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INTRODUCTION
Si deux mots suffisaient a situer le dernier Merleau-Ponty, d'apres son
texte meme, on retiendrait sans doute ontologie et chair. Un tel couple peut paraitre trange, sinon contre nature. Il pose plusieurs questions imbriques, probablement les plus difficiles dans l'interprtation du philosophe. S'agit-il d' une Ontologie de la chair, d'un discours sur l'etre de la chair? D' une ontologie charnelle , s' intressant a la chair de l'etre? Ou bien d'une subtile conjonction de ces deux directions, dans la recherche de la profondeur comrnune de la chair et de l'etre? L'un daos l'autre, peut-on parler d' une vritable ontologie ? Et quel est le rapport de cette pense avec celle de Heidegger, qui dissocie nenement la chair de la question de l'etre? L'reuvre de Merleau-Ponty ne permet pas de donner une rponse simple a ces interrogations. Et l'tat d'inachevement matriel de ses crits n'en est pas la seule raison. A l'image du monde peryu. son ontologie vit a l'horizon d'une srie d'esquisses: ontologie indirecte, ontologie de la facticit, ontologie de la Na tu re, psychanalyse ontologique, endo-ontologie, ontologie de la naissance et de la co-naissance - pour reprendre quelques formules synthtiques choisies par l'auteur lui-meme. Ces esquisses se recoupent, mai s sans dessiner un systeme a complter selon des pointills: cette ontologie s'enfonce progressivement dans une identit circulaire qui rsiste a toute linarisation. Ce volume et ceux qui le suivront essaieront nanmoins d' apporter quelques clairages complmen- taires sur ces di verses questions, en tentant de comprendre comment, pour Merleau-Ponty, phnomnologie de la perception et philosophie de la chair peuvent, non seulement prtendre a, mais exiger une nouvelle ontologie. Selon une dmarche lmentaire,le prsent ouvrage aborde les origines de 1' affirmation, par Merleau-Ponty, de la porte ontologique de sa pense, ainsi que la dimension ractive de cette ontologie. La qualification du pro jet merleau-pontien comrne ontologie ne devient systmatique qu' a partir de 1957. avec les premiers cours au College de France sur le concept de Nature et l' annonce d'une Ontologie de la Nature. Une tude attentive, incluant les indits, montre toutefois que Merleau-Ponty reven- 28 UNE ONTOLOGJE EN QUESTION 2) Quant moi-meme, encore pris dans l'ontologie commune,je dcouvre le avant tout comme rsistance a ceue ontologie, contraste avec le savoir, la conscience intellectuelle, rgion paniculiere et irrductible. (. .,) Or cela est loin de donner toute la perception 1
Selon Merleau-Ponty, Lachieze-Rey lui aura reproch un finalisrne aristotlicien, voire un panthisme. La encore, l'intress est pour le moins surpris par une telle interprtation, dont on retrouve la trace dans le cours de 1953 2, celui de 1955 3 , et jusque dans les Notes sur le corps de dbut 1960 qui rappellent la finalit aristotlicienne, dont Lachleze-Rey m'ac- cuse 4 . De son cot, Alqui, non sans analogie avec la lecture de Beaufret, dcrit Merleau-Ponty comrne un idaliste qui s'ignore, enferm dans la subjectivit. On trouvera cette interprtation dans le mmorable article de Fontaine qui, le premier, a dfini l'existentialisme merleau-pontien comme Une philosophie de l' ambiguH 5. Alqui reproche d'abord a Merleau-Ponty une confusion des genres, notamrnent entre psychologie et mtaphysique: N e confond-il pas anaiyse psychologique et analyse mta- physique, recherche de ce qui est chronologiquement et psychologique- ment premier et recherche de ce qui est logiquement et mtaphysiquement l. PbPassiv [204](4)-[205](5)/NP. Voici une autre version du mme texte: Pourquoi cet effort n 'a pas t compris dans son sens ontologique (et a t ramen soit a idalisme soit A finalit au sens panthiste ou aristotlicien): C'est que 1) Analyse du commence dans l'ontologie commune. Elle se dpasse de l'intrieur. Mais le lecteur ne s'en pas: ce sont la "curiosits psychologiques", "reprsentations du corps" qui ne touchent pasa l'l!tre. 2)L'auteur lui-meme, pris dans l'ontologie commune, dcouvre le comme rsidu, exception, rsistance a ceue ontologie, au savoir, ii la conscience intellectuelle. Par suite privilgie les aspects qui font contraste avec savoir ( . .. ). Ceci rtrcit le champ du (PbPassiv,p.174/[124](14)). 2. Empirisme, ou meme (Lachieze-Rey) "panthisme". Aristotlisme. En ralit, justement, nous ne voulions pas res ter dans le cadre prcdent. >> (MSME [25](lll)) Le seul moyen dedistinguerce que j'ai dit de la perception d'un finalisme (critique de Lachieze-Rey) ou d'un organi cisme. (MSME [2 1 0]). 3. Autre objecrion ( Lachieze-Rey): alors, si e' est ainsi, si le corps est mdiateur de notre rapport avec le monde, et si nous rcusons la distinction radicale res extensa res cogitans, e 'esr fina lis me ou vitalisme. (PbPassiv, p. 165/[216](6)-[216]v(6)) Lachieze: Aristot- lisme: entlchie, confusion conscience et vie, ame vgtative. (PbPassiv [20 1 ](1 )INP) Mais alors, si nous donnons au corps (et a la passivit) ceue porte, si nous rcusons la distinction absolue res extensa res cogitans, n 'est-ce pas (Lachieze-Rey) finalisme, vita- lisme, panthisme, le corps prordonn ii champs ou ii choses par final it qui travaille derriere notredos ?(PbPassiv f 117]/NP). 4. N-Corps [29]v. 5. Une philosophie de l'ambigui't. L'eistentialisme de Merleau-Ponty ,in Fontaine, t. XI, n 59, 1947, p. 47-70. Cf. aussi La nosra/giede /'erre, Paris, P.U.F., 1950, p. 6,et 67-70. MERLEAU-PONTY FACE SES CRITIQUES 29 mier? 1 Puis il affirme dceler dans la Phnomnologie de la v:,ception des contradictions de fond, une ngligence de l' objectivit pcientifique que l' ouvrage veut pourtant fonder, et un retour de l'idalisme :ubjectiviste qu'il veut pourtant viter 2 La conclusion est sans appel: <de crois done que Merleau-Ponty doit sortir de la subjectivit 3. Comme on peut I'imaginer, ce portrait d'idaliste, plus encore que les autres, a dO drouter l'intress, qui ruminera la critique d' Alqui jusque dans les demiers manuscrits entourant Le visible et /'invisible et Ptre et Monde 4
1. La mthode de Merleau-Ponty (qui,je l' entends bien, se donnecomme simple, etdoit J'etre en effet pour qui peut entrer dans le jeu) me parait double, et done obscure; ii la fois empiriste et synthtique, appel aulC donnes immdiates et rsolution dialectique des contra- dctions. ( ... ) !1 me semble que Merleau-Ponty, n 'elCp1iquant ren au sens conceptuel du mot, Jaisse insatisfaites les exigences qu'il prtend combler. Ne confond-il pas analyse psycho- logique et analyse mtaphysique, recherche de ce qui est chronologiquement et psycho- logiquement premier et recherche de ce qui est logiquement et mtaphysiquement premier? ( ... ) Merleau-Ponty a mdit sur Hegel, qui voulut rconcilier la conscience et l'histoire, sur Goldstein, qui est physiologiste, sur les gestaltistes, qui sont psychologues, sur les demiers crits de Husserl, sur Sartre et Heidegger, sur les ceuvres de Lachieze-Rey ( . .. ). Tous les problemes poss par ces penseurs peuvent-ils vraiment etre rsolus d'un coup, et dans une seule perspective? Et le retour a la nalvet originelle de la conscience percevante aura-t-i! vraiment la vertu de nous rvler le sens de toutes les recherches entreprises a des niveaux de pense si loigns de cene nai'vet, et de leur apporterune solution ? (art. cit., p. 52-53). 2. Lorsque Merleau-Ponty dclare pareemple que ce n'est pas notre corps objectif que nous mouvons, mais notre corps phnomnal, et que le probleme n' est pas de savoir comment l'llme meut le corps objectif (que, selon lui, elle ne meut pas), mais comment elle meut le corps phnomnal, n'est-il pas clair qu'il lude la vritable question, qui est bien celle du rapport de la conscience et du corps objectif? Car on peut calmer une angoisse en faisant absorber a celui qui 1' prouve un calmant chimique: l'angoiss peut ignorer ce qu 'il absorbe, il n'en sera pas moins calm. Jci adonc jou unecausalit dont il ignore les chalnons, etdont il ne constate que les effets ( ... ).Bien des formules de Merleau-Ponty supposent l'idalisme subjectiviste qu'il veut viter: ne dclare-t-il pas, en critiquant l'hypothese d'un Monde prcdant l' homme, que rien ne lui ferajamais comprendre ce que pourrait etre une nbuleuse qui ne serait vue par personne? Et ne fait-il pas alors bon march de cene objectivit scientifique que, par ailleurs, il prtend fonder et ne pas laisser perdre ? >> (art. cit., p. 64). 3. Art. cit., p. 66. 4.Cf. PbPassiv 165/[216)(6), )2011(1)/NP, [1 16](7)-[117]/NP, EMI [6), NLV!afl [121)(1), NLVIiif2 [152]-[152]v, EM2 [1791(VI). On objecte (Alqui): rien de gagn. Meme une fois restitus corps phnomnal et monde perfu probjectifs, et admis que c'est le corps phnomnal qui '"agit" sur l'ame, reste il comprendre action du corps objectif sur le corps phnomnal. (PbPassiv, p.l65/[216)(6), 1955) Aiqui: le probleme n'est que renvoy a rapports du corps phnomnal et du corps objectif. ( ... ) Alqui croit qu'en dcnvant corps phnomnal j'ai suivi le mouvement de l' idalisme, et fait du corps le corrlatif de la conscience a u sens cartsien et kantien,- ce qui laisserait entier le probleme de causalit corps-ame. (PbPassiv [ 1161(7)-[ 117)/NP) "On n 'a rien gagn (Alqui). En ralit: le corps phnomnal ne fait pas partie du Pour soi, n'est pas reprsentation. ( ... ) Je rponds a 1' objection d' Alqui en disant que le corps objectif est le corps pour autrui et ne se diffrencie du corps phnomnal ou actif que par son contenu. Diffrence empirique, non essentielle. (EMI (6], 25 septembre 1958) L'objection d'Alqui: le corps phnomnal 30 UNE ONTOLOG!E EN QUESTION De 1955 a 1960, Merleau-Ponty proteste rgulierement: il ne veut ni de la fin ni de 1' ide 1 Finalisme et idalisme engendrent des ontologies rtro- spectives quise donnent un su jet ou un monde tout faits, sparent dfiniti- vement prncipes actifs et passifs, et ne peuvent ainsi que manquer le complexe de libert et de passivit qui caractrise la naissance continue de l'homme comme chair dans la chair du monde. Le cours de 1955 veut prcisment penser notre passi vi t a u -del a de cette alterna ti ve 2. En somme on essaye de me tirer ou vers idalisme ou vers monadologie alors que mon but tait d'affirmer l'identit avec l'etre du monde tel que l. Pour faire comprendre ce pro jet ( et done le dpassement du probleme activit [idalismej passivit [Jinalit}) il faut seulement entrer davantage dans l'lucidation du monde et du su jet l. Le rsum officiel de ce cours s'ouvre lui-meme par une raction implicite aux critiques d' Alqui et de Lachieze-Rey. 11 introduit la problmatique de la passivit a partir du paysage contradictoire esquiss par ces deux inter- prtations. L'activisme idaliste et le passivisme finaliste seraient deux voies exemplaires qui manquent le style de l'etre auquel nous initie la vie chamelle, un etre dans lequel nous voluons librement, sans que cette libert s'exerce dans le face a face de deux entits prconstitues- ce qui reconduirait inexorablement 1' une des deux a etre le pur passif de 1' autre. Comment concevoir que le su jet rencontre jamais des obstacles? S'illes a lui-meme poss, cene sont pas des obstacles. Et si vraiment ils Jui rsistent, nous sommes ramens aux difficults d'une philosophie qui incorpore le sujet a un ordre cosmique et fait du fonctionnement de !'esprit un cas particulier de la finalit naturelle. C'est a ce probleme que se heurte toute thorie de la perception, et en re tour 1' explicitation de 1' exprience percepti ve doit nous faire faire connaissance avec un gen red' etre a 1' gard n' est pas vraiment su jet: il est reprscntation. C' est prcisment ce queje ni e. (NL VUfl [121](1), mars 1959) L'objection d' Alqui: meme si le corps phnomnal est comporte- ment, structure, quasi-sujet, ce n 'est en tout caspas avec le corps objectif qu'une relation est ainsi tablie, et le probleme reste entier. ( ... ) probleme du rapport avec mon corps (corps phnomnal mdiateur de 1 "'esprit" et du "corps objectif',- et vainement puisque, comme le dit Alqui, il reste a relier corps phnomnal et corps objectif). >> (NLVIM2 ( 152]-[ 152]v, printemps 1959) Ncessit de pousser 1' analyse: si e' est "reprsentation du corps" (Aiqui, on n'a rien gagn). Toute notreanalyseachemine vers la question qui voit? Le corps n'est pas su jet contre corps objectif et pas su jet au sens de "la conscience". On comprend le monde par lecorps, mais aussi bien le corps par le monde. (EM2 [ 179]v(VI), 1959). l. Cf. notarnmentPbPassiv 166-168/[217], [204](4)/NP, [205](5)/NP, [116](7)/NP, 174- 175/[124](14), EMI [128], S(Phi0mb)212, Natu3338/[69]v. 2. Passivit a comprendre par dela activisme (idalisme) passivisme (finalisme).,. (PbPassiv [ 116]{7)/NP). 3. PbPassiv, p. 166-167/[217]. Les crochets sontde Merleau-Ponty. MERLEAU-PONTY FACE SES CRITIQUES 31 duque! le sujet n'est pas souverain, sans pourtant qu'il y soit insr. Le cours cherchait a prolonger au-dela de la nature sensible l'ontologie du monde 1
Merleau-Ponty voit done la philosophie prisonniere d'une altemative qui signe son immaturit, entre un monde tout fait (l' ontologie sournise aux thologies explicatives) et un sujet qui se fait tout entier et tout seul (1' ontologie sournise aux humanismes explicatifs), et ten te d' esquisser une ontologie de la co-gen ese de l'homme et du monde. Ce sera 1' orientation de son pro jet intitul Etre et Monde, el e' tait dja ce vers quoi se dirigeait la Phnomnologie de la perception 2 . Le sujet de la perception n'est ni un rouage du cosmos ni son grand horloger, il n'est pas un cas particulier du monde el ne pose pas pour autant ce demier comme un cas particulier de Jui-meme. Une phnomnologie de la perception doit nous conduire a un style d'etre au-dela de cette ambivalence de notre toute-puissance et de notre totale impuissance, un etre en regard duque! nous ne sommes ni purement engendrants ni purement engendrs. Le su jet de la perception restera ignor tant que nous ne saurons pas viter l'altemative du natur et du naturant3. La question ontologique, pour Merleau-Ponty, n'est pas celle de la constitution massive del' etre par moi ou de moi par l' etre, mais celle de notre co-appartenance, de la simultanit de notre institution. Aussi peut-on lire un demier cho des critiques symtriques d' Alqui et Lachieze-Rey dans le volume d' f.tre et Monde consacr a 1' Introduction a /'ontologie : Le probleme de l'Etre a ce pli ou nous apparaissons surgissant de l'etre et destins a J'etre. Comment le comprendre? Ni par causalit del' etre, ni par finalit, ni par idalit ( ... ). L' ontologie consiste a formuler cette naissance el co-naissance, a trouver un au-dela du natura- lisme et de l'idalisme ... 4 . Quelques semaines apres avoir crit ces lignes, Merleau-Ponty acheve la rdaction du Philosophe el son ombre, et indique a nouveau que sa dmarche conjointe d'habilitation ontologique de la chair et d'habilitation chamelle de l'etre sort du cadre de la fin et de l . RC55, p. 66. 2. La pense objective ignore le su jet de la perception. C'est qu'elle sedonne le monde tour fait , comme milieu de tout vnement possible, et traite la perception comme !'un de ces vnements. Par exemple, le philosophe empiriste ( ... ). L' intellectualisme, lui aussi, se donne le monde tout fait. Carla constitution du monde telle qu'illa conyoit est une simple clau' e de style: achaque terme de la description empiriste, on ajoute l'indice "conscience de ... ". On subordonne tout le de l' exprience, - monde, corps propre, et moi empirique, - a un penseur universel charg de porter les relations des trois termes. Mais, comme il n'y est pas engag, elles restent ce qu' elles ta1ent dans l'empirisme: des relations de causalit tales sur le plan des vnements cosmiques. ,. (PhP, p. 240-241 ). 3. PhP, p. 241. 4. EMIII28],automne 1958. 32 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION 1' ide: De tout cela, on rend compte aussi mal en faisant du monde une fin qu'en le faisant ide. La solution,- si solution il y a,- ne peut etre que d'interroger cette couche du sensible, ou de nous apprivoiser a ses nigmes 1
e) Consquences: trois mutations terminologiques significatives Le cours de 1955, en tentant de comprendre les interprtations d' Alqui et de Lachieze-Rey, rejoint l'analyse du cours de 1953 sur celles de Beaufret et Hyppolite: bien qu 'aberrantes aux yeux de Merleau-Ponty, ces objections lui montrent combien la dmarche de la Phnomnologie de la perception restait trop ractive et ngative, et combien il est urgent d'la- borer enfin pour elle-meme ce que le rsum officiel de 1955 nomme, pour la premiere fois, une ontologie du monde p e r ~ u 2. Cette appellation constitue le premier titre en date de l'ontologie merleau-pontienne. Les feuillets de prparation du meme cours, qui n' emploient pas encare cette dsignation, la prparent par une autre mutation terminologique indite et significative: Merleau-Ponty ne parle plus, comme auparavant, d'un simple primat de la perception, mais le prcise comme priori t ontolo- gique 3 . Le cours sur Le probleme de la passivit marque ainsi une tape symbolique, cette priori t ontologique du monde pen,:u faisant transi- tion entre le primat de la perception de 1946 et la rhabilitation ontologique du sensible du Philosophe et son ombre (achev fin 1958). La nouvelle formule est directement introduite dans le contexte de raction aux lectures d' Alqui et Lachieze-Rey: Ce queje proposais, diffrent de Ruyer, et que Lachieze-Rey ne voit pas c'est: priori t ontologique du monde perc;:u (et du corps phnomnal) i. e. tout l'etre qui a sens pour nous est ll concevoir d'apres monde perc;:u. l)Priorit ontologique i.e. il ne s'agit pas de dire que le rel est ce qui apparalt en superstructure dans un organisme dou d'appareils perceptifs ou meme dans tous: ceci maintiendrait priori t ontologique du monde <<Objectif)) ( ... ). 11 s'agit de trouver dans le monde dont nous avons 1' exprience autre etre et autre sens ll 1' gard duque! 1' etre objectif est driv, est idalisation . 2) Cette priori t du monde perc;:u ne signifie pas qu'on accepte postulat ponctualiste ou substantialiste et qu'on recoure au psychique ou lila perception >> pour relier les points discrets d'un en l. S(PhiOmb), p. 212. 2. RC55, p. 66. 3. Sur ce registre du primar ou de la priori t du p e ~ u cf. notammenl PPCP. UAC 81, MSME [17](11), PbPassiv 169/[118](9)-172/[123](12), [202](2)/NP, [205](5)/NP, S(PhiOmb) 222, Phi!Auj2 68/[ 17)v(27), N-Corps [ 15], [ 17]. MERLEAU-PONTY FACE SES CRITIQUES 33 soi (comme le fait la synthese kantienne), qu'on rduise l'etre au perceptum. Cela signifie qu'on prend pour rel notre exprience avec toutes ses implications (les autres et leurs expriences, ceux qui nous ont prcds ou nous suivront, et la nature >> qui se donne comme nous prcdant et nous sous-tendant), que dans cette exprience les formes ont une unit inteme,leurs parties se connaissent dynamiquement >> ... 1
Cet extrait de 1955 anticipe les esquisses ontologiques des annes suivantes, en particulier celles de la Nature et de la co-naissance. ll trahit aussi une synonymie implicite entre l'etre et le rel, celui-ci n'tant pas concevable indpendamment de notre exprience. C'est !' une des circu- larits de cette ontologie: nous faisons l'exprience de l'etre, mais l'etre n'est au fond que l'etre total de notre exprience. Le primat dont parle Merleau-Ponty n'est pas seulement une priorit psychogntique, qui verrait le p e r ~ u comme premier en tant que con ten u psychique et destin a etre dpass par l'idalisation. Il ne signifie pas une rduction a la dimen- sion vcue de 1' exprience, qui conduirait a traiter le psychique comme un etre objectif, et a dvelopper ainsi une philosophie de la subjectivit secre- tement variante de 1' ontologie de 1 'objet, une pense psychologisante et anthropocentrique. La priori t du monde perryu est une priori t ontologique paree que la perception est une exprience qui apporte avec elle sa transcen- dance, une exprience dont on ne peut pas isoler le feuillet subjectif. Le perryu n'est ni un secteur de l'objectivit ni un secteur de la subjectivit, il n' est pas meme un secteur de l'etre mais lui est coextensif. C'est ce que Mcrleau-Ponty appelle, non sans maladresse, un genre de 1' etre tout en entendant que le perryu, prcisment, ne divise pas l'etre comme un genre aristotlicien, mais en est une entre privilgie et une dimension intgrale. Priorit ontologique du perc;:u: il ne s'agit pas de rduire tout l'etre ll un secteun> de cet etre, le psychique >>, en continuant de comprendre celui-ci comme une modalit de 1' etre objectif : ceci serait anthropo- morphisme. ll ne s'agit pas de rduire toute l'exprience ll sa partie vcue >> ( ... ). Il s' agit, ll travers ce vcu o u pe re;: u de faire connaissance avec [un] etrequi embrasse et le perc;:u au sens restreint et l'etre dit objectif i. e. idalis 2 ./ Priorit ontologique. N epas prendre le perc;:u >> comme secteur d'un etre qui reste con;u de maniere tout objective >>.N epas s' enfermer>> dans le paysage anthropologique, ne pas s'enfermer dans l'anthropomorphisme. ( ... ) Il s'agit, ll propos du perc;:u, de faire connaissance avec un etre qui embrasse et les donnes de la perception, etl 'etre dit objectif, i. e. idalis, 1 PbPassiv, p. 169-170/(118](9)-1119]( 10). Transcriptioncorrige. 2. PbPassiv, p. 171/[ 122]v{ll)-[ 123)( 12). 34 UNE ONTOLOG!E EN QUESTION construit ( ... ). Le per9u est premier non pasen tant que contenu de ma conscience ( ... ) mais en tant que genre del' erre 1
La rcriture, en 1955, du primat de la perception en priorit ontologique, et la premiere dclaration d'une ontologie - ontologie du monde peryu -, co'incident ainsi avec la naissance d'un troisieme lment caractristique des demiers crits: une protestation rcurrente en forme de ce que je fais n' est pas une aothropologie mais une ontologie . Les passages que nous venons de citer en constituent, chronologiquement, les deux premiers exemples. La dcision de ne pas s'enfermer dans le paysage psychologique ou anthropologique provient done en bonne part, chez Merleau-Ponty, du souci de ne plus s'y laisser enfermer par les autres. Cette proccupation devient une traoge obsession daos les demieres annes de la vie du philosophe. C'est du moins ce que l'on constate au gr d'une litanie de formules laconiques, nonjustifies, susceptibles de laisser le lecteur daos une impression de dngation ou de ptition de prncipe. En voici que1ques exemples, chelonns de fin 1958 a mars 1961 : Cela ne veut, bien entendu, pas dire que nous soyons passs de la philosophie a la psychologie o u a 1' anthropologie 2 ./ Transformer mon esse est percipi en cartant toute quivoque psycho- logiste: il ne s'agit pas d'anthropologie, il s'agit de l'etre brut ou sauvage. Il s'agit de rendre sensible 1' etre non substantiel, non objectif ... 3./ Mais ceci a comprendre non comme anthropologisme ... .! ... cette image du monde comme en soi laisse norme rsidu de l'union de l'ame et du corps - Je pars inversement de cene union - Non pas de 1' anthropologique, mais de la chair du monde 5 ./ Quand nous parlons de la chair du visible, nous n'entendons pas faire de l'anthropologie, dcrire un monde recouvert de toutes nos projections, rserve faite de cequ'il peut etre sous le masque humain 6 ./ Ceci n'est pas anthropologisme: en tudiant les 2 feuillets on doit trouver structure de 1 'etre 7 1 Une philosophie de la chair est condition sans laquelle la psychanalyse reste anthropologie 8 ./ l. PbPassiv [202](2)/NP. 2. S(PhiOmb). p. 218, achev fin 1958. 3. NTi-58 [1631. mercredi 7 octobre 1959. 4. Natu3, p. 303/[53]. dbut 1960. Transcription corrige. 5. EM3 [246)v(30)avrlou ma 1960. 6. VI4, p. 179, novembre 1960. 7.NT,p.317,16novembre 1960. 8. NT, p. 321, novembre 1960. MERLEAU-PONTY FACE SES CRITIQUES 35 Chiasme. Sens du couple, desjumeau.x, du double dans une philosophie du chiasme. Ces structures ne sont pas anthropologiques. Appartenant a I'Etre ellesdoivent se trouverdans la Nature 1 ./ L' ontologie ( ... )par del a 1' anthropologie 2 ./ Philosophle qui est non-philosophie = non thologie, non anthropologie, non positi visme l.J La << chair du monde ce n' est pas mtaphore de notre corps a u monde. On pourrait dire inversement: c'est aussi bien notre corps qui est fait de la meme toffe sensible que le monde - Ni naturalisme, ni anthropologie: les hommes et le temps, 1' es pace, sont faits du m eme magma 4 ./ Il faut dcrire le visible comme quelque chose qui se ralise a travers l'homme, mais quin 'est nullement anthropologie 5
Ces propositions ont largement contribu a l'ide que l'onto1ogie du demier Merleau-Ponty procderait d'un toumant aoti-aothropocen- trique 6 de facture heideggrienne, d'un saut brutal daos une ontologie ou le statut de la question de 1 'homme se serait magiquement mtamorphos. Voila pourquoi il tait capital de revenir au contexte critique et a u sentiment d'incomprhension qui les ont engendres. Mais ce contexte ne suffit pasa l'interprtation, et il nous faut maintenaot clairer ce que Merleau-Ponty entend par aothropologie o u aothropologisme . l. NTi [351], novembre 1960. 2. NTontocart [ 132](2), dbut 1961. 3. OntoCart, p. 3921[ 1], cours du 23 fvrier 1% l. 4.0ntoCart,p.211/[35](36),coursdu 16mars 1961. 5. NT, p. 328, mars 1961. 6. M. Haar, << Proximit et distance vis-ll -vis de Heidegger chez le demier Merleau- Ponty ,in Merleau-Ponty, Notes de cours sur L' origine de la gomtrie de Husserl, suivi de Recherches sur la phnomnologie de Merleau-Ponty, sous la direction de R. Barbaras, pimthe , Paris, P.U.F., 1998, p. 127 sq. I1 ne fait pas de doute que dans ce tournant "ontologique" qui consiste essentiellement ll mettre en question 1' identification moderne de l'etre et de l'objet, l'a:uvre du "second" Heidegger a jou le rle d'un modele. Ce que dveloppe Merleau-Ponty dans sa derniere philosophie est certes une ontologie de la chair, nouon que ni le prernier n le second Heidegger ne met au centre de sa problmaque, mais e' est pourtant par le meme tournant anti-anthropocentrique que celui qui caractrise la pense he1deggrienne d'apres la K eh re qu'elle peut Stre thmause." Dasrur, La lecture merleau-pontienne de Heidegger dans les notes du Visible et /' invisible et le cours au College de France de 1958-1959. m Chiasnu lnremational, nouvelle srie 2, Merleau- Ponty, De la nature a l'ontologie, Pans-Mlan-Memphts, Vrin-Mimesis-University of Memphis, 2000, p. 374; repris dans Chatr et /angage. Essais sur Merleau-Ponty, La Vcrsanne, encre marine, 2001. p. 193). 36 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION 2. UN TOURNANT ANTI-ANTHROPOLOG!QUE? Bien qu'encombres par les objections de la fin des annes quarante, ces protestations rcurrentes ne peuvent etre rduites a la dngation maladroite d'un philosophe mal compris. En ralit, elles sont anticipes par la Phnomnologie de la perception, qui dja les rapports circulaires de cette philosophie de la chair avec l'ontologie. D'un cot, Merleau-Ponty remarquait que si nous voulons dcrire le rel te! qu'il nous apparait dans l'exprience perceptive, nous le trouvons charg de prcticats anthropologiques 1 . C' est la direction que dveloppera la conf- rence de 1948 sur L'homme et l'objet, sous l'influence des psychanalyses de Bachelard et des cristallisations de Brelon; Merleau-Ponty reprendra cette ligne dans les Causeries de l'automne 1948, les confrences de Mexico (dbut 1949)2, le cours sur Le monde sensible et le monde de l'expression (1953)3, le cours sur Le probleme de la passivit (1955), et jusque dans les manuscrits les plus tardifs sur la texture imaginaire du rel 4 - une note indite de 1958 ou 1959 affirmera encare brutalement: Tous l. PhP, p. 369. Contemporaines de la prparation de la Phnomnologie de la perception, les notes de lecture sur Goldstein (plus tard dplaces par Merleau-Ponty dans le volume de prparation du cours sur Le monde sensible et le monde de l'expression) componen! cette remarque personnelle, entre crochets: C' est par le milieu anthropologique queje pense le milieu physique et non inversement. 11 y a done une attache existentielle de toute pense. (MSME[ I48)). 2. Nous renvoyons le lecteur a notre analyse de ces divers documents de la fin des annes quarante (Du lien des etres au.x lments de l'etre, op. cit., section B). Rappelons que Merleau-Ponty s'oppose a l'interprtation sanrienne de l'reuvre de Ponge comme dshuma- nisation des choses, et dfend Bachelard contre Sanre. L'affirmaon selon laquelle toute chose est revetue d'attributs humains est un leitmotiv des Causeries de 1948 (e f. p. 24, 27, 29,31,42 ... ). 3. Dans la ligne des travaux de Michotte, ce cours insiste sur le fait que nous percevons le monde sensible, en paniculier le mouvement, par une sorte de projection anthropologique dans les choses>> (MSME [ 176)(5)): le mouvement me parle a travers l'espace anthro- pologique, il tente mes capacits d'Einfhlung (MSME [181 ](!)). Celui qui per9oit n'est pas un spectateur gometre (ibid.), car le per9u a une capacit expressive qui engage la propre expression du su jet percevam, et quien est me me dja la trace. <<Le mouvement a done lieu dans espace anthropologique et non ailleurs, comme d'ailleurs tout le monde sensible. (. .. ) Dans tous les cas le mouvemem est la trace d'un "comportement" ( ... ). D'ou capacit expressive indfinie du mouvement. Express1on dfinie ici comme apparition d'une existence. Meme le mouvement des choses est transition d'une Gestalt a une Gesta/t. transposition d'une phys1onomie. N'a done de sens que dans espace anthropologique. (MSME [ 176]v(6)). 4. Ces manuscrits renoueront d'ailleurs. en y faisant explicitement rfrence, avec les textes de 1948-1949: ils ractiveront 1' influence de Bachelard et 1' opposiuon a Sartre qui l'accompagne. Le cinqu1eme volume de notre parcours proposera une analyse de ces documents ainsi que de la place qu' ih occupcnt dans 1' ontologie de Merleau-Ponty. UN TOURNANT ANT!-ANTHROPOLOG!QUE? 37 nos concepts sont anthropocentriques 1 De 1' autre cot, a quelques pages de distance de la phrase prcdemment cite, la Phnomnologie de la perception fait une tout autre dclaration: je ne vis jamais entierement dans les espaces anthropologiques, je suis toujours attach par mes racines a un es pace naturel et inhumain 2 , o u encare: les es paces anthropo- Jogiques s'offrenteux-memes comme construits sur l'espace naturel 3. Le monde est recouvert de prdicats anthropologiques, et nos concepts memes sont tous anthropocentriques; pourtant la vi e perceptive greffe aussi en nous des auaches naturelles el inhumaines qui nous travaillent de l'intrieur. Cette tension introduite par la these de 1945, dveloppe par les lextes de 1948-19494, proche parente du circuit de l'incorporation qui envahira les derniers crits, est assume comme telle par l'ide de priorit ontologique du monde Essentielle a la conception merleau-pontienne de la chair- et a 1' invitable extension de celle-ci dans les notions tardives de chair de la chose el chair du monde s -. elle renvoie 1' un a 1' autre 1' anthropo1ogique et le naturel,l' homme et le monde, jusqu 'au ballet final de notre chair etde la chairdu monde6. Si nous voulons dcrire le rel tel qu'il nous apparal't dans l'exprience perceptive, nous le lrouvons habill de notre chair, et si nous vou1ons dcrire la spatio- temporalit de notre chair telle qu' elle se dploie dans la vie perceptive, elle nous renvoie a un style d'etre qui nous prcede et nous anime. Une des consquences phi1osophiques du primal de la perception est done d'incorporer l'etre a la dfinition de l'homme et d'incorporer l'homme a celle de l'etre, d'assumer la porte ontologique du mystere d'incorporation l. NTi-58-59 [227]. 2. PhP, p. 339. 3. PhP, p. 340. 4. << Notre rapport avec les choses n'est pas un rapport distan!, chacune d'elles parle a notre corps et a notre vie, elles sont revetues de caracteres humains (dociles, douces, hostiles, rsistantes) et inversement elles vivent en nous comme autant d' emblemes des conduites que nous aimons ou dtestons. L' homme est invest1 dans les choses etles choses sont investies en IUI.)) ( Causeries, m. p. 29). 5. Une extension dont la logique se dessine,la encore, des les textes de la fin des annes quarante. Tout etre extrieur ne nous est accessible qu'a travers notre corps, et revetu d'anributs humains qui font de lui aussi un mlange d'esprit et de corps. (Causeries, 11, p.24). 6. La chair du corps nous fait comprendre la chair du monde. (Natu3, p. 280/[43]v, dbut 1960) Un texte contemporain affirme la reciproque: C' est par la chair du monde qu' on peut en fin de compte comprendre le corps propre (NT, p. 304, mai 1960). Car la chair du corps est une partie de la e ha ir du monde et pourtant condition de cette chair (EM3 (247](3 1), avri l ou mai 1960). Machairest un cas particulierdechairdu monde (NLV!ill (181], novembre 1960), mais Merleau-Ponty voit aussi la chair du monde comme un des fcui llets de machair (NTi [359], novembre 1960). 38 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION vcu par le corps percevant. L' ontologie se dploie a partir du point sublime atteint par une phnomnologie de la perception : 1' etre comme enveloppant-envelopp et engendrant-engendr de nous-memes. Et c' est seulement en demeurant dans la tension de cette rversibilit topologique et archologique que l'on pourra s'affranchir des penses de survol qui embaument la philosophie, de ces penses, ralistes ou idalistes, qui dcrivaient du dehors un monde tout faitou un homme accompli. Elle implique qu'on renonce A l'ide du monde comme source d'tants survols. Elle n' est pas anthropologique ni anthropomorphique en ce sens qu'elle incorpore au contraire l'homme a la dfinition du monde, fait paraitre l'homme comme ingrdient du monde, morceau du monde qui se replie sur lui-meme, -I'homme pr-humaniste, l'homme brut, l'homme- fondateur 1
Cette explicitation tardive mrite d'etre lue avec attention: pour Merleau- Ponty, s'affranchir de l'anthropologique ne signifie pas purifier notre approche du monde de ses attributs humains pour le dpouiller ainsi d' un vetement inessentiel, mais dpasser au contraire ce qu'il y a encore d'ext- rieur ou de secondaire dans ce processus d'attribution, pour incorporer l'hommea ladfinition du monde. Son audace ne s'arrete pas la: dans un glissement symptomatique et sans aucune transition, l'auteur poursuit sa phrase en clairant cette dmarche par sa rciproque - en incorporant le monde a la dfinition de l' homme (faire paraitre l'homme comme ingr- dient du monde, morceau du monde qui se replie sur lui-meme >> ). Cette pense demeure done bien axe sur la vrit de 1 'homme, et Merleau-Ponty prendra la peine de souligner que son ontologie, au-dela du naturalisme etde l'idalisme , veut peindre l' homme comme il est vraiment 2 C'est l'homme comme chair, corps ontologique - chair cosmologique qui nous parle du monde et dont le monde nous parle- qu'anticipait dja la Phnomnologie de la perceprion dans !'un de ses tres rares emplois du terme ontologique, en annont;ant le monde et le corps ontologiques que nous retrouvons au creurdu su jet J. Dans le contexte des formules protestataires en forme de ontologie et non anthropologie , il faut aussi comprendre le demier de ces deux termes a partir de la signification ngative de 1' humanisme chez Merleau- Ponty. Celle-ci dsigne 1' humanisme explicatif, formant avec la thologie explicative le couple ambivalent qui aurait pes sur la philosophie jusqu 'a l. NTi-58-59 [232]v, fin 1958 ou dbut 1959. 2.EMI [128],automne 1958. 3. PhP, p.467. UN TOURNANT ANTI-ANTHROPOLOGIQUE? 39 Hegel et jusqu' a Sartre 1 Cette signification est aux antipodes de la vertu que Merleau-Ponty prete par ailleurs a l'anthropologie comme discipline intellectuelle, discipline qu' il considere comme indispensable a la mise en Jumiere de notre insertion dans 1' etre. En octobre 1959- autrement dit au creur meme de la derniere priode, ontologique et anti-anthropolo- gique -, le philosophe publie un article intitul De Mauss a Claude Lvi- Strauss 2 qui fait 1 'loge des virtualits philosophiques et ontologiques de J'anthropologie, en dmarquant celle-ci de la pense explicative: Ce qui intresse le philosophe en elle, c'est prcisment qu' elle prenne l'homme comme il est, dans sa situation effective de vie et de connaissance. Le philosophe qu'elle intresse n'est pas celui qui veut expliquer ou construire le monde, mais celui qui cherche a approfondir notre insertion dans l'etre. Sa recommandation ne saurait done ici compromettre l'anthropologie puisqu'elle se fonde sur ce qu'il y a de plus concret dans sa mthode 3
Ce texte tardif reste dans la ligne de la lettre que Husserl crivait a Lvy- Bruhl le 11 mars 1935, et dont Merleau-Ponty rendait compte en juillet 1951, affirmant que le philosophe ne saurait atteindre immdiatement a un universel de simple rflexion, qu'il n'est pasen position de se passerde l' exprience anthropologique , et qu' il se doit meme de recueillir tout ce que 1' anthropologie peut nous donner 4 . Le sens dprciatif de l'anthropologique - qu' il vaudrait mieux dsigner par le vocable anthropologisme , en analogie avec l' usage ngatif du terme ontologisme s chez Merleau-Ponty- nait dans le cours sur Le probleme de la passivit ( 1955), dans les passages dja cits qui explicitent le primat de la perception en priori t ontologique. ll se renforce durant la premiere anne de cours sur le concept de N ature ( 1957), dans le cadre d' un dveloppement spcifique accord au sens anthropologique du renversement copernicien opr par Kant6. L' anthropologisme est alors dfini comme un hu manis me radical ou tout est construit et tout est donn 7 . C'est par ces memes mots que Merleau-Ponty a toujours l. La philosophie de Hegel est une ambivalence du thologique et de l'anthropo- logique. Ce n'est pas autrement que, chez Sanre, l' opposition absolue de ~ t r e et du Nant donne lieu a un retour a u positif, a un sacrifice du Pour Soi ... ,. (VI2, p. 127). 2. La Nouvelle Revue Franraise, 7< anne, t. 14, n 82, 1"' octobre 1959, p. 615-631 ; reprisdansSignes.p.l43-157. 3. S(MliLS), p. 155. 4. S(PhiSo), p. 135 et 136. 5. Cf. Le scnariocartsien, op. cit., p. 220-225. 6. Cf. Na tu 1, p. 40 sq. 7. Natu l -ms [40](38). 40 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION caractris 1' humanisme criticiste o u humanisme kan ti en de Brunschvicg 1 , qui faitreposer la Nature sur l'hommeet reposer l'Etre sur l'homme 2 Il peut paraitre excessif d'affecter ainsi a Kant le visage d'un humanisme prtendant tout expliquer et tout construire, alors qu'il s'est employ a dessiner les limites de notre connaissance et a mettre ainsi en valeur notre finitude. La philosophie de Merleau-Ponty n'est-elle pas plus ambitieuse, secretement informe par la these d'un absolu de l'homme, par la surdtermination d'un corps percevant capable de toucher ce que 1 'entendement ne peut rejoindre, jusqu' a 1' infini? On pourrait reprocher a Merleau-Ponty de s'enfoncer lui-meme dans l'humanisme qu'il dnonce, en ne faisant que le transposer: en rcrivant de bout en bout la pense en perception, dans un idalisme dguis et d'autant plus appauvri qu'il n'est pas conscient de lui-meme. Une note indite de 1958 affronte justement cette objection : Mais dire cela, n'est-ce pas finalement ramener tout l'univers au pen;u humain? N'est-ce pas philosophie anthropologique? Avec simplement cette diffrence que Brunschvicg faisait tout dpendre du su jet pensant et que nous faisons tout dpendre du su jet percevant? Mais le su jet percevant, l'univers de la perception, quand il est vraiment pris pour premier, n'est pas un univers anthropologique >>a la surface de l'en soi i nconnaissable 3. La prtention que Merleau-Ponty reproche a la tradition criticiste n'est pas de tout donner a 1 'homrne, mais de ne 1 ' envisager que sous la modalit de ce qui lui serait dfinitivement donn et de ce qui lui serait dfinitivement inaccessible, dressant ainsi pour lui un inventaire de limites en termes de surface infranchissable. Ceci revienta survoler 1 'homrne et ce qui n' est pas lui, et a affecter ainsi au su jet pensant un isolement ontologique non justifi, et injustifiable. De son ct, une ontologie phnomnologique du monde ne s'engage pas tant dans une explication des limites que daos une exploration de notre insertion dans l'etre, de cet il y a d'inhrence qui retire a ce qui est li le statut pistmologique de donne, et qui appelle une vis ion de l'homme en haillons d'inhumain, tendu au prhumain comme a ce qui le dpasse. Car 1' homme passe indfiniment 1 'homrne. Centre 1' huma- nis me de la ralit-humaine: il y a un prhumain dans 1 ' homrne et un plus qu'humain 4 . Naturalisme, anthropologisme, disme, ontologisme: par l. Cf. parexempleNatul -ms [40)(38), [ 189], [50](48), Natu 1 40,47, 54,NMS [91], [80], [72], [114](2), [118](10). Natu2-ms [ 105](1). [107)(A), EM 1 [2](1 ), [ ll](D). 2. Natu l. p. 40. 3. NTi-58 [203)-[203)v. 4. EM 1 [ 129), automne 1958. UN TOURNANT ANTI-ANTHROPOLOGIQUE? 41 ces vocables, les manuscrits d' Erre et Monde dsignent autant de manieres d'vacuer le mystere de l'etre qui est enferm dans la chair du sensible 1
Persistance du probleme ontologique; on n' vite le mystere de 1' etre qu'en prenant l'homme pour donne (anthropologisme). Ide d'une autre philosophie : la dimension de la N ature centre ontologisme ... 2
L' humanisme explicatif et constructi viste S' emploie a dlier notre etre- au-monde pour mourir loin des promesses et des menaces de l'etre qui nourrissent un combar pourtant essentiel a la libert de l' homrne. Exister n'est pas seulement un terme anthropologique: l'existence dvoile, face a la hbert, toute une nouvelle figure du monde, le monde comrne promesse et menace pour elle, le monde qui lu tend des pieges, la sduit ou lui cede, non plus le monde plat des objets de science kantiens 3. L' anthropo- logisme est encere un discours sur la finitude a la dont Aristote concevait la perfection de 1' etre naturel, comme un achevement inscrit daos une nature temitaire, la taille adulte que seuls les monstres dpassent. 11 fait de l'homme un etre abo u ti, au dsiren chec ou bien au dsirsatisfait, mais toujours clos. Au dsir vide ou plein, peu importe, du moment qu'il n 'y a plus a le creuser. Cette sagesse dsespre 4 qui ne persvere dans l'tonnement et l'interrogation essentiels a la dmarche philo- sophique, qui ne se maintient pas dans J'inpuisable du dsir, trouve son accomplissement logique dans la solitude d'une libert infinie, chair sans natssance et sans transcendance a partir du nant. Cene maniere de penser n'est-elle pas la seule (a partir du nant) des que nous somrnes libres? Non: c' est Ht la racine de l'anthropologisme de Descartes et de Sartre. Et e' en est 1' erreur s. Et cet "anthropologisme", des qu'on l'interroge lui-meme sur son sens, se rvele comme une forme l. C'est la pense objectivante, dogmatique, oublieuse de l'exprience, qui fixe et cristaliJse ses perspectives et ne voit, pour les unir au gomtral, que des rapports eux-memes ObJectifs et spirituels. ( ... ) C'est le monde horizontal, le monde sans contradiction, tout pret pour l'homme et ses calculs. En fait cela ne fait pas le monde( ... ). Parent du sens et de la e hose scntie, et, justement a cause de paren t, arrachement par le qua/e, les sens saignants. Done monde debout, pcu rassurant, et auquelje m'appuie immdiatement pourtant, de tout mon corps. Monde de projection-introjection (mon corps), d' Einfhlung, monde onirique, non monde "observable". Monde d'avant les "actes". Mystere ontologique qui est enferm dans la chairdu sensible bien avant eux. ( ... )Monde dont les articles sont ceux de mon corps, dont mon corps est le pilotis et qui est le pivot de toutes mes puissances de transcendance (affectives, bten slr, aussi bien que cognitives: Bergson avait tort de s'inquiter de la transition continue affection-perception :ce n 'est pas que la perception soit "subjective" e' est que la "conscience" est incarnepourde bo11). (EM2 [ 173]v( 16). 1959). 2. NMS [108)(y)-[ 109)(), prob.automne 1957. 3.S(pnp).p. 196.1956. 4 NMS [50)(3). prob. automne 1957. S DESC[I061(2). 42 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION aigue d'ontologisme, ou une philosophie dogmatique des donnes immdiates ' Ces tentatives referment la pense par leur impatience a 1' ouvrir dans la chiquenaude d'un comrnencement absolu: la Nature, I'Homrne ou Dieu. Elles se sont puises a rechercher si un dieu existe o u non, si 1 ' homrne est libre ou non, si la nature est en devenir ou non, jusqu'a I'essoufflement contemporain de la philosophie 2 . Les manuscrits d' Etre et Monde consacrs a 1 'lntroduction al' ontologie voient la philosophie osciller entre ces rductions problrnatiques du mystere ontologique, comrne autant de tentatives pour ne plus avoir a penser la solidarit ontologique de l'homrne et du monde, de moi et d' autrui. On a cru que la philosophie consistait a expliquen> et fondeo> tout le reste a partir de l' un de ces etres. En ralit "partir" d'un etre, concevoir la philosophie comrne partant de ... C' est dja abandonner la philosophie. Carla philosophie cherche ce qui fait qu 'un etre est et est en connexion avec les a u tres 3. La nouvelle ontologie voudrait justement dpasser les positions de survol du naturalisme, de l'anthropologisme et du disme, en s'affranchissant de la toute-puissance de 1' explication qui touffe 1 'tonnement philosophique. Elle doit renoncer a l' ambivalence de la causalit du pur actifsur le pur passif, pour retrouver leur solidarit dans I'etre, leur empitement entendu comrne rapport endo-ontologique 4. Les remarques anti-anthropologiques du demier Merleau-Ponty, au- dela de leur terreau protestataire initial, sont done loin de servir une opposition manichenne entre ontologie et anthropologie. Elles dnoncent une certaine collusion entre anthropologisme et ontologisme , mais pour mieux dvoiler, en continuit avec la priori t ontologique reconnue a notre ouverture perceptive a l'etre, le chiasme qui reconduit sans cesse l'homrne et l'etre !'un a l'autre. Les derniers crits approfondissent ce qui tait dja a l ' horizon de la Phnomnologie de la perception, jusqu'au theme ultime de la co-naissance, qui est le do maine propre de la philo- sophie par -dela toute anthropologie 3. L ' homrne, surrection continue, est intrieurement travaill par les voies inhumaines de 1 'etre et leur est co- naissant, des la moindre perception qui le rend contemporain de la genese de toute chose. Cette ontologie, dans son matrialisme onirique et sa spiri- tualit viscrale, est une philosophie de la parent, blesse et gnratrice, de l . EM 1 [55)(8), automne 1958. 2. Cf. EMl [7](B), 27 septembre 1958, feuillet intitul " Pour l'ontologie " 3. EMl [4)(2), 25 septembre 1958, Plan de l' lntroduction- Pour l'ontologie " 4. NTci [108)(complmentinditde NTp. 327),mars 1961. 5. PNPH, p. 279.janvierou dbut fvrier 1961. UNE ONTOLOGLE NA TVE ? 43 la chair de l' homrne, de la chair du monde et de la chair d'autrui- une parent qui ne ferait qu'un avec l'etre meme. Sartre a tent de formuler cette situation dans !'une des remarquables finesses de vue que comporte son Merleau-Ponty vivant. Il insiste a juste titre sur 1' essentielle circularit de 1' etre et de 1' homrne qui soutient cette pense. L'etre est l'unique souci du philosophe allemand [Heidegger]; en dpit d'un vocabulaire parfois commun, l'homme reste le souci principal de Merleau ( ... ). L'homme est dsign par sa vocation fondamentale qui est d'instituer l'etre, mais l' etre, tout autant, par sa destine qui est de s'accomplir par l'hornme ( . . . ). Merleau ne prtend pas que nous nous perdions pour que 1' etre soit, mais, tout a u contraire, que nous instituerons 1' etre par 1' acte qui nous fait naitre a 1, humain t. L'esquisse estjuste, et le style balanc, chiasmatique, se fait tonnarnrnent proche de certains indits que 1 'auteur de ces lignes n' tait pasen mesure de connaitre. Sartre disceme cette co-naissance de 1' etre et de la chair qui s' est pourtant longuement construite contre son analytique de I'Etre et du Nant; il la comprend malgr - mais aussi grace a- tout ce qui l' loigne de la sienne. En revanche, la sparation qu'il indique entre Merleau-Ponty et Heidegger, tout en reposant peut-etre sur une intuition juste, ne trouve pas ici une expression suffisante : elle laisse affleurer une caricature classique de la position heideggrienne vis-a-vis de la question anthropologique 2 , tout en brossant un portrait de l'ontologie merleau-pontienne qui serait en partie applicable au philosophe allemand. Aussi nous faudra-t-il examiner plus avant la consistance d'une possible analogie entre ces deux penses de la co-appartenance de 1 ' homme et de 1' etre. 3. UNE ONTOLOGlE NAYVE? A. Jire les objections faites a Merleau-Ponty de son vivant- mais aussi, dans une large mesure, celles qui ont par la suite continu a lu etre adresses -,force est de constater que son entreprise est menace de renvoi a une philosophie du pass (elle serait la ritration d'une pense clas- sique), quand ce n'est pas de rduction a un discours non-philosophique (elle resterait trangere a la dmarche et la rigueur philosophiques). Ses audaces (prirnat de la perception, foi perceptive, ontologie de la 1. Sanre, " Merleau-Ponty vivant " Les Temps Modemes, 11 anne, n spciall84-185, octobre 1% 1, p. 367-368. 2. Cf. a ce su jet la tres belle tude de Dastur sur Heidegger et la question anthropologique. Louvain-Paris, ditions Peeters, 2003. 44 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION co-naissance, etc.) sont parfois lues comme autant d'illusions rtrospec- tives habillant d'un vetement onirique une ontologie classique, un fina- lisme ou un idalisme qui s' ignorent : quoi qu'en dise l'auteur, elles masqueraient une finalit sise dans les choses, ou bien mon pouvoir de constitution, ou encore l' harmonie des deux. Une fois rtabli cet ordre prtabli, il ne resterait d'elles qu'une criture potique sductrice quise dguise en lan ontologique. L'histoire de la philosophie et de ses lumieres n'est-elle pas, comme Brhier l'objectait en 1946, la longue conquete de l'ordre de la souveraine Raison apres dpouillement des mvets non- philosophiques ? Pour Merleau-Ponty - et c'est ce qu'il va s'empresser de thmatiser des 1948-, e' est la une na'ivet a u second degr, celle que vient briser la modemit 1 Une na'ivet dans les ruines de laquelle la nouvelle ontologie o u ontologie modeme 2 est appele a trouver sa radicalit sans table rase ni restauration du pass, a adopter son caractere fondamental en comprenant et assumant la dimension illusoire de tout fondement positif. Elle le fera sans pour autant renoncer a la philosophie pour le vertige de structures abstraites des charnps non-philosophiques, mais en approfondissant, a travers son attention meme a ceux-ci, une dimension interrogative qui est le trsor de l'attitude philosophique paree qu'elle est dja le ressort premierde notre etre-au-monde. Rduction au pass philosophique ou a I'infra-philosophique fonnent ensemble la rsistance que notre auteur rencontre et intriorise a partir de la rception de ses deux premiers ouvrages. Peu de temps apres les objections de 1946 et les dbats anims suscits par Humanisme et terreur (1947), Merleau-Ponty commence a parlerde la situation difficile du philosophe, et souligne la fragilit de la philosophie. Le philosophe dans 1' adversit dcrit ainsi une philosophie dans I'adversit3, repere des correspondances entre les difficults du philosophe et celles de tout homme, entre la vulnrabilit de la philosophie et celle de la chair: la comparaison est recouverte de l'ombre d'un homme et d' un philosophe, celle de Merleau-Ponty l. Cf. a nouveau la confrence sur L 'homme et /'objet, le texte des Causeries et les communications faites a Mexico. Ces documents, rappelons-le, initient l'opposition du << monde modeme au <<monde classique qui reviendra en force, sous le !abe! ontologique, a partir de 1956 (et plus encore de 1959 a 1961, du cours sur La philosophie aujourd'hui jusqu' aux ultimes sur L 'ontologie cartsienne et l'ontologied'aujourd'hui, en passant par L 'CEil et 1 'Esprit et bien d' a u tres textes ). 2. Cf. Diai-T&C [184](III4), Natul-ms [110]( 113), [135]v(l65), Natul 125, NMS [91], NTi-58 [199], Phi1Auj2 88/[29](38' ), NT222, VI-ms [5](V110), VIl 34-35, RC59 141, NT 264, 307, EM3 [250], [253], Brouil 355/[97](103). NTci [ 111] (VI 11), OntoCart 206/[30](31),NTontocart[ 103], [108]. 3. Dans L 'homme et l'adversit ( 1951 ), 1' loge de la phi/osophie (1953), ou encore dans la premiere partie du cours de 1959 La philosophie aujourd'hui. UNE ONTOLOG!E NA TVE ? 45 lui-meme 1 Malgr les apparences, celles d' un intellectuel brillant qui sait dguiser toute dsillusion et toute ironie dans une courtoisie inaltrable, Merleau-Ponty vit difficilement les malentendus sur sa pense. Sartre,l' un des rares a avoir eu confidence de ce malaise, a voqu la souffrance de ces checs qui confinnaient son exil : 1' criture nous inscritdans le monde autrement que nous ne l'avions voulu, en nous pretant apres coup des intentions que nous n'avions pas et que dsonnais nous aurons eues . Apres 1939, rajoute Sartre, Merleau-Ponty vit dans ces mcomptes, dans ces faux frais qu'on doitaccepter faute d'avoir su les prvoir 2 Longue est la liste de ces fausses intentions et de ces mcomptes, de 1939 a 1961, mais aussi apres la mort du philosophe; longue et droutante, tant elle dcrit les courants philosophiques et non-philosophiques les plus divergents, tant cette pense a pu recevoir les baptemes les plus contradictoires, que ce soit pour 1' adopter ou pour la dsavouer. Les objections de 1946 en sont un premierexemple, auquel il faudrait rajouter les dbats de Geneve suivant la communication sur L'homme et l'adversit3. Drouts par la nouveaut de cette pense, les participants cherchent a rtablir des rfrences qu'ils croient caches de fa<;on a la ramener a des theses classiques : Merleau- Ponty est alors tour a tour consacr cartsien, aristotlicien, puis sceptique, sans que jarnais ne soit abord ce qui a pourtant t le theme central de son propos, la question de la chair 4 . Ces tentatives de rapprochement ne sont l. L'loge que le discours inaugural au College de France adresse a la philosophie est d' abord l'loge de sa glorieuse faiblesse, contre tout idal classique de rigueur et de savoir Car il est inutile de contester que la philosophie boite " etle philosophe est justifi JUsque dans ses infirmits (EP. p. 59), <<la claudication du philosophe est sa vertu (EP, p. 61 ). Le philosophe porte en lui tous les paradoxes de la chair (cf. EP, p. 63), comme dja l'homme <<contient silencieusementles paradoxes de la philosophie >> (ibid.). Comme lui, il ne survole pas son propre chemin, et fait, dans sa vie essentiellement interrogative, l'exp- rience quotidienne de la contingence etde la nouveaut. Son mode de connaissance est fonda- mentalement la question de celui qui en est : il est l' preuve d' une inhrence ontologique, non l'auto-justification dans la suffisance de raisons suffisantes (cf. Brouil [97](104)- [981( 1 05)/NP, octobre 1960). La prface de Signes reviendra sur cette complicit de l'homme et du philosophe, qui se poursuit jusqu 'au bout : jusque dans son interrogation sur 1' etre, et plus que jamais en elle, le philosophe rencontre le meme mystere que les hommes affrontent dans le demi-silence de leurs dsirs (cf. S(Prf), p. 30-31 ). 2. Sartre, Merleau-Ponty vivant >>, art. cit ., p. 31 O. 3. Cf.le deuxieme entretien pnv ( 12 septembre 195 1) des Rencontres intemationales de Gene ve sur La connaissance de /'homme a u xx siecle, HoXX, p. 326-332/216-220. 4. Au "Descartes, grand de Merleau-Ponty (HoXX, p. 3261216) de Jean Wahl. Merleau-Ponty rpond avec son tact hab1tuel, renforc par une grande sympathie pour son interlocuteur, que les contemporams sonttout de meme assez diffrents de Descartes,. (327/217). Le R.P.Dubarle croit bon de rebondir alors dans une direction contraire : On pourrait remonter a des thories ph1losophiques beaucoup plus anciennes que celle de Descartes, et tout au long de la premicrc partie de la confrence de M. Merleau-Ponty, 46 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION pas inconsistantes, ni vaines: elles font partie intgrante de tout travail d'interprtation. Mais leur diversit inconciliable est trange, ainsi que leur commun manque d' attention a u texte, et la facilit avec laquelle ces compa- raisons se transforment en parrainage. Comme si nous avions toujours besoin de travestir Merleau-Ponty, comme s'il tait impossible de recon- naitre la nouveaut de sa pense, et ncessaire de la reconduire au pass. Notre rsistance vient peut-etre de ce que nous prouvons une certaine difficult a prendre au mot ce que Merleau-Ponty dit prcisment vouloir prendre au mot, a partager la radicalit de son tonnement. Nous venons de voircomment l'appel a l'ontologie se cristallise chez lui en raction au feu crois d'objections massives et contradictoires: celles-ci ont pour seul point commun de ne pas prendre au srieux la radicalit de sa these sur le primat de la perception. Alqui fut le premier porte-parole de cette perplexit: le retour a la na"ivet originelle de la conscience percevante aura-t-i! vraiment la vertu de nous rvler le sens de toutes les recherches entreprises a des niveaux de pense si loigns de cette na"ivet, et de leur apporter une solution? t La encore, Sartre a p r ~ u en Merleau-Ponty le dsarroi devant l'ironie des blass,l'enfant drout par le srieux de ceux qui ne s'tonnent plus de voir ni de toucher. 11 tait pourtant !'un deceux qui ont le plus hsit a prendre cette philosophie au srieux. Peut-etre tait-il aussi 1' un des plus lucides sur la nature de sa propre rsistance a une pense j 'entendais dans ma mmoire, non pas tellement la phrase d' Aristote sur 1' ame forme du corps -etje ne sais s'ill'a prononce - mais une phrase qu'il a prononce tres nettement dans son trait de l'ame : "L'ame est l'acte du corps physique organis." Par quoi iJ pense bien a une actualit pntre de toute la chair corporelle, comme le dirait M. Merleau-Ponty ,. (3281217). Ce demier rpond: << Je ne suis pas un grand aristotlicien (3281218), puis avec une ironie redouble: Je n'ai aucune raison de dcliner ce parrainage illustre, si Aristote pense ce que vous dites (3291219). Perplexe mais gnreux, Merleau-Ponty tente de mettre ses interlocuteurs sur une voic d'interprtation plus pertinente, comme donnant un indice aujeu de la devinette: <d'ai choisi un exemple, celui du freudisme. Dans mon esprit c'tait un exemple clair. 11 y a dans le freudisme ... (330/219) Mais personne ne prend la perche tendue, et le bapteme suivant arrive bientt : apres Descartes, apres un Aristote revu par la scolastique, voici le tour du scepticisme, troisieme boue de sauvetage lance cette fois par Umberto Carnpagnolo. Nous arrivons a retrouver les positions du scepticisme traditionnel : y a-t-il une vritable diffrence entre une philosophie de l'ambigui"t et une philosophie sceptique ? ( ... )Jeme demande s'il ne faut pas ramener la philosophiede l'ambigui"t a cette pos ilion traditionnelle du scepticJsme. Y a-t-il quelque chose de nouveau? (3311220) U. Campagnolo semble oublier la conclusion meme de la communication sur laquelle porte l'entretien : C'est la peur du nouveau qu1 galvanise et raffirme justement les ides memes que l'exprience historique ava.it uses. Phnomene qui est loin d'etre dpass par notre temps.,. (S(HoAdv), p. 306). l. F. Alqui, Une philosophie de l'ambiguH. L'existentialisme de Merleau-Ponty ,., art. cit., p. 53. UNE ONTOLOGIE NAJVE ? 47 aussi ( et aussi peu) na"ive et enfantine que la peinture modeme qui fascinait Merleau-Ponty. Au moment ou M. Papon, prfet de police, rsume l'opinion gnrale en dclarant qu' il ne s'tonne plus de ren, Merleau donne l'antidote en s' tonnant de tout: e' est un enfant scandalis par nos certitudes fu ti les de grandes personnes et qui pose les questions scandaleuses auxquelles les adultes ne rpondent jamais ( ... ) et nous. en le lisant, nous sommes entrains dans ce tourniquet dont nous ne sonirons plus. Pounant ce n'est pas nous qu'il interroge: il craint trop que nous ne nous butions sur les dogmatismes qui rassurent. Il sera lui-meme a lui-meme cette interrogation paree que l'crivain achoisi l'inscurit 1 . Signe rvlateur de cet tonnement scandalis,Ja revendication d'une ontologie s'accompagne chez Merleau-Ponty d'un motif d'criture rcur- rent, qui vient doubler la protestation que nous venons d'exarniner (ce que je fais n'est pas anthropologique mais ontologique): l'invitation rpte a (( prendre au srieux , prendre au mot , prendre a la lettre , prendre a la rigueur ... Prendre a la Jettre tout ce que la philosophie n'avait pas suffisarnment pris au srieux: la perception, le mouvement, J'enfant, la chair ... 2 La rptition de ces invitations peut a nouveau laisser penser a une surenchere maladroite de la part de celui qui constate, prcisment, qu'il n' est pas !u comme il voudrait qu 'on le lise, que ses descriptions phnom- nologiques ne sont pas suivies dans leurs consquences radicales. D' ou une nouvelle circularit, qui transposerait elle aussi le cercle d'une atteinte narcissique: cene ontologie se perdrait dans 1' appel a prendre a u srieux ce qu 'elle dit etre ontologique, a prendre au mot ce qui est pourtant sans mot, la chair comme surdtermination ontologique du corps- sans que Merleau- Ponty ne parvienne jamais a formuler explicitement ce qu'il faudrait prendre a la lettre, a exprimer vritablement ce qu'est cet etre auquella chair serait adhsion. Nous pouvons en rester la. Mais nous pouvons aussi dceler une autre consistance dans cette involution et dans ce nouveau trait d'criture, comme nous l'avons fait pour le prcdent. La revendication ainsi vhicule n'est pas une nouveaut des demiers crits: c' est l' intention l. Sartre,<< Merleau-Ponty vivant " art. cit., p. 372. 2. Pour quelques exemples de cette toumure qu1 se renforce dans les demiers crits, e f. PhP 318, SNS(MtaHo) Nl49/G 105. Sorb(RAE) 351, S(PhLg) 119, PbPassiv [221]/NP, PhiDial [12((ll2), NMS [41](26), EMI [19]. NTi-58 [186], S(PhiOmb) 211, NLVIMI [ 122](3), VII 70, VIl 73, EM2 [ 197](5). NTci [51) (complment indit de NT 269), Huss 821[ 115]v. N-Corps [88)(9), Natu3 287/[46]v. NT289, OE-ms [14)v(IO), OE 31-32, OE 83, VI4 175, VI4 180, VI4 184-185, VI4 195. 48 UNE ONTOLOGlE EN QUESTION philosophique meme de Merleau-Ponty quise forge des les annes trente dans 1' appel a prendre au srieux ce que Brunschvicg relguait comme non- philosophique 1 Sa pense procede d'une premiere naivet opiniatre, celle qu'exprimera encore Le visible et !'invisible en demandant de prendre au srieux le mlange de !'esprit avec le corps 2 Et si ses derniers textes gardent toujours cette formulation trop classique -l'union de l'ame et du corps-, ce n'est pas pardualismermanent mais a titre de balised'un ton- nementjamais referm, qui s'est ouvert a l'endroit meme ou le tremble- ment vi te surmont 3 de Descartes s'tait referm. Prendre au srieux ce mlange, c'est justement ne plus l'envisager comme la proprit accidentelle de deux substances spares, mais comme 1' lment meme, la chair. La chair est la donne central e de cette ontologie- a ceci pres qu' elle est par excellence ce qui n'est pas une donne, mais !'avenir incertain de l'homme. La chair, meten garde Merleau-Ponty, est ce que nous n'avons jamais pris au srieux -elle n'a de nom dans aucune philosophie 4 . A partir de ce premier pari, il fallait frayer le chemin de ce qui en nous, peut-etre au plus haut point, fait confiance a la chair: la vie perceptive. En 1960, Merleau-Ponty crira encore de fa9on lapidaire: Esthsiologie: l'union de !'ame et du corps prise au srieux 5 Son tonnement devant cette union se redouble du constat scandalis qu'une certaine tradition philosophique, tout en la reconnaissant, renonce a la penser autrement qu'en la dliant par survol et projection- ce qui est prcisment ne pas la prendre a la lettre. Pour le faire, il n'y a pas d'autres manieres que d'affron- ter comme telles les voies d' expression de cette confusion que nous sommes, meme si elles sont fatalement elles-memes confuses, et prci- sment paree qu' elles le son t. La "confusion" du sensible= "mlange" de )' esprit et du corps6, de sorte que, note Merleau-Ponty, qui compren- drait le sentir comprendrait tout 7 Mais la difficult, la difficult meme rencontre par Descartes, est que l'etre sensible ne se tient pas devant la pense pour lui offrir un vritable commencement. 11 me tient avec lui, exige queje me donne, avant m eme de se donner et de m' emporter dans son circuit. Une philosophie de la chair n 'admet done pas un point de dpart lui assurant sa linarit future, elle ne peut que prendre en marche le cercle du l. Cf. Le scnario cansien, o p. cit., chap. 11. 2. VII,p. 73. 3.0E.p.56. 4. V14, p. 193. 5. Natu3, p. 287/[46]v. 6. DESC[85]v(l2). 7. EM3 [237)( 11 ). avril ou mai 1960. UNE ONTOLOGlE NA!VE? 49 sentant et du senti. Et ce cercle ouvre sans retour la question anthro- pologique a 1' exigence d' une ontologie. Quand on dit que la chose per9ue est saisie en personne ou dans sa chair >> (leibhaft), cela esta prendre a la lettre: la chair du sensible, ce grain serr qui arrete l'exploration, cet optimum qui la termine refletent ma propre incamation et en sont la contrepartie. Il y a la un genre de l'etre, un univers avec son su jet>> et son objet >> sans pareils 1
Ce passage au contexte trompeur 2 offre l'un des exemples les plus significatifs du motif du prendre a la Lettre qui claire, au-dela d'une banale toumure langagiere, la dimension consquente de l' ontologie de Merleau- Ponty. Le souci de prendre a u mot la donation en chair s' inscrit dans la suite logique de l'attention rsolue prete a l'union de !'ame et du corps ainsi qu'a la vie perceptive comme expressive de cette union. Ce texte annonce le droit que les derniers manuscrits vont prendre en formant les concepts tranges de chair du sensible>>, chair de la chose >> et chair du monde: le quelque e hose est chair et ma chair 3, parler de e ha ir des choses ( ... ) n'est pas analogie ou comparaison vague, et doit etre prisa la lettre 4 . Merleau-Ponty atteint alors les consquences ultimes de sa pense,le point extreme d'une gravit enfantine qui veut pousser jusqu'au bout les implications de l'quation Esthsiologie: l'union de !'ame et du corps prise a u srieux >>.La perception est le lieu privilgi de la manifestation de cette union paree qu'elle est aussi le lieu privilgi de sa ralisation. La signature du rel dans le grain du sensible est la contrepartie de mon incarnation, mais elle n'est pas le simple tmoignage de ce queje suis dja, et cette formule est rversible: ma chair, toujours en train de naitre et de venir a l' etre, est la contrepartie de 1 'preuve sensible du rel - je me fais chair en percevant. Le sensible me dit qui je suis en me faisant ce queje suis, me rvele queje suis chair en me faisant chair, et en ce sens me prend au srieux dans la mesure ou je le prends au mot. D' o u un jeu de miroir entre la chair du monde et l'union de l'ame et du corps, engendrant-engendres !'une de 1' autre, qui donne a la cbair, simultanment prgnante du monde et prgnante d'elle-meme, sa dimension ontologique - une chair dans laquelle transcendance (de la chose) et gnralit (de soi) s'tayent !'une 1' autre. A u printemps 1960, un feuillet du volume le plus tardif d' t r et l. S(PhiOmb ), p. 211. 2. En deya du rapport a Husserl, ce texte fait en effet rsonner le v1eux dbat de Merleau- Ponty avec L'lnUJginaire de Sartre. Nous dvelopperons ce pomt dans une prochaine tude, qui analysera plus longuementces lignes capitales du Philosophe et son ombre. 3.EM2[155]v(l4), 1959. 4. V14, p. 175. 50 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION Monde rsume avec vigueur cette situation originale de l'ontologie du monde : Le prjug du tablea u visuel et de 1 'en soi nous masque ce monde. C' est bien un prjug : car cette image du monde comrne en soi laisse norme rsidu de 1' un ion de 1' ame et du corps- Je pars inversement de cette union -Non pas de 1' anthropologique, mais de la chair du monde. Transcendance et gnralit. ( ... ) Pour moi, il s'agit inversement de chercher dans le phnomnall'etre meme. Dire en jeme propose de dcrire comme etre les prtendus humains 1 Ces lignes portent a son sommet la solidarit de la question de l'homme et de celle de 1 'etre dans cette philosophie de la chair, et infirment a nouveau l'hypothese d'un toumant venant renier l'intention des premiers crits. Merleau-Ponty, jusqu 'au bout, entend bien partir de l'union de 1 'ame et du corps, mais, la prenant justement au srieux, il doit aussi partir de la chair du monde. C'est ce qu'il dcouvre progressivement, et ce qui le confirme dans le Statut ontologique de sa pense. Car il y a la un genre de 1' etre qui n' est plus un genre puisqu'il ne divise plus l'etre, mais un seul et meme lment d 'o u sourd toute dhiscence, la chair. Soulignons une demiere fois, si cela est encore ncessaire, combien ce n'est pas le visage de l'homme, pour Merleau-Ponty, qui s'efface dans la gnralisation ontologique de la chair- tout a u contraire, puisqu 'il s' agit de peindre l'homme comme il est vraiment -, mais certaines aventures humanistes qui dtruisent le mlange dont nous sommes faits, et nous rendent incomprhensibles a nous-memes 2 Son ontologie ne dbouche pas non plus sur une sorte de mtaphysique naturaliste, qui occuperait une position symtrique de 1 'humanisme sartrien et signerait la capitulation du sujet libre dans un abandon passif aux puissances naturelles qui nous traversent. S'il faut prendre au srieux l'ide que nous sommes dans le monde3, il ne s'agit en aucun cas de partir de la chair du monde pour ne plus partir de l'homme, mais bien d'assumer l'impossiblitd'un autre point de dpart -Jeque!, prcisment, n'en est plus un- que la co-naissance de 1 'homme et de l' etre. Ce qu' on appelle inspiration devrait etre pris a la lettre: il y a vraiment inspiration et expiration de respiration dans 1 action et passion si peu discemables qu 'on ne sait plus qui voit et qui est vu ... 4 Et si cette rversibilit est enjeu des la vie perceptive, ce n'est pas en se jouant de notre consentement et en nous dchargeant de tout l . EM3 [246]v(30), avril ou rnai 1960. 2. S(HoAdv), p. 306. 3. NTi-58 [186],1958.Cf. aussiEM2 [197](5),1959. 4. OE, p. 31-32. UNE ONTOLOGIE NATVE ? 51 engagement, mais en trouvant son ressort dans une adhsion tonne qui nous lie au monde en le faisant naitre pour nous et en nous faisant naitre a nous-memes : dans cette libre ouverture a l 'tre qui est la foi perceptive 1
Au creur de la chair comme union personnelle et comme entrelacs de ma chair avec la chair du monde, Merleau-Ponty ne dcouvre pas une dpossession du sujet par la Nature, mais le mystere d'une libert onto- logique, qui n'est pas survol des possibles, choix entre ceci et cela, mais participation essentielle a cette union comme a ce lien. Cette libert est noue a l'exercice de la foi perceptive, qui porte a son sommet la complexit passive-active caractristique des attitudes les plus proprement humaines. Et si la conception merleau-pontienne de la chair appelle conjointement une nouvelle anthropologie et une nouvelle ontologie, la prise en compte de la foi perceptive dans son originalit et son originarit est peut-etre le principal lment moteur de cette double rvolution. Le demier Merleau-Ponty s'oriente vers celle-ci sans quitter pour autant ses anciennes descriptions phnomnologiques nourries de champs non- philosophiques, mais, au contraire, en les approfondissant, certain qu'il est de trouver en elles ce qui implique dja I'etre. Tout ce qui prcede doit etre prisa la rigueur: non comme description qui laisserait intacte l'onto- logie de !'en soi, mais comme engageant dja l'ontologie: c'est de meme que nous parlons 2 . Merleau-Ponty recherche dans les prtendus "phnomenes" humains la radicalit d'une ouverture ontologique dont la foi perceptive est le pivot. Et ses demiers manuscrits convergent par diverses entres, philosophiques ou non, dans la mise en lurniere de cet engagement. Il n'est pas ici le lieu d'exposer en dtail le contenu et les implications de la notion de foi perceptive, ou encore ce qui la spare de l'Urglaube et de l'Urdoxa chez HusserJ3. Avant d'etre en mesure de dvelopper ces lignes positives de 1' ontologie chamelle de Merleau-Ponty, il faut commencer par en dessiner en creux les contours en cartant certains malentendus et en clairant l'intention, le style et la mthode de cette pense. Orla notion de foi perceptive est sans doute plus que toute autre lie a u motif du prendre a u srieux ainsi qu' a la circularit que ce m eme motif rvele a u creur de 1' ontologie merleau-pontienne. Prendre a u mot la chair et, pour cela, la vi e perceptive, conduit Merleau- Ponty a cette ultime gravit: prendre au srieux la foi perceptive -laquelle l. VI2, p. 122. 2. NL van [ 122](3), mars 1959. 3. Ce point, en lien avec le prtcdent (la rtcriture merleau-pontienne de la donation en chair), sera abord dans lecinquieme volume. 52 UNE ONTOLOGlE EN QUESTION n' est autre que le ressort meme de la nai'vet opiniatre de notre ouverture au monde et aautrui. C'est ici que le trait d'criture que nous analysons trouve sa consistance ultime, mais c'est aussi dans ce dernier degr du redouble- ment du srieux merleau-pontien que 1' invocation du philosophe atteint sa circularit la plus grande, en nous invitant en quelque sorte a avoir foi dans la foi perceptive. Cette pense nous meta u pied du mur, comme dans un pari: la foi perceptive pointe a l'horizon de la rduction merleau- pontienne, tout en nous dcouvrant que nous ne saurions etre dispenss du pari meme de cene foi, du consentement a son efficace - car elle est par excellence ce que 1 'on ne peut mettre en suspens sans la dfigurer 1 Te! un vitrail, la foi perceptive devient obscure des que l'on se place a l 'extrieur. Tout se passe comme si on ne pouvait en prendre la vritable mesure, en dcouvrir la lumiere propre, sans l'interroger tout en et sans placer cette preuve de la foi perceptive par elle-meme au creur de 1 'interrogation philosophique 2. Quand Merleau-Ponty parle de nouvelle ontologie, c'est sans doute, selon nous, que pour lui l'ontologie communique avec la foi perceptive, ou plutt que la foi perceptive requiert une ontologie qui lui est propre, et qui, eu gard a l'ontologie au sens heideggrien, est sans nul doute une ontologie nai"ve- mais nous avons vu que cette nai"vet, Merleau-Ponty la revendiquait. ( ... ) Plus profondment, on par la qu'il y a une profonde divergence d'inspiration entre Heidegger et Merleau-Ponty: alors que le prernier a conduit de plus en plus son interrogation sur les conditions de possibilit transcendantales-ontologiques de la pense, sur ce qu'il faut toujours dja pourqu'il y ait pense- et nous savons que c'est le pur il y a de 1' etre et du temps -, le second trouvait sans do u te ce mode d' interrogation un rien trop abstrait ( ... )en tant que, pris que nous so m mes toujours dja dans le champ phnomnologique, il ne peut y avoir d'autre question prjudicielle que celle de la foi perceptive, c'est-a-dire du mode de notre insertion toujours dja effectue en lui. ( ... )Ce n'est done pas, comme il serait trop facile de le croire, qu'un type de pense heideggrien puisse rduire la derniere philosophie de Merleau-Ponty a une sorte d'ultime version, dja dpasse , de la mtaphysique , puisque cette tentative de rduction pourrait fort bien se retourner contre elle-meme, a remarquer dans 1 'insistance heideggrienne a poser 1' interrogation dans un seul sens-le sens de l'etre comme te!- une formed'abstraction issue de la philosophie classique bien que porte a un degr d'exigence et de subtilit encore jamais atteint. 11 nous semble au contraire que Merleau-Ponty nous l. Cf. Vl2, p. 75, el, plus largemem, l'ensemble des deux premiers chapitres du Visible et /'invisible. 2. La philosophie, c'es1 la foi perceplive s'inlerrogeanl surelle-mme. (Vl2, p. 139). UNE ONTOLOGIE NAYvE? 53 engage a cder moins facilement le terrain de la philosophie, et de la phnornnologie, aux prestiges d'une intelligence des abysses - en d'autres temps, on eOt dit d'une souveraine Raison-: il y a pour ainsi di re une hurnilit de la foi perceptive, une humilit du phnomene, qu'il est trop facile de cantonner dans le domaine de la nalvet; c'est a nous, au contraire, qu'il appartient d'etre humbles devant cette humilit, si du moins nous voulons ne pas prcipiter les choses, et retrouver, dans la philosophie, l'ternelle enfance du monde, la complicit nalve qui nous a initis et nous initie encore a tui ainsi qu' a nous-memes 1
La foi perceptive n'est cependant pas une adhsion sans distance. L' opposition de la maturit du doute intellectuel a la confiance enfantine au monde sensible est un malentendu qui repose sur un singulier manque d' attention a la vie perceptive comme a la vie intellectuelle. L' interrogation n' est pas un pur retranchement du monde, et la foi perceptive un oubli de soi fusionnel. Sans un mnimum de confiance et d'adhsion- ne serait-ce que la confiance dans la possible venue d'une rponse et le consentement a la possibilit d'adhrer a celle-ci-, l'etre interrogeant n'est qu'un provo- cateur. Sans un minimum de demande, de quete de l'inattendu et de mise a l'preuvedu monde par la pression de sachair, l'etre percevant n'est qu'un reveur. L'analyse phnomnologique de la vie perceptive, en particulier de la vision en profondeur et du toucher, a confirm a Merleau- Ponty le simplisme de 1' assirnilation de la perception a une pure rceptivit, mais aussi celui d'une intelligence purement constituante. Aussi le cheminement qui le conduit d'une phnomnologie de la perception a une analyse ontologique de la foi perceptive ne peut-il etre compris comme 1 'enfermement progressif dans une forme d' anti-intellectualisme. De bout en bout, son tonnement protestataire est anim par cette affirmation dja livre par laPhnomrwlogie de la perception: il y a bien un acte humain qui d'un seul coup traverse tous les doutes possibles pour s'installer en pleine vrit: cet acte est la perception, au sens large de connaissance des existences 2 . Mais le doute ainsi dnonc n'est pas une interrogation, et la pleine vrit ici voque ne tient pas dans la certitude el ose de possder une ide vraie. Cette connaissance des existences dja annonce par La structure du comportement3 entend rpondre au projet formul des les annes trente, qui promettait une thorie de la connais- l. M. Richir, Le sens de la phnomnologie dans Le visible et /'invisible,., Esprit, n 6, juin 1982,p.I40-143. 2. PhP, p. 50. 3. La perception, comrne connaissance des choses existantes (SC, p. 228), on entend par perception 1' acte qui nous faitconnaitre des existences (SC, p. 240). 54 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION sanee absolument distincte du criticisme 1 Ce dernier, selon Merleau- Ponty, dcrit une connaissance qui se dtache de la chose et refuse de participer a son existence 2 Dans cette meme philosophie, ii faut cesser d'etre pour connaitre >>: l'etre n'est que pour quelqu'un qui soit capable de prendre recula son gard et soit done lui-meme absolument hors de l'etre >> 3. L'accent conjoint mis par Merleau-Ponty sur la foi perceptive et sur 1' interrogation doit etre entendu comrne une rponse a cette position, dans l'intention de justement ressaisir la complicit native, dans notre institution charnelle, de 1' etre et du connaitre. Cette meme intention s 'veille des les annes trente, en lien avec une lecture de Scheler et Gabriel Marcel 4 , mais aussi de I'Art potique de Claudel. C'est a cet essai- bien avant de dcouvrir le theme heideggrien de la co-appartenance >> - que Merleau-Ponty emprunte l'ide de la co-naissance , qui deviendra !'un des emblemes ultimes de son ontologies. Le visible et l'invisible s'attarde sur cette question inpuisable que nous sommes, cette vie interrogative qui soutient toute connaissance et accom- pagne dja la perception. Car ce n'est pas seulement la phi1osophie, c'est d'abord le regard qui interroge les choses et initie cette interrogation fondamentale qui apparait a nu dans la philosophie 6. Pour introduire cette ide, Merleau-Ponty fait a nouveau appel a I'Art potique. 11 en retient un passage clebre, qui gravite autour d'une interrogation lmentaire sur notre inscription spatio-temporelle: ou suis-je? et quelle heure est- il? 7 - questions que l' on retrouve diversement conjugues sur les levres des personnages du thatre claudlien, et dans 1esquelles des comrnenta- teurs aviss comrne Georges Poulet ou Andr Vachon ont lu le Cogito du poete 8 Pour 1' auteur des Cinq grandes Odes,1e poete est celui qui interroge l. NaPer, p. 21. 2. se. p. 213. 3. PhP, p. 246. 4. Cf. Le scnario cartsien, o p. cit., chapitres 111 et IV. 5. Sur la fayon dont Merleau-Ponty s'inspire de la co-naissance claudlienne, cf. Du lien des erres aux lments de l'tre, o p. cit., p. 234-255. 6. VI2, p. 140. 7. CEuvre potique, Bibliotheque de la Pliade , Paris, Gallimard, 1967, p. 126. 8. "C'est la peut-etre l'aspect le plus essentiel du Cogito claudlien. Pour aboutir a son Ergo su m, Claudel est parti de la question O u suis-je? Le Cogito prend done chez lui la forme suivante: Je suis quelque part, a cette heure; done je suis. L'homme commence a exister a partir du moment ou il est situ par rappon au monde; et le monde lui-meme commence a exister des qu'il est centr sur l'homme. Ces ides, nous les avons dja rencontres dans les ceuvres antrieures a I'Art potique. lci, Claudelleur donne une expression plus nene et plus systmatique. (A. Vachon, Le temps et l'espace dans l'reuvre de Paul Claudel, Paris, Seuil, 1965, p. 244). Cf. aussi G. Poulet, Claudel>o, in Entre moi et moi, Essai critique sur la consciencede soi, Paris, Corti, 1977, p. 155-170. UNE ONTOLOG!E NAlVE? 55 )'etre dans sa totalit, une totalit dont il est: qui interroge ainsi son appartenance a 1' etre 1 La formule interrogative reprise par Merleau-Ponty entend symbo1iser cette attitude; elle est au plus pres de la question central e qui est nous-memes 2 , la question de celui quien est 3. Ce passage de I'Art potique est un chiffre transversal de !'ensemble des manuscrits prparant ou constituant Le visible et l'invisible, ou i1 n'apparait pas moins de treize fois 4 Merleau-Ponty l'utilise dja dans la conclusion d'une note indite de mars 1959, intitule Foi perceptive et interrogation 5 A l'autre extrmit de la rdaction du Visible, un feuillet indit de novembre 1960 affmne encore : Le "ou suis-je? " et "quelle heure est-il ?" de Claudel porte dja la philosophie 6 Merleau-Ponty cherche un sens interrogatif qui ne soit pas 1' absence provisoire d' un l." Moi l'homme ( ... ) je suis au monde, j'exerce de toutes parts ma connaissance. Je connais toutes choses et toutes choses se connaissent en moi. (Cinq grandes Odes, deuxieme Ode, L 'Esprit eti'Eau, in CEuvre potique, o p. cit., p. 238). 2. VI2,p.l41. 3. NPVI [190], [191], NLVIaf3 [180]v. 4. Cf. par ordre chronologique (une rfrence par occurrence) NPVIf [ 162), VI2 140, Brouil 356/[97](103), Brouil 356/[97](104). Brouil [97)(104)/NP, VI3 142, VI3 161 , VI3 162, VI3 171, NPVI [188)v, NPVI [189], NPVI [189], NPVI [190]. Le cours sur la passivit de 1955 indiquait dja: Le corps =ce qui rpond A la question: "quelle heure est-il et ou en suis-je ?" (Ciaudel) (PbPassiv, p. 256/[ 197](61 ), transcription corrige). Cf. aussi RC, p. 72. 5. Cette interrogation est derriere toutes nos questions: ou suis-je et que/le heure est-il? (Ciaudel ).,. (NPVIf [ 162]). Le passage rdig correspondan! se trouve dans les toutes demieres pages du deuxieme chapitre du Visible et /'invisible (VI2, p.l40-141). Unan et de mi apres la composition de ce chapitre, Merleau-Ponty reprend la rdaction de 1' ouvrage. Nous sommes au mois d'octobre 1960, le philosophe vient d'achever en aofit L'CEil et /'Esprit, et en septembre la Prface de Signes. L'tat actuel de son plan situe ttre et Monde comme premiere partie du Visible et /'invisible (cf. Brouil, p. 355/[97)(103)), et rauache son propos du moment au dbut de cene partie, avec un premier paragraphe sobrement intitul L' lneinander . Ce paragraphe dbute en revenant sur la question de Claudel, qui avait pourtant djA el os le demier chapitre rdig en mars 1959. En novembre, Merleau-Ponty relitle manuscrit d' octobre, ralise qu 'il anticipe trop sur la suite et rdige une autre version, qui deviendra le troisieme chapitre du Visible. JI prend au pralable quelques notes sur le brouillon d' octobre qui rpetent la question claudlicnne comme une obsession ( L'rection du monde vertical (125-129). Par la rapport de la philosophie aux questions les plus concretes: ou suis-je - quelle heure est-il. .. (NPVI [ 188]v) Sens philosophique de question: ou suis-je? et quelle heure est-il? ( ... )La question philosophique n'est pas appel A potentialits de la conscience comme Sinngebung, rduction en signification de monde. La question philosophique est u ~ s i b1en dans le ou suis-je et quelle heure est-il.,. (NPVI [ 189]) Etc.) Fruit de ce nouveau mois de travail, le manuscritlmerrogation et intuition mentionne d'emble la formule de I'Art potique (cf. Vl3, p. 142), avant d'y revenir plus Jonguement par deux fois, et d'achever le chapitre en voquant, encore, cene meme question (cf. VI3, p. 161, 162,et 171). 6. NPVI [ 190]. 56 UNE ONTOLOG!E EN QUESTION nonc positif 1 : cette question, par prncipe inextinguible 2 , n'est pas la question de celui qui sait a celui qui ignore, la question du ma1tre d'cole 3 . Mais elle ne releve pas non plus d'un do u te gnralis, oii un non etre central menace a chaque instant de rvoquer son consentement a 1' etre 4 : car 1' homme install dans un tel doute finit par ne plus interroger et ne plus meme percevoir. Il doute alors de tout sauf d'etre l'lu du doute, prisonnier d'un scepticisme radical qui quivaut en fait a un dogmatisme purs. 11 trahit cette prtention memeuse de n'etre rien6 que Merleau- Ponty reproche a Sartre. 11 y a un autre doute et un autre scepticisme, oii l'intelligence puise sa gravit dans le style de vie interrogatif initi par la vie perceptive. Percevoir est interroger, crit Merleau-Ponty au printemps 1959, parlant d'une interrogation qui est la foi (au lieu de nantiser l'en soi) , et ajoutant, symtriquement, que la foi est interrogation 1. La foi perceptive possede en son fonds une modalit interrogative d' autant plus audacieuse que cette confiance est forte s; elle est preuve du le regard et la main prouvant et mettant a 1' preuve un monde, qui, le premier, les prouve 9 . Aux antipodes de la fausse coexistence, mortel- lemem pacifique, des galets de Ponge (oii Sartre retrouve son ontologie), 1' etre est le prix de ce rapport de forces - et non pas seulement d' un jeu de formes- dans lequel s'engage un regard attentif, le fruit d'incorporation d'une main prise par ce qu'elle prend. La perception, comme le dsir, passe le mur de 1' etre lO: Merleau-Ponty lit en elle une exprience radicale de ce qui est, dans laquelle reuvre dja !'inextricable complexe de foi et d'interrogation qui fait notre tonnement originel 1 1. Nulle question neva vers l'etre sans l'avoir dja frquent12, et celle que pose l'Art l. Brouil, p. 356/[97)( 1 03). 2. Brouil, p. 358/[ 1 00)( 1 08). 3.0E,p.30. 4. V12, p. 140. 5. <<Le doute est un positivisme clandestin ... (VI3, p. 160). 6. VI3,p. 160. 7. NPVIf[l62] et [163]. 8. Cette logique fondamentale de notre etre-au-monde, qui chappe a toute partition possible entre affectif et cognitif, se retrouve au plus haut point dans la relation avec autrui. 9. Notre rappon avec la chose dans la perception"' rappon depure connaissance, mais d'preuve vitale. ( ... ) Lachose n'est pas devant nous, mais avec nous, elle blesse notrecorps. Elle est meme en un cenain sens en nous, elle nous parle et nous lui rpondons sans analyse. ( ... ) Nous sommes tout dans les choses et elles en nous ( . .. )les choses ne s'offrent done qu'a un sujetqui leur soitconnaturel. (Mexico [J [158](44). 1949). 1 O. S(Prf), p. 31. 11. Cf. VI2, p. 139-141. 12. Cf. VI3, p. 161. UNE ONTOLOG!E NAIVE? 57 potique engage justement cette frquentation: elle exerce et reconna1t une attache indestructible - non un len subi, mais la semence d'une nais- sance a laquelle contribue dja toute interrogation. <<De moment a autre, un homme redresse la tete, renifle, eoute, considere, reconnait sa position: il pense, il soupire, et, tiran! sa montre de la poche loge eontre sa cote, regarde l'heure. Oil suis-je? et Quelle heure est-il? telle est de nous au monde la question inpuisable [Ciaudel, Art potique, Mercure de Franee, 1907, p.9]. Inpuisable paree que l'heure et le lieu changent, mais surtout paree que la question n' est pas a u fond de savoir en quellieu, a quelle heure nous sommes, mais d' abord comment, par quelle attache indestructible nous sommes aners dans J'espaee et le temps ( ... ). La quete des eonnaissances ne serait pas passionne comme elle J'est si nous n'y cherchions le moyen de changer sans doute, mais d' abord d'prouveretdecomprendre nos attaches l. L'homme approfondit son implication inextricable 2 avec 1' etre au creur d'une attente inpuisable- un appel a la totalit auquel aucun etre objectif ne donne rponse 3-, et dans une confiance indfectible: nous croyons et croirons toujours que ce qui se passe ici et maintenant fait un avec le simultan 4 . Ainsi pourvue de cette doublure de foi et d'interro- gation, la perception ractive le profond mouvemem par Jeque! nous nous sommes installs dans le mondes. Dans cette indfinie surrection, nous nous redressons sur les constellations du monde et redressons toute chose sur les dimensions de notre schma corporel6. Nous relevons sans fin 1' etre que nous sommes et celui du monde en un seul etre vertical. En demandant de rapprendre a voir, a toucher, a s'tonner, Merleau- Ponty ne met pas au prernier plan de sa recherche une fonction sensorielle simple qui expliquerait les autres . Quand il se donne pour tache de revenir a la foiperceptive , il ne veut pas identifier par la le postulat d'une philosophie sensualiste o u empiriste 7 . Il entend renouveler 1' exercice fondamental de l'intelligence me me, son exprience-source dans un l . Brouil [97)v( 104)-[98)(105)/NP, octobre 1960. Cf. aussi la reprise de ce brouillon, en novembre: VI3, p. 160-162. Si nous pouvions scruter leur motif dernier, nous trouverions sous les questions ou suis-je et que/le heure est-il une connaissance de l'espace et du temps comme erres a interroger, de 1' interrogation comme rappon ultime a I'Etre et comme organeontologique. (VI3,p. 162). 2. VI2,p.ll7. 3. Vl2, p. 141. L'treobjectifne faitque trompernotre faim" (VI3, p. 162). 4. VI2,p.141. 5./bid. 6. Cf. VI2, p. 140. 7. Cf. Vlx, p. 209-210. 58 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION jugement non propositionnel, une posture d'avant toutes les positions qui ne trouve pas son quilibre dans l'vidence de soi d'une raison autonome mais dans la prise d'assurance du corps sur le monde. Cette rencontre originaire >> du monde et d'autrui au fondement de toute connaissance, plus vieille que toute reprsentation, enveloppe le mystere d'une these avant toutes les theses 1 L' attitude phnomnologique est j ustement celle qui saura poursuivre en philosophie la lecture vertical e dont la percep- tion a le secret. Verticale, paree que si la foi perceptive n'est pas une adhsion sans distance, elle n 'est pas non plus une adhsion a la surface des choses, mais une lecture en profondeur. ll ne s'agit pas de recueillir des donnes immdiates dans un intuitionnisme qui se Iaisse emporter par le flux sensoriel. ll ne s'agit pas de s'en tenir au sens propre, mais de faire le pari que nous pouvons trouver en lui tous les sens figurs. L'adhsion dont il est question n'est pas co"incidence ou adquation, mais la pntration d'un sens latent dans l'interrogation pressante du manifeste. La prise au mot du visible ramene dans son filet l'infrastructure invisible du visible, sa texture imaginaire. Prendre au srieux le monde sensible et la chair, c'est comprendre comment celle-ci voit en profondeur celui-la, lit )'invisible dans le visibleetnon pas l'un contre l'autre o u l'un a la place de l'autre-ce qui est toujours cder au positivisme des essences, que ce soit celui d'une attitude scientiste o u celui d' une gnose mtaphysique. Cette approche est influence par la Gestalttheorie et la phno- mnologie de la perception husserlienne, mais elle 1 'est tout autant, conjointement, par un style de regard emprunt a la psychanalyse. Pour Merleau-Ponty, Freud a t l'un des premiers, justement, a prendre au srieux le monde sensible, e' est -a-dire a croire a toutes ses promesses en lisant le latent dans le manifeste, et a poursuivre ainsi daos la perception d'autrui cet art de la visionen profondeur qui accede a l'invisible dans le visible meme 2 Le contenu latent, c'est le contenu manifeste pris a la Jettre, pris non comme symbole au sens d'analogie, mais comme identit. ( ... ) Done le contenu latent n' est pas tellement latent 3. Cette note indite de mars 1960 1ivre une formulation incisive du sens merleau-pontien d'un prendre a la lettre qui n' est dcidment ren moins que littraJ4. On l. Cf. parexemple PhP 371-372, S(Phimb) 206-207, VIx 209-21 O. 2. Celle imerprtation de Freud est toutefois problmatique: e' est d' abord le langage que Freud prend au srieux, et c'est plutot Merleau-Ponty qui, ll rebours. tend lll'ensemble de la vie perceptive une conception des rapports du latent et du manifeste initialement applique a l'expression verbaled' autrui. 3. N-Corps [88](9). 4. Elle hrite en droite ligne d' un passage du cours de 1955 sur Le probleme de la passivit : "Freud a dcouvert ce symbolisme positif, ce sens au-delll du sens, -ce double UNE ONTOLOGIE NAIVE ? 59 comprendra a1ors mieux le srieux avec 1eque1 le demier Merleau-Ponty dveloppe une criture figurale qui consiste a prendre a u mot 1' empi- tement, la promiscuit, I'accouplement ... paree qu'ils ne sont dcidment plus de simples mtaphores. Et lorsque le philosophe crit en 1960 que phnomnologie et psychanalyse se dirigent toutes deux vers la m eme latence 1 , e' est aussi 1' ave u indirect que son criture phnomno- logique a progressivement pous l'audace des rapports du latent et du manifeste tels qu' ils sont pratiqus dans 1' coute de 1' analyste 2 . ll n 'y a pas de mtaphore entre le visible et 1' invisible 3, au sens d'une analogicit qui n'introduit de ressemblance qu'apres avoir assur le mur de la dissemblance: visible et invisible entretiennent ce lien plus intime du latent et du manifeste, ou le visible est l'enfantde l'invisible qui le travaille du dedans. Ainsi, dans le monde de la chair, les mtaphores sont moins mtaphores que mtamorphoses ,le transfert est moins transposi- tion que transsubstantiation 4, il n' est plus la correspondance rgle de deux couches pistmologiquement irrductibles mais cette ressem- blance efficaces de deux chairs, jusqu'a l'osmose des champs sman- tiques dans le corps agile et subtil de la langue. Telles sont les cons- quences extravagantes ou l'on est conduit quand on prend au srieux, quand on interroge, la vis ion 6. L '(Eil et l' Esprit et le demier chapitre du Visible et ['invisible, dont nous empruntons ici la terrninologie, sont les manifestes ultimes du prendre a la lettre , de la supriorit de la nai'vet srieuse de 1' reil sur le srieux naif de 1' inspectio mentis. Sans le dire, ces essais sont aussi les textes les plus ontologiques de Merleau-Ponty, de cette sens. On n'en retient d'habitude que les deux sens spars: sens manifeste et sens latent. Celui-ci restitution d'un sens origine( qui a t ensuite refoul, cach ll dieu, par censure. Inconscient et censure, deux parte naires, deux textes, condensation, dplacement- deux sens qui ont meme structure: conscience de . . . - Freud lui-meme a prsent les choses ainsi. Cependanl sa dcouverte n' est pas cela: si le con ten u latent tait vraiment cach, le re ve n' apporterait aucune dtente au dsir. I1 faut que le contenu latent lui soit de quelque maniere accessible: quecelui qui reveetcelui qui vit au fond du revesoient le meme. Qu' il n'y ait pas vraiment deux personnes (l'inconscient et la censure, le ya et le moi), mais communication entreeux.,. (PbPassiv, p. 201-2021[158](34), transcription corrige). l. Hesn, p. 283/9. 2. L' accord de la phnomnologie et de la psychanalyse ne doit pas etre compris comme si "phnomene" disait en clair ce que la psychanalyse avait dit confusment. C'est a u contraire par ce qu'elle sous-entend ou dvoile ll sa limite. - par son contenu latent ou son mconscient, - que la phnomnologie est en consonance avec la psychanalyse. "(ibid.). 3. NT, p. 275, novembre 1959. 4. Cf. DESC-DerPap [77](2). OE-ms [57]( 4). OE, p. 16. 5.Cf. NTi [286],EM3 [232](2), OE-ms [162]. [41]v(l2). [15]( 11), [18]v(I8), [24]v(29), OE35,40,NTontocart [ 115]. [117]. 6.Vl4,p. 184- 185. 60 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION ontologie de la simultanit qui obit a une injonction centrale: Il faut prendre a la lettre ce que nous enseigne la vision: que par elle nous touchons le soleil, les toiles, nous sommes en meme temps partout, aussi pres des lointains que des choses proches 1 Le monde visible est total, non pas paree que tout serait visible ( comme le voudrait 1' ontologie de 1' objet), mais paree que le visible contient tour, promet tout, et tient sa promesse. Ainsi, qu'elle soit figurative ou non, la peinture n'voque pas, c'est-a-dire ne livre pas un analogon de l'etre absent, mais rend visible: elle opere la mtamorphose, elle dlivre 1' etre de sa chrysalide en donnant existence visible a l'invisible, elle le fait naitre en le faisant chair2. Merleau-Ponty applique en retour a la philosophie cette puissance mai'eutique de la peinture, qui n'accouche d'un savoir qu'en accouchant d'abord de I'etre meme. De sorte que la rigueur de son ontologie est den' etre un discours sur I'etre qu'en tant d'abord la poursuile de l'expression meme de l'etre en nous et entre nous qui commence avec la moindre perception. l.OE, p. 83. 2. Pure ou impure, figurative ou non, la peinture ne clebre jamais d'autre nigme que l'nigme de la visib1lit, qui contient celle de l'imaginaire. Si l'on prend au srieux ce truisme que le monde du peintre ( ... ) est aussi un monde magique et presque fou. La peinture rvelile et porte a sa dem1ere puissance un dlire qui est naturel a la vision, puisque voir est la prtention d'avoir a distance, et que la pelnture tend cene prtention a tous les aspects de l'etre qu1 doivent d'une maniere ou d'une autre se faire visible pour rentrer en elle. Quand Berenson autrefois, a propos de la peinture ita1ienne, parlait d'une vocation des valeurs tactiles, il ne pouvait guere se tromperdavantage: carla peinture n 'voque rien, et notamment pas le tactlle, elle fait tout autre chose, presque 1' in verse.- elle fait exister visuellement, elle mcorpore au visible ce que la percept1on profane croit invisible .. ,. (OE-ms [14](9)- [14jv(10)). CHAPITREII VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT Mettre en ordre ce que j' ai a di re sur 1' ontologie de la facticit 1 . l. L'EMPITEMENT DE LA NON-PHlLOSOPHl E Dans l'reuvre dite du vivant de Merleau-Ponty.le theme de la non- philosophie reste particulierement discret2. 11 a fallu attendre l'dition posthume des cours sur Philosophie et non-philosophie depuis Hegel, puis, plus rcemment, sur La philosophie aujourd'hui, pour en reprer l'impor- tance. Celle-ci se trouve encore renforce par une lecture de 1' ensemble des indits3. Le theme prend toute son ampleur a partir du travail de l'automne 1958 sur 1'/ntroduction a l 'ontologie, Merleau-Ponty estimant capital de caractriser la recherche ontologique a partir du vide philosophique o u nous sommes 4 Sa position procede de l'intuition que cette crise est une phase salutaire de purification de 1' ontologie: la nouvelle ontologie sourd a la fois du dedans et du dehors de la philosophie, de son tat de non- philosophie (son vide propre), et de son len natif avec la non-philosophie l. NMS [ 107], prob. automne 1957. 2.11 n'apparaltque dans S(LIYS) 89, S(pnp) 174-175, S(PhiOmb) 226. RC59 142et 144, et S(Prf) 13. 3.Cf. notamment UAC 46, ~ 9 PM 118. S(LIVS) 89, PhiDial [47](9}, [1551(12), S(pnp) 174, 175, Natul 103, NMS [117](8), EMl [127], [13](C), [14](E), [18)(1), [20]( H), [64](25}, S(PhiOmb) 226, PhilAuj 1 38/[2](1 ), 39/[3](2), Phi1Auj2 66/[ 17)(26}, 69/[ 181(28), 71/[ 19)(30), 73/[20](32),[56](29b")INP. [58](33b")INP, Phi1Auj3 96/[32]v(42), 120/[42Jv(61), 142/[51](78), Psycha 389/[82!. 156/[80](25), NT 219, 237, NLYlafl [ 122!(4), EM2 [ 196], RC59 142, 144, DESC [ 178], S(Prf)-ms [64]v,S(Prf) 13, NPYI [190], NLY1af3 [186[. [180]v. NT 320. OntoCart 163/[2](1), 392/[1], 221/[42](1), 222/[42](1). 225/[431(3), NTontocan [ 101],(146],!1541. PNPH 275, 308,309,312,313,318.324,325, 331,341,352. 4. PhilAuJ l. p. 38/[2]( 1 ). 62 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT (son autre), Merleau-Ponty jouant sur 1 'ambigui"t du terme. La philosophie a toujours t aux prises avec la non-philosophie, sa naissance et chacune de ses crises de croissance se sont joues dans ce corps a corps. Si ce rapport, aujourd'hui plus que jamais, la menace et lui rvele ses propres ruines, le repli sur un territoire ontologique qui ne se nourrirait que de lui- meme signerait a coup sur son acte de dces. Merleau-Ponty place ainsi implicitement 1 'erre des deux cots de ce non-philosophique , 1' onto- Logie devant se creuserdans le len avec une non-philosophie qui participe a notre tat de non-philosophie. Ce len est une fois de plus prsent sous le rgime de violence et de fcondit de 1' empitement. Ainsi 1 'ontologie doit s 'difier dans 1' ide d' un rapport de philosophie a non-philosophie 1, un len de la philosophie avec la non-philosophie 2 si fort que Merleau- Ponty en fait une nouvelle obsession: La philosophie est non-philosophie J La philosophie est redcouverte de la non-philosophie 4 / Notre non-philosophie qui est peut-etre plus profonde philosophie 1 Le chiasme philosophie-non philosophie 6/ [La] philosophie vraie est non-philosophie 7, etc. Tardif dans sa pleine manifestation, ce theme hrite nanmoins en ligne directe du scnario cartsien tel qu'il merge des les annes trente dans la raction a Brunschvicg. La non-philosophie, chez Merleau-Ponty, enveloppe le monde des causes perdues que sa philosophie veut sauver, et que la philosophie devrait sauver, la premiere de ces causes tant celle de l 'existence : Il s' agit ici de penser ce que la plupart des philosophies ont ten u pour produit de rebut. Car nous ne sommes pas "quips" pour penser 1 'existence et tout le travail reste a faire s. Nous avons ici 1 'origine meme du len, pour nous trange, mais naturel pour Merleau-Ponty, entre ontologie et non-philosophie. A 1 'intrieur de cette sphere marcellienne de 1' existence , Merleau-Ponty situe les champs qu' il considere maltraits par Brunschvicg, hraut de l'immanence philosophique: la perception, le corps, l'imaginaire, le dsir, les actes religieux, l'art ... Ces espaces dessinent le contour de ce qui intresse sa propre pense, done de ce que la l. EM 1 [ 127], automne 1958. 2. EM 1 [20](H), automne 1958. 3.EM1 [14j(E),automne 1958. 4. EM1 [13l(C),automne 1958. S. Psycha, p. 389/[82], printemps 1959. 6. NPVI [ 190], novembre 1960. Memeaffumation en NL Vlaf3 [ 180]v, ( 186]. 7. PNPH, p. 312, prparation ducoursdu 6 mars 1961. 8.EtAv,p.39/103,1936. L 'EMPITEMENT DE LA NON-PHILOSOPIIJE 63 nouvelle ontologie pour tache de penser 1 Merleau-Ponty ne done pas seulement, ni meme d'abord, la non-philosophie selon une acception disciplinaire (sciences, littrature, art, sociologie, psycho- logie, thologie, etc.). Et l'arnbigu'it de cette notion -a la fois au dedans et au dehors, en situation d'empitement- s'enracine dans l'intention meme de sa pense : dans son intret pour des questions qui peuvent nous paraitre naturellement philosophiques, mais que son dbat fondateur avec Brunschv1cg le pousse a situer dans l'autre de cette philosophie. L'pais- seur de sens du non-philosophique continue ainsi dans ses derniers crits a porter ce qui se nouait dans les premiers, tout en accompagnant la rvaluation de son projet en ontologie dclare. Mais elle se complique aussi de 1' largissement tardif de ses scnarios critiques a Heidegger - cet autre hraut d'une autre forme d'immanence philosophique. Au total, son dbat philosophie 1 non-philosophie ne fait qu' un avec la dfense et 1 'loge de la vraie philosophie. D'ou la rhtorique pascalienne complique de celui qui revendique une philosophie qui veut etre philosophie en tant non-philosophie >>, car la vraie philosophie se moque de la philosophie, est aphilosophie 2. L'usage du terme meme de non-philosophie nait dans les annes ou Merleau-Ponty commence a dfendre la porte ontologique de sa pense. La toute premiere mention apparait en effet dans les cours a l'E.N.S. de l'anne universitaire 1947-1948, et plus prcisment dans une dfense de Maine de Biran contre la critique que lui adresse Lon Brunschvicg. Selon L 'exprience humaine et la causalit physique, Biran quitterait la philo- sophie pour une non-philosophie a partir du moment ou il s'intresse au corps Ramenant le regard du philosophe vers le corps, il quitte la tradition philosophique et lui oppose une non-philosophie 3
