Bulles fatales
Par Keith Spicer
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Aperçu du livre
Bulles fatales - Keith Spicer
Bulles fatales
Keith Spicer
Bulles Fatales
Une enquête de la
COMMISSAIRE DENISE CARON
de la PJ de Champagne-Ardenne
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
Du même auteur
A Samaritan State ? External Aid in Canada’s
Foreign Policy
Cher péquiste… et néanmoins ami
Winging it
Think on Your Feet
Life Sentences: Memoirs of an Incorrigible
Canadian
Three Little Girls in Paris
Paris Passions
Sitting On Bayonets
Murder By Champagne (version anglaise de ce livre)
Copyright © 2014 by Keith Spicer
Les Éditions du Net, 2014
ISBN : 978-2-312-04528-3
Note de l’auteur
Ce livre est une œuvre de pure fiction qui ne prétend représenter ni des personnes ni des institutions réelles. Bien que l’auteur ait essayé d’atteindre un maximum de vraisemblance quant à la mission professionnelle des personnages, ceux-ci sont strictement imaginaires et ne doivent en aucun cas être confondus avec les individus occupant des fonctions identifiées dans ce livre.
À
Madrigal, Gracie et Anastasia
et au
Service régional de Police judiciaire
de Champagne-Ardenne
Si vous cherchez la vérité, mieux vaut recourir au champagne qu’à un détecteur de mensonges. Le champagne incite l’homme à s’épancher jusqu’à l’imprudence, tandis que le détecteur de mensonges n’est qu’une invitation à ne pas se faire prendre quand on ne dit pas la vérité.
Graham Greene
Sommaire
Note de l’auteur
Sommaire
Chapitre 1 Traumatisme
Chapitre 2 Une famille si respectable
Chapitre 3 Pistes et promesses
Chapitre 4 À l’est, bien du nouveau
Chapitre 5 Face au labyrinthe
Chapitre 6 Eliminations et illuminations
Chapitre 7 Suspects à revendre
Chapitre 8 Impasse
Chapitre 9 Désespoir et pensées sauvages
Chapitre 10 Plaisirs célestes et terrestres
Chapitre 11 Missives périlleuses
Chapitre 12 Intuitions
Chapitre 13 Poursuite dans les caves…
Chapitre 14 Plus ça change…
Chapitre 15 Tout est bien… qui finit
Épilogue
CHAPITRE 1
Traumatisme
La douce lumière d’un matin d’automne caressait les pavés et les façades de la vieille ville de Reims… Reims, jadis deuxième ville de l’Empire romain ; Reims, ensuite siège du couronnement de vingt-neuf rois de France ; Reims, désormais capitale de la région de Champagne, dont le produit-phare est synonyme d’amour, d’élégance et de fête.
Sauf ce jour-là…
Hubert Repentigny vacilla en haut du long escalier de pierre qui descendait en pente raide jusqu’à sa vieille cave de craie, vingt-huit mètres plus bas. Sous ses yeux, les marches se brouillèrent et la voûte en briques se mit à onduler dans une langoureuse pavane. Étourdi, il perdit pied et partit à la renverse dans un roulé-boulé terrifiant, comme si le long tunnel noir était en train de l’aspirer. Sa tête heurta chacune des cent et une marches éclairées deux à deux par des lampes diffusant une douce lumière jaune orangée.
Dans sa descente infernale, il lança un cri muet, s’attendant à ce que sa tête se fracasse sur chaque marche et qu’il sombrât dans le néant.
Impuissant à arrêter sa plongée, il dévala dans la pénombre toutes les marches que son imaginaire transforma en autant de bouteilles de champagne. Il crut les voir pivoter nonchalamment sur elles-mêmes, comme si, à chacun des chocs sur la pierre des escaliers, elles exécutaient en parfaite synchronisation leurs traditionnels quarts de tour de vinification. Le tournoiement des marches et la danse des bouteilles finirent par ne faire plus qu’un dans son esprit.
