Walter Benjamin Theses Sur Le Concept D'histoire
Walter Benjamin Theses Sur Le Concept D'histoire
Walter Benjamin Theses Sur Le Concept D'histoire
Daniel Bensad
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l Contre Althusser (qui se revendique explicitement de lhritage durkheimien) et le procs sans sujet qui finit par expulser lhistoire
elle-mme, lvnement et les turbulences du
possible, en un mot la politique, de la machinerie historique.
Pour Lwy, le lien entre le matrialisme historique et la thologie rside chez Benjamin
dans la remmoration (Eingedenken) diffrente
du souvenir (Andenken) qui est rest dans la dpendance troite du vcu. Chez Pguy dj,
lhistoire est rsurrection. Lhistoire passe le
long de lvnement comme elle longerait un
mur de cimetire. La mmoire consiste au
contraire ne pas en sortir. Elle est dans le vif.
La remmoration est la quintessence de la
conception thologique de lhistoire.
La remmoration, ou le resouvenir, rend la
mmoire active, alors que le souvenir, dit Proust,
cest la mmoire glace 5/. La rvolution est
aussi restauration et sauvetage, rdemption
messianique (Erlsung, lErlsung de Benjamin et de Rosenzweig). Paradis perdu et Terre
promise sy confondent. Lide du bonheur enferme celle du salut, inluctablement , tout
comme la catastrophe chez Sorel appelle en
cho lide de dlivrance : Ce quil y a de plus
profond dans le pessimisme, cest la manire
de concevoir la marche vers la dlivrance 6/.
Le sauvetage par la mmoire agit dans le
grand comme dans linfime. Tout doit tre
sauv. Il ny a pas, en la matire, de petites
pertes, pas de dtail qui tienne. Do les chiffonniers de Benjamin. Do le souci de la
miniature et du dtail cach chez Ruskin et
Proust. Proust, qui jubile : Voici que la petite figure a revcu et retrouv son regard.
Ruskin, attentif, qui triomphe parce que la
petite figure inoffensive et monstrueuse aura
ressuscit contre toute esprance de cette
mort qui semble plus totale que les autres,
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Collectionner les choses tombes, cest-dire dlivres de leur corve dutilit quotidienne, est un acte damour (cf. dans Sens
unique sur le timbre-poste et le passage Je dballe ma bibliothque , o lacte de rassembler sammeln importe plus que le rsultat ; ou plus prcisment lumpensammler
comme allgorie du travail de lhistorien). Car,
pour le vrai collectionneur , le monde est
prsent dans chacun de ses objets, et ceci selon
un certain ordre 23/ . Il faut donc commencer
par recueillir tous les dchets de lhistoire
pour en construire une somptueuse mosaque ;
ces dchets qui sont encore les ruines accumules par le vent du Progrs.
Pliant sous un tas de dbris , le dos et
les reins corchs par le poids de sa botte 24/,
le chiffonnier semble porter le poids du monde
sur ses paules (moderne et drisoire Promthe), tout ce qui a t perdu, rejet, ddaign.
Cette hotte dbordante doubli, comme une
bosse, rapproche peut-tre la silhouette sloignant du chiffonnier de celle du malicieux
Bossu. Le Bossu, dit quelque part Benjamin,
disparatra la venue du Messie . moins
quil ne soit et se rvle le Messie lui-mme,
juste avant sa mtamorphose.
savoir, crivait Clment Marot, si les bossus seront droits dans lautre monde [].
Chaque poque, selon Michelet, rve la suivante. Et pour Marx, le pass pse sur les vivants comme un cauchemar , dont il faut
sveiller pour que le prsent puisse devenir la
ralisation des rves passs. Lavenir en
somme nest ouvert qu lui-mme et avant
quil devienne le prsent, lesprance dune
esprance 25/. Pguy revendiquait une sombre fidlit pour les choses tombes . Cest
chez Baudelaire enfin quon trouve la figure du
chiffonnier reprise par Benjamin : ce chiffonnier ramasse comme un trsor les ordures ,
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sans lesquelles il nest rien de raffin ni de spirituel. Mais, dans la lutte des classes, ce raffin, ce spirituel se prsente tout autrement que
comme un butin qui choit au vainqueur ; ici,
cest comme confiance, comme courage, comme
humour, comme ruse, comme inbranlable fermet, quils vivent et agissent rtrospectivement dans le lointain du temps. Les remet en
question chaque nouvelle victoire des dominants. Comme certaines fleurs orientent leur corolle vers le soleil, ainsi le pass, par une secrte sorte dhliotropisme, tend se tourner
vers le soleil en train de se lever dans le ciel
de lhistoire. Quiconque professe le matrialisme historique ne peut que sentendre discerner ce plus imperceptible de tous les changements.
