Memoire - La Caméra Portée PDF

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ENS Louis Lumire

7 alle du Promontoire, BP 22, 93161 Noisy-le-Grand cedex, France Tel. 33 (0) 1 48 15 40 10 fax 33 (0) 1 43 05 63 44 www.ens-louis-lumiere.fr

Mmoire de fin dtudes et de recherche


Section Cinma, promotion 2007 / 2010
Soutenance jeudi 09 dcembre 2010

LES ENJEUX DE LA CAMRA PORTE Un dispositif qui fait bouger le cinma


Romain BAUDAN

Ce mmoire est accompagn de la partie pratique intitule :

Tatinek

Directeur de mmoire : Yves CAPE Directeur de mmoire associ : Grard LEBLANC Prsident du jury cin : Grard LEBLANC Coordonateur des mmoires : Benot TURQUETY Coordonateur de la partie pratique (PPM) : Michel COTERET

ENS Louis Lumire


7 alle du Promontoire, BP 22, 93161 Noisy-le-Grand cedex, France Tel. 33 (0) 1 48 15 40 10 fax 33 (0) 1 43 05 63 44 www.ens-louis-lumiere.fr

Mmoire de fin dtudes et de recherche


Section Cinma, promotion 2007 / 2010
Soutenance jeudi 09 dcembre 2010

LES ENJEUX DE LA CAMRA PORTE Un dispositif qui fait bouger le cinma


Romain BAUDAN

Ce mmoire est accompagn de la partie pratique intitule :

Tatinek

Directeur de mmoire : Yves CAPE Directeur de mmoire associ : Grard LEBLANC Prsident du jury cin : Grard LEBLANC Coordonateur des mmoires : Benot TURQUETY Coordonateur de la partie pratique (PPM) : Michel COTERET

REMERCIEMENTS

Pour leur accompagnement dans mes recherches Yves Cape Grard Leblanc Benot Turquety Florent Fajole Michel Coteret Franoise Baranger Pour leurs tmoignages Bruno Dumont Lubomir Bakchev Claire Denis Agns Godard Pour leur participation la ralisation de Tatinek Thomas Laurence Jan Richtr Crt Brajnik Niels Barletta Guillaume Couturier Pour son soutien et son aide prcieuse Judith Naslednikov

RSUM
Faire le choix de filmer lpaule nest pas anodin, cela doit avoir un sens. Par ailleurs, cela ne veut pas dire forcment faire un cinma raliste ou pseudo documentaire. Cest un dispositif dcriture cinmatographie au service des metteurs en scne. Il permet denvisager la cration diffremment et offre un outil de plus aux cinastes, comme lest le numrique aujourdhui, ou le scope autrefois. Il sagit avec ce travail de recherche, de sinterroger sur les spcificits de ce dispositif, et de dfinir plusieurs approches esthtiques lies la camra porte. Dans quelle mesure la camra porte a-t-elle permis de renouveler les mthodes de mise en scne et notamment amen les cinastes repenser la notion de dcoupage technique ? Nous nous demanderons aussi sil sagit pour les cinastes qui lemploient, de faire advenir du rel ou des effets de rel ? Ce mmoire a pour objectif dans un premier temps, danalyser dans quel contexte est n et sest dvelopp lemploi de la camra porte chez les documentaristes. En effet, avec larrive des camras lgres au dbut des annes 1960, les cinastes ont appris filmer et voir le monde diffremment. Ils se sont retrouvs en possession dun nouvel outil de cration, qui leur a permis de se renouveler, en proposant un geste et une criture cinmatographique diffrente grce auxquels sujet et technique, forme et fond sont imbriqus. Puis nous verrons comment son utilisation a t reprise par les cinastes de fictions travers trois figures majeures dpoques et de cultures diffrentes, dont japprcie particulirement le travail, savoir le cinaste amricain indpendant John Cassavetes, lexprimentateur danois Lars von Trier avec son manifeste Dogme 95 et enfin le binme belge des frres Dardenne. Dans une dernire partie consacre lavenir de la camra porte et donc ses perspectives dutilisation pour faire bouger la cration, je tmoignerai de mon exprience de porteur de camra lors du tournage de mon film de fin dtudes en parti improvis. La camra porte est souvent associe lide de libert, dimprovisation, quen est-il rellement ? Jessaierai de mettre en pratique les possibilits esthtiques du dispositif au service dun tournage improvis. Enfin pour ancrer mon sujet dans lactualit, jirai la rencontre de cinastes et oprateurs contemporains, partisans ou non de la camra porte, afin de les interroger sur leurs expriences professionnelles et leurs regards dartistes techniciens sur ce dispositif de mise en scne.

ABSTRACT Hand-held camera at stake


Choosing the use of a hand-held camera is not neutral, it has to mean something. It doesnt necessarily mean making a realistic movie or shooting a kind of documentary style movie. It is a film writing device implemented by the filmmakers. It allows the consideration of the creating process in a brand new way and also provides a different tool for directors. Just like the digital for todays directors or the scope in previous years. This thesis is an in-depth look at the hand-held cameras possibilities. We will try to define various estheticss ways of working with the device. Does the hand-held camera play a major role in making the directing work evolve? Why does it imply a modification in the classical decoupage work? Is the goal for directors to make reality happen or is it just to create realistic effects? This thesis aims at analyzing the historical background of the hand-held equipments birth and expansion, especially in the documentary field. Indeed, when lighter cameras appeared in the early sixties, filmmakers learnt how to shoot and see the world in a different way. Suddenly, they were able to totally renew their filming style. Thanks to those devices content and shape were now connected. Then, we will have a look at how the fiction directors used it with three filmmakers from different time and cultures that I particularly appreciate. The first one is John Cassavetes, an independent American director; the second one is a Danish experimenter Lars von Trier and his Dogma manifesto. Finally, we will take a closer look at a Belgian partnership: the Dardenne brothers. The last part of my work is dedicated to the hand-held cameras future. What are the possible evolutions for this device and its ability to make filmmaking evolve again? I will testify from my personal experience as a cameraman during the shooting of my graduating movie which is partly an improvisation work. Hand-held camera is commonly thought as a synonym of freedom and improvisation. But is it really the case? I will try to look at the concrete esthetic possibilities of the device for an improvised shooting. Finally, to anchor this topic to reality, I will meet filmmakers and directors of photography, whether they are endorsing or criticizing the hand-held camera. I will question them on their personal experiences and their opinions, as artist and engineer, on this filmmaking device.

SOMMAIRE
RSUM..4 ABSTRACT..5 INTRODUCTION...10 PARTIE I : NAISSANCE DUN DISPOSITIF I. DU PIED LPAULE : RAPPEL HISTORIQUE....14 1. Les camras portables ..........14 2. La Camflex.......16 3. Le son synchrone......17 4. LEclair 16 Coutant...............18 5. Quest-ce quune camra porte ?...................................................................20 5.1 La camra paule....20 5.2 Le steadicam...............20 5.3 La camra de poing............21 II. LE CINMA DIRECT...23 1. 2. 3. 4. 5. La camra libre......24 Filmer en marchant Les raquetteurs..........25 La camra participante Chronique dun t.......27 La camra vivante Primary.......29 Loprateur-ralisateur Le Joli Mai..........30

PARTIE II : REPRISE DU DISPOSITIF PAR LES CINASTES DE FICTION III. JOHN CASSAVETES.35 1. Remise en cause du dcoupage technique et de la notion de plan..36 2. Des acteurs en libert.......39 3. Le cadreur-interprte.....41 4. Limprovisation matrise......43 5. Le geste de lartiste ou la camra tremble...45 6. Quest-ce quune camra subjective ?.............................................................48 6.1 Camra subjective passive........48 6.2 Camra subjective active.......48 7. Analyse dune squence de Faces............49

IV. LARS VON TRIER DOGME 95....56 1. 2. 3. 4. 5. 6. Prsentation...56 Linfluence de Cassavetes...57 Qute de vrit ou effet de rel ?....................................................................59 Du 35 mm la DV.60 Les potentialits esthtiques de la camra porte......62 Bilan.64

V. LES FRRES DARDENNE66 1. 2. 3. 4. Naissance dun style.67 Mise en place dun dispositif La Promesse68 La camra personnage Rosetta......69 La conscience camra Le Fils......................................................................72

PARTIE III : QUELLES PERSPECTIVES POUR LA CAMRA PORTE ? VI. PARTIE PRATIQUE DE MMOIRE : UTILISER LES MOYENS DE LA CAMRA PORTE AU SERVICE DUN TOURNAGE DE FICTION IMPROVISE ............................................................78 I. Naissance du projet...79 1. Un dcor.....79 2. Un personnage......79 3. Un sujet...79 4. Un dispositif technique.....80 4.1 La camra.80 4.2 La focale81 4.3 La crosse paule.....81 II. Ce que jai voulu vrifier quant aux possibilits de la camra porte...82 1. Faire advenir limprvisible...82 1.1 Un film sans scnario..82 1.2 Lintrt du dispositif dimprovisation....83 1.3 Les limites du dispositif dimprovisation.......84 1.4 Filmer limprvu....85 1.5 Un premier constat nuanc....86 2. Le tournage comme un work in progress...88 2.1 Linstinct de linstant.88 2.2 Une exprience concluante....90

3. Brouiller les frontires entre documentaire et fiction91 3.1 Dans le fond..91 3.1.1 Une trame de dpart fictionnelle....91 3.1.2 Une interaction avec le rel........92 3.2 Dans la forme.......92 3.2.1 Une esthtique documentaire........92 3.2.2 Un travail dappropriation du rel au service de la fiction.............93 4. Bilan...94 VII. LA CAMRA PORTE DANS LE CINMA CONTEMPORAIN95 1. Entretien avec Bruno Dumont Limpossibilit de filmer objectif...95 2. Entretien avec Lubomir Bakchev Le tango cest la danse du cadreur paule.101 3. Entretien avec Claire Denis La camra est le mdium du rcit.108 4. Entretien avec Agns Godard Je suis le personnage du film quon ne voit jamais115

CONCLUSION.123 Bibliographie.126 Filmographie.129 Table des illustrations.....132 Annexes....134 CV..136

Jtouffe dans les images et la musique de ce cinma qui ne peut imaginer quen bloquant les mouvements de respiration de la ralit. Fantasmes mais pas mtaphores. Arrt du transport, constriction, passage bouch. Au secours ! Contre ces images bouchons, ces images/musiques bourres craquer mais qui ne craquent jamais, contre ces images pleines et fermes, besoin irrpressible dimages et de sons qui vibrent, crient, frappent des pieds et des mains jusqu faire crever la bulle. Un trou. Un cadre. Luc DARDENNE1

DARDENNE, Luc, Au dos de nos images, Paris, Seuil, 2005, p. 1.

INTRODUCTION

Primary, Chronique dun t, Faces, Breaking the waves, Rosetta, Lesquive, De battre mon cur sest arrt Ces films ont un autre point commun que celui dtre des uvres majeures du cinma, ils ont tous t tourns en camra porte. Dvelopp la fin des annes 1950 grce la collaboration entre les reporters TV, les oprateurs de documentaires et les crateurs de camras, ce procd sest trs vite rpandu sur les tournages de fiction. Jai choisi de mintresser ce sujet pour plusieurs raisons. La premire, cest quen tant que futur oprateur, la question technique et esthtique lie lutilisation dune camra est fondamentale car cest loutil principal du filmeur. Cest un peu comme sintresser la manire dont Pollock peignait, ou celle dont un artiste utilise son instrument pour comprendre le sens de luvre, le lien entre le fond et la forme. Le geste du corps est pour moi intimement li lacte crateur. On prend sa camra sur ses paules ou bout de bras car cela a un sens, sinon on la pose sur un trpied et dj le regard, le rapport la matire, au monde, nest plus le mme. Par ailleurs, en tant qutudiant en cinma, jai eu loccasion dtre cadreur sur des courts mtrages et donc de comparer les diffrences lies au dispositif de prises de vue. Faire un film lpaule ou bien tourner de manire classique cest--dire avec laide de machinerie (travelling, grue, trpied) sont deux expriences fondamentalement diffrentes. Nous aurons loccasion de revenir plus prcisment sur cette dfinition que je qualifie de classique sans aucun jugement qualitatif, mais pour tenter de dfinir des approches, des rapports au filmage et donc lcriture cinmatographique diffrents voir opposs. En effet, que ce soit pour le cadreur, les acteurs, le metteur en scne et mme le spectateur, envisager un film en camra porte, pose des questions de mise en scne passionnantes, que je souhaite soulever travers ce mmoire de fin dtudes. Par exemple, jai eu beaucoup plus de plaisir, et surtout le sentiment dtre acteur de la cration du film, lors de mes expriences en camra porte. Sentiment que je ne retrouvais pas toujours lors de tournages sur pied. 10

Enfin, jai eu loccasion dassister plusieurs tournages de longs mtrages, ce qui ma permis dobserver latmosphre des plateaux et de constater la lourdeur technique du matriel image. Encore aujourdhui, dans la plupart des productions cinmatographiques, j'ai limpression quune lgret au sens noble, une magie de la prise de vues et des images en mouvements disparaissaient, au profit dun cinma industriel, commercial, dans lequel tout est prvu, matris, organis afin de contrler les moindres mouvements des acteurs qui ont des marques, de la camra qui ne doit pas trembler Bref, cela est peut-tre un peu naf, mais jai prouv le dsir de retrouver le sentiment de libert quont eu avant moi de nombreux camramans. Cest pour cela que mon film de fin dtudes la partie pratique associe ce mmoire de recherches est un film de fiction ralis avec les mthodes du cinma direct, cest--dire en camra porte bien sr, en dcors naturels avec des acteurs non professionnels, en partie improvis, sans vritable scnario crit, et avec pour seule contrainte, mon budget limit par lcole 610 euros. Cela, afin de vrifier si le fantasme du cinma lger qui a connu son heure de gloire au moment de lapparition des Nouvelles Vagues est encore source de libert cratrice et dinnovation, ou bien si ce dispositif nest plus quun effet esthtique qui a perdu son sens originel, celui de faire bouger les choses. Il ny a pas dun ct les films tourns en camra porte et de lautre ceux tourns de manire classique. Certains cinastes emploient souvent les deux dispositifs au sein dun mme film, de mme chaque cinaste envisage la prise de vue lpaule diffremment. Chaque oprateur ou ralisateur a sa manire propre et unique de filmer qui traduit sa vision du cinma et/ou son style. Entre les frres Dardenne qui agitent leur camra jusqu nous donner le tournis dans Rosetta et plus rcemment celle de Jacques Audiard qui est beaucoup plus arienne et gracieuse, nous pouvons dire quil ny a pas une, mais des camras portes qui ont chacune leurs caractristiques. Ds lors, de nouvelles possibilits narratives et esthtiques apparaissent. Il sagira travers ce mmoire de les mettre en avant. Lorsque jai interrog quelques spectateurs lissue de la projection du film Un prophte (2009) ralis par Jacques Audiard, la majorit dentre eux navait mme pas remarqu que le film tait tourn lpaule. Ce point est rvlateur de la complexit du dispositif car une camra peut tre porte sans tre tremble. De la mme faon, le port dun cinaste peut voluer au cours de son uvre. Les frres Dardenne, qui travaillent 11

depuis quinze ans avec le mme cadreur Benoit Dervaux, nutilisent pas la camra de la mme manire dans Rosetta (1999) et dans Le Fils (2002) tourn pourtant trois ans aprs. Nous reviendrons prcisment sur ces deux films. Ce mmoire a pour objectif dans un premier temps, danalyser dans quel contexte est n et sest dvelopp lemploi de la camra porte chez les documentaristes. En effet, avec larrive des camras lgres au dbut des annes 1960, les cinastes ont appris filmer et voir le monde diffremment. Ils se sont retrouvs en possession dun nouvel outil de cration, qui leur a permis de se renouveler, en proposant un geste et une criture cinmatographique diffrente grce auxquels sujet et technique, forme et fond sont imbriqus. Puis nous verrons comment son utilisation a t reprise par les cinastes de fictions travers trois figures majeures dpoques et de cultures diffrentes, dont japprcie particulirement le travail, savoir le cinaste amricain indpendant John Cassavetes, lexprimentateur danois Lars von Trier avec son manifeste Dogme 95 et enfin le binme belge des frres Dardenne. Par ailleurs, nous verrons en quoi chaque mouvement ou tremblement li lutilisation de ce dispositif est unique et tmoigne dune vision singulire affirme et donc du style dun cinaste. Ces tremblements rvlent un geste du cinma moderne qui laisse voir ses faiblesses. Dans une dernire partie consacre lavenir de la camra porte et donc ses perspectives dutilisation pour faire bouger la cration, je tmoignerai de mon exprience de porteur de camra lors du tournage de mon film de fin dtudes en parti improvis. La camra porte est souvent associe lide de libert, dimprovisation, quen est-il rellement ? Jessaierai de mettre en pratique les possibilits esthtiques du dispositif au service dun tournage improvis dans les rues de Prague. Enfin pour ancrer mon sujet dans lactualit, jirais la rencontre de cinastes et oprateurs contemporains, partisans ou non de la camra porte, afin de les interroger sur leurs expriences professionnelles et leurs regards dartistes techniciens sur ce dispositif de mise en scne.

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PARTIE I : NAISSANCE DUN DISPOSITIF

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I. DU PIED LPAULE : RAPPEL HISTORIQUE

Le premier plan de lhistoire du cinmatographe est un plan fixe, de mme, la premire photographie intitule Point de vue du Gras (1826) a t prise depuis une chambre noire fixe sur le bord dune fentre. Cest avec lvolution des technologies, leur allgement et notamment avec lapparition de pellicules plus sensibles que les cinastes et les photographes ont pu librer leurs appareils et se librer eux-mmes de limmobilit, mais aussi quitter les studios et leur artificialit pour descendre dans la rue et filmer la ralit. Souvent en marge de lindustrie cinmatographique, des inventeurs et des oprateurs ont travaill de paire pour crer les outils dont ils avaient besoin pour raconter le monde.

1. Les camras portables Jusquaux annes 1920, le problme principal des camras nest pas tant leur poids que leur ergonomie : il faut tourner la manivelle de la main gauche pour faire dfiler le film, et garder lautre libre pour effectuer les mouvements de panoramiques. Cest avec larrive des mcanismes ressort que les oprateurs commencent avoir les mains libres. Les premires camras 35 mm portables apparaissent aprs la Premire Guerre Mondiale. En 1919, la Akeley, du nom de son inventeur, permet de filmer sans trpied. Le documentariste Robert Flaherty lutilisa pour son film Nanouk lesquimau (1922), mais principalement pose sur un trpied. cette poque, les tournages sont muets et le bruit du mcanisme de la camra nest pas encore un problme. En 1924, le cinaste allemand F.W. Murnau se sert dune camra portable pour certaines squences de son film Le dernier des hommes, notamment pour reprsenter la dambulation dun homme ivre. Il qualifie ce dispositif de camra dchane2 .

De lallemand : Die Entfesselte Kamera.

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Cest lun des premiers films tourn en partie en camra subjective, cest--dire que le spectateur voit travers les yeux du personnage, donc de la camra. Mais nous reviendrons plus tard sur la fonction subjective de la camra porte. La camra Le Blay, datant de 1925, est une camra 35 mm, avec une tourelle deux objectifs et des magasins pouvant contenir 30 mtres de film. Sa sur , la Bidru, peu connue sous ce nom mais plus courante, date de 1930 : ses magasins font 60 m, sa tourelle a trois objectifs et elle est constitue dun moteur mcanique. Toutes deux sont munies dun viseur dit " viseur sportif ", qui est un viseur clair. Cette camra reste relativement encombrante car de morphologie anguleuse. Paralllpipde mtallique, elle est assez lourde : on la tient la force des bras devant son il. Si les ingnieurs ont pens utiliser ces camras la main comme on le fait avec un appareil photo, lide de faire reposer le poids de la camra sur lpaule est encore loin. LEyemo de Bell & Howell sortie en 1926, revt sans doute lergonomie la plus agrable. Ses formes sont plus rondes. Une clef sur le ct permet de remonter le mcanisme, et denchaner trs vite la mise en place devant lil, en plaquant la camra sur le front. Cette camra est munie dune vise en parallaxe, qui permet de cadrer sans le dfaut de parallaxe impos par le viseur sportif3. En 1937, le constructeur allemand ARRI sort la premire camra 35 mm portable vise reflex, lArriflex 35. Utilise dabord pour la surveillance arienne et les tournages de films de propagande nazis, elle est reprise par Hollywood partir de 1945 avec le film Les passagers de la nuit de Delmer Daves, dont la premire partie est tourne en camra subjective. Le documentariste Robert Flaherty lutilisera aussi dans Louisiana Story en 1948. Cependant, cette camra lourde se porte bout de bras, sa vise larrire et la forme de son magasin ne permettent pas encore de filmer lpaule. Elle est utilise principalement sur pied avec des caissons insonorisants (blimp) la rendant trs lourde et peu maniable.

Prsentation des camras Le Blay et Eyemo reprise de PAGNY, Cline, Les camras-poing, mmoire sous la direction de Jimmy Glasberg et Pierre Maillot, ENS Louis Lumire, 1999, p. 10.

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2. La Camflex Cest en 1947 que linventeur franais Andr Coutant, qui travaille pour les laboratoires Eclair, sort de son atelier la Camflex afin de concurrencer ARRI sur le march des actualits tlvises et des documentaires. Il sagit du premier modle franais de camra 35 mm portable vise reflex. La Cameflex de chez Eclair, lgre et maniable, est conue pour tre porte sur lpaule plutt qu la main 4. Contrairement la plupart des constructeurs de camras professionnelles, Coutant travaille en collaboration directe avec les oprateurs afin de concevoir un quipement intelligent qui rpond leurs attentes. Cest ainsi que lon peut par exemple lorsquun magasin est dcharg, le remplacer chaud par un nouveau et poursuivre linterview. De plus, avec un viseur sur le ct qui permet de faire le point l'il sur le dpoli, et avec son magasin vertical larrire, loprateur peut soulager ses bras en faisant reposer la camra contre son paule. Cependant, ce modle la mcanique performante ne permet pas encore de filmer en son synchrone. Godard sera lun des premiers lutiliser en camra porte pour un tournage de fiction avec bout de souffle (1959). En 1983, dans un entretien avec Jean-Pierre Beauviala, il fait un bilan critique et provocateur de lutilisation de la camra porte.

Cest quand mme invraisemblable que pendant soixante ans la camra ait t sur pied et que la seule ide quon ait eue, a a t de la mettre lpaule. Cest une ide qui tait valable pour un film, mais a a t

VILLAIN, Dominique, Lil la camra, Paris, Editions Cahiers du Cinma, 1992, p. 34.

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tellement recopi aprs. Moi qui ai t le premier avoir mis la camra sur lpaule, aujourdhui a mhorrifie de voir tous ces crtins de la tlvision qui mettent leur camra sur lpaule. Ce qui fait quon ne sait plus faire un cadrage, parce quon ne cadre pas partir de lpaule. On cadre partir de la main, de lestomac, de lil, mais partir de lpaule il ny a plus de cadre. Les trois quarts des oprateurs professionnels regardent avec lpaule et le pied. Ce quil faudrait, et cest pour a que jai besoin dune fixation, cest que la camra puisse se poser comme un oiseau .5

Raoul Coutard avec la Camflex sur le tournage du Petit Soldat. 3. Le son synchrone Lanne 1958 marque un tournant dans lhistoire du cinma. Aprs lapparition du cinma sonore, et le dveloppement de la tlvision, larrive du son synchrone rinvente le langage cinmatographique et le rapport audio/visuel. Cette mme anne, lingnieur Stefan Kudelski de la socit suisse Nagra conoit le Nagra III. Cet enregistreur sonore bande pse 5 kilos et est aliment par piles. Cest le premier quipement lger qui peut rivaliser en qualit avec les enregistreurs de
5

GODARD, Jean-Luc, Gense dune camra , Cahiers du Cinma n350, 08/1983, p. 45.

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studio. Conu lorigine pour la radio, il est repris par les documentaristes qui lui ouvrent le march du cinma. Plus tard, un systme de rgulation par cristal de quartz permettra la parfaite synchronisation avec la camra. Dans son rapport6 pour lUnesco propos des enjeux du cinma direct, Mario Ruspoli rappelle limportance accorde au dispositif synchrone lger : Le problme ne pouvait trouver de solution que dans une modification radicale du matriel de prise de vue : Il fallait lethnographe cinaste, dj muni de son enregistreur magntique professionnel (Nagra ou Perfectone), une camra qui nexistait pas. Une camra ultra-lgre, facilement maniable, et silencieuse pour ne pas gner lenregistrement simultan de limage. Il fallait repenser la camra.

4. LEclair 16 Coutant Cest Andr Coutant qui repensa la camra et produisit une srie de prototypes rvolutionnaires en se basant sur les trouvailles techniques du Camflex quil adapta au matriel 16 mm, destin principalement jusque l aux cinastes amateurs ou aux tournages dactualits. La KMT Coutant-Mathot dEclair qui pse environ 5 Kg, est la premire camra 16 mm portable vise rflex. Elle a une forme conue pour tre porte sur lpaule en conditions de reportage. Son mcanisme est plutt silencieux7 et permet denregistrer en son synchrone grce un gnrateur de synchronisme par pilotage. Ce prototype sera dvelopp en collaboration avec loprateur qubcois Michel Brault et le cinaste ethnographe franais Jean Rouch, pour le tournage de leur film Chronique dun t (1960). Lorsquon avait quelques jours de libre sur le tournage, on allait voir M. Coutant Neuilly. Ah, ctait merveilleux ! () On inventait la camra avec les fabricants ! 8
6

RUSPOLI, Mario, Pour un nouveau cinma dans les pays en voie de dveloppement : le groupe synchrone cinmatographique lger, Paris, Rapport de lUnesco, 1963, p. 3.
7 8

Nanmoins les oprateurs doivent ajouter un blimp artisanal pour touffer son lger ronronnement.

LABREQUE, Jean-Claude, Mtamorphose dune camra fragments dune longue histoire , rencontre entre Michel Brault et Jean-Claude Labreque, Lumire, n25, 1991 p. 24.

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Quelques annes plus tard, lEclair 16 Coutant appele aussi NPR9 reprend ce procd en ajoutant un magasin coaxial qui permet dquilibrer le poids sur lpaule. Finalement, cest seulement en 1972 que sortira la premire camra 35 mm portable autosilencieuse, l'Arriflex 35 BL. Elle permettra au cinma classique de se renouveler en sappropriant la camra lgre et sonore du direct mais avec la qualit du 35 mm. Nous reviendrons plus tard sur la contribution essentielle de linventeur Jean-Pierre Beauviala partir des annes 1970, lorsque nous aborderons le cinma contemporain europen. Ce bref rappel historique ma paru ncessaire avant danalyser en profondeur le rle qua pu jouer la camra porte partir des annes 1960 dans le renouvellement de lcriture cinmatographique et tout dabord avec la naissance du cinma direct. Cet historique permet aussi de tirer un premier bilan, la camra porte nest pas une simple volution technique puisque trs vite, il y eu des camras 16 mm portables, plutt destines aux amateurs ou aux films dactualits, plus lgres que les grosses camras 35 mm de studio. Cest avant tout le son et le synchronisme qui ont longtemps pos problme et empch les camras de saffranchir des studios. Il est important de souligner que ce dispositif de camras portables et synchrones ne dcoule pas simplement dune volution technique, mais est le fruit dune collaboration entre des ingnieurs et des cinastes qui a un moment donn, ont prouv le besoin de descendre dans la rue pour filmer autre chose, autrement.

On a transform les camras pour filmer les gens, le monde. () La pense venait au fur et mesure quon faisait des films. On navait pas de plan de tournage. On se laissait guider par les vnements On tait la recherche de lhumain. 10

Noiseless Portable Reflex (camra reflex silencieuse et portable).

BRAULT, Michel, Le direct avant la lettre, documentaire de Denys Desjardins, dans ldition DVD des uvres de Michel Brault (1958-1974), Canada, ONF, 2006, 50 min.

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5. Quest-ce quune camra porte ? Avant daller plus loin dans lanalyse et de focaliser notre tude sur la camra paule, il est important afin de comprendre pourquoi nous avons choisi de nous intresser ce dispositif, de rappeler et de dfinir les trois grands types de camras portes qui existent aujourdhui.

5.1 La camra paule Port sur lpaule comme son nom lindique, ce dispositif qui est celui qui nous intresse et qui sera employ pour tourner les films que nous allons tudier dans ce mmoire, sest dvelopp avec les premiers films du cinma direct la fin des annes 1950, principalement pour les tournages de documentaires. Le camraman peut se dplacer facilement avec sa camra sur lpaule, suivre un vnement, un personnage et ragir en direct avec sa camra sans tre encombr par un trpied.

5.2 Le steadicam Ce systme est constitu dun harnais corporel et dun bras articul qui permettent de dsolidariser loprateur de la camra, liminant ainsi tous les dfauts de la camra paule. Limage est stabilise, elle ne tremble plus, les mouvements de travellings et de panoramiques sont fluides, sans -coups, donnant limpression dune vision arienne, ubiquitaire, sans point de vue marqu. Le dispositif de prise de vue est en quelque sorte dshumanis. Invent en 1972 par Garrett Brown, celui-ci lutilise notamment de manire magistrale lors du tournage du film de Stanley Kubrick The Shining (1980) pour filmer les squences de poursuite dans lhtel et dans le labyrinthe quaucune autre machinerie ne permettait de raliser. On a dsormais recours ce dispositif pour gagner du temps sur les tournages, pour viter dinstaller des travellings ou mme de dcouper une squence, car on peut accompagner facilement les comdiens dans leurs dplacements sans que les secousses de la camra ne soient gnantes limage. 20

Par ailleurs, cest un sentiment trange pour le cadreur qui ne voit plus limage dans lilleton, mais laperoit depuis un petit moniteur. La prcision est impossible dans cette configuration qui ne permet plus de cadrer mais plutt de viser. Rares sont les cinastes qui ont su tirer profit du potentiel cinmatographique de cette technologie. Citons lincroyable plan squence de 96 minutes ralis pour LArche russe (2002) dAlexandre Sokourov, tourn dans le muse de lErmitage et dont chaque cadrage a t rpt et chorgraphi trs prcisment pendant plusieurs mois. Cette photographie prise lors du tournage de The Shining (1980) rvle bien la diffrence entre et la le camra paule

steadicam. Ici, loprateur ne cadre plus avec son corps et ses yeux mais par lintermdiaire dun outil lourd et mcanique. La camra en apesanteur flotte au milieu de nul part, la machine a pris son indpendance par rapport au filmeur. La notion de regard disparat totalement.

