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Soutenir l'équipe nationale de football: Enjeux politiques et identitaires
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Livre électronique373 pages5 heures

Soutenir l'équipe nationale de football: Enjeux politiques et identitaires

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À propos de ce livre électronique

Qu’est-ce qu’être supporter ? Quels sont les ressorts de l’engouement, tantôt folklorique, tantôt fanatique, pour une équipe de football ? Les supporters constituent-ils une population à part ? Sont-ils, à l’inverse, des miroirs grossissants ou déformants de nos sociétés ?

En se focalisant sur les supportérismes des équipes nationales de football, cet ouvrage ambitionne de combler un vide dans l’étude du supportérisme et de ses implications sociales et politiques.

Une analyse socio-politique complète du supportérisme des équipes nationales de football qui vous permettra de mieux en saisir les enjeux pour la société, souvent masqués derrière les aspects sportifs et financiers.

EXTRAIT

Le football moderne est un important vecteur de politisation et un catalyseur d’expressions identitaires. Il révèle « des frustrations, des impensés, des malaises de groupes d’individus ou d’une communauté nationale », mais aussi, et peut-être surtout, des passions, des liesses, des communions d’euphorie, des rapprochements de populations et des échanges culturels. A l’image des sociétés contemporaines post-modernes, ce sport est empreint de paradoxes. Il contribue tantôt à euphémiser des conflits sociaux, tantôt à attiser des tensions et à nourrir des violences symboliques, voire physiques. Les cas d’euphémisation des conflits par le football sont nombreux. Des « derbys pour la paix » sont ainsi organisés depuis 2013, à l’initiative du pape François (fervent supporter du club de foot argentin de San Lorenzo) et de l’ancien international argentin Javier Zanetti, pour porter les valeurs « de paix, de tolérance religieuse et de dialogue ». En mai 2015, alors qu’il brigue un cinquième mandat consécutif à la tête de la FIFA, Sepp Blatter propose l’organisation à Zurich d’un « match pour la paix » entre la Palestine et Israël, afin de faire valoir lui aussi la dimension pacificatrice du football. Autre exemple, le 17 novembre de la même année, quelques jours après les attentats de Paris, le mythique stade de Wembley se pare des couleurs du drapeau français à l’occasion d’un match amical entre l’Angleterre et la France devenu symbole de l’union contre le terrorisme. Les rivalités sportives sont alors temporairement mises de côté et certains supporters anglais entonnent la Marseillaise pour marquer leur solidarité avec le voisin français.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Michel De Waele et Frédéric Louault sont professeurs de science politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB), où ils mènent leurs recherches au Centre d’étude de la vie politique – CEVIPOL.
LangueFrançais
Date de sortie13 mai 2019
ISBN9782800416731
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    Aperçu du livre

    Soutenir l'équipe nationale de football - Jean-Michel De Waele

    Introduction

    Jean-Michel DE WAELE, Frédéric LOUAULT

    Le football moderne est un important vecteur de politisation et un catalyseur d’expressions identitaires. Il révèle « des frustrations, des impensés, des malaises de groupes d’individus ou d’une communauté nationale »¹, mais aussi, et peut-être surtout, des passions, des liesses, des communions d’euphorie, des rapprochements de populations et des échanges culturels. A l’image des sociétés contemporaines post-modernes, ce sport est empreint de paradoxes. Il contribue tantôt à euphémiser des conflits sociaux, tantôt à attiser des tensions et à nourrir des violences symboliques, voire physiques.

