Quinze jours au Sinaï: Impressions de voyage
Par Ligaran et Alexandre Dumas
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Avis sur Quinze jours au Sinaï
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Aperçu du livre
Quinze jours au Sinaï - Ligaran
EAN : 9782335076011
©Ligaran 2015
Alexandrie
Le 22 avril 1830, vers six heures du soir, nous fûmes interrompus au milieu de notre dîner par le cri terre ! terre ! poussé à bord du brick le Lancier, qui nous conduisait, messieurs Taylor, Mayer et moi, en Égypte. Nous montâmes rapidement sur le pont, et, aux derniers rayons du soleil couchant, nous saluâmes l’antique sol des Ptolémées.
Alexandrie est une plage de sable, un grand ruban doré étendu à fleur d’eau : à son extrême gauche, ainsi que la corne d’un croissant, s’avance la pointe de Canope ou d’Aboukir, selon que l’on veut penser à la défaite d’Antoine ou à la victoire de Murat. Plus près de la ville s’élèvent la colonne de Pompée et l’aiguille de Cléopâtre, seules ruines qui restent de la cité du Macédonien. Entre ces deux monuments, près d’un bois de palmiers, est le palais du vice-roi, mauvais et pauvre édifice blanc bâti par des architectes italiens. Enfin, de l’autre côté du port, se détache sur le ciel une tour carrée, bâtie par les Arabes, et au pied de laquelle débarqua l’armée française, conduite par Bonaparte. Quant à Alexandrie, cette antique reine de la Basse-Égypte, honteuse sans doute de son esclavage, elle se cache derrière les vagues du désert, au milieu desquelles elle s’élève comme une île de pierre sur une mer de sable.
Tout cela était sorti successivement de la mer, et comme par magie, à mesure que nous approchions du rivage ; et cependant nous n’avions pas échangé une parole, tant notre esprit était plein de pensées et notre cœur de joie. Il faut être artiste, avoir rêvé longtemps un pareil voyage, avoir touché, comme nous venions de le faire, à Palerme et à Malte, ces deux relais de l’Orient, puis enfin, vers le soir d’un beau jour, par une mer calme, au cri joyeux des matelots, dans un horizon éclairé comme par le reflet d’un incendie, avoir vu apparaître, nue et ardente, cette vieille terre d’Égypte, mystérieuse aïeule du monde, auquel elle a légué, comme une énigme, l’indéchiffrable secret de sa civilisation ; il faut avoir vu tout cela avec des yeux fatigués de Paris, pour comprendre ce que nous éprouvâmes à l’aspect de cette côte, qui ne ressemble à aucun paysage connu.
Nous ne revînmes à nous que pour nous occuper des préparatifs du débarquement ; mais le capitaine Bellanger nous arrêta en souriant de notre hâte. La nuit, si rapide à descendre du ciel dans les climats orientaux, commençait à ternir cet horizon brillant, et, aux dernières lueurs du jour, on voyait écumer, comme des vagues d’argent, l’eau qui se brise contre une chaîne de rochers qui ferme presque entièrement le port. Il eût été imprudent de risquer l’entrée de la rade, même avec un pilote turc, et il était cent fois probable que, ne partageant pas notre impatience, aucun de ces guides marins ne se hasarderait de nuit à venir à bord de notre bâtiment.
Il fallut donc prendre patience jusqu’au lendemain. Je ne sais ce que firent mes compagnons de voyage ; quant à moi, je ne dormis pas une minute. Deux ou trois fois pendant la nuit je montai sur le pont, espérant toujours apercevoir quelque chose à la lueur des étoiles ; mais pas une lumière ne s’alluma sur le rivage, pas une rumeur ne nous arriva de la ville : on eût cru que nous étions à cent lieues de toute terre.
Enfin le jour parut. Un brouillard jaunâtre couvrait tout le littoral, qu’on ne reconnaissait que par une longue ligne de vapeurs d’un ton plus mat. Nous n’en manœuvrâmes pas moins vers le port, et peu à peu le voile qui couvrait cette mystérieuse Isis, sans se lever, devint moins épais, et, comme à travers une gaze de plus en plus transparente, nous revîmes peu à peu le paysage de la veille.
