Arthur Janov - Le Cri Primal

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LE CRI PRIMAL

Thrapie primale : Traitement pour la gurison de la


nvrose


D
r
ARTHUR J ANOV




LE CRI PRIMAL
Thrapie primale : Traitement pour la gurison de la
nvrose

Traduit de lamricain par J eanne Etor et France Daunic
Adaptation du langage primal par France Daunic














FLAMMARION




















Titre de ldition originale :
THE PRIMAL SCREAM
Editeur original : G. P. Putnams Sons, Inc., New York
1970, Arthur J anov
Pour la traduction franaise :
1975, Flammarion
ISBN 2-08-081032-4







A mes patients qui ont t assez rels pour
reconnatre quils taient malades et pour
chercher mettre un terme leur lutte,
et la jeunesse, espoir rel de l'humanit.


Table des Matires

Prface ........................................................................... 7
introduction .................................................................. 14
Prsentation du probleme ............................................. 19
La nvrose .................................................................... 23
La souffrance ............................................................... 51
Souffrance et mmoire ................................................. 61
Nature de la tension ..................................................... 70
Le systeme de dfenses ................................................ 85
Nature du sentiment ................................................... 102
Le traitement .............................................................. 123
La respiration, la voix et le cri ................................... 194
Nvrose et maladie psychosomatique ........................ 206
Quest-ce qutre normal ? ......................................... 229
Le patient apres la thrapie primale ........................... 255
La thorie primale et les autres approches
thrapeutiques ............................................................ 352
Insight et transfert en psychothrapie ........................ 409
Sommeil, rves et symboles ....................................... 480
Nature de lamour ...................................................... 500
Sexualit, homosexualit et bisexualit ..................... 515
Les origines de la peur et de la colre ........................ 589
Drogues et dpendances ............................................. 641
La psychose : avec ou sans drogue ............................ 688
Conclusions ................................................................ 702


PREFACE









Depuis la dcouverte du cri primal en 1967 et la pu-
blication en 1970 par le docteur A. J anov de ses impli-
cations en psychothrapie dans le livre The Primal
Scream, la thorie primale sest considrablement affi-
ne et approfondie et la thrapie primale est certaine-
ment la thrapie la plus recherche tant aux Etats-Unis
que dans le reste du monde.
Le Laboratoire de Recherches de la Fondation Pri-
male Los Angeles, grce un programme extensif
dtudes entreprises en liaison avec le Laboratoire de
Recherches Neurologiques de lUniversit de Californie
U.C.L.A., a corrobor les dcouvertes fondamentales du
docteur J anov. Lobservation, pendant des annes, de
centaines de cas de nvroses et de psychoses, la cons-
tance des rsultats au niveau de lobservation du com-
portement, au niveau neurologique ou simplement m-
dical, ont permis la formulation dune thorie mainte-
nant trs complte et ltablissement dun systme th-
rapeutique hautement scientifique.
Lorsquil crivit The Primal Scream, le docteur J anov
dcida de sadresser au grand public gnralement plus
rceptif que les milieux professionnels qui ont souvent
tendance rsister aux changements et sen tenir aux
mthodes traditionnelles. Lenthousiasme du public
amricain pour le livre le porta en quelques mois en tte
de la liste des best-sellers. Le mme phnomne se
produisit en Allemagne, en Scandinavie, en Amrique
latine, en Australie, et les patients commencrent
arriver de tous les pays du monde. La raison en est que
la thorie primale touche une fibre relle chez ceux qui
souffrent et que la grande simplicit de son expos la
met la porte de tous.
LAmrique est le pays au monde le plus intress par
les problmes psychologiques et leurs solutions. La
psychothrapie fait partie des murs et la statistique
dmontre que tout Amricain a personnellement t
trait un moment de sa vie ou est lami ou le parent de
quelquun ayant suivi un traitement psychothrapeu-
tique. Cest aussi aux U.S.A. que les thories psycholo-
giques sont le plus avances et les recherches neurolo-
giques le plus pousses. Pourtant la situation gnrale
dans le domaine mental y est plutt chaotique cause
du manque dune thrapie systmatique, universelle,
prvisible et vidente. Selon le docteur J anov, la plus
grande affliction de lhumanit aprs la maladie mentale
est la faon dont on la soigne .
En thrapie primale, nombreux sont les patients qui
avaient abandonn tout espoir de gurison aprs cinq ou
dix ans de psychanalyse, ou aprs avoir essay sans
succs quatre ou cinq thrapies diffrentes et quelque-
fois plus. Pour ces patients, qui pouvaient souvent ana-
lyser les raisons de lchec des diffrents traitements
quils avaient entrepris, le bien-fond de la thorie pri-
male sembla vident. Le succs foudroyant de la thra-
pie primale est la fois d au fait que les Amricains
sont trs conscients de lutilit de la psychothrapie et
la dception gnrale en face du manque defficacit des
thrapies existantes.
Le docteur J anov explique pourquoi les maladies
mentales prsentent tant de facettes et pourquoi il rgne
tant dincertitude et de ttonnement quant leur traite-
ment. La cause unique des dsordres mentaux
crant un nombre infini de symptmes nayant jamais
t dcouverte, la psychologie moderne soccupait tou-
jours de soigner les symptmes sans jamais atteindre la
cause ! La thrapie primale a enfin dcouvert la cause
profonde de nos maux psychologiques et en a dduit le
traitement. La cause profonde est ce dont le docteur
J anov traite dans Le Cri primal.
Le titre Le Cri primal met laccent sur ce cri qui cho-
qua profondment le docteur J anov la premire fois
quil lentendit, car il rvlait une intensit de souf-
france psychologique jamais souponne chez ltre
humain du fait mme que cette souffrance demeure
au niveau inconscient. Mais le cri en soi nest quun
aspect mineur de la thrapie primale.
On a appel la thrapie primale Scream Therapy
la thrapie du cri et de nombreuses coles sim-
plistes de pseudo-thrapie en dcoulent, qui ne tiennent
compte que du cri ou dautres aspects fragmentaires de
la thorie primale, rejoignant par-l mme la plthore
des thrapies fragmentaires. La thrapie primale est plus
quun cri. Le cri nest ni le but de la thrapie, ni la th-
rapie en soi. Ainsi que lcrit le docteur J anov : Ce
nest pas le cri qui est notre but mais la souffrance que
nous cherchons atteindre . Lorsque celle-ci, enfouie
au niveau inconscient, atteint la conscience et que la
connexion se fait, elle est quelquefois si dvastatrice
que le patient pousse un cri dagonie, souvent le signe
prcurseur dun primal encore plus profond.
Plus le patient redescend en lui-mme et fait
lexprience pour la premire fois compltement
de son pass, plus linconscient devient conscient. Les
souffrances de son enfance et souvent de sa naissance
ou de sa vie intra-utrine jusqualors enfouies
sont mises au jour par lexprience extraordinaire du
primal. Le primal est un phnomne totalement naturel,
nutilisant aucun moyen artificiel tel que lhypnose, les
drogues ou des manipulations diverses. Avoir un primal,
cest revivre totalement un traumatisme physique ou
psychologique un niveau psychobiologique. Le doc-
teur J anov a dcouvert les dynamiques scientifiques de
notre monde interne et a mis au point une thrapie qui
dcoule naturellement de la comprhension de ces dy-
namiques : bloquer les dfenses et stopper le djoue-
ment (acting-out) de la souffrance. Car cest l
lessence mme de la nvrose : Djouer inconsciem-
ment par son comportement une souffrance que lon ne
peut ressentir . En gnral, les nvross ne ressentent
pas directement la souffrance primale, mais lprouvent
sous forme de tension. En dautres termes, la thrapie
consiste amener le patient ne pas viter ce qui lui fait
mal, laider progressivement le ressentir pour len
librer et le librer des comportements symboliques qui
en dcoulent, et de la tension qui en rsulte. La thrapie
primale ne peut se classer dans aucune catgorie de
thrapie connue. Elle est compltement rvolutionnaire
dans sa conception et dans ses mthodes. Elle allie le
traitement individuel et une thrapie de groupe trs
diffrente des sances de groupe gnralement prati-
ques. Aprs plusieurs mois de traitement, les patients
peuvent saider mutuellement et en rgle gnrale nont
plus besoin dun thrapeute professionnel; les vieux
patients ont leurs primals de faon spontane sans
quune intervention soit ncessaire. Faire des primals
devient une faon de vivre. Les premiers mois dagonie
profonde et presque constante passs, la cadence des
primals sespace, le patient descend dans sa souffrance
plus facilement et plus rapidement il a de moins en
moins de dfenses. Sa vie change souvent radicalement.
Il peut commencer vivre de faon saine, il se passe de
drogues, dalcool, de cigarettes, de mdicaments, il n'a
plus dinsomnies, de cauchemars, de dpressions, de
problmes psychologiques divers, de perversions bi-
zarres ni dexistence dcousue. Il peut enfin profiter de
la vie et de ce quelle lui offre. Les symboles perdent
leur sens. Sa vie devient relle, parce quil devient rel.
Parce quil ressent sa souffrance denfant et se libre
petit petit de lemprise du pass, de ses ramifications
et de ses prolongements, il vit dans le prsent.
Le docteur J anov dcouvrit en 1973 lexistence
confirme depuis par les plus rcentes tudes neurolo-
giques de trois niveaux de conscience correspondant
nos stades de dveloppement et la structure neuro-
physiologique de notre cerveau. Un primal change en
fait la structure profonde de notre cerveau en brisant le
circuit nvrotique jusque-l tabli et en permettant
pour la premire fois depuis son blocage la libre
circulation de la rponse psychologique relle de
lindividu un vnement donn.
Les comptes rendus des recherches et des rcentes d-
couvertes dans le domaine primal sont consigns dans la
revue scientifique trimestrielle The Journal of Primal
Therapy, publi par le Primal Institute de Los Angeles,
et dans le dernier livre du docteur J anov Primal Man (en
cours de publication). Depuis 1970, le docteur J anov a
aussi publi successivement The Anatomy of Mental
Illness (Lanatomie de la maladie mentale) expliquant
les fondements physiologiques des troubles psycholo-
giques, puis The Primal Rvolution (La rvolution pri-
male) qui traite des implications de la thrapie primale
dans de nombreux cas de comportements, notamment
celui de lhomosexuel, du drogu, du psychotique. Son
dernier livre, The Feeling Child, traite de la faon
dviter le dveloppement de la nvrose chez lenfant.
De tous les livres du docteur J anov, Le Cri primal est
cependant le plus important et le plus excitant. Cest la
description originale dune dcouverte extraordinaire
ouvrant une re nouvelle de logique, de gurison des
maladies mentales et de comprhension des motivations
les plus profondes de ltre humain. Le Cri primal est
sans doute lun des livres les plus importants dans
lhistoire de la psychologie car, pour la premire fois, la
nature de la nvrose est rvle ainsi que son traitement
et sa gurison. La dcouverte de la thrapie primale est
un vnement capital pour ceux qui souffrent et pour
lhumanit entire.
France Daunic.


INTRODUCTION



DECOUVERTE DE LA SOUFFRANCE PRIMALE

J ai entendu il y a quelques annes un cri qui devait
modifier le cours de ma carrire et changer la vie de
mes patients. Ce que jai entendu changera peut-tre
aussi la nature de la psychothrapie telle quon la con-
nat maintenant un cri sinistre qui a jailli du fond des
entrailles dun jeune homme qui tait couch par terre,
au cours dune sance de thrapie. J e ne saurais le com-
parer quau hurlement de quelquun quon assassine. Ce
livre est consacr ce cri et ce quil nous rvle des
aspects les plus secrets de la nvrose.
J appellerai le jeune homme Danny Wilson; ctait un
tudiant de vingt-deux- ans, ni psychotique, ni ce quon
appelle hystrique, mais pauvre, calme, particulirement
sensible et renferm sur lui-mme. Pendant un moment
creux, au cours de la sance de groupe, il nous parla
dun certain Ortiz, un acteur qui se produisait lpoque
sur les scnes londoniennes, lang comme un nourrisson
et buvant des biberons de lait. Tout au long de son nu-
mro, il appelait de toutes ses forces : Papa ! maman !
papa ! maman ! . A la fin, il vomissait et on distribuait
des sacs en matire plastique aux spectateurs, qui taient
invits en faire autant.
Danny avait lair tellement fascin par cette scne que
cela mincita essayer quelque chose qui, bien
qulmentaire, ne mtait pas venu lesprit jusque-l.
J e demandai Danny dappeler papa, maman . Il
refusa, prtendant quil ne voyait pas quel sens pourrait
avoir un comportement aussi infantile. A dire vrai, je ne
le voyais pas non plus. Mais, jinsistai et il finit par
cder. Ds ses premiers appels, il manifesta un trouble
profond. Tout coup, il se mit se tordre sur le sol. Il
avait une respiration rapide et spasmodique et criait
comme involontairement papa, maman , dune voix
perante. Il avait lair dtre dans un tat comateux ou
sous hypnose. Peu peu, les contorsions prirent un
aspect convulsif, et il finit par pousser ce cri dagonie,
qui fit trembler les murs de mon cabinet. Le tout navait
dur que quelques minutes et ni Danny, ni moi, ne com-
prenions ce qui stait pass. Aprs coup, il ne put rien
dire dautre que : J y suis arriv, je ne sais pas ce que
cest, mais je peux sentir.
Ce qui tait arriv Danny ma laiss perplexe pen-
dant des mois et des mois. J avais pratiqu la thrapie
conventionnelle pendant dix-sept ans en tant que psy-
chiatre dans un service social et en tant que psycho-
logue. J avais t form dans un hpital psychiatrique
o lon pratiquait les mthodes freudiennes et dans un
organisme soccupant danciens combattants o lon
tait beaucoup moins freudien. J avais fait partie pen-
dant plusieurs annes de lquipe de la section psychia-
trique du Childrens Hospital de Los Angeles. Mais, de
toute ma carrire, jamais je navais observ quoi que ce
soit de comparable ce cri. Comme ce soir-l javais
enregistr la sance de groupe, jai maintes fois cout
la bande, dans les mois qui suivirent, pour essayer de
comprendre ce qui stait pass, mais toujours en vain.
Cependant, jeus bientt loccasion den apprendre
plus.
Un homme dune trentaine dannes que jappellerai
Gary Hillard me parlait avec beaucoup dmotion de la
manire dont ses parents lavaient toujours critiqu, ne
lavaient jamais aim et, dune faon gnrale, lui
avaient gch la vie. J e le pressai de les appeler. Il refu-
sa, disant quil savait quils ne laimaient pas et quil
ne voyait donc pas quoi cela pourrait servir. J e lui
demandai de se prter mon caprice. Sans grande con-
viction, il se mit appeler ses parents. J observai bientt
que sa respiration devenait plus rapide et plus profonde.
Ses appels devinrent involontaires, il se mit se tordre
en mouvements quasi convulsifs et finit par pousser un
hurlement.
J tais aussi branl que lui. Ce que javais pris pour
un phnomne accidentel, pour la raction idiosyncra-
sique dun patient isol, venait de se rpter dune faon
presque identique.
Aprs coup, quand Gary se fut calm, il fut submerg
par toute une srie dinsights. Il me dit que toute sa vie
semblait brusquement stre mise en place. Cet homme,
dordinaire sans trop de finesse, se transforma sous mes
yeux pratiquement en un autre tre humain. Son esprit
savivait, tous ses sens sveillaient, il semblait se com-
prendre.
La similitude des ractions de ces deux patients tait
telle que jcoutai avec encore plus dattention les
bandes enregistres de leurs sances respectives.
J essayai de dterminer prcisment quels facteurs et
quelles techniques elles avaient en commun qui provo-
quaient les ractions du cri. Peu peu, je commenai
entrevoir un sens. Au cours des mois qui suivirent,
jessayai diverses modifications et mthodes en deman-
dant au patient dappeler ses parents. Chaque fois, il y
eut les mmes rsultats dramatiques.
J en suis venu considrer ce cri comme la manifes-
tation des souffrances essentielles et universelles qui
existent chez tous les nvrotiques. J e les appelle souf-
frances primales parce quelles sont les blessures origi-
nelles de la petite enfance sur lesquelles se btit plus
tard la nvrose. J affirme que ces souffrances existent
chez tout nvros chaque minute de son existence,
quelle que soit la forme que prenne sa nvrose. Souvent
il ne les ressent pas consciemment parce quelles sont
diffuses et affectent le systme tout entier, se manifes-
tant au niveau des organes, des muscles, du systme
circulatoire, du systme lymphatique et, enfin, du com-
portement.
La thrapie primale a pour objet llimination de ces
souffrances. Elle est rvolutionnaire parce quelle im-
plique la destruction du systme nvrotique par un bou-
leversement violent. Selon moi, cest le seul moyen de
gurir la nvrose.
La thorie primale est le rsultat de mes observations
quant aux raisons pour lesquelles des changements
spcifiques se produisent. J e tiens souligner que ma
thorie na pas prcd lexprience clinique. En obser-
vant Danny et Gary se tordre sur le sol dans les affres de
la souffrance primale, je ne savais vraiment pas com-
ment jappellerais ce phnomne. La thorie sest per-
fectionne et approfondie grce aux tmoignages suc-
cessifs des patients guris de leur nvrose.
Ce livre est une invitation ltude de la rvolution
quils ont dclenche.



CHAPITRE 1

PRESENTATION DU PROBLEME

Une thorie est la signification que nous donnons un
droulement dtermin de la ralit que nous avons
observ. Plus la thorie est proche de cette ralit, plus
elle est valable. Une thorie est valable lorsquelle nous
permet de faire des prdictions parce quelle est con-
forme nos observations.
Depuis Freud, nous avons t obligs de nous appuyer
sur des thories tablies a posteriori; cest--dire que
nous nous sommes servis de nos systmes thoriques
pour expliquer ce qui sest pass. Comme les donnes
observer sont devenues plus complexes, nos observa-
tions nous ont conduits dans un labyrinthe dcoles et de
systmes thoriques diffrents. Aujourdhui, la psycho-
thrapie est fragmente, divise en spcialisations. On
dirait que la nvrose a pris tellement de formes diverses
au cours des cinquante dernires annes, que non seu-
lement le mot de gurison nest plus prononc par
les psychologues, mais la notion de nvrose mme a t
dcompose en une multitude de domaines. Cest ainsi
quon a crit des livres sur la sensation, la perception,
lapprentissage, la connaissance, etc., mais pas un seul
qui soit consacr ce quil faut faire pour gurir la n-
vrose. La nvrose semble tre tout ce que nimporte
quel thoricien pense quelle est phobie, dpression,
symptme psychosomatique, inadaptation, indcision,
etc. Depuis Freud, les psychologues se proccupent des
symptmes, non des causes. Il nous manque une sorte
de structure unifie offrant des directives concrtes
quant la faon de traiter les malades, chaque instant
de la thrapie.
Avant de dcouvrir ce qui allait devenir la thorie
primale, je savais grosso modo ce que jattendais de mes
malades. Cependant, le manque de continuit dune
sance lautre me gnait, comme en sont gns cer-
tains de mes collgues. J avais limpression de faire du
rafistolage. Ds quapparaissait une faille dans le sys-
tme de dfenses de mon patient, je my prcipitais. Un
jour janalysais peut-tre un rve, un autre jour je pous-
sais le malade la libre association dides, une semaine
aprs je concentrais lattention sur des vnements pas-
ss, tandis que dautres fois je maintenais le malade
dans le prsent.
Comme beaucoup de mes collgues, jtais boulever-
s par la complexit des problmes que pose un malade
qui souffre. La possibilit de prvoir exactement ce qui
allait se passer, clef de vote de toute approche tho-
rique valable, cdait souvent le pas une espce de foi
inspire. Mon credo muet tait : Avec suffisamment
dinsights, le patient finira bien, tt ou tard, par se con-
natre assez pour dominer son comportement nvro-
tique. Mais maintenant, je ne crois plus que la nvrose
ait grand-chose voir avec la connaissance en soi ni
avec celle quon a delle.
La nvrose est une maladie du sentiment. En son
centre, il y a la rpression du sentiment et sa transmuta-
tion en un large ventail de comportements nvrotiques.
Cest lincroyable varit des symptmes nvrotiques
qui vont des insomnies aux perversions sexuelles, qui
nous a induits penser quil existait diverses catgories
de nvroses. Mais des symptmes diffrents ne cor-
respondent pas des entits pathologiques diffrentes;
toutes les nvroses ont la mme origine spcifique et
ragissent au mme traitement spcifique.
Si gnial quil ait t, Freud nous a lgu deux notions
fort malheureuses que nous avons prises pour paroles
dEvangile. La premire est quil ny aurait pas de point
de dpart de la nvrose en dautres termes, tout tre
humain natrait nvros. La seconde est que lindividu
qui a le systme de dfenses le plus fort, serait ncessai-
rement celui qui fonctionne le mieux dans la socit.
La thorie primale part du principe qu la naissance,
tout tre humain est lui-mme, quon ne nat pas psy-
chotique ou nvrotique. On nat, un point cest tout.
La thrapie primale consiste dmanteler les causes
de tension, le systme de dfenses, et la nvrose. Ainsi
elle montre que les gens les plus sains sont ceux qui
nont pas de dfenses. Tout ce qui contribue renforcer
le systme de dfenses aggrave la nvrose. Cest un
processus qui enferme la tension nvrotique dans des
couches de mcanismes de dfense, ce qui peut avoir
pour consquence que le sujet fonctionne mieux ext-
rieurement, alors quil est ravag par la tension interne.
J e ne me console pas en disant que nous vivons dans
une poque de nvrose (ou dangoisse) et quil est nor-
mal que les gens soient nvross. J e prtends quil
existe quelque chose au-del dun fonctionnement
amlior sur le plan social, quelque chose au-del dun
soulagement des symptmes et dune comprhension
plus profonde de ses propres motivations.
Il existe un tat tout fait diffrent de ce que nous
concevons habituellement, une vie sans tension,
exempte de dfenses, o lindividu est entirement lui-
mme, connaissant des sentiments profonds et une unit
intrieure. La thrapie primale permet daccder cet
tat. Les gens deviennent eux-mmes et restent eux-
mmes.
Cela ne veut pas dire quaprs une thrapie primale, le
malade ne sera plus jamais perturb ou malheureux.
Cela veut simplement dire que, quoi quil doive affron-
ter, il considrera toujours ses problmes de faon ra-
liste, et dans le prsent. Il ne cachera plus la ralit sous
des faux-semblants et ne souffrira plus dune tension ou
de phobies chroniques et inexplicables.
La thrapie primale a t applique avec succs de
nombreuses formes de nvrose, y compris
lhronomanie. Les sances sont lies les unes aux
autres et, la plupart du temps, le thrapeute primal est en
mesure de prdire lvolution de son patient. Cette der-
nire affirmation est dune importance capitale car si
nous pouvons gurir la nvrose dune faon systma-
tique et ordonne, nous arriverons sans doute aussi
dterminer les facteurs qui permettront de la prvenir.



CHAPITRE 2

LA NEVROSE

Lhomme est une crature de besoin. Nous naissons
tous avec des besoins et la plupart dentre nous meurent
aprs une vie de lutte sans avoir satisfait bon nombre de
ces besoins. Pourtant ces besoins nont rien dexcessif
tre nourri, au chaud et au sec, grandir et se dvelop-
per son propre rythme, tre pris dans les bras et cares-
s, et tre stimul. Ces besoins primals reprsentent le
cur de la ralit du nourrisson. Le processus nvro-
tique senclenche quand, pendant un certain temps, ils
ne sont pas satisfaits. Le nouveau-n ne sait pas quil
faudrait quon le prenne dans les bras quand il pleure ou
quil ne devrait pas tre sevr trop tt, mais si ses be-
soins restent insatisfaits, il souffre.
Au dbut, lenfant fait tout ce qui est en son pouvoir
pour obtenir la satisfaction de ses besoins. Il tend les
bras pour quon le prenne, pleure quand il a faim et
gigote dans tous les sens pour faire reconnatre ses be-
soins. Sils restent insatisfaits pendant un certain temps,
si on ne le prend pas, si on ne le change pas et si on ne
lui donne pas manger, il souffrira continuellement
jusqu' ce quil arrive faire quelque chose pour que ses
parents satisfassent son besoin, ou jusqu ce quil
touffe sa souffrance en touffant le besoin. Si la souf-
france est trop forte, lenfant peut mourir : cest ce que
montrent diverses tudes faites sur les enfants de
lAssistance.
Comme le nourrisson ne peut pas lui-mme remdier
sa faim (il ne peut pas aller chercher quelque chose
dans le rfrigrateur), pas plus quil ne peut trouver des
substituts son besoin daffection, en consquence, il
doit sparer ses sensations (faim, besoin dtre pris dans
les bras) de sa conscience. Cette sparation entre le moi
et ses besoins et ses sentiments est une manuvre ins-
tinctive pour couper court une souffrance insuppor-
table. Cest ce que nous appelons le clivage.
Lorganisme se scinde afin de protger sa continuit.
Cela ne signifie pas pour autant que les besoins insatis-
faits disparaissent. Bien au contraire, ils se maintiennent
tout au long de la vie : cest leur force qui oriente les
intrts du sujet et cre les motivations ncessaires
leur satisfaction. Mais, du fait de la souffrance, les be-
soins ont t supprims au niveau de la conscience, de
sorte que lindividu doit rechercher des satisfactions de
remplacement. Autrement dit, il doit rechercher la satis-
faction de ses besoins de faon symbolique. Le sujet
qui on na pas permis de sexprimer dans son enfance
risque plus tard de toujours vouloir se faire entendre et
comprendre tout prix.
Non seulement les besoins insatisfaits, qui persistent
jusqu devenir intolrables, sont spars de la cons-
cience, mais les sensations correspondantes sont reloca-
lises dans des domaines o il est plus facile de les
dominer ou de les soulager. Ainsi des sentiments peu-
vent tre soulags par la miction, plus tard par lactivit
sexuelle, ou contrls par la suppression de la respira-
tion profonde. Lenfant frustr apprend dguiser ses
besoins et les transformer en besoins symboliques.
Adulte, il ne ressentira plus le besoin de tter le sein de
sa mre, besoin qui lui est rest dun sevrage trop
brusque et prcoce, mais il fumera sans arrt. Son be-
soin de fumer sera un besoin symbolique et la poursuite
de satisfactions symboliques est lessence mme de la
nvrose.
La nvrose est un comportement symbolique de d-
fense contre une souffrance psychobiologique exces-
sive, et elle se perptue car des satisfactions symbo-
liques ne peuvent satisfaire des besoins rels. Pour que
les besoins rels soient satisfaits, ils doivent tre ressen-
tis et prouvs. Malheureusement, du fait de la souf-
france, ils ont t profondment enfouis. Lorsquils sont
ainsi enfouis, lorganisme est en tat dalerte permanent.
Cet tat dalerte est la tension. Cest elle qui pousse le
petit enfant, et plus tard ladulte, la satisfaction de ses
besoins par tous les moyens possibles. Cet tat dalerte
est ncessaire pour assurer la survie du nourrisson : sil
devait renoncer lespoir de voir ses besoins satisfaits,
il pourrait mourir. Lorganisme veut vivre tout prix et
le prix de la survie, cest en gnral la nvrose qui
touffe les besoins physiques et les sentiments insatis-
faits, parce quils causent une souffrance trop profonde
pour que le sujet puisse y rsister.
Tout ce qui est naturel est un besoin rel par
exemple grandir et se dvelopper son propre rythme.
Pour lenfant, cela veut dire, ntre pas sevr trop vite,
ntre pas forc marcher ou parler trop tt, ntre pas
oblig dattraper une balle avant quil nait un systme
nerveux assez dvelopp pour pouvoir le faire sans
effort particulier. Les besoins nvrotiques ne sont pas
naturels ils proviennent de linsatisfaction des be-
soins rels. On ne vient pas au monde avec le besoin de
sentendre louer, mais un enfant qui voit ses efforts rels
constamment dnigrs, pratiquement ds sa naissance,
et qui on fait sentir que rien de ce quil fera ne sera
jamais assez bien pour obtenir lamour de ses parents,
dveloppera un besoin insatiable de louanges. De
mme, un enfant peut rprimer son besoin de sexprimer
sil na personne pour lcouter, mais il peut en rsulter
plus tard un besoin de parler sans arrt.
Un enfant quon aime est un enfant dont les besoins
naturels sont satisfaits. Lamour supprime sa souffrance.
Lenfant qui nest pas aim souffre parce quil est frus-
tr. Lenfant aim nprouve pas le besoin dtre lou,
car il na pas t dnigr. Il est estim pour ce qu'il est
et non pour ce quil peut faire pour satisfaire les besoins
de ses parents. Lenfant aim ne deviendra pas un adulte
aux besoins sexuels insatiables. Il a t tenu et caress
par ses parents et nprouve pas la ncessit de recourir
la sexualit pour satisfaire ce besoin de son plus jeune
ge. Les besoins rels vont de lintrieur vers
lextrieur, et non linverse. Le besoin dtre tenu dans
les bras et caress, fait partie du besoin dtre stimul.
La peau est notre organe sensoriel le plus tendu et elle
rclame au moins autant de stimulation que les autres
organes des sens. Le manque de stimulation au cours du
premier ge peut avoir des consquences dsastreuses.
Sans stimulation, certains organes peuvent commencer
satrophier. Inversement, comme la bien montr
Krech
1
, une stimulation adquate leur permet de grandir
et de se dvelopper. Une stimulation physique et men-
tale constante est indispensable.
Tant que des besoins restent inassouvis, ils supplan-
tent toute autre activit humaine. Ce nest qu partir du
moment o ses besoins sont satisfaits que lenfant est en
mesure de ressentir. Il fait alors lexprience de son
corps et du monde qui lentoure. Quand ses besoins ne
sont pas satisfaits, lenfant ne ressent que de la tension,
qui est le sentiment dconnect de la conscience.
Sans cette connexion indispensable, le nvros ne res-
sent pas. La nvrose est la maladie du sentiment.
La nvrose ne commence pas ds linstant o lenfant
rprime ses sentiments pour la premire fois, mais on
peut dire que cest ce moment-l que commence le
processus nvrotique. Lenfant se forme par tapes. A
chaque besoin refoul, chaque frustration, lenfant se
ferme un peu plus sur lui-mme. Mais il arrive un jour
o un seuil critique est atteint, o lenfant est essentiel-
lement ferm sur lui-mme, o il est davantage irrel
que rel et, ce moment-l, on peut dire quil a bascul
dans la nvrose. A partir de ce jour, il vit selon un sys-
tme de double moi : le moi rel et le moi irrel. Le moi
rel reprsente les sentiments et les besoins rels de
lorganisme. Le moi irrel est la couverture de ces sen-
timents, cest la faade quexigent les parents nvro-
tiques pour satisfaire leurs propres besoins. Un pre ou
une mre qui a besoin de se sentir respect parce quil a
toujours t humili par ses propres parents, exigera de

1
D. Krech, E. Bennett, M. Diamond et M. Rosenzweig, Chemical
and Anatomical Plasticity of Brain , Science, vol. 146 (30 octobre
1964), pp. 610-619.
ses enfants quils soient respectueux jusqu
lobsquiosit, quils ne lui rpondent pas et ne lui
opposent jamais de refus. Un pre ou une mre infantile
exigera de son enfant quil soit adulte longtemps avant
quil ny soit prt pour queux-mmes puissent con-
tinuer tre le bb dont on soccupe.
Les exigences qui rendent lenfant irrel, sont rare-
ment explicites. Cela nempche que pour lenfant, la
satisfaction de leurs besoins devient une obligation
implicite. Lenfant nat dans le contexte des besoins de
ses parents et il commence lutter pour les satisfaire
presque ds sa naissance. On le poussera sourire (afin
de paratre heureux), faire areu, areu... , dire au
revoir de la main, plus tard sasseoir et marcher,
enfin, faire des efforts incessants pour que ses parents
puissent avoir un enfant prcoce . Plus lenfant gran-
dit, plus ce quon lui demande devient compliqu. Il
faut quil ait de bonnes notes, quil soit serviable, quil
fasse sa part de travaux dans la maison, quil soit sage et
peu exigeant, quil ne parle pas trop, quil ne dise que
des choses pertinentes, quil soit sportif. Il fera tout,
sauf tre lui-mme. Cette multitude de relations qui
stablissent entre les parents et lenfant et o sont d-
vis ses besoins naturels, ses besoins primals, signifie
que celui-ci souffre. Elle signifie quil ne peut la fois
tre ce quil est et tre aim. Ce sont ces souffrances
profondes que jappelle souffrances primales. Les souf-
frances primales sont les besoins et les sentiments r-
prims ou nis par la conscience. Ils sont douloureux
parce quon ne leur a pas permis de sexprimer ou dtre
satisfaits. Ces souffrances se rsument toutes de la
mme manire : J e ne suis pas aim, et je nai aucun
espoir de ltre en tant moi-mme.
Chaque fois quun enfant nest pas pris dans les bras
quand il en a besoin, chaque fois quon le fait taire,
chaque fois quil est ridiculis, ignor ou pouss au-del
des limites de ses capacits, on ajoute son rservoir de
souffrances primales. Chaque fois quon ajoute ce
rservoir, on rend lenfant plus irrel et plus nvrotique.
Au fur et mesure que les assauts contre le systme
rel se multiplient, ils commencent craser la person-
nalit relle. Il arrive un jour o un vnement qui nest
pas forcment traumatisant en lui-mme par exemple
le fait de confier pour la centime fois lenfant un
baby-sitter fait pencher la balance en faveur de
lirralit, et lenfant devient nvrotique. J appelle cet
vnement la scne primale majeure. Cest le moment
de la vie du petit enfant o toutes les humiliations,
toutes les privations et tous les refus quil a d endurer
sadditionnent pour trouver un dbut de prise de cons-
cience se rsumant ceci : J e nai aucun espoir dtre
aim pour ce que je suis. Cest ce moment-l que
lenfant, pour se dfendre contre ce savoir catastro-
phique, se coupe de ses sentiments et glisse doucement
dans la nvrose. Ce savoir nest pas conscient. Lenfant
commence simplement se comporter lgard de ses
parents et plus tard lgard des autres, comme ils
lattendent de lui. Il dit ce quils disent et fait ce quils
font. Il adopte un comportement irrel cest--dire un
comportement qui est en dsaccord avec la ralit de ses
propres besoins et de ses propres dsirs. Trs rapide-
ment ce comportement nvrotique devient automatique.
La nvrose implique un clivage, une scission entre
lindividu et ses propres sentiments. Plus lenfant subit
dassauts de la part de ses parents, plus le gouffre se
creuse entre le rel et lirrel. Lenfant commence
parler et se mouvoir comme on le lui prescrit, cesse de
toucher son corps aux endroits dfendus (cesse littra-
lement de se sentir), il apprend ne plus tre exubrant
ou triste, etc. La fragilit de lenfant rend cependant le
clivage ncessaire. Cest le rflexe (cest--dire la faon
automatique) qua lorganisme pour lempcher de
devenir fou. La nvrose est donc la dfense contre une
ralit catastrophique, visant protger le dveloppe-
ment et lintgrit psychophysique de lorganisme.
La nvrose implique quun individu est ce quil nest
pas afin dobtenir quelque chose qui nexiste pas. Si
lamour de ses parents existait, lenfant serait ce quil
est; car aimer, cest laisser lautre tre ce quil est. Par
consquent, la nvrose peut tre engendre par des v-
nements qui nont rien de particulirement traumatisant
en eux-mmes. Elle peut natre de la simple obligation
faite lenfant de ponctuer toutes ses phrases de sil
vous plat et de merci , ce qui doit prouver la bonne
ducation des parents. Elle peut aussi natre de
linterdiction qui lui est faite de pleurer ou de se
plaindre quand il est malheureux. A cause de leur propre
anxit, les parents peuvent se prcipiter pour apaiser le
moindre sanglot. Pour prouver quils sont respects,
cest la colre quils interdiront Une petite fille
sage ne pique pas de crise de rage, un gentil petit garon
ne rpond pas ! On peut aussi provoquer la nvrose en
forant lenfant se produire , par exemple rciter
des pomes devant des invits, ou rsoudre des pro-
blmes abstraits. Quoi que ce soit que lon attende de
lui, lenfant sen fait vite une juste ide; il faut jouer un
rle sinon ! Etre ce quils veulent sinon pas
damour, ou ce qui passe pour de lamour, une approba-
tion, un sourire, un clin dil. Peu peu, le rle quil
joue domine la vie de lenfant : il la passe excuter des
rites et formuler des incantations au service de ses
parents et de leurs exigences.
Cest de la terrible dsesprance de ntre jamais aim
que nat le clivage. Lenfant doit nier la constatation
que, quoi quil fasse, ses besoins ne seront jamais satis-
faits. Il ne peut vivre en sachant que personne ne
sintresse lui ou quon le mprise. Il lui est intol-
rable de savoir quil ny a aucun moyen de rendre son
pre moins critique, ou sa mre plus gentille. Il na
quune faon de se dfendre : se crer des besoins de
substitution, des besoins nvrotiques.
Prenons lexemple de lenfant qui est perptuellement
dnigr par ses parents. En classe, il bavardera conti-
nuellement (ce qui lui vaudra les rprimandes des
matres), dans la cour de rcration, il se vantera sans
arrt (et salinera ainsi les autres enfants). Adulte, il
risque davoir un besoin incoercible de chercher une
satisfaction aussi manifestement symbolique (pour
lobservateur) que la meilleure table dans un restaurant
de luxe !
Le fait dobtenir la table en question ne supprime pas
son besoin de se sentir important; sinon, pourquoi joue-
rait-il la mme comdie chaque fois quil va au restau-
rant ? Coup dun besoin authentique qui est inconscient
(celui dtre reconnu en tant qutre humain qui a de la
valeur), le sujet donne un sens sa vie en se faisant
saluer par son nom par les matres dhtel des restau-
rants la mode.
Lenfant nat donc avec des besoins biologiques rels
que, pour une raison ou pour une autre, ses parents ne
satisfont pas
1
. Il se peut que certains parents ne voient
tout simplement pas les besoins de leur enfant, ou alors
que, par souci de ne point commettre derreur, ils sui-
vent les conseils de quelque vnrable spcialiste de
lducation, ne prennent lenfant dans leurs bras qu
heure fixe, le nourrissent en fonction dun horaire dont
la prcision ferait la fiert dune compagnie arienne,
lui imposent un sevrage strictement programm et lui
apprennent le plus tt possible tre propre.
Nanmoins je ne crois pas que lignorance ou le zle
mthodique suffisent expliquer la prodigieuse rcolte
de nvroses qua produite lhumanit depuis le dbut de
son histoire. La raison principale pour laquelle les en-
fants deviennent nvrotiques est, mon avis, le fait que
leurs parents sont trop accapars par la lutte quils m-
nent contre leurs propres besoins infantiles insatisfaits.
Cest ainsi quune femme peut concevoir un enfant
afin de pouvoir se faire dorloter comme un bb ce
dont elle a en ralit prouv le besoin toute sa vie.
Aussi longtemps quelle est au centre de lattention, elle
est relativement heureuse. Mais, aprs laccouchement,
elle risque de sombrer dans une dpression profonde. La

1
De nombreux parents font lerreur de ne pas prendre leur enfant
assez souvent dans leurs bras, de peur de le gter . Mais cest
exactement ce quils font en l'ignorant car plus tard, ils seront submer-
gs par les exigences insatiables de lenfant qui recherche des substi-
tuts symboliques jusquau jour o leur colre explosera, ce qui aura
des consquences aussi invitables que terribles.
grossesse servait son besoin et navait rien voir avec la
venue au monde dun nouvel tre humain. Lenfant
risque mme de souffrir davoir, en naissant, priv sa
mre du seul moment de sa vie o elle obtenait que les
autres soccupent delle. Comme elle nest pas prte la
maternit, elle naura peut-tre pas de lait, et elle fera
souffrir son enfant des mmes privations dont elle-
mme a peut-tre souffert. Voil comment liniquit des
pres est punie sur les enfants en un cycle apparemment
sans fin.
J e dsigne par le terme de lutte , les tentatives que
fait lenfant pour plaire ses parents. La lutte dbute
avec les parents et slargit ensuite au monde tout entier.
Elle stend au-del des limites de la famille parce que
lindividu apporte avec lui ses besoins frustrs partout
o il va, et ces besoins doivent tre djous. Il cherchera
des substituts ses parents avec qui il jouera son
drame nvrotique, ou il transformera pratiquement tout
le monde (y compris ses propres enfants) en des images
parentales qui satisferont ses besoins. Un pre qui a
toujours t empch de parler, fera de ses enfants ses
auditeurs attentifs. Ces derniers, leur tour contraints
toujours couter, auront le besoin refoul dtre couts
par quelquun, et il se pourrait bien que ce soit leurs
enfants eux.
Le lieu de la lutte passe du besoin rel au besoin n-
vrotique, du corps lesprit, car les besoins psycholo-
giques surviennent quand les besoins fondamentaux
sont dnis. Mais les besoins psychologiques ne sont
pas des besoins rels. En fait, il ny a pas de besoins
purement psychologiques. Les besoins psychologiques
sont des besoins nvrotiques car ils ne sont pas au ser-
vice des exigences relles de lorganisme. Lhomme,
par exemple, qui doit avoir la meilleure table au restau-
rant pour se sentir important, le fait sous lemprise dun
besoin qui sest dvelopp parce quil ntait pas aim
et que les efforts quil faisait taient soit ignors, soit
rprims. Peut-tre a-t-il besoin dtre appel par son
nom par le matre dhtel parce que toute son enfance, il
na entendu parler de lui-mme quen termes gnraux
mon fils. Autrement dit, il a subi une sorte de ds-
humanisation de la part de ses parents, et il cherche de
faon symbolique obtenir une raction humaine de la
part des autres. Sil avait t trait par ses parents
comme un tre humain unique, ce prtendu besoin de se
sentir important ne serait pas apparu. Le nvros met
simplement de nouvelles tiquettes (besoin de se sentir
important) sur danciens besoins inconscients (besoin
dtre aim et apprci). Avec le temps, il en vient
croire que ces nouvelles tiquettes correspondent des
sentiments rels et quil faut obtenir ce quelles recou-
vrent.
La fascination quexerce sur nous la vue de notre nom
sur une enseigne lumineuse ou sur une page imprime
nest quun signe parmi dautres qui rvle combien la
plupart dentre nous ont souffert de ntre pas reconnus
en tant quindividus. Ces succs, mme sils sont rels,
reprsentent la qute symbolique de lamour parental.
La lutte consiste plaire un public.
La lutte empche lenfant de sentir son dsespoir. Elle
consiste se surmener, bcher pour obtenir de bonnes
notes, jouer la comdie. La lutte, cest lespoir du
nvros darriver se faire aimer. Au lieu dtre lui-
mme, il lutte pour devenir une autre version de lui-
mme. Tt ou tard, lenfant finit par croire que cette
nouvelle version est rellement lui. La comdie nest
plus joue consciemment et dlibrment, elle devient
un comportement automatique et inconscient. Elle est
nvrotique.