5.3 La camra de poing Ce systme de port sest principalement dvelopp au dbut des annes 1990 avec lapparition des camras vidos amateurs analogiques puis numriques. La camra disposant dun petit moniteur de contrle latral, loprateur na plus besoin de regarder dans le viseur. Lgre, il peut la tenir bout de bras sans la ncessit de la faire reposer sur son paule. Il ne cadre plus vraiment, il pointe approximativement son objectif dans une direction sans savoir prcisment ce qui sera dans son cadre. Cependant, les dfauts de la camra porte sont ici pousss lextrme. La camra ntant plus en appui sur le corps de loprateur, elle est en mouvement permanent, le tremblement du corps nest plus amorti par lpaule et se retrouve amplifi. Ces camras sont principalement utilises par les amateurs car elles ne 21

ncessitent pas de comptences techniques particulires. Elles sont relativement abordables mais rarement utilises au cinma. Grce sa petite taille, elles permettent nanmoins de nouveaux axes de prises de vue et une plus grande intimit dans la manire de filmer. Nous verrons (voir Chapitre IV) que pour certains films du Dogme, les camras de poing vont tre utilises et contribuer lesthtique artisanale du mouvement.

Cette photographie prise sur le tournage du film Le bal des actrices (2008) ralis et film par Mawenn Le Besco camra au poing, met en vidence les diffrences techniques et esthtiques par rapport une camra paule. On voit bien sur cette image que le cadrage est approximatif. En effet, la cinaste ne regarde pas lcran de contrle, elle pointe son objectif en face delle. Cet outil lger et simple dutilisation facilite une forme dintimit et dinteraction entre filmeur et film, dans laquelle lobjet camra est secondaire. Il sert plus enregistrer un flux, le capturer tant que possible, qu filmer rellement, cadrer avec sa tte et son corps. Il ne sagit pas de porter un jugement qualitatif sur les procds que nous venons daborder rapidement, ils ont tous des caractristiques propres et sont autant doutils la disposition des cinastes. Ils ont permis la ralisation de nouveaux objets cinmatographiques passionnants. Maintenant que nous avons dfini les diffrentes formes de ports, nous pouvons approfondir notre tude de la camra porte sur lpaule, celle qui permet lhomme de faire corps avec son outil. 22

II. LE CINMA DIRECT


Librer la camra. Pouvoir la jeter dans lespace humain, dans la vie. Oublier la camra. Pour cela, il faut dabord quelle soit muette. Couponslui la langue ! Pouvoir filmer comme on regarde, immdiatement. Enregistrer en mme temps les sons, la parole humaine, nimporte o, nimporte quand, en mme temps que limage. Tout cela paraissait un rve il y a peine trois ans. Aujourdhui, aprs le travail des pionniers du Cinma-direct, dhommes comme Leacock, Rouch, Brault, Maysles, Lhomme, Ruspoli, aprs le travail des quipes canadiennes, une nouvelle dimension souvre pour le cinma. () Le camraman na plus de trpied : il la donn au muse archologique. Il na plus que deux pieds, ceux que lui a fournis la nature. Et pourtant, il lui faut une deuxime tte, greffe sur son paule : LA CAMERA LEGERE. 11

Michel Brault, chef oprateur qubcois avec le prototype KMT dEclair

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RUSPOLI, Mario, mthode I, Artsept n2 06/1963, p. 80.

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Nous tenterons de voir dans cette partie sur le cinma direct documentaire, travers lexemple de quatre films majeurs, en quoi la camra porte a jou un rle central dans le fondement dun rapport nouveau entre filmeurs et films et comment elle a permis de redfinir la place du cinaste et de loprateur, en impliquant leurs corps dans le processus de cration cinmatographique.

1. La camra libre Libre des studios, la camra peut dsormais filmer la vraie vie. peu prs au mme moment se forment au Canada, en France et aux Etats-Unis, des quipes rduites et soudes de filmmakers (camraman, ralisateur, ingnieur du son) qui vont tourner des documentaires en camra porte et son synchrone. Elles se rencontrent12 plusieurs reprises pour partager leurs expriences, crant ainsi de nouvelles dynamiques et des influences esthtiques mutuelles. Lune des figures majeures de ce mouvement est le camraman qubcois Michel Brault, dont le cinaste et collaborateur Pierre Perrault voque ainsi la technique particulire : Aussi bien mprise-t-il les trpieds qui immobilisent le regard, qui imposent des comportements, qui paralysent les dplacements. Il refuse les trpieds qui sont incapables de ctoyer, daccompagner. Au contraire sa camra bouge, avec lui, elle suit, devance, rencontre, salue, sempresse, sattarde au rythme de lhomme lui-mme, lui permettant de quitter le rle de tmoin distant pour devenir un acteur, prsent, impliqu, engag dans une aventure. 13 Filmer devient un acte dengagement personnel. Loprateur ne peut plus se cacher derrire la camra, il affirme sa prsence et prend part laction. Ainsi, souvent, loprateur est aussi crdit au gnrique comme co-ralisateur14.
12 13

Les journes du MIPE-TV de Lyon en 1963 ou le sminaire Flaherty en 1958 aux Etats-Unis.

PERRAULT, Pierre, Michel Brault cinaste, Camramages, Edilig, Paris, 1983, p.18. in NINEY, Franois, Lpreuve du rel lcran, Paris, De Boeck, 2006, p.136. Pierre Lhomme est crdit comme co-ralisateur au gnrique du film Le joli mai ainsi que Michel Brault pour les films Les Raquetteurs et Pour la suite du monde.
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Loprateur nest plus seulement un technicien excutant mais un auteur part entire, au mme titre que le ralisateur. Un nouveau rapport de collaboration se cr au sein mme de lquipe du film et la notion de camraman (lhomme la camra) trouve tout son sens, car dsormais, loprateur fait corps avec son outil.

2. Filmer en marchant - Les raquetteurs (1958) Lorsque Brault tourne Les raquetteurs, film prcurseur du cinma direct au Canada, il le fait en raction lemploi du tlobjectif par les quipes canadiennes de lONF (Office National du Film) qui tournent la srie de documentaires Candid Eye. Les oprateurs avaient trouv comme astuce pour faire du son direct, de placer un micro dissimul ct des intervenants, tout en filmant de loin. En effet, la taille des tlobjectifs touffait le bruit de la camra et la distance avec le micro tant importante, ils ne risquaient pas dtre entendus. Mais ce dispositif, surtout en documentaire, nest pas sans poser des problmes dordre thique. Loutil est en effet transform en camra cache et la parole en tmoignage vol, et cela engendre un rapport au monde fauss, o en quelque sorte, lhonntet fait dfaut. Brault stait aperu que les possibilits du tlobjectif restaient somme toute limites et que son emploi condamnait le cinaste rester lextrieur du phnomne observ, nen saisir que les apparences. Lintrt dun film comme Les Raquetteurs est fond sur le fait que le camraman a tent de saisir de lintrieur un vnement en le cernant de prs et, en dfinitive, en le vivant. Une partie du montage est dailleurs effectue la prise de vue mme, en fonction des ractions du camraman face lvnement. 15 La place de loprateur est ainsi redfinie. Il nest plus seulement comme on dit souvent : le premier spectateur du film mais acteur et contemporain de la scne en train de se vivre. La camra mobile lui permet de dcouper la squence, en

MARSOLAIS, Gilles, LAventure du cinma direct, Seghers, Paris, 1973, p.121 in NINEY, Franois, Lpreuve du rel lcran, Paris, De Boeck, 2006, p.139.

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cadrant diffrents lments dans un mme plan squence qui devront tre montables par la suite. Dans la squence douverture, la camra plonge au cur de la fanfare, filme en plan squence pour ne pas interrompre la bande musicale et pour conserver le rythme. Brault se ballade littralement, la camra sur lpaule, en filmant les musiciens dans un ballet chorgraphique impressionnant. lpoque, le choc est dautant plus remarquable, quon a lhabitude des documentaires ethnologiques, qui sont soit exotiques, soit scientifiques. Ici, tmoigner dune culture signifie sen imprgner. De la mme manire, dans le film Pour la suite du monde (1962), la camra de Brault va presque jusqu provoquer lvnement. Pierre Perrault suggre aux habitants de lle au Coudres, dont les pches traditionnelles sont sur le point de disparatre, de les remettre au got du jour. Ainsi, sa camra, qui enregistre la mmoire dune culture, est aussi le moteur qui participe au retour de cette pratique. Tout en reconnaissant le rle majeur de Brault dans ce nouveau type de dispositif, Jean Rouch va encore plus loin dans cette participation aux vnements, en intervenant personnellement dans son propre film. Il utilise la camra porte pour aller la rencontre de lautre, en le confrontant son image dans une dialectique et une interaction nouvelles. Il faut le dire : tout ce que nous avons fait en France dans le domaine du cinma vrit vient de lOffice du Film. Cest Brault qui a apport une technique nouvelle de tournage que nous ne connaissions pas et que nous copions tous depuis. 16

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ROUCH, Jean, Entretien avec Jean Rouch par Rohmer et Marcorelles, Cahiers du cinma n144, 06/1963, p. 17.

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3. La camra participante - Chronique dun t (1960) La raison pour laquelle Jean Rouch ma fait venir, cest quen voyant Les Raquetteurs, il a constat que je travaillais au grand angulaire. Pour travailler au grand angulaire, il faut que tu voies les gens, que tu sois prs deux. Si tu arrives filmer et sils continuent vivre pendant que tu es prs deux, cest quils tont accept dans leur groupe. 17 La camra mobile permet dans un premier temps de sortir des studios, mais surtout daller la rencontre des gens pour recueillir leurs propos. Certains films sont mme fonds sur ce concept dimprovisation lie la rencontre filme. Dans La punition (1960) de Jean Rouch, la camra de Brault suit les dambulations dune lycenne renvoye pour une journe de son cole et qui rencontre des inconnus sous lil de la camra. Mais cest avec son film Chronique dun t que Jean Rouch ralise avec le philosophe Edgar Morin, que lethnologue dveloppe son intrt pour linteraction entre filmeur et film dans une sorte de micro-trottoir, durant lequel il demande ses amis ou des inconnus comment ils vivent et sils sont heureux. Pour la premire fois en France, le son et limage, bras-dessus brasdessous, se baladent avec les personnages en mouvement. La lgre KMT tenue constamment la main par Michel Brault, avec un talent dacrobate, vit avec les personnages, les sculpte en tournant autour deux, les fouille, surprend leurs secrets avec la continuit du regard de lhomme vivant. Ce ne sont plus les personnages qui vont faire leur cour la camra, cest elle qui va vers les personnages occups vivre leur vie, dont elle essaye de percer le secret, le dtail, le comportement. La camra lgre, ainsi porte sans relche, devient une partie du corps du camraman. Elle remplace son regard par une sorte dorgane complmentaire qui lui permet denregistrer ce quil vit et voit, dapprhender et dinscrire la ralit. 18
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BRAULT, Michel, Entretien avec Arthur Lamothe, La Presse, Montral, 12/08/1961 in NINEY, Franois, Lpreuve du rel lcran, Paris, De Boeck, 2006, p.139.

RUSPOLI, Mario, Pour un nouveau cinma dans les pays en voie de dveloppement, Unesco, 1963, p. 17.

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Le cinma de Rouch est un cinma de la parole et du dialogue. Avec sa camra dethnologue, il scrute comme un chercheur avide de comprendre lhomme et son fonctionnement. Cependant, au dbut du tournage, il navait pas encore la KMT de Coutant mais une Arriflex lourde et bruyante. Cest parce quil trouvait les plans trop statiques quil a fait appel lingnieur dEclair. En effet, pour Rouch, la camra nest pas l uniquement pour enregistrer les faits, elle joue un rle dans leur avnement. Lethnologue a conscience que laction de filmer modifie nos gestes et nos paroles, car la camra nous pousse nous mettre en scne ou bien nous protger, nous rendant soit plus extravertis, soit plus inhibs que de coutume. Cest donc dans ce sens que ce dispositif lintresse. Dans la dernire partie de Chronique, les deux ralisateurs runissent tous les intervenants du film pour les confronter leur image. Cette squence est elle-mme filme et intgre au montage final. La camra porte, qui est alle la rencontre de ces individus, est alors employe comme outil de recherche anthropologique partage. Pour Rouch et Morin, la camra est une sonde, elle devient un moyen de faire une sociologie du prsent 19. Elle nest plus rserve aux cinastes, elle peut tre dtourne de son utilisation commerciale ou industrielle pour devenir un instrument de recherche et dtude. Mais dans cette dmarche, la camra nest quun outil, cest Rouch et Morin par leur rflexion sur le dispositif qui lont rendue possible. Dailleurs, de nombreux films ont repris ce concept du micro-trottoir sans jamais retrouver ce ton naturel et cet intrt sociologique.

19

Nom du sminaire dEdgar Morin lEcole Pratique

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4. La camra vivante - Primary (1960) Il est ncessaire pour comprendre le rle du cinma direct dans le dveloppement de la camra porte, de se replacer dans le contexte de lpoque. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la tlvision nest pas encore trs rpandue, et les spectateurs de cinma ont pris lhabitude de voir de grandes fresques historiques ou des comdies dramatiques mettant en scne des stars (Bogart, Gabin, Arletty). Les documentaires sont parfois reconstitus en studio et la plupart des films tourns en dcors naturels sont alourdis par des commentaires en voix-off et de la musique. Pouvoir suivre les lections des primaires dmocrates amricaines, constitue donc une rvolution grce aux camras20 de Leacock, Maysles, Pennebaker et McCartney-Filgate. Ceux-ci sont les pionniers du reportage film, envoys par le Time Life Magazine dans le cadre de la srie Living camera21 , afin de couvrir lvnement dune nouvelle manire, en camra lgre et en son synchrone. Pour la premire fois, les spectateurs peuvent suivre lascension dun snateur (John Kennedy) dans sa course aux prsidentielles. La camra dAlbert Maysles en tmoigne dans ce mouvement devenu lgendaire, o dans un plan squence,
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Richard Leacock tait le seul tourner en son synchrone car il avait une Auricon modifie relie un magntophone que porte Robert Drew pourvue de bobines de 150 secondes.
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Camra vivante nom donn la srie TV co-produite par Drew Associates et Time Inc.

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impressionnant encore aujourdhui de prsence , il suit le candidat travers la foule grce lutilisation dune courte focale et en portant bout de bras sa camra, jusqu la tribune o le snateur prononcera son discours dinvestiture. Dans une interview accorde Andr S. Labarthe et Louis Marcorelles, Robert Drew raconte comment le tournage de Primary a pu tre possible : Cest alors que Time Inc., propritaire de LIFE Magazine, a bien voulu nous permettre de faire construire un quipement spcial, de le mettre au point et de le rendre utilisable aux fins que nous souhaitions. 22 Ce nouveau dispositif de tournage qui consiste filmer avec plusieurs camra des vnements lis entre eux (la campagne en montage altern des deux candidats dmocrates) et de les runir par le montage, permet un nouveau langage cinmatographique, encore dactualit aujourdhui puisquil est repris depuis les annes 2000 par la srie TV amricaine succs 24 heures chrono, dont le principe dun vnement couvert en temps rel par plusieurs camras portes, produit un effet de rel et un suspense impressionnant. la diffrence des franais (Rouch, Marker) qui utilisent une camra participante, qui interrogent les gens, les filment puis les confrontent leurs images, Leacock est un observateur qui affirme la primaut de linstinct du filmeur en refusant tout commentaire ou intervention sur le rel autre que le fait de lenregistrer.

5. Loprateur-ralisateur - Le Joli Mai (1962) Lors dune rencontre23 avec le chef oprateur Pierre Lhomme lENS Louis Lumire, jai eu loccasion den apprendre un peu plus sur son travail avec le cinaste Chris Marker pendant le tournage du film Le Joli Mai, quils ont ralis ensemble. Ralis dans une mme dmarche que celle de Chronique dun t, quils ont tourn avec le

22 23

DREW, Robert, Au devant de lvnement , Cahiers du cinma n143, 05/1963, p.19.

Rencontre avec Pierre Lhomme lEcole Nationale Suprieure Louis Lumire le 28/01/2008 Noisy-le-Grand.

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mme quipement et dans les mmes conditions (filmer les vrais gens dans la rue). Pierre Lhomme nous a fait part de son exprience doprateur et du rapport nouveau la camra. Il raconte quen gnral, elle tait pose sur la table alors quils discutaient avec des gens, lorsqu un moment Marker lui faisait signe de la prendre sur son paule pour filmer. Ce rapport spontan la camra a t possible grce la relation de complicit tablie auparavant entre filmeur et film. Ce nest pas le fait de porter la camra sur lpaule qui a rendu ce naturel possible, mais le fait de dmystifier lobjet camra qui sans son trpied et ses gros magasins, retrouve un aspect moins impressionnant. De la mme manire, ils nont pas demand aux gens de venir parler devant une camra pose un endroit ou dans un dcor, mais se dplaaient physiquement eux-mmes sur le terrain. Par exemple, lorsquils voulaient voir et interroger les gens de la Bourse de Paris, ils y allaient, en prenant le risque de se faire rejeter. Lorsquon lui demande pourquoi il est crdit la fois pour son rle de chef oprateur et pour celui de ralisateur, Pierre Lhomme rpond : partir du moment o javais une camra dans les mains, javais une libert totale. Pour lune des premires et uniques fois, un cinaste envisage le cadreur comme co-auteur lgitime du film. En effet, dans ce film, la camra nest pas contrle par Chris Marker, alors quelle joue un rle central. Dune certaine manire, cest le camraman qui met en scne le film, qui affirme son point de vue sur la chose filme. Dans la clbre squence de laraigne, pendant laquelle un homme plutt dtestable a une araigne sur la veste, cest le cadreur et lui seul qui choisit de faire un gros plan sur linsecte, plutt que de recadrer le haut du visage comme laurait fait un bon camraman de tlvision. Ainsi, loprateur libr est dj dans une dmarche de metteur en scne, il nest pas seulement l pour enregistrer ou pour excuter les directives du ralisateur. Avec larrive du son synchrone, il devient ncessaire pour le camraman de faire des choix. Il ne doit pas se contenter de filmer le flux de parole en continu, mais doit intervenir physiquement dans la slection de ce qui lui semble constituer un discours. Par l mme, il affirme son point de vue. Pour le tournage du Joli Mai, Pierre Lhomme avait un petit casque audio pour entendre ce que lingnieur du son enregistrait. Ainsi, il pouvait se permettre de modifier son cadre en fonction des 31

paroles de lintervenant. Cette technique lui a permis de renouveler totalement la manire de filmer les entretiens, qui auparavant taient films sur pied, et auxquels on appliquait des plans de coupe afin de masquer les coupures du montage. Grce ce nouveau dispositif, le spectateur a le sentiment dtre physiquement avec le sujet film. Le camraman, portant sans effort un appareil bien quilibr, faisant corps avec lui, pntrait dans un monde nouveau. Enfin, il devenait naturel de marcher, de vivre avec une camra, de la dshabiller de presque toutes ses servitudes techniques, de sen servir comme dun regard continu sur les hommes et les choses, comme lavait pens Dziga Vertov, lpoque du Muet. Mieux, la technique devenait une seconde nature , le camraman, loreille aux aguets, pouvait dune certaine manire vivre lvnement film et y participer directement. 24

Richard Leacock
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RUSPOLI, Mario, Pour un nouveau cinma dans les pays en voie de dveloppement, Unesco, 1963, p. 12.

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Avec le cinma direct, loprateur acquiert une nouvelle libert daction lie au fait quil est la camra. Lors de lapparition des Nouvelles Vagues au dbut des annes soixante, on parlait souvent de la politique des auteurs en rfrence limportance que les critiques des Cahiers du cinma voulaient donner aux cinastes et leurs visions, leur style, par rapport aux producteurs. Il est intressant, a posteriori, de voir que le chef oprateur dun point de vue juridique, nest toujours pas considr comme lun des auteurs du film, alors que le compositeur lest par exemple. Par ailleurs, la camra porte 16 mm synchrone, allge et simple dutilisation, a permis de nombreux documentaristes de devenir leur propre oprateur, (Rouch, Van der Keuken, Depardon, Cavalier) sans avoir passer par un filmeur intermdiaire entre le monde et eux. Cependant, cela est moins vrai pour le cinma de fiction traditionnel qui a gard cette rpartition des tches et le principe de hirarchie. Le bilan quon pourrait essayer de faire quant au rle de la camra porte dans lmergence du cinma direct, est que ce dispositif tait le moyen dassouvir le dsir des cinastes de sapprocher physiquement des gens et de raconter leur vie dans sa complexit et sa richesse. Il a permis de donner la parole ceux qui ne lavaient pas, dans un besoin de comprendre lhomme au lendemain de la guerre. Les cinastes avaient le dsir de librer le cinma de ses lourdeurs techniques et administratives, en refusant le scnario au profit de limprvisible pris sur le vif, capt instinctivement par loprateur qui affirme sa subjectivit, son point de vue sur lobjet film. Cela a t rendu possible, grce au fait de porter la camra sur lpaule, hauteur dhomme, sur un pied dgalit. Loprateur prend ainsi conscience de limportance de son regard parfois critique ou fascin par ce quil filme, mais sans jamais se poser en juge.

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PARTIE II : REPRISE DU DISPOSITIF PAR LES CINASTES DE FICTION

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III. JOHN CASSAVETES

La camra de Cassavetes est rarement fixe, rarement l'arrt. Elle semble constamment ttonner, elle cherche fbrilement les visages, les corps. Elle n'est pas isole mais compromise dans l'action. Elle ne regarde pas, elle participe. Elle vit avec les personnages mais emprunte en mme temps un trajet autonome qui ne correspond plus la simple photographie de l'action ou l'illustration du rcit mais devient une vritable "conscience-camra". Elle devient elle-mme un personnage, suivant pas pas, tournant autour ou s'insinuant entre les tres. 25 Jai choisi de consacrer un chapitre de ce mmoire au travail du cinaste John Cassavetes, qui fut lun des premiers employer la camra lgre dans le cinma de fiction. En effet, son uvre est rvlatrice dune nouvelle manire de concevoir la cration cinmatographique. Elle trouve tout son intrt dans le cadre de mes recherches sur les nouvelles possibilits de mise en scne apportes par le dispositif de camra porte. Par ailleurs, en tant que cinphile, Cassavetes a t pour moi un choc cinmatographique tel, que le choix de ce sujet de mmoire est en partie li la

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JOUSSE, Thierry, John Cassavetes, Paris, Edition de l'toile/Cahiers du cinma, 1989, p. 55.

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dcouverte de son cinma. Il ne sagit pas ici de faire une analyse complte de son travail, mais de mettre en lumire, travers lexemple du film Faces, lmergence dun nouveau pan de la cration cinmatographique, en marge du cinma commercial, qui se sert des outils du cinma direct et renouvelle les formes classiques. travers lexemple de John Cassavetes, nous verrons comment partir des annes 1960, les cinastes de fiction semparent des possibilits de la camra lgre, pour se librer des contraintes techniques et renouveler lcriture cinmatographique en bouleversant la notion de dcoupage. Quest-ce que la camra lgre permet de faire voir ou percevoir par rapport la camra classique ? Dans quelle mesure permet-elle plus de libert par rapport une camra classique, et comment ?

1. Remise en cause du dcoupage technique et de la notion de plan En 1958, alors que le cinma direct en est encore ses balbutiements, Cassavetes tourne Shadows avec une camra 16 mm synchrone, dans des dcors naturels et avec une quipe dacteurs non professionnels. Ils travaillent ensemble partir dun scnario n dun atelier dimprovisation que Cassavetes dirigea pendant plusieurs mois avant de se lancer dans le tournage. Il projette un premier montage dont il dira : Ctait bourr de virtuosits techniques, dangles impossibles, avec un montage ultra-sophistiqu et beaucoup de jazz en musique de fond. Ctait un film compltement intello, ce qui veut dire moins quhumain. Jtais tomb amoureux de la camra, de la technique, des beaux cadrages, de lexprimentation pour le plaisir. 26 Il sagissait de son premier film et comme beaucoup de cinastes cette poque, la matrise des cadrages et de la composition est une preuve dintelligence et de savoirfaire. Cependant, du par cette premire version, Cassavetes dcide de retourner des squences moins esthtisantes, pour laisser plus de place aux acteurs quaux dcors, au fond qu la forme.
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NINEY, Franois, Lpreuve du rel lcran, Paris, De Boeck, 2006, p.164.

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Jamais dans un film de Cassavetes, vous ne trouverez un plan qui vaut pour lui-mme ou qui tmoigne dune autocontemplation du cinaste. Fondu dans un montage constamment imprvisible (Shadows ou Faces) ou mtastasi en plan squence (Husbands ou Meurtre dun bookmaker chinois), le plan ne vaut que par lintensit, le rythme, lnergie quil enregistre et quil gnre. 27 Contrairement certains metteurs en scne comme Alfred Hitchcock, pour qui le travail est termin , quand commence le tournage, Cassavetes est dans un processus de cration permanente dont le tournage est le point culminant. Alors que la plupart de ses collgues dessinent des storyboards trs prcis et arrivent sur le plateau avec une liste de plans raliser, lui pense dabord la scne en terme dinterprtation. Il rpte longtemps seul avec les comdiens, et ne fait intervenir la camra quau dernier moment. John prparait la scne, mais pas les plans. Pendant les rptitions, il tournait autour des acteurs en rflchissant sur la position de la camra. En fait, il aimait voir une scne sous diffrents angles, diffrents points de vue. 28

Le plan compos selon Hollywood Citizen Kane (1941) Orson Welles

Le plan saisi faon cinma direct Faces (1968) John Cassavetes

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JOUSSE, Thierry, John Cassavetes, Paris, Edition de l'toile/Cahiers du cinma, 1989, p. 31.

RUBAN, Al, in JOUSSE, Thierry, John Cassavetes, Paris, Edition de l'toile/Cahiers du cinma, 1989, p. 133.

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Dune certaine manire, il bouleverse la manire classique de concevoir le cadre, que lon trouve par exemple dans le cinma hollywoodien davant-guerre. Les acteurs ne jouent plus pour la camra, en fonction dun espace et dun clairage donn, dans le but de concevoir un plan qui a un sens visuel. On le voit avec lexemple du photogramme tir de Citizen Kane dans lequel ressort le rapport de force entre les trois strates. Ici, nous sentons bien le travail dclairage expressionniste en clair-obscur, le positionnement des corps dans lespace pour matrialiser les conflits, la composition en profondeur qui donne lensemble un aspect trs thtral et fig. linverse, Cassavetes, libr de la pression des studios et du star system, qui imposent que les comdiens soient mis en valeur, saffranchit de ces rgles esthtiques pour filmer lessence des motions, la performance dramatique de ses comdiens qui ne jouent plus en pensant leur image et leur go mais leur personnage. La lumire est au plafond car cela permet aux acteurs et la camra de se dplacer librement en vitant quun projecteur napparaisse dans le cadre. En choisissant dutiliser une camra porte, Cassavetes fait exploser le cadre qui enfermait les comdiens. Le cadre nexiste pas car il nest quune limite purement conventionnelle, transgressable chaque instant. Dune part, le cadre, rarement fixe, se cherche et cherche son sujet ; dautre part, on peut sortir ou rentrer dans le cadre, lenvahir tout entier, passer devant la camra, sans que le film en soit affect, bien au contraire. On dirait que la camra tourne autour des corps et des visages en sempchant constamment de les enfermer dans un cadre-prison. 29 Par ailleurs, lune des forces de cette nouvelle manire de filmer est quelle donne au spectateur une libert dinterprtation. En effet, les plans sont moins directifs quun dcoupage classique qui imposerait un point de vue, cest au spectateur de construire son propre regard.

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JOUSSE, Thierry, John Cassavetes, Paris, Edition de l'toile/Cahiers du cinma, 1989, p. 62.

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2. Des acteurs en libert Lui-mme acteur pour de grands cinastes hollywoodiens, Cassavetes, qui tait mari avec son actrice principale Gena Rowlands, aimait les comdiens. Ayant souffert lors de ses expriences personnelles en tant quacteur, il dveloppe une mthode de tournage qui permet au comdien de spanouir. Habituellement, les acteurs doivent se dplacer et suivre des marques prcises au sol pour rester nets. Avec Cassavetes, la camra mobile permet de se librer des contraintes, le spectateur nest plus focalis sur limage et lapparence des choses, mais est captiv par la force et lintensit des personnages, il nest alors plus spectateur passif face aux images et se retrouve impliqu dans le film. En reprenant les mthodes et lesthtique des tournages du cinma direct qui tolre les dfauts lis la prise de vue sur le vif, Cassavetes rinvente le travail de mise en scne. Il permet notamment aux comdiens doublier les contraintes techniques pour se focaliser uniquement sur le travail dinterprtation. Gena Rowlands qui incarne Jeannie, voque son exprience dactrice sur Faces : Quand on a commenc jouer, on faisait des marques par terre. On se dplaait de lune lautre. On se faisait reprendre ds quon en sortait. Mais cest trs difficile de se concentrer dans ces conditions. Je naimais pas du tout. Cest plus facile quand on na pas se soucier des aspects techniques. On pouvait aller partout. 30 Il est intressant de voir que la libert accorde aux comdiens, qui se sent dans leur jeu, a par ailleurs un effet similaire sur la camra mobile, qui nous donne un sentiment de spontanit. En mme temps, sil donne plus de libert aux cadreurs, Cassavetes nen est pas moins un metteur en scne qui a une vision prcise de ce quil veut. Il tourne jusqu puisement, et ne sarrte que lorsquil a obtenu ce quil cherchait. En cela, la notion de mise en scne par le director, cinaste tout-puissant et visionnaire, son apoge dans les annes 1960, se dplace vers un work in

ROLANDS, Gena, propos extrait du Making-of du film Faces, DVD supplments, 5 chefs-duvre de John Cassavetes, dit par TF1 vido et distribu par Ocan films, 2008.

