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Maudite éducation
Maudite éducation
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Livre électronique250 pages3 heures

Maudite éducation

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À propos de ce livre électronique

Gary Victor met en scène un adolescent adorable qui découvre les livres, la sexualité, les secrets de la famille et la vérité sur son milieu. Il grandit sous la dictature et apprend tout en même temps, avec une violence inouïe. L’éducation se fait ainsi, dans ce Port-au-Prince où le Palais national et la dictature irriguent la vie de chaque citoyen.

Carl Vausier est cet adolescent en pleine agitation sexuelle. Ses étreintes imaginaires dans la bibliothèque paternelle et ses folles virées dans les bas-fonds de Port-au-Prince au début des années 1970 vont lui faire découvrir à la fois sa propre nature et le monde pourri qui l’entoure. Carl entre en contact, grâce à un jeu de correspondance, avec la mystérieuse Coeur Qui Saigne. C’est le début de son éducation sentimentale. Tout bascule alors dans la folie et la cruauté.

Un roman d’une rare conviction qui rappelle la vérité sur l’ambiguïté des postures politiques et les contradictions d’une société où le réel et le fictif se recoupent parfaitement.

Maudite éducation est une manière plus intériorisée de Gary Victor. L’auteur alterne fiction et scènes de vie. Un texte remarquable, thématique risquée, écriture dense, liberté de ton et de style, le romancier Victor ne cesse de nous étonner.
LangueFrançais
Date de sortie4 juin 2013
ISBN9782897120382
Maudite éducation
Auteur

Gary Victor

Né à Port-au-Prince en 1958, Gary Victor est le romancier haïtien le plus lu dans son pays. Outre son travail d'écriture, il est aussi scénariste pour la radio, la télévision et le cinéma. Ses romans explorent sans complaisance aucune le mal-être haïtien pour tenter de trouver le moyen de sortir du cycle de la misère et de la violence. Il a obtenu le Prix du Livre insulaire à Ouessant (2003) pour À l'angle des rues parallèles, le Prix RFO (2004) pour Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin, le Prix littéraire des Caraïbes (2008) pour Les Cloches de la Brésilienne et le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises, Académie Française. Il est aussi Chevalier de l'Ordre national du Mérite. Il a publié plusieurs romans chez Mémoire d'encrier, dont Le violon d'Adrien (2023), Masi (2018), Nuit albinos (2016), Cûres et Châtiments (2013), Maudite éducation (2012), Soro (2011), Saison de porcs (2009) et dans l'édition poche LEGBA, Treize nouvelles vaudou (2023).

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    Aperçu du livre

    Maudite éducation - Gary Victor

    MAUDITE ÉDUCATION

    Mise en page : Virginie Turcotte

    Maquette de couverture : Étienne Bienvenu

    Dépôt légal : 3e trimestre 2012

    La présente édition est réservée au Canada

    © Éditions Philippe Rey, 2012

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Victor, Gary, 1958-

    Maudite éducation

    (Roman)

    ISBN 978-2-89712-038-2

    I. Titre.

    PS8593.I325M38 2012       C843’.54       C2012-941703-3

    PS9593.I325M38 2012

    Nous reconnaissons, pour nos activités d'édition, l'aide financière du gouvernement du Canada par l'entremise du Conseil des Arts du Canada et du Fonds du livre du Canada.

    Nous reconnaissons également l’aide financière du Gouvernement du Québec par le Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres, Gestion Sodec.

    Mémoire d'encrier

    1260, rue Bélanger, bureau 201

    Montréal, Québec,

    H2S 1H9

    Tél. : (514) 989-1491

    Téléc. : (514) 928-9217

    [email protected]

    www.memoiredencrier.com

    Version ePub réalisée par :

    www.Amomis.com

    Amomis.com

    Gary Victor

    MAUDITE ÉDUCATION

    Roman

    Amomis.com

    Du même auteur

    Quand le jour cède à la nuit, Vents d’ailleurs, 2012.