Merleau-Ponty s'interroge: Mais y a-t-il bien, comme Brunschvicg le pense, d'un cot la philosophie et de l'autre sa ngation ? La question se pose-t-elle comme ille croit, et la << non-philosophie >> de Biran ne serait-elle pas plutot l'expression d'un effort vers une conscience accrue. annexant A la philosophie de nouveaux territoires 4 ? 1 Cf. Le scnario cartsten, op. cit., chapitres 11 a IV. 2. PNPH, p. 27S,janvierou fvrier 1%1. 3. UAC, p. 46. 4. UAC, p. 49. 64 VERS UNE ONTOLOG!E DE LA FACT!Cll" Ces mots sont contemporains de l'incomprhension rencontre a la rception de la Phnomnologie de la perception. lis transposent, comme pour 1 'exorciser, une adversit qui pousse Merleau-Ponty a se projeter dans Maine de Biran. Cette prerniere occurrence initie a elle seule 1 'essentiel de la charge qui affectera jusqu'au bout la notion de non-philosophie: son indexation du monde re jet par 1 'ontologie de 1' objet, son lien troit avec la chair, et son role majeur dans un scnario critique ou Brunschvicg sert de premier bouc missaire. Passons maintenant de cette toute premiere apparition du terme a l'une des dernieres, moins d'un mois avant la disparition du philosophe: Ceci, circularit et dialectique ( ... )par opposition ll attitude manifeste de Descartes: philosophie et non-philosophie sans empitement, ni conflit, la philosophie nous donnant raisons de ne plus faire de philosophie 1 Ce texte offre une version condense du scnario cartsien labor par Merleau-Ponty, moyennant une rcriture de l'empitement charnel (le mlange de l'iime etdu corps) en empitement mutuel de la philosophie et de la non-philosophie. Il s'agit en fait d'un redoublement et non d'un dplacement qui substituerait une question a une autre, tellement les deux plans- celui de la chair et celui de la philosophie- vont de pair dans cette pense. Le mlange dont nous sommes faits doit ncessairement rejaillir sur le statut meme de la pense, si du moins elle est vritablement pense de ce que nous somrnes. Ainsi, une philosophie qui s'intresse au corps vivant, done a la phnomnalit par excellence qui transgresse les frontieres de l'objectivit, ne saurait avoir un domaine circonscrit bord de frontieres stables avec ce qui n'est pas elle: elle ne peut qu'pouser les virtualits prodigues de la chairet vivre elle aussi daos 1 'empitement et 1 'annexion de nouveaux territoires. lnversement, une philosophie domaniale, en refusant le dialogue avec la non-philosophie, n'est peut-etre pas indemne d'un refus plus fonda- mental, qui se tourne en folie a mesure que cette pense reconstruit sa propre origine comrne une forteresse quila protege de l'existence. Que ce soit dans la conscience, dans le langage, ou dans l'etre, elle est toujours dans l'illusion rtrospective d'habiter un difice dominant protg de toute intrusion. De 1 'vacuation du sensible a celle de la science, la philosophie perd son principe d'animation pour diverses formations de pense qui tentent de la constituer en corps de substitution solitaire. La conscience de 1 'idalisme subjectiviste comrne 1' etre de 1' ontologie anti-subjectiviste, en d e ~ de leurs oppositions, se rejoignent dans la construction d'un non-corps l. OntoCart, p. 225/[43](3), prparation du cours du 6avril1961. L'EMP!TEMENT DE LA NON-PHILOSOPHlE 65 auquel tout est sacrifi. Ainsi convergeraient eux-memes les trois dnoue- ments quivalents de la mtaphysique: la mort de la Nature, la mort de Dieu, et, finalement, celle d'autrui, de f ~ o n a ce qu'il n'y ait plus rien ni personne pour rveiller la ngativit de notre chair et nous menacer de 1 'empitement de son dsir. S'il est essentiel a la philosophie, pour Merleau-Ponty, d'etre en haillons de non-philosophie, c'est que la philosophie est traverse par une tension analogue a celle qui marque la chair: 1' empitement de 1' autre, que le schma corporel tolere activement jusqu'a l'intgrer et se mtamor- phoser par la meme, ou bien dont il se protege en forgeant son identit dans une ngation oii la chair se donne les moyens de ne plus etre chair, oii la philosophie nous donne les raisons de ne plus faire de philosophie. L'im- manence philosophique porte l'illusion de toute-puissance d'une pense qui vit dans la hantise de l'enfance de la chair et de sa propre enfance, de cette temporalit qu, il faut a tout prix purifier du charnel pour prserver la pense de la pense. 11 n'est pas anodin de voir Merleau-Ponty, dans certains passages tardifs, reprendre la terminologie des cours en Sorbonne, en intgrant les notions par lesquelles Piaget et Wallon tentaient de dcrire la spcificit du rapport a u monde de 1' enfant. Montrer dans le m que e' est la m eme e hose de retrouver le pur sensible, le monde amorphe du pr-etre, de l'gocentrisme, du transivisme, de 1' lneinander, de 1' Einfiihlung, de la chair,- et de s'lever au champ de 1' Etre o u philosophie ( = philosophie = non-philosophie) 1
Cette proposition est typique des notes personnelles dans lesquelles Merleau-Ponty, dans un volontarisme patent, essaie de rassembler sa pense en une seule invocation fulgurante- ce qui est loin d'en faciliter l'acces. Le champ de la philosophie est ici caractris par trois entres implicitement considres comme quivalentes: le champ de la chair, qui estcelui de 1' etre, qui est celui de la non-philosophie. Ce sont les entres de nos origines non-philosophiques, ce pr- dans Jeque! la philosophie doit s' enfoncer par 1' exercice meme de son re-, la rflexion se faisant accompa- gnatrice d'une renaissance continue. 11 est ainsi essentiel a la philosophie d'accepter et de retrouver sa genese dans la non-philosophie, et non de croire trouver son origine en elle-meme a mesure qu'elle se diffrencie de la non-philosophie 2. l. EM2 [196]-[196]v, prob.juin 1959. 2. Elle doit "s'incorporer son histoire: sa dcouverte dans l'histoire fait partie de son con ten u -La philosophie sera consciente de son origine dans la non-philosophie (Phi Dial [46](8)-[4 7](9), prparation du cours du jeudi 23 fvrier 1956). 66 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT Peu de temps apres la fin de la guerre, Merieau-Ponty rdige une coun e prsentation de la Bibliotheque de Philosophie qu' il dirige avec Sartre chez Gallimard, pour la quatrieme de couvenure des volumes publis dans cette collection. Le texte est bati comme une mise en garde, qui affinne la pone ontologique de la non-philosophie, et la convergence entre le sens de 1' etre et celui de 1 'etre de 1 'homme. JI n'y a pas de frontiere rigoureuse entre la philosophie et l'histoire de la philosophie, qui est le dialogue des philosophes, ou entre la philosophie et les recherches exprimentales, quand elles sont assez fideles ?! l'exp- rience vcue: c'est toujours une vue sur le sens de l'etrehumain qui nous est, d' une ou d' une autre, propose. Ce pluralisme n' a ren d'clectique. L'effort d'universalit concrete est la regle de toute mdita- tion ( ... ) bon gr mal gr, philosophes, historiens, savants de toutes les ten dances entrent en dialogue et constituent la philosophie effective. De 1945 a 1961, Merleau-Ponty multiplie des avenissements analogues: (( la tache de la littrature et celle de la philosophie ne peuvent plus etre spares 1 , je ne sparerais pas pour m a pan 1' histoire de la philo- sophie 2 , philosophie qui est insparable de 1' expression littraire, i. e. de 1' expression indirecte 3, etc. Le statut indirect de son ontologie poursuit ce meme souci: 1' ontologie n' a pas de so urce spare 4, ... ontologie, celle-ci tant comprise elle-meme non pas comme savoir spars, ce type de dvoilement du monde, sans pense spare, est prcisment onto- logie modeme 6 Merleau-Ponty s'appuie ici sur la critique marxiste selon 1aquelle la philosophie se ralise en se dtruisant comme pense spare, et voque rgulierement cette ide 7 Le passage probablement le l. SNS(roman), p. N49/G36, mars-avrill945. 2. PPCP, p. 93, novembre 1946. 3. OntoCart, p. 391/[ 1), prparation du cours du 23 fvrier 1961. 4. EM 1 [ 18]( 1 ), automne 1958. 5. EM 1 [60](18), automne 1958. 6. OntoCart, p. 206/[30](31 ), prparation du cours du 16 mars 1961. 7. Qu'il s'agisse des choses ou des situations historiques,la philosophie n'a pas d'autre fonction que de nous rapprendre a les voir bien, et il est vrai de di re qu' elle se ralise en se dtruisant comme philosophie spare." (PhP, p. 520) La philosophie se ralise en se supprimant comme philosophie spare. Cette pense concrete, que Marx appelle critique pour la distinguer de la philosophie spculative, c'est ce que d'aut.res proposent sous le nom de philosophie existentielle." (SNS(MarxPhi), p. N236/G 162,juin-juillet 1946) " Comme le jeune Marx le disait encore, on ne "dtruu" la philosophie comme connaissance spare que pour la "raliser". (EP, p. 53, janvier 1953) Marx : la rahsation de la philosophie est sa destructJon comme philosophie spare (Hegel sous-entendu)." (PNPH, p. 275, janvier ou fvrier 1961) La philosophie comme ngation de la philosophie spare (PNPH, p. 279, janvierou fvrier 1961 ). Cf. encore PNPH, p. 329, 333. L'EMPLTEMENT DE LA NON-PHILOSOPHIE 67 plus significatif a ce su jet se trouve dans l'une des nombreuses chutes des Entretiens avec Georges Charbonnier (printemps 1959) : Une chose qui est dfinitivement acquise, il me semble, par le marxisme, e' est cette ide qu' aucun des aspects de la culture, et aucun des aspects de la vie humaine n'est indpendant des autres. ( .. . ) L'ide que tous les aspects de la vie humaine: conomiques, sociaux, moraux, religieux,juri- diques, etc., que tous ces aspects sont en interconnexion, est une ide que tout le monde a aujourd'hui. Or, i\ l'origine c'tait quand meme une ide marxiste ( ... ) c'est que j'appelle la critique marxiste, la critique de la pense spare, la critique de J'esprit spar du monde. C'est sans aucun doute un acquis du marxisme 1
Mais cet acquis, pour Merleau-Ponty, reste nanmoins a confirrner. Car si telle tait bien 1' intention de Hegel et de Marx, ni 1' un ni 1' autre n' est a ses yeux parvenu a s'y soumettre, ou du moins a identifier la nature du lien entre philosophie et non-philosophie, et a reconnaitre la venu gnratrice de celle-ci. Aucun des deux n' aurait russi cette tache proprement modeme que Merleau-Ponty revendique depuis ses premiers appels a une philo- sophie concrete 2 et jusqu' a son dernier cours. le 2 mai 1961, veille de sa mon. [Hegel] n'a pas russi comme il le voulait i\ Jier philosophie et non- philosophie. Marx russira-t-il mieux? ( ... ) il est?! craindre que non.( ... ) Montrer. chez lui comme chez Hegel, chec ?! relier philosophie et non- philosophie. ( ... ) 11 ne s'agit pas de revenir en de Hegel, par ex. vers philosophie qui renonce ?! comprendre la non-philosophie ou vers philo- sophie qui prendrait sans critique la non-philosophie (art, religion, nature, tat). Il s'agit de russir ce qu'il a manqu, de faire une philosophie concrete, mais vraiment concrete J. En 1960, au moment de constituer le recueil Signes, Merleau-Ponty intitule dans un premier temps Philosophie et non-philosophie 1' ensem- ble constitu par ses prfaces aux diffrents chapitres des Philosophes clebres4. I1 choisira finalement Partout et nulle part, titre moins provo- cateur pour ce qui fut tout de meme un ensemble de textes d'introduction aux grands philosophes. Mais son premier choix n'tait pas sans fonde- ment. 11 prenait pour embleme de sa conception personnelle de la philo- sophie, la critique qu'il faisait de celle de Hegel dans sa prface au chapitre l. Chutes des Entretiens avec Maurice Muleau-Ponry, boites 5-6 (Marxisme), 13'. 2. Cf. Le scnario cartsien, o p. cit., p. 70-75. 3. PNPH,resp. p. 318,325et341, prparationdescoursdu6mars, 10avrilet2mai 1961. 4. Cf. par exemple S(Prf)-ms [64]v: Ordre dfimllf: ( .. . ) 6) Philosophie et non- philosophie(Mazenod) . INTRODUCTION Si deux mots suffisaient a situer le demier Merleau-Ponry, d'apres son texte meme, on retiendrait sans doute ontologie et chair. Un tel couple peut paraitre trange, sinon contre nature. ll pose plusieurs questions imbriques, probablement les plus difficiles dans l' interprtation du philosophe. S'agit-il d'une Ontologie de la chair, d'un discours sur l'etre de la chair? D'une ontologie chamelle , s'intressant a la chair de l'etre? Ou bien d'une subtile conjonction de ces deux directions, dans la recherche de la profondeur commune de la chair et de l'etre? L'un dans l'autre, peut-on parler d'une vritable ontologie >>? Et quel est le rapport de cette pense avec celle de Heidegger, qui dissocie nettement la chair de la question de l'etre? L'reuvre de Merleau-Ponry ne permet pas de donner une rponse simple a ces interrogations. Et l'tat d'inachevement matriel de ses crits n'en est pas la seule raison. A l'image du monde perrru, son ontologie vit a l'horizon d' une srie d'esquisses: ontologie indirecte, ontologie de la facticit, ontologie de la Nature, psychanalyse ontologique, endo-ontologie, ontologie de la naissance et de la co-naissance - pour reprendre quelques formules synthtiques choisies par l'auteur lui-meme. Ces esquisses se recoupent, mais sans dessiner un systeme a complter selon des pointills: cette ontologie s'enfonce progressivement dans une identit circulaire qui rsiste a toute linarisation. Ce vol u me et ceux qui le suivront essaieront nanmoins d' apporter quelques clairages complmen- taires sur ces di verses questions, en tentant de comprendre comment, pour Merleau-Ponty, phnomnologie de la perception et philosophie de la chair peuvent, non seulement prtendre a, mais exiger une nouvelle ontologie. Selon une dmarche lmentaire, le prsent ouvrage aborde les origines de l'affirmation, par Merleau-Ponty, de la porte ontologique de sa pense, ainsi que la dimension ractive de cette ontologie. La qualification du pro jet merleau-pontien comme ontologie ne devient systmatique qu' a partir de 1957, avec les premiers cours au College de France sur le concept de Nature et l'annonce d' une Ontologie de la Nature. Une tude attentive, incluant les indits, montre toutefois que Merleau-Ponry reven- 18 INTRODUCTION dique rgulierement le statut ontologique de sa rflexion depuis 1946, en rponse aux objections faites A ses deux theses. Des leur publication, les premiers livres du philosophe soulevent en effet des critiques de fond, qui reprochent en particulier a ses anal y ses de res ter phnomnologiques, voire psychologiques, sans atteindre la question meme de l'etre. L'intress va protester en affirmant qu'il n' ajamas fait de diffrence entre phnomno- logie et ontologie, que philosophie et psychologie sont pour lui troitement entrelaces, que son intention a toujours t de rejoindre dans la perception un vritable mode d'acces a l'etre, et un mode privilgi: le primat de la perception recouvrirait une priori t proprement ontologique. Le contexte de la fin des annes quarante constitue ains un ractif dcisif, qu'il convient d'examiner pour etre en mesure de comprendre le statut et les enjeux critiques de 1 ' ontologie des demiers crits. Nous avons dja entam cette restitution en tudiant la far;on dont les indits de 1945- 1949 initient les lments ontologiques de Merleau-Ponty au creur d'une phase existentialiste centre sur la question de l'homme, dans le contexte anti-sartrien des questions naissantes de la chair et de l'empitement 1 Rappelons aussi que le premier sens de J' ontologique dans cette pense, gntiquement parlant, releve du terreau anti-idaliste des annes trente- une priode fondatrice qui diffuse dans 1' ensemble de 1 'reuvre et revienten force dans les annes 1956-1961 2 En dfendant des 1946 la porte onto- logique de sa pense, le philosophe poursuit une route d'abord balise par ses deux scnarios critiques fondateurs, cartsien et sartrien 3 . Ceux-ci demeureront au premier plan, et se renforceront meme dans les crits tardifs, en convergeant dans la phase ultime de J' opposition A J' ontologe de l'objet 4 . Nous allons ici complter l'analyse de la longue transition qui spare la Phnomnologie de la perception des demiers crits, mettant ainsi al'preuvela thesed' un toumantdes annes 1958-1959. Les objectons rencontres a la rception de ses deux theses poussent Merleau-Ponty, non a quitter celles-ci pour d'autres rivages, mais a l. Cf. Du lien des etres aux m e n t s de l'etre. Merleau-Ponty au toumam des anns 1945-195J,Paris, Vrin,2004. 2.11 s'inscrit en particulier dans l'hritage de Gabriel Maree!, de sa drarnatique de 1' << existence et de 1' objet . du mystere et du probleme >>, dans la ligne de sa philo- sophie du mystere ontologique" - drarnatiques et notions prcisment ractives dans les manuscrits merleau-pontiens des demieres annes. Cf. Le scnario cansien. Recherches sur la formation et la cohrence de l'mtention philosophique de Merleau-Ponty, Paris, Vrin,2005. 3. Axs sur ces deu scnarios. nos prcdents ouvrages contribuent done dja a introduire a u sens de l'ontologie merleau-pontienne. 4. Nous exarninerons ce retour en force et cene convergence dans le cinquieme volume de notre parcours. INTRODUCTION 19 radicaliser sa pense en allant plus avant dans le sens de son intention philosophique. Ce progres passe par une prise de conscience progressive des !acunes de ses premiers travaux, jusqu'a une critique ouverte de ceux- ci. Merleau-Ponty ralise que son criture doit se librer davantage des concepts des doctrines qu' il rcuse, et en vient a mieux formuler l'origi- nalit de sa dmarche : celle d'une ontologie indirecte, qui vit des faits primitifs qui sont ceux du corps, dans une relation essentielle avec la non- philosophie. Dans ce progres meme, le paysage critique de l'auteur se complete. Comme le montrent certains indits capitaux, Merleau-Ponty tienta situer son ontologie dans son contraste avec 1' ensemble du paysage philoso- phique contemporain. En particulier, en retrouvant chez ses objecteurs le profil cartsien, il dcouvre aussi ce qui va susciter un tout autre scnario, moins labor que les prcdents. Un scnario heideggrien, qui, s'il ne brille pas par sa prcision hcrmneutique, s'il est parfois injuste et exp- ditif, est nanmoins sans quivoque, et invite plus que jamais a reconsidrer l'ide que l'on a pu se faire des demiers crits. On a souvent pens que l'entreprise ontologique de Merleau-Ponty s'ouvrait, sous l'influence de Heidegger, dans un net recul a l'gard du registre anthropologique , certaines formules laconiques de l'auteur induisant cette interprtation. Cette ontologie en esquisse repose-t-elle sur une conversion tardive, qui verrait l' abandon des dmons du primat de la perception, de la frquen- tation des champs non-philosophiques, dans la recherche d'une chair brutalement dbarrasse de toute psychologie, mise a la hauteur d'un purisme ontologique et dcentre vis-a-vis de la question de l'homme? Laissons a Merleau-Ponty lui-meme le so in de nous rpondre. CHAPITRE PREMIER UNE ONTOLOGIE EN QUESTION l. MERLEAU-PONTY F ACE SES CRITIQUES a) Les objections de lean Hyppolite et Jean Beaufret Pe u de temps apres la soutenance et la publication de sa these, Merleau- Ponty est convi par la Socit de Philosophie a en exposer les lignes principales, dans une communication qui sera publie sous le titre Le primat de la perception et ses consquences philosophiques. La sance a lieu le 23 novembre 1946, et dbouche sur une discussion a laquelle prennent part Jean Beaufret et Jean Hyppolite. Certains des participants avaient dja adress leurs objections par crit. L'expos sur le Primar de la perception voque cette correspondance, et en restitue 1' essentiel sous le masque ironique du scnario cartsien 1 . Celui-ci connait toutefois une nouvelle formulation: le monde de la vie et de ses confusions est ici dsign comme celui des singularits psychologiques , tandis que la pense el aire et distincte devient celle de 1' etre pur . Ainsi mises en scene, les objections adresses a Merleau-Ponty soutiendraient que les descriptions psychologiques n' ont pas de porte ontologique, tandis que 1' ontologie est la pense non contradictoire d'un etre purifi de nos contradictions2. La l. Cf. Le scnario cartsien, o p. cit., chap. 1. 2. Cenains de nos qui ont bien voulu m 'adresser par crit leurs observations, m'accordent que tout ceci est valable comme inventaire psychologique. Mais, ajoutent-ils, il reste le monde don! on dit qu'il est vrai c'est-a-dire le monde du savoir,le monde vrifi, le monde de la science. La description psychologique ne conceme qu'un petit canton de notre expnence, el il n'y a pas lieu, pensenHls. de donner a de telles descriptions une porte gnrale; elles ne concement pas l'etre lui-meme, mais simplementles singularits psycho- logiques de la perception. Ces descriptions. ajoute-t-on. sont d'autant moins admissibles a titre dfinitif qu'elles trouvent des contradictions dans le monde Comment, poursuit- on, reconnaitre des contradjctions comme ultimes? L'exprience perceptive es! contra- dictoire paree qu 'elle es! con fu se; il faut la penser; quand on la pensera, ses contradictions se 22 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION Phnomnologie de la perception anticipait cette accusation de psycho- Iogisme en en faisant dja 1 'obsession typique du cartsianisme 1 Mais la rponse de Merleau-Ponty est dsormais plus engage: les singularits psychologiques parlent bien dja de 1' tre lui-meme, qui n'est pas une rgion indpendante de la vracit surgie dans I'obscurit de mes pisodes personnels 2 , mais ce qui m'est promis dans cette obscurit meme. Initialement centr sur l'union de I'iime et du corps, ainsi que sur l'expression de celle-ci dans les sentiments et la pense, le scnario cartsien connait ici une extension explicitement ontologique, a partir de laquelle Merleau-Ponty s'apprete a dployer sa propre ontologie en int- grant dsormais, aux cts de Brunschvicg, un autre adversaire fantoma- tique. De meme que sa philosophie naissante, notamment sous l'influence de la conception marcellienne du mystere, se mfiait d'emble de nos refus philosophiques de la nai'vet, mettait en doute l'vidence de l'vidence - l'vidence de I'existence ct de la profondeur d'une pense claire et distincte -,de meme se mfie-t-elle maintenant de la puret ingnue d'une ontologie de 1 'etre pur: la question est justement de savoir s 'il y a une pense logiquement cohrente ou encore une pense de I'etre purJ. Son primat de la perception n'est pas une rgression anti-intellectualiste a la conscience perceptive enfantine, pr-philosophique, mais une interroga- tion de notre ouverture originaire a u monde qui passe par une interrogation sur la philosophie elle-meme- sur la fermeture qu'une certaine tradition philosophique entretientjustement vis-a-vis de cette ouverture. De meme, si son ontologie est fondamentalement interrogative, et renoue ainsi avec les racines memes de 1 'atti tu de philosophique, e' esta u travers d' une re mise en question de toute forme d'ontologie directe - dont le purisme, en se soustrayant a nos contradictions, constitue peut-etre le plus bel oubli del'etre. dissiperont a la lumiere de l'intelligence. Enfin, me disait un correspondan!, nous sommes in vi ts a nous reponer au monde peryu tel que nous le vivons. C'est di re qu'il n'est pas besoin de rflchir ou de penser, et que la percept1on sait mieux que nous ce qu 'elle fait. Comment ce dsaveu de la rflexion pourrait-il etre phllosophie? JI est exact que, quand on dcrit le monde peryu, on aboutit a des contradictions. Et il est exact aussi que s'il y a une pense non contradictoire, elle exclura, comme simple apparence,le monde de la perception. Seulement, la question estjustement de savo1r s'il y a une pense logiquement cohrente ou encore une pensedel'etrepur. (PPCP, p. 53-54). l. Je saisis mon corps comme un ObJet-sujet, comme capable de "voir" et de "souffrir", mais ces reprsentations con fu ses faisaient panie des curiosits psychologiques ... (PhP, p. 111). 2. NMS [42)(27). 3. PPCP, p. 54. MERLEAU-PONTY FACE SES CRITIQUES 23 mile Brhier ouvre le dbat qui suit 1' expos de 1946 en dissociant, comme par principe, ce que Merleau-Ponty avait prcisment voulu unir _Vous a vez parl de deux points diffrents: une thorie de la perception et une certaine philosophie 1 -, et en lu dniant plus brutalement encore, au nom meme de l'histoire de la philosophie, le droit de tirer des cons- quences philosophiques d'un primat de la perception. M. Merleau-Ponty change, invertit le sens ordinaire de ce que nous appelons la philosophie. La philosophie est ne des difficults concemant la perception vulgaire; c'est a partir de la perception vulgaire et en prenant ses distances vis-a-vis de cette perception qu'on a d'abord philosoph 2 . Jean Hyppolite adopte bientt une position analogue, qui spare description de la perception et dmarche ontologique, remettant lui aussi en cause la consistance des consquences philosophiques qui lieraient celle-ci a celle-la. Ce dialogue va marquer Merleau-Ponty pour de longues annes. -M. Hyppolite : Je voudrais di re simplement queje n'aperyois pas une liaison ncessaire entre les deux parties de l'expos, entre la deseription de la pereeption, qui ne prsuppose aueune ontologie, et puis les eonclusions philosophiques dgages, qui prsupposent une eertaine ontologie, une ontologie du sens. Dans la premiere partie, tu montres que la pereeption offre un sens, et daos la seeonde partie tu atteins l'etre du meme seos que eonstitue l'unit de l'homme; et les deux parties ne me paraissent pas absolument solidaires. Ta deseription de la pereeption n'entraine pas ncessairement les eonclusions philosophiques de la deuxieme partie de 1 'ex pos. Est-ee que tu aeeeptes eette dsolidarisation ? -M. Merleau-Ponty: videmment non. Si j'ai parl des deux ehoses, e' est paree qu' elles a vaient quelq u e rapport. -M. Hyppolite: Est-ee que la description de la pereeption entraine eomme eonsquenee la philosophie de 1' etre du seos que tu as dveloppe ensuite? -M. Mer/eau-Ponty: Oui. Ce qui est certain seulement, e'est queje n'ai pas dit tout, et il s' en faut J. Je n'ai pas dit tout, et il s'en faut ... C'estcette margequeMerleau-Ponty S' efforce de combJer a partir de 1946, en demeurant aiguil!onn par )e sentiment d'incomprhension qu'il garde du dialogue avec Hyppolite. Ses crits en portent la trace rcurrente, jusque dans certains documents majeurs de la demiere priode : les cours sur Le monde sensible et le monde de l 'expression (1953), sur Le probleme de la passivit (1955), et meme l. PPCP, p. 72-73. 2. PPCP, p. 73. 3. PPCP, p. 97-98. 22 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION Phnomnologie de la perception anticipait cette accusation de psycho- Iogisme en en faisant dja 1' obsession typique du cartsianisme I. Mais la rponse de Merleau-Ponty est dsormais plus engage: les singularits psychologiques parlent bien dja de 1' erre lui-meme, qui n'est pas une rgion indpendante de la vracit surgie dans 1' obscurit de mes pisodes personnels 2 , mais ce qui m'est promis dans cette obscurit meme. lnitialement centr sur l'union de l'me et du corps, ainsi que sur 1 'expression de celle-ci dans les sentiments et la pense, le scnario cartsien connalt ici une extension explicitement ontologique, a partir de Iaquelle Merleau-Ponty s'apprete a dployer sa propre ontologie en int- grant dsormais, aux cots de Brunschvicg, un autre adversaire fantoma- tique. De meme que sa philosophie naissante, notarnment sous l'influence de la conception marcellienne du mystere, se mfiait d' emble de nos refus philosophiques de la nai"vet, mettait en doute l'vidence de l'vidence- l'vidence de l'existence et de la profondeur d'une pense claire et distincte -,de meme se mfie-t-elle maintenant de la puret ingnue d'une ontologie de 1' etre pur: la question est justement de savoir s' il y a une pense logiquement cohrente ou encere une pense de l'etre pur3. Son primat de la perception n'est pas une rgression anti-intellectualiste a la conscience perceptive enfantine, pr-philosophique, mais une interroga- tion de notre ouverture originaire au monde qui passe par une interrogation sur la philosophie elle-meme- sur la fermeture qu'une certaine tradition philosophique entretientjustement vis-a-vis de cette ouverture. De meme, si son ontologie est fondarnentalement interrogative, et renoue ainsi avec les racines m emes de 1' attitude philosophique, e' esta u travers d' une remise en question de toute forme d'ontologie directe - dont le purisme, en se soustrayant a nos contradictions, constitue peut-etre le plus be! oubli del'etre. dissiperont a la lumiere de 1' intelligence. Enfin, me disait un correspondan!, nous sommes in vi ts a nous reporter au monde e r ~ u te! que nous le vivons. C'est dire qu'il n'est pas besoin de rflchirou de penser, et que la perception sait mieux que nous ce qu'elle fait. Comment ce dsaveu de la rflexion pourrait-il etre philosophie? 11 est exact que, quand on dcrit le monde p e r ~ u on aboutit a des contradictions. Et il est exact aussi que s'il y a une pense non contradictoire, elle exclura, comme simple apparence, le monde de la perception. Seulement, la question estjustement de savoir s'il y a une pense logiquement cohrente ou encere une pensede l'etre pur. (PPCP, p. 53-54). l.<< Je saisis mon corps comme un objet-sujet, comme capable de "voir" et de "souffrir", mais ces reprsentations confuses faisaient partie des curiosits psychologiques ... >> (PhP, p. JI!). 2. NMS [42](27). 3. PPCP, p. 54. MERLEAU-PONTY FACE SES CRITIQUES 23 mile Brhier ouvre le dbat qui suit 1' ex pos de 1946 en dissociant, comme par principe, ce que Merleau-Ponty avait prcisment voulu unir _Vous a vez parl de deux points diffrents: une thorie de la perception et une certaine phi1osophie 1 -, et en lui dniant plus brutalement encere, au nom meme de l'histoire de la philosophie, le droit de tirer des cons- quences philosophiques d'un primat de la perception. M. Merleau-Ponty change, invertit le sens ordinaire de ce que nous appelons la philosophie. La philosophie est ne des difficults concernant la perception vulgaire; c'est a partir de la perception vulgaire et en prenant ses distances vis-a-vis de cette perception qu'on a d'abord philosoph 2 Jean Hyppolite adopte bientot une position analogue, qui spare description de la perception et dmarche ontologique, remettant lui aussi en cause la consistance des consquences philosophiques qui lieraient celle-ci a celle-la. Ce dialogue va marquer Merleau-Ponty pour de longues annes. -M. Hyppolite: Je voudrais dire simplement queje n'apen;:ois pas une liaison neessaire entre les deux parties de 1' ex pos, entre la deseription de la pereeption, qui ne prsuppose aueune ontologie, et puis les eonclusions philosophiques dgages, qui prsupposent une eertaine ontologie, une ontologie du sens. Dans la premiere partie, tu montres que la pereeption offre un sens, et dans la seeonde partie tu atteins l' etre du meme sens que eonstitue l'unit de l'homme; et les deux parties ne me paraissent pas absolument solidaires. Ta deseription de la pereeption n'entraine pas neessairement les eonclusions philosophiques de la deuxieme partie de 1' ex pos. Est-ee que tu aeeeptes eette dsolidarisation ? -M. Merleau-Ponty: videmment non. Si j 'ai parl des deux ehoses, e' est paree qu' elles avaient quelque rapport. -M. Hyppolite: Est-ee que la deseription de la pereeption entraine eomme eonsquenee la philosophie de <<1' etre du sens >> que tu as dveloppe ensuite? -M. Merleau-Ponty: Oui. Ce qui est eertain seulement, e'est queje n'ai pas dittout, et il s'en faut3. Je n'ai pas dit tout, et il s'en faut . . . C'estcette margeque Merleau-Ponty S' efforce de combler a partir de 1946, en demeurant aiguillonn par Je sentiment d'incomprhension qu'il garde du dialogue avec Hyppolite. Ses crits en portent la trace rcurrente, jusque dans certains documents majeurs de la derniere priode : les cours sur Le monde sensible et le monde de l'expression (1953), sur Le probleme de la passivit (1955), et meme l . PPCP, p. 72-73. 2. PPCP, p. 73. 3. PPCP, p. 97-98. 24 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION certaines notes de travail tardives qui entourent la prparation du Visible et !'invisible. <de dois montrer que ce qu'on pourrait considrer comme "psychologie" (Ph. de la Perception) est en ralit ontologie 1. Rsultats de Ph. P. - Ncessit de les amener a explicitation ontologique 2_ Le dialogue de sourds de 1946 commence a rvler a Merleau-Ponty les fragilits de sa these. Illui perrnet en particulier de raliser que la synthese philosophique tente par la troisieme partie de la Phnomnologie s'arti- cule mal avec les analyses phnomnologiques qui la prcectent, voire les trahit. Il s'agit de reprendre le dtail de cette phnomnologie en en dgageant simultanment la porte ontologique. C'est justement ce que s'efforce de faire, des la premiere anne au College de France, le cours nodal sur Le monde sensible et le monde de l'expression. La premiere sance - le jeudi 22 janvier 1953, soit une semaine apres le discours inaugural - est particulierement travaille, et prsente 1 'criture la plus abo u tic de Merleau-Ponty sur les insuffisances de sa these. A sept ans d' intervalle, elle fait explicitement rfrence aux objections de 1946. ... la these d'un primatde la perception risquait de se trouver fausse, si non pour nous, du moins pour le lecteur. 1) 11 pouvait croireque c'tait [un] primar de laperception au sens ancien: primal du sensoriel, du donn naturel, alors que pour moi la perception tait essentiellement un mode d. acces a 1' etre : 1 'acces a u leibhaft gegeben. 2) Il pouvaitcroire que ce n'tait la qu'une phnomnologie- introduction qui laissait intacte la question de l'etre, alors queje ne fais pas de diffrence entreontologie et phnomnologie; que l'tude de l'etre du sens qui restait ncessaire apres cette phnomnologie en serait indpendante alors que, selon moi, dans notre maniere de percevoir est impliqu tout ce que nous sommes. Cf. Hyppolite a la Socit de philosophie: pas de solidarit entre description de la perception etconception de l'etre du sens 3. Et Merleau-Ponty de conclure: Notre insuffisante laboration (mais il faut bien commencer) risquait de fausser le rapport a l'etre que nous avions en vue. ( ... ) notre tude de la perception impliquait bien une vue sur 1' etre du sens 4 . l. NT, p. 230, fvrier 1959. 2. NT, p. 237, fvrier 1959. 3. MSME [ 17](11 )-[ 18)(12). 4. MSME [ 18](12). Nous livrons pour 1' instan! ces textes comme des tmons de la gen ese de 1 'appel a 1' ontologie chez Merlcau-Pont:r ; il nous faudra ailleurs les citer plus largemcnt et en analyser le contenu. lorsque nous aborderons. dans le cinquieme volume de ce parcours, les avances de la demiere phnomnologie mcrleau-pontienne de la pereeption, en paniculier sa rcriture de la donation en e ha ir. MERLEAU-PONTY FACE SES CRITIQUES 25 Le dbat de 1946 a aussi initi, avec 1' intervention de Jean Beaufret, une seconde ligne critique qui va habiter la dimension ractive de 1' ontologie de Merleau-Ponty. Beaufret commence par justifier Merleau-Ponty contre Hyppolite, en dfendant la porte de sa phnomnologie au-dela d'un simple phnomnisme 1 Mais cette dfense n'est qu'un tremplin pour attaquer par 1' autre bout: la Phnomnologie de la perception ne serait pas suffisarnment radical e, heideggrienne; elle ne maintiendrait pas 1' empirisme, mais, a 1, in verse, 1' idalisme. Le seul reproche quej'aurais a fairea l'auteur, ce n'est pas d'etreall trop loin , mais plutot de n'avoir pas t assez radical. Les descriptions phno- mnologiques qu'il nous propose maintiennent en effet le vocabulaire de J'idalisme. Elles sont en cela ordonnes aux descriptions husserliennes. Mais tout le probleme est prcisment de savoir si la phnomnologie pousse a fond n'exige pas que l'on sorte de la subjectivit et du voca- bulaire de l'idalisme subjectif comme, partant de Husserl, l'a fait Heidegger 2
Le dbat est alors sur sa fin, et Merleau-Ponty n'a pas ou ne prend pas le temps de rpondre. La encare, la rponse mOrit pendant sept ans, avant d'etre livre conjointement a la prcdente, dans les paragraphes qui prcectent immdiatement les passages dja cits du cours sur le Monde sensible. Merleau-Ponty y concede que sa these restait prisonniere de catgories classiques, et d'une terrninologie husserlienne. Le rejet de ces catgories, qui constituera un leitmotiv des manuscrits les plus tardifs, portera 1' cho de 1 'objection de Beaufret. Rfrence a travail sur la perception. Nous avons essay une anal y se du monde qui ledgagedans ce qu'il a d'original par opposition a l'univers de la science ou de la pense objective. Mais cette analyse restait tout de meme ordonne a des concepts classiques tels que: perception (au sens de position d'un objet isolable, dtermin, considre comme forme canonique de nos rapports avec le monde), l. Je voudrais seulement souligner que, parmi les objections faites a Merleau-Ponty, beaucoup me paraissent in justes. Je crois qu' elles reviennent a lui faire grief de la perspective me me dans laque !le il se place, et qui est ce !le de la phnomnologie. Dire que Merleau-Ponty s'arrete a une phnomnologie sans dpassement possible, c'est mconnaitre que le dpas- de 1' empirique appart1ent a u phnomene lui-mcme, au sens ou 1' entend la phno- mnologie. En ce scns, en effet, le phnomene n est pas 1' empirique, mais ce qui se manifeste rellement, ce don! nous pouvons vraiment avoir 1' exprience, par opposition a ce qui ne serait que construction de concepts. La phnomnologie n' est pas une chute dans le phnomnisme, mais le maintient du contact avec "la e hose meme".,. (PPCP, p. 102). 2. PPCP, p. 103. 26 UNE ONTOLOG!E EN QUESTION conscience (en entendant par la pouvoir centrifuge de Sinn-gebung qui retrouve dans les choses ce qu'elle y a mis), synthese (qui suppose lments a runir) (par exemple probleme de I'unit des Er/ebnisse), matiere et forme de la connaissance 1 Merleau-Ponty poursuit: Cenes, on montrait bien qu'il y a tres peu de perceptions et que la vie perceptive est la plupan du temps mouvementglissant de !'une a l'autre,- on momrait que nous ne sommes pas constituants a l'gard du monde -que la synthese n'est pasa faire, toujours dja faite, -et qu'il n'y a pas de matiere sans forme et inversement. Mais la dtermination des nouveaux themes (le champ par opposition a la e hose la << synthese passi ve>> par opposition a la conscience constituante, la Gestalt par opposition a matiere ou a forme) se faisait encore par rapport a ces concepts classiques, et done tait souvent nga- tive. Comme e hez Husserl (o u e hez les gesta! tistes, pour d 'a u tres raisons). Par suite la these d'un primat de la perception risquaitde se trouver fausse, si non pour nous, du moins pour le lecteur 2 A 1 'issu de ces memes feuillets de 1953- sans doute a leur relecture- Merleau-Ponty rajoute en marge un commentaire d'ensemble sur les objections qui lui ont t faites, renvoyant typographiquement a celles-ci et incluant aussi bien celles d'Hyppolite que celles de Beaufret. Le ton passe alors de la concession relative a l'accusation massive. Celle-ci n'est plus adresse a 1 'intellectualisme o u a 1 'empirisme -les adversaires dnoncs a toutes les pages de la Phnomnologie de la perception -, f!laS a une nouvelle formation au label trop gnral : les heideggriens >> ... Ce texte, aussi brutal que capital, est l'un des premiers passages ou Merleau-Ponty aborde de maniere frontal esa position vis-a-vis de Heidegger. A vrai dire le dsaccord avec les heideggriens n'est pas seulement dO a cene insuffisante laboration: sous leur refus des analyses psycho- logiques, il y a peut-etre un formalisme philosophique, l'assurance que la philosophie a son domaine comme un certain territoire, au-dela du territoire ontique. Heidegger disant dans Sein und Zeit que la distinction philo-psycho est immdiate: les faits ne peuvent ren m 'apprendre, a moi philosophe, la gnralit inductive prsuppose les essences. Pour moi cela est formalisme: les faits prpars par prsupposs ontologiques de la science ne peuvent que me rendre ces prsupposs, mais le fait meme scientifique >> dborde toujours cette ontologie, la remet en question ventuellement. En tout cas la philosophie a a le penser comme une l. MSME[J7)(II). 2./bid. MERLEAU-PONTY FACE SES CRITIQUES 27 modalit de 1' existant. Faute de quoi la philosophie risque de retomber dans l'ontique, en deyll de la science. Parexemple les tymologies de Heidegger ont ll se justifier devant la critique des linguistes pour n 'etre pas linguistique imaginaire. Justement paree que la philosophie est radicale, et pour J'etre, elle doit conqurir etjustifier sa dimensionen rendant tout le reste comprhensible, et non pas s'y tablir d'un coup. Pas de distinction numrique entre philo et psycho et sociologie, paree que pas d' a priori forme!. Une hermneutique de la facticit ne peut etre sans faits 1
Une telle prise de position souleve un nombre important de questions, et ne saurait etre commente en quelques lignes. Nous le livrons pour l'instant cornrne une pierre d'attente. La suite de cet ouvrage en proposera un long cornrnentaire, en accordant un dveloppement a chacun des points abords ici par Merleau-Ponty. 11 nous faudra aussi exarniner 1' origine et la stabilit de cette position critique daos 1' volution de ses crits. b) Les objections de Pierre Lachieze-Rey et FerdinandAlqui Compltons le tablea u ractif daos lequell' ontologie de Merleau-Ponty prend son essor. Deux ans apres Le monde sensible et le monde del' expres- sion, !e cours sur Le probleme de la passivit ( 1955) dresse a nouveau un hilan de la Phnomnologie de la perception. Merleau-Ponty est toujours hant par un sentiment d'incomprhension, mais celui-ci renvoie mainte- nant a d'autres objections, qui forment, comme les prcdentes, un couple contradictoire. A. celles de Beaufret et Hyppolite, se joignent en effet les critiques adresses par Pierre Lachieze-Rey et Ferdinand Alqui. Autant le prcdent duo impliquait un scnario nouveau, autant celui-ci se rattache a la situation critique classique de Merleau-Ponty: au scnario cartsien. Ces objections reconduisent sa pense, d'un cot a un idalisme subjectiviste, del' autre a unfinalisme raliste. Il faut done changer d' ontologie et e' est justement le but d'une ontologie phnomnologique. Prendre comme etre non l'en soi >>, mais ce qui se manifeste. ( ... ) Raisons pour lesquelles cet effon n' a pas t compris, dans sa pone onto/ogique, mais ramen soit ll idalisme soit a finalit au sens aristotlicien : c'est que j'avais, forcment, commenc dans l'ontologie commune l)dcrivant la le monde je ne semblais dcrire que Curiosits psychologiques >> de la reprsentation du corps >>, qui descriptivement transcendent res extensa et res cogitans, mais qui ne touchent pasa l'etre. Ceci pour les rsistances des autres. l. MSME [ 18](12). 68 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT sur L'Orient et la philosophie . Cette prface dnonyait l'exclusion hglienne de la pense orientale hors du champ de la philosophie. Ce reproche n'indique pas une complicit particuliere de Merleau-Ponty avec une pense qu'il n'ajamais travaille 1 Le theme de l'Orient n'est ici qu'un prtexte a suggrer une correspondance entre la prtention au savoir absolu et la mconnaissance de 1' enfance de la pense, et a renforcer en re tour l'ide d'une identit de la non-philosophie avec cene enfance meme. Hegel, selon Merleau-Ponty, ne voit pas l'empitement de la non-philo- sophie, c'est-a-dire sa fcondit dja philosophique, mais se contente de la rallier artificiellement et rtrospectivement pour la subordonner a une philosophie pure. Tout ce que nous avons dcouvert d' occidental daos la pense orientale ( . . . ) nous interdit de tracer une frontiere gographique entre la philosophie et la non-philosophie. La philosophie pure ou absolue, au nom de laquelle Hegel exclut I'Orient, elle exclut aussi une bonne part du pass occidental. Peut-Stre m eme, appliqu rigoureusement, le critere ne ferait-il grice qu' a Hegel. ( ... )La<< purilit de I'Orient a quelque chose a nous apprendre, ne serait-ce que l'troitesse de nos ides d'adulte. Entre I'Orient et I'Occident, comme entre l'enfant et l'adulte, le rapport n'est pas celui de l'ignorance au savoir, de la non-philosophie a la philosophie; il est beaucoup plus subtil, il admet, de la part de I'Orient, toutes les antici- pations, toutes les prmaturations . L'unit de l'esprit humain ne se fera pas par ralliement simple et subordination de la non-philosophie a la philosophie vraie. Elle existe dja dans les rapports latraux de chaque culture avec les autres, dans les chos que 1 'une veille en 1 'autre 2. L'absolu n'est pas philosophique (un savoir absolu), il n'est pas au- dessus de nous (comme le Dieu de Leibniz), ni meme en avant, en tete de l'histoire, pour marquer son terrne. La fin de l'histoire, comme la fin de la mtaphysique, sont de fausses solutions a une vraie question; notre obsession de la fin dguise encore une han ti se de nos origines, la pression d'un pass qui est ntre et qui nous attend dans !'avenir. La philosophie de Merleau-Ponty n'est pas une pense sans absolu, mais une critique des l . Le traitement qu 'en propose ici Merleau-Ponty est d' ailleurs bien confus, plac6 sous le seul signe fdrateur de l'enfance, signe plutt fruste que l'on retrouve pour qualifier 1 '6tat de la civilisation en Afrique dans certains entretiens avec Charbonnier. Merleau-Ponty est lui-mSme encombre d'une fien occidentale et plus precisment europ6enne, selon une attitude encore tres ancre dans les anncs cinquante, qui parait dsormais dsuete sinon choquante. C'est l'attitude de l'europ6en cultiv6, qui lit Mauss plus qu'il ne voyage, et parle de maniere posilive du "primitif , du "fou et de 1' enfant " avec un pro gres cena in vis-a- vis de l'obscurantisme pass, mais sans prendre garde a un amalgame et une gnrali t6 qui prStent aujourd'hui a sourire. 2.S(pnp),p. 174-175. LES FAITS PRJMIT!FS. MERLEAU-PONTY ET MAINE DE BIRAN 69 idoles philosophiques- et de la philosophie comme idoHltrie- construites pour ne plus avoir a penser le mystere ontologique cach dans la transcen- dance de la chair. Or ce dernier habite dja les premieres expriences muettes de 1' infans, les voies esthsiologiques et libidinales du corps, qui sont non-philosophiques avant de devenir philosophiques. C'est pourquoi cette pense fmit par revendiquer le statut d ' une philosophie qui veut etre philosophie en tant non-philosophie ( ... ) qui s' ouvre acces al' absolu, non comme "au-dela", second ordre positif, mais cornme autre ordre qui exige 1 le double, n' est accessible qu' a travers lui 1
2. LES FAITS PRIMITIFS. MERLEAU-PONTY ET MAINE DE BIRAN L'expression meme de non-philosophie , nous l'avons vu, apparait pour la premiere fois dans le dbat qui oppose Merleau-Ponty a Brunschvicg a u su jet de la pense de Maine de B iran. A. partir de ce dbat, et de la notion de fait primitif, les trois cours de 1947-1948 consacrs a Biran prcisent dja le profil de 1' ontologie que Merleau-Ponty cornmence a revendiquer, comme une ontologie de la facticit qui entretient un lien essentiel avec les champs non phHosophiques. Dans son ceuvre maitresse, l' Essai sur lesfondements de la psychologie et sur ses rapports avec l'tude de la nature, Biran livre quelques descrip- tions qui ont marqu Merleau-Ponty 2 . Selon les cours a l'E.N.S., ce philosophe appartient a la srie pascalienne , qui place au fondement de son interrogation l'exprience de nos contradictions, de notre dualit primitive, tandis que la srie cartsienne esquiverait cette question, Brunschvicg allant jusqu'a la supprimer purement et simplement 3 La divergence radical e des deux sries se traduit dans leur traitement respectif de !'origine de la vrit. D'un cot, Brunschvicg juge que les Cartsiens avaient sauv la philosophie en reportant sur les ides le privilege d'vi- dence accord par les scolastiques a 1' exprience sensible 4 Ce transfert d' vidence du sensible a 1' intelligible s 'accompagnait d'un autre transfert, de la foi al' intelligence 5 . Ces deux dplacements recentraient sur 1' enten- dement, 1' un, 1' exprience corporelle (le sensible), 1' autre, 1' exprience l. PNPH, p. 275,janvierou fvrier 1961. 2. Nos refrences a l'reuvre de Biran seront faites dans l'dition que Merleau-Ponty avait a sa disposition, celle de P. Tisserand, (Euvres de Maine de Biran, Paris, Alean et P.U.F., 14vol.,l920- 1949. 3. Cf. UAC,p. 9-10.49,51. 4. UAC, p. 46. 5. Cf. UAC, p. 9. 68 VERS UNE ONTOLOGLE DE LA FACTICIT sur L' Orient et la philosophie . Cette prface 1 'exclusion hglienne de la pense orientale hors du charnp de la philosophie. Ce reproche n'indique pas une complicit particuliere de Merleau-Ponty avec une pense qu'il n'ajarnais travaille 1 Le themede I'Orient n'estici qu'un prtexte a suggrer une correspondance entre la prtention au savoir absolu et la mconnaissance de 1' enfance de la pense, et a renforcer en retour l'ide d'une identit de la non-philosophie avec cette enfance meme. Hegel, selon Merleau-Ponty, ne voit pas l 'empitement de la non-philo- sophie, c'est-a-dire sa fcondit dja philosophique, mais se contente de la rallier artificiellement et rtrospectivement pour la subordonner a une philosophie pure. Tout ce que nous avons dcouvert d' <<occidental dans la pense orientale ( ... ) nous interdit de tracer une gographique entre la philosophie et la non-philosophie. La philosophie pure ou absolue, au nom de laquelle Hegel exclut I'Orient, elle exclut aussi une bonne part du pass occidental. Peut-etre meme, appliqu rigoureusement, le ne ferait-il grace qu'a Hegel.( ... ) La purilit de I'Orient a quelque chose a nous apprendre, ne serait-ce que l'troitesse de nos ides d'adulte. Entre I' Orient et I'Occident, comme entre I'enfant et l'adulte, le rapport n'est pas celui de l'ignorance au savoir, de la non-philosophie a la philosophie; il est beaucoup plus subtil, il admet, de la part de I'Orient, toutes les antici- pations, toutes les prmaturations . L' unit de )'esprit humain ne se fera pas par ralliement simple et subordination de la non-philosophie a la philosophie vraie. Elle existe dja dans les rapports latraux de chaque culture avec les a u tres, dans les chos que 1' une veille en 1' autre 2_ L'absolu n'est pas philosophique (un savoir absolu), il n'est pas au- dessus de nous (comme le Dieu de Leibniz), ni meme en avant, en tete de l'histoire, pour marquer son terme. La fin de l'histoire, comme la fin de la mtaphysique, sont de fausses solutions a une vraie question; notre obsession de la fin dguise encore une hantise de nos origines, la pression d' un pass qui est ntre et qui nous attend dans 1' avenir. La philosophie de Merleau-Ponty n'est pas une pense sans absolu, mais une critique des l. Le traitement qu'en propose ici Merleau-Ponty est d'ailleurs bien confus, plac6 sous le seul signe fdrateur de l 'enfance, signe plut6t fruste que l'on retrouve pour qualifier l'tat de la civilisation en Afrique dans certains entretiens avec Charbonnier. Merleau-Ponty est lui-mSme encombr d'une fiert occidentale et plus prcisment europenne, selon une attitude encore tres ancre dans les annes cinquante, qui parait dsormais dsuete sinon choquante. C'est l'attitude de l'europen cultiv, qui lit Mauss plus qu'il ne voyage, et parle de maniere positive du "primitif , du fou " et de 1' enfant , avec un progres certain vis-a- vis de l'obscurantisme pass, mais sans prendre garde a un amalgame et une gnralit qui prStent aujourd'hui ll sourire. 2.S(pnp),p. 174-175. LES FAITS PRIMITIFS. MERLEAU-PONTY ET MAINE DE BlRAN 69 ido les philosophiques- et de la philosophie comme idolatrie- construites pour ne plus avoir a penser le mystere ontologique cach dans la transcen- dance de la chair. Or ce demier habite dja les premieres expriences muettes de l'infans, les voies esthsiologiques et libidinales du corps, qui sont non-philosophiques avant de devenir philosophiques. C'est pourquoi cette pense fmit par revendiquer le statut d' une philosophie qui veut etre philosophie en tant non-philosophie ( ... ) qui s' ouvre acces a 1' absolu, non comme "au-dela", second ordre positif, mais comme autre ordre qui exige ledouble, n'est accessiblequ'a travers lui 1
2. LES FAITS PRIMITIFS. MERLEAU-PONTY ET MAINE DE BIRAN L'expression meme de non-philosophie , nous l'avons vu, appara:t pour la premiere fois dans le dbat qui oppose Merleau-Ponty a Brunschvicg a u su jet de la pense de Maine de B iran. A partir de ce dbat, et de la notion de fait primitif , les trois cours de 1947-1948 consacrs a B iran prcisent dja le profil de 1' ontologie que Merleau-Ponty commence a revendiquer, comme une ontologie de la facticit qui entretient un len essentiel avec les champs non philosophiques. Dans son reuvre ma:tresse, 1' Essai sur lesfondements de la psychologie et sur ses rapports avec l'tude de la nature, Biran livre quelques descrip- tions qui ont marqu Merleau-Ponty 2 . Selon les cours a l'E.N.S., ce philosophe appartient a la srie pascalienne , qui place au fondement de son interrogation 1' exprience de nos contradictions, de notre dualit primitive, tandis que la srie cartsienne esquiverait cette question, Brunschvicg allant jusqu'a la supprimer purement et sirnplement 3 La divergence radical e des deux sries se traduit dans leur traitement respectif de 1' origine de la vrit. D'un cot, Brunschvicg juge que les Cartsiens avaient sauv la philosophie en reportant sur les ides le privilege d' vi- dence accord par les scolastiques a l'exprience sensible 4 . Ce transfert d' vidence du sensible a 1' intelligible s' accompagnait d' un autre transfert, de la foi a l'intelligence5. Ces deux dplacements recentraient sur l'enten- dement, 1' un, l' exprience corporelle (le sensible), 1' autre, 1' exprience l. PNPH, p. 275,janvierou fvrier 1961. 2. Nos rfrences lll' reuvre de Biran seront faites dans l'dition que Merleau-Ponty avait a sa disposition, celle de P. Tisserand, CEuvres de Maine de Biran, Pars, Alean et P.U.F .. 14vol., l920-1949. 3. Cf. UAC, p. 9-10.49,51. 4. UAC, p. 46. 5. Cf. UAC, p. 9. 70 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT spirituelle (la foi), et dtoumaient ainsi le regard philosophique de la question de notre identit monstrueuse, en substituant a la tension qui nous habite une facult unitaire et consensueiJe. De son cot, Maine de Biran opere aussi un transfert d'vidence, non pour revenir a de simples faits positifs (les donnes sensorielles), mais a une certitude d'exp- rience 1 qui est la clart spcifique de 1 'exprience du corps propre, et qui conjugue justement les deux dimensions abandonnes par la srie cartsienne, le sensible et la foi. B iran, a u contraire, redplace 1 'vidence. II prend pour point de dpart l'exprience du corps et de sa motricit. IJ oppose a l'vidence mathmatique, ou de raison, une vidence psychologique, qu' il appelle aussi mtaphysique 2 . Brunschvicg crit a ce su jet: Une telle exprience est un monstre psychologique 3, et Merleau- Ponty rpond: "Monstre psychologique"? Peut-etre, mais prcisment 1 'homme est un monstre 4. Biran s'intresse a la conscience de l'effort, montrant qu'elle s'accompagne d'une ignorance entiere de ses moyens et qu'elle ne prcede pas la conscience du mouvement, mais en est contemporaines. Ses descriptions se font proches de la notion d'intentionnalit motrice que la Phnomnologie de la perception labore a partir de 1 'tude des projets moteurs du schma corporel. Ceux-ci se nouent dans un scheme dyna- mique qui anticipe le mouvement en le simulan!, puis l' accompagne en s' effa9ant avec lu. Ressort vicariant de 1 ' action, le scheme sensori-moteur est pratiquement inconscient, et n'est jamais disponible pour une manipulation mentale a priori ni a posteriori: a la diffrence de 1' irnage et du concept, il ne se livre pasa la reprsentation. Malgr cette rsistance a la conscience rflexive, il est au fondement de l'intelligence. La force de Biran , selon Merleau-Ponty, estjustement qu' il sait que le su jet moteur porte assez la pense pour avoir droit a la qualit de primitif 6: le type d'vidence qui accompagne l'effort moteur constitue une amorce de la pense. On a tot fait de dire: "Su jet moteur ou su jet pensant", comme si e' taient les termes d' une altemative. Biran n' a pas ramen la conscience a la motricit, mais a identifi la motricit et la conscience >> 1 Merleau-Ponty l. UAC, p. 46. 2. UAC, p. 48. Cf. Maine de Biran, Essa sur les fondemenrs de la psychologie, introduction, V, Tisserand, t. Vlli, p. 77. 3. L 'expience humaine etla causalt physique, Paris, Alean, 1922, p. 37. 4. UAC, p. 64. 5. UAC, p. 49. Cf. Biran, Essai sur les fondements, .. partie, Section D. chap.I, Tisserand, t. Vlll, p. 183-184. 6. UAC,p.67. 7. UAC,p.50. LES FAJTS PRIMITIFS. MERLEAU-PONTY ET MAINE DE BIRAN 71 trouve ainsi un prcurseur de ses audaces et de ses propres transferts - transferts de l'intentionnalit de la conscience a celle d'un corps sensori- moteur, et de la rflexivit de la conscience a la quasi-rflexion du sentant- senti. Les deux figures marquantes de la chair, dans les derniers crits, seront prcisment la circularit passive-active du sentant-senti, et 1 'entrelacs de la perception avec la motricit. Maine de Biran, souligne Merleau-Ponty, avait dja repr ces deux faits prirnitifs. Il cherche un chemin entre 1' empirisme etl' intellectualisme, prcisment a propos de la rflexion. I1 voudrait montrer comment celle-ci est porte par certains dispositifs de nature corporelle ( ... ). Biran essaie ainsi de dcrire le corps comme le lieu d'une sorte de rtlexion qui traverse l'paisseur du corps, n 'est pas la rtlexion proprement di te, mais en forme 1 'amorce et le symbole 1
Le second fait primitif est 1' intrication de perception et de mouvement dans laquelle l'homme prouve son existence comme dualit primitive - preuve psychologique et ontologique d' un sentiment d'exister dont le Cogito est le dliement. Ici aussi, Biran est un prcurseur: En d'autres termes, il y a implication mutuelle de la volont et de la perception, ce qui ne veut pas dire que Biran les rduise !'une a l'autre. Que signifie cette implication mutuelle? Qu' i1 faut rformer la thorie de la perception. De nos jours, la psychologie de la forme considere le secteur perceptif et le secteur moteur comme les lments d'un meme systeme global. Percevoir, c'est s'orienter vers une chose, la viser. Agir, c'est mettre dans un mouvement une intention doue d'un sens. Cela exige que la connaissance soit une maniere de se componer a l'gard de ... et que 1' action soit intgre a u moi percevant. Biran parle dans le m eme esprit d'un cas de paralysie complete, ou I'individu n'a plus le sentiment d'exister. Ce qu'il veut nous faire comprendre, c'est qu'il n'y a pas de diffrence entre mouvoir son corps et le percevoir 2
Par son propre transfert d'vidence, Biran revient a une certitude d'exprience qui conjugue, dans lefait primitif, un fait et la foi en ce fait. De son cot, l'reuvre de Merleau-Ponty montre une quete de plus en plus marque de quelques faits prirnitifs, et une assurance de plus en plus rsolue dans l'ide que ces memes faits, non seulement sont ceux de la chair, mais caractrisent celle-ci, et portent en eux les questions essentielles de la philosophie. Dans cette direction de travail, psychologie et ontologie ne sont plus deux domaines radicalement spars qui n'entretiendraient l. UAC, p. 73-74. 2. UAC, p. 58. 72 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT que des similitudes fonnelles. Merleau-Ponty reconna!t ainsi dans certaines pages de Biran sa propre dmarche, une philosophie a deux visages indissociables, anthropologique et ontologique. Ces deux visages n' en font qu' un dans une philosophie del' existence qui ten te de restituer le cercle de notre institution: en l'homme,le sentiment d'existeret 1' preuve de l' etre s' tayent 1' un 1' autre. lis se construisent ensemble dans la foi perceptive, cette ouverture a l'etre quise conquiert achaque instant sur la profondeurde nos obscurits et de celles du monde. Biran ne part pas d'un etrequi s'puise dans la conscience qu'il a de lui-meme, mais d'un etre qui est en train de prendre conscience q u' il existe, q ui 1 u tte pour cela contre une opacit pralable, d'un etre qui cherche a "devenir moi" 1 La chair vit d' une clart dont 1' exprience originelle est sensori-motrice; ses premieres vrits, qui forgent la vrit de son etre, ne naissent pas dans une ide claire et distincte, mais dans 1' implexe form par notre adhsion interrogative, de tout notre etre, a la chair du sensible. Merleau-Ponty se dresse ainsi contre les exigences de Brunschvicg, pour qui la philosophie authentique doit viter toute contamination de 1' ide par les dterrninations psychologiques, s'installer dans l'ide claire et dcouvrir a ce niveau une dimension autonome de vrit . Dans cette perspective, aucun probleme ne se pose sur 1' origine de 1 'ide , et la philosophie procede tout entiere d'un dtache- ment du monde de la non-philosophie, elle consiste en une conversion dgageant, au-dela des vnements psychologiques, le rappon pur de 1 'esprit a 1' ide 2 . Brunschvicg accuse Maine de Biran de rgresser en deya de la philosophie dans l'exacte mesure ou il reconduit la philosophie au corps propre et a ses faits primitifs .La rponse de Merleau-Ponty prend dja la fonne d' un manifeste: Partir d'un fait? Toute philosophie en est la. Le transfert d'vidence [opr par Biran], au lieu d'etre une rgression comme le croit Brunschvicg, est le progres meme de la philosophie. ( ... ) Toute philo- sophie est astreinte a passer par l'vidence mtaphysique dont parle Biran 3
Pour autant, Merleau-Ponty ne dfend pas l'intgralit de cette pense, mais seulement les descriptions fideles a la notion de fait prirni- tif, descriptions qu'il considere enveloppes d'une pense hsitante ne ma!trisant pas toujours ses propres principes. Biran a essay de dpasser le psychologisme en se gardant de la position de 1 'observateur absolu, de tout l. UAC, p. 54. 2. UAC,p.47. 3. UAC,p.51-52. LES FAJTS PRIMJTIFS. MERLEAU-PONTY ET MAINE DE BIRAN 73 point de vue objectiviste a l'gard du corps. II a aussi tent de dpasser l'idalisme, de montrer que l'exprience d'un sujet n'est pas la simple application d'un logos 1 , et que tout ce qui existe pour nous, tout ce que nous pouvons percevoir au dehors, sentir en nous-memes, concevoir dans nos ides, ne nous estdonn qu'a titre de fait 2 . Dans ces efforts conjoints, il a entrevu une spatialit du corps antrieure a la spatialit objective 3 , et devin la priori t de 1' actuel sur le possible, de 1' existence sur l'essence 4 . II a enfin avec raison reproch a Descartes d'avoircherch si le monde tait rel, au Iieu de chercher a voir le monde , et compris combien la conscience de soi est en m eme temps conscience du corps s. Mais son entreprise s'arrete en chemin, et Biran retombe finalement en dec:a de ses intuitions, ne parvenant pasa restituer la procession qui va de la chair du corps a la chair de l'ide, a sauver le particulier, a montrer son passage et sa transition a l'universel : cela meme que Merleau-Ponty tentera dans le demier chapitre du Visible et /'invisible. Biran finit par rtablir J'fune absolue en face du corps absolu 6, et c'est lasa vritable rgression. I1 s'agit done de reprendre cette tache avone, et de reprer le point a partir duque! Biran n'est plus Biran, ou plutot n'est pas encore Merleau- Ponty. Ce tournant estjustement la trahison dufait primitif, le moment ou Biran conditionne le fait primitif par 1' extrieur et retrouve le point de vue d'un tranger, risquant ainsi de tomber hors de la philosophie et de devenir psychologue 7 Pour reprendre la critique que Merleau-Ponty adresse par endroits a ses propres travaux, Biran rgresse sur le plan mthodologique, repassant de l'implication existentielle qui caractrise la dmarche de la Phnomnologie de la perception a la position encore spectatrice et dsintresse de La structure du comportement, revenant de la facticit (des faits primitifs) aux faits-vnements positifs qui ne conduisent qu'a eux-memes. Or le motfait (au singulier) ne s'entend plus au sens des psychologues (qui dsignent par la un vnement du monde). ll dsigne une "facticit" essentielle a la conscience, une synthese d'intriorit et l. UAC, p. 78. 2. Biran, Essai surlesfondements, introduction. 11, Tisserand,t. Vlll, p. 14-15. 3. UAC, p. 65. L' Essai surlesfondements contient en fin une tentative pour introduire la notion d' une spatialit corporelle, surmontantl' altemative de la riflexivit et de 1' empirisme. ( .. ) Corrlativement a cette spatialit antrieure a l'espace, Biran introduit une mthode d' analyse simultane du dedans et du dehors. ( ... ) La connaissance du corps ne peut done etre ni purement extrieure, ni purement intrieure. (UAC. p. 59-61 ). 4. UAC. p. 64. 5. UAC, p. 64-65. 6. UAC, p. 78. 7. UAC, p. 65. 74 VERS UNE ONTOLOGlE DE LA F ACTICIT d 'extriorit 1 Il fallait done persvrer dans la dimension original e du fait primitif, qui seule ouvre la psychologie a l'ontologie, en y retrouvant non pas un secteur de 1 'homme et de 1 'etre, mais toute la corporit, et. au- dela, le monde peryu et autrui 2 Seul appara'tra valable le systeme qui, parti d'un fait, peut rendre compte des autres J. C'est ce que se propose d'accomplir l'ontologie de la facticit de Merleau-Ponty. Un fait vrita- blement primitif devrait nous conduire jusqu'au nreud de la chair et de 1 'etre. Le philosophe entrevoit alors une dfinition nouvelle, largie, du psychologique. ( ... ) Ce que nous concevrions comme tant en soi, ne pourrait l'etre en dehors du champ psychologique, Jeque) est coextensif A 1' etre. I1 faut done rtablir l'ontologiedans son vrai domaine, celui du fait primitif 4
Le fait primitif , question principielle de 1' Essai sur les fondements de la psychologie, est des lors la notion essentielle que Merleau-Ponty gardera de Biran apres ses cours de 1947-1948, et apres J'effacement de toute rfrence explicite a ce philosophes. On la retrouve jusque dans les feuillets de prparation du dernier chapitre du Visible (novembre 1960). Le fait primitif offre une version originale du commencement philosophique ou de 1 'origine de la vrit, conforme a la recherche merleau-pontienne d'une troisieme voie. Merleau-Ponty n'hsite pas a pretera Biran cette recherche d'une troisieme solution, plus dialectique , qui ne serait ni cartsienne, ni empiriste 6 , a trouverdans ses meilleures pages (( 1' bauche d'une troisieme philosophie, concrete et rflexive a la fois >> 1. Dans 1 'conomie propre de cette nouvelle philosophie,le fait primitif est formel- lement quivalent au Cogito cartsien, ou encore a 1' a priori kantien (que Biran semblait a peu pres ignorer). Mais la similitude est purement formelle, puisque le fait primitif retrouve la rflexivit dans le corps et 1' a priori dans 1' empirique, non pour revenir a un psychologisme ou a un empirisme, mais pour travailler la transcendance de la chair et faire merger toute transcendance de la chair. l. UAC, p. 54. 2. Biran ne serait sorti de la psychologie que s'il avait retrouv6, dans cette nouvelle dimension,la corporeit,le monde vcu et les a u tres, au lieu de ne thmatiser qu'une partie de I'Stre. La plupart du temps, il opposera secteur A secteur, psychologie A ontologie.,. (UAC, p.65). 3. UAC, p. 51. 4. UAC, p. 70-72. 5.Cf. UAC9,46-78, 115-116, Sorb(SCCE)205, S(pnp) 192. 6. UAC,p.57. 7. UAC,p. 75. LES FAITS PRIMITIFS. MERLEAU-PONTY ET MAINE DE B!RAN 75 Biran a eu la volont de rejoindre tout A la fois la forme et les contenus de l'exprience. Le philosophe, surtout s'il est idaliste comme Kant, ne s'attache pasen principe aux contenus, mais A leur fonne. Le psychologue tend A rduire la fonne aux contenus. Or on peut concevoir une philosophie quien finisse avec cette distinction absolue et la fonne comme la dont le contenu se prsente. La fonne serait alors trace en filigrane dans le contenu. Psychologie et philosophie s'identifient ainsi sans nul dommage, car la philosophie saisit dsonnais les structures universelles de notre monde 1
La philosophie a tantot voulu partir d'unfait (ralisme), tantot d'une vidence (idalisme), au lieu de rechercher l'unit du fait et de l'vidence dans l'preuve de la chair. Partir d'un fait et partir d'une vidence ne font qu'un dans le statut pistmologique du fait primitif, qui offre ainsi a la philosophie un fondamental tout en la prservant de l'immanence. Il n'y a de fait que pour un tmoin, et dans une relation: Tout fait emporte nces- sairement avec lui une relation entre deux termes ou deux lments qui sont donns ainsi en connexion, sans qu'aucun d'eux puisse etre conyu en lui- meme sparment de lui. ( ... )De la vient le titre tres expressif de dualit primitive 2, Ni vidence d'un objet pour un su jet ni vidence du su jet pour lui-meme, ni simple imposition d'une identit (fusion) ni simple constat d'une diffrence (sparation),le fait primitif possede la clart du lien. n est 1' preuve d'une identit dialectique ou la vie s 'exprimente comme rapport a ce qui n' est pas soi, dans 1' espace transitionnel du croisement du dedans et du dehors de son etre. Cette preuve se joue done a meme le monde, dans le chiasme d'une incorporation ou ma chair et la chair du monde sont co-institues. Le fait prirnitif est la conscience d'une relation irrductible entre deux tennes irrductibles eux-memes. ( ... )Ce n'est ni un fait intrieur, ni un fait extrieur: c'est la conscience de soi comme rapport du Je A un autre terme. Il ne s'agit done pas d'une philosophie empiriste qui remplirait la conscience de faits musculaires, mais d'une philosophie qui reconnait comme originaire une certaine antithese, celle du sujet et du tenne sur Jeque) portent ses initiatives. La connaissance se fait ncessairement par une antithese; tout est antithese pour l'homme; il est en lui-meme une antithese primitive et il en fonne une avec l'univers. Tous les etres se peut-etre ainsi uns dans leur essence, jusqu'A Dieu, qu'il est impossible de concevoir comme un etre solitaire 3 Tout chez Biran repose sur cette vue antithtique. Ce qui est dsonnais install a u ca:ur de la l. UAC, p. 65-66. 2. Biran, op. cit., introduction, Il, Tisserand, t. VIII, p. 19-20. 3. Biran, Essai surlesfondements, introduction, III, Tisserand, t. Vill, p. 29, n. l. 76 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTIC!T philosophie n'est plus la reconnaissance du Je par le Je, mais le rapport du Je n'estpas lu 1
Cette apprhension du fait primitif nourrit l'approche merleau- pontienne de la dialectique et de la chair,jusqu 'al' hyperdialectique des derniers crits. Les cours sur la dialectique de 1956 2 , puis les feuillets de prparation du demier chapitre du Visible et l'invisible parlent encore du fait primitif dans des termes analogues a ceux de 1947-1948. On descend dans la perception tout autant qu'on revienta soi. Rentrer en soi, c'est sortir de soi. Le fait primitif, c'est ce double mouvement, c'est le point ou ils se croisent-, et non intriorit ni extriorit J. Les cours a l'E.N.S. rsumaient dja le meilleur de Biran comme offrant une mthode d'analyse simultane du dedans et du dehors 4 , le point de dpart d'une tentative gnrale pour fonder en droit la dualit primitive du dedans et du dehors 5 Merleau-Ponty, on le sait, se laisse progressivement aimanter par ce chiasme du dedans et du dehors, dont il fera finalement la structure me me du dsir. Toutefois, meme si la notion continue a orienter sa pense apres 1948, l'expression meme de fait primitif se fait discrete. Elle s'efface peut- etre par souci d'viter le malentendu d'un empirisme ou d'un psycholo- gisme, et paree que Merleau-Ponty se mfie de notre obsession du langage magique du fondement. Il prtere alors, plus simplement, invoquer les faits , tout en en prcisant aussitt le statut dans l'temel manifeste d'une philosophie concrete qui entretenir un rapport essentiel avec la non- philosophie. En voici un premier exemple, significatif et peu connu, emprunt a u dossier de candidature a u College de France ( 1951-1952) : 11 nous est interdit ( ... ) de survoler les faits que le savoir positif rassembls, et de n'y chercher qu'un point d'appui pour passer des constructions spculatives. 11 ne s' agit pas pour nous de superposer a u flux l. UAC, p. 50-51. 2. Cf. notamment la prparation du cours du Jundi 27 fvrier 1956, Dial-T &C [218](2)- [219](3). Cohsion des contradictions en nous est fait primitif ( ... ) recours A la vi e comme unit immanente des contradictoires. 3. NPVI [ 192]v, novembre 1960. 4. UAC, p. 60. 5. UAC, p. 59-61. Ainsi, au-dedans comme au-dehors,la vraie mthode est une interro- gation active et non un simple enregistrement. Le fait meme qu'il rapproche les deux sries interne et ex terne montre que Biran ne se considere pas comme plus proche de l'une que de l'autre. n n'y a plus de privilege de ]'interne: J'exprience intrieure doit etre un effort pour ressaisir une intriorit d'abord opaque. Un teltexte est au-delA de J'empirisme: anticipan! sur la phnomnologie, Biran semble s'y orienter vers une philosophie indiffrente A la distinctionde l'intrieuret de l'extrieur. (UAC, p. 56). LES FAITS PRIMITIFS. MERLEAU-PONTY ET MAINE DE BIRAN 77 de l'exprience perceptive une Pense Universelle, suppose donne en chacun de nous. Ce serait nommer les difficults plut6t que les rsoudre. ( ... ) Mais en m eme temps, notre recherche demeure philosophique. Notre traitement des faits reste distinct du traitement inductif et scientifique. ( ... ) En chacun d'eux, nous essayons de saisir ce qui reprend et sublime le prcdent, anticipe le suivant, l'mergence d'une structure, d'un champ d'exprience, quien font, plus qu'un vnement, une institution. ( ... )Ce sont ces faits qui portent une nouvelle structure que nous appelons phno- menes. ( ... )Ce dchiffrement des structures, qui permet seul de trouver quelque rationalit dans l'histoire d'une langue et dans l'histoire en gnral, sans faire de l'histoire un nouveau dieu, et de reconnaitre un intrieur dans les faits humains sans les livrer l'arbitraire des construc- tions a priori, est pour nous caractristique d'une philosophie concrete. Ajoutons que l'usage est bien loin d' en etre rserv aux seuls philosophes, surtout dans la science d'aujourd'hui, plus loigne que jamais de se borner l'induction empirique, plus encline que jamais faire porter ses rvisions non seulement sur quelques dtails du savoir, mais meme sur ses catgories les plus gnrales 1
Unan plus tard, le tout premier cours au College de France, nous l'avons vu, reproche a u formalisme philosophique de Heidegger 1' ide selon laquelle les faits ne peuvent rien m'apprendre, a moi philosophe, au prtexte que la gnralit inductive prsuppose les essences . Le vri- table fait, souligne Merleau-Ponty, dborde toujours nos prsupposs ontologiques,jusqu 'a parfois les remettre en question 2_ Rflexion et science ne sont pas htrogenes : prise dans son sens plein, la science faitpartie de notre exprience. Le r6le des faits scientifiques n' est pas de suppler [la] rflexion (avec risques d'inconsistance et de batir sur rsultats provisoires) mais de l'obliger s'exercer. ( ... ) philo-science * droit et fait ou essence et existence, mais examen des faits met en cause essences et essences doivent pour n'etre pas scolastiques couvrir les faits. D'ou ncessit d'introduire faits: aucune philosophie n'est valable qui les rendrait impensables. (Pas d' essences hors de 1' existant) 3
Les annes passent, et les lec tu res tardives de Heidegger ne changeront pas la position de Merleau-Ponty sur ce su jet. En voici un demier exemple, dat de1958: Objection de la priorit de l'ontologie. Comment parler de la Nature si ce n'est lumiered'uneconception de l':.tre? L'induction des faits l. TiTra, p. 24--25/11. 2. MSME [ 18](12). 3. MSME [ 120](XIII2). 78 VERS UNE ONTOLOGlE DE LA FACTICIT ne peut nous donner que les essences que nous y avons reconnues. Pourquoi ne pas aller droit aux essences? Ou droit A ~ t r e par opposition aux tants (parmi Jesquels on peut mettre l'essence elle-mSme). Rponse: il ne s' agit pas d' induction, comme si le rapport des faits au sens tait A sens unique. La physique elle-mSme ne dfend plus cene notion de 1' induction : montre que ( ... ) la seule instance est le fait vraiment concret, non dcoup, et que celui-IA autorise ou exige remaniements notionnels sans limites ( ... ), que le seul critere est co"incidence de !'ensemble thorique avec le tout concret, sans paralllisme terme A terme ( ... ). La science d'aujourd'hui ( ... ) nous remeten prsence d'une unit de fait ou ren ne peut Stre spar, retrouve le savant comme homme dans le monde, la Nature comrne opacit, la rationalit comme probleme 1 Le fait, tel que l'envisage Merleau-Ponty, n'est pas une matiere en attente de forme, ni un vnement illustrant un scheme pralable, mais le lieu matriciel du sens, de son propre sens comme du sens des faits voisins. Signe ou figure, il s'anime sous nos yeux, dcouvre son intrieur, sublime et anticipe : il enfante une nouvelle structure. Le fait devient ainsi un partenaire du corps vivant plus qu'un vis-a-vis de la conscience- et la facticit, dans le prolongement du fait primitif biranien et de la structure du comportement du premier Merleau-Ponty, tend a devenir synonyme de la chair. JI est important de prendre en compte cette description pour saisir le sens merleau-pontien de la structure. Jamais a priori ni a posteriori, la structure est toujours le sens d'un appareil organique qui se dpasse lui-meme au travers de ses conduites et de ses enfantements. La notion de structure, centrale des le premier ouvrage de Merleau-Ponty et bien avant la naissance du structuralisme, entend assumer le statut ambigu du sens dans sa troisieme voie ni empiriste ni idaliste, celui d'un sens toujours au-dela du corps mais a u travers de lui. L'homme vit au-dela de ses organes- et c'est encore en ce sens que l'humanisme exige une ontologie qui le libere de 1' anthropologisme -, mais ce dpassement est prgnant dans 1' organici t m eme : la transcendance ne signifie rien en dehors de la chair2, elle est la chair elle-meme comme hyperorganicit, elle est la vie elle- meme comme hyperdialectique. Une ontologie consquente mettra done la facticit a u premier plan, et sui vra avec attention les dveloppements de la science contemporaine. Dans cette meme voie, Merleau-Ponty est sans doute attir par le projet d'une dialectique matrialiste de type marxiste. Pourtant, de 1953 a 1959, ses diverses rflexions sur la dialectique montrent combien il est fma- l. Natu2-ms [2]v(2)-[3](3). 2. Cf. NTi [334], EM2 [179]v(V1)-[180J(Vll). LES F AITS PRIMlTIFS. MERLEAU-PONTY ET MAINE DE BIRAN 79 lement peu satisfait par une pense qu'il trouve abstraite, une mauvaise dialectique qui ne prete pas une vritable attention a la Nature J, un matrialisme qui dguise un idalisme consomm et une ontologie classique. Pace a l'illusionnisme des rsistances marxistes, Merleau- Ponty voudrait que se pratique enfin une vraie pense matrialiste, dont il trouve un modele dans le matrialisme onirique de Gaston Bachelard et sa psychanalyse des lments 2 . Le quatrieme chapitre du Visible dira prcisment que la chair est lment: ce sera le dernier mot de la structure, et le dernier mot dufait primitif. L'histoire naturelle nous apprend que les conduites sont, non certes explicables par 1' anatomie, mais du moins solidaires de certaines structures dans Jesquelles elles se stabilisent. ll n'y a pas d'invention, pas de performances nouvelles dans les especes, qui n'aient besoin, pour se dvelopper, de se crer un appareil. Ce que l'histoire naturelle nous apprend lA est entierement applicable A l'histoire humaine. Paree que l'homme vit au-de!A de ses organes, -que par exemple son langage se dploie au-de!A des possibilits simplement physiques de la phonation,- paree qu' il vit dans le Sens, la philosophie de l'histoire humaine s'est tablie dans cet ordre et elle a pens pouvoir dchiffrer J'histoire en terme d'ides. Les rsistances marxistes n'ont t qu'apparentes: car les facteurs rels de l'histoire selon le marxisme ( ... ) ne sont qu' apparemment des facteurs rels : ce sont des ides costumes en choses ... 3
