114, rue Saint-Louis: Toute une vie!
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À propos de ce livre électronique
Souvenirs, anecdotes, histoires intimes des gens de Princeville, des Bois-Francs, du Québec, de TOUS les gens du pays finalement, à partir de la naissance de l’auteure Huguette Thiboutot en 1938 jusqu’à maintenant en 2018.
Les nombreuses photos étalent sous nos yeux des scènes familiales, paroissiales, musicales. Les Sœurs éduquent les filles, les Frères s’occupent des garçons. Les enterrements de vie de garçon, les mariages, les rigaudons. Swingue la baquaise dans l’fond d’la boète à bois! Et Domino, les hommes ont chaud!
Issue d’un milieu ouvrier, Huguette Thiboutot entre dans le milieu patronal petit-bourgeois québécois en se mariant en 1960. Commence alors une tout autre vie au 145, rue Gaudet. Ses années Thiboutot-Morin, mère de David et d’Isabelle, épouse d’un épicier en gros, bouclent le récit captivant de 114, rue Saint-Louis. Toute une vie !
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Aperçu du livre
114, rue Saint-Louis - Huguette Thiboutot
— Nietzsche
AVANT-PROPOS
J’ai quinze ans (1953).
En pleine semaine, un mercredi matin, je descends dans la cuisine avec mes souliers du dimanche.
— Tu vas tous les mettre au même rang ! s’écrie maman. Tu vas te ramasser avec juste des souliers usés.
Aujourd’hui à soixante-quinze ans (2013), je vis une aventure new-yorkaise. C’est comme la permission que je me donne de porter mes souliers du dimanche un mercredi.
Je suis libre comme le vent. Je vis seule. Je n’ai de compte à rendre qu’à moi-même. Depuis que je suis guérie de mes peurs, je me donne la permission de réaliser mes rêves. Mais c’est stressant toutes ces nouvelles expériences.
J’ai besoin de ventiler pour passer le temps et m’aider à patienter jusqu’au grand événement. Je choisis d’écrire mes souvenirs à partir de ma naissance. Je vous invite donc à m’accompagner dans ce parcours qui fut le mien, en partageant mon histoire, mes joies et mes peines. Chaque petite histoire fait partie de la grande avec un grand H. Plusieurs d’entre vous sont des actrices et des acteurs de premier plan dans ce palpitant scénario.
Huguette Thiboutot
LE VIEUX TRACTEUR DE JACQUES BARIL
ET LE CAMION DE GILLES BOISCLAIR
Un matin, je vois sur Facebook que mon cousin Jacques Baril met en vente son vieux tracteur. J’écris en faisant parler le vieux tracteur. Les sentiments exprimés résument en partie une certaine nostalgie du temps passé et donnent le ton à ce livre 114, rue Saint-Louis.
Le Vieux Tracteur se confie :
« Jamais à ma naissance je n’aurais cru que mon portrait passerait sur ce que l’on appelle l’Internet. Mon nom est : Tracteur 1970 Massey 165 Diesel.
J’ai presque quarante-cinq ans. Mais je parais bien pour mon âge. C’est parce que dans le milieu où j’ai vécu, les gens m’ont aimé. Je ne suis pas fini. Loin de là. J’ai encore beaucoup à offrir. La vie m’a rôdé. J’ai parcouru tous les champs d’activités qui s’offraient à moi. Les gros labours, les foins, même les commissions au village parfois, font partie de mon CV. Quel bonheur le matin au soleil levant : démarrer, ronronner allègrement, mordre au sol l’été, à la neige l’hiver. Entendre tous les rires d’enfants. Leur joie de m’escalader. Ouais ! j’ai un passé heureux. Mon instant présent est moins drôle. Je suis un peu inquiet du futur. Dans quelle sorte de cour vais-je me retrouver ? Oh ! Je ne fais aucun reproche à ma famille. C’est la vie. Le temps est venu de partir. J’ai encore bien des services à rendre. Quoi dire de plus sinon la satisfaction d’avoir vécu heureux jusqu’à maintenant ? Adieu ma famille. Mes rides s’inscrivent dans notre histoire. Je saurai vous faire honneur. Comme toujours d’ailleurs. »
Tracteur 1970 Massey 165 Diesel
Quelques semaines plus tard, le Vieux Tracteur nous donne de ses nouvelles :
« Ah ! Mes amies(is), le bon Dieu m’aime. Je suis rendu chez un bon monsieur qui m’a acheté pour faire des petits travaux autour de sa maison et son boisé voisin. Il est employé de ferme, donc habitué au respect des choses de la terre. L’emploi qu’il fait de moi s’ajuste parfaitement à mon âge et mon usure. Petits travaux agréables. Je file des jours heureux et paisibles. »
Quelques mois plus tard, le Vieux Tracteur sort de sa retraite paisible. Il saute sur une occasion en or pour parler un peu de son passé, ce temps si cher à son cœur. Tout heureux, il nous raconte :
« Bonjour, les gens du coin. Figurez-vous donc que dans le boisé voisin, j’ai rencontré une vieille connaissance. Camion International 1986 SS-1954 ROUGE.
