LA SOCIOCRIMINOLOGIE, 2E EDITION
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Aperçu du livre
LA SOCIOCRIMINOLOGIE, 2E EDITION - Leman-Langlois, Stéphane
Stéphane Leman-Langlois
LA SOCIOCRIMINOLOGIE
Deuxième édition
augmentée et mise à jour
Les Presses de l’Université de Montréal
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre: La sociocriminologie / Stéphane Leman-Langlois.
Noms: Leman-Langlois, Stéphane, 1965- auteur.
Collections: Paramètres.
Description: 2e édition. | Mention de collection: Paramètres | Comprend des références bibliographiques.
Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20210068043 | Canadiana (livre numérique) 20210068051 | ISBN 9782760645462 | ISBN 9782760645479 (PDF) | ISBN 9782760645486 (EPUB)
Vedettes-matière: RVM: Criminalité—Aspect sociologique. | RVM: Criminologie. | RVM: Criminalité—Aspect social.
Classification: LCC HV6026.F7 L45 2022 | CDD 364—dc23
Mise en pages: Folio infographie
Dépôt légal: 1er trimestre 2022
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2022
www.pum.umontreal.ca
Les Presses de l’Université de Montréal remercient la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) de son soutien financier.
INTRODUCTION
Il est difficile, pour la plupart des gens, de réfléchir à l’action humaine d’un point de vue social. La plupart d’entre nous sont habitués à observer, à expliquer les actions des autres en tant qu’actes individuels, produits d’une volonté unique et personnelle, et à y réagir. Lorsque nous nous penchons sur les gens qui en sont responsables, nous tentons d’évaluer leurs intentions, leur bonne foi, leur état psychique, leurs croyances, etc., et faisons peu de cas des facteurs sociaux — à l’exception, bien sûr, des cas où la personne a agi comme elle l’a fait sous la menace, par obligation ou pour toucher une rémunération. À l’occasion, surtout pour les enfants, nous sommes prêts à prendre en considération l’influence exercée par les parents, les pairs ou les médias — et en particulier les médias sociaux. Cela est sans doute dû au fait que nous faisons nous-mêmes l’expérience spontanée du monde à travers nos perceptions, nos réflexions et nos désirs individuels.
Si nous tenons compte du contexte dans lequel évolue l’acteur, c’est surtout pour nous le représenter en possession d’une main particulière qui lui a été distribuée, et avec laquelle il doit maintenant jouer: il sera ainsi plus ou moins éduqué, plus ou moins riche ou pauvre, membre ou non d’une population reconnaissable (par sa couleur, sa culture ou autrement), etc.
Pourtant, Aristote disait déjà que nous sommes des «animaux sociaux». Presque toutes nos activités sont des activités de groupe et la majeure partie de nos activités individuelles n’auraient aucun sens si les groupes sociaux n’existaient pas (par exemple, étudier à l’université):
Nous travaillons dans des organisations: nos sociétés reposent sur ce qu’on appelle une division du travail, c’est-à-dire que chacun d’entre nous ne réalise qu’une infime portion du travail nécessaire à la survie du groupe. À la base, la nature et la forme de chacune de ces activités sont déterminées en relation avec toutes les autres portions du travail à faire. De plus, presque toutes nos activités quotidiennes sont déterminées par la structure de l’organisation qui nous emploie, structure qui est également un fait socialement déterminé. Enfin, nous travaillons pour la plupart avec d’autres et ainsi entrons en relation avec eux.
Nos activités de loisir se déroulent aussi avec des parents, des amis ou des collègues: qu’il s’agisse d’une activité dans le plus petit groupe qui soit, la dyade, qui comprend deux personnes, de vacances partagées par un grand groupe de connaissances ou d’un événement populaire lors duquel se rencontrent des inconnus, la plupart de nos loisirs sont des activités sociales. C’est peut-être durant une pandémie, à laquelle on a dû répondre en limitant nos contacts, que cette réalité nous paraît plus saillante: être séparé des autres fait mal.
