Sur la pierre blanche
Par Anatole France
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À propos de ce livre électronique
Anatole France
Anatole France (1844-1924) est un écrivain et critique littéraire français, figure majeure de la littérature du début du XXe siècle. Né à Paris, il fait ses débuts dans le monde des lettres comme libraire et critique littéraire. C'est avec ses romans et ses essais que France accède à la notoriété. "Les Opinions de Jérôme Coignard" (1893) et "L'Île des Pingouins" (1908) sont des oeuvres satiriques qui démontrent son talent pour la critique sociale et politique. Son engagement en faveur de la justice sociale et de la laïcité le conduit à soutenir des causes comme l'affaire Dreyfus et la séparation de l'Église et de l'État. Élu à l'Académie française en 1896, France reçoit le prix Nobel de littérature en 1921 pour l'ensemble de son oeuvre. Son style, marqué par l'ironie et la clarté, a influencé des générations d'écrivains et de penseurs. Figure emblématique de l'intellectuel engagé, Anatole France a laissé une empreinte durable dans la culture française et internationale. Son combat pour la laïcité et la justice sociale reste un héritage vivant, qui continue d'inspirer les débats contemporains sur la place de la religion dans la société.
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Sur la pierre blanche - Anatole France
Anatole France
Sur la pierre blanche
Publié par Good Press, 2022
EAN 4064066076276
Table des matières
La première de couverture
Page de titre
I
II
I
Table des matières
Quelques Français, liés d'amitié, qui passaient le printemps à Rome, se rencontraient souvent dans le Forum désenseveli. C'étaient Joséphin Leclerc, attaché d'ambassade en congé; M. Goubin, licencié ès lettres, annotateur; Nicole Langelier, de la vieille famille parisienne des Langelier, imprimeurs et humanistes; Jean Boilly, ingénieur; Hippolyte Dufresne, qui avait des loisirs et aimait les arts.
Le 1er mai, vers cinq heures du soir, ils franchirent comme de coutume, la petite porte septentrionale, inconnue du public, où le commandeur Giacomo Boni, directeur des fouilles, les accueillit avec son aménité silencieuse et les conduisit jusqu'au seuil de sa maison de bois, ombragée de lauriers, de troènes et de cytises, qui domine cette vaste fosse creusée, au siècle dernier, dans le marché aux boeufs de la Rome pontificale, jusqu'au sol du Forum antique.
Là, ils s'arrêtent et regardent.
En face d'eux se dressent les fûts tronqués des stèles honoraires et l'on voit comme un grand damier avec ses dames à la place où fut la basilique Julia. Plus au sud, les trois colonnes du temple des Dioscures trempent dans l'azur du ciel leurs volutes bleuissantes. A leur droite, surmontant l'arc ruineux de Septime Sévère et les hautes colonnes des demeures de Saturne, les maisons de la Rome chrétienne et l'hôpital des femmes étagent sur le Capitole leurs façades plus jaunes et plus fangeuses que les eaux du Tibre. Vers leur gauche s'élève le Palatin flanqué de grandes arches rouges et couronné d'yeuses. Et sous leurs pieds, d'un mont à l'autre, entre les dalles de la voie Sacrée aussi étroite qu'une rue de village, sortent de terre des murs de brique et des bases de marbre, restes des édifices qui couvraient le Forum au temps de la force latine. Le trèfle, l'avoine et l'herbe des champs, que le vent a semés sur leur faîte abaissé, leur font un toit rustique où flamboie le coquelicot. Débris d'entablements écroulés, multitude de piliers et d'autels, enchevêtrement de degrés et d'enceintes: tout cela, non point petit, assurément, mais d'une grandeur contenue et pressée.