Le monde est p’tit, hein ? Autrefois, dans mes excursions au village de Princeville, je le voyais souvent dans sa cour à côté du magasin de meubles d’Agathe et de Gilles Boisclair. On jasait ensemble pendant que Jacques faisait ses emplettes tout en parlant politique avec les propriétaires du lieu. Pis, les années ont passé, la vie c’est la vie, le magasin de meubles a fermé ses portes.
Camion International 1986 SS-1954 ROUGE a donc dû être vendu à son tour. Il m’a raconté :
« Comme Jacques avec toi, Gilles a eu énormément de difficultés à se séparer de moi. On avait tellement travaillé ensemble nous autres aussi. La livraison des meubles était importante ben certain, mais chaque année, nous faisions aussi des dizaines de déménagements un peu partout dans la province de Québec pendant la période du 1er juillet... pis... tellement d’autres occasions encore. On était pratiquement tout le temps à la besogne. On prenait congé une fois par année à la fête du Travail, c’est tout. Imagine la scène quand on s’est séparés. Gilles était tellement ému que mes nouveaux propriétaires ont éprouvé le besoin de lui dire :
— Ne vous inquiétez pas. On va en prendre bien soin.
Effectivement, mon ami Camion International 1986 SS-1954 ROUGE finit ses jours d’une manière franchement intéressante. Imaginez-vous donc qu’il a été recyclé en camp ambulant par un jeune couple qui se déplace sur différents chantiers forestiers pour le commerce de leur bois. Ingénieux comme idée, ne trouvez-vous pas ? Ça paraît que nous sommes issus d’une région où le recyclage a été inventé. Le développement durable, on connaît ça nous autres. »
* * *
Le développement durable
« Victoriaville peut s’enorgueillir d’être devenue le berceau du développement durable. Le recyclage et le compostage sont devenus des réalités bien ancrées dans notre collectivité grâce à la contribution de visionnaires comme Normand Maurice et les frères Lemaire. Les succès de Cascades inc. ont sensibilisé nos décideurs locaux à l’importance du recyclage. Mais, il fallait mettre en place des structures et un mouvement de sensibilisation pour inciter les citoyens à entreprendre ce virage vert. Normand Maurice a été le principal instigateur de l’Atelier de culture (1973) et de Récupération Bois-Francs (1977) pour offrir à des élèves en difficulté d’apprentissage un moyen de les maintenir dans le système scolaire par des projets concrets en ateliers en plus des cours de base. Plus tard, en 1990, il fonda le premier Centre de formation en entreprise et en récupération (CFER), une école-usine pour les jeunes en insertion sociale, avec ses acolytes Robert Arsenault, Jean-Marc Gosselin et Gérald Leclerc. Le succès de ces centres a été reconnu par l’implantation de dix-sept autres avant l’an 2000. Le compostage avec l’implication de Gaudreau Environnement et les peintures recyclées avec Peinture Laurentide se sont ajoutés en cours de route et, en 2011, Victoriaville jouit d’une réputation enviable à travers le Québec. » (Société d’histoire et de généalogie de Victoriaville¹)
« Ah ! Moi, le Vieux Tracteur 1970 Massey 165 Diesel, j’peux pas m’empêcher de dire : Vive les Bois-Francs et tous ces gens débrouillards, ouverts à l’expérience, inventeurs, allumés, qui ont le respect des objets usagés comme Camion 1986 et moi, le Vieux Tracteur 1970. »
LES GÉNÉRATIONS
Sept générations de descendants Thiboutot
Quatrième génération
