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Picq

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Gilles Picq
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Date : 2015.06.18
16:11:13 +01'00'

REFLETS DUNE
MAUPASSANTE
Vie de Gisle dEstoc
_________________
par Gilles Picq
Avec la collaboration de Nicole Cadne
Copyright Gilles Picq
AVANT-PROPOS
Les hommes vivent un peu comme les aveugles, et gnralement, a leur suffit.
Philippe Claudel Le Rapport de Brodeck.

Il en est de ces existences qui ne laissent pas de traces derrire elles ou si peu quon
dirait que quelque lmure fut mandat pour dissiper le souvenir du disparu dans les mmoires
des vifs, un peu la manire de ces Comanches qui effaaient leurs traces dans les plaines de
lOklahoma, afin que nul ne les retrouve. La personne laquelle nous tentons ici de redonner
vie est dans cette situation. Il nest pas sr que nous ayons tous notre Comanche, mais celui de
Marie-Paule Courbe avait un nom : il sappelait Pierre Borel. Seulement, celui-ci tait dun
genre particulier : tandis quil laissait une trace, il en inventait une autre qui mettait
dfinitivement le chercheur sur une piste le conduisant, pour le coup, douter de la vritable
information. Si le nom de Marie-Paule Courbe ne dit rien personne, celui de Gisle dEstoc
est aujourdhui, tout de mme, plus familier. Cependant, nous avons choisi de la nommer ici
par le nom quelle reut sa naissance et dont elle usait notamment dans les salons o,
sculptrice, elle exposait. Jamais, en effet, elle ne signa de ce pseudonyme, fabriqu par Pierre
Borel partir de deux autres, parfois utiliss : Gyzle et G. dEstoc. La premire fois que nous
croismes Mme dEstoc ce fut loccasion de nos recherches sur Laurent Tailhade. Nous
changemes alors nos impressions avec les amis Philippe Oriol et Christian Laucou qui firent
paratre cet ouvrage fondateur intitul A propos de lattentat Foyot. Puis, nous donnmes une
communication au premier colloque des Invalides destine faire un peu de lumire sur celle
que beaucoup duniversitaires considraient comme une pure invention. Do le titre de notre
intervention : On destocke Gisle ou comment donner de la chair un ectoplasme. Certes, ces
quelques pages comportaient encore des erreurs et des approximations, mais elles avaient au
moins le mrite de remettre louvrage sur le mtier. Personne ou presque ne les lut, puisque
longtemps encore, nous remes des courriers de chercheurs qui, soit se rfraient au
jugement dfinitif dAuriant, cartant lexistence terraque de Mme dEstoc, soit reprenaient

2
telles quelles les forgeries de Borel. Telle tait la doxa qui prvalait alors, lorsque nous fmes
contacts par Mlanie Hawthorne, de lUniversit dAustin, qui avait bien lintention den
dcouvrir un peu plus sur celle qui, jusque l, navait pas trouv une biographie digne de ce
nom. Un change de lettres sen suivit, puis, aprs un long silence, en 2013, Mlanie
Hawthorne publia son livre : Finding the woman who didnt exist The curious life of Gisle
dEstoc. La critique ne fut gure charitable avec cet ouvrage qui apportait, outre sa fracheur
de ton et sa finesse danalyse, nombre dlments nouveaux. Pour autant, la dmarche tait
dconcertante. Cette biographie tait construite en ngatif, consistant raliser un portrait de
Gisle dEstoc partir de tout ce que lon ne savait pas delle. Et forcment, labourer
toujours le mme sillon on ne rcolte quun pitre bl. Il suffisait daller voir dans le champ
den face et on trouvait. Quant nous, nous nous apprtions dfinitivement plier bagages,
quand Nicole Cadne vint nous trouver propos de Marie-Edme Pau ; ce qui nous conduisit
renouer avec cette ancienne connaissance. Et en cherchant bien, en nous livrant au
dpouillement systmatique de priodiques, dactes dtat-civil, darchives disperses tous
azimuts, nous avons trouv. Nous avons d galement dconstruire presque entirement ce
que Borel avait crit sur le sujet afin de sparer le bon grain de livraie. Mais, devant
lindigence des sources, lessentiel de notre mthode a consist tenter de retrouver des
images de Marie-Paule Courbe, souvent fugitives, travers les personnages quelle avait
approchs de prs, comme Maupassant, ou de loin. Do le titre choisi pour le prsent
ouvrage. Ces reflets nous les avons assembls, mis bout bout, afin quils nous renvoient des
contours que nous naurions jamais pu faire apparatre autrement. Marie-Edme Pau, Gyp,
Rachilde, Asti de Valsayre, par exemple, sont autant de doubles dans lesquels Marie-Paule
Courbe a pu se projeter successivement. Nous proposons donc ici un portrait en creux, une
sorte de contre-portrait ralis en regard de ceux de ses contemporains, le plus souvent
obscurs et oublis. Au risque de donner lire un ouvrage vtilleux, sans doute nous
reprochera-t-on parfois lextrme prcision biographique concernant des personnalits de
second plan de la socit nancienne, notamment, mais il fallait galement penser lintrt
que cette biographie pourrait susciter auprs des historiens locaux qui dcouvriront leur
compatriote. Nous avons conscience que ce travail laisse encore derrire lui des parts
dombre ; il a peut-tre mme chafaud des hypothses qui se rvleront errones dans le
futur. Mais ce qui est certain cest quil aura respect la personne de Marie-Paule Courbe, si
maltraite par nombre de devanciers, de Rictus Pierre Borel. Enfin, prcisons que cet
ouvrage est le fruit dune collaboration, sinon dans lcriture, du moins dans la recherche,
avec Nicole Cadne.

Table des chapitres

Chapitre 1er - Une enfance nancienne
Chapitre 2 Sur la toile et sous lbauchoir
Chapitre 3 Lhypothse Emma Rour
Chapitre 4 La Maupassante aux cent soucis
Chapitre 5 Gyzle, alias Gyz-El
Chapitre 6 Un roman vacarme
Chapitre 7 De sombres personnages
Chapitre 8 Qui va faire le mnage ?
Chapitre 9 De Parent-Desbarres Pillard dArka
Chapitre 10 En attendant Foyot
Bibliographie

CHAPITRE 1er Une enfance nancienne

Marie, Paule, Alice Courbe vit le jour Nancy le 27 mars 1845, au n2 de la rue
Montesquieu. Cest ici quelle passa son enfance comme elle le rvla plus tard Pillard
dArka :
Cest en lorraine que je suis ne, lombre dune vieille cathdrale, dans une maison dancien styleCest
l que jappris rver, penser, prier. Quand les trois cloches, nos voisines, se mettaient, vers le soir,
chanter langlus, cela faisait trembler les murs .1

n2, rue Montesquieu, Nancy

(clich G.P., 2011)

De fait, limmeuble de trois tages, dont la porte dentre est surmonte dun mascaron se
trouvait et se trouve encore sur le trottoir qui fait face lun des cts de la cathdrale de
Nancy. Ldifice, tout comme les maisons du quartier, situ deux pas de la sublime place
Stanislas, ont t btis au cours du dix-huitime sicle. Marie Paule Courbe eut donc pour
voisins, dans son enfance, successivement, deux vques, qui laissrent leur nom dans les
mmoires : Mgr Darboy, vque de Nancy de 1859 1863, avant dtre nomm archevque
de Paris, ville, qui, comme on sait, lui sera fatale, et le futur archevque dAlger, Mgr
Lavigerie - alors plus jeune vque de France - successeur du prcdent jusquen 1867. Ce
quartier clrical, comme le nomme Christian Pfister2, bti sur des terres appartenant aux
chanoines, sarticulait entirement autour de la cathdrale. Dabord nomme rue de la Vieille
Primatiale, puis rue Montesquieu de 1791 18143 et dfinitivement depuis 1830, aprs
lintermde de la Restauration, poque o elle avait retrouv son nom initial, cette rue tait le
berceau familial des Courbe : son pre, Jean-Pierre Courbe y tait n trente-trois ans
auparavant au n14. En 1858, sa grand-mre paternelle, Elisabeth Caron y dcda.
Jusquen 1844, sa famille vcut chez ses grands-parents paternels dans un immeuble
dapparence bien moins cossue. Sans quon sache grce quelle manne cleste ce fut
possible, ses parents devinrent les heureux propritaires de limmeuble sis au n2, rue
Montesquieu en 1844/1845. Ils occuprent un appartement, entretenant mme une bonne
Cit par Pierre Borel, Maupassant et lAndrogyne, p.42.
Chr. Pfister, Histoire de Nancy, tome 2, p.340.
3
Ch. Courbe, Les Rues de Nancy du XVIe sicle nos jours, Nancy, Imprimerie Lorraine, 1885-1886,
tome 2, pp.41-42.

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demeure, et lourent le reste du btiment4. Cest ainsi que le rez-de-chausse connut les
locataires suivants : Auguste Majorelle5, le sculpteur Krmer6 et le marchand de planches de
bois Franois. Cest cette adresse que naquit le 16 novembre 1862 Jeanne Rose Camille
Majorelle7. Celle-ci se maria en 1880 avec Marie-Henri Schaeffer. De cette union, ils eurent
un fils Henri, qui devait devenir, en 1910, le pre du clbre compositeur Pierre Schaeffer.
La famille Courbe vendit limmeuble du n2 de la rue Montesquieu, en mai 1868 mais
continua lhabiter jusquen 18698, date laquelle elle vint sinstaller Paris, entre autres, au
n99, rue de Rennes9. Les parents revinrent se fixer dfinitivement Nancy en avril 1878, au
n1, rue de Metz, o ils louaient un appartement de 4 pices pour un loyer de 800 francs10.
Aprs la mort de son pre, en 1879, sa mre continua vivre cet endroit jusquen 1911, date
de son dcs. Elle fut inhume au cimetire de Prville avec linscription suivante : Annette
Mienville, veuve J.P. Courbe, 1821-1911.
Au lendemain du conflit franco-prussien, une maison de vente de chaussures en gros,
dnomme Callier fils et Jhean, se trouvait lemplacement des numros 2 et 4 de la rue
Montesquieu.
Cette rue tait alors la fois anime par la prsence de multiples artisans et marque par des
lieux de rsidence investis par la petite bourgeoisie locale11. Grce aux annuaires
administratifs de la Meurthe, nous sommes en mesure dy dnombrer un accordeur de pianos,
un professeur du mme instrument, un agent daffaires, le banquier Lenglet le plus grand de
Nancy, selon Gyp - , deux marchands de planches de bois en gros, un blanchisseur, un
dentiste, un ferblantier, un graveur, un menuisier, une manufacture de chaussures - la maison
A. Coanet puis Edouard Voignier -, un cordonnier, un relieur, une tailleuse en robes, un
ancien notaire, un avou, un avocat, un employ des contributions en retraite, un conservateur
des hypothques, un capitaine dtat-major, un abb et un archidiacre.
Au n11, vivaient lcrivain Elise Voart12 et sa fille, Elisabeth, peintre miniaturiste qui
entretenaient des liens trs proches avec Marie-Edme Pau, lamie de Marie-Paule Courbe.
Sans doute peut-on la ranger parmi les prcurseurs de la presse fminine et ducative des
annes 1830. En 1837, elle fut la premire femme tre admise lAcadmie Stanislas. Par
ailleurs, sa belle-fille, la potesse Amable Tastu, issue du premier mariage de son poux,
Jacques-Philippe Voart, profita amplement de son enseignement et de ses entres la
Malmaison, par exemple. Aprs avoir tenu un salon trs couru Choisy-le-Roi, o se

Cf. Nicole Cadne, Mon nigme ternel, Presses universitaires de Provence, 2012, p.137.
Joseph Constantin Auguste Majorelle, n Lunville le 20 fvrier 1825 ; dcd Nancy le 7 mai 1879.
Ngociant en objets dart, fabricant de poles de faence - sous la marque Majorelle -, peintre, dcorateur,
crateur sur cramiques et sur meubles. Install Nancy, 25, rue St-Dizier, partir de 1860, puis 2, rue
Montesquieu et enfin 49, rue des Dominicains, o se trouvait son magasin. Mari Marie Jenny Barbillon, il eut
huit enfants, dont l'an Louis, n Toul le 27 septembre 1859, devint le clbre bniste et dcorateur que lon
sait.
6
Cf. le chapitre Sur la toile et sous le ciseau.
7
Dcde en 1944.
8
Cf. Nicole Cadne, op.cit., p.184.
9
A noter que la famille Courbe avait sjourn 172, boulevard Richard-Lenoir, Paris durant lt 1867. Cf.
Nicole Cadne, Mon nigme ternel, PUP, 2012, p.173.
10
Archives municipales de Nancy : Registres de population de la ville de Nancy, 8e section, n 213 (1 rue de
Metz). Une domestique sera parfois note comme habitant sous le mme toit.
11
Les maisons qui forment le ct gauche sont adosses au mur de la cathdrale et furent long-temps une
dpendance de son chapitre, qui les louait son profit. A droite, ce sont des htels ou des maisons de
commerce . in Henri Lepage, Histoire de Nancy: ville vieille et ville-neuve, pp.248-249, Nancy, 1838.
12
Anne Elisabeth Petitpain, pouse Voart, dite Elise Voart, ne Nancy en 1785 ; dcde Nancy le 22
janvier 1866. Sur celle-ci, consulter Nicole Cadne, Elise Voart, une femme de lettres romantique, de la lumire
lombre, in Femmes des Lumires et de lombre. Un premier fminisme (1774-1830), Orlans, 2011. Cf.
galement, Mathilde Lvque, Elise Voart, petit crivain modle, in Cahiers sguriens, 9 (2010), pp.64-71.

4
5

6
pressaient Branger, David dAngers, ou encore Rouget de Lisle - qui termina ses jours dans
la maison des Voirt-, elle vint habiter Nancy la mort de son mari, en 1842. Elle eut
certainement une grande influence sur la formation intellectuelle de Marie-Edme Pau, et par
rsonance sur celle de Marie-Paule Courbe. Evoquant luvre de cette femme de lettres,
Nicole Cadne concluait sa communication sur ces mots :
Elise Voart ntait pas seulement une traductrice inspire, connaisseuse de la littrature allemandeCette
passeuse tait aussi une romancire de talent, une intellectuelle engage dans les dbats de son temps, penseuse
de la condition fminine.. 13

Dans les annes 1860, nous trouvons ce numro 2, rue Montesquieu, une famille du nom de
Dupuich, dont le pre n en 1797 Douai- tait receveur principal des contributions
indirectes. Ce foyer comptait notamment une fille, Flore, ne en 1834, donc plus ge que
Marie-Paule Courbe dune dizaine dannes. Nous sommes fonds penser que les Courbe et
les Dupuich entretenaient des liens damiti car les registres dtat-civil nous indiquent que
les Dupuich taient amis avec les Mangeot, eux-mmes intimes des Courbe.
Edouard Joseph Mangeot14 remplit en effet la charge de tmoin, en compagnie du cousin de
Marie-Paule Courbe, Nicolas Constant Emile Lebgue, trois reprises auprs de ltat-civil
de Nancy pour dclarer les dcs de loncle Nicolas Louis Edouard Lebgue en 1872, de la
veuve de ce dernier, Marie Courbe, et de Jean-Pierre Courbe en 1879. Il tait, cette
occasion, prsent comme un ami. Mais l encore, ce monsieur Mangeot est loin dtre un
inconnu. Etabli, avec son frre, comme facteur de pianos, 9, rue de la Constitution, il tait le
fils de Pierre Hyacinthe Mangeot (1808-1862) qui avait cr son entreprise de fabrication de
pianos Nancy, faubourg St-Georges, en 1830, avant de sinstaller cinq ans plus tard, rue des
Dominicains, endroit o la famille Mangeot tissa des liens damiti avec la famille de son
voisin, le confiseur Lebgue, oncle de Marie-Paule Courbe.
De plus, le frre an, Alfred Andr Mangeot15, tait n la mme anne que le fils Lebgue ;
ce qui cra forcment des liens, au moins sur les bancs de lcole. Le pre fabriqua dabord
des pianos droits, puis des pianos queue qui remportrent nombre de mdailles aux
expositions de Nancy. Le local de la rue des Dominicains devenant trop troit, lentreprise
gagna la rue de la Constitution et, en 1859, le patriarche passa la main ses deux fils, Alfred
et Edouard. Les frres Mangeot virent grand : lutilisation dune machine vapeur dans leurs
ateliers et la mobilisation de 60 ouvriers leur permirent de produire 360 pianos rien que pour
lanne 1867, par exemple, la plupart de ceux-ci partant lexportation pour lAustralie, o la
marque jouissait dune excellente rputation16. Cette mme anne, exposant lExposition
Universelle, ils dcouvrirent dans la mme division les pianos des frres Steinway et ils
obtinrent des facteurs amricains le titre de concessionnaires pour la France. En 1868,
Edouard Mangeot sjourna mme Manhattan au sein des tablissements Steinway pour y
tudier leurs procds de fabrication. A lexposition universelle de 1878, les frres Mangeot
demandrent Auguste Majorelle, lancien locataire de leur ami Courbe, de dcorer un de
leur piano queue qui obtint une rcompense officielle17. Mais ce ne fut pas cette pice qui
Op.cit., p.13.
N le 24 avril 1835 Nancy, mort le 31 mai 1898.
15
(1831-1889)
16
Cf. le site intitul Facteurs et Marchands de Musique de l'Est de la France , article du 26 janvier 2010,
Mangeot Nancy : facteurs de pianos (1830-1890).
http://facteursetmarchandsdemusique.blogspot.fr/2010/01/mangeot-nancy-facteurs-de-pianos-1830.html
13
14

A noter que dans lexcellent site Facteurs et Marchands de Musique de l'Est de la France , mentionn plus
haut, une erreur sest glisse propos de ce piano : limage prsente est celle dun piano Erard dcor par Louis
Majorelle et Victor Prouv, datant de 1905. La confusion vient que cet instrument filial se trouve expos Muse
de lEcole de Nancy ct de celui de son pre. Il porte la mention : Pianos Franco-Amricains/ Mangeot
17

7
leur valut la plus grande notorit loccasion de cette exposition : ils obtinrent une mdaille
dor pour un piano deux claviers renverss dont le principe consistait faire se superposer
deux pianos queue de faon ce que la corde la plus grave de lun se trouve en face de la
plus aigu de lautre18.
Source : http://facteursetmarchandsdemusique.blogspot.fr/2011/09/lepiano-double-clavier-des-freres.html

Lide de ce croisement venait de Jzef Wieniawski (1837-1912),

llve de Liszt, alors professeur au Conservatoire de Bruxelles.
Lanne 1878 marqua la conscration des frres Mangeot avec
lobtention de la Lgion dhonneur pour Edouard et un mariage en
grandes pompes pour la fille dAlfred, avec Louis Lucien
Comettant, reprsentant de la socit Mangeot Frres, fils du
clbre musicologue et compositeur Oscar Comettant (1819-1898). Lvnement fut clbr
en dcembre dans la cathdrale de Nancy en prsence de tmoins prestigieux comme Charles
Gounod ou encore Philippe Jourde, directeur du journal Le Sicle, le vieil organe de la gauche
rpublicaine. En 1880, la socit Mangeot quitta dfinitivement Nancy pour se fixer Paris,
334 rue Saint Honor. Elle cessa son activit aprs la mort dEdouard Mangeot en 1898. Cest
donc trs probablement sur un piano Mangeot que Marie- Paule Courbe fit ses premires
gammes de pianiste, puisquon apprend, grce Nicole Cadne que celle-ci tudiait cet
instrument et quelle composa mme un hymne en lhonneur de la Pologne19 loccasion de
linsurrection polonaise de 1863.

In Le Monde Musical du 15 juin 1898. p.1 Source Gallica.

frres et Cie/ Dcor/ par/ Majorelle/Nancy. Ce piano a t acquis par le muse en 1980. Cf. Le Muse de
lEcole de Nancy, uvres choisies, pp.58-59, Somogy ditions dart, 2009.
18
Sur la description du procd cf. larticle de J. Weber dans Le Temps du 11 juin 1878 p.2. Ce piano aurait eu
les honneurs de lmission " La boite musique " de Jean Franois Zygel en 2011.
19
Nicole Cadne, op.cit., p.139.

Alfred Mangeot. Source : site Facteurs et Marchands de Musique de l'Est de la France

Deux autres familles semblent avoir t proches des Courbe : il sagit des Huel et des Watelle.
Claude Huel (1772-1830) habitait au n11 de la rue de la Vieille Primatiale (Montesquieu).
Ctait un peintre miniaturiste, ami de son voisin serrurier, le grand-pre de Marie-Paule
Courbe, Pierre Courbe. Il avait une fille, Madeleine, qui pousa le confiseur Nicolas Isidore
Watelle, et un fils, Jean Huel, picier qui sunit, en 1830, Marie Anne Antoinette Mangeot,
qui ntait autre que la sur ane de Pierre Hyacinthe Mangeot, dont il est question plus haut.
Enfin, parmi les noms que nous voyons passer dans les registres dtat-civil, amis, voisins ou
simplement vagues connaissances, nous avons relev ceux du tailleur Charles Grignon, de la
rue Stanislas, dAugustin Burtin, rue Saint-Dizier, principal clerc de notaire, ou encore de
Louis Guerre, originaire de Langres, coutelier, rue de la Visitation.
Le pre de Marie-Paule Courbe, Jean-Pierre Courbe, exerait la profession de serrurier20. Il
tait n le 26 avril 180821, fils de Jacques Courbe (1771-1829), galement serrurier, natif de
Nancy, et petit-fils de Jean-Louis Courbe (1746-1814), aussi serrurier. Originaire de Vervins,
dans lAisne, cet anctre fut le premier Courbe venir sinstaller en Lorraine : il y fonda donc
une petite dynastie de serruriers.22Du ct maternel, sa mre, Anne Marthe Mienville qui se
faisait appeler Annette -, ne Laneuveville - devant- Nancy le 15 fvrier 1821, tait la fille
de Joseph Mienville23, un aubergiste originaire de Ferrires, commune situe au sud de
Nancy, et de Marguerite Andr24, originaire de Gondreville, prs de Toul. Elle avait un frre
an, Flix Joseph, n dans la mme commune, le 22 mai 1819, dont nous ne savons ce quil
devint. Apparemment, le pre attendit la quarantaine pour se doter dhritiers. La souche des
Mienville se trouve Ville-en-Vermois, au sud-est de Nancy : ctait une famille de
cultivateurs. Les grands-parents de Marie-Paule Courbe semblent frquenter des personnages
assez importants en regard de leur rang social, si lon en juge par les tmoins choisis pour les
dclarations de naissance de leurs enfants faites auprs de lEtat-civil. On rencontre, en effet,

Il ne semble cependant pas avoir exerc cette profession trs longtemps ; ainsi, en 1860, lors du dcs de sa
belle-mre, il se prsente comme propritaire rentier.
21
Dcd le 20 mai 1879, 1, rue de Metz, Nancy.
22
A noter que M. Hawthorne se trompe dans larbre gnalogique des Courbe quelle publie pp.152-153, op.cit.,
quand elle indique que Jacques Courbe nomm par elle Joseph est le fils de Louis (sic) Courbe et de
Catherine Petitjean. Ses parents sont Jean-Louis Courbe et Marie-Catherine Royer. Jean-Louis Courbe a pous
en secondes noces Catherine Petitpain, et non Petitjean, qui na, de toute faon, rien voir avec la filiation qui
nous intresse.
23
N vers 1779, fils dHilaire Mienville et de Thrse Lhuillier, dcd Nancy, le 30 septembre 1862.
24
Ne vers 1789, fille de Jean Andr et Marie-Anne Lignon, dcde le 29 octobre 1860.
20

9
un capitaine de grenadiers en retraite, nomm Louis Christian Martin (1770-1841), officier de
la lgion dhonneur, ayant fait toutes les campagnes de la Rpublique et de lEmpire25 et un
chirurgien, Flix Joseph Poma26 . Cette proximit sociale ntait alors pas si frquente.
Dans la dernire partie de leur vie, les grands-parents maternels de Marie-Paule Courbe
habitaient Nancy, n 34, rue Saint-Jean. Lors du mariage des parents de Marie-Paule Courbe,
Nancy, le 16 juin 1841, lun des tmoins dAnne Marthe Mienville, Germain Favier,
commissionnaire en roulage, puis ngociant, habitait dans cette mme rue, n41.
Mais il semble que ce soit la famille paternelle qui ait t la plus prsente auprs du couple
Courbe/ Mienville. Pour autant quon puisse en juger par lEtat-civil de Nancy, cette famille
comptait deux fils et trois filles. Jean-Pierre Courbe eut un frre, Franois, mort onze mois
en 1813, et trois surs :
- Barbe Sophie Courbe, ne Nancy en 1802, demeure clibataire, dcde en 1878
Nancy, 19, cours Lopold, rentire de son tat.
- Marie Courbe, ne Nancy en 1806, marie en 1830 Nicolas Louis Edouard Lebgue,
confiseur, dcde Nancy, 22, rue des Carmes en 1879.
- Barbe Josphine Courbe, ne Nancy en 1817, marie en 1836 Auguste Franois
Solet, entrepreneur de btiment, dcde Saint-Lager, au chteau des Ravatys, en
1897.
Sil ny a rien dire de la premire tante de Marie-Paule Courbe, part quelle put vivre de
ses rentes et l, il faut imaginer que chacun des quatre enfants durent faire un hritage
substantiel un moment donn, mais lequel ? -, nous avons, en revanche des informations sur
les deux autres. Jean-Pierre Courbe semble, en effet, trs proche de ses surs et de ses beauxfrres. Il fut tmoin au mariage de sa sur Marie avec le confiseur Lebgue ainsi qu celui
de son autre sur Barbe Josphine avec M. Solet. Et lorsquil pousa Anne Marthe Mienville,
ce fut tout naturellement ses beaux-frres Lebgue et Solet qui furent ses tmoins. Et
lorsquen 1861, plus tard, son neveu, Nicolas Constant Emile Lebgue, convola en justes
noces, ce fut Jean-Pierre Courbe qui fut choisi comme tmoin en compagnie deAuguste
Franois Solet. Ces trois mnages fonctionnaient donc en circuit ferm, certainement trs
attachs les uns aux autres.
Marie Courbe et Nicolas Louis Edouard Lebgue se marirent donc le 21 avril 1830. Outre
Jean-Pierre Courbe, on trouve autour deux en tant que tmoins, Jean-Baptiste Petitcolas,
officier en retraite, oncle par alliance de la marie27, le libraire Nicolas Henry Dominique
Bontoux et Jean-Baptiste Protin28, lieutenant trsorier de la compagnie de gendarmerie royale
du dpartement de la Meurthe, chevalier des ordres royaux et militaires de Saint-Louis et de la
lgion dhonneur. Ce dernier, originaire de la rgion de Rethel comme loncle Lebgue,
stait couvert de gloire dans les armes de la Rvolution et de lEmpire. Il avait mme reu
un mchant coup de sabre la bataille de Fleurus29. Nicolas Henry Dominique Bontoux30 tait
la fois libraire, diteur et imprimeur. Lebgue avait probablement fait sa connaissance par

43 comme il lcrit au Marchal Mortier en 1833, notamment la campagne dItalie, celle dEspagne, sous des
chefs prestigieux comme Dumouriez, Brune, Murat, Bonaparte, Mortier etc. Cf. Base Lonore, archives de la
Lgion dhonneur, dossier LH/1763/58.
26
N Epinal le 12 aot 1772, mort Nancy le 25 fvrier 1826. Fils du clbre mdecin, Flix Poma (c.17501794), ayant exerc Saint-Di. Mdecin lhpital militaire de Nancy. Il devait tenir une certaine place auprs
de ces parents puisquils choisirent de donner les prnoms du praticien leur fils. A sa mort, il habitait rue de la
Vieille Primatiale et tait donc voisin des grands-parents paternels de Marie Paule Courbe.
27
Il avait pous Anne Caron, sur dElisabeth Caron, la mre de Jean-Pierre Courbe. Il eut un fils, Joseph, qui
fut bijoutier.
28
N Lucquy (02) le 30 janvier 1773, mort le 14 avril 1847.
29
Cf. Base Lonore, dossier LH/2233/13.
30
N Nancy le 28 juin 1783. Nous navons pu trouver la date de son dcs.
25

10
lintermdiaire de Guivard, imprimeur libraire, originaire, lui aussi de Rethel, oncle de
lpouse de Bontoux. Fils de Dominique Bontoux31, libraire install rue des Dominicains32,
il avait repris laffaire paternelle, concurremment avec sa mre, connue sous le nom de la
veuve Bontoux. Parmi ses amis proches, on rencontrait le conservateur du Muse des BeauxArts de Nancy, Joseph Laurent33. Tout comme sa gnitrice, il tait connu pour professer des
opinions lgitimistes. Ainsi, dans un pamphlet sign par un nigmatique sans-culotte Philip,
la mre fut-elle dnonce, en 1794, pour avoir fait de sa librairie un repaire de partisans de
lAncien Rgime34. Le clou tant que ce rquisitoire avait alors t imprim par lditeur
officiel des sans-culottes Nancy, Franois Guivard35, qui deviendrait, vingt-trois ans plus
tard, le beau-pre de Nicolas Henry Dominique Bontoux lui-mme. Par ailleurs, on retrouva,
en 1820, la veuve et le fils Bontoux parmi les signataires dune souscription ouverte par le
journal La Quotidienne en faveur des gardes qui avaient procd larrestation du rgicide
Louvel. Ctait l aussi afficher clairement ses opinions monarchistes. Pour en terminer avec
la famille Bontoux, prcisons que le libraire Nicolas Henry Dominique Bontoux fut loncle de
lrudit archiviste du dpartement Henri Lepage36.
Voil ce que lon peut dire des frquentations connues du couple Lebgue-Courbe.
De lunion de Marie Courbe et Nicolas Louis Edouard Lebgue naquirent trois enfants :
Nicolas Constant Emile Lebgue, n en 1831 ; Barbe Marie Octavie, ne en 1836 et Pierre
Paul Octave, n en 1840 mais dcd en 1842. Lan suivit les traces paternelles en se faisant
confiseur et en reprenant la boutique, 4 rue des Dominicains, o son pre tait dj tabli lors
de sa naissance en 1831. Mais la mort de ce dernier, en 1872, il semblait avoir cess son
activit et saffichait comme rentier. Le magasin fut alors occup par Arthur Goudchaux,
fourreur qui fit refaire sa devanture en 1901 par lbniste Eugne Vallin.

N au Noyer (05) le 4 aot 1737, mort Nancy le 27 janvier 1810. La Librairie Bontoux tait situe au 53 rue
St Nicolas (tronon devenu par la suite rue des Dominicains). Sur sa faade, on pouvait remarquer un mdaillon
du roi de Pologne (cf. Ch. Pfister, op.cit., tome 2, p. 310). Plus tard, ce fut le libraire diteur Lucien Wiener qui
sinstalla cette adresse.
32
Indiquons que la rue des Dominicains prit le nom de Jean-Jacques Rousseau de 1791 1815, puis de nouveau,
brivement au moment des rvolutions de 1830 et de 1848. Cf. Ch. Courbe, op.cit., pp.175-179.
33
N Battigny (54) vers 1757, mort Nancy, le 16 novembre 1826. Artiste peintre, professeur de peinture,
commissaire du dpt de la Visitation en 1793, conservateur du muse de Nancy (1804-1826).
34
Expos succinct des vnemens contre-rvolutionnaires, arrivs Nancy pendant le sjour qu'a fait dans cette
commune... Balthazard Faure , servant de rfutation la partie du rapport justificatif qu'a fait, la Convention
nationale, ce mandataire du souverain, relativement ces vnemens ; par le sans-culotte Philip. Nancy, Chez
Guivard, imprimeur de la Socit des Sans-Culottes, rue de la Montagne, n381, 127 p. s.d.
35
N Nancy vers 1767, dcd Nancy le 2 janvier 1827. Fils du libraire nancien Jean-Baptiste Guivard.
Imprimeur 7, place de la Carrire. A la fin de sa vie, il avait obtenu la charge de Receveur de la Loterie Royale.
36
N Amiens le 3 septembre 1814, dcd le 27 dcembre 1887. La sur de Nicolas Henry Dominique
Bontoux, Marguerite-Thrse, avait, en effet, pous Antoine-Denis Lepage, contrleur des contributions
indirectes de son tat.
31

11

Emplacement de la confiserie Lebgue, 4, rue des Dominicains (clich G.P., aot 2013)

Incidemment, dans une publication locale, titre Asmode et date du 13 dcembre 1846, nous
avons trouv un tmoignage sans doute complaisant de la satisfaction que la clientle
nancienne manifestait envers la qualit des gteaux de la maison Lebgue-Courbe (sic) :
Ne faut-il pas tre aveugle pour ne pas voir que la littrature daujourdhui sest incarne dans la
ptisserieSi vous voulez vous-mme vrifier le contrat de mariage de ces deux grandes puissances, entrez un
instant chez notre dlicieux confiseur Lebgue-Courbe, pntrez dans ce temple de la gastronomie, dans ce
rendez-vous de tous les dilettanti de la friandise et des amateurs du bon got. Laissez venir vous ces petits
gteauxVoyez dabord au premier rang les diplomates, puis les dominicains, puis les jsuites, etc.etcVoyez
tout cela, mangez tout cela, et dites-moi si ce nest pas une critique piquante, une satyre dexcellent got contre
lordre social actuel. Pour peu que le cur vous en dise, vous pouvez croquer la douzaine moins, diplomates,
dominicains, jsuites ; car Lebgue a pens que les jsuites avaient assez rti de pauvres diables avec leurs
auto-da-f, pour quil lui ft permis de les mettre aujourdhui dans le four. Oui, ces petits gteaux sont encore
plus ptris de philosophie que de beurre et de crme ; ce ne sont pas mme des gteaux : cest une traduction
littrale de M. Quinet. Cette ptisserie, cest une ptisserie radicale, ces tartes sont marques au coin du
libralisme le plus absolu ; ces flans sont dmocrates depuis le beurre jusqu la farine ; ces biscuits sont des
pamphlets dguiss en ptisserie, qui prchent la croisade contre lultramontanisme ; ces dominicains, ces
jsuites expient sous la dent leurs crimes sculaires ; ces brioches, enfin, sont des ditions nouvelles des leons
de M. Michelet. .37

Convenons que lenvole lyrique sortait de la critique gastronomique traditionnelle. Optant

pour un registre prtendument humoristique, le rdacteur nen accablait pas moins la religion
et en profitait pour faire passer un message pro-dmocrate. Il nest pas sr que loncle
Lebgue dont on constate que laffaire tait communment dnomme Lebgue-Courbe
ait t ravi dune telle publicit qui risquait de le priver de la partie clricale de sa clientle.
Mais il nest pas exclure que le confiseur nait pas non plus ri sous cape. Aprs tout, le
directeur dAsmode offrait l une superbe promotion ce commerant. Peut-tre en avait-il
eu envie, pas seulement cause des tartelettes, mais parce quil y avait entre eux une
proximit dides ? Il est temps de faire plus ample connaissance avec cette revue et son
directeur, Charles Lalire38. Charles Marie Franois Anastase Lalire tait un ancien officier. Il
avait rencontr Paris, une jeune actrice, connue sur le boulevard, du nom de Clmence
Delmas39 quil pousa en 1832. Clmence Lalire se lana alors dans la littrature, donna des
nouvelles divers priodiques de Paris et de province et connut un certain succs, dailleurs
Asmode, 13 dcembre 1846, pp.2-3, article titr Fantasia. La littrature et les petits gteaux, sign C.H.
Asmode, Journal de la Littrature, des Arts, des Thtres et des Modes. Premire anne, n 1 (6
septembre 1846)-Troisime anne, n 10 (5 mars 1848).
38
N vers 1806, dcd vers 1859.
39
Ctait son nom de scne. Ne vers 1810, dcde le 26 fvrier 1852. Sa vritable identit tait Clmentine
Rosalie Gabrielle Victoire Augustine Leclerc.
37

12
mrit. Citons delle, en 1836, Pour un peu dor !, paru la fois Paris (chez V. Magen) et
Nancy (chez Hinzelin), mais imprim Nancy par Amde Lepage - le frre dHenri- et, en
1838, Trop et trop peu, paru Paris. Si lon en croit Paul Ferry, Charles Lalire reprit Le
Patriote de la Meurthe et des Vosges, fond, en 183240, Nancy, par le rpublicain AugusteEude Dugaillon, la suite des dboires judiciaro-politiques de ce dernier41. Ce priodique tait
clairement identifi comme dmocrate, sinon rpublicain. Le 6 septembre 1846, Lalire lanait
Asmode, un titre o la littrature et les nouvelles culturelles devaient prendre toute leur place.
Encourag par Henri Lepage, Asmode tait en ralit la crature de Clmence Lalire. La
premire page tait illustre par un monstre Asmode - surgissant des toits de la cathdrale
de Nancy : tout un programme !

Source : Gallica

Le dernier numro dAsmode parut le 5 mars 1848. Aprs le coup dtat du 2 dcembre
1851, Le Patriote de la Meurthe et des Vosges cessa de paratre et Lalire, son directeur fut
intern Carpentras. Preuve en tait que la presse avait eu plus de libert sous la Monarchie
de Juillet que sous le Second Empire naissant.
Nous pensons quil est impossible que Marie-Paule Courbe nait pas entendu parler des Lalire
au moins dans sa jeunesse. Nous ignorons, bien sr, dans quelle mesure sa famille ou tout
au moins la partie Lebgue-Courbe partageait les opinions professes par Le Patriote de la
Meurthe et des Vosges. Quant la prose de Clmence Lalire, sans doute tait-elle tombe sous
les yeux de la jeune fille.
Lautre couple qui tint une place importante dans la famille fut celui form par Barbe
Josphine Courbe, la benjamine de la famille, et Auguste Franois Solet. Leur mariage eut
lieu Nancy le 9 fvrier 1836. Lpoux, g de vingt-deux ans naffichait que quatre annes
de plus que lpouse. A cette date, le pre de la marie, Jacques Courbe tait dj dcd,
mais la mre, Elisabeth Caron, tait prsente et se dclarait propritaire. Parmi les tmoins, on
retrouvait immanquablement, Jean-Pierre Courbe et Nicolas Louis Edouard Lebgue,
respectivement frre et beau-frre de Barbe Josphine, ainsi que Jean-Baptiste Flix Thiry42,
entrepreneur de btiment, beau-frre de Solet, et Franois Arnould Lacasse - un boucher -,
oncle de lpoux.

Premire anne, n 1 (13 fvr. 1832) 21e anne, n 170 (6 dc. 1851).
cf. La Comdie du 8 mai 1864, p.4.
42
Cf. le chapitre intitul Sur la toile et sous le ciseau. Jean-Baptiste Thiry avait pous, Marguerite, la sur
dAuguste Franois Solet, dix ans auparavant. Le souvenir de la famille Thiry-Solet se perptue Nancy avec
une rue qui porte le nom de Jean-Baptiste Thiry-Solet et surtout avec linstitut Jean-Baptiste Thiry, situ
Maxville, cr grce au legs de la proprit Thiry de Maxville, accompagn dune somme de 125 000 francs
or, au lendemain de la mort de son fils, Claude-Emile Thiry, en 1895.
40
41

13

Linstitut Jean-Baptiste Thiry Maxville.

Le pre de loncle Solet tait dj un opulent entrepreneur en btiment 43. Ctait loccasion
dun dplacement que son fils, Franois Auguste, tait n Epinal le 20 fvrier 1813. Bien
que Gilbert Garrier44 le prsente comme ayant t un ancien lve de lEcole Polytechnique et
de lEcole des Ponts et Chausses, nous navons pas trouv trace de son passage dans les
archives de ces deux prestigieuses institutions45. Il est donc fort probable que M. Solet ait
simplement mis ses pas dans ceux de son pre. Sil faut en croire la mme source,
lentrepreneur se serait lanc, partir de 1840, dans la construction de voies ferres en
Amrique et en Algrie, o il aurait entrepris la liaison Alger-Constantine. Il habitait alors
Bizut, prs de Constantine. Hlas, nous navons pas de dtails prcis de son action dans ces
contres. Tout ce que nous savons cest quau lendemain de la guerre de 1870, les chemins de
fer algriens taient dots de seulement deux lignes exploites par le PLM : Alger-Oran (421
km) et Constantine-Philippeville (87 km). Par consquent, pas encore de liaison AlgerConstantine. Nanmoins, Pierre Sagnard suggre quil a pu contribuer la construction dun
tronon de cette ligne, mais quil na pu en voir lachvement puisque celle-ci fut ouverte
entre 1879 et 188646.
En revanche, nous savons avec certitude quil fut le matre duvre de la construction du pont
de Tomblaine sur la Meurthe en 1842. Le 30 octobre 1836, Barbe Josphine avait donn
naissance un fils, Franois Edouard, n Nancy, 36, rue des Tiercelins. Il semble avoir t
lunique enfant du couple. Pour le coup, le fils fut rellement, lui, lve Polytechnique. On
trouve sa fiche47 indiquant, son adresse Paris (63, rue Richelieu), ses caractristiques
physiques (1,61m., chtain etc.) et ses classements lEcole (entr 115 e, sorti 125e sur 144 en
1857). Lieutenant au 19e rgiment d'artillerie, faisant partie des armes assurant la dfense de
Paris, il fut bless au combat du plateau de Chtillon le 19 septembre 1870, et dcda
lHpital militaire du Gros Caillou, dans le VIIe Arrondissement, le 31 octobre suivant 48. Si
cela dut tre ressenti comme une perte irremplaable par la famille nuclaire, sans doute les
oncles, tantes et cousines, tous si proches, vcurent cette disparition comme un coup de
tonnerre.

En 1824, M. Solet avait acquis Nancy de vastes terrains ayant appartenu autrefois aux Carmlites, quil cda
son gendre, Jean-Baptiste Thiry, en 1832. Cf. Ch. Pfister, Histoire de Nancy, tome 2, p.830.
44
Cf. Gilbert Garrier, professeur dhistoire contemporaine luniversit Lumire, Lyon II, Les Ravatys :
chteau Chardonnay en Beaujolais , in Revue des nologues, N147, avril 2013, p.60.
45
Cf. Archives en ligne de lEcole polytechnique & Archives Nationales, Ministre des Travaux Publics,
Ingnieurs des Ponts-et-Chausses (1748-1932), inventaire-index par Marthe Felletin, complt par Martine
Hilaire, 1993-2008.
46
Pierre Sagnard, Le domaine des Ravatys, 1861-1937, histoire dune proprit en Beaujolais, mmoire de
matrise sous la direction de Pierre Garrier, Universit Lumire Lyon II, p.24.
47
Bibliothque centrale, Ecole Polytechnique, archives en ligne.
48
Guerre de 1870-1871 Etat nominatif par affaires et par corps des officiers tus ou blesss dans la deuxime
partie de la campagne (du 15 septembre au 12 fvrier 1871) par A. Martinien, Paris Henri Charles-Lavauzelle,
1906, p.9.
43

14

Franois Edouard Solet. Archives du chteau des Ravatys Reproduction sous droits

Gilbert Garrier indique que M. Solet rentra en France en 1861 et quil dcida de vivre de ses
rentes en faisant lacquisition Saint-Lager (Rhne) du domaine des Ravatys consistant en un
chteau dlabr sur 52 hectares dont 30 plants en vignes. Mais, dune part, en 1861, il tait
encore domicili Arbois, dans le Jura, comme en tmoigne, Nancy, lacte de mariage de
son neveu, Nicolas Lebgue, en date du 23 avril de cette anne-l. Dautre part, nous savons
quil tait au moins reparti en Algrie durant lanne 1866, car, au printemps, il avait crit sa
nice, Marie-Paule Courbe, pour linviter le rejoindre : ce quelle ne fit pas49. Il avait d
probablement trs bien gagner sa vie en Afrique du Nord. A coup sr, il le fallut car il fit raser
lantique construction et la remplaa par une superbe demeure dont il conut lui-mme tous
les plans - de 28 mtres de long sur 14 mtres de large, offrant au total une surface habitable
de 800 m, agrmente dune superbe orangerie. Si lon sen rfre aux registres de
recensement, linstallation dfinitive de M. Solet aux Ravatys est situer entre 1866 et 1872.
Il devint maire de Saint-Lager partir de septembre 187050, succdant un certain Jean Blain.
De mme, il conquit le sige de conseiller gnral du canton de Belleville sous ltiquette
rpublicain contre un radical en mars 1879. Mais il neut gure le loisir de siger au Conseil
Gnral car il mourut le 19 mai suivant. Gilbert Garrier nous apprend quignorant tout de la
viticulture, il se forma auprs de six vignerons du cru. De mme, sa bibliothque, conserve
au chteau, tmoigne dun intrt pour la minralogie, la gologie ou encore la chimie.
Membre de la socit des agriculteurs de France et de la socit de viticulture du Rhne, il
cra la premire socit de secours mutuel du canton. Grce aux registres de recensement,
nous pouvons dnombrer les personnes au service de M. Solet aux Ravatys. Ainsi, en 1876,
par exemple, taient logs au chteau : une cuisinire, un cocher, un valet de chambre et un
gomtre ! Enfin, Gilbert Garrier indique que M. Solet avait li des liens damitis avec son
voisin, propritaire du chteau de Briante, Emile Duport, futur vice-prsident du trs
conservateur syndicat des agriculteurs de France. Cette amiti ne put tre que de courte dure
car ce dernier navait que 27 ans lorsque M. Solet trpassa.
Marie-Paule tait la troisime enfant du couple Courbe. Un premier, Joseph Paul Emile Ren,
tait n le 2 septembre 1842, mais navait vcu que douze jours. Un deuxime, Marguerite
Paule Mathilde navait sjourn que huit jours la surface de la Terre en avril 1844. MariePaule avait donc suivi en 1845 et enfin, Marie Isabelle Mathilde, ne le 21 septembre 1847.
Tous natifs de Nancy. Selon toute vraisemblance, aucune des deux surs ne frquenta une
cole Nancy. En effet, nous avons dpouill les palmars des distributions des prix des trois
coles de filles susceptibles de les accueillir savoir les tablissements scolaires Roberty,
Sainte-Anne et Didion pour la priode 1851/186051 sans trouver trace de leurs noms. Certes,
on ne peut carter lhypothse quelles naient jamais obtenu de prix, mais cest tout de mme
49
50

Cf. Nicole Cadne, op.cit. , p.147.

Et non partir de 1868 comme lindique Gilbert Garrier.

15
peu probable. Il se peut donc que Marie-Paule et Mathilde aient reu une instruction
domicile, peut-tre celle dun prcepteur puisque la famille semblait relativement aise, voire
quelles furent internes dans un pensionnat religieux tenu lcart de la ville. Nous noterons sans surprise, car la chose tait alors fort rpandue que chacune des surs reut un des
prnoms de lenfant morte en 1844. Les deux surs, si proches en ge, formrent
probablement assez longtemps un bloc indissociable. La rencontre de Marie-Paule Courbe
avec Marie Edme Pau remit cette proximit en question : nous verrons pourquoi et comment.
Ainsi, alors que sa sur stait installe Paris, Mathilde Courbe stait inscrite au cours de
dessin ouvert Nancy par Marie-Edme Pau en janvier 1868 52. Par la suite, elle eut loccasion
de tenir le rle de la confidente dans lidylle amoureuse entretenue par Marie-Edme avec sa
sur ; jusqu ce que cette dernire let somme de la rejoindre Paris en fvrier 1870 53.
Plus loin, nous verrons, quen 1874 et 1875 au moins, les deux surs partagrent le mme
appartement, dans un immeuble cossu, Paris, 99, rue de Rennes, et quelles exposrent au
salon tandis quelles suivaient les cours du sculpteur Delorme. Lanne 1875 marqua la
sparation dfinitive entre les deux surs : Marie-Paule Courbe convola avec ParentDesbarres alors que Mathilde fut appele par loncle Solet et la tante Barbe aux Ravatys.
Nous pouvons aisment dater larrive de celle-ci dans ces monts du Beaujolais grce aux
registres de recensement qui mentionnent sa prsence en 1876. Sa sur marie, Mathilde
navait plus rien faire Paris et elle rpondit linvitation avunculaire, non pas parce quelle
tait orpheline, comme lcrit Gilbert Garrier ses deux parents taient encore de ce monde
mais parce que, trs probablement, elle reut la proposition suivante que rapporta J. Schil dans
son article de lAlmanach du Beaujolais :
Mathilde sera notre intendante. Nous lui laisserons sa tante et moi, notre patrimoine ; nous ny mettons
quune seule condition, elle ne se mariera qu la mort du survivant dentre nous 54
Dans la suite de larticle quil consacrait Mathilde Courbe, ce mystrieux J. Schil montrait
quil avait bien dautres anecdotes dvoiler sur cette famille Courbe, accrditant ses
souvenirs par le fait que sa famille et lui-mme, alors enfant, avaient t en contact avec elle.
Il nous restait en savoir un peu plus sur ce J.Schil. Et nous trouvmes. Il sagissait de Julien
Schil, n Nancy, le 22 novembre 1879, n39, rue Saint-Jean. Son grand-pre, Godchaux
Schil, un ancien marchand de chevaux, habitait alors 19, rue Montesquieu. Il avait eu deux
enfants : Albert Schil55, le pre de Julien, qui embrassa la carrire de manufacturier et Lonie
Rosine Schil56, dont nous ne savons peu prs rien, si ce nest quelle dut peut-tre se marier
avec un certain Lucien Braudeis, comme elle de confession isralite. En 1879, alors quil
rsidait Frouard, prs de Nancy, Albert Schil sen vint Mulhouse pouser Rachel Dreyfus57,
lune des surs dAlfred Dreyfus, le clbre capitaine de lAffaire ! Si lon en croit Vincent
Duclert, cest vers ces parents, rsidant alors Paris, que Lucie Dreyfus se tourna dabord la
fin du mois doctobre 1894 avant dalerter les trois frres de son poux Jacques, Lon et
Mathieu Dreyfus -, retenus Mulhouse pour leurs affaires58. Autrement dit, ce Julien Schil
tait le neveu dAlfred Dreyfus et ce quil nous livrait sur les rapports de sa famille avec la
Archives municipales de Nancy, distribution solennelle des prix aux lves des coles communales de filles,
cote : 1R422.
52
Cf. Nicole Cadne, op.cit., p.198.
53
Idem, p.236.
54
J. Schil, Mathilde Courbe, in Almanach du Beaujolais 1939, Des ditions du Cuvier, Jean Guillermet,
Villefranche-en-Beaujolais, p.79.
55
N Nancy le 2 fvrier 1849.
56
Ne Nancy le 31 juillet 1851.
57
Ne le 5 mars 1856 Mulhouse, dcde Paris le 11 mars 1942.
58
Vincent Duclert in Alfred Dreyfus : Lhonneur dun patriote, Fayard 2006. p.146.
51

16
famille Courbe prenait un tour tout coup bigrement intressant. Ainsi, lorsquil crivait que
les deux surs Courbe taient des amies denfance dune de ses tantes et que cette amiti ne
cessa quavec la disparition respective de chacune delles, il nous parlait probablement de
Lonie Rosine Schil qui avait quatre ans de moins que Mathilde. Ctait, en effet, sa seule
tante du ct paternel et lquivalente parent du ct maternel tait compose dHenriette et
de Louise Dreyfus ; mais ces dernires nauraient pu tre amies denfance des surs Courbe,
puisquelles vivaient Mulhouse. Un peu plus loin, il nous apprenait qutant enfant sa
grandmre, [ses] parents, taient lis avec Mme Courbe, la mre. Daprs sa description,
nous sommes fonds situer les faits rapports dans les annes 1885-1890. Nous comprenons
quvoquant son aeule il dsignait Clestine Lvy, lpouse de Godchaux Schil. Quand il
crivait quil allait visiter Mme Courbe mre, alors place Dsilles, o elle habitait un rez-dechausse avec un jardinet, il indiquait bien lappartement situ au n1, rue de Metz, qui faisait
langle avec la place Dsilles. Dans ces lieux, il mentionnait la prsence dun tableau de
Friant reprsentant le portrait dune des demoiselles Courbe59. Enfin, Julien Schil nous livrait
une dernire anecdote en nous apprenant quun peu avant la Premire Guerre mondiale, lun
de ses oncles, administrateur des Manufactures de lEtat, avait jou les entremetteurs auprs
de Mathilde Courbe afin de lui trouver un parti digne de ce nom en vue de convoler ; ce qui
ne se fit pas, le parti en question tant dj charg de famille Hlas, il ne prcisait pas le
nom de cet oncle. Nanmoins, nous sommes enclins penser quil sagissait de lpoux de sa
tante Lonie Rosine Schil, car, un peu plus loin, il indiquait quaprs la mort de sa tante,
survenue en 1916, Mathilde Courbe avait vainement propos au veuf de se remarier avec elle.
Ainsi, Mathilde Courbe demeura-t-elle une amie proche de la famille Dreyfus pendant toutes
ces annes. Si on lit Julien Schil entre les lignes, la sur de Marie-Paule Courbe tait une
adepte de la tolrance, une voltairienne convaincue :
Mlle Courbe tait une personne de petite taille, trs soigne dans sa tenue dont elle exagrait la simplicit
apparente. Elle avait tout fait lallure dune intendante quexagrait encore sa figure en lame de couteau. Elle
causait peu, mais elle avait de beaux yeux, tait capable desprit et de toutes sortes de gentillesses. Ctait par
ailleurs une femme, non pas irrligieuse en souvenir de sa mre, elle et hsit rompre avec les pratiques de
la religion catholique mais elle tait diste ; ses amis les plus intimes taient de religion diffrente, et elle
avait une profonde admiration pour notre compatriote labb Grgoire. 60

Pour autant, nous savons quelle nhsitait pas aider financirement les tablissements
religieux pourvu quils rendissent service leurs prochains, comme en tmoigne la carte de
vux de nouvel an que lui adressait la Suprieure des Religieuses Hospitalires de lHtelDieu de Belleville-sur-Sane:
[La Suprieure] prie Mademoiselle Courbe de vouloir bien agrer lexpression de leurs vux les meilleurs
et les plus respectueux loccasion de la nouvelle anne. En retour de ses bienfaits elle demande au gnreux
petit Enfant de Bethlem de la combler de ses plus abondantes bndictions. Elle la prie de vouloir bien faire
agrer ses vux Mme Courbe. 61

Nous ne quitterons pas le tmoignage de Julien Schil sans avoir une pense mue pour celuici. En effet, si les antismites franais navaient pu briser loncle, les barbares nazis eurent
raison du neveu : Julien Schil fut gaz Auschwitz le 25 septembre 194262.

Cf. plus loin le chapitre Sur la toile et sous le ciseau.

Op.cit., p.80. Rappelons, en effet, que labb Grgoire tait natif de Vho, un petit village prs de Lunville.
61
Archives du chteau des Ravatys. Document antrieur lanne 1897.
62
Inscription releve dans la marge de son acte de naissance, in registres dtat-civil de Nancy, en date du 22
novembre 1879.
59
60

17

Photographie de Julien Schil, reproduction sous droits cf. Muse dart et dhistoire du Judasme.

Photographie dAlbert Schil, reproduction sous droits cf. Muse dart et dhistoire du Judasme.

Au lendemain de la mort de Barbe Courbe, pouse Solet, en 1897, Mathilde se retrouvait la

tte dun superbe domaine. Mais il semble que celle-ci ne rsidait pas en permanence en cette
campagne recule, lui prfrant son htel particulier, situ 23, avenue Hoche, dans le trs chic
VIIIe arrondissement. Gilbert Garrier nous signale quen gnral, de dcembre mai,
Mathilde et sa tante - puis aprs la disparition de celle-ci, Mathilde seule - avaient lhabitude
de prendre leurs quartiers dhiver sur cette arrogante rive droite. Il est donc fort probable que
Marie-Paule Courbe ait rgulirement rencontr sa sur Paris dans les annes 1880. La
prsence de plusieurs photographies la reprsentant parmi celles qui sont conserves au
chteau des Ravatys prouve la permanence des liens entretenus par les deux surs.

18

Photographie de Marie-Paule Courbe (Chteau des Ravatys, Saint-Lager) Reproduction sous droits

Apparemment, jusquen 1919, Mathilde Courbe hbergeait, dans son htel particulier
parisien, une jeune fille de 23 ans nomme Marguerite-Blanche-Aline Lvy. Celle-ci pousa
cette anne-l un certain Joseph Coen et le couple partit vivre Marseille. Amie, fille damis ?
Nous nen savons pas davantage63.
Grce aux cartes de visite conserves dans les archives du chteau des Ravatys, nous
connaissons le nom de certaines des personnes que frquentait Mathilde Courbe.
Ainsi, nous avons relev les noms suivants :
- Charles Virion64, sculpteur install Montigny-sur-Loing, en Seine-et-Marne, avait
pass son enfance en Lorraine. Elve de lEcole des Beaux-Arts de Nancy. Disciple de
Jean-Paul Aub - sculpteur dorigine lorraine, immortalis par Gauguin-, il se tourna
essentiellement vers les arts du feu aprs un stage la faencerie Boulenger de Choisyle-Roi et sa rencontre avec Georges Delvaux (1834-1909) qui lentrana Montigny
en 1889, o ce dernier avait repris la faencerie de Arthur Lee Pearson. A la mme
poque, Maupassant sjournait galement dans ce village de 800 mes, ruelle de la
Talbarderie, o il louait la villa Le Barrage.
- Madame Henri Japy de Beaufort. Ne Cornefert, elle tait lpouse de lindustriel
Henri Japy (1848-1935). Dirigeant la clbre entreprise familiale horlogre franccomtoise, ce fervent rpublicain, en conflit avec sa famille, avait d abandonner son
poste la suite des grves ouvrires de 1899. Maire de Badevel de 1881 1900, il
avait instaur un systme de pensions de retraite pour le personnel de son entreprise.
Pour autant, cela nempchait pas son pouse de sadjoindre la particule de
Beaucourt sur ses cartes de visite.
- Francis Laur65, qui avait t, dans sa jeunesse, le protg de George Sand, fut dput
rpublicain progressiste, puis boulangiste de 1885 1893. Journaliste, il avait
collabor La France. Il stait illustr en agressant, la tribune de lAssemble
Nationale, le ministre de lIntrieur Ernest Constans en janvier 1892. Mais aprs 1893,
cet ingnieur des Mines de formation quitta la politique pour se consacrer
essentiellement aux questions touchant les problmes miniers. A lpoque o Mathilde
Nous avons retrouv dans les archives du chteau des Ravatys un portrait photographique apparemment
ddicac par Joseph Coen Mathilde Courbe portant la mention : avec mon affectueux dvouement.
64
N Ajaccio le 1er dcembre 1865 ; mort Montigny-sur-Loing le 30 dcembre 1946.
65
N Nevers le 5 septembre 1844 ; mort Paris le 26 mai 1934.
63

19
Courbe le frquentait, il tait administrateur-dlgu de la Socit des Publications
Scientifiques et Industrielles et des Imprimeries Techniques Francis Laur runies.
- Madame de Quincieux, ne Pauline Victorine Berthe Beuret66, fille dun inspecteur
gnral des poudres et salptres et pouse dun hobereau du Beaujolais nomm Jean
Filius Chevalli Lombard de Quincieux.
- M. et Mme Maurice Thouvenin, de Besanon. Maurice Thouvenin tait docteur en
pharmacie et professeur l'cole de mdecine. N Nancy en 1857, il tait le fils d
Joseph Edouard Thouvenin67, professeur au lyce de Nancy, que sa sur, Marie-Paule
Courbe connaissait suffisamment pour lui avoir ddi la nouvelle intitule Le
Bonhomme Lucco dans son recueil Noir sur Blanc : Rcits Lorrains quelle avait sign
du pseudonyme de Gyz-El en 188768. Cela prouve la permanence des liens entre ces
deux familles dans le temps.
- Le peintre Emile Friant qui habitait alors Paris, 11, boulevard de Clichy, et sa mre
Marie Catherine Torlotin (1838-1907) dont ladresse tait 15, quai Ligier-Richier,
Nancy.
Bien quelle se rendt rgulirement dans son htel particulier de lavenue Hoche, Mathilde
Courbe ne dlaissait pas le domaine viticole des Ravatys quelle confia des rgisseurs
successifs. Ses vins obtinrent mme une mdaille de bronze au concours agricole de
l'exposition universelle de 1900. Gilbert Garrier nous dit que la nice et la tante sjournaient
galement dans un immeuble leur appartenant situ au n7, place Bellecour, Lyon et que
Mathilde avait lhabitude daller en cure Vichy. Prenant la suite de sa tante qui avait
particip financirement la construction dune cole communale Saint-Lager en 1883, elle
dota une fondation lhpital de Belleville en 1898 pour les malades pauvres de Saint-Lager.
Mais l o le dvouement de Mathilde Courbe fut particulirement remarquable, ce fut dans
son implication durant la Premire Guerre mondiale. En effet, cette femme de 67 ans
prsidente de la Croix-Rouge du Beaujolais, amnagea dans lorangerie du chteau des
Ravatys un hpital militaire auxiliaire, dit n41, dont la capacit tait de 43 lits, logeant le
personnel soignant au chteau. Prs de 400 patients - blesss de guerre, puis malades - y
furent soigns ses frais entre le 6 septembre 1914 et le 5 fvrier 1919, date de sa fermeture 69.
Pour tout cela, elle reut en 1919 la mdaille dargent de la Reconnaissance Franaise et la
Croix de Guerre. Notons au passage quelle avait accueilli brivement la fin du mois daot
1914 le gnral Grald Pau, le frre de Marie-Edme Pau. Elle avait apparemment gard des
liens damiti avec la famille Pau et lillustre gnral manchot, venant dtre relev du
commandement de larme dAlsace par Joffre, attendait alors une mutation dans le corps
diplomatique. Mathilde Courbe mourut le 12 mai 1937, dans son htel particulier parisien,
laube de ses 90 ans. Sans descendants, elle lgua les 30 hectares de sa proprit des Ravatys,
ses rsidences parisienne et lyonnaise lInstitut Pasteur, encore, de nos jours, propritaireexploitant du domaine des Ravatys, qui, confessons-le, produit un cru dune qualit
remarquable. Dans son testament, elle noublia pas la commune de Saint-Lager quelle dota
dun institut viticole ainsi que Nancy, sa ville natale. A cette dernire, elle fit don du prie-dieu
de Stanislas Leczinsky et dune somme de 120 000 francs dont les revenus devaient servir
lentretien des tombes de sa famille et la cration dune bourse au profit dune lve de
lcole des Beaux-Arts de Nancy70.
Ne Paris le 5 novembre 1833, morte Sainte-Foy-ls-Lyon le 5 aot 1918.
N Toul le 22 mars 1827, il avait pous Madeleine Lonie Noirot Nancy en 1856.
68
Notons, en outre, que Pillard dArka avait dsign sous le nom de Georgette lpouse du professeur Joseph
Edouard Thouvenin dans sa pice introductrice intitule A Madame ouvrant le recueil Les Fleurs du Dom***.
Cf. le chapitre De Parent-Desbarres Pillard dArka.
69
Cf. Croix Rouge Franaise : Rapport sur le fonctionnement du comit de Villefranche, 1920, pp.16-17.
70
Cf. J. Schil, op.cit., p.81.
66
67

20

Photographie de Mathilde Courbe au chteau des Ravatys (Archives du chteau des Ravatys).
Reproduction sous droits.

21

Le chteau des Ravatys lpoque de Mathilde Courbe

Le gnral Pau au chteau des Ravatys

(Archives du chteau des Ravatys). Reproduction sous droits.

Nous ne quitterons pas ce chapitre avant davoir voqu lamiti passionne de Marie-Paule
Courbe avec Marie-Edme Pau. Dans son Journal, cette dernire a voqu maintes reprises
celle quelle nommait Mary. Grce lincontournable travail de Nicole Cadne 71, nous
avons pu avoir accs cette amiti amoureuse qui lia les deux jeunes femmes partir du
printemps 1866. Fille dun capitaine protestant dorigine hraultaise, de vingt ans plus g que
sa mre, issue elle aussi dune famille de militaires de Nancy, mais catholique et lgitimiste,
Marie-Edme Pau vit le jour Lyon, quartier de La Guillotire, le 16 novembre 1845. Son
frre, Grald, le futur gnral Pau, naquit trois ans plus tard, Montlimar, o la nouvelle
affectation du pre avait conduit la famille. Ce frre fut lune des souveraines passions de sa
courte existence. Tandis que celui-ci fut duqu au Prytane de La Flche, celle-ci demeura
auprs sa mre, Emma Alleaume, qui eut une influence considrable sur son existence.
Dabord lve de Louis Leborne lcole municipale de dessin de Nancy au dbut des annes
1860, elle suivit des cours latelier fminin de Lon Cogniet (1794-1880) en 1865. Dans les
annes 1860, ses dessins furent remarqus aux Salons des Amis des Arts de Nancy et de
Metz. Comme illustratrice, elle travailla brivement pour le Magasin dducation - avant
dtre schement congdi par Hetzel-, ainsi que pour des diteurs catholiques. Le Journal de
Nicole Cadne, Mon nigme ternel, Presses Universitaires de Provence, 2012. Cest de cet ouvrage que
nous tirons lessentiel de notre savoir et de notre prsent propos.
71

22
Marguerite de Victorine Monniot quelle illustra recueillit un succs considrable. Mre et
fille connurent une complicit dautant plus forte que le pre les laissa seules trs tt, aprs
son dcs survenu en 1856, Nancy, o la famille vivait alors au n 92, rue Stanislas. Sans
fortune, Marie-Edme Pau subsistait en donnant des cours de dessin aux jeunes gens de la
bonne socit nancienne ; Roger Marx fut de ceux-ci. La rencontre entre les deux jeunes
filles se produisit sous la forme dun coup de foudre, tandis que Marie-Edme se rendait chez
Elise Voart, voisine de Marie-Paule. Elle lavait aperue sa fentre :
Jaimais tant voir son beau visage travers les vitres et demi voil par le rideau quelle soulevait
instinctivement sur mon passage !... 72
Le portrait de Marie-Paule Courbe qui se dessine, page aprs page, dans le Journal de MarieEdme nous est trs prcieux. Ainsi, apprend-t-on quelle avait les yeux bleus, une chevelure
de jais et tait dune beaut sculpturale. Cependant, la diariste dplorait le manque
dducation de son amie sur le plan des principes. Elle dsirait ardemment rapprocher de la
foi chrtienne celle qui venait dun milieu dartisans aiss, apparemment peu tourns vers la
religion. Du reste, elle laissa ses impressions sur cette famille dans son Journal :
Mme Courbe aussi jeune que mre et bonne comme elle pour ses enfants, son mari qui parat tant jouir
quand il voit sa fille Mary heureuse, enfin Mathilde cette gracieuse sur de mon amie qui lui ressemble si peu et
reprsente llment de calme et denjouement dans cet intrieur que la riche nature de sa sur assombrirait
peut-tre plus souvent quelle ne lembellirait car elle y est isole 73

Durant lt 1866, la Socit des Amis des arts de Nancy avait organis un Salon o MarieEdme Pau exposait deux dessins. A cette occasion, les deux amies taient tombs sur la
clbrit locale, le peintre Charles Sellier74 qui avait fait, ce jour-l, une cour appuye
Marie-Edme ; ce qui avait eu pour effet de dclencher une crise de jalousie de la part de
Mary. Cest cette priode que fut prise la photographie reprsentant les deux jeunes femmes
enlaces reproduite dans le livre de Pierre Borel, Maupassant et lAndrogyne.

Nicole Cadne, op.cit., p.233.

Nicole Cadne, op.cit., p.133.
74
Charles Sellier, n Nancy le 23 dcembre 1830 ; dcd Nancy le 23 novembre 1882. Peintre franais.
Ancien lve de Louis Leborne (1796 -1865) l'cole des beaux-arts de Nancy, puis, Paris, lve de Lon
Cogniet et de l'cole des Beaux-Arts. Premier Prix de Rome en 1857 avec La rsurrection de Lazare, une sorte
dexercice de caravagisme pass linfrarouge lors dun contrle douanier. Totalement improbable aujourdhui.
Fort de ce succs, il devait se pavaner dimportance parmi ces demoiselles ; ce qui dut fortement dplaire
Marie-Paule Courbe. Une statue de Charles Sellier se trouve au parc de la Ppinire, Nancy. Marie-Edme
avait fait sa connaissance deux ans auparavant, grce Louis Leborne. Prcisons quil avait sjourn cinq annes
la villa Mdicis en mme temps quHenner.
72

73

23

Marie-Paule Courbe ( gauche) et Marie-Edme (in Pierre Borel, Maupassant et lAndrogyne, n.p.)

Pour le Salon de Metz de 1867, Marie-Paule Courbe avait ralis le mdaillon en pltre de
Marie-Edme, mais celui-ci ny fut pas expos. Elle loffrit son amie qui le garda
prcieusement par-devers elle. Aprs sa mort, sa mre fit don de luvre au Muse lorrain en
1888. On en trouve trace dans le catalogue de 1895, et depuis il semble que ce mdaillon se
soit vanoui dans la nature. A partir de janvier 1867, Marie-Edme se rendit rgulirement,
au rythme de deux fois par semaine, chez son amie, au n2, rue Montesquieu, dans latelier
dartiste situ au rez-de-chausse, occup par le sculpteur Kremer.
Si Marie-Edme affichait des ides rpublicaines, elle nen tait pas moins une fervente
catholique ne manquant aucun prix la messe de 6 heures 30 chaque matin la cathdrale de
Nancy, nous dit Nicole Cadne. Elle essaya vainement de convertir Marie-Paule Courbe qui
semblait tre proche des ides dfendues par Henri Carle, puisquen juin 1868, cette dernire
envoyait par la poste son amie un numro de La Libre conscience qui morignait
copieusement la Sainte Eglise Apostolique et Romaine. Cela eut pour effet de plonger MarieEdme dans la plus complte affliction. Il nest pas superflu de jeter un clairage sur cet Henri
Carle et son mouvement, lAlliance religieuse universelle, qui surent convaincre alors MariePaule Courbe. Ce regroupement, fond en 1854, avait repris de la vigueur la suite de la
publication de lencyclique de Pie IX, dite Quanta cura, du 8 dcembre 1864, prolonge par
l e Syllabus, qui ntait, ni plus ni moins, quune attaque en rgle contre la dmocratie, en
gnral, et contre la franc-maonnerie, en particulier. Voil ce quen disait le journal mensuel
de LAlliance religieuse universelle dans son premier numro :
Lencyclique mane tout rcemment de Rome, audacieux dfi jet lesprit moderne et la socit laque,
est une vritable mise en demeure ladresse de tous les amis de la vraie civilisation. Les conqutes morales si
chrement obtenues par nos pres : linviolabilit de la conscience, la libert des croyances, le droit de libre
examen inhrent toute personne humaine sont contests ; il y a un devoir imprieux de repousser lattaque, de
djouer cette triste leve de boucliers comme elle doit ltre 75

En octobre 1866, La Libre conscience, revue philosophique, scientifique et littraire puis

organe de la rnovation philosophique et religieuse, revue hebdomadaire, prit la suite de
LAlliance religieuse universelle. Henri Carle (1822-1881) tait un professeur de lettres, ami
des socialistes utopistes Pierre Leroux et Etienne Cabet. Son mouvement reut lappui de
Jules Michelet, Henri Martin ou encore Edgar Quinet et La Libre Conscience sassurait la
75

LAlliance religieuse universelle, n1, 15 avril 1865, n.p.

24
collaboration de prestigieuses signatures, comme celles dHenri Martin, Eugne Despois,
Jules Levallois et mme Victor Hugo. Ctait donc vers ces hommes quallaient les
sympathies de Marie-Paule Courbe. Certes, ce ntait pas l des rvolutionnaires exalts,
mais, tout de mme, sagissait-il de rpublicains convaincus. Du reste, celle-ci semble avoir
volontiers frquent, dans sa vie, ce milieu de rpublicains modrs, comme nous le verrons
ultrieurement avec la famille Deschanel. Si Marie-Edme dsesprait de ramener son amie
dans le giron de la Sainte Eglise, elle partageait avec elle une passion pour la cause de
lindpendance polonaise. Elle y avait t sensibilise par la frquentation dun jeune rfugi
polonais, nomm C. Rozycki, employ au studio de photographie de son amie Cline
Chatelain, situ Nancy, 20 rue des Dominicains. Aussi, avait-elle projet de rejoindre MariePaule Courbe Paris pour assister, le 15 juillet 1867, au procs dAntoine Brzowski 76, le
patriote polonais qui avait tent dassassiner le tsar Alexandre II au Bois de Boulogne. Son
renoncement de dernire minute avait dailleurs provoqu le mcontentement de sa
compatriote77. Mais Marie-Edme finit par se rendre la capitale cet t 1867, durant lequel
elles visitrent, entre autres, lExposition Universelle, le Louvre, le muse du Luxembourg, la
basilique de Saint-Denis et elles assistrent mme une reprsentation dHernani, au ThtreFranais le 16 aot. A cette occasion, Nicole Cadne nous rend compte de rflexions de
Marie-Edme qui en disent long sur les rapports physiques entre les deux jeunes Nanciennes.
Elle se rendait compte du couple lpoque htroclite - quelle formait avec son amie et
croyait voir leffet quil produisait autour delles.
Etions-nous donc si extraordinaires de costume ? Etions-nous assez belles ou laides pour motiver tant
dtonnement ? Certes, nous tions tranges par notre harmonie mme et puisque je mtonnai moi-mme je
pouvais bien permettre aux passants de retourner la tte 78

L e Journal de Marie-Edme est parsem de passages dcrivant la beaut de Marie-Paule

Courbe. Elle admirait galement son ct masculin , comme dans cet extrait o elle sextasiait
sur sa puissance physique loccasion dune balade en barque sur le lac dEnghien durant ce
mme t 1867.
Mary voulu faire une promenade sur le lac et pendant une heure elle nous conduisit force de rames sur le
paisible miroir tout rougi par le soleil couchant La force de Mary faisait la stupfaction des autres
promeneurs ; elle, sans sinquiter des lunettes braques sur elle, ramait avec une vigueur et une rapidit
fivreuse, elle tait magnifique ainsi, dans son sourire il y avait une tendresse un peu orgueilleuse peuttre 79

Si Marie-Edme Pau choua dans son dsir de rapprocher Marie-Paule Courbe de la Sainte
Eglise, nul doute quelle parvnt lui transmettre sa passion johannique. Depuis fvrier 1867,
elle avait entrepris un ouvrage illustr sur son hrone. Elle avait mme fait le voyage jusqu
Orlans pour prendre lavis de lvque de cette ville, lineffable Dupanloup qui ne trouva pas
mieux que de la dcourager totalement. Finalement, son ouvrage, Histoire de notre petite
soeur Jeanne d'Arc ddie aux enfants de la Lorraine, ne fut publi qu titre posthume en
1873, chez Hussson-Lemoine80 Nancy, puis repris, lanne suivante, chez Plon81, avec une
Antoine Brzowski, n le 9 mai 1847 Kolrzysry, dans la province de Volhynie. Rfugi polonais exerant
en France la profession dajusteur-mcanicien, il avait voulu tirer sur le tsar le 6 juin 1867 mais sa balle fut
dvie par un cheval. Dfendu par Emmanuel Arago, il obtint les circonstances attnuantes et fut condamn aux
travaux forcs perptuit. Il fut amnisti en 1906 et termina sa vie en Nouvelle-Caldonie.
77
Cf. Nicole Cadne, op.cit., p.171.
78
Op.cit., p.182.
79
Idem, p.184.
80
Libraire-diteur, situ 6, rue dAmerval.
81
84 p.
76

25
prface de lhispanisant Antoine de La Tour. Mais ldition nancienne nous est plus
prcieuse puisquelle souvrait sur une prface signe Marie-Paule C., date du 1 er avril 1871.
Celle qui ne serait plus jamais Mary avait crit ce texte aprs avoir assist aux obsques de
son amie, dcde le 7 mars 1871, Nancy, chez elle, 7, rue de la Ppinire 82. A titre
documentaire - car ces deux pages sont assez rares, puisque cette dition ne se rencontre qu
la Bibliothque municipale de Nancy83 -, nous reproduisons ci-dessous, et in extenso, les tout
premiers crits de Marie-Paule Courbe. Outre le fait quils ont la vertu de nous instruire sur
les sentiments quprouvait Mary lgard de Marie-Edme et quils dvoilent un talent de
plume prometteur ; rdigs juste aprs la dfaite, ils tmoignent du traumatisme que celle-ci
engendrait dj dans lesprit de Marie-Paule Courbe, comme, dailleurs, dans celui de la
plupart de ses contemporains.
Aux enfants de la Lorraine
Vous lavez attendu impatiemment peut-tre la fin de cette Histoire de votre Petite Sur de Lorraine ?...84
Hlas ! cest que la chre main qui la traait pour vous, avec tant de sollicitude et damour, sest glace tout-coup sur la dernire page du livre.. Cest quelle nest plus, celle qui vous charmait par ces rcits touchants, ces
belles images qui parfois vous faisaient rver. Elle nest plus Emporte, disparue au sein de louragan terrible
qui est venu fondre sur notre pauvre pays Et quand la tourmente fut apaise, lorsque nous rapprochant les uns
des autres, nous avons voulu nous compter elle ny tait plus Du moins, elle vous laisse quelque chose
delle-mme ; elle vous transmet un prcieux hritage et cest le meilleur de son me quelle vous donne dans
cette oeuvre de ces (sic) vingt ans.
Ici-bas, elle naima que deux choses : Dieu et son pays ; et ce double amour, elle voulut le faire rayonner sur
vous ; elle vous montra comment on aime sa patrie, votre ge ; comment grandissent les hros ; comment se
prparent les dlivrances, et elle tira de lombre la touchante enfance de Jeanne, que personne ne connaissait.
Oh ! recevez-le pieusement ce don quelle semble avoir voulu vous lguer ! Recevez-le comme une chose
sainte, car cest notre salut tous si vous portez dans vos jeunes curs la foi en lavenir de notre pays
malheureux.
Et maintenant quun dernier adieu nous runisse autour de cette mmoire aime ; laissez-moi redire en votre
nom ces paroles, que mon cur me dicta quand jarrivai, il y a six mois, devant cette tombe prte se fermer :
A MARIE-EDME
ADIEU
Encore une fleur sur cette tombe entrouverte Encore un souvenir ce cercueil peine ferm
Voil quun mois pourtant sera bientt pass !... Mais on parlera longtemps dElle
Tout le monde la connue ; on lentourait dune attention discrte et attendrie, cette belle jeune fille dont
lexistence pure et calme scoulait en faisant le bien. On la regardait vivre et je ne sais quelle sympathie
mue ouvrait les mes, quand MARIE-EDME venait passer. Tous les curs venaient elle, naturellement,
dinstinct, comme les plantes vont vers le soleil, les oiseaux vers le ciel bleu, lme humaine vers toute
manifestation de lidale Beaut.
Ctait une de ces cratures de race vraiment suprieure qui, de loin en loin, nous apparaissent et ne repartent
quen laissant derrire elles comme une trane de lumire. Vestiges dun monde meilleur dont nous portons en
nous linaltrable soif.
Jamais plus riche nature navait t plus exceptionnellement doue. Mais ce fut la volont, sappuyant sur la
pense chrtienne, qu fit luvre tonnante que nous avons tous vue. Ce fut la rare union dune grande force de
caractre et dune exquise sensibilit qui lui donna ce charme tout-puissant dont nul na pu se dfendre.
Elle tait arrive cette heure dirradiation, moment bni ! o ltre en possession de lui-mme, vit largement
dune vie plus complte, plus intense, plus haute. Sa grande me, son cur hroque, sa vaste intelligence
embrassait tout elle se htait de vivre ; elle prodiguait ces richesses dont la source allait bientt tarir :
La fleur panouie qui pressent la tempte, donne au vent ses parfums et sapprte mourir..,
Aujourdhui rue Gustave Simon. Limmeuble fait presque langle avec la rue dAmerval.
BMN, Rs 4481, exemplaire donn par Charles Chatelain, architecte, ami de Marie-Edme qui habitait le
mme immeuble quelle, 7, rue de la Ppinire. Texte transmis par Nicole Cadne.
84
Dans le Journal de la Meurthe et des Vosges du 17 juin 1868, Marie-Edme avait publi un texte qui
sintitulait Histoire de notre petite sur. Aux enfants de la Lorraine.
82
83

26
Elle mourut Oui, elle mourut comme elle lavait dsir, dans la fleur de sa jeunesse et de sa beaut. La mort
neut pas de peine faire son uvre : ses organes affaiblis ne pouvaient plus retenir son me dbordante Ds
quelle sentendit appeler, elle partit
O vous tous qui lavez connue ! Vous, ses lves ; vous, ses amies ! vous garderez longtemps, nest-ce pas, ce
chaste et lumineux souvenir ? Longtemps encore au dtour dune rue, vous croirez voir cette forme svelte,
souple, lgante, qui vous ravissait Votre cur battra bien fort Vous attendrez ce charmant sourire, cette
main toujours tendue, ces douces paroles qui sortaient du cur Et les pauvres croiront renatre lesprance ;
car elle tait lange des pauvres. Vous attendrez vainement : elle ne viendra plus Souvenez-vous bien !... On
pourra lui ressembler, mais ce ne sera jamais elle
Ne cherchez pas de quoi elle est morte ; je vais vous le dire : cest de lhumiliation de la France.. La douleur
laurait laisse vivre, mais la honte la tue. Sedan ! Strasbourg ! Metz ! Paris ! Qui dira quel retentissement
douloureux ces mots ont eu dans son cur ? Chacun de nos dsastres lui arrachait des lambeaux de vie Paris,
cur de la France, Parais venait de courber sa vaillante tte et de vendre son honneur pour avoir du pain !...
Ctait trop.. la frle tige avait support bien des orages Ce dernier coup la brisa Et, comme un beau lys,
elle se pencha pour mourir
Ce fut le 7 mars. Ce jour-l, vers trois heures aprs midi, de petits oiseaux vinrent se poser tout prs de sa
fentre, et, pour la premire fois de lanne, se mirent chanter joyeusement. Elle, les yeux ferms, sa belle tte
incline vers lpaule, elle coutait Elle coutait ces frles petites cratures qui, dans leur lyrisme clatant,
clbraient les joies de la vie, le retour du printemps, lesprance des beaux jours Elle coutait et elle
souriait Dj son me, travers une aube blanchissante, dcouvrait les splendeurs du monde nouveau dans
lequel elle allait entrer.
Trois heures plus tard, mue par un suprme effort, vaillante et debout, avec un cri de tendresse, elle mourait
dans les bras de sa mre
Silence Paix ! Elle dort Adieu, cher ange ! Puisque nos larmes nont pu te retenir, va va o lon
tappelle Nous taimions bien, pourtant ! et tu faisais notre joie et notre orgueil Mais toi, tu voulais ta
patrie, ta vraie patrie, glorieuse, immuable, ternelle. Va donc Que nos regrets, que nos pleurs que notre vie
brise ne te psent pas Ta chre prsence !... ctait trop Ton souvenir suffira. Va Sois heureuse
Adieu !!!...
MARIE-PAULE C
Nancy, 1er avril 1871

Marie-Paule Courbe conserva jusqu son dernier souffle les lettres que Marie-Edme Pau lui
avait envoyes. Elles furent vendues en vrac par Pillard dArka Pierre Borel qui en publia
de larges extraits dans son Maupassant et lAndrogyne85, sans comprendre le moindre mot de
lhistoire quil tait en train de ficeler. Ces lettres circulent depuis quelque temps sous le
manteau, manant probablement de la mme provenance que les photographies dnudes de
Marie-Paule Courbe86. Aprs la mort de Marie-Edme, la jeune sculptrice ne revint que
rarement Nancy. Les annes 1870 la virent frquenter assidment les ateliers des sculpteurs
et des peintres parisiens. Dans le chapitre suivant, nous tenterons de faire le tri dans les
informations souvent fantaisistes - recueillies dans le livre de Pierre Borel et les documents
dpoque, plus fiables, mais, hlas, fort peu bavards.

Op. cit., pp.23-31. Grce lobligeance de Jean-Jacques Lefrre qui nous en a communiqu une photocopie,
nous sommes en mesure daffirmer que ces lettres taient bien de la main de Marie-Edme.
86
Cf. infra.
85

27

CHAPITRE 2 Sur la toile et sous lbauchoir

Jean-Jacques Henner

Le Bara du muse du Petit Palais

(tir de Les Peintres illustres- Henner. Pierre Lafitte et Cie diteurs, p.48)

Le Bara du muse des Beaux-Arts dOrlans

(photo G.P.)

A la page 37 de Maupassant et lAndrogyne, Borel affirme que Marie-Paule Courbe

avait servi de modle Henner pour son tableau Barra (sic) expos au salon de 188287. Il se
trouve actuellement au Muse du Petit Palais. Il est probable quelle ait pu entrer en contact,
dune manire ou dune autre, avec cet Alsacien dorigine. Sinon, comment comprendre
autrement, ce coup de griffe au dtour de La Vierge-Rclame, o elle dclarait quil tait
Pour cette uvre, avec 48 voix, Henner se classa troisime, derrire Puvis de Chavannes, 215 voix (avec
Doux Pays ) pour lobtention de la mdaille dhonneur du Salon. Loin devant Manet qui ne rallia que quatre
suffrages pour son Bar aux Folies-Bergre !
87

28
improbable quHenner pt un jour composer un tableau88 ? Nous savons quil y eut un second
Bara, ralis dans la foule du premier, dont lartiste se montrait insatisfait. Il fut expos en
1883, Paris Exposition Nationale. Il se trouve prsent au Muse des Beaux-Arts
dOrlans. Interrog par nous en 1988, feu Georges Cheyssial, alors conservateur du Muse
Henner, nous crivit que les archives du muse ne conservait aucune trace dune quelconque
femme ayant pos pour le Bara, mais quau contraire, daprs les agendas de 1881 et de 1882
dHenner et les Entretiens de Durand-Grville89 , ce furent deux jeunes Italiens qui servirent
de modles au matre. Il nen demeure pas moins que ce tableau alimenta la controverse en
son temps. Beaucoup dobservateurs y virent le corps dune femmeCertains voqurent
mme un tambour droite du tableau ! Sil nous est impossible, de nos jours, de distinguer la
silhouette de linstrument, il est clair quHenner a peint ici un corps dhermaphrodite, voire
mme celui dune toute jeune femme. Sur ce corps allong, qui ne semble pas mort aucune
trace de blessure visible mais comme assouvi aprs ltreinte, il a reprsent un visage de
femme et, videmment, un sexe de femme. Dailleurs, il nest pas inutile de rapprocher ce
Bara de celui expos lanne suivante par Jean-Joseph Weerts. Cela na rien voir. Ce dernier
tait totalement dans le sujet, tandis quHenner nous parlait dautre chose. Pourquoi,
dailleurs, avoir prsent un Bara entirement nu ? Ce corps, au sexe incertain, lui avait
videmment t inspir par celui que David avait peint en 1794. Demeur inachev, il avait
t donn par Horace Vernet, son propritaire, au Muse Calvet dAvignon en 1846. Y voiton le corps dun adolescent ou bien plutt celui dune adolescente ? Dernier dtail troublant,
dans la composition des deux versions du Bara dHenner, un lment diverge et il saute aux
yeux : la position de la baonnette tenue dans la main droite de lenfant. Dans la premire
version, larme est tourne vers le corps, dans lautre, elle est tourne vers lextrieur.
Pourquoi ? Seul les meilleurs limiers de Scotland Yards pourraient nous aider dcrypter
cette autre scne de crime.

Jacques-Louis David, Bara, Muse Calvet, Avignon

Il nest donc pas tonnant que cette uvre ait pu nourrir les phantasmes les plus divers, encore
longtemps aprs sa cration. Pierre Borel, lors dune visite au Petit Palais, avait peut-tre t
touch par lambigut de ce tableau, au point de lintgrer son rcit. Si Marie- Paule Courbe
a pu approcher Henner, il est probable que cela ft par le biais de latelier de femmes que le
matre dirigea avec son compre Carolus-Duran, 17, quai Voltaire, de 1876 1888. Les
femmes, alors exclues de lenseignement de lcole des Beaux-arts, pouvaient bnficier dun
enseignement de qualit dans plusieurs ateliers de la capitale : ainsi depuis 1860, Charles
Chaplin avait ouvert le sien aux demoiselles au N 23, rue de Lisbonne. Louise Abbma y fut
assidue. A partir de 1864, Rodolphe Julian cra un atelier dabord mixte, puis un autre
spcialement rserv aux femmes, deux ans plus tard, passage des Panoramas. Les cours
taient dirigs par les peintres Jules Lefebvre, Tony Robert-Fleury, ou encore William
Op.cit., p.19.
Entretiens de Jean- Jacques Henner. Notes prises par Emile Durand-Grville, daprs ses conversations avec
Jean- Jacques Henner (1878-1888), A. Lemerre, 1925.
88
89

29
Bouguereau90. Marie Bashkirtseff qui collabora La Citoyenne dHubertine Auclert, en fut
llve la plus clbre. Ajoutons, que cette mme anne 1876, Flix Barrias professeur,
entre autres, dEdgar Degas et dHenri Pille -, lui aussi, fondait un atelier de femmes. Situ
dabord rue Cadet, celui-ci fut transfr, partir de 1883, 77, rue de Clichy, dans lancien
atelier de Manet. Lenseignement pour ces dames y fut alors confi Mme Barrias jusquen
1889, date laquelle latelier ferma ses portes. Mais, comme nous le prcise Jean Le Fustec,
tous ces ateliers nenseignaient pas lacadmie : Leurs lves ntudiaient que la tte et la
pose sous le costume. 91
Cest pourquoi, plusieurs femmes sollicitrent Edouard Krug, afin daccder un
enseignement plus complet. Ce dernier ouvrit donc un cours, partir de 1876, 11, boulevard
de Clichy, o vinrent professer, Charles-Louis Mller, les frres Feyen-Perrin et Jean-Jacques
Henner, pour ne citer que les plus connus. Cet atelier fonctionnait encore en 1892.
En 1885, Mario Carl-Rosa fonda lacadmie des Champs-Elyses, dans de vastes locaux,
situs 12, cit du Retiro. Une salle tait rserve aux femmes. Parmi les professeurs, on
pouvait relever la prsence de Jean-Paul Laurens pour la peinture et celle dAuguste
Bartholdi, pour la sculpture. Enfin, citons lacadmie Calarossi, tablie, en 1879, 10 rue de la
Grande-Chaumire, par le sculpteur italien Filippo Calarossi, o lon enseignait galement
lanatomie et la perspective. Parmi les professeurs, on trouvait Jean-Antoine Injalbert et
Alexandre Falguire et parmi les lves Camille Claudel. En consquence, latelier ouvert par
Carolus-Duran et Henner ntait pas une exception dans ce Paris des annes 1880.
Nanmoins, lenseignement quon y dispensait tait tout de mme trs limit. Si lon en croit
larticle de Jean Le Fustec, Louise Abbma - gratigne galement par Marie-Paule Courbe
dans le deuxime chapitre de La Vierge-Rclame, sous le nom de Mme Abelama - fut
lorigine de la cration de cet atelier. Grce aux livrets de diffrents salons, nous avons pu
dduire la prsence de quelques artistes dans latelier de femmes de Carolus-Duran et Henner
durant cette priode : outre Julie Marest, la seconde vedette des lieux aprs Louise Abbma,
citons Jeanne Buffet, Jeanne Choppard-Mazeau, Anas Beauvais, Mona Binet, Marguerite
Bataille, Aline Boulian, Bertha Newcombe, Marie-Louise Ravenez, Lucie Vincent, Ida
Deurbergue, Ccile Gaudez, Nomie Guillaume, Jeanne Lefranois, la future actrice anglaise
Gertrude Kingston, Marie-Louise Boitelet, pour celles que nous avons pu identifier.
Certes, on ne peut pas prouver que Marie-Paule Courbe ait frquent latelier dHenner mais
les allusions, aussi vagues soient-elles, nous laissent penser que des rapports ont
probablement exist entre elle et Henner, et, sans doute, Louise Abbma, qui, elle aussi, avait
adopt le costume masculin dans les annes 188092 . Peut-tre avait-elle pu faire sa
connaissance par lentremise du peintre Charles Sellier, rencontr Nancy, qui connaissait
Henner depuis leur sjour commun la villa Mdicis93. Borel, comme son habitude, ne nous
aura certainement pas livr en pture un nom celui dHenner au hasard, mais il est
impossible pour nous de confirmer lhypothse dune Marie-Paule Courbe ayant servi de
modle pour ce fameux Bara.

Rappelons galement que Lon Cogniet avait ouvert un atelier fminin, impasse Sainte-Opportune, puisque
Marie-Edme Pau en avait suivi les cours en 1865.
91
Le Magasin pittoresque 1892, p.135.
92
Sur Louise Abbma, surnomme par ses amis le Fils du Rajah, on consultera avec profit larticle de Camille
Delaville dans Le Constitutionnel des 11 et 12 avril 1887.
90

93

Cf. le chapitre Une jeunesse nancienne.

30

Louise Abbma en 1881.

Benque et Cie, Cames Artistiques, Goupil, photoglyptie

Anatole Henri de Beaulieu

Aprs Henner, Borel cite un autre peintre pour lequel Marie-Paule Courbe aurait pos : Henri
de Beaulieu. Cest elle qui aurait prt ses traits au tableau intitul La Dame de Trfle.
Et l, Borel est dj plus convaincant. En ralit le titre exact tait Argine. Cette uvre, une
huile sur toile de 215,9 x 108,6 cm, est, entre autres, passe en vente publique New York,
chez Sotheby, le 16 fvrier 199594. Elle fut expose au Salon de 1882, donc en mme temps
que le Bara dHenner. Voici ce quen pensait alors Louis Enault, le critique de Paris-Salon :
Lensemble du personnage, sa toilette de Bohmienne, le petit masque qui couvre le haut de son visage, ne
laissant passer que la flamme de ses yeux ; ces accessoires tranges, le rchaud do le feu jaillit en langues
ardentes et contournes ; le sphinx, arm dun glaive dans sa dextre, qui propose ses nigmes aux Oedipes du
tapis vert, tout cela impressionne le spectateur naf, qui veut revoir ce type singulier, allong comme une figure
du Primatice, mais avec un modle ferm et des colorations vigoureuses. 95

Il est indniable quon peut trouver une ressemblance entre le bas de ce visage et celui de
Marie-Paule Courbe, notamment si lon sen rfre la photo de Marie-Paule Courbe qui se
trouve au ct de Marie-Edme Pau et qui est reproduite par Pierre Borel dans Maupassant et
lAndrogyne, entre les pages 48 et 49. On peut comparer galement cette Argine au portrait
ralis par Henri Louyot. La certitude est loin dtre absolue, mais enfin, pour une fois, on
peut commencer envisager douvrir un dbut de crdit ce filou de Pierre Borel ; mme si
Mlanie Hawthorne, elle, reste prudente quant lidentification de La Dame de Trfle
Marie- Paule Courbe:
It is hard to say with any certainty whether the figure resembles dEstoc, since the face is
masked and we can see only her mouth and the tip of her nose....96
De son vrai patronyme, Joseph Thodore Anatole Gauch de Beaulieu - dit Anatole, puis
Henri de Beaulieu -, tait n Paris en 1819. Issu dun milieu trs ais lun de ses grandspres avait t prsident de la Cour dassises de la Seine il alla tudier la peinture auprs
dEugne Delacroix. En 1844, il exposa pour la premire fois au Salon de Paris et, en 1868, il
y fut mdaill pour une toile intitule LOeuf dAutruche. Les thmes quil choisit pour ses
toiles le classent, en gnral, tantt dans le courant romantique (cf. Le Duel, 1870, conserv
au Muse des Beaux-Arts de Bordeaux), tantt dans la longue cohorte des orientalistes fin de
sicle (cf. La Dlaisse, 1874).
Argine ne rentre pas dans cette classification : nous sommes dj dans lunivers quivoque de
la peinture symboliste. Nous pouvons la rapprocher dune autre toile intitule Allgorie que
nous reproduisons ici, car nous disposons dune copie en couleurs pour cette uvre ; ce qui
nest malheureusement pas le cas pour Argine. Par certains cts, ses toiles nous font penser
A la mort dHenri de Beaulieu, en 1884, elle avait vendue 500 francs.
Paris Salon 1882, n.p.
96
Mlanie Hawthorne, Finding the Woman who didnt exist The Curious Life of Gisle dEstoc, University of
Nebraska Press, 2013, p.114.
94
95

31
celles dun Gustave Moreau. Son atelier se trouvait 1, rue de Fleurus, dans le VIe
Arrondissement, o il dcda le 1er juin 1884 lge de 66 ans. Nomm, par protection, sousinspecteur des beaux-arts, ce peintre ne ddaignait pas de troquer le pinceau contre la plume.
Il avait fait partie dun petit cercle damis autour de Flaubert, qui comprenait le comte
dOsmoy, Louis Bouilhet et le sculpteur Auguste Prault. Il tait assidu aux dners des Ttes
de bois97, o il ne pouvait manquer de rencontrer des peintres et des littrateurs comme Guy
de Maupassant, Paul Sbillot, Rapin, Yveling Rambaud, Andr Lemoyne, Frdric Rgamey,
ou encore le comte dOsmoy. En 1880, cette joyeuse compagnie dcida mme de publier,
chez Lemerre, un recueil collectif de nouvelles et de pomes intitul "Nouvelles lEauforte", dans lequel on trouve cinq contributions signes Henry(sic) de Beaulieu. En 1883,
cette mme socit rcidiva en publiant, chez G. Charpentier, un second recueil intitul "Le
livre des ttes de bois", o, l encore, la plume de Beaulieu ne passait pas inaperue avec trois
contributions. Jules Claretie laissera un portrait fort bien cisel de cet artiste, dont nous
dtachons lextrait suivant:
Anatole de Beaulieu a souvent fait rire de lui les badauds du Salon. Se rappelle-t-on cette
femme nue, toute tortille, quil appelait la Couleuvre ? Et son tonnante tude de vieillard
agit du delirium tremens quil appelait, lan dernier, lAlcool ? Une chair ronge dans des
haillons sordidesCtait repoussant, dun dessin fantastique, dune peinture dhallucin,
mais ce ntait certes pas vulgaire 98
Mais pour en terminer avec lhypothse dune Marie-Paule Courbe ayant servi de modle
cette Argine, relisons la description que Borel faisait de ce tableau :
Pareille une Esmeralda luxurieuse, les cuisses nues, et, dissimulant peine, sous un
troit loup de velours noir son visage triangulaire de faune que soulignait encore le feu du
regard. 99
Cest exactement cela. Borel nous raconte ici le tableau que nous voyons. L, il ne ment pas.
Or, la toile fut vendue pour la premire fois en 1884, la mort de Beaulieu. Nous ignorons
quel fut son itinraire jusque de nos jours, o, nous lavons dit, il se trouve aux Etats-Unis.
Sans doute avait-il, comme nous, t mis en prsence dune reproduction fournie par Pillard
dArka.

Argine, par Henri de Beaulieu, in Paris Salon, 1882.

Fonds par Jean Dolent ces dners mensuels ont runi plus de trois cents membres entre 1874 et 1896.
Cf. Pierre Pinchon, Jean Dolent et son uvre (1835-1909). Ecrivain, critique dart et collectionneur,
thse de doctorat sous la direction dEric Darragon, Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne, 2007, vol.3, annexe
IV, p.108-140.
97

98
99

Le Temps du 6 juin 1884, p.3

Op.cit., p.37.

32

Allgorie, huile sur toile, 207,3 x 107,3 cm,

Vente de Sotheby's New York, le 1er mai 2001.

Jan Van Beers

Aux pages 38-39 de son Maupassant et lAndrogyne, Borel laisse entendre que Van Beers
aurait fait un portrait de Marie-Paule Courbe peine transpos. Il esquisse mme la
description de ce tableau, comme sil lavait sous les yeux, parlant de sa haute chevelure
dresse en forme de casque [dominant] le visage ple de voluptueuse o luisaient, inquitants
et magnifiques, des yeux couleur dopale.
Nous ignorons totalement si ce tableau eut une existence relle et, si tel fut le cas, o il se
trouve actuellement, mais nous ne voyons pas comment ici refuser crdit cette description
puisque si celle quil nous fournit de lArgine de Beaulieu est tout fait fidle, pourquoi en
serait-il autrement de celle de cette uvre de Van Beers. Encore quavec Pierre Borel, nous ne
sommes jamais labri dune lucubration
Jan Van Beers tait un peintre dorigine belge, n en 1852100. Etudiant lAcadmie des
Beaux-Arts dAnvers, il vint Paris en 1878 et travailla dans latelier de son compatriote
Alfred Stevens. Son tableau, Soir dEt , expos au Salon de 1880, fut particulirement
remarqu. Mais, partir de lanne suivante, il commena dfrayer la chronique, parfois
son corps dfendant. Cest ainsi quen 1881, il fut accus par des critiques belges de peindre
par-dessus des tirages photographiques. Il attaqua ses dtracteurs en justice : sa bonne foi fut
prouve, mais il se dbrouilla si mal quil fut condamn lissue du procs quil avait intent
ses adversaires. En 1887, il attaqua de nouveau en justice ; cette fois, ce fut un marchand de
tableaux accus de vendre des faux Van Beers. Hlas pour Van Beers, lenqute rvla que
ces tableaux taient non seulement de la signature de lartiste mais quen outre, ce dernier
tait la tte dune petite entreprise florissante qui le faisait employer plusieurs ghosts
painters, dont les artistes Emile Eisman-Semenowski et Paul De Wit.101
Tout cela nempcha pas Van Beers de jouir dune certaine notorit. La firme Baschet, par
exemple, via ses publications grand public comme LIllustration et La Revue Illustre ne
manquaient pas de vanter son talent. Cette dernire publication lui fit mme les honneurs de
sa couverture pour son numro du 1er mai 1888 ainsi que dune longue et enthousiaste tude
signe Flicien Champsaur, se faisant pour loccasion lavocat du peintre qui avait avou
devant le tribunal avoir fait parfois des tableaux en double et stre fait aider par un
manuvre dans la prparation des dessous102. La personnalit qui se dgage des articles que
Virmatre et Champsaur ont consacrs Van Beers, est assez conforme lide quon se fait
du milieu que devait frquenter Marie-Paule Courbe. Mais, force est de reconnatre que, pour
Mort Fay-aux-Loges (Loiret) en 1927.
Cf. Charles Virmatre, Paris-Palette, Savine, 1888, pp.166-172.
102
Op. cit., p.308.