Nous voyons le monde à travers les yeux des autres: au sens le plus élémentaire, il s’agit déjà de constater que la plupart des choses que nous savons sur le monde qui nous entoure nous viennent de communications avec d’autres. La portion de réalité dont nous avons personnellement fait l’expérience est extrêmement limitée et même notre expérience directe d’un événement ou d’une situation ne rend compte que d’une petite portion de ce qui s’est passé. En un sens un peu moins évident, quand on y songe un instant on se rend compte que notre manière d’interpréter, de mettre en mots, de penser aux choses — celles dont on entend parler aussi bien que celles dont on fait l’expérience directe — provient de notre culture.
Ce monde perçu, interprété et compris contient également notre propre personne: notre identité, notre place dans divers groupes sociaux ou par rapport à eux, nos habiletés, notre manière de penser, tout est le produit d’une culture particulière. Non pas que nous vivions dans un monde purement imaginé, où les «vrais» objets n’existent pas, où tout n’est que le fruit de notre pensée: il s’agit plutôt de souligner que les objets réels ne se présentent pas à nous dotés d’une étiquette expliquant leur fonction et leur impact social. L’étiquette doit être apposée par un observateur, en accord avec ceux avec qui il doit interagir.
Dès l’enfance nous apprenons à nous mettre à la place des autres, non seulement grâce à notre faculté d’empathie, qui tient davantage de l’instinct, mais aussi en imaginant ce que les autres penseraient de nous s’ils nous voyaient agir, et quelle serait leur réaction. Lorsque nous analysons nos propres pensées, nos actions, nos problèmes et leurs solutions possibles, nous nous demandons également ce que d’autres personnes feraient à notre place. Nous aspirons particulièrement à savoir ce qui est «normal», nous naviguons sur Internet à la recherche de recommandations et de conseils sur les appareils électroniques à acheter, les destinations vacances à privilégier, les pratiques sexuelles à valoriser, les films à visionner sur Netflix… Ce faisant, nous reconnaissons notre appartenance à un groupe particulier et nous nous positionnons par rapport à ses règles, à ses valeurs et à ses standards (ce qui est tout de même différent de les accepter sans réfléchir).
Il ne s’agit pas, bien sûr, de nier que chaque être humain prend des décisions calculées, qu’il a un «libre arbitre», la faculté de choisir ses actions et donc d’en être responsable. Par contre, il faut s’éloigner de la conception juridique de cette responsabilité: au sens sociologique, être responsable d’un acte se résume tout bonnement à avoir pensé avant d’agir, à être doué d’agentivité. Cependant, il ne faut pas conclure, à partir de cette seule affirmation, que la pensée de l’acteur est une explication suffisante de ses actes. Il a choisi cette action, mais sur quoi ce choix était-il fondé? Bref, la rationalité humaine ne se déploie pas en vase clos. Non pas qu’elle soit seulement influencée par des facteurs extérieurs (comme dans l’exemple de la main avec laquelle on devra jouer), mais bien qu’elle existe grâce à eux. Par exemple, comment pourrait-on penser à nos actes sans les mots qui les décrivent, qui sont des conventions culturelles indispensables? Si les juristes ont besoin, dans leur système, d’acteurs responsables au sens le plus étroit, parce qu’ils doivent pouvoir les blâmer, les sociologues se contentent de moins. En fait, surtout en sociologie du crime, les diverses conceptions de la responsabilité individuelle (juridique, populaire, comparée entre les groupes culturels) sont justement un objet d’étude plutôt qu’un outil de recherche.
