Comprendre les Tunisiens: Guide de voyage interculturel
Par Romain Costa, Sophie Bessis et Kmar Bendana
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À propos de ce livre électronique
Essayer d’appréhender la personnalité tunisienne, c’est d’abord se plonger dans une histoire millénaire marquée par les les Berbères, les Phéniciens, les Romains, les Arabes, les Ottomans et les Français. C’est ensuite comprendre que la situation géographique méditerranéenne de la Tunisie, à l’intersection de l’Europe et de l’Afrique, a indéniablement influencé sa culture, ses croyances et ses pratiques sociales. C’est enfin accepter que la somme de ces influences et cette mixité historique soit à l’origine de contradictions et de tiraillements, jusqu’à l’absurde parfois, dans la Tunisie d’aujourd’hui. Abritant tout à la fois Kairouan – la quatrième ville sainte de l’islam –, la synagogue de la Ghriba – lieu de pèlerinage annuel juif sur l’île de Djerba – et ayant donné trois papes à l’Église chrétienne, la Tunisie est l’expression vivante d’aspirations contradictoires. Car c’est bien ce qui caractérise l’identité tunisienne contemporaine, toujours située dans un entre-deux antinomique, entre attachement à la tradition musulmane et ouverture sur le monde, conservatisme sociétal et volonté de changement, dévouement absolu à la famille et désir d’émancipation... Pas une seule adresse d’hôtel, pas une seule description touristique : voici un guide de voyage assez spécial à l’attention des voyageurs qui ne veulent pas à tout prix éviter les habitants du pays qu’ils visitent.
À PROPOS DES AUTEURS
Romain Costa a fait des études d’archéologie et d’histoire antique méditerranéenne à l’Université Paul Valéry – Montpellier III. Il s’est ensuite envolé vers la Tunisie afin de travailler comme éditeur scientifique pendant plus de 10 ans à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain de Tunis où il a pu approfondir sa connaissance de l’aire régionale maghrébine par la préparation éditoriale de nombreux ouvrages en sciences humaines et sociales.
Sophie Bessis, est historienne et journaliste. Ancienne rédactrice en chef de Jeune Afrique, elle a enseigné l’économie politique et l’histoire de l’Afrique contemporaine à l’Inalco et à Paris I. Elle a publié une quinzaine d’ouvrages dont les deux derniers sont : Histoire de la Tunisie de Carthage à nos jours (Tallandier, 2019) et Je vous écris d’une autre rive, lettre à Hannah Arendt (Elyzad, 2021).
Kmar Bendana est historienne, professeure à l’Université La Manouba de Tunis et chercheuse associée à l’Institut de Recherche sur le Maghreb contemporain à Tunis. Elle est l’autrice de nombreux ouvrages et d’un blog depuis la révolution de 2011.
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Avis sur Comprendre les Tunisiens
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Aperçu du livre
Comprendre les Tunisiens - Romain Costa
PRÉFACE
Un livre ne ressemblant à aucun autre
Il n’est pas banal pour quelqu’un dont la bibliothèque regorge de toutes sortes d’ouvrages sur la Tunisie, d’avoir à découvrir un livre sur ce pays qui ne ressemble à aucun autre, en l’occurrence un guide psychologique et sociétal ayant l’ambition de familiariser le voyageur de passage ou l’hôte de plus longue durée à la mentalité du « Tunisien ». N’étant pas sûre jusqu’ici d’avoir vraiment rencontré ce spécimen doué ici d’une étonnante homogénéité, j’ai donc découvert d’agréable façon qu’il existe. Certes, l’auteur de cet ouvrage atypique a eu à cœur de rappeler la diversité des héritages historiques et les apports des civilisations successives qui ont fait la Tunisie d’aujourd’hui, mais en ressort un curieux archétype de ce « Tunisien » à la fois étrange et ordinaire, totalement formaté par de pesantes injonctions collectives mais capable de fantaisie, prisonnier de ses carcans traditionnels et religieux mais aspirant à les transgresser sans toutefois vouloir les remettre publiquement en cause. Conventionnel à l’extrême tout en jouant avec les normes à condition que ces petits arrangements ne perturbent pas l’ordre dominant, voilà comment Romain Costa nous décrit ce peuple dont il lui a été donné de pénétrer l’intimité et d’essayer d’en comprendre les ressorts.
De descriptions souvent tout en finesse à des formules aussi justes que percutantes, il explore tous les aspects du quotidien, des règles et des habitudes qui le régissent aux interdits et aux non-dits qui en constituent la trame invisible, sans oublier la pluralité des comportements entre la ville et la campagne, le nord et le sud, les bourgeois et le petit peuple. Les archétypes ont ceci de fascinant qu’ils sont un miroir du réel, qu’ils en résument ce qui est supposé en être l’essence, qu’ils nous le donnent à voir mais sans jamais parvenir à nous le livrer en entier.