100
101

33
lheure, nous ne pouvons rien dire de plus concernant un hypothtique portrait de notre
hrone.

Le Mal du pays, par Jan Van Beers. Source : site Pictify.com

Henri Louyot

Reproduit entre les pages 128 et 129 de louvrage de Pierre Borel, Maupassant et
lAndrogyne, ce portrait de Marie-Paule Courbe nous est offert sous la signature dun certain
Henri Louyot, artiste prsent comme originaire de Metz. Il sagit dune uvre, date (par
Borel) davril 1891, ralise au crayon ou bien au fusain ; ce qui nempche pas Borel de
dcrire des grands yeux verts aux reflets dor . La facture est trs scolaire, avec une
faiblesse manifeste dans lexcution du profil gauche du sujet ainsi que des mains. Cheveux
coups trs courts, sangle dans un dolman brandebourgs, col agrment dune discrte
croix de Lorraine, port altier, la main droite sur la garde dune pe. Cest lpoque o Marie
Paule Courbe faisait partie du cercle descrime fonde par Asti de Valsayre. Nous sommes
face au portrait dune femme qui venait donc de souffler ses quarante-six bougies, une femme
qui tait probablement dj malade et qui navait plus que trois annes vivre. Or, si lon peut
reconnatre les traits de Marie-Paule Courbe, notamment ce nez si caractristique en forme de
bec daigle, il nous semble que lartiste a srieusement rajeuni les traits de son modle.
Sur Henri Louyot, nous navons que peu dindications. Borel parle dun peintre des
soudards et des spadassins . Lune de ses toiles se trouve au muse de la Cour dor de
Metz103. Il est souvent confondu avec lautre peintre lorrain Edmond Louyot (1861-1920), qui
mena sa carrire du ct allemand, tandis que le ntre resta en Lorraine franaise. Lcrivain
Michel Louyot, petit-neveu dEdmond Louyot, nous a assur que les deux artistes ntaient
103

Le Muse de la Cour dor de Metz, sollicit, na pu nous fournir aucune prcision biographique.

34
pas apparents. En 1884, Henri Louyot exposait quatre toiles104 au Salon de Nancy. A ses
cts, on trouvait Monet (Prs de Vetheuil), Pissarro (Une route) et Renoir (Jeune femme au
piano). Le critique anonyme de Nancy-Artiste jugeait ainsi son compatriote :
Un coloriste trs en progrs. Trop de mollesse et dindcision pourtant dans le dessin et dans la touche. En
somme, une impression du vrai et une fidlit de couleur qui ne peuvent que samliorer. 105

En 1887, il prsentait ses oeuvres lexposition dtudes organise par Nancy-Artiste au

grand salon de lHtel de ville aux cts de Victor Prouv, Camille Martin, Emile Friant et les
frres Voirin106. Certaines uvres signes Henri Louyot se retrouvent sur le net,
essentiellement des paysages de campagne, dates entre 1907 (Vue de Lunville depuis la
Vezouze) et 1932 (Bellefontaine). Ladislas Harcos107 situe sa naissance dans les annes 1860.
Il aurait sjourn Nancy entre 1876 et 1884, puis en 1888, aprs avoir vcu un temps
Saint-Di. Il aurait pass ses dernires annes Flavigny-sur-Moselle108, demeurant
clibataire et sans enfant.

Henri Louyot, Bellefontaine, 1932, ventes aux enchres de Nancy, tude de Me Leroy Nabcor, le 10 avril
2010.

Henri Louyot, Vue de Lunville depuis la Vezouze, 1907, ventes aux enchres Nancy, tude de
Me Hertz Nancy, le 9 mai 2010.

Respectivement : Un chemin creux (n292) Une mare (n293) Fin dhiver (n294) Chemin de Liverdun
(n295).
105
Nancy-Artiste du 1er juin 1884.
106
Cf. Nancy-Artiste du 27 novembre 1887.
107
Ladislas Harcos, Peintres et graveurs lorrains ,1833-1980, chez lauteur, 1991. Notons tout de mme - sans
quil soit possible daffirmer quil sagisse de la bonne personne la naissance Nancy dun Henry Louyot, fils
de tailleur dhabits le 25 septembre 1863. Mais ce patronyme semble trs rpandu en Lorraine.

104

Vrification faite, il ny serait pas dcd. Il semble mme ny avoir laiss aucune trace. Il est probablement
mort avant la Seconde Guerre Mondiale.
108

35
Edouard Manet
Dans le N216 des uvres Libres de juin 1939, sous le titre Une Adoratrice de Maupassant,
Pierre Borel, en marge de ce fameux Cahier dAmour, laissait entendre que Gisle dEstoc
(Marie-Paule Courbe) avait servi de modle Manet. Notons quil se garda de reprendre cette
assertion dans Maupassant et lAndrogyne, cinq ans plus tard, nvoquant plus que la seule
Emma Rour comme ayant t un modle de Manet. Cela dclencha le scepticisme
dAuriant109 qui sen vint interroger le spcialiste incontest du peintre du Djeuner sur
lherbe, Adolphe Tabarant110. La sentence de ce dernier fut implacable :
Cher Monsieur Auriant,
Je ne sais rien de Gisle dEstoc. Tout ce que jen puis dire, cest quelle napparat aucun moment dans
luvre de Manet. A aucun moment et jy insiste .111

Si cette rponse est catgorique, elle nous laisse cependant perplexes. Que Tabarant nait
trouv aucune trace de Marie-Paule Courbe/Gisle dEstoc dans lentourage de Manet est une
chose ; quil dclare ne rien savoir de celle-ci en est une autre. Il pouvait au moins se souvenir
de celle qui avait envoy son ami, Laurent Tailhade, en prison, cinquante ans auparavant.
En tout tat de cause, lintervention de Tabarant dans laffaire dclencha la penaude raction
de Borel :
Dranger Tabarant pour lui faire dire quil connat tous les Manet, lide est assez cocasse. Elle ne me
serait jamais venue, sachant combien il est difficile dtablir un catalogue complet des uvres dun
peintre .112

Huit annes plus tard, Tabarant confirmait son verdict en qualifiant de pure invention le fait
que Marie-Paule Courbe/Gisle dEstoc ait pu un jour servir de modle Manet.113
Les matres de Marie-Paule Courbe
En ce qui concerne la formation et les dbuts de Marie-Paule Courbe, nous carterons
demble les renseignements fournis par Pierre Borel au dbut de son ouvrage, Maupassant et
lAndrogyne. Passons sur le fait quil nous la prsente comme ayant suivi les cours de LouisThodore Devilly lEcole des Beaux-Arts de Nancy ; alors que lartiste messin ne rejoignit
cet tablissement quaprs la Guerre de 1870, une poque o Marie-Paule Courbe vivait
Paris et navait plus lge de suivre des cours lEcole. De toute faon, nous disposons dune
liste dlves de lEcole municipale de dessin et de peinture de Nancy pour lanne
1864/1865 qui dmontre que les femmes ntaient alors pas admises ces cours114.
Mais le comble de limposture est atteint lorsquil cite un article quAlbert Wolff aurait sign
dans Le Figaro saluant lart naissant de Gisle dEstoc. Premier lment, comme le note
Marlo Johnston dans sa biographie de Maupassant, personne ne la connaissait sous ce
pseudonyme en tant que sculptrice et, en tant qucrivain, elle signait G. dEstoc et non Gisle
dEstoc. Cela dit, il y a plus grave car le texte cit nest ni plus ni moins que la copie dun
article de Camille Mauclair paru dans La Revue, ancienne Revue des Revues, du 1er dcembre
1901, sous le titre LArt des femmes peintres et sculpteurs en France et qui, pour lextrait,
concernait bien une sculptrice, mais il sagissait de Camille Claudel.

Pseudonyme dAlexandre Hadjivassiliou (1896-1990). Collaborateur du Mercure de France, rudit et

chercheur de tout premier ordre.
110
Adolphe Tabarant (1863-1950). Journaliste et critique dart. Trs actif dans les le milieu libertaire et
anticlrical avant la Premire Guerre Mondiale.
111
Cite par Auriant, in Le Mercure de France du 15 aot 1939, p.243.
112
Lettre du 26 juillet 1939 de Pierre Borel Lon Deffoux qui avait repris dans LOeuvre du 23 juillet les
doutes quAuriant avait soulevs dans Le Mercure de France du 15 juillet. [Archives Jean-Paul Goujon]
113
Cf. A. Tabarant, Manet et ses uvres, Gallimard, 1947, p.470.
114
Archives Dpartementales de la Meurthe-et-Moselle, cote : 14ETP55.
109

36
A titre documentaire et afin de confondre dfinitivement notre faussaire nous reproduisons en
regard les deux textes ci-dessous :
Texte de Borel, Maupassant et lAndrogyne,
pp.22-23

Texte de Camille Mauclair, La Revue du 1er

dcembre 1901, pp.523-524.

Mademoiselle Gisle dEstoc expose des uvres qui

la place demble au premier rang des artistes de ce
temps. Elle a un don prestigieux de statuaire. Cest
un des talents les plus nergiques et les plus
originaux quon puisse citer dans la gnration
rcente. En dehors de ses nus trangement sensuels et
si vigoureusement models, il y a des bustes o cette
artiste donne des preuves de volont, de science et de
haute intellectualit. Elle comprend pleinement tout
le sens silencieux de la matire, bronze ou marbre, et
elle y fouille, avec une violence exceptionnelle, des
figures tourmentes, crispes, puissantes, qui ne
ressemblent celles daucun sculpteur, et qui
frmissent dune vitalit fivreuse. Un tel art saisit
lme par la profonde intensit de son affirmation.

[Mlle Camille Claudel] expose depuis dix ans des

uvres qui lont place demble au socitariat de la
Socit Nationale et qui lui ont assur le renom dun
des trois ou quatre sculpteurs que notre poque puisse
revendiquer avec Roche, Bartholom et Charpentier
dans la gnration rcente.
Mlle Claudel a un don prestigieux de statuaire. Cest
un des talents les plus nergiques, les plus serrs, les
plus originaux quon puisse citer dans lcole
franaise. Depuis sa Valse, si nerveusement
entranante, jusqu son admirable et trange
composition des trois petites femmes nues chuchotant
avec mystre jusqu ses bustes si vigoureusement
models, elle a donn des preuves de volont, de
science et de haute intellectualit. Elle comprend
pleinement tout le sens silencieux de la matire,
bronze ou marbre, et elle y fouille avec une violence
exceptionnelle des figures tourmentes, rugueuses,
crispes, puissantes, qui ne ressemblent celles
daucun sculpteur et qui frmissent dune vitalit
fivreuse. Un tel art saisit lme par la profonde
intensit de son affirmation.

Tout cela serait risible, si cela ne contribuait pas enfouir encore davantage le vrai visage de
Marie-Paule Courbe dans les tnbres de loubli, en mlangeant un peu plus des documents
authentiques avec des faux grossiers. Certes, Camille Mauclair ne risquait pas de ragir
supposer quil achett le livre de Borel et quil reconnt sa prose115 car, vae victis, il tait,
pour lheure, marqu par ses prises de position collaborationnistes, alors que Borel, lui, sortait
du camp des vainqueurs.
A Nancy, avec Joseph Kremer et Emile Thiry
Joseph Kremer fut, semble-t-il, le premier professeur de sculpture de Marie-Paule Courbe
Nancy. N Tromborn (Moselle) le 2 octobre 1832, il fut llve dAuguste Poitevin (18191873), lui-mme disciple de Rude, dans latelier duquel il travailla aux cts de Carpeaux et
Frmiet.
On remarque sa prsence au Salon de Paris de 1845 1867. Graveur sur cuivre et sculpteur
la faencerie de Sarreguemines, Joseph Kremer sjourna une dizaine dannes dans cette ville,
aprs son mariage avec Marie-Victoire Conter, clbr en 1855. Vers 1863, la famille
sinstalla Nancy, o elle devint locataire du pre de Marie-Paule Courbe, Jean-Pierre
Courbe, au n 2, rue Montesquieu116. Il exposa plusieurs bustes aux Salons de 1864, 1867,
1870 et 1879. En 1870, il choisit dmigrer en Angleterre : il exposa la Royal Academy de
Ajoutons que Maupassant et lAndrogyne parut au cours du troisime trimestre 1944 et que Mauclair dcda
le 23 avril 1945.
116
Cf. Registres de population. Rappelons-nous ce quelle dclarait Pillard dArka ce propos : Cest en
Lorraine que je suis ne, dit-elle, lombre dune vieille cathdrale, dans une maison dancien style o habitait,
au rez - de chausse, un statuaire religieux. Cit par P. Borel, op.cit., p.42.
115

37
Londres en 1872. Par ailleurs, il fut mdaill, en 1883, titre posthume, lexposition du
Glaspalast de Munich. Il semble tre dcd dans le Middlesex en 1882.
Le couple eut sept enfants, dont plusieurs furent des artistes : le plus connu dentre eux fut,
sans conteste, le peintre sur porcelaine Pierre Joseph Victor Kremer117 qui travailla dabord
la Burmantofts pottery de Leeds, puis revint en France, vraisemblablement aprs la mort de
son pre, pour intgrer la faencerie de Sarreguemines, dont il devint lun des artistes les plus
priss.

Le Salon de Nancy 1868. Caricature dE. Thiry reprsentant Marie-Paule Courbe sculptant le buste de
Joseph Kremer, expos au Salon sous le numro 49. On remarquera luniforme dj port par MariePaule Courbe. C. Grillot, E Thiry, "le catalogue pour rire", Exposition de 1868. Le Salon de Nancy,
Nancy, Veuve Raybois, 1868, 40 p.

Lauteur de la caricature reprsentant notre hrone tait un personnage important Nancy. Il

se nommait en ralit Claude Emile Thiry118. Artiste peintre, aquafortiste, graveur brevet de
la Cour impriale et royale dAutriche, il signait soit de ses initiales, soit E. Thiry. Il tait le
fils de Jean-Baptiste Thiry (1803-1889), riche entrepreneur de btiments et grand
collectionneur de gravures originales, en particulier de Callot et de Granville. Dtail
intressant : ce Jean-Baptiste Thiry tait le beau-frre de loncle de Marie-Paule Courbe,
Franois Auguste Solet, qui avait pous Barbe Josphine Courbe, la sur de son pre. Il y
avait donc l un vague lien de parent.
En 1851, Claude Emile Thiry intgra, Paris, latelier de Franois-Edouard Picot (17861868), o il ctoya, entre autres, William Bouguereau, Alexandre Cabanel, Gustave Moreau
et Jean-Jacques Henner. Nous savons quil sy lia spcialement damiti avec Gustave Droz
(1832-1895) et Ernest Michel (1833-1902). Paralllement son inscription aux Beaux-Arts,
Thiry tudia larchologie. De retour Nancy en 1859, il se fit une spcialit de donner des
N Sarreguemines le 6 juillet 1857, mort Strasbourg le 16 octobre 1908.
N Nancy le 30 avril 1828, mort Maxville le 3 fvrier 1895. Nous tirons lessentiel de ce que nous
savons des Archives de la Socit des collectionneurs d'ex-libris et de reliures historiques, volumes 11-12, Paris,
au Sige de la Socit, 95, Rue de Prony novembre 1904.
117

118

38
charges critiques par le biais de gravures ou de lithographies sur les expositions de peinture
locales.
Ami du physicien Ernest Bichat, doyen de la Facult des Sciences de Nancy, il fut nomm
conservateur du Muse Lorrain en 1865. Paralllement, il donnait des cours lEcole
municipale de dessin de Nancy. En 1870, il fut nomm professeur de dessin au lyce de
Colmar, poste quil quitta en fvrier 1871, aprs lannexion allemande. Puis, il fut appel
pour organiser le muse d'antiquits fond par lindustriel et dput saint-simonien, Frdric
Engel-Dollfus (1818-1883). En 1875, il devint conservateur de ce muse gr alors par la SIM
(Socit Industrielle de la ville de Mulhouse). Paralllement, il prit la direction de lEcole de
dessin de la mme Socit, la tte de laquelle il demeura jusquen 1886. Puis il revint
Nancy - terre franaise et aprs le dcs de son pre, Jean-baptiste Thiry, un richissime
entrepreneur, en 1889, il se trouva hriter dune fortune apprciable. A sa mort, en 1895, il
exaua le vu de son pre en lguant sa proprit de Maxville et 125 000 francs, pour crer
une maison de charit destine aux enfants soigns la maison dpartementale de secours de
Nancy. Cette institution prit le nom de Jean-Baptiste Thiry et elle existe toujours.
La caricature quil ralisa en 1868 qui, improbablement, nous fait surgir cette frle silhouette ,
prsent si familire, de notre hrone, lassaut dun lEverest nomm Kremer, nous laisse
penser que Thiry et elle devaient tre alors suffisamment proches pour quil puisse se
permettre ce clin dil potache.
Delorme Hiolle et Chapu
Avant ces trois-l, nous savons, grce Nicole Cadne, que Marie-Paule Courbe avait suivi
pendant un an, partir de 1867, les cours dun sculpteur nomm M. Henry ou Henri, impasse
Sainte-Opportune, atelier voisin de celui de Lon Cogniet. Nous navons quune certitude
concernant lidentification de cet artiste : celle quil tait le neveu du peintre Sbastien
Melchior Cornu (1804-1870), lve de Fleury- Richard et dIngres119. Sorti de cela, nous
navons pu retrouver la trace de ce jeune sculpteur dans les livrets des salons de lpoque. Le
14 aot 1867, Marie-Edme Pau notait dans son Journal que son amie tait en train de
modeler un bras dHercule dans latelier de M. Henri.
En 1872 et 1873, Marie-Paule Courbe, exposant sous son vritable patronyme, Marie-Paule
Courbe, se prsentait comme llve de Delorme et de Hiolle. A partir de 1874, elle semble
avoir quitt latelier du second pour celui de Chapu, tout en demeurant llve du premier.
Aprs un passage lcole des beaux-arts de Lyon, o il fut llve de Joseph-Hugues
Fabisch, un sculpteur spcialis dans la statuaire religieuse, auteur notamment de la Vierge
surmontant la chapelle de Notre-Dame de Fourvire, Jean-Andr Delorme120 monta Paris en
1847 pour suivre les cours de Jean-Marie Bonnassieux121 et sinscrire aux Beaux-Arts, quatre
ans plus tard. En 1857, il dcrocha le deuxime prix de Rome. De 1861 sa mort, il participa
rgulirement au Salon. On peut voir certaines de ses sculptures Paris, lglise SaintGervais et sur la faade de lHtel de Ville ; citons galement de lui, le monument intitul
Lamartine adolescent Belley122. Dans les annes o Marie-Paule Courbe tait son lve, il
habitait 10, rue du Regard, dans le VIe arrondissement, tandis que celle-ci tait sa proche
Nicole Cadne, op.cit., p.175.
N Sainte-Agathe-en-Donzy le 31 janvier 1829, mort Sainte-Agathe-en-Donzy le 27 aot 1905.
121
Jean-Marie Bonnassieux (1810-1892). Tout comme Delorme, il tait originaire de la Loire. Premier grand prix
de Rome de sculpture en 1836, il est surtout connu pour tre lauteur des plans de la monumentale statue de
Notre-Dame de France, fondue grce au mtal des canons pris aux Russes lors du sige de Sbastopol, qui
surplombe la ville du Puy.
122
En 1905, trnait encore de lui, dans le grand salon du prsident de la Rpublique, lElyse, une uvre
intitule Le Premier essai.
119

120

39
voisine au numro 12. Nous avons eu lide de dpouiller les livrets des Salons successifs de
1872 1889 qui recensent tous les participants123 afin de relever les noms dautres lves de
Delorme qui ont invitablement crois le chemin de Marie-Paule Courbe. Prcisons que les
uvres prsentes taient presque toutes des bustes.
Outre Marie-Paule Courbe124, nous avons donc trouv :
Anna-Cline Lon, une jeune fille de vingt ans, qui exposa en 1875, mais, qui aprs son
mariage avec un ngociant dorigine juive allemande, ayant eu lieu la mme anne,
abandonna dfinitivement la carrire.
Jules-Albert Mas125, qui connut une petite notorit comme sculpteur, essentiellement de
sujets religieux. Il exposa partir de 1873. Il tait le fils de Louis Joseph Mas, maire de
Clichy et propritaire de la prospre cristallerie situe dans cette ville, demeure encore
clbre de nos jours pour ses presse-papiers millefiori.
Jean-Augustin-Alfred Masson126, sans doute le plus g, tait un notable de Palaiseau. Il
exposa rgulirement partir de 1866. Il tait prsent la fois comme lve de Bonnassieux
et de Delorme. De 1873 1880, il tait domicili au 10, rue du Regard, c'est--dire chez
Delorme, mais, en ralit, il rsidait Palaiseau, commune dont il fut maire de 1874 1879.
Sophie Clar, pseudonyme de Claire Antoinette Sophie Usiglio127, fille dun des directeurs de
la Compagnie des produits chimiques dAlais et de Camargue, exposa entre 1879 et 1882.
Cette Montpelliraine, tout dabord domicilie chez Delorme, 10, rue du Regard, finit par
sinstaller Marseille pour y convoler en justes noces. Ses dbuts furent remarqus et salus
par Jean Alesson dans La Gazette des femmes du 10 juin 1879. Le Muse des Beaux-Arts de
la ville de Marseille conserve une uvre delle, une tte en pltre intitule Italienne, acquise
loccasion dun don de lauteur en 1890. Ne la mme anne que Marie-Paule Courbe,
travaillant auprs du mme matre, Sophie Clar fut donc invitablement amene ctoyer
notre Nancienne.
Le point commun de ces quatre disciples de Delorme tait donc quils appartenaient tous aux
couches aises de la bourgeoisie : nous avons des rentiers, des propritaires, des directeurs
dusines Milieu que notre hrone frquentait alors.
En 1872 et 1873, elle se prsenta au Salon galement comme une lve de Hiolle. Ernest
Eugne Hiolle rsidait alors 27, boulevard dEnfer. N Paris le 5 mai 1834, il passa sa
jeunesse Valenciennes, o il put suivre les cours de l'Ecole acadmique de la ville auprs de
Laurent-Sverin Grandfils (1810-1902)128. Aux Beaux-Arts, partir de 1853, tout comme
Alexandre Falguire, il fut llve de Franois Jouffroy (1806-1882). En 1862, il dcrocha le
Premier Prix de Rome ce qui lamena sjourner en Italie de 1863 1868. Le 10 octobre
1865, il pousa Bernardine Progetti Meddy Anticoli Corrado, prs de Rome, dont il eut sept
enfants. Sculpteur renomm, il reut de nombreuses commandes par exemple, Paris pour
123
Cf. sur Gallica, Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure et lithographie des
artistes vivants, exposs au palais des Champs-Elyses.
124
Qui se fait inscrire sous le nom de Mme Desbarres partir de 1880.
125
N Clichy le 24 mai 1845, mort Paris le 2 mai 1914.
126
N Palaiseau le 17 juillet 1830, mort Palaiseau le 27 octobre 1897.
127
Ne le 27 septembre 1845 Montpellier.

N Paris le 24 novembre 1810, mort Chatou le 12 avril 1902, contrairement ce quon peut lire dans le
tome 21 de lanne 1865 de la Revue universelle des arts du pourtant trs avis Bibliophile Jacob, qui navait pas
hsit annoncer son dcs le 9 juillet 1865.
128

40
le Panthon et la faade de l'Htel de Ville et lon peut toujours admirer de lui L'Amrique
du Nord qui nous tient compagnie dans la file dattente qui stire inexorablement sur le
parvis du Muse d'Orsay129. Nomm professeur l'cole des Beaux-Arts en 1884, il dcda,
peu de temps aprs, Bois-le-Roi le 5 octobre 1886.
A partir de 1874, Chapu remplaa Hiolle aux cts de Delorme, en tant que professeur de
Marie-Paule Courbe et ce jusquen 1889. Quinze annes ! Cela compte forcment dans la
formation dune artiste !

Le sculpteur Chapu

Henri-Michel-Antoine Chapu tait n dans une famille fort modeste, dun pre cocher, au
Me-sur-Seine, le 29 septembre 1833130. Entr aux Beaux-Arts en 1849, il eut pour
professeurs
James Pradier (1790-1852), le compagnon de Juliette Drouet et nanmoins futur ami dHugo,
Francisque Duret (1804-1865) et Lon Cogniet (1794-1880) - le professeur de Marie-Edme
Pau-, dans la classe duquel il se lia damiti avec Lon Bonnat. En 1855, il dcrocha le prix de
Rome ce qui lenvoya la Villa Mdicis jusquen 1861. Bien que membre du conseil
suprieur de lcole des Beaux-Arts, il ny enseigna pas. Il dispensait ses cours lAcadmie
Julian aux cts de Bouguereau, tantt aux jeunes gens, tantt aux jeunes filles, nous prcisait
Le Temps du 22 avril 1891. Il est donc probable que Marie-Paule Courbe - qui se prsenta
comme son lve durant une quinzaine dannes - ait galement frquent lAcadmie Julian,
et quelle y croisa donc invitablement Marie Bashkirtseff. Mais il se peut galement que
Chapu ait rserv quelques cours dans son propre atelier certains de ses lves. En effet,
Madame Ghesquire, conservateur des muses de Melun et Henri Chapu au Me-sur-Seine,
dans un courrier du 9 janvier 2013, nous indiquait que Chapu navait donn des cours
lAcadmie Julian que de 1880 1890. Sculpteur prolifique et officiel de la IIIe Rpublique,
ses ralisations ne se comptent plus, du buste du prsident Carnot, la faade principale des
magasins du Printemps, en passant par le tombeau de Dupanloup, vque dOrlans, initiateur
de la canonisation de Jeanne dArc et restaurateur des ftes orlanaises en l'honneur de la
pucelle. Sa rputation le conduisit mme tre invit passer quelques jours Nohant, auprs
de George Sand.
Outre Lon Bonnat, ses amis les plus proches taient le graveur en mdailles Jules Chaplain et
larchitecte mile Vaudremer. En 1880, il pousa lune de ses lves, compagne dtude de
Marie-Paule Courbe, Marie Cozette de Rubempr131.
Luvre de Chapu reste surtout dans les mmoires grce sa Jeanne dArc Domrmy que le
visiteur peut contempler au Muse dOrsay. Un muse, situ dans sa ville natale, au Me-sur
Seine, permet de suivre lessentiel de son travail.
Cette statue fait partie de la srie des six continents, cre pour le palais du Trocadro, lors de l'Exposition
universelle de 1878.
130
Dcd Paris 7e le 21 avril 1891.
131
Ne Amiens le 14 fvrier 1847, celle-ci tait donc de la mme gnration que Marie-Paule Courbe.
129

41

Une habitue des salons

Le dpouillement des livrets des Salons des Amis des arts de Metz, de Nancy, et des Salons
de Paris a donc permis de dresser un inventaire des uvres exposes par Marie-Paule Courbe
de 1867 1889. Pour mmoire, nous le reproduisons ici :
Metz, 1867
. 40 : un mdaillon, tte denfant
. 41 : un mdaillon, tte denfant
. 42 : un mdaillon en pltre, portrait de Mlle G.
Nancy, 1868 132:
. 49 : Buste de M. Kremer, sculpteur
. 50 : Portrait de M. B. professeur au lyce : mdaillon133
. 51 : Buste de M. P. inspecteur honoraire dacadmie 134
Paris, 1869 :
. 3331 : Portrait de M. C. S fils buste en pltre
. 3332 : Portrait de M. F. L. buste en pltre
Nancy, 1870 :
. 88 : Buste de M. le Dr V. Parisot
. 89 : Buste de M. F
. 90 : Buste de M. Anglo, du thtre de lOdon
. 91 : tte denfant (tude)
Paris, 1870 :
. 4384 : Portrait de M. Emile Deschanel ; buste pltre
. 4385 : Portrait de M. N ; buste, pltre
Paris, 1872 :
. 1620 : Portrait du jeune A. Hiolle Buste pltre
. 1621 : Portrait denfant ; buste, terre cuite
Paris, 1873 :
. 1590 : Portrait de M. A. B. ; - buste, pltre
. 1491 : Portrait de MA P Mdaillon, pltre
Paris, 1874 :
. 2773 : portrait dune jeune fille ; buste pltre
. 2774 : Portrait de M J R. buste pltre
Paris, 1875 :
. 2978 Portrait de Mme C ; buste pltre teint
. 2979 Portrait de Mlle M. Duchtelet ; buste, pltre
. 2980 portrait de M. Deschanel, fils ; mdaillon, pltre teint
Paris, 1876 :
. 3171 : portrait du jeune G. G ; buste pltre teint
Lors de sa sance du 16 mai 1868, la Socit des Amis des Arts de Nancy lui attribua une mdaille dargent
cf. Archives municipales de Nancy, archives de la Socit des Amis des Arts de Nancy, registres de la SAAN
pour 1838-1872 et 1873-1901. cote : 18 Z 11.
133
Il sagissait dun certain Barkowski, rfugi polonais, professeur danglais au lyce de Nancy. Cf. Journal de
Marie-Edme Pau au 21 mars 1868, cit par Nicole Cadne, op.cit., p. 206.
134
Socit des amis des arts de Nancy et de Strasbourg, exposition de 1868,
Catalogue des ouvrages de peinture, sculpture, gravure et lithographie dartistes vivants exposs
Nancy dans les salles de lUniversit, Nancy, 1868. Il sagissait de Nicolas Jules Percin, n Bar-le-Duc le 11
mars 1804 ; dcd Nancy le 27 avril 1882. Il habitait 117, rue Saint-Dizier.
132

42
Paris, 1877 :
. 3676 : Portrait de Mme B. D ; buste, pltre teint
Paris, 1881 ( partir de cette date, elle nexpose plus sous son nom de jeune fille, mais sous
celui de Parent-Desbarres)
. 4173 Un peintre ; - bas-relief, pltre
Paris, 1882
. 4729 Tte dtude, buste, pltre teint135
Nancy, 1882
Barres (Mme Paule Des [sic], ne Courbe) de Nancy (20 mai-1er juillet) Paris
. 16 Paysage
. 17 Paysage
. 18 Portrait de M. F terre cuite.
Paris, 1885 ( partir de cette date, elle expose sous le nom de Desbarres)
. 3603 : 3 portraits ; mdaillons, terre cuite(Par ailleurs, il est fort probable que cette mme
anne, en fvrier/mars, elle ait donn voir de ses uvres au Palais de lIndustrie dans le
cadre du Salon organis par lUnion des femmes peintres et sculpteurs, si lon en croit une
allusion faite par elle dans Nancy-Artiste du 14 mars 1886 par laquelle elle voquait " Une
troisime lorraine [exposant] de la peinture et de la sculpture et [faisant] de la littrature".
Malheureusement la presse nen souffla mot).
Paris, 1886
. 3790 : 3 portraits ; mdaillons, terre cuite
Nancy, 1886
. 105 : La Porte Haute, Liverdun
. 106 : La rue des Arcades, Liverdun
. 107 : Portrait de Mlle J. W., mdaillon en terre cuite
Paris, 1887
. 3873 : paysanne lorraine, buste, pltre
Paris, 1888
. 4106 : jeune luron, buste, pltre
Nancy, 1888
. 146 : Paysanne - buste
. 147 : Jeune luron, buste
. 148 : Le chemin de la Pucelle
. 149 : Le bois chenu Domremy (Vosges)
Paris, 1889
4287 : portrait de M. Boyer dAgen, buste, terre cuite
Les trois uvres exposes Nancy, en 1868, lui valurent une mdaille dargent. Dans leur
Revue critique du Salon de Nancy, Charles Grillot et Emile Thiry accueillaient ainsi les
uvres de la jeune dbutante :
Mlle Courbe a envoy quelques bustes qui tmoignent chez cette jeune fille de dispositions vraiment
remarquables ; on sent encore linexprience de cette main si hardie dj ; le model nest pas parfait ; - la
ressemblance est grande, et pour cet excellent bourgeois ravi de se voir en pierre, en marbre ou en bronze,
nest-ce pas suffisant ? 136

Les mmes, un peu plus loin, raillaient gentiment la taille du buste grandeur peu naturelle
de Kremer qui avait inspir, nous lavons vu, une caricature de Thiry reprsentant Marie
Courbe en train de sculpter le buste de son matre dans le Catalogue pour rire de Charles
Dans Le Monde illustr du 8 juillet 1882, p.26, Olivier Merson distinguait cette uvre, parmi une dizaine
dautres, comme tant digne dintrt.
136
Op.cit., p.36.

135

43
Grillot. Ce dernier, par ailleurs apparent Marie-Edme Pau, ajoutait un trait desprit
concernant les uvres de la jeune sculptrice : Lartiste quoi que ne Courbe me semble
suivre une ligne droite vers le talent. 137
Dans le Journal de la Meurthe et des Vosges Alexandre Lemachois138 rendait compte plus
srieusement, des qualits quil avait observes dans les uvres exposes :
Une jeune personne de Nancy, Mlle Courbe, a expos des bustes qui annoncent une vritable vocation
artistique. Le buste de M Kremer, son professeur, le buste de notre excellent M. P sont de bonnes choses. Nous
ne voyons pas trop la ncessit de donner un buste des proportions colossales qu celui de M. Kremer. Mais
ceci nest quun dtail ; et laspect gnral, les draperies arranges avec got, restent dignes dloges. Il faut
que Mlle Courbe sattache surtout au ct noble de lart, la simplicit, ce qui fait de ce que nous a laiss la
sculpture antique des chefs-duvre dsesprants. 139

En 1870, Nancy, elle se fit de nouveau remarquer. Dabord par le bienveillant Grillot :
De qui donc est cette gracieuse figure denfant ? On le dirait de la mme main que le prcdent [Carpeaux].
Mlle Courbe nous montre ici une face toute nouvelle de son gracieux talent ; elle ne se contente plus de ces
graves et fortes ttes dont elle sa si bien rendu la physionomie : elle a raison. Cette trs fine tude a lclat dun
chef-duvre. 140

Puis par Lemachois :

Avant de parler de M. Carpeaux, nous aurions d parler dun amateur, de Mlle Courbe, qui fait de la
sculpture avec une ardeur, une vocation rares, et avec un succs plus rare encore. Melle Courbe a raison, mille
fois raison de travailler. Son buste de M Angelo, sa tte denfant sont dexcellentes choses, ses bustes de MM P
et F ne sont certainement pas sans mrite. On voit que la terre est modele hardiment, avec une trs grande
intelligence et un merveilleux amour du grand art. 141

En 1872, Mademoiselle Courbe figurait parmi dans la liste des membres de la Socit lorraine
des amis des arts. Mais il semble quelle nait pas renouvel son adhsion par la suite.
Au Salon de Paris, en 1874, Henry Jouin142 vantait son savoir-faire :
Cest un portrait de valeur que le buste de M. J. R par mademoiselle Marie Courbe. La saillie du sourcil, bien
prononce, marque lnergie ; les pommettes et le font, largement traits, achvent de caractriser la
physionomie. Il est regretter que les lvres ne soient pas mieux indiques sous la barbe. Quoi quil en soit, ce
buste est signaler parmi les meilleurs.143

Dans le numro de juin 1875 des Gauloises, Jean Alesson rendait compte des Femmes
artistes au Salon de Paris de 1875, o il distinguait notre artiste qui, cette anne-l, comme
lanne prcdente, exposait en compagnie de sa sur cadette, Mathilde-Isabelle Courbe,
avec laquelle elle partageait alors le mme appartement, 99, rue de Rennes, ainsi que le mme
professeur, Delorme :
[] Parmi les meilleurs mdaillons, uvres modestes qui veulent beaucoup dart et de dlicatesse pour
rendre peu deffet, nous distinguons le n 3350 par Mme Mlanie Richard, les ns 2980 et 2981 par Mlles Paule
et Mathilde Courbe, le n 3217 de Mlle Lon. JA .144

A noter que les deux surs avaient donn chacune leur version dun mme modle :
Mademoiselle Duchtelet.
Le mme Alesson, au Salon de 1881, distinguera le bas-relief de celle quil prsentait comme
une nophyte, tromp par le fait quelle exposait dornavant sous son nom de femme marie :
In C. Grillot, Catalogue pour rire, p. 8
Alexandre Lemachois (1810-1873) tait musicien de formation. Dans les annes 1830, il avait fait partie du
cercle des amis de Louis Veuillot. Membre de lAcadmie Stanislas, ce Normand dorigine avait t adopt par
la bonne socit nancenne. Il tait le rdacteur en chef du trs conservateur Journal de la Meurthe et des
Vosges.
139
In Journal de la Meurthe et des Vosges, 26 mai 1868.
140
C. Grillot, le Salon de Nancy en 1870. p. 31.
141
A. Lemachois, Journal de la Meurthe et des Vosges, 5 juillet 1870.
142
Henry Jouin (1841-1913) tait, en son temps, considr comme le grand spcialiste de lart statuaire et des
sculpteurs de lcole franaise. Collaborateur, entre autres, de La Gazette des Beaux-Arts, cet rudit, attach la
direction des Beaux-Arts, devint, en 1891, secrtaire de lEcole des Beaux-Arts.
143
Henry Jouin, La sculpture au Salon de 1874, Plon, 1875, p. 84-85.
144
In Les Gauloises, moniteur mensuel des travaux artistiques et littraires de femmes, juin 1875, p.18.
137
138

44
Aux mdaillons, il convient de signaler un petit peintre au travail, finement contourn par Paule ParentDesbarres qui dbute .145
Au Salon de Nancy de 1882, la sculptrice Courbe, exposant dsormais sous son nom
dpouse, Desbarres, donnait voir, ct dune terre cuite, son talent de peintre avec deux
toiles reprsentant des paysages. Un certain Volny, dans Le Petit Nancien des 25 et 26 juin,
au dtour de la rubrique Nancy Salon, dlivrait un jugement mitig sur ces toiles:
Mme Pauline Des Barres [sic] a reproduit un bien joli paysage (n 17). Les ctes sont dune grande
vrit et senfoncent bien dans lair. Le ciel est galement bien rendu. Moins dempressement je mettrai
dans mes loges du paysage inscrit sous le n 16.

Mme son de cloche au Courrier de la Meurthe et Moselle, o le jeune Roger Marx

ddaignait les traces laisses par le pinceau pour mieux dfendre celles du ciseau de lartiste :
Mme Des Barres a envoy deux toiles qui ne nous dplaisent pas, bien quelles soient plutt des impressions
de paysages, mais nous admirons sans rserve son buste de Friant, la ressemblance est parfaite le model trs
soign. Toute cette petite tte est pleine de vie, de gnie et de ce que Gautier appelait linquitude artistique .

146
Engag par Paul Sordoillet dans ce vieux quotidien rpublicain, fond Metz en 1828 et
repli sur Nancy aprs lannexion, Roger Marx147 navait alors que 22 ans : il fourbissait, dans
ces colonnes, les armes du redoutable et lucide critique artistique quil deviendrait par la suite.
Par bonheur, il nous livrait lidentit de cet nigmatique M.F. portraitur en terre cuite :
Friant ! Emile Friant148 tait alors la coqueluche de lcole municipale de dessin de Nancy
dirige par Louis-Thodore Devilly (1818-1886), lami de Thophile Gautier, chass de Metz
par loccupation prussienne, tout comme son jeune lve. Ds 1878, ce dernier, qui rsidait
alors n16, rue Saint-Thibaut, Nancy, n'avait prsent pas moins de quatre toiles dont un
autoportrait - lexposition organise par la socit des amis des arts de Nancy : il venait juste
davoir quinze ans ! Cette mme anne 1882, il obtenait une mention honorable au Salon et,
en 1883, il dcrochait un second grand prix de Rome de peinture.
Lenthousiasme de Roger Marx devant ce buste nous fait, combien, regretter, de ne pas
pouvoir trouver trace de cette oeuvre. Quest-elle devenue ? Est-elle entrepose dans une
quelconque cave de muse de province ? Ou bien croupit-elle dans quelque grenier lorrain ?
Nul ne le sait. Ce qui est certain, cest que notre sculptrice entretint des liens avec ce tout
jeune peintre. Dailleurs, Julien Schil ne nous avait-il pas appris quil avait vu un portrait
dune des deux surs Courbe peint par Friant dans lappartement de Mme Courbe mre 149.
145

Gazette des femmes du 10 juin 1881, page 2.

In Courrier de la Meurthe et Moselle, 2 juin 1882.

Roger Marx (Nancy, 28 aot 1859- Paris 8e, 13 dcembre 1913). Neveu et non fils, comme on peut le lire ici
ou l - du journaliste Adrien Marx. Attach au ministre des Beaux-arts partir de 1883, date laquelle il se lia
damiti avec Rodin, il collabora La Minerve en 1885. Inspecteur principal des muses partir de 1888, il
soccupa de critique artistique dans de nombreux priodiques, tel Le Voltaire, o il fit entrer son ami Laurent
Tailhade. Rdacteur en chef de la Gazette des Beaux-arts de 1902 1913, il compta parmi les intimes d
Edmond de Goncourt, dAnatole France et dEmile Gall. Il tait le pre de lhistorien dart Claude Roger- Marx
(1888-1977). Enfant, il fut un des lves de Marie-Edme Pau (cf. Nicole Cadne, Mon Enigme Eternel, p.304).
146

147

148

(Dieuze, 16 avril 1863 Paris 9e, 9 juin 1932). A lcole municipale de dessin de Nancy, il se lia avec les
peintres Victor Prouv (1858-1943) et Camille Martin (1861-1898). Aux Beaux-arts, il fut llve dAlexandre
Cabanel (1823-1889). Il connut immdiatement le succs, obtenant chaque fois une mdaille dor aux
expositions universelles de 1889 et 1900. Chevalier de la Lgion dhonneur 26 ans, en 1889, intronis par Jules
Claretie, il enseigna lcole des beaux-arts et fut lu membre de lAcadmie des beaux-arts. Une de ses uvres
orne le plafond de lhtel de ville de Nancy, La Lorraine protectrice des Sciences et des Arts.
149

Cf. le chapitre prcdent.

45
Nous pensons, bien videmment, quil sagissait dun portrait de Marie-Paule Courbe, mais,
l encore, nous ignorons quel fut son destin150. Grce aux archives du chteau des Ravatys,
nous avons vu que Mathilde Courbe avait conserv des liens avec Emile Friant et sa mre,
Marie Catherine Torlotin. Pour autant, le seul texte en tant que critique artistique que nous
connaissions de Marie-Paule Courbe sur luvre dEmile Friant est dune surprenante
svrit.
Ainsi, rendant compte du Salon des Artistes Franais de mai-juin 1885, elle crivait propos
du portrait de Mme de M151 :
Votre modle manque-t-il rellement de charme, monsieur ? Ou bien navez-vous pas su voir celui quil a ?
En tous cas, vous ne lavez pas rendu. Cest pauvre, froid, gauche, hsitant M. Friant nest pas, et ne sera
jamais, je crois, le peintre des femmes. On sent que rien ne vibre chez lui, en face de son modle, et quil ne
peroit mme pas le je ne sais quoi de subtil, qui fait de la femme, mme non jolie, ltre le plus agrable de la
cration. Il la peint comme il peindrait un soulier, se proccupant seulement des tons et de la couleur Quand
lautre petit tableau appel lbauche, il a le tort de ntre quune rminiscence, et il manque dintrt 152

Emile Friant Autoportrait

Muse de lEcole de Nancy, Nancy.

Marie-Paule Courbe peignant une vue de Liverdun (Archives du chteau des Ravatys). Reproduction sous
droits.

Nous avons explor en vain les catalogues du fonds datelier dEmile Friant au Muse des Beaux-Arts de
Nancy.
151
Madame de Meixmoron de Dombasle, pouse de son ami Charles de Meixmoron de Dombasle (1839-1912).
152
La Dpche de Nancy du 1er juin 1885, article sign Gyzle.
150

46

En mai 1886, au salon de Nancy, sous le nom de Mme Desbarres153, ne Courbe, elle
exposait, pour la premire fois, semble-t-il, des aquarelles : celles-ci reprsentaient des
vues de Liverdun, La Porte Haute et La rue des Arcades. Cette petite ville de
lagglomration nancienne inspira galement plus tard Henri Louyot, le portraitiste de
Marie-Paule Courbe. De plus, elle offrait aux regards des visiteurs un mdaillon en terre
cuite, portrait dune certaine Mlle J.W. Cette dernire uvre avait dailleurs inspir un
caricaturiste nomm Thiriot154 qui donnait sa version du portrait dans trennes
nanciennes, assortie dune lgende digne de lAlmanach Vermot :
La thorie des barres et des courbes applique mathmatiquement la peinture. Limage de Nancy : Qui
sy frotte, sy pique. 155
La presse locale en donna un cho poli. Ainsi, Nancy artiste du 20 Juin 1886 :
Mme Desbarre) (sic) expose, avec deux vues de Liverdun, un bas-relief reprsentant le portrait de Mlle J.
W. qui est fort lou.
Ou encore plus explicite Le Journal de la Meurthe et des Vosges du 20 juin 1886 :
Nous prfrons aux deux paysages de Mme Desbarres son petit bas-relief de Mlle J. W qui est trait
avec esprit et simplement vu.

On peut se demander pourquoi elle avait choisi damputer ainsi une partie de son patronyme marital. Nicole
Cadne pense quil sagissait peut-tre l dune marque de mpris de la notorit.
154
Louis Thiriot. N Nancy le 1er octobre 1837, mort Malzville le 15 fvrier 1919. Artiste peintre, Thiriot est
surtout connu comme photographe. Dans les annes 1860, il travaille dans latelier de Nadar, Paris. Aprs la
Guerre de 1870, il stablit comme photographe au pont de Malzville, prs de Nancy. Il est le photographe
attitr de la facult de mdecine de Nancy. Cf. Christian Debize " La Photographie Nancy au XIXe sicle ", t.2,
thse de doctorat, Nancy, Marc et fils, 1982.
155
Caricature de Mlle J. W. par Mme Desbarres ne Courbe. In Le Salon comique, dessins de M. Thiriot dans
trennes nanciennes, 1887, p.25.
153

47

Portrait de Mlle J. W. (dessin, Muse Lorrain, Nancy)

Au mme moment, toujours sous son nom marital, elle exposait, au Salon de Paris, trois
portraits, sous forme de mdaillons en terre cuite. Du 30 avril au 18 mai 1886, sous la
rubrique Au Salon, Maupassant donna ses impressions sur cette exposition incontournable,
dans quatre livraisons, parues dans Le XIXe Sicle.156 Or, Au dtour dune numration
duvres remarquables, hlas, sans le moindre lment descriptif, on surprenait la
mention des ravissants mdaillons de Mme Paule Parent-Desbarres. 157
En 1887, elle exposait Paris, dans le cadre du Salon, son fameux buste en pltre, sa
Paysanne lorraine, dont nous ne connaissons que la photographie car luvre a disparu
dans lincendie du Muse de Toul le 23 dcembre 1939. Mais si lon en croit la
monographie, parue en 1909, rpertoriant toutes les pices de ce muse, ce buste, donn

156

30 avril, 2, 6, 10 et 18 mai 1886.

Le XIXe Sicle du 18 mai 1886, cit dans le tome II de lensemble des Chroniques recueillies, tablies et
annotes par Grard Delaisement et publies aux Editions Rive Droite, Paris, 2003.
157

48
par lartiste cet tablissement, ntait quune copie de lauthentique.158 Il y aurait donc au
moins un autre exemplaire dans la nature : et qui plus est, loriginal.

Paysanne, par Mme Paule Desbarres.

Voil en quels termes Nancy Artiste voquait cette oeuvre, certes trs raliste, trs Troisime
Rpublique, mais assurment ne des mains dune talentueuse sculptrice :
- Nos artistes lorrains et alsaciens font excellente figure au Salon.
Je nai pu jeter quun rapide coup dil la sculpture, encore en pleine installation. Je
signale donc () un autre buste trs bien de paysanne lorraine par Mme Paule
Desbarres .159
- de Mme Paule Desbarre (de Nancy) une trs vivante et sincre paysanne lorraine buste
de pltre dont il convient de louer lnergique et presque brutale vrit .160
A Paris, Brichanteau, qui connaissait probablement assez bien la sculptrice, vantait dans Le
XXe Sicle du 6 avril 1887 les mrites de lauteur de cette Paysanne qui maniait avec une
gale aisance le ciseau, le pinceau et la plume.
Nous retrouvons, pour la dernire fois dans une exposition, semble-t-il, notre sculptrice au
salon de Nancy en 1888, o elle exposait deux sculptures et deux toiles. Deux bustes : une
Paysanne (celle-l mme expose au Salon Paris lanne prcdente) et un Jeune Luron,
dont nous donnons ici la reproduction. Les oeuvres picturales reprsentaient Le chemin de la
Pucelle et Le bois chenu Domremy.
Manifestement, cette facette de son talent nemportait pas ladhsion des critiques, si lon en
juge par la plume de celui de La Lorraine artiste :
Madame Desbarres a deux excellents bustes : nous avons dj parl lanne dernire de sa
paysanne lorraine, le jeune luron est bien venu, en revanche nous naimons nullement sa
peinture. 161
Muse de Toul, historique, rglement et catalogue, Toul, Em. Thibaut diteur, 1909, 2e dition.
p.24 N20. Paysanne. Pltre, imitation terre cuite ; daprs loriginal, par Madame Paule Desbarres
(1887). Don de lauteur. Hauteur : 0.60 m.

158

159

La Lorraine au Salon de 1887 , Nancy Artiste, n 18, 1er mai 1887, p. 71.

160

idem, n 22, 5 juin 1887, p. 90.

161

Le Salon de Nancy , La Lorraine artiste, n 46, 9 dcembre 1888, p. 177.

49
Voil qui tait clair.
Hebdomadaire fond par Edgar Auguin le 25 janvier 1883, Nancy-Artiste avait t repris par
mile Goutire-Vernolle162 en 1886. Cette revue porta ce titre jusquau 22 janvier 1888, date
aprs laquelle elle devint La Lorraine artiste.

Jeune Luron

Nancy Artiste 4e anne 1886

N Emile Goutire Nancy le 31 octobre 1855, mort Nancy en mai 1927. Fils dun fabricant de broderies,
comme le pre de son ami Victor Prouv, il fit des tudes de droit, puis, aprs un passage dans les assurances, il
devint avocat et collabora plusieurs journaux de sa ville, dont Le Progrs de LEst dont il se rendit propritaire
la fin de lanne 1887. Ami de Roger Marx et de Victor Prouv, membre de lcole de Nancy ds sa cration
en 1901, il utilisa sa revue comme un vritable organe du mouvement Art nouveau. Proche de Papus et de
Stanislas de Guaita, il avait fond une loge martiniste avec le docteur Thorion et Lon Czard. Il fut membre
fondateur de la Socit dEtudes psychiques de Nancy jusqu sa mort. Un portrait de LAmi Vernolle par Victor
Prouv, datant de 1892, se trouve au Muse des Beaux-Arts de Nancy. On y voit un bon gros garon roux et
joufflu accoud avec nonchalance devant sa copie. Membre du Grand Orient, il adressa des fiches au gnral
Andr sur les opinions politiques des officiers stationns Nancy, en 1904.
162

50
Les modles de ses bustes
Si la presque totalit des bustes exposs dans les divers Salons, par Marie-Paule
Courbe/Parent-Desbarres, entre 1869 et 1889, nindiquaient que des initiales pour le nom du
modle ce qui tait dailleurs quasiment la rgle gnrale pour les bustes exposs par les
autres sculpteurs -, nous disposons cependant de quelques noms de personnes qui nont pas
t masqus derrire dnigmatiques lettres dalphabet. Il nous a donc paru opportun de jeter
une lumire sur ceux-ci dans la mesure o ils nous renseignent sur la nature des personnalits
quavait pu frquenter alors Marie-Paule Courbe.
Nancy, 1870 : le Dr V. Parisot
Le docteur Martin Victor Parisot naquit Nancy le 16 octobre 1811, dans une famille de
commerants originaires de Chaumont. Mdecin gnraliste, en 1849, il devint titulaire de la
chaire de Clinique interne de l'cole prparatoire de Mdecine et de Pharmacie de Nancy, o
il enseigna jusquen 1886. En outre, il fut prsident du conseil central dhygine
dpartemental, membre de la commission de surveillance des prisons, du conseil
dadministration du lyce, de la commission de la bibliothque, membre de la commission
administrative des hospices, prsident de la Socit de mdecine, mdecin des pidmies etc.
Appel au conseil municipal de Nancy de 1875 1879, dans lquipe du snateur-maire
rpublicain Auguste Bernard, ce fltiste de talent fut lorigine de la cration du
conservatoire municipal de musique. Mari sur le tard, 37 ans, avec une jeune fille de 19 ans
sa cadette, il eut deux enfants : un fils, le professeur de mdecine Pierre Parisot (1859-1938)
et une fille, Marie, qui pousa le professeur de mdecine Albert Heydenreich (1849-1898),
dont une rue de Nancy porte le nom. Il tait galement le frre du professeur de mdecine,
membre de l'Acadmie Stanislas, Lon Parisot (1815-1871). Le docteur Victor Parisot mourut
Nancy le 22 mars 1895163.
Nancy, 1870 : M. Anglo, du thtre de lOdon
Totalement oubli dans le Dictionnaire des comdiens franais dHenry Lyonnet, paru en
1912, Anglo tait le pseudonyme dEmile Barthlemy, n Paris le 22 avril 1843. Dabord
architecte, il navait gure tard dlaisser les chafaudages pour les trteaux. Il dbuta dans
Les Sceptiques de Flicien Mallefille, pice cre au Thtre-Cluny, en dcembre 1867, tenant
le rle du Marquis de Trzignan. Si la pice fut un succs, en croire Francisque Sarcey, ce
ne fut pas grce linterprtation dAnglo164, bien que ce dernier se constitua une rente de ce
premier rle. Lanne o Marie -Paule Courbe excuta son buste, il faisait partie de la
distribution de LAffranchi de Latour de Saint-Ybars, dont la premire eut lieu lOdon le 18
janvier 1870. Aux cts de Berton pre et de Sarah Bernhardt, il jouait le rle de Sextus,
interprtation que le mme Sarcey trouvait bien maigre165. Dailleurs, le critique du Gaulois,
Franois Oswald rendait un jugement sans appel sur le jeu du comdien dans ldition de son
journal du 13 juin 1870 :
[M. Anglo] joue maintenant par-dessous la jambe, les personnages qui lui sont
confis, en ayant lair de dire : Vous savez, cest moi qui ai cr le marquis dans les
Sceptiques Voyez plutt ma rose ! Et de fait, la rose en question ne quitte pas sa
boutonnire, mais est-ce bien suffisant ?... .
Sur Victor Parisot, cf. Victor Parisot (1811-1895), plaquette parue chez Berger-Levrault, 37 p., 1895 et le
numro spcial du centenaire de la Revue des Annales Mdicales de Nancy (1874-1974), article intitul Les
cliniques mdicales par P. Louyot.
164
Cf. Le Temps du 30 dcembre 1867.
165
Cf. Le Temps du 24 janvier 1870.
163

51
Anglo poursuivit une carrire qui le cantonna dans des emplois secondaires. Ainsi, le
retrouvait-on dans le rle de Charles VII de la Jeanne dArc de Jules Barbier, en 1873, dans
celui La Mole, reprise de La Reine Margot de Dumas, la Porte- St-Martin, en 1876 En
1881, il tait laffiche de lAmbigu. Enfin, il fit partie dune des tournes de Sarah
Bernhardt avec laquelle il joua plusieurs fois dans La Dame aux camlias. Le Figaro du 19
avril 1903 annona son dcs Paris et son inhumation au cimetire Montparnasse. Comment
Marie- Paule Courbe fut-elle mise en prsence de ce comdien ? On peut imaginer que cet
architecte de formation avait tiss des liens damiti avec dautres tudiants, peintres ou
sculpteurs, et que ctait probablement par cette entremise que Marie-Paule Courbe eut
loccasion de faire sa connaissance. Simple hypothse, car nous navons trouv aucun lment
qui nous laisse croire quelle ait eu des contacts dans le milieu du thtre.
1870, Emile Deschanel. Buste en pltre.
1875, M. Deschanel fils mdaillon, pltre teint.
Par deux fois donc, elle sollicita la famille Deschanel ; ce qui suppose, lvidence, une
certaine proximit. Nous ne reviendrons pas ici sur la personnalit de M. Deschanel fils, plus
connu aujourdhui comme somnambule ferroviaire que comme prsident de la Rpublique.
En 1875, il tait g dune vingtaine dannes166. Il poursuivait des tudes classiques quil
avait entames Sainte-Barbe et Condorcet.
Emile Deschanel, le pre, tait n le 19 novembre 1819. Elve brillantissime, normalien, il fut
notamment professeur aux lyces Charlemagne et Louis le Grand. Matre de confrences
l'Ecole normale de littrature grecque, il collabora la Revue des deux Mondes, la Revue
indpendante, au National etc. Suspendu de lenseignement, en 1850, suite ses crits, il
entra dans la presse rpublicaine. Arrt la suite du coup dtat du 2 dcembre 1851, il fut
contraint de sexiler Bruxelles, o il demeura jusqu lamnistie de 1859. Il devint alors
lune des plumes du Journal des Dbats, et co-fonda, en 1860, avec, entre autres Lissagaray,
les confrences de la rue de la Paix, qui faisaient suite celles quil avait inities en Belgique,
ds 1852, et o, pour la premire fois dans ce pays, taient convies les femmes aussi bien
que les hommes167. Franc-maon, rpublicain de centre-gauche, il afficha trs tt des opinions
sinon fministes, du moins favorables lintgration des femmes dans une socit o le mle
rgnait alors sans partage. Ainsi, lanne o Marie-Paule Courbe ralisa son buste, il publiait
un ouvrage intitul Les Confrences Paris et en France168, dans lequel il se montrait
ardemment favorable aux droits de la femme, commencer par linstruction. Il rappelait
quauditrices admises au Collge de France - mais ignores par les enseignants qui
commenaient toujours leur cours par un Messieurs loquent les femmes navaient
toujours pas le droit de mettre les pieds la Sorbonne. Cet rudit passionn avait, en outre,
publi un ouvrage sur Sappho et les Lesbiennes, intitul Les courtisanes grecques169 qui put
certainement retenir lintrt de notre sculptrice. Enfin, prcisons que la rdition de ses deux
ouvrages en un seul volume, intitul Le Mal et le bien qu'on a dit des femmes, en 1867, chez
Hetzel, ntait pas pass inaperu. Ctait donc un tel homme que Marie-Paule Courbe
N Bruxelles le 13 fvrier 1856. De nombreuses sources le font natre tort en 1855.
Dans Les Confrences Paris et en France il se plaignit de lhostilit du clerg belge : On dnona en
chaire ces Confrences maudites, qui, pour la premire fois, faisaient entendre aux femmes la parole libre et
laque . op.cit., p.22. Trs prises, ces confrences eurent alors des auditeurs enthousiastes comme Hugo,
Quinet, Arago, Hetzel, Considrant etc.

166
167

Librairie Pagnerre, 76 p., 1870.

Les courtisanes grecques, prface de Jules Janin, Michel Lvy frres, 1855, XVI-208 p. Ouvrage repris de
ltude parue dans la Revue des deux Mondes du 15 juin 1847, intitule Etude sur lantiquit, Sappho et les
Lesbiennes.
168
169

52
frquenta, peu ou prou, au moins entre 1870 et 1875. Comment fut-elle mise en contact avec
lui ? Nous lignorons encore, mais il est un fait certain, cest quelle frquentait alors les
milieux politiques et intellectuels rpublicains. Dans lune de ses nouvelles publies dans La
Dpche de Nancy le 1er mars 1885, elle laissait entendre quelle connaissait Jules Grvy.

Les Hommes dAujourdhui, N89

1872, le jeune A. Hiolle

Lun des sept enfants dEugne Hiolle, auprs duquel elle prenait des cours.
1875, Mlle M. Duchtelet
Alors, lve de Delorme, qui habitait, rappelons-le, au N10, rue du Regard, voisin du
sculpteur Henry Cros au N6, qui exposait galement au Salon, en cette anne 1875, MariePaule Courbe fit probablement la connaissance de larchitecte Edouard Duchtelet170, qui
rsidait, presque en face, au N1. Il avait pous Berthe Bost (1834-1914), fille de lavocat
Alexandre Bost, qui avait t nomm prfet du Lot aprs la Rvolution de 1848, dont il eut
six enfants. Parmi ceux-ci, deux ont un prnom commenant par la lettre M : Marie, ne en
1866, et Marguerite, ne en 1872. Cette dernire nayant que trois ans, on peut donc imaginer
que le terme Mademoiselle dsignait plutt son ane, alors ge de 9 ans. Elle se maria,
en 1895, avec Paul Chapsal171, alors procureur de la Rpublique Fontenay-le-Comte, dont
elle eut trois enfants. Elle dcda en 1941.
N Cond-sur-Escaut le 29 fvrier 1828, dcd Paris 7e le 22 fvrier 1910. Ancien lve des Beaux-Arts,
architecte, commissaire voyer de la ville de Paris, expert auprs des tribunaux, il enseignait alors lEcole
centrale des Arts et Manufactures. Il fut fait chevalier de la lgion dhonneur en 1879. Il habita 1, rue du Regard
jusqu son dcs.
171
N le 22 avril 1858, dcd le 11 janvier 1942, il exera ensuite Caen, puis devint Prsident de la cour
d'Appel de Paris.
170

53
1889, Boyer dAgen
Jean-Auguste Boy, dit Augustin Boyer, puis Boyer dAgen, tait n Agen le 12 dcembre
1857172. Il entra au sminaire de cette ville quil quitta en 1879 pour poursuivre des tudes de
thologie Rome sur les conseils de Monseigneur Fonteneau, vque dAgen. Il se fixa
dfinitivement Paris en 1882 et entama une carrire littraire qui allait tre trs fconde.
La nouvelle intitule Madame dOuest-Ange173, quil publia le 30 dcembre 1883 dans la
Revue Critique, lui cota une condamnation huit jours de prison et 200 fr. damende pour
outrage aux bonnes murs. ; fait darmes qui lui valut de figurer dans lanthologie de
Plagie-la-Sainte, publie par Pillard dArka en 1889 174. En fvrier 1885, il donna deux
textes prtendument indits de Dante La Revue Contemporaine quAdrien Remacle venait
juste de fonder. Immdiatement dmasqu par lrudit Marc Monnier dans Le Journal des
Dbats politiques et littraires, Boyer dAgen en rejeta la faute sur le directeur de la jeune
revue. A partir de 1887, il commena publier des textes dont le contenu sloignait
sensiblement des crits religieux qui avaient marqu ses dbuts et qui furent, par la suite, de
nouveau au centre de ses proccupations. Ainsi, Kistemaeckers lui dita-t-il, Bruxelles, Les
Litanies des Pouacres175 et La Gouine176, ouvrages ballotts, comme beaucoup dautres alors,
entre le zphyr naturaliste et le courant dair dcadent. En 1888, il publia Monsieur le
rdacteur !, livre clef sur le microcosme journalistico-littraire parisien ainsi que Le Pays
natal, recueil de souvenirs de jeunesse sur Agen, chez lditeur Victor Havard. Cest cette
mme maison quil porta, en 1889, Les Fleurs noires177, pomes, dont certains faisaient dj
partie de La Litanie des Pouacres. Sans aucun doute, lanne 1889 tait lanne de Boyer
dAgen. Confrencier, il tait la coqueluche de ces dams, comme le relatait Le Dcadent du
1er avril 1889 voquant un auditoire quasi-fminin haletant propos dune confrence
quil venait de donner le 27 mars 1889 sur le pote gascon Jasmin.
Dans La France littraire, ultime prolongement du Dcadent, du 15-31 mai 1889, Anatole
Baju prsentait Boyer dAgen comme son meilleur ami, rencontr pour la premire fois, au
hasard dune visite un ami commun178, enferm la prison de Sainte-Plagie.
Il parle comme devaient parler les anciens prophtes, avec une assurance qui convainc.
On ne lcoute pas, on le suit. Socialiste et catholique, il rve laffranchissement de
lhumanit par la littrature. Je ne doute pas quil ne devienne le Tolsto de la France. Il a en
lui ltoffe dun aptre et il manie la langue franaise avec un art qui pourra le rendre
redoutable aux ennemis de lIde nouvelle .179
Baju terminait en dvoilant le titre dun futur recueil en prparation, Les Fleurs rouges, qui
devait avoir une porte sociale. Inutile de prciser que le rvolutionnaire en herbe ne tint pas
ses promesses et quil rentra dans lordre, sinon dans les ordres, en devenant un auteur tout
fait conformiste dtudes historiques et souvent religieuses. Nous ne citerons que son ouvrage
Dcd en 1945 daprs le catalogue de la BnF.
Dans cette nouvelle, il avait pris parti lpouse de lavocat Gustave Gaspard Chaix d'Est-Ange (1832 1887), le dfenseur de Flaubert (procs de Madame Bovary) et de Baudelaire (procs des Fleurs du mal). En
1862, celui-ci avait pous Jeanne Clophile Josphine Sipire (1843 - 1917), fille du banquier Thophile
Sipire.
174
Boyer dAgen y publia une nouvelle intitule, cette fois, Rhabilitation de Madame dOuest-Ange, qui
montrait quil gardait toute sa rancur Madame dEst-Ange.
175
1887, 63 p.
176
1887, 294 p. Cet ouvrage fut rdit et augment, en 1888, sous le titre La Vnus de Paris, chez Victor
Havard, 382 p.
177
Deux de ces pomes, Le Violon et La Harpe, parurent dans La France littraire des 15 avril et du 1er mai
1889.
178
Evidemment Pillard dArka.
179
Op.cit., p.11.
172
173

54
sur Monseigneur Lanusse ou encore son interview, plus ou moins revue et corrige, du pape
Lon XIII propos de lAffaire Dreyfus, parue dans le Figaro du 15 mars 1899.
Il est un fait tabli : en 1889, Marie-Paule Courbe connaissait donc Boyer dAgen qui tait
dj un ami de Pillard dArka. Or, cette mme anne, le 27 juillet, Boyer dAgen pousait
Marthe Breton (1860-1926), professeur de dessin des coles de la ville de Paris, alors connue
surtout comme peintre sur porcelaine. Celle-ci avait expos au Salon en 1879 et en 1880 et
elle figurait rgulirement parmi les exposantes de lUnion des Femmes peintres et sculpteurs,
depuis sa cration en 1882. Elve de Bonnat, le meilleur ami de Chapu, Marthe Breton eut
sans doute loccasion de croiser prcdemment la route de Marie-Paule Courbe.
Marie-Paule Courbe, biographe de Michel-Ange
Aux pages 38-39 de Maupassant et lAndrogyne, Pierre Borel voquait lexistence dune
tude de Marie-Paule Courbe / Gisle dEstoc intitule Le Secret de Michel-Ange. Il affirmait
que le livre avait t traduit en plusieurs langues et il se permettait den citer quelques brefs
extraits. Or, ce titre ou mme quoi que ce soit dapprochant se rvle totalement
introuvable. Il se peut que Pierre Borel ait eu entre les mains quelques feuilles parses
provenant dune revue dans laquelle Marie-Paule Courbe avait donn cette tude et quil en
dduist, tort, quil sagissait dun volume part entire. Tout aussi bien, se peut-il que ce
Secret de Michel-Ange ait t le produit de son imagination fconde, car nous peinons croire
une traduction de ce texte en plusieurs langues. Quatorze ans plus tard, dans le n 151 des
uvres Libres (dcembre 1958), il reprit mot mot ces rvlations sans ajouter la moindre
prcision. Mais Pierre Borel nen avait pas fini avec le pass dartiste de Marie-Paule Courbe.
Il allait la prcipiter dans un tableau dEmile Bayard, en pleine scne de duel, face une
mystrieuse cuyre nomme Emma Rour.

55

CHAPITRE 3 A ectoplasme, ectoplasme et demi : Lhypothse Emma Rour.

Si lon en croit Pierre Borel, Emma Rour semble avoir fortement marqu la vie
sentimentale de Marie-Paule Courbe. Elle apparat partir de la page 53 de Maupassant et
lAndrogyne. Et, disons-le tout net, elle napparat que l. Depuis des annes, en effet, nous
traquons la moindre trace de son existence : hlas, il nous a t impossible, jusqu prsent, de
trouver la plus infime partie de son passage dans notre monde terraqu. Mais que nous dit
Borel son sujet ? Premier lment, il nous situe la rencontre dans le temps : cest aprs sa
rupture avec Rachilde que Marie-Paule Courbe aurait rencontr Emma Rour. Par consquent,
il nous la faut caler dans la seconde moiti des annes 1880. Deuxime lment : celle-ci tait
cuyre et/ou trapziste au cirque Mdrano. Or, lartiste na pu se produire dans un
tablissement qui nexistait pas encore puisque le cirque Mdrano ne fut fond quen 1897,
prenant la succession du cirque Fernando, lui-mme install au N63, boulevard
Rochechouart, depuis 1875. Qu cela ne tienne, Borel aura sans doute voulu parler du cirque
Fernando et cest dans cette direction quil nous fallait enquter sur cette Emma Rour. Or,
malgr de multiples et vaines prospections, nous en sommes arrivs la conclusion que, si
Borel stait tromp sur le nom du cirque, il stait sans doute aussi fourvoy propos du
nom de lartiste.
Pour tenter de vrifier cette hypothse, nous avons successivement consult louvrage de
Charles-Maurice de Vaux, cuyers et cuyres, histoire des cirques d'Europe (1680-1891)180,
lopuscule intitul Le Cirque Fernando181, sign par le mystrieux Gladiator II pseudonyme
utilis par Edouard Cavaillon, collaborateur rgulier de LOrchestre -, enfin, nous avons pass
au peigne fin LOrchestre182, organe de presse dannonces des spectacles parisiens, qui avait
lavantage de publier quotidiennement lintgralit du programme du cirque Fernando depuis
septembre 1875 jusqu octobre 1888, date laquelle le journal cessa de se faire lcho des
spectacles du cirque Fernando, probablement parce que M. Fernando avait dcid de faire des
conomies en ne renouvelant pas son encart publicitaire. Sur les treize annes dpouilles,
nous navons pas rencontr le nom dEmma Rour une seule fois. Pourtant, nous avons crois
une multitude dcuyres, dont certaines portaient le prnom alors courant dEmma : ainsi
Emma Boorn, Emme Bell, Emma Cruau et mme une Miss Emma, gymnaste ! Mais aucune
Emma Rour. Dautre part, nous avons t troubls, un moment, la lecture du portrait
quavait bross Cavaillon/Gladiateur dune cuyre nomme Mme Weber, dans LOrchestre
du 1er Mai 1878 :
...Mme Weber est blonde comme les bls. Ses formes gracieuses et robustes la fois
rappellent lattrait des peintures dun Boucher... .
Concidence ou pas, cela se rapprochait de la description que faisait Borel dEmma Rour :
... Une belle blonde panouie, grande, un peu forte, une de ces belles cratures dont on
pense : Cest un vrai Rubens... .183
Certes, on changeait de peintre, mais on gardait la masse pondrale. Pour autant, la chtive
mention de cette personne ne nous permettait pas denvisager quil sagissait de notre femme.
Un autre dtail retenait notre attention. Quand il voquait Emma Rour, Borel parlait dune
cuyre et trapziste. Or, aucun moment, dans les programmes du cirque Fernando, nous ne
voyons de femmes trapzistes et encore moins dcuyres trapzistes. A ce moment de notre
180

J. Rothschild (Paris), 1893.

Monographie imprime en vente au cirque Fernando et limprimerie Paul Libral et Cie, 20, rue SaintJoseph, Paris, 1875.
182
LOrchestre, (revue de la littrature et des arts). Programme spcial des thtres & concerts. Disponible sur
183
Op. cit., p.53.
181

56
enqute, nous sommes fonds mettre deux hypothses : soit Emma Rour il y a eu et dans
ce cas, cest encore dans un autre cirque quelle exera ses cabrioles mais alors lequel ?- ;
soit Borel sest totalement tromp sur le nom de lcuyre et, par consquent, retrouver sa
trace dans le monde du cirque savre totalement impossible.
Dautre part, nous ne voyons pas dans quel but Borel aurait invent ce nom et ce personnage.
En gnral, ses drapages sexpliquent par le fait quils sont censs tayer sa version. Le
patronyme Rour existe bien : il se retrouve frquemment dans le dpartement de lIndre, par
exemple. Nous avons dpouill lintgralit des tables dcennales des mariages dans les vingt
arrondissements parisiens entre 1860 et 1902 ainsi que les fichiers alphabtiques de ltat civil
parisien reconstitu avant 1859, esprant y trouver une trace de notre Emma Rour. En vain.
Nous navons trouv quune souche de Rouer (sic) dans le XVe Arrondissement, mais rien
qui fasse notre affaire. Une deuxime accroche nous est cependant fournie par Borel quand il
prtend quEmma Rour servit de modle Manet. Il parle dun pastel reprsentant une
femme blonde, grande et forte et il ajoute :
La taille fine, les hanches larges, la poitrine orgueilleuse. On devine dans sa ligne une
grande souplesse, elle doit avoir une dmarche harmonieuse. Elle est frache et belle, mais
elle a dans le visage quelque chose de brutal et de sensuel .184
Avec une description aussi appuye, il est logique de penser que Borel ait eu le pastel sous les
yeux. Mais rappelons-nous, de mme que Tabarant avait refus de valider la personne de
Marie-Paule Courbe /Gisle dEstoc comme modle de Manet, en 1939, de mme, interrog
de nouveau par Auriant, il rcusa lexistence dune quelconque Emma Rour dans lentourage
du matre. Il est vident que cela plaide pour la confusion de patronyme et peut-tre aussi pour
la confusion de personne. Et ds lors que nous reste-t-il pour tenter de pister la trace de notre
Emma Rour ? Retrouver un portrait de Manet un pastel, mais ce nest mme pas certain
reprsentant une grande blonde la poitrine gnreuse. Pour nous donner plus de chances,
nous mettrons de ct la description physique de Borel qui a pu tre alimente par une
imagination assez dbride, comme nous le verrons ailleurs. Nous nous bornerons suivre la
piste de la couleur des cheveux. Parmi les blondes ayant servi de modles Manet les
noms dHenriette Hausser et dIrma Brunner retiennent notre attention cause de la
consonance des patronymes qui peuvent se rapprocher de celui dEmma Rour. La premire,
qui posa, entre autres, pour la clbrissime huile sur toile et non un pastel - de Manet intitul
Nana en 1877 tait une actrice connue sur le boulevard : sans dcrocher les premiers rles,
elle avait son palmars de nombreuses tournes en Europe et en France depuis 1856 ; en
1870, elle avait mme jou Londres aux cts de Lonide Leblanc dans Les Vieux Garons
de Sardou. On avait eu loccasion de lapplaudir rgulirement au thtre de la Gat et au
thtre de Cluny. Habitue du salon de Nina de Villard185, lpoque o elle posait pour
Manet, elle vivait Paris en concubinage avec le prince Guillaume dOrange, rebaptis le
Prince Citron par les mauvaises langues la suite de sa royale disgrce. Henry Lyonnet nous
dit fort peu de choses de cette actrice, hormis quelle dcda durant lanne 1895186. Mais en
tout tat de cause, nous ne pouvons retenir la blonde Henriette Hausser comme tant la
personne que nous recherchons. Reste Irma Brunner, dont le nom rsonne presque comme un
cho celui dEmma Rour. Dailleurs, Thodore Duret stait lui-mme tromp en lui
attribuant le patronyme de Blumer avant quEtienne Moreau-Nlaton ne rtablisse la vritable
identit du modle187. Le rapprochement est tentant, mais lenthousiasme sarrte net quand
on contemple ce portrait de femmebrune. Cest tout au moins la constatation que lon peut
Op.cit., pp.53-54.
Elle apparat dans La Maison de la vieille de Catulle Mends sous le nom de Rita de Loches. Pour Dumas fils
elle fut la Madame de Santis du Demi-Monde. On lui prta galement une liaison avec Georges V, le dernier roi
de Hanovre.
186
Dictionnaire des comdiens franais, tome 2, Bibliothque de la revue internationale illustre, Genve, s.d..
187
En 1930, le catalogue des pastels dit par le Muse du Louvre lappelait encore Irma Blumer.
184

185

57
faire lorsquon regarde le pastel intitul La Viennoise, expose au Muse dOrsay, quoique,
dans un second pastel - provenant de la collection Hecht - la chevelure du mme modle,
agrmente cette fois dun corsage bleu et dune voilette, soit moins fonce.
Tout de mme, nous ne connaissons que bien peu de choses de cette femme : a priori
dorigine autrichienne, elle ne semblait pas avoir de profession bien dfinie Artiste de
cirque ? Son nom napparat nulle part. Mais ce qui attise notre intrt est quelle aurait t
prsente Manet par Mry Laurent, nous disent Paul Jamot et Georges Wildenstein188. Or,
on sait que Mry Laurent tait blonde, quelle avait servi de modle Manet ; ce quon sait
moins est quelle tait native de Nancy. Puisque Borel avait galement affirm que MariePaule Courbe avait t modle de Manet, il nest pas impossible, tout le moins, que notre
hrone ait pu approcher Manet par le biais de sa concitoyenne. Il nentre pas dans notre
propos de revenir ici sur la place tenue par Mry Laurent - ne Louviot - auprs de Manet et
de Mallarm : les faits sont parfaitement connus. Nous nous bornerons rappeler que Marie
Rose Louviot donna naissance Anne Rose Susanne (sic) Louviot, le 29 avril 1849, au N86,
rue Stanislas, pas trs loin de la rue Montesquieu, o grandissait Marie-Paule Courbe 189. Le
gniteur nayant pas pens laisser de carte de visite, ce furent les dnomms Sylvain Pierre
(66 ans) et Joseph Gdon (28 ans) qui servirent de tmoins ltat-civil. Nous supposons
quils frquentaient de prs ou de loin la jeune maman. Tandis que le second exerait la
profession de coiffeur, le premier tait serrurier. Et lon nimagine pas que la famille Courbe
cette dynastie nancienne dhommes de cls nait pas t en contact avec leur confrre
Sylvain Pierre. Natives du mme quartier, spares de seulement quatre annes en ge, Marie
Paule Courbe et sa compatriote purent donc parfaitement dj se frquenter dans la cit de
Stanislas Leszczynski. Plus tard, Paris, elles eurent maintes occasions de se croiser dans les
ateliers dartistes.
Prcoce, Anne Rose Louviot convola en justes noces lge quinze ans avec un picier du
nom de Jean Claude Laurent, de douze ans son an, le 2 mai 1864, Nancy. Le mariage ne
tint que sept mois, au bout desquels celle qui allait devenir Mry Laurent sen vint Paris
dbuter une carrire dactrice et plus car affinits. Mais pas plus que Mry Laurent que les
autres modles de Manet voqus ici ne furent artistes de cirque et, en attendant, le pastel
dcrit par Borel ntait toujours pas identifi.
La dernire possibilit pour que lon puisse accrditer lexistence dEmma Rour en tant que
modle de Manet serait quelle aurait pos et galement exerc sa profession dcuyre sous
un autre nom. Ce serait demander au chercheur une bienveillance confinant la navet, car
nous ne pouvons gure carter lhypothse selon laquelle Emma Rour ne serait quun pur
produit de limagination de Pierre Borel. Peut-tre avait-il t inspir par le petit montage
opr en 1912 par Adrien Le Corbeau, rvl en 1932 par Aurle Patorni190. Mais nous
reparlerons de cela ultrieurement propos de la confection du Cahier dAmour.
Cependant, il nous restait encore une chance didentifier Emma Rour. A la page 55 de
Maupassant et lAndrogyne, Borel faisait rfrence un duel qui aurait oppos Marie-Paule
Courbe Emma Rour dans le bois de Vincennes. En note et, pour une fois, le lecteur
pouvait vrifier la source de lauteur il indiquait que le peintre Emile Bayard a[vait] fait
un tableau [de ce duel] qui a[vait] connu un grand succs de curiosit. Nous passerons sur
linformation invrifiable quil nous donnait en affirmant que les deux duellistes taient
lves dArsne Vigeant191, le matre darmes le plus clbre de France et de Navarre. Certes,
In Manet, tome 1, p.182, Les Beaux-Arts, Edition dtudes et de documents, Paris, 1932.
Dcde, 52, rue de Rome (Paris 8e) le 26 novembre 1900.
190
Cf. Jacques Bienvenu, Le canular du Corbeau, in Histoires Littraires, N4, octobre-dcembre 2000, pp.4352.
191
N Metz le 6 janvier 1844, mort Beausoleil le 2 avril 1916. Sous-officier, fait prisonnier, puis vad durant
la Guerre de 1870, Vigeant dclina loffre de participer la rpression de la Commune dans les rangs de larme
versaillaise, pour rejoindre Bordeaux, o il retrouva le cercle Jean-Louis o il enseignait lescrime. Fix Paris,
188
189

58
Marie-Paule Courbe avait pu tre sa voisine dans le quartier de la rue de Rennes192, cela nen
faisait pas pour autant une disciple.
Aussi inattendu que cela puisse paratre pour lpoque, plusieurs salles darmes admettaient
volontiers des femmes en leur sein. Ainsi Robert Milton193 dans le Figaro du 2 janvier 1886,
nous apprenait que la salle Chazalet, situe chausse dAntin194, accueillait des jeunes femmes
envoyes l par lautorit du corps mdical :
Chazalet [] a aussi une clientle spciale et choisie de jeunes Amricaines, qui font des armes par
ordonnance du mdecin. Il parat que cest souverain pour calmer les nerfs. Chazalet est mme le professeur
attitr dun pensionnat de demoiselles de lavenue de Villiers .

Que dire galement du succs de la tourne des escrimeuses viennoises, lves du professeur
Hartl, Paris, au dbut de lanne 1885 ? La premire exhibition donne dans la salle darmes
du Figaro le 30 janvier avait connu une affluence record. Parmi les spectateurs, Milton citait
la prsence moustille de : Paul de Cassagnac, Henri Rochefort, le comte Potocki, Louis
Ganderax, Edmond Blanc, Paul Ollendorff qui dita Le Horla deux ans plus tard, Aurlien
Scholl, Edouard Detaille, Frdric Rgamey, Georges Clairin, Ernest Grenet-Dancourt, etc.
etc., et tout le ban et larrire-ban des plus fines lames de la capitale commencer par
Vigeant, Can et Mrignac. Enfin, rappelons que Jacob, le professeur de lEcole dEscrime
franaise, situe rue Saint-Marc, avait fond la salle darmes du Conservatoire depuis 1865 et
quil y avait form des escrimeuses comme les actrices Priola, Don, Janvier et Mary
Jullien195. Ancienne salle Gtechair situe passage de lOpra, la salle Can, aprs avoir t un
court moment tenu par Vigeant, tait dirige par Can depuis 1874. Ce dernier qui,
paralllement, donnait des cours rue dUlm, lEcole Normale, accueillait des htes
prestigieux, parmi lesquels Louis Ganderax, Georges Duruy, Henry Fouquier, le baron de
Vaux, Ren Maizeroy, Albert Delpit, Fernand Xau, Pierre Georges Jeanniot et surtout Guy de
Maupassant196. Mlanie Hawthorne met lide sduisante que Marie-Paule Courbe aurait pu
frquenter la salle Can en mme temps que Maupassant197. Malheureusement, comme elle le
laisse entendre elle-mme, nous navons aucune information susceptible dtayer cette
hypothse.
Lorsque nous dcouvrmes pour la premire fois la reproduction du tableau de Bayard dans le
numro du 3 mai 1884 de LIllustration, nous fmes frapps par les traits du visage de la
duelliste qui faisait face car ils nous rappelaient ceux du portrait que Louyot avait fait de
Marie-Paule Courbe. De plus, il nous semblait reconnatre le profil de Rachilde dans la
spectatrice camp sur la gauche du tableau. Nous en tions l lorsque nous fmes notre
communication au premier colloque des Invalides en novembre 1997. Depuis, de leau a coul
sous les ponts, nous avons pu prendre du recul sur les circonstances de la cration du tableau
et Mlanie Hawthorne a fait rcemment une analyse de luvre sur laquelle il nest pas
inintressant de revenir ici.
partir de 1872, il reprit la salle Gtechair, boulevard des Italiens, puis le Cercle de lUnion artistique (dit des
Mirlitons) de la place Vendme et enfin il cra la salle darmes de la rdaction du Figaro.
Elle habitait, cette poque, plusieurs adresses dans ce quartier, notamment 99, rue de Rennes et 10, rue du
Regard, tandis que Vigeant logeait 91, puis 108, rue de Rennes, dans les annes 1880.
193
Pseudonyme dAlbert de Saint-Albin, (1843-1901), homme de lettres, vaudevilliste et chroniqueur sportif,
rdacteur en chef du Jockey et rdacteur au Figaro. Il reprit les articles quil avait donn au Figaro durant les
annes 1885/1886 sur les salles darmes parisiennes, dans son ouvrage intitul travers les salles d'armes,
Paris, Librairie illustre, (s. d.), sign Albert de Saint-Albin, avec une prface de Vigeant et des illustrations de
Frdric Rgamey.
192

Ancienne salle Raimondi-Boyer, transporte de la rue Taitbout la Chausse dAntin par Chazalet.
Cf. Le Figaro du 16 novembre 1885.
196
Cf. Le Figaro du 2 janvier 1886, article de Robert Milton.
197
Op.cit, p.81.
194
195

59
La prsence de la cravache quelle dcle au premier plan gauche entre le chapeau rouge et
un corsage de la mme couleur laisse penser quil sagit des effets de la duelliste qui nous
tourne le dos. La cravache, pour Mlanie Hawthorne, corrobore linformation selon laquelle
Emma Rour tait cuyre. Il faut donc en dduire que ce dos est celui dEmma. Autre indice,
lpiste vtue de rouge est blonde cest le fameux modle blond de Manet, cher Borel - et
en cheveux, tandis que son adversaire Marie-Paule Courbe - est brune et porte un imposant
chapeau plumes. Pourtant, luniversitaire amricaine en arrive une conclusion qui nous
prend totalement contre-pied : ainsi, pour elle, la duelliste de dos est celle qui est sur le point
de gagner et comme on sait que ce fut, dixit Borel, Marie-Paule Courbe qui blessa Emma
Rour au sein gauche la quatrime reprise, la duelliste de dos tait donc Marie-Paule
Courbe. Une simple superposition des deux tableaux aurait suffi infirmer cette conclusion
inattendue. Mais Mlanie Hawthorne la dlibrment mise de ct. Pour elle, en effet, les
deux tableaux nont pas de continuit : Une Affaire dhonneur se situerait en automne, tandis
que La Rconciliation se serait produite au printemps198 Elle sappuie notamment sur la
constatation que le paysage nest plus exactement le mme et sur le fait que, si on a beaucoup
comment Une Affaire dhonneur en 1884, La Rconciliation ntait alors pas voque.
La vrit est bien plus simple : certes, le dcor a chang Bayard ny attachait sans doute
aucune importance et puis un tableau nest pas une photographie - , mais les vtements, eux,
sont les mmes et le chapeau plumes de la brune Marie-Paule Courbe est encore l, pench
sur la blonde vaincue. Comment croire un seul instant le contraire ? Marie-Paule Courbe est
bien celle qui nous fait face dans la scne du duel. Nous ne contestons pas lhypothse que La
Rconciliation ait t peinte ultrieurement la suite du succs remport par Une Affaire
dhonneur que Bayard avait expose au salon de 1884 avec une autre uvre intitule Qui trop
embrasse199Encore une fois, il ne sagit pas dun clich photographique, peint sur le vif,
mais dune pure construction dartiste. Nous pensons que La Rconciliation a t peinte au
plus tard un an aprs lexposition dUne Affaire dhonneur. Et l, nous sommes tout fait
daccord avec Mlanie Hawthorne : cette suite a t motive par le succs quavait remport
la premire toile de Bayard. Dailleurs, les archives du British Museum nous fournissent un
renseignement prcieux : le muse conserve une photogravure de La Rconciliation, date du
1er octobre 1885200. Cette reproduction de 51 cm x 60 cm avait t dite par la clbre maison
Boussod, Valadon & Cie, successeurs de Goupil & Cie, dont, au passage, Tho van Gogh
dirigeait alors lune des succursales, 19, boulevard Montmartre201.
Nous ne reviendrons pas sur lun des tmoins de la scne du duel. Nous lavons dit, nous
avions cru reconnatre les traits de Rachilde dans le visage de la forte femme vtue de noir qui
se campe, les bras croiss, gauche de la scne du duel. A la diffrence des deux autres
tmoins situs derrire les duellistes, elle ne semble pas inquite. Elle toise les deux femmes
dun air presque amus. Visiblement, elle est au spectacle ; de sorte quon pourrait imaginer
que ces deux-l se battent pour elle. De par sa taille et son placement, elle joue un rle central
dans la composition du tableau. Nul doute que lidal et t davoir les toiles de Bayard
originales sous les yeux pour se faire un jugement plus arrt. En septembre 2012, nous avons
Op.cit., p.98.
Grce aux archives du British Museum qui conserve une photogravure de cette toile, date de 1886, 43,5 cm x
35,2 cm, nous savons que la scne reprsentait un paysage avec un homme en costume ray saisissant une
fermire par la taille et essayant de l'embrasser. Editeurs : Boussod, Valadon & Cie. Editeurs successeurs de
Goupil & Cie.
200
http://www.britishmuseum.org/research/collection_online/collection_object_details.aspx?
objectId=1604199&partId=1
201
Lon Boussod (1826-1896) et Ren Valadon (1848-1921) avaient pris la succession dAdolphe Goupil (18061893) depuis 1884. Ils staient galement spcialiss dans ldition de revues illustres et de reproductions
typographiques. Les ventes de reproductions perdurrent jusquen 1921. Sur cette maison, voir galement le
chapitre Gyzle, alias Gyz-El.
198
199

60
eu lespoir davoir retrouv la trace de ces uvres chez Mme Trudie A. Zabrana qui nous
avait dclar en tre la dtentrice. Elle tait absolument certaine davoir les toiles originales,
car deux experts lui avaient affirm quelles taient dues au pinceau de Bayard. Hlas, un
simple coup dil suffit attribuer cela un copiste besogneux et maladroit. Nous nen dirons
pas plus : limage parle delle-mme. Pour autant, si nous ne sommes pas en prsence des
toiles originales de Bayard, lexistence de ces copies nest pas sans intrt. Cela signifie que
ces deux scnes ont connu trs vite un engouement de la part du public, suivi dune forte
demande de reproduction sous diffrentes formes.

Photogravure reproduite dans LIllustration du 3 mai 1884

Photogravure reproduite dans louvrage intitul Master Paintings of the World, p.177.202
Master Paintings of the World, edited by Dupont Vicars, The White City Art Co, Chicago, 1902, 12 chapitres,
192 pages. Disponible en ligne sous le lien: http://www.iment.com/maida/family/mother/vicars/p177.htm
202

61

Reproductions couleurs dans louvrage intitul Master Paintings of the World, p.177

Copie appartenant Mme Trudie A. Zabrana.

62

Copie appartenant Mme Trudie A. Zabrana.

Les reproductions figurant dans louvrage intitul Master Paintings of the World, taient
accompagnes dinformations tonnamment assez prcises, laissant penser que lauteur en
savait plus que quiconque alors sur les circonstances de la cration de ces uvres. Elles
taient dautant prcieuses quelles se situaient seulement 18 ans aprs la premire exposition
dUne Affaire dHonneur. On y apprenait notamment que le duel avait eu lieu au Bois de
Boulogne Borel parlait de celui de Vincennes - que les duellistes ainsi que leurs tmoins
fminins faisaient tous partie du demi-monde, quelles taient de clbres courtisanes
habitues mener des vies daventurires nayant pas froid aux yeux, enfin que le succs
dUne Affaire dHonneur fut tel que les reproductions circulrent immdiatement de par le
monde, engageant Bayard composer trs vite la suite qui fut La Rconciliation. Mais le
rdacteur de la notice ne brodait-il pas lui-mme ? Grce un entrefilet paru dans The New
York Times du 18 mai 1884, nous savons que la notorit dUne Affaire dHonneur avait
franchi lAtlantique peine la toile expose au Salon :
Another original succs, wich is sure under the guise of photographic reproduction to make the voyage
around the world, is the Affaire dhonneur of Emile Bayard. It represents a duel between two women, nude to
the waist. They are not ethereal types, by any means; they rather incline to be vigorously developed specimens.
The idea is a queer one, but it is full of interest, and a crowd around the painting testifies to its attraction for
popular fancy. The witnesses are women, and they appear a trifle more scared than the combatants
themselves. 203

Par consquent, il nest gure tonnant de retrouver outre Atlantique, o An Affair of Honour
semble avoir t particulirement apprcie, dautres copies comme celle qui se trouve au
Jasper Cultural & Historical Centre de Maple Creek (Saskatchewan, Canada), achete au
dbut du XXe sicle, par un opulent bourgeois du cru nomm Bill Pollock.

203

Cit in http://www.iment.com/maida/family/mother/vicars/emilebayard.htm.

63

Copie se trouvant au Jasper Cultural & Historical Centre de Maple Creek.

Sur le mme continent, la scne inspira galement des fabricants de cigares qui reprirent le
tableau de Bayard sur lune de leurs bagues et lintitulrent El Duelo. On imagine aisment
ces messieurs au fumoir, lil complice la contemplation de ce qui tait considr alors
comme une grivoiserie.

Deux impressions diffrentes de bagues de cigares El Duelo.

64
Mieux encore, Shelley Drever du Jasper Cultural & Historical Centre trouva que deux films
muets amricains intituls An Affair of Honor avaient t tourns en 1897 et en 1901204 et
peut-tre mme un troisime en 1906. La description de lintrigue prcisait que ces courtsmtrages sinspiraient du clbre tableau de Bayard. Celui de 1897, sorti en mai, fut produit
par The American Mutoscope Company. Le synopsis fourni par la production faisait
effectivement penser aux deux toiles : premier tableau duel entre deux femmes partiellement
dvtues ; second tableau A lissue du duel, lune des adversaires tombe terrasse ce qui
provoque laffliction et les regrets de celle qui la vaincue. La version de 1901 est sortie le 18
mai Philadelphie dans les Lubin Studios. Cette fois le synopsis est plus prcis : premier
tableau des jeunes femmes sont assises dans un restaurant, tout coup, lune delle
saperoit que son petit ami205 engage un flirt avec une autre. Elle se lve, insulte sa rivale et
la provoque en duel ; second tableau la scne du duel reprsente les deux adversaires le
torse dnud en train de saffronter lpe Lune delles est mortellement blesse et les
tmoins assists de la femme vainqueur chargent le corps de la femme vaincue dans un fiacre
avant larrive de la police. Cette dernire scne, prcisait la production dans son catalogue de
1907, tait destine provoquer les rappels du public. Il semble galement que des cartes
postales reprsentant le tableau de Bayard aient t dites au dbut du XXe sicle, en Italie.

Image du film tourn en 1901, reproduite dans le site intitul Swordswomen of the Silver Screen 206

Enfin, tout fait rcemment, une compagnie thtrale nomme Babes with Blades, a donn,
en 2006, dans un thtre de Chicago nomm The Viaduc207, une pice intitule An Affair of
Honor. Si lhistoire, se passant au lendemain de la Guerre de Scession, navait quun lointain
rapport avec les circonstances de notre tableau, lillustration du programme reprenait les deux
duellistes de Bayard au premier plan208.

Ajoutons un autre tourn en 1906, dont nous ne savons rien. Cf. site Old Hollywood,
http://oldhollywood.tumblr.com/post/3312665742/an-affair-of-honor-1901-lubin-studios-in-the
205
Interprt par Arthur Marvin (1859-1911), plus connu comme directeur de la photographie que comme acteur.
206
http://bswordswomen.runboard.com/t10581
207
3111 N. Western Avenue Chicago.
208
http://www.theatreinchicago.com/an-affair-of-honor/680/
204

65

Programme dAn Affair of Honor, donne en 2006, par la compagnie Babes with Blades

On peut donc mesurer lincroyable notorit que ce tableau connut travers le monde. Mais
quen fut-il de la France ? Le Gaulois du 17 aot 1888 nous apprend que, ds sa prsentation
au public lors du Salon de 1884, loeuvre recueillit un vif succs :
Il fallait voir comme les badauds sattroupaient autour de cette toile ; on croyait assister la scne mme,
sur le terrain, et les curieux se montraient tout rjouis de cette affaire .
Nous allons voir en effet que lengouement hexagonal fut de mme intensit que celui qui
sexprima la surface de la plante.
Commenons par la revue des Folies-Bergre. Le 1er dcembre 1886, le clbre caf-concert
de Monsieur Allemand, ouvert depuis 1869, donnait la premire des douze reprsentations
dune revue, en deux actes et quatre tableaux, intitule Place au Jene. Le troisime tableau
avait pour titre Une Affaire dHonneur et la maquette de laffiche tait signe Jules Chret.
Ecrite par Henry Buguet, un compre de Charles Virmatre, et Georges Grison, journaliste au
Figaro, accompagne dune musique de Desormes, ce spectacle semblait tre un genre de
patchwork passablement confus, naviguant entre la revue parle et la pantomime209.
Les scnes dialogues se trouvent exclusivement rserves au compre et la commre, les autres
membres de la troupe interprtant des divertissements chorgraphiques parfaitement comprhensibles mme si
on ne les suit pas par le dtailAu premier tableau, nous nous retrouvons dans une cave voisine dun
MtropolitainLe deuxime tableau nous transporte sur la place de lOpra, o se droule la petite scne
chauvine indispensable toute revue qui se respecteEn pleine nuit, les rverbres, les fentres du Cercle,
celles des maisons et des magasins sallument comme par enchantement De la coulisse dbouchent alors,
tambours et musiques en tte, sur lai dEn revenant de la revue, un bataillon de petits pioupious, escort par
un peuple portant des lanternes vnitiennes bout de perches. La reconstitution dune retraite aux flambeaux
qui a dclench un feu dapplaudissements conduits par le gnral Boulanger en personneLe troisime
tableau, encore plus parodique, permet dvoquer les plus rcents succs dramatiques, dAdam et Eve, au Fils
de Porthos en passant par La Cigale et la Fourmi et Le Conseil judiciaire. La soire sachve dans une
apothose de lumires et de couleurs comme on nen voit gure que dans les feries du Chtelet 210

Jacques Pessis et Jacques Crpineau nous fournissent la distribution : MM. Chalmin, Mey, Valery, Netter,
Bannire, Justia et Duoerray. Mmes Berthier, Lucy-Lo, de Guerville, Marall, Durand, Blainville et Grey. Op.
cit. p.21.
210
Cit in Jacques Pessis et Jacques Crpineau, Les Folies-Bergre, Fixot, 1990, p.21.
209

66

Maquette pour une affiche de Jules Chret211

Comprenne qui pourra ! Heureusement nous pouvons compter sur la plume polissonne dun
Jules Lematre, habituellement bien plus sage, pour nous en apprendre davantage sur le
droulement de ce troisime tableau :
Le dfil des Revues commence. Le grand attrait de celle des Folies-Bergre, Place au Jene ! ctait la
reproduction vivante de laimable tableau dEmile Bayard, une Affaire dhonneur, vous savez ? le duel de
femmes, les deux combattantes nues jusqu la ceinture, les torses roses mergeant du fouillis froufrouteux des
jupes releves et des corsages rabattus. On se demandait : Sera-ce exactement comme dans le tableau ? Eh
bien ! ctait cela et ce ntait pas cela. Les deux bretteuses taient bien en maillot rose jusqu la ceinture ;
mais, dception, les maillots taient tendus sur des corsets. Ah ! nous sommes loin encore de la vrit
complte au thtre .212

Apparemment, la revue avait connu un tel succs quelle se dclina dans dautres music-halls
parisiens comme, par exemple, lAlcazar dhiver213, o Le Figaro annonait dans son dition
du 1er novembre 1887 la premire de Duel de Femmes par Mme Marral du thtre du Chtelet
dj prsente dans la distribution des Folies Bergre - et Mme Andrani, assistes par les
tmoins suivants : Mmes Poly, Naya, Dorin et Marcigny.
La mme anne, une tourne avait au moins repris partiellement ce spectacle. Une affiche214
disponible sur Gallica nous voque, en effet, une Grande Revue qui se serait produite sur les
routes de France avec inscrits au programme les titres suivants: Bataillon des ongles roses.
Une affaire d'honneur, tableau vivant. Les fleurs des Champs, ballet.

Vendue lHtel Drouot Richelieu, Salle 7, le 25 novembre 2009, par la maison Blanchet et associs.
Nanmoins, il ne semble pas que ce projet ait t retenu. Trop cher ? Il existe une autre affiche pour cette revue,
reproduite in Les Folies-Bergre de Jacques Pessis et Jacques Crpineau, op.cit., p.21. Beaucoup moins
artistique et trs brouillonne, cette dernire ne faisait pas rfrence au duel.
212
Le Journal des Dbats politiques et littraires du 26 dcembre 1886.
211

213
214

Situ 10, rue du Faubourg-Poissonnire, dans le Xe Arrondissement.

Edite en 1887 par Emile Lvy, Paris.