La premire phrase de cette thse est une
profession de foi matrialiste, introduite par
lide hglienne de travail (se nourrir et se
vtir dabord), engage sur laffirmation de la
lutte de classe omniprsente, qui est une lutte
pour les choses (Dinge) brutes et matrielles
(rohen und materialen) opposes au raffin et
au spirituel. Ngation donc du vieux dualisme.
Mais ces choses raffines et spirituelles ne
se rduisent pas dans la lutte de classe un butin (Beuten) revenant au vainqueur (toujours
la mme dfiance de la victoire trompeuse, et
des congrs des vainqueurs ). Le raffinement
est au contraire immanent la lutte. Ce sont
des valeurs ressuscites (comme les paroles
geles de Rabelais) : confiance, courage, ruse,
inbranlable fermet qui vivent et agissent
dans le lointain du temps retrouv (selon
Gandillac) ou, agissent rtrospectivement
dans le lointain du temps (selon Missac) (sie
sind in diesen Kampf lebendig, und sie wirken
in die Ferne der Zeit zurck). Leur cho se rpercute dans la nuit des temps passs.
Elles viendront inlassablement remettre en
question les victoires dont sont sortis les dominateurs. On retrouve ici, blottie entre les
lignes, la citation cache de Blanqui : Malheur aux vaincus ! Ceux de juin ont vid le calice jusqu la lie. Cest qui leur trouvera des
crimes. Victorieux, on leur eut demand une
place dhonneur sous leur drapeau []. Le
26 juin est une de ces journes nfastes que la
Rvolution revendique en pleurant []. Vous
tous, grands inconnus que dvore par milliers
la fosse commune []. Inversement, constatait avec dsesprance V. Grossman devant
les ruines de Stalingrad : on ne demande pas
de comptes aux vainqueurs (Vie et Destin). Du
moins pas tout de suite.
Pour Blanqui la victoire est presque toujours dtournement de valeur : Aujourdhui,
chaque mot signifie des choses diamtralement contraires. Lorsquune expression avec
le sens admis, qui est celui du bien, est devenue un drapeau populaire, lennemi sen empare pour le planter sur lide, absolument oppose et la faire accepter sans un pli. Le
pass, comme les fleurs solaires, est appel et
revigor, rorient pour le prsent, ce soleil
en train de se lever en permanence dans le
ciel de lhistoire. Le matrialiste historique
doit comprendre le plus imperceptible de ces
changements. Autrement dit, lire dans les chatoiements du pass le lever de soleil quon ne
peut, sans saveugler, regarder en face.
-V Le vrai visage de lhistoire sloigne au galop.
On ne retient le pass que comme une image
qui, linstant o elle se laisse reconnatre,
laisse une lueur qui jamais ne se reverra. La
vrit ne nous chappera pas ce mot de Gottfried Keller caractrise avec exactitude, dans
limage de lhistoire que se font les historicistes,
le point o le matrialisme historique, travers cette image, opre sa perce. Irrcuprable est en effet toute image du pass qui menace de disparatre avec chaque instant
prsent qui, en elle, ne sest pas reconnu vis.
(La joyeuse nouvelle quapporte en haletant
lhistoriographe du pass sort dune bouche
qui, linstant peut-tre o elle souvre, dj
parle dans le vide.).
Limage authentique du pass sloigne au
galop. Il ne peut tre saisi (arrt), que le
temps dun clin dil (Augenblick), o il jette
une lueur aussitt disparue. Cest cette rvlation du pass, ce message, quil faut saisir
comme instant prcieux, dans un travail typiquement proustien de rappel : la madeleine,
le pav ingal, le col amidonn, le lacet de
chaussure, qui sauvent le pass en le mtamorphosant en art.