On considère souvent que la psychologie porte sur la dimension intérieure de l’individu, alors que la sociologie s’intéresse à sa dimension extérieure, mais cette conception engendre une difficulté importante de compréhension. En réalité, le social se manifeste non seulement entre les personnes, mais aussi dans leur tête. En fin de compte, penser sociologiquement, c’est contextualiser systématiquement les actions des individus et se questionner sur les interactions sociales qui influencent leur processus décisionnel. Quant à elle, la sociocriminologie n’est pas une discipline à proprement parler: c’est un foyer particulier d’étude criminologique. À bien y penser, la criminologie comme discipline repose originellement sur un certain «flou artistique» du fait que son objet est discutable et, en fait, discuté. De façon courante, on définit la criminologie comme l’étude du «phénomène criminel». C’est beaucoup trop réducteur, puisque des criminologues se penchent également sur l’ensemble des phénomènes de réaction au crime, sur l’évolution de la définition du mot «crime», sur l’identité de ceux qui décident de ce qui sera considéré comme un crime au sens juridique, sur les pratiques de ceux qui font respecter la loi, etc. Faire de la sociocriminologie, c’est se poser toutes ces questions sous un angle social, c’est-à-dire tenter de répertorier, de classifier, de comprendre les relations sociales qui causent, créent, définissent et organisent la lutte contre le «crime». La sociocriminologie est également l’étude plus particulière des institutions et des pratiques explicitement ou implicitement centrées sur le crime. C’est par exemple l’étude de l’effet des médias sur notre conception de la criminalité, du rôle de la police et du «bon» citoyen, des relations parents-enfants qui forment l’attitude par rapport aux normes sociales, des activités quotidiennes des policiers, de l’évolution des codes pénaux, des valeurs comparées de différents groupes sociaux, du travail des institutions gouvernementales. Enfin, c’est aussi l’étude des interactions entre tous ces différents objets qui s’influencent les uns les autres dans une boucle infinie.
Ce livre vise à introduire son lecteur aux aspects principaux de la pensée sociologique sur différentes réalités liées au crime, à la criminalité, aux criminels et à la réaction sociale. Son but est de donner au lecteur le bagage nécessaire à la compréhension de textes de recherche sociocriminologique contemporains et anciens — de lui permettre de reconnaître les types de théories sur lesquels les auteurs se basent, de savoir les classer, les comprendre plus rapidement en les comparant et, bien sûr, de saisir les références à un auteur classique ou à un paradigme, une ligne de pensée ou une tradition sociologique.
Autant avertir le lecteur tout de suite: malheureusement, ce livre ne contient pas la réponse au pourquoi du crime. Il contient encore moins la recette pour contrôler ou faire disparaître le crime. Nous verrons en fait que ces idées sont illusoires et proviennent d’une fausse conception de la société, de l’individu et du crime. C’est que toutes les théories décrites dans les pages qui suivent sont défectueuses: on leur a toutes trouvé des failles, certaines mineures, d’autres fatales. Certaines ne sont même pas, à proprement parler, des théories du crime ou de la criminalité — bien qu’on puisse de temps à autre y trouver des explications de phénomènes qui ressemblent au crime. Cependant, on y trouvera un nombre important de petits mécanismes, de faits, de concepts heuristiques et autres fragments théoriques utiles pour ceux qui veulent se confectionner une petite boîte à outils sociologique pour mieux comprendre un crime, un type de crime, un criminel, une de nos réactions individuelles ou institutionnelles à la criminalité, ainsi qu’une foule d’autres phénomènes d’intérêt criminologique.
***
Le chapitre qui suit portera sur les objets de la sociocriminologie, en commençant par un certain nombre de concepts de base et par le vocabulaire particulier adapté à notre approche. On y trouvera également un certain nombre de questions fondamentales qui restent sans réponse, mais que l’on peut tout de même contourner — du moins temporairement — afin de continuer à faire de la criminologie.
Le chapitre deux porte sur l’opposition classique en sociologie entre le holisme, ou l’approche du social en tant que tout dépassant la simple somme de ses parties, et l’individualisme, qui au contraire considère les faits sociaux comme le résultat d’actions individuelles. Nous y présenterons au passage deux des fondateurs de l’approche sociale, Émile Durkheim et Max Weber, qui ont laissé une trace indélébile sur notre discipline.