67

Source Gallica
Avec Un Duel de Femmes, pice bouffe en un acte, de Lacombe et Antoine Queyriaux,
reprsente pour la premire fois au Thtre Djazet le 20 janvier 1888, on tait en prsence
dune pochade sans intrt, qui se bornait mettre en scne un non-duel lpe entre deux
amies, dont lune simulait une blessure laide dun tube de rouge lvres. Mais il est bien
vident que les auteurs entendaient profiter du succs des revues de music-halls des annes
prcdentes pour placer leur camelote215.
Autant, jusqu prsent, aucune revue navait os proposer aux spectateurs la vue de duellistes
les seins lair, les parant de justaucorps roses afin dimiter la couleur chair, autant Jules
Roques, le directeur du Courrier Franais, nentendit pas priver son public grillard dun
spectacle aussi racoleur. Ainsi, cest loccasion du bal du Courrier Franais du 19 mars
1892, traditionnellement donn lElyse-Montmartre, - dont le thme naurait pas manqu
de ravir Marie-Paule Courbe, alors, hlas, absente de Paris, puisquil sagissait de
travestissement, savoir de vtir tous les participants en femmes quon vit rapparatre la
scne d Une Affaire dHonneur.
Dans le numro du 13 mars 1892, Jules Roques le Jules Roques de la Ligue socialiste des
Femmes216 donnait le dtail des rjouissances sur deux colonnes. Les masques taient
obligatoires pour tous jusqu une heure du matin ; passe cette heure, ils devenaient
facultatifs. Parmi tous les numros prsents, entre la pantomime de Marc Legrand et Tarride
et la danse espagnole suggestive (sic) de Mlle Eva Gonzals, Roques mentionnait celui-ci :
Un des clous de la soire sera certainement la mise en scne du tableau de Bayard Affaires de femmes217
dont nous ne parlerons pas davantage afin den laisser toute la surprise nos invits. Les amateurs descrime
nauront jamais vu pareil tournoi .

Roques ne pouvait effectivement en dire davantage, car Madame Anastasie veillait et il venait
tout juste dtre condamn, une fois encore, un mois de prison et mille francs damende,
pour outrage aux bonnes murs, la suite de la publication du numro du Courrier Franais
du 21 septembre 1890 : il nallait tout de mme pas clamer sur tous les toits quil se faisait le
promoteur de spectacle topless ! Car cest bien de cela quil sagissait cette fois ! Fini le
justaucorps ! On allait voir de la mamelle ltat sauvage! Ce que Roques ne pouvait nous
apprendre, ce fut Maurice Delsol qui nous le relata un peu plus tard propos dune fildefriste
du Moulin Rouge nomme Miss Lili :
Est-ce ce mme Duel de Femmes, interprt par Liane de Pougy et Jane Thyla, qui fut de nouveau reprsent
en mars 1901 LOlympia ?
216
Cf. le chapitre Qui va faire le mnage ?
217
sic.
215

68
Miss Lili, ravissante poupe dsarticule, une gymnasiarque qui, dans les cirques de Paris et les cafsconcerts de province, a eu ses heures de succsA remport un prix dhonneur la redoute du Courrier
Franais de 1892, o elle tait une des duellistes reprsentant le fameux tableau du duel de femmes de Bayard,
popularis par la gravure. Nue jusqu la ceinture, sa magnifique poitrine dairain fut pour elle un plastron
suffisant opposer aux coups de bouton de son adversaire .218

Le Courrier Franais du 3 avril 1892 pp.6 et 7.

Dtail

Force est dadmettre que cette Miss Lili, dont nous ignorons la vritable identit, tait la seule
personnalit, de par son mtier, que lon puisse rapprocher de celle dEmma Rour,
loccasion de ce duel. Mais cela ne faisait pas notre affaire pour les modles de la toile de
1884. Encore une fois, Borel navait-il pas confondu les protagonistes peints par Bayard et les
actrices des diffrents spectacles qui furent inspirs par son oeuvre?
Ce fut sous la forme des tableaux vivants que reparut Une Affaire dHonneur en janvier 1893.
Ce type de spectacle statique avait t dlaiss depuis longtemps, quand lacteur Melchior
Bonnefois eut lide dendosser le costume dimprsario pour relancer le genre travers le
pays, partir de lanne 1887. Ainsi, LOuest Artiste du 7 janvier 1893 rendait compte avec
gourmandise ce cette reconstitution dans un thtre de Nantes :
218

Maurice Delsol, Paris-Cythre, tudes de murs parisiennes, imprimerie de la France artistique et

industrielle, Paris, s.d. (1893), pp.176-177.

69
La nouvelle srie inaugure mardi contient une merveille, Une Affaire dHonneur, de Bayard, que la
gravure a popularise. Rosa Loni et un autre modle la figure trs expressive, ont rendu les deux scnes du
duel et de la rconciliation avec un art infini. Cest un vritable rgal que ces tableaux de genre dont tous les
dtails sont si soigns .

Et naturellement, il y eut celles qui ne voulurent pas faire semblant, profitant de la rclame
que le tableau pouvait leur offrir. Il en fut ainsi pour deux demi-mondaines nommes Anna
Debry et Jeanne Kessler qui entreprirent de vider leur diffrend sur le pr en ce dbut
dautomne 1888. Las, la marchausse prvenue temps empcha le massacre :
La rencontre na pas eu dissue funeste, et tout sest born larrive inopine de Pandore qui a emmen
les deux dlinquantes au commissariat Les pes, armes de grande valeur, ont t confisques. Jeanne Kessler
avait, parat-il, fort sa plaindre de sa rivale, quelle avait rencontre au bras de M. A, fils dun riche
banquier du boulevard Haussmann, son amant. Cette injure voulait du sang, et aprs un crpage de chignons
obligatoire, une rencontre fut dcide dans le bois de Meudon, prs de Vlizy . 219

Mais de toutes les parodies de cette Affaire dHonneur, la plus troublante est, sans nul doute,
celle produite par Maurice de Souillac dans son roman intitul Z Bom. Nous devons
Michael R. Finn220 et Mlanie Hawthorne221 la mise en lumire de cet ouvrage, dont,
jusqualors nous ignorions lexistence. Nous ne reviendrons pas sur lanalyse de lintrigue,
dabord parce que ce travail a dj t parfaitement ralis par Michal R. Finn et Mlanie
Hawthorne, ensuite parce que ce roman saphique est en ligne sur Gallica ; ce qui devrait
combler limpatiente curiosit du lecteur. Quil nous suffise de revenir sur lessentiel de ce
qui nous intresse ici. Z Bom fut dit en mai 1887, la mme anne que La Vierge-Rclame
de G. dEstoc, chez Alphonse Piaget, autrement dit lditeur de Paul Devaux222, successeur de
Monnier, celui de Rachilde. Cette tude de murs, introduite par une prface particulirement
savante, comprend quatre parties. La troisime, La Matresse, renferme un chapitre qui
sintitule Une Affaire dHonneur. On ne peut pas faire plus explicite.
Il sagit du duel lpe de deux rivales, Ccile et Hlne, se battant pour les beaux yeux
dune tierce crature nomme Madeleine. Les deux femmes ont la poitrine dnude, mais le
duel a lieu huis clos et sans tmoin. Hlne est blesse sous le sein droit et Ccile que
Mlanie Hawthorne rapproche de la personnalit de Marie-Paule Courbe 223 - part avec
Madeleine. Fin de lhistoire. Tout au moins pour la partie qui nous concerne. A loccasion de
sa description de la scne du duel, Maurice de Souillac ne rsiste pas lenvie de faire un
parallle avec le tableau de Bayard et il nous fournit dailleurs des informations sur le succs
populaire immdiat de luvre :
Elles prirent chacune un des deux fleurets, dmouchets. Alors sentama cette fameuse affaire dhonneur
Est-ce quon se rappelle ? Il y a quelques annes figurait, au Salon, parmi les toiles succs, un tableau de
ce genre : deux femmes, impudiques sirnes, les mamelles au vent, ferraillant ensemble. La reproduction en
photographie pu en chromo-gravure de cette toile affriolante sexhibe mainte vitrine des passages, la
grande satisfaction des potaches, qui sarrtent immanquablement pour dvorer ce plat grillard de leurs yeux
en boules de loto.
Telles taient, cette heure, Ccile et Hlne. Elles auraient pu, tout aussi bien que des poseuses attitres,
servir de modles au peintre qui a expos ce tableau raliste : Une affaire dhonneur. La scne prsente en tait
la complte et vivante image .224

Sans tre un roman cls, on devine que lauteur a puis dans une ralit qui devait lui tre
proche, nhsitant pas faire apparatre, par exemple, le personnage dun Henri dArgens,
Le Matin du 12 octobre 1888. Le non-duel eut lieu le 10 octobre 1888. Jean Lorrain y fait rfrence dans
Pellastres, Paris, A. Mricant, 1910, p.201.
220
Hysteria, Hypnotism, the Spirits, and Pornography: Fin-de-Sicle Cultural Discourses in the Decadent
Rachilde. Newark, NJ: University of Delaware Press, 2009.
221
Op.cit., pp.87-91.
222
Cf. le chapitre Un Roman vacarme.
223
Op. cit., pp. 90-93.
224
Op.cit., pp.234-235.
219

70
amoureux de Ccile, pure transparence dHenri dArgis225, qui sapprtait sortir Sodome,
chez le mme diteur, Alphonse Piaget. Par ailleurs, Maurice de Souillac annonait clairement
quil relatait des faits qui ne devaient rien son imagination :
Les faits, les aventures, les pripties que renferme ce livre, sont autant de documents que nous avons
puiss des sources authentiques .226
Tout ceci nous rvlait que lauteur de ZBom naviguait dans les mmes eaux que Rachilde,
Devaux ou encore Marie-Paule Courbe. Il est fort probable que Maurice de Souillac ait
frquent ces derniers dune faon ou dune autre. Nous pensons que lvocation du tableau
Une Affaire dHonneur tait un clin dil Marie-Paule Courbe, poseuse attitre de
Bayard. Il est temps de faire plus ample connaissance avec ce Maurice de Souillac. Pour cela,
rien de plus simple, il suffit de consulter le Dictionnaire National des Contemporains, rdig
sous la frule de lindispensable C.-E. Curinier, larticle Mme la Marquise de Souillac (ne
Clmence-Marie Durieux). En effet, prsente comme crivain et philanthrope nous verrons
pourquoi elle stait dabord fait connatre sous la signature de Maurice de Souillac. Si cette
native de Reims avait correctement indique son lieu de naissance, sa coquetterie lavait
pousse dclarer une date de naissance avantageuse 1er fvrier 1865 alors quen ralit
elle avait vu le jour dans la cit de Saint Remi le 31 janvier 1858 ; ltat-civil en fait foi.
Clmence Marie Durieux tait la fille de Jean Durieux, un marchand tailleur rmois, et de
Louise Irma Souliac ; ce qui nest pas anodin, en regard du pseudonyme quelle adopta plus
tard. Sans doute dut-elle pouser un Monsieur Lefebvre ou Lefvre, puisque les journaux la
dsignait sous ce nom en 1890. Elle dbuta, en 1886, avec de courtes nouvelles, signes du
pseudonyme De Souillac, publies par le quotidien La Lanterne. Puis elle poursuivit ses
publications dans le supplment du Petit Journal, La Chronique illustre, ou encore La
Rpublique radicale. Sous le pseudonyme de Maurice, en 1892, elle collabora galement au
Suffrage Universel du leader socialiste belge, Alfred Defuisseaux. Or, Alfred Defuisseaux et
G. dEstoc avait un point commun : le mme diteur, Edouard Maheu, qui avait publi, en
1886, Le Catchisme du Peuple du premier et La Vierge-Rclame, en 1887, de la seconde.
Preuve supplmentaire que Maurice de Souillac frayait dans les mmes eaux que Marie-Paule
Courbe !
En outre, elle collabora La France, La Cocarde et LEstafette, o, l encore, elle avait pu
croiser Marie-Paule Courbe. Notons galement propos de La France, quotidien boulangiste,
que Maurice de Souillac, en tait annonc parmi les principaux collaborateurs, et que cest ce
journal qui finana Pillard dArka pour quil publie Plagie la Sainte.
Curinier nous apprend que la Marquise de Souillac avait aussi commis un Historique du
Tonkin , dont le manuscrit fut transmis Jules Ferry qui en fit le plus grand compliment son
auteur227. En 1888 Piaget publia son deuxime roman, Furia, une histoire de martre
infanticide. Aprs dix annes de silence, elle revenait la littrature avec La Gnrale, roman
contemporain, dit par la Socit libre d'dition des gens de lettres, en 1897. Enfin, en 1901,
elle fit paratre chez A. Charles228, lditeur de Gomorrhe dHenri dArgis, un roman cls,
intitul Un aventurier, mettant en scne Cornlius Herz ; ouvrage totalement introuvable
aujourdhui. Mais entre-temps, ZBom lui avait jou un vilain tour en 1890. En effet, Pascal
225

N Henri Guyot La Fert-Gaucher le 1er avril 1864. Lgitim par son pre en 1869, Jules Gaspard Boucher
dArgis de Guillerville. Mort Paris 5e le 19 aot 1896. Mdecin, rudit et romancier : on le retrouve dans
lentourage de Rachilde et de Verlaine, qui signa la prface de son Sodome, en 1888.
Op.cit., p. VII.
Cela rappelle trangement les gesticulations de Valtesse de la Bigne autour du mme thme (le Tonkin)
auprs de Gambetta. Cf. Auriant, Les Lionnes du Second Empire, p. 283 et suiv.
228
Libraire-diteur, situ 8, rue Monsieur-le-Prince, Paris ; il avait succd la librairie Louis Le Rey la fin
des annes 1880.
226
227

71
Pia, dans Les Livres de lEnfer229, nous apprend que ce roman - dont le succs avait ncessit
une vingtaine dditions, daprs Curinier - subit les foudres de la loi lorsquun diteur, du
nom de Flix Brossier, racheta le fonds de Piaget et agrmenta la nouvelle couverture de Z
Bom dune illustration trop suggestive aux yeux des juges. Ainsi, le 28 mars 1890, cest sous
le nom de Mme Lefebvre ou Lefvre lorthographe variait selon les quotidiens que
Maurice de Souillac fut condamn un mois de prison et 100 Francs damende, en mme
temps, dailleurs que Jean Larocque pour plusieurs volumes de sa srie intitule Les
Voluptueuses230. Notre auteur, ayant peu de got pour lhumide paille des cachots, se rfugia
en Belgique pour un temps ; et par la suite, il fut graci par Sadi Carnot. Mais les annes 1890
mtamorphosrent lauteur Maurice de Souillac, au soufre prometteur, en Marquise de
Souillac, dame patronnesse, reue dans le monde et donnant des rceptions mondaines. Ce
brusque changement de statut social est surprenant avait-t-elle fait un hritage consquent ?
; dautant que les journaux lui donnaient du Madame la Marquise longueur de
colonnes, sans balancer le moins du monde.
Le 2 fvrier 1899, elle crait une association philanthropique qui allait faire parler delle,
Le Vestiaire des petits enfants pauvres , situe 24, passage Cardinet, dans le XVIIe
Arrondissement de Paris. Le but de cette uvre charitable consistait donner aux enfants des
vtements confectionns par les femmes pauvres du quartier ainsi que de leur permettre
davoir un accs gratuit aux consultations mdicales et aux mdicaments231. Pour financer
cette association, Mme la Marquise de Souillac organisait rgulirement des matines de
bienfaisance, grce aux concours dartistes de la Comdie Franaise, de lOdon, de lOpra
ou encore de lOpra Comique. Un parterre de vrais nobles enfin, nous le supposons ne
ddaignait pas dassister ces reprsentations, ct de celle dont nul nignorait sans doute
limposture. Enfin, la mme poque, elle lana une revue intitule La Tribune quelle
dirigeait sous le pseudonyme dHermas. Cette revue, sociologique, scientifique, littraire,
industrielle, commerciale, tait ouverte tous, nous dit Curinier, sans distinction
dopinions, de convictions politico-religieuses.
A la fin de sa vie, la Marquise de Souillac habitait 15, rue Jouffroy, dans le XVIIe
Arrondissement. Elle tait assez proche dun pianiste nomm Guido-Spinetti232. Le Figaro
annona le dcs de la Marquise de Souillac le 16 mars 1906. Aprs cette date, Guido-Spinetti
vint habiter au 15, rue Jouffroy. De l supposer quil avait hrit de Mme la Marquise
On ne peut sempcher de rapprocher les personnalits de Clmence Marie Durieux et de
Mathilde Courbe, la sur de Marie-Paule, toutes deux issues de milieux dartisans, qui, ayant
acquis une certaine fortune par la suite, entendirent en faire profiter leurs prochains.
Aprs avoir suivi toutes ces pistes, nous en sommes arrivs la conclusion que Bayard na
pas illustr un vnement stant rellement produit, mais que par son tableau, il fut
lorigine dune lgende fabrique par Borel avec divers morceaux de puzzles diffrents
Op.cit., pp.804-805.
Jean Larocque ne se remettra pas de sa condamnation trois mois de prison Sainte-Plagie. Il sera transfr
lhpital de Perray-Vaucluse (Epinay-sur-Orge), o il dcdera le 27 novembre 1890 lge de 54 ans. Alors
que ces ouvrages taient poursuivis moins pour leurs contenus que pour lillustration de leurs couvertures, ce
furent curieusement lditeur, Brossier, et lillustrateur, Joseph Rey, qui sen tirrent le mieux : le premier avec
quinze jours de prison, le second avec une relaxe pure et simple. Sur cet auteur, on consultera avec profit Deux
malchanceux de la littrature fin de sicle : Jean Larocque et Lon Genonceaux, de Jean-Paul Goujon et JeanJacques Lefrre, Du Lrot, 1994.
231
La Revue Philanthropique de mai-octobre 1900 livrait un bilan encourageant des six premiers mois de
lactivit de cette association : 68 enfants ont eu des consultations et reu des mdicaments,, 25 enfants et
femmes ont reu des soins mdicaux et pharmaceutiques de luvre, 139 enfants ont t habills, 372 vtements
ont t distribus, 16 femmes ont travaill pour luvre, 12 ont t places comme domestiques, 20 admises la
Salptrire, 13 femmes ou familles ont t secourues .
232
N en 1850, dcd le 30 janvier 1931.
229
230

72
associs artificiellement. Pour notre part, que pouvons-nous garder de ce tableau ? Il ne nous
semble pas aberrant, par exemple, de confirmer la ressemblance dune des duellistes avec
Marie-Paule Courbe. Et si lon part sur ce postulat, il faut bien admettre que celle-ci ait pu
servir de modle Bayard. Quy aurait-il dtonnant, dailleurs ? Navait-elle pas pos pour
Henri de Beaulieu lorsquil peignait son Argine ? Marie-Paule Courbe frquentait les ateliers
des peintres et des sculpteurs ; artiste elle-mme, elle fut sans doute sollicite par Emile
Bayard qui lavait peut-tre croise autrefois chez Cogniet, en compagnie de Marie-Edme
Pau. Bien que Bayard soit, de nos jours, un artiste mondialement connu grce lune de ses
uvres - sa bouleversante Cosette, reprise pour orner laffiche de la fameuse comdie
musicale Les Misrables aux 65 millions de spectateurs-, nous navons peu, voire pas
dlments concernant la localisation de ses toiles. Il demeure dans les mmoires comme un
illustrateur, mais nous ne saurions dire o trouver un muse conservant des tableaux de ce
peintre. Il nest pas ais de recueillir des informations biographiques fiables le concernant.
Dailleurs, nombre de sources font la confusion entre lui, Emile Antoine Bayard (18371891)233, son fils Emile Bayard (1868-1937), dessinateur, photographe, historien dart,
inspecteur de lenseignement du dessin et des muses, et son petit-fils, Jean-Emile Bayard
(1893-1943), confrencier, journaliste, secrtaire gnral de thtre et auteur douvrages
remarquables sur le Paris fin de sicle. Emile Bayard avait peine quinze ans quand il
collabora au Journal pour Rire de Philippon aux cts de Gustave Dor. Elve de Lon
Cogniet, il laissa des peintures dites de genre qui rencontrrent un grand succs auprs du
public et qui furent popularises par la gravure. En 1879, il fut charg de raliser une fresque
pour le foyer du thtre du Palais Royal. Elle sy trouve toujours. Mais cest videmment
comme illustrateur que la postrit la sauv de loubli. Il a notamment collabor la
Bibliothque rose dHachette, au Tour du Monde, au Journal de la Jeunesse, LIllustration
etc. Il a illustr un grand nombre dauteurs, parmi lesquels, outre Victor Hugo, citons
Alphonse Daudet, Franois Coppe, Albert Delpit, Andr Theuriet, Hector Malot etc. Enfin,
comme son fidle ami Edouard Riou, il travailla pour Jules Hetzel, diteur pour lequel MarieEdme avait galement travaill.

Emile Bayard
La Revue Encyclopdique 1er fvrier 1892
N le 2 novembre 1837 La Fert-sous-Jouarre, mort le 10 dcembre 1891 au Caire. A ses dbuts, il signait
parfois ses dessins de lanagramme de son nom Abel de Miray. Il tait le neveu du dramaturge Jean-Franois
Bayard (1796-1853), collaborateur, entre autres, dEugne Scribe. Il mourut en Egypte, chez son hte RostovitzBey, o il avait pris lhabitude de se rendre depuis deux ans, afin de soigner son cur malade.
233

73

Frise du foyer du thtre du Palais Royal (tat actuel)

En 1881, une feuille de chou deux sous, intitule Le Crime Illustr, avait pu donner lide
Bayard de la construction quil exposerait au Salon trois ans plus tard. Seulement, il fallait
aller au-del du pittoresque fminin : les duellistes devaient se dpoitrailler pour attirer
lattention du public. En ce sens, Bayard fut exauc bien au-dessus de ses esprances.

Source Gallica
Le fait mme davoir mis en scne ces Femen dun autre ge aurait d inciter les observateurs
contemporains la prudence. Que les femmes sembrochassent sur le pr tait une chose,
mais quelles dvoilassent leur nudit, en cette fin de sicle tout de mme bien chaste, en tait
une autre. La socit ne let pas tolr. Mais Borel allait nous dsoler une fois de plus.
En dcembre 1958, dans Les uvres Libres, il reprenait presque mot mot ce quil avait crit
dans Maupassant et lAndrogyne dtail : Rouer perdait son trma -, seulement, cette fois, il
ne mentionnait plus le tableau de Bayard. Stait-il rendu compte que cette pice
conviction le desservait plutt quautre chose ? Ou bien stait-il aperu de sa confusion ? En
tout tat de cause, la mention de ce tableau, seul lien charnel qui nous reliait cette
hypothtique Emma Rour, disparaissait.

74
EPILOGUE
Le Gaulois du 17 aot 1888 nous apprenait ceci, au dtour dun article non sign :
Nous pourrions citer une fort jolie femme, dailleurs peu connue, qui, il y a quelques annes, shabillait en
homme, et sattira une affaire dans un thtre. Ne voulant pas avoir le dmenti de son costume, elle chercha des
tmoins parmi ses amis, et nen trouva point. Alors elle prit deux soldats, sexcusant du choix des tmoins, sur
sa prtendue qualit dtranger, et se battit trs correctement lpe, en plein bois de Boulogne. Elle eut la
chance de blesser au poignet son adversaire, qui jamais na devin quil stait battu avec une femme .

Comment ne pas reconnatre Marie-Paule Courbe derrire cette duelliste ? Et comment ne pas
voir dans cette affaire dhonneur lorigine de la lgende du duel entre elle et Emma Rour ?
Malheureusement, il est presque impossible de retrouver trace dune telle rencontre dans les
annales. Si Pierre Borel ne nous a donc laiss aucun lment tangible pouvant tay une
liaison entre Marie-Paule Courbe et cette Emma Rour, si Emma Rour il y eut, il nen est pas
de mme en ce qui concerne la relation quentretint celle-ci avec Guy de Maupassant.

75

CHAPITRE 4 La maupassante aux cent soucis

Il y a vingt-sept ans que je travaille ltude quon va lire. Alors que la plupart des biographes de
Maupassant nont compos leur livre que daprs dautres livres et souvent daprs les documents plus ou
moins douteux, jai tent de dcouvrir le vrai visage de Maupassant en interrogeant, en coutant ceux qui lont
connu et aim .
Cest par ces mots que Pierre Borel, en 1951, introduisait son ouvrage, intitul Le Vrai
Maupassant, publi cinq ans aprs son Maupassant et lAndrogyne. Il est fondamental de
dbuter notre examen des renseignements fournis par ce biographe en sachant que nous avons
affaire un chercheur qui ne travaillait pas partir de documents plus ou moins douteux
effectivement, nous allons voir quil se faisait fort den fabriquer lui-mme. Posons demble
le problme : lessentiel de ce que nous savons sur les relations entre Marie-Paule Courbe et
Maupassant provient des crits de Pierre Borel. Malheureusement, nous avons la preuve ici, la
conviction ailleurs, quil a, soit fabriqu des faux, soit, au mieux, ml des documents
authentiques des montages grossiers. Jadis, nous avions tir la sonnette dalarme au premier
Colloque des Invalides en 1997, en rappelant que Borel stait vant auprs du candide
Armand Lanoux davoir t lamant de Marie-Paule Courbe (Gisle dEstoc) ce que
Jacques-Louis Douchin avait, plus tard, entrin.234 Pour autant, depuis, les tudes successives
concernant Maupassant semblent avoir oubli la mfiance quon se doit de tmoigner aux
crits de cet auteur. Partant du constat que le terrain Borel est compltement min, nous
adopterons la mthode qui consiste ne retenir que ce qui est vrifiable, voire vraisemblable,
et pour cela nous avons entrepris de dconstruire, de dmembrer toutes les informations
manant de Borel. Commenons par le document fondateur des relations avec lauteur de BelAmi. Aux pages 201-202 de Maupassant et lAndrogyne, Borel publie en fac-simile le
fragment dune lettre quil dit tre de la main de Marie-Paule Courbe et indique quil sagit de
la lettre anonyme par laquelle Gisle dEstoc entra en relations avec Guy de Maupassant.
Si nous pouvons authentifier la missive, signe Une lectrice comme tant effectivement de
la main de Marie-Paule Courbe, grce Marlo Johnston235, nous sommes en mesure dtablir
que le destinataire nen tait pas Maupassant, mais Ryno, alias Manol de Grandfort236. En
ralit, la lectrice rpondait un article intitul LAndrogyne publi dans Gil Blas du 17
avril 1886, sous la signature de Ryno, que, manifestement, Marie-Paule Courbe ne connaissait
pas puisquelle le prenait pour un homme237. Pour se convaincre de cela, il suffit simplement
de citer le post-scriptum de la lettre de la lectrice qui fait rfrence un passage de
larticle :
Il nest pas exact de dire que lhomme possde la puissance de domination par atavisme .
Maintenant voici le passage de larticle concern :
Corps fminin sans la grce amoureuse des lignes courbes, esprit mle sans la placide domination que
lhomme possde, au moins, par atavisme .
Curieusement, Borel avait reproduit imprime cette mme lettre in extenso aux pages 33-35
de Maupassant et lAndrogyne, sans prciser encore qui elle tait adresse. Outre la
Jacques-Louis Douchin, La vie rotique de Maupassant, ditions Suger, 1986, p.126.
Op.cit., pp.618-619, & n. p. 1239.
236
Ne Marie-Antoinette Barsalou, ne Casteljaloux le 6 mai 1829, morte Ville-dAvray le 28 juin 1904.
Epouse dEdouard de Laspeyres, elle collabora de nombreux journaux sous divers pseudonymes, dont Ryno
Gil Blas. Collaboratrice de La Fronde ds ses dbuts, elle tait la mre de lcrivain Jeanne Marni et fut la
compagne dEmile Goudeau partir des annes 1880.
234

235

A noter quArmand Lanoux ajoute sa sauce au potage borlien, en faisant de Pillard dArka le destinataire de
la lettre au mpris de tout examen chronologique (Cf. A. Lanoux, Maupassant, le Bel-Ami, Le Livre de poche,
pp.491-492).
237

76
pertinence de son propos, cette lettre avait le mrite de nous apporter des informations sur
Marie- Paule Courbe. Elle expliquait le surgissement de landrogyne dans la socit par des
considrations que peu de fministes auraient dsavoues.
Vous avez t le premier comprendre ou tout au moins dire que le fait qui nous occupe tenait des
causes profondes, dont la plus visible est lvolution intellectuelle des femmes. Cest un tat psychologique qui
se transforme en cas pathologique et en nvrose. les responsabilits de lexistence devenant de plus en plus
lourdes, lhomme les fuit ; la femme sest dcide les prendre pour sa part ; mais alors elle veut des
compensations de ce rle viril : les satisfactions de lamour-propre, les dtentes du cur .238

Ces derniers mots sont suffisamment explicites. Plus loin, elle montrait quelle tait une
lectrice assidue de Gil Blas, journal au ton plutt libre, voire affranchi, en traitant
familirement cette brave Colombine, alias Henry Fouquier239. Mais ce qui retient surtout
notre attention ce sont les termes quelle choisissait pour parler de la position de Maupassant
propos du phnomne de landrogyne :
Seul Guy de Maupassant qui sen amuse normment dans la ralit a la sagesse de se taire.
Comment savait-elle que Maupassant sen amusait dans la ralit ? Il fallait bien qualors elle
le frquentt un peu plus que de loin ! Larticle, du 17 avril, est videmment rapprocher de
la carte-tlgramme que Maupassant lui envoya le 28 du mme mois :

Madame,
Comme vous seriez aimable de venir dner ce soir, chez moi. Vous y trouverez Catulle et deux dames que vous
ne connaissez pas, je crois, Mmes Barbier et Lacroix. Un tlgramme pour me dire oui et vous me ferez
grand plaisir.
Croyez, Madame, mes sentiments les plus empresss et les plus dvous.
Merci mille fois pour les lilas, ils sont splendides.
MAUPASSANT
Ah ! j'oubliais. Si c'est possible, en collgien, n'est-ce pas !

240

Pierre Borel avait le premier publi ce document dans Maupassant et lAndrogyne, la page
112, en dsignant Catulle par un seul C. et en caviardant les noms de Mmes Barbier et
Lacroix, dont nous ne savons rien au juste. Le mrite de Jacques Suffel, qui donna nouveau
cette lettre lire dans la correspondance quil tablit en 1973, est davoir eu sous les yeux
loriginal qui permettait, dune part, davoir la certitude quelle tait adresse Mme Paule
Parent-Desbarres, 2, rue Caroline, dautre part, den connatre la date puisque le cachet
postal tait parfaitement lisible et indiquait le 28 avril 1886.
Pour nous, ce document est le seul qui tmoigne de relations indubitables entre Maupassant et
Marie-Paule Courbe. En revanche, nous ne pouvons affirmer que les autres lettres de
lcrivain reproduites par Pierre Borel dans Maupassant et lAndrogyne241, puis par Jacques
Suffel, aient eu Marie-Paule Courbe comme destinataire. Borel nous a appris tre mfiant.
En effet, si ces trente-quatre lettres - passes en vente publique Paris le 24 mai 1967, quatre
ans aprs la mort de Borel - sont authentifies comme tant de Maupassant, aucune part
une noffre la certitude quelle est bien adresse Marie-Paule Courbe. Nanmoins,
Op.cit., pp.33-34.
A maintes reprises, elle avait pris parti Madame Colombine, dans ses chroniques publies par Le Petit
Nancien. Cf. numros du 9 octobre 1883 et du 20 octobre 1884.
240
Publie en ltat par Jacques Suffel in Maupassant/ uvres compltes, Correspondance, tome 2, Editoservice SA, Genve, 1973, lettre 411, p.208, reproduite par Marlo Johnston, op.cit., p. 618.
238
239

La premire annonce de lexistence de ces lettres avait t faite par Pierre Borel dans Paris-Soir du 28 mai
1939, lors dun article paru sous le titre trs accrocheur style du journal en question Linconnue masque
quaima jusquau bord de la folie Guy de Maupassant est identifie. Outre le portrait de Marie Paule masque
reproduit ici, on y dcouvrait de larges extraits des lettres quil publia plus tard dans Maupassant et lAndrogyne.
241

77
convaincus par la thse solidement charpente de Marlo Johnston, nous adopterons ici la
position de cette biographe quant la relation pistolaire entre cet homme et cette femme.
Parmi ces trente-quatre lettres, nous distinguons un corpus de trente dentre elles dont les
dates denvoi schelonneraient de la fin 1880/dbut 1881 mai 1882, si lon sen rfre au
classement de Jacques Suffel. Disons-le, ces lettres quon trouve en libre accs sur le site de
lAssociation des Amis de Guy de Maupassant, grce Thierry Selva, ne nous apprennent
quasiment rien sur Marie-Paule Courbe. Le scripteur, en fait, parle essentiellement de lui. Les
livrets des Salons de 1881 et 1882 nous indiquent que celle-ci habitait alors 78, boulevard des
Batignolles. A la mme poque, on trouvait cette adresse, outre un pharmacien dnomm
Ailhet, lauteur dramatique Alexandre Parodi242 alors au fate de sa gloire, aprs avoir
remport, en 1876, un gros succs avec sa pice Rome vaincue, cre au Thtre Franais par
Sarah Bernhardt et Mounet-Sully. Si lon sen rapporte larticle ncrologique quHenry
Fouquier lui consacra dans Le Figaro du 25 juin 1901, il semble que ce dernier ait t, sinon
un proche, du moins un assez bon connaisseur des gots et des habitudes de Parodi. Nous
navons pas de trace de relations particulires entre ce dramaturge aujourdhui oubli et
Maupassant, en revanche nous savons que Fouquier (alias Colombine, alias Nestor) tait un
ami de Maupassant243. A ce stade, nous ne pouvons que conjecturer la possibilit dune
rencontre entre Marie-Paule Courbe et Fouquier dans lappartement de son voisin, Parodi ; ce
qui, quand bien mme, ne prouverait pas quelle ft mise en relation avec le matre de Piroli
par le truchement du bon Nestor. Ce serait donc par une lettre anonyme, crite la fin de
lanne 1880 ou au dbut de la suivante, que Marie-Paule Courbe serait entre en contact avec
Maupassant pour la premire fois. Pourquoi lui ? Pourquoi ce moment-l ? Certes, Boule de
suif avait clips les autres nouvelles dans le recueil des Soires de Mdan, paru en avril
1880, mais il ntait pas encore un auteur trs connu. Les origines lorraines des Maupassant244
taient bien trop anciennes pour quil y ait une quelconque relation entre la famille de
lcrivain et celle de la sculptrice. En revanche, il se peut tout fait que Marie-Paule Courbe
ait remarqu le premier conte que Maupassant avait publi dans L'Almanach lorrain de Pont-Mousson de1875, La Main dcorch, sous le pseudonyme de Joseph Prunier. Si lon en
croit Martial de Pradel de Lamase245, ctait par lentremise de son ami Lon Fontaine, cousin de lditeur de cette publication, Eugne Ory - que Maupassant avait pu placer ce rcit
macabre dans cette publication. Il est certain que Lon Fontaine avait des attaches en
Lorraine. Ainsi, Marlo Johnston nous dit quil fit un voyage Nancy en septembre 1873 afin
dassister lvacuation de la ville par les Allemands246. Le mois prcdent, Eugne Ory avait
pris la tte dune ptition de 750 Mussipontains pour remercier Monsieur Thiers, le librateur
du territoire, de son action prompte et efficace247. Fils et petit-fils de bouchers, le premier
N La Cane (Crte), le 15 octobre 1840 ; mort Paris 17e le 23 juin 1901.
Cf. La statue de Maupassant par Nestor, in Albert Lumbroso, Souvenirs sur Maupassant, sa dernire
maladie, sa mort : avec des lettres indites communiques par Madame Laure de Maupassant, et des notes
recueillies parmi les amis et les mdecins de l'crivain, Bocca frres, Rome, 1905.
244
Son anctre, Jean-Baptiste de Maupassant (1699-1777), procureur du roi au parlement de Paris, tait en effet
originaire de Varennes-en-Clermontois, dans le dpartement de la Meuse.
245
Cf. Martial de Pradel de Lamase, Guy de Maupassant Commis la Marine, Le Mercure de France du 1er
septembre 1928, p.339. On peut donner crdit cette information fournie par ce conservateur des Archives de la
Bibliothque du ministre de la Marine.
246
Op. cit., pp.127-128.
247
Cf. Le Rappel du 4 aot 1873. Par ailleurs, Le Rappel du 6 aot 1873 se faisait lcho du Patriote
Mussipontain en dcrivant le dpart des occupants ainsi : Les Prussiens ont quitt la ville samedi matin. A
mesure quils sortaient dune rue, les persiennes souvraient, et les drapeaux apparaissaient aux fentres. A huit
heures, la ville tant compltement vacue, le beffroi de lhtel de ville et toutes les cloches des glises ont t
mises en branle. Tout le monde est alors sorti des maisons [Des drapeaux taient brandis sur lesquels on
pouvait lire :] Hommage M. Thiers ! Honneur au librateur ! Gratitude lillustre citoyen, A. Thiers,
librateur du territoire ! .
242

243

78
diteur de Maupassant tait n Pont--Mousson le 31 mars 1847 sous lidentit de Franois
Ory, prnom quil abandonna plus tard au profit de celui dEugne. Il avait dbut comme
professeur de lettres, mais laube de ses 24 ans, il ne ltait dj plus, ayant embrass la
profession dimprimeur. Il prit la succession de Toussaint comme imprimeur de L'Almanach
lorrain de Pont--Mousson au dbut des annes 1870 et, paralllement, il fonda, en 1872, Le
Patriote Mussipontain, un hebdomadaire rpublicain, anti-clrical et anti-radical, qui
affichait firement 10 000 lecteurs en 1880. Mais les prises de position clairement
rpublicaines dEugne Ory allaient lui aliner les bonnes grces du gouvernement dOrdre
moral. Ainsi, ds septembre 1873, le ministre de lIntrieur avait refus lestampille du
colportage L'Almanach lorrain de Pont--Mousson. Pour quelle raison ? Nous ne saurions le
dire. Tout juste apprenait-on que l'almanach contenait des articles d'un dput, d'un membre
de l'Institut et du bureau des longitudes, d'un professeur de Facult, d'un professeur de
l'Ecole normale suprieure.248En 1874, Le Patriote Mussipontain fut interdit plusieurs
reprises parce qu'il contenait des outrages et des calomnies l'adresse de l'Assemble
nationale et du gouvernement.249Mais le paroxysme de lopposition entre ces Bleus de
province et les Blancs qui tenaient alors la Rpublique leur merci, fut atteint en 1876,
loccasion dun vnement qui surexcita les esprits durant plus dun mois dans le dpartement
de la Meurthe-et-Moselle :
Il y a quelque temps, la musique municipale de Pont--Mousson eut lide de jouer en public la
Marseillaise. Un officier suprieur du 2e hussards accueillit ce morceau par un coup de sifflet. Une feuille
radicale (sic) du cru, le Patriote Mussipontin (sic) exploita ce lger incident et son rdacteur, nomm Ory, se
rpandit en injures contre larme. Le 17 septembre dernier, il provoqua mme maladroitement un officier du 2 e
hussards, M. Bresson, au moment o celui-ci descendait du train. Lofficier secoua rudement M.Ory. Ce dernier
dposa une plainte, mais le tribunal acquitta M. Bresson comme ayant t provoqu. La chose en serait reste
l, si la Sentinelle de Nancy neut repris la querelle du Patriote Mussipontin. Un article diffamatoire amena une
rencontre entre le rdacteur de la Sentinelle, le citoyen Roiff, et M. Bresson. Les deux adversaires se blessrent
lgrement 250

Ainsi, Eugne Ory stait-il trouv sur le chemin du rouleau compresseur du gouvernement
dOrdre moral plusieurs reprises et ses publications, tant le Patriote Mussipontain que
LAlmanach lorrain de Pont--Mousson avaient t en butte des interdictions rptition,
comme le dplorait Le XIXe Sicle, journal rpublicain conservateur :
Sauf sous le ministre de M. Jules Simon, il a t lobjet des tracasseries et des perscutions de la censure,
qui ne lui a accord lestampille du colportage extraordinaire quau prix de corrections incroyables et
dabsurdes mutilations, qui ont fait, en leur temps, lobjet de nombreux article dans les journaux de Paris et des
dpartements. Le titre des articles qui composent cet almanach suffira pour faire voir que cest un bon livre, de
prix trs modeste (30 centimes), instructif, patriotique, et essentiellement rpublicain .251

Cet Eugne Ory dut laisser un bon souvenir dans sa ville natale, puisquune rue de cette cit
porte aujourdhui son nom. Nanmoins, il dlaissa sa province et son mtier dimprimeur pour
devenir, dans les annes 1880, inspecteur des enfants assists du dpartement du Rhne.
Tout cela nous incline penser que Marie-Paule Courbe avait eu connaissance de lactivit
ditoriale dEugne Ory. Cependant, sil est probable quelle ait lu La Main dcorch, au
moment o ce rcit avait paru dans LAlmanach lorrain de Pont--Mousson, il nest pas
certain quelle ait fait le rapprochement entre ce Joseph Prunier et celui qui commenait
peine devenir Maupassant. Aussi, lorsquelle entra en contact pistolaire avec lui en
1880/1881, ce ntait pas pour sentretenir littrature mais pour dbuter une sorte de jeu du
chat et de la souris qui allait durer environ deux annes.

Le Rappel du 23 septembre 1873.

Le Rappel du 2 fvrier 1874. Le Rappel du 1er dcembre 1874 reprendra les mmes termes pour justifier d'une
nouvelle interdiction.
250
Le Figaro du 2 novembre 1876.
251
Le XIXe Sicle du 6 septembre 1878.
248
249

79
Nous ne pouvons nous appuyer sur aucune lettre de Marie-Paule Courbe, seules les lettres de
Maupassant achetes Pillard dArka252 - ont t conserves. Elles ont t publies sans
discernement, la premire fois, par Borel dans Maupassant et lAndrogyne, puis avec un essai
de classement chronologique par Jacques Suffel. Maupassant parlait surtout de lui dans cet
change, nanmoins, en creux, on parvient reconstituer des fragments de ce que sa
correspondante avait pu lui crire. Jacques Suffel date la premire lettre de la fin de lanne
1880 ou du mois de janvier 1881. Elle rpondait un premier courrier de Marie-Paule Courbe
quelle lui avait adress au Ministre de lInstruction publique, o Maupassant ne mettait plus
les pieds depuis plusieurs mois ; ce qui inclinerait penser que le jeune homme qui lavait
renseigne ntait pas quelquun de lentourage immdiat de lcrivain. Cette lettre tait
anonyme et Maupassant avait dabord cru quelle tait luvre dun farceur de [ses] amis.
La mystrieuse correspondante cherchait entrer en contact avec un gentleman mais craignait
de tomber sur un homme lapptit sexuel jamais rassasi [Je suis sensuel, par exemple ?
Oh a oui ! on ne vous a pas trompe]. Dans ce cas, on est en droit de se demander pourquoi,
elle avait choisi cet crivain plutt quun autre. Quelle tait sa motivation ?
La deuxime lettre a pu tre date avec certitude de janvier 1881. Marie-Paule Courbe lui
avait demand des dtails sur son caractre et avait suggr une rencontre afin de causer
avec lui. Maupassant ntait encore pas totalement convaincu quil ntait pas le jouet de cet
ami farceur, car il lui semblait quelle le connaissait plus quelle ne le disait, quelle le faisait
poser. Mais il tait daccord sur le principe dun rendez-vous. Pourtant, la troisime lettre, la
rencontre navait toujours pas eu lieu et lcrivain commenait tre de plus en plus intrigu
par le mystre de ces lettres quil attribuait dsormais bel et bien une crature fminine qui
ntait mue que par une curiosit intellectuelle. Maupassant lavait blesse, irrite, car elle
sentait chez lui un mpris invtr de la femme. Elle lui avait voqu la figure de Diane,
probablement parce quil se dpeignait comme un faune et quelle naimait point les faunes.
Diane/Artmis, dans la mythologie grecque et romaine, tait une divinit castratrice, ne vivant
quavec ses compagnes ; elle tait impitoyable envers celles qui scartaient de la voie de la
chastet. Bref, le contraire du Faune. Ntait-ce point l dvoiler un indice sur son orientation
sexuelle ? Pour nous qui la connaissons, il est ais de limaginer. Ce ntait pas encore le cas
de Maupassant qui candidement lui rpondait :
Parlons de vous. J'ai beaucoup creus la phrase o vous me parlez de Diane et j'y ai cherch sans doute
des sens beaucoup plus compliqus qu'il ne fallait, cela ne veut-il pas dire tout simplement que vous tes brune,
mince et grande ?... .

Ctait effectivement beaucoup plus compliqu. Mais le tte--tte navait toujours pas eu lieu
et Maupassant commenait simpatienter : il lui proposait un rendez-vous au pavillon Henri
IV Saint-Germain. Finalement, la premire rencontre se produisit 83, rue Dulong, chez
Maupassant, la fin du mois de janvier ou au dbut du mois de fvrier 1881. La conversation
dura trois heures, mais, aucun moment, Marie-Paule Courbe ne consentit ter ses voilettes.
Tout juste, lcrivain put-il deviner deux beaux yeux verts, mais il tait manifeste que cette
errabonde et nphlibate apparition lavait littralement envot et il lui tardait de la revoir
afin de lui baiser les mains dgantes. Maupassant stait montr trs sage et il exigeait
quelle lui rendt justice sur le point que les faunes valaient bien les hros romantiques de
Goethe et de Byron.

252

Le 12 mai 1928 ! Cf. A. Lanoux, Maupassant, le Bel-Ami, Le Livre de poche, p.514.

80

Photographie de Gisle dE, parue dans Paris-Soir du 28 mai 1939

Et donc, jusque l, les relations entre cet homme et cette femme semblent avoir t empreintes
de la plus complte retenue. Mais brutalement, sans quon puisse comprendre comment, en
lespace d peine un mois, leurs relations, de chastes devenaient dbrides.
J'ai aussi quelque chose pour vous. Un de mes amis, fort gentil garon journaliste et romancier, du nom
d'Harry Alis253, est venu me voir et m'a dit ceci : J'ai une matresse charmante, fort comme il faut, bien leve,
et trs nave, relativement. Elle a une envie folle de goter d'une femme, ce qui ne lui est jamais arriv !!!
J'ai rpondu que je pourrai peut-tre raliser ce dsir. Cela vous va-t-il ? Si oui, vite un mot. Puis voulezvous venir dner vendredi ? Nous pourrions alors prendre nos dispositions !...
Je vous baise les mains et... le reste.

Dans une lettre suivante, nous apprenions quils taient dsormais amants : la vierge
effarouche avait d perdre rapidement ses pudiques prventions, car il nhsitait pas lui
envoyer mille caresses sur toutes ses lvres (sic). Il linvitait dner chez lui en compagnie
de son cousin Louis Le Poittevin254. Certes, les deux artistes eurent pu parler peinture ou
sculpture entre eux, mais ce ntait pas prcisment pour cela que Maupassant les avait runis :
un peu plus loin, dans cette suite de correspondance, nous comprenons que lcrivain avait
lintention de pousser sa matresse dans les bras de son cousin.
Rpondez-moi oui pour mon cousin et vous vous amuserez, je vous le promets. Je ne lui dirai rien,
sinon que j'ai dner une jeune femme qui ne m'est rien. Nous verrons ensuite .
En mme temps, probablement pour un dessein similaire, il souhaitait provoquer une
rencontre entre Marie-Paule Courbe et Paul Bourget ; mais ce projet ne semble pas stre
ralis. Dans deux autres lettres, on devine quil tait question de convaincre une petite
daccepter une partie fine avec Marie-Paule Courbe et Maupassant, mais, deux reprises,
celle-ci se trouvait en compagnie dHenry Fouquier et lauteur de Boule de suif ne comptait
pas mettre dans la confidence le beau-pre de Georges Feydeau. Le contenu des
correspondances devenait alors de plus en plus chaud :
je vous baise les mains et les deux fleurs de vos adorables nichons.
Je vous baise les pieds... et les lvres... et je m'arrte longtemps entre les deux extrmes.
Durant la mme priode, Marie-Paule Courbe, invite par son amant, assista au Bal de
lOpra le jeudi 24 mars 1881255. Ce bal, dit de la mi-carme, tait le quatrime de lanne. Le
Gaulois du 23 mars prcisait que les chefs dorchestre qui menaient la baguette ce soir-l
taient Gungl (lequel des trois ?), Olivier Mtra et Jean-Baptiste Arban.
Harry Alis (pseudonyme de Jules-Hippolyte Percher), n Couleuvre (Allier), le 7 octobre 1857, mort le 1er
mars 1895 Neuilly des suites dun duel. Journaliste, il collaborait alors Gil Blas et La Presse Parisienne. A
cette poque, il frquentait assidment Maupassant.
253

Louis Le Poittevin, n le 22 mai 1847 La Neuville Chant dOisel, dcd le 3 aot 1909 Paris 8e. Ce
peintre paysagiste connut son heure de gloire en son temps, puis fut vite oubli. Son uvre la plus clbre, Les
Toiles daraignes, se trouve au Muse de Reims.
255
Marlo Johnston fixe tort la date de ce bal deux jours plus tard. Marie-Paule Courbe se souvint plus tard de ce
bal en le dcrivant dans une chronique publie par La Dpche de Nancy du 20 fvrier 1885.
254

81

Le Bal de la mi-carme lOpra, le foyer. In La Rpublique illustre du 2 avril 1881.

Mais apparemment, Marie-Paule ntait pas venue pour couter la musique et sa conduite
effraya le pourtant peu prude Maupassant :
Par Lesbos, ne soyez pas aussi (comment dirai-je)... prompte qu'avec celle de l'Opra. Du moment que
vous jouez un rle d'homme, soyez homme, morbleu, et rserve en public !
Hel... qui ne demandait pas mieux, comme vous avez pu le voir d'abord a recul ensuite devant votre...
violence. Comment avez-vous pu tre aussi entreprenante devant ces hommes qui ont racont partout la chose,
de sorte que l'amant d'Hel... prvenu a parl morale et l'a reconquise .

Marlo Johnston fait lhypothse que derrire Hel se cachait la comdienne Marie Helmont.
Or, nous savons peu de choses sur cette artiste. Ne vers 1840256, Marie Hassenhut, lve du
clbre Philocts Regnier au Conservatoire, y avait obtenu le premier prix de comdie au
concours de lanne 1866. Elle dbutait lanne suivante au thtre des Varits en prenant le
pseudonyme de Marie Helmont. Par la suite, elle joua dans de nombreux thtres. A lpoque,
elle faisait partie de la troupe du thtre du Gymnase. Mais Maupassant ne savouait pas
vaincu et projetait une nouvelle rencontre :

Ma chre amie,
Il faut absolument que vous veniez dner chez moi vendredi. Vous y trouverez Catulle Mends, plus une jeune
et jolie femme, son amie, ravage par des dsirs fminins... elle n'en dort plus... et n'a jamais...[] Celle de
vendredi est une innocente, mais une innocente toute prte tomber - marie - pose. Et ce dsir bouillonne en
elle tellement qu' ses heures d'amour elle crie son amant : une femme, une femme, donne-moi une femme !
[] Un mot s'il vous plat ! Mais venez vendredi. Inventez n'importe quel prtexte. Jamais, jamais, vous ne
retrouverez cela !!!!

Laffaire fut sans doute entendue, puisquune autre lettre prcisait :

. Mon ami Catulle Mends vous plaira certainement. C'est le plus sduisant causeur que je connaisse.
Quant la femme nous verrons... Donc demain huit heures

Catulle Mends avait quitt Judith Gautier depuis une bonne douzaine dannes et vivait alors
avec Augusta Holms, compositrice laquelle, avec une rgularit de mtronome, il faisait
des enfants, dont il demandait son pre, Tibulle Mends, dendosser la paternit officielle257.
Personnalit de tout premier ordre dans le monde des lettres, il tranait une rputation de
coureur de jupons amplement mrite. Dans son Journal, en date du 17 novembre 1892,
Goncourt rapportait une confidence de Paul Bourget propos des pratiques sexuelles de
Maupassant. Aprs avoir vainement essay de faire coucher Bourget avec sa matresse,
lauteur de Boule de suif, avait fini par se rabattre sur une partie carre avec Mends et la
Dcde en 1905.
Sur le couple Mends/Holms, voir Grard Gefen, Augusta Holms loutrancire, Belfond, 1987, qui
rhabilite la figure du pote parnassien.

256
257

82
petite amie de celui-ci. Maupassant lavait prsente comme tant la femme dun important
universitaire parisien qui, pour cette raison, devait rester masque, mais cette confidence avait
toutes les chances de relever de la supercherie.
Au jour o la femme devait venir, Bourget se rendait chez Maupassant, stant assur davance une
honorable retraite, dans le cas o il resterait insensible. Arrivait la femme, un masque sur la figure et qui, disant
quelle allait ter son chapeau, revenait toute nue, nayant gard, ce qui disait son origine bourgeoise, quune
paire de bas de coton rose. Ces bas de coton, le tremblement nerveux de la femme, la sueur froide de ses seins,
la prsence peut-tre de Maupassant, faisait quil ne satisfaisait pas la femmeSur ce, la femme criait
Maupassant : A moi, mon faune !, se jetait sur lui et lui suait la verge. Mais voici le curieux : la froideur que
cette femme avait rencontre chez Bourget lui donnait lide dorgiaquer avec un de la littrature ayant la
rputation dun chaud - de - la - couche, avec Catulle Mends. Et Maupassant allait proposer la chose
Catulle, qui acceptait la proposition, condition quil pourrait amener sa petite amie. Alors, entre eux quatre
avait lieu une terrible orgie, au bout de laquelle la femme de luniversitaire, dans une crise hystrique, allait
chercher dans la chambre voisine le revolver de Maupassant et en tirait des coups Maupassant et Mends, et
il arrivait que Maupassant se blessait la main en la dsarmant .258

Certes, nous ne pouvons affirmer que la nymphomane dcrite dix ans aprs les faits par
Goncourt tait Marie-Paule Courbe ; nanmoins certaines concidences sont troublantes. Ainsi
si lon reprend la correspondance tablie par Jacques Suffel, on retrouve au moins les
tentatives dapproche faites auprs de Paul Bourget :
-

C'est entendu pour vendredi. J'cris Paul Bourget. J'ai reu un petit mot de Mme P... (lettre
226, p.32).

Paul Bourget ne m'a mme pas rpondu, d'o, je conclus qu'il a d'autres occupations
(lettre 212, p.22)

C'est entendu, demain soir jeudi. J'ai, ce soir, rendez-vous avec Paul Bourget. Je suis plus...
faune que jamais ! (lettre 209, p.20)

Mille baisers. La moiti dans le dpartement Bourget (tte), l'autre moiti dans le dpartement
Maupassant (c...) . (Lettre 225, p. 31)

Outre que lon retrouve lexpression faune utilise dans le vocabulaire des lettres que
Maupassant envoyait sa matresse259, on comprend que Bourget, trop crbral sans
doute, avait dclin linvitation qui lui avait t faite. Et que penser de la phrase Et
vous ? Avez-vous occis quelque malfaiteur ? (Lettre 225, p.31). Mme si Marie-Paule
prenait des cours descrime, on ne trucide pas les malfaisants la pointe de lpe. Il est
donc raisonnable den conclure que Maupassant parlait dun revolver. Nous savons, grce
Pillard dArka quelle en possdait un, puisque dans le jardin de la rue Caroline, o elle
habitait, se trouvait des cibles et des mannequins meurtris de coups de pistolet260. Dans
quel but ? Sans doute pour impressionner quelque connaissance, mais en aucun cas pour
punir Tailhade, comme lcrivait Borel ; car leur contentieux nclata que bien plus tard.
En tout tat de cause, Marie-Paule Courbe ntait pour rien dans la blessure que

E. de Goncourt, Journal, tome III, collection Bouquins, Robert Laffont, pp.766-767.

Rappelons galement la lettre 200, p.6 : Vous dites que j'ai le sentiment de la nature ? Cela tient je crois
ce que je suis un peu faune. Oui, je suis faune et je le suis de la tte aux pieds

258
259

260

Journal des interviews, avril 1891, cit par Pierre Borel, op.cit., p.40.

83
Maupassant avait reue la main quelque temps aprs ; puisquen janvier 1882, il
linformait de cet accident.261
Durant le mois davril 1881, Marie-Paule Courbe fut invite rejoindre Maupassant
Sartrouville pour de squaniques parties de canotage. Ce dernier cogitait, en outre, une
expdition sur Paris avec sa matresse travestie :
J'aurai des vtements d'homme mais si je souffre encore il nous faudra remettre notre expdition quelques
jours .

Fin avril, il sexcusait de ne pas pouvoir la convier la centime de Nana le 25 lAmbigu :

Ce dner tant visage dcouvert, je n'ai point demand d'invitation pour vous 262.
Que craignait Marie-Paule Courbe ? Avait-elle hrit dune rputation sulfureuse dans ce
microcosme ? Aprs avoir apport La Maison Tellier son diteur, Havard, en avril,
Maupassant partit prcipitamment pour lAlgrie en juillet 1881. Il eut certainement
conscience de la brutalit de ce dpart, car il sen excusa auprs delle, dans une lettre
expdie de Marseille en juillet. Nous ne connaissons que deux lettres envoyes dAlgrie par
Maupassant Marie-Paule Courbe. Dans la premire, il voquait le souvenir prcis de [son]
corps agit[ant] furieusement [sa] mmoire charnelle ; dans la seconde, il regrettait le silence
de sa matresse : Si vous avez un moment donnez-moi de vos nouvelles. Le retour de
Maupassant Paris eut lieu la mi-octobre 1881. Une lettre, que Marlo Johnston date du 16
octobre, nous en apprend encore sur les murs des deux amants :
Aussitt que vous serez revenue, nous pourrons aller au Feydeau, et nous ferons ce voyage en compagnie
de Joinville263, si vous voulez, ce sera plus drle 264
Or, il faut savoir que le fameux Feydeau tait une maison de tolrance situe dans le IIe
Arrondissement, au N12 de la rue Feydeau. Avec 21 femmes, ctait lune des maisons les
mieux pourvues de la capitale.265Mais les relations se dgradrent progressivement partir du
dbut de lanne 1882. La fin de lanne 1881 avait vu les liens se distendre entre les deux
amants du fait de Maupassant et une lettre nous renseigne sur lamertume que Marie-Paule
Courbe avait d concevoir face ce quelle considrait comme un abandon :

Vous me traitez de drle, rustre, misrable, lche, voleur, etc. etc... parce que... parce que... je suis rest
deux mois sans vous voir et sans vous crire. Ah ! Madame, comme tous ces termes sont de mauvaise
compagnie. Que voulez-vous, je suis ainsi fait : avec mes meilleures amies je suis coutumier de ces clipses
subites de plusieurs mois, je ne puis changer ma nature

Dans la suite de la correspondance, on assiste une inexorable dtrioration des relations

entre les deux amants sarticulant autour de deux points de crispation : Marie-Paule reprochait
Maupassant de garder par-devers lui des effets qui lui appartenaient, tandis que lcrivain
accusait sa chre amie dtre lorigine de lettres anonymes. A la deuxime lettre anonyme
Voir galement la lettre quil crivit la mme poque Emile Zola, in Maupassant/ uvres compltes,
correspondance, tome 2, lettre 244, p.47.
262
Marlo Johnston rappelle que cest cette soire que Maupassant fit la connaissance de Jules Valls.
263
Louis Albert Madelaine de Joinville, n Oran le 26 dcembre 1853, dcd Romeny-sur-Marne le 12
dcembre 1931. Ami de Maupassant, employ aux chemins de fer. Cf. Marlo Johnston, op.cit., passim.
264
in Maupassant/ uvres compltes, Correspondance, tome 2, Edito-service SA, Genve, 1973, lettre 298,
pp.93-94. Lettre publie pour la premire fois par Pierre Borel, in Maupassant et lAndrogyne, p.134. A noter
que Suffel avait dat cette lettre de lanne 1883 assortie, juste raison, dun point dinterrogation.
265
Cf. Charles Virmatre, Paris-Impur, Paris, Camille Dalou, 1891, p.40.
261

84
reue, signe Pluc et un groupe d'tudiants , Maupassant navait quasiment plus de doute
sur le fait que le corbeau ntait autre que Marie-Paule Courbe. Pourquoi avoir sign Pluc ?
Certes, il existait bien alors un monsieur Ernest Pluque rgisseur de la danse lOpra de
Paris et, il se peut que, Marie-Paule, lectrice assidue du quotidien Gil Blas, ait choisi ce loup
en dcouvrant, dans le numro du 8 mars 1882 de ce journal, ce nom dans un article relatant
la reprsentation de Namouna dEdouard Lalo. Mais aussi bien avait-elle choisi Pluc au
hasard, comme elle aurait pu adopter Plic ou Ploc A un moment de laffaire, Maupassant
demanda une certaine madame Pouchet son avis sur lorigine de ces lettres anonymes.
Manifestement, cette personne connaissait assez bien les deux protagonistes pour soutenir que
Marie-Paule Courbe tait bien implique. Marie Cline Mansoz266 avait pous lingnieur
James Isaac Pouchet267 le 20 octobre 1864. Ce dernier tait le fils du docteur Flix-Archimde
Pouchet, ami et ancien professeur de sciences naturelles de Gustave Flaubert au collge de
Rouen. Cest donc par Maupassant que Marie-Paule Courbe avait d rencontrer cette madame
Pouchet, dont Marlo Johnston souponne quelle ait eu des gots lesbiens et quelle
correspondt cette mystrieuse Mme P cite dans une lettre prcdente268. Malgr les
dngations de laccuse, Maupassant avait dsormais la conviction de tenir la coupable :
Votre silence me prouve que vous tes bien l'auteur de ces lettres anonymes ! Et puis, il y a des dtails que
seule vous connaissez. La soire Sartrouville avec Harry par exemple et l'aprs-midi passe chez moi en
compagnie de Catulle Mends et de sa matresse

Cette lettre avait, en outre, le mrite de nous confirmer que Marie-Paule Courbe se rendait
rgulirement Sartrouville et de nous indiquer que le projet de rencontre avec Harry Alis et
sa matresse celle qui avait une envie folle de goter d'une femme- avait bien eu lieu. Pour
Pierre Borel, les lettres anonymes nmanaient pas de Marie-Paule mais elles taient le fruit
de limagination dj maladive de Maupassant269. Comme dhabitude, rien ne vient tayer
cette thse. La lecture suivie de cette correspondance nous incline penser le contraire. Il
nest mme pas certain que cette histoire de lettres anonymes soit situer cette poque, car
une lettre de Maupassant Lucie Le Poittevin, lpouse de son cousin, date du 8 octobre
1888270, fait rfrence lenvoi de lettres anonymes en 1887 par une petite dame qui venait
chez lui. Mais sagissait-il des mmes lettres anonymes ?
Il semble bien que la lettre de Maupassant du 14 mai 1882 ait marqu la rupture de leurs
relations, au moins pour quelques annes.

Menton, ce 14 mai 1882.

Madame,

Votre lettre qui ne rappelle en rien celles crites au XVIIIe sicle par les grandes dames dlaisses, est si
pleine d'injures brutales ou dramatiques, de tirades violentes, de colre peu dissimule, mme de menaces de
mort loger une balle dans la tte (style Ponson du Terrail) que je serais intimement convaincu que vous
m'adorez, si je n'aimais mieux croire au dpit.

Ne Paris le 15 juin 1843 ; dcde le 11 fvrier 1931.

N Rouen le 7 mars 1835 ; dcd Alger le 5 avril 1884. Ingnieur-architecte ; collaborateur de Ferdinand
de Lesseps sur le canal de Suez ; ralisa les plans du palais dIsmal Pacha Ismala en 1869.
En 1880 ou 1881, Maupassant lavait sollicit afin quil fasse entrer son frre, Herv, la compagnie du
canal de Panama (Cf. Maupassant, uvres Compltes, Correspondance I, 1862-1880, Edito-Service, Genve,
1973, p.286).
268
Op.cit., p.409.
269
Op.cit., p.143.
270
In Maupassant/ uvres compltes, Correspondance, tome 3, lettre 528, p.64.
266
267

85
Oh ! Madame, que votre ironie est raffine ; j'en ai t non bless, on ne se blesse point des fureurs des
femmes, mais gn pour vous. Vous m'accusez d'avoir vol une lettre adresse C. M. 271 et vous m'ordonnez de
vous la rendre. Je regrette de ne pouvoir le faire. Je ne suis point l'auteur du larcin ; vous avez peu de chance,
Madame, vos lettres anonymes sont donc les seules qui arrivent destination !
[]
Toute chane m'est insupportable. Vous tiez prvenue. De quoi vous plaignez-vous ? Vous ai-je recherche,
poursuivie, sollicite, perscute ? C'est vous qui tes venue moi (je regrette de vous rappeler cette
circonstance, mais vous me forcez bien tablir notre situation rciproque).
Alors, afin d'viter tout malentendu, toute complication, j'ai pris soin de vous crire brutalement ce que
j'tais, ce que je pensais en amour. Je l'ai mme fait avec tant de bonne foi et si peu de dsir de vous attirer que
vous tes reste longtemps sans me rpondre. Puis vous vous tes dcide nouveau, qu'avez-vous me
reprocher ? Vous ai-je trompe ? Vous ai-je promis quelque chose ? Me suis-je fait passer pour autre que je
n'tais ? Vous vous tes trompe vous-mme et voil tout. Or, un jour Sartrouville, comme je regrettais qu'il
ft difficile de conserver de bonnes relations avec les femmes dont on n'est plus l'amant et dont la vanit
fminine se trouve exaspre, vous m'avez rpondu : Quand on en a assez d'un homme on ne peut plus en
entendre parler. Il vous devient odieux. L'amour ou rien. Il faut le jeter la porte !
Or un homme reste deux mois sans vous crire et immdiatement c'est un monstre. Logique !
Quant aux objets mobiliers que vous avez dposs chez moi sans que je vous en ai pri d'ailleurs (si chaque
femme en faisait autant, il me faudrait une voiture de dmnagement tous les mois), voici pourquoi vous ne les
avez pas encore reus. Vous en aviez dress un inventaire fort minutieux, or je n'ai pas retrouv un mouchoir
sur cette liste. J'ai fait fouiller la maison, j'ai menac la blanchisseuse du commissaire de police, peine inutile.
Comme j'avais compris en recevant votre note que vous ne me pardonneriez jamais d'avoir dpareill une
douzaine de mouchoirs, j'ai attendu. Puis, il y a une semaine, j'ai t appel Menton, prs de ma mre
gravement malade, et je ne reviendrai Paris que dans une quinzaine de jours. Je vous prierai donc d'attendre
jusque-l, car je ne veux point charger de cette commission ma bonne qui ne manquerait pas de faire des
commentaires.
Votre lettre indique une crainte, celle de me voir soustraire quelque objet. J'ai compris, Madame. Ne craignez
rien. Il y sera. Je regrette de vous l'avoir fait attendre si longtemps. Je vous remercie infiniment des conseils
littraires que vous voulez bien me donner. Venant de vous ils me sont prcieux, et je ne manquerai point d'en
faire mon profit.
Maintenant, Madame, si vous voulez savoir pourquoi je ne vous ai pas crit, voici la raison : pendant trois
semaines environ, aprs vous avoir vue la dernire fois, j'ai eu fort faire et je n'ai pu vous demander un
rendez-vous. Les hommes qui ont autre chose en tte que l'amour, ne sont pas toujours libres. Or, un matin, je
reois de vous, non une lettre, non un mot mme fch, non un reproche, mme dur, mais une note ainsi
conue : Remettre la personne qui portera ce mot les objets suivants, et prparer les autres.
J'ai t surpris, fch et attrist, mais j'ai compris immdiatement que toutes relations avec vous ne pouvaient
finir qu'ainsi et, devant un pareil procd, que je ne qualifie pas, devant cette manire d'agir qui, permettez-moi
de vous le dire, n'est pas commune dans le monde, j'ai jug inutile de rpondre quoi que ce soit.
La lettre que j'ai reue hier m'a prouv que je m'tais point tromp dans mes apprciations.
Je me mets vos pieds, Madame.

272

Il nous a paru important de citer cette lettre pratiquement dans sa totalit, car, la fois, elle
rsume lhistoire de cette liaison et elle la clt, au moins pour un temps. Comme en cho
cette rupture qui se dessinait, Maupassant stait panch, quelques temps auparavant, auprs
dHubertine Auclert quil devait sinon connatre, au moins lire dans un article du Gaulois,
Catulle Mends.
Cite par Pierre Borel, op.cit., pp.146-150. Reproduite in Maupassant/ uvres compltes, Correspondance,
tome 2, Edito-service SA, Genve, 1973, lettre 255, pp. 56-59.
271
272

86
o il exprimait toute son exaspration pour ces moments qui entourent les sparations. Et cela
correspondait exactement la situation quil vivait au mme moment avec MariePaule Courbe :
Quand lun des deux amants a droul jusquau bout la bobine de sa tendresse, il casse le fil, et sen va,
sans davantage soccuper de lautre, dont il a plein le dos, comme on dit improprement ; et il cherche une
passion nouvelle. Est-ce de lgosme ou du dsintressement cela ? Mais que fait lautre, aimant toujours ? Il
devient ce quon appelle vulgairement un crampon ; et sans trve, sans piti, sans rpit, il sattache au fuyard.
Alors commence cette exasprante perscution de la passion non partage, les scnes, lespionnage, les
poursuites en voiture, la jalousie acharne qui arme la main dun couteau, dun revolver, ou dune fiole de
vitriol. Cest l peut-tre de labngation et du dsintressement ? Cest la frnsie de lgosme .273

Il existe galement deux autres lettres de Maupassant, dates de 1884, dont la destinataire fut
identifie, avec rserve, Marie-Paule Courbe. Il nous semble, nanmoins, plausible quelles
lui aient t adresses, car leur contenu fait allusion une intervention de Maupassant pour
appuyer, auprs des journaux parisiens, celle qui stait lance dans lcriture depuis
lautomne 1883, en signant des articles dans la presse de Nancy, comme nous le verrons plus
loin. Mme si Le Petit Nancien du 9 octobre 1883 annonait son entre parmi ses rdacteurs
comme tant celle dune collaboratrice dun grand journal parisien- ce dont nous doutons
fortement -, il est fort probable que Marie-Paule ait d attendre une recommandation dun
gendelettre parisien avant de pouvoir glisser ses textes dans les colonnes dun priodique de la
capitale. Aussi, en retenant ces deux lettres que nous serions plutt tents de dater de 1886
nous devinons que Marie-Paule Courbe avait entam une approche auprs de Maupassant afin
quil lappuyt.
Veux-tu me faire le plaisir de venir dner chez moi dimanche. C'est le meilleur moyen de me parler de ce
que tu fais. J'aurai deux amis que tu ne connais pas, je pense, Jules Lematre, rdacteur la Revue politique et
littraire et Georges Legrand. Je te prsenterai ces confrres en leur disant que tu cris 274

Je vous baise les mains et me mets votre disposition pour toutes dmarches qui pourraient vous tre
agrables prs d'un journal .275

Maupassant avait-il us de son entregent ? Toujours est-il que LEstafette lui publia trois
contes, signs Gyzle, en juillet 1886. Daprs Marlo Johnston, elle aurait galement publi
dans le numro du 19 fvrier 1887 de ce mme quotidien, Lune de Miel, texte repris ensuite
dans son recueil Noir sur Blanc rcits lorrains et ddi Guy de Maupassant.276
Malheureusement, les collections de ce journal la BnF sont trs lacunaires277. Il est par
consquent difficile, voire impossible, dy retrouver tous les textes signs Gyzle. Nous
verrons dans un chapitre ultrieur que nombre de ses contes sont marqus par linfluence de
Maupassant.
Il nest pas douteux que le tlgramme du 28 avril 1886, cit plus haut, ait marqu un retour
du collgien auprs de Maupassant, mais, nous en ignorons la dure. Dans ses souvenirs sur
son matre, Franois Tassart mentionne la prsence de ce collgien, lors dun dner chez
Maupassant, mais il situe lvnement en avril 1885278. Il importe peu que la scne se soit
cf. Le Gaulois du 14 dcembre 1881, p.1, article intitul Pense Libre.
In Maupassant/ uvres compltes, Correspondance, tome 2, lettre 364, p.164.
275
In Maupassant/ uvres compltes, Correspondance, tome 2, lettre 365, p.165.
276
cf. Marlo Johnston, op.cit., p.1240, note 15.
277
Dautre part, la Bibliothque de lAssemble Nationale, dordinaire bien pourvue au niveau de la conservation
des quotidiens, ne conserve pas les annes 1884 et 1885 de LEstafette, annes qui nous auraient intresss.
278
Souvenirs sur Guy de Maupassant par Franois son valet de chambre, premire dition, Plon, 1911, rdition
Editions du Mot Passant, Villeurbanne, 2007, pp.43-45.
273

274

87
passe avant ou aprs 1886, lessentiel est que la prsence du collgien chez Maupassant ait
t atteste par un tmoin direct. Pour autant, la description laisse par Tassart nous laisse sur
notre faim : il voque une demoiselle, la bouche trs fine avec un peu de duvet naissant sur
la lvre suprieure, un nez aquilin, des narines sensiblement dilates, de grands yeux noirs et
une chevelure crpue de petit ngre. Marie-Paule Courbe tait cette date une femme dge
mr ayant atteint la quarantaine. Or, la photographie que nous avons retrouve delle en
collgien, au chteau des Ravatys est assez fidle au portrait physique laiss par Franois
Tassart. A lvidence, Marie-Paule Courbe ne faisait pas son ge.

Photographie de Marie-Paule Courbe en collgien, archives du chteau des Ravatys

Photographie reproduite par Pierre Borel dans Maupassant et lAndrogyne

88

verso de la photographie reprsentant Marie-Paule Courbe en collgien, archives du chteau des Ravatys

Grce au verso de la photographie trouve au chteau des Ravatys, prise dans latelier
dAlphonse Libert279, un photographe rput, situ 6, rue de Londres, nous pouvons dater le
document dans une fourchette assez resserre entre 1879 et 1886. Et donc, pile dans la priode
qui nous intresse. Nous avons galement une photographie de Maupassant prise dans latelier
de ce photographe la mme poque.

Electro-photographie Libert Muse Carnavalet/Roger Viollet.

Les autres informations que nous livre Franois Tassard sur ce collgien sont un peu
surprenantes. Voil ce que Maupassant lui aurait alors dclar son propos :
Vous rappelez-vous la petite institutrice qui tait venue lanne dernire me demander de la recommander
au ministre de lInstruction publique : cest elle ! Ayant obtenu lemploi quelle dsirait, elle ma crit pour me
remercier. Je me suis souvenu de son air gamin et je lui ai demand de bien vouloir venir jouer ce petit rle,
quelle a, dailleurs, parfaitement rempli Elle habite avec sa mre ; cest une jeune fille trs honnte 280
279

280

Alphonse Libert (1827 - 1914). Dabord photographe aux Etats-Unis, il sinstalla Paris partir de
1863. On lui doit de nombreux clichs de Paris durant le Sige de 1870 et la Commune, dont il tira un
album intitul Les ruines de Paris et de ses environs. 1870 - 1871. Cent photographies, dont les
commentaires taient signs par Alfred dAunay. Il introduisit en France le procd Van der Weyde qui
vitait de projeter sur les sujets les rayons directs pour ne se servir que de la lumire diffuse ; procd
que Nadar avait vainement essay dobtenir. Ctait cette nouveaut qui tait voque par le slogan
Photographie faite la nuit.

Op.cit., pp.44-45.

89
Maupassant faisait comme si sa rencontre avec Marie-Paule Courbe ntait pas ancienne et
comme sil ne la connaissait que vaguement. Que cette dernire ait pu postuler un emploi
dinstitutrice est plausible : il fallait bien vivre ! De plus, Marlo Johnston a trouv dans la
matrice cadastrale281 du XVIIe Arrondissement de cette poque au n2, rue Caroline, la
prsence de la dame Desbarres, au rez-de-chausse, occupant un deux pices, cuisine avec
cabinet daisances, et celle, au premier tage, dune dame Le Courbe, dformation probable
du nom de sa mre. Nous pouvons galement retenir lhypothse que Maupassant ait racont
ce quil voulait son secrtaire ou encore que ce dernier ait confondu dans ses souvenirs.
Pierre Borel voque lenvoi de reprsentations dnudes de Marie-Paule Courbe
Maupassant :
Dabord, cest une photographie qui la montre en Phryn : un nu de face et sans fard ; puis, cest la
reproduction dun tableau o, reprsentant Gisle, le peintre sest inspir de la Maja desnuda de Goya. Nue,
allonge sur un sofa, elle sourit dans une attitude de bonheur 282
Si nous ignorons totalement o est passe la toile inspire par luvre du matre espagnol
ainsi que le nom de lartiste auteur du pastiche -, nous connaissons cette photographie
puisquelle fut publie dans le numro 17 (janvier-mars 2004) de la revue Histoires
Littraires par Philippe Chauvelot. Ce clich avait t vendu parmi un lot de lettres de
Maupassant Gisle dEstoc (sic). Au moment de sa publication, nous fmes parvenir
Philippe Chauvelot la photographie parue dans Paris-Soir du 28 mai 1939, o lon voit MariePaule voile283 et nous lui indiqumes quelle avait probablement t prise la mme poque :
lestrade, la porte gauche de la photo, le diadmeTous ces dtails semblent lindiquer.
Mais il se trouve quil existe un autre clich presque similaire, vendu par ltude Renaud &
Giquello en 2007. Langle est trs lgrement diffrent, le drap retenu par le bras gauche nest
pas de la mme couleur et la porte gauche est ouverte.

Photographie parue dans le numro 17 (janvier-mars 2004) dHistoires Littraires, p.252.

NP4/189. Op. cit., p.1239, note 13.

Op.cit., p.97.
283
Cf. plus haut.
281
282

90

Photographie publie dans le catalogue de ltude Renaud & Giquello, vente du 21 mars 2007.284

Pierre Borel avait bien raison de parler de Phryn propos de cette photographie. Le modle
prenait exactement la pose de la belle htare, prcisment pervertisseuse de jeunes femmes,
peinte par Jean-Lon Grme en 1861. Nous retrouvons la mme pose chez plusieurs artistes
contemporains de Grme et notamment avec la Phryn de Falguire. Par ailleurs, JeanFranois Corpataux a publi dans la revue Artibus et Historiae, une photographie dun modle
de Grme qui voque parfaitement la pose des photos de Marie-Paule.

Jean-Lon Grme. Phryn devant l'aropage, 1861, Hambourg Kunsthalle.

Reproduite ladresse lectronique suivante : http://unatemporadaenelinfierno.net/2007/03/19/erotismo-yliteratura-revelaciones-y-misterios/

284

91

285

Pour en finir avec les photographies dnudes de Marie-Paule Courbe, nous mentionnerons la
reproduction dune dernire : il sagit de celle qui figure dans le cahier central de ldition
Grasset (1979) de Maupassant le Bel-Ami dArmand Lanoux. On y voit le corps menu dune
femme allonge sur des coussins dont le bras repli masque une grande partie de son visage.
Elle appartenait la collection dArmand Lanoux qui la tenait de Pierre Borel lui-mme286.

Photographie reproduite dans ldition Grasset (1979) de Maupassant le Bel-Ami dArmand Lanoux.
Sous droits.

Il nest pas douteux que Marie-Paule Courbe ait renou avec Maupassant partir de 1886,
mais, faute darchives, nous peinons imaginer que leurs relations aient pu retrouver leur
complicit dantan. Pillard dArka, au dtour dune chronique, intitule Joyeux Devis, publie
dans Le Dcadent du 1er au 15 novembre 1888, rvlait encore cette poque la prsence de
Marie-Paule dans le salon de Maupassant, rue Montchanin :
Dans un rez-de-chausse aussi cossu que voisin de la place Malesherbes, Bel-Ami trne. Autour de ses pieds
sont en rond des coussins et des femmes, les unes sur les autres.- En face est un traneau hollandais o Mme
Marie Colombier fait des dodelinettes, la cigarette aux lvres. Fume dans une chaise-longue la marquise de B.
avec la sculpteuse des B. Il ny a pas dautres mles. Bel-Ami : Faites-voir vos bas bleus et on vous parlera

.
Marlo Johnston pense que Pillard dArka avait t renseign par Marie-Paule elle-mme (la
sculpteuse des B. ), car la mention de la prsence du traneau dans cet intrieur ne pouvait
provenir que dun ou dune habitue ; et Marie-Paule frquentait, alors Paris, son jeune
Phryn, Vnus et Galate dans I'atelier de Jean-Lon Grme, Jean-Franois Corpataux, in Artibus et
Historiae, Vol. 30, No. 59 (2009), pp. 145-158. Sur le site : http://www.jstor.org/stable/40343670.
285

Cf. A. Lanoux, Maupassant le Bel-Ami, Grasset (1979), p.379. A cette poque, Lanous disait dtenir une autre
photographie que Pierre Borel avait vendue au collectionneur Anatole Jakowsky. Il ne la dcrivait pas.
286

92
compatriote nancien. Dans ses mmoires, Marie Colombier nvoqua jamais Marie-Paule
Courbe. Sans doute, sa personne lui tait-elle indiffrente. Quant la marquise de B., nous
sommes enclins penser quil sagissait probablement de la marquise de Belbeuf, la future
Missy de Colette. Tout juste ge de 25 ans, elle dfrayait dj la chronique en se mlant la
gente masculine du club de Tir aux pigeons du Bois de Boulogne287 et en accrochant de
superbes cornes au chef de son poux288.

Epilogue - Le Cahier damour

Dans leur numro de juin 1939, Les uvres libres, recueil littraire mensuel ne publiant que
de lindit (sic), diriges par Andr Foucault, second par Max Favalleli, inscrivaient son
sommaire Le Cahier dAmour, confidences indites par une adoratrice de Maupassant,
prcdes dune introduction de deux pages signe par Pierre Borel.
La premire raction ne tarda gure et ce fut du ct du Mercure de France que les hostilits
dmarrrent avec la charge dAuriant dans le numro du 15 juillet suivant. Celui-ci entendait
dmonter la construction de ce qui avait tout lair dun faux grossier. Et dabord, il reprenait
le passage o ladoratrice (Marie-Paule) faisait allusion dans son journal la mort dHarry
Alis, mort qui aurait particulirement affect Maupassant. Or, ce dernier dcda deux ans
avant son ami Outre le fait que Borel ne se donnait pas la peine dexpliquer quand et dans
quelles circonstances ce cahier avait t rdig, Auriant le jugeait dune banalit affligeante.
En outre, il relevait une fcheuse similitude entre le Cahier dAmour et larticle de La Grande
Revue du 25 octobre 1912, dont il mettait en regard deux passages :
Le Cahier damour,
uvres libres

Guy de Maupassant intime- notes dune amie, par

Mme X, in La Grande Revue, 25 octobre 1912, p.695.

Guy aime la Seine. Toujours le mystre de leau la

hant, lisse et soyeuse sous le soleil, jauntre et
clapotante les jours de pluie. Quel pouvoir magique la
Seine possde-t-elle sur lui ? A Bezons ou
Sartrouville, durant des heures, je lai vu assis au bord
du fleuve. Il suivait le droulement de leau souple,
caille de lumire ou creuse de reflets sombres. A
quoi songeait-il alors ? Il ma confi un jour que cette
eau le faisait penser la femme, selon lui perfide,
capricieuse, impntrable ; la femme qui, aux instants
o elle semble le plus sincre reste toujours
indchiffrable. Alors, la pense de limpossible
treinte, lide que jamais deux tres ne pourraient
se comprendre et saimer, il sentait une affreuse
tristesse lenvahir. Combien de fois il ma dcrit cette
eau avec une prcision de peintre.

Le soleil couchant dorait la cime des arbres et jetait

comme une pluie de feu sur la surface de la Seine.
Alors Guy, debout dans le canot et ayant cess de
ramer, me montra dun geste large les splendeurs qui
nous entouraient. - Jaime la Seine, me dit-il, parce
quelle vous ressemble, vous autres femmes. Comme
vous, elle est perfide, impntrable et capricieuse, et
comme vous gracieuse et bienfaisante. Regardez
comme elle roule voluptueuse et charmante le mystre
de ses eaux glauques. Mais qui nous dira les secrets
merveilleux ou affreux quelle cache dans ses
profondeurs vertes ? Comme il vous ressemble, en
vrit, ce fleuve nigmatique, spirituel et charmant
[] Il mest cher, ce fleuve, parce que jai essay de
scruter ses profondeurs, de mme que le cur des
femmes, et parce que je lai souvent associ, pendant
mes promenades solitaires, mes rves de bonheur,
mes tristesses, mes amours.

Parfois, laprs-midi, on y rencontre dhabiles sportswomen comme la marquise de Belbeuf, qui, le

shoke-bored en main, rivalise avec les tireurs renomms . In A. de Saint-Albin, Les Sports Paris, Librairie
Moderne, 1889, p.173.
288
Alexandre Hepp crivait delle : La marquise de Belbeuf, qui a servi Gyp pour son type de Paulette, brle
la vie et la vie la brle. Dailleurs, nul souci de lopinion, une entire libert dallure et un parti pris absolu
dappeler un chat un chat et un mari un mari. . Cit in Gil Blas du 2 janvier 1886.
287

93
Auriant en arrivait linvitable conclusion que Le cahier dAmour de Mme X[avait] tout
lair dune mystification, sinon dune supercherie. Aussitt, Pierre Borel rpliquait dans une
lettre adresse au directeur du Mercure de France le 17 juillet 1939. Bizarrement, pour sa
dfense, il commenait par avancer des arguments assez confondants. La mort dAlis avant
Maupassant ! Il voyait l, au contraire, une preuve de sincrit de ce document : Un
faussaire se serait bien gard de commettre une erreur aussi grossire . Lexistence de
Gisle dEstoc (sic) ! Tous ses contemporains ont parl delle ou lont frquent. Et de citer,
ple-mle, sans aucune rfrence : Catulle Mends, le Sr Pladan, Octave Mirbeau, Jean
Lorrain, le pre Didon, Jean de Bonnefon, Rachilde, Sverine, Ren Maizeroy, Richard
OMonroy. Seule survivante alors, Rachilde aurait pu aisment renseigner Auriant
loccasion de cette polmique, cependant, elle sabstint de toute intervention. Mais l o Borel
marquait des points, ctait dans la dnonciation de larticle de La Grande Revue du 25
octobre 1912 comme tant un faux, mont de toutes pices, par Adrien Le Corbeau289. Cela ne
ddouanait pas Borel pour autant, car quelle tait la diffrence entre plagier un vrai ou un faux
document? Dans sa rponse date du 21 juillet suivant, Auriant appelait la rescousse
Tabarant290, rcusait, avec raison, les souvenirs quErnest Raynaud avait publis sur lattentat
Foyot dans En marge de la mle symboliste291, enfin, il faisait entrer Lon Deffoux dans le
jeu de la polmique. Ce dernier, sil prenait encore au srieux les souvenirs parus dans La
Grande Revue du 25 octobre 1912, quil attribuait Mme Lecomte du Noy, venait apporter
de leau au moulin dAuriant en mettant en regard un passage du Cahier dAmour avec un
article quEdmond Jaloux avait publi dans Marianne, le 15 dcembre 1937, sous le titre :
Visite Maupassant.292
Le Cahier damour
(uvres libres)
Guy tait trs superstitieux comme le sont les grands
esprits. Il me dit un jour : Cette nuit jai rv que
Harry Allis (sic) se noyait. Jai peur quil lui soit
arriver un malheur. Le soir du mme jour on venait
lui annoncer la mort de son ami. Il croyait aussi la
prmonition. Il lui arriva plusieurs fois de prdire des
vnements qui se produisirent point par point.

Visite Maupassant
(Marianne)
Paul Bourget ma racont un jour que Maupassant
avait t trs troubl par un rve dans lequel il avait vu
un de leurs amis communs, Harry Alis en danger de
mort. Ce rve avait tourn au cauchemar. Deux jours
aprs, Maupassant apprenait la mort de cet Harry Alis.
sa raison sopposait de toutes ses forces la traduction
surnaturelle trop facile de ce songe ; il ne voulait pas
admettre la prmonition, les souffles prophtiques de
la nuit ; il les refusait, non par peur, non par excs de
scepticisme, mais parce quil savait le danger des
interprtations populaires

Enfin, Deffoux fournissait Auriant une troisime source du Cahier dAmour grce au
catalogue de la Librairie Giraud-Badin qui avait annonc la vente de la Bibliothque du comte
de Suzannet lHtel Drouot le 24 mai 1938 .

289

Cf. Jacques Bienvenu, Le canular du Corbeau, in Histoires Littraires, n4, octobre-dcembre 2000, pp.4352. Voir le chapitre A ectoplasme, ectoplasme et demi : Lhypothse Emma Rour.
Cf. le chapitre Sur la toile et sous le ciseau.
Et non Dans la mle symboliste, comme il lcrit.
292
Cit dans Les confidences indites de Mlle X, dite Gisle dEstoc in Auriant : Fragments (dition de la
Nouvelle Revue de Belgique, Bruxelles, 1942, p.166. En note, Auriant avait la gentillesse de penser que Bourget
avait confondu dami : il voulait sans doute parler de Robert Caze, tu en duel Par Charles Vignier en 1886.
Mais Caze nayant jamais tiss de relations particulires avec Maupassant, il se peut que nous nous trouvions en
prsence dun autre affabulateur : soit Bourget, soit Jaloux.
290
291

94
Le Cahier damour
(uvres libres)
Guy mapporte le brouillon dun pome dune dame
du monde, la comtesse Potocka, lui a command.
Je sens parfaitement, dit-il, toute la faiblesse de mes
vers, mais je dois les donner ce soir mme. Tant pis
pour elle !
SUR UN EVENTAIL
On me dit qu des mains exquises
Cet ventail est destin
Pour y mettre mon nom, je nai
Aucune des vertus requises.
Mais en rvant la Beaut
Qui me fait cet honneur insigne
Dont sexalte ma vanit,
Cest genoux que je le signe :
GUY DE MAUPASSANT.

Vente de la Bibliothque de M. le comte de S***

[Suzannet] Htel Drouot 24 mai 1938. Giraud-Badin

2 canards Manuscrit autographe sign.- 1

page pet. in-folio. pome de 28 vers avec
corrections et variantes.Joint cette pice
le fragment suivant dun autre pome
inachev de Maupassant, crit au crayon (1p.
in-folio) :
On me dit qu des mains exquises
Cet ventail est destin
Pour y mettre mon nom, je nai
Aucune des vertus requises.
Mais en rvant la Beaut
Qui me fait cet honneur insigne
Dont sexalte ma vanit,
Cest genoux que je le signe.

Comme si les preuves accumules ne suffisaient pas, un collaborateur du Mercure de France

nomm Bernard Barbery venait exhumer les dbuts de Pierre Borel dans lart de la
supercherie, dans une lettre quil adressait Auriant peu de temps aprs le dbut de la
polmique.

Grasse, le 19 aot 1939.

Monsieur,

Au mois de mai 1913, un rdacteur du Petit Niois, M. Frdric Viborel, donnait ce journal une interview du
marin de Maupassant. Ctait, racont par Bernard, lancien patron du Bel-Ami, le rcit de la crise au cours de
laquelle avait sombr lintelligence du grand romancier. Il y avait dans ces souvenirs du marin des accents
mouvants, quoiquun peu littraires, mais on pensa que M. Frdric Viborel y avait mis du sien ; aussi bien le
succs du journaliste fut trs vif ; mais, quelques jours plus tard paraissait le numro de mai dune lgante
petite revue rgionale, trs littraire et passablement frondeuse : lOlivier. Les lecteurs de cette revue purent
confronter, sur une page divise en deux colonnes, dun ct la prose de M.Viborel et de lautre les textes quil
stait appropris. Son interview presque entire avait t dcoupe dans les pages 98 et suivantes dEn
regardant passer la vie de Mme L. de N. [sic]et H.A293. A peine lOlivier eut-il paru, que M. Frdric Viborel, la
veille encore sacr grand crivain fut accueilli dun clat de rire. Le ridicule tue, quelquefois ! Limprudent
journaliste en mourut ; du moins on na jamais su ce quil tait devenu, mais il a t remplac dans la presse
locale par un sosie qui signe PBLe nom a chang, mais la mthode est la mme.
Jai pens que cette anecdote pourrait vous intresser car si Frdric Viborel na pas hsit tailler dans un
volume publi par Mme Lecomte de Nouy [sic] de son vivant, PB a pu tre tent dutiliser le texte
pratiquement indit et non sign de la romancire pour en composer les souvenirs de Gisle dEstoc 294

Dans le mme temps, Borel trouvait, tout de mme, sinon un alli, du moins une neutralit
bienveillante, dans les colonnes du Figaro littraire en la personne dAndr Billy. Ce dernier
semblait avoir reu un certain nombre de prcisions de la part du journaliste niois. Parmi
celles-ci, des informations fiables comme, par exemple :
-

Son vrai nom tait Paule Desbarres.

Hermine Lecomte du Nouy et Henri Amic, Paris, Ollendorff, 1903.

Cit dans Les confidences indites de Mlle X, dite Gisle dEstoc in Auriant : Fragments (dition de la
Nouvelle Revue de Belgique, Bruxelles, 1942, pp.168-169. N Frdric Louis Viborel la Colle-sur-Loup le 13
novembre 1885, il signa dabord sous son nom vritable (Frdric Viborel) jusquen 1924, date laquelle il
adopta le pseudonyme de Pierre Borel. Il collabora lEclaireur de Nice et du Sud-Est , lEclaireur du soir,
LEssor niois dont il tait lditeur artistique, mais aussi la presse nationale : LIllustration, Le
Temps, La Revue mondiale, Le Petit journal, LIntransigeant, La Revue des Deux-Mondes, Comoedia etc. Il
mourut Nice le 21 septembre 1963.
293
294

95
-

Son dcs 48 ans Nice.

Un vieux journaliste non dnomm [Pillard dArka] avait recueilli ses papiers et les avait confis
Borel.
Borel tenait dj prt un livre sur les relations entre Gisle et Maupassant, mais les diteurs avaient
jusqu prsent recul. Seul le Cahier damour avait pu voir le jour.295

Billy, qui ntait pas un chercheur aussi exigeant que Deffoux et Auriant, semblait prendre la
chose la lgre :
A propos de quoi sest donc mue la grande querelle dont je parlais en commenant ? A propos de quelques
points de dtail dont je citerai quelques-uns. Par exemple, M. Auriant doute que Gisle ait servi de modle
Manet296. Il doute quil soit question delle dans aucun des crits auxquels M. Borel fait allusion. Il doute
quErnest Raynaud lait dsigne comme lauteur de lattentat de chez Foyot. Il doute que lami dont la mort
tragique avait t annonce en songe Maupassant ait pu tre Harry Alis. Il douteIl douteEnfin, M. Auriant
doute de tout, mme, comme je lai dit, de lauthenticit du Cahier damourM. Pierre Borel naura pas de
peine le confondre en lui mettant sous les yeux le manuscrit du Cahier contest. Cela coupera court tout et la
grande querelle tombera, la grande satisfaction des amateurs de documents authentiques. 297

En cette fin de mois daot 1939, la polmique tait arrive un tel paroxysme que pour sortir
Borel de limpasse o il stait engag car il tait bien incapable dexhiber le document dont
parlait Billy la fin de son article -, il lui aurait fallu au moins une guerre mondiale Comme
quoi les faussaires ont toujours de la chance !
Aussi, Borel, aprs la guerre, renaquit-il, tel le phnix, non de ses cendres, mais de la fume
quil avait souleve avant-guerre, aurol de son court passage dans les geles de la gestapo,
en mai 1944 ; tandis quAuriant, qui avait poursuivi son activit littraire durant lOccupation,
se faisait forcment plus discret. Quant au pauvre Lon Deffoux, ce fut bien pire ! On sait, en
effet, quil tait chef du service des Informations de Paris lagence Havas la fin de la
guerre et quune commission denqute lui enleva sa carte de journaliste la Libration.
Durement affect par cette sanction, il disparut la fin du mois de dcembre 1944 et on
repcha son corps dans la Seine le 15 fvrier 1945. Pendant ce temps, au troisime trimestre
de lanne 1944, paraissait enfin Maupassant et lAndrogyne sign Pierre Borel aux Editions
du livre moderne. Cet diteur ntait autre que les ditions Ferenczi qui avait t aryanises
sous lOccupation et dont le nouveau propritaire se trouvait tre Jean de La Hire298. Dans la
dernire partie de louvrage, on retrouvait le Cahier damour. Mais bizarrement ce
document authentique avait subi un ravalement de faade.
Ainsi, le passage qui concernait Harry Alis qui le voyait mourir dans ldition des uvres
Libres de 1939, se transformait miraculeusement de la sorte :
Cette nuit jai rv que Harry Allis [sic] se noyait. Jai peur quil lui soit arriv un malheur. Le soir du
mme jour on venait lui annoncer que son ami avait failli se noyer .299
Il est tonnant de voir comment des documents authentiques ont la facult de se modifier
deux-mmes avec le temps. Mais ce ntait pas tout, pour donner de la chair son Cahier
Ce qui montre que Maupassant et lAndrogyne tait au moins en grande partie crit ds cette poque, alors
quil ne sortit quen 1944.
296
Cf. le chapitre Sur la toile et sous le ciseau.
297
In Propos du Samedi, Le Figaro littraire du 19 aot 1939.
298
Borel affirmait dans une lettre adresse Armand Lanoux le 9 novembre 1960 que son livre devait sortir au
moment o la famille Ferenczi reprit possession de son affaire. Elle envoya louvrage au pilon ; ce qui fit que
peu dexemplaires chapprent au massacre et que Maupassant et lAndrogyne tait un ouvrage rarissime. Par le
fait, il le considrait comme indit. (Cf. A. Lanoux, Maupassant le Bel-Ami, le livre de poche, p.487.). Il est
vident que Borel exagrait largement, car son ouvrage est loin dtre rare. Il essayait de gagner lappui de
Lanoux pour une rdition.
299
Op.cit., p.159. A noter que Borel navait toujours pas intgr lorthographe exacte dHarry Alis.

295

96
damour, Borel nhsitait pas farcir son texte de nouveaux passages en livrant, cette fois, des
noms, ou
plus exactement un nom ! Ainsi, la page 157, tout un paragraphe apparaissait prsentant une
certaine Norah Bell qui aurait couch avec Gisle. Enfin du grain moudre !
Malheureusement, aprs de longues et vaines recherches, la seule Norah Bell connue au
bataillon est Norah Bell, fille de Jeannette Bennett la sur du fameux Gordon Bennett - et
dIsaac Bell. Ces derniers stant maris en octobre 1878, leur fille serait ne au mieux en
1879 ; ce qui ne colle pas du tout avec la chronologie.
Dautres dtails ne passent pas lanalyse. Il y a des ruptures de temps surprenantes dans le
texte du Cahier. Par exemple, celle-ci :
En veine de confidences, hier soir Bezons, aprs dner chez Guillot, au bord de la Seine, Guy ma racont
comment vingt ans il avait attrap la vrole avec une ravissante grenouille, compagne de canotage, comme
Berthe Lamarre qui devait devenir lhrone de sa nouvelle MoucheCe qui est peine croyable, cest quil ait
pu lutter pendant vingt-deux ans, contre ce redoutable microbe, sans jamais se soigner ; cest quil ait pu en dix
ans russir ce tour de force dcrire plus de cinquante volumes !... 300

On voit donc quon passe brutalement du mode journal crit au prsent une projection qui
montre que le scripteur se situe aprs la mort de Maupassant. Celui-ci tant mort le 6 juillet
1893 et Marie-Paule le 9 mai de lanne suivante, elle aurait eu bien peu de temps pour
rdiger ce Cahier. Tout juste aurait-elle pu laisser des notes sur un brouillon et ce sont ces
notes que Borel aurait accommodes sa sauce. Cela pos, en soutenant cette hypothse, nous
nous trouvons vraiment bien braves avec le plumitif azuren. Autre dtail troublant : lemploi
de tournures similaires de la part de Gisle et de Lon Fontaine. Par exemple, parlant de
Maupassant, elle crit : Mon ami aime les arts 301. Tandis que Fontaine parle du ton
joyeux de [s]on ami 302. De l penser que Lon Fontaine et Gisle aient t inspirs, en la
circonstance, par le mme ventriloque, il ny a gure balancer. Sept ans aprs Maupassant
et lAndrogyne, Borel recycla nouveau les extraits de lettres et du Cahier damour dans un
chapitre dune nouvelle tude intitule Le Vrai Maupassant303, sans trouver alors aucun
vritable cho. LorsquArmand Lanoux se mit en tte de travailler sa biographie de
Maupassant au demeurant fort honnte pour lpoque -, il sen vint tout de mme
tourmenter quelque peu le septuagnaire Borel, lui posant des questions essentielles. Par
exemple, o se trouvaient ces lettres et ce Cahier damour ? Borel rpondit que tout avait t
vendu aux Etats-Unis par un libraire lyonnais dont il avait oubli le nom Lanoux prcisait
quune partie de ces documents se trouvaient dans la fabuleuse collection de Daniel Sickles304
mais videmment certainement pas le Cahier damour. Le 26 aot 1958, dans un caf
appel Le Verdun cest prcis ! Borel avait affirm Lanoux avoir couch avec MariePaule Courbe:
Elle naimait pas a. Ctait profondment une gElle disait : Jai limpression davoir un bec de gaz
dans le ventre . 305
Borel tant n en 1885 et sa Gisle tant dcde en 1894, moins dune prcocit peu
commune, on est en droit duser de leuphmisme en doutant fortement de la ralit de cette
relation. Aprs dautres questions restes sans rponses, Lanoux qui pensait avec raison
que le mythomane Borel navait invent que la sauce et pas le poisson, entrinait, tout de
mme, un certain nombre de rvlations totalement fantaisistes. Sil congdiait dun revers de
Op.cit., pp.181-182.
Op.cit., p.179.
302
Cf. Pierre Borel Le Vrai Maupassant, p.12.
303
Pierre Cailler, Genve, 1951. Le chapitre 11, intitul Le Dernier Amour est consacr entirement Gisle.
304
Disperse entre 1989 et 1997.
305
Op. cit., p.514.
300
301

97
main Auriant et ses remarques pourtant pertinentes, il reconnaissait que Pierre Borel tait
bien le plus singulier historien [quil avait] rencontr. Et cela sarrtait l : Lanoux ne
procdait pas aux vrifications qui simposaient.
Si, dans La vie rotique de Maupassant306, Jacques-Louis Douchin doute que lintgralit des
lettres de Maupassant Gisle dEstoc ait bien eu cette dernire comme destinataire307, il
ratifie une bonne partie de lauthenticit du Cahier damour.
Cela dit, faut-il rejeter en bloc le Cahier damour ? Srement pas. Je suis convaincu que la grande majorit
des textessont de la mme plume. Lunit de ton et de style ne trompe pas. Et, de toute faon, ni Pillard
dArka, ni Pierre Borel, ni Lon Fontaine navaient assez de talent pour se permettre dcrire une si belle
prose ! Gisle savait crire : sa Psychologie de Jeanne dArc le prouve. Et ce Cahier damour crie de
sincrit .308

Notre sentiment diverge diamtralement. Si toutes ces lettres proviennent de Pillard dArka
qui fut le dernier compagnon de Marie-Paule Courbe nous ne voyons pas comment celui-ci
aurait eu en sa possession, outre celle adresse la femme qui avait partag sa vie, une
correspondance destine dautres matresses de Maupassant. Cela na aucun sens. Sur quels
critres Jacques-Louis Douchin dclare que certaines de ces lettres ne concernaient pas
Gisle ? Il ne le dit pas. En revanche, pour trouver une filiation au Cahier damour, il se
fonde sur des crits de Gisle en loccurrence la Psychologie de Jeanne dArc censs
rvler le style dune crivaine de race
En cela, il ne fait que reprendre les dires de Pierre Borel, car, bien quil ait consult cet
ouvrage, il arrive la conclusion surprenante que ce livre une brochure dune quinzaine de
pages, - premire livraison dune srie qui devait en comprendre 18 au total, mais qui resta
unique dmontrerait quon est en prsence dun vritable crivain et que le style des deux
crits serait commun. Par quelle magie peut-on rapprocher ce chtif texte historique de ce
torride journal ? Emport par la spirale de lautosuggestion, Jacques-Louis Douchin est all
jusqu avaliser la liaison Borel/Marie-Paule :
Un passage de Maupassant et lAndrogyne me parat singulirement rvlateur :
Elle est assez adroite, si elle y consent, pour donner son partenaire lillusion dun don
totalFolle de sexualit, jamais satisfaite, elle court dj vers dautres amoursPudique
comme une vierge, elle est aussi experte quune courtisane. Elle est capable des pires
dbordements, comme des plus beaux actes de gnrosit. Elle est la fois altruiste et
goste, ardente et volage, cest un mlange fantastique et qui, parfois fait peur ! (pp.4546). .
Et Jacques-Louis Douchin dajouter :
Cest du vcu ! Cela ne fait aucun doute ! 309
Ainsi, Borel russit-il intoxiquer tous ces chercheurs pourtant alerts, ds 1939, par Auriant
qui dnonait la forgerie du Cahier damour. Cela na gure empch plusieurs rditions de
louvrage310 , encore plus dltres que celle de Borel, car, par exemple, pour ajouter la
confusion, ce qui tait une note de Borel dans son dition se transforma en propos prt
Gisle dans les nouvelles versions311.