Soudain, il fut précipité dans une immense pièce toute blanche au plafond très haut. Une lumière venant de nulle part l’éblouissait. « Est-ce la fin de ma terrible glissade vers les Enfers ? » se demanda-t-il.
En s’affaissant, sa cage thoracique avait entraîné la perforation de plusieurs organes. Sa tête le faisait horriblement souffrir comme si on lui avait asséné des coups de pic à glace. La mort, là, tout de suite, eût été une délivrance.
Dans sa demi-conscience, il chercha à comprendre ce qui lui arrivait. Il se força à ouvrir les yeux et entraperçut un nuage grisâtre flottant au-dessus d’étranges bouteilles en mouvement. Peu à peu, ce flou artistique céda la place à de vagues silhouettes penchées sur lui et à un objet rectangulaire… le pied d’un lit d’hôpital ! Dans un plissement des yeux, il se dit qu’il n’était pas mort et que cette dégringolade, en bas de l’escalier, ne pouvait être que du délire ou un cauchemar.
Des voix inquiètes chuchotaient :
– Que s’est-il passé ? Ils l’ont retrouvé derrière un pupitre, dans la cave ? Qui a bien pu faire ça ? Va-t-il survivre, et pour combien de temps ? Et sa famille ? Pourra-t-il jamais retravailler ?
Ses pensées vacillaient et semblaient lui échapper. Peu à peu, il comprit que quelque chose ou quelqu’un l’avait violemment frappé à la tête, qu’on avait dû essayer de l’assassiner !
Un élancement, aigu et impitoyable, lui traversa le crâne. Il gémit, s’efforça de surmonter sa douleur, mais celle-ci l’empêchait de réfléchir davantage à son sort ou à son avenir. Très vite, il repartit de l’autre côté, dans un lieu bienveillant, sans forme et sans nom.
8 h 43, Hôtel de Police de Reims,
40 boulevard Louis Roederer
L’appel téléphonique venant des caves avait abouti au central de la police, sorte de ruche bourdonnant d’activité 24 heures sur 24 et où trônaient une dizaine d’écrans de contrôle. L’agent de service, le quart, décida d’envoyer d’abord une voiture-patrouille pour vérifier qu’il s’agissait bien d’un crime et non d’un mauvais tour. Vingt-deux minutes plus tard, la patrouille confirmait qu’il s’agissait d’un crime grave dont la victime était Repentigny, à l’article de la mort. Le quart avait déjà envoyé une équipe SAMU-SMUR à la rencontre des enquêteurs.
9 h 5, bureau de la commissaire
Denise Caron, Hôtel de Police
La commissaire Denise Caron, chef des Divisions opérationnelles, réagit sans tarder à la confirmation de la tentative de meurtre. En ce 1er octobre chargé de mélancolie - jour où Reims fête saint Rémi, le légendaire évêque de la fin du Ve siècle, célèbre pour avoir baptisé le premier roi de France, Clovis 1er - Caron comprit tout de suite que cette affaire pouvait se révéler la plus complexe et la plus spectaculaire de sa carrière. Quelqu’un venait de tenter d’assassiner l’un des chefs de maisons les plus puissants et les plus controversés de la Champagne, un homme politique, bien en vue de surcroît. Les pistes étaient multiples et les suspects plausibles ne manquaient pas. À 32 ans, la commissaire Caron était l’étoile montante du Service régional de la Police judiciaire (SRPJ) en Champagne-Ardenne, antenne de la Direction Centrale de la Police Judiciaire ou DCPJ). Elle occupait un poste-clé, et à ce titre elle supervisait toutes les enquêtes. Son grand patron, le directeur régional, était le commissaire divisionnaire Georges Baraquant. Cet homme à la toison grisonnante coupée en brosse, et dont les yeux étincelants en avaient vu bien d’autres, était à la fois son fan et son protecteur. Ce jour-là, il était absent, car il participait à un séminaire organisé par Interpol à Lyon, et c’est son second, le bouillonnant commissaire Philippe Duroselle, sous-directeur de son état, qui le remplaçait. Lui aussi avait pour Denise Caron un œil attentif… et prudemment appréciatif.
