Siegfried Aspects 20e Siecle

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Siegfried Andr

Membre de l'Acadmie franaise.

(1955)

ASPECTS DU e XX SICLE
Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole Professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec Courriel: [email protected] Page web Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Andr SIEGFRIED Aspects du XXe sicle. Paris : Librairie Hachette, 1955, 224 pp.

Polices de caractres utilise : Times New Roman, 12 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11. dition numrique ralise le 4 dcembre 2011 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

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Andr Siegfried (1955)

Paris : Librairie Hachette, 1955, 224 pp.

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REMARQUE

Siegfried Andr [1985-1959]


Ce livre est du domaine public au Canada parce quune uvre passe au domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e). Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o il faut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e). Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.

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TABLE DES MATIRES

Introduction Chapitre I. Chapitre II. Chapitre III. Chapitre IV. Chapitre V. Chapitre VI. Chapitre VII. Chapitre VIII. Chapitre IX. L'ge administratif L'ge du secrtariat L'ge de la publicit L'ge de la rationalisation mnagre L'ge du tourisme L'ge de la vitesse L'ge des mridiens L'ge du prototype L'ge de la technique

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[p. 7]

INTRODUCTION

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Ce livre reproduit le texte de six confrences, donnes en 1954 l'Universit des Annales et publies cette mme anne dans la revue Les Annales. Elles ont simplement t rcrites, et compltes par trois chapitres supplmentaires qui n'avaient pu trouver place dans la srie initiale. Dans ma pense ce travail constitue un ensemble, car les neuf chapitres ci-dessous relvent d'un mme angle d'approche, d'une mme ide essentielle, qui, comme un fil conducteur, va du commencement la fin, figurant explicitement ou implicitement chaque page, la faon d'une sorte de leitmotiv. Le thme de base, c'est que la machine, revendiquant non seulement la production industrielle, mais s'insinuant dans toutes les dmarches de notre vie, est en train de renouveler entirement le caractre de notre civilisation, en attendant que cette rvolution s'tende bientt tous les continents. Qu'il s'agisse de l'administration des affaires, du secrtariat, de la publicit, du voyage, de la vitesse, de la gographie, du mnage, de l'art, de la pense elle-mme, l'effet est partout le mme : substitution de l'action collective l'effort individuel, [p. 8] de la srie la qualit, de la machine au muscle et mme au cerveau. Trois sicles ont dj concouru cette rvolution, toujours en cours. Le XVIIIe l'a inaugure (encore que le XVIIe l'et intellectuellement prpare) ; le XIXe lui a donn son premier dveloppement dans le cadre europen ; mais c'est le XXe, principalement sous l'gide amricaine, qui est en train d'en tirer massivement, implacablement, toutes les consquences. Cependant, le XVIIIe, en cela dans la ligne de la Grce et de l'vangile, avait paralllement affirm les valeurs humaines en tant que fondement des socits dmocratiques occidentales. La machine vapeur et les grandes dclarations des droits sont contemporaines, mais l'exprience a prouv qu'elles travaillent dans des sens diffrents : l'une conduisant au collectivisme, l'autre revendiquant les droits de la personne humaine.

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D'o une lutte, qui se poursuit, entre la conception traditionnelle d'une civilisation de source mditerranenne, grecque et chrtienne, et une technique mcanique nouvelle relevant de principes peut-tre incompatibles avec le legs du pass. C'est l le problme dominant du XXe sicle : nous commenons seulement d'en prendre conscience en voyant la machine et la srie pntrer partout, jusque dans le saint des saints de l'esprit. Les aspects de cet envahissement, brutal ou insidieux, sont multiples. Nous avons seulement voulu en retenir ici quelques-uns, qui nous ont paru particulirement significatifs.

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Chapitre I L'GE ADMINISTRATIF

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Lintroduction du machinisme dans toutes les dmarches de notre vie correspond une rvolution dont les consquences ne peuvent tre que formidables. Quand l'homme chasseur se transforma en cultivateur et en artisan, quand de nomade il devint sdentaire, dsormais homo faber, virtuellement homo sapiens, on imagine la rvision, proprement parler rvolutionnaire, de toutes les valeurs sociales antrieures qui dut s'ensuivre : outillage, technique, relations des hommes entre eux, principes de la morale, de l'esthtique, tout fut considrer sous un angle nouveau. La transformation qui se produit actuellement sous nos yeux est au moins d'gale porte, encore que nous en mesurions mal les immenses consquences, mais elle est due cette fois aux conqutes irrsistibles de la machine et aux bouleversements [p. 10] qu'elles entranent dans tous les aspects de la vie moderne. Cette rvolution est loin du reste d'avoir produit encore tous ses effets, elle se poursuit au contraire selon un rythme sans cesse accru, au point qu'on peut se demander ce que sera devenue l'humanit aprs cinq cents ans, aprs mille ans de ce rgime d'implacable mcanisation. Il s'agit de bien autre chose que d'un changement de priode historique : nous sommes probablement l'aube d'un ge nouveau de l'humanit. Ds maintenant les conditions industrielles ont volu de telle faon que l'entreprise change de caractre, et avec elle la psychologie de ceux qui la servent, mais les rpercussions se font sentir jusque dans les cantons les plus carts de la socit, dans le secret le plus intime de notre vie prive. *

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Si, regardant en arrire, nous envisageons les mthodes de la production dans leur plus lointaine histoire, et jusqu'aujourd'hui, trois ges principaux paraissent s'en dgager. Le premier, de beaucoup le plus long puisqu'il couvre tout ce que nous appelons le nolithique, depuis l'apparition de l'homo faber jusqu' la Rvolution industrielle du XVIIIe sicle, correspond l'ge prindustriel de l'outil, de l'artisan, du paysan. La civilisation de village exprime son aspect social, avec un systme de relations humaines [p. 11] qui survit encore dans les trois quarts de l'humanit et mme dans nos pays d'Occident. Sous ce rgime la production reste forcment limite, puisqu'elle se mesure aux forces physiques de l'homme, de quelques animaux domestiques, de rares nergies naturelles comme le vent ou les torrents. Mme dans ces conditions, l'humanit a ralis des merveilles, soucieuse moins de masse que d'adaptation et songeant instinctivement unir l'art l'utilit. La tradition artisanale relve encore de cette impulsion initiale. Depuis la seconde moiti du XVIIIe sicle, nous sommes entrs dans un nouvel ge de la production, celui de la machine, dont l'origine symbolique peut tre fixe la machine vapeur de Watt, en 1764. Ds la fin du XVIe sicle les travaux de M. John Nef l'ont admirablement montr , tait ne en Angleterre une industrie fonde sur le charbon et la quantit. C'est cependant seulement partir de la machine vapeur qu'une industrie vraiment nouvelle est apparue, dpendant de mthodes entirement diffrentes de celles du pass. Ds lors, ce ne sont plus les forces physiques de l'homme qui dterminent le volume de la production, mais les nergies de la Nature, qui ne comportent pas de limites. L'artisan est peu peu, puis dcidment, limin par l'ouvrier d'usine, mais c'est surtout l'ingnieur qui devient vraiment l'lment technique dominant et essentiel du rgime. Selon les mthodes transformes de l'industrie, la mcanisation [p. 12] exige le concours collectif de ceux qui la servent, et en mme temps elle ncessite imprieusement la srie, qui, insparable de la masse, devient une condition indispensable d'un prix de revient satisfaisant. De ce fait deux notions nouvelles, la standardisation et le collectivisme, s'insinuent, s'introduisent, s'imposent dans tous les domaines de la vie, dans l'industrie, dans l'agriculture, dans le commerce, dans la distribution des nouvelles, jusque dans la mdecine et dans l'enseignement. La mthode diagnostique de certaines cliniques amricaines ressemble s'y mprendre une chane d'assemblage, transpose de l'usine Ford. Point de domaine rserv o la Rvolution industrielle ne pntre, par insinuation ou par effraction : les machines sont invites penser et l'homme lui-mme est incit penser mcaniquement. Il me semble que nous entrons maintenant dans un troisime ge de la production, qui n'est du reste peut-tre qu'une section du deuxime et que je proposerai d'appeler l'ge administratif. Pendant la priode prcdente, la machine tait le centre du systme, le fait essentiel tant l'usage de l'nergie naturelle, quelle qu'en ft la source. Il importait peu qu'il s'agt de machine vapeur, d'lectricit ou de ptrole, la conception et les mthodes demeuraient les mmes. Le phnomne nouveau, c'est que, dans des entreprises devenues de plus en plus grandes et de plus en plus complexes, l'organisation introduit un aspect [p. 13] qui

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s'impose de plus en plus. C'est par l que l'industrie du XXe sicle diffre en quelque sorte par nature de l'industrie du XIXe. Sa structure mme en sort transforme. Le machinisme, pouss ses ultimes consquences, a libr l'ouvrier de tout effort physique excessif ou mme simplement pnible : il y avait autrefois des hommes de peine , il n'y a mme plus de manuvres, ou presque, un esclave de fer accomplit l'effort leur place. Mais la machine, en librant l'ouvrier, libre aussi l'industrie de l'ouvrier lui-mme, de telle faon que la place de celui-ci dans la production diminue de plus en plus. Dans les ateliers les plus perfectionns d'Amrique ou d'Europe, on voit de moins en moins de travailleurs. Mais un phnomne singulier se dessine en mme temps : l'entreprise, qui s'allge par la machine de toute une main-duvre technique, s'alourdit corrlativement de tout un personnel nouveau, que suscite ou ncessite la gestion, de plus en plus complexe, de l'affaire. L'industrie, dans ces conditions, devient proportionnellement de plus en plus administrative, la fabrication elle-mme tendant comporter tout un aspect de mise en uvre qui dborde la stricte technique. Dans tous les pays volus la statistique des occupations souligne cette volution, selon laquelle il y a, proportionnellement et quelquefois mme absolument, de moins en moins d'ouvriers et de plus en plus d'administrateurs [p. 14] et d'employs. Aux tats-Unis par exemple entre 1870 et 1940 et nous savons dj que le recensement de 1950 confirme ces chiffres , l'agriculture a peine augment ses effectifs : 6 428 000 en 1870, 8 475 000 en 1940. L'industrie avait d'abord commenc par accrotre considrablement son personnel : 2 846 000 en 1870, 14 773 000 en 1930, mais ensuite il y a eu stagnation, avec 13 642 000 en 1940 (la grande dpression y tant aussi pour quelque chose). En revanche, la distribution, ou si l'on veut l'administration en prenant le terme dans son sens gnral a pass de 2 882 000 en 1870 22 648 000 en 1930 et 23 149 000 en 1940. La modification de ces proportions est significative en ce sens qu'elle montre l'agriculture perdant 35 pour 100 de sa position initiale, cependant que l'industrie s'accrot de 8,4 pour 100 L n'est pas cependant l'observation essentielle faire, mais celle-ci que la distribution, c'est--dire l'administration gnrale des affaires, a gagn 26 pour 100. Si nous considrons les chiffres absolus, le nombre des ouvriers a diminu de 1930 1940, tombant de 14 773 000 13 642 000, tandis que l'arme de la distribution passait de 22 648 000 23 149 000. La philosophie de ces statistiques, c'est que la fabrication proprement dite, en se perfectionnant, se simplifie en mme temps qu'elle se dissocie : elle se trouve en quelque sorte lamine entre le bureau d'tudes, qui prpare les plans, [p. 15] et le contrle, devenu un facteur essentiel de sa perfection. De ces trois chapitres de l'industrie, savoir la prparation, l'excution et le contrle, ce sont le premier et le troisime qui tendent prendre l'importance dcisive, le second n'tant plus qu'application automatique, en quelque sorte donne , comme disent les philosophes. Le contrle lui-mme n'obit pas d'autres lois que le reste, non plus tant policier comme autrefois qu'automatique et admirablement mcanis. Il est naturel ds lors que le personnel qui prpare et celui qui contrle deviennent plus

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importants que celui qui fabrique. Si la machine doit encore faire des progrs, il sera normal que le personnel ouvrier diminue de son ct. C'est en vertu d'une sorte de paradoxe que l'ouvrier augmente encore son influence politique au moment o se rduit son rle effectif dans la fabrication. Dans les pays libraux l'influence ouvrire grandit encore ; il n'est pas sr qu'il en soit ainsi dans les pays totalitaires. Une seconde orientation qui se dessine, plus significative encore, c'est qu' mesure que les entreprises grandissent, en volume et en complexit, leur gestion change de caractre : la direction n'exige plus seulement, ni mme principalement, les qualits du technicien, mais celles de l'administrateur, la promotion allant celui qui a le sens de l'organisation. Sans doute voyons-nous aujourd'hui, notamment en France, nombre d'affaires diriges par des ingnieurs, mais y regarder de prs, ce n'est pas tant en techniciens [p. 16] qu'en administrateurs qu'ils se comportent. Combien ne connaissons-nous pas de polytechniciens qui, parvenus aux plus hauts emplois, ne font plus de savants calculs mathmatiques (autrement que pour se distraire), mais grent d'importants portefeuilles, ngocient avec les syndicats et l'tat ! Nous sommes bien, comme l'crit Burnham, l're des managers. Les points de vue de la production sont devenus si divers que la technique n'en est plus que l'un des lments, une technique elle-mme pntre d'administration. C'est commerce que l'achat des matires premires, c'est finance que la trsorerie, c'est rapports humains que le maniement du personnel, c'est diplomatie que la rsistance au fisc ou les relations avec le gouvernement, c'est publicit bien entendue que les public relations, et c'est commerce encore que la recherche des marchs. Tout cela du reste relve de la psychologie, puisqu'il s'agit non seulement des choses mais des hommes, et des rapports soit entre les choses et les hommes, soit entre les hommes eux-mmes. L'administration ainsi conue requiert les qualits humaines de l'ordre le plus lev. Il s'agit d'une activit magnifique, dont nous n'apprcions pas suffisamment l'immense porte, car nous sommes seuls, nous autres Occidentaux, tre capables de grande administration. En effet, plus encore qu' sa technique hors pair, c'est son gnie administratif que la race blanche [p. 17] doit son incontestable supriorit. Dans l'un de ses derniers Cahiers, Barrs a exprim fortement cette ide que la notion d'ordre, issue de la Grce et de Rome, est la source de toute administration : Un des plus beaux mots qui existent est celui d'ordonner, ce qui veut dire mettre en un certain arrangement, et encore prescrire, enjoindre.... Il rassemble tout ce que nous mettons dans l'ide d'organisation, il veut qu'on mette en ordre, qu'on amnage en vue d'une fin, et en mme temps il signifie le pouvoir qui est indispensable ce rsultat. Ordonner, c'est organiser et commander. Le terme d'administration, que l'on confond parfois tort avec celui de bureaucratie, risque alors d'tre pris dans un sens pjoratif. Je trouve au contraire que c'est un des mots les plus vocateurs, les plus riches de notre langue. Pour administrer il faut avoir le sens des proportions entre le but que l'on poursuit et les moyens dont on dispose ; il faut aussi, et c'est la

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mme chose avoir le sens du temps, c'est--dire mesurer les dlais dont on devra tenir compte ; il faut possder le sens de la conservation, non seulement sous la forme comptable de l'amortissement, mais de l'entretien de l'outillage ; finalement il faut savoir associer le personnel la vie de l'entreprise, c'est--dire possder la vitalit, le gnie de l'animateur. Cet ensemble a toujours t ncessaire aux btisseurs : il est devenu indispensable tous ceux qui ont la charge de la grande production moderne. * [p. 18] L'ge administratif, dans lequel l'industrie est entre, est aussi celui de l'tat moderne. Les conditions issues de la Rvolution industrielle ne se sont pas imposes seulement la fabrication, mais tout ce qui concerne la gestion des intrts nationaux. Deux guerres mondiales, totalitaires, ont moins suscit ce dveloppement qu'elles ne l'ont accentu et acclr. Il s'ensuit que les frontires entre l'administration et le gouvernement sont devenues singulirement imprcises. Dans la conduite de la guerre et l'administration des armes, nous pouvons constater en effet les mmes transformations de longue porte que dans la production : il semble que l'volution soit parallle. Il y avait eu d'abord un ge artisanal des combattants, dans lequel la lutte restait largement individuelle, le soldat ayant comme outil sa pique, son pe ou son fusil, se battant dans le mme esprit que l'artisan fabriquait, tel Philippe Auguste Bouvines. Puis on a pass un ge mcanique et collectif de la guerre, avec l'artillerie, entranant l'usage d'un armement massif, dpassant l'effort individuel (lartillerie de Wagram relve dj de la srie). Nous sommes parvenus maintenant un ge administratif des armes, celles-ci, par leurs masses humaines, par leur puissance et leur diversit d'quipement, [p. 19] comportant, ncessitant une immense administration. La seconde guerre mondiale a t, plus que toutes les prcdentes, une guerre d'organisation. Considrez les conditions dans lesquelles s'est effectu le dbarquement de 1944 en Normandie, vous constaterez qu'il constituait essentiellement une formidable opration administrative autant que militaire. Napolon n'a-t-il pas-t du reste, ici comme partout, un prcurseur, car ce que nous admirons, dans le grand capitaine qu'il a t, ce n'est pas moins l'administrateur que le stratge. Une tendance de fond pousse nos socits occidentales concentrer dans l'tat un pouvoir de plus en plus tendu. Les libraux du XIXe sicle se trompaient fort quand ils estimaient que l'tat moderne serait amen finalement donner sa dmission. On sait assez qu'il ne fait rien de semblable, bien au contraire, et c'est, je crois, dans la logique des choses dans un rgime de production o les outillages se concentrent de plus en plus. L encore, la guerre a jou le rle dcisif

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d'acclrateur, conduisant le gouvernement se charger non pas seulement des oprations militaires, mais de tout le support national des armes : il a t amen de la sorte intervenir dans tout ce qui touche, de prs ou de loin, la dfense nationale, se faisant industriel, commerant, agent de publicit, sans oublier qu'il tait par tradition fiscalisant et policier. Il n'est gure d'aspect de la vie prive qui dsormais [p. 20] lui chappe : son administration s'est tendue la gestion entire de la socit. * On croyait que, la paix revenue, l'tat renoncerait des pouvoirs exorbitants, que justifiait seule la gravit des vnements. Bien au contraire, il a encore dvelopp ses fonctions, les dtenteurs du pouvoir y trouvant un trop vident intrt. Il ne se contente plus, comme autrefois, de grer les finances, d'entretenir l'arme, de maintenir l'ordre, de rendre la justice : le voici directeur d'entreprises, assureur, transporteur. L'ancienne notion du budget devient mconnaissable, ds l'instant qu'il comporte, d'une part le paiement des services publics classiques et de l'autre les fonds de roulement et de reconstitution d'outillage que demandent les industries nationalises. Dbord par la charge crasante de ces fonctions, le pouvoir se cherche une structure et des mthodes appropries, qu' la vrit il n'a pas encore trouves. Voici comment Paul Valry, observateur aigu de son poque, analyse ses errements : L'tat est un tre norme, terrible, dbile, cyclope d'une puissance et d'une maladresse insignes, enfant monstrueux de la force et du droit, qui l'ont engendr de leurs contradictions. Il ne vit que par une foule de petits hommes, qui en font mouvoir gauchement les mains et les pieds inertes, et son gros il de [p. 21] verre ne voit que des centimes ou des milliards. L'tat, ami de tous, ennemi de chacun. En moins d'un demi-sicle, la conception de l'tat se trouve rvolutionnairement transforme, tout comme celle de l'entreprise, et dans une certaine mesure paralllement. L'volution de l'entreprise et celle de l'tat vont en effet dans le mme sens : si l'industrie tend se concentrer dans des units collectives de plus en plus puissantes, l'tat de son ct s'arme d'organisations administratives, sinon de plus en plus efficaces, du moins de plus en plus massives par les moyens financiers et policiers dont elles disposent. Dans ces conditions les frontires deviennent indcises entre les secteurs public et priv. Les deux entits en arrivent mme paradoxalement se ressembler, chacune empruntant instinctivement l'autre quelque chose de son esprit et de ses procds. L'tat, devenu industriel, est bien oblig, le voulant ou non, de se comporter au moins approximativement comme tel, certaines de ses rgies se distinguant mal de l'usine ou de la banque prive, dont les lois fondamentales d'quilibre s'appliquent aussi sa gestion. La grande industrie en revanche devient politique par ncessit, ses intrts tant devenus si complexes qu'elle ne peut viter pareille dviation. Toute entreprise de grande porte possde son ministre

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des Affaires trangres, son ministre de l'Information, ses reprsentants diplomatiques, ses ambassadeurs, ses consuls, c'est le sens authentique [p. 22] des public relations. L o l'tat fait de l'industrie, le trust, lui, fait de la politique, et il ne peut en tre autrement. Tous deux restent dans ces conditions face face, encore que dans certains pays le trust soit finalement absorb par l'tat, tandis que dans d'autres, de plus en plus rares, l'tat l'est par le trust. Au fond, les deux volutions se fondent en une seule, qui est la concentration de la production et de toutes les activits, quelles qu'elles soient : la logique imprieuse du machinisme le veut ainsi. * Le grand fait social qui se dgage de cette rvolution dans les mthodes de la production et du gouvernement, c'est que les entreprises, qu'elles soient prives ou publiques, ont cess d'tre de taille simplement humaine. Il n'y a plus de commune mesure entre les possibilits de l'individu et les exigences d'une gestion comportant d'immenses ensembles. On nous propose couramment de raisonner, soit sur des annes-lumire, soit sur des microns, et dans les deux cas ces mesures ne peuvent avoir pour notre esprit aucune signification nette. Il faut des instruments de prcision pour les saisir. La physique d'Einstein nous habitue cette technique nouvelle de l'observation, mais toute la tendance de l'ge mcanique y conduisait naturellement. Du fait de la grandeur des entreprises, ce [p. 23] drglement des mesures se manifeste de la mme faon dans l'industrie, car il est devenu impossible pour le chef de matriser la gestion dans tous ses dtails. Seule une administration exerce par un tat-major collectif y peut parvenir. On retrouve l une situation bien connue des militaires, qui distinguent les chefs, selon qu'ils peuvent connatre individuellement tous leurs subordonns, ou bien commandent d'autres chefs. Les qualits dont ils doivent faire preuve sont, dans les deux cas, compltement diffrentes, car si un capitaine est un conducteur d'hommes dans sa compagnie, un gnral dans son anne est tout autre chose : l'un est surtout un entraneur, le second ne peut se dispenser d'tre largement un administrateur. Murat charge la tte de ses cavaliers et Patton fonce avec ses chars, mais Moltke, Joffre ou Eisenhower organisent rationnellement des oprations immenses qui se droulent forcment hors de leur vision immdiate, qu'ils ne peuvent diriger que par recours des intermdiaires. Les choses se prsentent de plus en plus ainsi pour le grand capitaine d'industrie, car il n'est plus question pour lui de connatre personnellement tous ses subordonns, ni de matriser tous les dtails de son affaire. Une technique de gestion entirement nouvelle s'impose lui, entranant une structure diffrente des entreprises. *

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[p. 24] Nous sommes ports croire que la nationalisation marxiste des moyens de production est le phnomne dominant de notre poque. Mais, comme le faisait remarquer M. Michel Simon dans une communication rcente l'Acadmie des sciences morales et politiques, la naissance des grands trusts, dans le dernier tiers du XIXe sicle, est sans doute un fait de porte non moins grande. C'est partir de cette poque en effet que s'est constitu un type nouveau d'entreprise, chappant la mesure de l'individu et obissant, qu'elle ft ou non nationalise, des conditions nouvelles de gestion. On pourrait mme suggrer que le fait d'tre ou non nationalis est secondaire, les mthodes d'administration qui s'imposent tant les mmes Chicago ou Magnitogorsk. Il y a bien l un ge nouveau, que nous avons appel administratif, car ds lors toute question, quelle qu'elle soit, tend devenir administrative. Il n'est plus d'affaire qui puisse aujourd'hui se rgler individuellement : les solutions ne sont plus que collectives. Ajoutons qu'tant donn la place prise par l'tat dans la production, elles sont galement devenues politiques. De l un alourdissement conomique et social dont il est dsormais banal de dnoncer le pril. notre poque, une part notable de notre existence [p 25] se consacre des oprations proprement parler administratives. Chacun sait le temps que nous passons rdiger nos dclarations d'impts, rpondre aux innombrables questionnaires bureaucratiques qui nous sont prsents, dans des conditions d'obscurit telles que bien habile est celui qui s'en tire sans le concours de quelque conseiller fiscal. S'agit-il d'un directeur d'entreprise, une part de plus en plus lourde de son activit se passe en dmarches qui n'ont rien de commercial ou de technique, mais psent cependant de tout leur poids sur le prix de revient : visites rptes dans les ministres, contacts parlementaires, qui dtournent sa journe de ce qui devrait tre son axe normal, savoir la production. Un signe frappant de cette volution, c'est la concentration de plus en plus marque des directions d'entreprise dans les capitales, proximit du pouvoir. Il s'y reconstitue, sous une forme nouvelle, l'quivalent des cours de l'Ancien Rgime. Il n'est pas question de critiquer ces murs, car, dans les circonstances actuelles, elles s'imposent videmment : quiconque voudrait s'y soustraire n'aboutirait rien. Mais peut-tre sommes-nous en droit de conclure que la rationalisation, qui a centupl l'efficacit de la production, mrite maintenant d'tre tente dans la distribution, et d'une faon plus gnrale dans l'administration de l'industrie tout entire. D'importants efforts sont dj faits dans ce sens, [p. 26] et c'est sans doute la tche la plus importante de notre poque, mais ne nous dissimulons pas qu'en raison de l'imbrication croissante de l'conomique et du politique aucune rforme vraiment efficace n'aura t ralise si elle n'atteint pas le fonctionnement mme de l'tat. *

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Cette rupture d'quilibre entre l'homme et son milieu entrane un pril certain pour l'individu, dans la conception qu'il se fait de sa place dans la socit. Dmoralis par l'ampleur des risques qui l'assaillent, par le caractre en quelque sorte fatal des crises, il ne croit plus pouvoir se tirer d'affaire seul, par son initiative et par ses propres moyens. Il se remet entre les mains de l'tat comme un failli entre les mains du syndic de faillite. Dans tous les pays d'aujourd'hui, si le chmage svit, l'indemnit du chmeur est de droit, et partout en Occident le plein emploi est reconnu comme une obligation de la collectivit envers l'individu. D'autre part les units industrielles et financires sont devenues si grandes qu'on n'ose envisager la catastrophe qu'elles provoqueraient en s'effondrant : l'tat les soutient cote que cote, au besoin en les absorbant, et c'est encore une emprise supplmentaire du collectif sur le domaine priv. la vrit l'individu n'est plus libre, mais il [p. 27] parat ne plus mme se soucier de l'tre. De sa part il s'agit d'une sorte de carence. Au XIXe sicle, chacun tait suppos responsable de son destin, c'tait l'affaire de chacun de trouver une solution ses propres difficults. tait-on chmeur ? vous de trouver un autre emploi : quelquefois il fallait changer de mtier, de ville, de pays, et mme de continent. Dans cet ancien rgime sans cur, mais efficace, la peine de mort existait en matire commerciale, et celui qui n'avait pas russi devait disparatre. Les crises taient brutales, mais elles se liquidaient par un mcanisme d'quilibre draconien. Aujourd'hui une foule d'entreprises qui devraient ne plus tre l survivent et empoisonnent l'atmosphre, la faon de ces arbres morts qui pourrissent au milieu des arbres vivants. On ne veut plus de crises, mme salutaires : la scurit prime la libert. La mentalit devient celle de l'employ, s'intgrant dans l'entreprise. Comment pourrait-il en tre autrement, ds l'instant que l're de l'initiative prive est dpasse ? C'est l'effet lointain, mais logique, de la machine, qui impose peu peu ses lois partout o elle pntre. L'outil tait individuel, la machine est collective, tout vient de l ! L'homme du XIXe sicle faisait la plupart des choses seul, sous sa responsabilit, individuellement, sans solidarit. Il s'clairait avec sa lampe, qu'il allumait luimme quand la nuit tombait ; il se chauffait avec son pole ou sa chemine, qu'il chargeait de coke ou [p. 28] de bois ; il montait son appartement par l'escalier, pedibus cum jambis, pour employer l'expression de Tartarin. Moins confortablement install que nous, il tait indpendant, soit du courant lectrique, soit du chauffage central, soit de l'ascenseur. Son secteur priv reprsentait en somme la principale partie de sa vie et la majorit de ses rapports sociaux ; les crises de la haute mer ne l'atteignaient pas derrire ces digues. Quelle diffrence dans les conditions d'existence de l'homme du XXe sicle ! Il doit son niveau de vie des organisations collectives qui le dpassent, sont hors de sa porte. Il est mieux clair, souvent mieux chauff, lev son appartement, le plus haut possible, par des ascenseurs perfectionns. Mais il dpend de puissances qui chappent entirement son action. la moindre panne, la moindre grve, le voici dsempar, car ce qui reste de son secteur priv n'est plus qu'une fraction

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minime de son existence : il est collectivis un degr dont il ne se doute pas luimme. Nous aboutissons ainsi au problme philosophique de l'organisation. Elle est indispensable l'ge de la machine-srie : le mouvement dans ce sens est implacable, je dirais mme sens unique. Nous savons les bienfaits que comporte une puissante organisation collective. Il n'est pas dans ma pense de contredire ce succs, mais le danger est dans la super-organisation, car avec celle-ci svit une spcialisation excessive, [p. 29] encore que techniquement invitable, qui limite l'individu. Avec une superstructure trop lourde, avec une spcialisation devenue trop troite, l'individu compartiment ne voit plus l'ensemble, et une sclrose envahit les rouages du systme. Sans doute le niveau de vie du XXe est-il suprieur celui du XIXe sicle, et l'homme moyen de notre temps bnficie-t-il de conditions d'existence meilleures que celles de son devancier. Mais peut-tre at-on, pour le bien matriel de l'homme, diminu et menac l'homme lui-mme ? Il n'est pas question de s'opposer cette technique collective, qui est dans l'esprit du temps et qui du reste se rvle irrsistible. Le problme consistera dfendre l'individu, car lui seul est crateur, lui seul est vivant. Il y va du destin de notre civilisation.