Sans doute Nicole Langelier relevait dans son esprit la foule des monuments autrefois resserrée dans cet espace illustre:
—Ces édifices, dit-il, de proportions sages et de dimensions modérées, étaient séparés les uns des autres par des ruelles ombreuses. Il y avait là de ces vicoli qu'on aime dans les pays du soleil, et les magnanimes neveux de Rémus, après avoir entendu les orateurs, trouvaient le long des temples, pour manger et dormir, des coins frais, mal odorants, où les écorces de pastèques et les débris de coquillages n'étaient jamais balayés. Certes les boutiques qui bordaient la place exhalaient des senteurs puissantes d'oignon, de vin, de friture et de fromage. Les étals des bouchers étaient chargés de viandes, spectacle agréable aux robustes citoyens, et c'est à l'un de ces bouchers que Virginius prit le couteau dont il tua sa fille. Sans doute il y avait là aussi des bijoutiers et des marchands de petits dieux domestiques, protecteurs du foyer, de l'étable et du jardin. Tout ce qu'il faut à des citoyens pour vivre se trouvait réuni sur cette place. Le marché et les magasins, les basiliques, c'est-à-dire les bourses de commerce et les tribunaux civils; la curie, ce conseil municipal qui devint l'administrateur de l'univers; les prisons dont les souterrains exhalaient une puanteur redoutée; les temples, les autels, premières nécessités pour les Italiens qui ont toujours quelque chose à demander aux puissances célestes.
»C'est là enfin que s'accomplirent durant tant de siècles les actes vulgaires ou singuliers, presque toujours insipides, souvent odieux ou ridicules, quelquefois généreux, dont l'ensemble constitue la vie auguste d'un peuple.
—Qu'est-ce qu'on voit, au milieu de la place, devant les bases honoraires? demanda M. Goubin qui, armé de son lorgnon, remarquait une nouveauté dans l'antique Forum et voulait être renseigné.
Joséphin Leclerc lui répondit obligeamment que c'étaient les fondations du colosse de Domitien nouvellement mises au jour.
Puis il désigna du doigt, l'un après l'autre, les monuments découverts par Giacomo Boni durant cinq années de fouilles fructueuses: la fontaine et le puits de Juturna, sous le mont Palatin; l'autel élevé sur le bûcher de César et dont le soubassement s'étendait à leurs pieds, en face des Rostres; la stèle archaïque et le tombeau légendaire de Romulus, que recouvre la pierre noire du Comice; et le «lac» de Curtius.
Le soleil, descendu derrière le Capitole, frappait de ses dernières flèches l'arc triomphal de Titus sur la haute Vélia. Le ciel, où nageait à l'occident la lune blanche, restait bleu comme au milieu du jour. Une ombre égale, tranquille et claire emplissait le Forum silencieux. Les terrassiers bronzés piochaient ce champ de pierres, tandis que, poursuivant le travail des vieux rois, leurs camarades tournaient la roue d'un puits pour tirer l'eau qui mouille encore le lit où dormait, aux jours du pieux Numa, le Vélabre ceint de roseaux.
Ils accomplissaient leur tâche avec ordre et vigilance. Hippolyte Dufresne, qui depuis plusieurs mois les voyait assidus à l'ouvrage, intelligents et prompts à accomplir les ordres reçus, demanda au directeur des fouilles comment il obtenait de ses ouvriers un si bon service.
—En vivant comme eux, répondit Giacomo Boni. Je remue avec eux la terre, je les avertis de ce que nous cherchons ensemble, je leur fais sentir la beauté de notre oeuvre commune. Ils s'intéressent à des travaux dont ils sentent confusément la grandeur. Je les ai vus pâles d'enthousiasme quand ils découvrirent le tombeau de Romulus. Je suis leur compagnon de chaque jour et, si l'un d'eux tombe malade, je vais m'asseoir auprès de son lit. Je compte sur eux comme ils comptent sur moi. Voilà comment j'ai des ouvriers fidèles.
—Boni, mon cher Boni, s'écria Joséphin Leclerc, vous savez si j'admire vos travaux et si je suis ému de vos belles découvertes, et pourtant je regrette, permettez-moi de vous le dire, le temps où les troupeaux paissaient sur le Forum enseveli. Un boeuf blanc au large front planté de cornes évasées ruminait dans le champ désert; un pâtre sommeillait au pied d'une haute colonne qui sortait des herbes. Et l'on songeait: C'est ici que fut agité le sort du monde. Depuis qu'il a cessé d'être le Campo Vaccino, le Forum est perdu pour les poètes et pour les amoureux.
