Godzilla et l'Amérique: Le choc des titans
Par Alain Vézina
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À propos de ce livre électronique
Le rôle ambivalent dévolu à Godzilla (ou à l’un de ses congénères) dans certains opus de la série reflète la complexité des relations nippo-américaines influencées par la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, la rivalité économique et les stratégies géopolitiques américaines en Asie de l’Est. Sa personnalité est donc constamment redéfinie à l’aune des tensions ou des rapprochements entre l’Archipel et son puissant allié occidental. Le roi des monstres est sans conteste une figure polysémique dont l’étude permet de comprendre les fluctuations d’une alliance qui a façonné le Japon d’après-guerre ; et l’auteur de cet ouvrage met autant de rigueur que de plaisir à en faire l’analyse.
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Aperçu du livre
Godzilla et l'Amérique - Alain Vézina
Alain Vézina
Godzilla et l’Amérique
Le choc des titans
Les Presses de l’Université de Montréal
DANS LA MÊME COLLECTION
Sous la direction de Claire Barel-Moisan et Jean-François Chassay, Le roman des possibles. L’anticipation dans l’espace médiatique francophone (1860-1940)
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Sous la direction d'Olivier Parenteau, Houellebecq entre poème et prose
Dominique Raymond, Échafaudages, squelettes et patrons de couturière. Essai sur la littérature à contraintes au Québec
Bernabé Wesley, L’oubliothèque mémorable de L.-F. Céline. Essai de sociocritique
du même auteur
Contes et légendes du Québec (édition critique, en collaboration avec Annik-Corona Ouellette), Montréal, Beauchemin, Coll. «Parcours d’un genre», 2006.
Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley (édition critique, en collaboration avec Annik-Corona Ouellette), Montréal, Beauchemin, Coll. «Parcours d’une œuvre», 2009.
Le vampire, anthologie des textes fondateurs (édition critique, en collaboration avec Annik-Corona Ouellette), Montréal, Beauchemin, Coll. «Parcours d’une œuvre», 2014.
Godzilla, une métaphore du Japon d’après-guerre, Paris, L’Harmattan, 2011 (réédition 2014).
Les sœurs québécoises de Nagasaki, Québec, Éditions GID, 2021.
GODZILLAmd et son image sont des marques de commerce déposées et la propriété exclusive de la compagnie Toho Ltd.
L’iconographie de cet ouvrage est tirée majoritairement de documents d’exploitation ou de collections personnelles.
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre: Godzilla et l’Amérique: le choc des titans / Alain Vézina.
Nom: Vézina, Alain, 1970- auteur.
Description: Mention de collection: Cavales | Comprend des références bibliographiques.
Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 2021007440X | Canadiana (livre numérique) 20210074418 | ISBN 9782760645714 | ISBN 9782760645721 (PDF) | ISBN 9782760645738 (EPUB)
Vedettes-matière: RVM: Godzilla (Personnage fictif) | RVM: Films de Godzilla—Histoire et critique. | RVM: Japon—Relations—États-Unis. | RVM: États-Unis—Relations—Japon.
Classification: LCC PN1995.9.G63 V49 2022 | CDD 791.43/67—dc23
Mise en pages: Folio infographie
Dépôt légal: 3e trimestre 2022
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2022
www.pum.umontreal.ca
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
REMERCIEMENTS
Je tiens d’abord à exprimer toute ma gratitude à M. Jean-François Chassay pour l’enthousiasme dont il a fait preuve à la lecture de mon manuscrit et pour ses judicieux conseils qui ont permis de l’améliorer.
J’adresse aussi mes plus vifs remerciements à M. Claude Blouin qui à nouveau a su me faire profiter de son expertise sur le cinéma japonais.
Je suis tout autant redevable à M. Jean-Baptiste Pujolle qui a eu la gentillesse de me fournir plusieurs images tirées de son impressionnante collection personnelle dédiée aux films de monstres japonais.
INTRODUCTION
De mon point de vue, tout a commencé avec Hiroshima et Nagasaki rasées par une bombe atomique. Les Japonais ont été les premiers, et ils nous ont largement influencés. Le Godzilla (1954) de la Toho a été le premier film à aborder la peur de tout un pays, de toute une culture, après ce qu’il s’était passé sur son sol. À partir de là, tout ce qui pouvait sortir de la baie de Tokyo ou arriver par les airs au-dessus du pays était hostile, agressif, et ne faisait pas de prisonniers.