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progress, une humilit du crateur qui dune certaine manire, lche prise, pour mieux laisser vivre le film. Le plus souvent, John narrtait la prise que quand il ny avait plus de film dans la camra. Il voulait dcouvrir quelque chose, au moment prcis du tournage. 31 Cest le processus de cration qui est nouveau. On ne fait plus le film lavance comme Hitchcock, mais le tournage est une tape de recherche dans la cration, au mme titre que le scnario ou le montage. Et le fait que la camra ne soit pas pose, limitant dj les dplacements des comdiens, mais soit porte et libre de se mouvoir, donne toute lquipe une tension et une libert de cration jusque-l inexistante dans le paysage cinmatographique. Au dbut des annes 1980, le cinaste allemand Wim Wenders, fascin par le cinma amricain, tourne un film aux Etats-Unis pour lequel il a beaucoup de moyens par rapport ses productions europennes. Il parle dans cet extrait, de limportance de limprvu, de lincontrl dans la cration, qui survient quand on sy attend le moins et qui nest permis que par un cinma indpendant, qui prend son temps pour chercher ou laisser venir les moments de grce : Jai toujours vu mes films comme la recherche de quelque chose qui pourrait arriver. Pas au sens de limprovisation mais quelque chose que lon trouve en cours de route, soit par les acteurs, soit dans le paysage, nimporte quoi. Et l, (pour Hammett) dans cette situation o je pouvais tout contrler, a me manquait terriblement. On gagne le contrle mais on perd ce qui me parat le plus important au cinma : le droit des choses se faire remarquer. 32

RUBAN, Al, in JOUSSE, Thierry, John Cassavetes, Paris, Edition de l'toile/Cahiers du cinma, 1989, p. 138.
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WENDERS, Wim, Made in USA 2 , Cahiers du cinma, 06/1982, p. 15.

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De la mme manire, Cassavetes lors du tournage de Faces, son deuxime film en marge du systme de production hollywoodien aprs Shadows, ne savait pas comment terminer son film. Il avait plusieurs fins en rserve. Cest en essayant de faire jouer les diffrentes possibilits au moment du tournage, que ses comdiens qui connaissaient bien leurs personnages, lui ont dit laquelle tait la plus probable. En tenant compte de cela, comment demander un cinaste de prvoir un dcoupage plan par plan, alors que lissue du film nest pas encore claire ?

3. Le cadreur-interprte33 Ce titre fait rfrence lnonc dun mmoire de recherche, ralis en 2005 par une tudiante de lcole et dont certaines thses sur lutilisation des camras portes, se recoupent avec les miennes. Elle sintresse au parallle que lon peut faire entre direction dacteurs et direction de cadreurs, et notamment la part dimprovisation et dinterprtation du camraman dans le processus de tournage. Je voudrais mon tour aborder ce point propre lutilisation dune camra porte, qui donne au cadreur de fiction une grande libert, sans pour autant le laisser filmer au hasard. Par exemple, Cassavetes qui connaissait bien la sensibilit de son quipe, raconte comment il les choisissait comme un stratge dispose ses meilleurs pions, pour filmer dune certaine manire tel ou tel plan, afin de produire une sensation particulire : Javais toujours deux cameramen, et la plupart du temps, nous tournons avec une seule camra. Deux oprateurs sont censs tourner et ils ne savent pas lequel va tourner. Chaque camraman a sa faon de travailler. Et je connais les gens avec qui je travaille. Jen connais un, quand cest un gros plan, il aime vraiment filmer serr, et quelquun dautre prfrera filmer de faon plus classique.() Ils voient quelques chose et je leur fais confiance .34
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DABRY, Claire, Le Cadreur interprte, mmoire sous la direction de Yves Agostini et Francine Levy, ENS Louis Lumire, Cinma, 2005.

CASSAVETES, John, Le bal des vauriens , Entretien avec Louis Marcorelles, Cahiers du cinma n289, 06/1978, p. 46.

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Ainsi, lapparente libert du cadreur, est en fait le fruit dun long travail de collaboration entre les diffrents membres de lquipe. Cassavetes savait sentourer, il choisissait ses acteurs en fonction de leur talent mais surtout de la complicit quil entretenait avec eux, de la mme manire, son quipe technique qui tait la fois derrire et devant la camra, avait un rle aussi important que les comdiens. Al Ruban son chef oprateur et producteur, raconte cette dimension dinterprtation pour le camraman lors du tournage de Faces : Mais dans beaucoup de scnes camra lpaule, ctait au camraman de sentir le bon moment. Rien ntait anticip. Ou sinon, on ralisait soudain quon ntait pas sur la bonne personne. On dveloppe un certain rythme, une approche musicale pour dcider quoi doit ressembler la scne en termes de mouvements. Si cest romantique, les mouvements se font plus langoureux, plus dans la sensation. Ce rythme dcide comment filmer la scne . 35 Ce plaisir de jouer la scne avec les acteurs, de faire ressentir par le portage de la camra les vibrations de son corps en raction linterprtation des comdiens, je lai ressenti lors dun atelier Cadre et direction dacteurs supervis par le ralisateur et directeur de la photographie Yves Angelo, enseignant en troisime anne lcole Louis Lumire. Nous devions dans le cadre de cet atelier, mettre en scne une squence dun film de notre choix, faisant intervenir deux comdiens. Javais choisi un passage de Une femme sous influence (1974) de John Cassavetes. Lors de lune des premires prises, nous avions obtenu quelque chose de trs intense o le jeu des acteurs et mes mouvements de cadre se mariaient parfaitement, dans une certaine magie de linstant. Ensuite, nous avons tent de reproduire ce qui na eu lieu quune fois et jamais nous navons russi retrouver cette innocence de la premire prise, aussi bien dans le jeu que dans mon filmage. Nous tions dj dans la reprsentation et plus dans la dcouverte instinctive, nous tentions de refaire consciemment ce que nous avions interprt inconsciemment et cela ne marcha pas.

RUBA, Al, propos extrait du Making-of du film Faces, DVD supplments, 5 chefs-duvre de John Cassavetes, dit par TF1 vido et distribu par Ocan films, 2008.

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Jai choisi cette anecdote pour souligner un point important. La camra porte si elle est souvent associe lide de libert et dimprovisation, peut parfois se retourner contre soi. Et dfaut de nous librer, nous enfermer dans un dispositif technique qui ne se suffit pas lui-mme. Maladroitement je pensais que refaire une squence de Cassavetes en camra porte, en laissant aux comdiens beaucoup de libert, produirait une squence forte et vivante, en ralit cet exercice ma montr les limites de la camra porte qui, comme nous lavons vu prcdemment avec lexemple de Cassavetes, saccompagne dun travail de prparation trs long et dune vision du cinaste trs prcise, la camra nest libre que dans la mesure o le cinaste est en recherche perptuelle, soutenu par une technique au service du sens. Elle permet de mettre lquipe dans les meilleures conditions pour faire advenir ce quelque chose en plus, qui ne peut pas scrire dans un scnario ou dans un dcoupage technique.

4. Limprovisation matrise Au fond, que le cinma de Cassavetes implique ou non une manire dimprovisation nest pas essentiel puisquil nous renvoie limage de limprovisation. Cest le sentiment de limprovis qui compte. Ce sentiment, cest labsence de cadre prtabli qui le produit, la libert unique de lacteur dans le plan, le surgissement de laccident au moment o on sy attend le moins. () A chaque instant, lacteur est au pied du mur, somm dtre lui-mme, au point den oublier la camra, comme pour traverser lcran et sadresser directement nous, spectateurs du film. 36 Plus rcemment, dans un article sur le rle du dcoupage technique dans le cinma contemporain, Yves Angelo rappelle ce que nous disions prcdemment au sujet de la fonction limite du dcoupage sur un tournage classique, et propose son tour de repenser cette mthode au service dune cration en volution permanente.

Je parle l de ceux qui cherchent, qui ne se contentent pas dun


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JOUSSE, Thierry, John Cassavetes, Paris, Edition de l'toile/Cahiers du cinma, 1989, p. 33.

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dcoupage tabli lavance, mais tentent justement de le malmener, de dcouvrir sur le plateau si la pense qui les a conduits proposer telle srie de plans se rvle intressante lorsque la relation organique avec les personnages est enfin vcue. 37 Chef oprateur avant dtre cinaste, Yves Angelo raconte quil a souffert de cette tendance quont les metteurs en scne senfermer dans un cinma intellectualis lavance et qui ne permet plus de prendre en compte la ralit dun dcor, dun comdien, dune lumire, tous ces aspects qui pourraient servir le film au moment voulu. Il y a une peur de ne pas matriser, de douter, de passer pour quelquun qui ne sait pas ce quil veut, et qui na donc pas sa place au poste de ralisateur. Lorsquil commena raliser des films, il connu cette mme angoisse quil dcrit ici : En tant que metteur en scne, garder le principe global de mon dcoupage me rassurait, je faisais ainsi davantage confiance une rflexion intellectuelle qu mon instinct. 38 Lors du tournage du court mtrage de promotion que jai ralis lan dernier, je me souviens de nombreuses critiques de certains tudiants concernant mes doutes, les hsitations, ou les changements daxes que je proposais au dernier moment, parce que je me rendais compte en rptant, que la scne ne fonctionnait pas ainsi. Cest un sentiment trange que de dcouvrir pour la premire fois les personnages de son scnario prendre corps dans de vrais dcors. Dj lors de cette exprience, javais choisi de tourner certaines squences lpaule, a posteriori, ce sont les seules qui respirent, qui dgagent quelque chose de vivant. Est-ce parce que la camra tait porte quelles sont russies ? Je pense que cest un ensemble de vecteurs qui ont fait que celles-ci plutt que les autres, se librent dune forme dartificialit. Je me souviens avoir parl avec Yves Angelo lors dun entretien tlphonique propos de mon scnario. Son conseil le plus important et que jaurais aim pouvoir suivre davantage, tait

ANGELO, Yves, Le dcoupage technique : illusions dsillusions, mais encore ? in Cahier LouisLumire n5, 09/2008, p. 90.
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Ibid., p. 91.

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quune fois termin, je devais me librer du scnario et du dcoupage. linverse de Cassavetes, Angelo pense que le dcoupage est ncessaire, il permet au cinaste de se poser les questions, de savoir o il veut aller avant le grand jour. Cependant, lorsque le tournage arrive, il faut passer un second stade de cration, nourri du travail de prparation, bas sur la sensation et lintuition afin dviter de faire un cinma mcanique et acadmique. Dans ce mme article, il disait propos de son exprience de cinaste : Jessaie de laisser une place de choix, partir dune direction pense lavance, ce que je pourrais appeler une improvisation matrise, une faon de toujours tenir en veil sa sensibilit. 39 Cette ide de matriser la technique pour sabandonner la cration spontane est similaire pour les oprateurs de Cassavetes qui sont de grands cadreurs mme sils donnent limpression de chercher le cadre constamment. Comme en jazz, avant de pouvoir improviser sur une grille, le musicien doit matriser parfaitement son instrument et connatre la musique. La camra porte est linstrument des oprateurs. Ils doivent intgrer physiquement tous les automatismes et avoir une intuition esthtique trs dveloppe avant de pouvoir le moment venu, simplement filmer.

5. Le geste de lartiste ou la camra tremble Dans son essai sur le tremblement au cinma et notamment avec lanalyse du film de Jonas Mekas Rminiscences dun voyage en Lituanie, Fabrice Revault affirme que le tremblement de la camra est rvlateur dune modernit cinmatographique. Ce dfaut technique, laisse voir les faiblesses des hommes, aussi bien dans le fond avec des scnarios et des personnages qui doutent, se dchirent, se cherchent, mais aussi par lutilisation du procd mme, avec un tremblement de la camra. Le filmeur ne cherche plus cacher sa prsence en minimisant les

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ANGELO, Yves, ibid., p. 92.

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secousses lies au port de son outil. Il les assume car elles tmoignent de sa sensibilit face la scne vcue et filme. Il affirme sa position de crateur qui tient physiquement sa camra comme on tient un pinceau. Le cinma souvre plus largement au tremblement dans sa priode moderne. Par dfinition, puisquon peut ou doit entendre cette modernit comme une pleine reconnaissance de la fragilit des tres et donc des uvres, comme un tremblement dclar des artistes et de lart. Apparat ds lors laffichage explicite dun frisson de ltre, dun frissonnement existentiel. Lun des symptmes dune faiblesse, laquelle fut certes toujours mais que la modernit fait sienne, ou plutt qui fait la modernit (et sa force, bien entendu). 40 En voquant le film de Cassavetes Faces, lauteur montre bien cette nouvelle tendance pour la fbrilit des mouvements la fois au niveau du dispositif filmique avec la camra porte, mais aussi dans limage avec lagitation des corps. Cest-dire que ce geste nest pas gratuit. Cest un choix esthtique qui rsulte dune dmarche particulire, propre un certain cinma qui nous donne voir crument, sans paillettes ni maquillage, les personnages et leurs histoires. Le tremblement est ici partout : dans le jeu dacteur ; dans la ou les camra(s) porte(s) impulsive(s) ; dans les sautes-ruptures au fil du montage (a fortiori du fait de tourner avec plusieurs camras), cultivant les mal nomms faux-raccords , daxe, dchelle, de profondeur, de nettet et de luminosit ; dans la musique enfin (blues ou free-jazz). Tout ceci exprimant une fragilit et un tremblement des tres, de leurs difficiles rapports, non sans stress peu ou prou hystrisant.41

REVAULT, Fabrice, En tremblant in La Rencontre au cinma toujours linattendu arrive, sous la direction de Jacques Aumont, Presse universitaires de Rennes/La Cinmathque franaise, 2007, p.189.
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Ibid., p.185.

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En parallle avec le geste du peintre qui marque la toile de son pinceau, la camra porte est manipule par lartiste, et une touche saffirme, un style. Ainsi, on ne porte pas sa camra de la mme manire chez les Dardenne ou chez Desplechin. Chaque cinaste a sa manire de voir et donc de filmer. En effet, chez Desplechin, linverse de chez Cassavetes ou les Dardenne, la camra ne tremble plus. Comme pour une peinture abstraite, Faces tourn en camra tremble ne fait pas appelle lanalyse de limage par le spectateur mais travaille un niveau secondaire moins vident, celui de la sensation du spectateur face au film. Le rapport film-spectateur devient direct, physique et sensible alors quil est habituellement visuel ou reflexif. Nous ne sommes plus dans un cinma de lcriture, de lintellect (scnario, dcoupage) mais dans un cinma de la sensation qui travaille par mouvement des corps et des affects, ceux des acteurs et du cadreur. Les artistes crent dans une sorte durgence dont seule la camra porte permet la fois de leur donner une forme de libert daction tout en tmoignant visuellement de cette sensation de libert. Trembler est aussi une force, vibrer est mme la force premire et dernire des humains et donc de leur cration artistique. Le soleil luimme est vibration, sinon tremblement. Et donc, tre solaire (comme dirait Zarathoustra), cest aussi, cest dabord et enfin vibrer ou trembler. 42

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REVAULT, Fabrice, ibid., p.193.

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6. Quest-ce quune camra subjective ? Parmi les nombreux effets que permet la camra porte, le plus connu est celui de la camra subjective. Utilis principalement dans les films dhorreurs et les sries B pour renforcer le suspense, il donne au spectateur limpression dune prsence mystrieuse.

6.1 Camra subjective passive Nous avons vu dans lhistorique, que ds 1924 F.W. Murnau a employ une camra lgre pour filmer du point de vue dun personnage. Souvent porte lpaule, donc la hauteur du regard, elle permet une plus grande identification au personnage de la part du spectateur. Je propose ici de dfinir deux variations autour de la camra subjective, afin de mieux cerner sa fonction dans la narration. La premire et la plus courante serait celle que jappelle la camra subjective passive, cest--dire que lon voit ce que le personnage regarde, de son point de vue, cet effet est souvent associ un plan du personnage qui regarde.

6.2 Camra subjective active La seconde utilisation est plus rare et plus complexe, je la qualifie de camra subjective active ou camra-personnage, cest lorsque la camra porte ou non (car elle peut tre sur un travelling) se dplace physiquement, agit et interagit avec lespace, comme si nous tions dans la tte du personnage. Ainsi, les autres comdiens regardent la camra pour linterpeler et mme parfois, des parties du corps du personnage que la camra incarne peuvent apparatre dans le cadre pour renforcer leffet dimmersion. En 1947, La dame du lac de Robert Montgomery est le premier film a tre tourn entirement en utilisant ce procd, afin de nous placer de faon un peu spectaculaire, la place du dtective, pour que nous menions notre propre enqute.

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7. Analyse dune squence de Faces Faces est le seul film de Cassavetes tourn entirement en camra porte (99% des plans sont lpaule). On associe souvent tort le cinaste la camra porte. En ralit, Shadows ne comporte presque aucun plan lpaule, et dans ses autres films, le dispositif y est employ de faon ponctuelle. Cassavetes tourne Faces aprs une priode douloureuse durant laquelle il ralise deux films pour Hollywood : Too late blues (1961) et A child is waiting (1963). Ces deux checs personnels - car les films sont remonts par le producteur - lui donnent envie de quitter le systme pour raliser ses projets de manire indpendante. Pendant trois ans, il crit, tourne et monte Faces avec ses amis comdiens, dans sa propre maison qui sert de dcor principal. Il dmontre ainsi que faire des films sans les grands studios est possible. Nous allons analyser une squence de Faces, dans laquelle Cassavetes utilise la camra porte pour deux plans subjectifs ( partir dun mme plan tourn). Le premier est une camra subjective passive, le second une camra-personnage. Lintrt de la squence rside dans la gradation progressive de la mise en scne, qui nous fait entrer subrepticement dans la tte dun personnage, tout en nous faisant revenir une narration plus classique dans le mme plan, ceci par un dcoupage merveilleusement orchestr. Cela dans le but de nous faire cerner la complexit du personnage de Jeannie, car si leffet de camra subjective est souvent lourd ou maladroit, il la rarement t des fins dramaturgiques si matrises. Dautre part, cette analyse prcise dune scne constitue de huit plans, nous permettra de vrifier que lutilisation dune camra porte ne signifie pas absence de mise en scne et de dcoupage, bien que cela en donne parfois limpression. En effet, la camra ne suit pas toujours les personnages, ne tourne pas toujours autour deux, elle sait aussi prendre du recul, se reposer, dcouper pour raconter.

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Faces (1968) Ralisation : John Cassavetes Lumire et montage : Al Ruban Cadre : Georges Sims

Rsum : Richard est un homme daffaire qui rencontre un soir dans un bar, Jeannie une call-girl. Lorsquil rentre chez lui, Richard demande sa femme Maria le divorce. Il retourne chez Jeannie alors que Maria sort avec ses copines. Elles rencontrent Chet avec qui Maria passe la nuit. Le lendemain, elle tente de se suicider mais Chet la sauve. Au retour de Richard, Chet schappe laissant seul le couple qui devra faire face ses problmes. La squence se situe un peu avant que Richard rejoigne Jeannie chez elle. Entretemps, elle a ramen deux clients avec lune de ses collgues. La squence souvre sur un gros plan du visage de Jeannie un peu de biais, il ne nous permet pas de la situer dans le dcor. Elle regarde dans le vide, plonge dans ses penses. Ce plan serr en longue focale sur le visage, nous donne voir une parcelle de son intimit, une nouvelle facette de sa personnalit, srieuse et grave. Isole du groupe, elle prend un peu dalcool avant de retourner dans larne , cela montre quelle nest pas aussi heureuse et insouciante quelle voudrait le faire croire ses clients. Jeannie tourne la tte et regarde hors-champ, cest--dire do le danger peut venir. La camra accompagne son mouvement avec un lger panoramique, nous sommes de son ct. Les bruits touffs des clients qui rient, soulignent leffet dapart et de contraste dun point de vue sonore.

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Le deuxime plan un peu plus large en plan poitrine, nous confirme que Jeannie est lcart. Elle passe devant la camra qui panote de gauche droite pour suivre son mouvement mais sans se dplacer avec elle. Le personnage qui tait dans les coulisses, est sur le point de retourner sur scne . Jeannie marche dos la camra jusquau pas de la porte. Le miroir larrire-plan qui la montre de face, accentue limpression de dualit de Jeannie, avec son image dans le cadre du miroir gauche, destine au client, en opposition la personne relle dans le cadre de la camra. Ce plan trs compos, nous donne voir visuellement le conflit intrieur du personnage en reprsentation. Nanmoins, la camra porte nest pas utilise comme son habitude pour suivre le personnage et tre physiquement avec lui, ce qui est intressant pour la suite de lanalyse. Dans un mouvement de zoom assez rapide, la camra focalise son attention sur le regard de Jeannie vers le hors-champ. Ce mouvement de travelling optique nous fait passer de spectateur extrieur, une position beaucoup plus intime. Limage de lactrice dans le miroir disparat du cadre. De la mme manire, les bords du cadre large qui enfermaient le personnage dans un dcor svaporent, alors que leffet de zoom rduit le champ un visage de profll, lexpression dun regard tendu vers le hors-champ, qui se fait par l mme, bien quil ne soit pas montr, de plus en plus prsent. Ce mouvement optique matrialise la position du spectateur, qui sintroduit presque physiquement dans la tte du personnage. En se focalisant sur le regard de Jeannie et en bloquant toute ouverture, Cassavetes nous amne vouloir voir ce que Jeannie voit. Ce nest pas seulement ce qui se passe dans la pice d ct qui nous intresse, mais comment elle le peroit pour tre dans cet tat. 51

Le plan n3 en camra porte, montre le point de vue de Jeannie, cest un raccord regard par rapport au plan prcdent. Cependant, la camra paule ne bougeant presque pas, mme si le point de vue est bon, on peut sattendre tout moment voir apparatre gauche du cadre la silhouette de Jenny, ou bien le contrechamp, vu depuis laxe des personnages qui sont dans le salon. Nous sommes en prsence dun plan subjectif passif. Un 4me plan un peu plus serr, focalise encore plus lattention sur le regard de Jeannie et donne au plan prcdent une vraie valeur de camra subjective. Mais cet effet de raccord regard est encore assez classique. Petit petit Cassavetes et son chef oprateur/monteur Al Ruban nous font entrer physiquement par le biais de la camra porte, dans la tte du personnage. Jeannie sort du cadre par la droite pour amorcer une dynamique de mouvement. Limpulsion du mouvement de Jeannie dans le cadre est repris dans le plan n5, par le mouvement de la camra subjective active, qui incarne vritablement la vision du personnage. Ainsi nous voyons la scne depuis le point de vue de Jeannie. La camrapersonnage avance dans la pice. Le spectateur-acteur est comme pris en otage malgr lui par la mise en scne. Jeannie muette et invisible dans le plan, vend son corps ses clients. La camra nous y a introduit, nous sommes dsormais la place du personnage dont nous percevons la solitude et lalination, et qui na mme plus dintgrit physique. Son corps ne lui appartient plus. Elle est la spectatrice de la scne. La sensation pour le spectateur est trs forte, car plus quune identification classique, nous faisons corps avec

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lun des personnages principaux du film, qui est lui-mme en train de jouer un rle, celui de la call-girl insouciante. Les deux personnages (le client, puis sa collgue) sadressent la camra-personnage, avec un regard lgrement sur la gauche par rapport au centre optique. Cela sexplique par le fait quils regardent loprateur qui se trouve un peu gauche du plan film. Cela rend leffet plus crdible, car le vritable regard camra est souvent artificiel, ce qui nest pas le cas ici. Dans le mme plan, le regard de Jenny qui avance physiquement vers le canap, scrute lespace dans un lger panoramique gauchedroite et nous dcouvrons le client avec qui elle a rendez-vous. Celui-ci lance un regard la camra et nous tend la main. Ainsi ce point culminant de la scne, nous sommes littralement la place de Jeannie, pris en otage par la mise en scne. Cassavetes nous fait ressentir loppression du personnage qui na plus le contrle de son propre corps. Heureusement pour nous, le supplice ne va pas durer. Dans un mouvement trs subtil, synchronis et chorgraphi limage prs, la main de Jeannie entre dans le cadre par le bas et au mme moment, alors que la camra perd un peu de sa subjectivit, les yeux de linterlocuteur pivotent vers le bord droit du cadre en direction de la vraie comdienne et non plus du camraman. La camra ne bouge plus, la possession est termine, elle sest incarne pour quelques secondes dans la tte du personnage qui a dsormais repris son autonomie, elle a permis de nous faire ressentir langoisse de Jeannie, de nous mettre sa place. , par les moyens de la camra porte. Dans un mme plan, nous passons dune camra subjective active, une camrapersonnage, une camra immobile, nouveau spectatrice.

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Jeannie est peine entre dans le cadre, redevenue en personnage sur le de chair, que du Cassavetes modifie laxe et change de plan raccordant mouvement personnage qui sassoit (plan n6). Il fait une transition douce pour ne pas perturber le spectateur qui vient dentrer puis de sortir du personnage. Il filme lhomme depuis laxe de Jeannie qui reste encore en amorce, ainsi nous sommes toujours de son ct. Nous voyons ce quelle voit, mais plus directement travers son regard. Lexpression de Jeannie nous est encore inconnue, nous lavions quitte avec un air svre dans le plan prcdent (4). Avec le contrechamp du plan n7, film de laxe oppos, celui du client, nous dcouvrons la mtamorphose de Jeannie qui est redevenue la prostitue sans complexes, en reprsentation pour se protger. Nous pouvons alors saisir lcart entre le champ : la prostitue ravissante perue par le client, et le contrechamp : la femme mlancolique du dbut de la squence, qui boit pour affronter la situation et nous est rendue intime par les moyens de la mise en scne. Aprs une srie de champs/contrechamps entre Jeannie et son client, nous retournons un plan plus large pour retrouver une mise en scne plus classique dans laquelle il ny a plus de personnage principal, mme si la scne en camra subjective a permis au spectateur, lespace dun instant, de se rapprocher du personnage de Jeannie et denvisager la suite de la squence de son point de vue. Nanmoins, Cassavetes nen fait pas un effet rcurant dans Faces. Seule la squence douverture comporte aussi lutilisation dun plan en camra subjective, lorsque le producteur et amant de Jeannie, Richard Frost, arrive dans la salle de projection pour visionner le film Faces . Mais dans cet incipit, le plan est moins amen, moins subtil, il est trs rapide, en rythme avec le caractre du personnage et le montage dynamique de la scne. 54

Nous venons de voir dans cette analyse que tourner en camra porte chez John Cassavetes ne signifie pas tournage improvis, sans dcoupage de la part du metteur en scne. En ralit, cette scne dmontre bien que le cinaste matrise parfaitement le langage cinmatographique. En effet, la camra ne sert pas uniquement enregistrer laction, comme cest le cas dans les mauvais films qui emploient ce dispositif, lorsque les ralisateurs ne savent pas raconter une histoire par les moyens du cadre et quils prfrent relguer le travail de dcoupage au monteur. Un vritable metteur en scne est la fois un grand directeur dacteurs, mais aussi comme dirait Hitchcock, un directeur de spectateurs. Dans cette squence, Cassavetes se sert lors du plan n5, de la camra porte comme camrapersonnage, pour immerger le spectateur dans la peau de Jeannie, afin de nous faire dautant plus ressentir lenjeu dramatique de la scne. Puis de manire magistrale, dans ce mme plan, il nous fait quitter la camra-personnage, pour revenir une narration plus classique, dans laquelle nous sommes de simples spectateurs, toutefois nourris de cette exprience dincarnation, qui nous aide mieux comprendre le conflit intrieur de ce personnage a double facette, qui se met en scne pour se protger.

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IV. LARS VON TRIER - DOGME 95

La camra doit tre tenue lpaule. Tout mouvement ou immobilit faisable lpaule est autoris. (Cest le tournage qui doit avoir lieu l o le film a lieu) .43

1. Prsentation Un sicle aprs lapparition du cinmatographe, des cinastes du monde entier se runissent44 le 20 mars 1995 au Thtre de lOdon Paris pour dresser un tat des lieux du cinma contemporain. Cest lors de ce rassemblement que le cinaste danois Lars von Trier lit en public pour la premire fois les rgles du manifeste cocrit avec Thomas Vinterberg intitul Dogme 95 et qui donnera naissance une cinquantaine de films lors de la dcennie suivante. Cette srie de dix rgles

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me

rgle du manifeste Dogme 95 dont lintgralit est disponible en annexe.

Le cinma vers son deuxime sicle , organis sous lgide du ministre franais de la culture. Les comptes-rendus sont disponibles dans le Cinma vers son deuxime sicle, Paris, Le Monde ditions, 1995.

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techniques et esthtiques vise dfinir un ensemble de contraintes (filmer en 35 mm, en dcors naturels, sans lumire artificielle, en son synchrone) afin de dvelopper un modle de cinma alternatif et inventif principalement en raction au formatage de lindustrie hollywoodienne. Ces caractristiques ne sont pas sans rappeler les mthodes de tournage du cinma direct, qui ntaient pas imposes par un texte mais rsultaient dun choix esthtique des cinastes eux-mmes. Dailleurs, ces rgles drastiques qui visent plus donner une tendance qu imposer une mthode, ne seront jamais toutes respectes par les signataires du manifeste. Il sagit plus dune manire de travailler dans la contrainte afin de favoriser la crativit et le renouvellement des formes quautre chose. Il est intressant de sinterroger sur le sens que donnent les partisans du Dogme la camra porte. Avec ces contraintes techniques, visent-ils faire advenir du rel ou bien produire des effets de rel ? Dans quelle mesure la camra porte est-elle vecteur de ralisme ? Nous soulverons aussi le paradoxe de ce manifeste qui fixe des rgles formelles, un mode demploi, une recette pour ralisateur, alors que comme nous essayons de le dire travers ce mmoire, le dispositif cinmatographique na de sens et ne doit tre pens quau service dun sujet, en fonction de ce que le cinaste veut dire ou exprimer et non pas linverse.

2. Linfluence de Cassavetes Pourquoi le Dogme prne-t-il lutilisation de la camra porte ? Dans quelle mesure la camra porte est loutil dun cinma alternatif ? Cassavetes nest pas sans influence concernant ce choix presque politique. En effet, Lars von Trier, qui rdige un texte provocateur lencontre de la machine Hollywood, est dans une filiation vidente avec le cinaste indpendant qui prouva dans les annes 1960 quun autre cinma tait possible en marge de lindustrie. Il reprend dailleurs ses mthodes de travail, notamment avec la libert de jeu donne aux comdiens grce la camra porte.