Editions Suger, 1986.

Cela tant, il demeure que Pierre Borel a publi un certain nombre de lettres de Maupassant quil
affirme adresses Gisle et qui, en ralit, ne la concernaient pas . Op. cit., p.124.
308
Op.cit., p.123.
309
Op.cit., pp.125-126.
310
Chez Arla, en 1993 et en 1997, prface de Jacques-Louis Douchin.
311
Cf. p.26 de ldition de 1993 et p. 33 de celle de 1997 : Lon Fontaine me confirma ce fait. Cette phrase
tait en note dans ldition de 1944 et ctait clairement Borel qui parlait.
306
307

98
Pour Marlo Johnston, ce Cahier damour est un assemblage de vrai et de faux312, mais, en ce
qui nous concerne, nous ne saurions dire autrement que si, jusqu prsent, nous avons pu
distinguer le faux, nous nen sommes pas encore pouvoir distinguer le vrai. Est-ce un
montage total de Borel ? Est-ce un tripatouillage ralis partir de quelques feuilles parses
laisses par Marie-Paule sa mort, pas assez nombreuses, pas assez croustillantes, pour en
faire un coup ditorial ? Le fait que le manuscrit original la diffrence des lettres de
Maupassant nait jamais t montr, plaide plutt pour la premire hypothse.
Il demeure que la liaison avec Maupassant est clairement tablie. En 1982, Michel Drach
tourna un Guy de Maupassant, dans lequel le personnage de Gisle dEstoc apparaissait. La
version des amours maupassantes en tait bien dulcore. Si lon en juge par le contenu des
lettres, ce que Borel prsentait comme une grande passion de Maupassant avait plutt tout
dune complicit libertine qui, tout naturellement, finit par smousser avec le temps. Un
mystre persiste tout de mme : comment cette femme qui entra en contact avec Maupassant,
si prude, si prudente, au dbut de la relation pistolaire, bascula-t-elle dans la dbauche ? Et
mme aussi rapidement ? Comment cette militante fministe, cette lesbienne rvle, cette
fille de la bonne bourgeoisie provinciale, se plia-t-elle aux caprices de son amant ? Si cela
nous plonge dans une perplexit assez inconfortable, cependant, cela fut. Les lettres, mais
aussi les photos sont l pour le prouver. Cest probablement le dsir formul par Maupassant
qui amena sa matresse se travestir en homme ; ce dsir que lon trouvait dj dans son
pome intitul La Femme barbe313, crit en 1876314. Par ailleurs, il nous semble vident que
Maupassant fut certainement, un moment donn, le pygmalion de Marie-Paule Courbe :
certaines nouvelles en font foi. Etait-ce lui qui avait eu lide de pousser sa matresse vers
lcriture ou bien tait-ce celle-ci qui avait ressenti le besoin de trouver une autre forme
dexpression ? Nous allons voir que le phnomne dclencheur de sa vocation littraire fut
une raction de solidarit fminine face aux attaques rencontres par une jeune femme de
lettres, originaire de Nancy, comme elle, qui lamena pousser lempathie jusqu adopter un
pseudonyme mimtique.

312
313

Op. cit., p. 1162 note 48.

Paru dans Le Parnasse satyrique du dix-neuvime sicle, Bruxelles, (Kistemaeckers), 1881.
/ Je linvitai dabord dner pour le soir.
Elle y vint, elle tait habille en jeune homme !
/ Je sentais venir par moment,
Regardant cette fille aux formes masculines,
Un besoin tout nouveau de choses libertines

Cf. Guy de Maupassant, uvres potiques compltes, Des Vers et autres pomes, textes tablis, prsents et
annots par Emmanuel Vincent, publications de luniversit de Rouen, p.427.
314

99

CHAPITRE 5 Gyzle, alias Gyz-El

Dans un numro du Journal des Interviews - dont Borel ne prcise pas la date, mais
qui est fixer au 1er avril 1891 -, Marie-Paule Courbe (ici nomme Gisle dEstoc par
linterviewer) sexpliquait auprs de Pillard dArka sur les raisons qui lavaient conduite se
tourner vers la littrature :
Comment je suis devenue crivain ? A peine je savais crire que dj je notais mes impressions. Ce qui me
dcida livrer au public mon premier ouvrage Noir sur Blanc, ce fut un lan dindignation contre la
bourgeoisie de Nancy315. Une jeune femme, la comtesse de M avait d fuir devant lacharnement de la ville
entire la poursuivant de ses sarcasmes, de ses lazzis cruels, de sa curiosit impitoyable. Sous ses allures
excentriques quon fltrissait, nul navait su dcouvrir loriginalit vivace dun talent qui se formait et qui se
manifesta bientt la Vie parisienne, sous le gai pseudonyme de Gyp. Dans un feuilleton publi dans le Figaro,
elle a depuis puni les bourgeois de lavoir jadis traite commela dernire venue. Moi seule, je lavais devine
sous ses spirituelles reparties et sa railleuse philosophie .316

Ainsi, celle que lon pourra considrer pour certains textes au moins comme une lve de
Maupassant, ne devait pas sa vocation littraire son clbre amant, mais une jeune femme
de la haute socit nancienne laquelle elle sidentifia ses dbuts. Madame la comtesse de
Martel, ne Sibylle de Mirabeau, avait opt pour le pseudonyme de Gyp317. Lorsque MariePaule dut choisir un nom de plume, elle sarrta sur celui de Gyzle, dont le rapprochement
avec celui de Gyp nchappe personne. Mieux encore, pour appuyer cette proximit avec sa
compatriote, elle signa, par la suite, Gyz-El, son recueil de nouvelles, Noir sur Blanc. Rien ne
nous permet daffirmer que Gyp et Marie-Paule Courbe aient pu se frquenter. Nous doutons
mme dune telle ventualit318. Certes, Gyp ntait la cadette de Marie-Paule que de quatre
annes, mais les milieux sociaux ne se mlaient pas aisment, pas plus dans cette bonne ville
de Nancy quautre part, comme Gyp nous lapprend, par ailleurs, dans la plupart de ses
romans. La famille Courbe, pour aise quelle ft, nen tait pas moins dextraction modeste.
Gyp et Marie-Paule Courbe passrent leur jeunesse dans le mme quartier de Nancy, autour
de la place Stanislas. Le pre de la future romancire, un gentilhomme breton, dillustre ligne
mais de manires frustes,319 et son pouse, une jeune lorraine rompue aux charmes des salons
de la bonne socit nancienne, se sparrent lanne qui suivit sa naissance. De sorte que,
ds 1852, Gyp vint habiter avec sa mre Nancy, 8, place de la Carrire, chez ses grandsparents maternels320. Dans ses Souvenirs dune petite fille quelle publia dans La Revue des
Deux Mondes partir du 1er aot 1928, elle nous dit quelle tait pensionnaire linstitut du
Cf. la nouvelle intitule De linconvnient dtre noix sur le chemin des corneilles, in Noir sur Blanc Rcits
lorrains, par Gyz-El, 1887, p.70.
316
Pierre Borel, Maupassant et lAndrogyne, p.44.
317
Ne au chteau de Cotsal prs de Plumergat le 16 aot 1849 ; morte le 28 juin 1932 Neuilly-sur-Seine.
318
Mme si dans une chronique quelle publia le 8 aot 1885 dans La Dpche de Nancy, elle semblait lavoir
approche : Nous avons eu, dernirement, lavantage de voir la comtesse de Mou Gyp, puisque cest
delle quil sagit ; elle nest pas change .
319
Ardent lgitimiste, il conduisit sa fille, vtue en garon, auprs du comte de Chambord, Frohsdorf. Engag
volontaire parmi les zouaves pontificaux, sous les ordres du gnral de Lamoricire, il fut tu accidentellement
par son compagnon de garde Arsoli le 30 septembre 1860. Cf. Willa Z. Silverman, Gyp, la dernire des
Mirabeau, Perrin, 1998, p.18.
320
Le grand-pre, Aymar Leharidel de Gonneville (Caen, 9 octobre 1783 Nancy, 28 septembre 1872). Colonel
de cavalerie en retraite, il avait fait les campagnes napoloniennes. Si lon sen rapporte aux Mmoires dune
petite fille publies par Gyp, on constate que cet aeul tint une grande place pour elle dans son enfance. Une
plaque est dailleurs appose sur la maison du 8, place Carrire qui indique que Gyp vcut cet endroit de 1852
1869.
315

100
Sacr-Cur de Nancy321. Elle dcrit le trajet de lomnibus assurant le ramassage scolaire
travers Nancy et nomme ses principales compagnes dtudes.
Nous avons l, au 13, place de la Carrire, Edwige Regnault, fille dun greffier en chef ; rue
de la Source, les surs Marthe et Louise Chappuy322, filles de Pierre Charles Chappuy, un
chef descadron dartillerie en retraite ; 51, rue Stanislas, Lucie de Landreville323, fille du
comte de Landreville ; cours Lopold, Isabelle Contal, fille davou, et Louise de Praneuf,
fille de Louis Arnauld de Praneuf, magistrat ; enfin, Nanine Lenglet fille du plus grand
banquier de Nancy, Jean-Baptiste Joseph Lenglet, 8, rue Montesquieu324. Autant dire, une
voisine de Marie- Paule Courbe. Certes, ces pensionnaires taient toutes plus jeunes que cette
dernire de quelques annes, mais elles se croisrent, probablement maintes reprises, dans
ce quartier situ au cur du vieux Nancy. Dautre part, Marie Edme Pau avait t demipensionnaire durant quelques semaines ce mme pensionnat du Sacr-Cur durant sa
onzime anne325. Mais l encore, lcart dge et la brivet de la frquentation de
ltablissement ninclinent pas penser que de quelconques relations aient pu se nouer cette
poque. En revanche, il est avr que, plus tard, entre fvrier et mai 1869, Marie-Edme Pau
vint plusieurs reprises, place de la Carrire, donner des cours de peinture sur ventail la
jeune comtesse de Martel. Hlas, dans les souvenirs de Gyp, il ny a aucune vocation de ces
heures passes en la compagnie de ce professeur.326
Le feuilleton publi par Gyp au Figaro, dont parlait Gisle dEstoc dans linterview cite
plus haut, sintitulait Le Rat. Sa publication schelonna entre le 8 janvier et le 10
fvrier1891. La mme anne, le roman fut repris en volume chez Calmann- Lvy. Gyp
sinspirait directement dune affaire qui avait dfray la chronique en Algrie, le 23 janvier
1888. Dans une villa, prs de Constantine, un jeune homme, nomm Henri Chambige, avait
tu sa matresse, une femme marie, puis avait vainement tent de se suicider327. La puret des
intentions du meurtrier tait loin de faire lunanimit. Gyp transposait lintrigue dans sa bonne
ville de Nancy quelle npargnait gure en effet. Si la victime de Chambige se nommait
Madame Grille, Gyp avait choisi le nom de Suzanne Myre pour son hrone. Dlaisse par
son mari, banquier Nancy, la belle Madame Myre tait lobjet dassauts de plusieurs
prtendants, dont un, Gaston Ganuge, saffichant comme homme de lettres, dune suffisance
insupportable, finit par lblouir. Nous noterons tout de mme, au passage, que si Ganuge
voquait le patronyme de Chambige, le personnage cr par Gyp ici faisait immanquablement
penser Maurice Barrs, puisque le gendelettre tait prsent comme tant lauteur dun
ouvrage intitul La Rarfaction vibratile du Moi.328Le moins que lon puisse dire est que la
personnalit de ce dernier ntait pas prsente son avantage dans ce rcit.

Dans les annes 1860, il existait plusieurs adresses correspondant une pension tenue par les Dames du
Sacr-Cur : Nabcor, 53, rue Stanislas et 43, rue Saint-Joseph. Cf. Annuaire administratif de la Meurthe
1866.
322
Marthe Chappuy, ne le 16 septembre 1850, Laon ; dcde en 1917. Louise Lonie Berthilde Chappuy, ne
le 5 novembre 1852, Laon ; dcde le 26 septembre 1953, Paris.
323
Marie Emma Lucie de Maillard de Landreville tait ne Nancy le 27 septembre 1848.
324
Monsieur Lenglet avait plusieurs filles : parmi celles-ci, la plus jeune, Marie Marguerite Eugnie, ne en
1854, semble pouvoir tre identifie comme tant cette Nanine. Une autre, Christine Amlie, ne en 1843, tait
proche en ge de Marie Paule.
325
Cf. Nicole Cadne, op.cit., p.9.
326
Cf. Nicole Cadne, op.cit., p.216.
327
Henri Chambige, n Mdah en 1865, mort le 14 juin 1909. Il fut condamn sept en de prison, mais fut
libr au bout de cinq. Il fit, par la suite, une carrire de journaliste et usa du pseudonyme de Marcel Lami. Son
histoire inspira galement Paul Brulat pour son roman LAme errante (G. Charpentier et E. Fasquelle, 1892)
ainsi quHenry Baur pour sa pice Sa matresse (P.-V. Stock, 1903).
328
Rappelons que Barrs avait dbut sa trilogie du Culte du Moi en 1888 avec Sous lil des barbares, suivi
dUn homme libre, en 1889, et du Jardin de Brnice, en 1891.
321

101
Mais, comme lindiquait Gisle dEstoc Pillard dArka, Gyp profitait de loccasion pour
triller la bonne socit de Nancy. Ainsi, parlant du parc de la Ppinire, elle y dcrivait les
habitus de cette faon :
L on potine, on pluche, on juge, on mdit, et surtout, surtout on calomnie ! On dchire, avec un entrain de
tous les diables, les physiques, les rputations des femmes voire des jeunes filles qui dfilent devant les
ranges de chaises, et des hommes qui semblent les suivre et les escorter 329

Et, plus loin, elle poursuivait :

Ceux qui sasseyent et viennent pour voir sont les plus laids et les moins lgants. Femmes voiles et
poudrederises ; vieux garons hargneux ; demoiselles montes en graine ; jeunes gens lunettes, et vieilles
dames sacs. Tout ce monde, diversement group, pluche les malheureux qui dfilent. L on entend les lieux
communs les plus hassables et les plus stupfiantes malproprets. Pas une femme ne passe sans tre
impitoyablement trane dans la boue 330

Gyp avait pous le vicomte Roger de Martel de Janville Nancy le 2 dcembre 1869. Le
couple sinstalla dabord 8, place de la Carrire, chez les grands parents de la jeune femme, o
un premier enfant naquit en 1873, puis Maxville o un garon - en 1875 - et une fille - en
1877 - virent le jour. A la fin de lanne 1879, Gyp et son poux prfrrent quitter
dfinitivement Nancy, affects par une rumeur, sans cesse grandissante, attribuant la paternit
du dernier enfant de Gyp son cousin, Jean de Sabran-Pontevs.331 Ctaient donc l les
circonstances auxquelles Marie-Paule Courbe faisait allusion quand elle dnonait
lacharnement de la ville entire poursuivant [la jeune femme] de ses sarcasmes, de ses lazzis
cruels, de sa curiosit impitoyable.332
En 1887, la mme anne que celle o Gyz-El faisait paratre Noir sur Blanc Rcits lorrains,
recueil qui contenait donc une dfense de Gyp, Lo Pillard dArka publiait Les Fleurs du
Dom***, - qui plus est, chez le mme imprimeur de Nancy, A. Voirin assorti de la ddicace
suivante :
A trs noble, trs spirituelle dame Gyp Hommage provincial de son fal admirateur Lo
Cet ouvrage quon et dit tre commandit par quelque froide vengeance - tait entirement
consacr dmolir la rputation des jeunes filles de la bonne socit nancienne. Ainsi, plemle, taient jetes en pture des filles de professeurs au lyce, de hauts magistrats, dun
recteur et dun receveur principal des postesentre autres. Bref, aprs un tel ouvrage, le
retour de Lo Pillard dArka Nancy devenait impossible. Mais nous voquerons plus en
dtail les circonstances de la publication des Fleurs du Dom*** dans un chapitre ultrieur. En
attendant, Gyp tait plus quembarrasse par cette ddicace et elle entendait le faire savoir par
voie de presse :
Lundi 23 mai [1887]
Monsieur,
Voulez-vous avoir la bont de donner cette lettre, lhospitalit dans votre journal ? Je reois un volume
imprim Nancy, intitul :Les Fleurs du Dom et je vois avec surprise que ce volume mest ddi ; layant
Cf. Le Rat, Calmann Lvy, 1891, p.18.
Idem, pp.18-19.
331
Cf. Olivier de Brabois, Gyp Comtesse de Mirabeau Martel, Publibook, 2007, pp.79-81.
Jean Charles Elzar Marie de Sabran-Pontevs. N Grignols, le 6 septembre 1851 ; dcd Azay-leRideau, le 5 mai 1912. Officier, il quitta larme en 1895 pour voyager de par le monde ; puis il rentra en France
et sengagea dans le combat politique dans les milieux royalistes. Arrt le 12 aot 1899 et accus de complot
contre la sret de lEtat, il fut acquitt par la Haute Cour le 2 janvier 1900. A deux reprises, en 1898 et 1902, il
fut candidat malheureux aux lections lgislatives dans la premire circonscription du XIXe Arrondissement
contre lindboulonnable dput (et pote) socialiste Clovis Hugues. Par ailleurs, il collabora la presse
parisienne, entre autres, La Nouvelle Revue, au Figaro et au Gaulois.
329
330

Pour autant, Marie Paule Courbe navait pas toujours t tendre pour luvre naissante de Gyp. Cf. son
compte-rendu aigre-doux dAutour du mariage dans Le Petit Nancien du 27 octobre 1883.
332

102
parcouru, je tiens tablir que jignorais absolument, et la ddicace et le livre, dont je ne connais pas lauteur.
Recevez, Monsieur, tous mes remerciements et lexpression de ma trs haute considration. Gyp 333

Sa lettre tait adresse Edgard Auguin, rdacteur en chef du Journal de la Meurthe et des
Vosges334. Apparemment, ce dernier lexaua puisquil reut, peu aprs, une carte de visite au
nom de la comtesse de Martel lui exprimant ses plus vifs remerciements. Nous nous
interrogeons toujours sur cette conjonction qui conduisit Marie-Paule Courbe et Lo Pillard
dArka prendre simultanment la dfense de Gyp en cette anne 1887. Par quoi cela fut-il
motiv ? Nous lignorons encore. Une chose est sre : la ci-devant romancire tomba
totalement des nues.
Si lon excepte la prface quelle avait donn en 1871 lHistoire de notre petite sur,
lactivit ditoriale connue de Marie-Paule Courbe schelonne de 1883 1891.
En octobre 1883, le directeur du Petit Nancien nous la prsentait comme tant la
collaboratrice dun grand journal parisien. Si lon sen rapporte Pierre Borel, elle aurait
publi des textes dans le Vingtime Sicle et LEstafette335. Or, en 1883, le seul priodique
porter le premier de ces deux titres tait un hebdomadaire dirig par le sculpteur Stanislas
Lami : Le XXe Sicle artistique et littraire.336 A partir doctobre 1883, sa priodicit devint
mensuelle. Le fait que ce journal ait t dirig par un sculpteur pouvait nous laisser esprer
rencontrer une quelconque collaboration de Marie-Paule Courbe ; dautant que la direction
faisait un large appel au peuple dans son numro-programme :
La rdaction du XXe Sicle fait appel la collaboration littraire de tous les artistes : statuaires, peintres,
architectes, graveurs etc. Elle leur demande de formuler leurs opinions, si fantaisistes quelles soient sur lart
contemporain. Elle a pour cela deux raisons : la critique moderne, accapare tout entire et trop souvent gare
par des gens de lettres, aussi brillants quincomptents. Lexistence dans le monde artiste, de vritables potes
et dcrivains qui mritent dtre connusLes artistes, confiants dans ce programme, sont pris denvoyer
immdiatement leurs adhsions comme collaborateurs .337

Certes, une telle profession de foi avait tout pour sduire Marie-Paule Courbe,
malheureusement, malgr un dpouillement systmatique la BnF, nous navons pas pu
trouver trace dune quelconque collaboration de sa part. Pourtant, linformation tait fiable
puisque Borel la tirait sans citer sa source dun numro du Journal des Interviews de
1891. Marie-Paule, elle-mme, citait quatre titres : Mortel courage, Adultre prhistorique,
Le trouvre, Contes damour.338 Quant LEstafette, nous avons pu relever cinq
contributions entre le 27 mai 1886 et le 19 fvrier 1887: les quatre premires, parues durant
lanne 1886, taient signes Gyzle, et Gyz-El, celle parue en 1887.
Il sagissait de nouvelles339, dont certaines furent reprises dans son recueil Noir sur Blanc. Si
les collections de la BnF sont trs incompltes concernant LEstafette, nous avons pu
consulter un tat plus fourni la Bibliothque de lAssemble Nationale. Les textes de MarieLettre indite de Gyp [Edgard Auguin]. Collection particulire.
Ce quotidien monarchiste, trs lu dans la bonne socit nancienne, tait situ 21 rue de Saint-Dizier. Edgard
Auguin, n Paris le 24 fvrier 1844 ; mort Nancy le 24 novembre 1901. Ancien ingnieur des Mines,
lieutenant dartillerie en 1870, il entra dans la presse comme rdacteur au Vosgien dEpinal, puis vint seconder
Lemachois au Journal de la Meurthe et des Vosges avant de le remplacer jusquen 1889.
335
Op.cit., p.45.
336
N1 : 1er dcembre 1882. Outre Lami, on pouvait relever parmi les principaux collaborateurs, Louis Le Bourg,
Yveling Rambaud, Charles Grandmougin, Paul Viardot. On y trouvait aussi des textes de Mirbeau. A noter que
les annuaires de la presse successifs sobstinaient dsigner ce journal non sous son titre rel mais sous celui de
XIXe Sicle.
337
Sans date (novembre 1882).
338
Op.cit., p.44.
339
Chagrin damour (27 mai 1886) Les Bannis (4 juillet 1886) Martin pcheur (10 juillet 1887) Printemps
coupable (29 juillet 1886) Lune de miel (19 fvrier 1887).
333
334

103
Paule Courbe prenaient place dans la rubrique Contes et Nouvelles. Citons parmi les autres
contributeurs : Gallery des Granges, Fabre des Essarts, Auguste Saulire, Francisque Sarcey,
Raphal Lightone, Alfred Naquet, Maurice Talmeyr, mais aussi Rachilde et Lo dOrfer.
LEstafette de Lonce Dtroyat ayant expir en fvrier 1883, celle-ci ressuscita en juin 1886
par suite de la fusion de lOpinion et du Gagne-Petit, dont le directeur tait Odilon Crouzet340.
Ce quotidien sinscrivait clairement dans la mouvance ferryste ; malheureusement, la fin du
mois de septembre 1887, ledit Crouzet prit la poudre descampette avec la caisse de
lAssociation syndicale professionnelle des journalistes rpublicains franais.341 Francisque
Sarcey laissa un portrait haut en couleur de ce Charles Foster Kane au petit pied :
Jai beaucoup connu M. Odilon Crouzet, puisque jai fait assez longtemps la Chronique lEstafette,
dont il tait le propritaire. Ce serait un rcit assez amusant conter que celui de nos relations. Je navais
jamais eu affaire un administrateur aussi fantaisiste. M. Crouzet, dont le journal marchait bien pourtant et
donnait de beaux bnfices, navait jamais dargent, quand il sagissait de payer ses rdacteurs. Il fallait lui
extirper vingt francs par vingt francs des acomptes quil lchait avec force gmissements .342

Dans ces conditions, nous doutons fortement que Marie-Paule Courbe ait pu un jour recevoir
une quelconque rmunration pour la publication de ses nouvelles dans ce quotidien.

LEstafette

Pour autant quon puisse en juger, le premier texte quelle fit paratre fut une chronique signe
Gyzle, intitule Six Merles Blancs, au Petit Nancien le 9 octobre 1883.
Ds cette premire contribution, elle dvoilait sa fibre fministe en dnonant lindiffrence
de lhomme pour la femme, en tant quindividualit et dclarant quexceptionnels, [taient]
ceux qui got[aient] les plaisirs dlicats dun commerce intellectuel avec une femme
daptitudes suprieures. Dans sa chronique du 2 dcembre 1884, elle mettait en scne une
anglaise nomme Miss Arabella qui, lors dune runion publique, se prononait pour
labandon de lhabit fminin, en tant quoutil dalination :
Les lois de presque tous les pays font de la femme une mineure ; son costume en fait une infirme .
Ctait l du pur G. dEstoc avant la lettre !
Parmi la trentaine de textes quelle donna au Petit Nancien et La Dpche de Nancy entre
octobre 1883 et janvier 1886, on relve une douzaine de nouvelles343 et un pome344 : le reste
consistant en des chroniques abordant les sujets les plus divers.
Odilon Crouzet, n Lisle-sur-Tarn le 11 janvier 1845. En avril 1886, il stait prsent une lection
cantonale partielle Lisle-sur-Tarn, sous ltiquette rpublicaine, mais il avait t battu par le candidat
conservateur.
341
Nous reviendrons plus en dtail sur la personnalit dOdilon Crouzet dans le chapitre intitul Un Roman
vacarme.
342
In Les Annales politiques et littraires du 2 octobre 1887, pp.210-211.
343
Notons quelle fit paratre galement une nouvelle Nancy-Artiste signe Paule P. Desbarres, le 18 octobre
1883, intitule Un parloir au collge.
344
Oraison funbre dune mandoline, pome de douze strophes, paru dans Le Petit Nancien du 12 fvrier 1884.
340

104
Ainsi, lors de la parution de Ludine, elle mettait au jour un procd de rclame qui allait
faire flors : celui qui consistait publier en guise de prface le dsaveu du livre quon allait
lire. Ainsi avait agi Francis Poictevin en reproduisant en tte de son roman la lettre hostile que
lui avait envoye Juliette Adam, la toute puissante directrice de La Nouvelle Revue. Poictevin
ou son diteur avait, en effet, compris que bons ou mauvais, peu importait les
commentaires, pourvu quon parlt de louvrage ! Qui plus tait, dans ce numro du Petit
Nancien des 18 et 19 octobre 1883, Gyzle dclarait que le disciple de Goncourt avait crit
un livre quon ne compren[ait] pas avec des mots quon na[vait] jamais ous. Il est
intressant de noter que Maupassant neut pas la mme approche dans Le Gaulois du 28
octobre 1883, en reconnaissant que si Poictevin avait cr une langue curieuse, confuse,
difficile, le lire tait une tude instructive et salutaire.
Lacquittement de Jeanne Royannez345, lpouse de Clovis Hugues, le 8 janvier 1885 suscita
son enthousiasme :
Javais raison de dire que les consciences honntes voient plus haut et plus clair que la loi

En cela, elle ne faisait que saligner sur le sentiment gnral qui prdominait dans la presse
franaise gauche et droite confondues. Rappelons brivement les faits : depuis plusieurs
mois, Jeanne Royannez tait la victime de calomnies rpandues par un vrai-faux dtective
nomm Morin. Aprs quelques pripties judiciaires, lpouse du dput socialiste et
nanmoins pote, avait fini par obtenir gain de cause en faisant condamner son calomniateur,
mais, sans doute inspire par Nmsis, cette dernire ne sen tait pas tenue quitte pour autant
et elle avait dcharg son revolver sur ce don Basile darrire-cour dans la salle des Pas
-Perdus du palais de justice de Paris le 27 novembre 1884. Le malheureux devait dcder
quelques jours plus tard. Nous nous permettrons ici de renvoyer le lecteur la relation trs
dtaille de laffaire faite par Le XIXe sicle dans son dition du 10 janvier 1885346 ; afin quil
se fasse une opinion sur ces consciences honntes qui avaient absout la meurtrire. Car, enfin,
quelque sympathie quinspirt le jovial Clovis Hugues, il sagissait tout de mme dun
meurtre, qui plus est, prmdit. Gyzle qui elle aussi jouait du revolver ses moments
perdus navait pas un mot pour la victime, crapuleuse certes, mais pas au point de mriter la
mort. Jeanne Royannez tait sculptrice, lve de Laure Coutan-Montorgueil ; sans doute cet
aspect des choses avait contribu renforcer le positionnement de Marie- Paule Courbe
lgard de cette donneuse de mort.
Dans le numro du 1er juin 1885 de La Dpche de Nancy, Gyzle consacrait sa chronique
prsenter les peintres nanciens qui exposaient au Salon des artistes franais Paris durant les
mois de mai et juin 1885. Lvoquant dans un autre chapitre, nous ne reviendrons pas sur le
sort quelle rservait Emile Friant. Nous nous arrterons donc ici sur les autres artistes cits
par elle, artistes, qui, disons-le sans dlai, ne lui inspiraient gure dadmiration en gnral.
Ainsi Le Sardanapale de Victor Prouv lui faisait leffet dune gigantesque palette mal
nettoye, tandis que Mlle Ermann347 (sic) avait le tort duser du pseudonyme de Marco et
prsentait un portrait blanc sur blanc, mais bien peint tout de mme. Enfin, elle avouait
navoir pas vu les uvres de Lon et Jules Voirin et pour cause, ils ne semblaient pas avoir
expos cette anne-l et regrettait que Louise de Goussaincort de Gauvain348 ait fait
Fille du journaliste Adolphe Royannez (1829-1894). Ne Paris le 5 novembre 1855 ; dcde le 6 mai 1932 ;
marie Clovis Hugues le 30 novembre 1876, Toulon.
346
Disponible sur Gallica.
347
Lonie Ehrmann, ne Metz le 11 septembre 1853. Elve dHbert, de Chaplin, de Barrias et de Devilly. Elle
exposait rgulirement au Salon de Paris depuis 1877.
345

Louise de Gauvain. Ne Nancy le 2 mars 1849 ; dcde Cannes le 17 octobre 1931. Elle avait pous en
1870 Ren Matry de Goussaincourt, dont elle divora en 1892. Elle exposa rgulirement au Salon de Paris
partir de 1876. Elle tait alors trs clbre Nancy, comme en tmoigne la photographie publie dans NancyArtiste du 26 juin 1887. On trouve de nombreuses reproductions de ses toiles sur internet.
348

105
dfection pour cette dition. Seuls, les paysages de Petitjean349 - en tous points admirables trouvaient grce ses yeux. Une semaine plus tard, Gyzle y allait de son hommage au grand
gnie potique du sicle [qui] venait de steindre. Naturellement, comme hraut
du peuple, elle prfrait Hugo Zola ; et elle en profitait pour dire son fait lEglise accuse
de dfier toutes les lois naturelles, mme tout bon sens, ainsi qu certaines utopies
malfaisantes de revendication et de justice mal comprise, entendez, par l, le socialisme. Cette
dtestation du parti rvolutionnaire se manifestait encore plus nettement loccasion de
lacquittement de Charles Ballerich, pour lequel Gyzle prenait parti contre Valls, ce
haineux plein de fiel, qui ne sut quinsulter et dmolir ce fou sanguinaire, dont le rve obstin
tait de faire tomber un jour cent mille ttes de bourgeois .350 Politiquement, on voit bien
que Marie-Paule Courbe sinscrivait tout comme le directeur de son journal dans la
mouvance opportuniste qui gouvernait la France dans ces annes 1880. Enfin, nous ne
pouvons voquer ces chroniques sans relever que la personne de Sarah Bernhardt motiva
plusieurs reprises la plume de la chroniqueuse.

Madame de Goussaincourt dans son atelier (Nancy-Artiste du 26 juin 1887)

La dernire collaboration de Marie-Paule Courbe releve dans la presse est celle dune
nouvelle intitule Excelsior Borel voquait vaguement ce titre dans son ouvrage parue
dans le numro 30 de la revue Rouen-Artiste du 1er juillet 1890. Elle tait signe G. dEstoc.
Ce priodique organisait rgulirement des concours : pour ce texte, elle obtint une mention
honorable. Il semble quelle ait de nouveau t prime, quelques mois plus tard, pour une
nouvelle intitule Mauvais Courage351. Cest, en tout cas, ce quaffirmait Rouen-Artiste du 20
janvier 1892 (n59) qui prcisait que Mme G. dEstoc avait obtenu un troisime prix (grande
mdaille) pour cette nouvelle dans la manire dEdgard Poe, dun tour habile et dun style
original. Malheureusement, Mauvais Courage ne fut pas publi dans la revue. Angers-Artiste
du 9 avril 1892 nous apprend quelle fut de nouveau distingue au concours du Rouen-Artiste
par un deuxime prix de prose derrire lintouchable Marcel Bailliot, secrtaire de la
rdaction de La Plume. Malheureusement, l encore, nous navons ni titre, ni texte nous
mettre sous les yeux. Il est certain que dautres textes parurent dans divers priodiques mais
ceux-ci nont pas pu tre identifis. Rouen-Artiste, Journal Littraire, Thtral et Artistique
, tait une revue hebdomadaire, situe Rouen, 3, rue de la Comdie, fonde le 29 novembre
1889 par M. DIll et Catulle Ble. Nous ne sommes pas parvenus comprendre comment la
nouvelle de cette Nancienne a pu se retrouver dans cette publication normande. La France
Marie Edmond Petitjean. N Neufchteau, le 5 juillet 1844 ; mort Paris 17e, le 7 aot 1925. Cet artiste
reut maintes rcompenses dans les diffrents salons auxquels il participa.
350
La Dpche de Nancy du 20 mars 1885.
351
Cette nouvelle est probablement celle laquelle Borel fait allusion lorsquil cite le Journal des interviews de
1891 en parlant de Mortel Courage.
349

106
Moderne du 21 aot 1890 signalait que Rouen-Artiste tait devenue un des plus intressants
priodiques du septentrion. Elle en citait les principaux collaborateurs : H. de Lapommeraye,
Jean Richepin, Fernand Mazade, Auguste Dorchain, Arsne Houssaye et Vincent Hyspa352.
Le directeur, Marius Dillard353, utilisait le pseudonyme M. DIll. Ctait un abonn des
concours littraires du Parnasse. Quant Catulle Ble, pseudonyme de Jules Le Roy354, il
laissa une uvre littraire plus consquente.
A la rubrique Echos du jour, tenue par un journaliste usant du pseudonyme de Brichanteau, on
pouvait lire cette annonce dans Le XIXe Sicle du 27 janvier 1887 :
Un petit volume intitul : Noir sur blanc rcits lorrains, va paratre prochainement la librairie Sevin,
boulevard des Italiens. Lauteur, qui signe Gyzel (sic), est une femme : elle a une plume acre et crit de verve.
Son livre fera du bruit Nancy et ailleurs. 355

Ainsi Marie-Paule Courbe avait-elle pens tout dabord porter ses textes cet diteur
install 8, boulevard des Italiens. Paul Sevin356 avait publi, lanne prcdente, un recueil de
vers intituls Les Roses, premier volume dun jeune auteur nomm Jules Renard. Cette
librairie semble avoir t alors le point de ralliement dune bonne partie de la jeune gnration
de ces littrateurs fin-de-sicle : elle servit dadresse, par exemple, La Chronique moderne,
partir de mars 1889, revue o lon retrouvait, entre autres, les noms de Jean Lorrain,
Rachilde et Alfred Vallette. Cest l que Lon Maillard porta, en 1892, La Lutte idale : Les
soirs de La Plume, ouvrage codit avec la revue La Plume. Marie-Paule Courbe avait sans
doute eu ladresse de Sevin par un quelconque gendelettre frquentant le sillage de Rachilde,
ou bien par Rachilde elle-mme. Les choses avaient d tre suffisamment engages pour
quelle en sollicitt lannonce par la presse. Pourtant, Noir sur Blanc, un volume de 106
pages, parut Nancy, dans le courant de lanne 1887, chez limprimeur Voirin. Brichanteau
nous annonait des textes qui devaient faire du bruit et lauteur, Gyz-El, elle-mme, dans son
avant-propos prenait des airs outrags dcrivain brim et brid.
Ah ! je voudrais quon men laisst faire, des portraits ! Ce ne serait point, alors, les personnages veules
que je vous prsente, ombres falotes, profils trembls, silhouettes indcises et incolores, noir sur blanc .357
Au final, ces portraits taient bien anodins et lon stonne que quelque directeur (de
journal ?), prsent au dbut de lavant propos, ait renonc leur publication en raison de la
virulence de la plume de lauteur. De plus, au moins trois de ces textes avaient dj t
publis par la presse, dans La Dpche de Nancy et dans LEstafette. Gyz-El navait donc pas
t entirement censure. Mais cette prsentation renfermait dautres propos pour le moins
surprenants de la part dune fministe convaincue, quoique atypique, il est vrai :
Pour les hommes, il y a encore un code dhonneur, dress tant bien que mal, observ de ci, de l ; pour les
femmes, il ny en a aucun. Elles peuvent impunment accomplir toutes les petites trahisons, les perfidies, les
Dans le N33 (22 juillet 1890), p. 6, figure une liste des collaborateurs de Rouen Artiste/Journal Littraire,
Thtral et Artistique, soit 74 noms, apparemment tous des hommes
353
N Nmes le 22 septembre 1858. Parmi ses frquentations, on relevait les noms dEugne Ledrain, Marie
Krysinska, Papus, Hugues Delorme, Jacques Ferny, Camille Lemonnier etc. Il devint plus tard directeur de
LEcho de Rouen.
354
N Rouen le 8 mars 1869. Citons seulement : Rimes tendres (1888), Vers pour ma chatte (1890) ou encore
Scapin commissionnaire (1891). Il collabora La Plume en 1891, Gil Blas en 1893 et LOuest-Artiste en
1894.
352

Au mois davril, ce mme Brichanteau allait saluer la Paysanne lorraine expose au Salon par la sculptrice P.
Desbarres. Par ailleurs, Nancy-Artiste du 16 janvier 1887 avait galement annonc la parution de Noir sur Blanc
chez P. Sevin.
356
Paul Georges Sevin, n en 1848. Il travaillait avec son pouse Delphine Geoffroy, galement libraire.
Au dbut du XXe sicle, il sassocia Eugne Rey, lami et futur diteur de Rictus qui resta seul,
ensuite, cette adresse ; tandis que Paul Sevin trouvait un nouvel associ en la personne de Lucien Sarrat, 47,
rue Vivienne.
357
Op.cit., p.VII.
355

107
vilenies qui leur conviennent ; elles sont toujours indemnes. Quelles parlent ensuite de leurs droits, ces
irresponsables !... .358

La plupart des rcits qui composent ce recueil sont des nouvelles - publies auparavant dans
des priodiques -, un peu rptitives dans la thmatique, mais dun style plutt agrable,
videmment souvent inspires par les crits de Maupassant. Seul le dernier texte fait tache :
Le Tlphone perfectionn est une fantaisie dialogue - selon les propres termes de lauteur -,
qui a manifestement t ajoute pour paissir le volume. Si le titre voque les ouvrages dus,
plus tard, la plume de Gaston de Pawlowski, il ne prsente quun intrt de curiosit.
Sur les douze textes de Noir sur Blanc, sept portent des ddicaces identifiables: une sa mre,
une Madame Pau, la mre de son amie Marie-Edme, deux des avocats Matres J. Le
Berquier et V. Courtois une M. E. Thouvenin, une Albert Faurie et une dernire
Maupassant. Tout naturellement, sa nouvelle Une Lorraine tait ddie Madame Pau.
Ctait lhistoire de Lise Servin qui avait prfr tuer son mari plutt que ce dernier ne se vt
contraint sous la menace de guider larme prussienne. Issue dune famille ultramontaine
cossue, Louise Ptronille Emma Alleaume tait ne Nancy le 28 juin 1826359. A lge de
dix-huit ans, elle avait pous Nancy, en 1845, un capitaine de vingt ans son an, Csaire
Vital Esprit Pau, qui cumulait le double handicap dtre de confession protestante et de
navoir pas la moindre fortune360.
Nicole Cadne nous laisse un portrait trs vivant de cette femme de caractre :
Omniprsente dans le journal361, Mme Pau y apparat nanmoins comme presque insaisissable force de
se confondre avec lidal de la femme chrtienne. Calme, discrte, patiente et sobre, elle est aussi trs pieuse,
charitable, modeste et dune inlassable activit. Sur les portraits quelle a faits delle, Marie-Edme la toujours
reprsente le regard baiss vers ses mains refermes sur un livre, une plume ou quelque ouvrage de couture
[] Volontiers enjoue, dune inaltrable galit dhumeur, Emma Pau peut nanmoins se montrer cinglante et
dune svrit implacable lorsque la morale ou la religion sont en cause 362

Il est manifeste que sa personnalit dut beaucoup impressionner Marie-Paule Courbe. La

ddicace dUne Lorraine lui tait assurment rserve : non seulement sa fille avait eu une
conduite exemplaire durant la guerre franco-prussienne, mais de plus, son fils avait perdu la
main droite la bataille de Frschwiller. Il nest pas certain que ladmiration ait t
rciproque si lon en juge par les coupures que Madame Pau opra dans le Journal de MarieEdme avant sa publication pour faire disparatre toute trace de Marie-Paule Courbe363. Mais,
comme le prcise Nicole Cadne, la censure pratique tait probablement motive par le souci
de ne pas raviver des ragots concernant la liaison de sa fille avec son amie.
Concernant les deux avocats, nous ignorons jusqu quel point Marie-Paule avait pu en tre
assez proche au point de leur ddier ses crits.
Sous le Second Empire, Jules Le Berquier364 avait t choisi par les princes dOrlans pour
reprsenter leurs intrts en France. Durant lanne judiciaire 1884-1885, il avait t btonnier
de lordre des avocats la Cour dAppel de Paris. Adversaire de la Commune, il stait risqu
la politique en se prsentant sans succs la dputation en 1871. Ce conservateur bon teint,
qui prfrait les grosses affaires civiles aux affaires criminelles,365 laissa plusieurs tudes,
notamment sur Le Barreau moderne franais et tranger et collabora la Revue des Deux-

Op.cit., pp.VI et VII.

Dcde Nancy le 7 avril 1908.
360
Cf. Nicole Cadne, op.cit., p.10.
361
NDA le Journal de Marie Edme.
362
Cf. Nicole Cadne, op.cit., p.10.
363
Cf. Nicole Cadne, op.cit., p.315.
364
N Rogerville (76) le 24 mars 1819 ; dcd Paris 1er le 25 fvrier 1886.
365
Cf. larticle dAlbert Bataille in le Figaro du 26 fvrier 1886, p.2.
358
359

108
Mondes366. Victor Courtois tait avocat la Cour dAppel de Nancy367. Dabord inscrit au
barreau de Paris, tout jeune dfenseur, il avait plaid en novembre 1871 devant le 6e conseil
de guerre de Versailles, pour le compte dArmand Ludovic Herpin-Lacroix, dans laffaire de
lexcution des gnraux Lecomte et Clment Thomas. Malheureusement, il navait pu sauver
la tte de son client, pourtant apparemment innocent dans cette affaire, si lon en croit
Lissagaray. En aot 1870, il navait dj pu viter la peine capitale Pierre Zimmermann,
accus dtre lun des meutiers lors de lattaque de la caserne de La Villette. Sans forcment
en pouser les thses, Victor Courtois ne rechignait pas dfendre les hommes compromis
lors de la Commune. Cest ainsi quil tissa des liens damiti avec un autre Lorrain, Hector
France, qui, aprs avoir servi une dizaine dannes en Afrique dans un rgiment de spahis,
sillustra par sa vaillance comme commandant de chasseurs cheval en 1870, puis participa
la Commune. Rfugi en Belgique, puis en Angleterre, o il devint professeur lAcadmie
militaire de Woolwich durant une quinzaine dannes : il envoyait ses crits de nombreux
priodiques parisiens comme Gil Blas, LEcho de Paris, Le Petit Parisien et galement
LEstafette, en mme temps quil dployait une intense activit littraire368. Il ne rentra en
France quen 1895 ; ce qui lui permit dchapper aux rigueurs de la justice avec la
condamnation de son ouvrage intitul Les Cent curs paillards en 1884, puis, en 1885, avec
les poursuites entames par le parquet de la Seine pour son livre, intitul Le Pch de sur
Cungonde369, loccasion desquelles il fit appel pour sa dfense son ami Victor Courtois.
Il est probable que ce qui unissait lancien militaire - qui avait rejoint les rangs de la
Commune parce quil refusait la dfaite - et lhomme de loi, prsident de lUnion patriotique
de lEst, tait leur commune volont de prparer la Revanche.
La nouvelle intitule Le Bonhomme Lucco tait ddie un certain M. E. Thouvenin. Il
sagissait dEdouard Joseph Thouvenin370, minent professeur au lyce de Nancy, dont les
discours prononcs loccasion de certaines distributions des prix avaient reu la
conscration de la publication, comme celui de 1882 portant sur Lducation civique et
militaire, par exemple. Normalien, il avait enseign dans divers lyces de province avant
dtre nomm dfinitivement Nancy en 1854. Deux ans plus tard, il sy mariait et lon
trouvait parmi ses tmoins un certain Nicolas Barbier, confiseur tabli Nancy, autrement dit
un collgue de loncle Lebgue. Le dernier ddicataire que nous voquerons est donc Albert
Faurie. Nous navons pas de certitude absolue quant son identification, mais il nous semble
vraisemblable de reconnatre ici celui qui allait devenir le futur gnral Faurie. Voici
pourquoi : Baptiste, dit Albert, Faurie tait natif de Montlimar371 comme Grald Pau de
cinq ans son an et il avait servi dans des rgiments dinfanterie comme capitaine tandis
que Grald Pau y avait le grade de chef de bataillon372. De plus, par son mariage avec Jeanne
Anir, clbr justement durant lanne 1887, il salliait une vieille famille lorraine
originaire de Metz, les Decisy, elle-mme apparente aux Pellet de Bonneville qui habitaient
A noter que dans le Journal des interviews du 4 au 10 aot 1892, page 1, colonne 2, le rdacteur rendait un
hommage appuy lillustre, regrett et impeccable Le Berquier. Comment ne pas voir ici linfluence de MariePaule Courbe.
367
N Nancy le 14 avril 1844 ; dcd Nancy le 2 dcembre 1897.
368
Sur ce personnage hors du commun, cf. Ren Fayt, Un tmoin oubli : Hector France, in Histoires littraires,
N 11 (juillet-aot-septembre 2002), pp. 90 -128.
369
Publi dabord en feuilleton dans Le Petit Parisien durant lanne 1880, louvrage connut plusieurs ditions
entre 1880 et 1893, mais cest celle de 1885, parue chez H. Oriol et Cie, diteurs, Paris, 11, rue Bertin-Poire,
illustre par Pascin, Carlo et dautres, qui suscita lire du procureur de la Rpublique en raison dun dessin jug
obscne en premire page. Laction de ce roman se droulait Nancy, dans le quartier de la place Saint-Epvre
370
N Toul le 22 mars 1827 ; dcd Nancy le 12 avril 1910.
371
N Montlimar le 14 mai 1853 ; dcd Nice le 17 janvier 1938.
372
Entre 1880 et 1892, Albert Faurie servit respectivement aux 65e, 130e, 66e rgiments dinfanterie, tandis que
Grald Pau, entre 1871 et 1897, tait affect aux 120e, 77e et 117e rgiments dinfanterie de ligne.
366

109
Nancy, 56, place de la Cathdrale373, cest--dire deux pas du domicile des parents de MariePaule Courbe. Albert Faurie effectua une brillante carrire militaire qui lamena jusquau
grade de gnral de division374. Enfin, sil fallait un indice supplmentaire, prcisons que ce
fut Gerald Pau, gnral de division, commandant le 20e Corps darme qui remit les insignes
dofficier de la Lgion dhonneur au gnral de brigade Faurie, commandant la 22e brigade
dinfanterie, Nancy, en 1907. Cela fait beaucoup de concidences pour que ce gnral
Faurie ne soit pas notre homme.

Les Hommes du Jour N 301.

1887 fut donc lanne Marie-Paule Courbe, ou, si lon prfre G. dEstoc, puisquelle publia
lessentiel de ses ouvrages durant cette priode : Noir sur Blanc, La Vierge-Rclame - titre
auquel nous consacrons un chapitre entier dans la prsente tude - et enfin La Revue Caudine,
entirement rdige par son auteur, un peu la manire des Taches dencre de cet autre
lorrain, Maurice Barrs, trois annes auparavant. Nous navons retrouv que le deuxime
numro de cette publication, dat de dcembre 1887. Il se trouve la BnF375. Nous savons
quil y eut un premier numro au mois de novembre prcdent - prcisment le 7 -, car
linformation nous en est fournie ds la deuxime page. Par ailleurs, cela nous est confirm
par un entrefilet - non sign, mais probablement d Henri Teichmann, omniprsent dans la
revue -, paru dans Nancy-Artiste du 6 novembre 1887 :
Sous ce titre va paratre le 7 novembre une nouvelle publication littraire nancienne. Nous croyons que le
directeur de cette revue est une directrice, dont nos lecteurs pourraient trouver le nom dans notre Lorraine au
Salon ; la signature Gyz-el qui figure parmi les noms des collaborateurs de la Revue Caudine, est dailleurs
bien connue des Nanciens. Voici le sommaire du premier numro :
A nos lecteurs La Rdaction
La joie chez les riches ..} Gyz-el
La joie chez les pauvres} Gyz-el
Silhouettes (profils lorrains) XXX
Tribune La Rdaction
La Revue Caudine peut paratre un titre bien batailleur, on sait par ailleurs que Gyz-el ne place pas
lindulgence au nombre des vertus : attendons-nous donc quelques numros qui pourraient prendre comme
pigraphe cette variante la phrase fameuse in caudin venenum (sic) .

Aujourdhui appele place Monseigneur Ruch. A ce numro 56 se trouve le magnifique htel des Prlats.
Catalogu comme gnral rpublicain, il fut limog en 1913, la suite de la communication plusieurs
journaux du texte d'une plainte remise par lui, la veille, au ministre de la Guerre contre les gnraux Joffre et
Chomer.
375
Les Archives dpartementales de la Meurthe-et-Moselle ainsi que la Bibliothque municipale de Nancy ne
conservent aucun exemplaire de cette revue.
373
374

110
Y aurait-il eu plus de deux numros ? Nous ne le pensons pas. Cependant, un billet sign
Marzac paru dans Gil Blas du 28 janvier 1892 nous incline mettre lhypothse que cette
Revue Caudine aurait pu connatre une rsurgence :
Petit billet du matin A Madame Asti de Valsayre. Je nignore pas, Madame, que vous collaborez la Revue
Caudine, un journal de propagande prchant la rvolte du cotillon contre la culotte, et dont le titre, plein
dquivoques pour un illettr, ne saurait effaroucher la pudeur dune me fortifie par la lecture de Tite-Live.
Vos articles violents, vos points dexclamation, dont vous faites autant de leviers pour remuer le monde, rvlent
en vous la foi robuste dune Torquemadette capable de mettre les femmes la torture plutt que ne point les
affranchir .

Nous ignorons qui se cachait derrire le pseudonyme de Marzac probablement un domino

fminin, dailleurs mais ce billet atteste bien de lexistence dune Revue Caudine
publication caractre fministe - en 1892, avec pour collaboratrice une proche de MariePaule Courbe : Asti de Valsayre. Malheureusement, il ny a aucune trace dun tel titre cette
date dans aucune bibliothque.
La Revue Caudine de 1887, sous-titre Publication Littraire Nancenne, se prsentait sous la
forme dune livraison de 26 pages, au prix de 60 centimes. Imprime par Maine, 8, rue
Rochechouart, tout comme La Vierge-Rclame, le bureau de la revue tait domicili Paris, 2
et 4, rue Caroline, dans le XVIIe Arrondissement, adresse personnelle de Marie-Paule
Courbe. A noter qu la mme poque vivait galement dans ces lieux le peintre Abel
Truchet376 qui exposa deux de ses tableaux, en 1892, la vingt-neuvime exposition de la
Socit Lorraine des Amis des Arts. Marie-Paule Courbe se prsentait comme directricegrante de sa publication sous son nom dpouse : Mme Paule P. Desbarres. Quant aux
signatures figurant au sommaire X***, Gyz-El et Flamberge -, elles ne trompaient personne :
il sagissait de la mme personne. Dans Silhouettes (profils fminins), X*** rglait ses
comptes avec une famille de commerants parvenus dont la morgue dplaisait lauteur.
Lidentification de ces personnes ne dut gure poser de problme aux lecteurs de la revue ;
car, si lon croise tous les indices sems par Marie-Paule Courbe pre picier, dans les
parages de la rue Saint-Jean et de la rue des Ponts, belle-fille professeur de piano -, grce aux
diffrents annuaires de Nancy377, on tombe sur une famille Aubry, dont le pre tait picier
37, rue Saint-Georges, en 1866 et la belle-fille, professeur de piano, 52, rue des Tiercelins. Il
est, en revanche, plus difficile didentifier les deux peintres voqus par Flamberge dans
larticle intitul Deux Copains, qui faisait suite une polmique engage dans le numro de
novembre. De ces deux amis, lun, peintre orientaliste, avait la prfrence de Marie-Paule
Courbe. Lautre avait intrigu pour obtenir la place de professeur dart au lyce de Nancy et
lavait obtenue au dtriment de son compagnon, pourtant plus qualifi. A lpoque, cela dut
tre limpide pour les lecteurs de la gazette qui reconnaissaient sans peine les deux artistes
dont il tait question. Gyz-El donnait une nouvelle, encore inspire par celles de Maupassant,
intitule La Vieille. Enfin, La Rdaction c'est--dire Marie-Paule Courbe introduisait et
concluait la livraison en alimentant les ragots de la vie locale. Ainsi, elle commenait par une
Rponse aux lettres anonymes adresses la rdaction. A la lire, cette juvnile revue aurait
t assaillie de courriers manant de nombreux corvids. Du coup, elle en profitait pour
dfendre la mmoire de ce pauvre Sidrot, estim de tous, unanimement regrett qui avait t
jadis littralement bombard de lettres anonymes en son temps. Il sagissait dAntoineFranois Sidrot, un entrepreneur qui avait t adjoint au maire de Nancy, charg des travaux,
de 1875 sa mort, le 24 juillet 1887378. Sans doute avait-il t en contact avec loncle Solet,
cet autre industriel du btiment nancien. Pour conclure, la Rdaction reprenait la plume pour
N Versailles le 29 dcembre 1857 ; dcd Auxerre le 9 septembre 1918. Ctait un lve de Benjamin
Constant, de Jules Lefebvre et de T.R. Fleury. Louis Abel Truchet tait dorigine lorraine pas sa mre.
377
Annuaire administratif, statistique, historique, judiciaire et commercial de la Meurthe par Henri Lepage,
1866. Annuaire de Nancy et du dpartement, Nancy, Sordoillet, 1893.
378
Il tait n Bouxires-aux-Dames le 23 janvier 1832.
376

111
une Tribune dhumeur. On y contestait lopportunit de lrection dune statue de labb
Trouillet379 agenouill sur la place Saint-Epvre, prfrant un buste et une plaque pour honorer
sa mmoire. On y dnonait deux frres, anciens ngociants de Nancy, qui avaient fait
enfermer leur sur dans une maison clotre de rclusion. Enfin dans une Note Particulire,
la rdactrice prenait vivement parti M. H. Teichmann, coupable davoir intrigu auprs
delle afin dobtenir sa confiance et lui servir de correspondant Nancy. Mais en ralit, ce
personnage que Marie-Paule Courbe pensait instrumentalis par un tiers stait rapproch
delle uniquement dans le but de lui nuire ensuite par des articles. En 1887, Henri
Teichmann380 collaborait au Journal de la Meurthe et des Vosges381, le priodique
conservateur dirig par Edgard Auguin et surtout Nancy-Artiste de Gouttire-Vernolle. Il
semble avoir t un ami proche de Maurice Barrs et de Paul Adam qui lui ddia, en 1890,
LEssence de Soleil, roman aux relents fortement antismites. De mme, Barrs avait sign la
prface de son Nancy-salon, en 1888382. En septembre 1889, alors que Barrs et Adam taient
candidats boulangistes, respectivement dans la troisime et dans la deuxime circonscription
de Meurthe-et-Moselle, Teichmann, lpoque directeur de LExpress, un priodique
boulangiste, stait bagarr avec Gugenheim, qui tenait les rnes de la trs anti-boulangiste
Dpche de Nancy au thtre municipal de Nancy.383Le 11 novembre suivant, il servait de
tmoin Maurice Barrs, en compagnie de Paul Adam, dans un duel contre le
directeur de lEst Rpublicain, Lon Goulette, qui avait t attaqu par le futur auteur de La
Colline inspire dans un article du Courrier de lEst.384

La Revue Caudine

A la dernire page de sa revue, Marie-Paule Courbe nhsitait pas vanter les mrites de son
roman, La Vierge-Rclame, qui venait de paratre, en indiquant avec forfanterie que la totalit
du premier tirage stait vendu en quelques jours. Il nest pas inintressant de dcouvrir
comment elle le prsentait alors :
Ce volume, tout dactualit, doit tre lu par quiconque sintresse au mouvement littraire et au monde des
lettres, par quiconque est curieux des dessous parisiens, car il abonde en rvlations piquantes sur certaines
personnalits parisiennes tapageuses. Il a lintrt dun roman et la porte dune satire ; il nous peint la bohme
des lettres qui a remplac celle de Mrger. Nous ajouterons quil est amusant et nous sauve de lennui noir que
Joseph Trouillet, n Lixheim le 24 septembre 1809 ; dcd le 18 mars 1887 la fin de la messe. Il avait
fait construire plusieurs glises et, en particulier la basilique Saint-Epvre.
380
Mort Paris en 1922, il utilisa galement le pseudonyme Henry-Desestangs (Teich veut dire tang dans
la langue de Goethe), sous lequel il collabora notamment au Pays Lorrain.
381
Quotidien essentiellement de politique nationale et internationale qui ne laissait aucune place la culture et
trs peu aux nouvelles locales.
382
Henri Teichmann, Nancy-salon, prface de Maurice Barrs, Nancy, imprimerie de G. CrpinLeblond, 1888
383
Cf . Franois Broche, Maurice Barrs, J.-C. Latts, 1987, p.180.
384
Idem p.187.
379

112
nous donnent les publications la mode sous prtexte dexactitude et danalyse. De charmants dessins gaient
le texte trs vif, trs clair, trs prcis et trs mordant. Cest une vritable petite uvre dart . 385

En toute modestie, bien sr.

Enfin, prcisons que la revue donnait une publicit deux priodiques : La Fortune, un tout
rcent hebdomadaire financier et La Jeune France, cette publication littraire dj ancienne
puisque fonde par Albert Allenet et Paul Demeny en 1878. La Fortune, qui neut quune
brve existence, tait dirige par les hommes daffaires, Eugne Dupont et Eugne Lemaire.
Ils taient connus comme ngociants de laines et cotons mais avaient fait faillite ; faillite au
lendemain de laquelle ils avaient lanc ce journal destin, entre autres, attirer les
investisseurs dans le capital de socits des mines dor dAfrique du Sud386. Hlas, nous
ignorons totalement quelle tait la nature des ventuels liens entre Marie-Paule Courbe et ces
deux financiers. La Jeune France tait une revue, alors perue comme anti-dcadente. Tout ce
qui comptait dans le monde des lettres y avait collabor depuis sa fondation. Elle vivait ses
derniers mois dexistence. L encore, nous ignorons ce qui poussait La Revue Caudine
mettre en avant La Jeune France si ce nest la prsence de deux jeunes littrateurs lorrains,
Stanislas de Guaita et Maurice Barrs, aux sommaires de dcembre 1887 et janvier 1888.
La dernire contribution littraire de Marie-Paule Courbe fut celle consacre la Pucelle
dOrlans avec la publication de sa Psychologie de Jeanne dArc, sous la signature de G.
dEstoc, chez J. Strauss en 1891. Il sagissait dune brochure de 16 pages, premire livraison,
date du 15 avril, dune srie, ouverte par souscription, qui sannonait assez riche :
Cette uvre paratra le quinze de chaque mois en livraisons de luxe de seize pages in-8 jsus, imprimes sur
papier chamois avec cadres, fleurons et grands caractres elzviriensLa 1re partie LIDEE comprendra 8
livraisons du 15 avril 1891 au 15 novembre. La 2me partie LACTION comprendra 5 livraisons du 15 dcembre
1891 au 15 avril 1892. La 3me LA PASSION comprendra 5 livraisons du 15 mai 1892 au 15 septembre, plus, le
mme jour, un supplment gratuit renfermant des pages de garde et titres pour la reliure, la table mthodique
des matires et la table de justification pour la classification des gravures .

Psychologie de Jeanne dArc

Hlas, la livraison du 16 avril 1891 ne connut pas de suite, probablement parce que la
souscription lance ne fut pas couverte. La qualit de ldition sannonant assez luxueuse, J.
Strauss recula devant le peu denthousiasme qui avait accueilli ce premier fascicule. Le plan
La Revue Caudine, p.25.
Ctait une vritable rue vers lor dans la presse parisienne avant que la guerre au Transvaal ne provoqut le
krach de 1895-1896. Rappelons, au passage, que cest cette poque quAlbert Kahn commena btir sa
fortune en spculant sur les mines dor et de diamants dAfrique du Sud. Par la suite, Lemaire et Dupont
stablirent banquiers rue du Quatre-Septembre.

385

386

113
de publication tait si prcis que nous pensons que Marie-Paule Courbe avait, sinon, achev,
au moins suffisamment avanc son tude sur Jeanne dArc. Que sont devenus les autres
chapitres ? Nous lignorons. Cette passion pour la Pucelle, elle lavait partage avec MarieEdme Pau, auteur de LHistoire de notre petite soeur Jeanne d'Arc ddie aux enfants de la
Lorraine387. Nous ne reviendrons pas ici sur les rapports quasi-fusionnels quentretenait
Marie-Edme avec le souvenir de lhrone nationale par excellence : Nicole Cadne les a
remarquablement dcrits dans son ouvrage. Nous savons que Marie-Paule visita la maison de
Jeanne dArc le 30 septembre 1886, puisque nous pouvons lire son nom Paule P.Desbarres,
ne Courbe, port de sa main sur le Livre dor de ladite maison.

Livre dor de la maison de Jeanne dArc - Clich pris par Nicole Cadne
(Archives dpartementales de la Meurthe-et-Moselle)

Ce jour-l, elle tait manifestement accompagne par deux autres personnes dont on lit les
noms sous celui de Marie-Paule Courbe : Pauline Munich, ne Dalien et James Dietz,
Nancy ; cette dernire prcision gographique nous permettant dassocier ces trois personnes.
Pauline Munich tait la fille du docteur Prosper Dalien, install Nancy, 4, rue des Quatre
Eglises. Elle tait lane de Marie-Paule de treize annes388. En 1863, elle avait pous,
Nancy, Philippe Amand Munich, un ngociant, fils du maire de Malzville. Mais le
personnage de la famille le plus intressant pour Marie-Paule tait sans nul doute, le dfunt
frre de Pauline Munich, le capitaine Dalien, galement prnomm Prosper. Comme Grald
Pau, le frre de sa tendre amie, celui-ci tait un authentique hros. Alors quil tait souslieutenant au 2e rgiment de Dragons bas Toul, il stait engag du ct de larme de
lUnion lors de la Guerre de Scession, dans le 208e rgiment des volontaires de Pennsylvanie
qui combattait sous les ordres du gnral John F. Hartranft. Le gouvernement de Napolon III
ne cachant pas sa sympathie pour les Confdrs, lengagement pour lautre bord de ce
militaire tait assez courageux. Il devait mourir Washington le 2 juin 1865 des suites des
blessures reues la bataille du Fort Stedman devant Petersburg le 26 mars389. En ce qui
concerne la seconde personne qui accompagnait Marie-Paule Courbe la visite de la maison
de Jeanne dArc, James Dietz, nous navons aucune information, si ce nest quil tait trs
probablement apparent au banquier Ferdinand Dietz, tabli Nancy, 4, rue de la Monnaie,
qui avait t le tmoin de Marie-Paule Courbe lors de son union avec Parent-Desbarres en
1875.
Cette premire et ultime livraison de sa Psychologie de Jeanne dArc se prsentait avec
une ddicace de G. dEstoc Sarah Bernhardt, Charles Gounod, Jules Barbier, Joseph Fabre,
Simon Luce, Emmanuel Frmiet et Louis Carrier-Belleuse ; tout simplement parce que
chacun de ces artistes avaient su, travers leur art, rendre vivante, humaine et suggestive, la
figure de Jeanne dArc. Nous noterons, au passage, quelle omettait de citer son matre Henri
Chapu, auteur dune remarquable Jeanne dArc. Un portrait de lauteur, une sanguine faite
E. Plon, 1874.
Franoise Pauline Munich tait ne Thiaucourt le 26 janvier 1832.
389
N Thiaucourt, le 20 fvrier 1838, il repose au Mount Kalma Cemetery dHarrisburg en Pennsylvanie. A
noter que son monument mortuaire indique un lieu de naissance fantaisiste (Chiancourt, Mouilbe).
387
388

114
partir du portrait au fusain dHenri Louyot, reproduit par Pierre Borel dans Maupassant et
lAndrogyne, illustrait louvrage. La prsentation se dcomposait entre une avant-prface et
une prface intitule Les Rdempteurs. Dans la premire partie, lauteur se livrait quelques
confidences sur elle-mme :
Jai commenc ce livre, croyant faire une simple chronique. Le sujet ma prise, enveloppe, tyrannise. Il me
possdait si bien que je vcus positivement six mois en plein quinzime sicle, cur cur avec Jeanne. Je
passais mes journes la Bibliothque ; jcrivais la nuit et narrivais point prendre assez vite mes
renseignements [] Deux ou trois romans chmaient sur ma table de travail : jen avais comme le mpris []
Je crus longtemps que tout avait t dit sur Jeanne dArc. Erreur. On na pas dit assez ce quelle avait souffert
dans le trfonds de son tre anormal et sublime Jai os cette tche. Jai os plaindre lternel malheur de la
femme ne pour une uvre virile .

Cette vision de Jeanne, trs estocquienne, ne pouvait pas emporter ladhsion de lautorit
religieuse. Ainsi, Monseigneur Jean-Pierre Pagis390, lvque de Verdun, auquel lauteur avait
envoy sa brochure, aprs des compliments dusage, mettait-il les rserves suivantes :
Je me figure, et je serais heureux de me tromper, que le monde o vous vivez na quune demi-croyance au
surnaturel et ne peut comprendre Jeanne qu demi [] Jeanne est un miracle, comme autrefois Judith en fut
un, et le berger David un autre [...] Voulez-vous me permettre de vous donner un conseil et de vous adresser
une prire ? Ne laissez pas dans lombre le ct surnature, qui est le vrai, de la mission de Jeanne dArc .391

Le travail critiqu tait cependant assez bien trouss et, pour tout dire, plutt srieux : lon
devine que Marie- Paule Courbe avait d passer du temps la Bibliothque Nationale. Mais
ldition tait totalement incomprhensible : un premier chapitre de trois pages et demie, un
deuxime de quatre pages et demie et un troisime amput, sarrtant la premire page ! A
part cette lettre de Monseigneur Pagis, nous navons pas collect dautres ractions, si ce nest
celle, indirecte, de Pierre Lanry dArc392. Dans Le Livre dor de Jeanne dArc. Bibliographie
raisonne et analytique des ouvrages relatifs Jeanne dArc393, ce dernier dclarait quil
navait pu se procurer La Psychologie de Jeanne dArc et sen montrait fort courrouc car il
avait d sen remettre au Journal des interviews pour se faire une ide de louvrage. Pourtant
Le XIXe Sicle du 14 mai 1891 en faisait une annonce qui ne semblait pas inspirer quelque
crainte quant la difficult de se procurer cette publication. Sa critique se fondait donc sur le
compte-rendu donn par cette phmre publication. Si, aujourdhui, ce numro du 1er avril
1891 du Journal des interviews est devenu totalement introuvable, grce au recoupement
entre les citations faites par Pierre Lanry dArc et le large passage dudit journal reproduit par
Pierre Borel dans Maupassant et lAndrogyne394, nous comprenons ce qui avait pu dclencher
lire de lhistorien johannique :
Nous avons un article curieuxcontenant une longue biographie de cette femme auteur inconnue, qui met,
parat-il, toute son ambition ressembler Jeanne dArc. Les neuf colonnes de larticle sont une comparaison
entre cette femme jeunes gens et la sainte hrone. A en juger par les potins fminins, histoires de filles et de
souteneurs, monde interlope au milieu duquel elle vit, il faut que le signataire de larticle qui croit crire en
franais soit un imbcile pour avoir imagin une comparaison pareille, et la dite Mme dEstoc une dtraque,
pour avoir fait faire une tartine pareille .

Suivait un extrait de linterview qui, sil pouvait passer pour grandiloquent, voire ridicule395,
ne mritait certes pas les trs hostiles remarques de Monsieur lavocat, dont la prose versait
N Plaux le 15 juillet 1835 ; dcd le 18 novembre 1908. Evque de Verdun de 1887 1901. Auteur
dune Lettre pastorale sur Jeanne d'Arc et la France, date du 2 fvrier 1891, Verdun, imprimerie Ch. Laurent,
43 p.
391
Cit in Pierre Borel, Maupassant et lAndrogyne, p.204.
392
N Aix-en-Provence le 20 janvier 1861 ; dcd Narbonne en 1921. Docteur en droit, avocat la Cour
dAppel dAix et grand spcialiste de Jeanne dArc.
393
Paris, librairie Techener, 1894, notice 737, p.325.
394
Op.cit., pp.40-45.
395
Nous pntrons sur la pointe de nos pieds dans ce sanctuaire de travail du plus pur gothique flamboyant
et voici Madame dEstoc : Oh ! Jeanne dArc ! Tel est le cri qui jaillit soudain de nos lvres. Cest que
positivement on croirait voir lidale amazone quand on la voit ainsi, cette Mme Gisle dEstoc, avec la coiffure
authentique des cheveux coups courts derrire . Cit in Pierre Borel, Maupassant et lAndrogyne, p.41.
390

115
carrment dans linjure et la diffamation, lorsquil parlait de cette dtraque, de cette
femme jeunes gens,vivant dans un monde interlope de filles et de souteneurs.
Comment expliquer cette animadversion, manifestement alimente par des ragots, si ce nest
par un certain degr de connaissance, plus ou moins proche, de Marie-Paule Courbe ?
De faon appter le lecteur, lditeur offrait en prime tout souscripteur de cette
Psychologie de Jeanne dArc une chromotypogravure reproduisant LEntre triomphale de
Jeanne dArc Reims, uvre excute sur vlin, en 1890, par le peintre Joseph Van
Driesten396 pour la maison Boussod et Valadon, alias Goupil, afin que cette dernire pt en
commercialiser des tirages. Hasard ou pas ? Notons que ctait cette socit qui vendait les
reproductions du tableau de Bayard, La Rconciliation.397
Pour en terminer avec les informations apportes par cette unique livraison de la Psychologie
de Jeanne dArc, nous relverons les annonces suivantes sur la dernire page :

Du mme auteur :
Ont paru :
Noir sur Blanc 1 plaq.
La Revue Caudine3 livr.
Les Gloires Malsaines (couverture colorie et 18 dessins de Fernand Fau)1 vol.
___________
Sous presse
Vengeance du Cur
Ouvrage mis en vente le 1er juin 1891 1 vol.
___________
Pour paratre prochainement
Tristesses Humaines (nouvelles) 2 vol.
Les Gueux de Lettres (roman de murs parisiennes)1 vol.
_____________
En prparation
LAmour Assassin (roman contemporain) 1 vol.

Ainsi, nous apprenons quil y eut bien trois numros de la Revue Caudine (donc : novembre,
dcembre 1887 et janvier 1888), et quun ouvrage, Vengeance du Cur, tait sur le point de
paratre ; mais celui-ci ne vit jamais le jour. Il est probable que ce titre ait t programm par
un diteur, peut-tre mme par Strauss, mais lchec de sa Psychologie de Jeanne dArc et,
sans doute, les dmls avec le petit milieu symbolo-dcadent durent faire reculer, puis
annuler la publication par lditeur pressenti. Les trois autres titres ne parurent pas davantage :
les romans restrent, sans doute, ltat de projet, mais les nouvelles, publies dans la presse,
existaient et auraient, au moins, pu constituer un volume.
Mais nous ne quitterons pas la question des rapports entre Marie-Paule Courbe et Jeanne
dArc, sans voquer la liaison que celle-ci aurait entretenue, daprs lincontournable Borel398,
avec le pre Didon399 : la Pucelle ayant t, au moins un certain moment, au centre de leurs
changes. Que Marie-Paule Courbe ait pu frquenter ce religieux nest effectivement pas une
Joseph Van Driesten. Originaire du Nord. N le 16 mai 1853 ; mort Paris le 3 novembre 1923. Dabord
apprenti boulanger, il tudia auprs dAlphonse Colas (1818-1887) lcole de peinture de la ville de Lille.
Peintre dhistoire, miniaturiste, hraldiste, il se fit connatre dans les cours dEurope, do il revnt croulant sous
les dcorations. Sur cet artiste, on consultera avec profit La Revue du Nord , 2e semestre 1893, pp.299-303.
397
Voir le chapitre A ectoplasme, ectoplasme et demi : Lhypothse Emma Rour.
398
Op.cit., pp.55-57.
399
Henri Didon, n le 17 mars 1840 au Touvet et mort Toulouse le 13 mars 1900. Dominicain, ce fut le
prdicateur vedette de la seconde moiti du XIXe sicle.
396

116
hypothse absurde. Nicole Cadne nous dit quen janvier 1870, Marie-Edme Pau avait fait sa
connaissance Nancy400. Une correspondance sen tait suivie, nanmoins, elle fut phmre
en raison de la forte opposition des deux personnalits. Marie-Paule Courbe, alors prsente
Paris, aurait pu rencontrer le pre Didon, sur la recommandation de Marie-Edme, mais rien
ne vient tayer cette hypothse. Borel prtend que Marie-Paule lui avait demand audience
videmment, il ne dit pas quand et quune relation pistolaire stait tablie. Pour appuyer
ses dires, il fournit, pour une fois, un fac-simil dun fragment de lettre de Marie-Paule
prtendument annot de la main du prdicateur. La seule datation possible de leurs relations
se situerait aprs la publication de la Psychologie de Jeanne dArc, puisque Borel cite une
lettre que le pre Didon aurait adresse Marie-Paule Courbe aprs la publication de son
ouvrage :
Jtais loin, certes, de souponner en vous un historien dune si grande force dvocation. Maintenant, je
connais la sainte hrone qui nous est chre tous deux. On dirait que vous lavez connue. Vous nous montrez
Jeanne habille en page, un vrai page qui aime les chevaux, les armures, les bannires. Tout cela est dcrit de
main de matreJe vous le rpte, vous tes de la taille de Michelet avec quelque chose dar, de lyrique en
plus. Vous tes un matre. 401

Outre le fait quil est difficile dimaginer un dominicain goter luvre dun Michelet, il nous
parat peu probable quon crive de telles choses quelquun qui na, somme toute, publi
quune brochure sur le sujet ou alors pour se payer sa tte. Certes, on peut encore objecter
que, Marie-Paule ayant probablement dj rdig lensemble de son travail, son correspondant
faisait alors rfrence lintgralit du manuscrit quil aurait eu entre les mains et non une
simple brochure. Mais, l encore, nous penchons plutt pour un apocryphe rdig par Borel
lui-mme. Voici pourquoi. A la page 207 de son Maupassant et lAndrogyne, Borel offre un
fac-simil dun manuscrit de Gisle dEstoc annot par le P. Didon. Si lon reconnat bien
lcriture de Marie-Paule Courbe, en revanche, lannotateur nest certainement pas le pre
Didon.

Ecriture du pre Didon in Maupassant et lAndrogyne

En effet, grce au clbre pinardier corse, nous disposons dun fac-simil de lcriture du
pre Didon publi dans le premier tome de lAlbum Mariani.

400
401

Op.cit., pp.234-235.
Op.cit., p.57.

117

402

Il est vident quil ne sagit pas de la mme criture. Mieux, on ne peut mme pas accuser une
quelconque volution de la graphie du prlat avec le temps, puisque le premier document est
cens se situer autour de 1890, tandis que le second est, au plus tard, datable de 1894.
Ainsi, il nous est impossible de confirmer linformation fournie par Borel sur de prtendues
relations entre Marie-Paule Courbe et le pre Didon.
Aprs avoir lu les nouvelles de Marie-Paule Courbe dans le recueil Noir sur Blanc, Armand
Lanoux n'hsitait pas dclarer qu'elle tait incontestablement une lve de Maupassant403.
Cette parent, que les spcialistes de l'auteur de Bel-Ami apprcieront, est videmment une
preuve supplmentaire des liens ayant exist entre ces deux personnalits. Ce ne fut pourtant
pas la frquentation de son amant qui dcida la sculptrice se lancer en littrature. Entre
dans cette voie par identification Gyp, elle en ressortit par imitation de Maupassant. Lanne
1887 fut la plus prolifique de sa production littraire puisquelle vit la publication dun recueil
de nouvelles, dun roman et dune revue. Si lon met de ct la revue, car trs phmre, le
roman, qui, au fond, est un piphnomne dans luvre littraire de Marie-Paule Courbe, il
reste que cette dernire laisse derrire elle une somme apprciable de nouvelles, non dnues
dintrt, dont certaines, dailleurs, nont toujours pas t retrouves ce jour. Nanmoins, la
seule de ses uvres qui ait marqu ses contemporains fut sans conteste le roman quelle avait
bti pour assouvir sa vengeance lgard de Rachilde : La Vierge-Rclame.

In Figures Contemporaines, tires de lAlbum Mariani, premier volume, n.p., E. Flammarion, 1894.
Op.cit., Grasset (1979), pp.397-398. Lanoux rapprochait notamment la nouvelle Une Lorraine recueillie dans
Noir sur Blanc de L'Anglus, ce roman inachev paru dans La Revue de Paris du 1er avril 1895. Evoquant les
nouvelles de Marie-Paule Courbe, il ne craignait pas daffirmer que tout cela venait droit de latelier
Maupassant.
402

403

118

CHAPITRE 6 Un roman vacarme

Dans Maupassant et lAndrogyne, Pierre Borel voque la passion quune femme de
lettres, nomme par la simple initiale R, aurait inspire Marie-Paule Courbe. Connaissant
un certain succs, celle-ci produisait alors des romans et des nouvelles dans le got dEdgar
Poe et de Barbey dAurevilly . Une liaison enfivre sen serait suivie, mais, nous dit Borel,
R [naimait] que les passades et se [fatigua] vite de cette amoureuse trop exigeante
quelle [appelait] dans lintimit "la Ventouse" .404 Par ailleurs, il laisse entendre quil a, ou
a eu, sous les yeux des lettres au contenu impossible reproduire tmoignant de cette
relation. Curieusement, Borel ne rvle aucun moment lexistence de La Vierge-Rclame
dans son ouvrage. En ignore-t-il lexistence ? Ou, plus certainement, pressent-il les
consquences qui ne pourraient manquer den dcouler en sen prenant lgrie, certes
vieillissante, de la vnrable revue de la rue de Cond ? En effet, lorsque Borel fait paratre
Maupassant et lAndrogyne, en 1944, Rachilde est toujours en vie et Borel a eu souvent
batailler avant guerre, contre les collaborateurs du Mercure de France, au sujet de lexistence
de Marie-Paule Courbe, et particulirement contre Auriant et Lon Deffoux. Alors reprendre
les hostilits sur un terrain que Borel savait min pour lui ntait sans doute pas opportun.
Il faut dire quil ny avait pas plus transparent comme "roman clefs" que La ViergeRclame, ouvrage exclusivement consacr dboulonner Rachilde rebaptise ici Raclife de son vivant pidestal. La publication de Monsieur Vnus tait manifestement llment
dclencheur qui avait dcid Marie-Paule Courbe venir en dcoudre avec son auteur.
Mais ce quil y a dtonnant, cest que Marie-Paule Courbe aura mis trois annes avant de
ragir. Pourquoi ce rglement de comptes tardif ? Cela demeure encore un mystre.
Ds sa prface, lauteur prenait parti le rempart dhommes derrire lequel Rachilde se
protgeait et elle prcisait qui elle ciblait en voquant les pauvres dcadents. Rachilde avait,
elle-mme, donn sept textes - parfois avec ddicace - au Dcadent dAnatole Baju durant
lanne 1886.
Dans sa prcieuse tude, intitule "Rachilde : Une dcadente dans un rseau de bas-bleus"405,
Michael Finn nous apprend que La Vierge-Rclame nest pas un cas isol. Il emploie mme
lexpression de ligue anti-Rachilde. Ainsi, dj, dans les colonnes du Gil Blas, entre le 14
novembre 1880 et le 30 mars 1881, avait paru en feuilleton, un roman intitul La Buveuse de
sang, sign par Mie dAghonne406, qui sinspirait de la jeunesse tumultueuse de Rachilde. Plus
tard, en 1886, Georges de Peyrebrune407 autre Prigourdine ! - sortait un roman clefs,
intitul Une dcadente408, o lhrone, Hlione dOrval, prenait beaucoup de traits de
caractre de Rachilde, au point que Michael Finn pense que La Marquise de Sade, parue
quelques mois aprs, ntait rien dautre quune rponse au roman de sa compatriote.
Op.cit., p.53.
Michael Finn, Rachilde : Une dcadente dans un rseau de bas-bleus, @nalyses [En ligne], Dossiers,
Femmes de lettres, mis jour le : 08/08/2008, URL : http://www.revue-analyses.org/index.php?

404

405

id=1139.
Dorigine prigourdine comme Rachilde, nous dit Michael Finn, Justine Louise Augusta Philippine Lacroix,
dite Mie dAghonne, ne Toulouse vers 1823 ; dcde Paris 8e le 15 dcembre1897, tait une romancire
feuilletoniste succs depuis les annes 1860. Tombe dans loubli, alcoolique, elle connut une fin de vie
misrable (cf. Le Gaulois des 17 et 18 dcembre 1897).
407
Mathilde Marie Georgina Elisabeth de Peyrebrune, dite Georges de Peyrebrune, ne Sainte-Orse le 18 avril
1841 ; dcde Paris 13e le 16 novembre 1917. Sur cette romancire, on consultera avec profit lexcellente
tude de Jean-Paul Socard, Georges de Peyrebrune, itinraire dune femme de lettres, du Prigord Paris,
RK/ Jean-Paul Socard, Prigueux, 2011.
408
Paris, Frinzine, 1886.
406

119
Pour ce qui nous concerne, dans ce chapitre, nous avons dcid de reprendre, ligne aprs
ligne, La Vierge-Rclame, en filtrant tout ce qui est susceptible de nous informer sur les
relations entre Marie-Paule Courbe avec Rachilde.

Une Gamine qui promet

Le premier chapitre, intitul Une Gamine qui promet, voque les dbuts difficiles de Rachilde
Paris, o elle tait arrive avec sa mre. Marie-Paule Courbe semble ne pas bien connatre le
dtail de ces annes. Elle la fait emmnager Paris lge de 15 ans au lieu de 19, si lon sen
rfre Rachilde elle-mme409. Elle sait que cette jeune fille, prcde de sa mre, venait
proposer aux journaux une prose qui [aurait fait] rougir des carabiniers . Dailleurs, on
se rappelle encore, dans certains bureaux de rdaction, avoir vu ces deux femmes, tournure
provinciale, venant prsenter de la copie .410 Dans la lettre quelle adressait Cazals en
1887, Rachilde confirmait et prcisait mme que ctait Lonce Dtroyat411 qui accueillit le
premier ses nouvelles et ses feuilletons LEstafette412. Ainsi, pour la premire fois,
Monsieur de la Nouveaut parut en feuilleton dans ce journal partir de juin 1878413. Mais
Claude Dauphin nous apprend qu cause des avances dplaces de ce mme Lonce
Dtroyat, Rachilde dut cesser sa collaboration ce quotidien414. Ces vnements se
produisirent donc dans le laps de temps o Dtroyat dirigeait LEstafette, et fort probablement
entre la fin de lanne 1881 et le courant de lanne 1882. Ensuite, Marie-Paule Courbe laisse
entendre quaprs une priode de cohabitation, la mre et la fille se brouillrent et que
Rachilde prtendit avoir alors travers une priode de vaches maigres ; ce dont lauteur de La
Verge-Rclame doute fortement. Ctait pourtant ce que Rachilde affirmait alors :
Monsieur Vnus vint au moment o Rachilde seule Paris, mourant de faim, sauta pieds joints sur le
trottoirde la librairie belge .415
On retrouve presque mot pour mot la mme histoire dans lorigine de la cration de Monsieur
Vnus colporte par la charitable Camille Delaville :
Un jour vint o il ne resta plus un centime dans la bourse de la petite Rachilde, seule, perdue dans ce
grand Paris affolant les quelques personnes qui la connaissaientne se doutaient gure de la misre noire
qui ltreignait Le diable veille toujoursil lui expdia le charg daffaires dun libraire belge, qui lui offrit
pour quelques centaines de francs dcrire un livre plus quinqualifiable. Elle avait faim, elle accepta et fit
Monsieur Vnus .416

Sil nous faut lire entre les lignes, en sachant que ce libraire belge tait Brancart, nous devons
en tirer la conclusion que le diable dont il tait question en tout cas pour Camille Delaville
avait les traits de Catulle Mends, qui venait juste de publier chez cet diteur le texte de ses
confrences donnes durant lhiver 1883-1884 sur la Lgende du Parnasse contemporain la
Rachilde, lettre A.-F. Cazals (1887), BnF, Nafr 13152, folios 296-302, cite par Claude Dauphin, Rachilde,
Le Mercure de France, 1991, pp.389-392. Dans cette lettre, Rachilde se rajeunit dun an : il nest pas interdit de
penser quelle avait pu galement abuser Marie-Paule Courbe sur ce point de sa biographie.
410
La Vierge-Rclame, p.6.
411
Lonce Dtroyat, n Bayonne le 7 septembre 1829 ; dcd Paris le 18 janvier 1898, tait alors une
personnalit considrable dans le monde de la presse. Aprs avoir servi dans larme, o il gagna les galons de
gnral de brigade auxiliaire, et aprs avoir jou un rle important au Mexique auprs de lempereur Maximilien
de 1864 1866, il devint directeur de journaux comme La Libert de 1870 1875 et LEstafette de 1875 1882.
En 1882, il fonda La Rforme avec Waldeck-Rousseau, puis Le Jour en 1885 avec lancien prfet Louis
Andrieux.
412
Lettre de Rachilde A.-F. Cazals, cite ci-dessus.
413
Daprs les Organographes du Cymbalum pataphysicum, n19-20, 4 avril 1983, p.112, qui prcisent avec
raison que les collections de LEstafette tant trs incompltes la BnF et cest un euphmisme ! il est
difficile darrter ces dates avec certitude.
414
Op.cit., pp.44-45.
415
Lettre A.-F. Cazals (1887), op.cit.
416
Le Constitutionnel du 24 janvier 1887.
409

120
salle des Capucines417. Rachilde le connaissait trs bien et il se peut quil soffrit alors comme
intermdiaire. Nest-ce pas ce que sous-entend Marie-Paule Courbe dans La Vierge-Rclame,
lorsquelle prend parti lauteur de L'Homme tout nu au dtour dune phrase o il na, a
priori, rien faire, en ces termes - "O Mends, vous regrettez le temps des lgendes ! "- 418?
Cette allusion au volume publi chez Brancart nous le dsigne implicitement comme partie
prenante de ce que Marie-Paule Courbe considre comme un forfait.
Lpisode intressant de la vente de sa chevelure ( pour cinq cents francs) un prince est
galement voqu dans ce chapitre. Il semble que ce soit Jean Lorrain qui ait t lun des
premiers avoir colport cette lgende dans Le Courrier Franais :
Il y a aussi lhistoire des cheveux de Rachilde, vendus vingt-cinq louis un prince russe, qui, la veille
souper, avait cot ce taux le plaisir de les dfaire et de les peigner ; le lendemain, Rachilde se faisait tondre
la Titus et envoyait la dpouille au boyard, qui faisait la mine mais sexcutait .419

Les prcieux Organographes nous apprennent quil sagissait du prince Romuald Gedroye
(sic), grand chambellan du tsar Alexandre III, qui aurait fait enfermer la relique dans un
coffret sculpt.420 Les curieux qui se seront risqus suivre la piste de ce prince Romuald
Gedroye en auront t pour leurs frais, car, il sagissait, en fait, du prince Romuald Giedroyc.
Ce nest pas loin, mais ce nest pas cela. Le prince Romuald Giedroyc421 semble avoir t un
original ne ddaignant pas sencanailler auprs de la bohme du Quartier Latin. Ainsi, avait-il
fait courir le bruit de son ascendance captienne, en affirmant aux gogos mduss quil avait
pour anctre Henri III, dont on se souvient des modestes dbuts dans la carrire comme roi de
Pologne. On sait de lui quil avait commenc par publier une plaquette de pomes Varsovie
en 1862. Si lon excepte une savante histoire du Portugal, et un rcit contemporain intitul
Pierre et Paul, lessentiel de sa production intellectuelle consista en la publication de brves
tudes en rapport avec la gopolitique de son poque. Mais ce sont surtout ses "Mmoires" sur
la mort d'Alexandre II qui retinrent lattention des lecteurs cette poque.422 Ami proche de
Lucien Guitry et de lpouse de celui-ci, Rene de Pont-Jest, il occupait un somptueux htel
particulier rue de Galile, quand il venait Paris avec sa famille. Malgr ses sjours
intermittents, on le retrouva dans lquipe fondatrice de La Comdie Humaine,423 petite revue
davant-garde littraire en octobre 1886, en compagnie de Loti, Tailhade, Coppe, Mends,
Cladel, Buet, Silvestre, Mtnier etc. Bref, nombre de littrateurs que Rachilde pouvait
frquenter peu ou prou. Marie-Paule Courbe crit, dans La Vierge-Rclame, que cette dernire
faisait courir la lgende que ce prince aurait fait enfermer sa chevelure dans une chsse quil
aurait confie un sculpteur de la rue Notre-Dame-des-Champs. Or, justement, ce boyard
avait t admis en classe de sculpture, aux Beaux-Arts, en fvrier 1883. Quun tudiant en
sculpture demandt un sculpteur de conserver un quelconque objet navait rien dtrange; et
cela donnait de la consistance cette histoire forge de toute pice par Rachilde. Pour MariePaule Courbe cest l pure mystification. Elle semble en tre sre et elle nhsite pas nous
donner ladresse de ce sculpteur, prtendument dtenteur de cette prcieuse relique. Il ne nous
manque que le numro de cette rue. Mais quand on sait que Marie-Paule Courbe tait llve
du clbre sculpteur Henri Chapu, dont latelier se trouvait au n28 de cette rue Notre-Dame
La Lgende du Parnasse contemporain, Bruxelles, Auguste Brancart diteur, 1884.
Op.cit, p.10.
419
Mademoiselle Salamandre, par Jean Lorrain, in Le Courrier Franais du 12 dcembre 1886, p.7.
420
Op.cit., p.12.
421
Romuald Wadyslaw Giedroyc, n le 29 juin 1842 ; dcd Saint-Ptersbourg le 6 mai 1899. Chevalier de
lOrdre de Malte; prince russe dorigine polonaise. Il avait pous la baronne Barbara de Brewern en 1867.
422
Evreux, imprimerie de C. Hrissey, 1881, in-4 , XVI-136 p.
423
La Comdie Humaine, revue universelle Littraire artistique humoristique et mondaine. Paris, 1, rue
Littr. Directeur : Raymond de La Tailhde. Rdacteur en chef : Raoul Colonna de Cesari. Hebdomadaire qui
prolongeait LApritif, que Raymond de La Tailhde avait fond Moissac quelques mois plus tt. Le dernier
numro (n11) tait dat du 2 janvier 1887.
417

418

121
des Champs - et dont il est trs certainement question ici - nous pensons quelle tait assez
bien place pour savoir quel point Rachilde trompait son monde.
Il est vraisemblable que Rachilde ait fait la connaissance du prince Giedroyc dans le salon trs
couru que tenait, tous les lundis, la statuaire Elisa Bloch424. Au dtour dun article de Camille
Delaville, paru dans Le Constitutionnel du 17 mars 1887, on apprenait, en effet, les noms des
habitus de ce salon : Catulle Mends, Henry Fouquier, Jean Rameau, Jean Lorrain, Oscar
Mtnier, Alfred Vallette, Jean de Bonnefon, "lescouade des dcadents", Lonide Leblanc,
Rachilde, le prince Giedroyc et bien dautres. Marie-Paule Courbe y fit-elle galement des
apparitions ? Cela est plus que probable car Elisa Bloch, tout comme elle, tait une lve du
sculpteur Henri Chapu.