Steven Spielberg1
Si les premiers bombardements nucléaires sur le Japon ont marqué un tournant dans l’histoire de la civilisation, ils ont également fait naître dans la littérature et le cinéma de science-fiction une nouvelle angoisse à exorciser. Par sa tendance à prophétiser le pire, le genre constitue un terreau fertile aux extrapolations pessimistes inspirées par la puissance nucléaire. Le producteur et réalisateur Steven Spielberg souligne ici deux points capitaux: d’une part, Godzilla, le monstre réveillé et transformé par les essais atomiques américains, a donné une impulsion déterminante à la science-fiction hollywoodienne. D’autre part, il représente pour les Japonais – du moins lors de ses premières apparitions sur les écrans – la peur de l’agression extérieure et, bien sûr, du génocide nucléaire. Évidemment, les Américains et, par extension, l’Occident ont longtemps personnifié cette menace. Or, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces mêmes Américains aideront l’Archipel à se relever de ses ruines. Leur image s’en trouvera forcément réhabilitée, mais elle sera néanmoins sporadiquement écorchée au gré des convulsions politiques, économiques et stratégiques du Japon d’après-guerre.
Si la perception des Japonais à l’endroit des États-Unis est aussi variable, qu’en est-il du monstre censé représenter ces derniers? Voit-il lui aussi son statut évoluer d’un film à l’autre? Et comment, de son côté, le public américain considère-t-il Godzilla? Comme une représentation accusatrice de l’arme atomique? Une incarnation du cauchemar que le président Truman a fait vivre à deux reprises au Japon? Si tel est le cas, comment comprendre qu’une telle figure dénonciatrice jouisse d’une popularité aussi grande? Car les baby-boomers vous le diront: Godzilla a eu tôt fait d’envahir les écrans occidentaux. On pouvait le voir dans les films présentés en double programme dans les cinémas de quartier et les ciné-parcs, ou sur les chaînes de télévision. Le premier opus de la série, Godzilla, King of the Monsters! (I. Honda et T. O. Morse, 1956) a connu beaucoup de succès à sa sortie aux États-Unis. Intitulé Gojira (I. Honda, 1954) dans sa version originale, il avait fait un triomphe au Japon moins de deux ans auparavant. Une suite a été immédiatement tournée et Le retour de Godzilla (M. Oda) a pris l’affiche dans l’Archipel en 1955. La société Warner Bros s’est occupée de sa distribution nord-américaine en 1959 sous le titre Gigantis, The Fire Monster. Mais le film qui allait vraiment établir Godzilla comme le personnage central d’une franchise excessivement rentable pour la société de production japonaise Toho (et pour les fabricants de produits dérivés) a été sans conteste King Kong contre Godzilla (I. Honda, 1962).
Cependant, ce succès a également été synonyme d’une certaine forme de déchéance du personnage. Le Godzilla de 1954 est l’objet de plusieurs analyses et commentaires qui y relèvent fort pertinemment le discours antinucléaire et la manifestation du souvenir traumatisant de la guerre. La version de 1956, modifiée par Embassy Pictures, escamote certaines références historiques accablantes pour les Américains (le réquisitoire antinucléaire y est moins appuyé), mais conserve néanmoins l’essence pessimiste et tragique de Gojira. L’œuvre bénéficie donc d’une respectabilité certaine tant chez les cinéphiles que chez les critiques. Or, ce n’est pas le cas pour la majorité des films ultérieurs où Godzilla se mue en défenseur du Japon pour le plus grand plaisir du jeune public (jusqu’à la fin du premier cycle de films en 1975). L’héroïsation infantile d’un personnage qui, à ses débuts, incarnait une métaphore du danger nucléaire a consterné certains spectateurs, alors que d’autres se sont amusés de la nouvelle orientation de la franchise, y voyant un spectacle à l’extravagance jubilatoire. À partir de 1984, le monstre prête à nouveau ses traits à la menace nucléaire dans une série de films inégaux où se succèdent toujours les affrontements homériques avec des congénères, le pinacle étant atteint en 2004 avec Godzilla: Final Wars (R. Kitamura), dans lequel le célèbre saurien, à nouveau défenseur du Japon, met K.-O. pas moins de 12 kaijū (bêtes étranges ou monstres) envoyés par des extraterrestres. Peut-on considérer pour autant que bon nombre de films où Godzilla se comporte en bête sympathique ne méritent pas d’être retenus par l’analyste soucieux de jeter un éclairage sérieux sur le personnage?