La vrit ne nous chappera pas : avidit
possessive dune histoire arrte et close. Cest
limage de lhistoire que se fait lhistoricisme,
dans la poursuite illusoire dune vrit dfinitive, et cest en ce point prcisment que le
matrialisme historique le perce jour , lui
qui nattend aucune sorte de fin. Cet historicisme revt le visage contemporain du
stalinisme rigeant au nom de sa vrit proclame son propre tribunal de lhistoire. Prtendant avoir le dernier mot.
En ralit, toute image du pass serait irrcuprable, irrmdiablement perdue, si elle
ntait rappele par linstant prsent. Cependant, la joyeuse nouvelle quapporte lhistoriographe haletant ( bout de souffle) sort dune
bouche qui parle dans le vide, peine ses lvres desserres. Y a-t-il encore une oreille pour
recueillir et faire vivre ce message du pass :
qui commande le pass commande lavenir ;
qui commande le prsent commande le pass
(Orwell, 1984).
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Limage dtient le pouvoir auratique de contredire au droulement mcaniquement indiffrent du temps devenu talon et quivalent
gnral des rapports sociaux. Do dailleurs le
pouvoir fascinant des images cinmatographiques, dont les tlescopages, les fondus
enchans, les retours en arrire, dfient de leur
rythme ensorcel la linarit temporelle et
conservent le rare pouvoir de faire encore rver.
Bergson avait devin ce pouvoir magique de
la lanterne images : Les Formes que lesprit
isole et emmagasine dans des concepts, ne sont
alors que des vues prises (des prises de vue?) sur
la ralit changeante. Elles sont des moments
cueillis le long de la dure, et, prcisment parce
quon a coup le fil qui les reliait au temps, elles
ne durent plus. Elles tendent se confondre
avec leur propre dfinition, cest--dire avec la
reconstruction artificielle et lexpression symbolique qui est leur quivalent intellectuel. Elles
entrent dans lternit, si lon veut ; mais ce
quelles ont dternel ne fait plus quun avec ce
quelles ont dirrel. Au contraire, si lon traite
le devenir par la mthode cinmatographique,
les Formes ne sont plus des vues prises sur le
changement, elles en sont les lments constitutifs, elles reprsentent tout ce quil y a de positif dans le devenir []. Cest ce que Platon exprime dans son magnifique langage, quand il
dit que Dieu, ne pouvant faire le monde ternel, lui donna le Temps, image immobile de
lternit 27/. Le cinmatographe est lexpression la plus approprie de la temporalit image de la mmoire.
- VI Articuler historiquement le pass ne signifie
pas le connatre tel quil a t effectivement ,
mais bien plutt devenir matre dun souvenir
tel quil brille linstant dun pril. Au matrialisme historique il appartient de retenir fermement une image du pass telle quelle simpose, sans quil le sache, au sujet historique
linstant du pril. Le pril menace tout aussi
bien lexistence de la tradition que ceux qui la
reoivent. Pour elle comme pour eux, il consiste
les livrer, comme instruments, la classe
dominante. chaque poque il faut tenter darracher derechef la tradition au conformisme
qui veut semparer delle. Le Messie ne vient
pas seulement comme rdempteur ; il vient
comme vainqueur de lAntchrist. Le don dattiser pour le pass la flamme de lesprance
nchoit qu lhistoriographe parfaitement
convaincu que, devant lennemi, sil vainc,
mme les morts ne seront point en scurit. Et
cet ennemi na pas cess de vaincre.
Articuler historiquement le pass (ce qui
constitue prcisment le travail de lhistorien)
ne se rsume pas le reconnatre tel quil a
rellement t. Ce serait lillusion positiviste
typique quant la vrit documentaire de
lhistoire, garantie par la permanence du pass
en son tre. Il sagit de se rendre matre du
souvenir, de le saisir au vol, de le surprendre
dans sa fugacit, tel quil jaillit linstant
du danger . Psychanalyste ? Raction de dfense qui veille et appelle le souvenir, comme
une fulgurance, un jaillissement dfensif.