LHomme-Vnus
Dans ce deuxime chapitre, lauteur commence par pingler plusieurs clbrits
contemporaines. En voici la liste exhaustive : M. de Cassagnac, Mme Adam, Fouquier,
Armand Silvestre, Ignotus, Mme Abelama, la marquise dElbeuf, Altresse et Henner.
Certains ne sont pas vritablement malmens. Simplement, le fait de les citer ici montre que
Marie-Paule Courbe ne les tient pas en haute estime, sans plus. Ainsi, Paul Granier de
Cassagnac, directeur du quotidien LAutorit et dput ractionnaire du Gers, devrait
contrler ses propos ; Juliette Adam, amie du peintre Henner, directrice de La Nouvelle
Revue, devrait se rconcilier avec Henry Fouquier425qui crit alors dans Le XIXe Sicle ;
Armand Silvestre, le conteur gaz, cher Willy, aurait intrt abandonner cette souslittrature dont les hros sont le commandant Laripte ou encore lamiral Le Kelpudubec. En
revanche, cela se gte pour les suivants. Ignotus, pseudonyme du baron Flix Platel au Figaro,
est accus de ne pas savoir crire en franais. On reconnat sans mal, derrire Mme Abelama,
Louise Abbma, dont Marie-Paule Courbe rvle en ngatif lhomosexualit - ( il est
impossible quelle succombe au charme dun tnor ). Si lon en croit Camille Delaville,
cette poque Louise Abbma stait coup les cheveux426 - tout comme Rachilde et elle
possdait chez elle, rue Laffitte, un buste la reprsentant, excut par son amie Sarah
Bernhardt. Dautre part, si lon estime que Marie-Paule Courbe a pu avoir un quelconque
rapport avec Henner, il se peut quelle ait crois la femme peintre dans latelier de cet artiste
dont elle tait llve. Elle rserve le mme traitement la marquise de Belbeuf427, autre
lesbienne notoire, ici maquille en marquise dElbeuf- ( il est impossible quelle succombe
au charme dun cuyer de cirque ). Au moment o Marie-Paule Courbe crit son livre,
lattitude scandaleuse de la marquise vient daboutir, en avril 1887, un jugement du tribunal
civil de la Seine prononant la sparation de corps et de biens au profit de son mari. Altresse
nest autre que Valtesse de la Bigne428, accuse ici de tricher sur son ge. On sait que la
clbre demi-mondaine tait bisexuelle et quelle servit de modle voire davantage -
Elisa Marcus, pouse Bloch, ne Breslau le 25 janvier 1848 ; dcde Paris en 1904. Clbre notamment
pour ses bustes, elle fut lorigine de la cration de la revue Paris-Province en 1892.
425
Et non pas Marcel Fouquier, comme le pense Patrick Cardon, cf., op.cit., note p. 132.
426
Camille Delaville, Mes Contemporaines- XVII- Louise Abbma, in Le Constitutionnel des 11 et 12 avril 1887.
427
Sophie Mathilde Adle Denise de Morny, dite Missy, ne Paris 7e le 26 mai 1863 ; dcde Paris 16e le 29
juin 1944, tait la fille du duc de Morny et de la princesse Troubetzkoy. En dcembre 1881, elle avait pous,
Madrid, le marquis Jean de Belbeuf. Ses relations ultrieures avec Colette lont fait passer la postrit.
428
Lucie milie Delabigne ne Paris en 1848 ; dcde Ville dAvray le 29 juillet 1910. Chanteuse lyrique,
elle avait dbut dans Orphe aux Enfers de Jacques Offenbach. Valtesse ntait dailleurs rien dautre que la
contraction de Votre Altesse. Marie-Paule Courbe choisit Altresse. Cette jeune lingre, aprs avoir t engrosse
par deux fois par un fils de bonne famille qui labandonna trs vite, prit une revanche clatante sur la socit des
hommes de son temps. Cest elle qui servit de modle Zola pour le personnage de Nana. Sur cette femme
exceptionnelle, voir Auriant, Les Lionnes du Second Empire, Club international du Livre, Bruxelles, s.d., pp.233365.
424

122
plusieurs peintres, au premier rang desquels on trouve Manet et Gervex. Ainsi, Juliette Adam
mise part, croyons-nous, les femmes attaques par Marie-Paule Courbe ont une particularit
commune cest leur homosexualit. Faut-il y voir la manifestation dune certaine jalousie ?
Reste le peintre Jean-Jacques Henner accus dtre incapable de composer un tableau.
Pourquoi Henner ? Pourquoi lui plutt quun autre, si ce nest pour assouvir une petite
vengeance ? Plus loin, Marie-Paule Courbe voque un certain P.A., un ami de Rachilde qui lui
aurait souffl en partie lintrigue de Monsieur Vnus. Comment ne pas penser Paul Adam
qui publia, lui-mme, Chair Molle, en 1885, chez le mme Brancart ? Elle relate galement la
msaventure de Dubut de Laforest, - dont elle condamne les obscnits, mais quelle ne juge
point trop mal comme crivain qui copa de deux mois de prison et de 1000 francs
damende aprs la publication de son roman intitul Le Gaga429, que Marie-Paule Courbe met
en parallle avec Monsieur Vnus.
Le chapitre se poursuit par lvocation dun confrre qui produit " son bras Mlle Raclife
dans des ftes officielles, lui [ouvre] les colonnes dun journal modeste, mais honnte".
La note430 rdige par Marie-Paule Courbe qui renvoie ce confrre nous suffit dcouvrir
quelle fait allusion Odilon Crouzet et au journal lEstafette, dirig par ce mme Crouzet et
dont Marie-Paule Courbe tait lune des collaboratrices. L encore, elle montre quelle se tient
au courant de prs de la vie de Rachilde. En effet, la fin du mois de septembre 1887, une
escroquerie avait t dcouverte, monte au dtriment de lAssociation syndicale
professionnelle des journalistes rpublicains par son trsorier, Odilon Crouzet. Ce dernier
avait escamot une somme de 184 000 francs, depuis 1881. Sentant le vent tourner, il senfuit
en compagnie dune de ses matresses, Alice Augustine Groneberg, dite Alice Lecomte, plus
connue sous le sobriquet de la Panthre dans les brasseries du Quartier latin, une splendide
crature dorigine belge de 31 ans, qui vivait non loin de lappartement de Rachilde, au n 22
de la rue des Ecoles431. Il fut arrt in extremis Bordeaux, do il sapprtait partir pour
lAmrique du sud. Pour sa dfense, il excipa du fait quil avait utilis ces fonds pour faire
lacquisition du Nouveau Journal et pour grer lOpinion, quotidien qui avait t absorb par
lEstafette en juin 1886, auquel monsieur le directeur et rdacteur en chef collaborait parfois
sous la signature de Desplats. Mais son train de vie et les nombreuses matresses mentionnes
par la presse convainquirent les juges de la 9e chambre correctionnelle que ce ntait pas
seulement la gestion hasardeuse de ces journaux qui tait la cause de ce dtournement
colossal. Le 29 dcembre 1887, il tait condamn deux ans de prison et la restitution des
184 000 francs432.
Apparemment, plusieurs de ses matresses avaient t clabousses par ce dtournement,
comme, par exemple, cette Mlle B., dAsnires, dont parlait la presse dalors, et qui fut
srieusement inquite par la police. Et tout porte croire que ce fut, dans une moindre
mesure, le cas de Rachilde, si lon veut bien interprter larticle du Dcadent du 1er au 15
mars 1888, sign Raoul Vague, - alias Anatole Baju- dans lequel on apprenait que Rachilde
avait rembours largent des dners de Crouzet .
A la fin du chapitre intitul LHomme-Vnus, Marie-Paule Courbe a lide de nous sortir un
drle de lapin de son chapeau, en nous prsentant le co-signataire de Monsieur Vnus Talman, quelle ne nomme pas - comme tant la cheville ouvrire de lentreprise commune,
celui qui a rendu possible la construction de ce roman, auquel elle finit par trouver des
qualits :
Dentu, 1885. Jugement rendu Paris par la Cour dassises en date du 15 mars 1886.
Voici la note en question : Ce confrrenous a prouv depuis que sa conscience se prtait bien dautres
compromis et que ses galanteries ne cotaient cherqu lAssociation des Journalistes rpublicains. Op.cit.,
p.31.
431
Cf. Le Temps du 24 septembre 1887 p.3
432
Cf. Journal des dbats politiques et littraires du 30 dcembre 1887 p.3. Il fut graci par le prsident de la
Rpublique en mars 1889.
429
430

123
Il est facile de voir que, de tous les romans de Mlle Raclife, celui-ci est le seul qui prsente une
composition claire, une trame, un dessin, un plan arrt ces qualits, sans doute, sont la part du
collaborateur, dues un cerveau mle moins atteint dhystrie que le cerveau fminin de Mlle Raclife .433

Sur ce Francis Talman, nous ne savons que peu de choses. Son nom apparaissait ds le
premier numro de lphmre revue Paris Plaisir, le 17 mars 1878. Il y signait un pome
intitul Idylle434. Dans cette publication, on rencontrait galement les signatures de Flicien
Champsaur et de Huysmans qui y donnait des Croquis parisiens. Dtail pittoresque, la revue
essayait de se faire de largent sur le fameux tableau de Gervex, Rolla, refus au Salon de
1878, en proposant ses lecteurs une photographie dudit tableau contre la somme de 10
francs435. Manifestement ce Francis Talman se contenta de faire une carrire de journaliste
sans faire de vagues et sans laisser aucune publication derrire lui. Jusquen juillet 1898, il fut
rdacteur politique au Voltaire - le journal radical qui soutint la politique de Lon Bourgeois quil quitta alors bruyamment en compagnie de Gaston Labat et de Louis Albin. A partir des
annes 1902-1905, on le retrouva lAurore, o il exera la charge de secrtaire de rdaction.
Quoiquil en soit, Marie-Paule Courbe met les qualits littraires de Monsieur Vnus au crdit
dudit Talman et termine ainsi ce chapitre :
Donc, nous lavouons bien regret, mais dans un esprit de justice qui ne cessera de nous guider,
lHomme-Vnus est, malgr tout, une uvre littraire. Ceci tient, comme il a t dit aux avantages de la
collaboration .436

Le caissier trop curieux

Dans le chapitre intitul Histoire dun caissier trop curieux , Marie-Paule Courbe nous
relate un vnement de la vie prive de Rachilde, o il est question dun amoureux transi,
conduit par Rachilde, qui finit par mettre fin ses jours. Il sagit dun rond de cuir de base,
prsent comme caissier. Celui-ci tombe sur le roman de Mlle Raclife, LHomme-Vnus
(Monsieur Vnus) un peu par hasard et, comme envot par sa lecture, il dcide den
rencontrer lauteur. Amuse par la navet de ce lecteur, Mlle Raclife va le manipuler avec
dautant plus de malignit quelle saperoit que lhomme est tomb amoureux delle. Ainsi le
fait-elle entrer dans la cohorte de ses nombreux soupirants, jusquau jour o se produit un
incident qui va disqualifier dfinitivement cet adorateur. Alors quils assistent une
reprsentation thtrale, lhomme se laisse aller mordre la nuque de Mlle Raclife, qui pousse
un hurlement et qui, furieuse, sort de la salle, non sans avoir provoqu un beau scandale.
Evidemment, ce caissier, pourtant mari et pre de famille, fit un sige dsespr devant le
domicile de Mlle Raclife, afin de se faire pardonner. Il menaa de se tuer. La porte lui resta
close. Fou de chagrin, il alla se jeter dans la Seine, o il se noya. Peu touche par ce drame,
Mlle Raclife sen serait gausse ouvertement auprs de ses jeunes admirateurs. Mais cette
attitude dplut dans le milieu de la presse qui bouda ostensiblement Mlle Raclife.
De toute vidence, Marie-Paule Courbe fait ici rfrence un pisode rel de la vie de son
ancienne amie. Il nest gure difficile de tomber sur un nom quand on parcourt les ouvrages
des divers biographes de Rachilde : celui dun certain Le Hnaff. Mais, part cela, cest peu
prs tout ce quon a se mettre sous la dent. A notre connaissance ce nom nous fut livr, pour
la premire fois, par Rachilde elle-mme, dans Face la peur, lorsquelle voqua ce pauvre
Op.cit., p.32.
Dans ce pome, Talman dclarait sa flamme une jeune fille, blonde frileuse aux grands yeux et il invoquait
dj ! Vnus. De l imaginer quil sagissait peut-tre de Rachilde, cest aller vite en besogne, mais la
concidence est troublante.
435
Expos, en attendant, chez un marchand de tableau, MM. Bague et Cie, 41, rue de la Chausse dAntin.
Valtesse de la Bigne passait pour avoir servi de modle Gervex pour cette toile.
436
Op.cit., p.33.
433
434

124
fou de Le Hnaff qui se tue parce quil ne comprend pas quayant crit un certain livre, [elle
ne veuille] pas le vivre .437Avec la publication de la correspondance Rachilde-Barrs,
prsente par Michael R. Finn, nous en savons un peu plus.438 Ainsi, dans une lettre de mars
1885, Barrs, alors amoureux transi de Rachilde, voquait les moments o Rachilde et lui se
gaussaient de Le Hnaff et de ses minauderies.439 Le 15 avril suivant, il parlait de linfortun
le Hnaff (sic) et du poignard quil fit un jour aiguiser.440 Enfin, dans une autre lettre, date
davril 1885, il laissait entendre que le Hnaff se serait tu devant la porte de Rachilde, tout au
moins, cest ce que Michael R . Finn en conclut assez logiquement, dailleurs, en note441.
Arms de ces lments, nous avions donc le choix entre chercher notre homme parmi les
noys des eaux jauntres de la Seine, selon la version de Marie-Paule Courbe, ou bien parmi
les suicids par arme blanche sur un palier dimmeuble parisien. A notre grand tonnement,
nous avons dcouvert que lindice le plus prs de la vrit historique ntait pas celui fourni
par la correspondance dpoque, mais par luvre de fiction, enfin si lon considre que leau
aura pu jouer un certain rle dans ce suicide. Dailleurs, Mlanie Hawthorne, dune faon trs
convaincante, sappuie sur la noyade relate par Marie-Paule Courbe, dans La ViergeRclame, pour souligner le thme rcurrent du noy, et plus gnralement du suicid, dans
certaines uvres de Rachilde :
The importance of the drowned man is evident from the way the figure of the noy haunts Rachildes
fiction, recurring with obsessive regularity .442
Et de citer en exemple La Sanglante Ironie, roman paru en 1891.443Malheureusement, le cadre
de ce suicide neut pas de rapport avec leau de la Seine, mais avec celle dun tablissement
de bains, dans lequel Le Hnaff ne se noya pas, ni ne se poignarda davantage : il sy tira une
balle de revolver. Il nest, en effet, gure difficile de retrouver ce Le Hnaff : il suffit de
dpouiller lintgralit des tables dcennales des dcs des vingt arrondissements de Paris
pour la priode allant de 1882 1893, et cela nous mne tout droit un certain Tiburce Marie
Le Hnaff mort dans le 5e arrondissement de Paris, au n12 de la rue des Feuillantines, le 20
fvrier 1885, 18 heures444. Lindividu nhabitait pas cette adresse, qui tait celle dun
tablissement de bains nomm le Saint-Jacques. Son domicile tait situ boulevard du
Montparnasse, au n9 bis. Il exerait la profession de commis rdacteur au ministre de la
Guerre (recas comme caissier dans le roman de Marie-Paule Courbe). Certes, lacte de dcs
nindiquait pas que nous ayons affaire un cas de suicide, mais la presse de lpoque ne
laissait aucun doute sur ce point. Voil ce quen disait LIntransigeant du lundi 23 fvrier
1885 :
Un suicide. Vendredi, vers six heures et demie du soir, ltablissement de bains de la rue des Feuillantines
tait mis en moi par la dtonation dun coup de revolver provenant dun cabinet occup par M.H,
appartenant au personnel du ministre de la guerre, ainsi que cela a pu tre constat par sa carte et ses papiers
quil avait mis en vidence afin que lon pt de suite tablir son identit. M.H avait prpar avec soin son
suicide, avant de se rendre ltablissement de bains, situ plus prs du Val-de-Grce, esprant quil y serait
transport, ainsi que lindique un mot dcrit (sic) o sa carte tait pingle. Il avait envoy une dpche avisant
sa femme quelle ne lattende pas pour le dner, quil ne rentrerait pas le soir. Aprs avoir pris son bain, il
Op.cit., p.142, Mercure de France, 1942, repris par Claude Dauphin, in Rachilde, Mercure de France, 1991,
p.79.
438
Rachilde-Maurice Barrs, correspondance indite, 1885-1914, dition prface et annote par Michael R.
Finn, nouvelle dition corrige en 2010, Universit de Bretagne occidentale, Brest.
439
Op.cit., p. 50.
440
Op.cit., p. 74.
441
Troisime mention de cet individu qui sest peut-tre suicid devant la porte de Rachilde . Op.cit., p.79.
442
Melanie Hawthorne, Rachilde and French women's authorship: from decadence to modernism, University of
Nebraska Press, 2002, p.61.
437

443
444

Genonceaux, 1891.
Registre dEtat-Civil du 5e Arrondissement de Paris, en date du 21 fvrier 1885.

125
changea de linge entirement, se chaussa, fit une cigarette quil fuma moiti, sassit sur une chaise et se tira
un coup de revolver dans la rgion du cur. La mort fut presque instantane. Au bruit du coup de feu, les
employs de ltablissement se prcipitrent dans la cabine, mais tout secours tait inutile. Ce suicide est
attribu des chagrins particuliers. M. H tait g denviron quarante quarante-cinq ans ; il laisse une
jeune femme qui nourrit en ce moment un charmant bb de huit mois. M. H fut conduit immdiatement, son
domicile, boulevard Montparnasse, o, avec tact et prcaution, lon apprit Mme H le terrible malheur qui
venait de la frapper. .445

Voil qui vient dfinitivement jeter la lumire sur cet pisode rest, jusque l, obscur de la vie
de Rachilde. Mais que sait-on au juste de ce Tiburce Marie Le Hnaff ?
N Rennes le 13 juillet 1848, il allait sur ses trente-sept ans. Petit ravis dune excellente
famille de la bourgeoisie provinciale bretonne, son pre tait conducteur des Ponts et
Chausses : il avait pour amis des mdecins ou des avocats. Sa mre tait une Desprez de la
Morlais, vieille famille de la noblesse morbihannaise. Le 7 fvrier 1880, Tiburce Marie Le
Hnaff avait pous Jeanne Marie Charlotte Rouillard la mairie du 7e arrondissement de
Paris. La famille de son pouse semblait tre de condition comparable la sienne. Il nest pas
impossible que Tiburce Le Hnaff ait rencontr sa future femme, par le biais du pre de celleci, alors employ lui aussi. Etaient-ils collgues de bureau ? On peut le supposer car Tiburce
Le Hnaff tait venu dclarer le dcs dHector Rouillard le 31 octobre 1878, soit quinze mois
avant son mariage avec la fille du dfunt. Ctait donc, au moins, dj, un proche du chef de
famille. Les tmoins prsents au mariage de Le Hnaff nous donnent des indications sur le
genre de milieu que frquentait le commis rdacteur au ministre de la Guerre. Outre ses
propres tmoins - en lespce son frre, Paul Le Hnaff, de seize ans son an, contrleur de
lexpdition du chemin de fer dOrlans, et son cousin germain, Bertrand Desprez de la
Morlais, propritaire du chteau du Lonpas, Mauron, dans le Morbihan -, nous avons relev
les noms de ceux de son pouse : il sagit de Henri de Vente de Francmesnil446, g de
soixante-cinq ans, retrait du ministre de la Guerre, o il occupait la place de commis
principal de 1re classe, demeurant 84, bis, rue de Grenelle, et du gendre de ce dernier,
Georges Gratiot, ingnieur des arts et manufactures, fils du directeur de la papeterie
dEssonnes, prsents comme amis de lpouse. Cette amiti trouvait certainement son origine
dans le fait que les familles Rouillard et Vente de Francmesnil habitaient cte cte : la
premire au n82, la seconde au n84, bis, de la rue de Grenelle. Mais les points de
rapprochement ne sarrtent pas l. Henri Vente de Francmesnil, qui avait fait toute sa carrire
au ministre de la Guerre, avait fait entrer au mme ministre son fils, Guillaume, dit Ludovic
de Francmesnil. Par consquent, ds les annes 1870, Le Hnaff frquentait, la fois
professionnellement et amicalement, la famille Vente de Francmesnil. Or, Ludovic de
Francmesnil447 est loin dtre un inconnu. Paralllement son emploi au ministre de la
Guerre, il connaissait un certain succs en donnant articles et dessins au Journal Amusant, au
Monde Artiste, au Petit Moniteur universel etc. sous le pseudonyme de L. dArthies. Au
ministre, il se lia damiti avec un autre employ, Henry Card. Tout ce petit monde
demploys des ministres avait coutume de se retrouver dans un restaurant situ au n36, rue
de Grenelle, La Petite Chaise448. Ludovic de Francmesnil devint rapidement lintime des
crivains qui formrent, plus tard, le groupe de Mdan, et tout particulirement de
LIntransigeant du 23 fvrier 1885, p.3, col.1. Rappelons que lhpital du Val-de-Grce est un hpital
militaire et comme employ du ministre de la Guerre, Le Henaff songeait sy faire transporter, au cas o son
suicide naurait pas abouti.
446
Henri de Vente de Francmesnil, n Paris le 8 octobre 1814 ; dcd Paris le 1er janvier 1895. Il avait t
dcor de la Lgion dhonneur en 1873.
447
Emile Louis Guillaume (dit Ludovic ) de Vente de Francmesnil, n Paris le 31 janvier 1852 ; dcd Paris
le 5 fvrier 1930. Sur cet auteur voir : Bulletin Socit J.F. Huysmans, octobre 1930, n4 (3e anne), article de
Lon Deffoux. Dictionnaire national des contemporains, sous la direction de C.-E. Curinier, tome 5. Guy
Chastel, J.-K. Huysmans et ses amis, Grasset, 1957, passim.
448
A noter que cet tablissement, fond en 1680, existe toujours.
445

126
Maupassant, Card, Hennique et Huysmans. La rencontre avec ce dernier, nous dit Card,
remontait dailleurs des temps plus anciens : une poque o les deux hommes essayaient
de se perfectionner en droit chez un rptiteur nomm Chodsko449. Ludovic de Francmesnil
tait devenu le compagnon des randonnes de Huysmans travers les rues du vieux Paris et
des visites interminables au Louvre devant les matres hollandais450. Lermite de la rue de
Svres lappelait affectueusement Ludo et ce Ludo tait le seul ami quil tutoyt. Lun de ses
premiers Croquis parisiens lui est ddi451. Celui que Card appelle le premier ami de
Huysmans eut mme lhonneur de figurer un personnage dans Les Surs Vatard, roman
publi en 1879. Nous savons que cest Francmesnil qui prsenta son collgue Card
Huysmans en 1873. Et il nest pas illogique de penser quil put avoir galement ce rle
dintermdiaire dans la rencontre de Joris-Karl Huysmans avec Alexis Orsat, qui tait alors
chef du personnel au ministre de la Guerre et qui devint un autre grand ami de Huysmans.
De tout cela il ressort que Tiburce Le Hnaff, collgue de bureau dun Henry Card et dun
Ludovic de Francmesnil, qui plus est, ami de la famille, devait forcment ctoyer les milieux
littraires du faubourg Saint-Germain. Ce ntait donc peut-tre pas suite lblouissement
provoqu par la lecture de Monsieur Vnus que Le Hnaff tomba amoureux de Rachilde. Sans
doute la rencontra-t-il tout simplement dans le sillage des gendelettres quil frquentait. Ce
qui ne contredit pas le fait quil ait ensuite souhait une relation complique avec Rachilde, du
type de celle vcue par Jacques Silvert avec Mlle de Vnrande dans Monsieur Vnus. Quoi
quil en soit, la personnalit de ce pauvre Monsieur Le Hnaff qui transparat nest pas celle
dun tre falot comme celui dpeint par Marie-Paule Courbe sous tes traits de son caissier
trop curieux, ni celui dont Barrs et Rachilde se moquaient dans leur correspondance. Certes,
se prnommer Tiburce, mme cette poque, naidait gure tre pris au srieux. Pour
autant, la mise en scne de son suicide relate plus haut par LIntransigeant rvlait une
certaine classe du personnage: la toilette, le changement de vtements, la dernire bouffe de
cigarette, les instructions.
Ainsi peut-on en conclure que la relation faite par Marie-Paule Courbe de cet pisode de la
vie de Rachilde, dans son roman clefs, est assez loigne de la vrit ; ce qui tendrait
prouver que les deux femmes ntaient plus des intimes au moment du suicide de Le Hnaff,
en fvrier 1885, et que Marie-Paule Courbe tenait ses informations de seconde main.
Le Dernier des chevaliers
Demble, dans ce chapitre, Marie-Paule Courbe nous annonce la couleur : elle connat
intimement la vie de Rachilde.452 Et elle se propose de nous narrer laventure qui la lia avec
un jeune homme dont lallure tait celle dun bookmaker. Les deux jeunes gens staient
rencontrs au bal on imagine sans peine quil sagit du bal Bullier, dont Rachilde avait fait
son quartier gnral o la cratrice de Monsieur Vnus promenait sa mlancolie. Lauteur ne
nous livre pas son nom, mais il est ais de dcouvrir quil sagissait dun certain Sogler. Or,
cet homme ntait pas, tout fait, un citoyen comme les autres. Marie-Paule Courbe nous
livre une prcieuse indication en nous disant que Raclife stait plainte auprs de ce nouveau
soupirant du traitement quun journaliste du Porte-Voix parisien avait rserv lun de ses
derniers ouvrages. Une fois identifi le titre invent par lauteur LEcho de Paris, il nous a
t ais de retrouver le mchant article en question ainsi que le ptard mouill que Sogler
tenta dallumer. En effet, le 24 janvier 1887, Edmond Lepelletier avait consacr son article de
critique littraire au roman que Rachilde venait de publier chez Monnier, A Mort. Tout au
J.-K. Huysmans intime, par Henry Card et Jean de Caldain , La Revue Hebdomadaire, mai 1908, pp.104-105
Cf. Robert Baldick, La Vie de J.-K. Huysmans, pp.40-41, Denol 1958. Baldick fait remonter la rencontre de
Huysmans avec Francmesnil lanne 1871.
451
Il sagit du deuxime croquis du chapitre intitul Les Folies-Bergre en 1879 .
452
Si bien renseigns que nous soyons, nous ne dirons rien des murs de Mlle Raclife . Op.cit., p.54.
449

450

127
long de ces lignes, lauteur et luvre allaient subir une excution en rgle qui prfigurait
celle quinfligea Marie-Paule Courbe dans La Vierge-Rclame, quelques mois plus tard.
Dailleurs, il est frappant de constater que le leitmotiv de ce roman charge a clairement t
fourni Marie-Paule Courbe par cet article de Lepelletier.
Ainsi, peut-on trouver des rfrences au got de Rachilde pour la publicit :
Assoiffe de rclame, cette femme cest Vnus tout entire la publicit attache .
Avec limage mme de la grosse caisse qui sera reprise telle quelle sur la couverture de La
Vierge-Rclame :
Lauteur a vainement multipli les provocations, et fait tintinnabuler toutes les clochettes de la rclame
La prface mme, si singulirement prtentieuse, la prface o lauteur se dshabille encore plus que sur la
couverture, na pas fait recette. Comme coup de grosse caisse, ctait pourtant dune jolie force .

Il lui est reproch galement sa virginit porte en bandoulire :

[]Cette jeune femme, quon dit charmante, et qui a la suprme insolence de saffirmer vierge, - comme si
la virginit consistait dans la seule intgrit de la membrane hymen, - ayant choisir, parmi cent patrons, a pris
limmonde et froce marquis de Sade

On a donc ici les lments du titre : une vierge et de la rclame.

Avant Marie-Paule Courbe, Lepelletier fustigeait cette jeune cabotine des lettres qui
promouvait des dviances sexuelles auxquelles elle nadhrait mme pas :
Cette nvrose qui cherche battre monnaie avec les vices quelle raconte et quelle ne pratique pas, dit-elle,
la marquise de Sade ? Allons donc ! Dabord, elle na pas crit Justine ou les Malheurs de la Vertu. Son
Monsieur Vnus, bien quayant rvolt la clientle belge nest quune berguinade ct de Juliette .
Plus loin : Elle inventerait des vices, cette pauvre maniaque, pour faire croire quelle les comprend

.
Enfin, lexcution de lauteur se concluait par cette phrase assassine :
Pauvre marquise de Sade, vous ne relevez pas de la critique, mais de la clinique .
Tandis que celle de luvre par cette sentence :
Quant au roman en lui-mme, il est ennuyeux, diffus, et dune vulgarit emphatique qui agace Cest plat et
coeurant. Une praline au pltre. Jen ai encore la bouche empte
Cest donc de cet article que Sogler sen vint demander raison Edmond Lepelletier aux
bureaux de la rdaction de LEcho de Paris, comme il est relat dans La Vierge-Rclame.
La suite nous est raconte par Henry Baur dans LEcho de Paris du 28 janvier 1887. Il nous
apprend que lincident stait produit la veille et la relation quil en fait prouve que MariePaule Courbe sest directement inspire de cet article dans son roman. Quon en juge !
[] L-dessus, deux messieurs tout de noir habills, boutonns et gants, soffrirent hier la vue de
Lepelletier, demandant la rparation au nom dun tiers qui prenait en main laffaire de la vierge sadique.
Ctait un rdacteur dun petit journal algrien, rcemment retour du dsert, qui voulait combattre pour la fleur
dune civilisation faisande. Alors Lepelletier demanda aux envoys de cet enfant du Sahara si, un degr
quelconque, leur ami tait parent de sa cliente. Il lui fut rpondu que non. M. X pouvait-il arguer de droits
entranant des devoirs fonctionnels ? Pas davantage ! Donc notre camarade estima, et nous fmes tous de
son avis, quil ny avait lieu aucune espce de rparation. [] .

Edmond Lepelletier453, critique tout fait considrable lpoque et bretteur impavide, ntait
pas un perdreau de lanne : il renvoya donc le freluquet dans ses cordes. Et Marie-Paule
Courbe de dclarer que ce dernier sen retourna roucouler auprs de Rachilde.
Mais qui tait au juste ce Sogler, Georges de son prnom ? N le 31 janvier 1863 Sainte
Lizaigne (Indre), il tait le fils de Prosper Sogler, install en Algrie depuis 1874, o il tait
Edmond de Bouhlier, dit Lepelletier . N Paris 17e le 26 juin 1846 ; dcd Vittel 22 juillet 1913. Il
dbuta la fin de lEmpire dans la presse parisienne (Le Nain Jaune, La Rforme). Il sengagea durant la Guerre
de 1870. Sa participation la Commune, o il joua un rle fort modeste, lui valut un court emprisonnement. Ce
proche de Verlaine eut une intense activit de journaliste la fin du XIXe sicle, collaborant notamment au Mot
dOrdre, au Peuple, au Radical, au Rappel, LEstafette, LEcho de Paris etc. Franc-maon de haut grade, ses
sympathies allaient vers les milieux radicaux, puis il volua franchement vers la raction. Il fut dput
nationaliste antismite de Paris. Il tait le pre de lcrivain Saint-Georges de Bouhlier et le beau-pre de Ren
Viviani. Pour en savoir plus, Cf. Saint-Georges de Bouhlier, Le Printemps dune gnration, Nagel, 1946,
passim.
453

128
charg du trafic des chemins de fer de l'ouest algrien et dEmma Edwards, elle-mme fille du
clbre ingnieur Henry Hind Edwards. Georges Sogler avait commenc par embrasser la
carrire des armes. Il avait t sous-officier en Afrique, puis stait lanc dans laventure
journalistique et tait devenu rdacteur en chef de lEcho dOran, aprs stre essay publier
de fort mauvais vers dans Le Courrier de Blida, puis des articles divers dans Le Moniteur de
lAlgrie. De retour en mtropole, cet officier de rserve pousa tout naturellement la cause
boulangiste. Rdacteur en chef du Rapide du Centre, puis du Journal de la Marne, il devint
un des collaborateurs de La Presse en 1890. Ds lanne 1887, il stait fait remarquer dans
les manifestations antiwagnriennes qui taient organises Paris454. En octobre 1888, on le
retrouvait secrtaire du comit de la Ligue des Patriotes de Versailles quil avait fond pour
soutenir le gnral Boulanger. On lisait frquemment sa signature dans Le Dmocrate de
Seine-et-Oise, journal boulangiste du cru. Il ne mnagea pas sa peine durant la campagne
lectorale prcdant les lections lgislatives de 1889, tel point quune polmique de presse
le conduisit provoquer en duel, tour tour, un certain Foulon, rdacteur LEclaireur de
lEst, un journal de Reims, le 17 mars 1890, puis le dput de la Haute-Vienne, Henri
Lavertujon, rdacteur en chef du Petit Centre, deux jours plus tard. Tout matamore quil se
prsentt, Georges Sogler fut proprement embroch par le dput rpublicain antiboulangiste
et sen tira avec une blessure de six centimtres au ct droit qui faillit lui ter la vie. Fait
curieux, la rputation de Sogler tait tellement sulfureuse que ses adversaires avaient
subordonn leur acceptation de la rencontre un examen de la probit morale du virulent
boulangiste par un jury dhonneur compos, pour la circonstance, de Clemenceau, Naquet et
Lanjuinais. Finalement, cet aropage, aprs une enqute approfondie, avait "relev la
charge de M.Sogler certains faits peu dlicats, mais il [estimait] que ces faits [ntaient] pas
suffisants pour disqualifier M.Sogler".455 En tout tat de cause, ces faits peu dlicats
nempchrent pas Sogler de convoler en justes noces en septembre 1891 avec Elisabeth de
Wladimiroff, fille dun conseiller de cour auprs du tsar, ge d peine vingt ans. Il se
prsentait alors comme un homme de lettres456. La mme anne il publia justement un ouvrage
intitul France et Russie ! Roman patriotique avec linclassable Lo Taxil, ami et tmoin de
mariage de son pouse. On aurait pu raisonnablement dduire que Sogler songeait l raliser
un beau mariage. Sans doute le pensa-t-il galement. Las, la famille Wladimiroff tait en
pleine dconfiture. Le pre vivait Saint-Ptersbourg, spar de la mre, ne Ccile de la
Tour de Saint-Igest. Et surtout, un an auparavant, la famille avait t frappe par un drame : le
frre de la jeune pouse de Sogler, Pierre de Wladimiroff avait tu sa matresse de trois balles
de revolver dans la chambre dun htel-restaurant de Ville-dAvray. Comme on sait, les rcits
des drames passionnels et leurs suites judiciaires remplissaient alors les colonnes des
journaux. Et Wladimiroff nchappa pas la rgle commune. Laffaire tait complexe :
linfortune avait t, autrefois, intoxique dessein par son mari, entre-temps dcd, et elle
tait depuis longtemps soigne pour sa double addiction la morphine et la cocane, funeste
legs de son compagnon dfunt. Dtail pittoresque : le futur capitaine Dreyfus, alors dtach
lEcole de Guerre, tait un ami de la famille. Il avait t le cavalier de cette veuve fantasque
et joyeuse, lors dun bal. Cest en cette qualit quil avait t cit pour tmoigner au procs de
son assassin. Par ailleurs, lon sait que ses dtracteurs utilisrent plus tard cet pisode pour
salir la rputation du capitaine, pourtant, ici, en rien entache.
Wladimiroff, bien plus jeune que sa matresse, profitait de son argent, jouait aux courses,
menait grand train et avait lespoir dpouser sa riche conqute. Mais la veuve avait fini par
cder sa famille qui lui demandait de rompre avec ce jeune rastaquoure. Cest cette
dcision qui fut la cause du drame. Tout fut dball sur la place publique. Cest ainsi que lon
Il fut mme interpell par la police. Cf. Le Temps du 7 mai 1887 et du 18 juin 1887.
Cf. Le Temps des 17 et 21 mars 1890.
456
Il tait alors lauteur dun seul recueil de posies, intitul Fleurs de cellule, C. Luguet 1890.

454

455

129
put dcouvrir, tout au long des dbats, que, contrairement aux apparences, la famille
Wladimiroff tait dans la gne. Le procs fut rude mais son avocat, le clbre Edgar Demange
sauva sa tte. Il fut condamn vingt ans de travaux forcs le 25 janvier 1891, peine
commue, un an plus tard, en vingt ans de rclusion. Et en 1897, il tait graci par le prsident
de la Rpublique : ce qui ntait pas cher pay. Pendant que son beau-frre croupissait dans sa
gele, Georges Sogler avait embrass la carrire dexplorateur. Il avait accompagn le
vicomte Joseph de Brettes457 - ancien militaire en Algrie, o Sogler lavait peut-tre
rencontr-, dans une expdition en Colombie. Il en avait rapport un livre458 et un certain
nombre dobjets, notamment des pierres prcieuses. En 1897, il repartit en Colombie,
accompagn cette fois par M. de Bellaigue. De retour en France, il sinstalla Viroflay et se
mit en mnage avec une chanteuse parisienne assez connue, nous dit Le Temps du 31 octobre
1902, sans prciser lidentit de lartiste. Il avait repris du service dans les milieux
nationalistes de Versailles, o il exerait la responsabilit de secrtaire du comit local de la
Patrie franaise tout en collaborant activement l Etendard de Seine-et-Oise. Cest cette
poque quil fut arrt et inculp davoir abus de plusieurs petites filles. Mais la Cour
dassises de Seine-et-Oise lacquitta pour ces faits le 31 janvier 1903. Cet pisode dsagrable
lui fit reprendre la direction de la Colombie, do il rapporta un roman Presque parjure ! 459.
Cet ouvrage qui navait aucun rapport avec la Colombie il sagissait du rcit dune idylle se
situant en Algrie devait tre suivi dun autre : un recueil de posies, Fleurs du Tropique,
annonc la parution dans LAnne potique 1906, mais qui resta probablement ltat de
projet. Cest la mme poque quil sacoquina avec lancien bagnard Eugne
Degraeve460pour aller chercher des meraudes en Colombie. Il en avait dj rapport dun
prcdent voyage, o il avait escroqu les pauvres indiens Chibchas. Dsirant ritrer
laventure, il se mit en qute dun commanditaire quil trouva en la personne de Claude
Casimir-Perier le fils du prsident de la Rpublique - et de son pouse, Pauline Benda, plus
connue sous son nom dactrice, Madame Simone. Le projet fut mont en juin 1908, le
commanditaire mettant 100 000 francs sur la table. Las, lexpdition vers le territoire des
Chibchas savrant difficile, Sogler se rabattit sur une mine qui tait la proprit du
gouvernement colombien. A peine tait-il rentr en France avec les meraudes que le
gouvernement colombien dposa une plainte en restitution desdites pierres prcieuses. Le
commanditaire, de bonne foi, remit son butin au juge dinstruction saisi de la plainte et se
retourna contre Sogler quil finit par faire condamner en 1912.
Si nous nous sommes attards sur la personnalit de Georges Sogler cest quil nous est
apparu comme un personnage cl certes pour une courte priode dans la vie de Rachilde et
quil semble que Marie-Paule Courbe ait pu le ctoyer peu ou prou. Le lecteur peut, en effet,
stonner de la mansutude quelle tmoigne son gard la fin du chapitre dont, de fait, il
est le hros, Le Dernier des chevaliers.
[]Les amis de Mlle Raclife, un peu gns de la leon indirecte que leur avait donne ce
nouveau venu parmi eux, prtendirent quil avait obi au seul dsir de se faire une rclame
en accolant son nom un nom en vedette. Nous ne le pensons pas. Le jeune homme dut cder
un mouvement irrflchi de gnrosit, bien pardonnable cet ge[] Ne lui marchandons
pas le bnfice de sa bonne intention .461
Enfin, Marie-Paule Courbe clt ce chapitre en dlivrant deux informations quil nous est, pour
linstant, impossible dclaircir :
Joseph de Brettes N Limoges le 28 mars 1861 ; dcd le 9 aot 1934. Il est aujourdhui immortalis par un
croquis de Toulouse-Lautrec.
458
En Colombie : Indiens inconnus, pays inexplors, impressions de voyage, 1893-1894, Laffaille, 1896.
459
Socit d'dition "Le Livre l'auteur", 26, rue Brunel, Paris, 1906.
460
Sur Eugne Degraeve, qui mriterait une tude lui seul, cf. Pierre Mille, Un dner chez Rorique, in Le Temps
du 14 octobre 1912.
461
Op. cit. p.61.
457

130
-

la cration par Sogler dun journal, une feuille un sou , o brille, naturellement,
la prose de Mlle Raclife . Il nous parat fort improbable que lauteur fasse ici allusion
au Rapide du Centre, ou encore au Journal de la Marne. Mais alors lequel ?
Le fait que Sogler ait t un temps souponn par la police dtre le complice de
Pranzini. Nous ne sommes pas parvenus trouver lorigine de cette mprise de la
police dans la presse de lpoque. Deux rapprochements peuvent tre faits entre
Pranzini et Sogler : le fait que le premier ait sjourn Alger en juillet 1885, alors que
le second sy trouvait galement ; la possibilit quil ait fait partie du lot des personnes
identifies Geissler, le complice fictif de Pranzini, durant lenqute mene par
Goron.

Diane et sa meute
Ce chapitre a pour objectif de dnoncer la bande entourant Rachilde travers deux
vnements o ce microcosme va sillustrer. Tout dabord, lincident caus par le bas-bleu
lors de la confrence de Paul Devaux la salle des Capucines le 16 janvier 1887 ; puis
linvasion de latelier dun peintre aux Ternes par les amis de Rachilde.
Comme Lepelletier lcrivait dans LEcho de Paris du 24 janvier 1887, devant la mvente de
ses livres, Rachilde avait renonc la plume pour prendre le gant et ainsi se faire de la
rclame bon march. Certes, le fait que son amie Lonide Leblanc ait t prise parti dans
la confrence de Devaux fut le prtexte de lhorion rachildien, mais la teneur des propos de
Devaux ne justifiait pas dtre pris pour cible dans cette opration de com. Si Rachilde
choisit alors Devaux, cest quil faisait partie dun cercle de personnes qui avaient un compte
rgler avec elle. Nous verrons, dans le chapitre suivant, que Marie-Paule Courbe et lui
taient, alors, probablement en contact. Dailleurs, dans son roman clefs, on sent bien que
cette dernire prend le parti de Devaux dans lincident de la salle des Capucines : elle voque
linfortun confrencier , le pauvre confrencier . Nanmoins, la diffrence de
Devaux qui nia vigoureusement avoir essuy un soufflet de la main de Rachilde, elle confirme
que le confrencier a bien t atteint. Une quinzaine dannes plus tard, voici comment
Devaux relata lincident au dtour dun article :
Accus davoir plaisant je ne sais quelle antique drlesse, une fille de lettres, Reine de
Saba de la mansarde, descendit jusqu moi pour me provoquer : il en rsulta le jet dun gant
de filoselle que mon escarpin, brillant du noir luisant des mres, repoussa
ddaigneusement .462
Il est temps de faire plus ample connaissance avec ce Paul Devaux. Louis Joseph Eugne, dit
Paul Devaux tait n Claye-Souilly le 20 aot 1855, o son pre exerait la profession de
greffier de justice de paix. Dans sa prsentation des Fellatores, Patrick Cardon a esquiss une
approche biographique bien prcieuse de celui qui se prsentait comme un publiciste463.
Nanmoins, nous nous permettons de relever une confusion dans lhypothse mise consistant
confondre Devaux avec son homonyme, comdien, qui tenait le rle de Montaiglin dans
Monsieur Alphonse, dAlexandre Dumas fils. Le "Paul Devaux", dont il est question, tait un
comdien qui avait, en 1886, une longue carrire derrire lui : cette anne-l, doyen des
artistes du thtre Michel, il ftait son jubil de vingt-cinq annes de prsence dans cet
tablissement!464 Il faisait donc partie de la troupe de ce thtre depuis 1861 : cette date,
notre "Paul Devaux" navait que six ans ! Celui-ci semble avoir dbut assez jeune dans la
presse, en mme temps quil devenait un familier des salons mondains la fin des annes
1870 : et particulirement de la colonie russe de Paris. Cest cette poque quil rencontra
Paul Devaux, Comment jai tu Palishkroff, in Le Casino du 5 juillet 1901, p.1, col.1 & 2..
Op.cit., pp.6-8.
464
Cf. Le Figaro du 27 janvier 1886.

462

463

131
Caran dAche qui devint son ami. Dans larticle du Casino du 5 juillet 1901, cit plus haut, il
prtendait avoir eu une liaison avec une jeune femme de la noblesse russe qui ne passait gure
inaperue ; mais il ne laissait aucune indication de son identit. Il collaborait alors un grand
journal parisien. A son activit de publiciste et de confrencier, il est peu prs certain que
Devaux en ait ajout une autre qui dut lamener remplir diverses fonctions dans plusieurs
thtres. Ainsi, Le Figaro du 25 aot 1885 annonait que [leur] confrre Paul Devaux [venait
dtre] charg des rapports avec la presse par M. de Campisiano, nouveau directeur du
Thtre-Djazet. Plus tard, en mai 1891, Zulma Bouffar qui venait dacheter lAmbigu
Emile Rochard, avait dbauch Paul Devaux, qui occupait la fonction de rgisseur au thtre
du Gymnase, pour le nommer directeur de la scne de lAmbigu. Hlas, si lon en croit
Philippe Chauveau, Mme Bouffar fit faillite en avril 1893465. Par ailleurs, nous trouvons trace
de plusieurs confrences quil donna, entre 1886 et 1891, la salle des Capucines ou
linstitut Rudy466, sur des sujets aussi divers que la Tragdie dEsther et M. Claretie ,
Les Femmes nuisibles , Joseph et Mardoche symboles du monopole et du proxntisme
juifs 467, en 1886, ou encore sur Jeanne dArcfemme de cheval , en 1891. Il va sans dire
que notre curiosit nous amne nous demander quelle pouvait tre la teneur de la confrence
intitule Les Femmes nuisibles , donne le 7 mai 1886, moins dun an avant celle du vraifaux soufflet rachildien. Rachilde avait-elle t nomme ? Ou bien, faut-il mettre cette
confrence en regard dun incident qui avait conduit Paul Devaux sur le pr, trois mois
auparavant ? Ctait le 2 fvrier 1886, la suite dun diffrend selon la formule consacre
alors par les journaux Paul Devaux, publiciste, avait chang deux balles avec le vicomte
Guy de Jouffroy dAlbans, sans rsultat ; la suite de quoi, lhonneur tant dclar sauf, les
deux adversaires staient rconcilis illicoSur les deux tmoins de Devaux, D. Goubert et
E. Mespls, seul le second nous est connu. Eugne Mespls tait, en effet, un illustrateur et
caricaturiste prolifique ; il collaborait alors notamment au Courrier Franais, au Capitan et
mme au Paris-Bouffon de Devaux.468 En ce qui concernait ladversaire de Devaux, le
vicomte Guy de Jouffroy dAlbans tait un jeune homme de 24 ans, lointain parent du rival de
Watt et de Fulton. Il tait officier de marine marchande et on a peine croire quun diffrend
ait pu natre entre eux propos dun dfaut de graissage de pistons ou de lexigut de passage
entre deux mles dans le port de Valparaiso. Nous en sommes donc venus supposer que
lorigine du diffrend tait peut-tre chercher du ct de lpouse de lofficier. Voici
pourquoi. Le 1er juillet 1885, celui-ci avait pous Adle Chaboud, de sept ans son ane. La
belle avait apparemment dj bien vcu et continua, sans doute, mener une vie agite, aprs
son mariage, si lon songe que le vicomte dut demander le divorce ds 1890, depuis Haphong
o il sjournait469! Il se trouve, en effet, que cette Adle Chaboud avait eu un pass des plus
tumultueux. Issue dun milieu fort modeste, elle avait t marchande des quatre saisons, puis
employe de grand magasin. En 1874, elle avait quitt Lyon, sa ville natale, pour sinstaller
Paris. En lespace de trois annes, elle tait parvenue prendre rang parmi les cocottes les
plus en vue de la capitale : elle occupait un somptueux appartement boulevard Malesherbes et
se faisait appeler la comtesse Rachel de Beaurepierre, matresse en titre dun bel officier
suprieur quelle navait gure tarder faire chanter ; ce qui lavait amene une premire fois

Philippe Chauveau, Les Thtres parisiens disparus, dition de lAmandier/Thtre, 1999, p.50.
La salle des Capucines tait situe au n39, boulevard des Capucines. Avec la Bodinire et la salle des
Socits Savantes, ctait lun des principaux lieux priss par les confrenciers parisiens. Linstitut Rudy se
situait au n7, rue Royale.
467
Confrence publie par ses soins lUnion des bibliophiles, en 1887, sous le titre Joseph et Mardoche, tude
critique sur l'hgmonie smitique, prcde d'une lettre-prface d' Edouard Drumont.
468
Sur Eugne Mespls (1849-1924), cf. Solo, Plus de 5000 dessinateurs de presse et 600 supports, Aedis, 2004,
pp.560-561.
469
Il dcda Port-Sad, de retour du Tonkin, en 1892 lge de 29 ans.
465
466

132
devant les tribunaux. Voici comment Le Petit Parisien du 19 aot 1911 relate la suite
difiante de sa "carrire" :
Fort jolie femme, Adle Chaboud avait eu une fortune rapide et on citait parmi ses
amants les personnages les plus en vue de laristocratie, de la finance et de la colonie
trangre. Recherche pour subir des condamnations par dfaut, Adle Chaboud senfuit en
Espagne avec un employ dambassade. A Madrid elle eut, dit-on, des intrigues avec des
hauts personnages de la cour. Mais au premier scandale, elle dut quitter Madrid. De retour
Paris elle mena la grande vie et fit avec son yacht Jupiter des stations mmorables sur le quai
dOrsay. Le bateau tait devenu un vritable tripot et lon y pratiquait la plus large
hospitalit. Le scandale obligea Adle Chaboud, connue alors sous le nom de vicomtesse de
Beauregard, partir en hteMalgr son mariage la vicomtesse continua son existence
tapageuse. Des scnes violentes, des ruptures eurent lieu entre les deux poux qui se
sparrent finalementla belle vicomtesse prit successivement les noms de Bourrepierre,
Lucie Hombert, miss Bodson, Rowlon, Bostan, de Byrival, de Joncquire, de Boissais de
Beauraincy, de la Michodire .
Bref, un vrai personnage la Dubut de Laforest ! Du reste, celle qui se faisait toujours appeler
la vicomtesse mme aprs son divorce dfraya une dernire fois la chronique judiciaire en
1911, en se faisant arrter pour avoir tremp dans laffaire du vol des dossiers de la Sret.
Compte tenu du pedigree de la vicomtesse et de la virginit apparente de celui de son mari, il
nous parat probable que la cause du duel devait tourner autour de la personne dAdle
Chaboud. Paul Devaux tait-il un habitu de ce yacht amarr au quai dOrsay ? La vicomtesse
figurait-elle dans la liste de ces Femmes nuisibles, sujet de lune de ses confrences ? Cest ce
que Devaux laissa, trs clairement, entendre dans un article publi dans Le Casino du 5 juillet
1901 : Je mtais battu avec le vicomte de Jouffroy dAbbans, propos dune lyonnaise,
Adle Chaboud, comtesse de Beauregard .470
Dans ce mme article du Casino, il se prsentait comme un "duelliste acharn" : il avait, entre
autres, "fendu dun coup de pistolet loreille dun filou nomm Aguilar".
Sans doute, se vantait-il un peu, car son pass de bretteur nest pas rest grav dans les
annales : ce ntait pas un Tailhade, par exemple ! Mais si, malgr tout, il jouissait dune
petite rputation dans le milieu, alors le choix de Rachilde sexpliquerait dautant plus.
En ce qui concerne la production "littraire" de Paul Devaux, un certain Darly471 affirmait
quelle comptait une soixantaine douvrages signs des pseudonymes les plus divers : Dr
Luiz, Mousk, Paul dHaudicourt, Kamoushka, Gygs, un pompier A ceux-l, nous
pouvons ajouter Saint-Citron, Kaduflayr et le baron de Chsylvain472.
Le catalogue de la BnF nen identifie quune poigne pour lheure. Elle omet, notamment, Le
Reporter et le Trappiste, dont elle ne conserve pas dexemplaire473, tout comme Le Monde qui
fait la fte, sign Mousk en 1886 et le mystrieux Siphonnier dAsnires474.
Il est cependant intressant de constater quen cette anne 1887, Devaux et Rachilde taient
publis par le mme diteur : Edouard Monnier. Tandis que Devaux y faisait paratre ses
Fleurs du persil, Rachilde y donnait La Marquise de Sade et Le Tiroir de Mimi Corail.
Paul Devaux, Comment jai tu Palishkroff , in Le Casino du 5 juillet 1901, p.1, col.1 & 2.
In Intermdiaire des chercheurs et des curieux, Janvier juin 1894, p. 480.
472
Les deux premiers nous sont livrs par Devaux lui-mme dans son article du Casino du 5 juillet 1901. A noter
quil fait de Kaduflayr galement un personnage de sa nouvelle, La Comtesse Adhmar, paru dans LArt et la
Mode en 1889/1890. Le troisime pseudonyme est largement attribuable Devaux, si lon rapproche les
Confessions d'un poseur de lapins, par le baron de Chsylvain, parues lUnion des bibliophiles, en 1888 avec la
collaboration du mme baron de Chsylvain arriv la rdaction du Casino au mme moment que Paul Devaux,
le 5 mai 1901.
473
Un exemplaire se trouve inscrit au catalogue de la socit de lecture de Lyon.
474
Cf. Le Livarot, le poisson rouge et la poupe, pome hroco-comique la manire dEmile Zola, Union des
Bibliophiles, 1888. A lami Leopold Wenzel, je ddie ce pome comique qui fut par aventure chant dans ses
salons pour la premire fois. Lauteur du Siphonnier dAsnires lauteur de la Cour damour Mousk.

470

471

133
Lanne suivante, cest Alphonse Piaget, le successeur de Monnier, place des Vosges, qui
dita Le Reporter et le Trappiste. Nous ne reviendrons pas ici sur la nature des publications de
Devaux : nous nous bornerons renvoyer le lecteur ltude de Patrick Cardon que nous
avons mentionne ici. Pour ce qui concerne son activit de journaliste, si lon sen rfre la
note de Darly, cite plus haut, Devaux, aprs avoir longtemps collabor La Vie parisienne,
tait encore, en 1894, le rdacteur de "nombreux journaux". On peine cependant relever son
nom dans les tables des annuaires de la presse. On le voit diriger lphmre Paris-Bouffon
en 1885 dont la couverture tait agrmente dun joli dessin de H. de Sta. Il est fort probable
quil ait sign la plupart des textes sous des pseudonymes les plus divers. Cest dans le
numro du 2 avril 1885 quil publia, pour la premire fois, Le Livarot, le poisson rouge et la
poupe, sous le titre de La Crmerie naturaliste . En 1891, sous le pseudonyme de Paul
dHaudicourt, il animait une feuille de deux pages intitule La Bonne piste, journal de sport.
Il y donnait ses favoris pour les courses hippiques venir, mais, curieusement, il navait de
cesse de mettre en garde les turfistes sur les dangers des paris :
Jai connu bien des joueurs qui se sont ruins aux courses : je nen connais pas un seul qui se soit retir aprs
fortune faite.

On trouvait galement sa signature dans La Revue des Journaux et des livres, en 1888 ainsi
que dans Le Figaro illustr, en 1885 et dans LArt et la Mode, en 1889 et 1890. Le 5 mai
1901, il devint rdacteur en chef du Casino475, probablement appel ce poste par son ami,
Maxime Dubreuil qui en tait le directeur. La presse, lorsquelle voquait son nom, lui
donnait volontiers du "notre confrre", comme sil sagissait dun journaliste install et bien
connu. Par ailleurs, il existait, la mme poque, un homonyme, directeur de journaux
agricoles, spcialiste de llevage des lapins, que la BnF confond, dans son catalogue, avec
notre Paul Devaux476. Nous avons pens, tout dabord, une erreur, mais un dtail troublant
nous a fait rviser notre jugement. La Presse du 26 dcembre 1904 annonait la reprsentation
prochaine dune "bouffonnerie musicale" due "son confrre" Paul Devaux et intitule Trente
ans de cruse ou lavis dun pinceau. Renseignement pris, ce titre est luvre dun certain
Maxime Dubreuil, pseudonyme de M. Mariani, journaliste longtemps attach la rdaction de
LEvnement. Aucun rapport donc avec notre Paul Devaux. Aucun rapport ? Pas si sr, car
Le Journal des Champs, dirig par Paul Devaux, en 1895, avait pour rdacteur en chef un
nomm Maxime Dubreuil. La confusion du journaliste de La Presse, en 1904, venait sans
doute de la proximit entre Dubreuil et Devaux, proximit quon retrouve, en 1901, au
Casino, o le premier et le second changeaient rgulirement leur place de directeur et de
rdacteur en chef. Quoiquil en soit, cette mprise nous permet didentifier notre Paul
Devaux avec ce directeur de priodiques agricoles. Cest sans doute en cette qualit quil fut
invit la distribution de rcompenses lors dune exposition des produits du commerce et de
lindustrie au Champ-de-Mars, en 1893, aux cts de Jules Simon et du dput Emile
Trlat477. Partant de cette identification, nous dcouvrons donc que lessentiel de luvre de
Paul Devaux est constitu de centaines darticles portant sur llevage - principalement
laviculture parus dans Le Journal des Campagnes, Le Fermier, LAcclimatation, Le
Messager du commerce, Le Journal de lagriculture, La Revue Scientifique, La Revue
Encyclopdique, La Nouvelle Revue, Le Monde Moderne, LAnnuaire des leveurs etc. Cette
dsignation de cher confrre , dont la presse le gratifiait rgulirement, sexpliquait donc
aisment par lintense activit quil dployait sur des sujets assez loigns des Fellatores.
Enfin, en ce qui concerne les ides politiques de Paul Devaux, nous avons vu quil donna une
confrence antismite, en 1886, lanne de la parution de La France Juive et quil publia cette
causerie, un an plus tard, avec une prface d' Edouard Drumont. Dailleurs, on apprenait dans
Le Casino, littraire, artistique, financier, parat le 5 et le 20 de chaque mois, 15, passage Saulnier, Paris, 4 p.
En 1897, ce Paul Devaux dirigeait LAnnuaire international des leveurs et Le Journal des Champs. Deux
ouvrages lun sur laviculture, lautre sur la cuniculture sont conservs la BnF.
477
Cf. Le Petit Parisien du 6 aot 1893.
475
476

134
celle-ci trs courte, une simple lettre seulement que ctait Drumont qui lui avait souffl le
sous-titre "tude sur le Monopole et le Proxntisme juif". Le tenancier de La Libre Parole ne
sy montrait gure dun enthousiasme dbordant, allant mme reprocher Devaux de ne pas
avoir consult La Question juive de Jacques de Biez. Dans les articles quil publia dans les
colonnes du Casino durant lanne 1902, il se proclamait dun catholicisme quasi
ultramontain. Il se targuait mme dtre lami de Charles Franois Turinaz, lvque de Nancy
et de Toul, qui ne passait pas pour un modr. En outre, tout comme Drumont, il montrait peu
de got pour les Communards, comme on peut le lire dans Un coin de lEden.478 Ainsi, cet
auteur aux dbuts sulfureux, condamn un an de prison, finit-il par faire oublier son pass et
se glissa-t-il dans la peau dun publiciste bien install, dlaissant lreintement des cocottes
fin de sicle pour ltude de celles des poulaillers pilotes.
Le deuxime vnement qui constitue lossature du chapitre intitul Diane et sa meute appelle
beaucoup moins de commentaires. Marie-Paule Courbe surprend une conversation au cours
de laquelle un jeune peintre, dont latelier se trouve aux Ternes, se plaint davoir donn asile
un ancien camarade datelier, qui a dlaiss le pinceau pour la plume, un certain Philoctte
Lardillon. Son hospitalit est bien mal paye en retour, puisque son hte fait rappliquer tous
ses camarades dchards, littrateurs dliquescents affids de Raclife, dans latelier de son
amphitryon et, comme il faut bien se nourrir, fait venir de quoi ravitailler la bande aux frais du
peintre, jusqu ce que ce dernier, excd, mette tout le monde dehors. Cest loccasion pour
elle de les traiter de "nullits littraires" :
Des fils de tailleurs, de brocanteurs, de petits commerants, ayant voulu rompre avec la boutique et
larrire-boutique, se croyant des hommes de lettres et des artistesDliquescents, parce quils accolaient des
mots faits pour sexclure et employaient des noms ou adjectifs dtourns de leur destination .479

Si nous navons pas pu identifier ce peintre qui avait son atelier aux Ternes, il ais de
reconnatre Paterne Berrichon480 derrire Philoctte Lardillon. Nous ne reviendrons pas ici sur
la biographie bien connue du beau-frre de Rimbaud ; nous nous concentrerons sur ses
activits ou plutt son activisme durant ces annes 1886-1887.
Son principal fait darmes au Dcadent dAnatole Baju consista tre all interviewer
Verlaine, alors hospitalis Tenon, en compagnie de Maurice du Plessys. Cela lui valut dy
tre bombard secrtaire de la rdaction mais cette fonction ne dura que le temps du mois
daot 1886. La lecture du Dcadent de cette anne 1886 nous donne peu prs lintgralit
des noms de la "meute de Diane". Ainsi, autour de Rachilde, peut-on citer coup sr les
dcadents ou pseudo-dcadents suivants : Jean Lorrain, Lo dOrfer, Frdric-Auguste
Cazals, Maurice du Plessys, Ernest Raynaud, sans oublier Paterne Berrichon. Auxquels on
peut ajouter Lo Trzenik qui fut tmoin lors du mariage de lauteur de Monsieur Vnus avec
Alfred Vallette en 1889, mais pas Laurent Tailhade, autre fidle de Rachilde et autre tmoin
ladite union, qui se morfondait alors dans les Hautes-Pyrnes. Dans ce chapitre, Marie-Paule
Courbe fait allusion lintrusion dun membre de la police au domicile du peintre
imprudemment hospitalier, afin de mener une enqute sur Philoctte Lardillon. Cet pisode
est en rapport avec lactivisme anarchiste que dployait alors Paterne Berrichon. Daprs les
rapports de police de lpoque, il faisait partie dun groupe intitul les Egaux
Rvolutionnaires, dont les principales manifestations se ralisaient au sein de la ligue des
Antipropritaires, ligue toute virtuelle, puisque trs prudemment, elle ne possdait ni bureaux,
ni prsident, ni membres dclars ; ce qui vitait habilement les foudres de Thmis. Ses
sectateurs avaient lhabitude dattendre, place des Abbesses, sur la Butte Montmartre, que le
bon peuple dans la dbine ft appel leurs services. Il y avait l des journaliers, des garons
de salle, des coloristes, des tailleurs, des artistes peintres
Paris, Librairie thtrale, 1885, cf. p.12.
Op.cit., pp.76-77.
480
Paterne Berrichon, pseudonyme de Pierre-Eugne Dufour, n Issoudun le 10 janvier 1855 ; dcd La
Rochefoucauld le 30 juillet 1922. Osera-t-on rappeler quil pousa Isabelle Rimbaud le 1er 1897 Charleville ?
478

479

135
Aussi, le 18 juillet 1887, une demoiselle Delacour, ouvrire en confection, nayant pu payer
son loyer, contacta la compagnie pirate pour dmnager la cloche de bois. Mais ctait sans
compter avec linexorable pipelet qui entrava laction des dmnageurs : il y eut empoignade
avec Jean Couchot, le chef de la bande et les gardiens de la paix intervinrent. Le lendemain,
tout le monde dormait Mazas, y compris Pierre Dufour alias Paterne Berrichon.
Laudience devant la dixime chambre du tribunal correctionnel eut lieu le 20 aot suivant.
Tous les prvenus furent acquitts aprs un mois de prventive, sauf la locataire qui prit un
mois de prison et le chef, Jean Couchot, qui en prit quatre481.
Madame de Sade
Dans Madame de Sade, Marie-Paule Courbe se borne faire une critique de La Marquise de
Sade, que Rachilde vient de faire paratre chez Monnier. Evidemment, elle trouve le livre
grotesque, mal crit. Rien dans ce roman ne trouvera grce ses yeux. Elle laisse filtrer
nanmoins quelques indications sur ses opinions et ses comptences. Ainsi, en matire dart,
elle nadmet que "lart reproduisant le rel, le vrai". Elle admet que les soldats franais de la
fin du Second Empire ntaient pas de "fameux militaires". Enfin, elle donne une petite leon
de technologie Rachilde en lui apprenant quil ny a pas dacide qui se "dgage dune
presse hydraulique qui fait explosion".
Tous Mengins
Curieux parti pris que celui qui consiste aller chercher un nom propre pour en faire le
synonyme du mot charlatan. Mengin avait t trs connu Paris sous le Second Empire. Il
vendait des crayons, coiff dun casque dor, suivi dun quipage de superbes chevaux et
accompagn par un orchestre. Moyennant quoi, il se mettait faire son boniment pour vendre
ses crayons sur la place publique. On imagine aisment quil ne passait pas inaperu. Disparu
en 1864, Marie-Paule Courbe, la Nancienne, ne lavait sans doute jamais vu, mais son image
devait persister dans le souvenir des Parisiens ; suffisamment, en tout cas, pour que lauteur
de La Vierge-Rclame ne se pose pas la question de savoir si elle serait comprise par ses
lecteurs parisiens en 1887. Le parallle avec Rachilde simpose ds lentre du chapitre avec
le dessin de Fernand Fau qui reprsente une jeune femme (Raclife), vtue dune cuirasse et
coiffe dun casque panache, juche sur une estrade, accompagne par un tambour, tenant
dans sa main un livre. En contrebas, on dcouvre un parterre de messieurs en gibus conquis
qui tendent la main pour rclamer louvrage, comme les clients de Mengin le faisaient pour
acheter ses fameux crayons. Ce charlatanisme dnonc ici est donc celui de Rachilde et de la
pitaille des petits gendelettres qui gravitaient autour delle. Et comme si cela ntait pas assez
explicite, lauteur lcrit en toutes lettres :
[] Vous tes des Mengins, vous affublant dun casque et dune cuirasse pour vendre des crayons banals,
maisdors. Peintres, crivains, acteurs, musiciens, tous, vous procdez de ce charlatan de gnie, qui fut le
premier comprendre son poque. 482

Dans ce chapitre, on peut relever quelques aspects de la personnalit ainsi que les gots de
Marie-Paule Courbe. Ainsi, nous la trouvons plutt ractionnaire, quand elle appelle de ses
vux les rigueurs dAnastasie, juge bien trop clmente propos de LHomme Vnus et La
Marquise de Sade. En revanche, elle ne cache pas sa passion pour Hugo, Renan, ou Tolsto
481

Cf. Le Temps du 21 aot 1887. Pour la petite histoire, notons que ce journal reproduisait un rondel, intitul
Fleur Acre, que Berrichon avait adress au juge dinstruction du fond de sa cellule, dat de juillet 1887 Mazas,
image de pote maudit oblige. Signalons simplement quil avait publi ce mme pome un an avant dans Le
Dcadent du 14 aot 1886.
482

Op.cit., p.114.

136
qui taient des auteurs quon admirait plutt quand on avait un tant soit peu la fibre sociale.
Cette position ntait dailleurs pas un cas isol. On trouvait, par exemple, cette poque, un
vrai pre la pudeur en la personne du snateur Ren Brenger qui, dans le mme temps,
sintressait au sort des prisonniers en tant linitiateur de la loi sur la libert conditionnelle en
1885. Pour une personne du sexe fminin qui se plaisait endosser le costume masculin, sa
prise de position sur la femme qui se substituait lhomme tait assez obscure :
A la place de Mlle Raclife, jprouverais un certain embarras, ayant cr ce type nouveau de lhomme-femme
rsign au rle dune fille, et celui des viragos qui changent de sexe, jprouverais, dis-je, un certain embarras
fulminer contre les femmes-hommes, qui jouent les sducteurs. Je ne vois pas bien la diffrence de crime. Les
femmes trop viriles me semblent galement dplaisantes, soit quelles prennent pour objet de leur passion un
homme quelles dgradent ou une femme quelles dpravent. 483

Dautre part, Marie-Paule Courbe nous livre des informations sur Rachilde qui prouvent
quentre les deux femmes une proximit a bien eu lieu au moins un moment donn.
Ainsi, elle cite, entre guillemets, des propos que Rachilde lui aurait tenus : Le plus sr
moyen dtre lu, disiez-vous un jour, cest de faire de la pornographie . Elle sait quelle tait
un remarquable sujet hypnotique ; ce qui suppose, peut-tre, de lavoir vrifi soi-mme
un jour. Enfin, elle annonce que Rachilde prparait un nouveau livre qui dnonait les milieux
de la prostitution. Elle va mme jusqu en dflorer le titre : Belle Adonis. L aussi, il faut
quelle soit bien renseigne, car Rachilde ne publia ce livre sous le titre Madame Adonis
que lanne suivante, en 1888, chez Monnier. Et il nest pas impossible que la fuite ait trouv
son origine du ct dudit diteur. Mais nous reparlerons de ce roman plus loin.
A la fin du chapitre, Marie-Paule Courbe lance un dernier pav dans la mare : Rachilde est
marie ! Enfin marie sans ltre, tout en ltant. Comprenne qui pourra !
Mlle Raclife est marieou serait en droit de ltreConsacr ou non, le fait existe et nous nous en
tiendrons pour ceci ce quelle affirme. Ds quon est admis lhonneur de lapprocher, elle vous rvle
spontanment, et sous le sceau du secret, cette particularit : Elle est marie. 484

On comprend que Marie-Paule Courbe a t suffisamment proche pour tre mise dans la
confidence par lintresse qui, pourtant, nous le verrons, stait moque delle.
Cet poux mystrieux, Marie-Paule Courbe semble bien le connatre et elle nous en fait un
portrait suffisamment prcis pour que le masque soit promptement lev :
Le doux agneau pascal qui est son poux, ou fait profession de ltre, ne nous semble, dailleurs, pas bien
exigeant. Son rle est de fonder des revues et des feuilles phmres qui nont quun matin, comme les fleurs
fragiles. Rdiges dans une langue qui ressemble de loin au franais, elles nont gure quun numroou deux,
lesquels, en revanche, sont tout entiers consacrs la rclame de Mlle Raclife et de ses uvres. 485

Ctait un secret de polichinelle : cet amoureux transi, ctait Lo dOrfer, bien sr ! Et si

certains hsitaient encore sur ce point, le doute tait lev avec la publication, en premire page
du Dcadent du 11 septembre 1886, dun pome de Lo dOrfer intitul Testament486, ddi
Op.cit., p.109-110.
Op.cit., p.116-117.
485
Op.cit., p.117-118.
483
484

486

Testament
A Rachilde
Si je meurs - tu feras pour mtre toujours douce
Construire un grand cercueil par un vieux charpentier :
Capitonne-le bien de roses et de mousse
Dont tu dpouilleras certain troit sentier.
Le lit fait que ta main seule, oh ! seule, me touche !
Habille-moi de satin blanc, ainsi quun roi,
Et couche-moi. Je veux un baiser sur la bouche :
Je pourrai mendormir alors rempli de toi.
Auprs de mon chevet, pour battre linsomnie,
Pose un livre trs cher, quelque lettre jaunie
Que je lirai dans un beau songe inachev.

137
Rachilde. Les sentiments du pote taient tals l sans ambigut possible ; au point que la
ddicataire, sestimant, juste raison, compromise, obtint de faire suivre ce sonnet, fort bien
trouss et fort peu dcadent, dune mise au point svre.
Une rponse.
Monsieur dOrfer,
Mes chers Dcadents me communiquent le trs joli sonnet que vous publiez chez eux. Je saisis loccasion pour
affirmer, une fois de plus, et hautement, le droit que possde tout pote de tutoyer dans ses vers, Dieu, le roi et
les femmes. Ceci dit ladresse dun imbcile qui prtendait que jtais fort compromise par votre ddicace. Je
vous remercie en la dcadence.
Rachilde.

La question est maintenant : qui tait cet imbcile ? La rponse se trouvait dans un texte,
intitul La Dcadence 487que publiait simultanment Lo dOrfer dans Le Scapin-revue du 1er
septembre 1886, sous le pseudonyme de VIR. Il y reprenait le terme d imbcile pour
qualifier celui qui tait lorigine cette appellation, la dcadence, propice mystifier les
gogos. Limbcile en question ntait autre quAnatole Baju, le directeur du Dcadent.
Rachilde, quant elle, ne donna plus aucun texte au Dcadent, tandis que Lo dOrfer, ralli
Ren Ghil, le grand rival de Baju, tira quelques salves vengeresses sur cet Anatole, si Baju,
comme disait Tailhade, depuis les rives dune nouvelle publication hebdomadaire, filiale du
Scapin, intitulLa Dcadence.488 Quelques mois auparavant, les bons camarades dans Le
Petit Bottin des lettres et des Arts489 avaient dj gliss des allusions explicites pour ceux qui
savaient lire entre les lignes. A lentre Rachilde - rajeunie de cinq ans pour loccasion -, on
pouvait lire :
[] Signe particulier : - Elle taille ses plumes avec un canif Toujours le mme et quand mme, - au manche
dor et de fer.

On ne pouvait tre plus clair ! A lentre Orfer (Lo d), comme une suite de charade :
Publiciste erratique, grandiloquent et hallucin. Le Warwick la fois et le Saltabadil des petits priodiques de
lettres. Par lui ils naissent et meurent. Pachalesquement490, il dispense ses faveurs aux femmes de plume.

Dans sa prsentation des lettres de Rachilde Barrs, Michael Finn confirme que Lo dOrfer
nourrissait une passion amoureuse lgard de Rachilde et que les amis de Rachilde dont
Maurice Barrs pensaient mme quelle tait sa matresse491.
Marius Joseph Andr Pouget, qui prit le pseudonyme de Lo dOrfer, tait n le 7 dcembre
1859 Gabriac, un petit village de lAveyron, de parents cultivateurs au hameau de Ceyssac.
Il semble quil ait fait tout ou partie de ses tudes au collge de Ste, puisquil y data la
parution dun recueil de posies, intitul Les illets, en 1879. A vingt ans tout juste, il
figurait, Prigueux, parmi la douzaine de membres fondateurs dune revue littraire intitule
La Jeunesse. Michael R. Finn nous dit quen fvrier 1880, Rachilde avait collabor cette

Puis tu mettras ma plume en ma main froide et ple

Pour tcrire, parfois, sous les minuits dopale,
Et, peut-tre, accomplir le chef duvre rv.

Titre de larticle qui claire le sens de lexpression employe par Rachilde dans sa lettre Lo dOrfer : Je
vous remercie en la dcadence .
488
Fonde par Emile-Georges Raymond. Cette revue naura que quatre numros : n1 : 1er octobre 1886
jusquau n4 : 28 octobre 1886.
489
A savoir Flix Fnon, Paul Adam, Oscar Mtnier et Jean Moras. Ouvrage paru chez E.Giraud, Paris, 18,
rue Drouot, le 22 fvrier 1886.
490
A la manire dun pacha, cf. Alfred Delvau, Dictionnaire de la langue verte, 1883, p.323.
491
Cf. Rachilde-Maurice Barrs, correspondance indite, dition annote et prface par Michael R. Finn, 18851914, Universit de Bretagne occidentale, 2010, pp.21-22.

487

138
revue492. Par ailleurs, elle lui consacra un article dans LUnion nontronnaise 493, mais, hlas,
nous ignorons la nature de ce texte, car la collection de la BnF ne conserve que les deux
premiers numros de ce priodique494. A tout le moins, peut-on dater leur rencontre de cette
poque. Mais son activit littraire fut interrompue au dbut des annes 1880 par son service
militaire quil partit effectuer dans les colonies495. De retour la vie civile, il vibrionna dans le
petit monde de lavant-garde littraire parisienne, en collaborant une quantit de revue, en
en fondant dautres et en sinstallant, pour un temps, comme libraire-diteur, associ un
certain Vidal, au n21 de lavenue des Gobelins, lenseigne de la Librairie Europenne.
Cest l que parut le fameux recueil dHenri Beauclair, Les Horizontales, en 1885. Pour tre
honnte, cest le seul titre que nous ayons pu accrocher au catalogue de cette maison
ddition. Mais, pour tre tout fait prcis, il semble bien que cette Librairie Europenne n'ait
t quun avatar de la Bibliothque Europenne, ditions que dirigeait alors Henri Issanchou,
lami et compatriote de Lo dOrfer. En effet, le volume de Beauclair indiquait deux adresses
diffrentes : sur la couverture, 2 bis rue des Ecoles, Paris ; sur la page 5, 21, avenue des
Gobelins, Paris. Or, le n2 bis de la rue des Ecoles tait ladresse dHenri Issanchou496, avant
que celui-ci ne migrt au n 9, rue Guy-de-la-Brosse. Notons au passage que limprimeur des
Horizontales ntait autre que Ren Brissy, install 9, rue de la Fidlit ; celui-l mme qui
avait imprim les deux premiers numros des Taches dEncre de Barrs la fin de lanne
1884. Ctait, dailleurs, cette occasion, nous dit Michael Finn, que Rachilde et Barrs
staient rencontrs pour la premire fois497 : lui surveillait limpression de sa revue, tandis
quelle venait y faire diter Histoires btes pour amuser les petits enfants desprit.498 A
lvidence, Lo dOrfer tait lhomme providentiel du moment. Barrs lavait choisi comme
administrateur des Taches dEncre et cest lui que Rachilde devait davoir pu publier son
volume de littrature enfantine chez Ren Brissy. Ce dernier avait fond lhebdomadaire
Paris-Bb en juin 1884, dont Lo dOrfer tait lun des principaux collaborateurs.
Nous nentreprendrons pas ici le relev exhaustif de toutes les revues fondes, ou
prtendument telles, par Lo dOrfer lpoque o Marie-Paule Courbe parle de lui comme
fondateur de revues qui nont quun matin, comme les fleurs fragiles. Nous nous bornerons
voquer brivement celles qui semblent avoir retenu lattention de ses contemporains au
moment o Marie-Paule Courbe publiait son volume. Commenons par Le Zig-zag, Journal
hebdomadaire, littraire, artistique, fantaisiste et humoristique. En ralit, si Lo dOrfer
tait associ troitement cette revue, il nen tait pas le fondateur. Certes, il imprima
fortement son passage comme directeur entre le 31 mai 1885 et le 25 octobre 1885, mais il y
avait eu un avant et il y eut un aprs dOrfer.499Le premier numro de ce priodique, un
moment dit par Lon Vanier, parut la fin de lanne 1882, tout dabord Lyon, puis
Paris. Sous la direction de Lo dOrfer, on relve notamment les collaborations de son
Op.cit., p.39.
Article intitul La Jeunesse, n6, 8 fvrier 1880.
494
n1 (novembre 1879 et n2 (dcembre 1879). La Jeunesse, Revue littraire , Prigueux, 2, rue du Bac,
mensuelle, paraissant le 15 de chaque mois, 36 p. N 1: novembre 1879 jusquau n 9-10 juillet-aot 1880.
Direction : Administrateur-Grant : Edouard Vry. Rdacteur en chef : Emile Rial, auquel succda
Marius Pouget. Michael R. Finn indique que Rachilde a donn un article dans le numro de fvrier 1880, op.cit.,
p.39.
495
Cf. Almanach des lettres franaises et trangres, sous la direction de Lon Treich, Editions Georges Crs &
Cie, vendredi 4 avril 1924, p. 13.
496
Cf. Michael R. Finn, op.cit., p. 21.
497
Op.cit., p.3.
498
Paris, Ren Brissy, 52 p.
499
n1 : 24 dcembre 1882 ---) dcembre 1885. 95, rue Molire, Lyon, puis 34, rue Truffaut, Paris.
Administrateur : Erual ; grant : P.M. Perrelon ; rdacteur en chef : Aym Delyon. Trs fminine Erual (Laure)
et Aym Delyon sont des pseudonymes sous lesquels se dissimulaient des jeunes femmes , cette revue est
disponible dans son intgralit sur le site de la BM de Lyon.
492
493

139
complice Henri Issanchou, de Jules Renard, de Jean Lorrain et de Rachilde. Malgr son trajet
peu rectiligne, cette petite revue parvint zigzaguer jusquen dcembre 1885,500 date
laquelle, Lo dOrfer rapparut comme directeur dun dernier numro titr Gil Blague, o il
annonait la publication dans les prochaines livraisons dun roman nouveau de Rachilde.
Le Capitan tait certainement la revue la plus connue du microcosme de lavant-garde
littraire parisienne. Le premier numro de ce journal hebdomadaire illustr parut en
novembre 1883.501 Comme ctait lusage, la liste des collaborateurs annoncs tait
prometteuse. Au sommaire du numro1, on trouvait les noms de Lon Cladel, de Jean
Moras, de Marie Krysinska et de Rachilde qui publiait une nouvelle : La Maison trahie. Mais
ds le numro2, (nouvelle srie) du 31 juillet 1884, Lo dOrfer ntait plus aux commandes
du Capitan, o lon dcouvrait le nom dAlfred Vallette, comme secrtaire de rdaction. A la
mme poque, on le retrouvait comme administrateur dun confidentiel Franc-Parleur
Parisien, organe des intrts du Ve Arrondissement. En avril 1886, il publiait le premier
numro de La Vogue, revue qui fut la pierre angulaire du mouvement symboliste, laquelle il
faudrait consacrer tout un chapitre pour en faire le tour. Et encore ! Mais ds le numro5 (13
mai 1886), il tait dbarqu par Gustave Kahn, le secrtaire de la rdaction. Sa Revue de
Paris neut quun numro le 7 mars 1887. Il y publia, pour la premire fois, la nouvelle de
Jules Renard intitule une Passionnette, reprise dans son recueil, Crime de village, dit par
ce mme Lo dOrfer la Librairie de la Grande correspondance le 1er octobre 1888.
Notons qu part ce titre et l'opuscule de vers de Lo dOrfer, intitul Joyau damour,502 il
semble que ft l constitue la totalit du catalogue de cette maison ddition. Par la suite, on
retrouva le nom de Lo dOrfer attach un grand nombre de revues, mais, pour autant, il
ngligea de rassembler ces milliers de textes dans quelque ouvrage que ce ft, comme en
tmoigne le catalogue de la BnF. A lpoque o sortit La Vierge-Rclame, Marie-Paule
Courbe ne pouvait pas mconnatre lintense activit littraire, trs prometteuse, de Lo
dOrfer. Elle nignorait pas son trs long et trs savant article paru dans La Revue
Indpendante de janvier-mars 1885, intitul La Grande Marotte, o on lisait, au passage, une
attaque contre les bas-bleus, lexception dun :
La seule femme de lettres de talent que nous connaissions, et la plus jeune, Mlle Rachilde, qui publia, en
1884, Monsieur Vnus, un roman vacarme, a tress jadis son petit sonnet, dun manque de prosodie
dplorable. 503

Certes, il y avait des roses, mais les pines ny manquaient pas. Pas sr que Rachilde ait pris
ces considrations avec le sourire ! En 1886, il tait lun des rdacteurs vedettes du Scapin,
sous son nom ou sous le pseudonyme de VIR. Cette revue tait une sorte dbauche de ce qui
deviendrait Le Mercure de France et, de fait, on y retrouvait Alfred Vallette comme secrtaire
de rdaction. Cest Lo dOrfer qui inaugura dans les sous-sols du caf Le Soleil dOr504,
place Saint-Michel, les soires du Scapin auxquelles succdrent les clbres soires de La
Plume. Nous en arrivons, prsent, ce prtendu vrai-faux mariage avec Rachilde. MariePaule Courbe, feignant dtre dans la confidence, a instill le doute sur la ralit de ce
mariage entre Rachilde et Lo dOrfer. Il est peu prs certain quelle agissait par pure
malveillance afin de nuire Rachilde. Elle inscrivait Lo dOrfer au tableau de chasse de
linsatiable Rachilde ct des Le Hnaff et autre Sogler. En ralit, si Lo dOrfer pousa
bien une Marguerite, ce ne fut pas Marguerite Eymery vritable nom de Rachilde mais
Cf. Lettre de Jules Renard sa sur [dcembre 1885] : Ne ttonne pas de ne plus recevoir le Zig-Zag : il
est tomb . In Jules Renard, Correspondance 1864-1910, Flammarion, 1954, p.51.
501
Sur cette revue consulter le dpouillement publi par le site Les Commrages de Tybalt :
http://tybalt.pagesperso-orange.fr/LesRevues/pagesRevues/Capitan.htm. Il est fortement craindre que la
collection de la BnF soit incomplte.
502
Compos dune centaine de vers, ce pome unique, tir seulement 75 exemplaires, obtint un illet
lAcadmie des Jeux Floraux de 1889.
503
Op.cit. p.531.
504
Aujourdhui, Le Dpart, hospitalier commeun caf parisien !

500

140
une demoiselle Marguerite Neveu la mairie du Ve arrondissement de Paris, le 6 mars 1889.
De cette union naquit, en 1893, Germaine, dite Germaine Tourangelle, la muse de Paul Fort
quil enleva alors quelle tait une trs jeune fille.505Pour en terminer ici avec Lo dOrfer,
nous noterons la prsence en tant que tmoins son mariage de deux personnalits
importantes, dont il semble avoir t assez proche. Ren Fouret (1842-1924), libraire-diteur,
administrateur de la librairie Hachette et le docteur Franois Girou de Buzareingues (18051891), ancien dput de lAveyron sous lEmpire, qui stait, peu peu, dtourn de la
politique pour embrasser une carrire dartiste-peintre et de sculpteur.
Quant au vrai-vrai mariage de Rachilde, il se droula quelques mois plus tard, dans la mme
mairie du Ve arrondissement, le 12 juin 1889, avec Alfred Vallette, en prsence de tmoins
amis du couple, savoir Lo Trzenik, Albert Samain, Laurent Tailhade et Camille
Flammarion. Ainsi, le doute est lev sur les allgations de Marie-Paule Courbe, dont il est
prouv quelle se servait, dans cet avant-dernier chapitre, de Lo dOrfer, comme des autres,
dans le seul but de mettre Rachilde en porte--faux.
Fiat Lux
Dans cet ultime chapitre, Marie-Paule Courbe laisse clairement entendre quelle a frquent
Rachilde dassez prs pour lui dire, un moment, ouvertement, sa faon de penser :
Comme je nai pas craint de vous le dire un jour, usant dune franchise qui mattira votre inimiti aprs une
bienveillance que je navais certes pas demande .506

La rupture consomme entre les deux femmes, Marie-Paule Courbe se plaignit davoir t
victime de quelques vilenies et davoir t mle une mauvaise rclame par la volont de
Rachilde. Cela restait bien vague. Stait-elle reconnue dans le personnage de Mlle de
Vnerande ? Ou bien dans certaines situations dcrites dans Monsieur-Vnus ? Nous ne le
pensons pas. Il est clair quun contentieux existait entre ces deux personnes, mais nous ne
parvenons pas en dterminer prcisment les contours. Il est probable que Rachilde ait eu
connaissance par Marie-Paule Courbe, elle-mme, de certaines prouesses, de certains
happenings Car, quoiquelle sen dfende dans son ouvrage, o elle pose en mre la
Pudeur, Marie-Paule Courbe avait certaines dispositions propres attirer un Maupassant. Ces
photos la reprsentant nue ne plaident pas non plus pour des murs de quakeresse ! En tout
tat de cause, Rachilde comme Marie-Paule Courbe le craignait apporta une rponse La
Vierge-Rclame quelques mois plus tard, avec la publication, chez Monnier, en janvier 1888,
de Madame Adonis, o lon pouvait dcouvrir lhistoire dune femme se travestissant en
homme pour sduire une de ses pareilles.
Ce qui semblait particulirement choquer Marie-Paule Courbe dans le livre de Rachilde,
Monsieur Vnus, trouvait ses racines dans les menaces que lactualit faisait peser sur la
France.
A lheure o le ciel sassombrit l-bas, du ct de lEst, avec des menaces dorage[]Vous tes mal venus,
artistes de la dcadence, qui nous dtournez de nos proccupations viriles, qui nous chantez la beaut des
phbes aux formes indcises et lattrait troublant des mles blonds et roses qui saffublent en
femmes[] Quant moi, jaimerais encore mieux voir viriliser les femmes que voir abtardir les hommes. 507

Il tait fait, ici, implicitement allusion laffaire Schnbel qui survint le 20 avril 1887 et qui,
si la dcision navait tenu quau ministre de la Guerre de lpoque, le gnral Boulanger,
Sur ces circonstances et la raction courrouce de Lo dOrfer, nous renvoyons le lecteur le relation candide
quen donne Paul Fort, in Mes Mmoires Toute la vie dun pote : 1872-1944, Flammarion, 1944, p.111 et
suiv.
506
Op.cit., p.127.
507
Op.cit, pp.130-131.
505

141
aurait dbouch sur un nouveau conflit franco-allemand. Il ne faut pas oublier que MariePaule Courbe tait originaire de Nancy, ville dsormais de frontire sinon de front. Le
traumatisme de la dfaite de 1870 tait plus prsent dans ce coin de France quailleurs. Ce
sursaut de nationalisme peut, dailleurs, nous surprendre, car Marie-Edme Pau, nous dit
Nicole Cadne, dcrivait son amie indiffrente aux vnements en juillet 1870. Mais, il est
vrai que les ractions ntaient pas les mmes avant et aprs la dfaite.
Il nest donc pas douteux que Madame Adonis508 mettait en scne Marie-Paule Courbe.
Seulement, disons-le tout net, la diffrence de La Vierge-Rclame, il ne sagissait pas dun
roman cl. Dans son ouvrage, Finding the Woman Who Didnt Exist,509 Mlanie Hawthorne
a parfaitement dmasqu la prsence de Marie-Paule Parent-Desbarres derrire le personnage
central du roman, Marcelle Carini Dsambres. Pour autant, on peinerait retrouver des
informations prcises sur Marie-Paule Courbe travers ce rcit. Certes, Mme
Dsambres/Desbarres a 40 ans, est veuve ; elle joue du piano et par le ddoublement de sa
personne en un frre, nomm Marcel elle est sculpteur. Certes, elle se travestit donc parfois
en homme. Cest dj beaucoup, mais cest l tout ce quon dcouvre de Marie-Paule Courbe.
Autrement dit, rien que ce que lon connaissait dj. Le roman commence comme un rcit
balzacien il se passe Amboise et Tours au demeurant assez bien trouss, mais, comme
souvent dans les romans de Rachilde, lintrigue fait du sur-place partir du moment la
moiti du livre o lon a devin que Marcel et Marcelle Carini Dsambres ne faisaient
quun. Il reste que le portrait que Rachilde fait de son hrone nest pas ngatif. Une page
mrite quon la cite car les propos quelle contient auraient pu tre tenus par Marie-Paule
Courbe, tant du point de vue de sa vie sentimentale et de son parcours artistique que de son
engagement fministe :
Je nai jamais aim les hommes, ils sont si btes et si brutaux. Mon mai men a dgot pour le reste de ma
vie. On mavait fait pouser un vieux tout plein dides baroques, je fus complaisante, mimaginant que la
complaisance tait un des principaux devoirs conjugaux et mon cher ami mourut au bout de quelques
semaines de lune de miel510 Jai parcouru, veuve et trs libre, les diffrents mondes parisiens, puis, un beau
matin je me suis rveille vritablement artiste Vous ne savez pas, vous, homme, le demi-quart de ce que je
saisTenez, numrons, musique (et elle touchait du doigt la lyre de Sapho), peinture (elle montrait une
nymphe de Henner511 se dtachant toute blanche des tentures sombres), sculpture (elle souleva une main de
pltre quelle avait moule elle-mme), littrature (elle se frappa le cerveau de son index), je peux faire ce que
je veux Alors conclut-elle brusquement, vous, lhomme, que pensez-vous mapprendre ou me disputer ?

.512
Dans le fond, Marie-Paule Courbe navait pas lieu de se fcher du portrait de cette femme qui
prfrait les femmes la couleur est dailleurs annonce par lauteur qui mentionne
plusieurs reprises la prsence dun buste de Sapho dans lappartement de Mme Dsambres.
Enfin, si lon considre que Madame Adonis nous fournit un clairage sur la personnalit de
Marie-Paule Courbe, il nous renvoie limage dune crature suicidaire qui orchestre sa fin,
depuis le moment o elle prte de largent au pre Tranet jusqu la prparation de son
meurtre par Louis Bartau que, dans un dernier effort, elle transforme en suicide. Ainsi, il est
possible que Rachilde ait vu en Marie-Paule Courbe davantage un tre auto-destructeur
quune lesbienne scandaleuse. Quoi quil en soit, Madame Adonis ntait, en aucun cas, une
rponse La Vierge-Rclame. Du reste, nous lavons dit plus haut, ce roman semble avoir t
en gestation avant la publication du brlot de Marie-Paule Courbe.

508
509

Paris, E. Monnier, 296 p. Rdition, J. Ferenczi et fils, 241 p., Paris, 1929.
University of Nebraska Press, 2012. pp.123-130.

Lpoux de Marie-Paule Courbe, Paul-Joseph Parent-Desbarres, avait seulement 9 ans de plus que son pouse
et il mourut effectivement quelques semaines aprs son mariage.
511
Sur les rapports de Marie-Paule Courbe avec Henner voir le chapitre intitul Sur la toile et sous le ciseau.
512
Op.cit., rdition de 1929, pp.167-168.
510

142
Pour clore ce chapitre, nous reviendrons sur ce que prtendait dtenir Pierre Borel : une
correspondance torride, au contenu impossible reproduire , entre Rachilde et MariePaule Courbe. Seul de cet change pistolaire nous sont parvenus un tlgramme envoy par
notre hrone lauteur de Monsieur Vnus et un extrait de lettre paru anonymement dans la
presse. Il semble que ce tlgramme ait t effectivement en la possession de Pierre Borel, si
lon en juge par lannotation manuscrite qui avait t ajoute ultrieurement.
Je ne veux pas vous laisser passer la nuit sans nouvelles. Je nai pas pu crire aujourdhui. Je traque Tdans
tous les coins pour lui administrer une correction et lui jeter mon gant au visage. On croirait quil le sent, mais
jattends 7 h1/2 pour le joindre quand il rentrera. Je lai vu 4 fois dans ma vie et ne lai pas aperu depuis le
lundi gras.
Vos amis commencent me crisper et ce sont eux qui pourront bien recevoir des coups de cravache. Cest votre
faute. Vous affolez ces hommes avec vos coquetteries et ils ne songent plus qu jeter de la boue ce qui leur
porte ombrage. Vilains personnages ! Comme ces choses l me font estimer des hommes comme Maupassant.
Vous aurez une lettre demain.
G 513

Si ce document ne fournit aucune preuve de prtendues relations amoureuses entre les deux
femmes, il nous apporte des informations non dnues dimportance. Tout dabord, il nous a
fallu le dater car le cachet de la poste ne nous permettait pas de lire les deux derniers chiffres
de lanne. Grce au contenu du tlgramme qui fait rfrence T, nous avons pu en
dduire que nous tions en 1889. T est en effet Tailhade avec lequel Marie-Paule Courbe
avait alors maille partir514, et la seule anne qui correspondait aux vnements suggrs tait
celle-ci. Par consquent, il est manifeste que, malgr la publication de La Vierge-Rclame
deux ans auparavant, des relations pistolaires ont perdur entre les deux anciennes amies.
Certes, le ton du message tait quelque peu vinaigr, mais on aurait pu sattendre une
rupture totale : ce ntait pas le cas. Le dbut nous indique mme une certaine proximit et la
fin une continuit de correspondance : il y a eu des lettres avant ; il y en eut aprs.
Le second document, antrieur au prcdent, est lextrait explicite dune lettre de Marie-Paule
Courbe Rachilde, cite par Marlo Johnston dans sa biographie de Guy de Maupassant, repris
dun article de Gil Blas du 4 mars 1889, o auteure et destinataire ntaient opportunment
pas cites :
Beaut ma chrie je ne peux pas effacer mon pass, malheureusement, mais je te donne mon avenir. Je te le
donne sans rserve, sre de pouvoir dsormais me conserver inviolable et intacte, puisque tout, hors de toi,
mest indiffrent. Chre Mystique tu veux que je sois chaste, jarriverai dtruire mes sens. Nai-je pas dj,
par la puissance du cerveau, russi les changer compltement, men crer de nouveaux. A ce point que les
caresses les plus chaudes dun homme me laissent froide et quun parfum de femme, saisi au vol, me dilate, me
grise, me donne une sensation physique extraordinaire. Je les ai changs, je les dtruirai ! Ce sera long
seulement avant de terrasser la dernire rvolte 515

Rodolphe Darzens avait dj publi partiellement cette lettre dans le numro de dcembre
1887 de La Jeune France ; en service command, il venait l apporter son soutien Rachilde
contre celle quil rebaptisait Mme Pierre Aeule des Barreaux (pour Parent-Desbarres) en
dmontrant avec la publication de cette pice le dpit amoureux qui avait motiv Marie-Paule
Courbe. Quoiquil en soit, ces documents confirment bel et bien lexistence de rapports et
de rapports assez proches entre Marie-Paule Courbe et Rachilde et, dautre part - ne
boudons pas notre bonne fortune-, le tlgramme nous livre le nom de Maupassant, et cela
nous permet dapporter un crdit supplmentaire lexistence de ses liens avec lauteur de La
Maison Tellier516.
Tlgramme de Marie-Paule Courbe Rachilde du 31 mars [1889]. Copie obligeamment communique par
M. Jean-Jacques Lefrre.
514
Sur ces circonstances, consulter le chapitre 18 intitul Mme DEstoc assez forte en gueule , pp.255-270, in
G.Picq, Laurent Tailhade ou De la provocation considre comme un art de vivre, Maisonneuve et Larose, 2001,
515
Op.cit., p.819.
516
Cf. le chapitre La Maupassante aux cent soucis.
513

143
Enfin, en ce qui concerne la rception de La Vierge-Rclame par la presse de lpoque, part
Gil Blas, o Marie Paule Courbe avait probablement des amitis complices peut-tre Henry
Fouquier le livre ne fit pratiquement aucune vague. Ds le 21 novembre 1887, le journal lui
prdisait un immense succs, ayant dj un grand retentissement. Le 26 dcembre suivant, en
page 2, un article entier lui tait consacr. Non sign, il reprenait la logorrhe antirachildienne
de louvrage, au point que nous sommes peu prs persuads que son auteur en tait Marie
Paule Courbe elle-mme. Dailleurs, pour brouiller les pistes, elle parlait de lauteur comme
sil tait un homme :
Un trs curieux volume, qui soulve en ce moment bien des polmiques, cest la Vierge-Rclame, de M.G.
dEstocAllons, arrire ! dit M. dEstoc en terminant

Enfin le 13 janvier 1888, on pouvait lire cette complaisante annonce :

Signalons le succs croissant de la Vierge Rclame, cet ouvrage de polmique violente qui soulve tant de
haines sourdes. Les personnages qui y sont viss sont faciles reconnatre ; on parle beaucoup du duel fminin
qui va rsulter de certaines divulgations.

Il est temps de sintresser, prsent, ceux qui accueillirent la prose de Marie-Paule Courbe,
qui, dans leurs journaux, qui, dans leurs maisons ddition. Nous verrons que la personnalit
de ceux-l nous rserve bien des surprises.

144

CHAPITRE 7 De sombres personnages: diteurs et directeurs de presse.

Nous passerons, ici, rapidement sur la figure de limprimeur de Nancy A.Voirin, situ
23, rue de lAtrie517, qui publia, la mme anne que La Vierge-Rclame, en 1887, Noir sur
Blanc, rcits lorrains, de Gyz-El. Dabord parce quil se distinguait davantage comme
imprimeur que comme diteur, ensuite parce quil a laiss nettement moins de traces de son
activit que ceux dont il va tre question dans ce chapitre. Certes, imprima-t-il galement en
1887 Les Fleurs du Dom*** de Lo dArka, le futur compagnon de Marie-Paule Courbe,
mais tout aussi bien sortirent de ses presses des ouvrages dhistoire locale - Les restes du
Tmraire sont-ils Bruges ou Nancy ?-, que des traits mdicaux - tude critique des
diffrents traitements de l'ophtalmie sympathique. En fait, il ne choisissait pas ce quil
imprimait : du moment que le client rglait la facture, peu lui importait.
La dmarche que nous avons entreprise pour aller au-devant des diteurs de Marie-Paule
Courbe nous a sembl pertinente en ce sens quelle devait nous clairer sur le type de milieux
quelle avait t amene frquenter.

Georges Gugenheim
Sans aucun doute, ce citoyen mriterait-il lui seul quon lui consacrt un ouvrage, tant son
histoire personnelle fut pour le moins difiante. Ainsi donc, Georges Gugenheim vit le jour
Paris le 24 janvier 1847 dans une famille de ngociants isralites. Apparemment, trs tt, le
jeune homme se livra un certain nombre dindlicatesses, au point que ses parents le
poussrent sengager dans larme. Libr en 1869, il fut rappel en 1870 et dclar
dserteur en octobre, puis rintgr en mai 1871. Entre temps, il stait engag au Ier
Rgiment de Spahis Mdah ; ce qui, on en conviendra, le mettait assez loin des tirs
prussiens. Poursuivi par la justice militaire, il sen tira par un non-lieu en juin 1871, mais fut
cass de son grade de sous-officier. Le 29 fvrier 1872, il pousa, Nancy, Mathilde Laure
Lvy, fille dun employ de banque install dans cette ville. Il dclarait alors tre ngociant en
compagnie de ses parents 14, rue Oberkampf Paris, mais il dpendait toujours de larme,
servant dans la rserve. La famille de son pouse semblait particulirement aise, si lon en
juge par la profession de trois des tmoins ce mariage, oncles de la marie, tous banquiers
domicilis Nancy. Le couple eut trois enfants, dont nous navons pu identifier que deux
filles : Jeanne ne en 1874 et Louise ne en 1877. Pendant ce temps-l, Gugenheim, par
lentremise des parents de sa femme, avait t embauch comme comptable aux
tablissements Durlach frres, fabricants de limes, aux appointements de 3000 francs. Lan
des frres, Emmanuel Durlach, qui avait la direction commerciale de lentreprise, ne tarda pas
lui faire une absolue confiance pour la gestion des comptes de lusine. Et tandis que les
affaires des tablissements Durlach nallaient pas tarder dcliner, bizarrement, comme par
un effet de vase communicant, celles de monsieur Gugenheim ne cessaient de prosprer. Et
pour cause
Il tait parvenu se faire agrer comme reprsentant par plusieurs maisons de commerce importantes 518 et
formait la comptabilit dun grand magasin de nouveauts de Nancy. En mme temps il se lanait dans le monde
lgant, crivait des pices de thtre, crait un journal thtral, achetait un journal politique la Dpche,
Associ L. Kreis, cette imprimerie avait pris la succession de celle de Colin. Elle imprima longtemps le
priodique LImmeuble et la construction dans lEst.
518
Notamment la clbre maison de biscuits anglais Huntley & Palmers. cf. Le Journal des Dbats politiques et
littraires du 3 dcembre 1891.
517

145
tablissait un office de publicit, se portait adjudicataire de laffichage municipal. Bientt il possda une maison
de campagne, cheval et voiture, et se mit faire la fte. 519

Plus tard, lors de son procs, en 1891, le tribunal voqua le train de vie de Gugenheim durant
ces annes de cocagne, en parlant de libertinage et daffabulation comme celle quil colportait
concernant un hritage imaginaire de cent treize millions ! Par ailleurs, au moment de son
arrestation, la trs boulangiste Presse de Georges Laguerre ne manqua pas dpingler, son
tableau de chasse, un opportuniste de marque, dont la vente de la bibliothque venait de
dvoiler un ouvrage de Jules Ferry muni dun envoi de son auteur au brillant directeur de La
Dpche. Bien plus, ce journal nhsita pas titrer la une Un Scandale opportuniste au
moment de son arrestation, prsentant lhomme comme ayant ses entres privilgies la
prfecture :
[]Il tait, en fait, le maire de Nancy et, quoique reconnu universellement comme une canaille, il a t
dfendu jusqu la dernire extrmit, par tous les opportunistes et par le conseil municipal de Nancy, qui avait
li son existence celle de cet individu. On commente beaucoup Nancy ce fait que la municipalit, en
plusieurs circonstances, aurait sacrifi les intrts de la ville aux intrts de M. Gugenheim. Hier encore, dans
un discours rempli doutrages ladresse des rvisionnistes, le neveu de M.Volland, snateur ferryste de
lendroit520, un monsieur Lombard, se portait garant devant le tribunal, de lhonneur de ce misrable. []
Ajoutons que, par cette disparition, tombe un procs quintentait M. Gugenheim notre collaborateur Maurice
Barrs, qui navait fait que lui jeter la face une partie des infamies aujourdhui tales en plein jour. 521

Le Journal des Dbats politiques et littraires du 3 dcembre 1891 livrait un portrait peine
moins svre du personnage :
[] Gugenheim fatiguait lopinion de sa personnalit, et si, politiquement, son journal ne jouissait pas dune
grande autorit, sa feuille thtrale tait la terreur des directeurs et des artistes. Il entreprenait souvent des
voyages dagrment ; on le voyait Paris, Nice, Monte Carlo, dans tous les lieux de plaisir. Mais telle
tait laveugle confiance de M. Durlach an dans son "comptable" quil sen montrait trs satisfait .

Lauteur de larticle terminait en esquissant un dbut dexplication au fait que les petits tours
de passe-passe financiers avaient fini par tre dnoncs, au bout de plus de dix ans, car ils
eussent pu continuer ainsi encore de longues annes. Cest probablement ce que croyait
Gugenheim.
[] Avec ses faons encombrantes, le personnage stait cr des ennemis, la polmique de son journal
(tour tour radical, boulangiste, puis antiboulangiste) tait agressive .

On devine aisment que ce furent ces ennemis qui vinrent ouvrir les yeux monsieur Durlach,
jusque l satisfait du travail de son estim comptable.
Ce fut donc le 3 novembre 1880 que parut le premier numro du Petit Nancien. Se voulant
artistique, littraire et thtral, voil comment il tait prsent par son directeur :
Le Petit Nancien publie chaque jour le compte rendu des reprsentations thtrales de la ville. Il donne
pour chacune des reprsentations de thtre ou de concert, lanalyse des pices joues et des couplets chants
dtachs des partitions. Cest un journal de critique impartiale. Il dfend les intrts du public contre les
tendances des directeurs de thtres qui ngligent la question artistique pour ne faire du thtre quune
exploitation commerciale .522

A bon entendeur, salut ! Etant pour sa part totalement dsintress, Monsieur le directeur
donnait l une leon dthique propre sattirer de promptes sympathies !
Pour autant, Le Petit Nancien ne se bornait pas terroriser le milieu du thtre par ses
critiques. Une place non ngligeable tait rserve la gaudriole, trs en vogue en cette fin de
In La Presse du 4 dcembre 1891.
Franois-Adrien Volland, n Nancy le 1er aot 1838 ; dcd Paris le 4 juin 1900. Cet avocat avait t
maire de Nancy de 1879 1888, date laquelle Emile Adam lui avait succd. Elu snateur de Meurthe et
Moselle en 1886, il tait un antiboulangiste convaincu. Il fut galement lun des co-fondateurs du Progrs de
lEst.
521
La Presse du 18 janvier 1891.
519

520

522

Emile Mermet, Annuaire de la Presse 1886.