Le troisième chapitre explore une seconde opposition, cette fois entre les théories du consensus social, selon lesquelles, pour l’essentiel, les membres d’une société partagent les mêmes valeurs et définissent les crimes de la même façon, et les théories du conflit, qui conçoivent plutôt le social comme un produit de multiples conflits entre les individus et les groupes qui doivent s’y côtoyer. Cette opposition entre consensus et conflit, on le devine déjà, est elle-même la source de profondes controverses politiques dans les sociétés modernes, notamment en ce qui a trait à l’immigration.
Le chapitre quatre dresse un parallèle entre l’étude microsociale, qui se penche sur le fonctionnement de l’individu et sur ses interactions avec les autres, et l’étude macrosociale, centrée sur les mouvements culturels et historiques qui servent de contexte aux actions individuelles. La formation de la subjectivité de l’acteur est de première importance lorsqu’il s’agit de comprendre l’attitude des individus par rapport aux normes et à leur transgression. L’existence de ces transgressions et de réactions sociales correspondantes a un effet à la fois sur la subjectivité et sur l’identité.
Le chapitre cinq porte sur les nombreuses facettes de nos réactions au crime, que celles-ci soient individuelles, collectives, officielles, non officielles, pénales, administratives, etc. L’aspect plus complexe de cette question est lié dans le chapitre précédent: en fait, nos réactions définissent ce qu’est un crime. Elles ne le créent pas au sens où notre réaction à un meurtre créerait un cadavre, bien sûr, mais elles en font un objet avec une signification spécifique, une mobilisation particulière des pouvoirs publics, un effet sur notre sentiment d’être (ou de ne pas être) en sécurité, un effet sur notre conception de nous-mêmes et des autres comme capables ou non de commettre le crime en question ou comme victimes éventuelles, sur nos décisions de prendre un chemin ou un autre tard le soir, de nous équiper de dispositifs de sécurité, de voter pour un parti politique offrant un programme ou un autre de lutte contre la criminalité, etc. Aucun de ces aspects ne se rattache aux objets concrets que sont la victime, le couteau qui a mis fin à ses jours ou la main du meurtrier. Ce sont des constructions sociales.
Le dernier chapitre traite du rôle de l’État et des institutions officielles dans la définition, la prévention et la répression des actes criminels. On y examinera les modes de relation du citoyen à l’État et les mécanismes qui font qu’un individu décide ou non de faire appel aux autorités pour régler un problème qu’il juge de nature criminelle. Il y sera également question de l’usage que les représentants de l’État et de ses institutions font de la notion de «crime», des changements politiques, institutionnels et personnels qui sont justifiés par un discours ou un autre au sujet de la dangerosité des criminels, du risque de victimisation, de la menace que constitue tel ou tel crime pour la sécurité de l’État, etc.
Le lecteur trouvera, en fin d’ouvrage, un lexique pratique qui éclaire l’usage de certains mots et expressions dans les lignes qui suivent.
CHAPITRE 1
Définir un objet, l’expliquer, le comprendre
Une des principales difficultés de la criminologie, en tant que discipline scientifique, est liée à son objet. Chaque criminologue est libre de définir ce sur quoi il travaille, au risque que ses pairs cessent de le considérer comme un «vrai» criminologue. La valeur de son travail se mesurera ensuite à la pertinence de son sujet, à la scientificité et à la rigueur de sa méthode d’enquête. Cependant, pour qu’une discipline existe, il est généralement accepté qu’elle doit avoir un point central où mettre le pied au sol. Dire que la criminologie se penche sur le «phénomène criminel» ou la «question criminelle» ajoute assez peu d’informations: on s’en doutait, vu son nom. C’est justement le concept de «crime» qui dérape, et y ajouter le mot «phénomène» ne le remet aucunement sur la route.