    Soro, Mémoire d’encrier, 2011.

    Le Sang et la Mer, Vents d’ailleurs, 2010.

    Saison de porcs, Mémoire d’encrier, 2009.

    Banal oubli, Vents d’ailleurs, 2008.

    Clair de manbo, Vents d’ailleurs, 2007.

    Treize nouvelles vaudou, Mémoire d’encrier, 2007.

    Les Cloches de La Brésilienne, Vents d’ailleurs, 2006.

    Chroniques d’un leader haïtien comme il faut, Mémoire d’encrier, 2006.

    Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin, Vents d’ailleurs, 2004.

    À l’angle des rues parallèles, Vents d’ailleurs, 2003.

    Le Diable dans un thé à la citronnelle, Vents d’ailleurs, 2005.

    La Piste des sortilèges, Vents d’ailleurs, 2002.

    À M… en souvenir de cette nuit d’août 1988

    À mon frère, Jacques, mon premier lecteur assidu

    mon aube est encore trempée d’encre

    mes blessures tapissent la vase raclée par l’ancre de mes souvenirs

    l’or de mes rêves gît dans les abysses

    cousue la ville des rictus pervers des déments

    la nuit tresse des brumes de lune à l’aurore de mes randonnées

    la chute des âmes dans le rôle des sexes travestis

    le silence du tombeau a la sensualité infâme de ton absence.

    je m’accroche aux fumées noires de la folie qui virevolte dans les rues

    ma déraison pendue à l’incandescence de mes souvenirs

    I

    Un soir de janvier, j’avais treize ans, ravagé par les soubresauts de mon membre, je suivis un char carnavalesque animé par un groupe dont on n’entendait que le grincement monotone d’une guitare électrique mal accordée. Un flot d’hommes et de femmes chaloupait au son du merengue, se déhanchant souvent avec allégresse dans l’obscurité des rues où les odeurs d’alcool de canne et de pissat s’entremêlaient. Je subis l’attraction à la fois magique et malsaine de cette foule mue beaucoup plus par une énergie sexuelle que par la musique qui n’était qu’un prétexte aux débordements. Je parcourus ainsi une partie de la ville basse jusqu’à atteindre une avenue longeant le bord de mer. Le char s’arrêta devant un night-club fermé dont l’enseigne, à moitié brisée, se balançait dans la nuit sous le souffle irrégulier de la brise marine. Les accords monotones de la guitare, cessant de picoter la nuit, moururent sous la fatigue des doigts du musicien. Dans un silence agrémenté d’un chant discret d’insectes, la foule se dispersa, les couples formés tout au long du parcours en quête frénétique d’une intimité pour conclure la soirée.

    Revenu de l’ivresse de cette bamboche de rue, je me retrouvai seul dans le noir. Quand les nuages ouvraient une brèche, un quartier de lune éclairait un terrain vague où seule une bâtisse, portant à son fronton les insignes du mouvement scout, laissait deviner une présence humaine. Je pensai à revenir sur mes pas, inquiet de m’être aussi éloigné de mes bases habituelles, en même temps ivre d’une liberté que je découvrais et pressentant, ici, une solution au désir sexuel qui me harcelait. Chaque cellule de mon corps réagissait aux stimuli de la ville qui palpitait dans le noir tel un organisme vivant. Les lueurs vacillantes des lampes à huile, après les passages des phares des véhicules, maintenaient en mouvement des ombres qui survolaient les murs, embrassaient le feuillage des arbres et voletaient dans le lointain comme ces esprits que l’imagination populaire disait hanter les nuits. La respiration de la mer apportait dans ma direction des odeurs d’algues, de poissons, de conques, de vase corrompue par les détritus de la cité.