Merleau-Ponty poursuit: Ce serait une grande nouveaut de pratiquer vraiment la pense matrialiste, la dialectique matrialiste. Cela exigerait qu' on cherchat, non plus des illustrations historiques pour un scheme philosophique pralable, mais des structures, e' est-A-dire des conduites spcialises, des faits- valeurs, des significations concretes, ouvertes, ambigues,- qu'on essayat de reprer et de dcrire les organes dont 1' histoire humaine s' est serv e et se sert, les plis, les matrices symboliques. Toute l'analyse hglo-marxiste [sic] serait A reprendre dans son infrastructure philosophique qui n 'est qu' une certaine philosophie, une philosophie idaliste de 1' autodestruction des contradictoires, e' est-A-dire de 1' autoposition de 1' etre. La vraie philosophie consiste dans le dsaveu de cette philosophie >> lA, qui est l'ontologie classique de l'occident. Cene philosophie abstraite, na"ive, dogmatique, est, elle, en crise et sera limine. Mais elle ne le sera l. Cf. parexempleNatul 77-78, RC57 92-93. 2. Cf. Du len des etres aux /ments de /'ltre, o p. cit. , p. 255-270. 3. NTi-58 [ 199]. novembre ou dcembre 1958. 80 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT pas par un positivisme, un scientisme anti-mtaphysique qui partage en ralit les memes postulats. Elle le sera par une philosophie, une ontologie consciente et qui, mettant la facticit au premier plan, encourage au lieu de dcourager l'analyse scientifique 1
Cette note de travail indite est !'un des textes de Merleau-Ponty les plus significatifs sur sa conception de la structure comme hyperorganicit et, au-dela, sur son ontologie de la facticit. S a direction programmatique et ractive est encore habite par le souci des malentendus, tant Merleau- Ponty per9oit de rsistances a sa position ni raliste ni idaliste, tant il apprhende que, trouvant celle-ci trop instable, nous prouvions le besoin de n'en Jire qu'un versant pour retomber dans !'un de ces memes malen- tendus. L'un des demiers, que le philosophe n'a pas eu le temps d'entre- voir, est peut-etre celui d'un Merleau-Ponty structuraliste. La encore, il est regrettable que cette reuvre se soit brutalement interrompue en 1961, sans pouvoir se situer dans la dcennie commen9ante. Merleau-Ponty occupe indniablement une place dans la naissance du structuralisme. Mais il faut s'entendre: sa dmarche n'est jamais de se mettre en quete de schemes pralables comme seul objet possible d'une philosophie rduite a l'inter- disciplinarit des non-philosophies. Ainsi son usage tardif de la topologie reste parfaitement tranger a 1' objectif des runions, a partir de 1951' de Lvi-Strauss, Guilbaud, Benveniste et Lacan, qui travaillent sur les struc- tures dans un embryon d'interdisciplinarit oii chacun tente d'engranger l'apport des autres en le cristallisant sous la forme d'une figure topo- logique. L'interdisciplinarit, en tant que telle, n'est pas philosophique. Le rapport vivant de la philosophie aJa non-philOSOphie, te! que Je COnyOt Merleau-Ponty, n 'est jamais la recherche des structures communes a diffrents champs non-philosophiques, mais toujours le travail des vertus proprement philosophiques, entendues jusqu'a 1' ontologie, de te! champ non-philosophique. Ce souci va dans le sens contraire d'une perte d'iden- tit du philosophe devant l'explosion des savoirs. Merleau-Ponty est au plus loin de l'effacement des visages de sable de l'homme et de la philosophie dans lamer des mots o u le vent des structures- ces mots et ces structures qui, dchams, ne sont plus figures et ne font plus signe. 11 est peut-etre, en ce sens, le demier des philosophes. Mais il se veut aussi le prcurseur d'une nouvelle philosophie militante, celle qui saura a nouveau faire 1 'loge de la philosophie. l. NTi-58 [1991-fl99)v. LA PSYCHOLOGIE ENTRELACE LA PHILOSOPHIE 81 3. LA PSYCHOLOGIE ENTRELACE LA PHILOSOPHIE Les accusations de non-philosophie portes a 1 'encontre de la Phnomnologie de la perception et de La structure du comportement, concement d' abord I'appe1 que Merleau-Ponty fait aux psychologies contemporaines. Les prerniers textes des annes trente orientent d'emble son projet intellectuel vers une association troite entre phi1osophie et psychologie, jusqu 'a crire indiffremment philosophie concrete)) et psychologie concrete 1 A partir de la, etjusque dans la prface accorde au docteur Hesnard en 1960 2 , Merleau-Ponty concilie les deux approches, en prenant rarement la peine de donner a cette alliance une justification thorique. La notion defait primitif, que nous venons d' envisager, est peut- etre la plus fconde de ces trop rares tentatives, et on peut regretter que les demiers crits n'en aient pas davantage dvelopp le statut pistmo- logique, notamment en lien avec les notions de structure et d' lment. Les pages qui suivent n'ont pas pour but de complter ces !acunes de Merleau-Ponty. Elles continuent a restituer son dbat entre philosophie et non-philosophie en retrouvant, dans le cas particulier de la psychologie, quelques marques patentes du caractere ractif qui !'anime, et qui induit prcisment un manque d'laboration thorique de la part de l'auteur. Nous Jaisserons aux prochains volumes le soin d'aborder le contenu de ce rapport: nous examinerons alors quelques faits prirnitifs de Merleau- Ponty, la fa9on dont sa philosophie de la chair et son ontologie s'inspirent librement de la thorie neurologique du schma corporel, de la psychologie de 1 'enfant, de la psychanalyse, o u encore de la psychologie de la forme. Le premier projet de these, Projet de travail sur la nature de la Perception (avril 1933), veut dja conjuguer l'tat prsent de la neuro- logie, de la psychologie exprimentale (particulierement de la psycho- pathologie) et de la philosophie 3 et dresse la Gestaltpsychologie contre les thories d'inspiration criticiste .Unan plus tard, le second pro jet, La Nature de La Perception (avril 1934), maintient cet intret pour le dveloppement contemporain des recherches philosophiques et expri- mentales 4, et invoque les progres de la physiologie du systeme nerveux, ceux de la pathologie mentale et de la psychologie de l'enfant. Une part dominante est a nouveau accorde a la Gestaltpsychologie (11 pages sur 18). Pour la prerniere fois, Merleau-Ponty parle de laphnomnologie, en l . Cf. Le scnariocartsien, op. cit., p. 70-75. 2. L '(Euvre de Freud et son importance pour le monde modeme, Paris, Payot, 1960. 3. Cf. Ptoj, p. 11 et 13. 4.NaPer,p. 17. 82 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT voquant 1' apparition, en Allemagne notamment, de nouvelles philo- sophies qui mettent en question les ides directrices du criticisme,jusque la dominantes dans la psychologie comme dans la philosophie de la perception 1 La phnomnologie est alors moins envisage pour elle- meme qu' allie de force a la psychologie de la forme pour contrer la philosophie de Brunschvicg; Merleau-Ponty fait pour cela rfrence a Aron Gurwitsch, dont il suit de pres les recherches sur la Gestalt2 Le dveloppement correspondant prsente deux phases disproportionnes : 9 lignes pour annoncer brutalement que la phnomnologie est une alterna- ti ve au criticisme3, suivies de 87 qui s' efforcent de conjoindre phnomno- logie et psychologie, sans vritable argumentaire, Merleau-Ponty se contentant de 1' autorit de ce que Husserl a dit et n' a pas dit a ce su jet, et de la fcondit effective du mouvement phnomnologique en matiere de recherches exprimentales. La conclusion, programmatique, reste centre sur la psychologie : 11 s' agit de renouveler la psychologie sur son propre terrain, de vivifier ses mthodes propres ( ... ). La phnomnologie et la psychologie qu 'elle inspire mritent done la plus grande attention ... 4. Dix ans plus tard, la Phnomnologie de la perception ten te la collabo- ration annonce en 1934, en s' appuyant sur de nombreux faits exprimen- taux et en en livrant une analyse de type phnomnologique. Entre temps, la justification de cette complmentarit ne s'est pas enrichie; la revendica- tion d'une collusion entre phnomnologie et psychologie se fait meme beaucoup plus discrete, dlaisse en note debas de pages. Restent quelques affmnations massives. Ainsi nous ne pouvions commencer sans la l./bid. 2. Cf. A. Gurwitsch, avec la collaboration de Merleau-Ponty, Quelques aspects et quelques dveloppements de la psychologie de la forme, Joumal de Psychologie Norma/e et Pathologique, 33 anne, mai-juin 1936, p.413-470. n a pu soutenir (Gurwitsch, Phlinomenologie derThematik und des reinen !ch. Psychologische Forschung. 1929) que les anal y ses de Husserl conduisent au seuil de la Gestaltpsychologie. (NaPer, p. 23). 3. Cf. NaPer,p. 21. 4. Cf. NaPer, p. 21-24. 5. La psychologie de la forme a pratiqu un genre de rflexion dontla phnomnologie de Husserl foumitla thorie ( ... ) parent de la Gesta/uheorie et de la phnomnologie ( ... ). Ce n'esl pas un hasard si Ktihler donne pour objet A la psychologie une "description phnomnologique" ( ... ) cherche a montrer que la critique du psychologisme ne porte pas contre la Gestalttheorie ( ... ). Husserl, dans sa demiere priode, toujours plus loign du logicisme, qu'il avait d'ailleurs critiqu en meme temps que le psychologisme, reprend la notion de "configuration" et meme de Gestalt ( ... ) les critiques que Husserl a adresses expressment a la thorie de la Forme, comme a toute psychologie ( ... ) a une date oil il opposait encare le fait etl'essence, ou il n'avait pas encare acquis l'ide d'une constitution historique, et ou, par consquent, il soulignait, entre psychologie et phnomnologie, la csure plutt que le paralllisme. "(PhP, p. 62-63, note). LA PSYCHOLOGIE ENTRELACE LA PHILOSOPHIE 83 psychologie et nous ne pouvions pas commencer avec la psychologie seule. L'exprience anticipe une philosophie comme la philosophie n'est qu'une exprience lucide 1 Ou encore: M eme chez Freud on aurait tort de croire que la psychanalyse ( ... ) s' oppose a la mthode phnomnologique : elle a au contraire (sans le savoir) contribu a la dvelopper ... 2 Merleau- Ponty est moins proccup de justifier que d'exercer cette complmen- tarit, tellement elle lui est naturelle. Cette impasse et ce naturellui valent des 1946 ce qu' il appellera de maniere confuse les objections des heideggriens , dont il se dfend ainsi: En revenant au monde p e ~ u comme nous l'avons fait tout ~ l'heure, en retrouvant les phnomenes et en mesurant sur eux notre conception de l'Stre, nous ne sacrifions nullement l'objectivit l vie intrieure ( ... ). Car il n'y a pas deux vrils, il n'y a pas une psychologie inductive et une philosophie intuitive. L'induction psychologique n'est jamais que le moyen mthodique d'apercevoir une certaine conduite typique; et si l'induction renferme l'intuition, inversement l'intuition ne se fait pas dans le vide, elle s'exerce sur les faits, les matriaux, les phnomenes mis au jour par la recherche scientifique. Il n'y a pas deux savoirs, mais deux degrs diffrents d'explicitation du meme savoir. La psychologie et la philosophie se nourrissent des memes phnomenes, les problemes sont seulement plus formaliss au niveau de la philosophie. Peut-Stre justement des philosophes diraient-ils ici que nous faisons la place trop grande ~ la psychologie, que nous compromettons la rationalit en la fondant sur l'accord des expriences, tel qu'i l se manifeste dans l'exprience perceptive. ( . .. ) Quand les philosophes veulent mettre la raison l'abri de l'histoire, ils ne peuvent oublier purement et simplement tout ce que la psychologie, la sociologie, l'ethnographie, l'histoire et la pathologie mentale nous ont appris sur le conditionnement des conduites humaines 3
A partir de 1949, les cours en Sorbonne tentent de dvelopper l'ide d'un rapport fcond entre phnomnologie et sciences de l'homme. Apres avoir voulu, de 1934 a 1945, allier la phnomnologie a la Gestalttheorie contre le criticisme comme pense spare (spare de l'existence), Merleau-Ponty rapproche maintenant la phnomnologie husserlienne des travaux d'Henri Wallon et Jacques Lacan, bientt de Paul Schilder et Melanie Klein, contre toute ontologie comme pense spare (spare de la chair). 11 avait orient son travail de Husserl contre Brunschvicg; cette orientation se double dsormais du fantme de Heidegger. Le tout premier l. PhP, p. 77. 2.PhP,p.l84. 3. PPCP, p. 65-67, novembre 1946. 84 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT cours en Sorbonne donne le ton aux trois annes d'enseignement qui suivront: 11 n'y aura pas de diffrence entre psychologie et philosophie: la psychologie est toujours philosophie implicite, la philosophie n' a jamais fini de prendre contact avec les faits 1 Cette position est en particulier dfendue par le cours sur Les sciences de l'homme et la phnomnologie, qui projette une psychologie phnom- nologique >> dont la dmarche gnrale serait de rechercher l' essence ou la signification des conduites par le contact effectif avec les faits 2. Pourtant, fort de l'exprience des objections rcentes, Merleau-Ponty admet dsormais que la collaboration entre psychologie et philosophie ne va pas de soi, et dcrit les rsistances des deux parties dans les termes d'un complexe d 'intrusion entre freres ennemis, tous deux s' excluant mutuel- lement dans la han ti se que 1' autre puisse empiter sur son propre territoire. Des le dbut du siecle, il y a eu une opposition catgorique entre psycho- logie et philosophie, opposition qui n'est pas sans laisser place A quelque complicit. Un rapport singulier liait ces deux disciplines, car taient en prsence, une abstraite de concevoir la philosophie- qui excluait la psychologie-, et une scientiste de concevoir la psychologie- qui excluait la philosophie. D'une certaine maniere, ces deux conceptions avaient partie lie en ce sens que les philosophes n'avaient A craindre aucune irruption de la psychologie dans leur domaine, et inversement 3 Cette opposition serait un malentendu, qui masque la convergence effective de la recherche 4 Les phnomnologues n' ont pas compris que les psychologues taient en harmonie avec leur rflexion, tandis que les psychologues croient que la phnomnologie est un retour a l'introspec- tion. tant donn ce malentendu constant, on n 'en finirait jamais de dpartager les positions 5 . Ce schma gnral d'un paralllisme protec- tionniste dpass par 1' entrelacs effectif des recherches, est une rhtorique frquente que Merleau-Ponty multiplie a partir de 1951, en autant de tentatives pour s' allier Husserl contre les heideggriens . Husserl nous para't exemplaire en ce qu'il a peut-etre mieux qu'aucun autre sent que toutes les formes de pense sont d'une certaine maniere solidaires, qu'il n'y a pasA ruiner les sciences de l'homme pour fonder la l. Sorb(CAL), p. 14. 2. Sorb(SHP), p. 422. 3. Sorb(SHP), p. 423. 4. Cf. Sorb(SHP) 399, CDU(SHP) 53/3-4. 5. Sorb(SHP), p. 399. LA PSYCHOLOGtE ENTRELACE LA PHILOSOPHIE 85 philosophie, ni a ruiner la philosophie pour fonder les sciences de l'homme 1
Le cours sur Les sciences de l'homme et la phnomnologie prcise ce mieux qu'aucun autre>> en soulignant que Husserl, dans cette direction, est beaucoup plus dcid que ses successeurs, Max Scheler et Heidegger>>2. Pourtant ceux-ci, plus tt que Husserl 3 , ne se contentant pas du seul theme de la connaissance, voulaient analyser les rapports de l'homme avec son monde, tels qu'ils se dvoilent dans une exprience affective et pratique 4 -par l'intentionnalit motionnelle chez !'un, l'etre-dans-le-monde chez I'autre. On s'attendrait done a ce que Scheler et Heidegger soient plus prompts que Husserl a faire descendre la philosophie dans ce que Heidegger appelle la "Facticit" 5 . Pour Merleau- Ponty, il n'en estren: Scheler et Heidegger, quand i1 s'agit de dfinir 1' attitude philosophiq u e, s' enferment dans des formules dogmatiques et postulent une intuition philosophique inconditionne 6 . Heidegger, en particulier, dfinit 1' attitude du philosophe sans aucune restriction quant au pouvoir absolu de la pense philosophique 7 , un pouvoir quise passe de tout recours a la psychologie, dont le travail inductif prsupposerait en ralit la connaissance philosophique du monde naturel 8 . Ces passages anticipent la critique du formalisme philosophique)) heideggrien a Iaquelle Merleau-Ponty se livrera bientt dans les notes de prparation indites du cours sur Le monde sensible et le monde de l'expression (dbut 1953)9. Scheler et Heidegger ne seraient done pas consquents avec leur intention de dpart 10 , tandis que la maturation propre de Husserl- qui l. S(PhiSo), p. 123,juillet 1951. 2. CDU(SHP), p. 125n4; cf. aussi Sorb(SHP), p. 421. 3. CDU(SHP), p. 125n4. 4. Sorb(SHP), p. 421 5. CDU(SHP), p. 125n4. <<Heidegger dcrit l'homme en situation, de telle maniere qu'on s'attend a ce qu'une pense pure, une philosophie de face a face avec la vrit, lui apparaisse impossible. (Sorb(SHP), p. 422). 6. CDU(SHP), p. 125n4. 7. CDU(SHP), p. 126n5; cf. aussi Sorb(SHP), p. 422. 8. <<Ce n'est pas en faisant des inductions a partir des faits psychologiques ou ethnographiques qu' on trouvera le principe qui permet de les ordonner; ce principe doit etre d'abord possd par !'esprit pour que nous puissions ordonner les faits et les comprendre.,. (CDU(SHP), p. 127n6) Les sciences de l'homme sont purement et simplement subor- donnes a la philosophie. Il faut savoir dja ce qui est essentiel aux faits pour induire." (Sorb(SHP), p. 422). Merleau-Ponty voque ici la fin du 1 O de Se in und Zeit. 9. Cf. MSME [ 18)(12), cit supra, chap.l, p. 26-27. 10. Merleau-Ponty le regrette d'autant plus pour Scheler qu'il revendique explicitement pour lui-meme le sty1e schlrien d'une qut recherche les<< essences alogiques" et la logique du cceur dans la descriplion phnomnologique de notre comrnerce 86 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACT!Cil" pourtant penchait initialement vers une antithese de la psychologie et de la philosophie , et vers la revendication d'une priori t pour la philo- sophie - le conduit a substituer a ce rapport de priori t un rapport de rciprocit o u d' entrelacement 1 D' o u une conclusion sans appel : Scheler et Heidegger, sur! e point qui nous occupe, en restent A 1' opposition pure et simple de la philosophie et des sciences de l'homme, de l'onto- logique, comme dit Heidegger, et de l'ontique, opposition qui pour Husserl, nous l'avons vu, n'tait vraiment qu'un point de dpart, qui recouvrait pour lui un probleme, et un rapport secret entre les deux sortes de recherches. Husserl, qui dfinissait la philosophie par la suspension de l'affirmation du monde, reconnait l'inhrence du philosophe au monde beaucoup plus dlibrment que Heidegger, qui veut tudier I'Etre-dans- le-monde2. Et Merleau-Ponty d'clairer cet apparent paradoxe par une remarque encore plus svere: Peut-etre A !'examen, dcouvrirait-on qu'il n'y a lA rien d'inattendu: une certaine forme de dogmatisme ou de rationalisme immdiat est, non seule- ment conciliable, mais encore profondment apparente avec l'irratio- nalisme. Les meilleurs dfenseurs de la raison, en pratique et meme en doctrine, ne sont pas ceux qui, abstraitement, rclament pour elle le plus de drots. Et nversement, l est dans l'ordre qu'un philosophe particulie- rement exgeant en matiere de rationalit comme Husserl, soit, justement en cela, plus capable de reconnaitre le lien de la raison et de l'exstence. C' est que la rationalt n 'est pas pour lu un fantome: lla porte en lu, l l'exerce 3
Le cours sur Les sciences de L'homme et La phnomnoLogie invoque done a plusieurs reprises l'ide d'un double enveloppement4 et d'un entrelacement de psychologie et de phnomnologie s. Les textes de Husserl auxquels il est fait rfrence maintiennent pourtant les figures, plus chamel avec le monde. Sur ce point, cf. Le scnario cansien, op. cit., chap.Iv. Scheler j uxtapose curieusement une philosophie qui recherche les "essences alogiques" avec une conception de la philosophie qui donne l1 la connaissance philosophique un pouvoir mconditionn d'accder a la vrit. "(CDU(SHP), p. 1 26175). l.CDU(SHP), p.l27n6; un rappon d'enveloppement rciproque (Sorb(SHP), p.422). 2. CDU(SHP), p. 127n6; cf. aussi Sorb(SHP), p.422. 3. CDU(SHP), p. 127n6; cf. aussi Sorb(SHP), p. 422. 4. CDU(SHP), p. 88138. 5. CDU(SHP),p. 81131. LA PSYCHOLOGlE ENTRELACE LA PHILOSOPHIE 87 cartsiennes, du paralllisme et de la correspondance point par point 1 Ceci n 'empeche pas Merleau-Ponty de conclure: Ainsi, le rapport d' entrelace- ment ou d'enveloppement rciproque entre la psychologie et la phnom- nologie est clairement indiqu dans les textes comme ceux que nous venons de citer 2. D' a u tres passages concderont que le fondateur de la phnom- nologie n'est pas aussi asymptotique de Merleau-Ponty que celui-ci le voudrait. En prsentant les choses comme je le fais,je pousse Husserl plus loin qu'il n' a voulu aller lui-meme, en ce sens qu' il n' ajamais reconnu expressment l'homognit fondamentale des deux modes de connaissance, inductif et essentiel. Jamais Husserl pour sa part n'a admis que c'taient lA deux modes de connassance en fin de compte indiscemables, simplement A deux degrs d'explication diffrents 3./ La logique des choses aurait dO conduire Husserl A admettre des rapports plus profonds entre induction et Wesenschau, et l'homognit entre la psychologie et la phnomnologie. Certans psychologues ont t, sur ce point, plus clairvoyants que Husserl. ll a toujours rejet les psychologies qui se dveloppaient de son temps, y compris la psychologe de la forme, qui avait t cependant cre par des auteurs qui avaient r ~ u son enseignement 4
Le phiLosophe et La socioLogie (1951) adopte le meme schma de torsion : Merleau-Ponty avoue que Husserl a commenc par affirmer et a finalement maintenu une diffrence rigoureuse,la these du paralllisme, mais il nous 1. Husserl a cependant insist sur le paralllisme entre psychologie et phnomnologie. Pour des raisons de prncipe, disait-il, la psychologie dans tout son dveloppement est parallele ala phnomnologie. 11 vajusqu '11 crire que "toule constatation empirique, comme aussi toute constatation eidtique, faite d'un ct, doit rpondre a une constatation parallele du ctoppos". (Sorb(SHP), p. 412)Cf. aussi CDU(SHP), p. 94/44: Pluttquede recon- naitre carrment l'homognil des deux modes de connaissance, Husserl s'est content d' insister, mais cela tres souvent, sur le paralllisme entre la psychologie et la phnomno- Jogie. "Pour des raisons de prncipe" disail-il, la psychologie dans tout son dveloppement est parallele ll la phnomnologie. Merleau-Ponty s'appuie en panie sur la consultation de J'indit Fl33 consacr ll la possibilit d'une psychologie intentionnelle (Moglichkeit einer intentioTUJlen Psyclwlogie). Dejanvier 1950 ajanvier 1955, Van Breda lui prete en effet, a domicile, trois transcriptions de Stephan Strassertraitant des problemes relatifs a l'idation et des relations entre phnomnologie el psychologie: F 1 17, L 'ide de la phnomnologie et sa mthode (cours de 1909; Merleau-Ponty avail dja pu consulter cette transcription a Paris, entre avril 1944 el dcembre 1946), F 1 4,/ntroduction a la phinomnologie (cours de 191 2), et Fl33, LA possibilit d'une psycho/ogie mtentionnelle (tir des cours de 1926-1927). Cenams feuillets de ces indits ont t publis dans les vol u mes X el Xill (F 1 17), ill (F 14), IX et XTV (F I 33) des Husserliana. 2. Sorb(SHP), p. 413, ou encore CDU(SHP), p. 95/45. 3. CDU(SHP), p. 94/43. 4. Sorb(SHP), p. 413. Cf. aussi CDU(SHP), p. 99/48-49. 88 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTIC!l' semble cependant que son ide ( ... ) conduit en vrit a celle d'un envelop- pement rciproque 1 Quelques pages plus loin, cet enveloppement rci- proque devient un chevauchement des deux ordres qui empietent !'un sur l'autre 2 . La logique des choses aurait dO conduire Husserl a admettre des rapports plus profonds , a reconnaitre une homognit >> entre psychologie et phnomnologie: cette trange logique des choses est d'abord la poursuite d'une logique personnelle qui croise effectivement la pense de Husserl, mais en la lisant a rebours de ses habitudes intel- lectuelles propres, Merleau-Ponty pensant prfrable de demeurer dans l'entrelacs de peur que l'analyse qui dsimplique ne rende ce demier inintelligible 3. En 1959, Merleau-Ponty s'appuiera sur l'appendice XXIII au paragraphe 65 de la troisieme partie de la Krisis pour tendre 1 'entrelacs a la biologie et en serrer le nreud j usqu' aux bords de 1 'identification : La psychologie est philosophie. La biologie est philosophie 4. Le meme schma apparait une demiere fois dbut 1960: Phnomnologie et psychanalyse ne sont pas paralleles; c'est bien mieux: elles se dirigent toutes deux vers la meme latence. Voila comment nous dfinirions aujourd'hui leur parent, si nous avions a reprendre la question,- non pas done pour l'attnuer, mais au contraire pour l'aggravers. La phnom- nologie de Merleau-Ponty converge d'autant plus facilement vers les faits primitifs de la psychologie et de la psychanalyse qu'elle en procede largement, en particulier dans les annes 1949-1951 qui donnent naissance a la chair. En ce sens, le demier Merleau-Ponty entretient en partie une illusion d'optique lorsqu'il voque des complicits rtrospectives entre phnomnologie et psychanalyse. Carla plupart des lignes durables qu'il tire de sa relecture de Husserl, au dbut des annes cinquante, sont prises d'emble dans une rflexion tisse de notions de psychologie de l'enfant et de psychanalyse, qui leur sont pralables dans sa recherche du moment. Inluctablement, ces notions tirent et dforment sa relecture de Husserl dans leur propre sens natif, et Merleau-Ponty semble souvent ne les l. S(PhiSo),p.l28. 2. Cf. S(PhiSo), p. 133-134. << L'tude des significations et celle des faits empietent !'une sur l'autre. (S(PhiSo), p. 134). Cf. aussi Sorb(PSE) 294, Sorb{RAE) 381, Sorb(ExpA) 569. 3. Cf. NT, p. 321-322, novembre 1960. 4. Phi1Auj2, p. 85/[27]. <<La rflexion psychologique conduit a la rflexion phi losoph1que. 11 n 'y a qu' une psychologie complete, e' est la philosophie ( ... ). Si philosophie est la vraie psychologie, la psychologie est une philosophie (Phi1Auj2, p. 88/[29](38<)). Cf. aussi NT, p. 226 (fvrier 1959): "L'entrelacement de biologie ou psychologie et philosophie . 5. Hesn, p. 283/9. LA SCIENCE CONTEMPORAINE ET LA NOUVELLE ONTOLOGIE 89 reprer chez Husserl que paree qu'elles font cho a ce qu'il comprenden lisant Wallon, Lacan, Schilder, ou Klein. Nous exarninerons ce phnomene dans le prochain volume, lorsqu'il sera question de ces auteurs. A. travers ces multiples dclarations de convergence et d'entrelacs, Merleau-Ponty bataille de sans doute trop rhtorique contre la mfiance qu'il rencontre a 1 'gard de 1 'empitement de la non-philosophie. 11lutte aussi, par ailleurs, contre le rnpris de certains philosophes a 1' gard de la dmarche scientifique, mais cette fois de maniere plus prcise. 4. LA SCIENCE CONTEMPORAINE ET LA NOUVELLE ONTOLOGIE ll faudra les dveloppements si peu cartsiens de la science contem- poraine pour leur rvler la possibilit d 'une autre ontologie 1
Le prsent dveloppement, comme le prcdent, ne doit pas preter a malentendu: il est a titre de complment et d'illustration de la revendication de fait, par Merleau-Ponty, d'un rapport essentiel de son ontologie avec la non-philosophie, dans le cas plus particulier de la science. 11 ne s' agit done pas ici de dtailler le contenu effectif de ce rapport. En 1946, Merleau-Ponty dfend son recours a la non-philosophie en affirmant que la philosophie n'a rien a craindre d'une science mOre 2 , et que ce serait une maniere bien romantique d'airner la raison que d'asseoir son regne sur le dsaveu de nos connaissancesJ. Pourtant, 1' anne prcdente, l'avant-propos de la Phnomnologie de la perception caractrisait justement le mouvement phnomnologique cornme le dsaveu de la science 4 . Comment ten ir ensemble ces diffrentes affirma- tions? La formule de 1945 S, adressait a Lon Brunschvicg et dsignait son u ni vers de la science 5 A. partir de 1946, Merleau-Ponty constate que certains lisent son avant-propos sans en saisir le destinataire, en l'assirni- lant a une problmatique trangere a la sienne. 11 ralisera bientt qu'aux impratifs de Brunschvicg s'ajoute dsormais un interdit symtrique qui, au lieu d'annexer toute pense a la science, refuse a la science toute pense, et la dclare inessentielle a la philosophie. Or cette sparation que nous cornbattons n'est pas rnoins prjudiciable a la philosophie qu'au dveloppernent du savoir. Comment un philosophe conscient pourrait-il srieusernent proposer d'interdire a la philosophie la frquentation de la l. RC57, p. 99. 2. PPCP, p. 92. 3. PPCP, p. 67. 4. PhP, avant-propos, p. u. 5. Cf. Le scfUlrio cartsien, o p. cit., chap. u. 90 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT science? 1 Pour Merleau-Ponty, cette frquentation fait partie intgrante d 'une dmarche ontologique. L' ontologie ( ... ) esta u contact de toutes les sciences 2 , prcisera-t-il encore en 1958. Toute science screte une ontologie 3 , et la science contemporaine serait prcisment lourde d'une nouvelle ontologie, qui apporte contre 1 'ontologie cartsienne des preuves dont le philosophe ne peut pas se passer. Quand on voit la science elle-meme devenir philosophie, quand on voit les physiciens rflchir sur des notions de structure, sur des notions de base, comme le temps et l'espace, et les remanier completement, distinguer ici entre le savant et le philosophe, c'est faire une distinction qui ne rpond a rien d'effectif. Il y a en ralit une sous-estimation de la science ... 4 Cette sous-estimation est aussi, rciproquement, celle de 1 'ontologie par la science- ou, du moins, par une certaine pense de science , celle dont on tente la philosophie 5 . Cette dprciation mutuelle est symptomatique d'une priode de crise et de progres imminent de la pense, ou nous sommes tents de nous prserver d'une complexit nouvelle. Merleau- Ponty, les dernieres annes de sa vie, s'inquiete d'un paysage philoso- phique de plus en plus encadr et touff par deux formations dogmatiques, un nouvel avatar du scientisme d'un cot et un purisme ontologique de l'autre, positivisme bicphale qui risque de signer l'arret de mort de la philosophie. C' est contre ces deux formes de capitulation de la pense qu 'il tente d'introduire son ontologie, depuis l'ontologie de la Nature de 1957 jusqu'au premier chapitre de L'(Ej[ et /'Esprit, en passant par 1' lntro- duction a l'ontologie de 1958. Dja le rsum de cours de 1957 insiste sur le fait que la science chemine a travers 1' etre, comme 1' etre a travers elle. Le recours a la science n'a pas besoin d'etre justifi: quelque conception qu 'on se fas se de la philosophie, elle a a lucider 1' exprience, et la science est un secteur de notre exprience, soumis certes par l'algorithme a un traitement tres particulier, mais oil, d'une fayon ou de l'autre, il y a rencontre de 1 ' etre, si bien qu' il est impossible de la rcuser par avance sous prtexte qu ' elle travaille dans la ligne de certains prjugs ontologiques : si ce sont des prjugs, la science elle-meme, dans son vagabondage a travers l'etre, trouvera bien l'occasion de les rcuser. L'etre se fraye passage a I.S(PhiSo), p.l27,juilletl951. 2. Chaps, p. 296/95, fvrier 1958. 3. S(PhiSo), p. 123,juilletl951. 4. Ho.XX, p. 3751286, septembre 1951. 5. Ainsi L'CEil eti'Esprit, dom le premier chapitre s'inspire du style des textes heideg- griens sur la science etla technique, tientA prciser que la pense de science ,. ou pense de survol>o qu' il dnonce se trouve non dans la science, mais dans une philosophie des sciences assez rpandue" (OE, p. 1 0). LA SCIENCE CONTEMPORAINE ET LA NOUVELLE ONTOLOGIE 91 travers ta science comme a travers toute vie individuelle. A interroger ta science, la philosophie gagnera de rencontrer certaines articulations de 1' etre qu' illui serait plus difficile de dceler autrement 1
Les demieres lectures de Heidegger ne changent rien a cette position de fond qui est dja dirige contre lui. Une note de travail de fvrier 1959, quelques semaines avant le cours sur Heidegger, revient sur la secrete quivalence des deux positivismes: La recherche de la vue sauvage >> du monde ne se limite nullement a un retour a la prcomprhension ou a la pr-science. Le prirnitivisme n'est que contrepartie du scientisme, et encore scientisme. Les phnomno- logues (Scheler, Heidegger) ont raison d'indiquer cette prcomprhension qui prcede l'inductivit, car c'est elle qui met en question la valeur ontologique du Gegen-stand. Mais un retour a la pr-science n'est pas le but. La reconquete du Lebenswelt, c'est la reconquete d'une dimension dans laquelle les objectivations de la science gardent elles-memes un sens et sont a comprendre comme vraies ( ... )le pr-scientifique n'est qu'invi- tation a comprendre le mta-scientifique et celui-ci n' est pas non-science. Il est m eme dvoil par les dmarches constitutives de la science 2
Merleau-Ponty reconnait tres tot 1 'existence d'un impact philosophique des dveloppements modemes de la physique et des mathmatiques. Il s'intresse en particulier a leur approche d'espaces pr-mtriques et pr- projectifs, qui se passent de la notion de mesure et sont plus adapts a la description de la spatialit du corps phnomnaJ3. A chacune des tapes importantes de l'laboration de son ontologie, il rappelle la porte philo- sophique de la science contemporaine. Dja les Causeries de 1948 lisaient en celle-ci une vision tres neuve et tres caractristique de notre temps 4 , qu'elles opposaient a l'ontologie objectiviste comme l'art modeme a l'art classique 5 : l'art et la science modernes redcouvrent ensemble le monde p r ~ u daos son originalit et sa primaut. En 1955, au moment ou son primat de la perception s'explicite justement en priorit ontologique, l. RC57,p. 117-118. 2. NT, p. 236, fvrier 1959. 3. Cf. infra, chap. VI. 4. Causeries, 1, p. 16. 5." Le savant d'aujourd'hm n'a plus, comme le savant de la priode classique, J'illusion d'accder au creur des choses, A J'objet mSme. Sur ce point, la physique de la relativit confinne que l'objectivit absolue et demiere est un reve, en nous montrant chaque observation strictementlie a la posit10n de J'observateur, insparable de sa situation, et en rejetantl'ide d'un observateur absolu. Nous ne pouvons pas nous flatter, dans la science, de parvenir par J'exercice d'une intelligence pure et non situe, A un objet pur de toute trace humaineet telqueDieu le verrait.,. (Causerres, !, p. 15- 16). 92 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT Merleau-Ponty voque la priori t ontologique du redcouverte par la science dans son effort meme d' objectivation 1 C' est encore cette nouveautque l'ontologie de la Nature de 1957 voudrait esquisser: cequi comptera pour nous, c'est l'apparition d'une nouvelle ontologie scienti- fique qui, si discutable soit-elle, fera qu'on ne pourra jamais rtablir l 'ontologie laplac1enne 2 Les manuscrits de 1958 parlent a leur tour d'une nouvelle omologie de la Nature dans la physique modeme 3, de l' audace de la physique modeme , de son ostension de l' etre comme structure pure, mouvement sans mobile, drive statistique et non plus simple notation d'un etre qui ne pouvait pas ne pas etre, comme la physique mcaniste 4 Une note de travail indite de fvrier 1959 ten te de situer le relevement ontologique de la non-philosophie dans l'conomie d'ensem- ble du livre en cours: Prsenter mon analyse de physique, biologie, psychologie etc. comme prolongeant mon analyse historique du dbut sur Descartes et Leibniz : comme moyen de dcouvrir l 'etre en cartant l' etre- objet s. Le cours sur la N ature de 1960, enfin, approfondira la partie ontologique de la nouvelle science de la vi e 6. L' ontologie cartsienne, condamne par la science modeme 7, dressait devant nous un etre positif et plein, etre absolument dense , tandis que la, ou plutt les sciences contemporaines, nous dvoilent diversement la ngativit constitutive del' etre brut8,Ja paren t irrductible de l'etre avec nous et avec notre propre ngativit. L'idalit sur laquelle les sciences dures se croyaient fondes est rattrape par des failles pist- mologiques et par une phnomnalit sauvage, par ces brute facts (Whitehead) qui nous engagent a une philosophie plus raliste, dont la vrit ne sera pas dfinie en termes transcendantaux , mais aussi plus subjectiviste : au "Je pense" universel de la philosophie transcendantale doit succder l'aspect situ et incam du physicien 9. Dans un regard qui balance celui de Heidegger par celui d'un Bachelard ou d'un Koyr, Merleau-Ponty considere que la science modeme chappe aux cadres kantiens que Brunschvicg voulait encore lui imposer, tout en demeurant dans une situation ambivalente, prise entre une nouvelle ontologie a l. PbPassv, p. 172/[ 1231(12). 2.Natul,p.l25. 3. Phi1Auj2. p. 88/[29](38 <). 4. NTi-58 [208), prob. novembre ou dcembre 1958. 5. NTi [261]. 6. Natu3, p. 339/[70]. 7.Natul,p.l24. 8. Cf. Natu 1-ms [135]( 164). 9.Natul,p.l34. LA SCIENCE CONTEMPORAINE ET LA NOUVELLE ONTOLOGIE 93 laquelle la conduisent les faits, et un discours encore encombr de catgories classiques. L'/ntroduction a l'ontologie de l'automne 1958 revient sur cette situation : Les sciences, quand leur propre dveloppement les confusment aux questions ontologiques, ne peuvent que recourir aux catgories de la tradition ; elle retraduisent les noons opratoires auxquelles la recherche les avait conduites dans un langage traditionnel qui ne les recouvre pas. On reconvertit en objet ou en sujet l'tre microphysique, la rgulaon en entlchie ou en hormone, le comportement en psych ou en mcanisme. Mais le lecteur sent bien que le cceur n'y est pas, et d'ordinaire les savants emploient cote a cote les deux langages, en ajoutant seulement un point d'interrogation, paree qu' ils ne se fient vraiment a aucun des deux 1
L'une des taches de la philosophie, en particulier d'une ontologie de la Nature, est done d'encourager la science a assumer plus rsolument ses rcentes rvolutions pistmologiques, a etrc a la hauteur de ses dcou- vertes, en J'aidant a se dgager d'un carean conceptuel dsormais inad- quat. Encouragement, et purification: il faut psychanalyser la science, purer la conscience scientifique 2 , et non 1' enfermer dans un pass galilen qu'elle contribue prcisment a dpasser. Les deux prernieres annes de cours sur le concept de Nature dveloppent ces ides, en prenant so in de se dmarquer de Heidegger. La science n'est pas une instance immotive. 11 faut psychanalyser la science, l'purer. La conscience scientifique vit dans l'attitude naturelle, comme le dit Husserl, et elle ignore la Nature paree qu 'elle y est: c'est la jouissance naive et sans critique de la certitude naturelle. Bien plus, la science vit encore en partie sur un mythe cartsien, un mythe et non une philosophie car, si les consquences demeurent, les principes sont aban- donns. Son concept de Nature n'est souvent qu'une idole a laquelle le savant sacrifie plus en raison de motifs affectifs que de donnes scienti- fiques. ( ... ) Mais la science modeme fait souvent son autocritique et la critique de sa propre ontologie. Aussi l'opposition radicale, trace par Heidegger, entre la science ontique et la philosophie ontologique n'est-elle valable que dans le cas de la science cartsienne, qui pose la Nature comme un objet tal devant nous et non dans le cas d'une science modeme, qui meten question son propre objet, et sa relation a 1' objet 1. l.EMII54Jv(6). 2. Natu 1-ms [ 196]v. 3. Natu 1, p. 120. 94 VERS UNE ONTOLOG!E DE LA FACTICIT Un propos aussi fenne sur Heidegger n'empeche pas Merleau-Ponty de dcrire l'attitude du savant avec une svrit qui rappelle le ton du philosophe allemand: C' est ce qui esta la fois excitant et exasprant e hez le savant: il cherche des prises par oi saisir le phnomene, mais il ne cherche pas a le comprendre. Ainsi, par exemple en embryologie, les savants entrevoient une philosophiede la vie, mais ils oublient ce qu'ils ont dcouvert. ( ... )Le souci du philosophe, c'est de voir; celui du savant, c'est de trouver des prises. Sa pense n'est pas dirige par le souci de voir, mais d'intervenir. 11 veut chapper a l'enlisement du voir philosophique. Aussi travaille-t-il souvent comme un aveugle, par analogie. Une solution lui a russi ? 11 l'essaie aautre chose, paree que cela tui a russi. Le savant a la superstition des moyens qui russissent. Mais dans cette tentative pour s'assurer une prise, le savant dvoile plus que ce qu' il voit en fait. Le philosophe doit voir derriere le dos du physicien ce que celui-ci ne voit pas lui-meme 1 Usant du meme balancement critique que prcdemment, Merleau-Ponty enchaine aussitot en revenant a Heidegger, daos un propos des plus cinglants ... Mais si le philosophe veut voir et comprendre trop vite, il risque de se laisser aller a la Gnose. ( ... ) il est dangereux de laisser toute libert au philosophe. Se fiant trop vi te au langage, il serait victime de l'illusion d'un trsor inconditionn de sagesse absolue con tenue dans le langage, et qu' on ne possderait qu'en le pratiquant. D'oi les fausses tymologies de Heidegger, sa Gnose 2_ ... avant de conclure : Comment done ne pas s'intresser a la science afin de savoir ce qu'est la Nature? Si la Nature est un Englobant, on ne peut la penser a partir de concepts, a coup de dductions, mais on doit la penser a partir de 1 'exprience, et en particulier a partir de 1' exprience sous sa forme la plus rgle, c'est-a-dire a partir de la science. Et on peut d'autant plus la penser a partir de la science que celle-ci, depuis cinquante ans, ne fonce plus sur l'objet, sans s'tonner de le rencontrer, mais, au contraire, elle ne cesse de s'occuper de son Sosein. Pourquoi le monde est-il ce qu'il est plutot qu' autre eh ose? est une question qui esta 1 'ordre du jour depuis le dbut du siecle 3
l.Natul,p.l20-121. 2. Natul.p.l21-122. 3.Natul,p. l 22. LA SCJENCE CONTEMPORAINE ET LA NOUVELLE ONTOLOGIE 95 Tout en se montrant par endroits proche, mais tacitement, du style de J'analyse heideggrienne de la science, ce point de vue s'carte done nettement, et explicitement, de ses conclusions. 11 nous faudra d'ailleurs revenir, dans les prochains chapitres, sur ces textes critiques a l'gard de Heidegger, pour en interroger la constance et la porte dans l'conomie de l'reuvre de Merleau-Ponty 1 Volontarisme de l'efficacit et des moyens pour y parvenir, privilege donn a la prise et a l'intervention, au dtriment d'une comprhension conyue sur le modele d'une perception patiente et approfondie: Merleau-Ponty s'inspire aussi de la position de Gabriel Maree! vis-a-vis de la science, tout en la coulant dans sa philosophie de la perception (l' enlisement du voir). 11 ne dit pas que la science ne pense pas 2 , ni meme qu' elle provoque le rel, le met au pied du mur3- sauf dans le cas de la science cartsienne, qui sert d'infrastructure a l'ontologie de 1 'objet. La science modeme meten question son propre objet et sa relation a 1 'objet : elle dpasse le cadre sujet-objet de 1' ontologie cartsienne- alors 1. Prcisons toutefois dja que le cours de 1958 renouvellera avec la meme dtermination la position dessine par ces passages du premier cours sur la Nature, contre le dsaveu total ct immdiat du savoir scientifique" (Natu2-ms [3]v(4)) que Merleau-Ponty lit chez Heidegger-" cncore une fois, on ne peut prendre la Nature a moiti: la Nature, c'est aussi la science de la Nature (Natu2-ms [5]v(5 "")).Si l'on veut une philosophie qui ne survole pas l'etre, qui le saisisse dans notre contact avec le monde, alors il faut qu'elle expose ce contacten enticr, et aussi le contact scientifique qui nous veille, par autocritique, a cenains aspects du monde (Natu2-ms [4](5)). Certcs, prcise a nouveau Merleau-Ponty, il n'est pas question d'adopter l'ontologiede la science (qui cst plutt celle de la science classique: Kosmctheoros survolant un monde purobjet). Mais d'clairer la frquentation scientifiquedu monde ct l'autocritique de la science classique,jusqu 'a faire para1tre le nouveau sens de l'etre dont elle a besoin et vers Jeque) elle va quelquefois a reculons (ibid.). Car le dvoilement philosophique suppose frquentation du monde par deJa notre habitude de l'etre, et, sans la critique scientifique, on risque de retomber dans ceue habitude qui est a la fois source de la philosophie et oubli de la philosophie. (Natu2-ms [3](3)-[3]v( 4)). 2. Cf. Heidegger, Was heij3t denken? (cours du semestre d'hiver 1951-1952), Tbingen, Niemeyer, 1954, p.4, 49,56-5 7; trad. A. Becker et G. Granel, Pars, P.U.F., 1959, p. 26,87- 88, 98-99. Was heij3t denken ?, in Vortrlige und Aufslitze, Teil 11. Pfullingen, Neske, 1954, p. 7-9; trad. A. Prau in &sais et confrences, Pars, Gallimard, 1958, p. 157-159. 3. Cf. Die Frage nach der Technik , in Gestalt und Gedanke, Mnchen, 1953, p. 70- 108; repris dans Vortrlige und Aufsiitze, o p. cit. ; La question de la technique , trad. A. Prau, in &sais et confrences, o p. cit., p. 9-48. Wissenschaft und Besinnung , in Borsenbla" fr den deutschen Buchhandel, 1953, 1 O anne, n 29, Frankfurt, p. 203-211 ; repris dans Vortriige und Aufstitze, op. cit. ; Science et mditation " trad. A. Prau, in &sais et confrences, op. cit., p. 49-79. Heidegger caractrise la science, y compris la science modeme, comme thorie du rel (Theorie des Wirklichen), le rel,. tant ce quise tientet se montre en tant que Gegenstand, sous le mode de prsence de l'objectit (Gegenstiindlich- keit). Ainsi la dmarche scientifique domine du regard,. le rel. Cf. Wissenschaft und Besinnung ,in Vortrlige und Aufsiitze, op. cit., p. 52; Science et mditation ,., in &sais et confrences, op. cit., p. 62. 96 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT que Heidegger lui attribue au contraire par endroits, dtermine dans 1' Arraisonnement ( Gestell), le sommet meme de ce cadre 1_ La science contemporaine, pour Merleau-Ponty, est plutot provoque et dstabilise par un rel qui la purifie en la dpouillant du trsor inconditionn de 1 'ontologie cartsienne, et en lui apprenant finalement a etre patiente, sinon a commencer a voir. Tandis que le philosophe, moins engag dans ce corps a corps avec le rel, est menac par sa propre forme d'impatience : l'impa- tience du voir, contradiction dans les termes, qui le conduit a l'illusion de voir, en substituant le langage a son ouverture au monde. En mettant I'etre aux pieds des mots. C'est alors la convocation la plus violente qui soit, un autre positivisme, qui s'ignore comme tel. Au moment ou s'appretent a dbuter les Zollikoner Seminare qui, dans une conception date du psycho-soma, carteront toute prise en compte du physiologique sous prtexte qu'il n' y a pas d'organe de l'autre ni de molcu1es d'adieu2, Merleau-Ponty consulte longuement a la biblio- theque du College de France les ouvrages les plus rcents en matiere d'embryogenese, de thorie de l'volution, de cosmologie, interroge ses collegues scientifiques pour pntrer quelques ides de biologie, ou encore de physique quantique. Les trois annes de cours consacres au concept de N ature ( 1957, 1958, 1960) tmoignent de 1' ampleur de ce travail. Elles confmnent Merleau-Ponty dans son sentiment que Heidegger est pass a cot de la spcificit de la science modeme. L'auteur de Science et mditation comprend relativement bien la physique classique, pressent la nouveaut de la physique quantique, mais, quand il s' agit de formuler cette nouveaut, retombe dans un tableau classique. La physique atomique contemporaine n'invalide aucunement la physique classique de Galile et de Newton ( ... )elle limite simplement son domaine de validit. Seulement cette limitation est en meme temps la confinnation du caractere dterminant de l'objectit pour la thorie de la nature, objectit en vertu de laquelle la nature s 'offre notre reprsentation comme un systeme cintique spatio-temporel et de quelque maniere prcalculabJe3. l. Cecine veut pas dire que la relation sujet-objet disparaisse, mais au contraire qu'elle parvient aujourd'hui au degr supreme de sa puissance. (Heidegger, << Science et mdi- tation , in Essais et confences, o p. cit., p. 68). 2. Manin Heidegger, Zollikoner Semi na re, herausgegeben von Medard Boss, Frankfurt, Klostermann, 1987, p. 200. 3. Heidegger, Science et mditation "in Essais et confrences, op. cit., p. 64. n serait facile de montrerque cette reprsentation du "domaine" quantique est entierement classique, mconnait profondment le statut du "systeme" quantique. (Marc Richir, La crise du sens et la phnomnologie, Grenoble, Jrome Millon, 1990, p. 255 ; e f. aussi p. 251 ). LA SCLENCE CONTEMPORAINE ET LA NOUVELLE ONTOLOGIE 97 Dans son traitement monolithique de la science, de la technique, et plus encore des deux ensemble (a savoir que 1' essence de la science modeme releve de l'essence de la technique modeme), Heidegger se prive des diffrences considrables qui sparent science et technique, ou encore mathmatiques et sciences exprimentales -la dfinition du rel n' tant tout de meme pas identique selon que 1' on se situe en mathmatiques ou en physique. Mais, surtout, il semble confondre l'apparence positiviste prise par les rsultats de la dmarche scientifique et cette meme dmarche faite d' invention 1 Or la science quise fait n'est pas la sciencequi s'enseigne , meten garde Merleau-Ponty en 1958 2 Cette confusion est symptomatique d' une poque ou la diversit et la somme des connaissances scientifiques tend a masquer la nature de la recherche scientifique. Elle est aussi le handicap consquent du rgime scolaire dans lequelles sciences sont ensei- gnes dans certains pays non anglo-saxons, sous la dclinaison contrai- gnante de rsultats enchains en une causalit ]impide. Or ce procd, en lui-meme, a moins une valeur scientifique qu'un intret didactique contestable et, de plus en plus, contest. Car ce mode d'exposition vacue arbitrairement, dans un rsultat revu et corrig, la multiplicit des chernins d'invention, leur contingence, leur taux d' erreur si lev, et surtout leurs surprises - ou tant de vrits surgissent alors qu' elles n' taient pas celles que l'on attendait, qu'elles n'taient prcisment pas escomptes, a te] point que le chercheur risque de passer a cot. Telles les fonctions fuchsiennes surgissant des profondeurs de 1' imaginaire pour parlera Henri Poincar sur le marchepied d'un train, sans que ren dans mes penses antrieures parOt m'y avoir prpar 3_ On sait que Heidegger, s'appuyant sur la formule peu rflchie de Max Planck- Est rel ce qu'on peut l. Cf. a ce su jet un texte classique commeAn Essay on the Psychology of Invention in the Mathemotical Field du mathmaticien Jacques Hadamard (New York, Princeton University Press, 1945; Essai sur la psychologie de l'invention dans le domoine mothimotique, trad. Jacqueline Hadamard, Pars, Librairie Scientifique Albert Blanchard, 1959). Cet essai s' inspire de la remarquable confrence d'Henri Poincar a la Socit Psychologique de Pars sur L'invention mothmotique (Bulletin de l'lnstitut Ginral Psychologique, 8 anne, n 3, mai-juin 1908, p. 175-187). Cf. la rdition de ces deux textes aux ditions Jacques Gabay, 1993. 2. Chaps, p. 294/93, fvrier 1958. On a pu reprocher l'inverse Merleau-Ponty: de dcrire l'invention en abandonnant le rsultat. " Quand il compare la dcouvene mathma- tique a la cration d'une symphonie, ou dclare que le sujet de la gomtrie est un sujet moteur. M. Merleau-Ponty rend compte de certains caracteres de l'invention comme telle, non des structures et de lacohrence interne de son rsultat. (Ferdinand Alqui, La nostalgie de /'erre, Pars, P.U.F., 1950, p. 68). 3. H. Poincar, L 'invention mothmatique, Pars, Jacques Gabay, 1993, p. 145. 98 VERS UNE ONTOLOGIE DE LA FACTICIT mesurer -, fait de la calculabilit et de la mtrisabilit les criteres fondamentaux de la mthodologie et, derriere elle, de 1' ontologie de la science contemporaine. Il efit probablement rnieux valu, pour l'identifi- cation de ce critere, s'intresser aux recherches non-philosophiques de Planck qu'a ses prtentions philosophiques. L' acception stricte du calculer et du mesurable n' est plus une ligne essentielle de pans entiers de la science contemporaine - la topologie mathmatique, sur laquelle Merleau-Ponty se penche en 1959 et 1960, en est le meilleur exemple. Et m eme 1' acception large que Heidegger donne de ce calculer - compter avec quelque chose, compter sur, escompter 1 - n'a jamais correspondu a 1' identit de la d marche scientifique, qu' elle soit classique oumodeme. Il ne peuten aller ainsi, d'une parten mathmatique des lors qu'il s'agit de 1' invention mathmatique, de 1' invention, dont on dit abusivement, a u no m de J'institution symbolique, qu'elle n 'est que dcouverte >> ( ) et d'autre parten physique des lors qu'il s'agit de la rencontre cruciale de la contin- gence, c'est-a-dire de rsultats exprimentaux qui ne sont pasen accord satisfaisant avec aucune thorie existante ( ... ). Qu'il s' agisse de l'inven- tion mathmatique ou de la dcouverte physique, ce qui est prcisment en cause, chaque fois, c'est le surgissement de quelque chose que l'on n 'escomptait pas, et il faut le plus souvent des dizaines d'annes avant que le travail de rflexion (au sens kantien) aboutisse a des rlaborations thoriques satisfaisantes. Le mathmaticien qui invente un nouveau thoreme, le physicien qui invente une nouvelle thorie, n' inventent pas moins, ou plus, que le philosopheou J'artiste 2
La science, classique ou modeme, se formule peut-etre, rtrospecti- vement, a coup de tomaisons bourbakistes, mais ne se fait jamais ainsi. Le philosophe, par dforrnation professionnelle, a tendance a juger le discours scientifique comrne discours, a rduire l'exprim asa modalit d'expres- sion. Celle-ci est susceptible d' encombrer en re tour les fu tu res orientations et modalits de la recherche, mais sans qu' il y ait entre l'exprim et son expression la m eme interdpendance qu 'en philosophie. La chance du scientifique est que sa propre impatience de la thorie est tt ou tard neutralise par un rel qui lui rsiste et met si souvent en chec ses hypotheses. Il reste qu'il est dlicat d'valuer la qualit de l'quilibre passif-actif dans cette preuve du rel (en gnitif objectif et subjectif), ou l. Cf. Heidegger. Science et mditation ,in Essais et confrences, op. cit . p. 65. 2. Marc Richir, op. cit., p. 254. LA SClENCE CONTEMPORAINE ET LA NOUVELLE ONTOLOGlE 99 encore de discemer ou s'arrete la recherche authentique et oii comrnence la superstition des moyens qui russissent >>, voire 1' impratif institution- nel de la publication. Cette pistmologie phnomnologique, sans doute, est encore largement a faire 1 Elle ne saurait 1' etre a partir d'une science lue dans des manuels et des comptes rendus. l. Cf. Marc Richir, op. cit., p. 251-252. CHAPITRE lli L'ETRE ET LES ETRES C'est peut-etre une loi de l'ontologie d'etre toujours indirecte, et de ne conduire a l'etre qu'a partir des etres l. Tout comrne Platon nous engageait expliciternent a commettre le parricide a l'gard de Parrnnide, Merleau-Ponty nous engage, impliciternent, au parricide a l'gard de Heidegger: il n'y a pas de pur il y a ontologique comrne condition de possibilit a priori de la rvlation ou de la phno- mnalisationde l'tant, mais il y a un il y ad'inhrence >>.(M are Richir 2 ) L'expos du contexte dans Jeque! Merleau-Ponty commence a revendiquer une ontologie nous a perrnis d' entrevoir que celle-ci entretient un lien significatif avec ce que le philosophe nomme son dsaccord avec les heideggriens >>. Merleau-Ponty a par endroits adopt une position anti-heideggrienne, qui a meme pris la forme d'un projet3 - c'est une question de fait, les indits sont la pour le prouver. Des 1951, l'un des feuillets de prparation de La prose du monde mentionne de la fa'ron la plus laconique qui soit: Faire contre Heidegger 4 L'opposition est plus l. RC58, p. 125. 2. <<Le sens de la phnomnologie dans Le visible et !'invisible, art. cit., p. 142. 3. Cf. Claude Lefort, prface aux Notes de cours 1959-1961 de Merleau-Ponty, Paris, Gallimard, 1996, p. 11. 4. PM-ms [204(v. Les feuillets de ce volume appartiennent a plusieurs campagnes de prparation puis de correction de La prose du monde. Cenains datent de la priode de rdaction du manuscrit, done de 1950-1951, d'autres sont le fruit d'une correction probable- ment effectue en 1955, d'autres enfin sont issus d'une relecture tardive, en 1959 ou 1960. Ces phases se distinguen! par le contexte, quelques rfrences de dates, par la graphie et la couleur de l'criture (bleue en 1950-1951, noire pour les rcritures plus tardives). Le feuillet [204) appartient manifestement a la premiere priode. U fait d' ailleurs rfrence a une " confrence du College philosophique , c'est-11-dire ll Humanisme surraliste et hUTIUUiisme dlivre au College Philosophique en 1949. Les seules rfrences du corpus llcetteconfrence sont PM-ms [202) et [204]. 102 L'ilTRE ET LES llTRES longuement dveloppe deux ans plus tard, nous l'avons vu, dans la prparation du tout premier cours au College de France 1 Toutefois, la violence de 1' indit de 1953 semble moins taye par une connaissance de prerniere main de Heidegger que par une disputatio franco-franyaise conjoncturelle. 11 faut done examiner la consistance structurelle de cette position dans la pense de Merleau-Ponty. Les deux chapitres prcdents pennettent dja de l'entrevoir a travers les textes cits et la rcurrence de certaines ides, mais il reste a aborder plus directement le rapport de l'auteur a Heidegger: sa philosophie s'est-elle, dans quelques-unes de ses lignes essentielles, conyue contre la sienne, o u du moins s' est-elle reconnue comme incompatible avec elle? Cette question se redouble aussitt de la suivante: n'y a-t-il pas, a l'gard de Heidegger, une position radicalement nouvelle de Merleau-Ponty a partir de 1958? Selon un avis encore largement partag, l'ontologie des demiers manuscrits procderait en bonne pan d' une influence directe du philosophe allemand. Cette interprtation, nous allons le voir, est loin de manquer de fondements. Elle a pourtant t conteste, depuis longtemps dja, par Jean- Paul Sartre 2 , Claude Lefort 3 , Mikel Dufrenne4, ou encore par Marc Richir dans son article si pntrant sur Le sens de la phnomnologie dans Le visible et /'invisible 5 . M. Richir nous meten garde contre tout jugement hatif sur l'atmosphere heideggrienne du style, de la terminologie, ou encore de la thmatique gnrale des demiers crits de Merleau-Ponty, ce qui asembl accrditer, aux yeux de certains, vite ports a l'annexion, le mythe d' un heideggrianisme a u moins late m de celui quin' est plus la pour s'en dfendre 6 . JI est vrai qu'un rflexe nous guette, quise traduit par l'altemative suivante: si la pense de Merleau-Ponty possede une vritable dimension ontologique, c'est qu'elle le doit a une influence dterrninante de Heidegger; si, inversement, on ne disceme pas de rapport pertinent entre les deux philosophes, il faut alors renier cette dimension. Cette altemative plutt rigide revient implicitement a admettre que Heidegger a confisqu la question ontologique, ce qui n'est probablement pas le meilleur service a rendre a sa pense. Malgr un notable changement de ton vis-a-vis de l. Nous renvoyons le lecteur a cet indit importan! (MSME [18)(12)) cit supra, chap.l, p. 26-27. 2. Merleau-Ponty vivant " art. cit., p. 367-368. 3. Art.cit. 4. On entend dire que Merleau-Ponty tail 1oujours plus sollicit par la pense de Heidegger. Je n'en crois rien. ,. (Mikel Dufrenne, Maurice Merleau-Ponty, Les tudes philosophiques, n 1 ,janvier-mars 1962, p. 92; cf. aussi p. 85). S.Art.cit. 6. Art. cit., p. 125. MERLEAU-PONTY LECTEUR DE HEIDEGGER 103 Heidegger, les manuscrits tardifs de Merleau-Ponty continuent a travailler le nouveau scnario qui s' est progressivement forg contre lu depuis 1946, complmentaire des scnarios cartsien et sartrien. Le philosophe n'a pas e u le temps d'aller jusqu'au bout de cette ligne critique; nul ne peutdire s'i1 aurait t en mesure de le faire, et s'i1 aurait dcid de J'exprimer dans un texte vou a la publication. Mais cette direction de travail joue un role substantiel dans la genese et la signification de son ontologie, et elle forme un tissu ractif suffisamment profond et cohrent pour qu' il soit important d'en tenircompte. l. MERLEAU-PONTY LECTEUR DE HEIDEGGER Merleau-Ponty a-t-i! travaill en profondeur 1' reuvre de Heidegger 1 ? Une tude attentive de ses crits, de ses documents de travail indits et de sa bibliotheque personnelle, tend a indiquer qu'il J'a peu 1ue, avant de l'aborder, tardivement et dans une relative prcipitation, alors que sa pense tait dja parvenue a maturit. Cecine 1' a pas empech de se risquer rgulierement a quelques apprciations d'ensemble de cette pense. Merleau-Ponty adopte tour a tour quatre attitudes strotypes vis-a-vis de J'auteur de Sein und Zeit. Soit (a) il dlivre une apprciation globalement favorable mais vague,1aissant transparaitre une connaissance superficielle de Heidegger. Soit (b) ille critique brutalement, en quelques affinnations que d'aucuns trouveraient premptoires- affinnations sur lesquelles nous reviendrons nanmoins, car elles clairent l' conornie propre de la pense de leur auteur. Soit (e) illivre, sans vritable analyse critique, un compte rendu de la pense de Heidegger. Soit, enfin, ( d) il demeure dans un rapport latral et silencieux, en partageant une communaut d'criture surtout figurale, sans jamais reconnaitre le simple fait de cette comrnunaut. Ces attitudes prdorninent, respectivement et successivement, dans la Phnomnologiede laperception (a), de 1945 a 1958 (b), dans le cours sur l. C'est ce qu'affinne par exemple, sans toutefois le dmontrer, Rudolf Bemet: Merleau-Ponty a beaucoup en commun avec ce demier philosophe [Heidegger] et il n'a d'ailleurs jarnais cess de Jire et de mditer ses crits. ( ... )Le visible etl'invisible ( ... ) est comme une seule et grande md1tation sur le sens phnomnologique du concept heideg- grien de la vrit ontologique. (R. Bemet, Le su jet dans la nature. Rflexions sur la phnomnologie de la perception chez Merleau-Ponty ,in Merleau-Ponty, phnominologie et expiences, textes runis par Marc R1chir et tienne Tassin, Grenoble, Millon, 1992, p. 59; repris sous le titre Percepuon et vie naturelle (Husserl et Merleau-Ponty) " in lA vie du sujet. Recherches sur /'interprtation de Husserl dans la phnominologie, Paris, P.U.F., 1994,p.l65). 104 L ET LES Heidegger de 1959 (e), de 1959 a 1961 (d). De l'une a l'autre de ces attitudes, le rapport demeure trop massif ou trop lache pour que 1' on puisse parler d 'une vritable confrontation philosophique. Avant les annes 1957 et, surtout, 1958, Merleau-Ponty a peu lu Heidegger, auquel il fait encore rarement rfrence (80% des rfrences se trouvent dans les crits de 1958-1961). Heidegger ne figure pas daos la bibliographie du projet de these de 1934, ni dans celle de La structure du comportement, ou il n'apparait qu'a l'occasion d'une note vasive sans doute rajoute sur le tard 1 Merleau-Ponty a pourtant probablement assist, en 1930, au cours de Georges Gurvitch sur Heidegger2, et a pu Jire certains articles parus en France sur ce philosophe3. L'criture de Heidegger est difficile a pntrer, et Merleau-Ponty maitrise encore mal la langue allemande en 1939, au moment ou il entame le travail de la Phnomno- logie de la perception. La bibliographie de celle-ci mentionne Se in und Zeit et Kant und das Problem der Metaphysik, dont Merleau-Ponty a lu quelques extraits traduits par Henry Corbin et parus en 1938 a la suite de Qu 'est-ce que la mtaphysique ? 4 La Phnomnologie a tendance a esquiver tout ce qui spare Heidegger de Husserl, en quelques raccourcis l." Nous rservons la question de savoir s'il n ' y a pas, comme le suggere Heidegger, une perception du monde, une maniere d'accderA un champ indfini d'objetsqui les donne dans leur ralit. (SC, p. 229, note 1 ). 2. Cours libres sur Husserl, Scheler et Heidegger (Sorbonne, 1928 1930), dont deult extraits parurent aussitot dans la Revue de Mtaphysique er de Mora/e et dans la Revue philosophique, et dont l'intgralit parut chez Vrin en 1930 (Les teruiances actuelles de la philosophie allemonde. E. Husserl, M. Scheler, E. Lask, N. Hartmonn, M. Heidegger). Merleau-Ponty a lu ces publications, comme le montrent son premier texte mentionnant la phnomnologie (NaPer, p. 21 note 1, avril 1934) puis Christianisme et ressentimenr qui reconnwt une large dette a l'gard de Gurvitch dans sa connaissance de la pense de Scheler (ChRe, p. 290 note 2,juin 1935). 3. Cf. par eltemple l'article de Lvinas sur Martn Heidegger et l'ontologie, Revue philosophique de la France er de I'tranger, 57 anne, 1932, p. 395-431. Cf. aussi la sance du 4 dcembre 1937 de la Socit de Philosophie, et la discussion sur K.ierkegaard, Heidegger et Jaspers, a laquelle prirent part Jean Wahl, Gabriel Marcel, Nicolas Berdiaev, Paul-Ludwig Landsberg, etc. (Bulletin de la Socit franfaise de Philosophie, 37 anne, 1938,p.l61-193). 4. Cf. Qu'est-ce que la mtaphysique ?, trad. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1938, suivi notamment d'extraits de Sein und Zeit ( 46-53 et 72-76) et de la fin du livre sur Kant etle probleme de la Mtaphysique (quatrieme section, C, 42-45). Nous avons retrouv l'exemplaire de Merleau-Ponty, manifestement tu des la priode de prparation de la Phno- mnologie de la perception. Un court feuillet de notes de lecture accompagne cet ouvrage. crites avec une encre et une graphie typiques des documents de cette priode. Ce feuillet porte sur les paragraphes 75 et 76 de Sein und Zeit, puis sur les trois premiers paragraphes de Qu'est-cequelamtaphysique ? MERLEAU-PONTY LECTEUR DE HEIDEGGER 105 audacieux ' peut-etre suggestifs de la direction que prend la pense de son auteur, mais trop rapides pour ne pas recouvrir une connaissance approxi- mative de Heidegger. La Phnomnologie de la perception consacre bien un de ses derniers chapitres- La Temporalit- a une question qui aurait dO engager Merleau-Ponty a travailler Sein und Zeit avec la meme prcision que Goldstein ou tant d' autres auteurs exploits dans sa these. Pourtant il ne rentre pas dans le dtail de la conception du temps chez Heidegger, et en livre quelques traits grossiers, parfois m eme errons 2 . A. partir de 1946, Merleau-Ponty change brutalement d'attitude, passant d'un volontarisme a un autre: il ne s'agit plus de rattacher coOte que coOte Heidegger a son propre ensemble, mais au contraire de s'en dmarquer en lui opposant 1' existentialisme et la phnomnologie husserlienne. En lui opposant aussi sa propre conception du rapport entre philosophie et non-philosophie3. Comme Sartre, Merleau-Ponty regrette certaines impasses de l'analytique de Sein und Zeit. Mais il le fait a sa maniere, en mobilisant ses ides contemporaines sur la violence de la chair et l'empitement des liberts 4 , sur la formation simultane de Iapersonne et de sa coexistence avec autrui. Il sous-entend que l'analytique du Dasein se dissoutdans la description d'une coexistence anonyme complaisarnment l. Tout Sein und Zeit est sorti d'une indication de Husserl et n'est en somme qu'une eltplicitation du "naturlichen Weltbegriff' ou du "Lebenswelt" que la fm de sa vie, donnait pour theme premier a la phnomnologie.,. (PhP, avant-propos, p.t) "Lo in d'Btre, comme on l'a cru,la formule d'une philosophie idaliste,la rduction phnomnologique est celled'une philosophie eltistentielle : 1 '"ln-der-Welt-Sein" de Heidegger n'apparait que sur le fond de la rduction phnomnologique. (PhP, avant-propos, p. IX) Au-dessous de l "'intentionnalit d'acte", qui est la conscience thtique d' un objet, et qui, par eltemple, dans la mmoire intellectuelle, convertit le ceci en ide, il nous faut reconnwtre une intentionnalit "oprante" (jungierende lntentionalitiit), qui rend possible la premiere et qui est ce que Heidegger appelle transcendance. '' (PhP, p. 478). 2. Cf. a ce su jet M. Haar, Proltimit et distance vis de Heidegger chez le demier Merleau-Ponty, a11. cit., p.I25. Cf. aussi F. Dastur, La temporalit chez Merleau-Ponty (Merleau-Ponty entre Husserl et Heidegger), in Dimensions de 1' exister, n 40: tudes d'anthropologie philosophique dites par G.Floviral, V, Louvain-Paris, &l. Peeters, 1994, p. 19-32; repris dans La phnomnologie en questions. Langage, altrit, temporalit, finitude, Paris, Vrin, 2004, p. 147-160. Des 1946 (Le primal de la perception et ses cons- quences philosophiques), Merleau-Ponty concede que l'laboration qu'il a faite de la question de la temporalit reste largement insuffisante. &rits sur la fin et dans la bate, les trois demiers chapitres de sa these ne parviennent pasa intgrer les quatorze qui les prcedent, et, par endroits, les contredisent. Le cours de 1953 sur Le monde sensible et le monde de l 'expression restructure le meilleur des deult premieres parties de la Phnomnologie de la perception, en faisant silence sur la demiere. 11 ne reste alors plus rien du chapitre sur la temporalit, que viendront remp1acer, a partir de 1957. les analyses de l'ontologie de la Nature sur le lien indissoluble de 1' es pace et du temps. 3. Cf.le chapitre prcdent. 4. A ce su jet, cf. Du /ien des tres aux lments de 1' tre, o p. cit., section A, chapitres 1 a IU. 106 L ET LES ramene a la banalit quotidienne, sans que soit travaille la fcondit du conflit t. L' empitement des liberts comme violence transforme en coexistence chappe au cadre du Mitwelt ou Mitsein mil Anderen heideg- griens. Selon celui-ci, 1' autre est La avec moi dans le me me sens que moi avec tui, comme s'il taitplus pertinentde se demander, non pasa quij'ai a faire, mais ce que j 'ai a faire avec 1' autre 2 Or 1 'empitement ne repose pas d'abord sur ce que moi et autruifaisons l'un avec l 'autre ou l'un contre l'autre, mais, plus radicalement, sur autrui en tant qu'autre, autre etre de dsir et de libert. De sorte que la communication est toujours problma- tique, menace par une contrarit ontologique qui participe a l'identit meme de la communion avec autrui. Merleau-Ponty reste discret sur la pan de motivation politique de sa position du moment, meme s' illui est arriv, dbut 1946, de recommander aux lecteurs des Temps Modernes d'observer, en Allemagne et chez un philosophe illustre, les quivoques que nous avons connues en France chez tant de mdiocres 3. Il tui parait possible, et m eme ncessaire de chercher ce qui dans l'existentialisme de Heidegger pouvait motiver l'acceptation du nazisme, comme on a pu rechercher ce qui, dans le hglianisme, rendait possible le ralliement de Hegel a la monarchie prussienne et le Hegel ractionnaire de la demiere priode 4 Pourtant, poursuit Merleau-Ponty, il faut prserver la philosophie des facilits de ce dbat, qui ne doit pas remettre en question la porte de l'existentialisme : Merleau-Ponty protege Sartre et surtout se protege lui-meme, plus qu' il ne dfend Heideggers. Pres de dix ans plus tard, malgr l'invitation pressante l. Ce qui manque daos Heidegger, ce n'est pas l'historicit, c'est, au contraire, l'affinnation de l'individu: il ne parle pas de cette lutte des consciences etde cette opposition des liberts saos lesquelles la COCllStence tombe a ]'aoonymat et a la baoalit quotidienne. (SNS(Hegel), p. N120/G86-87, avrill946). 2. Cf. Christina Sches, " Heidegger and Merleau-Ponty: Being-in-the-world with others? ,in Martin Heideggu, Critica/ Assessments, edited by Christopher Macaon, vol. D: History of philosophy, London and New York, Routledge, 1992, p. 350. 3. Merleau-Ponry, note de la rdaction des Temps Modemes en introduction a "Deux documents sur Heidegger " T.M. 1" anne, n 4, 1 er janvier 1946, p. 713. 4./bid. 5. Il arrive que le philosophe soit infidele a sa meilleure pense quand il en vient aux dcisions poli tiques.( ... ) Faite pour Hegel, cette anal y se lave de toute suspicion 1' essentiel du hglianisme, la pense dialectique. Quand on la fera pour Heidegger, elle lavera de toute suspicion l'essentiel de sa philosophie, la pense existentielle (non saos rapports avec la pense dialectique). Davantage: elle montrera peut-etre qu 'une politique "existentielle" est aux antipodes du nazis me. "(ibid. ). MERLEAUPONTY LECTEUR DE HEIDEGGER 107 de Jacques Lacan, il boudera ostensiblement le voyage de Heidegger en France et les Entretiens de Cerisy-la-Salle (1955) t. Durant cette Iongue priode (1945-1958), Merleau-Ponty forge, notarnment dans L'homme ell'adversit puis 1' loge de la philosophie, sa propre version d'un humanisme anti-humaniste- ou d'un anti-humanisme humaniste .. . 11 cherche sa voie, diffrente des voies opposes de Sartre (L'exislentialisme esl un humanisme) et Heidegger (Ober den Huma- nismus). On peut difficilement imaginer que Merleau-Ponty n'ait pas eu une connaissance de premiere main de la Lettre sur l 'humanisme de Heidegger2, au moins des la premiere dition, en 1953, de la traduction de Roger Munier3. Pourtant, fait tonnant, nous n'avons trouv strictement aucune mention de ce texte avant le dbut de l'anne 1958, c'est-a-dire avant que le philosophe ne lise 1' dition bilingue que R. Munier lui adresseen 19574. L'anne 1958 marque un nouveau changement d'attitude. A l'issue de sa seconde anne de cours sur le concept de Nature Uanvier-juin 1958), Merleau-Ponty apprend qu'il a obtenu une rduction de sa charge d'enseignement au College de France pour l'anne universitaire suivante, et qu'il va pouvoir se concentrer sur une dimension dlicate de son projet: le statut de son ontologie. Le fruit de ce travail sera le volume d' l1re el Monde de l'automne suivant, qui contient le manuscrit de 1' Introduction a l'onlologie. Pour prsenter celle-ci, Merleau-Ponty prouve la ncessit de la situer dans le paysage contemporain, qui inclut invitablement Heidegger. U faudrait done enfin tire plus attentivement cet auteur. Et les deux demiers trimestres de l' anne 1958 forment le temps le plus consquent que Merleau-Ponty a consacr de toute sa vie a cette lecture. Mais ce temps est court, et partag avec d'autres lectures, avec l'criture d' ltre el Monde (durant l'automne), la rdaction du texte essentiel que constitue Le philosophe et son ombre, et la prparation de !'ensemble du cours sur La philosophie aujourd'hui dont les deux premieres parties ne concement pas Heidegger. Cette lecture, bien que matriellement l. Entretiens organiss par Jean Beaufret et Kostas Axelos (27 aoOt- 4 septembre 1955). Heidegger y reocontre Jean Starobinski, Gilles Deleuze, Gabriel Maree!, Lucien Goldmann, Maurice de Gandillac, Paul Ricreur. .. Merleau-Ponty, pourtant chaudement convi par Lacao, ne se rend pas a Cerisy pour marquer son hostilit avec l'engagement politique heideggrien d'avant-guerre. Sartre a la meme attitude, Alexandre Koyrde meme, et Lucien Goldmann lit en pleine sance des textes de la priodedu Rectoral. 2. Oberden Humanismus. Brief anJean Beaufret (1946), Bern, Francke, 1947. 3.lnCahiersduSud,n3l9,1953. 4. Leure sur l'humanisme, trad. R. Munier, Paris, Aubier, 1957. L'exemplaire de Merleau-Ponty porte une ddicace du traducteur date du 25 avrill957. 108 ET LES consistante, se situe done dans l'intervalle de quelques mois saturs par une nouvelle phase d'expression. Les cours consacrs a Heidegger au printemps suivant seront donns, quant a eux, dans la foule de la rdaction des deux premiers chapitres du Visible et l 'invisible, et pendant la rdaction de l'important Bergson sefaisant. Merleau-Ponty se meta Jire Heidegger trop tard, alors que son ontologie se forme depuis Iongtemps dja a partir de ses propres horizons ( depuis les objections de 1946 1 ' les lments de 1 'etre de 1948-1949 2 , et, surtout, depuis un anti-cartsianisme enracin dans les annes trente 3 ), alors qu'il est en phase d'expression plus que de rception de la pense d ' autrui. Ceci ne 1' empeche pas, tout a u contraire meme, d' etre a l'coute de la langue d'autrui et de s'abandonner aux rsonances qu'elle rveille en lui pour I'inspirer dans son propre travail d'criture. Ce faisant, cette osmose du verbe se prolonge parfois en osmose du sens4, mais le phnomene reste local, pris dans la dynamique d'un projet diffrent, et prete a maJentendu S' iJ est arbitrairement isol. En 1957 o u 1958, Merleau-Ponty fait 1' acquisition d' un exemplaire de Se in und Zeit 5 , lit les quatorze premiers paragraphes 6, puis les paragraphes 25 a 27 7 , en particulier celui qui est consacr a la coexistence ( 26, Das Mitdasein der Anderen und das alltiigliche Mitsein). Ce sont du moins les seuls endroits ou quelques mots, quelques phrases, sont souligns (sans autre annotation).ll se procure aussi et parcourt nombre d'autres textes, qui seront presque tous cits, pour certains abondamment, dans le cours de 19598. Cette lecture est imposante, peut-etre trop, tant donn le contexte l . Cf. supra, chap. 1. 2. Cf. Du len des e tres aux lments de 1 'etre, op. cit., section B. 3. Cf. Le scnario cartsien, op. cit. 4. Par exemple dans le passage suivant, dontla toumure elliptique- ce monde perceptif est au fond I'Etre au sens de Heidegger>- appartient aux raccourcis personnels de l'analogie substitutive, pratique d'crirure typique des notes de travail, que nous avons djA rencontre et analyse dans Le scnario cartlsien, o p. cit., p. 191-192. Le monde perceptif "amorphe" dont je parlais A propos de la peinture, - ressource perptuelle pour refaire la peinture,- qui ne contient aucun mode d'expression et qui pourtant les appelle et les exige tous et re-suscite avec chaque peintre un nouvel effort d' expression,- ce monde perceptif esta u fond I'Etre au sens de Heideggerqui est plus que toute peinture, que toute paro le, que toute "attirude", et qui, saisi par la philosophie dans son universalit, apparalt comme contenant tout ce qui sera jamais dit, et nous laissant pourtant A le crer(Proust),. {NI', p. 223-224,janvier 1959). 5. Tbingen, Max Niemeyer, 8 dition, 1957, date d'dition de son exemplaire personnel. 6. Sein undZeit, op. cit., p. 2-66. 1./bid., p. 114- 130. 8. Voici, par ordre alphabtique, la liste de ces textes (exception faite de ceux que nous avons djll mentionns), dans l 'dition (et l'anne d'dition) prcise utilise par Merleau- Ponty (pourdes rfrences plus completes, e f. la bibliographie donne en fin de volume). Sauf mention explicite de notre part, ces ouvrages figurent toujours dans la bibliotheque du MERLEAU-PONTY LECTEUR DE HEIDEGGER 109 que nous venons de rappeler: Merleau-Ponty ne peut pas ne pas survoler, n'a ni le temps matriel ni la disponibilit d'esprit pour vritablement confronter cette pense a la sienne. Les exeroplaires de sa bibliotheque contiennent des marques de lecture mais pratiquement aucune annotation, contrairement aux autres lectures de la meroe priode. Les notes de lecture de Heidegger que nous avons pu retrouver sont aussi courtes que rares 1 Les principales sont celles d' ldentitiit und Differenz. Le choix de ce texte est particulierement signifiant, puisque son traitement de la co-appartenance de l'etre et de l'homme, ainsi que la dont ii rvalue la diffrence ontologique par la conciliation de 1' etre et de 1' tant, rapprochaient nettement, au moins forroellement, la pense de Heidegger du type de philosophe. Aus der Erfahrung des Denkens, Pfullingen, Gnther Neske, 1954. Der Satz vom Grund, Pfullingen, Gnther Neske, 1957. Einfhrung in die Metaphysik, Tbingen, Max Niemeyer, 1953; lntroduction a la Mtaphysique, trad. G. Kahn, Paris, P.U.F., 1958. ldentitlit und Differenz. Pfullingen, Gnther Neske, 1957, dont Merleau-Ponty utilise la traduction, par G. Kahn, de la premiere partie sur Le principe d'identit (in Arguments, 2 anne, n 7, 1958). Vom Wesen der Wahrheit, Frankfurt, K.lostermann, 1954; De l'essence de la vrit, trad. A. de Waelhens et W. Biemel, Louvain-Paris, Nauwelaerts-Vrin, 1948 (avec ddicace d' A. de Waelhens). Vom Wesen des Grundes, Frankfurt, Klostermann, 1955; Ce qui fait l'etre-essentiel d'un fondement ou raison, trad. H.Corbin in Qu'est-ce que la mtaphysique ?, Paris, Gallimard, 1938. Vortriige und Aufsiitze. Pfullingen, Gnther Neske, 1954 (l'exemplaire de Merleau-Ponty porte A la fin, au crayon, la date suivante, manifeste- ment note par le libraire: 6 juillet 1957); Essais et confrences,trad. A. Prau et J. Beaufret, Paris, Gallimard, 1958. Was heifit denken ?, Tbingen, Max Niemeyer, 1954. Was ist Metaphysik ?, Frankfurt, Klostennann. 1955. Zur Seinsfrage, Frankfurt. Klostermann, 1956. La prparation indite du cours sur la Nature de 1958 mentionne furtivement (Nal\12-ms (5]v(5bo)) Georg Trakl. Une situation de son Dict : Merleau-Ponty a probablement consult cette traduction de J. Beaufret et W. Brokmeier publie dans LA Nouvelle Revue Franraise en janvier et fvrier 1958 (6 anne, n 61, p. 52-75, et n 62, p. 213-236), et reprise plus tard dans Acheminement vers la parole sous le titre "La parole dans l'lment du poeme '" En 1959, Merleau-Ponty prend aussi connaissance, des sa publication. du prem.ier texte (Die Sprache,.) qui compose Unterwegs zur Sprache (Pfullingen, G. Neske, 1959). En 1960 ou dbut 1961, illit plusieurs textes de Holzwege (Frankfurt, K.lostermann, 1949) -1' ouvrage est malheureusement absent de sa bibliotheque. I1 voque en fin, dbut 1961, la publication imminente des cours sur Nietzsche et le souhait de les tire (Nietzsche, Pfullingen, G. Neske, 1961, absent de sa bibliotheque): cf. OntoCart, p. 165/[2]v(2) et NTontocart [ 173]. Nous avons aussi retrouv dans la bibliotheque de Merleau-Ponty : Gelassenheit, Pfullingen, Gnther Neske, 1959 (aucune marque de lecture); Kant et le probleme de la mi taphysique, trad. A. de Waelhens et W. Biemel, Paris, Gallimard, 1953 (aucune marque de lecrure); Qu'est-ce que la philosophie ?, trad. Kostas Axelos et Jean Beaufret, Paris, Gallirnard, 1957 (avec ddicacedes traducteurs). l . Elles appartiennent toutes aux volumes de prparation de la demiere anne de cours au College de France ( 1961 ), et comporten! essentiellement des passages recopis en allemand, sans aucun commentaire personnel. Outre les notes prises sur ldentitlit und Differenz, on trouve quelques feuillets sur << Qui est le Zarathoustra de Nietzsche? ,. (Essais et confrences), Die Zeit des Weltbildes (Ho/zwege), Hegels Begriff der Erfahrung (Holzwege) et Nietzsches Wort "Gott isttot"" (Holzwege). 110 ET LES rapport ontologique envisag par Merleau-Ponty. Ces notes auraient dfi constituer le point de rencontre tant attendu, et donner lieu, enfin, a une prise de marques prcise de la part du philosophe Elles sont malheureusement aussi dcevantes que les autres notes de lecture sur Heidegger, qui se contentent toutes de recopier certains passages, sans aucun autre commentaire que celui- pour le moins silencieux- qui ressort du choix de ces mmes extraits. Nous reviendrons sur cene rencontre muette avec ldentitiit und Dijferenz. Ces faits ne correspondent pas aux habitudes de travail de Merleau- Ponty. lis contrastent fortement avec !'ensemble des autres notes de lecture, si nombreuses et volumineuses, a commencer par celles de la mme priode. Arnheim, Schilder, Klein, Freud ... sans oublier l'impressionnant dossier des notes de lecture des commentateurs de Descartes et Leibniz (Gueroult, Laporte, Belaval, etc.): dans tous les cas, Merleau-Ponty insere rgulierement, le plus souvent entre crochets, ses commentaires personnels (remarques critiques, comparaison avec sa propre pense, dont il compte utiliser cet auteur ... ). Ses exemplaires des textes de Heidegger et les quelques maigres feuillets de notes rsultantes ne prsentent ren de tel. Le travail fourni reste done peu visible, mme si Merleau-Ponty a suffisamment de mtier pour tre efficace en tant rapide. L'exemple mme de cette efficacit est donn par la troisieme partie du cours au College de France du printemps 1959, les seules que Merleau-Ponty ait jamais donnes sur Heidegger 1 Quoique de qualit, ce cours est a nouveau frappant dans sa diffrence de traitement par rapport aux ensei- gnements donns sur d'autres auteurs, ne serait-ce que par rapport a la deuxieme partie consacre a Husserl. Les feuillets manuscrits correspon- dants prsentent une proportion inhabituelle de citations et, la encore, presque aucun commentaire personnel. Dans un canevas d'ensemble bien structur, Merleau-Ponty prsente de maniere suggestive l'volution de la pense de Heidegger, avec l'art pdagogique qu'on lu connait. Quelques rares points d'arrt rveillent l'ancienne attitude de la confrontation globale et intuitive, du court-circuit vers sa propre pense, sans dialogue vritable. Merleau-Ponty donne l'illusion de connaitre cette pense depuis toujours, d'tre d'accord avec tout puis de s'en loigner d'un seul geste, comme si tout tait vident et ne lui posait aucun probleme, comme si Heidegger existait en parallele, e' est -a-dire sans vritable point de contact et dans une impalpable distance. Cette transparence, cette absence de corps a corps, ne sont pas dans le style d'un philosophe qui, comme tout autre, ne l. A ce su jet, cf. Dastur, "La lec tu re merleau-ponlienne de Heidegger dans les notes du Visible et/'invisible etle cours a u College de France de 1958-1959 " an. cit. MERLEAU-PONlY LECTEUR DE HEIDEGGER 111 comprend qu' en dbattant ce qu' il comprend, comprend a la mesure de son investissement critique. Et les seules prises de position que prsentent les indits tardifs, contemporains ou postrieurs a sa lecture de Heidegger, montrent en ralit un renouvellement du scnario critique labor contre ce dernier, en particulier dans les feuillets de 1'/ntroduction a l'ontologie (autornne 1958). Ceux-ci, nous le verrons, se dispensent de la prudence du College de France. Pourquoi le cours de 1959 reste-t-i! globalement neutre vis-a-vis de Heidegger? Merleau-Ponty entend dresser un tableau de la philosophie aujourd'hui, s'interroger sur sa possibilit dans la crise prsente, en guise de propdeutique a la ncessit et la pertinence de sa propre pense. 11 voudrait ainsi replacer les principales tentatives contemporaines (Husserl et Heidegger) dans cene situation d'adversit, en vue d'valuer leur degr d'actualit, leurpuissance de rponse a une crise radicale qui s'tend a tous les domaines comme en un effondrement gnralis de tous les sois de pensel. En 1959, en pleine phase de rdaction du Visible et /'invisible, Merleau-Ponty n'en est plus au stade des sages comptes rendus d'unjeune disciple, mais a celui d'une autre na'ivet, celle du maitre: au service de sa propre philosophie, entendant montrer qu 'elle est nouvelle et qu 'elle russit la o u les a u tres- toutes les a u tres- ont chou. Mais pour cela, il faut commencer par exposer ce que 1' on prtend dpasser. La neutralit est done mthodique, et provisoire. Le cours sur La philosophie aujourd'hui s' arre te en chemin, nous laissant dans une certaine perplexit: comrnent s' articulent les deux phases de ce cours, la prerniere qui dcrit notre tat de crise, la seconde qui expose Husserl et Heidegger? La rponse se trouve dans les manuscrits de 1' automne prcdent. Le cours de 1959 ne fait qu' en dvelopper les prrnisses, et s'arrte juste avant la phase de reprise personnelle. Fa u te de temps, et paree que le but n' est pas de tout livrer dans un cours, mais de se servir de celui-ci pour dvelopper et mOrir une partie du livre en gsine. En ce qui concerne plus spcifiquement la troisieme partie du cours, consacre a Heidegger, Merleau-Ponty profi te de ces pour reprendre les lec tu res de 1' t, sans doute paree qu' il n' a pas e u le temps de travailler Heidegger de fayon satisfaisante, de prendre les notes ncessaires. 11 s'agit pour lu de s'imprgner, non de dbattre. Merleau-Ponty redoute aussi peut-tre la rsistance dont il fait l'exprience depuis 1946- depuis les premiers pisodes de son dsaccord avec les heideggriens -la pression anonyme d'un engouement qu'il ne partage pas. Le 14 avrill959, c'est- l. Cf. PhiiAuj 1 ; cf. infra, chap. IV, p. 162 sq. 112 ET LES tTRES a-dire au moment meme ou il prononce son cours sur Heidegger, Merleau- Ponty donne une confrence sur La philosophie de l' existence et y dfend 1' importance de 1' existentialisme sa place ca pi tale dans la gen ese de sa propre pense, la relative persistance de son actualit, tout en concdant qu 'une part e du public de 1' existentialisme se reporte dsormais sur Heidegger : sur un philosophe qui n a jamais t en faveur de 1' enga- gement, c'est-a-dire d'une pense au contact de l'vnement quotidien 1
