Études
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Stéphane Zagdanski
2
LE CORPS DE DIEU
PRÉFACE
1
Hölderlin, Patmos.
2
Cf. p. 531.
5
3
Quand on les découvre (ce fut mon cas à vingt ans) sans avoir jamais rien entendu de consistant au sujet
de cette incommensurable pensée. Être ou ne pas être juif n’est vraiment pas, en l’occurrence, la question; de
même que le chrétien le plus fervent n’est pas intrinsèquement expert de saint Thomas d’Aquin ni la plus enflée
grenouille de bénitier passionnée de sainte Thérèse d’Avila.
4
À une époque où un écrivain aussi original pourtant que Claudel, et imbibé de Bible (dans la version
galvaudée de la Vulgate), continuait de reprendre à son compte la millénaire cécité (pour ne pas dire pire) face
aux géniales exégèses du judaïsme.
7
que la pensée géniale est une pensée où tout a été pensé, même la
société industrielle et la technocratie moderne. »
Que Lévinas soit toujours si peu entendu est strictement sans importance,
même si cela garde son intransigeante signification. Certaines surdités vocifèrent
avec plus de raffut que tous les poissons noyés de l’histoire des censures et des
propagandes.
La lecture infinie de David Banon ; Le livre brûlé de Marc-Alain Ouaknin ;
son excellente Introduction à la littérature talmudique en préface au ‘Ein
Yaakov ; Les grands textes de la Cabale de Charles Mopsik ; Les grands
courants de la mystique juive de Gershom Scholem, les textes de Buber...
constituent de remarquables approches de ce génial trésor herméneutique. Ce ne
sont pourtant que cartes postales d’une incommensurable cité céleste, quelques
trop brefs messages en morse émis depuis une autre galaxie qu’il faut bien, pour
peu qu’on y soit enclin, aller explorer enfin par soi-même.
Alors seulement vraies complications et réelles délices commencent.
5
Lequel vient de mourir subitement (le 13 juin 2003, à 46 ans)… On ne verra donc sans doute jamais une
publication française digne de ce nom des textes essentiels de la Cabale…
6
J’y ai pour ma part consacré la sixième partie de De l’antisémitisme, intitulée « La langue ». À
l’intérieur de cette partie, les paragraphes « Mot à mot» et « Un hébraïsme » traitent spécifiquement de la
question de l’hébreu au cœur du français.
9
générale.
Il est vrai qu’à de rares exceptions près, les spécialistes demeurent confinés
dans des chaires universitaires ou des niches rabbiniques dont ils ne s’extirpent,
tels les Assis de Rimbaud, qu’exceptionnellement et en grommelant. Sans doute
par une vieille habitude juive de non-prosélytisme qui obéit, sagement en
somme, à ce conseil du Talmud: « Lorsque les gens se rapprochent de la Thora,
diffuse-la; lorsque les gens s’en éloignent, retire-la. »
Qu’est-ce que la Thora? Il faut creuser cette question pour commencer de
cerner ce qu’est la pensée juive – expression ambiguë que j’emploie ici
volontairement. Je pourrais aussi bien écrire « tradition herméneutique »,
« théologie juive » ou « judaïsme », mais cela risquerait de donner à croire que
Texte et Pensée ne sont pas une seule et même chose. Or précisément, l’un des
axiomes de la pensée juive est, pour paraphraser Parménide, que même chose
sont le Texte (la Bible), l’Être (Dieu), et le Penser (l’Interprétation).
Au sens le plus vaste comme au plus infinitésimal, la Thora est la pensée
juive, c’est-à-dire Thora écrite alliée à l’orale, non seulement le tuf de la Bible
mais toute l’arborescence de ses commentaires talmudiques, midrachiques, et
mystiques.
Au sens restreint du dictionnaire, la Thora c’est le Pentateuque, soit pas
même tout l’Ancien Testament, lequel est judaïquement le trio du TaNaKH,
acrostiche qui condense les livres de la Thora (Pentateuque), des Neviim
(Prophètes) et des Ketouvim (Hagiographes, littéralement « Écrits »).
La question se kaléidoscope ainsi très vite en celle, substantielle et
décisive, de savoir ce qu’est, au fond, la Bible. Le texte de quelques 3000 pages
qu’on peut lire noir sur blanc dans n’importe quelle édition n’est qu’une version
expurgée ad usum gentili comparée à ce que ce roman infini a désiré formuler
10
en s’écrivant.
La Bible est bâtie dans un matériau mystique, composé de lettres qui sont
autant de mots7, carrées comme des pierres de taille mais aussi infiniment
mobiles et labiles que des jonchets, et aussi impondérables que l’haleine qui les
proférerait une à une.
«Les lettres sculptées en le souffle gravées dans la voix enfoncées dans la
bouche » exprime le Séfer Yetsira (le Livre de la Création), le plus vieux traité
de la mystique juive. On y trouve d’ailleurs à plusieurs reprises la belle
formule : « Il les grave il les sculpte il les épure il les pèse il les change. » La
Thora, dit explicitement le Séfer Ha Bahir8, fut taillée dans la « carrière
/mah’tsavah/ de l’esprit de Dieu ». « Ceci nous enseigne que le Saint béni soit-
Il a taillé toutes les lettres de la Thora pour les graver dans l’esprit et en sculpter
ses formes. » Reprenant le verset de Jérémie: « Ma parole n’est–elle pas comme
le feu, dit l’Éternel, et comme un marteau qui brise le roc ? », un midrach
enseigne que chaque fragment de la Thora est susceptible d’éclater en mille
explications.
Nul n’est forcé bien entendu d’adhérer à cet axiome sculptural au principe
du judaïsme ; mais ce n’est pas la Bible qu’on lit alors. Pas la Bible originale
mais une version, avec son cortège idéologique et culturel et souvent son
aversion plus ou moins consciente pour le Texte lui-même. Le christianisme et
l’islam sont ainsi nés et se sont construits en lutte contre les vertiges de la
7
En effet, le nom de chacune des 22 lettres hébraïques, en hébreu, est un mot commun : Aleph, la
première lettre de l’alphabet, est aussi le mot aleph, qui signifie à la fois le bœuf (élèf), mille, l’étude (alaf :
apprendre, étudier) et le clan. La lettre Bèt, deuxième de l’alphabet et première de la Bible, signifie « maison »
(baït), etc., etc.
Cette particularité est la marque d’une scission infinie gravée à même la langue, puisque chacun des 304
901 mots de la Bible (les Juifs ont poussé leur amoureuse folie du Texte jusqu’à en dénombrer les mots et les
lettres un à un) se décompose ainsi en lettres-mots qui chacune à nouveau se morcelle en un inépuisable
clignotement de sigles. Cette oscillation des lettres et des mots fait de l’hébreu une langue à la fois phonétique et
symboliquement idéographique.
8
Le Livre de la Clarté, premier traité en date de la Cabale, écrit à la fin du XIIème siècle.
11
9
Pour prendre un exemple haineux entre mille, au XVIIIè siècle, ayant traduit plusieurs commentaires
talmudiques, un certain Danz n’en publia pas moins un vitupérant Les Juifs égorgés avec leur propre glaive.
12
volume de ses Cahiers sont d’une subtilité très factice : écrire que « le mépris de
Platon pour les artistes s’adressait à ses contemporains qui étaient décadents »,
c’est être strictement sourd à l’antagonisme profondément politique entre la
Philosophie platonicienne et la Poésie homérique, que Platon révoque et expulse
de la Cité à l’issue de la République pour des raisons qui n’ont aucun rapport
avec une hypothétique « décadence » de ses contemporains. Et toutes les autres
réflexions de Simone Weil sont à l’avenant, provenant d’une intelligence
fortement ombragée, une pensée frelatée par sa fascination frigorifique pour la
pureté.
Au bas de l’échelle de l’antijudaïsme commun, on trouve aujourd’hui tel
laquais de la Technique, chercheur en neurologie de l’Université de Californie à
San Diego, selon qui, rapporte un magazine10, « le prophète biblique Ézéchiel
manifestait tous les symptômes classiques d’une épilepsie du lobe temporal:
simulation de pouvoirs magiques, crises épisodiques s’accompagnant d’une
incapacité de parler, “hypergraphie compulsive” (manie d’écrire des textes
interminables et impénétrables), religiosité agressive, discours pédants.
Altschuller a livré ces “révélations” lors d’un congrès de la Society for
Neuroscience à San Diego, après une étude poussée du Livre d’Ézéchiel, selon
lui l’un des plus longs et des plus nébuleux de la Bible ».
10
Nouvel Observateur du 22 novembre 2002.
13
11
Genèse I,1.
12
II Chroniques XXXVI, 23.
13
Cf. la postface, p. 553.
15
Il suffit pour s’en convaincre aisément d’observer de près l’une de ses mille
transsubstantiations dans une quelconque synagogue:
Encombrant, pesant animal aveugle et sourd enrobé de sa capeline de
velours brodé, orné de sa royale couronne, protégé par son égide de métal,
fleuronné de grenades, transporté tel un nouveau-né messianique à travers les
rangs par un fidèle afin que les croyants le caressent, le baisent ou l’effleurent
du bout de leur châle de prières qu’ils portent promptement à leurs lèvres
comme s’ils venaient de recueillir quelques gouttes d’une luminescente sève
mystique, ou bien déployé pour la lecture rituelle, enroulé déroulé dans son
16
Il est probable que Bossuet a pressenti la chose, qui évoque dans son
Panégyrique de l’apôtre saint Paul le « rapport admirable entre la personne de
Jésus-Christ et la parole qu’il a inspirée », les Écritures étant comme « un
second corps » de la Sagesse éternelle. Symétriquement, dans le Panégyrique de
saint Bernard, c’est le Christ qui se fait Texte. Ses scarifications martyres sont
un enseignement, le phrasé de ses plaies se déchiffre, le style de ses stigmates
s’étudie, « vérités écrites sur son corps déchiré » : « Jésus était le livre où Dieu a
écrit notre instruction. »
Mais c’est essentiellement dans le Sermon sur la parole de Dieu que
Bossuet développe ce « rapport admirable » entre la chair et le verbe divins,
14
L’idée que la Thora est le corps de Dieu est une thèse mystique à laquelle j’adhère pour ma part aussi
farouchement que le Pape croit, lui, de toute la puissance du propre dogme qu’il incarne, que l’hostie est le corps
du Christ.
17
HUMOUR D’HOMÈRE1
L’esprit de lourdeur
Lorsque, après avoir lu Les intérêts du temps, M. Mercier me contacta, il y
a plus d’un an et demi, m’invitant à faire une conférence pour l’Association
Guillaume Budé, il me laissa le libre choix de mon sujet : je pouvais élire
n’importe quel thème littéraire, artistique, historique ou philosophique. J’ai
décidé d’évoquer les Grecs, puisque vous êtes des hellénistes, et j’ai désiré en
outre parler d’Homère. D’abord parce qu’il en est question dans mon roman,
mais aussi parce que je n’ai pas eu beaucoup d’autres occasions, depuis 1995
(date de la parution de ce livre dont le héros est un expert de la Grèce et de la
Guerre, helléniste et stratège), d’exprimer et de décortiquer mon amour pour
Homère et la Grèce antique. Quelques semaines plus tard, M. Mercier me
rappela au téléphone pour me demander quel serait le titre de ma conférence,
afin de pouvoir l’annoncer. Tout cela date de plus d’un an ! Vous voyez comme
les choses sont à la fois lentes et rapides, ce qui est le propre de la pensée…
Étant pris au dépourvu, je lui dis : « Appelons ça Humour d’Homère ».
Ce n’était absolument pas prémédité, et il faut donc désormais que je vous
parle de l’humour d’Homère! Je n’ai pas passé vingt années de ma vie à méditer
le thème de l’humour chez Homère. J’ai étudié la question, pour être honnête et
précis, cette dernière semaine. Or, miracle des miracles, je crois avoir trouvé un
certain nombre de choses à vous dire concernant l’humour d’Homère. Comme
1
Conférence prononcée à Lyon le 24 janvier 2002 à l’invitation de l’Association Guillaume Budé.
21
quoi il faut toujours faire confiance aux mots d’esprit. Les mots ont plus d’esprit
que ceux qui les profèrent. Il suffit de les laisser s’énoncer, ils finissent toujours
par retomber sur leurs pattes.
Et c’est vrai que c’est une bonne idée d’évoquer l’humour d’Homère. On
parle souvent – c’est devenu un lieu commun – du « rire homérique » des dieux
de l’Olympe, mais on devrait se poser la question : Imagine-t-on un auteur dont
les personnages sont entrés dans la légende par leur rire, qui serait lui-même
parfaitement terne, fade, sombre, morose, morbide, ou du moins purement grave
et solennel ?… Est-ce pensable, quelqu’un dont les personnages rient de
manière infinie et absolue, et qui serait, lui, l’auteur de ces personnages,
quelqu’un de renfrogné ? C’est une hypothèse, après tout. Peut-être, par
exemple, les dieux d’Homère rient-ils pendant son sommeil, pendant le
sommeil de la raison d’Homère… Horace disait qu’il arrive au brave Homère de
dormir, voulant exprimer qu’il y aurait des passages un peu faibles chez
Homère. Borges reprend cette anecdote, et cite également un mot de Lord
Byron : « Horace avait dit qu’il arrivait au brave Homère de dormir, d’être
endormi, et Byron ajoute qu’il arrivait à Wordsworth de se réveiller. »
On pourrait donc imaginer que les dieux d’Homère rigolent durant son
sommeil, reprenant leur solennité à son réveil...
Tout cela vous semble peut-être une futile plaisanterie, mais la question de
l’humour d’Homère a assez tracassé les Antiques pour qu’ils lui attribuent la
paternité de deux ouvrages comiques, outre l’Iliade, l’Odyssée et les Hymnes : le
premier est le Margitès, ce qui signifie le « fou », histoire d’un idiot qui ne
connaît ni son père ni sa mère et ne sait compter au-delà de cinq, ce qui tombe
bien puisqu’on n’a retrouvé qu’un fragment de cinq vers de ce texte englouti. Ce
livre séduisit suffisamment quelqu’un capable de compter bien au-delà de cinq,
Aristote, pour qu’il affirme dans sa Poétique que tout l’art du comique est issu
22
La Muse d’Homère
Nous avons vu que la question des Muses d’Homère n’était pas anodine.
Commençons par nous demander à quelle Muse s’adresse Homère au début de
l’Odyssée, et à quelle « déesse » au commencement de l’Iliade.
Inutile de connaître les œuvres complètes de Jacqueline de Romilly sur le
bout des doigts pour deviner qu’une déesse (θεά) n’est pas à strictement parler
25
Autre puissant ressort du rire, lorsque Zeus, avant de faire l’amour avec
Héra, lui récite pour l’attendrir le catalogue des femmes avec lesquelles il l’a
trompée: « Jamais avant ce jour un désir aussi fort, que ce fût d’une femme ou
27
bien d’une déesse, n’a pénétré mon âme et dominé mon cœur, – non, même
quand j’aimai l’épouse d’Ixion /suit la recension du Catalogue.../ ou bien Létô
l’illustre, ou bien enfin toi-même... »
L’esprit de lourdeur d’Aristophane et d’Aristarque leur fit trouver ce
catalogue « déplacé » ; c’est qu’ils n’étaient pas assez au parfum de l’humour
d’Homère, qui nous délivre d’ailleurs ici un précieux enseignement sur le désir
féminin : ce n’est peut-être pas la moins bonne manière de donner à une femme
envie de faire l’amour et de se jeter dans vos bras, que de la rendre d’abord un
peu jalouse, c’est-à-dire, au fond, de lui faire comprendre qu’en vous enlaçant
c’est aussi une myriade d’autres femmes qu’elle embrasse.
Évoquant le pouvoir spécifique des Muses (« vous savez toutes choses »),
Homère ajoute une précision concernant l’infériorité corrélative des humains,
qui ne savent, eux, « que par ouï-dire ». Mais ce « ouï-dire » – qui est par
ailleurs une très belle traduction de Bérard –, est trompeur. Car le mot grec est
κλέος « bruit, nouvelle qui se répand », qui se transmet, qui se propage, et donc
« gloire ». Ce n’est ainsi pas une infériorité réelle qu’énonce Homère, mais
plutôt une association entre les Muses et « nous », sous-entendu : nous les aèdes,
nous les inspirés, qui savons par « ouï-dire », par transmission, par propagation
sonore, ce que nous dictent les Muses...
Ce « nous » de l’Iliade est un pur effet de modestie rhétorique de la part
d’Homère, ce qui est à nouveau un signe certain de son humour. L’humour est
toujours une grande preuve de modestie : les mégalomaniaques manquent
d’humour. Homère dit « nous » mais ne pense qu’à lui, comme l’indique
l’invocation de l’Odyssée : « qu’il faut me dire », ou même, à deux reprises dans
notre passage, « dites-moi»…: Homère est le seul aède dont il s’agit, et c’est
bien à lui-même qu’il s’adresse.
Entrons maintenant dans la pulpe des choses.
28
L’humour fiction
Si l’humour, cette séduction de l’esprit, est une propagation, une contagion
(ce que le fou rire, dont nous verrons un exemple fascinant chez Homère, révèle
à l’évidence), il est également distanciation, détachement, distorsion vis-à-vis de
la réalité, au sens où on parle de « prendre les choses avec humour ».
Il me revient à l’esprit une anecdote, lue pendant que je travaillais à mon
Pauvre de Gaulle!, d’un magasin londonien éventré par les bombardements
allemands pendant la Seconde guerre mondiale, dont le propriétaire avait
simplement ajouté au stylo, sur la pancarte OUVERT TOUS LES JOURS :
29
lui balance alors un énorme rocher qui manque de peu son navire et le fait
dangereusement refluer vers le rivage... C’est le cas de dire qu’Ulysse a senti
passer le vent du boulet de l’esprit de lourdeur.
Je signale au passage que le Cyclope est la parfaite incarnation d’une
certaine vision rigide de l’esprit de lourdeur, une « intelligence borgnesse »,
pour citer Rimbaud, un manque de lucidité qui ira jusqu’à la cécité, à laquelle
s’oppose directement le regard malicieux, mobile et tournoyant d’Hermès
grugeant Apollon, dans l’Hymne à Hermès, au point que le jeune dieu, qui a
dérobé les vaches du Soleil, est obligé de dissimuler le feu roulant de son regard
derrière sa main pour ne pas dévoiler son mensonge.
Comme quoi, l’esprit de lourdeur est lui aussi contagieux, puisque
Polyphème parvient à en contaminer Ulysse. L’humour et l’esprit de lourdeur
sont deux virus rivaux, et ils sont en guerre.
Capillarité de l’humour
Revenons à notre première difficulté : détachement au carré, l’humour dans
le roman ne risque-t-il pas d’induire un retour du refoulé de l’esprit de lourdeur?
Non. Car l’humour en réalité n’est pas dans la fiction une simple
distanciation de la mise à distance, mais une transfusion de détachement,
comme une ridule à la surface d’une eau calme indique une profondeur
inattendue au-dessous. Le sourire de l’humour à même le style vient indiquer le
lieu où plonger pour obtenir quelque chose. L’humour ne vient pas contrecarrer
la fiction, il est une vague au cœur de l’océan ; pour reprendre une formule de
Georges Bataille (nom homérique s’il en est !) dans sa Théorie de la religion, à
propos des animaux: l’humour dans le roman est, tel un animal dans le monde,
« de l’eau à l’intérieur de l’eau » :
« Le lion n’est pas le roi des animaux: il n’est dans le
mouvement des eaux qu’une vague plus haute renversant les
32
Le feu de l’humour
Voici une image brute, tirée de l’Iliade, de ce que j’entends par la
capillarité de l’humour d’Homère, lequel se répand et rompt toutes les digues de
la réalité:
« Tel un prodigieux incendie, à travers les vallons desséchés
d’une abrupte montagne, éclate et se déchaîne, – l’épaisse forêt
brûle, et sans cesse le vent pousse en tout sens la flamme et la fait
tournoyer: tel, en tout sens, bondit Achille avec sa pique, se ruant
comme un dieu sur les guerriers qu’il tue. » Iliade, XX, 490 et
suiv.
Comique claudiquant
On trouve une merveilleuse illustration de cette capillarité de l’humour
d’Homère dans le passage dit des « amours d’Arès et d’Aphrodite », surprises
par Héphaïstos, le dieu de la forge et du feu.
Dans ce passage du chant VIII de l’Odyssée, Bérard traduit l’épithète qui
désigne le dieu infirme et cocu, περικλυτός αμφιγυήεις, par « la gloire des
boiteux ».
Περικλυτός est de racine κλύω« entendre, écouter », qui a donné aussi,
bien entendu, κλέος, la gloire, le bruit, la nouvelle, la rumeur qui se répand.
Περι-κλυτός signifie « renommé alentour », de même que ερί-κλυστος, de
même racine, signifie « baigné de tous côtés ». On peut trouver ce mot dans Les
Perses d’Eschyle, que Grosjean traduit, à mon avis assez mal, en « l’île d’Ajax
que battent les flots ». Il aurait mieux valu selon moi traduire « qu’entourent »,
« qu’assaillent », ou « qu’encerclent les flots », pour signifier cette
circonférence liquide. Quant à αηφιγυήεις, c’est une épithète usuelle de
Héphaïstos, qui signifie soit « muni de deux membres » ou « bras robustes »,
soit « qui boite des deux jambes ». « La gloire des boiteux » pour rendre
περικλυτός αμφιγυήεις est donc une assez belle et bonne traduction.
Ce qui m’intéresse ici, c’est qu’on retrouve l’idée de la contamination, de
la contagion, de ce que j’appelle la capillarité, dans un terme proche de
αηφιγυήεις, qui est le mot αμφιδαίω: « brûler, s’allumer autour » en parlant de la
guerre. Vous en avez un exemple dans l’Iliade, au chant VI: « le combat hurlant
embrase la cité ». Et ce qui est encore plus intéressant, c’est que Héphaïstos, qui
provoque le « rire inextinguible » des dieux – à la fois par son lit piégé, son
« ingénieux réseau », par sa démarche de boiteux, par sa colère de cocu –, est
couramment qualifié d’« habile (ολύφρονος) Héphaïstos », épithète qu’il
35
partage avec Ulysse. On traduit en général « très prudent » pour Ulysse, et « très
ingénieux » pour Héphaïstos. Mais le vocable grec est le même. On se doute
qu’il ne s’agit pas d’un hasard.
L’épisode des adultérins pris au piège, s’il est hilarant, n’est donc pas
uniquement comique. Il s’agit d’un épisode subtil et pas simplement burlesque,
ne serait-ce que parce qu’il met en scène la belle Aphrodite, dite « déesse des
ris » : φιλομμειδής Αφροδίτη, « qui aime les sourires ». La déesse de l’amour
l’est aussi de l’humour, ce qui remet en question des siècles de propagande
romantique voulant nous persuader que l’amour est une chose triste et sérieuse.
L’amour n’est pas romantique, il est romanesque, nous explique ici Homère.
Faites l’amour de façon romanesque et peut-être parviendrez-vous à faire
l’amour avec humour ! Sait-on jamais…
Ainsi on aurait tort de penser que Héphaïstos provoque le rire des dieux
uniquement par sa claudication. Homère n’y serait donc pour rien ! Pourtant le
pur comique de la claudication existe, il est incarné par Iambé. Dans l’Hymne à
Déméter, Iambé, la « Boiteuse », est la fille du roi d’Éleusis qui console
Déméter du rapt de Perséphone en lui récitant des vers bouffons et obscènes. Ce
comique-là est trop lourd et trop lent pour être qualifié d’humour d’Homère. La
preuve, c’est qu’au chant IX de l’Iliade, ce sont les Prières, filles de Zeus, qui
sont dites « boiteuses », précisément parce qu’elles sont lentes à guérir les
ravages que la passion provoque en un éclair. La passion est prompte mais la
prière paresse. Et la Prière louche, nous dit aussi Homère, car, étant triste et
timide, elle ne regarde pas droit dans les yeux. On retrouve la rigidité oculaire de
l’esprit de lourdeur, le regard torve, comparable au regard figé puis aveugle du
Cyclope, deux types de regard lourd auquel s’oppose le regard malicieux et
tournoyant d’Hermès.
36
Identités d’Homère
Voilà me semble-t-il à peu près résolue la première difficulté que nous
avions débusquée concernant l’humour d’Homère, à savoir le conflit apparent
entre le détachement et la contagion.
Il est temps, pour finir cette conférence déjà trop longue, de résoudre la
seconde difficulté que je vous ai annoncée. Cette solution est d’ailleurs induite
par celle de la première. La capillarité se propage aussi de l’une à l’autre, ce qui
37
romans, y compris Zeus! L’homme aux mille tours, l’homme aux mille
masques, c’est Homère! Si les dieux éclatent d’un rire inextinguible, c’est parce
qu’ils sont contaminés par l’humour d’Homère. Homère est parmi eux, Homère
est l’un d’entre eux, et c’est lui qui les fait rire en leur chantant leurs propres
exploits. Mon idée semble délirante, nous sommes bien d’accord. Patientez
encore un peu, faites-moi confiance, je vais apporter la preuve de ce que
j’affirme. Pour l’instant, contentons-nous de comparer le rire intrinsèque des
dieux à celui des prétendants qui, avant d’être massacrés par Ulysse, sont saisis
d’une hilarité machinale et maladive, présage ricanant, signe divin de leur
prochain châtiment:
« Mais Pallas Athéna, égarant leur raison, les fit tous éclater
d’un rire inextinguible. Leurs mâchoires riaient sans qu’ils
sussent pourquoi; les viandes qu’ils mangeaient se mettaient à
saigner; ils voulaient sangloter, les yeux emplis de larmes. »
Doublures d’Homère
Un peu comme Ajax fut revêtu à sa naissance de la peau de lion
d’Héraclès, je me suis couvert de ces grands noms pour donner plus de vigueur à
mon idée. Pourtant, dans le texte même, il y a des doubles assez évidents
d’Homère, et d’autres qui le sont moins.
Le vieil aède aveugle des Phéaciens, Démodocos, qui fait pleurer Ulysse en
chantant ses exploits, est une doublure presque trop aisément reconnaissable
d’Homère. Pareillement l’aède Phémios, qui va supplier Ulysse de l’épargner
lors du massacre des prétendants, arguant de ce qu’il chantera ses exploits: « Je
saurai désormais te chanter comme un dieu! donc résiste à l’envie de me couper
la gorge!... », est considéré comme un double d’Homère par les spécialistes, et
par moi-même qui n’en suis pas un.
41
« talmudique » – que je prends dans mes allers-retours entre les deux œuvres.
C’est parce qu’Homère se reflète dans ses personnages que l’Iliade et l’Odyssée
ne sont, au fond, qu’un seul et même roman.
Syllogisme
À plusieurs reprises, dans le chant II de l’Iliade, Ulysse, qui porte déjà la
même épithète qu’Héphaïstos, est explicitement comparé à Zeus: « Ulysse, aussi
sage que Zeus » et « Ulysse, aussi prudent que Zeus, chef de douze vaisseaux
aux flancs de vermillon. »
Le syllogisme de l’humour d’Homère devient ainsi aisé à conclure :
Homère est Ulysse,
or Ulysse est Zeus,
donc: Homère est Zeus.
À la fin du chant IV dans l’Iliade, Homère imagine un homme qui se
promenerait sous la protection d’Athéna au milieu des combats: « Dès lors,
qu’aurait-il pu blâmer dans leur conduite l’homme qui, survenant, sans être
encore atteint d’un coup du bronze aigu, aurait pu circuler au milieu du combat,
si Pallas Athéna, le prenant par la main, l’avait conduit en détournant de lui les
traits? » Difficile de ne pas songer qu’Homère se désigne ici lui-même, car qui
d’autre peut se promener impunément, tel un dieu, au milieu des combats, sinon
celui qui les décrit. Homère est d’ailleurs un dieu modeste, comme en témoigne
le chant XII : « Chaque groupe combat devant l’une des portes. Mais je ne puis
tout dire: il faudrait être un dieu! Autour du mur de pierre un feu prodigieux de
tous côtés s’élève. »
Nous avions déjà constaté la modestie rhétorique du poète. « Je ne puis tout
dire » est un mot d’esprit. Homère peut tout dire puisqu’il dit tout, étant donné
44
Sarcasme d’Ulysse
Pour conclure enfin, je veux vous citer un passage très intrigant, au chant
XX de l’Odyssée, lorsque Ctésippos, le plus brutal, le plus stupide des
prétendants, jette un pied de bœuf vers Ulysse, encore déguisé en mendiant.
Celui-ci l’évite aisément puis, dit Homère, « sourit en son cœur, d’un rire
sardonique! »
Le mot qui m’intéresse ici est σαρδάνιος, dont l’étymologie reste
hypothétique. Cela signifie « amer », « grimaçant », « méprisant » ; les Anciens
rapportaient ce mot à la Sardaigne, nom inconnu du temps d’Homère. Selon une
autre étymologie, σαρδάνιος désigne l’effet produit par une plante de Sardaigne,
si amère qu’elle faisait se retrousser les lèvres de celui qui la mâchait, dévoilant
toutes ses dents. La racine du mot est la même que celle de σαρκάζω, qui
signifie au sens figuré « déchirer par des sarcasmes », et au sens propre « ouvrir
la bouche pour montrer les dents », ou « pour brouter comme font les
herbivores », « mastiquer » donc.
On retrouve ici quelque chose du rire inextinguible des dieux, et de celui,
machinal, présage envoyé par Athéna, qui contamine les prétendants. Ulysse
s’applique à lui-même le sourire intérieur qui définit le mieux l’humour, dont je
vous parlais au début, le sourire in petto. Ulysse s’inocule un sourire
46
inextinguible, en son cœur, « en son âme », le grec dit : μείδησε δὲθυμω̣̃ (θυμός,
le souffle, le principe de vie). Et encore un peu plus loin, lorsque l’aède
Phémion et le héraut Médon – les deux doublures explicites d’Homère, supplient
Ulysse de les épargner, Télémaque intervient en leur faveur, et en effet Ulysse
va les épargner, mais, précise Homère, « avec un sourire » : « Ulysse l’avisé dit
avec un sourire (ε̉πιμειδήσας προσέφη πολύμητις Ο̉δυσσεύς )…: “N’aie pas
peur, etc”. »
Après le temps du rire sarcastique qui mastique et déchire, vient le temps
du sourire qui épargne, où toute la charité d’Homère apparaît. Car ce Meidon
qu’Ulysse sauve, n’est nul autre que le Sourire fait homme, puisque son nom
signifie « sourire » : μειδάω, « sourire »; ε̉́πι-μειδάω: « sourire à ».
Non seulement Ulysse épargne le héraut, l’homme de verbe, avec un
sourire, mais il l’épargne en tant qu’il est un sourire. C’est pour cela qu’un peu
plus tôt Ulysse a souri en lui-même. Souriant, Ulysse épargne le Sourire. Il
intériorise le sourire, donc il le sauvegarde. C’est à lui-même qu’Ulysse sourit, à
lui-même en tant qu’il est aussi Homère, n’ayant aucune intention de massacrer
ce qui fait la substance de son être, ce rire victorieux qui embrase
inextinguiblement chaque page de son chef-d’œuvre.
Ce que j’ai qualifié, faute d’un meilleur mot, son HUMOUR.
***
Vous savez peut-être que selon une certaine étymologie Homère signifie
« otage », ̉όμηρος. C’est en pensant à Homère que j’ai nommé « Stéphane
Lotage » un des deux héros de mon roman Les intérêts du temps. Je pense vous
avoir suffisamment homérisés, gardés assez longtemps en otages, je vous
relâche donc enfin, et vous remercie.
47
LA SCIENCE IDOLÂTRE1
On lit dans les journaux des nouvelles rédigées dans un langage bizarre,
inquiétant et comique à la fois
Grotesque en somme.
Un homme a des jumeaux sans spermatozoïdes. Des cosmonautes déploient
dans l’espace un projecteur géant pour éclairer la terre. Une banquière demande
à se faire congeler un embryon pour ne pas ralentir sa carrière. Un homme
s’implante une puce électronique dans le bras afin que les portes s’ouvrent à son
approche. Une secte religieuse lance une compagnie de clonage d’enfant. Des
chercheurs songent à cultiver des organes humains...
Tout cela a-t-il lieu sur la même planète, au même moment?
Oui, c’est ici et maintenant.
Il y aurait donc un lien entre ces merveilles?
Tout est sous nos yeux et nous ne voyons rien. La raison en est simple:
nous sommes à l’ère du roi Regard, et, comme tout monarque, il répugne à ce
qu’un enfant dénonce son aveuglante nudité.
La vérité sortirait-elle de la bouche des enfants?
1
Texte conçu en appendice à Miroir amer, écrit en février 1999 (développé ici), paru en revue, automne
1999.
48
Oui.
L’enfance sera par conséquent inéluctablement menacée à une époque où le
non-vrai triomphe.
Le discours de l’Appréhension dit oui à quelque chose pour dire non à autre
chose (une personne, un livre, une idéologie), mais aussi parfois à la même
chose. Exemple simple: un banal homme politique peut être ridiculisé par une
marionnette et élu à la tête du pays en partie grâce à cette humiliation.
2
Je viens de lire cette lumineuse phrase de Heidegger (comme celle citée dans la note suivante), quatre
années après avoir écrit La science idolâtre. Je la cite ici et maintenant car elle me semble merveilleusement
s’allier à mon propos.
51
Moins tragique, la publicité lance des slogans incohérents avec leur propre
fonction d’influence («N’écoute que toi.») et de mimétisme («N’imitez pas,
innovez.»).
Science, publicité, journalisme: le discours de l’Appréhension est la langue
automatique de ce qui ne pense pas3.
3
Heidegger: « La science ne pense pas. »
52
La science n’est pas plus capable d’établir une distinction entre le bien et le
mal qu’elle ne peut produire de hiérarchie entre le vrai et le faux.
«Le mensonge est “l’ennemi de la vérité”», dit Bossuet, «comme
le démon l’est du genre humain: interpolator veritatis comme
l’appelle Tertullien. Il se déguise souvent et prend la figure de la
vérité: c’est le singe de la vérité.»
tardera pas à dépasser celle de son créateur. L’homme, s’il veut éviter de devenir
l’esclave de ses machines, doit multiplier les implants de puces afin de rester
dans la course à l’intelligence.»
Se métamorphoser soi-même en ce que l’on craint pour le dépasser:
difficile d’aller plus loin dans le discours incohérent de l’Appréhension, avatar
tout-puissant de l’antique servitude volontaire telle que Kafka, par exemple, la
résume:
«La bête arrache le fouet au maître et se fouette elle-même pour
devenir maître, et ne sait pas que ce n’est là qu’un fantasme produit
par un nouveau nœud dans la lanière du maître.»
l’image pixel par pixel sur la rétine. Ainsi stimulé, l’œil produit une image que
le cerveau perçoit comme si elle était située à la distance d’un bras tendu.»
Anxieuse d’œuvrer à la guérison de la cécité et de la surdité afin qu’à plus
ou moins long terme, nul, nulle part, n’échappe aux manipulations du Spectacle,
une équipe de l’université de Cornell est parvenue à greffer des cellules vivantes
sur du sillicium. Des implants cochléaires permettent déjà de lutter contre la
surdité totale; des «pacemakers cérébraux» suppriment les symptômes de la
maladie de Parkinson...
Les Russes ne sont pas en reste dans la course au regard. Sans doute afin de
mieux observer les manchots, premiers cobayes en date des «puces-espions»,
des cosmonautes de la station Mir ont déployé un gigantesque miroir nommé
Znamia («Bannière», à ne pas confondre avec son adversaire Zagadka,
«énigme»), en vue d’éclairer les villes de Sibérie soumises aux longues nuits
arctiques. L’expérience nommée Novey Svet, «Nouvelle Lumière», a été
financée par le groupe Energia, spécialiste de vols spatiaux habités, «peut-être
pour des motifs publicitaires», énonce avec candeur le journaliste qui rapporte le
fait (Le Monde, 3 février 1999), soucieux de ne pas piétiner les nuances.
Visible à l’œil nu, le projecteur géant a diffusé sur la terre une tache
lumineuse de 5 à 7 km de diamètre, annonçant un projet plus ambitieux de mise
en orbite d’un nouveau miroir éclairant «comme 100 lunes». Le cercle de
lumière est passé sur Bruxelles, mais un porte-parole de la Commission
européenne a nié toute implication: «Chez nous tout est transparent, et on n’a
pas besoin des Russes pour faire la lumière.»
Un diplomate de l’OTAN, chez qui le mot «transparence» a spontanément
réveillé celui de «surveillance», a déclaré: «S’ils pouvaient nous éclairer, ne
55
serait-ce qu’une demi-heure, sur les chemins de trafic d’armes entre l’Albanie et
le Kosovo, cela nous aiderait plus qu’un faisceau de lumière sur Bruxelles.»
D’autres, a priori en retard, ayant précisément sous les yeux ce qu’ils
imaginent anticiper, craignent que le «concept ne soit récupéré comme gadget
publicitaire par des multinationales en quête d’enseignes à grand spectacle».
Jusqu’à une période récente, le journalisme était censé répondre aux
questions et résoudre les investigations. Pourtant la naïveté atteint son comble
dans Le Figaro (4 février 1999), où l’on se demande «pourquoi les Russes,
désargentés, s’accrochent au projet».
société.»
Trop farfelue? Pourtant le Dr Rainsbury l’a agréée: «J’ai longuement
discuté avec eux, ils sont sérieux, ambitieux et motivés.»
Avis aux gens fantaisistes, désintéressés et oisifs (on les appelle aussi
«écrivains»): la science alliée à la banque ne les trouve pas assez farfelus pour
les prendre au sérieux.
Les féministes anglaises soutiennent vigoureusement le gynécologue.
«L’avancée est aussi révolutionnaire que la pilule!»
En France, une sociologue, auteur du livre Les femmes sont des hommes
comme les autres (formule incohérente type), s’exprime: «La légalisation d’une
telle pratique mettrait enfin la femme en position de presque égalité avec
l’homme face au travail!»
On peut raisonnablement se demander ce que serait une totale égalité selon
les critères de la sociologie : congeler les hommes eux-mêmes ? ou bien les
massacrer, à la Lemnienne ? Après tout, maintenant qu’on a placé leur sperme
en banque, a-t-on encore vraiment besoin d’eux ? D’autant plus que les femmes
sont des hommes comme les autres…
Une psychanalyste, auteur de L’art d’accommoder les bébés (pour les
dévorer à quelle sauce?), renchérit: «La majorité de mes patientes tremble
d’avoir trop attendu pour avoir un enfant: si elles avaient pu, à 30 ans, congeler
un embryon, elles seraient libérées de leurs angoisses actuelles.»
L’angoisse, on s’en doute, est un argument majeur du discours de
l’Appréhension. D’ailleurs le Dr Rainsbury a déjà reçu de nombreuses
demandes angoissées de placement embryonnaire.
Mais les parlementaires anglais n’ont pas le cœur à plaisanter. Ils accusent
le gynécologue de «jouer à Dieu». Le Dieu anglican est une chose sérieuse
(l’idée d’un Dieu drôle, source de jeux de mots perpétuels, est spécifiquement
juive). On ne manipule pas la vie pour rigoler mais pour aider les couples
malheureux, auxquels il ne viendrait pas à l’esprit qu’eux-mêmes aideraient
grandement un enfant malheureux déjà vivant en l’adoptant. La société fait
d’ailleurs tout, avec une sévérité proche du sadisme, pour les dissuader d’avoir
de telles pensées.
58
Les «experts», tels des robots, ne semblent même plus entendre eux-mêmes
leur propre discours machinal. Le responsable du Centre d’Étude et de
Conservation du Sperme Humain: «Il est vrai que cette loi est révisable tous les
5 ans. On prévoit de l’assouplir un peu en 1999 et de légaliser la possibilité de la
recherche sur les embryons, mais ça n’ira pas plus loin.»
Qui croit-on tromper? Tout le monde.
Il faut être aveugle – comme tout le monde semble l’être – pour ne pas
deviner où veut en arriver la science à force de remonter en amont de la vie.
60
Le Dieu de la Bible est une voix invisible qui se manifeste par rafales de
miracles. On sait qu’un miracle se caractérise par l’interruption momentanée du
cours naturel du monde: Sarah enfante à 90 ans, la mer se fend devant Moïse,
Josué suspend la course du soleil, Élisée guérit une femme stérile et ressuscite
un mort...
Dieu, lui, brille littéralement par son absence: une colonne de lumière le
signale la nuit, une colonne de nuée le jour.
L’idolâtrie, culte du Regard, est la réponse angoissée à l’invisibilité du
Verbe.
«Vous serez comme des dieux», répète la science. Si l’invisibilité est
l’ennemie de nos microscopes, les miracles dorénavant sont à notre portée: une
grand-mère donne naissance à son propre petit-fils; les Américains apprennent à
maîtriser le climat à des fins militaires; les Russes tentent d’illuminer la nuit
polaire; les mégalopoles répandent les nuées de leur pollution en plein jour...
Pourquoi?
61
Artaud répondait déjà en 1947, dans une conférence aussi célèbre que peu
entendue, dont le titre pourtant, Pour en finir avec le jugement de Dieu, était
d’une clarté... comment dire.. évangélique.
«Parce qu’il faut produire, il faut, par tous les moyens de
l’activité possible remplacer la nature partout où elle peut être
remplacée, il faut trouver à l’inertie humaine un champ majeur, il faut
que l’ouvrier ait de quoi s’employer, il faut que des champs d’activités
nouvelles soient créés, où ce sera le règne enfin de tous les faux
produits fabriqués, de tous les ignobles ersatz synthétiques où la belle
nature vraie n’a que faire, et doit céder une fois pour toutes et
honteusement la place à tous les triomphaux produits de
remplacement où le sperme de toutes les usines de fécondation
artificielle fera merveille pour produire des armées et des cuirassés.
Plus de fruits, plus d’arbres, plus de légumes, plus de plantes
pharmaceutiques ou non, et par conséquent plus d’aliments, mais des
produits de synthèse à satiété, dans des vapeurs, dans des humeurs
spéciales de l’atmosphère, sur des axes particuliers des atmosphères
tirées de force et par synthèse aux résistances d’une nature qui de la
guerre n’a jamais connu que la peur.»
3
On trouvera en guise d’épilogue cet épisode crucial de l’Ancien Testament, dans la traduction
convenable de Louis Segond.
Le lecteur désireux de commencer d’entrapercevoir la divine subtilité dialectique de la Bible sera bien
inspiré d’aller lire les cinq pages de ce chapitre dans au moins deux ou trois autres traductions (par exemple:
Bible de Jérusalem, Zadoc Kahn, Édouard Dhorme...), outre la Chouraqui qui est la plus littérale, donc la plus
proche de la partie visible de l’iceberg en hébreu.
Pour les neuf dixièmes dérobés, le seul bathyscaphe apte à plonger dans les profondeurs du texte est le
Talmud en ses soixante-trois traités. Et cette collection encyclopédique de vingt tomes énormes – comme tirés
de la bibliothèque de Gargantua –, n’est pas exactement ce qu’on peut nommer un sous-marin de poche...
65
Rachel, la femme de Jacob, est stérile. Elle se plaint auprès de lui: «Donne-
moi des enfants sinon j’en mourrai!» Jacob rétorque que Dieu seul a la clé de la
fécondité. En réponse, Rachel a l’idée d’une grossesse de substitution: elle offre
sa servante à son mari. «Elle enfantera sur mes genoux, et par elle j’aurai moi
aussi des enfants.»
Concluante, l’expérience de mère porteuse est renouvelée plusieurs fois.
Léa, première épouse de Jacob, entre alors, par mères porteuses
interposées, dans une étrange compétition avec sa sœur Rachel qui l’envie.
L’avis de Jacob n’est absolument plus pris en considération. Toute sa
valeur, immense, se résume à son sperme. Il est dissous et multiplié à la fois,
comme s’il passait entre deux miroirs, pris en tenaille par des narcissismes qui
s’affrontent et se jaugent, un peu à la manière d’un magazine féminin
d’aujourd’hui.
Ainsi Rachel, parlant de Nephtali: «Ce sont les luttes de Dieu que j’ai
soutenues contre ma sœur, et pourtant j’ai triomphé!» Et Léa, évoquant Aser: «Il
est né pour ma fortune, car les filles m’estimeront fortunées».
La guerre est déclarée, à coup d’utérus et de nominations.
Jacob, s’il n’a pas eu son mot à dire – hormis qu’il n’est pas à la place de
Dieu –, est par le fait expert en toutes sortes de fécondations, naturelles et
surnaturelles. Il se révèle également un expert dans les premières fécondations
artificielles et manipulations génétiques jamais décrites.
Pour payer sa dette à son beau-père Laban, il place dans les auges des
brebis qu’il a la charge de nourrir des rameaux écorcés. Lorsque le regard des
brebis croise les baguettes, elles entrent en chaleur et produisent des agneaux
tachetés, lesquels vont constituer le salaire immense de Jacob.
«L’homme fait brèche, fort, fort», formule énigmatique que traduit
littéralement Chouraqui, et qui réclame l’interprétation comme une jolie peau
appelle les baisers.
Les commentaires rabbiniques de cet épisode complexe et édifiant insistent
sur le caractère visuel du désir de procréation. L’enjeu est, exactement comme
67
La ruse de Jacob avec les brebis de Laban met en scène, elle aussi, des
éléments extraordinairement contemporains. Ne serait-ce que l’idée que le
végétal et l’animal sont liées par la génétique, c’est-à-dire l’élément invisible –
le blanc mis à nu sous l’écorce – responsable de la coloration extérieure.
D’autre part, la manipulation grâce à laquelle Jacob va s’enrichir procède
d’une volonté eugéniste de métamorphoser un cheptel malade en cheptel sain.
«Les mauvaises, les malades, les stériles, qui ne sont que des restes, Laban les a
données à Jacob», explique Rachi. Après manipulation, Jacob hérite des bêtes
les plus vigoureuses et rend son prêt, c’est-à-dire les plus chétives, à Laban.
Même la parthénogenèse est annoncée dans la pensée juive, comme un des
enjeux essentiels de la manipulation du vivant. En effet, à propos de l’expression
«entrait en chaleur», Rachi cite Rabbi Hochéa: «L’eau qu’elle buvait devenait
semence dans ses entrailles sans besoin du mâle.»
La pensée juive est fondée sur l’axiome mystique que la nomination est une
impulsion en acte, que la verbalisation a valeur de création. « La parole parle »,
dit Heidegger. La parole biblique est substantiellement performative. En
annihilant la part verbale du Père, la parthénogenèse – aujourd’hui hyperactive
sous la forme fantasmatique du clonage – fait régresser la création vers les
cultes maternels archaïques, ceux-là même avec lesquels le monothéisme juif a
d’emblée rompu.
serviteurs, et des chameaux et des ânes. » J’écris « à tort » car la fin du verset
n’évoque aucunement l’idée d’une acquisition comme ici dans la traduction de
Zadoc Khan, ni même un avoir (« et il eut de grands troupeaux, des serviteurs,
etc. » selon Lemaître de Sacy et bien d’autres), puisque c’est le verbe être qui
est employé, ce qui donne littéralement: « et fut pour lui du petit bétail, etc. ».
Le verbe être conjugué et ponctué sous cette forme exacte ( )וַיְהִיapparaît
dans la Bible pour la première fois aux versets 31 et 32 du chapitre 5 de la
Genèse4 (soit la clôture du chapitre consacré aux enfantements d’Adam), à
propos de l’âge de Lamec (« Et c’est tous les jours de Lèmèkh, sept-cent
soixante-dix –sept ans, et il meurt. ») et de son fils Noé (« Et c’est Noah âgé de
cinq cents ans .»)!
À moins de considérer sottement qu’on a tel âge comme on possède un
domaine privé, qu’on thésaurise ses jours comme une cagnotte, il est évident que
c’est surtout d’être et de temps dont Jacob dispose par son étrange « brèche ».
Le verbe dont la racine est paratz, donc, a les principaux sens suivants :
briser, fracturer enfoncer ; s’étendre, se répandre ; être brisé, être enfoncé
(nifratz) ; se propager ; faire irruption (hitparetz) ; s’insurger, se révolter ;
éclater (de colère, etc.); faire éclater (hifritz) ; agrandir, accroître ; se
dévergonder (hithatsaf) ; supplier, prier instamment (paratz) .
Le nom pérètz, de même racine, a les sens de rupture, brèche, et accident,
défaite; ouverture (pirtza), et enfin, sous la forme partzouf : visage.
On constate comme le fantasme de la richesse associé à Jacob par le biais
4
Je dois ces renseignements à l’outil indispensable de qui ambitionne de penser le texte biblique, la
Qonqordantzia hadacha (dictionnaire de concordances hébraïques de la Bible) d’Abraham Even-Chochan (p.
292, colonne b, occurrences 2508 et suivantes de ָהיָה, édition Kiryat Séfer, Jérusalem, 1989) ; merveilleux
« computer» spirituel propre à la pensée juive, son premier modèle, le Meïr Netiv, créé par Isaac Nathan ben
Kalonymus d’Arles en 1445, fut imprimé à Venise en 1523.
71
pour échapper à la spéculation sur sa postérité parallèle (celle à travers lui de son
frère mort) jusqu’à l’étrange troc prostitutionnel qui s’instaure entre Juda et sa
bru Thamar.
Au fond, la seule substance incontournable du chapitre, c’est la mort. Le
sort foudroyant et inexpliqué d’Er, le frère aîné d’Onan, est en effet réglé en un
minuscule verset, à l’inverse de son homonyme, le Pamphylien de La
République qui n’en finit pas de ne jamais mourir... Il suffit de savoir qu’Er, qui
peut signifier « l’éveillé » (Bouddha en somme) mais aussi « l’ennemi », est un
palindrome condensé de ce « mal » (ra’ en hébreu) qu’il fit aux yeux de
l’Éternel et dont on ne saura strictement jamais rien. Son destin, comme ployé
au sein de son nom, sera seulement évoqué en une infime incise avec celui
d’Onan à deux reprises plus loin dans la Bible: « Er et Onan moururent au pays
de Canaan. ».
Et c’est aussi d’une façon fulgurante, en traversant sans détours ces
étranges calculs sinueux sur les effets de l’enfantement (les fils que Juda fait à sa
bru auraient logiquement dû être ses petits-fils), que Péretz fait brèche,
contrecarrant la maïeutique du fil rouge que la sage-femme attache au poignet de
son jumeau pour clore en beauté le chapitre 38, coiffant la parturition au poteau
du temps.
La brèche que fait Péretz à même la trame du texte se révèle une lézarde
corollaire de celle de Jacob, pour peu qu’on daigne se souvenir qu’il réussit lui
aussi à briser la logique du droit d’aînesse de son jumeau Ésaü (dont le surnom
Édom signifie « roux», couleur du fil d’écarlate attaché à Zérah, le jumeau
doublé par Péretz).
À travers ces antiques questions du droit d’aînesse entre deux jumeaux
74
« L’homme fit brèche fort fort. » Méod, lorsqu’il est comme ici redoublé,
est usuellement traduit par « extrêmement », ce qui a pour effet de biffer la
singularité du redoublement – lequel n’est bien sûr aucunement séparé par une
virgule (« fort, fort ») comme dans la traduction de Chouraqui. Le redoublement
de méod (mot très fréquent en soi) n’intervient qu’à treize reprises dans tout
l’Ancien Testament (en incluant la variante biméod méod), dont trois fois dans
le seul chapitre 17 de la Genèse, concernant la promesse divine à Abraham de
multiplier sa descendance en le rendant fécond « à l’infini ».
Il faut dire que le nom d’Abraham est signe de profusion, puisqu’il se
décompose en av hamon, « père d’une multitude », selon le jeu de mots que
Dieu lui-même indique en le renommant, dans un verset (Ge. 17 :5) qui s’insère
à quelques lignes de deux passages où intervient le double méod.
Autrement dit, le changement de nom d’« Abram » en « Abraham », où la
fécondité à venir est comme inséminée à même les lettres par une double
opération de scission (le rèch d’Abram tombe par le truchement du Witz « av
hamon ») et d’addition (le hé d’Abraham est inséré), cette métamorphose
nominale s’insère elle-même entre deux redoublements de méod liés à la
75
Dieu tranche, par ses mots à la fois fumeux et enflammés, avec les fusions
maternelles, humaines et ovines.
5
Soit, en amont : « Je te multiplierai à l’infini (bi méod méod).» (verset 2), et en aval : « Je te ferai
fructifier prodigieusement (biméod méod). » (verset 6).
6
Peut-être n’est–il pas incongru de rapprocher cette alliance tranchée du « lien déliant » évoqué par
Heidegger dans Le chemin vers la parole : « La mise en chemin de la Dite vers la parole est le lien déliant qui
relie cependant qu’il approprie… En tant que Dite, le déploiement de la parole est monstration appropriante, qui
justement détourne le regard de soi-même afin de pouvoir ainsi libérer ce qui est montré dans le propre de son
apparition. » C’est moi qui souligne.
76
Commentant l’expression «les plus fortes», associée aux brebis que Jacob
garde pour lui après son tour de passe-passe génétique pratiqué sur le menu
bétail de Laban, Rachi écrit:
« LES PLUS FORTES: Comme le traduit le Targoum: “les
premières à mettre bas”. Il n’y a pas d’autre exemple de l’emploi de ce
mot dans la Bible pour prouver que c’est bien là le sens. Le
grammairien Mena’hem le rattache au sens de lien, comme dans:
A’hitophel était parmi les conjurés (II Sam. 15,31). Le lien, la
conjuration était puissante (ibid. 12). Elles s’accouplaient pour hâter
la naissance de leurs petits.»
D’un côté, donc, Jacob-Israël, l’homme de la lutte avec l’ange, fils et petit-
fils de femmes stériles (Sara et Rébecca). De l’autre, deux femmes qui ne sont
rivales qu’en apparence, alliées en réalité dans leur course à l’enfantement,
ayant besoin chacune de la vision de l’autre enceinte pour être stimulée.
Mais en même temps, Jacob est la solution de continuité, la brèche
pratiquée dans cette association sororale. Il est par excellence l’homme du
leurre : il manipule les brebis par le regard, comme il a déjà mystifié son vieux
père aveugle en se couvrant de peau de chevreau (il modifie symboliquement sa
77
génétique pour paraître aussi velu que son frère), afin d’obtenir la bénédiction
destinée à Ésaü – après lui avoir racheté son droit d’aînesse en bonne et due
forme.
Jacob, pour le dire autrement, est l’homme invisible. Il détient un art de la
vision plus parfait que la science du regard. Il a vu les cieux en rêve.
Il est comme le premier peintre de l’humanité («La peinture est un métier
d’aveugle», dit bibliquement Picasso), il domine la palette, il maîtrise les
coloris, il voit, pour ainsi dire, les yeux fermés...
***
«Lorsque Rachel vit qu’elle ne donnait pas d’enfants à Jacob, elle fut
jalouse de sa sœur. Rachel dit à Jacob: Donne-moi des fils, sinon je vais mourir!
La colère de Jacob s’enflamma contre Rachel, et il dit: Suis-je à la place
de Dieu qui t’empêche d’être féconde?
Elle dit: Voici ma servante Bilha; va vers elle; qu’elle accouche sur mes
genoux, et que par elle j’aie aussi des fils.
Et elle lui donna pour femme sa servante Bilha; Jacob alla vers elle.
Bilha devint enceinte et enfanta un fils à Jacob.
Rachel dit: Dieu m’a rendu justice, il a aussi entendu ma voix et m’a donné
un fils. C’est pourquoi elle lui donna le nom de Dan (“il a jugé”).
Bilha, servante de Rachel, devint encore enceinte et enfanta un second fils
à Jacob.
Rachel dit: J’ai lutté auprès de Dieu contre ma sœur et j’ai vaincu. Elle lui
donna le nom de Nephthali (“ma joute”).
Léa, voyant qu’elle avait cessé d’enfanter, prit sa servante Zilpa et la
donna pour femme à Jacob.
Zilpa, servante de Léa, enfanta un fils à Jacob.
Léa dit: Le bonheur est venu! Et elle lui donna le nom de Gad (“fortune”).
Zilpa, servante de Léa, enfanta un fils à Jacob.
Léa dit: Que je suis heureuse! Oui, les filles me diront heureuse. Et elle lui
donna le nom d’Aser (“entrain”).
Ruben sortit au temps de la moisson des blés et trouva des mandragores
dans les champs. Il les apporta à sa mère Léa. Alors Rachel dit à Léa: Donne
moi, je te prie, des mandragores de ton fils.
Elle lui répondit: Est-ce peu que tu aies pris mon mari, pour que tu prennes
aussi les mandragores de mon fils? Alors Rachel dit: Eh bien! il couchera avec
toi cette nuit en échange des mandragores de ton fils.
Le soir, comme Jacob revenait des champs, Léa sortit à sa rencontre et dit:
C’est vers moi que tu viendras, car, pour t’avoir j’ai donné comme prix les
mandragores de mon fils. Il coucha donc avec elle cette nuit.
Dieu exauça Léa, qui devint enceinte. Elle enfanta un cinquième fils à
Jacob.
Léa dit: Dieu m’a donné mon salaire, à moi qui ai donné ma servante à
mon mari. Et elle lui donna le nom d’Issacar (“homme de salaire”).
Léa devint encore enceinte et enfanta un sixième fils à Jacob.
Léa dit: Dieu m’a fait un beau cadeau; cette fois mon mari habitera avec
moi, car je lui ai enfanté six fils. Et elle lui donna le nom de Zabulon
(“comblé”).
Ensuite, elle accoucha d’une fille à qui elle donna le nom de Dina.
79
rayé et de tout ce qui était foncé parmi les bêtes de Laban. Il se fit ainsi des
troupeaux à part, qu’il ne réunit pas au bétail de Laban.
Toutes les fois que les bêtes vigoureuses entraient en chaleur, Jacob
plaçait les branches dans les auges, sous les yeux des bêtes, pour qu’elles
entrent en chaleur près des branches.
Quand les bêtes étaient chétives, il ne les plaçait pas; de sorte que les
chétives étaient pour Laban, et les vigoureuses pour Jacob.
Cet homme s’enrichit de plus en plus; il eut du petit bétail en abondance,
des servantes et des serviteurs, des chameaux et des ânes.»
Genèse, chapitre 30, traduction Louis Segond révisée
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LE CRIME DU CORPS1
« Écrire, est-ce un acte érotique ? »
Pour ceux qui sont pressés et voudraient s’en aller tout de suite, on peut
répondre: « oui !». Réponse qui sera la conclusion de ce que je vais tenter de
démontrer. Oui, à l’évidence, écrire est un acte érotique.
Mais qu’est-ce qu’un acte?
Qu’est-ce qu’écrire?
Et puis qu’est-ce que l’érotisme?
L’idée que l’écriture est un acte m’intéresse parce qu’on peut distinguer, je
crois, deux sortes d’érotisme: un érotisme qu’on pourrait appeler « actif », et un
érotisme « passif ».
L’érotisme passif est l’érotisme tel que la communauté le promeut, soit
l’érotisme au sens banal du terme, c’est-à-dire une image, imposée par les films,
la télévision, les vidéos, la pornographie, la publicité, les magazines.
Mais l’image imposée de quoi?
L’érotisme passif est l’image imposée d’un désir, ou du désir, délivrée
comme un mot d’ordre, pour un objet stéréotypé de ce désir: un être humain,
homme ou femme – le plus souvent une femme (songez à une publicité
contemporaine pour un parfum, un tampon hygiénique, un plat surgelé,
n’importe quoi d’autre). Or cet objet, dans l’érotisme passif, est réduit à une
pure somme d’organes. Des organes distincts sont réunis en un tout synthétique,
et ce tout s’appelle une belle femme, une femme désirable selon les critères de la
publicité, de l’érotisme ambiant, avec telle forme de seins, de hanches, des
1
Conférence faite à Nantes, le 10 décembre 1998, au sujet imposé sous la forme d’une question :
« Écrire, est-ce un acte érotique? »
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jambes particulières, des aisselles épilées, etc. On pourrait construire cet objet
comme un puzzle, une poupée frankensteinisée – il s’agit d’avoir ces seins-là,
ces hanches, ces jambes, ces lèvres, au point que certaines personnes, avides de
correspondre à cette image sociale du désir, font chirurgicalement remodeler
leur propre corps.
Cet érotisme est donc passif non seulement en tant qu’il est imposé de
l’extérieur, par la communauté, à qui est censé désirer et susciter le désir, mais
aussi parce qu’il est imposé sous la forme d’images : il s’agit toujours en effet
d’un érotisme visuel.
