Qui a tué Jane Mas ?
Par Magali Vanhoutte
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À propos de ce livre électronique
Un thriller mélomane, entre le délire pop insouciant des années 80 et le tourbillon infernal d’une nostalgie meurtrière.
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Aperçu du livre
Qui a tué Jane Mas ? - Magali Vanhoutte
QUI A TUÉ JANE MAS ?
Magali Vanhoutte
ISBN : 978-2-491750-03-9
Dépôt légal octobre 2021
© Editions Faute de frappe
Tous droits réservés
On a tous quelque chose en nous des années 80 ;
À Jeanne Mas et autres stars de mes films secrets.
CHAPITRE 1
« Chacun fait (c’qui lui plaît) »,
Chagrin d’Amour, 1981
Cinq heures du mat’ j’ai des frissons
Je claque des dents et je monte le son
Seul sur le lit
Dans mes draps bleus froissés
C’est l’insomnie
Sommeil cassé…
La tête enfouie dans l’oreiller, Johnny tendit une main à l’aveuglette vers la table de nuit et tâtonna le radio-réveil à la recherche du bouton off. La chanson s’interrompit enfin et il ouvrit un œil, puis les deux sur l’heure affichée en gros chiffres rouges : 10 h 01. Tournant la tête côté mur, il fixa le papier peint baroque représentant un enchevêtrement de végétaux jaunes, rouges et verts. Il posa son doigt au hasard sur le fond noir et le fit progresser en contournant les fleurs, cherchant à y tracer un chemin imaginaire le plus long possible entre les obstacles que représentaient les pétales et les tiges… jusqu’à l’impasse. Tout petit déjà, il jouait au « labyrinthe du papier peint » chaque fois que le sommeil tardait à venir lors de la sieste obligatoire, les rideaux tirés laissant suffisamment passer la lumière dans la petite chambre qui lui était réservée chez sa grand-mère.
Mamie Vanhove, comme il l’avait toujours appelée… On était mercredi matin et il devait se lever pour aller faire ses commissions chez les divers marchands du quartier, la plupart ayant pignon sur la place du marché, tout comme l’appartement de Mamie, situé au deuxième étage d’un petit immeuble.
Johnny se leva et tira les rideaux à franges bordeaux. Le soleil d’hiver inondant la place l’éblouit et il grogna. Il n’était pas du matin, comme on dit. Et encore, 10h était l’ultime concession que lui accordait sa grand-mère, parce qu’il était un garçon, et que les garçons, ça a le droit de dormir. Les rares fois où une cousine dormait chez Mamie – c’est-à-dire dans le grand lit de Mamie, avec la vieille dame –, la jeune fille était réveillée à 8h30 dernier délai. Les filles, ça ne doit pas traîner au lit. Ah ! Ce qu’il aimait sa grand-mère et ses principes à l’ancienne !
Tout en enfilant son blue-jean à trous et son sweat à l’effigie de George Michael, Johnny crut sentir le chocolat chaud, et l’image des casse-croûte beurrés qui accompagnaient le Banania acheva de le réveiller. Il chaussa ses Converse et se précipita dans la cuisine. Mamie préférait qu’il déjeune en pyjama et fasse sa toilette avant de sortir, mais ce matin, elle ne dirait rien…
CHAPITRE 2
« Je marche seul », Jean-Jacques Goldman, 1985
Je marche seul,
Sans témoin, sans personne,
Que mes pas qui résonnent,
Je marche seul,
Acteur et voyeur.
À regret, Johnny ôta le walkman de ses oreilles quelques mètres avant d’atteindre la devanture de l’épicerie. Mamie disait que ça n’était pas poli de garder son casque en présence d’autres personnes. De même elle trouvait inconvenant qu’une femme fume dans la rue ou qu’un homme n’ait pas ciré ses souliers… Mamie était née en 1930, ne fumait pas et n’avait pas de walkman, mais elle adorait regarder la télévision et consommait du Coca-Cola à outrance. Et les souliers de Papi avaient toujours été impeccables. Mais Johnny n’avait pas connu ce grand-père commercial, qu’on respectait beaucoup dans le quartier et qu’on appelait Monsieur Pierre.