Madeleine Baillargeon (1933 – )
Huguette Thiboutot (1938 – ) * Pascal Morin (1938 – )
Francine Thiboutot (1939 – )
Jacques Blanchette (1929 – 2015)
Ginette Rancourt (1944 – )
Céline Thiboutot (1948 – )
Cinquième génération
Chantal Thiboutot (1955 – )
Renée Thiboutot (1960 – )
David Morin (1961 – )
Manon Thiboutot (1963 – )
France Thiboutot (1964 – )
Isabelle Morin (1964 – )
Alain Thiboutot (1967 – )
Sixième génération
Hélène Fournier (1979 – )
Vincent Fournier (1983 – )
Émilie Fournier (1984 – )
Maxim Hajek (1988 – )
Noémie Cloutier (1991 – )
Julien Crosby (1992 – )
Maëlle Cloutier (1994 – )
Maxim Morin (2001 – )
Septième génération
Hugo (2013 – ) et Florence (2016 – ) Fournier-Desjardins
Arielle (2015 – ), Élodie (2016 – ) et Zoé (2018 – ) Taillefer-Hajek
Cinq générations de descendants Houle
En regardant les diverses photos de famille pour ce chapitre, une chose me saute aux yeux. La joie de vivre de la jeune Maria Baril (grand-maman Houle) et le poids des ans sur les épaules de l’épouse de Lévite et la mère de onze enfants. Cette dernière pose est celle de notre souvenir d’elle. Francine (qui m’envoie gracieusement toutes ses photos classées minutieusement dans de nombreux albums) me disait hier au sujet de la pose de grand-maman Houle : « Te souviens-tu, elle se tournait les pouces ? Elle devait se tourner les pouces pendant la prise de cette photo. »
La famille de Maria Baril et Lévite Houle autour de 1930. Du très beau monde, c’est le moins qu’on puisse dire. La fierté, le sérieux, l’orgueil de l’appartenance, les dos droits, les têtes hautes, les crinières frisées mises en valeur dans un effort collectif de marque distinctive, l’ensemble de leurs réalisations fait de nous les fiers descendants de cette noble race.
Rangée du haut (debout) en partant de la gauche : Alfred, Julianna, Georges, Aurèle, Marie-Paule, Armoza, Paul
Rangée du bas (assis) de gauche à droite : grand-maman Houle, Thérèse, Gérard, grand-papa Houle, Antonia dite Tonine, Marianna
Dans le chapitre suivant, je parle de la p’tite maison grise. Nous sommes quelques-unes à la teinter de grise. Mais la majorité la voit surtout verte. Céline et ma tante Julienne nous reprennent vigoureusement quand, fortes de notre habitude, Francine, Bibiane et moi parlons de la p’tite maison grise. Hier, Yvon a tranché la question quand, bien calmement, sans aucune hésitation, il m’a expliqué que ce recouvrement était fait de tuiles vertes. La question est donc réglée. La p’tite maison grise était verte, sise au 44, rue Saint-Louis à Princeville. Nous y avons vécu pendant une douzaine d’années jusqu’à ce que nous déménagions au 114, rue Saint-Louis de l’autre côté de la rue. Yvon, Huguette, Francine, Bibiane et Roch y sont nés. Paul et Julianna, malgré leur extrême pauvreté, ont constamment pimenté leur quotidien, et par conséquent le nôtre, de beaucoup d’amour et d’une certaine coquetterie qui se traduisait dans les petits détails comme ce gloxinia élégant sur le point de fleurir dans la fenêtre de la première photo. Remarquez également que le numéro est le 44 et que douze ans plus tard, nous déménagerons l’autre côté de la rue au 114 : deux chiffres pairs. Francine me dit que selon Patrimoine Princeville, vers les années 1932 à 1944, le 114, rue Saint-Louis était le 41. Les numéros ont été changés au début des années 1960.
La p’tite maison grise
Le premier rejeton ne tarde pas à arriver.
Yvon, né le 2 août 1932.
