La fiancée
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Aperçu du livre
La fiancée - Marguerite Audoux
nouvelles
Copyright
First published in 1932
Copyright © 2018 Classica Libris
La fiancée
Après quelques jours de vacances, il me fallait rentrer à Paris.
Quand j’arrivai à la gare, le train était déjà bondé de voyageurs et, à la plupart des portières, un homme ou une femme se tenait debout comme pour en éloigner les nouveaux arrivants. Malgré cela, je me haussais vers chaque compartiment dans l’espoir de trouver une place. Il y en avait bien une, là, à côté, mais elle était encombrée par deux grands paniers d’où sortaient des têtes de poules et de canards.
Après avoir hésité un bon moment, je me décidai à monter. Je m’excusai de faire déranger les paniers, mais un homme vêtu d’une blouse me dit : « Attendez donc, Mademoiselle, je vais les ôter de là », et, pendant que je tenais le panier de fruits qu’il avait sur les genoux, il glissa ses volailles sous la banquette.
Les canards n’étaient pas contents et cela s’entendait bien ; les poules baissaient la tête d’un air humilié et la femme du paysan leur parlait en les appelant par leur nom.
Quand je fus assise et que les canards se furent calmés le voyageur qui me faisait face demanda au paysan s’il portait ses volailles au marché.
– Non, Monsieur, répondit l’homme, je les porte à mon garçon qui va se marier après-demain.
Sa figure rayonnait : il regardait autour de lui, comme s’il eût voulu montrer sa joie à tout le monde.
Les autres voyageurs prêtaient attention et semblaient eux-mêmes tout joyeux en l’écoutant. Seule, une vieille femme enfoncée dans trois oreillers, et tenant deux fois sa place, se mit à maugréer contre les paysans qui encombraient toujours les wagons.
Le train commença à rouler et le voyageur qui avait parlé allait se mettre à lire son journal, lorsque le paysan lui dit :
– Mon garçon est à Paris ; il est employé dans un magasin et il va se marier avec une demoiselle qui est aussi dans un magasin.
Le voyageur posa son journal ouvert sur ses genoux ; il le maintint d’une main, en se rapprochant au bord de la banquette et il demanda :
– Est-ce que la fiancée est jolie ?
– On ne sait pas, dit l’homme, on ne l’a pas encore vue.
– Vraiment, et si elle était laide et qu’elle ne vous convienne pas ?
– Ça, c’est des choses qui peuvent arriver, répondit le paysan ; mais je crois qu’elle nous plaira, parce que notre garçon nous aime trop pour prendre une femme laide.
– Et puis, ajouta la femme, du moment qu’elle plaît à notre Philippe, elle nous plaira aussi.
Elle se tourna vers moi et ses doux yeux étaient pleins de sourires. Elle avait un tout petit visage frais et je ne pouvais croire qu’elle fût la mère d’un garçon qui avait l’âge de se marier.
Elle voulut savoir si j’allais aussi à Paris et quand j’eus répondu oui, le voyageur se mit à plaisanter.
– Je parie, dit-il, que Mademoiselle est la fiancée ; elle est venue au-devant de ses beaux-parents sans se faire connaître !
Tous les yeux se portèrent sur moi et je rougis beaucoup, pendant que l’homme et la femme disaient ensemble :
– Ah ! ben, si c’était vrai, on serait bien contents !
Je les détrompai, mais le voyageur leur rappela que j’étais passée deux fois le long du train, comme si je cherchais à reconnaître quelqu’un et combien j’avais hésité avant de monter dans le compartiment.
Tout le monde riait et j’étais très gênée en expliquant que cette place était la seule que j’avais trouvée.
– Ça ne fait rien, dit la femme, vous me plaisez bien et je serais bien aise que notre bru « soit » comme vous.
– Oui, reprit l’homme, il faudrait qu’elle vous « ressemble ».
Le voyageur, tout heureux de sa plaisanterie, leur dit en me regardant d’un air malicieux :
– Vous verrez que je ne me trompe pas. Quand vous arriverez à Paris, votre fils vous dira : « Voici ma fiancée ! »
Puis, en riant très fort, il s’enfonça sur sa banquette et commença de lire attentivement son journal.