Monsieur Pierre était toujours bien mis, se tenait droit, parlait fort bien et était très cultivé. Après le travail, il écumait les bistrots pour filer un coup de main aux piliers de bar analphabètes, démêlant leur paperasse administrative, écrivant pour eux des courriers auxquels ils n’entendaient rien. Ce faisant, Monsieur Pierre flambait en leur compagnie une paye durement gagnée et sur laquelle comptait sa femme pour élever leurs six enfants. Oui, Papi Vanhove était un type généreux et formidable, décimé par l’alcool un dimanche matin, mais pas comme on s’y attendait : il avait été fauché par un chauffard ivre tandis qu’il se rendait au tabac du coin.
Son cabas à la main, Johnny poussa la porte de l’épicerie, déclenchant la clochette qui annonçait le client. Il aimait ce lieu qu’il connaissait depuis toujours, ayant commencé à faire les courses pour sa grand-mère dès l’âge de six ans. Ça sentait bon l’orange et le café moulu, les épices et le papier jauni. Il aimait aussi le vieux monsieur qui sortait à l’instant de l’arrière-boutique et qui se prénommait Fernand. L’épicier afficha comme toujours son gentil sourire et prononça la même phrase rituelle depuis des années :
– Bonjour, jeune homme ! Qu’est-ce que ce sera aujourd’hui ?
– Bonjour Monsieur Fernand, dit Johnny en tendant sa liste au commerçant. Voici, et vous m’ajouterez un rocher gagnant, s’il vous plaît.
– Toujours gagnant pour le petit-fils de Madame Pierre !
C’est comme ça qu’on appelait sa grand-mère sur la place ; et le rocher au chocolat n’était pas toujours gagnant… Mais le fidèle client éprouvait invariablement la même excitation à déplier délicatement le papier renfermant le rocher aux noisettes afin d’y lire à l’intérieur le mot magique qui lui ferait gagner un autre rocher. Une fois, de fil en aiguille, pour le prix d’un rocher, il était reparti avec cinq chocolats !
Ce jour-là, tandis que Monsieur Fernand s’activait dans les rayons, la liste des commissions en main, Johnny déballa son rocher et y lut le mot « Perdu ». Un mauvais jour, conclut-il dans un soupir. Tandis qu’il croquait dans le chocolat, il se sentit observé. De fait, il n’avait pas vu la patronne sortir de l’arrière-boutique. Celle-ci se posta derrière la caisse, le jaugeant d’un regard réprobateur. Il sursauta et engloutit son chocolat afin d’articuler un :
– Bonjour, Madame Henriette.
– Combien de fois devrais-je vous dire qu’on ne consomme pas dans la boutique ?
– Laisse-le tranquille, Henriette, bougonna son mari tout en déposant sur le comptoir deux boîtes de raviolis. Et voilà, jeune homme ! Je crois que tout y est, ajouta-t-il, ayant retrouvé sa bonhomie naturelle.
Johnny lui adressa un regard reconnaissant tout en sortant le vieux porte-monnaie à fermoir de sa grand-mère, pendant que Madame Henriette enregistrait les articles sur sa caisse.
Henriette…
Quand il avait appris que la femme s’appelait Henriette, il l’avait immédiatement rebaptisée Madame Oleson. Cette mégère ressemblait en tout point à Harriet, l’épicière de La petite maison dans la prairie, une vipère avide et sans cœur, qu’avait épousée le pauvre Nels Oleson, un homme bienveillant comme il en existait peu, comme Monsieur Fernand… et pas comme le père de Johnny.
Ayant réglé les commissions sous l’œil attentif de Madame Oleson, Johnny emplit son cabas et saluant l’épicier, quitta le magasin.