Les scnes primales

Il y a deux sortes de scnes primales : les majeures et
les mineures. La scne primale majeure est lvnement
particulier le plus bouleversant de la vie de lenfant.
Cest un moment de solitude glaciale, cosmique, la plus
amre de toutes les rvlations. Cest le moment o il
commence dcouvrir quil nest pas aim pour ce quil
est et quil ne le sera jamais.
Avant cette scne primale majeure, lenfant a fait
dinnombrables expriences mineures les scnes
primales mineures au cours desquelles il a t ridicu-
lis, rejet, nglig, humili, pouss se produire .
Arrive un jour o tous ces vnements nfastes com-
mencent prendre un sens aux yeux de lenfant. Un
vnement dcisif semble alors rsumer le sens de
toutes ces expriences passes en une seule constata-
tion : Ils ne maiment pas tel que je suis. Cette prise
de conscience est catastrophique. Lenfant la nie et
lensevelit au plus profond de lui-mme. Cest la lutte
du moi irrel qui prend sa place. A partir de ce moment,
toutes les expriences de lenfant sont amorties par cette
faade, de sorte que lenfant souvent ne sait plus quil
souffre. Sa lutte couvre sa souffrance.
Certains malades arrivent se souvenir dune scne
dcisive qui a t la somme de toutes les scnes mi-
neures antrieures. Pour dautres, il ny a eu quune
lente et monotone accumulation de lgers traumatismes,
chacun insignifiant en soi, mais qui ont fini par provo-
quer un dchirement majeur. Que celui-ci se soit produit
de faon dramatique au cours dune scne primale ma-
jeure, ou quil soit simplement le rsultat dune accumu-
lation de scnes mineures, un jour arrive o lenfant
devient plus irrel que rel.
Le clivage qui se produit au cours de la scne primale
majeure marque la fin de lexistence de lenfant en tant
qutre entier et en accord avec lui-mme.
En gnral, la scne primale majeure se produit entre
cinq et sept ans. Cest lge o lenfant apprend gn-
raliser partir de son exprience concrte. Cest
lpoque o il commence comprendre la signification
de tous les vnements diffrents quil a vcus jusque-
l.
Dun point de vue objectif, la scne primale majeure
nest pas forcment traumatisante. Ce nest pas nces-
sairement un accident de la route ou une catastrophe
arienne. Cest plutt une brusque comprhension, une
vision fugitive et terrifiante de la vrit qui frappe
lenfant pendant un vnement qui peut tre banal en
soi. Par exemple, un malade se souvient davoir appel
sa mre, un jour, quand il tait petit, et au lieu de sa
mre, ce fut son pre, dont il avait peur, qui tait venu.
A ce moment-l, il sut : Ma mre ne viendra jamais
quand je lappelle. La raison en tait que les nom-
breuses fois o, aprs stre couch, il appelait sa mre
pour quelle lui apporte un verre deau, elle ne venait
jamais. Ctait toujours son pre qui venait. Un jour, il
comprit que sa mre ne viendrait jamais quand il avait
besoin delle. Il tait dchir parce que le dsir de voir
sa mre faisait venir son pre quil redoutait et qui le
rprimandait pour avoir appel; ainsi, dsirer ctait
obtenir ce quil ne dsirait pas. Il nappela plus jamais
sa mre, prtendant quil navait pas besoin delle
jusquau jour o, dans mon cabinet, il appela sa maman
en criant de douleur.
Les scnes mineures sont simplement les petits v-
nements qui frappent le moi rel des critiques, des
humiliations jusqu ce quun jour, lors de la scne
majeure, ce moi rel craque sous la charge.
Il est possible que la scne primale majeure survienne
au cours des premiers mois de la vie. Cest ce qui arrive
quand le jeune enfant vit une exprience en elle-mme
si dvastatrice quil ne peut sen dfendre et doit se
couper de cette ralit. Dans ce cas, il se produit une
rupture irrparable qui dure jusqu ce que lexprience
soit revcue dans toute son intensit. On peut prendre
pour exemple le fait dtre arrach ses parents et mis
en orphelinat ds les premiers mois de la vie.
Les scnes primales cl sont dune importance capi-
tale, car elles reprsentent des centaines dautres exp-
riences dont chacune a apport de la souffrance. Cest
pour cette raison que, quand les patients revivent ces
scnes en thrapie primale, un flot de souvenirs qui leur
sont associs remontent en mme temps. Tous ces v-
nements sont lis par un mme sentiment (par exemple :
Il ny a personne pour maider ).
Examinons quelques exemples de scnes primales.
Tout dabord celle de Nick. Elle se situe juste aprs la
fin de la Deuxime Guerre mondiale; Nick avait six ans
et son pre venait dtre dmobilis. Depuis Pearl Har-
bor, ctait le premier Nol que la famille passait runie
au grand complet, et lon se prparait bien le fter.
Nick attendait ce jour avec toute limpatience dun petit
garon. Il avait achet une cravate pour son pre, lavait
enveloppe de son mieux et y avait attach une carte
quil avait rdige tout seul. A 2 heures de laprs-midi,
tous les paquets avaient t ouverts, except celui que
Nick avait destin son pre. A 3 heures, tout le monde
se rgalait de la dinde farcie, sauf Nick. Son pre avait
compltement ignor son cadeau.
Quelquun finit par lapercevoir au pied de larbre et
lapporta dans la salle manger. Nick raconte lui-
mme : Mon pre tait sol, et ds quil a vu ce ca-
deau, il sest mis faire le pitre : Eh bien, quest-ce
que a peut bien tre ? Peut-tre une auto ? ou un ba-
teau ? quest-ce que vous en pensez ? Non. Cest un
avion. Le paquet est mal fait, mais je suis sr que cest
un avion. Tout le monde riait. J aurais voulu me ca-
cher sous la table. J avais honte de lui avoir fait un ca-
deau. Il continuait, poussant la plaisanterie jusquau
bout. Ivre, il tait impitoyable. Il prtendait ne pas sa-
voir de qui pouvait bien tre le paquet, alors que javais
mis pour papa sur ma carte (et je suis enfant
unique). Quand enfin il se dcida louvrir, il vint vers
moi et dit en me bavant dessus : Lumire de ma vie,
des deux cent dix cravates que jai dans ma garde-robe,
celle-ci sera dornavant et tout jamais ma prfre,
etc. Des idioties de ce genre. Il me couvrait de ridi-
cule. Quand il dit au moins pour la cinquime fois Tu
naurais pas d gaspiller ton argent pour ton pauvre
vieux papa , je ny tins plus, je quittai la table en me
disant : Nom de Dieu, tu as raison, je naurais pas
d .
Dun point de vue objectif, dans un monde dont la
bombe atomique, les camps de concentration et le gno-
cide sont le lot quotidien, il ne sest pas pass grand-
chose cet aprs-midi-l. Pourtant, cet incident a contri-
bu largement comme la goutte qui fait dborder le
vase condamner un homme un quart de sicle de
troubles nerveux, daberrations sexuelles et de priodes
de profonde dpression. Pour Nick, cette cravate de
Nol symbolisait ce quil ressentait : Quoi que je
fasse, papa, rien ne sera jamais assez bien pour que tu
maimes.
La scne primale fait converger des centaines et
mme des milliers dincidents qui pour lenfant signi-
fient le dsespoir. A partir du jour o elle a lieu, les
sentiments rels mobilisent le moi irrel de telle faon
que lenfant ne reconnat plus bon nombre de ses senti-
ments. (Cest ainsi qu lge de la pubert, Nick dgui-
sa son besoin dun pre affectueux et le remplaa par
des fantasmes homosexuels.) En outre, le moi irrel
rprime ces mmes sentiments rels, de sorte quils ne
peuvent tre connects et finalement rsolus. ( Objec-
tivement , Nick nprouvait que du mpris pour son
pre qui tait alcoolique.) La scne primale majeure est
un bond qualitatif dans la nvrose.
J usqu ce jour de Nol 1946, Nick avait t tendu. A
partir de ce jour, sa tension ne sest pas vanouie, pas
plus que ses besoins et ses sentiments refouls nont
disparu. Ils sont rests en lui, cods dans son cerveau
sous forme de souvenirs refouls qui pntraient tout
son organisme, le maintenant dans un tat de tension.
Cette tension lempchait dtre conscient de son com-
portement et le forait lutter pour obtenir une satisfac-
tion symbolique de son besoin (par lhomosexualit).
Par consquent, il est vident quau cur de la lutte
du nvros il y a l'espoir lespoir de voir son com-
portement lui apporter le rconfort et lamour. Cepen-
dant cet espoir est ncessairement irrel puisquil le
contraint dessayer dobtenir par la lutte quelque chose
qui nexiste pas : des parents qui ressentent. Le nvros
essaie de faire de tous les tres quil rencontre dans le
monde, des parents affectueux, chaleureux, qui
sintressent lui. Si ses propres parents avaient relle-
ment t bons et sensibles, la lutte serait inutile.
Aprs la crise de la scne primale majeure, il se pro-
duit dans le cours de la vie familiale des milliers
dautres incidents nfastes. Chacun deux approfondit le
gouffre et aggrave la nvrose, chacun deux rend
lenfant plus irrel.
Pour un autre de mes patients, la scne primale ma-
jeure avait t plus dramatique :
Peter avait quatre ans et son pre lui administrait sou-
vent des fesses pour la moindre vtille. Il les recevait
en se disant quil devait avoir fait quelque chose de
terrible pour les mriter et il continuait son bonhomme
de chemin. Un jour quil tait en voiture avec sa mre,
ils eurent un accident, qui abma compltement la voi-
ture. A leur arrive la maison, le pre les attendait,
furieux. Sa premire remarque fut : Comment as-tu pu
tre aussi idiote ! Encore sous le coup de laccident, la
mre de Peter fondit en larmes, ce qui ne fit
quexasprer son mari. Il la frappa et la ft tomber. En
hurlant, le petit garon se prcipita sur son pre et lui
agrippa le bras qui tait dj lev pour frapper encore.
Son pre lempoigna, le secoua rudement et lenvoya
contre le mur. A cet instant Peter comprit que son pre
tait capable de le tuer, sil le provoquait.
A partir de ce jour, le petit garon dut surveiller tous
ses faits et gestes quand il tait en prsence de son pre.
Son enfance fut une poque terrifiante, car il tait conti-
nuellement occup apaiser son pre. Cependant il
avait sa mre, vers qui il pouvait se tourner. Mais elle ne
put supporter longtemps la brutalit de son mari et se
mit boire, tel point quelle dut tre interne. Le jour
o on lemmena, Peter comprit que ctait la fin .
Ctait effectivement la fin de son existence en tant
qutre humain normal et en accord avec lui-mme. Au
cours des vingt annes qui suivirent, il eut un compor-
tement symbolique lgard de tous ceux quil rencon-
tra. Le sentiment quil djouait et qui empoisonnait tous
les aspects de sa vie tait : J e ten prie, papa, ne me
fais pas mal !
Voici encore un exemple dun dbut de nvrose en
tant que manire dtre, et il semble tout fait anodin.
Pourtant, pour Anne, ce fut la scne primale majeure.
Anne avait six ans. Un jour, elle fut surprise par la
pluie. Une voisine la trouva tremblante et trempe
jusquaux os. Elle lemmena chez elle et la fit se r-
chauffer devant un grand feu de bois, tout en la cajolant.
Tout coup, Anne se sentit toute drle , bizarre
et, sans dire un mot, elle sortit de cette maison et se
prcipita chez elle sous la pluie. Arrive dans sa
chambre, elle sanglota pendant prs dune heure. Sa
mre vint voir ce qui lui arrivait, mais lenfant ne savait
que dire. Elle se sentait simplement mal laise. Plus
tard, elle essuya ses larmes et descendit la cuisine pour
aider sa mre prparer le dner.
Voil tout ce en quoi consista sa scne primale ma-
jeure. Pourtant, elle fut plus traumatisante quune svre
correction, parce quelle ne put tre intgre et com-
prise.
Avant le jour de lorage, Anne avait reu des fesses
pour stre salie, avoir dit des gros mots, ou avoir soule-
v sa jupe le genre de choses qui arrivent la plupart
dentre nous. Chaque fois, elle avait limpression
davoir fait quelque chose de mal, demandait pardon
respectueusement et continuait vivre sa faon. Mais
elle assimilait compltement ce qui se passait. Le jour
de lorage cependant, elle navait pas commis de faute,
elle navait pas demander pardon, et elle ne pouvait se
raccrocher rien pour comprendre ce quelle ressentait.
La gentillesse de cette voisine avait mis en vidence
le vide de son existence. Elle avait entrevu fugitivement
ce quelle navait jamais eu chez elle : du temps quon
lui consacrait, de la gentillesse, du rconfort, et, tout
simplement, un peu dhumanit. Elle se rendit compte
alors que jamais elle ne pourrait tre ce quelle tait si
elle voulait que sa mre laime. Elle stait prcipite
la maison afin dtouffer par ses larmes cette prise de
conscience avant den subir tout limpact, avant de
ressentir la force dvastatrice de ce jamais.
Aprs avoir pleur, quand la fillette redescendit pour
aider maman, sa vie relle cessa. Extrieurement, elle
devint polie, gentille et serviable. Intrieurement, la
tension saccumulait.
Elle essayait de vaincre son dsarroi en aidant cons-
tamment sa mre qui tait malade la plupart du temps.
Elle soffrait soccuper de son petit frre. Elle luttait,
sa tension augmentait, et sa nvrose saggravait. En
ralit, elle navait aucune envie de soccuper de son
petit frre, elle aurait voulu quon soccupe delle et
quon la cajole; elle navait pas envie de faire la vais-
selle, elle avait envie daller samuser. Mais elle cdait
aux dsirs de Maman et refoulait les siens. Elle
passait sa vie essayer de transformer sa mre en cette
gentille voisine qui lui avait offert de lamour sans rien
demander en change. La lutte lempchait de ressentir
et de reconnatre que sa mre ne deviendrait jamais la
personne affectueuse dont elle avait besoin. La petite
fille tait prise au pige.
Si elle avait cess de jouer la petite fille soumise et
bien leve, elle aurait dclench le ressentiment de sa
mre davoir tre une mre. En tant soumise, Anne
avait trouv un moyen dviter dtre totalement reje-
te : elle laissait sa mre jouer les petites filles, tandis
quelle adoptait le rle de sa mre. Cest cause de
lespoir irrel
1
quelle assumait cette charge. Elle esp-
rait quun jour elle obtiendrait quelque chose, et ainsi
elle luttait pour lamour imaginaire de sa mre, mais
tout ce quelle obtenait, ntait jamais quune vaisselle
de plus faire.
La scne primale est donc un vnement qui nest pas
vcu dans sa totalit. Il reste dconnect et non rsolu.
Cela ne signifie pas quil y ait un seul moment dans
notre vie qui produise la nvrose, mais que ce moment

1
Cet espoir est en grande partie inconscient et en gnral, il n'est
mme pas ressenti. Il esl djou dans la lutte.
la scne primale majeure dtermine une fois pour
toutes une voie et que chaque nouveau traumatisme
approfondit le gouffre entre le moi rel et le moi irrel.
La scne primale majeure est le moment o
laccumulation de petites blessures, de manifestations
de rejet et de refoulements, se fige pour former une
nouvelle manire dtre la nvrose. Cest le moment
o lenfant commence comprendre que pour sen
sortir, il doit renoncer une partie de lui-mme. Cette
constatation, trop pnible pour tre supporte, ne de-
vient jamais entirement consciente de sorte que
lenfant commence agir de faon nvrotique sans avoir
la moindre ide de ce qui sest pass en lui.
Nous avons vu que certaines scnes primales peuvent
tre dramatiques, dautres ne le sont pas ncessairement.
Il suffit quune mre dise : Si jamais tu refais a, je ne
veux plus te voir. Ce nest pas la scne en elle-mme,
mais la signification quelle a pour lenfant qui lui
donne son caractre dvastateur. Une menace appa-
remment lgre ou une petite fesse peuvent subjecti-
vement tre aussi traumatisantes que le fait dtre en-
voy lorphelinat.

Le moi rel et le moi irrel

Bien que je parle toujours du moi rel et du moi irrel,
il ne faut pas oublier que ce sont les deux aspects dun
mme moi. Le moi rel est le vrai moi, que nous tions
avant de dcouvrir que ce moi ntait pas acceptable
pour nos parents. Nous naissons rels. Etre rel n'est pas
quelque chose que nous essayons de devenir.
La coquille que nous construisons autour du moi rel
est ce que les Freudiens appelleraient le systme de
dfenses. Mais les Freudiens estiment quun systme de
dfenses est indispensable ltre humain et quun
individu sain et bien intgr est ncessairement
muni dun puissant systme de dfenses. Pour ma part,
je considre que lindividu normal est totalement d-
pourvu de dfenses et na pas de moi irrel. Plus son
systme de dfenses est puissant, plus lindividu est
malade cest--dire irrel.
Les yogi qui marchent sur des charbons ardents ou
dorment sur des lits de clous, offrent une illustration
parfaite de la suppression littrale du moi rel et de sa
sensibilit. J e vois tous les jours dans la pratique de mon
mtier, des malades qui ont russi, pour se protger de
leur souffrance, se couper compltement de leurs
sentiments et qui ne ressentent pas plus leurs souf-
frances psychologiques que le yogi ne ressent la douleur
physique.
De temps en temps, il se peut que le nvros entrevoie
fugitivement son moi rel. Une maladie ou des vacances
lui laissent peu doccasions dexercer sa lutte et il se
trouve ramen lui-mme. Cela peut provoquer des
symptmes psychiatriques le sujet se sent soudain
dpersonnalis , tranger lui-mme, comme sil
avait simplement fait semblant de vivre. Cette dper-
sonnalisation marque souvent le dbut de la ralit, mais
comme le nvros prend son irralit pour sa ralit, il
finit par ressentir son moi rel comme une force tran-
gre. En gnral, il se retire dans son irralit habituelle,
et se remet bien vite dans sa peau , il se sent de nou-
veau lui-mme. Sil pouvait faire un pas de plus et pour-
suivre sa dmarche jusquau bout, il sentirait la ralit
de son irralit, et je crois quil pourrait redevenir rel.
Chez le nvros, le moi rel qui ressent est donc en-
foui avec la souffrance originelle; cest pourquoi il doit
ressentir cette souffrance afin de se librer. Le fait de
ressentir cette souffrance dtruit le moi irrel, de la
mme manire que le fait de lavoir nie, la cr.
Comme le moi irrel est un systme superpos, le
corps semble le rejeter comme il rejetterait nimporte
quel lment tranger. La tendance va toujours vers le
moi rel. Quand des parents nvrotiques empchent un
enfant dtre rel, il choisit des chemins tortueux
cest--dire nvrotiques pour atteindre la ralit. La
nvrose nest rien dautre que le moyen irrel par lequel
nous essayons dtre rels.
Cest le systme irrel qui dforme le corps et entrave
son dveloppement et sa croissance. Il rprime lactivit
du systme endocrinien qui est un systme rel ou au
contraire le stimule lexcs. Il provoque une fatigue
excessive de divers organes vulnrables, ce qui donne
lieu des pannes priodiques. Bref, le systme irrel
est un systme total, ce nest pas simplement un com-
portement qui se manifeste ici ou l. Etre nvros veut
dire quon nest pas entirement rel : par consquent,
rien en nous ne fonctionne normalement et sans accroc.
Les manifestations de la nvrose sont aussi infinies que
celles de la normalit. Elle est dans tout ce que nous
faisons.
Le nvros a un moyen de briser la surface de ses
luttes symboliques pour plonger dans les souffrances
qui le motivent; cest la thrapie primale. Cest lattaque
systmatique du moi irrel qui finit par produire une
nouvelle manire dtre, la normalit, tout comme les
attaques portes lorigine au moi rel, avaient produit
une nouvelle manire dtre, la nvrose. Cest la souf-
france qui conduit la nvrose et cest par la souffrance
que lon en sort.

Rcapitulation

La thorie primale dfinit la nvrose comme la syn-
thse de J eux moi , ou de deux systmes, qui sont en
conflit. Le systme irrel a pour fonction de supprimer
le systme rel, mais comme les besoins rels ne peu-
vent tre limins, le conflit nen finit pas. Lorsque ces
besoins essaient dtre satisfaits, ils sont transforms par
le systme irrel de sorte quils ne peuvent plus trouver
quune satisfaction symbolique. Pour que lenfant ne
soit pas vaincu par la souffrance, il faut que ses senti-
ments rels, qui sont devenus trop douloureux parce
quils nont pas t satisfaits, soient rprims. Mais,
paradoxalement, les besoins ne peuvent pas tre satis-
faits tant quils ne sont pas ressentis.
Si lon considre que ces besoins et ces sentiments re-
fouls reprsentent une nergie qui fait fonctionner
lorganisme, on constate que le nvros ressemble beau-
coup une machine dont le moteur serait toujours en
marche. Rien de tout ce quil peut faire nest capable
darrter ce moteur, tant que ses besoins et ses senti-
ments ne sont pas ressentis dans toutes leurs affres exac-
tement pour ce quils sont. Autrement dit, il faut que le
systme irrel soit renvers pour que le systme rel
puisse sexprimer.
Un exemple trs simple peut claircir ce problme,
lexemple dun enfant qui na pas le droit de pleurer
quand il est petit. O vont toutes ces larmes ? Chez
certains individus, elles se transforment en sinusites ou
en coulement dans le pharynx (ces symptmes dispa-
raissent lorsquen thrapie primale, le sujet pleure de
toutes les fibres de son corps). Chez dautres, cette tris-
tesse refoule se retrouve dans laffaissement de la
commissure des lvres ou dans la mlancolie de
lexpression. De toute faon, le besoin rel nest jamais
ressenti parce quil est djou de faon symbolique.
Cest prcisment ce comportement symbolique qui
empche le sujet de ressentir son besoin et de le r-
soudre finalement. Ainsi, le nvros continue se refu-
ser la satisfaction de ses besoins rels.
Le systme irrel transforme des besoins rels en be-
soins pathologiques. Un malade peut se gaver de nourri-
ture pour ne pas sentir le vide de son existence. La nour-
riture devient le symbole de lamour. La boulimie est
donc un exemple de djouement.
Une fois que les besoins rels ont t pervertis et
transforms en besoins nvrotiques, ils ne peuvent plus
tre satisfaits. Autrement dit, une fois que sest produit
le clivage essentiel lors de la scne primale majeure,
deux moi sont crs et se trouvent dans un conflit
dialectique permanent. Le moi irrel empche le besoin
rel de se manifester et dobtenir satisfaction. Cest
pourquoi laffection et lamour que pourra apporter
lenfant plus tard un de ses matres namliorera que
lgrement la situation : lenfant ne souffrira pas pen-
dant que son matre soccupera de lui et sera gentil avec
lui. Mais le comportement du matre ne peut remdier
au clivage qui a t produit par les privations imposes
du matin au soir pendant les premires annes cruciales
de la vie par des parents tout-puissants. Une fois que le
clivage a eu lieu, le fait dtre embrass par un matre
peut tre douloureux pour lenfant, car il souffre alors
de ce quil na jamais eu.
Les souffrances primales sont dconnectes de la
conscience, car en tre conscient signifie une intolrable
souffrance. Lenfant fait lexprience de la souffrance
primale quand il ne peut tre lui-mme. La tension nat
lorsque les souffrances sont dconnectes de la cons-
cience. Elle reprsente la souffrance diffuse, la pression
des sentiments nis et dconnects qui demandent tre
librs. Cest la tension qui produit lhomme daffaires
acharn, le toxicomane, l'homosexuel; chacun deux
souffre sa manire, mais il choisit un style de vie,
autrement dit une personnalit , pour tenter de r-
duire et si possible dtouffer sa souffrance. Des trois
exemples que je viens de citer, cest souvent le toxico-
mane qui est le plus honnte; en gnral, il sait quil
souffre.
Les souffrances primales sont des besoins primals non
rsolus. La tension est la faon de sentir ces besoins
coups de la conscience. Au niveau mental, la tension se
traduit par lincohrence, la confusion, le manque de
mmoire, et au niveau physique par une contraction
musculaire et des troubles viscraux. La tension est le
signe caractristique de la nvrose. Cest elle qui pousse
le sujet la rsoudre. Mais il ne peut y avoir de solution
tant quil na pas ressenti cest--dire vcu cons-
ciemment sa souffrance primale.
La lutte nvrotique est sans fin parce que les besoins
de lenfance restent non rsolus. La lutte est une perp-
tuelle tentative pour empcher lorganisme davoir des
besoins. Cest cependant cette lutte qui empche le sujet
de ressentir la grande souffrance du besoin rel, et
darriver par l le rsoudre. Une femme pourra passer
entre les bras de dizaines damants sans jamais rsoudre
le besoin de lamour de ses parents. Un professeur pour-
ra donner des cours des milliers dtudiants et nan-
moins prouver un besoin dsespr dtre cout et
compris par ses parents besoin inconscient qui le
poussera faire toujours davantage de cours. La lutte
napporte jamais de satisfaction, prcisment parce
quelle est symbolique et non relle.
Tout besoin rel ou tout sentiment rprim qui d-
coule de la relation qua eu le sujet dans son enfance
avec son pre ou avec sa mre, doit tre djou symbo-
liquement, tant quil ne sadresse pas eux. La thrapie
primale a pour objet daider le sujet devenir rel, en
atteignant, par-del le comportement symbolique, ses
sentiments rels. Cela revient aider le malade dsirer
ce dont il a besoin. Le tout petit enfant qui se dveloppe
normalement, dsire ce dont il a besoin parce quil res-
sent ses besoins. Lorsquil devient nvros, ses dsirs et
ses besoins se sparent (parce quil ne peut avoir ce dont
il a besoin), de sorte quil se met dsirer ce dont il na
pas besoin. Chez ladulte, cela peut se manifester par un
besoin excessif dalcool, de drogue, de vtements ou
dargent. Le sujet poursuit ces objets pour soulager la
tension cre par des besoins rels non reconnus. Mais il
ny aura jamais assez dalcool, de drogue, de vtements
ou dargent pour combler le vide.


CHAPITRE 3

LA SOUFFRANCE

Pour bien comprendre la thorie primale et la thrapie
primale, il est indispensable de connatre la raction de
lorganisme humain la souffrance. J e tiens indiquer
brivement quelques recherches scientifiques qui mont
aid formuler ma thorie.
Dans ses recherches sur la contraction et sur la dilata-
tion de la pupille en rponse certains stimuli, E. H.
Hess
1
a constat que la pupille se dilate sous leffet dun
stimulus agrable, tandis quelle se contracte sous leffet
dun stimulus dsagrable. Lorsquon montrait aux
sujets sur lesquels a t faite lexprience, des scnes de
torture, leurs pupilles se contractaient; de mme, quand
on leur demandait de se remmorer ces scnes pnibles,
on provoquait une contraction involontaire et automa-
tique de la pupille. J e pense que le mme phnomne,
mais gnralis lensemble de lorganisme, se produit
chez lenfant qui se voit affront des scnes pnibles.
Devant la souffrance, lorganisme tout entier a un mou-
vement de recul auquel participent les organes des sens,
les processus crbraux, le systme musculaire, etc.,
ainsi que lont dmontr les expriences de Hess.
J affirme que le fait de se dtourner dune grande
souffrance est un rflexe humain qui se manifeste aussi

1
E. H. Hess et J . M. Polt, Pupil Size in Relation to Interest Value of
Visual Stimuli , Science, vol. 132 (1960), pp. 349-350.
bien quand il sagit de retirer les doigts dun fourneau
brlant, ou de dtourner les yeux devant une scne par-
ticulirement horrible dun film dpouvante, que quand
il sagit de dissimuler son moi des penses et des sen-
timents douloureux. J e crois que ce principe de la rac-
tion la souffrance est essentiel pour le dveloppement
de la nvrose.
Lors de la scne primale, lorganisme de lenfant se
ferme une prise de conscience totale et la repousse
dans linconscient, de la mme manire que sous leffet
dune souffrance physique excessive, le plus solide
dentre nous perd conscience. La souffrance primale est
une souffrance non ressentie et, vue sous cet angle, la
nvrose peut tre considre comme un rflexe : la
raction instantane de lorganisme tout entier la souf-
france.
T. X. Barker a fait des tests physiologiques sur des su-
jets placs sous hypnose
1
. Ces sujets apparemment
veills taient avertis sous hypnose quils ne ressenti-
raient rien alors quon leur infligerait des stimuli dou-
loureux; ils rapportaient par la suite navoir rien ressenti
bien que toutes les mesures effectues aient indiqu que
physiquement, ils avaient ragi la douleur. Au cours
dautres expriences, on a pu enregistrer des modifica-
tions du trac des encphalogrammes sur des sujets
placs sous hypnose qui rapportaient navoir rien res-
senti de la douleur qui leur avaient t inflige.
Du point de vue de la thorie primale, cela semblerait
indiquer que le corps et le cerveau ragissent constam-

1
T. X. Barker et J . Coules, Electrical Skin Conductance and Galvan-
ic Skin Response During Hypnosis , International Journal of Clini-
cal and Experimental Hypnosis, vol. 7 (1959), pp. 79-92.
ment la souffrance, mme quand lindividu ne se rend
pas compte quil souffre. Les mesures physiologiques
rvlent que lorganisme du sujet continue ragir aux
stimuli douloureux, mme aprs labsorption
danalgsiques. Autrement dit, la raction physique la
souffrance et la prise de conscience de la souffrance
peuvent tre deux phnomnes distincts.
Puisque lorganisme se ferme une douleur intol-
rable, il a besoin de quelque chose pour cacher et rpri-
mer les souffrances primales. Cest la nvrose qui as-
sume cette fonction. Elle distrait le sujet de la souf-
france et le dirige vers lespoir, cest--dire vers ce quil
peut faire pour satisfaire ses besoins. Comme le nvros
a tant de besoins la fois pressants et insatisfaits, ses
facults perceptives et cognitives doivent tre dtour-
nes de la ralit.
Le blocage de la souffrance est une notion capitale
dans ma thorie, car je crois que la facult de ressentir
est un tout, qui met en jeu lorganisme entier, et si nous
bloquons des sentiments aussi importants que les souf-
frances primales, nous mettons obstacle notre capacit
de ressentir quoi que ce soit.
Les sentiments primals sont comparables un rser-
voir gant dans lequel nous puisons. La nvrose est le
couvercle de ce rservoir. Elle sert rprimer presque
tous les sentiments, aussi bien le plaisir que la douleur.
Cest pourquoi les malades sont unanimes dclarer
aprs la thrapie, quils sont nouveau capables de
ressentir . Ils disent que cest la premire fois depuis
leur enfance, quils ressentent rellement du plaisir.
Cette notion dun rservoir de souffrances primales
lintrieur du nvros va au-del de la simple mta-
phore. Les malades lvoquent souvent eux-mmes sous
une forme ou sous une autre (ce dpotoir de souffrances
quils portent lintrieur deux-mmes). Par exemple,
chaque fois que lenfant est battu par son pre, son sen-
timent est : Papa, je ten prie, sois gentil avec moi, sil
te plat, ne me fais pas si peur ! Mais, pour une foule
de raisons, lenfant ne le dit pas. En gnral, il est telle-
ment prisonnier de la lutte quil na pas conscience de
ses sentiments; mais, mme sil sen rendait compte,
une pareille franchise ( Papa, tu me fais peur ), repr-
senterait une telle menace pour le pre quelle risquerait
fort de rapporter lenfant une correction encore plus
violente. Cest pourquoi lenfant djoue ce quil ne peut
pas dire en tant plus circonspect, en sexcusant davan-
tage, en tant plus effac, mieux lev et plus poli.
Les souffrances primales sont emmagasines une par
une en couches superposes de tension qui cherchent
se librer. Elles ne peuvent tre libres quen tant
connectes leur origine. Il nest pas ncessaire que le
sujet revive et connecte un un tous les incidents, mais
il faut quil ressente le sentiment gnral qui a t la
base de nombreuses expriences quil a vcues. Dans
lexemple que nous venons de voir, quand le sentiment
est rattach au pre, le sujet sera bombard de toute une
srie de souvenirs successifs (emmagasins dans le
rservoir ) o lenfant a eu peur de son pre. Cela
prouve bien lexistence de scnes primales cl, cest--
dite de scnes qui sont reprsentatives des nombreuses
expriences dont chacune est relie au sentiment central.
Le processus primal vide mthodiquement le rservoir
de souffrances. Quand ce rservoir est vide, jestime que
le malade est rel, quil est guri.
Toute souffrance primale implique le besoin sous-
jacent de survivre. Tout jeune, lenfant fait ce quil a
faire pour plaire ses parents. Un malade exprimait cela
ainsi : J e me suis cart de moi-mme. J ai tu le petit
J immy parce quil tait brutal, turbulent et exubrant et
quils voulaient un petit garon docile et bien lev. Si
je voulais survivre, avec des parents dingues comme les
miens, il me fallait me dbarrasser du petit J immy. J ai
tu mon meilleur ami. Ctait un march de dupes, mais
je navais pas le choix !
Comme nous tions lorigine des tres entiers, notre
moi rel fait constamment pression pour remonter la
surface et tablir ces connexions. Sil ny avait pas en
nous un besoin inhrent dtre entiers, le moi rel pour-
rait tre mis de ct pour de bon, il reposerait tranquil-
lement au fin fond de nous-mmes et ne tenterait jamais
de venir simmiscer dans notre comportement. Le mo-
teur de la nvrose est le besoin de redevenir entier, le
besoin de retrouver le moi naturel. Le moi irrel est
lobstacle, lennemi qui doit finalement tre dtruit.
Le thrapeute primal doit fournir un effort consid-
rable pour contraindre lorganisme se replonger dans
les souffrances de lenfance. Si fort que soit le dsir de
gurir du patient, il rsiste toujours quand il sagit de
ressentir les sentiments qui font mal. En fait, la plupart
des malades ont peur de devenir fous quand ils sont
sur le point de ressentir ces souffrances.
De notre point de vue, laspect le plus significatif de
la souffrance primale rside dans le fait quelle reste
emprisonne lintrieur de nous-mmes, aussi intacte
et aussi intense quau jour o elle a commenc dexister.
Elle nest en rien altre par les circonstances de la vie
et par les expriences du malade, quelles quelles soient.
Des malades de quarante-cinq ans revivent ces exp-
riences (qui se sont droules quarante ans auparavant)
dans toute leur intensit dvastatrice, comme sils les
vivaient pour la premire fois. Dailleurs, je crois que
cest effectivement ce quils font. Ils nont jamais fait
lexprience entire de leur souffrance; elle navait
jamais t compltement vcue et avait t dissimule
avant que son impact total nait pu tre ressenti. Mais
cette souffrance est terriblement patiente. Chaque jour
de notre vie, elle se rappelle nous par des moyens
divers et fort subtils. Il est rare quelle se mette crier
pour rclamer sa libration.
Ce qui est plus frquent, cest que la souffrance de-
vienne bien imbrique dans la personnalit, de sorte
quelle nest ni ressentie ni reconnue. Le systme nvro-
tique djoue alors la souffrance.
Ce mcanisme est automatique, car il faut que la souf-
france trouve un exutoire, que celui-ci soit reconnu ou
non. Ce peut tre le sourire perptuel qui demande :
Soyez gentils avec moi , ou le trouble physique qui
insiste : Occupez-vous de moi , ou encore un com-
portement turbulent et bruyant, ou le dsir de briller en
socit, qui semble toujours dire : Papa, fais attention
moi. Quelle que soit la situation dun homme dans la
vie, que son systme de dfenses soit fruste ou trs
labor, si lon gratte un peu la surface, sous la couche
de vernis, on trouve un enfant meurtri.
J e tiens souligner que lexprience de la souffrance
primale ne consiste pas seulement connatre, mais
tre cette souffrance. Tout homme est une entit psy-
chophysique et je crois que toute approche qui divise
cette unit est voue lchec. Les cliniques dittiques,
les cliniques de rducation de la parole, et mme les
cliniques psycho-thrapeutiques travaillent suivant des
mthodes qui isolent les symptmes et les traitent ind-
pendamment de lensemble du systme. Or, la nvrose
nest ni une maladie affective, ni une maladie mentale,
elle est les deux. Pour redevenir entier, il est ncessaire
de ressentir et de reconnatre le clivage et de crier la
connexion qui rendra son unit lindividu. Plus le
clivage est ressenti intensment, plus lexprience de
runification est intense et essentielle.
Selon la thorie primale, toutes les souffrances pr-
sentes qui sont excessives ou qui ne correspondent pas
la ralit, se rattachent au rservoir de souffrances pri-
males. Lexistence de ce rservoir explique pourquoi un
sentiment pnible dure bien au-del du temps qui cor-
respondrait une critique ou un ennui normalement
sans grande importance.
Nous avons sans doute tous parmi nos relations un de
ces tres hostiles ou craintifs, qui sans raison apparente,
semble sveiller tous les matins aussi hostile ou crain-
tif. Do viennent ces sentiments quil retrouve tous les
jours ? A mon avis, ils sont tirs du rservoir de senti-
ments primals.
Tout ce qui produit une brche dans la faade irrelle,
touche ce rservoir et provoque une pousse ascen-
dante de souffrance. J avais par exemple une malade
dont la mre critiquait toujours lapparence extrieure.
Un jour, un ami lui dit en passant que ses jolis yeux
bleus ne semblaient pas aller avec ses cheveux de jais.
Cette remarque apparemment anodine fit renatre en elle
le sentiment dtre rejete, et elle avait beau savoir
que son ami navait pas voulu lui faire de la peine, elle
ne pouvait se dbarrasser de son sentiment. Parler de cet
incident rcent en thrapie tait un moyen de laider
atteindre sa souffrance. Ressentir cette souffrance pri-
male est ce que jappelle avoir ou faire un primal.
Il peut arriver que lon vous fasse une foule de com-
pliments au cours dune soire, mais il suffit dune toute
petite critique pour que ces compliments paraissent
ngligeables, parce quelle fait remonter en vous le
sentiment que vous avez eu toute votre vie dtre sans
valeur, de ntre pas la hauteur ou de navoir jamais
t dsir, etc. Souvent les nvross sont attirs par les
critiqueurs, parce quils peuvent alors lutter symboli-
quement avec des substituts de leurs parents pour es-
sayer darriver triompher de la critique. Cest le mme
processus dynamique qui poussera quelquun se lier
une personne froide et distante, pour pouvoir ( travers
elle), vaincre la froideur de ses parents. Cest lessence
mme de la lutte nvrotique recrer la situation ori-
ginelle de lenfance pour essayer de la rsoudre, pouser
un homme faible pour essayer de le rendre fort, ou
pouser un homme fort et le harceler sans piti de faon
ce quil devienne faible et sans ressort. Pourquoi les
gens pousent-ils symboliquement leur pre ou leur
mre ? Pour les rendre rels et affectueux. Comme cela
est impossible, on peut uniquement garantir que la lutte
se poursuivra.
On peut ce point poser la question suivante :
Comment savez-vous que le nvros souffre vraiment
dune grande douleur ? J e rpondrai que chez tous les
patients que jai vus, quel quait t le diagnostic psy-
chiatrique, la souffrance est remonte la surface ds
que les dfenses ont t brises. La souffrance est tou-
jours prsente, mais elle est diffuse dans tout
lorganisme et se traduit par un tat gnral de tension.
On me posera alors une seconde question : Com-
ment savez-vous que le sujet ne ragit pas tout simple-
ment la souffrance que lui impose le thrapeute ?
Dabord, le thrapeute nimpose pas une souffrance.
Lattaque du systme de dfenses permet au patient de
ressentir son moi, ses besoins, ses dsirs et ses souf-
frances. Ensuite, une fois que la plus grande partie de la
barrire pense-sentiments est dtruite, les sentiments
jaillissent constamment et de faon spontane. Enfin, la
souffrance ramne immdiatement le patient sa propre
existence et ne se concentre presque jamais sur le thra-
peute.
J e ne sais par quelle curieuse dmarche de lesprit, on
en est venu croire que ce sont les tres qui supportent
le mieux la souffrance qui ont le plus de valeur et qui
sont les plus forts. Celui qui sait souffrir en silence, est
un homme , quelquun qui peut encaisser . Pour-
tant, cest lindividu irrel qui supporte le mieux .
Parce quil est immunis contre la souffrance. On dirait
vraiment quon veut donner celui qui souffre le mieux,
qui se renie le plus, la mdaille du Club des Nvross !
On dirait que la civilisation occidentale a tabli une
relation directe entre la vertu et le reniement de soi, non
seulement dans la vie religieuse o le renoncement est
exalt, mais aussi dans la vie de tous les jours o
lhomme travaille dur pour nourrir sa famille et meurt
prmaturment des suites de son sacrifice. Celui qui na
jamais eut le temps de se consacrer lui-mme et qui a
fait abngation de lui-mme, finit par se sacrifier au
sens littral du terme. Cest dans ce sens seulement que
je crois pouvoir dire que lirralit tue.