    Les cas d’euphémisation des conflits par le football sont nombreux. Des « derbys pour la paix » sont ainsi organisés depuis 2013, à l’initiative du pape François (fervent supporter du club de foot argentin de San Lorenzo) et de l’ancien international argentin Javier Zanetti, pour porter les valeurs « de paix, de tolérance religieuse et de dialogue ». En mai 2015, alors qu’il brigue un cinquième mandat consécutif à la tête de la FIFA, Sepp Blatter propose l’organisation à Zurich d’un « match pour la paix » entre la Palestine et Israël, afin de faire valoir lui aussi la dimension pacificatrice du football. Autre exemple, le 17 novembre de la même année, quelques jours après les attentats de Paris, le mythique stade de Wembley se pare des couleurs du drapeau français à l’occasion d’un match amical entre l’Angleterre et la France devenu symbole de l’union contre le terrorisme. Les rivalités sportives sont alors temporairement mises de côté et certains supporters anglais entonnent la Marseillaise pour marquer leur solidarité avec le voisin français. ← 7 | 8 →

    Les cas plus sombres de mise en scène des rivalités politiques à travers le football sont tout aussi nombreux, lorsque des groupes de supporters en viennent à la confrontation physique, lorsqu’un hymne national est hué ou un drapeau, brûlé par des supporters. Ces dérives font partie intégrante d’un sport que nous pouvons qualifier de « loupe sociale », au sens où il reflète en les grossissant certains traits profonds de nos sociétés. Le présent ouvrage évoque plusieurs cas de violences physiques ou symboliques intervenus lors de rencontres entre équipes nationales : les débordements en marge de rencontres qualificatives pour la Coupe du monde de 2010 entre l’Egypte et l’Algérie², ou encore les incidents qui ont marqué le match entre la Serbie et l’Albanie en octobre 2014, lorsque l’apparition d’un drone portant un drapeau qui représentait la Grande Albanie ethnique provoqua des bagarres d’abord entre les joueurs albanais et serbes, puis entre les joueurs albanais et des hooligans serbes qui avaient envahi le terrain³. Mais l’exemple historique le plus emblématique est le déclenchement, en juillet 1969, d’une guerre entre le Honduras et le Salvador, à la suite d’un match qualificatif pour la Coupe du monde de 1970 (qui avait lieu au Mexique)⁴.

    Parfois enfin, l’affirmation identitaire produit à la fois de la dilution et de la densification des conflits. En Espagne, lors des finales de la Coupe du Roi en 2009 et en 2015 entre le FC Barcelone et l’Athletic Bilbao, les supporters des deux camps s’unissent momentanément pour siffler l’hymne espagnol et affirmer ensemble les velléités indépendantistes de la Catalogne et du Pays basque. En présence du roi Felipe VI, la dilution des tensions entre les deux groupes de supporters contribue à renforcer les tensions entre les communautés autonomes et le pouvoir central. Au Brésil, juste avant le coup d’envoi du match d’ouverture de la Coupe du monde de 2014, dans le nouveau stade Arena Corinthians de São Paulo, trois enfants brésiliens choisis par les organisateurs (un Noir, un Indien et un Blanc) lâchent des colombes dans le ciel pour promouvoir l’amitié entre les peuples et le métissage. Quelques secondes plus tard, l’un des enfants – un Indien Guarani – sort de son short une banderole sur laquelle on lit « Démarcation maintenant » et la brandit devant la tribune où se trouve la présidente D. Rousseff ⁵. La revendication portée par cet enfant, à la fois acteur et instrument d’une lutte politique menée pour obtenir une meilleure prise en considération des populations indigènes, souligne les limites du projet d’intégration nationale au Brésil. Le message d’unité porté par les colombes aura fait long feu. Les spectateurs accentueront le malaise en sifflant copieusement le président de la FIFA et ← 8 | 9 → la présidente du Brésil, accusés de favoriser un football business qui va à l’encontre des intérêts de la population.