– Au revoir, jeune homme, à mercredi prochain !
La clochette retentit et le client, remettant son casque sur ses oreilles, disparut nonchalamment le long du trottoir.
– Jeune homme ! Pff ! Tu vas l’appeler comme ça longtemps ? maugréa l’épicière dans une moue dédaigneuse qui lui tordait la bouche. Et tu as vu comment il s’habille ? Tu crois que c’est normal ? Et ces vieux chocolats que tu ne gardes que pour lui !
– Henriette, tu vois le mal partout. Il a eu des épreuves, ce petit. Et moi, je le trouve parfaitement normal, enfin ! Il est juste… un peu différent.
– C’est toi qui ne vois le mal nulle part, mon pauvre Fernand, rétorqua la mégère d’un ton sec. Je te dis, moi, qu’il est louche ce… ce… je ne sais même pas comment l’appeler, tiens ! s’énerva-t-elle avant de disparaître dans l’arrière-boutique en claquant la porte.
CHAPITRE 3
« Cambodia », Kim Wilde, 1981
It was the easy life
But then it turned around
And he began to change
She didn’t wonder then
(C’était une vie tranquille
Mais alors, le vent a tourné
Et il a commencé à changer
Elle ne s’est pas posée de questions)
Assise dans un canapé rose fluo délavé, son corps frêle disparaissant presque entièrement sous un plaid et le dos soutenu par trois oreillers, Martine vit les premiers flocons tomber par la baie vitrée donnant sur le petit jardin, dénudé en ce mois de février. Malgré la souffrance qui la tenaillait depuis le matin, plus aiguë que de coutume, un sourire éclaira le visage décharné de la femme. Elle aimait tant les beaux hivers blancs ! Dans le Nord, l’hiver se parait plus volontiers de gris, les rares flocons semant de faux espoirs dans le cœur des enfants… et des âmes malades. Alors, quand par miracle la neige capricieuse daignait prendre ses quartiers dans la métropole lilloise, elle suspendait le temps à ses flocons d’argent.
Les adultes peinaient à se rendre au travail, tandis que les enfants espéraient devoir manquer l’école. Les piétons s’étonnaient du silence de leurs pas étouffés et des empreintes qu’ils laissaient sur le trottoir immaculé. Pour les plus jeunes, le quotidien prenait un air de fête. Ils s’empressaient de se battre à coups de boules avant que la poudreuse, tombée du ciel comme par magie, ne fonde de même. Ils donnaient vie à d’innombrables bonshommes de neige dans les rues et les jardins, avec l’espoir que peut-être, leur nouveau compagnon pointerait encore le bout de sa carotte à leur réveil…
Et le 33 tours continuait de chanter : J’imagine qu’elle ne saura jamais ce qu’il cachait au fond de son âme… Le regard voilé de la femme se posa sur la balançoire dont la rouille disparaissait peu à peu sous un léger manteau blanc. Elle revit ses enfants qui, un hiver comme celui-ci, avaient entrepris d’installer leur bonhomme de neige sur la balancelle. Leur manège avait déclenché chez elle et son mari un tel fou rire que leurs enfants, furieux, avaient redoublé d’efforts jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien du pauvre bonhomme. Seul un quatre-quarts aux pommes, accompagné d’un bol de chocolat, était venu à bout de leur contrariété. Leur imagination n’avait jamais connu de limites, surtout chez l’aînée.