CHAPITRE 4

SOUFFRANCE ET MEMOIRE

Lors du premier clivage nvrotique, il semble quil se
produise galement un clivage au niveau de la mmoire.
Il y a des souvenirs rels qui sont mis en rserve avec la
souffrance, et des souvenirs lis au systme irrel. Le
systme irrel joue le rle dcran, il filtre ou bloque les
souvenirs qui conduiraient la souffrance. A chaque
nouvelle scne primale, le jeune enfant se voit contraint
doblitrer une fraction plus importante de son exp-
rience vcue, de sorte que chaque grande souffrance
primale est entoure de tout un groupe dassociations
qui sont bannies du niveau de la pleine conscience. Plus
le traumatisme est profond, plus il risque daffecter
certains aspects de la mmoire.
Selon lhypothse primale, ces souvenirs refouls sont
emmagasins avec la souffrance et ils sont ractivs
quand la souffrance est ressentie. En thrapie primale,
les malades sont toujours surpris de la faon dont la
thrapie fait sauter les digues de la mmoire. J ai connu
le cas dune femme qui commena la thrapie en revi-
vant des expriences qui dataient de ses six mois, et qui,
les jours suivants, revcut son existence anne aprs
anne, jusqu ce quelle ait remont le cours de sa vie.
A chaque sance, sa mmoire slargissait beaucoup,
mais elle ne dpassait jamais lge dans lequel elle
stait situe le jour de la sance en question. Ainsi, le
jour o elle se souvint quon lavait laisse seule dans
son lit denfant, elle se souvint aussi de la maison o
elle habitait cette poque-l, de la faon dont ses
grands-parents venaient jouer avec elle, et de son frre
qui la pinait alors quelle tait sans dfense.
La mmoire est troitement lie la souffrance. Le
sujet tend toujours oublier les souvenirs trop doulou-
reux pour tre intgrs et accepts par la conscience.
Cest pourquoi le nvros aura toujours des souvenirs
incomplets dans certaines zones dangereuses.
Voici quelques exemples de sances o les patients
ont revcu des scnes primales.
Premire scne. Une institutrice de trente-cinq ans la
revit avec une agitation croissante. Elle est dans un
fauteuil roulant. On la pousse le long du couloir. Il fait
sombre. On la met sur le lit. Elle est seule. Cest pou-
vantable... Oooh ! (A ce moment, elle se recroqueville
sur elle-mme, comme si elle avait reu un coup au
ventre.) Mon Dieu, on me met au lit pour trois ans; je
ne peux pas le supporter ! J e ne peux pas le suppor-
ter !
Elle retrouva le souvenir de cette scne au cours du
quatrime mois de thrapie. Ce jour-l, elle tait agite
en arrivant, sans savoir pourquoi. Son trouble augmen-
tait au fur et mesure quelle parlait et quelle ressen-
tait : elle commena son rcit la troisime personne :
Elle est dans un fauteuil roulant ! Elle se recroque-
villa brusquement lorsquelle passa de la troisime per-
sonne, elle , la premire personne, je , du moi
divis au moi unifi. En disant : J e ne peux pas le
supporter , elle hurlait et se tordait de douleur. Tout
cela se rapportait au jour o on avait dcouvert quelle
souffrait dun rhumatisme cardiaque et quelle devrait
rester au lit pendant trois ans; elle avait alors cinq ans.
Ctait une exprience si tragique quelle dut sen dta-
cher pour la rendre tolrable; partir de ce jour, elle se
vit vivre comme si elle tait deux personnes. Ctait
comme si elle disait : Ce nest pas moi que cela
arrive, cest elle.
(Ainsi que nous lavons indiqu prcdemment, les
parents ne sont pas toujours directement impliqus dans
les scnes primales. Mais je crois que si les parents sont
gentils et sils aiment leur enfant, il ny aura pas en lui
de clivage nvrotique, quel que soit le traumatisme. J ai
le souvenir dune femme qui se rappelait les bombes qui
tombaient sur son orphelinat la frontire entre lItalie
et la Yougoslavie. Le sentiment principal demeurait
toujours : Maman, jai peur, o es-tu ? Reviens me
protger, je ten prie ! Aprs son primal, elle expli-
quait que pour elle, la guerre avait t terrifiante, parce
quelle navait personne pour lui expliquer ce qui se
passait, personne pour la protger et lui donner une
impression de scurit. Elle ne pouvait, son ge, sou-
tenir toute seule une telle tension.)
J usquau jour de son primal, la scne dcrite par la
femme au rhumatisme cardiaque, navait t quun
souvenir brumeux. Elle se rappelait quelle avait colori
des albums, bu du lait au lit, etc., mais rien de trs net :
la souffrance avait emport avec elle, au fond dun
royaume enfoui, les souvenirs plus profonds. Aprs
avoir revcu cette scne, elle dit quelle sentait les
muscles de ses jambes et les os de ses pieds. Elle com-
prit soudain pourquoi elle avait toute sa vie vit mme
le dsir dune activit physique. Elle avait en effet atro-
phi non seulement tout dsir conscient, mais aussi les
membres qui devaient excuter ses dsirs instinctifs de
courir et de jouer.
Il fallut quatre mois de thrapie pour faire remonter ce
souvenir. Mais, ce moment-l, il survint presque
automatiquement comme si le corps tait maintenant
prpar supporter une plus grande souffrance et ca-
pable de rsister son impact. Le souvenir stait re-
constitu en remontant le cours du temps. Dabord il y
avait eu le souvenir dans le cadre du clivage : elle se
dcrivait et parlait de ce qui lui tait arriv la troisime
personne. Ensuite la malade se souvenait de fragments,
de certains dtails : le fauteuil roulant pouss tout le
long du couloir, le fait dtre porte au lit, etc. Ces sou-
venirs fragmentaires avaient fus comme des ptards en
chane jusquau moment unique, total, de lexplosion o
elle revcut le clivage lui-mme (o le elle devint
je ) et o elle redevint une.
Deuxime scne. Une jeune femme de vingt-trois ans
eut au cours de la deuxime semaine de thrapie le sou-
venir suivant : J avais sept ans. On memmena voir
ma mre dans un hpital ou quelque chose comme a.
J e vois son peignoir bleu, et les draps blancs et raides; je
vois ses cheveux bouriffs, comme si elle ntait pas
coiffe. J e massieds sur le lit... je ne sais pas... cest
tout ce dont je me souviens. J e la pousse vers le sen-
timent, je lui demande de regarder. Elle poursuit : J e
crois que jtais assise ct de maman. J e la regarde...
Oooh ! Ses yeux ! ses yeux ! Elle ne sait pas qui je suis.
Elle est folle ! Maman est folle !
Ce souvenir ouvrit une grande brche. La patiente
avait toujours cru quelle avait rv que sa mre avait
tent de la tuer, mais elle se souvint plus tard que, dans
un moment de dpression nerveuse, sa mre avait effec-
tivement essay de tuer ses enfants. Immdiatement, son
souvenir slargit. Elle sut que ctait dans un hpital
psychiatrique quon avait mis sa mre. Elle stait tou-
jours souvenue de certains aspects fragmentaires de la
scne : la visite lhpital, la monte dans lascenseur,
etc., mais jamais elle ne stait souvenue davoir relle-
ment vu sa mre et davoir pris conscience de son vri-
table tat.
Les clivages quavaient provoqus ces scnes peuvent
tre compars des tats amnsiques, pas aussi com-
plets ni aussi dramatiques que les cas dont on entend
parler, mais si la situation est totalement inacceptable,
comme par exemple le viol par le pre (cest un cas que
nous avons eu parmi nos malades), il peut y avoir de
larges zones o la souffrance oblitre un ou deux ans
avant ou aprs lvnement en question. Parfois,
lhypnose est capable de ressusciter quelques-uns de ces
vieux souvenirs en annihilant le facteur souffrance; mais
je ne crois pas que lhypnose puisse atteindre les do-
maines et les souvenirs o la souffrance lemporte sur
tout. La malade qui, un trs jeune ge, avait t viole
par son pre na pu retrouver ce souvenir quau bout
dune trentaine de sances de thrapie primale et
encore ny est-elle parvenue que par tapes.
Un jeune homme de vingt-sept ans se remmorait en
thrapie son enfance lorsquil tomba sur un souvenir
quil avait compltement oubli : celui davoir t heur-
t un jour par une balanoire. Il y avait une nette dispro-
portion entre ce souvenir et la souffrance quil ressentit
ce moment-l. Il revcut les choses dans lordre sui-
vant : J e ne sais pas pourquoi je me sens si mal. Il y a
une balanoire et elle va me heurter. Elle massomme
littralement. Oh ! il faut quil y ait autre chose. O est
maman ? Maman, maman ! Cest a, personne nest
venu, personne nest jamais venu. J tais toujours seul
et personne ne se souciait de savoir o jtais. Oooh !
maman, maman, occupe-toi de moi, je ten prie ! Il dit
que sil avait oubli tout ce qui stait pass alors cet
endroit, cest quil navait jamais voulu se rendre
compte quel point il tait seul et rejet : Cest
comme a que jai oubli toute cette histoire de balan-
oire ! Le souvenir davoir t heurt par une balan-
oire ntait pas important en lui-mme; le sens de
lvnement tait catastrophique, et cest ce sens,
savoir que personne ne se souciait de lui, quil niait et
djouait toute sa vie par des tentatives dobtenir quon
se soucie de lui. Quand il fut prt affronter le fait que
sa mre, dont il se croyait aim, ne se souciait pas le
moins du monde de lui et ne sen tait jamais soucie, le
souvenir de la balanoire devint conscient, total et rel.
Les souvenirs du nvros tiennent souvent du rve et
il arrive que le patient ait autant de difficults se sou-
venir de sa petite enfance qu se rappeler certains de
ses rves. J e crois que pour que le sujet ait un souvenir
concret, il faut une exprience concrte cest--dire
que le sujet doit tre engag entirement dans son exp-
rience et ne pas en tre coup par la peur ou lagitation.
J ai vu des patients qui avaient travers la vie en igno-
rant peu prs compltement ce qui se passait autour
deux. Ils se plaignent souvent de navoir pas vcu leur
vie. Cest leur moi irrel que tout arrivait. Ils allaient
travers la vie sans tre jamais tout fait l .
Dhabitude, ils vivaient labri dune sorte de barrire
qui amortissait limpact de leurs expriences et ne lais-
sait passer que ce qui tait agrable. Au fur et mesure
que le malade, au cours de la thrapie primale, ouvre
des brches dans cette barrire, il dcouvre le vrai sens
de ses expriences et de ses comportements, mouss
jusque-l par la souffrance.
J e pense que les souvenirs sont refouls dans la me-
sure o ils sont lcho dlments ressemblant aux souf-
frances des scnes primales cl. Si une insulte dans le
prsent fait renatre une blessure ancienne et refoule
par exemple, se sentir stupide celle-ci peut rester
oublie ou revenir la mmoire de faon vague.
Lintensit du souvenir dpendra du degr de similitude
qui existe entre la situation et le sentiment nouveaux et
la souffrance ancienne.
La notion selon laquelle la mmoire irrelle prend
naissance lors de la scne primale majeure initiale,
comporte de nombreuses implications. Par exemple, un
nvros peut avoir une mmoire phnomnale de dates,
de lieux et de faits historiques, mme en ce qui concerne
sa propre vie, et pourtant cette mmoire ne lui sert peut-
tre qu tayer la faade irrelle qui dit : Regardez
comme je suis brillant et instruit. Cela nempche pas
quen profondeur, sa mmoire puisse tre totalement
bloque. La mmoire du moi irrel est slective et les
souvenirs restent vivants pour soulager la tension et
renforcer lego . Cela veut dire que ce quon appelle
une bonne mmoire nest souvent, pour le nvros,
quun moyen de dfense contre une mmoire relle.
Le cas suivant pourra aider clarifier la relation entre
la souffrance et la mmoire. Une jeune femme, dune
vingtaine dannes, faisait de bons progrs en thrapie :
elle avait fait deux primals et avait beaucoup dinsights.
A la fin de la deuxime semaine, elle eut un grave acci-
dent de voiture. Elle eut de nombreuses fractures et on
diagnostiqua une commotion crbrale. Lorsquelle
reprit connaissance, elle navait aucun souvenir de
laccident. Ses mdecins doutaient quelle en retrouve
jamais le souvenir et ils lui dirent que si ce souvenir ne
revenait pas dans les semaines suivantes, il tait vrai-
semblable quelle ne le retrouverait jamais.
Au bout de plusieurs semaines, elle tait suffisamment
remise pour reprendre sa thrapie. Avant la premire
sance, elle commena souffrir de crampes destomac
et, pendant trois jours, elle ne put aller la selle. A la
suite dun primal qui se rapportait une des grandes
souffrances de sa petite enfance, elle fut automatique-
ment et sans directives amene sa souffrance la plus
rcente : son accident de voiture. Sans effort conscient
de mmoire, elle revcut tout le traumatisme dans tous
les dtails, du dbut jusqu la fin. Elle vit la voiture
venir sur elle, entendit le choc, sentit le coup sur son
crne, et poussa le cri pouvantable quelle navait pu
pousser sur le moment. Elle put parler de tous les dtails
de laccident, sans la moindre imprcision de la pense.
Cet exemple montre bien que les effets physiques
dune commotion crbrale ne sont peut-tre pas seuls
responsables dune perte de mmoire; la souffrance qui
laccompagne peut contribuer lenfouissement dun
vnement catastrophique. Si cette hypothse est juste,
il sera possible, dans le cas de traumatismes graves tels
que le viol, de faire faire un primal un sujet pour quil
retrouve le souvenir de lvnement.
J e ne crois pas quun nvros puisse avoir une m-
moire complte tant quil a des souffrances primales. Il
semble quaprs la thrapie primale, la mmoire
samliore considrablement, et la plupart des patients
remontent sans difficult jusquaux premiers mois de
leur vie en retrouvant un souvenir aprs lautre. Cest
comme si lexprience de la souffrance primale faisait
clater les barrires de la mmoire.


CHAPITRE 5

NATURE DE LA TENSION

En termes primals, il ny a pas de nvrose sans ten-
sion. J entends par l non pas la tension naturelle dont
chacun dentre nous a besoin pour agir, mais une ten-
sion anormale, qui na pas sa place chez ltre psycho-
logiquement normal. Cette tension qui nest pas natu-
relle est chronique chez le nvros, elle reprsente la
pression des besoins et des sentiments nis ou non rso-
lus. Quand je parlerai de tension, cest toujours de la
tension nvrotique quil sera question. Au lieu de res-
sentir des sentiments rels, le nvros ressent divers
degrs de tension. En gnral, il se sent bien lorsquil
est moins tendu, et lorsque la tension augmente, il se
sent mal. Ce que le nvros cherche obtenir par son
comportement est de se sentir mieux.
Do vient la tension et quelle est sa fonction ? J e
pense que la tension, en tant que partie de la nvrose, est
un mcanisme de survie qui pousse lorganisme vers la
satisfaction de ses besoins ou le protge, lempchant de
ressentir des sentiments dsastreux. Dans les deux cas,
elle essaie de maintenir lintgrit et la survie de
lorganisme. Lorsque, par exemple, nous ne recevons
pas de nourriture, la tension, en slevant, nous pousse
chercher des aliments pour satisfaire notre besoin. Si
nous ne sommes pas pris dans les bras ou stimuls, le
besoin nous incite laction. Si on laisse un besoin
insatisfait persister chez l'enfant pendant ses premiers
mois et ses premires annes, cette insatisfaction finit
par devenir douloureuse et intolrable; pour supprimer
la souffrance, le besoin est supprim et demeure sous
forme de tension. Cette tension se maintiendra jusqu
ce que le besoin soit connect avec la conscience et
rsolu. Il en est de mme dun mouvement quon r-
prime (ne cours pas, reste tranquille sur ta chaise, etc.);
il restera sous forme de tension jusqu ce quil soit
connect et rsolu.
En rsum : tout refoulement dcisif dun sentiment
ou dun mouvement dans les premiers temps de la vie,
devient un besoin jusqu ce quil soit ressenti, exprim
et par l mme, rsolu.
Cest la peur qui maintient la dconnexion. La peur
donne lalerte ds que la souffrance (le besoin ou le
sentiment qui la provoquerait) approche de la cons-
cience. Elle fait entrer en action le systme de dfenses
qui fait appel toutes les manuvres susceptibles de
tenir le besoin lcart. La peur est une raction auto-
matique qui fait partie des mcanismes de survie. Elle
prpare lorganisme parer au coup, de la mme ma-
nire quon se contracte avant de recevoir une piqre. Si
le systme ne russit pas se protger de la souffrance,
la peur devient consciente, et cest lanxit. En gnral,
la peur non plus nest pas ressentie consciemment; elle
fait partie du rservoir de tension.
Lanxit est la peur que lon ressent mais que lon
nidentifie pas exactement. Elle nat quand le systme
de dfenses est affaibli et quil laisse le sentiment re-
dout sapprocher du niveau de la conscience. Comme
ce sentiment nest pas connect, lanxit reste souvent
indfinie. Elle est toujours fonde sur la peur de ntre
pas aim. La plupart dentre nous se dfendent de
lanxit en adoptant un type de personnalit qui leur
vite de sentir quel point ils ne sont pas aims.
La personnalit est un moyen de protection. Elle a
pour fonction de satisfaire les besoins de lenfant. Au-
trement dit, il essaiera dtre ce qu ils veulent pour
qu il puisse enfin tre aim. Cest en essayant dtre
eux quil engendre la tension. Etre soi-mme
llimine. Etre soi-mme, cest tre entier, corps et es-
prit tant connects. Prenons par exemple un petit gar-
on qui a besoin que son pre le prenne dans ses bras et
dont le pre pense quentre hommes , on ne
sembrasse pas. Lenfant, pour essayer dtre un homme
aux yeux de son pre, refoule son besoin et adopte un
comportement bourru. Cette personnalit bourrue fait
natre la tension et la fixe la fois. Lorsque cet enfant
grandit, il a un ulcre et est envoy en psychothrapie.
Aprs les premires sances de thrapie, je le traite de
pdale. Maintenant il est anxieux. J ai dcouvert son
point faible autrement dit, jai mis le doigt sur le
besoin quil a refoul et qui a pu se transformer en ten-
dances homosexuelles latentes. Il se met peut-tre en
colre cause de mes paroles, mais cette colre nest
quun moyen de dissimuler sa blessure relle une
dfense pour ne pas ressentir son besoin rel. Sa colre
est une faon de dcharger sa tension. Au dpart il a
adopt ce comportement bourru pour obtenir lamour de
son pre, mais cette motivation est enfouie depuis long-
temps. Lui interdire dtre bourru, cest lui faire voir
quil na jamais t ni aim, ni accept cest le con-
fronter avec le dsespoir primal.
Tout comportement prsent fond sur des sentiments
nis dans le pass (inconscients) est un comportement
symbolique. Cest--dire que le sujet essaie travers sa
conduite prsente, de satisfaire un besoin ancien. Tout
comportement prsent fond sur ces besoins incons-
cients est ce que jappelle un djouement . Cest en
ce sens qu'on peut dire que la personnalit est le d-
jouement du nvros. La faon dont il se tient, dont il
marche, dont il regarde sont des attitudes par lesquelles
il ragit des sentiments anciens enfouis.
Seule la connexion peut mettre un terme la tension
chronique du nvros. Dautres activits peuvent soula-
ger momentanment la tension, mais elles ne la rsol-
vent pas. J e ne crois pas quil y ait une tension fonda-
mentale inne ou une anxit fondamentale chez ltre
humain. Ce sont des lments qui se dveloppent
partir de conditions nvrotiques de lenfance. Tout n-
vros est tendu, quil en soit conscient ou non.
Nvrose nest pas synonyme de dfenses. Le terme de
nvrose est plus large et il indique la manire dont sont
organises les dfenses du sujet; les divers types de
nvrose correspondent simplement aux divers types de
structures de dfense que lon peut rencontrer. Comme
le nvros peut utiliser toutes sortes de dfenses dans sa
vie quotidienne, il ne peut y avoir de type pur. En gn-
ral, le nvros choisit un style (par exemple : intellectuel
outrance) auquel, pour plus de commodit, nous met-
tons ltiquette dune certaine catgorie de nvrose.
Toute nvrose suppose lexistence dun systme irrel
qui convertit les sentiments rels en tension. Pour la
plupart, les sentiments et les besoins humains sont assez
semblables. Ce qui est plus compliqu, cest la faon
dont nous nous en dfendons. Mais il ny a aucune rai-
son de sarrter ces complications si lon peut at-
teindre ce quelles cachent.
Tant que les souffrances primales demeurent, le n-
vros sen dfend par la tension. Sa personnalit est la
faon plus ou moins quilibre quil a trouve pour sen
dfendre. Enlever ses souffrances, cest lui enlever
sa personnalit.
Transposons cela en termes dnergie. La loi de la
conservation de lnergie nous dit que lnergie ne se
perd pas, elle peut seulement tre transforme. J e consi-
dre les sentiments primals originels comme tant es-
sentiellement une nergie neurochimique qui est trans-
forme en nergie mcanique ou cintique, crant un
mouvement physique constant, ou une pression interne.
La thrapie primale a pour but de retransformer cette
nergie pour lui faire reprendre sa forme originelle et
supprimer ainsi la force intrieure qui contraint le sujet
laction compulsive. Cest ce sentiment de pression
qui est la raison pour laquelle tant de nvross se sentent
agits ou nerveux, pourquoi ils ne peuvent rester en
place, pourquoi ils doivent constamment faire quelque
chose. Il ne faut pas oublier que la tension est un ph-
nomne qui implique le corps entier. Chaque nouveau
sentiment bloqu ou chaque besoin insatisfait ajoute son
poids la pression intrieure qui affecte le systme tout
entier.
Il est possible de se dbarrasser de la tension de faon
mcanique en jouant au tennis, au handball, en cou-
rant, etc. En fait, la plupart de ceux qui vivent sur
leurs nerfs , usent leur tension. Mais il ny a aucun
moyen dliminer les sentiments primals, par cons-
quent, la tension semble tre perptuelle. J e comparerais
les gens qui passent leur vie essayer de se dbarrasser
de leur tension, aux poulets dcapits qui continuent
courir. En un certain sens, le nvros est lui aussi dca-
pit tant quil narrive pas connecter les actions de son
corps avec les raisons spcifiques de ces actions.
Grce lampleur des ractions physiques la ten-
sion, il existe de nombreux moyens de la mesurer. Le
chercheur E. J acobson dfinit la tension en termes de
contraction musculaire
1
. Pour lui, la tension prpare le
corps une sorte de locomotion (la fuite) et il en rsulte
un raccourcissement des fibres musculaires. Les modifi-
cations dont ces fibres sont le sige, entranent une
augmentation de la tension lectrique, ou du voltage,
que lon peut mesurer avec un appareil lectronique :
llectromyographe. Mais cet appareil est encore trop
imprcis pour mesurer les changements minimes qui se
produisent dans les fibres musculaires. J acobson tablit
nanmoins que la tension affecte tout notre systme
musculaire, fatiguant lorganisme aussi bien quand il est
veill que pendant son sommeil. Cela explique pour-
quoi le nvros est souvent plus fatigu au rveil quil
ne ltait quand il sest couch.
La tension est non seulement un phnomne qui af-
fecte lorganisme tout entier, mais elle a galement
tendance se concentrer dans les zones les plus vuln-

1
E. Jacobson, Electrophysiology of Mental Activities , American
Journal of Psychology, vol. 44 (1932), pp. 627-694; Variation of
Blood Pressure with Skeletal Muscle Tension and Relaxation ,
Annals of International Medecine, vol. 13 (1940), p. 1619; The
Affects and their Pleasure-Unpleasure Qualities in Relation to Psychic
Discharge Processes , dans R. M. Loewenstein, d., Drives, Affects
and Behavior (New York, International Universities Press, 1953).
rables. Au cours de ses recherches, Malmo a montr que
la plupart dentre nous prsentent des zones-cibles
qui, sous leffet du stress, sont le sige dune augmenta-
tion de tension
1
.
Par exemple, chez un sujet souffrant dune douleur
chronique dans la partie gauche de la nuque, on enregis-
trera dans une situation prouvante une tension bien
plus forte dans cette partie que dans la partie droite.
Bien que la tension soit toujours la pression intrieure
qui rsulte des sentiments dnis, elle se manifeste dif-
fremment chez chaque individu. Un tremblement, des
nuds lestomac, une raideur des muscles du sque-
lette, une oppression sur la poitrine, des grincements de
dents, des malaises, un sentiment de malheur imminent,
des nauses, la gorge serre ou les jambes en coton sont
des expressions diverses de la tension. Cest la tension
qui entretient un mouvement incessant des lvres, con-
tracte les muscles des mchoires, fait battre continuel-
lement des paupires, cogner le cur, semballer
lesprit, taper du pied, et rend le regard incapable de se
fixer. Il ny a pas lieu dinsister. La tension est insup-
portable et elle se manifeste de faons trs diverses.
Nous sommes si nombreux vivre dans un perptuel
tat de tension que nous en sommes venus croire que
cela faisait tout simplement partie de la nature humaine.
J e suis persuad que tel nest pas le cas. Malheureuse-
ment, bon nombre de thories psychologiques sont ce-
pendant fondes sur le caractre invitable de la tension.
Par exemple, la thorie freudienne pose lexistence

1
R. B. Malmo, dans A. Bachrach, d., Experimental Foundations of
Clinical Psychology (New York, Basic Books, 1962), p. 146.
dune anxit fondamentale autour de laquelle nous
devons organiser notre systme de dfenses, si nous
voulons garder notre sant. J e crois que cette anxit est
uniquement fonction de lirralit du sujet.
On a fait, sur des animaux aussi bien que sur les tres
humains, un certain nombre dexpriences dans les-
quelles une sonnerie retentissait chaque fois que les
sujets recevaient une lgre dcharge lectrique. Au
bout dun certain temps, la sonnerie elle seule produi-
sait le mme sentiment anticip dun danger et un ni-
veau lev dactivation physique. Ce genre dexprience
conditionne le sujet redouter quelque chose qui nor-
malement na absolument rien de redoutable (une son-
nerie). Inversement, on peut dconditionner le sujet en
associant le stimulus inoffensif (la sonnerie), une
rcompense ou une situation qui ne comporte pas de
choc.
La thrapie primale traite, elle aussi, le choc. Ce choc
est souvent une prise de conscience prcoce qui, si elle
tait totalement ressentie, serait catastrophique. Le choc
est rprim et produit sa suite un comportement tendu,
qui se poursuit pendant des annes aprs que le danger
est pass. Un enfant de six ans que ses parents mpri-
sent (cest une attitude qui est rarement manifeste ou-
vertement, mais lenfant la sent) court un grand danger
aussi bien sur le plan physique que sur le plan psycho-
logique; mais ladulte de trente-six ans qui comprend
maintenant que ses parents le mprisaient ne court plus
le moindre danger mme si son comportement
dadulte a t en majeure partie dtermin par la peur
dtre mpris.
Pour comprendre pourquoi un individu ragit encore
au bout de trente ans une prise de conscience traumati-
sante, il ne faut pas oublier que lenfant est grand ou-
vert. Il est sans dfenses, ce qui veut dire quil peroit
les choses en les ressentant directement. Ce quil peroit
dans les premiers mois ou les premires annes de sa vie
peut tre trop dur supporter. Il se met couvert en
dveloppant des symptmes pathologiques ou en en-
gourdissant ses sens, mais la douloureuse vrit est l et
elle attend dtre ressentie. J e citerai le cas dun patient
qui, deux ans et demi, perut quel point le visage de
ses parents tait sans vie. Il commena comprendre
que lexistence de tous ceux qui lentouraient et la
sienne propre taient absolument dnues de vie. Il ne
ressentit pas cela entirement mais commena avoir de
lasthme. Il ne put ressentir cette absence de vie que
bien plus tard, lorsquil en fut labri. Car cette ab-
sence de vie signifiait qu'il devait tre mort lui aussi
afin de pouvoir continuer vivre avec ses parents. Il
fallut de nombreux primals pour quil arrive ressentir
ce sentiment dans sa totalit. Ressentir cette mort le
ramena la vie.
Le choc psychologique originel engendrait la peur; et
la peur transformait le sentiment en une tension vague et
gnralise. Chez ce patient, lanxit ntait pas cons-
ciente. Il adoptait inconsciemment un comportement
sans vie pour viter lanxit. Ses mouvements sans vie
et son visage impassible taient les moyens quil avait
trouvs pour coexister avec ses parents. Tant quil tait
mort , il tait tendu, mais non anxieux. Cest la n-
cessit dagir de faon vivante qui faisait natre en lui
lanxit. Dans la plupart des cas, la nvrose (le d-
jouement) fixe la tension de sorte que le nvros ne sait
mme pas quil est tendu
1
. La distinction entre la peur et
lanxit est une question de contexte, non de physiolo-
gie. Le processus physiologique de la peur peut tre
identique celui de lanxit, mais dans le cas de la
peur, le sujet ragit la situation prsente, tandis que
dans celui de lanxit, il ragit au pass comme sil
tait le prsent. Cest en gnral au moment o la ten-
sion devient anxit ressentie, quil vient en psychoth-
rapie.
La peur relle est le sentiment que notre vie est en
danger. Elle survient sans tension et sans engourdisse-
ment des sens ou de lesprit. La peur relle prpare
lorganisme affronter le danger qui le menace. La peur
primale engourdit, parce quelle est une panique catas-
trophique; et elle ne disparat pas parce que la souf-
france primale (le Ils ne maiment pas ) subsiste.
Cela signifie que lancienne menace demeure jusque
dans le prsent, transformant la peur en anxit.
Lanxit est lancienne peur non connecte parce que
la connexion aurait reprsent une souffrance catastro-
phique. (Nous reprendrons cela en dtail dans le cha-
pitre consacr la peur.) La raction devant un camion

1
Il est vraisemblable quau tout dbut de sa vie, lenfant ne sait pas
distinguer entre la douleur physique et la douleur affective parce que
son niveau dintelligence conceptuelle nest pas encore assez lev
pour pouvoir faire de subtiles distinctions entre une blessure psycho-
logique et une blessure physique. Quand il arrive distinguer ces deux
catgories, il a peut-tre recouvert ses souffrances primales par la
nvrose. Par exemple, un trs jeune enfant ne sait probablement pas
quon lhumilie, il se sent simplement mal laise quand ses parents
lui disent certaines choses dune certaine faon. Il ressent alors une
souffrance indiffrencie. Ce ne sera peut-tre que bien plus tard, en
thrapie primale, qu'il ressentira nouveau ces vagues douleurs et
qu'il sera en mesure d'en concevoir la signification.
qui nous fonce dessus, cest la peur; le sentiment quun
camion pourrait nous foncer dessus, cest lanxit.
Le bb et un jeune enfant ressentent la peur directe-
ment, et se comportent en accord avec leurs sentiments.
Mais, au fur et mesure quil grandit, des parents n-
vrotiques peuvent critiquer mme le fait quil montre sa
peur ( Cesse de pleurer; tu sais bien quil ny a pas de
quoi avoir peur ! ), de sorte que la peur est nie et va
rejoindre le rservoir de souffrances primales sous la
forme dun surcrot de tension. Cette peur refoule si-
gnifie que le sujet ne peut pas ragir ses sentiments de
faon directe et approprie. Il devra inventer des sup-
ports sa peur (les Noirs, les activistes, etc.) pour fixer
ses sentiments et soulager sa tension.
Cest en forant le nvros ressentir ses peurs pri-
males au lieu de les djouer, quon peut l'aider com-
prendre les sentiments qui le terrorisent. Cest en le
faisant plonger dans sa peur et en le conduisant au-del,
quon le conduit ses souffrances primales.
Une tude publie par Martin Seligman dans Psycho-
logy Today (juin 1969), est consacre cette notion de
choc dans la petite enfance. Seligman dcrit une exp-
rience faite par R. L. Solomon : on mettait un harnais
des chiens et on leur envoyait des dcharges lectriques.
On mettait ensuite les mmes chiens dans des cages
deux compartiments o ils taient censs apprendre
chapper la secousse en sautant tout simplement une
barrire trs basse qui sparait la partie o ils recevaient
les dcharges, de celle o ils nen recevaient pas. On a
dcouvert que, quand un chien recevait une dcharge
alors quil tait immobilis par son harnais de sorte quil
ne pouvait pas chapper, il se passait quelque chose de
bizarre : au cours des sances suivantes, alors qu'il
avait toute libert de sauter par-dessus la barrire, le
chien restait dans la partie o il recevait des dcharges,
et ce, jusqu ce quon len sorte de force. En revanche,
les chiens qui ntaient pas attachs (donc pas rduits
limpuissance), lorsquils recevaient les premires d-
charges, apprenaient trs rapidement sauter pour se
librer. A bien des gards, le jeune enfant est mis dans
le harnais dune situation traumatisante laquelle il ne
peut chapper et dans laquelle il est aussi impuissant
que ces chiens attachs. Lui non plus ne peut rien faire
dappropri pour chapper une incessante souffrance
et bien souvent, mme plus tard, il lui est impossible
dapprendre les comportements quil faut adopter pour
viter quon lui fasse mal. Si aucune raction dont un
enfant est capable ne change quoi que ce soit sa situa-
tion, il na souvent pas grand-chose dautre faire que
de se fermer intrieurement, de rester aussi passif de-
vant la souffrance que ces chiens attachs qui ne pou-
vaient pas chapper au premier choc important de leur
vie. Lexprience de Solomon dmontre que si les
chiens ont reu ces premires dcharges dans une situa-
tion d'o ils pouvaient schapper (faire quelque chose
pour remdier leur situation fcheuse), ils apprenaient
normalement chapper aux dcharges quand on leur
infligeait nouveau des chocs tout en leur permettant de
ragir librement. Seligman fait remarquer que quand un
enfant pleure parce quil a faim et quil ny a personne
autour de lui pour lui donner manger, ses pleurs de-
viennent une raction inutile, qui sera abandonne avec
le temps pour la simple raison quelle sest avre im-
puissante modifier une situation douloureuse ou in-
confortable. La thorie primale affirme que la souf-
france continuelle de ne rien obtenir, de ne voir jamais
satisfaits ses besoins de tout petit enfant, pousse le sujet
touffer la raction jusqu ce quil revienne son
enfance et ose pleurer comme le nourrisson quil a t.
Tant quelles ne sont pas ressenties (je veux dire v-
cues dans leur intgralit ), les souffrances primales
ont des effets permanents. Cest--dire quon ne peut
pas les extirper de lorganisme par des mthodes de
conditionnement. Par consquent, que lon punisse ou
rcompense leurs manifestations extrieures (tabac,
alcool, drogue, etc.), on ne change rien ces souffrances
elles-mmes. Tant quelles ne sont pas ressenties enti-
rement, elles exigent des exutoires nvrotiques dune
sorte ou dune autre.
Le nvros adopte un comportement symbolique ir-
rel pour soulager sa tension. Cest ainsi quil aura une
activit sexuelle compulsive afin de se sentir aim, sans
jamais reconnatre quenfant, il ne se sentait pas aim.
Bien que la tension se manifeste dans lorganisme tout
entier, il semble quelle se concentre souvent sur un
organe particulier : lestomac. On dirait que la contrac-
tion des muscles de lestomac (et de la rgion abdomi-
nale en gnral) est le calmant interne du nvros. Cest
une dcouverte que Wilhelm Reich a faite il y a des
dizaines dannes
1
. Une grande partie des mthodes
thrapeutiques quil a tablies au dbut de sa carrire
ont pour but la relaxation de la rgion abdominale.

1
Wilhelm Reich, The Discovery of the Orgone (New York, Noonday
Press, 1948).
Pour presque tous les nvross, lestomac est le foyer
de la tension. Le langage courant en tmoigne avec des
expressions du style : Il ma fait ravaler ce que je
disais , je ne lai pas aval , a ma pris aux
tripes , il a de lestomac , etc. Il est vident que
quand il est question de ravaler ses mots, il ne sagit pas
dune expression purement symbolique.
Il semblerait que les mots sont littralement avals et
renferms dans lestomac du nvros qui se sent
nou . Dans la plupart des cas, avant dentrer en
thrapie primale, le malade ne se rend pas compte de la
quantit de tension quil a au niveau de lestomac,
jusqu ce que nous commencions la librer. Au cours
de la thrapie primale, nous voyons souvent la tension
quitter lestomac et se frayer un chemin vers le haut. Le
patient fait successivement tat dune barre quil ressent
au niveau de la poitrine, dun nud qui lui serre la
gorge, dune douleur dans la mchoire, dun grincement
de dents et puis, une fois que les mots essentiels ont
t prononcs, tout cela disparat.
J hsite dire : On voit la tension remonter de
lestomac la bouche , cependant nous avons des en-
registrements vido de ce phnomne. Les sentiments
qui commencent monter font frmir et trembler toute
la rgion abdominale. Cest comme sils taient arrachs
ltau abdominal dans lequel ils taient enserrs. Ils
remontent le long du corps et schappent de la bouche
sous la forme du cri primal. A ce moment-l, les pa-
tients disent que pour la premire fois, ils sentent leur
estomac dbloqu. J usque-l, il tait engorg par la
tension, qui empchait la digestion complte de la nour-
riture.
Toutefois, la tension ne provoque pas toujours une in-
capacit de manger. Il peut se passer le contraire le
malade touffe ses sentiments sous des quantits
daliments. Dans ce cas, on assiste un double phno-
mne une tension ascendante et descendante. Il y a
mouvement ascendant de la tension quand le systme de
dfenses du malade est affaibli et que ses sentiments
approchent de sa conscience. Cette tension ascendante
(lanxit) rend souvent difficile labsorption de nourri-
ture. Inversement, la tension descendante permet au
nvros de tenir ses sentiments en chec en mangeant
de sorte que la tension ne devient pas anxit. En
rgle gnrale, les personnes vraiment obses ont de
profondes souffrances dissimules. Les couches de
graisse constituent en quelque sorte un rempart isolant
autour delles cest la tension descendante.


CHAPITRE 6

LE SYSTEME DE DEFENSES

On retrouve la notion de systme de dfenses dans de
nombreuses thories psychologiques, commencer par
celle de Freud. La thorie primale affirme que toute
dfense relve dun systme nvrotique et quil nest
pas de dfense saine . La croyance selon laquelle il y
aurait des dfenses saines est fonde sur la supposition
quil existe une angoisse fondamentale qui doit tre
tenue en chec et qui serait inhrente la nature hu-
maine. Cette notion dangoisse fondamentale chez le
sujet normal nest pas partage par la thorie primale.
Nous y reviendrons ultrieurement en dtail. Enfin, le
dernier point par lequel, en ce domaine, la thorie pri-
male se diffrencie des autres thories psychologiques,
rside dans le fait quelle considre les dfenses comme
des phnomnes psychobiologiques et non simplement
comme une activit mentale. Ainsi la constriction dun
vaisseau sanguin peut aussi bien tre une dfense quun
bavardage compulsif
1
.

1
Dans son livre, Le Moi et les mcanismes de dfense (P.U.F.), Anna
Freud crit : Les efforts que fait le moi de lenfant pour viter la
souffrance en rsistant aux impressions qui lui viennent de lextrieur,
relvent de la psychologie normale (c'est moi qui souligne). Ils peu-
vent avoir des consquences considrables sur la formation de son moi
et de son caractre, mais ils ne sont en rien pathognes. (C'est
encore moi qui souligne.)
En termes primals, une dfense est un ensemble de
comportements qui fonctionnent pour bloquer les senti-
ments primals. Lorsque les muscles de labdomen se
contractent automatiquement, lorsque lindividu ravale
un sentiment, lorsque des tics parcourent le visage dans
une situation de stress, le corps refrne le sentiment.
Il y a des dfenses involontaires et des dfenses vo-
lontaires. Les dfenses involontaires sont les ractions
automatiques du corps et de lesprit la souffrance
primale fantasmes, nursie, gorge serre, cligne-
ments dyeux, crispations musculaires. Ce sont en gn-
ral ces dfenses-l que le sujet utilise en premier lieu.
Ce sont les dfenses innes de lenfant. Par exemple, la
contraction des muscles de lappareil respiratoire affec-
tera le timbre de la voix. Le processus de contraction et
la voix noue qui en rsulte, finissent par sintgrer
certains aspects de la personnalit du sujet. De cette
faon, la personnalit se construit partir des dfenses
et en fait partie intgrante.
Les dfenses involontaires sont de deux types : celles
qui augmentent la tension, et celles qui la relchent. La
contraction des muscles de lestomac retient les senti-
ments et il en rsulte une augmentation de tension. En
revanche, le fait duriner au lit (quand les dfenses
conscientes sont affaiblies) est un relchement involon-
taire de la tension. Il existe dautres formes de relche-
ment involontaire, par exemple le fait de grincer des
dents, de soupirer, davoir des cauchemars, (nous y
reviendrons plus loin).
Les dfenses volontaires entrent en jeu quand les d-
fenses involontaires savrent insuffisantes. Fumer,
boire, se droguer et trop manger sont des exemples de
dfenses volontaires. Le sujet peut cesser den user par
un effort de volont. Les dfenses volontaires servent
soulager un excs de tension un mot dsagrable de
la part du garon dun restaurant peut suffire entamer
la faade avenante du nvros et crer en lui le besoin
de boire. Mais, quelles soient volontaires ou involon-
taires, les dfenses on toujours pour but le blocage des
sentiments rels.
Les dfenses sont continuellement en action, nuit et
jour. Un garon effmin ne redevient pas brusquement
viril quand il dort. Son caractre effmin est un ph-
nomne psychophysiologique qui ne change pas, quil
dorme ou quil soit veill, cest un trait qui fait partie
de son organisme. Cela veut dire quun comportement
non naturel devient la norme parce que le sujet ne peut
pas ressentir ses inclinations naturelles. Tant quil na
pas retrouv son moi naturel, il est incapable de mar-
cher, de parler ou de se comporter dune autre faon.
En gros, les dfenses correspondent ce que les pa-
rents exigent de lenfant. Un enfant peut parler conti-
nuellement en utilisant de grands mots, alors qu'un autre
fait semblant dtre sot. Tous deux ragissent ce quils
sentent que leurs parents attendent deux, tous deux
touffent certains aspects deux-mmes.
Les dfenses entrent en action en tant que mcanisme
dadaptation afin que lorganisme continue fonction-
ner. En ce sens, on peut considrer la nvrose comme un
aspect des mcanismes dadaptation inns que nous
possdons tous. Cest justement parce que la nvrose
fait partie des mcanismes dadaptation quon ne peut
pas la supprimer coup dlectrochocs. Il faut dmante-
ler en bon ordre les dfenses petit petit, jusqu ce que
le sujet soit en mesure de sen passer totalement.
Dans les premiers mois et dans les premires annes
de sa vie, lenfant se ferme sur lui-mme parce quen
gnral, il na pas le choix. Les parents refouls qui
veulent un enfant poli et trs soumis, ne tolreront pas
longtemps un enfant bavard et exubrant. Ils le rpri-
manderont ou le battront jusqu ce quil renonce ce
genre de comportement. Par consquent, pour survivre,
lenfant doit condamner mort toute une partie de lui-
mme. Il faut quil joue le jeu de ses parents, pas le sien.
Le mme type de comportement peut tre provoqu par
des parents qui font trop pour lenfant, de sorte quil na
jamais deffort faire lui-mme. Il est touff par leur
gentillesse.
Si la faade irrelle ne suffit pas, si elle narrive pas
provoquer une raction humaine de la part des parents,
lenfant se voit contraint davoir recours des dfenses
plus radicales. Pour ne pas leur dplaire, ou pour les
rendre chaleureux et gentils, il peut touffer toute sa
personnalit. Il parlera de faon compass, comme un
ordinateur; son esprit se rtrcit, ses yeux ne sont plus
que des fentes; bref, il se dshumanise pour essayer de
rendre ses parents humains. Il peut aller jusqu se
transformer compltement pour eux cest ainsi quon
voit un garon devenir une fille .
La notion de raction totale est une notion essentielle.
Le besoin damour nest pas simplement quelque chose
de crbral que lon peut modifier en modifiant les ides
de quelquun. Il pntre tout le systme et dforme aussi
bien le corps que lesprit. Cest cette distorsion qui est
le systme de dfenses.
Si la personnalit ne suffit pas juguler la tension, on
assiste lapparition de symptmes. Lenfant se mas-
turbe, se suce le pouce, se ronge les ongles, ou urine au
lit. Ce sont des moyens supplmentaires de soulage-
ment. Trop souvent, les parents, croyant tort aider
lenfant, essaient de lui faire passer ces habitudes qui
sont les exutoires de la tension; ce faisant, ils compli-
quent le problme en contraignant lenfant chercher
des moyens encore plus cachs. Un malade ma dit quil
lchait perptuellement des vents parce que ses parents
croyaient quil avait des troubles digestifs. Pter tait
la seule chose quils acceptaient, parce quils taient
persuads que ctait involontaire.
Un petit enfant ne peut pas comprendre que ce sont
ses parents qui ont des difficults. Il ne sait pas que
leurs problmes existent indpendamment de tout ce
quil peut faire. Il ne sait pas que ce nest pas sa tche
lui de faire cesser leurs querelles, de les rendre heureux,
libres, ou quoi que ce soit. Il fait ce quil peut pour arri-
ver vivre. Sil est ridiculis presque ds sa naissance,
il en vient croire quil y a effectivement quelque chose
qui ne va pas en lui. Il fera tout ce quil pourra pour
plaire ses parents, mais, malheureusement, ce quon
attend de lui reste vague et indfini, parce que ses pa-
rents, eux-mmes, ne savent que faire pour tre libres et
heureux. Comme ses parents ne laident pas se sentir
mieux, lenfant en est remis lui-mme. Il mange tout
ce qui lui tombe sous la main, suce son pouce quand on
ne le regarde pas, se masturbe, et plus tard se drogue
pour soulager la souffrance que personne ne la aid
apaiser. Il nest plus simplement nvros, la nvrose est
sa faon dtre.
Le toxicomane est lexemple type du sujet qui a pui-
s toutes ses dfenses intrieures. En gnral, il a touf-
f en lui-mme tant de sentiments quil est presque
devenu apathique. Comme il narrive pas se dfendre
comme le font les autres nvross, il tablit une relation
directe avec la piqre : souffrance... piqre... soulage-
ment. Si lon supprime la piqre, la souffrance est l. Le
pnis joue le mme rle pour lhomosexuel. Il repr-
sente, lui aussi, le soulagement de la tension. Une con-
nexion extrieure sest tablie la place de la connexion
intrieure qui na jamais t faite.
Quelle que soit la douleur que comporte la piqre ou
la pratique des rapports homosexuels, le sentiment sym-
bolique que ressent le sujet est un sentiment de plaisir,
ou plus exactement, de soulagement. La douleur phy-
sique relle, la douleur ressentie par le moi rel, est
filtre par le systme de dfenses qui linterprte comme
du plaisir.
Les divers moyens de dfense que peut adopter le n-
vros ont t classs par les hommes du mtier en cat-
gories auxquelles correspondent des diagnostics spci-
fiques. J e tiens cependant souligner nouveau que le
systme de dfenses nest important que dans la mesure
o il masque la souffrance. La seule chose qui compte
dans loptique de la thorie primale, cest la souffrance.
Tout ce que vit le nvros doit se frayer un chemin
travers le labyrinthe de ses dfenses, o ce qui arrive
nest pas vu, est mal interprt ou exagr. Le mme
processus de distorsion se produit au niveau de son
activit physique, de sorte quil est finalement incapable
de comprendre les changements que subit son propre
organisme. Il est alors plac dans une situation bizarre,
puisqu'il doit sadresser un tranger (psychothrapeute
professionnel) pour lui demander de laider com-
prendre ce quil ressent lintrieur de lui-mme.
Le degr dlaboration du systme de dfenses d-
pend de la situation familiale de lenfant. Avec des
parents brutaux, la dfense est directe et en surface.
Quand les relations familiales sont plus subtiles, le sys-
tme de dfenses devient galement plus subtil.
Ce sont les sujets qui ont superpos des couches de
dfenses intellectuelles raffines (ceux qui ont cherch
refuge dans leur tte ) qui sont les plus difficiles
gurir. Les intellectuels ont principalement eu recours
aux mthodes de la psychothrapie conventionnelle,
mais toute mthode qui fait encore appel leur intel-
lect , ne fait quaggraver leur problme.
Il y a des dizaines dannes que Reich a expliqu ce
qutaient les dfenses physiques : On peut dire que
toute raideur musculaire porte en elle-mme lhistoire et
la signification de ses origines. Par consquent, il nest
pas ncessaire de dduire partir de rves ou
dassociations dides quelle a t lvolution de la
cuirasse musculaire; cette cuirasse est plutt la forme
sous laquelle lexprience de lenfance continue exis-
ter et nuire
1
.
Reich a expliqu que la rigidit musculaire nest pas
seulement le rsultat dun refoulement mais quelle
constitue la partie la plus essentielle du processus de
refoulement . Il a fait remarquer que ce dernier est un
processus dialectique par lequel le corps non seulement
se tend sous leffet de la nvrose, mais perptue la n-