    Ces exemples montrent à quel point le sport, lorsqu’il est saisi par le politique, devient un outil de légitimation réversible et difficile à contrôler. Les stades de football se transforment en caisses de résonance qui permettent de diffuser des messages politiques, voire de manifester une forme de mécontentement plus basique. Le stade est bien, comme l’avait compris Christian Bromberger, « un des rares espaces où l’on tolère, dans des limites bien définies, le débridement des émotions collectives »⁶. Mais il est plus que cela. Le débridement dépasse les seules émotions collectives et ses limites sont souvent floues, poreuses. Il peut s’agir d’un débridement politique : le stade devient alors une arène politique où se mettent en scène des comportements raisonnés et même calculés. En outre, la densification politique du football se repère tout aussi bien en dehors des stades, lorsque des groupes de supporters utilisent une compétition sportive pour mettre en scène – de manière parfois très organisée, voire ritualisée – leurs rivalités.

    La place particulière que le football occupe dans les sociétés contemporaines et sa médiatisation outrancière font de ce sport un miroir grossissant et déformant des rapports de force qui se créent au sein d’une communauté nationale (entre des groupes sociaux) et/ou au sein de la communauté internationale (entre des Etats). En ce sens, le football peut devenir un objet politique et géopolitique à part entière. Mais c’est aussi un marqueur identitaire qui vient s’articuler aux piliers classiques de l’identification⁷. Le sentiment d’appartenance à une communauté footballistique constitue un ressort identitaire susceptible de renforcer ou de remodeler des cadres identitaires, et ce à différents échelons : le niveau local (le club comme expression d’un lien à un quartier ou une ville), le niveau national (l’équipe nationale comme expression d’un lien à un pays), le niveau supranational (une compétition européenne comme facteur d’identification régionale)⁸. La hiérarchisation de ces différents niveaux est un enjeu de poids pour la structuration d’une identité individuelle ou collective.

    C’est sur ces différents aspects que nous proposons de réfléchir dans cet ouvrage, en réévaluant, sur la base d’une mise en perspective historique et comparative, certains enjeux liés à la dimension politique du football. Pour ce faire, nous avons choisi de centrer nos réflexions sur le supportérisme des équipes nationales et ses divers usages ← 9 | 10 → politiques⁹. Nous prolongeons ainsi les considérations d’Andy Smith, pour qui « la question des effets de l’ordre institutionnel du football doit notamment être posée sous l’angle de ceux qui suivent ce sport en lui attachant du sens social : les supporters »¹⁰.

    Nous nous basons sur une définition du supportérisme qui associe un investissement émotionnel et une identification à la fois forte et durable d’un individu à l’équipe qu’il soutient¹¹. Une telle base définitionnelle comporte un part de subjectivité. De plus, les modalités de soutien à une équipe sont variées¹². Les « fans », les « partisans », les « ultras » et autres « hooligans » sont ici appréhendés comme des catégories différentes de supporters (certaines modérées et d’autres plus extrêmes)¹³. De même, nous considérons le « supportérisme organisé »¹⁴ comme une forme d’engagement parmi d’autres. Nous analysons plusieurs catégories de supportérisme. Mais si le supporter est plus qu’un spectateur passif ou un enthousiaste occasionnel, la définition que nous retenons n’implique pas forcément un accompagnement physique systématique de l’équipe soutenue. En ce sens, un père de famille qui vibre à chaque match chez lui devant son poste de télévision ou un étudiant qui appuie son équipe dans un bar avec des amis peuvent, selon leurs pratiques, être assimilés à des supporters. Le supportérisme est donc souvent affaire d’auto-qualifications.

    L’étude des supporters dans le football permet de mieux saisir des enjeux de société souvent cachés par les aspects strictement sportifs et financiers : la politisation des passions sportives, les constructions identitaires, les processus d’intégration sociale et les sentiments d’appartenance à des groupes, etc.¹⁵. Si de nombreux travaux ont été réalisés sur ces enjeux, ils n’envisagent en général le supportérisme qu’au prisme des grands clubs de football¹⁶. Et nombre de ces travaux se cantonnent à une analyse des ← 10 | 11 → manifestations violentes du supportérisme¹⁷. Les comportements des supporters – ou groupes de supporters – des équipes nationales, pourtant riches en enseignements, n’ont encore jamais fait l’objet d’une étude académique de fond.