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La camra porte laisse plus de libert aux acteurs et cest prcisment ce que je recherche. Je veux quils aient autant de libert que possible, en ce sens que sils pensent que quelque chose est bon pour une scne, ils puissent le faire et que je puisse les suivre avec la camra sans que nous ayons besoin den discuter au pralable. Je dois dailleurs les pousser ragir de cette manire ! 45 Dans cette dmarche dexprimentation, il apparat vident que la camra porte est loutil idal pour permettre la fois au metteur en scne qui tient la camra et ses comdiens qui interprtent la scne avec leurs mots, leurs personnalit, de composer sur le vif et dvoluer librement dans lespace. Cest au cinaste de choisir au moment du filmage ce quil met ou non dans le cadre. De plus, la vido lui donne la possibilit de tourner pendant une heure sans sarrter, afin de se laisser surprendre par les possibilits du rel et de refaire autant de prises quil le souhaite, sans figer le film dans une reprsentation donne. Cest en ce sens quon peut dire que la camra porte laisse une place limprvu et au rel. Mais il sagit plus dune mthode de travail permettant de lcher prise sur la technique et donc sur lartificialit de limage, que dun procd vecteur en lui-mme de ralisme. Aujourdhui, je hais les storyboards ! Jai cess de men servir depuis LHpital et ses fantmes. Il est intressant de tout planifier, de tout dessiner, mais ds lors que tout est marqu, vous ne pouvez qutre du. () Je travaille de manire intuitive et cest bien plus satisfaisant en ce qui me concerne car jai toujours eu peur de perdre le contrle face des choses trop figes, ce qui est le cas quand cest crit noir sur blanc. 46

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VON TRIER, Lars in GOODRIDGE, Mike, Les ralisateurs, Paris, La companie du livre, 2002 p. 57. VON TRIER, Lars ibid., p. 57.

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3. Qute de vrit ou effet de rel ? Lars von Trier et Thomas Vinterberg ajoutent la fin du manifeste que ces rgles ont pour objectif datteindre une forme de vrit : Mon but suprme est de faire sortir la vrit de mes personnages et de mes scnes. 47 Il est intressant de constater que pour les auteurs du Dogme, lutilisation du dispositif en camra porte est plus mme de faire advenir la vrit quune camra classique. Do vient cette ide ? Il est vrai que pour nous, spectateur des images du XXme sicle, la camra porte est associe lide de vrit. La raison principale est lie lhistoire du dispositif. En effet, on lassocie culturellement aux premiers reportages de guerre dont les images sont tremblantes et dlaves, aux documentaires du cinma direct, que les anglo-saxons appellent dailleurs encore aujourdhui : cinma vrit , mais aussi plus rcemment aux journaux tlviss et aux camras amateurs qui nous rapportent les images du monde par le biais de camras portes, les images comme saisies sur le vif et donc forcment plus mme de rapporter la vrit, sans passer par la vision dun cinaste qui utilise le dcoupage puis le montage pour affirmer son point de vue. linverse, on a lhabitude dassocier les mouvements de grues, les travellings matriss, les belles images nettes et brillantes au cinma de divertissement, cet art qui nous fait rver en nous montrant autre chose que les images du quotidien. Dailleurs, beaucoup de films jouent sur le caractre vridique des images tournes en camra porte. Nous avons vu par exemple le cas du film Le projet blair witch (1999) tourn entirement lpaule et qui se prsentait comme un documentaire authentique ralis par de jeunes tudiants en cinma, disparu lors du tournage dun documentaire sur une fort hante par des sorcires, mais dont les rushes auraient t retrouves. Ce sont ces rushes montes que le spectateur est suppos dcouvrir. Lide de marketing tait trs bonne puisque le film a t un succs international, mais le film nen est pas moins une fiction qui utilise lesthtique
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Extrait du manifeste Dogme 95 dont lintgralit est disponible en annexe.

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documentaire des fins spectaculaires. De toute faon, nous savons tous que les fantmes nexistent pas ! Si vrit ou objectivit sont des termes trs complexes quand on parle de cinma, il est vrai que dans une certaine mesure, on peut dire que la camra porte pour des raisons culturelles, apporte une impression de vraisemblance aux images filmes. Cest sur cet aspect vridique ou vraisemblable de limage tremble que les partisans du Dogme vont jouer travers leurs films qui ont recourt ce dispositif pouss lextrme. La camra porte puis agite devient un nouvel outil dexpression pour les cinastes qui veulent interpeller le spectateur, remettre en cause sa croyance et sa fascination pour les images. Par exemple, plusieurs reprises, le perchman ainsi quun camraman entrent dans le cadre. Ces lments qui perturbent ladhsion du spectateur sont aussi l pour nous rappeler quil sagit dun film en train de se faire, dune exprience et pas dun documentaire. De mme, les fausses interviews des acteurs qui voquent leurs expriences dinterprtation de la folie, contribuent brouiller les frontires entre ralit et fiction.

4. Du 35 mm la DV En 1995, lors de la parution du manifeste, la rgle n9 implique lobligation de tourner en 35 mm, cependant on remarque que les deux premiers films labelliss Dogme 95 seront tourns en vido numrique. En effet, cest partir de 1996 soit quelques mois aprs la naissance du mouvement que les camras DV apparaissent sur le march. Cest alors que souvre une nouvelle re dans lhistoire du cinma. Les cinastes danois semparent du nouveau dispositif et la camra 35 mm qui devait tre porte lpaule se transforme en camra vido porte la main. Ainsi, un peu comme Cassavetes qui dcouvrait le cinma indpendant par le biais des camras lgres 16 mm, Lars von Trier et Thomas Vinterberg prolongent le fantasme du cinma artisanal par la rcupration du matriel amateur au service dun film dauteur. Jouant avec les codes du home movie pour troubler le spectateur de cinma dans son rapport aux images, ils contribuent renouveler le langage cinmatographique. Cest ainsi que limage gristre de la vido tremble de plus en plus. Mais ce dispositif a des limites. 60

En effet, sil trouve sa meilleure utilisation dans Festen (1998) et Les Idiots (1998), cest parce quil est en adquation avec les thmes provocateurs du film. Le premier parle dinceste, de secrets de famille et le second de la notion de normalit par rapport aux gens que lon qualifie de fou. La camra bouge est utilise pour traduire ce mal-tre en perturbant physiquement le confort visuel du grand public. Si le mouvement sest vite essouffl, cest parce que le dispositif impos na permis de produire que quelques films qui ont su tirer profit des contraintes. Trs vite, la forme a pris le pas sur le fond et le Dogme est devenu un effet de style pseudo raliste, un adjectif pjoratif pour qualifier un film mal fait, imitant volontairement le style documentaire. On peut se demander si ces rgles visant faire un cinma moins artificiel et moins esthtisant, nont pas finalement malgr elles, caricatur lide de ralisme pour en faire un nouveau style , un effet de rel, tout aussi artificiel que limagerie hollywoodienne. En refusant tout esthtisme, les partisans du Dogme crent malgr eux une nouvelle esthtique. En rejetant les films dillusion48 , ils finissent par produire eux-mmes des films dillusion raliste. Cest ainsi quen 2005, les auteurs du Dogme ont officiellement dclar la fin du mouvement. Dans lindustrie de la publicit, il y a cette connotation ngative : ressembler au Dogme . Ce nest videmment pas la question. La question est de protester et de faire quelque chose de diffrent (). Mais dans lesprit des gens, Dogme signifie seulement films raliss camra lpaule .49

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Extrait du manifeste Dogme 95 dont lintgralit est disponible en annexe.

VINTERBERG, Thomas, (interview du 16 novembre 1999), in Richard Kelly, The Name of this Book is Dogme 95, London, Faber and Faber, 2000, p.112, in Claire Chatelet, Dogme 95 : un mouvement ambigu, entre idalisme et pragmatisme, ironie et srieux, engagement et opportunisme , 1895, n48, Varia, 2006.

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5. Les potentialits esthtiques de la camra porte Dans son Essai sur le principe de ralit documentaire, Franois Niney fait un constat quant lutilisation de la camra porte comme effet de rel. Il permet de nous clairer sur la raison esthtique de son utilisation par le Dogme afin de relancer la croyance du spectateur, tout en linterrogeant sur la notion de reprsentation : Leffet documentaire le plus rcent et le plus massif, cest la camra porte, voire agite, devenue une vritable marmotte en cette fin de sicle. Indniablement, la camra non seulement porte mais bouge produit un double effet (de sens contraires) : objectif documentaire et subjectif amateur. Elle gagne donc apparemment et en rel et en fantasme. 50 Lars von Trier a bien compris cette caractristique du dispositif et la reprend au service de son film. Ainsi comme le langage des idiots peut sembler incohrent, le langage cinmatographique quil utilise, les cadrages au grand angle qui dforment les visages, le montage elliptique qui fait passer les personnages dun jeu grave un jeu plus lger, peuvent paratre premire vue maladroits. En effet, les axes ne sont pas respects, la camra bouge dans tous les sens sans vraiment suivre une logique narrative. En ralit, le dispositif a t pens par le cinaste qui est loin dtre un amateur comme peut le laisser penser la forme du film. Il a montr dans ses films prcdents une grande rigueur technique et un professionnalisme qui lui ont valu deux reprises, le Prix Vulcain de lartiste technicien Cannes en 1984 et en 1991. La camra vido porte au poing est un nouveau moyen dcriture cinmatographique, comme la couleur ou le scope. Lars von Trier la bien compris et compte tirer profit des caractristiques de ce nouveau mdium. Par ailleurs, il insre au montage linterview des acteurs, quil interroge lui-mme propos de leur exprience dinterprtation de la folie, mlant ainsi une rflexion sur le film en train de se faire et renforant linteraction entre rel et fiction, entre les acteurs et leurs personnages. Analysons maintenant pour illustrer cette esthtique lie la camra porte la

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NINEY, Franois, Lpreuve du rel lcran, De Boeck, Paris, 2006, p.306.

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main, la scne douverture des Idiots filme par Lars von Trier la manire dun amateur. Le premier plan est trs disgracieux car le grand angle de la camra vido dforme le visage du serveur qui est trs proche de lobjectif. Par ailleurs, le personnage regarde en bas gauche du cadre alors que dans le plan n2, la jeune femme regarde en bas droite. Ils sont supposs regarder le plat et pourtant dun point de vue cinmatographique, le raccord nest pas juste. Cela est le rsultat dun tournage en plan squence qui a eu lieu plusieurs fois. Chaque prise est diffrente, que ce soit au niveau de la position des acteurs que de celle du cadreur. Mais ce nest pas le raccord que cherche le ralisateur, au contraire. En effet, dans le plan n2 la femme a un air plutt grave qui nest pas non plus raccord avec le plan suivant, aussi bien au niveau du jeu, car elle a un grand sourire, que par rapport laxe de la camra qui reste sensiblement le mme en un peu plus large. Une des rgles du dcoupage consiste lorsque lon change de plan mais que lon filme le mme personnage, dplacer la camra dau moins 30 pour ne pas donner limpression davoir fait une rupture qui nen est pas une. De mme, on remarque que la lumire nest pas raccord entre les deux plans. En effet, dans le plan serr la lampe orange claire son visage, alors quelle nest plus marque dans le second. Le plan n3 de la femme qui sadresse au serveur laisse supposer quil est dsormais en face delle, droite du cadre. En ralit, dans le plan n4, le serveur est revenu gauche du cadre mais surtout cot delle, et non plus devant comme dans le plan prcdent.

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Cette analyse rapide de quatre plans extraits de la scne douverture des Idiots, tmoigne de lincohrence apparente de lcriture cinmatographique employe dans ce film. En effet, il utilise dlibrment une camra vido damateur et la porte comme tel, cest--dire sans penser faire une belle image mais plutt pour essayer de capter tout lespace, il balaie le champ avec sa camra plusieurs reprises, passe dun visage un autre sans logique apparente. Cette navet dans le filmage est nanmoins contrebalance par un montage intelligent qui accentue les sautes dhumeur des personnages, pour exprimer cinmatographiquement leur dualit. Ils apprennent exprimer leur idiot intrieur en travaillant le caractre schizophrne de leur personnalit. La camra paule qui permet de filmer la manire dun reportage est remplace par une camra de poing qui a les caractristiques du film de famille. Filmer bout de bras entraine des cadrages, des angles et des mouvements nouveaux qui dstabilisent le spectateur qui na pas lhabitude de voir ces images au cinma mais dans son salon. Cest pour cela qu lpoque le film a eu un certain succs. Mais trs vite, avec le dveloppement dInternet, des sites de mise en ligne de vidos personnelles comme YouTube, lesthtique du film amateur est devenu familire. Lars von Trier en cinaste exprimental quil est, a su jouer un rle prcurseur dans lutilisation de ce dispositif de camra porte au poing pour inventer de nouvelles formes dexpression cinmatographique.

6. Bilan Il ma sembl vident de consacrer un chapitre au mouvement du Dogme. Si la camra porte nest quun lment de leur travail parmi leurs nombreuses recherches, il savre quaujourdhui, on ne peut utiliser ce dispositif sans tre associ au Dogme. La camra porte (paule et poing) est devenue, pour beaucoup de spectateurs, synonyme de nause. Cependant, la camra nest pas toujours agite et souvent quand elle est porte avec douceur, on ne saperoit mme pas que le film a utilis ce dispositif. En tous cas, le spectateur nest plus gn par le dispositif comme il peut ltre lors du visionnage de Festen (1998). Pourtant, en dfinissant un Dogme, cest bien un modle de dispositif que les danois ont propos. Ce modle provocateur avait un sens symbolique dans un moment de questionnement sur lavenir du cinma. 64

Les Idiots (1998) est un film exprimental en ce sens que le cinaste cherche rinventer lcriture cinmatographique, produire de nouvelles formes. Cest la camra porte et notamment le passage au numrique qui lui permettent de raliser ce projet unique dans le paysage cinmatographique. Mais les cinastes ont bien compris que ce concept ntait valable que pour un ou deux films. En effet, penser un dispositif na de sens que sil permet au mieux dexprimer le projet dun cinaste. Pour son film Dancer in the dark, Palme dor Cannes en 2000, Lars von Trier a dj tourn la page du Dogme. Il conserve la camra numrique porte mais la remet sur lpaule. En revanche, il ne lemploie que pour les scnes de vie entre les moments de comdie musicale quil filme laide de centaines de camras fixes disposes sur le plateau, quil orchestre au montage. Il veut rinventer la manire de filmer la danse en simposant limmobilit. La contrainte lui permet nouveau dviter de reproduire la mthode classique qui consiste faire des travellings et des mouvements de grue lors des scnes de danse. Si pour les auteurs du Dogme, la camra porte est plus un dispositif exprimental quun moyen pour faire advenir du rel, ils ont nanmoins t les pionniers dans lappropriation des camras numriques quils ont adopt de manire enrichissante pour renouveler les formes dexpression et de reprsentation de la cration cinmatographique. Nanmoins on peut soulever le paradoxe de ce mouvement, car aujourdhui pour les spectateurs la camra porte est stigmatise Dogme, ce qui sous-entend un effet de rel, un artifice voire pire un clich, alors que la volont de dpart tait justement dviter de faire un cinma effets.

Lars von Trier camra au poing sur le tournage des Idiots

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V. LES FRRES DARDENNE

Les mouvements du corps de Benot Dervaux (le cadreur) portant la camra sont plus subtils, plus vifs, plus sentis et plus complexes que nimporte quel mouvement ralis laide dune machinerie. Son buste, son bassin, ses jambes, ses pieds sont ceux dun danseur. Avec Amaury Duquenne (son assistant) qui laccompagne et le soutient dans ses mouvements, ils forment un seul corps-camra. 51 Cinmatographie signifie littralement criture du mouvement. Dune certaine faon, les frres Dardenne ont prit cette dfinition la lettre. Pour eux, la camra est un outil dcriture que lon porte physiquement, avec lequel on regarde, on rflchit, cest un moyen dexpression qui incarne leur vision des corps et du monde, qui permet de le raconter, de le transmettre au spectateur. Contemporain du Dogme, on pourrait croire dans un premier temps quils ont t influencs par le mouvement danois mais en ralit, ils nont pas la mme dmarche ni la mme utilisation de la camra. Si on peut trouver un point commun entre eux, cest dun point de vue

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DARDENNE, Luc, Au dos de nos images, Paris, Seuil, 2005, p. 175.

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pratique. On la vu, la camra porte permet de donner une plus grande libert de mouvement et daction aux comdiens quun dispositif classique. Par ailleurs, elle induit un effet de rel en adquation avec le cinma raliste que font les Dardenne. Nous le verrons, leur cinma dpasse leffet de rel bien quil en use, nanmoins le dispositif de tournage quils ont mis en place et lutilisation si originale de la camra porte dans le processus de filmage permet de faire advenir des moments de rel, un regard, un geste, une voix. Tourner sans dcoupage avec des acteurs non professionnels tmoigne forcment dun dsir pour les cinastes de se laisser surprendre par les possibilits du rel. Sils font entrer sur le plateau la camra au dernier moment aprs plusieurs heures de rptitions avec les comdiens, cest aussi pour tout remettre en question, ne pas senfermer dans un schma fig, et pour que loprateur cadre comme sil filmait pour la premire fois, quil apporte son regard neuf sur la scne. En effet, alors quil prpare le tournage de La Promesse, Luc Dardenne tient un carnet de bord dans lequel il crit ce dsir de rel : Ce scnario implique un style de tournage qui va dans le sens de ce que nous voulons faire (petit budget, quipe proche de nous, travail intense avec des acteurs inconnus) et beaucoup de moments de rel sont potentiellement prsents. notre camra de les rvler. 52 Nous tudierons dans ce chapitre consacr au travail des Dardenne comment travers les films, sest mis en place un vritable style de mise en scne, notamment avec lutilisation centrale de la camra porte adapte leur processus de cration.

1. Naissance dun style Nous avons vu travers ltude de diffrents courants cinmatographiques et de diffrentes personnalits qui se sont empars du dispositif de camra porte, quen rgle gnrale, il tait avant tout un moyen de se librer du poids et des contraintes techniques, notamment pour les acteurs mais aussi pour le travail dimprovisation. Si lexemple des Dardenne est intressant, cest parce que cet aspect est secondaire.
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DARDENNE, Luc, Au dos de nos images, Paris, Seuil, 2005, p. 25.

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Ils ont pouss un peu plus loin les possibilits du tournage lpaule. Pour eux, la camra est un vritable outil dcriture, elle est active dans la cration. Elle nest pas l pour enregistrer mais pour exprimer une ide de mise en scne. Nous avons vu que Cassavetes avait renouvel les codes du cinma dans les annes 1960 en sappropriant la camra 16 mm des documentaristes du direct. Nanmoins, trs vite aprs Faces, il a abandonn la camra porte pour revenir une esthtique plus classique. Pour les Dardenne, la camra est un microscope, un outil dobservation et danalyse, elle ne peut donc pas rester sur un pied ou se contenter denregistrer, elle doit aller lintrieur des choses, tre en veil, en alerte constamment : Les mouvements de notre camra sont rendus ncessaires par notre dsir dtre dans les choses, lintrieur des rapports entre les regards et les corps, les corps et les dcors. 53 Cependant, cela na pas toujours t le cas et avant daffiner leur mthode ils sont passs par une tape charnire avec La Promesse (1996) pour lequel ils utilisent la camra porte de manire encore assez classique.

2. Mise en place dun dispositif - La Promesse (1996) Notre travail sur le cadre correspondait une recherche lie aux rythmes et aux angles selon lesquels nos deux personnages principaux pouvaient voir le monde et les autres. Il y avait aussi notre dsir de nous librer du poids de la technique qui nous avait paralyss dans Je pense vous. 54 Dans ce film qui est le premier cadr par Benot Dervaux, la camra porte est avant tout linstrument qui donne aux comdiens une forme de libert, mais prcisons que contrairement ce que lon pourrait penser, les films des Dardenne ne sont pas du tout improviss. Chaque plan est le rsultat dun travail minutieux et de rptitions

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DARDENNE, Luc, Au dos de nos images, Paris, Seuil, 2005, p. 138. DARDENNE, Luc, Au dos de nos images, Paris, Seuil, 2005, p. 104.

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pouvant durer plusieurs heures. Nanmoins si un style se dessine, ils nutilisent pas compltement le potentiel smantique de la camra porte. Comme ils lexpriment trs bien, leur camra indcise suit la fois le pre et le fils, alors quen tant que spectateurs nous sommes ds le dpart du ct du fils. En effet, le film souvre sur lui en plan serr mais surtout son personnage fait preuve dhumanit face un pre assez dtestable. La camra passe ainsi alternativement du point de vue du fils celui du pre, mais filme aussi des squences faisant intervenir des personnages secondaires, la relayant une position presque omnisciente, de tmoin visuel, alors quelle deviendra par la suite llment actif de la mise en scne. Dans La Promesse, la camra bien que mobile, ne participe pas activement la mise en scne. La camra montre les choses sans prendre position. La mise en scne se situe plus au niveau de la direction dacteur, du choix des dcors et des actions crites dans le scnario. Le film est encore assez romanesque, il y a une progression dramatique assez visible. Attention, ce film beaucoup de qualits, notamment la composition de Jrmie Renier qui est trs impressionnante, mais il est intressant de le remettre en perspective par rapport la suite de leur travail qui sefforce daller plus loin dans la recherche esthtique et des moyens de mise en scne quoffre la camra paule.

3. La camra personnage - Rosetta (1999) En 1999, les frres Dardenne reoivent la Palme dor Cannes pour leur film Rosetta. Entirement tourn lpaule, ce film est presque une figure, un mouvement, une ide de mise en scne avant dtre un scnario. Nous suivons littralement pendant 90 minutes, Rosetta, une jeune femme licencie qui cherche par tous les moyens rcuprer son emploi et sintgrer dans la socit qui la rejette.

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Nous ce quon voulait faire avec Rosetta, cest que le personnage soit lhistoire, que cest lui qui fasse avancer, qui fasse bouger les choses, mais quelle ne soit pas prise dans une histoire qui prexisterait avant quelle napparaisse. 55

Ainsi le film souvre sur Rosetta de dos qui ouvre une porte et nous fait entrer avec elle dans les couloirs dune usine. Sa lutte contre lexclusion commence, la camra la suit et ne va plus la lcher, nous faisant vivre avec elle un combat violent. Le parti pris de mise en scne est trs intressant car tout le film est tourn depuis laxe de Rosetta, de son point de vue. Nous ne sommes plus dans une dmarche qui consiste dcrire les choses. Dans Rosetta, par lutilisation active de la camra, le spectateur nest plus tmoin, il est embarqu par le dispositif avec le personnage. On a essay quil y ait le moins de mdiation possible et que ce soit une relation quasi physique.56

DARDENNE, Luc, La bataille des Dardenne , entretien avec Dominique Rabourdin, Arte France, Metropolis, DVD Rosetta, Coffret Luc & Jean-Pierre Dardenne collection dit par Cinart et distribu par Twin Pics, 2005. DARDENNE, Luc, La bataille des Dardenne , entretien avec Dominique Rabourdin, Arte France, Metropolis, DVD Rosetta, Coffret Luc & Jean-Pierre Dardenne collection dit par Cinart et distribu par Twin Pics, 2005.
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En effet, le corps de Rosetta est au centre du cadre et de lattention tout au long du film. Nous sommes avec elle. Par exemple, dans une squence Rosetta prend la place de quelquun qui a t licenci. Cinmatographiquement, cette ide est exprime par le cadre. Nous sommes axs sur Rosetta et nous entendons horschamp, la femme qui tente de rcuprer son poste. On aperoit une manche, un bras, lorsquelle est proche de Rosetta mais la camra prend part la mise en scne en sastreignant rester de son ct, la fois moralement et techniquement. Si on pouvait comparer cette mise en image et envisager la mme scne filme par une camra passive, on aurait un plan moyen avec tous les intervenants dans le cadre ou une alternance de champs/contrechamps qui marquerait laffrontement des deux parties. En dfinitive, la camra serait spectatrice alors que dans Rosetta, elle prend part laction, elle prend position. Cette fonction dcoule du fait quelle est porte par un corps humain et pas seulement pose sur un pied. Nanmoins, leur camra prend un certain recul de temps en temps. En effet dans cette mme scne, le plan final est un plan moyen dans lequel on voit Rosetta continuer travailler, focalise sur son travail sans faire attention la prsence de lancienne employe. Ce plan nous fait prendre conscience de ltat de dtresse du personnage qui ne voit pas autour delle. Ainsi on ne sidentifie pas compltement Rosetta car nous sommes parfois en retrait par rapport au personnage, mais nous voluons avec elle, ses cts. Ce dispositif denfermement du personnage mais aussi du spectateur avec des cadrages serrs, illustre parfaitement la vision egocentrique de Rosetta et le sentiment dtouffement qui pse sur elle. Par ailleurs, les mouvements et lagitation incessante du cadre traduisent linstabilit du personnage qui cherche tenir debout tout au long du film. Le cadre prend alors une vritable fonction dramatique, il exprime au spectateur les sentiments du personnage ponyme. 4. La conscience camra Le Fils (2002) Benoit Dervaux, qui a cadr tous les films des Dardenne depuis La Promesse, a jou un rle central dans lvolution de leur mise en scne. Il est le tmoin du rle fondamental que peut avoir un oprateur dans laffirmation dun style. En effet, avant 71

de le rencontrer, les Dardenne ont dj tourn deux films pour lesquels la question de la place de la camra tait problmatique. Luc Dardenne voque cette priode initiatique par laquelle ils sont passs avant de trouver leur style : Le problme numro un quand on veut devenir cinaste, cest de trouver une mthode et l on nen avait aucune. 57 O mettre la camra ? Quelle est la bonne place, la bonne distance ? On pourrait penser quen tournant lpaule on vite les questions techniques qui vont avoir une influence sur la mise en scne. En ralit, la camra porte apporte une multitude de possibilits narratives indites que les Dardenne ont commenc explorer depuis une dizaine dannes et quils dveloppent encore dans Le fils (2002) qui raconte comment un formateur en menuiserie accepte de transmettre son mtier un adolescent quil sait tre lassassin de son fils. Benoit Dervaux explique la fonction dramatique de la camra porte qui suit le pre en filmant sa nuque, rvlant un point de vue, un angle dapproche et de traitement de leurs sujets travers une forme de concept quil qualifie de conscience camra .

Pour Le fils, la camra ctait le fils en fait, lesprit du fils qui est toujours derrire le pre et qui plane, qui flotte et qui regarde son pre. Ctait comme une conscience qui est prsente tout au long du parcours du pre. 58

DARDENNE, Luc, La Master class de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Forum des images, 31/07/2010, Paris. DERVAUX, Benot, La fabrique de limage , DVD LEnfant, Coffret Luc & Jean-Pierre Dardenne collection dit par Cinart et distribu par Twin Pics, 2005.
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En effet, comme pour Rosetta, on est en prsence dans ce film dune camra personnage, associe ici au pre. Elle le suit pendant tout le film, la diffrence que le port et langle ne sont plus les mmes. Cette camra pesante qui sattache filmer la nuque du personnage principal en masquant son visage cre un manque, une prsence trange produite par le port de la camra, lui donnant un caractre organique. Nous sommes en quelque sorte spectateur travers le fantme du fils assassin. tout moment le pre pourrait se retourner vers la camra qui lobserve en silence. Le film devient presque une performance : Raconter une histoire en filmant le dos dun personnage. La camra qui a rendu possible ce port si arien, beaucoup moins boug que les dplacements dans Rosetta, est le prototype de lAminima labor par Jean-Pierre Beauviala. Cette camra film (super 16) reprend la forme des camras de poing portable bout de bras avec un poids nexcdant pas 2 Kg, ce qui permet au cadreur de librer la camra de son paule quand il le veut, mme si pour ce film Benoit Dervaux cadre le plus souvent hauteur de son regard en reposant la camra contre sa joue. Les mouvements sont plus fluides, par exemple pour les squences dans les escaliers les mouvements du cadreur sont amortis par le bras, un peu comme avec un steadicam, mais en conservant un caractre organique, une prsence que seul un port humain peut transmettre au cadre. 73

Pour leur film suivant LEnfant (2004), Palme dor Cannes en 2005, la camra joue nouveau un rle singulier dans la mise en scne. Ce film met en scne un jeune couple fauch dont lhomme vend lenfant que sa femme vient de mettre au monde. Les Dardenne ont conserv leur mthode de mise en scne tout en la faisant voluer en fonction du scnario. Le cadreur voque lide nouvelle quil a eu pour dterminer la place et la distance de la camra par rapport aux personnages quil filme et en fonction du regard que les ralisateurs portent sur le sujet. Ici, je trouvais que le personnage il fallait quon soit un peu plus loin, javais le sentiment que la camra tait plus distante, comme si sa conscience lavait lche et quon tait en retrait par rapport lui. Donc la camra est plus spectatrice et prend plus de recul que dans Rosetta o la camra incarne vraiment la conscience du personnage. 59

Toujours lpaule mais film diffremment, de plus loin, avec du recul par rapport aux personnages, ce film nous fait prendre conscience des diffrentes fonctions smantiques de la camra porte.

DERVAUX, Benot, La fabrique de limage , DVD LEnfant, Coffret Luc & Jean-Pierre Dardenne collection dit par Cinart et distribu par Twin Pics, 2005.

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Selon la hauteur de la camra, sa distance aux personnages, les cinastes ont leur disposition un outil expressif qui leur permet de raconter cinmatographiquement leurs ides et leur point de vue sur les personnages. Et qui sait, peut-tre tournerontils leur prochain film sur pied ? Il faut trouver sa mthode, mais il ne faut pas senfermer dedans. 60

DARDENNE, Luc, La Master class de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Forum des images, 31/07/2010, Paris.

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PARTIE III : QUELLES PERSPECTIVES POUR LA CAMRA PORTE ?