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Chapitre II L'GE DU SECRTARIAT

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mesure que l'industrie se dveloppe, passant successivement de l'ge artisanal l'ge mcanique, puis administratif, le secrtariat suit paralllement les mmes transformations, et ceci en vertu de la mme ncessit interne et logique, qui le porte se constituer un outillage adquat, une technique approprie, un personnel adapt et comptent. Les tendances sont en l'espce les mmes que dans l'industrie : la machine remplace l'outil, cependant que l'organisation tend rduire le collaborateur humain au rle d'une simple pice dans un ensemble, phase peut-tre simplement transitoire, au-del de laquelle l'individu, finalement toujours ncessaire, retrouve quand mme sa place. Quelle que soit du reste la forme prise par la production, celle-ci comporte la ncessit d'un secrtariat. Dans l'histoire, ds qu'il y a [p. 32] eu des constructions requrant un travail collectif, qu'il s'agisse des Pyramides, du Grand Mur de Chine ou de la Tour de Babel, il a d y avoir des secrtariats, quelque nom qu'on leur ait donn, mais jamais ils n'ont eu l'importance primordiale qu'on leur voit aujourd'hui. * Le Salon de l'quipement du bureau nous tient au courant chaque anne des progrs merveilleux de l'outillage du secrtariat, se comparant de plus en plus celui d'une usine : nulle exposition plus significative du sicle dans lequel nous vivons ! Dans sa phase plus proprement mcanique, l'industrie s'tait soucie surtout de rationaliser la fabrication, en la mcanisant. Le mme problme de rationalisation s'impose maintenant dans l'administration des entreprises, et ce

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qui ne doit pas nous tonner selon la mme mthode de base, c'est--dire par le recours systmatique au machinisme. Jusqu une poque toute rcente, le bureau semblait n'avoir pas suivi la rapide volution du sicle : il restait artisanal. J'ai encore connu dans mon enfance des bureaux munis simplement de lampes huile : l'clairage en tait du reste excellent, trs suprieur pour les yeux aux procds actuels, mais nous ne nous en contenterions plus. Ces mmes bureaux n'avaient gnralement pas de machines crire. Mon pre, [p. 33] qui en 1862 avait cr une maison de commerce Bombay et qui, par la suite, tait devenu chef d'une entreprise cotonnire au Havre, avait un copiste qui crivait la plume. Un jour ce subordonn, qui il demandait un renseignement sur je ne sais quelle correspondance, lui avait rpondu, esclave du secret professionnel : je ne me permets pas de lire les lettres que je copie. Devenu dput, snateur, ministre, Jules Siegfried, qui devait vivre jusqu'en 1922, n'avait pas davantage fait voluer son secrtariat parlementaire. Il avait un secrtaire, fonctionnaire distingu, devenu par la suite directeur de la Monnaie, qui faisait la correspondance lectorale la plume. Il n'tait pas stnographe, son patron se contentait d'indiquer le sens de la missive, que le collaborateur rdigeait de sa propre initiative. Aucun parlementaire ne pourrait dsormais se contenter d'une organisation aussi rudimentaire. Ces conditions taient peu prs celles qui rgnaient, non seulement dans les milieux politiques, mais dans le monde des affaires. On se servait sans doute, et depuis longtemps, de nombreux procds de reproduction ou de multiplication, mais lmentaires, et le retard sur la technique industrielle tait manifeste : l'attention ne s'tait pas porte de ce ct-l. Pour rattraper ce retard, l'exprience a prouv qu'il n'tait pas besoin de mthodes spcifiquement nouvelles : il devait suffire d'introduire la machine partout o c'tait possible. C'est ainsi [p. 34] que le machinisme, point de dpart de la Rvolution industrielle, a pntr et pntre de plus en plus dans un domaine o l'on peut s'tonner qu'il ne se soit pas impos plus tt. Il a produit l les mmes effets, logiques et en quelque manire ncessaires, qu'il a entrans partout ailleurs et c'est le cas particulier d'un courant d'ensemble, sans doute irrversible. La machine crire a t ici le pionnier, un pionnier singulirement rcent. C'est peu aprs 1890 que je me rappelle en avoir vu une pour la premire fois : on la montrait comme une curiosit et l'on citait, parmi les notabilits du jour, quelques originaux qui s'en servaient. Quand, revenant des tats-Unis en 1901, j'en avais rapport l'un de ces instruments (il s'agissait d'une marque, maintenant disparue, appele la New Franklin, dont la structure et le profil nous tonneraient bien aujourd'hui), l'objet avait paru si inaccoutum au douanier de service sur les quais du Havre que, ne sachant comment le qualifier pour tablir le droit payer, il l'avait finalement class comme relevant de la petite mcanique : le tarif des douanes de 1892 n'avait donc pas prvu l'article ! Comme j'crivais, unique de mon espce, ma correspondance mcaniquement, j'tais l'objet d'une sincre admiration, sous rserve que certains s'offusquaient de cette pratique comme d'une incongruit. Bien longtemps aprs, ayant eu, au sujet de ma fille,

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correspondre avec le lyce Victor-Duruy et [p. 35] m'tant servi de ma machine, un des professeurs, visant mon cas, avait dit la classe qu'il y a vraiment des gens bien mal levs (la mme anne, l'conome, pour la mme raison, me refusait un chque). Vraiment les instruments du progrs ont eu bien de la peine s'imposer en France. L'usage du typewriter est maintenant universel, mme dans le pays o le chque a t si longtemps considr comme un instrument de corruption. Certaines gens ne se sparent jamais de leur machine, mme en voyage, celles du type Baby ayant atteint un degr extraordinaire de lgret, bien prcieuse quand on se dplace en avion avec un maximum de vingt kilos de bagages. Dans le bureau en revanche, la machine crire devient de plus en plus massive, avec des perfectionnements constants, dont l'un des derniers est celui de la machine actionne lectriquement, avec retour automatique du chariot sans qu'il soit besoin d'appuyer sur les touches, le simple contact du doigt tant suffisant ; nagure encore le ruban s'encrassait, remplissant d'encre les e et les a, tandis qu'aujourd'hui les rubans de soie sont devenus d'une propret parfaite. Le stylo ne sert plus qu' signer, ou pour les lettres ultra-personnelles. Il y a mme une graphologie de la machine crire, fort grossire il est vrai. Mais o sont les encriers de poche et les plumes d'antan ? Encore un peu de notre personnalit qui s'en va ! [p. 36] La stnographie s'est mcanise paralllement par la stnotypie, atteignant de la sorte une perfection extraordinaire dans la rapidit et l'exactitude. Il m'est arriv souvent, faisant une confrence et observant la stnotypiste, de voir celle-ci s'arrter quand simplement j'hsitais, ce qui prouve qu'elle tait constamment jour en suivant ma parole. Ici la ralisation mcanique a permis d'atteindre l'exactitude parfaite. Certains orateurs, novices il est vrai, prenant connaissance d'une stnographie non retouche, s'indignent du rsultat, ne pouvant croire que vraiment ils ont parl comme cela ? Mais c'est leur faute, eux seuls. Les conditions de la dicte sont en train d'voluer de la mme faon, et avec la mme rapidit. Grce au magntophone, aux divers appareils de ce type, quels qu'en soient les noms, le patron n'a plus besoin d'appeler la stnographe : il transmet son texte l'appareil, toujours disponible toute heure du jour ou de la nuit, soit au bureau soit chez lui. De ce fait, une fois encore, le facteur humain est limin, ce qui comporte une incontestable conomie quantitative de temps, au mme titre que dans les chronomtrages implacables de Taylor ou de Bedeau. On peut se demander cependant si, du point de vue du secrtariat, comment dirais-je, qualitatif, c'est exclusivement un bien ? Un Amricain me faisait observer que, dans la dicte, ce qu'il appelait le sympathetic hearing est un prcieux encouragement : [p. 37] Si vous dictez, m'expliquait-il, une secrtaire qui semble trouver ce que vous dites mdiocre ou inintressant, vous ne retirez de cette sorte d'hostilit aucun stimulant. Il en est tout autrement si la stnographe parat trouver merveilleux tout ce qui sort de votre bouche. C'est un peu

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l'quivalent de la claque au thtre : l'acteur n'en est pas dupe, et cependant il se sent soutenu. En somme le contact personnel entre celui qui dicte et l'opratrice n'est pas sans importance, il y a de l'humanit dans l'air. C'est du moins ce que sentent nombre de stnographes, qui n'aiment pas cet instrument sans me d'o sort le texte qu'il s'agit de taper. Il n'en reste pas moins que le procd tend se gnraliser, avec des batteries de machines servies par des dactylographes remarquablement entranes, mais de plus en plus assimilables aux manuvres spcialiss de la chane d'assemblage. Le dictaphone s'emploie de plus en plus pour la prise des confrences, de telle faon que, dans un nombre croissant de cas, on n'appelle pas de stnographe ou de stnotypiste. Il pourrait y avoir l une crise ventuelle de la stnographie, car l'enregistrement tant automatique est parfait. Il faut cependant faire ici quelques rserves, d'o il ressort que le recours mcanique a ses limites. Une confrence, bien prpare et bien dite, se lit ensuite aisment sous la dicte de l'appareil. Il en est tout autrement si la confrence est improvise, surtout s'il s'agit d'une [p. 38] discussion de commission : le rsultat peut tre simplement cacophonique. Une intervention de l'intelligence devient alors ncessaire pour dbrouiller les choses : stnotypie ou mme secrtariat traditionnel. J'ai t plusieurs fois secrtaire de commissions administratives, interministrielles ou autres, et l'exprience que j'en ai retire, c'est que la faon vraiment utile de conserver trace de leurs dbats rside dans le compte rendu analytique rdig par un secrtaire qui en a bien compris le sens. J'ai le souvenir qu'essayant de rsumer la discussion d'une faon claire, indiquant le point de vue de chacun, je m'tais aperu avec tonnement que tels membres combattaient en fin de sance la thse qu'ils avaient soutenue au dbut ; certaines interventions taient totalement inintelligibles, il tait sans le moindre intrt d'en conserver trace, sinon pour confondre tel ou tel interlocuteur. La conclusion, c'est qu'ici comme partout la mcanisation a son domaine et qu'arriv certaines frontires on finit toujours par en trouver la limite. * Ces observations ne diminuent en rien l'admiration que j'prouve, et qu'il faut avoir, pour les merveilles de l'quipement bureaucratique moderne. La phototypie, le microfilm sont en train de bouleverser les procds pourtant immmoriaux de la copie, ce qui est de nature librer [p. 39] de besognes sans intrt des personnels copistes extrmement importants. La photographie du document, devenue possible pour le chercheur individuel, lui pargne bien des peines, cependant que la conservation des textes se fait sous un volume rduit. Dans nos murs, jusqu'ici chartistes, il s'agit d'une vritable rvolution, si rcente que nous n'en mesurons pas encore l'immense porte. Il en est de mme des machines comptables, des machines classer, des innombrables types de duplicateurs. L'numration, impossible faire du reste, dpasserait la fois ma comptence et le caractre de cette tude, qui n'a pas de

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prtention technique. Nous sommes l dans l'atmosphre du miracle, notamment s'il s'agit des machines calculer, dsormais utilises efficacement dans toutes les grandes entreprises, surtout dans les banques, o, non contentes de faire les quatre rgles, elles inscrivent aussitt le rsultat, comme ferait un typewriter, s'orientant maintenant vers des oprations semi-automatiques dont elles dchargent l'effort humain. On sait quel point le travail de bureau peut devenir monotone, inintelligent, et d'autant plus tel qu'il a t mieux organis, mieux rparti entre des employs spcialiss au point de devenir simplement les rouages de quelque immense usine. Quand ce travail a t rendu presque automatique, n'exigeant plus de l'homme qu'une initiative rduite au minimum, c'est assurment [p. 40] tre dans la bonne voie que d'en charger une machine. De l les mcanismes, chaque jour plus diversifis et perfectionns, qui visent acclrer la rception, le classement, l'expdition du courrier, faciliter par tlphone ou autrement, demain par tlvision, les communications entre les divers tages, physiques ou hirarchiques, du personnel, dont on accrot ainsi le confort et le rendement. Le mobilier du bureau s'amliore en consquence, proccupation reste, je crois, entirement trangre aux gnrations prcdentes. On se soucie aujourd'hui, pour le rendement et non seulement par esprit humanitaire, de l'atmosphre du bureau. La climatisation est l'objet de recherches extrmement savantes ; de mme la couleur des murs, susceptible de produire soit l'euphorie, soit le pessimisme. C'est par un simple sentiment d'esthtique que Ruskin, au sicle dernier, avait propos de peindre les machines en bleu de ciel, mais l'utilitarisme moderne voit la rpercussion qu'on en peut attendre sur le prix de revient. Quant aux meubles, on s'est rendu compte que leur confort, leur disposition sont d'une extrme importance dans l'efficacit du travail : un sige bien plac, une table bien conue vitent le geste inutile, cet ennemi n I du rendement taylorien. Dans une trs petite affaire l'effet reste insensible, mais le bnfice apparat en pleine lumire partout o un grand nombre d'employs travaillent cte cte, On mesure alors la gniale pntration de [p. 41] Ford, quand il crivait : Chaque pied carr paie sa part des frais gnraux : il faut donc que le consommateur supporte un surplus de frais gnraux et de frais de transport, si les machines sont places six pouces seulement trop loin l'une de l'autre. La mme chose peut se dire des meubles d'un bureau, de la disposition matrielle des machines crire. * Nous retrouvons, dans cette discussion, toutes les objections qui ont t, lors de ses dbuts, faites la machine, objections dont il faut reconnatre que certaines sont fort srieuses. La mcanisation du secrtariat comporte des avantages vidents : une conomie de personnel, une rapidit accrue dans l'expdition des affaires, un rendement et une rgularit incontestables dans le rsultat obtenu. Il y a cependant des rserves faire, relevant non de la quantit mais de la qualit.

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Nous sommes une poque o la perfection technique conduit l'opinion attribuer au machinisme des vertus qui ne sont pas les siennes. Il y a une mgalomanie de la machine, en mme temps qu'un prestige mcanique susceptible de devenir un danger pour la culture. Beaucoup de gens croient qu'un secrtariat perfectionn amliore la valeur intrinsque des crations de l'esprit. Tel romancier, spcialiste d'histoires policires, n'et sans doute jamais, sans dictaphones [p. 42] et machines, produit la masse verbale crasante que reprsente son uvre imprime, et en effet, d'un certain point de vue, on ne peut que s'incliner. On sait du reste que Valry crivait la machine. Je me rappelle des conversations avec lui au sujet des marques que nous employions : avec une technique impeccable il critiquait le changement du ruban dans la Remington noiseless ! Mais, avec son instrument, crivait-il mieux qu'il ne l'et fait avec une plume ? Je me demande si Renan, composant avec une Herms ou une Royal, et pens plus profondment. Autant de questions qui, me semble-t-il, remettent ou devraient remettre les choses au point. La distribution de la pense est une chose, sa conception en est une autre. C'est une observation que je me suis souvent faite moi-mme dans les confrences internationales de la S.D.N. ou de l'O.N.U. Vous trouvez l le secrtariat le plus perfectionn qui soit au monde, la documentation la plus massive, la traduction la plus extraordinaire, puisqu'elle se pratique non seulement d'une langue l'autre mais simultanment dans plusieurs langues Si vous mettez le casque appropri, vous pouvez entendre, presque en mme temps que l'orateur s'exprime, son discours en anglais, en franais, en espagnol, en russe ou en chinois. On reste merveill, et juste titre. Je me demande cependant si Briand et pu, ce rgime, raliser ses extraordinaires [p. 43] interventions. La distribution une sorte de dispatching se fait mieux qu'autrefois, mais la mthode est fatale pour l'loquence : il n'y a plus de contact direct entre l'orateur et son public, et, comme la traduction rsume en somme plus qu'elle ne traduit, les platitudes ont plus de chance de passer que les finesses. Ces finesses mmes, on se lasse d'y recourir ds l'instant qu'on se doute qu'elles se perdront en route. Ainsi, dans ces assises cosmopolites, le moindre discours, la plus banale intervention sont aussitt diffuss aux quatre coins du monde ; en rentrant son htel, tout dlgu y trouve in extenso dans sa chambre le compte rendu des discussions de la journe, l'agenda du lendemain ; qu'il s'absente quarante-huit heures, la masse de papier sera telle qu' peine pourra-t-il encore pntrer plus avant que la porte. Pareille technique du secrtariat, constamment amliore depuis les jours dj lointains de Genve, mrite une admiration sans rserve, mais avouerai-je que la mdiocrit de la plupart des contributions n'en est que souligne davantage ? Quoi, tant de technicit pour transmettre simplement tant de banalit ! En vrit il y a confusion et l'on se surprend confondre le moyen et le but. Pris en euxmmes, le talent, le gnie n'ont pas besoin de secrtariat, pas plus que l'art pur n'a besoin d'administration : l'esprit souffle o il veut, dans un climat qui est le sien. Ceci dit, et une fois circonscrit le royaume de la [p. 44] qualit, tout le reste

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appartient la technique, avec son quipement mcanique, ses mthodes prouves de rationalisation. Remise son rang, elle ne peut faire que du bien : se refuser ce progrs, c'est s'exposer rester tragiquement en arrire de son temps. * En possession de son outillage, le secrtariat, pour s'en servir efficacement, a besoin d'une mthode. De quoi s'agit-il ? Nul ne l'a mieux dit que Lord Chesterfield, dans ses fameuses lettres son fils : Dispatch is the soul of business, and method is the secret of it. (C'est l'essence des affaires que d'aboutir et rien n'y conduit plus srement que la mthode.) Ces lignes magistrales mettent admirablement en lumire la fonction mme du secrtariat. Le texte anglais est ici plus expressif que toute traduction qu'on en pourrait faire, car dispatch dit plus qu'expdition. Ce dont il s'agit en effet, c'est de dblayer la besogne, d'aboutir en un mot, ce quoi on ne russira que par la mthode, en l'espce par un travail rationnel de secrtariat. Nous retrouvons l un aspect fondamental de la rationalisation amricaine, dont les leaders s'appellent Ford et Taylor. Leurs recommandations, mises l'preuve dans l'industrie, sont en train d'tre appliques, avec le mme succs, dans la pratique du secrtariat, et si elles le sont avec quelque [p. 45] retard, il semble en revanche qu'on s'attache rattraper le temps perdu avec une sorte de passion. C'est le reflet du dveloppement, ontognique pourrait-on dire, mentionn plus haut : on passe de l'artisanat initial des copistes manuels aux organisations de bureau les plus mcanises d'aujourd'hui, expressions les plus authentiques de ce que nous avons appel l'ge administratif. Le secrtariat est en effet essentiellement administration. Nous avons soulign prcdemment que, dans le personnel global d'une entreprise moderne, ceux qui s'appliquent exclusivement la fabrication deviennent proportionnellement de moins en moins nombreux, par contraste avec ceux qui, directement ou indirectement, font en fait de l'administration. Dans ces conditions la ncessit d'un secrtariat bien organis s'affirme de plus en plus : aux tats-Unis, entre 1870 et 1940, le personnel de bureau, recens sparment, s'est lev de 2 14 pour 100 de la population active. Dans les armes, le rle de l'tat-major consiste essentiellement transmettre aux units combattantes la pense du commandement, mais interprte et rendue apte l'excution. Dans le domaine conomique le rle du secrtariat est analogue : au gnral en chef correspond le prsident ou le prsident-directeur gnral, au chef d'tat-major le secrtaire gnral. Pas plus que l'tat-major le secrtariat n'est crateur, ce n'est pas sa fonction : il joue le rle de filtre, de classeur, de distributeur. [p. 46] Le personnel du secrtariat devait se transformer en consquence, selon une rgle aussi simple qu'imprieuse : il s'agit de remplacer au maximum l'homme par

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la machine et ce qui subsiste d'initiative non mcanise par un automatisme accru, puis de combiner l'effort des employs qui restent encore en vue de la mise en uvre de tout le systme. Dans ce domaine du secrtariat, o la machine avait peu pntr jusqu' la fin du sicle, elle entrane les mmes consquences conomiques et sociales qu' l'usine. La mcanisation limine, ou si l'on prfre libre une partie de la main-d'uvre. Les travailleurs qui subsistent aprs cette puration deviennent de plus en plus l'quivalent de manuvres spcialiss, souvent comparables aux semi-skilled de la chane d'assemblage. Ce ne sont plus, au sens professionnel du terme, des spcialistes dous d'une comptence de mtier lentement acquise : on leur demande moins une action intelligente comportant de l'initiative que de la conscience dans un travail de moins en moins intressant, parce que de plus en plus encadr dans des limites mcaniques infranchissables. L'employ de banque qui inscrit les crdits sur un papier de telle couleur, les dbits sur un autre de couleur diffrente, selon des formules aussi rigides qu'un mur de prison, a besoin de plus d'attention que d'ingniosit. Ce qui subsiste, c'est un proltariat de bureau, correspondant au proltariat de l'industrie. Mais attention, il ne s'agit peut-tre, au bureau [p. 47] comme l'usine, que d'une phase transitoire de la production. Il est vrai que la machine, quand elle ne supprime pas l'ouvrier, lui ravit la dignit traditionnelle de sa comptence. Mais, par un mouvement en sens contraire, l'usage de mcanismes de plus en plus savants requiert le concours de servants de plus en plus qualifis : sans parler des rgleurs, des rparateurs, des vrificateurs indispensables la cantonade, l'oprateur qui manie des appareils extraordinairement dlicats doit videmment appartenir un personnel de choix. Il ne s'agit plus, comme la chane d'assemblage ou devant certaines machines-outils, d'tre simplement agile, attentif et consciencieux, il faut encore possder un sens intime de l'outillage. Nous voici loin de l'homme de peine, du manuvre et mme du manuvre spcialis. De ce point de vue l'outillage volu de notre sicle, par contraste avec celui des dbuts de la grande industrie, et mme avec celui de Ford, est vraiment librateur, en ce sens qu'il pousse un tage technique suprieur ceux qui ont le manier. La machine avait d'abord rduit son servant au rle de robot, mais en se perfectionnant elle assume elle-mme, ce qui est sa raison d'tre, cette fonction de robot. Idalement il ne devra subsister au niveau suprieur que des intelligences. Le comptable d'aujourd'hui n'est plus simplement par exemple un employ qui enregistre des oprations : cela, la machine le fait sa place, avec une rapidit et une rgularit [p. 48] dans l'exactitude dont l'tre humain, en tant que tel, est incapable. Mais le chef comptable, responsable de toute cette mcanisation, devient un personnage de toute premire importance, ses fonctions ne ressemblant plus gure celles de ses prdcesseurs. Ceux-ci taient d'ordinaire des collaborateurs mticuleux et consciencieux, sans plus. On demande au comptable d'aujourd'hui, non seulement d'enregistrer des critures, mais d'tre en mesure tout instant de fournir un tat statistique des affaires de la maison, et il faut pour cela, non seulement qu'il numre mais qu'il classe, ce qui est une des plus authentiques actions de l'esprit. Il se classe ainsi dans le secrtariat, promu luimme une fonction suprieure.

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* S'il s'agit maintenant du point de vue humain, pas d'hsitation : le machinisme tend dshumaniser le bureau. Dicter un appareil n'est pas la mme chose que dicter une personne, et l'observation s'applique galement celui qui prend la dicte. Les orateurs habitus l'excitation du Forum savent quel point la solitude impressionnante, inhumaine du studio radiophonique glace leur inspiration. Les conditions de l'loquence sont entirement bouleverses par cette diffrence, qui doit tre considre comme fondamentale. Curieusement, il en est [p. 49] de mme dans la dicte. Chacun sait que la dactylographe ou la stnographe n'aime pas en gnral le dictaphone, prfrant recevoir la dicte d'un tre humain : devant un appareil sans vie, elles ont elles aussi l'impression d'avoir perdu quelque chose de leur humanit. Or la dicte personnelle appartient la tradition artisanale. Si les mthodes mcaniques de transition doivent se gnraliser, toute une psychologie de l'ge artisanal, qui avait survcu, se trouvera prime. Il est invitable, dans ces conditions, qu'une diffrenciation croissante se manifeste dans le personnel du secrtariat, comportant dsormais un tage infrieur strictement mcanis, un tage intermdiaire exigeant surtout de bonnes mthodes de travail, un tage suprieur enfin o la personnalit reste indispensable. En somme, ces trois oprations distinctes correspondent, d'une part la conception, de l'autre la prparation, enfin l'excution. Comme dans une chelle de Jacob, l'automatisme est la base, mais au sommet l'esprit. ces trois fonctions correspondent trois aspects du secrtariat. Dans l'excution, il est vident que la mcanisation sera implacablement pousse au maximum, que la taylorisation du travail s'imposera de plus en plus, que le bureau tendra ressembler l'atelier : il y a ds maintenant, dans les grandes entreprises, de vritables batteries de machines crire, servies par des dactylographes entranes comme des champions sportifs, et qui ne voient pratiquement jamais [p. 50] ceux qui ont conu les textes qu'on les charge de transcrire. Dans le domaine de la prparation, une certaine mcanisation s'imposera de mme, mais celle-ci sera malgr tout d'un type diffrent, car il s'agira surtout de mise au point : c'est l qu'on rencontre le secrtariat, au sens vrai du terme, c'est--dire la fonction d'un personnel charg d'interprter les instructions de la direction en leur donnant une forme, une forme transmissible aux services spciaux. Il n'est plus question alors de faire appel des machines aveugles, ou mme des manuvres spcialiss : on s'lve au niveau suprieur des cadres, frontire significative, car il y a un abme entre la stno-dactylographe, quelque volue qu'elle soit, laquelle on dicte un texte, et la secrtaire laquelle on dit de le rdiger elle-mme. Si le sens de l'orthographe tait dj ncessaire l'tage prcdent, c'est maintenant de style, de composition, de culture gnrale qu'il s'agit, une formation simplement primaire ne suffisant plus.

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Les ides les meilleures ne sont utilisables que lorsqu'elles ont pris forme, et mme une certaine forme, c'est--dire, dans chaque cas particulier, la forme qui permettra le mieux leur ralisation. C'est l'office du secrtariat de la leur donner, supposer que chacun d'entre nous, dans le travail de son esprit, n'ait besoin d'un secrtariat intrieur, si, du domaine du rve, il veut passer celui des ralisations. Je ne sais si, au sommet de cette chelle, je devrais faire figurer le secrtaire [p. 51] gnral lui-mme, pice indispensable de toute administration moderne ? Il n'est ni le prsident, ni le directeur gnral, ni ce qu'on appelait hier l'administrateur dlgu, mais un metteur en uvre de leurs dcisions et de leurs programmes, charg de les transmettre. Par lui les choses sont classes selon la hirarchie de leur importance ou de leur urgence, et les projets canaliss dans les chenaux des spcialisations diverses, confies aux comptences particulires des bureaux. En somme, dans cette rpartition de tches, le prsident prside, le directeur dirige, le secrtaire gnral organise : c'est un super-secrtaire. Les pertes de temps, les gaspillages de matires premires ou d'efforts sont ainsi vits, conformment une rationalisation, pour laquelle la Nature, cette gcheuse, n'a pas servi de modle. La Nature, il faut en convenir, est un admirable technicien : d'un point de vue gnral ses rsultats sont efficaces, mais d'un point de vue relatif quelle dilapidation de semences et d'insuccs, et dans le sein du Grand Tout que de services qui se contrecarrent ! Je me suis souvent dit, sans vouloir du reste manquer de dfrence son gard, qu'elle aurait elle-mme besoin d'un secrtariat gnral. * Il n'a donc pas t possible, mme quand on l'a cherch, d'liminer totalement dans le secrtariat [p. 52] le concours individuel. Bien au contraire, on constate actuellement la grande importance que conserve le secrtariat personnel. De mme que le gnral en chef a besoin d'officiers d'ordonnance, distincts de son tat-major, tout directeur et surtout tout grand patron possde sa secrtaire personnelle, qui dans bien des cas devient son bras droit (Detuf ajoutait : quelquefois sa main gauche) tel point qu'il ne saurait plus s'en passer. C'est presque toujours une femme : elle connat toute la correspondance du chef, la place de ses dossiers et dans ces dossiers celle des pices dont on a besoin, la composition de ses relations d'affaires et de ses relations personnelles, ses communications tlphoniques habituelles, son emploi du temps, les disponibilits de son carnet d'engagements, les visiteurs qu'il faut faire attendre et ceux qui devront entrer avec un tour de faveur ; c'est avec elle qu'on convient des rendez-vous, qu'on prpare les convocations aux commissions, qu'on met au point les procs-verbaux, et c'est elle aussi qui transmet finalement l'impression les textes importants ; elle prend en stno les lettres les plus dlicates, elle sert d'agent de liaison avec les chefs de service. Certaines secrtaires amricaines ont atteint une telle perfection dans le genre qu'on serait tent de les riger en prototypes.

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(Aux tats-Unis elles se font, plus que chez nous, pouser, parce qu'en Amrique il faut qu'on se marie !) [p. 53] On imagine l'ventail tendu de qualits extraordinaires que ncessitent ces fonctions, auxquelles de l'avis gnral les femmes sont mieux adaptes. Plus que les hommes elles ont, moralement et personnellement, le dvouement au chef. Il faut qu'elles fassent preuve d'une parfaite discrtion : dans secrtaire il y a secret. Techniquement, le mtier comporte des activits tonnamment diverses, allant des besognes les plus modestes (tailler un crayon, affranchir correctement une lettre, faire un paquet selon les rgles), aux missions exigeant du tact, de la psychologie, une connaissance gnrale des choses et des gens. La mcanisation, encore que toujours utile, ne joue plus invariablement ici. La secrtaire sera stnographe, stnotypiste, mais l'occasion il faudra qu'elle sache encore se servir d'une plume ; appele faire les choses les plus inattendues, elle ne s'en tirera que grce une ducation comportant, avec beaucoup de mtier, de la culture gnrale et surtout beaucoup de mthode. D'excellentes coles assurent pareille prparation. J'ai quant moi collabor pendant des annes l'cole de haut enseignement commercial pour jeunes filles, qui est en ralit une cole suprieure de secrtariat, et je m'en voudrais de ne pas mentionner ici l'exceptionnelle ducatrice qu'a t, comme directrice et professeur cette cole, Mme MilhaudSanua : plusieurs gnrations de secrtaires, et combien reconnaissantes, lui doivent leur formation. [p. 54] On voit dans quelle acception leve je suis port prendre ce terme de secrtaire, qui dans notre langage courant recouvre des fonctions si diverses qu'il en rsulte bien des malentendus, au dtriment de l'tage suprieur. Tout comme l'adjointe du chef, collaboratrice professionnelle hautement qualifie, on appellera secrtaire la dactylographe aux doigts entrans mais sans culture, comparable tout au plus au manuvre spcialis de l'usine : l'une figure dans les cadres, l'autre pas. C'est que le secrtariat, au sens large o nous avons choisi de l'entendre, reprsente un secteur de plus en plus tendu de notre conomie, solidaire du mouvement d'ensemble qui entrane toute notre production vers la mcanisation et l'organisation. S'abandonner passivement l'attrait de la machine est peut-tre, dans le secrtariat, une solution de paresse. Certaines entreprises ont actuellement tendance mcaniser le bureau avec excs. Elles mconnaissent que la mcanisation sans l'organisation n'aboutit qu' un alourdissement de structure et que la rationalisation du travail doit demeurer la proccupation essentielle de la direction. Ainsi rapparat le concours toujours ncessaire de l'esprit.

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Chapitre III L'GE DE LA PUBLICIT

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La publicit correspond un aspect essentiel, indispensable, non seulement de la production industrielle moderne, mais de la vie mme des socits volues : l'ge de la machine, de la srie et de la masse, il faut la considrer comme un rouage fondamental du systme. Ce serait donc une grave erreur, comme on le fait souvent, de l'envisager comme un luxe ou comme une simple technique au service d'intrts privs. Il s'agit d'une des conditions de base du bon fonctionnement de notre rgime conomique. Le sujet de cette tude, qui s'insre logiquement dans une srie consacre aux aspects du XXe sicle, sera donc de caractriser la publicit dans son essence, son utilit, ses mthodes, en un mot de la situer, techniquement, conomiquement, socialement. * [p. 56] Deux phnomnes dominent le dveloppement de la production dans le monde moderne : la gnralisation de la fabrication mcanique de srie, la dmocratisation du pouvoir d'achat des clientles. Les deux phnomnes sont troitement lis l'un l'autre, d'o il rsulte que, si l'on ne produit plus de la mme faon qu'avant la Rvolution industrielle, on n'achte pas non plus dsormais de la mme faon. Les transformations de la technique ont entran un changement complet dans la psychologie de la consommation. C'est sur le plan amricain que les mthodes industrielles se sont renouveles depuis un demi-sicle, peut-tre faudrait-il dire depuis une gnration. Les procds de cette rationalisation sont, on le sait, fonds sur quatre oprations

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distinctes mais coordonnes, comprenant le recours systmatique au machinisme, la pratique de la srie et de la masse, l'organisation scientifique du travail, la concentration croissante de l'entreprise. De cet ensemble cohrent il faut surtout retenir, du point de vue spcial qui nous intresse ici, que le rendement de la machine n'est efficace qu'avec la srie et que celle-ci ne paie qu'avec la masse. Pour produire bon march il faut, dans ces conditions, produire beaucoup ; mais, si l'on produit beaucoup, l'quilibre exige que l'on vende galement beaucoup, [p. 57] d'o le problme du dbouch, qui commande toute la sant de l'conomie moderne. Il faut donc qu' une fabrication de masse corresponde une consommation de masse, disons une consommation dmocratique. Nous avons connu sous l'Ancien Rgime, un Ancien Rgime qui s'est largement perptu jusqu'en 1914, le rgne des clientles de qualit : clientles aristocratiques, dont le pouvoir d'achat se dveloppait en profondeur et dont l'esprit critique discutait librement les articles qui lui taient offerts. D'une nature entirement diffrente est la clientle de srie, que l'on voit poindre ds la fin du XIXe sicle. Les Allemands de Guillaume II semblent avoir t les premiers s'quiper industriellement pour la servir, tournant rsolument le dos la qualit et mme la bonne qualit : on se rappelle le jugement svre des jurys de l'poque sur les articles qu'ils commenaient alors rpandre dans le monde : Bon march et mauvais. Ils avaient du moins compris, avant tous leurs concurrents, que si le peuple veut des produits bas prix on ne peut les lui fournir que par la srie : ces ractionnaires en politique se comportaient donc en pionniers dans le domaine de l'conomie. Les Amricains n'ont fait en somme que les suivre dans une voie jusqu'alors non fraye. La premire guerre mondiale ayant port un coup mortel tout ce qui restait encore d'Ancien Rgime, un climat nouveau de la consommation [p. 58] a depuis lors prvalu dans le monde, non seulement hors d'Europe mais aussi dans le vieux continent. Les combattants ayant tous risqu leur vie et de la mme faon ont invariablement tenu, lorsqu'ils sont rentrs dans leurs foyers, retrouver dans la vie civile l'galit qu'ils avaient connue devant le pril. L'aristocratique Angleterre a fini elle-mme par tre touche, aussi galitaire dsormais que n'importe quel autre pays. Les masses revendiquent universellement aujourd'hui un niveau de vie plus lev que par le pass, et, chose paradoxale, c'est au lendemain des guerres que la revendication se fait le plus pressante, comme si des ruines mmes devait sortir une humanit mieux quipe pour jouir de la vie. Mais ce niveau de vie dpend des prix, car le pouvoir d'achat ne s'accrot que si les prix baissent : or il n'en sera ainsi, nous le montrions plus haut, que si la production de masse joue, et joue plein. Il faut que le public s'en rende compte et qu'il accepte le systme avec ses conditions, dont la principale est de s'accommoder des articles fabriqus en srie. Cette ducation, si l'on ose employer ce terme dans un sens trs spcial, repose sur la publicit, qui apparat ds lors comme un facteur essentiel de toute une grande politique de la distribution. Le rle de la distribution, dans notre civilisation, est au moins aussi important que celui de la production. Elle comporte ce que l'on peut appeler, en comprenant

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le mot dans son sens [p. 59] large, l'administration gnrale de l'conomie et notamment, s'agissant des rapports entre la production et la consommation, l'ensemble des oprations qui consistent atteindre le consommateur, rpartir les produits dans la masse des acheteurs. C'est ici qu'apparat la publicit, et sans doute fallait-il cette longue prface pour aboutir la conclusion que sa fonction, loin d'tre simplement supplmentaire, constitue au contraire, entre le producteur et le consommateur, une indispensable charnire. Une socit est un systme de relations, qui, dans l'Occident moderne, atteint une complexit inoue. Pour tre utilise il ne suffit pas qu'une chose existe, il faut encore qu'elle soit mise la disposition de celui qui s'en servira : c'est affaire d'change, de rpartition, de transport, de livraison. Ainsi faut-il que l'acheteur ventuel connaisse au moins l'existence de l'article qu'on veut lui vendre, qu'il sache en quoi il consiste, ce qu'il cote, o et comment on pourra se le procurer. Si la lumire reste sous le boisseau, pour nous servir des termes de l'vangile, tout restera dans l'obscurit. C'est la publicit qu'il appartient de rpandre cette lumire. Nous sommes bien quips pour cette diffusion. Nos prdcesseurs ne l'ont pas toujours t. L'histoire nous apprend que certains faits authentiquement historiques sont rests longtemps comme s'ils n'existaient pas, simplement parce que la publicit n'en avait pas t faite. Leif [p. 60] Erikson a dcouvert l'Amrique au XIe sicle, mais personne en Europe ne l'a su, y compris peut-tre Erikson lui-mme, et c'est seulement au XVe sicle que, suivant l'expression du pote (un bien mauvais pote), Christophe Colomb nous a donn un monde . Mais pourquoi l'Amrique ne s'appelle-t-elle pas Colombie ? Parce qu'un obscur explorateur postrieur au Gnois, Americo Vespucci, ayant son tour travers l'Atlantique, a crit un livre sur son voyage, c'est--dire en a fait la publicit. De ce point de vue, ce qui n'a pas t publi peut tre considr comme n'existant pas. * Nous vivons, du moins jusqu' nouvel ordre, dans un systme dmocratique, o rgne la concurrence. Sous ce rgime, il faut que le producteur atteigne, convainque l'acheteur : telle est du moins l'atmosphre conomique de l'Europe occidentale et des tats-Unis. Cette ncessit d'une forme quelconque de publicit est une garantie pour le consommateur, dont on se dispute la clientle. Dans les milieux aristocratiques du pass, la clientle de qualit devait sans doute, comme aujourd'hui, tre recherche, informe et sollicite, mais par des procds spciaux s'appliquant des cercles ferms, ayant leurs propres lois, leur francmaonnerie : les rgles de la quantit ne s'imposaient pas. Si enfin le rgime n'est [p. 61] pas concurrentiel, comme en U.R.S.S., la publicit n'a gure de raison d'tre : l'tat dcide ce qui sera vendu, ce qui sera achet, le consommateur n'ayant rien dire.