Pour Benjamin, comme pour Pguy, lhistoire
nest dcidment pas une science mais une
remmoration. La remmoration est une exprience qui nous dfend de concevoir lhistoire
de manire fondamentalement a-thologi que [] 28/ . Le sujet est ici prsent. Explicitement. Puisquil sagit pour le matrialiste historique de saisir du pass limage (das Bild)
qui simpose limproviste (unversehens) au
moment du danger au sujet historique
(dem historischen Subjekt).
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dit inaltrable de la mcanique cleste. Solide, trs solide, soit. Il faut cependant distinguer entre lunivers et une horloge 32/ . Dsormais, cest pour nous linconnu. Lavenir de
notre terre, comme son pass, changera des
millions de fois de route. Le pass est un fait
accompli ; cest le ntre. Lavenir sera clos seulement la mort du globe 33/.
Do le dsenchantement sidral que Pascal et Blanqui, deux sicles de distance, emplissent dune inpuisable mlancolie esthtique : Lhomme est lgal de lunivers
lnigme de linfini et de lternit, et le grain
de sable lest lgal de lhomme ; Au fond,
elle est mlancolique cette ternit de lhomme
par les astres et plus triste encore cette squestration des mondes-frres par linexorable barrire de lespace ; Ce que nous appelons le progrs est claquemur sur chaque
terre, et svanouit avec elle. Toujours et partout, dans le camp terrestre, le mme drame,
le mme dcor, sur la mme scne troite, une
humanit bruyante, infatue de sa grandeur,
se croyant lunivers et vivant dans sa prison
comme dans limmensit, pour sombrer bientt avec le globe qui a port dans le plus profond ddain le fardeau de son orgueil. Mme
monotonie, mme immobilisme dans les astres trangers. Lunivers se rpte sans fin et
piaffe sur place. Lternit joue imperturbablement dans linfini les mmes reprsentations 34/.
La mlancolie historiciste est autre. Elle fuit
son nant pour entrer en empathie (Adorno)
avec le vainqueur. Triste gnalogie de la
domination. Car on nchappe pas au nud
qui unit le prsent au pass. Sous prtexte de
le nier, on choisit un prsent. Celui qui va de
soi. Celui qui, justement, domine et perptue
les victoires passes. La neutralit positive
est la forme dintropathie qui lie les vain-
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mais la ralit nue. Ils parachvent leur dfaite par la trahison (Verrat) de leur propre
cause.
De Blanqui Trotski, cest la rptition de
la rvolution trahie plutt que vaincue, dfaite
de lintrieur, dans le dsastre moral : la rvolution na fait que son mtier ; le crime est
aux tratres [] .
cet instant donc, dextrme dsarroi, nous
voudrions arracher lenfant politique du
monde (das politische Weltkind) du filet dans
lequel ils lavaient pris. Libration de lenfant
politique. Quel est-il ? Et pourquoi enfant ?
Tout le dsastre vient de la croyance (Glaube),
ftichiste typiquement, de ces politiciens dans
le Progrs. Ce mythe, cette foi des politiciens
en leur base de masse , et leur attachement
servile (Einordnung, soumission) un appareil incontrl sont les trois lments interdpendants dune culture bureaucratique.
lidologie mcanique du progrs ( son sens
du rel), sopposent lalatoire et le sens du virtuel ; au culte dmagogique et moutonnier de
la masse, la responsabilit consciente de
lavant-garde ; lappareil bureaucratique incontrl, la dmocratie authentique.
Ces trois manquements ou dfaillances, ces
trois pchs capitaux de la bureaucratisation
du mouvement ouvrier sont absolument communs la social-dmocratie et au stalinisme,
unis ici dans une mme culture .
En conclusion, Benjamin voudrait laisser
entrevoir combien il cote cher (teuer, souligne-t-il) datteindre une conception de lhistoire refusant toute complicit (rejet du compromis, du front populaire en philosophie) avec
celle laquelle saccrochent encore ces politiciens, au risque de succomber au bgaiement
du dsastre. Pourquoi cela cote-t-il cher ? En
quoi ? Et de quel prix sagit-il ? Benjamin est
mort seul, le 26 septembre, comme un chien,
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de piller (auszubeuten) la Nature, soit en mesure de rveiller les crations virtuelles qui
dorment en elle.