Nous n’étions plus qu’à quelques centaines de pas des brisants, lorsque apparut enfin notre pilote. Il s’approchait sur une barque conduite par quatre rameurs, et ayant à sa proue deux grands yeux peints, dont le regard était fixé sur la mer, comme pour y découvrir ses écueils les plus cachés.
C’était le premier Turc que je voyais, car je ne considérais pas comme de vrais Turcs les marchands de dattes que j’avais rencontrés sur les boulevards, ni les envoyés de la Sublime-Porte que j’avais de temps en temps aperçus au spectacle : aussi je regardai s’approcher ce digne musulman avec cette naïve curiosité du voyageur qui, las des choses et des hommes qu’il a vus, et venant de faire huit cents lieues pour voir de nouveaux hommes et de nouvelles choses, s’accroche au pittoresque aussitôt qu’il le rencontre, et bat des mains d’avoir enfin trouvé cet étrange et cet inconnu qu’il est venu chercher de si loin.
C’était, au reste, un digne fils du prophète, ayant une longue barbe, un habit ample et brillant, des gestes lents et réfléchis, et des esclaves pour bourrer sa pipe et porter son tabac. Arrivé sur notre vaisseau, il monta gravement à l’échelle, salua, en croisant ses mains sur sa poitrine, le capitaine, qu’il reconnut à son uniforme, et alla s’asseoir au gouvernail, à la barre duquel notre pilote lui céda sa place. Comme je marchais à sa suite et ne le quittais pas des yeux, au bout de quelques instants je vis sa figure se contracter comme s’il avait dans la gorge un corps étranger qu’il ne pût ni rendre ni avaler ; enfin, après des efforts inouïs, il parvint à prononcer ces deux mots : À droite. Il était temps qu’ils sortissent : une seconde de plus, ils l’étranglaient. Après une légère pause le même paroxysme le reprit ; mais cette fois ce fut pour dire : À gauche. Au reste, c’étaient les deux seules phrases qu’il eût apprises : on voit que son éducation philologique s’était bornée au strict nécessaire.
Ce vocabulaire, si restreint qu’il fût, suffit cependant pour nous faire arriver à un excellent mouillage. Le baron Taylor, le capitaine Bellanger, Mayer et moi, nous nous élançâmes dans la chaloupe, et de la chaloupe à terre. Ce qui se passa en moi lorsque je touchai le sol serait impossible à décrire ; d’ailleurs je n’eus pas le temps d’approfondir mes sensations, un incident inattendu vint me tirer de mon extase.
Sur le port même, ainsi que nous voyons sur les places de Paris nos conducteurs de fiacres, de cabriolets et de coucous, les âniers attendent les arrivants. Il y en a partout où un homme peut mettre pied à terre : à la tour Carrée, à la colonne de Pompée, à l’aiguille de Cléopâtre. Mais, il faut l’avouer à leur louange, ils dépassent encore en prévenance et en ténacité nos cochers de Sceaux, de Pantin et de Saint-Denis. Avant que je n’eusse eu le temps de me reconnaître, j’avais été pris, enlevé, mis à califourchon sur un âne, arraché de ma monture, transporté sur une autre, renversé de celle-ci sur le sable, et tout cela au milieu de cris et de coups échangés si rapidement, que je n’avais pas eu le temps d’opposer la moindre résistance. Je profitai du moment de répit que me donnait le combat qui se livrait sur mon corps pour regarder autour de moi, et j’aperçus Mayer dans une position encore plus critique que la mienne : il était tout à fait prisonnier, et, malgré ses cris, emmené au galop par son âne et par son ânier. Je courus à son secours, et je parvins à le tirer des mains de son infidèle ; nous nous élançâmes aussitôt dans la première ruelle qui se présenta à nous pour échapper à cette huitième plaie de l’Égypte dont ne nous avait pas prévenus Moïse ; mais nous ne tardâmes point à être rejoints par nos hommes, qui, pour plus grande diligence, ayant enfourché leurs quadrupèdes, avaient sur nous l’avantage de la cavalerie sur l’infanterie. Cette fois je ne sais pas comment la chose se serait passée, si de bons musulmans, nous reconnaissant à nos habits pour des Français, n’avaient eu pitié de nous, et, sans nous adresser la parole, sans nous prévenir par un geste de leurs bons sentiments à notre égard, ne fussent venus à notre secours en écartant nos officieux assaillants à grands coups de nerf d’hippopotame. La chose faite à notre satisfaction, ils continuèrent leur chemin sans attendre nos remerciements.