Au sens juridique, un «crime» désigne une infraction au Code criminel du Canada. Cette loi codifie l’ensemble des actes dits criminels et leur attribue des sanctions pénales dont la sévérité est censée refléter leur gravité. Au Canada, le Code prévoit pour chaque article une peine maximale qui consiste en une amende ou, dans la majorité des cas, en une sentence d’incarcération (certains crimes sont également accompagnés d’une peine minimale).
On distingue immédiatement quelques caractéristiques particulières au Code: premièrement, les interdictions qui s’y trouvent sont hétéroclites. Certaines sont des règles morales, comme l’interdiction d’«être nu dans un endroit public» (art. 174) ou de faire l’«exploitation indue des choses sexuelles» (art. 163); d’autres visent la protection de la réputation, d’autres protègent contre la victimisation violente ou contre l’atteinte aux biens; d’autres encore nous protègent contre nous-mêmes, comme les interdictions liées aux stupéfiants. Certaines ciblent explicitement l’action défendue, d’autres empruntent des détours techniques, comme l’interdiction de solliciter une prostituée ou un client alors qu’il n’existe pas d’interdiction de se prostituer, ou l’interdiction de posséder une drogue alors qu’il n’y a pas d’interdiction de la consommer.
Deuxièmement, le contenu du Code est en constante évolution, il est revu la plupart du temps au coup par coup, comme en témoigne la succession désordonnée des articles (art. 83: combats illégaux; art. 83.01: terrorisme). Cette évolution est influencée par plusieurs forces différentes, ce qui entraîne des résultats parfois étranges. Par exemple, en 1988, la Cour suprême du Canada a déclaré inconstitutionnel l’article 287, qui interdisait l’avortement. Cependant, comme la Cour n’a pas le pouvoir de modifier le Code, l’article 287 s’y trouvait encore en 2019. Pendant plus de 30 ans, donc, l’avortement faisait partie des actes dénoncés par le gouvernement du Canada, comptant parmi les pires qu’un citoyen puisse commettre et s’accompagnant, comme il se doit dans ce cas, d’une peine de prison (à perpétuité, rien de moins). Pourtant, comme la loi avait été neutralisée par la Cour suprême, l’avortement était de facto décriminalisé. Dans la majorité des cas, par contre, des actes sont carrément retirés du Code ou ajoutés à celui-ci, au gré d’amendements soumis au Parlement. Ainsi, selon les époques, la possession et la consommation de divers hallucinogènes sont permises ou défendues – par exemple, le cannabis ne fut interdit qu’entre 1940 et 2018. De même, il fut un temps interdit de vendre des préservatifs ou d’avoir des relations homosexuelles.
Troisièmement, le Code défend en général les activités qui causent des dommages à autrui, ce qui est une vision moderne de l’éthique, remplaçant (de façon incomplète) la précédente, fondée sur des vérités révélées et absolues. Cependant, plusieurs autres activités également défendues ne font pas de victimes, certaines sont même consensuelles (infractions relatives aux stupéfiants, à la prostitution, au recel, au blanchiment d’argent, etc.).
Enfin, les actes criminels sont hiérarchisés selon leur gravité. Il n’existe pas de cote officielle de gravité, mais les sanctions accompagnant chaque crime sont proportionnelles à celle-ci. L’importance de la peine de prison est donc une indication du degré de gravité que le législateur attribue à l’acte. Au plus simple, comme une peine de dix ans est deux fois plus sévère qu’une peine de cinq ans, on peut conclure que le législateur a évalué que l’acte puni est deux fois plus grave. Évidemment, on a du mal à voir comment on a pu comparer et échelonner des actes si radicalement différents. D’ailleurs, plusieurs incongruités sont flagrantes, par exemple le fait que l’agression sexuelle simple est punie moins sévèrement (dix ans, art. 271) que le fait d’entrer par effraction (même sans rien voler) dans une maison (perpétuité, art. 348). Pour brouiller davantage les cartes, entre 2005 et 2015, le gouvernement Harper a apporté une série d’amendements au Code, ajoutant des peines minimales à plusieurs articles, manifestement sans vision d’ensemble, ce qui a eu pour effet d’augmenter fortement le nombre d’incongruités pénales (Doob et Webster, 2016).