1
Wilhelm Reich, op. cit.
vrose par la tension musculaire. Il na pas indiqu clai-
rement ce qui, pendant des annes, entretient la tension
dans le corps, mais il tait persuad que la nvrose pou-
vait tre influence de faon dcisive par certains exer-
cices ou certaines techniques destins rduire la ten-
sion musculaire, plus particulirement la tension abdo-
minale.
Selon la thorie primale, les besoins et les sentiments
bloqus existent pratiquement ds la naissance et la
plupart du temps avant que le sujet soit en mesure den
parler. Lenfant que ses parents ne prennent pas assez
dans leurs bras, dans les tout premiers mois de sa vie, ne
sait pas consciemment ce qui lui manque, nanmoins, il
souffre. Il souffre dans tout son corps, car cest l quest
situ le besoin. Celui-ci nest donc pas simplement
quelque chose de mental, emmagasin dans un coin du
cerveau. Il est cod dans toutes les fibres du corps o il
exerce une force perptuelle la recherche de sa satis-
faction. Cette force est ressentie sous forme de tension.
On peut dire que le corps se souvient de ses besoins
et de ses frustrations, exactement comme le cerveau.
Pour se librer de sa tension, il faut que le sujet ressente
les besoins qui sont au cur mme de cette tension,
cest--dire dans tout son organisme, parce quils sont
effectivement diffus dans tout lorganisme. Ils se trou-
vent dans les muscles, dans les organes, et dans le sys-
tme circulatoire.
Il ne suffit pas de connatre simplement ses besoins et
ses sentiments inconscients. La psychothrapie moderne
est en grande partie fonde sur lhypothse selon la-
quelle il suffit, pour transformer quelquun, de lui faire
prendre conscience de ses sentiments inconscients. J e
vois les choses diffremment : pour moi, la conscience
est le rsultat dun processus par lequel le sujet ressent
ses besoins dans tout son organisme, et cest le fait de
ressentir, non seulement de connatre ses besoins, qui
transforme le sujet. A mon avis, le fait de connatre nos
besoins ne nous en dbarrasse pas. Nous avons sous-
estim lampleur des frustrations que lenfant subit dans
les premiers mois de sa vie, et limportance quelles ont
pour le restant de sa vie. Les disciples de Reich recon-
naissent quune grande partie des choses qui ont affaire
nos sentiments ne peuvent tre exprimes verbalement
et ils essaient de traiter physiquement les sentiments
refouls par des manipulations corporelles.
Le but de la thrapie primale est de connecter les be-
soins du corps avec les souvenirs emmagasins dans
linconscient, afin de redonner au sujet son unit. Les
thrapies par la danse, le yoga, les thrapies du mouve-
ment et les exercices destins librer le corps de la
tension, ne seront daucun secours, car ces tensions
(frustrations et blocages inconscients du jeune ge) sont
inextricablement mles aux souvenirs primals et for-
ment avec eux des vnements qui affectent lorganisme
entier. Les thrapies qui encouragent linsight divisent
lindividu dune certaine manire, et les thrapies corpo-
relles le divisent dune autre faon. Il nous faut une
mthode globale unissant simultanment corps et
esprit. Il nest pas possible de chasser jamais, par des
massages, les souvenirs qui ont raidi une paule, alors
que ces souvenirs innervent cette paule au-dessous du
niveau de la conscience.
La faon dont nous nous dveloppons peut nous aider
comprendre cela. Le petit enfant nest gure capable
de penser dans labstrait ou de raisonner sur sa situation
fcheuse. Il ne peut pas transformer ses besoins en fan-
tasmes particuliers ou les djouer de faon symbolique
tant quil est si petit. Il faut que son corps fabrique ses
dfenses. Pour lui, il nest pas question que lesprit
contrle le corps; dans les premiers mois de sa vie, ses
facults mentales ne sont pas assez dveloppes pour
cela. Ce qui semblerait plutt se produire, cest que
certains enfants ont se dfendre physiquement,
presque ds leur naissance
J ai le souvenir dune malade qui tait dans un orphe-
linat o il ny avait pratiquement personne pour
soccuper delle. Lors des primals quelle fit un stade
assez avanc de la thrapie, elle se revit dans son ber-
ceau lorphelinat et elle se souvint davoir pleur long-
temps, sans que personne ne vnt. Elle revcut alors ce
quelle avait fait ce moment-l. Elle avait environ huit
mois. Aprs avoir pleur un certain temps elle stait
assise dans son berceau, avait regard autour delle et
voyant quil ny avait personne, elle sentit son corps
sengourdir et se laissa envahir par le sommeil. Cela
devint bientt une habitude. Elle sveillait toujours mal
laise, commenait pleurer, puis se refermait sur
elle-mme et sallongeait nouveau, engourdie. Durant
les deux premires annes quelle passa lorphelinat,
cet engourdissement devint automatique. Plus tard,
quand elle eut quitt lhpital, elle sengourdissait
chaque fois quelle se sentait mal laise ou quelle
avait peur. Elle disait : Ctait comme si je maspirais
en moi-mme, pour mhbter. J touffais tout ce quil
y avait de vivant en moi, de sorte que jtais moiti
endormie mme quand je me dplaais. De nom-
breuses tudes qui ont t faites sur les enfants de
lAssistance publique font dailleurs tat chez eux de
cette apathie et de cette absence de vie. J e crois quil
leur faut touffer en eux-mmes toute vie et crer cette
barrire pour survivre.
Ce qui se passait chez cette femme lorphelinat tait
le rsultat dun systme de protection que son corps
faisait entrer en jeu. Cette dfense physique qui devait
durer toute une vie, stait dveloppe parce quelle
avait subi le traumatisme et le clivage de son moi avant
le dveloppement de son intellect et de ses possibilits
de dfenses intellectuelles. J e ne crois pas que tous les
exercices du monde auraient pu, par la suite, assouplir et
activer son systme musculaire. Aprs la thrapie, pen-
dant laquelle elle avait revcu ces traumatismes de
lenfance qui avaient raidi son systme musculaire, le
privant de toute libert, elle se sentit libre et l-
gre . Pour la premire fois elle pouvait danser sans
contrainte, sans ce sentiment de lourdeur et dabsence
de vie dont elle avait toujours t afflige. Elle vint la
vie en ressentant son manque de vie.
Nous avons eu rcemment en thrapie primale un hal-
trophile. Il avait la passion de regarder son corps. Ce
quil voyait dans le miroir, ctait un bel difice de
tension. Il regardait son systme de dfenses et essayait
de le construire physiquement le tout pour viter de
se sentir faible et sans protection. Son attitude incons-
ciente tant la suivante : Il ny a personne qui me
protge. Il faut que je sois trs fort pour pouvoir me
protger moi-mme. Le symbolisme tait : Si je me
comporte comme un homme et si jai lair dun homme,
je serai un homme. En thrapie primale, il commena
avoir les sentiments du petit garon faible et sans
protection quil tait. Il fallut lui faire cesser la pratique
de lhaltrophilie cest--dire lui enlever assez de sa
protection pour quil ressente cette faiblesse.
Le traitement de la nvrose doit toujours sadresser au
systme tout entier. Nous autres thrapeutes avons pass
des dizaines dannes nous adresser la faade irrelle
de nos patients, croyant que nous arriverions les con-
vaincre de renoncer aux besoins et aux souffrances qui
lont cre. Mais aucune puissance au monde ne peut
faire cela.
On pourrait se demander : Mais quest-ce que cela
peut bien faire ? Si je me sens bien, nest-ce pas ce qui
importe ? Est-ce quil faut renoncer ce que je ressens
maintenant parce que quelqu'un peut imaginer un tat
plus idal ? De toute vidence, il faut rpondre non.
Mais je pense que beaucoup de gens, les homosexuels
par exemple; finissent par saccommoder de leur mala-
die parce quils sont sincrement convaincus de navoir
pas dalternative. Bien que la plupart des nvross ne
soient pas heureux, ils ne souffrent que dun vague
malaise tant que leur systme de dfenses fonctionne.
Mais il faudrait quils sachent quil y a une alternative,
un tat dtre au-del de ce quils peuvent imaginer
prsentement. Peut-tre un nvros a-t-il pris du L.S.D.
une certaine poque de sa vie et a-t-il eu des senti-
ments et des sensations sublimes. Peut-tre les a-t-il
attribus la drogue. J e suis dun autre avis. Les
drogues ne ressentent rien, ce sont les gens qui ressen-
tent ! Cest--dire que les sens non nvross ressentent,
et je crois que le plus grand apport de la thrapie pri-
male est de permettre aux gens dprouver leurs propres
sentiments.

Rcapitulation

Les comportements nvrotiques sont les moyens idio-
syncrasiques que chacun dentre nous trouve pour sou-
lager sa tension. Ce nest pas en modifiant ou en sup-
primant certains comportements de surface que lon
peut agir sur la nvrose. Le dveloppement de bonnes
habitudes (par exemple : ne pas trop manger) de-
mande toujours un effort au nvros, car il essaie de
noyer sa souffrance primale.
La nvrose cest la souffrance fige. Dans le cours de
la vie quotidienne, nous souffrons souvent et nous nous
en remettons; mais la souffrance primale na pas de fin,
parce quelle nest pas ressentie. Nanmoins, on peut
souvent la lire sur le visage des nvross, cest elle qui
dforme, tire et tord leurs traits.
Bien quen gnral le nvros nait pas conscience de
ses maux, cest une pave sur le plan nerveux. Que ce
soit le mdecin qui court dune salle dhpital lautre
ou la dame qui se plaint toujours vaguement de quelque
chose, le nvros est en gnral trop proccup dtre
lui-mme pour se rendre compte quil ne lest pas.
A son origine, la nvrose est un moyen quemploie
lenfant pour apaiser des parents nvrotiques, en niant
ou en cachant certains sentiments, dans lespoir
quils finiront par laimer. Peu importe le nombre
des annes de dception qui passent, lespoir est ternel.
Il doit ltre parce que les besoins le sont. Ce sont eux
qui poussent le sujet croire en des ides irrationnelles
et adopter des comportements irrationnels, parce que
la vrit rationnelle est si douloureuse. Tant que le sujet
na pas ressenti totalement ses souffrances, il ne peut
pas renoncer lespoir. En thrapie primale, le sujet
ressent le dsespoir de son enfance, et dtruit par-l
mme lespoir irrel qui est le fondement de la lutte
nvrotique.
Quand la nvrose dbute-t-elle ? A nimporte quel
moment de lenfance un an, cinq ans, dix ans. Ce
quil importe de savoir, cest quelle a un commence-
ment cest le moment o lenfant se spare de son
moi rel et commence mener une double existence.
Cela veut-il dire quune seule scne ou un seul vne-
ment rend lindividu nvros ? De toute vidence, non.
La scne majeure dterminante nest que le point culmi-
nant de relations parents-enfant nfastes, qui ont dur
pendant des annes. Beaucoup denfants se ferment vers
six ou sept ans parce que cest ce moment-l quils
sont en mesure de comprendre ce qui se passe dans leur
vie. Le clivage a lieu, et nul effort conscient ne peut
rtablir lunit (dtruire la tension nvrotique).
Il peut arriver, quand le traumatisme est grave et que
ce qui sest pass antrieurement le justifie, que la n-
vrose commence un an. De toute vidence, chez bien
des sujets le clivage se situe avant six ou sept ans,
puisque les bgues que jai traits disent que leurs diffi-
cults dlocution datent de lpoque o ils ont com-
menc parler cest--dire entre deux et trois ans.
Dautres situent le clivage dfinitif douze ans. Un
malade ma dit que jusqu lge de treize ans, il arrivait
sen sortir assez bien. Cest alors que ses parents
avaient divorc et que son pre stait remari. On avait
exig de lui quil considre la femme de son pre
comme sa mre et quil lappelle maman . Au lieu de
faire face la perte de sa vritable mre, il stait ferm
sur lui-mme.
Pourquoi est-ce que la nvrose dbute si tt et non
pendant ladolescence par exemple ? Parce que cest
dans les premiers mois et dans les premires annes de
sa vie que lenfant est compltement impuissant et quil
dpend entirement de ses parents. Pour lui, ils sont
le monde. Ce quils font le met sur une certaine voie,
dont, trs vite, le cours ne peut plus tre modifi et qui
dtermine lattitude quil aura son tour devant la vie et
le monde.
Lorsquil entre lcole, lenfant est en gnral d-
connect et nvros, et sa nvrose a une influence sur la
faon dont il se comporte vis--vis de ses matres et de
ses camarades. Un enfant qui est devenu une pierre ,
qui a t rendu timide et obsquieux par des parents
autoritaires, aura tendance avoir le mme comporte-
ment avec les autres. Le clivage ne survient en gnral
pas comme un grand coup, un vnement pareil un
cataclysme. Un jour, lenfant devient simplement plus
irrel que rel. Si cela survient avant ladolescence,
cest quen rgle gnrale, si l'enfant pouvait atteindre
ladolescence sans nvrose, il trouverait alors dautres
soutiens : lamour dune petite amie, ou la comprhen-
sion dun professeur, qui lui permettraient de supporter
la pression et le trouble quil rencontre dans sa famille.
En gnral, quand il atteint ladolescence, le sujet a dj
dvelopp une personnalit nvrotique que de tels ap-
puis ne peuvent plus dtruire, tout au plus attnuer tem-
porairement. Pourquoi est-ce que le fait de ntre pas
admis dans un club, de redoubler une classe, ou dtre
abandonn par un amant, ne provoque-t-il pas une n-
vrose ? Parce que des vnements isols, mme quand
ils surviennent la maison, ne produisent pas de rac-
tions assez violentes pour provoquer un clivage.
Lenfant normal qui est rejet par un professeur en attri-
bue les raisons au professeur qui a des problmes, son
propre travail insatisfaisant, ou sa mauvaise conduite...
il ressent cela et ne se coupe pas de ce quil ressent.
Dans loptique de la thrapie primale, un traumatisme
nest pas un vnement douloureux, du style de
lexclusion dune association scolaire. Le traumatisme,
cest ce qui nest pas prouv. Cest une raction si
violente et si accablante quune partie de lvnement se
trouve rejete par la conscience. Lenfant qui pleure
dans les bras de sa mre qui le console parce quil se
sent rejet par les autres, est dans une situation tout
fait diffrente de celui qui se rend compte quil est ha
par sa mre et na personne vers qui se tourner avec ses
sentiments. Tous les conseils de famille ultrieurs sont
impuissants rparer cela. Lenfant peut comprendre
plus tard pourquoi sa mre la rejet, mais cette com-
prhension ne modifie en rien les besoins frustrs de son
jeune ge.
La scne primale signifie-t-elle que lon est nvros
partir de ce moment et tout jamais ? Elle reprsente le
bond qualitatif, le passage un nouvel tat : la nvrose.
A partir de ce moment-l, tout ce quon pourra lui ac-
corder damour, de rconfort et dattention ne dtruira
pas la nvrose. Elle saggravera chaque nouveau
traumatisme et chaque nouvelle frustration inflige par
les parents. Si lenfant voyait soudain apparatre, lge
de huit ans par exemple, un pre ou une mre qui
laime, il nen resterait pas moins quil faudrait faire
disparatre les dommages quil aurait subis auparavant.
Larrive de ce pre ou de cette mre reprsenterait une
aide, bien videmment, puisquelle naggraverait pas sa
nvrose, mais elle ne peut la dtruire. Seule la souf-
france peut le faire le fait de ressentir les souffrances
qui ont exig quune partie du moi rel soit cache.


CHAPITRE 7

NATURE DU SENTIMENT

Lexigence principale du corps est de se sentir. Nous
commenons ressentir lorsque les besoins de notre
tout jeune ge sont satisfaits, lorsque lon nous prend
dans les bras, que lon nous embrasse, lorsquon nous
permet de nous exprimer et de bouger librement, et que
nous pouvons nous dvelopper un rythme naturel.
Quand ses besoins fondamentaux sont satisfaits, lenfant
est prt ressentir tout ce qui, chaque jour, se prsente
lui. Mais, sils ne sont pas satisfaits, ces besoins
lemportent sur tout le reste et empchent lenfant de
ressentir le prsent. Cest ainsi que pour le nvros, le
prsent nest quun mcanisme de dclenchement qui
ravive danciens besoins et danciennes souffrances et
qui pousse le sujet essayer de les rsoudre.
Il y a deux raisons pour lesquelles les besoins et les
sentiments du pass sont inconscients : souvent le sen-
timent sest dvelopp avant que lenfant ne dispose de
concepts, de sorte quil ne lidentifie pas. (Par exemple :
le nourrisson ne sait pas quil ne devrait pas tre sevr
trop tt.) Ensuite, mme si ces sentiments taient identi-
fiables avant la scne primale majeure, ils ont peut-tre
t continuellement rprims par des parents nvross,
de sorte quavec le temps, lenfant finit par ne plus
savoir ce quil ressent. Si un enfant na pas le droit de
pleurer, soit cause de lexcs de sollicitude de parents
qui ne peuvent pas supporter de le voir triste un seul
instant, soit cause de parents qui le tournent en dri-
sion et le traitent de bb , il ne faut pas bien long-
temps pour qu'il ne sache mme plus quil a envie de
pleurer. En effet, il se peut que lui aussi, plus tard, m-
prise les larmes comme une faiblesse.
La rpression du sentiment nest pas ncessairement
le fait direct des parents. Le refoulement peut se pro-
duire dans la petite enfance, alors que lenfant est en-
core trop jeune pour composer avec ses sentiments et se
faire une faade . Le simple fait de navoir jamais
prs de lui un pre ou une mre qui le prenne dans ses
bras, peut crer chez lenfant une telle souffrance que
pour la supprimer, il supprime le besoin. Il cesse de
ressentir ce besoin. Nanmoins, ce dernier persiste,
minute aprs minute, anne aprs anne. Il demeure fixe
et infantile parce que cest effectivement un besoin in-
fantile. Le nvros ne peut pas avoir de sentiments
adultes, alors quil est encore importun par les besoins
de son enfance. Plus tard, il aura, par exemple, une
activit sexuelle compulsive, non pas cause de senti-
ments sexuels rels, mais cause du besoin trs ancien
dtre tenu dans les bras et dtre aim. Ce nest
quaprs avoir ressenti ces besoins anciens pour ce
quils sont, quil pourra ressentir la vritable sexualit
qui est trs diffrente de lide que le nvros sen
fait.
Dans le cas de cette activit sexuelle compulsive, le
nvros djoue un besoin trs ancien, quil na peut-tre
jamais identifi sur le plan conceptuel. Il peut mettre
une nouvelle tiquette sur son besoin (besoin sexuel),
mais en ralit, il sagit toujours du besoin dtre pris
dans les bras. Lorsque ce fait frappa un de mes malades
au cours de lacte sexuel, son rection (son sentiment
sexuel symbolique) cessa et il demanda alors sa
femme de le tenir tout simplement dans ses bras. Lors-
quil interrompit lacte sexuel, cet homme ressentit
vraiment. (Sa femme napprcia pas particulirement
cet insight...) Il avait compris son besoin rel et cess de
le djouer sur le plan symbolique. Nous voyons ainsi
que le sentiment est une sensation passe sur le plan
conceptuel, cest--dire correctement conceptualise.
Une sensation de creux lestomac peut correspondre
au sentiment du vide de lexistence; le nvros trans-
forme ce sentiment en sensation de faim.
La nvrose masque les sensations douloureuses du
corps, empchant ainsi le sujet de les reconnatre pour
ce quelles sont ( Ils ne maiment pas ), de sorte que
le sujet souffre perptuellement. Il cherche se soulager
dune manire ou dune autre (dans lexemple prc-
dent, par la sexualit), mais la sensation ne peut tre
apaise que lorsquelle est correctement connecte et
quelle devient un sentiment
1
.

1
Sentiment n'est pas synonyme d'motion. L'motion peut tre l'ex-
pression du sentiment la manifestation extrieure du sentiment. Les
vritables sentiments soulvent peu dmotion. Quand un sujet montre
beaucoup d'motion, il vit les manifestations extrieures du sentiment,
sans le sentiment lui-mme. Malheureusement, beaucoup de nvross
prennent lmotion pour un signe du sentiment, et si quelqu'un n'est
pas dmonstratif et na pas de ractions exagres, ils ont tendance
croire que cette personne ne ressent pas vraiment. Ainsi les parents
nvross sont rarement contents dun simple merci pour les ca-
deaux qu'ils font, il leur faut de grandes dmonstrations de joie pour
tre srs que le cadeau est apprci. Cest de cette faon trs subtile
quon empche lenfant dtre lui-mme et de ragir naturellement; on
le force exagrer ses ractions parce qu'une attitude naturelle est trop
souvent prise par les parents pour un signe de rejet.
Les souffrances primales sont les sensations de la
souffrance. En thrapie elles deviennent des sentiments
grce la connexion avec les traumatismes spcifiques
qui sont leur origine. Seule la connexion change une
sensation de souffrance en un vritable sentiment. In-
versement, la coupure entre la pense et le contenu du
sentiment, qui sest produite tt dans la vie, provoque
continuellement des sensations douloureuses maux
de tte, allergies, douleurs dorsales, etc. Elles persistent
parce quelles nont pas t connectes. Cest comme si
le sentiment douloureux tait coup de la pense ( J e
suis seul, il ny a personne qui me comprenne ) et
prenait une vie indpendante lintrieur de
lorganisme, se manifestant ici et l sous forme de maux
et de souffrances divers.
Une fois ressentie, la souffrance na plus rien de dou-
loureux, et le nvros est en mesure de ressentir. Tout ce
qui engendre de vrais sentiments chez le nvros doit
crer de la souffrance. Tout sentiment qui se veut pro-
fond, sil ne fait pas natre la souffrance, nest quun
pseudo-sentiment un djouement non connect.
Aprs un certain temps de thrapie, de nombreux pa-
tients rapportent que lacte sexuel dclenche souvent un
primal involontaire. Lun deux expliquait ce phno-
mne de la faon suivante :
Avant la thrapie, javais toutes sortes de sentiments
refouls dont je me librais par lactivit sexuelle. J e
croyais que jtais trs port l-dessus. J e pouvais le
faire tout le temps. Maintenant, je sais que ce dsir
sexuel trs marqu tait lexpression de tous ces autres
sentiments qui cherchaient schapper par nimporte
quel moyen. J e les faisais jaillir par mon pnis. Rien
dtonnant ce que lorgasme ait souvent t doulou-
reux pour moi. J e pensais que ctait normal. J e jouis-
sais trop vite parce que tous ces autres sentiments ca-
chs exeraient une telle pression pour tre librs que
je ne pouvais les dominer. Au dbut de ma vie, cela
avait pris une autre forme : je faisais pipi au lit. Mais ce
ntait pas le contrle de moi que je devais apprendre, ni
dans un cas, ni dans l'autre. J avais besoin de ressentir
tous ces sentiments refouls pour me dbarrasser ainsi
de cette pression horrible et continuelle.
Quand il neut plus la possibilit de dguiser ses an-
ciens sentiments en besoins sexuels, il fut beaucoup
moins port sur le sexe et son dsir sexuel diminua
notablement. Cette mme pression aurait tout aussi bien
pu produire (dans dautres conditions) un besoin cons-
tant de parler dutiliser la bouche comme exutoire de
la tension. Dans ce cas, le sujet ne parle pas par envie de
parler, cest la tension qui le fait parler. On sent la diff-
rence, car on se dsintresse facilement de ce que dit
quelquun qui parle sans arrt pour satisfaire un ancien
besoin intrieur, alors quil est difficile de ntre pas
intress par quelquun qui sent vraiment ce quil dit. Le
bavard nvrotique ne sadresse personne; il sadresse
son besoin (en ralit, ses parents). L encore, nous
voyons le paradoxe. Le sujet ne peut sempcher de
parler parce que personne ne la jamais cout, et son
discours nvrotique lui aline les autres, ce qui ne fait
quaugmenter son besoin (et sa compulsion) de parler
toujours plus. Il ne peut ressentir ce quil dit tant que
son vieux besoin le fait parler. Et cela ne changera pas
tant quil naura pas ressenti la grande souffrance qui
correspond ce besoin.
Tant que le nvros ne ressent rien rellement, il est
prisonnier de ses sensations. Il cherchera ou bien des
sensations agrables pour attnuer celles qui sont dou-
loureuses et inconscientes, ou bien il souffrira de ces
sensations douloureuses dans son corps, croyant quil
souffre dun mal physique rel. Ceux qui boivent de
lalcool pour dfaire le nud quils sentent au creux de
lestomac, vitent peut-tre un mal plus srieux (par
exemple, un ulcre). Ceux qui nont pas beaucoup
dexutoires symboliques pour soulager leur souffrance
intrieure, sont peut-tre condamns souffrir de dou-
leurs physiques. Le nvros qui ne boit pas dalcool
peut utiliser dautres moyens pour se soulager, des anal-
gsiques, par exemple. Mais tout cela revient au mme,
car tous les sentiments refouls sont par dfinition dou-
loureux. Par consquent, que le nvros prenne plaisir
labsence de pesanteur en plonge sous-marine, aux
couleurs dune peinture, leuphorie de lalcool ou au
soulagement que lui procure un cachet, il est toujours en
train dchanger une sensation (douloureuse) contre une
autre. Tant quil ne connecte pas la raideur de sa nuque
qui bien vite devient une douleur avec le senti-
ment plus profond, il passe sa vie substituer une sensa-
tion une autre.
La substitution dune sensation une autre, voil ce
que cache en grande partie toute activit compulsive,
notamment lactivit sexuelle. Lorgasme devient pour
le nvros un narcotique, un sdatif. Si on lui interdit ce
comportement symbolique, (le sdatif), lorganisme
souffre.
Pourquoi le nvros est-il prisonnier de ses sensa-
tions ? Parce que personne na reconnu ses sentiments.
Les enfants ont droit certaines douleurs permises. Ils
peuvent avoir mal au ventre, par exemple, mais les
douleurs affectives, la tristesse par exemple, leurs sont
interdites. Cest ainsi que lenfant doit avoir recours aux
souffrances vers lesquelles on loriente; il adopte un
comportement symbolique alors que tout ce quil essaie
de dire ses parents, cest : J e suis triste .
Pour illustrer ce que je viens de dire, je ferai appel
un incident tir de la vie dun de mes malades. Un jeune
homme se marie. A la rception, un homme dun certain
ge, un vieil ami, le serre dans ses bras et lembrasse en
lui souhaitant beaucoup de bonheur. Le jeune mari est
alors saisi dune profonde tristesse et fond en larmes en
treignant cet ami. Il ne comprend rien ce qui lui ar-
rive.
La thorie primale propose comme explication que
laccolade de ce vieil ami a raviv chez ce patient une
ancienne souffrance. Ce malade rapportait navoir ja-
mais eu un pre tendre qui laurait pris dans ses bras ou
lui aurait souhait dtre heureux, quelquun qui se
serait souci de lui et se serait rjoui sincrement de le
voir heureux. Ce jeune homme transportait en lui cet
immense vide sans jamais le ressentir, jusquau jour o
un geste chaleureux dclencha sa souffrance.
Ce quil ressentit alors ntait quun fragment dun
sentiment global qui, sil lavait ressenti dans sa totalit,
laurait inond dune souffrance bien plus profonde
encore que la tristesse quil prouva cet instant-l.
Certes, il a reu ce jour-l de la chaleur, mais cela ne
changera rien cette souffrance tant quil ne pourra pas
sallonger, ressentir son sentiment en entier et, ce qui est
plus important encore, comprendre intellectuellement sa
blessure. Sa lutte avait commenc le jour o il avait
entrevu pour la premire fois quil naurait jamais un
pre chaleureux. Il avait commenc adopter un com-
portement indpendant, comme sil navait rellement
pas besoin de laffection de son pre. Tant quil avait pu
viter tout signe daffection (ce dont il avait en rali-
t besoin) il avait vit la souffrance. Mais la ten-
dresse soudaine de ce vieil homme lavait pris au d-
pourvu, dans un moment dmotion o il tait particu-
lirement vulnrable, celui de son mariage.
Une autre malade parlait de ce qui stait pass en
elle, en ces termes : Ctait comme si javais trac un
cercle autour de cette image de moi dont on ne voulait
pas, pour quon ne la voie pas, quon ne lentende pas,
et quelle soit relgue dans loubli. Mais ctaient tous
mes propres sentiments que je chassais en mme temps
que la douleur de ntre pas aime. Avec eux, je perdais
aussi lamour, la force, et le dsir. J e nexistais plus.
Quand je me retournais pour chercher ce moi, je ne
trouvais que le vide, le nant. Leur haine et le fait dtre
rejete par eux mavait enlev la vie. La ralit, pour
moi, ctait ressentir la ralit du mpris quils portaient
mon moi.
Quand le nvros se dgage de sa souffrance, il cesse,
mon avis, de ressentir dune faon complte. Mais tant
quil ne ressent pas nouveau compltement, il ne sait
pas quil ne ressent pas. Il est donc impossible de con-
vaincre un nvros quil ne ressent pas. La seule chose
qui peut le convaincre, cest le fait de ressentir nou-
veau. J usque-l, le nvros peut toujours rpondre quil
a rcemment vu une squence tragique au cinma et
quelle la mu aux larmes. J ai bien ressenti quelque
chose , dira-t-il. Mais en ralit, il na pas ressenti sa
propre tristesse et cest pour cette raison quon ne peut
pas considrer son motion comme un sentiment com-
plet. Sil avait tabli une relation exacte entre cette
scne de cinma et sa propre vie, il aurait pu faire un
primal dans la salle. Effectivement, beaucoup de pri-
mals sont dclenchs lorsque le malade raconte une
scne de film qui la fait pleurer. Nanmoins, le senti-
ment ressenti lors du spectacle, et celui qui est ressenti
plus tard dans mon cabinet, sont deux phnomnes bien
distincts.
Les larmes que le nvros verse au cinma sont un
fragment de son pass refoul. Elles sont en gnral
davantage le rsultat dune libration dmotions que
llargissement vers des sentiments primals complets.
Cest ce processus de libration qui contribue ce que
le sentiment complet ne soit pas ressenti. Il fait avorter
le sentiment, le falsifie et attnue ainsi la souffrance.
La mme explication sapplique au sujet qui a fr-
quemment de violents accs de colre. Il ne fait pas de
doute quil ressent et exprime de la colre. Mais tant
que cette colre, qui explose tous les jours de faon
fragmentaire contre les cibles apparentes, nest pas
ressentie et connecte avec son contexte initial, on ne
peut pas dire quelle soit ressentie au sens primal.
Prenons le sujet qui se met en colre ds quon le fait
attendre, si peu que ce soit. Cet adulte ne serait-il pas
justement lenfant que ses parents ont toujours fait at-
tendre ? Plus tard dans sa vie tout ce qui rappelle le peu
dattention que lui accordaient ses parents, peut dclen-
cher en lui une colre, qui est largement hors de propor-
tion avec ses motifs apparents. Malheureusement, le
manque dattention de la part dautres personnes conti-
nuera dclencher la colre, jusqu ce quil soit en
mesure de ressentir le contexte rel o ont pris nais-
sance ses sentiments de colre initiaux.
J usque-l, sa colre ne peut tre considre comme un
sentiment rel, car elle ne sadresse qu des cibles
symboliques qui ne sont pas les causes relles de la
colre. Ces clats ne sont par consquent que des actes
symboliques nvrotiques.
A mon avis, les sentiments obissent au principe du
tout ou rien. Tout ce qui provoque un sentiment fera
quil sera ressenti dans tout le corps. Chez le nvros
cependant, lrotisme ne produit souvent que des sensa-
tions localises dans les parties gnitales, au lieu de
vritables sentiments sexuels qui engagent tout le corps,
de la tte aux pieds. Cest le caractre fragmentaire des
sensations du nvros qui explique son rire trangl, ses
ternuements touffs, et son parler qui a lair de
scouler de sa bouche sans que le reste du visage y
participe le moins du monde. Ces caractristiques ne se
retrouvent pas chez tous les nvross, mais le processus
de fragmentation sexprime toujours sous une forme ou
sous une autre.
Il y a un certain nombre dexpressions o entre le mot
sentiment alors qu mon avis, il ne sagit pas du
tout de sentiments. On parle par exemple de sentiment
de culpabilit . Un nvros dira : J e suis malade
davoir menti, je me sens terriblement coupable. Pour
ma part, je considre le sentiment de culpabilit comme
une fuite devant le sentiment (la souffrance), car il met
en action les mcanismes destins soulager la tension.
Une personne saine qui a fait quelque chose de mal,
ressent tout ce que cela implique et essaie de rparer les
choses.
J e crois que la culpabilit nest rien de plus que la
peur de perdre lamour des parents. Au cours dun pri-
mal, un patient disait quil tait furieux contre son pre
parce que celui-ci lavait abandonn alors quil tait tout
petit. Il dit qu'il avait limpression davoir un lion en
colre au fond de ses entrailles et dans sa bouche, un
petit chaton tout tremblant. Cest parce quil se sentait
coupable, ajouta-t-il, quil ne pouvait hurler sa colre.
Quand il identifia ce quil ressentait rellement, il d-
couvrit quil hsitait dire ses quatre vrits son pre,
une fois pour toutes, de peur quil ne revienne plus
jamais. Cet exemple montre bien que le sentiment de
culpabilit est la raction du sujet devant la peur.
On parle souvent de la dpression comme dun senti-
ment. Aprs la thrapie primale, les malades nont plus
de dpressions. Ils prouvent des sentiments de tristesse
loccasion de tel ou tel vnement, mais ces senti-
ments sont toujours en relation avec une situation spci-
fique. Daprs ce que jai pu observer, la dpression est
un masque que met le sujet sur des sentiments trs pro-
fonds et trs douloureux quil ne peut pas connecter. En
effet, certains nvross prfreraient se tuer plutt que
ressentir ces sentiments. La dpression est un tat
dme proche des sentiments primals, mais qui est
ressenti sous forme de sensations physiques dsa-
grables ( J e suis plat , J ai le cafard , J ai un
norme poids sur la poitrine , J ai le cur serr ,
etc.), parce que la connexion avec la source initiale nest
pas tablie. La connexion transforme les tats dme en
sentiments, et cest pour cette raison quaprs la thra-
pie, les malades nont plus d tats dme mais seu-
lement des sentiments. Quand on mesure la dpression
laide dun lectromyographe, on enregistre un niveau
de tension trs lev, ce qui prouve bien que la dpres-
sion est un sentiment dconnect. Le docteur Frederick
Snyder du National Institute of Mental Health a enregis-
tr rcemment la courbe de sommeil des malades at-
teints de dpression. Il a constat quils commencent
rver pratiquement ds quils sendorment, et quils ont
un sommeil raccourci et fragment. En outre, ils ont
tendance dormir moins que les autres, ce qui est en-
core un indice de la tension inhrente toute dpres-
sion
1
.
Les vnements les plus insignifiants peuvent dclen-
cher une dpression. J e citerai lexemple dune malade
quittant trs tt une soire parce quelle se sentait d-
prime. Personne ne lui avait parl ou navait sembl
suffisamment intress pour venir sasseoir ct
delle. Cette dpression dura plusieurs jours, et il devint
clair quil ne sagissait plus dune raction cette soi-
re. Cette dernire avait de toute vidence dclench un
ancien sentiment enfoui, savoir que ses parents ne
staient jamais assez intresss elle pour venir
sasseoir ct delle et parler avec elle. Aprs un pri-
mal au cours duquel elle les supplia de venir lui parler,
sa dpression disparut. Certaines personnes chappent
leur dpression en courant les magasins, ou en faisant
des projets pour un rendez-vous ou une rception, mais
la dpression reste aux aguets, en attendant que ces