Nous pénétrâmes alors dans la ville ; mais nous n’y eûmes pas fait cent pas que nous vîmes quelle imprudence nous avions commise en refusant nos montures ; les ânes sont les cabriolets du pays, et il est presque impossible de s’en passer au milieu de la boue. C’est qu’à cause de la chaleur on est obligé d’arroser les rues cinq ou six fois le jour : cette mesure de police est confiée à des fellahs, qui se promènent, une outre sous chaque bras, et les pressent l’une après l’autre pour en faire jaillir l’eau, accompagnant cette éjaculation alternative d’une double phrase arabe qu’ils prononcent d’un ton monotone, et qui veut dire : Prends garde à droite, prends garde à gauche. Grâce à cette irrigation portative, qui donne à ces braves gens l’apparence de nos joueurs de musette, l’eau et le sable forment une espèce de mortier romain, dont les ânes, les chevaux et les dromadaires peuvent seuls se tirer avec honneur ; quant aux chrétiens, ils s’en défendent grâce à leurs bottes ; mais les Arabes y laissent leurs babouches.
Cependant nous n’étions qu’au commencement de nos mésaventures ; en sortant de la rue sale et étroite dans laquelle nous nous étions engagés, nous tombâmes au milieu d’un bazar infect ; c’était un de ces foyers méphitiques dans lesquels la peste vient, une ou deux fois l’an, puiser les miasmes putrides qu’elle répand ensuite sur toute la ville ; mais, quelle que fût notre hâte de le traverser, il présentait un tel encombrement de ballots, d’ânes, de marchands et de dromadaires, que pendant quelques instants nous fûmes poussés, rudoyés, collés contre les boutiques sans pouvoir avancer d’un pas. Nous allions prendre le parti de retourner en arrière, lorsque nous aperçûmes le cadi, qui, comme dans les Mille et une Nuits, faisait sa ronde à la tête de ses kaffas. À peine se fut-il aperçu que la voie publique était obstruée, qu’il se dirigea du côté de l’engorgement, et qu’avec une impartialité admirable il se mit, lui et ses aides, à frapper à grands coups de bâton sur le dos des bêtes et la tête des gens. Le moyen était efficace, une brèche fut pratiquée ; le cadi passa le premier, nous le suivîmes ; la circulation se rétablit derrière nous, comme un fleuve qui reprend son cours. À cent pas de là, le cadi prit à droite et nous à gauche, lui pour dissiper un nouveau rassemblement, et nous pour nous rendre chez le consul.
Nous suivîmes pendant une demi-heure à peu près des rues étroites, irrégulières et tortueuses, dont les maisons ont toutes des avant-toits saillants, qui, partant des premières fenêtres, vont, en empiétant toujours d’étage en étage, jusqu’au faîte du bâtiment ; ce qui resserre tellement l’espace vers le haut, que le jour est presque entièrement intercepté. Sur notre route, nous trouvâmes quelques mosquées, en général peu remarquables ; deux ou trois seulement dans toute la ville sont ornées de madenehs, mais peu élevés et n’ayant qu’une galerie. À leurs portes, que ne franchit jamais un giaour, étaient assis de vrais croyants, qui fumaient ou jouaient au maugallah ; enfin, après avoir mis une heure à peu près à venir du port, c’est-à-dire à faire un quart de lieue, nous arrivâmes chez le consul.
Monsieur de Mimaut nous accueillit avec une grâce parfaite. Homme de lettres distingué, archéologue infatigable, défenseur jaloux non seulement des droits, mais encore de la dignité de notre nation, tout Français était sûr de trouver auprès de lui hospitalité comme voyageur, protection comme compatriote ; il nous reçut dans une grande chambre qui avait autrefois été habitée par Bonaparte, Kléber, Murat, Junot et quelques-uns des généraux les plus braves et les plus renommés de notre expédition. Presque tous avaient adopté, en arrivant, la vie orientale et l’usage du café et des chibouques, qui constituent les plus habituelles distractions. Ils fumaient assis sur les larges divans qui font le tour de la chambre, et l’on nous montra sur le plancher, en différents endroits, les traces que le feu de leurs longues pipes y avait laissées. Je cite ce détail pour prouver combien les moindres particularités de notre séjour en Égypte sont restées dans la mémoire de ses habitants.