La transparence de son cours sur Heidegger n' est dcidment qu' une pi erre d'attente pour une position plus complexe. 11 n'est pas dans l'habitude de Merleau-Ponty d' attaquer de maniere frontal e une pense tant qu elle reste dominante et fconde. On le voit avec Sartre a la fin des annes quarante, on le voit ici avec Heidegger. Merleau-Ponty connait, enfin, le manque de maturation de sa position critique. Tout en essayant rgulierement d'expliciter ce qui l'oppose a Heidegger, son scnario restera inabouti, saos vritable analyse de textes prcis du philosophe - a la diffrence des autres scnarios, cartsien et sartrien. Il semble ne pas trouver suffisarnment de prises dans une pense a la fois si proche dans certaines de ses descriptions, et si lointaine par son ontologie de haute altitude, par sa distance au sensible, a la chair, ou encore a la dialectique. D'ou ce rapport trange, altemant condamnations d'ensemble, comptes rendus saos asprit, et partage de mtaphores, sans jamais, au sens strict, commenter. Merleau-Ponty ne montre a aucun moment la moindre reconnaissance d'un voisinage figura! pourtant par endroits patent, une analogie entre deux schmatismes qui donne parfois l'illusion de la proxirnit de deux irnaginaires. 11 reste a statuer sur cette analogie, saos devoir par prncipe rendre des comptes a Heidegger: a prendre le temps de rechercher la source de chaque figure employe par Merleau-Ponty et d'en restituer l'volution- ce qui implique d'explorer 1' ensemble des indits qui sparent la Phnomnologie de la perception du Visible et l'invisible - on est invariablement ramen en du rapport a Heidegger, et a d'autres lectores, philosophiques ou non. Sans aucune marque d'tonnement, aucun signe de dcouverte, Merleau-Ponty croise chez Heidegger ces analogues qu' il cultive par ailleurs dans une phnom- nologie du visible et de !'invisible dja mure. Ceci l'amene a entretenir certains lments de 1' criture heideggrienne comme mtaphores de sa propre pense - au risque de conduire le lecteur a prendre son criture comme une glose de la pense de Heidegger. Quand bien meme cet artfice serait fcond pour illustrer la philosophie de ce demier, il n'en demeure pas l. PhEx, p. 265/322. PROFONDEUR COMMUNE DES 113 moins quivoque pour clairer celle de Merleau-Ponty, puisqu'il prenda rebours son rapport a 1' criture heideggrienne. 11 nous dispense aussi a peu de frais de rechercher la genese et la consistance de ces mtaphores chez Merleau-Ponty lui-meme, dans la chronologie de ses textes et l'conomie de sa rflexion. 2. L'ETRE, PROFONDEUR COMMUNE DES ETRES a) Ontologie di recte: une accusation ambigue porte contre Heidegger A recouperde textes en textes ce qui, d'apres Merleau-Ponty, oppose sa pense a celle de Heidegger, on voit progressivement apparaitre un tissu a peu pres cohrent, moins disciplin par une attention constante au texte heideggrien que par la philosophie de la chair qu'y poursuit l'auteur. Plusieurs entres sont possibles, qui se croisent toutes. Nous comrnence- rons par celle qui est saos doute la plus propre a carter l' hypothese d'un ralliement conscient des demiers crits a la pense de Heidegger: par le statut gnral que Merleau-Ponty donne a son ontologie, celui d'etre ncessairement indirecte. L' opposition du direct et del' indirect remonte a la phnomnologie du langage du dbut des annes cinquante- La pros e du monde, notamment le chapitre sur Le langage indirect 1 -, ou indirect est synonyme de ce que les textes de l'poque appellent l'obliquit ou encore l'ambigui't du sens. Cette description puise moins a une thorie classique des ambigui'ts ou analogies smantiques, qu 'elle ne transpose a u do maine du langage 1' tude gestaltiste de la vie perceptive, des figures ambigues de Jaensch, des perceptions latrales et obligues, de leur conflit et de leur un t binoculaire. La pense indirecte s'oppose a la pense directe comrne la vision en profondeur, qui se cristallise dans un va-et-vient moteur avec le monde et dans la conciliation de ses incompossibles facettes, se distingue du surplomb et de l'imrndiatet d' une inspectio ments monoculaire. La pense directe promene sur le monde son regard de cyclope, qui crase le relief de l'etre paree qu'il renie l'hritage des chernins intersensoriels du corps vivant ainsi que la coexistence chamelle avec les choses perrrues que ceux-ci impliquent. Mais la vraie philosophie est de rapprendre a voir le monde2, en profondeur et de proche en proche, non par avance ni par l. Cf. PM, p. 66 sq. 2. PhP, p. XVI, 11 faut ncessairement ontologie indirecre- Rapprendre A voir ce qu il y a a partir des apories de notre vue commune, el de ce qu'elle entrevoit A leur occasion.,. 114 ET LES rtrospection, dans un acces au sens qui n'est pas le fait d'une irnposition (par telle chose ou telle conscience) mais le fruit d'une difficile co-nais- sance des aspects contrasts d'une figure sur fond de, d'une chose saisie en situation, dans son paysage et ses horizons. L'indirect merleau- pontien ne dsigne done en aucun cas un chemin dtoum, en marge d'une voie directe idale mais impraticable. 11 ne s'agit pas non plus d'un itinraire plus long, mais d'un chernin d'une autre nature: aux antipodes du diffr, cet indirect s'apparente plutot au se faisant bergsonien. Et cette massive adhsion a 1 'Etre qui est la chair 1 a une oprance irrsistible qui fait de cet indirect ,en un sens, cequ'il y a de plusdirect. 11 faut attendre le dbut de l 'anne 1956 pour voir Merleau-Ponty appliquer a son ontologie cette catgorisation en direct et indirect. On n'atteint l'etre qu'en n'essayant pas de l'atteindre directement. de le tenir, de l'enfermer 2 Ce discours revient ensuite rgulierement, d'anne en anne 3. De m eme que la profondeur n' est pas accessible directement, mais seulement a partir des choses et de leurs rapports d'empitement, de meme l'etre n'est accessible qu'a travers les etres, comme leur commune profondeur. De meme que la profondeur fuit toujours quand on veut la presser, c'est-a-dire la tenir comme un objet, de meme l'etre chappe a la pense di recte. Celle-ci ne pourra pas dpasser un discours sur la dissimulation de l'etre, qui sera sa seule vrit. L'etre n'estjamais ce que je pense. Enfin, de meme qu'incapable de jamais voir la profondeur (qui n'existe pasen tant que la), mon corps est nanmoins capable de voir en profondeur, de se faire profondeur pour pouser la profondeur du monde de m eme je - ceje qui est chair -, ne pense pas l' etre mais se ion (NLVIHI [122]v(4), mars 1959) La philosophie = apprendre?! voir. (EM2 [179](V), 1959) Cf. aussi EM3 [250], mai 1960. l. NT, p. 324, dcembre 1960. 2. PhiDial [55](7), prparation du cours du jeudi 1 "mars 1956. 3. En voici un chantillon talonn dans le temps: <<Si l'on refusait tout sens philo- sophique ?il'ide de Nature et si l'on rflchissait directement sur l'etre, on risquerait de se placer d'emble au niveau de la corrlation sujet-objet qui est labore et seconde et de manquer une composante essentielle de l'etre : l'etre brut ou sauvage qui n' a pas encore t conveni en objet de vision ou de choix. (NMS [28](7), fin 1957; cf. aussi [121]) "C'est peut-etre une loi de l'ontologie d"etre toujours indirecte, et de ne conduire ?ll'etre qu'?l partir des ftres." (RC58, p. 125, 1958) L'ontologie: reconnaissance ( ... ) d'un etre qui fuit toujours quand on veut le presser: et qui se donne quand on ne le cherche pas- Qui done est toujours en porte Haux: on ne peut rien en diredirectement, comme d'un objet-11 n'est saisi qu'indirectement,?! partir des tants. (EMI [16](F), automne 1958). en pense indirecte (EMI [13](C)v), <<La vision indirecte de (EMI [14](E)). On ne peut pas fai re del' ontologie direcre. M a mthode "indirecte" (1' etre dans les tants) est seule conforme a l'ftre. (NT, p. 233, fvrier 1959) L'ontologie, ncessairement indirecte, ne saurait fonnulerl'etre. (EMI' [1161. mars 1959)Etc. PROFONDEUR COMMUNE DES 115 l'etre: l'etre affecte ma pense, !' informe et !'habite, et en ce sens m'a et pense en moi. On devine dja, entre cette pense et celle de Heidegger, une proxirnit proprement trange (complique d'une secrete distance, done douteuse), o u 1' etre heideggrien semble transpos a la chair et au sensible, et ou cette transposition, nous laissant avec une analogie trop formelle, change tout, si du moins on reconnait la radicalit du sens merleau-pontien du sensible et de la chair. Merleau-Ponty, dans les rares endroits ou il s'exprime a ce sujet, a tendance a n'insister que sur la distance, de maniere massive, et sans parvenir a l'expliquer clairement. Les cours en Sorbonne, les prerniers, regrettent l' opposition de l' ontologie et de 1' ontique, de la philosophie et du savoir positif , et savent gr a Husserl d'indiquer les rapports secrets entre ces deux ordres de recherches 1 Le premier cours au College de France, peu de temps apres, s'insurge contre le formalisme philo- sophique de Heidegger, l' assurance que la philosophie a son domaine comme un certain territoire, au-dela du territoire ontique 2 . La philosophie ne peut pas s'installer d' emble dans un discours ontologique: <dustement paree que la philosophie est radicale, et pour l'etre, elle doit conqurir et justifier sa dimensionen rendant tout le reste comprhensible, et non pass 'y tablir d' un coup 3. A lire les demiers manuscrits, la carence essentielle de l'entreprise heideggrienne serait de ne pas renoncer a une expression directe de J'etre 4 Cette accusation semble illgitime, Heidegger n' ayant pase u cette prtention, et ayant a u contraire dploy une pense subtile des rapports, a double sens, de 1' etre et del' tant, del' etre et de la pense, de J'etre et de l' homme. Le reproche adress par Merleau- Ponty, et maintenu par lui jusqu'au bout. est done lourd d' une arnbigu"it qu'il faut ten ter d'clairer. La qualification d'ontologie directe a propos de Heidegger apparait au moment ou Merleau-Ponty ten te de justifier son choix de commencer par une ontologie de la Nature. La Nature est plus qu'une prface a l'ontologie, car elle nous apprend que ce qui est au- dela des tants n'est pas d' un autre ordre, n'en est pas la ngation 5 . Et 1' ontologie devient directe lorsqu' elle se passe de l' exprience pour s'exprimer sur l'etre. Elle adopte alors un discours nonjustifi, et injusti- fiable, qui tend inexorablement a devenir forme!, voire sotrique. Cette l . Sorb(SHP), p. 422. Cf. aussi CDU(SHP), p. 127n6. 2. MSME [ 18](12). 3. /bid. 4. Merleau-Ponty, depuis plus longtemps, fait?! Bergson un reproche symtrique: celui de ne pas avoir su se maintenir dans une approche indirecre de 1' etre. Cf. UAC 81, EP 27-28, Natul98-99,ouencoreNMS [46)(35). 5. Natul-ms [183)v(222), printemps 1957. 116 ET LES expression de l' etre chappe a la discussion et ne peut plus dialoguer qu' avec le silence, qui risque de devenir son propre silence. Voici a ce su jet un passage significatif de 1 'indit sur lA Nature o u le monde du silence: - Philosophie de la Na tu re et philosophie de 1 'tre Mais alors pourquoi ne pas di re: philosophie de C'est bien de cela qu'il s'agit: mais inconvnient de poser le probleme ainsi: la philosophie se formalise et tend vers le silence. En fin de compte il s' agit bien d'exprimer un certain rapport avec l'etre (tranchant, de regret et de fue,- ou de vnration et d'accueil, etc.). Mais rduit formules directes, ce rapport n'est plus susceptible de discussions ni de justifica- tions. n passe l'ordre ou tout est vrai, ou ren n'est faux, l'ordre d'une sagesse du silence. Or si cet ordre est le plus profond, il reste qu'il est absurde de l'enseigner directement. On ne fait pas des livres pour enseigner le silence. Ncessit du partiel ou du parta!, de la philosophie militante. Enseigner directement la philosophie triomphante, e' est preter toutes les quivoques: toute philosophie existante est militante. Militer, c'est se colleter avec les phnomenes, avec I'ontique, avec 1' empirique 1
Merleau-Ponty poursuit: Nous disons: philosophie de la Nature et non philosophie de l'etre paree qu'il s'agit de rendre compte de notre exprience de l'etre, - et en particulier de l'exprience scientifique. ( ... ) Nous avons dvelopper 1 'ontologie qui est implicite dans le dveloppement de notre connaissance de la Nature ( ... ). C'est pourquoi nous disons philosophie du <pixo et non philosophie de I'etre. Pour ne pas nous enfermer dans univers spar de (peut-etre univers acadmique) 2
Dans son volume consacr a l' Introduction a l'ontologie, le philosophe persiste: la pense de Heidegger est menace par un demi-silence3, paree qu' elle impose a la philosophie un domaine, qui tend a etre un domaine de silence 4 Il finit nanmoins par lui reconnaitre une certaine radicalit, a la mesure de sa lucidit sur l' ontologie de 1' objet: Heidegger comme initiateur de l' ontologie interrogative, et d 'une rforme radical e de la pense occidentale - tout en ajoutant aussitt, entre parentheses, mais qui ne joue qu'au profit d'un "retour" au purisme ontologique 5 Car ce radicalisme n' est pas pouss jusqu' au bout , cette lucidit n' aurait suffi l. NMS [ 1 2./bid. 3. EMI [9], sept.ouoct.l958. 4. EM 1 [ II](D). sept. ou oct. 1958. 5. /bid. PROFONDEUR COMMUNE DES 117 qu'a renforcer l'un des travers de l'ontologie ainsi dnonce, celle de la constitution d' un savoir spar qui surplombe la chair du prsent: Heidegger et l' archa:isme, le trsor enfoui, l' ontologie directe, la dcou- verte d'un savoir philosophique transcendant, p. ex. d'un Aycx; transcen- dant toute langue comme Parmnide surplombe toute notre histoire 1 A u meme moment, un autre indit prcise sobrement: Remede : faire de 1' ontologie indirecte 2 , et une note de travail affirme bientt: On ne peut pas faire de l'ontologie directe. Ma mthode "indirecte" (l'etre dans les tants) est seule conforme a l'etre 3. Quelques semaines apres cette note, le cours sur Heidegger concede que ce dernier a progress depuis Se in und Zeit, en prenant conscience que sa description directe n' tait pas radicale 4 . Mais il n'aurait pas pour autant renonc a celle-ci: malgr la justesse de son analyse de la mtaphysique, malgr la comprhension du dogmatisme de ses propres commencements, il ne parvient toujours pas a voir l'etre dans l'ouverture de la chair du sensible, et dans le travail de la non-philosophie. Le cours de 1959 se conclut alors par le reproche massif habituel, en soulignant le clivage qui spare cette pense du projet de Merleau-Ponty. Quant au malaise essentiel de cette pense (non celui qui est dQ aux annes): il y a toujours eudans l'expression de Heidegger un malaise: ( ... ) il cherche une expression directe de l'etre dont il montre par ailleurs qu'il n'est pas susceptible d'expression directe. Il faudrait tenter l'expression indirecte./. e. faire voir 1 travers les Winke de la vi e, de la science etc. ( ... ) C'est ce que nous nous proposons, et le sens philosophique du cours surlaNatures. Le rsum officiel du meme cours reprend ce passage pour clore son propos, et se fait plus svere encore: Heidegger se serait interdit le contact et 1 'exploration des etres, se privant ainsi des miroirs de 1 'Etre. Si l'on appelle philosophie la recherche de ou celle de 1' lneinander, la philosophie n'est-elle pas vi te conduite au silence - ce silence justement que rompent de temps en temps les petits crits de Heidegger? Mais ne tient-il pas plutot ce que Heidegger a toujours cherch une expression l.lbid. 2. NTi-58 [174], 13octobre 1958. 3. NT,p. 233,fvrier 1959. 4. "I1 y avait philosophie directe dans Sein urui Zeir: on dcrivait le Dasein, on disait ce qu' il tait, i. e. abime. par opposition a l'tant. Puis on que cette description directe n 'est pas radicale. car elle use dogmatiquement du Wesen, elle dit ce qu 'est le Dasein. a savoir non-etre. ,. (Phi!Au j3, p. 94/[32]( 41) ). 5. Phi1Auj3, p. 147- 1481[53)(82). Transcription corrige. 118 ET LES directe du fondamental, au moment meme ou il tait en train de montrer qu'elle est impossible, a ce qu'il s'est interdit tous les miroirs de Une recherche comme celle que l'on poursuit ici sur l'ontologie de la Nature voudrait maintenir au contact des etres et dans l'exploration des rgions de I'Etre la meme attention au fondamental qui reste le et la tache de la philosophie 1
A Jire ces diffrents textes, on aura remarqu que la critique merleau- pontienne de l'ontologie directe est habite par le theme de la non- philosophie tel qu'il est surdtermin depuis le dbat avec Brunschvicg2. L'orientation initiale de Merleau-Ponty est toujours a l'reuvre, et semble encombrer sa lecture de Heidegger: elle continue a apporter avec elle la ractivit du philosophe vis-a-vis de toute pense domaniale, construite dans le non-empitement. Si bien que lorsque Merleau-Ponty parle d' onto- logie directe a propos de Heidegger, il analyse moins son traitement effectif de l'etre dans son rapport aux tants ou a l'homme, qu'il ne dnonce son attitude directrice a 1 'gard de ce qui est philosophique et de ce qui ne l'est pas. Cette attitude est reyue par Merleau-Ponty comrne une position symtrique - mais secretement quivalente, pour respecter sa rhtorique habituelle- du scnario cartsien. La formule meme par laquelle le rsum de cours traduit la dmarche directe de Heidegger est significative: ce dernier s'est interdit tous les miroirs de l'Etre. L'apparente audace du direct repose sur un interdit qui lui assure seulement de ne pas aboutir, un interdit de l'autre qui le condarnne a boucler sur lui-meme, tout en se manquant lui-meme, puisque l'autre est ingrdient du meme, puisque la philosophie est non-philosophie 3 Cet interdit marque encore pour Merleau-Ponty le rejet d'un ordre que nous ne somrnes pas chargs de penser 4 , ou plutt, ici, qui est dcharg de la pense, sinon charg de ne pas penser. Le systeme des confusions >> 5 a 1 'reuvre dans le scnario cartsien continue ainsi a oprer dans le rapport a Heidegger: refuser 1' empitement de la non-philosophie signifie peu ou prou refuser le mlange dont nous somrnes faits; de sorte que l'altitude maintenue par Heidegger par rapport a la perception, au sensible et a la non-philosophie, serait un nouveau symptme du meme refus, le refus de s enfoncer dans cette dimension du compos d'ame et de corps, du monde existant6. Sa l. RC59, p. 156. 2. Cf. supra, chap. 11, p. 61 sq. 3.EM1 [14](E),automne 1958. 4.0E,p.55. 5. Cf. u scnario cansien, o p. cit. , chap. 1. 6.0E,p.57-58. PROFONDEUR COMMUNE DES 119 pense admettrait elle aussi, comrne secret d' quilibre 1 , de nous donner les raisons ncessaires et suffisantes de ne plus penser la chair. Pour Merleau-Ponty, en 1960 comrne dans les annes trente, il ne reste a notre philosophie que d'entreprendre la prospection du monde actuel. Nous sommes le compos d'ame et de corps, il faut done qu'il y en ait une pense 2. La nouvelle ontologie ne saurait etre autre chose que le dploiement meme de cette pense, une pense mlange de notre etre mlang, qui doit Se colleter avec les divers charnps du savoir positif. C'est ici que le caractere indirect de l'ontologie de Merleau-Ponty prend son sens le plus clair, et que l'accusation symtrique porte contre Heidegger trouve son sens le moins illgitime. b) Une lecturede Blondel Dans l'explicitation du caractere indirect de son ontologie- plus que dans celle de l'ontologie directe qui serait celle de Heidegger-, Merleau- Ponty emploie souvent le couple form par 1' Etre et les e tres (o u les tants ). Contrairement a ce que 1' on pourrait croire, cette formulation ne vise pas seulement, ni merne d'abord, dans !'esprit de l'auteur, a se situer face au traitement heideggrien de la diffrence ontologique. U encore, le rapport a Heidegger est compliqu- et diffr- par un intermdiaire cach, qu'il nous faut restituer avant d'aborder pour elle-memela question de la diffrence ontologique chez Merleau-Ponty. La revendication d'une ontologie indirecte nait dans le cours sur la dialectique, qui place le rapport de l'Etre etdes etres au centre d'une vraie philosophie dialectique. Cette philosophie, par son mode dialectique et interrogatif, est appele a rejoindre dans 1, ontique meme le mystere ontologique. La dialectique est mixte de l'etre et du nant. Resterait a dvelopper cette vraie philosophie dialectique. ( ... )La philosophie ne se dfinit pas par un do maine (et done, pas par le mtadialectique). Elle n' est pas 1' ontologique a l'exclusion de l'ontique. Elle est conscience de leur rapport et les tants). Mais elle reste distincte de l'ontique pur justement par la question qu 'elle lui pose, la mise en question,l' etre comme paradoxe 3
Merleau-Ponty crit ces lignes en vue du cours du jeudi 17 mai 1956, soit deux ans avant de rencontrer chez Heidegger un visage moins manichen de la diffrence ontologique. Avant de Jire en particulier Jdentitiit und 1.0E,p.56. 2.0E, p.58. 3. PhiDia1 [155)(12), prparationdu coursdujeudi 17 mai 1956. 120 L'tTRE ET LES tTRES Differenz, publi en 1957. Et il faudra encore attendre le printemps 1959 pour que Merleau-Ponty montre qu' il a repr chez Heidegger un discours plus subtil que la pure et simple exclusion de l'ontique. Dans l'intervalle, son ontologie s' est dja fraye un chemin, voulu en marge de Sartre comme de Heidegger, double opposition sensible dans le passage que nous venons de citer. Cet extrait anticipe en cela la situation que dcriront les textes tardifs: l' lntroduction a l'ontologie de l'automne 1958, le deuxieme chapitre du Visible et ['invisible au printemps 1959 (Jnterrogation et dialectique), et le Brouillon d'octobre 1960. Merleau-Ponty se dmarque de la diaJectique sartrienne (la diaJectique doit etre un rnixte de 1' etre et du nant ), mais aussi de ce qu' il appellera en 1958 le purisme ontologique de Heidegger et le purisme de l'attitude naturelle chez Sartre: l'ontologie n' est voue, ni a 1' ontologique a 1' exclusion de 1' ontique, ni a une facticit qui aurait rsorb 1' ontologique, mais a une interrogation qui prouve l' etre dans les etres. Ce profil naissant puise une partie de son inspiration dans un ouvrage travaill en 1955 o u dbut 1956, L 'ltre et les etres de Maurice Blondel 1
Merleau-Ponty en avait peut-etre pris connaissance des sa publication, en 1935 : le sous-titre, Essai d' ontologie concrete et intgrate, pouvait retenir 1' attention de celui qui affichait prcisment, a partir de cette meme anne 1935, un projet de philosophie concrete et intgraJe .A u dbutde son parcours intellectuel, comme tant d' autres de sa gnration et de son rnilieu intellectuel initial, Merleau-Ponty a lu L'Action (1893)2. L'ouvrage anti- cipe asa maniere, par son su jet comme par sa mthode, certaines lignes de 1 'existentiaJisme et de la phnomnologie. Luttant contre le psychologisme et l'objectivisme, dgageant le caractere intentionnel des dmarches de I'homme, esquissant une philosophie du corps et de l'intersubjectivit, la these de Blondel pressent nombre des directions de travail ou la philo- sophie devait s'engager au siecle suivant. L'ltre et les etres marque dans l'itinraire de son auteur la reprise d'une perspective affiche comme phnomnologique - celle de L 'Action - dans une dimension di te ontologique . Le dernier Merleau-Ponty retrouve peut-etre ici un anaJogue de son propre itinraire. Parvenu au demier chapitre du volume qu'il dirige sur Les Philosophes clebres, lorsqu'il s'agit d'introduire a la pense contemporaine, et qu'il avoue a demi-mot faire en raJit l'histoire de sa propre pense3, Merleau-Ponty inscrit Blondel au premier rang des l. Paris, Alean, 1935. 2.C'est ce que confirme Henry Dumry, dans le tete qu'il consacre A Blondel dans Les Philosophes clebres, Paris, ditions d' An Lucien Mazenod, 1956, p. 30 l. 3. Cf. S(pnp), p. 194. L'tTRE, PROFONDEUR COMMUNE DES tTRES 121 philosophes contemporains en marche vers cette ontologie nouvelle, la sienne, dont le chiffre est Existence et diaJectique . Dja un chapitre prcdent situait Blondel aux cts de Pascal et de MaJebranche, pam ceux qui dlivrent une pense de l'homme et du monde existants , qui constate la discordance de l'existence et de l'ide2. Merleau-Ponty retrouve chez ce philosophe maJmen, en proie a une opposition quasi gnraJise (aussi bien de la part des positivistes, des idaJistes que des thologiens), son propre souci de contestation des formes toujours renaissantes de l'imrnanence philosophique. Blondel se proposait de dvelopper les implications d'une pense qui, en fait, se prcede toujours, est toujours au-dela d'elle-meme 3 : il offre a Merleau-Ponty l'exemple d'une philosophie qui se refuse comme pense spare, en soulignant combien la philosophie est justement la pense s'apercevant qu'elle ne peut "boucler", reprant et paJpant en nous et hors de nous une raJit dont la conscience philosophique n'est pas la source 4 Blondel progresserait ainsi dans la quete de la ngativit 5 que la philosophie a pour vocation de creuser sous ce qui parait etre immdiatement communicable, sous les penses disponibles et la connaissance par ides , en rvlant entre les hommes cornme entre les hommes et le monde, un lien qui est antrieur a 1' idaJit, et qui la fonde 6 . La tentative blondlienne d' ontologie concrete et intgraJe tend finaJement a Merleau-Ponty le miro ir d'un philosophe pris lui aussi dans la lutte avec les ontologies triomphantes qui ne se tiennent plus a u chevet de 1' exprience. Une philosophie concrete n'est pas une philosophie heureuse. Il faudrait qu' elle se tienne pres de 1' exprience, et, pourtant, qu 'elle ne se limite pasa 1' empirique, qu' elle restitue dans chaque exprience le chiffre ontologique dont elle est intrieurement marque. ( ... ) On peut attendre beaucoup d 'un temps qui ne croit plus a la philosophie triomphante, mais qui, par ses difficults, est un appel permanent a la rigueur, a la critique, a l'univer- salit, a la philosophie militante 7
l. Cf. S(pnp), p. 195-196. 2. S(pnp ), p. 177. 3. S(pnp), p. 195. 4. S(pnp), p. 177. S. Cf. S(pnp), p. 177, et 183-184. Maurice Blondel crivait: "La philosophie creuse en elle et devant elle un vide ( ... )". La philosophie rvele des manques, un Stre dcentr, 1' attente d'un dpassement( ... ). Elleest le ngatifd' un cenain positif, non pas un videquelconque ... ,. (S(pnp), p. 183). 6. S(pnp), p. 177. 7. S(pnp), p. 198-199. 122 ET LES Merleau-Ponty voudrait pour lui-meme cet art de dgager le chiffre ontologique de chaque exprience. 11 n'est autre que l'art d'une ontologie prcisment indirecte, trait essentiel retenu de la lecture de l'essai de Blondel : 1' acces a 1' )) 1 doi t passer par les e tres et y reconduire sans ces se. Le sens blondlien de 1' etre est nourri de dbats classiques, et demeure mtaphysique pour un regard heideggrien. Dans une certaine mesure, il en va de meme chez Merleau-Ponty, qui soutientjusqu'au bout que sa pense gravite autour du probleme de l'union de l'fune et du corps, quand bien meme la notion de chair entend prcisment renverser la facture classique de cette question. Son propre usage de 1' , d'abord forg en face des ontologies cartsienne et sartrienne, s'enracine dans un terreau classi- que2. L' essai de Blondel est aussi encombr par un dbat tendu avec 1' orthodoxie thomiste, qui le pousse a une conciliation en dnaturant quelque peu 1' originaJit de son souffle prernier. Toutefois, meme siL' ttre l. Blondel crit le plus souvent non sans ambigu'it avec Dieu-, et il n'est pas impossible que le propre usage de la majuscule e hez Merleau-Ponty, quise gnralise A partir de 1955, se soit renforc au contact de l'criture blondlienne. Cet usage appara"t la Phnominologie de la perception (p. 75,452, et 455). On le retrouve ensuite dans LA pros e du monde (p.68), et !'loge de la philosophie (p.46-50. ou dsigne Dieu)- nous ne tenons pas compte des cours en Sorbonne, ou la graphie des ditions n'a peut-etre pas t du ressort direct de Merleau-Ponty. Ces premieres occurrences sont done particulierement rares, en regard de la priode 1955-1961 (moins de 1%). C'est fin 1955 que cet usage de la majuscule se gnralise brutalement, dans le cadre de la rdaction des prfaces aux Philo- sophes clebres et de la prparation du cours sur LA philosophie dialectique, c'est-A-dire au moment meme et dans les lieux memes ou Merleau-Ponty renoue avec la lecture de Blondel: RC55 65, S(pnp) 159, 161, 185, 187-188, 190, 191, 194, 196, PhiDial [ll](III), [12](1l2), [13](1I3), [28](3), [29](4), [24](1116), [65](9), [81](3), [154](11), [155](12), Diai-T&C [184](II14), [187](III3), [209](4), Dial&Natu [123](6). On ne peut toutefois prtendre trouver la ou les sources de cet usage. Car il n'y a pas lieu de parler de sources, mais d'une atmosphere gnrale ou rentre en compte une multitude de facteurs plus ou moins philo- sophiques, sans que l'on puisse discemer si !'un d'eux prime sur tous les autres. Deux lignes semblent nanmoins majeures, qui s'enracinent dans la priode de formation de Merleau- Ponty: la ligne thologique et la ligne hglienne si l'on veut, c'est-A-dire la lecrure de certains philosophes chrtiens comme Blondel, et le clima!, partag par toute une gnration d'tudiants parisiens, de 1' criture de Kojeve et de son arsenal de concepts systmatiquement crits avec une majuscule. Fin 1955, Al' occasion d'une relecture de Blondel, de la prparation des Philosophes clebres, et du cours sur la dialectique (qui comporte un cours sur Kojeve), ces deux lignes se ractivent chez Merleau-Ponty. 2. Que! est, maintenant, le rapport de cene philosophie, que nous nous obstinons A baptiser phnomnologie, avec l'ontologie, et A plus proprement parler avec l'ontologie A la Heidegger ? Si l'on s'adonnait aujeu de relever, dans le Visible,les occurrences et les sens du mot on s'apercevrait vi te que ces sens ne sont pas rgls, que, le plus souvent,le mot est pris dans son sens classique, meme si, dans certains cas, l'usage en est plus quivoque. (Marc Richir, Le sens de la phnomnologie dans Le visible et /'invisible,., art. cit., p. 140). PROFONDEUR COMMUNE DES tTRES 123 et les etres est travers par un discours mtaphysique sur les degrs d'etre, la ligne personnelle de Blondel reste lisible, en particulier dans quelques formulations originales qui vont sduire Merleau-Ponty. Ainsi, se dbat- tant avec les vieilles questions des divers genres de ralit et d' ta- gement des etres en leur role propre et en leur solidarit indispensable )) 1' L'ttre et les etres adopte par endroits une terrninologie insolite pour dcrire une transcendance non plus rtrospective, attribue du dehors par transgression de couches ontologiques praJablement spares, mais une transcendance de dpart qui ne fait plus qu'un avec une implication originaire - et cette unit ferait le paradoxe meme de 1' etre. Blondel parle alors de promiscuit, de parturition 2, termes que l'on retrouve justement chez Merleau-Ponty a partir de 1955. 11 dcrit aussi l'etre par ses connexions mutuelles , I'interdpendance de tout ce qui est3, et caractrise son ontologie cornrne un acces du dedans par le dedans 4 . Autant de formulations, la encore, dont on retrouve plus d'un cho dans 1' criture de 1' endo-ontologie merleau-pontienne. Sous ces descrip- tions, Merleau-Ponty retient spontanment ce qui chez Blondel rsiste a la dirnension no-platonisante de 1' analogia entis, et ce quise rapproche de sa philosophie de la chair. Au-dela de cette complicit d'criture, Merleau-Ponty est plus particulierement marqu par une formule prograrnrnatique deL' trre et les etres, rencontre parmi les intituls de l'ouvrage. Cet intitul est la source de la fameuse diplopie ontologique que vont reprendre les manuscrits postrieursa 19565. Notre diplopie ontologique pourra-t-elle se ramener a l'unit d'une vis ion binoculaire? Et comment la phnomnologie ne suffit pas a fonder l'ontologie. En que/ sens l'ontologie apres etre alle des etres a l'ltre revient de 1 'ltre aux etres 6
l. L'ttreetlesetres, op. cit., p. 372. 2. O p. cit., parexemple p. 323,337,372,375. 3. Op. cit., p. 372. 4. Op. cit., p. 379. 5. Rappelons que la diplopie dsigne initialement un trouble du sens de la vue qui consiste A percevoir deux images pour un seul objet: les deux images monoculaires cohabiten!, saos parvenir A l'unit ambigue de la vision binoculaire ou visionen profondeur. Chez Merleau-Ponty, cf. SC 2CJ7, PhP 238, 267-270, Sorb(PSE) 265, MSME [42](III9), [56](V2), [9l](IX8ter), [l02)(Xl2), NMS [89), [91], [7l]v, [72], [75](3), [78]v, [98], [1151(3), [117)(7), [99], [103](2)(A), [104](C), [105], [1091(6), Natu2-ms [13]v(20)- [15)(23),Natu2179, RC58127,NTi-58 [207], NLVHtfl [123], Vl3 160, NPVI [192]v, [197], OntoCart 1821[151(15). 6. Blondel, op. cit., p. 368. 124 L ET LES Fin 1957, le volume de travail de La Narure ou le monde du silence, plus tard class dans le pro jet Erre er Monde, integre certains lments deL' Erre er les erres. Merleau-Ponty y parle pour la premiere fois de diplopie ontologique , et revendique la dialectique de la pense de Blondel. Celle- ci, prcise-t-il, voudrait en finir avec les prsances univoques entre l'homme et Dieu, le fini et l'infini, le nant et l'etre, les etres et l'Etre, et trouver leur membrure commune dans une nouvelle ontologie 1 Merleau- Ponty veut a son tour se tenir dans le contraste et la profondeur de l'etre, dans ce relief ontologique ,en prservant la tension de ce que les penses de survol alternent en diplopie. Certains feuillets disent reten ir de Blondel le refus d'une conception ngative du fini et d' une philosophie toute rtrospective , et lui emprunter une conception de l'etre comrne etre a faire, rcupration, intgration ontologique: i. e.I' etre n 'est pas rvolu 2. Selon Merleau-Ponty, Blondel associerait ces ides a une rflexion personnelle sur les philosophies chrtiennes, lesquelles se caractriseraient par une pense double de l'etre et par l'effort constant pour passer et repasser de I'une a l'autre de ces deux faces. Il s'agirait de prendre conscience de cette diplopie, de la penser comrne telle, et de la dpasser ainsi dans un mouvement dialectique qui mtamorphose I'alternance des regards en vision binoculaire3. Merleau-Ponty, en ralit, surdtermine certains traits de l' analyse de Blondel pour faire de ce dernier un acteur de son scnario cartsien, et oriente d'emble sa prsentation de la diplopie blondlienne en I'intgrant de force a sa lecture des commentateurs de Descartes, en particulier de Jean Laporte 4 . Le 25 novembre puis le 4 dcembre 1957, deux groupes de feuillets intituls Le complexe onto- logique Cartsien 5 reprennent a leur compte la diplopie blondlienne. IJs l'utilisent pour introduire la dramatique binaire de 1' ontologie de 1' objet et 1' ontologie de 1' existant - pretant ainsi un rgime ontologique a la l. Blondel lui-meme ne dfinit plus Dieu comme antcdent (NMS [72], cf. aussi NTi-58 [207)). Le ti ni n'est, par rappon A l'mfini, m premier ni second (cours, p.52)( ... ) la diplopie ontologique de Blondel (52) (dialeclique du positif et du ngatif, de l'intini et du fini) (NMS [1 151(3)). L'ide que le monde n'est ni premier ni second. Ce que pense au fond Blondel [C'est la 1' ide vraie de la Nature] "(NMS [ 1 15](3)). Etc. 2. NMS [ 1 09)(5). 3. << "Diplopie ontologique" ( ... ) cette pense double de 1' etre, et le passage de !'une des vues A l'autre, exprime [sic] fonement par Blondel comme caractristique de la pense chrtienne ; - et effort pour passer de certe diplopie a perception de /'erre (Natu2-ms [ 13]v(20)). 4. Cf. Jean Lapone, Le rationalismede Descartes, Pars, P.U.F., 1945. 5. Resp. NMS [73]( 1 )-(75](3)et [77)-(79]. PROFONDEUR COMMUNE DES ETRES 125 contradiction entre lurniere naturelle et inclination naturelle que Merleau- Ponty lit depuis longtemps chez Descartes 1. La rception merleau-pontienne de Blondel se complique aussi d'une dimension contestataire. Merleau-Ponty prouve une sympathie non dis- simule pour un philosophe chrtien en bu te a la rsistance, parfois ouverte, des thologiens traditionnels. Moins historien qu'intellectuel engag, il tend a utiliser Blondel dans un dbat idologique mis ajour, nourri de ses propres difficults avec les intellectuels catholiques, et sous-tendu par une sympathie analogue pour quelques contemporains audacieux (Mounier, ou encore Teilhard de Chardin). 11 est important, pour comprendre la genese de l'ontologie de Merleau-Ponty, de prendre en compte ce contexte idologique, qui engage aussi une lecture personnelle du christianisme 2
Merleau-Ponty reproche aux philosophies chrtiennes une ambivalence entre existentialisme et essentialisme3, accusation que l'on retrouve l . Sur ce point, nous renvoyons le lecteur A notre prcdent vol u me. Rappelons simplement une fois encere combien l'ontologie de Merleau-Ponty s'enracine d'abord et avant tout dans son dbat avec l'ontologie cansienne -le dplacement imprim A la probl- matique blondlienne est symptomatique de ce fait. Voici une illustration patente de ce dplacement: C'est que Descanes est pense dialectique ou ambigu'it qui ne veut pas se reconnaitre telle, qui s'expose toujours linairement, et qui par suite appelle aussitt rectiti- cation et suscite contresens. La pense de Descartes ne vit que dans oppositions signales, sans jamais les reconnaitre comme oppositions. 11 faut a Descanes son ide de l'etre-objet, et son ide de l'etre-sujet, et leur dpassement dans une totalit incomprhensible. (NMS [75 ](3)) Merleau-Ponty poursuit: <<A formuler les choses ainsi, on dpasse m eme ce que Descanes dit, on n'est djA plus cansien : car pour lui, il fautcoller achacunedes vrits tour a tour et il ne consent pasA dire que l'ordre des raisons soit un nexus. C'est ce qui fait que Descanes est A la fois le plus profond et le moins satisfaisant des philosophes. Complexe: positivisme ontologique ou ontologie de l'objet, ngativisme ontologique ou ontologie du sujet, avec renversement des perspectives de l' une a l'autre, d'oii finalement diplopie ontologique, i. e. instabilit etdialectique de l'apparenceetde Jaralit. (ibid.). 2. La pos ilion de Merleau-Ponty est dcale par rappons a nos obsessions actuelles, et peut paraltre paradoxale. Elle est celle d'un philosophe athe qui dnonce un tournant philosophique du christianisme, dans 1' imponation du die u des philosophes et de 1' ontologie qui en soutient la conception, conduisant A un << ontologisme dont la pense de Leibniz constituerait la version extreme. Cette alliance centre nature aurait trahi le sens meme du christianisme. son exigence de penser 1' incarnation jusqu' a u bout, nous fatsant ainsi perdre son possible appon philosophique. Cette ligne est recurrente dans les crits de Merleau- Ponty, et continue a se manifester dans les manuscrits ontologiques les plus tardifs (cf. Le scnario cartsien, op. cit .. p. 226-240). Elle tend a dformer la pense de Blondel en l'engageant dans des dbats quelque peu anachroniques, et dans une audace que ce dernier n 'aurait sans doute pas assurn dans ses crits. 3. On lui reproche de faire comme si en alliant ces fa9ons de penser on pouvait conserver les privileges de chacune d'elles: faire de l'immanentisme pratiquement tout en maintenant la transcendance spculativement. Fatre de 1 'existentialisme pratiquement tout en gardant l'essentialisme en rserve,- de sone qu'on est toujours en pone lt faux. (NMS [79)) Pense j udo-chrtienne: essentialisme conditionnel et philosophie de l'existence subor- 126 ET LES typiquement au creur des deux groupes de feuillets sur Le complexe ontologique cartsien. La porte: la pense de Descartes, e' est la pense chrtienne (je ne dirais pas chrtienne, car la question est de savoir si le christianisme s'exprime spculativement dans I'ontologisme. s'il n'en est pasa certains gards la dnonciation)- mais certainement: le malaise o u nous met Descartes e' est le malaise ou nous met la philosophie chrtienne telle qu'elle s'est dveloppe en fait, i. e. comme compromis entre l'essentialisme et 1' existentialisme. Le malaise, e' est la diplopie ontologique inavoue l. Et Merleau-Ponty d' enchainer: La diplopie ontologique: d'un cot J'etre, c'est J'etre de Dieu (Gilson: je suis celui qui est), compris comme infini positif, et alors le monde et l'histoire et l'homme apparaissent comme moindre etre, ils n'ajoutent rien a ce qui est avec Die pense rtrospecli ve de 1' etre comme tout fait philosophie qui part secretement de 1' ide de nant philosophie de la pense causal e en ce sens ou Dieu est cause du monde, avant le monde, est minemment tout ce que le monde sera. Dtermination est ngation (au sens de n'est que ngation). L'homme,Ja connaissance, le monde comme ombres 2
Le meme feuillet poursuit: D'un autre cot: I'etre c'est d'abord (et en quelque mesure a jamais) la nature,l'homme,le cr et on va a Dieu par voie ngative. Faiblesse de Die u- La cration n 'est pas seulement un sous-produit de 1' essence infinie ou de I'etre ncessaire. L'etrece n'est pas Dieu seul, c'est Dieu crateurdu monde, et done le monde aussi, c'est Dieu avec le monde. Deus artifex et non Dieu du 7 jour. Le monde n'est pas le meilleur possible, ni le seul possible. 11 est et conditionne toute valuation que nous puissions porter sur lui. Connaissance et Histoire ne sont pas vain redoublement. Dieu n'est pas tellement cause et derriere nous que terme et devant nous. ( ... ) Le plrome a raliser,- (qui done n'est ni le monde ni Dieu seul). Pas de plnitude primordiale de 1' 13tre 1 . donne, et mouvement de !'un a l'autre. Ontologie positiviste et via negativa altemativeS {Natu2-ms [13]v(20)). En un sens, Dieu est et le monde n'est rien; en un autre, Dieu est obscuret seulle monde est clair. C' est ainsi que Blondel pourra parler, dans L 'trre etles tres, d'une "diplopie ontologique", consubstanllelle a toute philosophie chrtienne. En un sens, c'est Dieu, et Dieu seul; en un autre sens. la Cration "il n'y a plus d'etres au pluriel mais il n'y a pas non plus d'etre au singulier". (Naru2, p. 179). l. NMS [78]v. 2. /bid. 3. NMS [78]v-[79]. L PROFONDEUR COMMUNE DES 127 Face a la diplopie ontologique, Blondel ne veut pas retenir un seul cot au dtriment de l'autre, mais, rappelons-le, allier les deux faces dans une vision binoculaire . Cette position consensuelle masque une pense plus complexe, sinon hsitante, que Merleau-Ponty cherche a expliciter en exposant Blondel et en s'exposant lui-meme ... Le rsultat est la propre complexit de Merleau-Ponty. qui va passer du souci de voir en profon- deur ontologie de 1' objet et ontologie de 1 'existant (selon une prsentation dtalectique b1ondlienne maintenue jusqu au rsum du cours de 1958 1 ), a une ontologie qui opte plus franchement pour la seconde 2 . La prfrence de Merleau-Ponty est nanmoins lisible d'emble, des le long passage que nous venons de citer: la prfrence pour 1' autre cot - celui, tout claudlien, pour la "Faiblesse" de Dieu -, dans le refus de la plnitude primordiale de l'Etre et la recherche d'une ontologie oii l'etre c'est l. Blondel admet que la diplopie n' est pas. par ces considrations, supprime : e' est en quo1 il reste un "mystere" ontologique. ( ... ) Tout cela revienta admettre que la philosophie doit, non pas supprimer ses contradictions (ce serait superficie!: elles sont fondes) au profit de la these ou de 1' antithese, mais au contraire les exposer comme telles. Ce qui est ex el u, e' est qu on continue de juxtaposer deux ontologies incompatibles sans essayer de penser leur rapport, et en faisant comme si l'on pouvrut annuler les avantages de l'une et de l'autre, comme si chacune restait meme tandis qu'on professe l'autre, comme si l'on pouvait penser selon l'existence sans rien changer a la pense essentialiste qu'on professe par ailleurs et rciproquement. Penser existence a l'abri de l'essence et penser essence a l'abri de l'existence. ( ... ) Admettre que la diplopie ne peut pas s'liminer tout ll fait, c'est en fait admettre que les renversements de perspective doivent etre non seulement pratique occulte, mms pratique ouverte, et qu'ils doivent entrer dans notre dfinition de l'etre. (Natu2-ms [ 14]v(22)-[ 15](23)) C'est un rapport paradoxal qu'il faut regarderen face. ( ... ) Il ne faut pas voiler le mystere ontologique. >> (Natu2, p. 180) Le va-et-vient des philosophies de !'une a l'autre des perspectives ne serait pas alors contradiction au sens d'inadvertance ou d' incohrence, il serait justifi, fond en etre. On ne pourrait demander a u philosophe que de l'avouer et de le penser, au lieu de le subir seulement et d'occuper altemativement deux positions ontologiques dont chacune appelle et exclut l'autre. ( ... )La tache du philosophe serait ( ... ) d'laborer un te! concept de l'etre que les contradictions, ni acceptes, ni "dpasses", trouvent en lui leur place. Ce que les philosophies dialectiques modemes n'ont pas russi a faire paree que la dialecrique en elles restait encadre dans une ontologie prdialectique. deviendrait possible pour une ontologie qui dcouvrirait daos l'etre meme un porte-a-faux ou un mouvement. C'est en suivantle dveloppement modeme de la notion de nature qu' on essaie d' approcher ici cene ontologie nouvelle. " (RC58, p. 127 -128). 2.Merleau-Ponty abandonne alors l'expression Ontologie de l'existant, tout en continuant a parler- mais de maniere purement positive- de l'existant " de l'homme ex1stant , du "corps existant , du monde ex1stant "des choses existantes ou encore de " 1' es pace existant . Il simplifie son approche dans un affronrement direct entre 1' ontologie de l'objet" (ou ontologie objective , Objectiviste ) et sa propre ontologie (la nouvelle ontologie ou ontologie modeme ).Sur cette volution, cf. Le sdnario cartbien, op. cit., p. 34-38. 128 ET LES d'abord (et en quelque mesure ajamais) la nature, l'homme , ou l'etre est envisag avec nous J et avec le monde. Merleau-Ponty entame sans doute la prparation des sur la Naturede 1958 2 dans le tempsmeme ou il critces pages sur Lecomplexe ontologique cartsien 3, et la poursuit dans la foule. 11 reprend alors la prsentation de la diplopie blondlienne, dans quelques feuillets parfois tres proches de ceux que nous venons de citer 4 . Plus encore que dans La Nature ou le monde du silence, Merleau-Ponty opere un tonnant va-et- vient entre la question de 1' ambivalence ontologique des philosophies chr- tiennes s, et 1' esquisse de quelques lignes majeures de sa propre ontologie, glissant de !'un a l'autre de ces points de vue sans aucune transition. Le dcalage entre la prparation du cours et son rsum officiel est a ce titre loquent: le rsum efface toute mention explicite du christianisme, et inverse la prsentation du dbat en l'introduisant comme tant d'abord philosophique, se contentant d'ajouter discretement qu'il est aussi thologique6. l. L'etre est etre avec nous>> (Natu2-ms [7]v(l0)), << L'etre avec nous, non derriere nous (Natu2-ms [ 104 )). 2. Dlivres a partir de janvier 1958. 3. A reprendre les prparations des diffrents cours au College de France, on observe que Merleau-Ponty s' y attelle gnralement a partir du mois de dcembre de 1' anne universitaire correspondan te. 4. Natu2-ms [13]v(20)-[ 15](23). Dans les notes d'auditeur, cf. Natu2, p. 179-180; dans le rsum officiel, cf. RC58, p.l27-128. Les rfrences plus tardives a L'P.tre elles etres seront toutes implicites. Cf. EMl [14](E), [20](H)v, [19]v, [60)(18), NTi-58 [177], NTi-nd [367]. 5. << "Diplopie ontologique" ( ... ) 1) c'est Dieu. "Post creationem sunt plura entia, sed non est plus entis ... " (cit par Blondel sans rfrence L'Etre elles etres p. 304). Dieu infini positif. Tout le reste est ombre. 2) Mais par ailleurs cette description de 1' ordre en soi n' est pas valable pour nous. Pour nous, Dieu est second, ngatif,le monde premier, positif. Or cet ordre du pour nous n 'est pas seulement ordre de la connaissance par opposition a ordre de l'etre. Le fait que Dieu est second pour nous n'est pas simple apparence qui s'limine de la conception vraie du monde selon Dieu: il est constitutif du fait que nous sommes cratures. Die u nous pense comme le pensant second ; et cela donne une sorte de vrit a cette pense de Dieu second. Le monde avec J'homme ne sont pas simple redoublement de l'infini primordial, ou simple manifestation a lui-meme de J'absolu, parade de l'absolu devant lui- meme. A u contraire: tout ce que nous savons de Dieu nous le savons a travers le monde: "Deus est ignotum ... Nema Deum vidit unquam" (Blondel p.l57. De meme: enseignement "traditionnel", dit-il, sans rfrences). (Natu2-ms [ 13)v(20)). Cf. aussi Natu2, p. 179. 6. <<N' y aurait-il pas dans toute notre philosophie (et dans toute notre thologie) renvoi mutuel et cercle entre une pense qu 'on pourrait appeler "positiviste" (l'etre est, Dieu existe par dfinition, si quelque eh ose devait etre, cene pouvait etre que ce monde et cene nature-ci, le nant n'a pas de proprits), et une pense "ngativiste" (la premiere vrit est celle d'un doute, ce qui est d'abord certain est un milieu entre l'etre et le nant,le modele de l'infini est ma libert, ce monde-ci est un pur fait) qui in verse les signes et les perspectives de la premiere, L'I;TRE, PROFONDEUR COMMUNE DES 129 Le schma gnral des feuillets de prparation converge vers l'un des deux ti tres ultimes du pro jet de livre : ni 1' etre sans le monde ni le monde sans l'etre, mais Etre et Monde. Il ne s'agit pas de les confondre, ni de les articuler de maniere causale ou finaliste, car l'etre n'est pas cause et le monden' est pas fin 1 Comme Blondel, Merleau-Ponty esta la recherche d'un rapport entre l'Etre et les etres qui ne soit ni simplement extrieur comme si l'Etre se suffisait a part des etres, ni d'identit comme si l'tre n'tait que le nom commun des etres, le rsultat de la totalit du monde 2. n affmne ainsi trouver dans L' Erre et les etres le theme moderne de la transcendance de l'etre comrne constitutive de l'armature meme des etres 3 , une ontologie infra-objective ou l'etre n'est ni un prncipe extrieur ni une essence commune (ce qui garantissait peu ou prou son objectivation comme celle du monde), ou il n'est pas le terme d'une relation logique mais la membrure et l'horizon d'un len rel. L'onto- logie: reconnaissance de ce len des tants qui est leur commune transcen- dance, crira bientt Merleau-Ponty dans le volume indit de son Introduction iz l' ontologie 4 . Cette pense, prcisent encore les feuillets sur Blondel du cours de 1958, se dmarque de l'ontologie de l'objet en n'tant pas purement rtrospective. Merleau-Ponty entend par la qu'elle ne prsente plus l'etre comme un infini plein, positif, o u tout 1, etre de 1, etre est pour ainsi dire au pass, antcdent 5 , ne laissant au monde que le role de l'ombre, du redoublement de cet absolu primordial qui ne peut que parader devant lui- sans pouvoirni l'liminer, ni coYncider avec elle ?( ... ) N'y aurait-il pas,comme on J'a dit, une sorte de "diplopie ontologique" (M. Blondel), dont on ne peut attendre la rduction ration- nelle apres tant d'efforts philosophiques, et dont i1 ne pourrait etre question que de prendre possession entiere, comme le regard prend possession des images monoculaires pour en faire une seule vision? >> (RC58, p. 126-127). l. Pro jet philosophique de Blondel ( ... )Que sera cette philosophie? Sera done par del a pense causale de l'etre antcdent comme par dela pense finaliste faisant du monde le but de Dieu. >> (Natu2-ms [13]v(20)-[l4](2l )). 2. Natu2-ms [14]v(22). 3./bid. 4.EMl [16](F),automne 1958. 5. Cene ontologie rtrospective, selon laquelle les etres attestent un antcdent et illimit que l'on devine rien qu'a voir qu'ils sont choses tendues, c'est-a-dire absolument pleins et pleins de rien, sinon de leur extriorit indfinie, parait etre le comble du "positivisme" ... (NMS [44)(31)) <<ntologie rtrospective. Tout est donn. 11 y a derriere nous plnitude illimite a l'gard de laquelle tout le monde visible n'est, en essence, que consquence, participation, 1' etre absolu contient minemment 1' etre du monde. (Natu2-ms [6]v(8)). Cf. aussi Natu2, p. 171. 130 L' ET LES meme. 11 ne s' agit pas pour autant d' adopter une position in verse 1, dans une ontologie purement prospective ou les projets d'une libert absolue paradent devant eux-memes, oubliant 1' etre qui nous prcede et nous porte, nous rsiste et nous engendre - oubliant notre naissance et notre abandon a l'etre 2 . La position de l'etre ne sera ni exclusivement rtrospective ni exclusi- vement prospective, ni les deux fois ce qui serait pure diplopie [(en marge) Ce sera saisie de l'acte concret d'exister qui est de l'etre et vers l'etre, qui estceretoumement meme] J. Derriere la simplicit apparemment na!ve de la formule, cet acte concret d'exister implique done un double mouvement, tenu dans l'unit d' une profondeur. Pense descendante de aux etres et pense ascendante des etres Pro jet philosophique de B londel : trouver la vision binoculaire qui relie ces deux vues dans un acte unique sans faire cesser leur dualit, sans se rallier seule des deux perspectives 4
L'ontologie serait done appele a dcrire le chiasme de deux processions symtriques. Mais cet change vertical, souligne aussitot Merleau-Ponty, ne saurait etre accompli par un pur esprit5, dont les jeux notionnels et les raisonnements par analogie ne peuvent difier qu'une ontologie rtrospective. Si notre ouverture a l'etre mobilise une analo- gicit, celle-ci est d' abord inscrite dans la chair, dploye par les gestes du corps, et sa retranscription sous forme de raisonnement est une illusion rtrospective de la pense projective. Le mouvement qui nous ouvre a un l. A 1' ide cartsienne et rtrospective de 1' etre, nous n' opposons pas un futurisme ou une ontologie du prsent: une telle ontologie dialectiquementla rtrospection ... (NMS[95]). 2. <<L'homme s'apparalt comme veil, nous ne pouvons pas parler de lu comme s'il n'taitpasnetcommes'il nedormaitpas. (NMS [27]v(6)). 3. Natu2-ms [ 14](21). Comment trouver une philosophie binoculaire? La philosophie devrait etre la saisie en nous-memes de l'acte concret d'exister. L'homme esta partir de il a derriere lu toute une quantit d'Stres, son corps, son pass ... Mais il est aussi tourn vers 1' avenir. Ce qui me constitue comme existan!, e' est ce retoumement du poids que je sens derriere moi en devenant pro jet. {Natu2, p. 180). 4. Natu2-rns [ 13]v(20)-[ 14](21 ). 5. L'etre n'est pas seulement etre rtrospectif, mais aussi etre prospectif ( ... ). le ontologie ouverte et non pas d' entendement./. e. le monde existan! n 'est pas comme tel offert a l'entendement, a la vue de l'essence. Il faut en etre pour le comprendre comme existan!. C'es1 par l'usage de la vie qu'on connaitl'union. L'ltre n' est pas etre avant nous, et nous simple ombre dans cette lumiere. L'etre est Stre avec nous, l'etre de ce corps que nous appelons "notre". (Natu2-ms [7]v{l 0)). PROFONDEUR COMMUNE DES 131 etre en mouvement releve, crit Merleau-Ponty en reprenant ces termes a Blondel, d'une exprience et d'un sentiment t. Cette preuve de 1' etre est celle d' une intelligence percepti ve, qui S' veille a J' vei! m eme de !'etre. Or cette ouverture printerrogative n'est pas une dflagration ex nihilo, une sortie du nant par cration magique: cene pense naissante se dcouvre a elle-meme en prouvant 1, etre comme toujours dja la. Position de l'etre non pas par pense qui (vient} du nant et qui en consquence pose l'etre comme autocration , l'etre se soulevant lui- meme du nant >> (Blondel p. 179), mais par pense qui s'veille, et qui, comme toutveil, n'a pas le sentimentde sortirdu nant>> (p.40). C'est trait de l'etre d'etre toujours la. ( ... ) L'etre apparw"t d'abord comme poids donn ... z. Ainsi initis a cette profondeur temporelle de 1' etre, nous pouvons 1' explorer, nous y enfoncer , en rejoignant dans son paisseur meme ce qui y est impliqu et anticip3. Cette exprience n'inaugure pas une pense de l'temit comme temporalit totalise, ni celle du rvolu, d'un tableau tout entier au pass. De meme que la profondeur perceptive semble venir a nous daos le moment meme ou nous nous abandonnons a son enveloppement, notre naissance au monde nous ouvre a un dja la qui se rapproche de nous, et qui est ainsi, sans contradiction, un etre naissant, et a venir. Notre marche vers l'etre nous initie a la propre marche de l'etre. On alors non plus seulement 1 'etre comme dja la, mais aussi une intgration ontologique, une consolidation progressive 4
l. " Cene sera pas pense saisissant infini plein, positif et premier,- ni pense ne pensant que le monde et remontant en deya par analogie. Ce sera exprience (et pas seulement notionnelle) de l'etre global, indfini ( ... ) sentiment de l'etre ... (Natu2-ms [14](21 )) On peut trouverce rapport en s'adressant non seulementa des relations notionnelles, mais encore a des relations relles. L' unit de l'essence et de l 'existence a obtenir non en partan! analogiquementdes essences et des existences finies pour essayer par la de penser Dieu, ( ... ) mais en saisissant "l'unit vive et de l'essence et de l'existence au sein de absolu" (451), i.e. en saisissant la vie commune de l'essence et de l'existence a l'ceuvre dans le monde, et en Dieu comme "ci de voOte" de l'armature du monde: i.e. a la fois le constituantetcontenu parlui. (Natu2-ms [ 14]v(22)). Rf. a Blondel,op. cit., p. 451. 2. Natu2-ms [ 14](21 ). C' est un retoumement qui ne peut etre saisi par une philosophie abstraite qui dcrit l'etre comme sortant du nant, alors qu' une rflex.ion na!ve se sent toujours comme mergeant a partir de quelque e hose, d ' un etre antcdent. )) (Natu2, p. 180). 3. " De ce sentiment de 1' etre, il s' agit d' oprer une "vivisection" . Il s' agit de 1' explorer. Et l'explorer ce n'est pas seulement voir ce qui y est, mais voir ce qui y est impliqu et anticip. (Natu2-rns [14)(21)) [ " ... oprer la vivisection de notre sentiment de l'etre (Blondel, o p. cit., p. 42)]. 4. Apercevoir dans cette masse une marche vers l'etre [(en rrulrge) Solution : l'apercevoir comme marche vers l'etre, dontle terme est devant nous, non comme prsence pure mais comme absence], une intgration ontologique, une consolidation progressive dont 132 ET LES Prise dans cette 1ogique perceptive et cette dynamique rtro- prospective,1' ontologie modeme ne comprend plus l' etre comrne prsence totale, sans pour autant, la encore, tomber dans le piege de l'inversion logique- celui des opposs secretement quivalents. Car l'ide d'une pure absence de l'etre prserve le caractere dfinitif qui est celui de l'etre dans 1' ontologie de 1' objet, et laisse encore rsonner notre ambivalence de nostalgie et de rvolte vis-a-vis de la prsence totale. Bref l'etre est "prsence", mais a u moins autant "absence", "non un objet de connais- sance dfinie, mais de recherche interminable" (67)>>1. L'ontologie modeme ne saurait ni trouver l' etre ni le perdre - seuls les objets peuvent etre perdus et retrouvs. Repris dans la dimension charnelle de la perception,l' etre pass e du dfini tif al' indfini, de 1' infini a 1' inpuisable; il quitte l'ambivalence de la Prsence qui nous crase et de l'Absence qui nous abandonne pour se proposer sans s'imposer, promettre sans prouver, creusant ainsi en nous la dimension dsirante d' une que te sans fin. Ces pages sur Blondel dbouchent alors sur l'amorce d'un theme central de la derniere rflexion ontologique de Merleau-Ponty, celui de l'enfantement 2 . Si notre ouverture ontologique procede d'une exprience conjointe de l'veil de notre etre et de l'etre s'veillant, le double mouvement dont il est question ne s' effectue pas seulement entre 1' etre dja la et l'etre a venir, il apparait aussi dans la prcession mutuelle de la naissance de l'etre et de notre propre venue a l'etre, comrne co-prgnance. Notre marche vers l'etre nous dvoile la propre marche de l'etre, qui soutient la ntre. Nous animons ainsi un etre qui nous anime, vivant avec lui un change qui nous verticalise ensemble. Sur un plan topologique, cette co-prgnance se traduit par la structure de l'enve1oppant-envelopp, elle- meme caractristique del' endo-ontologie merleau-pontienne. le tenne est devant nous plutt que nous. (Natu2-ms [14](21)) Dieu est nous en tant qu'il est devant nous = de J'entre dans l'existence ( ... ). L'entre dans l'existence est cela: l 'ouverture d'un avenir en meme temps que fait acquis. Pense rtro- prospective. (Natu2-ms [14]v(22)). l. Natu2-ms [14](21). Rf. Blondel, op. cit., p.67. Blondel attribue bien dfinie connaissance . 2. Un theme que nous reprendrons dans le volume, en montrant son lien essentiel avec les dveloppements tardifs du scnario sanrien de Merleau-Ponty. L'exprience de l'etre = suivre la "mtamorphose", l'"enfantement" par lesquels l'etre du monde se porte vers un etreabsolu [ 89, 1061. Dansce mouvement il n'y a ni simplevo1u- tion, ni simple adjonction. Le mouvement ne vient ni d'en bas ni d'en haut. Toute attraction d'en haut passe paren baset y apparaitcommeouverture( .. . ) "ontognie" (234). (Natu2-ms [14)(21 )-[14]v(22)). Les crochets sont de Merleau-Ponty. Rf. Blondel, op. cit., p. 89, 106, 234. Ce qui estdonn, c'estla mtamorphose de retre brut, c'est l'enfantement. Nous allons ?! en passant par les etres. ''Toute attraction vers le haut passe par le bas." Il y a un rapport circulaire entre I'Etre etles etres.,. (Na1u2, p. 180). PROFONDEUR COMMUNE DES 133 Le mouvement a sens unique des etres a ou de 1'13.tre aux etres est remplac par un perptuel double mouvement: les etres procedent de en tant qu' ils l'impliquent dans leur armature la plus propre [ car !'impliqu, dit Blondel, n 'est pas 1' envelopp, c'est aussi 1' enveloppant] ' Imrndiatement apres ces feuillets sur Blondel, Merleau-Ponty s'attaque a la dont ontologie et humanisme s'entrelacent chez Sartre et Heidegger2. Selon une prsentation aussi breve que premptoire, il prete aux deux philosophes des structures de pense qui contrastent fortement avec celles qu'il vient de tirer de sa lecture de L'2tre et les etres. ll dcrit ainsi un humanisme sartrien soutenu par une ontologie bloque qui fait de l'homrne la contradiction imrndiate , ou notre rapport a I'Etre , fig dans la lumiere du Nant3, ne connait ni change ni mlange, ni mdiation ni fcondit 4 . La dialectique sartrienne serait done artifi- cielle: elle ne "travaille" pas ,ses passions inutiles donnent lieu a une ambigu"it factice. L' ambigui:t devient crmonie humaine a laquelle le philosophe se prete paree qu' il ne veut pas se mettre a part, mais il ne faut pas compter sur lu pour dissiper l'quivoque dans une perception de l'etres. En somrne, conclut ce meme feuillet, cet humanisme est un vritable antihumanisme 6. Merleau-Ponty passe alors a l'entreprise heideggrienne, et l'introduit d'emble sous le signe svere d'un huma- nisme par dngation de l'homme 7 . Dans cette pense, l'homme est certes le berger de l'etre ,le lieu ou s'accomplit la reconnaissance de l'etre , mais ill'estnon par une vertu positiveetsienne 8 La situationde l'homme serait done a nouveau bloque, tant celle d'une histoire fige qui est dcadence a partir d'un pass oubli 9 . Ici, conclut Merleau- Ponty, ce qui donne sens a l'humanisme (ou antihumanisme?) c'est une ontologie qui met 1' etre au-dessus de tous les tants)) 10 et refuserait a l' homme de porter activement en lui le rapport a l'etre, d'etre prgnant de l. Natu2-ms [14]v(22). Les crochets sont de Merleau-Ponty. Les feuillets de La Nature ou le monde du silence dats du 4 dcembre 19571isaient dja dans "la tentave de Blondel une conception de Dieu comme implica/ion et non comme conclusion (i.e. l'!tre comme "enveloppant"),. (NMS [79]). 2. Natu2-ms [ J5]v(24)-[16]v(26). Cf. aussi Natu2-ms [ 1 07]v(B). 3. Natu2-ms [16](25). 4. Natu2, p. 183. 5. Natu2-ms [ 16)(25). 6./bid. 7. Natu2-ms [ 16 ]v(26). 8. /bid. 9.lbid. 10./bid. 134 ET LES cette transcendance 1 Merleau-Ponty situe ainsi Heidegger aux antipodes de sa propre intention philosophique, qui est, en pensant la chair, de penser l'incarnation jusqu'au bout, de faire le pari de retrouver toute transcendance dans les plis de notre chair2. JI ne faudrait pas croire que ces feuillets constituent un hapax : ils expriment un motif rcurrent, central dans le scnario bauch par Merleau-Ponty autour de la pense de Heidegger 3 . 3. MERLEAU-PONTY ET LA DIFFRENCE ONTOLOGIQUE Cene conjonction entre une libre reprise de Blondel et une stigmatisation expditive de Sartre et Heidegger n'est pas fortuite: nous l'avons dja rencontre dans le cours sur la dialectique de 1956, des les premieres marques d'une lecture de L'f.tre et les etres 4 Elle coi"ncidait alors, rappelons-le, avec la naissance de l'appel a une ontologie indirecte apte a rejoindre le mystere ontologique au creur meme de 1' ontique, et a situer le rapport de l'etre et des etres au centre d' une vraie philosophie dialectique 5 La prparation indite du cours de 1958 reste surcette meme ligne, tout en 1' approfondissant ; Merleau-Ponty y parle a plusieurs reprises de bonne et de mauvaise dialectique 6, et invoque pour la prerniere fois la fameuse hyperdialectique que 1' on retrouvera jusque dans Le visible et /'invisible. Dans la foule de ces trois annes de cours (1956- 1958), Merleau-Ponty entame a 1' automne 1958 une nouvelle squence de travail consacre a son pro jet de livre, l'lntroduction al' ontologie. Celle-ci reprend les ides forges au contact de Blondel en toute rfrence a L 'ttre et les etres, et poursuit le cours de 1956 sur la dialectique comrne les feuillets de 1958 consacrs au meme theme, en en appelant a nouveau a une hyperdialectique . Toujours explicitement oppose aux purismes l. (L' homme est prsent comme] ouvert a une Nature ou a une Histoire fige, non faisant l'histoire ou la Nature. La transcendance n'est plus une propri6t du Dasein( ... ) anti- humanisme paropposition a toute doctrine qui cristalliserait en positivit hu maine le rapport a l'etre. (Natu2-ms [ 1 07]v(B)) Heidegger s' oppose a toute philosophie qui cristalliserait le rapport a car ce rapport ne peut faire partie de l'quipement humain" (Natu2, p.l83). 2. La transcendance, alors, ne surplombe pas 1' homme, il en est trangement le porteur privilgi. (PM, p. 118) Cf. aussi, infra, chap. v, p. 202 sq. 3. Cf. mfra, chap.tv. 4. Cf. supra, p. 119-120 sq. 5. PhiDial [ 155](12}, prparation du cours du jeudi 17 mai 1956. 6. Il voquait dja furtivement une mauvaise dialectique dans RC56 78, RC57 92 el NMS [ 116](5). MERLEAU-PONTY ET LA DIFFRENCE ONTOLOGIQUE 135 sartrien et heideggrien, cette introduction voudrait etre le discours de la mthode d' une ontologie en mesure de dgager un seul ordre de l'etre qui comporte de soi une disjonction qui est liaison, un passage des tres vers l':tre et de l':tre vers les reconnu comme ambigui't, c'est-a-dire comme double rapport simultan, et non comme quivoque, c'est-a-dire comme rapports in verses et successifs 1
A u meme moment, une note indite du 20 octobre 1958 dcrit 1' conornie d'ensemble du livre projet, et laisse a nouveau rsonner la thmatique blondlienne deL' f.tre et les e tres : La vision concrete de cequia t dit au dbut ne pourra :tre obtenue qu'a la fin. 11 s'agit dans tout l'intervalle de faire apparaitre notre parent profonde et obscure avec tous les Le sens philosophique demier (le rapport de l'Etre aux la situation de l'homme) ne peut :tre obtenu qu'a la fin, apres la suite des descriptions et articulations 2
Ontologie d'une paren t ontologique, cette pense prsente une circularit de plus en plus manifeste, l' etre y dsignant aussi bien le rapport de 1' etre et des etres, le souffle de leur communion, que l 'lment de leur mlange. Merleau-Ponty ne veut pas que sa dmarche soit une simple procession des etres vers l'etre, car l'ontologie indirecte est aussi bien celle qui reflue de l'etre vers les etres. Plus exactement, elle s'intresse moins a l'etre comrne a un concept que l'on pourrait parvenir a formuler pour lui-meme, qu'au rapport entre 1' etre et les e tres, mais un rapport qui lui-meme S' instruit et ne S' instruit que dans le /ien des e tres entre eux: !' etre est la profondeur des etres, une profondeur qui esta la fois leur milieu comrnun et le lien qu'ils tissent ensemble. Quitte a laisser la marge d' une confusion entre l 'etre et ce lien meme. Une ontologie i. e. une tude du rapport l' etre -les etres 3_ Ce rapport fait a la fois le contenu et la mthode consquente de l'ontologie, quitte a laisser encore la marge d'une autre confusion, entre ontologie et dialectique. L'ontologie (ou hyperdialectique) est vraie dialectique ( ... ) l'Etre et les etres [polycentrisme -La philosophie ne peut prtenctre a un do maine- Et cependant elle est radical e] 4. Dans cette circularit, Merleau-Ponty peut sembler rejoindre, au moins formellement, le sens de 1' etre chez Heidegger. Pourtant ille fait tout en continuant a dnoncer le caractere direct de cette pense, et en critiquant son usage de la diffrence ontologique, comrne plusieurs textes dja cits le l. EM 1 [60]v(l8). 2. NTi-58 [177]. 3. NTi-nd [367]-[367]v. 4. EM 1 [ 14](E). Les crochets sont de Merleau-Ponty. 136 ET LES laissent entrevoir. Merleau-Ponty, rappelons-le, demande avec humeur de se colleter avec les phnomenes, avec l'ontique, avec l'empiriquel , et maintiendra cette exigence jusqu' au bout. En novembre 1960, une note de travail dclare encore : Pas de diffrence absolue, done, entre la philo- sophie ou le transcendantal et 1' empirique (il vaut rnieux dire: 1' onto- logique et 1' ontique)- Pas de paro le philosophique absolument pure 2 . La philosophie ne peut demeurer ni du seul cot du visible, ni s' installer dans 1' envers du visible : elle est des deux cots 3, prcise la m eme note. Pourtant, dans ces demiers mots, Merleau-Ponty utilise asa maniere cette diffrence dont il conteste le caractere absolu, ne serait-ce qu'en distinguant ces deux cots , le visible et 1' invisible. Son rapport a la diffrence ontologique n' est pas si tranch et fruste que pourraient le laisser penser ses textes critiques sur Heidegger - qui ne citentjamais ce demier, et semblent parfois comprendre sa diffrence a partir d' un paysage mta- physique traditionnel, comme un discours de plus sur les degrs d'etre, ce qui n'est videmment pas la perspective heideggrienne. Celui qui place son ontologie sous les signes binaires d' ttre et Monde, ou Le visible et ['invisible, poursuit ce registre de la diffrence en l'annexant a sa problmatique personnelle ( probleme du rapport entre Monde et Etre, entre 1' ontique et 1' ontologique 4 ), sans jamais se soucier d' clairer cette transposition en regard de son usage heideggrien. Ce manque de lumiere ne facilite pas la tache de l'interprtation. A. reprendre transversalement 1' usage- a u demeurant assez rare- que le corpus fait du terme ontique , on constate que Merleau-Ponty importe systmatiquement la diffrence ontologique dans le cadre de son dbat de tou jours avec 1' ontologie cartsienne, en assimilant 1' ontique a 1' etre de cet Ontologisme . L'ontique dsigne ainsi tour a tour- en des attributs trangers ou non a son acception heideggrienne - 1 'tendue cartsienne, 1' etre objectiv ou survol de la science laplacienne 5 , la substance, la causa sui et 1' ens necessarium6, le tableau visuel piagtien, son etre projectif et euclidien, l'individu spatio-temporel a localisation unique dont parle l. NMS [106]v(3),aulomne 1957. 2. NT, p. 319, novembre 1960. 3./bid. 4. NLVIM'2 [152]v, printemps 1959. 5. Possibilil de l'objeclivation, de la division, de l'analyse isolante, de la mort, de l'onlique (lie a possibilit du survol, du Kosmothoros). (NLVlM'2 (152]v, mars-juin 1959). 6." ll s'agil de rendre sensible I'Stre non subslantiel ( ... ) peut-etre fau1-il commencer directernenl par une posilion de l'ontologie interrogalive, i. e. par une description de l'etre au prsent, fonde sur une liminalion de l'ontique, de la causa sui, de l'ens necessarium.,. (NTi-58 [ 163). 7 oclobre 1959). MERLEAUPONTY ET LA DIFFRENCE ONTOLOGIQUE 137 Whitehead I ... Tandis que 1' ontologique devient l' etre chamel, prob- jectif, non construit, brut, sauvage, vertical, qui ne tient qu'en mouve- ment... 2 Merleau-Ponty n'avoue qu'une seule fois cette transposition comme telle, en indiquant le dplacement qu'elle implique vis-a-vis de Heidegger; le dbat entre philosophie et non-philosophie est typiquement entrelac a son propos. Rappelons ce passage significatif: Aussi l'opposition radicale, trace par Heidegger, entre la science ontique et la philosophie ontologique n'est-elle valable que dans le cas de la science cartsienne, qui pose la Nature comme un objet tal devant nous et non daos le cas d'une science moderne, qui meten question son propre objet, et sa relation a 1' objet J. La science modeme contribuerait a 1 'laboration d'une nouvelle ontologie en a 1' autonornie de 1 'objet, pour atteindre en lu ce qui prcede et demeure toujours de parent avec le sujet, pour retrouver sa chair. Ainsi l'ontique devient chez Merleau-Ponty le produit d'un dcoupage artificiel effectu dans le tissu ontologique sans couture form par la chair et la chair du monde. Ce dcoupage n'est pas le propre de la science ou de la mta- physique, mais le fait d' une science et d'une philosophie immatures : 1' ontique n' a pas ici la marque de 1' empirie, mais- a u contraire, pourrait-on dire- porte l'infarnie d'une mauvaise abstraction a laquelle Merleau-Ponty oppose sa gnralit charnelle . La science modeme, insiste le philo- sophe, sort de cette abstraction, meme si elle n'en a pas toujours cons- cience. Et 1' espoir con ten u dans la crise contemporaine est que philosophie et non-philosophie s'acheminent ensemble vers une reconnaissance de la chair comrne toffe ontologique, une reconnaissance du corps de l' esprit et de la transcendance du corps. Le seos d'etre a dvoiler: il s'agit de montrer que l' ontique, les Erlebnisse >>, les sensations , les jugements >>, - (les ob-jets, les reprsents >>, bref toutes les idalisations de la Psych et de la Nature), tout le bric-a-brac de ces prtendues ralits >> psychiques positives, ( ... ) l. [La) dislinclion physico-chimie- vie = dislinclion de l'vnementiel el du structural, de 1' onlique et de 1' onlologique, de la srie des faits spatio-lemporels individuels, a localisation unique, el de l'architectonique ... (Natu3, p. 268/[36)v, 1960). 2. Un ordre du vertical et du sauvage plus qu'ontique (OntoCart, p. 392/[1), prpa- ration du cours du 23 fvrier 1961 ). "L' brul ou sauvage contre 1' etre sdiment-onlique. Ontologie qui dfinit l'etre du dedans e1 non plus du dehors: a tous les niveaux esl infrastructure, membrure, el non pas offert en perspective et appelant la construc- tion de ce qui est ces apparences. " (Nalu3, p. 282/[ 44)v, 1960). 3. Natul, p. 120,1957. 138 ET LES est en ralit dcoupage abstrait dans 1' toffe ontologique, dans le corps de 1' esprit 1
L'ontologie de l'objet construit l'ontique comme Sartre rinvente la chair dans le marbre d'une Vnus impntrable: l'ontique est l'etre totalement visible ou virtuellement tel de cette ambition de tout voir 2 qui dirige le regard cartsien. Le regard de 1' inspectio mentis, te! celui du voyeur, s'exclut du champ tout en le peryu: il se prive du cach- rvl du visible et de 1' invisible, pour 1' impuissance du non-empitement. En revanche, dans la chair merleau-pontienne, tout n'est pas visible et !'invisible n'est pas un autre visible; ils empietent !'un sur l'autre. L'endo- ontologie doit ainsi reprer ces plis oii la visibilit transgresse le statut projectif du pur visible- l'ontique-, en manifestant cette dimension de 1 'change avec 1' invisible- sa dimension ontologique. Dans notre chair comme dans ceBe des eh oses, le visible actuel, empirique, ontique, par une sorte de repliement, d'invagination, ou de capitonnage, exhibe une visibilit, une possibilit qui n'est pas l'ombre de l'actuel, qui en est le principe, qui n'est pas l'apport propre d'une << pense ,quien est lacondition ... 3 ./ Dans Lonard de Vinci, reprer une Sicht centrale ( ... ) qui est plus que du visible au sens ontique - Reprer ce point ou la visibilit devient. .. de 1' invisible,- un invisible qui est incrust dans le visible 4
L'institution de la visibilit dans l'change du visible et de l'invisible est !'une des facettes de ce que les demiers crits appellent la gnralit ou la transcendance de la chair, cette surdtermination qui caractrise l'ontologique 5 . Comme toujours, Merleau-Ponty revient au corps s' animant, archtype de toute chair, oii chaque transcendance sourd d'un surcrolt d'immanence. La diffrence ontologique est reprise a partir de la logique du corps vivant, dans cette dialectique d'ouverture et d' involution porte par une phnomnalit d'empitement. Elle prend ainsi le visage d'une transgression ontologique, tandis que l'ontologique devient cette transgression meme, la transcendance de la chair. L'invisible est La sans etre objet, e' est la transcendance pure, sans masque ontique 6. I.NT,p.307,mai 1960. 2. Hesn, p. 28on. dbut 1960. 3. Vl4, p. 199, novembre 1960. 4. NTontocart [95], dcembre 1960. 5. Surdtermination = endCH>nto1ogie,. (NTci ( 112], complment indit de NT p. 11 ), "Surdtermination (=circu1arit, chiasme) = tout tant peut etre accentu comme embleme p. 323,dcembre 1960). 6. NT, p. 282-283,janvier 1960. MERLEAU-PONfY ET LA DJFFRENCE ONTOLOGIQUE 139 Cach-rvl, ouverture et involution: ces descriptions rencontrent 1 'criture heideggrienne, meme si elles ne trouvent pas leur origine dans une lecture du philosophe allemand, mais quelques annes plus tt et dans un univers plus mtaphysique , diversement philosophique et non- philosophique - existentialiste, psychanalytique, ou encore scientifique 1
Merleau-Ponty, a aucun moment, ne thmatise cette rencontre comme telle. Pourtant le cours de 1959 voque enfin un autre Heidegger, selon lequel on pense l' tant par 1' etre ou par la diffrence tant-etre , mais aussi selon lequel 1' tant renvoie dja a 1 contient dja 2 . De fait, celui qui semblait envisager l'etre, en 1943, comme l'autre pur et simple de l'tant3, complique en 1957 sa pense de la diffrence par une pense de la duplicit, dans un texte sur lequel Merleau-Ponty s'est attard jusqu'a en prendre quelques notes, ldentitiit und Differenz 4 Heidegger choisit comme theme l'appartenance mutuelle de l'Identit et de la Diffrence, et recherche plus prcisment comment la Diffrence procede de l'essence de l'ldentit, dans l'harmonie de 1' Ereignis etde l'Austrag. La diffrence ( Unterschied) entre ontique et ontologique ne peut pas etre pense comme une distinction de domaines, mais comme Di-mension (Unter-Schied), Conciliation (Austrag) dcouvrante et abritante de la Survenue qui dcouvre (l'etre) et de 1' Arrive qui s'abrite (l'tant) 5 . Parallelement a cette inflexion de la diffrence en di-mension ou duplicit, Heidegger modifie sa description du Dasein en redoublant 1' extase par 1' instance. Contre la subjectivit encapsule ,Se in und Zeit dgageait en effet la spatialit originaire du Dasein comme hors de soi, l' existence comme sortie de la stance. Depuis, elle est aussi dcrite comme in-stance, lnstiindigkeit. Car Heidegger comprend que la sortie, le ex, avait encore le sens d'un dehors pens sur fond d'intriorit et de subjectivit: il faut aller plus loin et se tenir dans l'Auseinander de l'etre lui-meme 6 , autrement dit habiter la diffrence qui devient par la m eme duplicit, habiter 1 'Austrag de 1' cartement du M eme dont surgissent les diffrences. Formellement, cette pense de la duplicit, cette doublure topologique d'extase et d'instance montrent une certaine ressemblance avec l'endo- l. ll faudrait notamment voquer 1' impact de la lecture de Meyer (Problma- tique de /'volution, Pars, P.U.F .. 1954), ainsi que celui de l'imaginaire topologique de Teilhard de Chardin. 2. Phi1Auj3,p.124/[44!(64). 3. Cf.la postface a Qu'est-ceque la mtaphysique ?, in Questions /, op. cit., p. 76. 4. Pfullingen, G. Neske, 1957: Jdentit et diffrence, trad. A. Prau, in Questions /, op. cit., p. 257-308. 5. Cf.Jdentitdl und Diffuenz. p. 62-63: Questions /,p. 299. 6. Cf. Qu 'est-ce que la mtaphysique ?, in Questions /,p. 34. 140 L'ETRE ET LES ontologie merleau-pontienne, qui veut se tenir dans un lneinander et une dhiscence originels. 11 est done difficiJe de croire que 1 'auteur du Visible et /'invisible n'ait pas pressenti un minimum de proximit de son ontologie avec celle que dessine ldentitiit und Differenz. Essayons de rassembler le peu de matiere que nous ayons a ce su jet 1. Le corpus, indits inclus, ne prsente aucune trace explicite de lecture de ce texte avant le cours sur Heidegger du printemps 1959, qui comporte une seule rfrence, plutt discrete 2 , puis une autre, implicite et aussi sobrel. A ce stade, Merleau- Ponty ne cite pas ldentitiit und Differenz, fait remarquable si 1 'on pense a la masse de citations que contient son cours sur Heidegger4. N'aurait-il encore pret a ce texte aucune attention particuliere? Pourtant l' lntro- duction de l'automne 1958 place son ontologie sous le signe d'une co- naissance de 1' homme et de 1' etre, theme central qui ne peut pas ne pas faire penser a la coappartenance (ZusammengehOrigkeit) longuement thma- tise dans le premier texte d' ldentitiit und Differenz. Mais la notion de co- naissance , comme tant d' autres, habite Merleau-Ponty depuis longtemps et depuis d' a u tres horizons 5 . Par ailleurs, on trouve avant 1959 nombre de passages o u Merleau-Ponty marie identit et diffrence 6, et labore l'ide d'une non-diffrence ou non-diffrenciation , mais a partir de Hegel, de Sartre, de la question de la dialectique travaille de 1953 (dbut de la rdaction des Aventures de la dialectique) a 1956 ( cours a u College de France ), puis de sa lecture d' Amheim ( 1957) - le Ji en avec Identitiit und Differenz n' tant fait qu 'en 1961. Il faut aussi attendre dbut 1961 pourvoir l. Outre les notes de lecture proprement dites (NL-IuD), on retrouve trace de ce texte de Heidegger, de fayon explicite ou non, dans les passages suivants: Phi1Auj3 120/[42]v(61), 138/[49]v(75). OntoCart 168/[3]v( 4), 193/[23](20), 195/[24 ](24), 198/[25](26), NTontocart [ 133](3-4), [173]. 2. Mais alors dans quelle mesure cela fait-il une onto-logie, puisque est cach? - De fait ni tho-logie, ni onto-logie (cf. /dentittit und Differenz)- Le sens, le a/s, c'est le rapport mouvant rapport qui ne peut pas etre fix ... (Phi1Auj3, p. 120/[42]v(61 )). 3. Le Das Se/be n'est pas das G/eiche. >> (Phi1Auj3, p. 138/[49]v(75)). Merleau-Ponty reprend ici une formule d'ldentittit und Differenz (p. 41 du texte allemand, Allein das Se/be ist nicht das Gleiche ), qu 'il u ti lisera plusieurs fois en 1961 comme une sorte de memento de l'essai de Heidegger: cf. NL-IuD [163](A), OntoCart, p.l93/[23](20), 195/[24](24), et 198/[25](26). 4.11 ne parle meme pas encore d'Ereignis. Sur cette notion, cf. Huss 59/[105]. 61/[108](16q....,), 63/[108](16quat")v. NL-IuD [161](2), NTontocan [133](3). 5. Cf. Du lien des e tres aux lments de l'etre, o p. cit., p. 234-255. 6. Cf. notarnment HT 309, PbPassiv [ 155](32)/NP, PhiDial [ 11](111 ), [23](III5), Diai- T&C [235](10), NL-Arnh [14](8), [32](29), [33](30), [45](42) (puis, dans la reprise plus tardive de ces notes, NL-Arnh-reprise [4](2), el [5](3)), Natul-ms [199], NMS [119](12), Nalu2208,EM1 [129], [16]{F), [20](H), [19], [62](22},EMI' [143](2). MERLEAUPONTY ET LA DlFFRENCE ONTOLOGIQUE 141 Merleau-Ponty voquer, en quelques rares endroits, une co-apparte- nance, en l'utilisant d'ailleurs aussitt dans le cadre de sa phnomno- logie du visible et de !'invisible, et plus prcisment dans l'univers de la simultanit perceptive claudlienne, proche de la thmatique de la co- naissance 1
Nous ne croyons pas pour autant qu 'ldentitiit und Differenz, sans doute !u par Merleau-Ponty des l' t 1958-avant la rdaction del' lntroduction a l'ontologie-, l'ait a cette date laiss indiffrent. Mais tout nous porte a penser qu'il en a diffr le travail effectif, peut-etre justement en raison de la proximitqu'il y devine avec sa propre pense, et, plus encore, en raison de la difficult qu'il rencontre de mesurer cette proximit en regard de ce qui demeure de distance. Il est ainsi possible, si non probable, que Merleau- Ponty n'ait pas encore pris de notes de lecture d' ldentitiit und Differenz a 1 'poque de son cours sur Heidegger (printemps 1959). Ces notes n' ont pas pu etre crites avant la deuxieme partie de l'anne 1958, puisqu'elles s'appuient sur la traduction, par Gilbert Kahn, du premier texte sur Le principe d'identit 2 Plusieurs indices nous laissent penser qu'elles n'ont t prises que dbut 1961. Elles ont t retrouves dans le volume de prparation du cours sur 1' ontologie cartsienne de 1961. Ce seul fait n' est pas probant, puisque Merleau-Ponty ses documents en fonction de ses besoins. Mais le cours sur 1' ontologie cartsienne est le premier, et le seullieu, ou il montre un intretdclar pour ldentitiit und Differenz 3 Deux feuillets datant probablement de dcembre 1960, qui font partie des listes de lectures a faire en vue de ce cours, mentionnent, a la suite d'une srie d'ouvrages et articles de Gueroult, Belaval, Gilson et Wahl, Relire ldentitiit und Differenz 4 . Ce relire laisse peut-etre deviner que tout en ayant dja repr et lu ce texte, Merleau-Ponty en avaitjusqu'ici report la vritable tude. C' est probablement cette relecture qui a donn lieu a une l. (( de l'humanisme ( ... ) et l'homme coappartiennent-ils l'un a l'autre sans qu on puisse penser leur rapport a partir de 1 'homme? Le rapport ttant le domaine propre de la philosophie par-deJa toute anthtopologie. (PNPH, p. 279) "L 'reil du miro ir (Claudel); le tableau essence alogique - Visible absolu auquel co-appartiennent choses, tableaux et meme le peintre (le peintre dans le lableau). (OntoCart, p. 390/[10}) Claudel,l'reil rond du miroir ( ... ). Visibilit absolue: le peintre dans le tableau- 11 y a un visible en soi qui est tout- Objet et su jet co-appartiennent a ce visible. (OntoCart [9]( 1 O tMs)/NP). 2. Trad. G. Kahn, in Arguments, 2 anne, n7, 1958. C'est ce qu'indiquent clai.rement les trois feuillets de notes prises par Merleau-Ponty sur cette confrence de Heidegger (prononce le 27 juin 1957), ainsi que l'exemplaire de l'tdition allemande d'ldentitiit und Differenz que nous avons retrouv dans sa Cf. NL-IuD [ 160]-[ 1621 et le bas de la page 30 de 1' exemplaire d '/dentittir und Differenz appartenant a Merleau-Ponty. 3. Cf. OntoCan. p. 168/[3]v(4), 193/[23](20), 195/[241(24), 198/[251(26). 4. NTontocart [lOl](note intitule Cours 1961 )et [173]. 142 ET LES prise de notes. Celle-ci est d'ailleurs double d'un feuillet appartenant directement a la prparation du cours de 1961' retrouv parmi les documents dats d'avril 1961 (Merleau-Ponty meurt le 3 mai), et intitul L' ontologie selon Heidegger (ldentitdt und Differenz) I. Tres proche des notes de lecture proprement dites, ce feuillet en constitue une version breve, en deux paragraphes correspondan! aux deux textes qui composent Identitdt und Differenz. Malheureusement, il s'agit encore d'une succes- sion de propositions crites en partie en franyais et en allemand, sans le moindre commentaire. Simples paraphrases, ces deux prises de notes se contentent d' une concatnation de propositions de Heidegger, souvent sans liaison grarnmaticale. Elles demeurent dans une trange neutralit, aussi bien a 1 'gard des passages qui esquissent un type de rapport ontologique formellement analogue a celui que cultive Merleau-Ponty, qu'a l'gard de ceux qui sont, al'inverse, manifestementdivergents. Examinons les feuillets correspondan! au texte sur Le prncipe d 'identit, et a son pro pos sur le ZusammengehOren de l'homme et de 1 'etre. Merleau-Ponty note qu'il s' agit pour Heidegger d'une unit homme-etre plus claire que l'homme et l'etre sparment ne le sont, que l'etre est prsent a l'homme et l'homme appartient a l'etre2, dans une dpendance de l'homme a l'attention que lui porte l'etre, de sorteque cela ne veut pas dire l'homme pose l'etre, mais l'inverse 3. Comment dcrire cette coap- partenance? Pour Heidegger, remarque Merleau-Ponty, il ne s'agit pas de Verknpfung, de nexus, de connexio 4 , et nous mconnaissons obstin- ment cette coappartenance tant que nous en restons a ces descriptions qui ne font que Verjlechtung 5. Contre une description - minemment merleau-pontienne- du lien, des connexions, de l'entrelacs, Heidegger exige un saut loin du Grund, pour un fondamenta1 sans fond - lui aussi minemment merleau-pontien. Merleau-Ponty note conjointement ces deux faces, de proximit et de distance, sans la moindre marque person- nelle. L' Ereignis apparait ensuite, dans un nouveau croisement entre les deux philosophes: C'est notre Ereignis, vibration qui anime notarnment notre langage 6 Cette phrase est la rcriture du passage suivant des notes delecture: l. NTontocart [133](3-4). 2. NTontocart [ 133)(3); cf.Jdentitat und Differenz. p. 22-23. 3. NL-IuD [161 )(2). 4. NTontocart [ 133)(3) ; cf.Jdentitat und Differenz, p. 20. 5. lbtd. ; cf.ldentitiit und Differenz, p. 23. 6. /bid. ; cf. Jdentitiit und Differenz, p. 24 sq. MERLEAU-PONTY ET LA DIFFRENCE ONTOLOGIQUE 143 Das Er-eignis ist der in sich schwingende Bereich, durch den Mensch und Sein einander in ihrem Wesen erreichen ( ... ). (30) Les matriaux pour construire ce domaine, la pense les du langage: die Sprache ist die zarteste, ( ... ) alles verhaltende Schwingung im schwebenden Bau des Ereignisses . (30) 1
Ici, plus que jarnais, Merleau-Ponty aurait dO commenter. Heidegger, daos ces formulations de la Konstellation d'homme et Etre2, n'a en effet Jarnais t aussi proche de sa notion de co-naissance Gusque dans la mtaphore claudlienne par excellence qu'est la vibration ou pulsation), tout en demeurant dans une diffrence essentielle, concernant la place attribue au langage (nous habitons dans 1' Ereignis pour autant que notre etre est dans la dpendance du langage3). Merleau-Ponty recopie enfin un passage synthtique du texte allemand 4 , qu' il souligne aussi dans son exemplaire. En voici la traduction par Andr Prau : Chemin faisant, ce prncipe, ce Satz au sens d'une nonciation, est devenu pour un Satz au sens d'un saut : d'un saut qui part de J'etre comme fond (Grund) de l'tant pour sauter dans l'ab'me, dans le sans-fond (Abgrund). Cet ab'me, toutefois, n'est pas un nant vide et pas davantage une obscure confusion, mais bien la Co-propriation (Er-eignis) elle-meme. En elle se fait sentir, dans sa pulsation, l'essence de ce qui nous parle comme langage, comme ce langage que nous avons appel un jour la demeure de 1' etre )) s. Merleau-Ponty n' crit rien de plus, mais cette sobrit, comme le choix des passages recopis, sont dja signifiants. Tout se passe comme s'il lui suffisait d 'avoir repr les points de croisement de son ontologie avec celle de Heidegger, au double sens du croisement: ou 1' on se rapproche au plus pres pour se sparer a nouveau. Depuis ses premieres bauches onto- logiques, Merleau-Ponty recherche la co-naissance de 1 'homme et de 1' etre, et interprete l'ontologie objectiviste comme l'ayant magistralement l. NL-IuD [161](2); cf. Jdentitiit und Differenz, p. 30, et Questions /, p. 271-272: La Co-propriation est le domaine aux pulsations internes, travers Jeque! l'homme et l'etre s 'atteignent !'un l'autre dans leur essence , " le langage, dans cette construction, Hondations m temes, de 1' Appropriation, est la pulsation la plus dlicate ( ... ) celle qui relient tout . 2. NTontocart [133)(3). 3. Cf.Jdentitii.t und Differenz, p. 30, et Questions /,p. 272. 4. Cf. NL-IuD [ 161](2)-[ 162). 5. "Aus diesem Satz im Sinne einer Aussage ist unlerwegs e in Satz geworden von der Art emes Sprunges, der si eh vom Se in als de m Grund des Seienden absetzt und so in den Abgrund springt. Doch dieser Abgrund ist weder das lee re Nichts noch eine finstere Winnis, sonde m: das Er-eignis. lm Er-eignis schwingt das Wesen dessen, was als Sprache spricht, die einmal das Haus des Seins genanm wurde. (ldentitii.t und Differenz, p. 32, et Questions 1, p. 273). 144 L ~ T R E ET LES ~ T R E S manque. Ce ZusammengehOren de l'homme et de l'etre nous le mconnaissons tant que nous nous "reprsentons" tout en Ordnungen (hirarchies) et mdiatisation ( . .. ). Pour y atteindre, il faut rvoquer "vorstellenden Denkens" ' Mais Merleau-Ponty n' envisage pas cet abandon de la reprsentation comme un saut ,o u du moins ne conc;oit pas ce saut, a la diffrence de Heidegger, comrne la sortie de la confusion et de ses entrelacs. L'auteur du Prncipe d'identit prtend sauter vraiment et se laisser aller , pour aller la o u nous somrnes dja admis, dans l'apparte- nance a l'etre, qui est lui-meme dans notre appartenance2. Ce la ou nous somrnes dja >> n 'est pas sans rappeler la promiscuit travaille par Merleau-Ponty depuis 1955 (ce qui est le plus pres de nous, de toutce qui nous est proche et o u nous nous trouvons dja 3). Mais quelle est la nature de ce lieu? IJ est un domaine en soi, vivant et pulsant qui se construit a partir des matriaux du langage, dans une construction qui ne repose que surelle-meme 4. Car le langage, dans cette construction, a fondations internes, de 1' Ereignis, est la pulsation la plus dlicate et la plus fragile, mais aussi celle qui retient tout. Pour autant que notre etre propre est dans la dpendance du langage, nous habitons dans 1' Ereignis'. Lacan, dans une perspective psychanalytique que Heidegger ne saurait admettre, a perc;u ici une proximit avec sa conception de l'inconscient. Merleau-Ponty, dans une perspective que Heidegger ne saurait admettre non plus, trouve ici une distance irrductible avec sa conception de la chair. Car ce saut hors de la reprsentation, hors de 1' ontologie de la sparation de l'homrne et de l'etre, est aussi, chez Heidegger, un saut dans le langage entendu peu o u prou comrne une formation immanente, qui retient tout dans ses demeures et ses dpendances,jusqu' al' etre lui-meme. T yap a.u1:o voEiv Ecr'tiv 'tE JC<lt dva.t , rappelait Heidegger en commenc;ant sa confrence, suggrant que la question de l'identit, et, partant, celle de la coappartenance de l'homme et de l'etre, se jouent dans cette phrase de Parmnide, ou l'identit elle-meme viendrait nous parler, depuis 1' aube de la pense 6. Tout se joue peut-etre ici, effectivement, mais tout se joue surtout dans la fac;on dont nous concevons ce voEiv cette l . NL-IuD [ 161)(2), rf. a ldentitiit und Differenz, p. 23-24. 2. Cf. ldentitiit und Differenz, p. 24, et Questions ! , p. 266. 3. /dentitiit und Differenz, p. 30, et Questions l . p. 271 . Merleau-Ponty ne releve pas ce passage. 4. /denritiit und Differenz, p. 30, et Questions !, p. 272. Merleau-Ponty releve ce passage. 5. /bid. Merleau-Ponty releve ce passage. 6. /dentitiit und Differenz, p. 18, et Questions !, p. 261 . MERLEAU-PON1Y ET LA DIFFRENCE ONTOLOGIQUE 145 pense , Vemehmen que Heidegger prcise aussitt en Denken, prci- sion problmatique. Le VOEtV)) que Merleau-Ponty prete a la chair est bien Vemehmen, tout a la fois perception, interrogation et entente, moda- Ji ts dont notre auteur cherche la cohsion profonde depuis la Phnomno- logie de la perception- une recherche qui ouvre d' emble sa phnomno- Jogie a un enjeu ontologique. Et c' est ce meme travail qui le conduit aux tex tes ultimes sur la foi perceptive comrne vi e interrogative et prgnance de 1' lneinander, prgnance du rapport endo-ontologique de l'homme a 1' homrne, a u monde, et al' etre. L' Ineinander est le fruit de co-naissance, a u monde et avec lu, d'une vie perceptive et interrogative qui est la vi e meme de la chair, et non d'une quelconque instance qui agirait, en deya d'elle et malgr elle, asa place. Ce quise fait sentir dans la vibration de cette entente est la pulsation meme de la chair, cette respiration qui est la demeure de J'etre, qui va effectivementjusqu' au langage, mais qui comrnence en dec;a delui. Heidegger glose ainsi la proposition de Parmnide : la pense et l' etre ont place dans le meme et se tiennent l'une l'autre a partir de ce meme 1