Le dessein est de réduire, subliminalement si j’ose dire, un corps à la
somme de ses organes. Les éléments dont cet érotisme se compose, censés
augmenter son intensité, servent toujours à souligner l’idée qu’un corps est
décomposable en la somme de ses organes. Il suffit de songer à l’instrument
vedette de l’érotisme ambiant: le porte-jarretelles. Peut-être y a-t-il des hommes
qui éjaculent à la seule vue d’un porte-jarretelles ? En tout cas, il semble assez
patent que le porte-jarretelles métamorphose visuellement une partie du corps
en une sorte de prothèse.
Le corps érotisé que la société nous vend est ainsi un assemblage de
prothèses. Quiconque a au moins une fois dans sa vie un tant soit peu désiré un
autre être, sait que le désir est autrement plus complexe et riche.
sécrète – car le corps est très présent dans l’écriture – une parole inouïe, une
parole qui n’a pas été entendue auparavant. Cette parole inouïe est émise à partir
d’un corps singulier, un corps qui n’est pas interchangeable avec un autre corps.
L’écriture de Proust n’est pas davantage l’écriture de Shakespeare que le corps
de Proust n’est celui de Shakespeare. L’érotisme par conséquent que dégage
l’écriture de Proust – y compris au sens banal où l’on éprouve une certaine
volupté à lire Proust – ne sera pas le même, dans sa substance, que l’érotisme
éprouvé à la lecture de Nabokov, Shakespeare ou Baudelaire.
Voilà la première différence entre un acte d’érotisme dans l’écriture et la
passivité érotique de la communauté.
En outre l’érotisme passif, purement visuel, que promeut et diffuse la
communauté, a pour unique fonction de la servir. C’est un érotisme social. Alors
que l’érotisme de l’écriture est l’érotisme au sens de l’éros grec, c’est-à-dire une
chose, ou un être – en réalité un dieu, puisque dans la Grèce antique Éros est un
dieu –, qui échappe à l’organisation de la société, et qui s’y oppose.
En d’autres mots, l’érotisme passif est liant, l’érotisme actif est déliant.
polis au sens grec résulte d’une organisation sociale, donc d’une volonté
subjective de justice. Or, puisqu’il y a tension entre l’éros et la justice, on peut
dire de cet éros-là, défini comme antisocial par Leo Strauss, qu’il est
objectivement criminel.
C’est de cet érotisme criminel qu’est proche l’écriture. L’écriture est
substantiellement criminelle et antisociale.
Éros, dit Strauss, obéit à ses propres lois – ce qui est également vrai de
l’écriture – et non aux lois de la cité, fussent-elles bonnes. La question n’est pas
de faire une hiérarchie entre l’éros et la cité. Il ne s’agit pas de dire qu’il vaut
mieux être dans l’éros, dans le désir, que dans le social. La société pourrait aussi
bien être une société parfaite, utopique, ça ne changerait rien à la tension entre
l’éros et la société.
Simplement, selon Strauss, « ce n’est que par la dépréciation de l’éros que
la cité accomplit ce qui lui est propre ». Il ne peut y avoir de rassemblement
d’êtres humains qu’en rejetant ce que l’éros a de singulièrement anarchique, ce
qui se passe entre des corps ayant chacun leur histoire, leur imaginaire, leurs
propres désirs, lorsqu’ils se rencontrent.
Il y a quelque chose d’intensément subversif dans cet érotisme réel, vécu et
non pas visuel, ni virtuel, ni idéologique, ni publicitaire tel que la communauté
le propose, le vend ou l’impose.
La fracture se situe là: la cité n’aime pas l’éros, elle n’a pas de place pour
l’éros. Il existe une place pour la guerre, pour les jeux, pour le mariage..., pas
pour l’éros.
Cette divergence entre l’éros, l’écriture – nous verrons leur rapport intime
plus loin – et la cité, commence dans le meilleur des cas avec la simple solitude,
l’exil de l’écrivain tel que le recommandait Platon afin que la cité puisse
fonctionner convenablement. On aime tellement le poète qu’après l’avoir
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couronné de lauriers on l’accompagne, avec des flûtes, une petite sarabande, une
démonstration d’amour, jusqu’aux portes de la cité... Bref, on l’expulse.
Quand on y réfléchit, c’est une manière très moderne de reconnaître un
écrivain: l’applaudir est un subterfuge pour ne pas avoir à le lire, ne pas
l’écouter, ne pas le comprendre. En somme les choses n’ont pas tellement
changé depuis Platon.
Le malentendu entre l’éros et la cité, donc entre l’écriture et la
communauté, va de cette neutralité malveillante jusqu’à la haine la plus pure,
lorsque l’écrivain est persécuté et écrasé par la communauté, à l’instar des
périodes les plus sombres de l’histoire. Toujours, en réalité, en raison de
l’érotisme propre à l’écriture.
C’est ainsi. L’érotisme immanent de l’acte d’écrire est mal vu, il se
distingue de cet érotisme bien vu et bien en vue, qui est celui de la communauté.
Strauss l’explique très bien: si l’éros dérange la cité, c’est parce qu’il
introduit de la distorsion dans la perpétuation de l’espèce humaine, dans ce qui
fait que les choses se poursuivent d’une manière sempiternelle, ainsi que la
communauté l’entend.
L’érotisme le plus moderne, le plus contemporain aujourd’hui, sera donc
un érotisme froid, un érotisme qui va droit au but dans cette idéologie de la
perpétuation imposée de l’espèce humaine par elle-même. Érotisme passif,
puisque les êtres qui en sont issus ne sont pas dynamiquement nés du désir. Il
s’agit de l’érotisme du laborantin qui, sous un microscope, coagule un ovule et
un spermatozoïde pour engendrer un être humain à l’aide de quelques pipettes –
phénomène reproduit quotidiennement et par centaines de cas dans les
laboratoires de procréation artificiellement assistée.
C’est l’acte le plus érotique aujourd’hui dont la société est capable: faire se
rencontrer un ovule et un spermatozoïde dans une éprouvette. Cette rencontre
n’a rien de fortuit, et Lautréamont lui-même n’aurait su la prévoir.
Depuis qu’il y a des hommes et du langage, depuis que l’homme est autre
chose qu’un homme de Cro-Magnon – et encore, l’homme de Cro-Magnon
avait peut-être des secrets d’érotisme qu’on ignore –, un phénomène tout à fait
inédit est arrivé: les gens naissent pour une autre raison que le simple et obscur
désir du papa pour la maman ou de la maman pour le papa. Cela laisse pensif sur
la place démesurée de l’érotisme dans la société contemporaine.
L’érotisme du laborantin est donc un érotisme froid, rigide, frigide, voyeur.
Il se situe dans la vision totale de ce qu’il est en train d’accomplir: il regarde
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depuis son microscope l’être humain qu’il est en train de créer, ou plus
précisément d’induire. Et il participe à la gestion du stock de l’espèce humaine,
puisqu’il s’agit d’augmenter par cette manipulation scientifique le nombre
d’êtres humains déjà en place dans la communauté.
au sens propre.
Vous n’êtes pas sans savoir que « dévoilement » et « vérité », c’est le
même mot en grec. Ces Grecs qui ont inventé l’idée du dieu Éros appelaient la
vérité aléthéïa, le « non-voilement », le « dévoilement ». La vérité consiste à
déchirer le rideau qui voile la réalité.
Aussi, si l’on suit Freud, il existe un érotisme qui voile, même si cet
érotisme consiste à montrer des corps nus – et par le fait même qu’il les montre,
il les voile –, et un autre érotisme qui dévoile, qui déchire le voile du mensonge.
Cet érotisme actif qui déchire le voile du mensonge est une manière de
trahison – on retrouve le crime de tout à l’heure –, puisque la société tout
entière s’organise autour de ce mensonge, ce « crime commis en commun » dit
Freud. Si la société hait la criminalité de l’écrivain, ce n’est pas en tant qu’elle
est criminelle (ça, c’est le prétexte), mais en tant qu’elle ne se fond pas dans sa
propre banalité barbare.
C’est ce que dit Georges Bataille, qui a pensé des choses merveilleuses et
profondes sur l’érotisme, en particulier dans un livre intitulé L’Érotisme: « La
vérité de l’érotisme est trahison .»
C’est une phrase qui m’a intéressé au point de la mettre en exergue du Sexe
de Proust, où j’ai décrit ce que Proust révèle à la fois de la sexualité, de
l’homosexualité, du lesbianisme, des rapports entre la façon dont s’organise la
société, le mensonge social, et l’érotisme vrai, par le biais du désir, de la
jalousie, de la trahison bien sûr, etc.
Je crois d’ailleurs que c’est chez Proust qu’on peut le mieux trouver cette
définition même de l’écriture comme un acte érotique. Pour prendre un exemple
anecdotique, on posa à Proust, vers la fin de sa vie, la question: Qu’est-ce que
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Un des slogans écrits sur les murs en mai 1968 était, vous le savez: « Jouir
sans entraves ». Autant dire une jouissance orgiaque. Je crois que c’est ce que
voulait dire Bataille dans l’idée d’une femme qui se déshabille. Une femme
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fait le désespoir des gens qui travaillent, ils en sont à grappiller des heures de
salaire en plus ou en moins) est telle que même lorsqu’ils ne travaillent pas, ils
ont encore l’impression de travailler, tant ils sont pris dans une machinerie
asservissante de labeur.
Je dis donc que « travaillez partout » ou « travaillez tout le temps » revient
au même puisque le temps lui-même est devenu désormais une annexe de
l’espace.
objet comme tous les objets aujourd’hui, servant uniquement au troc, dont la
substance même consiste à faire fructifier l’argent, lui-même largement
virtualisé, devenu un ensemble d’impulsions électroniques au cœur de
gigantesques réseaux financiers.
Le temps est donc non seulement devenu une pure annexe de l’espace, mais
en un sens il a été aboli par l’omniprésence et l’omnipotence de l’étendue.
dans la débauche
L’écriture ne parle pas parce qu’elle est en acte justement. L’écriture est
une pensée en acte; elle est dans l’acte même de penser. On imagine que la
pensée n’est pas un acte: au contraire, la pensée, dans l’écriture, est un acte qui
n’est pas assigné par le langage. Elle se déploie dans une parole qui troue le
langage, qui déchire, dévoile le langage, mais elle ne s’insère pas dans le tissu
du langage.
Bataille ajoute: « La vérité ment dès qu’elle affirme ». « Elle se dérobe »,
continue Bataille, « et c’est faute de savoir se dérober avec elle que le langage
déguise la vie humaine, et fait de la vie humaine ces choses que sont un juge, un
poète ou un militant.»
À nouveau Bataille est très proche de Freud. La vérité, si elle n’est pas dans
le silence, si elle est enrobée dans un langage qui ne sait pas se dérober, doit se
déguiser en ces « choses » – Freud parlait de « survêtement », c’est la même
chose –, ces « choses sexuelles » que sont un juge, un poète ou un militant.
Le langage, tel que tout un chacun l’utilise ou est utilisé par lui, déguise la
vie humaine. C’est un vêtement fait de mensonges exactement comme
l’érotisme social, qui est un pur simulacre.
Le meilleur moyen de s’en apercevoir est encore de regarder un film porno.
fausse: les gémissements ne sont jamais en phase avec les mouvements des
lèvres. D’un point de vue cinématographique, c’est un travail extraordinairement
bâclé, et en ce sens le film porno en dit long sur le mensonge. C’est comme si le
film porno était là pour dire: Voyez à quel point moi, juge, militant, poète
déguisé en chose sexuelle, je mens.
La pornographie nous intéresse parce que c’est, je crois, ce qu’on peut
trouver de plus cru dans l’érotisme passif contemporain.
Autre caractéristique d’un film porno: on ne jouit pas vraiment, on donne à
voir la jouissance. Le plus petit commun dénominateur des films pornos jamais
produits sur cette planète est d’exposer l’éjaculation devant la caméra: lorsque
l’homme va jouir, il se retire de la femme avec laquelle il copulait et il éjacule
sur elle, ou contre elle, ou par terre, ou en l’air... Telle est la part non négociable
du film porno, le tabou incontestable. L’homme doit exposer son éjaculation, sa
jouissance, et surtout la substance de cette jouissance. Substance devenue
désormais – je parle du sperme – comme vous le savez, hautement
monnayable, puisqu’on l’entrepose dans des banques. Il faut penser tout cela
ensemble, il faut faire comme le jongleur. Auparavant l’homme se contentait de
grogner, gémir, crier, parler, comme tous les êtres humains depuis Cro-Magnon,
qu’il fasse clair ou pas. L’homme jouissait dans le noir, dans l’obscurité, dans le
mystère. Il n’avait pas pris l’habitude de dire: Regardez comme mon orgasme
est photogénique!
En donnant à voir son sperme, l’acteur exhibe un produit qui est désormais
intégré dans le monde du travail, dans le monde de l’argent. Aujourd’hui, le
sperme est capitalisable, il se met en banque, possède un certain prix, peut-être
aura-t-il même un jour un cours à la Bourse. Ainsi, cette jouissance stéréotypée
des films pornos, ritualisée à l’excès, laquelle d’un point de vue humain et d’un
point de vue extatique est d’une pauvreté consternante – ce sont toujours à peu
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près les mêmes choses répétitives qui ont lieu –, est enclose à la fois dans le
monde de l’espace, de la vision, de la passivité, et du travail.
C’est tout bonnement une jouissance sous entraves.
démontrer.
Cette idolâtrie du rapport amoureux vise à diffuser une conception
dogmatique de ce rapport, censé pourtant être la chose la plus naturelle et la plus
simple du monde. Lorsque j’étais adolescent, un ministre décida qu’on
dispenserait aux lycéens des cours d’éducation sexuelle ! J’avais probablement
le sentiment que je n’y apprendrais rien de bon, que cet érotisme-là, cette
sexualité sociale et scolaire était foncièrement, substantiellement mensongère,
puisque j’ai toujours délibérément séché ces cours!
Il existe une culture dans laquelle on a médité ces rapports complexes entre
l’érotisme, la vérité et l’écriture. C’est celle de la Bible et de la pensée juive.
Pour prendre un exemple fameux, dans la Bible, lorsqu’on veut exprimer
qu’Adam fait l’amour avec Ève, par une apparente pudeur on écrit l’expression:
« Adam connut Ève, sa femme ». Ce n’est pas par pudibonderie qu’on a mis
« connaître » au lieu de « copuler ». S’il y a un bien roman – car la Bible est un
vrai roman – loin de toute pudibonderie, c’est celui-là!
Qu’est-ce qu’on a voulu dire? Précisément qu’il existe un rapport de
connaissance, donc de dévoilement, de vérité, dans le sexe, dans l’érotisme, dans
le rapprochement entre deux êtres qui vont en effet faire l’amour – et du coup
procréer, mais c’est annexe, si j’ose dire. Ils vont d’abord faire l’amour pour
connaître.
Pour connaître quoi? Dans la mystique juive, nommée la Cabale (cette
Cabale qui a été si loin dans le déchirement du voile du mensonge qu’on lui en a
voulu à mort, et qu’on l’a péjorativement transformée, en français, en un
complot, lorsqu’il s’agit simplement en hébreu d’une « réception », kabbalah,
l‘accueil d’un savoir transcendant)... dans la mystique juive, donc, on désigne le
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Voilà pour le rapport entre érotisme et vérité dans la mystique juive. Quant
à celui entre érotisme et écriture, on le trouve dans le tout premier texte de la
cabale, Le Livre de la Création, où il est raconté comment Dieu créa le monde.
Dieu prit les lettres de l’alphabet hébraïque – qu’on appelle les « lettres
carrées » parce qu’elles sont de forme carrée (à la différence des lettres de
l’alphabet arabe, par exemple, qui sont fluides, ce sont des arabesques) –, et il
combina ces lettres, ces cubes plats, comme des briques, en les pesant sur une
balance, afin de bâtir l’univers avec elles. Rabbi Isaac l’Aveugle, le premier
cabaliste de l’histoire, aux XIIème-XIIIème siècles, a écrit dans son
commentaire du Livre de la Création: « Les lettres sont combinées, c’est-à-dire
qu’elles sont accouplées de nombreuses fois. Le langage varie pour dire que
Dieu les “pèse” et les “combine” , parce que ces deux mots signifient tous les
102
***
Questions/Réponses2
A: Vous écrivez dans Mes Moires: « Mon épuisement en arrivant aux
2
Afin de faciliter la lecture du débat, les différents intervenants ont été désignés par des lettres de
l’alphabet, à l’exception de Philippe Forest.
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Stéphane Zagdanski
C’est volontairement que je n’ai pas parlé de la mort. Lorsque j’ai pensé au
mot « crime », dans Mes Moires, c’est au sens où je l’ai utilisé tout à l’heure, au
sens d’une écriture criminelle qui échappe aux lois de la société. La mort n’est
pas criminelle, c’est le meurtre qui est criminel. La mort en soi est assez banale,
ritualisée, socialisée et désormais de plus en plus virtualisée. Elle ne me semble
pas être du côté du crime mais de la bien-pensance.
Lorsque j’ai achevé Le sexe de Proust, j’étais d’une part concrètement
épuisé, et j’avais l’impression d’avoir fomenté un crime en développant les
pensées qui chez Proust ne concernent pas la mort mais ce crime au cœur de la
communauté qu’est le lesbianisme.
Il y a crime, et en même temps l’écriture consiste à dévoiler ce crime qui se
dissimule. C’est en se dissimulant, en un sens, en s’infusant dans la
communauté, que le crime, « commis en commun », se socialise. Prenez
l’exemple, dans la Recherche, de l’épisode du talus de Montjouvain, lorsque
Mademoiselle Vinteuil et son amie se préparent à faire l’amour derrière une
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fenêtre – petit rituel de perversion. Le narrateur est là, en train de prendre des
leçons, non pas d’éducation sexuelle, mais d’écriture. Dissimulé derrière un
talus, il regarde cette scène effarante, et il apprend beaucoup de choses. Il y a de
nombreux moments où l’on revient à la même posture de découverte dissimulée,
c’est-à-dire où Marcel, le narrateur, est caché, derrière un vasistas par exemple.
Il y a un épisode assez comique, au début de Sodome et Gomorrhe, lorsqu’il il
entend Charlus et Jupien en train de se sodomiser. Cela faisait le bruit de
quelqu’un qu’on égorge, dit Proust, comme s’ils étaient en train de commettre
un véritable crime. Il ne peut qu’entendre la scène, il n’arrive pas à monter assez
haut pour la voir. Ailleurs, il voit Charlus se faire torturer dans un bordel sado-
maso. Le narrateur est donc toujours dans la posture de celui qui surprend le
crime en train de se commettre, et qui comprend que ce qui est criminel, ce n’est
pas ce qu’il est en train de voir, mais sa propre posture: le fait de percer le sens
singulier du crime.
Pour moi, la littérature est un crime précisément parce qu’elle échappe à la
mort. C’est pour cela que l’idée de la résurrection est très présente dans la
Recherche.
C’est sans doute la raison pour laquelle j’utilise des fragments de Bataille
qui ne sont pas reliés à la mort. Comme l’idée qu’il faut écrire comme une
femme (mais pourquoi comme une femme? pourquoi pas comme un homme?)
laisse tomber sa robe de mensonges (qu’est-ce que la robe de mensonges d’une
femme?) – sa robe de Fortuny pour employer une image de Proust. Cette phrase
m’a davantage intéressé, parce que le rapport à la mort chez Bataille est un
concept lié à la libération hors de la singularité, de l’individualité, dans une
fluidité sans entraves où toutes les limites sont abolies parce que le corps se
disloque, et qu’on entre dans la mort comme dans un océan illimité.
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B: Est-ce que toute écriture est érotique? Je pense par exemple aux
écritures asiatiques, à l’hébreu, à la langue arabe, qui n’utilisent pas les
caractères latins. Est-ce qu’il y a une relation à des érotismes divers
culturellement exprimés?
entre écrire à la main et écrire avec une machine à écrire ou même un ordinateur.
On a une lettre de Baudelaire à Flaubert, lorsqu’il est passé de la plume d’oie à
la plume en fer. Il trouvait ça abominable: « C’est comme marcher avec des
sabots sur des pierres branlantes ». On a la trace d’une lettre de Kafka à propos
de la machine à écrire. Il trouvait cela étrange, il cherchait « le vivant derrière la
feuille froide ».
De la même manière, on trouve des écrivains contemporains qui détestent
l’ordinateur. Je crois que la substance de l’écriture n’est pas dans l’instrument
qu’on utilise pour écrire, tant que le corps y a sa part. Est-ce que la viole de
gambe est plus essentiellement musicale que le saxophone, invention récente?
Non. Pour moi, ce n’est pas plus érotique d’écrire d’une manière ou d’une autre,
ce qui fait l’érotisme de l’écriture, c’est le sens, le fond.
S. Z. C’est une différence qu’on peut faire. Je ne la fais pas. Je crois que
s’il y a quelque chose d’érotique dans la métaphore, cela vient de ce qu’elle
produit une rupture avec le langage courant, simplement parce que c’est une
image – au sens rhétorique –, une image littéraire: au lieu d’aller droit au but
108
de ces questions parce qu’ils devaient jouir dans des entraves, ils étaient obligés,
pour reprendre une image de Nietzsche, de « danser avec des chaînes ».
Nietzsche pensait que le plus grand danseur doit pouvoir danser avec des
chaînes. Le plus grand poète doit pouvoir écrire avec des règles de rhétorique
précises. Le plus grand écrivain est celui qui arrive à écrire malgré ces règles
rhétoriques. Il faut donc les connaître, les utiliser, mais il faut aussi savoir les
transgresser, les dépasser.
S. Z. Exactement.
3
Cf. Pour qui sonne la grâce, p. 299.
110
D. Vous dites que l’érotisme est dans le sens, n’est-il pas d’abord dans
l’acte de la pensée?
S. Z. Je suis tout à fait d’accord avec vous. C’est d’ailleurs parce que c’est
compliqué que c’est aussi passionnant.
Je n’ai pas voulu dire qu’isoler un trait du corps, métonymiquement en
effet, ou une partie du corps, était un érotisme faux. J’ai dit que cet érotisme
qu’on nous vend comme étant l’érotisme vrai, consiste à réunir, à présenter un
corps comme s’il était la somme synthétique de ses organes. À l’inverse, en
effet, reconnaître l’érotisme dans un seul trait du corps signifie qu’un seul trait
peut parler pour le tout – ce qui est la forme de la métonymie.
112
D’autre part les blasons dont vous parliez, ce sont des textes, nous ne
sommes plus dans l’image, dans la représentation imagée. Il est assez rare que
les peintres, le Titien, Picasso, Modigliani, représentent une jambe de femme et
rien autour, comme dans la publicité; les femmes des peintres sont toujours des
femmes entièrement nues.
Aimer, être attiré par un trait d’une femme, montre que l’image de la
beauté telle qu’on nous la vend est fausse, parce qu’une femme peut avoir un
mollet qui la rend merveilleuse, et le reste de son corps ne pas correspondre à
l’idée qu’on se fait de ce qu’est une femme merveilleusement belle. Donc, de ce
point de vue, vous et moi, madame, partageons le même érotisme.
F. Dans le rapport à la mort, vous avez cité Céline et son histoire de « Père-
Sperme » par rapport aux « jean-foutre » et j’aimerais bien essayer de
comprendre ce qui va différencier le « Père-Sperme » – je trouve cette
expression très phallique – des « jean-foutre ».
Ici même Philippe Forest a parlé de l’importance du rapport à la mort
comme point de réel dans le rapport à l’écriture. Proust est une énigme pour moi
parce que je ne connais pas bien son rapport à la mort. Qu’est-ce qui va faire la
différence entre un acte d’écrire qui serait érotique au sens ou vous l’entendez et
un acte d’écrire qui serait pseudo-je-sais-pas-quoi, de la petite littérature...
F. Est-ce que ce qui va faire la différence entre les deux actes d’écrire, ce
ne sera pas le moment où l’érotisme va croiser le rapport à la mort comme il est
dans l’acte d’amour?
113
F. Non je parle de ses textes eux-mêmes. Je pense que quand on lit cet
écrivain, on est changé. C’est une écriture qui change le lecteur, ce qui est le
propre de l’écriture, je crois...
F. Oui, elle serait dans la monstration, dans ce que vous appelez « montrer
l’acte d’écrire », le fait de se mirer.
S. Z. Montrer l’acte d’écrire c’est autre chose, j’ai parlé d’exposer l’acte
érotique...
F. Oui, mais je parle aussi de montrer l’acte d’écrire, c’est-à-dire que dans
l’écriture même il y a une phallicisation.
S. Z. C’est très intéressant, ce que vous dites, car les deux écrivains
115
auxquels j’ai consacré des livres, Proust et Céline, sont précisément sur ce point
en discordance avec ce que vous m’apprenez de Salman Rushdie, dont je ne
connais pas les textes. Ils montrent l’acte d’écrire. Ce n’est pas absolument
nouveau d’ailleurs, Cervantès déjà « montre » l’acte d’écrire, et les peintres, par
exemple, de Velasquez à Picasso, ne se sont jamais interdit de montrer l’acte de
peindre.
Vous savez qu’on peut toujours douter de qui est son père, jamais de qui est sa
mère. Il y a une évidence de la part féminine dans la création – je parle de la
« création » d’un être humain, mais l’écriture est en concurrence avec la
procréation. Un écrivain doit rivaliser avec cela, qu’il soit un homme ou une
femme.
Pour reprendre vos termes, je pense qu’être phalloïde, ou phallocrate, ou
phalliciser son écriture, serait nier des questions que pose la création.
celle qui m’intéresse. Il s’agit de découvrir au plus fort de la fusion que les
choses et les êtres sont « infusionnables ». On n’est pas dans une éprouvette, on
n’est pas réductible à un spermatozoïde et à un ovule, manipulés par un deus ex
machina qui va vous faire fusionner, que vous le vouliez ou non, sans demander
leur avis à l’ovule ni au spermatozoïde... Tandis que la maxime de la procréation
naturelle c’est davantage « Chacun pour soi, le hasard pour tous »...
J’exprime sur un mode humoristique des choses qui sont de l’ordre du
mystère, du hasard. Le véritable dessein des gens qui fabriquent de l’être humain
en laboratoire est d’abolir le hasard. La littérature et la pensée sont du côté du
hasard, c’est-à-dire de la rencontre hasardeuse entre des êtres qui ne sont
apparemment pas faits pour se réunir, et pourtant que tout attire l’un vers l’autre.
G. Cela m’amène à une autre réflexion que j’ai eue lors de votre
conférence. Vous parliez d’érection et d’objet du désir par la société du
spectacle, mais n’est-ce pas exactement le lieu de parole même de l’écrivain
119
spectacle en ennemi. »
Nous sommes en ce moment même, d’une certaine manière, dans le
mensonge, puisque nous ne sommes, ni les uns ni les autres, en train d’écrire.
Quand je dis que nous mentons, cela signifie que nous sommes sur le mode de la
communication. Le spectacle n’est que cela, un langage totalement investi dans
la communication, sans plus d’intériorité. Il entend en finir avec l’intériorité. Or
l’écriture n’est pas dans la communication : elle est justement ce qui vient briser
la communication, ce qui vient subvertir la communication, ce qui vient déchirer
la falsification qui règne au cœur de toute communication.
S. Z. Pour la personne qui écrit. J’ai longtemps écrit avant d’être édité.
Cela a été très difficile de faire publier mes premiers textes. J’essayais d’obtenir,
en écrivant dans la solitude de ma pensée et de mes sensations, une intensité qui,
en effet, était destinée à être un jour connue à l’extérieur, ne serait-ce que parce
que, pour exister socialement, il vaut mieux être publié. Ce n’est pas obligatoire
mais ça facilite grandement votre vie d’écrivain par la suite. Ça ne change rien à
l’écriture en soi. J’ai aussi compris à cette époque de grande solitude qu’il
suffisait de persévérer dans la confiance en mon écriture, puisque l’intériorité de
ma propre pensée était réelle. Je savais que la publication finirait par venir.
Pourquoi? Parce que la société a horreur qu’on lui résiste, et que le propre de la
société est de récupérer ce qui lui résiste. Si vous montrez à la société que ce
121
que vous écrivez lui résiste, elle va essayer de vous récupérer. Or le seul moyen
pour la société contemporaine de récupérer un écrivain, c’est de le publier, d’en
parler.
L’écrivain, lui, avant de se préoccuper de la publication, ne doit songer
qu’au sens de ce qu’il écrit.
S. Z. Écrire, madame.
G. Quelle différence y aurait-il entre des poètes qui refusent d’aller dans
ce courant de la société du spectacle, et ces écrivains qui eux ne s’y refuseraient
pas?
S. Z. Aucune. La différence ne se situe pas là, elle se situe entre les bons
textes et les mauvais textes. Il y a de bons écrivains qui jouent le jeu de la
société et d’autres bons écrivains qui ne le jouent pas; il y a de bons écrivains
qui acceptent la société et d’autres qui ne l’acceptent pas.
Vous voulez absolument être publiée? Faites comme Baudelaire. Pour moi
c’est le meilleur exemple d’un bon écrivain dans un siècle absurde: trouvez un
complice qui peut vous publier, dénichez votre Poulet-Malassis...
Si on veut écrire, il faut écrire. La question de la publication vient ensuite,
elle est importante, cruciale même, mais elle ne doit intervenir qu’après coup.
123
inventé !
Or, comme vous pouvez l’imaginer, tout, en effet, est « inventé », c’est-à-
dire que tout est vrai... mais inventé par l’écriture. Ce qui signifie par ailleurs
qu’une vie sexuelle en soi est banale. N’importe qui a une vie sexuelle banale, il
s’agit d’inventer, pas d’inventorier, de faire une caricature de casanovisme. Et si
Casanova est un bon écrivain, c’est précisément parce qu’il n’est pas dans la
caricature du casanovisme. N’importe quelle sexualité est banale, personne n’a
inventé la sexualité. Depuis qu’il y a des hommes sur terre, tout le monde a une
sexualité. Mais écrire sa sexualité, c’est-à-dire la traverser, montrer en quoi elle
est dans un temps vivant, c’est quelque chose d’un peu plus compliqué. C’est un
défi que je lance à n’importe quel écrivain.
Un critique littéraire, qui avait lu dans un de mes livres, Mes Moires, des
expériences de masturbation adolescente, se mit à en lire publiquement,
rageusement, quelques pages: « Voilà ce que ce monsieur écrit », dit le critique,
« je me masturbe partout », « je mange mon sperme, tel Cronos dévorant ses
enfants », « je me masturbe devant une glace », etc.
Il lisait un résumé de mes expérimentations adolescentes, qui sont
« fausses », évidemment, toutes « inventées », comme vous pouvez l’imaginer.
Puis il s’exclame, littéralement fou de rage: « Le livre de ce monsieur est
imbuvable, sperme compris! »
Les autres participants de cette célèbre émission radio étaient tout de même
un peu consternés de le voir s’exciter sur cette question, et d’émettre l’idée de
boire ou de ne pas boire mon sperme. Après tout, on ne lui a rien demandé
(Rires).
Ce qui est intéressant, et c’est là qu’intervient la coulisse du propre corps
de cet homme – pour vous montrer qu’il s’agit toujours de choses concrètes, et
pas seulement de ridiculiser un abruti –, c’est que cet homme-là, m’a-t-on
127
raconté, a découvert à quarante ans qu’il était juif, et désiré se faire circoncire.
À quarante ans! Or le livre dans lequel il a décrit cette expérience, s’appelle,
comme par hasard, Trou de mémoire. Qu’est-ce qui a titillé cet homme, au point
de s’exciter en public en lisant la simple description de masturbations
adolescentes, alors que lui-même se concevait comme un trou – et un trou de
mémoire –, et que mon livre, Mes Moires, est paru sous le titre Mémoire? Si on
parvient à analyser tout cela (je vous laisse ce soin), on comprend mieux ce qui
se passe entre quelqu’un qui se situe dans un érotisme actif et quelqu’un qui se
trouve dans un érotisme passif. À mon sens, cet homme est dans un érotisme
passif, c’est donc un mauvais écrivain. Inutile d’ouvrir son livre pour le
confirmer. Ma méthode est sans doute péremptoire, mais c’est la mienne. Et elle
marche.
J. Je voulais parler d’une femme écrivain, Annie Leclerc, qui parle bien de
la jouissance justement. Un texte dans lequel notamment elle raconte que
lorsqu’elle était enfant, elle se trouvait dans un pré près de la maison de ses
parents et tenait dans ses mains un bol de petit déjeuner. Elle sentait les bords du
bol et elle écrit: « j’avais la crampe du bonheur et un jour je savais que je dirais
ça ».
Cela me faisait penser à ce que vous disiez sur le corps et sur l’expression
de ce corps et sur le rôle de l’écrivain qui est d’exprimer ce que le corps ressent.
Et elle parle énormément de la jouissance.
S. Z. C’est peut-être bien pour montrer que ce n’est pas simplement une
question de sexe. Cette jouissance-là est liée au corps, mais elle n’est pas
uniquement sexuelle.
128
J. Absolument. Elle voulait dire une parole de femme, sur ce que vivent
les femmes: elle parle des règles...
S. Z. Bravo!
J. De l’accouchement...
S. Z. Bravo!
S. Z. Bravo! C’est ce qui manque en effet, que les femmes parlent de leur
corps dans l’écriture et avec leur propre écriture.
son Journal –, on comprend que la moindre de ses nouvelles est en rapport avec
la manière dont il se sentait à la fois ennemi et complice de son propre corps.
La différence entre le bon écrivain et le mauvais écrivain ne consiste pas à
parler de son corps, de ses expériences sexuelles, ou pas. Mais il me semble
qu’il est crucial de le faire aujourd’hui. Parce que l’image qui nous est imposée
de la sexualité est à la fois absolument crue, flagrante, exposée à tous les regards
– il n’existe apparemment plus sur ces questions les mêmes tabous qu’il y a 50
ans –, et parce qu’en même temps on est en train de sombrer dans le déni précis
de la possibilité de jouissance. Cela devient donc un véritable défi de savoir
parler, ni de manière vulgaire, ni de manière pornographique, mais d’une
manière littéraire – à chacun de trouver sa propre signification de ce
« littéraire »-là – de sa sexualité en acte. Mais ce n’est pas obligatoire.
Un écrivain ne peut pas faire l’impasse sur ces questions. Un écrivain qui a
envie de dire tout ce qu’il peut y avoir de vrai dans le rapport entre un corps et
d’autres corps, ne peut pas faire l’impasse là-dessus. Mais on peut en parler
différemment, comme Kafka. Dans Le Château, je crois me rappeler qu’il y a
une scène sexuelle assez intense sous un comptoir, entre l’arpenteur, K., et
Frieda. C’est un roman intéressant car il n’a pas de vraie fin: K. va voir
l’hôtelière, elle ouvre un placard, et elle lui montre toutes ses robes. Chez
Proust, les robes aussi sont très importantes, la robe de Fortuny comme
mensonge, comme spectacle, la robe qu’on met pour voiler autre chose.
Il y a encore un autre passage du Château qui m’a fait réfléchir, où
l’hôtelière demande à l’arpenteur de lui dire en quoi consiste son métier
d’arpenteur. C’est une question essentielle, et qui n’est pas sans rapport avec
celle du temps – pour rester dans notre sujet. Cet arpenteur est coincé dans un
décalage du temps depuis le début du roman, puisque le livre s’ouvre sur cette
phrase: « Il était tard quand K. arriva. » Il est déjà en retard quand le livre
130
4
Cf. Signes du Temps, p. 419.
131
SOLLERS EN SPIRALE1
…נצר לשונך מרע ושפתיך מדבר מרמה סור מרע ועשה טוב
1
Texte inédit, écrit au début de l’année 1998 dans le cadre d’un projet d’essai consacré à Guy Debord,
Philip Roth et Philippe Sollers.
132
Posséder des parents dédoublés n’est pas simple. Il faut s’imaginer naître et
grandir avec un réflecteur pointé sur soi, une permanente projection
transparente, une mise en lumière de la transparence même.
De Hamlet à Opération Shylock la littérature a beaucoup tourné autour du
thème, classique, de la doublure, généralement traité sous la forme gothicoïde du
Doppelgänger: Homme de sable de Hoffmann, Double de Dostoïevski, Horla de
Maupassant, Mister Hyde de Stevenson, Sebastian Knight de Nabokov, etc.
Sollers, davantage porté à la profonde gravité du rire qu’à l’absurdité
pathétique de la terreur, l’évoque à son tour avant de l’évacuer au début de La
Fête à Venise, métamorphosant le vertige naissant du speculum en cascade de la
spéculation2.
La terreur surgit néanmoins dans Drame, écrit entre 27 et 28 ans, lorsque le
vivant titille son jumeau cadavérique avant d’être imprévisiblement happé dans
l’effroi.
Précisément parce que la doublure fut une donnée biographique spontanée
pour Sollers, tout le sujet de Drame a consisté à traiter la question d’une manière
inédite: à partir d’une remise en cause de la plénitude naturelle et suffocante du
verbe3. Comment toucher – aux deux sens du mot: rejoindre, émouvoir – au
cœur, quand on est depuis toujours inscrit dans la marge? Comment réduire la
distance entre l’épiderme et l’entraille du langage? Comment triompher du
miroir du monde par la seule force inouïe des mots?
«En définitive, la situation se résume ainsi: ou bien le
“monde” se donne comme ayant plus de mots que moi, ou bien
c’est moi qui en ai davantage. Dans le premier cas, je suis vécu.
Dans le second, je vis.»
2
«Le même dissimulant qu’il est habité par l’autre, mais lequel, depuis quand, à partir de quoi, dans quel
but?»
3
«Nous sommes doublés par une même donnée ironique et muette, implacablement répétée.» Drame
133
Il s’est donc agi très tôt pour Sollers de ne pas se laisser doubler. À tous les
sens: ni dépasser, ni remplacer, ni manipuler, pour échapper à ce reflet
intangible du monde qu’est le langage. «J’ai réussi là où le schizophrène
échoue», dit-il quelque part. Peu d’écrivains en effet auront multiplié comme lui
les recherches formelles: chinois, psychanalyse, linguistique, métamorphoses de
la ponctuation, récitations, philosophie...
Il y a depuis toujours chez Sollers la volonté de trouver un «souffle» qui,
pour reprendre une expression de Rimbaud, «ouvre des brèches opéradiques
dans les cloisons» du langage.
Dès le premier numéro de Tel Quel (il a 23 ans), dans un article consacré à
Camus, Sollers expose clairement le «défi» qu’il est décidé à relever: «On ne
peut conserver sa pensée la plus audacieuse que par cette recherche du langage
qui n’est pas le langage recherché.»
Le français est presque devenu un personnage des romans de Sollers, un
lieu propre – l’inverse d’un lieu commun – le «lieu et la formule» (Rimbaud),
une île (Ré), mieux: une presqu’île, une langue décalée en lagune (Venise), par
conséquent ni purement la langue française du patriotisme professoral, ni
simplement l’esprit français – comme si tous les Français en étaient détenteurs !
Tous les livres de Sollers, de l’élégant Drame au grave Studio – mais
également par éclairs ses premiers textes –, poursuivent sous une forme ou une
autre ce qu’il a nommé «l’expérience des limites». Il s’agit d’un récit de la
coulisse, une remise en question à la fois du corps et du langage en soi,
aboutissant à la mise à la question de la langue maternelle. «Du corps maternel
au corps qui en est sorti, le seul rapport lucide est donc celui d’un langage
déréglé repris à la mort.»
134
mais désirante, dynamique, curieuse de ce qui n’est pas elle, y compris de ce qui
entend l’annihiler: société, milieu, idéologies. Cette expérience – la langue
absorbée par les yeux, infusée dans le cerveau, rejaillie par la main – est décrite
par Sollers comme une insurrection contre le monde mensonger des adultes4,
associée à la révélation hallucinatoire d’un saisissant coulissement. «Le monde
entier disparaît en coulisses», écrit Sollers dès Drame. Le récit de la coulisse,
récit au sujet de la coulisse mais également depuis elle, ne peut logiquement se
faire qu’en coulissant. C’est de cette exigence renouvelée que naîtra la lave de
mots de Paradis, centre de gravité mobile, torrentiel, incandescent de l’œuvre de
Sollers.
Le monde est une antique scène, un grinçant théâtre du fond des âges,
tyrannique et mensonger, aveugle et veule, avide et vil, qui vous impose sa loi et
sa langue, sans injustice, sans cruauté vraiment, par le simple fait qu’il vous
précède.
Or cet écran reflété – le perpétuel écho gélifié de la comédie humaine –
fut immédiatement à portée de main de Sollers, d’une fragile évidence en
somme, rendu si aisé à traverser qu’il fallut songer à le reconstituer autrement
afin d’utiliser son potentiel de diversion, laquelle est devenue l’«opération
principale», comme l’indique un dialogue autour de Proust et Clausewitz dans
Le Secret.
Sollers utilisera ainsi toutes les variations possibles du redoublement (agent
double; attention redoublée) en vue de mener à bien cette entreprise essentielle
de diversion (d’une profonde cohérence, Sollers y insiste, il a raison), laquelle
4
«Je viens de découvrir la grande chose ensevelie, interdite, absolument hors de question, sur laquelle il
faudra se taire et encore se taire... Il s’ensuit un dédoublement logique... Et une fois que c’est arrivé, la croyance
qu’il y a un monde, et pourvu de sens, est irrévocablement révolue.» Vision à New York
136
À dix-huit ans, Philippe Sollers entre dans une vieille librairie à Bordeaux.
Il découvre, «au fond d’un rayon poussiéreux en désordre», un texte dont
l’auteur va tenir une place cruciale dans son initiation littéraire. Il faut noter
qu’il partage avec son jeune lecteur la même étrange particularité biographique:
son père a épousé la sœur de sa tante, sa mère le frère de son oncle. Nous
sommes en 1954. Le livre est L’Expérience intérieure, l’auteur Georges Bataille.
137
5
L’apparition nouée entre un père et une mère redoublés, vécue néanmoins de manière opposée –
tragique pour Bataille, radieuse pour Sollers.
138
caractère excédant.»
C’est dans son essai sur Francis Bacon que Sollers cite ce passage de
Bataille tiré de Haine de la poésie. Bacon est l’un des deux peintres qui relient
Sollers et Bataille (l’autre est Manet). Bacon aussi, jeune, a lu Bataille, souligne
Sollers dans un autre texte intitulé L’expérience intérieure de Francis Bacon.
L’Orestie, ajoute-t-il, est à la fois un titre de Bataille et un triptyque de Bacon.
Notons que «Le secret» est le titre d’un chapitre du Manet de Bataille et d’un
texte de Sollers sur James6. Quant à L’Orestie originelle, on sait qu’elle raconte
en trois tragédies la résorption de la malédiction des Atrides, ce miroitement de
meurtres en échos à travers les générations, de père en frère et de mère en fils.
Si les tableaux de Bacon rappellent Bataille à Sollers, c’est en ce qu’ils
dissolvent la représentation illusoire, et sanglante, donc, du miroir. «Le miroir
ne reflète qu’une dissociation», écrit Sollers. «Le Deux est une illusion
illustrative (reflet usurpé).» Les triptyques précisément brisent le redoublement
monolithique du portrait traditionnel, comme la présentation conjointe du
peintre et de son modèle chez Picasso, ils aèrent la multiplication confinée de la
doublure7.
6
Je signale aux fanatiques des coïncidences que Le Secret est aussi un opéra-comique représenté en 1796,
œuvre d’un certain… Solié! (1755-1812), auquel Delacroix assiste le 22 septembre 1854…
7
«Le portrait est une sculpture en train de se pétrir, trous, protubérances, souffles.» Les passions de
Francis Bacon
139
Sollers, reconnu très tôt par Mauriac et Aragon mais reniant cette dette de
reconnaissance, échappant à ce nouveau type d’encerclement que constituent les
bravos.
La clarté, soit l’élégance, la luminosité du phrasé – qu’illustre à la
perfection le style de Manet. En ce sens nul n’a été moins illisible que Sollers.
Être lisible ne signifie pas écrire dans une langue que les lecteurs normaux
peuvent comprendre. Il n’y a pas de lecteur normal, il n’y a que des écrivains
plus ou moins compromis dans la collaboration communautaire. «De quoi rire
sinon de l’emploi de la langue selon la loi?» demande Sollers dans son étude
consacrée à Ma mère. La lisibilité est d’ailleurs la conséquence logique du refus
de se laisser doubler. Ne jamais se refuser à redoubler soi-même – en
commentant et en expliquant en direct, «tel quel» –, le sens en cours de sa
propre écriture.
La clémence enfin. Le narrateur du Secret porte le nom papal de Clément.
«J’aime Clément V, Bertrand de Goth, de Bordeaux», lit-on dans Portrait du
joueur, «qui a rappelé au Concile de Vienne, que l’âme est la forme du corps».
Bataille, largement calomnié et insulté par ses contemporains (Sartre,
Breton...), démontre la force limpide et sereine de sa pensée, sans jamais
condescendre au sarcasme ni au pamphlet. Sollers quant à lui, soumis depuis
longtemps à une intense propagande haineuse, n’injurie en retour dans ses textes
jamais personne. On trouve dans Carnet de nuit cette maxime héroïque:
«Quelqu’un se met à te faire la morale. Écoute bien: toute sa
généalogie est en jeu. Deux sciences à fonder: physiologie de la
lecture, gynécologie de la morale. Un con ou une conne en train
de moraliser, c’était déjà un plaisir. Un salaud ou une salope,
plus encore. Laisse durer, endure: une sorte d’extase est au bout,
paysage du temps, origine muette en convulsion, convaincue,
touchante.»
140
8
Logiques.
9
Logiques.
10
«Oui, c’est bien une question de corps directement en contact avec lui-même. Hölderlin parle de
“l’Athlétique des gens du Sud dans les ruines de l’esprit antique”. L’esprit est en ruine, mais son mouvement
demeure, virtuose, dans le sentiment de la mort pas du tout morbide, la lumière venant, immédiate, dans les
yeux, les jambes, les bras.» Studio
141
intransigeante, de la Pensée.
Nombres, Logiques, Lois, Théorie des exceptions... Ce n’est pas un hasard
si plusieurs titres de Sollers font référence à la pensée abstraite. Dans Logiques,
même si la présence corporelle de la pensée est affirmée à propos d’Artaud,
Sollers explique que les livres de Bataille ne sont «ni “littérature” ni
“philosophie”; ni romans, ni essais, ni poésies, ni journaux – et tout cela en
même temps, carnet unique d’une exploration menée en tous sens».
Il résumera plusieurs décennies plus tard sa position clausewitzienne dans
La Guerre du Goût: «Le roman, pour moi, n’a jamais cessé d’être la
continuation de la pensée par d’autres moyens.»
11
«Il ne s’agit notamment pas de dire que l’opposition et ses termes ne sont pas, mais qu’ils sont dans la
conciliation.» Esthétique
142
12
Totalité et Infini.
13
Logiques.
143
sont jamais ivres et, en tout cas, ne se sentent pas tenus de communiquer en
première personne leurs pratiques sexuelles...»
Sollers, s’il ne s’est jamais interdit de communiquer en première personne
ses pratiques sexuelles, va néanmoins beaucoup s’intéresser aux mystiques et
aux philosophes, ces agents doubles inconscients de la littérature. Très tôt il est
convaincu de la supériorité de l’expérience intérieure sur la communauté
idéologique. Très vite, comme Bataille a su «défasciser» Nietzsche, Sollers
s’acharne à désenfouir les écrivains maladivement interprétés: Bataille lui-
même, Artaud, Lautréamont, Mallarmé, Dante, Sade, Joyce, Céline, Debord,
Heidegger. Autant d’auteurs combattus, refoulés, calomniés, sempiternellement
ternis par une propagande sociale dont la critique littéraire est toujours le
premier et plus ardent suppôt.
C’est logique. Qu’est-ce qu’un génie? Un corps dont la pensée dégénère
(Bataille dirait: se «débauche», Artaud se «désenvoûte»), un corps qui s’esquive
du processus de régénération automatique de l’espèce humaine. Les adeptes du
pur reflet n’ont d’autre solution que de ternir de tels corps.
La riposte défensive consiste par conséquent en un désencerclement
critique, dont La Guerre du Goût et Éloge de l’infini sont sciemment nés, visant
à reprendre aux professeurs, aux critiques, à l’opinion – bref à la prolifération
des crétins opiniâtres –, telle une place forte, la somme entière de la littérature,
c’est-à-dire de la pensée: «Le tissu est le même.»14
La littérature est, a toujours été, sera toujours à côté du mal. Elle est
l’ennemi déclaré de la société, son noyau de subversion verbale. Les écrivains
tels que la société se les représente (elle ne va pas jusqu’à les lire) sont ses
otages. L’impératif est de les libérer.
14
La guerre du goût.
144
15
Bataille (Colloque de Cerisy) .
16
«L’ombre transparente, calme, détachée, brûlée de Georges Bataille», écrit Sollers dans Les passions de
Francis Bacon en 1995; il citait déjà en 1963, dans Logiques, l’exergue nietzschéen de L’expérience intérieure:
«La nuit est aussi un soleil.»
145
Comme Sollers prend le vieux Bataille entre ses bras pour lui faire
traverser la fenêtre du bureau de Tel Quel, il prend dans ses textes tel un nocher
invisible tous les écrivains majeurs de l’histoire pour leur faire passer le mur de
fer du mensonge social. Et, comme il a très tôt ouvert à la pensée de Bataille une
place dans l’élaboration de sa propre méditation pratique sur la coulisse et
l’extirpation, il ne manque pas d’ouvrir bientôt une place parallèle à un autre
grand penseur de la doublure, l’auteur du Théâtre et son double.
Le mérite rare de Sollers est ainsi d’avoir soutenu sur un même front
Artaud et Bataille, ces deux grands exclus du surréalisme dont il adopte
spontanément la marginalité géniale, contre Breton et Aragon qu’il a pourtant
également lus et fréquentés très jeune.
17
Logiques.
18
Logiques.
146
Destiné à être envoyé comme tant d’autres vers le front algérien, Sollers a perçu
la face pivotante et cruelle du théâtre dont la Société est à la fois la machine, le
décor, le moteur. On peut noter d’ailleurs que la Société, c’est-à-dire «le monde
dans son sommeil théâtral»19, est comme chez Balzac, Céline ou Proust, l’un des
principaux et récurrents personnages des romans de Sollers.
19
Drame.
20
Le spéculum, hormis un instrument médical non dénué d’intérêt – il suffit de réécrire la formule de
Stendhal: Un roman: c’est un miroir qu’on promène dans les cavités de la société –, est un genre littéraire,
didactique précisément, apparu sous les Carolingiens. Son nom provient d’une interprétation par saint Augustin
d’un verset de l’Épître selon saint Jacques, selon laquelle l’Écriture renvoie à chacun son image. Le genre, dopé
par le Concile de Latran (1215, confession annuelle obligatoire), a produit divers Miroirs des princes, Merure de
Seinte Église de saint Edmund de Pontigny, Miroir du monde (anonyme, XIIIè siècle), Miroir des vierges de
Marguerite d’Oingt, Miroir de la Perfection de Harphius, etc., avant de se métamorphoser en critique ardente
avec Till l’Espiègle (de Eulenspiegel, « miroir aux chouettes ») personnage singulièrement sympathique dont le
dictionnaire nous enseigne qu’il « proclame le triomphe de l’esprit de liberté sur l’ordre établi, de l’individu
marginal sur la société, de l’errant sur les sédentaires, de l’aventurier oisif sur le travailleur rivé à sa tâche...
anticonformiste qui se grise de mouvement, joue de sa mobilité, de son agilité et de sa verve pour ébranler les
certitudes et les structures, sème le désordre, bouscule le langage ».
147
21
«Bry-sur-Marne me rappelle mes séjours dans les hôpitaux militaires au début des années 60, pendant
la guerre d’Algérie. C’est là que j’ai été amené un jour, en camionnette grillagée, pour subir des tests de crises
d’asthme déclenchées artificiellement. » L’année du Tigre.
148
Il faut ici tracer une parenthèse pour rappeler que c’est à Octave Joyaux,
son père, que Sollers doit ses premières leçons d’incrédulité radicale, la
révélation de l’absurdité immédiate de l’existence et du monde. Ce père savant
et silencieux, concentré et complice, a vu à 18 ans la boucherie des tranchées. Il
a rangé ses médailles dans un tiroir, adopté le parti d’un mutisme désabusé. «De
père en fils, l’insinuation plus ou moins courageuse que tout est comédie.»
(Portrait du joueur )
On notera que Paradis est surnommé «Comédie» dans Femmes.
Simulant la folie22, Sollers va vivre dès lors à 22 ans – à dose
heureusement bien plus homéopathique –, l’expérience psychiatrique d’Artaud,
à savoir le fait simple et net de passer pour fou, d’être interné, suspecté,
22
«schizoïde ça sauvait la vie à l’époque» Paradis
149
23
Je songe à la « clé des Mères » dans Faust.
150
Que le monde soit voué à la mort est une vieille vérité pessimiste que les
écrivains les plus lucides n’ont cessé de reprendre depuis l’Ecclésiaste. Sollers
apporte une annexe inédite à la question, dans la réflexion qui ouvre Femmes,
mais que Paradis, déjà, énonçait comme l’une de ses thèses essentielles: «en
vérité les femmes en un sens ne meurent pas puisqu’elles donnent la vie donc la
mort donc l’effort sans arrêt en vie de la mort»
Donner la vie c’est donner la mort. La procréation est un enchaînement
viral, un furet furieux où la mort passe de main en main et de mère en fille. On a
151
Les générations s’enchaînent avant tout au sens carcéral du mot. Elles sont
maintenues effacées et enfouies les unes par les autres. Or, dit Sollers, la logique
fatale de cet enchaînement, son fonctionnement fou (à la lettre chaque
génération tue celle qui la suit et qui l’enterrera) ne diffère pas foncièrement
d’une certaine nécessité ordonnancée de la grammaire et de la syntaxe. On
pourrait aller jusqu’à dire, de cet enchaînement morbide et perpétuel, qu’il est
«structuré comme un langage»24.
Reprenant une formule de Bataille, Sollers écrit au début de Paradis: «je ne
peux pas considérer comme libre un être n’ayant pas le désir de trancher en lui
les liens du langage», pour y ajouter sa propre découverte capitale: «j’avais
immédiatement deviné qu’il y a une liaison entre ponctuation et procréation».
De ce point de vue, la ponctuation ouvertement «célinienne» de Sollers, qui
apparaît avec Femmes et se poursuit jusqu’au Cœur Absolu, s’affirme comme le
pendant de la non-ponctuation des Paradis, soit un acte d’émancipation
prosodique25. Il n’est pas indifférent de noter que cette ponctuation active –
24
Formule que Lacan applique à l’inconscient.
25
«Il faut montrer que tout se tient dans la voix, virevoltante, aérée, dynamisée, au-dessus de la page...»
Femmes
152
Sollers26.
Il faut noter ici que Sollers est revenu plusieurs fois sur la question cruciale
de l’antisémitisme. Le narrateur de Femmes évoque l’animosité déclenchée
autour d’un ami non-juif qui a appelé son fils «David». Comme on sait, Julia
Kristeva et Philippe Sollers ont précisément un fils nommé David. Ailleurs, à la
question «Les Français sont-ils antisémites?», le narrateur répond sobrement: «Il
suffit de faire le relevé quotidien des murmures...» Ou bien, peu avant sa
déclaration essentielle à Will, S. énonce à une amie: «Juifs et catholiques dans le
même sac.»
Cette question est d’une grave, d’une intrinsèque importance littéraire. Il ne
s’agit pas de dénoncer l’antisémitisme, ni même de décrire l’horreur des camps
et de la persécution. C’est là la tâche (ça devrait l’être) du journalisme, des
reporters, des cinéastes, de qui vous voudrez mais pas le moins du monde des
écrivains. La tâche d’un écrivain consiste à poser une question de fond et à y
répondre, question qui se formule d’une manière très simple: Quel rapport précis
cette immense et folle nausée qu’on appelle antisémitisme, dont enfant Sollers a
vu et constaté les effets (la déportation des Juifs de Bordeaux), entretient avec
la littérature?
Affaire, littéralement, de vie ou de mort.
C’est dans Studio que Sollers revient le plus précisément sur son enfance
pendant l’Occupation. Si Femmes affirme l’omniprésence planante de la mort
congénitale (avec meurtre terroriste de l’héroïne enceinte du narrateur à la fin),
si Le Secret décrit les coulisses du mensonge spectaculaire, son entreprise (au
26
«Tiens, il ne plaisante plus. Il m’en dit davantage, maintenant, en dix minutes, qu’en deux ans de
conversations... La source de sa Comédie, ce serait donc ça? Son obstination serait là?»
154
Tout cela, tant de bruit, tant de fureur, se résumerait donc à une affaire de
langage? Oui. Autant dire que pour ces gens rigoureusement normaux, très
politiquement corrects (il était très politiquement correct d’être pétainiste sous
Pétain, hitlérien sous Hitler, stalinien sous Staline, maoïste sous Mao...), une
formule comme «Tu ne tueras point», c’était de l’hébreu...
«En réalité», écrit Sollers dans Studio, «à part le chaos meurtrier global et
son bruitage incessant, il ne se passe rien, ou presque.»
Le meurtre de masse n’est pas une monstruosité inhumaine, un dérapage de
l’Histoire, un hoquet dans la longue course au progrès collectif démarrée au
XIXème siècle, juste après que la Révolution française a donné le coup de sifflet
du départ et la Terreur, sa sœurette, distribué les cartons rouges.
Le meurtre de masse est une modalité de la mort naturelle, juste plus
compacte, hurlante, dentue, à l’œuvre dans un certain type de soudure aboyée du
langage qu’on a nommé, comme par lapsus, «régime totalitaire». C’est un vrai
lapsus en ce qu’il énonce la vérité insue de tous les régimes. Les crissements de
l’Histoire dans ses virages mal contrôlés ne font que déranger le linceul sonore
156
La vraie question est donc très claire. Quant à la réponse, Sollers la donne
aussi très nettement dans Studio, révélant le nerf anti-littéraire de
l’antisémitisme.
«Et pourquoi ces drôles d’étoiles en tissu cousues sur les
vestes ou les manteaux de certains passants dans les rues? Des
Juifs? C’est quoi, les Juifs? Maman me montre un gros livre. Ces
gens sont désignés, ciblés, poursuivis, arrêtés, déportés ou
fusillés à cause d’un livre? Au fond, oui. Mais pourquoi? “Tu
comprendras plus tard.”».
«Vous avez tout le temps ça dans Artaud», écrit Sollers, «c’est un thème
constant, à savoir que ce qui est mis en avant comme sexualité est en réalité une
prise sur les substances, sur les organes en tant que substance la plus intime.
Voilà, il faut savoir le lire, c’est tout, et surtout écouter ce qu’il dit.»27 (c’est moi
qui souligne).
En hébreu le fil d’une épée se dit sa «bouche», d’où le glaive-langue du
cavalier de l’Apocalypse. Voilà bien un autre principe vital chez Sollers: quand
tout est plombé, lors même que la marge ne retrouve plus son cœur, que le cœur
ne sent plus battre sa marge, si tout à l’extérieur s’entend sourdement à vous
interner (l’internement est une manœuvre d’ingurgitation féroce d’extérieur pour
vous faire abdiquer votre intériorité, vous faire renoncer à l’expérience
intérieure qui fait de vous, en théorie, une exception), il vous reste une vraie
force de luminosité tranchante, une arme blanche faite pour trouer le noir, un
point de noir coupant l’écran du blanc, vous montrant les plus improbables
issues: c’est votre voix.
Quand les ténèbres vous enveloppent, votre voix se met à voir et vous
27
Éloge de l’infini.
159
ouvre la voie. «voix fleur lumière écho des lumières», commence Paradis.
Sollers classe ainsi Artaud, avec Céline (le très «gaullien» monologue
Louis-Ferdinand Céline vous parle) et Joyce (lecture de Finnegans Wake),
parmi les grandes voix du siècle28.
On n’est donc ni dans la morale ni dans l’esthétique mais dans la possibilité
miraculeuse d’échapper à la soudure grinçante et douloureuse des corps à leur
langue. Ce que Sollers nomme, commentant Bataille, «l’enfantement
monstrueux qui, à travers les figures toujours plus nues des corps féminins, est
celui de la mort». Et commentant Artaud, la «pensée sans corps», qui va de pair
avec les «corps privés de pensée»:
«L’activité théâtrale est donc ce qui doit révéler la toute-
présence du langage dans lequel nous baignons. Non pas un
langage déjà accessible, codifié, parqué dans la parole dite ou
écrite, mais arrivant de partout, occupant tout, atteignant à la fois
notre corps et venant de notre nuit interne, au croisement de
l’espace et de la pensée, là où le non-sens passe dans le sens, et
où, en propres termes, nous réalisons nos signes.»