Laissant son visage se noyer de larmes sans esquisser le moindre geste, comme chaque fois qu’elle se souvenait, la femme fredonna un Cambodia, oh oh… qui se perdit dans un soupir. Kim Wilde avait toujours été sa chanteuse anglaise préférée. Celle qui s’était fait injustement éclipser par Madonna. La romantique contre la femme d’affaires. Martine aimait aussi beaucoup Madonna, évidemment : Live to Tell, Papa Don’t Preach… Martine ne parlait pas un traître mot d’anglais mais connaissait toutes les chansons des deux stars blondes par cœur, qu’elle débitait en phonétique à l’époque où son cœur chantait encore. Elle saisissait le sens d’un mot ici ou là, demandait parfois à Serge, bien plus brillant qu’elle, qui lui traduisait quelques phrases en se moquant gentiment de sa jeune épouse. Sans se vexer le moins du monde, parce qu’elle avait toujours fonctionné à l’intuition et à l’émotion, elle lui rétorquait que la musique et la voix de l’artiste racontaient à elles seules une histoire, et que si ça n’était pas exactement celle du texte, c’était la bonne histoire pour elle. Ainsi elle chantait à tue-tête et pêle-mêle Lucky Star, Kids in America, et sa préférée : Borderline.
Elle frissonna et prit conscience que ses mains étaient glacées. Elle avait pourtant demandé à Johnny de bloquer le thermostat à 21 °C durant son absence. Il devait rentrer ce soir. Johnny, son fils, son petit garçon qu’elle n’avait pas vu grandir… Qu’avait-elle fait de lui ? Un garde-malade, et bien avant ça, un garde-fou contre sa propre douleur… Une crampe à l’estomac la saisit, signe précurseur de vomissements sans fin, et de vomissements de rien.
Rien. Les médecins le lui avaient dit à maintes reprises : elle n’avait rien. À part sa dépression et une mauvaise nutrition, elle n’avait rien… Elle n’avait plus rien justement, et elle n’en pouvait plus. Depuis que sa fille les avait quittés, l’hiver avait définitivement engourdi son âme, puis son corps, et son pauvre Johnny avec elle… Et maintenant les années ont passé, chantait encore Kim.
Martine se leva péniblement, éteignit le tourne-disque et monta se coucher.
CHAPITRE 4
« Tombe la neige », Les Avions, 1987
Je voudrais rev’nir, vers mon passé.
Tombe la neige et souffle le vent d’hiver,
Remonter le temps des cieux.
Tombe la neige et souffle le vent d’hiver,
Retrouver les jours heureux d’hier… éphémères.
Arrivé devant la maison familiale, Johnny ôta son casque de moto ainsi que ses écouteurs, puis coupa le moteur de son scooter avec un soupir de soulagement. La route entre l’appartement de La Madeleine et le lotissement de sa mère à Villeneuve d’Ascq s’était avérée périlleuse. À plusieurs reprises il avait senti son deux-roues déraper sur le macadam recouvert de neige fondue. Si le manteau blanc semblait tenir plus qu’à l’accoutumée, il ne résistait pas au passage des véhicules sur les grands axes. Johnny laissa son phare allumé dans la nuit, le temps d’ouvrir le garage et d’y mettre son scooter à l’abri.
Lorsqu’il referma la lourde porte basculante, son sac de courses sous le bras, il prit enfin le temps d’observer la place carrée, située au bout d’une rue arborée et abritant six petits pavillons identiques aux volets colorés. Ceux de sa maison étaient roses. Et recouverts en cet instant d’une couche de cette neige épaisse qui ne cessait de tomber depuis le début de l’après-midi.
La placette était silencieuse et le spectacle intemporel. C’en était presque effrayant car à dire vrai, on peinait à reconnaître l’endroit. Une atmosphère idéale pour un épisode de Twilight Zone, pensa Johnny, inconditionnel de l’émission La Quatrième Dimension. Il imagina, derrière les murs de chaque maisonnée, des horloges arrêtées, des corps immobiles aux gestes suspendus et les âmes prisonnières de ces corps… un phénomène spatio-temporel inexplicable, s’abattant juste sur son quartier, à l’insu du reste du monde et de manière irrévocable… La Mégane du voisin s’engageant dans son allée mit fin à l’étrange rêverie de Johnny qui se dirigea vers la porte d’entrée au bois rose lézardé, prenant garde de ne pas glisser sur les dalles inégales et déjà verglacées qui y menaient.