Ici, limagination esthtique et potique
soppose limaginaire pauvre de la technocratie. Complmentarit entre une ide corrompue du travail, laquelle rpond la nature de Dietzgen, qui soffre vulgairement
gratis, corvable merci. Mise en garde philosophique et cologiste profondment fidle
Marx.
- XII Nous avons besoin de lhistoire, mais nous
en avons besoin autrement que nen a besoin
loisif blas dans le jardin du savoir.
Nietzsche, De lutilit et de linconvnient de
lhistoire.
Le sujet du savoir historique est la classe
combattante, la classe opprime elle-mme.
Chez Marx, elle se prsente comme la dernire
classe asservie, la classe vengeresse qui, au
nom de gnrations vaincues, mne son terme
luvre de libration. Cette conscience, qui pour
un temps bref reprit vigueur dans le spartakisme, aux yeux de la social-dmocratie fut toujours incongrue. En trois dcennies, elle a
russi presque effacer le nom dun Blanqui,
dont la voix dairain avait branl le XIXe sicle. Il lui plut dattribuer la classe ouvrire
le rle de libratrice pour les gnrations
venir. Ce faisant, elle nerva ses meilleures
forces. cette cole la classe ouvrire dsapprit tout ensemble la haine et la volont de
sacrifice. Car lune et lautre salimentent
limage des anctres asservis, non point
lidal des petits-enfants librs.
Le besoin de lhistoire, plac sous la rfrence Nietzsche, est admis condition que
ce ne soit pas comme objet de contemplation
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elle doit les prendre ensemble. Lide dun progrs de lespce (darwinisme social) dans lhistoire est insparable de sa marche travers
un temps homogne et vide (homogene und
leere Zeit). La critique de lide dune telle
marche est le fondement de cette attaque
contre lide de Progrs en gnral.
Reprendre lorigine du temps vide (Newton,
Kant, plus le K [Le Capital] note cahier), et
sa critique, de Hegel Sorel (les Illusions) et
Bergson. [Note de D.B.]
La dfiance du mouvement rvolutionnaire
envers la berceuse du Progrs reprsente dj
un hritage copieux. En fait, cette ide du progrs continu, extrieur lpanouissement de
lhumanit, qui entasse comme on pargne,
jour aprs jour, a partie lie au positivisme :
La manie du progrs va jusqu laccusation
de mouvement rtrograde et dimpulsion ngative porte contre la renaissance des lettres
grco-latines, et suivant eux cette victoire sur
les infmes productions du Moyen-ge est un
recul : il est vrai en reparaissant au jour,
comme le Rhne aprs sa perte, lantiquit
sest permis de donner un rude dmenti la
toquade du progrs continu (Blanqui).
Le mme Blanqui : Voici nanmoins un
grand dfaut : il ny a pas de progrs. Hlas !
non, ce sont des rditions vulgaires, des redites []. Le progrs nest ici bas que pour nos
neveux ( nouveau les petits-enfants [note
de DB]). [] Ce que nous appelons le progrs
est claquemur sur chaque terre, et svanouit
avec elle. Toujours et partout, dans le camp
terrestre, le mme drame, le mme dcor, sur
la mme scne troite, une humanit bruyante,
infatue de sa grandeur, se croyant lunivers
et vivant dans sa prison comme dans une immensit, pour sombrer bientt avec le globe
qui a port dans le plus profond ddain le fardeau de son orgueil. Mme monotonie, mme
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immobilisme dans les astres trangers. Lunivers se rpte sans fin et piaffe sur place.
Lternit joue imperturbablement dans linfini les mmes reprsentations 42/.