1
G. B. Whatmore, Tension Factors in Schizophrenia and Depression
, dans E. J acobson, d., Tension in Medicine (Springfield, III.,
Charles Thomas, 1967).
activits se terminent. Elle continuera harceler le sujet
tant quil naura pas ressenti les sentiments rels qui
loppressent.
Il y a dautres pseudo-sentiments. Voici un exemple
du sentiment de rejet. Au cours dune sance de forma-
tion, je reprochai au rapport crit par un jeune psycho-
logue dtre inexact. Il commena se dfendre par un
flot darguments : Vous ne lavez pas compris dans le
sens o je lentendais, en outre ce rapport est inache-
v , etc. Quand je lui demandai ce quil ressentait, il
me rpondit : J e me sens rejet. En ralit, il prou-
vait un sentiment trs ancien; celui dtre rejet par son
pre. ( Rien de ce que je pourrais faire, ne suffit pour
obtenir ton amour. ) Nanmoins, pour viter de ressen-
tir cette souffrance dans sa totalit, il construisait un
cran dexplications fumeuses et dexcuses pour se
protger du sentiment primal. Ce nest pas
linexactitude de son rapport quil discutait; ces erreurs
signifiaient pour lui quil ne valait rien et quil ne serait
jamais aim. Le sentiment naissant dtre rejet ntait
cependant pas ressenti compltement. Il dclenchait
plutt un comportement propre le dissimuler.
Ce que le jeune psychologue faisait en ralit, ctait
dissimuler le sentiment ancien quavait raviv la cri-
tique prsente. En soi, le fait davoir crit un rapport
imparfait ntait pas douloureux au point de justifier tant
de dngations et d'excuses. Il sexcusait propos de
son rapport pour carter la souffrance primale. Il com-
menait bien ressentir quelque chose il se sentait
rejet ce vieux sentiment rel, mais il dissimulait ce
sentiment : cest pour cette raison que je dis que le n-
vros ne ressent pas pleinement. Il est coup de son
enfance et des sentiments de son enfance, de sorte quil
ne peut faire lexprience du sentiment entier. A lge
adulte, chaque nouvelle critique, chaque nouvelle humi-
liation fait surgir en lui des bribes de la souffrance an-
cienne. Mais se sentir rellement rejet, cest se tordre
de douleur au cours dun primal cest se sentir tota-
lement seul et non dsir comme ltait lenfant. Une
fois que cette exprience-l est faite, il ny a plus de
sentiment dtre rejet , il ny a plus que les senti-
ments quveille le moment prsent. Un homme quune
femme traitera de haut au cours d'une runion, dira :
J e ne lui suis pas sympathique , ou Elle nest vrai-
ment pas abordable aujourdhui , mais il ne se sentira
pas rejet au sens nvrotique du terme. Cela veut
dire que dans son pass, le sujet ne sest pas senti rejet,
de sorte quun tel comportement ne le bouleversera pas
pour toute une journe.
La honte est encore un pseudo-sentiment. Prenons par
exemple ladulte qui pleure, puis qui en a honte. Ce
quil ressent en ralit, cest quil naura pas
lapprobation des autres pour cette marque de fai-
blesse . Il essaie de dissimuler son comportement en
sexcusant pour sa mauvaise tenue ( J ai tellement
honte ), le tout pour viter de sentir quon ne laime
pas. Dans ce sens, on peut dire que cest le moi irrel
qui, ayant adopt le systme de valeurs des parents (puis
de la socit), tient en chec le moi rel.
La fiert correspond au triomphe du moi irrel. Cest
la ngation dun sentiment. Cest une manire de dsi-
gner quelque chose, une attitude qui, mme si souvent le
sujet ne sen rend pas compte, a fait leur fiert. Cest
lexploit ralis pour eux. Les gens qui ont des senti-
ments n'ont pas besoin de prouesses pour ressentir. Ce
que doit faire le nvros pour se sentir fier varie en
fonction de son ge. A deux ans, il ne se salit plus,
trente ans, il tue un lphant. Le mme besoin peut tre
lorigine de ces deux comportements car il est cons-
tant. En grandissant, nous construisons, en cercles con-
centriques, des dfenses de plus en plus puissantes au-
tour du besoin jusqu ce que nous soyons perdus dans
un ddale dactivits symboliques.
Quand le nvros croit prouver des sentiments ex-
traordinaires dans une situation quelconque de sa vie
prsente, lintensit de ce quil ressent est due au poids
quajoute le rservoir de souffrances primales. Une fois
que ce rservoir a t vid mthodiquement, en thrapie
primale, le sujet dcouvre quel point ses sentiments
sont peu intenses. Quand ses vtements sont mal net-
toys la teinturerie, il peut en tre ennuy, mais non
furieux. Dbarrass de son rservoir de souffrances
primales, le sujet dcouvrira aussi que les sentiments
humains sont peu nombreux. Libr de la honte, de la
culpabilit, du sentiment dtre rejet et de tous les
autres pseudo-sentiments, il comprendra quils ntaient
tous que des synonymes du profond sentiment primal
dissimul : le sentiment de ntre pas aim.
Mme quand le nvros croit connatre une motion
trs intense, par exemple en thrapie conventionnelle de
groupe, il ne se fait pas la moindre ide de la gamme et
de la puissance extraordinaire des sentiments nvro-
tiques refouls. Les pleurs et les sanglots que lon voit
en thrapie de groupe conventionnelle ne sont que
dinfimes manifestations de ce gigantesque volcan int-
rieur, encore endormi, que forment les milliers de sen-
timents refouls et dexpriences accumules qui cher-
chent se librer. La thrapie primale fait entrer en
activit ce volcan par tapes. Une fois que ces refoule-
ments sont ressentis, ces grandes profondeurs motion-
nelles que lon sest habitu attendre chez lhomme,
nexistent plus. La conception primale du sentiment est
peu prs aux antipodes de ce que le profane entend
sous ce terme. En gnral, les gens terriblement motifs
djouent des sentiments refouls de leur pass et ne
ressentent pas le prsent. Les gens normaux, dlivrs
des refoulements passs, ne ressentent que le prsent, et
ce prsent est loin dtre aussi inconsistant que
lmotivit du nvros, parce quil nest pas charg
dune force rprime. Ainsi, le nvros clate dun rire
explosif parce quune explosion a effectivement lieu en
lui. Ou il peut tre incapable dun rire spontan parce
quil est toujours retenu par une sorte de tristesse qui est
en lui. Dans le premier cas, il a dissimul un sentiment
rel et la dvi en rire, dans le second, le rire (aussi
bien que la tristesse) a peut-tre t rprim par un sujet
qui a lamin toutes ses motions. Ce que le profane a
lhabitude de considrer comme un sentiment rel, nest
souvent quune violente raction la souffrance
colre, peur, jalousie, fiert, etc.
En thrapie conventionnelle, la position mme du ma-
lade, assis en face du thrapeute, semble faire obstacle
la possibilit de ressentir ces sentiments de faon aussi
bouleversante. En outre, ces sentiments ne sont pas le
rsultat dune espce de confrontation thrapeutique
entre le mdecin et son malade. La seule confrontation
qui ait lieu en thrapie primale, cest la confrontation
entre le moi rel et le moi irrel.
Le fait est que le nvros est un tre qui ressent tota-
lement mais ses sentiments sont verrouills par la ten-
sion. Il est constamment habit par cette foule de vieux
sentiments non rsolus qui demandent une connexion
finale et qui se manifestent sous forme de tension. Pour
redevenir capable de ressentir pleinement, le nvros
doit retourner en arrir et tre ce quil na pas t. Ain-
si, il peut sessayer dans certains types de thrapie de
groupe, des contacts physiques et des embrassades et
croire quil rompt les barrires qui le sparent des autres
et quil fait lexprience de la chaleur humaine. Mais il
ny a, pour une personne qui ne ressent rien, aucun
moyen davoir le sentiment des autres, aussi nombreux
que soient les contacts physiques. On apprend d'abord
se sentir soi-mme, ensuite, on peut avoir le sentiment
des autres. On peut imaginer quun sujet bloqu passe
une journe entire en contact physique avec quelquun
dautre, sans rien ressentir. Rien nest pas tout fait
exact il ressentira son ancienne souffrance, celle de
navoir pas connu de chaleur physique dans son en-
fance, seulement il ne saura pas que cest cela quil
ressent. Pour moi, tre sensuel, cest avoir tous ses sens
ouverts aux stimulis extrieurs. Si cette condition nest
pas remplie, nous trouvons des cas comme celui de la
femme frigide qui couche avec quantit dhommes et
qui, malgr tout, ne ressent rien.
Le point dcisif, cest que les barrires ne sont gnra-
lement pas entre les gens sinon de faon indirecte
elles sont intrieures. La barrire, le bouclier ou la
membrane derrire laquelle vivent tant de nvross
est le produit de milliers dexpriences au cours des-
quelles sentiment et raction ont t refouls. A chaque
nouveau refoulement, cette barrire sest paissie. On ne
peut la briser dun seul coup de faon spectaculaire. Le
seul moyen est de revenir en arrire et de ressentir une
une toutes les souffrances majeures qui ont t refou-
les, jusqu ce quau terme de ce processus
deffritement, il ny ait un jour plus de barrire du tout
plus de moi irrel pour filtrer et embrumer
lexprience vivante. Ainsi, plus on est proche de soi-
mme, plus on peut tre proche des autres.
Des moyens symboliques de dtruire ces barrires que
les gens ont riges en eux, ne peuvent pas rsoudre des
sentiments rels. Il est une technique trs populaire qui
consiste former un cercle et faire entrer quelquun au
milieu. Ce dernier apprend briser le cercle des
autres qui se tiennent au coude coude. J e suppose que
thoriquement, cet acte doit lui apprendre tre libre.
On essaie souvent de lexpliquer en disant quil apprend
se librer par lui-mme. On dirait vraiment quil sagit
de magie : Si jobis ce rite, je rsoudrai mes pro-
blmes rels. J e suppose que ce rite est cens per-
mettre au sujet de se sentir vritablement libre. Mais
tant quil na pas ressenti ce qui lemprisonne vraiment,
je pense que ce type de rite ne peut quaggraver la n-
vrose en encourageant un djouement symbolique. J e ne
vois pas de diffrence entre cette technique et lattitude
du nvros qui saute en parachute pour se sentir libre.
J e suis persuad que le rite symbolique apporte un sou-
lagement momentan de la tension, mais cest peine
sil gratigne le systme de dfenses.
Tout cela revient dire que les actes du nvros, quels
quils soient, ne peuvent dtruire la nvrose. Le nvros
peut toucher sans rien sentir, couter sans rien entendre,
voir sans percevoir. Il peut se livrer des exercices
destins dvelopper la perception, tels les contacts
physiques pour dvelopper son sens du toucher. Mais ce
nest que quand il sera en mesure de ressentir ces exp-
riences quil saisira leur signification; or, ce moment-
l, il n'aura plus besoin de techniques dexpansion de la
perception pour arriver ressentir.
La conception primale du sentiment diffre consid-
rablement de celle des autres thories psychologiques.
Le fait de tenir fermement la main de quelquun au
cours dune sance o lon enseigne les techniques
dexpansion de la perception, ne serait normalement
quune exprience de chaleur entre deux personnes.
Pour le nvros, un tel geste cre une tincelle, mais il
nenflamme pas rellement les puissants besoins pri-
mals, qui nont pas de nom mais qui font souvent que le
sujet se sent matraqu . Pourquoi ? Parce que, ce qui
est un simple geste daffection tout naturel, une sensa-
tion agrable, tombe dans le contexte profondment
motionnel dune enfance nglige et strile, ce qui
ajoute une rsonance et une puissance extraordinaires
lexprience en question. Comme cette puissance nest
pas saisie intellectuellement, elle tend rester une exp-
rience isole o le sujet sera submerg par lmotion ou
connatra dineffables sensations mystiques quil consi-
drera comme un sommet de la sensibilit. En thrapie
primale, on enflamme non seulement le rservoir de
puissance o sont emmagasins les sentiments, mais on
relie ces sentiments en les faisant passer au plan concep-
tuel. Par la suite, les expriences que vit le patient peu-
vent tre ce quelles sont, un simple contact, et non ce
quen fait un pass dabandon. Nous voyons ici com-
bien sont exagres les ractions du nvros, si elles
sont cres par des besoins insatisfaits.
J e crois quil y a diffrents niveaux de dfenses
plus exactement des couches de dfenses qui permettent
au sujet dtre plus proche que dautres de ses senti-
ments.
Cela dpend de la structure familiale, du milieu cultu-
rel, aussi bien que de la constitution gnrale du sujet. Il
est des familles o tout sentiment est interdit, dautres
o la sexualit est permise mais o la colre est pros-
crite. Mais, dune faon gnrale, les parents nvross
sont anti-sentiments; et lon peut prvoir daprs ce
quils ont d touffer en eux-mmes pour survivre, ce
quils essaieront dtouffer chez leurs enfants. Souvent
ce processus de rpression nest pas dlibr. Il peut se
manifester dans la manire dont on fait taire lenfant ds
quil devient exubrant, dans un regard ds que lenfant
se plaint ou ronchonne, dans la gne quand les enfants
parlent de la sexualit ou quune fille se montre nue
dans son bain. Ce peut tre le Pas denfantillages !
du pre qui se moque des peurs de son fils ou de la
tristesse de sa fille; ce peut tre la mre qui a t telle-
ment malmene par la vie quelle ne peut supporter ou
permettre que sa fille exprime son dsarroi et son besoin
de protection. Ce sont les Que je ne tentende plus
jamais dire a ! Ne tarrte pas lchec, pense la
russite, mon fils , ou Quest-ce que tu as, poule
mouille, tu ne peux pas encaisser a ? Cest ce que
lon trouve dans les milliers dexpriences de la vie
quotidienne o lon interdit aux enfants dtre de mau-
vaise humeur, de critiquer, dtre fous de joie ou de
piquer une colre. Cela peut aussi prendre une forme
plus dramatique, quand il ny a personne qui lenfant
puisse dire ce quil ressent une mre qui travaille, un
pre ou une mre trop malade pour laider ou lcouter,
ou un pre trop proccup de gagner le pain du mnage
pour avoir le temps de lui prter attention. Tout cela a
un mme rsultat le vrai moi bless est enfoui par la
souffrance.
J e crois que dans le domaine de la psychologie, la
confusion rgne depuis toujours quant savoir ce qui
arrive aux sentiments du nvros. Certains affirment que
le nvros na jamais compltement dvelopp la capa-
cit de ressentir. Dautres croient que les sentiments de
lenfance sont ensevelis tout jamais et ne peuvent tre
ressuscits. J e soutiens que la capacit de ressentir ne
peut tre irrvocablement atteinte. En effet, le nvros
semble tre un primal ambulant, en ce sens qu'il trans-
porte avec lui ses sentiments chaque instant de sa
journe. Ils se manifestent par sa tension artrielle le-
ve, ses allergies, ses maux de tte, la contraction des
muscles du squelette, la crispation de ses mchoires, le
plissement de ses yeux, sa mine sombre, le timbre de sa
voix, sa dmarche. Ce que nous avons t incapables de
faire jusquici, cest de retrouver ces sentiments frag-
mentaires dans leurs exutoires symptomatiques et de
reconstituer partir de ces fragments un sentiment com-
plet et clair.
J e crois que pour retrouver ces sentiments, il faut uti-
liser la mthode de la thrapie primale que je vais d-
crire au prochain chapitre.


CHAPITRE 8

LE TRAITEMENT

En gnral, les malades qui veulent entrer en thrapie
primale savent davance quil ne sagit pas dun traite-
ment classique. Avant de rencontrer un patient ventuel,
nous lui demandons de nous envoyer son curriculum
vitae. Sil semble apte suivre le traitement, (cest--
dire, sil na pas de troubles crbraux dorigine orga-
nique et pas de psychose svre), il est convoqu pour
un entretien dont le rsultat ainsi que les renseignements
fournis par le curriculum vitae sont soumis au comit
des thrapeutes, pour tre discuts. Le sujet est alors
admis ou refus.
Si le patient est admis, nous lui demandons ventuel-
lement de plus amples informations crites. Il est invit
subir un examen mdical complet auprs de notre
directeur mdical; en outre, nous lui demandons fr-
quemment daccepter dtre la fois patient et sujet de
recherche. Sil accepte, on fait tout au long du traite-
ment des analyses compltes de sang et durine et on
tudie ses lectro-encphalogrammes. Dans certains cas,
on effectue aussi des tests psychologiques.
A la suite de son admission le patient reoit un dos-
sier. Ce dernier comprend une liste dinstructions
suivre pendant tout le traitement. Il est essentiel que le
malade suive ces instructions la lettre, qui interdisent
notamment lusage du tabac, de lalcool, de tranquilli-
sants et danalgsiques. Le dossier comprend quelque-
fois galement un questionnaire de recherches et il in-
dique dans leurs grandes lignes les rsultats que le pa-
tient peut attendre de la thrapie.
Le malade est averti quil aura trois semaines de th-
rapie individuelle au cours desquelles il sera vu tous les
jours aussi longtemps quil le faudra. Par la suite, il aura
des sances de groupe qui ne relvent pas vraiment de la
thrapie de groupe, mais constituent plutt des primals
faits au milieu dun groupe . Pendant les trois semaines
de thrapie individuelle, le patient est pri de ne pas
travailler, de ne pas assister des cours, et de navoir
aucune autre occupation, car il aura besoin de toute son
nergie pour le traitement. En outre, il sera trop boule-
vers pour pouvoir travailler, et il nen aura pas le dsir.
Pendant ces trois semaines, le thrapeute naura que lui
comme patient en thrapie individuelle. Il lui accordera
par consquent tous les jours, tout le temps dont il aura
besoin : seuls les sentiments du malade dterminent la
fin de chaque sance. En gnral, les sances durent
entre deux et trois heures; il est rare quun malade ait
besoin de moins de deux heures ou de plus de trois
heures et demie. Le cot global dune thrapie primale
est de loin infrieur celui dune psychanalyse.
Vingt-quatre heures avant le dbut de la thrapie, le
malade est isol dans une chambre dhtel quil est pri
de ne pas quitter avant lheure de la sance, le lende-
main. Au cours de ces vingt-quatre heures, il ne doit ni
lire, ni regarder la tlvision, ni donner des coups de
tlphone. Il lui est permis dcrire. Si nous avons des
raisons de penser que cest un malade qui a un systme
de dfense particulirement puissant, nous lui deman-
dons de ne pas se coucher de la nuit. Cest un procd
que nous utilisons quelquefois au cours des deux pre-
mires semaines de thrapie individuelle.
Lisolement et le manque de sommeil sont des tech-
niques importantes, qui amnent souvent le patient au
bord dun primal. Lisolement a pour but de priver le
patient de tous les exutoires habituels de sa tension,
tandis que linterdiction de dormir vise affaiblir les
dfenses qui lui restent : il a moins de ressources pour
combattre ses sentiments. Le but est dempcher le
patient dtre distrait de lui-mme. Un patient ma dit :
Au beau milieu de la nuit, jai commenc faire des
appuis-avant. Chaque fois que je marrtais et que je
regardais par la fentre de lhtel, je fondais en larmes
sans savoir pourquoi. Une malade fut prise de panique
et me tlphona minuit; elle voulait tre rassure parce
quelle croyait quelle devenait folle. Souvent, la soli-
tude conduit le nvros au dsespoir. Pour beaucoup de
malades, cette nuit dans la chambre dhtel, cest la
premire fois depuis des annes quils se retrouvent
compltement seuls, sans rien faire dautre que rflchir
sur eux-mmes. Ils ne peuvent aller nulle part et ils
nont pas de quoi soccuper. Il ny a aucune occasion de
djouer lirralit. Faire veiller le patient toute la nuit a
une fonction importante : cela lempche de djouer son
irralit dans ses rves. Le manque de sommeil contri-
bue lmiettement des dfenses, en partie parce que le
simple fait dtre fatigu rend le sujet moins apte jouer
son rle, mais surtout parce que, priv de ses rves, il
na aucun moyen de soulager sa tension. En coupant
court ce comportement symbolique que le sujet soit
veill ou endormi nous rapprochons lindividu de
ses sentiments. En outre, de nombreuses tudes ont
tabli que lisolement en lui-mme abaissait le seuil de
la souffrance.

La premire sance

Quand le patient arrive, il souffre. Il ne fume pas, il
na pas pris de tranquillisants, il est fatigu et rempli
dapprhension. Il nest pas trs sr de ce qui lattend. Il
se peut quon le fasse attendre cinq dix minutes au-
del de lheure du rendez-vous pour faire monter encore
la tension. Le cabinet insonoris est plong dans la p-
nombre, il ny a pas de tlphone. Le patient est allong
sur le divan. Il est pri davoir les jambes et les bras
carts car je veux que le corps se trouve dans une posi-
tion aussi dsarme que possible. J ai compris
limportance que pouvait avoir la position du corps en
observant en prison les nouveaux dtenus; la plupart du
temps, ils passent les premiers jours les jambes croises,
les bras entourant labdomen, le haut du corps pench
sur les genoux, comme pour se protger de leur solitude,
de leur dsespoir et de leur souffrance. A partir de ce
moment-l, le droulement des vnements varie en
fonction du patient. J e donne ici un exemple type.
Le patient parle de sa tension, de ses problmes, de
son impuissance, de ses maux de tte, de sa dpression
et de son malheur en gnral. Il dira par exemple : A
quoi bon tout cela ? ou Tous les gens sont compl-
tement dtraqus, il ne reste personne , ou encore
J en ai marre dtre seul ! J e narrive pas me faire
des amis et quand jen ai, jen ai vite assez deux ! Ce
qui compte, cest que le patient est malheureux et quil
souffre. Sil est trs tendu et effray, je lui demande de
se laisser envahir par ce sentiment. Sil est pris de pa-
nique, je le pousse appeler son pre et sa mre pour
leur demander de laide. Il peut arriver que cela pro-
duise un sentiment douloureux, ds le premier quart
dheure de la premire sance. J e demande au patient de
parler de son enfance. Il dit quil ne se souvient pas de
grand-chose. J e le pousse dire le peu dont il se sou-
vient. Il commence alors parler de son enfance.
Au fur et mesure quil parle, je rcolte des rensei-
gnements. Le patient dvoile son systme de dfenses
de deux manires. Dabord par la faon dont il parle. Il
peut intellectualiser, ne montrer pratiquement aucun
sentiment, utiliser des formules abstraites et dune faon
gnrale, se comporter comme sil tait le spectateur de
sa propre vie plutt que celui qui la vcue. Comme il
utilise sa personnalit , (son moi irrel) pour dcrire
sa vie, nous sommes trs attentifs ce que dit ce moi.
Le malade prudent qui est vasif et lude les questions
du thrapeute en les modifiant veut dire par l : Ne me
faites plus mal, je ne sentirai rien tant que vous me ferez
mal.
En parlant, le malade nous renseigne aussi sur le
comportement quil avait chez lui : Quand il disait a,
je la fermais dhabitude , Pour rien au monde je ne
voulais lui donner le plaisir de savoir quil mavait fait
mal , ou Ma mre tait tellement bb quil me fallait
prendre les choses en mains et que ctait plutt moi la
mre ! , ou Mon pre passait son temps maccuser,
il fallait que jaie la rplique rapide ! , ou J e ne pou-
vais jamais avoir raison , ou encore Il ny avait pas la
moindre affection .
On encourage alors le malade se replonger dans une
de ces situations de lenfance qui semblent avoir veill
en lui des sentiments profonds. J tais assis l, et je le
regardais battre mon frre et oh... je me sens tendu,
je ne sais pas ce que cest... A nouveau, on encourage
le patient se laisser aller son sentiment. Il se peut
quil ne parvienne pas le dfinir, ou bien il dira : J e
crois que je commenais sentir quil pourrait bien
marriver la mme chose si je rpondais comme mon
frre... ooh... jai lestomac serr. Est-ce que javais
peur ? Le patient commence tressaillir un peu. Il
remue bras et jambes. Il bat des paupires et plisse le
front. Il soupire ou grince des dents. J e le presse : Res-
sentez cela ! Maintenez-vous dans ce sentiment ! Il
arrive quil rponde : Cest fini, le sentiment a dispa-
ru. Ce processus dattaque et de dfense peut se pour-
suivre pendant des heures ou des jours.
Le patient pourra alors dire : J e me sens tout raide.
Il faut croire que javais vraiment peur du vieux. A ce
moment-l, quand je vois quil est plong dans son
sentiment et quil sy cramponne, je lui demande de
respirer profondment partir du ventre. J e dis : Ou-
vrez la bouche aussi grand que possible et restez comme
a ! Maintenant tirez, tirez ce sentiment du fond de
votre ventre. Le malade commence respirer profon-
dment, dabord en frmissant, puis en tremblant.
Quand cette respiration semble tre automatique, je le
presse : Dites papa que vous avez peur. J e ne
dirai rien du tout cette espce de salaud , rpond-il.
J insiste : Dites-le, dites-le. En gnral, au cours de
cette premire sance, le patient narrive pas le dire,
aussi simple que cela paraisse. Si nanmoins, il russit
le sortir dans un cri, ce dernier sera dhabitude suivi
dun torrent de larmes et dun haltement qui lui re-
tourne lestomac. Immdiatement aprs, le patient se
mettra parler du type de personne qutait son pre. Il
y a de grandes chances pour quil ait un certain nombre
dinsights en parlant.
Cette raction initiale est appele un pr-primal .
Les pr-primals peuvent se poursuivre pendant plusieurs
jours, parfois mme une semaine. Il sagit essentielle-
ment dun processus deffritement qui a pour but d
ouvrir le malade et de le prparer renoncer son
systme de dfenses. Personne nest dispos se laisser
faire demble. Ce nest qu contrecur et par tapes
que lorganisme renonce sa nvrose.
Au bout dune quinzaine de minutes, le patient est de
nouveau calme et recommence son bavardage habi-
tuel qui nimplique aucune communication relle : cest
sa faon de parler, qui est dnue de tout sentiment. A
nouveau, il est conduit vers une situation particulire-
ment pnible de son pass. Le thrapeute attaque le
systme de dfenses du patient partout o il apparat.
Par exemple, si le malade parle trs doucement, il est
pri de parler haut. Sil a lattitude dun intellectuel, on
dnonce son intellectualisme partout o il se manifeste.
Le patient qui est loin de ses sentiments, qui vit dans
sa tte , met en gnral plusieurs jours avant de pou-
voir arriver un pr-primal. Nous nen continuons pas
moins chaque sance ly pousser.
Pour lintellectuel, la premire sance peut fort bien
ressembler une sance de thrapie conventionnelle :
discussion, histoire, questions, clarifications. En aucun
cas on ne discute dides. Nous ne cdons pas au dsir
de beaucoup de patients qui voudraient parler de la
thorie primale et de sa valeur. On essaie tous les jours
dagrandir la brche que lon a ouverte dans le systme
de dfenses jusqu ce que le patient ne puisse plus se
dfendre. Les premiers jours de thrapie semblent cor-
respondre aux premires annes de la vie du patient,
avant la scne primale qui la ferm sur lui-mme. Il
revit des vnements isols qui lui reviennent par bribes
et par morceaux. Quand tous ces fragments
sassemblent en un tout significatif, le patient a un pri-
mal.
Quelle que soit la faade que le malade prsente, quil
se montre brillant, humble, poli, obsquieux, hostile ou
thtral, on lui interdit cette attitude pour arriver lui
faire dpasser son systme de dfenses et atteindre son
sentiment. Sil remonte les genoux, ou sil tourne la tte,
il est pri de rester totalement allong. Sil part dun rire
nerveux ou bille au moment o le sentiment monte, on
le lui fait remarquer sur un ton dimpatience. Sil essaie
de changer de sujet, on len empche. Il peut aussi arri-
ver quil avale littralement son sentiment, ce qui est le
cas de beaucoup de patients qui avalent effectivement
leur salive chaque fois quun sentiment commence
monter. Cest lune des raisons pour lesquelles on de-
mande au malade de garder la bouche ouverte.
Tandis que le malade parle dun autre vnement de
son enfance, nous continuons guetter les signes dun
sentiment. Il se peut que sa voix tremble un peu, comme
sous lassaut de la tension. Nous demandons nouveau
au patient de respirer profondment et de se laisser aller
son sentiment. Cette fois, peut-tre une ou deux heures
plus tard, le patient est branl. Il ne sait pas ce quil
ressent, il se sent simplement tendu et contract
cest--dire raidi contre le sentiment. J e lui demande de
le faire monter en respirant profondment. Il jure quil
ne sait pas identifier le sentiment en question. Il a la
gorge noue et il a limpression davoir la poitrine ser-
re dans un tau. Il commence suffoquer et il a des
haut-le-cur. Il dit : J e vais vomir. J e lui dis que
cest un sentiment qui monte et quil ne vomira pas. J e
le pousse dire ce quil ressent, mme quand il ne le
sait pas. Il commence former un mot et se met se
dbattre et se tordre de souffrance. J e le presse de le
laisser sortir et il continue essayer de dire quelque
chose. Enfin, le cri jaillit : Papa, sois gentil , Ma-
man, au secours ! ou un cri de haine : J e vous
hais, je vous hais. Ce cri est le cri primal. Il schappe
en haltements saccads, sous la pression dannes et
dannes de refoulement et de ngation du sentiment.
Souvent ce nest quun appel : Maman ou Papa .
Ces simples mots provoquent des torrents de souffrance,
parce que de nombreuses mamans ne permettent
mme pas leurs enfants de les appeler autrement que
Mre
1
. Le fait de se laisser aller et dtre ce petit
enfant qui a besoin dune maman , contribue librer
tous ces sentiments accumuls.
Le cri est la fois un cri de souffrance et un cri de li-
bration par lequel le systme de dfenses du patient
souvre de faon dramatique. Il provient de la pression
cre par le fait que le moi rel a t retenu prisonnier,

1
N.D.T. : Usage beaucoup plus frquent aux Etats-Unis quen France
o il a pratiquement disparu.
parfois pendant des dizaines dannes. Cest en grande
partie un acte involontaire. Ce cri est ressenti dans le
corps tout entier. Beaucoup le dcrivent comme un
clair fracassant qui semble briser toutes les dfenses
inconscientes du corps. J e reviendrai plus en dtail sur
le cri et sur sa signification dans un chapitre suivant.
Pour linstant, il suffit de noter que le cri primal est la
fois la cause et la consquence de leffondrement du
systme de dfenses.
Au cours de la premire sance, je me borne quelque-
fois faire parler le patient uniquement ses parents.
Sil me parlait d'eux il prendrait automatiquement du
recul par rapport ses sentiments, ce serait comme
nimporte quelle conversation entre deux adultes. Ainsi,
par exemple, le patient peut dire : J e me souviens,
papa, du temps o tu mapprenais nager et o tu
mengueulais parce que javais peur de mettre la tte
sous leau. Finalement, tu my as plong de force. A
ce moment-l, il peut, furieux, se tourner vers moi pour
dire : Vous imaginez, cet idiot, maintenir la tte sous
leau un enfant de six ans ? J e rponds : Dites-lui
ce que vous ressentez. Et cest ce quil fait; il dbite
toute une tirade, et il crie de peur exactement comme
lenfant de six ans quil tait. Cela le conduit dautres
associations et il est maintenant plong dans un certain
sentiment. Il commence raconter comment son pre a
voulu lui apprendre un tas dautres choses et quel
point il avait toujours peur. Une fois, il y avait ce
grand cheval, et je ne savais pas monter cheval, mais il
me fit monter quand mme, le cheval semballa et partit
au galop, le matre de mange nous attrapa et arrta le
cheval. Mon pre ne dit pas un mot. J e lui demande
nouveau de dire son pre ce quil ressent. Ses associa-
tions le font peut-tre sattarder aux leons quil a re-
ues dans sa vie ou aux situations redoutables dans
lesquelles son pre lui interdisait davoir peur. Ou bien,
il se peut quil passe brusquement sa mre : Pour-
quoi nest-elle jamais intervenue ? Elle tait tellement
faible. Elle ne me protgeait jamais de lui. De lui-
mme, le patient, qui commence apprendre la m-
thode, sadresse elle : Maman, aide-moi, jai besoin
daide. J ai peur ! Cela peut le conduire des senti-
ments plus profonds encore, des sanglots, des larmes
et une contraction abdominale. Il peut avoir dautres
souvenirs du temps o elle ne le protgeait pas contre le
monstre , dautres prises de conscience du carac-
tre puril et craintif de sa mre, de sa trop grande fai-
blesse qui lempchait de laider, etc. Au bout de deux
ou trois heures, le patient est extnu et cest fini pour la
journe.
Il regagne sa chambre dhtel. Il sait quil peut tou-
jours me joindre par tlphone sil a besoin de moi et au
cours de la premire semaine, il peut mme, sil le d-
sire, revenir pour une autre sance dans le courant de la
journe, si son angoisse est trop profonde. Passe la
premire semaine, le cas se prsente moins souvent. Il
na toujours pas le droit de regarder la tlvision ni
daller au cinma. II nen a du reste pas envie parce
quil est absorb par lui-mme.

Deuxime jour

Le malade arrive dbordant dinsights. J ai
limpression que ma tte explose , dit-il, jai compris
tant de choses hier soir, que je nai presque pas dormi et
que je nai mme pas faim. Le peu de temps o jai
dormi, je nai pas cesser de rver. Il y a tant de choses
qui remontent quil attaque tout de suite. Il voque des
souvenirs quil savait oublis et parle dautres situations
douloureuses quil navait pas mentionnes le premier
jour. Il peut arriver que ds les dix premires minutes de
la sance, il pleure tout en parlant alternativement de ses
souvenirs et de ce quil a compris. Il semble plong
dans une profonde souffrance, cependant, il dira ce que
disent presque tous les patients : Il me tardait telle-
ment de revenir. De nouveau, nous attaquons le sys-
tme de dfenses. Nous ne permettons pas au malade de
scarter du sujet si nous souponnons quil veut viter
quelque chose. Il na pas non plus le droit de sasseoir ni
de bavarder . Nous voici replongs dans un souvenir
douloureux : Un jour, ma mre memmena faire des
courses avec elle et deux de ses amies; elle mavait mis
un magnifique nud dans les cheveux et leur dit :
Vous ne trouvez pas quil ferait une jolie petite
fille ? Imbcile, je suis un garon ! hurle-t-il. En-
suite, il parle de tout ce que faisait sa mre pour le
rendre effmin. Dautres souvenirs, prises de cons-
cience et sentiments qui la concernent. Puis il discute de
son pass, de ce qui la fit telle quelle tait, pourquoi
elle avait pous un homme si effmin. Puis il en vient
un autre souvenir. J e partais au service militaire et
en membrassant, elle glissa sa langue dans ma bouche.
Vous imaginez, ma propre mre ! Mon Dieu ! Cest
toujours moi quelle dsirait au lieu de mon pre. Ma-
man, laisse-moi tranquille, laisse-moi seul, je suis ton
fils ! Puis il dira peut-tre : Maintenant je com-
prends pourquoi elle en avait toujours contre mes petites
amies, elle me voulait pour elle toute seule. Dieu, que
cest dgotant ! Maintenant je me souviens du jour o
nous avons fait un pique-nique et o elle et moi nous
nous sommes sauvs et cachs de mon pre. Elle mit sa
tte sur mes genoux. J e me sentais tout drle. Une sorte
de nause. Eh oui, ma mre voulait me sduire. J e me
suis senti mal et jai vomi sans savoir pourquoi. Mainte-
nant je sais. Elle me montait contre mon pre, le seul
tre convenable dans ma vie ! Salope, salope ! A ce
moment-l, le patient se roule par terre, se tord et halte.
J e la hais, hais, hais, ooh ! Il crie quil voudrait la
tuer. J e lui dis : Dites-le-lui. Il se met frapper le sol
dans une colre quil ne contrle plus et qui peut durer
quinze ou vingt minutes. Finalement, elle sapaise. Il est
extnu, trop fatigu pour parler encore, et cest la fin
de la deuxime sance.

Troisime jour

Le patient a perdu ses dfenses. Quelquefois, il se met
pleurer ds quil entre dans le cabinet. Il arrive que je
le trouve dans la salle dattente, par terre, en train de
sangloter. Il gmit : J e ne peux pas supporter toute
cette souffrance. Cest trop. J e narrive pas lire parce
que je suis envahi de souvenirs et que je comprends tant
de choses. Combien de temps cela va-t-il durer ? Nous
nous remettons voquer des sentiments : J e me sou-
viens dun jour o papa tait furieux contre moi, parce
que je ne voulais pas faire ce que demandait ma mre.
J e navais que huit ans. J e lui ai dit de la boucler. Il ma
dit de bien prendre garde ne plus jamais lui dire a. J e
lai rpt. Il a attrap le balai et men a menac. J e me
suis sauv. Il ma poursuivi, ma rattrap et a commenc
me frapper. Mon Dieu ! il va me tuer ! Papa me hait !
Il voudrait se dbarrasser de moi ! Arrte, papa, ar-
rte ! A ce moment-l, le malade est submerg par son
sentiment. Il a roul du divan sur le sol et hurle, avec
des mouvements convulsifs de labdomen, que son pre
va le tuer. Il touffe et transpire en essayant de crier,
mais le cri ne veut pas sortir. Il continue suffoquer et
strangler en criant quil va mourir. Finalement : J e
serai gentil, papa, je ne dirai plus de gros mots. Et il
nen dit plus. Il est devenu un bon petit garon. Ce que
vient de vivre le patient est un primal. Une exprience
totale du sentiment et de la pense, venue du pass. Le
tout se passe en quelques minutes qui paraissent ex-
traordinairement douloureuses. Le malade na pas parl
de ses sentiments, il les a ressentis.
Un primal est une exprience qui submerge ltre tout
entier. Le malade est presque inconscient de lendroit o
il se trouve ce moment. Pendant les deux premiers
jours de thrapie, il a vcu ce que jappelle des pr-
primals. Ce sont des sentiments importants de son pass,
mais qui ne le submergent pas encore entirement. Cela
ne veut pas dire qu'il soit impossible quun primal com-
plet se produise au cours de la premire sance, mais en
rgle gnrale, cest rare. Quelquefois il se passe des
semaines avant quun primal complet ait lieu. Lorsquil
survient, il semble briser la barrire pense-sentiment,
de sorte que le sujet souvre toutes sortes de senti-
ments et commence avoir des primals spontanment,
en dehors de la thrapie. A partir de ce moment-l, le
malade est en voie de gurison.
Au fur et mesure que les jours passent, il a toutes
chances davoir des expriences de plus en plus pro-
fondes, jusquau jour o lquilibre prcaire entre le moi
rel et le moi irrel penche au profit du moi rel, ce qui
permet au malade de faire la pleine exprience de son
sentiment. A partir de l, le patient est submerg par des
expriences douloureuses de son pass, et il fera des
primals en grand nombre pendant plusieurs mois. Cela
ne veut pas dire pour autant que le sujet sera devenu
entirement rel. Chaque primal rduit le domaine du
moi irrel et largit celui du moi rel. Quand les souf-
frances essentielles auront t ressenties, il ny aura plus
de moi irrel et nous pourrons dire que le sujet est
normal . Notre tche consiste faire remonter les
souffrances pour faire du malade une personne relle
qui ressent.

Aprs le troisime jour

Au cours des trois semaines suivantes, le traitement
suit dans une large mesure le processus que nous venons
de dcrire. Il y a des creux, o le patient ne semble pas
ressentir grand-chose, tre sec . Il peut simplement
se trouver dans une priode o il est rfractaire, parce
que lorganisme se repose des journes de souffrance.
Lorganisme est un excellent rgulateur de souffrance et
nous sommes trs attentifs ne pas infliger un malade
une souffrance excessive, quand il est dans une telle
priode.
Quelquefois, le malade refuse simplement de faire
face ses sentiments, car son systme de dfenses r-
siste toujours. Alors, bien quen rgle gnrale, le ma-
lade quitte la chambre dhtel au bout de la premire
semaine
1
, il peut arriver que nous lui demandions dy
retourner et de veiller encore toute la nuit, lobjectif
tant toujours laffaiblissement du systme de dfenses.
Certains malades estiment que chaque jour de thrapie
les dpouille dune couche de dfenses. Ce processus
samplifie de lui-mme parce que toute souffrance res-
sentie permet au malade den supporter davantage.
Chaque primal semble faire surgir de nouveaux souve-
nirs ensevelis qui eux-mmes conduisent de nouveaux
primals. Au fur et mesure que les dfenses se brisent,
les primals successifs peuvent de plus en plus englober
lorganisme entier. Mais le corps ne supporte quune
certaine quantit de souffrance la fois; par consquent,
si le patient nest pas soumis une pression excessive,
les primals ont lieu des intervalles rguliers et en toute
scurit. Si lon contraint un patient ressentir plus de
choses quil nen peut supporter, on aboutira simple-
ment le faire nouveau se refermer sur lui-mme.
En gnral, au fur et mesure que les jours passent, le
malade remonte, avec chaque primal, plus loin dans son
enfance. Il est courant de lentendre prendre la voix de
lge quil revit le zzaiement, le parler du tout jeune
enfant, et quelquefois mme les pleurs du nourrisson.
Cest lobservation de tous ces lments qui ma con-
duit comprendre le rapport quil y a entre la souffrance

1
N.D.T. A lheure actuelle, les malades passent la totalit de leurs
trois semaines de thrapie individuelle dans un motel.
et la mmoire; en effet, une fois que la souffrance est
limine, les souvenirs des malades qui ont t en thra-
pie primale, remontent jusquaux tout premiers mois de
leur vie. Ces observations mont aussi conduit com-
prendre lnorme importance des trois premires annes
de la vie. Ce nest pas une dcouverte nouvelle, Freud
la dit ds le dbut de ce sicle. Mais la nature du trau-
matisme est presque insaisissable : ce peut tre le simple
fait de ntre pas chang et dtre abandonn dans son
berceau, le fait dtre mani sans douceur, dtre nglig
et de pleurer pendant des heures et des heures sans que
personne soccupe de vous, le fait dtre expos aux
voix perantes des parents qui troublent la tranquillit
de lenfant, de ntre pas nourri au sein, ou si on lest,
dtre sevr non de faon naturelle mais selon un pro-
gramme prcis.
Le traumatisme peut aussi rsulter dune naissance
difficile ce qui nous conduit reconsidrer les travaux
dOtto Rank qui, ds le dbut de ce sicle, parlait du
traumatisme de la naissance. Mais Rank pensait que la
naissance en elle-mme (le fait de quitter la chaleur et la
scurit du ventre de la mre) tait traumatisante, tandis
que selon moi, seules les naissances difficiles sont
traumatisantes. La naissance est un processus naturel et
je ne crois pas que quoi que ce soit de naturel puisse tre
traumatisant.
J ai assist au primal dune femme qui tait roule en
boule, gargouillait et stouffait presque en crachant du
liquide; tout coup, elle sest tire, vagissant comme
un nouveau-n. Aprs le primal, elle sentit quelle ve-
nait de revivre sa naissance qui avait t particulire-
ment difficile et au cours de laquelle elle avait effecti-
vement failli tre touffe par les liquides. Un autre
malade revcut sa naissance qui avait t extrmement
longue le travail avait dur une vingtaine dheures.
Aprs avoir senti combien il avait d lutter pour venir
au monde, il comprit que sa lutte avait commenc sa
naissance et navait jamais cess depuis. On aurait dit
que ma mre voulait me rendre la vie dure ds le d-
part ! disait-il.
J ai assist un autre primal qui ma beaucoup appris
ce sujet. Il sagissait dune femme qui avait toujours le
sentiment dtre mal laise et malheureuse, sans savoir
pourquoi. Elle se plaignait de ne pouvoir pleurer. Sou-
dain, elle revcut une exprience et des larmes jaillirent
de ses yeux; cette exprience tait une opration qui
avait t faite sur son canal lacrymal, alors quelle avait
un an, pour remdier une obturation qui stait pro-
duite aprs la naissance. Cette femme avait la trentaine
et pouvait pleurer; pourtant, lorsquelle revivait dans
mon cabinet des vnements antrieurs cette opra-
tion, elle tait incapable de verser une larme.
Ceci montre bien que le traumatisme existe, mme
avant lacquisition du langage. Ce nest pas simplement
la faon dont le pre ou la mre crient quand ils
sadressent lenfant qui provoque la nvrose; il semble
que le traumatisme sinscrive dans le systme nerveux
et que lorganisme tout entier en garde la mmoire. Le
corps sait quil est traumatis, mme quand cela ne
saccompagne daucune prise de conscience. Et ici en-
core, il ne suffit pas que le sujet ait connaissance de ce
qui lui arrive; si ces vnements ont t traumatisants, il
faut quil les revive et en refasse lexprience complte
pour mettre un terme l'effet quils continuent dexercer
sur lorganisme.
En gnral, partir de la deuxime semaine de traite-
ment, les primals sont presque quotidiens. Chaque sujet
a un type spcifique de primals. Certains ont besoin de
parler pour arriver au sentiment, dautres partent dune
sensation physique inexplicable sur le moment, mais
quils relient ensuite un souvenir. J uste avant la con-
nexion dcisive, qui est si douloureuse, certains patients
sagrippent au divan, dautres se tiennent le ventre,
dautres encore tournent la tte sans arrt, claquent des
dents ou transpirent abondamment. Sous leffet de la
souffrance, certains patients se plient en deux, dautres
se recroquevillent dans un coin du divan, et dautres
encore tombent du divan et se roulent par terre en mou-
vements convulsifs.
Mme pour un mme sujet, il ny a pas deux primals
semblables. Ils peuvent tre sous le signe de la colre et
de la violence, de la peur, du silence ou de la tristesse.
Mais, quelque forme que prenne le primal, le traitement
vise les sentiments anciens non rsolus.
Il est difficile dexprimer avec des mots combien de
faons diffrentes il peut y avoir de ressentir un senti-
ment. Une malade qui avait t en thrapie convention-
nelle, disait quelle y avait beaucoup pleur, mais que
cela avait t une exprience tout fait diffrence de
celle dun primal. Auparavant, elle pleurait pour soula-
ger sa souffrance et pour se sentir mieux, pour protger
son moi bless. Maintenant, cest la souffrance qui la
fait pleurer et ces sentiments sont beaucoup plus in-
tenses et la submergent entirement. Elle disait quau
cours dun primal, elle pouvait sentir ses pleurs jusquau
bout des orteils.
En thrapie, les patients apprennent vite comment ac-
cder leurs sentiments. Un malade raconte par
exemple un rve de la nuit prcdente, parle comme sil
le vivait linstant, ressent sa peur et son impuissance,
perd rapidement la matrise de lui-mme et relie le sen-
timent son origine. Le fait de perdre compltement le
contrle de soi permet d'tablir la connexion, car le
contrle de soi quivaut presque toujours la rpression
du moi rel. Le patient dsire cette souffrance parce
quil sait quelle est le seul moyen de le sortir de la
nvrose. Cest mon moi qui souffre , disait un patient
et si jarrive sentir mon moi, cest tout ce que je
veux.
Au bout dun certain temps, le rle du thrapeute se
rduit garder le silence. Quand le malade est plong
dans un sentiment, il retourne l-bas , il revit son
exprience retrouve les odeurs, entend les bruits, et
passe par les processus physiques qui ont eu lieu ce
moment lointain de son pass et ont t bloqus alors.
Un patient quon aimait parce quil se retenait si bien et
ne se mouillait presque jamais lge de un an et demi,
souffrit durant son primal du mme besoin terrible
duriner dont il avait souffert tout petit. Il ne faut pas
oublier que le patient est entirement replong dans une
situation du pass et que toute intervention du thra-
peute dans le prsent risque de len faire sortir. Si on
laisse agir le sentiment, il ramnera le patient ses ori-
gines; cela ne peut se faire si le thrapeute discute le
sentiment avec son patient.
Un primal possde un certain nombre de caractris-
tiques. En premier lieu, le vocabulaire. Si le sujet utilise
un vocabulaire de petit enfant, ce qui est le plus souvent
le cas, cest quil est effectivement plong dans un pri-
mal. Un docteur en philosophie dit par exemple au cours
dun primal : Papa, moi peur ! Pour moi, ctait le
signe quil ne jouait pas la comdie. En revanche, si un
patient crie des injures du style de Papa, tu es un sa-
laud ! , il y a toutes chances pour quil ne fasse quun
pr-primal.
Les primals ont une autre caractristique : le fait de
ressentir des fragments toujours plus grands de la petite
enfance et de lenfance, produit plus de maturit. Cela
sexplique par le fait quen liminant le pass de
lorganisme du sujet, on lui permet dtre rellement
adulte, au lieu de jouer ladulte . En rsum, il
devient ce quil est. Un patient plong dans un primal
crie et pleure souvent avec une voix de bb de un an, et
lorsquil en sort, il a une voix nouvelle, plus grave et
mieux timbre, au lieu de la voix fluette et infantile
quil avait avant le traitement.
Quand un patient a revcu son pass au cours dun
primal, il a tendance perdre la notion du temps. Cer-
tains disent : Il me semble quil y a des annes que je
suis entr dans ce cabinet ce matin. Quand je demande
au patient de dire approximativement combien de temps
il croit avoir pass dans mon bureau, il nest pas rare
quil rponde : Une trentaine dannes, je suppose . Il
semble que dans les minutes ou les heures quil passe
dans son environnement dantan, il ne vive plus le
temps prsent.
Les patients eux-mmes dcrivent ces primals comme
un coma conscient. Bien quils puissent sen sortir
nimporte quel moment sils le dsirent, ils prfrent
continuer. Ils savent o ils sont et ce qui se passe, mais
durant un primal, ils revivent leur pass et en sont com-
pltement submergs. En fait, ils ont toujours t sub-
mergs par leur pass, mais ils le djouaient au lieu de
le ressentir. Mme leurs rves avaient gnralement
pour objet le pass. Le primal remet le pass. Le primal
remet le pass sa place, permettant au patient de vivre
enfin dans le prsent.

