Dictionnaire philosophique: De A à Bien
Par Voltaire, Ligaran et Louis Moland
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Voltaire
Voltaire was the pen name of François-Marie Arouet (1694–1778)a French philosopher and an author who was as prolific as he was influential. In books, pamphlets and plays, he startled, scandalized and inspired his age with savagely sharp satire that unsparingly attacked the most prominent institutions of his day, including royalty and the Roman Catholic Church. His fiery support of freedom of speech and religion, of the separation of church and state, and his intolerance for abuse of power can be seen as ahead of his time, but earned him repeated imprisonments and exile before they won him fame and adulation.
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Aperçu du livre
Dictionnaire philosophique - Voltaire
EAN : 9782335091311
©Ligaran 2015
Avertissement pour la présente édition
Pour répandre ses idées dans le monde, pour les faire pénétrer jusque parmi le vulgaire, il n’est rien de tel que de les rassembler sous forme de dictionnaire. Aussi, quand ce projet d’un dictionnaire philosophique fut jeté, un peu à la légère, au milieu d’un souper du roi de Prusse, Voltaire ne le laissa-t-il point tomber ; il s’y attacha sérieusement, il le réalisa en composant d’abord un volume assez mince pour être un livre de poche, un manuel. Le sous-titre que portèrent beaucoup d’éditions : la Raison par alphabet, caractérisait l’ouvrage. C’était le catéchisme de l’école encyclopédiste.
L’ouvrage alla grossissant peu à peu, et bientôt le Dictionnaire portatif cessa de mériter ce titre. Mais ce n’est que dans l’édition de Kehl qu’il reçut, comme Beuchot l’explique ci-après, les proportions considérables qu’on lui voit aujourd’hui.
Bien que formé de plusieurs ouvrages de Voltaire, il offre un ensemble très homogène, une unité très saisissante à l’esprit.
Ce livre est resté bien plus vivant qu’on ne l’imagine. Si vous l’ouvrez et que vous commenciez à le parcourir, il vous tient bientôt et vous entraîne. La variété des connaissances qui s’y déploient, le mouvement rapide de la pensée et la vivacité du style, vous empêchent de lâcher prise. Il semble qu’on assiste à ces conversations de Voltaire dont les contemporains rapportent les séductions irrésistibles. C’est Voltaire « sachant instruire et amuser en même temps », comme disait le grand Frédéric, s’intéressant à tout, parlant de tout, non pas dogmatiquement, mais avec abandon et légèreté, et se livrant à l’impression instantanée que reçoit de chaque objet sa vive et mobile imagination.
Imprimé sous la rubrique de Londres, publié dans l’été de 1764, le Dictionnaire portatif se répandit, comme tous ces ouvrages de combat, avec une rapidité singulière. Un zèle de prosélytisme et de propagande contribuait à leur divulgation. Le canton de Genève notamment était inondé de ces opuscules défendus. « Vous achetiez, dit M. Desnoiresterres, un ballot de livres chez un libraire ; rentré chez vous, en l’ouvrant, vous vous aperceviez qu’il s’était grossi de ces pernicieux livrets. On en glissait sous les portes, on en pendait aux cordons de sonnettes, les bancs des promenades en étaient couverts. Dans les lieux d’instruction religieuse, ils se trouvaient substitués comme par enchantement aux catéchismes ; et, jusque dans le temple de la Madeleine, des Dictionnaires portatifs, habillés comme des psautiers, traînaient sur les banquettes, où ils ne laissaient pas d’être ramassés par quelqu’un. On est pris de vertige rien qu’en lisant (dans l’ouvrage de M. Gaberel : Voltaire et les Genevois) l’énumération abrégée de ces pièges continuels tendus par « l’infernal vieillard » sous les pas de l’innocence et de la piété. Mais nous voulons croire que tout cela est quelque peu enflé. Les horlogers surtout, ces horlogers qui formèrent la population du Ferney naissant, étaient des distributeurs actifs et les agents de cette propagande clandestine. « On en trouvait des piles (des piles de libelles) dans les cabinets d’horlogers, et les petits messagers avouaient qu’un monsieur leur avait donné six sous pour déposer le paquet sur l’établi du patron. » Si ces brochures étaient dévorées par les hommes, les femmes, plus dociles aux exhortations des pasteurs, les avaient en une sainte horreur ; et pour les sauver de quelque auto-da-fé, il n’était que prudent de les tenir sous triple verrou. Un de ces braves gens était parvenu à réunir toute une bibliothèque de ces petits livres, dont il ne se serait pas dessaisi pour des trésors. Un jour, après le dîner, sa mère, avec laquelle il vivait, lui dit : « Il était bon le fricot, il avait bon goût, n’est-ce pas ? – Mais oui, très bon, et surtout chaud à point, répond celui-ci. – Ah ! chaud, je le crois bien ! Si tu veux savoir de quel bois je l’ai chauffé, va voir ta cachette à Voltaire. La vieille avait découvert le coin, selon l’expression genevoise, et tout y avait passé ! »
Le grand conseil menaçait de brûler le Portatif. « Un magistrat, écrivait Voltaire à d’Argental, vint me demander poliment la permission de brûler un certain Portatif ; je lui dis que ses confrères étaient bien les maîtres, pourvu qu’ils ne brûlassent pas ma personne, et que je ne prenais nul intérêt à aucun Portatif. »
Voltaire le désavouait énergiquement. Bien mieux, suivant une habitude déjà ancienne, il dénonçait lui-même l’ouvrage incriminé, et adressait, le 12 janvier 1765, la lettre suivante aux autorités de la république : « Je suis obligé d’avertir le Magnifique Conseil de Genève que, parmi les libelles pernicieux dont cette ville est inondée depuis quelque temps, tous imprimés à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, il arrive lundi prochain chez le nommé Chirol, libraire de Genève, un ballot contenant des Dictionnaire philosophique, des Évangile de la raison, et autres sottises qu’on a l’insolence de m’imputer, et que je méprise presque autant que les Lettres de la montagne. Je crois satisfaire mon devoir en donnant cet avis, et je m’en remets entièrement à la sagesse du Conseil, qui saura bien réprimer toutes les infractions à la paix publique et au bon ordre. »
Pendant que la saisie se faisait chez le libraire Chirol, ajoutent les chroniqueurs genevois, une autre cargaison plus considérable, à l’adresse du libraire Gando, avec lequel Chirol s’était entendu, franchissait la frontière du côté opposé et versait impunément son contenu dans le canton.
En France et à Paris, les procédés de divulgation étaient à peu près les mêmes. Les sévérités du Parlement et les recherches de la police n’y pouvaient rien. Le Dictionnaire philosophique portatif n’était guère paru que depuis un an, lorsqu’il fut compromis dans une terrible affaire, celle du chevalier de La Barre. Il fut trouvé parmi les livres du malheureux chevalier, en compagnie de Thérèse philosophe, le Portier des Chartreux, la Religieuse en chemise, la Tourière des Carmélites, le Sultan Misapouf, Thémidore, la Princesse Grisemine, le Cousin de Mahomet, la Belle Allemande, le Canapé couleur de feu, les Dévirgineurs, ou les Trois Frères, etc., tous ouvrages plus licencieux encore qu’irréligieux. Il avait placé sur ces tablettes devant lesquelles le chevalier était accusé de faire des génuflexions comme devant un tabernacle : il fut condamné à être jeté avec tous les autres livres dans le bûcher qui consuma le corps de La Barre.
Cette affaire causa à Voltaire un grand effroi. « Mon cher frère, écrit-il à Damilaville, mon cœur est flétri ; je suis atterré. Je me doutais qu’on attribuerait la plus sotte et la plus effrénée démence à ceux qui ne prêchent que la sagesse et la pureté des mœurs. Je suis tenté d’aller mourir dans une terre où les hommes soient moins injustes. Je me tais ; j’ai trop à dire. »
Et le 12, il reprenait : « Je suis incapable de prendre aucun plaisir après la funeste catastrophe dont on veut me rendre en quelque façon responsable. Vous savez que je n’ai aucune part au livre que ces pauvres insensés adoraient à genoux. »
Il alla passer quelque temps, pour se tranquilliser, aux bains de Rolle, en Suisse. Il rêva de chercher un refuge dans la ville de Clèves, sous la protection du roi de Prusse, et d’y entraîner avec lui Diderot, d’Alembert et les encyclopédistes. Mais il ne tarda pas à reprendre possession de lui-même. L’indignation le ranima. Cette même année 1706, il adressa la Relation de la mort du chevalier de La Barre au célèbre auteur du livre Des Délits et des Peines, Beccaria, et plus tard, dès que Louis XVI fut monté sur le trône, il écrivit le Cri du sang innocent.