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Que le cinma puisse rencontrer et travailler ce que le rel comporte de rellement imprvisible est aujourdhui un enjeu dune importance majeure. () Lutter contre les scnarios prtablis, cest tenter de retrouver les gestes, les penses et les motions rels derrire les gestes, les penses et les motions convenus. Cest galement couper les fils narratifs qui cherchent donner cohrence et vraisemblance au passage dun tat motif ou cognitif un autre. Cest tenter de capter lmotion ou la pense dans son surgissement qui ne rpond pas un ordre prexistant. Le cinma entre alors dans cette zone o le rel se transforme, nos oreilles et sous nos yeux, en ce quil est possible den connatre et den imaginer, cest--dire l o il dploie le mieux ses pouvoirs. Grard LEBLANC61

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LEBLANC, Grard, Pour vous, le cinma est un spectacle, pour moi, il est presque une vision du

monde, Paris, Creaphis, 2007, p. 240.

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VI. PARTIE PRATIQUE DE MMOIRE : UTILISER LES MOYENS DE LA CAMRA PORTE AU SERVICE DUN TOURNAGE DE FICTION IMPROVISE

Influenc par cette rflexion de mon directeur de mmoire Grard Leblanc et en lappliquant mes recherches, jai envisag la ralisation du film Tatinek (Papa en tchque). Utiliser le dispositif de camra porte au service dune cration en work in progress, cest--dire en termes francophones, aborder la ralisation comme un travail en perptuel volution et o limprvisible domine car il ny a pas de vritable scnario. Lindustrie cinmatographique demande aux metteurs en scne de tout prvoir lavance, ce qui, dans une certaine mesure, empche le rel de surgir. Le scnario est presque toujours tourn dans un ordre tabli en fonction des disponibilits des dcors et des intervenants pour des raisons pratiques mais surtout conomiques, rendant impossible le tournage dans un ordre chronologique. Pourtant cela permettrait lquipe de ragir sur le moment face aux imprvus qui peuvent savrer plus intressants que ce qui est crit noir sur blanc par un scnariste. Bref, la part dimprvu est inexistante ou rduite au maximum car elle reprsente un danger financier important (dailleurs une part denviron 10% du budget intitule imprvus est prise en compte sur les devis de production). Cette citation exprime bien le bouleversement de la cration avec lapparition du cinma sonore. Aux Etats-Unis, du temps des pionniers, limprovisation rgnait, ctait le bon vieux temps voqu par Raoul Walsh. Il ny avait pas de scnario, encore moins de dcoupage, un mince fil conduisait la journe de tournage. Cest avec le parlant que le travail sest spcialis, au director est revenue la charge de diriger les acteurs, la machine hollywoodienne servant de lien entre les responsables de chaque secteur. 62

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VILLAIN, Dominique, Lil la camra, Paris, Cahiers du cinma, 1992, p. 57.

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I. Naissance du projet

1. Un dcor lorigine, Tatinek est le fruit de plusieurs intentions. En change universitaire la FAMU, lcole de cinma tchque Prague, jai voulu tourner mon film de fin dtudes dans cette capitale, dans ces rues, avec les personnes qui y vivent. Pourquoi faire des castings, des reprages, crire des dialogues alors que les choses sont l et quil ny a qu les saisir ? Ancrer mon projet dans le rel tait vraiment ncessaire pour moi. Ctait en quelque sorte le premier aspect documentaire du projet.

2. Un personnage Le second tait de faire jouer le personnage principal par un acteur non professionnel, un tudiant anglais rencontr lcole et dont le charisme ma tout de suite inspir. Je voulais le faire passer pour un personnage de fiction, puis montrer la personne relle qui se cache derrire la figure de lacteur, qui ne joue plus. Mme si malgr tout, la personne filme est toujours en reprsentation face la camra.

3. Un sujet Ce projet est aussi n dun dsir dordre fictionnel, celui de filmer lerrance dun personnage la recherche dun tre absent, un fantme, en loccurrence son pre biologique quil na pas connu. Ce qui mintresse dans cette figure nest pas la finalit de la rencontre ou des retrouvailles (qui nauront pas lieu), mais bien cette qute de lautre, de ses origines, dun sens tout prix. Filmer cette errance est dailleurs un sujet propice lutilisation de la camra porte qui nest jamais gratuite. Nous lavons vu, filmer lpaule relve dun choix qui na de sens que lorsquil est en adquation avec le sujet du film et la manire de laborder.

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Configuration paule artisanale sans la focale 35 mm 4. Un dispositif technique Nourri par mes recherches sur la camra porte, par la dcouverte du cinma direct, les expriences de Rouch et les films indpendants de Cassavetes, jai choisi de tourner mon film de fin dtudes dans cette continuit, dans les conditions techniques du cinma direct. Nous avons donc tourn en camra porte, en plan squence, une prise par plan sans jamais rpter, dans des dcors existants et en lumire naturelle, avec des acteurs non professionnels et en son synchrone.

4.1 La camra Pour des raisons conomiques, jai utilis un appareil photo reflex numrique qui enregistre de la vido en HD (1920x1080) 25 images/secondes : le Canon EOS 7D. Il permet de faire des prises de 10 minutes, comme un magasin argentique de 122 m et enregistre la vido sur carte SD, ce qui facilite la post production. Cependant son ergonomie nest pas trs satisfaisante par rapport une vritable camra paule conue pour cette configuration (ex : la camra Aaton XTR prod). En effet, le poids est trs mal rparti et cela devient vite fatiguant pour les avant-bras. 80

Habituellement, le magasin repose sur lpaule et cela cr un quilibre avec le poids de la camra.

4.2 La focale cette camra , jai associ un objectif Canon 35 mm de grande ouverture (T/1.3) destin aux camras argentiques. Cet objectif lou chez Panavision Barrandov, me permettait davoir une dfinition professionnelle. Filmer avec une seule focale apportait un confort lors du tournage car je naurais pas pu emporter avec moi cause du poids, une srie dobjectifs. De plus, dun point de vue esthtique, le 35 mm correspondait peu prs une vision humaine (par rapport la taille du capteur : 22.2 x 14.8 mm). Par ailleurs, ctait aussi un moyen de travailler le cadre en me dplaant physiquement lors de la prise de vue. Si je voulais faire un gros plan, je devais mapprocher de la personne et ne pas me contenter dappuyer sur le bouton du zoom. En effet, cela apporte une cohrence visuelle pour le spectateur. La focale est suffisamment large pour laisser voir la ville, mais pas trop afin de ne pas tomber dans la facilit et le ct carte postale . Cependant, jai utilis un 85 mm pour deux plans subjectifs que nous avons tourns sans lacteur, le lendemain du tournage. Lun film depuis un tramway et dans lequel nous voyions un pont en acier, le second reprsentant ce que Tom voit, savoir des hommes dune cinquantaine dannes qui marchent dans la rue et dont lun deux pourrait tre son pre. Cela ma permis de focaliser lattention du spectateur sur des visages en particulier, sorti de la masse des passants, pour leur donner une importance narrative quils nauraient pas eu en plan large.

4.3 La crosse paule Enfin, jai employ un systme de crosse paule Cavision, permettant de fixer la camra sur un support restituant le principe de camra paule, ainsi quun viseur de champ Zacuto pour cadrer dans un illeton. Jtais accompagn par un ingnieur du son tchque, munis dun HF et dune perche sur mixette. Par ailleurs, il nous a 81

permis de communiquer en tchque quand cela tait ncessaire avec les personnes rencontres dans la rue. Ainsi quip le plus lgrement possible, je pouvais suivre avec mon ingnieur du son le personnage dans ses dplacements (de laroport au mtro, du bus au tramway, dun bar une bote de nuit). Lacteur tait libre dimproviser partir du plan de travail que javais tabli. Sil voulait interpeller une personne ou monter dans un tramway, il le pouvait et nous navions qu le suivre et ragir face la ralit.

II. Ce que jai voulu vrifier quant aux possibilits de la camra porte

1. Faire advenir limprvisible Il y a de limprvisible dans tous les films, mais rares sont les films qui prennent limprvisible pour sujet, comme la plupart des films de Jean Rouch, La Punition (1962), par exemple. 63 Est-il possible de tourner un film de fiction sans scnario ? Quelles sont les limites de limprovisation ? Peut-on envisager grce au dispositif de camra porte, le tournage comme un work in progress ?

1.1 Un film sans scnario Jai choisi dcrire une trame narrative de dpart, la fois simple et riche en possibilits dimprovisation, qui tienne en quelques lignes et partir de laquelle nous avons pu travailler avec mon quipe :

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LEBLANC, Grard, Pour vous, le cinma est un spectacle, pour moi, il est presque une vision du

monde, Paris, Creaphis, 2007, p 233.

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Tom est un anglais dune vingtaine dannes. Muni dun sac dos et de la photographie dun homme, il erre dans les rues de Prague la recherche de son pre biologique quil na pas connu. Il rpte inlassablement cette phrase aux gens quil croise : Have you seen this man ? Si je nai pas crit de scnario avec des dialogues et des personnages, jai bien conu une sorte de planning pour lacteur que nous suivions avec la camra porte. Car mme si lobjet du film tait de se nourrir du rel, il est indispensable pour le fonctionnement de la fiction davoir prparer en amont, une structure globale qui fait sens.

1.2 Lintrt du dispositif dimprovisation Lintrt principal de limprvu est quil nest jamais artificiel. Il ne fait pas toujours avancer laction , mais il apporte une crdibilit, un ancrage concret dans le rel qui sert la narration. Il permet dviter les ficelles dun scnario dans lequel chaque action un sens et est pense dans une logique globale. Limprovisation permet dviter ces piges de construction, trop souvent visibles dans les films et qui attnuent la puissance des choses simples. La squence dans laquelle Tom se rend lambassade dAngleterre est rvlatrice de lintrt et des limites de ce dispositif dimprovisation. Alors que nous marchions dans les rues de Prague la recherche de lambassade, dont nous connaissions ladresse mais pas prcisment lemplacement, jai repr un policier dans la rue. Jai alors dit Tom de lui demander litinraire pour se rendre lambassade. Nous lavons donc suivi avec la camra et alors que Tom lui demande sil parle anglais, le policier tchque lui rpond en allemand quil ne parle pas anglais. Tom lui fait comprendre quil ne comprend pas lallemand et cest alors que le policier se met indiquer le chemin dans un anglais tout fait correct. Jamais je naurais crit une squence dans laquelle Tom sadresse un policier pour trouver son chemin. Je naurais pas non plus crit des dialogues qui peuvent paratre si peu crdibles. Un policier qui dit ne pas parler anglais et qui rpond quelques instants plus tard dans un anglais courant, cela parat absurde mais contribue 83

pourtant rendre le personnage tout fait attachant et la scne si originale. Dailleurs, les gens me demandent souvent si le policier est un acteur. Voici un exemple des aspects positifs de limprovisation lorsquon laisse une place au rel.

1.3 Les limites du dispositif dimprovisation Cependant, arrivs devant la porte blinde de lambassade avec notre matriel de reportage, nous navons pas pu entrer dans ltablissement. Navement, je pensais suivre Tom lintrieur du btiment jusqu un bureau de ladministration pour quil expose son problme (il est la recherche de son pre biologique) et ce afin de donner plus dinformations au spectateur concernant lintrigue du film. Dans un tournage de fiction, nous aurions pu tourner la squence avec des comdiens ou avec une autorisation spciale, mais dans notre configuration, sans autorisation, il na pas t possible de tourner les plans que javais en tte. Ce manque se ressent au montage car la squence de lambassade est interrompue avant quelle nait pu commencer. Tom parle linterphone avec un gardien et lui expose rapidement le motif de sa visite. Le spectateur a juste le temps de comprendre lenjeu du film. Mais dun point de vue narratif, lellipse est assez gnante car on passe de ce plan dans lequel le gardien lui dit quils vont le faire rentrer, une autre squence un endroit et un moment diffrents.

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1.4 Filmer limprvu Si les squences ne sont pas crites de manire classique, jai transmis mon quipe un squencier, dans lequel taient dcrits succinctement les lieux dans lesquels Tom se rend et les actions quil accomplit. Par exemple, jai crit qu un moment donn de la journe, Tom devra suivre un pre de famille qui ressemble plus ou moins lhomme sur la photo, et ne plus le lcher. Il doit lui raconter son histoire et tenter de lui faire accepter la ralit . Je ne savais pas qui serait cet homme, ni comment lui et sa famille ragiraient, mme si je me doutais quil nierait tre son pre. Mais cest justement ce point qui tait intressant pour lenjeu dramatique de la scne. Le personnage de Tom dsesprment la recherche dun pre, simagine le trouver dans le premier inconnu quil croise et celui-ci ne le reconnat pas, ne peut pas le reconnatre puisque le vrai pre de Tom est chez lui en Angleterre. Cependant, ntant pas prvenu du moment o Tom croirait trouver son pre, je nai pas pu tourner correctement la squence. Dans un premier temps, Tom aperoit quelquun depuis la fentre du tramway. Mais je nai pas cette personne dans mon cadre. Ce qui laisse supposer que Tom hallucine. Cela peut tre intressant par rapport la situation psychologique dans laquelle il se trouve, mais dun point de vue 85

cinmatographique, cela est considr comme une erreur de montage. Ensuite, il se lve et sort du tramway en courant. Ntant pas prvenu de son action, jai mis un moment comprendre ce qui se passait et je me suis retrouv lors du montage un peu limit par la sortie de champ qui nest pas bonne. Jai du couper la moiti du plan. En mme temps, cela donne un rythme et une urgence particuliers, mais dans dautres circonstances, cela aurait t un problme.

1.5 Un premier constat nuanc Filmer de manire spontane, comme on le fait en documentaire, est illusoire. En effet, mme dans le cas du documentaire, les oprateurs font refaire certaines actions aux gens qu'ils filment lorsquils nont pas pu filmer correctement la premire fois. Souvent limpression de spontanit, dimprovisation, nous lavons vu avec le travail de Cassavetes, est le fruit dune trs longue prparation et dune matrise totale des acteurs et du metteur en scne de leur sujet. En ralisant ce court mtrage exprimental, jai essay de me confronter la problmatique dun tournage en work in progress, dont tout ntait pas jou lavance. Mais je me suis rendu compte de la complexit de cette dmarche. Cela a peut-tre fonctionn pour un film de 13 minutes, mais je ne pense pas que ce dispositif soit envisageable sur un format plus long. Lors des projections test, on ma souvent reproch un manque de rythme et de progression dans la narration. Dailleurs, cela stait dj ressenti au tournage. force dattendre trop du rel, on finit par tre du, car rien ne se passe, en partie dans ce cas car Tom ne parlait pas tchque. De la mme manire, lacteur a eu du mal improviser lorsque les personnes tchques quil interrogeait dans la rue lignoraient ou ne rpondaient que deux ou trois mots. La barrire de la langue, mais aussi la prsence de la camra nont pas vraiment aid les interlocuteurs prendre part la conversation. Par ailleurs, plusieurs reprises, Tom sest tourn vers moi en me disant quil ne comprenait pas o je voulais en venir et en remettant en cause la crdibilit du dispositif qui consistait chercher quelquun laide dune photographie. Cest certain que logiquement a peut paratre absurde, mais cest cette impossibilit de rencontrer le pre qui mintressait et qui devait en thorie dboucher sur dautres rencontres. 86

Malheureusement, elles nont pas vraiment eu lieu et nous nous sommes retrouvs avec un acteur essayant dimproviser seul au milieu dune foule de non acteurs fuyant plus ou moins la camra. Cependant, limprvisible a montr son nez plusieurs reprises. Par exemple, javais imagin que lorsque Tom irait dans la bote de nuit, il se retrouverait marcher parmi une foule en transe dansant dans la fume, jouant sur le contraste entre les deux, afin dexprimer sa solitude et son errance. En ralit, lorsque nous sommes entrs avec la camra, la piste de danse tait dserte et les gens buvaient au comptoir. Cest aussi l lintrt et la difficult dun tournage qui laisse une place importante limprvu. Il faut tre ractif tout de suite et sadapter face la ralit des choses. Cest alors que deux jeunes femmes se sont mises effectuer une sorte de chorgraphie au ralenti dans laquelle lune attire lautre vers elle tout en la repoussant. Au dbut, le spectateur se dit que a na pas de sens et puis la camra reste sur ce plan. Le spectateur commence alors se dire que cela doit avoir un sens. Et effectivement, cette image dun corps qui en repousse un autre sous le regard de quelques spectateurs dont Tom, a alors pris au montage, une signification par rapport au personnage qui cherche un pre sans y parvenir. Lonirisme de ces corps en reprsentation, clairs par la lumire artificielle des projecteurs de la scne, tranche par rapport laspect raliste du film. Elle amne le spectateur se demander ce que fait Tom dans cette boite alors quil est la recherche de son pre. Cest ce moment que lon retrouve Tom devant la bote de nuit, qui a dj bien bu. Un verre dans la bouche, il frappe des mains pour nous permettre de synchroniser le son et limage. Cette image du personnage clappant en regardant la camra a tout de suite fait sens lors du drushage. Elle a permis dintroduire la squence finale de la rvlation. Les deux femmes, le clap, le regard camra, autant dlments imprvus qui ont nourri la fiction. Cest aussi en cela que lexprience de tournage dune fiction improvise nest pas un chec. Plus de libert au tournage induit de dplacer la majorit du travail de mise en scne ltape du montage. Cest tout fait passionnant, car on se laisse surprendre par le rel, mais en mme temps cest souvent frustrant dtre limit par ce que le rel a bien voulu nous accorder. Lcart entre ce quon imaginait et le rsultat peut tre dcevant comme surprenant.

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2. Le tournage comme un work in progress La camra porte est un moyen pour le metteur en scne de laisser au cadreur une grande part de cration et dinterprtation. Nous avons vu que chez les Dardenne, le cadreur nimprovisait pas du tout et que le plan tait le fruit dune longue rflexion, dune collaboration entre les cinastes, lui et les interprtes. Cependant, lorsque lon tourne une fiction avec une libert de documentaire, cela permet au cadreur de travailler le dcoupage, mme et surtout sil filme en plan squence. Cest lui de prendre les dcisions, de choisir ce quil met dans le cadre et ce quil laisse horschamp. Il doit penser le montage dans sa tte, alors quil est en train de filmer au prsent. Filmer en camra porte et en plan squence en suivant un personnage qui improvise, ne signifie pas filmer nimporte comment. On raconte quelque chose, on veut faire ressentir certaines motions au spectateur. Le cadreur a donc la mission daffirmer son point de vue, son regard sur lhistoire quil filme, au service dune narration et donc du montage. Avec cette partie pratique, jai pu me confronter au tournage dun film sans dcoupage. Cela est trs stimulant et donne le sentiment que la cration se vit au prsent. La camra collabore la construction du point de vue. Elle nest plus seulement actrice du filmage, elle devient actrice du montage. 64

2.1 Linstinct de linstant Pour dmontrer cet aspect instinctif de la cration en camra porte qui amne le cadreur ragir sur le vif, jai choisi danalyser un plan de Tatinek. On pourrait penser quun tournage en camra porte dans lequel lacteur improvise, consiste pour le cadreur le filmer sans quil y ait de dcoupage. Voici lexemple dun plan qui na pas t pens en amont, qui na pas t storyboard et qui pourtant grce au dispositif de camra porte permet de ragir face au rel et trouve son sens dans le montage et la narration du film. En effet, il a t pens en direct lors de la prise de vue qui na eu lieu quune fois.
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LEBLANC, Grard, Cadre, formats et points de vue , Cinma du rel 2010, Bibliothque publique dinformation, Centre Pompidou.

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Plan 1 : La camra suit Tom qui marche dans la rue en regardant hors-champ. Son regard est omniprsent dans le cadre, on a envie de voir ce quil voit. Cest ce que je me dis en tant que camraman et donc en tant que spectateur. Plan 2 : Cest le mme plan, mais dcoup au montage, de manire en faire un raccord regard. La camra devient subjective car elle incarne la vision de Tom qui observe les visages des inconnus la recherche de son pre. ce moment, jinterprte son regard, je suis dans la tte du personnage qui va chercher les visages. Je dramatise le rel au service de la fiction. Ces inconnus nont rien voir avec notre film, mais en les intgrant au plan, je leur donne une existence dans lhistoire. Lun deux pourrait tre le pre de Tom. Le travelling latral continue, et les visages disparaissent derrire la vitre du tramway. Toujours dans le mme plan, le reflet de Tom qui regarde les passagers apparat dans lun des battants du tramway. En fiction, cela est un faux raccord, car on ne peut pas tre dans la tte de Tom et en dehors dans un mme plan. Dans un film exprimental qui joue entre les frontires documentaire et fiction, cela devient intressant. Ce qui se donnait voir comme un plan subjectif se transforme. La focalisation change. Nous ne sommes plus, en tant que spectateur, et moi en tant que cadreur, dans la vision du personnage. Je dois ragir face ce nouvel lment qui est entr dans mon cadre sans que a nait t prvu ou pens lavance. Son reflet mintresse, car cinmatographiquement cela exprime dans le mme cadre, la sparation entre lui et les passagers, donc une forme de solitude. Puisque cest Tom qui mintresse pour la suite de laction, je panote de droite gauche et termine le plan avec sa silhouette qui sloigne et le tramway qui dmarre. Tom a repris son indpendance et nous le suivons avec la camra, dans sa qute dun pre. 89

La spontanit du tournage ne contredit pas la rflexivit du montage (). Cest que, du tournage au montage, lmotion passe par diffrents tats. Au montage, il sagit de construire le film alors quau tournage il sagit de le vivre. 65

2.2 Une exprience concluante Le bilan de cette petite analyse est de montrer que ce plan tourn dans une forme durgence et de spontanit, conserve nanmoins un sens par rapport lintensit dramatique de la scne. Ce nest pas gratuit. Les plans lpaule comme tous les autres dispositifs de mise en scne, nont de valeur que sils contribuent faire ressentir une ide. Dans ce cas prcis, Tom vient dtre repouss par un homme quil prenait pour son pre. Du, il poursuit nonchalamment ses investigations. Son pre pourrait tre nimporte o, il est peut-tre dj mort. La camra hsitante, ttonnante, est en recherche, indtermine, attentive au moindre indice, comme lest le personnage de Tom, face ce qui est susceptible darriver. Aventure matrise , disait Jean Rouch du cinma. Pour lui, la matrise du cadre au tournage est essentielle, tre son propre cadreur permet de monter la prise de vues. Son ide est de faire un cinma de fiction improvis, de participer pleinement en tant que cinaste-cadreur laction cinmatographique en train de se drouler, avec une camra de contact , cest--dire en filmant de trs prs avec un grand angle (et non en volant des plans avec un tlobjectif). 66

LEBLANC, Grard, Pour vous, le cinma est un spectacle, pour moi, il est presque une vision du monde, Paris, Creaphis, 2007, p 362.
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VILLAIN, Dominique, Lil la camra, Paris, Cahiers du cinma, 1992, p. 84.

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3. Brouiller les frontires entre documentaire et fiction Plus quentre le documentaire et la fiction, cest la frontire entre la vie et le cinma qui ma intress dans ce projet. On associe souvent la camra porte un effet de rel, un aspect documentaire. Jai voulu jouer avec cette ide du spectateur pour lamener douter face la nature des images quil voit. Jai essay de concevoir un film de fiction aux allures documentaires, afin de troubler le spectateur et de le rendre actif. Par ailleurs, ce dispositif ma intress car je souhaitais raliser un film hybride, profiter de ce projet pour faire une exprience la fois technique et esthtique.

3.1 Dans le fond 3.1.1 Une trame de dpart fictionnelle Encore une fois, jouer sur les frontires formelles entre documentaire et fiction na dintrt que si le sujet du film est li ce thme. Pour Tatinek, si la trame narrative est dordre fictive, les vnements produits ou provoqus lors du tournage sont bien rels. Lorsque le comdien sadresse une personne dans la rue pour lui demander

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sil connat son pre reprsent sur la photographie quil tient, la raction de linterlocuteur est spontane, les dialogues nont pas t crits par un scnariste.

3.1.1 Une interaction avec le rel Par ailleurs, ce film a une dimension documentaire car il a aussi pour objet de montrer la capitale tchque dans laquelle jai vcu six mois. Jai voulu filmer les diffrentes communauts qui y vivent, avec par exemple les jeunes roms qui jouent de la musique dans un square, la jeunesse tchque qui sort la nuit, mais aussi les taxidriver qui jouent aux machines sous et boivent des bires en attendant la clientle. De mme, jai voulu montrer limportance des transports dans Tatinek afin de coller avec une ralit de la ville qui est arpente par les tramways rouges, symboles de la capitale. Dans la squence finale, Tom qui interprtait un personnage sadresse la camra et voque la relation difficile quil a eue avec son vrai pre. Le spectateur prend alors conscience de la valeur fictive du dbut du film. Ce qui se prsentait comme une fiction, se transforme alors en un documentaire sur le pass du comdien qui voque son intimit face la camra. Ce passage dun genre un autre rend dautant plus puissant son tmoignage. Cependant, le spectateur tromp est amen remettre en cause la valeur du discours. Peut-tre sommes nous encore dans la composition ? Cest ce rapport entre les images et le sens quon leur donne qui mintressait dans ce dispositif ambigu.

3.2 Dans la forme 3.2.1 Une esthtique documentaire Techniquement, le film se prsente comme un documentaire. Lquipe est rduite au minimum : un camraman et un perchman. La camra est porte lpaule pour filmer en plans squences, limage vido, les micros qui entrent dans le cadre

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plusieurs reprises, autant dindices qui peuvent laisser penser quon a affaire un documentaire. Il est intressant de remarquer le changement de dispositif entre la partie fiction et la squence finale documentaire . Tout le film est tourn lpaule, nous suivons Tom dans sa qute du pre. Le dernier plan du film est un long plan squence pendant lequel la camra est au repos. Toujours lpaule pour garder une cohrence de point de vue, elle ne bouge plus. En effet, filmer lpaule ne signifie pas bouger tout le temps, il est important de savoir attnuer le tremblement, les mouvements, en fonction de ce que lon filme.

3.2.2 Un travail dappropriation du rel au service de la fiction Lenjeu esthtique de ce projet est dutiliser les moyens du rel au service dun film de fiction. Par exemple, les trajets en tramway, les dplacements pied ou en bus, sont autant dlments du rel que jai employ pour reprsenter lerrance de mon personnage. Ces transports prennent alors un sens dramatique. De la mme manire, lorsque Tom finit la soire dans un bar glauque au milieu des machines sous, cest la fois un moyen de montrer une ralit de la ville, mais cest aussi une faon dexprimer le dsarroi du personnage qui ne sait plus o aller et qui demande sans y croire au premier pilier de bar si par hasard, il ne serait pas son pre. Par ailleurs, dans les plans subjectifs o Tom regarde les passants la recherche dun pre, certains dentre eux regardent la camra. Ce regard furtif vers Tom est intressant pour nourrir la fiction et pourtant ce nest que le regard dun passant vers une quipe de cinma. Jai utilis ce dispositif plusieurs reprises, notamment dans le bus au dbut du film, lorsque Tom regarde hors-champ et que je monte au plan suivant, le plan dune jeune femme qui sassoit dans le bus en regardant vers la camra. En associant ces deux plans, je donne limpression que Tom regarde une inconnue et que cette inconnue lui rend son regard. Je construis de la fiction partir du rel et cest tout fait passionnant, car le cinma nest quillusion.

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4. Bilan En dfinitive, ce qui mintresse dans le cinma, cest de pouvoir tudier grce un dispositif mcanique et optique, les mystres dun corps, dun tre. Pouvoir le suivre physiquement dans ses dplacements, laccompagner, tre ses cts pendant la dure du tournage. Cela afin de percer un mystre, en cherchant langle juste qui amnera la personne se livrer, rvler son humanit. La camra est cet outil qui permet une telle dmarche. mon sens, une camra porte est plus apte quune camra classique raliser ce travail dinvestigation et permettre ce rapport troit entre deux personnes. Rien nest plus triste que de voir comme cest le cas dans beaucoup dinterviews, la personne filme parler un interlocuteur hors-champ, souvent la place dun journaliste. Cette ide que la camra nest pas l, quon fait comme sil ny avait pas de spectateur me semble trs artificielle. Je prfre lhonntet dun regard direct, dans lobjectif, dune parole qui assume la prsence de lautre, cette camra qui enregistre, coute ses paroles et ses gestes. Ce travail ma aussi fait prendre conscience de limportance des mouvements, des dplacements de la camra au service dun propos, dune atmosphre. En effet, lorsque cela est ncessaire, il est important de savoir poser sa camra, la calmer, quelle ne masque pas lobjet film, quelle ne cherche pas prendre le dessus. Elle doit tre lcoute. Dans la dernire squence, la camra est vivante car elle ragit aux paroles de Tom, une interaction sest cre entre elle et lacteur. Aprs cette journe de tournage, Tom a appris vivre avec. Il sadresse elle pour la premire fois. La camra ne se cache pas. On peut voir lombre de ma main qui fait la mise au point se projeter sur son visage. Cest le bon moment pour Tom, pour la camra et pour le spectateur, de dcouvrir le mystre du personnage. Nous avons cr cette disponibilit. Enfin dans un dernier temps, nourri par mes recherches et cette exprience pratique, je suis all la rencontre de cinastes et chefs oprateurs contemporains, afin de confronter mes ides thoriques sur lemploi de la camra porte leurs expriences plus concrtes de professionnels.