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Limitons nos observations au premier cas envisag, qui du reste est le ntre. La tche de la publicit sera de faire savoir au public que tel produit, tel service existent ; de lui spcifier quel est son usage, son comportement, son aspect, son prix ; de persuader enfin au consommateur ventuel qu'il a intrt l'acqurir, le prfrer. Il s'agit donc de faire appel au choix de l'acheteur, choix qui sera directement conditionn par son niveau de vie. Dans une socit peu volue ou bien ruine par la guerre, la plus grande partie du budget passe la nourriture et au vtement. Mais le pourcentage du choix s'accrot avec l'aisance. Les possibilits de l'action publicitaire s'accroissent paralllement, comme il ressort de statistiques tonnamment significatives ce sujet. La somme dpense en publicit par tte d'habitant s'lve 12 000 francs aux tats-Unis, 1 600 francs en Angleterre, 700 francs en France, 270 francs en Italie. Ce sont aussi les industries susceptibles de faire appel au choix plutt qu' la ncessit qui recourent le plus la publicit, telles que l'automobile, les savons, les parfums, le tabac, la toilette, la lingerie fminine, les ustensiles mnagers, les voyages, les assurances, les spcialits alimentaires, les boissons.... Certaines d'entre elles, aux tats-Unis, vont jusqu' [p. 62] consacrer presque un tiers de leur chiffre d'affaire leurs dpenses de publicit. tant ainsi lie au niveau de vie, dont elle est solidaire, l'action publicitaire doit tre considre comme un instrument de progrs conomique et commercial. Elle n'est pas ncessairement un facteur de progrs artistique, comme nous le montrerons tout l'heure. Mais, socialement, son rle n'est pas malfaisant, bien au contraire. Comment procdera-t-on pour persuader le public qu'il doit acheter tel ou tel article ? Exactement de la mme faon que procdent les orateurs. Dans la parole en public, on peut se contenter d'informer : c'est le cas du professeur. On peut aussi entreprendre de persuader par des arguments bien choisis : c'est le cas de l'avocat. On peut enfin chercher mouvoir un auditoire pour l'entraner jusqu' la conclusion qu'on veut lui voir adopter : c'est le cas du politique, du tribun de runion publique. Le publicitaire ne procdera pas autrement, mais c'est lui de choisir, selon les circonstances, lequel de ces moyens d'approche il doit retenir. Son but est, comme nous le disions, d' duquer le public, de le canaliser vers certains chenaux de la production, encadrs par la ncessit dans les limites forcment rduites de la srie. Ce faisant, il aura contribu l'abaissement du prix de revient, qui, se rpercutant sur le prix de vente, accrotra le pouvoir d'achat, donc le niveau de vie de la masse. De ce point de vue, qu'on ne met gnralement [p. 63] pas assez en lumire, la publicit est bien un rouage indispensable du systme de la grande production industrielle moderne : sans elle la srie ne serait pas praticable intgralement et la consommation ne ferait pas contrepoids la fabrication. Les procds de la publicit sont fonction du problme rsoudre : tant donn un article, qu'il s'agit de vendre, quel march peut-il prtendre, et dans quelles conditions de quantit, de qualit, de prsentation et de prix ? Ou bien encore, tant donn un march que l'on veut conqurir, de quelle faon l'article qu'on lui destine doit-il tre conu ou modifi, dans ses caractristiques, ses prix,

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sa prsentation ? Pareille tude du march, plus commerciale au fond que publicitaire, est cependant insparable de la publicit elle-mme, de telle sorte que les services commerciaux ne sauraient se dsintresser de la publicit, ni celle-ci de ce marketing, ou analyse des dbouchs, dans lequel les tats-Unis sont passs matres. C'est ici que se pose la question des moyens d'expression dont la publicit devra se servir. Selon les cas, comme dans l'loquence, elle devra se proccuper d'informer comme le professeur, de persuader comme l'avocat, d'mouvoir comme le tribun. Ou bien, si l'on prfre, il s'agira, soit de faire savoir, soit d'orienter la demande, soit, par une motion analogue au coup de poing du peintre, d'branler la sensibilit de l'acheteur [p. 64] possible. Dans le premier cas l'action publicitaire sera simplement informatrice, elle annoncera que tel produit existe, pas davantage. Dans le second cas elle ira plus loin, cherchant diriger le got du public vers certaines prfrences : il lui faudra alors donner des arguments, fournir des preuves, pour entraner le choix bon escient. Il suffira enfin parfois d'alerter le consommateur par une sorte de commotion : frapp de stupeur il ne rsistera plus. Aux beaux temps de la Troisime, nous avons pu voir ainsi Freycinet persuader en informant, Waldeck-Rousseau en argumentant, Briand en mouvant. Mais il n'y a pas que l'loquence de la parole. Bons ou mauvais, honntes ou malhonntes, la persuasion dispose de bien d'autres moyens. Le Diable est persuasif ; Dieu sait l'tre aussi quand il en sent le besoin, et Lamartine n'a-t-il pas dit que Dieu lui-mme a besoin de cloches ? Cela veut dire, et nous le savions du reste, que la religion est l'occasion publicitaire. La publicit se servira donc de tous les moyens d'expression dont dispose l'artiste. Tantt elle aura recours la plume comme l'crivain, tantt au pinceau comme le peintre, et mme la musique comme le compositeur ou le pote. Ayant voquer un paysage, une sensation, une motion, un souvenir, je me suis dit bien souvent qu'entre ces divers procds on peut vraiment hsiter. S'il s'agit de faire connatre une personnalit, prendrai-je de prfrence la plume ou le pinceau ? [p. 65] Certains portraits, tracs par Barrs dans Leurs Figures, sont aussi vivants que tels autres peints par Degas ou Manet ; et je ne sais pas de tableau faisant mieux sentir la posie des Jardins sous la Pluie que telle page musicale fameuse de Debussy. Me reprochera-t-on d'tre fantaisiste, de tenir le langage du pote alors qu'il s'agit de convaincre les hommes d'affaires ? On aurait tort, car tous ces procds devront se prsenter au choix du publicitaire. En vertu d'une psychologie trs subtile, il lui faudra se dcider pour tel genre : information, persuasion, lectrochoc. Comme il s'agit en fin de compte d'aboutir une attaque simple et concise, les moyens employer se classent en somme assez aisment. On peut les numrer en se rfrant aux sens de l'tre humain, ces sens par lesquels on entre en communication avec lui. S'agit-il de la vue, ce sera le dessin publicitaire, la photo-publicit, l'affiche, le film, la publicit en relief ou par l'objet, l'talage dans les magasins, la rdaction publicitaire sous toutes ses formes.... S'agit-il de l'audition, les appels de la radio pntreront plus avant que n'importe quoi, auprs

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d'un auditeur paresseux et passif. Dans l'un et l'autre cas les vhicules sont innombrables : la presse, les annuaires ou almanachs, les imprims de toutes sortes, la radio, avec tous les instruments de la publicit par le son, l'affiche, le film, les projections lumineuses, les expositions, les foires, les supports [p. 66] le plus divers, tels que botes d'allumettes, menus, programmes des thtres. Nous connaissons de longue date les hommes-sandwiches, les automobiles-rclame, les avions traant des inscriptions dans le ciel, les ballons-saucisses publicitaires, et que n'inventera-t-on pas ? Entre ces moyens d'approche, que dis-je d'effraction, le choix, les proportions peuvent varier l'infini, selon les circonstances ou les pays. La rpartition de la publicit aux tats-Unis est cet gard intressante analyser : 47,5 pour 100 y vont la presse, 14 pour 100 la publicit directe (brochures, tracts, etc.), 10,5 pour 100 la radio, 7,4 pour 100 la tlvision (chiffre dj dpass et rviser sans cesse), 2,3 pour 100 l'affiche, 18,3 pour 100 d'autres moyens non spcifis. Pareille technique, combien savante, demande des spcialistes : la fonction a cr l'organe, sous la forme tonnamment diversifie de la profession publicitaire. Il faut ds l'abord distinguer les services publicitaires dans chaque entreprise, et les entreprises publicitaires autonomes proprement dites. Dans toute affaire bien conue de quelque importance il faut en effet un service spcial de la publicit, faisant partie du service commercial ou jouant son gard un rle de complmentaire. Les public relations l'amricaine se servent naturellement de la publicit, mais ne doivent pas se confondre avec elle. Il y a, dans l'entreprise moderne, une diffrenciation croissante, correspondant au progrs signal plus [p. 67] haut de l'organisation dans la distribution. Beaucoup plus aujourd'hui qu'hier, le chef de la comptabilit, le chef du personnel, le chef du service de la distribution (expditions et livraisons) sont des personnages importants de la maison. Ce dernier service est notamment troitement complmentaire de l'action publicitaire, publicit et distribution devant aller de conserve selon une correspondance strictement organise d'avance, faute de quoi les appels au public seraient vains. Ds l'instant que vous avez recommand tel article au consommateur, il faut que celui-ci le trouve sa disposition chez le dtaillant aussitt qu'il le demandera. L'effet serait dplorable et toute une campagne serait ruine dans son effet si la livraison ne concidait pas avec l'appel ou du moins ne le suivait pas immdiatement. Tout ce qui concerne la distribution est difficile, complexe, ncessitant des merveilles de prvision administrative. Certains, quand ils ont parl, croient avoir agi. L'erreur est la mme de ceux qui, ayant mis sur pied une campagne publicitaire, ne l'exploitent pas en mme temps sur le terrain de la distribution. On pense au mot de Thiers, d'inspiration vritablement consulaire : un ordre donn dont on ne surveille pas l'excution est un ordre vain. Mais le fait que les affaires de quelque envergure organisent elles-mmes leur publicit n'en rend pas moins ncessaire la constitution d'entreprises spcialises de publicit, quipes pour traiter [p. 68] tous les aspects de la question. On se trouve alors en face d'experts auxquels on recourt quand il s'agit de rsoudre quelque difficile ou dlicat problme, et, sur certaines frontires, il est parfois

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malais de distinguer exactement l'tude d'un march de la campagne publicitaire mettre sur pied pour le conqurir. Les socits publicitaires de quelque importance sont ainsi amenes dvelopper des sections commerciales, confies des experts de l'conomie. Le dveloppement pris par cette profession souligne la place croissante de la publicit dans la vie moderne. Ds le dbut du XIXe il y avait eu des prcurseurs (qu'on se rapporte par exemple au Csar Birotteau de Balzac), mais l'ampleur prise par la fonction est vraiment chose de notre temps, touchant l'essence mme de notre civilisation conomique. Dans un rgime o la dmocratie, non contente d'tre politique et sociale, s'est impose l'conomie elle-mme, comme une consquence logique de la production de masse et de la loi des grands nombres, il est devenu indispensable aux grandes entreprises de justifier leur existence, non pas seulement auprs de leurs clients, mais auprs de l'tat, de l'opinion, de la communaut dans son ensemble. Un rgime politique ne se maintient que par un constant plbiscite de fait : c'est un plbiscite analogue qui s'impose la production, l'ge de la masse. C'est de cette faon que la publicit s'intgre dans l'ensemble du systme conomique et social. [p. 69] Je ne saurais passer sous silence un aspect assez troublant de cette tude, au sujet duquel je n'arriverai pas des conclusions bien nettes, je veux parler de la publicit religieuse. Assurment il y en a une et sans doute a-t-elle toujours exist. L'apostolat de saint Jean Baptiste tait, dans une certaine mesure, publicitaire, puisqu'il s'agissait d'attirer les foules pour les inciter la repentance, et les foules avaient afflu au dsert pour y voir autre chose qu' un roseau agit par le vent . C'est dans le mme esprit de masse que Pierre l'Ermite, au Moyen ge, a manifestement prch la croisade. On sait quel point Wesley, le fondateur du mthodisme, a remu les foules. Et, dans un pays comme la France, je n'ai pas besoin de rappeler l'importance sculaire et traditionnelle des missions catholiques. Cependant, ce sont les seuls Amricains qui, l'poque moderne, ont intgralement appliqu la publicit religieuse les mthodes les plus strictes de la publicit commerciale. Ils ne l'ont pas fait cyniquement, mais ingnument, comme chose allant de soi. Le fameux revivaliste Billy Sunday a t un matre dans la conduite des auditoires et la pratique des conversions de srie, et cela selon des mthodes prouves dont il tait parfaitement conscient. La psychologie de l'motion, intuitivement applique par Wesley, [p. 70] a donn lieu aux tats-Unis la mise au point d'une technique infaillible. Aujourd'hui mme, une nouvelle toile s'est leve l'horizon amricain dans le domaine du rveil religieux. Buchmann, avec le Groupe d'Oxford, devenu le Rarmement moral, avait dj donn d'excellents exemples d'une publicit l'amricaine applique l'apostolat moral. Billy Graham est maintenant un successeur authentique de Billy Sunday, selon des mthodes qui, si l'on se rfre aux mesures de la quantit, semblent tre d'une parfaite efficacit. Ce qu'il y a de plus intressant noter, c'est que, dans les articles innombrables que la presse d'outre-Atlantique lui a consacrs, c'est sur l'aspect quantitatif, l'aspect masse, de son apostolat qu'on insiste invariablement. De sa doctrine, vrai dire rudimentaire

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(Repentez-vous !) on parle peine, mais toute l'attention se porte sur la technique et surtout sur le rsultat, qui prouve que les procds de la srie et de la masse, appliqus la religion, y produisent les mmes effets. Au dbut de l'anne 1954, Billy Graham avait prch la repentance 500 000 personnes sur les 1 500 000 que comprend le district de Washington. Dans un seul meeting, Dallas (Texas), il a runi 75 000 auditeurs. De l'Atlantique au Pacifique, c'est un total de huit millions d'Amricains qu'il a prch. Dix millions d'auditeurs et d'abonns suivent rgulirement ses appels tlviss la radio. Sa colonne syndique dans les [p. 71] journaux, intitule Ma rponse , parat dans 73 publications et est lue de 15 millions de lecteurs. Ses radio-sermons sont tirs 80 000 exemplaires. Des meetings de prires la campagne sont organiss par ses services, avec 5 000 choristes, 1 000 commissaires ; 2 000 conseillers sont instruits par ses soins pour soutenir et guider ceux qui, dans ses runions et son appel, font une dcision pour Dieu : ils reoivent de l'organisation une decision card. Ces meetings vangliques ne sont pas, de sa part, le fait d'une secte particulire, mais, s'encadrant dans l'action gnrale du protestantisme amricain, sont recommands par 500 glises protestantes. Voyons ici un aspect de cet ge administratif de l'industrie, dont nous parlions ailleurs ! Billy Graham a cr une Billy Graham Evangelistic Association, incorporated, dont le personnel est de 200 personnes, le budget de deux millions de dollars. 700 000 personnes reoivent sa publication, dont chaque envoi priodique cote 15 000 dollars d'affranchissement ; l'abonnement de l'Association l'American broadcasting Corporation cote 1 275 000 dollars. Billy Graham a un publicity man, son courrier hebdomadaire est de 9 000 lettres, il reoit chaque jour plusieurs centaines d'appels tlphoniques. Il paie du reste de sa personne : pendant ses croisades il perd cinq livres de poids et il change trois fois de chemise lorsqu'il parle en public (Billy Sunday, lui, quand il tait emport par son loquence, arrachait [p. 72] spectaculairement son col pour laisser plus libre cours sa conviction). Que penser de cela ? C'est qu'en somme, dans tout appel publicitaire quel qu'en soit le but, c'est la masse qui compte : les Amricains mettent le constater en l'espce une sorte de navet satisfaite. Que c'est donc beau de mettre au service de la foi les ressources irrsistibles de la mcanisation ! Dans son romanpamphlet, Elmer Gantry, Sinclair Lewis nous montre un vangliste comptant ses convertis la machine calculer et discutant longuement pour savoir si les conversions d'un mme converti, se reproduisant successivement et priodiquement, doivent tre comptes plusieurs fois. Au lac de Tibriade, Jsus lui aussi avait attir les foules. Dans un livre original qu'il lui consacre sous le titre de The Man no body Knows, Bruce Barton, agent amricain de publicit, se flatte de dcouvrir le vritable Jsus. C'tait, explique-t-il, un matre de la publicit, dont tout publicitaire devrait, de son propre point de vue, tudier les paraboles pour en tirer les plus utiles leons : elles

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sont merveilleusement condenses, comme doit l'tre toute publicit ; le langage en est d'une extrme simplicit, condition de succs non moins essentielle ; la sincrit y transparait lumineusement, ce qui est indispensable, car le public possde un sixime sens pour discerner l'insincrit ; le Christ enfin ne craint pas la rptition, dont il connat la ncessit : [p. 73] dans les paraboles, si diverses, une seule grande ide, toujours la mme ! Suivent des exemples tirs de l'vangile, dont on ne sait si l'auteur les donne en humoriste ou en publicitaire averti. Pourquoi Jsus tait-il si habile attirer et retenir l'attention ? Parce qu'il reconnaissait ce principe de base de la publicit qu'elle repose essentiellement sur la sensation (the news). S'il y avait eu des journaux en ce temps-l, aucun rdacteur en chef n'aurait dit ses reporters : Inutile d'aller le voir aujourd'hui, il va refaire ce qu'il a fait dimanche dernier. Bien au contraire, les reporters l'eussent suivi pas pas, car chacune de ses actions, chacune de ses phrases donnait matire une information de presse. Imaginons, d'aprs le chapitre IX de l'vangile selon saint Mathieu, une journe de Jsus-Christ, telle que vue par un journaliste. Le matin (car c'est un lve-tt) il gurit un paralytique. Voyez-vous d'ici le numro du lendemain des Dernires Nouvelles de Capharnam : en premire page : Gurison d'un paralytique Jsus revendique le droit de prononcer le pardon des pchs Protestation des scribes contre ce blasphme Et cependant je marche , dit l'homme guri ! Puis en deuxime page : Conversion de Matthieu Un important fonctionnaire des contributions directes se joint aux forces de Jsus de Nazareth Matthieu abandonne ses affaires pour travailler au nouveau culte Il offre un grand djeuner. Comme le [p. 74] matre est expert dans l'art de la diffusion ! Au malade guri, il recommande : Ne le dis personne ! Comme il savait bien que c'tait le meilleur moyen pour que tout le monde le st ! Et Bruce Barton de conclure : Par profession, je suis agent de publicit. En tant que profession, la publicit est chose nouvelle, mais en tant que force elle est aussi vieille que le monde. Sa charte tient en quatre mots : Que la lumire soit ! * On aura discern implicitement dans ce qui prcde, et notamment dans les savoureux conseils de l'Amricain, les conditions de succs de l'appel publicitaire. Elles sont complexes, car, s'agissant d'attirer, puis de retenir l'attention du public, on y peut parvenir de bien des faons. La premire qui vienne l'esprit, parce que la plus simple, est la rptition, qui cre insensiblement une ambiance, se transformant la longue en habitude : force de voir annoncer tel produit, l'indiffrent, devenu client par une pente insinuante, ne songera mme pas en demander d'autre ; l'appel aura pntr jusque dans son inconscient. Certaines affiches, indfiniment rptes, qui frappent l'il tous les tournants, finissent par entrer dans notre paysage quotidien, entretenant l'ide que le produit recommand en fait en quelque sorte

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partie. [p. 75] Cette insistance pourrait fatiguer ou mme agacer, mais elle entre dans la composition d'un climat : le paysage amricain en particulier en est pntr et l'tranger peut se dire assimil quand, au lieu de s'en tonner, il l'accepte comme allant de soi. C'est la psychologie de la lassitude, que connaissent bien les Orientaux, quand ils reviennent inlassablement la charge jusqu' ce que vous cdiez leurs instances. Et c'est du reste ainsi que l'vangile nous recommande de prier Dieu, qui la longue se laissera flchir par la veuve importune. La rptition se contente de rpter, sans chercher prouver : il lui suffit d'annoncer l'existence de tel ou tel produit. Une mthode plus articule consistera user du dveloppement logique, du raisonnement par lequel on entrane le client. Il s'agit alors d'une sorte de campagne, comportant une progression, relevant non plus de la statique mais de la dynamique. C'est encore une forme de l'habitude, mais progressivement canalise et enrle. Le fameux DUBO... DUBON... DUBONNET peut ici tre donn comme exemple de la perfection du genre. Sous une forme plus labore de l'insinuation, je pense aux affiches amricaines qui, il y a un quart de sicle, recommandaient la cigarette. Pour en comprendre l'esprit il faut se rappeler que la cigarette, au lendemain de la premire guerre mondiale, tait considre aux tats-Unis comme lgrement, subtilement immorale, ce qui naturellement [p. 76] ajoutait son attrait (les Franais, insinuaient les puritains, fument la cigarette) ; une jeune fille se ft montre hardie en en fumant une publiquement, plus encore en laissant un jeune homme l'aider l'allumer ! Cette progression dans le vice demandait de la part de la publicit quelque mnagement, de telle sorte que la campagne s'tendit sur plusieurs mois, presque sur plusieurs semestres, car il s'agissait de ne pas effaroucher l'opinion, de l'accoutumer subrepticement. Comment procda-t-on ? Une premire affiche reprsentait un lgant gentleman fumant une cigarette, cependant qu' l'horizon une charmante jeune fille pouvait se distinguer, encore que tout juste ; quelques semaines plus tard, la jeune fille s'tait rapproche ; plus tard encore, elle regardait de tout prs le prestigieux fumeur, qui finalement lui offrait de fumer son tour. Entre-temps l'opinion s'tait amadoue et Satan avait eu raison des objurgations courrouces du corps des pasteurs. Le procd peut du reste tre vari l'infini, il s'agit simplement d'avertir, de prouver, d'habituer. Mais il ne suffit pas d'attirer l'attention, il faut la retenir. Or la monotonie de l'appel pourrait fatiguer, il faut en consquence le renouveler par quelque chose d'inattendu. Cet inattendu peut tre cherch dans un appel de la beaut, de l'art, de l'esprit. La France a connu cette priode magnifique de l'affiche o l'on recourait pour la raliser au talent d'un Toulouse-Lautrec, [p. 77] d'un Capiello, d'un Chret : leurs uvres publicitaires, que tant de fois nous avons pu alors contempler sur nos murs, appartiennent une cole merveilleuse d'imagination, de fantaisie, de grce et d'esprit. Qui ne se souvient par exemple du Thermogene de Capiello, du Moulin Rouge de Lautrec ? Mais peut-tre faut-il, pour que semblables affiches russissent commercialement, qu'elles s'adressent un public duqu et raffin, sachant apprcier la beaut, s'amusant la pense qu'elle puisse

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tre mise au service de l'utilit sans rien perdre de sa valeur. Pareille initiative n'a gure t reprise ailleurs : je ne me rappelle pas en avoir retrouv l'exemple aux tats-Unis, et il faut constater non sans mlancolie qu'en France mme l'habitude parat s'en tre perdue. C'est que l'art, en l'espce, n'apparat que comme un moyen en vue d'un but. Le but, c'est de frapper l'attention, et l'on peut y parvenir par d'autres moyens, trangers l'art ou mme le contredisant. Nous assistons depuis quelques annes une orientation troublante, consistant faire appel, non plus la beaut, mais la singularit et mme la laideur. L'image des tres humains figurant sur l'affiche est systmatiquement dforme, ridiculise, comme dans quelque rigolarium de foire, ou bien ce sont ces voitures publicitaires arborant volontairement des couleurs criardes, associes de la faon systmatiquement la plus choquante. videmment ces [p. 78] voitures ne passent pas inaperues, et c'est bien ce qu'on avait voulu : la laideur est aussi un moyen d'attirer l'attention, sans doute se retournerait-on si l'on croisait un monstre. Il peut cependant y avoir un inconvnient dans certains cas, sortir par trop de l'ordinaire si l'on veut justement gagner le client ordinaire, le client standardis auquel il s'agit de faire acheter l'article standardis. On ne saurait oublier que nous vivons l'ge de la srie, o l'intrt du producteur est que l'acheteur lui-mme s'inscrive automatiquement dans une srie correspondante. se montrer trop loquent, trop artiste, trop exceptionnel, on peut dcourager l'interlocuteur, capable ds lors de se dire que ce n'est pas pour lui . Le Franais, la Franaise surtout ne sont pas de leur sicle quand ils ne sont satisfaits que s'ils se distinguent du voisin. L'Amricain, l'Amricaine surtout sont bien autrement la page quand ils veulent avoir exactement ce que tout le monde a : Mrs. Jones has bought one est, on le sait, l'argument dcisif du dmarcheur auprs de la cliente qu'il vient solliciter, et l'lgante new-yorkaise elle-mme ne se formalise pas de retrouver chez quelque amie le modle mme achet par elle chez son grand couturier. Une grande entreprise de publicit de Chicago me faisait remarquer tout particulirement cet aspect du problme. Elle avait eu recommander une salle manger et avait d'abord adopt une affiche reprsentant un intrieur [p. 79] luxueux ; puis elle s'tait dit que l'acheteur ventuel pourrait tre intimid, et finalement on s'tait arrt l'image du milieu le plus ordinaire possible, le plus dpourvu d'originalit ou de prtention. De mme, entre plusieurs reprsentations colories, ce n'tait pas la meilleure du point de vue artistique qu'on avait retenue, mais la plus commune, la plus volontairement banale. On tait ainsi dans l'axe d'une poque qui n'lve le niveau de vie qu'en acceptant de rduire l'lment individuel, contradictoire de la masse. Dans nombre de cas le dessin parle par lui-mme, mais il faut quelquefois, et mme le plus souvent, expliquer l'appel publicitaire en en soutenant l'image par un texte. La rdaction de celui-ci relve d'un genre qui appartient authentiquement la littrature, tant il exige chez le rdacteur de qualits appropries. Il y a une rhtorique de la publicit qui attend encore son Cicron. Oui, c'est vraiment un genre littraire que celui qui consiste trouver la formule la fois claire, concise

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et persuasive, le slogan efficace, irrsistible ! Dans ce domaine les Amricains sont passs matres et je ne me lasse jamais de noter leurs formules, qui frappent la cible comme une balle, mettant dans le mille, faisant en quelque sorte mouche chaque coup. C'est de l'art, car il s'agit d'une difficult analogue celle du pote composant un sonnet, limit qu'il est par des rgles strictes, dont il ne saurait se dpartir. La [p. 80] rgle ici c'est la brivet, car la place manque, l'espace tant strictement compt et se payant en tant que tel. Ajoutons du reste que, comme dans les maximes, la brivet doit agir par elle-mme comme une sorte d'vidence : un jeu de mots, un trait d'esprit qu'on doit commenter sont par l mme manqus, car s'il faut expliquer c'est que la rdaction a t fautive. L'un des meilleurs raccourcis que j'aie vus est celui d'un rparateur d'autos, dans une formule vrai dire impossible traduire : You smash them, we fix them 1 . Pareil langage n'est pas celui de Littr, mais il se colle en quelque sorte la vie, tonnamment parlant et constamment crateur d'un amricain nouveau, qui bientt ne sera plus l'anglais. Le slogan publicitaire est d'autant plus difficile russir dans sa concision que la recommandation qu'il implique doit tre explicite. Le client sollicit doit avoir, dans une sorte d'illumination, rponse toute une srie de questions qu'il ne manquera pas de se poser : De quoi s'agit-il ? En quoi ce produit peut-il m'intresser ? quel usage me servira-t-il ? Comment se prsente-t-il ? Quel en est le prix ? O le trouverai-je ? Pour devancer de telles interrogations par une rponse adquate il aura fallu que des services nombreux, diffrencis, collaborent, que des littrateurs s'associent des techniciens, des artistes des [p. 81] psychologues, des dcorateurs des spcialistes de la science des marchs. Magnifique leon de mthode tendue vers un but. * Ici se pose le problme de la moralit ou de l'immoralit de l'action publicitaire. De sa moralit foncire l'Amrique ne doute pas, car elle connat son utile fonction de contribuer l'amlioration du niveau de vie gnral. La France, plus sceptique, s'est dit longtemps, et continue souvent de croire qu'une affaire srieuse n'a pas besoin d'en appeler au suffrage populaire autrement que par son mrite. L'exprience a fini par nous enseigner la fausset de ce point de vue, qui mconnat trop les conditions ncessaires de la production et de la consommation dans le monde moderne, mais la moralit du procd demande quand mme tre discute. vrai dire, ayant compar la publicit l'loquence, nous sommes amens conclure qu'elle est morale dans la mesure o l'est elle-mme la parole en public. L'orateur qui enseigne, ou renseigne, sans plus, peut tre intgralement moral, en
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Vous les sabotez, nous les rparons.

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ce sens qu'il n'a d'autre prtention que de dire la vrit. La publicit qui informe, et ne vise pas autre chose, peut de mme se contenter de donner la vrit toute nue, sans fard et sans apprt, telle qu'elle sort du puits, comme le produit sort de l'usine : sa bonne conscience est dans ce cas totale et, pour peu qu'elle n'ait [p. 82] rien cacher, sa publicit sert la fois l'utile et le vrai. Ceci dit, nous ne pouvons oublier l'observation de Gthe, selon laquelle il n'y a d'honntet parfaite que chez le contemplatif. Ds qu'on entreprend de persuader, l'atmosphre morale change, car la rgle la plus lmentaire conseille alors d'insister sur ce qui sert et de glisser sur ce qui pourrait nuire : il ne s'agit donc plus simplement de dire ce qui est, mais de prsenter les choses de la faon qui incitera le mieux l'acheteur se dcider. cela rien de malhonnte, mais ce n'est plus la puret intgrale du contemplatif. Les ncessits de l'action sont bien connues et nul ne songe les nier. On ne fera donc pas grief la publicit de s'y conformer. Lui reprochera-ton, si tel aspect de l'article recommand n'est pas entirement satisfaisant, de n'en point parler ? Le slogan publicitaire obit donc aux mmes lois que le communiqu napolonien, dont l'Empereur disait qu'il n'est pas de l'histoire. N'est pas non plus de l'histoire, et pour la mme raison, la plaidoirie du grand avocat dans une cause clbre. Il s'agit en somme de mettre les gens en tat d'euphorie, par un optimisme systmatique qui, sans tre proprement parler une tromperie, n'est cependant pas strictement conforme l'aigreur normale de la vie quotidienne. La rgle est si vidente qu'aucune ralisation publicitaire ne saurait manquer de s'y conformer. Le client possible, quand on le reprsente, a toujours un [p. 83] air rjoui et charm ; s'il est dcrit comme se servant de tel ou tel produit, c'est toujours un tre sduisant, lgant, jeune et charmant. S'agit-il d'une femme, elle sera invariablement, sinon belle (ce qui pourrait paratre excessif et contraire aprs tout aux lois de la standardisation), du moins agrable, avenante et souriante. Le consommateur d'un plat de choix sera toujours en bonne sant, satisfait physiquement des joies d'une saine gourmandise. L'usager d'un instrument de golf ou de quelque quipement sportif sera muscl, alerte et dispos. Le ciel sera toujours bleu, le paysage de fond civilis et attrayant. S'agit-il de crer dans un grand magasin une ambiance de dpense facile, une euphorie du carnet de chques, c'est quelque musique suave qu'on aura recours, comme dans ces usines consacres la productivit maxima o les murs sont peints de couleurs agrables et o des airs mlodieux entretiennent le personnel in good moral and physical spirits, pour employer la formule classique des questionnaires de l'immigration amricaine. Selon certains philosophes, la joie vient d'une promesse de vie. L'optimisme dirig est de mme le climat voulu d'une civilisation dans laquelle la production dpend troitement d'une consommation pleine d'apptit. Cet apptit se stimule par des apritifs, et la publicit en est un. Ces concessions aux ncessits de la vie ne peuvent choquer que les puristes du scrupule, [p. 84] mais on ne saurait les tendre trs loin, car la longue il n'est pas de publicit qui rsiste si elle ne s'appuie sur un fond solide d'honntet commerciale, d'honntet tout court. Lincoln se plaisait dire qu'on peut tromper

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quelqu'un tout le temps, qu'on peut tromper tout le monde un certain temps, mais qu'on ne peut tromper tout le monde tout le temps. L'exprience a enseign aux Amricains, ces gens pratiques par excellence, qu'aprs tout honesty is the best policy. Il n'est pas possible de prtendre longtemps qu'un produit est bon s'il est mauvais : la longue, et mme assez vite, le public s'apercevra de la supercherie. Telle marque ruptive peut sans doute s'emparer de la clientle par une publicit d'effraction, mais on sait que de tels succs sont sans lendemain. Dans ces conditions si un article continue d'tre recommand publicitairement, c'est la preuve qu'il mrite de l'tre. Les rapports du vendeur et de l'acheteur sont faits de confiance, c'est justement ce qui fait l'efficacit de la marque, tout comme la signature d'un effet de commerce en mesure le crdit. Mais une marque ne s'improvise pas, l'installer dans la confiance de la clientle est affaire de longue haleine, et en somme de moralit plus que de brio. Parlant d'un homme politique nouvellement lu et impatient de s'imposer, Barrs crit : Il possdait de relles facults oratoires. Il les fit constater, puis il s'aperut que l'autorit se conquiert lentement. On en pourrait dire autant des campagnes de publicit [p. 85] destines soutenir longtemps la prosprit d'une affaire. Concluons que la publicit sera morale si elle veut tre efficace. Cependant il ne lui est pas interdit d'tre habile. C'est Pascal qui disait que les joueurs de pelote se servent de la mme balle, mais l'un la place mieux. * Sous tous les aspects de cette discussion nous avons retrouv pour la publicit un rle social, et elle ne se justifie profondment en effet que comme un des instruments qui concourent l'amlioration du niveau de vie en gnral. Certains ont soutenu qu'elle cre le pouvoir d'achat, mais ce n'est vrai qu'indirectement, dans la mesure o elle canalise la clientle vers les chenaux les plus favorables une efficace production de srie. Le pouvoir d'achat ne s'accrot en effet que dans la mesure o les choses baissent de prix, chacun pouvant alors s'en procurer davantage. Tout autre stimulant est malsain, n'obtenant du reste que des rsultats sans lendemain. Si la publicit ne cre pas le pouvoir d'achat, elle peut cependant l'orienter, le dplacer, en attirant l'acheteur de tel ou tel ct. Dans une conomie en expansion il y a place pour tout le monde et l'on peut y acqurir de nouveaux clients sans les drober aux voisins. Mais quand la mare montante se ralentit, quand elle fait place l'tale ou mme au jusant, on voit les concurrents [p. 86] se disputer une masse d'acheteurs qui ne grandit plus et tend mme ventuellement se rtrcir. L'appel de la publicit se fait alors plus pressant, plus indiscret, plus jaloux, elle en arrive ressembler ce sorcier de la lgende qui, aux sons d'une flte enchanteresse, attirait les enfants vers les mirages de l'illusion. Son rle, dans ces conditions, cesse d'tre socialement bienfaisant, surtout quand elle entreprend, pour dtourner les acheteurs, de dprcier les entreprises concurrentes. la veille

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de la grande dpression de 1929, et quand dj ses prodromes se faisaient sentir, la lutte publicitaire de la cigarette et de la confiserie est reste clbre aux tatsUnis : Reach for a lucky instead of a sweet, demandez une cigarette plutt qu'un bonbon. Le procd ne crait aucun pouvoir de consommation, il dbauchait une clientle adverse. La Cour suprme l'ayant condamn comme dloyal, la formule fut simplement courte : Reach for a lucky instead, cependant qu'on disait aux automobilistes : Change to Shell.... La crise ne fut quand mme pas vite. Je retrouve ainsi en terminant la rpercussion profonde, invitable, universelle, de la Rvolution industrielle. Dans l'ge prindustriel, chacun vivait en contact troit avec son milieu limit. Le producteur artisanal connaissait personnellement son client. Dans le village ou la petite ville, on se jugeait mutuellement par contact quotidien. Il n'y avait pas besoin de publicit [p. 87] parce que le mrite se faisait jour tout seul : sous l'il critique de chacun, le mchant et l'incomptent taient dmasqus. Il n'y a plus dsormais de marchs locaux, seulement des marchs nationaux, internationaux et mme mondiaux, ne permettant plus de relations personnelles et directes entre le producteur et l'acheteur. C'est un systme d'changes diffrent, comportant cette communication de masse mass communication, disent les Amricains dont la publicit fait partie. Dans une civilisation de ce type, qui est en voie de s'tendre la terre entire, la fonction publicitaire est d'une vidente utilit. Vous ne pouvez plus tre connu personnellement par les moyens naturels, on ne vous verra pas journellement vivre et voluer devant une opinion restreinte capable de vous juger. Il faudra donc vous faire connatre, faire savoir que vous tes l, qui vous tes, ce que vous offrez et la valeur de ce que vous offrez. Dans publicit il y a public, comme dans secrtaire il y a secret. De l, pour rpondre des mthodes de production nouvelles, la ncessit d'une morale et d'une esthtique nouvelles. * Si le fondement utilitaire de la publicit est sa plus solide raison d'tre, il n'est pas sr qu'elle serve invariablement les intrts profonds de la culture. La srie, dont elle est insparable, [p. 88] contredit souvent, sinon la bonne qualit, du moins la Qualit, dans le sens spcial que la majuscule donne ce mot. Il n'est pas interdit la Qualit de se servir de la publicit et elle sait le faire l'occasion, mais c'est par sa proccupation des grands nombres que l'action publicitaire, en entranant la clientle vers la srie, oriente les socits industrielles dans une direction ventuellement inquitante, non du point de vue de leur niveau de vie, mais de leur raffinement vritable. On se trouve en effet en prsence de deux principes contradictoires, celui de l'individu qui se renouvelle sans cesse et celui de la srie dont l'essence est de se rpter. En art l'original peut se copier mais non se reproduire, tandis que, sur le terrain de la production industrielle, la srie reproduira indfiniment un prototype justement conu pour cette reproduction.