Après une conversation animée comme celle qui s’établit entre compatriotes qui se retrouvent à mille lieues de leur pays, et pendant laquelle monsieur Taylor exposa les motifs de son voyage et la mission dont il était chargé près du pacha, nous fîmes venir des guides et des ânes ; car cette fois nous étions guéris des voyages à pied, et nous nous acheminâmes vers la porte Mahmoudié, qui conduit aux ruines de la vieille Alexandrie. Dès lors, à l’abri de la boue et paisiblement installés sur nos montures, nous pûmes nous livrer à des observations plus curieuses en Égypte que partout ailleurs. Tout était, pour nous autres Parisiens, un objet de surprise : l’ordre physique et social nous semblait bouleversé ; c’étaient un ciel et une terre comme on n’en voit nulle part, une langue qui n’a d’analogie avec aucune langue, des mœurs qui n’existent que là, un peuple qui semble avoir pris notre vie au rebours. Chez nous on porte les cheveux longs, le menton rasé, les musulmans se rasent la tête et laissent pousser leur barbe. Nous punissons la bigamie et flétrissons le concubinage ; ils proclament l’une, et ne mettent aucune borne à l’autre. La femme est, dans notre existence, une épouse, une sœur, une amie ; dans la leur, ce n’est qu’une esclave, esclave plus malheureuse que tous les autres esclaves ; sa vie est celle d’une prisonnière : nul que son maître n’approche de son habitation. Plus elle est belle plus elle est malheureuse, car alors son existence est suspendue à un fil : si elle lève son voile, sa tête tombe !
En sortant de la porte Mahmoudié, nous nous détournâmes de quelques pas pourvoir un petit monticule qui porte encore aujourd’hui le nom pompeux de fort Bonaparte. Alexandrie est une ville si basse que les ingénieurs français n’eurent qu’à amasser quelques pelletées de terre et à les couronner d’une batterie pour la forcer à se rendre. Nos honneurs et nos devoirs rendus à ce souvenir moderne, nous nous jetâmes tout entiers dans l’antiquité. La vieille Égypte, l’Égypte descendue de l’Éthiopie avec le Nil, n’existait plus que dans les ruines d’Éléphantine et de Thèbes. Memphis la troyenne leur avait succédé, et sous ses murs avait vu tomber avec Psammenit l’empire des Pharaons, légué par Cambyse à ses successeurs. Darius régnait ; sa monarchie s’étendait de l’Indus au Pont-Euxin, et du Jaxarte à l’Éthiopie. Continuant l’œuvre de ses prédécesseurs, qui, depuis cent cinquante ans, tenaient en servitude la Grèce d’Asie et attaquaient la Grèce d’Europe tantôt avec des millions d’hommes, tantôt avec de l’or et des intrigues, Darius rêvait une troisième invasion, lorsque dans une province de cette Grèce, bornée à l’orient par le mont Athos, au couchant par l’Illyrie, au nord par l’Hœmus et au midi par l’Olympe, un jeune roi de vingt-deux ans se trouva qui résolut de renverser cet immense empire, et de faire ce que Cimon, Agésilas et Philippe avaient tenté vainement. Ce jeune roi s’appelait Alexandre.
Il lève trente mille hommes d’infanterie, quatre mille cinq cents de cavalerie, rassemble une flotte de cent soixante galères, se munit de soixante-dix talents, prend des vivres pour quarante jours, part de Pella, longe les côtes d’Amphipolis, passe le Strymon, franchit l’Hèbre, arrive en vingt jours à Sestos, débarque sans opposition sur les rivages de l’Asie mineure, visite le royaume de Priam, couronne de fleurs le tombeau d’Achille, son aïeul maternel, traverse le Granique, bat les Satrapes, tue Mithridate, soumet la Mysie et la Lydie, prend Sardes, Milet, Halycarnasse, soumet la Galatie, traverse la Cappadoce, subjugue la Cilicie, rencontre dans les plaines d’Issus les Perses, qu’il chasse devant lui comme une poussière, monte jusqu’à Damas, redescend jusqu’à Sidon, prend et saccage Tyr, fait trois fois le tour des murailles de Gaza, traînant à son char son commandant Bœtis, comme fit autrefois Achille à Hector ; va à Jérusalem et à Memphis, sacrifie au dieu des Juifs et aux dieux des Égyptiens, redescend le Nil, visite Canope, fait le tour du lac Mareotis, et arrivé sur son bord septentrional, frappé de la beauté de cette plage et de la force de sa situation, se décide à donner une rivale à Tyr, et charge l’architecte Dynocrates de bâtir une ville qui s’appellera Alexandrie.