Le cri primal

Le cri primal nest pas un cri pour le cri. Ce nest pas
non plus un moyen de soulager la tension. Lorsquil est
provoqu par des sentiments profonds et dvastateurs, je
crois que cest un agent curatif bien plus quun agent de
dtente. De toute faon, ce nest pas le cri en lui-mme
qui est curatif, cest la souffrance. Le cri nest quune
expression de la souffrance. La souffrance est lagent
curatif parce quelle signifie que le sujet ressent nou-
veau. Au moment mme o le patient ressent la douleur,
la souffrance disparat. Si le nvros a eu mal, cest que
son corps a t constamment branch sur la souffrance.
Cest la tension de lapprhension qui lui a fait mal.
Le vritable cri primal ne peut tre mconnu. Cest un
cri profond et involontaire qui ressemble un rle.
Lorsque le thrapeute dtruit brusquement une partie de
ses dfenses et que le patient se trouve tout coup nu
dans sa souffrance, il crie parce quil est entirement
expos sa vrit. Le cri est la raction la plus frquente
cette soudaine vulnrabilit la souffrance, mais ce
nest ni lunique ni la constante raction possible. Il y a
des sujets qui geignent, gmissent, se tordent ou se
dbattent dans tous les sens. Le rsultat est le mme; ce
qui sexprime quand le sujet crie, cest un sentiment
unique qui est peut-tre la base de milliers
dexpriences antrieures : Papa, ne me fais plus
mal ! ou Maman, jai peur. Quelquefois, pour
commencer, le malade a juste besoin de crier. Il crie
pour les centaines de fois o on la fait taire, o on la
ridiculis, humili, ou battu. Il crie aujourdhui parce
quil a souvent t bless sans avoir droit au luxe de
saigner ! Cest comme si quelquun lavait continuelle-
ment piqu avec une petite aiguille, sans quil ait une
seule fois pu crier Ae !

La rsistance

La thrapie primale ne se droule pas toujours aussi
facilement que jai l'air de le dire. Les dfenses elles-
mmes sont une rsistance au sentiment. Par cons-
quent, tant quil subsiste une partie quelconque du sys-
tme de dfenses, il y a toujours une rsistance. Beau-
coup de patients refusent dappeler leurs parents. Quel-
quefois ils ont derrire eux des annes de psychanalyse
et ils dclarent : Ecoutez, je sais quoi men tenir
depuis des annes; je sais comment ils sont, et ce que
vous me demandez na pas de sens. J e leur fais remar-
quer quils ne peuvent pas le savoir, tant quils ne les
ont pas appels. Dautres patients sont gns par cet
exercice puril . Un jeune psychologue ma dit :
Vous ne trouvez pas que cest un peu simpliste ?
Pourtant, le fait de savoir intellectuellement que lon na
pas t aim, est une exprience dissocie, cest une
semi-exprience laquelle le corps ne prend pas part.
Demander dtre aim cest une tout autre affaire. La
lutte nvrotique a commenc parce que lenfant ne pou-
vait plus en toute scurit demander dtre aim; cette
demande entranait le fait dtre rejet et de souffrir.
Comme la lutte est la manire symbolique continuelle
de demander dtre aim, le fait de ramener le sujet la
question directe : Maman, je ten prie, aime-moi ,
cest repousser la lutte et mettre nu la souffrance.
Quelquefois, la rsistance est physique. On demande
au malade de respirer et il le fait lenvers. Il semble
repousser lair vers le bas au lieu de pousser vers le haut
et dexhaler. On rencontre souvent cette incapacit
dexhaler chez les nvross, surtout chez ceux qui ont
t rprims et qui ont toujours d tout retenir en eux-
mmes. Il semble que la rsistance physique soit auto-
matique. La gorge se serre, le corps se plie en deux, le
malade roule sur lui-mme et se met en boule le tout
pour couper court au sentiment. Il ne faut jamais oublier
que, si douloureuse que soit la nvrose, jamais personne
ne sallonge simplement sur le divan pour sen dfaire.
Si le patient persiste dans sa respiration superficielle,
il peut arriver que jappuie sur son abdomen. Mais il est
rare que ce soit ncessaire. En aucun cas, il ne faudrait
le faire avant que le patient ne soit solidement accroch
un sentiment, car ce nest pas la respiration quon
recherche, mais le sentiment.

Le primal symbolique

Toute souffrance excessive tant, semble-t-il, automa-
tiquement coupe par notre systme, jappellerai ce qui
semble se passer dans les premiers jours de thrapie, le
primal symbolique. Cest particulirement vrai pour des
personnes dun certain ge qui ont des dfenses renfor-
ces. Il se peut que le ct physique de la souffrance soit
veill tout de suite, mais le malade narrive pas faire
la connexion mentale. A la place, il sentira une terrible
douleur dans le dos (symbole de quelquun quil avait
toujours sur le dos ) ou il sera brusquement paralys
localement, (symbole de son impuissance), ou encore il
sentira un poids sur ses paules (symbole du fardeau
quil a port). Le symbolisme varie. Un patient eut le
ct gauche paralys pendant une demi-heure; ds quil
commena tablir les connexions, il dit : Cest tout
ce poids mort que toute ma vie jai d traner avec
moi.
Lorsque le thrapeute primal empche le comporte-
ment symbolique du patient, on dirait que la nvrose se
retire sur la ligne de dfense suivante : le symbolisme
du corps autrement dit, les troubles psychosoma-
tiques. Nous constatons une fois de plus que la douleur
physique est le rsultat de la souffrance mentale de
lenfance, et que quand cette souffrance est ressentie, les
troubles physiques disparaissent.
En dbut de thrapie primale, presque tous les ma-
lades souffrent de troubles psychosomatiques, mme
quand leur tat de sant tait relativement bon aupara-
vant. Aprs son premier primal important, un patient eut
la diarrhe. Il me dit : Les choses sortent de moi, avant
mme que je puisse savoir ce quelles sont ! Une fois
quil eut compris et ressenti ce quelles taient, il neut
plus de diarrhe. Quand des sentiments essentiels sont
bloqus, la souffrance semble se retourner dabord
contre certaines parties du corps. Cest ce qui nous in-
dique la souffrance est en train de remonter. Ds que les
connexions sont faites, les troubles psychosomatiques
disparaissent rapidement.
Au cours de son second pr-primal, un patient se sen-
tit littralement dchir. Il avait les poings serrs, les
bras tendus, raides et tremblants. Il suffisait de
lobserver pour voir quil tait tir des deux cts. Pour-
tant, ctait un comportement symbolique indiquant
quil se sentait (et quil tait effectivement) scind en
deux, mais incapable dtablir la connexion avec les
causes du clivage. Plus tard, il sentit ce qui stait pass.
Il revivait une scne de lpoque du divorce de ses pa-
rents. Il ressentait combien il dsirait aller avec son
pre, mais sans oser le ressentir de peur de dplaire sa
mre... Il sentait combien il hassait sa mre mais quil
fallait touffer ce sentiment parce quil tait oblig de
vivre avec elle et quil allait dpendre exclusivement
delle... Il ressentait sa colre lgard de son pre qui
le quittait, mais il fallait la dissimuler pour tre sr quil
revienne le voir... Toutes ces contradictions se manifes-
taient par un tiraillement physique. Elles se manifes-
taient physiquement parce quil nosait pas les ressentir
directement. Les sentiments taient alors inscrits dans
son systme musculaire en termes de leur valeur symbo-
lique; il tait rellement dchir par ces sentiments op-
poss parce que les sentiments sont des choses relles,
physiques. Pour rsoudre le dchirement, il dut retour-
ner en arrire et ressentir sparment tous les lments
de cette contradiction. Il ne suffisait pas de savoir
quil tait en conflit cause du divorce.
La thorie primale explique un cas comme celui-l par
le fait que les souvenirs refouls, cest--dire les v-
nements trop douloureux pour que le sujet les regarde
en face, sont emmagasins dans le cerveau au-dessous
du niveau de la conscience, et quils envoient des mes-
sages lorganisme. Cest ainsi que le dsir jamais
exprim de rendre ses coups un pre tyrannique, se
manifestera par la contraction des muscles dun bras.
Au cours dun de ses premiers primals, le malade, en se
souvenant davoir t battu par son pre, ressentira cette
contraction dans les muscles du bras, mais sans savoir
lexpliquer. Plus tard, il arrivera relier cette crispation
musculaire au contexte de son origine (colre, dsir de
battre) et elle finira par disparatre.
J ai eu un malade qui grinait continuellement des
dents. Ctait un comportement automatique et incons-
cient qui se poursuivait jour et nuit (pendant son som-
meil). Il commena repenser au moment o son pre
navait pas tenu sa promesse de lemmener un match
de base-ball, et il se mit inconsciemment grincer des
dents avec fureur. Dans sa famille, il tait interdit
dexprimer sa colre. Dans mon cabinet il put enfin crier
sa rage et le grincement de dents cessa. Lincident du
match de base-ball navait pas dclench lui seul le
grincement de dents. Ce souvenir particulirement frap-
pant reprsentait et dclenchait simplement toute la
colre du patient pour les innombrables promesses non
tenues, sans quil ait jamais eu le droit de se plaindre.
Nous voyons tous autour de nous des comportements
symboliques, mais probablement, nous ne leur donnons
pas ce nom. Lenfant qui fait lcole buissonnire, agit
impulsivement. En fait, il djoue vraisemblablement une
libert quil ne peut ressentir. Ce nest peut-tre pas le
moins du monde lcole qui lemprisonne, mais de
vieux sentiments. En ressentant ces sentiments, il se
librera du besoin de djouer sa libert en quittant
lcole. Un bon ducateur ou un thrapeute comprhen-
sif pourrait arriver convaincre lenfant de se compor-
ter mieux lcole, en lui dmontrant la ncessit dtre
responsable; mais le besoin qui le pousse tre libre
demeurera, provoquant un comportement symbolique et
souvent asocial.
Le stade symbolique est une ncessit en thrapie
primale. Le malade ressent une partie du sentiment
parce que le ressentir en entier est trop douloureux. Le
corps se ferme alors provisoirement sur lui-mme et le
patient djoue (ou joue) la partie qui reste. Ce djoue-
ment nest pas forcment spcifique. Il peut se limiter
une tension assez vague, qui permet au sujet de garder
intacte une partie de son ancienne personnalit.
Ce stade symbolique doit se drouler sans prcipita-
tion. Lorganisme affronte la souffrance petites doses,
il continuera ainsi, de faon ordonne, et au fur et
mesure que plus de sentiment est ressenti, le symbo-
lisme diminue. Ce processus se reflte aussi dans les
rves du malade o le symbolisme va dcroissant.
Au fur et mesure que le patient quitte le stade sym-
bolique pour entrer plus directement dans ses senti-
ments, il porte de moins en moins dintrt tout ce qui
est symbolique. Il semble que le symbolisme soit un
phnomne total et, malheureusement, bien des nvro-
ss passent toute leur vie dans ce pays imaginaire tota-
lement symbolique. Le sujet a de furieux maux de
tte qui trahissent sa colre, et bien que ces maux de tte
se rptent pendant des annes, il les comprend rare-
ment. A la suite dun primal particulirement violent, un
malade sexprimait ainsi : J e crois que toute cette
pression dans ma tte, ctait des sentiments de colre
qui ne pouvaient pas sortir et qui saccrochaient mes
sensations physiques. Ctait comme si javais d four-
rer mme mes ides dans une case qui tait dj pleine
craquer.
La partie la plus pnible de la thrapie primale semble
tre la premire semaine. Le patient est angoiss et
malheureux et demande en gnral : Mon Dieu, quand
est-ce que tout cela va finir ? Il ny a quune semaine
que cela dure et cela me semble toute une vie ! Il est
plong dans un grand tourment. Un patient ma dit :
On dirait que ds que je suis entr ici, vous mavez
attrap par les pieds, que vous mavez mis la tte en bas,
et que vous avez fait sortir tout ce quil y avait en moi.
Le patient se sent plus tendu quil ne la jamais t
parce quil a moins de dfenses nvrotiques contre les
sentiments qui sont en train de monter la surface. Une
fois que son systme de dfenses est compltement
bris, ses besoins prennent un caractre tellement urgent
que le thrapeute doit tre constamment disponible pour
lui.
A la fin de la troisime semaine, la plus grande partie
du travail de dmantlement du systme de dfenses est
effectue. Cependant, le patient nest pas encore guri.
Il a encore beaucoup de tension rsiduelle des senti-
ments anciens et des souffrances qui nont pas encore
surgi ou qui, pour une raison ou pour une autre, nont
pas t ravivs. Comme il est coteux et inutile de gar-
der le malade en thrapie individuelle, il est plac dans
un groupe post-primal. Il peut arriver quil ait encore
besoin loccasion dune sance individuelle, mais le
plus gros du travail se fait dsormais en thrapie de
groupe.
Quand je dis que la majeure partie du travail est faite
au bout des trois premires semaines, je veux dire que
ds ce moment-l, on remarque des modifications sen-
sibles de la personnalit du patient et des symptmes
quil prsente. Quand je pratiquais la thrapie conven-
tionnelle, il me fallait trois semaines, uniquement pour
arriver faire lanamnse du patient et pour procder
toute une srie de tests psychologiques. En thrapie
primale, dans le mme laps de temps, nous observons
des changements comme une baisse de tension specta-
culaire (et dfinitive), chez un malade qui, toute sa vie,
a souffert dhypertension. Il y a une modification de la
faon de parler du patient, du timbre de sa voix, de son
expression des visages morts deviennent expres-
sifs et vivants. Les ides du sujet se modifient du tout au
tout dans cette brve priode et ce, sans la moindre
discussion avec le thrapeute. Cela sexplique par le fait
quun systme irrel saccompagne ncessairement
dides irrelles.
Le vrai but est, bien entendu, de briser les dfenses
dans les trois premires semaines. Et cest en gnral ce
qui se produit. Le sujet ne peut pratiquement pas parler
sans une profonde motion de choses importantes.
Mme sa faon de marcher change surtout chez les
hommes effmins. Beaucoup de ces modifications sont
dcrites en dtail dans les rapports rdigs par mes pa-
tients.

Variations dans les types de primals

Les primals peuvent prendre des aspects trs divers.
J ai eu par exemple une malade qui commena ses pri-
mals par ce qui parut tre sa naissance. Le premier jour
de thrapie, elle se roula en boule, se mit contracter
son corps, puis se dtendre; elle dit quelle sentait de
lair froid contre son corps, enfin elle poussa un vagis-
sement comme un nouveau-n. Elle navait alors pas la
moindre ide de ce qui se passait en elle, et disait que
ctait un processus totalement involontaire. Dautres
patients ne remontent jamais aussi loin. Une malade qui
navait pas de souvenirs antrieurs ses dix ans, com-
mena par vivre des expriences qui dataient de ses
quatorze ans, ensuite, elle descendit le cours des ans,
jusqu ce quelle retrouvt le souvenir dune scne
terrible qui avait caus le clivage dfinitif lge de dix
ans. Mais par la suite, elle eut des primals qui remon-
taient de plus en plus loin dans son pass et elle arriva
lge de trois ans o elle ressentit ltat pur , le
besoin dtre aime de ses parents. Elle dit ensuite que
cela avait t le plus douloureux de ses primals res-
sentir ce besoin physique, ctait ressentir la souffrance
constante cause par quelque chose qui navait jamais
t satisfait. Au cours de ce primal, elle navait pas
parl, ctait une exprience totalement intrieure au
cours de laquelle elle se roulait en boule, gmissait, se
tordait, serrait les poings et grinait des dents.
Les primals varient en fonction de lge o sest pro-
duit le clivage, et de lintensit de la souffrance. Cer-
tains patients peuvent aller directement la scne pri-
male majeure o sest produit le clivage, pour dautres,
cela prend des mois. Certains disent quils ne retrouvent
jamais une scne spcifique et il semble quil y ait eu
pour eux plusieurs scnes qui aient t galement res-
ponsables de leur nvrose. Si le clivage a lieu tt et si la
souffrance est intense, il peut arriver que le malade
revive une scne particulire plusieurs fois. Par
exemple, il ny a pas longtemps, un malade sest souve-
nu quon lavait laiss seul pendant plusieurs semaines
dans un petit lit dhpital, lge de neuf mois. Ses
parents ne pouvaient pas venir le voir parce quil tait
atteint dune maladie contagieuse. Le lendemain, il
revint sur cette scne et se souvint quil tait dans une
sorte dhpital; ensuite, il vit le visage de sa mre, et
finalement, il vit ses parents sen aller et sentit son
abandon. Le djouement nvrotique de toute sa vie avait
consist chercher quelquun, rcemment une petite
amie, qui saccrocher, et tout faire pour quelle ne le
quitte pas. Il ne se rendait pas compte du tout quen
grande partie, ce comportement tait fond sur un v-
nement qui avait eu lieu dans sa petite enfance. En fait,
il navait pas le moindre souvenir de cette exprience. A
la premire sance, il tait arriv dans un tat de grande
tension parce que sa dernire petite amie lavait quitt.
Cest en senfonant dans ce quil ressentait quil fut
ramen cette scne de lhpital. Tandis quil la revi-
vait, il pleurait exactement comme un bb. Il fit plu-
sieurs primals o il ne parlait pas. A la fin du dernier
primal de cette srie, il poussa un cri perant pour que
ses parents reviennent, ce que, dans son lit denfant
lhpital, pour une raison ou pour une autre, il navait
pas os faire.
En gnral, il est facile de reconnatre le moment o
le malade sort dun primal. Il ouvre les yeux et bat des
paupires, comme sil sortait dune espce de coma.
Quelquefois, cest moins spectaculaire; il ny a quun
changement dans son timbre de voix qui redevient
adulte, ce qui montre que le malade a quitt les senti-
ments de lenfance. Ce qui est toujours surprenant, cest
la manire dont la tension se rinstalle quand
lorganisme a eu assez de souffrance pour la journe.
Aprs avoir ressenti une souffrance trs intense, le ma-
lade se sentira inexplicablement tendu et dira quil ne se
souvient plus de rien. Ou alors il se sentira complte-
ment dtendu, sil a ressenti un sentiment dans sa totali-
t. Quand le malade sort tendu dun primal, nous savons
quil na pas ressenti lintgralit de son sentiment. La
tension rsiduelle que lon observe aprs un primal est
la preuve vidente que la nvrose a t notre premire
amie et notre bienfaitrice. Elle a pris le dessus et elle
nous a protgs quand la vie devenait trop douloureuse
pour tre supportable, et cest elle qui prend le dessus et
rend le malade tendu quand il a eu assez de souffrance
pour la journe.
Il y a des priodes o les primals sont de caractre es-
sentiellement physique. Vers la fin de la thrapie, un
malade eut un primal o son corps commena se
tordre de droite et de gauche et prendre les positions
les plus bizarres. Il tait couch sur le ventre, les jambes
replies vers le dos et la tte renverse, en arc de cercle.
Cette attitude involontaire dura environ une heure. Puis
il se mit debout, tout droit et dit que la douleur qui
presque toute sa vie lui avait fait courber le dos avait
disparu. Il dcrivit ce qui stait pass de la faon sui-
vante :
J e crois quil ny avait pas que mon esprit qui tait
tordu, mais aussi mon corps. J ai eu limpression quil
passait par toute une srie dtapes o il tait dabord
tout tordu (ce que jtais effectivement) et puis il com-
menait automatiquement se remettre daplomb. J uste
avant cette scne, jtais en train de me dire que je de-
venais fou. Il y a eu un dclic qui sest fait dans ma tte
et cest alors que cette scne physique a commenc. J e
crois que ce qui sest pass, cest que mon esprit a enfin
abandonn la lutte et toute cette irralit (une manire
de laisser mon corps se morceler) et alors mon corps a
enfin pu redevenir rel et tre en accord avec lui-mme.
Maintenant, je me tiens droit, je marche de faon dcon-
tracte, je suis un homme diffrent. J amais je navais pu
croiser mes jambes comme je le fais maintenant, et, si
bizarre que cela paraisse, cest la premire fois de ma
vie que je peux vraiment tourner la tte. Tout ce que je
peux dire, cest que non seulement mon esprit tait dans
une camisole de force, avec des ides troites, mais que
mon corps tait galement enferm dans une espce de
moule, une matrice qui mimposait une forme trange.
Nous sommes tous tellement habitus observer la
gamme normale des motions quil est difficile de
donner une ide de la puissance norme des primals.
Leur intensit et la gamme des sentiments quils refl-
tent dfient toute description, de mme que leur im-
mense varit et leur caractre souvent trange. Nous
nous contenterons de dire que quand un sentiment peut
plonger un individu dans un tat convulsif et provoquer
des cris dchirants, il tmoigne de lnorme pression
laquelle est constamment soumis le nvros. Ce qui est
stupfiant, cest que tant de nvross ne peuvent pas la
ressentir directement; la place, ils se sentent la poitrine
oppresse, le ventre ballonn, ou la tte prte exploser.
Le processus primal conduit le patient dans un monde
qui est rarement vu, sinon jamais, mme dans les cabi-
nets des psychothrapeutes. Et il est encore plus rare
quil soit compris. Ce nest pas une fuite hystrique et
fortuite, mais une expdition systmatique et organise
que l'homme entreprend pas pas en lui-mme. Quand
le malade arrive enfin ce sentiment catastrophique du
jeune ge qui consiste savoir quil na jamais t aim,
quil a t ha, ou quil na jamais t compris cette
rvlation de la solitude fondamentale il comprend
parfaitement pourquoi il sest ferm, et quun petit en-
fant ne pouvait supporter un tel sentiment et continuer
vivre. En observant ces malades au paroxysme de la
souffrance, quand ils atteignent ce sentiment, on d-
couvre les profondeurs de la sensibilit humaine. Dans
toutes mes annes de thrapie conventionnelle, je nai
jamais vu et mme jamais compris la nature relle du
sentiment. Bien sr, jai vu beaucoup de pleurs et de
souffrances, mais il y a un monde entre une crise de
larmes et une exprience primale.
Voici comment un malade dcrivait ses expriences
primales :
Dans un primal, le sentiment qui est associ un
vnement de lenfance survenu aprs le clivage, fait
partie du moi rel; or, ce moi rel ne peut tre totale-
ment ressenti si lon ne remonte pas la priode qui a
prcd le clivage. Cest pourquoi il est si important en
thrapie primale de revivre les scnes ou les expriences
de lenfance. Elles aident ressentir des fragments du
moi rel, en associant la souffrance des incidents sp-
cifiques, jusqu ce quon arrive tre vritablement
lessence de ce moi rel. Prenons un exemple : si je fais
un primal propos de ma mre qui me repousse, je dirai
vraisemblablement : Maman, ne me repousse pas !
Le sentiment ltat pur que je ressens ce moment-l
est inexprimable. Ce sentiment est mon moi rel, et la
signification relle de ce que je dis est : Maman, je me
sens mal, sil te plat, enlve-moi cette souffrance , ce
qui est une dfense pour ne pas tre ce sentiment. A
force dassocier ce sentiment des incidents spci-
fiques, je crois que le patient finira par tre entirement
ce sentiment et vivra son essence, ce qui ne lui est arriv
quune fois auparavant, juste avant le clivage. A ce
moment-l, il ny a plus rien dire, plus de connexions
faire. On est soi-mme. Pour moi, cest ce que ce
dpouillement total a fait. J e ne peux esprer exprimer
par des mots ce que jai ressenti dans cette exprience;
et le fait que je ne le puisse pas, montre bien encore une
fois que cela ne peut sexprimer avec des mots...
Lintensit des souffrances primales est presque im-
possible dcrire. En observant les malades au cours de
leurs primals, on est convaincu quils souffrent la tor-
ture. J en tais si convaincu que lide de demander un
patient si cela faisait mal, ne mest venue quau bout de
plusieurs mois dexercice de la thrapie. A ma grande
surprise, les malades disaient que, malgr tous ces cris,
ces gmissements et les mouvements convulsifs, la
souffrance ne leur faisait pas mal ! Lun deux expri-
mait cela ainsi :
Ce nest pas comme si vous vous tiez fait une cou-
pure la main et disiez en la regardant : Oh, l l, ma
main me fait mal ! Au cours dun primal, vous ne vous
demandez mme pas si cela fait mal. On se sent seule-
ment partout dans un tat pitoyable, mais cela ne fait
pas mal. Ou s'il fallait dire quelque chose, on pourrait
dire que cest une douleur agrable, parce que cest un
soulagement extraordinaire que dtre enfin capable de
ressentir quelque chose !
Ce quil voulait dire, je crois, cest quau cours dun
primal, on ne rflchit pas ce que lon fait, on
nassimile pas ce qui se passe, on ne raisonne pas le
besoin, pour ainsi dire. Il ny a quun moi qui, pour la
premire fois depuis lenfance, sengage dans quelque
chose. Le sujet est le sentiment. Sil peut ainsi arriver
sengager totalement dans le processus de ressentir,
cest peut-tre en partie parce quil nest pas assis, raide,
dans un fauteuil en train dessayer de retrouver ses sou-
venirs. Tout son corps est engag dans le processus, de
mme que le jeune enfant y tait totalement engag,
avant de se refermer sur lui-mme. Les malades se sou-
viennent de la manire dont ils exprimaient leur colre
quand ils taient tout petits : couchs par terre, donnant
des coups de pieds, battant des bras, et hurlant. Ils
taient totalement pris , et si vous demandiez
lenfant qui vient de piquer une colre, sil a eu mal (en
admettant quil puisse comprendre la question), il est
fort peu vraisemblable quil rponde oui .
Voici la description dun autre primal qui survint vers
la fin de la thrapie; je la cite ici car elle peut aider
comprendre ce phnomne de souffrance non doulou-
reuse :
J e crois que la meilleure faon de dcrire cette exp-
rience, est de dire que je ntais pas conscient du senti-
ment et de ses connexions. J e crois quen fait, je ntais
conscient de rien. J tais simplement ma souffrance, et
il ntait point besoin de connexion (rien de spar qui
dirait tu as mal ). Il fallait simplement que mon tre
accepte lexprience et quil ne sen coupe pas, comme
il lavait fait quand jtais devenu nvrotique. Cette
exprience, ctait tre mon moi rel.
La signification essentielle de lexprience de la souf-
france primale est que les sentiments, en eux-mmes, ne
font pas mal. Cest le fait de se tendre pour leur rsister
qui est douloureux. Cela ne veut pas dire quil ny ait
pas de sentiments dsagrables, mais quand on les res-
sent pour ce qu'ils sont, ils ne sont pas transforms en
souffrance. La tristesse en elle-mme ne fait pas mal.
Mais si lon est priv de sa tristesse, si lon na pas le
droit de sentir son malheur, alors on souffre. Par cons-
quent, le sentiment est lantithse de la souffrance. Le
principe dialectique de la thrapie primale est le sui-
vant : plus on ressent de souffrance, moins on a mal. On
ne peut pas rellement blesser les sentiments dune
personne normale, mais on peut blesser un nvros, en
ravivant ses sentiments refouls.

Lexprience de groupe

Les groupes de thrapie post-primale se runissent
plusieurs fois par semaine, pour des sances de trois
quatre heures. Le groupe se compose de patients qui ont
termin leur thrapie primale individuelle. Il a pour
fonction essentielle de provoquer chez ses membres de
nouveaux primals. Latmosphre motionnelle est favo-
rable. Le primal dun malade peut en dclencher un
chez plusieurs autres membres du groupe. Il nest pas
rare que se produisent simultanment des dizaines de
primals, car les malades, qui sont maintenant sans d-
fenses, sont entrans par la souffrance qui les entoure.
Quand plusieurs primals dbutent en mme temps, on
pourrait se croire dans une maison de fous. Les seuls
ne pas tre affects par ce chaos sont ceux qui ont leur
primal. Ils ne remarquent mme pas ce que font les
autres. Il nest pas rare que lon assiste cinquante
primals au cours dune seule sance de groupe qui dure
trois heures.
Comme tout le processus primal est bouleversant
(cest le moins quon puisse dire), le groupe a galement
une autre fonction : il rconforte les patients qui ont la
possibilit de se rencontrer et de connatre dautres
personnes qui suivent la thrapie. Cette thrapie de
groupe stend sur plusieurs mois, selon les patients.
Comme dans mes longues annes de thrapie conven-
tionnelle jai pratiqu la thrapie de groupe, je tiens
souligner ici que la thrapie de groupe est tout fait
diffrente de la thrapie primale. Les malades qui ont
pratiqu dautres thrapies de groupe, allant des sances
marathon aux groupes danalyse, le constatent gale-
ment. Dans le groupe de thrapie primale, il y a fort peu
dinteraction. On ny trouve presque rien du ici et
maintenant et du donnant donnant de la thrapie
de groupe conventionnelle. Les malades se posent peu
de questions sur leurs motivations respectives, et
nchangent pas leurs insights. Il est galement rare
quils manifestent entre eux de la colre ou de la peur.
Lattention se concentre lintrieur. Quand un sujet
passe son temps regarder les autres et observer leurs
ractions, cest un signe vident que dans ce moment
prcis, il ne ressent rien. Il y a bien des raisons tout
cela, mais je crois que lune des principales est que la
thrapie primale nest pas un processus daction rci-
proque. Cest un processus qui fait ressentir des senti-
ments personnels et o les insights affluent presque sans
arrt, lorsquune souffrance a t ressentie en profon-
deur. (Voir chapitre consacr linsight.)
La seconde diffrence rside dans le fait que les ma-
lades comprennent que les ractions excessives quils
observent en groupe (quelle que soit la forme quelles
prennent), sont lies des expriences anciennes.
En troisime lieu, quand le patient est en thrapie de
groupe, il est sans dfenses. Les patients entrent dans le
groupe et ont immdiatement des primals parce quils
ne peuvent plus retenir les sentiments quils refoulaient
auparavant. Ils nont besoin de personne pour les y
encourager. Ils sont, pour ainsi dire, une seule masse de
sentiments. Ainsi que je lai dj indiqu, il est trs
frquent que si un malade dit : J e ne pouvais jamais
dire que javais peur , il veille des sentiments simi-
laires chez ceux qui lentourent.
Trois heures, cest court pour une sance de groupe
primal. Aprs un primal fait en groupe un primal
dure en moyenne une heure ou deux le patient reste
couch l pendant une heure environ, tablissant silen-
cieusement les connexions pendant que dautres primals
se poursuivent. Il semble que ce qui arrive aux uns ne
drange en rien les autres qui sont plongs dans leurs
sentiments et dans leurs souvenirs. A la fin de chaque
sance de groupe, les participants parlent de ce qui leur
est arriv. Ils discutent par exemple de la faon dont un
sentiment spcifique, ressenti lors de leur primal, avait
produit dans le temps un comportement nvrotique
particulier.

Sur le chemin de la gurison

Au bout dun an de thrapie de groupe, ou davantage,
le malade continue faire des primals, mais en gnral,
il est en mesure daccder ses sentiments chez lui,
sans laide dun thrapeute. Il ny a plus en lui de d-
fenses puissantes susceptibles de lui cacher ses senti-
ments et de le pousser au djouement. Le malade na
plus de comportement symbolique. Il peut continuer
venir en sance de groupe, mais moins souvent, ou bien
abandonner le groupe et poursuivre son traitement tout
seul. Le fait quil quitte le groupe ne signifie pas quil
soit guri, pas plus que le fait de rester signifie forc-
ment que sa nvrose prdomine encore. Le groupe est
tout simplement un lieu o il peut venir pour ressentir
ses sentiments.
Il y a une priode dcisive, qui se situe gnralement
au bout de dix-huit mois, o la majeure partie des com-
portements nvrotiques disparaissent. Cen est fini du
besoin de fumer ou de boire. Mme sil le voulait, le
malade ne pourrait plus adopter un comportement irrel.
Il ne peut plus retrouver ses anciens maux de tte parce
que ces maux de tte faisaient partie de ce qui se passait
quand les sentiments taient bloqus. A cette poque, le
malade a trs peu de dfenses, de sorte que le caf ou
lalcool ont sur lui un tout autre effet qu'auparavant : il
suffit de deux tasses de caf pour quil se sente surexcit
et dun verre de vin pour quil commence avoir la tte
qui tourne. Il peroit immdiatement lcret de la fu-
me de cigarette. Il ne peut plus se livrer un djoue-
ment sexuel (sexualit compulsive) parce quil ny a
plus en lui danciennes pulsions qui ont t bloques et
dnies dans le domaine sexuel. Il na plus le dsir de
trop manger, parce quil ntouffe pas ses sentiments
avec des aliments.
Ces amliorations se maintiennent-elles dans le
temps ? Oui. J usquici on na pas vu le comportement
irrel, y compris des symptmes physiques, rapparatre
chez les patients qui ont termin la thrapie. Comment
pourrait-il en tre autrement ? Le malade est devenu lui-
mme et pour reprendre un comportement irrel, il fau-
drait quil redevienne un autre. Les vnements de la vie
dun adulte ne peuvent pas produire le clivage qui s-
pare un individu en deux. Cela se produit chez les tout
jeunes enfants, parce quils sont si fragiles et que leur
vie dpend un tel point de leurs parents. Bon gr, mal
gr, il faut quils deviennent ce que leurs parents exi-
gent. Ladulte est rarement plac dans de pareilles con-
ditions. Nul ne peut faire dun adulte rel quelquun
dirrel. Il ne sengagera pas dans une lutte contre un
patron born ou contre une situation de travail impos-
sible.
J e tiens cependant souligner que le patient qui
achve la thrapie ne vit pas dans lextase ni mme le
bonheur. Le bonheur nest pas lobjectif de la thrapie.
Il se peut qu la fin du traitement, le patient ait encore
beaucoup de souffrances ressentir, parce quil y a
derrire lui toute une vie de souffrances non ressenties.
Par consquent, aprs la thrapie, il connatra aussi des
moments de dtresse, mais comme la dit un patient :
Au moins, cest une dtresse relle, qui dune manire
ou dune autre finira un jour.
Le fait que le patient soit guri ne signifie pas nces-
sairement que ses intrts changent; beaucoup de pa-
tients dcouvrent quils peuvent reprendre leurs activits
antrieures mais avec un sentiment tout fait diffrent.
Etre guri , cest ressentir ce qui se passe dans le
prsent. Le patient sait quand il ressent enfin ses senti-
ments dans leur intgralit, car ce moment-l, il na
plus de tension rsiduelle et il est compltement dten-
du. Rien ne provoque la tension. Il peut tre troubl par
certains vnements, et se sentir troubl, mais jamais
tendu.
Pour beaucoup de patients, le traitement dure peu
prs un an, mais pour certains, il peut durer deux ans
environ. Tout dpend de la profondeur de leur nvrose
au dpart il faut savoir quel degr de refoulement et
dinconscience ils en taient arrivs avant dentrer en
traitement. Quel que soit le nombre de primals que fait
le sujet, sil reste en lui dimportants sentiments blo-
qus, ils provoquent perptuellement un djouement
symbolique, jusqu ce quils soient ressentis et rsolus.
Retournant luniversit au bout de trois mois de trai-
tement, un malade constata quil ne comprenait plus
rien ses cours. Il se trouvait stupide et commenait
effectivement passer pour tel, car il ne comprenait
mme pas les choses les plus simples dites par le profes-
seur. Il vint une sance de groupe et raconta quun
assistant lavait tourn en drision parce quil navait
pas compris quelque chose dans un sujet dexamen. En
parlant, il se laissa aller ce quil ressentait et dit :
Explique-le-moi, papa, donne-moi un peu de temps.
Son pre le ridiculisait toujours quand il ne comprenait
pas quelque chose immdiatement. De ce fait, il avait
toujours fait tout ce quil pouvait pour saisir immdia-
tement, afin de faire plaisir son pre et dviter la
souffrance.
Ctait un sentiment simple mais qui avait des inci-
dences trs profondes. La souffrance rsidait dans le fait
quil se sentait stupide et essayait de dissimuler cela en
comprenant rapidement. Comme il entrait dans son
troisime mois de thrapie, cette dfense qui consistait
tout saisir rapidement, commenait se dmanteler, et il
se comportait de faon stupide. Cette stupidit voulait
dire : Explique-moi. Il devait continuer se compor-
ter stupidement jusqu ce quil ait ressenti la source de
cette stupidit.

Rcapitulation

J e crois quon ne peut gurir la nvrose quen
lliminant par la force et par la violence : la force de
sentiments et de besoins refouls pendant des annes, et
la violence quil faut pour les arracher un systme
irrel.
De mme que le sujet devient nvros en se fermant
progressivement sur lui-mme, il ne peut gurir quen
souvrant progressivement. Comme la souffrance inter-
dit un retour trop rapide ces sentiments primals, il faut
que le nvros les ressente pas pas. Tant quil ne les a
pas tous ressentis, il est probable quil aura recours un
djouement.
La thrapie primale est pour ainsi dire le processus
nvrotique lenvers. Dans la vie du jeune enfant,
chaque jour apporte une nouvelle souffrance qui le fait
se fermer un peu plus sur lui-mme, jusqu ce quil
devienne nvros. En thrapie primale, le patient revit
toutes ces souffrances et souvre au fur et mesure,
jusqu ce quil soit guri. Une seule souffrance ne
suffit pas provoquer la nvrose, et un seul primal ne
suffit pas rendre un malade normal. Cest
laccumulation de souffrances et le fait de les ressentir
qui finalement changent la quantit en des qualits nou-
velles et qui font du sujet un malade, ou un homme
normal. J e crois que dans la mesure o le malade suit le
traitement jusqu'au bout, la thrapie primale lui assure la
gurison. Une fois que la plus grande partie de son sys-
tme de dfenses est dtruite, le nvros na pas dautre
solution que de gurir. Sa gurison est invitable peu
prs comme il est invitable que le jeune enfant qui vit
dans un milieu traumatisant o il est constamment r-
prim; oblitre son moi rel et se btisse un solide sys-
tme de dfenses : lissue nest pas douteuse. Que lon
retire lenfant de ce milieu avant que ne survienne le
clivage dfinitif, et toute nvrose grave peut tre vite.
Que lon retire le malade du milieu thrapeutique avant
quil ait rpar le clivage, et sa gurison nest plus ga-
rantie.
Pourquoi la nvrose de la petite enfance ne peut-elle
tre limine par des parents ou des matres rellement
affectueux ? Bon nombre de patients ont vcu leur ado-
lescence aux cts de beaux-pres ou de belles-mres
avec qui ils sentendaient trs bien et qui taient souvent
affectueux et chaleureux, et pourtant ces sujets ont eu
besoin de thrapie plus tard. Ces gentils beaux-parents
nont jamais t capables de faire disparatre des affec-
tions telles que le bgaiement, les tics, les allergies, etc.
Les orthophonistes nont pas russi gurir les troubles
du langage. Le fait de quitter le milieu familial la fin
de ladolescence et de trouver des amis et amies vri-
tables et aimants, na jamais suffi dtruire la tension et
des symptmes chroniques comme le psoriasis (que la
thrapie primale semble dailleurs tre capable de gu-
rir). Si la gentillesse, lamour et lintrt pouvaient gu-
rir la nvrose, la psychothrapie pratique par des thra-
peutes chaleureux aurait d venir bout de bien des
nvroses; or, je ne pense pas que ce soit le cas.
Ni les apaisements, ni le raisonnement, ni les me-
naces, ni lamour, ne peuvent faire disparatre une n-
vrose. Cest un processus pathologique qui semble en-
gloutir tout sur son passage. On peut alimenter la n-
vrose coup dinsights, elle les absorbe allgrement et
continue sa route. On peut fermer un exutoire nvro-
tique aprs lautre, mais ce ne sera jamais que pour en
dcouvrir dautres, mieux dissimuls. On peut soulager
la nvrose avec un mdicament aprs lautre, mais ds
que les mdicaments seront supprims, elle rapparatra
toujours aussi vigoureuse. En effet, elle salimente une
des sources dnergie les plus puissantes qui soient le
besoin dtre aim et dtre rel aussi bien sur le plan
physique que mental.
Ayant bien appris la prudence scientifique, je me
rends compte quel point tout ce que jcris peut sem-
bler extraordinaire et mme fantastique . Il se peut
que certains lecteurs dsirent limiter la thrapie primale
en prtendant quelle nest applicable qu certaines
catgories de nvroses. Pourtant, elle est valable pour
toutes les nvroses et sans doute mme, ainsi que nous
le verrons plus loin, pour la psychose. Les malades que
jai dabord traits en thrapie conventionnelle navaient
jamais rien vcu de semblable un primal. Aprs avoir
dcouvert la thrapie primale, jai demand quelques-
uns de mes anciens patients de se laisser traiter par la
nouvelle mthode, et nous navons pas manqu de
mettre nu leur souffrance. Aprs nous tre occups
pendant des annes de leur faade rationnelle, il
nous semblait incroyable quelle puisse cacher encore
tant de sentiments inexplors.
Cependant, on arrive comprendre la nvrose quand
on pense aux milliers de fois o lenfant se voit interdire
un comportement rel. En fait, cest un miracle de la
nature humaine que le moi rel attende toujours dtre
ressenti; on dirait que le systme, de lui-mme, exige la
ralit.
En thrapie primale, le patient est un alli. Sa souf-
france attend depuis de longues annes et en gnral,
elle veut faire surface. Il semble que les comportements
compulsifs ne soient que la recherche inconsciente du
sujet pour trouver la bonne connexion de sorte que la
souffrance puisse sortir. Quand loccasion se prsente,
rien ne peut arrter ce processus, et je crois que cest ce
qui explique que nous russissions gurir des catgo-
ries si diverses de nvroses.
Chez certains nvross, la thrapie primale provoque
des ractions ambivalentes, selon la profondeur o ils
ont enfoui leur souffrance. Quand ils en sont proches, il
semble quils soient immdiatement attirs par elle,
parce quils ont le sentiment dtre sur le bon chemin.
Mais quand ils sont loin de leurs sentiments, il arrive
quils considrent la mthode comme primaire, nave et
simpliste. Le nvros qui a d se dformer complte-
ment pour obtenir quelque chose de valable de ses pa-
rents, risque de trouver quune thrapie qui ne comporte
pas de lutte trs prolonge et trs pnible qui stendrait
sur des annes, ne peut pas valoir grand-chose.
Cependant, la thrapie primale peut paratre si simple
que je me vois contraint de faire une mise en garde :
NUL NE DOIT SESSAYER A LA PRATIQUE DE LA THRAPIE
PRIMALE SANS AVOIR REU UNE FORMATION COMPLTE
A CET EFFET. Les rsultats risqueraient dtre dsastreux.
Il y a un groupe de psychologues qui sont en formation
depuis maintenant plusieurs annes
1
. J e pense, aussi
bien que les membres du groupe eux-mmes, quils
nont pas encore la matrise totale ni des principes fon-
damentaux de la thorie, ni de la technique primale. Si
jinsiste sur ce point, cest pour bien montrer le danger
que pourrait comporter la pratique de la thrapie primale
par un personnel non form.
Bien que je ne donne pratiquement pas de dtails dans
ce livre sur la technique primale, je tiens prciser que
ce nest pas une mthode qui sen remet au hasard. Elle

1
N.D.T. Depuis la publication de ce livre, l'institut Primal de Los
Angeles a form une quipe importante de thrapeutes primals.
obit un programme bien tabli. Il y a des objectifs
prcis atteindre dans les trois premires semaines, et
des rsultats qui doivent tre obtenus dun mois
lautre. Nous savons de quelle faon le malade mangera
et dormira au cours de la thrapie, et ce que cela signi-
fie. Dans des conditions thrapeutiques donnes, le
traitement de diffrentes personnes suit presque exacte-
ment le mme cours.
Cest une thrapeutique qui demande de la part du
malade beaucoup de confiance dans son thrapeute. Si
le thrapeute nest pas rel, le traitement ne russira pas.
Sil est rel, les malades le sentiront. Beaucoup dentre
nous sont tout prts laisser un chirurgien ouvrir leur
corps aprs une simple poigne de main, il ny a donc
rien dtonnant ce quun malade laisse un thrapeute
primal couper dans sa souffrance, peu aprs leur pre-
mire rencontre.
La fin de la nvrose ressemble beaucoup son dbut.
Ce nest pas un grand boum , un dernier grand clair
introspectif ou une motion bouleversante. Cest un jour
comme tous les autres, o le malade a ressenti un senti-
ment nouveau qui le tenait encore soud son pass.
Voici comment un patient dcrivait la fin de sa nvrose :
J e ne sais pas ce que jattendais de tout cela. Il faut
croire que jattendais quil se passe quelque chose de
spectaculaire pour compenser toutes ces annes de mal-
heur. Peut-tre que jattendais de devenir mon fantasme
nvrotique un tre trs particulier qui serait enfin
aim et apprci. Il semble quil ny ait rien dautre que
moi-mme... Et ce moi nest pas nvros.