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N'est-ce pas une erreur dans ces conditions de confondre l'apostolat et la publicit ? En rduisant l'apostolat un appel publicitaire, en l'astreignant aux mthodes de la publicit, n'est-on pas amen vouloir faire vivre l'individu dans un climat qui n'est pas le sien, car en le multipliant on ne l'amliore pas pour cela. C'est en somme ce qui nous choque dans la publicit religieuse, quand on traite l'esprit comme un article capable de rpondre aux lois de la production et de la distribution de masse : et l'on en arrive juger le moyen plus intressant et [p. 89] plus important que le but ! Je ne crois pas que le christianisme ses dbuts se soit rpandu dans le monde antique par les procds publicitaires de la rclame moderne. Bien plutt la faon des semences ou des germes qui, dposs dans un milieu favorable, s'y dveloppent pour devenir le grand arbre dont parle l'vangile. C'est de cette faon que se dveloppent et progressent les contagions, trois conditions tant ncessaires, savoir qu'il y ait un germe, un vecteur et un milieu. Dans le cas de l'vangile, le germe c'tait la parole de Dieu, le vecteur c'taient les aptres et essentiellement saint Paul, et le milieu, singulirement favorable, c'taient les synagogues des proslytes o se faisait la fusion naturelle du monde juif et du monde grec. Peut-tre doit-on conclure qu'il y a un mode de diffusion de l'esprit, diffrent du mode de vente des produits. Les Amricains, quand ils parlent de vendre (sell) une ide ou une doctrine, pour dire qu'ils font de l'apostolat en sa faveur, commettent une grave confusion, puisqu'ils mlangent deux domaines, dont les lois et le climat moral ne sont pas les mmes. Et sans doute est-ce la principale critique que l'on pourrait faire notre ge industriel que de pratiquer, sur une foule de terrains, une confusion analogue ? Il faut protester, la faon des prophtes d'Isral qui protestaient quand les rois servaient d'autres dieux que le Dieu de l'esprit, [p. 90] mais on ne saurait se faire d'illusions : nous vivons l'ge de la machine, de la vie collectivement et industriellement organise, et, qu'on approuve ou non les consquences qui s'ensuivent, il est sans doute vain de prtendre s'y opposer. C'est un collectivisme de fait qu'il faut accepter, quitte revendiquer, sur d'autres terrains et d'autres lignes de rsistance, les liberts ncessaires de l'esprit et de l'individu.

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Chapitre IV L'GE DE LA RATIONALISATION MNAGRE

Retour la table des matires

On a cru longtemps, surtout en France, que le mnage resterait toujours comme une sorte de temple de la famille, domaine sacr au sens antique, dans lequel la machine ne pntrerait pas. La cuisine demeurait un autel, et si l'on ne comptait plus par feux , comme sous l'Ancien Rgime, le terme de foyer s'appliquait la fois chaque unit familiale et au fourneau individuel qui l'alimentait. Le branchement sur la vie collective existait sans doute par l'eau, le gaz, l'lectricit, que les immeubles dits modernes se vantaient de fournir tous les tages , mais comme dans ces ports dont les cluses isolent les bassins des mares de la haute mer, le mnage apparaissait comme un havre prserv des fluctuations de l'ocan social. Cet avantage se payait par beaucoup de routine, d'efforts inutiles, de complications, et au dtriment de [p. 92] ce que nous appelons la productivit. Mais les murs cet gard sont en train de changer avec une tonnante rapidit : la mcanisation du mnage entrane une rvolution dans la gestion familiale et, d'une faon plus gnrale, dans la conception de l'habitation, dans la structure de l'quipement mnager. Il et t paradoxal qu'un canton, ft-ce le plus secret, chappt cette subtile et pressante pntration, qui envahit tout, transforme tout, ne laisse plus intacte aucune des proportions, des faons de faire antrieures. Le succs annuel du Salon des arts mnagers est significatif des proccupations de notre poque et sa porte n'est pas seulement technique mais sociale : c'est toute la vie prive qui subit une rvolution, avec apparition d'un nouvel ge de la vie, d'une nouvelle dition de l'homo faber des temps nolithiques. *

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On sait qu'aux tats-Unis la chert du salaire, prohibitif s'il n'est compens par la rationalisation de l'outillage, a jou un rle dcisif dans la rvolution moderne des mthodes industrielles. La disparition progressive du personnel domestique, du moins sous la forme de la domesticit personnelle, est en train de produire des consquences analogues dans le mnage, et il faut voir l l'un des phnomnes sociaux les plus importants du sicle. Cette raret de main-d'uvre [p. 93] mnagre, dj ancienne en Amrique, fait contraste en Europe avec l'abondance de service dont les classes dites moyennes y disposaient hier encore : la matresse de maison bourgeoise tait sre de trouver sans la moindre peine la campagne, dans des conditions de prix qui nous semblent maintenant invraisemblables, toutes les bonnes tout faire ou les cuisinires, sans parler des valets de chambre dont elle pouvait avoir besoin : il y avait vraiment l une sorte de classe adjointe et serve, sur le concours de laquelle reposait tout l'quilibre du systme, et d'un ct comme de l'autre on ne songeait pas un instant s'tonner qu'il en ft ainsi. Rserve faite de l'aide fournie par la femme de journe, la matresse de maison est dsormais oblige de tout faire par elle-mme. Ses ractions devant cette crise sont les mmes que celles du patron court de main-d'uvre : il faut recourir la machine pour remplacer les bras dficients, d'o le dveloppement presque sensationnel de l'quipement mnager. Or, s'agissant de matriel, sous forme soit de petit outillage, soit de mobilier adapt aux exigences nouvelles du foyer, les lois de la rationalisation mcanique s'imposent videmment, exactement comme elles le font l'usine, et c'est simplement un cas particulier d'un climat technique gnral, rien ne pouvant se soustraire la pression atmosphrique commune du sicle. Ceci revient dire que l'quipement [p. 94] prend, dans l'quilibre de la gestion, une importance qu'il n'avait pas antrieurement, que pour tre de prix abordable il doit se standardiser, et avec lui le cadre qui le soutient, j'entends la structure mme de l'appartement ou de la maison. Les dpenses qu'on faisait pour le service et qui dtournaient l'attention de l'outillage, il faut les faire maintenant pour cet outillage, non pas titre de luxe mais de ncessit. On assiste ainsi une intgration du mobilier, en y comprenant la cuisine, dans une conception exigeante du rendement global. La transformation des mthodes commande en effet une transformation correspondante du cadre. Mais, comme il arrive du reste avec la machine, le cadre ragit son tour sur les murs : celles-ci sont condamnes se standardiser en mme temps que les mcaniques dont l'usage s'impose tous. C'est la condition du progrs incontestable qui en rsulte dans le niveau de vie. Rien de plus significatif ce point de vue que les modles d'appartements ou de maisons qui, avec leur quipement, nous sont prsents chaque anne aux Salons des arts mnagers. C'est avec une surprenante rapidit que nous voyons voluer la structure, l'quilibre ancien de l'habitation. Les besoins ne sont plus les mmes, ni la hirarchie des proccupations, et ceci toujours en fonction de cette circonstance vraiment dominante, l'absence ou la raret du service et par [p. 95] consquent sa chert. Les pices qu'on peut appeler de rendement revendiquent la place principale : tout d'abord la cuisine, et puis l'ancien salon,

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promu ou dchu au rang tout utilitaire de cadre gnral de rsidence (on le qualifie souvent de chambre de rsidence). La cuisine semble notamment l'objet d'une sollicitude presque passionne, au point de devenir quelquefois le vrai centre de la maison, et l'on comprend fort bien pourquoi, puisque c'est la matresse de maison elle-mme qui en a la charge, non plus indirecte, mais effective. La cuisine moderne n'est plus, comme si souvent autrefois, quelque soupente enfume, pleine d'ombre et de recoins divers, mais une pice claire, resplendissante de lumire et de reflets, avec ses murs nets de couleur claire et ses ustensiles mcaniss, faisant penser une salle d'opration ou la passerelle d'un paquebot de ligne. On a vraiment plaisir s'y tenir et, dans ces conditions, elle tend s'lever dans la hirarchie des chambres. L'ancienne salle manger bourgeoise dcline paralllement, elle se rduit au point parfois de disparatre, englobe dans d'autres combinaisons mobilires : on rserve pour elle, ou pour ce qui en devient l'quivalent, un coin du salon, ou mme de la cuisine amnage de telle faon que la table soit proximit du fourneau conformment aux conseils de l'efficacit taylorienne (depuis longtemps du reste les Amricains, qui nous devancent sur cette [p. 96] grande voie de la mcanisation, avaient donn l'exemple du dining-alcove). La chambre coucher, toujours pour les mmes raisons, tend perdre son individualit, soit que le lit s'installe hypocritement dans la chambre de rsidence en ne s'avouant que la nuit (on feint par politesse de s'y tromper mais personne n'est dupe), soit qu'on dorme dans une annexe, une moderne alcve de celle-ci, simplement spare par un rideau ou une cloison mobile, ce qui tend dgrader encore un peu plus la rigueur des anciennes classifications. La salle de bain en bnficie, car, avec la cuisine, elle est une des institutions montantes. Le temps n'est pas si lointain o tels htels de grand luxe ne possdaient qu'une seule baignoire, o des prcurseurs de grande classe comme d'Oyly Carte et Ritz inauguraient la doctrine de la salle de bain toujours attenante la chambre. L'appartement a t entran dans la mme volution et la salle de bain moderne, avec tout le spectaculaire appareil de sa robinetterie (Plumbing), en est devenu une pice essentielle. L'espace rserv pour le sommeil se rduit ds lors logiquement celui d'une cellule. Sous rserve des rsistances bien naturelles de la routine ou d'une tradition sentimentale, la rationalisation, dans ce domaine, tend tre complte. Comme les branches dpendent du tronc et relvent de ses conditions d'existence, le mobilier tout entier tend s'intgrer dans cette armature [p. 97] en voie de rationalisation. Il volue vers le statut d'une sorte d'immeuble par destination : lits rentrant le jour dans la muraille selon d'ingnieux dispositifs ou se superposant les uns aux autres comme dans les anciennes cabines de bateaux, armoires ou bibliothques encastres dans le mur et ayant perdu la dignit de meubles individuels. L'accent est mis presque agressivement sur leur fonction, d'autant plus que, l'espace n'tant que parcimonieusement dispens, les impratifs de la productivit jouent en l'espce plein.

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La maison, ainsi mcanise et rationalise, est infiniment plus pratique qu'autrefois. Elle semble surtout tre conue pour une poque o la main-duvre domestique se rduit au point de disparatre : elle peut en effet tre gre presque sans personnel, une foule d'oprations se faisant dsormais automatiquement. Le contraste est frappant avec le temps o il fallait allumer les lampes huile, prparer ou entretenir le feu dans la chemine, apporter l'eau chaude dans le cabinet de toilette, vider les cuvettes ou balayer avec le balai artisanal de la tradition. Lumire et chaleur sont fournies par des organisations centralises, extrieures l'appartement, et ds lors l'effort physique se rduit au minimum : il y a toujours quelque chose, sinon quelqu'un l est la grosse diffrence , pour faire cet effort votre place. La demeure, en revanche, perd son intimit. [p. 98] Les cloisons, souvent amovibles, n'tant plus vraiment une sparation, il devient plus difficile de s'isoler. Aux Amricains, prcurseurs en la matire, cet isolement ne semble mme plus ncessaire : de leurs appartements si bien tenus, si nets, presque striliss, l'intimit parat s'tre retire. C'est un effet naturel de la standardisation, qui te la maison son caractre ancien de foyer. Elle tend mme tre dpossde de sa fonction de centre social, par des institutions plus collectives comme le club, l'htel, ou ces immeubles volus d'appartements dans lesquels la cuisine et mme la rception sont centralises et dpersonnalises. Dans l'appartement individuel ultra-moderne de nos capitales, la rception, mme modeste, ne peut plus gure se pratiquer que de faon improvise, la manire de quelque pique-nique : l'ancien dner de crmonie, devenu hors de prix, n'est plus la porte que d'une petite minorit de gens trs riches ; selon les murs nouvelles, on soupera souvent sur quelque coin de table, ou dans un fauteuil en tenant les plats sur ses genoux, ce qui du reste n'est pas sans agrment, mais transforme entirement, il faut l'avouer, les traditions anciennes de la socit. Tout l'quilibre de la vie prive s'en ressent, et l'on comprend pourquoi les jeunes gnrations, dans un besoin d'vasion plus encore que de repos ou de divertissement, tiennent avant tout l'auto qui leur permettra de prendre la route. C'est la victoire [p. 99] du nomade sur le sdentaire, et l'on pense une page magnifique de Barrs : Les tentes poses la nuit par les nomades dans le dsert notre camping n'ont pas la solidit des vieilles maisons hrditaires, mais quelle joie pour ces errants.... * Cette rvolution de la technique mnagre entrane une rvolution correspondante dans le rle de la femme en tant que mnagre, dans la place aussi que tient le mnage dans sa vie. La gestion simplifie de la maison libre la femme d'une foule de travaux, hier fort absorbants. En fait c'est bien elle qui en demeure responsable, mais elle perd la mentalit classique de la fonction dans la

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mesure o tout est conu et organis pour qu'elle puisse faire vite et sans peine ce qui rclamait autrefois beaucoup de temps et de peine. En changeant de technique le mnage change de philosophie, et si j'ose dire de mystique. Est-ce effet ou simple concidence, il y a manifestement une dsaffection pour ces travaux ennuyeux et faciles dont parlait le pote. La femme moderne a d'autres proccupations, d'autres prfrences, soit qu'elle ait un mtier ou une profession, soit qu'elle s'adonne hors de chez elle l'une de ces mille occupations, distractions ou activits qu'offre le sicle. Mme [p. 100] s'il y a des enfants, le dsir vident de la mre est de ne pas se laisser totalement absorber par les soins qu'ils exigent. On sait que le baby boom amricain n'est pas propre aux tats-Unis, qu'on se marie de plus en plus jeune en Europe et que la natalit, en France comme ailleurs, y est en progrs certain. On sait aussi que le nombre de femmes ayant des diplmes et cherchant un job rmunrateur devient de plus en plus grand. Des obligations conjugues qui en rsultent rsulte aussi un surmenage fminin que les psychiatres connaissent bien. Pour y obvier, les mcanismes mnagers les plus efficaces ne suffisent pas. Il faudrait encore, ce qui est loin d'tre fait, une adaptation de la garde des enfants aux besoins d'une socit o les fonctions maternelles et mnagres sont censes ne plus absorber la totalit de l'activit fminine. Aux tats-Unis, en Angleterre, le baby sitter un plus de soixante-dix ans ou une petite jeune fille, indiffremment veille auprs du berceau pendant que la matresse de maison vaque au-dehors ses affaires ou ses engagements sociaux, mais en France la pratique est loin d'tre institutionnalise comme elle le devrait. Il est vrai que l'cole tend de plus en plus joindre ses fonctions ducatives celle d'une garderie d'enfants, au point qu'une grve d'instituteurs drgle gravement la vie des parents. Cependant ce ne sont pas l des solutions adquates, car, chez nous du moins, la sensibilit maternelle n'a pas [p. 101] volu de pair avec la technique mnagre : combien de Franaises voudraient la fois avoir une vie personnelle, une profession et des enfants, sans renoncer tre vraiment les gardiennes quotidiennes et les ducatrices de ceux-ci. Mais est-ce possible dans une conomie o le recours aux mthodes collectives est de plus en plus condition d'efficacit ? En raison de la place prise par l'outillage domestique, les dpenses de mobilier, dans le sens mcanique spcial indiqu plus haut, se substituent dans les budgets bourgeois aux charges anciennes rsultant du service. En ralit le service est toujours exerc, dans la mme proportion qu'autrefois, mais sous une autre forme. Une partie de ce qui se faisait la maison, par soin personnel et en quelque sorte artisanal, se fait maintenant l'usine et il n'y a plus, l'extrmit consommante, qu'un besoin d'adaptation et d'achvement : la prparation du nescaf, selon le procd de Nestl, en est un parfait exemple et le porridge des cossais a suivi la mme volution. De plus en plus nombreux sont les cas que l'on pourrait citer o il n'y a plus qu' verser un peu d'eau bouillante pour avoir un plat labor, qui demandait jadis des heures d'attention et de soin. Il n'y a du reste l qu'un aspect particulier d'une loi gnrale s'appliquant toutes les fabrications, tous les services : la pharmacie par exemple comportait nagure encore un

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laboratoire dans chaque [p. 102] unit, o se prparaient et se composaient 1'immense majorit des remdes, mais dsormais de puissants laboratoires centraliss se chargent de la confection en srie des spcialits pharmaceutiques, ne laissant plus au pharmacien local qu'un service de distribution ou de mise au point. La cuisine est engage dans la mme voie ; elle y gagne en fait de bonne qualit des produits utiliss ; ce qu'elle y perd c'est quelque chose de sa personnalit, comme du reste l'ensemble du mnage moderne. Ces conditions ne s'appliquent pas seulement aux classes moyennes, l'ancienne bourgeoisie, incapable de maintenir son statut antrieur. L'intrt port aux ustensiles mnagers s'tend l'ensemble du peuple franais, non seulement au monde ouvrier, mais aussi au monde de la campagne, ce qui prouve que la transformation du mnage est un phnomne de porte gnrale qu'il convient d'intgrer dans l'volution d'ensemble de la production et de la distribution : c'est un climat auquel rien ni personne ne saurait chapper. L'esprit profond du systme est dmocratique, mais s'il permet la gnralisation d'avantages autrefois rservs au petit nombre, il implique dans le mnage, comme dans l'industrie, une charge accrue des dpenses d'tablissement. Or le frigidaire, l'aspirateur, la machine laver sont chers, mme sous le rgime des paiements diffrs qui en rend l'acquisition possible un nombre [p. 103] croissant d'acheteurs. Il est donc essentiel que ces instruments du confort moderne baissent de prix, mais c'est vident cette conomie ne peut se raliser que par une accentuation systmatique de la srie et de la masse. Voil donc, sous cet aspect comme sous tous les autres, notre socit entrane par sa logique mme vers une standardisation de plus en plus draconienne, limitant le domaine laiss libre la fantaisie. C'est du reste un prix qu'il vaut bien la peine de payer. Pareille standardisation dpasse ds maintenant les cadres nationaux. Dans la Maison internationale du Salon des arts mnagers, il est difficile de distinguer ce qui provient de la France, de la Sude ou des tats-Unis. Le cadre est celui de la civilisation occidentale, mais, phnomne nouveau dans l'histoire de la plante, ce cadre s'tend rapidement la terre entire, toutes les races, tous les continents. C'est sur le plan russe, sur le plan amricain que s'quipent les peuples exotiques soucieux d'emprunter nos mthodes, comme c'est sur le plan europen que le Japon, ce prcurseur, l'avait fait il y a dj prs d'un sicle. Il est vrai que ces mthodes sont mises au service de mystiques bien diffrentes, mais la technique est ntre, de sorte que, du point de vue de l'quipement, sinon de l'esprit, tout le monde est en voie de se ressembler. Mao Tse Toung s'habille comme Malenkov, dont les tuniques appartiennent [p. 104] malgr tout la famille occidentale, et l'un et l'autre sont des croyants de la technique, avec un fanatisme de conviction qu'on ne trouve pas chez tous les Occidentaux. C'est de la mme faon que l'influence grecque s'tait tendue tout le monde mditerranen et mme jusqu' l'Inde, mais cette fois la terre entire subit l'emprise d'une mme conception matrielle de la production et de la vie.

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Dans ce conformisme mcanique universel la France fait-elle exception ? Nous n'aimons pas faire exactement ce que fait le voisin et chacun, selon le proverbe, aime boire dans son verre , mme s'il est petit. Dans les modles de maisons que donnent nos Salons, il en est qui systmatiquement cherchent ressembler des maisons plutt qu' des alvoles. Cependant, sur le fond mcanique, tout le monde est d'accord, et ce n'est pas seulement souci de confort, c'est aussi fiert de suivre sans retard le mouvement imprieux de l'poque. Les consquences lointaines sont de grande porte. L'ancienne conception de la famille associe la notion matrielle du foyer, celle de la femme-mnagre gardienne de ce foyer, du mari gagnant la vie du groupe et en administrant le budget sont videmment dpasses. Si l'on veut en prserver l'essentiel, une adaptation aux ncessits de la structure sociale moderne s'impose certainement. Elle est en train de se faire et c'est dans des conditions de souplesse [p. 105] plus grande du fait que la mcanisation ne relve plus de la vapeur mais de l'essence et de l'lectricit. L'auto, la motocyclette restituent au transport une individualit que le rail ne comportait pas ; les innombrables ustensiles mnagers actionns lectriquement permettent une diversification tonnante de la gestion mnagre, mais ne nous y trompons pas la source d'nergie n'est plus entre les mains de chacun comme quand on faisait son feu la manire du pass. La logique de la Rvolution industrielle est donc en voie de plus en plus rapide de dvelopper tous ses effets, s'tendant tous les aspects, mme les plus subtils et les plus secrets, de notre existence.

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Chapitre V L'GE DU TOURISME

Retour la table des matires

En parlant de l'ge du tourisme, j'entends surtout le tourisme organis, ce tourisme de srie qui est devenu l'un des aspects les plus typiques de notre sicle. C'est un fils de la vitesse et de la dmocratie, qui s'intgre troitement dans l'volution industrielle, dont il a du reste exactement suivi les tapes : on y distingue en effet une priode artisanale, une priode mcanique, la priode administrative enfin dans laquelle il est pleinement engag aujourd'hui. Le dveloppement du tourisme suit fidlement celui de la socit, dont il est en quelque sorte fonction. Il y avait d'abord eu un tourisme dAncien Rgime, artisanal, aristocratique, personnel. Le nouveau tourisme est organis, presque mcanis, collectif et surtout dmocratique. Le premier ne survit qu' titre d'exception, comme [p. 108] un luxe, presque comme une curiosit. C'est le second qui est devenu la rgle, associ une conception, une doctrine du loisir, dont on a fait une fonction sociale, organise et rglemente. Il est du reste logique qu' l'ge de la production et de la consommation de masse corresponde un tourisme de masse. * Enjambant le XXe sicle, l'Ancien Rgime s'est poursuivi dans ce domaine jusqu' la premire guerre mondiale. Si nous voquons la Suisse, l'Italie, la Cte d'Azur de l'poque, qu'tait le touriste de cet ge aujourd'hui disparu ? Gnralement un lord anglais, ou bien le membre de quelque aristocratie fortune : un grand duc russe, un prince de l'Europe centrale, un roi mme (quelquefois en exil ), souvent un Sud-Amricain mais plus rarement un

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Amricain du Nord, en tout cas un personnage bien fourni de revenus et de loisirs, pouvant s'absenter longtemps de ses affaires, supposer qu'il en et, ne calculant ni le temps ni l'argent, disposant de l'un et de l'autre sans compter. Quand venait-il et que demandait-il ? Il cherchait nous avons bien chang ! la fracheur l't et la chaleur l'hiver, ce qui signifie qu'il allait l't en Suisse et l'hiver dans la Mditerrane. Ajoutons, ce en quoi nous avons galement [p. 109] bien chang, qu'il faisait de longues stations, s'installant pour longtemps dans le mme endroit, parfois pour toute une saison : ses dplacements relevaient un peu de la migration, arrivant et repartant comme les hirondelles. Ce qu'tait son htel, nous l'avons bien oubli depuis que l'lectricit, l'auto, l'avion ont transform rvolutionnairement la face du monde. Sa chambre, fort spacieuse, s'clairait la lampe, se chauffait par un pole ou une chemine et n'avait pour ainsi dire jamais de salle de bain : il y avait des pots eau et des seaux o l'on vidait les cuvettes ; les Anglais, ces pionniers de la propret corporelle au XIXe sicle, apportaient avec eux leurs tubs (il y en avait en caoutchouc, que l'on pliait dans les bagages) ; le Prince de Galles, futur Edouard VII, faisait venir du dehors une baignoire ! La clientle ne se plaignait pas de ce confort rudimentaire et ne s'tonnait pas de cette absence de tuyauterie, devenue indispensable aux Amricains. C'tait la socit victorienne britannique qui donnait le ton. On tait par contre difficile pour les salons, car il y avait une vie sociale de l'htel. Elle s'exprimait notamment dans la table d'hte (quand j'tais enfant, je croyais que c'tait la table d'autres ), dans le salon de conversation, dans la salle de lecture, dbordante de journaux et munie de massives bibliothques. La littrature du temps nous en a laiss des descriptions fameuses, devenues classiques. Qu'on me permette [p. 110] de citer l'vocation que fait Daudet du Righi-Kulm dans son Tartarin sur les Alpes : Un spectacle cette salle manger du Righi Kulm six cents couverts (il va un peu tort !) autour d'une immense table en fer cheval, o des compotiers de riz et de pruneaux alternaient en longues files avec des plantes vertes, refltant dans leurs sauces claire ou brune les petites flammes droites des lustres et les dorures du plafond caissonn. Comme dans toutes les tables d'hte suisses, ces riz et ces pruneaux divisaient le dner en deux factions rivales, et rien qu'aux regards de haine ou de convoitise jets d'avance sur les compotiers, on devinait aisment quel parti les convives appartenaient. Les riz se reconnaissaient leur pleur dfaite, les pruneaux leurs faces congestionnes. Le salon de lecture nous parat aujourd'hui plus lointain encore : Le salon restait comme dernier refuge, Tartarin y entra. Coquin de sort.... La morgue, bonnes gens, la morgue du mont Saint-Bernard, o les

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moines exposent les malheureux ramasss sous la neige dans les attitudes diverses que la mort congelante leur a laisses, c'est cela le salon du RighiKulm. Toutes les dames figes, muettes, par groupes, sur des divans circulaires, ou bien isoles, tombes et l. Toutes les misses immobiles sous les lampes, ayant encore en main l'album, le magazine, la broderie qu'elles tenaient quand le froid les avait saisies.... L'emploi du temps et l'horaire des journes ne nous paraissent pas moins prims. Hivernant [p. 111] ou estivant, le touriste arrivait en train, mais souvent aussi en voitures chevaux, petites journes, dans des landaus dont les cochers ressemblaient des postillons. Le matin, aprs un breakfast srieux la mode anglaise, il faisait une petite promenade pied pour profiter du soleil, et l'aprsmidi une victoria le dplaait dans un cercle kilomtrique restreint. Sans doute y avait-il, en Suisse, les ascensionnistes convaincus dont Tpffer nous a conserv la mmoire, mais le plus souvent, surtout dans le Midi, il s'agissait d'hommes mrs, faisant peu de sport, cherchant le loisir et le repos dans un climat complmentaire de celui qu'ils avaient laiss derrire eux dans les brumes du Nord. la fin de l'aprs-midi, quand le jour tombait et qu'on allumait les lampes huile, ce client de luxe faisait son whist avec des partenaires rencontrs dans l'htel : on tait entre gens de bonne compagnie, peu presss, ayant en somme peu de vie du soir, car aprs le dner, le temps d'une brve station au salon, chacun rentrait dans sa chambre. Ce qui nous frappe par comparaison dans cette clientle, c'est son aisance financire, sa richesse souvent fabuleuse. Ces lords, qui venaient passer l'hiver sur la Riviera, disposaient de revenus princiers. Plus princires encore, au sens lgendaire du terme, taient les ressources fantastiques des princes russes, qui venaient hiverner sur la Cte d'Azur. Ils ne se dplaaient [p. 112] qu'avec une suite de secrtaires, de courriers, de majordomes, de moujiks couchant parfois sans se dshabiller devant leur porte, et leurs fantaisies erratiques, que nous avons quelque peine croire quand on nous les raconte aujourd'hui, taient de vritables fantaisies de barbares : on estime qu'avant 1914 cette invasion sarmate amenait chaque anne plus de 20 000 Russes sur la Riviera. La trace en subsiste, Nice ou Cannes, dans des palais de style Sarah Bernhardt surchargs de moulures, dployant l'infini des escaliers monumentaux et des halls gigantesques : on comprend que les sorties de roubles ncessites par ces dpenses aient pes sur la balance des comptes de l'empire des Tsars ! ct d'eux, les rois et leurs familles avaient plus de mesure : certains avaient fini par faire partie du paysage, telle la reine Victoria, reste clbre Grasse par sa petite voiture trane par un ne et son splendide garde du corps cossais. Ritz a t le matre des crmonies de cette tonnante clientle. Il n'y avait cependant pas que ce niveau aristocratique et princier. Ds la seconde moiti du XIXe sicle le tourisme s'tait tendu, sinon aux classes populaires, du moins aux classes moyennes. Mme avant 1850, Cook avait dj

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beaucoup fait pour organiser et dvelopper le voyage. Par la suite, le progrs avait t trs rapide, car quelle diffrence dj entre Monsieur Perrichon et Tartarin ! J'ai quant moi pu connatre [p. 113] encore la fin de cette poque hroque, notamment la table d'hte classique, autour de laquelle on engageait la conversation avec son voisin par l'amorce quasi rituelle : Puis-je vous prier de me passer le sel ? ou bien : Beau temps aujourd'hui (avec un commensal anglais, la meilleure formule tait : May I trouble you for the cruet 1 ) Les relations se nouaient ainsi et par la suite bien des gens ont regrett l'occasion offerte de cette entre en matire. La chambre d'alors paraissait hors de prix quand elle cotait dix francs : les clients de mauvais caractre emportaient avec eux la bougie pour protester contre une note juge excessive ! Le voyage cette poque tait la fois plus difficile et plus facile qu'aujourd'hui. Les trajets taient plus lents et il n'y avait pas d'itinraires fulgurants : le plus riche, le plus sportif mettait une semaine comme tout le monde pour atteindre New York, quarante-huit heures pour gagner Alger. Le sleepingcar, d'autre part, restait considr comme un luxe caractris, rserv aux princes, aux riches... et aux rastaquoures fidles de Notre-Dame des wagons-lits . Sur le continent on ne disposait que du train ou de la voiture ; les combinaisons du rail et du cheval taient compliques ; les changements de trains, avec (les correspondances trop troites, m'ont laiss le souvenir de repas haletants dans les buffets, [p. 114] de courses angoisses sur les quais de dpart. Mais par contre on n'avait pas retenir sa place, ni se proccuper de visas sur les passeports (on n'avait du reste pas de passeports), d'autorisations de change ou de vaccinations. On emportait simplement des francs dans sa poche, que l'on changeait automatiquement la frontire, sans la moindre difficult, la douane ne vous demandant jamais combien on sortait d'argent. On ne prenait gnralement son billet qu' la gare, en partant, et c'est d'assaut que l'on conqurait les fameux coins des wagons o l'on allait passer la nuit. En somme le rythme, la pression atmosphrique, la temprature sociale taient bien ceux d'un ge prim. * Le tourisme moderne correspond une rvolution, non seulement dans la faon de voyager, mais dans la composition mme de la clientle touristique. La classe sociale, riche de revenus et de loisirs que nous voquions tout l'heure, a disparu, ou ne survit qu' titre d'exception. Il y a toujours videmment une clientle nombreuse de gens aiss, riches et mme trs riches, mais leur conception du dplacement s'est transforme, ce qui entrane de leur part des murs entirement diffrentes. Il s'est enfin dvelopp une clientle populaire gnralise, et c'est elle [p. 115] aujourd'hui qui donne le ton aux vacances, aux
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L'huilier.