La guerre est bien celle de l’aphasie contre l’infini. L’antisémitisme est une
révulsion de toutes les langues maternelles contre les rouleaux de l’Écriture, une
28
«Y a-t-il dans le simple fait de parler ou d’écrire une force qui peut retourner l’envoûtement ou le tic
universel, le pavlovisme généralisé en cours? Oui. Peut-elle passer, cette force, à travers les murs, habiter
l’inhabitable, traverser le luxe, la misère, le sommeil, les rêves, les désirs, la propagande publicitaire, les
ruissellements de Bourse? Oui. S’agit-il du nerf toujours plus confisqué de la guerre secrète? Oui encore.» La
guerre du goût
160
29
Sollers est au courant quand il écrit Paradis: «on pourrait dire que l’infini est sans ponctuation», dit
Paradis II.
30
«Quarante mille morts de faim entre 1940 et 1944, extermination douce, à la française.»
161
corps à nul autre pareil, le murmure d’une haute voix qui ne s’interchange pas –
peut seule lézarder cette réalité qui surplombe la société tel son couvercle
grammatical, puisqu’en un mot il y a voix et voix, il y a aussi mort et mort.
C’est encore la leçon primordiale que Sollers développe dans Studio.
Les théologiens enseignent que selon qu’on a goûté telle ou telle vie, on ne
subit pas la même mort. La mort d’un être singulier n’est pas réductible à la
Mort perpétuellement à l’œuvre qui maintient dans leur pseudo-vie les zombies
du spectacle.
La constatation n’est pas neuve chez Sollers. Drame est le récit d’un corps
échappant au magnétisme maximal de la Mort par la seule force des mots. Un
Événement, court récit récent31, reprend le thème du corps qui traverse
magiquement un certain point-mort de l’espace et du temps pour se retrouver en
Chine. Le narrateur songe au départ à se suicider, et même à assassiner son
logeur abject, puis renonce à son projet macabre pour la raison que «la mort
n’est pas égalitaire, malgré ce qu’on dit».
Studio est précisément une méditation sur les différentes sortes de mort.
Rimbaud et Hölderlin, les deux atlantes du roman, l’énoncent chacun de manière
très nette. «Je suis réellement d’outre-tombe», dit Rimbaud. Et Hölderlin: «La
mort est une vie et la vie aussi est une mort.»
La Société contemporaine, repliée sur la dévastation hypnotique de ses
membres essoufflés, se maintient par un asthme immense32, une dévoration
tétanisée de tout souffle apparaissant.
Là est l’originalité de Sollers, qui consiste à la fois à ne pas se voiler la face
devant l’horreur et à ne pas se leurrer sur son autonomie absurde, éternelle, sans
31
Il s’agit d’une prépublication des premières pages de Passion fixe.
32
«Argent Sexe Terreur Hystérie Mort Enfant», épelle Sollers dans Le Secret.
162
Or, voilà ce qu’explique Studio. Il est une certaine densité de mort qui
échappe à la Mort, une mort singulière qui est un autre timbre de vie et grâce à
laquelle un certain individu dédoublé parvient à naviguer contre le flux fatal de
l’espèce.
Le rôle de Venise (langue-lagune) ou de Ré (solitude salée) est ici tenu par
ce studio calme et clair qui donne son nom au roman. Le studio est une cabine
de mobilité immobile, un sas de temporalité qui permet à volonté d’entrer et de
sortir de la mort.
Le studio est un scaphandre de vie et de vision, un cercueil d’oxygène, un
cardan si l’on veut, ce «Cardan» que Sollers entend dans «Scardanelli»,
pseudonyme de Hölderlin signant ses derniers poèmes, lui-même recueilli par un
certain «M. Studio» (Zimmer).
Qu’est-ce qu’un cardan? Un homme d’abord, Jérôme Cardan, né à Pavie en
163
Les deux Paradis énoncent la possibilité d’une voix libérée des entraves
mortifères du langage, entretenue par l’écriture du narrateur. À remarquer au
passage que tous les narrateurs de Sollers écrivent, fût-ce de simples «notes»
comme dans Le Secret.
Studio pourtant se distingue des précédents romans de Sollers. Pour la
première fois depuis Femmes, le narrateur est anonyme (le cas des Folies
Françaises est différent: le narrateur, écrivain connu qui a voyagé en Chine
autrefois, se range parmi les «I.R.M.»). Il évoque en revanche souvent son ami
écrivain Guillaume, lequel est une sorte de double suicidé dès le début du roman
mais qui reste en vie dans la mémoire, la pensée, la lecture du narrateur. «Je
pense à Guillaume penché sur sa mort et sur son roman», écrit Sollers.
Sollers reprend et résout ici d’une façon originale le «problème» (le mot est
de lui) qu’il posait trente-deux ans auparavant, dès le début de Drame, où un
rêve du narrateur le fait se confronter à sa propre mort.34
Car le narrateur n’est autre que Guillaume ressuscité et se penchant sur sa
33
Passion fixe est précisément le titre du roman de Sollers qui suit Studio (paru en 2000, postérieurement
à mon étude).
34
«Il est en même temps étendu, mort, à la place que je viens d’indiquer, – et comme dans une image
projetée – légèrement au-dessus de lui-même.»
Le jeu consiste en ce que le second personnage (vivant et imaginaire) tourmente le cadavre réel.
165
«Il écrit comme Fragonard peint», aurait justement dit Francis Bacon en
lisant Sollers.
35
«Le roman est une bonne nouvelle que la poésie écoute. Ainsi, chaque jour peut devenir une année, et
on peut l’entendre et le dévisager, intact, en retrait.»
36
«En traversant la cour silencieuse, en ouvrant la porte du studio, j’ai eu une sensation de grande
étrangeté. Tout était en ordre, en attente, personne n’était venu, mais c’était comme si je n’avais pas bougé,
comme si j’étais resté assis devant mon bureau pendant mon absence: un autre volume. Je me suis vu
166
La mort arrachée de Jean rappelle la présence d’un décor sur le fond duquel
tout a lieu, et qui s’incarne en la «Momie», dont le modèle est François
Mitterrand.
Sollers le surnomme la Momie pour une raison précise de décomposition
perpétuée de son corps mort, «sommeil de pierre au sommet caveau de l’état»
que déjà Paradis II constatait37.
La Momie est l’antithèse du poète. Le poète est libre de ne plus paraître
(Rimbaud comme Hölderlin ont disparu), de ne pas mourir par conséquent. Le
poète coïncide avec son corps en tant qu’il possède une vérité immédiate,
désenvoûtée, musicale, sur laquelle ne plane aucune ombre langagière, qui
traverse au contraire tous les paravents idéologiques par son simple
déplacement, sa disparition de l’autre côté de la vie.
«Le roman est une aventure physique et philosophique qui a pour but la
poésie pratique, c’est-à-dire la plus grande liberté possible», écrit Sollers. En ce
sens le roman dit la vérité sur le Pouvoir auquel il échappe. «L’écriture est une
Fronde fondamentale, c’est toujours David contre Goliath, guerre, avec une
plume, contre les machineries du Pouvoir.»
distinctement du dehors, penché en train d’écrire, je pouvais déchiffrer de loin, non pas les lettres ou les lignes,
mais l’intention globale, la somme aérienne des mots, A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles.»
37
«en effet le président était mort et ne le savait pas comme tous ceux en réalité dont il a la charge les
français vous connaissez les français drôle de peuple en vérité le plus spectral de l’histoire le plus cataleptique le
plus pétrifié solutrifié le plus fabuleusement enfoncé dans la rétine outrée des ténèbres le plus guichet du funèbre
élevé dans le respect scolaire du couperet direct en moelle écrasée»
167
Rimbaud:
«Le monde! les marchands, les naïfs!»
Sollers est ainsi très sensible au décorum historique des vérités universelles
qu’il transmet. C’est la raison pour laquelle ses romans sont toujours d’une
grande actualité, et disent l’essentiel sur les plus récents développements de la
Technique. Ils sont le contraire de ce qu’on appelle des romans historiques,
esclaves de l’Histoire au même titre que les romans très pertinemment nommés
«policiers» le sont du flicage; un roman vraiment libre doit au contraire être
d’une criminelle innocence. L’Histoire ne sert qu’à ponctuer. Elle ment dès lors
qu’elle entend prendre la place du phrasé, c’est-à-dire substituer sa langue
dépassée au «présent intégral» de la voix qui s’écrit.
Exemple très simple de ponctuation historique d’une vérité métaphysique,
dans Studio: le bombardement atomique de Nagasaki et Hiroshima, «bouquet de
ce feu d’artifice concentré de la nature humaine», est directement lié à la loi
mortifère de la procréation: il suffit à Sollers de rappeler le message codé
annonçant le bon déroulement de la vitrification de centaines de milliers de
corps: «Le bébé est bien né.»
«je porte mon corps habitant mon nom dans mon nom et mon corps
m’emporte au cœur de mon nom» Paradis II
Il existe une solution directement physique – raison pour laquelle elle n’est
valable qu’au singulier –, non pas pour «échapper» à la mort, mais pour
naviguer au-dessus d’elle. Sollers n’a jamais cessé de le dire.
«Un artiste, un écrivain, éprouve comme résistance, la
paranoïa du grand dessous, la possession infernale du corps
social acharné à nier ce corps-là, hoc est corpus, oui, précisément
celui-là, pas un autre.»
38
«Bien entendu, il n’existe aucune photographie officielle de Stein, pas plus que de déclarations
manuscrites de lui, officielles ou privées. Pas le moindre enregistrement, pas d’image. Je crois avoir une des très
rares photos de lui prise à Londres, à son insu, par les Britanniques. Une blague de Marion. C’est un matin d’été,
je me promène avec Stein dans Saint-James’ Park. Derrière ce cliché, pris au téléobjectif, Marion, pour s’amuser,
a recopié une phrase de Heidegger: “Faire parvenir la pensée dans la clairière du paraître de l’Inapparent.”»
170
39
«la sexinite en elle-même est un pur principe de reproduction mais voilà ce principe reste inconscient
chez l’être conscient parlant qui se croit la plupart du temps aux antipodes de la mécanique qu’après tout on peut
bien appeler céleste de génération corruption s’imaginant lui volontiers avoir affaire à ce qu’il appelle désir
plaisir jouissance volupté amour»
172
adolescent).
En résumé, la Bible brise le silence – raison pour laquelle son peuple est
massacré par les «mauvaises voix» –, tandis que la fornication fait dérailler la
langue. «on pourrait cerner la crise spécifique de la sexinite comme du langage
entravé freiné empâté fibulé carné comme un ongle», écrit Sollers dans Paradis
II.
Un moyen de se vacciner contre la sexinite? Le jeu érotique de la «phrase
sans aucun rapport» (dans Portrait du Joueur, le narrateur jouit du coq-à-l’âne
au signal d’une phrase anodine annoncée par lettre par sa maîtresse Sophie), qui
est une autre manière de faire déraper le déraillement et ainsi, sans y paraître, de
laisser surgir la vérité40.
40
Dans Paradis II, évoquant la sortie d’Égypte et la circoncision: «toute naissance est due à un manque
de voix dans la voix ou plutôt à un égarement sexé de la voix à un engorgement d’organe de la mise en voix à
une pression d’aphasie voilée membranée capturée par le ventre muet aux aguets caverne murée en fabule avec
ses inscriptions mentrastiques son cinéma hypnotique ses glyphes hallucinés projetés sa lanterne magique
érotique saint saint saint comme si le sujet de la voix était sans cesse menacé de retourner au sommeil à l’image
du sommeil à la mort au désir de sommeil déchargé vous basculant dans la mort comme image de la mort mais
jamais la mort d’où cet avertissement solennel au départ physique même pas conscient à même la peau de
l’excitation dans le sang à pic sur le point de tension de rumination d’invention le gland lumière telectrique c’est
par là qu’il faut se glisser gagner de parler de chanter»
41
«cela nous amène tout droit à considérer non seulement l’existence de l’espèce humaine comme une
erreur de langage mais encore chacun d’entre nous comme un lapsus un bégaiement une faute de frappe
d’accent» Paradis II
42
«Maman rit souvent.» Studio
173
déroulement des choses. «au fond le monde est fait de ce qui n’a jamais été
pensé ni parlé», entend-on dans Paradis au cœur d’une intense séquence
pornographique. Reprendre sa voix à sa mère est par conséquent un exploit
comparable à celui de s’en prétendre à la fois le fils et le père.
Dans Le Secret, le mutisme insistant est assumé par le père du narrateur,
complice dans la lucidité incrédule par son silence et son savoir, tandis que la
mère l’est par son rire et sa ruse. Par exemple elle lègue à son fils, entre autres
symboles, une vieille Bible illustrée en dix-sept volumes, «hébreu, latin,
français».
Sollers évoque la lucidité de sa mère43 en même temps que la complicité
sexuelle des femmes, laquelle est toujours une complicité d’incroyance44.
43
«Mother est une fée stricte: elle feint, comme il convient, de soutenir la loi existante, mais c’est pour
s’en moquer à chaque instant.»
Et: «Mother, fatiguée par le tintamarre social qui lui a toujours paru ridicule ou de mauvais goût, a appris
à mentir. Elle condamne en bloc sa classe sociale, mais aussi les autres. Sa défiance quant à sa religion d’origine
est plus que fondée. Je la partage.»
44
«Dès l’enfance, avec netteté, la boussole se présente d’elle-même: sexe. Direct, discret, insistant,
étonnamment sans drame, tendu, satisfaisant, il passe à l’acte dans le langage cru, modulé, qui est, ou devrait
être, le sien. Les femmes sont assez généreuses et perverses pour me transmettre leurs expériences. Dans leurs
régions diverses, elles ont accumulé des tonnes d’observations inutilisées. Leurs insatisfactions, leurs
frustrations, leurs visages ou leurs yeux soudain rouges, leurs lapsus, leurs nervosités, leurs manœuvres, leurs
gestes à côté, me renseignent. Elles s’en rendent compte: elles m’appuient. Elles ne croient à rien: moi non
plus.»
45
Le Cœur absolu.
174
qu’au paradis), abolit toute lourdeur. Une société que Sollers a lui-même
nommée «Le Cœur Absolu».
«Le Cœur Absolu» est en réalité le nom d’un contre-contrat social,
d’autant moins consensuel qu’il est plus sensuel et libre. Le roman est d’ailleurs
le récit d’une série de ruptures de contrat, contrat financier avec la télévision
japonaise, contrat de collaboration avec une femme sordide, avec les
journalistes...
Le Cœur Absolu superpose ainsi nettement, pour mieux accentuer leur
contraste, deux espèces de contrat: le contrat négatif, et le contre-contrat positif,
négation pensée et vécue du premier. Exemple de contrat négatif, celui
«implicite», que ne respecte pas l’auteur, avec la critique littéraire de Vibration,
Liliane Homégan. Ils ne parviendront d’ailleurs pas à faire l’amour, «à cause de
son peu d’enthousiasme». Exemple de contre-contrat positif (la société secrète
éponyme du roman en étant le modèle vertébral), celui passé avec une peintre
américaine, Nicole, qui, «à raison d’une longue séance par mois», peint de
mieux en mieux46.
Pourquoi la société secrète est-elle dite du «Cœur Absolu»? Par référence à
un «désir» purement qualitatif, non relatif, incomparable, inéchangeable, mais
renouvelable et transmissible, dont les deux maximes, citées par Sollers, sont:
«Le désir mesure la profondeur du cœur.» (saint Augustin), et: «Le temps infini
contient la même somme de plaisirs que le temps fini» (Épicure)
46
«Et, au bout d’un an, nous voilà arrivés à douze éjaculations. Tour d’horloge. Contrat. Parole tenue.
Cycle achevé.»
175
La première référence est théologique: «L’enfer, saisi, est une porte vers le
paradis.» écrit Sollers dans Studio. Dans Paradis, une série de séquences
nettement incestueuses entre un fils et sa mère s’insère à l’intérieur d’un «film»
reprenant, non chronologiquement – l’inceste fait sortir le temps de ses gonds –
diverses scènes de la vie du narrateur: «il a dix ans on le voit arriver sur sa mère
allongée l’embrasser dans le cou puis chercher sa bouche tenir longuement sa
bouche sur sa bouche» Suit une séquence sur le cercueil du père, puis sur le rire
de la mère, puis: «même salle de bains garçon nu même bidet mère éponge
inondée tête aux pieds transition baptême du christ filius meus nevrosus».
Un saut qualitatif s’opère entre la mère et le fils, comme la passation d’une
hostie de rire et de ruse qui viendrait scinder le cercle des générations et le
métamorphoser en spirale, à l’imitation de la naissance du Christ, «père et fils de
sa propre mère», dans le but de mettre la mort à mort. Entre deux séances
incestueuses, le cercueil du père apparaît comme un scaphandre de vie:
«attention vous allez lui faire mal» dit la mère aux hommes qui sortent le
cercueil de la chambre.
À la page qui suit, le «contrat» est clairement énoncé, que l’inceste
théologique dénonce. «né-pas-né-encore-né-plus-né-toujours-né-rené essayez de
leur dire qu’elles vont accoucher d’un petit ressuscité ça jette un froid ange qui
passe ah bon s’ils doivent pas mourir j’en fais plus na grogne maman sous son
voile je croyais qu’on avait besoin de moi tu comprends»
Une autre situation incestueuse est évoquée dans Paradis II, entre le
narrateur et «Laurie». Qui est Laurie par rapport au narrateur? On ne le saura
pas exactement: «laurie seize ans rayonnante cheveux blonds yeux bleus visage
moqueur d’athéna c’est ma sœur ma nièce ma fille ma petite-fille»
177
Le sable et les milliers de grains noirs font penser à Pindare, que Sollers
cite juste avant que n’apparaisse nommément Laurie: «la muse assemble l’or
avec l’ivoire blanc et la fleur de lys».
Ce qui nous amène au Lys d’or.
un buste grec et une tête de Bouddha» (soit entre Grèce et Chine), mais c’est
Reine qui l’acquiert. Le choix du y («i grec») est dès lors décisif: l’injonction
lisse d’un lis (Lis!) n’est pas la double branche fière et fluide d’un lys. Et
lorsque le narrateur imagine Reine en religieuse, elle se dédouble aussitôt telle
une figure «cubiste», à savoir en l’occurrence taoïste47. Le lys d’or accomplit
une scission, une amputation du christianisme par l’instrument du taoïsme afin
d’isoler le catholicisme de la religiosité qui l’encombre : Delgrave, le patron du
Centre d’études religieuses, «spécialiste du Testamentaire», «ne peut pas
supporter la Chine, son vide rempli, son bleu et blanc, ses flottements, ses
raffinements...». Projet conforme à cette maxime de Lie-tseu: «Par le silence et
le vide on atteint ses demeures.» Le roman est ainsi amputé de sa dernière partie
réduite à une note explicative: «Au manuscrit était jointe une note: “Préciser que
le lys d’or a été donné au narrateur.” Ainsi que deux formules du Livre de la
Voie et de la Vertu. La première: “Quand il réussit, il s’identifie au succès;
quand il échoue, il s’identifie à l’échec.” L’autre: “Retirer son corps quand
l’œuvre est accomplie, telle est la Voie du Ciel.” C’est tout.»
Et c’est bien assez clair.
47
«Je n’avais parlé que de vous en commentant des poèmes Tang.»
179
Ailleurs, dans un texte intitulé Pourquoi j’ai été chinois: «Il faut trouver un
vide qui ne soit pas un plein déguisé… Donc, qu’est-ce qui fait interruption?
qu’est-ce qui est comme un trou dans le tissu des phénomènes?» Puis, parlant du
«Pi», symbole viril représentant un cercle troué: «Là où il y avait du plein ou
quelque chose d’érigé /le phallus/ on obtient au contraire une coupe avec un
trou: du vide. Donc, c’est quelque chose qui propose, du corps et du rapport
48
La guerre du goût.
49
Théorie des exceptions.
180
«Et puis il y avait cette histoire de Daze Bao, qui n’était pas
n’importe quoi pour quelqu’un qui s’intéresse à l’écriture et au
fonctionnement de l’écriture dans l’espace. Cette espèce de folie
d’affichettes, des proclamations, l’entrechoquement, l’annulation
des unes par les autres, c’est quand même une expérience
extraordinaire de surgissement du langage.»
Adolescent, Sollers a fait une autre essentielle expérience des limites, celle
de l’asthme, du souffle dérobé, à injecter par conséquent de gré ou de force dans
la langue. Cet axiome rimbaldien («Un souffle ouvre des brèches opéradiques
dans les cloisons») débouche à terme sur l’écriture d’un seul souffle (plus
banalement dite sans ponctuation) des trois Paradis.
Une seule langue, largement méditée depuis Drame, pouvait nourrir ce pari
radieux qu’est Paradis, une seule langue associe à l’exégèse le souffle du phrasé
(kiu), «l’art de ponctuer oralement les textes, comme on phrase une partition
musicale» (Demiéville, Anthologie de la poésie chinoise).
Les derniers mots parus de Paradis, en 1991, sous le titre Paradis III (les
trois versions ont suivi en dix ans la même courbe raréfiée que les épîtres de
saint Jean), sont précisément dédiés à la Chine, «plateau jaune pomme jaune
voisine coton blanc sur jaune regard d’encre glissé sur l’écrit»50.
50
Souvenir, explique Sollers en note, datant de l’époque du premier fragment de Paradis: «Pomme dans
l’avion, en Chine, printemps 1974: détail vu.»
182
Lorsque Sollers fait l’éloge des récits courts de Kafka51 – lequel s’était
aussi pris de passion pour les textes taoïstes –, il pense probablement à la
célérité du chinois, comme lorsqu’il emprunte sa ponctuation à Céline à partir de
Femmes et jusqu’au Cœur Absolu. «Le fonctionnement même de l’idéogramme
chinois pour moi c’est tout ce qu’il y a à raconter; il n’y a pas à raconter autre
chose», dit Sollers dans un texte intitulé Pourquoi j’ai été chinois. Ce qu’il
51
«“Tout un roman” en dix lignes... C’est tout. Un mauvais écrivain en aurait fait un livre.»
183
nomme «l’énergie ramifiée de Céline» dans Carnet de nuit, est comparable pour
Sollers à la fulgurance chinoise, à «l’idéogramme, c’est-à-dire la rapidité de
l’intervention écrite».
Ce qui permet aussi de comprendre la récurrence des sigles, chez Sollers:
WOMANN, FAM, ŒIL, ASTHME... Dans une époque envahie de sigles dits
par des idiots et qui ne signifient rien, le sigle détourné est un idéogramme
humoristique qui rature et condense à la fois tout l’univers social à travers la
loupe d’une de ses facettes.
«que signifie le sigle lafâme leurre absolu féminin pour ânes
masculins encastrables»
Paradis
musique de l’être (le titre du roman est celui d’une pièce de Couperin), prend
une importance extrême52. La Chine apparaît brièvement mais significativement
dans le roman avec le personnage de Maud et une photo, et sur la photo une
minuscule inscription au canif sur la porte de bois d’une pagode53.
Déjà le caractère fa, représenté sur la couverture de Lois, avait été choisi
par Sollers parce qu’il entre dans la signification du mot «France» en chinois,
comme dans celle du mot «loi».
Enfin il n’est pas inutile de noter l’ironie de Sollers qui fait de sa France
une Juive, à la fin du roman.
Français, chinois, et une gouttelette d’hébreu symbolique. Le compte est
bon54.
52
«Mais toi, tu me parles du même côté du son, comme si j’entendais une modification de ma voix
passant par ma gorge.»
53
«J’aime bien foncer, les yeux fermés, laisser une trace, revenir, clac... Cicatrice du temps...»
54
«et moi j’écris ça en quoi en français du français ça de l’hébreu oui du chinois en état d’ébriasité»
Paradis
185
55
«Un espace rigoureusement irreprésentable.» Improvisations
187
Dans Le Cœur Absolu, les notes du «carnet rouge», journal intime codé que
le narrateur lit parfois et explicite à ses amies, témoignent clairement de la
condensation idéogrammatique du temps sollersien.
En voici un échantillon, pris au hasard:
«DIMANCHE, 8h: Pourquoi j’aime Laura.
21 h: Gabrielle. Zurich, enfants. “Comme dans un livre.”
Amant pétrole. “Raconte.” Lettre.
1 h du matin: Kim. La Mousson. Les yeux. “Le Diable.” 2
fois. “Viole-moi.” Grimace. “Je n’appelle jamais.”»
«Il s’agit de l’anti-temps à l’état pur», écrit Sollers. Au temps social unifié
s’oppose un temps personnel, purement qualitatif, individuel, multiple,
réversible autant qu’extensible, involontaire comme la mémoire chez Proust
(imprévisibilité des «crises» du Cœur Absolu), toujours finalement complice.
Lorsque Sollers dit de Paradis que «c’est le temps lui-même», lorsqu’il
invente la formule «Je-suis-été» dans Le Secret ou celle de «l’anti-temps» du
carnet rouge dans Le Cœur Absolu, lorsqu’il cite l’inscription énigmatique du
sarcophage dans La Fête à Venise... il reste fidèle à la conception chinoise d’une
temporalité en situation, pas seulement anticipée ou remémorée, mais une
temporalité vécue de l’occasion saisie, ce saisissement prenant précisément la
forme de mots tracés sur une page, «un incendie simultané des mots et des
choses dans le roulement de la narration», explique Sollers dans Vision à New
York.
Les «crises» du narrateur dans Le Cœur Absolu sont d’ailleurs comprises
comme des expériences cruciales, vécues à même le corps, de l’impromptu du
temps. Comparables en cela à «l’expérience de l’instant» chez Bataille:
«L’instant», écrivait Sollers, «est cet innombrable sujet de la perte présent
comme perdu, joué par toutes ses coupures ruisselantes de temps: ni une
présence pleine, ni un remis-à, ni une absence, ni une rétention déployante,
l’instant, simplement, l’instant strié, redoublé.56»
Ce que Sollers, dans la prépublication des premières pages de Passion fixe,
nomme «un événement», correspond à une expérience quasi-mystique de
coulissement du temps, un avènement de l’étendue, «une dénivellation déclarée
dans l’espace» qui conduit le narrateur à un «rebord surmonté du temps», de
l’autre côté de sa mort ajournée, et le propulse en Chine, sans transition,
précisément à l’intérieur d’une peinture chinoise qu’il se met à décrire.
56
Bataille, Colloque de Cerisy.
189
57
«Ah, le temps béni où on écrit, par exemple maintenant, là, tout de suite, au soleil; le temps où on se
permet ce qu’on veut, rien, l’après-midi près de l’eau, mouettes et whisky, léger vent, personne, le rêve...»
190
longue lors d’une sieste58. Ce Commandeur «jamais tout à fait absent» n’est pas
le banal spectre œdipien du Père mais, plus finement, un héritage de prévention
continuée contre la boucherie bavarde qui opère à même la chair de la vie
sociale59.
Le narrateur de Portrait du Joueur garde le souvenir des opérettes que son
père aimait écouter à la radio, dans une phrase qui pourrait aussi bien
s’appliquer aux écrivains à travers les âges: «Il y avait donc des gens partout, se
comprenant à travers des mots incompréhensibles, des musiciens à n’en plus
finir...»
Sollers a évoqué dans Vision à New York la mort et l’enterrement de
l’incomparable professeur de silence que fut son père, en août 1970, au moment
où Nombres et une première version de Lois l’ont conduit à une plénitude
problématique de son écriture. Son projet de simultanéité entre l’acte et le récit
(«la mise en scène de l’écriture par elle-même») a, en un sens, trop bien réussi.
Sollers parle de «comble», de «saturation», d’«obsession géométrique»: «Je sens
que la phrase est trop sourde», dit il.
Il faut entendre ce «sourd» aux deux sens: l’écriture est devenue si pleine
d’elle-même qu’elle ne peut plus produire le creux, la distance nécessaire à
l’écoute du réel. Et en même temps, cette absence de creux rend un son sourd,
opaque, c’est une écriture dont la voix ne parvient plus à sourdre. Comme s’il lui
manquait ce silence parlant dont faisait preuve son père, «amateur d’astronomie
et de préhistoire», spécialiste de la perspective du silence dans le temps et
l’espace, donc. Comme si par sa mort son père lui avait légué un «anneau luisant
de silence» (Paradis II), un silence non seulement audible (moindre des choses,
pour un écrivain, de savoir entendre le silence) mais visible, comme celui que
58
«Et demi-rêve toujours chaise longue basculée corps masse à terre. Râle bref. Gorge rayée. Comme
quoi Commandeur jamais tout à fait absent, on s’en serait douté, calme.»
59
«Father, lui, depuis longtemps écœuré par l’hypocrisie et la bestialité des Temps, reste opportunément
silencieux.» Le Secret
192
contemple le narrateur d’Un Événément: «Le silence brillait dans son orbe, je le
voyais. Ce silence-là est sphérique, on dirait qu’il mime une présence qui se
passe très bien de vivants.»
À travers ce silence éloquent transmis par son père, des êtres parlants vont
ressusciter, «comme si se levaient du texte des personnages vocaux qui
commençaient à exiger la parole».
On est donc à la fois dans la Bible (résurrection des morts), et dans le «vide
parfait» des taoïstes, autour duquel s’érige, par exemple, le vase Tche, qui se
renverse lorsqu’il est plein d’eau pour se redresser une fois vide, tel le saint dont
les paroles doivent être conformes aux circonstances du quotidien.
Dans Paradis, le père du narrateur lui apparaît en rêve et à nouveau,
comme pendant l’enfance du narrateur de Studio60, lui délivre un enseignement
silencieux concernant le silence. Il revient à la surface de l’herbe, «étendu léger
fleur de terre»: «quelle apparition près des arbres est-ce que c’est lui qui me voit
ou bien fait-il signe d’un autre univers tout près très secret avec quelle facilité il
franchit l’entrée avec quel naturel il passe comme de la rosée alors c’est ça il y
aurait une terre à l’envers et les morts seraient là tranquilles ignorés et c’est
notre faute si nous ne pouvons pas les aider si nous leur restons fermés
étrangers»
Et ce père si silencieux, «vaporeux distrait passant comme ça devant moi
comme s’il sortait des lignes que je venais d’écrire», comparé à un jardinier,
comme le Christ l’est aux yeux de la Madeleine, laisse se réciter à travers lui
plusieurs passages du Nouveau Testament, commençant par le verset 6 du
chapitre 4 de la première épître de saint Jean, où l’ouïe et l’écoute (akouei et
audit dans les versions grecque et latine) à nouveau sont en cause61. Plus loin, on
60
«Papa est étrange. Il sait des choses qu’il ne dit pas de front, mais en se taisant, en indiquant, en
montrant.»
61
«je l’entends me dire nous nous sommes de dieu et celui qui connaît dieu nous entend celui qui n’en est
pas ne nous entend pas»
193
62
«il est là ni en réalité ni en vision ni en rêve ni en hallucination ni en invention ni en fiction mais là tout
simplement là comme quand il a été dit le lieu où ils étaient assemblés s’agita»
63
«et le voilà donc qui signifie ça non pas avec des mots une voix mais seulement en passant et en étant
là et moi je l’entends en voyant comme si je l’écoutais du dedans»
64
L’année du Tigre.
65
L’année du Tigre.
194
C’est sans doute la raison pour laquelle le narrateur sollersien aime allumer
la télévision, posée par terre, sans le son. Par terre, parce que le spectacle ne
mérite pas mieux. Pas question de l’admirer, de l’exhiber ni de le contempler.
Juste jeter un œil de temps à autre à son déferlement insensible, ne pas oublier la
permanence de son intangible froideur, capter une image que la rétine détourne
aussitôt sur la page, comme la main va puiser de l’encre par à coups dans
l’encrier. Le son, quant à lui, n’a aucun intérêt. C’est un mensonge permanent, et
la télévision n’a rien à apprendre de nouveau sur le fonctionnement du blabla à
un bon écrivain, surtout s’il est un expert de la dissociation entre l’œil et l’ouïe.
195
Sollers s’est manifestement engagé avec le Spectacle dans une partie de go,
ce vieux jeu chinois où il s’agit de «délimiter un territoire plus vaste que celui de
son adversaire», soit ne pas se laisser encercler. Multiples manœuvres de
diversion, infatigables interventions, colloques, conférences, interviews,
voyages, participent depuis longtemps à une procédure de désenclavement
permanent.
Sollers explicite sa tactique du «double régime» dans un entretien:
«Quand Debord affirme que dans le monde de la
décomposition nous pouvons faire l’essai, non l’emploi de nos
forces, je ne partage pas exactement son point de vue. C’est une
question de technique. Il s’agit d’être à couvert. Je préconise le
choix d’un double régime, un apparent, un autre caché, de
manière à laisser croire à l’adversaire qu’il a usé vos forces. Par
exemple Sollers se signale par une accumulation d’archives dans
laquelle se trouve toute la mémoire de la bibliothèque. Et en
même temps il est capable de ne pas en tenir compte. C’est
docteur Jekyll et Mr. Hyde qui collaborent consciemment
ensemble. Il peut donc faire le PLEIN EMPLOI de ses forces
parce qu’il n’est pas embarrassé par la division du sujet, bien au
contraire. Il a fait de cette division une arme. D’une façon
générale, je vous conseille d’opérer à partir du double, et de ne
pas avoir peur de récuser le conditionnement métaphysique qui
voudrait que vous soyez seulement vous-même. La police vous
somme d’être identique à vous-même, d’être “authentique”. Elle
vous assigne à être celui que vous avez l’air d’être; elle requiert
de vous que vous vous conformiez à l’image qu’elle-même a
décrété véridique. Qu’est-ce que cela donne? En littérature, des
récits d’aliénation.»
196
«Un récit ne vaut que par ce qui aura tenté de l’empêcher de l’écrire», écrit
Sollers dans le Portrait. On notera que Sollers ne dit pas, comme on pourrait s’y
attendre: un récit ne vaut que par la transgression de ce qui aura essayé de
l’empêcher d’être. La formule, moins naïve, ramène à la conception du
romanesque sollersien: le récit est lui-même ce qui écrit, il est en acte («l’acte
dictant le récit, le récit racontant l’acte»), et cet acte est de guerre, il participe de
cette forme supérieure de la guerre qu’est, selon Clausewitz, la défense.
C’est ainsi que l’écriture est le sujet récurrent des romans de Sollers, dont
les narrateurs sont toujours sinon écrivains du moins écrivants: note de l’agent
du Secret, préface de l’ami de Guillaume dans Studio...
L’écriture de Sollers est liée de façon intime et intense à la sortie du miroir,
de sorte qu’il l’a toujours conçue et développée en contradiction avec l’image.
C’est ce qu’il appelle, par exemple, l’«écriture percurrente» de Paradis: «Ici
l’œil s’efface dans ce dont se souvient l’oreille.»
Sollers a été jusqu’à comparer, en souvenir de Spinoza, son art à de la
dioptrique. Écrire est une manière de sonder le voir à l’aide du son. Commentant
Paradis: «Les choses s’ordonnent: je veux dire qu’elles prennent presque
automatiquement par rapport au texte une nouvelle consistance et quelque chose
comme un non-vu de leur facture apparaît sous les mots, en consonance
matérielle avec le verbal.»
L’éloge de Warhol dans La Fête à Venise revient à mettre le doigt sur cette
volonté propre à l’image de dissoudre66, d’absorber et de se substituer au corps,
remettant en cause sa liberté de reproduction, puisque un corps humain peut, en
théorie du moins, se reproduire ou non selon son désir.
Sollers montre que le non-être de l’image est complice des diverses
manifestations de la manipulation biologique contemporaine dont, depuis
Paradis, il suit et analyse avec une minutieuse et rare lucidité tous les progrès,
de la fécondation artificielle au trafic d’organes, et de la congélation du sperme
et des embryons au clonage.
Qu’est-ce que le clonage, par exemple, sinon un mode de reproduction tel
que la copie est en mesure d’absorber définitivement l’original de chair qu’elle
est censée refléter. On comprend que Sollers, si sensible aux dangers de la
duplication depuis Drame, se soit sérieusement penché sur le problème.
66
«Pellicule gaspillée exprès, salopée, brûlée, irregardable, juste pour montrer l’envers de l’immense
mise en boîte en cours, images d’images d’images, nouveau monde implacable et nul appelé à remplacer les
corps.»
202
Au début du roman a lieu une séquence érotique qui n’est pas anodine: une
femme fait une fellation au narrateur pendant qu’il écrit. Juste après, le narrateur
a la révélation de l’existence d’un gigantesque trafic d’organes à quoi se réduit
la société, un «circuit», par conséquent, concurrent du sien, à la tyrannie duquel,
67
Vision à New York.
203
68
«je me dis cette planète n’est qu’une clinique greffe transfusions fusions perfusions passe-moi ton cœur
tes poumons ton code sautons de l’un à l’autre sans miroirs sans noms je pleurais de rire je bouffais mon herbe
éclatant de nouveau devant l’armée des tu-dois-il-faut»
69
« Comme si l’Adversaire était là pour lire ! » Éloge de l’infini
70
«elle me tire les cheveux s’agenouille m’attaque au sujet pendant que je continue à tracer ce qui suit
vraiment ce qui suit»
204
femme à son cran j’ai pour moi un chut velouté sans temps la
complicité du non-temps la bénédiction des mères trahissant leur
mère léger crime sans traces»
«je baise ma naissance je la sanctifie je l’entends je mange
je langue mon doublé néant»
«c’est comme ça que j’ai pris mon rythme le vrai celui qui
répond vous apprend si vous êtes bon celui de l’autre corps qui
vient signer ou non le corps que vous lui tendez vous pour le
rencontrer lui sur le pont et à travers lui encore un autre corps qui
a envoyé ce corps vers un corps et ainsi de suite jusqu’à
l’exténuation perception et de fuite en fuite dans la fin du son
comme si on voulait se toucher soi dans l’autre comme s’il y
avait un soi du là-bas»
Femmes démontre ce que tous les romans de Sollers illustrent, à savoir que
le bon écrivain incarne un péril intense pour la Société, menaçant la vaste
entreprise de sécrétion et de transfusion sur laquelle elle se fonde. Les femmes
restent encore cruciales pour le bon déroulement du processus économico-
biologique, puisque s’il existe d’innombrables banques de sperme, on n’a pas
encore de banques d’ovocytes, lesquels supportent techniquement très mal (pour
combien de temps?) la congélation.
Femmes est un parfait manuel de détournement des femmes, le catalogue
de toutes les façons envisageables de dissiper la matière première qu’elles sont,
socialement, dans la jouissance et son savoir salvateur. Ainsi les «femmes» du
narrateur sollersien – épouse, amies, amantes, sœurs, fille, nièce... –, sont
remarquablement vives, curieuses, parfois railleuses, toujours d’une intelligence
rare.
Afin d’en finir avec cette possibilité de subversion majeure, la Société met
en œuvre la toute-puissance froide de la Technique pour se passer des femmes,
et ainsi automatiser la sécrétion en une immense chaîne de montage humain.
C’est ni plus ni moins ce que vocalise limpidement Artaud dans Pour en finir
avec le jugement de Dieu. «Artaud», dit Sollers, «anticipe sur le fonctionnement
désormais complet d’une falsification sociale autorégulée.»
l’infanticite:
a) L’infantimie: procréation de plus en plus artificielles,
marché inséminal général.
b) L’infantillage: régression systématique, comprenant
publicité, littérature, cinéma, télévision, rassemblements, morale,
SOS animisme, etc., et enfin: nouveauté attendue, le retour de:
c) L’infanticide, sur fond de mystère maternel hyper-
romantique, contrepoids à la fabrication de plus en plus
industrielle in vitro.»
71
Bataille, Colloque de Cerisy.
209
72
La Société du Spectacle.
73
«en vérité les femmes en un sens ne meurent pas puisqu’elles donnent la vie donc la mort donc l’effort
211
Les deux dernières pages de Paradis décrivent une scène très belle, un peu
mystérieuse, où le narrateur, avec la complicité clandestine d’un prêtre, fait
sceller dans la muraille d’une église un livre fraîchement imprimé, celui
probablement que le lecteur est en train de lire, mais dont cette scène finale, par
définition, est inscrite en creux, se signalant par sa pérennité invisible dans la
pierre immortelle.
Le lecteur qui aurait le désir d’imiter le dernier geste du narrateur de
Paradis serait bien inspiré de se rendre au très touristique Café Beaubourg, au
cœur de Paris. À l’intérieur de la salle il pourra constater que les premiers mots
de Paradis et les derniers de Paradis II ont été solennellement gravés sur l’un
des murs, pétales pariétales rejaillies d’un livre muré ailleurs.
Entre les lignes et d’une pierre à l’autre, une spirale s’est ouverte,
manifestement destinée à ne jamais se boucler.
CERVANTÈS ÉMANCIPÉ1
1547-1616
1
Texte écrit à l’occasion d’une émission de radio diffusée en avril 1997.
2
Nabokov: «Au moment où Cervantès créait son chevalier fou, Shakespeare aurait pu être en train de
créer son roi fou.»
3
Samson et Sancho commentent l’erreur de l’auteur concernant la disparition de l’âne de Sancho dans la
Première partie.
213
4
Rançons que les Turcs infligeaient aux chrétiens prisonniers.
214
5
Ingenio en espagnol signifie à la fois le génie, l’esprit, et la machine, l’engin.
6
Ingénu signifie étymologiquement «qui est né libre».
7
Agudeza y arte de ingenio, 1648.
8
«Quelqu’un» dit-il, «corrigea et modifia» des vers du commandeur Escriba, «éminent génie valencien».
9
«Cheville», «rivet» ; clavo signifie le «clou».
215
10
Rossinante, cheval de Don Quichotte, désigne un mauvais cheval, maigre et poussif; Maritorne,
servante dans Don Quichotte, désigne une fille laide, malpropre et acariâtre.
11
Figure aux échecs qui consiste, afin de protéger subitement le roi, à lui faire changer de place avec la
tour, mais en décalant d’une case cette transmutation. Au croquet, le roque consiste à placer une boule au contact
d’une autre pour les pousser toutes deux ensuite d’un seul et même coup. Étymologiquement, le rokh est en
persan « l’éléphant monté » : Cervantès, cornac de Don Quichotte.
216
Cervantès par une permutation entre lui-même et ses personnages pour mieux
mystifier la mort.
Dans une courte nouvelle intitulée La Vérité sur Sancho Pança – l’art du
leurre est toujours aussi une révélation sur le vrai –, Kafka fait de Sancho
l’auteur officieux du Quichotte, dont Don Quichotte serait le daimon:
«Grâce à une foule d’histoires de brigands et de romans de
chevalerie lus pendant les nuits et les veillées, Sancho Pança, qui
ne s’en est d’ailleurs jamais vanté, parvint si bien au cours des
années à distraire de lui son démon – auquel il donna plus tard le
nom de Don Quichotte – que celui-ci commit sans retenue les
actes les plus fous, actes qui, faute d’un objet déterminé à
l’avance qui aurait dû précisément être Sancho Pança, ne
causaient toutefois de tort à personne. Mû peut-être par un certain
sentiment de responsabilité, Sancho Pança, qui était un homme
libre, suivit stoïquement Don Quichotte dans ses équipées, ce qui
lui procura jusqu’à la fin un divertissement plein d’utilité et de
grandeur.»
de «sujets» (il prend bien place parmi ses sujets, puisqu’il se mêle à ses
personnages), et Don Quichotte (l’œuvre) à la place de «cérémonial», pour saisir
l’extraordinaire machination émancipatrice, la machine libératoire qu’est le
Quichotte:
«Ce cérémonial ne sert pas seulement à distinguer les rois et
à les élever au-dessus de tous les autres mortels: il transforme
leur vie en enfer, en fait un fardeau insupportable et leur impose
une servitude bien plus onéreuse que celle de leurs sujets. Ce
cérémonial nous apparaît donc comme l’exact pendant de l’acte
obsessionnel de la névrose, où la tendance réprimée et la
tendance réprimante obtiennent une satisfaction simultanée et
commune. L’acte obsessionnel est apparemment un acte de
défense contre ce qui est interdit; mais nous pouvons dire qu’il
n’est en réalité que la reproduction de ce qui est interdit.
L’apparence se rapporte à la vie psychique consciente, la réalité
à la vie inconsciente. C’est ainsi que le cérémonial royal tabou
est en apparence une expression du plus profond respect et un
moyen de procurer au roi la plus complète sécurité; mais il est en
réalité un châtiment pour cette élévation, une vengeance que les
sujets tirent du roi pour les honneurs qu’ils lui accordent.»
Kafka s’est intéressé au Quichotte parce qu’il s’est intéressé très tôt à la
toute-puissance romanesque: Dans Description d’un combat, un chapitre
intitulé Divertissements ou comme quoi il est prouvé qu’il est impossible de
vivre commence par un sous-chapitre intitulé Chevauchée où cette impossibilité
se traduit par une hallucination créative omnipotente:
«Je fis souffler sur nous en longues rafales un fort vent
debout... Je riais et tremblais d’exaltation. Mon veston gonflé
d’air accroissait mon pouvoir.»
219
«Ce n’est plus en tant que faux que le faux est un moment du vrai»,
ponctue Hegel, dans La Phénoménologie de l’Esprit.
Kafka pour sa part décrit la dialectique donquichottesque selon la logique
de la «négation de la négation» hégélienne, flamboyante figure de l’infini:
«L’un des actes donquichottesques les plus importants, plus
fâcheux que le combat avec les moulins à vent, est le suicide.
Don Quichotte mort veut tuer Don Quichotte mort; mais, pour
tuer, il lui faut une place vivante, c’est elle qu’il cherche avec son
épée, aussi inlassablement qu’en vain. Pris par cette occupation,
les deux morts inextricablement enlacés et positivement
bondissant de vie, culbutent à travers les âges.»
Le personnage le plus hégélien du Quichotte est sans discussion possible le
chevalier des miroirs, que Don Quichotte et Sancho rencontrent dans la Seconde
partie :
«Des contraires je vis, et je suis un amant
Dont le cœur est de cire et de dur diamant;
À toute loi d’amour mon âme se conforme.
Taillez-y, gravez-y tout ce que vous voudrez:
Ô parfaite beauté, toujours vous apprendrez
Que mon cœur recevra toute nouvelle forme.»
L’entendement
Si Vermeer a peint aussi peu de tableaux, c’est qu’il a su d’emblée où il
allait.
Avec les musiciennes, les concerts, les leçons de musique et leurs
interruptions2, d’emblée Vermeer s’intéresse à l’entendement, à la pensée en tant
qu’elle s’écoute penser, à la résonance de la raison.
Musique, pensée : dans L’Atelier, la femme qui pose tient une trompette
tandis que le peintre commence à peindre les lauriers de son crâne. Le son de la
pensée est le sujet évident de la Joueuse de luth, par exemple, laquelle est en
train, devant nous, d’accorder sa raison. C’est aussi celui du Christ chez Marthe
et Marie, sujet plutôt rare en peinture (Luc X, 38-42, je souligne) : «Chemin
faisant, il entra dans un bourg, et une femme appelée Marthe l’accueillit dans sa
maison. Elle avait une sœur appelée Marie et qui, assise aux pieds du Seigneur,
écoutait sa parole. Et Marthe était distraite par tout un service, elle survint et dit:
Seigneur, tu ne te soucies pas que ma sœur me laisse seule faire le service? dis-
lui donc de m’aider. Et le Seigneur lui répondit: Marthe, Marthe, tu t’inquiètes,
tu fais beaucoup de bruit, alors qu’il y a besoin de peu de choses, ou d’une
seule! en effet, Marie a choisi la bonne part et on ne la lui arrachera pas.»
On peut remarquer que Marthe porte une miche de pain dans une corbeille.
Une auberge voisine des Vermeer s’appelait le Pater Noster («Donnez-nous
aujourd’hui notre pain quotidien... »), et on sait que la femme de Vermeer
réglera ses dettes auprès d’un boulanger après sa mort en lui cédant deux
tableaux : de la peinture contre du pain donc. On sait, enfin, que le pain est le
corps du Christ dans l’Eucharistie. «Prenez, mangez, c’est mon corps.»
1
Texte conçu pour une émission de radio consacrée à Vermeer, diffusée en avril 1996.
2
La Lettre d’amour.
225
Le dos tourné
Dans Diane et ses nymphes, toutes ces femmes ont l’air absorbé, elles sont
méditatives, presque moroses. La plus pensive est celle qui tourne le dos. La
tâche de Vermeer consistera à déceler ce qui se dissimule derrière ce dos tourné.
Il va s’intéresser à la pensée du désir, au désir de la pensée, à ce que la pensée
comporte de typiquement féminin.
Poser la question Qu’est-ce qu’une femme pense? implique de se demander
d’abord Qu’est-ce qu’une femme qui pense?
Une femme qui pense, c’est d’abord une femme qui tourne le dos à d’autres
femmes3.
Un début de réponse à ces questions apparaît dans La Courtisane, où
Vermeer se serait représenté ainsi que sa femme (la courtisane souriante, figure
féminine typique déjà du genre «penseuse») et sa belle-mère (l’entremetteuse en
noire, comme une nonne). Les personnages se retrouvent embarqués (le tapis
qui les enrobe) – au sens du pari de Pascal («Il faut parier. Cela n’est pas
volontaire, vous êtes embarqué.»). Et en effet, tous les thèmes, tous les objets
familiers de Vermeer qui concourent à l’étude de l’entendement (ce que Proust
dans La Prisonnière nomme «les fragments d’un même monde », qualifiés
ensuite d’«énigme») sont d’ores et déjà ici embarqués: l’instrument de musique,
la boisson, le «face-à-femme»4, la tapisserie, le désir, le soupèsement de la
valeur5, et même – si l’on accepte de méditer sur cette étoffe blanche formant
une conque souple, un pli vaginal d’ombre issu du ventre de la courtisane – la
lettre des penseuses.
3
Comme aussi dans La Ruelle.
4
Expression de mon cru, que j’applique dans L’impureté de Dieu à la création d’Ève.
5
La Peseuse de perles.
226
Catholicisme
Le corps de Vermeer sera toute sa vie placé dans une singulière position
entre sa femme et sa belle-mère, choix délibéré de s’embarquer sur l’océan du
catholicisme (le jaune, le blanc, le bleu, couleurs vaticanesques de Vermeer). Il
va habiter chez la mère de son épouse, dans le «coin des papistes»
(paepenhoeck) ; il est probable qu’il se convertit ; ses enfants sont explicitement
catholiques (un fils se nomme Ignatius, «Ignace»). D’ailleurs les Vermeer louent
leur maison aux Jésuites, dont l’église voisine est dite «secrète» à cause des
dissensions avec les calvinistes majoritaires. Aspect clandestin du catholicisme
de Vermeer, clandestinité de sa pensée.
Sa belle-mère le soutient financièrement (le pain quotidien), fait de lui son
homme de confiance, et passe sa vie à rédiger, corriger, rerédiger, remanier sans
cesse ses testaments (les écriveuses). Vermeer possédait chez lui, entre autres
tableaux recensés, une Mère de Jésus.
On dispose ainsi de quelques fragments supplémentaires de l’énigme. Les
femmes, les lettres, la clandestinité, la contre-lettre donc (on appelait contre-
lettre un acte secret dérogeant aux stipulations d’un acte public), intimement
liées à l’«héritage» catholique, et à l’argent.
Couleur de la pensée
On note dans L’Entremetteuse le large chapeau noir de Vermeer, comme
dans deux autres tableaux érotiques: Soldat et jeune fille riant, Gentilhomme et
dame buvant du vin, et également le chapeau du peintre dans L’Atelier6. Comme
si ce noir était la couleur même de la pensée, une ouverture sur la baie d’encre
du crâne.
C’est précisément ce qui se passe dans La jeune femme assoupie. Je pense
6
Ou La Peinture.
227
aux Érinyes assoupies au début des Euménides d’Eschyle, ainsi qu’à la Muse
endormie de Brancusi. Vermeer en quelque sorte est entré dans la chambre
noire. D’où la porte ouverte derrière la jeune femme, et les fenêtres par où
pénètre la lumière dans tant de ses tableaux.
Cette pénétration luminescente du cerveau noir de la penseuse a
évidemment déconcerté à peu près tous les critiques: Burckhardt jugeait
«surestimées» les figures de femmes lisant ou écrivant des lettres. En 1877,
Eugène Fromentin ne voyait chez Vermeer que des «côtés d’observateur assez
étranges». En 1932, Huizinga avoue sa consternation: «En vérité /ces femmes/
semblent appartenir à un demi-monde inconnu, à peine déclaré.» Même Élie
Faure se trompe à demi en écrivant: «On n’a pas pénétré plus avant dans
l’intimité de la matière.»
Dans l’intimité lumineuse de la matière sonore de la pensée, en réalité. Il
suffit d’ailleurs d’inverser une autre phrase de Faure pour atteindre le vrai: «Il
n’a pas de désirs allant au delà de ce que sa main peut toucher.» Soit: Tous ses
désirs pénètrent l’au-delà de ce que la main peut toucher (voir la main sur le sein
dans L’Entremetteuse).
Seuls Claudel et Proust comprennent.
Papillonnement
Claudel, dans L’œil écoute, lorsqu’il qualifie Vermeer de «contemplateur
de l’évidence» à propos de l’Allégorie de la Foi.
Et Proust (je souligne partout):
Première mention de Vermeer dans Du côté de chez Swann. Odette dit à
Swann: «Est-ce qu’on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que je puisse me
représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu’il y a sous ce grand front
qui travaille tant, dans cette tête qu’on sent toujours en train de réfléchir, me
228
Correspondance
Qu’est-ce qu’une femme qui pense? C’est une femme dont le désir se
déplace réversiblement entre elle-même et sa mère. D’un point de vue
biographique, on peut donc dire que Vermeer («Vers-Mère») s’est mis en
position d’être la pensée même de sa femme, son Mâle de Mère (le «Mal de
mère» désignait autrefois des affections de la matrice, ou bien l’hystérie).
Pour mieux comprendre de quoi il s’agit dans la peinture de Vermeer, rien
ne vaut par conséquent l’observation en direct de la correspondance du désir
entre une mère et sa fille. Il est assez patent par exemple que la lettre que lit La
Liseuse n’est autre que celle-ci, de Mme de Sévigné à sa fille, Mme de Grignan,
après leur première séparation, le 11 février 1671: «Mais je ne veux point que
229
vous disiez que j’étais un rideau qui vous cachait. Tant pis si je vous cachais;
vous êtes encore plus aimable quand on a tiré le rideau. Il faut que vous soyez à
découvert pour être dans votre perfection; nous l’avons dit mille fois.»
Les penseuses, lectrices, écriveuses de Vermeer semblent se donner ce
qu’on nommait jadis un rendez-vous d’esprit: convenir d’un moment où l’on
pensera à l’autre. Vermeer est celui qui surprend ces moments, et qui les peint. Il
peint la couleur de la pensée, plus exactement la teinte du son de la pensée.
Ainsi dans la Lettre d’amour le gros balai-pinceau est comme le signe d’une
auto-annonciation du peintre invisible7. Mme de Sévigné, le 8 avril 1671: «Les
rêveries sont quelquefois si noires qu’elles font mourir; vous savez qu’il faut un
peu glisser sur les pensées.» Et le 14 juin 1671: «Quand on se couche, on a des
pensées qui ne sont que gris-brun, comme dit M. de La Rochefoucauld, et la
nuit, elles deviennent tout à fait noires; je sais qu’en dire.»
Les lectrices pensives chez Vermeer sont évidemment peu ou prou des
figures de l’Annonciation, principalement la Jeune femme en bleu. Eh bien
Vermeer accomplit ce qu’aucun peintre avant lui n’avait réalisé. Au lieu de
peindre l’Annonciation du point de vue externe, celui de l’ange, c’est-à-dire en
somme l’annonce, il la peint de l’intérieur (toujours la chambre noire), du point
de vue de l’objet-sujet de l’annonce, c’est-à-dire qu’il représente la conception
(du Christ dans les entrailles de l’Annoncée) et même la conception de la
conception (la peinture en soi), ce qu’on peut appeler la maculée conception
(macula, «tache»). Qu’on songe aux taches noires sur l’hermine blanche dans La
Joueuse de luth, La Lettre d’amour, La Joueuse de guitare, et Dame et sa
servante.
La perle
7
On retrouve la chaise bordeaux de L’Atelier.
230
Autre élément qui court d’un tableau à l’autre et qui condense la présence
auditive de Vermeer, c’est la perle (la perle est une «puce» à l’oreille de la
pensée). On a noté d’ailleurs que la balance de La peseuse de perles ressemblait
au monogramme de Vermeer, comme s’il s’agissait pour le peintre de laisser sa
peinture évaluer son nom. On sait qu’il eut un grand-père faux-monnayeur, que
son père eut plusieurs patronymes8 et que son nom fut orthographié
différemment au fil du temps. Ailleurs, la signature de Vermeer, telle qu’elle
apparaît dans le registre de la guilde de saint Luc à Delft, semble positivement
brodée, comme si elle avait été tracée par la Dentelière elle-même.
La peseuse d’autre part est enceinte. Comme La Jeune femme en bleu. Or
poser la question: qu’est-ce qu’une femme enceinte? c’est se demander
autrement qu’est-ce qu’une femme qui pense? Ou qu’est-ce qui est en cause
dans l’Annonciation? dans la conception de la conception – autrement dit le
son de la pensée qui s’engendre au sein de la virginité9.
C’est la question à laquelle répond Mallarmé dans son sonnet vermeerien
par excellence, Don du poème, lequel décrit ni plus ni moins que le son de la
pensée du désir (la conception) passant et repassant entre deux femmes:
«Ô la berceuse (Jeune femme assoupie), avec ta fille et l’innocence
De vos pieds froids (pied lavé de Diane par une nymphe), accueille
une horrible naissance:
Et ta voix rappelant viole et clavecin (Gentilhomme et dame jouant
de l’épinette),
Avec le doigt fané presseras-tu le sein (L’Entremetteuse)
Par qui coule en blancheur sibylline la femme (La Laitière)
Pour les lèvres que l’air du vierge azur affame? (bouche entrouverte
de la Jeune fille au turban)»
Conception de la conception
Je repose ma question: Qu’est-ce qui est en cause dans la conception de la
8
Dont Vos, le « renard ».
9
D’où les joueuses de virginal.
231
10
Le même que celui du serpent dans L’allégorie de la foi.
232
1
Texte conçu pour une émission de radio consacrée à Soutine, diffusée en mai 1996.
2
Le Lapin de 1925-1926 bondit aussi.
3
Les Juifs sont traditionnellement et théologiquement déclarés un «peuple charnel».
4
Paysage de Cagnes, 1923-1924.
5
Village de Cagnes, ou Maisons à Cagnes, 1919.
6
L’Escalier rouge, 1920.
7
Paysage de Cagnes, 1922-1923.
233
8
Petite place de ville, 1929.
9
«Sur le dos tel un fol éléphant
Renversée elle attend et s’admire avec zèle».
10
«Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins,
Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.»
234
11
«S’il aime la sculpture grecque à l’exclusion de toute autre, c’est parce qu’il y trouve ce qui lui manque
le plus, le complément de ses qualités propres, le moyen de racheter son vice, une croix de marbre assez solide
pour qu’il puisse enfin y étendre et qu’on y cloue ses membres endoloris.»
235
rencontrer, mais qui, entrant chez lui, le voyaient se chauffer dans la cuisine, et
restaient cloués sur place – il les invitait à ne pas avoir peur d’entrer, puisque
“même dans un tel lieu, il y a des dieux” – , il faut, en matière de recherche
scientifique aussi, aller à chaque vivant sans répugnance, en se disant que
chacun possède quelque chose de naturel et de beau.»
Par sa «peinture semblable à du feu», «peinture sombre, mais qui illumine
l’obscurité de coruscations et de flammes» (Élie Faure). On sait qu’Héraclite
assimile le feu au Logos et fait de lui l’origine de toutes choses.
Ce mouvement perpétuel soutinien a lieu d’une part à l’intérieur de chaque
tableau, où il est éminemment isotropique: corruption aussi bien que génération,
décomposition comme renaissance. Les personnages semblent naître, le visage
couvert de glaires et de sanie, farineux tels des nouveaux-nés. Le groom de 1928
paraît accoucher de lui-même, s’auto-expulser en se pressant comme un tube de
peinture. Même chose pour la Raie à la bouilloire de 1924, qui s’éjacule en un
long filament descendant sur la droite jusqu’à la table. C’est aussi le cas de
l’Autoportrait de 1917, où un Soutine juvénile peint une toile dont on voit, au
dos, un portrait de Soutine adulte. Soutine passe à travers la toile de
l’adolescence à la maturité, et vice-versa. C’est d’ailleurs exactement cette
isotropie que réalise Rembrandt entre ses Autoportraits et les portraits de Titus.