En ouvrant la porte, Johnny fut surpris par la pénombre qui l’accueillit. Il trouva l’interrupteur qui éclairait l’entrée et le salon, puis regarda sa montre : 18 h 30. Pile à l’heure. L’heure de rentrer de chez Mamie, où il se rendait tous les mardis en fin d’après-midi. L’heure du pain perdu du mercredi soir quand il revenait à la maison. Mais alors, où était sa mère ?
Il avança jusqu’au canapé. La femme aimait s’y reposer. Mais il n’y trouva que le plaid fuchsia et trois oreillers chiffonnés. Il se souvint que la veille, il avait laissé Martine particulièrement fébrile. Peut-être avait-elle préféré rester au lit aujourd’hui. Alors son visage s’illumina : ce soir, c’est lui qui préparerait le pain perdu. C’était l’un des rares repas dont Martine s’occupait encore, mais Johnny avait tant de fois assisté au rituel du mercredi qu’il aurait pu l’exécuter les yeux fermés ! Il revint dans l’entrée, se saisit du sac de courses et pénétra dans la cuisine adjacente toute décorée de cerises : des cerises sur la frise défraîchie, sur les voilages aux couleurs passées, sur la toile cirée neuve qu’il avait achetée au magasin discount pour faire une surprise à sa mère. Il rangea les denrées périssables au frigo, posa du beurre, des œufs et une bouteille de lait sur la table, puis plongea la main dans le sac à pain pour y pêcher une poignée de tartines rassies.
Il s’activa aux fourneaux, répétant avec application les gestes de sa mère, puis mit le couvert pour deux sur la table en formica, sans omettre le pot de cassonade dont Martine abusait avant que la vie ne la prive d’appétit. Ce soir, elle ferait un effort. Pour lui. Pour son Johnny. Tout était prêt. Le pain se trempait dans le lait, puis dans les œufs juste avant cuisson, quand tout le monde était à table, afin de le déguster bien chaud et pour que la cassonade fonde dessus. Il était donc temps de réveiller Martine.
Johnny monta les escaliers jusqu’au premier étage et ouvrit délicatement la porte de gauche. Il espérait trouver sa mère assise avec un livre. Quand elle ouvrait un roman ou qu’elle regardait un film, c’est qu’elle se sentait un peu mieux. Elle affectionnait les histoires à l’eau de rose et les comédies romantiques, qui déclenchaient chez elle larmes et sourires de façon égale. Son acteur fétiche était Patrick Swayse, le beau fantôme de Ghost et le danseur de charme de Dirty Dancing, qui murmurait à sa partenaire ainsi qu’à l’oreille de chaque téléspectatrice affolée : « On laisse pas bébé dans un coin ». Mais Patrick Swayse ne tenait pas compagnie à Martine ce soir. La pièce était plongée dans le noir. Seule la lumière du palier l’éclairait quelque peu. Il devina la frêle silhouette de sa mère recroquevillée sous le couvre-lit à froufrous bleus et vint s’asseoir à ses côtés, précautionneux. Il allait poser la main sur le bras dénudé de la femme quand il suspendit son geste.
Soudain il avait froid. Froid à l’intérieur. Froid comme elle, lui susurra une voix.
Alors il sut.
Il sut qu’il aurait froid. Ce soir, et tous les autres soirs.
Il sut qu’il serait seul. Demain, et chaque autre demain.
Il sut qu’il aurait peur. Comme toujours, mais plus que jamais.
Tremblant de tous ses membres, ses tempes battant à tout rompre et une nausée lui soulevant le cœur, il se prit la tête entre les mains, agrippa sa tignasse rousse en bataille et glissa le long du lit en position fœtale, tandis qu’un cri inhumain prenant source au plus profond de ses entrailles trouvait enfin le chemin de sa bouche. La violence du mot accouché déforma l’arrondi de ses lèvres quand elles hurlèrent :
– Jaaaaane !