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villgiatures et aux voyages. Le tourisme en sort dcidment mconnaissable, ds l'instant qu'il comporte dsormais un outillage nouveau, un personnel spcialis, des murs ayant subi une complte rvolution. La psychologie du loisir s'est ellemme modifie et l'on a l'impression que l'hivernant ou l'estivant d'aujourd'hui est moins un individu qu'un numro social relevant de la psychologie de masse. Le touriste du XXe sicle, quel que soit son niveau dans l'chelle des revenus, constitue donc par rapport au pass une espce nouvelle, dans laquelle il convient de distinguer un tourisme ais et un tourisme populaire, qui, leurs frontires, ragissent l'un sur l'autre. Prenons d'abord le tourisme des gens aiss. Si l'homme inoccup, disposant d'un loisir prolong, est devenu rare, il y a toujours des gens riches, trs riches, follement riches mme, mais ils dpensent de l'argent gagn plutt que de l'argent encaiss sous forme de revenu rgulier d'un capital. Le noble lord, le prince russe, le roi (mme en exil) sont remplacs par le riche Amricain en vacances, par le Sud-Amricain roulant sur l'or issu pour lui du ptrole ou de l'tain, par le sultan d'Arabie ayant tir le gros lot ptrolier. Si nous pouvions faire revivre un instant par comparaison leurs prdcesseurs dans l'htel de luxe, nous verrions quel point le type social, le type physique mme sont devenus [p. 116] diffrents, si diffrents parfois que le puriste racial pourrait y trouver redire. Cest ainsi qu'une psychologie nouvelle de la villgiature, si ce mot peut encore tre appliqu dans son sens exact, s'est dveloppe. On arrive encore en chemin de fer, mais plus souvent dans de somptueuses autos, frquemment en avion, en avion priv : le cas se fait exceptionnel o le directeur de l'htel vient en personne attendre le visiteur de marque sur le quai de la gare, terrain dsormais combien dmocratique. Il ne s'agit plus comme autrefois de valtudinaires ou de personnes ges pleines de mnagement pour leur prcieuse sant, mais de gens dbordant de vie et d'activit, qui viennent moins pour se reposer que pour s'amuser. Ils sont presss : au moindre tournant ils prendront leur voiture pour aller parquer ailleurs. Il n'y a donc plus de stabilit dans les clientles : le voyageur qui s'inscrit pour toute une saison ou mme tout un mois devient exceptionnel, d'o une complication accrue dans la gestion htelire. On a d'autre part renvers les saisons. Il n'est plus question de chercher la fracheur l't et la chaleur l'hiver. Bien au contraire, on va dans les stations de ski poursuivre l'hiver dans ce qu'il a de plus froid, et l't dans ce qu'il a de plus chaud sur les rivages ensoleills des mers du Sud : on ne parle plus alors que de bains de soleil, de ski nautique, de nudisme.... Et l'on n'est jamais satisfait, les stations de montagne [p. 117] s'levant de plus en plus en altitude, cependant que, par-del notre vieille Mditerrane, on ne rve que Bermudes, Antilles ou Honolulu. L'avion ayant supprim la distance, on peut tre le lendemain matin Dakar ou Colombo. quand l't Khartoum et Nol au Ple ? Les htels de cette clientle volue ne ressemblent plus gure ceux que nous dcrivions tout l'heure. La chambre est devenue beaucoup plus petite, beaucoup plus simple dans son mobilier : adieu les tentures et les falbalas de

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nagure ! Il arrive de plus en plus, en vertu d'un systme issu des tats-Unis, que, le lit se dissimulant le jour dans le mur, l'appartement prend figure de sittingroom. Mais on est devenu extrmement difficile pour cette tuyauterie qui correspond au plumbing du nouveau monde, et l'on n'admet plus gure l'absence de salle de bain : on voit mme quelquefois deux salles de bain pour une mme chambre, l'une pour monsieur, l'autre pour madame. Il faut signaler cependant que, dans les pays dj chauds, la baignoire tend quelquefois tre remplace par une douche. Du reste, dans l'appartement stylis parfois jusqu' l'asctisme on ne viendra gure que pour dormir, et si l'on s'y tient ce sera surtout dans la salle de bain. On a de mme une indiffrence accrue pour l'ancien salon de conversation et surtout pour le salon de lecture de la tradition romantique : on ne les frquente gure, surtout s'ils sont ferms par des portes [p. 118] et l'on prfre se tenir dans des halls, ouverts de tous cts et au travers desquels tout le monde circule. Ajoutons la remarque est importante qu'on ne s'habille plus gure le soir, sauf pour les galas : on aime ses aises et l'avion a habitu les gens aux quipages lgers. Naturellement la table d'hte est morte, Ritz lui a donn le coup de grce, et sur les paquebots la table du commandant a galement chang de caractre, une lite soigneusement slectionne par le commissaire s'y succdant tour tour. Il n'y a plus maintenant, dans la salle manger, que de petites tables spares, qui permettent justement de n'avoir pas avec le voisin ce contact qu'on semblait au contraire rechercher nagure, et en effet ce voisin, qui est-il, on ne le sait pas. la place du salon dlaiss c'est le bar qui semble tre devenu la pice centrale : on a l'impression que c'est l seulement, supposer que ce ne soit pas la piscine, qu'il y a encore quelque chose comme une vie sociale. L'apritif, considr comme vulgaire, n'tait gure autrefois le fait des gens du monde, mais il nous est revenu des tats-Unis par d'un prestige nouveau, sous la forme du cocktail ; il se pourrait cependant que le znith du cocktail soit dpass : les jus de fruits lui font une concurrence croissante. La table d'hte traditionnelle n'aurait mme plus aujourd'hui de raison d'tre, ds l'instant que la clientle, tonnamment mobile, djeune ou dne dehors, dans quelqu'un des innombrables [p. 119] restaurants ou bistrots que l'automobile, sans la moindre difficult, permet d'aller chercher dans un rayon de cinquante ou cent kilomtres. Ajoutons que nos touristes du XXe sicle n'ont plus l'estomac de Louis XIV ou de Louis XVI : ils se rvlent de moins en moins capables, stomacalement si ce n'est financirement au prix o sont les relais ou les mres ruineuses, de faire beaucoup plus qu'un repas classique par jour : de l est n, dans toutes les stations touristiques, le snack bar, o l'on se nourrit en vitesse et prix raisonnable, ce qui permet ensuite de concentrer l'effort quotidien sur une manifestation vraiment srieuse. Dans ces conditions, et sans parler ici des htels autres que ceux consacrs au tourisme, le rgime de la pension tend ne plus satisfaire la clientle : il est de moins en moins question de combinaisons s'tendant toute une saison et mme tout un sjour ; la demi-pension n'est souvent supporte qu'impatiemment, tant le

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visiteur est jaloux de son indpendance. C'est du reste peine si, en dehors de quelques heures fixes, on l'entreverra, dans une journe si dcale que son horaire finit par ressembler celui des Espagnols et des Sud-Amricains : comme on sera rentr trs tard, on ne se lvera que trs tard pour aller tout de suite au bain, et aprs la sieste dans la chambre ou sur la plage on partira en tourne la recherche de quelque bonne auberge , marque d'une, de deux ou de trois [p. 120] toiles, aprs quoi la soire se terminera au casino ou dans quelque bote de nuit. ce rgime, tels repas annexes qu'on avait cru intgrs dans les murs occidentales, comme le breakfast et le five o'clock tea, tendent, sinon disparaitre, du moins se rduire au minimum. Au XIXe sicle, c'taient les Anglais qui avaient impos cet gard leurs habitudes, maintenant ce seraient plutt les Amricains, les SudAmricains, sans parler d'autres extra-Europens vraiment teints d'exotisme. On conoit que, dans cette conception du tourisme, les amusements aient pris une importance qu'ils n'avaient certainement pas autrefois. Il y faut toute une organisation des sports : golf, tennis, ski nautique, yachting et, dans les grandes stations d'hiver, patinoires, pistes de bobsleighs, surfaces savamment amnages pour le curling, sans parler des tlskis ou tlsiges dont on ne veut plus se passer. Il y faut aussi toute une organisation des distractions du jour, du soir ou de la nuit : courses de chevaux, comptitions sportives ou mondaines, galas somptueux. Deauville, Biarritz, Cannes, le casino prend une place de tout premier ordre. Il s'agit en somme, non pas d'une vie de repos mais d'une vie de distractions fatigantes. Aprs tout, et c'est un trait significatif des murs modernes, on est venu chercher moins la fameuse relaxation des Amricains que la diversion par rapport au train quotidien d'une vie de travail et, proprement [p. 121] parler, l'vasion. On se reposera au retour, dans le calme du bureau retrouv ! Dans certaines stations o la saison est courte, on a l'impression d'un tourbillon qui passe avec furie et puis disparat, ne laissant aprs lui qu'un silence pathologique. Ces conditions nouvelles du tourisme ont entran une transformation de l'htel et de sa gestion. L'tablissement spcialement conu pour la clientle de haut luxe existe toujours et les maisons qui maintiennent la tradition de Ritz sont mme assez nombreuses en Europe. On y trouve une direction de type personnel, avec une clientle en grande partie slectionne et personnellement connue de la maison. C'est dans ces htels que se rencontrent les rares survivants de l'ancienne lite mondaine, ct des astres montants de la richesse ou du succs : quelques rois encore, pourvus ou non d'un trne, des magnats de la finance et de l'industrie, des personnalits dont le nom signifie quelque chose, des vedettes du thtre ou du cinma.... C'est faire constater qu'on appartient cette lite spciale que de figurer sur la liste de ces htels. S'il s'agit par contre du grand tablissement omnibus, s'adressant un public non plus slectionn mais simplement riche et dispos dpenser son argent, c'est l'htel de type amricain qui tend de plus en plus prvaloir en Europe : il est excellent, superbement quip de tous les [p. 122] progrs techniques modernes, riche en salles de bain, en tlphones, en radios, ventuellement en tlvisions,

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savamment organis comme un bureau ou comme une banque. Le revers de la mdaille, c'est qu'il ne ralise ces incontestables avantages qu'au prix d'une standardisation accepte, presque agressive, sans beaucoup de proccupation de la cuisine ou des rapports personnels (on a cependant recommand au personnel d'appeler long comme le bras celui-ci docteur et celui-l professeur , ce qui flatte toujours). Que manque-t-il donc ? Selon l'observation d'un client, c'est beau et l'on est merveill, mais peu confortable, c'est bien et mme trs bien, mais jamais fin et finalement c'est peu vari. Les fameux htels de la chane Conrad Hilton ont ds maintenant travers l'Ocan, il y en a, Madrid, Istamboul. On est bien loin de Ritz, dans cette conception domine par les conditions de gestion du nouveau monde, o, le service tant hors de prix, la mcanisation maximum de l'outillage s'impose, dans des tablissements ne russissant payer que par la masse. (On sait par exemple que l'ancien Stevens de Chicago maintenant Conrad Hilton Hotel compte les lits par milliers, possde dix entres, d'innombrables batteries d'ascenseurs, des salons, salles de rception, restaurants, bars sans nombre.) Il reste maintenant savoir si la clientle europenne, et mme la clientle amricaine [p. 123] en Europe, se plairont dans ces htels, menacs de banalit dans leur perfection mme. Il y a lieu de penser que le souci de la qualit dans la villgiature n'a pas disparu. Et ce serait une erreur de penser que seul l'tablissement de haut luxe peut en fournir l'quivalent : dans nombre de cas, tel htel, plus modeste par le nombre de ses chambres mais personnellement dirig, y russira. Il faut cependant indiquer que les charges sociales en faveur du personnel sont devenues si lourdes que les conditions amricaines risquent de s'tendre de plus en plus au vieux continent, y entranant les mmes consquences. Paralllement l'volution de l'htel et des murs touristiques, on a assist, surtout en France, un dveloppement extraordinaire du restaurant comportant une bonne cuisine, une cuisine de qualit, ventuellement prtentieuse, du reste surveille et jalousement critique par une clientle avertie ou se prtendant telle. Avec l'automobile un restaurant peut tre atteint n'importe o, la distance ne comptant plus. Toute une gographie de la cuisine s'est ainsi tablie, retrouvant d'anciennes distinctions provinciales qu'on s'attache faire revivre fort intelligemment, encore que non sans quelque exagration publicitaire. Le guide Michelin, dont l'autorit s'impose, dcrte entre les tablissements une hirarchie respecte des voyageurs, et peu importe que l'endroit o il faut aller soit [p. 124] ici ou l, devant un site splendide o sur quelque route banale, ce sont des temples de la cuisine o les fidles viennent faire leurs dvotions. Les tea-rooms o l'on sert de tout et mme du th, les snack bars innombrables viennent en annexe, servant aussi la clientle populaire, dont il nous faut maintenant parler. *

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J'ai hte en effet de passer au tourisme populaire, car il prend dcidment la premire place. On peut se demander si c'est le besoin du dplacement et des vacances qui a suscit le dveloppement d'un outillage touristique remarquable, ou au contraire si ce n'est pas l'existence de cet outillage qui a stimul la gnralisation des voyages considrs comme un agrment ou une dtente ? L'outillage moderne du tourisme, la technique perfectionne du voyage, merveilleusement adapts aux murs actuelles, ont en effet rendu possibles les grands dplacements de masse, et je m'en voudrais, du moins en ce qui concerne la France, de ne pas mentionner ici le rle magnifique d'animateur jou par le Touring Club depuis 1890, sans oublier l'Alpine Club (1857), le Club alpin (1875), l'Automobile Club (1895), l'Office national du tourisme (1908), le Commissariat gnral du tourisme (1935), les nombreux syndicats d'initiative locaux. [p. 125] Cependant le voyage populaire organis n'a pu prendre cet extraordinaire dveloppement que grce la gnralisation du loisir garanti par la loi. Le cong pay, qui date, on s'en souvient, de l'anne 1936 et du Front populaire, est l'expression symbolique de cette sensationnelle volution des murs. Qu'on le veuille ou non il a fallu paradoxalement que certains anciens du monde ouvrier s'y accoutument on est invit au repos comme coups de sirne et tout le monde, sans exception, prend aujourd'hui ses vacances, ce qui n'tait nullement le cas au sicle dernier. La masse, avec ses impratifs, pntre donc son tour dans ce domaine, rserv jusqu'alors une minorit de privilgis. Les lois de la Rvolution industrielle s'imposent donc au voyage, considr comme un produit, ce qui veut dire que pour tre bon march le voyage doit se pratiquer collectivement et en srie. C'est pourquoi dans le tourisme, en vertu d'une logique implacable, l'individualit et la fantaisie le cdent dsormais l'organisation. Nous sommes en plein dans cet ge administratif, produit de l'ge mcanique, dont nous parlions plus haut. En effet, si la rapidit du transport s'est accrue, les difficults administratives se sont multiplies paralllement, de sorte qu'il est devenu plus difficile de voyager seul, en mme temps que plus facile de voyager en groupes. On a besoin d'un concours technique pour se procurer des billets [p. 126] collectifs, pour mettre sur pied des itinraires combins. Les difficults de change rendent ncessaire de s'adresser des spcialistes, ventuellement distincts des banquiers, chaque fois qu'on traverse une frontire. Si l'on doit sortir d'Europe, les formalits de visas ou de vaccinations deviennent insurmontables sans le secours d'intermdiaires expriments. Au temps o les dplacements taient difficiles pour d'autres raisons, telles que l'inscurit des routes ou l'insuffisance de l'quipement touristique, les aristocrates du voyage, et notamment les nababs extra-europens, se faisaient accompagner de courriers , sur lesquels ils se reposaient de toute l'organisation matrielle de l'itinraire. Ces courriers sont maintenant remplacs, et pour chacun d'entre nous, par les agences de voyages. Ds qu'il s'agit de billets circulaires, de tours organiss et accompagns, c'est

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l'agence qui se charge de tout, transports, htels, guides, financement : on est pris en main, embarqu, il n'y a qu' suivre. Le XIXe sicle ne connaissait gure que deux moyens de transport, le chemin de fer et la voiture, mais le voyageur d'aujourd'hui dispose d'une gamme infiniment diversifie et la distance, vrai dire, ne compte plus. Comment se dplace-t-on ? Par le train gnralement, mais de plus en plus par avion. Des croisires d'autre part sont organises sur les mers, qui mettent notre porte des rgions nagure encore inaccessibles. [p. 127] Les dplacements en automobile sont devenus de plus en plus courants, d'autant plus que, pour les familles, c'est de beaucoup la solution la plus conomique. La caravane , en remorque de l'auto, est fort employe et l'on assiste alors au spectacle de la tortue emportant sa maison. Enfin un trs grand nombre de voyageurs individuels, ou circulant deux, se servent de la motocyclette, du scooter ou du vlomoteur. N'oublions pas l'autocar, qui a transform l'excursion et mis le sight-seeing la porte de tous. De toute faon la mobilit est extrme, qu'on dispose ou non d'un moyen individuel de transport, d'o la difficult croissante de retenir longtemps la clientle au mme endroit. O demeurent ces touristes, dont les moyens ne sont plus comme tout l'heure ceux du luxe ou de la grande aisance ? Certains d'entre eux dans les caravanes dont nous parlions tout l'heure ; d'autres, en nombre grandissant, dans les camps organiss pour hberger les voyageurs se dplaant en automobile : les campeurs , espce nouvelle, ont fait du mouvement leur rgle ; ils se comportent en nomades, et il a fallu, comme pour ceux-ci, rglementer leurs dplacements, d'o la gnralisation d'un camping organis la faon des mortels amricains. La masse des touristes restent cependant attachs la solution de l'htel, et de ce fait l'htel modeste s'est largement dvelopp, dbordant pendant le plein de la saison d't sur les chambres loues [p. 128] dans les maisons prives. Un problme relativement nouveau se pose ainsi aux organisateurs du tourisme, celui de l'htel populaire, de prix ncessairement modeste, mais auquel on demandera un confort moderne , dont prcdemment il n'y avait gure eu se proccuper. cette clientle, qui naturellement vient pour se distraire, il faut fournir des moyens d'amusement, et c'est encore tout un aspect du tourisme et des vacances qui se transforme, ncessitant comme partout ailleurs un outillage et une technique. Ce que nous disions de la distraction des classes aises s'applique strictement aux classes populaires. Le sport tend se gnraliser, qu'il s'agisse de la nage, du canot ou encore des ascensions en montagne. La curiosit de connatre les sites les plus clbres, les monuments les plus vants, les villes les plus belles n'est nullement limite aux classes moyennes, mais est aujourd'hui devenue gnrale. Mais ce niveau la politique touristique dpasse l'initiative prive, relevant alors des autorits municipales, dpartementales, rgionales et mme nationales. Les dplacements se mesurant par centaines de mille, par millions, il s'agit de mouvements humains dont l'homme d'tat ne saurait se dsintresser.

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La Nature, sans que les hommes soient intervenus l par une conomie dirige, a suscit, dans ces migrations massives, une sorte d'ordre comme dans les migrations des oiseaux : il y a [p. 129] une pointe d'hiver et une pointe d't. Les sports d'hiver se sont gnraliss, dsormais porte des bourses modestes grce des organisations collectives : les dparts, de ce fait, se groupent autour du Nouvel An, remplissant alors les gares d'une affluence inconnue il y a cinquante ans. Mais c'est surtout l't que se produisent les grandes mares touristiques. Canalises par le rgime gnralis des congs pays, elles tendent se concentrer entre le 15 juillet et le 15 aot : le flot commence ds le dbut de juillet, mais en septembre le reflux est rapide, car on rentre de plus en plus tt. Le mois d'aot est vritablement devenu le grand mois du tourisme et des vacances. Dans les grandes stations de la Mditerrane ou de l'Ocan (ou de la Manche), toutes les classes sociales se rencontrent alors au mme endroit et l'on a souvent l'impression que les uns sont venus voir les autres s'amuser. Le spectacle n'est pas exempt de quelque cacophonie. Et puis, trs vite, le calme revient. Une seconde saison, apaise, aristocratique et distingue, commence alors, qui rappelle l'ambiance d'autrefois, et c'est comme une sorte d't de la Saint-Martin. Mais on mesure quelles difficults doit faire face la gestion htelire, en prsence de ces brusques changements de climat. Pour ne prendre qu'un exemple du renversement qui s'est produit dans l'quilibre des saisons, l'aristocratique Cannes de Lord Brougham ne se rveillait de son sommeil estival [p. 130] qu'aprs les premires pluies de l'automne, vers le dbut d'octobre : les gens alors respiraient et le personnel htelier, revenu de Suisse, remettait les htels en tat pour la clientle de l'hiver. Il fallait en ces temps-l, si l'on voulait mnager son crdit mondain, tre vu au moins une fois sur la Cte avant Pques, notamment au moment du Carnaval. Mais ensuite, ds le mois de mai, pensions et htels se fermaient et la Riviera s'endormait dans la torpeur de l't, n'appartenant plus, pour plusieurs mois, qu'aux joueurs de boules et aux paresseux habitus des cafs, dgustant une absinthe ou mme simplement un tilleul sous l'ombre frache des platanes. Tout cela est maintenant invers et c'est en dcembre ou en janvier qu'il faut venir chercher le calme et le silence sur une Croisette dserte, cependant que Nice, toujours vivante mais d'une autre vie, est devenue surtout une grande capitale rgionale, dont la prosprit, paradoxalement, ne dpend plus que partiellement du tourisme. Ce sont les Amricains qui semblent avoir t les initiateurs de la saison mditerranenne de l't, moins qu'ils n'en aient t simplement que l'amorage. Pendant la premire guerre mondiale, partir de 1917 ou 1918, l'arme amricaine avait install, pour les blesss en convalescence ainsi que pour certains permissionnaires, des hpitaux et des maisons de repos dans les Alpes-Maritimes. Aprs l'armistice, et surtout aprs 1920, les anciens combattants, qui s'taient plu sur ces [p. 131] rivages ensoleills, voulurent les revoir, non plus l'hiver mais l't, pendant leurs vacances. Une migration estivale commena ainsi se dessiner, entranant par la suite une clientle, non seulement amricaine mais franaise et europenne. Ds 1922 le mouvement tait amorc, et ds 1925 ou 1926 la mode tait lance, avec un succs qui ne s'est pas dmenti depuis. Ds 1912, le propritaire de l'htel du

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Cap d'Antibes, M. Sella, avait construit une piscine d'eau de mer : c'tait une inspiration gniale, car comment pouvait-il prvoir le renversement touristique des saisons ? * Nous avons en somme, dans le tourisme moderne, distingu une priode aristocratique et une priode dmocratique, l'une romantique, l'autre en voie rapide d'industrialisation. Au tourisme de qualit d'autrefois se substitue un tourisme de quantit, galitaire et rpondant aux exigences de la rationalisation mcanique : c'est le reflet fidle de l'volution mme de notre civilisation. Dans ce dveloppement, qui couvre maintenant prs de deux sicles depuis le Rousseau du lac de Bienne, je rencontre deux personnalits dominantes, que je m'en voudrais de ne pas voquer, celle de Ritz pour l'ge aristocratique, de Cook pour l'ge dmocratique. L'uvre de Cook est plus durable. Ritz, ce mtore [p. 132], suscite la nostalgie d'un monde ferique disparu : pourrait-il revivre, sous des formes nouvelles adaptes aux conditions du sicle, c'est une grave question, que je pose, plus qu'elle ne se pose. Csar Ritz est le magicien qui a conu, organis, dirig l'htel de luxe de cet ancien rgime touristique qui s'est maintenu jusqu'en 1914. Pendant le dernier tiers du XIXe sicle et jusqu'au dbut du XXe, on peut dire qu'il a t l'animateur de la vie lgante, dont il fut en quelque sorte le matre des crmonies : action de sa part toute personnelle, car partout o il est il attire sa suite rois, princes, magnats et leaders mondains. N en 1850, il tombe malade en 1902 et cesse toute vie active, mais entre 1870, surtout entre 1880 et le dbut du sicle nouveau, on peut dire qu'il est associ tout ce qui se fait d'important dans le haut tourisme, dans tout ce qui touche au loisir organis de ce qu'on appelait alors le gratin : ni le voyage, ni la villgiature, ni l'htel de luxe ne sont plus aprs lui ce qu'ils taient auparavant. tonnante carrire ! Ritz tait le treizime enfant d'une famille de montagnards, vivant Niederwald dans le Valais, sur la route de Brigues au col de la Furka. Dans son enfance il a gard les bestiaux, mais trs vite l'Exposition universelle de 1867 l'attire Paris. Le voici garon tout faire l'htel de la Fidlit, puis dans un bar, puis dans un restaurant prix fixe. la veille [p. 133] de la guerre franco-allemande il entre chez Voisin, o, sous la direction de Bellanger qui en est le patron, il apprend servir et connatre la grande clientle internationale : le Prince de Galles, le comte Nigra, Sarah Bernhardt, les vedettes du thtre et du demi-monde, car les femmes du monde ne vont pas au restaurant. Chez Voisin il a appris, et il le fait avec une extraordinaire matrise, orienter le choix du client vers les vins de la cave qu'il recommande, Bellanger lui-mme en est merveill. Un peu plus tard, en 1872, quand la paix est revenue, c'est au Splendide qu'il dcouvre les problmes de l'htel de luxe : Quoi, pas d'eau glace, pas de salle de bain ? dit devant lui un Amricain, et la remarque

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germera dans l'esprit fertile de ce matre d'htel-n. Cette ducation, dont il profite au maximum, il la continue Vienne au restaurant des Trois-FrresProvenaux, au Grand Htel de Nice o il dirige le restaurant. En 1874 il est matre d'htel au Righi-Kulm, et c'est l que sa chance lui fait rencontrer le fameux animateur htelier suisse, le colonel Pfyffer d'Altishofen, le fondateur du Grand Htel National de Lucerne, de rputation europenne. C'est une circonstance tout exceptionnelle qui attira l'attention du colonel sur ce matre d'htel encore totalement inconnu. Voici le rcit qu'en a fait Mme Ritz dans le livre consacr par elle son mari 1 : [p. 134] On est en septembre, la temprature descend moins huit degrs, et, catastrophe, l'appareil de chauffage clate. Or on attend un groupe de quarante Amricains, voyageant luxueusement, pour le djeuner ! Ritz alors commande de mettre de suite quarante briques chauffer au four, fait transporter une des tables de la table d'hte dans le salon rouge, plus petit. Il fait apporter quatre potiches de cuivre du hall et les place autour de la table dans le salon. Quand les voyageurs arrivent, on les reoit dans le salon rouge o la table est dresse : les quatre potiches ont t remplies de charbon de bois qui brle et rchauffe gaiement l'atmosphre. Chaque hte trouve sous sa table, ses pieds, une brique chaude enveloppe de laine. Le djeuner commence par un consomm bouillant et se termine par des crpes flambes. Rchauffs et aliments, les voyageurs partent ravis, sans s'tre aperus du froid. Pfyffer entendit parler de ce haut fait htelier et voulut en connatre le hros. C'tait pour Ritz le pied l'trier. Le colonel ne tarde pas l'appeler la direction du National et c'est le dclenchement d'une fulgurante carrire o, non plus seulement comme matre d'htel ou directeur mais dsormais comme organisateur, crateur, animateur des plus grands tablissements de luxe de l'poque, il rnove l'industrie htelire tout entire. Son action s'exerce sur le National de Lucerne, les Roches-Noires de Trouville, le Grand Htel de MonteCarlo, le Minerva de Baden-Baden, le Frankfurter-Hof, les Thermes de SalsoMaggiore, la Villa-Hygeia [p. 135] de Palerme, l'August-Victoria de Wiesbaden, les les-Britanniques de Menton.... Mais c'est l'Angleterre qui devait, dans sa carrire, tenir peut-tre la place la plus importante et la plus fconde. Le Savoy de Londres tait l'avant-garde du progrs htelier, comme l'Angleterre tait encore, en cette fin du XIXe sicle, la tte du progrs industriel et commercial : c'tait elle qui donnait le ton dans le tourisme. Il y avait au Savoy soixante salles de bain,
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M. L. RITZ, Csar Ritz, ditions Tallandier.

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fait exceptionnel en Europe, ainsi que toutes sortes de dispositions nouvelles, notamment des ascenseurs, qualifis d'ascending-rooms.... Invit par le propritaire diriger le restaurant, Ritz devient directeur de l'htel en 1889, o il reste jusqu'en 1898. Sur l'initiative de Ritz, ce sont des capitaux anglais qui instituent le Carlton de Londres, et le Ritz de Paris, couronnement de cette carrire extraordinaire, car, sous l'gide de ce magicien, des Ritz se construisent en tous pays, Madrid, au Caire, Johannesbourg.... Un htel Ritz est synonyme d'tablissement de haut luxe, o l'on peut s'inscrire les yeux ferms : la marque est devenue indiscute. Pareille uvre tmoigne d'une exceptionnelle personnalit, d'un sens tonnant de l'imagination htelire et touristique, d'une sduction personnelle incomparable. Ritz renouvelle la conception de l'htel, qui se ressent encore aprs un demi-sicle de son passage et de ses initiatives. Proccup tout d'abord de l'importance de la cuisine, de la qualit des vins en quoi il est expert, [p. 136] il tablit comme principe que les maisons dont il s'occupe doivent avoir une table particulirement raffine. Son association avec le grand cuisinier Escoffier est reste fameuse. Sous son influence, l'ancienne salle manger compasse et ennuyeuse ne se reconnat plus : la table d'hte est condamne, au bnfice des petites tables individuelles. Le personnel des serveurs se diffrencie selon une hirarchie comportant des uniformes gradus, depuis l'aide le plus modeste, jusqu'au matre d'htel. Cette tenue, institue par Ritz et Escoffier, subsiste encore aujourd'hui, ceci prs que le matre d'htel n'est plus en habit, mais en veston noir et pantalon ray. Ritz exerce son action jusque sur l'heure des repas et leur place dans la vie mondaine ; c'est lui qui fait du five o'clock une institution, qui, le premier, organise Londres, Paris, dans les capitales europennes, des dners lgants dans les htels, obtenant, ce qui est un tour de force, que les femmes du monde considrent comme admis d'y figurer. Svre sur la tenue, ennemi du laisser-aller, il organise pour les grands de ce monde des ftes dont le rcit nous parat aujourdhui relever des Mille et une Nuits. Les rois, les princes, les magnats lui commandent des dners spciaux, pour lesquels il se fait donner carte blanche et qui laissent les invits merveills. Il semble que, pendant vingt-cinq ans, il prside une fte perptuelle, voquant cette douceur de vivre d'Ancien Rgime dont avait parl Talleyrand. [p. 137] Son action n'est pas moindre sur la rnovation de la chambre d'htel et sur son mobilier. Il avait vrai dire eu un prcurseur, dans une large mesure un inspirateur, dans la personne du crateur du Savoy de Londres, Richard d'Oyly Carte : c'est lui qui avait, dans cet htel d'avant-garde, multipli les salles de bain, et c'est lui aussi qui avait clair lectriquement le Savoy-Theater (on appelait ce thtre The Electricity). Ritz hritait de la tradition des lourdes draperies aux fentres, des peluches, des franges, des pompons, des glands poussireux, et aussi des tables de toilette pourvues de cuvettes et de pots eau. C'est sous son influence que se gnralise la salle de bain moderne attenante chaque chambre, c'est lui qui supprime les tentures et fait peindre les murs des appartements, qui

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soigne avec amour le mobilier (notamment quand il construit le Ritz de la place Vendme), qui inaugure l'clairage indirect. On peut dire en somme que Ritz a t le metteur en uvre des distractions et des villgiatures de toute une poque, l'poque dcrite par Paul Bourget, par Abel Hermant, par Marcel Proust. Raconter sa vie, c'est voquer les figures mondaines qui ont marqu cet ancien rgime, dont 1914 brusquement amen la fin. Voici le Prince de Galles , le futur Edouard VII, un de ses clients les plus fidles, voici Lady de Grey, l'animatrice de la socit londonienne au znith de la gloire britannique, la tsarine, tragiquement disparue, [p. 138] Boni de Castellane, cet tonnant prince de la fantaisie et du luxe, d'innombrables princes allemands maintenant oublis, des grands ducs russes disparus depuis dans la rvolution, Melba, Sarah Bernhardt, et puis la cohorte des magnats financiers, notamment le groupe des mines d'or ou de diamant de l'Afrique australe, Cecil Rhodes, Sir Alfred Beit, Barnato.... Ces ombres se sont maintenant vanouies, mais luvre de Ritz subsiste dans l'histoire : elle est un peu comme le reflet d'un pass lgendaire, et l'on se demande si un autre Ritz serait mme possible aujourd'hui. * Si j'ai parl d'abord de Ritz bien qu'il soit postrieur Cook, c'est parce que l'influence de l'initiateur des voyages collectifs survit celle du gnial htelier. Le tourisme dmocratique du XXe sicle existe dj virtuellement dans luvre ralise au XIXe par la firme fameuse de Cook and Son. Distinguons en effet Thomas Cook (1808-1892) et son fils, collaborateur et successeur, John Mason Cook (1844-1898). Leur uvre peut se rsumer tout entire dans l'pitaphe du pre : He made travel easier, il a rendu le voyage plus facile 1 . [p. 139] Ritz tait par excellence un homme du mtier dans l'htellerie, mais la carrire initiale de Cook ne l'avait en rien prpar l'tonnante action touristique qui fut la sienne. Ses convictions mmes le portaient dans un sens diffrent, car, bniste par profession Leicester, c'est pour l'apostolat de la temprance qu'il se passionnait : total abstainer, teetotallerr convaincu, il tait en mme temps ennemi jur du tabac : toute l'idologie puritaine, librale et missionnaire de l'ge victorien s'exprimait dans ce baptiste fervent l'me d'vangliste. C'est en organisant des meetings de temprance qu'il est amen concevoir le voyage collectif. Le 5 juin 1841, alors qu'il est toujours bniste, il a l'ide de raliser le premier train d'excursion collective, de Leicester Loughborough, pour transporter un groupe important de militants une manifestation de temprance : le dplacement comporte le trajet aller et retour par chemin de fer, ainsi que le ravitaillement des participants ; de concert avec le Midland Railway, alors ses
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Cf. JOHN PUDNEY : The Thomas Cook story, London, Michael Joseph.

