Les Veillées des chaumières

Au château de la Respelière

Le marquis de la Respelière fourra dans les vastes poches de sa veste en velours les cartouches que venait de lui tendre l’épicier, hocha rapidement la tête et se dirigea vers la sortie. Lorsqu’il longea la file de paysans qui s’étaient amassés derrière lui, les hommes levèrent leur chapeau en marmonnant un vague salut « M’sieur l’marquis », tandis que les femmes baissaient la tête ou esquissaient une vague révérence. Seule la jeune Marceline, qui se tenait près de la porte, se tint droite et lui décocha même un regard hardi. À travers la vitrine, tous virent le marquis s’engouffrer dans son automobile et prendre la direction du château.

« Le château », c’est ainsi qu’on désignait cette haute bâtisse austère qui surplombait le village, à un kilomètre de là, dominant la vallée de la Seine, aux alentours de Nogent. Une sorte de mystère l’entourait et les domestiques qui y travaillaient avaient ordre, sous peine de renvoi, de ne rien ébruiter au sujet du propriétaire ou de ce qui se passait derrière les murs épais, vieux de plusieurs siècles, de la propriété. De lourdes grilles la fermaient, prolongées de chaque côté par d’énormes buissons de ronces peu engageants. Derrière le château, une vaste forêt, qui appartenait, elle aussi, au marquis. Ce dernier descendait rarement au village, le traversait parfois en voiture, en soulevant un nuage de poussière ou en éclaboussant de boue les passants, selon le temps qu’il faisait.

Ce jour-là, la pluie menaçait quand Marceline, son petit paquet sous le bras, quitta l’épicerie pour rentrer chez elle, à la sortie du bourg.

– T’en as mis du temps! lui lança sa mère.

– C’est le marquis… Il a passé un quart d’heure à choisir ce qu’il voulait.

– Ces riches ! Ils croient qu’on n’a que ça à faire, à attendre. On travaille, nous ! D’ailleurs, j’y vais, je suis en retard, je vais me faire attraper par cette rosse de madame Duteil.

Et certes, elle travaillait, la pauvre femme, occupée douze heures par jour à faire des lessives chez les grands bourgeois des alentours. Heureusement que Marceline, son aînée, l’aidait aux soins du ménage et des enfants plus jeunes. Il y avait bien son mari, le père Audemard, mais on ne pouvait plus compter sur lui. Depuis que, dix ans plus tôt, il avait eu une main arrachée dans une machine à l’atelier de ferronnerie où il était ouvrier,

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