Le Dictionnaire philosophique continua de paraître dans tous les formats et de grossir, d’édition en édition. Il est encore aujourd’hui une des parties de l’œuvre de Voltaire les plus lues dans les classes populaires. Ainsi, dans les salles de lecture des bibliothèques publiques, c’est, à ce que m’ont assuré plusieurs administrateurs de ces établissements, un des livres qui sont le plus demandés en communication, et qu’on est obligé de renouveler le plus souvent.
Jusque-là Voltaire n’avait livré au christianisme que de légers combats. Avec le Dictionnaire philosophique, c’est la guerre qui commence. Elle fut infatigable, acharnée ; elle dura une quinzaine d’années sans trêve ni merci ; et il arriva qu’à la fin de ces quinze ans, Voltaire, comme dit M. Sainte-Beuve, avait fait Paris et la France à son image. Depuis lors, tout homme participant à la vie intellectuelle a dans la tête un fond d’idées voltairiennes, soit qu’il les ait puisées directement à la source, soit qu’il les ait reçues indirectement ou qu’elles lui soient transmises comme de naissance. Depuis lors l’apologétique chrétienne a dû partir aussi de ce fait incontestable, et, quand elle a prétendu le nier simplement et n’en point tenir compte, elle n’a fait qu’une œuvre stérile.
L.M.
Avertissement de Beuchot
Des lettres du roi de Prusse, qui jusqu’à ce jour n’ont pas été admises dans les Œuvres de Voltaire, à qui pourtant elles sont adressées, donnent la date de la composition des premiers articles du Dictionnaire philosophique, et la fixent à 1751. Colini ne la met cependant qu’à 1752. « Il faut, dit-il, placer à cette année le projet du Dictionnaire philosophique, qui ne parut que longtemps après. Le plan de cet ouvrage fut conçu à Potsdam. J’étais chaque soir dans l’usage de lire à Voltaire, lorsqu’il était dans son lit, quelques morceaux de l’Arioste ou de Boccace : je remplissais avec plaisir mes fonctions de lecteur, parce qu’elles me mettaient à même de recueillir d’excellentes observations, et me fournissaient une occasion favorable de m’entretenir avec lui sur divers sujets. Le 28 septembre, il se mit au lit fort préoccupé : il m’apprit qu’au souper du roi on s’était amusé de l’idée d’un Dictionnaire philosophique, que cette idée s’était convertie en un projet sérieusement adopté, que les gens de lettres du roi et le roi lui-même devaient y travailler de concert, et que l’on en distribuerait les articles, tels que Adam, Abraham, etc. Je crus d’abord que ce projet n’était qu’un badinage ingénieux inventé pour égayer le souper ; mais Voltaire, vif et ardent au travail, commença dès le lendemain. »
Les détails donnés par Colini sont tellement précis qu’on est tenté de penser que les lettres du roi de Prusse auront été mal datées dans les copies que j’ai sous les yeux.
L’ouvrage ne parut cependant qu’en 1764 sous le titre de Dictionnaire philosophique portatif, en un volume in-8°, que Voltaire désigne quelquefois sous le seul nom de Portatif. Une nouvelle édition in-8°, augmentée de huit articles, vit le jour en décembre 1764, mais avec la date de 1765, date sous laquelle je citerai cette édition, qui fut bientôt reproduite en un seul volume petit in-8°; l’édition de 1765, en deux volumes in-12, est augmentée de seize nouveaux articles.
Cependant le parlement de Paris, par arrêt du 19 mars 1765, condamna au feu le Dictionnaire philosophique ; et, le 8 juillet de la même année, la congrégation de l’Index à Rome le proscrivit : c’était autant d’éléments de succès de plus. De nouvelles additions furent faites à l’édition de 1767, en un seul volume in-8° de 580 pages, et d’autres encore à l’édition de 1769, en deux volumes in-8°, sous le titre de : la Raison par alphabet, sixième édition revue, corrigée et augmentée par l’auteur. L’édition de 1767, aussi intitulée sixième édition, était augmentée de trente-sept articles qui ont été imprimés séparément in-8° pour supplément à l’édition de 1765 de même format. Le frontispice de l’édition de 1770, deux parties in-8°, porte : Dictionnaire philosophique, ou la Raison par alphabet, septième édition revue, etc. Une partie seulement des articles, formant alors le Dictionnaire philosophique, a été reproduite, soit en 1775, dans l’édition encadrée, tome XXXVIII (Ier des Pièces détachées attribuées à divers hommes célèbres), soit en 1777, dans l’édition in-4°, tome XXVIII ; et dans toutes les deux, sous la rubrique de : Fragments sur divers sujets par ordre alphabétique. Une réimpression de 1776 a pour titre : la Raison par alphabet, ou supplément aux Questions sur l’Encyclopédie, attribué à divers hommes célèbres, dixième et dernière édition, revue, corrigée et augmentée par l’auteur, in-8° de 359 pages.
Il y a loin de là aux sept volumes, ou plus de 3 500 pages, que remplit aujourd’hui le Dictionnaire philosophique. Cette augmentation est le résultat des dispositions des éditeurs de Kehl, qui, ainsi qu’ils le disent dans leur Avertissement, ont fait un seul ouvrage de plusieurs, en refondant dans le Dictionnaire philosophique :
1° Les Questions sur l’Encyclopédie ;
2° L’Opinion par alphabet ;
3° Les Articles insérés dans l’Encyclopédie ;
4° Plusieurs articles destinés par l’auteur au Dictionnaire de l’Académie ;
5° Un grand nombre de morceaux publiés depuis plus ou moins longtemps.
Les Questions sur l’Encyclopédie parurent de 1770 à 1772, en neuf volumes in-8°. Les trois premiers sont datés de 1770, et contiennent jusqu’au mot CIEL DES ANCIENS ; le quatrième, qui vit le jour en 1771, commence par l’article CICÉRON ; les cinquième, sixième, septième et huitième sont de la même année ; le dernier mot est SUPPLICE. Enfin le neuvième, commençant par la troisième section du mot SUPERSTITION, et qui, outre la fin de l’alphabet, contient un Supplément et une réimpression des Lettres de Memmius à Cicéron (voyez les Mélanges, année 1771), porte la date de 1772. Voltaire doit ne pas avoir été étranger à une réimpression aussi en neuf volumes in-8°, commencée en 1771, date sous laquelle je l’ai citée, réimpression dans laquelle parut l’Addition de l’éditeur qui fait partie de l’article ANA, pages 205-208 du présent volume. L’édition in-4° de 1774 contient des augmentations. Quelques personnes ont cru que les Questions sur l’Encyclopédie n’étaient qu’une nouvelle édition du Dictionnaire philosophique. Voltaire n’avait reproduit dans les Questions qu’un petit nombre d’articles du Dictionnaire. À cela près, les deux ouvrages n’ont de commun que la distribution par ordre alphabétique.
Je ne puis dire précisément de quoi se composait l’Opinion par alphabet que Voltaire avait laissée en manuscrit. Il en est de même des articles qui étaient destinés pour le Dictionnaire de l’Académie française.
Ce n’était pas assez d’avoir brûlé le Dictionnaire philosophique, le 19 mars 1765. On mit cet ouvrage sur le bûcher qui consuma les restes du chevalier de La Barre, le 1er juillet 1766 ; voyez dans les Mélanges, année 1766, la Relation de la mort du chevalier de La Barre.