Sorel son tour (en 1908) contre les Illusions du progrs, complaisantes envers les
innovations politiques et juridiques de la
Rvolution franaise, corriges par la bourgeoisie rpublicaine son usage : Il est trs
vraisemblable que lhomme na pas une tendance bien marque vers le progrs et que nos
pres se sont bercs dillusions sur ce point
comme sur beaucoup dautres. Ds les premiers essais du socialisme contemporain, la
notion de progrs indfini (Walter Benjamin)
a t abandonne et on a poursuivi la ralisation prochaine dun tat meilleur ; Hegel a parfaitement interprt lide nouvelle quand il
a dit que le but de notre action ne doit pas
tre un but qui fuit indfiniment devant nous.
Le socialisme a donc transform la notion de
progrs, mais il a eu tort souvent de nous montrer un paradis terrestre tout prs de nous.
Walter Benjamin, Mythe et violence : rfrence
non tonnante Sorel.
Pguy enfin dans Clio : [] Ici les pertes
sont acquises et les gains ne le sont pas, ne peuvent pas ltre. Cest la loi commune, gnrale,
de tout le temporel [] (rfrence lentropie
thermodynamique). Le mouvement logique
est de croire, de professer que naturellement
lauteur gagne chaque fois, avance chaque
fois, progresse chaque fois []. Le Mouvement logique [], son orgueil descalier et son
orgueil dchelle, cest qu chaque fois sachant
plus, chaque fois il sait mieux [].
Confusion typique du quantitatif et du qualitatif. Misre des thsauriseurs. Lide logique, le (premier) mouvement logique est que
42/ Auguste Blanqui, op. cit., p. 168-169.
43/ Charles Pguy, op. cit., p. 47.
En rponse, rtablissant le temps dialectique contre le temps logique (de Pguy), formellement logique, la rvolution nest plus,
comme chez Marx, la locomotive de lhistoire
bien lance sur ses rails, mais peut tre plutt linterruption consistant tirer sur le
signal dalarme . Benjamin comprend bien le
danger : seul le concept dialectique de temps
historique permet de rompre les antinomies insolubles qui dcoulent de la croyance
dans le progrs, dans la perfectibilit indfinie,
et lide dternel retour, au fond complmentaires. Seule linterruption laisse passer une
nouveaut distincte de linsipide modernit.
Benjamin rejoint ici Baudelaire qui craignait le jour o les peuples sendormiraient
sur un oreiller de la fatalit dans le sommeil
radoteur de la dcrpitude .
Il soriente donc, comme Proust et Marx,
vers une conception dialectique du temps.
Comme Pguy aussi : Mais moi je sais quil y
a un tout autre temps, que lvnement, que
la ralit, que lorganique suit un tout autre
temps, suit une dure, un rythme de dure.
Et Il est impossible de ne pas se demander
si le monde mme na pas une dure qui ne
serait que sous-entendue, et enregistre par le
temps du monde ; sil ny a pas un rythme et
une vitesse propres de lvnement du monde,
et des ventres et des nuds, et des poques
et des priodes, et une articulation de lvnement du monde
- XIV Lorigine est la fin. Karl Kraus, Paroles en
vers, I.
Lhistoire est lobjet dune construction dont
le lieu nest pas le temps homogne et vide,
mais qui forme celui qui est plein d-prsent .
Ainsi pour Robespierre, la Rome antique tait
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dominateur, vigilant et cruel, de la classe dominante, mais en plein air ( lair libre unter
dem freien Himmel) de lHistoire. Cest alors
le saut dialectique tel que Marx la conu comme
Rvolution.
La Rvolution comme saut dialectique dans
le pass, non pour le singer, mais pour le sauver. Cest lantithse mme du temps irrversible, homogne et vide. Le temps pass nest
plus irrmdiablement perdu. Il peut tre
sauv. La plnitude de l-prsent triomphe
de lvolution creuse. Lvnement bouleverse
la structure.
Linterruption messianique tient en chec
la catastrophe du progrs.
- XV La conscience de faire clater le continu de
lhistoire est propre aux classes rvolutionnaires dans linstant de leur action. La grande
Rvolution introduisit un nouveau calendrier.