Peu après, la femme se tourna tout à fait vers moi ; elle fouilla au fond de son panier et elle en tira une galette qu’elle me présenta en disant qu’elle l’avait faite elle-même le matin.
Je ne savais comment refuser ; j’exagérai un rhume en affirmant que j’avais la fièvre et la galette retourna au fond du panier.
Elle m’offrit ensuite une grappe de raisin que je fus forcée d’accepter.
J’eus beaucoup de peine à empêcher l’homme d’aller me chercher une boisson chaude pendant un arrêt du train.
À voir ces braves gens qui ne demandaient qu’à aimer la femme choisie par leur fils, il me venait un regret de ne pas être leur bru ; je sentais combien leur affection m’eût été douce. Je n’avais pas connu mes parents et j’avais toujours vécu parmi des indifférents.
À chaque instant, je surprenais leurs regards fixés sur moi et c’était comme une caresse qui me venait d’eux.
En arrivant à Paris, je les aidai à descendre leurs paniers et je les guidai vers la sortie. Je m’éloignai un peu en voyant arriver un grand garçon qui se jeta sur eux en les entourant de ses bras. Il les embrassait l’un après l’autre sans se lasser ; eux recevaient ses baisers en souriant ; ils n’entendaient pas les avertissements des employés qui les heurtaient avec leurs wagonnets chargés de bagages.
Je les suivis quand ils s’éloignèrent. Le fils avait passé son bras dans l’anse du panier aux canards et, de son autre bras, il entourait la taille de sa mère. Il se penchait sur elle et il riait beaucoup de ce qu’elle disait.
Il avait, comme son père, des yeux gais et un rire large.
Dehors, il faisait presque nuit. Je relevai le col de mon manteau et je restai en arrière, à quelques pas d’eux, tandis que leur fils allait chercher une voiture.
L’homme caressa la tête d’une belle poule, tachetée de toutes couleurs et il dit à sa femme :
– Si on avait su que ce n’était pas notre bru, on lui aurait bien donné la bigarrée.
La femme caressa aussi la bigarrée en répondant :
– Oui ! si on avait su...
Elle fit un geste vers la longue file de gens qui sortaient de la gare et elle dit en regardant au loin :
– Elle s’en va avec tout ce monde.
Mais le fils revenait avec une voiture. Il installa ses parents de son mieux et il monta lui-même près du cocher ; il se tenait assis de travers pour ne pas les perdre de vue.
Il paraissait fort et doux et je pensais que sa fiancée était bien heureuse...
Quand la voiture eut disparu, je m’en allai lentement par les rues. Je ne pouvais me décider à rentrer toute seule dans ma petite chambre. J’avais vingt ans et personne ne m’avait encore parlé d’amour.
Le néflier sur la rivière
C’était un néflier dont les fruits presque aussi gros que des pommes n’étaient pas moins abondants une année que l’autre. Lui-même dépassait en grosseur la plupart des pommiers qui encombraient le clos et lui laissaient la plus belle place au bord de la rivière.
Il était si vieux, aussi, que les très vieilles gens nées dans le village assuraient l’avoir toujours connu de cette taille et avec la même cassure par le milieu qui le faisait se pencher sur l’eau claire et s’y mirer tout entier. Il tenait si peu à la rive qu’on craignait toujours de le voir emporter lorsqu’une pluie d’orage venait à rendre le courant plus rapide. Cependant, en le regardant de près on ne doutait plus de sa solidité. Tout au fond de l’eau, à travers les cailloux, on apercevait ses fortes racines dont quelques-unes montraient un dos noir et renflé qui faisait penser à de grosses anguilles dormant bien tranquillement sous les rayons du soleil. Ainsi courbé, comme jeté en avant, on eût dit qu’il voulait s’éloigner du clos, et surtout qu’il cherchait à échapper au noisetier son voisin dont les branches l’abritaient des mauvais vents, mais dont les racines tortueuses se glissaient sournoisement jusqu’à lui comme pour le crocheter au pied et l’empêcher de fuir.