Les critiques ne furent pas moins acharnés contre ce livre. Les rédacteurs du Monthly Review appelaient l’auteur inconsidéré, dissolu, déréglé, infâme. En France, Larcher le traitait de bête féroce ; voyez mon Avertissement en tête du tome XI.
L’abbé Chaudon est le principal auteur du Dictionnaire antiphilosophique pour servir de commentaire et de correctif au Dictionnaire philosophique et aux autres livres qui ont paru de nos jours contre le christianisme, Avignon, 1767, in-8°; 1769, 2 volumes in-8°; 1772, 2 volumes in-8°, et dont la dernière édition, 1785, 2 volumes in-8°, est intitulée Anti-Dictionnaire philosophique, etc., 4e édition, corrigée, considérablement augmentée et entièrement refondue sur les mémoires de divers théologiens. Les diverses éditions de l’ouvrage de Chaudon contiennent l’arrêt du parlement, du 19 mars 1765, et le réquisitoire d’Omer Joly de Fleury ; mais l’édition de 1767 est la seule où l’on trouve quelques pièces relatives à la condamnation de plusieurs livres, et la Lettre du R.P. Routh, jésuite, à monseigneur Gualterio, nonce de Sa Sainteté, à Paris (sur la catholicité et les derniers moments de Montesquieu). On a quelquefois confondu l’ouvrage de Chaudon avec celui de Nonotte, dont je parlerai plus bas.
L’abbé François s’escrima en même temps contre deux ouvrages de Voltaire, en publiant ses Observations sur la Philosophie de l’histoire et sur le Dictionnaire philosophique, avec des réponses à plusieurs difficultés ; 1770, 2 volumes in-8°; voyez mon Avertissement en tête du tome XI.
L’abbé Paulian donna la même année son Dictionnaire philosopho-théologique portatif ; 1770, un volume in-8°. Les éditeurs de Kehl, dans une note sur le chapitre XIII de l’Homme aux quarante écus, ont confondu cet ouvrage avec celui de Chaudon.
L’abbé Nonotte fit paraître, en 1772, un Dictionnaire philosophique de la religion, où l’on établit tous les points de la religion attaqués par les incrédules, et où l’on répond à toutes leurs objections, 4 volumes in-12.
Ce n’est point par l’aménité que se distinguent les critiques de ces quatre abbés, tandis que c’est avec beaucoup de modestie et d’honnêteté que des opinions de Voltaire sont combattues dans les Remarques sur un livre intitulé Dictionnaire philosophique portatif, par un membre de l’illustre Société d’Angleterre pour l’avancement et la propagation de la doctrine chrétienne ; Lausanne, 1765, in-12.
La date de ces cinq écrits indique assez qu’ils portent sur le Dictionnaire philosophique dans sa forme primitive, c’est-à-dire tel qu’il était en 1764 et années suivantes. C’est sur l’ouvrage dans la forme qui lui a été donnée par les éditeurs de Kehl que portent les Observations philosophiques sur le Dictionnaire philosophique de Voltaire, par G. Feydel, 1820, in-12, dont il n’a paru que les quarante-huit premières pages, qui viennent jusques à ABUS DES MOTS inclusivement.
C’était dans leur Dictionnaire philosophique que les éditeurs de Kehl avaient placé la plupart des Lettres philosophiques, ou sur les Anglais ; je les ai, en 1817, rétablies en corps d’ouvrage, et dans leur forme primitive ; on les trouvera dans les Mélanges, à l’année 1734.
On ne peut guère prendre le même parti pour le Dictionnaire philosophique tel qu’il était originairement, c’est-à-dire de 1764 à 1769, et pour les Questions sur l’Encyclopédie. Les deux ouvrages étant de même nature et rangés dans le même ordre, le lecteur, si on les séparait aujourd’hui, serait souvent embarrassé dans ses recherches. Mais en conservant la fusion des deux ouvrages, j’ai cru utile de donner la date de la publication de chaque article, et j’ai fait la même chose pour tous les autres morceaux qui composent aujourd’hui le Dictionnaire philosophique. Si l’on excepte les articles de la lettre T, qui, la plupart, étaient évidemment destinés pour le Dictionnaire de l’Académie, il n’y a, dans les sept volumes, qu’environ quarante articles dont je ne donne pas la date. Il est à croire que la plupart, sinon tous, sont posthumes et appartenaient à l’Opinion par alphabet, dont il est question dans la note 5 de la page VIII.
J’ai déplacé quelques articles ; mais, toutes les fois que je l’ai fait, une note indique à quel endroit on trouvera les morceaux déplacés.
Deux morceaux seulement ont été ajoutés dans cette édition de 1829. Ce sont : 1° l’article GÉNÉREUX ; 2° un supplément à l’article QUISQUIS, que je tiens de feu M. Decroix, l’un des éditeurs de Kehl.
J’ai admis un assez grand nombre de variantes. Les plus remarquables sont aux articles ÉGALITÉ, FONTE, GUERRE. Celle de la fin de l’article FONTE est d’autant plus importante qu’elle sert à expliquer un passage de la lettre de Voltaire à d’Alembert, du 19 auguste 1770.
Wagnière, dont on trouvera le nom dans quelques notes, a été secrétaire de Voltaire pendant plus de vingt ans : Il était entré chez lui en 1754, et y resta jusqu’à la mort du patriarche.
B.
1er avril 1829.
Préface du Dictionnaire Philosophique
(ÉDITION DE 1765.)
Il y a déjà quatre éditions de ce Dictionnaire, mais toutes incomplètes et informes ; nous n’avions pu en conduire aucune. Nous donnons enfin celle-ci, qui l’emporte sur toutes les autres pour la correction, pour l’ordre, et pour le nombre des articles. Nous les avons tous tirés des meilleurs auteurs de l’Europe, et nous n’avons fait aucun scrupule de copier quelquefois une page d’un livre connu, quand cette page s’est trouvée nécessaire à notre collection. Il y a des articles tout entiers de personnes encore vivantes, parmi lesquelles on compte de savants pasteurs. Ces morceaux sont depuis longtemps assez connus des savants, comme APOCALYPSE, CHRISTIANISME, MESSIE, MOÏSE, MIRACLES, etc. Mais dans l’article MIRACLES, nous avons ajouté une page entière du célèbre docteur Middleton, bibliothécaire de Cambridge.
On trouvera aussi plusieurs passages du savant évêque de Glocester, Warburton. Les manuscrits de M. Dumarsais nous ont beaucoup servi ; mais nous avons rejeté unanimement tout ce qui a semblé favoriser l’épicuréisme. Le dogme de la Providence est si sacré, si nécessaire au bonheur du genre humain, que nul honnête homme ne doit exposer ses lecteurs à douter d’une vérité qui ne peut faire de mal en aucun cas, et qui peut toujours opérer beaucoup de bien.
Nous ne regardons point ce dogme de la Providence universelle comme un système, mais comme une chose démontrée à tous les esprits raisonnables ; au contraire, les divers systèmes sur la nature de l’âme, sur la grâce, sur des opinions métaphysiques, qui divisent toutes les communions, peuvent être soumis à l’examen : car, puisqu’ils sont en contestation depuis dix-sept cents années, il est évident qu’ils ne portent point avec eux le caractère de certitude ; ce sont des énigmes que chacun peut deviner selon la portée de son esprit.
L’article GENÈSE est d’un très habile homme, favorisé de l’estime et de la confiance d’un grand prince : nous lui demandons pardon d’avoir accourci cet article. Les bornes que nous nous sommes prescrites ne nous ont pas permis de l’imprimer tout entier ; il aurait rempli près de la moitié d’un volume.
Quant aux objets de pure littérature, on reconnaîtra aisément les sources où nous avons puisé. Nous avons tâché de joindre l’agréable à l’utile, n’ayant d’autre mérite et d’autre part à cet ouvrage que le choix. Les personnes de tout état trouveront de quoi s’instruire en s’amusant. Ce livre n’exige pas une lecture suivie ; mais, à quelque endroit qu’on l’ouvre, on trouve de quoi réfléchir. Les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié ; ils étendent les pensées dont on leur présente le germe ; ils corrigent ce qui leur semble défectueux, et fortifient par leurs réflexions ce qui leur paraît faible.