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dbuts, un train spcial a t constitu avec mission de billets collectifs spciaux pour la circonstance. C'est le premier personally conducted tour, et tout, par la suite, sera sorti de l. On raconte bien que, ds avant cette date historique, une excursion collective de mme nature avait eu lieu pour assister une excution capitale dans les Midlands, mais on peut dire nanmoins que tout l'honneur de l'innovation revient l'tonnant bniste, cabinet [p. 140] maker and wood turner, diteur du Monthly Temperance Magazine, de la revue The Antismoker, et porteur du blue ribbon des abstinents. Le meeting de Loughborough a obtenu un tel succs que de tous cts on demande Cook d'organiser, selon la mme mthode, d'autres meetings de temprance. Avant cette date historique il n'avait t qu'une seule fois en chemin de fer et, le soir de ce triomphe, il ne se doutait certainement pas de l'immense carrire qui venait de s'ouvrir devant lui et, de faon plus gnrale, devant cette activit nouvelle qu'on n'avait pas encore qualifie de tourisme. Toujours est-il que, ds 1842, le plus clair de son temps se passe mettre sur pied des manifestations de temprance et des excursions d'enfants des coles du dimanche, avec transport collectif sous sa direction. C'est alors qu'il s'tablit comme excursion agent Leicester, cependant que sa femme ouvre un htel de temprance. Le succs est complet et l'expansion de l'entreprise rpond tellement aux besoins nouveaux de l'poque qu'il apparat en quelque sorte naturel. Il s'agit d'abord d'excursions collectives par chemin de fer dans un rayon relativement limit, Liverpool, puis Glasgow, Gloucester, Bristol... et bientt le systme s'tend toute l'Angleterre. En 1851, Cook organise la visite de l'Exposition universelle de Londres et il a l'ide du premier voyage ouvrier d'tude dans la capitale. Il a ds lors atteint l'horizon national et il est logique [p. 141] que l'affaire maintenant dborde sur le continent. En 1855 il met sur pied une visite l'Exposition universelle de Paris, toujours sous le signe de l'antialcoolisme mais aussi, en bon idaliste, pour contribuer la paix universelle et au rapprochement des peuples. Entre-temps il a fond une revue, The Excursionist, dont la publication se poursuivra jusqu' la seconde guerre mondiale. En 1857 il organise le premier voyage circulaire sur le continent, en Belgique, Allemagne et France, qu'il conduit personnellement avec un interprte, car, en bon anglais, il ne sait pas un mot de franais. Puis il attaque la Suisse, l'Italie, tandis que dj il songe aux tats-Unis, l'gypte et ces pays orientaux de la Bible (eastern lands of the Bible) dont on devine le prestige pour ce baptiste de conviction. Il a d'abord tout fait avec son fils, vritablement n dans le tourisme, et un seul employ, mais il faut bien que l'administration de l'affaire se dveloppe : en 1864 il transfre son sige de Leicester Londres, d'abord Fleet Street, ensuite dans le building devenu fameux de Ludgate Circus. Dsormais l'horizon de Cook s'tend pratiquement toute la plante. En 1865 il a pris contact avec les tats-Unis, concluant des ententes avec l'American Express et les compagnies de chemins de fer amricains. En 1867, l'Exposition universelle de Paris, 20 000 visiteurs relvent de son organisation. Puis, ds 1868,

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c'est [p. 142] l'gypte et la Palestine avec les bateaux sur le Nil, et puis l'Inde, en somme le monde entier. Cook est plein d'imagination, prt organiser n'importe quel type de voyage. En 1871, aprs l'armistice et la Commune, tout de suite il envoie dans Paris, encore fumant de ses incendies, des touristes britanniques avides de visiter la capitale aprs ses preuves. En 1882, c'est lui qui se charge de prparer et de conduire le voyage du Prince de Galles en Orient, tandis qu'il accepte en 1884, et c'est un dveloppement inattendu de l'administration touristique, la responsabilit du ravitaillement de l'expdition qui part pour Khartoum au secours de Gordon. La firme Cook and Son s'est fait une spcialit des voyages royaux : tour du monde des deux fils d'douard VII (dont le futur George V), dplacements dans le Midi de la reine Victoria, du Prince de Galles qui est devenu le duc de Windsor ; tout rcemment encore la princesse Margaret s'adressait l'organisation fameuse pour un voyage en Italie. C'est encore celle-ci qui, au jubil de la reine Victoria en 1887, prend en main les princes indiens : l'un d'eux lui demande un conducted tour pour 200 serviteurs, 50 family attendants, 20 chefs, 10 lphants, 33 tigres, mille malles.... La visite de Guillaume II en Palestine se fait sous son gide : 120 Allemands, 100 pachas et leur suite, 25 journalistes. John Mason, qui accompagne ce cortge officiel, y tombe en quelque sorte sur le champ de bataille : la suite du Kaiser consomme [p. 143] abondamment vins et alcools ; en bon fils de son pre, lui ne boit que de l'eau, attrape la typhode et en meurt. Il faut avouer que Dieu met ses serviteurs terrible preuve. Dans cette immense entreprise, le vieux Cook a t l'initiateur, le crateur, c'est son fils John Mason qui a mis sur pied l'organisation mondiale que chacun connat, mais ds le dbut tous les traits essentiels de la conception sont l. Cook, il faut bien le noter, n'est en rien semblable Ritz. Ce n'est pas un htelier, ce n'est pas non plus un transporteur, c'est un organisateur de voyages, un intermdiaire entre les compagnies de chemins de fer ou de navigation, les hteliers et les restaurateurs. Il a compris tout de suite, par un coup de gnie, le rle du rail comme force sociale, comme expression de la dmocratie. Nous devons, dit-il, avoir le chemin de fer pour les millions (Railways for the million) et il se rencontre dans ce raisonnement avec les pionniers ferroviaires, qui se rendent compte qu'il est plus profitable de transporter le maximum de passagers prix rduits qu'un petit nombre tarifs levs. Mais il a compris aussi, et mme dans un temps o les complications administratives du voyage taient rduites au minimum, que le voyageur, naturellement paresseux, demande qu'on se charge de tout sa place. Ds ses premires ralisations le voyage collectif a ainsi pris figure, en dpit des moyens rduits de l'poque. Voici par exemple les conditions de Mr. Cook's [p. 144] excursion de Lough Leicester le 5 juillet 1841 : Un shilling pour le trajet aller et retour en chemin de fer ; neuf voitures ouvertes pour 570 passagers et un orchestre ; l'arrive la gare on s'organise en cortge pour traverser la ville en musique ; th et sandwiches ont t prvus pour mille personnes ; jeux, discours, musique ; retour dix heures et demie du soir... et la foule, au terme de l'excursion, acclame les pionniers du tourisme. La mthode employe est simple. Aux compagnies de chemin de fer ou de navigation Cook

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dit : je vous achte globalement un ensemble de billets et c'est ensuite moi de m'entendre avec les touristes. Toute une srie de combinaisons s'ouvre alors, dont le dveloppement conduit au billet circulaire, pratique maintenant devenue gnrale. Mais, une fois cet accord conclu avec le transporteur, Cook se tourne vers les hteliers auxquels il envoie ses clients, sans se charger quant lui de les loger : il se porte du reste garant du paiement ds l'instant que les tarifs ont t fixs, les clients payant en coupons-Cook que trs vite la plupart des htels acceptent d'honorer. Les voyageurs Cook ne sont cependant pas ensuite abandonns eux-mmes, au point que les critiques ne tardent pas prendre en piti ces malheureuses cratures, groupes en escouades de quarante units, qui jamais ne se sparent, toujours suivant leur guide, qui, tantt devant, tantt derrire, les encercle comme un chien de berger, en effet un [p. 145] vritable troupeau . Un pamphltaire imagine un chur exprimant la plainte des touristes Nous voulons prier dans nos glises, aller dans nos thtres, dner dans nos restaurants, hlas on ne nous le permet pas ! Ces reproches sont devenus classiques, mais on oublie trop que, de la sorte, les voyages devenaient faciles et, ajoutons-le, accessibles de plus en plus aux bourses modestes. Par ailleurs Cook, toujours prcurseur, s'tait, ds les temps hroques de son affaire, occup de publier de petits guides indiquant les monuments, les curiosits, les sites qu'il fallait ne pas manquer. Ainsi la technique du voyage collectif trouvait tout de suite, sinon sa perfection, du moins ses traits essentiels. Mais quelle diffrence entre Cook et Ritz ! Cook n'aime pas la bonne cuisine ou du moins il s'en dsintresse totalement. S'il laisse boire du vin ses clients c'est tout au plus titre de tolrance. Le malheur des htels franais, crit-il, est de donner du vin avec le repas. Si tels voyageurs sont assez immoraux pour demander de l'alcool, ce n'est pas lui qui le leur fournira : ce sera l'affaire des matres d'htel et lui il voudra bien fermer les yeux. Sa svrit est peine moindre pour le tabac : la visite l'Exposition de Londres en 1862 est conue selon les principes de la plus stricte temprance, mais une salle est prvue, non sans une implicite rprobation, pour ceux qui s'imaginent ne pas pouvoir survivre sans mettre un peu de fume . Il reste [p. 146] toujours moralisant, plein de mfiance pour le pch continental ambiant : si les Anglais auront beaucoup apprendre Paris, ils y apprendront aussi regretter le dimanche anglais et l'apprcieront ainsi davantage . Mais ce XIXe sicle puritain est peuttre plus prs de nous que l'aristocratique fte Ritzienne, par cette prvision du tourisme organis qui marque notre temps. Csar Ritz serait sans doute plus dpays dans le monde d'aujourd'hui que John Mason ou mme que le vieux Thomas Cook avec son accent de Leicester, mort en 1892 quelques kilomtres de l'endroit mme o il tait n, sans jamais avoir appris les langues trangres. Ritz tait de son temps et aura pass avec lui, tandis que les deux Victoriens agissaient en prcurseurs, ayant prvu et prpar la vie collectivement organise et dirige de l'ge administratif. L'affaire Cook, associe maintenant la Compagnie internationale des wagons-lits, tait reste la proprit de la famille jusqu' la fin de la dcade 1920-

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1930, et elle s'tait dveloppe naturellement en entreprise mondiale, comptant les clients par millions, les employs par dizaine de mille, les agences par centaines dans plus de soixante pays. Le sige central issu d'un modeste bniste aid de son fils en tait venu comporter, sans avoir eu sortir de son gnie initial, un Eastern Princes Department, un Pilgrimage Department, un Air Travel Department, sans parler de services montaires que plus d'une banque pouvait envier. * [p. 147] L'ge hroque du tourisme est maintenant dpass. Quels que soient les noms de leaders minents que l'on soit tent de mentionner dans la cration ou la gestion des foyers touristiques la mode, c'est surtout d'organisation qu'il faut parler dsormais. L'tape laquelle nous sommes parvenus cet gard est celle de l'efficacit et le tourisme s'est constitu en profession : une profession magnifiquement constitue, avec ses agences nationales et internationales, son personnel spcialis, sa littrature de guides dans la tradition perfectionne des Baedeker des Joanne et des Michelin , sa publicit, ses rseaux bancaires, et au sommet sa politique, dont ne se dsintressent pas les vritables hommes d'tat. La gnralisation des voyages, des dplacements de vacances, des excursions collectives, des croisires n'a pas seulement chang les murs, elle a modifi les conditions des changes. On peut dire que le tourisme est devenu, parmi les exportations invisibles , l'une des plus importantes, car le touriste tranger apporte avec lui comme une manne ou plutt, la faon des alluvions du Nil, un appoint extraordinaire de richesse. Ainsi, le voyage, le tourisme, l'htel sont engags en plein dans cet ge industriel dont il faut [p. 148] bien qu'ils subissent les lois. premire vue il semble que ce soit un courant sens unique, inexorable, mais il n'est pas sr qu'il en soit tout fait ainsi. Il y a lieu de penser que le souci de la qualit dans la villgiature et je ne parle pas seulement ici des milliardaires n'a pas disparu, car il y aura toujours sans doute des gens au got raffin, sachant distinguer, comme dans L'Invitation au Voyage, ce qui est ordre et beaut . Leur fournir ce qu'ils souhaitent n'est pas uniquement affaire d'argent, mais d'ducation. L'htel de type amricain reprsente un indiscutable progrs et sans doute fera-t-il cole, comme ont fait cole les mthodes industrielles des tats-Unis. Mais il faut, et c'est l'intrt mme de la plus haute civilisation, qu'une belle tradition htelire europenne ne disparaisse pas.

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Chapitre VI L'GE DE LA VITESSE

Retour la table des matires

Lge de la vitesse, l'ge des communications rapides, voil peut-tre la caractristique la plus distinctive de notre sicle : il n'y a plus de distance. Je devrais cependant ajouter et peut-tre est-ce une autre caractristique peine moins typique du XXe que nous sommes aussi l'ge des compartiments : jamais les frontires n'ont t plus hermtiques, surtout les frontires morales, vritables Murs de Chine, au-dessus desquelles passent sans doute les avions, mais que ne transgressent pas les faons de penser et de sentir. L'Europe fut une au XVIIIe sicle, et il y eut au XIXe une sorte de Rpublique mondiale des changes. Nous connaissons maintenant le rgime des rideaux de fer. De l, deux tendances travaillant en sens contraire : d'une part on va plus vite et la Terre se rduit comme une peau de chagrin ; mais de l'autre [p. 150] les barrires se multiplient, de plus en plus efficaces, d'o cette consquence qu'une partie du bnfice recueilli du fait de la vitesse est absorbe par l'obstacle. cela du reste rien d'tonnant, car la vitesse relve de la technique, dont les recettes sont infaillibles, tandis que l'obstacle relve de l'homme, c'est--dire de ces passions qu'il n'a jamais appris contrler. De part et d'autre l'atmosphre, la temprature, la pression baromtrique, le rythme sont diffrents, d'o des dcalages comparables la cohorte tire des Curiaces : le Curiace de la technique, en possession de tous ses moyens, sme sur la route celui de la politique, qui ne progresse que plus lentement, et celui de la psychologie avance peine. Il s'agit de sries diffrentes, entre lesquelles on ne russit gure jeter de ponts, et c'est la source de quelques-uns des problmes les plus angoissants de notre temps. *

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Les conqutes de la vitesse sont fulgurantes. Elles le sont tel point que dans l'espace d'une vie, que dis-je, dans l'espace d'une anne, d'un mois, d'une semaine, nous voyons les records les plus sensationnels se dpasser eux-mmes. cet gard, les chiffres les plus la page risquent dtre immdiatement prims. L'actualit la plus agressive, ce boomerang qui se retourne [p. 151] contre ceux qui en ont us, ne sert bientt qu' souligner la marche exaspre d'une course que vous n'avez pu suivre, et que dire des gnrations qui se succdent ? C'est un singulier ancien rgime que celui de mon enfance ! Au temps o la tour Eiffel s'levait dans le ciel parisien, il n'y avait ni autos, ni avions, ni cinmas, ni radio, ni tlvision. Le caoutchouc, le ptrole, ces deux instruments de la rvolution automobile et arienne, ne rpondaient qu' des emplois restreints, l'un pour les gommes effacer ou les waterproofs, l'autre, comme benzine, pour enlever les taches, et titre lampant pour l'clairage, concurremment avec les traditionnelles lampes huile. Dans le domaine de la vitesse, la grande transformation du XXe sicle vient essentiellement d'une invention sensationnelle, le moteur explosion, qui, par l'auto d'abord puis par l'avion, a rvolutionn les transports : toute la vie, publique et prive, en est sortie mconnaissable. Jetons d'abord cependant un regard vers un pass plus lointain. De Csar Napolon le progrs des mouvements tait rest insensible. Csar, quand il se dplaait en Gaule, utilisait des voitures lgres, tranes par des chevaux, avec des relais mthodiquement organiss. Napolon se servait galement de voitures lgres, tranes par des chevaux, avec des relais mthodiquement organiss. Mais en fin de compte Napolon n'allait pas plus vite que Csar et dix-huit sicles n'y avaient pas chang grand-chose. C'est partir [p. 152] du XIXe qu'un progrs vraiment sensible s'est manifest. La machine vapeur a d'abord marqu une tape dcisive. La locomotive, sur le rail, a trs vite atteint des vitesses se comparant celles de nos trains actuels : Napolon III se rendant Marseille, avait dj ralis prs de cent kilomtres l'heure. En mme temps, sur la mer, le bateau vapeur, le vapeur comme disaient encore les marins havrais de mon enfance, remplaait peu peu la voile, sans aller vrai dire beaucoup plus vite comme allure horaire mais avec l'immense avantage de se librer des fantaisies du vent, ce qui permettait l'tablissement d'itinraires rguliers. Alors qu'avec la voile il avait fallu par le Cap, d'Angleterre aux Indes, 90, 100 et mme 120 jours de traverse, le trajet par Suez avec une chemine fumante ne demandait plus que cinq fois moins de temps. Philas Fogg ce nom seul me dispense... enlevait Londres-Bombay en dix-huit jours. C'tait vers 1870. Mais moi-mme, trente ans plus tard et sans la moindre prtention au record, il fallait encore quinze jours de Bombay Marseille. S'il y avait progrs, il tait, on doit l'avouer, assez lent, et, toujours par mer, on ne va pas beaucoup plus vite aujourd'hui, puisque douze jours sont encore ncessaires, des Indes en France, par le canal. En somme, les possibilits de la machine vapeur restaient limites, dans un systme de communications intercontinentales qui semblait

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avoir atteint son quilibre et n'tre [p. 153] plus capable que d'amliorations secondaires. Si je me rapporte mes souvenirs de la fin du sicle, ou bien aux conditions qu'voquent les romans ou les mmoires de l'poque, je ne trouve qu'un rgime de transports compltement prim. Mon pre, habitant Le Havre et se rendant la chasse sur le plateau de Caux, une cinquantaine de kilomtres de la mer, recourait aux moyens singulirement compliqus que voici : une voiture chevaux venait le prendre chez lui pour le conduire la gare, d'o un train (qui ne pouvait tre un rapide ) le menait en une heure environ la petite station de Motteville, et l une autre voiture, commande l'avance, l'attendait pour le porter pied d'uvre, dans une cour de ferme normande pleine de pommiers abrite de grands htres toujours agits du vent ; il avait fallu deux bonnes heures, et au retour c'tait encore la mme chose ; la complication tait extrme, car si l'une des voitures venait manquer toute la combinaison s'effondrait. Relisons maintenant les descriptions de Proust : le chtelain du Calvados, dans quelque fringant quipage, allait attendre ses nobles invits la petite gare locale, o ceux-ci, venant de Balbeck, sortaient empoussirs d'un train poussif et fumant. On voit quel point, surtout pour les distances moyennes, les trajets restaient incommodes. Il y avait progrs certain pour les grands itinraires, Paris-Le Havre, ParisBordeaux, Paris-Marseille, mais l o le rail ne parvenait pas il fallait se contenter du [p. 154] cheval, et il n'y avait pas d'autre ressource. Ce n'tait pas sans agrment, mais au prix de quelles difficults maintenant oublies : je me rappelle ces victorias, ces landaus, confortables du reste mais combien lents, qui se tranaient sur les routes poudreuses, et les arrts pour les chevaux, qu'il fallait faire boire, parfois dteler, le cocher alors enlevant son haut-de-forme, se mettant en petite tenue, comme si l'on devait ne repartir jamais ! Le rayon des dplacements se trouvait de ce fait troitement limit, avec cette consquence qu'on tait beaucoup plus dpendant du milieu. La vritable rvolution est venue avec le moteur essence et sous une double forme : dans la qualit du transport avec l'auto, dans sa rapidit avec l'avion. L'automobile, sur la route, ne donnait sans doute pas une vitesse suprieure celle du chemin de fer sur le rail, mais elle avait l'immense avantage de la souplesse, permettant la fois le long trajet et le porte porte. C'tait, curieusement, dans un ge industriel vou la masse, une raction de l'individualisme. Mais c'est de l'avion que nous avons reu l'abolition de la distance et les liaisons intercontinentales fulgurantes. Ds que l'avion put s'lancer dans l'air, les progrs antrieurs du bateau vapeur et du chemin de fer se trouvrent dpasss, tel point qu'il n'y avait plus, proprement parler, de commune mesure. On sait qu'actuellement : la [p. 155] plus grande vitesse du Havre New York, par transatlantique, est de quatre jours de mer. Nous savons aussi que les trains atteignent jusqu' 150 ou mme 160 kilomtres l'heure et pourraient du reste faire bien davantage. Mais l'avion, dans ses envoles, relve d'un rythme entirement autre. Les derniers records de vitesse sur base, homologus suivant la nouvelle rglementation de la Fdration

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aronautique internationale, ont t les suivants : sur la base de 3 kilomtres parcourue deux fois dans chaque sens, une altitude n'excdant pas 100 m. celui du lieutenant-commander J. B. Verdin, de l'aronavale amricaine, sur Douglas Skyray : 1 211 746 km/h. le 3/10, 1953. Et, sur la base de 15 25 kilomtres parcourue une fois dans chaque sens, une altitude pouvant excder 100 m. celui du colonel Frank K. Everest jr., U.S.A.F. sur North American YF 100 A Supersabre : 1 215 298 km/h. le 29/10, 1953. Si nous parlons maintenant de liaisons records sur grands parcours, dont se rapprochent dj les vitesses commerciales, notons que le trajet Londres-Christchurch (Nouvelle-Zlande) a t couvert en octobre 1953 sur bi-racteur English Electric Canberra par le flightlieutenant R. E. L. Burton et son quipage, en 23 heures 51 minutes pour 19 745 kilomtres, soit une vitesse horaire de 840 kilomtres. L'itinraire Londres-Le Cap a t couvert en dcembre 1953 sur bi-racteur English Electric Canberra par le flight-commander G. C. Petty et son quipage, en 12 heures 31 minutes pour une [p. 156] distance de 9 525 kilomtres, soit une vitesse horaire de 782 kilomtres. Quant aux horaires commerciaux des grandes lignes d'aviation, ils sont bien connus. Le parcours Paris-New York par Super Constellation d'Air France, avec une heure d'arrt Gander, se fait (en heures locales) selon l'horaire suivant : dpart de Paris minuit, arrive New York 11 h. 25 le lendemain matin. La ligne Paris-Johannesbourg, actuellement desservie par les Douglas DC6B de l'Union aromaritime de Transport comporte un trajet de 26 heures arrts compris : dpart 17 h. arrive 19 h. 5 le lendemain. Mais le maire de la grande cit minire, se rendant Paris, avait enlev, sur un appareil maintenant retir du service, le trajet la vitesse record de 14 h. 15 minutes. Je pourrais sans doute continuer ces exemples, mais il me suffit de renvoyer le lecteur aux indicateurs ariens que chacun connat. Ces chiffres, j'en faisais la remarque tout l'heure, sont aussitt dmods que donns, et jamais n'a t plus vrai le vers de Boileau : Le moment o je parle est dj loin de moi. Il me parat intressant cependant d'indiquer un certain nombre d'impressions, lies la vitesse, qui me sont restes de voyages, qui m'avaient paru singulirement rapides mais faisant contraste avec des dplacements antrieurs dont la lenteur ne permettait mme plus, dans le souvenir, aucune comparaison. En octobre 1948, ayant pris le breakfast Khartoum, je couchais le soir mme [p. 157] Bruxelles (sur avion Sabena). En dcembre 1950 c'est Karachi (Pakistan) que j'avais pris, trs tt je dois le dire, un rapide breakfast, et le mme jour, huit heures du soir, grce Air France, je dnais dans mon appartement parisien : il y avait sans doute un dcalage de quatre heures, mais qu'et pens jules Verne de ce trajet-clair ? Une impression plus curieuse encore est celle que j'ai ressentie dans mon dernier voyage arien d'Amrique en France. J'avais quitt New York trois heures de l'aprs-midi et le lendemain matin sept heures et demie (ayant pendant la nuit avanc ma montre de cinq heures), le commandant du bord m'appela pour me signaler que nous survolions ma ville natale du Havre. Je reconnus aisment les lumires du port, encore brillamment illumin, et m'tant attard quelques minutes, ce fut, lorsque je regagnai ma place, pour distinguer les lumires de Rouen, bien reconnaissables par leur forme en S

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reproduisant la courbe de la Seine. C'est ici que l'impression devient vraiment significative. Aprs avoir contempl ce spectacle, je n'prouvai mme pas le besoin de me rasseoir, mais, comme on approchait du but, je mis mon pardessus et mon chapeau, aprs avoir rapidement rang mon sac, et dj c'tait Orly ! Lorsqu'on vient par chemin de fer du Havre Paris, c'est peu prs Courbevoie qu'on prend ses bagages dans le filet et qu'on cherche son billet dans sa poche pour se prparer la sortie. Or c'est ds Rouen que j'avais procd [p. 158] ces gestes traditionnels du voyageur, et cet exemple spectaculaire souligne mieux que tout quel point le rythme des dplacements s'est transform. * Paul Morand, qui est sans doute l'un des observateurs les plus pntrants de notre poque, a fait remarquer que le XXe sicle n'avait invent qu'un seul vice nouveau, la vitesse. Je crois en effet qu'il faut en parler comme d'un vice, ou si l'on prfre comme d'une passion. Ds lors, pour en dterminer l'essence profonde, c'est moins un ingnieur ou un mathmaticien qu'il faut s'adresser qu' un prtre, un pasteur, un moraliste : voil les hommes qui sont vraiment qualifis pour en faire l'analyse. Ce qui caractrise une passion, c'est le fait qu'on ne la contrle pas : l'alcoolique ne peut se dfendre de boire, ni le joueur de jouer, ni le morphinomane du stupfiant. la vrit, mesure qu'on s'enfonce dans l'esclavage d'une passion, il faut lui faire des sacrifices de plus en plus grands. Il n'en est pas autrement dans la vitesse, car il s'agit, non pas d'aller vite, mais d'aller plus vite, toujours plus vite, et jamais l'on ne sera satisfait. Dans les dbuts de l'automobile, nous tions trs fiers du 50 l'heure, et quand on atteignait 60 ou mme 70, on n'tait pas loin de se considrer [p. 159] comme quelque peu tmraire. Aujourd'hui, sur une route droite, on ne s'tonne pas de voir le compteur marquer 130 ou 140. Le plus significatif, c'est que si l'on revient ensuite 110 ou 100, c'est une impression de lenteur que l'on ressent. Dans la politique, aprs des priodes de fivre, le besoin se fait sentir de ralentir un peu le mouvement, de pratiquer ce que Lon Blum appelait la pause : c'est encore une allure de 100 kilomtres l'heure, mais les militants crient la raction. Ce n'est donc jamais la vitesse absolue qui compte, mais le dpassement. Telle est, de nos jours, la dmoralisation de la vitesse, dmoralisation qui se manifeste, non seulement sur la route ou dans l'air, mais dans tous les domaines, en vertu d'une sorte de perversion. Du virtuose nous exigeons une rapidit de jeu au piano dfiant toutes les mesures antrieures, mais l'art musical y gagne-t-il en fin de compte ? De ce fait le rythme gnral de la vie s'est acclr, et comme on fait plus de choses on vit en somme plus longtemps : une journe, un mois, une anne de l'homme moderne sont infiniment plus pleins que la journe, le mois ou l'anne de nos pres. Pleins de quoi, c'est une autre affaire. Nous en sommes arrivs considrer que la vitesse est mesure de supriorit. Du point de vue quantitatif la

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chose ne saurait tre conteste, car nous avons atteint, dans l'utilisation du temps, une prcision que les Anciens ignoraient. Les Grecs et les Romains [p. 160] ne comptaient gure que cinq ou six heures dans une journe. Nous en sommes compter, non plus seulement en heures, mais en minutes et presque en secondes. Dautry, sur les rseaux qu'il administrait, avait institu dans toutes les gares des horloges donnant les secondes, et le personnel s'en ressentait dans son exactitude. Affaire de quantit, disions-nous, non de qualit.... Un Japonais, New York, disait ses htes qu'il lui fallait les quitter, en raison d'un rendez-vous l'autre bout de la ville, et chacun de lui conseiller le meilleur moyen de s'y rendre : l'un recommandait le mtro, un autre l'elevated, un troisime le taxi. Quelqu'un fit observer que si le Japonais prenait dans le mtro le train rapide, il gagnerait trois minutes. Sur quoi ce sage fit observer : Que ferai-je de ces trois minutes ? C'tait fort bien poser la question et montrer qu'entre le royaume de la quantit et celui de la qualit il n'y a pas de commune mesure, les lois de part et d'autre tant d'essence diffrente. La vitesse elle-mme finit donc par rencontrer sa limite, encore que ce ne soit pas sur son propre terrain. Il y a d'autre part, dans la nature, un mcanisme d'quilibre en vertu duquel tout se paie et trouve en soi-mme son propre frein. De ce fait la vitesse ne produit pas socialement tous les effets que logiquement elle devrait produire, et nous conclurons plus loin que, pour la sant de l'espce humaine, c'est peut-tre aprs [p. 161] tout un bien. Nous sommes, disions-nous, l'ge des compartiments et les obstacles se sont multiplis dans la mesure mme o le rythme des transports s'intensifiait : l'auto s'oppose l'embouteillage ; au chemin de fer, au paquebot rapide, l'avion s'oppose le frein des complications administratives. C'est ainsi que la Nature reprend d'une main ce qu'elle a donn ou consenti de l'autre. L'antique sagesse de la philosophie grecque se trouve ainsi confirme. * Ce que l'automobile a apport de nouveau, ce n'est pas la vitesse, car le chemin de fer allait aussi vite, c'est l'individualisation du transport, mme longue distance. Avec le cheval le trajet tait individuel, mais limit ; quant au chemin de fer, s'il permettait les longs trajets, c'tait forcment selon le rgime des transports en commun et d'une invitable standardisation, puisque le wagon n'est pas autonome et ne saurait sortir du rail. Ce qu'il y a de spcifiquement original dans l'auto, c'est que chaque voiture, possdant en elle-mme sa source d'nergie, constitue une unit indpendante. Le conducteur dispose donc, la fois des avantages du cheval puisqu'il peut sa fantaisie atteindre les points les plus isols, et des avantages du rail ds l'instant qu'il peut couvrir dans sa journe ses mille kilomtres. Le trait essentiel en l'espce est la [p. 162] vitesse associe l'adaptabilit. S'agissant de la voiture particulire, le progrs est vident, mais

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peut-tre l'est-il plus encore dans le cas du camion, qui permet le porte porte, vite la rupture de charge, assouplit indfiniment les conditions de la livraison. Les consquences conomiques de ce progrs clatent aux yeux, mais se rendon compte que sa porte dpasse de beaucoup le domaine technique et commercial ? En vertu d'une paradoxale contradiction, l'auto, qui est un produit de la srie, libre de la standardisation celui qui l'emploie. Plus n'est besoin de consulter l'indicateur, car on ne dpend plus de ses horaires : on part son heure, on dessine soi-mme son itinraire et il n'est pratiquement pas de destination qu'on ne puisse atteindre, sans attentes dans les gares ou changements de trains. Notre sicle semblait tendre vers la standardisation de faon irrversible, et voici qu'avec l'auto c'est l'individu qui pour une fois marque un point ! En raison de cette conjonction extraordinaire de services, l'usage de l'automobile s'est gnralis tel point qu'il est devenu un aspect essentiel, indispensable, de notre civilisation. D'abord instrument de luxe ou de divertissement, il est devenu un outil de notre vie quotidienne. Il serait inexact de dire qu'il a supplant le chemin de fer, il s'y est surajout, le compltant en remplissant des fonctions auxquelles celui-ci est inapte par nature. En fait rail et route coexistent, [p. 163] ayant logiquement chacun leur domaine, capables de collaborer pour le bnfice de l'un et de l'autre. Mais, du fait de cette gnralisation de l'auto, de nouveaux problmes se sont poss, dont il serait optimiste de prtendre qu'ils soient rsolus. Des obstacles, disions-nous, se dressent partout devant la vitesse ? L'automobile, instrument de vitesse, n'chappe pas la rgle, et d'autant plus que l'obstacle est le fait de la route ou de la rue, beaucoup plus que du rail. La locomotive, sur la voie ferre, ne rencontre gure d'embouteillages. Combien plus difficiles les problmes soulevs par la multiplication vritablement fantastique des voitures ! L'encombrement urbain dont nous souffrons nat de la rupture de proportion qui se produit entre une population hypertrophie et la surface dont elle dispose pour se mouvoir. La difficult est encore accrue, dans l'conomie moderne, par la division croissante du travail, avec une rpartition topographique des occupations qui entrane la ncessit d'un double trajet quotidien entre le domicile et le bureau, entre le secrtariat et l'atelier. Il en rsulte toute une srie nouvelle de relations, matriellement allges sans doute par le tlphone, mais comportant des manutentions et des dplacements que le rgime ancien ne connaissait pas quand, il n'y a pas si longtemps encore, le patron demeurait au-dessus de son bureau et quand le bureau tait dans l'usine. tant donn la concentration croissante dans les [p. 164] capitales, le trafic tend y devenir impossible. Aux tats-Unis, la question est la fois simplifie et aggrave par le fait d'une rpartition des activits pousse l'extrme. Tout y est rgl la faon d'une horloge, ou plutt d'un cur : chaque matin un flot dferle sur le centre, pour refluer le soir. Ce systme de pulsation a incit les maisons pousser en hauteur, cependant que la facilit des communications permettait aux gens de demeurer de plus en plus loin, la campagne tant envahie de zones urbaines. Il y a donc dispersion la nuit et concentration le jour, dans des buildings normes, dont chacun devient lui seul

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une ville, temporairement peuple de milliers d'habitants : des batteries d'ascenseurs conduisent chacun son tage, mais pour amener pied d'uvre les armes humaines qui se pressent l'heure du flot, pour les renvoyer l'heure du jusant, la surface disponible n'est plus en rapport avec le jaillissement architectural projet vers le ciel. New York notamment, o la topographie de l'le de Manhattan limitait l'espace disponible, les gratte-ciel se sont projets en altitude, sans qu'on se proccupt tout d'abord de les carter les uns des autres. Aussi la question des dgagements n'a-t-elle pas tard se poser, l'quilibre tant rompu entre l'horizontale et la verticale. L'auto, dans ces conditions, devient inutilisable sur certains points et certaines heures : il y a dj longtemps qu' Wall Street le milliardaire arrive en mtro comme tout le monde. [p. 165] Le problme Paris ne se prsente pas avec cet aspect spectaculaire, parce que la concentration n'y atteint pas cette simplicit en quelque sorte artrielle, mais les besoins de la circulation interne n'en sont que compliqus davantage encore. Les cits amricaines ont t construites en vue du rgime qui tait le leur. La personnalit, la beaut de Paris tiennent justement ce que son pass y demeure sensible dans son prsent. Faudrait-il donc reconstruire la capitale ? C'est bien impossible, serait-ce dsirable ? Aux heures quilibres de la journe une autre difficult se prsente, peine moins grave, celle de se garer : partout o ce n'est pas interdit une fille interminable de voitures se fige le long des trottoirs, sur les trottoirs mme, la chausse devenant de ce fait si troite que les croisements n'y sont plus possibles et que le sens unique s'y impose. Il faut se rendre compte que pareille impasse ne sera pas corrige par des mesures relevant de la seule police de la circulation. Nos villes ont t conues pour la plupart avant l'ge du moteur, en vue de besoins fort diffrents de ceux d'aujourd'hui, de sorte que ce qui est en jeu c'est leur adaptation mme des conditions nouvelles. La solution ne sera sans doute trouve que dans l'urbanisme, aux trois tages du sous-sol, de la surface et de l'air, car ce n'est pas l'auto qui doit s'adapter la ville, mais la ville l'auto. N'est-ce pas piti qu'au moment o le nombre des possesseurs de voitures se multiplie, ceux-ci [p. 166] se voient, dans les grandes agglomrations, incapables de s'en servir ? La rpercussion sur le commerce, surtout sur le haut commerce parisien, se fait du reste dj sentir : les magasins, les restaurants situs sur des rues troites sont de ce fait gravement handicaps. On disait couramment que les voies larges ne se prtent pas au dveloppement d'tablissements de haute classe, le faubourg SaintHonor tant de ce fait prfr aux Champs-lyses ou aux vastes avenues qui entourent l'Arc de Triomphe. Il se pourrait que cette doctrine cesst d'tre vraie, ce qui entranerait dans les valeurs foncires, dans les situations acquises, de dangereux changements. Sur la route, o l'encombrement menace galement, les remdes sont heureusement plus faciles. Les pouvoirs publics se proccupent de plus en plus d'largir les grandes voies, pour rpondre au volume grandissant du trafic. D'autre

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part, les autostrades canalisent en courants spars les automobiles effectuant de longs trajets. L encore quelle rvolution dans les murs ! A-t-on remarqu quel point la route moderne change de caractre ? Elle tait traditionnellement un centre d'attraction, pour les maisons, les cafs, les htels. Ds l'instant qu'on lui demande avant tout d'tre dpourvue d'obstacles pour se prter la vitesse, elle tend n'tre plus qu'un courant d'air, suscitant le vide et non la concentration dmographique. ce prix elle devient [p. 167] efficace pour l'usage qu'on attend d'elle, mais avouons qu'elle se charge d'ennui ou de pril : pour celui qui n'en est pas l'usager sur roues elle est aussi dangereuse qu'une zone de tir battue de projectiles ; le piton n'y est plus qu'un intrus, presque suspect, et en effet, aux tats-Unis, la police est tente de lui demander des explications. Mais y aura-t-il encore des pitons ? Nous nous rapprochons rapidement d'un tat social o chacun aura son moteur, ou chaque tre humain sera en quelque sorte mont sur roues : l'universalisation du vlomoteur, qu'il s'agisse de la motocyclette, du scooter ou de la bicyclette motorise par un mcanisme d'appoint, est en train d'y conduire en Europe, alors qu'aux tats-Unis cette rvolution s'est accomplie il y a dj trente ans grce au gnie de Ford. L'auto, dans cette voie, avait t un prcurseur. Maintenant c'est le tour de ces moteurs super-individuels de plus en plus lgers qui se faufilent partout, jusque dans les sentiers les plus lointains de la campagne, jusque dans les encombrements les plus inextricables de la ville. Serait-ce la raction instinctive de l'individu contre l'emprise d'un collectivisme qui n'est pas exclusivement un progrs ? * L'auto, dans sa course, a donc rencontr l'encombrement. Rien de semblable en ce qui [p. 168] concerne, dans les relations internationales, le chemin de fer, le paquebot ou l'avion, mais, comme la nature ne perd pas ses droits, l'obstacle prend ici la forme des complications administratives, ds l'instant qu'on traverse une frontire. Il fut un temps heureux o l'on voyageait sans passeport, o l'on emportait avec soi tout l'argent qu'on voulait, o nul ne vous demandait votre temprature ou votre composition sanguine, o l'immigration tait libre comme l'migration, sans autorisations et sans visas. On pouvait toute heure dcider de partir pour New York, pour Le Caire ou pour Bombay, et prendre effectivement le soir mme le train ou le bateau. Si ensuite le trajet n'tait pas rapide, il n'y avait jamais pour partir la moindre difficult. Aujourd'hui, une fois qu'on est parti, le trajet est fulgurant, mais attention, ne vous faites pas illusion, vous ne partirez pas comme cela ! Il se peut que le pneu boive l'obstacle spatial, mais vous ne boirez pas, soyez-en srs, l'obstacle bureaucratique, car il possde une bien autre force de rsistance. Vous voulez vous lancer sur les mers ou dans les airs ? Commencez donc, mon ami, par solliciter des visas dans les chancelleries, ngocier avec l'Office des changes le montant de votre lettre de crdit, vous faire piquer par l'Institut Pasteur. Ensuite, mais ensuite seulement, vous dmarrez !

