
[14] «J’ai rêvé New-York», album 33T Respirer, chanter, 1974.
[15] Ibid.
[16] Album 33T Mon frère,1972.
[17] Album Yeah Yeah Yeah Yeah,1992.
[18] Notes personnelles.
[19] Marin de Viry, Tous touristes, Paris, Flammarion, 2010, p. 103.
[20] Album Un samedi soir sur la Terre, 1994.
[21] 45T de 1987.
[22] Album Chants de lutte, 2009.
[23] Cité in Béatrice Colin, «Mort de Jacques Chirac : “Le bruit et l’odeur”, une “tache indélébile” pour Magyd Cherfi de Zebda», 20 minutes, 29/09/2019. URL : https://www.20minutes.fr/societe/2615423-20190929-mort-jacques-chirac-bruit-odeur-tache-indelebile-magyd-cherfi-zebda
[24]Ibid.
[25] Album Le Début de la suite, Sony, 2018.
[26]Chanson « Roar », album Prism, Capitol Records, 2013.
[27] Chanson «Quand on s’aime», album Chanter la vie, 1998.
Pour citer cet article : Tiphaine Martin, « J’ai rêvé… : récits de voyage en chanson », Voyages autour de mon cerveau, juin 2021. URL : https://vadmc.hypotheses.org/?p=1873
2 réponses
Judith Coffin est professeure et chercheuse à l’Université du Texas. Son ouvrage Sex, Love and Letters. WritingSimone de Beauvoirest paru en septembre 2020 chezCornell University Press. Elle travaille également sur Ménie Grégoire et Françoise Giroud. Un grand merci à elle de nous avoir répondu directement en français.
Tiphaine Martin – Comment êtes-vous venue à lire et à travailler sur Simone de Beauvoir, puis sur la correspondance de ses lecteurs et lectrices ?
Judith Coffin – J’écrivais un compte-rendu de quelques ouvrages au sujet du Deuxième Sexe quand je suis tombée sur un article de Mauricette Berne,l’archiviste et conservatrice générale au département des Manuscrits à la Bibliothèque Nationale. L’article se trouvait dans le beau volume créé pour le cinquantenaire du Deuxième Sexe par Christine Delphy et Sylvie Chaperon (Paris, Syllepse, 2002). Dans ce recueil, Mauricette Berne parlait des lettres de Beauvoir et je suis donc moi-même allée les consulter. Il n’y avait qu’une centaine de lettresau moment de ma visite, la collection n’étant pas encore cataloguée. Mais j’ai été bouleversée par cette collection –pour reprendre le mot préféré des lectrices et lecteurs dans leurs lettres à Simone de Beauvoir. Quel déferlement d’émotion, de projections, d’identification, d’attentes, de déceptions et de passions !
Je ne suis pas venue à ce sujet par le biais de la philosophie mais plutôt par celui de l’histoire sociale et culturelle. J’avais travaillé sur le genre, le travail des femmes, la consommation, et la sexualité. Je m’intéressais à la culture de masse, et à l’histoire du savoir social et de la connaissance de soi. J’ai beaucoup admiré La Lecture et La Vie de Judith Lyon-Caen, une analyse des lettres à Balzac. J’avais travaillé et écrit sur les archives de Ménie Grégoire. Mais petit à petit, les lettres de Beauvoir ont pris le dessus. Comme le dit si bien Amélie Nothomb dans Une forme de vie en parlant de son rapport épistolaire avec ses lectrices et lecteurs « (…)les autres ont tant de façon de débarquer chez vous et de s’imposer.» En plus, l’existence même de cette collection – le fait que Beauvoir a conservé cette correspondance — m’impressionnait. Je me suis rendu compte qu’il fallait penser l’archive en tant qu’objet historique produit par et représentant un moment bien particulier du vingtième siècle.
T.M. – Votre plus beau souvenir de lettre, dans un hasard proustien (sans réfléchir) ?