L’architecte obéit : il traça une enceinte de quinze mille pas, à laquelle il donna la forme d’un manteau macédonien, coupa sa ville par deux rues principales, afin que les vents étésiens qui viennent du nord pussent la rafraîchir. La première de ces rues s’étendait de la mer au lac Mareotis, et elle avait dix stades ou onze cents pas de longueur ; la seconde traversait la ville dans toute son étendue, et elle avait quarante stades ou cinq mille pas d’une extrémité à l’autre. Toutes deux avaient cent pieds de large.
Et la ville naissante ne s’agrandit pas peu à peu comme les autres villes, mais se leva tout à coup. Alexandre en jeta les fondements, partit pour le temple d’Ammon, se fit reconnaître pour le fils de Jupiter, et lorsqu’il revint, la nouvelle Tyr était bâtie et peuplée. Alors le fondateur continua sa course victorieuse. Alexandrie, couchée entre son lac et ses deux ports, écouta le retentissement de ses pas qui s’enfonçaient vers l’Euphrate et le Tigre ; une bouffée de vent d’orient lui porta le bruit de la bataille d’Arbelles ; elle entendit comme un écho la chute de Babylone et de Suze ; elle vit rougir à l’horizon l’incendie de Persépolis ; puis enfin cette rumeur lointaine se perdit derrière Ecbatane, dans les déserts de la Médie, de l’autre côté du fleuve Arius.
Huit ans après, Alexandrie vit rentrer dans ses murs un char funèbre, roulant ses deux essieux autour desquels tournaient quatre roues à la persane, dont les rayons et les jantes étaient dorés. Des têtes de lion, d’or massif, dont la gueule mordait une lance, formaient l’ornement des moyeux. Il y avait quatre timons, à chacun desquels était attaché un quadruple rang de jougs, et quatre mulets à chaque joug. Chacun d’eux avait sur la tête une couronne d’or, des sonnettes d’or aux deux côtés de la mâchoire, et autour du cou des colliers chargés de pierres précieuses. Sur ce char était une chambre d’or voûtée, large de huit coudées et longue de douze ; le dôme était orné de rubis, d’escarboucles et d’émeraudes. Au-devant de cette chambre régnait un péristyle d’or, soutenu par des colonnes d’ordre ionique, et dans ce péristyle étaient appendus quatre tableaux. Le premier de ces tableaux représentait un char richement travaillé ; un guerrier y était assis tenant en main un sceptre magnifique ; autour de lui marchaient la garde macédonienne tout armée et le bataillon des Perses ; l’avant-garde était formée par les oplites. Le second tableau se composait du train des éléphants armés en guerre, portant sur leur cou les Indiens, et en croupe des Macédoniens couverts de leurs armes. On avait figuré dans le troisième des corps de cavalerie imitant les manœuvres et les évolutions du combat. Enfin le quatrième représentait des vaisseaux en ordre de bataille et prêts à attaquer une flotte que l’on voyait dans le lointain. Au-dessus de cette chambre, c’est-à-dire entre le plafond et le toit, tout l’espace était occupé par un trône d’or carré, orné de figures en relief d’où pendaient des anneaux d’or, et dans ces anneaux d’or étaient passées des guirlandes de fleurs, que l’on renouvelait tous les jours. Au-dessus du faîte était une couronne d’or, d’une assez grande dimension pour qu’un homme de haute taille pût se tenir debout dans le cercle qu’elle formait, et lorsque la lumière du soleil frappait dessus, elle renvoyait au loin ses rayons en éclairs. Enfin dans cette chambre il y avait un cercueil d’or massif dans lequel, sur des aromates, était couché le cadavre d’Alexandre.