    En s’intéressant spécifiquement au supportérisme des équipes nationales de football, cet ouvrage ambitionne donc de combler un vide dans l’étude du supportérisme et de ses implications sociales et politiques. Les rencontres entre des équipes nationales de football – et même en amont la formation des équipes nationales – offrent un cadre d’étude pertinent pour étudier l’articulation d’un événement sportif à des processus politiques, pour réveler les stratégies de politisation ou de dépolitisation développées par les acteurs sociaux, ou encore pour observer le rôle du football dans la sédimentation des identités nationales et des représentations collectives. On connaît encore très mal les logiques du soutien aux équipes nationales alors que les compétitions internationales de football ont pris une importance considérable depuis quelques décennies. La globalisation du spectacle footballistique a en effet décuplé l’intérêt de compétitions comme la Coupe du monde ou le Championnat d’Europe des Nations. Avec les Jeux olympiques, la Coupe du monde masculine de football est l’événement sportif le plus diffusé dans le monde. Au total, 3,2 milliards de téléspectateurs, répartis dans le monde entier, ont regardé les matchs de l’édition 2014, qui s’est jouée au Brésil. Pour la seule finale disputée par l’Allemagne et l’Argentine, l’audience à domicile fut de 695 millions de téléspectateurs (ayant regardé au moins 20 minutes du match)¹⁸. C’est 12% de plus que pour la finale de 2010 entre l’Espagne et les Pays-Bas. Plus de cinq millions de personnes ont participé aux « FIFA Fan Fests » organisés au Brésil pendant l’événement, dont près d’un million pour le seul site de Copacabana à Rio de Janeiro. Et avec une moyenne de 53 592 entrées par match, la Coupe du monde de 2014 enregistre un niveau historique de fréquentation des stades¹⁹. Le Championnat d’Europe n’est pas en reste. L’Euro 2012, qui s’est disputé en Pologne et en Ukraine, a battu des records d’audience. Et sa diffusion dépasse largement les frontières du vieux continent, avec 1 490 licences de diffusion délivrées dans 36 pays, dont les Etats-Unis, le Canada, le Brésil et la Chine²⁰. Le taux ← 11 | 12 → de remplissage des stades a été de 98,6%, avec une affluence moyenne de 46 450 spectateurs par match. Les « fanzones » ont accueilli au total plus de sept millions de supporters, dont 2,1 millions à Kiev et 1,4 million à Varsovie. On voit à travers ces chiffres tout l’intérêt suscité par de tels événements, qui mobilisent toujours plus de supporters et de spectateurs.

    A travers l’étude du soutien aux équipes nationales, plusieurs questions de sociologie politique peuvent être abordées. En quoi le football participe-t-il d’une logique de politisation, comme « étape intermédiaire entre la socialisation individuelle et la production de préférences spécifiquement politiques »²¹ ? Quels en sont les acteurs et comment interagissent-ils ? Comment donnent-ils sens à leur engagement ? Les supporters des équipes nationales sont-ils des supporters par intermittence ? Comment résolvent-ils d’éventuels conflits de loyauté entre plusieurs appartenances identitaires (le club et l’équipe nationale) ? Le fait de soutenir une équipe nationale de football contribue-t-il forcément à renforcer cette « communauté imaginée » qu’est la nation ? La ferveur des supporters est-elle soluble dans la défaite ou bien est-elle inconditionnelle, dépassant le cadre des performances sportives ? In fine, la consolidation du sentiment d’appartenance à la communauté nationale a-t-elle à voir avec les performances sportives de l’équipe nationale ?

    Au niveau de la démarche de recherche, on peut étudier les rapports entre football et politique de deux manières : a) en observant comment le politique entre dans le football (la construction du football comme objet politique) ; b) en observant comment le football entre dans la sphère politique (l’influence du football dans l’espace politique)²². Le présent ouvrage porte principalement sur la première dimension, c’est-à-dire la construction du football comme objet politique et le rôle des supporters des équipes nationales dans ce processus. Il s’organise en trois parties.