Ma naissance
Je suis née sous les signes du lion et du tigre le 23 juillet 1938. Tout est prédit, mais encore faut-il choisir de le faire. Maman me regarde et me trouve belle. Elle m’a confié cette émotion dans un moment de détente mère-fille.
Je suis bien vivante et d’emblée, je prends toute ma place de lionne et de tigresse. J’ai commencé très jeune à régenter. Je suis débordante d’énergie. Avant que j’apprenne à canaliser ce bouillonnement, tout mon entourage y a goûté. Je suis même surprise qu’après tant d’années mes proches m’aiment encore. Un frère me précède, trois sœurs et un autre frère suivront.
Petite enfance
De zéro à six ans (comme disent les psy), j’ai vécu dans la p’tite maison grise située entre celle de grand-papa Pit et grand-maman Sara et de l’autre côté, chez mon oncle Edmond. Ces derniers m’adoraient. Maman m’habillait chic, je m’en allais au bout de la galerie, je tendais les bras et criais : « Matante vient me chercher ! » Il y avait beaucoup de matantes et de mononcles dans cette chaleureuse maison. C’est Jacques, l’un d’entre eux, qui m’a fait découvrir le goût de la musique et celui de paraître. Il m’avait montré Margoton va-t’à l’eau avèque son cruchon, et m’amenait partout, m’installait sur une table, me faisait chanter et chargeait dix cennes. Même qu’une fois, il agrandit le cercle des représentations à la manufacture de meubles où travaillait mon père. Mais ce dernier n’a pas aimé le show et nous a formellement interdit de recommencer.
Il est facile d’imaginer quelle enfance extraordinaire nous avons eue. Nous étions pauvres en sous, mais tellement riches en amour. Plus tard, quand nous parlions de ces temps difficiles, maman disait :
— On était tous pareils.
Souvenirs inoubliables de l’ordre de ceux qui nous accompagnent toute notre vie et qui nous donnent force et foi en nous.
C’est Noël 1945. Papa et Roch, mon jeune frère, entrent dans la maison par la porte d’en arrière avec un sapin tout gelé. Papa l’installe dans un support en bois. Quelques brindilles tombent sur le poêle à bois qui ne dérougit pas et répandent une senteur de résine qui s’incruste dans nos cœurs à tout jamais.
Maman dessine des sapins et des étoiles sur un carton. Nous sommes tous alentour de la table. La langue sortie, nous travaillons fort à découper et recouvrir ces décorations de papier d’aluminium récupéré de la boîte à tabac de papa. À l’aide d’une simple « corde de store » (ficelle) nouée, nous les suspendons dans le sapin qui se transforme vite en un chef-d’œuvre d’arbre de Noël fait main digne du Musée des beaux-arts d’aujourd’hui.
Chez grand-papa Houle
Nous allions très souvent chez grand-papa Houle cultivateur dans le 12e rang de Saint-Norbert d’Arthabaska. Maman Julianna, ses sœurs et frères étaient tricotés très serrés. Une journée d’été, elles déménagèrent dehors un gros fauteuil en velours du set de salon. Je ris juste à les imaginer descendre les marches du perron avec ce mastodonte. Ça n’a pas dû être de tout repos. J’avais dix ou douze mois.
Francine et moi couchions là. On devait avoir trois et quatre ans la fois que grand-maman et ma tante Thérèse H., pas encore mariée, avaient passé toute une journée à coudre des robes pour nos poupées dans des retailles de chemises. Aux visiteurs qui arrêtaient en passant, elles disaient :
— Aujourd’hui, c’est notre journée pour catiner.
La robe de la poupée de Francine était en crêpe turquoise avec une jupette craquée à taille basse agrémentée de ricrac blanc au collet et aux manches. La mienne était en chiffon, le corsage noir, la jupe et les petites manches bouffantes roses.
1944. Voici la photo de mariage de ma tante Thérèse Houle avec mon oncle Marcel Laroche. Regardez à droite les p’tites filles qui épient la mariée. Eh oui ! c’est moi avec Francine en arrière qui travaille fort pour voir elle aussi.
L’avant-midi, grand-maman mettait des graines dans son grand tablier blanc.