Kathy

Les pages suivantes sont extraites du journal qua tenu
pendant plusieurs semaines de thrapie, une malade de
vingt-cinq ans. Il est publi pour donner au lecteur une
ide de ce que ressent le patient durant le traitement,
jour aprs jour. Cette malade tait entre en thrapie
parce quelle avait des hallucinations effrayantes la
suite d'un voyage angoissant quelle avait fait aprs
avoir pris du L.S.D. Ces hallucinations avaient persist
pendant des mois. Actuellement, elle a termin la thra-
pie, et tous ses symptmes ont disparu. Elle se considre
comme un tre nouveau.
Voici un compte rendu de mes cinq premires se-
maines de thrapie primale. Exception faite de quelques
modifications qui y ont t apportes pour des besoins
de clart, mes notes sont prsentes exactement comme
je les ai rdiges lissue de chaque sance.
J usqu dix ans, jai vcu avec ma mre, mon pre,
ma sur ane et mon oncle. Ensuite, mes parents ont
divorc et, jusqu seize ans, jai vcu avec ma mre,
ma sur et une autre femme. J e me suis marie et jai
divorc au bout de deux ans, javais alors vingt-trois
ans. J ai pass quatre ans luniversit, mais sans obte-
nir de diplme. J ai vingt-cinq ans.
Peu avant dentrer en thrapie, jai commenc davoir
des hallucinations visuelles, je voyais des couteaux et
des lames de rasoir qui sapprochaient de mon visage.
Quand je conduisais, jtais prise de panique, imaginant
que des voitures allaient entrer en collision avec la
mienne. Dans ces fantasmes, je ne laissais jamais les
couteaux arriver jusqu mon visage, mais javais peur
de me blesser pour de bon. J ai dcid que javais be-
soin daide.

Mercredi

Pour commencer, il faut que jessaie de me souvenir
de mon enfance. J e suis bouleverse parce que je
maperois que je nai presque pas de souvenirs. J e me
souviens de mtre sentie rejete et abandonne
lcole de filles o ma sur et moi avions t envoyes
quand maman avait fait une dpression nerveuse. J e
devais avoir quatre ans et je me souviens que jtais
assise par terre et que je nen finissais pas de pleurer. J e
me souviens de la maison de W , ctait une maison
sombre, jy ai vcu jusqu lge de cinq ans. J e rentrais
la maison de D , en me demandant si maman serait
l. Elle ma racont quen rentrant, elle mavait trouve
assise, en train de faire brler des allumettes. J e mentais
beaucoup, je volais des choses quand jtais invite, je
dcoupais la lingerie de ma sur, et aujourdhui, pour la
premire fois, jai vu un lien entre tout cela. J e trichais
avec mon pre et ma mre parce quils ne me donnaient
pas ce dont javais besoin parce queux-mmes tri-
chaient avec moi. Ils ntaient pas l pour moi, ils
ntaient pas rels. Ils faisaient semblant que tout allait
bien et ce ntait pas vrai, que nous formions une vri-
table famille et ce ntait pas vrai. Et moi aussi, je fai-
sais semblant. Voil pourquoi, dans mon souvenir, mon
enfance mest toujours apparue heureuse je faisais
semblant dtre une petite fille heureuse parce que je ne
pouvais pas regarder la situation relle en face.
J e me souviens davoir vu mon pre pleurer, D .A
cette poque et aprs la sparation, il montrait combien
il tait triste il avait toujours lair malheureux. Le
soir o je suis revenue du camp de vacances, javais dix
ans, juste avant que je dcouvre quils voulaient se spa-
rer, il ma dit quil maimait, il avait lair malheureux, il
voulait renforcer notre lien, avant la rupture. Mais ma-
man ne sest pas laisse impressionner. Elle prtendait
que javais besoin delle. J e me sentais perdue. Il y avait
quelque chose qui ntait pas rel peut-tre que rien
ne ltait. J e ne leur ai pas dit ce que jprouvais. J ai
tout enfoui en moi, et puis jai fait brler des allumettes.
Vers la fin de la sance, je me sentais faible et prise
de vertige. J e suis revenue encore un peu sur mon en-
fance mais tout est si dcousu et incohrent. Com-
ment se fait-il que jaie si peu de souvenirs ? On dirait
que je ny tais pas vraiment.

Jeudi

Aujourdhui, le dbut a t difficile je luttais pour
retrouver des souvenirs qui ne sont pas l. J ai commen-
c tre prise de panique pourquoi est-ce que je ne
peux pas me souvenir ? J e suis perdue; dabord je me
suis sentie perdue en tant quadulte, puis comme enfant.
J ai essay dappeler maman. Cela me paraissait irrel.
Puis jai appel, je lai sentie qui me tenait. Mais cela ne
mapportait pas de consolation, je sentais seulement ma
solitude avant quelle narrive. J ai commenc me
rendre compte que je remuais les mains. J avais
limpression dtre un bb dans mon berceau, remuant
les mains. J e me sentais seule. J 'tais rellement plonge
dans lobscurit de la maison de W , l o tait mon
berceau. J tais un petit bb tout seul. J e voulais ma
maman, mais je ne pouvais pas lappeler. Alors je me
suis rendu compte que mme quand jtais bb, je ne
lavais pas appele. J tais allonge, jtais calme et jai
senti la tristesse de tout cela, et jai pleur. Ensuite, je
me suis sentie glace et je me suis mise dans la position
du ftus pour avoir chaud. Soudain, jai eu limpression
de faire une chute dans lespace. J e flottais, jtais terri-
fie. J avais peur de tomber, de me heurter quelque
chose, et de me blesser. J tais toujours roule en boule
et mon corps a commenc se contracter et se d-
tendre alternativement. J e navais plus conscience de ce
qui marrivait, mais je sentais que javais peur et que je
luttais et jai cri. Enfin, jai senti que je me faufilais
travers un passage troit. J e sentais quil y avait des
parois autour de moi. J avais peur de me blesser en
forant le passage, mais lorsque je suis sortie, jai com-
pris que je venais de natre et que je mtais pas fait
mal. J tais sortie et jai senti de lair froid autour de
moi. Mon corps sest tir un peu. J e me sentais puise
et heureuse. J tais ne ! J avais limpression que dans
le ventre de ma mre, javais conscience de tout alors
que je naurais d me rendre compte de rien. Comme si
je vivais un vnement qui aurait d se passer alors que
je dormais. J anov a dit que jtais reste contracte
pendant un quart dheure, moi, il semblait que cela
navait dur que quelques minutes. Cest fantastique.
J ai reconnu toutes mes peurs des prcipices, de la
chute, de locan. J ai regard par la fentre puis jai
inspect le cabinet. J e vois tout sous un jour nouveau,
cest comme si on avait enlev une pellicule qui recou-
vrait tout. Lorsque jai quitt le cabinet, je me sentais
merveilleusement bien.
Ce soir, en coutant de la musique, je me suis mise
pleurer. J ai senti quel point mon pre tait triste
quel point ils taient tous deux malheureux et quelle
petite fille triste jai t. J ai essay de me reprsenter
maman. J e lai vue assise au piano, mais son visage se
transformait toujours en une figure dpouvante de
bande dessine. J essaie de la voir comme elle est main-
tenant mais je vois toujours ce visage triste et malade
quelle avait il y a vingt ans. J e me sens bouleverse car
je me rends compte pour la premire fois combien elle
tait malade et pitoyable.

Vendredi

J e commence par regarder ma mre au piano, comme
je lai vue hier soir, et aujourdhui encore son visage se
transforme en figure dpouvante. J e narrive pas
retenir limage pour la regarder. Puis, je lai vue comme
elle tait quand elle avait une trentaine dannes. Elle ne
pouvait pas regarder les gens en face, elle tait pani-
que, paranoaque. J e crie : Elle est folle . J e pleure
et je pleure. Elle est folle et irrelle. Un masque. Quand
jtais petite, elle ntait pas l pour moi, parce quelle
tait folle. Il lui a fallu courir continuellement,
lpoque et maintenant, pour ne pas devenir folle. Cest
de devoir toujours rester la maison avec ma sur et
moi qui a d la rendre folle. Pauvre maman. Brusque-
ment, je suis redevenue petite et je regardais ma famille.
Papa est triste, maman est folle et elle a peur, ma sur
est en colre et chacun dentre nous est seul.
J essayais darranger les choses en excutant des danses
sauvages et en faisant toujours le pitre. J tais dconcer-
te, bien trop petite pour comprendre la situation et pour
laccepter. Ils taient pitoyables et effrayants, et
napportaient aucune aide une petite fille. J e sentais la
folie de ma mre. J e comprends sa faon de faire sem-
blant. Elle pense que si elle adopte un comportement
normal , si elle fait des choses normales , tout ira
bien. Cest tout ce que sa thrapie a fait pour elle. J ai
galement pleur pour ma sur qui essayait aussi
darranger les choses en faisant semblant et en jouant un
rle.

Samedi

Toujours pas de souvenirs denfance. J ai donc parl
de mes voyages au L.S.D. Les deux premiers taient
joyeux, extatiques, mystiques, totalement irrels et trs
visuels. Au cours des trois mois qui ont spar le deu-
xime voyage du troisime, je me suis mise pren-
dre beaucoup damphtamines et de la cocane. La troi-
sime fois que jai pris du L.S.D., jai t trs malheu-
reuse et je voulais que cela me fasse me sentir mieux.
J avais peur den prendre toute seule mais je lai fait
quand mme. Les deux premires heures ont t sem-
blables celles des autres voyages . J ai eu la visite
de quelques amis, mais ils ne sont pas rests longtemps,
et quand ils sont partis, je me suis sentie angoisse. J ai
essay de me souvenir pourquoi javais eu peur den
prendre toute seule, mais je membrouillais. J e ne savais
plus ce qutait le L.S.D., je ne me souvenais plus de
rien de rel. Les hallucinations devenaient effrayantes et
accablantes. Les minutes paraissaient interminables, le
temps se dsagrgeait. Mon esprit ne fonctionnait plus.
J e ne savais plus qui jtais. J e navais plus aucun point
de repre. J tais folle, je sentais que jamais plus je ne
retournerais au monde rel. Terrifie, jai dcouvert que
je pouvais encore me servir du tlphone, et jai appel
ma sur et lui ai demand de venir. J ai t tellement
soulage dentendre sa voix relle , que quand elle
est arrive, javais quelque peu retrouv mes esprits. Le
reste du voyage fut alternativement drle et triste,
mais je savais que je ne serais plus jamais la mme
aprs avoir senti cette folie. Trois semaines plus tard,
trois semaines pendant lesquelles javais pris beaucoup
de Mthdrine et de codine, je me suis veille un
matin profondment dprime. J ai pass toute la jour-
ne allonge sur la plage, jai attrap un coup de soleil
et je me sentais toujours terriblement dprime. J e suis
alle voir ma mre, et jai pleur hystriquement, en
suffoquant. Elle ma donn un tranquillisant qui ma fait
dormir. Quand je me suis veille, je pleurais toujours,
et je souffrais dhyperventilation. Le lendemain elle ma
conduite linstitut neuropsychiatrique de lUniversit
de Californie Los Angeles. L, jai eu un entretien
avec le spcialiste du L.S.D. qui ma assur que je
ntais pas vraiment malade et que je ne faisais que
ragir aux diverses drogues que javais prises et au
L.S.D. Daprs lui, il suffisait que je cesse den prendre
et que je mne une vie normale pour que tout rentre
dans lordre. Il ma prescrit assez de Mellril pour as-
sommer un buf et il ma dit de reprendre mon travail
le plus tt possible et de marranger pour ntre jamais
seule. Tout ce quil ma conseill ma loigne encore
plus de mes sentiments rels, ctait maider les dissi-
muler nouveau, juste au moment o ils taient sur le
point dtre mis nu et ressentis. J e suis reste dans un
tat de profonde dpression pendant environ un mois, je
pleurais, je dormais, et je souffrais toujours
dhyperventilation. A la fin, je me suis reprise un peu,
jai repouss mes sentiments, et jai pu reprendre mon
activit.

Au cours de la sance daujourdhui, jai compris que
jtais devenue folle parce que je ne pouvais pas affron-
ter le sentiment de solitude que le L.S.D. avait dmas-
qu. Mes fantasmes rcents, ces couteaux et ces lames
de rasoir qui me viennent dessus, y sont rattachs. Si je
les laissais vraiment arriver jusqu moi, ils me dchire-
raient et libreraient mes sentiments. Cette peur que jai
de me blesser est la mme que la peur de mexposer la
souffrance qui est enfouie en moi, et de la ressentir. J e
commence sentir toute la tristesse et toute la souf-
france quil y a en moi. Il y a enfoui en moi vingt-cinq
ans de peur, de souffrance et de solitude. J e me rends
compte que suffoquer nest quune manire de lutter
pour retenir les sentiments quand ils commencent
monter, comme ils le faisaient quand jai pris du L.S.D.
J e pleure, je nen finis pas de pleurer. On dirait que cela
ne sarrtera jamais. J e sens la souffrance dans ma tte
qui est bourre de choses. J e voudrais arriver vomir
tout cela. J e suis seule et jai peur.
J e me rends compte que si, au cours des deux pre-
miers voyages au L.S.D., et dans dautres occasions,
je nai pas souffert de solitude, cest uniquement parce
que je suis arrive dissimuler si bien mes sentiments.
J e prtendais que tout allait bien (exactement comme je
le faisais dans mon enfance) parce que je ne pouvais pas
supporter de me sentir seule et impuissante. Mme au-
jourdhui, aprs cette sance, je prtends ne rien ressen-
tir parce que je ne peux pas supporter de me sentir mis-
rable et seule toute la journe. J enfouis toujours mes
sentiments, sauf au cours des sances.

Mardi

Aujourdhui, ds le dbut, javais des sentiments puis-
sants dans le ventre. Ils sont sortis du fond des entrailles
en cris saccads et inarticuls. A la fin, jai compris que
jtais terrifie parce que jtais seule; papa et maman
ntaient pas l. J e ne pouvais men tirer toute seule,
jtais trop petite. J ai vu ma mre telle quelle tait
quand elle est sortie de lhpital psychiatrique, alors que
javais quatre ans, et telle quelle est aujourdhui : ave-
nante et prtendant toujours tre gaie, mais tout cela
nest quun masque. Puis, jai compris pourquoi il me
rpugne de la voir montrer son corps, sa laideur, cest
que je suis comme elle, tout est dissimul mes senti-
ments et ma peur sont recouverts dun masque. Voil
pourquoi javais reconnu sa souffrance quand jtais
petite, mais mme cette poque-l, je ne pouvais pas y
faire face. J ai de grosses jambes, parce que jai toujours
repouss mes sentiments vers le bas, exactement comme
elle. J ai de gros seins parce que je jouais ladulte.
Maintenant, je sens la tension dans tout mon corps et je
voudrais men dfaire. J e me laisse aller cette tension,
et je sens que cest de la souffrance. Toute ma tension
provient de la souffrance que je ne ressens pas. Mainte-
nant, je la ressens et je pleure.
J ai dcouvert galement aujourdhui que le souci que
jai du bien-tre de ma sur, nest quun souci de moi-
mme dguis, car elle a djou la souffrance et la dou-
leur que jai gardes enfermes en moi.

Mercredi

Quand je suis arrive ce matin, javais lestomac re-
tourn et jtais nerveuse et excite. Tout ce que jaurais
pu dire semblait faux, je me suis donc plonge dans le
sentiment. J tais petite et jtais couche dans mon
berceau. J ai lev les yeux et jai vu maman seule avec
moi. Elle avait lair malheureuse, terrifie et folle.
J tais horrifie, et je sentais moi-mme tout ce que je
voyais sur son visage. Mme quand jtais bb, je la
voyais telle quelle tait. Ctait trop douloureux. J tais
trop petite pour tre oblige de voir a. Ce ntait pas
juste. J e ne pouvais pas le supporter. Voil pourquoi il
mavait fallu refouler mes sentiments ds le dbut. Un
petit bb, oblig de voir que sa mre est folle et im-
puissante.
Ensuite, jai essay de me souvenir de papa. J e suis
devenue plus petite, tout en me sentant relativement
plus grande (comme quand jai de la fivre). J tais
toute petite, dans mon berceau ( premire vue, on au-
rait dit un incubateur parce quil y avait un couvercle de
plastique au-dessus de moi). J e ne voyais que
lobscurit et je sentais que javais besoin que mon pre
me prenne dans ses bras. Puis, je lai vu debout, bien au-
dessus de moi. Ctait une statue qui me regardait. J e ne
parvenais pas arriver jusqu lui. J e lappelais douce-
ment, mais il ne mentendait pas, il ne mentendait tout
simplement pas. Quest-ce qui tarrive, papa ? J e ne
pouvais pas bouger, je ne pouvais plus crier. Ensuite,
jai vu ma mre ct de lui. Ils taient tous les deux
des statues de cire, des coquilles vides qui me regar-
daient, mais ne me voyaient pas et ne ressentaient rien.
Puis, il y a eu ma sur ma droite, un sourire feint sur
les lvres, elle avanait les mains dans mon petit lit pour
me pincer. J aurais voulu quils partent tous ils
taient horribles et irrels. Ctait effrayant. J ai ferm
les yeux et je me suis couche sur le ct gauche, esp-
rant quils penseraient que je dormais et quils sen
iraient.
J ai eu une enfance horrible et effrayante ds le d-
part, mais je me le suis cach. J ai serr les dents sur le
sentiment et il est toujours enserr.

Jeudi

Aujourdhui encore, ds le dbut, javais le ventre tout
tendu. J e suis devenue un bb, je ressentais un besoin
trs puissant, mais il ny avait pas de mots. J ai essay
d'appeler maman, mais en vain. Ensuite, je lai vue,
mais je navais pas envie quelle me prenne parce
quelle avait lair folle. J e voulais que ni elle, ni papa ne
soient fous et quils ne soient pas en cire. J e me sentais
triste parce que je ne pouvais simplement ressentir le
besoin sans prouver dabord le besoin de les voir chan-
ger. J e les suppliais de ne pas tre fous, et ctait un
sentiment trs rel. Ensuite, jai senti la fureur que dis-
simulait cette ralit. J e leur ai cri : J avais besoin de
vous, et vous ne mavez t daucun secours vous
tiez bien trop fous ! Qui voudrait, quand elle appelle
ses parents, voir arriver deux fous ? J e croyais que cette
fureur allait durer jamais, mais un seul cri et tout sem-
blait sorti.
J ai t triste toute la journe et toute la nuit qui ont
suivi cette sance, je me sentais trompe et prisonnire
de mon moi de bb malheureux.

Vendredi

J tais petite et jai senti le besoin de papa et de ma-
man. J avais peur et terriblement froid. J tais couche
l, paralyse et transie de peur quils ne soccupent pas
de moi, quils ne me prennent pas. J e ne pouvais pas
appeler parce que je ne pouvais toujours pas supporter
de les regarder. Quand jai enfin cri pour les appeler et
que jai pouss un cri de bb du fond du ventre, je me
suis fait mal loreille gauche. Peut-tre quelle sest
ouverte, parce que jai senti que le cri sortait par
loreille. Ctait un vritable cri de bb, jai eu
limpression que ctait un blement quand jai cri.
Tandis que jtais tendue l, glace, jai senti combien
javais le ventre serr, contract contre le sentiment.
Aujourdhui encore, jai les muscles abdominaux durs
comme du bois.

Lundi

Tout le week-end et ce matin, jai eu mal au ventre,
des crampes destomac et des maux de tte. J ai encore
ce sentiment de creux lestomac que jai toujours eu
(et qui ma toujours rappel le pass). J ai essay de me
laisser aller ce sentiment la tte me tourne (comme
quand on est drogu ou quon a la fivre). La sensation
que tout tourne en rond, avec une sorte de glissement
vers lextrieur. J ai eu limpression que mon bras
gauche tait paralys, comme si quelquun labaissait de
force en comprimant les muscles. J ai cri : Lche-
moi, lche-moi ! , mais ce ntait pas a. Soudain, mon
tourdissement a pris une autre forme : ctait comme si
quelquun balanait trop fort mon landau, comme pour
me faire peur. Ma raison disait que ce devait tre ma
sur, mais aprs, jai vu ma mre, le visage grimaant.
Mais cela non plus ne semblait pas tre tout fait a.
J ai senti de nouveau mon bras. J avais la nause. Mes
parents me tenaient, ils me tordaient le bras et me fai-
saient peur. J ai hurl et jai enfin dgag mon bras.
Immdiatement jy ai senti un afflux de sensations.
Mais jtais terrifie et sens dessus dessous. J e ne com-
prenais pas ce qui stait pass. J ai fini par crier : J e
ne comprends pas , et cette fois, ctait a. J e devais
avoir cinq ans et jtais consterne et trouble par mes
parents. Ils ne soccupaient pas de moi. Tout ce quils
faisaient me troublait ou me faisait mal. Ils taient fous
et ils me rendaient folle. J e les hassais tout en ayant
besoin deux. Ils ne maimaient pas. J e devenais folle
force dessayer de comprendre ce qui se passait. Et je
djouais cette folie par les danses dchanes et les
grimaces pour dissimuler ce que je ressentais. J 'tais
trop petite pour comprendre, mais je comprenais plus
que lorsque javais t un bb. Ctait terriblement
douloureux. J avais toujours la tte prise, le nez et les
oreilles bouchs, la gorge noue ctait toute cette
merde et tout le dsarroi qui staient accumuls en moi.
J ai pouss encore quelques cris de bb et je me suis
sentie un peu mieux. Quand je me suis redresse jai
fredonn tout naturellement, presque inconsciemment,
une chanson enfantine. Peut-tre voulais-je que ce soit
aussi simple que a.

Mardi

J e me suis immdiatement sentie petite. J tais
comme paralyse, debout la porte entre la salle man-
ger et la cuisine et je regardais dans le salon. Papa et
maman sont l, puis ne sont pas l, ils sont transparents.
J ai besoin deux mais je ne peux pas les appeler. J e suis
paralyse entre le dsir que jaie deux et la peur de leur
irralit. J tais seule, trs seule. J e prtendais que je
navais pas besoin deux. J e ne leur ai jamais rien de-
mand. J e nai mme jamais demand papa de maider
couper ma viande alors que ma sur le lui demandait.
Aujourdhui, jai cri : Papa, o es-tu ? J e ne te vois
nulle part dans la maison. Ensuite, jai senti que je
voulais parler ma mre, jaurais voulu lui dire que
javais mal la tte. J ai fini par le faire, et ctait trs
rel. J e lui ai aussi cri : J avais besoin de toi , ce qui
est devenu : J ai besoin de toi . J ai senti que mme
quand toutes les lampes taient allumes, la maison
avait toujours lair vide et sombre. J tais petite et seule,
et je prtendais tre grande et indpendante. En ralit,
mme quand ils taient l, ils ntaient jamais l pour
moi. J e me sentais floue. Pourquoi ne vous tes-vous
pas occups de moi ? Mme si javais hurl et tap des
pieds, ils ne mauraient pas entendue ni vue.

Mercredi

Ce matin, jtais angoisse. J ai commenc par me
souvenir plus nettement de la maison de D . Ensuite,
je me suis sentie petite jtais sur la porte de derrire,
et javais peur devant cette maison vide. J e ne pouvais
pas respirer; javais le sentiment que je ne pouvais pas
marcher dans la maison, mais jai continu me repr-
senter toutes les pices du rez-de-chausse. Enfin, je me
suis mise parcourir la maison et je me suis mme
souvenue de ce quil y avait dans les placards. J avais
rellement peur daller au premier tage, peur de dcou-
vrir quelque horrible secret qui aurait t la cause de
mon angoisse. J e me suis force monter lescalier,
marche par marche. J ai regard dans la chambre de
mon oncle, il ny avait rien. Puis jai travers le corridor
pour aller la chambre de mes parents, javais le cur
battant. A la porte jai perdu courage en voyant que la
chambre tait vide et en comprenant que ctait tout.
J avais peur parce que la maison tait vide; il ny avait
personne pour moi, jtais seule. J e me suis sentie plus
triste que jamais. J e me suis rendu compte qu
lpoque, je navais jamais fait le tour de la maison. J e
ne pouvais pas affronter seule la peur et la souffrance.
Cest pourquoi je suis alle masseoir devant la tlvi-
sion et je dissimulais ce que je ressentais sous la colre.
J e faisais brler des allumettes pour dcharger ma co-
lre, de sorte que quand maman arrivait, je pouvais faire
semblant que tout allait trs bien. Intrieurement, je
ragissais comme un bb, mais dans mon comporte-
ment extrieur, je nen laissais rien paratre.

Jeudi

J ai pass toute la nuit dans une sorte de panique je
ne pouvais pas respirer, javais lestomac nou, comme
par des crampes. Ce matin, je ne pouvais pas avoir de
sance, alors jai dcid dessayer dy arriver toute
seule. J e voyais toujours la maison de... o nous habi-
tions quand javais dix ans. J ai regard dans la chambre
de mes parents, et jai ressenti de la violence, de la co-
lre je me reprsentais une dispute, mais ce ntait
pas rel. J ai fini par me retrouver dans ma chambre. J e
me suis souvenue du soir o jtais revenue du camp de
vacances et o javais compris que quelque chose
nallait pas. Le lendemain, j'avais demand ma mre
sils avaient jamais envisag de divorcer. Ce soir-l, je
croyais les avoir entendus se disputer au premier, alors
que jtais dans ma chambre. J e me rappelais mon pre,
me disant quil maimait tandis que je prenais mon bain;
il avait lair triste, me faisant comprendre par son ex-
pression que tout nallait pas bien. J ai pleur. Au-
jourdhui, jai d pleurer de souffrance pendant deux
heures. Ce soir-l, je compris quon allait en finir avec
les faux-semblants, que sous peu ce serait invitable. Il
ny avait pas de famille. Il fallait que je reconnaisse que
nous ntions pas une vraie famille, que nous ne
lavions jamais t et que, pendant dix ans, nous
navions fait que nous jouer la comdie. J tais terrifie
je ne serais pas capable de regarder les choses en
face. J aurais voulu les supplier, je criais : Non, non,
non ! Toute la souffrance que javais cache quand
jtais toute petite, il mavait fallu la dissimuler nou-
veau ce soir-l. Maman aurait pu tout arranger si elle
avait continu faire semblant, nous aurions tous pu
continuer jouer la comdie. Ctait horrible, ctait la
fin du monde, la fin de notre monde hypocrite.

Vendredi

Toujours mal lestomac et la tte. Hier, je ne suis
pas arrive me dbarrasser de tout. J ai tout repris la
sance daujourdhui. Tout ce qui restait, ctait les cris
que je navais pas os pousser chez moi. J ai cri
non un bon nombre de fois, et me suis sentie soula-
ge.

Lundi

J ai souffert encore la plus grande partie de la journe.
En sance, je me suis plonge dans ma peur dtre seule,
en essayant datteindre la terreur. Mais la terreur est
dans lattente. Une fois que jai ressenti la solitude au
lieu de la repousser, je me suis sentie tout simplement
seule et triste. Ce ntait pas agrable, mais ctait sup-
portable. J e me suis concentre sur le martlement que
je ressentais dans mon estomac et je lai fait monter
dans ma tte, mais je narrivais toujours pas identifier
le sentiment. J e me suis mise pleurer trs fort, en
poussant des cris qui partaient du fond de lestomac
pour essayer de faire sortir le sentiment. J ai cri ma-
man : J ai besoin de toi; jai peur; occupe-toi de
moi. Cela na servi rien. J ai eu peur. J e ny arrivais
pas. J avais le nez bouch, je suffoquais. J e ne pouvais
pas dire ce que je ressentais; les choses tournaient en
rond dans ma tte, je membrouillais et je devenais
folle. Ctait comme pendant le voyage au L.D.S. :
jessayais dexprimer quelque chose de simple avec des
mots, mais ctait quelque chose que je ne pouvais pas
affronter. J e cherchais des rponses avec acharnement,
jessayais de me reprsenter clairement les choses,
jtais gagne par la colre. J ai fini par renoncer, je suis
rentre lhtel, remplie de peur et de confusion.

Mardi

J ai dcid de revenir sur le primal pour voir ce que je
navais pas pu regarder en face tous mes amis et les
besoins que javais ressentis, navaient pas t connec-
ts. J e suis revenue sur le lendemain du soir o jtais
rentre du camp de vacances. J tais en voiture avec
maman, nous allions Glendale. J e lui ai demand sils
avaient jamais envisag de divorcer. Avant mme
quelle rponde, je me suis sentie glace, je flottais, je
ntais plus dans la voiture, jtais tourdie, je tombais.
J ai compris que jtais en train de prendre du recul pour
viter de revivre cette scne. J e me suis contrainte y
revenir. J tais de nouveau dans la voiture, je regardais
ma mre. J e lui ai pos la mme question. Une fois de
plus, jai senti un martlement dans mon estomac. Elle a
rpondu : Oui . J e me suis effondre, ctait comme
un grand coup dans lestomac impossible. Elle avait
rpondu oui . J e me suis sentie pousse contre la
porte, ils me poussaient dehors, elle, en tout cas. Enfin,
jai t frappe comme javais t frappe alors : Elle
ne maime pas. Si elle maimait, elle naurait pas dit
oui elle me mentirait, elle me protgerait, elle reste-
rait irrelle, pour moi. J avais besoin quelle dise non.
Voil le sentiment que je navais pas pu affronter. A
vingt-cinq ans, javais prfr devenir folle, plutt que
daffronter cela dix ans, et javais senti probablement
toute ma vie que ma mre ne maimait pas.

Samedi

J ai commenc par pleurer. J ai vu notre maison de la
rue O o nous avons habit aprs le divorce. Ma
chambre je suis couche sur le lit, je me sens telle-
ment seule. J ai pleur et cri pour appeler maman. J e
ne pouvais pas supporter de me sentir tellement seule.
Ctait encore le sentiment quelle ne maimait pas,
sinon elle naurait pas divorc cest ce qui a fait
scrouler le fantasme.

Mercredi

J ai commenc la sance avec des battements dans le
ventre et la gorge noue. J ai vu la maison de la rue B
. Le couloir entre ma chambre et la cuisine. J ai par-
couru la maison en cherchant quelque chose. J ai vu ma
mre et ma sur divers endroits, mais elles taient
immobiles, comme des statues. J avais besoin delles
pour quelque chose, mais je ne pouvais pas lobtenir.
J tais coupe delles, seule. J avais rellement besoin
dtre avec quelquun, maman, javais besoin
daffection. J avais besoin quelle maime. J avais mal,
mal aux bras et la tte. Puis, je me suis sentie paraly-
se comme un bb. Ctait les deux seules faons que
je connaissais dobtenir de lamour. J e les ai vus tous les
trois dans le salon. Leurs yeux exprimaient la maladie,
la peur. J e voulais fermer la porte, comme je le faisais
toujours. J allais dans ma chambre, ou alors, je me rfu-
giais dans la lecture. J ai ralis que toute ma vie,
javais connect amour et souffrance et que javais t
un petit enfant impuissant, cest pourquoi je ne suis
jamais tombe amoureuse sans que lamour comporte
cette lutte avec la souffrance. Et le besoin demprunter
de largent papa et maman, il fallait que je leur sou-
tire quelque chose. Quand jai voulu leur demander de
maimer, ma bouche tait glace. Mais la fin, je suis
arrive demander leur amour, encore et toujours.

Jeudi

J avais la gorge tellement noue ce matin quen en-
trant, je ne pouvais mme pas parler. J e sentais toute la
souffrance de mon enfance comme un grand coup dans
lestomac. J ai cri : Maman, pourquoi est-ce que tu
ne maimes pas ? J e ten prie, aime-moi ! J ai senti
que je voulais quelle soccupe de moi et quelle me
protge; aprs jai cri : Maman, je ten prie, ne me
fais pas mal ! Et jai rpt a je ne sais combien de
fois. Tous ces appels nont servi rien; l-dessus, jai
cri : Tu me fais mal, je suis malade, tu me rends
malade. J e me suis mise sur le ct, javais la nause,
jai dit : Tu ne peux pas maider ? J e me suis laisse
aller ce sentiment terrorise dtre seule et de sentir
la souffrance. En respirant profondment, je suis arrive
faire remonter cela en partie de mes entrailles. J tais
simplement plus triste encore, jai senti en moi une
tristesse et une terreur plus profondes que tout ce que
javais vcu jusquici.
J ai pleur encore un peu. Puis javais des dmangeai-
sons par tout le corps, javais le ventre contract, mais
intrieurement jtais plus calme. Quand je me suis
redresse, je me suis touch le visage, et la sensation
tait diffrente, comme si je navais jamais encore senti
quelque chose sous ma peau mon masque denfant
glac de terreur stait dchir.

Vendredi

Le sentiment est toujours dans mon ventre et dans ma
gorge. Enfin, aujourdhui, jai vraiment senti la souf-
france et la solitude. Mais je nai pas pu faire la con-
nexion. Do vient cette souffrance immense ? J e
narrive pas la faire sortir. J en suis arrive la sentir
tout le temps, mme en dehors des sances. Mais je sens
que je dois la faire sortir.

Samedi

Le sentiment est l, dans le groupe. Enfin un cri invo-
lontaire jaillit. J e pleure, je pleure et enfin, je dis : J e
savais depuis toujours que ma mre ntait pas l pour
moi. J e savais quelle ne pouvait rien changer ma
solitude. J ai t provisoirement soulage que cela soit
sorti enfin. Mais tout nest pas encore sorti. Ce nest
toujours quun fragment de la souffrance.


CHAPITRE 9

LA RESPIRATION, LA VOIX ET LE CRI

Freud pensait que les rves taient la route royale de
linconscient . Sil est une route royale , ce serait
plutt celle de la respiration profonde. Dans certains
cas, les techniques de respiration profonde font partie
des mthodes qui contribuent librer lnorme puis-
sance de la souffrance dans le corps.
Un travail de recherche effectu il y aura bientt un
quart de sicle sur une ventuelle corrlation entre la
respiration et le malaise psychologique, aboutit des
conclusions positives
1
. A des sujets qui devaient penser
des choses agrables, lon demanda brusquement
linverse. On observa quun grand nombre dentre eux
se mettaient respirer profondment. Plus rcemment,
une tude sur le problme de lhyperoxygnation recon-
nut lexistence dun lien profond entre lanxit et les
troubles du systme respiratoire. On constata mme, au
cours de tests dhyperoxygnation qui consistaient
presser avec la paume de la main sur le bas de la cage
thoracique du sujet pour obtenir une expiration absolu-
ment complte, que, dans la quasi-totalit des cas, il en
rsultait une dtente motionnelle accompagne de

1
J . E. Finesinger, The Effect of Pleasant and Unpleasant Ideas on
the Respiratory Pattern in Psychonevrotic Patients , American Jour-
nal of Psychiatry, vol. 100 (1944), p. 659.
pleurs et de la rvlation dvnements passs impor-
tants
1
.
Wilhelm Reich estimait que linhibition respiratoire
allait de pair avec linhibition des sentiments : De
toute vidence , crivait-il, linhibition respiratoire
est le mcanisme physiologique de la suppression et de
la rpression de lmotion; par consquent, cest le
mcanisme de base de la nvrose
2
. Daprs Reich,
chez les nvross, les troubles respiratoires proviennent
de la tension abdominale qui entrane le sujet, sous
leffet de la peur, retenir son souffle.
Cest pourquoi la technique de la respiration profonde
est utilise en thrapie primale pour conduire le patient
plus prs de ses propres sentiments. Beaucoup de pa-
tients dclarent aprs le traitement que leur respiration a
chang; ce nest quaprs avoir commenc respirer
profondment quils se rendent compte quel point leur
respiration tait superficielle auparavant. Ils disent que
quand ils respirent maintenant, ils sentent lair des-
cendre au plus profond deux-mmes . Dans le con-
texte primal, cela signifie que, dans le cours de leur vie
quotidienne, ils ne plongent pas dans leur souf-
france, ce qui laisse penser que la respiration superfi-
cielle a, entre autres fonctions, celle dempcher la souf-
france profonde de monter.
La respiration normale devrait tre instinctive la
chose la plus naturelle du monde cependant, parmi
tous les nvross que jai pu observer, rares sont ceux