146
sicle. Bornons-nous citer cette premire page du numro 648 (du 24 au 27 fvrier 1884),
o une sorte de bande dessine muette, intitule Consultation de famille et signe Gyptis nous
narrait lhistoire dune bonne qui avait transmis la vrole au fils et au pre dune famille
pourtant tout fait respectable. Mais la fin, on comprenait que ctait la matresse de maison
qui, cocufiant son poux, avait la premire introduite la maladie en couchant avec monsieur
qui, lui-mme, couchant avec la bonne, qui elle-mme couchant avec le fils
Mais ct de ces confondantes niaiseries, Le Petit Nancien pouvait senorgueillir de
collaborations de qualit. Si lon exceptait la ribambelle habituelle de pseudonymes dans la
presse de lpoque (Raton, Minette, Nitouche, Montengraine omniprsent ici etc.), lon
pouvait dcouvrir des textes de qualit. Ainsi, Stanislas de Guaita donnait deux pomes en
septembre 1883 repris dans La Muse Noire, dont le journal annonait la publication
imminente, et trois autres en mai 1884, repris lanne suivante dans Rosa Mystica.
Guaita tait mosellan et, en cette qualit, il tait tout naturel quil portt ses premiers vers ce
journal artistique rgional qui commenait faire parler de lui. En revanche, nous avons t
surpris de trouver de nombreuses reprises la signature du jeune lyonnais Lon Riotor. Ag
de moins de vingt ans, il publiait ses premiers essais potiques dans ce journal. Il poussa la
dfrence jusqu ddier un pome LArbre et le Nid Georges Gugenheim dans le numro
du 22 octobre 1884. Enfin, citons, ple-mle, dune faon non exhaustive, les principales
signatures que nous avons pu relever : Jean Alesson, Hippolyte Audeval, George Auriol,
Georges Beaume, Melchior Bonnefois, Evariste Carrance, Franois Coppe, Charles Courbe un rudit local mort en fvrier 1885, sans rapport direct avec la famille de Marie-Paule
Courbe - Alphonse Daudet, linvitable Charles Fuster, Tristan Gerbligny, Albert Giraud,
Charles Gueullette, Alexandre Hepp - collaborateur trs rgulier qui tenait la rubrique des
premires thtrales Paris partir davril 1884 -, Georges Lafenestre, G. Laforest, Georges
Leygues, Jean Lombard, E.M. de Lyden, E. Manuel, Pierre Muray, Georges Ohnet, Edouard
Pailleron, Ch. Perotte Delandes, Potoni-Pierre, Sully Prudhomme, Marcel Richard, Elzard
Rougier, Jules Rouquette, Roux-Ferrand, J.B. Salgues qui publiait un article philosmite
intitul Les Juifs dans le numro du 17 juin 1886, article paru auparavant dans La
Dpche du 6 mai - , Albert Samain, G. Savigny, Armand Silvestre,Turpin de Sansay, L.
Tynaire, Louis Ulbach, , Edouard Viard, comtesse de Villemanne etc.
Ce fut le 9 octobre 1883 quapparut, pour la premire fois, la signature de Gyzle. Nous
navons pas pein lassocier notre Marie-Paule Courbe, car nous retrouvons des textes
signs de ce pseudonyme, repris plus tard dans Noir sur Blanc, rcits lorrains.
Et voici comment Gugenheim la prsentait :
Le Petit Nancien annonce quil vient de sassurer la collaboration dun crivain dun rare esprit qui dsire
garder lanonyme, collaboratrice dun grand journal parisien, dont les chroniques fort gotes sur le boulevard,
promettent aux Nanciens lettrs de charmantes lectures.

Au total, elle donna vingt textes, dont certains furent repris par La Dpche de Nancy. Il
arriva mme parfois quelle rdiget des articles de commande, comme celui publi dans le
numro des 1er et 2 novembre 1883, intitul Nos Bonnes Surs, sur lequel Gugenheim
sappuyait sans vergogne pour clore une polmique personnelle ouverte avec Edgard Auguin,
directeur du Journal de la Meurthe et des Vosges, un quotidien conservateur. Le lacard
Gugenheim rappelait, dans le chapeau de larticle, que, sil dnonait les abus de la religion, il
entendait ici rendre hommage aux bonnes surs. Lamical lancement de Marie-Paule Courbe
ainsi que la familiarit consistant sinviter dans le texte de sa collaboratrice laissent penser
que Marie-Paule Courbe et Gugenheim entretenaient des rapports assez cordiaux.
Quelques mois plus tard, le 9 janvier 1884, Gugenheim se battait en duel contre Paul
Sordoillet, rdacteur en chef du Courrier de la Meurthe et Moselle - quotidien de centre
gauche - qui imprimait jusque l Le Petit Nancien et qui avait cess de le faire depuis le 8

147
janvier. Les deux hommes, au dpart, staient brouills pour des broutilles, ce qui avait
entran une rupture qui, elle-mme, avait engendr un duel, dont Sordoillet tait sorti bless
au bras la seconde reprise. Ce mme Sordoillet essuya, cinq ans plus tard, une tentative de
prise de contrle boulangiste, orchestre par Maurice Barrs et le prince de Polignac, en
janvier 1889 523.
En plus de la passion de la presse, ce Citizen Kane lorrain nourrissait des ambitions littraires.
Si lon excepte deux petites publications en 1879 des pices de vers intitules Chatenois (7
pages) et A nos htes, souvenir des ftes de Nancy (4 pages) - , Gugenheim signa trois uvres
( deux revues et un drame) qui connurent un succs destimede porte provinciale.
La premire, Nancy ! tout le monde descend ! revue en 5 actes et 7 tableaux, crite avec la
collaboration dEmile Roussel, archiviste de la ville de Nancy, avec une musique de Paul
Thomas, fut reprsente au thtre de Nancy le 14 fvrier 1880. Signe que Gugenheim avait
russi, ds cette poque, prendre un certain ascendant sur la ville. Car, si nous navons pas
eu loccasion davoir ce texte sous les yeux, nous nous sommes procur celui de sa seconde
revue, Nancy sens d'sus d'sous, que Gugenheim avait publie lui-mme dans son imprimerie,
15, rue de Serre, Nancy. Celle-ci, galement mise en musique par Paul Thomas, avait t
reprsente au thtre de Nancy le 6 mars 1885, dans une mise en scne dAlbert Carr,
auquel louvrage tait ddi :
A Monsieur Albert Carr
Mon cher Directeur,
Acceptez, je vous prie, la ddicace de ce modeste ouvrage ; il vous est d plus qu tout autre, car vous lavez
accueilli enfant, et vous en avez fait un homme.

Albert Carr terminait sa saison comme directeur du thtre de Nancy, o il avait t nomm,
lanne prcdente, grce lappui de Charles Gounod, ami du maire de Nancy, Franois
Volland. Dans ses Souvenirs de thtre, Albert Carr consacre quelques pages son passage
Nancy o il se remmore ces visages assombris et apitoys de la capitale lorraine, quil met
sur le compte des mauvaises gestions successives du thtre :
[] Jappris bientt que non seulement le dernier, mais lavant-dernier directeur aussi, avaient fait faillite, et
que le public boudait le thtre qui ne lui donnait pas les satisfactions quil tait en droit dattendre dune
subvention de 25 000 francs (pour une saison de huit mois) [] 524.

On ne stonnera gure de ne pas trouver dans ces mmoires une seule allusion ce chef
duvre immortel, sign Georges Gugenheim, qutait Nancy sens d'sus d'sous !
Enfin, pour ce qui est du drame crit par Gugenheim en collaboration avec Turpin de Sansay,
Cinq-Mars, il avait t reprsent au Thtre de Nancy le 19 dcembre 1882. Auteur lger,
notamment doprettes, ce Turpin de Sansay avait trouv placer sa prose dans Le Petit
Nancien : ctait donc un familier des lieux.
Le 15 septembre 1884, Gugenheim se dotait enfin dun journal la mesure de ses ambitions
en crant La Dpche de Nancy, sous-titr journal rpublicain progressiste indpendant de la
rgion de lEst. Chaque soir, ses quatre pages quotidiennes taient vendues, au prix de cinq
centimes, la bonne socit nancienne et galement aux Nanciens de passage Paris, o ce
journal, tir 10 000 exemplaires, tait vendu en kiosque sur les boulevards situs entre la
rue et le Faubourg Montmartre et le Grand Htel . Ses bureaux taient naturellement ceux
du Petit Nancien, 15, rue de Serre, et dailleurs les articles taient souvent les mmes,
paraissant de faon suffisamment dcale pour entretenir lillusion dune diffrence. Le
rdacteur en chef, propritaire, grant, Gugenheim avait confi le secrtariat de rdaction
Auguste Judlin. Le journal se prsentait comme clairement rpublicain et anti-ractionnaire :
Journal des Dbats politiques et littraires des 11 et 18 janvier 1889.
Albert Carr, Souvenirs de thtre, Plon, 1950, p.107. Rappelons qu cette poque, Gugenheim tait
adjudicataire du rideau du thtre de Nancy. Mais cela navait peut-tre rien voir

523

524

148
dailleurs, la premire chronique de ce premier numro avait t confie Louis Ulbach,
maon et rpublicain convaincu. Il nest donc pas surprenant que, lors des lections
lgislatives de lanne 1885, La Dpche ft une large propagande pour le camp opportuniste.
Ds septembre1884, Maurice Barrs tenait une chronique rgulire en premire page : celle-ci
cessa en novembre 1884. Lpisode boulangiste les vit se ranger dans deux camps
irrductiblement opposs et nous avons vu plus haut quune action en justice avait t initie
par Gugenheim en 1891 contre Barrs. Mais les circonstances en dcidrent autrement.
Marie-Paule Courbe donna vingt articles au total La Dpche sous le pseudonyme de
Gyzle, utilis au Petit Nancien, ou sous son nom de femme marie, P. Desbarres. Le
premier dans le numro du 23 novembre 1884 et le dernier dans celui du 2 janvier 1886.
Pour ce qui est des autres signatures, on retrouvait essentiellement celles du Petit Nancien.
Pour mmoire citons seulement : Philibert Audebrand, George Auriol, Jules Bariol, Georges
Beaume, Hubert Bons, Georges Borell, Louis Bourgaut, Ren de Brire, Paul Brulat, G.
Demiralle, Edouard Durranc, H. Escoffier, Charles Fuster, Albert Gers, Alexandre Hepp,
Jean-Bernard, Ernest Judet, A. Kolb, E. Lagrillre-Beauclre, Charles Lamour, Edgard
Landesque, Paul Laurencin, Ernest Legouv, Oscar Loni, E. M. de Lyden, Achille Mlandri,
Dr E. Monin, Eugne Moret, Pierre Muray, Lopold Paulhan, Alfred Pigny, E.Potoni-Pierre,
Edgard Pourcelle, A. Ranc, Tony Rvillon, Emile Richard, Pierre Robbe, Jules Rouquette,
Victor Rozier, G. Savigny, Pierre Sternon, Jean Ttu, Frdric Toulmouche etc.
Notons tout de mme les dbuts de Paul Brulat, g de tout juste vingt ans et remarquons, l
encore, la prsence incontournable dAlexandre Hepp. Pour en terminer avec les
gesticulations nanciennes de Georges Gugenheim, nous mentionnerons, le 13 fvrier 1886,
un duel entre le directeur de La Dpche et M. Pierson, rdacteur en chef du Progrs de lEst,
suite une polmique de presse. Ancien soldat, Gugenheim avait dcidment de beaux restes,
car il remporta une fois encore la rencontre. Nous pouvons nous faire une ide de lambiance
qui rgnait alors Nancy grce au roman cls de Paul Adam intitul Le Mystre des
Foules525. Candidat boulangiste dans la deuxime circonscription de la Meurthe-et-Moselle,
tandis que son ami Barrs concourait sous la mme tiquette dans la circonscription voisine,
Paul Adam se peignait sous les traits dun personnage nomm Dessling et il mentionnait
plusieurs fois sous son vrai nom, Gugenheim, alors son ennemi politique, avec un mpris
peine dissimul :
Au bord dune galerie, le svelte Gugenheim faisait valoir son profil smite surmontant un torse sangl dune
redingote parfaite, et il notait dun porte-mine en or, sur calepin de cuir rouge, les points du discours 526

Mais un beau matin de janvier 1891 la belle aventure sacheva.

Monsieur Durlach se mit tout coup sintresser aux comptes de son entreprise tenus
jusqualors par son employ irrprochable. Il saperut que dimportantes sommes staient
volatilises ds lentre de Gugenheim dans son usine. Aussi, le 6 janvier 1891, lui crivit-il
afin quil vnt, devant lui, sexpliquer sur ces mystrieuses disparitions. Le jour mme,
Gugenheim, aprs avoir emprunt 2 000 francs une banque, prit le train pour Lisbonne, do
il comptait partir ensuite pour lAmrique du sud. Et cette promptitude et pu le sauver, si, par
malheur, il ntait pas tomb sur une ancienne connaissance dans la capitale lusitanienne.
Descendu au trs chic htel de lEurope, il ne put sempcher de parader.
[] Gugenheim alla la table dhte. Pendant le dner, il lia conversation avec un Franais galement de
passage dans cette ville ; il raconta tre clibataire et tre envoy par son pre, ingnieur, pour tudier les
plans de travaux trs importants qui devaient tre effectus Buenos-Ayres (sic). Le djeuner termin,
Gugenheim eut limprudence daller au salon de lhtel. M. Bihourd, ancien prfet de Meurthe-et-Moselle,
525
526

P. Ollendorff, 1895.
Op.cit., p.225.

149
actuellement consul Lisbonne, qui avait connu Gugenheim au moment o il occupait ses fonctions Nancy,
neut pas de peine reconnatre Gugenheim, et, sachant quil tait sous le coup dune poursuite, il le signala
lautorit locale qui ne tarda pas larrter []. 527

Dcidment la chance avait tourn. Embarqu, manu militari, bord du navire Le Brsil, il
arriva Pauillac le 1er mars et, de l, fut transfr Paris. Mais arriv Paris, le 4 mars, le
prisonnier tenta de se faire la belle.
Hier, midi, deux gendarmes amenaient, dans une voiture de place, la gare de lEst, le sieur Gugenheim,
rcemment arrt LisbonneAu moment o les deux gendarmes descendaient du fiacre, Gugenheim, sortant
par lautre portire, senfuyait rapidement du ct du faubourg Saint-Martin. Les deux gendarmes se mirent
sa poursuite en criant : " Arrtez-le ! arrtez-le !" Et bientt une foule considrable de curieux et de badauds
couraient, dans un dsordre indescriptible, aprs le fuyard. Pendant quelques instants lmotion a t grande.
Dautant plus que les curieux, ne sachant pas qui poursuivaient les gendarmes, arrtaient indistinctement tout le
monde. On parvint enfin mettre la main sur Gugenheim dont les gendarmes reprirent possession et, midi et
demi, ils montaient avec leur prisonnier, auquel on avait mis les menottes, dans le train de Nancy. 528

Aprs une instruction de dix mois, le procs Gugenheim souvrit devant la cour dassises de
Meurthe-et-Moselle le 3 dcembre 1891. Entre-temps, son pouse et ses enfants ayant pris
le nom de leur mre - avaient quitt Nancy, sa bibliothque avait t vendue et ses journaux,
aprs un projet de rachat avort par Camille Dreyfus et par Emmanuel Arne, avaient cess
de paratre depuis le 27 fvrier prcdent. Ainsi, Gugenheim se retrouvait seul contre tous. Il
tait accus davoir dtourn plus de 790 000 francs et devait rpondre de plus de 500 faux.
Malgr tout, il avait obtenu dtre dfendu par un tnor du barreau en la personne dEdgar
Demange qui deviendrait le premier avocat de Dreyfus. Ds louverture des dbats,
Gugenheim ne fit aucune difficult pour avouer les faux et le montant des sommes
dtournes. Les numros des 5 et 6 dcembre 1891de La Presse relataient largement le
contenu de ce procs, o lon dcouvrait, tour tour, un accus abattu, pleurant sur son banc,
ou bien semportant quand on lui rappelait sa vie de luxe et de plaisirs, jurant quil comptait
rembourser la maison Durlach. Mais, chaque tentative pour susciter un peu de compassion
de la part des jurs, succdaient les rvlations des experts dmontrant dautres manipulations
ailleurs : comme, par exemple, dans les comptes falsifis de son imprimerie. Laffaire tait
plie et matre Demange ne ritra pas la prouesse quil avait obtenue avec Pierre Bonaparte :
Gugenheim fut condamn quinze ans de travaux forcs et dix ans dinterdiction de sjour. A
la lecture du verdict, il seffondra en sanglots sur son banc, relatrent, selon la formule
consacre, les journaux. Et franchement, on pouvait aisment le comprendre ! Le 30 janvier
1892, la Cour de cassation rejetait son pourvoi et Gugenheim fut happ pour de longues
annes par dinfernales latomies. Lhistoire aurait pu sarrter l, mais Gugenheim, sa peine
purge, choisit, contraint et forc, de sinstaller dans un endroit quil connaissait pour y avoir
servi comme militaire : lAlgrie. Et, bien malgr lui, il revit son nom la une des journaux
loccasion dune des plus grandes affaires judiciaires de lpoque : laffaire Steinheil.
Quallait-il faire dans cette galre ? Il nous restait obtenir la confirmation que ce Gugenheim
algrien tait bien le mme que notre Gugenheim, car la presse ne mentionnait pas son
prnom et quand bien mme ! Nous en emes la conviction en confrontant les articles de
presse parus en 1891 et ceux parus en 1908. Celui du Petit Parisien du 12 novembre 1908,
intitul Le pass de Gugenheim, acheva de nous convaincre. Les parents ngociants Paris, sa
condamnation pour escroquerie et, surtout, ses pripties militaires en Algrie : tout
concordait. De plus, il avait tent de reprendre pied dans la presse locale, milieu quil
connaissait parfaitement. Il fit un bref passage LEcho du Soir, de Constantine.
527
528

La Presse du 14 fvrier 1891.

La Presse du 5 mars 1891.

150
Apparemment, il avait collabor plusieurs journaux de Tunis, o il soccupait surtout de
publicit. Vibrionnant sans cesse, il mit le grappin sur une danseuse nomme Luce Yana, fort jolie au demeurant, mais qui semble ne stre jamais dhanche que sur les scnes
dAfrique du Nord dont il devint limpresario. Voil le portrait que LAfrique du Nord
illustre du 21 novembre 1908 faisait de notre homme qui usait alors de plusieurs
pseudonymes, dont ceux de Meyer ou de Marcor :
[] Un jour de la quinzaine coule, une jeune et jolie femme, vtue avec un chic suprme, faisait visite aux
directeurs de journaux dAlger en compagnie dun soi-disant Marcor qui sintitulait "limpresario exclusif" de
la dame. Marcor, mis avec recherche, un monocle viss dans lil, verbeux, important, dclinait ses qualits.
Journaliste ayant compt la rdaction de plusieurs feuilles parisiennes, il soccupait de thtre et la grce, la
beaut, le talent de la clbre danseuse Luce Yana, quil prsentait " ses chers confrres , avait ce point
sduit son me dartiste quil stait offert la piloter par le monde []

Mais un soir, au lieu descamoter la caisse - comme tout bon impresario dcav respectable
let fait -, lagent choisit demporter les bijoux de la danseuse laide dun complice, un
nomm Paul Kahn, qui se prsentait comme son secrtaire. Le mfait fit la une des journaux
locaux et eut un retentissement jusque dans la mtropole. Les larrons se firent serrer comme
des dbutants quelques jours plus tard. Mais tout cela paraissait trange, si trange quun
journaliste des Annales africaines, Lucien Chaze, alla jusqu mettre lhypothse, dans un
entrefilet, paru le 21 novembre 1908, que toute cette affaire pouvait avoir t monte de toute
pice, par Gugenheim/ Marcor, en connivence avec Luce Yana, dont la carrire peinait
dmarrer et qui se trouvait ainsi mise en lumire.
Pendant ce temps-l, de lautre ct de la Mditerrane, les journaux entraient en bullition.
LAffaire Steinheil avait dbut en juin et on tait encore chercher un coupable. Comment le
nom de Gugenheim fut-il ml ce fameux fait-divers loccasion de lescamotage des
bijoux de la belle Luce Yana ? On ne sait, mais il est possible que Gugenheim et ptir de la
vengeance de quelque "confrre" journaliste algrois abus par le bonhomme. Ainsi, Le
Gaulois du 11 novembre 1908 reprenait une dpche provenant de la presse dAlger,
informe par une vraie-fausse dpche parisienne, en ces termes :
[] Les journaux algriens publiaient, hier, une dpche de Paris disant que les prparatifs de lassassinat de
limpasse Ronsin furent accomplis par un individu connu la Bourse, dont le vrai nom serait Gugenheim []

Sous le titre "Gugenheim trempa-t-il dans laffaire Steinheil ?" Le Petit Parisien du 19
novembre 1908 lanait son enqute. Mais au bout dune semaine, la piste fut dfinitivement
abandonne, au grand soulagement de Gugenheim qui croupissait une fois de plus lombre
dltre des cachots. Ainsi sachve, pour nous, la vie mouvemente du directeur de La
Dpche de Nancy qui avait accueilli, dans son journal, des dbutants clbres et qui, durant
une dcennie, avait illumin par le clinquant de son train de vie la bonne socit de Nancy.

151

Luce Yana, carte postale dpoque

Photographie de Gugenheim parue dans LAfrique du Nord illustre du 21 novembre 1908. Source :
Gallica

La librairie Richelieu, 104, rue de Richelieu.

En 1887, Marie-Paule Courbe apporta son livre, La Vierge-Rclame, cet diteur : cet
ouvrage devait tre le premier dune srie intitule Les Gloires Malsaines . Outre le fait
que ce titre ne connut jamais de suite, on remarquera que la maison ddition, la Librairie
Richelieu, qui se chargeait de faire paratre ce brlot ne publia aucun autre ouvrage : ce qui
nest pas banal.
Dans les annes 1860 et au dbut des annes 1870, une maison ddition, assez prospre,
portant le mme nom, La Librairie Richelieu, tait dirige par Ren Pincebourde, lancien
premier commis de Poulet-Malassis, mais elle se situait au N78 de la rue de Richelieu et non
au N104. Aprs de rapides recoupements, il est ais de sapercevoir que La Librairie
Richelieu de Pincebourde navait pas de rapport avec celle qui nous intresse ici.
En ralit, cette dernire tait davantage une librairie quune maison ddition. Grce une
annonce parue dans la Bibliographie de la France, nous savons que ltablissement tait
ouvert depuis le 4 aot 1887 et quil tait tenu par Edouard Maheu et Charles Hurt. Or, cet
Edouard Maheu est loin dtre un inconnu. N Bruxelles en 1857, il exerait la profession
dditeur et dimprimeur partir de 1883529. En 1884, il tait install 18, rue des Sables530,
Bruxelles, o il ditait une collection intitule Bibliothque populaire, qui paraissait sous le
529

Cf. Consulter Jean-Pierre Dutel, Bibliographie des

rue Jacques-Callot, 75006 Paris.
530

ouvrages rotiques, 2001, Chez l'auteur, 16,

Adresse quil quitta au premier semestre 1887 pour sinstaller 41, rue des Fabriques.

152
patronage du Parti Ouvrier, le POB, cr en 1885 par Csar de Paepe. A noter qu'taient
dissocis, pour la circonstance, limprimeur ( Ed. Maheu, 18, rue des Sables) et
ladministrateur de ladite collection (J. Maheu, 11, rue du Persil, Bruxelles, prte-nom
familial, probablement, voire simple artifice). Cette bibliothque publiait, naturellement, des
auteurs socialistes comme Paul Lafargue, Edmond Picard, Louis Bertrand, le directeur de la
collection, Francis Enne, ou bien Guillaume Degreef. En 1884, Maheu dita galement un
ouvrage posthume antismite, Du molochisme juif. Etudes critiques et philosophiques, du
blanquiste communard Gustave Tridon. Notons enfin, la publication du Catchisme du
Peuple d'Alfred Defuisseaux, en 1886. On sait que cet ouvrage connut un vif succs puisquil
sen vendit plus de 300 000 exemplaires en quelques semaines. Mais, la fin de lanne 1886,
Maheu fut tran en cour dassises pour avoir imprim un manifeste anarchiste rdig par
Ferdinand Monnier, administrateur de La Guerre Sociale, organe communiste anarchiste de
Belgique. Monnier copa de trois mois demprisonnement, tandis que Maheu sen tira sans
dommage. Mais ce ntait que partie remise, car, la fin du mois de juillet 1887, Maheu fut
condamn six mois de prison par ce mme tribunal en compagnie du socialiste Alfred
Defuisseaux, qui fut frapp plus lourdement avec trois ans de rclusion. Bien videmment, les
deux amis avaient pris soin de dcamper avant leur procs, de sorte quil n'tait pas surprenant
de retrouver Maheu Paris durant cet t 1887. Selon une hypothse vraisemblable, MariePaule Courbe avait pu faire sa connaissance partir de 1884, date laquelle Rachilde, alors
son amie, avait publi son roman, Monsieur Vnus. Edit par A. Brancart, Bruxelles,
louvrage avait t imprim par Edouard Maheu lui-mme. Ainsi, est-il intressant de noter
quen publiant La Vierge-Rclame, trois ans plus tard, le mme imprimeur participait au
moins partiellement - la dmolition dun ouvrage et de son auteur quil avait contribu
faire connatre prcdemment. Cela pos, tout porte croire que les deux compres, Maheu et
Hurt, ne firent pas de vieux os au n 104, de la rue de Richelieu. Il semble bien, en effet,
quils se soient transports, au moins provisoirement, quai Malaquais. Ainsi peut-on lire dans
la Bibliographie de la France : ou Journal gnral de l'imprimerie et de la librairie de juilletseptembre 1888 quil existait un libraire nomm Letarouilly qui succdait la maison
Maheu , aux numros 1 et 3, quai Malaquais. Et, chose trange, au mme moment, La
Vierge-Rclame glissa du catalogue de la Librairie Richelieu vers celui dun autre diteur,
lUnion des Bibliophiles. Et voil comment nous avons fait cette dcouverte.
Au dtour du numro du 8 novembre 1888 dun journal intitul Le Vloce-Sport et le
Veloceman runis, imprim Bordeaux, on trouve cette trange mention dans un article non
sign :
[] Je rencontre un ami, nous prenons lapritif : il a toujours la main un volume quil me recommande.
lArt (sic) de gagner constamment aux courses, par M.G. de G531, sur le dos du volume je lis :
" Union des Bibliophiles, 5, quai Malaquais, ont paru :
- La Confession dun poseur de lapins, par le baron de C532, ouvrage contenant des documents vieux
sur les femmes la mode6e dition.
- La Vierge-Rclame , roman parisien par G. dEstoc.
- Le Livarot, le poisson rouge et la poupe, pome hroco-comique, la manire dEmile Zola, par
Mousk.533"
[]
531

En ralit, il sagit de L'Art de gagner aux courses. Paris mutuels, de Paul d'Haudicourt, lun des
pseudonymes de Paul Devaux, paru lUnion des bibliophiles, Paris,1888, 143 p.
Confessions d'un poseur de lapins, par le baron de Chsylvain (Paul Devaux), Union des bibliophiles, Paris,
1888, 251 p.
532

Le Livarot, le poisson rouge et la poupe, pome hro-comique, la manire d'mile Zola, par Mousk, alias
Paul Devaux, Union des bibliophiles, Paris, 1888, 12 p.
533

153
Il faut donc en conclure quentre le N3 quai Malaquais, o est install Maheu et le N5,
adresse de lUnion des Bibliophiles, la complicit ne tarda pas se dvelopper. Et nous
verrons que Maheu/Hurt et lUnion des Bibliophiles avaient plusieurs points communs.
Grce Patrick Cardon, nous savons que le grant de lUnion des Bibliophiles ntait autre
que Paul Devaux. Et dailleurs cette maison ndita jamais que des ouvrages de Paul
Devaux, sous ses multiples pseudonymes : en gnral des ouvrages lgers, voire plus, et
quelquefois des brlots antismites534. Mais cest videmment avec la publication des
Fellatores535 que le Docteur Luiz entra dans la clbrit puisque celle-ci lui valut un an de
prison et deux mille francs damendes. LUnion des Bibliophiles ne survcut pas la
condamnation et pour cause.536 Or, il y a un rapport entre Les Fellatores et La ViergeRclame. Ces deux ouvrages ciblaient Rachilde : le premier lattaquait dans un chapitre entier
(chapitre XI Rachildisme), le second dans sa totalit. Bien mieux encore, nous avons vu que
dans le chapitre intitul Diane et sa meute, Marie-Paule Courbe mettait en scne Paul Devaux
et Rachilde en faisant rfrence un incident qui avait oppos ces deux protagonistes lors de
la fameuse confrence que Paul Devaux avait donne la salle des Capucines le 16 janvier
1887 sur les bas-bleus. Rappelons qu cette occasion, Rachilde, prsente dans la salle,
nayant pas support une allusion blessante du confrencier visant son amie, Lonide
Leblanc537, aurait gifl Paul Devaux ; ce que ce dernier contesta dans les colonnes du
Temps538.
La boucle est ainsi boucle : 1887, premire salve anti-rachildienne par Marie-Paule Courbe ;
1888, seconde salve avec la publication des Fellatores. La question reste pose : Devaux et
Marie-Paule Courbe se connaissaient-ils depuis un certain temps et dans ce cas, se s'taient-ils
concerts pour mener leurs offensives, ou bien se s'taient-ils rapprochs loccasion de leur
dtestation commune de Rachilde ?
A la condamnation de Devaux en 1888 succdrent, peine deux ans plus tard, celles
dEdouard Maheu et de Charles Hurt. Voici comment La Presse du 14 aot 1890 relata
laffaire :
Publications obscnes. Svres condamnations.
Deux courtiers en librairie, Charles Hurt et Edouard Maheu, taient renvoys aux assises de la Seine pour avoir
mis en vente des publications obscnes consistant en deux opuscules dont voici quelques titres : "La Fleur
lascive orientale, - le Jeu de lamour et du bazar, - le Chatouilleur pour dames, - le Joujou des demoiselles, lArt priapique, - mmoires dun vieillard de vingt-cinq ans, - la Belle sans chemise, - Lvres de velours, etc." 539
Les prvenus taient encore poursuivis pour mise en vente de photographies obscnes.
M. Hurt, seul, assist de Me Henri Robert540, sest prsent. Cent quarante-six questions concernant M. Hurt
avaient t poses au jury, qui les a rsolues ngativement, sauf une seule concernant les photographies. Ce
verdict a nanmoins entran une condamnation pour M. Hurt trois mois de prison et 3,000 fr. damende.
534

Joseph et Mardoche, tude critique sur l'hgmonie smitique, prcde d'une lettre-prface d'douard
Drumont, par Paul Devaux, Union des bibliophiles, Paris,1887, 80 p.
Les Fellatores, murs de la dcadence, par le Dr Luiz, Union des bibliophiles, Paris, 1888, 231p. Pour tre
complet, citons galement du Dr Luiz : La Noblesse du 4 septembre. O. de Mlisse, U.B.S.P.O.C.I. (Union de
Bibliophiles, socit de publication douvrages curieux indits), 5, quai Malaquais, Paris, 1888. (Cf.
LIntermdiaire des Chercheurs et des Curieux, 30 avril 1894).
536
Sur cette condamnation, cf. le dossier trs document que lui consacre Patrick Cardon dans la prsentation
quil fait la rdition des Fellatores, Bibliothque GayKitschCamp, 2011.
537
Lonide Leblanc (1842-1894), clbre actrice et courtisane patente sexualit variable. Rachilde lui avait
consacr une tude logieuse dans Le Dcadent du 4 septembre 1886. Le baron de Chsylvain (Devaux) ne la
mnageait toujours pas dans ses Confessions dun poseur de lapins, parues en 1888, op.cit., pp.11-12.
538
Cf., Le Temps des 17, 18 et 20 janvier 1887.
539
Tous ces titres tant parfaitement rfrencs dans louvrage de Pascal Pia, Les Livres de lEnfer, Fayard,
1998, il ne nous parat pas opportun de revenir ici sur lhistorique de leurs publications.
540
Il sagit du futur tnor du barreau parisien Me Henri-Robert (1863 - 1936), alors tout jeune dbutant, qui
finira acadmicien. La mme anne, il dfendra Gabrielle Bompard, la complice dEyraud pour le meurtre de
lhuissier Gouff.
535

154
La cour, jugeant ensuite sans le concours du jury, a condamn par dfaut M. Maheu deux ans de prison et
3,000 fr. damende, maximum de la peine.

Avant de venir Paris, apparemment avec Maheu, donc, Charles Hurt avait eu un pass de
courtier sulfureux en Belgique. Alors que Maheu fuyait, en 1887, une condamnation politique
doutre-Quivrain, il nest pas impossible que Charles Hurt ait eu, dans le mme temps, des
soucis pour une activit contraire aux bonnes murs. En effet, dj, en 1882, la librairie Hurt
de Bruxelles tait connue dans la France entire pour ses annonces publicitaires douvrages de
la maison Gay et Douc541, envoyes auprs de messieurs les coiffeurs
Aprs sa condamnation par contumace, Maheu passa, sans doute aux Pays-Bas, puis
Bruxelles, au n2, place de la Bourse, de 1891 1895, o il rdita, entre autres, des romans
rotiques comme Entre Chien et Loup, de la comtesse de Choiseul Meuse, ou encore Les
Mmoires dune Danseuse russe par E.D.
De retour en France, il steignit Lille le 26 janvier 1897, lge de 39 ans.542
Au terme de cette tude qui concerne le mystrieux diteur de La Vierge-Rclame, il nous
parat opportun de nous arrter galement sur lillustrateur du volume, Fernand Fau543.
Lartiste nen tait pas son coup dessai : il avait dj illustr des ouvrages, disons "hardis",
en tout cas, pour lpoque. Nous citerons simplement, en 1884, Les Brasseries femmes de
Paris, par A. Carel et, en 1886 Les Concubins, par Camille Lemonnier. Les deux livres taient
publis chez le sulfureux diteur Edouard Monnier544, lditeur de Rachilde. Monnier tait
un professionnel que devaient forcment bien connatre Maheu et Hurt : ils proposaient alors,
dans leur catalogue, plusieurs ouvrages dits par ses soins, comme, par exemple, Pommes
d'Eve, douze contes en chemise, par une jolie fille. Ce fut donc, probablement, par lentremise
de Monnier que Fau se retrouva illustrer un ouvrage consacr triller un auteur a priori
cher ce mme Monnier. Par ailleurs, Fernand Fau connaissait dj un rel succs grce aux
dessins quil publiait au Chat Noir, au Courrier Franais ou encore La Vie Illustre. Par la
suite, il devint lun des plus prolixes dessinateurs et illustrateurs de la presse parisienne. Pour
ce qui concerne les dessins dont il agrmenta La Vierge-Rclame, tant pour la couverture que
pour les illustrations lintrieur du volume, nous sommes frapps de leur parfaite
concordance avec le texte, texte que Fau avait forcment lu et dont il connaissait la teneur
anti-rachildienne. Cette Rachilde, il lavait forcment rencontre chez Monnier ou bien au
Chat Noir. Et donc en illustrant ce brlot, il participait lentreprise de dmolition initie par
Marie-Paule Courbe. Il nous parat difficile de voir dans cette collaboration autre chose
quune complicit de bon aloi, tant ces dessins semblent avoir t directement commands,
dicts par Marie-Paule Courbe elle-mme. Plus que des illustrations, ctait clairement une
traduction graphique.

541
Sur cet diteur, cf. Jacques Duprilot, Gay et Douc, diteurs sous le manteau (1877-1882), ditions Astart,
1998, 208 p.
542
Cf. Jean-Pierre Dutel, Bibliographie des ouvrages rotiques (2001). Chez l'auteur, 16, rue Jacques-Callot,
75006 Paris.
543
Fernand Fau, n Poitiers le 13 juillet 1858 ; dcd Paris le 26 novembre 1915.
544
Pour tre prcis, Les Concubins, chez Monnier, associ alors Maurice de Brunhoff, le futur directeur de
Comoedia illustre et "grand-pre" de Babar. Sur Edouard Monnier, cf. Jean-Jacques Lefrre et Jean-Paul
Goujon, Deux malchanceux de la littrature fin de sicle, Jean Larocque et Lon Genonceaux, Du Lrot, 1994,
pp.39-44. Dans Le Mordu, Rachilde le dpeignit sous les traits de lditeur Holer. Il avait ouvert sa maison
ddition en 1881. En 1883, il avait publi le premier livre illustr de Maupassant, Clair de Lune.

155

Photographie de Fernand Fau Source Gallica

J.Strauss
Derrire ce J. Strauss, nous dcouvrons un certain Jacques Strauss tabli libraire-diteur au
numro 5, de la rue du Croissant. Longeant le march Saint-Joseph, cette vieille rue tait alors
un lieu connu pour ces imprimeries et ces centres de diffusion de priodiques. Auguste
Lepage nous dit que ctait dans cette rue qutaient installs les dpts de la plupart des
journaux, petits et grands, imprims Paris. Il ajoute plus loin : Tous les jours, de trois
heures cinq heures, la circulation y est presque impossible. Les marchands de papiers
imprims se pressent, se bousculent, chargs des feuilles reprsentant toutes les nuances de
l'arc-en-ciel de la politique. Et pour clore sa description : Ecrivains politiques ou
littraires ; rdacteurs scientifiques ; employs, marchands de papiers imprims ; commis
libraires, se pressent, se coudoient dans cette voie troite, curieuse tudier cause du
genre spcial d'industrie qui y a tabli son centre d'opration. 545
Ce numro 5 occupait la place dun ancien htel particulier o Baculard dArnaud, le protg
de Voltaire, avait sjourn vers 1750. N Weiterswiller (Bas-Rhin) en 1837, dun pre
cultivateur, devenu colporteur, Jacques Strauss habitait dj cette rue en 1867, mais au
numro 7, qui devait dailleurs correspondre la mme cour que le numro 5. A cette date, il
tait chef de distribution au Moniteur commercial, agricole, industriel et judiciaire, journal
paraissant le mercredi et le samedi de chaque semaine. Mari une jeune couturire de onze
ans sa cadette, Mathilde Gompel, le jeune couple navait pas tard stablir au numro 5
comme libraires, mari et femme, puisquon les retrouvait ainsi prsents au moment de la
naissance de leur premier enfant en 1869. 546Ils taient lis alors leur voisin libraire, Victor
Grain, install au numro 8. En 1882, Auguste Lepage localisait Strauss par erreur au numro
3 comme marchand de journaux. A ce mme numro 5, on trouvait lditeur Tralin, spcialis
dans ldition de chansons populaires et parfois grillardes. En 1868, avec son confrre
Poitrine du passage Verdeau, il tait lun des rares dpositaires de Gill-Revue, publication
troitement lie LEclipse et son dessinateur vedette, Andr Gill. En 1870, il publiait un
priodique intitul la Commune de Paris, sous-titr organe rvolutionnaire quotidien :
libert, droit, justice. Il semble avoir pris alors un engagement politique clairement
rpublicain, si lon en juge par la publication, la mme anne, dune sorte de manifeste rdig
par un certain H. Bacon, du Gers, ddi Jules Favre, dans laquelle on apprenait que lauteur
appelait de ses vux linstauration dune rpublique instituant, entre autres, lcole gratuite et
obligatoire, la sparation de lEglise et de lEtat et la suppression de larme permanente.
545
546

Auguste Lepage, Les cafs artistiques et littraires, pp.133-142, passim, Paris, Martin Boursin,1882.
Source Etat-Civil des IVe et IIe Arrondissements de Paris

156
Puis, son activit ditoriale semble stre tarie dans les annes 1870, si lon excepte la
publication de deux sautes dhumeur : celle, en 1877, dun habitant de Bagneux face au
parricide commis par un certain Moyeux, et celle dun Parisien en raction lExposition
universelle de 1878.
Au tournant des annes 1879-1880, il ditait quelques brochures anticlricales : des
classiques, Lo Taxil, Zahorowski mais aussi des nouveaux venus, comme leffarant Docteur
Gatan Delaunay, clbre inventeur des dextrogyres et des sinistrogyres, qui publiait sa
fameuse Histoire naturelle du dvt, dont nous ne rsistons pas la tentation de citer ici ces
courts passages :
[] Les religieux sont "moins verticaux que les laques" ; "leur direction un peu oblique rappelle celle des
Hottentots".[] "Ils marchent les genoux flchis et ont trs peu de mollets, ce qui les rapproche des ngres".
[]"Leur lvre infrieure (...) avance comme chez les ngres prognathes, larcade dentaire troite comme chez
les idiots (...) et lespace interorbitaire est petit, signe dinfriorit qui prouve ltroitesse du cerveau
(...)" .547

Pour autant, peu aprs, en 1881, Strauss publiait L'homme et Dieu, mditation physiologique
sur l'homme, son origine et son essence, des mditations philosophiques de Jean Marie Albert
Perot qui semblent avoir connu un certain succs. La mme anne, Gervais Martial,
pseudonyme de Lon Bienvenu, plus connu sous son autre pseudonyme, Touchatout,
inaugurait la premire livraison dune srie qui sintitulait Les Cahiers du Peuple , avec le
titre Ai-je mon compte ? , opuscule bien naf, au demeurant.
Ce premier cahier ne fut dailleurs suivi daucun autre. Citons encore un petit ouvrage de
Lordan Larchey en 1881 et enfin, en 1889 - parce quil fallait bien vivre - ldition dun plan
de lExposition universelle.
En octobre 1882, en temps que grant du Monde Plaisant, Strauss tait condamn par le
Tribunal correctionnel de la Seine 2000 francs damende pour outrage aux bonnes murs,
la suite de la publication de caricatures oses de Lavrate, qui, lui, partait en prison.
A partir de 1888, et durant une dizaine dannes, il fut associ avec un certain Ren Godfroy
pour la publication dune revue de quatre pages, intitule Le Cri-Cri, bibliothque thtrale,
spcialise dans ldition de monologues la mode. Son activit ditoriale semble stre
dfinitivement interrompue au tournant du sicle avec ldition dun ouvrage pratique : Guide
de l'tranger Montmartre de Victor Meusy et Edmond Depas, prfac par Emile Goudeau.
En rsum, si lon veut tablir le profil de cet diteur, nous dirons quil tait de sensibilit
rpublicaine, gentiment anticlrical et surtout mercantile. Cest donc l que Marie-Paule
Courbe vint porter sa Psychologie de Jeanne dArc en 1891. Pourquoi lui ? Ce ntait pas une
maison spcialise dans ldition douvrages historiques. Mais, la mme anne, cet diteur,
dorigine alsacienne, publiait des ouvrages militaires548 et la mode tait alors la prparation
de la Revanche : alors, Jeanne dArc ou plus exactement, linstrumentalisation quon en
faisait trouvait sa place ici aussi bien quailleurs. Ainsi, peut-on voir que Marie-Paule
Courbe peina entrer dans le monde des lettres parisien par la grande porte : elle eut recours
des diteurs de second rayon, et sil fallait la comparer Rachilde, lpoque, elle ne
bnficia pas du mme accueil ditorial. Cela pos, il faut bien reconnatre quun livre comme
La Vierge-Rclame ntait pas du mme niveau que les romans de son ancienne amie. En
revanche, sa notorit littraire fut assez vite reconnue Nancy, grce la place quelle se fit
dans les journaux de Gugenheim. Ses nouvelles, quoiquun peu sches, furent certainement ce
547

548

Extraits de Histoire naturelle du dvot, Dr Gatan Delaunay, Paris Strauss, 1880.

Le Dsarmement gnral, par un gnral russe (sic). La Prochaine Guerre... Tableau comparatif des
ressources militaires de la France et de l'Allemagne, par le docteur Jrme Auboeuf.

157
quelle produisit de mieux. Elle et pu persister dans cette voie et tout porte croire quelle
en avait eu lintention puisquelle avait, elle-mme, annonc certains titres paratre -, mais,
la fin des annes 1880, un autre terrain allait lattirer, allait capter lessentiel de son nergie :
le combat fministe.

CHAPITRE 8 -

158

Qui va faire le mnage ?

Asti de Valsayre, un double de Mme G. dEstoc
Ce fut par un article, intitul Destoc et de taille, publi dans Le Gaulois du 15
septembre 1890 et sign Rene, que Marie-Paule Courbe fut remise au devant de la scne
mdiatico-potinire, cette fois en tant que responsable de mouvement fministe. Lauteur des
lignes ntait autre que Sverine qui venait, sous pseudonyme, prendre la dfense de
Sverine elle-mme.
Elle est fltrie, linfortune Sverine, jamais fltrie par un vote de blme que lui a jet vous entendez
bien, "jet", pas adress la Ligue de laffranchissement des femmes, sur la demande de la citoyenne dEstoc.
Je suis navre.
- Mais comment un vnement dune telle porte, un incident aussi considrable a-t-il pu se produire ?
me demanderez-vous. Voici.
- Sverine a jug bon de dfendre un vaincu quelle avait cependant gratign pas mal du temps o il
tait vainqueur. La dfense a t vive, si vive que lagresseur a dcoch une paire damis au journal
qui lavait insre.
- Il est inutile, je crois, dajouter que la paire damis se serait tordue de rire et aurait dclin la mission
si on lavait charge de demander raison Sverine. Il sagissait uniquement dapprendre quel tait le
responsable de larticle. Or, il se trouvait justement que, pour cet article-l, Sverine avait un
collaborateur. Si elle avait align les phrases peu prs seule, elle avait pens, caus, prmdit avec
lui. Pour mieux me faire comprendre, je dirai que cet article tait delle pour les paroles, et de lui pour
la musique. Il alla donc sur le pr.
- Or, voici lordre du jour qui juge le cas et dshonore tout jamais Sverine aux yeux de ses
contemporains :
Considrant que toute femme qui ne veut pas avoir la responsabilit de ses actes, en obligeant un homme
se battre pour elle, commet un crime en toute circonstance, notamment comme Mme Sverine propos des
" Coulisses du boulangisme" ;
Considrant que ladite mme Sverine, en dnigrant et reniant le boulangisme, aprs lavoir manifestement
servi, a tenu une conduite inqualifiable ;
Dans sa runion du 10 septembre 1890, la Ligue de laffranchissement des femmes, bien
quantiboulangiste et auteur de ladresse : " Aux femmes contre Boulanger (janvier 1889)"549, sur la
demande de la citoyenne dEstoc, jette un blme svre Mme Sverine.
Pour la Ligue : La secrtaire : Asti de Valsayre, G. dEstoc. []
Je laisse de ct le petit paragraphe II, qui, cependant, mtonne, car on ne renie gure que les cultes quon
a partags, et, si Sverine a t curieuse du boulangisme lors de ses dbuts, sympathique chaque fois quil a
t par terre, elle la rudement attaqu aux heures de triomphe .

Laffaire tait simple : Sverine avait pris vertement parti louvrage de Mermeix550, Les
Coulisses du boulangisme, dans un article du Gil Blas du 5 septembre 1890 ; la suite de
quoi, Mermeix avait envoy ses tmoins ceux de Georges de Labruyre551, le cher et tendre
compagnon de Sverine. Le duel eut lieu le 7 septembre 1890, chez Georges Laguerre, leur
ami commun, Maisons-Laffitte. Labruyre fut bless la main au premier engagement. Il
Cette ptition ne datait pas de janvier 1889 mais vraisemblablement de janvier 1888. De plus elle ne
pouvait maner de la Ligue daffranchissement des femmes, pas plus dailleurs que de la Ligue des
femmes socialistes qui navaient pas encore t constitues, mais de la Ligue des Femmes de France. Nous
navons pas pu trouver trace des signataires de cette adresse dans la presse de lpoque ; en revanche, nous avons
connaissance de son contenu reproduit par Asti de Valsayre dans La Citoyenne en juin 1888.
550
Jean Terrail, dit Mermeix, n Basse-Terre le 27 juillet 1859 ; dcd Paris le 18 octobre 1930. Dput de
Paris (1889-1893), publiciste rput, il avait t parmi les plus proches collaborateurs de Georges de Labruyre,
lorsque celui-ci avait lanc La Cocarde, fer de lance de la presse boulangiste, le 13 mars 1888.
549

Georges Joseph Poidebard de Labruyre, dit Georges de Labruyre, n Paris le 21 fvrier 1856 ; dcd
Savigny-sur-Orge le 22 mai 1920. Ancien militaire, ce turbulent journaliste, volua la plupart du temps en eaux
troubles. Il collabora notamment LEcho de Paris, au Matin, LEvnement, LEclair, Le Voltaire etc.
551

159
nen fallut pas davantage pour que Sverine copt dun blme mdiatis linitiative de
Mme G. dEstoc alias Marie-Paule Courbe-, lors de la runion du 10 septembre de la Ligue
de laffranchissement des femmes. Madame Asti de Valsayre, secrtaire de ladite ligue,
avait choisi Le Temps, quotidien farouchement antiboulangiste, pour publier sa condamnation
le 14 septembre 1890. Cette interpellation tait motive par deux rflexions : le fait que
Sverine ait t amene se dfausser sur un homme pour rendre raison de son article et sa
volte-face politique concernant son engagement boulangiste. Si lon comprend aisment la
premire critique, on peine, en revanche, saisir la seconde, de la part dune organisation se
proclamant anti-boulangiste Dailleurs, Sverine ne daigna pas relever le premier reproche,
en revanche, elle rdigea une lettre circonstancie pour expliquer quelle navait jamais t
boulangiste ; ce que Le Temps mettait absolument en doute dans son dition du 16 septembre
1890. Mais Rene/Sverine nen avait pas fini avec ces Femmes dAttaque et laffaire de la
dfense des sminaristes astreints au service militaire, le mois suivant, fut, pour elle,
loccasion de contre-attaquer. A lvidence, au tout dbut des annes 1890, Marie-Paule
Courbe tait une proche de Madame Asti de Valsayre et elle figurait parmi les dirigeantes de
cette ligue fministe. Cette proximit nous a fait nous intresser au caractre de ce personnage
qui, nous le verrons, prsentait bien des similitudes avec Marie-Paule Courbe.
Asti tait le nom de son mari, de Valsayre le pseudonyme quelle stait trs tt choisi. Elle
tait ne Paris le 30 aot 1846552, sous le nom de Claire Lonie Ferdinande Tastayre, de
Claire Rosalie Tastayre et dun monsieur qui avait oubli de laisser sa carte de visite. Elle
utilisa le prnom de Marie-Rose et divers pseudonymes parmi lesquels Dame Marthe, Jean
Misre, Jean dEn Face, Fernand Marceau ou encore Jehan des Etrivires. Elle commena
par faire des tudes de musique assez pousses : chant, piano, violon, composition. Elle publia
mme un certain nombre de mlodies, dont plusieurs connurent quelque succs553. Au point
quun jeune pote charentais, nomm Eutrope Lambert, lui consacra une courte biographie en
1865554. Dans cette tude, o il louait sa pratique de larchet, il nhsitait pas la comparer
aux deux surs Milanollo, clbres violonistes virtuoses italiennes, qui avaient jadis conquis
lEurope. Il ajoutait qu ct de cela, Marie de Valsayre tait une jeune fille insouciante,
frquentant les bals du Chteau-Rouge555 et de la Closerie des Lilas556, pratiquant lquitation
et pariant aux courses.

La notice biographique dE. Taeb, dans le Dictionnaire universel des cratrices, nous indique lanne 1939
comme tant la date de son dcs.
553
Le Conseiller des Artistes de fvrier 1864, p.4, vantait une mazurka de sa composition, intitule Hrones
polonaises, ddie aux Polonais. Citons galement Fille des Nuits, Larmes Emma, ou encore Les Sapeurspompiers, la plupart du temps sur des paroles de Joseph Gouverneur.
554
Eutrope Lambert, Marie de Valsayre, tude biographique, vreux, imprimerie de A. Hrissey, 1865, 14 p.
Eutrope Lambert, n Jarnac le 1er juillet 1842 ; dcd Jarnac le 2 juin 1910. Il collabora plusieurs revues
potiques de province (La Tribune lyrique de Mcon, La France littraire de Lyon etc.) et publia une demidouzaine de recueils de vers, dont lun, Les Etapes du cur, comportait une pice ddie Marie de Valsayre. Il
fut, en outre, le parolier de plusieurs romances dont la musique tait compose par Marie de Valsayre. En 1882,
il fonda LEcho de Jarnac, dont il assura la charge de rdacteur en chef.
552

Bal du Chteau-Rouge ou du Nouveau-Tivoli, situ entre les numros 42 et 54, de la rue de Clignancourt, trs
en vogue dans les annes 1848 1864, dmoli en 1882.
556
Nom que portait alors le clbre Bal Bullier, lemplacement actuel du n39 avenue Georges-Bernanos, dans
le Ve arrondissement.
555

160

Partition dune chanson compose par Marie de Valsayre.

Mais, sa pratique du violon, Marie de Valsayre semble avoir ajout plusieurs cordes son
arc au point den faire un piano. Si lon en juge par Le Conseiller des Artistes, elle tait
galement une pianiste rpute :
La charmante pianiste professeur, Mlle Marie de Valsayre, a excut un thme et variations de la Molinara
de Beethoven et la Polka de Rothomago dont elle est l'auteur. Les qualits distinctives de cette jeune
personne, qui compose aussi bien qu'elle excute, sont d'un
doigt exquis d'expression et de justesse; on pressent qu'elle a compris toutes les ressources du piano et
combien d'effets heureux il peut produire. Mlle Marie de Valsayre, quoique ne faisant gure que de commencer
sa carrire artistique, a dj conquis les suffrages
des admirateurs srieux du vrai talent et des encouragements qui lui sont dus 557

Et le mme mensuel dajouter en mai 1863 :

L'diteur Repos, rue Bonaparte, 70, vient de publier une nouvelle oeuvre musicale de Mlle Marie de
Valsayre, une jeune pianiste d'un vrai mrite, et qui est appele occuper le premier rang parmi nos artistes
compositeurs

Pas de doute, donc, ses dbuts, Marie de Valsayre tait une vritable artiste lavenir
prometteur dans le domaine de la musique. Et pourtant, la jeune fille changea radicalement de
voie la fin de la dcennie des annes 1860. Le 5 fvrier 1868, elle accouchait dun fils,
Maurice, qui, comme sa mre, neut pas lheur de se voir prciser le nom de son gniteur sur
son acte de naissance. En revanche, le docteur Asti avait assist laccouchement et il vint
en faire la dclaration la mairie du Ve arrondissement. Ce mdecin allait totalement
modifier la trajectoire de Marie de Valsayre. En effet, le 2 juin 1869, Louis Charles Asti,
mdecin, g de 38 ans, pousait Claire Lonie Ferdinandine (sic) Tastayre, ge de 22 ans,
et, dans le mme temps, les poux lgitimaient cet enfant n lanne prcdente558. Une fille,
naquit de leur union huit semaines plus tard, le 18 aot, mais elle ne vcut que quatre mois.
Dsormais, en changeant de nom, Madame Asti allait changer de vocation. Elle entama des
tudes de mdecine et de pharmacie. Pendant la Guerre de 1870, elle sengagea dans le
service des ambulances et fut blesse au plateau dAvron. Dans les annes 1870, elle devint la
secrtaire dEmile de Girardin, alors patron du Petit Journal et de La France et partisan du
droit de vote des femmes nous dit son biographe, Pierre Pellissier559. On imagine aisment
Le Conseiller des Artistes davril 1863.
A noter que cet enfant avait t enregistr, lEtat-Civil de la mairie du Ve Arrondissement, sous les prnoms
dOctave Maurice, fils de "Marie de Valsayre, artiste". Il parat peu probable que le docteur Asti ait t le pre
de lenfant. Maurice exera la profession de typographe : il dcda en 1902 lge de 33 ans.
559
Cf. Pierre Pellissier, Emile de Girardin, prince de la presse, Denol, 1985. En 1880, il publia une brochure
intitule LEgale de lhomme, dans laquelle il dclarait que "le jour o la femme sera[it] lgalement et
lgislativement lgale de lhomme, ce jour-l sera[it] un grand jour pour lhumanit, sera[it] un grand jour
557

558

161
linfluence que cet illustre publiciste eut sur la formation de la jeune femme. Le docteur Asti
et son pouse habitaient au n55, de la rue Saint-Jacques et tenait salon ouvert. Le mdecin,
fort connu dans son quartier tait attach la Prfecture de police. Camille Delaville a laiss
une description si pittoresque de ce salon quil nous parat indispensable den donner ici les
meilleurs passages :
[] Au second une porte ouverte et le bruit dun piano mindiqua le logis du docteur Asti. Dans
lantichambre donnait une petite pice o lon dposait ses pardessus. Deux enfants taient couchs l et
dormaient plus ou moins560. On mettait ses vtements aussi bien sur leur lit quailleurs ; comme cette intimit
pleine de confiance ne laissait pas que de mtonner un peu, je regardai autour de moi, dans ce vestiaire
improvis. Sur une large planche faisant le tour de la chambre taient placs des bocaux assez grands, dont je
ne distinguai pas le contenu ; un bureau, des dictionnaires, quelques instruments dans une vitrine indiquaient
quon se trouvait dans le cabinet du docteur[] .

Puis une domestique lintroduit au salon o elle dcouvre une assistance dune soixantaine de
personnes paraissant appartenir au commerce de dtail des environs.
[]Mme Asti, un peu plus lgamment vtue que ses invits, tenait le piano avec le fils dun commissaire de
police ; la musique tait endiable, vertigineuse. Le quadrille fini, je saluai Mme Asti et lui demandai de me
prsenter son mari. Vous le trouverez quelque part - me dit-elle moins quil ne soit sorti. Je me mis la
recherche du docteur il fumait une grosse pipe dans la chambre coucher, dont les portes taient ouvertes
tous ; son costume tait celui quil portait videmment huit heures du matin : veston pais, souliers clous. M.
Asti tait fort petit, trs gros, daspect bnvole (sic) et ne soccupait nullement de ce qui se passait chez lui. Je
rentrai dans le salon en trbuchant sur quelque chose danim qui sagitait la hauteur de mes genoux ; ctait
une femme naine coiffe avec un soin extrme et habille de taffetas noir. Elle avait un tablier blanc et tenait un
plateau charg de verres de sirops. Elle tait gaie, tout le monde plaisantait avec elle ; outre sa taille exigu elle
tait afflige dune claudication inquitante pour le sirop quelle servait. Je pris un verre dun liquide couleur
verdtre et jen bus une gorge Jamais je navais, dans aucune maison, aval un rafrachissement dun got
aussi trange. Sur la table de la salle manger la vieille dame emplissait dautres verres, dont le contenu tait
de nuances varies. Les sirops taient l en petites bouteilles avec de larges tiquettes. Je regardai : sur les
tiquettes je lus : sirop de mre contre la toux, sirop de lactucarium, sirop dpuratif au cresson, sirop
antiscorbutique. Les pharmaciens du quartier offraient leurs produits au docteur et on en composait des
rafrachissements hyginiques. Les danses continuaient [ ] Mme Asti, valsait, polkait, quadrillait con furore,
elle tait en nage et remettait sans cesse son pince-nez[] En reprenant mon pardessus, je regardai encore les
bocauxdans les bocaux on conserve des chosesanatomiques ; il y a de lalcool ; et les sirops me donnaient
de la mfiance [] .

Intrigue par ces fameux bocaux, Camille Delaville dcidait den avoir le cur net et voici
comment elle en trouva loccasion :
[] Restaient les bocauxquatorze bocaux qui mintriguaient au possible. Ce fut Mme Asti elle-mme qui
me renseigna cet gard un jour o je la rencontrai chez des amis communs ; outre ses fils que javais vus
couchs dans le vestiaire, quatorze fois elle avait eu des esprances de maternit, qui ne staient pas ralises.
Ctaient les souvenirs de ces quatorze esprances que renfermaient les bocaux, ornant le cabinet de leur
pre. Je ne retournai plus rue Saint-Jacques, mais je revis cette mre quatorze fois due la porte de plusieurs
cafs du quartier Latin, ct de son mari, et fumant, comme lui, une grosse pipe, la stupfaction des
passants 561

A lvidence, Mme Asti de Valsayre ne manquait pas dhumour et Camille Delaville ne

comprit pas, ce jour-l, quelle tait la victime dun hnaurme bobard. Le 28 juin 1881, le bon
docteur Asti rendait lme tout juste cinquante ans, laissant derrire lui une jeune veuve et
deux enfants. Cest partir des annes qui suivirent que Mme Asti de Valsayre dfraya
pour la civilisation".
560
Il sagit de Maurice et de Gaston, un autre fils, n le 12 avril 1872.
561
In Le Constitutionnel du 14 fvrier 1887, pp.2 et 3, Mes Contemporaines, VII - Mme Asti de Valsayre, par
Camille Delaville.

162
vraiment la chronique. Monsieur Asti nayant laiss aucune fortune derrire lui, sa veuve dut
compter sur ses propres ressources : cest ainsi quelle donna des leons de piano, quelle
crivit des articles assez savants, notamment dans le quotidien, La Civilisation562, et surtout
quelle se mit donner des confrences extravagantes, selon lexpression choisie par Camille
Delaville. Comprenant que la rclame autour de son personnage lui amenait des auditeurs de
plus en plus nombreux, elle neut de cesse quon parlt delle. Cest ainsi qu la fin de
lanne 1884, elle demanda en vain Pasteur de se faire inoculer la rage, de faon servir de
cobaye lillustre savant563.
Monsieur,
Ayant dj, en 1878, prouv pendant prs de six mois, les accidents, suites de la morsure, et des cautrisations
qui ont entran la dformation du pouce gauche ; ayant ressenti les angoisses qui, si je ne suis pas une
exception, doivent caractriser la maladie, je nai pas agi la lgre en vous crivant ma premire lettre. Je lai
fait avec connaissance de cause. Je suis d'avance rsolue tout et je n'ai pas peur, ce qui, je le crois du moins,
est un heureux pronostic. Lpreuve peut-elle offrir quelque intrt pour la science ? Voil le seul point qui
m'occupe, et vous seul pouvez trancher la question. Si votre rponse est affirmative, je n'hsiterai pas me
soumettre tout ce que vous jugerez convenable de tenter, et mme de m'interner sous vos yeux, si vous le
croyez utile 564

Dans une dmarche similaire, elle voulut se faire congeler par le docteur Grusdlbach, un
sulfureux physicien sudois de luniversit dUpsal, qui aurait d la dcongeler au bout dun
an ou deux565. Par chance pour elle, lhomme de science la battit froid.
Dans le mme temps, elle commena faire parler delle comme duelliste. A lvidence le
tableau dEmile Bayard avait suscit des vocations. Ainsi pouvait-on lire dans Le Petit
Parisien du 27 dcembre 1885 :
SERIE DE DUELS FEMININS.
On annonce quune rencontre lpe doit avoir lieu entre Mmes Eugnie Pierre, bien connue dans les clubs o
se dbat la question du droit des femmes, et Asti de Valsayre. Ce duel a pour origine la publication dune
brochure : les Amazones du Sicle, signe " Jehan des Etrivires", o Mme Asti de Valsayre attaque vivement
plusieurs femmes de lettres. Et ce nest pas tout : Mme Asti de Valsayre, qui avait autrefois envoy ses tmoins
certain publiciste et, sur son refus, lavait cravach566, se serait, parat-il, mise la disposition des autres
personnes quelle a attaques. Toute une srie de duels fminins lhorizon !

Fond en 1879, aprs le dcs de Mgr Dupanloup, par un groupe de rdacteurs dissidents de La Dfense
sociale et religieuse.
563
Sur cette tentative, consulter, Herv Bazin, LHistoire des vaccinations, J. Libbey Eurotext, Montrouge,
2008, pp.222-223.
564
Lettre dAsti de Valsayre Louis Pasteur du 5 dcembre 1884, reproduite dans Le Petit Parisien du 9
dcembre 1884.
562

Cf. The Brookfield Courier and The Reporter, du 26 aot 1886, Brookfield, N Y, p.1. Sur le sujet, consulter
galement A Journalists Jottings par William Beatty-Kingston, London, 1890, Chapman and Hall, pp.190 et
suiv.
566
Il sagit de M. de Polignac, qui, la suite dun article paru dans Le Cri du Peuple o il dnonait lattitude de
Mme Asti de Valsayre face ses locataires, avait dclin loffre de rparation par les armes que le tmoin de
loffense, Albin Rousselet, tait venu qurir. Il sen tait suivi une altercation au caf de la Presse, o M. de
Polignac avait effectivement t cravach par Asti de Valsayre. Sur cet incident, cf. La Presse des 4 et 6 octobre
1884. Albin Rousselet, mdecin, bibliothcaire de lAssistance Publique, crateur de la Socit des secouristes
franais en 1892, fut le second poux dAsti de Valsayre (Cf. Le Matin du 18 dcembre 1892).
565

163
Les Amazones du Sicle567 tait une brochure de 33 pages qui avait t publie trois ans
auparavant : il est donc curieux quelle ait suscit une raction aussi tardive de la part
dEugnie Pierre, brocarde dans louvrage aux cts dune Louise Michel et dune Hubertine
Auclert. Comme pour les autres victimes de louvrage, Eugnie Pierre tait dabord attaque
sur son physique :
On pourrait croire quavec un semblable physique cette Vnus dun nouveau genre a conserv facilement
intact ce quAlexandre Dumas appelle un capital, eh bien, il nen est rien, car on assure quelle sentend fort
bien avec un ex-rdacteur de la Tribune des Femmes 568

La Croix du 30 dcembre 1885 nous apprend que, pour loffense, il navait pourtant jamais
t question de rgler laffaire sur le pr :
Duel de femmes Mme de Pierre (sic) crit quelle nest pas pour le duel, mais quelle a provoqu et obtenu
des excuses de Mme de Valsayre sans prtendre aller sur le terrain

Les deux protagonistes avaient donc fait la paix tandis que la presse schauffait lide de
voir couler un sang propice faire couler un autre liquide : lencre.
Dailleurs, cette mme Eugnie Pierre, plus connue sous son nom de plume Eugnie PotoniPierre569, ne tarda pas rejoindre Asti de Valsayre la Ligue daffranchissement des
Femmes, tout comme cette dernire devint une collaboratrice rgulire de La Citoyenne, le
journal dHubertine Auclert.

Eugnie Potoni-Pierre (in La Revue Encyclopdique du 15 juin 1893)

Les Amazones du Sicle (Les Gueulardes de Gambetta), Paris, s.n., 1882. Dans un style plutt talentueux mais avec des phrases interminables- , lauteur excutait respectivement Louise Michel, Louise Rouzade,
Hubertine Auclert, Louise de Lasserre, Louise Koppe, Eugnie Cheminat et Eugnie Pierre. Absent des
collections de la BnF, on trouvera cet ouvrage la Bibliothque Marguerite Durand, sous la cote 920.7 DES.
568
Op.cit., pp.31-32.
569
Eugnie Pierre, ne Lorient le 5 novembre 1844 ; dcde Fontenay-sous-Bois le 12 juin 1898. Militante
fministe et pacifiste au ct de son compagnon, Edmond Potoni (n Paris le 21 aot 1829 ; dcd
Fontenay-sous-Bois le 22 aot 1902). Non divorc de son pouse lgitime Marie Sievers, qui vivait Berlin, ce
dernier vouait une telle passion Eugnie Pierre que les deux amants, dfaut dunir leurs existences dans le
mariage, unirent leurs noms en signant tous deux Potoni-Pierre. Sur Eugnie Potoni-Pierre, consulter
LHumanit Intgrale, 1898, n4, pp. 73-83.
567

164

Couverture des Amazones du sicle

A la fin du mois de mars 1886, Waterloo, elle se battit lpe avec une Amricaine
nomme Miss Shelby quelle blessa la seconde reprise. Le prtexte de ce duel tait dune
futilit confondante : il sagissait de proclamer la supriorit des doctoresses franaises sur
leurs homologues amricaines. Comme bien souvent, lissue du combat, les deux
adversaires devinrent les meilleures amies du monde ; au point quelles proposrent
Savorgnan de Brazza de se joindre lui afin de laider civiliser les populations du Congo.

Le duel Asti de Valsayre/ Miss Shelby vu par The Illustrated Police News du 10 avril 1886.

Le mois suivant, Asti de Valsayre adressait un ultimatum sous forme de lettre celle que les
Parisiens surnommaient la marchale Booth 570 : elle devait quitter illico la France avec son
glise, faute de quoi elle la provoquerait en duel.
Permettez-moi donc de vous le dire : vos doctrines pernicieuses, surtout dans nos provinces, pour les esprits
faibles et dpravs, sont par cela mme nuisible la France ; heureusement dlivre des monomanes que le
moyen ge (sic) traitait par le bcher, cette dernire a dj assez des religions rgulires pour peupler SainteAnne. Au nom de cette France, qui mest chre et veut tre glorieuse de ses enfants, je vous en supplie, madame,
remportez dans votre pays lespce de schisme dont, nouveau Luther, vous cherchez doter le ntre. Cest
courtoisement et vos pieds que je sollicite cette grce ; mais, si le langage de la raison doit rester strile, me
considrant comme lse dans la personne de ma patrie, mon grand regret, je me verrai contrainte de vous

Catherine Booth (1858-1955), fille du pasteur William Booth, fondateur en Angleterre de LArme du Salut,
en 1865. Lorganisation tait prsente sur le sol franais depuis 1881.
570

165
demander rparation par les armes et espre que vous ne resterez pas au-dessous de votre compatriote miss
Shelby, ma loyale adversaire .571

Inutile de prciser que la pacifique marchale Booth ne cda pas la menace : elle se contenta
de proposer son ennemie, en guise de ddommagement, une entre tarif prfrentiel ses
confrences572. Le 4 juin 1886, la salle des Capucines, Asti de Valsayre donnait une
confrence intitule Lescrime et la femme, dans laquelle elle rclamait quon enseignt
lescrime dans tous les pensionnats de jeunes filles. Les journaux se firent lcho de cette
confrence avec une dlectation suintant la misogynie institue alors comme trait desprit573. Il
ressortait nanmoins que la confrencire avait fait lapologie de la femme virile, chre
Marie-Paule Courbe. Le journaliste du Journal des Dbats politiques et littraires du 5 juin
1886 rapportait ainsi un extrait du langage muscl employ par Asti de Valsayre :
Si donc, dit-elle en terminant, vous tes des patriotes, mettez des fleurets entre les mains de vos femmes et
de vos fillesSi vous craignez les assauts, faites-les du moins tirer au muret si un jf vous insulte, flui un
coup dpe en tierceunedeuxparezdgagezpar file droite !... .

Aprs laccs aux armes, la confrencire trouva un autre cheval de bataille : conqurir le
droit de porter le costume masculin pour les femmes. Depuis le 16 Brumaire An IX, une
ordonnance, complte par une autre du 16 fvrier 1857, dfendait formellement aux femmes,
hors le temps du carnaval, de shabiller en homme sans autorisation du prfet de police.
Cette autorisation ntait dlivre que sur le vu dun certificat dun officier de sant, lgalis
par le commissaire de police, lequel avait constat quil y avait ncessit de travestissement
pour raison de sant. Les contraventions taient releves par un commissaire de police et
elles taient dfres au tribunal de simple police, comme contraventions un rglement de
police lgalement rendu. Deux contraventions de ce genre, releves dans la mme anne
contre la mme personne et le tribunal correctionnel tait saisi pour appliquer lamende et
lemprisonnement.
Aux Archives de la Prfecture de police de Paris, est bien conserv le fameux dossier, dit
DB/58, qui devait concerner toutes les demandes dautorisation du port du costume masculin,
mais, comme le souligne Christine Brard574, il nen reste plus que de chtives coupures de
presse. Lune delle seulement, manant de La Lanterne du 9 novembre 1890, nous apprend
quen de hors de Mme Dieulafoy et de Rosa Bonheur, il ny avait alors que dix femmes,
Paris, autorises porter le costume masculin, dont "une artiste peintre" (sic).
En juillet 1887, Asti de Valsayre avait sonn la charge en envoyant une ptition aux dputs,
dont nous livrons ici le texte :
Messieurs les dputs,
Dans toutes les bagarres de terre ou deau, la femme, en raison de son costume, est une victime prdestine la
mort, et les accidents de tramways survenant pour le mme motif sont quotidiens. A la seule pense des
malheureuses ainsi empches de fuir lors de lincendie de lOpra-Comique, il semble logique et humain
dliminer la loi routinire qui interdit aux femmes de porter le costume masculin, tout aussi dcent, quoi quon
en puisse dire, surtout incontestablement plus hyginique. Au nom de celles qui ne sont pas esclaves du luxe, je
viens vous prier, messieurs, de bien vouloir dcrter la libert du costume, libert qui, aprs tout, ne peut nuire
personne .575
Lettre du 24 avril 1886, publie dans Le Temps du 28 avril 1886. A noter quAsti de Valsayre prenait ici
tort Catherine Booth pour une citoyenne amricaine.
572
Cf. LUnivers illustr du 22 mai 1886.
573
Consulter sur ce point Le Gaulois du 5 juin 1886 et Le Journal des Dbats politiques et littraires, la mme
date.
574
Christine Bard, Le DB58 aux Archives de la Prfecture de Police , Clio. Histoire, femmes et socits,
octobre 1999. http://clio.revues.org/258 ; DOI : 10.4000/clio.258
575
Texte cit par Jean Frollo (pseudonyme passe-partout utilis au Petit Parisien, sans doute sagit-il ici de son
directeur, Jean Dupuy) paru dans Le Petit Parisien du 28 juillet 1887.

571

166

Cette ptition devait avoir eu un certain retentissement, assez, en tout cas, pour susciter un
long article, intitul La libert du costume, sign Frollo/Laisant, en premire page de ldition
du 28 juillet 1887 du Petit Parisien. Signalons, au passage, que la raction du journaliste
ntait pas franchement hostile ; simplement, pour lui, par exemple, le poids sculaire de la
coutume empchait ladoption dun tel changement :
le costume ne se modifie que par des transitions insensibles, et il ny a pas de rvolution plus difficile
oprer que celles qui ont pour objet une transformation radicale de nos habitudes en matire de vtement
Rien voir donc avec les rires gras de la plupart de ses confrres. Le dessin de Draner, intitul
Les projets de Mme Asti de Valsayre pour la rforme du costume fminin, paru dans
LUnivers illustr du 11 aot 1888, tait encore ce quil y avait de moins agressif.

LUnivers illustr du 11 aot 1888.

Si lon en croit Han Ryner qui pingla, plus tard, notre fministe son tableau de chasse du
Massacre des Amazones576, le couturier Worth577 aurait appuy sa revendication et propos un
"costume mixte, genre cantinire ou oriental". Quoi quil en ft, Asti de Valsayre nobtint
pas gain de cause auprs des lgislateurs et elle dcida donc de passer outre. Elle fut imite
Il lui consacra une brve et impitoyable notice dans le numro du 1er avril 1898 de La Plume, o il la classait
dans la rubrique des Cantinires, p.215.
577
Charles Frederick Worth, n en Angleterre le 13 octobre 1825 ; dcd Paris le 10 mars 1895. Couturier
franais dorigine britannique, considr comme linitiateur de la haute couture.
576

167
ou devance - par Marie-Paule Courbe qui, si lon en croit la presse de lpoque tait connue
et jusque sur la Canebire - sous le nom du "petit collgien"578 ; ce qui nous ramne encore
Maupassant. Dailleurs, cette dernire navait-elle pas annonc la couleur en publiant une
chronique dans La Dpche de Nancy du 2 dcembre 1884, dans laquelle elle mettait en scne
une certaine Miss Arabella, activiste fministe anglaise, qui tentait de convaincre un auditoire
masculin du bien-fond de la revendication du droit porter le pantalon ?
Peu peu, partir de lanne 1888, on retrouve le nom dAsti de Valsayre associ des
mouvements socialistes ou dinspiration proche. Ainsi, reprsentait-elle le groupe form par
les rdacteurs de La Citoyenne au neuvime Congrs rgional de l'Union fdrative du Centre,
manation du Parti ouvrier socialiste rvolutionnaire, qui se tenait Paris, du 17 au 26 juin
1888. A la tte dune Ligue des femmes de France, elle fusionna, un temps, cette dernire
association avec lUnion internationale des femmes de Louise Michel : en fvrier 1889, elle
prit mme la parole au deuxime meeting de ce mouvement, la salle Octobre, rue de la
Montagne-Sainte-Genevive, aux cts de Louise Michel et de Marie Huot. Elle y affichait
clairement son positionnement en dclarant que la femme devait tre socialiste "parce quelle
[tait] lopprime".579 Dans le mme temps, elle fit alliance avec la Fdration universelle des
peuples dAmilcare Cipriani. Cest dans le cadre de ce rapprochement quelle adressa lappel
pour la paix : Aux Femmes contre Boulanger ! dont il est fait mention plus haut. En mars
1889, elle collaborait lhebdomadaire, La Clameur Rvolutionnaire580, organe de
concentration sociale, dirig par Louis Besse. En septembre, elle figurait parmi les dlgus
au congrs universel des libres penseurs. Mais cest loccasion des lections lgislatives des
22 septembre et 6 octobre 1889 que les choses semballrent. Elle dcida, en effet, de se
porter candidate la dputation dans la deuxime circonscription du XVIIIe Arrondissement
de Paris (quartier Clignancourt). Deux autres candidates la suivaient dans cette aventure
Paris avec le soutien des comits lectoraux socialistes rvolutionnaires : Eugnie Potoni et
Mme Saint-Hilaire581.

578

Cf. La France Moderne (Marseille) du 2 octobre 1890, un cho sign Altotas

Cf. Le Sicle, dition de la dernire heure, 7 fvrier 1889.
580
La Clameur rvolutionnaire, organe de concentration sociale, (43, rue des Panoyaux, Paris) se prsentait
comme "un brlot davant-garde dont le but (tait) de dtruire les prjugs qui (avaient) fait se perptuer ltat
bourgeois". Son directeur tait Louis Besse, par ailleurs collaborateur rgulier de LAutonomie, journal
rpublicain, socialiste, autonomiste, dirig par A. de Okecki, quon retrouva, en 1890, comme grant du Bulletin
de lUnion universelle des Femmes. Asti de Valsayre publia une lettre au prfet dans le numro 4 de La
Clameur rvolutionnaire. Ce priodique, absent des collections de la BnF, ne dut pas compter plus dune demidouzaine de numros en 1889.
581
Dlgue de la Ligue de Protection des Femmes pour la Propagande en France et lEtranger,
confrencire, collaboratrice de journaux dinspiration socialiste comme LAmi du Peuple de Maxime Lisbonne,
Les Cahiers du Proltariat, de priodiques fministes comme La Citoyenne dHubertine Auclert, de La Femme
de France de Louise Koppe. Proche du trs fantasque communard Jules Allix, elle a laiss divers ouvrages
rfrencs au catalogue de la BnF, sous la signature dEmile Saint-Hilaire (sic), comme des brochures ou des
romans, LAmour dun pote et Marguerite Germain, par exemple.
579

168

Asti de Valsayre par J. Belon, (in LIllustration du 28 septembre 1889 p.256)

Mme Saint-Hilaire par J.Belon, (in LIllustration du 28 septembre 1889 p.256)

Si lon en croit Le Gaulois du 7 septembre 1889, ctait le 22 aot prcdent quavait t

fonde La Ligue socialiste des femmes par Asti de Valsayre avec laide de quelques femmes
dvoues luvre de lmancipation fminine582. A cette date, elle comptait soixante-quinze
adhrentes. Le programme de la Ligue tait ainsi rsum par son initiatrice :
Nous ne sommes ni blanquistes, ni autonomistes, encore moins opportunistes. Nous sommes fministes
avant tout, et ce titre, nous devons aller partout o lon veut bien accueillir nos revendications. Jen ai donn
lexemple lhiver dernier en parlant dans toutes les runions, sans marrter aux bagatelles des nuances. Notre
but toutes est le mme : lamlioration du sort de la femme

Le journal poursuivait en prcisant :

Parmi les rformes quelle rclame, il faut citer la protection de lenfance, lallaitement maternel, la
suppression de la peine de mort, lgalit absolue de lhomme et de la femme, la suppression de la guerre, les
droits politiques de la femme, laccs de toutes les professions aux femmes etc
La Citoyenne du 1er mai 1891 nous apprend quAsti de Valsayre faisait dj partie de la Ligue des femmes de
France en 1888.

582

169
Bref, on observera que ces femmes avaient tout simplement cent ans davance sur ces
hommes qui, linstar de lauteur de larticle, un certain Saint-Ral, se gobergeaient et avec
quel dgoulinant mpris ! de ce quils osaient appeler le sexe faible.
Quel sera le rsultat de ces trois candidatures ? Peu nous importe ! Quil nous suffise de dire que Paris va
rire de nouveau, dans quelques jours, en lisant les affiches des candidates. 583

Effectivement, ces candidatures fminines ntaient pas une premire : sans remonter
lanne 1849, o lon avait vu une Jeanne Deroin se prsenter la dputation, dj, lors des
lections lgislatives de1885, sous limpulsion de la Fdration rpublicaine socialiste,
plusieurs femmes avaient t proposes pour la dputation584 : si Sverine, Paule Minck,
Jeanne Hugues-Royannez (lpouse de Clovis Hugues), Hubertine Auclert, Eugnie Potoni
avaient dclin loffre pour des raisons diverses, Louise Barberousse, Mlle Martane et Mme
Saint-Hilaire, par exemple avaient accept.
La prsence de Jules Roques585 la runion qui devait officialiser la cration de la Ligue
socialiste des femmes le 19 septembre 1889 dans une salle de caf-concert de la rue Ramey,
dans le quartier Clignancourt, montre limportance du rle quil tint dans laventure.

"Un club de femmes - Mme Asti de Valsayre la tribune"586

(in LIllustration du 28 septembre 1889, p.256)

Il avait mis la disposition de la Ligue socialiste des Femmes son journal, LEgalit,
quotidien socialiste dont il avait pris la direction depuis le mois de fvrier 1889. Asti de
Op.cit.
Rappelons que le Suffrage des Femmes dHubertine Auclert avait dj tent, mais en vain, se susciter des
candidatures fminines aux lections lgislatives de 1881.
585
Jules Roques, n Paris le 24 octobre 1850 ; dcd Paris le 9 mars 1909. Issu dun milieu de publicistes de
gauche son pre dirigeait Le Courrier Franais anti-imprialiste et son oncle avait fond Le Globe -, Roques
exerait le mtier dagent de publicit au dbut des annes 1880, quand il ressuscita Le Courrier Franais, qui
devait son financement aux fameuses pastilles Graudel. Paralllement, il se fit connatre du tout-Paris en
organisant des bals mmorables lElyse-Montmartre et au Moulin Rouge. Mais son plus grand mrite fut
davoir fait chaque semaine du Courrier Franais un hebdomadaire o tous les talents littraires et artistiques
pouvaient sexprimer librement presque sans tabous.
586
Il sagit de la runion du 19 septembre 1889, on y aperoit Jules Roques, assis derrire Asti de Valsayre.
583
584

170
Valsayre y collaborait rgulirement depuis avril.587Les lections se droulrent, bien entendu,
sans que les femmes pussent participer au scrutin ; en revanche, Jules Roques, dont on ne peut
pas exclure totalement quil nait pas cherch profiter du battage publicitaire fait autour des
candidatures fminines, put concourir dans la deuxime circonscription du XVIIIe
Arrondissement (celle du quartier Clignancourt). Soutenu par le Parti Ouvrier de Jules
Guesde, il se prsentait sous ltiquette "socialiste rvolutionnaire, antiboulangiste,
anticadettiste et antipossibiliste" ; cest--dire contre, respectivement, le gnral Boulanger, le
frre trois-points Anatole de la Forge et le socialiste possibiliste Jules Joffrin ; tous candidats
au mme endroit. Ds le 7 septembre 1889, Le Figaro avait annonc que la ligue socialiste
avait dcid de soutenir "le citoyen Jules Roques, la condition : 1 que son programme
sera le mme que celui qui a t adopt par la Ligue ;2 quil donnerait sa dmission de
dput par une lettre date du mois doctobre 1890 ;3 quil signerait une dlgation
notarie permettant de toucher le montant de son indemnit de dput, sur laquelle quatre
mille francs seulement lui seraient remis. Les cinq autres mille francs devront tre verss
entre les mains du comit lectoral pour les frais des propagandes futures".
En conclusion, larticle prcisait que le citoyen Jules Roques avait accept.
Las, le jour de llection, Roques ne recueillit que 369 voix, loin derrire Jules Joffrin qui,
avec 5.500 voix fut dclar lu, aprs que les bulletins portant le nom du gnral Boulanger
eurent t annuls, sur dcision du ministre de lIntrieur.
A la suite de cet chec, comme le soulignent Laurence Klejman et Florence Rochefort, dans
LEgalit en marche588, le groupe svapora dans la nature, car beaucoup de fministes
nacceptrent pas que Roques impost progressivement sa loi la Ligue socialiste des
femmes, sous prtexte quil soutenait le mouvement avec son journal, LEgalit. Cest ainsi
quil faut comprendre la dmission dAsti de Valsayre en novembre 1889 relate en ces
termes par le Journal des Dbats politiques et littraires du 16 novembre 1889 :
La Ligue des femmes socialistes a perdu celle que lon considrait comme son chef : Mme Asti de Valsayre
vient de dmissionner dans les circonstances suivantes :
La Ligue des femmes tait en relation avec un journal quotidien qui insrait habituellement le compte rendu de
ses runions et les communications officielles quelle pouvait avoir intrt faire connatre. Or, le 29 aot
dernier, la ligue ayant dcid que les citoyens " connaissant la question fminine" seraient admis en faire
partie, ce journal insra un avis peu prs ainsi conu :
"Nous exigeons que la Ligue des femmes socialistes ne reoive aucun homme. Nous ne voulons pas servir de
marchepied des ambitions qui emploieraient la Ligue."
"Devant un ordre aussi absurde, a dclar Mme Asti de Valsayre, il ne me restait qu rendre mon tablier."
.

Laccs de jalousie exprim ici par Roques dnonant, somme toute, le risque dune
manipulation qui ntait rien dautre que celle quil avait lui-mme entreprise lgard de la
Ligue, ouvrit les yeux dAsti de Valsayre qui rompit dfinitivement avec lui et dcida de se
soustraire dsormais toute tutelle politique en allant fonder la Ligue daffranchissement des
femmes. A quelle date exacte Asti de Valsayre mit-elle sur pied cette nouvelle organisation ?
Nous ne saurions rpondre avec prcision. Grce la lettre que la fministe adresse le 9 juillet
1890589, en tant que secrtaire de ladite ligue, au ministre du commerce, afin dobtenir le droit
de vote pour les ouvrires aux conseils des prudhommes, nous voyons quelle tait dj en
activit. Mais il semble que ce soit l ses balbutiements. Laffaire du blme adress
Sur les rapports de Jules Roques avec les femmes (et avec les pratiques de gauche en gnral), on consultera
avec profit Marc Angenot, Topographie du socialisme franais 1889-1890, Discours social, 2006, volume XXV,
pp.181 et suiv.
588
Laurence Klejman, Florence Rochefort, LEgalit en marche, le fminisme sous la Troisime Rpublique,
Presses de la fondation nationale des sciences politiques, des femmes Antoinette Fouque, 1989, pp.90-91.
589
Lettre reproduite notamment dans le Journal des dbats politiques et littraires des 15 et 16 juillet 1890.
Signe la secrtaire de la Ligue : Asti de Valsayre ; les dlgues : J. Lemercier, fleuriste ; Louise Coutant,
imprimeuse.
587

171
Sverine, en septembre 1890, relate plus haut, est la deuxime manifestation visible de cette
ligue. Et lon a vu que Marie-Paule Courbe/Mme dEstoc se trouvait dj aux avant-postes
cette date. En octobre, la ligue montrait clairement son orientation anticlricale, en sen
prenant Mme de Granchamp qui venait de crer une uvre destine soulager les
sminaristes des affres du service militaire, auquel ils taient de nouveau astreints depuis la
loi du 15 juillet 1889590:
Aprs avoir vot dabord, un point de vue gnral, lordre du jour suivant : "Considrant que le prtre
est lennemi mortel de lamlioration du sort de la femme et quen soutenant le prtre toute femme se dclare
ennemie de son sexe", la ligue a, comme consquence, "jet un blme nergique Mme de Grandchamp, femme
du commandant dartillerie de ce nom, qui vient de fonder Chlons-sur-Marne lOeuvre de lenrlement des
sminaristes, ayant pour but de procurer des douceurs ces derniers pendant quils sont sous les drapeaux".
Copie de cet ordre du jour a t adresse Mme de Granchamp par les soins de Mme Asti de Valsayre et
Marie-Thrse Petit, secrtaire et dlgue de la Ligue. 591

Cette nouvelle manifestation des fministes donna Sverine loccasion de se venger de la

charge quelle avait subie un mois plus tt de la part du mme groupe.
Dans un article intitul Les Femmes dAttaque que Le Gaulois publia en premire page le 9
novembre 1890, Rene/Sverine, prenant la dfense des pauvres sminaristes, revenait sur ses
dmls avec la ligue et en profitait pour gratigner nommment certains membres :
Je nai pas souhait moccuper delles ; on me rendra mme cette justice que je les laissais tranquillement
leurs votes, revotes et contre-votes, sans troubler leurs dlibrations daucune apostrophe gouailleuse, daucune
narquoise interruption. Si ctait leur got, de dlibrer !... je suis, on le sait, pour toutes les liberts, et sil
plaisait un demi-cent de dames de se runir, afin de rclamer le droit au duel, la conscription, de souhaiter
tricoter avec des pes ou jongler avec des obus, ctait affaire elles !...Aussi, je les laissais courtiser Mars,
ces vtranes, sans troubler leur flirt impressionnantIngratitude de mes mles contemporaines ! Iniquit sans
exemple dans les fastes fminins ! Ma modeste attitude na pu trouver grce, et, un jour quun faible homme,
un pauvre petit enfantelet de trente-cinq ans, trapu comme un ours, dent comme un loup, a tir lpe pour ma
dfense, elles mont dclare disqualifie ! Je ne mtais pas battue moi-mme un vote de blme me rappelait
aux devoirs guerriers de mon sexe, et me fltrissait la fleur de lge ! Seulement aprs labattement bien
comprhensible qui suit un tel coup, ma nature insouciante a vite repris le dessus Je suis pour toutes les
liberts, oui ! sauf celle dasticoter le voisin ! On ma asticote, je riposte Et dsormais, je les guigne, les
femmes dattaque

Et pour les mieux guigner, elle choisissait de venir se ranger aux cts de ces jeunes hommes
mal prpars pour la dure et raliste vie de chambre. Autrement dit, Sverine, Sverine la
Rouge, supportait que les Robes Noires bnissent les soldats partant lassaut, mais pas
quelles risquassent elles-mmes leurs mes sur le champ de bataille. Elle dfendait la pieuse
Mme de Granchamp et son droit dorloter les curs en herbe :
Mais Mme de Valsayre, Mme Thrse Petit, Mme dEstoc on ne dira pas que jtouffe jalousement les
gloires naissantes ! et les estoques de la Ligue de laffranchissement des Femmes nont pas entendu de cette
oreille-l. Elles ont jet un vote de blme quand personne ne relverait le mouchoir, on jette ce quon peut !
cette infortune Mme de Grandchamp, et ont pouss la gentillesse jusqu lui notifier par copie adresse son
domicile priv .

Sverine terminait son article en voquant un incident survenu entre Mme G. dEstoc et Louis
Marsolleau :
Il est au Mot dOrdre592, un jeune pote, Louis Marsolleau qui a du talent revendre toutes les muses
rancies de la Ligue de laffranchissement, etc. []
Depuis la loi de 1872, certaines professions comme les enseignants et les sminaristes taient exempts de
service militaire.
591
In Le Journal des dbats politiques et littraires du 25 octobre 1890.
592
Le Mot dOrdre tait un quotidien rpublicain fond en avril 1877 par Valentin Simond, dont les plumes les
plus fameuses taient celles de Francis Enne, Edmond Lepelletier, Lon Cladel, Emile Richard
590

172
Or, au moment de ma fltrissure Marsolleau trilla fortement la Ligue de, etc., dans trois ou quatre
coupletsque je ne puis rpter aux lectrices, mais que je recommande aux lecteurs (Mot dOrdre, 14 septembre).
Cest svre mais juste et dune irrsistible gauloiserie. Il parat que Mme G. dEstoc sest fche. Et savezvous ce quelle a fait, la dame qui est davis que les femmes se battent ?
- Elle a envoy des tmoins ?
Pas du tout, lecteur candide ! Elle a envoy lhuissier !!! Une pareille inconsquence est inadmissible. Jai
runi mon cercle, moi aussi, mes faux de toute plume et de tout poil, perchs ou assis gravement lentour de
mon sige prsidentiel et leur ai soumis le cas. Aprs avis pralable et mre dlibration : moi ; Rip, terreneuve ; Miss, fox-terrier ; Mgot et Ptiote, cabots sans type connu ; Gris-Gris, coq ; Jaunette, poule, et
quelques serins sans importance, avons, dun commun accord, vot lordre du jour suivant :
Considrant que les actes doivent tre daccord avec les doctrines mises ;
Considrant quil nest dautre excuse vouloir risquer la sienne propre ou non ;
Considrant que Mme G. dEstoc ayant proclam que les femmes devaient dfendre leur cause les armes la
main, et ayant, de ce chef,jet un vote de blme celle qui avait autoris un homme un infme homme !
la reprsenter sur le terrain ;
Sommons Mme dEstoc davoir ne point se servir de papier timbr, cet adjectif pouvant prter de fcheuses
confusions, et, consquente avec ses paroles et ses dclarations, denvoyer immdiatement des tmoins M.
Louis Marsolleau .

Louis Marsolleau593, grand convive de multiples rteliers devant lternel, ce qui lamena
collaborer la presse, socialiste avec La Bataille de Lissagaray, anarchiste avec Le Libertaire
et bourgeoise, avec Le Figaro, termina sa carrire, la rosette la boutonnire, pingle, il est
vrai, par un parrain de choix, son ami Georges Courteline. Proche de Charles Cros, membre
des Zutistes et des Hydropathes, Marsolleau avait, tout dabord, afft sa plume dans les
colonnes du Chat Noir. Mais pour lheure, il se payait la bobine des fougueuses fministes en
pinglant tout particulirement Marie-Paule Courbe, ou, plus exactement, son pseudonyme:
LOUIS MARSOLLEAU, LAFFRANCHISSEMENT DES FEMMES
Dans sa sance dhier, la
Ligue de laffranchissement des
femmes, sur la proposition de
Mme G. dEstoc, a vot un
blme svre Mme Sverine, sappuyant sur ces raisons :
Que toute femme qui ne
prend pas la responsabilit de
ses actes et accepte quun
homme se batte sa place,
commet un acte dinfriorit ( !)
(LAutorit)
Air : La Complainte du Crime du Pecq594
Nous sommes les femmes dpe,
Cest un mtier fort lgant.
Nous relevons toujours le gant
N Brest le 20 juin 1864, dcd Asnires le 9 avril 1935.
Le crime du Pecq est un fait-divers, datant de 1882, qui inspira, en son temps, de nombreux chroniqueurs, en
particulier Mirbeau et Maupassant. Un pharmacien avait t assassin par le mari de sa matresse, lui-mme
apothicaire. Ce rglement de comptes entre ces fils de Panace inspira galement plusieurs auteurs de chansons.
Citons Le crime du Pecq ! ou l'assassin d'Aubert, complainte par Rokada, 1882 ; La grande et vridique
complainte de l'pouvantable crime du Pecq, par Choulet ; ou encore la complainte compose par Raoul Toch
et Gaston Serpette dont nous gardons ces paroles :
Nous sommes dans la pharmacie, Cest un bien fcheux accident : Ce que lon nomme mal de dent,
Nous lappelons odontalgie. Cit par Albert Vanloo, in Sur le plateau, souvenirs d'un librettiste, p.249,
Paris, P. Ollendorff, 1913.
593
594

173
Et notre lame est bien trempe.
Nos revolvers sont srs et doux.
Nous savons tirer nos six coups.
Destoc et de taille et de plume,
Pour battre un homme et accoucher dun
Nous sommes, sans blaguer, [volume,
De force fatiguer
Nimporte qui voudrait nous endiguer.
Les reins cambrs, poing sur la hanche,
Cest dans nos corsets que nous cachons larme
Nous ne craignons nul choc. [blanche.
Pif ! paf ! paf !pan !toc !toc !
On ne tombe pas G. dEstoc !
Avec les hommes, dans nos passes
Nous navons jamais le dessous,
Quand ils poussent leurs meilleurs coups.
Nous opposons nos gardes basses.
Sils nous boutonnent, ce nest rien,
Et cest que nous le voulons bien.
Il arrive, quand on scarte,
Que lon se fait parfois toucher en quarte !
Mais un tel dnouement
(Demandez maman)
Ne se produit quentre nous, seulement ;
Rien quentre nous, car pour les hommes,
Nous enfiler, cest tout fait comme des pommes :
Nous ne craignons nul choc.
Pif ! paf ! paf !pan !toc !toc !
On ne tombe pas G. dEstoc !
La femme simple et peu ttue
Qui ne sait pas se fendre fond
Nous inspire un ddain profond
Il nest que la femme qui tue !
Enfants, mari, famille : peuh
Tout cela nous importe peu !
Foin du foyer, de la pot-bouille.
Ce sont les hommes qui porteront la quenouille
Nous, pendant ce temps-l,
Courrons le tralala,
En cheveux courts et plastrons de gala.
Et cest ainsi, mles infmes,
Qu votre nez, nous saurons affranchir les femNous ne craignons nul choc.
[mes
Pif ! paf ! paf !pan !toc !toc !
On ne tombe pas G. dEstoc !595

Quoi quil en soit, il faut attendre le mois de novembre 1890 pour en savoir un peu plus sur
cette ligue grce au journal La Citoyenne qui publiait ses statuts. Ainsi, nous apprenons que la
Ligue daffranchissement des femmes avait ses bureaux au sige de la Revue Europenne, 64,
rue de Turenne, o Asti de Valsayre, la secrtaire, se trouvait tous les lundis de 14 heures
18 heures. Les dlgues taient G. dEstoc (sic) et Florence Hubert596. Elle shonorait du
In Le Mot dOrdre, N 257 Dimanche 14 Septembre 1890, p. 1, rubrique La Petite Guerre .
Originaire du Nord, Florence Hubert a laiss quelques plaquettes de vers, une pice patriotique Un voyage
Metz (1886), et des textes dinspiration ouvririste, comme les Rcits d'un proltaire (Lille, 1882). A cette
poque, elle tait commerante Saint-Ouen.
595
596

174
patronage "des citoyens : De Gast, dput 597; Daumas, ancien conseiller municipal598 ;
Cipriani599, Benot Malon, directeur de la Revue Socialiste 600; Eugne Chtelain601, directeur
de la Revue Europenne"602. Autrement dit, si lon rsume, hormis Alexandre de Gast, ce
comit de parrainage comprenait essentiellement des personnalits fortement lies au
mouvement socialiste ; ce qui ne laisse pas dtonner si lon songe quAsti de Valsayre avait
claqu la porte de la Ligue socialiste des femmes, quelques mois plus tt, en jurant de ne plus
dpendre dsormais dune quelconque obdience politique ! Pour ce qui tait des statuts, en
voici les principaux points :
Cette ligue a pour but : de combattre toutes les injustices dont la femme est victime dans toutes les classes de
la socit, par ltude des questions sociales [] Elle admet les hommes au mme titre que les femmes et fait
appel tous les rpublicains socialistes partisans de la rforme fminine sans distinction de nuancesAdhsion :
0,20F par mois pour la citoyenne et 0,30 F par mois pour le citoyen, afin de rappeler linfriorit des salaires
fminins Un homme dsirant adhrer doit tre prsent par un membre. Une femme peut adhrer librement.
Pas de prsident. Seulement un dsign chaque runion et pour la runion. Une runion prive aura lieu
chaque semaine le mercredi 9 heures du soir, au sige, 64, rue de Turenne .603
Ajoutons que la devise choisie par la Ligue tait Quimporte ! On ne pouvait gure faire plus
concis. Lancrage socialiste figurait donc en toutes lettres dans les statuts et la confusion des
genres tait totale puisque le sige de cette Ligue se trouvait ladresse mme de La Revue
Europenne de Chtelain, qui jouait donc l un rle essentiel, en mettant ses locaux la
disposition dAsti de Valsayre. Laurence Klejman et Florence Rochefort indiquent que la
Ligue daffranchissement des femmes publiait ses communiqus dans le Bulletin de lunion
universelle des femmes, la revue de Marya Chliga-Lovy, mais nous ny avons pas trouv la
moindre allusion ce mouvement604. On voit donc que Marie-Paule Courbe/ G. dEstoc
Joseph, Alexandre de Gast, n Alenon le 30 aot 1811 ; dcd Paris le 3 juillet 1893. Dput du
Finistre rpublicain catholique, class au centre-gauche. Proche des proccupations du monde ouvrier, il stait
fait notamment connatre par ses prises de position pour l'galit civile et politique de l'homme et de la femme. Il
tait le bailleur de fonds du journal La Citoyenne dHubertine Auclert. Cf. la rubrique ncrologique qui lui est
consacre dans Le Temps du 4 juillet 1893.
598
J. Daumas, lu conseiller municipal radical socialiste autonomiste du IXe Arrondissement de Paris (quartier
du faubourg Montmartre) de 1887 1890. Administrateur de la Revue Socialiste de Benot Malon de 1886
1889. Ce proche de Jules Guesde avait vcu en Argentine, o il avait fait la connaissance de lanarchiste Auguste
Vaillant quil avait recommand pour un emploi. Il fut battu aux lections de mai 1890 par le modr Charles
Laurent, directeur du quotidien Paris.
599
Amilcare Cipriani, n Rimini le 18 octobre 1845 ; dcd Paris le 2 mai 1918. Ancien des Chemises
Rouges de Garibaldi, ancien communard dport en Nouvelle-Caldonie, alors vritable lgende vivante que lon
rencontre dans les milieux rvolutionnaires tant socialistes quanarchistes. On consultera la notice biographique
que lui consacrrent Les Hommes du Jour du 15 mai 1909.
600
Benot Malon, n Prcieux le 23 juin 1841 ; dcd Asnires-sur-Seine le 13 septembre 1893. Ancien
communard, journaliste, il tait le compagnon de la fministe et ex-communarde Andr Lo (1824-1900). Il
relana une nouvelle Revue Socialiste en janvier 1885 qui, ds son premier numro, souvrait toutes les
tendances du socialisme.
601
Eugne Chtelain, n Paris le 6 dcembre 1829 ; dcd Paris XIe le 7 juin 1902. Agent d'affaires et
publiciste. Il prit part aux journes rvolutionnaires de 1848 et 1851, collabora la presse anti-imprialiste notamment au Courrier Franais de Vermorel et participa la Commune. De retour dexil, il fonda Le Coup
de feu, auquel succda La Revue Europenne socialiste, littraire, artistique.
602
Il sagit en ralit de La Revue europenne socialiste, littraire, artistique. Publication mensuelle faisant suite
au Coup de Feu. N1 : octobre 1891. Etait encore en activit en 1893 ; la seconde pouse dEugne Chtelain,
Hermance Carougeaux, ne Ymonville le 21 mai 1843, dcde Paris XIe le 17 janvier 1900, en tait alors la
directrice.
597

La Citoyenne, N164, novembre 1890, p.4.