Voici une photo où grand-maman porte son tablier blanc : elle est à droite, en arrière de mon frère Yvon que maman Julianna tient par la main. À la droite de maman, c’est ma marraine, ma tante Marie-Anna qui tient sa p’tite dernière Antoinette par la main.
Revenons à nos poules. Grand-maman Houle nous donnait des petites assiettes remplies de graines et nous sortions nourrir les poules. On faisait comme elle. On répandait les graines à la ronde en disant pit pit pit pit ! Les poules en liberté accompagnées d’un coloré beau gros coq accouraient vers nous. Dans la cour en face de la maison trônait un énorme bassin rond en bois placé au-dessus d’un puits équipé d’une pompe rustique actionnée à la force des bras pour le remplir d’eau. Les hommes y amenaient boire les chevaux. Francine et moi assistions de la galerie au spectacle des chevaux assoiffés qui se bousculaient à qui mieux mieux. Les hommes criaient. Terrifiant. Les chevaux devaient prendre une place importante dans la vie de mes oncles parce qu’une nuit, j’ai entendu mon oncle Gérard crier dans son sommeil :
— Woooh ! Harrié ! Woooh !
En arrière de la maison, il y avait la shed à voitures qui comme son nom l’indique servait de remise pour les voitures à cheval du dimanche, les carrioles et les cabriolets. La première chose qu’on faisait en entrant là, on se pesait. Une grosse balance rustique avec des poids en fonte noire siégeait là depuis des décennies. Une échelle menait au « fourni » (fenil) où ils entreposaient le grain. Les femmes de la maison se servaient de ce rack à grains pour y conserver des morceaux de viande enveloppés de papier brun ciré. Chez mon oncle Aurèle, ma cousine Agathe raconte ce que ma tante Jeannette faisait :
« Conservation de la viande : Chez nous, mes parents Jeannette et Aurèle, après avoir fait boucherie, préparaient la viande de bœuf et de porc en pièces pour rôtis (les autres parties étaient cannées). Ensuite, ces morceaux étaient emballés dans du papier brun ciré et attachés avec une solide corde. Chaque paquet était isolé avec une bonne épaisseur de papier journal, en l’occurrence L’action catholique, pour être finalement déposé dans l’entrepôt d’avoine situé à l’arrière du fani
(fenil) de la grange. Tous les paquets étaient recouverts abondamment d’avoine. On accédait à cet entrepôt par une passerelle en pente. En poussant la porte, une bonne odeur d’avoine mêlée à une petite pointe de sucre nous envahissait. Je me suis toujours sentie à l’aise dans ce réduit. C’était calme et mystérieux. »
Je me souviens très bien avoir vu ma tante Thérèse H. aller chercher un de ces morceaux de viande en fouillant dans le grain. Beaucoup de viande était aussi conservée par cannage comme Agathe le dit. Ils élevaient leurs bœufs, vaches, cochons, poules. En abattaient quelques-uns à l’automne. Faisaient boucherie. Cannaient. Le potager (que l’on appelait jardin), voisin du puits et du bac à eau servant à abreuver les chevaux, regorgeait de légumes également cannés à l’automne après avoir abondamment nourri la famille tout l’été. Puis les fraises, les framboises, ah ! les bonnes confitures.
Nous sommes donc dans la shed en arrière de la maison. Tout près, un mur mitoyen la séparait de la laiterie.
Mon frère Yvon raconte :
— La laiterie était greffée à la shed à sa droite. Une porte s’ouvrait sur un bac de douze pieds sur quatre pieds et trois pieds et demi de profondeur environ où l’eau froide circulait en permanence à partir du puits dans la cour plus haut. Le dénivellement faisait en sorte que l’eau descendait dans le bac creusé dans le sol. Deux hommes y glissaient les très lourdes canistres de lait.
— Tu veux dire les bidons de lait ?
— Non, les canistres, ou canisses comme on disait, sont les ancêtres des bidons. Elles étaient beaucoup plus grosses. Il y avait deux poignées, une de chaque côté ; ça prenait deux hommes pour les manipuler quand elles étaient pleines du lait de la dernière traite. Une fois par semaine, grand-papa allait porter ces canistres chez le fromager DeBilly l’autre côté du pont qui enjambait la rivière Bulstrode. En passant, il ramassait les canistres de mon oncle Paul Houle qui habitait en haut de la côte. Ils faisaient chacun leur semaine. Le fromager après le caillage remettait le p’tit-lait dans les canistres et celui-ci servait à nourrir les cochons.