Quoi qu’il en soit, la volonté d’établir une hiérarchie officielle dans la gravité des crimes nous vient de la notion du 18e siècle voulant que la proportionnalité des délits et des peines décourage les malfaiteurs de commettre les crimes plus graves (les violeurs de tuer leur victime, ou les fugitifs de tirer sur les policiers, par exemple). Cela semble tout à fait logique, mais il faut accepter au départ que les peines aient réellement un effet dissuasif mesurable et proportionnel. Or, la recherche empirique montre que l’effet dissuasif des sentences n’est pas certain. Dès lors, on peut facilement imaginer que l’effet d’ajustements minutieux basés sur de savants calculs de proportion tend vers l’évanescence, même sans tenir compte de la part d’imprévisibilité due à la subjectivité du juge. Autrement dit, il est envisageable qu’on hésite davantage à commettre un crime lorsqu’un système est mis en place pour nous en dissuader, mais le fait qu’un article particulier lui attribue une peine de 10, 14 ou 20 ans ne change pas grand-chose au choix de passer ou non à l’acte. Aujourd’hui, plusieurs mouvements de réforme du droit criminel laissent entièrement de côté cette version de la proportionnalité, entre autres ceux fondés sur des modèles qu’on dit de justice réparatrice. Peu importe qui a raison, ce qu’il faut retenir, c’est que les échelles de gravité ne sont pas des objets naturels qu’il suffit d’observer et de noter correctement: il faut les créer.
Il existe, en général, des raisons juridiques qui sous-tendent une bonne partie de ces caractéristiques du Code. D’autres de ces caractéristiques sont un legs du passé, elles nous viennent d’une époque révolue où on criminalisait les écarts à la moralité chrétienne traditionnelle. Souvent, il s’agit du résultat de pressions faites par des groupes visant une portion précise du Code, sans se soucier de son ensemble. Peu étonnant, donc, que l’accumulation de telles modifications produise un résultat assez décousu. Néanmoins, pour en revenir à notre sujet, l’important à ce stade est de bien comprendre que l’objet «crime» reste insaisissable. Au mieux, nous avons une catégorie juridico-historico-politico-sociale d’actes radicalement différents, présents dans ce fourre-tout pour des raisons diverses et imprévisibles, et qui n’ont en commun que de s’y trouver. Ainsi, au fondement de la criminologie se trouvent des pratiques de catégorisation, et non un objet ni même un type d’objet. Pour certains puristes, cette conclusion montre que ses bases sont insuffisantes pour en faire une science — à moins qu’il ne s’agisse en fin de compte d’une science de l’incrimination, qui porterait sur les facteurs sociopolitiques qui font qu’un comportement est isolé, recensé, défini et introduit dans le Code criminel. Pour la plupart des criminologues, cela est profondément insatisfaisant: ils ont le désir de comprendre un type entièrement différent de conduite humaine, celui qu’ils appellent «le crime».
Ce qu’il importe de clarifier, pour la bonne lecture de cet ouvrage, c’est que la sociocriminologie ne peut pas se contenter d’être une sociologie du bris des règles légales. Les politiciens, les groupes de pression et les autres facteurs de création des règles criminelles sont de bien piètres assistants de laboratoire, et l’étude savante des objets hétéroclites qu’ils ont laissés sur la table risque de ne pas dépasser le divertissement intellectuel. La sociocriminologie doit découper ses objets plus largement, et non seulement considérer les comportements criminels et les comportements de réaction au crime, mais également tenir compte du fait que la règle définissant ces comportements est elle-même le fruit d’un comportement politique.