Le temps décompose, il est analytique. La peinture de Soutine est
analytique, zététique12, mouvante, vivante. Je pense aux Glaïeuls rouges de
1919. Le rouge vif de Soutine (vermillon de sa signature, comme dans Le
dindon de 1924 qui semble paraphé sur la toile tels certains taureaux de Picasso,
et dont la tête est du même rouge sanguin frais que la signature) est à prendre à
la lettre, c’est un rouge vivant (Chaïm signifie «Vie» en hébreu).
Les glaïeuls viennent de loin dans le temps: on trouve des glaïeuls
12
«Qui recherche».
236
13
Soutine est vraiment « Vivant » de prénom, comme Denon.
14
«La pensée qui libère l’actuel de l’apparence de la variabilité irrationnelle et l’élève et la transfigure en
l’Idée doit représenter cette vérité de l’Actuel non pas comme un repos mort, non comme une simple image,
terne, sans impulsion et sans mouvement…» , dit Hegel.
237
naît la plus belle harmonie et toutes choses sont engendrées par la discorde.»15
D’autre part, sous l’effet de l’isotropie, les tableaux sont aimantés les uns
par les autres, la temporalité circule à travers chacun d’eux aussi aisément que
d’un tableau à l’autre. Ainsi le Groom naît en réalité de la jupe de Mme
Castaing16, dont les plis sont dessinés, ce qui est très rare chez Soutine.
D’habitude, les jupes rouges de Soutine sont plutôt des nappes de sang
menstruel, comme dans la très liquéfiée Femme en rose de 1921-1922, où le S
du corps est imbibé de la sinuosité du nom «Soutine», tandis que la signature,
elle, assez exceptionnellement, est en caractères droits, bâtons. Les femmes en S
de Soutine évoquent aussi le hanchement des Vierges gothiques au XIVème
siècle, la flexuosité de la conception. Même remarque pour la Femme en rouge
de 1922 et sa robe menstruelle, qui se distingue du Portrait de femme17, frêle
fantôme ménopausé flagellé de jaune, de vert, de rouge, dont les menstrues
passées sont illustrées par le drap sanguinolent qui pend derrière elle.
Pourquoi Soutine, peintre le moins machinal, le plus organique, s’intéresse-
t-il autant au sang des femmes? Peut-être parce qu’elle sont les métronomes de
chair de l’écoulement du temps dans les interstices de la reproduction. Leur
pulsation mensuelle évalue, par le vide, la perpétuation synthétique de l’espèce à
laquelle participe leur corps lorsque son sang ne s’écoule plus.
Si donc la robe de Mme Castaing est plissée, c’est que quelque chose
gigote et palpite dessous. Oui, Le groom. En amont, donc, le groom18 naît des
cuisses de Mme Castaing. En aval, il s’éclabousse sur la blouse du Petit
pâtissier de 1922, qui a la même position des jambes que l’Indifférent de
Watteau. C’est une blouse-palette, comme l’aube de l’Enfant de chœur de 1928.
15
Et, bien entendu, Hegel : « L’Idée, en vertu de la liberté qu’atteint en elle le concept, contient en elle
aussi l’opposition la plus obstinée ; son repos consiste dans la certitude et l’assurance avec lesquelles elle produit
et surmonte éternellement cette opposition, et s’y unit avec elle-même. »
16
Dans le Portrait de Madame Castaing de 1928.
17
Dit La Veuve de 1922.
18
Et tous les personnages rouges, par exemple Le chasseur de chez Maxim’s de 1927.
238
Par ailleurs on peut palper sur son visage le plaisir réel (rare en peinture)
d’être peint (donc vivant), comme chez la Tricoteuse de 1924-1925 à la belle
soutane sombre de chauve-souris éployée. Le Petit pâtissier, qui presse entre ses
jambes un chiffon comme rougi par une circoncision violente et jouissive,
exhibe aussi l’érection de son gland épanoui en glaïeul.
Le temps de l’incubation (les tableaux naissant les uns des autres) est lié à
l’importance de la nourriture pour Soutine. Dans la Nature morte aux poissons,
œufs et citrons de 1923, en bout de table il y a comme un cadavre ou un fœtus
emmailloté dans la nappe orange. Les poissons au contraire sont très mobiles, ils
remontent le courant. Dans la Nature morte aux poissons de 1918, le rouge du
fond est celui, vivant, des Glaïeuls rouges.
Ses animaux sont tous alimentaires. Pas de chienchiens, pas de chichis.
Dans la Nature morte à la soupière de 1916, la soupière et l’assiette sont vides,
ce qui est logique puisque les animaux se sont transfusés dans les autres
tableaux. Et dans la Nature morte au faisan de 1918, le plat représente une raie
en devenir.
Marcel Detienne nous apprend qu’un très vieil oracle, dit incubatoire (par
le sommeil), celui de Trophonios, «le Nourricier», se rendait à Lébadée, «dans
un antique sanctuaire où l’on a voulu reconnaître une ancienne Tholos, une
tombe en forme de ruche (!!!) qui aurait été celle d’un roi béotien». «Après
quelques jours de retraite et de sévères interdictions alimentaires, le consultant
est admis à faire des sacrifices à Trophonios et à d’autres divinités. Après le
sacrifice d’un bélier, dont les entrailles doivent apprendre si Trophonios est
disposé à rendre ses oracles, le quémandeur est conduit vers le fleuve voisin et
deux jeunes enfants, appelés “les Hermès”, le lavent et l’oignent d’huile. Peu de
temps après, il est conduit vers l’oracle... Après avoir bu de l’eau de l’une et
l’autre sources (Mémoire et Oubli), il se glisse dans la bouche oraculaire, en
239
passant d’abord les pieds puis les genoux; le reste du corps, dit-on, est tiré avec
violence... Au sortir de la consultation incubatoire, l’initié est doué d’une
mémoire, d’un don de voyance qui ne se différencie nullement de celui des
poètes et des devins. Par la vertu de l’Eau de Mémoire, le consultant de
Trophonios bénéficie d’un statut équivalent à celui d’un devin: comme Tirésias,
comme Amphiaraos, il devient un “vivant” parmi les morts.»
On ne sera plus étonné d’apprendre que Soutine parlait de «miracle»
provoqué par ses peintures.
Mémoire et Oubli chez Soutine: il lui faut reconstituer les tableaux qu’il
copie, reproduire le motif dans le réel.
Temps d’insufflation: le vent dans les arbres, dans Jour de vent à Auxerre
de 1939, et dans le Retour de l’école de 1939, qui appartient à une série de toiles
représentant des enfants sur une route de campagne19. Ce sont les derniers
tableaux de Soutine: les enfants reviennent de l’école, ils ont dépassé l’école, ils
sont dans la victoire du jeu.
Temps pneumatique (insufflation transversale), d’un tableau à l’autre:
Diastole20 du Portrait du sculpteur Mietschaninoff de 1923, au corps et au
visage gonflés à bloc, avec le beau bleu azuréen de sa chemise. Le cordon rouge
qui retient le rideau en haut à gauche est comme le paraphe de «Chaïm».
Systole21 du Groom, qui est vraiment vidé, sous vide. Entre les deux, on trouve
le Maître d’hôtel de 1927 en train de s’évacuer par le bas, de se dégonfler. Le
Grand enfant de chœur de 1927 est à nouveau gonflé à bloc, il est enrobé par ses
côtes flottantes, il flotte, lévite.
Dernier exemple de palpitation transversale entre deux paysages: Dans Le
vieux moulin de 1922, le moulin semble un gros pavé blanc jeté vers le fond du
19
Héraclite: «Le temps est un enfant qui joue au tric-trac. À l’enfant la royauté.»
20
«Dilatation».
21
«Contraction».
240
tableau, qui a provoqué autour de son axe une déformation de tout le paysage,
entraîné dans sa chute perpendiculaire. Et cette chute provoque, par un retour de
pendule, le Paysage à Cagnes de 1923-1924, où tout le village est exhaussé,
comme s’il se trouvait au sommet d’une montagne. C’est une ascension de
village.
La temporalité de Soutine, enfin, est sempiternelle, elle est minérale.
Élie Faure: «Le mystère de la plus grande peinture y éclate, chair qui est
plus chair que la chair, nerfs qui sont plus nerfs que les nerfs, bien qu’ils soient
peints avec des fleuves de rubis, de soufre en feu, des gouttelettes de turquoise,
des lacs d’émeraude écrasée avec des saphirs, des traînées de pourpre et de
perle, une palpitation d’argent qui frôle et brille, une flamme inouïe qui tord les
profondeurs de la matière après avoir fondu ses mines de joyaux. Qu’un bœuf
ouvert rutile comme un trésor de Golconde, que les oiseaux étincelants et
l’embrasement des tropiques y roulent en torrents dans la pourriture prochaine et
que cela soit de la viande ensanglantée, là est l’esprit.»
Selon Mlle Garde, Soutine possédait quelque livres de Balzac, quelques
romans russes et les Essais de Montaigne. Il écoutait du Bach et du Mozart.
«Emmenant Garde au Louvre, ils s’arrêtaient longuement devant la sculpture
égyptienne et grecque, et il ne lui parlait que de l’art du passé.»
Où est le temps, là est l’esprit.
241
IMPUDEUR DU DIABLE
Pourquoi Dieu nous tente-t-il?1
1
Conférence faite au Temple de l’Église Réformée de l’Étoile, en décembre 1995.
242
2
Le sujet de la conférence était imposé.
243
Dieu nous tente parce qu’il nous attend, et s’il nous attend, c’est qu’il nous
précède en ses œuvres, comme au désert la colonne de nuée devance les
Hébreux dans leurs pérégrinations. Dieu attend, Dieu est temps (c’est aussi pour
cela que Dieu n’est pas tendre) et cette tension du temps, cette tentation de
l’attente se distingue de l’attentation, c’est-à-dire de l’impatience.
Le diable, lui, est impatience. Les attentats, le fanatisme, sont des
convulsions de l’impatience. Le diable nie que les choses arrivent quand on ne
les attend pas. Il est la négation du messianisme, cette puissance perpétuelle
d’inattendu.
Que teste Dieu à travers notre patience? En définitive notre vitesse.
Paradoxalement, l’impatience est lenteur. Dieu, lui, est substantiellement rapide.
On pourrait choisir des milliers d’illustrations de cette rapidité, dans le judaïsme,
mais celle qu’a inauguré le christianisme est aussi assez parlante, puisque le
Christ est à la fois le fils et le père de sa mère. Difficile de trouver raccourci plus
fulgurant...
Voici un exemple juif, parmi tant d’autres, de la célérité de Dieu. Le
Talmud, en commentaire de ce passage de Job: Lui qui m’assaille par une
tempête, qui multiplie sans raison mes blessures (9:17), enseigne :
«Job blasphème en parlant de tempête, et Dieu lui répond par la
tempête. Job s’adresse à Dieu en ces termes: “Souverain du monde,
peut-être un vent de tempête est-il passé devant Toi, qui T’aura fait
confondre Job avec Ojeb («ennemi»).”
Dieu lui répond par une tempête: L’Éternel répondit à Job du
milieu de la tempête (Job 38:1)… Dieu parla ainsi à Job: J’ai créé une
grande quantité de cheveux sur la tête de l’homme /jeu de mots entre
Sa’ara («cheveu») et Se’ara («tempête»)/, et à la racine de chaque
cheveu j’ai créé un follicule, afin qu’il n’y ait jamais deux cheveux
nourris par le même follicule; car si cela se produisait, les yeux
244
Un autre enjeu crucial dans Job est celui de la procréation, puisque c’est à
travers ses enfants que Job est d’emblée mis à l’épreuve, et que ses enfants
« renaîtront » en quelque sorte, à la fin, lorsque ses épreuves s’achèvent. Ce ne
sont bien sûr pas les mêmes enfants qui meurent au début et sont engendrés à la
fin, mais le texte est si succinct à ce propos que c’est comme si la procréation
des uns au dernier chapitre compensait l’atroce perte des autres au premier, au
même titre que les troupeaux et les richesses de Job qui lui sont « rendus » en
conclusion.
«Dieu tente mais n’induit pas en erreur», énonce Pascal. Impossible rendu
possible, le diable, lui, se révèle, bien d’avantage qu’un dérèglement des sens,
249
«C’est l’œuvre du démon qui semble se servir des vertus que nous avons
pour autoriser selon ses moyens le mal qu’il poursuit» dit-elle. Telle est la
logique de l’illogique, toujours d’une parfaite actualité après tant de siècles.
péchés à toute personne qui croirait voir quelque chose de bien en moi...»
Et dans Le livre des fondations, sainte Thérèse donne en quelque sorte la
clé qui permet de ne pas succomber à la tentation: «Méfions-nous de tout ce qui
nous prive du libre usage de la raison, car ce n’est pas ainsi que nous gagnerons
la liberté d’esprit… »
Ce conseil est d’une grande acuité aujourd’hui, à l’aube de l’an 2000, où
tout semble permis mais où le libre usage de la raison n’a jamais été si menacé.
« L’âme, pour avancer, doit non seulement marcher, mais voler.»
Le meilleur moyen de résister à tant de tentations ? Le détachement: «La
sûreté, pour l’âme qui fait oraison, c’est de se désintéresser de tout et de tous, de
ne s’occuper que d’elle-même et de contenter Dieu.»
Pourtant les choses ne sont pas si simples. De même qu’il y a tentation et
tentation, il y a tentation de la tentation.
«redoute les âmes décidées, il sait par expérience qu’elles lui nuisent beaucoup,
que tout ce qu’il tente pour leur nuire tourne à leur profit et celui du prochain; il
y perd.»
La tentation de la tentation est donc une véritable guerre, et comme toute
guerre, elle se remporte par l’usage de la ruse (ce que Tchouang Tseu appelle
«faire voir son vide»), ce que le père Élisée des Martyrs (qui connut saint Jean
de la Croix et fut le premier carme déchaussé du Mexique) nomme le
«mouvement d’élévation anagogique», manière «la plus facile, plus avantageuse
et plus parfaite de vaincre les vices et les tentations, d’acquérir et gagner les
vertus»:
«Car, grâce à l’élévation, l’âme se rend absente de là, se présente
à son Dieu et s’unit à lui, laissant le vice ou la tentation et l’ennemi
frustré dans son projet, ne trouvant plus qui frapper; car l’âme, étant
plus là où elle aime que là où elle anime, s’est divinement dérobée à la
tentation. L’ennemi ne trouve plus où frapper, il a perdu sa proie.»
enseigne le Talmud, pendant les quarante années qu’ils passèrent au désert, les
ouvertures de leurs tentes n’étaient volontairement pas placées en face l’une de
l’autre, afin que nul ne soit tenté de se mêler des affaires d’autrui.
Quand on sait que la tente, en grec, est aussi une scène (σκηνή), et, par
extension, le mensonge (la fiction théâtrale) et le cadavre (le corps est la
« tente » – σκη̃νος – de l’âme), on imagine les enjeux métaphysiques que le
mot recèle.
Si Heidegger écrit que «la parole est la demeure de l’être», on peut affirmer
sans risque que la tente est celle de l’écrivain. La tente est une tour d’ivoire qui
se déplace, et qui vaut son pesant d’or (Pindare: «La Muse allie à l’or le blanc
ivoire» septième Néméenne), c’est-à-dire, théologiquement parlant, son pesant
d’heures.
Dieu est la tente de qui sait l’attente. En un sens, Dieu n’a rendez-vous
qu’avec les écrivains. Dieu ne tente que les écrivains. Parcourez n’importe
lequel de ces gros volumes du Talmud qu’on dirait dérobés à une bibliothèque
de Brobdingnag ; on a envie de savoir ce que racontent ces drôles de caractères
carrés bizarrement agencés. Voilà bien un objet venu du monde de la tentation
chaude. Pour un écrivain, pour un être passionné d’écriture, je trouve que c’est
un objet tentant, non?
ÉLOGE DU DETACHEMENT1
Dialogue avec Bernard Sichère autour de De l’antisémitisme
Bernard Sichère : Je vous écris donc comme promis cette lettre qui
consiste dans un ensemble de remarques, de réactions et de questions suscitées
par la lecture de votre livre alacre, subtil et provocateur De l’antisémitisme,
préparé de toute évidence par vos deux rencontres antérieures avec le grand
Céline et avec Proust (que j’aurais plutôt envie de caractériser comme
« transsexuel » que comme « hétérosexuel », même avec la mutation que vous
faites subir à cette catégorie fumeuse, mais nous en reparlerons peut-être…).
Je ne vous livre pas en vrac l’ensemble (indéfini pour l’instant) de mes
pensées mais quelques–unes seulement de ces dernières.
La première pensée tourne autour du mouvement de rabattement de « juif »
sur « judaïsme » : « la distinction entre antisémitisme et antijudaïsme ne rime à
rien. Il n’y a jamais que de l’antijudaïsme » (p .277). À quoi je lierai cette autre
proposition, qui est quasiment une maxime : « l’antisémite est littéralement
obsédé par les juifs » (p. 63). Ce qui donne en bonne logique : « l’antisémite est
littéralement obsédé par le judaïsme ».
Cela me paraît en effet un point fort de votre livre, sans même examiner
tout de suite en détail la manière dont vous déployez les différents moments ou
visages de cette obsession. Ayant côtoyé dans ma propre famille la chose de
près, je pense tout à fait juste de dire d’entrée de jeu que là où il n’y a pas
obsession, il n’y a pas antisémitisme. D’où la question évidemment : qu’est-ce
qu’avoir avec le judaïsme un rapport qui ne soit d’obsession?
1
Paru en revue en septembre 1995.
254
2
Il s’agit de comprendre qu’on puisse hiérarchiser ses curiosités, ce qui n’a rien à voir avec un
refoulement, une haine tenace ni un impensé. Une telle hiérarchie d’ailleurs est indéfiniment évolutive ; je me
suis intéressé intensément à l’Afrique en découvrant – bien après l’écriture de ce texte – , les documentaires de
Jean Rouch. Il n’est pas dit que je ne me passionnerai pas un jour, à la lueur d’un livre lu ou d’un roman à écrire,
à la civilisation japonaise. Quant à la pensée zen, comme à quelque pensée que ce soit, je pourrais paraphraser
l’Héautontimorouménos de Térence en disant : rien de ce qui est profond ne m’est étranger.
256
3
La plèbe intellectuelle ne s’en souvient en général que lorsqu’il s’agit de déblatérer contre la « morale
judéo-chrétienne », manière atténuée de laisser éclater son antisémitisme inconscient.
4
Le cas de Heidegger, effleuré en postface, est unique dans l’histoire de la pensée en Occident, non
seulement par la singularité de son génie mais par l’indifférence résolue dont il fait preuve à l’égard du judaïsme
dont il est pourtant si proche. Cette indifférence, qui confine au scotome, si elle pose la question de la « dette
impensée » analysée par Marlène Zarader, est en tout cas la meilleure preuve d’une absence d’antisémitisme
chez Heidegger. C’est probablement cela précisément qu’on ne lui pardonne toujours pas.
5
La Bible n’étant que le phare au cœur d’un océan incommensurable ; quant à la version agressivement
déjudaïsée de Dhorme en Pléiade, c’est un coup d’épée dans l’eau.
257
moment très important de votre texte quand vous citez, au cœur du judaïsme, ce
que vous appelez « le devoir d’hétérosexualité », ce qui ne veut dire autre chose
sinon le devoir d’en passer par la castration insupportable et de la traverser
pour… écrire, désirer, aimer, etc. Où je perçois (dites-moi si j’ai raison) la
profonde cohérence de ce que vous dites sur le « sexe de Proust » et de ce que
vous dites ici sur l’antisémitisme, et dont je pense que cela n’avait pas été dit
ainsi jusqu’à présent…
S. Z.: Je suis touché, Bernard Sichère, que vous ayez perçu la cohérence
entre mes précédents livres et De l’antisémitisme. Vous êtes probablement le
seul. Concernant le «devoir d’hétérosexualité», je songeais moins à la castration
proprement dite qu’à l’interdit d’inceste, et au commandement biblique de
«coller» à sa femme et de quitter ses parents. On sait qu’une des revendications
ronronnantes de l’antisémite est sa complainte que les juifs «restent toujours
entre eux» (reproche à peu près aussi fréquent que son parfait inverse: «Ils sont
partout!» Mais que ne reproche-t-on pas aux juifs...). Sous-entendu: qu’est-ce
qu’ils seraient aimables s’ils m’invitaient enfin à me fondre parmi eux pour les
aimer de toute la sincérité de ma haine.
Plus subtilement, j’ai été marqué par la façon dont Proust laissait
apercevoir ce qui noue l’antisémitisme foncier de Charlus et son
«homosexualité» (le mot est bien sûr trop réducteur appliqué au merveilleux
personnage de Charlus, car Proust a quasiment inventé là une nouvelle sexualité,
très complexe, botanico-entomologique, dont il développe les tenants dans le
fameux passage sur la «race maudite», et les aboutissants dans l’ensemble de la
Recherche), la transmutation entre son aversion et son inversion.
Schématiquement, Charlus n’est pas détaché de sa mère – en laquelle il finit par
se dissoudre, comme la mère du narrateur en sa grand-mère. Proust,
258
B. S.: Du même coup, je vous livre une seconde pensée qui concerne ce
que vous dites à quelques reprises de la jouissance et qui me pose quelque peu
question. Il s’agit de la proposition de la page 100 : « Que peut-il y avoir de si
exécrable dans un corps ? Sa jouissance, bien sûr. Ou, plus exactement,
l’autonomie de sa jouissance (et jouir seul, c’est penser), à laquelle autrui qui la
constate et en frémit, n’a rigoureusement aucune part. »
Croyez-vous vraiment cela ? Et qu’en serait-il alors du lien non seulement
possible mais nécessaire (si on parle de littérature) entre jouissance, désir et
amour. Le vieux Lacan s’était en un sens cassé les dents sur cette trinité opaque,
ce qui ne nous empêche pas d’essayer d’y voir à notre tour un peu plus clair…
Est-ce la même chose de dire que l’écrivain écrit avec une jouissance en effet
féroce (dont le modèle indépassé pour moi demeure celle de Sade), et de dire
qu’il écrit cette jouissance, qu’elle est de part en part ce qu’il dit, ce dans quoi il
est et ce qu’il vise ? Je ne le crois pas vraiment, et il semble qu’ouvrir ici la
question serait se mettre à parler véritablement de la solitude non pas de
l’écrivain en général, mais de nous, écrivains en cette fin de siècle, face à ce
qu’il faut bien appeler la violence confondante du Spectacle qui n’en veut rien
savoir (je dis Spectacle puisque vous citez Debord). De sa solitude, de ses
illusions sur cette solitude (le besoin d’être reconnu, la recherche féroce de la
reconnaissance par ceux qui ne veulent rien savoir de ce que vous êtes, la
stratégie féroce du besoin de reconnaissance qui consiste à écraser les autres) et
des contradictions internes de cette solitude (dire la singularité de cette
jouissance mais la dire dans un don fait à l’autre qui est, dixit Lacan, non pas le
don de ce qu’on a mais le don de ce qu’on n’a pas, ce qui est la définition de
260
B. S.: Il y aurait bien encore une dernière question mais il me semble que je
peux seulement ici commencer de la suggérer : elle porte explicitement sur votre
rapport et sur mon rapport à ce qui s’appelle « religion » et à ce qui s’appelle
« athéisme », donc du même coup sur notre rapport à la fois à une certaine
tradition de texte(s), et à ce qui se manifeste autour de nous non pas comme un
« retour du religieux dans la politique », mais comme une efflorescence assez
dramatique du fanatisme religieux au sein des trois grandes religions du Livre.
Je voudrais, si vous le voulez bien, que nous réservions cette question pour la
suite mais je suggérerai quand même deux interrogations pour la cerner.
Première interrogation : ce fait même du fanatisme (y compris dans le judaïsme
contemporain) n’est-il pas le signe d’une division interne de ces trois dires ou de
ces trois religions ? Seconde interrogation : comment traiter une question à la
fois si opaque et si urgente dans ses manifestations destructrices ou criminelles,
sans penser à la relation qui s’y joue obscurément entre histoire et politique,
entre histoire et méta-histoire ou messianisme, entre mystique et politique (vous
me semblez chasser d’un revers de main un peu sommaire toute la grande
mystique de l’Islam), entre mystique et littérature...
S. Z.: Comme vous l’avez bien compris, nous sommes depuis le début de
notre dialogue au cœur de cette question de l’athéisme, lequel n’est qu’une autre
des modalités du détachement. J’ai explicitement qualifié le judaïsme
d’«athéisme» au sens où l’entend Lévinas, autrement dit ce qu’il appelle «la
séparation» («Être moi, athée, chez soi, séparé, heureux, créé – voilà des
synonymes.» Totalité et infini), et je le cite clairement et longuement dans le
livre afin de lever toute équivocité. Quant aux manifestations fanatiques dont
vous me parlez, elles sont précisément engluées dans une croyance (au sens
d’une crédulité) forcenée et inces-tueuse au lien social – autrement dit aux
« liens du sang », ce dont l’usage intensif et policier des techniques de
262
6
Lesquelles, soyons francs, se déchaînent plus massivement ces temps-ci dans l’Islam, les fanatismes
juif, catholique ou protestant n’étant que des épiphénomènes en comparaison. Et puis, question délire mortifère,
en vingt siècles d’expansion le christianisme a déjà donné, si j’ose dire.
7
Ceci écrit sept années avant l’invraisemblable triomphe du parti fasciste français au premier tour des
élections présidentielles de 2002, et la récupération en 2003 de tous ses thèmes et ses tics par le gouvernement
263
élu.
264
ÉJACULATIONS PRÉSOCRATIQUES1
1
Paru en revue en mars 1995, suivi du texte Les joies de mon corps, repris dans le florilège Les joies de
mon corps.
265
en abandonnant dans le cerveau son principe actif et ce qui peut contenir raison
et décision. »
Si les Présocratiques se disputent afin de déterminer la substance naturelle
de l’âme – l’air pour Anaximandre et Anaximène; le feu pour Parménide,
Hippase et Héraclite (« Héraclite disait que l’âme est une étincelle de l’essence
stellaire. »; « L’âme sèche est très sage et excellente. »); la terre et l’eau selon
Xénophane; l’eau pour Hippon... –, les atomistes s’entendent à reconnaître la
correspondance entre le sperme et la cervelle, le corps et la pensée, l’âme et les
mots.
De même que le soleil « envoie la lumière, comme un souffle qui jaillirait
de la cavité étroite d’une trompette », le corps humain est à sa manière un
minutieux polypier musical (on imagine assez bien l’homme-orchestre
qu’échafauderait Arcimboldo), un bataillon de cuivres animés par une myriade
de pistons, pompes, soufflets, anches et pavillons, organisés en une complexe
palpitation pneumatique. Le corps est une clepsydre de sang et d’or dont les
rouages sont des monades et le fluide vital de simples mots.
Diogène Laërce commentant les pythagoriciens:
« L’âme se nourrit du sang, et les paroles sont les souffles
de l’âme. Elles ne sont pas plus visibles qu’elle-même, vu que
l’éther lui non plus n’est pas visible. Les veines, les artères et les
nerfs sont les liens de l’âme. À cela s’ajoute que, lorsqu’elle est
ferme et demeure immobile en elle-même, paroles et actes
deviennent des liens pour elle-même. »
oiseaux. »).
D’où l’idée, commune à Zénon et à Leucippe, selon quoi la semence est à
la fois corporelle et « un fragment de l’âme ».
D’où cette maxime, simple conséquence logique de ce qui précède: « La
joie authentique est le but de l’âme: c’est la joie que procurent les choses
belles. »
D’où l’éjaculation comme figure par excellence du « moment opportun »,
point de capiton du faisceau des joies de l’âme et du corps.
D’où enfin telle ou telle maxime mystérieuse de Nietzsche, telle ou telle
formule de sa physio-psychologie fulgurante et géniale :
« Notre corps n’est qu’un édifice où cohabitent des âmes
multiples. »
« Les calomnies sont des maladies des autres qui éclatent
sur ton propre corps; elles démontrent que la société est un seul
organisme (moral), de sorte que tu peux entreprendre sur toi la
cure qui profitera aux autres. »
« Le corps est une grande raison, une multiplicité avec un
seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger. »
« Celui qui est éveillé et conscient dit: Je suis corps tout
entier et rien autre chose; l’âme n’est qu’un mot pour une
parcelle du corps. »
« C’est le corps que l’on doit tout d’abord persuader. »
« Voici les phtisiques de l’âme: à peine sont-ils nés qu’ils
commencent déjà à mourir, et ils aspirent aux doctrines de la
fatigue et du renoncement. »
« Le corps souple qui persuade, le danseur dont le symbole
et l’expression sont l’âme joyeuse d’elle-même. La joie égoïste
de tels corps, de telles âmes s’appelle elle-même: “vertu”. »
269
Etc.
2
Cette sentence tirée de Zarathoustra fait étonnamment écho à celle du cabaliste Abraham Aboulafia,
270
proférée six cents ans plus tôt : «Sache: le nom de ton âme est sang, encre le nom de ton esprit.»
271
infini également, son trésor inépuisable, rythmé par les ponctuations du kaïros,
le « moment opportun », la jaculation infinitésimale du Temps, le déclic mental,
le coup d’estoc du cerveau, l’immédiate conjugaison du geste et de l’idée, le
bond dansant de l’âme et du corps, la fusion de la pensée dans l’action, la
ponctuation du mouvement par la parole, le bouillonnement du sang qui sourd
en pétillement de l’esprit.
Ce déroulement, c’est encore ce que Nietzsche nomme « la mélodie
infinie » chez Laurence Sterne, qu’il oppose à « la forme claire, limitée », et
qu’il définit comme « un style dans l’art, où la forme précise est sans cesse
brisée, déplacée, replacée dans l’imprécision en sorte qu’elle signifie en même
temps telle chose et telle autre ».
En un mot comme en mille, le kaïros est le synonyme philosophal de
l’improvisation.
rouleaux homériques.
« L’énorme masse d’informations sur cette œuvre m’avait
inspiré de la méfiance; j’étais sur les traces d’une vaste
supercherie littéraire et dans les méandres de la combinaison je
découvris nombre de points intéressants. Mais finalement,
lorsque ma réflexion sceptique put embrasser du regard toutes les
déductions, peu à peu entre mes mains l’image se retourna:
j’aboutis à une vue d’ensemble sur l’importante personnalité que
fut Démocrite et, de cette haute tour d’observation, la tradition
reprit ses droits. À présent j’ai résolu de décrire l’ensemble du
processus, le sauvetage de la négation par la négation; de la sorte
je tente d’éveiller chez le lecteur la même succession d’idées qui,
sans que je l’eusse cherché, s’imposèrent fortement à moi. Mais
il y faut du loisir et une saine fraîcheur de pensée et de création. »
C’est encore en pratiquant ce qu’il nomme ses « équipées abdéritaines »
que Nietzsche découvre les vertus de la méthode talmudique, c’est-à-dire une
logique non-aristotélicienne fonctionnant, dans le domaine de l’interprétation
des textes, sur le mode musical, improvisateur, déflagratoire, du kaïros:
« Sur ce terrain je n’ai pas manqué de chance et je finis par
croire que pour faire avancer des travaux de ce genre une certain
astuce philologique, une comparaison par bonds successifs entre
réalités secrètement analogues et l’aptitude à poser des questions
paradoxales sont bien plus utiles que la rigueur méthodique,
laquelle ne s’impose que partout où le travail de l’esprit est pour
l’essentiel achevé. »
dit Nietzsche.
Enfin le kaïros est bien entendu une notion spécifiquement littéraire. « Car
tout ce qui est beau toujours se trouve lié au moment opportun », disait le
sophiste Critias.
3
Τεκνολογία, seule occurrence de ce mot dans toute la littérature présocratique.
277
1
Paru dans un mensuel, décembre 1994.
279
grand-mère s’enfonce dans la mort. Et si tout le monde ment, c’est en tant que le
mensonge (la non-littérature, le blabla, la calomnie, l’invective, l’idéologie) est
la langue dans laquelle se vocifère cette reproduction hypnotique de l’espèce,
dont les sortilèges in vitro de la technique moderne confirment qu’elle peut
parfaitement se passer des mâles, et surtout qu’elle ne vise qu’à l’abolition
irréversible de toute singularité de la jouissance (l’inclassable sexe de Proust).
Or quelle est à cet égard la particularité d’Albertine? Elle trahit involontairement
le secret de ce lesbianisme universel, par sa jouissance justement, par son
merveilleux éclat rire.
Proust, comme on sait, était de mère juive et de père catholique. Autant
dire qu’il était juif de corps – puisqu’il suffit qu’une mère juive vous ponde
pour que, quoique vous fassiez et pensiez, vous soyez juif –, et catholique de
culture, d’esprit, de souffle si l’on veut, ce dont témoignent les nombreuses
références métaphoriques au rituel apostolique et romain dans la Recherche.
Proust était donc une sorte de border line théologique, comme il l’était
sexuellement et socialement. Quant à l’athéisme, il définit une non-crédulité sur
toutes ces affaires (sexe, langage, société, lois, amitié, culture, nature). Or
paradoxalement cet athéisme n’est nulle part autant à l’œuvre que dans les
théologies juive et catholique.
La théologie juive, Proust l’a déployée naturellement en se plaçant dans le
sillage biblique: Sodome, Gomorrhe. Le catholicisme, c’est à la fois tout
l’enseignement esthétique de la peinture et de l’architecture occidentales, qui
tiennent une place primordiale dans la Recherche, et bien entendu les contre-
faussetés de la Vierge de vie (contre la mère pour la mort), de la résurrection
(contre la reproduction de l’espèce), de l’assomption (contre la fascination pour
l’éternel féminin), etc.
J’ai repris les traditionnelles distinctions entre l’âme, le corps, le cœur et
281
L’avance
J’ai réalisé principalement deux choses en lisant Hemingway.
Ceci d’abord: le nombre de vérités qu’un romancier doit découvrir dans sa
vie se résume à un corpus précis de quelques lois récurrentes qui concernent
essentiellement sa place d’écrivain dans le monde, la position («l’énigme de sa
propre position» écrit Joyce) de son corps d’écrivain et de son âme d’écrivain
par rapport à ses femmes, à sa famille, à ses contemporains, à ses critiques, etc.
Mais, pour être condensé, ce décalogue intime et mobile (moveable, mot
éminemment hemingwayen) n’est pas cependant à la portée du premier venu.
Au contraire, seuls quelques élus ont réalisé ce qui se tramait autour d’eux, de
leur jeune génie surgissant, et que leur écriture devait naturellement tisser une
sorte de contre-trame qui fît échec aux complots qu’ourdit très banalement le
monde.
Le génie va avec la jeunesse parce qu’il est fortement conseillé, en de tels
domaines, d’atteindre d’emblée l’essentiel (disons à vingt ans, le plus bel âge,
celui de la décision et de la vraie solitude naissante); il y a peu de chances sinon
d’y parvenir plus tard (c’est le réglage de la lunette, l’ajustement stylistique face
aux détails de la cible qui peut prendre, lui, un certain temps).
«Les jeunes doivent toujours être très sûrs d’eux », écrivait Hemingway à
Sherwood Anderson, « car la situation est vraiment très coton et elle le devient
1
Paru en revue, été 1993.
284
de plus en plus et à moins de tout savoir quand on a vingt-cinq ans on n’a pas
une chance de savoir la moindre chose quand elle a eu le temps de s’arranger et
qu’on a trente-cinq ans.»
Hemingway se rendit précisément abominable à la majorité de ses
contemporains en affirmant que la guerre lui avait permis de comprendre, à dix-
neuf ans et en quelques mois («elle accélère l’action» écrit-il à Fitzgerald), ce
qu’ils passeraient, eux, leur vie entière à chercher. Il possédait dès lors une
avance que personne ne pourrait jamais plus lui ravir.
La joie de vivre
Quelle sorte d’avance? Disons, pour aller vite, une dose maximale de
stratégie (il raffolait de Clausewitz, «le vieil Einstein des batailles») et de
bonheur («Le bonheur, comme vous le savez, est une fête mobile.»). Une
stratégie du bonheur, formule qui résume mieux que tout la position unique
d’Hemingway dans la littérature américaine, assez comparable par ailleurs à
celle de Céline en France. Motion ici, émotion là.
La guerre, la révolution («Les écrivains sont forgés par l’injustice comme
une épée.» songe-t-il en Afrique en rêvant au buste de Flaubert érigé dans le
jardin du Luxembourg), la boxe, la chasse, la pêche, la corrida, le mariage,
l’ivresse, la luge, la nourriture, Paris, Venise, l’Espagne, l’Afrique, l’océan,
l’écriture... autant de facettes de la joie de vivre d’Hemingway qui fut sans
doute, avec Casanova, le plus manifestement heureux (parce qu’auto-mobile), de
tous les écrivains.
J’en arrive ainsi à la seconde des illuminations dont je suis redevable à
Hemingway, concernant précisément le bonheur:
Tous les romanciers, et seuls les romanciers, sont réellement, concrètement,
spontanément heureux.
Le mot «plaisir» revient constamment sous les phalanges d’Hemingway. Il
285
Le contre-mythe
Prenons le téléfilm inspiré de la biographie écrite par Carlos Baker. Outre
le fait qu’Hemingway y paraît caricaturalement paranoïaque et caractériel,
conformément au contre-mythe forgé par ses biographes, son sosie passe son
temps à déclamer à tout bout de champ des fragments tirés en réalité de la
correspondance de l’écrivain, comme si en somme écrire et parler revenaient au
même. Comme si la vie était un siphon dans lequel pouvait se vider le vortex de
l’écriture, comme si la communication remplaçait le style simplement en le
citant.
J’éteins mon poste de télévision et j’ouvre la dernière biographie parue
(Hemingway, de Kenneth S. Lynn). Ce grotesque ramassis d’hypothèses psy
nous bredouille en 600 pages un contre-Hemingway fort pitoyable, poursuivi sa
286
Hors la vie
La «fastidieuse tâche de l’écrivain consiste à être sa propre cause» dit
Zuckerman dans La contrevie. Un mot est une chose, comme en hébreu; écrire
revient par conséquent à créer (pas à raconter, décrire, condamner, commenter,
expliquer, convaincre, etc.: écrire n’est pas dire), au sens le plus radical et
littéral du terme, et créer contribue nécessairement à s’extirper de cette vie
qu’on n’a pas choisie pour s’incarner en ce texte que l’on tisse envers et contre
tous, à se mouvoir hors la vie sans toutefois être mort, ce que personne
précisément ne parvient à admettre.
« De quoi parlez-vous?
– De ce que l’on peut écrire. Jusqu’où l’on peut mener la
prose si l’on est assez sérieux et si l’on a de la chance. Il y a une
quatrième et une cinquième dimension que l’on peut atteindre.
– Vous le croyez?
– Je le sais.»
2
Cf. Le grand romancier américain, dans Les joies de mon corps.
289
par leurs vies d’homme, d’homme à femmes pour être précis. Ma vie d’homme,
My life as a man, est précisément le titre d’un roman de Roth qui évoque la
guerre à mort entre une femme hystérique et son époux forcé, la vacillation
biographique atteignant, comme ensuite dans La contrevie, puis dans Les Faits,
des sommets de subtilité architecturale.
Voilà
Pour en revenir au cas particulier du Docteur Hemingway, et quoique les
contre-biographes se bousculent, ce ne fut pas un Mister mais tout bonnement
six Misses (en ajoutant à ses quatre femmes sa mère et sa sœur), qui
s’évertuèrent à désamorcer sa prose.
Peine perdue, évidemment, et d’autant plus que très vite Hemingway ira à
l’essentiel concernant l’affaire «Femmes», qu’il reliera ensuite aux affaires
«Guerre» et «Catholicisme», ces trois-là étant les hypostases de l’affaire
«Littérature», bien sûr.
« Il effleura doucement l’un des petits seins. Celui-ci
s’anima entre ses lèvres tandis que Nick le pressait avec sa
langue. Nick sentit le désir remonter et, baissant les mains, il fit
basculer Kate. Il se glissa vers le bas et la jeune fille se cala
contre lui, pressant fort contre la courbe de son ventre. Elle se
sentait merveilleusement bien comme ça. Il tâtonna un peu
maladroitement, puis trouva. Il posa ses deux mains sur ses seins
et la tint ainsi contre lui. Nick embrassait profondément le dos de
la jeune fille. Kate laissa tomber sa tête en avant.
“C’est bon comme ça? demanda-t-il.
– J’aime ça. Oh, j’aime ça. Oh, vas-y, Wemedge. Jouis, je
t’en prie. Jouis. S’il te plaît. Oh, je t’en prie.
– Voilà”, dit Nick.
290
rivaliser avec toi et qui te démolit. Ce n’est pas aussi simple que
ça et j’ai pensé que Zelda était cinglée la première fois que je l’ai
vue et tu as compliqué un peu plus les choses en étant amoureux
d’elle, et, bien sûr tu es un poivrot. Mais tu n’es pas plus un
poivrot que Joyce et la plupart des bons écrivains. Mais Scott les
bons écrivains s’en sortent toujours. Toujours.»
Mot à mot
La recette pour ce faire fut d’une simplicité alchimique :
Prenez une bonne vieille Corona portative type 3 («La machine à écrire...
elle change le plomb en or.»), faites un peu de shadow boxing, histoire
d’apprendre à ajuster vos coups (tous les jeunes écrivains sont agressifs, mais
rares sont ceux qui savent cogner juste), puis mettez-vous en guerre.
« Le char avance lentement, grimpe puis glisse en souplesse
dans les creux, comme une loutre sur une piste de glace. À
l’intérieur on entend le rugissement des canons et les
mitrailleuses font un bruit constant de machine à écrire »
3
Ici (ce qui montre à quel point on est peu lu) le correcteur, qui n’avait rien compris à ce dont il s’agit,
rectifia l’orthographe ironiquement défectueuse de « synonyme ». Et comme il n’y a pas de hasard, il se trouve
que ce correcteur est celui-là même qui, quelques années auparavant, refusait mes textes qu’il trouvait
indiscernables…
298
littérature. Ainsi quand Robert Bridges décide de publier L’adieu aux armes en
feuilleton dans le Scribner’s Magazine, il oblitère non seulement les blasphèmes
et tous les «merde», «foutre», «fils de pute», «putain», «chasseur de putains»,
«couilles» et «enculé» du texte, mais aussi l’essentiel d’une discussion entre
Henry et Rinaldi sur la douleur qu’éprouvent les filles lors des rapports sexuels ;
enfin il remplace une scène de coït entre Henry et Catherine par un dialogue
sentimental.
D’autre part Hemingway sait manipuler à la perfection la marchandise
qu’est le livre («/Pour qui sonne le glas/ se vend si bien que ça en devient
ridicule.»; «Livre se vend comme des Daïquiris glacés en enfer.») pour s’assurer
une rente de plaisir et se garantir à jamais de toute dépendance «maternelle».
Tant de mots valent tant de dollars. Ainsi place-t-il plusieurs manuscrits au
coffre aussitôt après les avoir écrits (Le jardin d’Éden et Iles à la dérive, deux
chefs-d’œuvre si peu connus, sont de ceux-là). «Meilleur investissement que je
puisse faire c’est écrire des manuscrits», dit-il à un responsable de chez
Scribner.
Si l’argent finance le plaisir (la Finca Vigia, le Pilar, les daïquiris, les
voyages), il n’en est pas l’instrument de mesure. L’instrument de mesure du
plaisir, son indice monétaire, c’est les femmes. Le Coran considère que dans
tous les domaines juridiques le témoignage d’une femme vaut moitié moins que
celui d’un homme, hormis pour les affaires relatives à son corps d’une part, et
d’autre part concernant... les dettes! unique domaine où la Loi islamique accepte
le témoignage d’une femme seule. Hemingway, renseigné, écrira dans une
Lettre au Saturday Review en 1952: «De son plein gré, Mary lit ce que j’écris,
au jour le jour. Est-elle touchée par le texte qu’elle a sous les yeux? Je le sais
sur-le-champ car sa peau se hérisse sous l’effet de l’émotion. Le cas échéant, je
puis m’estimer satisfait. Personne n’a jamais appris à simuler la chair de poule.»
299
Initié à l’art du roman par l’orgasme d’une femme (la Kate de Gens d’été),
Hemingway concevra ses livres comme autant de catalyseurs d’orgasme, ne
pouvant manquer après quatre mariages et trois divorces d’avoir une certaine
expérience de cette ultime valeur d’échange que constitue le sexe entre hommes
et femmes. Lorsque Sinclair Lewis, prenant Mary à part, la plaint d’être mariée à
un génie, Hemingway commente en enchaînant sur l’aspect immédiatement
économico-sexuel de la question: «Qui s’est jamais comporté comme un Génie?
Suis un écrivain et un chasseur et un pêcheur. Toute personne mariée à moi
mange régulièrement, est baisée quand elle le désire et mène une vie plutôt
intéressante. On bouge.»
La lucidité
À plusieurs reprises Hemingway reviendra sur ce qui sépare le sexe de
l’amour, attribuant à la froide copulation un «affreux état de lucidité qui est les
limbes du non-croyant». Qu’éclaire cette «soudaine et implacable lucidité qui
chez lui avait toujours accompagné l’amour physique»? Eh bien la femme qu’on
aime. La réaction épidermique de cette femme à sa mise en écriture. Le combat
que mènera nécessairement cette femme contre votre écriture, par tous les
moyens: l’hystérie, le torpillage (Hadley perdant les premiers manuscrits) et le
ragot durant votre vie; le contre-mythe et la censure après votre mort (Mary
remaniant Paris est une fête, et dévoilant la supposée déchéance paranoïaque de
Papa dans The way it was: Il était cinglé, il voyait le FBI partout! – Mais on
était bien en plein Mac Cartysme, et on a eu la preuve depuis que le FBI se
renseignait sur lui comme il le pensait. – Peu importe, il était cinglé vous dis-
je!).
Il y a une belle scène dans le premier chapitre de Paris est une fête:
Hemingway est en train d’écrire une histoire sur le Michigan dans un café de la
300
place Saint-Michel («ce qu’on appelle se transplanter»), quand une très jolie fille
entre dans le café, provoquant aussitôt sa prise-en-conte par Hemingway. «Je la
regardai et cette vue me troubla et me mit dans un grand état d’agitation. Je
souhaitai pouvoir mettre la fille dans ce conte ou dans un autre, mais /.../ je
compris qu’elle attendait quelqu’un.» Une fille l’excite, il la prend en conte, elle
en attend un autre, il la relaxe, mais le conte y a gagné son branle essentiel,
Hemingway rompant en outre avec le poncif des efforts inhumains à fournir
pour créer: «Le conte que j’écrivais se faisait tout seul et j’avais même du mal à
suivre le rythme qu’il m’imposait.»
Chez Roth, tous les personnages reprochent à Zuckerman de les mettre en
livres, de les livrer à son écriture libératoire (un de ses meilleurs romans
s’intitule Zuckerman unbound, «délivré», titre qui reprend le Prometheus
Unboud de Shelley, lui-même lié au Prométhée enchaîné d’Eschyle), cette
livraison correspondant à la dé-valorisation du sexe, à la rupture du marché, à la
métamorphose de la monnaie communément thésaurisée (la perpétuation de
l’espèce) en savoir singulier (la dépense jouissive) et gratuit, gratuit parce
qu’inconvertible, «intraitable» comme Freud le disait de lui-même.
Lucide, Hemingway l’est en outre sur ce qui fonde la jouissance féminine,
à savoir la mise en tiers du mâle comme reste dans le rapport avec une autre
femme. «La question est en effet de savoir, dans ce qui constitue la jouissance
féminine pour autant qu’elle n’est pas toute occupée de l’homme, et même,
dirai-je, que comme telle elle ne l’est pas du tout, la question est de savoir ce
qu’il en est de son savoir», formulera Lacan.
Hemingway va se mettre à étudier sérieusement la question, en réponse aux
théories tribadiques de Gertrude Stein. Gertrude Stein et James Joyce figurent
les deux seuls écrivains qui ont réellement motivé Hemingway, l’une comme
grand totem adverse auquel il va s’attaquer en public et qu’il va vaincre en
301
secret (ce que Sun Tse nomme «l’artifice des divisions»), l’autre comme le seul
précurseur qu’il se reconnaîtra jamais, à qui il consacrera ici et là des phrases
toujours merveilleuses et émouvantes (Dans Les vertes collines: «Cette
dernière soirée, ivre, avec Joyce et cette phrase d’Edgar Quinet qu’il citait sans
cesse: “Fraîche et rose comme au jour de la bataille.” Je ne m’en souvenais pas
exactement. Et quand on le voyait, il reprenait une conversation interrompue
trois ans plus tôt. C’était agréable de voir un grand écrivain à notre époque.»).
Hemingway commence par mettre en équivalence l’écriture et la
fornication («les deux choses sont actionnées par le même moteur»); la
publication (échange de l’or en dollars) et l’aspect illusoire du coït: « Le fait
d’avoir des livres publiés est très nocif pour l’écriture. C’est même pire que de
faire trop l’amour. Parce que quand on fait l’amour du moins obtient-on une
sacrée clarté qui ne ressemble à aucune autre lumière. Une lumière très claire et
très trompeuse.»
Quelle lumière moins claire mais plus révélatrice peut donc iriser
l’écriture? Celle que projette le trafic lesbien dévoilé impromptu avait répondu
Proust. Hemingway parviendra aux mêmes conclusions avec sa méthode propre.
Après avoir dissocié le sexe et l’amour, il comprend qu’il existe un autre moyen
pour une femme de jouir que la pénétration. Les femmes ne jouissent pas tant
que cela d’être pénétrées en somme, d’où leur complicité spontanée avec les
homos mâles: «L’amour, comme vous dites, écrit-il à Bernard Berenson, ce
n’est pas la fornication. Un jour où Mary avait peur que quelque chose de
terrible lui soit arrivé je lui ai dit de ne jamais au grand jamais s’inquiéter.
Que lorsque nous couchions ensemble il suffisait que nos pieds s’effleurent et
c’était comme si nous faisions l’amour.»
En insistant sur la ménopause qui fit perdre à Gertrude Stein «tout son bon
sens de lesbienne», Hemingway avait mis le doigt sur la rivalité pro-créative qui
sous-tend le couple du romancier et de son épouse, et qu’incarnait en somme la
306
Paternité
Dans Le Jardin d’Éden, David remporte sa victoire temporéale –
temporelle et temporale, pulsation du temps dans les tempes et guidant ses
phalanges – au moment précis et magnifique de l’écriture d’un récit de chasse à
l’éléphant, de l’aube au crépuscule, le soleil de la fiction africaine faisant
concurrence à celui qui évolue dans la « réalité » au-dessus de l’hôtel du Grau-
du-Roi.
Dans ce récit à l’intérieur du récit, le père du jeune héros occupe une place
privilégiée, tout comme Islands in the Stream (idéologiquement mal traduit en
Iles à la dérive) tourne en partie autour du thème émouvant de la paternité d’un
artiste.
Avoir un père, cela revient à disposer d’un modèle d’hétérosexualité (au
sens que revêt le mot «modèle» pour un peintre), qui assure au romancier
l’énergie minimale indispensable pour écrire. «Il n’avait rien d’un personnage
tragique, le fait d’avoir son père et d’être un écrivain le lui interdisait.»
Être un père, cela revient à fournir à la vie ce contre-biographe qu’elle
réclame comme un tribut (les femmes tenant le rôle de la banque, à l’instar de la
Junon Moneta des Romains), à lui lâcher du lest en quelque sorte, sans pour
autant pénétrer dans la mort, permettant ainsi au romancier de s’échapper pour
poursuivre son œuvre. À propos des racontars de Miss Stein: «La seule chose à
faire, je suppose, c’est de repérer les femmes qui vont écrire leurs mémoires et
d’essayer de leur faire un enfant.»
Et comme on ne saurait être père qu’à la condition de s’associer avec une
mère (Dieu même n’y coupa pas), «Papa» adopta une position très combative
envers l’amère Mary à la suite de sa stérilité. «Parfois il est aussi difficile de
faire confiance à une femme qui n’a jamais eu d’enfant, étant en âge d’en
avoir, que ça l’est de faire confiance à un banquier ou à un chirurgien de luxe. Je
308
pense que les putains sont mieux à de nombreux points de vue et plus dignes de
confiance émotionnellement et, probablement, quand il s’agit d’argent.»
Le soleil
Si Hemingway insiste autant dans le Jardin sur la discordance entre les
deux temporalités, celle du récit africain et celle de la réalité française («l’irréel
qu’était devenu le réel»), laquelle n’est évidemment elle-même qu’un récit au
cœur de la réalité cubaine («Le récit est l’unique progrès que tu fais.»), c’est
précisément que l’essentiel de la différence sexuelle est là, dans ce maelström
que le Temps creuse entre hommes et femmes, et où seul l’écrivain est apte à la
navigation.
En lune de miel dans le Sud de la France, les deux époux Bourne vivent un
bonheur inouï jusqu’à ce qu’interviennent deux facteurs parallèles: la volonté de
Catherine de changer de sexe pour prendre la place de David; et la volonté
irrépressible de David de se remettre à écrire. «Ce serait bon de se remettre au
travail mais cela viendrait toujours assez tôt comme il ne le savait que trop, et il
devait prendre garde à ne pas être égoïste à cet égard et à montrer le plus
clairement possible que la solitude forcée était fâcheuse et qu’il n’en tirait aucun
orgueil.»
Du début à la fin du roman, la démence graduelle de Catherine, «le vide
surpeuplé de la folie qui, cette fois, avait pris la tournure nouvelle d’un réalisme
abusif», est clairement perçue comme une volonté de concurrencer dans la
réalité la puissance romanesque de David. «Il suffisait, en fait, qu’il se rappelle
tout avec exactitude et la forme découlait de ce qu’il choisissait d’éliminer.
Ensuite, bien sûr, il pouvait la réduire comme le diaphragme d’un appareil photo
et l’intensifier de sorte qu’elle pouvait se concentrer au point que la chaleur
rayonnait éclatante et que la fumée commençait à s’élever.»
309
1
Entretien avec le docteur Christophe Paradas, enregistré durant l’été 1992, paru en mars 1994 dans un
mensuel de psychiatrie.
312
C. P. : Vous citez Emmanuel Lévinas à ce propos qui dit: «Le féminin est
autre pour un être masculin non seulement parce que de nature différente mais
aussi en tant que l’altérité est en quelque façon sa nature. Il ne s’agit pas dans la
relation érotique d’un autre attribut en autrui mais d’un attribut d’altérité en lui.»
S. Z. : C’est une des thèses assez célèbres de Lévinas, selon qui l’Altérité
en soi est représentée par la part féminine de l’être. Ce n’est pas une simple
différence de sexe, comme on dit d’un nom qu’il est différent d’un autre nom.
Ce n’est pas une distinction de genre qui sépare l’homme de la femme. Il
n’existe pas de totalité qui pourrait, d’un point de vue supérieur, un peu plus
rationnel, un peu plus neutre – en gros d’un point de vue qui occulterait la
libido et le désir –, il n’y a pas de point de vue, donc, tel que l’on puisse tracer
au bout du compte une égalité parfaite, ni même une corrélation quelconque
entre l’homme et la femme dans un ensemble qui les engloberait. La femme est
altérité absolue, non pas une altérité quantitative mais qualitative, dit Lévinas, et
c’est justement cette altérité-là qui rend la femme désirable pour l’homme. Or,
en même temps, toute l’ambiguïté vient de ce que le femme est tirée de
l’homme, de la côte de l’homme.
impur. Or, puisque le monde est une création littéraire de Dieu, selon le
judaïsme, Dieu aurait parfaitement pu en faire un lieu de pureté absolue, si tel
avait été son désir. Si Dieu avait voulu par exemple que l’Histoire fût parfaite
(autant dire qu’il n’y ait pas d’Histoire, l’Histoire n’étant que le sillage de nos
impuretés), que nous soyons tous des anges, rien n’aurait pu l’en empêcher. Il y
a dans notre impureté une volonté divine. Quelle est cette volonté? Eh bien cette
volonté correspond à ce Livre, parce qu’on n’écrit que dans l’impureté, ce qui
revient à dire que l’impureté n’est pas une souillure, c’est l’autre nom de
l’écriture.
C. P. : Vous écrivez dans votre livre que le mariage peut être désigné
comme «une prostitution légale, attendrie et fidèle»...
Bible) qu’on emploie «connaître» pour dire «copuler», mais afin d’exprimer que
faire l’amour revient à étudier, à obtenir un surplus d’entendement, à condition
évidemment de savoir l’interpréter : on peut aussi faire l’amour bêtement – c’est
même la règle. Tout cela signifierait que l’érotisme est aussi un logos, une
raison, un savoir...
S. Z. : Vous avez raison, cette lutte finit par tourner en faveur de la femme
parce que Samson est, par définition, aveuglé par son désir, au point qu’il
termine concrètement aveuglé. Samson était quelqu’un qui avait une vie
sexuelle assez remplie, il aimait faire l’amour et au départ il perçoit très bien les
visées de Dalila. Elle échoue plusieurs fois à lui faire dire son secret, à savoir
que sa force est dans ses cheveux. Elle essaye une première fois, elle lui ligote
les mains mais il la trompe, il ruse avec elle, il la blouse. En fin de compte il
finit par dire la vérité, il est comme aveuglé, puisqu’auparavant il a deviné le jeu
de Dalila. Ce qui l’aveugle, c’est peut-être la satiété de son désir. Elle n’est pas
si rusée, Dalila, c’est Samson qui cesse d’être rusé simplement. Moi elle ne
m’est pas très sympathique cette Dalila parce qu’elle est à mon sens l’hystérique
en acte, elle en veut à sa force, à sa chevelure, à sa puissance sexuelle, elle est
prête à tout, à la trahison, pour maîtriser son maître, pour le castrer.
qui elle-même se fonderait sur une nécessaire séparation d’avec la mère, laquelle
doit être rendue possible afin que l’enfant puisse nommer les choses qui
l’entourent et donner ainsi un sens au Monde. Est-ce que pour un écrivain il n’y
a pas également un travail de renaissance qui, sans se superposer à celui de ses
origines, s’y rapporte tout de même?
C. P. : C’est bien ainsi que je l’avais compris. Vous écrivez dans votre
prologue: «C’est dès lors dans un état intermédiaire entre l’absence et l’acuité
accrue que j’écris, ayant la faiblesse d’aimer un propos qui s’apparente au
mirage»...
S. Z. : Le Zohar indique dès ses premières pages que 2000 ans avant la
création du monde, Dieu contemplait les lettres et «jouait avec elles». Les lettres
préexistaient à la création matérielle, et donc à la création de l’écriture
matérielle. Deux millénaires plus tard, Dieu se met à écrire la Bible et le monde
se crée au fur et à mesure, ou plus exactement il se crée en une fantastique
distorsion temporelle par rapport à l’écriture de la Bible. D’une part Dieu crée
le monde en prenant la Bible comme référence, elle est donc déjà écrite, et
d’autre part, tandis que les lettres se mettent en place pour former des mots et
des phrases, le monde s’érige... Il y a une sorte d’ébranlement dans l’impureté,
au sein même de l’impureté du tohu-bohu, ce magma initial, cette matière
324
confuse, en fusion. Les étincelles qui résultent de ce choc, dit le Zohar, sont le
processus même de l’édification du monde. C’est quelque chose de propre à la
mystique juive, et qui est toujours conçu en rapport avec l’écriture du monde,
l’inscription du monde dans l’ordre de la Lettre avant celui de l’Être. Le monde
est le fruit d’une inscription, pas d’une génération comme chez les
Présocratiques, et ainsi la corruption qui aura lieu prendra évidemment un sens
assez différent de l’idée de corruption chez Aristote par exemple. La génération
et la corruption sont des idées très belles au demeurant, mais propres à la pensée
grecque... Dans le judaïsme, c’est différent, il y a l’inscription et l’interprétation,
laquelle est une sorte de corruption de la scription originale mais sans être une
dégénérescence, bien que la putréfaction soit importante dans la pensée juive. Il
faut toujours avoir l’optique textuelle en tête.
voyage. Pénélope reste sur place, assise, à tisser le jour et à détisser la nuit,
comme un auteur qui ne voudrait jamais en finir avec son texte.
fétichisation de son corps. Dans la peinture, le corps le plus nu n’est jamais nu,
comme une nudité charnelle, puisque la peinture a priori est sur une toile, et que
la toile c’est encore de l’étoffe.