Op.cit., p.91. Bulletin de lunion universelle des femmes, revue mensuelle. N1 : 15 janvier 1890. 6 p. 9, rue
Gager-Gabillot, puis 51, rue du Cardinal-Lemoine, Paris. Directrice : Marya Chliga-Lovy. Imprimeur-grant :
A. de Okecki. Ce priodique, en revanche, sintresse aux diffrents mouvements fministes de par le monde.
603

604

175
occupait, ds les dbuts de cette organisation, une place de choix, juste derrire Asti de
Valsayre, en compagnie de Florence Hubert. Ds le dpart, des dissensions taient apparues
dans le mouvement. Ainsi, si Asti de Valsayre qui avait fond, Paris, ds 1886, une
socit descrimeuses et G. dEstoc militaient pour lexpression de lgalit de la femme par
le recours au duel, comme pour les hommes, Eugnie Potoni-Pierre protestait
vigoureusement dans Le Voltaire contre cette pratique dun autre ge :
Nous nous engageons, au contraire, tout faire pour arracher du monde ce faux point dhonneur qui arme
lun contre lautre, sous le plus futile prtexte, deux honntes gens, que des tmoins viennent, en dpit de tous
les instincts dhumanit et de tous les principes de civilisation, assister et voir se battre. [] nous dtournerions
les hommes du duel et de bien dautres errements si nous le pouvions, mais jamais nous ny entranerons les
femmes. 605

Le 19 octobre 1890, au congrs national de la fdration franaise de Libre-Pense qui se

tenait Paris, la Ligue daffranchissement des femmes tait bien reprsente en la personne
dAsti de Valsayre, nomme assesseur de la sance. Nous savons quau cours de ce congrs,
la Ligue devait prsenter un rapport sur la cration de patronages laques pour les jeunes filles
dans tous les arrondissements de Paris, afin de lutter contre linfluence des patronages
clricaux.606 Faute davoir accs aux urnes de la dmocratie, la Ligue intensifia son action
entre aot et novembre 1890 pour faire pression sur le ministre du commerce afin quil
inscrivt les ouvrires en tant qulectrices aux lections gnrales des prudhommes.
Curieusement, la presse accueillit cette dmarche avec bienveillance,607 ou tout au moins sans
le ricanement coutumier. Le ministre eut beau protester poliment de son impuissance, les
fministes ne dsarmrent pas. Ainsi, le 22 novembre 1890, la Ligue organisa une runion
publique, salle des Socits runies, rue de Bretagne, afin de prsenter ses candidates aux
lections des prudhommes. En labsence dAmilcare Cipriani, cest Marya Chliga-Lovy
qui prsida la sance, mais Asti de Valsayre ne put sempcher de semer quelque peu la
zizanie en faisant un sketch sur la difficult pour un homme, juge aux prudhommes, se
prononcer sur la qualit dun corset. Lauditoire tant totalement dtendu, les interventions
drivrent dans tous les sens, et notamment on se mit parler de linfluence nfaste du clerg
sur les petites filles. Pniblement, en fin de sance, on finit par accorder la parole aux
candidates, dont une seule avait manifestement quelque chose dire. On tait tout de mme l
pour cela ! Ctait une femme nomme Coutant qui tenait un discours o, cette fois, le coeur
du problme tait abord, et l, cela navait rien de comique :
Moi, dit-elle, je suis patronne. Depuis quinze ans je dirige mon imprimerie. A la rigueur, les conseils de
prudhommes mintressent peu ; mais si je men occupe, cest pour mes ouvrires. Je suis une honnte femme,
je nai jamais failli lhonneur ; mais a mennuie dtre marie, parce que jai fait des inventions et que je ne
peux pas prendre de brevets en mon nom .608

La gravit de la teneur de cette intervention tranchait avec le caractre primesautier qui

rgnait alors dans les rangs de la Ligue. Ainsi, tout tait bon pour se mler de sujets qui
navaient pas grand-chose voir avec le combat fministe. Paul de Cassagnac609 partait-il en
605

Cit par Le Matin du 24 septembre 1890.

Fdration franaise de la Libre-Pense Bulletin mensuel de correspondance des groupes et adhrents
fdrs. n10, octobre 1890.
607
Je suis charge par la ligue de laffranchissement des femmes de vous remercier de lhospitalit que le
Temps a bien voulu donner notre ptition au sujet des "prudfemmes" . Lettre dAsti de Valsayre au
directeur du Temps, parue dans Le Temps du 8 aot 1890.
608
Le Temps du 23 novembre 1890.
609
Paul, Adolphe Granier de Cassagnac, n en Guadeloupe le 2 dcembre 1842 ; dcd Saint-Vitre le 4
novembre 1904. Dput boulangiste du Gers. Directeur du quotidien ractionnaire LAutorit.
606

176
croisade contre le projet de loi concernant lusage des titres de noblesse port par le dput
radical du Nord, Emile Moreau, - par ailleurs, un des rares dputs dfenseur des droits des
femmes - , aussitt la Ligue y allait-elle de son communiqu. Non sans humour dailleurs.
La Ligue de laffranchissement des femmes, considrant que les nobles se croient suprieurs aux roturiers,
comme les hommes se croient suprieurs aux femmes, cest--dire par une sorte de folie orgueilleuse et quil
nest quune noblesse personnelle, impossible transmettre par hritage : celle du cur et de lintelligence,
dclare quen attaquant le projet de loi sur les titres nobiliaires, prsent par le citoyen Moreau, dput du
Nord, le citoyen Paul de Cassagnac na fait preuve ni de bon sens, ni de respect filial .610

Dans la mme veine, lors de sa runion du 18 dcembre 1890, la Ligue partait en croisade
contre les dcorations, dgageant un parfum danarchisme tout fait dans lair du temps :
Attendu que les dcorations ne sont que des hochets vaniteux, souvent achets, toujours mendis, par suite
propres surtout orner la queue des chiens ; la Ligue de laffranchissement des femmes regrette que M. le
ministre de linstruction publique ait restreint la distribution des palmes acadmiques qui garniront les souliers
de Nol, demande quon dcore tout le monde et quon nous laisse tranquilles. 611

Plus srieusement, la mme priode, elle semparait de laffaire de Toulon, qui allait coter
au maire de ladite cit, Alphonse Fouroux, la perte de son mandat et quelques annes de
cachot612, pour prendre position sur le problme de lavortement :
Attendu que la coutume de blmer les femmes, qui disposent de ce qui leur appartient le mieux : leur corps,
na dautre base que lorgueilleuse devise masculine : la femme, proprit de lhomme ; Dclare que la
majorit des avortements et infanticides est la consquence de la situation faite la femme devenue mre en
dehors de la loi, et que cette situation est une des principales causes de la dpopulation de la France, Et juge,
en consquence que le rtablissement des tours613, ainsi que la recherche de la paternit ne sauraient combattre
un mal, dont la transformation complte du sort de la femme est le seul remde .614

Le dbut de lanne 1891 fut, de nouveau, marqu par un activisme tourn vers le droit au
travail pour les femmes. Si Marie-Paule Courbe ne semblait pas participer systmatiquement
aux runions de la Ligue daffranchissement des femmes, elle montrait son adhsion par des
courriers lus en public.
La Ligue daffranchissement des femmes a tenu le 4 fvrier dans la salle Charles, 2, boulevard Barbs, une
runion laquelle assistaient une centaine de personnes. M. Armand Lvy615 prsidait la sance. Mme Asti de
Le Temps du 14 novembre 1890.
Le Temps du 19 dcembre 1890.
612
Alphonse Fouroux, jeune et fringant maire radical de Toulon depuis 1888, qui stait entremis afin de faire
avorter sa matresse, Mme de Jonquires, une femme marie, fut en effet condamn cinq ans de prison en
janvier 1891. Durant le procs, il stait dfauss sur sa matresse et sur la faiseuse danges ; ce qui avait
fortement dplu au procureur de la Rpublique Vulliez qui avait charg ldile dans son rquisitoire et, au
contraire, pargn les femmes incrimines dans laffaire. Cela lui valut une lettre de flicitation dAsti de
Valsayre que publia Le Temps du 16 janvier 1891.
613
Rappelons que ces "tours" dsignaient ces sortes de tourniquets amnags la porte des hospices pour
recueillir les nouveaux-ns abandonns. Officialiss par la loi du 19 janvier 1811, ils avaient t supprims par
une circulaire du 27 juillet 1838, car on accusait ce systme dencourager les abandons denfants. Suite aux
problmes poss par les avortements clandestins, un mouvement dopinion se cra, aprs la Guerre de 1870, pour
le rtablissement des tours.
614
Le Temps du 12 dcembre 1890.
615
Armand Lvy, n Prcy-sous-Thil le 12 mars 1827 ; dcd Courbevoie le 22 mars 1891. Journaliste,
franc-maon, proche dAdam Mickiewicz, aprs avoir fait partie de laile ouvririste du bonapartisme, dans le
sillage de Napolon-Jrme Bonaparte, le fameux Plon-Plon, il rompit avec lEmpire et se retrouva du ct
communard en 1871. Rfugi en Italie, o il frquenta Mazzini, il rentra en France en 1880. Il fut plusieurs fois
candidat socialiste aux lections lgislatives, mais sans succs.
610

611

177
Valsayre a rclam pour les femmes comme pour les hommes le droit toutes les carrires. Elle a racont les
dboires de la femme de lettres et dtaill les avantages que les directeurs de journaux auraient employer des
femmes reporters. Aprs la lecture de lettres de Mmes Malvina Blanchecote 616, Ren Marcil617 et dEstoc, lordre
du jour suivant a t vot par lassemble : Attendu que les travaux littraires doivent tre pour la femme un
moyen comme un autre de gagner sa vie : les citoyennes et citoyens assistant la runion du 3 fvrier la salle
Charles sunissent la Ligue daffranchissement des femmes pour prier tous les directeurs de journaux et de
thtres ainsi que tous les diteurs, de vouloir bien dornavant admettre au travail aussi bien les femmes que les
hommes et dadopter cette devise : "A talent gal, salaire gal". 618

Rappelons que ces revendications se situaient, dans le temps, entre la nomination de la

premire femme mdecin - Madeleine Brs- en1875 et la lutte dantesque dune Jeanne
Chauvin pour obtenir enfin, en 1900, le droit de porter la robedavocat. Quant limportant
cart salarial hommes/femmes, il est encore dune absolue modernit.
Le 24 mars 1891, au cours dune runion publique, salle de la Jeune France, rue SaintAntoine, la Ligue mettait sur pied un syndicat douvrires, couturires, lingres et
mcaniciennes, dont les secrtaires taient Asti de Valsayre et Edmond Monger et la
dlgue une certaine Louvet.619 Au dbut de lanne 1892, toujours dans le cadre de la
constitution de syndicats ouvriers fminins, la Ligue sattaquait au problme de la
prostitution ; ce qui ne manqua pas de dclencher lironie caudale de circonstance du
journaliste du Matin :
La Ligue de laffranchissement des femmes continue faire parler delle. Elle donnera une cinquime runion
publique, vendredi prochain, rue de la Montagne-Sainte-Genevive, 41, neuf heures. On y tudiera, dit la
lettre de convocation : " Labolition de la rglementation de la prostitution et la formation dun syndicat de
dames employes dans les brasseries". Les orateurs inscrites sont les citoyennes ONiel, Bertier (sic), Marie
Huot, Lemercier620, et Asti de Valsayre. Cette tentative originale sera-t-elle plus heureuse que les prcdentes
et aurons-nous le bonheur de voir de nouveauxprotecteurs ces dames ? 621
Malvina Souville, pouse Blanchecotte, ne Paris 10e le 30 novembre 1830 ; dcde le 21 fvrier 1897.
Femme de lettres, elle frquenta Brenger, Lamartine, Louise Colet, ou encore Sainte-Beuve. Auteur de recueils
de posies, souvent compare Marceline Desbordes-Valmore, elle laissa galement des Tablettes d'une femme
pendant la Commune qui montrent une certaine comprhension du soulvement communard, dfaut dune
adhsion. Banville lui a consacr un des Cames parisiens (3e douzaine p.81).
617
Ren Marcil, pseudonyme de Lara Marcel. Dabord militante pacifiste, elle participa au 5e congrs de la
Ligue de la paix et de la libert qui se tnt Lausanne en 1871. Potesse, engage dans le mouvement fministe
ds le dbut des annes 1880. Fondatrice de l'Esprit de la Femme, Littraire, satirique, politique, hebdomadaire
puis mensuel qui parut du 19 septembre 1889 au 26 mars 1894. Adhrente la Fdration franaise de la LibrePense, anti-boulangiste, saffirmant rvolutionnaire et patriote, elle se rangera dans le camp dreyfusard en 1898.
Dote dun fort temprament, elle nhsitait pas faire le coup de poing contre les hommes, comme au Congrs
international des Femmes de 1892.
618
La Citoyenne du 15 fvrier 1891. A. Lanoux fait allusion cette runion, citant Pierre Borel mais sans
rfrence qui reprenait un article de journal dpoque mais galement sans rfrence. Cela importe peu, car si
runion il y eut, larticle cit a tout dune forgerie de Borel, pour plusieurs raisons, mais, entre autres, pour celle
qui nous indique que Mme dEstoc ntait pas prsente ce jour-l, se contentant de lenvoi dun courrier. (Cf.
A. Lanoux, Maupassant, le Bel-Ami, Le Livre de poche, p.491).
619
Cf. La Citoyenne, n174, 1er mai 1891, p.4. Le journal rappelait quil y avait eu un prcdent en juin 1888, au
cours du 9e congrs rgional du Parti Ouvrier, la Ligue des Femmes de France, en accord avec le journal La
Citoyenne, avait obtenu, sur le rapport de sa dlgue, Asti de Valsayre, un vote sur lutilit du principe des
syndicats fminins. Depuis, plusieurs syndicats staient constitus : celui des blanchisseuses et des tapissires
en ameublement, par exemple.
620
Notons lerreur du typographe qui cra de toutes pices une Mme ONiel : il aurait d lire "O. Nol Bertier".
Outre ladite Nol Bertier, nous avons pu identifier Marie Huot, ne Mntrier, ne Tonnerre le 28 juin 1846 ;
dcde Paris 6e le 13 avril 1930. Journaliste, confrencire et potesse, elle jouissait dune certaine popularit
dans les milieux symbolistes (cf. Le Mercure de France de novembre 1892, pp.285-286). Elle tait secrtaire de
la Ligue populaire contre la vivisection, luttait, ple-mle, contre les corridas et la vaccination. Nomalthusienne convaincue, elle collabora l'Encyclopdie contemporaine illustre de 1887 1914, fonde par
son mari, le journaliste progressiste Anatole Huot. En revanche, nous ne savons rien sur la citoyenne Lemercier.
621
Le Matin du 16 fvrier 1892.

616

178

Le Temps du 21 fvrier suivant rendit compte dans ses colonnes, avec un mpris non
dissimul cette fois, de ladite runion qui ne tourna finalement quautour de la constitution
dun "syndicat des verseuses ". Lassistance compose de socialistes et le fait quAsti de
Valsayre ait donn la prsidence de la sance au docteur Susini622, durent fortement dplaire
au journaliste du quotidien modr. A la fin de lanne 1892, on retrouvait Marie-Paule
Courbe (DEstoc) parmi les candidates proposes par la Ligue dans sa sance du 28 novembre
1892 , en vue des lections municipales de Paris du 16 avril 1893. Le Journal des Dbats
politiques et littraires du 12 dcembre 1892 nous fournit la liste exhaustive de ces
candidates :
1 Hubertine Auclerc (sic), directrice de La Citoyenne.
2 Rene (sic) Marcil, directrice de LEsprit de la Femme.
3 Hermance Chtelain, directrice de La Revue Europenne.
4 Paule Mink, publiciste.
5 Elise Odin, publiciste.
6 Nol Bertier, femme de lettres.
7 Florence Hubert, femme de lettres.
8 DEstoc, peintre et sculpteur.
9 Louise Barberousse, institutrice.
10 Hardouin, institutrice.
11 Gilberte Pernoza, institutrice.
12 Jarrethout, ouvrire pour les tailleurs, chevalier de la Lgion dHonneur.
13 Sarah Bernhart (sic), artiste dramatique.
14 Lemelle (sic), dporte de 1871.

Il est intressant de noter que Marie-Paule Courbe saffichait alors aussi comme peintre.
Aussi bien, aurait-elle pu sinscrire galement comme femme de lettres ; il nen manquait pas
dans la liste, linstar dune Madame O. Nol Bertier, dont nous ne connaissons quune
brochure et un ouvrage ectoplasmique.623 Ou encore cette Florence Hubert, dont il ne reste que
deux pomes rcompenss dune mdaille dargent par la Socit des sciences, de
lagriculture et des arts de Lille en 1876, et qui exerait alors la profession de commerante
Asnires. Par consquent, si elle tenait se prsenter comme peintre, cest quelle avait des
raisons valables de le faire. Sans doute avait-elle tourn dfinitivement la page de sa carrire
de femme de lettres, en cette anne 1892. Alors Nice, ou sur le point de sy installer, avec
Pillard dArka, elle songeait peut-tre se tourner vers cette autre forme dexpression
artistique. Si plusieurs de ces candidates nous sont inconnues, dautres jouissaient alors dune
certaine notorit. Nathalie Le Mel624, qui a une rue son nom, aujourdhui, dans de
nombreuses villes de France, tait une ancienne communarde, compagne de Louise Michel en
Nouvelle-Caldonie. Marie Jarrethout625 tait une ancienne cantinire des Franc-Tireurs de
Etienne Susini, n Sant-Andria-d'Orcino le 15 aot 1839 ; dcd Paris, fin aot 1908. Docteur en
mdecine, militant socialiste, ami de Blanqui. Il avait particip la Commune de Marseille et avait t
emprisonn en 1881 pour avoir pris la dfense de Sophie Provskaa, condamne mort aprs l'attentat contre le
tsar Alexandre II.
623
Militante socialiste et libre-penseur, auteur de L'Abatage, sciences occultes (16 p.) et dun ouvrage
introuvable intitul Saita. Le Matin du 18 dcembre 1892 indiquait quelle avait fait le tour du monde en donnant
des confrences.
624
Nathalie Duval, pouse Le Mel, ne Brest le 26 aot 1827 ; dcde Ivry-su-Seine le 8 mai 1921. Relieuse,
membre de lInternationale socialiste. De retour de dportation, elle travailla LIntransigeant.
625
Marie Biohain, pouse Jarrethout, ne Plormel le 30 juillet 1817 ; dcde Paris 20e le 23 aot 1905. Elle
avait t faite Chevalier de la Lgion dhonneur en 1880, en raison de sa conduite. Un certificat conserv dans
les archives de la Lgion dhonneur, consultable sur la base Lonore, indique : quelle a mrit lestime de ses
chefs par son zle, par son excellente conduite, son dvouement envers les blesss et son courage au milieu du
danger . Ce document tait dat de Saint-Hilaire-du-Harcout le 13 mars 1871 et tait sign par le colonel La
622

179
Paris, dfenseurs de Chteaudun, durant la Guerre de 1870. Parmi les trois institutrices
prsentes, on ne sait rien de Gilberte Pernoza si ce nest quelle fut lune des premires
adhrentes au groupe La Commune 626- , peu de choses de C. Hardouin627 et un peu plus de
Louise Barberousse qui avait dj t de laventure lectorale en 1885628. Elise Odin629 tait
prsente comme une publiciste. Bonnetire de profession, elle tait surtout la jeune veuve
dEmile Odin630, militant socialiste prometteur, fauch dans la fleur de lge. Elle lavait
second dans ses activits ditoriales ds le dbut de leur mariage, Troyes, en 1881.
Paule Mink631, quant elle, avait t une hrone de la Commune de Paris. Rfugie en
Suisse, celle qui avait prnomm lun de ses enfants Lucifer, Blanqui, Vercingtorix,
Rvolution, tait rentre en France aprs lamnistie plus enrage que jamais. Elle parcourut
le territoire en donnant des confrences, o elle dfendait les droits de la femme. Membre de
la Loge maonnique Le Droit Humain, elle avait adhr au POF de Jules Guesde et
collaborait au Socialiste. Enfin, Hubertine Auclert632 tait certainement la personnalit la plus
emblmatique de la liste des candidates. De toutes ses compagnes candidates, elle tait la
moins marque gauche. Restait Sarah Bernhardt quon ne prsente plus. Certes, cette
dernire ne stait pas particulirement distingue par ses prises de position fministes, mais
elle tait connue pour rpondre favorablement toutes les sollicitations. Du reste, Asti de

Ccilia, qui allait devenir lun des principaux chefs militaires de la Commune.
626
Il semble quil sagisse du groupuscule cr par lex-communard Eugne Protot, blanquiste, farouchement
antiguesdiste, qui se fait connatre partir du 1er mai 1892 en publiant une srie de manifestes contre les
revendications minimalistes des cortges socialistes lors de la journe du 1er mai.
627
C. Hardouin dirigeait une institution de jeunes filles. On remarque rgulirement sa prsence en tant que
dlgue de la Ligue pour l'amlioration du travail des femmes (Paris) aux sances du congrs ouvrier de France
depuis 1876. Elle intervenait surtout propos des questions dducation, mais se montrait alors hostile la
participation des femmes la vie politique (Cf. J. Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
franais, tome 13).
628
Louise Barberousse a dirig plusieurs institutions de jeunes filles, notamment dans le 1 er arrondissement de
Paris. Elle avait tent de se faire inscrire en vain sur les listes lectorales de cet arrondissement et tait mme
alle devant la Cour de cassation. Prsidente de la Ligue pour la protection des femmes, membre du Comit pour
lamlioration du sort de la femme dirig par Maria Deraismes, dlgue au Congrs international de
lenseignement primaire, elle figurait parmi les cinq membres elle tant la seule femme - de la commission
charge dlaborer les statuts de la fdration franaise de la Libre-Pense en 1890. En 1895, elle adhrera au
Droit Humain, lobdience maonnique mixte fonde par Maria Deraismes et le docteur Georges Martin.
629
Elisa Alexandrine Durand, pouse Odin, dite Elise Odin, ne Gaye, Marne, le 24 juillet 1858 .
630
mile-Nicolas Odin, n Neuilly- lEvque, Haute Marne, 17 aot 1858 ; dcd Paris 18e le 20 mars 1892.
Maroquinier, puis libraire Troyes, libre-penseur, il est considr comme lun des premiers organisateurs des
groupes socialistes Troyes, ville dans laquelle il fit venir Jules Guesde, en mai 1882, pour une confrence.
Cest l quil cra plusieurs journaux, Le Damn - Journal anti-religieux, en 1882, puis La Solidarit en 1882. Il
sinstalla Paris en 1889, o il ouvrit, 24, rue de Chartres, une librairie "antireligieuse et socialiste", tandis quil
grait une imprimerie, intitule Au Voleur, 7, rue Jeanne (aujourdhui, rue Georges-Pitard, Paris XVe). Il
collabora plusieurs priodiques socialistes comme La Rpublique sociale (Troyes), La Dfense des
Travailleurs (Saint-Quentin) ou encore La Rvolution cosmopolite, - dont un article quil y crivit lenvoya
Sainte-Plagie pour trois mois. Il tenta vainement sa chance comme candidat socialiste rvolutionnaire
indpendant aux lections municipales dans le quartier de la Goutte-d'-Or, en 1891. Il a laiss plusieurs ouvrages
militants et notamment La Grande Prostitue, 1891, o il dnonait les mfaits de la magistrature.
Paulina Mekarska, dite Paule Mink, ne Clermont-Ferrand le 9 novembre 1839 ; dcde Paris 16e le 28
avril 1901. Issue dune vieille famille de la noblesse polonaise, rfugie en France, Paule Mink mriterait une
tude biographique elle seule. (Cf. sa notice rdige par Ren Bianco dans le Dictionnaire du mouvement
Ouvrier franais, J. Maitron).

631

Hubertine Auclert, ne Saint-Priest-en-Murat le 10 avril 1848 ; dcde Paris XIe le 8 avril 1914. Disciple
de Maria Deraismes, ds 1876, elle avait fond la socit Le droit des femmes qui militait pour le droit de vote
fminin. Depuis fvrier 1881, elle dirigeait La Citoyenne, vritable fer de lance du mouvement fministe.
632

180
Valsayre prtendait que le sens de la candidature de la tragdienne relevait davantage de la
protestation contre lexploitation de la femme-marchandise.633
Si lon rsume, on saperoit que Marie-Paule Courbe ne voyait aucun inconvnient figurer
parmi des personnalits trs marques gauche. Mais nous verrons, dans le chapitre suivant,
qu cette poque, elle vivait avec Pillard dArka qui saffichait lui-mme comme socialiste.
Lactivisme de ces suffragettes avait fini par agacer les journaux. Certains hommes se
faisaient un devoir de monter au feu comme ce dsolant et pitoyable Raoul Lajoye tout un
programme dans un seul patronyme ! avocat la Cour dappel qui, en 1891, publiait La
Femme politique634, ouvrage dans lequel on pouvait se rgaler de ce genre de sentence :
Les femmes doivent tre appeles soccuper de politique ? A notre avis, les devoirs de la femme sont dj
bien assez grands sans quil soit utile de chercher leur imposer de nouvelles charges. Si le parti soi-disant
progressiste lemporte, la femme devra alors forcment opter entre la politique et la famille, faute de temps pour
soccuper de tout la fois 635

Malgr tous les efforts dAsti de Valsayre, on apprenait, au dtour de linterview quelle
avait accorde au journaliste du Matin pour son dition du 18 dcembre 1892, que plusieurs
candidates de la liste avaient fait savoir quelles ntaient pas daccord pour se prsenter et
que Sarah Bernhardt, elle-mme, navait pas vraiment t consulte puisque la prsidente de
la Ligue venait tout juste de lui envoyer un courrier. En outre, il apparaissait que cette liste
confectionne, au dpart, pour les lections municipales, tait galement sur les rangs pour les
lections lgislatives de 1893. Tout cela respirait un dilettantisme assez dcourageant, au
point quil est fond de se demander si Asti de Valsayre croyait vraiment ce quelle
faisaitmal. Pour sen convaincre, il nest que de lire son programme esquiss devant le
journaliste du Matin :
Nous revendiquons : comme mres, protection lenfant ; comme femmes, protection la femme et tous
les faibles ; plus de spculation (voyez Panama), plus de guerres (voyez Tonkin), plus de curs (voyez
Charenton). Une fois la Chambre, selon le principe de lancienne Ligue des femmes socialistes, nous
accorderons le duel notre sexe, lescrime tant excellente pour le dveloppement de la poitrine 636

A la veille de lanne 1893, on pouvait faire le dcompte des candidatures prsentes le 28

novembre prcdent : pour des raisons diverses, C. Hardouin, Louise Barberousse, Elise Odin
et Nathalie Le Mel refusaient de se porter candidates, tandis que O. Nol Bertier, Hermance
Chtelain, Marie Jarrethout et Ren Marcil confirmaient leur engagement.637
En janvier 1893, devant la difficult recruter, Asti de Valsayre se dcidait entrer dans
larne, cette fois, comme "candidate lectrice officielle" afin de faire le forcing auprs des
mairies en vue de linscription dune femme sur une liste lectorale. Une certaine Marie de
Kapcesith, ressortissante russe, tait appele la rescousse en guise de "candidature de
protestation"638. Le 17 janvier, Florence Hubert, qui avait sembl dabord hsiter, se dcidait
confirmer sa candidature.639 Asti de Valsayre, son grand tonnement, fut reue avec
courtoisie par les services de la mairie du VIIe Arrondissement qui lui remirent un formulaire
Journal des Dbats politiques et littraires du 12 dcembre 1892.
Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel diteurs.
635
Op.cit., p.8.
636
Le Matin du 18 dcembre 1892.
637
Cf. Le Temps du 30 dcembre 1892.
638
Cf. La Presse du 13 janvier 1893. Ce journal se trompait sur le nom : il sagissait en ralit de Marie de
Kapcevitch, ne en 1855, issue dune riche famille russe originaire de Loknisto. Elle tenait salon chez elle, 81,
rue Tronchet. Elle soutenait le combat dHubertine Auclert dj en 1884. En 1897, elle devint la premire femme
vtrinaire en France. Elle exera notamment en Normandie.
639
Cf. Le Temps du 17 janvier 1893.
633

634

181
dinscription, avec une hypocrisie semblant chapper la prsidente de la Ligue. Aussi,
Florence Hubert entama-t-elle la mme dmarche auprs de la mairie de Saint-Ouen, o elle
rsidait. Les choses pouvaient paratre en train dvoluer. Une seconde organisation fministe
entra alors dans le mouvement : le groupe La Solidarit des femmes, fond par Eugnie
Potoni-Pierre en juin 1891, demanda, son tour, linscription des femmes sur les listes
lectorales.640 Prenant pour argent comptant les simagres reues la mairie du VIIe
arrondissement de Paris, Asti de Valsayre essaya denfoncer un coin entre ladministration
municipale et les lgislateurs en adressant la lettre suivante aux dputs :
Messieurs les dputs,
Pendant la priode dinscription sur les listes lectorales, deux femmes, les citoyennes Asti de Valsayre et
Florence Hubert, ont rclam, par ordre de la ligue de laffranchissement des femmes, leur carte dlecteur, et
M. Rissler641 (sic) maire du 7e arrondissement, pas plus que le maire de Saint-Ouen642 pressenti pour lavenir,
nont mis pour leur part dopposition ce que satisfaction leur ft donne. Considrant donc, ainsi quil ressort
de ce fait, que beaucoup de personnes jugent aujourdhui inique, dastreindre tous les devoirs des femmes
auxquelles on ne veut reconnatre aucun droit, la Ligue socialiste rvolutionnaire pour laffranchissement des
femmes a lhonneur de vous demander comme solution logique dune situation fausse :
Soit daccorder pour commencer le titre dlecteur, du moins aux veuves et clibataires figurant sur les listes
dimpts lgal des hommes :
Soit de dgrever toutes les femmes de toutes contributions ;
Veuillez agrer, etc.
Pour laffranchissement : La candidate lectrice-officielle, Asti de Valsayre.
La candidate aux lections municipales de 1893, Hermance Chtelain, directrice de la Revue Europenne. 643

Fait intressant, dans le texte ci-dessus, on aura remarqu que la Ligue de laffranchissement
des femmes stait mue en "Ligue socialiste rvolutionnaire pour laffranchissement des
femmes". Comme quoi, preuve tait faite quon ne sortait pas de cette mouvance politique.
Mais, quelques jours, plus tard, une dfection de taille sannonait : celle dHubertine Auclert.
De retour dAlgrie, o elle venait de passer quatre annes, elle sestimait incapable davoir
lnergie de mener la lutte que lui proposait Asti de Valsayre, tant elle tait affecte par le
rcent dcs de son compagnon, Antonin Lvrier644. Elle dsignait la fougueuse escrimeuse
pour la remplacer comme tte de liste. Mais, au total, lors de sa runion du 23 fvrier 1893, la
Ligue de laffranchissement des femmes ne dnombrait que cinq noms pour les lections
municipales qui approchaient ; celui de Mme dEstoc ntant plus mentionn. En revanche, au
mme moment, on retrouvait son nom en bonne place parmi les dirigeantes du Groupe des
escrimeuses, fond par Asti de Valsayre en 1886, en somnolence depuis 1889, que la Ligue
tentait de rorganiser en lui donnant les statuts suivants :
Attendu que les groupements fminins bourgeois nosent pas rpondre aux attaques des antifministes 645;
Attendu que lirresponsabilit de la femme, en rangeant cette dernire parmi les tres infrieurs, est par
consquent dshonorante pour le sexe tout entier ;
Attendu quune femme savilit lorsquelle abuse de cette irresponsabilit, soit en ne gardant pas le silence,
lorsquelle est incapable de rendre elle-mme raison de ses paroles, soit en empruntant pour cela un bras
masculin ;
Cf. Le Temps du 31 janvier 1893. La Solidarit des femmes, dont la devise tait Unies pour le Droit, survivra
la Ligue de laffranchissement des femmes.
641
Il sagit en ralit de Charles Risler, n Thann le 30 novembre 1848 ; dcd Paris 7e en avril 1923.
Ancien officier de la Guerre de 1870-1871, maire du 7e arrondissement depuis 1882.
642
Il sagit de Claude Guinot, ouvrier mcanicien, un socialiste de tendance blanquiste, maire depuis 1891.
643
Parue dans Le Temps du 13 fvrier 1893.
644
Antonin Lvrier, n Celles-sur-Belle le 3 juin 1849 ; dcd Alger le 13 mai 1892. Mari Hubertine
Auclert le 5 juillet 1888, Alger. Avocat, puis juge de paix, notamment en Algrie. Il avait t le secrtaire
dHubertine Auclert La Citoyenne. Il collabora au Radical algrien.
645
Lorganisation dEugnie Potoni-Pierre, la Solidarit des femmes, tait ici vise.
640

182
Attendu que, pour arriver au relvement de la femme dgrade par lducation et les moeurs, il importe
dessayer de faire natre en elle, par tous les moyens possibles, le sentiment de son entire responsabilit ;
La Ligue de laffranchissement des femmes, dcide prcher dexemple, rorganise partir daujourdhui le
"Groupe des escrimeuses", qui aura pour mission de rpondre pour tous les groupements fminins sans
distinction de nuance, se tenant prt sil y a lieu rendre raison ceux qui se croiraient offenss. 646

Outre Asti de Valsayre, le groupe comprenait Edme Gerville, secrtaire adjointe de la Ligue
de laffranchissement des femmes, Judith Tavaria, dEstoc (sic), Viviane Mey, Martin (sic),
Antonine Reyback, Andrese Bertina, Graldine Olivier, Nadje Orloff et Raymonde Gareff.
A part Edme Gerville et Judith Tavaria647 dont on avait pu saisir les noms lors de runions de
la Ligue, ces femmes taient de parfaites inconnues, sur lesquelles nous ne savons rien ce
jour. Le chroniqueur du Journal des dbats politiques et littraires donnait des dtails quant
lesprit qui devait rgner dans ce cercle :
[] Toutes, ainsi quil est spcifi dans les statuts, "ont prt serment de nemployer leur pe quau service
de la cause fminine". Toujours daprs ces statuts, il ne leur est permis "de tirer lpe que chez elles et entre
elles, tant pour viter des parades pouvant nuire lintrt gnral que pour ne pas faire connatre leur jeu
des personnes avec lesquelles elles peuvent aller sur le terrain". Jusqu prsent, deux cartels seulement ont t
adresss par le groupe des escrimeuses, lun Mme Sverine propos dun article quelle a publi sur M.
Mermeix ; lautre Mme Schmahl648, fondatrice de LAvant-Courrire qui a trait les escrimeuses de "dames
Quichotte. 649

Forte seulement de ses cinq candidates, le 8 avril 1893, la Ligue de laffranchissement des
femmes organisait un meeting la salle Octobre afin que ses championnes prsentassent leur
programme. Las, la runion tourna au fiasco car la salle fut envahie par des perturbateurs qui
rendirent inaudibles les voix des oratrices.650 Le 20 avril, une autre runion fut encore
organise par la Ligue, comme si de rien ntait, au n108, rue du Temple, afin de soutenir la
candidature de Paule Minck au second tour des lections municipales du IIIe Arrondissement
(quartier Sainte-Avoye) se droulant le 23 avril. Mais, au dbut du mois daot 1893, plus
aucune femme ne se portait candidate aux lections lgislatives de septembre. Le Gaulois du 8
aot annonait, en effet, que, suite de fortes dissensions internes, pas plus que La Solidarit
des femmes dEugnie Potoni-Pierre651, la Ligue daffranchissement des femmes dAsti de
Valsayre navait pu mener bien lobjectif daligner des candidates pour ce scrutin.
Cependant, Asti de Valsayre nentendait pas disparatre de la scne politique sans avoir tir
un dernier feu dartifice. En effet, sous le titre "un appel lectoral quon attendait", le journal
Le Temps du 3 septembre 1893 reproduisait la proclamation suivante :
Citoyens,
La Ligue socialiste pour laffranchissement des femmes (sic) na prsent aucune candidate aux lections
lgislatives, ma demande au maire du 7e "dun prau dcole pour exposer mon programme contre M.
Andrieux"652, nayant t quune protestation contre la candidature de lancien prfet de police, en mme temps
Cit dans Le Journal des dbats politiques et littraires du 1er mars 1893.
En 1892, Judith Tavaria avait cosign avec Asti de Valsayre, au nom de la Ligue de l'affranchissement des
femmes, une brochure intitule Aux Dames employes dans les brasseries, imprime par F. Harry.
648
Jeanne Schmahl, ne en 1846 ; dcde Paris le 15 mai 1915. Dorigine anglaise, elle vint faire ses tudes de
mdecine en France. Libre-penseuse et rpublicaine, ancien membre des groupes de Maria Deraismes et du
pasteur Fallot, elle reprsentait laile modre du mouvement fministe, mais nen obtint pas moins davantage de
succs que ses turbulentes consoeurs de gauche, notamment le droit dtre tmoin pour les femmes. Le groupe
LAvant-Courrire venait juste dtre fond. Il comptait parmi ses membres la duchesse dUzs, Juliette Adam
ou encore Jane Misme.
649
In Journal des dbats politiques et littraires du 1er mars 1893.
650
Cf. La Croix des 9 et 10 avril 1893.
651
La Solidarit des femmes avait, un moment, song prsenter Virginie Griess-Traut, Clmence Royer,
Maria Deraismes et Lonie Rouzade.
652
Louis Andrieux, n Trvoux le 23 juillet 1840 ; dcd Paris XVIe le 27 aot 1931. Lancien prfet de
police de Paris - pass aujourdhui la postrit surtout comme gniteur de Louis Aragon-, aprs avoir t dfait
646
647

183
quun moyen de mettre sur le tapis la question des praux pour les candidates, que ces dames avaient nglige.
Il nest pas de petits cts en campagne, tout peut tre le clou de Cromwell. Ayant tout tent pendant les
lections municipales, pour faire triompher les droits politiques de la femme, lAffranchissement ntait pas
assez enfant pour recommencer perscuter en vain prfet et maire, surtout lorsque la gravit de la lutte lui
faisait un devoir de ne pas la troubler par la recherche de limpossible. Le principe fminin tant reprsent, en
outre, par les candidates de la Ligue bourgeoise, mieux valait voir si ce groupe rencontrerait plus de succs que
lAffranchissement et soccuper du plus urgent : lentre la Chambre de dputs disposs soutenir les
revendications fminines, la mort de M. de Gast lexigeant plus que jamais.
LAffranchissement des femmes recommande donc les noms suivants pour le ballottage de dimanche :
5e arrondissement, Ren Viviani ; 6e, Albert Ptrot ; 7e, Dr Frbault ; 11e, Edmond Toussaint ; 14e, Hamelin ;
15e, Chauvire ; 19e, Clovis Hugues ; 20e, Camlinat et Vaillant.
Sacrifiant elle-mme ses prfrences lintrt gnral, la Ligue socialiste rvolutionnaire pour
lAffranchissement des femmes supplie les lecteurs de laisser galement de ct toute question personnelle en
ce moment si grave.
Tous aux urnes pour le triomphe de la rvolution sociale !
La secrtaire gnrale de lAffranchissement des femmes.
Asti de Valsayre.

Comme il est connu quon a beau cacher le naturel, celui-ci revient toujours au galop, Asti
de Valsayre navait pu manquer, plusieurs reprises, de glisser des lapsus instructifs en
laissant chapper de sa plume une Ligue socialiste, voire une Ligue socialiste rvolutionnaire
en lieu et place de sa Ligue de laffranchissement des femmes, qui avait pourtant t cre
pour chapper toute rcupration politique. De plus, sans la nommer, elle rglait ses
comptes avec le groupe La Solidarit des femmes dEugnie Potoni-Pierre, traite en la
circonstance de Ligue bourgeoise. Enfin, le ralliement de la Ligue au mouvement socialiste
tait l inscrit noir sur blanc. Il allait sonner le glas de la Ligue, qui bradait l lindpendance
revendique ses dbuts. A part Hamelin, dj limin au premier tour, et Camlinat, tous les
candidats que la Ligue appelait soutenir furent lus : pour les radicaux, Ptrot et Frbault ;
pour les socialistes, Viviani, Toussaint, Chauvire, le pote Clovis Hugues et Vaillant.
Pour autant, la Ligue de laffranchissement des femmes continua, encore quelques annes,
faire parler delle. Ainsi se distingua-t-elle lors du congrs fministe davril 1896653, par une
dnonciation des tenants du fminisme bourgeois des autres organisations. Pour la premire
fois, des congressistes du monde entier staient dplaces. Ce congrs tait prsid par Maria
Pognon, prsidente de la Ligue franaise pour le droit des femmes, assiste de Maria Martin,
du Journal des Femmes. Le secrtariat tait assur par Eugnie Potoni-Pierre, secrtaire de la
Solidarit des femmes. Dans lassistance, on remarquait la prsence de femmes, comme Paule
Minck, Asti de Valsayre, Louise Kopp, Aline Valette, Lonie Rouzade, Marya ChligaLovy, mais galement dhommes, particulirement des gens de plumes, comme Jules Bois,
Paul Robin, Lopold Lacour, Jean-Bernard, ou des politiques comme Paul Brousse.
Le congrs achev, Asti de Valsayre ne put se retenir de publier un nime appel pour dire
tout le mal quelle pensait de cet vnement en sadressant nommment aux travailleuses:
[] Ne retournez jamais dans les congrs dtat-major, laissez sarranger les doctoresses avec les avocates,
les pdagogues et autres privilgies qui []nont pas encore compris quelles taient tout bonnement les
ouvrires du cerveau, comme vous tes celles des mains !... Surtout choisissez vos dlgues dans vos rangs.
Foin des trangres au travail manuel, qui sintroduisent chez vous, pour sintituler fondatrices de ci, de a,
[]et ramassent ainsi, - pourquoi les femmes vaudraient-elles mieux que les hommes ? qui, un emploi du
gouvernement, qui une dcoration !... 654

aux lections lgislatives de 1889, tentait de reconqurir un sige, alors sous ltiquette rvisionniste, dans le
VIIe arrondissement de Paris. Il nobtint que 3.256 voix au premier tour et ne put se maintenir au second.
653
Ce congrs stait tenu du 8 au 12 avril 1896, salle des socits savantes. Sur lambiance dltre qui rgna
durant ce congrs, voir Laurence Klejman et Florence Rochefort, op.cit., pp.101-103.
654
Cit dans La Presse du 19 avril 1896.

184
Il semble que la dernire fois que la Ligue de laffranchissement des femmes ait fait parler
delle fut au dbut de lanne 1898, en dclarant quelle soutenait la rvision du procs
Dreyfus655, mais, en tout tat de cause, ce mouvement ne dut pas survivre cette anne, si lon
sen rfre Kaethe Schirmacher qui ne mentionne pas cette organisation dans son ouvrage
paru la mme poque656. Marie-Paule Courbe tait dcde depuis quatre annes, mais il est
intressant de noter quelle prta son concours cette Ligue quasiment jusqu la fin de sa
vie, puisquon la trouve engage - au moins sur le papier - encore en 1893.
La description de ce milieu de fministes, dans lequel elle se plut voluer et, surtout,
lvocation de la personnalit dAsti de Valsayre, si proche de celle dune G. dEstoc qui fut
sans doute influence par cette dernire - moins que cela ne ft le contraire-, contribuent
nous renvoyer un autre reflet de notre maupassante. Celui-ci vient dailleurs confirmer
limage qui se dessine peu peu delle : celle dune femme au temprament bien tremp, la
fois dtermine et droutante. Les chapitres qui vont suivre ne feront quaffermir cette
reprsentation.

655

Cf. La Croix du 23/24 janvier 1898.

656

Kaethe Schirmacher, Le Fminisme, Armand Colin et Cie, 1898.

185

CHAPITRE 9 De Parent-Desbarres Pillard dArka

Le mercredi 22 septembre 1875, aprs une crmonie religieuse lglise SaintSulpice, Marie Paule Alice Courbe pousait Paul Joseph Parent-Desbarres la mairie du VIe
arrondissement de Paris. Lpoux657 affichait une dizaine dannes de plus que lpouse. Il
habitait alors 352, rue Saint-Honor, dans le Ier arrondissement, mais ses parents demeuraient
28, rue Cassette, cest--dire dans le mme lot que Marie Paule qui vivait avec ses parents au
deuxime tage du n99, rue de Rennes. Aussi bien, la jeune femme put-elle rencontrer son
futur poux parce quils taient simplement voisins. Il se prsentait comme industriel et
ngociant. Le 1er novembre 1874, en compagnie dun nomm Alexandre Jaunez, il avait cr
une socit appele Parent-Desbarres et compagnie, dont le sige tait situ, 4, rue de Turin,
au domicile dudit Jaunez. Ctait une entreprise spcialise dans la fabrication et la vente des
produits bitumineux et agglomrs de houille, ainsi que des huiles minrales, essences et
autres drivs de goudrons de houille. La fabrication de ces produits se faisait dans une usine
situe Issy-les-Moulineaux, route du Bas-Meudon658. Les tmoins taient, pour Marie-Paule,
loncle Franois Auguste Solet et Ferdinand Dietz, 25 ans, banquier Nancy, ami
suffisamment proche pour quelle lui confit cet honneur, et pour lpoux, Hermand Libersat,
percepteur des contributions directes Meaux, 40 ans, beau-frre de Parent-Desbarres, et
Alphonse Pierre Cuno dOrnano659, 40 ans, sous-lieutenant au 2e Rgiment de Cuirassiers.
Son beau-pre, Franois Pierre Parent-Desbarres660 tait une notabilit dans le faubourg SaintGermain, quartier, o il stait tabli diteur-libraire depuis la fin de la dcennie 1820. Son
vritable patronyme ntait pas Parent-Desbarres, mais Parent, tout simplement. Lajout de
Desbarres fut probablement motiv par le souci de se dmarquer dun membre de la famille
plutt encombrant. En effet, le pre de Franois Pierre, Etienne Laurent Parent (1766-1808)
tait juge, avou Clamecy, o il avait pous Hlne Faulquier, fille et hritire dune ligne
de procureurs du roi de cette agrable cit. Mais le magistrat avait un frre an, Etienne Jean
Franois, dit Bias Parent (1754-1802) qui avait fortement dfray la chronique au moment de
la Rvolution. Cur de Rix, un temps principal du collge de Clamecy, il se lana corps
perdu dans le mouvement rvolutionnaire, se maria en 1793 et, sous limpulsion de Fouch,
devint le bras arm de la politique jacobine dans la Nivre, dchristianisant massivement les
campagnes. Emprisonn la chute de Robespierre, il fut libr un an plus tard. En 1797, il
fonda, Nevers, un quotidien anti-royaliste, Le Questionneur, puis, Paris, fut membre du
no-babouviste Club du Mange661. Dans ces conditions, il fallait imprativement brouiller les
pistes, surtout lorsquon ambitionnait de devenir un diteur catholique rput. Parent,
dsormais Parent-Desbarres commena par enseigner l'institution royale des chevaliers de
Saint-Louis, fonde par Louis XVIII, puis il prit la succession, Paris, du libraire Henry Cari
de La Charie, 4, rue de lEcole-de-Mdecine, vers 1828-1829. Il sinstalla successivement 48,
rue de Seine, jusquen 1839 ; 12-14, rue de Buci, jusquen 1842 ; enfin, rue Cassette, dabord
N Paris (ancien Xe arrondissement, faubourg Saint-Germain), le 23 septembre 1836.
La socit ne survivra gure la disparition de Parent-Desbarres : le tribunal de commerce de Paris
prononcera sa dissolution en date du 5 mai 1876. Cf. Archives commerciales de la France du 4 juin 1876.
659
N Rome le 26 juin 1835 ; dcd Paris XVIe le 10 mai 1919. Fils du marquis Franois Joseph Antoine
Cuno dOrnano (1798-1863), jeune officier stant conduit de manire hroque sous lEmpire et auteur de
plusieurs ouvrages historiques ; et demi-frre de Gustave Cuno d'Ornano (1845-1906), publiciste et dput
bonapartiste de la Charente de 1876 1906.
660
N Clamecy le 15 fvrier 1798 ; dcd Paris VIe le 8 septembre 1881.
661
Sur Bias Parent, cf. Guy Thuillier, Parent l'an et le Journal de la Nivre en l'an VI, Mmoires de la socit
acadmique du Nivernais, tome 54, 1967, et Nicole Bossut, Bias Parent cur Jacobin, agent national du district
de Clamecy en lan II, Annales historiques de la Rvolution franaise, no 274, 1988. A noter quil fut larriregrand-pre du dput radical-socialiste de la Nivre, un temps ministre du Travail, Andr Renard (1861-1944).
657
658

186
au n23, puis au n28, pour terminer au n16. A partir de 1836, il devint le directeur du
mensuel la Revue catholique, puis il lana ldition de lEncyclopdie catholique, une somme
de dix-huit volumes plus trois supplments, dont la publication schelonna de 1839 1848,
et dont il fut lun des principaux contributeurs. Par ailleurs, il rdigea plusieurs ouvrages
drudition souvent sous des pseudonymes ("P. D.", "M. P. D." ou encore "P. de SaintSylvestre")662. Dans son catalogue, on relve de vritables morceaux de bravoure, comme, par
exemple les vingt-neuf tomes des uvres compltes du bienheureux A.-M. de Liguori !
Sur la mre du mari, Louise Eulalie Caffiri663, nous navons que peu dinformations, si ce
nest que, native de Sarrelouis, cit alors encore rattache la France, elle tait issue dune
famille de la bourgeoisie calaisienne : le grand-pre y avait t longtemps receveur principal
des fermes, avant la Rvolution. Les Caffiri taient apparents aux Villeneuve, et, en
particulier, au peintre Jules Villeneuve664 qui habitait 18, rue de Seine ; ce qui lui permettait
de frquenter en voisin la famille Parent-Desbarres. Elve de Lon Cogniet, lui-aussi, peintre
de paysages, mais aussi portraitiste on lui doit notamment un portrait du gnral de Cissey -,
Villeneuve exposa rgulirement au Salon entre 1839 et 1880. Lditeur et son pouse avaient
eu six enfants mais quatre seulement avaient survcu. Deux garons : outre le mari bien sr,
Emile Antoine Franois, lan, n en 1835, ingnieur civil qui, aprs avoir habit Bordeaux,
tait venu se fixer Saint-Denis. Deux filles : Marie Ccile, ne en 1842, marie en 1861 avec
Hermand Libersat, et Jenny Marie Pauline, la benjamine, ne en 1848, marie en 1869 un
manufacturier originaire de Sens, mais natif de Metz, nomm Franois Muleur.
Telle tait la famille dans laquelle Marie Paule Courbe entrait. Enfin, si lon peut dire, car
cette entre ne fut que de courte dure. Apparemment, Paul Joseph Parent-Desbarres avait
lou la duchesse Galliera665, pour un loyer annuel de 1500 francs, un appartement cossu
situ au deuxime tage666 dun immeuble, sis 66, rue de Rennes. Il se composait dune
antichambre, dun salon, dune salle manger, de deux chambres coucher, dun cabinet de
toilettes, dune cuisine, dun cabinet daisances et dune chambre de domestique. Mais si lon
en croit linventaire aprs dcs tabli par Matre Duplan667, ce domicile navait jamais t
habit, lpouse tant reste vivre chez ses parents, probablement cause de lhospitalisation
de son mari. En effet, ce dernier, soign la Maison Dubois, 200, rue du Faubourg SaintDenis, dcda le 20 dcembre 1875, lge de 39 ans, presque trois mois jour pour jour aprs
son mariage. Mais linventaire aprs dcs rvlait une part dombre dans la vie de lpoux de
Marie-Paule Courbe. Il louait, depuis le 1er juillet 1875, un autre appartement, dagencement
peu prs identique, au n12 du Mont-Thabor, dans lequel tait installe une certaine dame
Germain, modiste, dont la famille du dfunt ignor[ait] trs pudiquement la situation vis--vis
de M.Parent-Desbarres. A lvidence, cela sentait le double mnage plein nez !

Cf. Le Livre 1881, p.713.

Ne Sarrelouis (Moselle) le 4 mai 1815 ; dcde Paris VIe, le 7 mai 1881.
664
N Saint-Omer, le 7 septembre 1813 ; dcd Fontenay-sous-Bois le 15 avril 1881. Il tait prsent
abusivement par la famille Parent-Desbarres comme cousin germain, alors que ce cousinage ne se situait quau
4e degr.
665
Marie Brignole-Sale De Ferrari, duchesse de Galliera (1811-1888). Intime du roi Louis-Philippe, clbre
philanthrope dorigine gnoise. Son mari, Raffaele de Ferrari duc de Galliera (1808-1876), senrichit
considrablement en tant lorigine de la cration de presque toutes les compagnies ferroviaires dEurope. Elle
logeait alors lHtel Galliera, - aujourdhui Htel Matignon qui servait alors de quartier gnral aux
Orlanistes.
666
A ce propos, linventaire aprs dcs nest pas clair, car il est tantt question dun deuxime tage, tantt dun
troisime.
662

663

667

Archives Nationales, rpertoire notaire Duplan (RE/LIX/19) 21 janvier 1876, inventaire aprs dcs : 726.

187

La Maison Dubois, aujourdhui Hpital Fernand-Widal, la fin du XIXe sicle.

Il est intressant de noter que Marie-Paule Courbe se prsentait alors, dans les actes officiels,
comme tant sans profession, comme si tre sculptrice et, de plus, exposer rgulirement au
Salon navait aucune importance. Etait-elle rsolue au moment de son mariage abandonner
son art en devenant une parfaite matresse de maison bourgeoise ? Nous avons peine
limaginer : cela ne correspondait gure limage de cette femme au caractre dj bien
affirm. De mme, il est trange, conservant son nom de jeune fille, quelle nait pas us de
son nom dpouse notamment dans les Salons o elle exposa en 1876 et en 1877 et quelle
ait dcid de sidentifier laide de celui-ci seulement six ans aprs la mort de son mari, soit
partir de 1881. Or, cest prcisment cette anne-l que ses beaux-parents dcdrent quatre
mois dintervalle entre mai et septembre. Faut-il comprendre que ceux-ci avaient interdit
leur belle-fille duser de leur patronyme ? Et si oui, pour quelle raison et de quel droit? Nous
lignorons. Nicole Cadne, elle, penche plutt pour une autre hypothse : lutilisation de son
nom marital et donc labandon du nom Courbe correspondrait la disparition de son pre,
Jean-Pierre Courbe en 1879. Linventaire aprs dcs nous apporte des dtails sur lintime de
ce couple. Les affaires du dfunt (vaisselle, meubles, vtements), dun montant estim
environ 1500 francs, sont regroupes dans lappartement du 66, rue de Rennes. Ce qui frappe
chez ce fumeur de pipe, cest labsence totale de livres : ctait tout de mme un fils de
libraire ! Marie-Paule, elle, a laiss tous ses vtements et bijoux chez ses parents, au n99 de
la mme rue. Et puisque, dans cet ouvrage, il est question de reflets, la courte liste nous
dtaillant la garde-robe de notre maupassante contribuera, sans doute, nous rehausser de
couleurs limage que nous nous faisons delle. Ainsi notaire et commissaire-priseur notaientils : cinq paires de chaussures, quarante-huit paires de bas, douze pantalons, trente-six
chemises, six paires de manches, six cols, six jupons, deux peignoirs de nuit, trente-six
mouchoirs (le tout pris quatre-vingt quinze francs) ; une toque, deux chapeaux, trois voiles
(priss quinze francs) ; un costume en laine et velours bleu ; un autre costume en laine grise
et une polonaise en drap gris de fer (priss soixante-cinq francs) ; un bracelet dit portebonheur en or orn de perles (pris 125 francs) ; un collier avec mdaillon en or mont dun
came (pris cent trente francs ) ; une bague en or orne dun brillant (prise soixante-quinze
francs). Le tout reprsentait un peu plus de cinq cents francs. Malgr les apparences, ce
ntait pas Marie-Paule Courbe qui faisait, comme on disait alors, un mariage dargent,
mais bien lpoux. En effet, alors quelle apportait cinquante-quatre mille francs de dot
probablement alimente en partie par loncle Solet -, son mari ne mettait que sept mille francs
sur la table constitus des parts de sa socit en principe nette de toute dette. Mais cette
entreprise ntait gure prospre. Lorsque celle-ci avait t cre, un an auparavant, elle
faisait suite laffaire, proprit de Jaunez, qui sadjoignait Parent-Desbarres en la

188
circonstance. Ce dernier apportait cinquante mille francs dargent frais. Jaunez se fixait un
salaire annuel de cinq mille francs, tandis que son associ se contentait de trois mille six cents
francs sans compter les bnfices. Mais il semble que Parent-Desbarres ait d contracter
deux assurances-vie pour couvrir la somme dargent quil avait emprunte. La premire de
vingt mille francs auprs de la Compagnie Nationale au profit de la banque Rueff et Cie668, n
20, rue de la Banque ; la seconde, dun mme montant, auprs de la compagnie Le Phnix,
pour servir de garantie un monsieur Maillet, libraire, 72, boulevard Haussmann, qui
rclamait, lors de la succession une somme de prs de douze mille francs due par le dfunt. Ce
dernier, Emile Maillet669, tait un libraire-diteur qui avait pignon sur rue. Dabord install 15,
rue Tronchet, au dbut des annes 1860, puis 72, boulevard Haussman et 20, rue de la
Ppinire dans les annes 1880, il termina sa carrire, 118, rue de la Pompe ; o il cda son
affaire en 1888, peu de temps avant de mourir670. Ctait un diteur clectique - et notamment
celui dAlfred des Essarts -, davantage tourn vers la littrature que ne ltait la maison
Parent-Desbarres. Nous supposons que lpoux de Marie-Paule Courbe avait fait sa
connaissance par lentremise de son pre. A la lecture de tout ceci, on devine que ParentDesbarres tait englu dans de gros problmes financiers. Sa socit tait au bord du gouffre,
telle enseigne que son associ en avait demand la dissolution le 17 dcembre 1875, soit
trois jours avant le dcs de Parent-Desbarres. En outre, sa mort, il laissait des ardoises un
peu partout pour un montant de plus de dix-sept mille francs. Loncle Solet tait intervenu au
moins deux reprises : pour un prt de mille francs et pour le rglement de frais mdicaux
auprs dun mdecin et de la Maison de sant Dubois. Sa maladie occasionna des dpenses
assez leves (prs de mille trois cents francs671), tandis que son pre ne dpensa que le strict
minimum pour ses funrailles : trois cent soixante trois francs. Les beaux-parents de MariePaule Courbe dcdrent presque simultanment, en mai et septembre 1881, et le fonds du
libraire-diteur fut mis aux enchres publiques au mois de novembre suivant672. Le rglement
de cette liquidation avait t confie matre Alexandre-Paul Cocteau : celui-l mme qui
avait dress linventaire aprs dcs de Paul Joseph Parent-Desbarres. Pour la petite histoire :
il sagissait de loncle de Jean Cocteau. Limpression que lon retire de linventaire aprs
dcs, conscutif ce mariage phmre, est celle dun certain malaise ; sans doute y eut-il de
lembarras, peut-tre mme de la souffrance ressentie par chacun des poux, pour des raisons
diffrentes selon le mari ou la femme.
Nous sommes davantage en prsence dun mariage arrang qui devait venir tirer ParentDesbarres de svres soucis dargent : cest un scnario lu maintes et maintes fois. Aimait-il
rellement Marie-Paule Courbe ? Comment le croire lorsquon dcouvre cette modiste pour
laquelle il louait un appartement ? A tout prendre, il tait plus plaindre que son pouse :
avec cette union, il avait d aller contre ses sentiments. Sa socit tait en train de seffondrer
et il tait cribl de dettes. Quant Marie-Paule Courbe, aurait-elle eu vraiment le temps de
laimer ? Nous ne pourrons jamais rpondre cette question, alors que nous connaissons tout
de lintrieur de ce couple, jusquau nombre de mouchoirs remiss dans larmoire.
Nous ne savons rien de la vie amoureuse de Marie-Paule Courbe pour les annes qui suivirent
sa viduit, au moins jusquau dbut des annes 1880, o elle entama sa liaison avec
Maupassant. Dans Maupassant et lAndrogyne, Pierre Borel voque une liaison avec un
certain C., jeune tudiant en mdecine promis un avenir glorieux dillustre mdecin,
tombant perdument amoureux delle. Il ne donne pas de date et ne concde quune initiale,
mais il fournit une piste de taille : ce C. aurait expos au Salon Blanc et Noir ct dAuguste
Allong. Aprs une rapide consultation des catalogues de cette exposition, il ne fut gure
Cette banque fit dailleurs faillite le 27 fvrier 1877.
N Paris IIIe le 21 novembre 1837. ; dcd Paris XVIe le 1er juillet 1889.
670
Cf. Journal gnral de la librairie et de limprimerie, Ier semestre 1888.
671
Environ deux mille six cents euros actuellement.
672
Le Figaro du 29 novembre 1881.

668
669

189
difficile de lidentifier Louis Capitan, qui exposa effectivement en 1885673 et qui devint par
la suite un mdecin rput. Cette dduction fut confirme par Borel, lui-mme, qui recycla
tout ou partie de son texte de 1944 dans un article intitul Une Amoureuse inconnue de
Maupassant, paru dans le numro de dcembre 1958 des uvres Libres, o le nom de
Capitan apparaissait, cette fois, en toutes lettres. Autant la relation amoureuse avec le pre
Didon nous parat relever de la pure invention, autant ce qui semble avoir t une brve
aventure avec Louis Capitan nous parat ventuellement crdible. Borel a eu certainement
sous les yeux des lettres de Capitan Marie-Paule dailleurs, il en cite des extraits - ; en
outre, les dtails quil fournit peuvent tre recoups, ce qui nest pas le cas, bien au contraire,
pour le pre Didon.
Louis Capitan tait n le 19 avril 1854 Paris dans une famille originaire du Jura. Le pre,
Prosper Aim Capitan, polytechnicien et chef descadron dtat-major, fit partie de la
dsastreuse expdition du Mexique, dont il ne revint pas : il fut tu au sige de Puebla le 11
mai 1863. Le jeune Capitan fut lev par sa mre, matresse de pension, et son grand-pre
maternel, chef dinstitution dans le quartier de la rue des Ursulines.674 En 1883, il soutint sa
thse la facult de mdecine de Paris. Ce fut donc au Salon Blanc et Noir de 1885 que
Marie-Paule Courbe aurait fait la connaissance de Louis Capitan qui exposait sous le numro
68 une uvre intitule Notes de voyage, consistant en un ensemble de dessins. Il tait
prsent comme un lve de Jean-Charles Geslin (1814-1887), connu surtout comme peintre
des monuments de Paris, mais aussi comme dessinateur insatiable d'objets archologiques. Ce
carabin avait donc plusieurs cordes son arc. Interne des Hpitaux de Paris partir de 1878il
avait cr, deux ans plus tard, le premier laboratoire de pathologie et de thrapeutique de la
facult de mdecine, o il avait pu ctoyer Claude Bernard. Attir trs tt par la prhistoire, il
avait t llve de Gabriel de Mortillet (1821-1898), ds lge de 18 ans. Depuis le dbut des
annes 1880, il enchanait de brillantes communications sur les oreillons, le ttanos, ou encore
la fivre typhode. Marie-Paule Courbe accusait une dizaine dannes de plus que celui
prsent par Borel comme un tudiant en mdecine et elle avait rompu, dans le sens biblique
de lacception, avec Maupassant depuis trois ans. Ce trentenaire ntait donc pas un dbutant
quand elle fit sa connaissance : il devait tre probablement prcd dune certaine rputation.
Borel nous apprend quils schangrent dabord des lettres, puis, quils visitrent sagement
les muses, enfin quils sarrent dans la proche campagne. Mais les relations ne tardrent
pas prendre un tour plus torride, sous la forme descapades complices dans Paris ; elle
habille en collgien, entranant son jeune ami dans les lupanars de la capitale. A lappui de
ses dires, Borel cite des extraits de lettres de Louis Capitan, dont on espre quil les a trouves
dans les papiers vendus par Pillard dArka.
Ntes-vous pas trop fatigue de notre escapade davant-hier soir ? Jattends vos nouvelles instructions, tout
prt aller dans tous les lieux les plus excentriques, au besoin coucher au poste avec mon jeune
compagnon ! .675

Mais il semble que, malgr les cadeaux artistiques que lui offrait le jeune mdecin, MariePaule Courbe se soit refuse charnellement lui. Cest, du moins, ce que lon comprend la
lecture de lautre extrait publi par Borel :
Je puis vous affirmer que jai toujours fait tout mon possible pour viter les retards dont vous maccusez.
Vous mavez souvent attendu, il est vrai, mais je vous ai consacr la plus grande partie de mes nuitssans autre
compensation que celle de vous voir et dtre prs de vous. Nous ntions sans doute pas faits pour tre unis par

Cf. Catalogue de lexposition internationale de Blanc et Noir, premire anne, 1885, Au Palais du Louvre,
texte de Franois Bournand, Paris, E. Bernard et Cie, imprimeur-diteur, 71, rue Lacondamine. Prsent comme
un lve de Jean-Charles Geslin (3 mars 1814- 7 aot 1887), il exposait luvre n68, Notes de voyage, dessin.
674
Le n5 de cette rue le vit natre et aussi mourir, le 27 aot 1929.
675
Op. cit., p.49

673

190
lamour. Peut-tre nai-je pas su vous inspirer une passion ! Pourtant je vous ai aime follement et cest la
premire fois que jai aim ainsi ! .676

Cela ressemblait tout fait une lettre de rupture, laquelle Borel crut bon dajouter cette
rponse de Marie-Paule Courbe :
Lamour ? Je ny crois pas. Je ny ai jamais cru, en tout cas lamour tel que vous le concevez. Cest une
folie dangereuse. Tout passe, tout lasse, tout casse. Voil ma devise et jy suis fidle, depuis toujours Le
sentiment, voyez-vous, ne ma jamais intress (sic). Je prfre les aventures compliques, mes vices sont
tellement odieux quils dpassent de beaucoup la possibilit du pardon. Vous tes bien trop simple pour pouvoir
me suivre sur ce terrain. .677

Le problme avec ce dernier document est que nous sommes encore srement en prsence
dune forgerie de Borel. Outre que nous savons quil tait coutumier du fait, nous sommes
fonds nous interroger sur la faon dont il a pu se procurer une lettre qui avait d tre
envoye Louis Capitan. En admettant que lamante dsigne en ait gard un double ce qui
est peu vraisemblable -, le contenu en est peu crdible : ces aventures compliques, ces
vices odieux, cela semble tout droit sorti de limaginaire borlien. Enfin, un indice a peuttre trahi Borel : la faute dorthographe lorsquil ne met pas le fminin au mot intress. Et
sil ne la pas mis, cest parce que ctait lui le scripteur et non Marie-Paule Courbe. Cette
faute, on ne la trouve dailleurs pas que dans Maupassant et lAndrogyne, elle est reproduite
dans son article intitul Une Amoureuse inconnue de Maupassant, paru dans Les uvres
Libres de dcembre 1958, la page 138. En tout tat de cause, la relation, sil en fut, ne
perdura gure. Louis Capitan poursuivit ses recherches en bactriologie, exera lHtel-Dieu
et La Piti, tout en menant une carrire danthropologue et de prhistorien de tout premier
plan. En 1898, il succda Gabriel de Mortillet l'cole d'Anthropologie dans la chaire
d'Anthropologie prhistorique et, en 1907, il fut charg de la chaire des antiquits amricaines
au Collge de France. Il dirigea de nombreuses fouilles et fut linitiateur dune nouvelle
mthode : la stratigraphie. Son rle dans la recherche prhistorique fut considrable. La vie et
luvre de ce savant mriteraient quon lui consacrt un volume part entire678.
Cependant, cette liaison dvoile par Pierre Borel nous laisse un peu perplexes, car, si lon
sen rfre lanne 1885 - date laquelle Capitan avait expos au Salon Blanc et Noir -,
pour la situer dans le temps, elle tombe un moment improbable dans lexistence du jeune
mdecin. En effet, le 11 fvrier 1884, il venait dpouser Eugnie Hlne Verdin la mairie
du Ve arrondissement679. En outre, le 31 mars 1886, son pouse accouchait dune petite
Jeanne. Nous pardonnerons-nous cet accs de conformisme ? Mais il nous parat difficile
dimaginer quun jeune mari, sur le point de devenir pre de famille, et, par ailleurs, fort
occup sur le plan professionnel, ait eu, dans le mme temps, le got de se dbaucher dans
tous les lupanars de la capitale. Alors faut-il valider cette idylle ? Borel nous a appris tre
circonspects. Il a souvent ml des documents authentiques des faux. Souvenons-nous : il
parle dun jeune tudiant en mdecine, et lon imagine plus volontiers un carabin faire la
tourne des htels borgnes quun homme rang comme Capitan semble lavoir t en 1885.
Aussi, nest-il pas impossible que cette phmre liaison soit situer plus avant dans le temps.

Idem, pp.49-50.
Ib., p.50.
678
Mme si, aussi brillant ft-il, il fut abus par labb Arnaud qui avait fabriqu de faux outils en silex,
prtendument de provenance gyptienne, trouvs sur les les du Frioul, au large de Marseille, en 1905 (cf. JeanLouis Chardans, Dictionnaire des Trucs , J.-J. Pauvert, p. 355, 1960).
676
677

Ses tmoins taient le gnral Charles Fay (1827-1903) et le docteur Jean Franois de Quevauvillers (18131890).
679

191

Photographie de Louis Capitan, parue dans LIllustration du 7 septembre 1929.

Pillard dArka
Le 9 mai 1894, un certain Louis Pillard dArka venait dclarer la mairie le dcs de
Courbe, Paule, veuve de Parent-Desbarres, ge de trente-cinq ans, ne et domicilie
Nancy, survenu la veille 13 heures, 136, rue de France, Nice. Il se prsentait accompagn
dun nomm Ernest Pomerol, publiciste680, se disant lui-mme journaliste, g de vingt-cinq
ans et non parent de la dfunte. Cet homme partageait pourtant la vie de cette femme depuis
deux ans environ. Nous ne reviendrons pas sur lerreur concernant lge de Marie-Paule
Courbe qui contribua nous garer jadis. Bornons-nous constater quelle avait russi se
rajeunir de prs de quinze ans aux yeux de son jeune amant qui ny aurait vu goutte. Etait-il
dupe ou avait-il voulu, ce jour-l, sauver la face devant son collgue journaliste ? Bien quil
se dclart non-parent de Marie-Paule Courbe, il navait pas hsit dvoiler son amour la
face du tout-Paris littraire, seulement deux semaines avant sa mort, dans son fameux placard
intitul LExplosion du restaurant Foyot Justification de laccus681. Il y voquait le
pauvre tre quil tenait dans [s]es bras et, plus loin, il parlait delle en lappelant [sa] femme.
Quelle fut la cause du dcs de cette femme de quarante-neuf ans ? Nous lignorons. Borel
avait dit Armand Lanoux quelle tait morte de la lpre ! Le fait que le couple ait choisi de
migrer vers la Cte dAzur plaiderait plutt pour la recherche dun climat ensoleill, propice
soulager une atteinte de tuberculose. En tout cas, aucun des deux amants navait dattaches
familiales dans cette rgion. L encore, le personnage de Pillard dArka mriterait presque un
volume lui seul. Il est dune importance fondamentale dans notre histoire. Sil navait pas
recueilli tout ou partie des papiers de Marie-Paule Courbe, puis vendu ceux-ci Pierre Borel
plus de trente ans aprs la disparition de sa matresse, celle-ci aurait sombr dans un oubli
dfinitif. Pillard dArka tait n Nancy, n2, rue des Carmes le 26 avril 1869 sous le nom
de Louis Joseph Pillard, de Nicolas Pillard et Sophie Rambacher. Le pre, ferblantier, exerait
galement la profession de plombier- zingueur. Il tait originaire de Dieuze en Moselle, o il
tait n le 17 janvier 1832. La mre, allemande, tait native dHambourg. En1853, un certain,
Pillard, ferblantier-lampiste, tait tabli Paris 23, rue Sainte-Appoline. Il tait adhrent
lAssociation des inventeurs et artistes industriels. Sagissait-il de lui ou bien de son pre ?
Lon sait quil avait un frre, Antoine Joseph Pillard, qui habitait Paris. Quoi quil en soit
En 1909, Ernest Pomerol tait le rdacteur en chef dun hebdomadaire niois, fond en 1893, intitul La
Tribune, de tendance socialiste.
681
25 avril 1894. BnF, FOL- LB57- 11358. On en trouve la reproduction dans lincontournable A propos de
lattentat Foyot de Philippe Oriol, Au Fourneau, 1993.
680

192
notre ferblantier et sa femme avaient d prgriner avant de se fixer Nancy. En effet, on les
retrouve Rostov, en Russie, en 1860, o naquit leur premier enfant, Adle Alphonsine682.
Que faisait ce couple franco-allemand dans cette ville qui comptait alors peine 30 000
habitants ? Cela nous chappe. Toujours est-il quon les retrouvait Nancy ds lanne 1863,
2, rue des Carmes, o le pre tait alors spcialis dans la fabrication de lampes683. Plus tard, il
vint sinstaller 5, rue Saint-Dizier. La mre quitta le domicile conjugal avant 1875684,
abandonnant ses tout jeunes enfants. Encore en 1900, personne ne savait, dans la famille, ce
quelle tait devenue. Le mnage et-il pti de possibles dissensions postrieures la Guerre
de 1870 entre un pre, Mosellan, ayant opt pour la France et une pouse, Allemande, mal
accepte Nancy, choisissant de regagner sa patrie ?
Le jeune Pillard aurait obtenu son baccalaurat en 1886, 17 ans. Cest lui que Paul Jamati
dcrit comme ce jeune homme qui merveillait Andr Spire par sa prcocit685. Ds cette
poque, il envoyait des vers lAcadmie provinciale de Marseille. Ctait donc un tout jeune
homme qui dbarquait cette anne-l Paris pour suivre des tudes qui le mneraient, selon
ses dires, Sciences politiques et lEcole spciale des Langues orientales vivantes.686 Nous
ignorons exactement comment il fut mis en contact avec Marie-Paule Courbe. Les familles,
issues toutes deux du milieu des petits patrons de lartisanat nancien, devaient, dune faon
ou dune autre, avoir t en contact. Voil ce que Pillard crivait dans le Journal des
Interviews du 4 au 10 aot 1892 :
[] la famille de Madame [Marie-Paule Courbe], comme moi de Nancy, fut celle qui me (sic) remplaa le
mieux la mienne, quand je vins terminer mes tudes Paris .687
Il ntait gure prcis, mais lvidence, il voquait une priode situer entre 1886 et 1889 ;
ce qui tait tt pour achever des tudes suprieures peine entames !
Il est intressant de noter que lanne 1887 marqua dune pierre blanche la fois la
production littraire de Marie-Paule Courbe et celle de Pillard dArka. En effet, alors que la
premire publiait Noir sur Blanc et La Vierge-Rclame, le second sortait Les Fleurs du
Dom***, suivi dExpiation. De plus, on ne peut que mettre en regard le pseudonyme choisi
par Pillard, savoir dArka, avec celui adopt par Marie-Paule Courbe, dEstoc. Les deux la
mme anne, en 1887 ! DArc tait dj pris, le jeune Pillard dbutait dans lapprentissage de
la langue chinoise : va pour dArka ! Rappelons quil signait la mme poque Lo de
Shang-Ha.688Si lon en croit une lettre, date du 3 avril 1887, adresse un certain Schneider
fils, Pillard dArka sapprtait fonder une revue Nancy :
Monsieur,
Je vous prie de prendre connaissance du document ci-joint. Voulez-vous me fournir tous les 15 jours : 1)
larticle n4 2) votre volont le n5 ou 7 et prendre si bon vous semble le titre de rdacteur de la Revue. Le
payement de la copie sera dans un rapport constant avec les bnfices. Rpondez-moi je vous prie
immdiatement et envoyez-moi votre chronique cette semaine. Le premier numro paratra dimanche. Dans
lesprance de votre consentement je vous prie Monsieur dagrer toutes mes salutations. Lo dArka.
Adresse provisoire Monsieur Husson libraire rue dAmerval (pour la revue lorraine) . 689
Adle Alphonsine Pillard, ne le 5 juillet 1860. Marie Nancy, le 14 fvrier 1882 avec Jean-Baptiste
Auguste Broquart, vtrinaire, n Blanche-Eglise le 6 dcembre 1859. Il semble que ce dernier se soit tabli
ensuite Santiago du Chili. Il tait encore en vie en 1914.
683
Cf. Annuaire administratif statistique, historique, judiciaire et commercial de la Meurthe, par Henri Lepage,
anne 1863, Nancy, Nicolas-Grosjean diteur.
684
Cf. mention sur lacte de mariage de Louis Pillard et Honore Carle, tat-civil de Vallauris le 27 janvier 1900.
685
Paul Jamati, Andr Spire, collection Potes d'aujourd'hui, Editions Pierre Seghers, 1962. Cit in
http://judaisme.sdv.fr/perso/spire/.
686
Cf. LExplosion du restaurant Foyot Justification de laccus, op.cit. Il prtendit mme avoir entam une
carrire diplomatique, ce dont nous doutons fortement.
687
Op. cit., p.2, col.3.
688
Prcisons que si arka veut dire viande sale en basque et roi en armnien, nous ny voyons aucune raison
dune influence quelconque dans le choix du pseudonyme.
689
Coll. Part.
682

193
Si lon en croit ce document, le priodique en question devait avoir pour titre La Revue
Lorraine et son premier numro tait donc annonc pour le dimanche 10 avril 1887. Or,
cette date, tout au moins, il est impossible de trouver une revue qui rponde ce nom. Eut-elle
seulement un numro ? Ou bien prit-elle trs rapidement, emporte par le scandale quallait
provoquer la publication des Fleurs du Dom*** le 5 mai suivant ? Sign sous le pseudonyme
de Lo dArka cet ouvrage parut Nancy sur les presses de limprimeur A. Voirin690, 23, rue
de lAtrie, Nancy. Nous avons vu ici que Gyp en avait t bombarde ddicataire sa
grande surprise et, peut-tre mme, en remplacement de Lon Cladel, un moment pressenti691,
crivain que Pillard frquentait alors assidment692. Dans un recueil de soixante-dix pages,
vingt-six portraits de femmes taient excuts sans amnit et classs dans des catgories dont
les sous-entendus taient explicites : Celles qui sont effeuilles/ Celles quon peut aimer/
Celles qui ne sont pas closes/ Celles qui poussent sur la pelouse.

Couverture des Fleurs du Dom

Le titre faisait allusion la clbre rue des Dominicains qui dbouche sur la non moins
clbre place Stanislas- les fleurs tant censs figurer certaines dames et demoiselles
susceptibles de dambuler sur son trottoir Sur la couverture tait reprsente la boutique du
marchand de parapluies Wagner-Marchal, situe au n48 de la rue des Dominicains. Elle
faisait suite au caf Wagner install au n46.
Nous disposons de deux exemplaires693 de ce volume, sur lesquels en face de chaque titre de
pice de vers, un ancien propritaire 694, apparemment bien inform, a trac au crayon de
papier le nom de la personne vise. A titre de curiosit, nous donnons les noms relevs dans
ces deux spcimens.

Limprimeur de Noir sur Blanc, rcits lorrains.

en attendant jai t chez Cladel il ne tient pas prter son nom. Il a prtendu ne plus vous
connatre (Lettre de Louis Pillard lditeur Voirin, Paris 20 mai 1887, coll. part.)
692
[Jai] jadis t un habitu dominical des rceptions de Lon Cladel . Lettre de Pillard dArka Paul
Claudel du 30 juin 1914, Fonds Paul Claudel au Centre Jacques-Petit, Universit de Franche-Comt.
693
Le premier se trouve la Bibliothque municipale de Nancy sous la cote 98073, lautre appartient une
collection prive.
694
Pour lun de ces exemplaires, si lon en juge par les lettres relies avec cette dition, il pourrait sagir
dEdgard Auguin, rdacteur en chef du Journal de la Meurthe et des Vosges, ou bien de limprimeur Voirin luimme.
690

691

194
Titres
A Madame

Exemplaire de la BMN

Exemplaire coll. prive

Thouvenin
(probablement Lonie Noirot, ne
en 1833, pouse du professeur du
lyce de Nancy, Edouard
Thouvenin)

LInvitable

Reber

Marie Reber ?
(fille du mdecin aliniste Lon
Reber, ne en 1857)

Cruelle Enigme

Mangin

M. Mengin
(peut-tre Marie Mengin,
institutrice, ne en 1869)

Les Sapeurs

Evrard

Mlle Evrard
(Gertrude Evrard, professeur de
piano, ne en 1862)

Le Squelette

Serre

Serre ?
(Jane Edouard Serre, fille
dEdouard Serre, premier
Prsident de la Cour dappel de
Nancy)

Sainte-Nitouche

Durlach
(peut-tre Rose Durlach, ne en
1860, fille dEmmanuel Durlach,
fabricant de limes, marie en 1882
Ernest Lvi, bijoutier)

Le Manteau-Rouge

Langrogne

Hermendinger (ray)/
Levy / H. Coblentz
(peut-tre, Rosalie Coblentz ne en
1870, fille de Jules Coblentz,
marchand de gants et de
chaussures, 57, rue des
Dominicains, et de Lopoldine
Lvy)695

Langrogne ?
(Marie Langrogne, ne en 1869,
fille de Louis Ernest Langrogne,
professeur au lyce de Nancy)

La Guenon-Jaune

Mourin

Mlle Mourin
(fille dErnest Mourin, recteur de
lacadmie de Nancy, ancien maire
dAngers)

Vox Sinet

Duvernoy

Yvonne Kunst (ray)/

Duvernoy
(Jeanne Duvernoy ne en 1866,
fille de Frdric Duvernoy, ancien
professeur au lyce de Nancy ; son
frre dirigea les Archives
dpartementales de la Meurthe-etMoselle)

La Tour Eiffel et Michel

Ange

Houdaille

Azor ! Azor !

Paris

Mlle Houdaille
(Marie-Louise Houdaille, fille de
Nicolas Houdaille, ne en 1864,
conseiller la Cour dAppel de
Nancy)

Mlle Paris
(Difficile identifier : il existait
une Fanny Louise Paris, ne
Nancy en 1869, fille dun
menuisier en fauteuil)

Dans Expiation, p.21, DArka donnait un second portrait intitul galement Sainte-Nitouche, dans lequel on
lit que la jeune fille en question habitait le Domme.
695

195
Le Jockey dEpsom

Vanghen/ Gaillard (ray)

Gaillard de Sansonette/ de
Wangen
(Marguerite Marie Laure de
Wangen de Geroldseck, ne en
1867, fille du baron de Wangen,
comte de Geroldseck)

Les Joues Pommes

La Nature-Morte

Lucie Collin/ Ligeois

(ray)

Patte

Dubuisson (sic)

Mlle Debuisson (sic)

(Lucie Collin et Patte dsignaient

la mme personne : Lucie Collin,
fille du notaire Pierre Edouard
Collin, ne en 1868, qui, entre
temps, le 10 octobre 1887, avait
pous Amde Patte, mdecin
militaire)
(il sagit sans doute de lune des
filles de feu Charles-Louis
Dbuisson, ancien conseiller
gnral de la Meurthe-et-Moselle)

La Poupe Treize

Franois

Mlle Courtois/ Franois

Le Lapin-Blanc

Marconville

Mme Lvy (Chiffon)/ Roff

(peut-tre Marie-Lucie
Marconville, ne en 1863, qui
habitait avec sa mre, veuve, 5,
rue Sainte-Catherine)

(pas didentification)

Fayot et (illisible)

Ccile Mhalin

(pas didentification)

(pas didentification, si ce nest

que Pillard indiquait quelle tait
ge de 14 ans)

Pacotte

Mlle Fernbach et sa mre

(ray)/ Mlle Kahn

(pas didentification)

Martyre

LOie de Carlo-Vingie

(il sagit peut-tre dYvonne

Pacotte, ne en 1871, qui pousa
Nancy, en 1893, Andr Flix
Joseph de Lamirault de Cerny, ou
bien de lune des demoiselles
Paquotte, tailleuses, tablies 6, rue
des Dominicains)

Maria-Nina

Grillon

(pas didentification)

Grillon ?

(Marie Lucienne Lonie Grillon,

ne en octobre 1870, fille de
ngociant)

Lise Fleuron

Louison Collin

Mlle L. Collin

(probablement Lucie Collin, cf.

plus haut)

Le Jeune-Taureau

Ligeois

Mme Ligeois
(il sagit dHlne Marie Henriette
Peiffer, ne en 1844 ; en 1867, elle
avait pous le clbre Jules
Ligeois, professeur de droit la
facult de Nancy696)

Paganini

Fnal

Mlle Fnal
(sans doute Clotilde Fnal, ne en
1868, fille de Victor Fnal,
conseiller gnral de la Meurthe et
manufacturier)

696

Sa commune natale, Damvillers, lui a rig un buste.

196
Accroche-les-Coeurs

Laudet/ Galzard

(nous navons trouv quune Marie

Josphine Laudet, ne en 1864,
fille de charcutier, 28, rue
Gambetta)

La Corvette

Fernbach

Fernbach
(Lucienne Fernbach, ne en 1869,
fille dEugne Fernbach, ngociant
rue du Pont-Mouja)

La Sauvageonne

Mathis

Mlle Mathis
(peut-tre lune des trois filles de
Nicolas Mathis, employ de
commerce et comptable)

LInspectrice

Reber

(cf. plus haut)

Aujourdhui, les sous-entendus de la plupart de ces pigrammes nous chappent totalement.

Nanmoins, il est manifeste que ce Lo dArka avait mis beaucoup de talent dans leur
composition ; ce qui nen eut que plus de retentissement dans la cit lorraine. Ce fut,
apparemment, la pice intitule Le Squelette qui lui causa le plus dennuis, si lon en croit ce
quil crivait, deux ans plus tard, dans Plagie. En effet, dans la liste des emprisonns
Sainte-Plagie entre 1887-1889, il figurait ainsi :
dArka (L.J. Pillard), condamn Nancy (premire poursuite : outrage un prsident de cour ; deuxime
poursuite : offense limmoralit (sic) provinciale), un mois .697

Un peu plus haut, parlant de son incarcration, il fournissait quelques claircissements ce

sujet :
Jy vins un peu pour mdisance mais surtout pour avoir refus de danser (la macabre) avec une petite
squelette fille dun fonctionnaire supra-haut et beaucoup pour mtre prsent la barre barbare en habit
de gala fleuri dun gardnia .698

Nous avons appris que son pome intitul Le Squelette visait Jane Edouard Serre, la fille du
tout puissant premier Prsident de la Cour dappel de Nancy : ctait elle et son pre qui
taient voqus ici. Sil faut le croire, cest son refus dune idylle avec la demoiselle qui aurait
t indirectement la cause dune premire condamnation, suivie dune seconde pour
provocation vestimentaire dans lenceinte du tribunal.

Op.cit., .p. 23. Nous savons quil fut largi le 6 septembre 1888, aprs une captivit somme toute mesure.
Prison de Sainte-Plagie, Pavillon des Princes, le 5 septembre 1888. Mon cher Monsieur Un matin chez
vous car ma captivit finira seulement demain matin Mille douces choses Paul Verlaine et vous mes deux
mains L 25. dArka (sic) . Lettre de Lo dArka F.A.C. Cazals (BnF, Naf 13152 ff.262-263)
698
Idem, p.12. Emile Couret crit, propos du sjour de Pillard : [Il] fut log dans la petite Sibrie. Le
cabinet attenant cette cellule lui fut, parat-il, dun usage assez agrable, mais il trouva quil y manquait bien
des choses. In Le Pavillon des Princes Histoire complte de la prison politique de Sainte-Plagie, E.
Flammarion, 1891.
697

197

La rue des Dominicains au dbut du XXe sicle

Le 10 juillet suivant paraissait ce qui avait t annonc comme la deuxime srie des Fleurs
du Dom***, mais, sur la couverture la couleur tait annonce. On y voyait genoux un jeune
homme, aurol du mot Repentir, portant frac et monocle briser une pelle - aprs avoir enterr
la calomnie-, langle de la rue Saint-Georges et de la rue des Dominicains, devant ce mme
tablissement Wagner figurant sur la couverture des Fleurs du Dom***. Le titre du recueil,
Expiation, tait dailleurs explicite : il sagissait de se faire pardonner. Cette fois, louvrage
tait ddi Alexandre Hepp699qui dirigeait alors Le Voltaire. Dorigine alsacienne, il avait
fait ses tudes Nancy et tait apprci par tous les Lorrains de la capitale, Marie Paule
Courbe en tte.

Couverture dExpiation

En ralit, ce qui sannonait comme un anti Fleurs du Dom*** tait dune bien curieuse
composition. Ainsi, une premire partie de dix portraits, sintitulant, dailleurs, Les Fleurs du
Dom*** - en fait, la fameuse deuxime srie annonce prcdemment ouvrait le recueil.
N le 14 janvier 1857 Sarre-Union ; dcd Paris 8e le 3 octobre 1924. Journaliste et romancier, disciple de
Zola avec ses amis Card, Maupassant, Huysmans et Alexis. Il tenait une place de choix dans la presse
parisienne. On vit sa signature dans de nombreux priodiques comme Le Gaulois, L'vnement, L'cho de
Paris, Gil Blas, Le Matin ou encore Le Figaro.

699

198
Lon y retrouvait la plupart des victimes de lopuscule prcdent (Sainte-Nitouche, Squelette
etc.) et des nouvelles. Loin dun quelconque reniement, lauteur aggravait les traits censs
dcrire ces pauvres femmes. Ainsi, Squelette/ Mlle Serre tait-elle abominablement dcrite,
mine par la dbauche. Puis, DArka glissait un Chapitre Transitoire destin faire un
plaidoyer : on ne lavait pas compris et lui ne comprenait pas la tempte quavait dclenche
la publication de son ouvrage.
/
Pour expier mes torts passs
Jai fait trs honorable amende
Ce nest parat-il pas assez.
Que faire ? Je vous le demande.
Mes vingt-cinq portraits mal compris
Suscitrent plus dune haine
Gros mots soufflets pamphlet pleurs cris
Et mcontents la douzaine.
/
On lut mon livre, on le relut
Je lai trop dit SANS LE COMPRENDRE
Un pre conseiller voulut
Prs du parquet me faire pendre.

/ 700
De deux choses lune, soit DArka tait inconscient, soit il se payait la tte des gens ! Il va
sans dire que nous optons pour la seconde hypothse, car, aprs avoir annonc un Calvaire de
la Mortification en quatorze stations, destin expier sa magna culpa, comme il se plaisait
lcrire, le lecteur se trouvait en prsence dune srie de portraits pleins dinsinuations qui
furent, sans aucun doute, promptement dcryptes par la socit nancienne de lpoque.
Entre la parution des Fleurs du Dom*** et celle dExpiation, DArka avait publi chez
Voirin, une sorte dappendice aux Fleurs du Dom***, une saynte publicitaire de seize pages
intitule Au Ciel Les Fleurs du Dom*** ! signe Lo de Shang-Ha. Il sagissait de relater la
rception de son ouvrage auprs des dieux de lOlympe : rien de moins. Ctait Mercure qui
se chargeait dinstruire ses divins colocataires en leur prsentant ce livre curieux qui contenait
des vers sur les demoiselles de lendroit (Nancy).
On les y traite avec fort peu de got, assurment. On leur reproche surtout dtre laides et davoir des
amoureux 701
Pervers ou grand seigneur, DArka y donnait ensuite la parole lune de ses victimes
accuse de ntre pas jolie. A trois reprises, un second auteur tait mentionn la manuvre
des Fleurs du Dom***. Mercure voquait en effet les deux petits messieurs la langue
pointue.702 Et, un peu plus loin, lon apprenait que si lautre tait parti, celui qui restait se
cachait, regrettant amrement ses crits. Cet autre qui avait dcamp au son des tambours
de la rprobation tait un jeune tudiant rpondant au nom dAndr Spire. Fils dun notaire
devenu industriel, il tait n Nancy le 28 juillet 1868703. Ds la sortie de louvrage pourtant,
Andr Spire stait dfendu den tre le co-auteur par une lettre que Nancy-Artiste publiait
Op.cit., p.36.
Op. cit., pp.7-8.
702
Idem, p.9.
703
Dcd Paris 13e, le 29 juillet 1966.
700
701

199
dans son dition du 22 mai 1887. Elle tait appuye par le tmoignage de limprimeur A.
Voirin qui confirmait ne pas connatre le jeune tudiant.
Dans son tude sur Andr Spire704, Paul Jamati voque cet pisode de la jeunesse du
compagnon de Pillard :
Andr avait pour camarade le fils d'un entrepreneur de plomberie, qui n'tait pas tudiant et dont la
prcocit l'merveillait. Les gens du monde le tenaient l'cart. Certaines jeunes filles refusaient de danser avec
lui. Pour se venger il publia sur elles une srie de pomes satiriques qu'Andr essaya de le dissuader de publier.
Il les publia quand mme, en y joignant un petit pome liminaire que son ami lui avait montr705. Pourtant,
Andr continua sortir avec lui dans les rues et, quand clata le scandale, attaques et injures fondirent sur les
deux ttes. Il y eut des coups. Andr provoqua en duel le frre d'une demoiselle trop agressive, lequel lui fit de
plates excuses. Mais la contrarit des parents Spire n'en tait pas moins son comble. Andr rsolut, pour se
faire oublier, de devancer l'appel et d'accomplir au plus tt son anne de service militaire .706

On connat la suite : dans le sillage de Pguy, Spire allait devenir le pote que lon sait et un
militant sioniste passionn.707
Laccueil des Fleurs du Dom*** dans la presse nancienne fut, juste raison, trs hostile.
Citons seulement larticle au vitriol sign par Henri Teichmann dans Nancy-Artiste du15 mai
1887 :
Si jamais quelquun a spcul sur le scandale, cest lauteur de ce petit recueil intitul Fleurs du Dom***.
Quon ait eu lide de runir un un volume de vingt-cinq portraits de jeunes filles, je ne men tonne, aprs tout,
qu moiti. [] Mais ce que je mexplique avec peine, cest que ces satins qui, pour parler juste, ne sont pour
la plupart que de grossires insultes, baves on ne sait par qui, ni pourquoi, aient t achetes, lues et
commentes par tout le monde. Jusqu prsent on ne se donnait pas la peine de ramasser soi-mme les ordures,
les boueurs taient faits pour les porter aux dpotoirs municipaux. Ce livre, o lon runit ple-mle les jeunes
filles les plus honntes et les plus tares, nest mme pas relev par le moindre trait desprit. Les titres donns
chaque portrait ont sans doute t choisis par quelque femme de la halle forte en gueule et pas bgueule. Le
beau mrite de reprocher lune dtre maigre, lautre de ntre plus jeune, ou de ne pas tre belle ? Quand
on insulte une femme quelle quelle soit on est un goujat. Quand on linsulte sous le couvert dun
pseudonyme, on est une brute et un lche. Si je fais lauteur des Fleurs du Dom*** lhonneur de parler ici de
son absurde ouvrage, ce nest certes pas pour avoir t personnellement touch. Mais comme le soi-disant M.
Lo dArka est un inconnu qui doit attendre sans doute, bien cach dans la foule, le rsultat de ses exploits,
certain personnage, dsireux de paratre mieux inform que les autres, a fait courir le bruit que Fleurs du
Dom*** sortait des bureaux de la rdaction de notre journal. Cest ce contre quoi je tiens protester de la
faon la plus nergique, et je veux dire que ni moi, ni jespre, aucun de mes amis, na rien de commun avec un
ou une Arka peu mimporte le sexe en cette matire.

Panique bord ! Dans le numro suivant de Nancy-Artiste, dat du 22 mai, limprimeur J.