C’était un de ces douze capitaines que la mort de leur général avait faits rois qui menait le deuil ; dans ce grand partage du monde qui s’était accompli autour d’un cercueil, Ptolémée, fils de Magus, avait pris pour lui l’Égypte, la Cyrénaïque, la Palestine, la Phénicie et l’Afrique. Puis, comme un palladium qui devait, pendant trois siècles et demi, conserver l’empire chez ses descendants, il avait détourné de sa route le corps d’Alexandre ; il le ramenait demander une tombe à cette ville à laquelle il avait donné un berceau.
À compter de ce jour, Alexandrie fut appelée reine, comme l’avait été Tyr, comme l’était Athènes, comme devait l’être Rome ; ses seize rois et ses trois reines ajoutèrent chacun une pierre précieuse à sa couronne. Ptolémée, appelé Soter ou Sauveur par les Rhodiens, fit bâtir la tour du Phare, joignit par une jetée l’île au continent, transporta de Sinope à Alexandrie les images du dieu Sérapis, et fonda la fameuse bibliothèque qui fut brûlée par César. Ptolémée II, surnommé ironiquement Philadelphe à cause de ses persécutions contre les princes de sa famille, recueille, fait traduire en grec les livres hébreux, et nous lègue la version des Septante ; Ptolémée III, dit le Bienfaisant, va chercher jusqu’au fond de la Bactriane et rapporte aux bouches du Nil les dieux de la vieille Égypte, enlevés par Cambyse. Le théâtre, le musée, le gymnase, le stade, le pannion, les bains, s’élevèrent sous leurs successeurs. Six canaux furent percés à travers des étendues de terrains immenses ; quatre se rendaient du Nil au lac Mareotis ; le cinquième conduisait d’Alexandrie à Canope : enfin le sixième traversait l’isthme tout entier, coupait le quartier Rhacotis, et, parti du port Kibetos, allait se jeter dans le lac, à côté de la porte du Soleil.
Aujourd’hui il ne reste plus de l’ancienne ville que la jetée, agrandie et solidifiée par des atterrissements, et sur laquelle est bâtie la nouvelle ville. Au milieu de ruines presque sans formes, qu’on reconnaît cependant pour avoir été celles des bains, de la bibliothèque et des théâtres, il n’est resté debout que la colonne de Pompée et l’une des aiguilles de Cléopâtre, car l’autre est couchée et à moitié ensevelie dans le sable. Toute la partie qui était autrefois une île, au centre et à l’extrémité orientale de laquelle s’élevait la citadelle, et cette fameuse tour du Phare qui éclairait à trente mille pas de distance, n’est plus qu’une plage rase et aride, qui s’avance en forme de croissant pour ceindre la nouvelle cité.
La colonne de Pompée est un jet de marbre surmonté d’un chapiteau corinthien et reposant sur un massif composé de débris antiques et de fragments égyptiens. Le titre qu’elle porte et qui lui a été donné par les voyageurs modernes n’a aucun rapport avec son origine, qui, si l’on en croit l’inscription grecque qui en dépend, remonterait seulement à Dioclétien ; elle a éprouvé, vers la partie du sud, une inclinaison d’environ sept pouces ; au reste, ni le chapiteau, ni la base n’ont jamais été achevés. Quant à sa hauteur, je ne l’ai pas mesurée ; mais elle dépasse de près de deux tiers les palmiers qui poussent autour d’elle.
Quant aux aiguilles de Cléopâtre, dont l’une, ainsi que nous l’avons dit, est encore debout et dont l’autre est couchée, ce sont des obélisques de granit rouge à trois colonnes de caractères sur chaque face : ce fut le Pharaon Mœris qui, mille ans avant le Christ, les tira des carrières de la chaîne libyque, ainsi que d’un écrin, et les dressa de sa main puissante devant le temple du Soleil. Alexandrie les envia, diton, à Memphis, et Cléopâtre, malgré les murmures de la vieille aïeule, les lui enleva comme des bijoux qu’elle n’était plus assez belle pour posséder. Les dés antiques qui servaient de base à ces obélisques existent encore et reposent sur un socle de trois marches : ils sont de construction gréco-romaine, et viennent appuyer par leur date architecturale la tradition populaire, qui fait remonter leur seconde érection à l’an 38 ou 40 avant le Christ.