S. Z. : Pour la bonne raison que le fétichisme est une capture, une captation
du désir, et non une création ou la possibilité de laisser le désir advenir. Le
fétichiste est quelqu’un qui ne peut pas jouir autrement que par le biais de son
fétiche. Ce n’est pas du fétichisme que d’aimer les étoffes féminines, tous les
hommes aiment ça et les peintres ont depuis toujours étudié les drapés en même
temps que les nus. Un bon peintre doit bien connaître ses drapés et ses nus,
comme un poète doit connaître ses rimes.
d’accord. Non, on combat son ennemi, d’un point de vue talmudique, pour rire
et le faire rire, lui permettre de rire dans ce combat s’il en est capable, s’il est
assez fort pour tirer son épingle du jeu. C’est plus une joute d’ailleurs qu’une
guerre réellement. Voilà en quoi le paradoxe n’en est pas un, entre l’idée du
combat et du rire, et celle du plaisir d’étudier, de discuter, de polémiquer.
S. Z. : C’est sans doute l’un des plus beaux passages de l’Evangile. On sait
que Madeleine était une pute, une sainte prostituée, celle qui n’hésita pas à venir
caresser le Christ de ses cheveux, « objet petit-a, cause du désir » disait Lacan.
Madeleine vient causer le désir, ou plutôt causer avec le désir, et Saint-Pierre
s’en offusque, tandis que le Christ, qui sait ce qui est en cause, comprend
aussitôt le sens de ce geste. Le Christ perçoit à sa juste valeur cette impureté de
Marie-Madeleine qui scandalise les apôtres. Cette réadaptation du thème de
l’impureté par le catholicisme est ce qui en fait toute la grandeur, et elle s’exhibe
selon moi avant tout dans la peinture occidentale. Or, une fois que le Christ est
passé par la mort, donc par la décomposition, puis par la résurrection, son
expérience de l’impureté ne se satisfait plus de l’impureté d’un contact humain.
D’où le noli me tangere, qui est aussi le nom d’une fleur vénéneuse. Cela revient
à dire que ton impureté et mon impureté, si elles veulent demeurer des
impuretés, ne doivent plus se mêler. Ma sainteté n’est plus de l’ordre de ton
impureté, tandis que quand j’étais un homme, quand mon impureté était de
l’ordre de ce que la théologie nomme la kénose, l’incarnation, la mixtion dieu-
homme, elle supportait de se laisser impurifier par ta propre impureté érotique.
On retrouve dans l’eucharistie ce rapport très ambigu entre une substance et une
328
Elle est construite puis détruite, et les hommes se voient emmêlés puis
éparpillés... C’est très court dans la Bible, une dizaine de versets, c’est une
parabole excessivement condensée de ce qui travaille les hommes dans la
langue. Les Babéliens, si on lit minutieusement l’ensemble des commentaires de
ce fragment célèbre, ne construisent pas cette tour pour rivaliser avec Dieu,
devenir eux-mêmes des dieux. C’est un aspect possible mais ce n’est pas le
principal. Il sont d’une certaine manière les premiers anarchistes métaphysiques
de l’Histoire, ils veulent en finir avec la Loi. Ou plutôt ils veulent en finir avec
le fait qu’on puisse désobéir à la Loi, qu’on puisse la transgresser. Ils désirent
une Loi totale, parfaite, et cela s’apprécie dans l’idée qu’ils veulent en finir avec
le Temps, la temporalité en soi. Les Babéliens, c’est-à-dire les gens qui bâtissent
la tour de Babel, veulent pénétrer dans une dimension circulaire dans laquelle
plus rien n’advient, aucune nouveauté imprévue ne venant troubler l’existence ni
la jouissance. Ce déni de nouveauté est traduit par eux comme une volonté de
tuer le temps. On tue le temps lorsqu’on s’ennuie, et ce sont en effet des gens
qui s’ennuyaient de bonne heure, ils étaient très blasés, dit le Talmud, avant
même de construire la tour de Babel, ils possédaient tout ce qu’on peut désirer,
de la nourriture à profusion, etc. En outre ils n’étaient pas des ennemis du
judaïsme ni de Dieu, puisqu’ils parlaient tous la langue sainte, l’hébreu, la seule
qui existât alors, avant son « impurification ». Or ces gens veulent en finir avec
le commencement, ce qui correspond à l’étymologie du mot «anarchisme», qui
est un refus du pouvoir et de l’origine. En finir avec le commencement, c’est en
finir avec le temps, et donc en finir avec la mort évidemment, se rendre
immortel. Dieu leur délivre alors le bonheur de brouiller leur langue, c’est un
bonheur parce qu’on n’imagine pas de littérature sans cette impurification.
Quand tout le monde parle la même langue, il n’y a pas d’impureté possible.
S. Z. : Oui, bien que Dali ne soit pas mon peintre préféré, il ne me fait pas
tourner de l’œil, mais il m’a donné à penser.
vers la pomme...
CÉLINE ET PROUST1
L’inversion de l’aversion
Céline a noué dès Bagatelles le style au sexe, la création à la procréation.
Ses contemporains si acclamés, «les grands artistes de nos grands styles... Ah!
Ce Gide enfin!... Ce Maurras! Ah! ce Maurois! Qu’en dirait Proust?... Ah! les
vertiges de ce Claudel! Ah! l’infini Giraudoux!», ne savent «émettre que de
“l’informe”, c’est indiqué dans les oracles du magma, de “l’inorganique”... Ils
ne sont plus assez vivants pour engendrer autre chose que des histoires creuses
et qui ne tiennent plus debout... Ce sont des grossesses nerveuses, infiniment
prétentieuses, autoritaires, susceptibles, délirantes d’orgueil».
Qu’en dirait Proust? Oh, à n’en point douter, il dirait ce que la Recherche
exprime de part en part avec une pertinence unique, associant l’écriture non
seulement au voyeurisme, à la dissimulation observatrice mais encore,
foncièrement, et aussi paradoxal que cela paraisse, à l’hétérosexualité,
l’homosexualité encadrant pour sa part tout ce qui n’est pas la littérature –
autant dire le reste du monde.
La phrase la plus longue (1500 mots) de toute la Recherche est consacrée
au grand thème de la communauté homosexuelle ployant et se déployant sous
l’hostilité que lui voue les hommes. Si cette homophobie consistait en un
racisme à l’encontre des homosexuels, ce serait somme toute assez simple.
1
Paru sous une forme tronquée en revue, hiver 1992.
335
Freud dit bien que l’homosexualité n’est pas tant, inconsciemment, l’amour
du même sexe, que le désir de fusion androgyne, l’abolition de ce qui troue
l’intégrité par la réunion rêvée de l’autre en soi avec soi en l’autre: «L’inverti ne
poursuit pas un objet appartenant au même sexe que lui, mais l’objet sexuel
unissant en lui-même les deux sexes; c’est un compromis entre deux tendances,
dont l’une se porterait vers l’homme et l’autre vers la femme, à la condition
expresse toutefois, que l’objet de la sexualité possédât les caractères
anatomiques de l’homme (appareil génital masculin); ce serait pour ainsi dire
l’image même de la nature bisexuelle.» (Les aberrations sexuelles)
Si l’écriture proustienne échappe à ce fantasme, tout en le radiographiant
comme nul ne l’avait fait auparavant, c’est que dans la Recherche noms et lieux,
sexualités et spécificités («physiologie israélite» ou finesse aristocratique)
passent littéralement d’être en être. N’est-ce pas dans une maison de passe que
le narrateur rencontre la Juive Rachel, qui deviendra l’amie intime de Saint-
Loup? On sait peut-être à ce propos qu’une des traductions probables du mot
«hébreu», en hébreu, est justement... « passant ». Dans un même esprit, l’hôtel
Ritz (l’hôtel Witz en l’occurrence) où selon Saint-Loup errent les «juives
américaines en chemise» à la recherche d’un «duc décavé», doit «ressembler à
l’hôtel du libre échange». Cet esprit de Robert, c’est «l’esprit de Guermantes –
d’autres diraient de l’internationalisme juif», stipule le narrateur avant d’évacuer
la comparaison, la passe, le libre-échange.
Mais Proust n’est pas Marcel le narrateur. Ce sont les noms qui attirent
Proust. La façon dont les noms enluminent les lieux, comment un patronyme
investit un corps, un pseudonyme remodèle un visage. «Un nom, écrit-il dans
Contre Sainte-Beuve, c’est-à-dire une urne d’inconnaissable.» Ainsi par
338
Proust: «Il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme.»
La principale raison de la haine que suscitent les homosexuels, c’est
paradoxalement qu’ils sont plus normaux que les hétéros. L’hétérosexualité
s’avère en revanche d’une irrationnelle complexité sensuelle: Swann aime
Odette alors précisément qu’elle «n’est pas son genre». Proust révèle donc que
c’est l’hétérosexualité qui est vicieuse! L’homosexualité, elle, est viciée, vissée,
elle revient au Même, elle toupille autour d’un sempiternel cercle vertueux
(Proust parle de «vertueuse perversité» à propos d’Albertine)...
Tel est le sens méconnu de l’inversion.
L’invention de la subversion
L’homosexualité est le contraire d’un «vice», «ce qu’on nomme
improprement ainsi» écrit Proust, parce que le vice réel est solitaire et isolant, il
est créateur, comme l’écriture, il est par conséquent hétéro-générateur: il génère
de l’altérité, et ainsi «il n’est pas d’exil au pôle Sud, ou au sommet du Mont-
Blanc, qui nous éloigne autant des autres qu’un séjour prolongé au sein d’un
vice intérieur.»
Comme, selon Proust dans Jean Santeuil, «la femme réalise la beauté sans
la comprendre», on pourrait dire de l’homosexuel qu’il réalise la sexualité sans
la surprendre, il produit – fantasmatiquement – du rapport sexuel, ce dont
Lacan on le sait niait l’existence. «Il n’y a pas de rapport sexuel» entre un
homme et une femme, cela signifie qu’il y a une telle disparité qualitative entre
ces deux espèces, une telle hétéro-généité, que la fusion, la solution, au sens
chimique et mathématique à la fois, est impossible, de même qu’on ne peut
absolument pas – cela s’apprend dès l’école primaire – diviser (mettre en
rapport) des carottes par des tomates.
Ce n’est pas à des carottes ni à des tomates que Proust se réfère dans
340
2
Soit la constance de son double mâle : une pièce fameuse de Wilde se nomme De l’importance d’être
Constant – Earnest en anglais: «sérieux », « consciencieux », « ardent », « sincère », « fervent », « pressant »....
341
contribuant à sa persévération.
La question, explique clairement Proust, est intrinsèquement littéraire. Le
monde ne se divise pas en homos et hétéros mais en écrivains hétéros et homos
sapiens... C’est une pure affaire de style:
«Un frêle jeune homme qui attendait les avances d’un robuste et
bedonnant quinquagénaire, restant aussi indifférent aux avances des
autres jeunes gens que restent stériles les fleurs hermaphrodites à
court style de la Primula veris tant qu’elles ne sont fécondées que par
d’autres Primula veris à court style aussi, tandis qu’elles accueillent
avec joie le pollen des Primula veris à long style.»
3
Cf. la postface, p.569 et suivantes.
345
La connerie et le connaître
Céline a bien saisi en quoi l’intelligence – la philosophie si on préfère –
était une catégorie de l’homosexualité. Sa seule erreur est d’avoir cru – un
temps – qu’elle était également juive. De Saint-Louis à Napoléon le chef-
d’œuvre de la pensée juive – le Talmud – fut toujours au contraire taxé de
divagation monstrueuse, de «réceptacle d’erreurs et de préjugés où viennent se
presser tous les rêves du fanatisme en délire».
Et si l’intelligence invertie n’est pas littéraire (disent Proust et Céline),
346
c’est qu’elle a pour revers une profonde fascination pour la sexualité, pour le
mystère de la connerie humaine, pour l’ombilic de raison qu’est le con d’une
femme.
Dans Ulysse, Bloom découvrant chez le charcutier un prospectus sioniste a
cette magnifique pensée sur la Palestine: «Mort: celui d’une vieille femme: con
gris et avachi du monde.» La connerie est un aveuglement sur ce que le con
comporte de vérité, de science insue de la mort (d’où la banale extase inversée
autour du mystère de la vie, de la grossesse, etc.).
La démonstration de connerie la plus radicale, dans la Bible, demeure
l’histoire de Samson:
Samson, le héros hétérosexuel par excellence, hyper viril et insatiable,
dont toute la force réside dans la longueur de sa chevelure – autrement dit dans
sa science intime des femmes (il a la féminité en tête), Samson a vu la vérité
mortifère et traîtresse de Dalila; il réussit d’ailleurs magnifiquement à ruser à
trois reprises, à la blouser sur les «liens» qu’elle aimerait lui passer, jusqu’à ce
que l’évidence de l’éros, trop flagrante, lui crève les yeux.
Le texte dit: vatiqtsar nafsho lamout, «son âme se racornit à mort». Le
verbe qatsar (à partir de quoi est formé vatiqtsar) signifie à la fois récolter («Qui
sème le vent...» clame le prophète Osée), faucher (Samson va en effet se laisser
bêtement castrer), être à court (plus de stratagèmes), impuissant (cela va sans
dire), impatient (sa ruse s’épuise), désespéré (lassitude), myope (à courte vue),
asthmatique (à bout de souffle)...
Commentaire du Talmud: «Samson allait là où son regard l’attirait; le
résultat fut qu’il eut les yeux crevés par les Philistins.»
J’ai écrit dans L’impureté de Dieu tout un chapitre sur la création d’Ève,
sur l’invention par Dieu de l’hétérosexualité (auparavant, dit sobrement Rachi,
Adam était un zoophile insatisfait), chapitre que j’ai intitulé: le face-à-femme.
347
4
Le recueil de commentaires originels qui noyaute le Talmud et à travers quoi il sécrète sa propre glose.
348
en contraste dans l’inversion, tel Don Ottavio qui entend être de Donna Anna à
la fois l’époux et le père (il le dit explicitement), qui s’identifie à cette femme
(«E non ho bene, S’ella non l’ha.»), qui est cette femme... Tandis que ce qui
importe à Don Giovanni, ce n’est pas, des femmes, le rang ni le look (le
Catalogue dixit), c’est l’odeur.
Le «calme héros» n’est pas le moins du monde fasciné par l’image
qu’offrent les femmes, il les hume, il en sait l’essence.
Idem de Casanova:
«Dans tous les cas, les femmes ont raison d’avoir un grand
soin de leur figure, de leur mise et de leur tenue; car ce n’est que
par là qu’elles peuvent faire naître la curiosité de les lire à ceux à
qui la nature n’a pas accordé à leur naissance le privilège de la
cécité. Or, de même que les hommes qui ont lu beaucoup de
livres finissent par vouloir lire les livres nouveaux, fussent-ils
mauvais, un homme qui a connu beaucoup de femmes, toutes
belles, finit par être curieux des laides lorsqu’il les trouve neuves.
Son œil a beau voir le fard qui lui cache la réalité, sa passion
devenue vice lui suggère un argument favorable au faux
frontispice. Il se peut, dit-il, que l’ouvrage vaille mieux que le
titre, et la réalité mieux que le fard qui la cache. Il tente alors de
parcourir le livre, mais il n’a point encore été feuilleté, il trouve
de la résistance; le livre vivant veut être lu en règle, et le
légomane devient victime de la coquetterie, monstre persécuteur
de tous ceux qui font le métier d’aimer.»
5
«Les deux sexes mourront chacun de son côté», cite encore Proust.
354
n’ayant rien à voir avec la gesticulation concrète des corps (c’est entre l’âme et
le corps que copule le vrai). Kafka par exemple, qui fut passablement chaste,
était aussi métaphysiquement hétérosexuel que Proust, Casanova, Dom Juan,
Hemingway, Sade, Picasso, Céline, le Christ (la caressante Madeleine ne le
scandalise pas, le scandale c’est lui!...) ou Rimbaud, évidemment.
La folie meurtrière de Verlaine vient de ce que Rimbaud était trop
hétérosexuel pour lui; Rimbaud fut le Don Juan de Verlaine, qui ne pouvait
concevoir le héros que «pipé»6. Et si la «folie» de Céline ne fut pas mortifère,
c’est précisément grâce à l’hétérosexualité de son écriture. Aux accusations de
collaboration intéressée (qu’inaugura Sartre), il répliqua par une métaphore très
drôle, disant bien comme sa science de l’enfer des femmes lui évita au contraire
de sombrer dans l’ignominie active:
«Mais absolument je suis femme du monde et non pas
putain, n’est-ce pas. Par conséquent j’ai des faiblesses pour qui je
veux. Mais mon Dieu je veux dire aussi ce que je veux. /.../ C’est
une chose qu’ils ne conçoivent même pas. Ça ne leur est pas plus
compréhensible que la quadrature du cercle... qu’on se jette dans
une mêlée gratuitement. Et je suis gratuite. Je suis femme du
monde. C’est tout. /.../ En ce moment les gens qui me harcèlent
parce que je suis ceci, cela, ils m’embêtent. Je n’ai pas à être ceci
cela. On ne demande pas à une femme quelconque si elle veut le
blond le brun le noir le rouge. Elle dit: “Celui-ci me plaît. Il ne
me plaît plus. Et zut! Il est alcoolique. Il est fou.” Elle a
parfaitement le droit.»7
6
«Don Juan, qui fut grand Seigneur en ce monde,
Est aux enfers ainsi qu’un pauvre immonde», etc. (Don Juan pipé)
7
Entretien avec Zbinden.
355
Juifs qui ont offert leur chef-d’œuvre au monde, sa gratuité – d’où le mythe de
leur radinerie –, sa désinvolture, son donjuanisme idéologique ; on lui en veut
mortellement d’avoir fait d’un conflit fébrilement assassin une affaire de goûts
et de couleurs!
La littérature est radicalement hétérosexuelle pour la bonne raison qu’elle
est une descente au paradis, expérience dantesque de la traversée de l’enfer,
expérience homérique du voyage aller-retour d’Ulysse au bout de la «nuit de
mort» où vivent les Kymmériens, ce que résume Borges en une phrase dans une
conférence sur Dante, posant que Dante et Ulysse sont le même homme.
Proust écrit: «Un écrivain de génie aujourd’hui a tout à faire. Il n’est pas
beaucoup plus avancé qu’Homère.» C’est à la lettre que l’entendront Céline et
Joyce, entreprenant de refaire la découverte mélomane d’Ulysse8:
Avant sa visite chez Hadès, Circé conseille Ulysse: il lui faudra passer par
les «deux Fleuves hurleurs» prévient-elle9; puis, quand se presseront les
«ombres des défunts qui dorment dans la mort», «détourne les yeux et ne
regarde, toi, que les courants du fleuve.»
Autrement dit: la vie de l’écrivain consiste à fendre la peuplade hystérico-
léthargique tout en restant éveillé, non pas l’œil ouvert comme Balaam10, mais à
l’écoute... «Voyez par la bouche, parlez par les yeux» conseillait déjà Sun Tse
dans son Art de la guerre.
«Quant à toi reste assis», continue Circé, plaçant d’emblée Ulysse dans la
position privilégiée de l’écrivain; «mais, du long de ta cuisse, tire ton glaive à
pointe, pour interdire aux morts, à ces têtes sans force, les approches du sang...».
Plus tard Ulysse, en pleine discussion sexuelle11 avec sa mère Anticleia, se
met à voir l’enfer des femmes, et surtout découvre le moyen de l’entendre:
8
Est mélomane qui entend le chant des sirènes sans l’écouter, sans y succomber.
9
Autrement dit: traverser l’hystérie.
10
Gare à l’hypnose! prévient Freud, fausse résolution de l’hystérie.
11
«Mère, pourquoi me fuir lorsque je veux te prendre?»
356
12
Que Joyce termina entre juillet et novembre 1920 dans l’appartement prêté gracieusement par une amie
au 5 rue de l’Assomption!
357
13
«opens her toothless mouth uttering a silent word»
14
« More women than men in the world. You too. Time will come. »
358
poustouflant, l’ont eu: Pétrarque, Dantus! Homère! Prout Prout! bout bout!
l’iniquité du fond des âges! Ils imaginaient des Enfers, nous il est là!»
Les deux Guignol’s décrivent l’enfer des femmes fort explicitement. Il
s’agit du Touit-Touit Club où le cadavre squelettique et putréfié de Mille-Pattes
entraîne Ferdinand et Virginie dans une démentielle orgie des spectres, «un jeu
infâme de faunesses», «Touit-Touit! That’s the Way to be! le refrain des
dames!...», et bien entendu du Leicester, le pandémonium de Cascade,
vrombissant d’échauffourées putassières, laissant passer de mystérieux cadavres
qui disparaissent aux chausse-trappes, abritant la peinture incarnée en la
Joconde, résonnant des rugissements hallucinés de Lady Macbeth… L’enfer,
quoi.
Mais bien avant les pamphlets et les Guignol’s, un passage de Mort à
Crédit rassemble déjà tous les éléments de l’odyssée dans l’enfer des femmes:
Ferdinand aimerait faire taire les ragots sexuels que répand sur son compte
Mireille, la nièce de Madame Vitruve; il l’emmène au Bois de Boulogne et lui
propose un pacte littéraire: elle lui révélera la vérité du sexe, il en fera un livre:
«C’est pas à cause de ton corps... ni de ton visage avec ton nez... C’est ton
imagination qui me retient à toi... Je suis voyeur! Tu me raconteras des
saloperies... Moi je te ferai part d’une belle légende... Si tu veux on signera
ensemble?... fifty-fifty? tu y gagneras!...»; bientôt c’est le secret des femmes
entre elles, la violence sanguinaire du lesbianisme, que lui dévoile Mireille:
«On a quitté ma belle Légende pour discuter avec rage si le grand désir des
dames, c’est pas de s’emmancher entre elles... /.../ – Y a les godes qu’elle m’a
fait remarquer! Mais c’est bien pour ça qu’on nous regarde! De si près quand
elles se régalent! Pour voir si ça leur pousserait pas!... Qu’elles se déchirent!
Qu’elles s’arrachent tout les salopes! Que ça saigne autour et partout! Que ça
leur sorte toute leur vacherie!...» Aussitôt après, pris de délire, Ferdinand tabasse
359
auraient tué Auguste, le tout sur fond d’exercices de piano d’un voisin, tels le
pianola et le gramophone chez Joyce. Le fils fébrile écoute les deux femmes et
commente in petto: «Nous sommes dans la poésie... /.../ Tout ça c’est un peu
raisonnable, mais c’est rempli bien plus encore d’un tas d’immondes crasseux
mensonges...» Pour en finir avec le blabla poétique de sa mère sur la mort, qui
vient parasiter sa propre hallucination romanesque («ces femelles gâchent tout
infini...»), Ferdinand, n’y tenant plus, va employer à l’instar de Stephen les
grands moyens: il exhibe brutalement, sous la robe de sa mère, l’état de
putréfaction avancée de sa jambe: «Je me baisse alors, je lui retrousse sa jupe,
dans la furie. J’y vois son mollet décharné comme un bâton, pas de viande
autour, le bas qui godaille, c’est infect!... J’y ai vu depuis toujours... Je dégueule
dessus un grand coup...»
Je résume :
D’Homère à Céline, la littérature transite par une vision de l’enfer des
femmes. C’est avec son vit que l’on voit et que l’on survit (Dom Juan est le seul
vivant de la pièce). La différence entre Ulysse d’une part, et Stephen ou
Ferdinand de l’autre, consiste dans la complicité ou bien l’adversité dans
laquelle se place la figure maternelle. Le seul moyen de résoudre cette
ambivalence est d’en revenir à Proust, en allant faire un tour du côté de
Gomorrhe.
12
Que Proust très certainement a trouvé d’abord chez La Rochefoucauld, «mon grand aïeul» dit Charlus.
363
13
Céline à Paulhan.
14
Céline à Paraz.
364
pastiche de l’idéologie régnante (je redis l’évidence: Céline n’a rien inventé en
la matière) pour en désintoxiquer sa littérature.
Il faut lire le minutieux relevé des sources et des citations dans Bagatelles
qu’a mené Alice Kaplan, saisissant très bien le caractère de pastiche par Céline
de la «judéologie» ordinaire fascinée par le Talmud, givrée d’inversion au point
de plagier sa merveilleuse méthode rhapsodique de patchworking des
Écritures15.
«Insistons sur le fait, écrit Alice Kaplan, qu’il n’y a dans
Bagatelles qu’un rassemblement hâtif de références (et qui sont,
pour la plupart, pamphlétaires) donnant au texte une apparence
de recherche qui n’est qu’un simulacre… C’est ainsi que Céline
découpe des textes afin d’éparpiller des épigraphes à travers son
pamphlet… La façon dont Céline utilise la citation dans
Bagatelles témoigne d’une préoccupation fort similaire /à celles
de Semmelweis fouaillant un cadavre et du chanoine de Mort à
crédit trifouillant les papiers et les tripes de Courtial/: les
emprunts de miettes corporelles ou textuelles servent aux
massacres des noms propres comme à ceux des textes cités et
enfin au massacre de sa réputation littéraire. De façon beaucoup
plus directe, Céline décrit la composition de Bagatelles dans un
pamphlet antisémite paru un an après, L’École des cadavres. Il
avoue d’abord n’avoir eu aucune originalité: “J’ose me citer:
‘Bagatelles pour un massacre’ vous renseignera je crois, assez
bien sur l’importance de la question, son actualité, ce qui nous
attend. Tout cela est écrit. Je n’ai rien découvert. Aucune
prétention. Simple vulgarisation, virulente, stylisée.”»
15
Laquelle est aussi un peu la mienne, au cas où on ne l’aurait pas encore remarqué.
365
Lever de rideau
Marcel s’éprend résolument d’Albertine à Balbec, au cours d’une partie de
furet17 où il dévisage longtemps «la rose carnation» de ses joues délicieuses.
Après le jeu, le narrateur retrouve en cheminant un buisson d’aubépines,
lesquelles sont comparées à Gilberte, son premier amour désormais remplacé
par l’adulation nouvelle qu’il voue à Albertine. Albertine se substitue à Gilberte
comme la rose succède à l’aubépine – et comme, nous le verrons, s’entrelacent
le catholicisme et le judaïsme. «J’allais savoir l’odeur, le goût, qu’avait ce fruit
rose inconnu», dit le narrateur du visage d’Albertine, juste avant de l’embrasser.
Mais Albertine se refuse au baiser, et il faudra que Marcel attende, pour goûter
la saveur et «le charme inattendu d’un bijou rose et noir» (Baudelaire), de
pénétrer les blandices rosées et les moires de Gomorrhe.
Cette contemplation lui permet néanmoins d’éprouver l’expérience très
16
Ainsi Jupien annonce-t-il au narrateur de son lupanar sado-maso dans Le Temps Retrouvé: «Ici c’est le
contraire des Carmels, c’est grâce au vice que vit la vertu.»
17
Jeu consistant à faire passer une bague de main en main, pastiche symbolique du mariage en tant qu’il
consacre l’hétérosexualité.
366
Le drapé mis à nu
«Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs,
Et je fus dès l’enfance admis au noir mystère
Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs...»
18
«Je plaindrais vivement qui ne comprendrait pas; – une harpe à qui manquerait une corde grave!»
371
vaut, pour en saisir la portée, une méditation minutieuse sur les longues
descriptions de l’éphod, du pectoral et de la robe du grand-prêtre au chapitre 28
de l’Exode. L’habit19 est comme la frontière textuelle du corps. Il faut aussi lire
sur ce point La Dernière Mode, le journal que rédigea Mallarmé sous divers
pseudonymes féminins (Marguerite de Ponty, Miss Satin...) – de sa malle armé
et à mi-chemin, en somme, entre Céline et Sade –, pour réaliser que l’habit est
bien la draperie de l’âme:
«Je cherche dans mes souvenirs d’hier, et j’évoque: une
charmante parure à nouer toujours autour du cou, en corail rose,
très et très-pâle, avec collier semblable; une autre en turquoises
avec la même petite boucle (ce qui est tout à fait jeune fille), ou
encore en turquoises et perles. Je vois même, en y songeant, des
pendants d’oreilles et une petite broche en forme de flèches, avec
perle fine à l’extrémité; cela délicieux.»
Nus et drapés ne sont-ils pas en outre les deux préoccupations majeures des
peintres?
À cet égard et par opposition, les travestis ne sont pas simplement parés ni
déguisés, ils incarnent la fascination fétichiste qu’éprouve l’homme pour
l’homme à travers la femme. Lacan avait tort, «lafemme» existe, c’est le
travelo!...
Il manque à la littérature contemporaine une étude de cette fascination très
singulière qu’exercent les travestis, dont le quotidien et nocturne spectacle
s’offraient aux phares effarés du Bois de Boulogne jusqu’à récemment, en un
moderne Paris des Mystères qui mériterait de trouver enfin son nouveau et un
tant soit peu plus ingénieux Eugène...
Céline, s’en souvient-on, lance Mort à crédit sur une «chanson de prison».
19
J’en ai démonté les tenants théologiques et scripturaires dans la dernière partie de L’impureté de Dieu.
372
Céline fut suffisamment frappé par une coïncidence pour la noter dans sa
thèse sur Semmelweis: C’est au retour d’un séjour à Venise «aux cent
merveilles», en apprenant la mort de son ami Kolletchka, qu’il intuitionne sa
grande trouvaille. Céline cite Semmelweis et ajoute: «Les grandes œuvre sont
celles qui réveillent notre génie, les grands hommes sont ceux qui lui donnent
une forme.»
Or c’est précisément à Venise que Céline se compare, poursuivant son idée
de l’anachronisme artistique en avance sur la mode idéologico-politique:
«Une petite drôlerie historique, à propos d’être à la mode ou
de l’être pas... /.../ pour faire son paquet, l’agonique ramasse on
dirait toute sa vie, tous les souvenirs sur son ventre... comme ça...
il agite les bras au-dessus de lui... il ramasse l’air... il fait son
paquet... moi là c’est un peu mon cas... je dois m’y prendre un
peu d’avance... c’est mon tempérament, “d’avance”... plus
qu’exact... le tempérament militaire... j’ai toujours pensé que le
moment de mourir, j’y serai au moins deux heures d’avance! /.../
Napoléon peut très bien être dans mon paquet... je l’empaquette...
je vous raconte comme il est.... à propos de la campagne
d’Italie... /.../ Voilà que la République de Venise a des
prétentions de durer... que ça fait mille ans qu’elle dure, si
glorieuse, prospère, éclairée qu’elle peut être!... patati blabla
patata... qu’elle a des droits... /.../ En marge de la supplique:
“anachronique”, tout ce qu’il a mis Napoléon... moi c’est pareil
pour la France... pas la jeanfoutrerie qu’il faut? au poteau!
374
K. reste calme. Il a compris, il est dans l’enfer des femmes, il n’a plus de
questions à poser, il n’a plus qu’à feindre n’avoir rien vu: il vient enfin d’entrer
dans le Château.
«K. se retourna et pria l’hôtelière de bien vouloir ne pas
s’irriter; sa remarque n’avait naturellement aucun sens; il
n’entendait d’ailleurs rien aux vêtements /.../; il avait seulement
375
Évidemment, puisque tout est enfin dit de la dissimulation, tout est vu: «Où
as-tu pris ta science des costumes?» demande l’Hôtelière furieuse, et il répondra
plus loin: «Je le vois. Je n’ai pas besoin de leçons.»
Tout se joue ensuite entre l’exhibition-dissimulation de l’Hôtelière et la
vision avisée de K. Quant à l’importun et gesticulant Gerstäcker, Mr
Cécitérection en somme20, fourvoyé par son vit, il demeure au-dehors, gémissant
sur son sort de tout-un-chacun: «La porte était déjà refermée qu’on entendait le
malheureux crier encore. “Où donc? Où donc?” demandait-il, et ses paroles se
mêlaient hideusement à ses soupirs et à sa toux.»
Avant de lui dévoiler sa garde-robe, l’Hôtelière s’assoie avec K. et tourne
tranquillement autour du pot, lequel a nom Mensonge:
«“Tu n’as même pas appris le métier de tailleur? dit-elle.
– Jamais, répondit K.
– Quelle est donc ta profession?
– Arpenteur.
– Qu’est-ce là?”
K. le lui expliqua, l’explication la fit bâiller.
“Tu ne dis pas la vérité. Pourquoi ne la dis-tu pas?
– Tu ne la dis pas non plus.”»
20
Der Ger, « le javelot », das Staket , « la palissade ».
376
Albertine en coulisse
Albertine exerce sur le narrateur une attraction irrésistible, une intense
aimantation érotique qui se double d’une curiosité avide, et l’attrait est si saturé
d’attirance que, pendant un temps, le baiser refusé abat toute la curiosité
spirituelle de Marcel: «Mes rêves l’abandonnèrent dès qu’ils cessèrent d’être
alimentés par l’espoir d’une possession dont je les avais crus indépendants.»
La personnalité d’Albertine passionne Marcel. Il la dépeint d’emblée dans
les Jeunes filles comme une jolie mystérieuse qui charme plus qu’elle ne séduit
activement; qui, invitée partout, ne se refuse nulle part; que sa gentillesse
naturelle engage en un réseau de mensonges diplomatiques pour ne jamais
froisser personne, au point de la comparer à M. de Norpois, l’ancien
ambassadeur, les gentils subterfuges de celle-là au «système des fins multiples»
de celui-ci, «ce qu’on appelle en termes de coulisse de la contre-partie».
Les coulisses sont à la fois celles du théâtre lesbien et celles de la Bourse,
Albertine étant régulièrement invitée chez un grand financier «régent de la
Banque de France» écrit Proust.
Chez Diderot déjà, les coulisses du sexe («car je me suppose invisible»)
touchaient celles de l’argent (Mme Volland, la mère de Sophie, est femme
d’affaires); l’écrivain se positionne, lui, contre cette mère tyrannique22, entre une
bien peu volage Sophie23 et sa sœur «Uranie» rien moins que frivole24:
21
«Tu es un fou ou un enfant, ou un homme méchant et dangereux.»: accusations usuelles portées contre
le littérateur.
22
«Elle aura beau faire, nous ne changerons pas. Nous sommes si bien.»
23
«Adieu mon amie; j’approche mes lèvres des vôtres; je les baise; dussé-je y trouver la trace des baisers
de votre sœur; mais non, il n’y a rien. Les siens sont si légers, si superficiels.»
24
«C’est un flocon de neige qui se résoudra peut-être entre deux charbons ardents.»
377
Quant à Albertine, au cœur du savoir et du pouvoir, elle joue sur les deux
tableaux, tel le contrepartiste à la Bourse («en termes de coulisse»), qui trahit
son client au lieu d’exécuter ses ordres.
Que trahit exactement Albertine? L’inversion d’abord, à la lettre ce qui
rend les tribades permutables, interchangeables, convertibles, «chacune était
naturellement le substitut de l’autre». L’amour du narrateur pour Albertine va
croître sous le signe du face-à-face – qu’Albertine trahira ensuite également –,
tandis qu’Andrée, trop investie dans l’inversion, d’abord pressentie sera
négligée: «Mais pour que j’aimasse vraiment Andrée, elle était trop
intellectuelle, trop nerveuse, trop maladive, trop semblable à moi.»
En Albertine au contraire s’illumine plusieurs visages à la fois, le propre du
face-à-femme étant d’ouvrir sur l’infini:
«Pour être exact, je devrais donner un nom différent à
chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine; je devrais
plus encore donner un nom différent à chacune de ces Albertine
qui apparaissaient devant moi, jamais la même, comme –
appelées simplement par moi, pour plus de commodité, la mer –
ces mers qui se succédaient et devant lesquelles, autre nymphe,
elle se détachait.»
25
Je songe au splendide et profond Totalité et infini de Lévinas : « L ’infini n’est pas “objet” d’une
connaissance – ce qui le réduirait à la mesure du regard qui contemple – mais le désirable, ce qui suscite le Désir,
c’est-à-dire ce qui est approchable par une pensée qui à tout instant pense plus qu’elle ne pense.»
380
26
«Molly, Milly. La même chose, délayée», pense le Bloom de Joyce.
27
Scène parfaitement authentique qui lui fit réclamer d’être décoré pour résistance à l’ennemi au cœur du
Q.G. de l’ennemi...
381
vous êtes de l’acte où on pend Hitler, et vous avec. C’est pas une
roue qui tourne, la vie. Non. C’est une comédie, et des actes. Il
faut savoir de quel acte qu’on est.»
28
Shakespeare et Delacroix, Dante et Picasso, Cervantès et Daumier, la Bible et Rembrandt, l’Évangile et
tous les peintres...
382
qu’il adore; Marton lui apprend alors que quand «Angela couche avec nous, elle
m’embrasse tendrement en m’appelant “son cher abbé”. À ces mots Nanette,
éclatant de rire, lui mit la main sur la bouche; mais cette naïveté me mit
tellement en émoi, que j’eus bien de la peine à me contenir.»
De même Marcel face à Albertine se positionne en tiers entre les jeunes
filles, et de même c’est une bouffée de rire qui lui dévoile la coulisse du théâtre
des tribades:
«Et ce rire évoquait aussitôt les roses carnations, les parois
parfumées contre lesquelles il semblait qu’il vînt se frotter29 et
dont, âcre, sensuel et révélateur comme une odeur de géranium, il
semblait transporter avec lui quelques particules presque
pondérables, irritantes et secrètes.»
29
À noter que le mot « tribade » vient de tribein, qui signifie «frotter».
383
ce qui indique assez que son discours spontané, délivré dès qu’Ulysse la
questionne, ne saurait être parfaitement complice. Elle ne manque d’ailleurs pas
de lui reprocher, comme les mères de Stephen et de Ferdinand, d’être la cause de
sa mort: «C’est le regret de toi, c’est le souci de toi, c’est, ô mon noble Ulysse!
c’est ta tendresse même qui m’arracha la vie à la douceur de miel.»
Le renversement de l’inversion, sa conversion en face-à-femme et la
pénétration du théâtre des tribades a lieu en même temps qu’un événement
d’importance dans la vie du narrateur, qui est la mort de sa grand-mère. La mort
est le premier signe douloureux et dénié d’abord d’un détachement possible des
hommes à l’égard des femmes. Sa grand-mère morte, et sa mère se décalquant
désormais irrésistiblement sur la vieillarde au fur et à mesure que le temps
(personnage central de son roman) l’emporte, Marcel30 va pouvoir s’enfuir de
l’enfer en chevauchant son propre Léviathan, son ami le Temps.
Au départ, la mort de la grand-mère est associée à une baisse de désir pour
Albertine: «Incapable comme je l’étais encore d’éprouver à nouveau un désir
physique, Albertine recommençait cependant à m’inspirer comme un désir de
bonheur.» La mort, ennemie du romancier, est par la grâce du détachement
évolutif qu’il éprouve à son égard, détournée de son œuvre intemporelle:
«J’aurais voulu faire constater aux sceptiques que la mort est vraiment une
maladie dont on revient» dit-il, et un peu après, pour marquer son indifférence
au monde: «qu’est-ce que j’aurais pu faire de Rosemonde quand mes lèvres tout
entières étaient parcourues seulement par le désir désespéré d’embrasser une
morte?».
Le douloureux souvenir de sa grand-mère l’assaille dans un train qui
l’emporte vers Albertine, au point qu’il doit en descendre, précisément à
l’endroit de l’unique maison de «plaisir» de la côte. Et à nouveau, dans le même
30
Exactement comme Ulysse, après que sa mère oppose sa désincarnation à son désir morbide.
385
31
Perséphone chez Homère, Gramophone chez Joyce.
32
Ce même et unique mystère que la mère lémure de Stephen lui exprime dans son «haleine de cendres
mouillées» : «Tous doivent y passer, Stephen. Sur la terre il y a moins d’hommes que de femmes. Toi aussi.
386
Et plus loin:
«Mais les mots: “Cette amie, c’est Mlle Vinteuil” avaient
été le Sésame, que j’eusse été incapable de trouver moi-même,
qui avait fait entrer Albertine dans la profondeur de mon cœur
déchiré. Et la porte qui s’était refermée sur elle, j’aurais pu
chercher pendant cent ans sans savoir comment on pourrait la
rouvrir. Ces mots, j’avais cessé de les entendre un instant
pendant qu’Albertine était auprès de moi tout à l’heure. En
l’embrassant comme j’embrassais ma mère, à Combray, pour
calmer mon angoisse, je croyais presque à l’innocence
d’Albertine ou, du moins, je ne pensais pas avec continuité à la
découverte que j’avais faite de son vice. Mais maintenant que
j’étais seul, les mots retentissaient à nouveau, comme ces bruits
intérieurs de l’oreille qu’on entend dès que quelqu’un cesse de
vous parler.»
Tout est dit en ces quelques lignes. Proust, comme Céline, a entendu sans y
succomber le chant des Sirènes, il a percé le secret de la surdité théâtrale, levé le
voile du rideau lesbien et fait la découverte géniale qui guidera sa plume
désormais sans défaillance de «Longtemps...» à «...dans le Temps.», la
découverte qui sourd à l’oreille engourdie de l’écrivain futur et le réveille
joyeusement pour le tirer hors de l’assourdissante cécité sociale.
Pour percer le secret maternel, après avoir vu l’inversion communautaire,
Marcel doit en passer par Albertine, se laisser enseigner l’art de la dissimulation,
L’heure viendra.»
387
33
Ce qu’un écrivain apprend dès le plus jeune âge au cœur de sa bibliothèque.
34
«…quand on est resté longtemps à lire, distrait, on ne s’est pas aperçu que passait l’heure...»
35
«Mais voyons, me dit ma mère, tu ne m’as dit aucun mal d’elle, tu m’as dit qu’elle t’ennuyait un peu,
que tu étais content d’avoir renoncé à l’idée de l’épouser.»
388
36
Il semble que d’une femme l’autre, d’une doublure féerique l’autre, Céline n’ait cessé de lutter contre
389
Puis il termine sur «cet espèce d’acharnement à refuser les dons d’une vie
que je hais».
Arrivé au Danemark après mille péripéties, acceptant enfin ses dons mais
refusant la mort que lui souhaite un monde qui les hait, il apprend précisément le
décès de sa mère et écrit à Marie Canavaggia: «Elle me hante – je ne pense
guère à autre chose – c’était elle la plus faible, la plus innocente – elle a payé
pour tout le monde.» Sa mère a payé, le crédit de la mort est remboursé, et
Céline peut passer à l’immortalité. De sorte que dans Féerie l’image négative se
renverse: Céline reçoit de sa mère disparaissant vers le sommeil le don de la
finesse dentellière, du rire, et de la victoire sur la mort:
« Elle a jamais su ce que j’étais devenu... nous l’avons vu
partir un soir, elle a pris la rue Durantin et puis la descente vers
Lamarck... et puis ce fut pour toujours... elle dormait plus depuis
des mois... Elle a jamais beaucoup dormi... maintenant elle dort...
Elle était comme moi, soucieuse, trop consciencieuse... Elle avait
un petit rire en elle pourtant, moi je l’ai énorme... La preuve,
dans ce fond de fosse, tenez, je peux rire quand je veux, je pense
à vous, magique, comment que vous allez tortiller, gigoter, quand
jouera la flûte, le petit air d’en haut que vous connaissez pas
encore... Le rire c’est en soi ou y a rien... Je l’ai vue rire, moi, sur
des dentelles, sur les “Malines”, les “Bruges”, des finesses
araignées, des petits nœuds, des raccords, ma mère, surfils,
qu’elle se crevait les yeux... ça devenait des dessus de lit
immenses, de ces Paradis à coquettes, de ces gracieusetés de
dessin... de ces filigranes de joliesse... que personne maintenant
comprend plus!... c’est en allé avec l’Époque... c’était trop
Est-il assez clair que le rire est la grande conquête célinienne sur la mort?
«On est déjà pour ainsi dire morts de ne jamais jamais jamais rigoler» écrit
Céline à Daragnès en 1949. Ce triple «jamais» fait penser irrésistiblement à la
fois aux tristes tribades de Montjouvain et au Sanctus de la trinité, tel le «Words,
words, words» d’Hamlet, ou encore «Lo-li-ta: le bout de la langue fait trois
petits bonds le long du palais pour venir, à trois, cogner contre les dents. Lo. Li.
Ta.», ou bien sûr «Ma grande attaque... contre... le verbe».
Rappelons-nous que la scène de Montjouvain, vraie inversion diabolique
d’une liturgie vernale, fut introduite à propos d’une fête catholique, «le mois de
Marie», à l’occasion de laquelle la famille du narrateur rencontre Vinteuil et sa
fille à l’église. Or, écrit Proust, «c’est au mois de Marie que je me souviens
d’avoir commencé à aimer les aubépines.»
Il ne reste qu’à suivre les linéaments théologiques qui se nouent, des roses
aux aubépines, entre le judaïsme et le catholicisme.
La rose et l’aubépine
Le resplendissant Zohar, l’ouvrage majeur de la mystique juive, débute en
citant ce verset éminemment proustien du Cantique des Cantiques:
«“Comme la Rose au milieu des ronces, telle est mon aimée
parmi les jeunes filles” (Cant. 2,12). Ouverture de rabbi
391
« Car là où deux ou trois sont assemblés pour mon nom, je suis au milieu
d’eux», déclare le Christ. Or tout le problème vient de ce qu’il n’a pas un nom
mais (au moins) deux, l’autre étant Emmanuel, qui signifie « Dieu est avec
nous»... Le malentendu entre les deux religions ne repose absolument pas sur la
question du Messie (on trouve dans le Talmud un passage expliquant que le
Messie est déjà venu – à l’époque du roi Ézéchias, soit huit siècles avant Jésus-
Christ!, et qu’il est reparti...), mais sur celle de ses noms: Dieu-est-avec-nous,
d’accord, mais nous qui?
Noms de pays: le nom est le titre un brin sibyllin que Proust a donné à la
dernière partie de Swann; il suffit pour l’entendre, et pour clore ce paragraphe
dilatoire, de se souvenir que le surnom de Dieu, dans le judaïsme, est
simplement: « le Nom ». En l’occurrence toute l’affaire Palestine n’est-elle pas
une bataille autour de quelques «noms de pays»: «Palestine» contre «Israël»,
«Cisjordanie» contre «Judée-Samarie»…?
La Madeleine de Proust
Swann, donc, depuis sa mésalliance morale avec Odette, est abordé
uniquement «en passant» par la famille du narrateur, qui longe sa propriété pour
aller à Méséglise après être sortie par la «rue du Saint-Esprit». Évoquant la pièce
d’eau artificielle de Tansonville, le parc des Swann, Proust signale comme la
nature (l’origine juive du catholicisme selon moi) finit toujours par rejaillir,
«superposée à l’œuvre humaine» dans l’artifice (le catholicisme) qui entendait la
contrecarrer.
Dans le parc des Swann, on rencontre des lilas, «ces jeunes houris qui
gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des miniatures de Perse»,
des capucines, des myosotis, des pervenches, des glaïeuls, des eupatoires, des
grenouillettes et des fleurs de lis, mais aucune de ces aubépines inséparables du
394
«mois de Marie». Ce n’est que dans la haie qui borde Tansonville qu’elles
éclosent.
Autre remarque: Si le Christ, ou la sainte pute Madeleine par exemple, sont
des figures éminemment hébraïques, la Bienheureuse Vierge Marie en revanche
et l’étourdissant sillage de circonvolutions théologiques qui en procède sont des
spécificités catholiques qui n’ont pas vraiment d’équivalent dans la Bible.
Cette «douce Mère », écrit Saint François de Sales, « qui
aimait plus que tous, fut plus que tous outrepercée du glaive de
douleur: la douleur du Fils fut alors une épée tranchante qui passa
au travers du cœur de la Mère, d’autant que ce cœur de mère était
collé, joint et uni à son Fils d’une union si parfaite que rien ne
pouvait blesser l’un qu’il ne navrât aussi vivement l’autre».
37
Blague juive classique : Un nommé Katzmann décide de s’assimiler en francisant son nom, qu’il traduit
littéralement : « chat » « homme » ; il se rebaptise donc M. Chalom…
397
épines en rose.
399
SIGNES DU TEMPS1
Essai sur la temporalité dans la littérature rabbinique et dans Le Château
de Kafka
1
Paru en revue en octobre 1989.
2
Jankélévitch dans Le Pur et l’Impur: «Cette épaisseur d’interposition qu’on appelle le temps est donc à
la fois dure et molle: dure et incompressible comme un destin, docile et compressible à l’infini comme une
destinée...»
400
L’inconscient de l’inconscient
Le chapitre 19 de l’Exode débute par une indication temporelle suivie
d’autres précisions du même ordre (comme souvent dans la Bible), histoires de
néoménies et de troisième jour sur lesquelles les commentateurs s’étendent avec
régal, insistant sur le fait d’un temps ponctué. Les chapitres suivants corroborent
ce martèlement constant d’une temporalité moins fluée que hachée, scandée,
assenée sur un rythme souvent semblable à celui de la Création, conjuguée par
conséquent sur le mode du septénaire. Les Docteurs du Talmud glosent avec
agitation autour de ces passages pour déterminer quel jour de la semaine furent
proclamés les Dix Commandements, à quelle heure Moïse monta au Sinaï et en
redescendit, quel jour fut décidé la néoménie, etc...
Si les exégètes insistent sur le Temps et ses rythmiques, c’est afin de nous
informer que le don de la Loi participe de la Création en ce que, comme elle, il
prononce métaphoriquement le règne du partage, de la division (d’où le
calendrier précis de l’événement), comme elle il confie au verbe le soin de le
représenter, ce règne, de sans cesse le réinstaurer, d’inlassablement en réitérer la
coupure.
Car ce don implique également celui du Temps, la Loi ayant été, selon la
tradition, créée antérieurement à la Création, s’inspirant donc à elle-même par le
biais de ses scripteurs ses propres retours, ses replis, ses rappels (d’avant la
Genèse jusqu’au mont Sinaï), véritables signes du Temps, lettres d’un
inconscient de l’inconscient puisque ce dernier, dit Freud, ignore le temps.
L’instrument de mon action sur le temps, c’est la mémoire. La mémoire
401
Le temps trin
Version talmudique de la chose:
«On nous enseigne que Ben Zoma a dit aux sages: Le
souvenir de la sortie d’Égypte sera-t-il encore présent aux jours
du Messie? N’est-il pas dit C’est pourquoi voici, les jours
3
«Ce point de capiton, trouvez-en la fonction diachronique dans la phrase, pour autant qu’elle ne boucle
sa signification qu’avec son dernier terme, chaque terme étant anticipé dans la construction des autres, et
inversement scellant leur sens par son effet rétroactif.» Subversion du sujet et dialectique du désir
4
Quinze années après avoir écrit ces lignes, je lis dans le commentaire que Heidegger fait du Souvenir de
Hölderlin ces phrases – à propos du « moment » – qui s’accordent parfaitement à ce dont il est ici question: « Ce
qui peut bien être, au point de vue numérique, de courte durée, est capable néanmoins de surpasser la simple
durée de tout ce qui persiste dans “l’ainsi-de-suite”. Il en va ainsi du moment où s’accomplit le retour au lieu
d’où se déploie l’être du destin. Ce moment, en cela même qu’il est l’Unique, n’a pas besoin d’avoir lieu encore
une fois, car, étant toujours encore “ce qui a été”, il ne se prête à aucune “répétition”. Mais le moment de
l’Unique ne se laisse pas non plus dépasser, car il demeure le moment qui se tient à la rencontre de l’avenir, de
sorte que toute chose à venir origine bien plutôt sa venue dans le moment de l’Unicité-de-ce-qui-à-été. Le
moment n’est ni fini ni infini. Le moment demeure avant ces mesures. Ce moment abrite le repos qui contient
402
5
Et dans Lance, son ultime nouvelle: «Le futur n’est que le suranné à l’envers.»
404
biffage: «passé», «ancien», ce sont de purs mots qui prennent la place d’autres
maux, ou d’autres escapades: «servitude actuelle», «sortie d’Égypte»; il ne s’agit
que de noms qui se déplacent. Pour laisser place à quoi? À autre chose,
simplement, à ce que le mouvement aura créé de soi, ce que le vent coulis aura
insufflé et fait fleurir. Ne le pénétrez-vous pas?
«Ne vous souvenez pas des premières, ne discernez pas
l’antiquité. Me voici, je fais une nouveauté; maintenant elle
germera. Ne le pénétrez-vous pas?»
Kafka évoque ici une mâchoire temporelle circulaire qui ressemble, mais
diffère en réalité de la spirale de notre verset biblique en ce que celle-ci trouve
son élan fondamental dans l’innovation («je fais une nouveauté»), alors que chez
Kafka, et particulièrement dans ce petit texte où la première phrase décrit un
lapsus – «Eh! dis-je, et je lui donnai un petit coup du genou (en parlant
subitement, un peu de salive me jaillit de la bouche, à titre de mauvais présage),
ne t’endors pas.» –, autant dire le surgissement viril et peu subtil d’une entité
atemporelle (l’inconscient) qui prétend secouer la somnolence..., chez Kafka
l’indifférenciation du temps est enfermement, dont seule la fuite infinie préserve
(«la fuite pouvant seule le maintenir sur la pointe de ses pieds et la pointe de ses
pieds pouvant seule le maintenir au monde»; et «voilà donc l’homme en dehors
406
puisqu’un présent qui s’énonce est déjà en retard, et que dès lors que je dis «je
suis», je ne suis déjà plus.
Ce temps biblique du don est aussi, si l’on veut, celui endetté de
Shakespeare dans La Comédie des erreurs:
«Le temps est un véritable banqueroutier; il doit plus qu’il
ne vaut à l’occasion. Et c’est aussi un voleur; n’avez-vous jamais
ouï dire que le temps marche nuit et jour à la dérobée?» (acte IV,
scène 2)
cette éclosion qui achoppe» glose Lacan (Subversion...). Sauf que l’éclosion, dit
la Bible, n’achoppe pas le moins du monde dans le présent hébraïque qui passe,
frissonne, et d’où le devenir-autre prend son envol.
La guerre naguère
Deux sortes de temporalités se laissent d’ores et déjà entrapercevoir. L’une
est élastique, et se trouve à l’œuvre sur ces chairs flasques qu’a peintes Dali,
peaux roses et sanguines qui échappent à la structure imaginaire qu’est le corps,
livrées à une lente et inquiétante liquéfaction (Baigneuses, 1928). Constatez-la
encore en ces formes infiniment difformes, étoffes distendues et toujours
habitées cependant puisque ces outres humaines, ni pleines ni vides vraiment,
ont souvent des attraits pour la vie qui fourmille, et les insectes y grouillent
(Araignée du soir!, 1940).
Songez avant tout aux fameuses Montres molles (1931): Ici également les
fourmis offrent au regard leur pullulation tranquille; la souplesse, la mollesse,
l’abandon des matières n’est plus si inquiétant, et ne distingue-t-on pas, au fond,
un paysage calme et ordonné qui ne cherche qu’à nous rasséréner, à pointer ce
qui, dans ces horlogeries avachies, correspond foncièrement à notre sort d’êtres
humains? Les Montres molles n’est que le sous-titre du tableau; le titre même
n’est point angoissant, ce n’est ni «La Fuite du Temps» ni «Le Passé
décomposé», ni «Le Futur hanté d’horreur» ni non plus «L’Imparfait Présent»...
Le titre de ce tableau bizarre, à la frontière de l’anxiété et de l’apaisement, est en
liaison avec le spectacle de ces mécanismes qui, comme pour rompre avec la
précision et la stabilité qu’on se plaît à leur attribuer, comme pour contrevenir à
la belle régularité des mouvements d’une horloge, se laissent envahir par une
douce langueur, une torpeur que les choses, croit-on («les objets prétendument
inanimés» écrit Nabokov, dans Roi, dame, valet), ne savent pas éprouver:
409
Persistance de la mémoire.
Il faut chercher. Dans ce visage, par exemple, ce masque sans contenu posé
à même le sol et qui en suit le moelleux relief. Se pourrait-il qu’il représente, cet
œil énorme et clos, ce rang de cils gracieux, l’heur de l’heure où la mémoire
persiste à persister: le sommeil, cette vie parallèle qui exhibe en chacun quelque
chose de la texture intime du temps?
L’autre temporalité, un tableau de Turner la pourrait illustrer: Le matin
après le déluge. Là aussi le titre est comme un rouleau de la Thora à déployer:
Lumière et couleur (la théorie de Goethe) – le matin après le déluge – Moïse
écrivant la Genèse (1843). L’artiste (Goethe-Turner-Moïse) a affaire à un temps
non plus élastique mais friable, fragile, à la fois sécable et acéré, et dont les traits
sont à l’occasion meurtriers.
Après que Rabbi Joseph a évoqué subrepticement, dans notre extrait du
Talmud, la guerre de Gog et Magog, le texte poursuit:
«On peut comparer /la façon dont le souvenir s’éloigne/ au
cas d’un homme qui sur sa route rencontre un loup et qui en
réchappe; il va, contant l’histoire de sa rencontre avec le loup, et
le voilà face à un lion. Il en réchappe, et tandis qu’il s’en va
contant son aventure, il rencontre un serpent et en réchappe. Il
oublie alors les deux événements précédents et s’en va, contant
l’histoire du serpent. Ainsi en est-il d’Israël: les malheurs récents
lui font oublier les anciens.»
Pourquoi Gog, qui est aussi Gygès (ce Lydien devenu roi, raconte
Hérodote, après un acte de voyeurisme infantile et un meurtre œdipien), ce
pervers polymorphe (tévél, «perversion», «inceste»), est-il appelé contre Israël
(en même temps que c’est contre Gog qu’est formulée la prophétie), cet autre
infant noué au cordon ombilical («nombril de la terre») d’une mère patrie
généreuse? D’où vient que le temps suave s’insurge et assaille qui s’en délectait
tranquillement?
De ces portes ouvertes, justement, de ces brèches vives maintenues dans
l’épaisseur d’une circumduction qui, se repaissant d’elle-même, menaçait de
s’emmurer. Ainsi dans le Coran, l’aurore (falaq, titre de l’avant-dernière
412
sourate), se traduit-elle littéralement par «la fente». Car les deux temporalités,
l’élastique et la friable, œuvrent en même temps, avers et envers du même
temps, le «rétiaire infâme» de Baudelaire, en une guerre en creux de sa
circularité, une guerre qu’articule assez clairement le war de l’apophtegme de
Freud. Par ces tiraillements du temps, le nourrisson se métamorphose en homme
(‘ich en hébreu), soll Ich werden...
On retrouve dans le Coran, concernant «l’Heure du Jugement» (‘al haqqa),
la distinction entre «Celle qui enveloppe» (titre de la sourate 88, où l’on peut
lire: «Il y aura là une source vive et là aussi des lits de repos surélevés, des
coupes posées, des coussins alignés, des tapis étalés.») et «Celle qui fracasse»
(‘al qari’a, titre de la sourate 101: «Comment pourrais-tu savoir ce qu’est celle
qui fracasse? Ce sera le Jour où les hommes seront semblables à des papillons
dispersés et les montagnes, à des flocons de laine cardée.»)
De cette guerre du feu, Israël sortira vainqueur, crie le prophète, victorieux
d’un cercle vicié où rien ne se passe, l’espace d’un temps où l’Es ne passe pas,
où ça s’enterre.
«C’est en ce jour, je donne à Gog un lieu, là, un sépulcre en
Israël: le Val-des-Passants, au levant de la mer.
C’est un obstacle pour les passants.
Ils ensevelissent là Gog et toute sa foule.
Ils crient: Val-de-la-Foule-de-Gog.»
Ez. 39: 11
413
Le retard
D’emblée l’arpenteur se voit confronté au temps: «Il était tard lorsque K.
arriva.»
Le décalage qu’introduit cette toute première phrase du livre annonce
l’impossibilité à venir pour K. de pénétrer le Château; cette bévue temporelle,
cette intempestivité originelle anticipe les démarches avortées, les entrevues
refusées, les rencontres contrariées qui sont toute l’intrigue du Château. La seule
«réalité» sur quoi semble fondé le roman, à savoir le fait que K. est un arpenteur
appelé au Château par son propriétaire, ne laissera pas d’être déniée, d’autant
plus contestée que le héros s’y agrippera plus opiniâtrement envers et contre
tous. Impossibilité d’arpenter l’édifice, d’en trouver la clé, «le château» étant en
allemand l’homonyme de «la serrure» (das Schloss). K. pourtant ne ménagera
pas ses efforts pour l’ouvrir, cette serrure, et se voyant refuser le rôle
d’arpenteur en viendra à accepter celui de concierge, soit le détenteur les clés.