Jean Boilly représenta combien ces fouilles, pratiquées avec méthode, contribuaient à la connaissance du passé. Et, la conversation s'étant engagée sur la philosophie de l'histoire romaine:
—Les Latins, dit-il, étaient raisonnables jusque dans leur religion. Ils connurent des dieux bornés, vulgaires, mais pleins de bon sens et parfois magnanimes. Que l'on compare ce Panthéon romain, composé de militaires, de magistrats, de vierges et de matrones, aux diableries peintes sur les parois des tombeaux étrusques, et l'on verra face à face la raison et la folie. Les scènes infernales tracées dans les chambres funéraires de Corneto représentent les monstres de l'ignorance et de la peur. Elles nous apparaissent aussi grotesques que le Jugement dernier d'Orcagna, à Sainte-Marie-Nouvelle de Florence, et que l'enfer dantesque du Campo Santo de Pise, tandis que le Panthéon latin présente constamment l'image d'une société bien organisée. Les dieux des Romains étaient comme eux laborieux et bons citoyens. C'étaient des dieux utiles; chacun avait sa fonction. Les nymphes elles-mêmes occupaient des emplois civils et politiques.
»Rappelez-vous Juturna, dont nous avons vu tant de fois l'autel au pied du Palatin. Elle ne semblait pas destinée par sa naissance, ses aventures et ses malheurs à tenir un emploi régulier dans la ville de Romulus. C'était une Rutule indignée. Aimée de Jupiter, elle avait reçu du dieu l'immortalité. Quand le roi Turnus fut tué par Énée, sur l'ordre des Destins, ne pouvant mourir avec son frère, elle se jeta dans le Tibre pour fuir du moins la lumière. Longtemps, les pâtres du Latium contèrent l'aventure de la nymphe vivante et plaintive au fond du fleuve. Et plus tard, les villageois de la Rome rustique, qui se penchaient, la nuit, sur la berge, crurent la voir, à la clarté de la lune, dans ses voiles glauques, sous les roseaux. Eh bien! les Romains ne la laissèrent point oisive, à ses douleurs. La pensée leur vint tout de suite de lui donner une occupation sérieuse. Ils lui confièrent la garde de leurs fontaines. Ils en firent une déesse municipale. Ainsi de toutes leurs divinités. Les Dioscures, dont le temple a laissé des ruines si belles, les Dioscures, les deux frères d'Hélène, astres clairs, les Romains les employèrent comme estafettes au service de l'État. Ce sont les Dioscures qui vinrent sur un cheval blanc annoncer à Rome la victoire du lac Régille.
»Les Italiens ne demandaient à leurs dieux que des biens terrestres et des avantages solides. A cet égard, en dépit des terreurs asiatiques qui ont envahi l'Europe, leur sentiment religieux n'a pas changé. Ce qu'ils exigeaient autrefois de leurs Dieux et de leurs Génies, ils l'attendent aujourd'hui de la Madone et des saints. Chaque paroisse a son bienheureux, qu'on charge de commissions, comme un député. Il y a des saints pour la vigne, pour les céréales, pour les bestiaux, pour la colique et pour le mal de dents. L'imagination latine a repeuplé le ciel d'une multitude de figures animées, et fait du monothéisme juif un nouveau polythéisme. Elle a égayé l'évangile d'une riche mythologie; elle a rétabli un commerce familier entre le monde divin et le monde terrestre. Les paysans exigent des miracles de leurs saints protecteurs et les couvrent d'invectives si le miracle tarde à venir. Le paysan, qui avait sollicité inutilement une faveur du Bambino, retourne à la chapelle et, s'adressant cette fois à l'Incoronata:
»—Ce n'est pas à toi, fils de putain, que je parle, c'est à ta sainte mère.
»Les femmes intéressent la Madre di Dio à leurs amours. Elles pensent avec raison qu'elle est femme, qu'elle sait ce que c'est et qu'on n'a pas à se gêner avec elle. Elles n'ont jamais peur d'être indiscrètes, ce qui prouve leur piété. C'est pourquoi il faut admirer la prière que faisait à la Madone une belle fille de la Riviera de Gênes: «Sainte mère de Dieu, vous qui avez conçu sans pécher, accordez-moi la grâce de pécher sans concevoir.»