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C'est la lutte classique de l'obus et de la plaque de blindage. La plaque administrative rsiste jusqu'ici assez bien. [p. 169] Il y a quelques semestres, ce recordman mondial des kilomtres parcourus qu'est le grand reporter James de Coquet crivait un article humoristique, donc combien vrai, dans lequel il se reprsentait transposant au rythme du XXe sicle la gageure fameuse de Philas Fogg : sans doute trois ou quatre jours au lieu des quatre-vingts de Jules Verne ! Le voici donc aux bureaux d'Air France, o, reu par une aimable et charmante jeune fille, il se voit confirmer que, d'aprs les derniers horaires, ce qu'il souhaite faire est de la plus grande facilit : demain Calcutta, aprs demain Hong-Kong, et puis dans un clair San Francisco, New York et de nouveau Paris ! Fort bien, conclut le voyageur, prparez-moi mon billet, je pars demain. Attention, pas si vite, objecte l'interlocutrice, avezvous vos visas, l'autorisation de l'Office des changes, et surtout les vaccinations requises ? Il fallait en effet prouver par des pices l'immunit contre le cholra, la fivre jaune, le ttanos, la typhode, contre une demi-douzaine d'autres maladies. Sur quoi la reprsentante de la Compagnie ajoutait : je pense qu'il vous faut environ vingt ou trente jours pour ces formalits, revenez ensuite et nous vous ferons faire le tour du monde en trois jours. Voil qui me fait penser ce champion de la course des cent mtres, qui, ayant pris part une comptition sportive au Japon, avait fait dix mille kilomtres pour couvrir cent mtres. [p. 170] Vraiment, le Curiace intact de la vitesse technique ceinture le monde en un clair, mais le Curiace ralenti de la malignit administrative ne le suit que de loin, et dans ces conditions le progrs effectif sur le hros du Reform Club est aprs tout moindre qu'il ne parat. * Ces conditions nous imposent une philosophie de la vitesse, entirement diffrente de celle de nos prdcesseurs. Les consquences n'en sont pas seulement ni mme principalement techniques mais humaines, en ce sens qu'elles ont transform rvolutionnairement la vie et avec la vie l'homme lui-mme. Tout d'abord, l'habitude de ces trajets fulgurants nous a fait perdre le sens de la mesure. Le philosophe grec Protagoras disait que l'homme est la mesure des choses , et Paul Valry, commentant cette formule, ajoutait que c'tait un point de vue strictement mditerranen. Il et pu dire que pareille vision du monde, de la place de l'homme dans le monde, tait europenne et qu'elle exprimait profondment l'essence de notre tradition grco-latine. Toutes nos conceptions, toute notre gographie, toute notre philosophie d'Occidentaux n'ont-elles pas en effet t dtermines jusqu'ici par cette considration que, dans le Cosmos grec, rest si longtemps le ntre, il existe une harmonie entre l'tre humain [p. 171] et son milieu physique ? C'est du reste l'exprience que nous laisse, non seulement la

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mer d'Homre ou de Virgile, mais le visage si pondr de notre vieux continent, dans la mesure du moins o il n'est pas russe. Cette vision se justifie-t-elle encore maintenant que la vie mondiale ne se rgle plus sur les normes europennes et qu' l'ge du mtre a succd celui de l'annelumire et du micron ? Nos mesures sont en effet en train de se transformer avec une telle rapidit que la dix millionime partie du quart du mridien terrestre ne semble plus une bonne base de comparaison, soit pour le ciel, soit pour la terre. Nous sommes perdus dans l'infiniment grand d'une part et de l'autre dans l'infiniment petit, et nous pouvons douter d'tre, comme le veut Pascal, un milieu entre rien et tout. Quand on lit les livres des astronomes, c'est de millions, de centaines de millions d'annes-lumire qu'il est question, notions qui bien videmment chappent l'entendement. Mais si nous visitons quelque industrie de prcision, comme par exemple une usine horlogre suisse, c'est normalement de microns qu'on vous y parle, c'est--dire de millimes de millimtres, encore une notion qui dpasse, mais dans un autre sens, les possibilits moyennes de l'esprit humain. la vrit, les mesures dont on nous invite nous servir ne sont plus accordes aux sens de l'homme, au point qu'on ne les dtermine plus gure qu'avec des machines. Il y a [p. 172] dj plus de cent ans qu'avec une tonnante pntration Gthe crivait : L'homme tel que nous le connaissons et dans la mesure o il utilise normalement le pouvoir de ses sens est l'instrument physique le plus prcis qu'il y ait au monde. Le plus grand pril de la physique moderne est prcisment d'avoir spar l'homme de ses expriences en poursuivant la nature dans un domaine o celle-ci n'est plus perceptible que par nos instruments artificiels. Tout ceci ne peut rester sans rpercussions dans une foule de domaines, sans mettre l'preuve les fondements logiques sur lesquels l'humanit civilise vit depuis plus de deux mille ans. Reportez-vous, comme toutes les fois qu'il s'agit d'essayer d'tre sage, ce conte de Voltaire : Micromgas, revenant de Jupiter, n'est plus accoutum aux mesures de notre mdiocre plante et c'est dun nouveau rglage que tout son mcanisme intellectuel a besoin. C'est un rglage analogue que l'largissement de notre horizon nous oblige aujourd'hui, sans parler des calculs de prix que nous commande l'inflation. Nos pres, s'ils revenaient, nous croiraient devenus fous quand nous comptons la valeur des choses en francspapier. Je me suis parfois demand ce que serait notre tonnement si les mesures mtriques avaient t dmontises dans la mme proportion que le francgerminal. Vous ne vous tonnez pas si je vous dis que mon dernier diner dans un grand restaurant m'a cot trois ou quatre mille francs, [p. 173] alors que le Franais de 1913 se plaignait d'une addition de trente ou quarante francs. Mais que diriez-vous si, dvaluant de mme le systme mtrique, je vous disais que j'ai sept mille ans, que j'ai 300 mtres de haut et que je pse huit tonnes ? Vous penseriez vivre avec moi dans un monde de fous, mais ce monde de fous c'est exactement le ntre : il faut que l'esprit humain soit solide pour rsister ses coups, et du reste y rsiste-t-il ?

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Il faut en tout cas procder sans cesse des corrections, dans le domaine de la vitesse par exemple une intgration de la technique dans la ralit. L'Office des changes dit au client d'Air France : Pas si vite , mais la Nature nous impose le mme avis. L'avion abat aisment ses mille kilomtres l'heure et ce rythme sera demain celui du transport arien, mais cela ne veut pas dire que la vitesse utile suit du mme pas. Dans les trajets ariens on distingue les heures de vol proprement dit et la dure globale du trajet, mais il faut ajouter la liaison avec l'aroport et la dure des formalits au dpart et l'arrive. Que serait-ce si l'on comptait le temps ncessairement pass prparer administrativement le voyage ? Pouvons-nous dire dans ces conditions qu'on va plus vite ? Assurment, mais pas dans la proportion des progrs de la vitesse mcanique, car la vitesse utile n'existe qu'en fonction de l'absence d'obstacles. Si l'obstacle se dresse sur la route, sous quelque forme [p. 174] que ce soit, la vitesse est rduite d'autant et il arrive qu'elle soit annihile. Chaque automobiliste sait trs bien qu'il vaut mieux aller trs loin sur une route libre que tout prs sur une voie encombre : dans les capitales, aux heures de presse, on arrive plus srement pied qu'en voiture. Concluons que la distance ne se mesure effectivement que par le temps qu'on prend la parcourir. La sagesse chinoise avait en l'espce devanc la ntre, car elle admettait l'quivalent de deux espces de kilomtres : l'un plus court quand on descendait, l'autre plus long quand on montait. Nous avons constat que l'ingnieur rsout tous les problmes et que la politique ne les rsout pas : c'est que l'un opre sur les choses et l'autre sur les hommes. Les lois de la physique peuvent se contrler, mais non les passions humaines. Quand La Bruyre crivait que la plupart des hommes emploient la meilleure partie de leur vie rendre l'autre misrable , il ne se doutait certainement pas que cette observation s'appliquerait bien davantage encore notre sicle qu'au sien. Voil pourquoi le XXe, qui est l'ge des progrs techniques clatants, est aussi un ge de sclrose administrative. Nous vivons une poque o la stature des tats, des entreprises s'est accrue de telle sorte que les units politiques ou conomiques ne sont plus la taille humaine et qu'il faudrait presque leur appliquer la remarque de Gthe que je citais plus haut. Le [p. 175] XIXe sicle tait un sicle d'individus, de concurrence, de risque, de profits encore personnels. Le XXe est la fois un sicle de haute technique et de forte administration, dans lequel l'individu tend se perdre. Aboutirai-je maintenant une conclusion pessimiste, une condamnation sans circonstances attnuantes de l'obstacle ? Je crois la vrit que ces traverses , qu'une bureaucratie triomphante sme inlassablement sous nos pas, ne sont pas en fin de compte sans quelque avantage. Sans l'obstacle, les progrs de la vitesse seraient tels qu'un rythme dchan et incontrl risquerait d'affoler le moteur. Dans notre vie quotidienne, suivrions-nous la course haletante des records, si le poids des formalits administratives ne nous imposait le temps de rflchir en rduisant le rythme de tout le systme ? La Nature, dans sa sagesse, se corrige elle-mme, ce que, de leur propre initiative, n'eussent pas fait les hommes. C'est

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bien le cas de dire que les voies de la Providence sont impntrables puisque nous sommes, en l'espce, conduits considrer la bureaucratie comme l'un de ses bienfaits.

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Chapitre VII L'GE DES MRIDIENS

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Lquilibre du monde, tel que nous l'avaient lgu nos pres, est branl par une crise des continents, celle-ci n'tant du reste elle-mme que la consquence d'une crise plus profonde, celle de la Rvolution industrielle, dsormais dchane et hors de tout contrle humain. La gographie de la plante en sort transforme, et c'est sous un angle entirement diffrent qu'il y a lieu maintenant de la considrer. Parmi les aspects du XXe sicle, il n'en est pas qui requiert une plus radicale rvision. * Cette crise des continents, que nul n'avait prvue avant 1914, est le fait de notre sicle : elle marque certainement un tournant de premire importance dans l'histoire humaine, savoir la contestation de l'hgmonie mondiale [p. 178] dtenue par l'Europe depuis le XVIe sicle. En dcouvrant le monde au temps de la Renaissance, le vieux continent, foyer de la race blanche, avait pris en main la direction de la mise en valeur dans tous les autres continents. Cette direction s'tait confirme et splendidement panouie au XIXe. Si nous nous reportons l're victorienne, c'est vraiment alors sur un plan europen que l'exploitation des richesses naturelles de la terre se poursuit : ce sont nos capitaux qui fournissent les moyens mis en action, nos techniciens la comptence desquels il est exclusivement et universellement fait appel, notre administration qui rgle le sort des pays et des tats. On peut, cette poque, envisager n'importe quel pays : il n'en est pas un seul qui ne subisse, directement ou indirectement, l'impulsion europenne. Le fait qu'il s'agisse ou non de colonies proprement dites est

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secondaire, la race blanche exerce galement partout son action : peu importe que l'Anglais qui commande s'appelle vice-roi Calcutta ou prsident de la Commission des douanes chinoises Pkin, l'emprise est de part et d'autre irrsistible. C'est peine s'il y a rsistance : il suffit l'Europen de transposer la formule Civis romanus sum, et toutes les portes s'ouvrent devant lui. Cette irrsistible prminence s'explique par une supriorit technique crasante, effet du machinisme, qui vaut aux Occidentaux une avance d'au moins un sicle sur les continents autres que l'Europe et l'Amrique [p. 179] du Nord, celle-ci ne restant jusqu' la premire guerre mondiale qu'un brillant second . Il s'tablit ainsi dans les changes un quilibre international que le XIXe sicle estime si lgitime qu'il en arrive le croire permanent. L'Europe achte aux autres continents les matires premires et produits alimentaires dont elle a besoin pour nourrir ses usines et sa population sans cesse croissante ; en contrepartie, elle vend ses fournisseurs les articles manufacturs qu'elle a fabriqus dans ses usines en vertu d'un monopole industriel de fait. Le systme est complmentaire ; il fonctionne sous la direction gnrale des Blancs d'Europe, mais en particulier sous l'gide britannique et sous le signe de la libert des changes. Dans le cadre d'une unit conomique mondiale, il se peut qu'il y ait des diffrences politiques de souverainet, mais le rgime du monde cette poque est celui d'une Rpublique mercantile internationale. C'est dans l'branlement de cet difice cohrent que consiste la crise de l'Europe au XXe sicle. Les socits de race blanche que l'Europe a essaimes revendiquent d'abord dans le monde leur indpendance l'gard de l'ancienne mtropole : affaire de famille, dont le rglement ne compromet pas la suprmatie occidentale, et tout d'abord mme ne diminue pas le superbe rayonnement europen. Mais, en conqurant le monde, nous avons rveill d'anciennes civilisations endormies, et, en leur apportant le [p. 180] machinisme, nous avons suscit chez elles le dsir de s'industrialiser leur tour. Les conditions de la technique mcanique sont telles qu'elles permettent chacun de l'utiliser comme un instrument qu'on emprunte ou qu'on achte. Sauf l'tage de la haute supriorit, le monopole est impossible garder. Nul ne l'a vu et not avec plus d'acuit que Paul Valry : L'Europe a fond la science. La science a transform la vie et multipli la puissance de ceux qui la possdaient. Mais par sa nature mme elle est essentiellement transmissible. Elle se rsout ncessairement en mthodes et en recettes universelles. Le moyen qu'elle donne aux uns, tous les autres peuvent l'acqurir. Cette denre donc se prparera sous des formes de plus en plus maniables et comestibles, elle deviendra chose de commerce, chose enfin qui s'imite et se produit un peu partout. Or il ne s'agit pas seulement d'conomie, car les pays subjugus ont bien compris les raisons essentielles de notre victoire : ce qu'ils cherchent dans

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l'industrialisation, ce n'est pas seulement une amlioration de leur niveau de vie, c'est la garantie de leur indpendance politique. Et cette fois, c'est tout le systme occidental qui se trouve contest. Rappelons ici une observation dj faite : les deux guerres, contrairement ce qu'on croit d'habitude, n'ont pas t les causes vritables de cette crise, mais elles lui ont servi d'acclrateur [p. 181]. Avec une impressionnante rapidit, l'Europe a perdu la fois son ancien monopole industriel, son contrle financier international, son privilge d'administration mondiale. une re d'unit conomique plantaire succde l're des compartiments dans laquelle nous sommes engags. La rpercussion gopolitique est profonde. Deux empires prennent chacun une partie de l'ancienne direction occidentale : c'est d'une part l'Amrique du Nord, lve de l'Europe mais lve ayant dpass le matre ; et d'autre part la Russie, lve technique elle aussi de l'Occident, mais se prsentant en ennemie et se constituant le leader de la rvolte des anciennes civilisations subjugues. Il s'agit, on le voit, de deux pays de race blanche, mais non europens. Tous deux massifs, faisant contraste avec la petite Europe articule, ils apportent dans leurs conceptions un esprit entirement autre. Lamin entre ces deux masses, le petit cap de l'Asie que nous sommes survit difficilement, et de ce fait la civilisation traditionnelle que l'Europe avait marque de son sceau risque de changer de caractre, brutalement si ce doit tre sous l'impulsion russe, subrepticement si c'est sous l'influence technique amricaine. Pareille crise, par la proportion colossale des destins qui y sont engags, fait penser la chute de Rome, lorsqu'au Ve sicle le monde, uni jusque-l sous la rgle impriale, se trouva divis en compartiments, dont certains retournaient la barbarie. * [p. 182] La crise des continents, si l'on considre les choses de haut, n'est qu'un aspect d'une crise autrement profonde, celle de la Rvolution industrielle. En entranant la naissance d'une nouvelle civilisation, la machine entrane en mme temps la naissance d'une nouvelle gographie. C'est, avec elle, la fin de l'ancien personnel nolithique, du paysan li au sol, de l'artisan attach son outil et son mtier. Et c'est, de ce fait, la fin de la structure sociale qui s'exprime dans le village. Selon la conception du village, considr comme cellule sociale de base, l'homme est insparable de son milieu. On conoit que, si les mthodes mcanises de la production ne rendent plus ncessaire l'intermdiaire de semblable groupement, il doit s'ensuivre logiquement une libration de l'humanit l'gard du facteur gographique. Il peut mme y avoir renversement, ds l'instant que l'homme devient capable de modifier son milieu. La plante en consquence change de visage et peut-tre sommes-nous en train de passer d'un ge gologique un autre ? Pouvons-nous nous dire encore quaternaires ? Notre gnration a achev de dcouvrir le monde. Sans doute Vasco de Gama, Colomb, Magellan avaient-ils dj, il y a quatre sicles, atteint les rgions les plus

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lointaines de la plante, mais leur uvre demeurait incomplte : dans [p. 183] nos atlas la rubrique terre inconnue tait encore frquente au temps de ma jeunesse. C'est de mon vivant qu'a eu lieu la dcouverte de l'Afrique quatoriale et c'est tout rcemment que le ple Nord et le ple Sud ont t effectivement reprs, fouls du pied ou survols. Dans le ciel, notre horizon s'est de mme largi dans des proportions qui dfient l'imagination. Nagure encore l'astronomie tait surtout celle du systme solaire. C'est le XXe sicle qui a ralis l'existence de la galaxie, l'immensit de l'univers, son expansion continue. Pour ne parler que de la Terre, nos moyens de mesure et de transport se sont perfectionns de telle faon qu'une rvision gnrale de notre systme de proportions simpose, que ce soit sous l'angle physique ou sous l'angle politique. L'talon de mesure dont nous nous servons pour prciser les relations entre les pays et les continents n'est plus le mme. Se rend-on compte de la relative troitesse des horizons europens d'hier ? Reportons-nous aux annes d'avant 1914. Bien que la plante, dans son ensemble, ft connue, le cadre de l'immense majorit des Europens, surtout des Franais, demeurait celui de leur petit continent, considr par eux comme le centre du monde. L'horizon politique d'un Bismarck, dont la sagesse se contentait d'une petite Allemagne , se limitait un quadrilatre Londres-Paris-Rome-Saint-Ptersbourg. C'est peine si le gnial chancelier avait des proccupations [p. 184] extra-europennes : on se rappelle sa boutade sur Constantinople ne valant pas les os d'un grenadier pomranien , sa formule humoristique aussi, cette furor consularis dont il raillait les champions de l'expansion coloniale. l'exception des Anglais, dont la barque insulaire ancre en rade de l'Europe tait toujours tente de prendre le large, la plupart des hommes d'tat de l'poque ne regardaient gure au-del des ocans, et c'est exceptionnellement qu'ils quittaient nos rivages : Clemenceau, qui avait vcu en Amrique, faisait figure part, mais je crois bien que ni Thiers, ni Bismarck, ni Cavour navaient jamais travers l'Atlantique. Aujourd'hui le centre du monde n'est plus en Europe, il est partout. Il ne peut plus tre question de rsoudre les problmes dans le cadre national ou mme continental, il faut les traiter mondialement. Mais l'on a vite fait maintenant de faire le tour de la Terre : nous vivons, comme l'a dit Valry, dans un monde fini . Le vocabulaire gographique dont on peut se servir s'en trouve fortement modifi. Telles expressions, frquemment utilises hier encore aux tats-Unis, l'Ouest , la frontire , sont dsormais primes. L'Ouest, c'tait la fentre ouverte sur une immensit continentale conqurir, mettre en valeur ; la frontire, c'tait la limite au-del de laquelle la civilisation n'avait pas encore pntr, au-del de laquelle la carrire restait ouverte l'initiative et l'aventure : [p. 185] Young man, go West , disait-on aux jeunes en difficult de se caser dans une socit dj trop rigide ! Ces termes ont perdu toute signification depuis que la conqute et la mise en valeur, traversant le continent, ont atteint le Pacifique. L'ge de la vitesse, disions-nous, a entran la suppression de la distance, avec cette consquence que notre systme de mesures classique est drgl et que notre

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dpendance l'gard du facteur gographique tend s'attnuer. L'industrie, au temps de la machine vapeur, tait esclave du charbon, dont elle ne pouvait s'loigner, tel point qu'au XIXe sicle la carte houillre recouvrait peu prs exactement la carte industrielle. C'est largement cette circonstance que l'Angleterre victorienne devait sa supriorit et l'extraordinaire tendue de son hgmonie : elle avait du charbon et cela suffisait ! Voil qui n'est plus vrai l'ge du ptrole, de l'lectricit, du transport de l'nergie par fil, du dveloppement des pipe-lines. L'industrie, libre d'une dpendance exclusive, peut peu prs se fixer n'importe o ; elle se libre aussi, grce la climatisation, de la chaleur ou du froid, de la scheresse ou de l'humidit. Sa libration va plus loin encore du fait des fabrications synthtiques : pour ne citer qu'un exemple, les tats-Unis, maintenant qu'ils disposent du caoutchouc de synthse, ne sont plus la merci de l'hevea malais. La rvolution qui s'ensuit dans la rpartition gographique de la puissance conomique mondiale [p. 186] n'a pas encore produit tous ses effets, et dj voici que de nouvelles sources d'nergie apparaissent, sont en train d'tre mises au point : le moteur atomique, l'nergie solaire sont capables de bouleverser une fois encore la carte industrielle du monde, et par l la rpartition des hommes sur la terre. Tout le rseau des routes internationales s'en trouverait modifi, car le dessin n'en est pas le mme l'ge de la voile, de la vapeur, de l'essence ou de l'avion. C'est une erreur, dans ces conditions, de raisonner selon les mesures du pass, il faut tourner la page : c'est sur un plan mondial qu'il convient d'envisager les choses, mais attention on pourrait l'oublier il n'y a pas en l'espce de plan, car la plante est ronde et toutes les lignes sont courbes. * Ni le bateau vapeur, ni le chemin de fer, ni l'auto n'avaient beaucoup chang la carte du monde ou l'angle sous lequel il convenait de le considrer. La gnralisation des transports ariens nous a impos la familiarit de la ligne courbe. L'arc de grand cercle tait certes connu de longue date par les marins : ils savaient bien qu'entre Lisbonne et New York par exemple, situes sur la mme latitude, le trajet le plus court comportait un dpart vers le nord-ouest avec une arrive du nord-est. Un navire qui aurait [p. 187] suivi le parallle de latitude aurait dpens plus de charbon, ce qui signifie que, sur le globe terrestre, la ligne la plus courte d'un point un autre n'est pas la ligne apparemment droite, mais une ligne courbe qui est l'arc de grand cercle. Les marins cependant n'avaient pas pleine libert de mouvement, il leur fallait contourner les pninsules, s'insinuer dans des mers troites et sinueuses, et, pour employer une expression en l'espce pleine de sens, ils ne pouvaient calculer leurs distances vol d'oiseau. Librs de ces servitudes, les aviateurs peuvent suivre comme ils le veulent l'arc de grand cercle : n'ayant pas, comme les rampants , rester colls la surface des continents ou des ocans, ils survolent librement, comme l'hirondelle de la fable, les dserts et les ondes , coupant magistralement , l'aisselle les

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pninsules massives que le navire doit pniblement contourner ; il n'est plus question pour eux de doubler un cap ou de passer dans un dtroit. Si effectivement les trajets ariens ne sont pas droits, c'est pour des raisons de climat, l'air aprs tout n'tant pas un milieu homogne ; mais c'est surtout parce qu' l'ge administratif qui est le ntre les obstacles bureaucratiques se sont tendus l'air lui-mme, cependant que des arguments d'ordre commercial peuvent lgitimement conseiller d'incurver tel ou tel itinraire. Mais s'il y avait dans le monde un libre-change rel, on verrait certainement les trajets intercontinentaux notamment en [p. 188] matire de liaisons postales suivre rigoureusement le dessin des arcs de grand cercle. Ainsi la ligne droite de l'aviation est une ligne courbe, notion dj semicosmique qui s'est impose l'homme quand il a pris l'habitude de circuler dans les airs. Dans ces conditions, l'univers, tel que nous l'imaginons de plus en plus, n'est plus un univers euclidien : il rpond davantage aux lois d'une gomtrie lobatchetskienne ou riemannienne, peut-tre au fond plus relle que l'autre, et il faut nous accoutumer l'ide qu'il pourrait ne pas y avoir de parallles et que les perpendiculaires une mme droite se rencontrent. C'est du moins ce qui se constate sur le globe terrestre, quand on raisonne sur les longues distances dont l'avion nous a rendu le parcours facile. Il s'ensuit que, ds lors, les itinraires apparaissent tout diffrents, selon qu'on les trace sur le planisphre ou qu'on les suit sur la mappemonde, c'est--dire qu'on les envisage selon les rgles de la ligne droite euclidienne, ou de la ligne non euclidienne, qui ne reste droite pour ainsi dire que par courtoisie. C'est pour cette raison que les ples, depuis l'avion, sont entrs dans notre horizon quotidien. Ils n'taient hier encore que le domaine de l'explorateur, domaine de rve dans une large mesure, puisque personne n'y tait all. C'est dans cet esprit qu'en technicien boral peine dpass nous en parle Jules Verne, quand il nous dcrit ce capitaine [p. 189] Hatteras qui, ayant cherch en vain atteindre le ple et devenu fou, se dirigeait instinctivement vers le nord. L'imagination seule inspirait l'image que nous pouvions nous faire de ce point prestigieux dont le mystre restait entier. Tout l'quilibre de notre reprsentation gographique du globe s'en ressentait. Les axes de l'poque taient est-ouest, dans le sens de la latitude. Nos axes actuels tendent devenir nord-sud et l'on pourrait dire que nous sommes l'ge des mridiens. Les itinraires les plus directs entre les continents passent par le ple : la distance se rduit alors dans une mesure que l'esprit, accoutum aux anciens trajets, a peine suivre. Se rend-on compte par exemple qu'entre la terre Victoria, extrmit nord du territoire canadien, et la Pninsule de Tamyl en Sibrie, la distance par le ple n'est que de 3 700 kilomtres ? Pour aller vite, d'Europe et surtout d'Asie en Amrique du Nord, il faut incurver le trajet le plus possible vers le nord, et c'est la faon de le rendre le plus droit possible. C'est pourquoi les trajets intercontinentaux en provenance ou destination des tats-Unis passent par le Canada. La cte septentrionale de la Sibrie jouerait un rle analogue si les changes ariens internationaux taient libres et pacifiques. De l l'importance,

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hier entirement mconnue, de rgions d'orientation borale telles que le Grand Nord canadien : la gnration prcdente n'y voyait encore, la faon de Voltaire, que quelques arpents de neige [p. 190] et c'est maintenant l'une des parties du Canada que l'on considre comme tant les plus grosses d'avenir. S'agit-il d'un bienfait sans contrepartie, on peut se le demander. Voici les terres ou les rgions polaires devenues domaine d'imprialisme, un imprialisme de l'eau glace qui dplace les centres de gravit militaires et les axes d'invasions. Si par exemple les tats-Unis se sentent aujourd'hui menacs, hypothse encore invraisemblable il y a quinze ans, c'est du Nord qu'ils attendent l'offensive, non plus comme hier de l'Est ou de l'Ouest. Le Groenland, l'Alaska, considrs comme bases, prennent dans les proccupations des tats-majors, la place qu'et tenue avant la seconde guerre mondiale Terre-Neuve ou Honolulu. Mais le Canada ne devient-il pas l'quivalent d'une Belgique sur la route d'avenir des invasions ? Les progrs et les rvolutions des transports sont marqus pour nous par des raids symboliques : celui de Blriot travers la Manche, celui de Lindbergh travers l'Atlantique. Je vois un raid rcent, dont la porte me parat peine moindre, c'est celui qui, en 1952, a reli Tromso en Norvge Fairbanks dans l'Alaska par le ple : il suggrait par avance la ligne rgulire d'avion que le gouvernement danois a constitue depuis entre Copenhague et la Californie par le Groenland. Il y a tout lieu de penser que ce sont des trajets styliss de cet ordre qui marqueront dans l'avenir les axes de relations ariennes entre les continents. * [p. 191] Une nouvelle cartographie s'impose dans ces conditions, ds l'instant que nous ne considrons plus la surface terrestre sous le mme angle : un oiseau ne la voit sans doute pas comme une limace ! On sait la commodit, mais aussi la fausset, de la projection de Mercator. Elle est commode parce que le planisphre donne toute la Terre sur une mme feuille, ce qu'assurment ne peut faire la mappemonde. Mais, selon pareille prsentation, les proportions des terres nordiques sont gravement fausses, et d'autant plus qu'on s'loigne de l'quateur : la Scandinavie, le Groenland, l'Alaska paraissent normes et l'on ne se rend pas compte que les distances vont se rduisant en latitude d'un point un autre mesure qu'on se rapproche du ple. Ainsi Mercator, encore que les navigateurs de la mer et de l'air aient toujours intrt l'utiliser, donne une impression errone des distances effectives et de la proportion des continents. la vrit, seul un globe terrestre donne une impression exacte. C'est en considrant un globe qu'on comprend exactement ce qu'est l'arc de grand cercle, qu'on situe effectivement les ensembles territoriaux massifs, les positions relatives des ocans et des mers. On ne s'tonne plus alors ce qui sur la projection de Mercator parat paradoxal que l'arc de grand cercle [p. 192] Chicago-Calcutta passe par la baie d'Hudson, le ple Nord, la Sibrie orientale, Tchoung-King et l'Himalaya ; que l'arc de grand cercle San Francisco-Singapour passe par l'Alaska,

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le Kamtchatka, Pkin et l'Indochine ; que la route arienne la plus directe de l'Australie l'Argentine passe par le ple Sud. Et l'on ne s'tait pas rendu compte quel point notre Europe est dj borale, quel point la Nouvelle-Zlande est sous la terre, de telle faon qu'on doit vraiment y avoir, selon la formule, la tte en bas ! Je ne veux pas dire par l que la tradition de Mercator soit prime : les techniciens continueront de s'en servir, nous aussi. Mais elle ncessite de notre part une continuelle correction. Il faut nous dmercatoriser , c'est--dire nous habituer considrer toujours que la Terre est ronde, ce que quelquefois nous serions tents d'oublier. Les nouveaux atlas s'attachent donner, plus qu'autrefois, cette impression d'un monde courbe, et les ples y tiennent une place qu'on ne songeait pas leur attribuer nagure. Je voudrais la vrit que chacun et chez soi un globe terrestre et qu'il le considrt chaque fois qu'une question, politique ou autre, se pose propos d'un pays, d'une mer, d'un continent. Si nous essayons de tirer de ces circonstances les enseignements d'ordre gnral qu'elles comportent, nous sommes amens concevoir que la ligne droite d'Euclide est aujourd'hui cosmiquement moins relle que la ligne courbe des gomtries [p. 193] non euclidiennes. Ds que les distances s'tirent, la ligne courbe, qui est celle de la lumire, apparat comme la vritable ralit cosmique, et c'est elle qui s'impose de plus en plus nous par la pratique de l'avion. Ainsi le paradoxal d'hier est devenu le normal d'aujourd'hui : Lobatchetski, longtemps considr comme un gnial fantaisiste, apparat maintenant comme un prcurseur. Le monde se transforme sous nos yeux avec une fulgurante rapidit. Nous le savons, nous le constatons, mais serai-je paradoxal en suggrant qu'il nous reste le croire ? L'intelligence s'adapte vite, la sensibilit lentement. De l vient la crise la plus profonde de notre sicle. l'ge de l'anne-lumire et de l'avion raction, nous conservons souvent la sensibilit de la diligence et du village. Or il faut tout changer : nos mesures, nos mthodes, nos systmes de relations, notre hirarchie des valeurs, c'est--dire notre civilisation elle-mme. Celle-ci tait domine hier par la culture, c'est la technique qui s'impose aujourd'hui. Il semble qu'un ge nouveau soit en train de natre, dont nous ne connaissons pas encore le nom.