Dans ce qui suit, nous considérons la sociocriminologie, en tant qu’exercice scientifique, comme une activité visant à éclairer les aspects sociaux de comportements culturellement associés au crime. Dans cette optique, elle n’est pas normative, c’est-à-dire qu’elle ne vise pas à découvrir, à établir ou à faire respecter des normes, des lois, ou des idéaux de bonne conduite. Elle est empirique, c’est-à-dire qu’elle observe le réel — ce qui est et non ce qui devrait être — et tente d’en rendre compte par une interprétation qui l’éclaire, ce qu’on appelle une théorie scientifique. Enfin, si le mot «activité» est souligné dans notre définition, c’est qu’une sociocriminologie en bonne santé est davantage un programme de recherche dynamique, continu, encourageant la curiosité et l’exploration du terrain, qu’un bagage de choses à apprendre, à retenir ou à respecter religieusement.
Les faits et les théories
Dans le langage courant, on utilise souvent le mot «théorie» pour désigner une affirmation spéculative, facétieuse ou ridicule. Quelquefois on affuble même du titre de théorie les affirmations qui sont carrément contraires aux faits — les théories du complot, par exemple.
À l’occasion, on utilise aussi le mot dans l’expression classique voulant qu’une chose soit vraie «en théorie», mais non en pratique, ce qui sert habituellement à souligner le fait que les procédures imaginées en vase clos sont rarement adaptées au monde réel des intervenants ou à expliquer que l’expérience directe est préférable à la pensée déductive (elle sert aussi souvent à excuser un écart par rapport à des règles, sous prétexte que la réalité concrète le nécessite).
En science, le couple faits-théories ne dénote pas une opposition, mais bien une complémentarité absolument essentielle. Dans l’exploration scientifique, aucun fait n’existe sans théorie (au moins, une théorie qui le découpe, le définit et ainsi permet de le comparer à d’autres faits) et aucune théorie ne peut exister sans faits, par simple définition: une théorie, c’est un arrangement de faits qui permet de les comprendre en les mettant en relation — en particulier, une relation de cause à effet.
Les objets sociocriminologiques
La criminalité
On entend par «criminalité» l’ensemble des infractions commises en un lieu et en un temps donnés. C’est un concept macrocriminologique puisqu’il se rapporte à des phénomènes de masse, à des mouvements sociaux, à des sommes et agrégats de conduites individuelles. C’est également un concept qui ne pourrait pas exister sans les statistiques qui le mesurent. Par exemple, si on parle de «criminalité informatique», c’est pour catégoriser un ensemble d’activités particulières. Si on veut s’assurer d’avoir entre les mains un objet réel, il faut à la fois savoir le définir rigoureusement et pouvoir en mesurer au moins certains aspects. Ainsi, afin d’en rendre compte de manière satisfaisante, il faudrait offrir:
Une définition de cette criminalité informatique, par exemple: «tout acte défendu par le Code criminel et impliquant l’usage d’un ordinateur» ou «tout acte défendu par le Code criminel et ayant pour cible le fonctionnement, le contenu ou la connexion d’un ordinateur». Notez comment le phrasé exact de chaque définition peut introduire une différence profonde dans l’objet visé. Dans la première, l’utilisation d’un ordinateur est suffisante pour occuper la catégorie «criminalité informatique». Dans notre univers parsemé d’objets «intelligents», selon cette définition, tous les crimes sont potentiellement des crimes informatiques. La seconde définition évite ce problème et recentre clairement la recherche sur une catégorie bien précise d’actions, dont les ordinateurs sont l’élément principal. Dans les deux cas, le chercheur pourra profiter du fait qu’il existe des statistiques policières officielles sur ce type de crimes, toutefois il devra ignorer les actes informatisés qui