Les Tunisiens qui liront ce livre se reconnaîtront-ils dans le portrait que son auteur fait d’eux, empathique tout en n’étant pas dénué d’une distance seule à même de lui permettre un regard critique ? S’il existe, « le Tunisien » s’y retrouvera certainement et rira probablement plus d’une fois de lui-même, les Tunisiennes c’est moins sûr tant elles ne sont présentes qu’occasionnellement. Romain Costa ne manque certes pas d’en louer les qualités mais elles ne vivent pas réellement sous sa plume, et parcourent ses pages comme des ombres qu’elles ont pourtant cessé d’être dans la société. Car, au-delà des permanences culturelles et sociales fort bien saisies dans cet ouvrage, il existe aussi une Tunisie de femmes et d’hommes qui bouge, se rebelle, invente de nouvelles formes d’être ensemble, explore de nouvelles façons de faire du théâtre, du cinéma, de la musique… et des révolutions.
Cet utile vade-mecum que les lectrices et les lecteurs disposés à la découverte auront entre leurs mains leur donnera des clefs indispensables à la compréhension du pays où ils posent pour la première fois le pied. Mais comme dans les contes, il faudra qu’ils en découvrent d’autres, avec lesquelles ils pourront forcer d’autres portes leur ouvrant l’accès, s’ils s’en donnent la peine, à une société en mouvement.
Sophie Bessis
Image 3PROLOGUE
De la nécessité de déconstruire les images fantasmées du Tunisien : l’éloge de la complexité
Comprendre les Tunisiens, chercher réellement à les connaître, c’est d’abord déconstruire les images fantasmées que l’on a d’eux. C’est adopter une posture d’ouverture et de curiosité allant au-delà des stéréotypes attribués aussi bien par le regard occidental nourri par la mémoire de la colonisation, que par le roman national construit par Habib Bourguiba au moment de l’indépendance du pays. Au mieux incomplètes, au pire inexactes, ces images surannées construites dans l’intérêt d’objectifs politiques clairs, continuent pourtant à être véhiculées aujourd’hui alors même que les projets qui les ont portées ne sont plus à l’ordre du jour et que des dynamiques fortes – autoritarisme, mondialisation, montée de la radicalité, augmentation des flux migratoires, rente touristique, etc. –, ont depuis bouleversé les équilibres et les rapports de forces dans la région.
Nombreuses sont en effet ces images d’Épinal qui font oublier, à l’étranger comme au Tunisien lui-même, l’extrême complexité de ce pays dont l’histoire millénaire aussi bien que la situation géographique au centre de la Méditerranée ont nécessairement impacté la culture (chapitre 2), la langue (chapitre 9) et les pratiques sociales de sa population (chapitre 8). Berbères¹, Phéniciens, Byzantins, Arabes, Vandales, Normands, Andalous, Espagnols, Ottomans, Juifs, Italiens et Français ont tous, par leur présence plus ou moins longue, contribué à un métissage de populations et à la circulation des idées qui ont modelé par leurs apports successifs l’identité et la personnalité du Tunisien contemporain.
Bien qu’indiscutablement hégémonique, on ne peut pas réduire l’identité tunisienne à sa seule composante arabo-musulmane (chapitre 3), sous peine de faire abstraction de la somme de ces influences historiques qui ont infusé au fil du temps. Ceux qui oblitèrent cette superposition d’apports culturels et ce cosmopolitisme sont en effet bien embêtés au moment d’expliquer les tiraillements et les aspirations contradictoires de la société tunisienne d’aujourd’hui. Comment en effet analyser et comprendre la population de ce petit territoire au centre de la Méditerranée au seul prisme de l’islamité alors qu’il abrite tout à la fois Kairouan – la quatrième ville sainte de l’islam –, la synagogue de la Ghriba – la plus ancienne du continent africain et un lieu de pèlerinage annuel juif sur l’île de Djerba – et qu’il a donné trois papes à l’Église chrétienne, sinon en considérant la Tunisie comme l’expression vivante de l’appartenance historique à plusieurs aires géographiques et culturelles en même temps. Si l’on doit bien évidemment prendre en compte l’islamité du Tunisien pour le comprendre, il est tout aussi essentiel de relever sa méditerranéité et son africanité. C’est en effet seulement en acceptant concomitamment cette diversité culturelle dans tous ses aspects que l’on pourra lire et comprendre les positionnements différenciés et parfois contradictoires des Tunisiens.