    La première partie porte sur les constructions historiques du supportérisme national (chapitres I à IV). Au moyen d’une comparaison de plusieurs pays, Guillaume Fleury, Lucas Gómez et Frédéric Louault mettent en évidence, dans le premier chapitre, la diversité des constructions historiques et des expressions contemporaines du supportérisme national en Amérique latine. Ils montrent que les conditions d’importation et d’institutionnalisation du football pèsent sur les modes d’engagement des populations envers les équipes nationales. Le deuxième chapitre détaille les modalités d’émergence du supportérisme national dans un pays (le Brésil), en retraçant le parcours de Jayme de Carvalho, supporter-symbole de l’équipe nationale brésilienne depuis les années 1950. Buarque Bernardo de Hollanda souligne les porosités entre le supportérisme de club et le supportérisme de l’équipe nationale : l’expérience de dirigeant d’un club des supporters local étant réinvestie au niveau national. Le troisième chapitre porte au contraire sur des tentatives manquées de ← 12 | 13 → structuration d’un groupe de supporters d’équipe nationale à partir d’éléments puisés dans des clubs locaux. A travers une étude de l’émergence difficile des « Ultras Italia », Sébastien Louis présente un projet atypique de supportérisme national. Il explique pourquoi cette initiative n’est pas parvenue à s’implanter durablement dans le paysage footballistique italien. Le quatrième chapitre analyse les effets des performances d’une équipe nationale sur les mutations du supportérisme. Pompiliu-Nicolae Constantin y présente le cas de la Roumanie, où une conjoncture sportive particulière (l’émergence d’une « génération dorée » qui réalise une performance historique à la Coupe du monde de 1994) transforme durablement le rapport à l’équipe nationale, les représentations du football et les exigences des supporters.

    Dans la deuxième partie, nous nous sommes intéressés au rapport entre le supportérisme des équipes nationales et le renforcement – ou l’érosion – des identités nationales (chapitres V à VIII). Les auteurs soulignent que ce rapport peut être non seulement complexe, mais aussi évolutif selon le cas et la période étudiés. Le chapitre V traite de la place du football dans les revendications identitaires en Iran, un pays où le nationalisme est exacerbé mais où c’est un autre sport – la lutte – qui jouait traditionnellement un rôle de ressort identitaire. L’attachement à l’équipe nationale de football y transcende les oppositions sociales et politiques. Mais, en périphérie de cet Etat centralisé, d’autres revendications plus localisées s’expriment dans les stades à travers ce que Christian Bromberger qualifie de « partisanerie sportive ». Le chapitre VI s’intéresse aux spécificités du supportérisme relatif à l’équipe nationale d’Egypte, dans un contexte marqué par une forte polarisation politique et une intense répression étatique (2010-2014). Suzan Gibril souligne l’ambiguïté du soutien à l’équipe nationale. Ce soutien fluctuant et « capricieux », voire intermittent, est révélateur de la situation politique du pays. Instrumentalisée par le pouvoir, l’équipe des Pharaons d’Egypte incarne d’une certaine manière, dans l’imaginaire collectif, le régime sur le terrain. L’identification à cette équipe pose donc problème pour des supporters engagés politiquement, en dépit d’un attachement réel à la Nation. Le septième chapitre analyse le rapport à l’équipe nationale russe chez les supporters de clubs moscovites. Ekaterina Gloriozova y traite de la construction et de l’expression du rapport au politique dans la sphère footballistique en Russie. Pour ce faire, elle interroge des supporters de quatre clubs de la capitale sur leurs représentations de l’équipe nationale depuis les années 1990. Elle montre que, comme en Egypte, l’équipe nationale est un objet mouvant autour duquel s’organisent et s’expriment des représentations sociales du politique contradictoires. Le chapitre VIII étudie aussi les enjeux sociaux et politiques du supportérisme des équipes nationales, cette fois à travers le cas des pays de l’ex-Yougoslavie. Mais Loïc Tregoures s’intéresse en particulier à une catégorie bien précise : les « supporters extrêmes » (ultras et/ou hooligans). Il montre que les rapports aux équipes nationales sont différents d’un cas à l’autre. Si en Serbie, les supporters extrêmes de football continuent d’alimenter un paradigme ethno-nationaliste, les enjeux sont plus complexes au Kosovo, où la création d’un sentiment d’appartenance nationale spécifique soulève des enjeux identitaires importants.