Nous errions depuis deux heures à peu près au milieu de ces ruines, notre Strabon et notre Plutarque à la main, lorsque mes yeux tombèrent par hasard sur le pantalon blanc de Mayer ; il était noir depuis le dessous des pieds jusqu’au genou, et gris depuis le genou jusqu’au haut de la cuisse. Je crus d’abord que, pressé de visiter les ruines, il avait gardé celui avec lequel il avait traversé les rues boueuses d’Alexanderie ; mais je m’aperçus bientôt, en prêtant une attention plus sérieuse au phénomène, que cette teinte sombre, qui allait en se dégradant à mesure qu’elle s’éloignant du sol, était mouvante et devait tenir à une cause particulière. Je portai immédiatement et par instinct mon regard sur moi-même, et un seul coup d’œil me suffit pour reconnaître l’épouvantable vérité : nous étions couverts de puces.
Ce qu’il y avait de mieux à faire dans une pareille extrémité, c’était de nous rendre sans retard aux bains dont si souvent nous avions entendu parler comme d’un délicieux délassement ; aussi à peine l’idée fut-elle émise par l’un de nous que la caravane l’adopta à l’unanimité. Nous fîmes signe à nos guides d’amener nos ânes, nous les enfourchâmes, avec plus ou moins de dextérité, selon nos études sur l’équitation et nos souvenirs de Montmorency, et nous revînmes au galop vers la ville ; mais à peine eûmes-nous communiqué à notre interprète l’intention qui nous ramenait que son visage prit une expression d’effroi tout à fait inquiétante : les bains nous étaient fermés pour toute la journée, et il y allait de notre tête de nous les faire ouvrir. Voici la cause de cette interdiction.
Le vendredi est le dimanche des Turcs. Or, le Coran enjoint à tout bon musulman de remplir ses devoirs conjugaux pendant la nuit du vendredi au samedi, sous peine de payer en entrant au paradis un chameau par chaque fois qu’il y aurait manqué : il en résulte que le samedi est consacré aux ablutions féminines, et les bains exclusivement réservés à la purification des harems. En conséquence, nous vîmes passer de véritables troupeaux de femmes couvertes d’une mante de soie noire ou blanche, chaussées de brodequins jaunes, le visage voilé d’une petite pièce d’étoffe longue d’un pied et demi et de la largeur du visage ; cette espèce de barbe, pareille à celle d’un masque de domino, et terminée comme elle en pointe, pend devant la figure à partir des yeux, et se rattache au voile qui couvre le front par une chaîne d’or, de perles ou de coquillage, selon la fortune ou le caprice de celle qui le porte. Ces femmes, qui ne sortent jamais à pied, étaient montées sur des ânes et conduites par un eunuque, marchant en tête, un bâton à la main. Nous vîmes de ces escadrons qui montaient à soixante, à quatre-vingts et même à cent femmes : quelques-uns étaient suivis de leurs maîtres, ce qui, vu la circonstance religieuse à laquelle cette sortie faisait allusion, nous parut, de la part de ces derniers, le comble de la fatuité.
Les bains
Le lendemain je me présentai aux bains dès qu’ils furent ouverts. Les bains sont, après les mosquées, les plus beaux monuments des villes orientales. Celui auquel on me conduisit était un vaste bâtiment d’une architecture simple et recouverte d’ornements ingénieux ; on entre d’abord dans un grand vestibule, ayant à droite et à gauche des chambres où l’on dépose le manteau. Au fond et en face de l’entrée est une porte hermétiquement fermée ; on la franchit et l’on se trouve dans une atmosphère plus chaude que l’air extérieur. Arrivé là, il est encore temps de se retirer, mais dès qu’on a mis le pied dans un des cabinets qui sont contigus à cette chambre, on ne s’appartient plus. Deux domestiques s’emparent de vous, et vous devenez la chose de l’établissement.
C’est ce qui m’arriva, à mon grand étonnement ; à peine entré, deux vigoureux garçons de bain m’appréhendèrent au corps ; en un instant je me trouvai nu comme la main, puis l’un d’eux me noua un châle de lin autour de la ceinture, tandis que l’autre me bouclait aux pieds une paire de patins gigantesques, qui me grandirent immédiatement d’un pied. Cette chaussure insolite me rendit aussitôt non seulement toute fuite impossible, mais encore, exhaussé démesurément comme je l’étais, je n’aurais pas même pu conserver mon centre de gravité, si mes deux esclaves ne m’eussent soutenu chacun sous une épaule. J’étais pris ; il n’y avait pas à reculer ; je me laissai conduire.