Ce n’est même que par des personnes éclairées que ce livre peut être lu ; le vulgaire n’est pas fait pour de telles connaissances : la philosophie ne sera jamais son partage. Ceux qui disent qu’il y a des vérités qui doivent être cachées au peuple ne peuvent prendre aucune alarme ; le peuple ne lit point ; il travaille six jours de la semaine, et va le septième au cabaret. En un mot, les ouvrages de philosophie ne sont faits que pour les philosophes, et tout honnête homme doit chercher à être philosophe, sans se piquer de l’être.
Nous finissons par faire de très humbles excuses aux personnes de considération, qui nous ont favorisés de quelques nouveaux articles, de n’avoir pu les employer comme nous l’aurions voulu ; ils sont venus trop tard. Nous n’en sommes pas moins sensibles à leur bonté et à leur zèle estimable.
Introduction aux Questions sur l’Encyclopédie par des Amateurs
(1770)
Quelques gens de lettres, qui ont étudié l’Encyclopédie, ne proposent ici que des questions, et ne demandent que des éclaircissements ; ils se déclarent douteurs et non docteurs. Ils doutent surtout de ce qu’ils avancent ; ils respectent ce qu’ils doivent respecter ; ils soumettent leur raison dans toutes les choses qui sont au-dessus de leur raison, et il y en a beaucoup.
L’Encyclopédie est un monument qui honore la France ; aussi fut-elle persécutée dès qu’elle fut entreprise. Le discours préliminaire qui la précéda était un vestibule d’une ordonnance magnifique et sage, qui annonçait le palais des sciences ; mais il avertissait la jalousie et l’ignorance de s’armer. On décria l’ouvrage avant qu’il parût ; la basse littérature se déchaîna ; on écrivit des libelles diffamatoires contre ceux dont le travail n’avait pas encore paru.
Mais à peine l’Encyclopédie a-t-elle été achevée que l’Europe en a reconnu l’utilité ; il a fallu réimprimer en France et augmenter cet ouvrage immense, qui est de vingt-deux volumes in-folio : on l’a contrefait en Italie, et des théologiens même ont embelli et fortifié les articles de théologie à la manière de leur pays : on le contrefait chez les Suisses, et les additions dont on le charge sont sans doute entièrement opposées à la méthode italienne, afin que le lecteur impartial soit en état de juger.
Cependant cette entreprise n’appartenait qu’à la France ; des Français seuls l’avaient conçue et exécutée. On en tira quatre mille deux cent cinquante exemplaires, dont il ne reste pas un seul chez les libraires. Ceux qu’on peut trouver par un hasard heureux se vendent aujourd’hui dix-huit cents francs ; ainsi tout l’ouvrage pourrait avoir opéré une circulation de sept millions six cent cinquante mille livres. Ceux qui ne considéreront que l’avantage du négoce verront que celui des deux Indes n’en a jamais approché. Les libraires y ont gagné environ cinq cents pour cent, ce qui n’est jamais arrivé depuis près de deux siècles dans aucun commerce. Si on envisage l’économie politique, on verra que plus de mille ouvriers, depuis ceux qui recherchent la première matière du papier, jusqu’à ceux qui se chargent des plus belles gravures, ont été employés et ont nourri leurs familles.
Il y a un autre prix pour les auteurs, le plaisir d’expliquer le vrai, l’avantage d’enseigner le genre humain, la gloire : car pour le faible honoraire qui en revint à deux ou trois auteurs principaux, et qui fut si disproportionné à leurs travaux immenses, il ne doit pas être compté. Jamais on ne travailla avec tant d’ardeur et avec un plus noble désintéressement.
On vit bientôt des personnages recommandables dans tous les rangs, officiers généraux, magistrats, ingénieurs, véritables gens de lettres, s’empresser à décorer cet ouvrage de leurs recherches, souscrire et travailler à la fois : ils ne voulaient que la satisfaction d’être utiles ; ils ne voulaient point être connus, et c’est malgré eux qu’on a imprimé le nom de plusieurs.
Le philosophe s’oublia pour servir les hommes ; l’intérêt, l’envie et le fanatisme, ne s’oublièrent pas. Quelques jésuites qui étaient en possession d’écrire sur la théologie et sur les belles-lettres pensaient qu’il n’appartenait qu’aux journalistes de Trévoux d’enseigner la terre : ils voulurent au moins avoir part à l’Encyclopédie pour de l’argent, car il est à remarquer qu’aucun jésuite n’a donné au public ses ouvrages sans les vendre ; mais en cela il n’y a point de reproche à leur faire.
Dieu permit en même temps que deux ou trois convulsionnaires se présentassent pour coopérer à l’Encyclopédie : on avait à choisir entre ces deux extrêmes ; on les rejeta tous deux également comme de raison, parce qu’on n’était d’aucun parti, et qu’on se bornait à chercher la vérité. Quelques gens de lettres furent exclus aussi, parce que les places étaient prises. Ce furent autant d’ennemis qui tous se réunirent contre l’Encyclopédie dès que le premier tome parut. Les auteurs furent traités comme l’avaient été à Paris les inventeurs de l’art admirable de l’imprimerie, lorsqu’ils vinrent y débiter quelques-uns de leurs essais ; on les prit pour des sorciers, on saisit juridiquement leurs livres, on commença contre eux un procès criminel. Les encyclopédistes furent accueillis précisément avec la même justice et la même sagesse.
Un maître d’école connu alors dans Paris, ou du moins dans la canaille de Paris, pour un très ardent convulsionnaire, se chargea, au nom de ses confrères, de déférer l’Encyclopédie comme un ouvrage contre les mœurs, la religion et l’État. Cet homme avait joué quelque temps sur le théâtre des marionnettes de Saint-Médard, et avait poussé la friponnerie du fanatisme jusqu’à se faire suspendre en croix, et à paraître réellement crucifié avec une couronne d’épines sur la tête, le 2 mars 1749, dans la rue Saint-Denis, vis-à-vis Saint-Leu et Saint-Gilles, en présence de cent convulsionnaires : ce fut cet homme qui se porta pour délateur ; il fut à la fois l’organe des journalistes de Trévoux, des bateleurs de Saint-Médard, et d’un certain nombre d’hommes ennemis de toute nouveauté, et encore plus de tout mérite.
Il n’y avait point eu d’exemple d’un pareil procès. On accusait les auteurs non pas de ce qu’ils avaient dit, mais de ce qu’ils diraient un jour. « Voyez, disait-on, la malice : le premier tome est plein de renvois aux derniers ; donc c’est dans les derniers que sera tout le venin. » Nous n’exagérons point : cela fut dit mot à mot.
L’Encyclopédie fut supprimée sur cette divination ; mais enfin la raison l’emporte. Le destin de cet ouvrage a été celui de toutes les entreprises utiles, de presque tous les bons livres, comme celui de la Sagesse de Charron, de la savante histoire composée par le sage de Thou, de presque toutes les vérités neuves, des expériences contre l’horreur du vide, de la rotation de la terre, de l’usage de l’émétique, de la gravitation, de l’inoculation. Tout cela fut condamné d’abord, et reçu ensuite avec la reconnaissance tardive du public.
Le délateur couvert de honte est allé à Moscou exercer son métier de maître d’école ; et là il peut se faire crucifier, s’il lui en prend envie, mais il ne peut ni nuire à l’Encyclopédie, ni séduire des magistrats. Les autres serpents qui mordaient la lime ont usé leurs dents et cessé de mordre.
Comme la plupart des savants et des hommes de génie qui ont contribué avec tant de zèle à cet important ouvrage s’occupent à présent du soin de le perfectionner et d’y ajouter même plusieurs volumes, et comme dans plus d’un pays on a déjà commencé des éditions, nous avons cru devoir présenter aux amateurs de la littérature un essai de quelques articles omis dans le grand dictionnaire, ou qui peuvent souffrir quelques additions, ou qui, ayant été insérés par des mains étrangères, n’ont pas été traités selon les vues des directeurs de cette entreprise immense.