Tout comme Baraquant, Duroselle savait laisser la bride sur le cou à Caron dans le fonctionnement au quotidien de son équipe de trente enquêteurs. Tous les jours, le plus souvent en fin d’après-midi, la commissaire orchestrait une courte séance de débriefing dans la salle de réunion d’en haut, devant un grand tableau blanc.
Les défis auxquels faisait face Caron étaient exigeants, imprévisibles, et souvent dangereux. Mais elle se sentait pleinement à la hauteur – sauf, et c’était rare – quand son petit complexe d’imposteur l’assaillait.
Et puis, elle était fière d’être fille de flic. Douze ans plus tôt, son père, Gilles Caron, alors capitaine de police, avait reçu une balle dans la colonne vertébrale en tentant d’arrêter des voleurs. Cloué en chaise roulante, il suivait désormais sa fille depuis le laboratoire du sous-sol où il était expert en empreintes digitales. C’est à son père que Denise devait en partie sa crédibilité, de même que le respect inhabituel, vu son âge, que lui accordaient la plupart de ses collègues.
Elle était brillante, cultivée et d’une beauté qui ne laissait personne indifférent. Plusieurs fois par jour, elle arpentait les vastes couloirs de l’Hôtel de Police, le plus souvent vêtue d’un tailleur-pantalon et d’un élégant chemisier blanc qui se devinait sous un pull. La jeune femme - à la silhouette parfaite et aux cheveux d’un roux éclatant coupés à la Jeanne-d’Arc - était rodée aux piques de ses collègues, comme ce jour là :
– C’est vrai qu’elle est canon, mais elle est trop jeune pour ce boulot, affirma l’un d’eux dans un grognement.
– Les nanas dans la police, c’est bon pour les relations publiques ou pour s’occuper des gamins.
– À la limite, pour distribuer les contredanses, marmonna un autre. Un troisième sembla vouloir se porter au secours de la commissaire, mais pour mieux l’accabler :
– Au moins, elle a fait ses études à Reims et elle doit connaître la différence entre sabler et sabrer le champagne.
Si la plupart des flics lui étaient loyaux, une poignée d’entre eux se gardaient bien de faire quoi que ce soit de nature à souligner la compétence et le sang-froid de la commissaire. D’ailleurs quelques-uns n’hésitaient pas à recourir à cette bonne vieille technique de drague qu’est le dénigrement par la flatterie :
– Tu es si mignonne, commissaire, pouvait lui lancer un collègue désireux d’éviter toute allusion à sa compétence, que tu dois avoir une vie privée pour le moins intéressante.
En pareille situation, sachant à qui elle avait affaire, Caron faisait la sourde oreille, levait les yeux au ciel ou mitraillait l’agresseur d’un regard glacial à la Vladimir Poutine.
Mais aujourd’hui, avec une affaire comme celle-là sur les bras, le ton n’était plus au badinage. La complexité extraordinaire du dossier allait exiger des trésors de techniques policières et de diplomatie. La victime ne manquait certes pas d’ennemis, que ce fût dans le monde des affaires, dans les cercles politiques ou jusque parmi ses proches. Cette hostilité générale relevait surtout de la pure jalousie, doublée d’un sexisme primaire. Repentigny était un notable. Les grosses pointures de la magistrature et de la politique s’intéresseraient inévitablement à son sort.
9 h 9, bureau du directeur adjoint
de la PJ régionale
Duroselle et Caron, mis au fait du crime dès le départ, demandèrent l’autorisation officielle de procéder : une ordonnance délivrée par le Procureur de la République, Alexandre Simon. Pressés d’agir, ils constituèrent immédiatement une équipe de sept enquêteurs chargés d’aider Caron dans son travail d’investigation. Dans la police, l’effort est collectif. Et même si Caron jouait les chefs d’orchestre, elle agissait toujours de concert avec ses collaborateurs et à leurs côtés.