Cette position du meme, horizon naturel de la prise d'autonomie du langage, est trangere a la logique de co-naissance qui anime la chair, et se prive du cceur dialectique de la pense de Merleau-Ponty, de la ngativit fconde qui affecte tant sa conception de la chair que sa conception de 1 'etre. Comrne nous le verrons bientt, la surdtermination heideggrienne du langage constitue pour Merleau-Ponty un nouvel avatar de l'immanence philosophique qu'il combat depuis toujours, d'autant plus que le saut dans un langage ainsi conc;u est aussi un saut hors de la chair et de ses dchirures. Merleau-Ponty accorde au langage toute son importance, mais la phnom- nologie qu'il en propose est encare une phnomnologie de la chair. Son approche du langage vise a en retrouver les fondements corporels, sa qualit de chair sublime, et sa vocation a penser non une origine con tenue dans une paro le passe, mais le non-sens et la confusion du prsent vivant. C' est d'ailleurs ce qu'affliDle a nouveau avec force, et contre Heidegger, son lntroduction a l'ontologie 2. De cette confrontation perptuellement diffre avec ldentitiit und Differenz, il nous reste encore une demiere trace, inattendue. Au dbut du cours de 1961, a la suite d'un passage particulierement dense sur sa phnomnologie de la profondeur perceptive, Merleau-Ponty crit: Pas l./bid. 2. Cf. infra, chap. tv, p. 177 sq. 146 ET LES de meilleur commentaire de Heidegger ldentitiit und Differenz 1. La proposition, elliptique, est quivoque. Hors contexte, elle pourrait signifier qu' ldentitiit und Differenz constitue le meilleur commentaire de la pense de Heidegger 2 , ce qui serait une de se dfausser en laissant ce demier se commenter lui-meme. Mais elle semble indiquer plutt que ce qui prcede tient lieu de commentaire d' ldentitiit und Differenz. Merleau- Ponty ne trouve pas de meilleur comrnentaire de ce texte que sa propre pense: une phnomnologie de la perception continment labore depuis ses prerniers textes sur la profondeur (depuis le projet de these de 1934), une priorit ontologique du monde fondamentalernent tran- gere a la pense de Heidegger. Pourtant, comme le fait remarquer Michel Haar, Merleau-Ponty n' est pas sans savoir le re jet heideggrien radical du "primat de la perception" 3. ldentitiit und Differenz n'est dcidment pas comrnent, c'est-a-dire expliqu et critiqu, sinon dans une intuition qui prtend tout dire en ne dveloppant que ses propres horizons. Ces lignes sur la recherche de la profondeur reposent en ralit sur une tude autrement plus consistante (et, cette fois, un vrai commentaire) des analyses que Rudolf Arnheim consacre a 1' overlapping dans Art and visual perception. A psychology of the creative eye4 - ouvrage dont Merleau-Ponty a tir pres de 120 pages de notes de lecture, reprises et rsumes pour la prparation de L'(Eil et /'Esprit. L' overlapping dsigne la technique picturale du recouvrement qui rend visible la profondeur sans survol (la profondeur explicite en pure prsence) ni projection (la profondeur absente, seulement indique par les marques rsiduelles du dessin perspectif). 11 ne livre pas une profondeur a voir comme un objet (la l. Qu 'est-ce que cette "recherche" de la profondeur ( ... ) ? Ce n' est pas la profondeur survole, explicite, change en prsence ni la profondeur sous-entendue par [le] dessin perspectif, simple absence de cenaines panies. C' est 1' overlapping - la latence qui n 'est pas possibilit au sens d'une autre actualit de constatation, d'un autre actuel simplement coordonn au notre, qui est possibilit au sens de prgnance, enveloppement d'un actuel inaccessible daos l'actuel accessible.ll y est des maintenant. Le spectacle est la hors de toute vision, c'est lui quise prpare aetre vu (la lumiere). C'est paree qu'il n'y a pasexhaustion, que la chose cache est actuelle. C'est paree qu' elle est actuelle, aussi actuelle que la chose visible, que celle-ci me la cache, paree qu' elle est la derriere. La profondeur est "entre" la projection et le survol, et n' est pas la coordination des deux. Pas de meilleur commentaire de Heidegger ldentiriit und Differenz. (OntoCan. p. 167-168/[3]v(4)). Transcription corrige. 2. L'erreurde transcription de l'dition actuelle, qui rajoute a ton le signe de ponctuation :,. entre Pas de meilleurcommentaire de Heidegger et Jdentitiit und Differenz , pousse malheureusement le lecteur vers cette interprtation. 3. M. Haar, Proximit et distance vis-a-vis de Heidegger chez le demier Merleau- Ponty " an. cit., p. 123. Cf. aussi, acesujet. p. 127- 129. 4. London, Faber and Faber, 1956 ; Berkeley and Los Angeles, University of California Press. 1957. MERLEAU-PON'IY ET LA DIFFRENCE ONTOLOGIQUE 147 profondeur, inobjectivable, est irrductible a la pure prsence), mais institue sa visibilit en nous instituant voyant. Empitement et envelop- pement perceptifs crent ensemble une latence qui attire irrsistiblement notre chair pour qu'elle lu rponde en s'y configurant intentionnellement. La chaira l'art de rendre toute ngativit oprante, de rpondre a toute laten ce par sa propre prgnance. Et la profondeur, qui n' est dcidment pas une structure objective du monde, nait de cet appel et de cette rponse, comme l'enfant imminent d' une co-prgnance. Elle est le fruit palpitant que tisse ce dialogue ou le monde nous ouvre a lui-meme en se faisant chair. Cette phnomnologie de la profondeur comme co-naissance de notre chair et de la chair du monde rveille ainsi 1' archtype de tout rapport ontologique, cette rversibilit ou il y a vraiment inspiration et expiration de 1 'Etre, respiration dans 1 'Etre 1 , dans cet Etre en profondeur qui se leve vers nous pendant que nous nous levons vers lui 2 . Elle retrouve l'homme comme il est vraiment : ni une subjectivit absolue pour un savoir absolu, ni un penser dans la dpendance du langage, mais un etre de dsir et d'enfantement depuis les prernieres vibrations de sa corporit. Merleau-Ponty ne possede pas de meilleur commentaire de Heidegger que cette ontologie ancre dans une phnomnologie, surraliste et claud- lienne, de la vie perceptive-dsirante. Or cette phnomnologie imprime au mouvement heideggrien de neutralisation et de forrnalisation des figures de la chair, un mouvement parfaitement in verse. Au-dela de ces rencontres manques, il demeure un paralllisme possible entre l'etre heideggrien et la chair merleau-pontienne, une analogie substitutive du meme type que celle que nous avions croise ailleurs entre Merleau-Ponty et Leibniz (le chiasme vrit de 1 ' harrnonie prtablie ) 3 : la chair, daos 1 'conornie de cene pense, occupe une place forrnellement analogue a celle de 1' erre dans 1, conomie de la pense de Heidegger, si du moins on prcise qu' elle entend russir ce que celui-ci aurait manqu, qu' elle entend rejoindre ce que l'etre heideggrien aurait vacu. Nous avons vu que l'enjeu de la chair est bien celui d' une diffrence ontologique, selon l'acception merleau-pontienne de cette diffrence, et daos une si mili tu de avec le second Heidegger. L' analogie est tentante, qui retrouve dans la chair de Merleau-Ponty une partie de l' criture heideggrienne de 1' etre. Mais elle est plus forrnelle que jamais, et doit etre aussitt balance par 1' attitude heideggrienne face a la chair, au sensible, et a la non-philosophie. Carcette analogie franchit un abime, celui l. OE, p. 31-32. 2. S(Prf)-ms [19](15). 3. Cf. Le scnario cartsien, o p. cit., chap. VIl. 148 L ~ T R E ET LES ~ T R E S qui spare une ontologie qui dclare la chair inessentieUe a la question de 1' etre, et une autre qui recherche en elle ce corps ontologique dont parlait dja la Phnomnologie de La perception 1 U est vrai, comme l 'crit Henri Maldiney, que chez l'auteur du Visible, la chair est le lieu de la diffrence ontologique. ( ... ) Merleau-Ponty introduit dans l'tant lui- meme l'cart et la rversibilit du visible et de l' invisible2. ll est juste aussi, ainsi que l ' affmne Marc Richir, que c'est la chair, par surcroit "notion pensable par elle-meme" qu' il s' agirait de penser en tant que telle, dans sa vrit ontologique, comme s' il suffisait de penser "etre" au sens heideggrien quand Merleau-Ponty crit "chair" 3. A ceci pres qu' il ne suffit pas de penser etre au sens heideggrien pour comprendre la chair de Merleau-Ponty. Ces analogies introduisent mais aussi difterent le moment ou nous pourrons penser Merleau-Ponty pour lui-meme. Bien que sduisantes et suggestives, elles projettent Merleau-Ponty sur un fond heideggrien, ce qui n'est pas suffisant pour comprendre une philosophie de la chair qui ne s'difie pasa partir de Heidegger, mais qui le rencontre sur le tard pour nourrir sa propre criture en usant ou abusant de quelques proximits avec la sienne. En particulier, on ne saurait parler rigoureusement d' une ontologie de la chair chez Merleau-Ponty - qui n' emploie d'ailleurs jamais cette formulation - en entendant par la que sa demiere pense serait la retran- scription, en ontologie, d' une psychologie et d' une phnomnologie. Son ontologie n'est pas la rcriture tardive d' une philosophie dans une autre, apres un dplacement majeur ou sigerait l'ombre de Heidegger, et d'ou serait vacu l'essentiel de la pense de Merleau-Ponty, a savoir la rha- bilitation ontologique du sensible 4 ( rhabilitation , et non traduction ou retranscription), la chair du monde ou se joue l' unit de l'homme. De son cot, 1' entreprise heideggrienne ne saurait etre une rhabilitation ontologique du sensible qu 'en taisant la chair comme ce qui est trop difficile a penser, ce dont on ne peut parler. Heidegger procede a rebours, revenant sur la diffrence ontologique, adoptant momentanment le discours du mlange, pour aussit6t dsavouer toute Verjlechtung et sauter hors de la chair et de ses contradictions, jusqu' aux formules brutales des sminaires de Zollikon 5 . Comme pour Descartes dans sa sixieme I.PhP,p.467. 2. H. MaJdiney, Chair et verbe dans la philosophie de Merleau-Ponty , in Merleau- Ponty. Le psychique er le corpore/ (A.-T. Tymieniecka, rd.). Paris, Aubier, 1988, p. 75. 3. Marc Richir, Le sens de la phnomnologie dans Le visible er /'invisible, art. cit., p. l40. 4. S(PhiOmb), p. 21 O. 5. Ace sujet,cf. in.fra,chap. v. MERLEAU-PONTY ET LA DIFFRENCE ONTOLOGIQUE 149 Mditation, il est dja trop tard. On ne peut pas aborder le sensible a reculons: a ne pas partir de la chair, on est seulement certain den 'y jamais retoumer. La chair est par excellence ce qui n' est pas rsidu, theme diffr, et ne saurait etre l'horizon d' une pense qui ne procede pas d' elle. Elle n' est jamais d' abord, ni seulement, ce dont je parle, mais ce dont je pars et ce qui m'accompagne et parle en moi, puisqu'elle est mon animation. Soit la phi losophie prend au srieux , comme le dit Merleau-Ponty, l'union de !'ame et du corps, soit elle se condamne a unfaire semblant, comme dans certaines pathologies dcrites par la Phnomnologie de la perception, o u le maJad e fait semblant d' avoir un corps. La chair est par prncipe ce que je ne peux pas mimer sans que ceje soit la chair meme: seule la chair mime la chair, et le reste n'est qu' une singerie secretement positiviste ou secretement spiritualiste. La chair est pensable et n'est pensable que par elle-meme. CHAPITREIV LA CHAIR EST LA DEMEURE DE L'ETRE l. L'ENDURANCE DU CHAOS a) Dnonciation del' attitude occultiste De 1951 a 1958, parallelement a la monte en puissance du tbeme de la chair et de la revendication d'une ontologie, les textes de Merleau-Ponty prsentent une direction critique nouvelle par rapport aux crits antrieurs: la dnonciation d'une capitulation de 1' intelligence devant la complexit du temps prsent et l'ambigu"it de la communication avec autrui. Cette fuite prendrait la forme symptomatique d' un rapport a la vrit et a u langage que le philosophe dsigne par quelques formules rcurrentes: pense occul- tiste , sotrisme , o u encore gnose . La confrence de 1951 sur L'homme et l'adversit entame cette critique. Elle dessine un humanisme ou penserestaffaired'homme t si du moins la pense, comme la parole, c;ont la poursuite du mouvement par Iequelle corps se fait geste 2 : si elles hritent des dimensions ambigues et contingentes de la chair. Merleau- Ponty entend ainsi s'opposer au spiritualisme de l'etre sans chair, qui ne dort, ni ne pense 3, comme a l'humanisme sans vergognede 1' homme de droit divin des grandes philosophies rationalistes 4 . Mais il avoue aussitt que son ide est svere , presque vertigineuse : sa philosophie du mlange dont nous sommes faits suppose une patience du concept qui est d'abord une tolrance de nos mares de dsordre, une endurance du chaos qui est en droit d'effrayer ses auditeurs. Elle doit d'autant plus les effrayer qu'aujourd'hui, comme jamais, la peur de la contingence est l. S(HoAdv), p. 306. 2. S(HoAdv), p. 305. 3. S(HoAdv), p. 306. Citation du << Mon Faust de Paul Valry. 4. S(HoAdv), p. 305. 152 LA CHAJR EST LA DEMEURE DE partout 1 Merleau-Ponty regrette que ses contemporains se protegent de cette angoisse en inventant des solutions dfinitives contre l'adversit, en rejoignant les contres d' un savoir s par o u le combat est dja gagn . Alors la pense occultiste marque un point 2 , elle fuit dans un secret des origines contenu dans le reliquaire de quelques textes obscurs, suffisarn- ment anciens et amputs pour qu 'on puisse leur faire dire ce que 1' on veut. Cette pense reconstruit autour d'elle le mur des idoles et rend le dialogue impossible: comment y aurait-il vritable change entre celui qui sait et celui qui ne sait pas ?3 On s' explique que devant cene ide, qu 'ils entrevoient aussi bien que nous, nos contemporains reculent et se dtoument vers quelque idole. Le fascisme est (toutes rserves faites sur d'autres modes d'approche du le recul d'une socit devant une situation oilla contingence des structures morales et sociales est manifeste. C'est la peur du nouveau qui galvanise et raffirme justement les ides memes que l'exprience historique avait uses. qui est loin d'etre dpass par notre temps. La faveur que rencontre en France aujourd'hui une littrature occultiste est quelque chose d'analogue. Sous prtexte que nos ides conomiques, morales ou politiques sont en tat de crise, la pense occultiste voudrait instaurer des institutions, des mreurs, des types de civilisations qui rpondent encore bien moins a nos mais qui sont censs renfermer un secret, que 1' on espere dchiffreren revant a u tour des documents qui nous restent 4
Dans l'un des entretiens qui suivent L'homme et l'adversit, certains parti- cipants reviennent sur cette condarnnation pour lui opposer la fcondit effective de l'occultisme, comme source de textes sacrs et d'reuvres littraires, comme travail d'largissement du langage. Merleau-Ponty rpond en dnon9ant le refus de communiquer qui soutient selon lui 1' attitude occultiste: J' ai bien parl d' un langage largi, et j 'ai justement essay de montrer, a propos du surralisme meme, qu'il y avait une tentative d'largissement du langage au-dela des significations dja tablies et re9ues. Je ne ferme pas du tout le langage sur le prosai'sme, sur les choses dja dites. Ce qui me parait caractristique de l'attitude que j'ai appele occultiste, c'est qu'au lieu de chercher a faire vritablement une communication entre les hommes, c'est-a-dire a dire des choses que les autres russissent a comprendre, bien qu 'elles n' aient pas dja t di tes, 1 ' occultisme cherche a l . S(HoAdv), p. 307. 2. S(HoAdv), p. 308. 3. /bid. 4. S(HoAdv}, p. 306-307. L'ENDURANCE DU CHAOS 153 se dispenser de ce travail, et va chercher n' importe oil, de prfrence dans les endroits les moins saisissables, les moins accessibles, un sacr que le role de la littrature et de la posie serait justement de crer. Ce que j 'appelle occultisme, e' est cette permission qu' on se donne, sous prtexte que le langage ne doit pas s'en tenir aux significations dja videntes, acquises, exprimes, de dire exactement n'importe quoi, et plus ce sera bizarre et plus ce sera intressant 1
L' entre ti en se poursuit spontanment par une discussion sur la pratique de 1' tymologie, daos laquelle Merleau-Ponty reconnait une manie symptomatique de la pense occultiste. A la meme poque, divers textes mettent en garde contre la fascination de l'tymologie, eontre l'illusion rtrospeetive d'une gestation de la pense dans un langage sans naissance, dans quelques paroles isoles qui nous parleraient depuis l'aube de la pense. La signifieation d'un mot, insiste le philosophe, n'est pas seulement en arriere de nous, mais aussi en avant, dans un sens prospectif nourri de nos choix prsents 2 . Lorsqu'il est puis dans un texte sans eontexte, amput de son eorps matrieiel, le sens devient artificiel, paree qu'il chappe aux eonditions de sa formation effeetive: un dsir de eommunieation qui est un dsir d'homme, un eorps de mots que nous devinons par notre ehair. L'tymologie n'explique done ren, et nous loigne de la gsine aetuelle du seos entre des sujets parlants qui souhaitent se comprendre. Or la pense occultiste refuse eet effort, elle est lourde d'une paresse qui consiste a eacher des ehoses dja dites dans une origine sotrique, pour se dispenser de dire des choses que les autres russissent a eomprendre, bien qu. elles n. aient pas dja t di tes. Merleau-Ponty eonsacre 1' t 1951 a la rdaetion de La prose du monde, manuscrit intgr au projet d'ensemble sur !'Origine de la vrit. l . HoXX, p. 344/230. 2. L'tymologie peut galement fausser notre ide d'un mot; en effet, le sens d'un mot n'tant pasen arriere, mais en avant, ce sens prospectif n'est pas forcment la rsultante des sens passs. "Nous ne sommes pas les fils de nos ancetres, mais nous choisissons nos ancetres" (Aron). Ceci peut s'appliquer a l' tymologie populaire qui est le choix par lequel l'homme exprime le sens effectif qu'il donne actuellement a un mot.,. (Sorb(CAL), p. 72, 1949-1950). Ici les acquisitions des sciences du langage sont dcisives ( ... ).La psychologie et la linguistique sont en train de montrer par le fait qu'on peut renoncer a la philosophie temitaire sans tomber a l'irrationalisme. Saussure montre admirablement que si les mots et plus gnralement la langue, considrs 11 travers le temps, - ou, comme il dit, selon la diachronie-, offrent en effet l' exemple de tous les glissements s6mantiques, ce n'est pas l'histoire du mot ou de la langue qui fait leur sens actuel, et, par exemple, ce n'est pas l'tymologie qui me dira ce que signifie 11 prsent la pense. La plupart des sujets parlants ignorent l'tymologie- ou plutot, dans sa forme populaire, elle est imaginaire, elle projette en une histoire ficlive le sens actuel des mots. elle ne !'explique pas, elle le suppose.,. (PM. p. 32-33). 154 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE L'llTRE Cette recherche de !'origine de la vrit passe invitablement par celle de la naissance de la langue a partir d'un pouvoir de communieation pralable qui appartient a eette conseienee-ineonseience qui est la pereeption t. Saussure a expliqu que toutes les tymologies sont des eonstructions apres eoup, et que ce qui fait le sens du mot, e' est son usage a 1' intrieur de la communaut linguistique vivan te 2 . Transposant l' ana- lyse saussurienne de la diffrenciation, Merleau-Ponty veut eomprendre la vi e du langage a partir du type de eomplexit qui est eelui du eorps vivant, ou aucun organe ne parle isolment et n'a sa vrit sans une configuration globale qu'il est impuissant a crer de lui-meme 3 . Il demande aussi de ne pas soustraire du langage la paro le eomme ehange substantiel entre moi et autrui: eertes la parole m'a, mais dans l'exaete mesure ou le dsir de eommunier avec autrui au meme seos me dvore, dans eette effieace ou e' est d' abord autrui qui m' a et moi qui ai autrui dans la parole. Le pro jet affich, daos la prparation indite de La prose du monde, de faire un dveloppement contre Heidegger4, est done aeeompagn d'un certain nombre d'interventions ou il est difficile de ne pas Jire une critique de l'auteur de Sein und Zeit. Contemporain, le eours sur Les sciences de L'homme et la phnomnologie, rappelons-le, stigmatise chez Heidegger ce danger de prendre les mots pour des essenees >>, au service d'une philo- sophie dogmatique , sans rserve sur son pouvoir absolu de eonnais- sanee ,sur un pouvoir phHosophant eonsidr comme illirnit s. Avec plus d'assuranee encore,les cours au College de Franee vont reprendre le tableau de 1951 sur l'attitude oceultiste et l'illusion de l'tymologie, en dsignant Heidegger explicitement. Des la prerniere anne, la les:on qui ouvre le cours sur Le monde sensible et Le monde de l'expression (janvier 1953) affrrme que les tymologies de Heidegger ont a se justifier devant la critique des linguistes pour n'etre pas linguistique imaginaire 6. Unan plus tard,la prparation du cours sur Le probleme de la paro le invoque pour celle-ci un progres qui n'est pas retour a l'age d'or du langage, mais l. PM-ms [218]v. Origine de la vrit. Prose du Monde. Prjug6 de 1'6tymologie: la langue "primitive" n'a pu manquer d'etre "motiv6e". Cela repose sur l'id6e qu'une langue, c'est essentiellement une somme de signes lis a autant de significations. Naturellement, une langue est motive, mais globalement, comme systeme de diff6renciations a l'int6rieur d'un pouvoir de communication pr6alable, non pas motiv6e au sens de construite sur un plan intelligible analogue au plan suppos6 des significations. (PM-ms [218], note intitul6e A proposde Paulhan -L'illusionde l'tynwlogie. Cahiersde la Pl6iade, Hiver 1950-1951 ). 2. HoXX, p. 345n31, entretien du 12 septembre 1951. 3.Cf.Sorb(CAL),p. 77-78,1949-1950. 4. PM-ms [204]v. 5. Cf. Sorb(SHP) 421-422, CDU(SHP) 125-127n4-76, et supra, chap. n, p. 85-86. 6. MSME [ 18](l2). L'ENDURANCE DU CHAOS 155 eonstruetion t. Dbut 1956, le eours sur la dialeetique dnonce plus Jonguement et fermement ce mythe de l'age d'or qui interprete notre prsent comme simple dcadence 2 et voue un eulte aux textes prsocra- tiques comme a une pense perdue, un secret oubli 3. Merleau-Ponty parle alors d' sotrisme au su jet de Heidegger, d' une illusion: l'age d' or, le eulte des origines 4, qui est repli sur les origines, involution slleneieuse , nostalgie d' un trsor de pense enferm dans quelques paro les sans eonditionnement humain. Conception d' un rapport 1' etre qui n' est pas de possession intellectuelle, qui par suite n'est pas signification au sens de contenu identifiable conceptuellement, parole qui n'est pas simple indice de significations, qui est instauration d'un rapport au parole qui ne ni ne (Hraclite), mais fait signe. Mais cela meme esta ex primer, et non trouver tout fait dans des textes dont le sens est facultatif. N e pas se replier sur Parmnide. sotrisme autour de Heidegger. A u fond ce repli sur les origines, cette involution silencieuse, c'est in verse et symtrique de Hegel crasant dans sa pense tout le pass. Marche vers Hegel et chute depuis Parmnide. Comme e' est nous qui faisons revivre ce Parmnide,les deux attitudes sont quivalentes. La co'incidence avec une Parole qui nous a ne peutjamais etre que la moiti de la vrit: l'autre vrit ( ... ) c'est que c'est nous qui organisons cene clbration de Parmnide. Ces deux vrits >> sont comprendre ensemble: l'change entre le pass et le
D'anne en anne, la critique merleau-pontienne de Heidegger se rpete done, de plus en plus svere, et d'autant plus massive qu 'elle ne fait aueune rfrenee prcise a l'reuvre du philosophe. Comme souvent, cette absenee de rfrence est le signe d' une lee tu re de seeonde main, d' un dbat quelque peu deal oii Merleau-Ponty ferraille moins avec Heidegger lui-meme qu'avec un eourant de pense qui l'agace, et dont la manifestation est d'abord Le cours de 1956, qui marque une monte en puissanee de sa critique, est symptomatique de ce faux dialogue 6 : les passages correspondants sont en ralit centrs sur une leeture, non de Heidegger, mais de 1'/ntroduction a une Lecture du Poeme de Parmnide l. PbParole [ 19)v(26). 2. Est-ce simple dcadence? Non, e' est exp6rience a faire. Pour dpasser la il faut l'avoirconnue.,. (D1al-T&C [190)(Ill6)). 3. Dial-T &C [ 187)(lll3). 4. Diai-T&C [190)(lll6). 5. Dial-T&C [19l](ID7). 6. Jusque dans le dtail de 1' 6criture. Ainsi Merleau-Ponty 6crit dans un premier temps sot6rismedeHeidegger,puisrectifie: autourde (Dial-T&C [191](lll7)). 156 LA CHAJR EST LA DEMEURE DE que Jean Beaufret vient de publier 1 L'anne suivante, le premier cours sur la N a tu re rcidive dans un passage qu' il nous faut relire: Si le philosophe veut voir et comprendre trop vi te, il risque de se laisser aller la Gnose. Le linguiste, qui considere la parole du dehors et la relativise, mcontente le philosophe, qui s' aper9oit que la paro le comprend l'homme plus que l' homme ne comprend la parole. Mais il est dangereux de laisser toute libert au philosophe. Se fiant trop vi te au langage, il serait victime de 1' illusion d 'un trsor inconditionn de sagesse absolue contenue dans le langage, et qu'on ne possderait qu'en le pratiquant. D'ou les fausses tymologies de Heidegger, sa Gnose. L' Absolu dans le langage n'est pas un absolu imrndiat. Si le langage doit !tre l' arne de 1' Absolu, il doit !tre absolu dans le relatif2. Ce tenne prcis de gnose apparait surtout dans les textes de 1957, A partir de la lecture du Schelling de Jaspers 3 Merleau-Ponty dsigne par lA la fabrication d'une fausse science o u seconde science 4 qui fuit le poids , 1' inertie et la rsistance de la Natures. Il en irait ainsi de Hegel 6 , de Marx 7 , et de Heidegger S. Cette pseudo-science a le visage d' une rationalisation foncierement irrationaliste 9 , qui forgerait son absolu dans le mpris pour la masse que 1 'homme entraine derriere lu , la haine de la nature, et l'aveuglement sur le fait que c'est prcisment cette masse (la chair) qui sert de volanta la libert et a la pense pour les conduire jusqu' a 1 'etre 10 Plus largement, Merleau-Ponty a de la gnose une acception spirituelle traditionnelle, enracine dans sa culture religieuse: une pense supralapsaire 11 , qui veut remonter directement A la positivit d'un message immmorial, par un mode de connaissance qui ne respecte pas le mystere, tend a dvaloriser la chair et refuser tout sens A la souffrance. La fa9on dont Merleau-Ponty articule sens et non-seos en voulant travailler celui-ci jusqu 'a faire clore son ex ces de seos- un gain d' exprience dans l . Pars, P.U.F., novembre 1955. 2.Natul,p.l22,printemps 1957. 3. K. Jaspers, Schelling. Gros se und Verhiingnis, Munich, Piper, 1955. 4. Cf. Natu 1, p. 65-66, 108, 122, RC57, p. 108, ou encere Natu 1-ms [58]( 56). 5. Cf. notamment Natu 1, p. 74-78. 6. Cf. Natu 1, p. 74-76. 7. Cf. Natul, p. 77-78. 8. Cf. Natu 1, p. 122. 9. Natu 1, p. 78. 1 O. Cf. Na tu 1, p. 74 sq. 11 . Le lerme supralapsaire qualifie ce quise situe en de la chute originelle, ce qui n' a pas t atteint ou caus par elle. Sur l'emploi de ce terme thologique par Merleau-Ponty, cf. S(Prf)38, Brouil373/[113]( 131), Vl3165, NPVI[l91). L' ENDURANCE DU CHAOS 157 cette chute, une richesse dans cette pauvret 1 -, ainsi que son approche philosophique du mystere, s' inscrivent dans la continuit de cette critique de la gnose 2
Nous sommes ainsi parvenus en 1957 : la rflexion de Merleau-Ponty n' en est plus a ses dbuts . .. Elle dbouche a la fin de cette meme anne sur un premier long manuscrit ontologique, La Nature o u le monde du silence, centr sur les scnarios cartsien et sartrien de 1' auteur. Heidegger en est le grand absent. Que se passe-t-il en 1958, anne charniere, comme nous I'avons dja soulign, dans l'attitude de Merleau-Ponty vis-a-vis de Heidegger? Dans un premier temps, ce rapport s'aggrave. La prparation indite de la seconde srie de IC9ons sur le concept de Nature montre en effet une parfaite continuit avec les textes critiques prcdents, reprenden diffrents endroits leurs griefs principaux et leur donne parfois une ampleur sans prcdent. Le fait est d' autant plus remarquable que le theme du cours n'impliquait pas, de lui-meme, une confrontation avec Heidegger. Les passages anti-heideggriens de ce manuscrit sont trop nombreux pour etre tous cits - certains l'ont d'ailleurs dja t dans leur propre contexte thmatique. Merleau-Ponty y livre a nouveau une vision brutale du rapport heideggrien a 1' homme (un humanisme par dngation de 1 'homme)) 3 ) et A 1' erre (une ontologie qui met 1 'etre a u dessus de tous les tants 4 ), un double rapport qui dpend a ses yeux d'une conception domaniale et nostalgique de la philosophie, laquelle se traduit par un rejet inadmissible l. EM 1 [56)( 10). 2. Le n'est pas un savoir cach, une positivit recluse dans l'envers des apparences et rserve A quelques initis: ici et djA lA, il est la profondeur du visible lui- meme. Cette position ne se veut pas thologique (Merleau-Ponty d' ailleurs que les thologies rationalistes, comme les gnoses, ne respecten! pas le mystere), mais ne veut pas non plus prendre part A un dbat contradictoire avec la thologie: Merleau-Ponty est suffisamment cultiv pour saisir la diversit des mouvements thologiques, et la modemit de certains d' entre eux. Rechercher si une conception de la Nature et de l'homme naturel ne suppose pas toujours tacitement (comme celle de Breton), en admettant un ontologique, l'espace ncessaire A une gnose- Ou si au contraire on peut arriver A faire du un ilment ( .. . ). Je voudrais arriver A cette seconde attitude. Montrer dans le catholicisme un compromis entre cette attitude et 1' ontologie de la causa sui, cause de toutes choses ( commune en fm de compte a u cartsianisme et A toute thologie rationnelle). ( ... ) Le dbat n ' est pas entre thologie et non-thologie. n y a une pense "mondaine" qui ne voit pas la facticit, etqui est thologie ... (NMS [118]v(l0), prob. automne 1957) Prciserle sens de cene attitude : elle consiste a admettre le mystere comme lment ( .. . ). Il n'est pas simplement la place vacante d' une gnose - que les religions existantes sont un compromis entre cette conscience du mystere et 1' ontologie ncessitaire. ( ... ) Le dbat n 'est pas ici entre thologie et non thologie,le monde et thologie: il y a des thologiens qui voient la facticit [et] des non-thologiens qui ne la voient pas. " (NMS [ 1 04](0)). 3. Natu2-ms [ 16)v(26). 4. /bid. !58 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE de la science 1 , une confiance nai've faite a u Langage, et un rapport magique aux textes prsocratiques. lci comme ailleurs, le rapport a Heidegger est compliqu par d'autres lectures: a nouveau par la clbration que fait Beaufret de l'abri immmorial du langage 2 , par une lecture plus rcente de Fink3, mais aussi par celle d'un article de Lvinas, dont Merleau-Ponty recopie consciencieusement un long passage 4 A la diffrence des cours prc- dents, celui de 1958 fait rfrence, furtivement, a deux titres de l'reuvre heideggrienne : a la Lettre sur l 'humanismes et a Georg Trakl. Une situation de son Dict 6 , mais sans plus de prcision (alors que les memes feuillets citent longuement d'autres auteurs), et dans une critique imm- diate. La rfrence a la Lettre sur l'humanisme est d'ailleurs de seconde main: Merleau-Ponty la trouvechezFink, daos un passage qu'il prend soin de transcrire, ou Fink voque le fameux motif die Sprache das "Haus des Seins" ist 7 . C'est en outre au contact de cette page prcise de Fink que l . Cf.les textes cits supra, chap. 11, p. 89-95. 2./ntroduction a une lecture du Poeme de Parmnide, o p. cit., p. 36. 3. Zur ontologischen Frhgeschichte von Raum-Zeit-Bewegung, La Haye, Martinus Nijhoff, 1957. 4. <l s'agit d'une existence qui s'accepte comme naturelle, pourqui sa place au soleil, son sol, son lieu orientent toute signification. JI s'agit d'un exister pa'ien. l'ordonne batisseur et cultivateur, au sein d'un paysage familier, sur une terre matemelle, Anonyme, Neutre, ill'ordonne thiquement indiffrent et comme une Iiben hro'ique, A toute culpabilit A l'gard d' Autrui. ( ... )Les analyses heideggriennes du monde qui, dans Sein und Zeit, panaient de l'anirail des choses fabriques, sont, dans sa philosophie, pones par la vision des hauts paysages de la Nature, impersonnelle fcondit, matrice des Stres particuliers, inpuisable des choses. Heidegger ne rsume pas seulement toute une volution de la ph.ilosophie occidentale. Il !'exalte en montrant de la fayon la plus pathtique son essence anti-religieuse. devenue une religion A rebours. ( ... ) Avec Heidegger, l'athisme est paganisme, les textes pr-socratiques - des anti-critures. (Natu2-ms [5)(5b")-[5]v(5b")). Citation d'Emmanuel Lvinas,<< La philosophie et l'ide de I' Infini , Revue de Mtaphysique et de Mora/e, 62, 1957, n 3, p. 246 (anicle repris dans En dcouvrant l 'existenceavec Husserl et Heidegger, Pars, Vrin, 1988). 5. Cf. Natu2-ms [3]v(4). 6. Cf. Natu2-ms [5]v(5 bo). Merleau-Ponty a probablement eu entre les mains la traduction de ce texte (par Jean Beaufret et Wolfgang Brokmeier) publie grace A Jean Paulh.an dans La Nouvelle Revue Fran:aise enjanvier et fvrier 1958 (6 anne, n 61, p. 52- 75, et n 62, p. 213-236) ; traduction reprise plus tard dansAcheminement vers /aparo/e, sous le titre La paro le dans 1' lment du " 7. Op. cit., p.49. Fink "Seit der Mensch spricht, spricht er den Dingen Sein zu und ab. Das bedeutet nicht, dass in einer bestimmten faktischen Sprache der Seinsbegriff ausdriicklich in Vokabular und Grammatik auftreten msse. Es mag Sprachen geben, die anscheinend ganz oh.ne die uns vertraute Struktur der ausdriicklichen Seinsnennung auskommen, - aber auch dort wird implizit immer Sein mitgesagt. Wenn nach. dem Worte Heideggers die Sprache das "Haus des Seins" [Heidegger, Brief ber den "Humanismus", s. in "Piatons Lehre von der Wahrheit", Bem 1947, S. 53.] ist, namlich als die dem Menschen L'ENDURANCE OU CHAOS 159 Merleau-Ponty voque pour la premiere fois, dans ses crits, ce meme motif 1
Le dvoilement philosophique suppose frquentation du monde par dela notre habitude de l'etre, et, sans la critique scientifique, on risque de retomber dans cette habitude qui est a la fois source de la philosophie et oubli de la philosophie. Exemple: Heidegger dit que le langage est das Haus des Seins ( ... )ce n'est pas l'homme qui a le langage, c'est le langage qui a l'homme 2. Or cette conception de la philosophie, regrette a nouveau Merleau- Ponty, Heidegger 1' accompagne d' un dsaveu total et immdiat du savoir scientifique)) 3 o Le meme feuillet poursuit: Le sens de l'etre dans le langage est co-dtermin par son mode d'expression. ( ... ) La philosophie est au-delll de la linguistique, non en Si elle ne passe pas par examen de langues de fait ,elle va oprer position de l'etre implicite derriere le langage, elle concevra l'etre indpendamrnent du langage au moment oi'l elle est en train de dire que le langage est 1' habitation de 1' etre, et finalement sera philosophie du Denken et non de la paro le et du dit: demiere phrase de Fink: das Denken bereits, wenn es beginnt, mit dem Sein vertraut ist. L'etre du langage ne peut pas etre saisi hors du langage. Certes, on pourra reprocher i'1 science objectiviste d' avoir manqu l'etre du langage: mais il sera important de noter que plus de science corrige cette science-la, que Saussure a iotroduit considration de la paro le ... . Merleau-Ponty conclut: Done il faut choisir: ou bien on veut une philosophie qui ne survole pas l'etre, qui le saisisse dans notre contact avec le monde,- et alors il faut qu 'elle ex pose ce contacten entier, et aussi le contact scientifique qui nous veille, par autocritique, a certains aspects du monde,- ou bien on prend la philosophie comme une instance spare, qui dtient une mesure de l'etre incomparable, mais alors elle n' est pas approfondissement du monde, elle estsimplement: l'etreest,lenantn' est pas (voir 5bis)s. zugesellte Offenheit des Seins, in der er verstehend-sprechend wohnt, worin er seine "Behausung" hat, so bedeutet das, dass das Denken bereits, wenn es beginnt, mit dem Sein venraut ist." (1) [(1) E. Fin k, Zur ontologischen Frhgeschichte von Raum-Zeit-Bewegung, p. 49].,. (Natu2-ms [3]v(4)). l . Unan plus tard, le cours sur Heidegger reprendra ce en donnant, cene fois, une rfrence prcise A l'dition bilinguede RogerMunier: cf. Phi1Auj3, p. 124/[43]v(63). 2. Natu2-rns [3](3)-[3]v(4). 3. Natu2-ms [3]v(4). 4. Natu2-rns [3]v(4)-(4](5). 5. Natu2-ms [4](5). 160 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE Voici enfin l'important feuillet (5bis) auquel Mer1eau-Ponty vient de renvoyer, sommet de ce moment critique: En fait, ne prenant pas le dict de 1 'etre dans 1 ' histoire ontologique de notre monde, Heidegger ne s' installe pas davantage hors du monde: il trouve cette solution de s' installer dans un dit de l'etre qui a t prononc au contact du monde, mais il y a longtemps, et par rapport auquel toute 1 'histoire de notre monde est dcadence. ll ne s' installe pas dans 1' temel, il s' installe dans la prhistoire ontologique, dans le prsocratisme. Et certes il y a un droit du philosophe de rvoquer en doute presque toute l'histoire empirique au nom d'un certain temps considr comme seul plein. Mais il faudrait qu' il apparOt comme vraiment plein. Or on a plutot l'impression que c'est Heidegger qui le remplit, que le prsocratisme lu rend ce qu'il lu a donn. Par ce dtour, la philosophie de Heidegger apparait comme sortant d' un hritage immmorial, dja faite dans le pass, dans le sens haut-allemand indo-europen prsocratique des mots, dans les crits nigmatiques de la prhistoire philosophique. Le langage nous a moins comme Stiftung ouvrant un champ et un avenir dont il ne dtient pas le secret, que comme un destin ou toute richesse est au pass. L'histoire, c'est le grand pass, dont nous n'avons que des ruines ( Gedankenruinen dit Fink) 1
S'il y a un tournant heideggrien du dernier Merleau-Ponty, il est done pour l'instant peu visible ... Apres la prparation de cette deuxieme anne de cours sur la Nature, le nom de Heidegger va toutefois progressivement S' effacer dans les textes qui prolongent pourtant les m emes ides critiques : les Iectures de 1958 permettent peut-etre a Merleau-Ponty de dcouvrir que sonjugement tait hitif, et pratiquait !'amalgame. Curieusement, les notes d'auditeur des le9ons de 1958, en gnral proches de la prparation manuscrite de Merleau-Ponty, montrent dja un tonnant dca1age dans le traitement qui est fait de Heidegger. La critique de ce dernier, rcurrente dans la prparation du cours (Heidegger y est mentionn a une quinzaine de reprises), n'apparait pour ainsi dire plus dans cette version, qui ne mentionne qu'une seule fois le nom du philosophe allemand, dans un passage d'ailleurs plutot neutre a son gard 2 . Le ou les auditeurs taient-ils parfois absents? Merleau-Ponty n' a-t-il pas eu le temps de prononcer tout son cours? Ou bien sa prise de parole s'est-elle faite plus prudente que sa l . Natu2-ms [5]v(5 bis). Cf. Fin k, o p. cit., p. 4: wir leben inmitten von Gedanken-Ruinen und merken es nicht " C'est le langage qui a l'homme et non l'homme qui a le langage. De sone que sa situation est ouvenure sur un site. non Sinngebung, site naturel ou site d'une histoire fige qui est dcadence A partir d'un pass (Natu2-ms [16]v(26)). 2. Natu2, p. 183. L'ENDURANCE DU CHAOS 161 prparation manuscrite, dans la dcouverte naissante de l'exces de sa position? Les le9ons consacres a Heidegger 1' anne suivante affmnent trouver chez ce dernier la vraie signification de la mthode tymologique : la pense ne vit pas de l'tymologie, celle-ci ne sert qu'a lui suggrer des rapports d'etre, a dlivrer une pense qui n'est pas possde par les mots 1
A la critique de la gnose se substitue alors l'loge du mythe, et Merleau- Ponty livre une autre lecture du statut de )'origine dans la philosophie de Heidegger: son sens serait moins de rejoindre un trsor perdu, magique- ment dpos dans le pass de la langue, que de ractiver un mythe qui sert la fcondit actuelle de la parole. Le mythe ne referme pas la pense sur un commencement illusoire, il est une maniere indirecte de nous par1er du prsent. La latence, i. e. la prsence implicite, oprante, n'est pas une solution, si elle n' est que dveloppement repli dans son dbut. I1 faut que la Sinngebung initiale soit, non possession de significations et d'un code, mais possession de << diffrences de significations et de signes diacri- tiques . Alors, dans ce champ de significations et dans ce champ diacri- tique, autre chose peut etre pr-trac - mais du coup, le signifiant et le signifi ne sont plus extrieurs ( ... ).Le langage n'est pas nature, n'est pas convention: il est histoire, i. e. variation de conventions >> toujours vorgegeben. Le langage se prsuppose. /. e. quand il veut penser son origine, il ne peut la penser que comme Gewalt-tat, action instituante a fcondit illimite, mythe [Heidegger toute origine >> est mythe) (le temps mythique est le pass-prsent). Or s' il est cela a !'origine, ill'est achaque instant. Enjambement ou empitement 2
Contrairement aux textes des annes 1951-1958, cet extrait n' oppose plus Saussure a Heidegger mais tend a les associer, ou du moins a les meler, le propos demeurant ambigu quant a ce qui revient en propre ou non au philosophe allemand. A la meme poque (printemps 1959), Merleau-Ponty rdige le deuxieme chapitre du Visible et L 'invisible, tourn contre Sartre, et cette proccupation oriente en partie son cours sur Heidegger, pour utiliser celui-ci contre L'lmaginaire, comme certains passages l'indiquent l." Vraie signification de la historique.,. (Phi!Auj3, p.l221[55]) 11 ne s'agit pas de transformer la philosophie en dictionnaire Notre Denken ne vit pas de elle ne sert qu'A bedenken (donner A penser) les rapports d'etre (Wesens Verhalte) et ce que les mots nomment d'une maniere indivise (unentfaltet)- Appui, Wink pour le Penser, et non rception d' une pense possde par les mots. (Phi1Auj3, p. 1281[45]v(67)). 2. Phi!Auj3, p.l27/[45](66). Transcriptioncorrige. 162 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE L clairement 1 Nous retrouvons ici ce jeu prilleux ou Merleau-Ponty dresse Sartre et Heidegger, tantt 1 'un contre 1' autre, tantt 1' un avec 1' autre, mais toujours pour finalement se trouver et se poser lui-meme dans I'exclusion des deux. Contre la dichotomie sartrienne de l' imaginaire et du rel, i1 poursuit une approche personnelle de l'onirisme et du mythe, travaille depuis les cours en Sorbonne, et ici gnreusement prete a Heidegger2. L' anne 1958 est done bien marque par un changement d'attitude de Merleau-Ponty vis-a-vis de Heidegger- un changement relatif, la conclu- sion du cours de 1959 maintenant sa posion crique habituelle-, mais non un changement dans ses propres ides : comme nous le verrons bientt, la ligne crique forge autour de Heidegger de 1951 a rni-1958 se poursuit tout en tant anonyme, le scnario s' approfondit tout en dissimulant son acteur. Pour Merleau-Ponty, cette diffrenciaon importe peu: il est moins proccup par la juste restuon de la pense de tel auteur, que par l'laboraon d'une pense personnelle dans la lutte avec quelques fantmes intrieurs. b) Del' effondrement de tout sol aux racines me mes del' etre L' lntroduction al 'ontologie (fi n 1958) et la premiere pare du cours de 1959 sur lA philosophie aujourd'hui montrent un retour en force de la descripon du chaos prsent, a travers les images de la ruine, de 1' effondre- ment et de la difficile reconstrucon : ces manuscrits renouent avec les figures des crits existenalistes de 1' immdiat apres-guerre, qui formaient le rnilieu natal de 1' empitement et de la chair dans l' criture de Merleau- Ponty3. L'anne 1945 marquait la prise de conscience de l'empitement, qui allait informer une philosophie de la chair; les annes 1958-1959 en renouvellent 1' cho, qui va informer une endo-ontologie, dans un contexte ou se conjuguent dans l'esprit de Merleau-Ponty des facteurs aussi divers l. Cf. par exemple Phi1Auj3, p. 124-126/[43]v(63)-[44]v(65). 2. C' est cette meme approche critique de L 'lmaginaire que dveloppera L '(Eil et /'Esprit, en invoquant contre 1' analogon sanrien le monde onirique de l'analogie (OE, p.41), ou 1' analogue est tou jours selon le corps (OE, p. 24 ), ou les essences ne sont que chamelles , et les ressemblances toujours efficaces " Merleau-Ponty parlera alors, pour son compte et pour celui de la peinture, d'" universelle magie" (OE, p. 34). et meme d' op- rations occultes, de philtres (OE. p.35), mais dans un tout autre sens que l'attitude occulte et gnostique qu'il dnonce par ailleurs. Car i1 ne s'agit prcisment plus de la toute- puissance de la pense ou folie de la conscience qui dfinissait celle-ci, mais de la toute- puissance du dsir (l 'amour fou de Breton) et du monde presque fou (OE, p. 26) de la vision, de la puissance des icones (OE. p. 39). Merleau-Ponry fait appel a la magie de l'a:il, contre l' illusionnisme prestidigitateur de !'esprit et de ses perspectives gomtriques. La peinture rveille, pone asa demiere puissance un dlire qui est la vis ion meme (OE, p. 26). 3. Cf. Du lien des e tres aux lments de l'itre. o p. cit., section A. L'ENDURANCE DU CHAOS 163 que la guerre froide, une lec tu re de la troisieme pare de la Krisis de Husserl, et la dcouverte du pamphlet de Revel, Pourquoi des philosophes? 1 Merleau-Ponty pressent que nous entrons dans une ere ou 1' adversit serasans prcdent a 1 'gard de l'homme, etde la philosophie. La prerniere part e de lA philosophie aujourd 'hui suit mthodiquement le schma suivant: Merleau-Ponty passe en revueles signes actuels d'un effondrement radical de tous les sois pistmologiques et humains, avant de retourner la confusion destructrice en bonne ambigwt, et d'introduire au monde del' Ineinander, au rgime qui transfigure tout empitement en coexistence. A. travers ce schma, le philosophe ne fait pas que renouer avec le tableau bross dans les annes 1945-1949 : ille rpete. Le cours de 1959 prdit ainsi le passage d'une situaon de dsintgration a une rint- gration plus profonde 2 , dans chacune des trois crises qu' il dveloppe : celle des rapports humains3, de nos rapports avec la Nature 4 , etjusqu'a celle de la cultures, avec pour seul dnominateur commun une certaine obscu- rit modeme, une interrogaon pure 6. La crise est d' abord celle du conflit humain et interhumain. C' est une queson de savoir s'il y a meme en droit compossibilit des hommes- possibilit d'une socit organique 7. Dix ans plus tt, la confrence de Mexico sur autrui ne pas autrement. Non seulement notre temps ne montre pas d' harmonies naturelles entre les hommes, mais il semble les voir promis au chaos 8 , et Merleau-Ponty constate en 1959 que ceci n' est pas fmi avec la seconde guerre mondiale 9 , que cette destrucon n'est pas hasard: c'est auto-destrucon 10. Le contexte de guerre froide renouvelle l'inquitude du pass, Merleau-Ponty remarquant chez beaucoup d'occidentaux une attitude rgressive qui recre [des] conduites fascistes 11, dans un monde humain qui engendre la violence du l. Pourquoi des philosophes ?, Paris, Julliard, 1957. Chez Merleau-Ponty, cf. EMl [ 144], [2](1), [li](D), PhilAuj 1 37/[2)(1 ), OntoCan 165/[2]v(2). 2. Dans tous ces domaines ( ... ) la dsintgration est balance et au-dela. chez les meilleurs, par un sens neuf de la pluralit des possibles ( ... ) par l' attente d'une libre rintgration. (RC59, p. 147). 3. Cf. Phi1Aujl,p.40-41/[3)(2)-[4)(3); RC59, p. 144-145. 4. Cf. Phi!Aujl .p.42-44/[4]v(4)-[5)(5); RC59, p.l45-146. 5. Cf.Phi1Aujl,p.44-65/[5]v(6)-[16)(19) ; RC59, p.l46-147. 6.RC59,p.l44. 7. Phi!Auj 1, p. 40/[3)(2). 8. RC59,p.l44. 9. Phi!Auj 1, p.40/[4)(3). 1 O. Psycha, p. 389/[82). 11 . PhilAuj l. p. 41/[4](3). 164 LA CHAIR EST LA DEMEURE DEL dsespoir comme celle des fausses certitudes 1 Dans les crits de 1945- 1949, l'empitement concernait essentiellement l'homme, dans sa vie pri ve et publique. Merleau-Ponty en tend maintenant la violence destruc- trice a la nature elle-meme 2 . Sartre suggere dans son Merleau-Ponty vivant que la disparition d'une mere contribue a cette gnralisation: la chair, la mere est dsormais absente, il s'agit de la faire renaitre en philosophie, avec trois annes de cours et une ontologie consacres a la Nature. Auparavant, la Nature demeurait cette terre-mere si stable qu'il n'tait pas ncessaire d' en parler. Mais maintenant, comme Merleau-Ponty 1 ' crit lui- meme, ce qui, pour des siecles, avait eu aux yeux des hommes la solidit d'un sol s'avere fragile; ce qui tait horizon prdestin est devenu perspective provisoire 3 . L'etre lui-meme est atteint. Il n'est plus l'etre dcent et biensant de la mtaphysique classique, mais 1' etre profond)) 4, charnel , etre de latence o u etre des profondeurs 5. L' etre vrai est explosif, 1' etre sage esta la surface de ce volean)) 6_ Merleau-Ponty reprend alors le cercle de l'ambivalence qu'il dcrivait dans ses cours en Sorbonne: l'homme pris au piege de la violence, entre le dsir de dtruire ses fondements charnels, la culpabilit de l'avoir fait, et l'angoisse d'etre abandonn par ce Boden explosif. L'ambivalence de 1' homme moderne s 'intensifie: il culpabilisait de vouloir tuer Die u et avait conjointement peur que Dieu ne l'abandonne; ce complexe s'tait bientot report sur l'homme lui-meme (sur autrui) ; il se reporte maintenant sur la Nature. Son complexe d'abandonnique screte une hantise de 1' Autre absolu et sans corps, de 1 sans chair, sans contingence et sans mlange. La hantise du cristal de la mort qui nous menace de la rsolution dfinitive de tout Ineinander. Merleau-Ponty lit ces symptomes dans les faits les plus concrets, jusque dans la conquete spatiale, en un temps marqu par Spoutnik et la propagande qui l'accompagne. L'homme sera bientot en mesure de quitter librement la Terre, et cette possible sparation rveille en lui le vieux dsir et la vieille crainte de rencontrer 1' Autre absolu 7, de l. C' est vraiment une question de savoir si la violence,l' opacit des rappons sociaux, si les difficults d'une civilisation mondiale ne tiennent qu' ll une forme de production djll dpasse. Or un monde ou ces problemes sont lll'ordre du jour et oil ce doute s'impose (ll ceux-lll memes qui affichent des certitudes entieres) screte de lui-mme une violence et une contre-violence dsespres. (RC59, p. 145). 2. Ce n'est pas seulement le monde humain qui est illisible, la nature mme devient explosive. (ibid.). 3. RC59, p. 145-146. 4. EM2 [23l),juin 1959. 5. Vl4, p. l79. 6. PhilAuj 1, p. 42/[4]v(4). 7.RC59,p.l45. L 'ENDURAN CE DU CHAOS 165 rencontrer un autre penseur, autrement fait dans son corps et son esprit, sur Jeque! on tirera prventivement 1 Done, ici encore, complexe extreme- ment confus sur Jeque! on jo u e : angoisse, comme mlange de dsir et [de] crainte, devant 1 'autre 2. Parvenu a ce point ultime de la sparation et de 1' affranchissement du charnel, le cours de 1959 fait brutalement volte-face, en direction d'un sens plus profond de la chair et en direction de 1' Jneinander. Non, l'homme ne quitte pas 1' arche originaire, car il ne peut pas la quitter, et le cordon ombi- Jical ne sera pas coup. Il ne peut que prolonger la chair en demeurant envelopp par elle: les autres planetes seront des annexes de la Terre-mere, de ce sol du sensible dans Jeque! la philosophie doit s'enfoncer. Ce sol peut etre tendu, gnralis, mais non abstrait: Merleau-Ponty gnralise Ja chair jusqu' a ce que tOUte gnralit devienne chamelle. Montrer que 1' acces a [ d' ]autres planetes ne relativise pas la Terre, n' en fait pas un Korper comme d'autres, mais au contraire tend a d'autres la fonction de Boden pr-objectif. Les autres planetes deviennent annexes de la Terre ou la Terre s'agrandit, mais on est toujours quelque part. Cf. la rencontre d' a u tres e tres pensants, si nous pouvons les reconnaitre pour tels, signifie que nous pouvons tablir avec eux [une) communication. Et la communication apprise (par exemple, s'ils ont langage fond sur [une) autre corporit), finalement, est toujours raccordement a notre univers humain, qui peut done etre tendu, gnralis, mais non pas ananti 3 . On aura reconnu la rfrence implicite a Umsturz, indit husserlien cher a l'auteur 4 La Nature est riche d'une nourriture secrete qui ne nous sera pas l. La fuse cosmiqueet la mise encause par elle de nos rapports avec la Nature ( ... ). On construit par technique moyen d' aller habiter d' autres planetes ( ... ).La Terre destitue de son privilege de "centre mtaphysique": devient pratiquement, et non plus seulement thorique- ment, un corps cleste parmi les autres- Point de vue de Sirius, de Micromgas- Relativisa- tion sceptique des choses humaines- D'autant que les "corps clestes", rciproquement, sont peut-etre des terres, ventuellement habites, ventuellement par des penseurs autrement faits que nous quant au corps et al' esprit. Raction contre cet branlement, cene rencontre de l'autre: violence et raffirmation de l'homme- Le paysan qui avait tir contre les "maniens" - Accent promthen de l'"humanit" ( ... ) Propagande du Spoutnik. (PhilAujl, p. 44- 45/[5]v(6)). 2. PhilAuj 1, p. 45/[5]v(6). 3. Phi!Auj 1, p. 45/[5]v(6)-[6}(7). 4. Umstu17. der kopemikanischen Lehre in der gewohnlichen weltanschaulichen /nterpretation. Die Ur-Arche Erde bewegt sich nicht. Grundlegende Untersuchungen zum phiinomenologischen Ursprung der Korper/ichkeit der Riium/ichkeit der Natur im ersten naturwissenschaftlichen Sinne. Al/es notwendige Anfangsuntersuchungen, texte D 17 ( 1934) publi et dit par M. Farber dans Philosophica/ Essays in Memory of Edmund Husserl, Cambridge. Massachusetts, Harvard University Press, 1940, p. 307-325; L'arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l'origine phnomnologique de la spatia- litde lanature, trad. D.Franck, in La Terrenesemeutpas,Paris,Minuit, 1989, p. 11-28. 166 LA CHA!R EST LA DEMEURE DE L enleve, d'une infrastructure qui subsiste a jamais malgr l'paisseur de la sdimentation, qui subsiste sous les idalisations, les nourrit et nourrit notre histoire 1 Ainsi, partout [le] sol [est] reconnu comrne contingent 2 , mais partout la contingence de cette terre horizontale nous renvoie aux racines de l'etre brut et vertical. L'effondrement de tout sol laisse apparaitre le fondamental , et ceci qui est situation de crise pour notre pense, pourrait etre point de dpart d'un approfondissement3. Il restait a achever ce panorama de 1' effondrement par celui du langage et de 1 'criture 4 La situation est analogue : le pril de la culture nous renvoie, de la dislocation, a un lien plus souterrain. La littrature moderne cultive implication et rapport latral des personnages 1' un dans 1 'autre et dans le monde et de tous dans 1 'auteur, et par la signification indirecte ; ici comme ailleurs, <di y a en surface destruction, dissociation, - et recherche d'un lien, d' une solidit, plus fondamentaux 5. L'effondrement de tout sol est done le terreau paradoxal de la nouvelle ontologie, cette confusion qu'elle doit endurer dans son interrogation merveille et scandalise. Elle est appele a revivre sa propre parturition en s'enfon9ant dans l'etre brut, milieu commun de la mort et de la nais- sance, cette terre-lment ou se jouent 1' origine et la fin de toute chose. L'ontologie moderne quitte la surface a recopier de la pense classique pour plonger dans les axes secrets et gnrateurs, et retrouver en eux la m a trice de tout symbolisme, ces charnieres invisibles qui retiennent chaque sparation en de9a d' elle-meme. Elle voudrait saisir ces Charnieres du Monde, qui sonta l'reuvre 6, etdont le travail est violent; elle est appele a livrer ce que la nature veut di re et ne dit pas: le "principe gnrateur" qui fait etre les choses et le monde 7 . L' etre vrai est sauvage, e' est-a-dire brut et brutal, mais il est aussi l'etre-axe, vertical et source de tout relevement. Car l'etre esta la fois blessant et gnrateur. Comme le dsir. Le cours de 1959 multiplie les formulations oxymoriques de ce paradoxe ontologique, en amor9ant l'criture onirique de certains passages de L'(Eil et ['Esprit: Merleau-Ponty parle d' accouple[r], en courts-circuits gnrateurs d'orages durables , de raliser une symbiose analogique , fruit d'une l. PhiiAuj 1, p. 46/[6](7). 2.fbid. 3. PhiiAuj 1, p. 44/[5](5). 4. Contestation du "sol" du langage (PhiiAuj 1, p. 461(6](7)). 5. Cf. Phi\Auj 1, p. 50/[7]v( 1 0). 6. PhiiAuj 1, p. 54/[S]v( 12). 7. Phi1Aujl,p.56/[l l]v(l4). MERLEAU-PONTY LA RECHERCHE O'UNE PENSE RADICALE 167 vo1ont de collision ferti1e I_ Et il choisit dja pour devise la citation du Czanne de Gasquet qu'il placera en tete de L'(Eil et ['Esprit: Ce que j'essaie de vous traduire est plus mystrieux, s'enchevetre aux racines memes de l'etre, a la source impalpable des sensations 2 De l'effon- drement de tout sol aux racines memes de 1 'etre, le mouvement merleau- pontien est celui d' une recherche et d'une endurance de la profondeur de plus en plus synonymes d'un dsir du dsir, essentiel asa conception de J'etre. Notre creur bat pour nous emmener vers les profondeurs, les insondables profondeurs du Souffle primordial 3_ 2. MERLEAU-PONTY LA RECHERCHE O' UNE PENSE RADICALE a) Le labyrinthe de l'ontologie De 1951 a 1959, Merleau-Ponty maintient done son appel a affronter les mares de dsordre ,a se tenir dans le vertige de la complexit prsente en tant vigilant sur toutes les fa9ons de la fuir. Et la nouvelle ontologie >> serait a la mesure de cette endurance, comme la chair elle-meme, dans les crits existentialistes de l'apres-guerre, tait appele a traverser l'empi- tement et transfigurer sa violence en coexistence. La prerniere partie du cours de 1959 reste nanmoins trop elliptique et invocatoire, dans un onirisme ou l'accusation d'sotrisme peut se retourner contre son auteur. La encore, les indits nous apportent un indispensable chainon manquant. En septembre et octobre 1958, Merleau-Ponty ten te une introduction a 1 'ontologie, dont il veut faire la prerniere partie de son livre.ll s' appuie pour cela sur la reprise de certains passages du cours sur la Nature du printemps prcdent, qui comportent les moments les plus sveres vis-a-vis de Heidegger. Le fruit de ce travail constitue l'un des trois dossiers du projet bientot intitul Etre et Monde 4 , et contient une srie de feuillets particulie- rement denses, pagins de (A) a (H) par le philosophe. Les prerniers datent l . Phi!Auj 1, p. 53-54/[S]v( 12). Citations de E.Jaguer, Seize peintres de lajeune co/e de Paris, Paris, Le Musede Poche, 1956. 2.Phi1Aujl, p.55/[ll](l3). Citation de J.Gasquet, Czanne, Paris, Bemheim-Jeune, 1921. Merleau-Ponty a lu cet ouvrage avant 1941, et y fait plusieurs fois rHrence dans la Phnomnologie de la perception. Cf. PhP 154,230, 303, 368, 373, SNS(azan) Nl7/Gl4, N29/G23, N30/G23, PhilAujl 55/[11](13), OE-ms [170]v, [164], [44](17), [8](1), OE 7. OntoCart 167/[3]v(4). 3. Phi\Auj 1, p. 57/[ ll]v( 14). Citation de Paul Klee, tire d'une prononce A lna en 1924, et rapporte par Will Grohmann, Paul Klee, Geneve, ditions des Trois Collines Fran90is Lachenal, 1954, p. 367. 4. EM 1, anciennement bolte 4, enveloppe 3. 168 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE du 23 septembre, et sont intituls Introduction - Pour 1' ontologie 1 lis sont repris a partirdu 25 sous le titre Plan de l ' Introduction- Pour l'onto- logie 2 , puis a partir du 27 sous le titre Pour l'ontologie 3 Les rcri- tures se succedent ensuite, non dates: Pour 1 'ontologie 4 , DiaJectique et ontologie s, Introduction - Le labyrinthe de 1' ontologie 6, a nouveau Introduction - Le labyrinthe de 1' ontologie plac sous le titre gnraJ aJors prvu pour 1' ouvrage (La GnaJogie du vrai - o u : Etre et Sens 7 ), enfin Plan pour sur dialectique et ontologies. Suit une trentaine de pages rdiges, de grande quaJit. Merleau-Ponty reprend cet ensemble en mars 1959, !'intitule aJors Introduction a L'ontologie9, et en dveloppe certains aspects (mais certains seulement, comme la notion d' hyperdia- lectique ) sous la forme de deux volets qui constitueront les deux premiers chapitres del' dition posthume du Visible et /'invisible. Merleau-Ponty ne change done pas de livre en mars 1959 : Le visible et /'invisible et l:tre et Monde forment un seul et meme projet, comme le montrent sans ambigu1t les indits des dernieres annes et les feuillets originaux du Visible lui-meme 10. Mais le manuscrit de 1' automne 1958 l.EMI (2](1). 2. EMI [4)(2)et [6). 3.EM1 [7)(8). 4. EM1' [143)(1)-[145](5). 5. EMI [13](C). 6. EMI [ll](D) puis [9), [14](E)et [16](F). 7. EMI [18](1). 8.EMI [20](H). 9.EMI'[ll6]. IO.L'intitul et Monde n'apparait d'ailleurs partir de mars 1959, et pas n'importe ou: en tete du manuscrit du Visible et /'invisible (VI-ms [5], [6](1)). 11 nru"t ainsi exactement au meme moment et au meme endroit que l'autre ide ultime de litre. 11 serail done matriellement faux de penser qu' et Monde tait un titre pralable, ensuite abandonn au profit du Visible et !'invisible. Merleau-Ponty maintiendrajusqu'au bout cesdeux intituls. D'apres les divers plans qui accompagnent les manuscrits, P.treet Monde et Le visible et /'invisible sont tour a tour panie l'un de l'autre, avec nanmoins un choix dominant qui situe P.tre et Monde comme premiere ou deuxieme partie du Visible. Cf. VI-ms [5], (6](1 )(mars 1959), NT 239, NT 240, NTi [264] (trois notes de mai 1959), EM3 [245](27) (avril ou mai 1960), EM3 [250] (indication de plan date de mai 1960), Brouil355/[97)(103) (octobre 1960), ou encore VI-ms [93](150) (nov. ou dbut dc. 1960). Non seulement la premiere tranche de rdaction du Visible et /'invisible commence par une lecture attentive et une reprise de certains dveloppements du travail de l'automne 1958 (EMI ), mais les volumes EM2 et EM3 d' P.tre et Monde sont pour l'essentiel postrieurs a cette rdaction: ils ne sauraient constituer un projet abandonn avant Le visible et /'invisible. Le travail de EM3 (avril-mai 1960) est d'ailleurs annonc par une note de travail d'avril 1960 intitule Le visible et /'invisible>>: La seconde partie du livre (quejecommence) avec ma description du visible comme in-visible, doit conduire dans la 3 a une confrontation avec l'ontologie cansienne (NT, p. 295). L'ensemble constitu par EM3, la prparation et la rdaction de MERLEAU-PONTY LA RECHERCHE D'UNE PENSE RADICALE 169 tait sans doute trop panoramique et brutal, en particulier dans ses enjeux critiques: Merleau-Ponty se donne ensuite le temps de le rcrire sous une forme moins polmique. Outre les lignes reprises en mars 1959 pour Le visible et l 'invisible, d'autres seront rutilises, et parfois rdiges, en juin 1959 puis a 1' automne suivant 1, en avril et mai 1960 2 , et surtout en octobre 3 et novembre 1960 pour la rdaction du troisieme chapitre du Visible et l'invisible, qui marque la fin de la phase introductive du livre en prparation. L' lntroduction a l'ontologie mesure la vaJidit de chaque courant de pense participant a la scene philosophique contemporaine a 1' aune de sa capacit a identifier notre crise et a 1 'affronter. Le tableau quien rsulte est implacable. Notre pense philosophique reste spiritualiste, matrialiste, rationaliste o u irrationaliste, idaliste o u raliste quand elle n 'est pas silencieuse. Sens du pamphlet de Revel : on sent qu' il y a e u une philosophie, on sent qu' il y a des choses valables dans psychanalyse, ethnologie, etc. Mais entre philo- sophie au sens classique, appuye sur catgories ci-dessus et recherche concrete trop vite identifie a la science, on ne voit pas [la] place d'une philosophie comme ontologie interrogative, quoiqu' on ne se contente ni de philosophieclassique ni de scientisme 4
L'CEil et /'Esprit (juillet-aoOt 1960), et le cours sur l'ontologie cansienne de dbut 1961, reprsente assez bien la continuit ici voque entre les deuxieme et troisieme parties du <<iivre. EM3 s'ouvre par un plan ou P.tre et Monde figure en premiere partie du Visible et /'invisible. Au mois d'octobre suivant, la seconde priode de rdaction du Visible dbute par une relecture de EM3 (ce me me volume en porte la trace, avec la mention octobre 1960 ), et par une nouvelle indication de plan qui maintient P.tre et Monde la mt!me place, tout en situant rtrospectivement <<Rflexion et interrogation (le dbut de l'dition actuelle du Visible) au sein meme de cette panie, autrement dit a l'intrieur d' P.tre et Monde ... Fin novembre ou dbut dcembre 1960,le demier feuillet du manuscrit du Visible et / 'invisible (Vl4 p. 204, VI-ms [93]( 150)) se termine, comme on sait, par la rversibilit qui est vrit ultime, mais prsente encore, crite en dessous et dans la marge gauche, cette mention non transcrite par Claude Lefort: et ou Monde. Demier fait significatif, 1' ensemble du manuscrit du Visible tait contenu dans une pochette rouge sur laquelle Merleau-Ponty avait crit Le visible et 1' invisible-l. et Monde. Au-delade ces questions de p1ans et de ti tres, il fautenfin rappelerque le manuscrit pub li du Visible et l'invisible(non les notes de travail qui le suivent) aborde en ralit bien peu la problmatique meme du visible et de !'invisible, laquelleesten ralit beaucoup plus prsente dans lesdiffrents dossiers d' P.tre et Monde. l.EM2. 2.EM3. 3. Brouil. 4. PhiiAuj 1, p. 37/[2)( 1 ). Transcription corrige. 170 LA CHAIREST LA DEMEURE DE Le mrte de certaines philosophies rcentes, parmi lesquelles Merleau- Ponty place celles de Marx, IGerkegaard et Nietzsche, est d' avoir per9u que nous entrions dans un temps de crse 1 Mais ces penses seraient fausse- ment interrogatives, premptoires et autodestructrices: elles dtruisent la philosophie dans une logique d' opposition si exclusive qu' elles demeurent prsonnieres d'une ambivalence vis-a-vis de la mtaphysique. Leurs rponses sont en effet trop domines par la lutte ( ... ) et en cela trop solidaires d'elle, elles nous paraissent trop simples . Elles ont t con9ues contre la mtaphysique, mais a 1' abr du monde solide dont faisait partie la mtaphysique ( ... ) leurs solutions ne sont pasa la mesure de la crse 2. 11 faut done aller plus loin, c'est-a-dire plus pres des tentatives contemporaines 3 . L'Introduction a l'ontologie aborde ces tentatives et les limine !'une apres l'autre, sans sommation. Le courant modeme d'tude des philosophies classiques (dans lequel Merleau-Ponty men- tionne Gueroult) n 'offrirait qu' une consolation factice contre les maux actuels. La philosophie des sciences resterait encore soumise aux vieilles ido les kantiennes et positivistes, inadquates aux sciences modemes. Et les philosophies a la mode - le marxisme, ou encore ce que Merleau-Ponty nomme tour a tour, un peu confusment, positivisme logique et philosophie analytique -,se rvleraient faussement contemporaines. lntroduction-Le labyrinthe de l'ontologie l. Notre temps - Usure et confusion des idologies. Nature, homme, Dieu, qui se partageaient le monde pensant , sontdsormais indfinissables. - Crise aussi de la philosophie des sciences. On ne peut que redorer les vieilles idoles (oprationnalisme qui humanisme criticiste,- ou scientisme, p. ex. chez cybemticiens et sciences humaines). Et l'on sent bien pourtant qu' elles ne suffisent pas. -En philosophie pure : Les philosophies classiques tudies comrne garde-fous (i. e. non comme exemple d' un effort philosophique a faire, mais comme offrant des valeurs consolantes, dont on sait bien par ailleurs qu'elles ne peuvent etre les ntres). Les philosophies qui prtendent etre contemporaines en ralit ne le sont pas: positivisme logique, marxisme, ne sont pas effort pour penser Nature, homme, Dieu dans ontologique. l. Cf. PhilAuj 1, p. 38/[2)( 1 ). 2.RC59,p.l42et 143. 3. RC59, p. 144. MERLEAU-PONTY LA RECHERCHE D'UNE PENSE RADICALE 171 Rsultat [:) la philosophie n 'est respecte qu a u muse (Revel) 1
Trois philosophes demeurent en !ice- Husserl, Heidegger et Sartre-, qui ont eu le mrte d'introduire la question ontologique. Mais meme pose, cette question clef reste inentame. Selon Merleau-Ponty, ces tentatives n'affrontent pas suffisarnrnent le non-sens prsent. Leur pense ne parvient pas a s'affranchir d'un repli domanial: un purisme de la conscience de la part de celui qui pourtant, le premier, faisait face a la crse et voulait la penser (Husserl); un pursme de 1' attitude naturelle de la part de celui qui pourtant, le premier, expliquait notre chaos (Sartre); un pursme de l'etre de la part de celui qui pourtant, le premier, initiait une ontologie interrogative (Heidegger). La phnomnologie n'est pas radicale tant qu'elle demeure une philosophie de la conscience; l'humanisme n'est pas radical tant qu'il se replie sur la solitude de l'homme et refuse de penser ses liens; 1' ontologie n' est pas radicale tant qu' elle croit pouvoir etre pure et se priver de la non-philosophie. Ces trois tentatives demeurent encombres par des prtentions classiques et par l'isolement d'une question rge en commencement absolu : par des habitudes de pense qui, par prncipe, ne pe u vent que manquer la vrt imminente dans la confusion actuelle. Voici la suite du feuillet que nous venons de citer: Pourtant cette confusion a t prdite et done d'avance maitrise par la question ontologique telle que Husserl, Heidegger, Sartre l'ont introduite, - qui est juge des de la N ature, 1' Homme et Die u. Husserl comme initiateur d'une dimension de recherche proprement philosophique qui ferait face a la crise (mais avec illusions du positivisme phnomnologique). J.EMI [ll](D), sept. ou oct. 1958. Voici une autre version, plus courte, du meme panorama: lntroduction -Le labyrinthe de l'ontologie 1) Notre temps - Confusion des idologies, leur usure : Narure, Homme, Die u. - Crise de la philosophie "seconde" (philosophie des sciences): les interprtations classiques ne suffisent pas (l'oprationnalisme s'y On sent qu'il faudrait autre e hose. - La philosophie, les philosophies classiques comme garde-fous Gueroult) (elles nous donnenl non la vie philosophique de tous commentateurs, mais des garde-fous). Les philosophies qui cessenr d'eue contemporaines: positivisme logique, marxisme- elles ne le sont pas. - Rsultat: ngation de la philosophie presente. La philosophie au muse. Est-ce la fin de la philosophie h (EM 1 [9), sept. ou oct. 1958). 172 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE L Heidegger comme initiateur de l'ontologie interrogative, et d'une rforrne radicale de la pense occidentale (mais qui ne joue qu'au profit d'un re tour a u purisme ontologique) ( .. . ). Sartre comrne initiateur d'un radicalisme qui rend sens A la philosophie et explique notre chaos (mais qui, comrne ontodice, termine la philosophie en la et tablit un purisme de 1' attitude naturelle) 1 Et Merleau-Ponty de conclure : Tous trois done proposent A la philosophie un domaine, qui tend A etre un domaine de silence. N'est-ce pas paree que leur radicalisme n'est pas pouss jusqu'au bout? Qu'ils sont gens par prnotions (Husserl et la conscience, conscience constituante) (Heidegger et l'archai"sme, le trsor enfoui, I'ontologie directe, la dcouverte d'un savoir philosophique transcendant, p. ex. d'un transcendant toute langue comme Parmnide surplombe toute notre histoire) (Sartre et la these: l'etre est, le nant n'est pas qui oblige A un humanisme de et sous-entend un naturalisme cartsien). Ne pourrait-on pas refaire une parole philosophique touchant la Nature, l'homme et Dieu A condition d'etre vraiment radical ?2 Ce tableau particulierement svere est plac sous le signe leibnizien du labyrinthel. Le labyrinthe a toutes les apparences d'un lieu d' adversit, mais dans une complexit qui ne fait que simuler la confusion. Car il est con9u selon un plan projectif, et tient dans ses possibles l'itinraire du fil d 'Ariane, avec un commencement et un terme, ce qui pennettra de survoler rtrospectivement le parcours 4 Le labyrinthe a ceci de caractristique qu 'a l'extrieur chacun sait o u il est, qu'a l'intrieur on risque fort de se perdre, mais qu'en le survolant il est toujours possible de trouver la chaine des l. EMl [11](0). 2. !bid. Suite de la version plus coune : - Pounant: la question ontologique introduite par Husserl, pose par Heidegger et Sartre, cette question demeure entiere, etest peut-etre la clef de la crise. - Vraies raisons de ce demi-silence: le purisme ontologique de Heidegger- Le purisme humaniste de Sartre- A u total : le pone-a-faux de la philosophie ou hors du temps ou sacritie au temps. Mais c'est ce pone-a-faux meme qu'il faudrait dcrire et qui est la philosophie. (EMI [9]). 3. Cf. NMS [43](29), EMI [11](0 ), [14](E), [18](1), [18](1)v, [20](H)v, [19], NTi-58 [141]-[142]v. Merleau-Ponty tient sans doute cette image de sa lecture contemporaine de Fin k (op. cit.), ou celui-ci voque la nature labyrinthique (labyrinthische Natur) de la philosophie (p. 130). Nous avons retrouv, dans l'exemplaire personnel de Merleau-Ponty, des notes qui relevent cette expression. 4. Le labyrinthe de la philosophie premiere Leibniz- mais il s'agit de ne pas croire qu'on contemple du dehors le labyrinthe (EMI [14](E)). Nous voyons alors qu'il y a "labyrinthe" de l'ontologie (Leibniz: mais il croyait dcrire le labyrinthedu dehors) (EMI [19]). MERLEAU-PONTY LA RECHERCHE D'UNE PENSE RADICALE 173 raisons qui nous en fera sortir, de linariser ce qui n'est apres tout qu'un probleme et non un mystere. Le monde d' Ineinarul.er dans lequel Merleau- Ponty veut nous faire pntrer est tout autre. Avant d'y entrer et de s'y enfoncer, la pense (qu'elle soit rflexion, intuition ou dialectique) se perd dans 1' illusion de connaitre et la ventriloquie de ses contradictions, alors qu' une fois dedans elle pourra enfin cherniner. Le danger que court Thse est de ne jamais pouvoir ressortir, tandis que celui que nous courrons est de toujours nous chapper, par incapacit a endurer l'trange et farniliere prorniscuit de l'etre. Tout labyrinthe surdtennine la sparation du dedans et du dehors, d'un extrieur qui est un espace de libert sans engagement, et d' un intrieur purementcontraignant, peupl de frontieres infranchissables qui retiennent prisonnier celui qui s'y aventure, dans 1' impossibilit radical e de tout empitement. A 1' in verse, le monde de Merleau-Ponty dispose un espace de mouvement ouvert sur un horizon, une spatia1it d'empitement dont les chemins ne se rvelent faisables qu' en les faisant, sans linarisation possible. Ce monde est a entres et croisements multiples : si la chance de Thse reposait sur un seul fil, la notre sera de les multiplier, pour pntrer et apprivoiser de proche en proche la chair de l'etre dont seuls les nreuds et le polycentrisme sont signifiants. Tel est le labyrinthe d' une ontologie de l' entendement. Elle part de ce principe qu' il y a un survol de 1 'objet, queje puis, en me rduisant A ce que j'ai de lurniere, voir et dire les pures connexions intelligibles quise lisent dans l'objet, les ncessits d'essence quien font la trame, et devenir moi- meme comme individu qui change et qui progresse vers le vrai, objet sous le regard de 1' entendement queje me rvele etre. Mais 1 'entendement ainsi comprend tout, sauf son propre et laborieux avenement, le moment ou l' homme a dcoll de son existence sensible pour voir l'essence infinie et la genese en elle de l'existence, l'adhrence du philosophe A l'homme, la proximit vertigineuse de ce monde dont le philosophe dit maintenant qu' il n'est que produit second ou natur, mais auquel tout A l'heure il tait mel et confondu au point qu'il lui a fallu rflchir et rompre avec lui-meme pour se retro u ver comme pense 1
Dans la figure leibnizienne du labyrinthe, Merleau-Ponty trouve ainsi une extension maximale de son scnario cartsien, port aux dimensions totales de la philosophie contemporaine. C'est ici qu'il invoque, contre tous, une hyperdialectique- notion lance pour la prerniere fois, rappelons- le, dans la prparation du cours de 1958 2 . Dans la ligne d'une rflexion sur l. NMS [43](29). 2. Cf. Natu2-ms [17]v(28)-[ 18)(29), [ 1 05)(0-[ 1 05]v(m. [ 108](C)-[ 1 08]v(O). 174 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE L'tTRE l'ambivalence commence au dbut des annes cinquante, Merleau-Ponty se pla1t a utiliser le couple bon 1 mauvais dans ses analyses de la confu- sion 1 , de l'ambigui:t 2 , puis de la dialectique3. Sa rhtorique habituelle des opposs quivalents opere alors a plein rgime, associe au paradigme - tout aussi merleau-pontien -de la logique perceptive de la vision bino- culaire: 1' hyperdialectique est celle qui sort de 1' ambivalence des conceptions monoculaires (ces visions de cyclope qui engendrent autant de penses de survol), pour vivre en profondeur la complexit du temps prsent 4 Des lors, cette dialectique qui s'applique a elle-meme s'emporte dans son propre mouvement sans avoir la marge de se contempler comme telle: elle ne peut se thmatiser sans se dnaturer - si bien que Merleau- Ponty ne parviendrajamais a la dfinir clairement s. l. Cf. HoXX, p. 353-354n37-238. 2. Cf. Ind 48/409, EP 14. 3.Cf. notamment RCS6 78, RCS7 92, NMS [116](5), Natu2-ms [17]v(28)-[18](29), [ 1 05](1)-[ 1 05]v(II), [108](C)-[ 108]v(D), EM 1 [4](2), [71(8), [ 13](C), [14](E), [20](H)v, [58](13), [61](20), NTi-58-59 [226], NT 219, 233, NTi [255], VI2 128, 129. pposons- nous A cette mauvaise dialectique la bonne dialectique ? Celle qui dpasse en conservan! et conserve en dpassant? Mais la bonne dialectique, n'est-ce pas la fin de la dialectique? Y a-t-il un re tour au positif quin 'oublie vraiment pas les antitheses? Qui tienne vraiment dans sa profondeur prsente tout le pass de l 'exprience humaine ? Qui done en soit vraiment la conclusion et le fruit? La plus grande ironie de l'histoire: ceux memes quise rclament de la pense dialectique semblent revenus A la na'ivet pr-dialectique. La dialectique comme enseigne est la plus grande infidlit lila dialectique." (Natu2-ms 1!7]v(28)) On dira: c'est dialectique- C'est "mauvaise" dialectique : pas de dpassement - On rpondra: mais la "bonne" dialectique, celle qui dpasse, et qui conserve pour atre sllre d'avoir dpass, ne serait-ce pas la fin de la di alee tique? La dialectique comme enseigne, dpassement accompli, c'est l'anti-dialectique, ce n'est pas le pass vraiment mOri et dpass, c'est l'oubli. La dialectique est antidialectique, voi!A notre exprience. Notre temps est hyperdialectique. >> (Natu2-ms [ 1 08](C)). 4. Oui, nous nous trouvons aujourd'hui en prsence d'une situation dialectique, mais il s'agit de la vivre honnetement et non de l'escamoter ( ... ). Seule l'hyperdialectique est dialectique. Notre temps hyperdialectique. (EM 1 [ 13)(C)) La mauvaise dialectique commence presque avec la dialectique, et il n 'est de bonne dialectique que celle qui se critique elle-meme et se dpasse comme nonc s par; il n'est de bonne dialectique que l'hyper- dialectique. La mauvaise dialectique est celle qui ne veut pas perdre son ame pour la sauver, qui veut etre dialectique immdiatement, s'autonomise, et aboutit a u cynisme, au formalisme, pour avoir lud son propre double sens. Ce que nous appelons hyperdialectique est une pense qui, a u contraire, est capable de vrit, paree qu 'elle envisage sans reslriction la plura- litdesrapportsetcequ'on aappell'ambigu'it. (VJ2,p. 129). 5. La dialectique ne vit que si elle s'abstient de se faire philosophie dialectique, que si elle s'applique A elle-meme, que si elle est hyperdialectique<> <> restera A dfinir cene hyperdialectique ou ontologie] (EMI [58](13)). " La dialectique est bien tout cela, et c'est, en ce sens, elle que nous cherchons. Si, pourtant, nous n 'avons pas jusqu ' ici dit le mot, e 'est que, dans l'histoire de la philosophie, elle n'a jama1s t tout cela A l'tat pur, que la dialectique est instable, au sens que les chimistes donnent au mot, qu' elle l'est meme essentiellement et par dfinition, si bien qu 'elle n' a jamais pu se formuler en these sans se MERLEAU-PONTY A LA RECHERCHE D'UNE PENSE RADICALE 175 Meme les penses de Hegel, Marx et Sartre sont faussement dialec- tiques, car elles adoptent la position de survol du concepteur du labyrinthe, et s'exceptent du mouvement qu'elles dcriventt. La philosophie, meme dialectique, reste prisonniere de la prtention du point d'appui pour soulever le monde, et ne pas que le monde n'a pas boug mais a mis le philosophe dans un mouvement sans repos. Pour Merleau-Ponty, s'excepter du mouvement dialectique et fuir l'adversit prsente sont une seule et meme attitude, qui se traduit en philosophie par la nostalgie du commencement absolu. La pense demeure alors dans l'illusion de 1' existence de son propre comrnencement, dans le caprice d'une Raison qui n'estjamais aussi folle que lorsqu'elle prtend connaitre achaque instant son exacte position sur la carte de la complexit. Ces penses a emplacement unique n'ont pas d'autres horizons que d'ouvrir ce qui va les refermer, car elles tuent l'interrogation en s'installant dans un type d'etre et en adoptant de la un point de vue sur les etres. Orla philosophie, comme l'homme qui s'veille, n'a pas un commencement mais reprend sans cesse en chernin le train d'une circularit vraie, pour parcourir un temps une entre o u une autre de 1' entrelacs. Merleau-Ponty vit done, dans un paradoxe vident avec le contenu meme de son propos, cette tape classique ou le penseur rcapitule tout pour tout repenser a neuf, et ou il se laisse finalement griser, dans cette position de tete, par le meme idal de commencement absolu qu'il refuse auxautres. Plan del' /ntroduction- Pour l 'ontologie 1/- Pourquoi cette confusion ? Ces ruines ? Prcisment paree qu' on a dfini la philosophie par rapport certains etres. On croit que la philosophie rechercher si ces etres sont ou non, et si l'on peut expliquen> et fonder>> tout le partir d'eux. En ralit partir d'un etre, concevoir la philosophie comme partant de ... C'est abandonner la philosophie. Carla philosophie cherche ce qui dnaturer, et que, si l'on veut en garder !'esprit, i1 faut peut-etre meme ne pas la nommer. (VJ2, p. 125-126 ). l. Nous sommes dans un temps hyperdialectique. Contre Hegel comme s'exceptant de la dialectique. Contre Marx comme s'en exceptant aussi. Rciproquement : il y a une philosophie non dialectique qui est profondment dialectique, c'est celle qui, ayant mis, lui aussi, le penseur dans le mouvement, retrouve par 111 une sorte de repos." (EM 1 [ 19]v) Cette ruse congnitale de la conscience qui nous presente comme traits de la chose meme ce qui est notre concept de la e hose, et que Hegel dcrit si bien aux degrs moyens de la dialectique, on dirait qu'il ne s'en avise plus et qu'il la pratique sans vergogne au moment de clore sa dialeclique en philosophie dialeclique. Tout ce qui nous a t dit sur le travail du ngatif, sur la vertu oprante et les contradictions, Hegel brusquement s' en excepte et cesse de 1 'appliquer A sa propre philosophie.,. (EMl [58](13)). l76 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE ~ T R E fait qu'un etre est et est en connexion avec les autres. ( ... )Elle ne peut se contenter du point de vue de l'homme ou de Dieu ou de la Nature, ni voir toutes choses du point de vue de 1' un des e tres. ( ... ) Tel est 1' aboutissement de la philosophie conr;ue comme Erkltirung ou Begrndung, installation dans un etre et considration de tout le reste a partir de cet etre: elle aboutit justement a reconnaitre qu'il n'y a pas d'entre unique. Elle se dsavoue comme explication au moment oil elle s'accomplit comme explication 1
Deuxjours plus tard, le philosophe persiste : Impossible de donner un sens clair a aucune des { dsignations} de la philosophie. Nous vivons dans des ruines de penses . ( .. . ) Sommes- nous done a la fin d'une aventure: la philosophieoccidentale? A laquelle il faudrait renoncer. N e reste-t-il qu' une dialectique qui ne peut pas m eme se formuler comme signification? Et qui est un scepticisme? ( ... )Ce chaos viendrait de ce qu' on a cru pouvoir partir de >> ... et faire philosophie linaire ( ... ). Ceci est en vrit la reconnaissance de l'chec de toute philosophie comme Erkltirung ou Begrndung ; de toute philosophie a entre unique >>,a point de dpart unique, meme si ce point de dpart est Dieu comme subjectivit infinie. Mais c'est seulement a ce titre que la philosophie a chou. Elle reste possible comme circularit vraie, i. e. une circularit qui ne se met pas elle-meme hors de cause comme celle de Hegel, qui ne laisse pas hors d'atteinte la Subjectivit infinie. En un sens cette philosophie serait la vrit de toutes les autres. Essayons de l'esquisser 2
Merleau-Ponty essaie effectivement d'esquisser cette philosophie vrit de toutes les autres , mais sans jamais vraiment sortir des marges d'une esquisse, et comme s'il tait prcisment impossible d'en sortir, sauf a inventer un nouveau labyrinthe. A force de refuser les approximations d'une linarisation, cette position officiellement si souple risque de demeurer secretement rigide. Ces passages de 1' Introduction a l' ontologie portent probablement la trace d' une prerniere lecture d' 1 dentitiit und Diffe renz, dont Merleau-Ponty sent la proximit avec sa propre entreprise tout en en repoussant 1 'examen. Sa dnonciation du point de dpart absolu, de l'installation dans un etre pour de la considrer tout etre, pouse en effet le raisonnement de Heidegger sur la coappartenance de 1 'homrne et de 1' etre: Nous sommes toums vers une coappartenance qui conceme l'homme et l'etre. Alors, en un clin d'reil, nous nous trouvons assaillis de questions : Que veut di re etre? Qui est l'homme? ou: Qu'est-il ? JI est facile de voir l. EM1 [4)(2), 25 septembre 1958. 2. EM 1 [7](B)-[7]v(B), 27 septembre 1958. MERLEAU-PONTY LA RECHERCHE D'UNE PENSE RADICALE l77 que, faute d' une rponse satisfaisante a ces questions, tout terrain nous manque sur lequel nous pourrions fonder quelque certitude touchant la coappartenance de l'homme et de 1' etre. Mais, aussi longtemps que nous questionnons de cette maniere, nous persistons a vouloir nous reprsenter le co- >>, la conjonction de l'homme et de 1' etre, comme un rattachement et a vouloir constituer et expliquer ce rattachement en partant, soit de 1' homme, soit de 1' etre. Les notions traditionnelles de l'homme et de 1' etre foumissent alors les points d'appui servant au rattachement de l'un a J'autre. Mais, au lieu de persister a nous reprsenter une coordination de J'homme et de l'etre comme la source de leur unit, pourquoi ne pas faire une fois attention a ceci: avant tout, dans leur conjonction, une appartenance n' est -elle pas en jeu, et comment ? 1 Nous avons dja signal que Merleau-Ponty, tout en s' accordant avec cette prsentation du probleme - avec la ncessit d'aborder le lien lui-meme, plutot que de le reconstruire sur un point d' appui -, diverge quant a la suite que lui donne Heidegger, celui-ci refusant la description de l'entrelacs (Verjlechtung) pour le saut dans un langage matricieP. C'est certaine- ment dans les feuillets suivants de 1' lntroduction a l'ontologie que cette proximit et cette distance vis-a-vis d' ldentitiit und Differenz s'accusent le plus clairement. En effet, apres avoir emprunt a Heidegger quelques armes critiques, le manuscrit de l'automne 1958 les retourne prcisment contre lui. b) Dtruire ou restaurer. Deux positivismes du langage La nostalgie du commencement absolu se matrialise selon deux voies essentielles, opposes 1' une a 1' autre. Devant des ruines, deux attitudes sont en effet possibles: les dtruire, ou bien les restaurer - la table rase et la pense des origines. La tabula rasa, chiffre de 1 'entreprise cartsienne, est une fuite en avant que Merleau-Ponty dit retrouver dans le positivisme logique. Lapense des origines serait le chiffre heideggrien, celui du repli dans un pass mythique. Ruines qu' on restaure (le prsent comme dcadence a partir d'un pass mythique). Ruines qu'on jette bas (positivisme logique). Le postulat comrnun: ce non-sens ne recouvre aucun sens 3. Le tableau de ces deux conduites de fui te ne manque done pas d'audace en disposant, en parallele, le scnario heideggrien et une pense positiviste a laquelle Merleau-Ponty associe dsormais la philo- sophie analytique. Mutatis mutandis, ces deux voies hypostasient les ruines l. /dentitiit und Differenz, op. cit., p. 21-22; Questions /,p. 264. 2.Cf.supra,chap.m,p.l42-145. 3.EM1 [19]v. 178 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE comme n'tant pas notres, et biffent leur prsent vivant, notre prsent. Car nous vivons effectivement dans des ruines de pense 1 qui parlent de nos contradictions essentielles, dans un temps ou les opposs passent !'un dans l'autre2, dans une confusion relle qui estaussi une confusion vraie, prete a enfanter de nouvel!es penses. Les philosophies actuelles ne percevraient pas cette imminence de vrit, ne liraient aucun sens possible dans notre non-sens. Effacer tout et recommencer, ou chercher dans les ruines la trace d'une vrit abolie, les deux attitudes ont ceci de commun qu'on renonce a trouver un sens a notre non-sens lui-meme 3. Si notre temps menace l'homme comme la philosophie, ces retraites, elles, les condamnent: elles signent une capitulation avant meme de lutter, dans une pense faussement triomphante . Contre elles, Merleau-Ponty voudrait introduire son ontologie militante qui livre ce combat aux cots de 1 'homme. Pour sortir done de notre chaos, il ne faut pas le quitter, il faut formuler la conception de 1' etre qui fait que ce e haos asa vrit 4
Ce tableau n'est pas une tentative locale, oublie aussitot que lance, mais la rcriture d'ides plus anciennes. L' lntroduction de l'automne 1958 offre en effet une remarquable cristallisation des textes des annes cinquante, depuis L'homme et l'adversit (1951) et I'loge de la philosophie (1953) jusqu'a la prparation de la deuxieme anne de cours sur le concept de Nature (1958), en passant par les cours de 1954 sur la paro le et de 1956 sur la dia1ectique. Ces crits prolongeaient d' ailleurs eux- memes la dialectique de sens et de non-sens travaille dans la priode existentialiste, et reprsente par le recueil qui 1 'avait adopte pour titre. En 1960 encore, Merleau-Ponty songera a intituler son second recueil Sens et non-sens JI, avant de choisir Signes 5 Dans cette rflexion continue, certains feuillets de la prparation indite du cours de 1958 occupent a nouveau une place privilgie. lis inaugurent la devise du manuscrit de 1' lntroduction a l'ontologie- la recherche du sens dans le non-sens n'est l. Cette expression, rappelons-le, est librement emprunte A Fink. 2. La pense d'aujourd'hui en vient A poser a la fois les en regard !' un de l'autre, la deslruction et le maintien de !'un par l'autre (. .. ). Qu'il s'agisse du possible et de l'actuel, de lacausalitet de la finalit, de !'esprit et du corps, du su jet ou de l'objet, de l'infini et du fini, de l' essence et de l'existence, du positif et du ngatif, ou, ce qui rsume tout, de l'etre et du nant, nous aurons A montrer plus d'une fois dans ce livre que les notions et les oppositions sur lesquelles la philosophie d'occident travaille depuis trois siecles et demi ou davantage sont prises par un mouvement qui ne permet plus de les identifier.,. (EMI [54](5)- [54]v(6)) Cf. aussi Natu2-ms [17](27). 3. EM 1 [56](9). 4.EMI [13](C). 5. C'estceque rvele le feuilletS(Prf)-ms [60]. MERLEAU-PONTY LA RECHERCHE D'UNE PENSE RADICALE 179 pas facultative 1 -, et esquissent dja son scnario du double refus de cette m eme recherche. Si 1' extraordinaire confusion 2 qui est la notre engendre des solutions dialectiques factices (Hegel, Marx et Sartre), elle suscite aussi, explique Merleau-Ponty, deux grandes solutions pr- dialectiques 3. La premiere est la tentation du logicisme , celle du positivisme scandinave et anglo-saxon 4 . Le cours sur Le monde sensible et le monde de l 'expression ( 1953) voquait pour la premiere fois le positivisme logique , comme une pense critriologique qui dfinit non notre acces au vrai, mais [les] conditions pour viter l'erreurS. prisonniere d'une altemative entre un sens rduit aux relations formelles et un pur non-sens dont on ne peut ren dire6. L' anne suivante, la premiere partie du cours sur Le probleme de La paro le s'tend plus longuement sur le logicisme 7 des coles de Vienne et de Varsovie 8 et le point de dpart de Camap 9 , sans rfrence plus prcise, dans une condamnation sans appel. Profond- ment nai'f 10, cet effort pour critiquer et rectifier rationnellement le langage 11 reposerait sur une ignoran ce de la paro le 12 et de 1' intersub- jectivit, a laquelle Merleau-Ponty oppose la pense de Saussure 1 3. Ce faux rationalisme 14 , hant par l'apparence d'un savoir vu de l'ext- rieur , par une conception de la pense comme radicalement autre que le corps 1 5, montre une interprtation essentialiste de la logique des relations 16, ainsi qu'une rduction du probleme de la communication a l . Natu2-ms [ 1 06)(ill). 2. Natu2-ms [ 17](27), [ 1 05](1). 3. Natu2-ms [ 105]v(D). 4. Natu2-ms [ 1 08]v(D). Merleau-Ponty rajoute que cette tentation fut aussi, momenta- nment, celle de Husserl :e f. Natu2-ms [ 105]v(II), [ 1 08)v(D). 5. MSME [ 45](IV 1 ). 6./bid. 7. Toute ma premiere partie est faite pour montrer 1) ncessit de sortir du logicisme ou de la signification pure (qui est en ralit dogmatisme de mon langage) 2) ncessit pourtant d'admettre un sens immanent au langage (contre l'objectivisme)- La prise de conscience de la paro/e." (PbParole [ 160]v). 8. PbParole [ 13]v(l4). Cf. aussi PbParole [ 158](1 ). 9. PbParole [ 14](15). 1 O. PbParole [ 13)v( 14), [ 19](25), [ 151)(11 ), [ 155], [ 159](2). 11. PbParole[l58](1). 12. PbParole [22)(27). 13. Saussure dpasse objectivisme comme logicisme par sa conception de la paro1e.,. (PbParole [ 156]v). 14. PbParole [ 153](13). 15. PbParole [ 160). 16. PbParole [ 158]v( 1). 180 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE une simple transmission d' infonnation 1 , incapable de renclre compte de la profondeur existentielle de 1' interrogation 2. Comme dans toute ractiva- tion du vieux fantasme de l'ide de langue universelle - toujours secretement anim par la projection de notre langue 3-, Merleau-Ponty dcele un gocentrisme raffin 4 derriere cet objectivisme volontariste: le logicisme est une des fonnes de la conscience linguistique mve, plus proche qu'elle ne le croit de l'absolutisation de notre langue s. 11 s'avere finalement le comble du subjectivisme puisqu' il rige en loi de 1' etre un "essentialisme" qui est un trait particulier de notre langue ( ou tout au plus des langues indo-europennes) 6 . Ce subjectivisme qui s' ignore, conclut Merleau-Ponty, a besoin d'etre corrig par [l']opacit de la langue 7, par l'analyse concrete des conditions memes d'apparition du senss. Deux ans plus tard, au moment de dresser le tableau des avances de la philo- sophie contemporaine sous le double tendard de 1' existence et de la dialectique , Merleau-Ponty situe brutalement le positivisme logique des pays anglo-saxons et scandinaves comme la pense par excellence qui refuse d'affronter la complexit du temps prsent, aux antipodes de la philosophie concrete>> qu'il invoque pour lui-meme depuis les annes trente: Seul resterait hors de la philosophie du siecle le positivisme logique des pays anglo-saxons et scandinaves. Il y a un langage commun a toutes les philosophies que nous venons de nommer; et par contre, tous leurs problemes conjointement sont, pour le positivisme logique, non-sens. Le fait ne peut etre ni masqu ni attnu. On peut seulement se demander s'il est durable. Si l'on limine de la philosophie tous les termes qui n'offrent pas un sens immdiatement assignable, cette puration, comme toutes les autres, ne rvele-t-elle pas une crise? Une fois mis en ordre le champ apparemment clair des significations univoques, ne se laissera-t-on pas de nouveau tenter par le problmatique qui est tout autour? Est-ce que J. <dnsuffisance de la position du de communication ( ... ) font comme s'il s 'agissait de transmettre nformaton. (PbParole [ 1 60]). 2./bid. 3. PbParole [153](13). 4. PbParole [15](17). 5. PbParole[I3]v{I4). 6.PbParole [153](13). La (prtendue) clan logique ne tire sa que d'une situation de fait: le fait que ces logiciens parlent langues indo-europennes. Si elle parait convaincame, c'est sdimentation d'un type de parler, puisqu'elle est manifestement inad- quate A vie effective des sujets parlants et pensants. Tout logicisme, comme ignorance decette exprience, est et ne peut etre qu'une des formes, un des rsultats de cette exprience. (PbParole [14]v(l6)). 7. PbParole [ 159](2). 8. PbParole [14)v(l6). MERLEAU-PONTY LA RECHERCHE D'UNE PENSE RADICALE 181 prcisment le contraste d'un univers mental transparent et d'un univers vcu qui l'est de moins en moins, la pression du non-sens sur le sens n' amenera pas le positivisme logique a rviser ses criteres du clair et de l'obscur, par une dmarche qui est, disait Platon, la dmarche meme de la philosophie? Si ce renversement des valeurs intervenait, il faudrait apprcier le positivisme logique comme la demiere et la plus nergique rsistance a la philosophie concrete que, d'une maniere ou de l'autre, le dbut de ce siecle n' a pas cess de chercher 1