    Enfin, la troisième partie est consacrée à une étude des usages politiques et médiatiques des performances – ou contre-performances – des équipes nationales ← 13 | 14 → (chapitres IX à XII). Le chapitre IX revient sur la participation de l’équipe de Yougoslavie à la Coupe du monde de 1990 en Italie. Cette compétition s’est déroulée un an avant la désintégration du pays (1991). Afin de réévaluer a posteriori les spécificités de cette Coupe du monde pour la Yougoslavie et d’examiner les réinterprétations qui en ont été faites, Zec Dejan s’intéresse aux motivations des supporters qui avaient fait le déplacement en Italie à cette occasion. Il met en lumière la faiblesse des soutiens à l’équipe nationale. Le chapitre X porte plus directement sur les instrumentalisations politiques d’une équipe nationale par les dirigeants politiques d’un pays. A travers le cas du Cameroun, Japhet Anafak analyse les jeux de récupération politique des performances sportives. Après avoir envisagé la place de l’équipe nationale de football du Cameroun sous le régime de parti unique (1972-1982), il évalue les changements survenus lors des campagnes victorieuses qui mènent à l’instauration de la démocratie en 1990. Il recense enfin différents incidents liés à l’équipe nationale du Cameroun qui se sont produits entre 1990 et 2014 et examine les réponses apportées par le gouvernement. Le chapitre XI s’intéresse aux enjeux que soulève le retour en grâce de la sélection nationale de Belgique avant et pendant la Coupe du monde de 2014 au Brésil. Jean-Michel De Waele et Gregory Sterck analysent les liens entre les performances des Diables rouges, les usages politiques qui en sont faits et l’évolution du sentiment national belge. Pour ce faire, ils reviennent sur le contexte particulier d’euphorie qui a progressivement gagné la Belgique à l’approche de la Coupe du monde de 2014. Ils expliquent ensuite en quoi la relation qui s’est établie entre le monde politique et les Diables rouges peut être considérée comme paradoxale. Ils relativisent enfin l’hypothèse d’un « renouveau » du sentiment national belge sous l’effet des bonnes performances de l’équipe nationale. Enfin, le chapitre XII retrace, au moyen d’une analyse diachronique, l’évolution des représentations et constructions médiatiques des supporters de l’équipe de France de football entre 1994 et 2010. Pierre Mignot s’intéresse au rapport entre deux champs spécifiques : celui des publics de football et celui de la presse écrite qui rend compte des pratiques de ces publics. Il souligne le rôle joué par le quotidien sportif LEquipe dans la structuration du supportérisme de l’équipe de France de football. Ce chapitre conclusif permet aussi de revenir sur la notion de supportérisme, les supporters étant définis comme un public parmi d’autres du football.