À l’instar des autres services de taille moyenne, la PJ de Reims n’était pas exempte de rivalités et de conflits de personnalité ; les choses se déroulèrent cependant sans heurts dramatiques et sans formalités, avec enthousiasme même. Le tutoiement fut quasi-universel.
La petite équipe de Caron comptait des représentants de presque toutes les spécialités de son unité : le secteur technique et scientifique, le Service des enquêtes, l’Identité judiciaire, la Brigade criminelle (la Crim’) y compris l’antigang et l’antidrogues) et les Fichiers. Tout ce beau monde, Caron en tête, enfila un gilet pare-balles sans manches, aux pochettes pratiques et doté d’une paire de menottes, sur lequel était écrit POLICE JUDICIAIRE en lettres blanches. En mini-convoi, la troupe se dirigea vers les caves de Repentigny.
Le « proc », garant juridique de la légalité de toutes les actions importantes de la police, saisit immédiatement la gravité de l’affaire. Vu la notoriété de Repentigny à Reims - notoriété que d’aucuns auraient qualifié de « scandaleuse » - il autorisa sur-le-champ l’enquête sur le lieu du crime et sauta dans sa voiture pour se rendre sur place.
Caron, son équipe et Duroselle arrivèrent en trombe. La commissaire ordonna immédiatement de boucler toute la propriété, en surface et en sous-sol. Une fois en bas, dans les entrailles de la cave, flanquée de photographes et de techniciens, elle se mit sans tarder à inspecter la scène du crime, à hauteur d’un pupitre et d’un mur éclaboussés de sang.
– Bouclez-moi tout ça, ordonna-t-elle. Ceinturez la zone dans un rayon de cent mètres autour du lieu du crime. Ne bougez pas un seul grain de sable avant que les gars de la Police technique et scientifique aient terminé leur boulot, compris ?
Les membres de l’équipe SAMU/SMUR (un médecin-réanimateur, un infirmier-anesthésiste et un ambulancier), tous chaussés de bottes hygiéniques jetables, furent autorisés à descendre, sous la conduite d’agents de la Police scientifique chargés d’éviter une éventuelle contamination du site. Ils purent ainsi s’approcher de Repentigny pour l’examiner et lui injecter un cocktail d’analgésiques et d’anti-inflammatoires.
Ce n’est qu’une fois les premiers soins administrés et les photos prises pour bien fixer la position du corps et pour saisir l’état des lieux. Caron autorisa ensuite le SAMU à évacuer la victime.
Elle se tourna alors vers Sébastien Painteaux, le chef de cave. Après avoir donné l’alerte, l’homme aux cheveux blonds cendrés, âgé d’une cinquantaine d’années, était resté sur place en attendant l’arrivée de la police. Il paraissait affolé.
– Dites-moi, monsieur, quand et comment l’avez-vous découvert ?
– -Vers 8 h 40 ; je revenais de la salle d’assemblage, dans la zone d’entreposage, répondit Painteaux. J’étais en train de traverser cette grande pièce très éclairée, là-bas, où madame Repentigny expose sa collection d’art, quand j’ai aperçu monsieur, recroquevillé et inconscient, derrière ce pupitre.
– Monsieur Painteaux, j’aurai bien d’autres questions à vous poser au commissariat. D’ici-là, je vous verrai peut-être à l’hôpital.
– Entendu, commissaire.
Caron et son équipe purent alors accorder toute leur attention à la scène du crime. À ce stade, la commissaire comptait surtout sur ses gens de la Police technique et scientifique. La patronne de l’unité, le commandant Dominique Flochard, était une jolie Normande de trente-cinq ans, au regard grave derrière d’élégantes lunettes design, coiffée en chignon et portant des chaussures de marche aux semelles épaisses (« des godasses de vieille bique », murmura Caron, qui affectionnait des bottes noires à talons). Elle évoluait habituellement, avec une sérénité empreinte de fierté, dans un univers de photos de crimes morbides et hallucinants, de microscopes et de prélèvements d’empreintes digitales. Sans oublier son « album de famille » – des photos de malfrats au visage terrifiant.