Dans cette direction critique, 1' anne 1958 cristallise done une rflexion qui traverse les annes cinquante. Elle est aussi marque par une premiere mention, en fvrier, de la philosophie anal y tique>>, aussitot assimile au fantome du positivisme logique. La philosophie analytique des Anglo-saxons est une retraite dlibre dans un univers de pense ou la contingence,l'ambigu, le concret n'ont pas de place>> 2 . Au mois de mai, Merleau-Ponty intervient au colloque de Royaumont consacr a ce courant, a la suite d'une communication de Gilbert Ryle 3 . Grace a l'habile courtoisie qu' on lui connalt, il tente d'amener son interlocuteur vers une remise en question de la distinction entre les recherches de fait et les recherches conceptuelles>>, et une prise de conscience de Ce qu' il y a d'insuffisant dans une analyse conceptuelle du langage>> 4 Merleau-Ponty voque alors une conception de la philosophie ou celle-ci ne se rduit pas a l'tude des phrases correctes ou incorrecteS >>, et souligne qu' une proposition peut etre richtig sans pour cela nous donner la Wahrheit de la chose, c'est-a-dire nous en donner une saisie pleine et complete>>s. Une telle philosophie se proccupe de la pense interrogative >>,de l'inven- tion >>6, de l'actuel >> 7, et meme se rfere- je n'ose pas employer des mots tabous, mais enfin il le faut - a 1' exprience >>, par exemple a celle que nous avons de 1' imaginaire , autrement dit a une exprience muette , tentant ainsi de fonnuler verbalement une exprience quin' est pas encore mise en propositions s. Est-ce qu'une investigation sur ces sujets, demande malicieusement celui qui s'intresse prcisment a ceux- J. S(pnp), p. 198. 2. Chaps, p. 295/94. 3. La phnomnologie contre The Concept of Mnd , mai 1958, in lA phlosophe analytique, Cahiers de Royaumont (Philosophie IV), Paris, Minuit, 1962; intervention de Merleau-Ponty, p. 93-96. 4. O p. cit., p. 93. 5. Op. cit., p. 94. 6./bid. 7. Op. cit., p. 95. 8./bid. 182 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE L ci, lui parait purement et simplement "non-sens", ou bien cela lui parait-il etre de la philosophie?)) 1 Au meme moment, la prparation du cours de 1958 dnonce done une premiere solution pr-dialectique , qui dnie la ralit de la confusion prsente en reconduisant celle-ci a une simple question de mots 2 , rduisant ainsi le langage a une terminologie, le sens aux dfinitions 3 . Alors les problemes s' vanouissent 4 , car o u les mots ont un sens et alors ils sont compossibles et comportent claircissement, ou ils ne le comportent pas et c'est qu'ils sont non-sens s. 11 s'agit done moins d'une solution que d'une pirouette inacceptable qui exclut 1' exprience, qui la condamne comme non-sens 6, et rend incomprhensible l'interrogation philosophique 7. Merleau-Ponty s'insurge: L'interrogation n'est-elle que non pense?- Pourquoi l'homme se pose-t-i! des questions? Pourquoi confond-il mots avec penses? Sinonparcequ'il n'y a pasdesignifications pures ... s. Face a cette solution par coup de force, cette dcision de passer outre,- qui est oubli 9 , le cours de 1958 dcrit alors une seconde solution pr-dialectique : 2) Ide de considrer les contradictions comme dcadence, usure des penses. La solution ne serait pas dans une nalvet prsente, mais dans une nai"vet ancienne. Revenir des ruines a la jeunesse du monde 10 Cette analyse, commente Merleau-Ponty, a le mrite d' etre historique , et de reconnaitre que les contradictions sont relles, non verbales 11 Mais la solution qu'elle propose, elle, n'est pas histo- rique 12, et releve a nouveau d'une pense supralapsaire, d'une intuition toute positive de la signification ou de l'etre)) 13, du retour a [un] immdiat l./bid. 2. << Ces contradictions ne seraient que verbales, non de pense. Les mots nous font croire 11 obscurit. >> (Natu2-ms [ 1 05]v(ll)). 3. << Philosophie = ramener langage 11 terminologie- Le sens ramen aux dfinitions, pas de sens incompossibles, ni me me de problemes- Positivisme. (ibid.). 4./bid. 5. Natu2-ms [ 1 08]v(D). <I n' est pas question de tout recommencer 11 neuf: cette prtendue innocence serait le signe le plus sOr de la fatigue philosophique: positivisme logique; suppression des problemes et des contradictions par rduction du langage 11 termi- nologie. Ou les mots ont un sens et ils sont tous compossibles comme positifs. Ou les mots n'ont pasdesenset il n'y a pasase poserde questions a leursujet. (Natu2-ms [18](29)). 6. Natu2-ms [ 1 05]v(II). 1./bid. 8. /bid. 9. Natu2-ms [106](ill). 10. Natu2-ms [105]v(m. 11./bid. 12./bid. 13. Natu2-ms [18](29). MERLEAUPONTY LA RECHERCHE O' UNE PENSE RADICALE 183 originaire (celui des prsocratiques, celui de la signification, celui de la conscience transcendantale) 1 . Prisonniere d'un fantasme d'innocence, elle procede elle aussi de cette toute-puissance de la pense qui veut se passer de l'exprience, s'affranchir des modalits concretes de l'change avec le pass et avec autrui. Cette immdiation avec une prhistoire , aux yeux du philosophe, pose done les m eme objections que 1' immdiation du positivisroe logique. Tout le positif d'un cot, tout le ngatif de l'autre. Au plus haut point du nihilisme, semble-t-il. . . 2 Nos penses, rpete Merleau-Ponty, ne sont pas devenues ruines par simple usure , mais par affrontement avec [1' ]exprience 3, de sorte que 1eurs contradictions ne doivent pas etre envisages comme un dfaut dans le diamant claird'une philosophie a faire ou dja faite, mais annoncent une richesse appele par cette exprience meme. Mais comment retrouver leur vigueur inaugurale en de ce qu'elles sont devenues? Nous n' avons que les documents de cette inspiration, et c'est cette dcadence qui nous a conduits peu a peu a nos contradictions. Pour recharger ces notions de leur sens initial, en tant qu 'il embrassait plus que la tradition appauvrie ne nous donne, comment faire? Remarquons que l'appauvrissement n'est pas seulement dperdition: ces notions ne sont pas appauvries absolument, elles paraissent aujourd'hui appauvries relativement a une exprience humaine neuve, et leur pauvret n'est au fond que cette richesse qu'elles chouent a exprimer. Erreur done d'aller chercher trsor de savoir cach aux origines. On ne trouvera avec origines qu'une na1vet qu'il ne s'agit pas de rpter, qu'il s'agit de convertir en pense du prsent 4
Rappelons que le meme manuscrit fait de Heidegger le chef de fue de cette seconde fausse solution pr-dialectique, lui reprochant de renvoyer toute richesse au pass , de rvoquer en doute presque toute J'histoire empirique au nom d'un certain temps considr comme seul plein - et rajoutant avec ironie que 1' on a plutot l'impression que c'est Heidegger qui le remplit, que le prsocratisme lui rendce qu'illui adonn 5 . Merleau-Ponty reproche done a ces deux solutions pr-dialectiques, au- dela de tout ce qui les spare, une nalvet au second degr, celle de leur rupture avec l'apparente nalvet de l'exprience prsente. D'un cot comme de l'autre, cette retraite dlibre participe d'un aveuglement l. Natu2-ms [ 106](III). 2. Natu2-ms [105]v(ll). 3. Natu2-ms [ 1 08]v(D). Cf. aussi Natu2-ms [ 1 06)(lli). 4. Natu2-ms [18](29)-[ 18]v(30). Comment capter cene richesse? Ne pas se crisper sur leur tat prsent et dcadent. .. ,. (Natu2-ms [ 1 08)v(D)). 5. Cf.le feuillet Natu2-ms [5](5 bo) cit supra, p. 160. 184 LA CHAIREST LA DEMEURE DE sur la dimension charnelle du langage dans laquelle le philosophe inscrit trois modalits complmentaires : 1' change du pass et du prsent, 1' change du latent et du manifeste, et 1' change de moi et d'autrui- trois changes a la mesure du dsir de communiquer. Selon la premiere modalit, Merleau-Ponty construit son scnario heideggrien en lui pretant une position in verse et symtrique de Hegel crasant dans sa pense tout le pass 1 : le prsent ne serait que la dcadence d' un pass d' o u quelques paroles continuent a nous faire signe, 1' auteur de La prose du monde ne parvenant pas a comprendre comment elles peuvent s'exprimer et nous possder sans qu 'elles soient d' abord a approprier et a exprimer, par nous, entre nous et aujourd'hui meme 2 Cette autre prcipitation temporelle donne au langage d' etre maitre du temps et lui contere ainsi une position de survol, qui rduit a nant tout l'effort heideggrien pour sortir du savoir absolu et de 1' expression directe de 1' etre. Le cours de 1959, malgr son ton globalement plus tempr, maintiendra cette accusation : Heidegger ( ... ) dispose d'une sorte de savoir absolu a 1 'intrieur duquel tout le reste (tout le pass de la philosophie,- tout le pass de l'histoire humaine) est vrai et faux, rconcili 3 . Cette lec tu re prolonge 1 'ensemble des textes des annes cinquante sur 1 'sotrisme et la gnose; elle est dja largement anticipe par les cours de 1956 et 1958 4
Selon la deuxieme modalit, tandis que la pense positiviste sacrifie le sens latent au profit du seul sens manifeste (cette pense dcide de s'en tenir a u sens manifeste et dfinissable des mots S), la gnose des origines le recherche en de toute manifestation: elle veut dominer nos contradictions en revenant aux origines, c'est-a-dire au moment ou elles n 'taient pas encore manifestes , en retrouvant en du prsent un trsor tout fait de vrit 6 Dans les deux e as, on ne prend plus au srieux le visible paree qu' on le spare de 1' invisible. On ne croit plus a ce pouvoir de Jire le latent dans le manifeste qui fait la dimension perceptive de l'intel- ligence philosophique, et qui caractrise l' attitude phnomnologique de Merleau-Ponty. Enfin (troisieme modalit), que nous ne trouvions dans le langage que ce que nous y avons mis nous-memes, ou bien que nous n'y trouvions que ce qui y tait avant nous et avant les autres, dans ces deux directions nous pensons /'origine de la vrit en la dtachant radicalement l . Dial-T&C [191)(lll7). 2. "Le pass predomine et dplace le prsent (nvrose. repli sur les origines,jeu menteur par Jeque! on les rejoue au prsent),. (PbPassiv. p. 2621[249)). 3. Phi1Auj3, p. 144/[52](80). Cf. aussi Phi1Auj3, p. 123/[55], 137-1381[49](74). 4. Cf. supra, 1, en particulierp. !55 le passagecitdu feuillet Dial-T&C [ 191](ill7). 5. EMI [54]v(6). 6. EMI [55](8). MERLEAU-PONTY LA RECHERCHE D'UNE PENSE RADICALE 185 de toute forme de comrnunication prverbale entre nous : le Crateur et le Berger sont galement seuls, sans co-naissance. Dans les deux cas, la toute- puissance du sujet dans le langage ou bien celle du langage sans sujet s' tourdissent dans l' absence du corps d' a u trui. Les trois modalits par lesquelles Merleau-Ponty envisage le langage comme change soulignent l'impossibilit d'en aborder la question sans aborder celle de la chair. En retour, l'isolement contemporain de la question du langage est un symptme de notre rsistance a penser la chair, les structures du langage se substituant a leurs infrastructures charnelles pour former un corps de substitution qui nous prserve des implications existentielles et de la contingence de toute communication effective entre moi et autrui. En 1951, Merleau-Ponty voyait la prose du monde dessiner un chernin entre univocit et quivocit, entre une prose prosai:que et une posie sotrique qui sont deux versions des choses dja dites . L' lntroduction de 1958 poursuit asa maniere ce tableau dans le parallele de la philosophie analytique (la prose prosai:que) et de la pense de Heidegger (l'sotrisme potique). Ce sont la pour Merleau-Ponty les reprsentants exemplaires de deux positivismes du langage ou univocit et quivocit finissent par se rejoindre dans une meme scheresse, faute de ressourcer tout sens dans 1' analogie des liens tisss par la chair, et dans la dialectique du non-sens qui dchire cette meme chair. Le langage sans la chair constitue peut-etre le prototype m eme de 1' ontique en philosophie, tel que Merleau-Ponty conryoit ce dernier 1 : la substitution, a la chair du sensible, de motsqui senourrissentd'eux-memes. Achevons la prsentation de ce tableau en livrant quelques pages importantes, remarquablement rdiges, de l'lntroduction indite de l'automne 1958 2 Nous sommes maintenant en mesure de saisir combien ces feuillets hritent de la rflexion mene depuis La prose du monde jusqu' a la prparation du cours sur la N a tu re du printemps prcdent. Nous vivons dans des ruines de penses , crit un contemporain [Eugen Fink]. Mais cette constatation ne termine pas tout. C' esta u contraire ici que tout commence. Que faire de ruines? On peut les restaurer, essayer de rtablir 1' architecture dont elles sont la trace, ou bien les jeter bas pour faire autrechose. Commenyons par exclure cette dernihe solution. C'est celle de toute pense positiviste, et en particulier du positivisme logique. Sous prtexte que les notions hrites sur lesquelles la mtaphysique s'exerce, se l. Cf. supra, chap. DI, p. 136-138. 2. Nous remercions Madame Merleau-Ponty de nous avoir donn l'autorisation de publier ce long extrait. 186 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE brouillent, passent 1' une dans 1' autre et tablissent le e haos dans la pense, on peut dcider des' en ten ir a u sens manifeste et dfinissable des mots sur lesquels en fait nous nous entendons, et l'on posera qu' ou bien/[55](7)/ les questions, qui sont des assemblages de mots, ont un sens, et component une rponse par simple claircissement des tennes dans lesquels elles se fonnulent, - ou bien elles n'en comportent pas, et c'est alors que les questions memes n'ont pas de sens. Le prncipe de cene attitude est done que toute question si elle a un sens de question, n' est que l'indice d'une rponse, d'un statement, prexistants et impliqus dans notre tennino- Jogie, quise trouvent manquer provisoirement a telle vie individuelle, mais ne manquent pas au langage que nous parlons, toute fissure dans notre savoir, ou bien n'est ren a quoi l'on puisse penser, ou bien marque la place vide d'une signification qui est absente par accident, mais qui est par prncipe enveloppe dans le systeme des significations et a foniori compossible avec elles. La discipline de l'analyse logique para!t d'abord modeste, et incontestable: c'est la rsolution de ne pas traiter comme questions les assemblages de mots qui ne font pas sens >>, puisqu'apres tout on parle pour s'entendre et qu'en fait nous nous entendons les uns les autres assez souvent. Mais des qu'au nom de cette mthode, ou plutot de cene hygiene, on rpute insens, - ou l'on renvoie a la posie et a 1' affectivit >>, - tout assemblage de mots dont 1' examen terminologique imrndiat ne donne pas la clef, la prudente mthode devient un extreme dogmatisme, un idalisme sans vergogne, d'ailleurs incapable de faire comprendre le fait meme du langage dont elle se prvaut. Car dclasser comrne affectives >> toutes les significations que l'examen des tennes n' lucide pas, e' est sous-entendre qu' il y en a qu' il lucide completement, que celles-Ja sont canoniques, que tout ce qui a sens pour nous est en prncipe saisi sans reste, en pleine clan, bref qu'il n' y a que des signifi- cations, que le monde est, par dfinition nominale, ce dont nous parlons sinnvoll. Cene invocation d'une pense tout en acte, loin d'clairer l'usage, meme le plus prosalque, de la paro le, le rend au contraire inutile et incom- prhensible. Car dans le langage que nous parlons, les signes ont/[55)(8)/ moins une signification qu 'une valeur d'emploi dont aucune dfinition ne rend compte entierement, dont l'inventaire total est meme par prncipe impossible, puisque chaque tat de la langue en amorce toujours quelque volution, et qu'un nouvel emploi des memes signes se dessine dja en filigrane dans l'usage prsent. Pour astreindre le langage le plus prosaique a l'altemative massive du sens ou du non sens, il faut se bomer a quelques noms comrnuns et a un usage tout pratique des paroles qui sont comprises ou ne le sont pas sans tierce hypothese. En fait, meme nos noms communs (pour ne ren dire des tennes abstraits, des prpositions ou des verbes) n' ont jamais que des significations fluentes. L'interrogation n' est pas comme un vide prdestin a etre rempli par eux. Elle habite le tissu meme des significations et de la parole. Le positivisme ne peut s'en dfaire qu' en revendiquant pour lui-meme les privileges du savoir absolu le plus LES PAROLES DE L'ENFANTEMENT 187 dogmatique. Dire que le monde, 1' etre, la philosophie sont ce qui est signifi par nos mots, et qui n'a besoin que d'etre dfini, cet anthro- pologisme ,des qu 'on 1' interroge lui-meme sur son sens, se rvele comme une fonne aigue d'ontologisme, ou une philosophie dogmatique des donnes immdiates. Au moment ou l'hritage des mots nous met dans l'embarras, il serait naif de nous en remettre a la positivit du langage, qui est une lgende, et refuser J'hritage au nom d'un acces imrndiat aux significations, qui est prcisment en question. Le retour a l'analyse logique n' est pas un vrai dpassement de la mtaphysique, paree qu' elle en est 1' oubli ou le refoulement : on ne dpasse que ce que 1' on comprend. Faut-il done remonter de ces penses en ruine qui sont les notres au temps de leur vigueur suppose? Essaierons-nous de dominer nos contradictions en revenant aux origines, c'est-a-dire au moment ou elles ne s'taient pas encore manifestes? Chercherons-nous en du prsent un trsor tout fait de vrit? Mais pet:tr 611ler ftetre eefteeftee si nous voulons trouver un temps de l'indivision, ou la philosophie n'ait pas t en Jutte avec elle- meme, il nous faudra remonter tres loin,/[56](9)/ jusqu'a des textes assez mutils et assez Jaconiques pour nous donner J'illusion d'une pense en repos. Les textes memes, comment les comprendrons-nous? Comme tous ceux que nous lisons passionnment, i1 nous semble qu'ils portent en eux- memes leur sens et que nous le recevons d' eux,- que la vrit a travers eux nous fait signe, comme l'intention a travers un visage. Et certes il est bien vrai que nous apprenons, et la philosophie a eu tort de se dtoumer longtemps de ce probleme, et de faire comme si nous ne trouvions dans les choses que ce que nous y avons mis. Encore faut-il, pour qu'un texte nous apprenne quelque chose, que nous soyons prpars a subir sa motion, et pour que Parmnide ou Hraclite nous disent ce que c'est que l'Etre, que nous ne soyons pas coups de tui. Quelle que soit la dcadence qui les a suivis, il faut, qt1e qt1elqt1e ehese eemet1re 6t1 r11ppert &\ee l'elre pour que nous les comprenions, que le trsor reste enfoui en nous, et, meme pour restaurer des ruines, que le pouvoir de construire nous soit rest. Effacer tout et recommencer, ou chercher dans les ruines la trace d'une vrit abolie, les deux attitudes ont ceci de commun qu'on renonce a trouver un sens a notre non-sens lui-meme. Or c'est ce qui est bien impossible: si nous avons un acces direct aux significations, il reste a comprendre comment nous avons pu 1' oublier assez pour tomber dans les embarras ou nous sommes. Si c'est le langage prosalque que J'on prend pour canon du savoir, nous avons vu que son vidence se fait a travers le flux des significations. Si au contraire nous somrnes dchus d'une vrit originelle, nous ne pourrons la retrouver qu 'a pan ir de ee qt1e l\6tiS semmes prseftt nos ruines. Dans tous les cas, il faut que nous les comprenions. La positivit d'un message immmorial ne nous dispense pas de penser notre dcadence ni celle de notre prose quotidienne de penser les aventures de !'esprit humain. Les mots memes de non sens, de ruine ou de dcadence appellent cene question : pourquoi ne sommes-nous pas rests en posses- 188 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE L sion du sens, pourquoi les grandes penses se sont-elles /[56]( 1 0)/ uses ou vides? Des penses ne s'usent pas comme des choses, mais tout au plus comme des outils: A force de servir, et surtout A un usage pour lequel elles n'taient pas faites. Si elles s'usent. c'est qu'elles sont confrontes avec une exprience qu'elles n'arrivent plus a clairer, c'est en face de cette tche qu'elles sont devenues insuffisantes. moins d'imaginer un malin gnie qui toume en erreur tout ce qui nous paraissait vrai, ou une sorte de faute originelle par laquelle nous nous serions dlibrment dtoums du vrai, si notre philosophie est maintenant indigente ou chaotique, ce n 'est qu' a 1' gard de ce que notre monde est devenu, ce n 'est que par 1' ex ces de la pense clandestine sur la pense officielle. 11 y a done un gain d'exp- rience dans cette chute, une richesse dans cette pauvret, nos contra- dictions laissent entrevoir un foisonnement de rapports d'11be!'EI, dans lesquels nous avons a nous enfoncer au lieu de les fuir soit dans une indivision primordiale, soit dans l'univers protg des significations pro- salques. Nous sommes dans la confusion, c'est vrai. Mais cette confusion n 'est pas une fantasmagorie : elle tientA des rapports vrais dans les choses, a des solidarits dont nous nous approchons peu A peu, meme si, dans 1' tat donn de notre philosophie, nous n'arrivons A l'exprimer que par le dsordre de nos penses: il serait bien illusoire de nous installeren deya ou au-dessus de notre chaos, et de croire que nous le dissiperons par des distinguos ou par un retour aux sources 1
3. LES PAROLES DE L'ENFANTEMENT Apres 1' automne 1958, Merleau-Ponty n' abandonne pas 1' lntroduction a l'ontologie, meme s'il renonce peut-etre a livrerde maniere si abrupte un panorama critique qui limine en quelques lignes les principales penses du moment. 11 ralise aussi sans doute que Heidegger ne peut etre enferm dans le scnario de la restauration, tout en restant perplexe a cet gard: si Heidegger ne prtend pas restaurer, il risque nanmoins de demeurer dans le pessimisme d'une dcadence irrversible, incapable de s'ouvrir a la fcondit possible des ruines prsentes2. Les manuscrits suivants, plus discrets, ne dsignent plus nommment les courants qu'ils critiquent, encore moins leurs reprsentants, Sartre mis a part.lls les placent dsormais sous quelques bannieres conceptuelles - rflexion, dialectique, l. EMI [54]v(6)-[56](10). 2. << Pourtant est-ce ide de la dcadence, de l'age d'or? Heidegger contre toute ide de restauration (a propos de la mtaphysique) : e' est ramasser des pommes tombes - Mais ceci pourrait etre comble du pessimisme: dcadence irrversib/e? (Phi!Auj3, p. 139/[50](76)). Cf. aussi PhJ!Auj3, p. IOI/[33]v(44). Cf. Heidegger, Zur Seinsfrage, op. cit., p. 36; Comri- burion iJ/a question de /'tre, in QueSI/ons l,op. cit., p. 239-240. LES PARO LES DE L 'ENF ANTEMENT 189 intuition, en autant de chapitres qui vont composer la phase introductive du Visible et ['invisible-, auxquelles Merleau-Ponty oppose son propre univers_ Le manuscrit de 1' Introduction a l'ontologie est gard comme un texte de rfrence que le philosophe relit attentivement a plusieurs reprises pour rdiger Le visible et ['invisible 1 Cette diffusion interne du manuscrit de 1958 est particulierement lisible en deux endroits. Au printemps 1959, la rdaction du deuxieme chapitre du Visible reprend a 1' lntroduction la critique de 1' ontologie sartrienne et le theme de 1 'hyperdialectique. A. l'automne 1960, certaines pages du brouillon d'octobre puis de sa rcriture en novembre (qui constitue le troisieme chapitre du Visible) font cho aux feuillets que nous venons de Jire sur les deux positivismes du langage, et dveloppent la logique supralapsaire qu'ils dja 2. Ces pages obscurcissent 1 'horizon critique que les manuscrits prcdents livraient en clair. Le procd n'est pas nouveau chez Merleau- Ponty: dja La structure du comportement et la Phnomnologie de la perception avaient us du masquage de tel courant prcis (Brunschvicg, en particulier, pourtant clairement dsign par les articles du milieu des annes trente) derriere les concepts larges et protecteurs d' intellectua- lisme ou d' empirisme . Merleau-Ponty a l'art de ces habillages trop prudents, dommageables a l'identification des sources comme a l'inter- prtation des en jeux critiques de sa pense. A. tenir ensemble les manuscrits de 1958 et ceux de 1960, et meme si Merleau-Ponty enveloppe dsormais son criture de sous-entendus et de silences, la continuit est patente. Le visible et l 'invisible aborde le langage comme une question crucial e pour 1 'entreprise phnomnologique: C' est a propos du langage qu' on verrait le mieux comment il ne faut pas et comment il faut revenir aux choses m emes 3 . Comment revenir aux choses en tant que nous vivons en promiscuit avec elles et qu 'elles portent la promiscuit de 1' etre, sans que nos mots viennent prcisment dlier cet lneinander, sinon l'oublier activement? L'oubli de l'etre est d'abord le refoulement de son lieu de manifestation, celui de la rencontre de l'indfini du monde et de la profondeur de notre chair. Le comble de l'inconsquence d'une ontologie serait done de redoubler l'oubli de l'etre par le maintien et le renforcement de l'oubli de la chair. Or c'est prcisment l'inconsquence du mirage supralapsaire qui place le langage l. Les feuillets du printemps 1959. qui entourent la premiere tranche de rdaction du Visible etl'invisible, font une dizaine de rfrences prcises au << ms de l'an demier>>, en indiquant la pagination de 1'/ntroduction ii 1 'ontologie. Cf. NPVlf [ 159],[164] (7 rfrences). et NL Vlaf2 r 135]v(2). 2. Cf. Brouil, p. 3721[112]( 129)-3761[ 114](133), et Vl3, p. 162-168. 3. Vl3, p. 166. 190 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE ~ T R E comme un cran entre la chair et l' etre, dans une pense prisonniere de la nostalgie d' un absol u sans naissance, paradis archaique 1 avant la chute de la pense - une sorte de prjug supralapsaire: le secret de l' etre est dans une intgrit qui est derriere nous 2. Ce prjug, Merleau- Ponty en fait le point commun de la rflexion et de l'intuition, qui se dveloppent dans une pure rtrospection 3 (en d' a u tres lieux, ill' affectera aussi a la mauvaise dialectique qui s 'exclut du mouvement, o u encore a son portraitde Sartre4). 11 ne s'agit done avec la philosophie ni de rflexion, nous l'avons assezdit, ni d'un retour a l'immdiat, dont Bergson dirait qu'il est rflexion >>, avec raison: car il partage avec les philosophies rflexives le prjug supra- lapsaire, celui d'une intgrit originelle, d'un secret perdu et a retrouver, qui annulerait les questions. Venant apres le monde, apres la nature, apres la vie, apres la pense, les trouvant constitus avant elle, la philosophie interroge bien cet etre pralable, et s' interroge sur son rapport avec lui. Elle est videmment retour sur soi et sur toutes choses : mais non retour a un immdiat, a un origine!, celui des choses ou celui des significations, a une vrit enfouie dont nous serions les hritiers dchus, a un systeme d' oprations, a une pousse de dure dont nous serions les produits. Le re- commencement, la reconquete de 1' etre sur 1' oubli, la distraction, et l'habitude, le re- de la philosophie, s'il comporte restitution du vrai pass, ne se limite pas acette rtrospection et (memea l'gard du pass) ne fait pas appel a une corncidence perdue qu 'il s' agirait de rtablir s. Ce qui manque a l'intuition comme a la rflexion, prcise Merleau- Ponty, c'est la double rfrence, l'identit du rentrer en soi et du sortir de soi 6. Le langage continue a vivre de la vie meme de la chair, c'est-a-dire d'une circularit ouverte sur sa non-colncidence avec elle-meme. Dans cette circularit, tout retour est dja expressivit nouvelle, toute rgression s'accompagne d'anticipation, toute rtrospection de prospection. La pense supralapsaire procede done d'un prjug qui non seulement n'est pas philosophique (il releve d'une mauvaise thologie du possible, et d'une l . S(HoAdv), p. 307. 2. Vl3, p. 165. 3. Prjug supralapsaire de l'intuition comme de la rflexion. JI ne s'agit pas de retour, [de] rtrospection. Il s'agit de saisir 1' lneinander voyant-visible, prsent-pass, leur simulta- nit. >> (NPVJ [ 191], novembre 1960). 4. Cf. S(Prf), p. 38. 5.Brouil, p. 373-374/[113]v(l31 ), octobre 1960. Ce que nous proposons laet opposons a la recherche de l'essence n'esl pas le retour a l'immdiat, la co"incidence,la fusion effective avec l'existant, la recherche d'une intgrit originelle. d' un secret perdu et a retrouver, qui annulerait nos questions. ,. (VI3, p. 162). 6. Vl3, p. 165. LES PAROLES DE L'ENFANTEMENT 191 rigidit toute psychologique face a la complexit du prsent), mais passe outre notre exprience. Ni lapsaire ni supralapsaire, la philosophie ne saurait parler de chute depuis une origine, mais seulement de cette fracture prouve d'une non-co'incidence de l'homme avec lui-meme, de cet inachevement ontologique qui seul ouvre l'espace de la rencontre de J'autre et de la respiration de l'ctre. Toute pense qui projette cette !acune sur un fond plein, et interprete le non-sens comme chute d'un tat de sens pralable, sort de la facticit et partage les dfauts del' ontologie de 1' objet et de sa pense de survol: le passage a la limite, et la lecture du rel sur fond de possible. Alors toutce qu'on donne a l'Etre est ot a l'exprience, tout ce qu'on donne a l'exprience est ot a l'Etre 1 : l'etre meme nous chappe. La philosophie done ne cherche pasen arriere de nous un immdiat abol pour se fondre en lui: ce qu'elle veut, c'est se transponer sur ce cercle de feu du visible, du nommable, du pensable( ... ). La source de sens n'est pas plus en arriere de nous, qu'en avant, pas plus un immdiat perdu, qu'un point omga a atteindre ( ... ). Le retour philosophique est aussi bien un dpart, et la philosophie n'est a vrai dire ni !'un, ni l'autre, ni rtrospection ni prospection seulement. C'est l' invitation a re-voir le visible, a re-parler la paro le, a re-penser le penser. ( ... )Non pas pour chercher en avant ou en arriere d'eux un fondement plus certain qu'eux ( ... ). Re-voir le monde, re- parler la parole, re-penser le penser, ce ne sera done pas les dfaire, les refaire comme un tissu, ni coller a eux comme a un immdiat, mais retrouver le moule en creux qui les fa:onne ( ... ), mettre a nu dans le corps l'adhrence, le circuit du voyant et du visible, dans la parole celle du locuteur et de l'allocutaire, dans le penser, celle de l'acte de penser et de sa trace, son sillage ou son inscription, discemer done derriere toutes ces penses l'anti-pensequi en est la vrit 2. Mais comment ce discemement de l'anti-pense de toute pense et du silence de toute parole, cette ((mise a nu , dans le corps, de l'adhsion a l'etre, pourraient-ils se faire sans quitter le prsent de la chair et son adhsion meme, sans momentanment se confier a un langage qui tirerait toute sa vertu de cette sparation? Cette question est mal pose pour Merleau-Ponty. Car elle procede encore d'un dualisme qui ne voit dans la chair que fusion et co'incidence, et confe au seul langage la vertu de la distance, alors que e' est dans la chair m eme que s' inaugurent les premieres dhiscences, ainsi que le recul d'une foi interrogative. La circularit de la chair n'est pas coincidence mais diffrenciation et intgration en chiasme. l. VI3, p. 163. 2. Brouil,p.375-376/[113)v(l31)-[114)v(l33). 192 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE La seule origine qui nous soit philosophiquement accessible est une diffrenciation dans notre appartenance massive au monde, a 1 'Etre , une appartenance qui nous est signifie par nos yeux, par nos mains, par le visible, le sensible' - et non pas directement par une pure pense. Ceci n'implique pas qu'il y ait fusion, coincidence: au contraire, cela se fait paree qu'une sorte de dhiscence ouvre en deux mon corps, et qu'entre lui regard et lui regardant, lui touch et lui touchant, il y a recouvrement ou empitement 2 La ngativit de la chair la soustrait par principe aux fusions originelles, a une coi"ncidence totaJe avec elle-meme comme avec autrui : elle est fondamentaJement marque par cette bonne erreur 3 dont parle Le visible et L'invisible- Merleau-Ponty joignant dans cette expres- sion 1 'approche gestaltiste de 1' erreur (o u encare de 1' inachevement, de l'cart, ingrdients de la russite perceptive) avec un motif spirituel qu'il affectionne, celui de lafelix culpa4, lequel s'carte justement de la gnose supralapsaire et de sa nostalgie psychorigide pour rouvrir le non-sens sur le sens, le pass de la chute sur la possible russite du prsent. La philosophie, reconnrut Merleau-Ponty, est intimement lie au langage: elle n'est pas l'adquation sans parole avec un vcu immdiat et silencieux. La philosophie est langage, si du moins on entend qu'elle est aussi philosophie du langage et critique du langage: ni son mrutre ni son ese lave, prcise le brouillon d'octobres, elle saisit le langageau travail, en train de faire cesser le silence .Le prenant toujours a l'tat naissant, elle ne lui remet pas un monopole du sens 6. Ainsi la philosophie serait inconsquente, si elle se contentait de dvelopper les dfinitions, les oprations syntaxiques, les lois immanentes de l'univers de la parole une fois tablie, comme si le langage ne parlait de ren, n'ouvrait sur ren 7. Ces mots du brouillon d'octobre font ressurgir le spectre de la philosophie l. Brouil, p. 374/[113)v( 131 ). 2. VI3, p. 165. 3. Il faut done que 1' cart, sans lequell ' exprience de la e hose ou du pass tomberait A zro, soit aussi ouverture A la chose meme, au pass meme, qu'il entre dans Ieur dfinition. Alors, ce qui est donn, ce n'est pas la chose nue, le pass meme tel qu' il fut en son temps, mais la chose prete A etre vue, prgnante, par principe aussi bien qu'en fait, de toutes les visions qu'on peut en prendre. le pass tel qu'il fut un jour, plus une inexplicable altration, une trange distance,- reli, par principe aussi bien qu'en fait , A une remmoration quila franchit mais ne l'annule pas. Ce qu'il y a, ce n'est pas une coincidence de principe ou prsomptive et une non-co'incidence de fait, une vrit mauvaise ou manque, mais une non- co'incidence privative, une co'incidence de loin. un cart, et quelque e hose comme une "bonne erreur". >> (VIJ, p. 166). 4. Cf. Le scnariocartsien, op. cit .. p. 237-240. 5. Brouil, p. 372/[ 112)v( 129). 6./bid. ?./bid. LES PAROLES DE L'ENFANTEMENT 193 analytique, comme un mois plus tard la version publie du Visible et ['invisible: Le langage est une vie, est notre vie et la leur. Non que le langage s'en empare et se la rserve: qu'aurait-il A dire s'il n'y avait que des choses di tes? C' est 1 'erreur des philosophies smantiques de ferrner le langage comme s'il ne parlait que de soi: il ne vit que du silence; tout ce que nous jetons aux a u tres a gerrn dans ce grand pays muet qui ne nous quitte pas 1
Cette erreur mise de cot, il serait aussi, pour la philosophie, de la derniere inconsquence de traiter le langage comme un cran entre elle-meme et 1' etre 2. Dans ce e as symtrique du prcdent, le langage est une puis- sance d'erreur, puisqu'il coupe le tissu continu qui nous joint vitaJement aux choses et au pass, et s'installe entre lu et nous comme un cran 3 Le visible et ['invisible illustre cette seconde option par une courte mise en scene, dont on peut maintenant comprendre qu' elle parle autant de Heidegger que de Merleau-Ponty. Nous sommes ici au terrne du progressif effacement du nom de celui qui n'est plus qu'un fantome. 11 reste nanmoins une tendre ironie, que 1' on peut dceler dans certaines lignes du Visible si l'on a en mmoire les textes des annes 1957 a 1959, ou Merleau- Ponty stigmatisait la pense de Heidegger comme un effort absurde pour coi"ncider avec I'Etre dans une sagesse du silence, dans une philosophie formelle ou tout est vrai, ou ren ne se discute ni ne se justifie puisque l'Etre meme a triomph de la philosophie comme de l'homme 4
Le philosophe parle, mais c'est une faiblesse en lui, et une faiblesse inexplicable : il devrait se taire, coYncider en silence, et rejoindre dans une philosophie qui y est djA faite. Tout se passe au contraire comme s'il voulait mettre en mots un certain silence en lui qu'il coute. Son a:uvre est cet effort absurde. Il crivait pour di re son contact avec il ne l'a pas dit, et ne saurait le dire, puisque c'est du silence. Alors, il recommence ... s. Le langage est une vie, mais il est vivant de notre vie: isol, le probleme du langage n'est qu'un probleme rgionaJ 6 , et c'est dans la mesure ou nous le prenons a l'tat vivantou naissant 7 qu'il est un theme l. VI3, p. 167. 2. Brouil, p. 372/[ ll2)v( 129). 3. Vl3, p. 166. 4. Cf. les textes cits supra, chap.m, p. 116-118. 5. VI3,p.l66-167. 6. VI3, p. 168. 7. V13,p.l67. 194 LA CHAIR EST LA DEMEURE DE L ~ T R E universel, et le theme meme de la philosophie 1 Elle est ici, la paro le parlante 2 qui anime la philosophie, celle d'un homme qui a prouv en lui-meme le besoin de parler 3 , et qui ressaisit le langage dans cene preuve meme. Alors, mais alors seulement, n a cene profondeur, le langage n'est pas un masque sur l'Etre 4 Ressaisi avec toutes ses racines et toute sa frondaison , pris dans sa demeure de chair, il devient effectivement la demeure de l'etre- paree qu'il hrite ce statut de la chair elle-meme. La paro le n' est plus un cran entre la philosophie et 1 'etre , elle n'est pas meme pour elle restriction de son pouvoir et de sa libert ( ... ) pourvu qu'on fasse entrer en compte son surgissements. Envelop- pement mutuel du langage et de ma chair de dsir, du langage et de la chair du monde, la parole est 1' assomption comrne naturelle des conventions de la langue par celui qui vit en elle, 1' enroulement en lui du visible et du vcu sur le langage, du langage sur le visible et le vcu 6. De sorte que le langage oprant qu' est la philosophie parle du pr-langage et du monde muet 7, de cette paisseur de chair entre nous et le "noyau dur" de l'Etres. Jamais pure, la parole philosophique emprunte a la chair du prsent , emporte avec elle un segment de la durable chair du monde 9 Pourvu done que la paro le philosophique naisse assez pres du creur des choses et du creur de la paro le, en porte la marque, elle saura nous en parler to. Merleau-Ponty a dsormais renonc au titre pourtant maintenu pendant onze ans (1947-1958), !'Origine de la vrit 11 Toute perspective de recherche de !'origine, sinon l'ide meme d' origine, chappe difficilement a l'illusion rtrospective, au renversement du rel sur fond de possible. Avec le qualificatif supralapsaire , les figures merleau-pontiennes du survol trouvent leur demier vocable, qui formule encore le scnario de l. VI3, p. 168. 2./bid. 3. VI3, p. 167. 4./bid. 5. Brouil, p. 373/[113](130). 6. Vl3,p.l68. 7./bld. 8. VI3,p.l69. 9. Brouil, p.374/[113]v(l31). 10. Brouil, p. 377/[114]v(l33). 11. Plus exactement, la demiere mention du titre date du mois de fvrier 1959. Cf. SNS(MtaHo) Nl65/G 115, PM-ms [218], [237], Ind 44/406, NTi-56-57 [133], NTi-58 [330], [126], [127]. [128], EMl' ]117], NT 219,220,221, 227, NTi [273], N-Corps [29]. L'occurrence retrouve dans le volume des Notes sur le corps (N-Corps, 1956-1960) appanient a un feuilletjauni, manifestement plus ancien que les a u tres, tant par sa graphie, son filigrane Vidalon, que par sa rfrence aux Aventures de la dialectique. Il semble avoir t retir d' une phase de rvision de La pros e du monde datant de 1955. LES PAROLES DE L'ENFANTEMENT 195 toujours: les diffrentes manieres de manquer le mystere ontologique ne font qu'un avec la fuite de notre condition monstrueuse et incomparable. Une ontologie modeme, par consquent, engage le meme pari qui portait )' introduction, en 1951, du concept de chair: il doit y avoir moyen de circonscrire des zones sensibles de notre exprience et de formuler, sinon des ides sur l'homrne qui nous soient comrnunes, du moins une nouvelle exprience de notre condition )> 1 Cene exprience nouvelle, a la formulation de laquelle Merleau-Ponty associe d'emble la psychanalyse, montre que notre origine n' est pas tout en ti ere derriere nous, mais continue a etre en jeu a u prsent et en avant de nous, dans une naissance continue. L'originaire clate, il n'y a meme plus lieu de parler, au sens strict, d'origine, et l'ontologie sera dcidment indirecte. L'ide d'origine reste finalement trangere a une ontologie de la naissance qui comprend que 1' on ne peut rejoindre celle-ci qu'en accompagnant son mouvement meme, en co-naissant, dans une phnomnologie non de l'originaire mais de l'imminence. L' originaire n'est pas d'un seul type, il n'est pas tout derriere nous; la restitution du pass vrai, de la prexistence n' est pas toute la philosophie; le vcu n'est pas plat, sans profondeur, sans dimension, ce n'est pas une couche opaque avec laquelle nous aurions a nous confondre; l'appel a l'originaire va dans plusieurs directions: l'originaire clate, et la philosophie doit accompagner cet clatement, cene non-coincidence, cette diffrenciation 2. 11 n'y a done pas d'autreamourde la vrit quecelui qui nous transporte sur le cercle de feu du visible, du nomrnable, du pensable, un cercle qui n' est pas moins brfilant aujourd'hui que dans les textes prsocratiques. Et il ne continue pas de bn1ler paree qu'il aurait su garder quelques paroles originaires, envers et contre les confusions du prsent. Car ce feu n'appartient pasen propre a la langue grecque, mais a l'etre de l'homrne, toujours en travail d'enfantement. De sorte que de Platon a nous, l'homme grec s'esteffac, un autre homme s'est fait, qui apporte sa saveur propre, sa propre odeur dans tout ce qu'il entreprend 3 , a comrnencer l. S(HoAdv), p. 286. 2. V13, p. 165. 3. Brouil, p. 375/[113]v( 131 ). Dans Les fondateurs >> (in Les Philosophes clebres, Paris, Mazenod, 1956), texte de circonstance ou il se doit de faire l'loge de la pense a laquelle il introduit, Merleau-Ponty ne peut s'empecher de souligner a u passage que les Grecs n'ont pas trouv tous les themes de la philosophie. Ils n'ont pas eu l'ide d'un monde en mouvement. lis se sont souvent accommods, avec quelques concessions humanistes, de la division du monde en Barbares et Grecs, en esclaves et hommes libres. Meme quand ils y taient favorables, ils n'ont pas pressenti quelle rvolution devait etre J'affranchissement des 196 LA CHAJR EST LA DEMEURE DE lorsqu' il relit Platon. Un autre homme s' est fait, quin' est pas le surhomme fort de sa force mais 1 'etre vertical en relevement de ses ruines, dans l' imminence de paroles indites. Contre le langage recomplt, langage supralapsaire, en du tragique et de 1 'espoir, et bien arm done pour dfaire leurs nreuds clandestins 1 , la philosophie de Merleau-Ponty veut justement dcrire ce nreud mystrieux d' une vrit faite de blessures et de dsirs. esclaves et le: "11 n'y a plus ni Grecs ni Juifs"- ni ce public virtuel immense qui attendait (qui attend encere) aux portes de la culture et de l'tat - ni le probleme que devait etre un monde ou tous les peuples veulent vivre- ni l'inquitude d'une scienceet d'un art qui ne se reposent sur aucun principe et ont toujours a redfinir l' es pace, le temps, le repos, le mouvement. .. 11 y a un sens de l'histoireet de la subjectivitqu'ils n'ont paseu. >> (art. cit., p. 203-204/44). l. S(Prf), p. 38. CHAPITREV LA CHAIR SI LOIN, SI PROCHE On se souvient de la critique ouverte par Sartre, reprochant a Heidegger de ne pas avoir crit six lignes sur la chair dans tout Sein und Zeit, et de 1' avoir congdie comme une problmatique que nous n' avons pas a traiter ici 1 . Les auditeurs des Zollikoner Seminare des annes soixante 2 sont venus raviver la polmique. La rponse fut laconique: Le chamel est la eh ose la plus difficile et justement a cette poque je ne savais pas encore en di re davantage 3 . Le dbat court tou jours 4 . 11 est repris, par exemple, par Didier Franck qui montre comment Sein und Zeit choue sur le probleme de la chair s; par Jean Greisch, qui parle d'un ratage fondarnental a u sens ou Heidegger a pu dire que la phnomnologie- et, en l. Heidegger, Se in und Zeit, o p. cit., 23, p. 108 ; trad. E. Martineau, Aulhentica, 1985, p. 96. 2. Martin Heidegger, Zollilroner Seminare, herausgegeben von Medard Boss, Frankfurt, Klostermann, 1987. L'ouvrage comprend plus de vingt protocoles dtaills de sminaires, revus et complts personnellement par Heidegger. Les sances se sonttenues au cours des annes 1959 a 1969 devant une assistance nombreuse de psychiatres, mdecins, et tudiants en psychiatrie, quin' ont pas manqu de manifester a Boss leur frustration devantles rponses de Heidegger concemantla chair. 3. Zollilroner Seminare, o p. cit., p. 292, conversation avec M. Boss du 3 mars 1972. 4. Cf. notamment Michel Haar, Le chant de la terre. Heidegger et les assises de l'histoire de l'etre, Paris, de !'Heme, 1985. Le primal de la Stimmung sur la corporit du Dasein , p. 81-104. Didier Franck, Heidegger et le probleme de l'espace, Paris, Minuit, 1986; Chair et corps. Sur la phnomnologie de Husserl, Paris, Minuit, 1981. Jocelyn Benoist, Chair et corps dans les sminaires de Zollikon : la diffrence et le reste , in Autour de Husserl. L'ego et la raison, Paris, Vrin, 1994, p.l07-122. Counine, << Donner/prendre: la main , in Heidegger et la phnomnologie, Paris, Vrin, 1990, p. 283- 303. Jean Greisch, <<Le phnomene de la chair: un "ratage" de Se in und Zeit ,in Dimensions de /'exister, n 40, tudes d'anthropologie philosophique dites par G. Floviral, V, Bibliotheque philosophique de Louvain >>, Louvain-Paris, d. Peeters, 1994, p. 154-177. 5. D. Franck, Heidegger et le prob/eme de 1 'es pace, o p. cit., p. 126. 198 LA CHAIR SI LO IN, SI PROCHE premier lieu, Husserl- avait rat (Versiiumnis) l'etre de l'intentionnel; ou encore par Michel Haar: Ce que la phnomnologie husserlienne des Ideen 11 et le premier Merleau- Ponty asa suite, ont longuement dcrit comme le si te origine) de la vrit sous les noms de Leib, Leiblichkeit, corps propre, chair, corporit, ne releve dans Sein und Zeit d'aucune analyse thmatique. Cene mise au second plan du corps dans J'analytique existentiale est-elle phnomno- logiquement et ontologiquementjustifie? 1 Notre perspective n 'est pas ici de prendre parta ce dbat, mais d' en relever quelques lments pour clairer, par contraste, les relations que la chair et 1' etre entretiennent dans l'ontologie de Merleau-Ponty. La publication des srninaires de Zollikon aurait certainement reten u 1' attention de 1' auteur de L 'CEil et l' Esprit. Elle lu aurait peut-etre donn les prises qui lui manquaient pour difier son scnario heideggrien, dans une radicale incompatibilit de vues vis-a-vis de la chair. l. LA CHA!R, IMPENSE MAIS INESSENT!ELLE? Pour Heidegger, si les structures de l'existence convoquent la corporit, le corps vivant, en tant que tel, n'est pas un existential. La transcendance, la Stimmung ( disposition affecti ve), 1' etre-jet (Geworfenheit) sont des structures plus originelles que le corps 2. Le charnel est une modalit et une modalit seulement de 1' In-der-Welt- Sein, qui en admet d'autres, essentielles, dont la chair est absente. En particulier, la comprhension de 1, etre. Le vivre-comme-corps (das Leiben) appartient comme tel a J'etre-au- monde. Mais I'etre-au-monde ne s'puise pas dans le vivre-comme-corps. Par exemple, la comprhension-de-J'etre (das Seins-verstiindnis) appartient aussi a 1' etre-au-monde, le fait de comprendre queje me tiens dans J'claircie de J'etre, et la comprhension correspondante de J'etre, a savoir comment 1' etre est dtermin dans la comprhension. Cette restriction est J'horizon de la comprhension-de-l'etre. Ici, il ne se produit aucun vivre-comme-corps (Hierbei geschieht kein Leiben)3. La chair reste trangere a la comprhension de l'etre: non qu'elle n'ait aucune dirnension ontologique, mais paree que 1 'etre n' a pas de provenance charnelle, de sorte que la chair est inessentielle a la question m eme de 1' etre. l. Michel Haar, o p. cit., p. 81. 2./bid., p. 82. 3. Zollikoner Seminare, op. cit., p. 244, 12- 17 mai 1965. LA CHA!R, IMPENSE MAIS INESSENTIELLE ? 199 Il est ainsi capital, pour comprendre 1' etre, de procder a sa dsincar- nation . Dans les Zollikoner Seminare, le probleme de la chair se trouve done plus dmarqu que jamais du probleme ontologique, la cornpr- hension de 1 'etre y lance une sorte de Noli me tangere a une analytique de la chair 1 Mais 1' in versen' est pas vrai : 1 'etre est essentiel a la question de la chair, et la chair ne se dcouvrira au phnomnologue qu'une fois labors les traits de 1' etre dsincarn. Le traitement du phnornene de la chair n' est aucunement possible sans une laboration suffisante du trait fonda- mental de J'etre-au-monde existential 2 . Quand cette laboration sera+ elle suffisante, quel signa! faudra-t-il attendre pour ouvrir enfin cette question? Pour les srninaires de Zollikon, 1 'heure n' est pas encore venue. 11 n'y a pas encore de description suffisante, utilisable, du phnomene de la chair, a savoir une description qui soit envisage depuis l'etre-au- monde 3. Exclue de la cornprhension de 1 'etre, exclue de la cornprhen- sion d' elle-meme, la chair est perptuellement diffre. Cette prudence, ou certains liront volontiers un refus, s'appuie sur le constat que la mtaphysique a manqu la chair, particulierement quand elle S' essayait a la penser. La description concrete, merne moderne (par exemple psychanalytique 4 ), des phnomenes relevant de la chair ne permettrait pas de sortir de cette impasse. Car elle n' a en elle aucune vertu pour se gurir de cet trange handicap qui fait que toute pense de la chair manque inexorablement son bu t. M eme phnomnologique, cene tentative est par avance condamne au registre de la prsence, et, partant, a 1' chec des reprsentations hylmorphiques. La chair ne peut etre pense comme telle qu, a partir des figures de 1' etre, dont elle est partie prenante, mais qui ne lui appartiennent pas. En particulier, en tant que prenant part a 1' ouverture, en tant qu' ekstatique, la chair est au-dela de la prsence. La l. Jean Greisch, art. cit., p. 175. 2. Zollikoner Seminare. op. cit. , p. 202. Conversation avec Medard Boss, lors de vacances communes a Taormina, Sicile, 24 avril- 4 mai 1963. 3./bid. 4. A avoir tard a clairer son attitude vis-a-vis de la chair, Heidegger s'est prel aux mterprtaons les plus a contre-courant de son intention, aux lectures anlhropologisantes et psychanalyques. Heidegger ragit immdiatement a celles de Karl Uiwilh el Osear Becker. (( Depuis toujours jeme suis tres peu intress a la psychanalyse pour la raison que d'un point de vue philosophiquefondamental, concemant les problemes centraux, elle neme semble pas assez pertinente. Becker et vous-mSme par contre, vous a vez depuis le dbut inflchi mon herrnneuque de la facticit dans un sens psychanalyque et vous a vez pouss mon travail dans des perspecves dans lesquelles il ne se mouvait jamais.,. (Heidegger, lettre a Karl Lowilh du 20ao0t 1927, publie dans Zur philosophischen Aktualitiit Heideggers, D. Papenfuss et O. Poggeler d., Frankfurt. Klostermann, 1990, vol. 2, p. 38; cit par J. Greisch, art. cit., p. 168, note 68). 200 LA CHAJR SI LO!N, SI PROCHE consquence est redoutable: contrairement a ce qu'indiquait la tradition husserlienne poursuivie par Merleau-Ponty, on ne peut confier a une phnomnologie de la perception le soin de nous ouvrir l'acces a une phnomnologie de la chair. Jocelyn Benoist rsume de maniere incisive la position de Heidegger: Tout se passe eomme s'il s'agissait pour Heidegger de montrer que e'est preisment a partir d' un Dasein neutre et dsinearn >> et seulement a partir de lui que l'on peut penser la ehair ( ... ). Ce serait paree que la phnomnologie heideggrienne n' est pas une phnomnologie de la e ha ir ( ... )que eette phnomnologie en permet une( ... ) e'est lorsqu'on en a fini avee les penses de la ehain>, si apparemment pertinentes soient-elles, qu'on peut penser rigoureusement la ehair, en l'oceurrence a la lumiere de l'ontologie, paree que pour penser la ehair il faut se situer en dehors de la mtaphysique, dont elle est 1' absolu impens 1
Une connaissance positive de la chair est done non seulement une exigence superflue, mais aussi une entreprise voue a l'chec. Il faut attendre que la diffrence ontologique ait fini son travail de dsincarnation, pour que 1 ' on puisse en fin dcouvrir la chair, nue. Nue de 1' etre? Non, nue d'elle-meme. Le devoir fondamental de la question de l'etre doit passer avant, pour le bien meme de la pense de la chair. Les srninaires de Zollikon ont ainsi parfaitement rpondu a l'objection des phnomno- logies de la chair, en leur indiquant qu'elles taient au plus loin de penser celle-ci. 11 faudrait meme dire qu'ils ont non seulement rpondu, mais prvenu toute objection a venir, qui ne saurait etre que mtaphysique. Heidegger s'avoue lui aussi au plus loin de penser la chair, mais pour les bonnes raisons: seul il adopterait une distance a la mesure de la distance de la chair, seul il serait a la hauteur de la difficult de cette question. Plus exactement, il suggere que cette difficult nous impose de nous mettre a la hauteur de sa propre pense. A une hauteur ou la question de la chair est inessentielle. On peut alors se demander s'il sera seulement pertinent de l'aborder un jour. L'urgence et la difficult de la question de l'etre ne pourront que diffrer a 1 'infini la question de la chair, qui sera toujours hors de propos et a contretemps, qui sera toujours intempestive. 11 n'y a de phnomnologie de la chair rigoureuse que depuis un niveau d'analyse ou la question de la chair ne prsente elle-meme plus d'intret 2 . La diffrence ontologique promettait de laisser la chair nue, c'est-a-dire d'en dcouvrir la phnomnalit; elle lui enJeve la peau avec le vetement. l. Jocelyn Benoist, an. cit., p. 108. 2./bid .. p. 118. LA CHAIR, LMPENSE MAIS INESSENTIELLE ? 201 Reconduite et conduite, la chair est le petit reste, et il ne reste rien. Elle est le reste au sens d'un <<il n'en reste pas moins que j'ai des yeux, mais e' est la 1' inessentiel, le reste, ce que la diffrence ontologique rduit inexorablement 1
Dans son analyse de 1' chec de la mtaphysique a penser la chair, Heidegger n'est pas loin de l'ide que Merleau-Ponty se fait du scnario cartsien. Cependant il ne fait qu 'entriner 1' issue m eme de ce scnario : toute tentative pour penser la chair est voue a l'chec, et la chair n'est de toutes manieres qu'accessoire a la question philosophique essentielle. Les sminaires de Zollikon et le demier chapitre du Visible et l'invisible prsentent ainsi une situation formellement symtrique. Selon Heidegger, la chair a pris nom dans la mtaphysique, et demeure pourtant impense. Elle ne sera pensable qu'a partir du moment ou la philosophie cessera de vouloir la penser par elle-meme, ou elle adoptera un point de vue hors- chair, le point de vue sans point de vue de la question de l'etre. Elle ne sera pensable que lorsqu'on cessera d'y penser. Selon Le visible et l'invisible, en revanche, la chair n'avait encore de nom dans aucune philosophie, paree qu'on ne l'avaitjamais pense parelle-meme 2 Quand enfin on la prend au srieux, on dcouvre en elle un nouveau type d'etre. Cet etre de prgnance inaugure une nouvelle ontologie, indirecte, celle de 1' existant- la seule qui soit en mesure de rompre avec l'ontologie objectiviste, toute expression di recte de 1' etre reconduisant la chair derriere 1' cran infranchissable d'un essentialisme. La critique heideggrienne de la mtaphysique comme pense directe de la chair trouve ainsi son analogue forme) dans la critique merleau-pontienne de l'ontologie directe comme dni de la chair. On pourrait rajouter, pour prolonger 1' analogie, que Merleau-Ponty est ali aussi peu loin dans son ontologie indirecte que Heidegger dans ses voies indirectes vers la chair. Mais la comparaison devient alors trompeuse, car le sens de 1' indirect , appliqu a ces deux penses, n'a pas la meme valeur. Heidegger differe la chair comme temellement intempestive, jusqu'au point de non-retour, comme s'il s'agissait de verrouiller la question par un point de vue hors-chair dfinitif, a partir duque) il ne restera qu'une simulation de la chair. L'intention et la conviction de Merleau- Ponty sont tout autres. Il ne differe pas la question de l'etre (ce n'est pas le l./bid . p. 120. 2. Ce que nous appelons chair, celte masse intrieurement travaille, n'a de nom dans aucune philosophie>> (VT4, p. 193), ... il n'y a pas de nomen philosophie traditionnelle pour cela (VT4, p. 183), montrer que la chair est ( ... ) pensable par elle-meme (V14, p. 185). 248 TOPOLOG!E DE LA CHA!R ET TOPOLOG!E DE de la main comme organe ontologique. Merleau-Ponty est ici aux limites de la philosophie elle-meme, dans son es pace ambigu de communication avec la littrature et avec l'art. A force de s'loigner des philosophies de la conscience, il ne rejoint pas une philosophie de l'inconscient, mais une pratique onirique de l'criture ou les etres topologiques diffusent dans un style quasi surraliste. Tandis que Lacan, dans son rapport a la topologie, pousse la psychanalyse jusqu' a ses propres limites: non pas vers les rivages de 1'/neinander, des quasi-syntheses et du dpassement sur place de l'hyperdialectique, mais vers l'ablme faustien de l'ana-lyse de l'incon- scient. Le rivage de la sparation 1 , de la dsintrication, de 1' ex-plication du su jet avec lui-meme et avec le monde 2 , et celui d'un rapport absolu, non plus a la perception, mais au langage- ou du moins a ce qui est structur comme un langage . En vue d'laborer une topologie du sujet, Lacan se livre a la gomtrie des nreuds, des tores et des bouts de ficelle, utilise en technicien les figures topologiques, veut se faire mathmaticien topologue de la psych. Par son jeu d' criture, constitu d' un nombre rduit de lettres, il tente d'tablir une combinatoire algbrique de l'inconscient par une algorithmique sur les mots (ses fameux mathemes). Lacan risque ainsi de s' enfermer dans un usage perspectiviste de la topologie, demeurant prison- nier du principe projectif de 1' ontologie de 1' objet, de son ambition dme- sure de tout voir. Cette anitude est incompatible avec une phnom- nologie- celle de Merleau-Ponty- pour laquelle la chair est ce qui chappe par excellence a toute combinatoire et a toute pense de survol. l. Lacan, comme !'indique justement Bemard Baas, oriente son usage des figures topologiques dans le sens de la perte et de la sparation - qua lit propre du psychanalyste-, alors que Merleau-Ponty y recherche nos attaches ontologiques. a travers l'enveloppement, l'empitement et le voisinage (cf. B. Baas, L'laboration phnomnologique de 1' objeta: Lacan avec Kant et Merleau-Ponty , art. cit., p. 36; Jacques Lacan et la traverse de la phnomnologie, art. cit., p.39). Ainsi le fameux objeta est toujours li a ce qui, dans la masse du corps, fait orifice pour la pulsion. Le su jet se soutient d'une pure absence, incision originaire, comme la bouche qui n'est pas d'abord quise baisent elles-memes, mais bance et manque. Et si Lacan privilgie les suaces (bande de Mrebius, cross-cap, bouteille de Klein), suaces qui mettent en continuit l'intrieur et l'extrieur, c'est pour mettre en valeur le vide qui traverse notre organisation. 2. Le psychanalyste n 'a pas pour vocation de restituer les choses me mes ou te/les que/les, de caresser d'un doigt dlicat les liens ti sss par l'intentionnalit. 11 ne respecte pas le tel quel, mais participe, par son coute empathique et par le transfert, a couper les liens infernaux, a dfaire les nreuds, trancher les attaches du pass, aidant ainsi l' humain a s'arracher de cette promiscuit pour naitre en fin a lui-meme.ll est, en ce sens, au service d'une dsintrication, ce qui vient relativiser le style psychanalytique que Merleau-Ponty prete par endroits asa propre dmarche. Pourcedernier, l'ide du chiasmeet de 1'/neinander,c'est au contraire l' ideque toute analyse qui dmele rend inintelligible (NT, p. 322, novembre 1 960). \ TOPOLOGIE ET ONTOLOGIE 249 Merleau-Ponty met la topologie au service d'un primat de la perception u conteste justement la place attribue au langage par Lacan 1 - et Iangage sont a penser a partir de la chair 2 . Sa phllosophie de l' expression, envisage comme un prolongement de sa phnomnologie de la perception -la perception serait dja expression -,se mfie de la fascina- tion qu'exerce la puissance du langage sur ceux qui lui pretent une autonomie fantasmatique ( celle qu' ils cherchent, en ralit, pour leur propre pense), en oubliant les faits primitifs du corps et du sensible, leurs nigmes irrductibles. Inversant la perspective lacanienne d'un inconscient structur comme un langage, ses derniers crits voquent le langage comme corporit 3, ou encare comme un second corps 4 : le langage est fondamentalement structur comme le schma corporel, il est lui-meme un systeme d' quivalences qui prolonge nos quivalences intersensorielles et intercorporelles. D' ou la volont, rgulierement affirme de 1954 a l. Merleau-Ponty, dont certaines notes proposent une philosophie du freudisme qui soit une philosophie de la chair (cf. par exemple NT, p. 323-324, dcembre 1960), n'entend pas le" retour a Freud de la m eme que Lacan. La libration du carean positiviste qui pesait encore sur les formulations freudiennes ne doit pas pour autant faire oublier le corps. et abandonner la psychanalyse a une drive idaliste symtrique de la drive objectiviste (cf. Hesn, p. 281-282/8-9). Merleau-Ponty a exprim a plusieurs reprises son dsaccord avec Lacan sur la question du langage. Dja, en 1957. il intervient dans la discussion qui suit une communication de Lacan sur La psychanalyse et son enseignement : ... il est strictement ncessa1re de revenir, de retoumer a Freud. Maintenant, je ne dirai peut-etre pas, comme le fait le Dr Lacan, que tout soit clair dans Freud et que toute 1' expression que Freud a donne de ses penses soit satisfaisante. ( ... ) 11 ne suffit done pas de di re: "Langage". ( ... ) Je tirerai de ceci une seule conclusion: il est indispensable, il est urgent que le vrai freudisme ( ... ) soit exprim. 11 ne l'est nulle part. (art. cit., p.212-213/98-99). Le colloque de Bonneval de l'automne 1960 donne a Merleau-Ponty l'occasion d'exprimer a nouveau ce diffrend. J.-B. Pontalis, a partir de l'enregistrementde son intervention. rsumeracelle-ci et en donnera quelques citations. Selon ce compte rendu, Merleau-Ponty veut lui aussi <<retrouver au-dela du "langage conventionnel" un symbolisme primordial dont le reve constitue un chantillon. Seulement. ce symbolisme primordial, ne faut-il pas le chercher, plutot que dans le langage proprement dit- "j'prouve quelquefois un malaise a voir la catgorie du langage prendre toute la place" - dans une certaine articulation perceptive, dans un rapport entre le visible et l'mvJslble ( ... )? Merleau-Ponty rappelle qu'a ses yeux, l'ouverture a l'etre n'est pas linguistique: c'est dans la perception qu'il voit le lieu natal de la parole. (L'inconscient, o p. cit .. p. 273-274/143). 2. ((Le .ya,l'inconscient ,-et le moi (corrlatifs) acomprendre a partir de lachair( .. . ) tout ce bric-a-brac s'claire soudain quand on cesse de penser tous ces termes comme des positifs (du "spirituel" + ou- pais) pour les penser, non comme des ngatifs ou ngatits (car ceci ramene les memes difficults), mais comme des diffrenciations d'une seule et massive adhsion a I'Etrequi est lachair. (NT, p. 324, novembre 1960). 3.EM2[ 167](5),1959. 4. Natu3, p. 273/[38]. 250 TOPOLOGIE DE LA CHAJR ET TOPOLOGIE DE L ~ T R E 1960, d' tudier le corps humain comme symbolisme sans mots 1 et racine de tout symbolisme 2 Merleau-Ponty voudrait ainsi restituer l'infrastruc- ture corporelle de la parole, en situer l'mergence dans la dynamique d'assomption du schma corporel, Jeque) se releve en etre vertical j usqu' a cette cornmunication avec autrui qui est comme une sublimation naturelle de la chair, jusqu' a ce langage qui est comme un corps glorieux , selon 1' analogie thologique reprise a Paul V alry des 1951. Notre ouverture a l'etre est perceptive et dsirante, et c'est dans cette mesure que )' etre peut etre figur par la structure spatiale naturellement dploye par cette perception dsirante, c'est dans cette mesure que l'etre est topologique. Le langage est une nouvelle dimension inaugure dans les plis de la chair, et non une dimension originaire. 11 advient comme singu- larit d'un inconscient primordial tendu a !'ensemble de l'toffe forme par le schma corporel et son lneinander avec le monde et avec autrui. Cet inconscient, etre de promiscuit et corps glorieux , devient trangement synonyme de la chair elle-meme entendue comme massive adhsion a l'Etre 3 . Avant d'etre une chaine signifiante inscrite en un langage ou inscrite comme un langage, l'inconscient est coextensif a la sphere meme du sentir, un sentir justement apprhend comme ouverture a l'etre4. Merleau-Ponty prtere situer l'inconscient dans l'ordre du sens I.Symbolisation qui n'a pas besoin du langage et tui est rebelle a premiere vue, paree qu' elle est dja symbolisation sans mots: par centration de tout le schma corporel. (N-Corps [86](5), prob. dbut 1960). 2.Cf. Natu2 259, RC58 137, NTi-58 [181], PhilAujl 37/[2](1), Natu3 273-274/[38], 281/[44], 289/[47), RC60 179-180. Ceci conduit a l'ide du corps humain comme symbolisme naturel, ide qui n' est pas un point final, et a u contraire annonce une suite. Que! peut bien tre le rapport de ce symbolisme tacite ou d'indivision, el du symbolisme artificiel ou conventionnel qui parait avoir le privilege de nous ouvrir a l'idalit, a la vrit? Les rapports du logos explicite et du logos du monde sensible feront l'objet d'une autre srie de cours. >> (RC60, p. 179-180). Malheureusement, ce cours annonc depuis plusieurs annes n'aurajamais lieu, meme si le demier chapitre du Visible etl'invisible tente d'esquisser une ontogenese du langage dans la chair. Ceue !acune fragilise la philosophie de la chair de Merleau-Ponty. 3. NT, p. 324, novembre 1960. 4. Une philosophie de la chair esta l'oppos des interprtations de l'inconscient en termes de "reprsentations inconscientes", yibut pay par Freud a la psychologie de son temps. L' inconscient est le sentir lu-meme, puisque le sentir n'est pas la possession intellectuelle de "ce qui" est senti, mais dpossession de nous-memes a son protit, ouverture a ce que nous n' avons pas besoin de penser pour le reconnaitre. ( ... ) L'inconscient de refoulement serait done une formauon secondaire, contemporaine de la formation d'un systeme perception-conscience, et l'inconscient primordial serait le laisser-etre, le oui iniual, l'indivision du sentir. (RC60, p. 178-179). L'inconscient: c'est ce rapport dimensionnel, d'tre, avec autrui etles vnements (tout inconscient n'est pas refoul,laissons de cot [la] thorie du refoulement) [*(en marge) L' inconscient sans refoulement: = condensation et TOPOLOGIE ET ONTOLOGIE 251 plutt que dans celui de la lettre, et d' un sens qui est d' abord sens perceptif et len du dsir, un symbolisme naturel irrductible a toute forme de texte. C'est ici que la topologie prend sa place, dans une rhabilitation ontologique de la perception et du dsir, role tout autre que celui que lui donne Heidegger, tout autre que celui que lui donnera Lacan. dplacement fonds sur [la] topologie du schma corporel). >> (N-Corps [9l]v, feuillet utilis pourlecours dujeudi 31 mars 1960). 254 CONCLUSION maniable et impntrable, sans attente ni dsir, dans l'harmonie d' une parfaite explication. Le penseur difficile et sans idole est celui qui essaye au contraire de faire marcher ensemble les paradoxes de la chair, de tenir en main le faisceau de toutes les entres du mystere de l'homme, A travers et au-dela de leurs contradictions, a travers et au-dela de l'homme lui-meme 1 Et Merleau-Ponty se prend quelquefois a rever de ce que pourraient etre la culture, la vie littraire,l' enseignement, si tous ceux qui y participen t. ayant une bonne fois re jet les idoles, se livraient au bonheur de rtlchir ensemble ... Mais ce reve n 'est pas raisonnable 2 Dans la demiere partie de Titres et travaux, texte rdig en 1951 pour sa candidature a u College de France, adres s a ses futurs pairs et achev par un volet intitul Les problemes demiers de la rationalit , le philosophe livre une explicitation prcoce de son projet de livre, point de convergence de 1' ensemble de ses recherches: Ces recherches travers les diffrents ordres du phnomene de vrit retrouvent les problemes classiques de la mtaphysique, mais en quelque sorte gnraliss, ramens leur essence, qui est la mditation de fait de la rationalit. Les systemes sont diffrentes tentatives de l'imagination philosophique pour se donner des ido les, des reprsentations maniables du phnomene de vrit. tant donn un monde trange, ou le su jet et l'objet, en dpit des dfinitions, passent 1' un dans 1' autre, comme le montee 1' un ion de !'ame etdu corps, et ou, en particulier, le su jet indclinable-je suis -en vient a reconnaitre, derriere certains objets de son entourage, d'autres esprits, au regard desquels il est lui-meme un paradoxe comme ils le sont ses yeux, les systemes proposent, tot ou tard, de rsorber ce qu'il y a d' tonnant dans cette mtamorphose, et leur commun procd ne peut etre que d'effacer l'un des ples de cet ensemble, pour faire cesser la tension l.<< L'homme et le philosophe: tous deux pensent la vrit dans l'vnement, ils sont ensemble contre 1 'imponant, qui pense par principes, et contre le rou, qui vit sans vrit. ( ... ) Ces mysteres sont en chacun comme en lui. Que dit-il des rappons de 1 'ame et du corps, si non ce qu'en savent tous les hommes, qui font marcher d'une piece leur ame et leur corps, leur bien et leur mal?( ... ) Le philosophe est l'homme qui s'veille et qui parle, et l'homme contient silencieusement les paradoxes de la philosophie, paree que, pour etre tout fait holllJlle,._iJ faut etre un peu plus et un peu moins qu'homme. (EP, p.63, janvier 1953). Merleau-Ponty commentera cette cliiture du discours inaugural au College de France dans une lettre adresse j'ai essay de dire (. .. )que la bonne philosophie est une ambi- gu'it saine, paree qu'elle constate l'accord de princtpe et la discordance de fait du soi, des autres et du vrai, et qu'elle est la patience qui fait marcher ensemble tout cela, tant bien que mal.( ... ) De cette philosophie-13, on n'a pasa montrer qu'elle est possible, puisqu'elle est l'homme meme comme etre paradoxal. incarn et social." (lettre du 8 juillet 1953, Le Magane littraire, n 320. avril 1994, p. 76; repris dans Parcours deux 1951-1961, o p. cit .. p. 148-1 49). 2. S(HoAdv), p. 308. LA PERMANENCE DE L'LDOLTRIE 255 qui te traverse. Hannonie prtablie, passage totalit absolue, matria- lisme, idalisme,jettent galement sur les paradoxes de l'incamation et de la communication le voile d'une explication, mais en meme temps qu'ils en aplanissent les difficults, ils nous en cachent l'actualit, l'efficacit toujours neuve, le fonctionnement continu en nous-memes. Si la philo- sophie est vie et conscience, il faut que l'tonnement soit non seulement une introduction connaissance, mais le signe de son plus haut point. La perception nous donne voir une chose irrcusable, bien qu'en prncipe l'inventaire en soit infini. Une philosophie ne fait valoir la rationalit dans tout son prix que si elle la fait appara'tre au milieu de l'irrationnel, par une sorte de miracle ... 1
Ce texte encore peu connu offre une remarquable synthese du geste par Jeque! Merleau-Ponty dfinit sa philosophie. Cette pense ne se pas dans une rupture avec la mtaphysique - une rupture qui est toujours le secret piege de son recommencement aveugle, de son dplacement et non de son dpassement -, mais dans la vision en profondeur de ses contra- dictions, dans la perception du relief que celles-ci dessinent ensemble. La mtaphysique n'a pas su envisager dans l'unit ces tensions qui la traversent et qui habitent tout homme -les paradoxes de l'incarnation et de la relation. Dans son manque d' endurance, elle s'est rfugie dans les systemes manipulables dont la lumiere agit comme un cran,jetant ainsi un voile sur le mystere vivant et agissant que nous sommes. Orla philosophie, pour Merleau-Ponty, est justement appele a saisir ce fonctionnement continu en nous-memes >>,cene oprance. Dans ce manifeste, le paradigme de la vie perceptive remplace tout discours de la mthode. La perception rencontre l'irrcusable dans l'indfini, russit dans 1' ambigu'it. Elle ne rsorbe pas le Ji en qui nous unit a nous-memes et a autrui, mais en rejoint la naissance en y participant. A. cette disposition, Merleau-Ponty en associe souvent une autre, l'tonne- ment.ll reprend ainsi !'une des caractrisations les plus classiques de la philosophie, tout en prcisant qu'il ne s'agit pas la seulement de sa prop- deutique, mais encore de son accomplissement plnier. Et cet autre nom semble en ralit dvelopper le premier, 1' tonnement tant envisag comme une attitude perceptive, et la perception comme vivant elle-meme dans l'tonnement. Constatant que ses contemporains demeurent dans 1' ambivalence, Merleau-Ponty red o u te 1' puisement de cette attitude, et, en consquence, la mort meme de la philosophie. En cho au ton contestataire de ses prerniers articles, il met en garde contre un affaiblissement vital ou s'est teint le dsir de voir. Quelques temps apres Titres et travaux, le l. TiTra, p. 34-35/17-18. 202 LA CHAJR SI LOIN, SI PROCHE sens de son indirect , nous l' avons vu), puisque 1' preuve perceptive de nos attaches charnelles nous ouvre dja les profondeurs du mystere ontologique. D' o u la protestation de Merleau-Ponty depuis 1946: ce queje fais est dja ontologique. Beaucoup plus prcoce qu'on a pule croire, son ontologie ne repose en ren sur une conversion magique qui ferait basculer la phnomnologie de la perception de ses prerniers crits en une ontologie, via une obscure interface de retranscription du psychologique en onto- logique, de rcriture du corps phnomnal en une chair enfin non charnelle. Un tournant qui nous permettrait de voir Merleau-Ponty rentrer enfin dans le sreux philosophique et arreter de se salir les mains. 2 . LA CHAIR DPOUILLE DES FIGURES DE L'ETRE? Heidegger dpouille la chair de ses figures essentielles pour les confier a un Dasein neutre et dsincarn. La chair reste affecte par elles, mais n' en serait pas le ressort. Des la Phnomnologie de la perception, dans une expression qui pouvait etre le signe le plus ancien et le plus fort d'une proxirnit avec Heidegger, 1' etre-au-monde , Merleau-Ponty montre un tout autre regard. Construit dans une indniable paren t avec 1 'In-der-Welt- Sein, 1' etre-au-monde merleau-pontien ne saurait etre confondu avec lu. 11 n' est pas une structure plus lmentaire ni plus large que la corporit, il est sa gnralit 1 Et la chair sera prcisment synonyme de cette gnralit du corps 2 Malgr les apparences, Heidegger maintient en partie sur la chair un regard classique : il 1' envisage encore en la tenant a distance de maniere projective -la chair-sur-fond-de-, alors que le propre de la chair est de n'etre ni fond ni figure sur fond. Merleau-Ponty insiste sur le fait que le corps vivant n'est ni premier ni second, mais pivot ontologique, existential de tous les existentiaux. Comme le martelent encore les indits tardifs, la transcendance ne veut ren dire en dehors de la notion de "chair'' 3 : Merleau-Ponty veut montrer que le corps, c'est un transcen- dant habit par une transcendance 4 , qu' il n'y a de transcendance l. Heidegger' S abstraer worldless existence is replaced, in Merleau-Ponty's thinking, with an investigation of the body, a body which consis!S essentially of Being-to-the-world, and which is, or so I would argue, construed rather differently from the Heideggerian notion of Being-in-the-world. (Christina Sches, " Heidegger and Merleau-Ponty: Being-in-the- world with others? , art. cit., p. 360). 2. Nous dvelopperons cette thmatique merleau-pontienne dans le prochain volume. Pour une premiere approche, cf. notre article ""C'est le corps qui comprend". Le sens de l ' habitudechezMerleau-Ponty " in Alter, n 12, 2004, p. 105-128. 3. NTi [334],janvier 1960. 4. EM2[180](VIn,l959. LA CHAJR DPOUILLE DES FIGURES DE L ~ T R E ? 203 originaire que par chair et ma chair 1 Il faut oter au corps les enveloppes de l'objectivit, jusqu'aux subtiles enveloppes d'un langage secretement miro ir de lui-meme, pour nous conduire a la chair, prgnante des figures de 1' etre et de toutes ses figures. L'erreur de Heidegger serait alors a la mesure de la vrit dont elle procede: tout en devinant que la chair est l'objet d'un chec radical de la mtaphysique, tout en pressentant la di fficult extreme qu' il y a a penser la chair, il n'identifie pas la vritable situation paradoxale de cet impens. ll ne comprend pas ce que Merleau-Ponty nomme, en une expression bien choisie, la promiscuit de la chair. Ce faisant, il redouble la rsistance ou ignorance active qui tait celle de la mtaphysique et qui constitue une formation ractionnelle vis-a-vis de cette promiscuit. La phnomnologie de Merleau-Ponty ne place pas la chair au-dela de la prsence, mais change la signification de la prsence, en l'affranchissant de tout positivisme substantialiste, de la logique en tout o u ren du plein et du vide. Prfrant 1 ' Einfhlung a l' Erfllung, la prsence-absence de l' attente qui creuse le dsir aux dcompressions pulsionnelles d'une satisfaction remplissante, Merleau-Ponty situe la chair dans la rencontre de donations inpuisables. Cet inachevement fait son ouverture meme, et constitue le cadre d' exercice de la foi naturelle - tandis qu' une pure prsence ( comme celle qui caractrse la chair sartrienne) nous dispenserait de cette foi. La prornis- cuit merleau-pontienne n'est pas la prsence pure et brutale de ce qui est donn, mais signifie que la chair est a la fois au plus proche et au plus lointain. Cette situation dialectique se dcline selon plusieurs modalits - spatiale, temporelle, pistmologique -, qui configurent ensemble le schma corporel, c'est-a-dire la spatialit du corps vcu, sa mmoire, et sa farniliarit ignorante 2. Heidegger penseque les tentati ves qui ont t faites pour penser la chair sont encombres par la figure de la centration, jusque dans la phnomno- logie husserlienne ou le degr zro de la vie transcendantale est encore centration (Zentrierung). Il pressent que toute centration procede de la chair et voudrait une chair parfaitement excentre, sinon une excentration dlivre de toute chair. La chair merleau-pontienne conjugue ces deux dynarniques symtriques. A un participant des Zollikoner Seminare qui affmne que la chair est le plus proche dans 1' es pace, Heidegger rpond l. EM2 [ 179]v(VJ), 1959. 2. Notre prochain ouvrage analysera l'importance dcisive, pour sa conception de la chair, du travail que Merleau-Ponty fait de la thorie du schma corporel- cette description minemment modeme de la corporit vivante. 204 LA CHALR SI LO !N, SI PROCHE qu' elle est le plus loign 1 Ut encore, dans une perspective merleau- pontienne, les deux affirmations sont vraies pourvu qu' on les tienne ensemble. La chair est par excellence ce queje connais (trop) et ce que j'ignore (activement). N e tenir que la proximit risque de rduire la chaira un positivisme psychologique, ou physiologique. Ne tenir que l'loigne- ment et la voie ekstatique tend a lui donner l'autonomie secrete de l'inconnu sur Jeque! nous n'avons aucune prise, voire l'isolement du refoul sur Jeque! nous ne voulons avoir aucune prise, dressant ainsi la chair en une doublure aussi positiviste que l'tait le corps-objet. L'Ouvert dguise alors un trange Ferm. Heidegger, comme Merleau-Ponty et avant lui, envisage une spatialit qualitative et dynamique 2 qui rompt avec les conceptions classiques: un es pace non gomtrique, fait de places, de parcours et de rgions, plutt que de points, de droites et de plans; on repere en lui des chemins, on ne mesure pas des distances. Spatialit d'ouverture par investissement, elle cre de l'espace en investissant l'espace, einramen (taking up space) et raumgeben (making up space). Le Dasein occupe- au sens littral du terme- de l'espace. JI n'est en aucune maniere seulement sous-la-main dans la portion d'espace que le corps propre occupe 3 . L' analogie avec la spatialit merleau-pontienne est indniable. Mais Merleau-Ponty comprend cette expansivit, cette dynamique d'empitement, a partir des descriptions de la psychologie de la forme, de la neurologie (thorie du schma corporel), de la psychanalyse (investissement, intrication de l'agressivit et de la libido), ou encore, plus tardivement, de la biologie et de l'thologie - et surtout a partir de l'approche schildrienne de l'image du corps, de ses stratgies dsirantes d'extension de soi dans le monde et d'annexion du monde a soi. Tandis que Heidegger considere que 1' Einrtiumen est le fait du Dasein, non de la chair: e' est la chair qui se dtermine par rapport a la spatialisation, non 1 'inverse; e' est le Dasein qui amnage un espace, non la chair; et c'est meme paree que le Dasein est spatial que la corporit est possible. Le Dasein de l 'homme est en lui-meme spatial dans le sens de l'amnagement (des Einriiumens) d'un espace et de la spatialisation du Dasein dans sa corporit. Le Dasein n'est pas spatial paree qu'il est charnel, mais la corporit n' est possible que paree que le Dasein est spatial a u sens d' amnageant ( einriiumend) 4