J.C. – Il y en a tant! Mais voici une belle lettre, d’une jeune femme de 16 ans en 1963. Le Deuxième Sexe, comme Le Discours de la méthode,lui a appris à penser, dit-elle. Mais sa réaction au deuxième tome du Deuxième Sexeest plus vive :
(…) je sentais d’une façon vague et confuse tout ce qui m’attendait dans ma vie, tout ce que j’allais vouloir faire sans le pouvoir faire, tout ce qui était d’injusteet ridicule dans la vie des femmes. Maman ne m’a pas défendu de lire ce livre, mais elle m’a dit qu’il n’était pas intéressant. Pas intéressant ???!!!!… Je l’ai dévoré et, en prenant des notes, j’ai fait de lui mon arme de bataille, mon livre de chevet (…).(17 novembre, 1963)
On entend bien la voix de jeune fille rebelle ; en fait, il y a relativement peu de lettres dans ce genre – moins qu’on en attend.
Par contre, voici une lettre d’une militante syndicale, impatiente et découragée :
(…) Alors on ne sait plus quoi faire. Brandir le drapeau du féminisme ? A quoi bon ? Faire des activités purement féminines ? Il y aurait le danger de retomber dans la complicité des démissions collectives. S’imposer, non comme femme, mais comme être humain ? On cherche toujours des motivations “féminines” et par là on vous refuse toute valeur (…). (16 nov. 1963)
Une belle illustration des impasses du féminisme dans la vie quotidienne.
T.M. – Quelle est la ligne directrice de votre ouvrage et comment est-il organisé ?
J.C. – Le livre traite de ce rapport intime et réciproque entre Beauvoir et ses lectrices/lecteurs. Je voudrais d’ailleurs en souligner la réciprocité, car l’on peut concevoir cette correspondance comme une collaboration. Cette intimité a plusieurs sources, dont le caractère même du genre épistolaire, le pouvoir de la lecture, la culture de la célébrité qui s’imposait alors à travers le pays (et le monde) à ce moment du vingtième siècle, les sujets intimes évoqués par ces lecteurs, sujets qui étaient tabous et pourtant prenaient de plus en de plus d’importance dans la culture, mais aussi le courage avec lequel Beauvoir semblait se risquer en tant qu’écrivaine et individudans ses écrits autobiographiques. Cette intimité était souvent une invention du lecteur, un fantasme qui ancrait et encraitleur désir d’une relation privilégiée avec Beauvoir. Mais ce n’est pas parce qu’elle est fantasmée que l’intimité perd de son pouvoir; elle continue à irriguer l’imaginaire de celles et ceux qui continuent d’écrire à Beauvoir. Dans mon ouvrage, je suis le cours de ces correspondances à partir de la publication du Deuxième Sexe (1949) et jusqu’à la rédaction de Tout compte fait (1972).On traverse donc plusieurs des périodes les plus tumultueuses qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, en particulier, l’après-choc de la guerre, la Guerre d’Algérie, et l’apogée de la libération de la femme et de la libération homosexuelleaprès 1968.
T.M. – Beauvoir parle régulièrement dans ses mémoires des lettres qu’elle reçoit, s’en est-elle inspiré pour construire ses personnages romanesques ?
J.C. – Oui! À plusieurs reprises (voir Tout compte fait, Gallimard, Folio, p. 171-179). Le plus intéressant, à mon avis, est sa nouvelle«La femme rompue»(1968). D’ailleurs, Beauvoir en parle longuement dans Tout compte fait:
J’avais récemment reçu les confidences de plusieurs femmes d’une quarantaine d’années que leurs maris venaient de quitter pour une autre. Malgré la diversité de leurs caractères et des circonstances, il y avait dans toutes leurs histoires d’intéressantes similitudes: elles ne comprenaient rien à ce qui leur arrivait… elles se débattaient dans l’ignorance et l’idée m’est venue de donner à voir leur nuit.