– Vous savez, affirmait Flochard l’air angélique, on s’habitue à l’horreur et on apprend à ne pas en perdre le sommeil.
Flochard et son personnel étaient vêtus de la réglementaire combinaison blanche avec charlotte couvre-tout, de gants bleu clair et d’énormes bottes style moonwalk. Un néophyte aurait pu prendre ces spécialistes pour des astronautes de la NASA. Ils photographièrent tout, ne ratant pas un détail. Ils prirent des échantillons de sang et d’ADN, utilisèrent de la poudre pour détecter d’éventuels produits chimiques et – grande passion de Flochard – prélevèrent des empreintes digitales dans les endroits les plus probables et les plus improbables. Fière de son coup, Flochard ordonna à ses troupes d’utiliser à cette fin le tout nouveau Lumicyano, méthode fluorescente plus rapide et plus fiable. Et pour effectuer un test d’odorologie canine, elle fit amener les chiens dans les caves pour renifler tout ce qu’ils pouvaient sentir : empreintes de pas, pupitre, mur, tissus.
Et puis, surtout, l’équipe s’intéressa à une bouteille au culot maculé de sang – sans doute l’arme du crime – ainsi qu’un fichu noir en lambeaux, un trésor pour les bergers allemands.
Tout en se déplaçant précautionneusement, Caron mémorisa la scène, examinant le contour du corps dessiné à la craie sur le plancher en ciment et les lugubres éclaboussures de sang sur le mur. Comme pour se railler de la police, l’assaillant avait tracé dans le sang de la victime un « R » approximatif : le logo bien connu pour Repentigny ? Il avait barré cette lettre de haut en bas dans un mouvement rageur. Première hypothèse : pour proclamer : « J’ai tué Repentigny ! »
Au bout de deux heures sur place avec ses enquêteurs, Caron décida de les laisser continuer seuls. Ayant constaté que la police respectait les procédures, le procureur avait quitté les lieux, de même que Duroselle, qui avait des rapports urgents à rédiger pour sa hiérarchie.
Dans sa Peugeot 308 SW, accompagnée de deux collègues, Caron se rendit rapidement au Centre hospitalier universitaire de Reims, le CHU, immense complexe de onze hôpitaux. En arrivant aux urgences, elle aperçut Mme Repentigny.
10 h 53, France 3 – Journal télévisé régional,
Champagne-Ardenne
« Flash Info : La Police judiciaire de Reims confirme que la victime d’une agression dans les caves Repentigny est M. Hubert Repentigny lui-même. Il repose actuellement dans un état grave au CHU de Reims. Pour l’instant, la police n’a aucune piste, mais n’écarte aucune hypothèse. »
10 h 55, quotidien L’Union, Reims
C’est Anne Rondache, jeune journaliste affectée à l’Hôtel de Police, qui fut la première à L’Union à apprendre la nouvelle. Elle appela aussitôt son rédacteur en chef, Jean-Philippe Couvreur, au siège du journal, 5 rue de Talleyrand.
– Ils ont trouvé Repentigny à moitié mort, il y a environ deux heures, lui annonça-t-elle le souffle court. J’ai essayé de joindre le divisionnaire, mais il est en séminaire à l’extérieur. J’ai appris que c’est Denise Caron, la « star » de la PJ, qui est chargée de l’affaire. Elle a déjà inspecté les caves et se trouve actuellement à l’hôpital.