l. Zol/ikonerSeminare,op. cit., p. 109, 11 mai 1965. 2. Cf. parexemplele 22deSein undZeit. 3. Sein undZeit,op. cit., 70, p. 368; trad. E. Martineau,op. cit., p. 254. 4. Zollikoner Seminare,op. cit., p. I05,11 mai 1%5. LA CHAIR DPOU!LLE DES FIGURES DE 205 Heidegger reconna1t done une phnomnalit d'ouverture et d'empi- tement, mais dont la chair ne serait pas responsable. Descartes entrevoyait la chair et refusait en elle les figures qui contrarient les regles de !'esprit ; Heidegger tient au contraire a ces figures qui renversent l'ontologie de l'objet, mais leur refuse la chair, tombant ainsi dans un formalisme philo- sophique symtrique. Les modalits spatiales et temporelles auxquelles il revient ne sont pas inscrites dans une pense du corps renouvele, en particulier renouvele par les apports de la non-philosophie. Elles sont m eme, purement et simplement, refuses a u corps 1 Chez Merleau-Ponty, elles se nourrissent d'un imposant travail des champs scientifiques et psychologiques- jusqu'a, comme nous le verrons bientt, son incursion tardive dans cette trange science de l' es pace qu 'est la topologie mathma- tique, sans rapport direct avec la topo-logie >> heideggrienne. Le Dasein heideggrien est toujours dja !a-bas , dehors , et c'esta partir de cette ouverture ontologique que la comprhension revient vers le corps, mais elle n' en mane pas. En particulier, les sens ne nous renseignent que sur ce que nous avons dja compris. Sein und Zeit disait que la comprhension implique une vue qui ne dsigne pas la perception par les yeux du corps 2 En 1972, Heidegger persiste dans cette dmarche, si loigne de la priori t ontologique du monde et du prendre au srieux merleau-pontiens : Nous ne pouvons pas voir paree que nous avons des yeux, bien plutot nous ne pouvons avoir des yeux que paree qu'en vertu de notre nature profonde nous sommes des etres voyants. Ainsi pourrions-nous n'etre pas charnels comme nous le sommes, si notre etre-au-monde ne consistait pas fondarnentalement en un etre toujours djA percevant rapport A ce qui nous correspond depuis 1' ouverture de notre monde, cene ouverture par l. The temporality of Being-in-the-world is the fundament of the specific spatiality of Dasein. The spatiality ofDasein, constituted by directionality and de-severance, can only be "spiritual" (geistig), because the extended (physical) body would not be capable oftaking up space in that quite specific sense. Thus, "in existing, it has already 'made room for' its own 'field of play"' ["Spielraum eingeramt". Cf. Sein und Zeit, op. cit. , 70, p. 368] which latter is neither an extended physical space nor a space which can be opened up without the necessary modes ofBeing ofDasein which are themselves based on temporality, in the sense of an existential foundation. Thus, for reasons ofnormative preference, Heidegger gives the temporal structure preference over a spatial structure which could actually have been developped further with a view toa basic description of inter-facticity. ( ... ) Had he paid more auention to the phenomenon of"taking up space" [Einramen] , he could not ha ve neglected the body, i. e., the own body as well as the body oftheother. The rationale behind thiscriticism and the re-evaluation of the significance of the body can only adequately be addressed with reference to the work ofMaurice Merleau-Ponty. >>(C. S chiles, art. cit., p. 358). 2. Sein undZeit, op. cit., 3l,p. 147. 206 LA CHAIR SI LOIN, SI PROCHE laquelle nous existons. En outre, nous sommes toujours dja orients vers le donn se dvoilant a nous. Ce n'est que grice a cette orientation essentielle de notre Dasein que nous pouvons diffrencier un devant et un derriere, un dessus et un dessous, une gauche et une droite. Grice a ce meme etre-orient vers quelque chose qui nous correspond, nous pouvons somme toute avoir une chair, mieux, etre chamels. Mais nous ne sommes pas d'abord charnels et recevons ensuite de lu un devant ou un derriere, etc. 1 Ce discours, bati sur la rptition d'un je peux paree que je suis, est tonnam.ment mtaphysique, en ce qu ' il impose, de la la plus dogma- tique qui soit, un prncipe de prsance ontologique. Heidegger, critiquant ajuste raison la nai:vet positiviste de l'empirisme biologique ou psycho- logique, la quitte pour un positivisme symtrique. Certes, la vision sans organeici voque n' est plus l' inspectio mentis, et il nes'agit pas de passer, comme Descartes, de 1' ceil a 1 'esprit. Car la comprhension de l' etre ne se joue pas dans une sphere intelligible oppose a une sphere sensible, ce qui serait demeurer dans un cadre mtaphysique. Heidegger ne passe pas de l'reil a !'esprit, mais de l'(Eil a l'ouverture et, plus prcisment, de l'reil a son ouverture ... a ceci pres que cette ouverture est immdiatement refuse a l'reil. Carla chair n'est pas prgnante de l'ouverture, celle-ci la lu a t donne par le fond meme de notre nature, mais une nature qui n' est pas chair, une qui est une naissance sans chair2. Une telle dissociation entre notre etre charnel et notre nature profonde n'a aucun sens dans la pense de Merleau-Ponty: je suis mon corps, un corps qui se gnralise jusqu'aux horizons d' un monde qu' il integre a ses propres circuits. Au fi1 de son reuvre, la logique de l' incorporation vient se substituer a celle de 1' abstraction pour dessiner le sens original d'une gnralit qui concilie, dans la chair, la gnralit du corps et sa gnralisation au monde3, mettant ainsi fin a toute question de primaut entre le corps et ce qui ne serait pas lu, jusqu'a dstabiliser la mtaphysique elle-meme comme imposition d' une prsance ontologique, comme gifle donne a l. Zollikoner Seminare, op. cit., p. 293-294. Conversation avec Medard Boss du 3 mars 1972. 2. Ce qui est au fond une autre fa<:on, plus subtile que celle de Sartre, de dnier la meme e hose que lui, a savoir la naissance elle-meme. 3. Le corps se voue a un monde dont il porte en lui le schma (PM, p. 11 0), il l' mcorpore en transfiguran! ses objets en quasi organes qui contribuent en retour a son ouverture, lui prete sa propre structure jusqu'a tisser une cha1r du monde qui participe a l'difier lui-meme. Ce redoublement de la gnralit chamelle du corps en gnralisation ontologique de la chair trouve son amorce les analyses que la Phnomnologie de la perception propose du schma corporel, et se poursuit jusque dans les demiers manuscrits, pour s'accomplirdans la notion ul time de chair du monde. LA CHAIR DPOUILLE DES FIGURES DE 207 une partie de ce qui est afin qu'il ne soit plus. L'origine de mon etre n'est pas dans un je suis magiquement prexistant a tout je peux, prserv des implications et des engagements du je peux - done affranchi de la chair d'autrui. Je suis, des l'origine, un etre charnel, un etre de possibles et d'attaches, un registre ouvert ou autrui s'inscrit dja et me travaille du dedans par son visible et son invisible, gravant dans ma chair toutes les figures del' etre qui sont d' abord les figures du dsir. Dans les demieres annes de sa vie, Merleau-Ponty s'intresse aux thories de l' volution et a l' embryogenese pour comprendre comment l'rei l est apparu dans l'volution des formes animales, et comment il se forme dans la genese de chaque individu. La chair s'est invagine et ce nouveau dedans s'est fait nouvel acces au dehors. La chair s'est involue, inaugurant cette nouvelle dimension organique (ce nouvel es pace) qu' est la chambre noire de 1 'ceil, instituant cette nouvelle dimension de la chair (cette nouvelle potentialit) qu'est la vision, cette nouvelle dimension de 1 'etre (cette nouvelle transcendance) qu'est la visibilit. De que! droit poser une quelconque hirarchie entre ces trois naissances et ces trois ouver- tures? Ce sont les trois entres du m eme phnomene, d' une se u le et m eme animation - trois entres simultanes o u je peux et je suis s' engendrent mutuellement. Je peux paree queje suis et je suis paree queje peux sont deux formules galement vraies sur le plan de la chair, et galement fausses des qu' on les utilise l' une contre l' autre. Merleau-Ponty esta u plus loin de penser que la visibilit est une proprit ontologique prexistante gracieusement prete a l' ontique. Elle releve de son je peux comme de son je suis. La chair est 1' reil et l 'esprit, 1' reil et son ouverture ontologique; elle est, plus exactement,leur prgnance mutuelle. Simultanment, l' reil se fait voyant et le voyant se fait reil, la chair se structure de maniere oriente et accede a la diffrenciation des directions de 1 ' es pace. La conception merleau-pontienne de l'ouvert, librement inspire du champ de la Gestalt, de l' Offenheit de la Terre charnelle de Husserl, de l'inachevement constitutif du schma corporel chez Schilder, et plus tardivement de la topologie mathmatique, n'entretient qu'une analogie formelle avec l'ouvert heideggrien. Cette topologie de la chair veut dcrire les paradoxes de la respiration qui nous anime : la pulsation du dedans et du dehors, la doublure passive-active, la rversibilit de l'ouverture et du repli. L' ouverture au monde et a autrui est initie dans la circularit meme de la chair, comme si le recueil seul tait prgnant d'un accueil possible. L'extase se prpare dans !'invisible de l'invagination qui amnage un espace intrieur, comme 1' ontogenese de la chambre noire de 1' reil porte en elle 1' ouverture visuelle de 1' homme a u monde, et institue simultanment 1' organe et le voyant,l' reil et 1' esprit. Les manuscrits tardifs 208 LA CHAIR SI LOfN. SI PROCHE recourent ainsi au paradoxe topologique de la singularit mathmatique ou chaque pli institue une nouvelle dimension. L'ouvert topologique offre aussi le paradoxe de pouvoir etre a la fois limit et sans frontiere (sans contour qui lui appartienne en propre), a l'instar du type de spatialit que Merleau-Ponty voit dploye par le schma corporel. Heidegger ne reconnat pas au corps vivant cette nouvelle logique de l'espace. La spatialit spcifique du Dasein, fonde sur la temporalit de 1 'In-der-Welt-Sein, ne peut etre corporelle, car le corps en tant qu 'tendue physique ne peut en assumer les caractristiques. Heidegger, cornme Bergson, manque l'espace topologique modeme qui sort des cadres mtriques et projectifs, une topologie qui, la premiere, semble apte a dcrire la spatialit du vivant. La chair ne peut pour lui etre pense qu'a partir de 1' ouverture et comrne ouverture- ainsi vous voyez comment la corporit a ce sens proprement extatique 1 -, tout le reste n'tant que pense du sujet, centre sur la conscience. Ainsi les Zollikoner Seminare dcrivent des mains ouvertes et tendues, qui pointent du doigt et pointent au-dela: en montrantdu doigt lacroise de la fenetre la-bas,je ne m'arrete pas a la pointe de mes doigts 2. Ces mains pointes, ouvertes sur 1 'ouverture (la croise de la fenetre ), ne sont ouvertes sur rien ni personne. Ces mains infinirnent tendues, trangement dpourvues de capacit de repli, de prise et de reprise du touchant en touch, se dissolvent dans un espace vide d'autres mains. Elles ne s'exposent pasa la rversibilit du toucher, comrne si elles ne voulaient pas d'une autre chair puissante a les faire chair3. Sartre refusait aux mains, trop agiles, le statut de la chair- une chair passive cantonne aux fesses, au ventre et aux cuisses, tonnamment appauvrie dans sa capacit a toucher 4 Heidegger voque de son cot des mains dsincames, appauvries dans leur capacit a etre touches. Merleau-Ponty veut tenir ensemble le corps et son animation, la chair et son rayonnement, dans la description d'une rversibilit passive-active ou la chair devient ce circuit ouvert qui prend autrui, me prend avec lui, et nous donne existence- l'un avec l'autre et l'un par l'autre- dans le touchant- l. ZollikonerSeminare,op. cit., p. 118. 14 mai 1965. 2./bid., p. 113, 14 mai 1965. 3. Les mains sont souvent voques e hez Heidegger, mais sans etre rapportes a un corps, sans incamation pour les soutenir. D. Franck regrette que Heidegger libere l'-loignement de toute implication chamelle, au risque de passer sous silence l'entrecroise des mains, l'enlrelacs originairement spatialisant de la chair (D. Franck, Heidegger etle probleme de /'espace, op. cit., p. 97; cf. plus largementl'ensemble du chapitre intitul L'entrecroisedes mains , p. 91-103). 4. Cf. L'trre erle Nant, Paris, Gallimard, 1943; Tel , 1980, p.446-447. Cf. Du lien des erres aux lments de/' erre, o p. cit., p. 137- 146. L'ESSENCE lNTOLRABLE DE LA VIE 209 touch de deux mains qui s'changent, le voyant-vu de deux regards en chiasme. L'reil et la main expriment la gloire ontologique de nos corps, en dessinant ensemble cette topologie de l'enveloppant-envelopp tisse des figures du dsir. La prsance gnralise des figures de 1' etre sur la chair, rpte dans une mise en garde autoritaire, s' enracine e hez Heidegger dans une premiere prsance, celle d'une temporalic ekstatique a Jaquelle toute incamation avait d'abord t soumise. Didier Franck a clairement expos l'encha1- nement qui pousse Heidegger a congdier la chair de 1' analytique existen- tiale paree qu 'elle vient menacer le privilege de la temporalit, et, partant, le fondement m eme de cette analytique. Une anal ytique de la chair entre en conflit avec l 'analytique existentiale heideggrienne, paree que la dsin- camation du temps est au fondement de celle-ci. La chair ne releve aucunement de l'existence, c'est-a-dire de la temporalit, la chair n'a aucune des ~ o n s d' etre que distingue 1' ontologie fondamentale : n' ayant aucun des modes d'etre que disceme ttre et Temps, la chair s'incame sans etre ni temps 1 Didier Franck renverse alors 1' nonc central de Se in und Zeit: La chair, propre et impropre, donne le temps ,la chairconstitue le temps 2 . C'tait !' une des directions que Merleau-Ponty frayait dans certains cours au College de France et dans ses manuscrits sur 1' ontologie de la Nature. Apres avoir abandonn l'approche du chapitre que la Phnomnologie de la perception consacrait a la temporalit, et approfondi son tude du schma corporel, Merleau-Ponty s'est progressivement orient vers 1' analyse de la structuration intrique de 1' espace et du temps dans la chair, vers une conception de la spatio-temporalit de l'etre chamel qui s'inscrit en porte-a-faux avec le temps sans l'espace de Bergson et le temps sans la chair de Heidegger. La chair ouvre le lieu et le temps, et 1 'endo-ontologie rencontre 1' etre dans cette ouverture meme. 3. L'ESSENCE INTOLRABLE DE LA VIE Ayant dvetu la chair de ses figures ontologiques pour enrichir 1 'analytique existentiale, lui ayant interdit d' etre la maison de 1' etre, restait a prserver cette distance en apprenant a ignorer la chair, a la l. D. Franck, Heidegger elle problemede l'espace, op. cit., p. 91. 2. D. Franck, Chair et corps. Sur la phnomnologie de Husserl, op. cit., resp. p. 193 Cll90. 210 LA CHAIR SI LOfN, SI PROCHE maintenir au secret quitte a faire semblant de savoir ce qu' elle est 1 - nous ne commencerons en effet a penser le corps que du jour ou nous aurons mis cette question entre parentheses, pour nous dcider ( ... ) afaire semblant de savoir ce qu'est le corps ... 2 . Pourtant cefaire semblant s'embarrasse le jour ou le corps a faim, a mal, et nous enseigne ainsi ce qu 'il est, ou plutot ce que nous sommes. Tel Descartes dans sa sixieme Mditation, Heidegger a faim parfois, mal parfois aussi- l'dition des sminaires de Zollikon en livre quelques tmoignages 3 . Or l'exprience de l'etre lacunaire du corps bless pose la question cruciale de la tolrance de cette autre ouvenure, faite par empitement: assumer le corps avec sa blessure, ou bien dclarer le corps comme tranger? Jocelyn Benoist dessine a nouveau de maniere suggestive 1' attitude conforme au faire semblant: Ma faim rvele ce corps que j'existe en ce qu'il est extrieur a mon existence. Elle fait naitre la question: << est-ce bien moi, ce corps qui a faim? >> C'estce qui de moi est immdiatementa l'extrieur( ... ). De meme la douleur me fait-elle mon corps tranger dans son intirnit meme ( ... ). Dans la douleur je vois la partie endolorie comme autre. Devant elle s'ouvre pour moi laquestion: << c'estdonc a moi, ceci ?>>forme oblige par 1 'tranget de ce ceci a moi de la question de fond : e' est done moi, ceci 7 Sa prothese fait mal a Heidegger, mais aussi bien dans la douleur mon corps se rvele-t-il toujours comme prothese. 11 est extriorit irrcuprable ( ... ) il y a ce re fos qu' est le corps, rvl dans 1' injustifiable de ce qui depuis nous et pourtant hors de nous survient a notre essence, dans notre destin et pourtant en reste de tui. La chair, tout entiere claire par l'existence, tui demeure irrductiblement extrinseque. Ma chair s'exteme de mon existence comme le reste de la diffrence ontologique, accessoire a elle 4
Cette analyse traduit parfaitement 1' option existentielle du corps refus, vcu comme prothese, sous l'effet d' une souffrance que l'on ne parvient pas a traverser. Mais elle n'est prcisment valable que dans le cadre de l . Alors le plus dur pour le philosophe, mtaphysicien done a vide de prsence total e par destination, reste a faire: apprendre a ignorer, la ou le savoir du corps ne peut etre que savoir du secret maintenu comme tel. (J. Benoist, an. cit., p. 122). 2./bid. 3. Si cela tait possible, a 1' occasion, de soutenir ma force de travail avec un petit paquet dechocolat,je vous en serais tres reconnaissant. (Zollikoner Seminare, op. cit., p. 299, lettre a Boss du 3 aoOt 1947, crite a une poque et en un lieu ou la faim prenait, de fait, un sens particulierement prgnant). Ou encore: Mon histoire de dents dure plus longtemps et est plus pnible queje ne le pensais; c'est sunout la prothese de ma machoire infrieure qui rend difficile le fait de manger et de parler.,. (Zollikoner Semi na re, o p. cit., p. 345,lettre a Boss du 15juin 1966). 4. J. Benoist, an. cit., p. 120-121. L'ESSENCE JNTOLRABLE DE LA VIE 211 cette option, qui est une formation ractionnelle: elle ne peut nous donner qu'une vue partielle, rtrospective, du phnomene de la douleur. C'est la douleur naissante qui est au premier abord vcue comme trangere, et non mon corps. Toute douleur nouvellement ressentie s'annonce comme htrogene a nous-memes. De sorte que notre prerniere raction, spon- tane, est celle d'un organisme a la fois brutalement objectiviste et animiste: qu 'est-ce que e' est? , raction aussitot surdtermine dans la direction d'un qui est-ce qui me fait cela?>> En retour, mon corps ne m'apparait jamais autant comme men que dans cette douleur naissante, vcue comme une intrusion qui provoque un recul (ne serait-ce que le recul rflexologique du membre agress) et une mise en garde adresse a la douleur o u la maladie : e' est mon corps, passe ton chemin et ne m' affecte pas. Si toutefois la douleur persiste et insiste, ce qui n'tait qu'un empitement local rayonne bientot dans 1 'ensemble du schma corporel. L'usure du temps et de l'intensit de l'agression pose alors la question de s 'habituer a cette douleur, non a u sens o u j' en viendrais a la supporter, mais au sens ou le schma corporel peut l'intgrer ou non, accepter ou non qu'elle altere l'identit corporelle, et, en ce sens, ne fasse qu'un avec l'image du corps. Une lutte dcisive se joue ici, dans la tolrance de l'empitement qui mtamorphose, avec effectivement le malaise rni- tonn mi-rvolt d'un c'est done a moi, c' est done moi ceci? Le schma corporel montre parfois une impressionnante rsistance a l'int- gration, jusqu'a renier le support organique de la douleur, jusqu' a s'am- puter d'une partie de lui-meme. Cette amputation psychique, de la part du Korperschema qui porte la connaissance infra-consciente et la mmoire du corps, est une ignorance active et performative (le schma corporel est le royaume de l' oprance du dsir: connaitre et incorporer, ignorer et amputer, y sont synonymes). Cette ignorance se traduit par une perte partielle ou totale du controle moteur et de la sensibilit de la partie qui a trop >> souffert. Le membre est alors vcu comme une prothese >>, voire comme un membre mort>>. Cette pene de contrOle- qui est plutot un controle de la pene-, perdure au-dela de la gurison physiologique du membre en question. La difficile et lente rducation passera ncessai- rement par une rconciliation et une rintgration travailles sur le plan du schma corporel. Si la douleur physique et/ou psychique se fait plus centrale encore, la question de son intgration n' est pas pose a un organe o u un membre, mais a telle couche transversale de l' image du corps (perceptive, motrice, sexuelle ... ). La source du phnornene peut etre di verse, d'une violence extreme momentane jusqu'a la diffusion d'une agression sourde mais rpte. L'amputation psychique est aussi susceptible de prendre tous les 212 LA CHA!R SI LOIN, SI PROCHE degrs de visibilit, d'une rigidit psychologique discrete jusqu'au morcellement effectif du schma corporel dans la psychose. Mais quelles que soient leur manifestation et leur gravit, ces stratgies d'amputation montrent toutes une raction a 1' empitement qui va dans le sens du repli protecteur sur ma chair, et, meme Iorsque l'identit de celle-ci est brise, dans le sens du repli sur un (voire plusieurs) esquif(s) de cet univers morcel, que le psychotique recomplete tant bien que mal dans l'irna- ginaire. En aucun cas ma chair ne s'exteme de mon existence. Comrne la Terre chamelle d' Umsturz, qui ne toume pas et sera toujours mon Boden quand bien meme je vivrais sur une autre planete, de meme la chair reste mon centre existentiel, jusque dans les dchirements et les exils de la folie. Merleau-Ponty apprivoise cette logique de l'incamation, depuis les profils pathologiques longuement dcrits dans la Phnomnologie de la perception jusque dans ses relectures tardives des cas analyss par Schilder. 11 comprend que si la pene du sens de 1' incamation est parfois due a des lsions physiologiques, elle releve souvent d' une croise existentielle ou le dsir a son mot a dire, en ce lieu singulier d'une mtamorphose possible o u se joue le sort de 1' empitement et, partant, celui de la chair. L'option extreme du faire semblant correspond a une amputation total e, qui ne consiste pasa dnier la souffrance pour mieux la supporter, a faire le mort pour mieux vivre, mais a feindre la vie elle-meme. Elle est en un sens le parfait aboutissement d'une angoisse qui, gnralise, fmit par rompre cette foi animale 1 sans laquelle on ne saurait etre son corps. Nous touchons ici a ce qui fut sans doute le premier dsaccord foncier de Merleau-Ponty avec Heidegger. L'approche merleau-pontienne de la facticit, contrairement a celle de Heidegger, ne S, inspire pas de la solitude de la mort 2 , mais de la vie du lien, d'une intercorporit qui fait le basso continuo de toutes nos passivits. La mort dfait les liens, rsout l'impli- cation, efface tout empitement. Elle est la solution radicale, et la seule, a l. VIl 17, VI-ms [6](1). 2. << The Selfhood of the self, i. e. its isolation and acosmism. is attested in Being-toward- death, which is both personal and solitary, and wi1h regard to which nobody can replace me ( ... ) the structure of Being-with is one which holds the others in a cenain relation to the structures of my Being; that is. they are there, yet not to interfere in my monocenrric freedom. ( ... ) The implication behind this acosmism is that Heidegger prefers the monocentric, authentic Dasein, which exists beyond any involvement in the daily world, to the concrete- factual self who would be characterized by an inter-connection of personal and anonymous traits and by an involvement in the world. Therefore, Heidegger basically fails to provide a theory of a decentralized subjectivity and he fails in his undertaking to show how we get back from this authentic mode to the concrete-factual existence of intersubjectivity construed Being-in-the-world. ( ... ) Much of this will be called in question by Merleau-Ponty. (C. Sches, an. cit., p. 357). L'ESSENCE INTOLRABLE DE LA VIE 213 1' intercorporit et a sa facticit envahissante. Elle se u le tient a distan ce la chair. Depuis 1946, et jusque dans les manuscrits de travail du Visible et ['invisible, Merleau-Ponty se dmarque de ceux qui s'attardent dans la conscience de la mort 1 et jugent la vi e a partir de cet enlisement 2 , comrne si la vie n'tait que l'inverse de la mort ou !'ensemble des forces qui rsistent a la mort 3 . Il croit trouver l'embleme de cette ligne dans La Condition humaine de Malraux: on meurt seul, done on vit seul. Des les manuscrits qui marquent l'apparition de l'empitement et de la chair dans son criture, Merleau-Ponty s' emploie a renverser cette proposition 4 Je ne vis pas seul ni pourmoi seul,je ne vis ni par la mort ni pour la mort,je vis a jamais en me liants. L' homrne merleau-pontien n'est pas un etre-pour-la- mort, meme si un jour cessera la respiration du dedans et du dehors de sa chair. 11 ne peut etre pens sur fond d'angoisse, meme si parfois cette respiration se bloque devant la porte troite d'une nouvelle naissance a soi- meme ou a autrui. Il ne peut etre pens que dans le flux de cette respiration meme, ou sans fin en moi se mlangent et s'incorporent d'autres etres. L'homme est pris dans une implication inextricable avec la chair d'autrui et la chairdu monde, et cet Jneinanderde la vie est le theme meme d'une pensede lachair. Mais la philosophie rsiste, et Le visible et l'invisible disceme a cet gard deux erreurs symtriques, deux de refouler la vie sur fond de mon. La premiere consiste a plaider directement la mort contre la vi e. Les accidents du corps peuvent me couper d'autrui et me retirer la vie; par ailleurs, ma libert me permet de me dfalquer de l'existence des autres et de me supprimer: contingence et libert parlent ensemble contre la l. Cf. SNS(Hegel), p. NI20/G87, avril 1946. 2. Cf. parexempleNTi-58 [166]v, NPVlf[l67], [172]v,NLVIllf2 [136]v(4), VI2 117. 3. NPVIf [172]v, printemps 1959. En fait, nous ne pouvons concevoir le nant que sur un fond d'etre ( ... ). Pour aller jusqu'au bout de notre conscience de la mon, il faut done la transmuer en vie (. .. ). 11 n'y a d'etre que pour un nant, mais il n'y a de nant qu'au creux de 1' etre. >> (SNS(Hegel), p. N 117/G84, avrill946). 4. Cf. Du len des erres aux /menrs de/' erre, o p. cit .. section A, chapitres u et m. 5. << Chez Heidegger, nous sommes pour la mon et la conscience de la mon demeure le fondement de la philosophie comme de la conduite ( ... ). 11 est encore plus cenain que les existentialistes ne se sont pas attards dans la conscience de la mon. ( ... ) Je vis done, non pour mourir, mais ajamais, et de la meme non pour moi seul, mais avec les autres. Plus completement que par 1' angoisse ou par les contradictions de la condition humaine, ce qu'on appelle l'existentialisme se dfinirait peut-etre par l'ide d'une universalit que les hommes affirrnent ou impliquen! du seul fait qu'ils sont et au moment meme ou ils s'opposent, d'une raison immanente a la draison, d'une liben qui devient ce qu'elle est en se donnant des liens, et dont la moindre perception, le moindre mouvement du creur, la moindre action sont les tmoignages incontestables. (SNS(Hegel), p. N 120-121/G86-87, avril 1946). 214 LA CHAIR SI LOIN, SI PROCHE consistance du lien, qui s'avere illusoire. La vie n'est plus que notre rsistance a la mort,l'etre ne tient plus que dans sa rsistance au non-etre. Merleau-Ponty rpond en disant que cette possibilit de rupture n'arrete pas le dploiement effectif de l'etre, l'ontogenese commune de la chair et de la chair du monde 1 Le principe des principes: la possibilit de rupture (libert, mort, accidents du corps) ne prouve cien quant a la possibilit d'lneinander et de liaison .. . 2 Ces liens ne seraient-ils alors qu' empi- riques, attaches physiologiques et psychologiques ncessaires a la survie du corps et del' espece, mais trangeres a une vie analytique del' esprit qui les dlie pour les rflchir? Le visible et /'invisible rpond sobrement: c'est notre implication dans l'Etre 3, la vi e de l'esprit n'est pas autre que celle qui commence avec la perception ; elle n'est pas d' abord analyse ou synthese, mais la poursuite, a un autre niveau, de 1' intentionnalit du corps. Merleau-Ponty veut pourtant tirer un enseignement de cette premiere erreur, qui le conduit a dsigner la seconde: On ne peut juger de la vie par la mort, de ce que peut l'inscription par les effets des accidents du corps objectif: qu' ils puissent rompre notre rapport a I'etre ne prouve pas que ce rapport soit empirique, - mais prouve du moins que ce rapport n' est pas temel, intemporel, a priori, saisissable par rflexion pure ... 4
La pense de Merleau-Ponty se dessine en creux, dans l'entre-deux de ces erreurs. La seconde, plus subtile que la prerniere, mais contre laquelle celle- ci parle pourtant dja, passe de l' attitude naturelle a un purisme ontologique. Elle ne consiste plus a garder la chair sans le len mais le len sans la chair, a faire du len une abstraction philosophique dont 1' homme ne serait plus le ressort. Or, si la vie parle del' etre, ce n' est pas au sens ou elle en porterait les figures comme un ordre transcendantal dont elle serait bergere mais non prgnante, ordre que la philosophie pourrait dgager en le dpouillant de cette trame inessentielle- soumettant ainsi a nouveau la vi e a un principe tranger. Notre ouverture a l'etre, ni illusion ni structure a priori, est l' essence meme de la chair comme len ontologique. l. " Probleme: eomment le rapport a que je dcris (l'ontogenese) peut-il etre rompu par la mort ou altr par les aeeidents du eorps objectif? ( ... )Ces faits ne sauraient prvaloir contre le dploiement de 1 'etre- Le raisonnement de Malraux : on meurt seul, done on vit seul-on pourrait presque di re: on meurt seul, done on ne vit pas se u/.,. (NTi-58 [ 166)v, prob. mai ou juin 1959). 2. NPVIf[172]v, printemps 1959. On retrouve la meme phraseen NPVIf[167). 3. Vl2,p. 117,printemps 1959. 4. NL Vlaf2 [ 136)v(4), printemps 1959. L'ESSENCE INTOLRABLE DE LA VIE 215 A l'gard de cene implication inextricable, on peut se tromper de deux ou bien en la niant sous prtexte qu'elle peut etre dchire par les accidents de mon corps, la mort, ou simplement par ma libert; cela ne veut pas dire que, quand elle a lieu, elle ne soit que la somme des processus partiels sans lesquels elle n'existe pas. Le principe des principes est ici qu' on ne peut juger des pouvoirs de la vi e par ceux de la mort, ni dfinir sans arbitraire la vie, la somme des forces qui rsistent a la mort, comme si c'tait la dfinition ncessaire et suffisante de I'Etre d'etre suppression du non-etre. L' implication des hommes dans le monde, et des hommes les uns dans les autres, meme si elle ne peut se faire que moyennant des percep- tions et des actes, est transversale par rapport a la multiplicit spatiale et temporelle de I'actuel. Ce qui ne doit pas nous conduire a I'erreur inverse, qui serait de traiter cet ordre de l'implication comme un ordre transcendantal, intemporel, comme un de conditions a priori: ce serait encore une fois postuler que la vi e n 'est que la mort annule, puisqu' on se croit oblig d 'expliquer par un principe tranger tout ce quien elle dpasse la simple sommation de ses conditions ncessaires. L'ouverture a un monde naturel et historique n'est pas une illusion et n'est pas un a priori, e' est notre implication dans 1 'Etre 1
Le principe des prncipes )) ici invoqu peut a bon droit para1tre volontariste, et ressembler moins a un prncipe qu' a l' invitation a regarder dans la meme direction que Merleau-Ponty, et a avoir foi avec lu dans la libert et la solidit du lien. Dans cette insistance a tenir ensemble libert et lneinander, il n'est pas certain que Merleau-Ponty ne soit pas lui-meme hant par la possibilit de la sparation, par la mort du len, comrne en un inaccessible travail de deuil. Son reuvre ne repousse pas la question de la mort, mais la subordonne a la puissance du dsir, apte a retourner tout empitement en lneinander. Merleau-Ponty adrnet la possibilit et m eme la frquence de l'chec, mais semble refuser la prsence en l'homme d'une dynamique voue par nature a la sparation, la destruction o u 1' chec : tout en nous est puissance de lien, meme au travers de la violence. Cette d' aborder notre implication contraste fortement avec la situation de l'homme heideggrien, dont l'angoisse, rvlant la monda- nit du monde comme la facticit du Dasein, lui confirme qu' il est dans le monde, mais selon une tranget originaire qui lui confere un caractere apatride. Heidegger reconna1t a l'angoisse le privilege rare de nous placer dans l' impossibilit essentielle de recevoir une dterrnination quelconque 2. Son mouvement de recul devant nous ab1me dans le l. Vl2, p. 117, printemps 1959. 2. Qu 'est-ceque la mtaphysique ?, in Questions l. op. cit., p. 58. 216 LA CHAIR SI LOIN, SI PROCHE repos fascin d'une indiffrence gnralise 1 Nous flottons en suspens dans l'impossibilit de nous raccrocher a rien, sinon au rien, glissant parmi les choses qui glissent 2 . Et c'est par la vertu meme de ce dtachement radical que l'angoisse, contrairement a ses apparences psychologiques, serait ouvrante, creuserait en nous une rceptivit fondamentale. Ce caractere fondamental ne tient pas seulement a ce que l'angoisse nous place en de toute dterrnination: l'ennui profond le fait dja 3. Mais l'ennui, comme la joie 4 , ne nous dtache de te! ou te! existant que pour nous rapprocher de 1' existant en son ensemble et de la prsence comme telle S, nous drobant ainsi le Nant que nous cherchons 6. L'angoisse est plus fondamentale, paree qu'elle nous met en prsence du Nant lui-meme 7 Ce dernier, ni existant ni objet, ne se montre pas s par de J' existant, mais avec 1 ui s, selon une expulsion totalement rpulsante, qui renvoie a l'existant en train de glisser dans tout son ensemble 9 . Et e' est seulement en tant reten u a l' intrieur du Nant que 1' mergence hors de 1' existant , autrement dit la Transcendance , est possible JO. Ainsi envisag, le privilege de 1' angoisse n 'est ni plus ni moins celui de 1' preuve de 1' Etre JI_ Cette pense est manifestement en porte-a-faux avec les propres fondamentaux merleau-pontiens, avec une endo-ontologie oii 1' preuve de 1' etre - qui est d' abord celle d' une parent ontologique- est inaugure par l'preuve de nos attaches charnelles. Merleau-Ponty confie celle-ci a un jeu d' attitudes aux antipodes des reculs et des contractions del' angoisse: a 1' investissement perceptif et moteur, l' expansivit du geste, 1' tonnement, a une foi interrogative et dsirante place au fondement de la philosophie elle-meme. L' lneinander merleau-pontien n'est pas le fruit second d'une l. Cf. Qu 'est-ce que la mtaphysique ?, o p. cit., p. 61. Toutes les eh oses et nous-memes, nous nous abimons dans une sorte d' indiffrence. (o p. cit., p. 58). 2. Op. cit.,p. 58-59. 3. O p. cit . p. 56. 4./bid. 5. /bid. 6. O p. cit . p. 57. 1./bid. 8. Op. cit., p. 60. 9. O p. cit . p. 61. 10. Op. cit., p. 62. 11. <<La disponibilit de l' angoisse est le oui a l'insistance requrant d'accomplir la plus haute revendication, dont seule est atteinte l'essence de l'homme ( ... ).Le clair courage pour l'angoisse essentiale garantit la mystrieuse possibilit de l'preuve de Car proche de l'angoisse essentiale comme effroi de l'abime habite l'horreur. Elle claircit et enclt ce champ de l'essence de l'homme, a l'intrieur duque! il demeure chez lui dans Ce qui demeure. "(Postface a Qu 'est-ce que la mtaphysique ?, op. cit., p. 78). L'ESSENCE INTOLRABLE DE LA VlE 217 ascese du dtachement, dans laquelle le philosophe de la chair ne peut lire qu'une gnose spiritualiste dguise en philosophie. 11 est ce que la chair tisse elle-meme, avec la chair du monde, dans l'exercice de ses attaches _des la moindre perception , pour reprendre la formule rituelle de notre auteur. Car la moindre perception est susceptible de nous ouvrir a la simultanit et l'analogicit de toutes choses, a l'merveillement claud- Jien devant toutes ces choses qui existent ensemble 1 D'un point de vue heideggrien, cene respiration de 1' etre qui ne nous est accessible que dans notre respiration effective dans l'etre 2 , releve encore de la mtaphysique - et d'une certaine spiritualit, si l'on veut retourner sur Merleau-Ponty la critique esquisse a 1' encontre de Heidegger. La rceptivit fondamentale est celle qui, au-dela de tout ressenti et de toute reprsentation, nous ouvre a un etre qui, te! autrui, chappe a toutes les vues partielles que nous pouvons avoir de son inpuisable dterrnination. Cette ouverture ne saurait se faire dans l'indiffrenciation de l'ennui ou le recul de l'angoisse, qui masquent notre dsengagement derriere l'illusion d'une rceptivit aussi totale que passive, en ralit recluse dans une position de survol. L'angoisse a l'art de mobiliser toute rceptivit pour sa propre spatio-temporalit envahissante. Elle ne sait rien creuserd' autre que l'ablme qu'elle comble aussitit de son travail d'auto-intensification, dans son trange pouvoir d'exploiter en nous toute activit pour alimenter son extraordinaire puissance de passivit. L'angoisse engage ainsi l'tonnante conjonction d'une passivit et d'une activit extremes, mais selon une articulation a sens unique de soumission de l'une a l'autre, de destruction de !'une par l'autre. Elle bloque la rversibilit passive-active de la chair et, partant, notre rceptivit fondamentale a l'gard du monde et d'autrui. La dynamique de la chair dessine une structure in verse, oii toute activit sourd de notre passivit primordiale, ouvre nos circuits sur le monde et sur autrui tout en les accueillant en eux, dans une prgnance a double sens. 11 est vrai que notre ouverture au monde passe par le seuil d' une angustiae, depuis la porte troite qui fut celle de la naissance, archtype de toutes celles qui continuent a baliser une vie humaine. Le propre de l'ouverture n'est toutefois pas de macrer dans ce goulot d'tranglement, mais d'en sortir. Si l' homme est n, etcontinue a naltre, c'estqu'il afranchi ce seuil, dans le premier de tous ses mouvements d' empitement, dans cette sortie de la nuit qui n'est pas un etre-jet, une simple mise bas, mais son premier travail d' expression, sa premiere transgression, le mouvement de tous les mouvements qui est la sortie meme de l'angoisse. Profondment l. Cf. Du /ien des tres aux lmenrs de l'tre, o p. cit., p. 238-242. 2. Cf. OE, p. 3 1-32. 218 LA CHAJR SI LOIN, SI PROCHE trangere a I'angoisse noue d'un etre-pour-la-mort, a cette passivit qui loigne tout acte pour le contempler et le redouter, la chair merleau- pontienne s' difie dans 1' change vital de sa passivit et de son activit, en une surrection continue. Dans la perception du monde comme dans 1 'coute d' autrui, notre recueil ne peut se faire accueil que dans une tension minimale oii l'ouverture est dja don. La chair ne r ~ o i t pas sans dja se donner. Une analyse plus profonde montrerait que toute vritable rcepti- vit est anime par un dsir dsobjectiv- e' est-a-dire sans autre dterrni- nation particuliere que notre ouverture a l'inconnu et la nouveaut. Ce dsir, dsir de rien aux antipodes de 1' envie, est aussi aux antipodes de l'acdie comme, si toutefois l'expression n'tait pas contradictoire, dsir du rien. Il est dsir de 1 'autre- ce qui touche a 1' essence meme, non psycho- logique, du dsir. Dsir de l'autre et de rien d'autre. Dsir qu'il soit, sans etre dsir qu'il soit ceci ou cela, dans une in-dtermination dont le souci demeure a 1 'oppos de 1' indiffrence. Dsir de le laisser etre 1, oii la passivit du laisser , loin de constituer un abandon, se conjugue avec la tension du dsir lui-meme dans un dsir qu' il naisse. Comme le faitremarquer Jean Greisch, alors que l'une des deux extrmits ,A savoir la mort, fait l'objet d'une brillante interprtation existentiale en termes d'etre-pour-la-mort, on cherche vainement daos Sein und Zeit un quivalent concemant le phnomene, fui aussi existential, de la naissance. Cette !acune n'est-elle pas lie a u ratage de la chair? Elle pourrait etre comble si on acceptait d'incorporer le concept de natalit (Gebrtigkeit) tel qu'il a t thmatis par Hannah Arendt dans le cadre de l'analytique existentiale. Cela voudrait dire qu'on accepterait d'accorder une place centrale daos I'analytique du Dasein, au savoir existential qu'on doit son existence a 1' accouplement de deux etres sexus 2. Les demiers manuscrits de Merleau-Ponty dcrivent notre Ineinander o u implication dans 1' etre selon une topologie de 1 'enveloppant- envelopp qui conjoint 1 'empitement et la circularit - axes schmatiques majeurs de l'incorporation - dans deux figures chamelles privilgies, I'accouplement et la prgnance3. Figures originaires la sexualit et de l. Tandis que toute fonne d'angoisse vient dnaturer J'exercice de la responsabilit il l'gard d'autrui en interposant en ralit entre moi et autrui sa pesante dtennjnation a une fausse indtermjnation. L'angoisse tant pleine d'elle-meme et de nous-memes, elle ne saura chapper aux stratgies classiques de projection et de rparation de soi qui recouvrent le visage d'autrui d'un voile de dtenninations qui ne lu appartiennent pas. 2. J. Greisch, art. cit., p. 165. 3. Figures librement surdtennines, tinalement tres 61oignes de certajnes de leurs sources, notamment l'appariement husserlien et la prgnance gestaltiste. L'ESSENCE INTOLRABLE DE LA VIE 219 l'amour, chiffres des origines de tout etre humain, ces figures passives- actives sont les premieres a structurer notre imaginaire et les prernieres vises par le refus du len. Ces deux existentiaux du corps sont a compren- dre dans 1' horizon de 1 'habilitation ontologique de la sexualit entame des la Phnomnologie de la perception, et dans celui d' une philosophie qui veut tenir ensemble, contre Sartre, libert et naissance 1 - qui veut penser ce paradoxe d' une chair capable d' etre libre tout en naissant de deux e tres et en enfantant des e tres, ce mystere si pe u abstrait d' une chair appele a etre tout en naissant et en enfantant. Dans cette saisie concrete de son existence, J'homme ne se dcouvre pas d'abord comme subjectivit ou libert abso- lues, ni comme solitude et nant, mais comme s'appartenant a lui-meme a mesure qu'il se reyoit d'autrui et se donne a autrui. Sa croissance la plus personnelle montte un itinraire fait d'accouplements et de prgnances - comme l'tait dja la double profondeur de sa venue a J'etre, dans la prgnance mutuelle de deux corps qui s'accouplent pour se donner existence et co-naitre, dans l'ouvrage intrieur d'un corps de femme, 1' empitement de ses propres attaches sur cet enveloppement chamel qui le porte, jusqu'a le faire vomir et jusqu'a en naitre, en un infini premier complexe de farniliarit et d'ignorance. La chair connait cette situation originelle d'un savoir de prorniscuit qui depuis toujours retient a distance ce qui est le plus difficile a penser, c'est-a-dire ce que l'on sait ttop pour ne pas y rsister,jusqu'a l'ignorance etjusqu'a l'angoisse: I'enfance, la fminit, la sexualit. La chair. Les figures de la sexualit sont les plus concretes, e' est-a-dire celles que l'on ne pourrajamais absttairede lachairen disant Ce n'est pas paree que je suis chamel que ... , sans qu'clate au grand jour la fragilit d'un ontologisme qui dpouille la chair pour, au fond, habiller 1' etre de la fayon la plus anthropomorphique qui soit2. Ces figures les plus chamelles et les plus ontologiques, absentes de 1' analytique de Heidegger, sont pourtant au cceur de 1' ette-avec. Elles rendent difficile une neuttalisation massive de la diffrence sexuelle, et interrogent 1' isolement fondamental de 1 'homme qui appartiendrait a l'essence du Dasein. Sous son apparent dtachement de toute chose, l'angoisse la plus essentiale reste encombre par un l. Cf. notre article De la ngation de l'thique il une 6thique de la ngativit. Quelques horizons thiques de la philosophie de Merleau-Ponty " in Alter, n 13 (2005) et 14 (2006). 2. Comme si le renversement de l' anthropologisme ta encore un anthropologisme. Pu1sque je ne peux pas m'externer de la chair, puisque seule la chrur est mere de l'ouverture, toute tentative pour trouver l'ouverture ontologique sans la chair conduit il s'enfermer dans une pense formelle, recluse dans la constitution d'un corps ftiche de substitution, oii le tragique de la philosophie est de n' avoir traqu et limin6 le corps-objet que pour laisser la place il un seul grand Objet -elle-meme. 220 LA CHAJR SI LOIN, SI PROCHE attachement fondamental , que nous repoussons dans l'illusion que notre auto-appartenance ou notre co-appartenance avec 1 'etre n' ont pas de provenance charnelle. Le demier Merleau-Ponty, nous 1' avons vu, se mfie de l'art philosophique du commencement absolu. Quelle qu'en soit la formule, cet art revient a d placer soigneusement la question de 1, origine hors de la chair, a s'carter de l'essence intolrable d'une vie charnelle qui tisse notre relation a l'etre dans le dsir et l'enfantement. Qu'il dnonce un langage sans naissance chez Heidegger ou une libert sans naissance chez Sartre, Merleau-Ponty identifie les variantes d'une meme dsimplication ontologique, et, en ce sens, d'un commun oubli de l'etre. 11 tente de rejoindre, au-dela, la vrit qu' elles masquent: non plus 1' Origine de la vrit mais son invisibilit et son imrninence, le punctum caecum inscrit au foyer de toute pense comme de toute existence. 11 approfondit ainsi la chair comme etre de prgnance qui vit dans la promiscuit de 1, etre, la chair qui est bien ce qu'il y a de plus difficile a penser en raison meme de cette situation d'empitement. Son pro jet de psychanalyse de la connaissance objective poursuivi jusqu' a une psychanalyse omologique entend justemem clairer notre rsistance naturelle a la dimension ontologique de la chair. Et e' est dans cette m eme ligne que s' inscri t son laboration tardi ve d' une topologie de la chair o u verte sur une topologie de 1' etre. CHAPITREVI TOPOLOGIE DE LA CHAIR ET TOPOLOGIE DE L'ETRE t L'reuvre dite du vivant de Merleau-Ponty ne prsentait qu'une seule mention de la notion de topologie , dans le tout demier texte crit et publi par le philosophe, la prface de Signes 2 Avec l'dition d'une partie des notes de travail a la suite du Visible et /'invisible, le corpus s'enri- chissait de cinq nouvelles occurrences, en particulier dans une note capital e d'octobre 19593. Ces prerniers textes livrs a notre connaissance, a la fois suggesti fs et obscurs, n' explicitent pas vritablement le sens de la topologie chez Merleau-Ponty, et n'indiquent pas a partir de quelles sources il 1 'labore. Ce sont ces sources, puis ce sens, que nous voudrions ici contri- buer a clairer. La prsence de la topologie o u du topologique dans les crits tardifs du philosophe a naturellement induit, chez les commenta- teurs, trois rapprochements possibles: avec la topologie heideggrienne4, la topologie lacanienne5, ou encore la topologie proprement mathma- l . Une premiere version de ce chapitre, sous le titre Sources el sens de la topologie chez Merleau-Ponty ,a t publie par la revue Alter, n 9, 2001, p. 331-364. 2. S(Prf), p. 30. 3. NT. p. 264. 4. Cf. Arion L. Kelkel, Merleau-Ponty entre Husserl et Heidegger: de la phnomno- logie a la "topologie de ' ~ t r e , in Merleau-Ponry. Le philosophe er son /angage (sous la dir. de F. Heidsieck), Cahier n 15 du Groupe de Recherches sur la philosople et le langage, Grenoble, C.N.R.S., 1993, p. 183-206. 5. Cf. Bemard Baas, L' laboralion phnomnologique de 1' objeta : Lacan avec Kant et Merleau-Ponty >>, in Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, t. 4, Phnomnologie et psychana/yse, 1997, p. 13-41 ; Jacques Lacan et la traverse de la phnomnologie , in Phnomnologie et psychana/yse: tranges relations, colloque des 3 et 4 mars 1995, sous la direction de Jean-Ciaude Beaune. Seyssel. Champ Vallon, 1998, p. 32-40. 222 TOPOLOGIE DE LA CHAJR ET TOPOLOGIE DE ~ T R E tique 1 Ces trois clairages sont difficiles a concilier. Pourtant chacun a ses raisons, qu' il nous faut rapidement voquer avaot d' aller plus loin. l. TROIS SOURCES POSSIBLES a) Heidegger Le rapprochement avec Heidegger est saos doute, chronologiquement parlant, le premier qui a tent les lecteurs de Merleau-Ponty, a cause de la mention de la topologie au creur des pages les plus ontologiques de la prface de Signes. Ces pages invoquent une philosophie du visible et de )'invisible en chiasme, qui s'enfonce daos le monde sensible pour 1 'accompagner daos son habilitation ontologique. La philosophie, prcise Merleau-Ponty, ne saurait dpasser le sensible par ses propres forces, elle n' en est ni le survol ni la projection, mais la remmoration de cet etre-la , ou encore de ce qu'on pourrait appeler la topologie de l'etrez. Cette derniere expression, hors contexte, rsonne indiscutablement d'un accent heideggrien. Daos le couraot de 1' anne 1958, Merleau-Ponty lit le texte topologique par excellence de Heidegger, publi deux aos plus tt, Zur Seinsfrage3 (texte ddi a ErnstJnger, qui oppose sa topologie de linea a la topographie trans lineam de ce dernier). Pourtaot, nous ne pensons pas qu' il y ait a proprement parler, concernaot le theme de la topologie, une injluence significative de Heidegger sur Merleau-Ponty, mais une rencon- tre terminologiqueet peut-etre une certaine mulation, avec ce qu'elle peut componer de discrete rivalit. Merleau-Ponty sait que Heidegger fait un usage philosophique du terme de topologie , et ceci n' est saos do u te pas traoger au fait que, lui aussi, mais a partir d'autres sources et daos une signification non heideggrienne du topologique, ait finalement envisag sa propre topologie de l'etre . JI n'voque celle-ci qu'une seule fois, daos cette prface mise au point en septembre 1960, et encore avec quelque prcaution: ce qu 'on pourrait appeler la topologie del' etre 4. Merleau- l. Cf. Jean Petitot, Topologie phnomnale: sur l'actualit scientifique de la phusis phnomnologique de Merleau-Ponty " in Merleau-Ponry. Le philosophe et son langage, o p. cit., p. 291-322. 2. S(Prf), p. 30. 3. Frankfurt, Klostermann, 1956; Contribution a la question de /'erre, trad. Grard Granel, in Questions 1, op. cit., p. 197 sq. Nous avons retrouv un r a part decetessai dans la bibliotheque du philosophe, manifestement lu, avec quelques passages souligns, mais sans aucune annotaon. 4. Nous soulignons. La premiere version manuscrite de la prface de Signes presente d'ailleurs une hsitation dans les termes: Merleau-Ponty a commenc par crire topo- TROIS SOURCES POSSffiLES 223 Ponty, y compris daos !'ensemble des indits, n'emploie nulle pan ailleurs cette expression, sauf daos le cours sur Heidegger du printemps 1959 ou elle est donne entre guillernets, suivie de la mention Seinsfrage , saos aucun autre comrnentaire 1
Si 1' on passe de l 'expression a son contexte dans la prface de Signes,le rapprochement avec Heidegger perd dja de sa consistance. En appelaot a s'enfoncer daos le monde sensible, cette philosophie ne trouve pas chez lui une vritable complicit. Et les propositions audacieuses qui suivent immdiatement 1' invocation d' une topologie de 1' etre, rattachent celle-ci a une intention philosophique tres personnelle, qui ne doit pas graod chose au philosophe allemaod. Cette ontologie du sensible, prcise en effet Merleau- Ponty, n' est pas plus profonde que les passions, que la poli tique et que la vie. 11 n'y a ren de plus profond que 1 'exprience qui pass e le mur de 1' etre. ( ... ) Ceux qui vont par la passion et le dsir jusqu'a cet etre savent tout ce qu'il y a a savoir. La philosophie ne les comprend pas mieux qu'ils ne sont compris, e. est dans leur exprience qu' elle apprend 1' etre 2
Si l'on en croit ces lignes, la topologie, en son sens merleau-pontien, sen une philosophie qui apprend l'etre daos l'exprience, et daos l'exprience du dsir, lequel serait le chemin privilgi d'un acces a l'etre concret et intgral: le dsir saurait de lui tout ce qu'il y a a savoir. La topologie contribuerait ainsi a la description de cet acces a 1' etre par le sensible et par le dsir, par ce que Merleau-Ponty, daos des textes contemporains, nomrne le corps esthsiologique et le corps libidinal, la chair. Ce rseau d'ides nous conduit naturellement a voquer un deuxieme rapprochement invitable: le rapprochement avec la topologie lacaoienne. b)Lacan Lacao s'intresse a l'utilisation possible des mathmatiques en psychaoalyse des 1950, aid en cela par le mathmaticien Georges Th. Guilbaud3. Il se livre bientt quotidiennement a des exercices gom- graphie , comme s'il voulait prcisment se dmarquer de Heidegger, puis barre ce terme, puis le rcrit, le barrea nouveau etcrit finalement" topologie,. (cf. S(Prf)-ms [ 17](11 )). l. Phi1Auj3,p. 146/[52]v(8 1). 2. S(Prf), p. 30-31. 3. Au su jet de la topologie lacanienne, cf. Jean-Paul Gilson, lA topologie de IAcan: une aniculation de la cure psychanalytique, Montral, ditions Balzac, 1994; Jeanne Granon- Lafont, lA topologie ordinaire de Jacques IAcan, Pars, Point Hors Lignes, 1985. Cf. aussi lisabeth Roudinesco, Jacques IAcan- Esquisse d'une vie. histoire d'un systeme de pense, Pars, Fayard, 1993, p. 469-496,515. 224 TOPOLOGIE DE LA CHAIR ET TOPOLOGIE DE triques, joue a l'infini a faire des nreuds, gonfler des boues d'enfants, a tresser et dcouper. .. et cene occupation commence a dborder sur son enseignement par l'usage du dessin. Pourtant, jusqu'au dbut des annes soixante-dix, ces figures demeurent ce qu' elles sont, a savoir un lment d'illustration, et ne servent pas directement a l'laboration d'une thorie ' Merleau-Ponty, qui disparait en 1961, n' a pu connaitre que ce stade, o u les schmas tracs par Lacan ne sont pas encore placs sous la banniere d'une science, de la topologie , mais demeurent prsents sous une multitude de noms quelque peu exotiques pour un non mathmaticien : bande de Mrebius, cross-cap, bouteille de Klein, etc. Orces termes n'apparaissent strictementjamais sous la plume de Merleau-Ponty (indits compris), qui n'emploie que la dsignation gnrique de topologie. Rien meme n'indique que le philosophe ait fait le len entre ce qu' il entendait par topologie et les figures qui abondaient dans les srninaires de Lacan. En raison de l'amiti qui liait les deux hommes2, on peut toujours imaginer durant les annes cinquante quelques changes de vues en matiere de topologie, meme si nous n' avons aucune preuve a ce sujet, sachant seulement que Merleau-Ponty melait peu amiti et discussion philo- sophique3. 11 a suivi quelques srninaires de Lacan, avant d'abandonner devant l'obscurit de ce dernier 4 Dans ses crits, les rfrences au psychanalyste sont so m me toute assez rares, concentres dans les cours en Sorbonne de 1949-1951, essentiellement autour du stade du miroirs. La psychanalyse est bien prsente dans les derniers manuscrits, mais a travers Freud, Paul Schilder et Melanie Klein. Merleau-Ponty s'est nanrnoins retrouv a plusieurs reprises avec Lacan dans un cadre strictement intellectuel, en 1956, 1957 et 1960, mais sans qu' il soit jamais question de l. Cf. . Roudinesco. op. cit., p. 469. 2. Cf. . Roudinesco, op. cit., p. 228,249,251,280-281,368,461. 3. Lvi-Strauss se souvient que les conversations, quand elles avaient un objet proprement intellectuel, allaient rarement a la psychanalyse ou a la philosophie, mais plutot a l'an ou la littrarure (Cf. . Roudinesco. op. cit., p. 280). ... les discussions ne portaient sur aucun sujet philosophique, existentialiste ou politique. Merleau-Ponty les avait en horreur, sauf dans son bureau ou du haut de sa chaire du College de France. >> (Madeleine Chapsal, Envoyez la pe tite musique ... , Paris, Grasset et Fasquelle, 1984, p. 80). 4. Lvi-Strauss avoue malicieusement: [Ces travaux], il faudrait les comprendre. Etj'ai toujours e u 1' impression que pour ses fervents auditeurs, "comprendre" ne voulait pas di re la meme chose que pour moi. TI m'aurait fallu cinq ou six lectures. Nous en parlions parfois, Merleau-Ponty et moi, en concluant que le temps nous manquait. (Oidier Eribon et Claude Lvi-Strauss, De pres et de lo in. Paris, Odile Jacob, 1988, p. 107 ; cit par . Roudinesco, o p. cit., p. 281 ). 5.Cf. Sorb(CAL) 50, Sorb(EVA) 95-96, 107-117, CDU(RAE) 55n02-56n03, Sorb(RAE) 318. TROIS SOURCES POSSIBLES 225 topologie ' Lacan, au meme moment, fait progressivement l'objet d'une critique ouverte de la part du philosophe, touchant la place attribue au langage. Ici, indirectement, nous y reviendrons, se jouent deux usages diffrents de la topologie. S'il ne parle jamais de bande de Mrebius, de nreuds borromens ou de bouteille de Klein, le dernier Merleau-Ponty multiplie pourtant, sans les dsigner comme telles, des figures que 1 'on peut qualifier de topolo- giques : les plis, entrelacs, feuillets, cercles et autres enroulements, jusqu'au retournement du doigt de gant. Ce goit pour les figures mou- vantes et involues du sensible trouve ses prernieres racines dans son tude de la perception 2 . 11 correspond aussi a 1' abandon progressif, depuis 1945, des concepts classiques pour une criture de plus en plus figurale, apte a dcrire le monde onirique de l'analogie dont parlera L'(Eil et l'Esprit3. Merleau-Ponty cherche a restituer cette exprience muette encore, prob- jective et prlangagiere, qui est celle d'une chair dans laquelle certains de ses crits tardifs cherchent a fondre, sinon a confondre, l'inconscient. Quant aux figures elles-memes qu'il utilise, elles sont largement empruntes aux nombreuses lectures, effectues a la fin des annes cinquante, d'ouvrages touchant la biologie, l'embryogenese, ou encore la thorie de l'volution 4 Il faut done nous garder d'une illusion l. Cf. Sur les rapports entre la mythologie et le rituel,. (intervention de Merleau-Ponty lors de la sance du 26 mai 1956 de la Socit de Philosophie), Bulletin de la Socit franfaise de Philosophie, 50 anne, n 3, j uillet-septembre 1956, p. 119-120; repris dans Parcours deu.x 1951-1961, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 171-173; La psychanalyse et son enseignement >> (intervention de Merleau-Ponty lors de la sance du 23 fvrier 1957 de la Socit fran9aise de Philosophie), Bulletin de la Socitfranfaise de Philosophie, 51 anne, n 2. avril-jum 1957, p. 98-99; repris dans Parcours deu.x 1951-1961, op. cit., p. 211-213; L'inconscient, VI Colloque de Bonneval (automne 1960), d. Henri Ey, Paris, Descle de Brouwer, 1966, intervention de Merleau-Ponty rsume par J.-B. Pontalis p. 143, reprise dans Parcours deux 1951-1961, o p. cit. , p. 273-275. D' apres les indits. Merleau-Ponty coute encere Lacan a Sainte-Anne le 20 mai 1959 (cf. NTi [267]). Aucun document indit (cf. EMI [144], NTi 1267), [269). N-Corps [32), [91). [101], [IOI)v) ne confirme l'hypothese d'une intimit intellectuelle de Lacan et Merleau-Ponty durant les demieres annes de la vie du philosophe >> (8 . Baas, art. cit., p. 32). 2. Merleau-Ponty. comme Lacan. aime parfois dessiner, moins dans ses cours qu'en marge de ses documents de travail -en paniculier dans son importan! volume de notes de lecture de R.Amheim. Mais ses dessins n'ont pas la complexit topologique de ceux de Lacan. el sont toujours au service d'une illustration de la logique perceptive, tout paniculie- rement celle de la vision en profondeur (par exemple, les effets de 1' overlapping). Dans ses dessins. Merleau-Ponty est d' abord un hritier de la Gestalt. 3.0E,p.41. 4.Cf. notamment A.Gesell et C.S.Amatruda, L'embryologie du comportement. Les dbuts de lapense humaine, trad. Paul Chauchard. Paris. P.U.F., 1953; Meyer, 226 TOPOLOGIE DE LA CHAIR ET TOPOLOGIE DE L'lTRE rtrospective, qui consisterait a dduire une influence de Lacan de l'usage de ces figures, comme si Lacan avait confisqu la topologie. La topologie mathmatique est un excellent outil de description des formes vivantes, de leur morphogenese, et apporte sans doute aussi un clairage intressant sur la logique de l'inconscient. En retour, il n'est pas tonnant qu'une description fine, chez Merleau-Ponty, de 1' etre sensible et de 1' etre de dsir, se rapproche des structures topologiques, sans le savoir 1 Non seulement rien n' indique qu' il ait fait le lien entre ce qu' il entendait par topologie et les figures qu'utilisait Lacan, mais aucun lment ne prouve meme qu'il ait fait le lien, ou du moins aitcontyu une el aire articulation, entre son propre usage explicite de la topologie et les figures que son criture phno- mnologique multiplie spontanment dans ses derniers crits. Lacan, en revanche, a la lecture du Visible etl'invisible et, surtout, de certaines notes de travail , saisira immdiatement ces liens 2 11 ne faut pas pour autant se laisser piger lorsqu'il sous-entend rtrospectivement une complicit cache avec Merleau-Ponty, affirme possder mieux que quiconque la clef des notes de travail, crant ainsi le portrait posthume d'un philosophe JacanienJ. La Jecture du Visible encourage sans doute son propre usage de la topologie, jusqu' a influencer peut-etre, comme ten te de le montrer Bernard Baas, 1 'laboration du concept d' objeta . S' il faut parler d' une influence, elle est d' abord ici, et a sens unique. Mais il faudra encore attendre la dcouverte dcisive du n(Eud borromen (utilis pour la prerniere fois en fvrier 1972), et la rencontre de nouveaux jeunes Prob/motiquede l'volution. Pars, P.U.F., 1954; Pierre Teilhard deChardin. Lephnomene humoin. Pars. Seuil, 1955, La Place de/' Homme dans la Nature, Pars, Seuil, 1956. l. Dans le demier chapitre de l'dition posthume du Visible et /'invisible. Merleau-Ponty off re une mtaphore du parcours circulaire du sentant-senti dans laquelle on peut lire A bon droit une configuration ma:bienne : Si 1' on veut des mtaphores, il vaudrait mieux di re que le corps sent et le corps sentant sont comme l'envers et l'endroit. ou encore, comme deux segments d'un seul parcours circulaire, qui, par en haut, va de gauche A droite, et, par en bas, de droite Agauche, mais quin' est qu' un seul mouvement dans ses deux phases. (VI4, p. 182) Pounant Merleau-Ponty ne pense pas ici A la bande de Ma:bius, mais s'inspire directement, comme en d'autres passages contemporains, d'un essai d' Abel Jeanniere sur La pense d'Hraclite d'phese et la vision prsocratique du monde (Pars, Aubier, 1959), qui dcrit le cycledu feu chez Hraclite (p. 23-25). 2. Les sminaires des annes soixante ponent la trace de cette lecture. Cf. en paniculier Le Sminaire, Livre XI, Les quatre conceptsfondamentaux de la psychanalyse, Pars, Seuil, 1973,p.68-72,75-78,84,86-94,99- 101,104,108. 3. "Quant A moi, je ne puis qu'etre frapp de cenaines de ces notes, pour moi moins nigmatiques qu 'elles ne paraitront A d'autres lecteurs, pour se recouvrir tres exactement avec les schemes- spcialement avec l'un d'entre eux- queje serai amen A promouvoir ici. (Lacan, sminaire du 26 fvrier 1964, Le Sminaire, Livre XI, op. cit., p. 78). Le scheme voqu est celui de la pulsion ; cf. op. cit., p. 163. TROIS SOURCES POSSIBLES 227 mathmaticens (a commencer par Pierre Soury) pour que s'ouvre la grande priode de la topologie chez Lacan l. A cette date, Merleau-Ponty est mort depuis plus de dix ans. c)Bourbaki Des trois sources possibles, il ne nous reste plus que celle des math- matiques. C' est probablement, pour qui connalt 1' reuvre du philosophe, la moins vidente: parmi tous les domaines scientifiques auxquels s'tend sa culture, celui des mathmatiques est manifestement le moins reprsent 2 . Le rapprochement est pourtant invi table, a Jire la note de travail d' octobre 1959 qui est, de 1' reuvre actuellement dite, le texte le plus important sur la topologie 3 . Cette note ne parle pas de topologie de l'etre , mais d' espace topologique ,Jeque! serait un rnilieu ou se circonscrivent des rapports de voisinage, d'enveloppement. Cet espace se distinguerait fortement, par ces rapports memes, d'une autre structure mathmatique, celle de 1' espace euclidien ,que Merleau-Ponty dcrit comme tant le modele de 1' etre perspectif , un es pace positif, rseau de droites, paralleles entre elles ou perpendiculaires selon les trois dimensions, qui porte tous les emplacements possibles >> 4
Situons rapidement la topologie en son sens scientifique, sans formalisme technique. La topologie est une branche des mathmatiques qui n'a pris son vritable essor qu'au dbut du xx siecle, avec les travaux de Poincar, Brouwer et Hausdorff; elle dsigne aussi plus particulierement une structure ensembliste, celle des espaces dits topologiques 5 On rencontre le premier usage mathmatique du terme meme de topologie au milieu du XIX" siecle, dans certains travaux de Johann Benedict Listing (1808-1872), leve du grand mathmaticien Gauss et docteur en philo- sophie. Ce penseur pittoresque, qui cherche comment rel et imaginaire l . Cf.les s mi naires XVIll A XXVI. 2. Cf. a ce su jet le premier entretien avec Georges Charbonnier, sur La vocation du philosophe, ou Merleau-Ponty avoue ses difficults d'acces ault matMmatiques. Cf. aussi Pierre Cassou-Nogues, Le probleme des mathmatiques dans la philosophie de Merleau- Ponty , in Merleau-Ponty, Notes de cours sur L'origine de la gomtriede Husserl. suivi de Recherches sur laphnomnologie de MerleauPonry, o p. cit., p. 369-404. 3. NT, p. 264. 4. /bid. S. Pour une rfrence canonique, e f. les lments de mathmotiques du groupe NicolasBourbaki, II, l"'panie, Les structures fondamentales de l'analyse, livreiil, Topologie gnrale, Pars, Herrnann & Coe, 1951. Pour une introduction accessible a un non- mathmallcien, cf. par exemple Claude-Paul Bruter, Topologie et perception, prface de Ren Thom, Pars, Doin-Maloine, 1974. 228 TOPOLOGIE DE LA CHAIR ET TOPOLOGIE DE L ~ T R E s'articulent en mathmatiques, s'inscrit a l'ore d'un bouleversement pistmologique en gomtrie, en traitant de la situation d'un objet dans 1' es pace sans utiliser les notions de distance ou de mesure 1 Fait signi- ficatif, Listing trouve une partie de son inspiration dans la Phi/osophia botanica de Linn (1751)2, et souligne que sa topologie pourrait avoir en retour des applications dans 1' tude de la morphologie des etres vivants. On ne peut pas ne pas penser aux applications que Ren Thom, un siecle plus tard, fera de ses propres recherches topologiques a la morphogenese3. Un len natif unit ainsi topologie et science du vivant, la topologie rendant compte avec rigueur d'une spatialit souple mouvante qui s'est affranchie de la rigidit et des strictes localisations de 1' tendue cartsienne. A la fin du xxe siecle, la gomtrie progresse aussi dans ce sens en devenant science des transformations et non plus celle des figures. L'approche d'une forme passe alors de 1' anal y se statique de ses lments et de leurs relations, a celle du devenir de ces relations apres certaines transformations. La forme est ainsi dfinie comme un invariant sous une transformation mathmati- quement dtermine. La topologie, pour le dire simplement, tudie un groupe de transformations particulier: elle se concentre sur les proprits invariantes par transformations continues. Elle tudie par exemple les proprits d'une surface qui ne changent pas si on la dforme continfiment (sans faire de plis ni de dchirures) 4 Ainsi l'expansion ou la contraction d'un objet conservent l'intriorit et l'extriorit, conservent les relations d'ordre, de voisinage et de sparation, mais modifient la courbure et la mesure, les contours et les angles. La structure qui dfinit les espaces topologiques 5 donne enfin un nouvel clairage aux notions de limite, de l . 11 s'inscrit dans le prolongemem de l'Analysis situs de Leibmz (qui voulait dfinir les figures etleurs proprits par des relations intrinseques entre leurs points, sans faire appel a un systeme decoordonnes), tout en dpassant cette gomtrie de la situation quise prsentait ene ore comme un calcul dedistances entre points. 2. Cf. Carl von Linn, Philosophia botanica; in qua explicantur fundamenta botanica cum dejinitionibus panium, exemplis tenninorum, observationibus rariorum, adjectisjiguris aeneis, Stockholm, G. Kiesewener, 1751. 3. Cf. Ren Thom, Modeles mathmatiques de la morphogenese, Pars, Bourgois, 1980; Paraboles et catastrophes, Paris, Flammarion, 1983 ; Stabilit structure/le et marphogenese, Paris, Interditions, 1984. 4. Du point de vue topologique, une sphere est quivalentc a la surface d' un reuf ou d'un boudin ; en revanche, elle n 'est pas topologiquement quivalente a la surface d'une e hambre a a ir de pneu, tandis que celle-ci est quivalenle a la surface d'une tasse avec anse. Jdentifier les criteres d'quivalence entre deux nreuds constitue un autre exemple de probleme topologique. 5. Un ensemble E non vide est un espace topologique si l'on s'est donn une famille de parties de E (un nombre fini ou infini de sous-ensembles de E), parties que 1' on appellera ouverts, vrifiant les axiomes suivants: 1) E lui-meme, et !'ensemble vide, sont des ouverts; TROIS SOURCES POSSIBLES 229 continuit et de voisinage.lnitialement intuitives, celles-ci venaient dja de trouver dans le domaine de l' analyse une caractrisation rigoureuse, mais qui faisait encore appel a la notion de distance dont se passent les dfinitions donnes dans le nouveau cadre des espaces topologiques. Les espaces munis d'une distance n'en sont plus que des cas particuliers, appels espaces mtriques, les espaces dits euclidiens tant a leur tour des cas particuliers de ceux-ci. Chez Merleau-Ponty, la dcouverte tardive de l'espace topologique comme structure plus lmentaire que les structures projectives et mtriques, s' integre dans le droit fil d'une proccupation dja ancienne. Le philosophe reconnait en effet tres tt 1' existence d' un impact phnomno- logique des dveloppements modemes de la physique et des mathma- tiques, meme s'il ne rentre jamais dans une analyse dtaille de ces avances ni de cet impact 1 11 sait qu'il existe des mathmatiques non- euclidiennes et qu'elles ont un certain pouvoir de description en physique. 11 en parle des La structure du comportement, en voquant la rintro- duction dans la science modeme des structures perceptives les plus inattendues 2 , et en retenant dja que 1 'es pace perceptif n' est pas un es pace euclidien 3 . ll voquera ensuite a plusieurs reprises les promesses quelque peu magiques de ce non-euclidien , dans la Phnomnologie de la perception, les cours en Sorbonne, ou encore dans le manuscrit de La pros e du monde 4 A partir des indits de 1948-1949, qui anticipent La pros e du monde et L'(Eil et !'Esprit, Merleau-Ponty commence aussi sa mise en scene de 1' opposition du tableau modeme au tab1eau classique, et sa critique de la perspective gomtrique o u perspective planimtrique de la Renaissance 5 . La critique de 1'ontologie cartsienne est dja ici a 1' reuvre, dans 1' opposition d' une spatialit d' empitement et d' enveloppe- ment a la spatialit projective de l'ob-jet, sans empitement ni quivoque, sans profondeur ni mystere. Une spatialit quise garde de l'tonnement et referme toute interrogation, en particulier 1, interrogation meme de 1, etre. 2) l'intersection de deux ouverts quelconques est un ouvert; 3) la runion d'une famille quelconque d'ouverts est un ouvert. La structure dfinie par ces axiomes est dnomme topologie. tant donn un espace topologique E et un lment a de E, on dira qu'une partie V de E est un voisinage de a si et seulement si V contient un ouvert contenant a. On dira qu'une partie de E est unferm si et seulement si son complmentaire dans E est un ouvert. l. Cf. parexemple PPCP, p. 92. 2. SC, p. 157. Merleau-Ponty rapproche de certaines proprits de l'espace perceptif,. ce que rvele la mcanique ondulatoire, a savoir l'impossibilit d'attribuer a chaque corpuscule une localisation dans l'espace ordinaire (SC, p. 156). 3. se. p. 156. 4. Cf. PhP448, Sorb(PSE)272, PM 141, 178, PM-ms [238)v, [242]v. 5. Cf. Du Ji en des e tres aux /menrs de 1' etre, o p. cit., p. 213-223. 230 TOPOLOGIE DE LA CHAIR ET TOPOLOGIE DE Mais il faut attendre, en 1957, la premiere anne de cours sur le concept de Nature, pour voir Merleau-Ponty progresser dans l'ide que l'espace phnomnal est non-euclidien 1 Contre 1' ontologie laplacienne, il voudrait relayer ce qu 'il nornme alors les dcouvertes ngatives 2 de la science modeme par une approche philosophique positive, appuye sur la priorit ontologique du monde perc;:u 3 . Mais ses diverses tentatives de forrnulation, en ralit, sont encore ngatives: avec Whitehead et quelques a u tres lectures effectues pour le cours de 1957, Merleau-Ponty enrichit sa description de ce que n 'est pas la spatialit probjective qu'il recherche. ll se dbat encore avec le refus, ou non, de toute approche gomtrique. ll critique la conception bergsonienne fige d'un espace irrductiblement li a la mesure4, tout en persistant Jui-meme a parler de mtriques non- euclidiennes ' et m eme a affirrner que (( les diffrentes gomtries sont des mtriques 5 A cette date, Merleau-Ponty n'a done manifestement pas encore rencontr la spcificit pr-mtrique et pr-projective de la topologie. Mais tout est dsorrnais pret pour qu' il integre spontanment 1' approche enfinpositive que lui offrira celle-ci. 2. LA MD!A TION DE lEAN PIAGET ET DE PAUL SCHILDER a) L 'appel aux indits Par quelle mdiation cette rencontre et cene intgration se font-elles? ll nous manque ici un interrndiaire. Pour le trouver, il faut faire appel a une l. Natu 1-ms [133)(162). La critique scientifique des formes d'espace et de temps daos les mtriques non euclidiennes et la physique de la relativit nous apprend A rompre avec la notion commune d'un espace et d'un temps saos rfrence A la situation de l'observateur, et nous prpare A donner tout leur seos ontologique A certaines descriptions de 1' es pace et du temps -espaceet temps polymorphes ... >> (RC57, p. 120). 2. Cf. RC57. p. 119, ou encore Na tu 1-ms [ 129]( 156). 3. << Quelle image du monde exprimerait positivement cette autocritique du dtermi- nisme, certaines descriptions philosophiques du monde permettent peut-etre de l'entrevoir: car le monde est un monde( ... ) ou chaque etre n'est pas astreint a un emplacement unique et actuel, a une absolue densit d' etre. >> (RC57, p. 119-120). Merleau- Ponty est en particulier sensible a la critique que Whitehead fait de 1' emplacement unique, et A son ide d'un overlapping de 1' es pace et du temps. Cf. Natu 1, p. 153-165. 4. Bergson a tort de parler d'une exprience interne du temps sans admettre que 1 'es pace puisse etre 1' objet de considrations identiques. Daos Dur e et simultanit, ne dclare-t-il pas que "la mesure [de 1' es pace] puise son essence"? La science atteint 1' absolu en ce qui conceme l'espace. Ne faut-il pas retrouver l'espace polymorphe qui est celui de notre monde vcu, qui est frquent avant les mtriques, qu'elles soient euclidiennes ou non euclidiennes? (Natu 1, p. !51). Cf. Natu 1-ms [ 142]( 174). Cf. Bergson, Dure et simulta- nir.Aproposdelathoried'Einstein, Paris, Alean, 1922; Paris, P.U.F., 7d., 1968, p. 180. 5. Natu 1, p. 141. Nous soulignons. LA MDIA TION DE JEAN P!AGET ET DE PAUL SCHILDER 231 lecture d'ensemble des indits. Celle-ci ouvre considrablement l'espace d'criture de la topologie ou du topologique chez Merleau-Ponty, qui des six mentions existantes apres la publication du Visible et ['invisible, a pres de quatre-vingt. Cet ensemble Jexicographique se compose, pour l'essentiel, d'un sens propre- /a topologie mathmatique et J'espace topologique-, et d'un sens gnralis ou transpos: d'abord au corps, au schma corporel ou a la corporit, puis au monde, aux e tres et a I'etre (ouEtre) 1
Ces diffrents emplois sont rpartis sur un an, entre octobre 1959 et septembre 1960. Une telle un t de temps implique probablement une unit de sens minimale, ainsi que l'existence d'une source principale. A Jire les indits, celle-ci apparait enfin clairement: ni la topologie de l'etre de Heidegger, ni la psychanalyse de Lacan, ni meme directement les math- matiques de Bourbaki, mais l'pistmologie gntique de Jean Piaget. Et, plus prcisment,l'tude de Piaget parue dbut 1948 sur La reprsentation de l'espace chez l'enfant 2 . I1 est possible que Merleau-Ponty ait dja abord cet ouvrage pour ses cours en Sorbonne, mais nous n' avons aucune trace de cette lecture avant 1959 (les notes de travail d' octobre et novembre 1959 en sont les premiers tmoins). La reprsentation de l'espace, ainsi que d' autres tudes du meme auteur, occupent une place importante dans le vol u me de travaille plus tardif des trois enveloppes qui composent le projet ontologique Etre et Monde, projet qui accompagne la transition complexe entre 1' Origine de la vrit et Le visible et l 'invisible. Ce vol u me, qui contient une cinquantaine de feuillets, a t labor en avril et mai 1960; il constitue un document essentiel pour la topologie chez Merleau-Ponty, comportant d' ailleurs a lu seulla moiti des mentions de la topologie dans le corpus J. Le nom de Piaget n'y apparait pas moins de cent fois, ce qui est plutt tonnant s'agissant d'un travail a vocation ontologique. En voici un court extrait, a titre d' illustration: [En marge: Piaget, Reprsentation de /'espace.] Description (paree que la topologie en donne l'ide Piaget) d'une organisation spatiale pr- projective. Le sensori-moteur comme origine commune de l'espace topo- l. Merleau-Ponty voque aussi A trois reprises une "topologie phnomnale , express10n directement emprunt6e A l'ouvrage de Meyer sur la Problmatique de l'volution (op. cit.). 2.Jean Piaget el Barbe! Inhelder, LA reprsentation de l'espace chez /'enfant, Pars, P.U.F .. 1948. 3. Cf. (une occurrence parrfrence) EM3 [252], [254], [254], [254], [254], [254], [260], [234](6), [235](8). [236)(9), [236)(10), [236](10), [236](10), [236](10), [236](10), [236](10), [236)(10), [236](10). [237](11), [237)(11), [237)(11), [237)(12), [237](12), 1238]( 13), [239](15), [239)( 15), [239]( 15), [240)( 17), [240)( 17), [240)(17), [240)(18), 1242](21 ). [242](22). [244](26), [246](30), [247](31). [247](31 ). [247)(32), [248)(34). 232 TOPOLOGIE DE LA CHAIR ET TOPOLOGIE DE logique et de l'espace projectif-mtrique. ( ... ) Percevoir et construire- Piaget montre bien qu'on peut percevoir sans etre capable de construire ( . .. ). L'etre topologique nous rappelle opportunment que le construit (projectif-euclidien) a [ses] racines dans 1' univers structural 1
Ce travail de la topologie, a partir de Piaget, est orient par la prparation de la cornrnande passe par Andr Chastel pour le prernier numro d'Art de France, a savoir L'CEil et /'Esprit, qui sera rdig duram les mois de juillet et aoOt suivants 2 . Les manuscrits indits qui entourent irnrndiatement cette rdaction mentionnent d'ailleurs la topologie a plusieurs reprises 3 , parfois comme constituant !'un des horizons essentiels deL '(Eil et !'Esprit: Article Chastel ( .. . ).Ce qu'on cherche a travers tout cela: l'espace topologique ... 4 Dans ces memes documents, Merleau- Ponty prcise a nouveau clairement qu'il entend la topologie en son sens mathmatique. Ce point est pour lui capital, car il considere ce champ de recherches cornrne exemplaire de ce qui, dans les dveloppements modemes de la science, au-dela du dogmatisme envahissant de celle-ci, de sa tentation d'un artificialisme absolu, dpasse l'ontologie de l'objet pour parvenir a une approche qualitative des formes, en de la mesures. l. EM3 [236)v(J0)-[237]v( 12). << laborer la notion d'horizon a partir de son sens spatial-gomtrique-topologique: ( ... ) l'horizon n'est pas projectif-objectif, ( ... } il est enveloppant par rappon a l'espace projectif-euclidien ... (EM3 [254)v) L'espace projecf-euclidien est celui des "constances", ou la droite, par exemple. "se conserve". (EM3 [237]( 11 }) La vision ici n 'est illusion que si on la traduit dans termes euclidiens. Si on la prend comme elle est, topologique, c'est peut-etre vrai. >> (EM3 [247](31)) Etc. 2. Pratiquement contemporains, d'autres indits voquent la topologie sous l'angle plus psychanalytique de l'image du corps et du dsir. 11 s'agit des textes qui entourent la prparation du cours sur la Nature de 1960. Nous y reviendrons. 3. Cf. (une occurrence par rfrence) OE-ms [150), [147], [50](29), [36]v(53}, [ 157), [148], [154), [154)v, [154]v. 4. OE-ms [ 157). Cf. aussi: << Exemple de Czanne comme recherche totale, de tour a la fois. tudier l'espace chez lui, c'est tudier tout. Aboutissement: un espace topologique. (OE-ms [ 148)) << Figuratif et non-figuratif: l'etre vu du dehors et du dedans. L'etre perspecuf et 1' etre topologique. (OE-ms [ 154)) << Gnralit de la recherche de 1' es pace ou de la "troisieme dimension" (profondeur). C'est recherche de visibilit de l'invisible. de la latence (Arnheim, p. 17). Le "aller plus loin" = dcouvene de 1' etre venical- de la signification de l'etre- de topologique. Pas de ligne (ou: les lignes sont transcendance). (OE-ms [154]v) <<La ligne n'est plus comme la figure dans la gomtrie classique, un etre qui fait cesser absolument le vide du tableau ou du papier: elle est plutt, comme la topologie, tire par sgrgation, restriction, et d'une spatialit d'enveloppement irrpressible. Comme une ligne oprante ou latente, la peinture nous prsente un mouvant qui bouge par rayonnement ou vibration et qui nechange pas de lieu. (OE-ms [50)(29)). 5. La version dfinitive deL 'CEil et /'Esprit insiste d'emble sur le danger de la << pense de science comme pense de survol - <<non dans la science, mais dans une philosophie des sciences assez rpandue (OE, p. 1 0) -, pour mettre en valeur, par effet de contraste, la proximit de la peinture avec l'etre brut. Cet accent risque de masquer l 'autre versant du LA MDIA TION DE lEAN PIAGET ET DE PAUL SCHILDER 233 La science ( ... ) met en question elle-meme ontologie objective (complmentarit, recherches qualitatives (topologie, gomtrie des transformations)) ... 1 ./ La science meme,- non pas les conceptions philosophiques des savants, mais leur opration vivante de savants,- reconnait aujourd'hui une zone du fonda mental OU les Objets de pense S6Hl peis, 6tt'Ve!'ls, eehirs glissent sous la prise de l'intelligence ( ... ) l'espace de la topologie ou l'information esthtique des cybemticiens sont des etres pais, ouverts, dchirs aussi bien que les etres picturaux 2 . Si Merleau-Ponty travaille la topologie dans le cadre de la prparation de L'(Eil et !'Esprit, c'est peut-etre aussi en raison de l'usage qu'en font Rudolf Amheim 3 et Pierre Francastel 4 dans leur lecture de l'art modeme, en s' appuyant d' ailleurs eux -memes en la matiere sur les travaux de Piaget. La version rdige dfinitive deL '(Eil et !'Esprit n'emploie plus le terrne meme de topologie , probablement pour ne pas perdre le lecteur par une dsignation trop techrque, et se contente de lui substituer l'appellation plus largede gomtrie modeme 5 . L'(Eil et ['Esprit n'en dveloppe pas moins la note de travail d'octobre 1959, qui la topologie perrnet de dpasser l'artificialisme de l'ontologie classique. L'essai est regard de Merleau-Ponty, tourn vers la dmarche effective de la science vivante, anentifa ce qui en elle aussi rencontre l'etre brut. On retrouve la meme accentuation dans la prface de Signes, ou Merleau-Ponty tend meme a relguer la science au projectivisme, et a lui confisquer ainsi une topologie qu'il tient pounant d'elle, tout en se rapprochant d' une formulation heideggrienne: La philosophie est la remmoration de cet etre-la, dont la science ne s'occupe pas, paree qu'elle les rappons de l'etre et de la connaissance comme ceux du gomtral et de ses projections, et qu'elle oublie l'etre d'enveloppement, ce qu' on pourrait appeler la topologie de 1' etre. (S(Prf}, p. 30). l. OE-ms [ 147]. 2.0E-ms [36]v(53), en marge. Cf. aussi: Meme pour la science, ce n'est pas la solution: gomtrie des transformations, topologie. (OE-ms [ 150)). 3. Cf. R. Arnheim,Arl and visual perception -A psychology ofthe crea ti ve eye, o p. cit. 4. Cf. P. Francastel, Espace gntique ct espace plastique , Revue d'esthtique, tome premier, fascicule l,janvier-mars 1948, p. 349-380. Le fait vraiment extraordinaire, et dont la pone me parait immense pour l'histoire de l'an, c'est qu'un art topologique est prcis- ment en train de se dfinir sous nos yeux dans le moment meme ou les psychologues et les mathmaticiens dcouvrent d'une maniere absolument indpendante sa lgitimit psychique et mathmatique, d'ou rsulte le caractere troitement solidaire des formes d'expression a un stade dtermin dans le dveloppement d'une meme civilisation. (p. 359). Cf. aussi Peinrure et socit- Naissance et destrucrion d'un espace plastique, de la renaissance au cubisme, Lyon. Audin, 1951, notamment p. 43-45,78,83,93, 118. 5. La ligne n'est plus, comme en gomtrie classique,l'apparition d'un etre surle vide du fond; elle est. comme dans les gomtri es modernes, restriction, sgrgation, modulation d'une spatialit pralable. >> (OE, p. 76-77) << ... memela science apprend a reconnaitre une 7one du "fondamental" peuple d'etres pais, ouvens, dchirs, dont il n'est pas question de traiter exhaustivement, comme l"'infonnation esthtique" des cybernticiens ou les "groupes d' oprations" mathmatico-physiques ... (OE, p. 91 ). 234 TOPOLOGIE DE LA CHAIR ET TOPOLOGIE DE L ~ T R E achev fin aout 1960; dans les semaines qui suivent, encore port par ce travail, Merleau-Ponty met au point la prface de Signes, et voque alors cette topologie de 1' etre)) tres personnelle. b) La reprsentation del' es pace e hez l 'enfant Examinons maintenant la mdiation inattendue de Jean Piaget. C'est a ce dernier que J'on doit d'avoir fait entrer la topologie mathmatique dans les champs de 1' pistmologie gntique et de la psychologie de 1' enfant: des 1936, avec La naissance de l'intelligence e hez l' enfant 1 , et surtout en 1948, avec La reprsentation de l'espace chez l'enfant 2 , tude volumi- neuse dans laquelle Merleau-Ponty va done dcouvrir la topologie. Piaget y suit l'ordre gntique qu' il dgage dans le rapport de J'enfant a l'espace: d'abord les Rapports topologiques lmentaires, puis L'espace projectif, enfin Le passage de l 'es pace projectif a l 'es pace euclidien. La campagne d'exprimentation porte sur des enfants de 2 a 10 ans. Piaget construit des stimuli adapts au type de transformation gomtrique auquell'enfant est sensible. Parmi les formes qui sont soumises a son exploration tactile et asa reconnaissance visuelle, certaines sont topologiquement quivalentes (par exemple, ce sont toutes des figures fermes), mais difterent au point de vue projectif ou mtrique (ainsi un anneau rond et un anneau carr, avec des grandeurs ou proportions diffrentes); d'autres ne sont pas topologi- quement quivalentes (rondelles perces d'un nombre variable de trous, anneaux ferms ou ouverts, etc.). Piaget constate que les sujets les plus jeunes n'explorent pratiquement pas les contours des objets en vue d'en apprcier les proprits mtriques, mais se boment a exercer sur eux des activits sensori-motrices lmentaires qui mettent a 1' preuve leur identit topologique: ils prouvent ainsi la pntrabilit ou l'impntrabilit de ces objets, explorent leurs trous, les frottent, les cognent, les roulent sur la table, etc. Dans un premier temps, seule cette discrirnination topologique est vraiment satisfaisante: l'enfant distingue un disque plein d'un anneau (topologiquement non-quivalents), mais ne semble pas concem par les diffrences d'un carr et d'un triangle topologiquement quivalents. Plus tard, il distingue les formes curvilignes et rectilignes, et repere les formes euclidiennes simples. Enfin, entre 5 et 7 ans seulement, les mesures l- mentaires de grandeurs deviennent possibles, et la voie a toutes les invariances euclidiennes est ouverte 3. l . Neuch1ilel, Delachaux & Niestl, 1936. 2. O p. cit., not RepEsp. 3. Pour reconstiluer 1' ordre gnque d'un dveloppement aussi complexe que celui de l'espace, il ne faut pas se bomer ll dterminer l'apparition des systemes opratoires achevs, LA MDIATION DE JEAN PlAGET ET DE PAUL SCHILDER 235 Piaget dcrit la spatialit naturellement topologique de 1' enfant selon cinq relations : le voisinage, la sparation (o u sgrgation),l' ordre, 1 'enve- loppement, et la continuit 1 Ces relations, selon une complexit crois- sante, mettent toutes en jeu la proxirnit et la distance des objets sous le regard et le toucher. Les deux prernieres, voisinage et sparation, sont les plus lmentaires, ce11es que vont combiner les autres jusqu'a cette exp- rience si complete qu'est l'apprhension sensori-motrice de la continuit. Piaget meten vidence une forte corrlation entre le type d'activit mani- pulatrice dont l'enfant s'avere capable a chaque tape de son dvelop- pement intellectuel et le type d'espace correspondant.ll montre ainsi comment l'volution de sa spatialit se retrouve dans la progression de la comptence de ses mains et de leurs stratgies d'exploration 2 . Piaget mais il convienl de retracer leur embryologie depuis les intuilions iniliales. Or, de ce point de vue,le primat du lopologique est vident: 1' enfant de 2-3 ans rduil les carrs et les triangles, comme les cercles, ll des "courbes de Jordan" el s' occupe de leur fermeture bien avanl de s 'intresser aux droites, aux angles ou llleur absence; le voisinage el 1' ordre le retiennenl bien avant les axiomes euclidiens; l'in1ui1ion des dimensions fonde sur l'intriorit ou l'exl- rioril par rapport ll une surface ou ll une botte fermes quelconques sonl bien plus prcoces que l'abstracon d'une surface euclidienne ou que la notion euclidienne d'un volume. Bref, les oprations topologiques jouent leur rOle formateur bien avanl d'avoir atteinl leur niveau opratoire achev et elles inlerviennent djlllll'tal d'intuions reprsentaves ou d'aclions matrielles. "(RepEsp, p. 573-574). l. Cf. RepEsp, p. 11,17-21,elc. 2. Dans un premier lemps, la main. quoique parfaitement diffrencie sur le plan physiologique, ne l'esl pas encore sur le plan sensori-moleur. Elle est d' abord vcue comme une main-paume, sa sensibilil encore indiffrencie esl ramasse sur un moignon" senso- riel. Elle semble alors essenliellement attentive lila pntrabilit de la maliere environnante (la connexit,les trous). Elle devient bientOI organe prhensile et altrape tout ce qui l'enloure. Peu i\. peu, cette main-paume se fail main palme: les sensations apportes par les doigts commencent ll etre discrimines el articules en un tableau cohrent. Alors apparait l'explo- ration manuelle propremenl dite, avec mouvemenls digitaux sur les contours. La diminuon de la participation de la paume au profil de celle des doigts se poursuitjusqu'i\. ce que ceux-ci organisent leur dplacemenl aulour d'un poinl de repere fixe pris par l'autre main, el parviennenl ainsi ll discemer les conlours et les points d'inflexion. Cette prise de point fixe inaugure 1' acces i\.1' espace projectif. L'enfanl devient en fin capable de coordinalions opra- loires complexes avec ses mains, en particulier de ce que Piaget no m me la rversibilit , qui lui permet de composer ses mouvements en sens direct el in verse. On relrouve ainsi, dans l'volution de la main comme voie royale du toucher, les cinq rapports lopologiques distingus par Piaget. Le toucher de la main, meme d'un seul doigt, n'estjamais un contact poncluel: sa premiere informalion esl celle d'une co-exislence simultane dans un voisinage qui fait surface. Pourtant la main ne renvoie pas la mulliplicit de ses rcepleurs cutans ll une seule information unifie, mais opere une discrimination de ce voisinage selon des facteurs de tension, de rsistance, de temprature : il y a sgrgation. Cette discrimination est rendue beaucoup plus performante par le mouvement de la main, qui parcourt l'objel et en registre par la meme une organisaon ou des relations d'ordre. Enfin,l'ensemble de cene dynamique d'union et de sparalion, dont on voit i\.l'vidence qu'elle esl indissociablemenl spatiale et temporelle, fait de la main l'organe par excellence qui prouve lacontinuit de la matiere. La 236 TOPOLOGIE DE LA CHAIR ET TOPOLOGJE DE restitue toute la complexit gntique de la construction de la droite ou encare de la notion de mesure, qui paraissent lmentaires aux adultes. Ii constate, et cela ne manquera pas d'arreter l'attention de Merleau-Ponty, que l'enfant sait reproduire l'enveloppement et le chevauchement bien avant de savoir dessiner une droite ou reproduire une situation de parall- lisme 1 .li souligne au passage cambien sont tenaces nos prjugs euclidiens et projectifs, en particulier sur la nature euclidienne de l'espace perceptif. Nous sommes prisonniers d'un phnomene d'illusion rtrospective2 L'enfant accede done d'emble a une logique de l'espace dont on n'a commenc a trouver une formalisation rigoureuse qu'au dbut du xxesiecle. Mais, prcisment, il ne faudrait pas confondre l'enfant et le mathmaticien,le rapport corporel del' enfant a un es pace qu' il structure de maniere topologique et la difficile fonnalisation de cette meme structureJ. Piaget cherche uniquement a mieux comprendre 1' enfant a l' aide de la topologie, pour retrouver son monde qui est d' abord un monde de formes et de forces avant d'etre un monde de droites et de mesures. L'enfant est dja expert dans la reconnaissance des formes et dans 1' preuve de force de la forme, avant d' etre capable de compter jusqu' a trois. Tres tot, il reconnait et distingue les visages, sans etre encare mobilis par la diffrence de formes gomtriques aussi simples que sont le dessin d'un cercle et celui d'un carr. Nous avons l'impression qu'il russit ainsi des oprations compli- ques bien avant de savoir russir des oprations simples: c'est notre iliusion de gometres cartsiens. main, pour reprendre une fonnule de L '(Ei/ et /'Esprit, est cet extraordinaire organe d'un unique espace qui spare et qui qui soutient toute (OE, p. 84-85), organe de prorniscuit et de sparation. l. Cf. parexemple RepEsp, p. 185. 2. L'adulle ayant perdu tout souvenir des tapes antrieures a une telle transformation, s'imagine alors que chaque perception utilise des !'origine les systemes de coordonnes, ou les rapports de verticalit et d'horizontalit, en ralit tres complexes, qui sont seulement entre 8 et 9ans. ( ... ) L'ensemble de ce premier volume ne sera pas de trop pour dissiper un malentendu aussi enracin. (RepEsp, p. 15). 3. Cf. RepEsp, p. 232. Ces considrations ont une porte beaucoup plus gnrale et dpassent la simple psychologique de l'enfant. Elles tiennent aux rapports de la construction gntique relle et de la rflexion apres coup, celle-ci inversant frquemment l'ordre de celle-la. Ce n'est pas par hasard que la topologie ou Analysis situs n'a vu lejour, a titre de discipline autonome, que si rcemrnent, de meme que la thorie des ensembles, dont Cantor disait cependant, a ce qu'il parait, qu'on pourrait l'enseigner a l'cole primaire. C'est que, si l'enfant invente chaque jour des correspondances bi-univoques et dessine, des la nursery, des courbes de Jordan, il a fallu une rflexion singulierement abstraite pour dcouvrir, en ces oprations enfantines,le fondement le plus de l'arithmtique et de la gomtrie. (RepEsp, p. 575). LA MDIATION DE JEAN PIAGET ET DE PAUL SCHJLDER 237 e) Topologie et schma corporel Merleau-Ponty rer,:oit cette approche de la topologie, que Piaget envisage sous l'angle de l'pistmologie gntique, en l'intgrant imm- diatement a sa rflexion ininterrompue sur la spatialit du monde perr,:u et celle du corps propre. ll comprend 1' es pace topologique comme primor- dial : un es pace du dedans 1 , qui est aussi, sans contradiction, un espace enveloppant 2 . lrrductible a la projection et au survol, en der,:a de tout perspectivisme, il est 1' es pace de la chose meme , ou je suis dja par mon corpsJ. Dans ces affirmations, Merleau-Ponty surdtermine certains passages de Piaget qui montrent en quoi 1' espace topologique est un es pace intrieur achaque figure, auquell' enfant accede pour lui-meme, sans avoir besoin de faire appel a un systeme d'ensemble pralable (un fond de projection, un point de vue universel arbitrairement fix, ou encore des axes de coordonnes) 4 . Cet es pace intrieur est invest par le corps comme une part e total e, a la grande diffrence des espaces projectifs et euclidiens, ou chaque localit n'est envisage que dans son rapport au systeme global prdfini s. l. L'espace topologique. Espace de configuration. Espace gestaltiste. "lntrieur" a chaque figure. Espace du dedans (d'abord au sens: du dedans des etres spatiaux,- et, en consquence, apportant une spatialit qui n'est pasen contradiction avec )'"esprit", Jeque! a spatiaht d'attache). >> (EM3 [237]( 11 )). 2. Une note du 27 octobre 1959 parle de l'espace primordial comme topologique (c'est- a-dire taill dans une voluminosit totale qui m' entoure, ou je suis, qui est derriere moi, aussi bien que devant moi. .. )" (NT, p. 267). Quelques jours plus tard, une autre note voque un espaceenglobant, topologique >> (NT, p. 270). 3. ... un es pace topologique (i. e. ou je suis) (i. e. espace chamel de mon corps, du monde).,. (EM3 [248)v(34)) topologique = etre dja la et ou je suis dja. ,. (EM3 [260)). 4. Ladiffrenceessentielle entre les rapports topologiques ( ... ) et les rapports projectifs et euclidiens ( ... ) tient a u mode de coordination des figures entre elles. Les relations de voisinage, de sparation, d'ordre, d'enveloppement et de continuit se constituent de proche en proche entre lments d'une meme figure ou d'une meme configuration structure par elles( ... ). Ces relations topologiques ne conduisent done nullement a la construction de systemes d'ensemble runissant une multiplicit de figures en fonction soit d'un jeu de perspectives soit d'axes de coordonnes, et c'est bien pourquoi elles sont psychologiquement lmentaires: 1' es pace topologique initial est intrieur a chaque figure, dont il exprime les propnts intrioseques, en opposition avec les relations spatiales quila situeraient par rapport aux autres figures. (Piaget, RepEsp, p. 183). 5. A vec 1' es pace projectif et 1' es pace euclidien,le probleme est au contraire de situer les ObJets et leurs configurations les uns par rapport aux autres, selon des systemes d' ensemble consistan!, soit en projections ou perspectives, soit en "coordonnes" dpendant de certains axes ( ... )ces structures se rferent toujours, en effet, et cela me me lorsqu' i1 s' agit de 1' anal y se d'une figure isole par abstraction, organisation totale, explicite ou sous-entendue. En particulier l'espace projectif ( .. . ) dbute psychologiquement lorsque l'objet ou sa figure ces\ent d'etre envisags simplement en eux-memes. comme c'est lecas sur le terrain des purs 238 TOPOLOGlE DE LA CHAJR ET TOPOLOGIE DE Par cet espace envelopp-enveloppant, Merleau-Ponty approfondit la spatialit d'implication qu'il travaille, depuis la Phnomnologie de La perception 1 , a partir de la thorie du schma corporel. On ne saurait trop insister sur 1' attention qu 'il prete a cette thorie, initie par les neurologues Pierre Bonnier et Henry Head, et dveloppe par Paul Schilder. Sans pour autant employer les outils mathmatiques de Piaget, ces auteurs montraient dja que la spatialit du corps propre ne correspond pas a un espace gomtrique classique, mais a un espace diffremment structur, sans frontiere rigide entre l'intrieur et l'extrieur; un schma plastique, en perptuelle restructuration dans des phnomenes d' extension et de contraction, de prolongement de lui-meme dans 1' espace de 1' outil o u dans l'espace corporel d'autrui 2 Avec Henry Head, Merleau-Ponty comprend que ce schma opere comme un systeme analogique d'quivalences inter- sensorielles quin' a pas encore acces a la permanence de 1 'objet (au sens de Piaget), qui ne vit pas l'espace environnant comme ce rnilieu immobile, indpendant de la fleche du temps, dans Jeque! il sera possible de prendre des reperes fixes et d'attribuer ainsi a chaque localit un emplacement unique. Merleau-Ponty assimile enfin l'clairage psychanalytique que Paul Schilder, le prernier, apporte a cette thorie3. I1 relit Schilder en 1953, pour trouver dans le cours sur Le monde sensible et Le monde de L'expres- sion une meilleure articulation de diffrents themes capitaux de la Phnomnologie de La perception; ille relit a nouveau en 1959 et 1960 pour sa demiere philosophie de la chair, laquelle aborde plus directement le theme du d sir qui accompagnait jusque la discretement son approche de la rappons topologiques, pour etre considrs relalivement a un "point de vue": point de vue du su jet comme tel, auquel cas intervient une relation de perspective, ou point de vue d'autres objets sur lesquels il se trouve projet. Ainsi, des le dpart, les rappons projeclifs supposent une coordination entre objets spatiaux distincts, par opposition a l'analyse intrinseque des rapports topologiques propres achaque objetenvisag en lui-meme. (RepEsp, p. 183-184 ). l. Cf. le chapitre consacr a La spatialit du corps propre et la motricit >> (PhP, p. 114- 172). Cette spatialit tait dja recherche en du caractere projectif de la reprsentation, car me me si, dans la suite,la pense et la perception de 1' es pace se liberent de la motricit et de 1' etre a 1' espace, pour que nous puissions nous reprsenter 1' es pace il faut d' abord que nous y ayons t introduits par notre corps et qu 'il nous ait donn le premier modele des transposi- tions, des quivalences, des identifications qui font de 1' es pace un systeme objeclif (PhP, p. 166). C'est ce premier modele dont Merleau-Ponty trouve maintenant une description positive dans la topologie. 2. Cf. par exemple PhP, p. 166-172. Les recherches contemporaines autour du schma corporel ( .. . ) renouvellent notre ide de l'espace, affirme en 1953 le rsum du cours sur monde sensible et le monde de 1' expression (RC53, p. 16). 3. Cf. The lmage and Appearance of the Human Body: Studies in the Constructive Energies of the Psyche, Londres, K. Paul, Trench, Trubner, 1935 ; puis New York, Inter- national Universilies Press, 1950; L 'lmage du Corps- tude des forces constructives de la psych, traduit de l'anglais par Gantheret et Paule Truffert, Paris, Gallimard, 1968. LA MDIA TION DE JEAN PIAGET ET DE PAUL SCHILDER 239 perception. Comme Schilder, Merleau-Ponty voit daos le dsir le prncipe animateur d'un schma corporel inachev, fondamentalement intercor- porel. qui vit en appel perptuel d' a u tres schmas pour s' intriquer avec eux _ intrication que certains manuscrits vont rebaptiser en Inein.ander. 11 est ainsi au plus pres de Schilder en dfinissant le schma corporel comme un systeme d' quivalences entre le dedans et le dehors 1 , et en caractrisant justement le dsir comme recherche du dedans dans le dehors et du dehors dans le dedans 2