Ce «retard» du début (dans le texte: spät am Abend, «tard le soir»), cette
journée par avance écoulée, cette lumière a priori et comme en exergue
consumée, semble indiquer que K., s’il possède une clé (nul n’est intemporel),
n’a pas la clé idoine, celle qui s’ajusterait à la «bonne» serrure, au Château donc,
et à son temps propre. De même, la serrure à travers laquelle regarde l’hôtelière
de l’auberge des Messieurs (laquelle est réservée aux gens du Château) pour
surprendre le départ de Klamm (le «monsieur du Château» qui a envoyé sa lettre
de convocation à l’arpenteur), cette serrure n’est pas la «bonne» non plus, son
414
L’espace-temps
La quête de K. est un échec à dompter le temps, un long hoquet interdisant
l’ouverture du loquet (et l’on peut constater la maturité de Kafka en ce que le
sursaut compulsif qui lui faisait en 1911 réécrire son texte à quatre reprises est
désormais réinvesti, transféré au héros, et intimement ramifié de part en part de
son dernier chef-d’œuvre), moins en ce qu’il est, ce Château, réellement
inexpugnable, que ses serrures sont, comme pour l’hôtelière, d’avance
invalidées: «Les portes des secrétaires /du Château/ doivent être constamment
ouvertes.»
Cette quête, Kafka lui-même, dans son Journal (en allemand: Tägebuch,
«livre des jours», chronographie), à l’époque où il rédige Le Château, la ressent
comme une boucle du temps où l’espace se perd, un espace biblique de surcroît:
«Il y a quarante ans, écrit-il, que j’erre au sortir de Chanaan.»
L’arpenteur erre et se perd parce qu’il marche trop droit. L’œil rivé à sa
montre, il voit midi à sa porte quand il faudrait – ne serait-ce que de temps en
temps – savoir imaginer midi à quatorze heures. À son insu, c’est le temps
autant que l’espace que K. prétend mesurer, car l’«arpent» se dit en allemand
médiéval: der Morgen, homonyme du «matin», du «lendemain» et de
«l’avenir». Un peu à l’instar de Macbeth, pour qui le temps est si imprégné
d’espace que l’avenir même est une route étroite le long de laquelle rampent les
jours jusqu’à la mort:
«To-morrow, and to-morrow, and to-morrow,
Creeps in this petty pace from day to day,
To the last syllable of recorded time;
And all our yesterdays have lighted fools
415
coude qu’on eût dit intentionnel et, bien qu’elle ne s’éloignât pas davantage du
Château, elle cessait de s’en rapprocher.»
Le contretemps
Arrivé tard le soir, à l’heure des somnolences où la mémoire arbore ses
moires, l’arpenteur revit dans un rêve ultérieur le déphasage de la première
phrase, réitéré dans la parade qu’exécute un secrétaire nu (ce qui nous rappelle
que la chair, ici la nudité, plus loin la sexualité, n’échappe pas plus qu’au verbe
au temps), et «où il arrivait toujours trop tard».
Il faut entendre le discours de Bürgel (le secrétaire dans la chambre duquel
s’est endormi K.), au réveil de l’arpenteur, comme la description d’une
temporalité inarpentable, rebelle, retorse, une temporalité – en fait le temps des
secrétaires du Château – que K. ne saurait guère plus traverser que deux
parallèles ne se rencontrent, ce que résume l’exclamation de Bürgel: «Vous êtes
donc arpenteur sans travail d’arpentage.»
Une telle constatation est d’autant moins surprenante que le Château
appartient au comte Westwest, à un pur frisson d’éventail, un espace sans
étendue (Ouest-Ouest), un pays dont les bords se confondent, dont l’ampleur
s’évanouit, un spasme spatial sans fin, sans bornes pour énumérer ses arpents.
Au sens propre, un Occident dés-Orienté. Mais Westwest n’est désorienté que
si on le disjoint du Château ; il est la clé dont le Château est la serrure L’un n’a
de sens que par l’autre. « Occident » se dit Abendland en allemand, soit la
« contrée du soir », ce même soir tardif qui ouvre le roman. « Un tel Occident »,
écrit Heidegger dans Acheminement vers la parole, « est plus ancien, car plus
près de l’aube et pour cela de meilleure promesse que l’Occident platonique et
chrétien, et à plus forte raison que l’idéologie européenne. »
Le comte Westwest est donc insituable par définition, étant le
déboussolement en soi, le cadran du Temps dont le Château est l’aiguille
417
mobile. Le château est l’Orient vers lequel avance l’Occident tardif, « spät am
Abend » dit Kafka, « plus ancien car plus près de l’Aube» dit Heidegger
commentant Trakl : « Le pays du couchant est passage à l’éclosion originelle du
matin qui lui est secret » …
Le Temps, explique encore Bürgel, est obstinément en contretemps, au
point qu’il en échappe même à ce qui constitue l’essence du contretemps:
l’improviste.
«Il y a quand même pour les parties, malgré toutes les
mesures de précaution, une possibilité d’exploiter à leur profit
cette faiblesse nocturne des secrétaires… Elle consiste, pour la
partie, à se présenter à l’improviste au milieu de la nuit. Vous
vous étonnez peut-être qu’un procédé si facile à imaginer soit
utilisé si rarement. C’est qu’en effet vous ignorez encore nos us.
Vous auriez quand même pu déjà être frappé vous-même par le
fait que notre organisation ne souffre d’aucune espèce de faille. Il
résulte de cette perfection que quiconque a une requête à
présenter ou doit, pour toute autre raison, être interrogé sur une
chose, reçoit une citation, dans les trois quarts des cas, avant
même qu’il en ait eu vent. On ne l’interroge pas encore, l’affaire,
généralement, n’étant pas encore assez mûre, mais il a reçu sa
citation, il ne peut plus venir à l’improviste; il ne peut plus, tout
au plus, que venir à contretemps, et alors on se contente de lui
faire remarquer la date et l’heure de la citation, et, quand il se
représente ensuite au bon moment, on le renvoie en règle
générale, cela ne fait plus de difficulté.»
flèche de l’église, la bonne marche de la maturité; elle est dans les temps, c’est-
à-dire en perpétuel contretemps, qu’on se présente à l’improviste en prétendant
apprêter son temps, ou qu’on surgisse au bon moment, puisque, à la différence
de la Loi, dans Le Procès, qui ne se laisse jamais pénétrer, le Château est
toujours ouvert; il l’est la nuit, aux moments oniriques où le temps nous irrigue,
il l’est même de manière anticipée, avant qu’on en ait vent.
Le Château réalise en quelque sorte le vieux rêve de Kafka d’une
temporalité surprenante, dont enfin il puisse attendre du nouveau. Une plainte à
Felice, datée du 1er février 1913, en témoigne: «J’étais si désespéré à cause de
ma fatigue et du peu de temps dont je dispose que, dans mon demi-sommeil, j’ai
prié que la durée du monde soit placée entre mes mains, afin que je puisse la
secouer sans hésiter. Ah! Dieu! Ah! chérie!»
Dans une autre lettre, l’humour de Kafka assume le rôle qui était en
quelque sorte assigné ici aux exclamations, et qui consiste à maintenir une
connexion vivante entre la lettre et le temps: «Comment, Felice? Pour toi le
temps s’enfuit trop vite? Déjà fin mai? Déjà? Eh bien, je suis préposé à la
manivelle; si tu veux, je la fais tourner pour ramener le temps en arrière. À quel
mois des deux dernières années dois-je le ramener? Réponds exactement!»
Bien plus tard, à l’époque de la rédaction du Château, il semble avoir
trouvé ce qu’il cherchait (il faut toujours chez Kafka lire son bonheur entre les
lignes de son désespoir), et il écrit à Milena (dont on fait, un peu vite me
semble-t-il, le modèle de Frieda): «Chère Madame Milena, Que la journée est
brève! Vous suffisez à la remplir, mises à part quelques rares bagatelles; la voilà
déjà terminée. À peine me reste-t-il une bribe de temps pour écrire à la vraie
Milena, l’encore plus vraie étant restée ici toute la journée, dans la chambre, sur
le balcon, dans les nuages.»
Et encore un peu après: «Je ne trouve rien à écrire, je ne sais que flâner
419
autour des lignes dans la lumière de vos yeux, dans l’haleine de votre bouche,
comme dans une journée radieuse, une journée qui reste radieuse même si la tête
est malade, même si le cerveau est fatigué, même si je dois partir lundi par
Munich.»
Si ce temps du Château est sans faille décelable aux yeux d’un étranger,
c’est que la faille est interne, comme à Babel (la tour de Babel est littéralement
construite dans la «brèche» – la plaine – de Shinear): l’insaisissable Klamm
est en effet la faille faite homme, «le ravin» (die Klamm), la ravine d’un Château
sans fissure à combler, autant dire regorgeant de failles, pour peu qu’on ne passe
point tel K. son temps à les traquer.
L’impotence
À examiner les rapports «sexuels» du roman, on perçoit les tiraillements,
les abîmes et les déplacements qui font que l’un n’est jamais, grâce à Dieu,
vraiment tout-pour-l’autre. Ainsi, par exemple, c’est avec l’hôtesse que K.
discute de son mariage avec Frieda, la servante de l’auberge des Messieurs;
l’hôtelière qui en viendra d’elle-même (comme plus tard Pepi, la jeune servante
qui prend la place de Frieda à l’auberge après son départ avec K.) à se comparer
à Frieda.
Le sexe, en ce qu’il est un tant soit peu l’art du rythme, se révèle, chez
Kafka, en prise directe avec le temps. Ainsi, lors de l’étreinte de K. et Frieda à
l’auberge:
«Comme pâmée d’amour elle s’étendit sur le dos, les bras
ouverts; le temps devait paraître infini aux yeux de son amour
heureux, elle soupirait une petite chanson plutôt qu’elle ne la
chantait. Puis la frayeur lui donna un sursaut quand elle vit K.
rester muet, tout absorbé par ses pensées, et elle se mit à le
tirailler comme un enfant: “Viens, on étouffe là-dessous”; ils
420
On peut interpréter l’erreur dont K. est victime, et que lui explique le maire
du village lors de leur entretien, comme l’illustration de ce soubresaut temporel
des premiers mots du roman. Après lui avoir dit que le travail de K. a été achevé
avant son arrivée, qu’en somme il est non seulement venu mais a été convoqué
trop tard, le maire tente de donner les causes de l’erreur: «Dans une
administration aussi vaste que l’administration comtale, il peut arriver par
hasard qu’un bureau décide ceci, l’autre cela; ils s’ignorent entre eux, le contrôle
supérieur est bien des plus précis mais, de par sa nature, il arrive trop tard et
c’est ainsi que peut naître parfois une légère confusion.» (c’est moi qui souligne)
Ce retard infrangible, cette incompatibilité absolue, les lire encore dans la
fatigue qui assaille K. après son entrevue avec Erlanger (Herr Langer:
«Monsieur Plus-Longtemps»; il est le secrétaire de Klamm, et Bürgel est son
secrétaire), épuisement du contretemps contrecarré par le Temps, lassitude de la
mise à l’heure sempiternellement ajournée, sans comparaison avec la fatigue
tempérée des messieurs du Château: «une chose qui, du dehors, avait l’air d’être
fatigue, mais était en réalité une paix que rien ne pouvait troubler, un
indestructible repos… Ici, pour les messieurs, c’était toujours midi.»
Au cœur du Temps
Peut-être cette radicale impotence de K., son échec à rattraper le temps
perdu d’emblée, vient-il de ce qu’il est déjà, à son insu, au cœur du Château, et
ne fait qu’un avec lui; il ne peut donc parvenir à abolir un retard qui n’existe
pas. Car, selon mon hypothèse de départ, le Château n’est pas une localité mais
le lieu et la source des temporalités.
Si le Château est le Temps, K. ne peut que s’y trouver déjà et à jamais,
comme l’indique le frontispice d’un autre château, dans Jacques le fataliste: «Je
n’appartiens à personne et j’appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que
422
Mots de dents
K. est à la recherche éperdue d’un temps tout trouvé, en quête d’une
temporalité qui n’offre pas d’arpents mais s’offre à qui s’adonne à l’art pentu du
temps: K. pénétra le Château avant que d’y entrer lorsque, enfant, il gravit cette
pente menant à la mort, ce mur glissant du cimetière, ce défi situé au cœur du
présent: «La place silencieuse et vide était inondée de lumière, K. ne l’avait
jamais vue ainsi ni auparavant ni plus tard.» Et la gageure fut remportée sans
effort («avec une facilité surprenante à un endroit d’où il était souvent
retombé»), parce qu’ici ce n’étaient plus les automatismes de la répétition et de
l’entêtement qui payaient, mais bien les armes d’un gonfanon, un «petit
drapeau» que K. en grimpant garda «entre ses dents»...
423
Que l’on songe au drapeau qui annonçait midi, dans le vieux Prague, au
sommet de l’observatoire Dientzenhofer, et qu’on retrouve dans un fragment
d’un troisième manuscrit de Préparatifs de noce à la campagne: «Raban regarda
l’horloge d’une tour assez haute… un petit drapeau fixé au haut de la tour flotta
un instant seulement devant le cadran.»
À Felice, Kafka écrit le 24 janvier 1913: «Je retiens le temps avec mes
dents et il m’est quand même arraché.» Les dents chez Kafka sont l’une des
parties essentielles du corps, et l’on pourrait écrire tout un traité sur ce thème.
Elles sont d’une part ce qui fait barrière aux mots: Kafka narre dans une lettre à
Oskar Pollak l’étrange conte de l’homme qui se promène dans la ville avec une
petite boîte close qu’il tient contre lui précautionneusement, et dont il ne peut
rien dire: «Ce que je porte dans cette boîte fermée, notez-le, cela je ne puis pas
le dire, non, non, je ne le dis pas… Après sa mort on trouva dans la boîte deux
dents de lait.» À Max Brod, il écrit à propos d’une rage de dents: «La douleur
siège dans une dent plombée, sous le plombage; Dieu sait ce qui peut mijoter là-
dedans en vase clos.» Toujours concernant les maux de dents, il écrit une lettre
entière à Grete Bloch (il lui avait déjà écrit: «les maux de dents sont l’une des
infirmités les plus répugnantes qui soient, quelque chose sur quoi je ne peux
fermer les yeux que pour les êtres les plus chers, et encore à l’extrême rigueur»),
dans laquelle il évoque celles de Felice: «Pour dire la vérité, les premiers temps,
j’étais forcé de baisser les yeux devant la denture de F., tant l’éclat de cet or (à
cet endroit incongru un éclat proprement infernal) et la porcelaine d’un gris
jaune m’épouvantaient. Par la suite, j’ai regardé de ce côté chaque fois que je le
pouvais décemment, pour ne pas l’oublier, pour me torturer et finalement pour
me faire croire que tout cela était réellement vrai.»
Ne s’agit-il que des dents malades, n’est-il horrifié que par les aurifiées?
«Les dents saines /sont/ effroyables elles aussi en un certain sens».
424
Le malentendu
Sûrement qu’en sautillant cet obstacle supposé insurmontable, K.
enfourchait une monture vivace et fougueuse, rapide et quinteuse, mais
domptable malgré tout, une bribe temporelle (enfourcher le Temps n’eût sans
doute pas semblé une idée ridicule à Kafka, qui rédigea le petit récit d’un
homme se promenant À cheval sur le seau à charbon) que seul un retard mal
entendu l’empêchera de monter à nouveau.
Le retard acharné de K. n’est en définitive qu’une erreur d’interprétation.
C’est ce que sous-entend l’hôtesse: «Vous interprétez tout à faux, même le
silence.» C’est ce que répond le maire à un reproche de K.:
«Vous interprétez si bien cette lettre, monsieur le Maire, /.../ que
vous n’en laissez subsister qu’une signature au bas d’un papier blanc.
Ne remarquez-vous pas combien vous rabaissez aussi le nom de
Klamm que vous prétendez honorer?
– C’est une méprise, dit le maire. Je ne méconnais pas
l’importance de la lettre, mon interprétation ne la déprécie pas, au
contraire. Une lettre privée de Klamm est naturellement beaucoup plus
précieuse qu’une dépêche officielle, c’est seulement le genre
426
L’ENFER LIMPIDE1
Essai sur la transparence, l’impureté et la démocratie
Gnoséologie de Lénine
L’innovation, en premier lieu, n’est pas si flagrante qu’il y paraît2.
1
Paru en 1990 en revue, sous une forme légèrement tronquée, privé de la première personne à la demande
du directeur de la revue que mon « je » indisposait étrangement.
2
Gorbatchev n’a d’ailleurs jamais nié l’influence de son maître sur sa doctrine; on décèle, conjointement
428
Si le mot ne s’y trouve peut-être pas (il faudrait lire le russe pour le savoir),
l’idée de transparence, elle, point dès les premiers textes de Lénine, étayant une
partie fondamentale de la gnoséologie matérialiste traditionnelle. Les écrits de
jeunesse critiquent en effet la tactique, son intrinsèque atermoiement, pour lui
opposer une praxis révolutionnaire telle que l’événement, la manifestation
sociale, économique, politique, nationale ou internationale jaillisse dans l’élan
de sa conception, que le réel autrement dit colle à la pensée, l’action à son
élaboration, qu’il y ait identité parfaite de la chose et du verbe, immédiate
limpidité entre les deux. Dans Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine expose
la théorie de la «connaissance-reflet» selon laquelle la matière est «réalité
objective donnée à l’homme dans ses sensations», lesquelles «la reflètent sans
que son existence leur soit subordonnée». Ici encore, nulle distorsion entre le
sujet et l’objet, et surtout, sous-jacente, la conception d’une nature qui préexiste
à l’homme, et qui l’informe sans le déformer ni en être effleurée.
De l’un à l’autre, la transparence préserve à la fois la pureté du reflet et
l’intégrité de la matière.
Conséquence pratique de cette base théorique, la glasnost est repérable
dans la mise en œuvre de la «représentation claire» qui traverse Que faire?
(1902). Lénine y propose pour la classe ouvrière une formation dérivée de
«l’expérience politique», de sorte qu’elle se fasse une «représentation claire»
du monde politique, économique, social, et des luttes de classe qui y
prédominent, ceci par le moyen d’«exposés vivants, dans des révélations encore
à la référence à Lénine, le fantasme d’une pureté idéale, sans «coins sombres» ni «moisissures», qui pour le
moins laisse songeur: «L’essentiel, c’est la vérité! Lénine disait: “Davantage de lumière!” Que le Parti soit au
courant de tout! Moins que jamais, nous avons besoin de coins sombres où pourraient se loger les moisissures, et
où tout ce contre quoi nous avons commencé à lutter avec résolution pourrait subrepticement s’accumuler. C’est
pourquoi il nous faut davantage de lumière.» (Perestroïka, vues neuves sur notre pays et le monde). On retrouve
le même type de délire, que je nomme «puriste» et que j’analyse plus bas, dans la bouche du très probe Vaclav
Havel, lorsque, s’adressant à des étudiants peu de jours avant son élection, il leur garantit qu’une fois élu il
n’aurait cesse de combattre les «forces obscures» qui menaçaient partout dans le pays les changements en cours,
et qu’il savait gré aux jeunes Tchèques de leur «pureté», laquelle lui rappellerait constamment son devoir, grâce
à quoi la démocratie avait été possible.
429
toutes chaudes sur ce qui se passe autour de nous», des «révélations politiques
embrassant tous les domaines».
La cécité translucide
Il faut lire le fascinant roman Invitation au supplice de Vladimir Nabokov,
pour comprendre que le concept même de glasnost (le livre fut écrit en russe en
1938, et dans les traductions le mot «transparence» apparaît en toutes lettres)
peut aussi bien servir à condamner un homme à la Géhenne qu’à l’émanciper,
paraît-il, en nos démocraties.
«Dès la prime enfance, instruit du péril par un flair qui
tenait du prodige, Cincinnatus avait exercé toute sa vigilance à
celer une certaine particularité de sa nature. Impénétrable aux
rayons d’autrui, produisant donc à l’état de repos l’impression
phénoménale d’offrir la seule barrière opaque dans un univers où
toutes les âmes s’opposent une mutuelle transparence, il s’était
néanmoins entraîné à simuler la limpidité, recourant dans ce but à
un échafaudage de trucs analogues à des illusions d’optique.»
Emprisonné pour crime d’impénétrabilité dans une société où la
transparence est un devoir (et où finalement l’illusion majeure éclatera dans sa
dérisoire hideur), Cincinnatus attend une exécution dont on refuse opiniâtrement
de lui préciser la date.
«Partout s’insinuait le soleil enjôleur des sollicitudes
publiques et dans l’huis, un judas se trouvait pratiqué de telle
façon qu’à travers toute la cellule il ne restât pas un seul point
que la vigie derrière la porte ne pût transpercer du regard.»
est impossible de fait (comme la pureté dont elle est un corrélat), en ce que le
regard qui la perce n’existe, lui, que par sa propre opacité: dans le cas du
panoptique, le regard scrutateur est dissimulé à celui qui est sondé.
Un regard aussi transparent que le décor qu’il examine n’est rien d’autre
que la définition de la cécité.
On répondra que la glasnost ne s’applique pas aux âmes mais au pouvoir,
et qu’elle n’est que le synonyme de la libre information. C’est sans doute ce que
pense ce célèbre interviewer moscovite, dont la fougue fait de la glasnost non
seulement un droit mais encore un impératif, et qui s’acharne régulièrement à
traquer, pour son succès et le plus grand plaisir de ses téléspectateurs, les faits
insolites et naguère celés de la ville. Parvenu dans un commissariat duquel on
n’a pas osé lui refuser l’entrée, il insiste pour filmer la déposition, ou
l’interrogatoire, d’une femme qui, elle, s’y refuse. Les policiers, sentant qu’elle
ne parlera pas en présence de la caméra, à quoi elle dissimule son visage, prient
notre homme de sortir. Il va alors se cacher dans le couloir, sans écouter les
protestations des journalistes français, ses invités, qui trouvent la chose
légèrement malsaine, et filme la femme à son insu lorsqu’elle quitte le bureau,
ignorante de ce que son anonymat et sa pudeur vont dès lors être sacrifiés sur
l’autel de cette transparence que tous exaltent d’une seule voix.
Il ne s’agit pas seulement, ici, d’un malentendu, d’une banale négligence
du droit élémentaire au respect de la vie privée, de l’individualité, de la
discrétion et du secret. Les journalistes américains ou japonais après tout ne
respectent guère plus, tels les paparazzi à l’acmé de leur règne, la vie privée de
leurs politiciens favoris. Si la méthode et ses conséquences sont discutables,
elles ne sont point de nature à menacer la démocratie. À l’inverse la
transparence est de mise en Afrique du Sud, sans que ce pays soit plus
démocratique pour autant ni son système de société moins abject; chacun y sait
431
3
Dans Perestroïka, Gorbatchev cite fièrement une série de lettres venues du peuple, dont certaines sont,
dit-il, «très émouvantes»: «En voici une d’A. Zarnov, un ouvrier de trente-trois ans qui vit dans la République
autonome de Iakoutie, très à l’est du pays: “Merci. C’est difficile d’écrire à une personne que l’on ne connaît pas
et de lui exprimer sa gratitude, mais, d’un autre côté, on ne se sent pas gêné de remercier un médecin qui nous a
guéris d’une grave maladie. Vous nous avez guéris de notre passivité civique et de notre indifférence, et vous
nous avez appris à croire en nos propres moyens, en la justice et en la démocratie… Beaucoup de gens ne
prenaient pas au sérieux les séances plénières du Comité central ou même les congrès du Parti. Maintenant,
même mon fils de sept ans m’appelle à grands cris chaque fois qu’il vous voit apparaître à la télévision: ‘Papa,
viens vite, Gorbatchev parle. ‘”»
432
nation qui n’a d’alternative au totalitarisme qui la brise depuis plus d’un demi-
siècle que d’épouser la langue de son providentiel despote éclairé – lequel ne
cesse de proclamer bien entendu qu’il désire la liberté de ses ouailles –, on ne
me convaincra pas qu’un tel peuple est en voie de se libérer.
Nation si peu turbide que les seules critiques qui en émanent à
l’encontre du chef, rarement très véhémentes, lui reprochent de ne pas aller
assez loin4, de ne pas être assez fidèle à son propre discours, peut-on la dire
engagée dans la démocratie? Au demeurant la véhémence d’une opposition
ou d’une critique ne se mesure pas à la rage de ses cris ni à la taille de ses
pierres, mais à l’autonomie et à la profondeur d’une pensée. Or je n’ai encore
pas entendu nombre de Soviétiques réellement penser ce qui est en train de se
produire en U.R.S.S. autrement qu’en glosant sur les chances de Gorbatchev de
réduire son opposition au sein du parti, ou en énumérant les indéniables acquis
de la perestroïka: multiplication des concerts de rock, marché noir plus libre,
articles de la Pravda moins ignobles (entendez: favorables, de gré ou de force, à
Gorbatchev), artistes non persécutés, cultes rétablis, Sakharov dans la rue,
agonie du Goulag, etc.
La langue de verre
On a compris que la glasnost n’est pas seulement affaire d’informations et
4
Lors du récent «plénum» du Comité central du PC soviétique (début février 1990), le seul à avoir voté
contre les changements réclamés par Gorbatchev concernant le rôle dirigeant du Parti, ne fut pas Ligatchev, ni
Sokolov, premier secrétaire de Biélorussie, ni Kornienko, premier secrétaire de Kiev, ni aucun des conservateurs
dont Ligatchev est le meneur, mais Boris Eltsine, qui déclarait: «On ne peut pas dire que le projet de plate-forme,
bien que présenté avec retard, n’apporte rien de nouveau.» Puis ajoutait, assez contradictoirement: «Il comprend
même quelque chose de progressiste.» (Le Monde, 7 février 1990) Ligatchev, lui, définitivement maté, concluait
après une intervention: «Je veux le dire en toute franchise: j’ai terriblement envie de commencer un travail
constructif, de m’occuper concrètement de la perestroïka, afin que chaque famille en ressente plus vite les
résultats. Je crois que nous y arriverons, car le parti change et va à son congrès avec une plate-forme
démocratique et constructive.» (Le Monde, 8 février 1990)
Inutile d’insister davantage pour saisir que chaque victoire politique de Gorbatchev est moins celle d’une
idée que d’un idiome, et que si en soi les réformes qu’il promeut sont désirables, le laminage des discours
ennemis, fussent-ils infâmes, par le logos gorbatchevien, fût-il «progressiste», ne laisse pas de rappeler de plus
anciens et plus sombres nettoyages de cervelle...
433
d’images mais d’adéquation d’une langue à elle-même: la langue de bois est une
langue de verre.
La transparence n’est pas en tout cas affaire de contentement. Une société
où chacun saurait toujours tout de tous aurait quelque chance d’être invivable
aux Cincinnatus et aux Krug y cloîtrés, quand bien même la majorité des autres
s’en déclarerait ravie.
Il n’est pas besoin d’attendre Orwell pour trouver le modèle d’une telle
cité. La Bruyère, dans son Discours sur Théophraste qui ouvre Les Caractères,
vante l’Athènes où vécut le disciple favori d’Aristote, et où, dit-il, le bonheur
avait fait son foyer.
«Il est vrai, Athènes était libre, c’était le centre d’une
république, ses citoyens étaient égaux, ils ne rougissaient point
l’un de l’autre; ils marchaient presque seuls et à pieds dans une
ville propre, paisible et spacieuse...»
Or de quel principe Athènes tirait-elle sa grandeur?
«Il y avait dans ces mœurs quelque chose de simple et de
populaire, et qui ressemble peu aux nôtres, je l’avoue; mais
cependant quels hommes en général que les Athéniens, et quelle
ville qu’Athènes! quelles lois! quelle police! quelle valeur! quelle
discipline! quelle perfection dans toutes les sciences et dans tous
les arts! mais quelle politesse dans le commerce ordinaire et dans
le langage!»
Ainsi la «politesse dans le langage», qui infuse jusque dans la belle, la
subtile langue de La Bruyère pour y faire sourdre un bouquet d’exclamations
plutôt pauvres, ayant juste assez d’élan (de véhémence) pour ne pas éclore au-
delà d’elles-mêmes, est-elle en fin d’analyse la clé de l’ordre athénien. Il faut
entendre cette «politesse»-là comme la transparence que j’évoque plus haut, un
volume sans remous, poli, dans lequel glisse et communie tout un peuple de
434
sorte que l’étranger est immédiatement décelable en son étrangeté, et que celle-
ci est essentiellement question d’accent, c’est-à-dire de turbidité, d’impureté
dans la langue:
«Théophraste, le même Théophraste dont l’on vient de dire
de si grandes choses, ce parleur agréable, cet homme qui
s’exprimait divinement, fut reconnu étranger et appelé de ce nom
par une simple femme de qui il achetait des herbes au marché, et
qui reconnut par je ne sais quoi d’attique qui lui manquait et que
les Romains ont depuis appelé urbanité, qu’il n’était pas
Athénien; et Cicéron rapporte que ce grand personnage demeura
étonné de voir qu’ayant vieilli dans Athènes, possédant si
parfaitement le langage attique et en ayant acquis l’accent par
une habitude de tant d’années, il ne s’était pu donner ce que le
simple peuple avait naturellement et sans nulle peine.»
Goldstein est aussi transparent que son livre, au point de ne plus exister
autrement que comme une entité évidée, un signe diaphane qui ne dit rien
d’autre que ce qu’il est, et que la communauté peut emplir de sa masse («aucun
livre n’est l’œuvre d’un seul individu») pour se reconnaître dans sa part
d’ombre, cette image dénoncée distincte, indubitablement étrangère; cela bien
sûr n’étant même pas, en vertu de la transparence, une révélation: «comme vous
le savez».
La transparence que Nabokov plaçait, dès 1935, au centre de son Invitation
au supplice, n’est pas absente non plus de 1984; elle gît avec toute sa perversion
dans le petit presse-papier apporté dans la chambre où se réunissent en secret
Winston et Julia:
«De tous les crimes que pouvait commettre un membre du
437
L’Idéologie
Qu’est-ce qu’une idéologie? C’est un discours limpide qui s’exprime avec
les mêmes incontournables mots appliqués invariablement aux mêmes choses.
C’est une philosophie qui dénie l’existence du temps pour mieux fonder celle de
l’espace. C’est un langage ignorant des jeux de mots, un abécédaire dénué
d’humour.
Le dogme fondateur d’une idéologie est: Au Commencement était le
Dogme!
Ce principe présuppose que l’Idéologie est ontologique, que tout ce qui
n’est pas elle relève par conséquent d’une idéologie adverse contre laquelle elle
doit se défendre. Un idéologue croit qu’il n’est lui qu’autant qu’il n’est pas
l’autre, et que si l’autre pense différemment, ce n’est que parce que la croyance
l’abrutit. Lui et l’autre sont ainsi toujours immanquablement repérables, chacun
439
dans une immédiateté à lui-même, l’un comme soi (le mot invariable pour
désigner ce soi est «nous»), et l’autre comme autre.
L’Idéologie en un mot est une croyance en la pureté. Raciste, elle entend
débarrasser son espace de la présence de l’autre. Internationaliste, elle prétend
reprendre possession de l’espace de l’autre en ce qu’il était sien avant son
aliénation, puisqu’il sera sien à la fin d’un temps qui, n’existant pas (en dehors
de cette eschatologie-là), ne comporte passé ni avenir mais un éternel présent
projeté dans l’une ou l’autre direction5.
Le grand penseur de l’anti-transparence est Debord. Le grand roman de
l’impureté est la Bible. Au reste toute la littérature participe de l’impureté
puisque la métaphore est son langage et la fiction son lieu.
L’Idéologie est de la sorte toujours athée; elle ne peut pas accepter
l’existence de Dieu, ou plutôt l’idée d’un Dieu caché dont on ne pourra jamais
définitivement dire s’il existe ou non (si on le pouvait, il cesserait aussitôt
d’exister), s’il est avec soi ou avec l’autre; elle le déclare donc autre («la religion
est l’opium du peuple», le marxisme fut son esprit-de-sel). Et la religion
cristallise en idéologie dès qu’elle cloue son Dieu contre son Livre pour s’en
servir comme marque-page.
Dieu n’a pas d’espace, il est palpitation de l’instant, présence et absence,
ubiquiste et atopique à la fois. L’infinitude de ce Dieu (dont l’un des surnoms
est «le Lieu» – « Dieu est le lieu du monde mais le monde n’est pas son lieu »
énonce la mystique juive) est temporelle. Éternel, dissimulé, mobile, monayable
(ce que symbolise mieux que tout le «In God we trust» des dollars, qui range la
croyance et la divinité dans le tiroir-caisse, annonçant d’emblée que l’argent est
le plus impur des monstres impurs), Dieu enfin est impur.
5
Aujourd’hui (2003), j’écrirais « intégriste » au lieu de raciste et « globaliste» plutôt
qu’internationaliste. L’URSS et l’apartheid ont beau avoir été recyclés, le totalitarisme de la transparence est
plus rigoureux que jamais.
440
Nouvelles du novlangue
Orwell a compris avec une lucidité époustouflante qu’une société
absolument totalitaire s’appuierait sur deux interdits majeurs, poussés à leurs
plus insensées extrémités: l’interdit d’user librement du langage (parole et
pensée) et celui d’exercer librement sa sexualité.
Le fantasme de pureté, ou «purisme», répond à un désir de coexistence de
deux entités autonomes qui ne se mélangeraient jamais. La garantie la plus
radicale contre le mélange, contre l’ébat des antagonismes, consiste
paradoxalement en une réintégration de la différence, en une annihilation
totalisatrice de la frontière pour éviter qu’elle soit jamais franchie. Pour prendre
un exemple d’actualité6, le discours visant à l’assimilation rapide et à
l’intégration complète des immigrés est issu du même purisme qui fait réclamer
aux racistes l’expulsion des étrangers, ce que l’étymologie dévoile à qui veut
bien la sonder (integritas, «état de ce qui est entier, pureté»)7.
Ainsi le «novlangue» de 1984, par une série de réformes grammaticales et
6
Treize années plus tard (2003), les deux faces ignobles du discours social français (Intégration-
Expulsion) ne dissimulent même plus leur concrète connivence.
7
Plutôt que l’intégration, qui joue de manière ambiguë avec l’idée d’une limite entre l’intérieur et
l’extérieur qu’il s’agirait de respecter, c’est la migration qu’il est urgent de réhabiliter, en soulignant que les
immigrés sont a priori français, qu’ils le sont du point de vue de l’éthique, si le droit et la douane ne leur
reconnaissent pas cette identité sous le prétexte parfaitement arbitraire qu’ils ne sont pas d’ici; c’est l’ « ici » et
l’« au-delà » qu’il s’agit de ne pas scléroser en un patriotisme blafard. Dans la Bible, la beauté du « N’être-pas-
là » s’énonce lors d’un moment radical, le renouvellement de l’alliance divine: « Ce n’est point avec vous seuls
que je traite cette alliance, cette alliance contractée avec serment. Mais c’est avec ceux qui sont ici parmi nous,
présents en ce jour devant l’Éternel, notre Dieu, et avec ceux qui ne sont point ici parmi nous en ce jour. »
(Deutéronome 29:14-15). Une communauté intégrale, un peu comme une humanité intègre, est un rêve
mortifère; la grandeur d’une démocratie, c’est de rendre possible l’émergence, l’existence et la mobilité au sein
du groupe de ceux qui n’en sont pas; cela désigne assez clairement la nature inepte et ignoble des discussions
autour d’un hypothétique « seuil de tolérance », de l’ordalie d’un « serment de nationalité », ou encore du
« prosélytisme » d’un voile de jeune fille dont la seule fonction est, comme de tout vêtement, de désigner en sa
singularité l’irréductible universalité de l’être nu qu’il dérobe au regard.
441
Juliette et Julia
Enchaîner le verbe ne suffit pas, il faut encore inféoder la chair. L’acte
principal de sédition de Winston, quoiqu’il se révèle une imposture, est sa
liaison de caractère adultérin avec Julia. Et plus encore que leur liaison, leur
secret, leurs discussions ou leur engagement illusoire dans le réseau de
Goldstein, c’est leur sexualité – en tant qu’elle se consume toute dans
l’impureté de la jouissance – qui fait leur crime à l’égard de Big Brother.
445
aucune restriction spatiale. L’effluve est une imparable transgression, une pure
impureté. «Dans son esprit, l’odeur était inextricablement mêlée à l’idée de
fornication.» Les femmes du Parti, elles, ne se parfument pas.
Toute la propagande de l’angsoc consiste à dénoncer l’impureté de l’acte
sexuel, la mixtion inhérente du plaisir et du devoir de reproduction. Programme
du Parti énoncé par O’Brien à Winston: «L’instinct sexuel sera extirpé. La
procréation sera une formalité annuelle, comme le renouvellement de la carte
d’alimentation. Nous abolirons l’orgasme. Nos neurologistes y travaillent
actuellement.»
Il y a un rapport étroit entre Orwell et Sade. Tous deux élaborent une
analyse très fine de l’impureté, Sade s’attachant à imaginer son triomphe privé,
Orwell sa défaite publique et le laminage puriste correspondant. Il ne faut pas
oublier que les derniers mots de 1984 sont une déclaration d’amour asexuel,
après l’énucléation du dissemblable (la sexualité est inversement le plus fort
degré de collision des dissemblances): «LA LUTTE ÉTAIT TERMINÉE. IL
AVAIT REMPORTÉ LA VICTOIRE SUR LUI-MEME. IL AIMAIT BIG
BROTHER.»
Sade a saisi que l’impureté n’est subversive qu’à l’intérieur d’une même
caste, choisissant celle précisément qui y semblait la plus rétive: l’aristocratie –
ce à côté de quoi est passé le paysan Restif, tombé au contraire dans tous les
pièges puristes possibles (je songe à ses diverses propositions enflammées de
réformer la prostitution, le théâtre, l’orthographe...); le marquis a profondément
compris que l’impureté gît dans la mixtion irréelle des corps entre eux d’une
part (ce sont les positions extravagantes des libertins sadiens), d’une langue
sublime et d’un comportement emphatiquement ordurier d’autre part. Enfin que
la débauche est une subversion majeure du groupe (Orwell: «Il y avait un lien
naturel entre la chasteté et l’orthodoxie politique.»). Sade a encore montré
comme personne que l’impureté, à l’instar de la vérité selon Nietzsche, est
447
8
On notera comme l’analyse d’Orwell est pertinente appliquée à l’intégrisme islamique.
450
L’érotisme du devoir
Peut-être de ce point de vue l’Habeas corpus Act est-il un plus solide
fondement démocratique que la Déclaration des Droits de l’Homme et du
Citoyen.
Avec la Magna Carta (1215), l’Areopagitica de Milton (1644), ou
l’abolition de l’esclavage au sein de la communauté quaker de Pennsylvanie
(1774), la blonde Albion avait pris quelque avance éthique sur ses voisins du
monde occidental.
Dans les faits, l’impératif «Que tu aies un corps», destiné à prévenir les
451
«naturel, inaliénable et sacré». La grande différence avec l’Habeas corpus est là,
dans l’idée qu’on se fait de la naturalité de l’homme.
L’Habeas rétablit autrui dans la propriété qui pouvait sembler précisément
la plus naturelle, celle de son corps. « Que tu aies un corps », aies donc un
corps! sois-en le maître et ne laisse aucun autre que toi en disposer à sa guise.
L’Habeas corpus se fonde en un sens sur le constat que le corps n’est jamais
plus aliénable que lorsque l’esprit est assujetti. Ce n’est donc pas à l’esprit qu’il
faut s’adresser, puisqu’il peut être son propre bourreau, mais directement au
corps de cet esprit, à ce dont la libre propriété signifie a fortiori la libre
disposition de son âme. Il y a un étroit rapport entre l’Habeas corpus tel que je
l’interprète ici (je ne suis pas sans savoir qu’en son contexte historique
l’impératif latin s’adressait au magistrat, à qui on imposait de ne décider d’un
cas qu’en présence de l’accusé et de ne pas l’indéfiniment reporter), et le Naassé
vénichma biblique, le serment d’allégeance des Hébreux au pied du Sinaï:
«Nous ferons et nous entendrons!», dont Emmanuel Lévinas a montré qu’il
n’était pas si servile qu’on peut le supposer d’abord, mais comme «un pacte
avec le bien antérieur à l’alternative du bien et du mal» (Quatre lectures
talmudiques). On peut aussi entendre le Naassé vénichma tel un Habeam
corpus, d’après quoi l’agir doit métaphysiquement précéder l’entendement pour
ne point être esclave d’un entendement qui, souvent, n’est pas lui-même libre
d’agir.
La Boétie, Tocqueville, Vauvenargues, Nietzsche (« C’est le corps que l’on
doit tout d’abord persuader. »), Freud et Kafka nous l’enseignent. Kafka surtout,
en ce magnifique texte du Journal qui remplace tous les autres:
«La bête arrache le fouet au maître et se fouette elle-même
pour devenir maître, et ne sait pas que ce n’est là qu’un fantasme
produit par un nouveau nœud dans la lanière du maître.»
453
écœurant parce qu’un être ne se vit sacrifié ni pour ses idées, ni pour ses crimes
supposés ni même pour le danger qu’il représentait, mais parce qu’il le fut pour
sa naissance. Le régicide fut à la lettre un crime raciste.
Si les Droits de l’Homme étaient parfaitement naturels, ils ne
nécessiteraient aucune déclaration. C’est justement parce qu’ils ne sont pas
inaliénables, parce que l’humanité de l’homme n’est pas innée mais à quérir,
qu’il a fallu les prétendre tels. Faire paradoxalement dépendre le bonheur de
tous du bien-être d’un seul, c’est-à-dire de tout un chacun, n’eût sans doute pas
interdit à la Terreur d’être, mais pour le moins de se justifier au nom de la
Collectivité.
En se proférant à la seconde personne du singulier, en apostrophant le
prochain pour lui ordonner l’évidence («Que tu aies un corps»), l’Habeas
participe d’une conception lévinassienne d’autrui:
«Parler, c’est en même temps que connaître autrui se faire
connaître à lui. Autrui n’est pas seulement connu, il est salué. Il
n’est pas seulement nommé, mais aussi invoqué. Pour le dire en
termes de grammaire, autrui n’appartient pas au nominatif, mais
au vocatif. Je ne pense pas seulement à ce qu’il est pour moi,
mais aussi et à la fois, et même avant, je suis pour lui.»
Difficile liberté
L’AVENIR DU SOUVENIR1
Essai sur le nombre et la mort
«LE NOMBRE
EXISTAT-IL
autrement qu’hallucination éparse d’agonie
COMMENCAT-IL ET CESSAT-IL
sourdant que nié et clos quand apparu
enfin
par quelque profusion répandue en rareté
SE CHIFFRAT-IL
évidence de la somme pour peu qu’une
ILLUMINAT-IL
LE HASARD »
Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira
le hasard
1
Texte inédit, 1988, refusé par plusieurs revues de littérature et de philosophie, dont l’une décida aux
voix que « la Bible n’était pas sa tasse de thé »….
458
Les Nombres, c’est un des livres du Pentateuque. Son titre latin, Numeri,
lui vient des dénombrements, des généalogies et des recensements qui s’y
trouvent en bon nombre, justement. En hébreu son titre, conformément aux
premiers mots du texte, est Bemidbar, «Au désert». Cela situe d’emblée le lieu
de perdition de quelque numerus que ce soit, et nous dévoile que dès lors qu’on
s’acharne à triturer du nombre, on se place dans l’ombre, les enjeux sont
obscurs, les jeux faits, closus, on n’en sort pas. «Ah! ne jamais sortir des
Nombres et des Êtres!» pouvait bien gémir Baudelaire, il était loin déjà des
deux.
La Bible qui a son gouffre avec elle se mouvant, place pour cette raison le
passage le plus explicite sur la question ailleurs que dans les Nombres, au
dernier chapitre du second Livre de Samuel.
Il s’agit en gros d’une punition infligée aux enfants d’Israël parce que
David, négligeant l’avis de son chef militaire Joab, a ordonné le dénombrement
d’Israël et Juda. Le prophète Gad rapporte alors au roi la proposition que lui fait
Dieu: il peut choisir comme châtiment entre trois fléaux. Après que des milliers
d’hommes sont décédés de la peste, la troisième calamité choisie par David,
l’Éternel ordonne à l’ange de la mort de cesser le massacre. L’affaire s’achève
459
par l’érection d’un autel dans le champ d’un nommé Aravna, où David offre des
sacrifices.
II Sam. 19:1-6
J’insiste sur ce beau passage car il est intimement lié à notre affaire de
dénombrement et à ses ramifications révisionnistes actuelles, par le truchement
de la dette, le malaise du débiteur qu’évoque le Talmud:
«R. Simon b. Johaï a dit: À quoi cet épisode d’Absalom fait-il
penser? À un homme qui reçoit une note à payer. Tant qu’il ne l’a pas
payée, il se sent contrarié; une fois la chose faite, il retrouve sa sérénité.»
Berakhoth 7b
2
Ici comme dans la traduction de Segond, Joab exprime clairement son indifférence au Dieu de David,
lequel est, en revanche, l’objet de sa ferveur: «l’Éternel, ton Dieu», «le roi mon seigneur».
464
La raison de ce cri du cœur de Joab, c’est l’amour qu’il voue à David, dont
il désire jusqu’à la furie la réciproque (il faut pour s’en convaincre lire l’histoire
d’Absalom dans son ensemble). Or le moyen de l’obtenir d’un roi fameux pour
ses adultères, expert en l’art d’aller voir ailleurs!
«Nos rabbis ont enseigné: La femme adultère a jeté les yeux
sur ce qui n’est pas à elle. Conséquence: elle n’obtient pas ce
qu’elle désire et ce qu’elle possédait lui est retiré.»
Sota 9a
Un nom, comme le dit judicieusement Sibony, est haïssable parce qu’il est
trop empesé, lourd de mille arrière-fonds qu’il charrie avec lui et dont il vous
466
3
Il suffit du moindre sobriquet dont vous affuble le premier crétin venu; ou il n’est que d’avoir un parent
célèbre, dont le patronyme, en soi bien utile, met dans l’âpre obligation, pour goûter à son tour à la glorieuse
jouissance, de se «faire un prénom»; ou encore à l’inverse de s’appeler Martin comme tant d’autres ânes....
467
Nomb. 1:1-3
Le texte hébreu dit en une ellipse explicite: «en comptant par le nombre
des noms». Quant à la parole divine, elle est lancée de la Tente d’assignation,
ohèl moèd, la «tente de réunion», du «rendez-vous» (Chouraqui), du «temps
convenu»... L’endroit autrement dit où le Temps distribue les «signations», d’où
en l’occurrence ordre est donné à Moïse de signer les nombres plutôt que, tel
David, de nombrer les signes.
Que signifie signer les nombres? Plutôt que d’effectuer un vulgaire calcul,
une numérotation glacée de rigueur tels les tatouages tamponnés par les nazis
sur les poignets juifs pour conjurer sans doute leur effroi devant une
communauté d’écrivains et juguler l’immense veine littéraire du Texte-Nom,
Moïse a la tâche d’élaborer une généalogie condensée, portative, ramassée dans
le temps du passage. Il suffit de lire celle qui suit immédiatement la divine
injonction, ou bien celle qui précède le dénombrement de David, ou toutes celles
encore des Chroniques où la généalogie se fait poème offert au temps, poésie
qui dénomme le nombre, liste qui refuse de s’aliter, dont les noms se recoupent,
se poursuivent et s’échangent, se plagient, se contaminent et larguent leurs
amarres avec humour4.
Il faudrait manquer singulièrement d’esprit pour prendre au sérieux
historique ces délectables spirales insensées où les fils deviennent pères de leurs
pères... En outre, et pour couper court à tout délire racial, le Talmud enseigne
que le nom de nos ascendants réels, on ne le connaît pas: «Nous ignorons si nous
descendons de Ruben, ou de Siméon, /ou d’un autre fils de Jacob/.» (Berakhoth
16b)
Ailleurs, alors que l’invraisemblance des morts-vivants bat son plein, on
suggère de tout régler en inversant les noms.
4
Lire, par exemple, I Chron. 6: 1-15.
468
5
Au sens du πληρω̃σαι christique: «Ne croyez pas que je sois venu défaire la Loi ou les Prophètes; je ne
suis pas venu défaire mais remplir» (Matt. 5:17)
6
La Thora fut écrite, dit le Zohar, avant la création du monde.
470
avoue avoir été déshonorée. Au cœur du péché révélé, la Loi n’a plus à être
appliquée puisqu’elle ne définissait que le rituel de l’aveu, non celui du
châtiment.
Ce qui valide la Loi c’est son interprétation, c’est-à-dire sa distorsion,
donc son invalidation.
Le Talmud précise que «trois mille lois» furent oubliées à l’époque du
deuil de Moïse. «Réclame!» crient à Josué les Israélites, s’imaginant que Dieu
pourrait réparer cet étrange oubli comme on raccommode un tissu déchiré. «Elle
n’est pas dans les cieux!» leur rétorque Josué, citant le Deutéronome. Puisque la
Thora a été donnée à Israël, c’est à eux de combler – plus exactement de
creuser – ses lacunes. Non par le remplissage, donc («Nul prophète n’est
autorisé à introduire un précepte nouveau.») mais par l’infini tramage de la
pensée:
«Mille sept cents raisonnements a fortiori, par analogie, et
classifications des Scribes furent oubliés pendant le deuil de Moïse.
Cependant, selon R. Abahou, Othniel, fils de Kenaz, les restaura par
sa dialectique, ainsi qu’il est dit, Othniel, fils de Kenaz, frère de Caleb
s’en empara; et Caleb lui donna pour femme sa fille Aksa (Jos.
15:17).»
Temoura 16a
cette jeune fille s’appelait-elle Aksa?» continue le Talmud. «Parce que, dit
Johanan, tout homme en la voyant se mettait en colère contre son épouse.»
Sa beauté autrement dit, suscitait la fureur du désir adultérin, et vient ainsi
boucler notre boucle...
C’est ainsi l’oubli du rachat des personnes qui fut cause du désastre. La
première citation biblique vient de bien avant notre épisode, à propos duquel on
ne manquera pas de remarquer que les Talmudistes joignent Dieu et Satan en
jouant sur les références.
Dans le premier Livre de Samuel, David, qui n’est pas encore roi, se cache
472
de Saül qui veut le tuer. David parvient à lui dérober pendant son sommeil son
javelot et sa gourde, comme il avait déjà découpé un pan de sa tunique dans la
grotte d’Engaddi, pour montrer à Saül, une fois réveillé, qu’il n’a rien à craindre
de lui, qu’il ne l’a pas tué quand il aurait pu, pour lui démontrer en un mot son
absence d’hostilité et son allégeance. Le roi Saül reconnaît alors son tort et bénit
David, lequel vient d’invoquer son innocence en des termes que nos rabbis
jugent blasphématoires, et dont nous pouvons constater qu’ils ressemblent fort à
ceux dans lesquels Joab s’adressera plus tard à David.
«Saül reconnut la voix de David, et dit: Est-ce bien ta voix, mon
fils David? Et David répondit: C’est ma voix, ô roi, mon seigneur! Et
il dit: Pourquoi mon seigneur poursuit-il son serviteur? Qu’ai-je fait,
et de quoi suis-je coupable? Que le roi, mon seigneur, daigne
maintenant écouter les paroles de son serviteur: si c’est l’Éternel qui
t’excite contre moi, qu’il agrée le parfum d’une offrande; mais si ce
sont des hommes, qu’ils soient maudits devant l’Éternel, puisqu’ils me
chassent aujourd’hui pour me détacher de l’héritage de l’Éternel, et
qu’ils me disent: Va servir des dieux étrangers!»
I Sam. 26:17-19
7
Joab est fils de Tserouyah, «la vocalisée», et son titre de «chef» de l’armée peut s’entendre comme
«chanteur», sar / char.
473
deviendra lui-même traître à son maître pour mieux être son enfant), le serviteur
chafouin d’un messie qui va pécher… Et David, après le dénombrement, se
repent du même «j’ai fauté» que Saül lorsqu’il lui rendit sa lance.
«Si c’est l’Éternel qui t’a excité contre moi», propose David à Saül... S’il
t’a «séduit» à mon encontre (c’est de nouveau le sout satanique de l’incitation au
dénombrement): s’il a joué les provocateurs traduisent les Docteurs, qui voient
dans cette confusion que fait David (entre les origines possibles de la séduction)
la racine de sa faute puérile.
S’il s’était contenté de confondre, à l’instar des Talmudistes, Dieu et le
diable, cela n’eût pas autrement porté à conséquence, et sans doute Job lui-
même eût été bien inspiré d’exciper d’un tel argument pour justifier son
désespoir.
Mais David hésite ici entre Dieu et les hommes, ces humains qui du reste
l’ont chassé et poussé à quitter son Dieu pour d’autres moins irritables, moins
jaloux, moins amoureux en somme.
Ainsi, selon Rabbi Éléazar, l’Éternel agacé de cette suspicion décide,
comme par provocation, de l’avérer par une erreur, d’exciter en effet, non point
un roi ou des hommes contre David, mais David contre d’autres. «Tu me traites
de provocateur, eh bien, je ferai en sorte que tu commettes des erreurs sur des
choses que même les enfants à l’école connaissent par cœur». Qu’apprennent
par cœur les enfants à l’école sinon leurs tables de nombres!
Pour être précis, c’est en oubliant le rachat des personnes que David
commet son erreur enfantine: Un enfant, c’est d’une part celui dont il faut
racheter la prime naissance, et c’est encore celui dont on omet justement le
rachat lors d’un dénombrement, seuls étant recensés les hommes de plus de
vingt ans.
474
L’éducation des enfants est liée, justement, par un jeu subtil de division,
aux chiffres du temps:
«R. Saphra a dit au nom de R. Josué b. Hanania: “Que signifie
Tu les inculqueras à tes enfants (Deu. 6: 7)? Il ne faut pas lire Tu les
inculqueras (Vechinantam), mais Tu les sépareras en trois
(Vechilachtam): on doit toujours diviser les années de sa vie en trois;
une partie pour l’étude du Texte, une autre pour la Michna, et la
troisième pour la Guemara”.
– Mais qui sait le temps qu’il a à vivre?
– Disons “ses journées”, plutôt que “ses années”.»
Kiddouchin 30a
8
Voir les subtilités de la Guematria, dans la cabale lourianique par exemple.
476
Rabbi Jérémie énonce cette autre hérésie (dont j’ai montré ailleurs les
reliefs chez Kafka9) que le temps ne passe qu’autant qu’il s’espace et y injecte
ses spasmes.
David ordonne à Joab de partir arpenter son petit Sinaï, tout comme K. et
les Hébreux en quarantaine. Joab va dénombrer le peuple, virevolter d’une ville
9
Cf. Signes du Temps.
477
à l’autre pour accoucher, après neuf mois et quelques, d’une matrice unique, le
nombre réclamé par son roi.
Le périple de Joab s’inscrit d’ores et déjà dans le sillage de l’errance
hébraïque, moins géographique que toponymique, un voyage où les noms se
succèdent dont on a perdu la trace (au grand dam des lecteurs cartographes qui
se perdent, eux, en conjectures diverses sur la situation «réelle» de Souccoth,
Migdol, Rissa et autres Rephidim), moins toponymique, d’ailleurs, que
chronologique, les distances se mesurant en jours, les noms ne servant pas à
arrêter les lieux mais à les dérouter, au contraire, à les déserter, nous incitant à
quitter leurs rivages pour se préserver de leurs ravages (peine perdue si on
considère le conflit israélo-palestinien10).
«Comment sait-on que tout nom porte en lui une signification?
Grâce au passage que cite R. Éléazar: Venez, contemplez les œuvres de
l’Éternel, les ravages qu’il a opérés sur la terre (Ps. 46:9); il ne faut
pas lire Ravages /Chamoth/ mais «noms» /Chemoth/.»
Berakhoth 7b
10
Cette remarque écrite en 1988 reste bien sûr valable en 2003, après tant « d’espoirs de paix » avortés.
Où le pessimisme biblique démontre une lucidité supérieure à tous les charlatanismes diplomatiques, fussent-ils
les mieux intentionnés (ce qui est rarement le cas).
478
déjouer le Temps. Ce poème est ainsi à la fois projet fou et échec heureux de
cette folie, sans autre intervention que sa propre écriture. Il est peut-être, bien
mieux que les fantasmes d’écriture automatique, le premier texte inconscient et
la deuxième description (après la Bible, avant Le Château de Kafka) auto-
silhouettée de l’indomptable Temps, «tourbillon d’hilarité et d’horreur», béance
du temps-peste qui tempête.
Et de même que dans la Bible Dieu va «regarder et se repentir» (I Chro.
21:15), Mallarmé dans son poème se transforme en une spire du temps, comme
il l’écrit au détour de sa note liminaire, «suffisamment, pour ouvrir des yeux».
qu’outre-frontière.
Cet autel est un «témoin», non pas destiné au service liturgique mais au
rappel visuel d’une alliance traversière, témoin à la fois de son ubiquité et de son
ambiguïté, ici cristallisée sous la forme d’un malentendu entre les riverains.
Cette ambivalence n’est autre que celle d’un temps immense que
n’obombre nul nombre: le «témoin», èd, est également la «durée», l’«éternité»
(ad).
Le pays est donc frappé du multiple sceau de la traversée hébraïsante, de
l’éternité et du regard, sur quoi se clôt celui de Mallarmé ainsi que la peste de
notre chapitre 24.
Ce n’est pas si loin du Zohar:
«“Au commencement”. Rabbi Éléazar expliqua: “Levez les
yeux vers les hauteurs et voyez Qui a créé Cela” (Is. 40: 26). Dans
quelle direction faut-il lever les yeux? Vers le lieu auquel tous les
yeux sont suspendus et qui est “L’ouvreur des yeux”. Vous y
apprendrez que l’Occulté, l’Ancien, qui tient debout exposé au
questionnement, a créé Cela.»
Préliminaires 1b
Traversant ou Passeur».
11
Cf. entre autres le Zohar, Béréchit III 55a-55b.
484
David est donc sommé de racheter du temps qu’il a perdu dans sa recherche
effrénée de chiffres.
«ET IL N’Y AURA PAS PARMI EUX DE PESTE. Car le “mauvais œil”
a prise sur les nombres, et la peste s’y attaque, comme nous le trouvons à
l’époque de David (II Sam. 24:10-15).» (Commentaire d’Ex. 30:12)
Rachi ne pouvait être plus clair quant à la nocivité du numérique. Si ces
histoires de «mauvais œil» vous répugnent, si votre passion du Logos s’insurge
contre telle archaïque superstition, si vous vous préparez à hurler à
l’obscurantisme, songez donc à l’œil mauvais des calculateurs révisionnistes qui
réclament à grands cris, comme floués, leur droit de regard sur une affaire qui
serait, disent-ils pour justifier par avance l’infamie de leur épiphonème, à tout
autre événement historique comparable.
La aggada du dénombrement se termine en traitant, elle, d’un œil bon, le
regard de Dieu, distinct en tout point du «mauvais» à la différence de sa parole,
si confusément diabolique. On imagine mal en effet qu’un clin d’œil s’interprète
comme une invitation au meurtre, par exemple – quoique le propre du fanatisme
487
soit d’entendre des voix qui guident sa cécité –, alors qu’un écrit saint, c’est-à-
dire une parole divine, peut se comprendre aussi sublimement qu’infernalement,
ce dont l’actualité iranienne12 ne laisse pas de nous donner des signes. La
question n’est plus: Comment peut-on être persan? mais: Comment être persan
désormais sans se faire persécuter?
«Il dit à l’ange qui faisait périr les gens importants (II Sam.
24:16) /lecture traditionnelle: Les gens en grand nombre/.
Que signifie Les gens importants? Le Saint, béni soit-Il, avait
dit à l’ange: “Fais périr le plus grand d’entre eux, de sorte que ses
mérites soient suffisants pour acquitter leur dette”. À ce moment
mourut Abichaï b. Tsérouia, qui à lui seul valait la majorité des
membres du Sanhédrin. Alors, Tandis qu’il accomplissait cette
destruction, l’Éternel regarda et se repentit de ce mal (I Chr. 21:15).
Qu’est-ce que l’Éternel regarda? Selon Rab, il regarda Jacob,
notre père, car il est dit Jacob dit, quand il les regarda (Gen. 32:3).
Selon Samuel, ce sont les cendres d’Isaac qu’Il regarda, car il
est dit Dieu regarda /lecture usuelle: se pourvoira de/ lui-même de
l’agneau (Gen. 22:8).
Il regarda l’argent du rachat, dit R. Isaac le Forgeron, et il cite
Tu recevras des enfants d’Israël l’argent du rachat (Ex. 30:16).