C’est à eux que nous dédions notre essai, dont ils pourront prendre et corriger ou laisser les articles, à leur gré, dans la grande édition que les libraires de Paris préparent. Ce sont des plantes exotiques que nous leur offrons ; elles ne mériteront d’entrer dans leur vaste collection qu’autant qu’elles seront cultivées par de telles mains, et c’est alors qu’elles pourront recevoir la vie.
Avertissement de la collection intitulée L’opinion en alphabet
« (Sunt multi) quos oportet redargui, qui universas domos subvertunt, docentes quæ non oportet, turpis lucri gratia ; il faut fermer la bouche à ceux qui renversent toutes les familles, enseignant, par un intérêt honteux, ce qu’on ne doit point enseigner. » (Épître de saint Paul à Tite, ch. I, v. 11.)
Cet alphabet est extrait des ouvrages les plus estimés qui ne sont pas communément à la portée du grand nombre ; et si l’auteur ne cite pas toujours les sources où il a puisé, comme étant assez connues des doctes, il ne doit pas être soupçonné de vouloir se faire honneur du travail d’autrui, puisqu’il garde lui-même l’anonyme, suivant cette parole de l’Évangile : Que votre main gauche ne sache point ce que fait votre droite.
A
A
Nous aurons peu de questions à faire sur cette première lettre de tous les alphabets. Cet article de l’Encyclopédie, plus nécessaire qu’on ne croirait, est de César Dumarsais, qui n’était bon grammairien que parce qu’il avait dans l’esprit une dialectique très profonde et très nette. La vraie philosophie tient à tout, excepté à la fortune. Ce sage, qui était pauvre et dont l’Éloge se trouve à la tête du septième volume de l’Encyclopédie, fut persécuté par l’auteur de Marie à la Coque, qui était riche ; et sans les générosités du comte de Lauraguais, il serait mort dans la plus extrême misère. Saisissons cette occasion de dire que jamais la nation française ne s’est plus honorée que de nos jours par ces actions de véritable grandeur faites sans ostentation. Nous avons vu plus d’un ministre d’État encourager les talents dans l’indigence et demander le secret. Colbert les récompensait, mais avec l’argent de l’État, Fouquet avec celui de la déprédation. Ceux dont je parle ont donné de leur propre bien ; et par là ils sont au-dessus de Fouquet, autant que par leur naissance, leurs dignités et leur génie. Comme nous ne les nommons point, ils ne doivent pas se fâcher. Que le lecteur pardonne cette digression qui commence notre ouvrage. Elle vaut mieux que ce que nous dirons sur la lettre A, qui a été si bien traitée par feu M. Dumarsais, et par ceux qui ont joint leur travail au sien. Nous ne parlerons point des autres lettres, et nous renvoyons à l’Encyclopédie, qui dit tout ce qu’il faut sur cette matière.
On commence à substituer la lettre a à la lettre o dans français, française, anglais, anglaise, et dans tous les imparfaits, comme il employait, il octroyait, il ploierait, etc. ; la raison n’en est-elle pas évidente ? ne faut-il pas écrire comme on parle autant qu’on le peut ? n’est-ce pas une contradiction d’écrire oi et de prononcer ai ? Nous disions autrefois je croyois, j’octroyois, j’employois, je ployois : lorsque enfin on adoucit ces sons barbares, on ne songea point à réformer les caractères, et le langage démentit continuellement l’écriture.
Mais quand il fallut faire rimer en vers les ois qu’on prononçait ais, avec les ois qu’on prononçait ois, les auteurs furent bien embarrassés. Tout le monde, par exemple, disait français dans la conversation et dans les discours publics ; mais comme la coutume vicieuse de rimer pour les yeux et non pas pour les oreilles s’était introduite parmi nous, les poètes se crurent obligés de faire rimer françois à lois, rois, exploits ; et alors les mêmes académiciens qui venaient de prononcer français dans un discours oratoire, prononçaient françois dans les vers. On trouve dans une pièce de vers de Pierre Corneille, sur le passage du Rhin, assez peu connue :
Quel spectacle d’effroi, grand Dieu ! si toutefois
Quelque chose pouvoit effrayer des François.
Le lecteur peut remarquer quel effet produiraient aujourd’hui ces vers, si l’on prononçait, comme sous François Ier, pouvait par un o ; quelle cacophonie feraient effroi, toutefois, pouvoit, françois.
Dans le temps que notre langue se perfectionnait le plus, Boileau disait :
Qu’il s’en prenne à sa muse allemande en françois ;
Mais laissons Chapelain pour la dernière fois.
Aujourd’hui que tout le monde dit français, ce vers de Boileau lui-même paraîtrait un peu allemand.
Nous nous sommes enfin défaits de cette mauvaise habitude d’écrire le mot français comme on écrit saint François. Il faut du temps pour réformer la manière d’écrire tous ces autres mots dans lesquels les yeux trompent toujours les oreilles. Vous écrivez encore je croyois ; et si vous prononciez je croyois, en faisant sentir les deux o, personne ne pourrait vous supporter. Pourquoi donc, en ménageant nos oreilles, ne ménagez-vous pas aussi nos yeux ? pourquoi n’écrivez-vous pas je croyais, puisque je croyois est absolument barbare ?
Vous enseignez la langue française à un étranger ; il est d’abord surpris que vous prononciez je croyais, j’octroyais, j’employais ; il vous demande pourquoi vous adoucissez la prononciation de la dernière syllabe, et pourquoi vous n’adoucissez pas la précédente ; pourquoi dans la conversation vous ne dites pas je crayais, j’emplayais, etc.
Vous lui répondez, et vous devez lui répondre, qu’il y a plus de grâce et de variété à faire succéder une diphtongue à une autre. La dernière syllabe, lui dites-vous, dont le son reste dans l’oreille, doit être plus agréable et plus mélodieuse que les autres, et c’est la variété dans la prononciation de ces syllabes qui fait le charme de la prosodie.
L’étranger vous répliquera : Vous deviez m’en avertir par l’écriture comme vous m’en avertissez dans la conversation. Ne voyez-vous pas que vous m’embarrassez beaucoup lorsque vous orthographiez d’une façon et que vous prononcez d’une autre ?
Les plus belles langues, sans contredit, sont celles où les mêmes syllabes portent toujours une prononciation uniforme : telle est la langue italienne. Elle n’est point hérissée de lettres qu’on est obligé de supprimer ; c’est le grand vice de l’anglais et du français. Qui croirait, par exemple, que ce mot anglais handkerchief se prononce ankicher ? et quel étranger imaginera que paon, Laon, se prononcent en français pan et Lan ? Les Italiens se sont défaits de la lettre h au commencement des mots, parce qu’elle n’y a aucun son, et de la lettre x entièrement, parce qu’ils ne la prononcent plus : que ne les imitons-nous ? avons-nous oublié que l’écriture est la peinture de la voix ?
Vous dites anglais, portugais, français ; mais vous dites danois, suédois : comment devinerai-je cette différence, si je n’apprends votre langue que dans vos livres ? Et pourquoi, en prononçant anglais et portugais, mettez-vous un o à l’un et un a à l’autre ? Pourquoi n’avez-vous pas la mauvaise habitude d’écrire portugois, comme vous avez la mauvaise habitude d’écrire anglois ? En un mot, ne paraît-il pas évident que la meilleure méthode est d’écrire toujours par a ce qu’on prononce par a ?
A
A, troisième personne au présent de l’indicatif du verbe avoir. C’est un défaut sans doute qu’un verbe ne soit qu’une seule lettre, et qu’on exprime il a raison, il a de l’esprit, comme on exprime il est à Paris, il est à Lyon.
… Hodieque manent vestigia ruris.
HOR., 1. II, ep. I, v 160.
Il a eu choquerait horriblement l’oreille, si on n’y était pas accoutumé : plusieurs écrivains se servent souvent de cette phrase, la différence qu’il y a ; la distance qu’il y a entre eux ; est-il rien de plus languissant à la fois et de plus rude ? n’est-il pas aisé d’éviter cette imperfection du langage, en disant simplement la distance, la différence entre eux ? à quoi bon ce qu’il et cet y a, qui rendent le discours sec et diffus, et qui réunissent ainsi les plus grands défauts ?