Nicole Langelier fit ensuite observer que la religion des Romains se prêtait aux entreprises de leur politique.
—Empreinte d'un caractère fortement national, dit-il, elle était pourtant capable de pénétrer les peuples étrangers et de les gagner par son esprit sociable et tolérant. C'était une religion administrative, qui se propageait sans peine avec le reste de l'administration.
—Les Romains aimaient la guerre, dit M. Goubin, qui évitait soigneusement les paradoxes.
—Ils n'aimaient pas la guerre pour elle-même, répliqua Jean Boilly. Ils étaient bien trop raisonnables pour cela. On retenait à certains indices que le métier militaire leur paraissait dur. Monsieur Michel Bréal vous dira que le mot qui d'abord signifiait proprement le fourniment du soldat, aerumna, prit ensuite le sens général de fatigue, d'accablement, de misère, de douleur, d'épreuve et de désastre. Ces paysans étaient comme les autres. Ils ne marchaient que forcés et contraints. Et leurs chefs eux-mêmes, les gros propriétaires, ne guerroyaient ni pour le plaisir ni pour la gloire. Avant de se mettre en campagne, ils consultaient vingt fois leur intérêt et pesaient attentivement leurs chances.
—Sans doute, dit M. Goubin, mais leur condition et l'état du monde les força d'être toujours en armes. C'est ainsi qu'ils portèrent la civilisation jusqu'aux extrémités du monde connu. La guerre est un incomparable instrument de progrès.
—Les Latins, reprit Jean Boilly, étaient des cultivateurs qui faisaient des guerres de cultivateurs. Leurs ambitions furent toujours agricoles. Ils exigeaient du vaincu, non de l'argent, mais de la terre, tout ou partie du territoire de la confédération soumise, le plus souvent un tiers, par amitié, comme ils disaient, et parce qu'ils étaient modérés Où le légionnaire avait planté sa pique, le colon venait le lendemain pousser sa charrue. C'est par le laboureur qu'ils assuraient leurs conquêtes. Soldats admirables, sans doute, disciplinés, patients, courageux, qui se battaient et se faisaient battre tout comme les autres! Paysans bien plus admirables encore! Si l'on s'étonne qu'ils aient gagné tant de terres, il faut s'étonner bien davantage qu'ils les aient gardées. Le prodige, c'est qu'ayant perdu beaucoup de batailles, ils n'aient jamais cédé autant dire un arpent de sol, ces obstinés paysans.
Tandis qu'ils disputaient ainsi, Giacomo Boni regardait d'un oeil hostile la haute maison de briques qui se dresse au nord du Forum sur plusieurs assises de substructions antiques.
—Nous devons maintenant, dit-il, explorer la curia Julia. Nous pourrons bientôt, j'espère, renverser la bâtisse sordide qui en recouvre les restes. Il n'en coûtera pas cher à l'État de l'acheter pour la pioche. Sous neuf mètres de terre, que surmonte le couvent de Sant Adriano, s'étendent les dalles de Dioclétien qui a restauré la Curie pour la dernière fois. Nous trouverons sûrement dans les décombres beaucoup de ces tables de marbre sur lesquelles les lois étaient gravées. Il importe à Rome et à l'Italie, il importe au monde entier que les vestiges du Sénat romain soient rendus à la lumière.
Puis il pria ses amis d'entrer dans sa cabane hospitalière et rustique comme la maison d'Evandre.
Elle se composait d'une salle unique où se dressait une table de bois blanc, chargée de poteries noires et de débris informes qui exhalaient une odeur de terre.
—Du préhistorique! soupira Joséphin Leclerc. Ainsi, mon cher Giacomo Boni, non content de chercher dans le Forum les monuments des Empereurs, ceux de la République et ceux des Rois, vous vous enfoncez maintenant dans les terrains qui portèrent une flore et une faune disparues, vous creusez dans le quaternaire, dans le