Il peut être tentant de voir dans un film de pur divertissement un simple produit de consommation dénué de tout discours signifiant. Or, c’est en le situant dans son contexte de réception qu’il acquiert la densité sémantique d’un véritable révélateur sociologique. Il ne s’agit donc plus d’interpréter le film en prenant seulement en compte l’intentionnalité de son instance énonciative, mais en se penchant aussi sur la perception du public, qui peut être influencée, voire dictée, par certains facteurs conjoncturels tels une angoisse collective ou un courant d’opinion. L’analyse sémiologique en amont se conjugue avec une nouvelle construction de sens a posteriori, faisant ainsi de l’œuvre un miroir encore plus fidèle de son époque et du groupe social dont elle est le produit.
Ainsi, une lecture en filigrane de films comme King Kong contre Godzilla (I. Honda, 1962) ou encore Frankenstein vs. Baragon (I. Honda, 1965) peut mettre en lumière tout un réseau de significations insoupçonnées si on prend la peine de considérer leur trame narrative à la lumière des soubresauts idéologiques qui agitent le Japon des années 1960. Quelques auteurs se sont déjà attelés à cette tâche de décryptage, et nous proposons ici d’y apporter une nouvelle contribution en nous concentrant sur un motif précis: la représentation des rapports nippo-américains dans le kaijū eiga (cinéma de monstres) de 1954 à nos jours. Cette dynamique relationnelle constitue l’une des assises thématiques sur laquelle s’est développé un axe narratif important du genre. Les États-Unis pourraient même revendiquer la copaternité de Godzilla, tant sur le plan diégétique qu’historique, dans la mesure où ils ont indéniablement créé un contexte propice à sa naissance.
Le Gojira de 1954 introduit une créature antédiluvienne réveillée et contaminée par les essais des bombes à hydrogène dans l’océan Pacifique. Même si les Américains ne sont pas désignés explicitement dans les dialogues, leur responsabilité ne fait aucun doute. Lors du dénouement, le docteur Serizawa, qui a mis au point une arme pouvant tuer Godzilla, refuse dans un premier temps de s’en servir. Il s’inquiète de la convoitise mondiale qu’elle pourrait susciter et de son potentiel destructeur si jamais elle tombait entre de mauvaises mains. Ses propos font implicitement référence à la course aux armements que se livrent à l’époque les États-Unis et l’URSS. De plus, son dilemme rappelle celui de certains scientifiques ayant œuvré à la mise au point de la bombe atomique comme Leo Szilard, le découvreur de la réaction nucléaire en chaîne2. Un autre personnage, le docteur Yamane, partage les mêmes appréhensions. La science mise au service de la suprématie militaire lui fait craindre le pire, et la mort de Godzilla ne dissipe en rien ses inquiétudes: «Je ne peux croire que Godzilla était le seul survivant de son espèce. Mais si nous continuons à effectuer des tests nucléaires, il est possible qu’un autre Godzilla apparaisse à nouveau, quelque part dans le monde3.» La prophétie alarmiste du scientifique se réalise dès l’année suivante quand un autre Godzilla et un ankylosaure baptisé Anguirus attaquent Osaka, dans Le retour de Godzilla (M. Oda, 1955).
Les paroles de Yamane se veulent une sévère mise en garde adressée aux puissances nucléaires, voire à toute l’humanité (ce passage a d’ailleurs été coupé dans la version distribuée en Amérique4). Dans la réalité historique, la mise en chantier du film a été motivée par un triste événement dont la responsabilité incombe une nouvelle fois aux Américains. Le 1er mars 1954, un bateau de pêche japonais, le Daigo Fukuryu Maru, est accidentellement irradié par un test de bombe à hydrogène dans le Pacifique. Les 23 membres d’équipage souffrent des retombées radioactives et l’un d’entre eux y succombe quelques mois plus tard. L’événement soulève une vague de colère et d’indignation dans l’Archipel et ravive à juste titre une rhétorique victimaire, tant les Japonais y voient un écho des drames d’Hiroshima et de Nagasaki. La fin de l’occupation et de la censure américaines en 1952 permet également la diffusion des images terribles des victimes des bombardements atomiques. Le devoir de mémoire s’impose graduellement, comme en témoigne l’ouverture du parc du Mémorial de la Paix d’Hiroshima en avril 1954.