Canistre à lait en fer blanc, fabriquée par General Steel Ware de Montréal, servant à transporter le lait à la fromagerie et à rapporter le petit-lait à la ferme. (Répertoire du patrimoine culturel du Québec²)
À la gauche de la maison, un verger fournissait une variété de pommes à gelée intérieure transparente que nous appelions pommes-pêches. On en rapportait des chaudières entières chez nous. Dans les rangs, presque toutes les maisons étaient équipées d’un appentis appelé cuisine d’été. Le soir, ma cousine Yvette et moi ramassions des mouches à feu dans le champ. On les mettait dans un pot en vitre et elles éclairaient le soir d’une manière douce aux chants des grillons. Grand-papa, coiffé de son éternel chapeau de paille biscornu, assis à cul-plat sur le perron, fumait sa pipe, les jambes pendantes, perdu dans ses pensées.
Le dimanche, ce perron accueillait toute la famille. Voici une photo où je suis dans les bras de papa Paul. L’auto couverte de poussière du 12e rang appartient à mon oncle Georges Houle (en complet-veston à la gauche de papa et moi). Il s’agirait d’une Ford Sedan 1941. Également sur la galerie, c’est ma tante Thérèse Houle. En bas du perron à gauche, une inconnue et ma tante Tonine. À gauche à côté de l’auto, c’est ma tante Marie-Paule.
Le 12e rang passait en face de la maison. L’autre côté du chemin, quatre bâtisses de ferme complétaient le décor. Yvon se souvient :
« Un hangar : les chevaux d’un côté, la porcherie de l’autre. Du foin y était entreposé.
Une grange-étable pour les vaches où sommeillait le foin pour les nourrir.
À droite de la grange, le sentier serpentait jusqu’au poulailler.
Il y avait aussi une remise pour les instruments aratoires : râteaux, faucheuses, charrues, les charrettes à foin avec les racks. Si on continuait une couple de milles plus loin sur le sentier, nous arrivions à la cabane à sucre entourée d’une superbe érablière.
Entre le rang et la grange courait un joyeux petit ruisseau. L’histoire familiale dit que grand-papa H., qui aimait prendre un coup
, y tenait ses p’tits flasques au frais. »
Les veillées
J’avais la musique en moi de façon innée. Je quémandais sans cesse la joie d’aller chez grand-papa Houle dans le 12e rang. Ils avaient UN PIANO ! À partir de la cuisine d’été, nous montions deux marches vers la « salle à dîner ». Au fond à gauche, maman m’amenait dans le salon qui ouvrait ses portes seulement pour les grandes occasions. Elle m’assoyait sur le banc rond à tourniquet et me disait : « Joue tant que tu voudras. »
Il me semble que je jouais, oui vraiment, dans le sens de m’amuser follement. J’étais très jeune, probablement quatre ans. J’avais dans ma tête toutes sortes de chansons découvertes avec Jacques T. J’étais persuadée que je les jouais en explorant le clavier d’un bout à l’autre. J’enregistrais la différence entre les sons aigus et les sons graves, entre les touches blanches et les touches noires. J’entendais de vraies mélodies parmi tout ce bruit. Il semble que je passais des heures à jouer. À l’âge de six ans, j’ai commencé des cours de piano au couvent des religieuses. À douze ans, j’ai suivi des cours d’orgue classique à l’église avec Rita Melançon.
Ma mère était une excellente pianiste. Mon oncle Paul H. jouait magistralement du violon, ma tante Thérèse H. jouait de la guitare, mon oncle Alfred chantait. Une cousine avait marié un violoniste qui joignait ses harmonies au reste de l’orchestre. Nos rencontres de familles, veillées des fêtes, mariages et noces résonnaient joyeusement. Chacun, chacune poussait sa chanson. Les jeunes mamans se faisaient attraper entre deux boires au p’tit dernier :
— Jeannette ! C’est ton tour ! Quand le soleil dit bonjour aux montaaaaaaa... gnes.