    Une femme vint vers moi. La nuit était une pieuvre, l’inconnue l’un de ses tentacules. Je vis aussi les autres : un essaim de femmes sur des carcasses de véhicules à l’entrée d’un terrain vague donnant, vers la mer, sur un sous-bois. Je ne compris pas immédiatement ce qu’elles faisaient là. Celle qui s’était approchée de moi me dit que, pour une seule piastre, elle était prête à m’offrir ce que je désirais. J’avais quelques billets en poche. Je la suivis, halluciné, mon désir atténuait ma timidité maladive, faisait taire toute crainte qui m’aurait dissuadé de continuer vers l’inconnu. Ici, soudain, je me sentis en sécurité, avec le voile de la nuit jeté sur moi et les vibrations animales de l’endroit. La femme avança calmement vers le sous-bois, repéra avec adresse un sentier qui évitait les fondrières et les mares de boue, écarta d’une main sûre les branches d’une végétation naine et sauvage.

    Elle s’arrêta sous un arbre où une couche faite de cartons et de haillons était déjà prête. Je vis qu’elle tenait un épi de maïs. Elle y mordit à pleines dents pour en détacher une bouchée de grains qu’elle mâcha furieusement. Elle me demanda si j’en voulais. Je refusai. Elle releva ensuite sa jupe, me donna le dos, s’agenouilla, puis posa ses deux mains sur le sol dans une position animale. Elle tourna la tête vers moi et me dit de venir. Tremblant de désir, je descendis à moitié mon pantalon pour m’agenouiller à mon tour contre elle. Mon sexe, maintenant, déployait la dureté de ces érections gênantes en salle de classe, bienvenues dans la bibliothèque de mon père, fulminantes dans mon lit au cours de la nuit ou au petit matin. J’éjaculai vite sans savoir si j’avais opéré une quelconque entrée. Immédiatement après, la femme me repoussa, se releva, me réclama l’argent que je me dépêchai de lui donner. Elle me dit de m’en aller, puis elle recommença à mordre dans son épi. Un homme arrivait avec une autre femme.

    Je partis en courant et m’arrêtai, exténué et en sueur, sur le trottoir au bord de l’avenue où des meutes de chiens s’affrontaient à mort pour la possession d’une femelle famélique. En traversant la rue, en proie au vertige, je manquai me faire renverser par un véhicule dont le conducteur m’envoya une bordée d’injures. Quand je revins à la maison, mon père n’était pas encore rentré. Je craignais que, présent, il ne devine chez moi une odeur, un détail, un geste, qui l’amène à soupçonner ma dérive vers ce lieu perdu où l’on venait s’acheter quelques minutes de plaisir rapide en profitant des laissés-pour-compte de la ville. La nuit, je dormis mal, avec aux narines les odeurs du terrain vague et du sous-bois, et aussi la senteur d’un sexe avarié, corrompu pour s’être donné à tant de misérables fantômes.

    II

    Aujourd’hui, je ne puis penser à mon père sans me souvenir de sa bibliothèque, lieu où mon imaginaire a pris son envol, lieu creuset de ce que je suis devenu. La bibliothèque de mon père avait pour lui une valeur surtout sentimentale. Je l’ai rarement vu consulter les ouvrages rangés dans la grande armoire murale à porte vitrée ; des livres d’histoire, de droit, des traités sur la politique, toute une collection de Temps modernes – la revue de Jean-Paul Sartre –, quelques rares essais de sociologie parus au pays à ce jour. Pas d’œuvres de fiction. Mon père semblait n’avoir aucun intérêt pour le roman. Quelques livres sur la sexologie. On trouvait aussi, dans la bibliothèque, son carré de travail occupé principalement par un grand bureau en acajou que j’ai récupéré après sa mort. Six mois avant son décès dû à une insuffisance cardiaque, il avait fait installer un lit de camp dans la pièce, voulant probablement éviter des tête-à-tête désagréables avec ma mère qui ne supportait plus d’être délaissée pour des femmes de loin au-dessous de sa condition.