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VII. LA CAMRA PORTE DANS LE CINMA CONTEMPORAIN 1. Entretien avec Bruno Dumont67 Limpossibilit de filmer objectif

Durant lt 2010, jai t stagiaire image sur le tournage du long mtrage de Bruno Dumont intitul LEmpire, dont Yves Cape tait le chef oprateur. Plutt que de rencontrer uniquement des cinastes ou des cadreurs spcialistes de la camra paule, Yves ma conseill dinterroger Bruno, afin quil me fasse part en tant que cinaste, de son rapport la camra porte quil nemploie presque jamais. Cest ainsi que le dernier jour du tournage, nous discutons dans un caf dAmbleteuse, petite commune du nord de la France o il a dj tourn LHumanit dix ans plus tt, pour lequel il avait reu le Grand Prix Cannes. Sur LEmpire, aucun plan na t tourn lpaule. Dans vos films prcdents, vous avez mme retir du montage des plans en camra porte. Pourquoi ce rejet et quest-ce que la camra paule reprsente pour vous ? Il faut choisir ses moyens, et il y a dans la camra porte quelque chose qui me gne beaucoup, cest son boug, son imperfection, le ct pas bien matris. Moi ce que je veux faire, cest filmer une histoire et que le metteur en scne disparaisse dans ce quil filme, que ses moyens disparaissent. Donc le trop ne me plait pas. Le problme de la camra porte, cest quelle est porte, cest--dire quelle ajoute quelque chose ce que je filme. Dun point de vue stylistique a me drange. a amne un lment perturbateur dans lobjectivit du rcit. Et chaque fois que je lai fait, jai toujours eu ce sentiment. Ctait comme un commentaire. Cest--dire que je fais quelque chose, et en plus je le commente. Et je trouve a du point de vue du metteur en scne trs compliqu, enfin pour moi cest trs compliqu. La camra bien porte dans Flandres Mais en mme temps, je suis persuad quune camra bien porte, parce que le problme si tu veux cest a, cest de bien porter une camra. Si, parce quavec Yves, on a quand mme fait dans Flandres, quand on a fait la scne du viol, ctait une camra porte lpaule, parce que justement, les comdiens taient trs mal laise, tout le monde avait peur, ils avaient une pudeur. Et donc il y avait une impossibilit de filmer objectivement a, parce que les acteurs ny arrivaient pas, et la seule faon, cest que la camra rentre dedans. Cest--dire que cest elle qui a cr quelque chose, qui na pas eu lieu en fait. Cest la camra qui a invent a. Les acteurs taient trs gns, ctait vraiment trs laborieux, trs mauvais, mais la camra a su inventer quelque chose. Alors que pour LEmpire par exemple, je pense

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Entretien ralis le 01/10/2010 Ambleteuse.

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que les acteurs sont assez bons pour que la camra se taise, quelle nait rien dautre faire que se poser devant a et de montrer ce qui se passe.

Le plan du viol film lpaule dans Flandres

Le plan du viol film sur pied dans Flandres () Mais il y a un truc marrant, de temps en temps je dis Yves : on va faire a lpaule et il me dit ah ba non, Bruno Dumont ne ferait pas a . Il me le dit moi, comme sil tait le gardien et je pense quil y a a aussi, ils sont un peu les gardiens dune faon de faire. Mais moi, je pense quil faut trouver le sujet. En fait cest un problme de sujet. Jai rien contre la camra porte. La camra subjective dans Twentynine Palms Par exemple sur Twentynine Palms, tous les subjectifs sont ports. Donc je filmais objectivement avec une camra fixe sur lacteur et je pensais que pour rendre mieux le subjectif, il ne fallait pas faire une camra trop fixe, il fallait la porter. Et donc le chef oprateur a pris la camra lpaule et tu sens un peu que a bouge. Mais en mme temps a me gne, parce que a induit quelque chose en plus de son propre regard, qui est une intention. Et lintention pour moi, cest ce quil y a de pire. Lintention cest ce que je filme, alors si en plus je filme quelque chose Cest 96

comme la musique, ou mme le mouvement de camra, la camra elle bouge si lacteur bouge. Cest--dire que chez moi, la camra ne prcdera jamais lacteur. La camra fait toujours corps, elle fait le film. Le problme du port, cest quelle a du mal faire corps. En fait, cest la seule raison. Cest une raison artistique en fait. Lors des essais camra, jai entendu parl dun plan en particulier qui devait se tourner lpaule et jtais trs intrigu car je me disais que ce plan devait avoir une signification particulire par rapport au film. En ralit ctait pour des raisons pratiques. On devait faire un travelling dans un dcor protg et on navait pas lautorisation de poser des rails. Voil, moi ds que jai su quon navait pas le droit aux travellings dans les dunes, a ma intress. Ctait une contrainte et la contrainte me plait. Et du coup, les acteurs viennent vers la camra et a donne au film un ct un peu surraliste. Cest la premire fois que je filme comme a. Dhabitude je disais souvent Yves : arrte avec les marques au sol, laissons les acteurs . Cest la premire fois que je dis le contraire. Jai tellement film, pas bien film des choses trs belles, parce que lacteur jouait bien mais que la camra nest pas l, que cest pas bien cadr. Dans ce film l, je ne voulais pas. Je voulais bien filmer, trs bien filmer et jai dit Yves : il faut les marquer, il faut que la camra soit l et lacteur viendra se mettre dedans et ce sera trs bien film . () La technique au service dune ide Jai eu a sur Hadewijch. Javais fait vingt prises avec Julie, en lobligeant se relever dune faon qui nest pas naturelle, mais pour quelle se prsente bien la camra, et jai trouv le rsultat vraiment bien et pourtant a ntait pas naturel dans le jeu. Par rapport ton sujet, cest a, la technique sert un propos et un sujet qui est la contemplation, la vie spirituelle... Et la technique elle est plus que a et lpaule elle a rien faire l-dedans, parce quelle induit un mouvement, une subjectivit, un commentaire, mme les mouvements dappareil sur un acteur qui ne bouge pas, a ne sest jamais fait. Sil y a travelling, cest que lacteur bouge et si lacteur sarrte, le travelling sarrte. un moment donn, Yves ma dit : je ne peux pas continuer, si je continue et il a raison on dit quelque chose en plus que lacteur ne dit plus. Le film cest lhistoire, donc il faut la filmer objective et a suffit. Pas commencer mettre de la musique, des trucs. Et quand tu lis des textes en philosophie sur la subjectivit, lobjectivit, tu retrouves le problme de la camra porte, justement sur la subjectivit qui sinsert, qui commence, il y a des choses trs intressante. Pourquoi tourner en scope, pourquoi tourner en stro, pourquoi choisir telle focale ? Il faut toujours que tu aies une rponse donner. Et avec Yves, je lui dis : voil ce que je veux faire, comment je veux le faire . Et quand il choisit le 75mm ou le 50mm pour moi cest secondaire, je le vois bien mais ce nest pas ce qui me proccupe. Je pense que le technicien apporte une rponse technique une question que je pose qui nest pas technique, qui est : jaimerai faire a et quon sente a . Mais si un jour on me dit : il faut prendre une camra porte. Moi je men fous de la camra porte, moi jai un problme et ensuite je vais chercher un moyen technique de lapprhender. Peut-tre que dans un film je ferai tout en camra porte, mais parce quil y a le sujet. Je pense que cest bien aussi pour chaque film, tu as des interdictions, tu as des choses, tu as une morale qui fait, pas ceci, pas cela. Sur ce film l, je pense quil aura sa couleur parce quon a fait des choses, et dautres quon 97

na pas faites. Donc il a une manire dtre, plus ou moins russi, mais a nest pas le problme. Au moins il y a un flux. Derrire la technique cinmatographique, il y a une question philosophique tout le temps, cest vident. Pourquoi faire un travelling ? Et quand on ma dit : pas de travelling , la limite, a ma fait du bien darrter de faire des travellings. Me dire, comment je vais faire pour suivre quelquun ? Les travellings ce nest pas facile cadrer et du coup on nest pas forcment bien plac pour Et quand on na pas fait de travelling et quand lacteur est venu la camra pour donner son motion, et non pas que la camra essaie datteindre lmotion quil est en train davoir, a change tout. Alexandra68 est venue devant la camra alors quil devait y avoir un travelling dans les dunes. Par exemple avec le garde, on voit quelle est contrarie par le garde. L si tu veux, elle vient vers la camra et elle nous donne sa contrarit. Et bien a change beaucoup de choses. Et a, cest pas une ide que jai eu, puisque jai eu une contrainte. () Bien filmer lacteur Tout ce que je viens de te dire sur lacteur, et bien filmer lacteur, cest une contrainte. Donc il faut que ce soit bien fait, que ce soit pos et donc si cest mal fait, sil est flou, a va se voir tout de suite et donc a impose une discipline de fer. Cest lavantage de la camra porte, cest une facilit. Cest plutt dire quon va suivre lacteur et l on fait le contraire. On ne suit pas lacteur, il vient la camra. Pour moi la camra porte cest une facilit dimprovisation, mais je pense quon peut improviser avec une camra fixe en disant David69 tu viens l, il va arriver, il va faire un truc et il va forcment se passer quelque chose. Et autant lui donner un scotch regarder, il a du mal, mais a donne des regards trs bizarres, on se demande ce quil regarde, moi jaime bien a. Mais en mme temps, il faut lui donner un regard, il faut lui dire : tu regardes l . Si tu ne fais pas attention aux regards, ton film aura une perte de force. Je suis trs rigoureux avec ce genre de chose. Il faut regarder l et pas l.() La camra porte on sen fout Je pense quil faut une matire en amont, spirituelle, pour rechercher des moyens dexpressions et ne pas faire le contraire. La camra porte on sen fout. Cest une possibilit technique qui test donne. Aprs, tu le fais tu le fais pas. Moi si javais une grue, je ne saurais mme pas ce que jen ferai. quoi a me sert ? En mme temps, les contraintes conomiques que jai Je nai pas les moyens davoir des grues, jai vingt mtres de rails, cest tout quoi. Je fais avec. Dire a je vais le faire lpaule et puis a je vais le faire comme a... Mais en mme temps pourquoi pas. Chaque metteur en scne a son Les Dardenne le font. Et a va bien dans la moralit du cinma des Dardenne. Il y a un jugement moral tout le temps sur ce quils font. Moi, non. Moi je filme les choses froidement. Donc tas un froid qui fait quil ny a pas de commentaire. Aprs, lpaule elle peut adoucir. Mais je suis sr que les cinastes qui lutilisent ont une philosophie, un discours quils tiennent derrire, ou alors a peut-tre, on va le faire lpaule parce quon na pas le temps, jen sais rien. Ce quil faut trouver si tu veux, cest un style. Et ce que veut le spectateur cest de lharmonie. Donc si ton paule est harmonieuse, tu peux tout faire lpaule.

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Alexandra Lematre est lactrice principale du film LEmpire, cest son premier rle au cinma David Dewaele est lacteur principal du film LEmpire, il a dj jou dans Hadewijch et Flandres

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Moi je nai pas de problme avec lpaule. Pour linstant a ne rentre pas, parce que je suis de lautre ct. Je fais un truc vraiment pos, fixe, je ne bouge pas.

Bilan Pour moi, filmer lpaule est avant tout un plaisir de cadreur. Mais cest aussi un dispositif qui permet de se poser des questions de mise en scne. Suite cette exprience fascinante sur le tournage de LEmpire, qui ma permis dobserver en premire ligne le travail dun grand metteur en scne, jai pu confirmer lide selon laquelle, le dispositif de camra porte est un moyen technique au service dune vision artistique. aucun moment, ce film naurait pu tre tourn lpaule, ou alors, le sens en aurait t compltement modifi. En effet, Bruno Dumont a un style qui lui est propre. Il filme les choses froidement, avec une distance, sans porter de jugement. Cest ce qui peut repousser certains spectateurs qui aiment tre tenus par la main. Il ne cherche pas lmotion ou le sensationnel, ni mme une morale. Il filme de manire presque neutre et pourtant avec une grande prcision. Il sefface derrire la camra, alors qu linverse, des cinastes comme les Dardenne ou Claire Denis affirment leur point de vue, leurs regards empathiques sur les personnages en utilisant la camra porte. Yves me racontait que pendant le tournage de White Material qui a t film principalement lpaule, la cinaste se tenait physiquement derrire lui et quil pouvait sentir sa respiration pendant les prises. Cependant, Bruno Dumont ne fait pas un rejet systmatique de lpaule, car il a employ ce dispositif plusieurs reprises au cours de son travail. Pour de mauvaises raisons, dans Twentynine Palms par exemple, ou il a voulu lutiliser pour donner un effet subjectif et pour de meilleures raisons, comme pour la squence du viol dans Flandres, o face une impossibilit de filmer objectivement, il sest servi de la camra pour exprimer cinmatographiquement la violence de la situation. Ce gros plan en mouvement, contraste dailleurs avec la rigueur et la beaut fige des plans larges en scope, renforant le choc visuel de la scne. La camra nest plus spectatrice comme souvent dans son cinma, mais actrice. Dailleurs, elle se trouve entre les trois soldats, dans laxe de leurs regards, elle bouge avec eux, au milieu deux. Les corps, les bras, les nuques, apparaissent en amorce.

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Intgrer au dispositif classique un plan en camra porte, prend ici tout son sens. Cest le fruit dune rflexion entre le cinaste et son oprateur, dans le but de raconter quelque chose avec les moyens techniques qui sont leur disposition. La camra porte est cratrice dune violence que les acteurs nont pas su donner avec un dispositif de prises de vue classique. Elle permet daller plus loin, de prolonger le travail de cration au moment mme du tournage. Alors quen plan fixe les acteurs se sentaient observs en train de jouer le viol. La camra porte au milieu deux les a aid jouer la scne, en incarnant visuellement la violence du jeu quils ne pouvaient donner une camra qui les observait mcaniquement de plus loin. Du dcoupage au montage, en passant par le tournage, chaque plan de ses films est pens au millimtre prs. Aussi la camra paule hsitante, tremblante, en recherche, na pas de sens dans une dmarche intellectuelle si certaine, presque scientifique. Ce qui est vitale pour une uvre artistique, cest la cohrence, ou pour reprendre les mots de Bruno Dumont : lharmonie , entre le spirituel et lesthtique, entre le fond et la forme. Cest aussi lobjet de ce mmoire, que de se poser la question de lutilisation de la camra par les cinastes et leurs oprateurs, en fonction dun sujet et dun regard, dune vision et dune sensibilit.

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VII. LA CAMRA PORTE DANS LE CINMA CONTEMPORAIN 2. Entretien avec Lubomir Bakchev70 Le tango71 cest la danse du cadreur paule

Lubomir Bakchev est le chef oprateur du cinaste Abdellatif Kechiche depuis LEsquive (2004) qui avait reu les Csar du meilleur film et du meilleur ralisateur. Actuellement en tournage New York, il a accept de rpondre mes questions concernant sa collaboration avec le cinaste franco-tunisien dont le dernier film Vnus noire (2010) sort en France dans quelques jours, loccasion pour nous de revenir sur le rle et lutilisation de la camra porte dans le cinma de fiction. Comment sest faite votre rencontre avec Abdellatif Kechiche ? LEsquive ctait ma premire rencontre avec Abdel et cest la premire fois o jai t confront quelquun qui tait un peu intgriste de la camra paule. Cest--dire quil ne voulait mme pas quon prenne un pied de camra. Est-ce quil vous a dit pourquoi ? Non, il ne me la pas dit, mais je le sais. Ce nest pas quelquun qui va formuler la raison pour laquelle il veut une camra paule. Mais jai fait trois films avec lui, donc je connais bien ses raisons et la raison la plus importante, cest que cest un metteur en scne qui est trs attach la comdie, aux acteurs et la naissance du jeu. Pas la naissance du jeu, mais presque le jeu pouss lextrme pour quil soit absent, quil ny ait pas de jeu. Et donc a pousse les comdiens, mme sils ont un texte, quelque chose interprter, dans la gestuelle, loccupation de lespace, ils sont libres. Donc si les comdiens sont libres, la camra doit tre libre aussi de les suivre. Si on est sur un rail de travelling, on a une certaine libert, mais elle nest pas totale. Quelle est la fonction des rptitions ? Les rptitions faites avec une camra, a permet de limiter lespace des comdiens, parce que les camras existent. Donc il faut trouver la place aussi bien des camras que des comdiens. a permet de les habituer la camra et a permet aussi aux cadreurs - les films dAbdel on les fait deux - de trouver la place et la chorgraphie.

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Entretien ralis le 17/10/2010 Paris par tlphone.

Le tango se danse deux. C'est une danse d'improvisation, au sens o les pas ne sont pas prvus l'avance pour tre rpts squentiellement, mais o les deux partenaires marchent ensemble dans une direction impromptue chaque instant, choisie par le guideur, mais dont l'nergie est galement influence par les deux partenaires. (dfinition Wikipdia)

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Et donc il ny a pas du tout de dcoupage, il ne vous dit pas : fais un gros plan, fais un plan large , cest loprateur de sentir ? Il dit sil faut resserrer ou largir un moment donn. Quand on arrive la vingtime prise, l il sait que a lintresse plus dtre serr ou dtre plus large sur le plan. Mais au dbut on est totalement libre. Les squences sont toujours tournes en entier, donc cest des plans squences. Chaque scne est tourne du dbut la fin, a peut durer vingt minutes. Dans le film elle ne fait pas plus de cinq minutes mais en ralit elle fait vingt minutes au tournage et chaque fois on tourne les vingt minutes dans leur totalit. Et a peut tre trs disgracieux pour la lumire. Par exemple dans La Graine et le Mulet, ils sonnent la porte dans le couloir, donc on va traverser lappartement avec eux et sortir sur la terrasse. Donc il faut faire le lien depuis un couloir, traverser deux pices et sortir sur le balcon en plein soleil. Si on est en studio il ny a aucun problme puisquon peut clairer suffisamment lintrieur pour avoir le mme niveau, ou un niveau proche de lextrieur. Mais dans un appartement, dans un HLM, physiquement ce nest pas possible. Donc on travaille des fois avec le diaph en compensation, comme dans un documentaire ou dans un reportage, mais malgr a on ny arrive pas. Cest pour a quil y a des parties qui ne sont pas vraiment gracieuses la lumire. Pourtant les scnes aprs, comme elles sont tournes deux camras, elles sont trs dcoupes. Finalement au montage elles sont trs dcoupes alors quelles sont tournes en plan squence. Cest le paradoxe tournage montage qui est pour un chef oprateur trs difficile. Puisque vous tes deux cadreurs, comment est-ce que vous aborder le tournage ? Souvent comme cest des dialogues, on fait en champ/contrechamp, on se rparti les personnages suivre. Et puis moi jai la camra principale et Sofian72 cest la deuxime camra, donc il se dbrouille pour ne pas tre dans mon cadre. Dans Vnus noire vous tournez avec des acteurs professionnels. Est-ce que a a chang quelque chose dans votre manire de travailler le cadre par exemple ? Ah oui, un acteur professionnel na rien voir avec quelquun qui est lch sur un plateau et qui ne sait pas ce que cest quune camra, une lumire. Un acteur qui a du mtier, il aborde sa scne avec la gestuelle qui va avec, donc ce comdien va sarrter au mme endroit. Quand il fait ses rpliques, il va sasseoir la mme phrase, il va se relever la mme phrase. Donc tout a fait que pour un oprateur, quand il trouve une chorgraphie qui est agrable, il peut la suivre, il peut la garder. Avec un comdien non professionnel, chaque prise il va faire quelque chose de diffrent donc on est constamment dans limprovisation. Quelles sont les diffrences entre votre travail doprateur en documentaire et en fiction. Est-ce que les documentaires taient aussi tourns lpaule ? Non pas forcment. Jai travaill avec des ralisateurs en documentaire qui ont des obsessions contraires celles dAbdel. Ce nest pas parce que cest un documentaire quil faut que ce soit un reportage tl. On a un cadre qui raconte

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Sofian Elfani est oprateur deuxime camra sur lEsquive, La graine et le mulet et Vnus noire.

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quelque chose qui est fix, il est choisi. Et donc choisi, a veut dire quon choisit ce qui est off et ce qui est in . On ne va pas tre constamment vouloir tout prendre pour choisir au montage. Non, cest dj choisir avant. Dailleurs cest assez drle parce que jai limpression que le travail de certains documentaristes est beaucoup plus prcis que certains ralisateurs de fictions. Mais si on parle globalement de documentaire fiction. En documentaire il y a un gros dfaut de loprateur, cest quil y a une improvisation permanente, donc on va dire quil peut tre constamment en retard. Sur le moment o les choses se passent, il tourne la camra, et donc a veut dire quil a une seconde et demi de retard, il na pas la scne, il na pas ce qui se passe devant lui. Donc en fait rellement pour pouvoir capt le milieu dans lequel on est plong, il faut le vivre. On ne peut pas arriver un jour, plonger dans un milieu et dire voil je fais un documentaire. Je pense quil faut vivre un certain temps avec les personnages quon suit pour pouvoir justement prcder les vnements, pour les filmer. Mais a aussi a ma aid dans la fiction tourne lpaule, dans les improvisations avec les comdiens, car a demande une concentration permanente, a demande dtre vraiment vigilant quel moment la scne commence tre raconte. On pourrait penser que la camra porte se voit plus quune camra classique et quelle risque de gner le spectateur. Certains cinastes comme les frres Dardenne, utilisent cette caractristique de la camra porte pour secouer le spectateur. Mais dans votre cas la camra est invisible. Si tu veux moi je pars du principe, quil ne faut pas faire un film en camra porte si on peut le faire sur pied ou en travelling. Disons que sur pied cest quelque chose de trs fig. Donc on va dire quon pose la camra sur un travelling et quon a la possibilit quand mme de recadrer dans lespace avec un mouvement de camra. Mais au moment o on aborde la mise en scne de cette manire l, o on rflchit en fait le dcoupage de cette manire l, et bien on va faire la mme chose lpaule. Et ce nest pas parce quon est lpaule, justement il ne faut pas apporter une camra subjective, il ne faut pas sortir le spectateur. Donc pour ne pas le sortir en fait il faut vivre avec les comdiens, il faut tre dans les pas des comdiens quand ils marchent. Il faut tre dans leurs mouvements, il faut tre en symbiose complte avec les comdiens. Pour moi le tango argentin, cest la danse dun cadreur paule. Dans le sens ou dans le tango, on sent le partenaire, dans les dplacements en fait cest une communication parfaite entre deux tres. Mais cest pareil entre un oprateur lpaule et le comdien qui se dplace. On est en ressenti permanent. Au moment o on nest pas avec le comdien, a veut dire quon sort le spectateur. Mais a peut tre une astuce de mise en scne aussi. La subjectivit nest pas quelque chose dinterdit. Mais a raconte autre chose. Par rapport aux trois films que vous avez faits avec Kechiche, la manire de porter la camra nest pas la mme. Est-ce que cest d aux dispositifs qui ont chang ou est-ce une volont de mise en scne ? Non ce nest pas une volont de mise en scne, cest les dispositifs qui changent. Sur LEsquive il ny avait que deux oprateurs, deux assistants camra et pas dlectriciens, pas de machinistes, donc on sest dmerd dans un contexte de rel. La graine et le mulet ctait beaucoup plus lourd parce quon pouvait clairer, on pouvait faire des installations plus complexes. Les camras ont un peu chang mais pas beaucoup, elles ont pris trois kilo de plus, mais pas normment. 103

Les camras sur LEsquive ctait lpaule ou au poing ? Ctait des camras lpaule, cest les DSR de Sony donc DVCAM. Avez-vous t oprateur sur des films qui ne sont pas faits lpaule ? Bien sr, par exemple lhiver dernier jai travaill avec un ralisateur qui sappelle Jamshed Usmonov, qui est tadjik mais on a fait un film en France. Et l jtais vraiment confront lcole russe de cinma. Et cest assez extraordinaire la mise en scne. Cest super plaisant pour un oprateur parce que la camra est pose sur un travelling mme quand elle est fixe. Cest lintgrisme dans lautre sens. Pour le coup, quasiment toutes les scnes sont penses, pas en plan squence mais en un minimum de plans, lconomie de plans mme. Donc quand on peut raconter une scne avec un plan, et juste un travelling au milieu, voil, on ne fait pas trois plans de plus. Et ctait mme moi qui le poussait pour certaines scnes, je lui disais : mais refilmons la scne avec une autre focale juste que tu aies le choix au montage, parce quune scne qui fait quinze minutes, tu seras oblig de la mettre dans le film tel quel . Pour moi cest super plaisant parce quon va dire : voil un oprateur qui fait des plans squences de quinze minutes qui sont supers mais en ralit, le film va y perdre. Donc il vaut mieux avoir deux rythmes et que le film fonctionne bien que davoir le plaisir dun beau cadre qui est sorti de son contexte. Pourquoi filmer lpaule ? En fait, ce qui est la cl de la camra paule, cest la libert des comdiens et cest la libert de ne pas penser le dcoupage. Le dcoupage est quelque chose de trs fig. Je ne sais pas ce quon vous apprend lcole. Cest positif pour un dbutant car le dcoupage cest rflchir au montage. Cest le lien direct avec le montage. Mais la seule chose qui est totalement absente du dcoupage cest la vie. On a des dplacements de camras avec des dplacements de comdiens lintrieur et des phrases qui sont crites sur le ct. Il dit : a tel endroit, l il est en gros plan, l il est en plan moyen . Trs bien, mais en ralit, le comdien, il vaut mieux quil aborde lespace dans lequel il est, quil puisse le vivre cet espace, et donc loprateur cest bien quil ait fait un dcoupage avec le ralisateur, cest bien quil ait des ides. Mais il va pas dire : non, moi je mets la camra la fentre donc tu ne peux pas venir la fentre . Il vaut mieux laisser le choix au comdien de dire : moi je vais la fentre et au lieu de regarder la comdienne, je regarde dehors . Donc cest des lments qui sont des propositions qui viennent du comdien qui peuvent tre en opposition la mise en scne voulue par le ralisateur, mais a cest des discussions entre eux. Mais il faut que tout a puisse fonctionner et disons avec certains ralisateurs, jaborde le dcoupage, ce qui me permet denvisager des machines, si on a besoin dune grue, dun steadicam, dun travelling Pour pouvoir commander la production mais aprs sur le tournage ce quon fait cest une premire rpte, o on rentre sans camra sans rien, et on est juste deux tmoins, le ralisateur et moi. De quelle manire les comdiens vont se dplacer dans lespace ? partir de l, le dcoupage devient vident. On sait o il faut mettre la camra. Il y a quelque chose dorganique. Et du coup si on dcide dtre lpaule, moi jessaie de faire des mouvements lpaule, les mmes que jaurais fait avec une Dolly. Donc il ny a pas de raisons de faire autrement et dailleurs je travaille avec mes assistants camras et ils savent que si la rpte je fais trois pas pour marrter dans une position pour filmer un comdien, ils savent que pendant le tournage je ferai les trois pas exactement les mmes. Parce que je sais aussi quils 104

prennent des repres dans lespace, il faut que les comdiens soient nets et ce nest pas parce que cest lpaule quil faut que tout soit improvis, parce qu un moment donn il faut un peu de prcision dans tout a.

Bilan Vnus noire est un film dpoque dont les plans plus larges que dans ses films prcdents, ncessitent une composition et une prparation plus travailles. Les acteurs sont dsormais professionnels, cependant la camra est toujours porte lpaule. Ce dtail est intressant car il contredit une ide que je mtais faite. Je pensais que certains sujets se prtaient mieux un dispositif en camra porte, par exemple la plupart des films tourns lpaule se droulent notre poque, ils sont ancrs dans le quotidien. En revanche, rares sont les films dpoque qui emploient ce dispositif et souvent lorsquils le font cela leur donne un ct anachronique. En ralit, Abdellatif Kechiche montre ici que le procd de prise de vue nest plus seulement un moyen de capter le meilleur dun acteur en travaillant en plan squence par exemple. La camra porte est lie sa manire de voir le monde, de le reprsenter dans son cinma que ce soit pour filmer le monde contemporain ou des histoires du pass. En effet, il lutilisait dj pour le tournage de son premier long mtrage la Faute Voltaire (2000). Les oprateurs ont chang depuis et pourtant la manire de filmer est la mme, cela tmoigne bien de la notion de style associ la camra porte. Dans la ligne dun Cassavetes, Kechiche travaille avec deux camras qui tournent en plan squence. Ici le plan squence nest pas la dmonstration dune performance technique mais un procd de tournage qui permet au metteur en scne de capturer le maximum de matire, de tirer le meilleur du comdien, en vue dun montage qui consistera dcouper a posteriori et rythmer ces instants. Sil ny a pas de dcoupage en amont, il y a un dcoupage lors du montage qui est propre au langage cinmatographique. Par exemple, la squence finale de La graine et le mulet, dans laquelle le vieil homme bout de force court aprs des jeunes qui lui ont vol sa mobylette, est la preuve dune forme de dcoupage dveloppe au montage. Le montage altern entre limage de la belle-fille jeune et bien-portante qui fait la danse du ventre et le vieil homme maigre et puis qui scroule sur le sol, cr un contraste saisissant. Ces deux images acquirent une force quelles navaient pas au 105

tournage sparment. Cest la preuve que le dcoupage nest pas absent de la mise en scne, mais que cest une tape repousse au montage qui permet de travailler partir dune matire organique, et vite denfermer les choses dans une logique intellectuelle qui risquerait de donner un caractre artificiel au film. Pour Kechiche, a na pas de sens de penser le cadre en amont alors quen fonction du dcor, du corps dun comdien, la camra trouvera sa place naturellement . Le plan squence permet de travailler le matriel filmique, le jeu naturaliste dun comdien, afin de faire ressortir les moments de vie. Cela explique limpression dassister des scnes trs fortes et intenses lors du visionnement de ses films. Les squences qui duraient au dpart vingt minutes, le temps que la vie vienne, se retrouvent rduites leur essence. Dans lnonc de mon mmoire jai employ le mot enjeux de la camra porte. Jentendais par l entre autres, cette nouvelle possibilit pour les metteurs en scne qui lutilisent, de travailler sans dcoupage technique pour plus de spontanit et plus de recherche au moment du tournage, envisag non plus comme une fin, mais comme un point de dpart pour exprimenter. Etrangement, comme Bruno Dumont, Lubomir Bakchev me parle du rejet de la camra subjective et de limportance davoir une harmonie entre les comdiens et la camra. Dumont parlait de limpossibilit de filmer objectif avec une camra porte. Cependant, Kechiche est la preuve que bien quelle soit porte, sa camra aussi est invisible. Je me suis rendu compte en analysant les films dAbdellatif Kechiche que paradoxalement, joubliais la prsence de la camra mobile. Il y a deux raisons cela. La premire est lie notre dsir de spectateur de croire :

Accepter de croire que limage est la ralit, alors quelle nest quune image de la ralit touche ce quil y a de plus profond dans les tres humains : le dsir de croire. Et cest sur ce dsir que repose la magie du cinma : ladhsion ce qui est montr est fonde sur un dispositif cinmatographique qui, lui, doit rester invisible. 73

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LAPLANTINE, Franois, Leons de cinma pour notre poque, Paris, Tradre, 2007, p. 103.