C’est le Temple qu’Il regarda, selon R. Johanan, car il est écrit
Sur le mont de “l’Éternel regardera” /(ou L’Éternel pourvoira) c’est
la montagne du Temple, le mont Moria/ (Gen. 22:14). R. Jacob b. Idi
et R. Samuel ont sur ce point une opinion différente. L’un soutient que
l’Éternel regarda l’argent du rachat, l’autre qu’Il regarda le Temple.
Il semble logique de suivre cette dernière opinion, car l’on dit
12
Je rappelle que cette étude fut écrite en en 1988.
488
Dieu, nous dit-on ici, prête importance à un nom fameux, celui d’un
homme qui vaut tous les autres, et non au «grand nombre». Il s’agit de châtier
un criminel amour du nombre, et il serait évidemment malvenu que le Dieu de
justice adoptât pour le punir les critères du coupable.
On remarque en tout cas qu’il est difficile d’y voir clair dans cette gloriole
d’un nom, et l’on comprend d’autant mieux que l’Éternel ait tout stoppé net.
lui-même situé sur le Mont du « Regard » (le mont Moriah, « Morija » dans la
traduction de Louis Segond, est l’endroit où Abraham mène Isaac pour le
sacrifice, et où Salomon bâtit le Temple ; en hébreu, cela peut signifier «Dieu
pourvoira» ou «Yah regardera»). Dieu regarde le regard et cela invalide le
mauvais œil, cette fixation numérique que répugne le déplacement, le «bon» œil
de Dieu étant, lui, infiniment mobile, puisqu’il lui suffit de regarder le nom
«Regard» pour que la colère soit déjà ailleurs.
Autre variation sur le thème de l’œil et du nom: Dans une aggada où l’on
tente de déterminer la répartition des pierres précieuses sur l’éphod du Grand-
Prêtre, on raconte qu’en dépit de ses nombreux membres la tribu de Joseph est à
l’abri du mauvais œil.
«Et Josué leur dit: Puisque vous êtes un peuple nombreux,
montez à la forêt (Jos. 17:14). Josué leur parla ainsi: “Allez vous
cacher dans la forêt, de crainte que le mauvais œil ne vous atteigne”.
Les fils de Joseph lui répondirent: “Nous sommes les
descendants de Joseph, le mauvais œil n’a pas de pouvoir sur nous, car
Joseph est un rameau fertile au bord d’une fontaine (alé aïn) (Gen.
49:22). R. Abahou explique qu’il ne faut pas lire alé aïn (au bord
d’une fontaine), mais olé aïn (qui surmonte le mauvais œil).»
Sota 36b
vigoureux regard: «Rami b. Abin a dit au nom de Rab: Depuis qu’on a négligé
de lire les Généalogies, le pouvoir des sages s’est affaibli, l’acuité de leurs yeux
s’est ternie.» (Pessah’im 62b)
En débutant par ce même «Joseph», dont je disais au départ qu’il annonçait
le pire, le chapitre 24 se place en réalité sous l’égide d’une épigraphe salvatrice,
un peu comme les plus terrifiantes prophéties sont toujours déjà contre-
balancées par le nom rédempteur de leur récitant.
13
Sanhédrin, 38a.
492
sicles aussi.
On peut trouver également dans le Coran des passages qui appellent à ne
pas trop creuser la chair du temps, à ne pas trop chercher à maîtriser son flux :
Dieu seul en détermine le cours.
«Dieu fixe la mesure de la nuit et du jour.
Il sait que vous n’en faites pas le compte exact
et il vous pardonne.»
Sourate 73, Celui qui s’est enveloppé
Les choses, il est vrai, sont légèrement différentes dans le cas du Christ
dont saint Paul dit qu’il est le «Fils » par qui Dieu « a fait les siècles» (Épître
aux Hébreux, 1:2). Ces siècles pauliniens (τοὺς αι̉ω̃νας : « les temps »
littéralement) s’apparentent davantage aux sicles de Rachi qu’aux cycles
ennuyeux d’un calendrier messianique qui viserait à nous sevrer de notre faim
de temps:
«Par la foi, nous comprenons que les siècles / τοὺς αι̉ω̃νας ,
« les temps », et non pas « le monde » comme le traduit Segond / sont
produits par la parole de Dieu de sorte que ce qui se voit ne vient pas
de ce qui paraît» (Héb. 11:3).
Ils sont, ces « siècles »-là, la symbolicité tordue qui nous délivre du réel,
comme les sicles du dénombrement doivent briser l’agglutination des hommes à
leur nombre grâce à l’habile cumul de leurs divisions.
Le Talmud n’affirme-t-il pas que «dans certains lieux on appelle
496
Il est des nuits meilleures que d’autres, dit aussi le Coran («La Nuit du
Décret est meilleure que mille mois!» Sourate 97, Le Décret), leur splendeur se
mesure en mois, de même qu’il est des promesses dont la pérennité se compte en
αι̉ω̃νας τω̃ν αι̉ώνων, saecula saeculorum, temporalité mystérieuse dont on ne
saurait saisir toute la beauté du secret.
14
Baba Metsi’a, 86b.
497
créés et ont une réalité là-haut, nous savons qu’ils ont été créés des
mots: “Les jours ont été formés” (Ps. 139:16)»
Zohar, Vayera, 99a
Chron. 21:15).
Aravna est tout à la fois l’«impôt» (arnonah) et le «chant», la «musique»
(renanah); l’«aire» d’Aravna, c’est l’air d’un cantique (gorén, «aire», «grange»
et «cri à plein gosier») destiné à apaiser le Seigneur, nous signifiant qu’il n’est
rien de mieux, pour s’acquitter d’une «parole» escamotée par le «chef» et punie
par la «peste» (ces trois mots sont homonymes en hébreu) qu’une prière, une
parole rendue au haut-lieu qui la réclame: «Vois ce que je répondrai à
l’envoyeur de ma parole», avait dit Gad à David après l’énonciation des trois
désastres.
David veut payer pour le «petit bétail» que l’ange est en train de ravager.
Aravna, qui ne manque pas d’air, lui offre alors son gros bétail à charcuter
gracieusement. Voilà la dernière tentation de ce messie. Aravna est comme son
499
animaux purs et de tous les oiseaux purs, et offrit des holocaustes sur
l’autel” (Gen. 8:20):
“Noé construisit un autel”: cet autel est celui sur lequel le
premier homme (Adam) sacrifia.
Et pourquoi Noé offrit-il un holocauste? D’ordinaire, on n’offre
d’holocauste que pour expier une intention malfaisante, or Noé, en
quoi fauta-t-il? Noé réfléchit et se dit: Voilà que le Saint, béni soit-Il,
a décrété la destruction du monde. Peut-être qu’en m’épargnant tout
mon salaire serait payé et il ne me resterait plus aucun bénéfice dans
le monde. En conséquence, “Noé construisit un autel pour YHVH”.
Si cet autel est bien celui sur lequel le premier homme sacrifia,
pourquoi donc Noé dut-il le construire? C’est qu’en vérité, les
ignobles du monde agirent en sorte que l’autel ne put subsister en son
lieu. Quand vint Noé, il est écrit: “Et il construisit”.
“Il offrit des holocaustes”: il est écrit (o)lath (holocauste) d’une
façon défectueuse – le vav /«o»/ manque – ce qui indique qu’il n’y
avait qu’une seule offrande. Ce qui est élucidé par le verset: “Ce sera
un holocauste, une offrande de feu, une agréable odeur à YHVH”
(Lév. 1:17).»
Noah 69b-70a
holocauste d’autre part est «défectueux», une lettre y manque, pour indiquer que
le nombre en est banni: «il n’y avait qu’une seule offrande». On saisit aussitôt
l’horreur inverse du désir nazi, celui d’abord d’accumuler le montant de
l’offrande à leurs dieux odieux, et également de déplacer le lieu de ce premier
autel biblique (et non de l’abolir, car ils en ont besoin comme référence négative
pour leur ignominie) si différent du leur, ce lieu qui est tout bonnement le temps,
une spire pulsatile d’histoire sainte, d’Adam à Noé.
Je vais revenir sur l’holocauste inverse des nazis. Notons encore ici que
Noé craint que Dieu ne soit plus endetté vis-à-vis de lui, que tout son salaire lui
soit définitivement payé et que dès lors la dette vienne planer au-dessus de lui, le
juste pourtant, le mettant dans une situation délicate comme David plus tard.
Le texte de la Bible nous informe sur le sentiment divin, presque
schopenhauerien, que suscite le geste de Noé:
«L’Éternel sentit une odeur agréable, et l’Éternel dit en son
cœur: Je ne maudirai plus («je n’ajouterai pas à maudire») la terre, à
cause de l’homme, parce que les pensées du cœur de l’homme sont
mauvaises dès sa jeunesse; et je ne frapperai plus tout ce qui est
vivant, comme je l’ai fait. Tant que la terre subsistera, les semailles et
la moisson, le froid et la chaleur, l’été et l’hiver, le jour et la nuit ne
cesseront point.»
Genèse 8:9
forme du rituel (animaux purs, oblations, etc.) qui déclenchent la générosité d’un
Dieu au fait de la hideur ontologique de l’homme, c’est le symbolique qui s’en
dégage, le symbole même du symbolique, impalpable, inincarnable,
délicieusement fugace... la sainteté de l’odeur, «l’odeur agréable que produit le
prêtre en intentionnant le nom saint, et le lévite de par l’agrément du chant et des
louanges» (Zohar, Lekh Lekha 89b).
Ainsi, lorsque les Docteurs s’étonnent que le texte indique «à la place de
son fils», à propos du sacrifice d’un bélier par Abraham, Rachi commente,
enseignant que c’est le «comme si» – soit le symbole – qui compte:
«À LA PLACE DE SON FILS. Puisqu’on nous dit déjà: Il l’offrit
en offrande, il ne manquait plus rien dans le texte. À quoi bon ajouter À
LA PLACE DE SON FILS?
Pour chaque rite qu’il accomplissait Abraham prononçait cette
prière: Que ce soit la volonté de Dieu de l’accepter comme si je
l’accomplissais sur la personne de mon fils. Comme si mon fils avait été
immolé, comme si son sang était répandu, comme si sa peau était enlevée,
comme si mon fils avait été consumé et était devenu cendres.»
Commentaire sur Ge. 22:13
l’Éternel.»
Ex. 30:19
Cette «chose très sainte» est nommée de nouveau à la fin du passage sur
le rite du rachat du même mot (khipèr, d’où vient le «jour de l’expiation»: Yom
Kippour), à cette différence que le sang animal de la victime expiatoire s’est
mué en sicle «pour vos âmes».
J’ai dit pourquoi Joseph était comme le sigle du chapitre que je viens
d’étudier. Joab, quand au début du passage il conteste l’ordre de David,
prononce, prophète malgré lui, ce même yossèph («Ah! que l’Éternel, ton Dieu,
multiplie cette population au centuple...»).
Plus loin (verset 4), le «dénombrement» est qualifié par le mot peqod, qui
signifie aussi «nommer» à un poste, et «se souvenir». L’ambivalence n’est plus
guère contestable. Encore moins concernant David qui, lorsqu’il se repent au
matin, emploie le verbe avar pour «pardonner». Il ne pouvait trouver terme plus
505
ambigu, qui veut dire à la fois «traverser», «passer» le temps, «être transféré»,
«féconder», «hébraïser» et «s’emporter» de colère.
En demandant le pardon, David admet qu’il a «agi bien follement» (verset
10); cet «être sot» est homonyme de «regarder». Le mauvais œil surgit derechef,
qui coûtera cher aux enfants d’Israël à cause d’une sottise, folie d’avoir voulu
abolir le chiffre hasardeux d’Hébreux nombreux d’un seul coup de dés,
empruntés au démon.
Détestables dés mortifères qui marquent les victimes, comme à la fin de
Timon d’Athènes: «And by the hazard of the spotted die let die the spotted.»
On ressasse à l’envie que pour éviter un nouveau cataclysme, il faut se
souvenir des victimes. Les victimes, ceux qui le doivent s’en souviennent
toujours, et les autres généralement s’indiffèrent. Il serait plus judicieux de ne
pas oublier les criminels, qui ils étaient et ce qu’ils visaient:
Les nazis, redisons-le, n’étaient pas en soi plus cruels, plus assoiffés de
sang que les autres ordures de l’Histoire. Ce sont les victimes et les moyens de
leur persécution qui n’étaient pas anodins; ils constituaient d’inconscientes
références au Livre abhorré.
Pourquoi s’est-on complu à nommer cette horreur «l’Holocauste»?
Pourquoi les Allemands tatouèrent-ils des nombres sur la peau des juifs?
Pourquoi les décimèrent-ils en leur faisant inhaler une vapeur nocive? Pourquoi
enfournèrent-ils les cadavres dans des brasiers?
Il s’agissait d’en finir avec un Dieu inassignable, de contrecarrer ce Nom
infini par un crime innommable (aujourd’hui encore on se dispute sur son
appellation: « Génocide », « Holocauste », « Shoah »...), un crime situé au cœur
de ce que réfute la Bible, un crime désireux de réitérer très précisément le rituel
que rejette l’Éternel pour honorer son autel: «Vous n’y offrirez point de l’encens
étranger, ni holocauste ni oblation...»
Un magnifique texte de Kafka montre comme le rituel est toujours pourvu
506
d’une face obscure, où l’on n’est avide de la clarté du Seigneur qu’afin de L’y
anéantir.
«Avant de fouler le seuil du Saint des saints, il te faut retirer tes
chaussures, et non seulement tes chaussures, mais tout, ton costume de
voyage et tes bagages, et ta nudité qui est en dessous et tout ce qui est
sous ta nudité et tout ce qui se dissimule sous elle, puis le noyau et le
noyau du noyau, puis le reste, puis le surplus, puis la lueur du feu
impérissable. Seul le feu lui-même est absorbé par le Saint des saints
et se laisse absorber par lui, ni l’un ni l’autre ne peuvent y résister.»
Journal, «Aube du 25 janvier» 1918
En conclusion, voici un passage du traité Baba Bathra qui nous fait goûter
un stupéfiant dialogue entre David et Joab. Le premier, au souvenir sans doute
de son propre calcul occulte, est très agacé de ce que le second soit un si
opiniâtre révisionniste qu’il en refoule jusqu’au mot... «souvenir» !
«Rabba a dit: Entre deux instituteurs, dont l’un a une bonne
connaissance de la Bible mais n’est pas très précis et l’autre est précis
mais n’a pas de savoir, il faut choisir le premier: les erreurs se
corrigeront d’elles-mêmes.
Au contraire, il faut choisir le second, dit R. Dimi de Néhardéa,
car lorsqu’une erreur se glisse dans l’esprit, elle y reste.
Le Texte nous en offre un exemple: il est écrit Joab y resta six
507
mois avec tout Israël, jusqu’à ce qu’il eût exterminé tous les mâles
d’Edom (I Rois 11:16).
– Pourquoi as-tu agi ainsi? demanda David à Joab.
– Parce qu’il est écrit Tu effaceras le mâle (zakhar) d’Amalek /le
texte dit zékher «souvenir », et non zakhar, «mâle»/ (Deu. 25:19).
– Mais n’est-il pas écrit zékher (souvenir)?
– On m’a enseigné que ce mot se prononçait zakhar.
Le maître de Joab fut convoqué. On lui demanda comment il
lisait le passage.
– Tu effaceras le mâle (zakhar) d’Amalek, répondit-il.
David sortit son épée avec l’intention de le tuer.
– Pourquoi veux-tu me tuer? demanda le maître.
– Parce qu’il est écrit Maudit soit celui qui fait avec négligence
l’œuvre de l’Éternel (Jér. 48:10).
– Laisse-moi à ma malédiction!
– N’est-il pas écrit aussi Maudit soit celui qui éloigne son épée
du carnage (suite)?
Certains disent que David tua le professeur négligent. D’autres
disent qu’il ne le tua pas.»
Baba Bathra 21a-21b
LA CHAIR ET LE VERBE1
Il faut lire la Bible d’un bout à l’autre pour percevoir comme cette Écriture
est peu linéaire, à quel point cet immense « récit » n’est pas rectiligne. Il faut
suivre le Livre de part en part pour en percer la profondeur et en mesurer les
volumes.
L’hébreu, bien sûr, dont chaque terme, par le jeu des racines, s’ouvre sur un
troublant chatoiement sémantique, le texte hébreu manifeste à l’évidence ce
relief inouï d’une œuvre unique. Mais il ne s’agit même plus là de l’élasticité de
cette langue sémitique, il ne s’agit plus de telle ou telle langue puisque c’est le
procès de la Langue elle-même qu’instruit la Bible, dénonçant l’idée perverse
d’une langue-une, pure et dure, le fantasme « babélien » autour duquel se
cimente, dans lequel s’enferme et s’enferre le groupe, l’idéal d’une langue à
protéger contre les souillures, les invasions et les dégénérescences, autant dire
d’une langue morte, grâce à quoi toute communauté communie.
On a pris l’habitude de dénoncer les diverses traductions bibliques, chacune
prétendant abolir les précédentes et combler ses faiblesses, manifestant ainsi
l’impasse faite sur un texte dont, quelle qu’en soit la version, les failles, les
trouées, les ondulations et les palpitations œuvrent de soi et invalident tous les
ciments, disloquent les bétons les mieux armés (les modes d’emploi, les lectures
et les interprétations tout trouvées).
Est-ce à dire que le Tanakh2 n’est pas traduisible? Ce serait à mon sens
1
Texte écrit en 1986, paru en revue en décembre 1987.
2
Acronyme de Torah (Loi), Neviim (Prophètes), Ketouvim (Écrits), soit le Pentateuque, les Prophètes et
509
(par le peuple souvent, mais parfois également par Dieu; Moïse doit alors la lui
rappeler pour éviter aux Hébreux un châtiment irréversible; en outre songez à
Job...) pour n’en être que plus gaiement renouée, renouvelée, c’est-à-dire
retranchée.
Certains se sont cru bien inspirés en se liant de haine, en fondant leur
religion sur le reproche fait au peuple élu d’avoir trahi son alliance, oublié son
Dieu et tué ses prophètes; c’est dénier ce que je viens d’énoncer, à savoir que
conclure une alliance c’est toujours en même temps la dénoncer (la conclure, à
l’autre sens du mot), que la nouer c’est toujours la trancher.
Les exemples sont légion qui traduisent les lézardes pratiquées dans la
langue par la Bible, et par le Talmud après elle (et d’après elle, bien que tout
autrement). Plutôt que d’évoquer les mille découpages des Écritures, de la
création de la femme aux schismes entre Israël et Juda, des Pharisiens du
Talmud (dont le nom viendrait du mot « diviser », « séparer ») à la circoncision,
je propose d’examiner quelques fragments où, comme chez Job, c’est à même le
corps de l’orant que le dire lance ses dards et que le verbe en ses partages se fait
chair...
***
Moïse n’est pas n’importe qui choisi au hasard: il n’est pas égyptien.
Égyptien, comme le prétendit Freud, le prophète eût été embaumé afin,
homme-dieu subjugué par sa mort, momie liée à ses bandelettes, d’échapper à la
décomposition. Or Moïse n’est pas le moins du monde fasciné par sa
putrescibilité. Au contraire, dans l’épisode de la main posée sur le sein, retirée
511
ont dû se décomposer.
– Il y avait bien des vaisseaux sanguins, mais aucune
décomposition ne fut perceptible. R. Éléazar put dire de lui-
même Ma chair aussi repose en sécurité (Ps. 16:9).»
Baba Metsi’a 83b
Peut-être un chrétien saurait-il mieux qu’un autre, à l’instar de Moïse ou de
Rabbi Eléazar, passer outre à l’altérabilité.
« Béni soit Dieu, le Père de notre seigneur Jésus-Christ, qui,
selon sa grande miséricorde, en ressuscitant Jésus-Christ d’entre
les morts, nous a régénérés pour une espérance vivante, pour
l’héritage indestructible, incorruptible, immarcescible qui vous
est réservé dans les cieux. »
Pierre I:3-4
Comment douter qu’il soit vivant, le Christ, que la lumière émanée de son
corps affaissé, plus endormi qu’éreinté, respire; que ce blanc rosé, clair et léger,
offrant au regard une chair dispose, ne soit maculé d’aucune flétrissure, dans le
Pleurs sur le Christ mort de Rubens. Comment ne pas constater que, décédé, il
vibre d’infiniment plus de vie que le Jeune Bacchus malade du Caravage, au
teint verdâtre, au sourire blême, lèvres exsangues, muscles crispés, assis à une
table où quelques fruits sont posés et figé, de partager avec eux l’espace sombre
et ramassé du tableau, en nature morte...
meurtrit sans l’annihiler pourtant car, comme la flamme exige la cire, comme le
signifiant réclame le signifié, la peste requiert la chair pour l’embraser et s’y
consumer.
La chair est faible et lasse, elle est tendre dit le Talmud, aussi est-elle
toujours déjà en même temps pourrie et guérie.
« Ézéchias a dit: Un homme ne verra pas sa prière exaucée
s’il ne se fait aussi tendre que la chair, car il est dit: À chaque
nouvelle lune et à chaque chabbat, toute chair viendra se
prosterner devant moi, dit l’Éternel (Is. 66:23).
Selon R. Zeira, à propos de la chair il est écrit: Elle a été
guérie (Lév. 13:18), mais jamais à propos de l’homme.
Selon R. Johanan, Adam renvoie aux mots Epher (cendre),
Dam (sang) et Mara (amertume); Bassar (chair) renvoie à
Boucha (honte), Serou’ha (puanteur) et Rima (vers).
Pour certains Bassar renvoie à Boucha, Chéol (tombe) et
Rima, car Bassar s’écrit avec la lettre Sin. »
Sota 5a
il est patent que c’est la Résurrection que nous chante l’« Exaudi orationem
meam » en son insurrection de voix qui se soutiennent, s’arc-boutent les unes
aux autres pour monter plus haut, qui jaillissent successivement du chœur
oscillant des violons comme autant de vagues dont le flux s’insufflerait de lui-
même pour mousser toujours plus avant et se vaporiser plus largement hors du
flot initial.
Chez Fauré, moins ouvertement peut-être mais magnifiquement aussi, au
noble et résigné « Requiem » des hommes qui a su maîtriser ses élans de
douleur, au « Te decet hymnus » des femmes, plus calme et liquide encore, fait
suite un « Exaudi » puissant, décidé, que rien, pas même la matière et sa
propension à la pulvérulence, ne semble plus pouvoir empêcher de voler vers les
hauteurs visées par ses paroles.
Le Talmud, lui, pour nous éclairer sur l’oraison de la chair, noue un
dialogue entre deux rabbis au nom de deux autres sur la longueur idoine d’une
prière.
« R. Hanin a dit au nom de R. Hanina: Si l’on prolonge sa
prière, celle-ci ne nous reviendra pas vide.
Comment le sait-on? Grâce à ce qu’a dit Moïse, notre
maître: Je me prosternerai devant l’Éternel (Deu. 9:18), et
ensuite: L’Éternel m’exauça encore cette fois. /Autrement dit,
c’est pour avoir prié quarante jours et quarante nuits qu’il fut
exaucé./
En est-il bien ainsi? R. Hiya b. Abba a dit pourtant au nom
de R. Johanan: Quiconque prolonge sa prière et compte sur son
insistance finira par se faire mal au cœur: Un espoir différé rend
le cœur malade (Pr. 13:12). Quel sera le remède? Étudier la
Thora: il est dit en effet: Mais un désir accompli est un arbre de
vie (Pr. 13:12); or qu’est-ce qu’un arbre de vie sinon la Thora?
518
Elle est un arbre de vie pour ceux qui la saisissent (Pr. 3:18), est-
il dit.
Cette contradiction /entre les deux opinions sur l’efficacité
d’une longue prière/ n’est pas difficile à résoudre: dans le dernier
cas, on prolonge sa prière en comptant sur cette insistance, tandis
que dans le premier, on la prolonge mais on n’escompte rien /de
cette prolongation/. »
Berakhoth 32b
a heurt entre ce temps ferme qui s’enferme et la chair tendre que l’on doit
devenir pour se voir entendu.
Cette durée que j’évoque, on le comprend, n’est pas celle bergsonienne qui,
à l’inverse, est la fluidité intuitive de la vie même, « notre propre personne dans
son écoulement à travers le temps », « notre moi qui dure »; je dirais, moi, notre
chair qui suppure. Vladimir Jankélévitch, reliant Bergson à la Bible, confirme
que sa « durée » est une perpétuelle vivification. La durée dure dont je traite
s’oppose à celle-là, et si « la pensée bergsonienne est décidément sans aucun
mélange de nécromanie ou de nécrophilie », cela ne fait qu’étayer mon idée
d’une putrescence vitale, paradoxal symptôme de vie comme je tente de le
montrer dans ces pages.
Le commentaire de Jankélévitch, soit dit en passant, s’accorde joyeusement
avec elles puisqu’il ne convoque la Bible que pour louer la résurrection,
« miracle continué de chaque instant », et le temps rythmé du cœur: « Béni le
Dieu qui permet à la systole de succéder à la diastole et la diastole à la systole! »
Revenons au verset d’Isaïe que cite notre aggada du début sur la chair
tendre:
« Et de néoménie en néoménie, de shabat en shabat, toute
chair viendra se prosterner en face de moi, dit IHVH. »
Is. 66:23, traduction de Chouraqui
Le jeu est simple, on prend la racine trilitère des mots «Adam» et «chair»,
et à chaque fois les trois lettres laissent éclore trois mots nouveaux dont elles
sont les initiales, trois mots qu’elles suscitent, qu’elles ressuscitent en somme.
Il faut, pour rejoindre Adam, passer par Job.
Job se trouve d’abord transi d’une sainte impureté, d’une impureté qui,
pour être celle de la chair n’est pas celle des charognes. On trouve à ce propos
d’étonnantes formulations dans le Talmud, comme: «Tous les écrits saints
rendent les mains impures.» (Yadaiym 3:5). Il serait trop long d’étudier ici ces
passages, qu’il suffise de retenir que l’impureté peut participer de la sainteté4.
La femme de Job passe à côté d’une telle vérité, elle lui suggère de renier le
Seigneur puis de mourir. Elle lui conseille, pour être précis, de «bénir» Dieu,
c’est le mot employé dans le texte, ironiquement, par antiphrase. Comme quoi
on ne maudit pas Dieu impunément: je veux dire sans le bénir un peu; on ne
renie pas Dieu sans l’adorer un peu. La femme de Job fonctionne, elle, sur le
mode du tabou, de l’impureté sacrée et non sainte, l’impureté des charognes. Le
point commun entre ces deux types d’impureté, c’est qu’elles ne sont jamais
irréversibles.
À peine les contagions sont-elles désignées, dans le Lévitique, que la
formule de leur disparition (la lustration par l’eau – dont la grâce vivifiante est
souvent dans le Talmud associée à la Thora) est donnée. Les contaminations
sont de surcroît parfaitement circonscrites dans le temps («Qui touche leur
charogne sera contaminé jusqu’au soir. Qui porte leur charogne lavera ses
habits; il sera contaminé jusqu’au soir.»), de même que la lèpre de Moïse et la
gale de Job, ces saintes pourritures, le sont dans l’espace du texte (puisqu’ils
4
C’est de cette profonde conviction qu’allait naître, quelques années plus tard, L’impureté de Dieu
(1991).
523
s’en remettent).
Sitôt frappé d’un «ulcère mauvais», Job se met à communiquer avec cette
lèpre, alors que le tabou rompt à mort avec toute circulation et échange entre les
êtres, entre l’être investi du mana et les autres (Freud, dans Totem et tabou, cite
plusieurs cas où la personne souillée crève concrètement de peur dès que sa
contamination lui est révélée). Job dialogue avec son ulcère: «Il prend un tesson
pour se gratter avec, lui, assis au milieu des cendres.» (Job 2:8).
Sa femme se scandalise d’une telle intégrité: se mettre à papoter avec son
Dieu, à s’examiner l’eczéma, à rejouer sa propre création et revigorante
irruption quand il devrait en trépasser… éviter l’anathème en aimant son
exanthème. Sa femme s’irrite de ces irritations cutanées, et Job, ulcéré,
l’engueule; il dénonce le parti qu’elle prend, celui des charognes.
«Sa femme lui dit: “Tu t’affermis encore en ton intégrité?
‘Bénis’ Elohîm et meurs!”
Il lui dit: “Tu parles comme parle une de ces charognes!
Nous acceptons le bien d’Elohîm: n’accepterions-nous pas aussi
le mal?”»
Job 2:9-10, traduction Chouraqui
suffit de se rappeler le cri de Job à la terre, que reprendra Bossuet dans son
Sermon sur la Passion pour sacrifier Job – et les Juifs – à Jésus: «Terre, ne
recouvre pas mon sang!» (Job 16:18); pour l’amertume, enfin: «Je m’épancherai
dans l’amertume de mon être. (Job 7:11)
Pour ceux que ces rapprochements indisposent par leur facilité, voici un
passage où c’est Job en personne qui se compare à Adam:
«Tes mains m’ont façonné, elles m’ont fait en unité tout
autour; et tu m’engloutis!
Souviens-toi donc de ce que tu m’as fait d’argile, et que tu
me feras retourner à la glèbe.
Tu m’as trait comme du lait et coagulé comme un fromage.
Tu m’as vêtu de peau, de chair, d’os et de nerfs, tu m’as
couvert.
Tu m’as fait vie et chérissement: ta sanction garde mon
souffle.»
Job 10:8-12, traduction Chouraqui
Un splendide et limpide passage d’Isaïe noue, très explicitement, la mort
(la charogne, la poussière, la terre et les fantômes) à la vie (l’enfantement, la
naissance). «Terre ne recouvre pas mon sang!» gémit Job sur le grabat, et Isaïe
de lui répondre par l’espoir et la vivacité: «La terre découvre ses sangs, elle ne
couvre plus ses tués»...
«Comme l’engrossée, présente pour enfanter,
se convulse et clame ses douleurs,
nous sommes ainsi en face de toi, IHVH.
Nous avons été engrossés, nous nous sommes convulsés,
comme si nous avions enfanté un souffle.
Nous n’avons jamais fait les saluts de la terre;
ils ne sont jamais tombés, les habitants du monde.
525
Chez Job, ce sont ses amis qui, à leur insu, confirment mon idée de la re-
naissance. Ils viennent consoler leur compagnon et ne le reconnaissent pas
(inévitablement puisqu’il a pris une autre pose et changé de voile), alors ils
miment la naissance, s’aspergeant de «poussière», restant à ses côtés sept jours
et sept nuits (la Création). Job, lui, lançant sa première malédiction, s’en prend
au jour de sa naissance; il le maudit d’avoir été un jour de vie: «Pourquoi ne
suis-je pas mort dans la matrice, du ventre sorti pour agoniser?» (3:11) hurle-t-il
suffoqué. Il adopte pour le coup l’avis de sa femme, inconscient de ce que Dieu
exigea de Satan: «préserve son être!» (2:6). Préserve-le sous son maquillage,
qu’il ne se disloque définitivement avec son épiderme, qu’il renaisse de la
pulvérisation de sa chair.
Le verset qui suit le blâme porté par Job à son épouse le complimente: en la
traitant de charogne, il a bien parlé, il n’a pas péché, il a su voir et recevoir ce
qu’il va ensuite négliger, l’impureté sainte: «En tout cela Iov n’a pas fauté de ses
lèvres» (2:10, traduction Chouraqui). Qui se donne aussi comme: En tout cela
Job n’a pas purifié, n’a pas désinfecté (‘hata) ses lèvres!
Certaines impuretés ne sont pas à expurger; il y a des souillures bénies qui
suppurent contre les sutures, qui tranchent dans les effusions tactiles dont sont
526
«Dieu pur, j’ai trouvé un être pur!» s’enorgueillit Apollon dans l’Alceste
d’Euripide. Si on considère le curieux dialogue qui s’instaure entre Dieu et Job
(avant même l’arrivée des amis ou l’épiphanie de l’épilogue) par l’intermédiaire
de Satan, de la lèpre ou de l’épouse, la clameur apollinienne retentit avec
d’autant plus d’éclat qu’elle diffère de ce débat-là.
Le Dieu juif est hors la dualité du pur et de l’impur, comme l’a compris
Jankélévitch lorsqu’il écrit que «Dieu seul peut dire, comme dans l’apparition du
Buisson ardent: Je suis, moi qui suis, ε̉γώ ει̉̉μι ο̉ ώ̉ν, en éludant par cette
tautologie toute précision quant à son ineffable nature».
Je ne crois cependant pas pour ma part que le Witz du buisson ardent soit
just a joke, une tautologie moqueuse, ironique et, avouons-le, plutôt faiblarde, de
qui aurait décidé de demeurer indicible. Ce Nom (car il s’agit, ne l’oublions pas,
du nom de l’Éternel, et non de son «ineffable nature», de l’affirmation simple,
«par prédication circulaire», de «son existence immémoriale» ainsi que le croit
527
Jankélévitch), ce Nom qui est, lui aussi, infiniment traductible (ce n’est pas pour
rien que certains cabalistes disent la Thora être de part en part le Nom de Dieu),
dessine de bien plus vastes et complexes perspectives qu’une tautologie
capricieuse: le Tétragramme est moins un «Je» tu qu’un jeu mu.
Le Dieu juif ne cesse de parler, jusque dans ses silences qui n’en sont
jamais vraiment puisqu’il a dicté un Livre pour les articuler. Il n’est guère que
les mystiques ou les artistes à qui Dieu taise radicalement son Nom, afin que de
cette trouée diaphane, dont ils ont lu l’écho dans la Bible, ils créent un geste,
œuvre ou extase.
Que Dieu soit d’une pure impureté, le Livre de Job le démontre assez, qui
fait s’allier Dieu et le Diable contre un homme à la pureté indiscutable, «intègre
et droit» (1:1), du latin integer: «entier, pur». Dieu, le verbe fait tétragramme,
qui s’encanaille et se compromet avec «l’inclination au mal et l’ange de la mort»
(Baba Bathra 16a)! On n’a pas fini de gloser là-dessus...
Pour en revenir à notre aggada, il faut préciser que le mot bassar a pour
radical les lettres Bèth (B), Chin-Sin (CH ou S, c’est la même lettre, acceptant
selon la ponctuation l’une ou l’autre sonorité) et Rèch (R); comme pour adam,
trois mots jaillissent de cette «chair», mais le mot sire’hah, «mauvaise odeur,
puanteur», commence par un Samèkh (S) et non par un Sin, même si les deux
lettres se prononcent S; on rectifie alors le tir en trouvant un mot (chéol, «enfer»,
«tombe») qui ait pour première lettre un Chin-Sin.
Ce qui ne récuse en rien la pourriture inscrite dans la chair: la «honte» est
celle éprouvée par le lépreux, le galeux, et aussi la pudeur de la nudité, de la
chair à vif. La «puanteur» est évidemment celle de la décomposition, comme les
«vers» en sont la métaphore; les vers sont le mouvement même de la vie à
l’œuvre dans la putréfaction.
«R. Isaac a dit aussi: Les vers causent au mort une douleur
aussi aiguë que celle d’une aiguille qui s’enfonce dans la chair
528
Postface
« C’est-à-dire Dieu »
L’hiver 2001, un magazine télévisuel présenta avec enthousiasme les
récentes « traductions audacieuses » de la Bible.
Vantant la réédition de la version Chouraqui, un journaliste expliquait
qu’elle « rompait avec le langage académique et stéréotypé des différentes
confessions, proposait de nouvelles expressions – IHVH (Adonaï), c’est-à-dire
529
1
Télérama du 19 décembre 2001, c’est moi qui souligne.
530
plus, ni moins.
À quoi correspond cette volonté perpétuelle de retraduire la Bible ? Et
pourquoi ne peut-elle aboutir qu’à des réitérations erronées ?
Parce que chaque retraduction participe d’un déni millénaire de la pensée
juive.
Déni au sens où le traducteur ne se conçoit jamais pour ce qu’il est: un pur
et simple interprète dont le travail n’est qu’une auto-justification parmi des
myriades d’autres ; déni surtout au sens où une traduction abolit la verticalité
vibratoire d’un texte unique en son genre dans l’histoire de l’humanité, dont elle
se contente d’effleurer le chatoyant épiderme.
Les retraductions s’appuient en outre sur le fantasme profondément
étranger au judaïsme de l’accomplissement définitif du Verbe, chacune
considérant toutes les autres comme des préfigurations d’elle-même.
Le même magazine, enfin, s’intéressait de près à la récente retraduction des
Psaumes par le linguiste Henri Meschonnic, où les téamim (les accents
traditionnels de cantillation et de découpage) sont figurés par de grossiers
espaces blancs d’inégale longueur entre les mots. Cette pâle transposition
typographique d’une des intenses singularités du texte biblique – il en existe
bien d’autres –, habituellement invisible en traduction, rencontre d’autant plus
d’ardeur que seule l’incompétence générale laissait jusqu’ici ignorer une
spécificité (les téamim) connue de quiconque s’est sérieusement penché
quelques minutes sur la Bible.
Il se trouve que Meschonnic fournit le cas contemporain le plus intéressant
de rejet révulsé de la pensée juive, à la fois le plus délirant et le plus explicite. Il
ne s’agit pas ici de se plaindre mais de comprendre et d’interpréter.
Le « pourquoi » seul me passionne.
531
Utopie et langage
Non seulement Meschonnic exhale une agressivité paranoïde vis-à-vis de
tous les traducteurs qui l’ont précédé, mais il ne prend même pas la peine de
cacher son animosité à l’encontre de l’herméneutique juive, digne héritier en
cela des indignations de Spinoza contre les « délires » des rabbins, la
« corruption » des commentateurs et les « billevesées» des cabalistes.
Ce qui est nouveau, c’est l’attitude du linguiste renvoyant dos-à-dos la
pensée juive et la théologie chrétienne dans leur prétendue insensibilité au
« rythme » du texte. « Œcuménisme de la surdité » va-t-il jusqu’à écrire dans
son recueil d’essais L’Utopie du Juif2, aberrante déclaration de guerre menée
contre le judaïsme et tous ceux qui s’en inspirent, de Léon Askenazi à Schmuel
Trigano en passant par David Banon, Jacques Derrida, Emmanuel Lévinas,
Marc-Alain Ouaknin ou Daniel Sibony, sans oublier celui qui les aurait tous
fascinés et influencés… Heidegger en personne !
Car dix années avant de publier son Utopie, Meschonnic a consacré dans le
sillage de l’affaire Farias un gros livre à l’auteur de Sein und Zeit. Il y ressasse
déjà les mêmes querelles obsessionnelles, la même ratiocination à la fois
impuissante et inépuisable, la même agressivité à tous les étages, les mêmes
annotations de correcteur de copie3, le même discrédit porté sur des penseurs
dont il montre pourtant à chaque ligne, entre deux citations venimeuses, à quel
point il leur est largement inférieur.
Selon Meschonnic, en plus du lourd délit d’être un nazi antisémite,
Heidegger ne serait qu’un plagiaire dont les tautologies ontologiques et
l’esbroufe rhétorique, en hypnotisant depuis 1927 des légions de disciples et
d’admirateurs mimétiques, auraient fait le plus grand mal au Langage et à la
Pensée. Étouffée sous cette glue de jeux de mots vains, la théorie du langage
2
Paru en 2001.
3
Il reprend par exemple Beaufret qui se serait trompé de chapitre en citant Spinoza…
532
4
Dans le Cahier de l’Herne consacré au philosophe, l’excellente étude de Jean-Michel Palmier,
Heidegger et le national-socialisme, fait parfaitement le point sur les diffamations et les polémiques les plus
caractéristiques.
534
comment elle fonctionne et quelle est, du coup, la teneur exacte d’un délire qui
accable selon les mêmes tenants et aboutissants (de l’aveu de son auteur
même !), la pensée juive.
Ainsi le cas de Meschonnic est-il assez unique puisqu’il révoque
réciproquement, pour les mêmes raisons idéologico-linguistiques, Heidegger et
la pensée juive qu’il accuse d’avoir fusionné. Sur un mode juste un peu plus
ordurier, seuls les nazis avaient eu auparavant cette audace5.
Heidegger ayant assez de notables et respectables défenseurs6, c’est en
l’honneur du judaïsme que je relève ce gant. Si je ne m’en charge pas, il semble
que personne ne le fera.
Et je dois avouer que cela m’amuse.
5
« Ton langage t’a trahi, Galiléen ! » énonçait dans sa revue antisémite le plus acharné ennemi nazi de
Heidegger, Ernst Kriek.
6
À commencer par lui-même.
7
Télérama du 19 décembre 2001.
535
jusqu’à révoquer les notions de « sens » et de « vérité »8. Ce qui est en effet
plus pratique lorsqu’il s’agit de refouler une tradition géniale et millénaire qui
non seulement a précédé toutes vos hypothétiques trouvailles mais est allée
autrement plus loin en audace, rythmique et poésie vraie!
Meschonnic raconte avec une confondante candeur avoir longtemps été un
« Juif honteux »9, précisant s’y être repris à sept fois avant de posséder la langue
hébraïque. Cette singulière posture, qui confère un sens péjoratif au sens et à la
vérité au nom des filandreuses notions de « corps-langage », de «continu
rythme-syntaxe-prosodie», de « langage-poème-éthique-politique », prend ainsi
une très intéressante tournure. Car lorsqu’on parle de corps, c’est toujours du
sien qu’il s’agit. Comme si, en se réclamant aussi exclusivement du rythme, du
souffle, de la voix et du corps, Meschonnic reconnaissait qu’il se situe
spontanément, presque physiologiquement, dans l’insensé et le mensonge,
puisque son propre corps, comme il l’avoue aux magazines, fut « honteux » de
sa judéité (il se compare à la célèbre photo du petit garçon apeuré qui lève les
bras devant un fusil nazi) et hoquetant dans son apprentissage de l’hébreu…
Un des enseignements essentiels de cette herméneutique juive que
Meschonnic fustige (laquelle n’est pas une science, comme il le croit, mais un
art de l’interprétation), c’est qu’on pense comme on prie – « La vérité est dans
la prière », déclara très profondément Kafka à Janouche –, en désobstruant les
cloisons entre l’âme, l’esprit, le cœur, et le corps.
D’où vient le mot taam (téamim au pluriel), qui désigne l’intrigante
accentuation biblique ? Il apparaît avec la manne, au chapitre 16 de l’Exode. Il
signifie littéralement le « goût », la « saveur» : « Elle avait la saveur ( )טעםd’un
gâteau de miel.».
8
« Toute herméneutique, qu’elle soit juive ou chrétienne, s’inscrit d’emblée dans le sens ou dans la
notion de vérité. » L’infini, automne 2001.
9
Entretien donné au magazine Tribune Juive à l’hiver 2001, à l’occasion de la publication de sa
traduction des Psaumes.
536
Ce n’est cependant pas sa seule occurrence ni son seul sens. Taam signifie
également le « jugement », le « bon sens », la « raison ». C’est en ce sens qu’il
est employé, par exemple, dans les Proverbes : « Le paresseux se croit plus
sage que sept hommes qui répondent avec bon sens (taam). » Ou bien : « Un
anneau d’or au nez d’un pourceau, c’est une femme belle et privée de bon sens
(taam). » Dans le Talmud, des « paroles sensées » se disent « paroles de taam ».
Les Docteurs du Talmud emploient encore le mot téamim pour signifier qu’un
terme ou une expression admet plusieurs significations.
Conscient que la traduction est logiquement secondaire du point de vue de
l’herméneutique juive – puisque l’hébreu est la langue dans laquelle les Juifs
non seulement lisent mais pensent leur Texte depuis des siècles –, et ayant dû,
de son propre aveu, vaincre tant de résistances pour s’assimiler l’hébreu,
Meschonnic a décidé, afin que ses efforts n’aient pas été vains, de renverser le
rapport de force entre traduction et pensée10, métamorphosant son impasse en
invention pour pouvoir clabauder que nul n’a su lire la Bible avant lui.
Et s’il insiste autant sur le caractère rythmique des téamim, c’est pour
mieux nier les tensions qu’ils diffusent à même les sens (téamim) du Texte. Son
entreprise de justification théorique est ainsi une grotesque imposture fondée sur
sa propre aphasie révulsée par les courants perpétuels de l’Ancien Testament.
Ce que je vais démontrer.
J’ai souligné dans L’impureté de Dieu l’importance de l’ondulation que
déploient les téamim à même les mots.
Il existe, parallèle au système des points-voyelles, toute une
algèbre cryptée de signes (points, flèches, traits notant les te’amim,
les accents, simples ou composés, voisés ou quiescents,
10
« La question de la traduction » écrit-il dans son Utopie du Juif, « d’ancillaire, devient une question
théorique majeure. Celle de la critique du signe, et du sens et de l’herméneutique. Y compris l’herméneutique
juive. »
537
11
Qu’éprouvaient jadis les enfants juifs à la gourmandise desquels on offrait des lettres en relief enduites
539
de miel, afin que l’étude leur fût à jamais délectable – un baklavalphabet en somme.
540
comme le feu? dit l’Éternel (Jér. 23:29); ils seront donc à plus forte
raison immunisés contre le feu. »
Ainsi, contre la flamme du désir d’apprendre, le feu même
reste impuissant.
La critique de l’herméneutique – au sens d’une remise en question du
monolithisme signifiant du signe –, l’éclatement glorieux du signe, la pensée du
rythme au rythme de la pensée et tant d’autres trouvailles sont d’ores et déjà
formulées dans le Talmud depuis des siècles. Toute l’entreprise de Meschonnic
consiste à dénier à ce crucial chef-d’œuvre du judaïsme ses myriades
d’inventions pour se les attribuer en les affadissant12.
Lui qui insiste tant sur la voix non seulement est aphasique dès qu’il
s’agit de développer positivement sa pensée, mais il transforme cette
aphasie en une théorie de l’utopie qui est en réalité une utopie de théorie
dont la vigueur consiste à interdire tout ce qui pourrait se formuler au-delà
de sa propre incapacité d’innovation spirituelle.
Illustration : « Comme le verset est la seule unité rythmique dans la
Bible, tout ce qu’on peut dire c’est quelle est tout verset.»13
On m’excusera de ne pas me sentir concerné par ce « tout-tout »
meschonnesque, mais je ne me suis jamais interdit d’en penser et d’en dire
davantage concernant la Bible que ce qu’on s’acharne depuis toujours à ne
rien y entendre. Sous prétexte qu’il s’interdit de penser, Meschonnic rêve
d’étendre sa censure à tout-tout ce qui n’est pas lui.
Bref, comme l’exprime le roi Salomon: « Rien de nouveau sous le soleil ».
Avec ou sans téamim.
12
Exemple de fadeurs dont il a le secret : « La rythmique, c’est-à-dire l’organisation de l’oralité... » « Ce
début de la Bible dans le légendaire est un texte très fort » « C’est l’histoire du commencement du monde » « Le
sens entendu habituellement comme le sens des mots dans la langue »…
13
Je souligne.
541
Intraduisible Dieu
« La seule chose qui compte en matière de langage, c’est le résultat »,
ressasse suicidairement Meschonnic.
Si on doit juger de la valeur de sa traduction à l’aune de sa propre prose, à
ses vulgarités consternantes14, à ses imbroglios rhétoriques dissimulant mal son
sous-saussurianisme universitaire15, à l’extravagante indigence rythmique de son
phrasé asthmatique saupoudré de points qui métamorphosent une banalité
intellectuelle en un spasme syntaxique pseudo-inspiré16… si, dis-je, il faut juger
la traduction de Meschonnic à l’aune de sa propre prose, rien ne porte à
l’indulgence.
Et on saisit son intérêt à dissoudre les distinctions entre son et sens,
individu et collectivité, oral et écrit, et à tout confondre dans sa vaseuse théorie
du continuum « pan-rythmique ».
Pour ne prendre qu’un exemple, mais crucial, sa traduction de
l’intraduisible
ֲשר ֶא ְהיֶה
ֶ ֶא ְהיֶה א (Exode, 3 : 14 ; révélation par Dieu à Moïse de son
« nom », du sein du buisson ardent),
par
« Je serai que je serai »
est aussi laide qu’absurde et fausse.
Quel intérêt d’introduire un espace pour figurer le taam si on conserve la
majuscule sur le « Je », qui n’a aucune raison d’être, n’existant pas dans la
version originale !
14
« Incroyable mais vrai », «On connaît la chanson », « Il y a se laisser traverser par le poème, et il y a se
mettre à l’abri sous les idées qu’on a de la poésie »…
15
« Mais c’est bien comme un discours-sur que c’est un document. »…
16
« Car il y a les traductions, et il y a aussi ce genre spécifique, qui s’est développé sur la Bible. Sur, et
autour de. Et seulement là. À ma connaissance. Je n’en connais pas d’équivalent ailleurs. Rien de tel n’a poussé
sur Dante ou sur Shakespeare. Le para-, le péri- sont aussitôt du méta-, du post-, du simili. »
542
dans les banalités contradictoires qu’il accumule à leur sujet17, comme dans
l’indécision dont il fait preuve concernant ce fragment essentiel de l’Exode. En
1990, voulant démontrer que la question de l’Être chez Heidegger est pure
tautologie, il l’accusait de faire une « paraphrase du “je suis ce que je suis” »
biblique.
Il faudrait savoir ! Dieu s’appelle-t-il « Je serai que je serai » ou « je
suis ce que je suis » ?
Il s’agit après tout du seul endroit dans la Bible où le créateur de l’univers
énonce son nom. C’est un peu léger d’hésiter sur cette question quand on
prétend donner des leçons de traduction à la terre entière !
Le simple fait de changer d’idée en à peine dix ans montre que Meschonnic
ne sait rigoureusement pas de quoi il parle.
Versatilité du temps
Taraudé par les téamim, Meschonnic profite de l’incompétence de ses
interlocuteurs pour glisser sur tous les autres signaux de l’Ancien Testament en
version originale: Lettres doubles, pointées, couronnées, nounim renversés des
versets 35 et 36 du chapitre 10 des Nombres (surnommés « marques colorées »
dans les Avoth de Rabbi Nathan), mises en page innovantes du « Cantique de la
mer Rouge » (Exode, 15 : 1-19) et du cantique de Haazinou (Deutéronome 32 :
1-43)…18
Une autre des spécificités du texte biblique, au moins aussi primordiale que
les téamim et comme eux rigoureusement intraduisible, est ce qu’on nomme en
17
« Dieu est le langage en personne.» « Plus il y a Dieu dans le langage, moins il y a le langage.» « Le
monde dépend de la grammaire. » « La notion même de nom, de nom propre, dès la Genèse, en captant tout le
langage, supprime aussi le langage, sans davantage le savoir, bien sûr. », etc.…
18
Autant de singularités « typographiques » que Marc-Alain Ouaknin a explicitées et commentées dans
son Livre brûlé. On en trouve aussi de beaux développements dans les Avoth de Rabbi Nathan, publiées en
français sous le titre Leçons des pères du monde (Verdier). J’examine personnellement la question des doubles
lettres dans L’impureté de Dieu.
545
19
Processus usuel du judaïsme: le khetiv – le mot imprimé en hébreu – est remplacé oralement par le qéré
– le mot invisible à lire à sa place. De l’un à l’autre, l’arc de la voix et de la pensée sourd comme entre deux
conducteurs électriques.
L’exemple le plus fréquent de khetiv-qéré porte sur le Tétragramme IHVH, auxquels les Juifs substituent
le mot Adonaï (« mon seigneur ») lorsqu’ils lisent à voix haute. Les traductions chrétiennes ont tout fait pour
violenter ce beau procédé mystique, transposant un mot intraduisible (et non pas imprononçable comme on le
croit naïvement) en d’absurdes « Iahvé » ou « Jéhovah »…
546
avec vav versatile), cela signifierait qu’il avait eu ses enfants après
avoir été chassé.»
Mais le raisonnement de Rachi (aux répercussions théologiques colossales,
on le comprend – puisque le premier rapport sexuel comme la première
procréation et la première parturition humaines ont précédé le péché originel),
ne se fonde pas seulement sur l’absence du vav versatile, mais sur une règle
grammaticalo-mystique encore plus fine, celle de la contamination de la
versatilité du vav hahipoukh. En effet, si une série de plusieurs verbes renversés
par des vav est suivie d’un verbe non renversé, donc à l’accompli simple, ce
dernier, atteint par l’ondulation de la versatilité qui se transmet jusqu’à lui
comme en une chute de dominos, est considéré comme un plus-que-parfait. Le
mouvement interne du récit prévalant, du point de vue de l’herméneutique, sur la
division tardive de la Genèse en chapitres, les verbes renversés par leurs vav qui
parsèment le chapitre 3 transmettent au premier verbe du chapitre 4 (« Et
l’homme connut… ») non seulement toute leur versatilité, mais un coup de fouet
symbolique assez énergique pour lui faire rebrousser chemin, les enjamber et
venir se placer, du point de vue de la temporalité du récit, devant eux-mêmes.
Comme si la lettre vav, qui correspond au mot « crochet » (vav)20, venait ici
harponner le verbe « connaître » pour le tirer à soi et lui inoculer sa versatilité
concentrée.
C’est ainsi que l’homme connut doit être entendu comme l’homme avait
connu, « déjà, avant le récit précédent ».
Un même raisonnement fondé sur l’ondulation du vav versatile permet de
comprendre que Jacob avait déjà nourri son frère Ésaü affamé, avant de discuter
de son droit d’aînesse et de le troquer contre un plat de lentilles. Il n’est donc
pas le négociateur mesquin, roublard, profiteur que le Texte semble décrire. Ce
20
Cf. la préface sur la correspondance des lettres et des mots, qui fait de l’hébreu une langue quasiment
548
L’Iliade sauvegardée
idéogrammatique.
21
Commentaire sur Genèse 26 :32.
22
Officiellement Zeus, en réalité Homère lui-même ! Cf. Humour d’Homère, p.51.
549
trois termes dans le reproche qu’il adresse au second : « Ce qui te plaît le mieux,
c’est toujours la querelle (éris), les guerres (polémoï) et les combats (makaï). »
La querelle, au singulier, sert ici à maintenir l’équilibre entre les guerres et les
combats. Sans cette querelle originelle entre Agamemnon et Achille, l’Iliade
escortée de ses bruits et de ses fureurs ne saurait avoir lieu. C’est en effet parce
qu’Achille refuse de combattre jusqu’à la mort de Patrocle, vingt-et-un chants
plus loin, que Grecs et Troyens peuvent rivaliser sans qu’aucun ne l’emporte.
Le verbe « se quereller », éridzô, évoque d’ailleurs un adjectif très rare,
éridzôos, « qui vit longtemps », « vivace »23; la guerre de Troie perdure par la
grâce de la Discorde, autrement dit par le retrait d’Achille des combats pour
cause de querelle.
Cette belle trinité éristique qui meut l’Iliade (guerres et combats maintenus
en vital équilibre par la querelle) est aussi reprise mot pour mot par Zeus, dans
un reproche qu’il adresse à Arès, dieu du carnage et frère d’Éris, déesse de la
Discorde : « Ce qui te plaît toujours, c’est la discorde (éris), les combats
(polémoï) et les mêlées (makaï).»24
Or, dans le passage qui m’intéresse, au chant XV, le vers évoquant
l’équilibre entre la lutte et le combat , makê et polémos, est dépourvu de
« discorde », contrairement aux deux vers cités précédemment. L’équilibre ici
est confié au « cordeau » de la métaphore homérique ; et après quelques vers, le
cordeau passe le flambeau de l’équilibre à préserver à la corde de l’arc de
Teucros, qui rompt précisément au moment où il tire sa flèche sur Hector,
épargnant ainsi le chef des Troyens et le cours de l’Iliade.
Cet arc exceptionnel est qualifié de l’adjectif παλίντονος, « qui se courbe
en arrière ». La racine est la même que dans les mots palinodie, palindrome,
23
Les étymologies de ε̉ρίζω, « se quereller », et de l’adjectif ε̉ρίζωος , « qui vit longtemps » – mot dont
on ne trouve une trace que chez Grégoire de Nazianze –, sont différentes. Mais la seule succession des deux
termes dans le Bailly ne peut laisser une ouïe fine (ε̉ριήκοος, qui suit éridzôos) indifférente.
24
Chant V, vers 891.
550
palingénésie, etc. Ici, il signifie qu’une fois bandé, l’arc prend une courbure
inverse de celle qu’il a au repos. Ce renversement de l’arc est la première
équivalence avec le vav versatile du texte biblique. L’autre équivalence avec le
vav hahipoukh apparaît au moment où Teucros, découragé d’avoir
inexplicablement manqué Hector, gémit :
25
Chant VIII, vers 328.
551
Dans tout le passage, Homère emploie pour désigner l’« arc » le mot τόξον,
qui signifie aussi la courbure, comme en français l’arc évoque l’arcade – et
comme le vav est le « crochet ». Mais au moment où Teucros se plaint de son
échec à occire Hector, Homère emploie un synonyme plus rare de toxon : βιός,
soit l’homonyme de la « vie ». Héraclite joue d’ailleurs sur l’homonymie dans
un fragment : « À l’arc (bios) le nom de bandeur, mais son œuvre est la
mort. » Comme si Homère tenait à nous rappeler ici qu’il est seul à décider du
droit de vie et de mort de ses héros, comme de la trajectoire de leurs traits qui
sont toujours essentiellement d’esprit.
Ni l’arc ni la corde ne sont en cause. C’est simplement que le dieu de la
Littérature, tel celui de la Bible et contrairement à une fameuse boutade
d’Horace, veille éternellement sur son chef-d’œuvre.
552
Dieu désarmant
Pourquoi autant développer mes réflexions sur le vav versatile ? Quel
rapport avec les téamim ? C’est précisément que les deux phénomènes – aussi
indécelables l’un que l’autre dans une traduction – sont intimement liés.
Ce qui permet en effet de distinguer d’un simple vav hachibour (c’est-à-
dire un « et » de conjonction) un vav versatile métamorphosant un passé en
futur, c’est la migration du taam, descendant de la pénultième à la dernière
syllabe du verbe qu’il renverse, à l’exception des verbes dont la racine comporte
un hé ou un yod au milieu et où seul le contexte – autrement dit l’interprétation
– permet de décider du temps du verbe.
On conçoit l’inanité du paresseux truquage typographique de Meschonnic,
incapable de rendre compte de cette ondulation des téamim. Les mille
vociférations du linguiste pour accompagner sa minuscule trouvaille n’y
changent rien. Tous ces blancs affublés de leur blabla en notules sont nuls et non
avenus.
La qualité de la traduction de Meschonnic n’est pas en cause. Après tant
d’années à essayer en vain d’apprendre l’hébreu, ce serait bien le diable s’il
n’était capable, ici ou là, de tomber juste. Ainsi par exemple lorsqu’il retraduit
un verset essentiel du Cantique des cantiques : « Noire je suis et belle à
voir... », alors que toutes les autres traductions – hormis les Septante qui
métamorphosent avec une belle simplicité le ְו en καί – opposent ébène et
beauté.
En revanche, et exactement comme pour n’importe quel traducteur, certains
de ses choix sont manifestement à côté de la plaque. Ainsi l’expression
mystérieuse, très fréquente dans la Bible :
יְהוָֹה ְצבָאוֹת
553
qui est un des surnoms de Dieu, n’a jamais voulu dire « Adonaï des
multitudes d’étoiles » comme le traduit Meschonnic avec une autosatisfaction
puérile. D’abord parce que rendre le Tétragramme par un simple « adonaï » non
traduit, c’est justement faire l’impasse sur l’intraductibilité active et dynamique
du Tétragramme. Le choix de Chouraqui de transposer le Tétragramme en
« IHadonaïVH » est en l’occurrence plus judicieux, car il évoque le khetiv-qéré
auquel sont habitués les lecteurs de la Bible en hébreu, qui prononcent à voix
haute « adonaï » (soit littéralement « mon seigneur ») là où leurs yeux lisent les
quatre consonnes du Tétragramme.
Quant à tsevaoth, le mot vient de la racine tseva, qui signifie « armée »
(tseva-hachamaïm sont les « légions célestes »), « éléments », « abondance »,
« cortège », « foule » ; le verbe tseva signifie « s’assembler », « s’attrouper »,
etc. Ce terme extrêmement fréquent dans la Bible (on en compte 482
occurrences) apparaît dans divers contextes et sous diverses formes. Les
interprétations en sont nombreuses, et une traduction en arrêt sur « armées » ou
« étoiles » est nécessairement déficiente comparée au trésor herméneutique
traditionnel.