CHAPITRE 5
« Baby Jane », Rod Stewart, 1983
Baby Jane don’t leave me hanging on the line
I knew you when you had no one to talk to […]
Baby Jane don’t it make you feel sad […]
You and I were so close in every way
(Jane bébé ne me laisse pas continuer seul
Je t’ai connue quand tu n’avais personne à qui parler […]
Jane bébé ça ne te rend pas triste […]
Toi et moi étions si proches de tant de façons)
Jane sursauta. Il lui sembla qu’on l’avait appelée… mais elle était seule dans la maison, ou presque. Elle s’était assoupie avec Rod Stewart. Cette pensée lui amena un sourire qui s’élargit quand elle fixa le look improbable du chanteur sur l’écran de son Mac resté allumé. Rod, ce futal jaune, c’est juste pas possible ! Et cette coupe de porc-épic blondinet ! Quoi ? C’est ton identité ? D’accord ! Ben tu m’étonnes que Baby Jane se soit tirée!
C’était donc le chanteur qu’elle avait entendu l’appeler dans son sommeil. Ça devait être ça. Mais qu’est-ce qui lui avait pris de s’endormir en pleine journée ? Depuis qu’elle travaillait chez elle, dans son joli pavillon blanc de la banlieue de New Haven, ça ne lui était jamais arrivé, même après le déjeuner. Travailler chez soi réclamait une discipline de fer, et elle se l’imposait afin d’honorer un maximum de traductions franco-américaines, gardant le même rythme que lorsqu’elle travaillait à Boston dans une grosse boîte éditoriale. Un job formidable qui payait un appart formidable dans le centre-ville avec une vue formidable sur la rivière Charles. Mouais. Sauf qu’à l’époque, le mec qui squattait chez elle et qui lui servait accessoirement de mari américain n’avait de formidable que sa descente de Budweiser. Alors forcément, quand elle avait rencontré Matt de sept ans son aîné, un musicien fauché certes, mais drôle, courageux, et aussi talentueux à la gratte qu’au plumard, elle s’était intéressée. Forcément.
Il était 13h30 ; Jane se leva du canapé pour débarrasser son plateau-repas car Matt n’allait pas tarder à rentrer de sa répétition, et son gros nounours aurait faim. Mais une douleur soudaine à la tête l’obligea à se rasseoir. Étonnée, elle se massa le front puis la nuque, et enfin se rallongea après avoir coupé la chique à Rod Stewart. Elle n’avait jamais été sujette aux maux de tête mais son petit doigt lui soufflait que celui-ci en était un fameux. Pas bon de faire la sieste, ma poulette ! se dit-elle comme pour relativiser, tandis que son corps était pris de tremblements. Allons bon, voilà que je me les pèle maintenant !
Elle tira sur elle la couverture qui masquait quelques taches et brûlures de cigarettes infligées au pauvre fauteuil, vestiges de beuveries amoureuses et musicales que le couple partageait régulièrement avant la naissance de leur petite Maggie May. Enfin, elle l’aimait bien, leur vieux canapé. Et sa grosse couverture de laine aussi. Jane commençait à se réchauffer, mais se sentait lasse. Elle devait couver un truc pas net avec cet hiver glacial qui n’en finissait pas, pensa-t-elle avant de se rendormir, une crampe naissante à l’estomac.
CHAPITRE 6
« Rien que pour toi », François Feldman, 1986
Je t’aimerai si fort que tu seras la plus belle […]
Je défierai les dieux pour qu’ils te fassent éternelle,
Oui, pour toi, rien que pour toi.
Je tracerai des cercles autour de toi, dans la nuit,
Pour éloigner le mal et les démons de la vie.
J’empêcherai le temps de t’enlever ton sourire.
Depuis combien de temps Johnny murmurait-il en boucle les paroles de cette chanson que Martine aimait tant ? Lové en cuillère contre le corps sans vie de sa mère, il lui soufflait à l’oreille ces mots d’amour comme on chante une berceuse