    Mon père ne donnait à personne le droit d’entrer dans la bibliothèque, à part ma mère qui venait y faire le ménage. Notre chambre d’enfants – nous étions trois à y dormir, mon frère, ma sœur et moi – était contiguë à cet espace pour lui sacré. La porte avait un vitrail qui ne permettait pas de voir l’intérieur, mais diffusait, en augmentant son intensité, la lumière de la salle de travail. Ainsi savais-je quand mon père écrivait la nuit. Les lampes qu’il allumait m’empêchaient de fermer l’œil, moi qui ne trouvais le sommeil que dans le noir. J’étais donc témoin de ses longues nuits de réflexion et d’écriture, souvent après la visite de deux amis que je sus bien vite être l’un président de la Chambre des députés et l’autre, pendant quelques mois, ministre de la Santé publique. Il rédigeait pour eux des discours ou, certaines fois, pour le président de la République lui-même qui ne se déplaçait pas pour confier une telle tâche à un citoyen, fût-il aussi brillant que mon père.

    Ce lieu où je n’avais pas droit de présence me fascinait. Je ne faisais qu’entrevoir l’intérieur lorsque ma mère y entrait et apportait à boire et à manger. Un jour, je demandai à ma mère pourquoi on m’en interdisait l’accès, moi qui aimais pourtant les livres. J’empruntais chaque fin de semaine une demi-douzaine d’ouvrages à la bibliothèque de l’école. Elle me fit comprendre que les livres de mon père n’étaient pas de mon âge.

    L’explication de ma mère galvanisa mon désir de m’introduire dans ce lieu secret. La nuit, j’imaginais le plaisir qui serait mien d’y accéder. Quand mon père, souvent insomniaque, avant le chant du coq et le carillon de l’église appelant les fidèles, me réveillait au petit matin, sans faire exprès bien sûr, parce qu’il travaillait, je n’arrivais plus à retrouver le sommeil et cela me mettait en rage.

    Un cerveau d’enfant branché sur la résolution d’un problème peut faire des merveilles. Je me mis à étudier avec minutie les faits et gestes de mon père. Je découvris qu’il rangeait la clé dans le premier tiroir de la coiffeuse à côté du lit conjugal. J’attendis donc qu’il sorte, que le ronronnement de sa petite voiture anglaise s’estompe au coin de la rue, puis j’allai rôder près de la chambre parentale, surveillant le premier moment où ma mère s’absenterait. Je dérobai alors la clé et j’entrai pour la première fois dans le lieu interdit, le cœur battant, étourdi, en proie au vertige devant tous ces livres qui s’offraient à moi. J’eus une intense excitation de nature sexuelle par le seul fait de violer cet espace. Je caressai les ouvrages sur les rayons, mes yeux fiévreux fixés sur les titres. Je fus intéressé par les livres d’histoire de la Révolution française, surtout parce qu’il y avait des portraits de femmes, souvent dans des postures qu’à mon âge je trouvais excitantes. Des gravures me fascinèrent, certaines horribles, sanglantes, montrant des champs de bataille jonchés de morts, des exécutions à la guillotine du temps de la Terreur sous Robespierre. Mon imagination s’enfiévra en voyant les dessins de Moscou en flammes, de Napoléon traversant avec ses troupes un fleuve lors de la grande retraite de Russie, les représentations de la bataille de Waterloo. Je fus attiré lors de mes incursions suivantes par les ouvrages traitant de sexualité. Je mis la main sur un exemplaire du Kâma-Sûtra dissimulé derrière un lot de revues de la Société d’Histoire et de Géographie. Je compris que mon père, d’un naturel pudique, ne voulait pas que ma mère apprenne qu’il lisait de tels ouvrages, lui si pointilleux, si intolérant en matière de lectures. Je me délectai pendant des jours de ce livre et, un midi, je m’allongeai sur la céramique froide de la pièce et me masturbai frénétiquement en imaginant que je faisais l’amour à une petite mulâtresse de ma classe de secondaire, dont la vue depuis quelques semaines me mettait dans tous mes états.