Ne faut-il pas surtout éviter le concours de deux a ? il va à Paris, il a Antoine en aversion. Trois et quatre a sont insupportables ; il va à Amiens, et de là à Arques.
La poésie française proscrit ce heurtement de voyelles.
Gardez qu’une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée.
Les Italiens ont été obligés de se permettre cet achoppement de sons qui détruisent l’harmonie naturelle, ces hiatus, ces bâillements que les Latins étaient soigneux d’éviter. Pétrarque ne fait nulle difficulté de dire :
Movesi’l vecchierel canuto e bianco
Del dolce loco, ov’ha sua età fornita.
PET., I.s. 14.
L’Arioste a dit :
Non sa quel che sia Amor…
Dovea fortuna alla cristiana fede…
Tanto girò che venne a una riviera…
Altra aventura al buon Rinaldo accadde…
Cette malheureuse cacophonie est nécessaire en italien, parce que la plus grande partie des mots de cette langue se termine en a, e, i, o, u. Le latin, qui possède une infinité de terminaisons, ne pouvait guère admettre un pareil heurtement de voyelles, et la langue française est encore en cela plus circonspecte et plus sévère que le latin. Vous voyez très rarement dans Virgile une voyelle suivie d’un mot commençant par une voyelle ; ce n’est que dans un petit nombre d’occasions où il faut exprimer quelque désordre de l’esprit,
Arma amens capio…
(Æn., II, 314.)
ou lorsque deux spondées peignent un lieu vaste et désert,
Et Neptuno Aegeo.
(Æn., III, 74.)
Homère, il est vrai, ne s’assujettit pas à cette règle de l’harmonie, qui rejette le concours des voyelles, et surtout des a ; les finesses de l’art n’étaient pas encore connues de son temps, et Homère était au-dessus de ces finesses ; mais ses vers les plus harmonieux sont ceux qui sont composés d’un assemblage heureux de voyelles et de consonnes. C’est ce que Boileau recommande dès le premier chant de l’Art poétique.
La lettre A chez presque toutes les nations devint une lettre sacrée, parce qu’elle était la première ; les Égyptiens joignirent cette superstition à tant d’autres : de là vient que les Grecs d’Alexandrie l’appelaient hier alpha ; et comme oméga était la dernière lettre, ces mots alpha et oméga signifièrent le complément de toutes choses. Ce fut l’origine de la cabale et de plus d’une mystérieuse démence.
Les lettres servaient de chiffres et de notes de musique ; jugez quelle foule de connaissances secrètes cela produisit : a, b, c, d, e, f, g, étaient les sept cieux. L’harmonie des sphères célestes était composée des sept premières lettres, et un acrostiche rendait raison de tout dans la vénérable antiquité.
ABC, ou Alphabet
Si M. Dumarsais vivait encore, nous lui demanderions le nom de l’alphabet. Prions les savants hommes qui travaillent à l’Encyclopédie de nous dire pourquoi l’alphabet n’a point de nom dans aucune langue de l’Europe. Alphabet ne signifie autre que A B, et A B ne signifie rien, ou tout au plus il indique deux sons, et ces deux sons n’ont aucun rapport l’un avec l’autre. Beth n’est point formé d’Alpha, l’un est le premier, l’autre le second ; et on ne sait pas pourquoi.
Or, comment s’est-il pu faire qu’on manque de termes pour exprimer la porte de toutes les sciences ? La connaissance des nombres, l’art de compter, ne s’appelle point un-deux ; et le rudiment de l’art d’exprimer ses pensées n’a dans l’Europe aucune expression propre qui le désigne.
L’alphabet est la première partie de la grammaire ; ceux qui possèdent la langue arabe, dont je n’ai pas la plus légère notion, pourront m’apprendre si cette langue, qui a, dit-on, quatre-vingts mots pour signifier un cheval, en aurait un pour signifier l’alphabet.
Je proteste que je ne sais pas plus le chinois que l’arabe ; cependant j’ai lu dans un petit vocabulaire chinois que cette nation s’est toujours donné deux mots pour exprimer le catalogue, la liste des caractères de sa langue : l’un est ho-tou, l’autre haipien ; nous n’avons ni ho-tou ni haipien dans nos langues occidentales. Les Grecs n’avaient pas été plus adroits que nous : ils disaient alphabet. Sénèque le philosophe se sert de la phrase grecque pour exprimer un vieillard comme moi qui fait des questions sur la grammaire : il l’appelle Skedon analphabetos. Or, cet alphabet, les Grecs le tenaient des Phéniciens, de cette nation nommée le peuple lettré par les Hébreux mêmes, lorsque ces Hébreux vinrent s’établir si tard auprès de leur pays.
Il est à croire que les Phéniciens, en communiquant leurs caractères aux Grecs, leur rendirent un grand service en les délivrant de l’embarras de l’écriture égyptiaque que Cécrops leur avait apportée d’Égypte : les Phéniciens, en qualité de négociants, rendaient tout aisé ; les Égyptiens, en qualité d’interprètes des dieux, rendaient tout difficile.
Je m’imagine entendre un marchand phénicien abordé dans l’Achaïe, dire à un Grec son correspondant : « Non seulement mes caractères sont aisés à écrire, et rendent la pensée ainsi que les sons de la voix ; mais ils expriment nos dettes actives et passives. Mon aleph, que vous voulez prononcer alpha, vaut une once d’argent ; betha en vaut deux ; ro en vaut cent ; sigma en vaut deux cents. Je vous dois deux cents onces : je vous paye un ro, reste un ro que je vous dois encore ; nous aurons bientôt fait nos comptes. »
Les marchands furent probablement ceux qui établirent la société entre les hommes, en fournissant à leurs besoins ; et pour négocier il faut s’entendre.
Les Égyptiens ne commercèrent que très tard ; ils avaient la mer en horreur : c’était leur Typhon. Les Tyriens furent navigateurs de temps immémorial : ils lièrent ensemble les peuples que la nature avait séparés, et ils réparèrent les malheurs où les révolutions de ce globe avaient plongé souvent une grande partie du genre humain. Les Grecs à leur tour allèrent porter leur commerce et leur alphabet commode chez d’autres peuples qui le changèrent un peu, comme les Grecs avaient changé celui des Tyriens. Lorsque leurs marchands, dont on fit depuis des demi-dieux, allèrent établir à Colchos un commerce de pelleterie qu’on appela la toison d’or, ils donnèrent leurs lettres aux peuples de ces contrées, qui les ont conservées et altérées. Ils n’ont point pris l’alphabet des Turcs auxquels ils sont soumis, et dont j’espère qu’ils secoueront le joug, grâce à l’impératrice de Russie.
Il est très vraisemblable (je ne dis pas très vrai, Dieu m’en garde !) que ni Tyr, ni l’Égypte, ni aucun Asiatique habitant vers la Méditerranée, ne communiqua son alphabet aux peuples de l’Asie orientale. Si les Tyriens ou même les Chaldéens qui habitaient vers l’Euphrate avaient, par exemple, communiqué leur méthode aux Chinois, il en resterait quelques traces ; ils auraient les signes des vingt-deux, vingt-trois, ou vingt-quatre lettres. Ils ont tout au contraire des signes de tous les mots qui composent leur langue ; et ils en ont, nous dit-on, quatre-vingt mille : cette méthode n’a rien de commun avec celle de Tyr. Elle est soixante et dix-neuf mille neuf cent soixante et seize fois plus savante et plus embarrassée que la nôtre. Joignez à cette prodigieuse différence, qu’ils écrivent de haut en bas, et que les Tyriens et les Chaldéens écrivaient de droite à gauche ; les Grecs et nous, de gauche à droite.
Examinez les caractères tartares, indiens, siamois, japonais, vous n’y voyez pas la moindre analogie avec l’alphabet grec et phénicien.
Cependant tous ces peuples, en y joignant même les Hottentots et les Cafres, prononcent à peu près les voyelles et les consonnes comme nous, parce qu’ils ont le larynx fait de même pour l’essentiel, ainsi qu’un paysan grison a le gosier fait comme la première chanteuse de l’Opéra de Naples. La différence qui fait de ce manant une basse-taille rude, discordante, insupportable, et de cette chanteuse un dessus de rossignol, est si imperceptible qu’aucun anatomiste ne peut l’apercevoir. C’est la cervelle d’un sot, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la cervelle d’un grand génie.