Les gamins du village ne se faisaient pas faute de lui rendre visite dès que les premières gelées venaient mûrir les fruits. Pour l’atteindre, ils n’avaient qu’à traverser la rivière peu haute à cet endroit, l’un d’eux grimpait et se mettait à cheval sur l’arbre courbé et avec de petites tapes sur ses branches il l’obligeait à donner son bien sans réserves. Le néflier paraissait le donner aussi sans regret, car à chaque petite tape, son bien tombait adroitement dans un tablier tendu, dans un panier d’écolier, ou même dans une casquette. Et s’il arrivait qu’une nèfle malicieuse, pour faire courir après elle, échappât au tablier, au panier ou à la casquette, c’étaient, mêlés à un clapotis joyeux, des cris et des rires qui apprenaient aux parents des maisons voisines que, dans le grenier ou le cellier, on allait voir mûrir sur la paille neuve de belles nèfles, qu’on ne mangerait qu’une à une comme la plus fine des gourmandises.
Il en était ainsi depuis que le clos et la maison délabrée qui le dominait étaient sans maîtres. Mais voici que cette année, au début du printemps, les gens du village virent arriver d’un faubourg de Paris le vieux Nestin et la vieille Nestine. Tous deux visitèrent la maison basse et longue, arpentèrent le clos, comptèrent les arbres fruitiers, inspectèrent la rivière et décidèrent aussitôt d’acheter le tout.
Nestin et Nestine étaient des époux sans enfants, ayant travaillé pendant des années et des années dans une cour sans air, où ils avaient économisé sou à sou, juste de quoi acheter la maison et le clos où ils allaient enfin pouvoir respirer à l’aise, pour le temps qui leur restait à vivre. Mais si la maison, malgré son délabrement, pouvait les garantir du froid ainsi que de la chaleur, elle ne pouvait pas les nourrir. Aussi, courageux et solides encore, ils se mirent tout de suite à l’œuvre, Nestin bêchant, ouvrant des sentes entre les arbres et semant dans tous les coins, Nestine arrachant les mauvaises herbes, brouettant le fumier, et arrosant avec soin les semences, dès qu’une tige ou une petite feuille sortait de terre.
L’été trouva le clos pourvu de beaucoup plus de choses qu’il n’était nécessaire aux deux vieux. Eux qui n’avaient jamais mangé de légumes vraiment frais s’étaient ingéniés à faire pousser toutes les variétés de ceux qu’ils avaient vus aux étalages des boutiques parisiennes. Les radis même tenaient un large carré, quoique Nestine n’eût plus de dents pour les croquer et que Nestin eût un estomac qui, depuis longtemps, ne lui permettait plus d’en manger. Les menues fleurs venues de la prairie et montrant leurs vives couleurs parmi le vert des poireaux et des salsifis étaient arrachées sans pitié. Nestine, comme si elle leur reprochait leur audace, disait en les jetant au fumier : « On pensera aux fleurs plus tard. Il nous faut des légumes pour tout notre hiver. » Et, à peine avait-elle enlevé une salade que Nestin venait enfouir à sa place une poignée de haricots. Puis vint la cueillette des fruits. Elle fut plus abondante que les vieux ne l’espéraient, grâce aux soins donnés à tout ce qui avait mission de les nourrir. Les cerises et les prunes, pour la plus grande partie, devinrent des confitures. Et, plus tard, les poires et les pommes furent portées au grenier pour y être conservées à l’abri de l’humidité. Et comme, désireux de posséder autre chose encore, Nestin et Nestine fouillaient minutieusement les arbres du bord de l’eau, s’étonnant que les saules et les aulnes n’aient pas de fruits, ils découvrirent soudain le néflier.
– Qu’est-ce que c’est que cet arbre bossu ? demanda Nestine.
À leur arrivée, au printemps, ils ne l’avaient pas aperçu parce que, à peine feuillé, il faisait corps avec le noisetier dont les multiples branches formaient un étroit mais très épais taillis. Mais depuis, comme s’il espérait échapper au malheur qui le menaçait,