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Techniquement, cette invisibilit se traduit par le fait que les mouvements des acteurs et de la camra sont en communion parfaite, comme lest la camra de Dumont sur un travelling qui sarrte quand le personnage sarrte. Lubomir explique trs bien cette ide dharmonie entre le filmeur et le film avec lexemple du tango argentin. Le cadreur nest pas un interprte de la scne quil filme comme il le ressent, ce nest pas de limprovisation, cest une technique qui sacquiert avec lexprience, cest un travail de longue halne. Comme pour un documentaire qui demande de connatre son sujet avant de lancer la camra, Lubomir suit les comdiens depuis les rptitions jusqu la dernire prise, pour apprendre jouer AVEC eux. La camra porte permet cette interaction et cette adaptation face au jeu dun acteur, professionnel ou non. Loprateur apprend connatre le corps des gens quil filme. Ce nest plus lacteur de suivre un parcours dans un cadre limitatif, cest le cadreur qui doit saccorder avec le comdien, celui-ci tant susceptible dvoluer entre les prises, dlargir le cadre pour y faire entrer autre chose, quelque chose qui ne peut pas scrire sur un dcoupage mais que la camra mobile permet de saisir tout instant. Cest ce qui rend le travail doprateur lpaule si passionnant.

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VII. LA CAMRA PORTE DANS LE CINMA CONTEMPORAIN 3. Entretien avec Claire Denis74 La camra est le mdium du rcit

Claire Denis est une cinaste franaise qui a grandi en Afrique. Elle a ralis de nombreux longs mtrages sur le dsir et la violence. Le travail sur les corps et la matire est au cur de ses rflexions. Elle tourne principalement avec la chef opratrice Agns Godard et fait un emploi frquent de la camra porte. Pour son dernier film White Material (2010) tourn au Cameroun avec Isabelle Huppert, elle a fait appel Yves Cape pour limage. Cest lui qui ma conseill de les interroger elle et Agns sur leur longue collaboration. Nous revenons dans cet entretien tlphonique avec la cinaste, sur le rle de la camra porte dans sa mise en scne travers lexemple de plusieurs films, mais aussi sur ses questionnements avec loprateur pour llaboration dune image et dune texture, au service des acteurs et du film. quel moment dans la conception dun film dterminez-vous le dispositif de tournage, savoir lutilisation de la camra lpaule ou sur pied ? En fait cest en crivant que je le sens. Au moment du scnario, la scne soit elle apparat presque dj dans sa plnitude si jose dire. Est-ce quelle est pressante, fragmente ? Ou est-ce quelle est au contraire haletante, fixe ? Enfin vous voyez, cest dj prsent dans la matire mme de lcriture, quelque chose apparat et je pense aussi que cest mme dj dans lide. Il y a quelque chose qui apparat parce que a fait partie du sens de la scne. Ce qui fait que parfois une scne est difficile crire parce quil faut arriver dcrire le sentiment que cest fuyant, haletant larrach, ou au contraire avec un peu de recul et sans commentaire aucun. Je me souviens du meurtre dans Jai pas sommeil (1993), la vieille dame qui est tue. Je sentais bien quil y avait quelque chose, quon ne pouvait pas accompagner les tueurs. On ne pouvait que les voir une certaine distance, comme si on aurait pas d les voir au fond. Parce que si on avait t lpaule, il me semblait lpoque quen tant qutre humain il fallait intervenir dans le meurtre. Et quen se mettant demble de lextrieur, ds la rue, dans cette situation peut-tre de voyeur mais de voyeur passif, impuissant, peut-tre terroris, a ferait que le meurtre serait crdible. Il me semblait que si jaccompagnais les gestes du tueur, a ntait pas juste. Donc dj je savais que a serait un travelling et puis sur pied quoi. La danse de Richard Courcet par exemple, la danse du tueur, bien sr que ds lcriture ctait pas une danseuse de lopra, ctait un petit cabaret serr o il
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Entretien ralis le 04/11/2010 Paris par tlphone.

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dansait habill en femme. Je pensais quon ntait pas lpaule pour faire reportage, mais je pensais quon tait lpaule comme si on tait dans lassistance et quon le regardait avec intrt puis peut-tre avec dsir et aussi avec amour et quon devait laccompagner en tout. Du bout de ses doigts peints ses pieds nus et que donc il fallait tre comme quelquun qui suit chaque courbe de son corps. Donc a a ne pouvait se faire mon avis qu lpaule parce que si on avait essay de le faire sur pied avec des panneaux et des branches et tout, il ny aurait pas eu dalas, lala de la danse, de ces regards comme un frmissement dans la foule. Et pour a, je me disais quavec Agns on devait essayer de le faire en prenant des risques videmment, mais comme a. Par exemple ce choix de mise en scne, est-ce que cest quelque chose que vous formulez directement avec Agns ou est-ce que cest elle qui le sent en lisant le scnario ? Non, souvent comme je vous lai dit, cest des choses qui naissent lcriture. Quand jai crit une scne, quon en parle avec Jean-Pol75, il me semble dj que dans sa nature mme, comme la scne du crime, elle ne peut pas tre filme autrement quavec cette rserve. a a se passe au moment de lcriture, aprs videmment jen parle avec Agns, on fait des lectures et en gnral elle voit bien que cest crit pour tre un plan fixe ou plutt Je dirais que dans lIntrus (2005) par exemple, la scne o Katia Golubeva est dans la neige avec les chevaux, je lavais crite comme une vision, comme un cauchemar de lhomme. Je lavais crite comme des lambeaux de souvenirs, comme quelque chose de pas clair. Puisquil est pour moi dans cette espce de trou du film o il va tre endormi, et il se rveille en Core. Il y avait quelque chose qui tait comme des images quon a quand on va tre endormi pour une opration. Ctait pas forcment raliste. Donc on avait programm daller tourner un certain endroit avec les chevaux Mais mon assistant qui tait extrmement prvoyant voulait commander des engins de neige pour mettre la camra. Et je lui ai dit : Ecoute, je saurais pas te dire pourquoi mais jai limpression quon doit tre cheval, soit il faut quon soit pratiquement train dans la neige comme Michel Subor . Je ne vois pas comment on pourrait tre sur un ski doux alors quon dcrit quelque chose, des chevaux qui se cabrent, des cris, des coups de fouets, un homme train jusqu la mort pratiquement dans la neige. Donc on ne pouvait trainer Agns dans la neige, donc on a trouv une vieille luge quon a attache un cheval et Agns et son assistante se sont attaches sur la luge et ctait trs chaotique bien entendu, mais a ntait pas pour tre chaotique, cest quelles taient avec laction. Vous savez, dcider a veut rien dire, mais si on ne les ressent pas au moment de lcriture pour moi cest difficile de les ressentir au moment du tournage. Parce que a veut dire que a devient de la pure technique. Et parfois du reste, des choses que jai ressenties lcriture, je nai plus les moyens de le faire au tournage. Soit parce que je suis en retard sur le plan de travail, soit parce que les conditions climatiques ne sy prtent pas. Et dans ce cas l, cest l o il faut prendre une dcision trs vite. Et souvent et quasiment toujours, la scne est change, a nest plus la mme. Parce que la camra est le mdium du rcit. Et je crois que quand on crit un

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Jean-Pol Fargeau est le co-scnariste de presque tous les films de Claire Denis.

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scnario on est quand mme un peu conscient que si ce quon crit ne tient pas compte de a, a va mal se passer. Votre dernier film White Material a t beaucoup tourn lpaule alors quavant vous faisiez un peu des deux en fonction des squences. Pourquoi ce choix ? Ah non pas trop. White Material il y a eu de lpaule mais il y avait beaucoup de choses dans des vhicules, sur moto. On tait un petit peu avec le personnage principal donc videmment on marchait beaucoup, on courait, on tait dans des vhicules quelle empruntait, dans un bus, sur la moto, dans son camion Mais je pense que dans White Material il y a normment de plans fixes, dont certains au 24 mm. Je crois quil y a trois plans au 24 mm sur pied videmment. Il y a bien longtemps que je navais pas utilis le 24 mm et dans ce film il y en a eu trois et je les ai adors. Javais besoin quils existent pour tablir ce territoire dsuet, effac. Il y a des plans fixes quand Isabelle sarrte et quelle est toute petite dans un paysage trs grand. Et puis ds quelle se remet en mouvement hop on est avec elle. Mais tous les moments o elle est saisie en pied dans cet environnement quelle croit ami mais qui peut-tre est hostile, l il ne fallait vraiment pas autre chose que des plans fixes. Vous avez fait la plupart de vos films avec Agns Godard, vous avez lhabitude de travailler ensemble, comment sest pass le changement doprateur, votre collaboration avec Yves Cape ? Comment est-ce que vous lavez choisi ? la dernire minute, Agns na pas pu faire le film pour des raisons familiales, donc connaissant le travail dYves Cape depuis un moment dj travers les films de Bruno Dumont, je me sentais dj en confiance Enfin je ne sais pas comment dire, javais limpression que ctait quelquun avec qui jaurais dj aim prendre un caf, parler, tout a. Evidemment cest trs diffrent parce que je suis si attache Agns, quon a plus besoin de se parler, on se comprend demi-mot. Mais dun autre ct, aussi curieux que cela puisse paratre, je crois que Yves a compris le film, comment a allait fonctionner. Donc trs vite on tait en harmonie. Et puis il a accept des choses exceptionnelles. Le matriel lectrique a t bloqu la douane pendant quatre semaines, donc il a fallu quon fasse une grande partie du film sans aucune lumire. Cest--dire que a a boulevers le plan de travail compltement parce quon ne pouvait pas faire les nuits, les intrieurs, comme on voulait les faire. Et Yves la non seulement pris en compte, mais on a mme fait des intrieurs en lumire naturelle. Je ne sais pas comment dire, on a compris que peut-tre a allait tre une chance pour cette image. On avait t ensemble au Cameroun pour choisir les mulsions dabord. Donc on avait regard les diffrentes mulsions sur la terre, sur le feuillage, sur la peau blanche, sur la peau noire. Donc dj il y avait deux mulsions qui nous plaisaient beaucoup. On avait fait les essais avec Isabelle et on stait rendu compte que dans une lumire aussi comment dire ? Le rendu ntait pas trs doux sur une peau blanche. Parce que la peau blanche a tendance rougir un peu, puis la lumire tombe pic ds dix heures du matin. On stait rendu compte quon allait jouer avec a pour que les acteurs soient beaux et soient regards dans leur beaut et pas annihils. Et du reste jai aim a beaucoup parce que je pense que si on les avait clairs au dbut, si on avait mis des rflecteurs et tout, ils auraient eu lair de hros tropicaux, alors que l je trouve quils sont beaux et trangers. On voit leur peau, le grain de leur peau. 110

Yves me disait que pendant les prises vous tiez dans sa nuque, trs poche de lui pour ressentir physiquement la prise. Ah mais a, cest un peu ma dinguerie, cest--dire que je dteste les moniteurs. Et quand je vois quelquun qui marche, qui tient la camra, jai limpression que si je suis ct de lui, je sens comme lui. Cest pas tout fait vrai, enfin moi a me donne limpression dtre dans sa sensation, le plus proche possible de sa sensation et donc de sentir sil est heureux, si a sest bien pass ou pas. Et si je regarde dans un moniteur, je suis compltement dconnect et je vois les bords du cadre, si cest bien, si cest pas bien. Donc au lieu de ressentir ce que lui a ressenti ou Agns a ressenti - parfois je la tiens mme par les paules Agns - et bien je juge un rsultat et a ce nest pas agrable.

Claire Denis aux cts de Yves Cape sur le tournage de White Material Mais est-ce que vous avez la possibilit de visionner les images aprs la prise ou est-ce que vous tournez sans vido ? Non sur White Material on ne recevait pas de cassette. Il y avait ces problmes de douane, donc je nai rien vu, jai attendu la France. On parle de direction dacteur, est-ce quil ny a pas aussi une direction de cadreur ? Direction non, et mme dacteur je crois que cest la mme chose. Cest--dire quil faut quand mme essayer dexprimer aussi bien que possible, comment on voudrait que la scne soit ressentie, comment on voudrait le dire. Et parfois cest dj explicite dans le scnario et si a ne lest pas alors il faut lexprimer sur place, de telle sorte que les acteurs et le cadreur au fond ressentent la mme chose. Et je trouve que cest dautant plus vrai que je voyais bien que Isabelle qui ne connaissait pas Yves, trs vite elle tait en harmonie avec lui. Alors quelle ne voyait pas de rushes 111

non plus. Elle aurait pu se poser des tas de questions. Mais du coup a cr une harmonie, cest un mot un peu niais peut-tre, mais on est sur la mme longueur donde. Je pense quIsabelle sentait. Dabord elle sent la camra Isabelle dj pour tout dire. Et donc elle sentait que ctait une camra qui laccompagnait et je crois que ctait agrable pour elle. Je crois quon ne dirige pas les cadreurs, pas plus que les acteurs. On essaie de les attirer. Mais Yves et Isabelle aussi ont quelque chose en commun, cest quon na pas besoin tellement de les sduire ou de les attirer ou de les convaincre de les diriger ou ceci. Cest quils sont dj avides, affams de savancer dans le film. Cest pas des gens quon a besoin de tracter. Ils sont l frmissants dimpatience. Enfin cest comme a que je lai vcu. Dans votre film Trouble every day vous utilisez la camra Aaton lA-Minima. Quest-ce que cette nouvelle camra apporte au film ? On nous la prte parce quelle ntait pas encore standardise et donc jai dit Agns : Essayons-l !. Et on la essaye sur nous comme a, et puis avec Agns on sest dit que si on lutilisait a serait pour deux scnes trs particulires, dans le lit justement parce quelle permettait dtre dedans. Je crois que a cest aussi parce que Agns et moi on est quand mme reli par des fils invisibles donc, non pas des fils invisibles, Agns et moi on a une curiosit commune. Et ds quon a vu cette camra et quelle me la montre, on a tout de suite senti pour nous deux ce que a allait signifier. Tout en sachant quelle tait encore un prototype et que faire le point allait tre trs difficile, mais en mme temps pour le film ctait beaucoup plus appropri davoir lA-Minima que de faire certaines scnes en HD par exemple. Je pense que cest plutt la sensation que cest a quil faut. Comme le film White Material, la dcision de se dire mais forcment cest de la pellicule a vient du producteur aussi mais cest--dire que nous on avait les deux mulsions Kodak qui nous plaisaient normment. Et du reste qui nous ont fait souffrir parce que nos essais ont t compltement irradis la douane, donc on ne les a jamais vus dans leur tat pur, mais en mme temps on savait que ces deux mulsions Kodak convenaient cet quilibre des couleurs quil y avait dans cet endroit du Cameroun o la terre est rouge par endroit, orange par endroit, o le vgtal nest pas vert cru mais un vert un peu sec, un peu dessch, et du coup la peau blanche est trs fragile, et on sent sa fragilit et on sent quelle rougit vite. Peut-tre quavec une HD la peau blanche aurait t plus lisse, moins fragile. Il y aurait eu les peaux noires et les peaux blanches mais il ny aurait pas eu cette fragilit l en plus. Cest ce quon a pens lpoque, je crois quon a eu raison de le penser en plus. Quelle diffrence entre votre mise en scne sur pied et lpaule ? Cest a la diffrence. Evidemment sur pied on est comme prisonnier dune certaine position et on est somm de voir se drouler la scne de l, de cet endroit prcis l. Et cest cet endroit prcis l quon a choisi. Parfois en dcor naturel on est un peu assign un endroit. a arrive quun dcor naturel nous donne des ordres parce quil est contraignant. Quand on est lpaule, non je pense que l ce nest pas la mise en scne qui est diffrente, cest le rapport avec les personnages qui est diffrent. Cest tourner lpaule qui est diffrent. Cest lacte de mise en scne, cest--dire quon est entr dans laire de jeu. On ne peut pas tre lpaule et tre extrieur laire de jeu, a naurait pas beaucoup de sens. Sauf parfois a mest arriv de faire des plans larges et fixes lpaule, a mest arriv plusieurs fois dans Beau travail et aussi dans White Material, pour que ce soit le point de vue de quelquun. Cest--dire 112

que ce lger tremblement du cadre soit celui dune respiration. Dans ce cas l cest un point de vue. Par exemple dans 35 Rhums il y a trs peu de plans lpaule. Il y en a dans le RER au dbut. Est-ce que vous avez tourn lpaule pour des raisons pratiques ? Oui dans la cabine de pilotage cest impossible dtre sur pied parce que cest tout petit. On a dabord fait des essais avec Agns, avec plusieurs camras, on a essay avec du film, de la HD Il fallait que lon soit mobile puisquon changeait de train souvent. Par contre dans lappartement, javais choisi un appartement avec ce long couloir, avec cette forme particulire qui dcrivait la place de la fille et la place du pre. Quand elle a lu le scnario elle ma dit tout de suite : Cest quelque chose quon va faire sur pied bien sr. Ctait dj dans la nature de leurs rapports. Ctait des rapports de lien pre-fille, ctait pas des rapports haletants. Et au contraire cest des rapports o le pre et la fille sont pudiques lun avec lautre, parce quils savent que le moment de la sparation approche. Et puis je pense que cest comme ce personnage principal du pre qui bien que a lui cote, petit petit prend la dcision de se dire : Voil jai fini ce morceau de vie avec ma fille prs de moi. Et donc comme il en prend conscience, il me semblait quon avait une place assigne nous aussi.

Bilan Le cinma nest pas une science exacte. Cest une ide qui peut paratre nave, mais en commenant mes recherches sur la camra porte, je pensais arriver dresser une sorte de mthode qui consisterait dcliner toutes les possibilits narratives et esthtiques de la camra porte, un petit guide du cinaste. Comme sil y avait une orthographe cinmatographique. En ralit, et cest ce qui est passionnant, on peut dire une chose et son contraire avec un mme dispositif. Par exemple, devant limpossibilit de filmer objectivement la scne du viol dans Flandres, Bruno Dumont se retrouve employer pour la seule fois du film une camra porte trs proche des comdiens afin de figurer la violence de la scne. En revanche, Claire Denis fait exactement linverse. Elle ne peut pas filmer le crime de prs en camra porte car cela signifierait pour elle que le spectateur cautionne cet acte. Pourtant dans Flandres, la proximit ninduit en rien le fait que le spectateur soit en accord avec les personnages. Nous prouvons visuellement la violence de la scne. Qui a raison ? Et bien il ny a pas de rponse juste. Ces deux cinastes ont tous les deux une explication qui justifie lemploie de cette technique, mais limportant est quils ont fait ce choix consciemment. Comme le dit Claire Denis : La camra est le mdium du rcit. Ces choix sont le fruit dune rflexion au service dune cration, dune ide. 113

En ce sens, il est important de matriser ses outils pour exprimer de manire juste sa vision au spectateur. De la mme manire, je pensais que la direction dacteur pouvait trouver une quivalence avec lide dune direction de cadreur. En aucun cas il sagit de diriger comme lexplique trs bien Claire Denis. Sur le tournage de Bruno Dumont, jai t trs surpris quand jai dcouvert que lessentiel de sa direction dacteur se rsumait des indications comme : Ne pense rien ou alors Regarde l, marche plus lentement, crie plus fort ! . Jimaginais des discussions trs complexes, un discours labor. En ralit, il exprime des indications simples qui permettent lacteur de ne pas jouer, de ne pas en faire trop. Il ne les dirige pas, il les filme. Il travaille partir dune matire existante, avec leur personnalit et leur corps. De mme, Claire Denis ne formule pas oralement toutes ses intentions, elle travaille suffisamment la matire de son scnario pour quil contienne en lui-mme la manire de laborder, aussi bien pour les comdiens que pour le chef oprateur. Son rapport trs physique avec le cadreur est trs intressant car il rvle sa manire denvisager le plan non pas comme une image dans un cadre mais comme une prise, une sensation prouve.

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VII. LA CAMRA PORTE DANS LE CINMA CONTEMPORAIN 4. Entretien avec Agns Godard76 Je suis le personnage du film quon ne voit jamais

Agns Godard a sign limage de la plupart des films de Claire Denis, elle a notamment travaill avec Erick Zonca, Andr Tchin et Peter Handke. Elle a reu le Csar de la meilleure photographie en 1999 pour Beau travail ralis par Claire Denis. Je lai rencontre dans un caf parisien quelques heures aprs mtre entretenu avec son amie cinaste, afin daborder la question du dispositif dun point de vue doprateur, de technicien, mais aussi travers une vision artistique et passionne du cinma et de ses outils. Riche de ses annes dexpriences auprs de grands cinastes, elle ma fait part de sa dmarche et de son rle de chef opratrice dans le choix des outils de filmage. Nous aborderons bien entendu la question de la camra paule mais aussi plus largement, les enjeux relatifs au choix du format argentique ou numrique, 16 ou 35 mm. Quand vous lisez un scnario, est-ce que vous vous posez la question du mode de filmage ? Est-ce que cest des choses que vous ressentez ds le scnario ? Que je ressens ds le scnario oui, a cest sr. Pas forcment au moment o je le dcouvre, mais aprs la fin de la lecture jai une ide assez abstraite, cest curieux. Cest plus une reprsentation de sculpture, que de peinture ou de photographie, cest des volumes. Ce que je trouve finalement dune certaine manire assez logique parce que cest des lieux, cest des espaces, cest des corps. Et l oui, il y a des choses qui me viennent, cest des envies de mode de prise de vue. Alors bien entendu, soit jai des informations avant par le metteur en scne, soit si je nen ai pas eu, je fais part de mes impressions. Mais cest sr que la lecture se solde par des reprsentations en terme demploi de telle ou telle technique. Vous parlez de volumes, en camra porte le boug, le dplacement du cadreur provoque une modification des perspectives et une impression de volume, de profondeur que lon ne ressent pas devant un plan fixe sur pied. Mme si on reste dans une reprsentation en deux dimensions, est-ce que la camra porte ne serait pas dune certaine manire un effet de 3D ?

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Entretien ralis le 04/11/2010 Paris.

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Oui, en tous cas jai pas limpression quil y ait plus de profondeur, je dirais quil y a une plus grande mobilit. Je pourrais en parler surtout partir de la sensation que jai eu la premire fois que jai fait de la camra lpaule. Ctait il y a assez longtemps, un film de Claire Denis Sen fout la mort (1990), ctait en 35 mm et a ma vraiment surprise et fascine. Je me suis rendue compte que je me racontais une histoire en cadrant. Cest--dire que javais limpression dtre un personnage du film quon ne voyait jamais. Et le fait de pouvoir bouger mais mme de manire minimale, cest-dire prendre un appui sur un pied et passer en appui sur lautre pied, a me donnait limpression dtre prsente, de ctoyer les gens et surtout de les suivre. Javais le sentiment que pour les filmer, jtais compltement aspire, un peu comme un aimant et que je navais quune vision centrale de limage. Cest--dire que je voyais toujours le centre de limage, les bords de cadre taient comme une espce dabstraction pour moi. Bien sr je les guettais parce que je voulais tre sre que le micro ne rentre pas par exemple. Mais je ne me laissais jamais aller regarder limage comme tant quelque chose qui est rempli lintrieur de contours. Je les suivais comme un lastique ou comme un aimant et ctait a qui me plaisait, essayer de deviner, tre dans leur tte. Ctait cette possibilit que a me donnait, enfin moi javais limpression que quand on prenait la peine de regarder les bords des cadres comme pour regarder avec distance ce quon appelle un motif, et bien ctait trop tard. Une fraction de seconde et on nest plus dans leur tte. Cest trs trange, donc dans ce sens a permet de dcouvrir quelquun et a permet dexercer au maximum lide dun premier regard sur quelquun. Et cest a que je trouve formidable quand on fait un plan et quon donne limpression que cest la premire fois que lon regarde et que lon dcouvre, je pense quun plan nest jamais aussi russi que quand on donne cette sensation, mme si on ne peut pas la nommer. Et l du coup javais limpression de lavoir. a ne veut pas dire que je suis en train de dire que cest le mode le mieux pour filmer. Chaque mode de prise de vue, cest-dire quelle que soit la machine quon utilise pour poser la camra a dgage une impression, a a un sens. Cest a que je trouve absolument passionnant. Cest assez grisant parce que cest une manire trs physique aussi davoir un contact avec la camra, parce que cest un peu comme danser avec les gens, cest--dire quon a un cavalier qui conduit la danse et le plaisir est de le suivre dans son rythme intrieur. Quand je fais appel cette notion : lide dun premier regard, cest quand mme pas prendre la place de quelquun qui est en train de fabriquer quelque chose mais prendre la place dun spectateur en fait. Et cest cette passation que moi je trouve fondamentale quand on cadre, parce que quand je cadre un plan la seule question que je me pose ce nest pas de me dire est-ce que cest beau, cest est-ce que jy crois. Est-ce que jy crois pour le film ? Cest la question que peut se poser un spectateur. On est en train de le faire et en mme temps curieusement on est en train de le regarder et donc on prend la place en mme temps quon le fait dun spectateur. Et je trouve que cette passation cest avec la camra lpaule quon lprouve le plus. Cest trs exaltant. Vous parlez de limpression de premier regard mais pourtant vous faites quand mme des rptitions avant de tourner non ? Quelquefois oui, quelquefois il ny en a pas. Moi je dois dire que jen suis arrive au point o jadore faire des plans lpaule sans rpter. En me disant : Je vais bien voir. Parce que finalement quand on refait, il y a un moment o on sait ce qui va se 116

passer et cest pas la mme chose. Maintenant, toutes ces qualits l, toutes ces choses l, a ne veut pas dire que le plan na pas t chorgraphi, entendons-nous. La camra lpaule ne remplace en aucun cas une mise en scne absente. Je me souviens dun plan au dbut de Sen fout la mort dans lequel on passe dun personnage un autre, il y a des entres et des sorties de champ, a parat chorgraphi pour le coup. Oui a ltait dautant plus quil fallait un moment donn que je me retourne 180. Je me rappelle trs bien ctait dans un passage de porte et ctait pas facile mais ctait formidable, parce que ctait chorgraphi et a ltait suffisamment pour pouvoir quelquefois improviser en terme de rythme lintrieur de la chorgraphie. Cest a qui est vraiment bien. Cest le plaisir dtre en empathie avec le rythme des comdiens, de ce qui se passe, avec cest vrai quand mme une grande libert. Mais donc ce cinma est compltement diffrent du cinma dHitchcock par exemple qui matrise totalement son dcoupage. Oui bien sr mais cest parce que le cinma dHitchcock fonctionne sur un autre registre. Quand on est comme a camra lpaule, jai limpression quon enregistre on est ncessairement dans un temps de rcit qui en tous cas au moins pendant quelques secondes est quivalent au temps rel. Et donc on capte des morceaux de vie, des morceaux dexistence en pointill, par intermittence. Cest cette ide quand vous dites : On fait des phrases 77 Voil. Mais Hitchcock il prvoyait tout, tout tait chorgraphi et justement au fond dune certaine manire en pointill aussi. Lide pour lui ctait de crer du suspense. Tout tait orchestr de manire gographique, gomtrique, optique donc on peut presque dire mathmatique ou scientifiquement. Mais cest dans le genre une mise en scne incroyablement accomplie. Cest pas diffrent, cest une autre nature, cest une autre possibilit, il y a un ventail fou, cest a qui est gnial avec le cinma. Mais jen reviens votre premire question. Aprs avoir lu un scnario, jai dj des ides en tous cas que je vais proposer, parce que a a un sens, a dit quelque chose. Le choix de la manire dont on filme devrait toujours avoir comme principal argument ce que a va dire, cest--dire un angle dattaque artistique , pas Pas technique Voil. On peut dembler dire quon va faire un film entirement en camra porte, cest ce qui ctait pass pour Sen fout la mort. Mais justement, a avait donn lieu des essais, parce quon se disait que tout en camra porte a allait tre dur pour moi de tout faire en 35 mm et quil faudrait peut-tre le faire en Super 16. Mais jai propos quon fasse des essais parce que je voulais vraiment le faire en 35 mm. Et justement on a fait ces essais et a a t trs riche denseignement parce quon a choisi le 35 mm. Parce quon a vu les images. Et on a choisi le 35 mm avec seulement deux focales : le 40 et le 50 mm. Tout le film a t fait avec a. Je crois que cest comme a quest venu cette histoire un peu zinzin que je me suis raconte,
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Entretien avec Agns Godard propos de Golden Door par Willy Kurant, Les cahiers AFC/Lumires n3, 2009, p. 24.

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que jtais un personnage du film quon ne voyait jamais. Pour moi ctait a le film, ctait comme a quil devait tre capt. Dabord ctait lhistoire de gens clandestins dune certaine manire et ctait a qui allait le rendre le mieux. 40 et 50 mm cest quand mme les deux focales qui se rapprochent le plus de la vision humaine. Josais des choses pour les ctoyer, les suivre, jai mme demand quelquefois quils se retournent et quils regardent dans la camra comme sils se sentaient suivis, on la fait deux ou trois fois. Et je pense que a simprime dans un film et bien tout a, a va dans le mme sens pour moi. Et ctait un parti pris, ctait pas pour aller plus vite. Ctait une forme qui tait recherche qui allait dire quelque chose et qui je trouve sadaptait vraiment au film. Il y avait un long plan la fin, cette fin l na pas t monte, je lavoue mon grand regret. la toute fin du film quand on suit la camionnette qui emmne Isaac de Bankol laroport, on avait fait un long plan squence lpaule Orly, on le voyait rentrer dans laroport, on le suivait, on le perdait dans la foule, on le retrouvait, il tait loin tout coup de la camra. Il se retournait et il regardait brivement et il disparaissait dans la foule. Moi jtais compltement exalte, ctait incroyable on avait russi faire le plan. Ctait magique les gens ne nous regardaient mme pas. Ctait absolument incroyable et pour moi la boucle tait boucle. Ctait un, parmi une immensit de gens. Bon il se trouve que cette fin l na pas t monte, mais jtais heureuse quand on a tourn ce plan parce que je me disais : Voil, on a bien fait de le faire comme a. Jai trouv ce plan troublant de Jy croyais, mais comme je dirais je crois dans le cinma quoi. Cest intressant ce mlange entre la vie et le cinma, le rel et la fiction. Jai fait un court mtrage pour ce mmoire dans lequel je tournais dans la ville avec un acteur qui composait sur une trame de fiction et les passants que nous filmions, quil interpellait, ne regardaient jamais lobjectif, ils faisaient comme si la camra ntait pas l. Oui mais je crois que ctait un peu lide que je disais tout lheure, quand je me racontais que jtais un personnage du film quon ne voyait jamais. L jtais au milieu de tout le monde. Et finalement jtais comme eux, au milieu de tout le monde. Cest incroyable, a fonctionnait. Moi je me dis dans ces cas l a veut dire un peu quelque chose, a veut dire que a se fond quoi, cest organique voil, et si cest organique cest humain. Mais justement a me fait un peu penser la thorie dun historien78 qui fait ressortir deux tendances du cinma. Celle plutt hollywoodienne de limage mcanique, objective, parfaite en opposition une tendance plus subjective, humaine du cinma europen qui tolre les dfauts lis au port de la camra. Quest-ce que vous en pensez ? Oui alors l je crois que je peux mme aller plus loin, pour moi cest reli directement Bergson et la notion du temps chez Bergson. Il y a dautres philosophes qui en ont parl notamment Deleuze qui reprend finalement compltement la thorie de Bergson. Mais moi je pense que cest parce que dans ces cas l qui fonctionnent, il faut vivre le temps prsent et que dj le temps prsent est un futur qui va arriver. Donc a veut dire que le temps prsent est aussi en train de se constituer comme
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PREDAL, Ren, Esthtique de la mise en scne, Paris, Editions du Cerf, 2007, p. 45.