    *

    Ma mère se doutait-elle que j’avais investi l’espace sacré de mon père ? Certainement pas, car elle aurait réagi en dissimulant la clé et en me punissant. Dès que l’heure du retour de mon père approchait, je remettais tout en place, et la clé exactement où je l’avais prise. J’avais mémorisé sa position dans le tiroir de sorte que l’esprit le plus observateur n’aurait pu soupçonner qu’elle avait été déplacée. La seule trace susceptible de me trahir dans la bibliothèque de mon père était les gouttes de mon sperme qui glissaient de mes cuisses sur le carrelage, mais que je faisais attention à nettoyer avec ce que j’avais à portée de main. Les balbutiements de ma vie sexuelle se résumaient à ces sporadiques transes dans la bibliothèque de mon père où je m’imaginais faire l’amour aux filles que ma timidité maladive me faisait fuir.

    Un jour, mon père revint plus tôt que d’habitude. Il devait rédiger en urgence un discours pour le ministre de la Santé publique, son ami d’enfance, qui lui soignait son arthrose cervicale. Il n’avait pas trouvé la clé à l’endroit où il la rangeait. Il ouvrit la porte que je n’avais pas fermée de l’intérieur et il me découvrit à moitié nu, allongé sur le sol à me donner du plaisir. Il ne m’interpella pas. Je compris, bien après, le choc que cela avait été pour lui. Il sortit sans rien dire et rejoignit ma mère au salon. En proie à une véritable terreur, je me rhabillai à la hâte, quittai la bibliothèque pour aller remettre la clé là où je l’avais prise.

    Nous nous retrouvâmes à table en fin de soirée, mon frère, ma sœur, mon père, ma mère et moi. Me sachant coupable, j’avais fait mon possible pour éviter mes parents. Il n’y avait pas moyen d’échapper à cette rencontre familiale. Je sentis l’atmosphère lourde de menaces, mais c’était peut-être ma culpabilité qui me faisait supposer dans chaque regard, dans chaque geste de mes parents, un reproche, une interrogation, l’éclair précédent le coup de tonnerre. Mon père s’enquit de mes progrès en anglais. Il tenait, je ne sais pourquoi, à ce que je maîtrise la langue de Shakespeare en arguant que mon défaut de langage – je zézayais – était profitable à son apprentissage. Ensuite, il se lança dans une critique des livres que je lisais, opinant que les romans dits populaires, les bandes dessinées qui me plaisaient tant, n’étaient pas de la littérature et que je ne tirerais rien de ces lectures. Il lança une flèche vers ma mère en déclarant que des romanciers comme Alexandre Dumas, Michel Zevaco, Paul Féval, Edgar Allan Poe, étaient des écrivaillons. Ma mère ne dit mot, se contentant de dodeliner de la tête pendant qu’elle suçait un os qu’elle venait d’écraser, ainsi que savent le faire les femmes de chez nous. Mon père conclut qu’il m’emmènerait bientôt à une bibliothèque bien connue, tenue par un ordre religieux, pour que je lise de vrais romans comme ceux de Jacques Roumain ou de Jacques Stephen Alexis. Il me prévint qu’il me demanderait ensuite les résumés pour s’assurer que j’avais lu effectivement les ouvrages recommandés. Ma mère réagissait toujours par une indifférence muette au terrorisme littéraire de mon père. Elle se taisait. Elle continuait, comme si de rien n’était, à apporter à la maison, achetés dans des librairies de la ville ou dans les rues, des livres de ces auteurs que fustigeait mon père.