Nous passâmes dans une autre chambre ; mais là, quelle que fût ma résignation, la vapeur était si intense et la chaleur si grande, que je me sentis suffoqué. Je crus que mes guides s’étaient trompés et étaient entrés dans un four ; je voulus me débattre, mais ma résistance avait été prévue ; je n’étais d’ailleurs ni en costume ni en situation favorable pour soutenir la lutte, aussi m’avouai-je vaincu. Il est vrai qu’au bout d’un instant je fus moi-même étonné de sentir, à mesure que la sueur me coulait le long du corps, ma respiration revenir et mes poumons se dilater. Nous passâmes ainsi dans quatre ou cinq chambres, dont la température suivait une marche progressive si rapide qu’enfin je commençai à croire que depuis cinq mille ans l’homme s’était trompé d’élément, et que sa véritable vocation était d’être bouilli ou rôti. Enfin nous entrâmes dans l’étuve ; là, le brouillard était si épais, que je ne pus, au premier abord, rien apercevoir à deux pas de moi, et la chaleur si insupportable que je me sentis défaillir. Je fermai les yeux et me laissai aller à la merci de mes guides, qui me firent faire quelques pas encore, m’enlevèrent ma ceinture, me dégrafèrent mes patins et m’étendirent à moitié évanoui sur l’estrade qui s’élevait au milieu de la chambre, et qui ressemblait à la table de marbre d’un amphithéâtre.
Cependant cette fois encore, au bout de quelques instants, je commençai de m’habituer à cette température infernale ; je profitai du retour graduel de mes facultés pour jeter discrètement les yeux autour de moi. Comme mes autres organes, ma vue se familiarisait avec l’atmosphère qui m’enveloppait, si bien que je parvins, malgré le brouillard, à voir assez distinctement les objets environnants. Mes deux bourreaux paraissaient m’avoir momentanément oublié ; je les voyais occupés à l’autre bout de la chambre, et je songeai à mettre à profit le moment de relâche qu’ils voulaient bien me donner.
Je m’orientai donc petit à petit, et je finis par me rendre compte de ma situation : j’étais au centre d’un grand salon carré, incrusté, jusqu’à hauteur d’homme, de marbres de différentes couleurs ; des robinets ouverts versaient incessamment sur les dalles une eau fumante qui allait, aux quatre coins de la salle, se perdre dans quatre bassins pareils à des chaudières, à la surface desquels je voyais s’agiter des têtes rasées qui exprimaient leur béatitude par des expressions de physionomie des plus grotesques. J’étais si occupé de ce tableau que je ne prêtai qu’une attention médiocre au retour de mes deux garçons de bains. Ils revenaient à moi, tenant, l’un une large sébile de bois dans laquelle il avait fait dissoudre du savon, l’autre un paquet de filasse fine. Tout à coup il me sembla que des milliers d’aiguilles m’entraient dans la tête, par les yeux, le nez et la bouche ; c’était mon scélérat de baigneur qui venait de m’inonder le visage avec cette préparation, et qui, pendant que son camarade me maintenait par les épaules, me frottait avec rage la figure, les cheveux et la poitrine. La douleur était si insupportable qu’elle me rendit toute mon énergie ; il me parut ridicule de me laisser ainsi torturer sans me défendre, j’écartai l’un d’un coup de pied, je culbutai l’autre d’un coup de poing, et, ne voyant pas d’autre remède à mon mal qu’une immersion complète, je me dirigeai vers celui des quatre bassins qui me parut le mieux habité, et je m’y élançai hardiment ; l’eau était bouillante. Je jetai un cri de brûlé, et m’accrochant à mes voisins, qui ne comprenaient rien à mon agitation, je remontai sur le bord de la cuve presque aussi rapidement que j’y étais descendu. Cependant, si courte qu’eût été l’ablution, elle avait produit son effet ; j’avais le corps rouge comme un homard.
Je restai un instant stupéfait et me crus sous l’empire d’un cauchemar. J’avais devant les yeux des