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pass et cest--dire comme mmoire. Et un plan qui est russi, un plan qui fonctionne pour moi cest un plan qui est dans le prsent mais qui est charg dun peu de pass et qui est dj dans un futur en devenir. Et je me suis longtemps interroge cest ce qui fait que je fais ce mtier sur les photos de famille. Je ne vais pas raconter ma vie mais cest li a. Mais moi a me passionne littralement. Maintenant, en effet dans les films hollywoodiens il y a un peu un recul, cest--dire que cest un spectacle. Mais encore une fois, cette ide de subjectivit a rejoint lide quon est la personne qui fabrique limage si on tient la camra encore que tous les ingrdients ont t fournis par le metteur en scne bien entendu, je ne fais pas abstraction de a mais en mme temps on lexpertise au moment o lon est le spectateur. Mais cest des formes possibles de cinma. Cest vrai quen Europe, en tous cas en France, il y a quelque chose qui a ouvert cette porte l, cest la Nouvelle Vague. Il ny a pas de doutes. Du reste aux Etats-Unis, il y avait en mme temps lcole de Leacock, tout a cest li. Mais cest justement incroyablement joyeux de se dire quil y a tellement de faons de faire des films. Cest formidable. Justement par rapport toutes ces faons, en 1995 Lars von Trier fait son Dogme avec cet impratif qui dit que la camra porte est obligatoire. Que pensez-vous de cette dmarche ? Oui mais alors le Dogme a ntait pas que a, il y avait la lumire naturelle Moi je crois quil a montr que ctait ce quil pensait sur le moment et puis voil. Depuis il a montr quil avait tellement de cordes son arc. Il a quand mme fait un film sans dcors avec des lignes blanches au sol. Moi jai vu le film, jai mis peut-tre un quart dheure, mais aprs jy ai cru compltement. Et chaque fois que je vois un film de lui, je suis littralement subjugue. Mme si chaque fois dedans, il y a des trucs que je dteste. Il y a toujours un ou deux plans que je trouve mais a nengage que moi de trs mauvais got. Mais par exemple dans Antichrist (2010) il y a justement un truc super intressant, je me suis dit que ctait dailleurs curieux que jamais personne nen ait parl. Je trouve ce film admirablement film, je trouve limage exceptionnelle et notamment lemploi du numrique, parce que a ne se voit pas comme tel, mais la texture de limage malgr tout, alors quon est en camra porte dans une sorte de saisissement de la ralit, la texture de limage qui est numrique cr ce lger recul qui fait mon sens quon peut regarder le film, que la violence est soutenable. Je pense que si ce film avait t tourn en argentique et quon avait t dans un code didentification, on naurait pas pu soutenir la violence du film. Donc ce gars l, cest un visionnaire. Mais tout a pour dire que cest ses ides qui font ses films. Cest pas la technique et cest pas seulement pour lui, la technique ne fait pas les films, cest lide, et les ides en gnral portent en elles le matriel choisir. En tous cas pour moi cest lordre des choses. Sinon oui, cest le fait de briser les habitudes mais pas pour le plaisir de briser, cest les briser pour trouver encore dautres choses, donc cest dans le cadre dune recherche et cest a que je trouve gnial. On avait beaucoup parl lpoque de Festen, mais ctait pas les camras qui avaient fait le petit film, il y avait des acteurs incroyables, il y avait un scnario formidable. Et puis justement cest a qui tait super drle, on a appris quils avaient quand mme tous trich, ctait clair Ce qui est dommage cest que a a donn lieu un tas dides fausses et que aujourdhui encore malheureusement, notamment en ce qui concerne le choix

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du numrique sur un film. Souvent cest reli des ides fausses donc de mauvaises raisons, cest a qui est dommage. Mais cest en train de se transformer. Quelles sont ces ides fausses dont vous parler par rapport au choix du numrique ? Dabord on a commenc dire : Le numrique a fait beaucoup de progrs, cest comme le 35 mm. Pourquoi vouloir faire comme ? Non, disons cest autre chose, super, on a encore un autre truc ! Deuxime ide fausse jusqu un certain point cest en train de changer un peu parce quils sont en train dvoluer mais il y a encore tout rcemment on disait : On va avoir besoin de moins de lumire . Ctait pas toujours vrai. Bien au contraire, comment se dbrouiller avec de trs hautes lumires ? Alors je le dis parce que jai fait des essais comparatifs et je le voyais bien notamment par exemple pour 35 Rhums. Et bien dans le mtro, la nuit quand je suis alle faire mes plans, javais tellement plus de dtails avec le 35 mm tout simplement. Alors quavec la camra numrique qui pouvait rentrer dans la cabine du conducteur dj la camra devenait dingue, et deuximement surtout comme il ny avait pas dobturateur et bien le dfilement des rails navait pas du tout le mme rythme, a sapparentait pas une projection de cinma, a glissait sans notion de temps justement. Donc voil ce que jappelle de bonnes raisons. Et donc maintenant cest en train dvoluer, moi je suis super contente. Ce que je trouve joyeux, cest de dcouvrir ce que lon peut faire avec le numrique. mon sens il y a certainement des tas de possibilits qui sont bien au-del de celles pour lesquelles on le promeut. Voil, donc cest loccasion dinvestiguer, donc a cest super !

Bilan Ce dernier entretien avec Agns Godard ma permis de faire un bilan plus gnral sur mes recherches, nous avons abord un ventail trs large de problmatiques lies au choix du dispositif, aux questions de mise en scne et de mise en image. Jai retrouv dans son tmoignage, cet enthousiasme qui mavait incit choisir ce sujet sur la camra porte. En effet, moi aussi jai prouv beaucoup de plaisir filmer lpaule, en me sentant impliqu dans la mise en scne, dans les choix faire sur le vif. On pourrait faire un premier constat. Le fait de cadrer lpaule avec une certaine libert dinterprtation pour le cadreur, a dplac le cinma figuratif vers un mode de reprsentation beaucoup plus li aux sensations qu la rflexion. Bien sr, nous lavons vu les choix de prise de vue rsultent dides de mise en scne prises en amont par le cinaste et son oprateur. De ce fait, on constate une volution des formes. Dans le cinma port les cadrages sont beaucoup moins larges. On 120

privilgiera la proximit avec les comdiens pour pouser leurs mouvements, voluer avec eux plutt que des plans larges. Claire Denis raconte quelle a utilis le 24 mm pour seulement trois plans dans son dernier film. Ce cadrage de loin exprimait la solitude du personnage dans un paysage hostile. De la mme manire, mais pour des raisons esthtiques, Jacques Audiard raconte dans un entretien79 avec son chef oprateur Stphane Fontaine, quil avait beaucoup de mal faire des plans larges pour son film De battre mon cur sest arrt (2004). Ils refusaient de faire des plans destablishing, ces plans trs classiques qui ouvrent en gnral les squences pour permettre au spectateur de situer le dcor et les personnages. Pendant tout le tournage il avait peur que le spectateur ne supporte pas la trop grande proximit avec les personnages. Mais lorsquils faisaient un essai de plan large ou bien un plan sur pied, a ntait pas le film 80. Au contraire, son film commence par un plan serr proche dun personnage dos la camra, on ne sait pas vraiment o lon est, qui ils sont et surtout le dialogue semble tre saisi par le milieu. Cette squence dexposition est tout fait originale et symptomatique de ce cinma. Cela rappelle un peu louverture de Rosetta qui commence par une porte qui claque et un personnage pris dans laction avant mme que le film nait commenc.

Squence douverture du film De battre mon cur sest arrt


Entretien avec Stphane Fontaine et Jacques Audiard propos de De battre mon cur sest arrt par Benjamin B, Les cahiers AFC/Lumires n1, 2006.
80 79

Ibid., p. 10.

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Par ailleurs, Agns Godard voque le tournage de Sen fout la mort pour lequel elles ont tourn avec seulement deux focales peu prs similaires la vision humaine. Ce point tmoigne bien de ce changement de point de vue qui sopre chez les cinastes. On ne dcoupe pas de la mme faon lpaule et sur pied. La plupart du temps, les films en camra porte respectent une forme de cohrence avec lutilisation de focales qui sont proches. On ne passe pas dun 24 mm un 100 mm comme on peut le faire dans un cinma plus classique dans lequel le dcoupage est le fondement de la vision du cinaste omniscient. La camra porte sous-entend et assume la prsence plus ou moins affirme dun point de vue ou dune subjectivit humaine. Cest pour cela que les distances avec les comdiens sont rgulires et les optiques utilises rarement extrmes. On peut donc dire que la camra porte a modifi les reprsentations. Comme lexprime Agns Godard, il ne sagit pas de dire que cest un dispositif mieux que la camra sur pied, la question nest pas l nous lavons compris, cest un outil dexpression de plus la disposition des cinastes quil est ncessaire de bien matriser avant den faire ou non lutilisation. Enfin, les questions de dispositif ne se limitent pas au fait de porter ou non la camra. Nous avons vu dans cet entretien que la question omniprsente actuellement est celle du choix entre argentique et numrique. On parle beaucoup du devenir du cinma, certains sinquitent quant lavenir de la pellicule. Agns Godard fait un constat assez juste et encourageant pour les annes venir. En effet, il ne sagit pas l encore dopposer deux techniques, mais de se rjouir davoir notre disposition de nouveaux outils pour nous permettre de raconter le monde diffremment en fonction des sujets et des sensibilits des cinastes contemporains.

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CONCLUSION

Pourquoi filmer lpaule ? Je pensais en me lanant dans ces recherches dcouvrir le mystre de la camra porte. Jimaginais quaprs ce travail denqute, danalyse et de rencontres avec diffrents intervenants professionnels, je serai en mesure de choisir plus facilement mon dispositif. En ralit, ce choix nest pas rationnel ou scientifique. Un cinaste peut vouloir filmer lpaule parce que cest comme a quil voit les choses et quil veut les reprsenter, sans que ce soit justifi par une ide pratique ou thorique sous-jacente. Je me suis rendu compte que les cinastes ne formulent pas systmatiquement leurs choix esthtiques. Nous lavons vu, Abdellatif Kechiche tourne toujours lpaule sans avoir explicitement donn son oprateur la raison profonde de cette approche. Aprs ces mois passs rflchir sur le sujet, visionner des films, lire des textes et rencontrer des professionnels, jai le sentiment davoir fait un parcours enrichissant et passionnant qui ma donn une plus grande connaissance des questions lies au dispositif de mise en scne. Mes recherches ont confirm lide selon laquelle la camra porte en particulier et la technique en gnral, ne sont que des moyens au service de la cration et quils ne se substituent pas aux ides. Comme la dit Agns Godard pendant notre entretien : La camra lpaule ne remplace en aucun cas une mise en scne absente . En effet, trop souvent lemploi de ce dispositif rsulte dune absence de mise en scne. Cest un peu le problme auquel jai t confront lors de lexercice de direction dacteurs supervis par Yves Angelo en troisime anne. cette poque, le choix de la camra porte tait peuttre finalement une manire dviter la confrontation au travail de mise en scne quimplique un dcoupage technique. En revanche, dans le cas du tournage de Tatinek, la camra porte est le dispositif qui sest impos face au sujet. Comment travailler limprovisation pour un comdien et un cadreur alors que la camra est fixe ? Comment filmer lpaule et sur le vif des actions improvises, tout en gardant lesprit la notion fondamentale de mise en scne ? En transcendant ainsi le dcoupage thorique par un dcoupage pratique que jai qualifi de tournage en work in progress, loprateur acquiert une place centrale dans le processus de 123

cration qui lui procure une grande satisfaction. Cest celle-l mme que jai cherch retrouver travers ce mmoire et le film qui lui est associ. Comment en tant quoprateur tre acteur de la cration ? Au cours de cette rflexion autour du dispositif, je suis all observer le tournage du long mtrage Lautre Dumas (2010) ralis par Safy Nebbou dont Stphane Fontaine81 tait loprateur en camra porte. Jai t frapp de dcouvrir que mme pour les plans larges habituellement fixes , loprateur gardait la camra Aton 35 sur lpaule, avec comme soutien au niveau du coude pour ne pas trembler, un pied de projecteur au bout duquel se trouvait un coussin. Jai compris ce moment limportance et la cohrence du choix dun dispositif lorsquil a sa raison dtre. On ne peut pas faire un film lpaule pour tous les plans serrs, puis poser la camra sur un pied pour les plans larges. Dun point de vue esthtique, le spectateur le remarquerait srement, mais surtout cest par rapport la cohrence du geste de lauteur et du regard que cela perdrait son sens. Nous avons vu travers ce mmoire quil ny avait pas une, mais des camras portes. Que ce soit celle des documentaristes du direct qui dcouvrent la mobilit, la camra de Cassavetes qui donne aux comdiens plus de libert et renverse par l mme les conventions hollywoodiennes, mais aussi le dispositif secoue par Lars von Trier qui son tour cherche bouleverser les formes de reprsentation ou la camra paule des Dardenne qui traque les personnages physiquement pour mieux les raconter optiquement, toutes ont un point en commun. Elles rsultent dun choix de mise en scne, elles expriment une ide, une intention qui leur donne du sens et tmoignent dune volont de filmer autrement afin de faire bouger le cinma et les spectateurs. La camra porte permet dexprimer cinmatographiquement une multitude de sensations et dmotions, elle a aussi permis de renouveler les modes de reprsentation en proposant une nouvelle palette de cadrages et de mouvements de camra qui lui sont propres et que nous avons essay de mettre en avant tout au

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Chef oprateur des films de Jacques Audiard De battre mon cur sest arrt et Un prophte.

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long de ce travail. Nous avons abord au cours de ces recherches sur la camra paule les particularits de ce dispositif travers des exemples prcis de films et de cinastes. Nanmoins, il existe encore dautres possibilits esthtiques et narratives propres ce dispositif quil sagira de dcouvrir avec le cinma de demain, notamment sil est associ aux spcificits du numrique qui permettent un cinma alternatif et artisanal de se dvelopper et donc de faire clore de nouvelles formes dexpressions, de nouveaux et nouvelles port(e)s. Nous lavons abord avec Agns Godard mais aussi avec Lubomir Bakchev, la question du choix du dispositif est aujourdhui un enjeu majeur pour les cinastes. En effet, nous avons parl de la camra porte en opposition la camra sur pied, bien que les deux coexistent dans certaines uvres. De la mme manire, lessor du cinma numrique aujourdhui pose les mmes interrogations chez les oprateurs et les cinastes. Aux questions esthtiques sajoutent les problmes conomiques. Il nest pas question de prendre le parti dune technique plutt quune autre, de dire que lpaule est mieux que le pied ou que largentique est plus beau que le numrique, cela serait absurde. Nous avons la chance de vivre une poque charnire de lhistoire du cinma avec le dveloppement de nouveaux outils la disposition des artistes. nous den faire bon usage, chaque dispositif des caractristiques propres, tant conscient de cela, je me sens dsormais en mesure de faire des choix techniques et artistiques au service dune mise en scne et dune ide. Lapprentissage et les exprimentations ne font que commencer.

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BIBLIOGRAPHIE

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Rapports, confrences, manifestes RUSPOLI, Mario, Pour un nouveau cinma dans les pays en voie de dveloppement : le groupe synchrone cinmatographique lger, Paris, Rapport de lUnesco, 1963. Brochure sur la rtrospective Le cinma direct (1960-1980) Un cinma en libert, dans le cadre du Mois du film documentaire, Centre Pompidou, 11/2008, Paris. Rencontre avec Pierre Lhomme lEcole Nationale Suprieure Louis Lumire le 28/01/2008 Noisy-le-Grand.

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Le cinma vers son deuxime sicle , organis sous lgide du ministre franais de la culture. Les comptes-rendus sont disponibles dans le Cinma vers son deuxime sicle, Paris, Le Monde ditions, 1995. Manifeste du Dogme 95 et Vux de chastet par Thomas Vinterberg et Lars von Trier, 13/03/1995, Copenhage. http://web.archive.org/web/20080420163820/www.dogme95.dk/menu/menuset.htm La Master class de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Forum des images, 31/07/2010, Paris.

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FILMOGRAPHIE

I. Du pied lpaule DESJARDINS, Denys, Le direct avant la lettre, in DVD Michel Brault uvres 19581974, Canada, ONF, 2006, 50 min, couleur. GODARD, Jean-Luc, bout de souffle, France, 1960, 89 min, couleur, 35 mm, 1,37 :1 KUBRICK, Stanley, Shining (The Shining), Angleterre, 1980, 119 min, couleur, 35 mm, 1,33 :1 LE BESCO, Mawenn, Le bal des actrices, France, 2009, 105 min, couleur, HD, 1,85 :1 MURNAU, Friedrich Wilhelm, Le dernier des hommes (Der letzte Mann), Allemagne, 1924, 74 min, noir et blanc, muet, 35 mm, 1,33 :1 SOKOUROV, Alexandre, LArche russe ( ), Russie, 2002, 96 min, couleur, HD, 1,85 :1

II. Le cinma direct BRAULT, Michel, GROULX, Gilles, Les raquetteurs, Canada, 1958, 15 min, noir et blanc, 16 mm, 1,37 :1 BRAULT, Michel, GROULX, Gilles, Pour la suite du monde, Canada, 1963, 105 min, noir et blanc, 16 mm, 1,37 :1 DREW, Robert, LEACOCK, Richard, Primary, Etats-Unis, 1960, 53 min, noir et blanc, 16 mm, 1,37 :1 DREW, Robert, LEACOCK, Richard, Crisis : Behind a presidential commitment, Etats-Unis, 1964, 64 min, noir et blanc, 16 mm, 1,37 :1 LHOMME, Pierre, MARKER, Chris, Le Joli Mai, France, 1963, 156 min, noir et blanc, 16 mm, 1,37 :1 MORIN, Edgard, ROUCH, Jean, Chronique dun t, France, 1960, 90 min, noir et blanc, 16 mm, 1,37 :1 WINTONICK, Peter, Cinma vrit : defining the moment, Canada, 1999, 103 min, couleur, 1,66 :1

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III. John Cassavetes CASSAVETES, John, Shadows, Etats-Unis, 1959, 81 min, noir et blanc, 16 mm, 1,33 :1 CASSAVETES, John, Faces, Etats-Unis, 1968, 130 min, noir et blanc, 16 mm, 1,66 :1 CASSAVETES, John, Une femme sous influence (A woman under the influence), Etats-Unis, 1974, 147 min, couleur, 35 mm, 1,85 :1 Making-of du film Faces, DVD supplments, 5 chefs-duvre de John Cassavetes, dit par TF1 vido et distribu par Ocan films, 2008. WELLES, Orson, Citizen Kane, Etats-Unis, 1941, 115 min, noir et blanc, 35 mm, 1,37 :1

IV. Lars von Trier - Dogme 95 VINTERBERG, Thomas, Festen, Danemark, 1998, 105 min, couleur, DV, 1,37 :1 VON TRIER, Lars, Breaking the waves, Danemark, 1996, 159 min, couleur, 35 mm, 2,35 :1 VON TRIER, Lars, Les idiots (Idioterne), Danemark, 1998, 117 min, couleur, DV, 1,37 :1 VON TRIER, Lars, Dancer in the dark, Danemark, 2000, 140 min, couleur, DV, 2,35 :1

V. Les frres Dardenne DARDENNE, Jean-Pierre et Luc, La promesse, Belgique, 1996, 90 min, couleur, 16 mm, 1,66 :1 DARDENNE, Jean-Pierre et Luc, Rosetta, Belgique, 1999, 95 min, couleur, 16 mm, 1,66 :1 DARDENNE, Jean-Pierre et Luc, Le fils, Belgique, 2002, 103 min, couleur, 16 mm, 1,66 :1 DARDENNE, Jean-Pierre et Luc, Lenfant, Belgique, 2005, 95 min, couleur, 35 mm, 1,66 :1

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La bataille des Dardenne, entretien avec Dominique Rabourdin, Arte France, Metropolis, DVD Rosetta, Coffret Luc & Jean-Pierre Dardenne collection dit par Cinart et distribu par Twin Pics, 2005. La fabrique de limage, DVD LEnfant, Coffret Luc & Jean-Pierre Dardenne collection dit par Cinart et distribu par Twin Pics, 2005.

VII. Le cinma contemporain AUDIARD, Jacques, De battre mon cur sest arrt, France, 2005, 107 min, couleur, 35 mm, 1,85 :1 AUDIARD, Jacques, Un prophte, France, 2009, 149 min, couleur, 35 mm, 1,85 :1 Entretien avec Lubomir Bakchev KECHICHE, Abdellatif, La faute Voltaire, France, 2001, 130 min, couleur, 16 mm, 1,85 :1 KECHICHE, Abdellatif, Lesquive, France, 2004, 117 min, couleur, DV, 1,85 :1 KECHICHE, Abdellatif, La graine et le mulet, France, 2007, 151 min, couleur, HD, 1,85 :1 Entretien avec Bruno Dumont DUMONT, Bruno, Lhumanit, France, 1999, 148 min, couleur, 35 mm, 2,35 :1 DUMONT, Bruno, Flandres, France, 2006, 90 min, couleur, 35 mm, 2,35 :1 DUMONT, Bruno, Hadewijch, France, 2009, 105 min, couleur, 35 mm, 1,66 :1 Entretien avec Claire Denis et Agns Godard DENIS, Claire, Sen fout la mort, France, 1990, 90 min, couleur, 35 mm, 1,66 :1 DENIS, Claire, Beau travail, France, 2000, 90 min, couleur, 35 mm, 1,66 :1 DENIS, Claire, Trouble every day, France, 2001, 101 min, couleur, 35 mm, 1,85 :1 DENIS, Claire, 35 Rhums, France, 2009, 100 min, couleur, 35 mm, 1,85 :1 DENIS, Claire, White Material, France, 2010, 102 min, couleur, 35 mm, 1,85 :1

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TABLE DES ILLUSTRATIONS

Figure 1 : Photographie de John Cassavetes camra lpaule http://katemckinnon.wordpress.com/2010/06/25/ Figure 2 : Publicit Eclair pour la Camflex http://www.martweiss.com/film/1949.shtml Figure 3 : Photographie de Raoul Coutard avec la Camflex sur le tournage du Petit soldat, extrait d'une planche-contact http://www.bifi.fr/public/print.php?id=218&obj=article Figure 4 : Photographie de Garrett Brown avec son steadicam sur le tournage de The Shining http://www.cinetrafic.fr/liste-film/2616/1/steadicam Figure 5 : Photographie de Mawenn Lebesco et Romane Bohringer sur le tournage de Le bal des actrices http://www.cinemovies.fr/photog-62807-4.html

p. 1 p. 16

p. 17

p. 21

p. 22

Figure 6 : Photographie de Michel Brault avec lEclair KMT http://www.telequebec.tv/documentaire/documentaire.aspx?idCaseHoraire=1013596 92 p. 23 Figure 7 : Photogramme extrait du DVD Primary de Robert Drew, dit par Arte Vido, 2008. Figure 8 : Photographie de Richard Leacock http://www.harvardsquarelibrary.org/cfs2/richard_leacock.php Figure 9 : Photographie de John Cassavetes camra Arri lpaule http://guyane.no-scoop.com/files/sjff_02_img0604.jpg Figure 10 : Photogramme extrait du DVD Citizen Kane, dit par Montparnasse et distribu par Buena Vista Home Entertainment, 2000. Figure 11 : Photogramme extrait du DVD Faces, dit par TF1 vido et distribu par Ocan films, 2008. Figure 12 : Affiche promotionnelle amricaine du film Faces http://idolator.com/328464/the-hidden-music-of-cassavetes-faces Figure 13 : Srie de photogrammes extraits du DVD Faces, dit par TF1 vido et distribu par Ocan films, 2008. p. 29 p. 32 p. 35 p. 37 p. 37 p. 50 p. 50

Figure 14 : Photographie de Lars von Trier sur le tournage de Dancer in the dark http://www.toutlecine.com/images/film/0001/00018599-dancer-in-the-dark.html p. 56

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Figure 15 : Srie de photogrammes extraits du DVD Les idiots, dit par M6 Vido et distribu par Paramount Home Entertainment, 2000. Figure 16 : Photographie de Lars von Trier sur le tournage de Les idiots http://www.toutlecine.com/images/film/0003/00030929-les-idiots.html

p. 62 p. 65

Figure 17 : Photographie de Benoit Dervaux et de son assistant sur le tournage de Rosetta, extrait dun photogramme du DVD La fabrique de limage, Coffret Luc & Jean-Pierre Dardenne collection dit par Cinart et distribu par Twin Pics, 2005. p. 66 Figure 18 : Photogramme extrait du DVD Rosetta, Coffret Luc & Jean-Pierre Dardenne collection dit par Cinart et distribu par Twin Pics, 2005. Figure 19 : Photogramme extrait du DVD Le fils, Coffret Luc & Jean-Pierre Dardenne collection dit par Cinart et distribu par Twin Pics, 2005. Figure 20 : Photogramme extrait du DVD Lenfant, Coffret Luc & Jean-Pierre Dardenne collection dit par Cinart et distribu par Twin Pics, 2005. p. 70 p. 73 p. 74

Figure 21 : Photographie personnelle lors des essais du dispositif artisanal de camra porte. p. 80 Figure 22 : Photogramme extrait du DVD Tatinek, ENS Louis Lumire 2010. Figure 23 : Srie de photogrammes extraits du DVD Tatinek, ENS Louis Lumire 2010. Figure 24 : Photogramme extrait du DVD Tatinek, ENS Louis Lumire 2010. Figure 25 et 26 : Photogramme extrait du DVD Flandres, dit par Aventi et distribu par Tedrart Films, 2007. Figure 27 : Photographie de Claire Denis et Yves Cape sur le tournage de White Material, http://www.sbcine.be/index.php/archives/1717 Figure 28 : Photogramme extrait du DVD De battre mon cur sest arrt, dit par UGC Vido et distribu par Warne Home Video France, 2005. p. 85 p. 89 p. 91 p. 96 p. 111 p. 121

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http://web.archive.org/web/20080422064757/www.dogme95.dk/

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Romain Baudan
6 rue Lopold Bellan 94360 Bry-sur-Marne FRANCE +33 (0)6 61 74 37 76 [email protected]
N le 25/06/1985 Paris Permis B, Habilitation lectrique BR Langues : anglais (bon niveau), allemand (intermdiaire) FORMATION 2007/2010 Ecole Nationale Suprieure Louis Lumire section cinma Noisy-le-Grand Mmoire de fin dtudes : Les enjeux de la camra porte 2010 : semestre dchange universitaire la FAMU Film & TV School of the Academy of Performing Arts of Prague (Rpublique tchque) Auditeur libre en cinma lUniversit de Montral au Canada BTS audiovisuel option montage et postproduction au Lyce Suger Saint-Denis Baccalaurat Littraire option cinma au Lyce Berlioz Vincennes

2006/2007 2004/2006 2004

EXPRIENCES PROFESSIONNELLES 2010 Stagiaire image sur le long mtrage de Bruno Dumont LEmpire (DP : Yves Cape, 35mm, 3B Productions) Stage 1 mois : Panavision Alga Techno Paris, loueur de matriel camra, assistant oprateur Stagiaire image sur le long mtrage dAlain Corneau Crime damour (DP : Yves Angelo, HD, SBS Films) Stagiaire image sur le film dart du plasticien Pierre Huyghe ATP Acclimatation (DP : Yves Cape, HD, Anna Lena Films) Stage 1 mois : Laboratoires L.T.C. Saint-Cloud/Duboi, talonnage photochimique/numrique Stage 2 mois : Cargo Films (Jean-Jacques Beineix) Paris, montage documentaire Stage 2 mois : Socit Franaise de Production (SFP) Bry-sur-Marne, montage fiction

2009

2008 2006 2005

FILMOGRAPHIE 2010

Tatinek, fiction HD, 13 min, ENS Louis Lumire (Ralisateur/DP) We grow like mushrooms after rain, fiction Super 16, 10 min, FAMU (DP) Entre-deux, fiction 35mm, 13 min, ENS Louis Lumire (Ralisateur)
VGIK International Student Festival 2010 (Russie)

2008

Le Pigeonnier, documentaire DV, 19 min, ENS Louis Lumire (Ralisateur/DP)


Visions du rel 2009 - Festival international de cinma (Suisse) Prix du public - FrontDoc 2009 : Rencontres documentaires de la Valle dAoste (Italie)

2007

LEnvol, fiction DV Super 8, 29 min Spleen Films (Ralisateur/DP)


Festival international de court mtrage de Thran 2008 (Iran)

BONNE MAITRISE DES OUTILS DE PRISE DE VUES ET DE POSTPRODUCTION Camras argentiques 16/35mm et numriques SD/HD Logiciels de montage et postproduction Avid/Final Cut Pro/After Effects/Photoshop

CENTRE DINTERETS Cration en 2005 de lassociation Spleen Films afin de raliser en quipe et dans un cadre indpendant des projets audiovisuels et cinmatographiques. Sjours culturels de plusieurs mois ltranger (Inde, Vietnam, Canada, Rpublique tchque).

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