Le jour avec lequel commence un nouveau
calendrier fonctionne comme un ramasseur
historique de temps. Et cest au fond le mme
jour qui revient toujours sous la forme des
jours de fte, lesquels sont des jours de commmoration. Ainsi, les calendriers ne comptent
pas le temps comme des horloges. Ils sont les
monuments dune conscience de lhistoire dont
la moindre trace semble avoir disparu en
Europe depuis cent ans. La rvolution de Juillet a comport encore un incident o cette
conscience a pu faire valoir son droit. Au soir
du premier jour de combat, il savra quen plusieurs endroits de Paris, indpendamment et
au mme moment, on avait tir sur les horloges murales. Un tmoin oculaire, qui doit
peut-tre sa divination la rime, crivit alors :
Qui le croirait ? On dit quirrits contre
lheure
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constructif. la pense nappartient pas seulement le mouvement des ides, mais tout aussi
bien leur repos. Lorsque la pense se fixe tout
coup dans une constellation sature de tensions, elle lui communique un choc qui la cristallise en monade. Le tenant du matrialisme
historique ne sapproche dun objet historique
que l o cet objet se prsente lui comme une
monade. Dans cette structure il reconnat le
signe dun arrt messianique du devenir, autrement dit une chance rvolutionnaire dans le
combat pour le pass opprim. Il peroit cette
chance de faire sortir par effraction du cours
homogne de lhistoire une poque dtermine ;
il fait sortir ainsi de lpoque une vie dtermine, de luvre de vie une uvre dtermine.
Sa mthode a pour rsultat que dans luvre
luvre de vie, dans luvre de vie lpoque et
dans lpoque le cours entier de lhistoire sont
conservs et supprims. Le fruit nourricier de
ce qui est historiquement saisi contient en lui
le temps comme la semence prcieuse mais
indiscernable au got.
Lhistoricisme est flasque, dpourvu darmature thorique.
Sa mthode procde par addition. En digne
pargnant, il entasse la masse des fruits pour
combler linsatiable apptit du temps homogne et vide, dune plnitude fictive, purement
quantitative, qui est alors vainement cherche.
Que souligne le vide sans lpuiser.
Lhistoriographie matrialiste repose au
contraire sur un principe constructif. Lordre
thorique nest pas lordre empirique. Il est
reconstruction. Et Marx en est un fabuleux
btisseur.
Forte perspicacit de Walter Benjamin en
avance sur la marxologie de son temps. Le
mouvement des ides comme leur repos appartient la pense et non aux faits. Paradoxe
matrialiste qui affirme le ct volontariste,
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la prire leur enseignaient le souvenir (Andenken, Erinnerung) ; Pierre Missac dit souvenir,
Gandillac commmoration ; la remmoration
(Eingedenken) : que ma langue se colle mon
palais, que ma main droite se dessche si je
toublie Jrusalem.
Cette remmoration dsenchante lavenir
auquel ont succomb (ont t asservis) ceux
qui cherchent des instructions chez les devins.
La prvision est illusoire ou supercherie. Escroquerie de pacotille. Mais pour les juifs lavenir ne devient pas pour autant la proie du
temps homogne et vide (encore) figure de lenfer, ternit effroyable, qui saisit lintelligence
plus vivement encore que son immensit
(Blanqui) : Ce que jcris en ce moment dans
un cachot du fort du Taureau, je lai crit et je
lcrirai pendant lternit sur une table, avec
une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables. Ainsi de chacun.
Lternit joue imperturbablement dans linfini les mmes reprsentations. Cette rptition est limage mme de la damnation (le juif
errant, le feu ternel de lenfer, Pandora).
Il faut briser le cercle, se dlivrer de lternit (par lamour, chez Asimov, dans Pandora).
Les juifs nont pas cd ce vertige. Car en
lui chaque seconde tait une porte troite par
laquelle pouvait entrer le Messie. Le possible.
Ide forte de la bifurcation, commune Blanqui et Prigogine, Pguy ? Qui rompt la continuit du temps. On retrouve aujourdhui cette
ide dans les mathmatiques des catastrophes
(Thom) ou la chimie de Prigogine (ordre par
fluctuation) mais qui figure dj chez Blanqui sous le mme terme : Si la nuit du tombeau est longue pour les astres finis, le moment
vient o leur flamme se rallume comme la foudre []. toute minute toute seconde, les
milliers de directions diffrentes soffrent ce
genre humain. Il en choisit une, abandonne
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