Quand nous avons dit que les marchands de Tyr enseignèrent leur A B C aux Grecs, nous n’avons pas prétendu qu’ils eussent appris aux Grecs à parler. Les Athéniens probablement s’exprimaient déjà mieux que les peuples de la basse Syrie : ils avaient un gosier plus flexible ; leurs paroles étaient un plus heureux assemblage de voyelles, de consonnes, et de diphtongues. Le langage des peuples de la Phénicie, au contraire, était rude, grossier : c’étaient des Shafiroth, des Astaroth, des Shabaoth, des Chammaim, des Chotihel, des Thopheth ; il y aurait là de quoi faire enfuir notre chanteuse de l’Opéra de Naples. Figurez-vous les Romains d’aujourd’hui qui auraient retenu l’ancien alphabet étrurien, et à qui des marchands hollandais viendraient apporter celui dont ils se servent à présent. Tous les Romains feraient fort bien de recevoir leurs caractères ; mais ils se garderaient bien de parler la langue batave. C’est précisément ainsi que le peuple d’Athènes en usa avec les matelots de Caphtor, venant de Tyr ou de Bérith : les Grecs prirent leur alphabet, qui valait mieux que celui du Misraim qui est l’Égypte, et rebutèrent leur patois.
Philosophiquement parlant, et abstraction respectueuse faite de toutes les inductions qu’on pourrait tirer des livres sacrés, dont il ne s’agit certainement pas ici, la langue primitive n’est-elle pas une plaisante chimère ?
Que diriez-vous d’un homme qui voudrait rechercher quel a été le cri primitif de tous les animaux, et comment il est arrivé que dans une multitude de siècles les moutons se soient mis à bêler, les chats à miauler, les pigeons à roucouler, les linottes à siffler ? Ils s’entendent tous parfaitement dans leurs idiomes, et beaucoup mieux que nous. Le chat ne manque pas d’accourir aux miaulements très articulés et très variés de la chatte ; c’est une merveilleuse chose de voir dans le Mirebalais une cavale dresser ses oreilles, frapper du pied, s’agiter aux braiements intelligibles d’un âne. Chaque espèce a sa langue. Celle des Esquimaux et des Algonquins ne fut point celle du Pérou. Il n’y a pas eu plus de langue primitive, et d’alphabet primitif, que de chênes primitifs, et que d’herbe primitive.
Plusieurs rabbins prétendent que la langue mère était le samaritain ; quelques autres ont assuré que c’était le bas-breton : dans cette incertitude, on peut fort bien, sans offenser les habitants de Quimper et de Samarie, n’admettre aucune langue mère.
Ne peut-on pas, sans offenser personne, supposer que l’alphabet a commencé par des cris et des exclamations ? Les petits enfants disent d’eux-mêmes, ha he quand ils voient un objet qui les frappe ; hi hi quand ils pleurent ; hu hu, hou hou, quand ils se moquent ; aïe quand on les frappe ; et il ne faut pas les frapper.
À l’égard des deux petits garçons que le roi d’Égypte Psammeticus (qui n’est pas un mot égyptien) fit élever pour savoir quelle était la langue primitive, il n’est guère possible qu’ils se soient tous deux mis à crier bec bec pour avoir à déjeuner.
Des exclamations formées par des voyelles, aussi naturelles aux enfants que le coassement l’est aux grenouilles, il n’y a pas si loin qu’on croirait à un alphabet complet. Il faut bien qu’une mère dise à son enfant l’équivalent de viens, tiens, prends, tais-toi, approche, va-t’en : ces mots ne sont représentatifs de rien, ils ne peignent rien ; mais ils se font entendre avec un geste.
De ces rudiments informes, il y a un chemin immense pour arriver à la syntaxe. Je suis effrayé quand je songe que de ce seul mot viens, il faut parvenir un jour à dire : « Je serais venu, ma mère, avec grand plaisir, et j’aurais obéi à vos ordres, qui me seront toujours chers, si en accourant vers vous je n’étais pas tombé à la renverse, et si une épine de votre jardin ne m’était pas entrée dans la jambe gauche. »
Il semble à mon imagination étonnée qu’il a fallu des siècles pour ajuster cette phrase, et bien d’autres siècles pour la peindre. Ce serait ici le lieu de dire, ou de tâcher de dire, comment on exprime et comment on prononce dans toutes les langues du monde père, mère, jour, nuit, terre, eau, boire, manger, etc. ; mais il faut éviter le ridicule autant qu’il est possible.
Les caractères alphabétiques présentant à la fois les noms des choses, leur nombre, les dates des évènements, les idées des hommes, devinrent bientôt des mystères aux yeux mêmes de ceux qui avaient inventé ces signes. Les Chaldéens, les Syriens, les Égyptiens, attribuèrent quelque chose de divin à la combinaison des lettres, et à la manière de les prononcer. Ils crurent que les noms signifiaient par eux-mêmes, et qu’ils avaient en eux une force, une vertu secrète. Ils allaient jusqu’à prétendre que le nom qui signifiait puissance était puissant de sa nature ; que celui qui exprimait ange était angélique ; que celui qui donnait l’idée de Dieu était divin. Cette science des caractères entra nécessairement dans la magie : point d’opération magique sans les lettres de l’alphabet.
Cette porte de toutes les sciences devint celle de toutes les erreurs ; les mages de tous les pays s’en servirent pour se conduire dans le labyrinthe qu’ils s’étaient construit, et où il n’était pas permis aux autres hommes d’entrer. La manière de prononcer des consonnes et des voyelles devint le plus profond des mystères, et souvent le plus terrible. Il y eut une manière de prononcer Jéhova, nom de Dieu chez les Syriens et les Égyptiens, par laquelle on faisait tomber un homme raide mort.
Saint Clément d’Alexandrie rapporte que Moïse fit mourir sur-le-champ le roi d’Égypte Nechephre, en lui soufflant ce nom dans l’oreille ; et qu’ensuite il le ressuscita en prononçant le même mot. Saint Clément d’Alexandrie est exact, il cite son auteur, c’est le savant Artapan : qui pourra récuser le témoignage d’Artapan ?
Rien ne retarda plus le progrès de l’esprit humain que cette profonde science de l’erreur, née chez les Asiatiques avec l’origine des vérités. L’univers fut abruti par l’art même qui devait l’éclairer.
Vous en voyez un grand exemple dans Origène, dans Clément d’Alexandrie, dans Tertullien, etc. Origène dit surtout expressément : « Si en invoquant Dieu, ou en jurant par lui, on le nomme le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, on fera, par ces noms, des choses dont la nature et la force sont telles que les démons se soumettent à ceux qui les prononcent ; mais si on le nomme d’un autre nom, comme Dieu de la mer bruyante, Dieu supplantateur, ces noms seront sans vertu : le nom d’Israël traduit en grec ne pourra rien opérer ; mais prononcez-le en hébreu, avec les autres mots requis, vous opérerez la conjuration. »
Le même Origène dit ces paroles remarquables : « Il y a des noms qui ont naturellement de la vertu : tels que sont ceux dont se servent les sages parmi les Égyptiens, les mages en Perse, les brachmanes dans l’Inde. Ce qu’on nomme magie n’est pas un art vain et chimérique, ainsi que le prétendent les stoïciens et les épicuriens : le nom de Sabaoth, celui d’Adonaï, n’ont pas été faits pour des êtres créés ; mais ils appartiennent à une théologie mystérieuse qui se rapporte au Créateur ; de là vient la vertu de ces noms quand on les arrange et qu’on les prononce selon les règles, etc. »
C’était en prononçant des lettres selon la méthode magique qu’on forçait la lune de descendre sur la terre. Il faut pardonner à Virgile d’avoir cru ces inepties, et d’en avoir parlé sérieusement dans sa huitième églogue (vers 69).
Carmina vel cœlo possunt deducere lunam.