Par conséquent, quand Godzilla apparaît sur les écrans nippons en novembre de la même année, il s’inscrit dans un contexte de dénonciation du péril atomique. L’incident du bateau japonais donne aussi son impulsion à un mouvement antinucléaire dans l’Archipel (une pétition réclamant l’abolition des essais recueille plus de 30 millions de signatures!) et dégrade provisoirement l’image des Américains. Les protestations alimentent les tensions entre les deux anciens belligérants de la guerre du Pacifique, sans compter que le pénible souvenir de cette campagne se manifeste continuellement dans les scènes de destruction urbaine qui abondent dans les kaijū eiga.
La guerre du Pacifique a fait 27 millions de victimes, dont quelque 20 millions de civils. Afin d’éviter que le Japon ne redevienne une menace une fois ses plaies cicatrisées, les autorités d’occupation ont démantelé ses forces armées et engagé le pays dans la voie de la démocratie. Elles ont rédigé une nouvelle Constitution incluant une clause de renonciation à la guerre, le fameux article 9, qui est entré en vigueur en 1947. L’empereur Hirohito a conservé son trône, mais il s’est vu dépouiller de son caractère divin – son statut était désormais purement symbolique. La chute de l’empire a bouleversé les certitudes du peuple japonais et l’a laissé sans repères. De nombreux citoyens ont estimé avoir été dupés et trahis par leurs dirigeants, qui répétaient à outrance que le Japon ne serait jamais vaincu. D’autres se sont dit que toutes les épreuves endurées l’avaient été en vain et que trois millions de Japonais, dont un tiers de civils, étaient morts inutilement.
On peut se demander si ces douloureuses réminiscences se sont estompées au fil des générations, d’autant plus que le pays s’est rapidement reconstruit sur ses décombres grâce à un prodigieux essor industriel. En outre, ce sont les Américains qui ont permis le redressement économique du Japon dès 1950 en faisant de lui son principal fournisseur en produits et services destinés au front coréen. À cette époque, les usines de textile, de moteurs, de véhicules et d’acier tournent à plein régime pour approvisionner l’armée des Nations unies5. Aux yeux de la majorité des Japonais, l’occupation, qui dure de 1945 à 1952, forge une image positive des Américains. Sous la tutelle avisée et conciliante du général Douglas MacArthur, commandant en chef des forces d’occupation, les Américains imposent plusieurs réformes qui sont bien accueillies par la population: droit de vote pour les femmes, liberté de presse, redistribution des terres aux paysans, syndicalisation des travailleurs (quoique les autorités d’occupation se désolidariseront vite de certains mouvements revendicateurs qu’ils associent à des complots communistes) et réforme de l’éducation. MacArthur adopte des positions qui lui attirent la vive sympathie des Japonais, comme le maintien de l’institution impériale et le refus de céder aux Soviétiques l’île d’Hokkaido. Les troupes d’occupation, de leur côté, sont bien vues par la population, notamment par les enfants à qui elles offrent friandises et cadeaux de Noël dans les orphelinats. On peut comprendre que, dans ce contexte, bon nombre de Japonais cultivent une opinion favorable de l’occupant, allant même jusqu’à se répandre en éloges sur sa générosité. Toutefois, aux yeux de certains, les bienfaits prodigués par les Américains ne rachètent en rien les souffrances qu’ils ont fait endurer aux populations civiles. Chez ces dernières, la cible sur laquelle doit porter la colère ne fait pas consensus. Si certains Japonais en veulent aux Américains en général, d’autres dirigent leur hargne contre le président Harry Truman, qui a ordonné le largage des bombes nucléaires6. Enfin, la majorité en vient même à viser de leurs récriminations la caste militaire japonaise. Ce mépris envers l’armée facilitera d’ailleurs la