Monique, femme mécontente et mal-aimée de «La femme rompue», sert à illustrer les confusions et les impasses parmi lesquelles une femme peut se perdre à l’intérieur d’elle-même. «Elle tisse elle-même les ténèbres dans lesquelles elle sombre au point de perdre sa propre image,» dit Beauvoir (TCF, 175). Monique n’est pas un personnage particulièrement sympathique ni attirant ; il y en a beaucoup qui ont trouvé l’histoire morne et sans intérêt. Mais – et ce fait a beaucoup irrité Beauvoir- ce sont justement les lectrices que Beauvoir espérait éduquer qui ont tout de suite adoré le personnage de Monique: «… je fus submergée de lettres émanant de femmes rompues, demi-rompues, ou en instance de rupture.» Non seulement les lectrices s’identifiaient-t-elles à Monique, mais elles l’admiraient. Autrement dit, pour Beauvoir, elles avaient aussi mal compris leurs situations que l’avait Monique: elles étaient aveugles, «leurs réactions reposaient sur un énorme contresens.» (TCF, 177-8). Cet échange sur le sens du personnage de Monique m’intrigue. D’autres chercheuses l’ont analysé: Toril Moi, Elizabeth Fallaize, Suzanne Dow, et récemment Marine Rouch avec vous-même, Tiphaine [voir ici, merci Judith !], ce qui montre bien que ce rapport, ce malentendu continue à fasciner.
De mon point de vue, pour commencer, les lectrices qui semblaient ressembler à Monique sont infiniment plus intéressantes que ce que ne le suggère Beauvoir.En plus, elles refusent de reconnaitre la condescendance de Beauvoir envers elles et, de la même manière, se rebellent contre une culture qui les méprise. Pour beaucoup d’entre elles, la situation de la femme, ce «minuscule quotidien» est «misérable »mais non pas «méprisable» comme l’écrivait une lectrice. Pour passer maintenant de cette correspondance à des questions historiographiques, cet épisode m’a beaucoup fait penser à ce que Lauren Berlant appelle the female complaint, laquelle représente une désillusion profonde face aux défauts et aux insuffisances du monde et la recherche d’une forme de consolation ou de communauté quelconque. Et ce refus et cette désillusion engendrent un attachement particulier aux «fantasme du conventionnel» (Berlant, The Female Complaint: The Unfinished Business of Sentimentality in American Culture Durham, [North Carolina] ; London : Duke University Press, copyright 2008). Au cours de l’histoire, ce «female complaint» se croise, s’entremêle et se confond avec un féminisme qui renonce forcément au fantasme du conventionnel. Cela rend l’histoire du féminisme difficile, pétrie d’ambivalence face à la question de l’émancipation et aux moyens de s’émanciper. Ce que je prends de Berlant, c’est une manière de conceptualiser tout un registre d’émotions et de désir qui ne s’imagine pas politique et qui travaille l’histoire du féminisme de l’intérieur. C’est un des fils conducteurs de mon livre. Je voulais écrire une histoire du féminisme qui ne refuse pas ses propres ambivalences.
T.M. – Quels sont vos projets éditoriaux ?
Je m’intéresse maintenant à Histoire d’O., de Dominique Aury. Elle a écrit en 1950 un fascinant compte-rendu du Deuxième Sexeen même temps qu’elle rédigeait Histoire d’O. J’adore ce genre de juxtapositions qui paraissent tellement incongrues – il s’agit pour moi d’essayer de comprendre la logique historique qui les a produit, tout comme j’ai pensé à ce moment où Kinsey et Beauvoir se sont tous deux attachées à penser la questions de la sexualité. A Short Biography of the Story of Opropose donc une analyse la politique de l’après-guerre dans le contexte de l’éros et de la sexualité, pour pouvoir ensuite placer ce moment dans la longue histoire du féminisme. Je continue aussi à travailler sur Ménie Grégoire et l’histoire de la radio, sujet qui me fascine depuis longtemps, et qui est aussi une forme d’intimité imaginaire.
Judith Coffin
Pour citer cet article : Tiphaine Martin, Judith Coffin, «Pour l’amour et des lettres – Interview de Judith Coffin », Voyages autour de mon cerveau, décembre 2020. URL : https://vadmc.hypotheses.org/926