Une année, ma tante Thérèse H. épata la galerie en arrivant avec une guitare hawaiienne. Sur cet instrument posé à plat en face d’elle, sa main gauche tient entre ses doigts une fine plaque métallique avec des encoches pour les doigts qu’elle glisse perpendiculairement aux cordes produisant ainsi des glissandos typiques de la musique hawaiienne. J’étais fascinée et je l’ai regardée jouer toute la veillée. C’était ainsi dans nos campagnes avant l’arrivée de la télé. Les veillées et les noces se passaient comme un grand spectacle d’amateurs. Chacun, chacune faisait son numéro. Les sets carrés se succédaient sans arrêt.
Tout l’monde en place pour un set
Les hommes à gauche, les femmes à droite
Choisissez vot’ compagnie
Pis tout l’monde swingne et pis tout l’monde danse
Swingnez votre compagnie
Un pas à gauche, un pas à droite
Les femmes en dedans, les hommes autour
Changez d’côté, vous êtes trompés
Tout l’monde balance pis tout l’monde danse
Ôte ta capine pis swingne la madeline
Ôte ton jupon pis swingne la madelon
Et en foulant ‘man
La chaîne, la promenade, swing’ la basquaise dans l’fond de la boîte à bois, et Domino les hommes ont chaud
Oui, en effet, la famille de Lévite Houle, la branche maternelle de mes ancêtres, swingnait à longueur d’année. Un clan tissé serré. Tout le monde se visitait. Chaque jour, on avait de la visite. Tu ne pouvais pas passer en face de chez Julianna sans arrêter faire un p’tit tour. On avait du sucre à la crème et du fudge en permanence sur la table. Les peanuts blanches et les peanuts brunes alternaient d’une semaine à l’autre. Les chocolats au lait Buds, les chocolats à’tuque, les préférés de papa, les petits chocolats Opéra dans une belle boîte pour le dimanche laissaient leur place aux bonbons d’été en forme de bananes en juin. Une fois chez mon oncle Armand, on avait mangé des jujubes qu’Hubert appelait huhubes avec un h aspiré.
Les fièvres typhoïdes
C’est dans ces mêmes années que j’ai eu les fièvres typhoïdes. On parlait de fièvres au pluriel. Maman disait : « Huguette a les fièvres typhoïdes. » Je les avais attrapées de mon oncle Daniel. Une épidémie sévissait dans la région. Avant qu’il soit déclaré contagieux, j’avais mangé chez eux. Je me rappelle même que ma tante Tonine avait fait du pain doré. Je l’ai échappé belle. J’ai été plus chanceuse que mon oncle. Il en est malheureusement décédé. Il n’avait que vingt-cinq ans. Quelle misère ! Ma tante Tonine et lui qui restaient dans le 12e rang à leur mariage venaient de déménager au village avec leurs deux bébés garçons André et Mario.
Papa lui avait trouvé un emploi chez Léon Alarie qui opérait une petite usine de traîneaux dans les hangars de mon oncle Edmond, voisin de chez nous. Passer de la campagne au village exigeait des vêtements différents. Je me revois l’observant par la fenêtre de la cuisine un matin de tempête de neige. Maman est à mes côtés. Il est vêtu de son costume de voyage de noces, chapeau de feutre compris, probablement sa seule tenue convenable, en veston, le collet relevé, il pel’te la cour. Maman est dans tous ses états. Je suis petite, mais elle s’adresse à moi en disant :
— Mon Dieu ! Regarde mon oncle Daniel ! Il n’a pas de manteau d’hiver.
Elle cogne dans la fenêtre et lui fait signe de venir chercher le manteau de papa. Quelle misère !
Revenons à mes fièvres. Le docteur Nadeau entre dans la maison avec un papier officiel me déclarant porteuse de la bactérie appelée Bacille d’Éberth. Donc j’ai les fièvres. Je ne me sens pas malade du tout, mais le regard de mon entourage sur moi change instantanément. Je suis isolée dans la chambre d’en avant, dite chambre de la visite, avec ordre de ne pas bouger pour ne pas devenir infirme. Il est question d’un placardage qui aurait fermé la maison sur ses habitants pendant quarante jours. Mais le docteur Nadeau nous évite cet isolement en ne déclarant pas le cas. Mon frère Yvon âgé d’environ dix