    D’un point de vue méthodologique, les auteurs de cet ouvrage ont mobilisé différentes approches. Certains s’appuient sur des enquêtes de terrain (ethnographiques ou participantes) réalisées parmi les supporters²³. D’autres utilisent des matériaux historiques (archives écrites ou vidéo) afin de reconstruire des trajectoires socio-historiques du supportérisme. D’autres enfin travaillent à partir de discours produits par les acteurs qui interviennent dans le football (discours politiques, articles de presse, etc.). Dans tous les cas, les chapitres se fondent sur une connaissance empirique des cas étudiés et sur des analyses qualitatives des données récoltées. ← 14 | 15 →

    Enfin, comme on a pu le voir dans la présentation des chapitres, cette entreprise collective s’appuie aussi sur une multiplicité de configurations et de contextes nationaux. De la Belgique à l’Iran, en passant par le Brésil, le Cameroun, l’Egypte, la France, l’Italie, la Roumanie, la Russie, ainsi que plusieurs pays d’Amérique latine hispanophone et des Balkans, les apports des différents auteurs ouvrent des perspectives comparatives stimulantes pour ce qui concerne l’étude du supportérisme des équipes nationales de football. Même si la plupart des contributions sont issues d’études de cas, la diversité des terrains et des périodes doit permettre de tirer des enseignements plus généraux sur le rapport entre les pratiques du supportérisme, les performances des équipes nationales, les usages politiques du football et les recompositions des identités nationales. L’ambition des auteurs n’était nullement de proposer une étude exhaustive des logiques du soutien aux équipes nationales de football. Il s’agissait tout au plus d’engager une réflexion sur un thème encore peu traité, de rassembler des connaissances jusqu’alors éparses et de casser quelques idées reçues à propos du soutien aux équipes nationales de football.

    Les douze chapitres qui suivent permettent cependant de faire émerger quelques pistes d’analyse. L’ensemble des travaux montrent que les équipes nationales de football constituent, à l’instar des clubs locaux, des objets politiques à part entière. Dans tous les pays considérés, les équipes nationales sont au cœur de logiques de politisation. Différents acteurs luttent pour donner sens aux performances ou aux contre-performances des sélections et de leurs membres (joueurs, entraîneurs, staffs, etc.). Les victoires, mais aussi certaines défaites, sont glorifiées. Autour d’elles naissent des héros et des symboles. Les dirigeants politiques mobilisent à l’envi les résultats des équipes nationales pour entretenir leur propre légitimité et diffuser une vision de l’intégration nationale. Ils vont même parfois jusqu’à s’impliquer directement dans la composition de l’équipe, comme au Cameroun. Ces tentatives de récupération peuvent être asymétriques, comme en Belgique, où les dirigeants francophones s’avèrent plus impliqués dans le travail de politisation patriotique du football que les Flamands. Elles peuvent aussi susciter des résistances parmi les supporters, comme en Egypte ou en Russie, où certains supporters parmi les plus politisés rechignent à encourager l’équipe du régime en place et à faire le jeu du pouvoir. Lorsque des conflits de loyauté surgissent entre le soutien à un club et le soutien à une équipe nationale, c’est souvent cette dernière qui sort fragilisée. Il s’avère en outre que les antagonismes locaux ne se diluent pas dans le creuset de l’équipe nationale. Et la difficulté des ultras des clubs italiens à construire un groupe national de supporters montre à quel point l’articulation de différents niveaux d’engagement est complexe.

    Au niveau des pratiques individuelles et collectives du supportérisme, les rencontres entre équipes nationales sont des occasions récurrentes de mettre en scène des rivalités entre pays. Ainsi, la Coupe du monde de 2014 fut un terrain de jeu pour les supporters venus massivement d’Etats voisins (notamment d’Argentine et du Chili) afin de conquérir le territoire de « l’ennemi » brésilien. Au-delà de la provocation de l’adversaire, il s’agit pour les groupes de supporters d’entretenir, dans une ambiance festive, une réputation nationale et de consolider un socle commun de références : l’identité de la Garra Charrua (comportement rugueux et tenace hérité des populations indigènes) qui caractérise l’équipe uruguayenne ; ou encore la pratique de l’aguante ← 15 | 16 → dans les groupes ultras argentins, cette manière de résister aux coups adverses et à la fatigue physique liée à l’intensité de l’encouragement. Si le supportérisme est souvent l’occasion de rappeler de manière ponctuelle – et plus ou moins pacifique – son attachement à une nation, les matchs entre les équipes nationales sont aussi des opportunités de revendiquer des identités alternatives, qu’elles soient régionales ou locales. Par-delà les enjeux d’auto-valorisation d’un groupe et de dévalorisation de l’Autre, la forme que prend – ou ne prend pas – le soutien aux équipes nationales de football nous renseigne ainsi sur certaines limites de l’entreprise de construction identitaire. Le football est donc à la fois un producteur et un indicateur de ressorts identitaires dans les sociétés contemporaines.