Simone Weil prenait cette même expression à témoin pour justifier sa folle
révulsion à l’égard du judaïsme : « “Dieu des armées”. L’histoire des Hébreux
montre qu’il ne s’agit pas seulement d’étoiles, mais aussi des guerriers
d’Israël… Ce blasphème était inconnu de tous les autres peuples… »
Emmanuel Lévinas contrecarra cette pauvre démente dans Difficile liberté
avec une élégance toute talmudique, juxtaposant à ce fragment de la Lettre à un
religieux un simple verset de Zacharie : « Ni par la force, ni par la violence,
mais par mon esprit – dit Dieu des Armées… ».
Lévinas confirmait ainsi cet axiome du traité Sanhédrin : « Chaque fois que
les incroyants font une objection, on trouve une réponse proche du texte même
554
26
C’est moi qui souligne.
555
Monomaniaque de soi
Bien sûr, Meschonnic n’a pas tort de pointer le « vieux déni du texte
massorétique » sur lequel s’est bâtie la lecture chrétienne de la Bible. Seulement
on ne l’a pas attendu pour savoir que les chrétiens lisent une autre Bible que les
Juifs. Et il y a d’autant moins de raisons de vouloir rejudaïser le christianisme27
que celui-ci a dépensé mille vains efforts pour déjudaïser le judaïsme. Ne pas
faire à autrui ce qu’on n’a pas apprécié qu’il vous fît est un axiome majeur du
judaïsme. C’est d’ailleurs le sens précis de la fameuse loi du talion, toujours
comprise sottement comme un appel à la vengeance alors qu’il suffit de lire le
chapitre dans lequel elle s’insère pour saisir qu’elle est à l’origine même du
pretium doloris.
Meschonnic n’a pas tort non plus d’insister sur l’importance des téamim.
Mais son agressivité monomaniaque envers tout ce qui n’est pas lui dessert les
rares vérités qu’il pourrait énoncer.
Que reproche-t-il, par exemple, à Ibn Djanah, érudit arabe du XIème siècle, le
premier à s’être occupé de la grammaire de l’hébreu biblique ? D’avoir osé
passer sous silence les téamim – autrement dit de ne pas meschonniquer : « En ce
sens, il n’est pas différent des linguistes contemporains. Le savoir ne fait rien à
l’affaire. Car il y a plusieurs sortes de savoirs, et peut-être que chaque savoir
émet son ignorance. »
Lorsqu’il s’attaque à Rachi, Mescho poursuit la même tactique. Rachi c’est
bien, mais il ne meschonnique pas non plus : « Il fait des remarques sur le rôle
des accents. Mais c’est toujours pour leur valeur discriminatoire sur le sens des
mots. Et peu, pour toute la Genèse, quatre fois. Et donc uniquement pour une
question de sens... Mais, sauf inadvertance, je n’ai pas vu que ces commentaires
27
Comme l’ont tenté chacun à sa manière Chouraqui dans sa traduction du Nouveau Testament et
556
Inepties stalinoïdes
« Il n’y a pas de proposition neutre sur le langage», stipule Meschonnic
dans L’Utopie du Juif.
28
Cette expression heideggérienne de Meschonnic (qui abhorre Heidegger), est d’autant plus comique
qu’il s’acharne constamment à impenser la pensée en aplatissant le texte par ses notules d’une grande banalité,
surtout en comparaison des délicieuses trouvailles midrachique, talmudique et cabalistique. Meschonnic les
ignore d’ailleurs avec autant d’énergie qu’il en a pour perroqueter que ses concurrents passent, eux, les téamim
sous silence. Cercle vicieux des cercles vicieux.
29
« L’herméneutique, et la logologie du religieux, persistent à ne rien entendre qu’elles-mêmes. Le
rythme, pour elles, est toujours en utopie. »
30
Extrait de son texte « Traduire le goût c’est la guerre du rythme » paru dans L’infini, automne 2001, où
Meschonnic résume l’essentiel de son Utopie.
31
Parue en 1982.
558
32
L’infini, automne 2001, je souligne.
33
Dans La Fausse Maîtresse : « Le pair de France de Juillet habite un troisième étage au-dessus d’un
empirique enrichi. »
559
Tamtam troué
Ce que Meschonnic nomme « la guerre du rythme », c’est celle qu’il mène
contre le sens. Son combat est celui des téamim contre l’arbitraire du signe.
Or la grande innovation de l’herméneutique juive consiste en la révélation
que rien – pas la moindre lettre, la plus infime ponctuation, le plus dérisoire
dérapage de calame n’est indigne de se voir affubler d’un éventail de sens
(téamim).
Tel est ce qui gêne le traducteur Meschonnic : « Dans l’herméneutique
juive, règne l’intuition forte que les différences sont plus importantes que les
ressemblances, et à mesure même qu’elles sont infimes ; avec, dans cette
attention, une science du rythme – et en même temps le maintien des choses du
rythme dans une situation toujours subordonnée au sens, et maintenue dans la
condition d’une science ancillaire, inthéorisée dans ses possibles théoriques. »
Au lieu d’approfondir sa propre pensée du rythme, Meschonnic reste
coincé dans sa colère de larbin bafoué, « ancillaire » comme il dit. Sa « critique
du rythme » est amère et stérile ; c’est une critique au sens le plus crétin du
terme, au sens où Balzac évoque dans Béatrix l’impuissance du critique Claude
Vignon34. S’il se contente de recenser, entre deux exclamations ironiques et
vulgaires, les absences de référence au rythme, aux téamim ou au langage chez
ses prédécesseurs, c’est qu’il reproche en somme au judaïsme de ne pas avoir
tenu compte de ce qu’il considère, lui, comme son apport principal.
Meschonnic pense que le rythme doit s’émanciper du primat du sens ? À la
34
« Le pic de sa critique démolit toujours et ne construit rien. »
560
bonne heure ! Pourquoi ne nous l’explique-t-il pas en djembé plutôt qu’avec des
mots et des phrases. Ça n’a aucun sens de s’en prendre au sens tout en
demeurant son obligé. Pour attaquer le sens, ou le primat du sens avec l’artillerie
du rythme, il faut recourir au tamtam.
Et quand Meschonnic se laisse aller à faire du tamtam, je veux dire quand il
poétise, il est puni par où il pèche.
« La vie au ventre et le ventre
dans le regard c’est se taire
avec des mots des mots qui
ont entendu tant de mots
que les formes du silence
qui nous sortent de la bouche
sont comme nos mains sur nos yeux
au bord de ce qui reste
des visages dont les yeux chantent
dans l’arbre invisible qui
sort de nous. »
Cette minable manifestation d’un manque flagrant de swing est tirée au
hasard d’un recueil de ses poèmes paru en 2000, intitulé.. Je n’ai pas tout
entendu !
Ici, la charité talmudique exige que l’humour juif se retienne de commenter
un titre qui parle de soi…
Hormis l’humour
À un « génie » à la Chateaubriand (terme qui convient merveilleusement à
la pensée juive), Meschonnic oppose une «poétique du judaïsme » : « Pas une
nature, mais les discontinuités du continu, le continu de la vie à l’intérieur de
son discontinu histoire. »
C’est précisément l’inverse. L’histoire est un cauchemar dont le continuum
factice, artificiellement replâtré par des décorateurs idéologiques, est déchiqueté
par ce que Kafka nomme, dans son Journal, « les belles et fortes disjonctions
561
35
Ce surnom yiddish signifie « Moïse Petitnombril » ; les lecteurs de Philip Roth connaissent
l’acception de « ce nom désobligeant, drôle et absurde /…/, le petit bonhomme qui veut faire l’important, le
gosse qui fait pipi dans sa culotte, quelqu’un d’un peu ridicule, un peu bizarre, un peu bébête… » Opération
562
Shylock
563
Meschonnic, lui, est dévasté par son manque d’humour. « Il faut surseoir au
rire, pour être le dernier à rire» affirme-t-il en une parfaite maxime paranoïde
dans Le langage Heidegger. D’étranges formules paranoïaques surgissent ainsi
sous sa plume : « Le langage m’a mis a prix. » Ou bien : « La poétisation est le
pire ennemi de la poésie : elle lui ressemble. »
On décèle une manifeste folie circulaire dans l’argumentation
meschonniquienne, laquelle résonne comiquement dans la vocalisation yiddish
de son nom : meshiguener, soit le maniaque, le fou atteint de monomanie.
Le Meschonnic du Meschonnic à l’intérieur du Meschonnic est
complètement meshiguene.
La sensiblerie du lecteur aurait tort de s’offusquer de jeux de mots
patronymiques jaillissant dans un essai on ne plus sérieux et grave sur le fond.
Faire entendre un sens enfoui dans le son d’un nom est précisément une tactique
biblique. Ainsi, lors du dialogue entre David et Abigaïl, celle-ci, pour
convaincre le futur roi d’épargner son mauvais mari, joue sur le sens de son
nom : « Que mon seigneur ne prenne pas garde à ce méchant homme, à Nabal,
car il est comme son nom; Nabal est son nom, et il y a chez lui de la folie (nabal
en hébreu signifie scélérat, impie, insensé). » C’est alors que David la félicite
pour son taam, autrement dit, comme on l’a vu, son « bon sens » : « Béni sois
ton taam, et bénie sois-tu, toi qui m’as empêché en ce jour de répandre le
sang… » (I Samuel 25 :25-33)
Universitarisme
« Ce qu’il y a à détecter, c’est à quel point ce qu’on prend pour la pensée
juive est christianisé. »
Comme d’habitude, c’est celui qui le dit qui l’est. Cette rhétorique du
boomerang correspond à ce que le judaïsme appelle la « mauvaise langue »,
qu’il faut concevoir comme une abominable haleine de l’âme, ce qui s’exhale
564
peau.
Sens comestible
Par un déni de la vraie pensée juive, Meschonnic ne se départit jamais de
son agressivité tous azimuths ni de ses lieux-communs post-saussuriens déguisés
en trouvailles. Quand il évoque, pour l’insulter (« surdité », « vulgate de
pensée »), l’« herméneutique juive », il passe sous silence ce dont elle serait
composée pour concentrer le feu de sa fureur sur les intellectuels juifs modernes,
depuis les tenants de la Wissenschaft des Judentums jusqu’à mon ami Marc-
Alain Ouaknin.
Voyons cela de plus près. Qu’est-ce qui échappe à la schlague de
Meschonnic ?
La Massora, soit l’œuvre médiévale (du VIème au Xème siècle) de
ponctuation, vocalisation, accentuation et fixation du texte biblique par des
exégètes géniaux, reconnus comme tels par tout le judaïsme postérieur.
Pourquoi la Massora trouve-t-elle grâce aux yeux de notre linguiste?
C’est, dit-il, qu’elle « s’accompagne d’une pensée du sens simple, peshat,
et du dérivé, derash ».
Le problème, c’est précisément que l’herméneutique juive ne se contente
jamais du « sens simple », car ni le peshat ni le derash ne sont à proprement
parler des « sens ». Ils ne livrent leur saveur qu’assaisonnés, combinés, fût-ce
sous la forme d’une opposition, au rémez (sens allusif) et au sod (sens secret,
mystique), leur association formant le Pardès – P(echat)R(émez) D(erach) S(od)
–, le paradis zoharique de la pensée juive.
Meschonnic est si tracassé par sa linguistrerie, si hanté par sa critique du
signe saussurien, si englué dans sa fascination négative, qu’il plaque des
concepts linguistiques sur une tradition millénaire qui ne doit strictement rien ni
à Saussure, ni à Benvéniste, ni à la métaphysique ou à la philosophie
566
occidentales, et qui a fait preuve d’une audace et d’une pensée du rythme (lui-
même un concept grec, faut-il le rappeler) autrement plus intenses que toutes les
tartuferies de Meschonnic, qui le sait et se garde bien, pour cette raison précise,
de trop citer cette immense pensée qui le précède et le dépasse sans peine.
On fit grief de son « trop de notes » à Mozart ? Meschonnic entonne la
rengaine : Trop de sens ! lance-t-il au Zohar et à son splendide pardès.
« Quelles que soient les obscurités de l’allégorisme, ce qui est certain c’est
que l’hypertrophie du sens y est telle, l’allégorisation généralisée entraînant un
tout du sens dans tous les sens, qu’elle a tout occulté d’une écoute du rythme,
elle a occulté ce que cette écoute porte d’une éthique du sujet. »
Meschonnic ne se rend pas compte qu’il reprend en les inversant les vieux
préjugés antijudaïques de la théologie chrétienne. Les Pères de l’Église
reprochaient aux Juifs d’être un peuple charnel, interprétant l’Écriture au sens
littéral, fascinés par les choses que désigneraient les mots. Pour ces naïfs de
Juifs, le « messie » est un banal potentat, les « richesses » que leur promettent
leurs prophètes sont de l’or sonnant et trébuchant, etc.
Meschonnic, lui, leur en veut d’être un peuple trop abstrait, ayant préféré
lire son Livre selon le « tout du sens dans tous les sens » sans favoriser
exclusivement la réalité : « Dans ces conditions il n’y a pas de référent. Le
signifiant a mangé le référent : il est à lui seul le méta-référent. »
Revoilà l’antique antienne qui accable la littérature depuis Zoïle jusqu’à
Staline : pas assez réaliste ! Mais quand on sait que taam signifie le « goût », et
que le mot apparaît avec la manne dans la Bible, la métaphore alimentaire de
Meschonnic, maniaque de la « traduction du goût », prend une étrange
résonnance. Elle rappelle la complainte des Israélites au désert, critiquant la
manne après s’en être dégoûté. Or la manne est aussi le questionnement à l’état
pur : « Qu’est-ce ? », Man-hou? demandent les Hébreux en la découvrant. Et,
vite gavés de sens, les Hébreux, comme Mescho, pleurnichent.
567
Bouclier et massue
Une autre des bêtes noires du linguiste sont les encyclopédies, ces recueils
gorgés de sens.
Il s’en prend au Dictionnaire encyclopédique du judaïsme qui illustre selon
lui « ce que les encyclopédies du savoir, et le savoir des encyclopédies, qui se
donnent et qui sont pris pour le tour du monde du savoir, montrent et cachent à
la fois, par ce savoir même, ce qu’ils ignorent. Aux deux sens du mot: savoir et
569
dédain. »
Meschonnic n’en revient pas d’avoir été dédaigné par le judaïsme. Il ne
prend pas la peine de déguiser son dépit : il se sent ignoré par l’abondance de la
pensée juive. Tout ce qui le précède – et par définition n’est pas lui – est
caduque. Ainsi surcharge-t-il sa traduction de longues notules tendant à montrer
que les traductions antérieures sont erronées.
Puisque la pensée juive ne l’a pas attendu, lui, Meschonnic, pour exister, eh
bien il va montrer à la pensée juive que, depuis lui, elle n’existe plus. « Le
paradoxe de ce paradis du sens, et de l’esprit, c’est que l’opposition même de la
lettre et de l’esprit y neutralise l’opposition théologique entre judaïsme et
christianisme. Dans les deux cas, la même utopie du rythme.»
Bardé de sa massue « Utopie » et de son bouclier « Langage », Meschonnic
se déchaîne alors contre tout ce qui remue sans sa permission36. Rien ni
personne ne semble pouvoir lui échapper : Le christianisme est une imposture;
les traducteurs, depuis saint Jérôme jusqu’à Chouraqui, sont des faussaires ;
l’herméneutique juive est sourde ; les philosophes juifs contemporains sont des
farceurs, leur gourou Heidegger est un usurpateur…
Seuls les Massorètes, qui ont inauguré les téamim, échappent logiquement
à sa colère. « C’est après la Massora, si je peux dire, que les problèmes
commencent. Dans la pensée juive », écrit Meschonnic avant de se livrer à une
36
Contre Franz Rosenzweig : « On reste, comme toute la tradition, dans une herméneutique. Absence
complète de poétique. »
Contre Schmuel Trigano : « L’inusable ignorance prêcheuse, de la lettrisation symbolisante, dans son
originisme, allié à la banalité qui croit prophétiser… Absence même de pensée du langage signifiée par la
métaphorisation courante du terme langage. »
Contre Armand Abécassis : « Cet idolettrisme qui passe pour de la pensée. »
Contre Marc-Alain Ouaknin : « Ce simili-judaïsme pseudépigraphique des sages de la tradition juive,
l’écrire juif et pseudo-juif... Dans ce mode du commentaire intralinguistique, le calembour est la loi du sens. »
Contre tout le monde : « La même métaphorisation que celle de la notion de langage dans la
sémiotisation contemporaine de la pensée, cette dilution du spécifique dans la lavasse contemporaine à la mode,
de George Steiner à Michel Serres, en remontant à Heidegger. Cette soupe où trempe le pain béni des idées
reçues. Ainsi “tout langage est acte de traduction” (selon Franz Rosenzweig), passez-moi mes pantoufles est un
acte de traduction.»
Et c’est Meschonnic qui reproche à la terre entière de conférer un sens vulgaire au mot « langage » !
570
Suffisance
Parmi les centaines de purs génies que le judaïsme a produites en deux
millénaires, seuls deux auteurs trouvent grâce aux yeux de Mescho. « En un
certain sens, ça suffit » affirme-t-il, au cas où on n’aurait pas encore compris
qu’il se contente de peu.
Ses héros sont Juda Halévi et Abraham Ibn Ezra, qui ont su insister sur
l’importance des téamim. L’un était un poète philosophe, l’autre un
grammairien. Ce qui plaît à Mescho chez Ibn Ezra, c’est son anathème contre
toute herméneutique trop poussée : «Tout commentaire qui n’est pas un
commentaire des téamim, tu n’en voudras pas et tu ne l’écouteras pas », cite
Meschonnic que ce genre d’interdit de penser réjouit manifestement. Juda
Halévi, lui, préconisant la supériorité de la « communication orale » sur l’écrit
est son champion pour les mêmes raisons. Meschonnic ne les aiment pas tant
pour leurs inventions que pour leurs préventions. Les Mescho se donnent la
main à travers les siècles. « En un certain sens, ça suffit. »
Après avoir mentionné ses deux grands hommes, Meschonnic revient sur sa
572
méprisée. Il se trouve qu’il est juif, comme Spinoza (qu’il admire d’ailleurs
fraternellement), et qu’abritée derrière sa traduction (que je ne trouve
personnellement pas si savoureuse que ça – et tout autant farcie d’idéologie que
n’importe quelle autre), sa névrose donne plus aisément le change.
Mais Meschonnic innove dans la meshigas. Il décortique son propre délire,
révélant par ses révulsions, avec une candeur drolatique, ce en quoi la pensée
juive est si profondément subversive, et ce pour quoi elle est si profondément
haïe depuis tant de siècles.
La haine du sens de Meschonnic prend ainsi tout son sens. Meschonnic en
veut au langage et à la pensée de s’en sentir exclu, exactement comme il en veut
au monde entier, et en particulier à l’herméneutique juive, de ne littéralement
pas s’y retrouver. Pour Meschonnic, « je » n’est jamais assez « tout le monde ».
« Parlant du rythme, c’est de vous que je parle, c’est vous qui parlez, les
problèmes du rythme sont les vôtres», écrivait le linguiste-poète en 1982. On
aurait dû retirer plusieurs points au permis de linguistrerie de Meschonnic pour
une aussi grossière indifférenciation entre les locuteurs.
« C’est de vous que je parle, c’est vous qui parlez » est l’argument par
excellence de la domination. Si le Talmud prend un tel soin à toujours nommer
chaque opinion, à citer au nom de qui fils de qui on la tient, à qui elle s’oppose
et de qui elle prend parti, c’est précisément pour éviter que l’un parle
indifféremment pour l’autre, anonymement, collectivement. Nommer le sujet
d’une opinion, c’est produire une généalogie de la pensée, un sillage rythmique
de l’intelligence. Ce n’est pas un hasard si le livre de l’Exode, qui précède celui
des Nombres, s’intitule Noms en hébreu.
Bègue honteux
L’absence ou la présence du sujet dans la langue est donc la grande
question de Meschonnic. En est-il ou pas ? Y est-il ou non ? Du coup, lorsqu’il
576
37
Entretien donné à Tribune Juive, automne 2001.
577
entre ne pas porter de kippa et être un juif honteux : à moins que cela ne signifie
que Mescho eut honte de ne pas être religieux ?
« En 1945, à treize ans, j’avais conscience que mon statut de survivant
m’imposait des obligations. Le livre des Pirké Avoth nous dit : “Si je ne suis pas
pour moi, qui le sera ? Et sinon maintenant, quand ?” »
À l’âge où un enfant juif est appelé à la Thora pour la lire, où il découvre et
touche du doigt38 le corps de Dieu – soit un séfer thora, une Bible en version
originale, sans téamim, enroulée sur parchemin –, Mescho se sent une obligation
qu’il échoue à remplir ! Et il en a honte. Résultat, il ne parvient à rejoindre
l’hébreu que sur fond de racisme anti-arabe, en pleine guerre d’Algérie. Son
apprentissage hoquetant de l’hébreu est galvanisé par des tueries! Pas étonnant
que sa prose tourne ensuite au « je » de massacre !
Sa passion obsessionnelle pour les téamim en version light, expurgés de
leur intelligence, réduits au silence, épatés en simples blancs, vient de là.
Comme son étrange dédain, typiquement chrétien, pour les rouleaux de la Thora
– autrement dit la Bible telle qu’on la pratique, rituellement et sans téamim, dans
les synagogues. À un interlocuteur qui rapproche avec juste raison l’infinitude
du Verbe et l’enroulement du Texte, Meschonnic rétorque rageur : « Le rouleau
n’est qu’une forme primitive de ce qui est pour nous aujourd’hui un livre. Le
rouleau n’est qu’une forme. Le continu dans l’écriture pour moi n’a rien à voir
avec le rouleau. »
Voilà bien l’imposture de la critique scientifico-universitaire que rien ne
révulse autant que la pensée juive ! Les rouleaux de la Thora sont déclarés
obsolètes par la linguistique ! En le qualifiant de « forme primitive »
Meschonnic en vient à insulter la beauté d’un objet (qui est plus une « chose »
38
C’est une image, puisqu’on lit la Thora en s’aidant d’une minuscule main en argent, non par crainte de
souiller un objet sacré mais au contraire parce que celui-ci, enseigne le Talmud, rend les mains impures !
578
39
« La chose rassemble le monde. » « Modiques et minimes, les choses le sont aussi en nombre, mesurées
au pullulement des objets, tous et partout de valeur in-différente, mesurées à la démesure des masses qui
signalent la présence de l’homme comme être vivant. » La chose
579
Heidegger talmudiste
Où Meschonnic sombre dans la plus ignominieuse imbécillité, c’est
lorsque, pour en finir avec les intellectuels juifs contemporains, il en vient à
accuser Heidegger de tous les influencer tout en étant lui-même sous celle
malfaisante… de la pensée juive!
« Le comble de l’herméneutique juive serait bien d’être du langage
Heidegger… Donnant assez drôlement raison à ce fonctionnaire nazi pour qui
Heidegger écrivait en talmudique. Car ce qui est impliqué, et dont on ne semble
pas prendre la mesure, c’est que cette essentialisation de la langue est un
enchaînement de raisons où la notion même de vérité disparaît, laissant la place
à un associationnisme sans vérification ni sanction – le ludique mondialisé du
déconstructionnisme contemporain, avec son auto-complaisance pour toute
éthique. » (c’est moi qui souligne)
On a bien lu : l’argument nazi précède l’argument stalinien d’une
insupportable absence de vérification et de sanction des jeux de mots de ce
maudit talmudisant d’Heidegger !
C’est ici qu’un des axiomes « freudiens » de la pensée juive révèle sa
pertinence : Tout a toujours un autre sens41. Idée qui révulse la folle rigueur
antisémite, s’appliquant aussi bien à l’insanie de la haine qu’à un verset de la
Bible. Car cette équivocité radicale du Verbe, qui permet l’interprétation sans
40
« Seule une critique du langage comme historicité peut permettre une tenue d’ensemble… C’est
pourquoi la poétique du langage, du sujet, et de la société est une seule et même exploration de l’historicité. » Le
langage Heidegger
580
41
Traditionnellement professé sous l’idée que « la Thora ne parle pas le langage des hommes ».
42
D’où les critiques déchaînées du logicien positiviste Carnap en 1931 – similaires à celles de
Meschonnic aujourd’hui – contre les « non-sens » de Heidegger…
43
Ce dernier affirmait déjà en 1934 que Heidegger, sous l’influence juive, « ne peut pas écrire en
allemand parce qu’il ne pense pas en allemand ». On n’est pas loin du fantasme linguistique de Goebbels selon
581
Poète mauvais
Je n’avais rien lu de Meschonnic avant de me pencher sur son cas si
44
L’effet est d’autant plus amusant que Meschonnic, jusqu’à ce récent succès, ne dissimulait pas sa
jalousie devant celui des autres, en des termes qui correspondent à merveille à sa propre imposture : Chouraqui
(« Cette traduction accueillie en fanfare… »), George Steiner (« Le culturel l’acclame : il s’y reconnaît … ») etc.
583
45
Le livre de Farias paraît en français en 1987 ; Le langage Heidegger est publié trois ans plus tard.
584
46
S’il existe bien un rapport entre Heidegger et la pensée juive, ce n’est pas celui vulgairement vilipendé
par Meschonnic et les nazis … À nouveau, tout a toujours un autre sens…
47
Je souligne.
48
Je souligne.
49
L’inséparation, si on préfère, est le parti de Coré en révolte contre Moïse et Aaron qui incarnent la
séparation des pouvoirs et la possibilité de la polémique. J’analyse cet épisode passionnant du chapitre 16 des
Nombres dans L’impureté de Dieu.
585
50
« Ces abstractions hauturières qui défilent en cortège, conscience, esprit, être, néant.»
587
L’empêché
Comme il s’est senti refoulé dans les années soixante-dix par « ce qui passe
aujourd’hui encore pour la vangarde… Artaud et fils », comme il se sent
51
Avec un contresens maximal sur une phrase des Fusées de Baudelaire : « Créer un poncif, c’est le
génie. » Ce qui ne signifie pas écrire dans la « langue de tout le monde », ni penser par poncifs, mais au
contraire devancer tout le monde: « Je dois créer un poncif», ajoute Baudelaire.
588
Maugréant progrès
Mescho mâchonne, médit, maugrée, malmène, maudit et mugit.
Mais où veut-il en venir exactement ?
Là où il en était dix ans auparavant dans sa Critique du rythme et où il en
sera dix ans plus tard dans L’Utopie du Juif : ce pseudo-poète rêve de fonder
une nouvelle science sociale totale…
En ne s’exprimant pas dans la langue de tout-le-monde, Heidegger rend
tout-le-monde jargonneux et tautologique, entravant la marche au progrès alors
que tout irait tellement mieux dans la société si tout-le-monde, s’exprimant
linguistiquement, était meschonniquement correct.
« L’effet de la phénoménologie sur le langage a été désastreux », se plaint
52
Le Cahier de L’Herne consacré au philosophe pose clairement les faits, qui sont très nettement en
faveur de Heidegger. Cf. également infra, p. 631 et suivantes.
590
53
« Élitisme profond de cette pensée » « Méconnaissance insoutenable du langage dit ordinaire, et par là
591
Yiddish et allemand
Kafka commence par affirmer à son auditoire : « Vous comprenez
beaucoup plus de yiddish que vous ne le croyez », et finit, après un survol
inspiré de l’impossibilité d’appliquer les lois de la grammaire et de la
linguistique au yiddish, par affirmer : « Vous ne comprendrez pas un seul mot
de yiddish. »
« Le yiddish inspire à certains d’entre vous une peur qu’on
pourrait presque lire sur vos visages… Qui pourrait donc comprendre
cette langue confuse qu’est le yiddish, qui pourrait en avoir envie?... Il
n’a élaboré aucune forme linguistique qui soit douée de la clarté dont
nous avons besoin. Son expression est concise et rapide. Il n’a pas de
grammaire. Il ne se compose que de vocables étrangers, mais ceux-ci
ne sont pas immobiles au sein de la langue, ils conservent la vivacité
et la hâte avec lesquelles ils furent empruntés.»
Puis Kafka en arrive au point essentiel, qui s’applique aussi bien à l’hébreu
biblique qu’à l’écriture de Heidegger, et qui explique l’animosité de Meschonnic
à son égard : l’intraductibilité du yiddish en allemand, la langue qui lui est
pourtant la plus proche :
du langage tout court » « Un mot-monstre qui commence par le préfixe du participe passé et finit sur le suffixe
du participe présent : gewesend. » « /La traduction de Vezin/ efface dans une écriture “raisonnable” la folie du
texte. »
592
54
« Ce qui supprime de la façon la plus radicale toute possibilité d’éloignement, c’est la télévision, qui
bientôt va parcourir dans tous les sens, pour y exercer son influence souveraine, toute la machinerie et toute la
bousculade des relations humaines. » La Chose
55
« L’homme étant la plus importante des matières premières, on peut compter qu’un jour, sur la base des
recherches des chimistes contemporains, on édifiera des fabriques de la production artificielle de cette matière
première. » Dépassement de la métaphysique
56
« La pertinence de cette critique générale de la société technocratique n’est pas ici en cause. »
594
« appauvrissante ».
Meschonnic est si peu lucide sur une question pourtant vitale qu’il mélange
tout, la technique au sens de Platon et de l’Encyclopédie avec la « pensée
calculante » qui engendre le satellite et dont se nourrit la cybernétique, ce mode
imparable de domination dont Heidegger a clairement radiographié les ravages.
Mais Mescho n’y constate qu’un « mannequin idéologique ». « Quant à la
domination de la Terre, elle ne passe pas nécessairement par la technique. Ni ne
caractérise uniquement la civilisation occidentale, comme on veut nous faire
croire. Il suffit d’évoquer les voyages d’exploration par mer, tentés même avec
des moyens “primitifs” par plusieurs civilisations. »
L’argument est aussi vain que celui qui voudrait rabattre le Spectacle aux
sens économique, politique et métaphysique que lui confère Debord, sur
l’antique surveillance, la mouchardise ou le complexe d’Argus de Louis XIV ou
de Napoléon.
En réalité les premiers découvreurs occidentaux, en qui le romantisme
journalistique voit des héros, ne peuvent être comparés à leurs prédécesseurs
« primitifs ». Loin d’adhérer à l’interdit de dénombrement de la Bible, loin de
partager la profonde remarque de Pindare : « Mais le sable échappe au calcul»,
ils furent les avant-coureurs d’une dévastation dont nous ressentons de plein
fouet l’ignominie calculante : les voyageurs précédaient les envahisseurs – les
mêmes princes les employaient –, et ceux-ci annonçaient l’exploitation, la
spoliation et l’esclavage, soit la considération numérique d’un stock d’humains
au service de la seule rentabilité.
En méditant sur le populaire spoutnik, Heidegger avait parfaitement saisi
l’essence de la cybernétique ou de ce qu’on nomme désormais l’ère du
numérique. Il faut être bien abruti aujourd’hui pour ne pas subodorer celle de la
« conquête » spatiale, et s’imaginer que les satellites de communication sont en
595
Religion et athéisme
Peine perdue, donc. Le rocher de l’herméneutique est trop lourd pour le
Sisyphe de la linguistique, qui ne parviendra jamais à la cîme de son art
poétique.
Car la pensée n’est pas davantage une « représentation » qu’un « langage ».
C’est ce qu’a voulu dire Heidegger en affirmant que « les Français parlent
allemand quand ils commencent à penser » – autrement dit que la méditation
des textes de Heidegger (ou plus généralement de la philosophie allemande) ne
saurait se passer d’eux.
« Toute grande pensée se comprend elle-même », explique
Heidegger dans D’un entretien de la parole, « c’est-à-dire se
comprend soi, dans les limites qui lui sont sa mesure assignée,
toute grande pensée se comprend elle-même le mieux. »
C’est strictement ce qu’affirme le judaïsme dont le commandement
essentiel est l’étude de la Thora. Aucune vulgarisation, aucune « traduction »
n’est sérieusement envisageable.
On conçoit que Meschonnic ne saurait l’admettre.
Entendant tout surveiller, tout punir, Mescho ne peut tolérer ce qu’il
appelle avec une franchise comique « l’impunité » de Heidegger qui ose
révoquer la linguistique au début d’Acheminement vers la parole. Comme avec
les téamim dans la pensée juive, Mescho se sent ignoré et dédaigné par
Heidegger57, ne comprenant rien à cette question cruciale de l’intraductibilité de
la pensée. De même quand Heidegger explique que la philosophie est
57
« Heidegger ignore la linguistique. Et toute l’heideggérianité derrière lui. Au double sens du mot, non
connaissance et dédain. »
596
Tout Heidegger
Meschonnic croit-il sérieusement réfuter l’imposteur-empêcheur en chef
en se contentant de mâchouiller son bubble-gum linguistique ? «Tautologie et
négativité s’égalisent et se résument dans le commentaire du fragment de
Parménide “to gar auto noein estin te kai einai – car le même est penser et
être ”, où tient tout Heidegger. Sinon que, faisant la prosopopée de l’être et de la
598
58
« Il n’y a d’une certaine façon, dans tout Heidegger, qu’un commentaire continu de la proposition de
Parménide, le fragment 3… »
599
Le style de l’asthme
Comment qualifier le style de Meschonnic ? C’est un pastiche pauvre, en
creux, du midrach, le commentaire juif traditionnel qu’il récuse pourtant59, en
accusant Heidegger de le mimer.
Dans le Midrach, comme dans le Talmud, les incessantes citations (tirées
d’un Texte connu à la lettre près et étudié avec une intensité proprement
érotique ; les Avoth de Rabbi Nathan comparent la Thora à une prostituée aux
charmes de laquelle nul ne peut résister, qu’il faut pour cette raison protéger par
une « haie » contre la vulgarisation) jouent le rôle des standards en jazz (il faut
imaginer un art qui aurait à sa disposition des millions de standards sous la
forme de fragments – parfois réduits à un mot – de la Bible), ou de ce qu’on
nomme en chimie la catalyse hétérogène. Les citations accélèrent le parcours de
la pensée sans s’y dissoudre, sans jamais perdre leur énergie propre, demeurant
indéfiniment disponibles pour une réactivation permanente. Cette tradition
foncièrement littéraire se différencie donc nettement de la définition que Barthes
donne de l’intertexte, selon quoi « tout texte est un tissu nouveau de citations
révolues ». Le midrach est la réponse du génie juif à l’intraductibilité de son
Livre. La traduction, elle, est comparable à un colorant réactif : elle modifie
l’apparence du milieu au sein duquel elle opère en s’y dissolvant entièrement.
Elle est à la fois le crime et son maquillage, elle dénature le Texte qu’elle touche
59
Ce qui est d’autant plus ridicule que son Utopie du Juif est publiée chez Desclée de Brouwer dans la
collection « Midrash ».
600
L’épuisé
Autant Meschonnic semble inlassable comme traducteur-citateur, autant,
entre deux citations, il se montre exténué. Livré à sa propre prose, il manque
d’air, il a un besoin urgent de l’oxygène des citations pour alimenter sa
60
Meschonnic reprend la vieille accusation de Carnap qui affirmait, en 1931, l’insensé d’un énoncé
comme : Das Nichts nichtets (« le néant néantise ») dans Qu’est-ce que la Métaphysique ?
601
Fumisterie
Le modèle de Mescho existe dans le Talmud, c’est le discutailleur, le
ratiocineur, souvent confondu avec l’hérétique, voire le chrétien, le min. Les
602
Docteurs ne se font d’ailleurs aucune illusion sur la mauvaise foi attachée à ses
sempiternelles questions, qui visent davantage à les embarrasser qu’à découvrir
le vrai.
« Pourquoi le soleil se lève-t-il à l’Est et se couche-t-il à
l’Ouest ? demanda Antonin à Rabbi.
– Si c’était le contraire, tu m’aurais aussi posé la question. »
Les arguments de Meschonnic contre les heideggériens ressemblent comme
deux gouttes de fiel aux procès faits aux Juifs par les idéologues fascistes et
staliniens: abstraction exagérée, dissociation de la réalité empirique, élitisme
hautain allié à une prolifération à tous les échelons empêchant les non-initiés
d’accéder aux bonnes places. « Le réalisme logique de Heidegger a produit une
néo-scolastique dont les résultantes épigonales ont diffusé partout à travers la
pensée, les sciences humaines et l’écriture, creusant le dualisme traditionnel,
multipliant l’incapacité de la critique propre à la déshistoricisation. »
Et quand il ajoute au grief de « diffuser partout »61 celui de jouir de
l’intraduisible et de s’amuser entre eux , reprenant les préventions de Bergson
envers les penseurs allemands (« caste philosophique » qui « s’amuse avec elle-
même »), on a du mal à ne pas entendre la rance récrimination contradictoire de
l’antisémitisme : les Juifs sont partout, les Juifs restent entre eux.
Comme par hasard, c’est sur la question de l’antisémitisme supposé de
Heidegger que Meschonnic se révèle le plus léger. N’ayant rien de précis à en
dire – pour la bonne raison que Heidegger ne fut jamais soupçonnable du
moindre antisémitisme –, il commence par reprendre le plus stupide des clichés
de la haine, l’argument choc du « Pas de fumée sans feu !» : « Car enfin s’il n’y
avait rien, on n’en parlerait plus depuis longtemps. »
61
Lévinas et Hannah Arendt, délire-t-il encore, « ont eu des épigones, qui occupent le terrain. La
prolifération didactique, depuis longtemps à l’œuvre. »
603
Outre que l’adage parfaitement imbécile est l’apanage des antisémites, c’est
mal connaître le cœur humain. D’ailleurs, cette phrase inepte pourrait aisément
se retourner contre sa propre fureur à réduire à rien la pensée de Heidegger.
30 juin 1934. J’étais bien intervenu en 1933 pour dire oui au national
et au social (et non pas au nationalisme) et non aux fondements
intellectuels et métaphysiques sur lesquelles reposait le biologisme de
la doctrine du Parti, parce que le social et le national, tels que je les
voyais, n’étaient pas essentiellement liés à une idéologie biologiste et
raciste…
Je n’ai jamais participé à une quelconque mesure antisémite; j’ai
au contraire interdit en 1933, à l’université de Fribourg, les affiche
antisémites des étudiants nazis ainsi que des manifestations visant un
professeur juif. En ce qui me concerne je suis intervenu le plus
souvent possible pour permettre à des étudiants juifs d’émigrer; mes
recommandations leur ont énormément facilité l’accès à l’étranger.
Prétendre qu’en ma qualité de recteur j’ai interdit à Husserl l’accès à
l’université et à la bibliothèque, c’est là une calomnie particulièrement
basse. Ma reconnaissance et ma vénération à l’égard de mon maître
Husserl n’ont jamais cessé. Mes travaux philosophiques se sont, sur
bien des points, éloignés de sa position, de sorte que Husserl lui-
même, dans son grand discours au Palais des Sports de Berlin en
1933, m’a publiquement attaqué. Déjà, longtemps avant 1933, nos
relations amicales s’étaient relâchées. Lorsque parut en 1933 la
première loi antisémite (qui nous effraya au plus au point, moi et
beaucoup d’autres sympathisants du mouvement nazi), mon épouse
envoya à Mme Husserl un bouquet de fleurs et une lettre qui exprimait
- en mon nom également - notre respect et notre reconnaissance
inchangés, et condamnait également ces mesures d’exception à l’égard
des Juifs. Lors d’une réédition d’Être et Temps, l’éditeur me fit savoir
que cet ouvrage ne pourrait paraître que si l’on supprimait la dédicace
605
62
Paru chez Desclée de Brouwer en 2002.
608
Fédier révèle enfin l’existence d’un carnet inédit de 1934 (soit l’année de
sa démission, après neuf mois de rectorat, le 27 avril 1934, démission due à son
refus d’obéir aux injonctions du Parti nazi en révoquant certains professeurs
anti-nazis) où Heidegger écrit : « Le national-socialisme est un principe
barbare. »
« Je défie quiconque », écrit François Fédier, « de lire sérieusement
Heidegger, et de pouvoir continuer à soutenir que ce qu’il vient de lire le lui
rend suspect. »
Pour m’être mis à lire sérieusement Heidegger depuis quelques années, je
ne puis que lui donner sérieusement raison.
Penser le Diable
Dans un texte daté du 15 novembre 1987, paru en janvier 1988 dans Le
Nouvel Observateur, Emmanuel Lévinas évoque son indéfectible admiration
pour Sein und Zeit tout en méditant sur l’attitude de Heidegger pendant la guerre
et son « silence » ensuite, « comme un consentement à l’horrible ». « Que
voulez-vous », conclut-il, « le diabolique donne à penser. »
« Cette impuissance est intolérable» clabaude aussitôt Meschonnic,
désireux de faire passer Lévinas pour un impotent tétard de synagogue. Que le
linguiste considère la thèse du diabolique comme signe d’impuissance est
révélateur de sa propre frigidité biblique. « Le diabolique donne à penser » est
au contraire une phrase profonde, imprégnée de réflexion talmudique. Étudiant
les textes juifs d’un peu plus près, Meschonnic, au lieu d’en ricaner, en aurait
saisi la subtile pertinence.
Le diable, incarnation du « mauvais penchant », est un personnage majeur
dans le Talmud. Et en tant qu’il participe de la division (διαβολή), il donne en
effet beaucoup à penser. C’est précisément parce qu’il possède ce don – celui de
610
donner à penser – qu’il est en mesure de négocier avec Dieu lui-même aux
premières pages du livre de Job.
La conclusion de Lévinas ne signifie évidemment pas, comme l’entend
l’âne à notules, que la méchanceté de Heidegger laisserait Lévinas songeur.
Elle le signifie si peu que Meschonnic doit falsifier en le tronquant le beau texte
de Lévinas pour le faire croire.
Voici ce que Lévinas écrit en conclusion de son intervention :
« Quant à la vigueur intellectuelle de Sein und Zeit, il n’est pas
possible de lui ménager l’admiration dans toute l’œuvre immense qui
a suivi ce livre extraordinaire de 1926. Sa souveraine fermeté la
marque sans cesse. Peut-on pourtant être assuré que le Mal n’y a
jamais trouvé écho ? Le diabolique ne se contente pas de la condition
de malin que la sagesse populaire lui prête et dont les malices, toutes
ruses, sont usées et prévisibles dans une culture adulte. Le diabolique
est intelligent. Il s’infiltre où il veut. Pour le refuser, il faut d’abord le
réfuter. Il faut un effort intellectuel pour le reconnaître. Qui peut s’en
vanter ? Que voulez-vous, le diabolique donne à penser. »
63
Je songe à une lettre de Heidegger à Jaspers en 1950, citée par Towarnicki : « Si je ne suis pas venu
dans votre maison depuis 1933, ce n’est pas parce qu’y habitait une femme juive mais parce que j’avais
simplement honte. »
Dans sa lettre au président du Comité politique d’épuration citée plus haut, Heidegger évoque également
« la honte douloureuse devant ce qui avait été fait contre les Juifs et dont nous fûmes les témoins impuissants ».
Quant à sa patience, Meschonnic lui-même est forcé de la reconnaître, pour aussitôt la dénigrer: « Même
612
Nazisme high-tech
Ce qui nous amène à la seule mention – que cite Lévinas dans son texte, et
que Meschonnic passe sous silence – par Heidegger, en 1949 à Brême, des
camps de la mort :
s’il est loin de vouloir tout “tout de suite”, étant au contraire d’une obstinée patience, Heidegger n’est pas moins
de ceux que Franz Rosenzweig appelait “les tyrans du royaume des cieux”, qui prennent “le ciel d’assaut”, et
dont “der Spring überspringt – le bond bondit par-dessus” le monde des hommes concrets, ordinaires. Dont il se
détourne. »
64
Il est probable que si Meschonnic avait réussi à apprendre plus aisément l’hébreu, il ferait preuve de
moins de ressentiment envers ses prédécesseurs. Il affirme : « Il faut toujours rendre ce qu’on vous a donné :
c’est le problème de la traduction. » Eh non, c’est celui de Meschonnic. Honteux d’avoir si piteusement
trébuché, il rêve de mettre des bâtons dans les roues de tout le monde.
613
65
À l’exception notable de Gérard Guest dans son « Esquisse d’une phénoménologie comparée des
catastrophes », participation au recueil La fête de la pensée publié en hommage à François Fédier (Lettrage,
2001).
614
Monsieur Balcan
du « corps-langage »66, il semble croire que tous les corps n’en sont qu’un. Le
fantasme fusionnel d’un corps juif, de l’intangible peuple juif enfin réduit à un
seul corps qu’on pourrait ainsi définitivement évacuer fut, on le saisit pour peu
qu’on daigne méditer trois secondes la question, l’apanage de l’idéologie nazie
Les dignes héritiers de ce fantasme sont les biologistes contemporains,
généticiens, cloneurs et fécondateurs artificiels en tous genres, qui ne cesseront
leurs démentes expérimentations tant qu’ils ne seront pas parvenus à
manufacturer de l’être parlant comme on le fait déjà de tous les autres êtres
vivants. Tels les nazis avant eux, ils rêvent de corps humains enfin unanimement
fondus dans le corps social, comme lui manipulables, asservissables et aussi
aisément évacuables que ces salariés licenciés par milliers sur un ordre des
marchés financiers.
J’ai inventé dans Miroir amer un personnage nommé Monsieur Balcan,
inspiré d’un homme qui a réellement existé, un ancien ouvrier spécialisé de la
chaîne Renault à Billancourt, atteint d’un cancer des cordes vocales et dont
l’âcre timbre avait une résonnance de ténèbres comme celle d’un prophète.
Les propos que j’ai placés entre les lèvres de ce vieux laveur de carreaux
dans un hôpital consacré au clonage et à la manipulation génétique, sont très
exactement les miens. Je les ai écrits bien avant d’avoir connaissance de la
citation de Heidegger, mais on va constater qu’ils s’y apparentent étrangement.
Tout ça finira mal, je vous le dis mon petit monsieur. Ce que
nous avons en permanence sous les yeux et que nous ne voyons pas,
comme ces vitres. Vous ne les entendez donc pas! les médecins, les
infirmiers, les savants, tous les blouseux. « Qui porte une blouse est
un blouseur! », on disait à mon époque, quand les contremaîtres
occupaient la place des garde-chiourmes. Vous n’avez pas vu les
66
« C’est le continu du corps dans le langage qui, d’une certaine façon, n’a pas de fin. » « C’est la physique du langage que j’ai
voulu rendre. »
617
67
Cf. la préface.
620
d’ailleurs se presser si peu qu’il est dit dans le Talmud que l’offensé a le droit de
refuser à trois reprises de pardonner à l’offensant, après quoi ce dernier est
dégagé de sa dette morale.
Enfin le « silence » de Heidegger est conforme à sa conception de la
pensée : « Ce n’est pas en criant que la pensée peut dire ce qu’elle pense. » En
tout cas, il ne regarde que lui. Comme Lévinas rétorqua à Claudel, réfutant son
anti-talmudisme épidermique : « Nous sommes occupés ailleurs. »
Meschonnic, qui voit de l’« antijudaïsme » dans le « silence » de Heidegger
et passe son temps à se plaindre que la « théorie du langage » est ignorée et
méprisée par les heideggériens, est en revanche très désireux de bâillonner ce
qui, dans le langage, déborde toute théorisation. Aussi ne supporte-t-il pas les
jeux de mots, les mots-valises, les métaphores, tout ce qui au cœur de langage
témoigne d’une irrépressible autonomie du verbe. Il en veut à Blanchot, Lacan et
Barthes d’avoir communié dans une « dénégation du métalangage », et influencé
l’avant-garde par leur refus d’une autorité linguistique maniant vérification et
sanction : « La poésie était devenue poésie de la poésie ; le roman, roman du
roman ; le cinéma, film du film. »
Les jeux de mots, les mots-valises, les métaphores arrachent à Meschonnic
ses rarissimes manifestations de bouffonnerie volontaire. Le « mot-valise »
heideggérien est ainsi spirituellement qualifié de « vrai bagage du voyageur de
l’être ». Il ricane de la métaphore, sceptre de la littérature, qui en grec moderne
signifie « transport en commun » : « C’est bien fait pour ce mot. » Quant au jeu
de mots lacanien, il n’y voit rien d’autre qu’un procédé publicitaire : « Le jeu de
mots, jeu de langue, fait fureur. C’est le jeu de la vérité. La vérité d’un mot peut
se trouver dans le mot lui-même. Ou un autre peut lui dire sa vérité. Ce qui
d’ailleurs a toujours été vrai. La publicité le vérifie à longueur de rue. »
Sous l’apparence d’une critique de petit prof mécontent de voir le langage
621
Heidegger et la Bible
Il est temps d’en venir à la vraie question du rapport entre l’extraordinaire
pensée de Heidegger et le si peu connu judaïsme.
Que les textes heideggériens fassent écho par nombre de leurs
68
« Observant toute langue comme une langue “historique”. »
622
questionnements à la pensée juive, cela n’est plus vraiment un secret que pour
les journalistes qui ressassent les « compromissions » de l’enchanteur de la Forêt
Noire avec le nazisme afin de mieux occulter ce qui, dans l’œuvre de Heidegger,
pense et radiographie ce dont le nazisme, sous la forme historique d’une
industrialisation de la Mort, procède profondément : le devenir technique du
monde69.
À un habitué de la pensée juive, de nombreuses phrases de Heidegger
résonnent de manière étrangement familière. Il est difficile, par exemple, de ne
pas comparer le « Pli de l’être et de l’ét ant» au Tsimtsoum, mais on
pourrait aussi bien évoquer les notions si riches et complexes de « don de la
Thora » à propos de l’Ereignis – ou don de l’être –, de « joie de la Thora » à
propos de la « fête de la pensée », etc.
Quand on découvre Heidegger après avoir intensément navigué dans la
Bible et le Talmud, on a l’impression étonnante d’entendre un de ces enfants
touchés de glossolalie qui pratiquent miraculeusement une langue à la fois
parfaitement structurée et littéralement inouïe. La solitude de la pensée de
Heidegger résonne comme celle de tant de génies rabbiniques – à commencer
par Rachi. Il pratique en quelque sorte leur langue sans en avoir la moindre idée,
et eux sont, au cœur de la vaste cathédrale de sa propre pensée, selon sa propre
définition, des λανθάνοντες, « ceux qui passent inaperçus ».
Heidegger a évoqué ses études de la Bible dans le dialogue D’un entretien
de la parole, (Entre un Japonais et un qui demande). En se présentant comme
celui « qui demande » pour répondre aux question du Japonais, Heidegger fait
penser à cette position que le Zohar nomme « se tenir debout en tant que
question », ou selon une autre traduction « tenir debout exposé au
questionnement ». Heidegger ne pouvait aborder la Bible sous de meilleurs
69
C’est à partir de 1938 que la question de la Technique devient primordiale chez Heidegger ; ce n’est
623
auspices.
« J. – Pourquoi avez-voux choisi ce nom
d’“herméneutique” ?
D. – La réponse à votre question se trouve dans
l’introduction à Sein und Zeit (§ 7 C).70 Mais je veux bien vous
en dire plus afin d’ôter à l’usage de ce nom l’apparence du
fortuit.
J. – Je me souviens que c’est précisément là-dessus que l’on
a trouvé à redire.
D. – La notion d’“herméneutique” m’était familière depuis
mes études de théologie. À cette époque, j’étais tenu en haleine
surtout par la question du rapport entre la lettre des Écritures
saintes et la pensée spéculative de la théologie. C’était, si vous
voulez, le même rapport – à savoir le rapport entre parole et être,
mais voilé et inaccessible pour moi, de sorte que, à travers bien
des détours et des fourvoiements, je cherchais en vain un fil
conducteur.
J. – Je connais bien trop peu la théologie chrétienne pour
avoir une vue d’ensemble de ce que vous mentionnez. Toutefois,
une chose est manifeste: par votre provenance, le cours des
études de théologie, vous avez une tout autre origine que ceux
qui, de l’extérieur, font quelques lectures pour savoir ce que
contient cette discipline.
D. – Sans cette provenance théologique, je ne serais jamais
arrivé sur le chemin de la pensée. Provenance est toujours
pas un hasard.
70
« La phénoménologie du Dasein est l’herméneutique dans la signification originale du mot d’après
laquelle il désigne la tâche de l’explicitation… », commence Heidegger dans Sein und Zeit avant d’amplifier sa
624
avenir.
J. – Si tous deux s’appellent l’un l’autre, et si la méditation
s’enracine en un tel appel…
D. – …devenant ainsi vrai présent. – Plus tard, j’ai retrouvé
la dénomination d’“herméneutique” chez Wilhem Dilthey, dans
sa théorie des sciences historiques de l’esprit. L’herméneutique
était familière à Dilthey depuis la même source, c’est-à-dire
depuis ses études de théologie, et en particulier depuis son travail
sur Schleiermacher.
J. – L’herméneutique, pour autant que je suis instruit par la
philologie, est la science qui traite des buts, des chemins et des
règles de l’interprétation des œuvres littéraires.
D. – D’abord, et d’une manière déterminante, elle s’est
constituée de concert avec l’interprétation du Livre des livres, la
Bible…»
définition.
625
La source, l’issue
En 1990, la philosophe Marlène Zarader publia un essai remarquable,
aussitôt enfoui et passé sous silence, consacré au rapport entre Heidegger et la
pensée juive: La dette impensée, l’héritage hébraïque de Heidegger71.
On n’avait eu droit auparavant sur cette question qu’au mode
71
Publié au Seuil en 1990, dans la collection « L’ordre philosophique ».
626
« emprunt » est caduque. Seule la notion d’« impensé », que l’on doit à
l’extraordinaire travail de Heidegger, permet d’interpréter sa propre impasse sur
le « massif hébraïque » qui avait déjà surpris Paul Ricœur.
« Le penseur » écrit encore Zarader, « qui a, plus amplement
que tout autre, restitué à la pensée occidentale des déterminations
centrales de l’univers hébraïque est précisément celui qui n’a jamais
rien dit de l’hébraïque comme tel, qui l’a – plus massivement que
tout autre – effacé de la pensée et, plus largement, de
l’Occident… Cette autre possibilité de pensée, qui n’a pas été prise
en charge par la métaphysique, Heidegger a voulu l’enraciner dans
un impensé, à mettre au compte de notre héritage grec. Je ne vois
pas ce qui interdit – je verrais même plutôt ce qui exigerait – d’y
reconnaître la part non grecque de notre héritage. Cette part,
Heidegger a eu le mérite de la déployer, de la soutenir de son
prestige, de la resituer dans l’ensemble de la pensée occidentale –
bref, de nous la rendre en propre, à nous penseurs, en nous
arrachant à la domination, ou à la fascination, de la seule
métaphysique. Simplement, il en a attribué la paternité à l’une de
nos sources, alors qu’elle aurait peut-être mérité d’être rendue, au
moins partiellement, à l’autre. Et, s’il l’a fait, c’est parce qu’il avait
d’emblée réduit l’Occident judéo-chrétien – masqué par une
indépassable dualité, dont Heidegger lui-même ne cesse de
témoigner – à une seule de ses composantes: la composante
grecque. »
Précisons qu’une part immense de l’œuvre de Heidegger reste inédite, sans
parler d’être traduite. Ainsi les cours de Fribourg consacrés à saint Paul et saint
Augustin ne viennent d’être publiés en Allemagne qu’assez récemment.
628
L’allusion au « Livre des livres » dans D’un entretien sur la parole est une des
rares de l’œuvre publiée de Heidegger72, l’inédite réservant probablement
quelques surprises. Cependant, ayant nécessairement lu la Bible en allemand ou
en gréco-latin, Heidegger ne pouvait que l’interpréter à faux.
Par exemple, comme le montre Bernard Dupuy dans sa participation au
recueil Heidegger et la question de Dieu, le philosophe qualifie à tort d’erreur
« qui s’est glissée jusque dans la Bible » la confusion entre Dieu et l’être. Or la
confusion est bien celle de Heidegger, qui confond l’idée occidentale de
« Dieu » et son Nom selon la pensée juive. D’une parfaite banalité, cette
confusion fonde d’ailleurs toutes les retraductions contemporaines de la Bible.
Et pourtant, en 1959, dans ses Esquisses tirées de l’atelier, Heidegger
précise le rapport entre Dieu et l’Être :
« N’oublions pas trop tôt le mot de Nietzsche (XIII, p. 75) : “La
réfutation de Dieu – en définitive seul le Dieu moral est réfuté.”
Cela veut dire pour la pensée méditante: le Dieu pensé comme
valeur, serait-ce la suprême valeur, n’est pas Dieu. Dieu n’est donc
pas mort. Car sa divinité vit. Elle est même plus proche de la pensée
que de la foi, s’il est vrai que la divinité tire son origine de la vérité de
l’être et si l’être comme commencement appropriant (ereignender
Anfang) “est” autre chose que le fondement et la cause de l’étant. »
Autre cas de confusion : Dans son commentaire d’Andenken, Heidegger
s’en prend « au sens judéo-chrétien » du mot prophète, qu’il refuse d’appliquer à
la prophétie hölderlinienne. Conformément à l’amalgame introduit par la notion
stérile et approximative de « judéo-christianisme», le philosophe plaque à tort
sur la très complexe « prophétie » biblique (le mot lui-même ne convient pas) ce
72
Dans Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ?, Heidegger, évoquant l’appel divin lancé à Adam à « se
soumettre » la terre, fait étonnamment référence à « un Ancien testament » (je souligne), comme s’il y en avait
plusieurs… Et en effet.
629
73
Cet étrange oracle consistait en pierres précieuses taillées en forme de lettres, incrustées sur le pectoral
du grand-prêtre, qui s’illuminaient miraculeusement pour indiquer le sens de certaines questions. En grec, la
sibylline expression Ourim Vétoumim a été diversement rendue au pluriel par « lumières et perfections »
(phôtismoï kaï téléotètés) ou au singulier par « révélation et vérité » (dèlôsis kaï alèthéia), que la Vulgate
métamorphose en doctrina et veritas... Le Talmud rapproche plus subtilement la prophétie et la manne (qui est la
substance même de la Question, voir supra) : « Le prophète révélait à Israël tout ce qui était caché dans les trous
et les fissures ; la manne faisait exactement la même chose. » Yoma, 75a. Dès lors, la double signification du
προφήτης, celui qui transmet et celui qui explique et interprète, n’est plus si contradictoire avec celle de
l’« inspiré » (navi) de la Bible.
630
Ce qui reste troublant chez Heidegger, c’est que son oubli de l’être juif
fonctionne à la manière d’un axe, d’un moyeu vide autour duquel se tisse la
plénitude de sa pensée.
« Ce qui me semble donc contestable dans le texte
heideggérien, ce n’est pas que la composante hébraïque soit passée
sous silence (on pourrait admettre, en effet, que ce silence soit
légitime), mais c’est justement qu’elle revienne sans être jamais
identifiée, qu’elle revienne dans un texte qui fait tout pour rendre
l’identification impossible. »
Voici un exemple simple qui permettra de comprendre ce qu’exprime
Marlène Zarader – sans jamais aucune animosité, bien au contraire, à l’égard de
Heidegger. Dans Bâtir habiter penser, conférence faite un an après La Chose,
Heidegger revient sur la hiérarchie entre le langage et l’homme :
« La parole qui concerne l’être d’une chose vient à nous à partir
du langage, si toutefois nous faisons attention à l’être propre de celui-
ci. Sans doute en attendant, à la fois effrénés et habiles, paroles, écrits,
propos radiodiffusés mènent une danse folle autour de la terre.
L’homme se comporte comme s’il était le créateur et le maître du
langage, alors que c’est celui-ci qui le régente. Peut-être est-ce avant
toute autre chose le renversement opéré par l’homme de ce rapport de
souveraineté qui pousse son être vers ce qui lui est étranger. Il est bon
que nous veillions à la tenue de notre langage, mais nous n’en tirons
rien, aussi longtemps qu’alors même le langage n’est encore pour
nous qu’un moyen d’expression. Parmi toutes les paroles qui nous
parlent et que nous autres hommes pouvons de nous-mêmes
contribuer à faire parler, le langage est la plus haute et celle qui
partout est première.»
631
***
Je veux terminer en citant un souvenir de François Fédier, pour achever
cette postface sur une anecdote qui répond en quelque sorte à tous les silences
comme à toutes les invectives. Dans Heidegger : Anatomie d’un scandale,
Fédier se rappelle que « sur le linteau de la porte de sa maison, le philosophe
avait fait inscrire un proverbe de Salomon (IV, 23) : “Garde ton cœur avec tout
ton zèle, car c’est de là que jaillissent les sources de la vie.” »
La traduction du verset des Proverbes est légèrement inexacte. Chouraqui
632
donne : « Plus que toute garde, protège ton cœur ; oui, à lui les issues de la vie. »
Provenance est avenir : là où est la source est aussi l’issue.
633
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