    Pendant deux jours, la tempête annoncée tarda. Je ne me permis plus mes escapades habituelles, ce qui d’ailleurs était impossible, la clé de la bibliothèque n’étant plus rangée dans le tiroir de la commode. Peut-être mon père, maintenant, la gardait-il sur lui de peur qu’en son absence, à force de fureter, je ne découvre sa nouvelle cachette. Ce qui m’inquiétait, c’était moins le fait d’avoir violé son espace secret – cela était explicable – que d’avoir été découvert dans une posture indélicate. Je sus bien plus tard que j’avais causé à mon père un véritable problème de conscience. Il avait vu son fils occupé à une activité qu’il réprouvait, mais qui l’informait en même temps que j’étais devenu un adolescent, en proie au désir sexuel. Il voulait sévir tout en craignant de me causer un dommage psychologique. Je ne crois pas qu’il s’entretint de ce sujet avec ma mère. C’était le type d’homme qui pensait que certaines choses devaient rester entre mâles. Il en discuta certainement dans le cercle de ses amis proches avec qui il partageait une vie de bohème dans les quartiers interlopes de la capitale, à l’insu des épouses légitimes. Mais son horreur presque métaphysique de la masturbation, séquelle de son éducation religieuse, eut bien vite raison de sa prudence paternelle. Un matin, il vint s’asseoir sur le rebord de mon lit et me regarda en affichant une sévérité qui me glaça le sang.

    – Ce que tu fais te causera de graves dommages. Tu risques de devenir impuissant. Ne recommence plus.

    Je me tassai dans mon lit, le corps soudain en sueur. Je crus entendre les battements de mon cœur repris en écho par les murs.

    – Te souviens-tu du malfini ? me demanda-t-il.

    Je fis oui de la tête.

    – Ce que tu fais peut l’attirer. Aimerais-tu qu’il vienne se repaître de ton sexe ?

    Il se releva, l’air encore plus terrible.

    – Cesse pendant qu’il est encore temps. Tu as de la chance que je n’aie rien dit à ta mère. Que cela reste entre hommes.

    Il regagna la bibliothèque, fermant la porte rageusement derrière lui au risque de réveiller mon frère et ma sœur.

    Je ne savais pas que mon frère avait entendu tout ce qui venait de se passer.

    *

    J’avais six ou sept ans. Ma mère m’avait offert en cadeau un poussin. Il était jaune avec des touffes de duvet mauves. Je le nourrissais. Je le surveillais. Je le suivais partout. La nuit, je lui faisais une place dans mon lit. Je faisais attention à ne pas l’écraser, moi qui m’agitais tant dans mon sommeil. Un matin, je jouais avec le poussin dans la cour. Le chien du voisin se mit soudain à aboyer. Mon poussin commença à courir dans tous les sens, battant ses ailes atrophiées. Je vis surgir du ciel une masse noire. Je crus que c’était un monstre. Je hurlai quand je vis la chose capturer mon poussin avec des serres que j’assimilai aux doigts crochus des sorcières des contes fantastiques dont je raffolais. Ma mère criait : « Un malfini ! Rentre ! » J’étais pétrifié de stupeur. Je hurlais, en larmes, désespéré : « Mon poussin ! Mon poussin ! » Le malfini, emportant sa proie, était déjà haut dans le ciel. Ma mère me fit rentrer. J’étais inconsolable. Je fus rongé par la fièvre pendant plusieurs jours. Il fallut toute la tendresse, toute l’attention maternelles pour que j’oublie un peu ce terrible incident. Depuis, j’avais une peur panique du malfini. À la maison ou à l’école, je scrutais toujours le ciel dans la crainte de voir apparaître le rapace. Quand j’en apercevais un ou qu’un camarade espiègle le prétendait proche, mon épouvante faisait peine à voir. Je me réfugiais sous une table chez moi ou sous un banc dans la salle de classe. Il fallait alors toute la persuasion de mes parents ou du maître pour que je reprenne normalement mes activités. La capture du poussin fut pour moi une profonde blessure. Je crus au début de mon adolescence qu’elle était cicatrisée. Les malfini ne me causaient plus de frayeurs.

    Mon père croyait-il que sa menace était de nature à faire renaître cette ancienne terreur ? L’avait-il brandie pour que je ne me laisse plus aller à ce vice qu’il pensait honteux ? Pendant des semaines – des mois ? –, je ne m’adonnai plus au plaisir que mon père jugeait dangereux pour ma masculinité. Ce n’était

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