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Chapitre VIII L'GE DU PROTOTYPE

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En imposant la srie comme condition de toute production, la Rvolution industrielle a introduit dans notre civilisation moderne un principe nouveau, dont l'extension de plus en plus imprieuse toutes les dmarches de la vie et de la pense risque de mettre en cause la conception mme que nous nous faisons de l'individualit. La mcanisation gnralise de toutes choses, selon des rgles qui sont celles de la machine, sinon de l'esprit, met l'preuve les relations du personnel et du collectif, de l'original et du prototype destin tre indfiniment reproduit, de la production artistique et de la fabrication industrielle. l'tape o nous sommes parvenus, il en rsulte, faute d'une classification logique des deux domaines, une confusion dangereuse entre les lois de la quantit et celles de la qualit, d'autant plus que le prestige de la [p. 196] technique est tel que, sur son autel, on est prt tous les sacrifices dans l'intrt du progrs social, sinon de la dfense, plus aristocratique donc plus suspecte, de la culture. * La srie, insparable de l'ge mcanique, a pour essence d'tre automatique, collective, anonyme, fonde sur la rptition : une fois mise en train, elle ne comporte aucune conscience, aucune correction de l'intelligence et bien au contraire elle l'interdit, sous le risque de semer le trouble dans un processus ordonn parce que donn . Ce faisant, elle contredit ce qu'il y a d'unique, de chaque fois renouvel, de sur mesures dans les crations de la personnalit, c'est--dire de l'art. Introduire la personnalit dans la srie, la rptition dans l'art, c'est condamner l'une et l'autre la plus complte inefficacit : pagaille dans

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l'industrie, ennui mortel dans l'art. Il s'agit de deux climats, dont la diffrence n'est pas de degr mais de nature. Qu'un prototype industriel soit reproduit indfiniment sous la forme d'articles standardiss, c'est sa raison d'tre : ce prototype mme n'a t conu que pour tre reproduit et n'a d'intrt qu'en fonction de cette reproduction. Mais l'application de ce procd aux transmissions de tous ordres, par la radio, l'cran, la photographie ou la tlvision, pose un problme diffrent : [p. 197] l'original, traditionnellement conu pour tre et rester un original, doit-il tre considr comme synonyme d'un prototype ? Ne s'agit-il pas de deux choses diffrentes ? C'est l'intrusion des mthodes de l'industrie dans un domaine qui n'est pas le sien, avec un avantage apparent qui dissimule peut-tre une menace mortelle. Quelle est la porte vritable de la reproduction ? Dans quelle mesure reproduit-elle intgralement et effectivement l'original ou, s'agissant de transmission par radio, tlvision ou simplement traduction, dans quelle mesure cette transmission quivaut-elle une prsence relle ? La gnralisation des mcanismes transmetteurs ou reproducteurs et surtout leur perfection nous ont accoutums nous contenter de reflets, nous donnant l'illusion que nous avons vu ou entendu la personne elle-mme : on n'coute plus gure en effet les orateurs qu' travers quelque appareil acoustique, et si l'on voit les acteurs du cinma ce n'est que sur l'cran. En vertu de ces procds, la personne vivante, la seule qui compte en somme, se transforme en prototype, destin tre multipli indfiniment, mais elle-mme on ne la voit plus. Nous avons vu Sarah Bernhardt, Coquelin, Guitry, mais qui donc connaissait Charlie Chaplin avant de l'avoir contempl Paris dans une apothose ? La technique moderne de la reproduction ou de la transmission met la porte de tous ce qui tait hier encore le privilge de quelques-uns. [p. 198] Certains chefs-d'uvre de la peinture sont si parfaitement reproduits que l'il le plus exerc risque de s'y tromper : tels amis modestes ont chez eux toute une galerie de Czannes ou de Van Goghs, et si cette abondance mme ne suggrait quelque doute, on pourrait se croire dans l'atelier du matre. Quand Roosevelt s'adresse par radio ses innombrables amis , chacun, quand il dit my friend , reconnat sa voix d'or : il est l, ct de vous, avec vous ! Mais, attention, serrons la question de plus prs : tout au fond la reproduction ne reste qu'une reproduction, on n'a pas vraiment un Czanne ou un Van Gogh, on n'a pas entendu vraiment Roosevelt, pas plus qu'on n'avait vu Charlie Chaplin quand on avait vu Charlot (si du reste Charlot n'tait pas en l'espce plus important, plus rel que Charlie Chaplin, c'est une autre question). Du point de vue de la quantit, de la diffusion, le rsultat est miraculeux, le progrs social clatant, mais il faut bien admettre, et cette fois du point de vue de la qualit, qu'il y a quelque chose qui n'a pas t transmis. Entre la possession du tableau lui-mme et celle de sa reproduction il y a un abme, et de mme entre la vision relle et celle de l'cran. Quelle est donc la vertu mystrieuse de cet original, qui ne se laisse pas dlguer ? S'agit-il d'une influence matrielle ou spirituelle, ou bien n'est-ce que

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littrature ? Dans le cas du tableau, doit-on penser que la couleur originale y met [p. 199] une radiation, tandis que celle de la reproduction souffre cet gard d'une sorte de strilisation ? Le gnie du peintre est-il, de quelque faon singulire, prsent dans la toile qu'il a peinte, alors que cette prsence ne se transmet plus aux ditions multiplies qui en sont tires ? Le caractre unique de la pice initiale interdit-il sa multiplication, ne permettant qu'une reproduction vrai dire exacte mais dpourvue de vie ? Ou bien, les lois conomiques intervenant, l'abondance de l'offre compromet-elle la valeur d'un objet multipli l'excs ? Autant de questions qu'on ne peut pas ne pas se poser quand on compare un original et sa reproduction, mais la rponse sera diffrente selon qu'elle sera sociale ou bien authentiquement artistique, et l encore la confusion menace. S'il s'agit d'un discours, la radio, mme avec la tlvision, peut-elle remplacer le contact direct de celui qui parle, la rencontre de son regard qui s'empare de vous, cette chaleur communicative qui faisait dire de Gambetta que, quand il entrait dans une chambre, la temprature montait de dix degrs, bref cette chose indfinissable qu'est la prsence ? Certains speakers de la radio prtendent qu'ils sentent en parlant les ractions de leur public : je crains qu'ils ne se flattent d'un contact qui, de leur part, demande beaucoup d'imagination. La vrit est quun orateur qui ne voit pas son public, qui n'entre pas avec lui en communication pour ainsi dire physique, ne [p. 200] peut avoir une action vraiment oratoire. Il peut y avoir une exception pour les fanatiques, dont l'ruption verbale constitue un courant sens unique : les imprcations d'Hitler, qui ne s'en souvient, impressionnaient, mme la radio. Mais l'extraordinaire action qu'exerait un Briand sur l'assemble genevoise de la S.D.N. serait, je crois, impossible dans les conditions new-yorkaises de l'O.N.U., o l'on ne s'adresse qu' des auditeurs casqus n'entendant mme pas votre propre voix mais la traduction htive qui leur en est faite par des batteries d'interprtes installs dans des cages. C'est la mort de l'loquence, laquelle, selon le conseil de Verlaine, on a dcidment tordu son cou , moins qu'elle ne maintienne quand mme sa ncessit l'ge de la tlvision. Je veux bien que le vice-prsident Nixon n'ait effectivement pu se dfendre contre les attaques de ses dnigreurs qu'en apparaissant sur l'cran, avec sa femme et presque avec son chien, ce qui relevait du plus authentique effet oratoire, et cependant les Amricains eux-mmes, en dpit de leur enthousiasme pour la tlvision, estiment que celle-ci n'est pas l'quivalent d'une prsence : lors des lections prsidentielles de 1952 l'lecteur a exig de voir les candidats en personne et il a fallu, l'ge de l'cran, que ceux-ci reprissent la tradition des tournes ferroviaires o le grand personnage se mle la foule aux arrts dans les gares. Ainsi, en l'espce, l'-peu-prs n'a pas paru suffisant : il a fallu cette vertu [p. 201] propre chaque personnalit, provenant de son tre indivisible et n'agissant pas tout fait quand il n'y a pas prsence effective. Quelles conclusions tirer de ces remarques ? C'est qu'il est excellent de reproduire les belles choses et que l'ducation du public y trouve son compte, mais c'est affaire d'ducation. S'il s'agit d'art, la srie ne joue plus et l'original, qui n'est pas un prototype, retrouve tous ses droits. C'est chose bien connue dans ce

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domaine intermdiaire de l'art industriel ou de l'industrie d'art, qui comporte une association, mais limite, de l'original et de la srie. Dans les cires perdues, les ditions de luxe, les modles de la haute couture, la rptition est de mise, sous cette rserve que, sous peine de ruiner la valeur du rsultat, on n'y peut recourir qu'un petit, qu'un trs petit nombre de fois : le caractre proprement artistique ne se maintient qu'autant qu'il y a eu, dans chaque ralisation, intervention individuelle de l'artiste ou de l'ouvrier, mais au-del on verserait dans l'industrie, ce qui n'est nullement pjoratif mais indique un changement de climat. Il est troublant de constater que la multiplication, qui est la loi de la machine, compromet la valeur artistique. Au temps prim du Salon , il y avait des peintres bien connus qui faisaient toujours le mme tableau et que l'on voyait chaque anne reparatre avec la rgularit des oiseaux migrateurs : tel faisait une voile rouge sur une mer bleue, tel autre une lande avec des [p. 202] bruyres ou un cardinal buvant un doigt de marasquin servi par des enfants de chur. De son savoureux accent alsacien Henner raillait un de ses confrres qui avait standardis Venise : Le pre Untel, disait-il, est un malin ; quand il a fait un tableau et avant que la peinture ne soit sche il en colle un second sur le premier, et ainsi il a deux tableaux. C'tait par avance la leon de Ford ! * Ce n'est pas seulement l'art, c'est la pense elle-mme qui menace maintenant d'tre pntre et compromise par les procds inspirs de la mcanisation. Le rendement est tellement et si srement accru par l'adoption de ces mthodes qu'on est naturellement tent de les appliquer toutes les activits humaines. L'Amrique notamment les a portes un tel degr de perfection qu'on y sait dsormais exactement comment il convient d'utiliser, de traiter telle matire premire pour en faire un article fabriqu capable de plaire au public qui en sera l'acheteur. Les rgles de la publicit, du marketing, sont cet gard devenues l'quivalent d'une science dont les recettes sont infaillibles, condition d'tre remises aux soins des experts. J'avoue prouver quelque inquitude, et mme quelque angoisse, constater que ces pratiques envahissent le domaine d'une certaine forme [p. 203] d'expression de la pense. Il est devenu banal d'observer que la srie peut constituer une menace pour l'individu, mais c'est encore bien plus vrai quand il s'agit de l'individu pensant, de l'individu crivant. Entre les mains d'entrepreneurs hardis et trop comptents, voici que les manuscrits d'auteurs tendent tre traits, je ne dis pas tout fait comme une matire premire, mais comme une matire demi-ouvre dont il s'agit de faire un article intgralement manufactur, propre la distribution et la vente. Cette collaboration est dans la logique des choses ds l'instant que la prose doit tre commercialise, et dans la plupart des cas elle ne peut pas ne pas l'tre. L'crivain, l'artiste ont besoin d'un metteur en uvre pour toucher le public. Sans le journal, sans l'diteur, sans le directeur de thtre,

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l'impresario on le marchand de tableaux, les uvres les plus belles resteraient ventuellement ignores. La pense, de ce fait, devient naturellement un produit, juridiquement dfini et pouvant donner lieu une utilisation commerciale. Sur la frontire, forcment indcise, de l'art et de ses applications, il y a une zone intermdiaire o il faut bien que la pense s'adapte au climat du commerce, puisque celui-ci se sert d'elle comme de la matire sur laquelle il opre. C'est normal et nous admirons le directeur de journal ou de thtre comme de ncessaires instruments de la culture. Le danger serait que la pense, qui est d'essence abstraite, en vienne [p. 204] tre considre couramment comme un produit. La confusion dborde le terrain propre la philosophie. Taine disait que la vertu et le vice sont des produits comme le vitriol ou le sucre , mais, si je ne me trompe, n'en tirait aucune conclusion pratique. C'est comme un produit qu'une certaine avant-garde du rendement tend aujourd'hui traiter la pense, c'est--dire industriellement et avec toutes les consquences conomiques que cela comporte, et en effet cela se vend, conformment toutes les lois du marketing. L'art, du point de vue de l'artiste, est dsintress et n'a de valeur propre qu' cette condition, mais celui qui est charg de le mettre en uvre ne peut pas se dsintresser du public, c'est--dire du consommateur : le vocabulaire, la morale de l'conomie s'imposent alors. Il est naturel que certaines formes de production intellectuelle soient plus ou moins collectives. L'ditorial non sign qui engage le journal peut tre l'uvre d'une quipe anonyme, interchangeable, et mme il aura d'autant plus d'autorit qu'il n'est pas sign. De mme, il est normal que certains diteurs je pense par exemple Larousse , ayant entrepris un dictionnaire, une encyclopdie, considrent leurs contributeurs comme devant s'intgrer dans un ensemble, dont ils acceptent les obligations. Et, d'une faon gnrale, il sera parfaitement admissible, dans le cadre de telles collections par exemple, que soit conseilles, voire mme rclames telle suppression ou telle [p. 205] addition. Mais, tant donn nos murs, le consentement de l'auteur est ncessaire, le texte cd par lui et accept par l'diteur ne devant plus ensuite tre chang, sauf d'un commun accord. En vertu d'une jurisprudence constante le droit moral de l'crivain cet gard est absolu, mme si juridiquement la proprit de l'uvre ne lui appartient plus. La Rvolution franaise a affirm ce principe si franais, quoique nouveau dans notre droit, quand Lakanal, rapporteur de la loi du 19 juillet 1793, disait que de toutes les proprits, la moins susceptible de contestation c'est sans contredit celle des productions du gnie . Un auteur pourrait cependant, en vertu du principe gnral de la libert des contrats, accepter d'un diteur que celui-ci rvise son manuscrit et mme le remanie pour le rendre plus adaptable la consommation (j'emploie dessein un terme purement commercial pour faire allusion une opration en effet d'inspiration commerciale). Or c'est une pratique qui, notamment aux tats-Unis, tend se gnraliser. Le rewriting y est devenu une technique courante. Dans certaines maisons d'dition, tout un secrtariat prend en main les manuscrits, comme une matire premire dont il s'agit d'achever la manufacture en vue de la distribution. On sait, on ne sait que trop, ce que le public demande : un atelier

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collectif et anonyme le lui fournira, dans un style qui puisse tre absorb par lui au maximum, selon les rgles prouves du marketing. [p. 206] Le procd est rarement admis dans les maisons d'dition franaises, sous rserve de ces cas particuliers indiqus plus haut, mais il est pratiqu dans un certain nombre de revues grand tirage, o les proccupations de la fabrication de masse dominent. L'auteur livre la pte et la rdaction lui donne la forme que la direction estime devoir le mieux convenir au lecteur. Encore une fois, si l'auteur est d'accord, il n'y a juridiquement rien dire, car dans un rgime de libert des contrats toutes les combinaisons sont loisibles. Ce qui serait dangereux, c'est que ces faons de faire se gnralisent, s'imposent normalement aux crivains. Elles changeraient profondment notre conception de la pense, insparable pour nous de la personnalit, pour en faire effectivement un produit, assimilable au vitriol ou au sucre et relevant en fin de compte de la mme manipulation, anonyme et collective. Nous avons ce sujet l'exemple de ce qui se passe aux tats-Unis. Le style, dans nombre de cas, tend se standardiser, comme un article de srie et pour les mmes raisons. L'diteur sait que, s'il envisage de grands tirages, le public ne rpondra que dans la mesure o on lui donnera quelque chose qui soit conforme ses habitudes et surtout qui chez lui flatte la facilit. Il se forme ainsi, et chacun peut en faire l'preuve, une sorte de style standard, dont le Reader's Digest donne assez exactement l'ide : point d'abstractions, rien que du concret, au dbut invariablement [p.207] une anecdote ou une image pittoresque, si possible humoristique, et ensuite l'pithte homrique aussi souvent qu'on pourra, de faon souligner systmatiquement le geste ou la parole typiques, la circonstance reprsentative. C'est l l'esprit du reportage l'amricaine, dont l'loge n'est plus faire, et c'est du reste excellent, d'une lecture amusante, facile, n'exigeant pas le moindre effort. Le moule est parfait et c'est mme si efficace que cela s'attrape comme une contagion : tout le monde finit par crire de cette faon, en vitant les termes difficiles ou exceptionnels, en mettant en vedette les bonnes histoires, sous le signe invariable d'un optimisme de base. Comme le fait remarquer Piovene, dans son livre, L'Amrique cette inconnue, c'est le passage du livre-artisan, uvre d'un seul, au livre-industriel, fruit d'une quipe . Certaines de nos revues, et non des moindres, ont, disions-nous, adopt ce style : on a l'impression que tous leurs articles ont t rdigs par le mme auteur, et en effet une quipe comptente les a ramens l'alignement ; la composition est uniforme, le trait pittoresque imprieusement dbit, on ne manquera pas de nous montrer le prsident du conseil descendant de sa Cadillac rapide, l'auteur succs s'adressant son dictaphone du type le plus perfectionn, et les conversations les plus secrtes nous seront rapportes in extenso, presque entre guillemets. C'est vraiment du bon travail, l'utilisation systmatique de mthodes prouves. Avouerai-je que les [p. 208] premires fois que j'ai pris contact avec ce style, que nous pouvons qualifier d'amricain, j'ai t sduit : quel dynamisme, quelle simplicit, quelle bonne humeur affiche, quelle conomie d'effort pour le lecteur et, sous rserve de quelques traits vraiment trop manifestement romancs,

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quelle bonne documentation ! Cependant, devant ces textes dont la forme est toujours la mme, on finit par prouver une sorte de lassitude et mme d'agacement, le procd tant vraiment trop visible. Ce n'est pas, je le sais, l'avis de tout le monde, mais, me plaant du point de vue du rendement, je me demande si celui-ci la longue y trouve son compte : la srie, c'est bien connu, se dtruit elle-mme en se reproduisant trop souvent, la vie a besoin d'un minimum de fantaisie et d'indtermination. Tt ou tard le chef de la vente sera bien oblig de le rappeler la rdaction. * L'avantage social de ces mthodes de reproduction et de transmission est si vident qu'il ne comporte aucune discussion : chacun peut avoir chez soi les plus beaux tableaux, entendre la plus belle musique et les plus grands orateurs, bnficier sous la forme la plus comestible de l'information la plus gnralise. Le danger serait, le danger est que la reproduction se croie l'original, que la technique absorbe la culture, que le moyen, comme c'est si souvent le cas, devienne le but.

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Chapitre IX L'GE DE LA TECHNIQUE

Retour la table des matires

La technique est de tous les temps et de toutes les civilisations, mais dans la ntre elle n'avait, jusqu' la Rvolution industrielle, tenu que sa place, parmi d'autres facteurs. Or elle tend maintenant tout absorber, et c'est elle en effet qui devient l'lment central de nos socits occidentales. Cette volution d'une civilisation de culture en civilisation de technique est de nature en changer profondment, peut-tre essentiellement, le caractre et elle pourrait en sortir mconnaissable. La Grce ancienne, notre Ancien Rgime avaient atteint un haut degr de civilisation, avec une technique rudimentaire. Ce qui distinguait ces socits, c'taient les conceptions de la connaissance et de l'individu auxquelles elles taient parvenues, et c'est dans ce sens qu'il s'agissait de civilisations de culture. Les proccupations [p. 210] matrielles, existantes sans doute, restaient au second plan, elles ne servaient pas de mesures dcisives dans la dtermination des valeurs. Il n'en est plus ainsi depuis que la machine, transformant rvolutionnairement les mthodes et les possibilits de la production, a entran dans le niveau de vie une lvation inoue. L'quilibre des valeurs a t boulevers : la technique, qui devrait tre un serviteur, tend au contraire mettre son service et la connaissance et l'individu : c'est un de ces cas fort nombreux dans la vie, o le moyen devient le but. Un problme se pose alors, qui implique l'essence mme de notre civilisation : l'ancienne conception de la culture est-elle compatible avec cette prdominance de la technique, et l'influence grco-latine, mditerranenne, jusqu'ici dcisive sur la formation de nos conceptions europennes, n'est-elle pas, dans l'histoire humaine, un chapitre en train de se terminer ? On pourrait poser cette mme question sous une autre forme : l'ge europen, qui depuis la Renaissance avait prvalu, l'ge amricain ou l'ge russo-chinois, qui se rclament agressivement de la technique,

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ne vont-ils pas substituer une culture d'un type si diffrent que nous n'y reconnatrions plus notre tradition antrieure ? * La technique est un instrument, c'est sa raison d'tre. Elle consiste en un ensemble de rgles, [p. 211] fondes sur la raison mais prouves par la pratique et devenues la proprit collective d'une civilisation, par lesquelles on utilise efficacement un outillage en vue d'un but. Ainsi elle n'appartient personne en particulier, mais tous ; elle s'acquiert et s'enseigne ; c'est un outil dont il faut apprendre se servir et que tous contribuent perfectionner. Elle est capable de perfection : quand elle s'adapte exactement la fonction qu'on attend d'elle, elle peut donner une satisfaction totale, qui relve de l'absolu, comme une solution mathmatique. Mais cette perfection est sa limitation mme, elle ne va pas plus loin. Il y a une technique de tout, c'est une rgle pour faire les choses, n'importe quelles choses ; mais, dans une civilisation industrielle, c'est la technique industrielle qui prend le pas. Le niveau de vie, qui tend devenir mesure de progrs, dpend de la perfection de l'outillage et de la faon de s'en servir : la proccupation, de la sorte, tend tre avant tout matrielle. Cet accent mis sur la pratique, sur la pratique industrielle, marque une nouveaut par rapport la tradition antique et il s'ensuit une volution, devrionsnous dire une perversion, de l'ancienne conception de la science. Pour les Grecs, la science tait curiosit de connatre, ses applications n'tant qu'un aspect secondaire, de noblesse moindre : Archimde, qui contre les Romains avait invent des armes balistiques admirables, s'excusait d'avoir utilis sa science pour ce but. [p. 212] La science moderne, dans un climat il faut le dire moins clment, n'a pas honte de ses applications matrielles ; elle conoit volontiers la pense comme se droulant normalement dans l'action. Bacon, Descartes l'ont ainsi envisage, comme Pguy l'a fortement soulign quand il crivait de celui-ci que son plus grand coup de gnie a t de conduire dlibrment sa pense comme une action . Voil la vraie source de la supriorit occidentale, grce quoi, sous le premier choc, aucune autre civilisation n'a pu rsister. Par cette union systmatique de la science et de l'application, l'Occident ralise, l o l'Orient demeure en retard. Mais prenons garde que cette expression de science applique est suspecte, ds l'instant qu'elle mconnat le caractre dsintress de la science. Et en effet celle-ci connat dsormais les tentations de la puissance, les appels du progrs matriel en tant que distinct de l'esprit. Voil par o l'Occident moderne s'engage dans une voie nouvelle. L'esprit du savant reste celui de la curiosit dsintresse, mais la conception que la socit, surtout dmocratique, se fait de la science ne comporte certainement pas semblable dsintressement. Les possibilits de la technique sont devenues telles, le bnfice social en attendre est devenu si vident que, dans la pense de la masse et des dirigeants qui la reprsentent, elle clipse la science pure et la

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culture. De ce fait, le fil conducteur qui nous reliait la tradition [p. 213] mditerranenne tend se relcher et il pourrait se rompre, surtout si ce sont des Amricains ou des Asiatiques qui doivent demain prendre la direction. * S'il s'agit maintenant de culture, le point de vue change du tout au tout. Il n'est plus question d'une fonction remplir avec des instruments adquats et une mthode approprie, mais d'une attitude de chacun l'gard des choses, des hommes, de la vie elle-mme. L'accent est mis sur l'individu cherchant prendre conscience de soi-mme, de ses relations avec la socit, la Nature, l'Univers. Sous la forme intellectuelle, c'est la culture proprement dite ; sous la forme religieuse, c'est la vie personnelle de l'esprit : deux aspects d'une mme conception du comportement de l'homme, ax non sur ce qu'il fait, mais sur ce qu'il est et veut avoir conscience d'tre. De pareille dfinition, quelque insuffisante qu'elle soit, se dgage le caractre propre de la culture. Essentiellement personnelle, il faut qu'elle soit assimile par chacun, et personne ne peut s'en charger votre place. Et puis elle est dsintresse, ou du moins elle n'a d'autre but qu'elle-mme, qu'un perfectionnement de l'individu : c'est en elle-mme qu'elle trouve satisfaction ou rcompense. Il y a des liens troits [p. 214] entre la technique et la morale : ici le lien est avec l'art, et de mme que dans l'art, la culture est libration ; elle est une fleur plutt qu'un fruit, encore qu'en fin de compte elle ne soit pas seulement un aboutissement mais un point de dpart pour de nouvelles conqutes humaines. Certaines conditions sont ncessaires pour que la culture naisse, se dveloppe et subsiste. Elle comporte le loisir, du moins un certain degr de loisir, car elle ne saurait s'accommoder d'un ordre du jour tourn tout entier vers l'action, tendu vers une srie imprieuse de buts, absorbant toute l'attention et toute l'nergie de l'tre. Je vous ai dlivr de la servitude du but , crivait Nietzsche.... Il faut en effet, de temps en temps, pouvoir se retirer de la lutte quotidienne, se soustraire l'emprise de sa spcialit, pour voir les choses de haut, c'est--dire d'un peu plus loin, et prendre des vues d'ensemble. Point n'est besoin d'une vie toute de loisir o la culture devienne en quelque sorte une profession. Bien au contraire l'action lui donne de laliment, une matire premire sur quoi rflchir et calculer. Mais certaines heures, certaines minutes mme doivent tre rserves, mises part, comme un havre l'abri des vents du large, pour que, dans une atmosphre dtendue, l'esprit puisse retrouver son climat. C'est affaire de volont, car il n'est pas de vie qui ne permette ce retrait en soi-mme qui veut le rechercher. Pour en profiter cependant il faut que la libration [p. 215] ne soit pas seulement matrielle mais spirituelle. L'attitude de l'tre cultiv est celle de la libert d'esprit, l'quivalent d'un dbrayage intellectuel qui spare l'intelligence du moteur, en suspendant l'action de celui-ci. D'o la possibilit du dsintressement,

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qui permettra de se dgager des lois de l'action et mme de la morale pour pratiquer, intellectuellement ou religieusement, la contemplation. L'glise recommande la lecture des textes sacrs et la mditation. Les rgles de la culture ne sont pas autres, avec une simple transposition. Un pasteur m'avait demand une confrence, que je regrette de n'avoir jamais faite, sur ce sujet, admirablement prsent : Travail, loisir, dimanche, ce qui soulignait la diffrence de nature entre le travail et le loisir, mais aussi la nuance d'un loisir dominical, ax sur le spirituel. Le travail est le fondement solide d'une existence saine, le garde-fou grce auquel on se prserve de la paresse, du dsordre ou du dsquilibre. Mais une vie sans loisir ni dimanche ne serait pas une vie harmonieuse, rpondant aux conditions de la sant. C'est une attitude, disions-nous. En effet c'est moins une accumulation d'informations ou de connaissances qu'un effort pour en tirer la signification, surtout pour se situer, dans son milieu, son pays, son continent, sa civilisation, et au-del, dans la Nature, dans l'Univers. Chacun devrait tenter cet effort et surtout ne pas s'en remettre pour l'accomplir ces experts, comptents [p. 216] dans leur spcialit mais incapables de voir plus loin. L'homme cultiv n'est pas un spcialiste, il n'est pas ncessairement l'homme le plus instruit, mais celui qui, curieux des choses et des hommes, tche de connatre les proportions qui les relient. Dans une certaine mesure cela s'enseigne, mais l'assimilation reste personnelle. Dans une certaine mesure c'est affaire de lecture, car c'est par la lecture qu'on prend contact avec l'exprience accumule des civilisations, avec les monuments que celles-ci ont dresss sur la route multisculaire de l'histoire. Mais on peut concevoir une culture fonde moins sur les livres que sur l'observation de la vie. C'est cet gard qu'il y a indniablement une culture paysanne, une culture artisanale. Le paysan, vieux collaborateur des saisons, les a observes, de mme que le sol qu'il cultive : il a appris mesurer ce qu'on en peut tirer et les limites de la quantit de richesses que l'on est en droit d'en extraire ; il a appris aussi que la vie ne saurait tre viagre, qu'elle comporte une succession de gnrations et qu'on ne saurait revendiquer l'avance et prmaturment accaparer ce qui appartient l'avenir. L'artisan, lui, connat sa matire et son outil ; il fait plus que les connatre techniquement, il les connat humainement, au point d'tendre la matire une sensibilit dont l'homme n'a pas le monopole : Ne faites pas souffrir le mtal , disait un mtallurgiste ses lves. Nous avons connu, dans les fermes et dans les ateliers, [p. 217] des hommes de mtier que leur mtier avait conduits pareille sagesse : c'taient authentiquement des hommes cultivs. Il n'y a donc pas incompatibilit entre la technique et la culture : on peut mme tirer une culture de la technique, du moins de certaines techniques. Mais il n'y a pas association ncessaire entre la culture et l'instruction, une personne instruite pouvant n'tre pas cultive et vice-versa. C'est, rptons-le, affaire d'attitude, sous rserve que les conditions matrielles fournissent un milieu qui ne soit pas prohibitif. Le contemplatif pur pourra manquer d'aliments et se striliser. Mais beaucoup plus frquent sera le cas de l'tre absorb par l'action pure act, comme Henry Adams le disait de Thodore Roosevelt et tent de tout mesurer

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par les rgles de l'action, le succs ou le niveau de vie. C'est ici que se pose le problme le plus troublant d'un sicle dont la technique est vraiment le ressort dirigeant. * Je ne puis m'empcher de penser que notre civilisation a abouti une perversion de quelques notions essentielles, notamment de la science et de la technique. La Rvolution industrielle a conduit les socits qui en ont t les initiatrices une amlioration exceptionnelle de leur niveau de vie. Par contre les socits qui n'ont [p. 218] pas suivi le mouvement sont demeures relativement misrables, incapables mme de se dfendre contre la sous-alimentation ou la famine. Il tait invitable que les bnficiaires de ce rgime nouveau de production le conussent surtout sous l'angle de ce progrs matriel, et il tait naturel qu'ils en vissent la source dans une technique dont les rsultats clataient tous les yeux. La technique, dans ces conditions, devait tendre se confondre avec la science, considre non plus comme recherche de connaissance mais comme instrument de progrs social. Selon l'opinion courante, le progrs c'est le progrs mcanique, et la science, c'est moins la science selon Renan que la science applique sous forme de tlphone, de tlgraphe ou de tlvision. Dans ces conditions, la recherche pure ou la contemplation, la culture galement risquent d'tre considres comme aristocratiques et presque malsaines. Par instinct, la dmocratie respecte la science et se mfie de la culture : il n'est point de sacrifice qu'elle ne soit prte faire pour la technique, mais les Acadmies dans la mesure o elles sont censes reprsenter la culture lui sont suspectes. La Rvolution franaise a supprim l'Acadmie franaise, pour la remplacer par l'Institut de France, o la littrature n'avait qu'un petit appartement sur la cour, tandis que toutes les faveurs taient pour la science. En U.R.S.S. on ne veut pas concevoir d'autre culture que la technique elle-mme, et [p. 219] si aux tats-Unis l'on ne va pas aussi loin, chacun sait que toutes les faveurs vont l'application, les humanits n'tant plus qu'une sorte de parent pauvre ayant beaucoup de peine survivre. Si les pays d'Asie entreprennent de se renouveler sur le plan occidental, ce sera vraisemblablement dans cet esprit, tout l'accent tant mis sur la technique, les cultures anciennes relgues au magasin des accessoires, comme une routine prohibitive du progrs. Ceci vient, croyons-nous, d'une notion pervertie de la culture, de la science et de la technique. Celle-ci est-application, la science est curiosit : la culture est une attitude l'gard de l'une et de l'autre. Que la technique, qui est un moyen, soit donc envisage comme un moyen : elle ne saurait dans ces conditions tre que bienfaisante. Qu'elle attire tout elle, qu'elle absorbe science et culture, c'est alors qu'elle devient dangereuse, surtout dans un sicle o la spcialisation risque d'enfermer les producteurs dans des compartiments ventuellement sans fentres. Si l'outil duquait l'ouvrier et la culture diversifie des champs le paysan, il est optimiste d'esprer que la chane d'assemblage soit galement ducative. Le mtier, dans son sens noble, reste source de culture, mais non le travail de ces demi-qualifis dont le plafond restera ncessairement bas. Or ce serait une erreur

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que de se prter un optimisme injustifi : c'est une minorit seulement que l'industrie demande aujourd'hui les connaissances [p. 220] volues relevant du mtier. Peut-tre dans l'avenir en sera-t-il autrement, quand l'automatisme mcanique se sera charg de toutes les fonctions ne demandant que des ractions d'intelligence lmentaires, mais dans la priode o nous sommes, un travail authentiquement ducatif ne peut tre le fait de tous. C'est ici qu'il faut viter les malentendus. Si l'on admet honntement que la machine n'est pas une ducatrice, c'est par d'autres moyens qu'il y a lieu de donner tous cette possibilit de culture, dont nous parlions plus haut, laquelle chaque tre humain a droit. Le danger serait de croire, comme c'est largement le cas, que la technique, par les instruments merveilleux qu'elle met entre nos mains, est ellemme une culture. Beaucoup de gens croient tre cultivs parce qu'ils ont une radio, une tlvision, parce que leur pense ou ce qui leur en tient lieu se transmet avec une rapidit fulgurante par le tlgraphe ou le tlphone, parce qu'ils sont mis au courant immdiatement de ce qui se passe dans le monde entier par des journaux massifs, dont chacun est une sorte de somme. Mais la masse mme des informations relve de l'indigestion, tandis que le bruit ininterrompu de la radio perptuellement branche, bien loin de favoriser la rflexion, l'empche. Les conditions de la culture tendent tre absentes, ds l'instant qu'il n'est plus de rduit secret o des ondes de tous ordres ne russissent subrepticement pntrer. Le moyen est [p. 221] devenu le but et l'on croit que la technique se suffit ellemme, qu'elle est elle-mme devenue tout le progrs. Si la culture est par essence dsintresse, elle est nanmoins utile : le progrs a besoin d'elle et la Nature elle-mme, dans son instinct de survie, se sert de son dsintressement. On sait, et c'est un fait d'exprience, que la science n'est le plus souvent cratrice que quand elle est dsintresse : elle donne, quand elle est dirige dans les laboratoires collectifs, les magnifiques rsultats que l'on connat, mais les plus tonnantes dcouvertes, celles mmes qui ont le plus renouvel non seulement nos conceptions du monde mais la production, taient le fait de savants isols qu'inspirait leur seule curiosit. Il est donc bon, et mme dans un intrt pratique, qu'il y ait du dsintressement dans la recherche, de mme qu'il est ncessaire pour qu'il y ait une science applique que celle-ci s'appuie sur une science pure. La rvolution mcanique fondamentale du XVIIIe sicle n'a t possible que parce que les penseurs, mathmaticiens ou philosophes du XVIIe avaient dot l'humanit occidentale d'un instrument de raisonnement scientifique en mesure de servir une conomie industrielle quantitative. C'est ce qui ressort du livre passionnant qu'a crit le professeur John Nef sur La Naissance de la Civilisation industrielle et le Monde contemporain. J'en conclus qu'une civilisation sans culture [p. 222] se striliserait la longue, qu'une technique uniquement axe sur la pratique ne pourrait maintenir longtemps son rythme de progrs. J'en conclus aussi que, s'il faut redouter une technique sans culture, il faut redouter galement une culture sans corps, isole et rarfie dans sa propre contemplation. La matire est en somme la mme dans les deux cas : ce qui diffre c'est l'angle d'approche. Je ne crois donc pas qu'il y ait un domaine

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propre de la culture, purement littraire par exemple, l'exclusion de la pratique. La culture, j'en ai fait souvent l'exprience comme professeur, ne s'enseigne pas comme telle, car alors elle manque d'aliment, de matire : pour modeler il faut de la pte. Le vritable enseignement de la culture se fait propos de faits, de n'importe quels faits, qu'il s'agisse de gographie conomique, d'histoire ou de science, et ds lors toute tude peut comporter un aspect de culture : il faut seulement pour cela se mettre dans l'tat d'esprit ncessaire. La haute culture est donc la source de notre civilisation. Que celle-ci, dans son ultime volution, estime pouvoir s'en passer, ou du moins en vienne l'asservir aux besoins suprieurs de la pratique industrielle, voil qui mettrait en pril la personnalit mme de notre traditionnelle civilisation europenne, telle que le XIXe sicle l'a lgue l'Amrique et la Russie. Dans un monde fonctionnant dsormais sous le signe de la machine, de la srie et de la masse, une forme nouvelle [p. 223] de culture se dgagera-t-elle des formes volues de la technique ? C'est possible, mais alors une page aura t tourne dans l'histoire des civilisations, et la vieille tradition grco-latine, sur laquelle se fonde notre conception de l'individu, appartiendra au pass.

FIN

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