C'est daos le cadre de cette rflexion, ici rappele a grands pas, que Merleau-Ponty les analyses de Piaget sur la topologie comme concemant la spatialit du corps propre : es pace envelopp-enveloppant, 1 'es pace topologique correspond parfaitement a celui que dploie un schma corporel entendu comme systeme du dedans-dehors anim de dsir. Piaget le conduit vers cette interprtation lorsqu'il souligne que 1' intelligence topologique de 1' enfant est focalise par 1 'preuve des limites de chaque chose qui 1' entoure, preuve mise en reuvre par quelques actions lmentaires: cogner, pntrer, sparer et runir, traverser et enrouler, etc. Le philosophe ne peut qu'etre sensible a cette identification d'intentions motrices fondamentales, qui dessinent dja autant de comportements de la chair. Parmi les cinq relations topologiques distingues par Piaget, il retrouve ses figures habituelles, l'implication et l'empitement3, tout en vitant de parler de sparation pour lui prfrer la sgrgation gestaltiste 4 La dialectique de proximit et de distance dveloppe par ces l. RC60, p. 178. 2. Natu3, p. 348/[74]v. Cette lutte n'est pas lutte des consciences mais lutte des corpsen entendant par la le systeme d'apparences a travers Jeque] se synchronisent des dsirs. Dsir dfini par effort du dedans pour rejoindre le dchors (le sien et celui des autres). Le je dsire,le je du dsir = celui (anonyme) qui chcrche le dedans du dehors et le dehors du dedans. (N- Corps [85](3), feuillet utilis pour lecoursdujeudi 31 mars 1960). Cf. aussi RC60, p. 178. 3. << L'espace topologique ( ... ) milieu ou se circonscrivent des rapports de voisinage, d'enveloppement. .. (NT, p. 264). L'etreeuclidien = paropposition a l'etre topologique ou d'enveloppement. .. (Natu3, p. 267/[36)) ... un espace topologique ou d'enveloppement, qut n'est pas l'espace sans centre, purement relationnel, d' Euclide, et qui en ralit le soutient. (NTi [333)v,janvier 1960). 4. La sgrgation continue a faire signe vers la situation enveloppe de laquelle elle merge et vers laquelle elle retoume, dans le va-et-vient de l'accommodation, de la figure et du fond, de la centration et de ses marges. Avec elle, Merleau-Ponty parvient a ne jarnais penser la sparation en tant que telle et a toujours la renvoyer. en arnont ou en aval, a l' unit. Ce trait est systmatique, et apparait des la de la perception avec les premieres critiques de la notion de synthese. Pour Merleau-Ponty, toute synthese implique 240 TOPOLOGIE DE LA CHAIR ET TOPOLOGIE DE ~ T R E relations topologiques fait invitablement rsonner la culture psychana- lytique de celui qui, au moment meme ou il dcouvre la topologie chez Piaget, travaille une demiere fois le schma corporel chez Paul Schilder et l'pistmophilie chez Melanie Klein. Cette dialectique voque pour lui la problmatique essentielle dans laquelle se forge l'etre-au-monde de l'enfant: l'apprentissage des limites de sa corporit dans l'preuve des limites des choses, et dans l'tau contradictoire de la fusion et de la sparation d' avec le corps de la mere. La mdiation de la thorie du schma corporel vient done doubler la mdiation de Piaget, et ce qui qualifiait une structuration de l'espace extrieur tend chez Merleau-Ponty a caractriser la structuration meme du corps esthsiologique et libidinal - la topologie de La chair. Aussi ne faut-il pas s'tonner de Jire sous la plume du philosophe les propositions suivantes, crites a propos de Schilder, dans quelques feuillets indits qui seront utiliss pour la prparation du cours sur la Nature du printemps 1960 : Schilder: la topologie du schma corporel et ses quivalences . ( ... ) Rciprocit-promiscuit du << dedans et du << dehors >> autour du schma corporel comme axe: condensaon et dplacement dans le schma corporel en vertu de sa structure dynamique: quivalence des << orfices >> et des << reliefs >> ( ... ) condensaon et dplacement fonds sur [la] topologie du schma corporel ( ... ). Notions d'incorporaon (introjection) et d'jecon (projection). Le dedans et le dehors. ( ... ) Condensation et dplacement invitables dans le corps comme etre topologique-gnral. De meme projection-introjection et polymorphisme. Conscience et inconscient redfinis en termes de corps ( ... ). Le systeme pour soi-pour autrui est le schma corporel. Le schma corporel est le dedans du corps dont Melanie Klein dit que nous ne savons rien,- et ou autrui est introject comme co-corps. Analogies entre parties du schma corporel : les ca vi ts >>, les << reliefs >>. Dans cette chose topologique il y a quivalences des theses spares par analyse, a vec pene du tissu pralable, de ce fameux prthtique ou probjectif que recherche sa philosophie. La sgrgation ne se comprend que comme "implication", "cart", i. e. par rappon ~ un enracinement pralable dans le non-thtique (NL-Amh [26]v(23). prob. 1957). Remplacer la notion de synthese par celle de sgrgation: i. e. cart par rappon ~ une norme (NL-Amh [30](27)-[31)(28)). Sgrgation, cart, non synthese (NL-Amh-reprise [4](2). prob. entre avril et juillet 1960). La "synthese" de profondeur ( ... ) n'est pas synthese. c'est sgrgation, fabrication d'un symbole naturel (ibid.). Au printemps 1960, le demier volume d'l1re el Monde persiste et signe:" Etre de sgrgation. non de these, ou can vaut comme positif>> (EM3 [244](25)). Et cet etre de sgrgation est dsormais directement associ ~ la topologie : Etre topologique, de sgrgation (EM3 [242](21 )). monde topologique, de sgrgation (EM3 [246]v(30)). TOPOLOGIE ET ONTOLOGIE 241 et quivalences entre lui et les a u tres [*(en marge) Les e tres topologiques comporten! cette gnralit: les trous s'quivalent, et les reliefs [aussi]] 1
Schilder, a notre connaissance, ne parle jamais de topologie. Mais son traitement du schma corporel radicalise la pense de ses prdcesseurs dans la direction d'quivalences topologiques reconnues au niveau meme du corps. Sans appareillage mathmatique particulier, il dcrit longuement dans ses analyses comment ce qui se passe dans une partie du corps peut etre transpose dans une autre 2 . Merleau-Ponty, sensible a ce qu' il nomme lui-meme la topologie du corps 3 , use alors de formules que 1' on pourrait presque qualifier de lacaniennes. C'est ici, mais ici seulement, a l'issue de cette double mdiation de Piaget et de Schilder, que nous retrouvons une proximit avec Lacan. 3. TOPOLOGIE ET ONTOLOG!E a) Les insuffisances de Piaget Merleau-Ponty dcouvre done la topologie chez Piaget en dpassant aussitot le point de vue de ce dernier: cette source est mtamorphose par sa rflexion sur le schma corporel. Mais elle l'est aussi, conjointement, en tant intgre a son dbat avec 1' ontologie cartsienne. Et cet ultime niveau d'intgration passe par une critique ouverte de Piaget lui-meme. Merleau- Ponty, en effet, ne peut se contenter de 1' interprtation de la topologie que donne cel ui qu' il considere par ailleurs comme le meilleur reprsentant de 1 'ontologie de 1 'objet dans le champ de la psychologie. Il reproche a Piaget de s'intresser davantage a ce qui manque a l'enfant pour parvenir aux formes adultes de la pense (ici, le projectif et l'euclidien), sans suffisam- ment s' attarder sur le sens positif des premieres structures enfantines (topologiques), se contentant de les dsigner comme prlogiques et de l. N-Corps [84](1), [84]v(2), [91]v, [97) et [1051. Le corps comme systeme universel dedans-dehors. Promiscuit. Done indivision de mon corps, de mon corps et du monde, de mon corps et des autres corps, et des autres corps entre eux. Indivision de mon corps = quivalence de ses cavits, de ses reliefs et de ceux des eh oses. lndivision de mon corps et des autres corps: de ses ca vi ts, ses reliefs, et de ceux des autres corps, et de ceux-ci entre eux. Projection-introjection. Condensations et dplacements fonds sur ces quivalences. ( ... ) 11 y a un empitement des schmas corporels les uns sur les autres (Schilder. p. 234). ( ... ) Remplacer notre analyse des fonctions par la topologie du corps- et notre ide d'appareils spars parcelle du corps comme dfinissant des rayons de monde. (Natu3, p. 346-347/[74), cours du jeudi 31 mars 1960, transcription corrige). 2. lmage and Appearance, o p. cit . p. 189. Cf. aussi. pour les passages auxquels Merleau- Ponty se rtere, p. 108 sq., 144-145,200. 3. Natu3. p. 347/[74]. 242 TOPOLOG!E DE LA CHAIR ET TOPOLOGIE DE L'ETRE mesurer ce qui les spare encore de la pense logique 1 Dans le cas de la topologie, tout se passe comrne si Piaget mettait la main sur un trsor, pour 1 'enfouir bientot sans en saisir toute la valeur, en le rduisant a une pense mutile 2. Ce trsor, c'est le lien entre topologie et dsir, un dsir non seulement compris comme principe animateur du schma corporel, mais comme ouverture a l'etre. Piaget ne sait pas voir, sous les investissements sensori-moteurs de 1 ' enfant, un etre qui dessine dja de ses mains un espace topologique a la taille de ses aspirations les plus profondes. 11 ne sait pas lire l'reuvre de cette autre logique qui est celle du dsir, et qui pour lui ne saurait dpasser la dimension purement nergtique, non structurante, de l'affectivit3. Merleau-Ponty, a partir de ses propres horizons, tend spontanment a combler ces !acunes. Le sens merleau-pontien de la topologie, procdant d'une rflexion sur l'espace des mathmaticiens, conna!t ainsi le mouvement ascendant qui caractrise la rhabilitation ontologique du sensible 4 Le point de vue de l'pistmologie gntique est re9u dans celui du phnomnologue de la perception, et ce demier est aussitot largi, du corps esthsiologique, au corps libidinal, et a la chair comrne adhsion a l'etre. L'ouverture a l'etre est perceptive, et la perception est un mode du dsir, un rapport d'etre et non de connaissance 5 . A u total, Merleau-Ponty a intgr la topologie asa philosophie de la chair entendue comrne psychanalyse ontologique . Rappelons que Merleau-Ponty, en opposition a la psychanalyse existen- tielle de Sartre, et en complicit avec Bachelard, cherche une psychanalyse des lments et une psychanalyse de la connaissance objective. ll voudrait l . Les questions de Piaget sont comme celles des ndices qui noten! les dficiences. I1 faudrait retro u ver le polymorphisme perceptif sous les "rponses", "theses", ou reprsen- tations. >> (EM3 [236](9)). 2. Le topologique c'est un primitif qui n' est pas simplement pense mutile [qui meme ne 1' est pas du tout !] La description du monde topologique primitif a rectifier (il faut le comprendre comme monde de transcendance). Piaget admet un savoir perceptif du projectif qui n'est pas du tout encore (possession] reprsentation: la reprsentation, quand elle nalt, commence par Stre topologique. A propos des "stades" du dessin, Piaget revienta dcrire le topologique comrne "reprsentation" tronque - on voit la comme il ignore I'Stre-a perceptif-, le "ralisme intellectuel" comme savoir euclidien lacunaire. Opposer a cela la description du topologique comrne transcendance et balayage. (EM3 [236]v(IO), les crochets sont de Merleau-Ponty). La perception ne parle qu 'a soi, elle se sous-entend, elle n 'est el aire que pour elle-mSme, elle n 'est vraie que dans l'univers topologique qui est le sien. Ce n 'est pas une science mutile, c'est la science qui est une perception reconstru te en termes artificialistes. (NTi [350]v,juin 1960). 3. " L'aspect cognitif des conduites consiste en leur structuration et l'aspect affectif en leurnergtique.,. (Piaget,I.Apsychologie de l'enfant, Pars, P.U.F., 1966, p. 20). 4. S(PhiOmb ), p. 210. 5. Natu3, p. 2721[38]. Transcription corrige. TOPOLOGIE ET ONTOLOGIE 243 faire une psychanalyse du voir chez les philosophes 1 , paree que chaque style de vision investir un style de dsir, et de la, une maniere d'etre. Les structures topologiques caractrisent le style de 1' infans, et nous parlent de J'etre brut, probjectif. Mais cet etre a prcisment t recouvert par les strUctures projectives qui soutiennent l'ontologie de l'objet dans sa fuite des rapports ambigus du monde topologique: sa fui te des voisinages et des enveloppements, son horreur de 1' empitement, de ces glissements de lieux qui font autant de glissements de sens, qui font autant d'analogies oni- riques. Ces rapports ambigus, pour Merleau-Ponty, trouvent leurs arch- types dans les trois confusions cartsiennes (la confusion de 1' ame et du corps, qui se manifeste par la confusion des sentiments, toutes deux donnant lieu a une pense confuse). Trois confusions devant lesquelles la philosophie de l'etre objectif, horizontal s'est construite comrne un rempart. Et e' est la m eme philosophie q ui rend autrui inaccessible ( ... ) paree qu' elle le cherche derriere un objectif qui est infranchissable 2 . La dmarche gnrale de Merleau-Ponty, jusque dans ses dvelop- pements ontologiques, consiste justement a franchir cet infranchissable, pour retrouver autrui, et pour retrouver l'etre. Or l'espace topologique est comrne une mmoire vivante de ce rivage probjectif. Dans le volume d'ltre et Monde du printemps 1960, qui parle tant de topologie, Merleau- Ponty voque notre ignorance naturelle du topologique et de la chair 3_ Sa psychanalyse ontologique voudrait remonter, en delfa de cette ignorance, a la vrit que portent les origines topologiques de notre etre-au- monde. Descartes a crois la chair dans sa sixieme Mditation, et l'a aussitot enterre pour respecter la rgence de la pense el aire et distincte, et ne pas branler son ontologie. Piaget, de son cot, est revenu en de9a de 1' tendue cartsienne, et a rencontr l' espace topologique. Mais il l' a finalement interprt lui aussi comme une pense mutile, pour mieux le quitter en accentuant ce qui lui manque encore pour accder au royaume projectif de la reprsentation. Pour Merleau-Ponty, ce second scnario est identique au premier. Aussi n'est-il pas tonnant de le voir rassembler sa critique de Piaget en une formule analogue a celle qu'il adresse a Descartes 4 : Cela n'est, pour Piaget, que confusion. Pour nous, c'est promiscuit de s. La promiscuit parle de ces voisinages que l. NTontocart [IOO],dcembre 1960. 2. DESC [84 ](9). Cf. Le scnario cartsien, o p. cit., chap. t. 3. EM3 [239]( 15), avril ou mai 1960. 4.L'empitement, qui est pour moi la philosophie, n'est pour Descartes que confusion ... (DESC [84 ](9)). S. EM2 [171](11), prob. automne 1959. "Le passage du syncrtisme ou etre bruta la articule, dcentre : il faut le comprendre comme diffrenciation du polymorphe et 244 TOPOLOGIE DE LA CHAIR ET TOPOLOGIE DE dcrit la topologie, en y ajoutant la dimension de l'ignorance active: le trop proche intolrable qu. il faut oublier, qu. il faut ces ser de frquenter, jusqu. a penser qu'il est le plus lointain. Il en serait ainsi du corps, d'autrui, et de l' etre. Ces voisinages de lieux, de corps et de significations tissent le monde topologique de l'inconscient. Et la figure merleau-pontienne de la prorniscuit, ainsi associe a sa critique de Piaget, a la reconnaissance de notre ignorance naturelle du topologique et de la chair , s'inscrit au creur de sa psychanalyse ontologique. b) Deux topologies deL' etre Apres avoir retrouv la source principale de la topologie et les diffrents niveaux d'intgration que Merleau-Ponty lui fait subir, il resterait a prolonger cette rflexion dans le double horizon qu'ouvrent les demiers crits: dans le sens de l'articulation entre topologie et dsir, et celui du rapport entre topologie et ontologie. Ces prolongements sont dlicats, car 1' auteur nous a laiss pe u de matiere a ce su jet. Ils soulevent aussi a nouveau les questions difficiles de l'identit, ambigue, de I'ontologie de Merleau- Ponty dans ses rapports avec la non-philosophie; et celle du sens merleau- pontien de l' etre, dans ses rapports ambigus avec la e ha ir. Us impliquent en fin de nous retoumer vers les deux penseurs voqus au commencement du prsent chapitre, non plus a titre d'influences mais de confrontations rtrospectives: Heidegger, et Lacan. Nous nous contenterons ici de quelques pistes de rflexion. Heidegger volue progressivement de la chrono-Logie des annes vingt vers la topo-Logie des annes cinquante, d'un discours sur le temps a un discours sur le lieu 1 La question du sens de J'etre dans Sein und Zeit devient question de la vrit de l'etre au moment du Toumant, pour se transformer finalement en question du Lieu de l'etre. Le sens, existential, concemait 1' ouverture du Dasein; le point de vue suivant, celui de la vrit, insiste davantage sur l'ouverture propre de l'etre. Et pour viter le contresens consistant a comprendre la vrit comme justesse, Heidegger se dirige vers une criture de la vrit comme Loca lit de l'etre. D'ou l'expres- non (Piaget) comme construction. ( ... ) Conclusion: promiscuit de 6wu iv ltvta : voila comment nous comprenons ce que Piaget appelle la "confusion", le "syncrtisme", et qu' il caractrise ngativement par rapport a notions pures. (EM2 [ 179)(V), prob. automne 1959). l. Cf. Dastur, Rflexions sur l'espace, la mtaphore et l'extriorit. Autour de la topo-logie heideggrienne >>, in Alter, n 4, 1996, p.l61-178; La topo-logie heideggrienne (mars 1973), in Phnomnologie, Ontologie, Logique (recueil d'articles prsent en vue de !'obr. du titre de Dr. en philos., J. Taminiaux (dir.), t.l: Heidegger, Louvain. UniversitdeLouvain-la-Neuve,l993,p. 26-60. TOPOLOGIE ET ONTOLOGIE 245 sion de topologie de 1' etre 1 Merleau-Ponty, de son cot, ne s' attaque pas directement a la question de 1 'etre, que ce soit a son sens, asa vrit o u a son Jieu. 11 dit trouver dans l'espace topologique des mathmaticiens un modele de 1' etre: le topologique qualifie l' etre, aussi parlera-t-i! volontiers de 1' etre topologique et presque jamais de topologie de l' etre >>. Car il ne s'agit pas pour lu d'laborer une thorie de l'etre comme Lieu, mais, selon une dynamique tout autre, de faire une lecture ontologique de ['espace topologique. Plus prcisment, son rapport au topologique gravit, nous l'avons vu, les diffrents tages d'une ontologie indirecte complexe: il opere une relecture ontologique (dans le cadre de son vieux dbat avec l'ontologie cartsienne ), sous-tendue d' un clairage psychanalytique (sous la mouvance, notamment, de Paul Schilder), relecture de l'laboration psychologique que Piaget fait d'une structure mathmatique. Un tel phno- mene de surimpression peut paraitre droutant, voire illgitime; pour Merleau-Ponty, il s'agit d'une dmarche naturelle, qui suit son intention philosophique profonde, et son rapport de toujours avec la non-philo- sophie. Il est impossible de dissocier dans cene pense, sous peine de la dnaturer, un usage de 1' espace topologique et un autre de la topologie de J'etre, pour purifier cene ontologie de ses haillons de non-philosophie. Lorsqu 'il dit prendre pour modele de l'etre 1' es pace topologique , sachant que l' espace euclidien est le modele de 1' etre perspectif 2 de l'ontologie classique, ce statut de modele n'est malheureusement pas prcis. Il indexe nanmoins le caractere indirect d'une ontologie qui veut aller a 1' etre en passant par les e tres, en faisant voir 1' etre a travers les signes l. La possibilit d'une topo-logie s'annon<:ait des Se in und Zeit, ne serait-ce que dans le terme meme de Dasein'' Mais elle s'inscrit surtout comme rsultat de la Kehre, du << tournant et des << chemins (Wege). En 1954, le terme de <<lopologie apparait pour la prcmiere fois dans un court opuscule de facture potique, Aus der Erfahrung des Denkens (L 'exprience de la pense), ou 1' on peutlire: <<la posie pensante est en vrit la topologie de l'ctre (Topologie des Seyns). Elle dit a celui-ci le lieu de son dploiement (traduction de F. Dastur, cf. Rtlexions sur l'espace, la mtaphore etl'extriorit. Autour de la topo-logie heideggrienne , art. cit., p. 172, note 52; cf. Questions 111, Pars, Gallirnard, 1966, p. 37). Deux ans plus tard, Heidegger rdige son texte topologique principal, Zur Seinsfrage (Comributions a la question de {'tre, in Questionsl, op. cit., p.l97 sq.). Dans son analyse rtrospective, le Sminaire du Thor renverra aussi a L'art etl'espace (Der Kunst und der Raum, L 'art et /'es pace, Saint-Gallen, Erker, 1969), qui fait remarquer que Raum viendrait de roden (dfricher, sarcler), et plus largement de ramen (faire place nette, place libre). Ainsi la loca lit de l'etre renvoie a l'ide d'un espacer (ramen), dispensateur et dispensation de tout lieu. La spatialit originaire est d'abord spatialisation, amnagement d'un espace (emramen). 2. NT. p. 264. Nous soulignons. 246 TOPOLOGIE DE LA CHAJR ET TOPOLOGIE DE de la science et de la vie. Une exigence que Merleau-Ponty, en conclusion de son cours sur Heidegger de 1 959, reproche a ce dernier de ne pasten ir 1. En faisant appel a la topologie en son sens mathmatique, il la prend aussi comme exemplaire de ce qui, dans la science contemporaine, dpasse 1' ontologie de 1' objet- nous 1' avons vu prcdemment, dans les manuscrits qui entourent L ' (Eil et l'Esprit. Cette mise en valeur de la topologie comme champ scientifique est emblmatique d'une pense qui revendique la ncessit, pour parvenir a une nouvelle ontologie, de passer par les dveloppements modemes de la science 2 . Nous renvoyons a l'analyse que nous avons dja consacre a ce su jet, et a u diffrend qui spare ici Merleau- Ponty de Heidegger3. Rappelons encore un demier trait de cette ontologie indirecte, qui regarde la signification qu'y trouve la topologie. Il s'agit du rapport entre l'erre et la chair, ou s'inscrit a nouveau une diffrence de taille avec Heidegger 4 . Reconduite par ce demier a des dterminations ontologiques qui lui chappent, la chair est prive des figures de l'etre. Heidegger envisage bien une spatialit qualitative, mais qui n'est pas le faitde la chair: c'est le Dasein qui amnage un espace, non la chair, et cene spatialit non corporelle du Dasein doit trouver son fondement dans la temporalit de l 'ln-der-Welt-Sein. Hritier de la formule de Gabriel Maree! qui marquesa pense depuis les annes trente- je suis mon corps -, Merleau-Ponty veut au contraire aller a l'etre en passant par la chair, et trouver l'etre dans 1 'ouverture meme de la chair. C' est le pari difficile de son ontologie, qui voit la chair comme prgnante et seule prgnante de toutes les figures de 1' etre. Le rapport entre 1 'etre et la topologie pass e ainsi e hez Merleau-Ponty par le rapport entre la chair et la topologie. La chair est topologique, 1 'etre est topologique, mais l'ontologie n' est pas une topo-logie, un discours sur le lieu, elle est philosophie de la chair, d'une chair qui ouvre le lieu et le temps. e) Deux psychanalyses ontologiques Revenons enfin a la confrontation de 1 'ontologie de Merleau-Ponty, qui frquente librement la psychanalyse, avec une psychanalyse qui, de son cot, frquente librement 1 'ontologie, celle de La can s. Tout en puisant tous l. Cf. Phi1Auj3. p. 147-148/[53](82), ou encore RC59, p. 156. Cf. supra, chap.lll, en particulierp.ll3-119. 2. Cf. parexemple RC57, p. 1 17-118. 3. Cf.supra,chap.u,p. 89-99. 4. Cf. supra, chap. v. 5. Cf. Ba1mes, Ce que Lacan ditde l'etre( 1953-1960), Paris, P.U.F., 1999. \ TOPOLOGIE ET ONTOLOGIE 247 les deux aux ressources structurelles de la topologie mathmatique, l' usage qu ils en font est diffrent. Merleau-Ponty, port par 1' angle d' approche de piaget, n'utilise pas la topologie comme un outil mathmatique forme!, rnais parle du topologique (espace topologique, corps topologique, etre topologique) pour dcrire les caracteres probjectifs de l'etre sensible. Lacan, de son cot, moins phnomnologue que psychanalyste et mtapsy- chologue, tend a reprendre la topologie mathmatique comme puissance de formali sation pour en faire un instrument d' anal y se, voire de typologie, de la psych (comme il le faisait dja avec la linguistique, comme ille fait encore avec les mathemes). Confondre ces deux usages revienta confondre le monde de l'enfant, ou encore le travail du peintre, avec le travail du mathmaticien; a confondre la description du fait que la chair dploie un espace primordial topologique, avec une explication de la psych qui utilise les instruments du mathmaticien topologue. De meme que 1' enfant est un etre topologique non topologue, que certains tableaux de la peinture modeme dlivrent un espace topologique sans pour autant etre la production d'un peintre mathmaticien, de meme Merleau-Ponty voudrait exprimer et laisser s'exprimer l'etre topologique comme tel, sans jamais prtendre a une formalisation de type mathmatique 1
En cela, il pousse le style de sa phnomnologie aux limites de son expressivit, de son travail original du concept 2 , dans une pratique des figures voue a faire passer l' exprience de l' infans a l' expression de son propre sens. Il s'enfonce alors, au risquede s'y perdre, dans unecrituredu voisinage, de l' empitement et de 1' intrication, qui voudrait respecter jusqu' au bout les vertus de la perception, en particulier celles du toucher et l. Applique en philosophie, cette formalisation lui paralt d'ailleurs contre nature : elle rduit les problemes philosophiques a des processus objectifs qui occultent leur dimension problmatique, se gardant ainsi de les affronter daos toute Ieur radicalit. Si Merleau-Ponty avait connu les dveloppements ultrieurs de la topologie lacanienne, il aurait saos doute formul a son gard une remarque analogue a cclle qu'il adressait a Lvi-Strauss en mai 1956: ... m'intressant aussi vivement que le docteur Lacan au dveloppement de votre ceuvre, mais souhaitant que la confiance que vous mettez dans l'instrument mathmatique ne vous dtourne pas du probleme de l'histoire. (Sur les rapports entre la mytho1ogie et le rituel >>, intervention de Merleau-Ponty lors de la sance du 26 mai 1956 de la Socit de Philosophie, in Bulletin de la Socit de Philosophie, 50 anne, n 3, juillet- septembre 1956, p. 120; repris daos Parcoursdeux 1951-1961 ,op. cit., p. 172-173). 2. "Remplacer les notions de concept, ide, esprit, reprsentation par les notions de dimensions, articulation, niveau, charnieres, pivots, configuration ... (NT, p. 277, dcembre 1959) Tout concept est d'abord gnralit d' horizon. de style-ll n'y a plus de probleme du concept, de la gnralit, de l'ide quand on a compris que le sensible lui-meme est inv1sible ... ,. (NT, p. 290. fvrier 1960) "11 faut considrer la paro le comme articule sur des matnces symboliques, exactement a u me me litre que la perception. Matrices symboliques qui ne sont pas des concepts, mais des pivots ou charnieres, des systemes tacites d'quivalence.,. ("<Ti [277]. 30septembre 1959). 250 TOPOLOGIE DE LA CHAJR ET TOPOLOGIE DE L ~ T R E 1960, d' tudier le corps humain comme symbolisme sans mots 1 et racine de tout symbolisme 2 Merleau-Ponty voudrait ainsi restituer l'infrastruc- ture corporelle de la parole, en situer l'mergence dans la dynamique d'assomption du schma corporel, Jeque) se releve en etre vertical j usqu' a cette cornmunication avec autrui qui est comme une sublimation naturelle de la chair, jusqu' a ce langage qui est comme un corps glorieux , selon 1' analogie thologique reprise a Paul V alry des 1951. Notre ouverture a l'etre est perceptive et dsirante, et c'est dans cette mesure que )' etre peut etre figur par la structure spatiale naturellement dploye par cette perception dsirante, c'est dans cette mesure que l'etre est topologique. Le langage est une nouvelle dimension inaugure dans les plis de la chair, et non une dimension originaire. 11 advient comme singu- larit d'un inconscient primordial tendu a !'ensemble de l'toffe forme par le schma corporel et son lneinander avec le monde et avec autrui. Cet inconscient, etre de promiscuit et corps glorieux , devient trangement synonyme de la chair elle-meme entendue comme massive adhsion a l'Etre 3 . Avant d'etre une chaine signifiante inscrite en un langage ou inscrite comme un langage, l'inconscient est coextensif a la sphere meme du sentir, un sentir justement apprhend comme ouverture a l'etre4. Merleau-Ponty prtere situer l'inconscient dans l'ordre du sens I.Symbolisation qui n'a pas besoin du langage et tui est rebelle a premiere vue, paree qu' elle est dja symbolisation sans mots: par centration de tout le schma corporel. (N-Corps [86](5), prob. dbut 1960). 2.Cf. Natu2 259, RC58 137, NTi-58 [181], PhilAujl 37/[2](1), Natu3 273-274/[38], 281/[44], 289/[47), RC60 179-180. Ceci conduit a l'ide du corps humain comme symbolisme naturel, ide qui n' est pas un point final, et a u contraire annonce une suite. Que! peut bien tre le rapport de ce symbolisme tacite ou d'indivision, el du symbolisme artificiel ou conventionnel qui parait avoir le privilege de nous ouvrir a l'idalit, a la vrit? Les rapports du logos explicite et du logos du monde sensible feront l'objet d'une autre srie de cours. >> (RC60, p. 179-180). Malheureusement, ce cours annonc depuis plusieurs annes n'aurajamais lieu, meme si le demier chapitre du Visible etl'invisible tente d'esquisser une ontogenese du langage dans la chair. Ceue !acune fragilise la philosophie de la chair de Merleau-Ponty. 3. NT, p. 324, novembre 1960. 4. Une philosophie de la chair esta l'oppos des interprtations de l'inconscient en termes de "reprsentations inconscientes", yibut pay par Freud a la psychologie de son temps. L' inconscient est le sentir lu-meme, puisque le sentir n'est pas la possession intellectuelle de "ce qui" est senti, mais dpossession de nous-memes a son protit, ouverture a ce que nous n' avons pas besoin de penser pour le reconnaitre. ( ... ) L'inconscient de refoulement serait done une formauon secondaire, contemporaine de la formation d'un systeme perception-conscience, et l'inconscient primordial serait le laisser-etre, le oui iniual, l'indivision du sentir. (RC60, p. 178-179). L'inconscient: c'est ce rapport dimensionnel, d'tre, avec autrui etles vnements (tout inconscient n'est pas refoul,laissons de cot [la] thorie du refoulement) [*(en marge) L' inconscient sans refoulement: = condensation et TOPOLOGIE ET ONTOLOGIE 251 plutt que dans celui de la lettre, et d' un sens qui est d' abord sens perceptif et len du dsir, un symbolisme naturel irrductible a toute forme de texte. C'est ici que la topologie prend sa place, dans une rhabilitation ontologique de la perception et du dsir, role tout autre que celui que lui donne Heidegger, tout autre que celui que lui donnera Lacan. dplacement fonds sur [la] topologie du schma corporel). >> (N-Corps [9l]v, feuillet utilis pourlecours dujeudi 31 mars 1960). \ CONCLUSION l. LA PERMANENCE DE L'IDOL TRIE De L'homme et l'adversil (1951) jusque dans les demiers manuscrits, Merleau-Ponty interprete son temps sous le double signe de l'avenement d'une philosophie de la chair - celle qui penserait enfin l'incarnation jusqu'au bout-, et de nos rsistances a celle-ci -la permanence de l'ido- latrie. Les idolatres reculent sur fond d' un ~ t r qu' il s' agit de prserver de toute forme de nouveaut, ou bien sur fond de Nant en se jetant sur ce qui n'existe pas encore, finalement habits par le meme malaise 1 Ainsi continue le duel de ceux qui craignent pour ce qui existe et de ceux qui veulent ce qui n' existe pas o u pas encore 2 , un duel o u les adversaires manipulen! les esprits sans y toucher 3 et se maintiennent dans une retraite de la pense. Merleau-Ponty a voulu retirer ['origine de La vrit aux espaces ternitaires des systemes de pense, pour la retrouver a 1' reuvre dans les moments cruciaux de la chair. Le discours inaugural au College de France demande si ce n' est pas la philosophie qui pousse jusqu' a u bout la contestation des faux dieux ( ... ). Oui, o u arretera-t-on la critique des ido les ( .. . )? 4 . Dans l'autoportrait offert par le Machiavel de Signes, Merleau- Ponty se caractrise justement comme un penseur difficile et sans ido le}} s, qui s' attelle aux difficults de penser et vivre la vrit de la chair, adversit devant laquelle capitule une idolatrie qui se dfinit par la-meme. Objet matriel ou systeme d' ides, 1' ido le est construite comme un corps de substitution recomplt ou toute faille a t magiquement rsorbe - produit du refus de l'une des modalits de l'existence charnelle, ou bien de l'vitement des difficults inhrentes a Jeurs relations mutuelles. Un corps l. Cf. S(HoAdv), p. 307. 2. S(abst), p. 399,juillet 1955. 3. /bid. 4. EP, p. 49-50. 5. Cf. S(Mach), p. 267. 256 CONCLUSION discours inaugural au College de Fraoce, daos un passage remarquable, se fait particulierement grave : Il y a lieu de crandre que notre temps, lu auss, rejette le philosophe en lu-meme et qu'une fois de plus la philosophie n' y soit que nues. Car phlosopher, c'est chercher, c'est impliquer qu'il y a des choses a voir et a di re. Or, aujourd'hui, on ne cherche guere. On << revient a l' une ou l'autre des traditions, on la << dfend >>. Nos convictions se fondent moins sur des valeurs ou des vrits aper9ues que sur les vices ou les erreurs de celles dont nous ne voulons pas. Nous aimons peu de choses, si nous en dtestons beaucoup. Notre pense est une pense en retraite ou en repli. Chacun expe sa jeunesse. Ceue dcadence est en accord avec l'allure de notre histoire. Pass un certain point de tension, les ides cessent de prolifrer et de vivre, elles tombent au rang de justifications et de prtextes, ce sont des reliques, des points d' honneur, et ce qu'on appelle pompeusement le mouvement des ides se rduit a la somme de nos nostalgies, de nos rancunes, de nos timidits, de nos phobies. Dans ce monde ou la dnga- tion et les passions moroses tiennent lieu de certitudes, on ne cherche surtout pasa voir, etc'est la philosophie, paree qu' elle demande a voir, qui passe pour impit 1
Le philosophe devrait etre cet impie fervent, veilleur et veilleur, qui demande a voir>> et nous rapprend a voir. Or aujourd'hui, dplore Merleau-Ponty, on ne cherche surtout pas a voir , formule que certains manuscrits tardifs dans la direction d' un on cherche surtout a ne pas voir >>. Nous nous donnons les raisons ncessaires et suffisaotes de n'avoir plus a nous livrer a l'aventurede la foi perceptive, saos laquelle nos ouvertures a 1' etre sont pourtant autant de dngations. 11 est impossible de voir et de comprendre saos engager avec autrui et avec le monde le pacte tacite d' un tatonnement ou se melent paradoxa- Iement consentement et interrogation. Or cette vision tactile ne s' accomplit qu'en se retournant au passage sur celui qui l'exerce : n'est-ce pas aussi nous-memes, saos le savoir, que nous interrogeons ainsi, et a nous-memes, invitablement, que nous consentons en consentant a cet etre en passe d'etre per9u ou compris? Saos doute, si toutefois on reste prudent sur le statut de ce soi, qui n'a enrien la stabilit d' un su jet >> sur Jeque! ce geste reviendrait comme a son point de dpart. Car ce circuit ne se referme jamais sur le plan exact de sa trajectoire initiale, ce consentement a soi s' adresse tout autant a ce que nous tions et a ce que nous sommes en passe de devenir. 11 convoque et provoque, rveille et dstabilise la continuit agissaote de notre etre, puissaote a concilier le pass et J' avenir daos notre l . EP, p. 45,janvier 1953. L'lMMTNENCE DE LA VRJT 257 naissance meme. Puissaote a tenir ensemble leurs effroyables tensions dans cet avenement oill' on ne peut guere distinguer sortie de soi et rentre en soi _ car ce soi, qui n'a dcidment rien d' un point fixe, n'est plus qu'en mouvement vers ... Ce retournement inaper9u de notre etre-au-monde comme naissance a nous-memes est ainsi au plus lo in de nous installer dans la rflexi vi t confortable de la conscience de soi. Corrlativement, il est impossible d'entrer dans ce rgime d' adhsion sans subir la pression de l'empitement et de la promiscuit, qui suscitent en nous les plus grandes rsistances. C'est pourtant le prix a payer, celui d'une vritable rationalit: sortir des conduites de sauvegarde, d'une adolescence de la pense encare prisonniere de l'ambivalence de ses nostalgies et de ses raocunes. Pour chercher, nous laisser enseigner comme le peintre par la genese secrete et fivreuse des choses, nous maintenir daos cette attention qui est au plus loin d'une valuation professorale des productions du rel 1 Alors nous nous habituerons progressivement a la prgnance des profondeurs, ou le mystere ne saurait se dvoiler en pleine lurniere. Nous accepterons que l'etre ne soit plus l'entiere positivit qui nous protgeait de l'abime - c'est-a-dire de la ngativit de notre chair, et de la ngativit de l'etre meme. L'etre est et n'est qu'en prorniscuit, a la fa9on dont !'invisible travaille de l'intrieur le visible et fait pression sur lui, a la fa9on dont le visible apporte dja avec Jui les prmices de )'invisible - car voir c'est toujours voir plus qu' on ne voit 2 , et ce qu'on appelle visibilit est cette traoscendance m eme 3. 2. L'IMMINENCE DE LA VRIT Daos les indits des demieres annes, le tableau que Merleau-Ponty dresse des tentatives contemporaines, nous 1' avons vu, est aussi svere que celui de son discours inaugural au College de France 4 Alors que nos catgories sont puises5, la philosophie tente de dlimiter un espace de significations parfaitement dterminables, ou bien de restaurer une analo- gicit perdue, en fuyaot l'ambigu'it du prsent. C'est toujours cder a l'illusion rtrospective ou raliser d'avaoce le valable, en mconnaissaot l.<< Ce n ' est done pas la question de celui qui sait A celui qui ignore, la question du maltre d' cole. C' est la question de celui qui ne sait pasa une vis ion qui sait tout, que nous ne faisons pas, qui se fait en nous. (OE, p. 30). 2. NT,p. 300, mai 1960.Cf. aussi EM3 [232](l),avrilou mai 1960. 3. S(Prf), p. 29, septembre 1960. 4. Cf. supra, e ha p. rv, p. 169-188. 5. Cf. parexempleEMI ' [143](1), automne 1958. 258 CONCLUSION ces plis ou une vie tisse de hasards se retoume librement sur elle-meme, se ressaisit et s'exprime. Le temps prsent est certes celui de l'absence de recul, done de la confusion. Mais il estjustement le temps de I'change du pass et de 1 'avenir, le seul ou ceux-ci sont vivants, et nous ouvrent ensem- ble a quelques vrits imminentes 1 Cette confusion relle est prgnante de nouvelles penses dont les philosophies actuelles, faussement triom- phantes , ne percevraient pas la proximit, dans leur f ~ o n de capituler avant meme de lutter, dans leur refus de Jire un sens possible dans notre non-sens. Ces ides de l'imminence du lien, et de sa clart au creur de la confusion, sont transversales chez Merleau-Ponty, et nous font passer du rgime critique a une direction positive de sa rflexion. Dja L'homme et l'adversit concluait sur le pressentiment que les discussions de notre temps ne sont si convulsives que paree qu'il rsiste a une vrit toute proche, et paree qu'il est plus pres peut-etre qu'aucun autre de reconnaitre, sans voile interpos, avec les menaces de 1' adversit, les mtarnorphoses de la Fortune 2 Notre temps rsiste a une vrit toute proche: cette formule de 1951 porte dja le double sens de la promiscuit qui mergera a partir de 1955 -la farniliarit (une vrit si proche), et 1 ' ignorance active que celle-ci engendre (notre rsistance). Cette devise de 1 'esprance soucieuse hrite en partie d'une exprience personnelle de l'criture en gsine, et, plus largement, de la rflexion de Merleau-Ponty sur la vie expressive et la cration artistique. Comme le peintre ou l'acteur, l'crivain sait par exprience que 1 'expression est un enfantement, et que 1' acm du sentiment de confusion et d'chec est un signe annonciateur possible de l'expression russie. Merleau-Ponty voit datl,S"'Cette parturition une structure essentielle de la vie chamelle. Et le philosophe, a l'avant-poste d'une recherche de la vrit qui travaille touthomme, s 'enfonce lui-meme dans une latence et une esprance de plus en plus fortes. JI ne sera un bon accoucheur qu' en vivant lui-meme le premier ce travail d'enfantement. ttre et Monde, Le visible et 1 'invisible, demiers ti tres pour 1' Origine de la vrit, recherchent une onto- logie militante qui se tienne debout dans le lieu et le temps du passage 3 o u l. Cf. supra, chap.tv, 2, b, en pantculier p. 188 la fin du long extrait cit de 1'/ntroductioniil'ontologie : EMI[56](10). 2. S(HoAdv), p. 308. 3. L'etre auquel nous avons a faire, il ne nous indique pas seulement un mouvement sien. il est aussi la paroi a travers laquelle nous devinons les autres, il est enfin le milieu de notre propre origine. A ces trois titres il faut qu'il cesse d'etre l'objet absolu,l'objet passif et frontal qui s"tend Ja-bas devant mon regard. et ou mon action fera irrupon ; il devient entourage mien, entourage ntre, il est plein de possibles prhumains. L'ontologie qui peut L'IMMINENCE DE LA VRIT 259 !'invisible s'apprete a etre vu 1 La prface de Signes invoque une demiere fois cette attente sous 1' angle de 1' espoir: Tout ce qu'on croyait pens et bien pens( ... ) tout cela est en ruine.( ... ) Mais attention. Ce que nous appelons dsordre et ruine, d'autres, plus jeunes, le vivent comme naturel et peut-tre vont-ils avec ingnuit le dominer justement paree qu'ils ne cherchent plus leurs rfrences ou nous les prenions. Dans le fracas des dmolitions, bien des passions moroses, bien des hypocrisies ou des folies, bien des dilemmes faux disparaissent aussi. Qui l'aurait espr il y a dix ans? Peut-tre sommes-nous a un de ces moments ou l'histoire passe outre. Nous sommes assourdis ( ... ) mais au- dessous du bruit, un silence se fait, une attente. Pourquoi ne serait-ce pas un espoir ? 2
L ontologie de Merleau-Ponty engage done la reconnaissance du temps prsent comme temps de l'imminence, cet instant brfilant d'une vrit qui dja transperce, l'instant ou nous allons surgir, ou mourir. L'inconnu n'est plus spar par une reprsentation qui nous en prserve, il habite dja 1' intimit m eme de notre vi e expressive. e est cette promiscuit, dans mon corps, de 1' ame, c'est-a-dire de toutce qui va 1' animeretqui estpourtant autre que lui - promiscuit d'autrui et de l'inhumain (la Nature , 1' Etre ) -, e' est cet empitement qui engendre les diffrents visages de la bonne confusion >> dans laquelle la philosophie doit avoir la force de se ten ir. A. ne pas le faire, elle se dtoume du tragique de 1' homme et referme tot ou tard tout espoir sur lu. Elle demeure aveugle aux nreuds clan- destins3 du tragique et de l' espoir, et s'puise aux diverses parades des absolus affranchis de la ngativit de la chair- a la toute-puissance des choses ou d'un dieu, a celle de la conscience, ou encore a celle du langage. C'est achaque fois le tribunal d'une lumiere sans ombre, d'un visible sans invisible, le positivisme d'une immanence non affecte. Le vieux dbat du raJisme et de l'idalisme comme le dbat des purismes contemporains se partagent cette folie qui absolutise tout ce qu'il est possible d'absolutiser, pourvu que la pense ne soit plus menace par la relativit du lien et la vulnrabilit du dsir. Pourvu qu'elle nous prserve de l'insoutenable profondeur de la vie. La fin et 1' ide capitulent devant le mystere enchass dans la chair du sensible: devant l'unit du corps anim et la communion avec autrui. Ces sauver d'elle-meme la dialectique est celle-11lqui dcrit le "passage" d'un etre intrieurement travaill, et non celle qui le dcrit dans "la nuit total e de 1' ident". (EM 1 [65)(27)). l. Cf. parexemp1e0ntoCart, p. 167-168/ [3)v(4). 2. S(Prf), p. 31-32, septembre 1960. 3. S(Prf), p. 38. 260 CONCLUSION deux modalits fondamentales du lien leur chappent, et ne sont au fond appeles confusions que paree qu' elles leur chappent. Merleau-Ponty tente de les aborderpourelles-memes, mais se heurteacequ'il dnonce: sa pense est irrsistiblement reconduite, soit a une rnauvaise ambigu"it et a la non-philosophie, soit a un idalisme ou un finalisme qui s'ignorent. La rception de ses premiers travaux, nous 1' avons vu, est exemplaire de cette rflexologie. Touch de plein fouet par ces malentendus contradictoires qui confmnent amerement ses scnarios critiques, Merleau-Ponty radicalise son entreprise en la recentrant sur sa dimension ontologique. Dans ce mouvement, non seulement son intention demeure, mais elle se libere, jusque dans les demiers crits sur la foi perceptive et interrogative. Il s'agit d'aller au-dela du ralisme et de 1 'idalisme, pour peindre l'homrne comme il est vraiment. Orce qu 'il est est inexorablement manqu par la diplopie de la fin et de l'ide, quise montrent incapables de formuler sa co-naissance, surrection d'une chair dans l'intercorporit. Cette animation qu'est l'homrne ne sourd ni d'un pur dehors- dieu de philosophe, finalit-, ni d'un pur dedans- subjectivit ou libert absolues. L'empitement pist- mologique consquent a notre implication existentielle n'est plus respect des que nous abordons le mystere ontologique autrement qu'en l'intro- duisant a partir d' une descrj>tion pariente du chiasme du dedans et du dehors qui structure notre anirnation. Expliquer celle-ci par un principe interne ou exteme revient a la nier en la fondant sur autre qu' elle-meme: e' est lepas que nous ne somrnes pas intellectuellement en droit d' effectuer, et que nous sommes pourtant toujours tents de franchir, puisque seul il nous dispense des cisques du lien. Le risque de naitre homrne. 3. L'ETRE DE LA CHAIR ET LA CHAIR DE L'ETRE Le prsent ouvrage compltait le cycle a dominante critique entam, dans nos deux volumes prcdents, par l'analyse des scnarios cartsien et sartrien de l'auteur. Ce triptyque nous a permis de dessiner la fatyon dont Merleau-Ponty esquisse en creux son ontologie, depuis les lans contesta- taires des annes trente, a travers une phase existentialiste marque par les questions naissantes de la chair et de l'empitement, et jusque dans la continuit des textes des annes cinquante. Il fallait aussi aborder le rapport et le non rapport de Merleau-Ponty avec l'auteur de Sein und Zeit, sans attendre les ouvrages suivants. Car si Heidegger n'est pas l'interlocuteur premier de Merleau-Ponty, il tait justement ncessaire d'interroger l'hypothese d'un toumant heideggrien de ses derniers crits, avant d'etre en mesure de comprendre les dveloppements positifs de son ontologie. L'l;TRE DE LA CHAIR ET LA CHAIR DE ~ T R E 261 Nos ouvrages suivants tenteront done de pntrer certains espaces pleins de cette ontologie inacheve, par deux clairages complmentaires sur 1' articulation possible de la e ha ir et de 1' etre dans cette pense: la tenta- tive d'habilitation ontologique du corps dans le concept de chair (1' etre de la chair), et la tentative symtrique d'une valuation charnelle de l'etre (la chair de l'etre). U est capital de restituer toute l'amplitude du concept de chair dans la philosophie de Merleau-Ponty, en tant attentif a ne pasen donner une version intellectualise, comme d-sensibilise >> par le souci de placer la chaira la hauteur d'un purisme ontologique. Dans son onto- logie, Merleau-Ponty continue d'laborer ce qu'il a toujours dsign comme tant une philosophie concrete>>, visant la conciliation (done le dpassement) de nos dualismes impnitents: matrialisme et spiritualisme, sensible et intelligible, o u encore sphere affective et sphere cognitive. C' est en demeurant jusqu' au bout attentive auxfaits primitifs- a quelques exp- riences radicales qui engagent les relations du corps a la vi e totale >> 1 -, que cette pense se dirige vers une ontologie indirecte, dans une relation essentielle avec la non-philosophie 2 . Il ne s'agit pas pour elle de rgresser vers un empirisme, encore moins de mpriser 1' esprit, mais de faire le pari que l'on retrouvera les caractristiques les plus hautes de l'identit et des capacits de celui-ci en affrontant la vrit du corps, la chair, corps de toute vrit. Saisir la porte ontologique que Merleau-Ponty prete a la chair exigera ainsi, dans un premier temps, de revenir a sa conception du corps phno- mnal, d'effectuer en particulier une enquete dtaille sur son long dia- logue avec les travaux d'inspiration neurologique sur le schma corporel, puis d'exarniner le libre rapport du philosophe avec la psychologie de 1' enfant et la psychanalyse, jusqu' a la mystrieuse psychanalyse ontolo- gique invoque par les demiers crits. Merleau-Ponty oriente 1' anthropo- logie psychanalytique vers une prise en compte plus radicale de l'intercor- porit et vers une habilitation du dsircomrneouverture a l'etre, tout en se dmarquant du tout est langage lacanien. Simultanment, les avances ultimes de sa phnomnologie de la perception, nourries d'une attention renouvele a la Gestalttheorie, conduisent a l'bauche d'une rcriture critique de la donation en chair husserlienne, et, plus encore, a une demiere confrontation avec Sartre. Elles dbouchent sur une conception originale de la texture imaginaire du rel ou la chair et 1, etre trouvent sans doute leur meilleure articulation dans cette pense - un etre onirique ou la chair l. S(HoAdv), p. 290. 2. En dcembre 1960.l'auleur du Visible etl'invisible affirme encore vouloir "compren dre que le rapport avec les teces est chez 1' enfant une ontologie concrete (NT, p. 323). 262 CONCLUSION devenue ontologique et l'etre devenu charnel vivent au creur de leur co- appartenance. L'analyse du sens merleau-pontien de la topologie qui a achev le prsent ouvrage constituait ainsi un lment de transition, situ au tournant de nos trois premiers volumes et des tudes a venir. Car ce theme tardif convoque le scnario critique central dans lequel s'difie cette philosophie (le scnario cartsien et la lutte contre 1 'ontologie de 1' objet), son intention philosophique de fond (qui mobilise, dans la vi e perceptive, le dsir comme principe animateur de la chair, vecteur de notte relation a autrui, au monde et a l'etre), tout en impliquant quelques directions positives essentielles de son ontologie (notamrnent l'habilitation ontologique d'une chair d'abord entendue comme schma corporel). Le sens merleau-pontien de la topo- logie, nous l'avons vu, est aussi exemplaire de la complexit du statut de son ontologie : une ontologie indirecte et une ontologie de la factici t, nourries de champs non-philosophiques et de faits exprimentaux; une psychanalyse ontologique voue a 1' lucidation de 1' etre-de-dsir-de-1' etre qu'est l'homme, et une endo-ontologie qui reconnait dans les structures topologiques les bonnes formes originaires, au sens de la prgnance gestal- tiste. Face au long regne de l'imaginaire de l'tendue projective cart- sienne, partes extra partes, qui sous-tendait une ontologie construite a la mesure d'une Reinigung de tout lien charnel, la philosophie de la chair exigeait son propre soubassement imaginaire, ses propres structures spatiales. Non une nouvelle mathesis, mais un schmatisme renouvel qui pouse la spatialit labile du vivant, la logique d'une image du corps en restructuration permanente, qui vit dans et de l'intercorporit depuis les profondeurs inconscientes de notre ouverture au monde. Merleau-Ponty dcele ainsi dans ces structures ce qu'il cherche depuis si longtemps, a savoir le trsor des figures de la chair, qui sont aussi, et aussi bien, les figures de ce qui anime la chair -le dsir- que celles de ce qu 'elle exprime -l'etre. 11 peut alors assumer plus rsolumentce qu'il faisait en ralit dja, a savoir dployer une ontologie a partir d'une topologie de lachair. BIBLIOGRAPHIE Pour une bibliographie dtaille des reuvres de Merleau-Ponty, nous renvoyons a ceBe que nous avons propose a la fin du vol u me Du lien des tres aux lments del' tre. Merleau-Ponty a u toumant des annes 1945- 1951, Paris, Vrin, 2004, p. 321-347. La liste des sigles donne al'ouverture du prsent ouvrage contient les informations ncessaires au reprage dans le corpus de 1' auteur. On trouvera ici la liste des livres et articles cits dans cette tude, ainsi que quelques rfrences supplmentaires qui ont nourri notre rflexion. ALQUI (Ferdinand), Une phi\osophie de \'ambigult. L' existentialisme de Merleau-Ponty ,in Fontaine, t. XI, n 59, 1947, p. 47-70. -La nostalgiedel'etre, Paris, P.U.F., \950. AMATRUDA (Catherine S.) et GESELL (Amold), The Embryology of Behavior, New York, Harper and Brothers publishers, 1945; L'embryologie du comportement. Les dbuts de la pens e humaine, trad. Paul Chauchard, Paris, P.U.F., 1953. 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Mais ce reve n 'est pas raisonnable 2 Dans la demiere partie de Titres et travaux, texte rdig en 1951 pour sa candidature a u College de France, adres s a ses futurs pairs et achev par un volet intitul Les problemes demiers de la rationalit , le philosophe livre une explicitation prcoce de son projet de livre, point de convergence de 1' ensemble de ses recherches: Ces recherches travers les diffrents ordres du phnomene de vrit retrouvent les problemes classiques de la mtaphysique, mais en quelque sorte gnraliss, ramens leur essence, qui est la mditation de fait de la rationalit. Les systemes sont diffrentes tentatives de l'imagination philosophique pour se donner des ido les, des reprsentations maniables du phnomene de vrit. tant donn un monde trange, ou le su jet et l'objet, en dpit des dfinitions, passent 1' un dans 1' autre, comme le montee 1' un ion de !'ame etdu corps, et ou, en particulier, le su jet indclinable-je suis -en vient a reconnaitre, derriere certains objets de son entourage, d'autres esprits, au regard desquels il est lui-meme un paradoxe comme ils le sont ses yeux, les systemes proposent, tot ou tard, de rsorber ce qu'il y a d' tonnant dans cette mtamorphose, et leur commun procd ne peut etre que d'effacer l'un des ples de cet ensemble, pour faire cesser la tension l.<< L'homme et le philosophe: tous deux pensent la vrit dans l'vnement, ils sont ensemble contre 1 'imponant, qui pense par principes, et contre le rou, qui vit sans vrit. ( ... ) Ces mysteres sont en chacun comme en lui. Que dit-il des rappons de 1 'ame et du corps, si non ce qu'en savent tous les hommes, qui font marcher d'une piece leur ame et leur corps, leur bien et leur mal?( ... ) Le philosophe est l'homme qui s'veille et qui parle, et l'homme contient silencieusement les paradoxes de la philosophie, paree que, pour etre tout fait holllJlle,._iJ faut etre un peu plus et un peu moins qu'homme. (EP, p.63, janvier 1953). Merleau-Ponty commentera cette cliiture du discours inaugural au College de France dans une lettre adresse j'ai essay de dire (. .. )que la bonne philosophie est une ambi- gu'it saine, paree qu'elle constate l'accord de princtpe et la discordance de fait du soi, des autres et du vrai, et qu'elle est la patience qui fait marcher ensemble tout cela, tant bien que mal.( ... ) De cette philosophie-13, on n'a pasa montrer qu'elle est possible, puisqu'elle est l'homme meme comme etre paradoxal. incarn et social." (lettre du 8 juillet 1953, Le Magane littraire, n 320. avril 1994, p. 76; repris dans Parcours deux 1951-1961, o p. cit .. p. 148-1 49). 2. S(HoAdv), p. 308. LA PERMANENCE DE L'LDOLTRIE 255 qui te traverse. Hannonie prtablie, passage totalit absolue, matria- lisme, idalisme,jettent galement sur les paradoxes de l'incamation et de la communication le voile d'une explication, mais en meme temps qu'ils en aplanissent les difficults, ils nous en cachent l'actualit, l'efficacit toujours neuve, le fonctionnement continu en nous-memes. Si la philo- sophie est vie et conscience, il faut que l'tonnement soit non seulement une introduction connaissance, mais le signe de son plus haut point. La perception nous donne voir une chose irrcusable, bien qu'en prncipe l'inventaire en soit infini. Une philosophie ne fait valoir la rationalit dans tout son prix que si elle la fait appara'tre au milieu de l'irrationnel, par une sorte de miracle ... 1
Ce texte encore peu connu offre une remarquable synthese du geste par Jeque! Merleau-Ponty dfinit sa philosophie. Cette pense ne se pas dans une rupture avec la mtaphysique - une rupture qui est toujours le secret piege de son recommencement aveugle, de son dplacement et non de son dpassement -, mais dans la vision en profondeur de ses contra- dictions, dans la perception du relief que celles-ci dessinent ensemble. La mtaphysique n'a pas su envisager dans l'unit ces tensions qui la traversent et qui habitent tout homme -les paradoxes de l'incarnation et de la relation. Dans son manque d' endurance, elle s'est rfugie dans les systemes manipulables dont la lumiere agit comme un cran,jetant ainsi un voile sur le mystere vivant et agissant que nous sommes. Orla philosophie, pour Merleau-Ponty, est justement appele a saisir ce fonctionnement continu en nous-memes >>,cene oprance. Dans ce manifeste, le paradigme de la vie perceptive remplace tout discours de la mthode. La perception rencontre l'irrcusable dans l'indfini, russit dans 1' ambigu'it. Elle ne rsorbe pas le Ji en qui nous unit a nous-memes et a autrui, mais en rejoint la naissance en y participant. A. cette disposition, Merleau-Ponty en associe souvent une autre, l'tonne- ment.ll reprend ainsi !'une des caractrisations les plus classiques de la philosophie, tout en prcisant qu'il ne s'agit pas la seulement de sa prop- deutique, mais encore de son accomplissement plnier. Et cet autre nom semble en ralit dvelopper le premier, 1' tonnement tant envisag comme une attitude perceptive, et la perception comme vivant elle-meme dans l'tonnement. Constatant que ses contemporains demeurent dans 1' ambivalence, Merleau-Ponty red o u te 1' puisement de cette attitude, et, en consquence, la mort meme de la philosophie. En cho au ton contestataire de ses prerniers articles, il met en garde contre un affaiblissement vital ou s'est teint le dsir de voir. Quelques temps apres Titres et travaux, le l. TiTra, p. 34-35/17-18. INTRODUCTION Si deux mots suffisaient a situer le dernier Merleau-Ponty, d'apres son texte meme, on retiendrait sans doute ontologie et chair. Un tel couple peut paraitre trange, sinon contre nature. Il pose plusieurs questions imbriques, probablement les plus difficiles dans 1 'interprtation du philosophe. S'agit-il d'une ontologie de la chair, d'un discours sur l'etre de la chair? D'une ontologie charnelle , s'intressant a la chair de l'etre? Ou bien d'une subtile conjonction de ces deux directions, dans la recherche de la profondeur commune de la chair et de l'etre? L'un dans l'autre, peut-on parler d'une vritable ontologie ? Et quel est le rapport de cette pense avec celle de Heidegger, qui dissocie nettement la chair de la question de l'etre? L'reuvre de Merleau-Ponty ne permet pas de donner une rponse simple a ces interrogations. Et l'tat d'inachevement matriel de ses crits n'en est pas la seule raison. A l'image du monde p e r ~ u son ontologie vit a l'horizon d'une srie d'esquisses: ontologie indirecte, ontologie de la facticit, ontologie de la Nature, psychanalyse ontologique, endo-ontologie, ontologie de la naissance et de la co-naissance - pour reprendre quelques formules synthtiques choisies par l'auteur lui-meme. Ces esquisses se recoupent. mais sans dessiner un systeme a complter selon des pointills: cette ontologie s'enfonce progressivement dans une identit circulaire qui rsiste a toute linarisation. Ce volume et ceux qui le suivrontessaieront nanmoins d' apporter quelques clairages complmen- taires sur ces di verses questions, en tentant de comprendre comment. pour Merleau-Ponty, phnomnologie de la perception et philosophie de la chair peuvent, non seulement prtendre a, mais exiger une nouvelle ontologie. Selon une dmarche lmentaire, le prsent ouvrage aborde les origines de 1 'affirmation, par Merleau-Ponty, de la porte ontologique de sa pense, ainsi que la dimension ractive de cette ontologie. La qualification du pro jet merleau-pontien comme ontologie ne devient systmatique qu 'a partir de 1957, avec les premiers cours au College de France sur le concept de Nature et l'annonce d' une Ontologie de la Nature. Une tude attentive, incluant les indits, montre toutefois que Merleau-Ponty reven- 18 lNTRODUCTION dique rgulierement le statut ontologique de sa rflexion depuis 1946, en rponse aux objections faites a ses deux theses. Des leur publication, les prerniers livres du philosophe soulevent en effet des critiques de fond, qui reprochent en particulier a ses analyses de res ter phnomnologiques, voire psychologiques, sans atteindre la question meme de l'etre. L'intress va protester en affirmant qu' il n' a jamais fait de diffrence entre phnomno- logie et ontologie, que philosophie et psychologie sont pour lui troitement entrelaces, que son intention a toujours t de rejoindre dans la perception un vritable mode d'acces a l'etre, et un mode privilgi: le prirnat de la perception recouvrirait une priori t proprement ontologique. Le contexte de la fin des annes quarante constitue ainsi un ractif dcisif, qu'il convient d'exarniner pour etre en mesure de comprendre le statut et les enjeux critiques de l'ontologie des demiers crits. Nous avons dja entam cette restitution en tudiant la far:on dont les indits de 1945- 1949 initient les lments ontologiques de Merleau-Ponty au creur d'une phase existentialiste centre sur la question de l'homrne, dans le contexte anti-sartrien des questions naissantes de la chair et de l'empitement 1
Rappelons aussi que le premier sens de 1' ontologique dans cette pense, gntiquement parlant, releve du terreau anti-idaliste des annes trente- une priode fondatrice qui diffuse dans 1' ensemble de 1 'reuvre et revienten force dans les annes 1956-196 L 2 En dfendant des 1946 la porte onto- logique de sa pense, Le philosophe poursuit une route d'abord balise par ses deux scnarios critiques fondateurs, cartsien et sartrien 3_ Ceux-ci demeureront au premier plan, et se renforceront meme dans les crits tardifs, en convergeant dans la phase ultime de 1' opposition a 1' ontologie de l'objet 4 . Nous allons ici complter l'analyse de la longue transition qui spare la Phnomnologie de la perception des derniers crits, mettant ainsi a 1' preuve la these d' un toumant des annes 1958-1959. Les objections rencontres a la rception de ses deux theses poussent Merleau-Ponty, non a quitter celles-ci pour d'autres rivages, mais a l. Cf. Du lien des erres aux ilirnenrs de /'erre. Merleau-Ponty au roumant des anns 1945-1951, Paris, Vrin. 2004. 2. Il s'inscrit en particulier dans l'hritage de Gabriel Maree], de sa drarnatique de 1' existence et de 1' objet , du mystere et du "probleme , dans la ligne de sa philo- sophie du mystere ontologique - dramatiques et notions prcisment ractives dans les manuscrits merleau-pontiens des demieres annes. Cf. Le sdnario cansien. Recherches sur la formarion er la cohrence de l'mrenrion philosophique de Merleau-Ponty, Paris, Vrin,2005. 3. Axs sur ces deux scnarios, nos prcdents ouvrages contri buen! done dja a introduire au sens de l'ontologie merleau-pontienne. 4. Nous examinerons ce retour en force et ceue convergence dans le cinquieme volume de notre parcours. lNTRODUCTION 19 radicaliser sa pense en allant plus avant dans le sens de son intention philosophique. Ce progres passe par une prise de conscience progressive des !acunes de ses premiers travaux, jusqu' a une critique o u verte de ceux- ci. Merleau-Ponty ralise que son criture doit se librer davantage des concepts des doctrines qu'il rcuse, et en vient a rnieux formuler l'origi- nalit de sa dmarche : celle d'une ontologie indirecte, qui vit des faits primitifs qui sont ceux du corps, dans une relation essentielle avec la non- philosophie. Dans ce progres meme, le paysage critique de l'auteur se complete. Comme le montrent certains indits capitaux, Merleau-Ponty tienta situer son ontologie dans son contraste avec !'ensemble du paysage philoso- phique contemporain. En particulier, en retrouvant chez ses objecteurs le profil cartsien, il dcouvre aussi ce qui va susciter un tout autre scnario, moins labor que les prcdents. Un scnario heideggrien, qui, s'il ne brille pas par sa prcision hermneutique, s'il est parfois injuste et exp- ditif, est nanmoins sans quivoque, et invite plus que jamais a reconsidrer J'ide que l'on a puse faire des derniers crits. On a souvent pens que l'entreprise ontologique de Merleau-Ponty s'ouvrait, sous l'influence de Heidegger, dans un net recul a l'gard du registre anthropologique, cenaines formules laconiques de l'auteur induisant cette interprtation. Cette ontologie en esquisse repose-t-elle sur une conversion tardive, qui verrait l'abandon des dmons du primat de la perception, de la frquen- tation des champs non-philosophiques, dans la recherche d' une chair brutalement dbarrasse de toute psychologie, mise a la hauteur d'un purisme ontologique et dcentre vis-a-vis de la question de l'homme? Laissons a Merleau-Ponty lui-meme le so in de nous rpondre. CHAPITRE PREMIER UNE ONTOLOGIE EN QUESTION l. MERLEAU-PONTY F ACE SES CRITIQUES a) Les objections de l ean Hyppolite et lean Beaufret Peu de temps apres la soutenance et la publication de sa these, Merleau- Ponty est convi par la Socit de Philosophie a en exposer les lignes principales, dans une communication qui sera publie sous le titre Le primal de La perception et ses consquences philosophiques. La sance a lieu le 23 novembre 1946, et dbouche sur une discussion a laquelle prennent part Jean Beaufret et Jean Hyppolite. Certains des participants avaient dja adress leurs objections par crit. L' expos sur le Primar de La perception voque cette correspondance, et en restitue 1' essentiel sous le masque ironique du scnario cartsien 1 Celui-ci connait toutefois une nouvelle formulation: le monde de la vie et de ses confusions est ici dsign comme celui des singularits psychologiques , tandis que la pense claire et distincte devient celle de l' etre pur . Ainsi mises en scene,les objections adresses a Merleau-Ponty soutiendraient que les descriptions psychologiques n' ont pas de porte ontologique, tandis que l' ontologie est la pense non contradictoire d' un etre purifi de nos contradictions 2 La l. Cf. Le scnariocansien, op. e ir . chap. 1. 2. Cenains de nos collegues. qui ont bien voulu m 'adresser par crit leurs observations, m' accordent que tout ceci est valable comme inventaire psychologique. Mais, ajoutent-ils, il re,te le monde dont on dit qu' il est vrai c'est-A-dire le monde du savoir, le monde vrifi,le monde de la science. La description psychologique ne conceme qu' un petit canton de notre exprience, et il n'y a pas lieu, pensenHis. de donner a de telles descriptions une porte gnrale; elles ne concement pas l'etre lui-meme, mais simplementles singularits psycho- logiques de la perception. Ces descriptions. ajoute-t-on, sont d'autant moins admissibles A titre dfinttif qu'elles trouvent des contradictions dans le monde Comment, poursuit- on, reconmtre des contradictions comme ultimes? L'expri ence perceptive est contra- dictoire parcequ'elle est confuse; ti fautla penser; quand on la pensera, ses contradictions se 22 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION Phnomnologie de la perceprion anticipait cette accusation de psycho- logisme en en faisant dja 1' obsession typique du cartsianisme 1. Mais la rponse de Merleau-Ponty est dsormais plus engage: les singularits psychologiques parlent bien dja de 1' etre lui-meme, qui n' est pas une rgion indpendante de la vracit surgie dans l'obscurit de mes pisodes personnels 2 , mais ce qui m'est promis dans cette obscurit meme. Initialement centr sur l'union de l'fune et du corps, ainsi que sur l'expression de celle-ci dans les sentiments et la pense, le scnario cartsien connait ici une extension explicitement ontologique, a partir de laquelle Merleau-Ponty s'apprete a dployer sa propre ontologie en int- grant dsormais, aux c6ts de Brunschvicg, un autre adversaire fantoma- tique. De meme que sa philosophie naissante, notamment sous l'influence de la conception marcellienne du mystere, se mfiait d' emble de nos refus philosophiques de la nai'vet, mettait en doute l'vidence de l'vidence - l'vidence de l'existence et de la profondeur d'une pense claire et distincte -, de meme se mfie-t-elle maintenant de la puret ingnue d'une ontologie de l'etre pur: la question estjustement de savoir s'il y a une pense logiquement cohrente ou encare une pense de l'etre pur3. Son primat de la perception n'est pas une rgression anti-intellectualiste a la conscience perceptive enfantine, pr-philosophique, mais une interroga- tion de notre ouverture originaire au monde qui passe par une interrogation sur la philosophie elle-meme- sur la fermeture qu'une certaine tradition philosophique entretientjustement vis-a-vis de cette ouverture. De meme, si son ontologie est fondamentalement interrogative, et renoue ainsi avec les racines memes de 1 'attitude philosophique, e' esta u travers d' une re mise en question de toute forme d'ontologie directe - dont le purisme, en se soustrayant a nos contradictions, constitue peut-etre le plus be! oubli del'etre. dissiperont a la lumiere de l ' intelligence. Enfin, me disait un correspondant, nous sommes in vi ts a nous reporter au monde e r ~ u te! que nous le vivons. C'est di re qu'il n'est pas besoin de rflchirou de penser, etque la perception sait mieux que nous ce qu'elle fait. Comment ce dsaveu de la rflexion pourrait-il etre philosophie? 11 est exact que, quand on dcrit le monde p e r ~ u on abouti t a des contradictions. Et il est exact aussi que s'il y a une pense non contradictoire, elle exclura, comme simple apparence, le monde de la perception. Seulement, la question estjustement de savoir s'il y a une pense logiquement cohrente ou encore une pensede l'etre pur. (PPCP, p. 53-54). l. Je saisis mon corps comme un objet-sujet, comme capable de "voir" et de "souffrir", mrus ces reprsentations con fu ses faisaient partie des curiosits psychologiques .. . (PhP,p.ll l ). 2. NMS [42)(27). 3. PPCP. p. 54. MERLEAU-PONTY FACE SES CRJTIQUES 23 mile Brhier ouvre le dbat qui suit 1' ex pos de 1946 en dissociant, comme par principe, ce que Merleau-Ponty avait prcisment voulu unir _ Vous a vez parl de deux points diffrents : une thorie de la perception et une certaine philosophie 1 - , et en lui dniant plus brutalement encare, au nom meme de l' histoire de la philosophie, le droit de tirer des cons- quences philosophiques d 'un primat de la perception. M. Merleau-Ponty change, invertit le sens ordinaire de ce que nous appelons la philosophie. La philosophie est ne des difficults concernant la perception vulgaire; c'est a partir de la perception vulgaire et en prenant ses distances vis-a-vis de cette perception qu'on a d'abord philosoph2. Jean Hyppolite adopte bient6t une position analogue, qui spare description de la perception et dmarche ontologique, remettant lui aussi en cause la consistance des consquences philosophiques qui lieraient celle-ci a celle-la. Ce dialogue va marquer Merleau-Ponty pour de longues annes. - M. Hyppolite: Je voudrais dire simplement queje n'aper9ois pas une liaison neessaire entre les deux parties de !'ex pos, entre la deseription de la pereeption, qui ne prsuppose aueune ontologie, et puis les eonclusions philosophiques dgages, qui prsupposent une certaine ontologie, une ontologie du sens. Dans la premiere partie, tu montres que la perception offre un sens, et dans la seconde partie tu atteins 1' etre du meme sens que eonstitue l'unit de l'homme; et les deux parties ne me paraissent pas absolument solidaires. Ta deseription de la pereeption n'entraine pas neessairement les eonclusions philosophiques de la deuxieme partie de 1' ex pos. Est-ee que tu aeeeptes eette dsolidarisation ? - M. Merleau-Ponty: videmment non. Si j'ai parl des deux ehoses, e' est paree qu 'e U es avaient quelque rapport. -M. Hyppolite: Est-ee que la deseription de la pereeption entraine eomme eonsquenee la phi losophie de 1' etre du sens >> que tu as dveloppe ensuite? -M. Merleau-Ponty: Oui. Ce qui est eertain seulement, e'est queje n'ai pas dittout, et il s'en faut 3. Je n 'ai pas dit tout, et il s'en faut . .. C'estcette marge que Merleau-Ponty ">' eff orce de combler a partir de 1946, en demeurant aiguillonn par le sentiment d'incomprhension qu'il garde du dialogue avec Hyppolite. Ses crits en portent la trace rcurrente, jusque dans certains documents majeurs de la derniere priode: les cours sur Le monde sensible et le monde de l'expression (1953), sur Le probleme de la passivit ( 1955), et meme l. PPCP, p. 72-73. 2. PPCP, p. 73. 3. PPCP, p. 97-98. 24 UNE ONTOLOGLE EN QUESTION certaines notes de rravail tardives qui entourent la prparation du Visible et !'invisible. le dois monrrer que ce qu'on pourrait considrer comme "psychologie" (Ph. de La Perception) est en ralit ontologie 1 Rsultats de Ph. P. - Ncessit de les amener a explicitation ontologique 2. Le dialogue de sourds de 1946 commence a rvler a Merleau-Ponty les fragilits de sa these. Illui permet en particulier de raliser que la synthese philosophique tente par la rroisieme partie de la Phnomnologie s'arti- cule mal avec les analyses phnomnologiques qui la prcedent, voire les trahit. 11 s'agit de reprendre le dtail de cette phnomnologie en en dgageant simultanment la porte ontologique. C'est justement ce que s'efforce de faire, des la premiere anne au College de France, le cours nodal sur Le monde sensible et Le monde de l'expression. La premiere sance - le jeudi 22 janvier 1953, soit une semaine apres le discours inaugural - est particulierement rravaille, et prsente 1' criture la plus abo u ti e de Merleau-Ponty sur les insuffisances de sa these. A sept ans d'intervalle, elle fait explicitement rfrence aux objections de 1946. ... la these d'un primat de la perception risquaitde se trouver fausse, si non pour nous, du moins pour le lecteur. 1) 11 pouvait croire quec'tait [un] primar de laperception au sens ancien: primat du sensoriel, du donn naturel, l o r ~ que pour moi la perception tait essentiellement un mode d' acces a 1' etre : 1' acces a u leibhaft gegeben. 2) 11 pouvait croire que ce n' tait la qu' une phnomnologie- introduction qui laissait intacte la question de 1' etre, alors queje ne fais pas de diffrence entre ontologie et phnomnologie; que l'tude de l'etre du sens qui restait ncessaire apres cette phnomnologie en serait indpendante alors que, selon moi, dans notre maniere de percevoir est impliqu tout ce que nous sommes. Cf. Hyppolite a la Socit de philosophie: pas de solidarit entre description de la perception etconception de l'etre du sens 3
Et Merleau-Ponty de conclure: Notre insuffisante laboration (mais il faut bien commencer) risquait de fausser le rapport a 1' erre que nous avions en vue. ( ... ) norre tude de la perception impliquait bien une vue sur 1' erre du sens 4 . l.NT, p. 230, fvrier 1959. 2. NT, p. 237, fvrier 1959. 3. MSME [ 17)(1 1 )-[ 181(12). 4. MSME [ 18)(12). Nous linons pour 1' instan! ces textes comme des tmoins de la gen ese de 1' appel a 1' ontologie chez Merleau-Ponty: il nous faudra ailleurs les citer plus largemenl et en analyser le contenu. lorsque nous aborderons. dans le cinquieme volume de ce parcours, les avances de la demiere phnomnologie merleau-pontienne de la perception, en particulier sa rcriture de la donation en chair. MERLEAU-PONTY FACE SES CRJTIQUES 25 Le dbat de 1946 a aussi initi, avec 1 'intervention de Jean Beaufret, une seconde ligne critique qui va habiter la dimension ractive de 1 'ontologie de Merleau-Ponty. Beaufret commence par justifier Merleau-Ponty contre Hyppolite, en dfendant la porte de sa phnomnologie au-dela d'un simple phnomnisme 1 Mais cette dfense n'est qu'un tremplin pour attaquer par 1' aurre bout: la Phnomnologie de la perception ne serait pas suffisamment radicale, heideggrienne; elle ne maintiendrait pas 1' empirisme, mais, a 1' in verse, 1, idalisme. Le seul reproche quej'aurais a faire a l'auteur, ce n'est pas d'etre ali (( trop loin , mais plutt de n'avoir pas t assez radical. Les descriptions phno- mnologiques qu'il nous propose maintiennent en effet le vocabulaire de l'idalisme. Elles sont en cela ordonnes aux descriptions husserliennes. Mais tout le probleme est prcisment de savoir si la phnomnologie pousse a fond n'exige pas que l'on sorte de la subjectivit et du voca- bulaire de l'idalisme subjectif comme, partant de Husserl, l'a fait Heidegger 2
Le dbat est alors sur sa fin, et Merleau-Ponty n'a pas ou ne prend pas le temps de rpondre. La encore, la rponse mOrit pendant sept ans, avant d'erre livre conjointement a la prcdente, dans les paragraphes qui prcedent immdiatement les passages dja cits du cours sur le Monde sensible. Merleau-Ponty y concede que sa these restait prisonniere de catgories classiques, et d'une terminologie husserlienne. Le rejet de ces catgories, qui constituera un leitmotiv des manuscrits les plus tardifs, portera 1 'cho de 1 'objection de Beaufret. Rfrence a travail sur la perception. Nous avons essay une analysedu monde pen;u qui le dgage dans ce qu'il a d'original par opposition a l'univers de la science ou de la pense objective. Mais cette analyse restait tout de meme ordonne a des concepts classiques tels que: perception (au sens de position d'un objet isolable, dtermin, considre comme forme canonique de nos rapports avec le monde), 1 <de voudrais seulement souligner que, parmi les objecuons faites a Merleau-Ponty, beaucoup me paraissenl in justes. Je crois qu' elles reviennent a lui faire grief de la perspective me me dans Iaquelle il se place, el qui est celle de la phnomnologie. Dire que Merleau-Ponty , arrete a une phnomnologie sans dpassement possible, c'est mconnatre que le dpas- \Cment de l'empirique appartient au phnomene lui-mSme, au sens ou l'entend la phno- mnologie. En ce sens, en effet,le phnomene n 'est pas 1' empirique, mais ce quise manifeste rellemenl, ce don! nous pouvons vraiment avoir l'exprience, par opposition a ce qui ne ' crait que construction de concepts. La phnomnologie n'est pas une chute dans le phnomnisme. mais le maintient du contact avec "la chose meme". "(PPCP, p. 102). 2 PPCP, p. 103. 26 UNE ONTOLOGIE EN QUESTION conscience (en entendant par li\ pouvoir centrifuge de Sinn-gebung qui retrouve dans les choses ce qu'elle y a mis), synthese (qui suppose lments i\ runir) (par exemple probleme de l'unit des Erlebnisse), matiere et forme de la connaissance 1
Merleau-Ponty poursuit: Certes, on montrait bien qu'il y a tres peu de perceptions et que la vie perceptive est la plupart du temps mouvement glissant de !'une i\ l'autre,- on montrait que nous ne sommes pas constituants i\ l'gard du monde que la synthese n 'est pas i\ faire, toujours d ji\ faite,- et qu'il n'y a pas de matiere sans forme et inversement. Mais la dterminalion des nouveaux themes (le champ par opposition i\ la chose la << synthese passive par opposition a la conscience constituante, la Gestalt par opposition a matiere ou a forme) se faisait encore par rapport a ces concepts classiques, et done tait souvent nga- tive. Comme chez Husserl (ou chez les gestaltistes, pourd' autres raisons). Par suite la these d'un primal de la perception risquait de se trouver fausse, si non pour nous, du moins pour le lecteur 2. A l'issu de ces memes feuillets de 1953- sans doute a leur relecture- Merleau-Ponty rajoute en marge un commentaire d'ensemble sur les objections qui lui ont t faites, renvoyant typographiquement a celles-ci et incluant aussi bien celles d'Hyppolite que celles de Beaufret. Le ton passe alors de la concession relative a l'accusation massive. Celle-ci n'est plus adresse a 1, intellectualisme o u a 1, empirisme -les adversaires dnoncs a toutes les pages de la Phnomnologie de la perception -, f!IaiS a une nouvelle formation a u label trop gnral : les heideggriens ... Ce texte, aussi brutal que capital, est l'un des premiers passages ou Merleau-Ponty aborde de maniere frontal esa position vis-a- vis de Heidegger. A vrai dire le dsaccord avec les heideggriens n'est pas seulement dO a cette insuffisante laboration : sous le ur refus des analyses psycho- logiques, il y a peut-etre un formalisme philosophique,l'assurance que la philosophie a son domaine comme un certain territoire, au-deli\ du territoire ontique. Heidegger disant dans Sein und Zeit que la distinction philo-psycho est immdiate: les faits ne peuvent rien m'apprendre, a moi philosophe, la gnralit inductive prsuppose les essences. Pour moi cela est formalisme : les faits prpars par prsupposs ontologiques de la science ne peuvent que me rendre ces prsupposs, mais le fait meme << scientifique dborde toujours cette ontologie, la remet en question ventuellement. En tout cas la philosophie a i\ le penser comme une l. MSME [ 17](11 ). 2./bid. MERLEAU-PONTY FACE SES CRITIQUES 27 modalit de l'existant. Faute de quoi la philosophie risque de retomber dans 1' ontique, en de la science. Par exemple les tymologies de Heidegger ont a se justifier devant la critique des linguistes pour n'etre pas linguistique imaginaire. Justement paree que la philosophie est radicale, et pour 1' etre, elle doit conqurir et justifier sa dimension en rendant tout le reste comprhensible, et non pas s'y tablir d'un coup. Pas de distinction numrique entre philo et psycho et sociologie, paree que pas d' a priori forme!. Une hermneutique de la facticit ne peutetre sans faits 1
Une telle prise de position souleve un nombre important de questions, et ne saurait etre commente en quelques lignes. Nous le livrons pour l'instant comme une pierre d'attente. La suite de cet ouvrage en proposera un long commentaire, en accordant un dveloppement a chacun des points abords ici par Merleau-Ponty. 11 nous faudra aussi examiner 1' origine et la stabilit de cette position critique dans 1' volution de ses crits. b) Les objections de Pie rre Lachieze-Rey et F erdinand Alqui Compltons le tableau ractif dans Iequell' ontologie de Merleau-Ponty prend son essor. Deux ans apres Le monde sensible et le monde del' expres- sion, le cours sur Le probleme de la passivit ( 1955) dresse a nouveau un bilan de la Phnomnologie de la perception. Merleau-Ponty est toujours hant par un sentiment d'incomprhension, mais celui-ci renvoie mainte- nant a d'autres objections, qui forment. comme les prcdentes, un couple contradictoire. A celles de Beaufret et Hyppolite, se joignent en effet les critiques adresses par Pierre Lachieze-Rey et Ferdinand Alqui. Autant le prcdent duo impliquait un scnario nouveau, autant celui-ci se rattache a la situation critique classique de Merleau-Ponty: au scnario cartsien. Ces objections reconduisent sa pense, d'un cot a un idalisme subjectiviste, de 1, autre a unfinalisme raliste. 11 faut done changer d' ontologie et e' est justement le but d'une ontologie phnomnologique. Prendre comme etre non l'en soi , mais ce quise manifeste. ( ... ) Raisons pour lesquelles cet effort n' a pas t compris, dans sa porte ontologique, mais ramen soit a idalisme soit a finalit au sens aristotlicien : c'est que j'avais, forcment, commenc dans l'ontologie commune 1) dcrivant la le monde pw;u, je ne semblais dcrire que curiosits psychologiques de la << reprsentation du corps , qui descriptivement transcendent res extensa et res cogitans, mais qui ne touchent pasa l'etre. Ceci pour les rsistances des autres. l. MSME [ 18)(12). 28 UNE ONTOLOGLE EN QUESTJON 2) Quant a moi-meme. encare pris dans l'ontologie commune,je dcouvre le pen;: u avant tout comme rsistance a cette ontologie, contraste avec le savoir, la conscience intellectuelle, rgion particuliere et irrductible. ( ... ) Or cela est lo in de donnertoute la perception 1
Selon Merleau-Ponty, Lachieze- Rey lui aurait reproch un finalisme aristotlicien, voire un panthisme. La encare, !' intress est pour le moins surpris par une telle interprtation, dont on retro uve la trace dans le cours de 1953 2, celui de 19553, etjusque dans les Notes surle corps de dbut 1960 qui rappellent la finalit aristotlicienne, dont Lachieze-Rey m'ac- cuse 4 . De son cot, Alqui, non sans analogie avec la lecture de Beaufret, dcrit Merleau-Ponty comme un idaliste qui s'ignore, enferm dans la subjectivit. On trouvera cette interprtation dans le mmorable article de Fontaine qui, le premier, a dfini l' existentialisme merleau-pontien comme Une philosophie de l'ambigui't5. Alqui reproche d'abord a Merleau-Ponty une confusion des genres, notamment entre psychologie et mtaphysique: N e confond-il pas analyse psychologique et analyse mta- physique, recherche de ce qui est chronologiquement et psychologique- ment premier et recherche de ce qui estlogiquement el mtaphysiquement l. PbPassiv [204](4)-[205](5)/NP. Voici une autre version du meme texte: Pourquoi cet effon n'a pas t compris dans son sens ontologique (et a t ramen soit a idalisme soit a finalit au sens panthiste ou aristothcien): C'est que 1) Analyse du commence dans l'ontologie commune. Elle se dpasse de l'intneur. Mais le lecteur ne s'en pas: ce sont la "curiosits psychologiques", "reprsentations du corps" qui ne touchent pasa l' etre. 2) L'auteur lui-meme, pris dans l'ontologie commune, dcouvre le comme rsidu. exception, rsistance a ceue ontologie. au savoir, a la conscience intellectuelle. Par suite privilgie les aspects qui font contraste avec savoir ( ... ). Ceci rtrcit le champ du (PbPassiv,p.l74/[1 24]( 14)). 2. Empirisme, ou meme (Lachieze-Rey) "panthisme". Aristotlisme. En ralit, JUStement, nous ne voulions pas resterdans lecadre prcdent. >> (MSME [25](111)) Le seul m oyen de distinguer ce que j ai dit de la perception d'un finalisme (critique de Lachieze-Rey) ou d'un organicisme. >> (MSME [21 0]). 3. << Autre objecrion ( Lachieze-Rey): alors, si e 'est ainsi. si le corps est mdiateur de notre rapport avec le monde, et si nous rcusons la distinction radicale res extensa res cogitans, c'esr finalisme ou vitalisme. (PbPassiv. p. 165/[216](6)-[216)v(6)) Lachieze: Aristot- lisme: entlchie, confusion conscience et vie, iime vgtative. (PbPassiv [201](1)/NP) Mais alors, si nous donnons au corps (et a la passivit) cette porte, si nous rcusons la distinction absolue res extensa res cogirans, n'est-ce pas (Lachieze-Rey) finalisme, vita- lisme. panthisme, le corps prordonn a champs ou a choses par finalit qui travaille derriere notre dos? (PbPassiv [ 117]/NP). 4. N-Corps [29]v. 5. Une philosoph1e de 1' ambiguit. L 'existenualisme de Merleau-Ponty >>, in Fontaine, t. XI. n 59, 1947, p. 47-70. Cf.aussi Lanostalgiede/'rre, Paris, P.U.F.,l950,p. 6,et 67-70. MERLEAU-PONTY FACE SES CRI TIQUES 29 premier? 1 Puis il dceler dans la .la perception des contradictions de fond, une nghgence de 1' ObJectivtt scientifique que 1' ouvrage veut pourtant fonder, et un retour de l'idalisme subjectiviste qu' il veut pourtant viter 2 . La conclusion est sans appel: Je crois done que Merleau-Ponty doit sortir de la subjectivit 3. Comme on peut l'imaginer, ce portrait d'idaliste, plus encare que les autres, a dO drouter l'intress, qui ruminera la critique d' Alqui j usque dans les demiers manuscrits entourant Le visible et l'invisibleetttre et Monde 4
1. "La mthode de Merleau-Ponty (qui,je l'entends bien, se donne comme simple, et doit J'etre en effet pour qui peut entrer dans le jeu) me parait double, et done obscure; a la fois empiriste et synthtique, appel aux donnes immdiates et rsolution dialectique des contra- dictions. ( ... ) JI me semble que Merleau-Ponty. n'expliquant rien au sens conceptuel du mot, Jaisse in,atisfaites les exigences qu' il prtend combler. N e confond-il pas analyse psycho- logique et analyse mtaphysique, recherche de ce qui est chronologiquement et psycho- logiquement premier et recherche de ce qui est logiquement et mtaphysiquement premier? ( ... ) Merleau-Ponty a mdit sur Hegel, qui voulut rconcilier la conscience et l'histoire, sur Goldstein. qui est physiologiste, sur les gesta! tistes, qui sont psychologues, sur les demiers crits de Husserl, sur Sartre et Heidegger, sur les ceuvres de Lachieze-Rey ( ... ). Tous les problemes poss par ces penseurs peuvent-ils vraiment etre rsolus d'un coup, et dans une seule perspective? Et le retour a la nalvet originelle de la conscience percevante aura-t-i! vraiment la venu de nous rvler le sens de toutes les recherches entreprises a des niveaux de pense si loigns de cette na! vet, et de leur apporter une solution ? {art. cit., p. 52-53). 2 Lorsque Merleau-Ponty dclare par exemple que ce n 'est pas notre corps objectif que nous mouvons, mais notre corps phnomnal, et que le probleme n 'est pas de savoir comment !'ame meut le corps objectif (que, selon lui, elle ne meut pas), mais comment elle meut le corps phnomnal, n'est-il pas clair qu'il lude la vritable question, qui est bien celle du rapport de la conscience et du corps objectif? Car on peut calmer une angoisse en faisant absorber a celui qui l'prouve un calmant chimique: l'angoiss peut ignorer ce qu'il absorbe, il n'en sera pas moins calm. Jci a doncjou unecausalit dont il ignore les chainons, etdont il ne constate que les effets ( ... ).Bien des formules de Merleau-Ponty supposent l'idalisme subJecti viste qu'il veut viter: ne dclare-t-il pas, en critiquant l' hypothese d'un Monde prcdant l'homme, que rien ne lui ferajamais comprendre ce que pourrait etre une nbuleuse qui ne serait vue par personne? Et ne fait-il pas alors bon march de cette objectivit scientifique que, par ai lleurs, il prtend fonder et ne pas laisser perdre ? (art. cit., p. 64). 3. Art. cit. , p. 66. 4. Cf. PbPassiv 165/[216](6), [201](1)/NP, [1 16](7)-( 11 7]/NP, EMI [6], NLVIafl 1121](1), NLVIaf2 [152]-(152]v, EM2 [179](Vl). <<n objecte (Aiqui): rien de gagn. Meme une fois restitus corps phnomnal er monde perfu probjecrifs, et admis que c'est le corps phnomnal qui "agit" sur l'iime, reste a comprendre acrion du corps objecrif sur le corps phnomnal. >> (PbPassiv, p. 165/(216](6), 1955) Alqui: le probleme n'est que renvoy i\ rapports du corps phnomnal et du corps objectif. ( ... ) Alqui croit qu'en dcrivant corps phnomnal j'ai suivi le mouvement de l'idalisme, et fait du corps le corrlatif de la conscience a u sens cartsien et kantien, -ce qui laisserait entier le probleme de causalit corps-iime.>> (PbPassiv [116](7)-[117]/NP) n n'a rien gagn (Aiqui). En ralit. le corps phnomnal ne fait pas partie du Pour soi, n'est pas reprsentation. ( .. . ) Je rponds a 1' objection d' Alqui en disant que le corps objectif est le corps pour autrui et ne se d1ffrencie du corps phnomnal ou actif que par son contenu. Oiffrence empirique, non CS\Cntielle. (EM 1 [6], 25 septembre 1958) L'objection d' Alqui: le corps phnomnal