– Sacrée nouvelle ! Pour l’instant, reste sur place et essaie de glaner toutes les informations possibles, comme des déclarations officielles, mais surtout la moindre info confidentielle que tu parviendras à soutirer aux flics ou aux toubibs. Nous allons mettre quatre ou cinq journalistes sur le coup. Dès que Caron sera de retour, ne la lâche pas d’une semelle !
– Entendu !
– Avec cette superfliquette qui pilote l’affaire, on aura un topo du tonnerre ! N’hésite pas à piquer la curiosité du lecteur avec quelques détails croustillants sur la commissaire. Mais n’enjolive pas trop et concentre-toi sur les faits. N’oublie pas que ce sont toujours les personnages qui font une bonne histoire. Une jeune héroïne aux cheveux roux et du cran voilà qui rentabilisera ces presses Goss hors de prix que le journal vient d’acheter !
– J’espère que vous ne songez pas à faire paraître sa photo couleur en bikini.
– Pas tout de suite.
– Vous exagérez ! Vous n’arrêterez jamais de me surprendre, vous les mecs.
– Eh bien, surprends-nous à ton tour en nous pondant le reportage de l’année.
– C’est bien mon intention !
– Bon, à bientôt. Tu me tiens au parfum. Dès que t’as une révélation solide, passe me voir au bureau. On réfléchira à tout ça avec d’autres hommes des cavernes de mon espèce.
– Hommes des cavernes ? Quand on pense au lieu du crime, c’est très spirituel comme remarque ! OK, patron, je vous rappelle le plus tôt possible.
11 h 03, Bureau du Comité Champagne (CIVC)
La sonnerie du téléphone retentit dans les imposants locaux en brique rouge du siège du Comité interprofessionnel du vin de Champagne, 5, rue Henri Martin, à Épernay. Le directeur du Comité Champagne, plus familièrement connu sous le sigle CIVC, Jean-Jacques Denoirjean, prit l’appel du journaliste de L’Union. Comme Repentigny coprésidait le CIVC ainsi que le groupe « négociants », la nouvelle eut l’effet d’un tremblement de terre.
Denoirjean ne put s’empêcher de jurer avant d’appeler aussitôt Jean-Jacques Lieuvrain, vice-président du groupe négociants. Il passa ensuite un coup de fil à Jérôme Larquay, coprésident du groupe « vignerons ». Chaque groupe, en liaison avec l’autre, était censé régler au profit de leurs intérêts communs à long terme les inévitables conflits d’intérêts à court terme La sublimation des différences permettait aux deux groupes de fonctionner chacun de son côté, tout en s’exprimant d’une seule et même voix au nom de tous les acteurs de la filière.
Denoirjean organisa rapidement une conférence téléphonique avec Lieuvrain et Larquay.
La nouvelle faisait maintenant la une à la radio et à la télévision. Le collègue de Repentigny qui assurait la coprésidence du groupe vignerons, et le coprésident par intérim du groupe négociants avaient déjà fait circuler un communiqué officiel sur leur intranet afin d’informer leurs équipes.
La discussion tourna très vite à la confusion.
– Quelle horreur, fit Larquay. J’espère que ce n’est pas un de nos types qui a essayé de le buter. Repentigny a martyrisé pas mal de gars de chez nous et, même si c’est regrettable, ils sont nombreux à le détester.
Lieuvrain lui répondit d’un ton froid et plutôt hautain :
– Cher collègue, les pratiques commerciales d’Hubert Repentigny sont une question de point de vue, et nous devrions peut-être éviter de nous attarder à ses supposés travers à l’heure même où il agonise sur un lit d’hôpital. Au lieu de lui casser du sucre sur le dos, avertissons la Commission permanente et convoquons d’urgence le Bureau Exécutif.
– D’accord ! Dans ce cas, ne perdons pas une minute, exhorta Larquay.