Car il faut bien le dire, rien n’est jamais simple avec le Tunisien. Non pas qu’il cherche à compliquer les choses (la question se pose parfois), mais il est par nature, consciemment ou non, sans doute du fait de son histoire, dans un entre-deux, appartenant à la fois au monde musulman et à la culture méditerranéenne, en puisant ses références autant dans l’islam que dans les civilisations antiques qui ont fondé la pensée occidentale. Même quand les choses semblent clairement définies et compréhensibles, soumises à des dogmes religieux ou sociaux, il y a toujours avec le Tunisien un « mais », une exception possible, un accommodement plus ou moins négociable en coulisse, comme s’il cherchait absolument à concilier ses appartenances multiples.
Le Tunisien appartient au monde arabe, mais il n’est pas ethniquement arabe ; il est très majoritairement musulman, mais pas nécessairement pratiquant (chapitre 4) ; il est socialement conservateur, mais la femme tunisienne y a toujours joué un rôle de locomotive, et l’entreprise nationale la plus florissante est un brasseur… Ces quelques exemples montrent combien le Tunisien est souvent bien plus complexe que l’image qu’on a de lui.
Pour autant, les simplifications ne sont pas toujours de son fait : colonisation et protectorat, écriture d’un roman national ou hégémonie de la culture arabe ont tous contribué à la méconnaissance de l’histoire préislamique des Tunisiens et donc à l’« hémiplégie » de ces derniers, qui se trouvent privés d’une partie de ce qu’ils sont et des explications du pourquoi ils le sont. Déconstruire ces images fabriquées et ces stéréotypes est donc essentiel aussi bien pour l’étranger que pour le Tunisien, particulièrement à une époque où la norme est à la simplification. Faire l’éloge d’une certaine complexité permet donc de prendre le temps de la découverte, d’apprendre à nuancer les certitudes distillées dans l’univers médiatique, et finalement d’aller véritablement à la rencontre des Tunisiens.
Marhba fi Tunes (Bienvenue en Tunisie), pays de l’entre-deux, creuset méditerranéen et carrefour des civilisations qui cultive sa singularité et son ambivalence. À la fois proches et lointains, ses habitants vous toucheront par leur grand cœur aussi sûrement qu’ils vous énerveront pour leur conduite, mais ils s’ancreront nécessairement dans vos souvenirs, car ils ne laissent personne indifférent…
Ibtassam innaha Tounes ! (Souriez, c’est la Tunisie !)
1 Le terme retenu pour désigner le peuple amazigh sera « Berbères » pour une question de commodités. Bien qu’il s’agisse d’une appellation étrangère connotée, elle a l’avantage de renvoyer à une population identifiée par le grand public. Par ailleurs, elle permet d’identifier les Berbères à toutes les périodes historiques sous un même vocable, que l’on parle des Libyques, des Libyens, des Maures, des Libyco-berbères ou des Numides qui renvoient finalement au même peuple originel. Même si « Amazigh » est la désignation la plus juste, puisqu’il s’agit du terme qu’ils utilisent eux-mêmes pour s’identifier (Amazigh au singulier, Imazighen au pluriel) il s’agit d’une appellation encore récente et pas toujours maîtrisée.
UNE SPÉCIFICITÉ GÉOGRAPHIQUE
Le peuplement d’une région est toujours en relation étroite avec la géographie physique à laquelle il doit s’adapter. Là où la Tunisie se distingue d’autres pays, c’est par son positionnement qui la fait appartenir à plusieurs aires culturelles en même temps. Au cœur d’enjeux géostratégiques forts dès l’Antiquité (ressources maritimes et côtières, terres fertiles, point de contrôle entre l’Est et l’Ouest d’abord, puis entre le Nord et le Sud ensuite), le pays a tout au long de l’histoire attiré la convoitise des grandes civilisations méditerranéennes – c’est encore le cas, même si aujourd’hui les enjeux sont plus symboliques. Afin de pouvoir résister à ces dernières, la Tunisie a dû développer une identité affirmée et suffisamment souple pour pouvoir s’adapter et exister face à une adversité évolutive et toujours plus menaçante.