On fait avec des mots tomber la lune en terre.
Enfin l’alphabet fut l’origine de toutes les connaissances de l’homme, et de toutes ses sottises.
Abbaye
Section première
C’est une communauté religieuse gouvernée par un abbé ou une abbesse.
Ce nom d’abbé, abbas en latin et en grec, abba en syrien et en chaldéen, vient de l’hébreu ab, qui veut dire père. Les docteurs juifs prenaient ce titre par orgueil ; c’est pourquoi Jésus disait à ses disciples : « N’appelez personne sur la terre votre père, car vous n’avez qu’un père, qui est dans les cieux. »
Quoique saint Jérôme se soit fort emporté contre les moines de son temps, qui, malgré la défense du Seigneur, donnaient ou recevaient le titre d’abbé, le sixième concile de Paris décide que, si les abbés sont des pères spirituels, et s’ils engendrent au Seigneur des fils spirituels, c’est avec raison qu’on les appelle abbés.
D’après ce décret, si quelqu’un a mérité le titre d’abbé, c’est assurément saint Benoît, qui, l’an 529, fonda sur le Mont-Cassin, dans le royaume de Naples, sa règle si éminente en sagesse et en discrétion, et si grave, si claire, à l’égard du discours et du style. Ce sont les propres termes du pape saint Grégoire, qui ne manque pas de faire mention du privilège singulier dont Dieu daigna gratifier ce saint fondateur : c’est que tous les bénédictins qui meurent au Mont-Cassin sont sauvés. L’on ne doit donc pas être surpris que ces moines comptent seize mille saints canonisés de leur ordre. Les bénédictines prétendent même qu’elles sont averties de l’approche de leur mort par quelque bruit nocturne qu’elles appellent les coups de saint Benoît.
On peut bien croire que ce saint abbé ne s’était pas oublié lui-même en demandant à Dieu le salut de ses disciples. En conséquence, le samedi 21 mars 543, veille du dimanche de la Passion, qui fut le jour de sa mort, deux moines, dont l’un était dans le monastère, l’autre en était éloigné, eurent la même vision. Ils virent un chemin couvert de tapis, et éclairé d’une infinité de flambeaux, qui s’étendaient vers l’orient depuis le monastère jusqu’au ciel. Un personnage vénérable y paraissait, qui leur demanda pour qui était ce chemin. Ils dirent qu’ils n’en savaient rien. C’est, ajouta-t-il, par où Benoît, le bien-aimé de Dieu, est monté au ciel.
Un ordre dans lequel le salut était si assuré s’étendit bientôt dans d’autres États, dont les souverains se laissaient persuader qu’il ne s’agissait, pour être sûr d’une place en paradis, que de s’y faire un bon ami ; et qu’on pouvait racheter les injustices les plus criantes, les crimes les plus énormes, par des donations en faveur des églises. Pour ne parler ici que de la France, on lit dans les Gestes du roi Dagobert, fondateur de l’abbaye de Saint-Denis près Paris, que ce prince étant mort fut condamné au jugement de Dieu, et qu’un saint ermite nommé Jean, qui demeurait sur les côtes de la mer d’Italie, vit son âme enchaînée dans une barque, et des diables qui la rouaient de coups en la conduisant vers la Sicile, où ils devaient la précipiter dans les gouffres du mont Etna ; que saint Denis avait tout à coup paru dans un globe lumineux, précédé des éclairs et de la foudre, et qu’ayant mis en fuite ces malins esprits, et arraché cette pauvre âme des griffes du plus acharné, il l’avait portée au ciel en triomphe.
Charles Martel au contraire fut damné en corps et en âme, pour avoir donné des abbayes en récompense à ses capitaines, qui, quoique laïques, portèrent le titre d’abbés, comme des femmes mariées eurent depuis celui d’abbesses, et possédèrent des abbayes de filles. Un saint évêque de Lyon, nommé Eucher, étant en oraison, fut ravi en esprit, et mené par un ange en enfer où il vit Charles Martel, et apprit de l’ange que les saints dont ce prince avait dépouillé les églises l’avaient condamné à brûler éternellement en corps et en âme. Saint Eucher écrivit cette révélation à Boniface, évêque de Mayence, et à Fulrad, archichapelain de Pépin le Bref, en les priant d’ouvrir le tombeau de Charles Martel, et de voir si son corps y était. Le tombeau fut ouvert ; le fond en était tout brûlé, et on n’y trouva qu’un gros serpent qui en sortit avec une fumée puante.
Boniface eut l’attention d’écrire à Pépin le Bref et à Carloman toutes ces circonstances de la damnation de leur père ; et Louis de Germanie s’étant emparé, en 858, de quelques biens ecclésiastiques, les évêques de l’assemblée de Crécy lui rappelèrent dans une lettre toutes les particularités de cette terrible histoire, en ajoutant qu’ils les tenaient de vieillards dignes de foi et qui en avaient été témoins oculaires.
Saint Bernard, premier abbé de Clervaux en 1115, avait pareillement eu révélation que tous ceux qui recevraient l’habit de sa main seraient sauvés. Cependant le pape Urbain II, dans une bulle de l’an 1092, ayant donné à l’abbaye du Mont-Cassin le titre de chef de tous les monastères, parce que de ce lieu même la vénérable religion de l’ordre monastique s’est répandue du sein de Benoît comme d’une source de paradis, l’empereur Lothaire lui confirma cette prérogative par une chartre de l’an 1137, qui donne au monastère du Mont-Cassin la prééminence de pouvoir et de gloire sur tous les monastères qui sont ou qui seront fondés dans tout l’univers, et veut que les abbés et les moines de toute la chrétienté lui portent honneur et révérence.
Pascal II, dans une bulle de l’an 1113, adressée à l’abbé du Mont-Cassin, s’exprime en ces termes : « Nous décernons que vous, ainsi que tous vos successeurs, comme supérieur à tous les abbés, vous ayez séance dans toute assemblée d’évêques ou de princes, et que dans les jugements vous donniez votre avis avant tous ceux de votre ordre. » Aussi l’abbé de Cluny ayant osé se qualifier abbé des abbés, dans un concile tenu à Rome l’an 1116, le chancelier du pape décida que cette distinction appartenait à l’abbé du Mont-Cassin ; celui de Cluny se contenta du titre d’abbé cardinal, qu’il obtint depuis de Calixte II, et que l’abbé de la Trinité de Vendôme et quelques autres se sont ensuite arrogé.
Le pape Jean XX, en 1326, accorda même à l’abbé du Mont-Cassin le titre d’évêque, dont il fit les fonctions jusqu’en 1367 ; mais Urbain V ayant alors jugé à propos de lui retrancher cette dignité, il s’intitule simplement dans les actes : « Patriarche de la sainte religion, abbé du saint monastère de Cassin, chancelier et grand-chapelain de l’empire romain, abbé des abbés, chef de la hiérarchie bénédictine, chancelier collatéral du royaume de Sicile, comte et gouverneur de la Campanie, de la terre de Labour, et de la province maritime, prince de la paix. »
Il habite avec une partie de ses officiers à San-Germano, petite ville au pied du Mont-Cassin, dans une maison spacieuse où tous les passants, depuis le pape jusqu’au dernier mendiant, sont reçus, logés, nourris, et traités suivant leur état. L’abbé rend chaque jour visite à tous ses hôtes, qui sont quelquefois au nombre de trois cents. Saint Ignace, en 1538, y reçut l’hospitalité ; mais il fut logé sur le Mont-Cassin, dans une maison nommée l’Albanette, à six cents pas de l’abbaye vers l’occident. Ce fut là qu’il composa son célèbre institut : ce qui fait dire à un dominicain, dans un ouvrage latin intitulé la Tourterelle de l’âme, qu’Ignace habita quelques mois cette montagne de contemplation, et que, comme un autre Moïse et un autre législateur, il y fabriqua les secondes tables des lois religieuses qui ne le cèdent en rien aux premières.
À la vérité ce fondateur des jésuites ne trouva pas dans les bénédictins la même complaisance que saint Benoît, à son arrivée au Mont-Cassin, avait éprouvée