    1J.-Fr. POLO, « Enjeux politiques du sport en Turquie. Gagner l’Europe ? », Politique européenne, 36, 2012/1, p. 121.

    2« Crackdown in Cairo as football violence erupts », The Guardian, 20 novembre 2009, http://www.theguardian.com/world/2009/nov/20/egypt-algeria-riots-world-cup.

    3« Un drone et un drapeau, puis le chaos lors d’un match Serbie-Albanie », Le Monde, 15 octobre 2014, http://www.lemonde.fr/football/article/2014/10/15/incident-diplomatique-entre-serbes-et-albanais-sur-la-pelouse_4506378_1616938.html.

    4Pour une analyse de cette « guerre du football », voir A. ROUQUIÉ, « Honduras-El Salvador. La guerre de cent heures : un cas de « désintégration » régionale », Revue française de science politique, 21, 1971/6, p. 1290-1316.

    5Le terme « démarcation » fait référence à la revendication de reconnaissance de droits et de délimitation de territoires pour les populations indigènes du Brésil.

    6Ch. BROMBERGER, Le match de football. Ethnologie dune passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Maison des Sciences et de l’Homme, 1995, p. 9.

    7Sur la dimension identitaire du football, voir J.-M. DE WAELE et A. HUSTING (éd.), Football et identités, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2008 ; P. DINE et S. CROSSON (dir.), Sport, Representation and Evolving Identities in Europe, Oxford, Peter Lang, 2010 ; R. GIULIANOTTI (dir.), Football Cultures and Identities, Londres, Macmillan, 1999.

    8Sur le rôle du football dans le développement d’une identité européenne, voir A. SONNTAG, Les identités du football européen, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2008 ; ID., « Une passion partagée, des identités ambiguës. Enjeux européens du football contemporain », Politique européenne, 26, 2008, p. 191-209 ; A. SMITH, La Passion du sport : le football, le rugby et les appartenances en Europe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002 ; P.-E. WEILL, « Plutôt l’UEFA que l’UE ! ». (Dés-)enchantement de l’identification à l’Europe des jeunes de milieux populaires issus de l’immigration », Politique européenne, 30, 2010, p. 107-130.

    9Cet ouvrage est le prolongement d’un colloque intitulé « Le supportérisme des équipes nationales de football », qui s’est tenu à l’Université libre de Bruxelles les 5 et 6 mai 2014.

    10 A. SMITH, « L’Europe, le football et la sociologie politique. Quelques remarques conclusives », Politique européenne, 36, 2012/1, p. 154.

    11 Pour une discussion détaillée de la notion de « supporter » dans le football, voir P. BARTOLUCCI, Sociologie des supporters de football : la persistance du militantisme sportif en France, Allemagne et Italie, thèse de doctorat en sociologie, Université de Strasbourg, 2012 ; Chr. BROMBERGER, Le match de football, op. cit.

    12 R. GIULIANOTTI, « Supporters, Followers, Fans, and Flaneurs : A Taxonomy of Spectator Identities in Football », Journal of Sport and Social Issues, 26/1, 2002 p. 25-46.

    13 Pour Nicolas Hourcade par exemple, « [l]es pratiques des ultras et des hools sont suffisamment différentes pour être distinguées, et suffisamment proches pour être considérées comme deux formes

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