Au centre de la Méditerranée, à la jonction de l’Europe et de l’Afrique et des bassins orientaux et occidentaux, et marquant un décrochement qui lui offre une façade maritime de près de 1300 km de côtes, le pays a toujours été un lieu propice aux interactions du fait de son ouverture sur la mer et de son positionnement sur les routes commerciales entre les deux bassins intérieurs méditerranéens. C’est ce qui a sans nul doute incité les Phéniciens, remarquables navigateurs et marchands prospères, à y établir des comptoirs commerciaux, dont celui de Carthage, lieu de naissance d’une entité sociopolitique forte. Ces interactions, pacifiques ou belliqueuses, ont d’autant plus été nombreuses que contrairement à ses voisins algérien et marocain, la Tunisie ne dispose pas de hauts reliefs montagneux, fortifications naturelles contre de potentiels envahisseurs. Alors que le Maroc s’est construit autour des puissants massifs de l’Atlas et du Rif et que l’Algérie s’est développée à travers une succession de hauts plateaux, la Tunisie n’avait à sa disposition que des collines et de grandes plaines. Ses reliefs les plus hauts dans le Nord (Mogods), le Nord-Ouest (Kroumirie), le Nord intérieur (Haut tell ; Dorsale) ou dans le Sud tunisien (plateau du Dahar) n’étant pas assez hauts ou infranchissables pour servir de rempart naturel. L’absence de reliefs n’a en outre pas permis, comme chez ses voisins maghrébins, la formation de bastions intérieurs de résistance (comme la Kabylie ou les Aurès en Algérie, l’Anti-Atlas et le Haut-Atlas au Maroc) capables de s’opposer à un pouvoir central.
D’ailleurs, à chaque fois que les Berbères se sont mobilisés face à un envahisseur sur l’actuel territoire de la Tunisie, c’est parce qu’ils venaient de bastions montagneux plus à l’ouest de la Numidie (Massinissa et Jugurtha, au IIe siècle avant J.-C. respectivement contre les Carthaginois et les Romains sont venus de Cirta, l’actuelle Constantine ; la Kahena au VIIe siècle contre les Omeyades et Abou Yazid au Xe siècle contre les Fatimides viennent tous deux des Aurès ; Abd-el-Moumen premier calife de la dynastie almohade au XIIe siècle est né dans le massif des Trara en Algérie). Dépourvue de ces montagnes refuges, la Tunisie fait donc exception au Maghreb en matière de contre-pouvoirs ruraux.
La montagne dans l’histoire maghrébine a en effet toujours été un refuge pour les vaincus et un réservoir de forces nouvelles dans les oppositions entre tribus sédentaires et tribus nomades. Faute de reliefs, ces poches alternatives n’ont jamais vraiment existé en Tunisie et le pouvoir a ainsi toujours été un pouvoir urbain exercé depuis les villes et les villages du littoral sur le reste du territoire. Depuis les premiers comptoirs puniques, dans l’Africa romaine, l’Ifriqiya arabe, sous domination ottomane ou sous protectorat français, on relève cette continuité d’une administration centralisée étrangère s’appuyant sur les notabilités locales urbaines et villageoises du littoral, d’abord autour de Carthage, puis autour de Tunis, pour assurer le contrôle du territoire et l’exploitation des ressources naturelles. Le soutien de ces notabilités urbaines et villageoises du littoral et de l’arrière-pays, qui a encore une existence bien réelle avec les familles beldi-es dont nous parlerons plus loin, a été essentiel pour asseoir la légitimité de ces régimes étrangers successifs, car sans caution locale, il aurait été impossible d’administrer la diversité des populations présentes sur le territoire tunisien.
Cette administration étrangère continue n’a cependant pas été sans révoltes ni contestations locales au moindre signe de faiblesse du pouvoir central. Pour autant, ces résistances intérieures (révolte des tribus menée par Ali Ben Ghdahem en 1864 et plus récemment émeutes du pain en 1984, révolte du bassin minier en 2008 et événements de 2010-2011 ayant conduit au « Printemps arabe ») étaient plus des réactions à une mauvaise gouvernance ou à des levées d’impôts, que de réelles velléités de renverser le pouvoir central, action réservée dans l’histoire tumultueuse du pays à des invasions étrangères. Ce détail a sans doute son importance dans la lecture et la compréhension de l’esprit de consensus du Tunisien, dans sa résilience et est peut-être le signe d’un certain pacifisme (chapitre 7).
Cette spécificité géographique évoquée, comment expliquer le continuum de cet exercice du pouvoir dans une relative acceptation de la population ? Cela tient d’abord au fait que la population majoritaire du pays est berbère, et ce qui la caractérise est une fragmentation interne. Les Berbères n’ont en effet jamais constitué une nation unifiée, et ont donc toujours fonctionné par groupes indépendants les uns des autres. Il pouvait certes y avoir des alliances, des ententes, mais leur organisation sociale étant avant tout centrée sur le groupe et sur les intérêts de la tribu, toute alliance actée pouvait être défaite en cas d’associations plus profitables. Le pouvoir central urbain, lui aussi tribal, ayant rapidement compris cette fragmentation, a dès l’origine profité de ce fonctionnement tribal fractionné pour passer des accords locaux en administrant différemment les territoires sous son influence. Cette administration différenciée, à la carte, exonérant des obligations fiscales, accordant des privilèges, adoubant des notabilités de