Royer qui avait cr la jolie couverture en couleur de louvrage faisait savoir que sa bonne foi
avait t surprise car il en ignorait le contenu. Non seulement il refusait de tirer les nouvelles
ditions quon lui avait demandes preuve dun certain succs aliment, comme toujours,
par le parfum du scandale mais, en outre, il dposait auprs du bureau de bienfaisance de la
ville de Nancy la somme de 140 francs, montant intgral de la facture quil avait touch pour
limpression de cette couverture.
Lassociation dAndr Spire avec Louis Pillard allait tre dnonce par celui qui savanait
comme le champion de ces demoiselles bafoues en un opuscule de quatre pages intitul
Rponse aux Fleurs du Dom708, sign par un certain Lon Tonnelier.
En pigraphe, on y pouvait dcouvrir cette amabilit :
Lun deux est fourbe et plat, sans lombre de gnie,
Et trane avec orgueil ses gros airs de dindons.
Volume 84 de Collection Potes d'aujourd'hui, Seghers, 1962.
Il sagit du pome intitul A Madame qui introduisait le recueil.
706
Cit dans le site du Judasme dAlsace et de Lorraine - http://judaisme.sdv.fr/index.htm.
707
Malheureusement, Marie-Brunette Spire nous a dclar navoir trouv aucune trace des liens qui unirent les
deux jeunes hommes dans les papiers de son pre.
708
Nancy, imprimerie centrale de lEst, 1887. La cote de lexemplaire de la BnF est : 8 Ye Pice 1657.
704
705

200
Lautre non moins pdant senivre dironie.
Tel est le couple hargneux des vils rimeurs du Dom.

Suivait un pome, pour tout dire assez mdiocre, qui commenait ainsi :
Cest trop audacieux pour ne pas tre infme !
Honte qui bave ainsi sur lhonneur de la femme,
La vertu de la vierge et lamour de lenfant 709

Le reste lavenant. Et le tout tait adress MM. S., P. et Cie, Auteurs des Fleurs du Dom.
Il nous est ais de dmasquer le S de Spire et le P de Pillard. Lon Tonnelier tait un jeune
homme de vingt ans710 qui avait born ses humanits au niveau du certificat dtudes, mais qui
ambitionnait de se faire une place parmi les potes du Parnasse. Cest cette poque quil
tait mont Paris pour rencontrer Leconte de Lisle. Il collabora de nombreuses revues
comme La Grange Lorraine, La Pense Franaise, ou encore Le Pays lorrain, mais sa
notorit qui ne fut pas ngligeable - ne dpassa pas les limites de sa province natale. Il
entretint des liens damiti avec Paul Claudel, Emile Gall ou encore Ren dAvril711. Dtail
curieux, Lon Tonnelier tait le fils dun ferblantier, tabli rue des Quatre-Eglises, dans le
prolongement de la rue des Carmes, o le pre de Pillard tait lui-mme install comme
ferblantier. Par consquent, il ne fait aucun doute que Tonnelier et Pillard se connaissaient
depuis lenfance. Pour autant, ils ntaient pas obligs de sapprcier. Ctait clairement
Tonnelier et ses prtentions littraires chez les Parnassiens dits par Lemerre, lenseigne de
lhomme qui bche, qui tait vis dans la huitime station dExpiation, intitule Littrature
Gros et Dtail :
Lun de mes ennemis est lun de mes intimes :
Tromp par mon faux nom il sattaque mes rimes
Mais je dis : Le petit Voltaire ! il pousse un cri
Jai beaucoup de talent ! cpas bon Riri chri ?
Lautre gagnant des sous au mtier dhonnte homme
Voudrait volerla bche au jardinier du Domme.
Fi ! coupons ces grands vers rampants ! Au champ dhonneur
Nous faisons la moisson Lon ! fais le glaneur ! 712

Aprs tout ce remue-mnage, Pillard dArka navait plus qu quitter dfinitivement Nancy ;
ce quil fit. Ds le printemps 1888, on le retrouvait Paris, chou dans le marigot dcadent.
Comment avait-il fait la connaissance dAnatole Baju, le directeur du Dcadent ? Nous
lignorons au juste. Le seul lien que lon puisse tablir passe par lentremise de Louis
Dumur713. Nous savons que ce dernier et Andr Spire avaient tiss des liens damiti dj au
moins depuis le printemps 1886714. Dumur avait collabor prcdemment Lutce et au
Scapin, et il correspondait avec Baju depuis juin 1886. Tout en rsidant Saint-Ptersbourg,
o il remplissait la charge de prcepteur du grand-duc Michel,715 il envoyait des pomes au

Op.cit. p.3.
N Nancy le 3 avril 1867, mort Nancy en mai 1938.
711
Sur Lon Tonnelier, voir Daniel Jacques, Les Potes de lEcole de Nancy, pp.106-121, Une Page lautre,
Ludres, 1999.
712
Op. cit., p.55. Est-il utile de rappeler que lhomme qui bche tait lenseigne de la maison Lemerre ?
713
N le 5 janvier 1863 Chougny (Vandoeuvres), prs de Genve ; dcd le 28 mars 1933 Neuilly-surSeine. Il fit partie de lquipe de direction de La Pliade 2e srie aux cts de Pilate de BrinnGaubast partir
davril 1889 et de celle du Mercure de France, en janvier 1890, avec Alfred Vallette. La piste Rachilde nest pas
la bonne (cf. tude intitule Pillard dArka, bandit des terres, in Lo dArka, Il***, Cynthia 3000, 2006), car
celle-ci ne collaborait plus au Dcadent cette poque. De plus, Pillard ne la mnagea pas dans ses chroniques.
714
Cf. Paul Jamati, Volume 84 de Collection Potes d'aujourd'hui, Seghers, 1962, cit dans le site du Judasme
dAlsace et de Lorraine - http://judaisme.sdv.fr/index.htm.
715
Cf. Le Figaro du 30 mars 1933.
709
710

201
Dcadent.716Mis en relation pistolaire avec Pillard, il est possible quil lui conseillt dentrer
en contact avec Anatole Baju, alors grand coadjuteur de la dcadence. Cela ne pouvait pas
mieux tomber, car Pillard dArka avait sous le coude un curieux ouvrage qui allait sduire
Baju et son diteur, Lon Vanier. Cest donc ce dernier qui publia Il *** au printemps 1888717.
Nous pouvons dater assez prcisment laccueil de Pillard dArka par les Dcadents. Dans le
n8 -2e srie -3e anne (1er-15 avril 1888) du Dcadent, on peut lire, en effet, cette annonce :
M. Lo dArka va publier prochainement Il***, livre aussi trange et curieux que son titre. 718
Cest donc que ses contacts avec Vanier taient dj avancs. Dailleurs, ds le numro
suivant719, il signait une causerie littraire et son nom stalait au sommaire de la revue au
papier jaune ct de ceux de Paul Verlaine, Laurent Tailhade ou encore Ernest Raynaud.
Dans la mme livraison, on apprenait quIl*** venait de paratre. Il est certain que cet
ouvrage ne pouvait quenthousiasmer Baju et consorts. Ce fut certainement lun des livres
phares du Dcadisme de la fin de la dcennie 1880. Prs dun an aprs sa parution, Louis
Villatte (Anatole Baju) ne cachait pas son admiration pour Il*** quil considrait comme une
dnonciation du naturalisme zolien :
Ce livre lui a valu la rprobation universelle, na gure t compris que de lui et de deux ou trois de nos
amis. Parodie implacable et suprme de lorgie naturaliste, Il est la quintessence de ce que la littrature de M.
Zola peut produire en exploitant tous les bas instincts, toutes les sales passions, Il est le couronnement logique,
la consquence rigoureuse de ce naturalisme si inconsciemment acclam par la cohue imbcile des bourgeois
qui se targuent de moralit. Il est la synthse du Vice 720

Enfin, il est intressant de relever les pigraphes choisies par Lo dArka dans son livre, car
elles tmoignent des lectures de ce tout jeune littrateur : ct des Goncourt, on trouve La
Litanie des pouacres, parue en 1888, de son ami Boyer dAgen721, Les Surs de Sada,
nouvelle de Sacher-Masoch, publie dans La Nouvelle Revue (tome 50, janvier-fvrier 1888)
et La Dcadence latine722 de Pladan.
Ds le n10 (1er-15 mai 1888), Le Dcadent ajoutait au catalogue des livres distribus par la
librairie Lon Vanier, LExpiation (sic), qui navait pourtant rien dune uvre dcadente723 :
cela montrait que Pillard avait t dfinitivement adoub par le microcosme du quai SaintMichel. Sur la dernire page de couverture dIl***, lditeur Vanier annonait parmi les
prochaines parutions des uvres dcadentes, ct de Paralllement de Verlaine et des
Chairs profanes dErnest Raynaud :
Lo dArka : - Berthe de Sodome (roman)724
-

Kardec hybride (tude spirite)

Le premier fut publi dans le n6 2e srie -3e anne (1er-15 mars 1888).
Les ditions Cynthia 3000 en ont donn une rdition en 2006. On peut galement le lire sur Gallica.
718
Pour autant, on trouve la BnF (cote : Z Barrs 15327), un exemplaire de ce titre avec un envoi Maurice
Barrs, dat de Nancy, novembre 1887 avec ces mots dune criture tarabiscote : A. M. Maurice Barrs que
jadmire et que jaimerais . Prcisons que lauteur de La Colline inspire ne poussa pas la curiosit jusqu
couper les pages de louvrage au-del de la vingtime. Lintrt queut Pillard antidater son livre nous chappe
encore.
719
N9 -2e srie -3e anne (15-30 avril 1888).
720
Le Dcadent du 15 au 31 janvier 1889, p.29.
721
Rappelons quen 1889, Marie Paule Courbe exposait un buste de Boyer dAgen au Salon (cf. le chapitre Sur
la toile et sous le ciseau).
722
La Dcadence latine, thope. I. Le Vice suprme. Prface de J. Barbey d'Aurevilly, Paris, A. Laurent, 1886.
723
Mais, comme le reconnaissait Baju, lui-mme, dans LEcole Dcadente, le recrutement tait peu slectif :
La marche littraire du Dcadent na gure vari, quoique nous ayons accept comme collaborateurs des
hommes qui ne reprsentaient nullement lide dcadente. Nous avons t larges : nous avons convi tout le
monde . (Op.cit., p.16., Vanier, 1887)
724
A rapprocher videmment de Sodome dHenri dArgis qui parut la mme anne chez le fameux Piaget.
716
717

202
- Le salon des Mprisants (critique dart)
Inutile de prciser que ces titres restrent ltat de projet. Ils ont toutefois lavantage de nous
indiquer les centres dintrt du jeune Pillard. Mais, pour faire bonne mesure, Vanier mettait
galement son catalogue de libraire des uvres antidcadentes (sic) :

Ye Koua Hao Che Ti Jenn ou la France sale (satire chinoise traduite par Lo dArka)
E. Lefranc Une maladie littraire : les Dcadents
Mary Say Lphbe en jupes (roman)
G. dEstoc - La bande Virgile (roman)
H. Ollivier Les maudits et les dcadents (pamphlet)

Les livres de Lefranc et Ollivier devaient tre dits par A. Dupret, sis 3, rue de Mdicis725. Si
celui de Lefranc quoique introuvable aujourdhui - semble avoir pu atteindre les devantures
des librairies, nous navons pas la mme certitude pour celui dOllivier. Mary Say semble tre
un pur fantasme, tout comme la prtendue traduction chinoise de Pillard qui, cette poque,
suivait des cours lEcole des Langues orientales. Il entendait donc jouer dans les deux
camps : les dcadents et les anti-dcadents. Evidemment jouer tait le mot, puisque tous les
spcialistes de ce microcosme littraire savent parfaitement quaucun de ces gendelettres
part Baju, peut-tre - ne se prenait alors vraiment au srieux. Il reste, pour nous, lintrt de
trouver ici, ds 1888, G. dEstoc associe dans cette liste Pillard. Etait-elle consentante pour
y figurer ? Avait-elle vraiment cet ouvrage en prparation ? Sans doute cela dut lamuser, au
moins au dbut, de se retrouver dans ce milieu de jeunes littrateurs o avait dambul
galement son ennemie Rachilde. Pour ce qui est de La Bande Virgile, nous pensons que
Marie Paule Courbe fut alors trop absorbe par le combat fministe pour donner suite ce
projet. Au total, sous la signature de Lo dArka ou sous celle de L.J. Pillard, ou encore sous
celle de Pillard dArka, Louis Pillard laissa dix contributions au Dcadent, depuis le n 9 (1530 avril 1888) et le n30 (1er- 15 mars 1889), essentiellement sous la forme de chronique ou
de fantaisie littraire. Son compagnonnage avec les Dcadents aura donc dur prs dune
anne et sil ne perdura gure davantage, cest que la revue expira au mois de mai 1889.
Avouons-le tout de go : nous sommes admiratifs devant la qualit de ces chroniques : le style
est tincelant, lauteur plein de fougue et de fantaisie. Il nest gure tonnant quAndr Spire
ait t subjugu par ce jeune homme qui navait pas encore vingt ans ! Certes, il voquait des
faits que ses contemporains pouvaient aisment reconnatre. Mais aujourdhui, bon nombre de
sous-entendus ne nous sont pas accessibles. Nous ne pouvons ici nous lancer dans une analyse
dtaille de ces chroniques ; cependant il nest pas inutile de rvler certaines de ses
admirations et quelques inimitis notables. Parmi les lus : les anciens, ses matres,
Huysmans, Goncourt, Mallarm726 ; les jeunes, Gustave Kahn des Palais Nomades et Ernest
Raynaud de Chairs Profanes. Ajoutons galement Jean Ajalbert et Charles Vignier. Gyp qui
lavait ddaign, ntait plus en odeur de saintet : elle tait accuse dcrire pour les
gommeux provinciaux727. Parmi les autres victimes, on relevait dans le n 28 (1er-15 fvrier
1889), la revue La Cravache, accuse dtre finance par lAllemagne728, et La Revue
Indpendante dEdouard Dujardin associ Gustave Kahn apparemment tomb
Lactivit ditoriale de Dupret, par ailleurs administrateur de la Revue dArt Dramatique, est concentre sur
les annes 1886-1888. Il avait alors lanc une collection bleue un franc, dite collection-bijou, dans laquelle il
publia notamment Huit jours chez M. Renan de Maurice Barrs, Nos Potes de Jules Tellier et plusieurs
ouvrages de Lon Durocher.
726
Il semble avoir assist aux mardis. Cf. Le Dcadent n28 (1er-15 fvrier 1889).
727
Le Dcadent n12 (1er-15 juin 1888).
725

203
en disgrce-, Maurice Barrs et la Boulange (sic) , enfin la thorie de lArt pour lArt,
dnonce comme mal absolu. Ctait Henry Fouquier qui faisait les frais de sa chronique dans
le n 30 (1er -15 mars 1889). Edouard Dubus, comme nous le verrons ultrieurement, ntait
pas de ses amis. Dans un texte intitul Joyeux Devis, paru dans le n22 (1er-15 novembre
1888), il faisait dire la matresse de ce dernier, Elias729, dite ici Elias des Batignolles, que
son Don Juan ne lisait des livres que leur titre et leur table des matires. Mais il semble stre
particulirement dfoul sur Maupassant et Rachilde. A une poque o il frquentait Marie
Paule Courbe cela ntait srement pas leffet du hasard. Ainsi, dans le n15 (15-31 juillet
1888), il accusait Maupassant qui venait de publier une nouvelle dition de Clair de Lune
chez Ollendorff, dtre un plagiaire notoire. Il prenait notamment comme exemple un pome
de La Chanson des Gueux de Richepin - Le Merle la Glu que Maupassant aurait plagi
dans son recueil Des Vers avec Les Oies Sauvages. Ctait l pure mauvaise foi car les deux
pices ne se ressemblaient en rien. Personne ntait donc all vrifier au Dcadent. Quant
Clair de Lune quil reintait littralement, accusant lauteur de Bel-Ami de se prter de
lexploitation commerciale avec ses ouvrages, il se livrait l ce quon appellerait aujourdhui
du Maupassant bashing, trs pris chez les littrateurs dalors. Souvenons-nous des vers
clbres de Laurent Tailhade :
Bourget, Maupassant et Loti
Se trouvent dans toutes les gares.

730

Nous avons dit dans un prcdent chapitre731 que Pillard tait probablement renseign par
Marie-Paule Courbe sur Maupassant et il se peut bien quil ait t en service command
lorsquil sen prenait lancien amant de cette dernire. Ctait aussi certainement le cas avec
Rachilde. Ainsi, la Fantaisie littraire que publia Pillard dans le n13 (15-30 juin 1888) du
Dcadent fut en grande partie consacre dmolir lhrone de La Vierge-Rclame.
Apparue jadis, limmense joie du cabaretier Salis, dans le champ des lunettes des Sarcey en formation,
elle blouit, un temps, le quart de monde pour qui elle fut visible mais maintenant, autour delle, plus personne
ne tourne ses satellites arrts par un Josu (sic) de prtoire732 ou attirs dans latmosphre de voisines plus
grosses attractions et sa topographie tablie par de jeunes astronomes733. Cet ge est sans pudeur

Il reprenait plus loin procdant par allusions, dont la plupart nous dpassent aujourdhui :
Et vainement mont au siximeciel, Jean Lorrain sinquite : au Vernissage de lIndustrie, il na pas vu
Rachilde ce nest pas cause dune demoiselle qui sest fait peindre par Louise Abbma pour faire plaindre
Josphin Pladan734 Au grand prix de la Ville, il na pas vu Rachilde ce nest pas cause dune dame
prometteuse de bonsoirs, de pesage et de coups de cravache735 Aux garden-parties du Courrier Franais, il
La Cravache parisienne. Journal littraire, artistique et financier, paraissant le samedi. 9, cour des Miracles,
Paris. Elle tait alors dirige par Georges Lecomte. A noter quun(e) certain(e) Estoc y avait laiss sa signature
en janvier 1887.
729
Cf. Lettre de Mme Kahn Jehan Rictus, s.d., BnF, Naf 24562, fol.346.
730
Pome intitul Article de commerce, publi dans le numro daot 1890 du Mercure de France ; repris dans
Au Pays du Mufle.
731
Cf. le chapitre intitul La Maupassante aux cent soucis.
732
Alfred Vallette quelle pousa lanne suivante, le 12 juin 1889.
733
Allusion lamiti de Rachilde avec Camille Flammarion qui fut son tmoin de mariage.
734
Il sagit du portrait de Mlle Saryta que Louise Abbma avait alors expos au palais des Champs-Elyses.
Nice de Sarah Bernhardt, Mlle Saryta tait galement une artiste dramatique. Cette huile sur toile fut adjuge
14 500 euros le 28 septembre 2013 la salle des ventes de Vichy par matres Guy et Etienne Laurent,
commissaires-priseurs.
735
Comment ne pas deviner quil sagit de Marie-Paule Courbe ?
728

204
na pas vu Rachilde ce nest pas cause dun enfant736Et Jean Lorrain, sans lavoir jamais t, reste
stupide

Cet article dsagrable avait fortement dplu Rachilde qui sen ouvrit auprs dAnatole
Baju. Mais celui-ci dclina toute responsabilit en se dfaussant sur Pillard dArka, seul
responsable des opinions quil met[tait].737
La rfrence faite aux rapports troubls entre Josphin Pladan et Louise Abbma trouvait
probablement son explication autour du cercle intitul LOeillet blanc, club exclusivement
fminin la base, fond par lartiste tampoise. En effet, cette dernire avait tout de mme
sollicit deux hommes de ses amis pour en devenir membre : tandis que Jean Lorrain avait
dclin linvitation, Pladan stait empress dinvestir les lieux738. P.-B. Gheusi a laiss un
tmoignage assez clairant des turpitudes de celle qui savait tre la plus aimable des
camarades pour les gens de lettres qui la frquentaient739. Sans pouvoir en apporter la preuve,
nous pensons que Marie-Paule Courbe, qui avait dj gratign Louise Abbma dans La
Vierge-Rclame, avait d, sinon tre membre elle-mme, du moins connatre quelques
adhrentes de ce saphique cercle. Cest ce groupe qui inspira peu aprs Pladan pour son
roman La Gynandre paru en 1891. Il apparat donc comme certain que Pillard dArka servait
encore de bras arm Marie-Paule Courbe au dbut de lanne 1889. Las, le mouvement
dcadent allait expirer avec sa revue au printemps de cette anne-l. La plupart de ses
rdacteurs ne tardrent pas trouver de nouvelles chapelles o fourbir leurs plumes, au sein
de revues qui allaient jouer un rle fondamental dans la vie littraire fin de sicle. Ce furent,
dans lordre dapparition chronologique : La Plume (avril 1889), Le Mercure de France
(janvier 1890), LErmitage (juillet 1890) et La Revue Blanche (octobre 1891). Le jeune
Pillard dArka, dbutant prometteur et tonitruant, ne survcut pas littrairement parlant
cette barrire de corail que constitua le dbut de la dcennie 1890. A la fin de lt 1889, on le
retrouva naviguant, sans grande conviction, dans les eaux troubles du boulangisme. Ce fut
dans ces circonstances quil fut charg par Charles Lalou, le directeur du quotidien
boulangiste La France, de la publication dune brochure retraant lhistorique de tous les
emprisonns pour dlit dopinion dans la clbre prison situe rue de la Clef. Louvrage
sintitulait Plagie la Sainte, du nom de la maison de dtention. Il parut en septembre 1889.
Devant le caractre htroclite du choix des collaborateurs, Pillard dArka stait oblig
publier un avertissement qui clairait le lecteur :
On remarquera que la rdaction de cette publication est des plus htrognes ; les nombreux crivains
politiques et littraires dont nous nous sommes faits honneur dinsrer les vers ou la prose, sont rputs, avec
raison, avoir comme hommes et comme auteurs les caractres et les opinions les plus dissemblables

Il ajoutait que cette brochure devait en effet fdrer tous ceux qui sont attachs la libert de
sexprimer, de quelque camp quils vinssent.
Pour notre part, nous serions trs heureuxsi nous avions pu tre agrables au public et surtout si
nous tions assurs quil gardera de ce recueil un enseignement et quau fond de sa conscience, restera une
protestation contre les condamnations toujours iniques qui frappent indistinctement dans tous les partis, ceux
qui parlent et ceux qui crivent. .

Cela fait rfrence au bal du Courrier Franais qui avait eu lieu le 15 juin 1888 lElyse-Montmartre. Jules
Roques avait impos un thme costum : les invits devaient venir habills en enfants de moins de douze ans. Cf.
Le Courrier Franais du 10 juin 1888, p.2.
737
Le Dcadent n15 (15-31 juillet 1888), p.16.
738
Cf. Christophe Beaufils, Josphin Pladan, Jrme Millon, Grenoble, 1993, pp.108-109.
739
Cf. P.-B. Gheusi, Cinquante Ans de Paris, tome 2, Leurs Femmes, Plon, 1940, pp.232-233.
736

205
Et de fait, on y relevait des signatures de personnalits de bords souvent opposs, pour la
plupart anciens pensionnaires de Sainte-Plagie. A ct des antiboulangistes Arthur Ranc et
Camille Dreyfus, on trouvait les boulangistes Henri Rochefort et Paul Adam, les anarchistes
Alphonse Bal, Edouard Devertus et Louise Michel, le socialiste Eugne Odin, lanticlrical
Charles Gilbert-Martin, le monarchiste Simon Boube Proche de Lon Cladel, de Boyer
dAgen et dAnatole Baju qui usait nouveau ici du pseudonyme de Raoul Vague il avait
obtenu deux une collaboration. Mais le plus tonnant tait la prsence dun texte de Rachilde
qui nous rvlait le rapprochement opr par Pillard dArka en direction du camp ennemi. A
len croire, il aurait alors secrtement espr les faveurs de celle-ci740. On pouvait galement
lire un pome de Tailhade, fal de la grande rivale de Marie-Paule Courbe, ddi LouisLo Pillard dArka.741 Vraisemblablement, une rupture stait amorce : elle nallait gure
durer. Durant ce temps, Marie-Paule Courbe se lanait, comme nous lavons vu, dans la
bataille fministe, tandis que Pillard dArka tentait, avec quelque difficult, de se faire une
place dans la presse parisienne.

Notre plus hypocrite crivainevexe dun livre de Mme dEstoc, se vengea en lui enlevant mon amiti.
Mis en demeure dopter entre Madame qui ne me laissait rien esprer et la demoiselle qui se prsentaitje
fisparbleu ! ce quon fait 20 ans Cf. Journal des Interviews du 4 au 10 aot 1892, p.2, col.2. Marie en
juin 1889 avec Vallette, Rachilde ne dut pourtant pas laisser longtemps quelque esprance Pillard.
741
Quatorzain dt. Il sera repris sous le titre Rue de la Clef dans Au Pays du Mufle, 1891, sans la ddicace.
740

206

CHAPITRE 10 En attendant Foyot

Laventure du Dcadent amena Marie-Paule Courbe croiser de nouveau le fer avec le
milieu qui gravitait autour de Rachilde. Cest ainsi quen septembre 1888, elle allait sen
prendre vivement lun des fidles compagnons de lauteur de Monsieur Vnus : Laurent
Tailhade. Nous avons, jadis, narr dans le dtail lhistoire des rapports orageux entre la
sculptrice et le polmiste dans un chapitre intitul Mme dEstoc assez forte en gueule,
faisant partie de la biographie consacre Laurent Tailhade742. Nous tcherons donc ici
dallger au possible les risques de rptition en apportant de nouveaux clairages ces
relations ; notamment en tablissant un parallle dans le cadre de lhostilit que Marie-Paule
Courbe nourrissait lencontre dElisabeth Kahn et de Laurent Tailhade.
Tout commena au dtour dun article consacr Charles Cros, paru dans Le Dcadent (n18)
du 1er au 15 septembre 1888, par une simple mention du pseudonyme de Marie-Paule Courbe,
la fin dune digression concernant Marie Krysinska.
Au demeurant, une excellente fille743, moins sotte que Mme Adam et qui suffisait aux rveries passionnelles
dune gnration ignorant encore Mlle Rachilde et Mme G. dEstoc
A premire vue, on pouvait penser que celle qui tait fonde se plaindre tait Juliette Adam,
mais ctait le fait dtre mise au mme rang que Rachilde et Marie Krysinska744 qui avait
indign Marie-Paule Courbe. Il faut dire que la potesse polonaise avait particulirement t
calomnie plus haut dans larticle. La qualifiant de Climne de brasserie, Tailhade excutait
un portrait qui aurait au moins mrit lenvoi dune paire de tmoins :
On prtendait que des apptits de goule la poussaient la chair frache des jouvenceaux littraires, et que
bien peu des artistes daujourdhui connus esquivrent la confirmation de ses embrassements. Ses mercredis
runissaient dans un troisime de la rue Monge tout ce qui sexerait dans le soin de parfiler les syllabes et
maint adolescent briguait la faveur dtre mri par elle

Ctait donc cette association avec ces personnes qui avait indign Marie-Paule Courbe. Aussi
avait-elle expdi une lettre pleine de fureur Tailhade. Si nous ne connaissons pas la teneur
de cette missive, du moins pouvons-nous nous en faire une ide grce la rponse quelle
suscita de la part de son dtracteur dans le numro suivant du Dcadent.
Paris, le 12 septembre 1888
Madame,
Jai reu par les soins de Monsieur Baju les invectives pistolaires de quoi vous me daigntes rgaler. Encore
que votre message soit dun air mexempter de toute rplique, je sais trop mes devoirs pour ne vous fournir
point les claircissements que vous semblez dsirer. Vous vous plaignez non sans quelque imprvu, de ce que
jai accol votre nom celui de Mme Rachilde pour laquelle fltrir vous vacuez des qualificatifs en usage la
Halle aux poissons. Souffrez que je vous die que je ne fus pas le premier auteur dune action si noire. Avez-vous
oubli, malgr sa date rcente, votre roman clef : La Vierge-Rclame o, sous couleur de chtiment, vous
souleviez dune main experte le peu de feuilles de vigne gard par lauteur de Monsieur Vnus ? Vous
Cf. Laurent Tailhade ou de la provocation considre comme un art de vivre, pp.255-270.
Il sagissait de Marie Krysinska.
744
Marie Krysinska, ne Varsovie le 22 janvier 1857 ; dcde Paris XVIIe le 16 octobre 1908. Pianiste et
potesse. Elle fit partie des Hydropathes, des Zutistes, puis des Jemenfoutistes. Elle frquenta le Chat Noir et
collabora de nombreuses revues littraires, comme Le Capitan, en mme temps que Rachilde, La Revue
Indpendante ou encore la Revue de Paris et de Saint-Petersbourg. Elle fut la compagne de Lo Goudeau (18521887), alias Lo Montancey, le frre dEmile Goudeau. Le 1er octobre 1885, elle pousa le peintre et lithographe
Georges Bellenger (1847-1915). Elle disputa Gustave Kahn la primaut de lintroduction du vers libre dans la
posie.
742

743

207
ncrivez pas de pornographie et, comme vous laffirmez, je ne demande pas mieux que de le croire. Je doute,
cependant, que le dlicieux ouvrage ci-dessus nomm puisse trouver place dans la bibliothque du Sacr Cur
et que les vignettes de M. Fernand Fau lillustrateur du Dr Armstrong745 passent aisment pur des images de
saintet Vous mincriminez en outre pour ce que jai trahi (bien involontairement, je vous lassure) le secret
de votre sexe en faisant prcder votre pseudonyme dun madame rvlateur. Do cette ire et des cris de
Vestale outrage. Entre nous la chose me semble tire, furieusement. [] Le respect que jai de moi interdit que
je touche aux malproprets qui couronnent votre missive. Ce sont l des commrages bordeliers dont les gens de
ma sorte ne prennent souci quautant quils les dfrent la police correctionnelle. Quant lordre que vous
mintimez de ncrire plus votre nom en tel lieu qui bon me semblera, vous daignerez avoir pour agrable que je
me dispense dy souscrire. Votre personne littraire appartient la critique dont les sourires ou les amertumes
furent sollicits par vous, dater du jour o vous donntes vos premires lignes la publicit. Au demeurant,
sachez que je me tiens fort la disposition de ceux de vos amis qui seraient dhumeur se porter garants des
injures que vous mcrivtes. Jeusse prfr mme engager ainsi la querelle quil vous plait soulever contre
moi, ayant plus de got pour frotter les oreilles aux malotrus que pour redresser linconvenance des bas-bleus
[] 746

Ainsi, Tailhade avait-il lu La Vierge-Rclame et lon comprenait demi-mot quil prenait

plutt le parti de Rachilde que, par ailleurs il frquentait depuis plusieurs annes. De son ct,
Marie-Paule Courbe avait apparemment fait mention dans sa lettre de rumeurs (les
commrages bordeliers) qui devaient toucher les murs lastiques du futur auteur du
Pays du Mufle. Etonnamment, ce dernier se plaignit auprs dun ami davoir eu la
malheureuse ide de croiser, par voie de presse interpose, le chemin de cette virago qui
navait pas lintention de le laisser tranquille :
Avez-vous lu les rcents journaux Baju tout pleins dune querelle que jai avec une certaine Madame G.
dEstoc assez forte en gueule et qui a eu la fantaisie bizarre de jeter ma tte ses fureurs. Cela mexaspre de
ne pouvoir vivre en paix et quun inoffensif tel que moi puisse tre en proie aux bas-bleus attaques (sic)
dhystrie .747

Que Tailhade se dpeignt alors comme un inoffensif peut prter sourire lorsque lon
considre le tableau de chasse quil fit par la suite des mufles et autres groins de ses
contemporainsLincident et pu tre ici clos, mais elle expdia une seconde lettre
incendiaire la rdaction du Dcadent qui refusa de la publier, donnant comme prtexte que
sa missive au lieu dtre rectificative [tait] une kyrielle dinjures ladresse de personnes
absolument trangres au dbat.748 Du coup, Tailhade stait mis en devoir de rdiger une
nouvelle ptre, mais Baju prfra ne pas envenimer la situation en ninsrant pas ce courrier :
Ma seconde lettre Mme dEstoc ne paratra pas avant les calendes grecques. Baju qui nest pas,
proprement parler, une me romaine et qui serait digne pour le courage, dtre n en notre beau pays, a si bien
embrouill les choses que la dEstoc ni moi nen pouvons tirer satisfaction. Ai-je besoin de te dire, quainsi quil
arrive toujours en des cas pareils, la chvre et le chou seront galement furieux contre lui . 749

Il ne croyait pas si bien dire, car pique au vif, Marie-Paule Courbe dcida dassigner en
justice Baju pour ne pas avoir publi sa lettre rectificative et Tailhade dont elle jugeait la lettre
du 12 septembre diffamatoire. Le 27 fvrier 1889, la IXe chambre correctionnelle jugea que le
dlit de diffamation ntait pas tabli et elle condamna la plaignante aux dpens750. Celle-ci fit
aussitt appel, parvint faire reconnatre au moins la diffamation ; ce qui entrana la
Fernand Fau avait, en effet, illustr L'conomie de l'amour de John Armstrong, en 1886, ouvrage dit par la
Librairie des conomistes en amour, autrement dit Monnier.
746
Le Dcadent (n19) du 15 au 30 septembre 1888, pp.14-15.
747
Lettre de Laurent Tailhade Paul Fuchs du 6 octobre 1888, Bibliothque littraire Jacques Doucet, MNR
alpha 1215 (Legs Mondor), cite in Gilles Picq, Laurent Tailhade ou De la provocation considre comme un
art de vivre, Maisonneuve et Larose, 2001, p.256.
748
Le Dcadent (n24) du 1er au 15 dcembre 1888, p.15.
749
Cite in Laurent Tailhade, Lettres sa mre, Van den Berg et Enlart, 1926, pp.177-178.
745

208
condamnation de Baju et Tailhade 125 francs damende et les gazettes ne le disent pas
ouvrit probablement des droits de dommages et intrts. La Justice du 8 aot 1889 nous
apprend que la Cour de Cassation rejeta leur pourvoi et confirma le jugement dappel.
Lhistoire retint que Tailhade ne paya pas et que notre Xanthippe le poursuivit jusqu obtenir
une contrainte par corps qui le mena tout droit la prison de Sainte-Plagie le 13 mai 1890. Il
en sortit quatre jours plus tard aprs avoir pay sa dette. A la mme poque, Pillard dArka
emmnagea au n9, rue du Mont-Dore, dans le XVIIe arrondissement, cest--dire un jet de
pierre de la rue Caroline, o vivait Marie-Paule Courbe, au n2. Rachilde stant marie entre
temps, Pillard rsolut de se rconcilier avec sa compatriote et, pour se faire pardonner, il
proposa de lui consacrer tout ou partie dun numro dans son Journal des Interviews le 1er
avril 1891. Ce numro, que nous avons dj voqu ici, est aujourdhui introuvable.
Nanmoins, nous en avons une connaissance partielle grce aux extraits publis par Pierre
Borel751 et aux allusions releves dans le Journal des Interviews du 4 aot 1892.
Malheureusement, le passage qui motiva les poursuites judiciaires entames par les poux
Kahn752 contre Louis Pillard et Marie-Paule Courbe nous est inconnu753. Nous en sommes
donc rduits oprer une reconstitution des vnements partir des rares indices subsistant.
Il est certain quaprs Rachilde, Elisabeth Dayre, future pouse de Gustave Kahn, tait
devenue la bte noire de la sculptrice. Quel genre de dclarations cette dernire avait-elle pu
faire son propos ? Pour tenter dclaircir les circonstances de cette animosit, il nous faut
revenir sur la personnalit de celle qui tait ne le 29 avril 1860, Marseille, sous le nom
dElisa-Rose Dayre. A 17 ans seulement, elle avait pous un certain Alphonse Millon,
employ au Ministre de la Guerre, de 13 ans son an. Une fille, Lucienne tait ne de cette
union le 13 juillet 1880754, mais trs vite le mnage partit vau-leau. Au moment de leur
divorce - prononc la requte de M. Millon-, en mars 1887, les poux taient dj spars.
Elisabeth Dayre habitait 6, rue Tardieu, Montmartre, o elle exerait la lucrative profession
de peintre sur ventails. Cest cette poque quelle se mit suivre des cours au Collge de
France, y rencontrant des tudiants qui lamenrent frquenter la bohme littraire. Assez
vite, cette trs jolie jeune femme multiplia les conqutes masculines. Jean Ajalbert raconte
quil ntait pas rare quelle donnt rendez-vous la mme heure, dans le mme caf
plusieurs soupirants, tandis quelle djeunait ailleurs, ou avec son amant en titre. 755 Le
cladon en question ntait autre que Paul Roux Saint-Pol-Roux en devenir, comme elle,
originaire de Marseille, - quelle avait rencontr vers 1885756 et qui tait le parrain de sa fille.
Tout cela se passait, tandis quun petit groupe de littrateurs, parmi lesquels on trouvait, outre
Paul Roux, Pierre Quillard, Jean Ajalbert, Ephram Mikhal, et Rodolphe Darzens, le futur

Gil Blas du 4 mars 1889 voqua demi-mots cette affaire, en page 3, en citant plus longuement une lettre dont lauteur tait manifestement Marie-Paule et la destinataire Rachilde qui avait dj t partiellement
publie par Rodolphe Darzens dans le numro de dcembre 1887 de La Jeune France.
751
Op.cit., pp.40-45. Pierre Borel avait donc entre les mains ce prcieux document. Malheureusement, Hlne
Viborel, le fille de Pierre Borel, nous assura par courrier, en 1988, quil ne dtenait plus aucun papier de son
pre. Elle ne nous fournit aucune piste de recherche.
752
Pillard reut lassignation des Kahn le 30 juin 1891.
753
Paul-Henri Bourrelier parle dagression antismite perptre par Pillard dArka et Marie-Paule Courbe
lencontre des poux Kahn. Sans nier lantismitisme latent indissociable de lair du temps de lpoque, rien ne
nous permet daffirmer que Marie-Paule Courbe tait permable ces thses. Cf. Paul-Henri Bourrelier, La
Revue Blanche, Fayard, 2007, p.176.
754
Etat-civil de Levallois-Perret. Celle-ci pousa en 1908 lcrivain Frdric Boutet (1874-1941).
755
Jean Ajalbert, Mmoires en vrac, pp.347-348. Elisabeth Dayre est voque sous le nom de Marie-Emilie.
756
Sur la rencontre Paul Roux- Elisabeth Dayre, cf. Mikal Lugan, Le Pote et la Chate [sic], in Le Frisson
esthtique, n10, pp.24-28. Ayant retrouv la Bibliothque littraire Jacques Doucet, trois pomes de Paul
Roux dats de novembre 1885 et ddis Elisabeth Dayre, ici nomme Lyse dArles, il fait remonter leur
relation quelques semaines, voire quelques mois.
750

209
directeur, taient en train de lancer une nouvelle revue littraire, La Pliade, en mars 1886.
Les prtendants faisaient assaut de dclaration damour sous la forme denvois la belle.757
Si lon en croit Philippe Oriol, la vie avec celle qui tait surnomme la petite anthologie758, en
raison de son got consomm des potes, ntait pas un long fleuve tranquille :
Ephram Mikhal sera lamant dElisabeth. Rodolphe Darzens aussi, qui faillit, en aot 1886, se battre
avec Paul Roux, quand le futur Magnifique apprit que sa matresse tait chez lAutre. Le duel neut pas lieu
mais tout ne sarrangea pas pour autant Certes, les deux hommes restaient sinon amis, du moins en relation,
mais la belle continuait de voir Darzenset commenait de frquenter Moras. Cela, Darzens lapprit , en mars
1887, de la plume de Villiers de lIsle-Adam. Le duel semblait invitable. Il neut pas lieu pour le plus grand
bonheur dElisabeth Roux qui avait demand, signant de ce nom sa lettre, Villiers duser de son influence
auprs du Russe pour quil nembrocht pas le Grec759. Ils se battront quand mme en mai, puis en aot
1888760. A la fin de lanne, Darzens eut un nouveau duel, avec Julien Leclercq, cette fois, et toujours propos
dElisabeth761. Puis nouveau avec le mme en dcembre 1890 762

A cette poque, elle se faisait donc connatre sous le nom de Madame Roux et nombreux
taient ceux qui pensaient le mariage effectif. Jehan Rictus, dans son Journal, tait mme un
peu plus prcis :
Elisabeth Elle est capable de tout, marie, divorce, colle, remarie, elle a pass son existence
cocufier les uns et les autres, faire battre entre eux les amants et broder doucement sur le tout avec
quelques tribades et de notoires pdrastes de Paris 763

Il rcidiva de faon plus crue le 2 novembre 1899 :

Elle qui se prostituait Saint-Pol-Roux tout en couchant avec Darzens, Moras etc. etc. De plus lesbienne
elle couchait avec Jeanne [sic] dEstoc (Mme Paul Parent Desbarres) 764
Bien quayant acquis la rputation bien mrite de langue de vipre, Rictus stait nanmoins
trouv au cur des vnements. Il allait un peu plus loin quAjalbert en voquant les
penchants saphiques dElisabeth Dayre et en nous fournissant la raison de la haine de MariePaule Courbe son encontre : ces deux femmes avaient t amantes et la peintresse sur
ventail avait fini par quitter la sculptrice. Lpouvantable renomme qui prcdait Elisabeth
Dayre fut la cause de lopposition du pre de Gustave Kahn au mariage de son fils avec celleci le 27 fvrier 1890 la mairie du VIIIe arrondissement765. Tout ce dveloppement peut,
N davril 1886, Vers lOubli, par Rodolphe Darzens, Madame Elisabeth Dayre. N de novembre 1886,
Sur le cadavre dun Petit Savoyard, par Paul Roux, Mme Elisabeth Dayre .
758
Cf. Mikal Lugan, op.cit., p.23.
759
Rodolphe Darzens tait n Moscou le 1er avril 1865, tandis que Moras tait natif dAthnes le 15 avril
1856.
760
Un premier duel eut lieu, en effet, le 20 mai 1888, o Moras perdit son sang-froid en se servant de sa main
gauche pour arrter une riposte de son adversaire durant lchange. Un second se droula le 7 aot suivant : il
dura plus dune heure et se termina lavantage de Moras. Concernant la premire rencontre, Ajalbert notait
propos dElisabeth Dayre : La veille du duel, Darzens avait eu sa visite jusqu minuit, o elle avait d rentrer
chez elle, pour en sortir six heures du matin, et courir chez Moras ( Op.cit., p.350)
761
Ce duel eut lieu Crteil le 24 dcembre 1888. Les tmoins de Darzens taient A. Montgut et Bernard
Lazare ; ceux de Leclercq, Louis Pilate de BrinnGaubast et Albert Aurier. Leclercq fut bless au bras. Comment
ne pas reconnatre le portrait dElisabeth Dayre dans le pome intitul A la Prsente que Leclercq publia plus
tard La Pliade, deuxime livraison -15 mai-15 juin 1889, pp.50-51.
762
Philippe Oriol, A propos de lattentat Foyot, Au Fourneau, 1993, p.23.
763
Jehan Rictus, Journal en date du 16 novembre 1898, BnF, Nafr 16098, cit par Jean-Jacques Lefrre, Les
Saisons littraires de Rodolphe Darzens, Fayard, 1988, p.426.
764
BnF, Nafr 16016, p.56, cit par Jean-Jacques Lefrre, idem, p.427.
765
Parmi les tmoins, on relevait les noms de Paul Signac, Flix Fnon et Paul Adam.
757

210
prsent, nous permettre de mieux comprendre les allusions de Pillard dArka et nous claire
sur le contenu de larticle paru dans le Journal des Interviews du 1er avril 1891 qui avait
motiv la plainte contre le folliculaire et son interviewe de la part de Louis Pilate de
BrinnGaubast, de Gustave Kahn et dElisabeth Dayre. Pour ce qui se rapportait cette
dernire, Pillard rappelait les termes de son papier :
Et en ce qui concerne Madame ? Vainement je parcours mon article, en qute dexpressions injurieuses
son adresse. Je ne trouve que : petite bohme et ex-dboutonne. Je conviens que cette dernire expression, elle,
ne convient pas 766

Mais, loin de regretter les termes de larticle de 1891, dans celui de 1892, il ajoutait les
horreurs suivantes :
Pour Mme prsentement G. Kahn, ci-devant de Saint-Pol Roux (sic), pendant cinq ans ; prcdemment
pouse divorce dun 3e, M. Milon (sic) ; et matresse de beaucoup dautres, parmi lesquels les potes Moras et
Darzens (duel historique), le pharmacien Frot, le peintre Alexander et enfin mme M. F. Champsaur, etc., etc.,
le mot dboutonne ne convient pasJaurais d dire : prostitue !... 767

Cette prcision dans la mchancet prouvait que Pillard avait t abondamment inform de la
vie intime dElisabeth Dayre et, consquemment, par quelquun qui avait t trs proche de
cette dernire : et pour le coup, lhypothse dune liaison amoureuse entre elle et Marie-Paule
Courbe tient la route. Dans la suite de larticle, il citait, comme pour en tirer gloire, les autres
propos tenus sur celle quil appelait Lisbeth et qui lavaient conduit tre tran en justice. Il
avait parl dune aguichante frimousse, dun type de soubrette aux regards dlurs et puis
surtout, lodieuse phrase suivante : Elle a une bouche qui sait se faire pardonner de ntre
pas belle. Enfin, pour ce qui concernait Elisabeth Dayre, Pillard reprenait des allgations
assez troublantes :
Il y a plus quune anecdote prtendue diffamatoire. Mais la plaignante, elle-mme, ne semble lui donner
que peu dimportance, car si Mme Kahn considrait comme nuisible son honneur le rcit dune humiliation
moi raconte, non par linterviewe, mais par lrudit Rett, a fortiori Mme Kahn aurait soigneusement relev
dix lignes plus bas, lbruitement dune honte bien autrement grave elle inflige en Correctionnelle. Elle avait,
dit-on, t cravache. Pour se venger elle organisa une attaque nocturne. Mais un tmoin inattendudame ! la
fit condamner. Je naurai pas la cruaut dinsister .

Ainsi, Pillard frquentait-il lpoque Adolphe Rett. Celui-ci, aprs son service militaire,
stait install Paris la fin de lanne 1886 et avait commenc donner des vers ici et l. Il
avait publi son premier recueil, Cloches en la nuit, chez Lon Vanier en 1889. Sans doute,
les deux littrateurs staient-ils rencontrs alors dans larrire-boutique de cet diteur. Ils
avaient un point commun : leurs pres avaient travaill tous deux en Russie ; celui de Rett
avait t prcepteur des enfants du grand duc Constantin768. Lorsque Gustave Kahn reprit La
Vogue en juillet 1889, il fit de Rett son secrtaire de rdaction. Pour lui tmoigner sa
gratitude, ce dernier lui avait ddi Cloches en la nuit. Cest dire si Rett tait alors dans la
proximit du couple Kahn. Mais apparemment, au mois daot 1892, il nhsitait pas se
faire le relais de ragots concernant son ami. Aprs avoir pous les thses anarchistes dans les
annes 1890, le pauvre Rett ne rsista pas lpreuve du temps. Lon sait, en effet, comment
Journal des interviews du 4 au 10 aot 1892, p.3, col.3.
Idem. Si lon peut reconnatre aisment lcrivain Flicien Champsaur (1858-1934), il nous est impossible
didentifier le pharmacien. Quant au peintre, Pillard dsignait-il le peintre amricain John White Alexander
(1856-1915) qui fit plusieurs sjours Paris ? Nous nen voyons pas dautre.
768
Cf. Le Mercure de France du 1er janvier 1931
766

767

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il versa ensuite dans un catholicisme aussi assommant quintolrant. Voil, par exemple, ce
quil crivait sur Gustave Kahn en 1913 :
Et la France, prise soudain de cosmopolitisme, engourdie par lopium dmocratique, laissa ces bandes
suspectes, issues de ghettos puants, la circonvenirLes potes assistrent, sans empoigner le sifflet, aux
controverses du Juif Kahn et de la Juive Krysinska qui se disputrent le mrite ( ?) davoir invent un nouveau
vers libre o toutes les rgles taient pitines avec dsinvolture .769

Nous avons essay den savoir davantage sur les relations quaurait pu entretenir Rett avec
Pillard auprs de la Ville de Beaune o lcrivain avait lgu ses archives son dcs.
Malheureusement, comme nous la indiqu la Directrice du Patrimoine culturel et des
Archives de cette cit, celles-ci ont t largement expurges de tout ce qui prcdait sa
conversion : par consquent, on ne retrouve aucune trace de ses rapports ventuels avec le
couple Pillard/Courbe770.
Les allusions faites par Pillard, instruit par Rett, trouvent un cho au-travers du sous-entendu
contenu dans le placard intitul Lexplosion du Restaurant Foyot Justification de laccus,
indiquant quElisabeth Dayre aurait t cravache par Marie-Paule Courbe. Aprs bien des
difficults, nous sommes parvenus retrouver le rcit de cette histoire rocambolesque qui se
droula le dimanche 19 janvier vers 6 heures du matin. Celle-ci fut narre par deux
quotidiens, LEcho de Paris et Le Matin, avec quelques variantes. Voil laffaire telle que la
relata Le Matin du 22 janvier 1890, sous le titre La vengeance dun bas bleu :
On sentretient beaucoup, en ce moment, dans le monde de la littrature dcadente, dune agression aussi
trange quinexplicable, dont a t victime, tout rcemment, de la part dune dame de lettres qui dissimule son
sexe sous un pseudonyme masculin, la femme dun de nos confrres, M. K, lequel dirige une publication
symboliste et ultra-transendante. Il parat que le bas-bleu en question, que nous appellerons Mme X, a vou
une haine mortelle M. et Mme K, pour des raisons quil serait trop long dnumrer.
Dans la nuit de samedi dimanche, M. et Mme Ksortaient dun bal masqu ; la jeune femme tait costume
en collgien, et tous deux, gars sur le boulevard des Batignolles, taient en qute dune voiture pour regagner
leur domicile. Mme K ayant aperu une station de fiacres, quitta le bras de son mari et slana en courant
pour retenir une voiture. Une minute peine stait coule que M. K entendait des cris perants dans la
direction de la station ; il hta le pas et vit sa femme quun individu, vtu dun long manteau capuchon rabattu
sur les yeux, frappait avec une fureur sauvage. M. K se rua sur lhomme, le saisit par les poignets et lui fit
lcher un revolver quil tenait la main. Aprs quoi il le fit conduire au poste central du dix-septime
arrondissement par les gardiens de la paix. L seulement, au cours de linterrogatoire, on constata que
lagresseur, affuble de vtements masculins, ntait autre que Mme X, lennemie intime de M. et Mme K
Aprs avoir pass la nuit au violon, Mme X comparut le lendemain devant M. Gilles, commissaire de police
du quartier des Batignolles, qui lui dressa un double procs-verbal pour port darme prohibe et deffets
nappartenant pas son sexe, M. et Mme K nayant pas voulu dposer contre elle, comme ctait leur droit,
une plainte en tentative de meurtre avec guet-apens.

La version, plus succinte, donne par LEcho de Paris du 23 janvier suivant, divergeait
quelque peu. Ainsi, le costume de collgien ntait pas attribu Mme K mais et ctait
plus vraisemblable - lagresseur indentifi comme tant une femme de lettres assez connue
sous le pseudonyme de Georges dEc, libre le lendemain matin aprs une simple
admonestation du commissaire de police.
A lvidence le rdacteur anonyme du Matin avait pris le parti des poux Kahn. LEcho de
Paris du 25 janvier, quon devine dubitatif quant la version estocquienne, donna la parole
la partie adverse. Il nest pas inintressant davoir ces deux versions sous les yeux.
Jai racont, il y a deux jours, une trange aventure nocturne dont les hros taient un pote dcadent, sa
compagne et une femmes de lettres qui affectionne le costume de collgien quelle endosse chaque fois quelle
Au Pays des lys noirs, Souvenirs de jeunesse et dge mr, p.196, Paris, Pierre Tqui, 1913
Information reue par courrier lectronique le 15 janvier 2014 de Mme Sonia Dollinger, directrice du
Patrimoine culturel et des Archives de la Ville de Beaune.

769

770

212
en trouve loccasion. Le"petit collgien" qui signe G. dEc madresse une lettre dans laquelle elle assure que
cest lui ou plutt elle qui a t victime dune agression. Lisez plutt ce passage palpitant de sa missive.
M. Khn, Mme D et M. Mseront demain, assigns en police correctionnelle. Des tmoins ont suivi la scne
et rtabliront la vrit. Deux mdecins me soignent pour contusions et blessuresDepuis quelques temps
marrivaient des menaces par lettres anonymes. Je ny pris pas garde, je pris seulement un revolver. (Voil
pourtant une garde suffisante !) Dimanche six heures du matin, je revenais dun bal costum, ferm. Mes amis
avaient cru pouvoir me quitter quleque distance de chez moi. Jatteignais presque ma porte, lorsque je croisai
un groupe de trois personnes. Je perus un colloque derrire mon dos. Soudain, je fus entoure, saisie,
bouscule, fouille ( pour tre dsaisie de mon revolver, non de mon porte-monnaie, je tiens le dire). Les deux
hommes me tordirent le bras, la femme me donnait des coups de canne sur la tte me reprochant, en termes
orduriers, de luis avoir attribu des amantsEtrange indignation ! Ceci dura huit ou dix minutesCest fort
long en pareille occurrence (je vous crois !). Enfin je pus hler un sergent de ville, ne voyant de salut que dans
le poste ! Jy dposais mon revolver encore dans sa gane. Avec un beau cynisme, mes adversaires se
portrent plaignants. On napprofondit pas de quoi !...Javais une arme, des vtements dchirs, je ne pouvais
tre quun malfaiteur. Je compris et je me tusAh ! quel coeurement ! Jattendis en effet deux heures que M. le
commissaire vint son bureau. Dans ces moments-l on doute un peu de la justice humaine, je vous assure. M.
le commissaire fut bourru, - cest son droit professionnel mais ensuite se radoucit. Dailleurs son opinion est
faite sur moi Je suis "un cerveau brl". A toutes mes plaintes il sourit. "Je suis trs rosse", ma dit, en
sloignant, Mme D, avec un vritable orgueil. Le seul, hlas ! quelle puisse avoir. Si vous avez, monsieur,
quelque ide des murs dcadentes, vous reconnatrez que mon petit tableau est bien nature. (Absolument, je le
reconnais). Nous aurons comme pendant le tableau de la correctionnelle, si je ne suis pas assomme dici l,
carM. Khn a des violences de fou et contre moi une haine aveugle de monomane. Je dirai comme vous : que
cache ce mystre ?...

Bien quayant la possibilit de prsenter sa dfense, ft-elle assortie de commentaires

ironiques du rdacteur de LEcho, Marie-Paule Courbe ne parvient pas ici nous convaincre,
pas plus, qu lpoque, le commissaire de Police. Nanmoins, habitue ne rien lcher, il
semble bien que celle-ci ait russi impressionner quelque peu la presse de lpoque,
obligeant Le Matin du 29 janvier 1890 faire preuve de plus de neutralit envers elle et
redirigeant LEst Rpublicain du 31 janvier 1890 vers sa version des faits.
"M. le commissairetait au courant des menaces quon me faisait depuis longtemps, puisque javais dj
adress plusieurs plaintes au parquet. La chose sest vite claircie et sclaircira mieux encore laudience
correctionnelle. Je vous avertis, monsieur, quarme comme je le suis de dpositions, de tmoignages et de
preuves, je ne laisserai rien dire de cette affaire qui ne soit scrupuleusement exact et rien du tout avancer sur
mon compte". En prsence de laffirmation de notre correspondante et des rtractations publies par les
journaux parisiens qui avaient lanc la nouvelle reconnue fausse, nous nous empressons bien volontiers, de
donner Mme Desbarres la satisfaction laquelle elle a droit.

Si lon en croit les dclarations de Pillard dArka dans Lexplosion du Restaurant Foyot
Justification de laccus, cet pisode aurait t suivi par une expdition punitive mene
nuitamment au domicile de la sculptrice par le petit Kahn, pote inconnu, en mme temps que
son pouse clbre, elle, Mme Saint-Pol-Roux, ainsi que le compagnon Victor Melnotte de
lEn Dehors.771 Autrement dit les trois protagonistes cits plus haut : M. K, Mme K ou
D, selon le cas, pour dsigner celle qui ntait pas encore Mme Kahn, mais que Pillard
dsignait avec malveillance comme tant la femme de Sain-Pol-Roux, - parce que nul
nignorait quelle avait t la matresse du Magnifique- et leur ami Victor Melnotte.
Toujours selon Pillard, lhistoire aurait trouv son pilogue dans la condamnation des poux
Kahn devant un tribunal correctionnel sur plainte de Marie-Paule Courbe.
Outre le couple Kahn, Pillard sen tait pris galement Louis Pilate de BrinnGaubast dans
son article du Journal des Interviews du 1er avril 1891 en tenant le propos suivant :
La plade des besoigneux et des dtraqus qui a fourni nos prisons des Chambige et des BrinGaubast
(sic)
771

Op. cit., Nice, Imp. Administrative, rue du Pont-Neuf, 11.Colonne 3.

213
Or, en plus du fait davoir t associ celui qui avait, tout de mme, t un meurtrier -Henri
Chambige Pilate de BrinnGaubast passait pour avoir t incarcr ; ce qui navait jamais
t le cas. Aprs lpisode de la dcouverte du vol du manuscrit des Lettres de mon Moulin
chez Alphonse Daudet, o il tait employ comme prcepteur de Lucien Daudet, Pilate de
BrinnGaubast disparut de la circulation et trouva opportunment un emploi de professeur
Constantinople, o il rsida trois annes. Pendant ce temps, son ancien ami, Lon Deschamps
commena une campagne de dnigrement contre lui, dans sa revue La Plume, avec la
complicit de George Bonnamour, alias Nachette772. L-dessus, Pilate eut la mauvaise ide de
faire courir le bruit quil entretenait une liaison avec Rachilde ; ce qui lui ferma, au moins
momentanment, les colonnes du Mercure de France. Bref, part Gabriel Randon futur
Jehan Rictus - et peut-tre encore Edouard Dubus, il avait russi faire le vide autour de lui.
Pire, ce Pilate qui avait choisi un trombone coulisse en guise de pseudonyme tait devenu la
cible de tous ses chers confrres773 ; de sorte quil tait de mise de tirer sur lambulance qui le
transportait. Et ctait exactement ce que faisait Pillard dArka dans son Journal des
Interviews. Sans doute convaincu par Gustave Kahn, Pilate de BrinnGaubast se rsolut
assigner, conjointement avec lui, Pillard dArka et son interviewe, Mme dEstoc. Dans un
article paru dans LEcho de Paris du 26 aot 1892, Aurlien Scholl nous apprend que cela se
termina par une condamnation 25 francs damende pour chacun des poursuivis.
Dans la nombreuse correspondance qui, pendant mon court dplacement, sest empile sur une table, je
trouve une plaidoirie imprime de M. P. dArka, rdacteur de la Tribune du Midi774 qui sest fait une spcialit
des interviews. P. dArka a interview Mme dEstoc, dont jai lu quelques productions dun assez vif intrt, et
qui est une femme de combat, comme son nom lindique. Or, M. Lon Pilate (sic), pote niois (sic), et M.
Gustave Kahn, nagure rdacteur la Revue Indpendante775, peu satisfaits des apprciations de M. dArka,
ont fait assigner dun coup le signataire de larticle et Mme dEstoc, dont la conversation aurait fourni les
documents diffamatoires. Lun et lautre, malgr une vigoureuse plaidoirie du journaliste, qui na dfendu que
la femme, ont t condamns 25 francs damende.
Je nai prendre parti pour personne dans cette affaire, mais seulement constater quune conversation, qui
peut tre surprise ou amplifie, risque dengager la responsabilit de celui ou de celle qui la tenue, aussi bien
que la responsabilit du signataire. A ce compte, linterview devient un danger.
M.P. dArka a mme gliss dans le dossier quil ma communiqu une lettre de M. Ernest Renan, qui aurait d
lui conseiller une prudente rserve. Lauteur de la Vie de Jsus crit :
Monsieur,
Aujourdhui encore on mapporte du Gaulois ce compte rendu dune conversation que nous avons eu ensemble,
il y a deux mois environ. Comme je vous lai dj crit, ce compte rendu rend ma pense de la manire la plus
inexacte. Sil paraissait dans un journal, je me verrais oblig de protester et de dclarer qu lavenir je ne me
prterais plus des rapports avec la presse susceptibles dentraner de tels inconvnients. Veuillez, monsieur,
agrer, etc.
E. Renan
Il me semble quil ny avait qu communiquer cette lettre au tribunal pour prouver que M. P. dArka pche par
un excs dimagination, et Mme dEstoc naurait pas t condamne 25 francs damende. 776

Cf. les numros du 15 octobre 1889 et du 1er mars 1890.

Louis Pilate, dit Pilate de BrinnGaubast, n Mallet (Louisiane) le 11 avril 1865 ; dcd Bruxelles le 28
juin 1944. Son principal fait darmes fut davoir dirig les cinq livraisons de la seconde srie de La Pliade entre
avril et octobre 1889, revue dont il prtendait abusivement quelle tait la gnitrice du Mercure de France. Sur
ce personnage, on consultera le travail remarquable de Jean-Jacques Lefrre et Philippe Oriol : Le Journal indit
de Louis Pilate de Brinn-Gaubast, Horay, 1997. Fernand Clerget, son ancien ami, rgla ses comptes avec lui
dans Henry Pivert (Genonceaux, 1891), un roman o il tait dpeint sous les traits de Jules Ponce. A titre
anecdotique, devenu libraire Bruxelles, il inspira Herg pour son personnage du professeur Tournesol.
774
En ralit Le Tribun du Midi, n 1 (28 fvrier 1892), quotidien, puis hebdomadaire rpublicain. Rdacteur en
chef : Ernest Pomerol, 45 Bd Dubouchage, Nice. A partir du n 54 (25 mai 1892), Louis Pillard devient le
rdacteur-grant.
775
Il sagissait de la quatrime srie de cette revue, dirige par Albert Savine de 1889 1895.
776
LEcho de Paris du 26 aot 1892, p.1, article intitul Retour Paris.

772

773

214
Le prsent article est instructif car il nous apprend quun critique aussi influent quAurlien
Scholl connaissait luvre littraire de Marie-Paule Courbe et quil lapprciait sa juste
valeur. En outre, il glissait une allusion sur son activisme fministe. Or, nous savons que
Scholl frquentait Maupassant dans les annes 1880777 : il pouvait donc identifier le
personnage de faon assez prcise. Nous apprenons galement que Pillard faisait des piges au
Gaulois et quil avait mme interview Renan pour ce journal. A dfaut dindications dates,
il nous parat plausible que le compte-rendu en question soit celui paru dans Le Gaulois du 9
mars 1891. Il sagissait de recueillir les souvenirs de plusieurs personnalits sur le prince
Napolon Plon-Plon dont les derniers jours taient alors annoncs. Renan avait relat le
voyage quil avait fait en juillet 1870 au Spitzberg en compagnie du prince Napolon et sa
raction, notamment propos de laction dEmile Ollivier, lors de lannonce de la dclaration
de guerre. Cette interview fut, en effet, conteste dans les jours qui suivirent par le fils du
marquis de La Valette, ambassadeur de France Londres en 1870 (Le Gaulois du 10 mars
1891) et par Emile Ollivier, lui-mme (Le Gaulois du 15 mars 1891). Malheureusement,
celle-ci ntant pas signe, rien ne prouve que linterview ait t faite par Pillard dArka. Cela
dit, nous savons que ce dernier devait survivre, cette poque, en donnant des piges dans
divers journaux : nous retrouvons, par exemple, sa signature, pour des nouvelles la main,
La Bataille de Lissagaray en janvier 1890. Rien dtonnant ce quil signt de son nom dans
ce journal socialiste et quil se dispenst de se faire connatre dans cet autre ractionnaire. Au
mme moment, dailleurs, la gauchiste Sverine ne signait-elle pas ses chroniques Rene au
Gaulois ? Un dernier point nous semble trange dans la lettre de Renan : il disait avoir lu ce
compte rendu de conversation dans Le Gaulois et il avertissait Pillard quil protesterait si ces
propos paraissaient dans un journal ! Fut-il possible que Renan ne considrt pas Le Gaulois
comme un journal ?
Enfin, ce Journal des Interviews du 4 au 10 aot 1892 nous fournissait linformation que
Marie-Paule Courbe vivait dj avec Pillard Nice. Elle prparait un ouvrage intitul La
Ville-Femme (proses de Nice) quelle devait signer G.-J. dEstoc. La maladie, puis la mort ne
permirent pas de mener ce travail son terme. Outre ce titre, le Journal des Interviews
annonait galement la parution prochaine dautres livres : LAntchrist de Pyart dArka
(sic), Confession dun homme de lettres dHippolyte Buffenoir, Les Mystres de Sainte-Anne
de Georges Dor, Voyage au pays des grands hommes par Baju LAn (sic) et Les Millions
de la Tante Soleil de Victor Seuveau. Les auteurs de ces ouvrages semblent alors stre
trouvs dans lentourage de Pillard et donc de Marie-Paule Courbe. Et le moins que lon
puisse dire est que certains dentre eux taient hauts en couleur. Ils avaient un point commun :
celui dtre tous des socialistes. Inutile de prciser que LAntchrist ne parut jamais, tout
comme, dailleurs, les autres titres mentionns. Buffenoir778, ce rude Bourguignon, avait
dbut par un recueil de vers, Les Premiers Baisers, qui avait t remarqu par la critique.
Paralllement, il avait milit activement dans les milieux de gauche ; ce qui lamena fonder
dphmres priodiques dobdience socialiste comme Le Pre Duchne, ou encore Le Cri
du Peuple779. A la mme poque, on le retrouvait chez les Hydropathes. Il abandonna peu
peu la politique et consacra ensuite lessentiel de son existence travailler sur les auteurs du
XVIIIe sicle, principalement Jean-Jacques Rousseau. Il fit annoncer plusieurs reprises un
ouvrage intitul Confession dun homme de lettres, mais celui-ci ne semble jamais avoir vu le
Cf., Marlo Johnston, op.cit., pp.577-578.
N Vougeot le 16 octobre 1847 ; dcd Paris 17e, le 3 juillet 1928. On consultera avec profit la notice que
lui consacre Nelly Sanchez dans Le site Les Commrages de Tybalt.
779
Le Cri du Peuple expira son premier numro en 1880, tandis que Le Pre Duchne, publi Svres entre
juin 1878 et aot 1880, avait connu jusqu 55 numros. Laventure de ce journal avait bien mal dbut, puisque
deux des collaborateurs de Buffenoir, les dnomms Lebiez et Barr, navaient rien trouv de mieux pour
apporter des fonds ce nouveau priodique que dassassiner une veuve et de la voler. Evidemment, le pauvre
Buffenoir ignorait tout des projets de ces assassins. Cf. Le Temps du 6 juillet 1878.

777
778

215
jour. En revanche, lpoque que nous voquons, il sintressait des sujets chers MariePaule Courbe : loeuvre du Pre Didon en loccurrence son Jsus-Christ-, auquel il avait
consacr une confrence en 1891 et Jeanne dArc qui lui inspira un ouvrage dune centaine de
pages en 1895. Il nest gure tonnant de retrouver, dans ce groupe, Anatole Baju, appel ici
Baju LAn780 ; cela prouve que Pillard dArka navait pas rompu avec celui qui avait t
son directeur au Dcadent, tandis que la plupart des autres collaborateurs, linstar de
Laurent Tailhade, parvenus aux tages suprieurs de la rpublique des lettres, staient
empresss de renier celui qui avait contribu les faire connatre. Il est instructif de consulter
la brochure intitule LAnarchie littraire que Baju publia cette mme anne 1892. Ce dernier
y distinguait un groupe de littrateurs socialistes, dorigine dcadente, symboliste,
romantique ou naturaliste781. Dans celui-ci auquel il aurait pu sadjoindre -, il citait, entre
autres, Hippolyte Buffenoir, Jean Allemane, Pillard dArka, Georges Dor et Asti de
Valsayre. Inutile de prciser que Voyage au pays des grands hommes de Baju ne parut pas
davantage. La figure de Georges Dor est beaucoup moins connue. Originaire dun milieu
ouvrier trs modeste dIssoudun782, il avait commenc dans la vie comme clerc de notaire dans
cette ville, puis, mont Paris, il tait entr dans le commerce comme employ, devenant
rapidement chef de contentieux dans une maison de vente dalcools. A partir de 1886, il avait
tout plaqu pour vivre de ses inventions. Ainsi conut-il un appareil pour tlgraphe militaire
ainsi quun systme de votation propre aux votes des Chambres des dputs et du Snat. A
partir de 1887, il se tourna vers la politique en tant que partisan dune rpublique sociale.
Cette anne-l, il publia deux brochures : lune, intitule Rpublique des Travailleurs ! en
vente Issoudun et Paris, chez Lon Vanier, lditeur des Dcadents ; lautre,
incontournable - dont nous ne saurions que conseiller la rdition quelque diteur intrpide
-, ayant pour titre La Diminution du blanchissage des caleons de M. Jules Grvy, Prsident
de la Rpublique et de M. Daniel Wilson, Dput (Indre-et-Loire). Cette dernire pice de
trois pages, dnonant la pingrerie de Mme Grvy, se prsentait comme une sorte de
profession de foi de Dor en vue des lections lgislatives de 1889. Trs tonnant fut le fait
quil se trouvt un parti pour le prsenter ces lections dans la circonscription dIssoudun,
o il fut battu ds le premier tour avec un score loin dtre ridicule. Il avait, cependant,
dfray la chronique quelques mois auparavant en tant retrouv prostr sous le porche de
lglise Saint-Philippe-du-Roule et ne prononant que le mot Sacrements. La presse le
prsentait alors comme un publiciste et le cocher qui le menait lhpital avait reconnu en sa
personne quelquun quil avait dj vu prendre la parole la salle Wagram. Voil comment
Georges Dor expliquait, le lendemain, au commissaire de police les causes de sa
msaventure :
Je nai jamais voulu croire au spiritismemais, dans la soire, jai t rveill par un tre invisible et,
pouss par une force laquelle je nai pu rsister, je me suis lev vivement, entendant une voix qui me disait de
me dpcher, si je voulais envoyer un tlgramme au gnral Boulanger. Le bureau du tlgraphe tait ferm.
Lesprit qui me poussait ma ordonn daller trouver Jsus-Christ ; il me disait quun miracle aurait lieu et que
le gnral serait prvenu. Au moment o jallais sonner la porte de lglise, je suis tomb frapp par la mme
force invisible .783

Ses proches expliqurent la presse que Georges Dor tait un travailleur acharn, au
cerveau surmen, victime dune hallucination. A tout le moins. Aprs sa dfaite aux lections
de 1889, il publia deux ouvrages dont Robert Bernier salua la publication dans La Revue

Adrien Joseph Bajut, dit Anatole Baju. N Confolens le 8 mars 1861 ; dcd Paris XVIIIe le 24 avril
1903. Il avait un frre plus jeune, Anatole Alfred Adrien Bajut (1869-1947) qui tait typographe et qui habitait
cette poque boulevard Barbs. Sur Anatole Baju, cf. Le Mouvement Dcadent de Nol Richard.
781
Op. cit., p.29.
782
Georges Dor tait n Liniez, le 15 mai 1864.
783
Le Temps du 6 avril 1889.
780

216
Socialiste de janvier 1891 : Le Livre dor des travailleurs784 et Le Petit Philosophe785. Il se
reprsenta, mais en vain, Issoudun aux lections lgislatives de 1893, comme rpublicain
rformateur, soutenu par le POF de Jules Guesde. Marc Angenot le classe parmi les Isols et
Extravagants dans le mouvement socialiste, aux cts dun Jules Blancard, brocanteurpote et dun Maxime Lisbonne, tenancier de la brasserie des Frites Rvolutionnaires.
Georges Dor, philosophe Rueil, sorte de Christ hirsute et barbu, auteur dun Livre dor des travailleurs,
est un bon exemple dextravagant et de fou littraire. 786
Plus obscure est la personne de Victor Seuveau. La seule information recueillie le concernant
est ladresse de limprimerie V. Seuveau, 51, rue Saint-Sauveur, dans le IIe Arrondissement
de Paris, o tait imprim le Journal des Interviews. Dans la mme publication, il tait
mentionn comme secrtaire-grant, rsidant Genve, ct dun certain William Fyrrell,
rdacteur en chef, domicili Londres et dun autre, nomm sobrement Bourdon,
administrateur-dlgu, 51, rue de Saint-Sauveur. Ajoutons les collaborateurs de ce numro
du Journal des Interviews du 4 au 10 aot 1892 : Master Tony, et Torwic. Cela fait beaucoup
de monde pour une feuille de quatre pages dite sur trois colonnes ! Aussi, aprs lecture de
ce numro, sommes-nous enclins penser que Pillard fut le seul et unique artisan de ce brlot.
Il ny a pas de William Fyrrell et probablement pas davantage de Victor Seuveau. Torwic est
manifestement Pillard. Or, Torwic cest Victor en verlan - si lon veut bien nous pardonner
lanachronisme - et cest une piste pour nous indiquer que Victor Seuveau tait un
pseudonyme choisi par Pillard. En ralit, ladresse de limprimerie V. Seuveau, 51, rue
Saint-Sauveur tait celle de limprimerie de Jean Allemane. Nous en avons, dailleurs, la
confirmation avec le supplment du Journal des Interviews intitul Pamphlet du Jour, paru le
28 septembre 1892, o, cette fois, cette adresse, tait indique imprimerie Allemane et non
plus V. Seuveau. Ouvrier typographe de formation, communard, ancien dport de NouvelleCaldonie, Jean Allemane (1843-1935) avait ouvert, en 1885, cette petite imprimerie quil
avait baptise "La Productrice", puis "Imprimerie du Proltariat". Il ne tarda gure en faire
une cooprative ouvrire, dont il se chargea de ladministration. En 1888, il y lana son
journal, Le Parti ouvrier, organe de la Fdration des Travailleurs socialistes de France, fer de
lance de la lutte antiboulangiste. Aprs le congrs de Chtellerault, en 1890, il devint le
dirigeant du POSR (Parti ouvrier socialiste rvolutionnaire), dit " allemaniste ". Outre Le
Parti ouvrier, les priodiques, LEsprit de la France (en 1890), LUnion des Peuples (en
1891), La Commune (en 1893), ou encore Le Grillon, le clbre hebdomadaire littraire et
satirique (en 1892), taient imprims rue Saint-Sauveur. Ctait donc cette imprimerie
quavait choisi Pillard dArka pour son Journal des Interviews et ce ntait srement pas un
hasard, car il retrouvait l des personnages qui, quoique saffichant tous socialistes, nen
taient pas moins de sacrs originaux. Bref, des individualits qui lui ressemblaient et qui ne
devaient pas davantage dconcerter Marie-Paule Courbe. Dailleurs, comment ne pas voir
linfluence de celle-ci dans lentrefilet de la dernire page du Journal des Interviews du 4 au
10 aot 1892 ?
A NOS PREMIERS LECTEURS
Quand le nom dune femme parat dans une uvre de polmique, il se trouve toujours quelque goujat pour lui
secouer les jupons (La pauvre Sverine en sait quelque chose).

Le livre d'or des travailleurs de la terre, des ateliers, des commerants et petits propritaires, ou Cent ans de
misre, 1789 1889, Issoudun, Motte imprimeur,1889, 286 p. Absent des collections de la BnF, on le trouve au
Muse Social.
785
in-8, 64 pp.
786
Marc Angenot, Topographie du socialisme franais 1889-1890, nouvelle dition corrige, Discours social,
2006, volume XXV, p.31.
784

217
En consquence, nous avons demand sa dmission de directrice la vaillante citoyenne Asti de Valsayre et
nous ne publierons plus dinterview de dame tant que le sexe fminin naura pas su conqurir ses droits
civiques. Nanmoins, dans la lutte pour laffranchissement, Mmes Maria Deraimes (sic), Asti de Valsayre, G.J. dEstoc, Ren Marcil, Potoni Pierre (sic), Maria Martin et tant dautres admirables mancipatrices auront
toujours en nous des auxiliaires empresss, actifs et respectueusement dvous. 787

Il faut dire que lengagement fministe limprimerie du 51, rue Saint-Sauveur ntait pas un
vain mot. Ctait, en effet, cette adresse qutait imprim, en 1890, le Bulletin de lUnion
Universelle des Femmes, par Alexandre de Okecki qui en assurait la grance. Okecki, exlieutenant de cavalerie des guides de Garibaldi larme des Vosges, tait un vieux militant
socialiste, franc-maon et anticlrical, qui dirigeait galement LAutonomie, journal socialiste
indpendant, un moment compos galement la cooprative fonde par Jean Allemane qui
donna lhospitalit plusieurs imprimeurs durant son existence.
Un avatar du Journal des Interviews parut le 28 septembre 1892, sous le titre Pamphlet du
Jour, supplment du Journal des Interviews, imprim 51, rue Saint-Sauveur. Il nous intresse
en ce sens quil fut co-rdig par Pillard dArka et Marie-Paule Courbe et que ce fut lultime
fois que cette dernire laissa la trace de sa plume dans un priodique. Se prsentant sous la
forme dun placard dune page, il tait, en fait, entirement consacr attaquer Sverine, deux
ans aprs la polmique qui avait suivi le duel Labruyre/Mermeix. Le prtexte de cette
descente de police littraire tait lentre de Mame Sverine lHtel Colbert, entendez
LEcho de Paris, situ en ce lieu, 16, rue du Croissant. Aprs une introduction fumeuse de
Pyart dArka (sic) rangeant Sverine dans la catgorie des pelures des ex-sous Hugo,
lessentiel du placard tait rserv aux rcriminations de G.-J. dEstoc contre la clbre
journaliste, qualifie pour loccasion de Flau national. Elle sen prenait au premier article de
celle-ci, paru LEcho de Paris le 9 septembre 1892, intitul La Statue du Conntable,
consacr Barbey dAurevilly. Elle y recensait, tel un magister pointilleux, tous les
solcismes, barbarismes, battologies et sverinades dont larticle tait parsem.
Cette ruade estocquienne fut la dernire, on ne vit plus jamais son nom mentionn dans les
gazettes, sauf, bien malgr elle, au lendemain de lattentat Foyot.

Le Petit Parisien, supplment littraire illustr du 15 avril 1894

787

Sur la polmique Sverine/G. dEstoc, voir le chapitre Qui va faire le mnage ?

218
Rappelons les faits. Le 4 avril 1894 clatait une bombe dissimule dans un pot de fleurs situ
sur le rebord de la fentre du restaurant Foyot. On dnombra six blesss, dont trois
srieusement atteints, parmi lesquels le plus meurtri tait Laurent Tailhade qui dnait dans cet
tablissement en galante compagnie788. Les premires ractions de la presse parisienne furent
de se gausser de la msaventure de Tailhade qui, quatre mois auparavant, au lendemain de
lattentat de Vaillant, avait dclar : Quimportent les victimes si le geste est beau ? .
Pour ses chers confrres, loccasion tait trop belle ! Passs les panchements de leur cruelle
hilarit, lon commena se demander qui pouvait avoir dpos cette bombe intelligente789.

Dessin de Paul Balluriau, paru dans Le Matin du 16 avril 1894

Lenqute sorienta tout naturellement vers les milieux anarchistes, puis lon suspecta
Tailhade davoir, lui-mme, pos lengin au moment o il sortait une nouvelle dition du
Pays du Mufle. Mais ce dernier fit observer, avec esprit, que, sil avait t dans son intention
de se suicider, il et, au moins, attendu la fin du dner. Enfin, une nouvelle piste fut voque
dans Le Matin du 16 avril 1894 dans un article non sign paraissant sous le titre Bombe
Passionnelle ? Le journaliste masqu avait recueilli le tmoignage dun compagnon libertaire
Cf. Gilles Picq, Laurent Tailhade ou De la provocation considre comme un art de vivre, le chapitre intitul
Quon aille chercher llphant du Jardin des Plantes !
789
Titre de larticle dEdmond Lepelletier dans LEcho de Paris du 8 avril 1894, dans lequel ce journaliste se
refusait la moindre compassion pour le bless : Je nai rien du crocodile, ni la cuirasse, ni les larmes. Je
ne pourrai verser aucun pleur exagr sur M. Laurent Tailhade, victime du beau geste, trs russi, dun mule
du sympathique Vaillant. Ce Laurent Tailhade, sur tout ce qui porte un nom dans la littrature, sur tout ce qui
travaille et qui lutte, a bav des flots de salive venimeuse .
788

219
nomm Prolo qui commenait par carter la piste de lattentat anarchiste pour indiquer une
direction qui, jusque l, navait t voque par personne :
- Croyez-moi. Il y a l-dessous une vengeance fminine. Laurent Tailhade sest fait dans le clan des femmes
de lettres et des bas bleus, des ennemies mortelles.
- Cest une femme, mme de lettres, qui aurait pu combiner un engin et le dposer ?
- Peut-tre pas une femme, personnellement ; mais lengin a t confectionn coup sr (sic) linstigation
dune femme (/) Je suis mme en mesure de vous prouver, par une lettre quun compagnon de mes amis
ma crit, que la police surveille en ce moment, en province, une personnalit fminine, qui eut nagure de
violents dmls avec Laurent Tailhade. Cette femme, trs vindicative, trs intelligente, a pour amant un jeune
homme professionnellement adonn ltude de la chimie.
Do vient cette lettre ?
- Voyez vous-mme, de Nancy. (/)
Quy a-t-il de vrai dans les suppositions du compagnon Prolo ? Peut-tre rien ; mais parmi la jeunesse lettre, il
court des rumeurs identiques, et on ne se gne pas pour dsigner linstigatrice du complot. Aussi nous a-t-il
paru curieux de les reproduire en ne les publiant toutefois que sous les plus expresses rserves. Les hasards de
notre enqute nous ont, en outre, fait connatre un incident qui pourrait avoir une corrlation directe avec
lvnement qui nous occupe. Le voici :
Le soir de lexplosion au caf Foyot (sic), nous dit un tudiant qui sy trouvait, jtais assis en face dun
singulier consommateur. Ctait un jeune officier de marine, portant un pince-nez, le visage imberbe et attabl
devant deux consommations. Evidemment, il attendait quelquun. Il tait environ huit heures vingt minutes, le
jeune officier semblait fbrile. Abrit par un journal quil feignait de lire, il jetait de frquents coups dil vers
la porte dentre du caf. Un polytechnicien entra et salua militairement tout le monde. Le jeune officier de
marine porta la main sa visire pour rpondre au salut. Ce mouvement inhabituel, semblait-il, lui fit choir sa
casquette par terre, il se baissa pour la ramasser et la remettre. A ce moment, je fus stupfait de voir quil
drangeait une perruque qui le coiffait. Jobservai plus attentivement et il me sembla trouver dans le costume et
la casquette du singulier client des invraisemblances de dtail. Un moment aprs avoir observ tout le
personnage, ma conviction tait faite. Luniforme dofficier de marine tait de pure fantaisie ; il dguisait une
jeune femme grande et mince. Soudain, un bruit pouvantable sentendit : ctait le restaurant Foyot qui sautait.
Tout le monde, y compris moi-mme, sortit du caf Voltaire, lexception toutefois du pseudo officier de
marine. Peu de temps aprs, un jeune homme survint par la porte donnant sur le carrefour de lOdon. Il alla
droit au consommateur dguis, et tous deux, profitant de lmoi gnral, dposrent sur la table le prix de leurs
soucoupes, et disparurent du ct de la rue Racine, ct oppos la direction que la curiosit, qui pouvait
motiver leur sortie, devait les engager prendre. Nous naurions pas racont cet incident, aisment vrifiable,
si, dans certains milieux, la personne dsigne comme tant linstigatrice de lattentat ntait reprsente
comme se livrant toutes sortes dexcentricits et prcisment comme usant frquemment du dguisement
dofficier de marine, disent les uns, de collgien ou dlve de lcole navale, disent les autres

Cet article allait produire son effet, nous allons le voir ; mais, auparavant, il convient den
relever les invraisemblances et les incohrences. Tout dabord, le reporter sollicitait le
tmoignage dun certain Prolo. Celui-ci, de son vrai nom, Jean Pausader790, militant anarchiste
sous le nom de Jacques Prolo, tait un proche de Charles Malato et surtout dEmile Henry.
Arrt la suite dune perquisition son domicile le 1er janvier 1894, il avait t remis en
libert et, depuis, tait en fuite. Si lon en croit les informations biographiques dont nous
disposons, au moment o le journaliste du Matin tait cens avoir recueilli son tmoignage,
Prolo tait rfugi en Angleterre791. Il tait donc difficilement interrogeable ; en revanche, il
nen tait que plus ais de manipuler la parole dun absent qui ne risquait pas, ce moment-l,
dtre averti de ce quon lui faisait dire dans la presse franaise. En ce qui concerne le
tmoignage de ltudiant anonyme, le reporter nous le prsentait au dbut de son rcit attabl
au caf Foyot prs du fameux officier de marine et la fin, au bruit de lexplosion, tout ce
petit monde sortait du caf Voltaire792. Il tait vident que lauteur voulait parler du caf
N Paris Xe le 28 juillet 1866 ; dcd Paris en 1937. Ouvrier en papeterie, il avait dirig le journal
rvolutionnaire LAction.
791
Cf. Les Anarchistes, Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone, Les Editions de
lAtelier, 2014, p.403.
792
Situ prcisment place de lOdon.
790

220
Voltaire depuis le dbut, mais, manifestement, il navait pas pris soin de se relire. On pourrait
galement ergoter sur la confusion entre la place de lOdon et le carrefour de lOdon. Bref,
tout cela ntait pas clair et sentait le montage. Pour autant, Marie-Paule Courbe/ Gisle
dEstoc ntait pas cite dans larticle ; cependant quelques indications savamment distilles
(la lettre de Nancy, le bas-bleu, les problmes passs avec Tailhade) suffirent pour mettre les
autres limiers de la presse sur la piste. Et pour donner du corps cette hypothse croustillante
dune bombe passionnelle, les journalistes se rurent littralement au chevet de Tailhade qui
tait soign lhpital de La Charit. Et le lendemain, Tailhade dballait le curriculum vitae
de Marie-Paule Courbe dans toute la presse :
- Lofficier de marine dont parle votre confrre rpond bien en effet un type de femme avec qui jai eu
des dmls assez vifs il y a quelques annes. Cette femme, qui habite tantt Paris, tantt Nancy, tantt
Domrmy, shabille souvent en homme ; elle porte les cheveux courts. Jadis, dans une revue littraire, je lui
dcochai quelques traits assez vifs. Il y eut polmique et laffaire vint mme en justice. Il y a de cela six ou sept
ans, en 1888, je crois. Mme PD, en religion littraire GdEs, me traduisit en police correctionnelle ; la
neuvime chambre la dbouta de sa demande, mais en appel elle eut gain de cause et je men tirai moyennant
cent francs damende. Une autre fois, jhabitais alors rue Jouffroy elle me fit appeler chez le commissaire de
police du quartier des Batignolles, allguant que jallais dans la cour de sa maison lui chanter des injures. Chez
le commissaire, elle ne me reconnut mme pas793. Cette femme est bien plus connue par ses excentricits que par
son talent littraire, qui nexiste pas. Elle a, par exemple, lhabitude daller chercher querelle ses anciennes
amies quand celles-ci viennent se marier ; cest ainsi quelle fit, un jour, une scne violente, boulevard de
Clichy, la jeune femme dun pote connu794. Je ne crois cependant pas que cette femme soit linstigatrice de
lattentat du restaurant Foyot... 795

Si Tailhade avait lhonntet de conclure linnocence de la suspecte, il fournissait largement

de quoi lidentifier. Le lendemain, il livrait mme davantage de dtails au journaliste de La
Lanterne, en voquant ses activits artistiques et littraires ainsi que sa liaison avec
Maupassant quil se gardait bien de nommer en toutes lettres :
Quant lofficier de marine dsign par votre confrre : elle existe : tantt, elle coiffe la casquette de
laspirant. Il ou elle manie lbauchoir et publie des nouvelles ; elle fut du dernier bien avec un romancier de ce
temps-ci, class, dit-on, parmi les matres du genre 796
Le pseudonyme de la prsume terroriste allait tre livre en pture par une partie de la presse
le mme jour. Ainsi, LEcho de Paris, sous la plume de Jean Mistral, prsentait Mme dEstoc
comme une ancienne amie de Tailhade ; information qui ne reposait sur rien. Mais le journal
le mieux renseign semble avoir t LAutorit, qui, dans son numro du 19 avril 1894, parlait
de Mlle dEstoc, de son vrai nom Paule Desbarres. Celle-ci ne pouvait tre coupable, car
elle sjournait Nice depuis le mois doctobre 1893, comme le prouvaient des lettres
envoyes par elle une amie, communiques la rdaction du quotidien ractionnaire qui
concluait ainsi :

793

A notre connaissance, Tailhade rsida au n45, rue Jouffroy dAbbans, dans le 17e arrondissement, au moins
entre les mois de juin et aot 1888. Il ntait gure loign de la rue Caroline, o vivait alors Marie-Paule
Courbe. Nous navons pas retrouv trace de cet incident qui semble stre droul juste avant la publication de
larticle de Tailhade dans Le Dcadent (n18) du 1er au 15 septembre 1888. Il semble donc que le contentieux
entre Marie-Paule Courbe et Tailhade nait pas tout fait commenc avec ledit article.
Allusion ses relations conflictuelles avec le couple Kahn, cf. plus haut.
La Libre Parole du 17 avril 1894.
796
La Lanterne du 18 avril 1894. Les mmes propos avaient t publis, la veille, par Le Temps.
794
795

221
Cest une originale qui shabille en collgien,en aspirant de marine. Elle a eu, il y a quelques
annes, une polmique violente avec un de nos plus clbres chroniqueurs, polmique qui se termina par un
envoi de tmoins de la part de Mlle dEstoc. Le duel, fort heureusement, neut pas lieu. Malgr ses qualits
batailleuses, Mlle dEstoc tait incapable demprunter aux anarchistes un moyen de vengeance aussi lche et
aussi horrible que la bombe du restaurant Foyot. Il ne faut donc voir dans cette histoire quune invention de
reporter fantaisiste .797

La palme du sensationnalisme revenait sans conteste La Presse qui titrait la une : A

propos dune bombe Anarchie ou vengeance de femme ?

Titre de La Presse du 17 avril 1894

Le journal, la suite des rvlations du Matin, avait men son enqute dans les milieux de la
bohme littraire du quartier Latin :
Dans les tablissements de la rive gauche frquents par les amis de M. Tailhade, le rcit du Matin trouve
assez de crance. Il nous revient de divers cts que nous nous trouverions bien en prsence, non dun exploit
anarchiste, mais plutt de la manifestation cruelle dune vengeance fminine M. Tailhade pour des raisons
prives sur lesquelles il serait maladroit dinsister avait excit le courroux dabord, puis la haine, une haine
implacable, sans merci, dune dame X, qui a eu son nom, le nom de son pre, ml un procs retentissant,
par suite de fonctions quil avait occupes et de la part quil avait prise de nombreuses oprations
financires. 798

Ctait du grand nimporte quoi, bien sr, mais dfaut dinformations tayes, le journaliste
avait d faire marcher son imagination. Cependant, plus haut, dans le mme article, plus
srieuse tait la mise en cause du soupirant de la mystrieuse femme, dj mentionn par
Prolo dans Le Matin :
Nous sommes alls nous renseigner auprs dun ami trs intime de M. Laurent Tailhade.
-

Je connais, nous dit-il, la dame laquelle votre confrre fait allusion, ainsi que son patito. Ce sont
effectivement des ennemis de Tailhade et dj la dame en question a poursuivi notre ami pour injures
elle adresses par Tailhade dans le Dcadent ; ce qui aurait motiv de la part du patito de la dame,
dans un journal spcial, une rponse aussi violente quarchaque

Le lendemain, Gil Blas reprenait le mme tmoignage, lassortissant dun commentaire

personnel sur les deux mis en cause, en les traitant de dsquilibrs. Cen tait trop pour
Pillard qui, de Nice, o il avait eu connaissance des vagues provoques par larticle du Matin,
se mit composer sa dfense ainsi que celle de Marie-Paule Courbe entre le 20 et le 25 avril
LAutorit du 19 avril 1894. Nous ne savons rien de cet incident. Larticle ne cite ni la date de lenvoi de
tmoins, ni le nom du chroniqueur. Sagit-il dun rdacteur de LAutorit ? Si tel tait le cas, lincident ne peut
avoir t antrieur fvrier 1886, date laquelle Paul de Cassagnac avait fond ce titre.
798
La Presse du 17 avril 1894.
797

222
1894, sous la forme du fameux placard intitul : Lexplosion du Restaurant Foyot
Justification de laccus. A juste raison, il sen prenait, dans un premier temps, la presse
parisienne et, dans un second temps, Laurent Tailhade. Ses rcriminations adresses aux
reporters parisiens taient parfaitement fondes. Probablement avait-il eu lintention de
dposer plainte contre le gredin anonyme du Matin qui lavait dsign comme lauteur de
lattentat ; mais son nom ntant pas cit, il dut y renoncer. De mme, reprochait-il Tailhade
ses interviews concernant ses rapports avec Mme dEstoc. L non plus, il navait pas tort :
Tailhade avait exagr en inventant des banderilles dcoches dans Le Dcadent, l o
seulement vingt mots de sous-entendus avaient motiv des poursuites judiciaires. Sans doute
Pillard lignora-t-il toujours, mais le gredin anonyme du Matin se nommait Gabriel Randon,
Jehan Rictus pour les dames Ce fut Ren-Louis Doyon qui, bien plus tard, fit cette
rvlation799. Restait comprendre la raison qui avait pouss Rictus monter toute cette
histoire. La rponse nous fut donne par Philippe Oriol dans son incontournable A propos de
lattentat Foyot800. Elisabeth Kahn avait prt une forte somme dargent Rictus en 1892 et,
prcisment, en ce dbut du mois davril 1894, celle-ci avait signifi lemprunteur quelle
dsirait rentrer dans ses fonds. Dans lincapacit de sexcuter, Rictus avait eu lide de faire
patienter sa bienfaitrice en assouvissant une petite vengeance par procuration, via cet article,
sans que cette dernire et, semble-t-il, sollicit la moindre chose801. La lgende de la
culpabilit de Marie-Paule Courbe courut longtemps encore. Ainsi, Ernest Raynaud, dans En
marge de la Mle symboliste, tait-il encore capable dvoquer cette hypothse en citant
toutefois la suspecte par les initiales M.D. 802; ce qui ne correspondait rien, sauf sil voulait
ainsi la dsigner sous les initiales de Marie Desbarres. Raynaud, commissaire de police,
pourtant trs bien plac la prfecture, ne pouvait ignorer quil sagissait dun mauvais
canular. Sans doute voulut-il adresser alors un dernier clin dil complice Rachilde,
lditrice de ses mmoires, jadis bafoue par un roman oubli qui sintitulait La ViergeRclame. Quoi quil en ft, on ne mit jamais de nom sur lauteur de lattentat du restaurant
Foyot.
Aprs le dcs de Marie-Paule Courbe803, Pillard demeura dans le Midi, o il fit une carrire
de journaliste. De 1896 1898, il dirigea Le Tonnerre de Nice, Journal local absolument
indpendant. Un article quil y fit paratre le 8 mai 1896 fut lorigine dune rencontre
lpe contre Lon Garibaldi804, le directeur de LEclaireur de Nice, au cours de laquelle il fut
bless. En 1897, il fit un bref passage au Franc-parleur, un hebdomadaire socialiste dAix-enProvence. A partir de 1898, on le retrouve aux commandes de LAigle de Nice, organe des
ides rformistes et des revendications locales, puis, plus tard de LAvenir dAntibes, o il
appuya la rforme orthographique de Jean S. Bars805. En 1907, il adhra la Ligue
Ren-Louis Doyon, Jehan Rictus devant lui-mme, p.42, La Connaissance, 1943.
Collection noire, Au Fourneau, 1993.
801
Cf. Philippe Oriol, op.cit., pp.20-21.
802
Op. cit., Le Mercure de France, 1936, p.131.
803
Un extrait du Journal Officiel du 3 janvier 1906 nous apprend que le tribunal de premire instance de Nice en
date du 9 novembre 1904, sur la requte de ladministration des domaines, avait ordonn la publication de la
dshrence de la succession de Mme Paule Courbe, veuve de Parent-Desbarres, aprs la dclaration de vacance
de ladite succession par un jugement du 2 juillet 1894. Rappelons que la dshrence implique qu dfaut
dhritier, la succession est dvolue lEtat, tandis que la vacance nest rclame par personne, pas mme par
lEtat. On peut se demander pourquoi lEtat se rveillait si tard et on peut craindre que ni la mre, ni la sur de
Marie-Paule Courbe naient t averties de son dcs. Il est, par consquent, fort probable que Marie-Paule
Courbe ait rompu avec celles-ci.
804
Joseph Jean Lon Garibaldi, n Nice le 30 juin 1865 ; dcd Nice le 23 dcembre 1950. Officier de
rserve, redoutable bretteur, il dirigea ce quotidien conservateur au moins jusqu la veille de la seconde Guerre
Mondiale.
805
Grgory Haleux a retrouv dans le n du 11 mars 1906 de LAvenir dAntibes une apologie rdige par Pillard
de Jean S. Bars, un moment candidat radical-socialiste aux lections lgislatives, dans la circonscription de
Sisteron.
799
800

223
internacionale (sic) des libre-penseurs spiritualistes, dont le principal cheval de bataille tait
prcisment la rforme de lorthographe. En 1901, il dirigeait la Socit des journaux du
littoral, base au Puadon, Golfe-Juan. Paralllement ses activits journalistiques, Pillard
sadonna des recherches archologiques touchant les Celto-Ligures et les Phocens sur la
Cte dAzur. Il rendit compte de ses travaux auprs de socits savantes, parfois en
compagnie de labb Lonce de Villeneuve806 qui travaillait avec lui sur des sujets similaires.
Il fut mme le dlgu de lAlliance Scientifique Universelle807 pour cette rgion, au moins
durant lanne 1909. Cette socit tait alors troitement lie lAlliance Spiritualiste de
Jeanne Beauchamp, largement chapeaute par lsotriste Albert Jounet. Que Pillard ait
ctoy les milieux occultistes nest pas pour nous tonner. Tout dans son comportement et
dans sa faon dcrire nous le laisse deviner. Dailleurs, dans sa lettre adresse Paul Claudel,
il avouait avoir frquent Jules Bois :
Jules Bois que jai connu jadis lorsquil quitta le sentier troit o vous avez vu la lumire pour la pente
occulte qui mne aux tnbres 808
Cette lettre du 30 juin 1914 tait dailleurs fort curieuse. Il sagissait dune missive dun
admirateur, ou plutt dun futur admirateur, qui venait de dcouvrir la personne de Claudel,
mais pas encore son uvre. Il voquait le numro du 29 juin de Comoedia contenant une
pice complte de cet auteur, LOtage, agrment, en premire page, dune photographie dun
Claudel, pourtant bard de mdailles, qui lui laissait deviner un personnage grave et doux. Il
reprenait galement certains propos de la lettre de Claudel quavait publie Le Temps du 28
juin809 pour justifier de lenvoi de sa lettre cardinalice, dont le prix [tait] davoir obi une
impulsion suprieure pour prmunir [Claudel] de tant de basses rprobations. Dans la suite
de son propos, on comprenait quil visait Max Nordau qui navait pas t tendre avec luvre
de Paul Claudel dans Paris-Journal du 28 juin 1914. Mais comme cette lettre tait confuse !
Elle trahissait un esprit bien peu quilibr. Elle se terminait par cette prire :
Mais je vous prie de ne livrer mon humble hommage aucune publicit et de la rserver en communication
trs lente ceux de vos proches qui doivent vous aimer beaucoup et vous comprendre un peu
On se demande bien qui Claudel aurait pu dvoiler ce genre de courrier, auquel il na
probablement pas donn de rponse. Il lui avait t envoy sur un papier en-tte du journal
Le Monte-Carlo, un hebdomadaire situ Beausoleil. En 1926/1927, Pillard dirigeait un autre
priodique publi dans cette ville : Cocorico. Durant la Premire Guerre mondiale, il fut
mobilis. Mais, vu son ge, il servit plutt au thtre aux armes. Ainsi, Le Gaulois du 25
juillet 1915 nous apprenait quil avait organis dans les environs de Toul un concert au profit
de la Croix-Rouge ainsi quun petit spectacle pour lequel il avait compos une saynte
patriotique en vers, intitule Le Songe dune nuit dt en Meurthe-et-Moselle. Le 27 janvier
1900, il avait pous Vallauris Honore Josphine Carle, divorce depuis peu dun capitaine
au long cours, dont elle tait lane de dix ans. Nous ignorons si celle-ci lui survcut et,
malgr nos recherches opinitres, nous navons jamais pu suivre la trace de Louis Pillard au806

Lonce de Villeneuve (1858-1946). Dorigine bretonne, ce prtre archologue et palontologue fut directeur
du Muse d'anthropologie de Monaco et auteur sous le pseudonyme de Pierre dAlban d'un roman historique, Le
Secret du vallon d'Enfer (Tours, A. Mame et fils, 1900).
807
Cre en 1877 par lorientaliste Lon de Rosny que Pillard devait connatre depuis ses tudes lEcole des
Langues Orientales.
808
Lettre de Pillard dArka Paul Claudel du 30 juin 1914, Fonds Paul Claudel au Centre Jacques-Petit,
Universit de Franche-Comt.
809
Lettre dune clart remarquable au demeurant. Pour la petite histoire, celle-ci sera, en partie, pille, dix ans
plus tard, par Henri Massis dans Jugements I, Plon, 1923, p. 271.

224
del du 12 mai 1928, date laquelle il aurait vendu les papiers de Marie-Paule Courbe
Pierre Borel, selon ce dernier. Depuis le dbut de cette tude, nous avons dbusqu plus dune
forgerie de Pierre Borel, mais, aprs avoir sjourn en compagnie de ce Pillard dArka, qui
avait dbut dans lexercice de la calomnie avec Les Fleurs du Dom***, nous nous sommes
demand si celui-ci naurait pas t capable de falsifier tout ou partie des papiers de feue sa
compagne afin de mieux les vendre. Il est certain que Borel ne rcupra quune partie des
papiers de Marie-Paule Courbe. Apparaissent encore parfois, au compte-gouttes, dans les
salles des ventes, des photographies dnudes delle. Do sortent-elles ? Que sont devenus,
par exemple, ses bustes ? O trouver les autres courriers quelle dut forcment recevoir ? La
bonne nouvelle pour les chercheurs futurs est quil y a encore des archives enfouies dans
quelque lieu oubli. En 1988, nous avions contact, Biot, la fille de Pierre Borel qui nous
avait laconiquement rpondu quelle navait aucun papier de son pre et que L.Musset, le
collaborateur de ce dernier habit[ait] maintenant au cimetire de Caucade810, (sic).
Il est temps, pour nous, de quitter celle que nous navons pas voulu dsigner jusquici par le
nom que la postrit avait choisi de retenir, Gisle dEstoc. Rappelons qu la fin du XXe
sicle, son personnage fut incarn par lactrice Miou-Miou dans le film Guy de Maupassant
ralis par Michel Drach en 1982. Plus rcemment, durant lanne 2002, nous entretnmes une
abondante correspondance avec Henri Harismendy, professeur de philosophie Bordeaux,
tomb littralement amoureux du personnage de Gisle dEstoc. Celui-ci en fit lhrone dun
roman envotant encore non dit ce jour. Nous lui avions promis, lpoque, de ne rien
publier sur cette maupassante tant que son roman naurait pas vu le jour. Mais, le silence se fit
autour de ce projet et Nicole Cadne vint nous trouver alors quelle travaillait sur MarieEdme Pau. Ds lors, il fallut bien rveiller la belle endormie.
Ainsi, de Pierre Borel Mlanie Hawthorne, en passant par Henri Harismendy et ce
mystrieux professeur Mac Culloch dEdimbourg - le premier avoir dnich la vritable date
de naissance de la sculptrice811 -, jusquaux prsents travaux ici prsents, Gisle dEstoc
aura-t-elle pu livrer un peu de son mystre. Pour notre part, il nous plaira encore longtemps
darpenter les rues de Nancy, la majestueuse, afin dy surprendre quelque reflet oubli de
cette Maupassante.
FIN
Juin 2014

Lettre du 1er mars 1988.

Lettre du 17 mai 1983 de M. Mac Culloch M. le conservateur du Muse de Toul, archives du Muse de
Toul. Mais rendons justice Mlanie Hawthorne qui fut la premire publier cette information dans la revue
Histoires Littraires, n16 (octobre-dcembre 2003).
810
811

Bibliographie
uvres de Marie-Paule Courbe dites en volume
La Revue Caudine, Paris, 2 et 4, rue Caroline, n1 : novembre 1887
Les Gloires Malsaines - La Vierge-Rclame, par G. dEstoc, Paris, Librairie Richelieu, 1887
Noir sur Blanc, rcits lorrains, par Gyz-El, Nancy, imprimerie A. Voirin, 1887
Psychologie de Jeanne dArc, par G. dEstoc, Paris, J. Strauss, 1891

Sources
Archives
- Archives Nationales
Rpertoire notaire Duplan (RE/LIX/19) 21 janvier 1876, inventaire aprs dcs : 726

- BnF
(Dpartement des manuscrits)
Fonds Cazals Nafr 13152
Fonds Rictus
Journal Nafr 16098

- Base Lonore, archives de la Lgion dhonneur

- Archives numrises de Paris
Registres des naissances
Registres des mariages
Registres des dcs
Tables dcennales

- Archives de la Prfecture de police de Paris

Dossier DB/58

- Archives dpartementales du Rhne

Registres de recensement de Sain-Lager
Registres des dcs de Sain-Lager
Tables dcennales de Sain-Lager

- Archives dpartementales de la Meurthe-et-Moselle

Srie E : seigneuries, familles, notaires
Sous srie E : tat-civil
Registres des naissances
Registres des mariages

Registres des dcs

Tables dcennales
Srie J : documents entrs par voie extraordinaire
Sous-srie 1 J : pices isoles et petit fonds
1 J 70 : Chatelain
Srie T : instruction publique, sciences et arts
Sous srie 14 T : maison de Jeanne dArc Domremy, registres des visiteurs
Cote : 14ETP55 : lEcole municipale de dessin et de peinture de Nancy pour lanne
1864/1865

- Archives municipales de Nancy

Srie F : population, conomie sociale, statistique
Sous-srie F1 : Registres de population

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