Lieuvrain et lui alertèrent aussitôt le centre décisionnel du CIVC, puis mirent rapidement au point une déclaration conjointe :
« Le CIVC, organisme représentant toute la filière du champagne, déplore la lâcheté et l’ignominie de l’agression commise contre Hubert Repentigny, notre distingué collègue et président. Nous tenons à lui témoigner, ainsi qu’à sa famille, toute notre solidarité, et demandons aux autorités de trouver le ou les responsables au plus vite. Le Bureau Exécutif du CIVC se réunira demain en assemblée extraordinaire. D’ici là, nous ne ferons pas d’autres déclarations sur cette tragédie. »
La nouvelle fit l’effet d’une bombe dans toute la Champagne viticole. Chaque producteur, chaque maison, ainsi que de nombreux fournisseurs, politiques, touristes et journalistes avaient bien sûr entendu parler de Repentigny. La plupart avaient même eu des rapports personnels ou d’affaires avec lui et en sa qualité de coprésident du Comité Champagne, il avait aussi quelques amis très haut placés.
La réunion d’urgence devait avoir lieu le lendemain, sous la présidence du représentant local de l’État, l’affaire étant à la fois locale et nationale.
11 h 17, Palais de l’Élysée, Paris
La nouvelle de l’agression plongea le Président de la République, Roland Guérin, dans la stupéfaction. Repentigny et lui étaient de proches amis et de vieux combattants du Mouvement des Français (MDF), le parti au pouvoir, dans la mouvance de la droite modérée, solidement implantée en Champagne-Ardenne.
– Grand Dieu, monsieur le Président, lança Jean de la Ribière, secrétaire général de l’Élysée, cela pourrait-il être l’œuvre d’un de nos opposants ?
– Ou d’un de nos partisans. Hubert ne s’est pas fait que des amis chez nous. Mettez le ministre de l’Intérieur sur le coup. Demandez-lui de garder un œil sur la PJ de Reims, mais aussi d’alerter la DCRI.
La Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), branche de la Police nationale relevant du portefeuille de Dominique Morel, était réputée pour son action de prévention des attentats terroristes. Elle était également active dans le domaine du contre-espionnage, y compris dans le vol de secrets industriels. Quelques sceptiques allaient jusqu’à la suspecter de garder un œil sur les ennemis politiques du gouvernement et même du Président.
– Soupçonneriez-vous certains de nos amis du milieu des affaires ou de la politique locale ?, s’enquit le secrétaire général.
– Qui sait ? Hubert en a fait voir de toutes les couleurs à presque tout le monde dans la filière du champagne. Et puis, il dirigeait son Conseil régional à la Brejnev – avec brutalité et en toute opacité.
Président de la région Champagne-Ardenne depuis trois ans, Repentigny dirigeait en effet les quarante-huit autres conseillers régionaux d’une main de fer. Il était aussi les yeux et les oreilles de Guérin en pays de Champagne. Cela étant, il lui arrivait fréquemment de se faufiler dans les couloirs de l’Élysée pour de petits entretiens de fin de soirée avec le Président. Les deux hommes avaient de nombreux intérêts en commun, outre leur engagement politique, notamment un goût prononcé pour les intrigues de coulisse et les femmes exotiques.
L’une de celles-ci s’appelait Ma Chuntao, la charmante spécialiste des questions monétaires à la Mission commerciale chinoise dans une rue tranquille du 8e arrondissement de Paris. Les intimes de Chuntao savaient que son prénom signifiait « pêche du printemps » en mandarin. Pour les professionnels qu’elle fréquentait et qui ignoraient le sens de son prénom, Ma était tout simplement une spécialiste fort respectée en swaps de devises de la banque centrale.
Le Président se devait de suivre de près les problèmes monétaires de la Banque de France et de la Banque européenne, surtout à cause de la fragilisation de l’euro, et la Chine se présentait alors comme un sauveur potentiel.
Repentigny, qui avait rencontré Ma à Pékin en compagnie de son chef de cave lors d’un voyage d’affaires, avait besoin des conseils de la belle Chinoise pour implanter son champagne sur le vaste marché de l’Empire du Milieu.
Repentigny, Guérin et elle formaient un trio où