1
B. I. Lewis. Hyperventilation Syndromes; Clinical and Physiologi-
cal Evaluation , California Medecine, vol. 91 (1959), p. 121.
2
Reich, op. cit.
qui respiraient correctement. En effet, pour eux, la res-
piration est un moyen de rprimer le sentiment; autre-
ment dit, le mode de respiration fait partie du systme
non naturel. La respiration du nvros est lillustration
de la suppression du systme rel au profit dun systme
irrel : aprs leur primals, les patients respirent profon-
dment et normalement.
Comme le nvros utilise la respiration pour refouler
sa souffrance, il nest pas rare quon laide soulever le
couvercle de la rpression en le contraignant respirer
profondment. Il en rsulte la libration dune force
explosive qui restait jusque-l diffuse au sein de
lorganisme et se manifeste par une lvation de la ten-
sion artrielle, une monte de temprature, un tremble-
ment des mains ou dautres symptmes du mme ordre.
Les techniques respiratoires primales sont la voie
royale qui conduit la souffrance librant des souve-
nirs en cours de route. A ce titre, elles peuvent tre
qualifies de sentier vers linconscient .
On serait tent de minimiser limportance de
lexprience primale en la considrant comme une
simple rpercussion du syndrome de
lhyperoxygnation (en respirant plus profondment que
ne lexige lorganisme, on provoque une oxygnation
plus forte et une rduction de la proportion de gaz car-
bonique dans le sang). Mais ce serait ne pas tenir
compte de deux facteurs essentiels. Tout dabord, des
tudes ont dmontr que ressentir une douleur ou un
malaise suffit approfondir le mouvement respiratoire
phnomne maintes fois constat scientifiquement,
mais jamais expliqu. Pour ma part, jestime que la
thrapie primale explique la relation qui existe entre la
souffrance et lamplitude de la respiration. En second
lieu, dans la plupart des cas, lhyperoxygnation
saccompagne dtourdissements et de vertiges, ce qui
nest pas le cas lors dun primal.
J e ne pense pas que les techniques respiratoires aient
en elles-mmes quelque pouvoir intrinsque sur la n-
vrose. Tout au plus servent-elles, comme un soupir,
relcher temporairement la tension, et, sous ce rapport,
elles doivent tre considres comme une dfense, au
mme titre que les autres agents de relaxation.
La plupart du temps, ces techniques ne sont plus n-
cessaires ou sont rarement utilises au-del des premiers
jours de thrapie. Il ne faut pas oublier que notre objec-
tif est la souffrance et que lutilisation des techniques
respiratoires nest que lun des nombreux moyens que
nous employons pour latteindre.
La respiration et la voix, qui vont toujours de pair,
sont de toute apparence de bons rvlateurs de la n-
vrose. Il nest pas rare de voir dans les missions de
tlvision des invits qui sont incapables de prendre leur
souffle pour parler. Cela peut tre imput un dsir de
prsenter une image deux-mmes qui nest pas en ac-
cord avec leur personnalit relle.
Le patient qui arrive considrablement tendu notre
premire sance est souvent dans un tat analogue.
Souvent il est terrifi, haletant, se passe la langue sur les
lvres et avale sa salive frquemment.
Ds que la thrapeute commence attaquer son sys-
tme de dfenses, le haltement saccentue. La souf-
france, qui semble monter du nud de lestomac, ne
peut pas dpasser le niveau de la poitrine (o le malade
se sent pris comme dans un tau). La respiration pro-
fonde commence miner cette barrire.
Le malade est alors pri dexercer une pousse ascen-
dante tout en disant Aaa... . Ds que le Aaa...
accroche le sentiment montant, le patient est abandonn
lui-mme. La force qui vient du plus profond de lui-
mme, trouvant une issue, exerce automatiquement une
pousse vers le haut et le patient entre dans une phase
que jappellerai respiration conflictuelle.
Cest ce stade que va se situer la perce essentielle;
le malade est sur le point de passer dun tat o prvaut
lirrel, un tat o cest le rel qui prdomine. La
respiration conflictuelle napparat habituellement qu
la suite dun certain nombre de primals, juste avant la
connexion majeure qui unifie la personne et inonde le
patient de sentiments et de rvlations sur lui-mme.
La respiration conflictuelle est un stade involontaire
du primal o le patient est pris dun haltement profond
qui a quelque chose danimal; la respiration devient de
plus en plus profonde et de plus en plus forte pour finir
par ressembler, par moments, un bruit de locomotive.
Le patient est souvent trop accapar par son propre
sentiment pour se rendre compte de la manire dont il
respire. Il semble que la respiration conflictuelle soit le
rsultat de la lutte entre la pousse ascendante des sen-
timents rprims et les forces de la nvrose qui les re-
foulent. Ce phnomne peut durer de quinze vingt
minutes pendant lesquelles le malade a lair dtre pris
dans une course la mort o le moindre souffle dair lui
est prcieux. En temps ordinaire, le patient
svanouirait.
Une fois que la respiration a trouv son propre
rythme, le thrapeute na pratiquement plus qu obser-
ver.
La respiration conflictuelle est un signe pathognomo-
nique de lamorce du primal. Les malades rapportent
quils se sentent impuissants devant le dferlement de la
souffrance. Pourtant, ils sentent confusment quil ne
tiendrait qu eux de cesser lexprience; toutefois, on
ne connat aucun patient qui ait interrompu un primal
ce stade.
Lorsque la respiration gagne en ampleur et en profon-
deur, lobservateur sent que le moment crucial nest
plus qu quelques secondes ou quelques minutes.
Lestomac du patient est pris de tremblements, sa poi-
trine palpite, il tourne la tte gauche et droite, tend et
dtend les jambes, stouffe et semble en gnral tre
pouss dans les derniers retranchements de sa fuite
perdue devant la souffrance. Soudain, dans une grande
convulsion, il semble que la connexion soit tablie; cest
alors que jaillit le cri primal. Aussitt, la respiration
devient profonde et facile; un patient dclara : Cest
cette respiration qui ma redonn la vie. Les malades
disent alors se sentir frais, lavs et purs .
Aprs ltablissement de la connexion, lair circule
sans effort, nous sommes loin de la respiration saccade
et sporadique du dbut de la sance. Un malade tu-
diant, particulirement sportif, dit navoir jamais rien
ressenti de semblable cette respiration complte,
mme aprs avoir couru un quinze cents mtres.
Le cri a plusieurs effets secondaires. Des malades qui
nont jamais os piper mot dans leur vie familiale, se
sentent brusquement gagns par un sentiment de puis-
sance. Le cri en lui-mme semble tre une exprience
libratrice. Il suffit dcouter lenregistrement sur ma-
gntophone dun primal pour percevoir les modifica-
tions de respiration qui accompagnent les divers stades
de lexprience. Le bruit respiratoire est rvlateur : un
malade qui veut conserver partiellement ses dfenses ne
peut adopter une respiration qui engage tout son tre.
Il peut arriver, trs exceptionnellement, que le malade
simule le cri. Il semble sortir du haut des poumons et
prend alors presque toujours la forme dun cri perant.
Ce cri artificiel semble tre le prolongement de lespoir
irrel. Puisque le cri primal marque la fin de la lutte, il
na gure de chances dtre pouss par quelquun qui est
encore engag dans cette lutte.
Bien que nous parlions souvent de sentiments pro-
fonds , nous prcisons rarement quel niveau ils se
situent. A mon avis, les sentiments profonds sont
ceux qui impliquent lorganisme entier et tout particu-
lirement la rgion de lestomac et du diaphragme.
Certains sujets ont trs tt limpression que leurs parents
ne souhaitent pas les voir exubrants et rellement vi-
vants; en consquence, ils shabituent vite vivre en
retenant leur souffle de peur de dire ou de faire quelque
chose de mal, dtre trop bruyants, trop turbulents ou de
rire trop fort. Tt ou tard cette peur transforme le senti-
ment en phnomnes tels que gorge serre, poitrine
oppresse ou estomac nou. Ce processus de refoule-
ment a un effet sur la voix qui a tendance devenir
aigu : cest une voix qui nest pas lie au corps dans
son entier.
Souvent le discours du nvros fait penser la poupe
du ventriloque la bouche excute des mouvements
mcaniques, en quelque sorte dshumaniss et appa-
remment dnus de tout lien avec lensemble du sys-
tme. Parce quelle repose sur une couche de tension et
non sur un solide fonds de sentiments, la voix tendue est
souvent chevrotante.
La bouche supporte aussi les consquences de la n-
vrose.
Il nest pas rare, aprs le traitement, que les patients
saperoivent de la disparition dune certaine tension
quils ressentaient au niveau des lvres. Une malade
sest rendu compte aprs son primal, que ctait la pre-
mire fois depuis des annes quelle sentait sa lvre
suprieure. Elle rapporta que cette lvre avait toujours
t comme engourdie, peut-tre , ajoutait-elle,
parce que jai grandi dans une famille nourrie de cli-
chs du style : il faut serrer les dents. Ce que je vou-
drais suggrer, cest que notre corps tout entier semble
reflter la souffrance. La colre, par exemple, fait en
gnral rentrer les lvres qui ne forment plus quune
ligne trs mince; si la colre persiste, la position des
lvres se maintient galement.
Les primals sont suivis non seulement dune dtente
du visage et des mchoires, mais aussi la voix baisse
dun ton. Cest sans doute lun des signes les plus vi-
dents et les plus spectaculaires qui distinguent le malade
qui a subi la thrapie. Des femmes qui avaient une petite
voix et une locution enfantine se retrouvent aprs la
cure avec une voix plus profonde et bien pose; leur
discours a pris de ltoffe.
Le discours du nvros manque souvent de nuances
car il reflte un tat de tension perptuel. Un patient
dclare : J avais toujours un dbit prcipit, je parlais
avec une voix de tte. J e ne ressentais rien en parlant.
La tension interne faisait jaillir de moi les mots par
bribes saccades. Maintenant, je me sens parler.
Quand on parle de torrent de mots , on emploie sans
aucun doute la tournure qui traduit le mieux le fait que,
chez le nvros, le discours est lexutoire de la tension.
Un patient qui avait toujours eu une petite voix expli-
quait aprs son primal : J e crois que chez moi, tout
tait petit. J avais bien limpression quil y avait
quelque part ma porte une voix forte, mais je navais
jamais le courage de men servir !
Un autre malade, qui auparavant parlait du nez, dcla-
rait : Toute ma vie jai cru que javais quelque chose
au nez; aujourd'hui, il parat que ctait une faon de me
plaindre et que je ne men rendais pas compte. Au lieu
dtre ouvert et direct, je filtrais tous mes sentiments
par les narines.
Un indice du fait que le discours est un fidle miroir
du moi, peut tre trouv dans le fait que nous prouvons
souvent de lanxit quand nous nous imaginons dots
de la voix de quelquun dautre (privs de notre manire
de parler qui est notre moyen de dfense). Cest pour-
quoi il marrive parfois en thrapie de groupe de de-
mander aux patients dchanger leurs voix afin de dimi-
nuer leurs dfenses.
J e considre effectivement le discours du nvros
comme un mcanisme de dfense. Une voix tnue peut
djouer par des phrases inaudibles la crainte dattirer
trop lattention et ce nest par consquent quun moyen
de rprimer un cri.
Quand le thrapeute oblige un patient ralentir son
locution et lui demande de faire des efforts pour
parler, cest un mcanisme de dfense quil tente de
rompre. Tant que la rserve des sentiments refouls
nest pas puise, ils colorent et faonnent tous les mots
que prononce le nvros et la structure mme de sa
bouche. Au cours des premires heures o le patient
sexprime, cest son systme de dfenses que nous en-
tendons. Ici, du moins, le vhicule du message consti-
tue le message lui-mme .
Mais je pense que le discours nest que lun des as-
pects de lensemble des mcanismes de dfense de la
personne. Daprs mon exprience, un langage puril,
correspond une immaturit sur le plan sexuel et souvent
sur le plan du dveloppement physique (qui reste celui
dune petite fille ou dun petit garon). Daprs ce qui
prcde, il est clair que si lon dcouvre un problme
sur un plan, il faut sattendre le voir ressurgir ailleurs :
ce qui interdit au patient lacquisition dune voix pleine,
lempchera aussi daccder lorgasme complet.
Voici un exemple : un jeune garon est constamment
critiqu pour ses actes et ses paroles, il lui est aussi
interdit de rpondre et de manifester sa colre. Cette
colre refoule subsiste et se grave dans ses traits au
cours de la croissance. Plus tard, il a des enfants son
tour. Toutes ses paroles sont empreintes de colre et
constituent une perptuelle et sourde menac lgard
de son enfant. Ce dernier dguise tous les aspects de son
propre comportement de peur de dclencher le volcan
de colre du pre; son parler est assourdi, ses gestes sont
triqus et craintifs. Cette contrainte risque daffecter
tous les processus physiques, peut-tre mme la crois-
sance. La peur de dire quelque chose quil ne fallait pas
et de provoquer ainsi une explosion de colre paternelle
peut entraner chez lenfant des problmes dlocution.
En effet il examine chaque mot en fonction du danger
quil reprsente. Par consquent, il peut commencer
balbutier et bgayer.
Un ancien bgue expliquait son problme de la ma-
nire suivante : Mon bgaiement reprsentait en fait la
lutte. Tout se passait comme si le non-moi parlait pour
empcher le moi rel de se manifester. Depuis que
javais appris parler, javais toujours eu peser soi-
gneusement mes mots. A la fin, jen tais venu repro-
duire exactement les penses et les paroles de mes pa-
rents. J e disais ce quils souhaitaient entendre. Ctait
comme si javais t attach eux par la bouche. Tant
que le moi rel ne disait pas ce quil prouvait vraiment,
jai pu mentendre avec eux.
Ce malade ne bgayait jamais au cours dun primal
quand il tait son moi rel. Le bgaiement apparat
comme la preuve vidente du conflit qui se joue entre
les deux moi et des symptmes quil engendre. Ces
primals o le malade ne bgayait pas, montrent aussi
comment le sentiment limine les symptmes de la
nvrose.
Au cours dune sance de thrapie de groupe, alors
que ce malade dcrivait ses symptmes, une autre pa-
tiente fit remarquer que tandis quil restait attach ses
parents par la bouche , elle le restait en tant frigide.
En dautres termes, elle voulait dire que le foyer de la
lutte se situe l o lenfant le localise en grandissant.
Pour une femme qui voudrait rester parfaite et pure aux
yeux de ses parents, la lutte (la rpression des senti-
ments) peut se situer au niveau des organes sexuels.
Dans dautres cas, comme nous lavons vu, cela peut
tre la bouche. De toute faon, si lenfant adopte les
attitudes de ses parents et ragit par rapport elles et
non par rapport ses propres sentiments, il faut
sattendre ce que son organisme ne connaisse pas un
fonctionnement rel et harmonieux.
Le discours est un processus cratif qui consiste
produire chaque instant quelque chose qui jusque-l
nexistait pas. Le nvros, au fur et mesure quil parle,
recre son pass le sujet normal cre un prsent perp-
tuellement nouveau.


CHAPITRE 10

NEVROSE ET MALADIE PSYCHOSOMATIQUE

Tous les comportements du nvros sont essentielle-
ment motivs par son tat de tension. Comme son acti-
vation sinscrit dans un systme irrel, il ny a pas de
feedback dans le systme qui vienne indiquer au sujet
quand il devra sarrter. Les muscles restent contracts,
les glandes continuent secrter des hormones, le cer-
veau est maintenu en alerte le tout pour se prmunir
contre un danger qui nexiste plus.
J ohn Lacey et ses collaborateurs ont procd une
exprience qui nous renseigne mieux sur les mca-
nismes mis en jeu dans les ractions du corps au stress
1
.
Leur tude porte sur lacclration et le ralentissement
du rythme cardiaque sous leffet du stress. On a constat
que le rythme cardiaque ralentit quand le sujet est atten-
tif et ouvert au monde qui lentoure cest--dire,
quand il est prt accepter ce qui se passe autour de lui.
Le rythme cardiaque sacclre quand le sujet est sous
leffet de la douleur ou quand il dsire refuser ce qui se
passe. Les chercheurs qui ont procd cette tude
pensent quil devient plus rapide afin de mobiliser par
avance lorganisme contre limpact de la douleur. En

1
J ohn I. Lacey, Psychophysiological Approaches to the Evaluation
of Psychotherapeutic Process and Outcome , dans E. A. Rubenstein
et N. B. Parloff. d., Research and Psychotherapy (Washington, D. C.,
American Psychological Association National Publishing Co., 1959).
outre, la douleur entrane une augmentation de la ten-
sion artrielle
1
.
Limportance de cette tude rside dans la constata-
tion que ce nest peut-tre pas la douleur qui, elle
seule, provoquerait lacclration du rythme cardiaque
mais le besoin de la rejeter. Si lhypothse de
lexistence de la souffrance primale est juste, il sensuit
que lorganisme et tout particulirement le cur, souf-
frent des efforts quils font pour rejeter cette souffrance.
Cela aiderait expliquer la prsence frquente de syn-
dromes du rythme cardiaque et de la pression artrielle
que lon peut constater ds le jeune ge chez beaucoup
dentre nous. Notre corps fait simplement des heures
supplmentaires , il combat des ennemis quil ne voit
et ne sent pas. En tant que muscle, le cur ne peut que
ragir de la mme manire que le reste de notre systme
musculaire.
La tension, en tant quexprience du corps entier, doit
ravager lorganisme entier en attaquant en premier lieu
les organes constitutionnellement affaiblis. Il faut croire
que danne en anne, ce stress use , puisque ceux
qui nen sont pas victimes vivent sensiblement plus
longtemps que leurs homologues nvross.
Le symptme qui se dveloppe dpend dun certain
nombre de facteurs : par exemple, ce que le patrimoine
culturel de lindividu lui fait considrer comme accep-

1
Dans le numro de fvrier 1969 de American Psychologist, Ernest R.
Hilgard rend compte de ses recherches sur la douleur et la tension
artrielle ( Pain as Puzzle ). Il crit : Lorsque les conditions de
stress, qui normalement entranent aussi bien la douleur qu'une aug-
mentation de la tension artrielle, ne provoquent pas cet accroissement
de la tension, on peut supposer qu'il ny a pas de douleur.
table aux Etats-Unis, les maux de tte et les ulcres
sont des symptmes auxquels on sattend .
Mais la localisation de la rgion ou de l'organe atteint,
revt une signification symbolique plus importante. En
gnral, le nvros ne peut ou nose pas voir ses pro-
blmes, de sorte que le message du sentiment apparat
sous forme symbolique : la myopie, par exemple, ou
lasthme qui se dveloppe chez lenfant quon ne laisse
mme pas respirer librement. (A lapproche des senti-
ments primals essentiels, un patient tait repris par les
crises dasthme quil avait eues dans son enfance.)
De terribles maux de tte sont les symboles directs
du clivage nvrotique du moi. Ils sont en grande partie
dus au fait que le sujet prouve des sentiments dun
certain ordre et est forc dagir dune autre faon. Un
malade me disait : Mon esprit a honte de ce que mon
corps ressent.
Le nvros a alors recours laspirine ou autres anal-
gsiques, sans comprendre que la souffrance dont il
sagit est la souffrance primale. Les maux de tte re-
viennent toujours parce que la souffrance primale ne
disparat pas. Un patient sexprimait de la faon sui-
vante : J e disais toujours : Maman, ma tte me
tue ! , sans savoir ce que je disais. Ma tte tuait en effet
mon moi. Il fallait que je fasse comme si mes senti-
ments nexistaient pas; je les enfouissais donc dans un
coin de ma tte, jusqu ce quelle semblt vouloir cla-
ter.
Beaucoup dentre nous perdent leur temps
sacharner contre de fausses souffrances, prendre des
antispasmodiques ou des mdicaments dcontractants
ou encore des tranquillisants, sefforant en vain de
chasser des maux qui ne sont que lexpression sympto-
matique de relles souffrances intrieures. Ces douleurs
symptomatiques se sont fray un passage travers le
systme de dfenses pour nous mettre en alerte, mais ce
systme de dfenses est tel que, seule, la douleur locali-
se un point prcis de lorganisme affleure au niveau
de la conscience, de sorte que le malade continue
ignorer la cause de son mal.
Lors dun rcent congrs de lAcademy of Science de
New York, plusieurs savants ont mis lhypothse quil
existe un lien entre les motions et le cancer. Clauss
Bahnson, psychiatre du J efferson Medical College, a
dclar : Les malades prdisposs au cancer sont sou-
vent ceux qui refoulent leurs motions. Il a constat
que parmi les gens confronts une tragdie person-
nelle, les individus prdisposs au cancer ont tendance
canaliser leurs ractions motionnelles par le systme
nerveux. Cette raction entrane son tour un dsqui-
libre hormonal et joue par consquent un certain rle
dans la gense du cancer. Bahnson a galement soulign
que les cancreux sont en gnral des sujets qui ont
avec leurs parents des rapports insatisfaisants, arides et
mcaniques
1
. Bahnson explique cela par le fait que
ces parents ne pouvant ou ne voulant pas tablir de
relations motionnelles avec leurs enfants, ces derniers
shabituaient rprimer leurs sentiments au lieu de les
exprimer.
Ces hypothses semblent corrobores par un certain
nombre d'autres dcouvertes exposes au cours de ce
mme congrs. W. A. Greene, de lUniversit de Ro-

1
Claus Bahnson, Proceedings , New York Academy of Science
(printemps 1968).
chester, a constat chez les cancreux une forte propen-
sion au sentiment de dsespoir et dimpuissance
1
.
(Notons en passant le fait intressant que chez les
Sioux connus pour donner libre cours leurs motions,
on nenregistre presque pas de cancers.)
Un grand nombre douvrages de psychologie sont
consacrs la mdecine psychosomatique. Dans ce
domaine, on doit beaucoup Franz Alexander pour son
livre sur la signification des maladies psychosoma-
tiques
2
. Mon intention nest pas de passer en revue
toutes les maladies psychosomatiques et dexaminer
leur signification. J e me contenterai de noter que bien
des maladies courantes considres jusquici comme
strictement physiques doivent tre interprtes sous
laspect dun corps atteint, imbriqu dans sa totalit
dans un systme malade qui, dans des conditions par
ailleurs normales, fonctionne tonnamment bien et de
faon saine.
Tant que lenfant est petit et que son organisme est
fort, il peut apparemment rsister une tension consid-
rable. Mais aprs des annes dtat de tension chro-
nique, les organes vulnrables ont tendance cder.
Pour avoir la libert de devenir vraiment ladulte que
lon est, aussi bien physiquement que mentalement, il
faut tre prt lge adulte et libr de son enfance. Par
consquent, la maturit est aussi bien la maturit des
membres et des organes que celle de lesprit. (Le dve-
loppement de la personnalit est la croissance de la

1
W. A. Greene, Proceedings , New York Academy of Science
(printemps 1968).
2
Franz Alexander, Psychosomatic Medicine (New York, Norton,
1950).
personne tout entire.) Une patiente qui tait trs petite
se mit grandir la suite dun primal, au cours duquel
elle avait dcouvert pourquoi elle tait petite. J e res-
tais petite pour que mon pre noublie pas que jtais
toujours sa petite fille qui avait besoin quil soccupe
delle. Si jtais devenue grande (cest, du moins, ce que
je pensais), il ne se serait jamais rendu compte que
jtais toujours son bb. J amais, dans le cadre des
thrapeutiques conventionnelles, il ne ma t donn
dobserver de pareils rsultats.
Les recherches dun pdiatre de linstitut J ohns Hop-
kins, Robert Blizzard, sont rcemment venues confirmer
lexistence dun rapport entre le statut mental de
lindividu et sa croissance. Au cours dune confrence
faite le 22 septembre 1969 Los Angeles devant la
Childrens Division Of County U.S.C. Medical Center,
il a dclar : Beaucoup de pdiatres considrent
comme absolument ridicule la thorie selon laquelle le
psychisme de lenfant dterminerait sa croissance. Mais
ils ont tort. Le docteur Blizzard a observ ce sujet
que dans bien des cas, chez les enfants de six ans qui
avaient la taille denfants de trois ans, le taux
dhormones de croissance tait bien infrieur ce quil
aurait d tre. Il fait remarquer que des enfants petits
retirs dun milieu familial trs insatisfaisant se mettent
grandir rapidement, mme quand ils sont confis un
orphelinat. En quatre ou cinq jours, ils se mettent
produire la quantit voulue dhormones de croissance et
certains vont jusqu grandir de vingt-cinq centimtres
en une anne. Ds quils sont replacs dans leur milieu
dorigine, ces enfants cessent nouveau de grandir. Si
lon examine de plus prs les foyers dans lesquels ils
vivaient, on dcouvre quils souffraient dun grand
manque daffection. Dans certains cas, les mres recon-
naissaient har leurs enfants. Daprs le docteur Bliz-
zard, il ny a quun moyen de soigner les enfants ch-
tifs : les changer de milieu. Pour les adultes, je propose-
rais la thrapie primale.
La pratique de la mdecine psychosomatique pose
souvent au mdecin des problmes embarrassants, car
dune part, il est frquent que le malade nait pas cons-
cience de son tat de tension, et, dautre part, il arrive
que rien dans sa situation prsente ne laisse supposer ce
qui a pu tre lorigine de ses troubles.
Ainsi, la maladie qui se dclare brusquement na sou-
vent pas de cause psychologique apparente. On ne peut
en trouver meilleure illustration que lhomme trs actif
qui finit par avoir un premier accident cardiaque. Son
mdecin peut croire que cela provient du surmenage et
lui dire : A partir de maintenant, vous feriez mieux de
prendre votre temps, de vous dtendre et de rduire un
peu votre activit. Mais ce nouveau comportement
risque justement de prcipiter les choses et de provoquer
un deuxime infarctus; en effet, linactivit est quiva-
lente la destruction du systme de dfenses, elle con-
tribue augmenter la tension et accentuer la pression
interne, de sorte que la deuxime attaque provient non
plus dun excs, mais dune insuffisance de travail. Plus
exactement, elle survient parce que le malade est brus-
quement priv de ce qui lui servait dexutoire de la
tension. On peut se demander si les dcs prcoces que
lon enregistre juste aprs la mise la retraite, ne sont
pas imputables cette suppression brusque de la dfense
que constitue le travail.
Le mdecin peut avancer que les divers troubles pour
lesquels on le consulte ne sont pas psychosomatiques
puisquil ny a pas trace de traumatisme motionnel. Il
nen reste pas moins que le symptme quil observe
peut rsulter dune accumulation de tension. La surveil-
lance priodique de la tension peut aider comprendre
et prvenir bien des maladies. Une hypertension cons-
tante peut indiquer, entre autres, un dsquilibre hormo-
nal et les maladies qui sensuivent. Plusieurs malades
qui souffraient dhypothyrodie, ont observ un chan-
gement de leur tat la suite de la thrapie primale.
Cessant de prendre leurs remdes, ils nprouvaient plus
aucun des effets quils avaient ressentis auparavant
lorsquils avaient arrt les mdicaments.
J e crois quil faut considrer la nvrose comme un
facteur intervenant dans presque toutes les maladies.
Tout sujet qui bloque un sentiment, rprime un aspect
de sa physiologie. J e nai pas souvent vu de nvross
jouissant dune pleine sant physique. Par exemple, des
tudes rcentes ont permis de constater que plus un
individu est anxieux, plus il est expos aux virus. J e
crois que le temps nest pas loin o il ny aura plus de
scission entre la mdecine du corps et celle de lesprit.
Cest cette scission qui a conduit la mdecine traiter
les symptmes physiques tandis que la psychiatrie
sattache aux symptmes mentaux sans que lon com-
prenne compltement que ces symptmes sont les mani-
festations du conflit qui se joue au sein du systme psy-
chobiologique. En termes primals, il ny a gure de
diffrence entre un symptme mental, tel quune pho-
bie, et un symptme physique, tel quun mal de tte. Le
symptme nest que la faon idiosyncrasique dont le
malade rsout son conflit. Se spcialiser dans le traite-
ment des symptmes revient ne soigner que des frag-
ments dindividu. Il ne faut jamais oublier quun symp-
tme est toujours imbriqu dans tout un systme. Vou-
loir soigner un ulcre ou une dpression indpendam-
ment de ce systme, cest ngliger les origines de la
maladie. Cela ne veut pas dire quil ne faut pas traiter
les symptmes, mais simplement que le soulagement
quon apporte ainsi nest quun expdient provisoire.

Disparition des symptmes

La thrapie primale nest certes pas la seule mthode
qui fait disparatre des symptmes (tics, ulcres, frigidi-
t, migraines, perversions sexuelles, etc.). Mais il faut
noter une diffrence importante : en thrapie primale, ce
sont habituellement les symptmes qui disparaissent en
dernier. Cela contraste avec mon exprience en thrapie
conventionnelle o jtais parfois capable dliminer les
symptmes assez rapidement.
Cest sans doute parce quen aidant le patient vivre
et soccuper pleinement, le praticien conventionnel
offre assez dissues lexcs de tension du malade pour
que ses symptmes diminuent. En thrapie primale, tout
exutoire tant supprim, il est trs possible que les
symptmes commencent par saggraver car la dmarche
thrapeutique prive le malade de beaucoup de ses d-
fenses mineures. Tant que le moi irrel na pas totale-
ment disparu et que subsiste le clivage du moi, le symp-
tme demeure. Sa disparition survient peu prs au
moment o le patient termine le traitement.
Cette persistance du symptme sexplique fort bien.
Dabord ce symptme prenons par exemple la bou-
limie est gnralement depuis des annes le centre de
la vie du malade et lexutoire principal de la tension
nvrotique. Si le symptme est souvent llment qui
disparat le dernier, cest quil sest, dans la plupart des
cas, manifest trs tt. Les tics et les allergies apparais-
sent souvent avant cinq ans et le bgaiement peut appa-
ratre ds lacquisition du langage, vers deux ou trois
ans. Le symptme est la faon dont le petit enfant rsout
le clivage du moi.
Il ne faut pas prendre les symptmes physiques tels
que la constipation, le bgaiement et les tics comme de
simples mauvaises habitudes dont il faudrait librer
lorganisme. Ce sont des ractions involontaires au
clivage (o le sentiment est dconnect de la pense)
qui exerce sur le corps une pression indpendante de
toute volont et de toute conscience. Le symptme nat
de cette pression. Le refoulement dune pense relle
(pendant mental de la sensation physique) peut donner
naissance un symptme dordre mental (une ide ir-
relle ou, sous une forme plus grave, une phobie). La
rpression du phnomne physique qui correspond la
pense relle (la douloureuse pense primale) peut pro-
duire des symptmes physiques (flatulence, qui tt ou
tard peut devenir ulcre ou colite).
Il est essentiel de bien comprendre que les symptmes
saggravent en fonction de la force et de la persistance
de la pression. Au dpart, la pression mentale provoque
des ides irrelles ou des phobies. Peu peu, elle peut
provoquer des hallucinations plus ou moins graves.
Cest laboutissement du dveloppement dides ir-
relles datant de la petite enfance. Au fur et mesure
que les sentiments rprims se multiplient, ils exercent
une pression plus forte et obligent lesprit se tortiller
dans des contorsions de plus en plus complexes. En
mme temps, ils psent de plus en plus lourdement sur
les organes vulnrables qui aident drainer une partie
de la tension. Si un organe cde finalement, la tension
aura tendance tre canalise vers lui. Si cela ne sufft
pas la rduire, dautres systmes organiques seront
affects. Cest ainsi que lon peut rencontrer (cest le
cas dun de mes malades), dabord un coulement dans
le pharynx, puis de graves allergies, ensuite de lasthme,
des ulcres, etc.
J e voudrais mettre laccent sur lunit de tous les
symptmes nvrotiques, quils soient physiques ou
psychologiques. Un sentiment bloqu peut produire une
accumulation de tension qui sattaquera finalement la
paroi gastrique ou bien ce mme sentiment peut tre
djou de faon masochiste ce qui aboutira une mani-
festation de cette mme souffrance. Dans les deux cas,
la souffrance est exprime de faon concrte et une fois
quelle est relle, on peut y remdier.
Contre les douleurs on prend des cachets; quant au
comportement masochiste, il a un commencement et
une fin. Dans les deux cas, on assiste une localisation
nouvelle de la souffrance qui devient quelque chose de
concret, quelque chose quon peut contrler. Les dou-
leurs physiques sont des symptmes involontaires de la
souffrance, tandis que le comportement masochiste est
un symptme volontaire. Ce sont des phnomnes qui
paraissent diffrents mais ce ne sont, en ralit, que des
expressions diffrentes de sentiments bloqus.
Le sadisme est une autre varit du mme phnomne
dans laquelle le malade, pour ne pas ressentir sa souf-
france, linflige un tiers. Le sujet battra sa femme alors
quen ralit il voudrait battre sa mre, et, un niveau
plus profond, il voudrait battre sa mre parce quil
souffre davoir manqu damour.
Toute une dynamique trs complexe prside la d-
termination des manifestations symptomatiques. (Les
symptmes psychosomatiques reprsentent le compor-
tement irrel.) Elles dcoulent, soit des circonstances de
la vie, soit de la constitution du sujet. Mais on ne com-
prendra aucun symptme (masochisme ou troubles
psychosomatiques) sans partir du principe que cest un
comportement relocalis . Cest le point de conver-
gence o le sujet tente de situer les sources apparentes
de la souffrance.
Mon mari est mchant , dit une patiente, sil ne
buvait pas ou sil ne me battait pas, notre vie serait dif-
frente ; ou bien : Si seulement jarrivais me dbar-
rasser de ces maux de tte, je me porterais trs bien...
En gnral, aucune de ces affirmations ne correspond
la ralit. La vie ne serait pas diffrente. Ces comporte-
ments sinscrivent dans le mode dexistence des sujets,
ils servent un but : ils tiennent distance la souffrance.
Parce quils tiennent lcart la souffrance, les symp-
tmes sont des dfenses. La raison pour laquelle en
thrapie primale, les symptmes disparaissent souvent
en dernier lieu, rside dans le fait que le systme de
dfenses qui s'est constitu la suite de la scne primale
majeure est une entit stable qui fonctionne sur le prin-
cipe du tout ou rien. Si le patient ressent toujours des
souffrances aigus, mme vers la fin de la thrapie, il est
frquent de le voir manifester dabord ses symptmes
les plus anciens. Lorsque finalement, il ressent pleine-
ment ce qui a provoqu le clivage, il y a toutes chances
pour que les symptmes ne rapparaissent plus jamais.
On comprendra mieux ce processus en observant son
droulement en sens inverse. Lorsquun jeune enfant
subit le clivage lors de la scne primale majeure, lexcs
de tension non rsolue trouve un exutoire le symp-
tme. Ce dernier prend en main le sentiment et r-
sout le conflit de faon irrelle. Si lon ne soigne que les
symptmes, on ne soigne que lirralit : quil sagisse
de symptmes physiques ou mentaux, cest une tche
qui na pas de fin. Cest pourquoi la psychanalyse des
symptmes dure si longtemps.
Barker et ses collaborateurs ont effectu des re-
cherches sur la formation du symptme
1
. Au dpart, ils
avaient remarqu que des symptmes tels que lasthme,
les ulcres et lhypertension saggravaient au cours des
examens sous amytal. (Lamytal est un barbiturique que
lon utilise comme sdatif ou comme hypnotique.) Sous
amytal, le malade parle plus facilement, on dirait que
cette drogue rduit quelque peu les inhibitions acquises
(la faade irrelle). La question pose implicitement par
ltude de Barker tait la suivante : Pourquoi ltat
saggraverait-il (renforcement des symptmes) quand le
sujet est moins inhib ? Dans le cours de leurs re-
cherches sur les crises et lpilepsie chez des malades

1
W. Barker et S. Wolf, Experimental Production of Grand Mal
Seizure During the Hypnoidal State Induced by Sodium Amytal ,
American Journal of Medical Science, vol. 214 (1947), p. 600.
sous amytal, Barker et ses collaborateurs dcrivent la
scne suivante
1
:
Le patient (qui a dj eu des crises dpilepsie) est as-
sis dans un fauteuil demi inclin, les lectrodes de
llectro-encphalographe sont places sur son crne. La
semaine a t dure , dit-il, marque par de nom-
breuses discussions avec sa femme et sa mre. On lui
donne de lamytal raison de 9,72 cg la minute pen-
dant trois minutes. Au dbut de linjection, on observe
un stade transitoire de relaxation. Ensuite, il montre une
tension accrue. A la question : Que se passe-t-il ? , il
rpond : M-m-ma-mre... . Il grimace, grogne et
parle de sa mre de faon plutt dcousue. Il a lair
tantt dtre en colre, tantt de souffrir. Les remarques
concernant sa mre sont entrecoupes de Oh... Oh...
Oh ! gmissants. A la question : Pourquoi est-ce que
votre mre vous embte ? , il rpond : J e voudrais
lempoigner. J e la t-t-tuerais... Elle est mchante... Elle
membte tout le temps, tout le temps, tout le temps. Il
donne limpression de rprimer peine une grande
fureur.
Cest ma mre qui a tu mon pre, poursuit-il, un
jour, je la tuerai. Elle me rend fou. Il ferme les poings,
les porte son front; il ne semble plus capable ni de
matriser sa colre, ni de lexprimer (cest moi qui sou-
ligne). Tout coup, il devient ple et pousse un cri bref,
trangl. Ensuite, pris dune violente crispation des
muscles, il se raidit, il grimace, il a le dos courb, les
bras fermement croiss sur la poitrine, les jambes ten-
dues et raides. A la suite de ce spasme, il passe par une

1
W. Barker, Brain Storms (New York, Grove Press. 1968), pp. 105-
106.
srie de contractions et de relaxations caractristiques
des convulsions graves. Au cours des deux minutes que
dure la crise, llectro-encphalogramme traduit de
graves convulsions. Une crise dpilepsie avait fait
avorter le rveil par lhypnose de ses ractions
l'gard de sa mre (cest moi qui souligne).
Les observateurs taient dautant plus tonns que
lamytal est connu pour ses proprits anticonvulsives.
Ils en ont conclu que la crise avait t provoque par le
conflit entre la colre incoercible et les interdits de la
conscience.
J e citerai encore Barker, car ce quil dit est en accord
avec le principe primal : Cela vient confirmer la for-
mulation de Freud... Vue sous cet angle, une crise con-
vulsive abaisse le niveau de dcharge qui, dune mani-
festation significative, passe une activit neuromuscu-
laire sans signification et sans rapport personnel.
En fait, cela revient dire que les sentiments bloqus
produisent un solide difice de tension qui seffondre au
cours dun accs convulsif la crise dpilepsie. Sil
ne dcrivait pas une attaque prcise, jaurais cru quil
parlait de ce qui se passe en thrapie primale. Il est
vident quun seul sentiment bloqu dans la vie de
quelquun ne suffit pas produire le syndrome de
lpilepsie, pas plus quil ne produit des ulcres, le b-
gaiement ou de lasthme. Mais quand des sentiments ont
t rprims pendant des annes, il en rsulte une accu-
mulation de tension qui excde ce que lorganisme est
en mesure de supporter.
Ce sont les organes ou les rgions les plus vulnrables
qui seront touchs. Chez un sujet enclin aux allergies,
laccumulation de tension peut se traduire par de
lasthme; chez un sujet port aux troubles mentaux, ce
sera par des crises dpilepsie. Que se serait-il pass si
lon avait press le malade de crier ce quil ressentait ?
J e pense que lexpression de son sentiment aurait coup
court la naissance dun symptme (la rsolution du
conflit). Le blocage du sentiment donne naissance une
activit neuromusculaire diffuse la tension.
Toutefois, il devrait tre vident que le fait dexprimer
ses sentiments une fois, naurait vit que cette crise
particulire; le sujet serait nanmoins rest pileptique
et, si la pression tait assez forte, il aurait eu de nouveau
des symptmes. Ce nest quaprs avoir limin tous ses
refoulements antrieurs que lon pourrait dire quil est
prdispos lpilepsie, mais non pileptique. Cest
exactement comme tre port aux allergies sans en
avoir.
Barker poursuit :
Avec le docteur Herbert S. Ripley, jai examin un
autre patient. Au dbut de lhypnose, le malade se mit
revivre spontanment une srie dvnements particuli-
rement traumatisants (chargs de pulsions dagressivit,
de sentiments de culpabilit ou dimpuissance); il pas-
sait dun pisode lautre en remontant le cours du
temps. On aurait dit quil dployait dans le temps,
notre seule intention, tout un ensemble complexe
dexpriences lourdes de signification et relies entre
elles. La faon abractive de toute cette srie
dexpriences semblait communiquer ce
quhabituellement il ne pouvait exprimer que par des
convulsions.
Ici, Barker nonce presque mot pour mot lhypothse
de la thrapie primale.
En fait, ce malade a fait une exprience primale la
suite dune hypnose qui anantit le contrle de la cons-
cience. A propos de ce cas, Barker indique que le fait de
revivre des situations au contenu fortement motionnel
a vit une crise dpilepsie. Cela revient dire
quinversement, des sentiments intenses rests inexpri-
ms provoquent des crises. De nombreux sujets accu-
mulent la tension, certains finissent par avoir des ul-
cres, dautres des crises dpilepsie. Le problme r-
side dans la tension et non dans la manire dont elle se
libre. Des descriptions de Barker, je conclus que
lhypnose et lamytal affaiblissent le moi irrel et son
systme de dfenses, de sorte que les sentiments pri-
mals, jusque-l retenus par la faade, surgissent. Un
hypnotiseur de mtier peut modifier cette faade et
transformer lindividu en quelque chose ou quelqu'un
dautre, mais dans ses expriences, Barker sest conten-
t de faire une brche dans la faade. Cela montre une
fois de plus comment la dtente vacances, retraite ou
courte maladie peut tre dangereuse pour certains
nvross, une menace pour tout leur systme physique.
Cela explique galement pourquoi tant de nvross
nosent pas se dtendre : pour eux, se dtendre revient
se laisser submerger et risquer la mort.
Mais les travaux de Barker disent autre chose encore :
les symptmes sont ncessaires lconomie psychique
et physique de lindividu. Ils rsolvent le conflit. Elimi-
ner les symptmes sans en liminer la cause, cest expo-
ser les patients des effets pires provenant de la tension
accumule.
Barker rend compte ensuite de lexamen dun enfant
de dix ans. Ce garon avait t persuad par sa mre
dviter tout prix de se battre. On lui demande au
cours dun lectro-encphalogramme : Que ressentais-
tu quand il te fallait tendre lautre joue, alors que cela
signifiait tre ross ou prendre la fuite ? J e ne vou-
lais pas quils me prennent pour un lche, mais ma mre
aurait t trs mcontente et maurait donn mauvaise
conscience si je mtais battu... Barker dcrit ensuite
ltat de tension de lenfant qui poursuit : J e ne pou-
vais pas me mettre en colre contre ma mre. Cest ma
mre, cest elle qui ma n.
Llectro-encphalogramme refltait un tat de ten-
sion qui ressemblait fort celui que lon enregistre au
cours dune faible crise dpilepsie. Barker en conclut :
Sans llectro-encphalogramme on naurait proba-
blement pas souponn une composante pileptique
dans cette erreur de langage apparemment banale. Cela
tablit quil y a un lien entre toutes les crises pilep-
tiques ou non pileptiques (cest moi qui souligne).
Bref, les sentiments bloqus peuvent provoquer des
convulsions (au moins au niveau du cerveau). Cela
signifie que sous leffet dun bouleversement, le cerveau
peut avoir des convulsions qui ne se manifestent pas au
niveau du corps. Elles peuvent donner naissance un
comportement nvrotique et des symptmes qui ont la
mme origine que les crises dpilepsie (daprs Barker,
mme la flatulence peut tre une crise). Etant donn que
beaucoup de bouleversements ont pour suite des con-
vulsions au niveau du cerveau, on peut se demander si
un symptme tel que le bgaiement ne serait pas un
quivalent de lpilepsie. Le bgaiement ne serait-il pas
lpilepsie de la bouche ?
Barker dmontre que les troubles du langage et les
sentiments qui en sont la cause, crent une tension qui
se transmet au cerveau. On peut se demander quels
effets peut avoir ce phnomne sil se poursuit des an-
nes durant. Il est important de noter propos de ltude
de Barker que, si lon se contentait dexaminer les seuls
lectro-encphalogrammes, on en dduirait que des
symptmes dpilepsie ou de bgaiement, par exemple,
sont causs par des irrgularits des ondes du cerveau.
Mais si lon approfondit la recherche, on saperoit que
ces irrgularits proviennent de laccumulation de sen-
timents bloqus. Il faut toujours faire attention de ne pas
confondre la cause dune maladie et les phnomnes
que nous mesurons.
Ainsi, si lon dcouvre des anomalies dans la compo-
sition chimique du sang et de lurine des schizophrnes,
il ne faut pas ncessairement en dduire que ces anoma-
lies provoquent la schizophrnie.
Dans son remarquable ouvrage, Barker montre que
beaucoup de troubles du comportement vont de pair
avec les troubles de fonctionnement du cerveau et que
ces deux types de phnomnes proviennent peut-tre du
refoulement des sentiments et de la tension qui en d-
coule. Ce fardeau embarrasse (pour reprendre
son propre terme) le cerveau et excde les capacits de
son fonctionnement normal. En termes primals, cela
signifie que le fonctionnement du cerveau se drgle ds
linstant o il arrive quelque chose qui dpasse nos
capacits dassimilation cest le cas lors des scnes
primales.
On peut rsumer tout cela en disant que si lon se
trouve plac dans une situation o lon ne peut tre soi-
mme, on nchappe pas cette situation et lon se
trouve pris dans un processus qui na pas de fin. Elle
s'intriorise sous forme de tension qui pntre au cer-
veau dont le fonctionnement se trouve perturb. Cela
peut se traduire par des troubles intellectuels, des
troubles dlocution, des crises dpilepsie, ou simple-
ment par un quelconque comportement symbolique, tel
que lhyperactivit.
Le symptme nvrotique est la solution idiosyncra-
sique de la lutte intrieure. Dans ce sens, le style, cest
lhomme. Cest pourquoi le symptme ne peut pas rev-
tir une signification universelle, il na de signification
quen fonction dun individu donn. Ainsi, grincer des
dents peut avoir une multitude de significations diff-
rentes. Pour une de mes malades, ctait une manire de
se rattacher la vie de justesse (expression qui se dit
en anglais par la peau de mes dents ). Pour un autre,
ctait lexpression dune colre refoule. En revanche,
un symptme donn ne peut avoir chez un malade don-
n quune seule signification celle quil a pour lui et
pour lui seul. Il est par consquent impossible de dire
sil y a un type de sujets qui grincent des dents et que le
fait de grincer des dents est signe de passivit, de
manque dindpendance, dagressivit ou de
quelquautre sentiment latent. De mme, il est impos-
sible dtablir des dfinitions universelles, seul le pa-
tient est en mesure dexpliquer le sens de son symp-
tme.
Il est des symptmes de nvrose que lon na pas
lhabitude de considrer comme tels par exemple, le
fait dtre petit. En rgle gnrale, il ne vient pas
lide de quelquun daller voir un psychologue parce
quil se trouve trop petit. Cependant, on dcouvre aprs
la thrapie que le malade tait retard, non seulement
dans son dveloppement mental, mais aussi physique-
ment. On constate quil a grandi et on peut en infrer
que sa petite taille tait en effet un symptme, la solu-
tion idiosyncrasique des contradictions intrieures qui le
torturaient.
Au cours de ces deux dernires annes, je nai pas eu
connaissance de la rapparition du moindre symptme
chez les malades qui avaient suivi une thrapie primale
complte. J e ne pourrais pas en dire autant de mes an-
nes dactivit en tant que psychothrapeute conven-
tionnel. Pourquoi ? A mon avis, parce que cest la ten-
sion qui provoque les symptmes. Ils ne rapparaissent
pas parce quil ny a plus de souffrance primale qui
produise de la tension. Il ny a plus de clivage entre
corps et esprit. Bref, il ny a plus rien qui reste enfoui et
qui exerce une pression sur lorganisme.
J e pourrais faire une liste interminable de tous les
symptmes que la thrapeutique primale a limins, des
douleurs menstruelles lasthme. Mais cela tendrait la
faire passer pour une panace et la dconsidrer en
tant que mthode srieuse. Comme me la dit un col-
lgue : Si au moins vous me parliez de vos checs, de
quelques symptmes qui nont jamais disparu, jaurais
moins de difficults accepter vos prtentions exorbi-
tantes. Pourtant, si le principe selon lequel tous les
symptmes dcoulent de la souffrance primale est exact,
il est normal que la thrapie primale en vienne toujours
bout.
Il se peut que le patient qui sort dune thrapie pri-
male, dbarrass de toute tension et de tout symptme,
apparaisse un peu comme le surhomme. Mais en ralit,
cest le nvros qui tente dtre un surhomme en man-
geant deux fois trop, en travaillant deux fois trop et en
employant deux fois trop dnergie pour souffrir deux
fois trop.

Rcapitulation

Tout homme porte en lui-mme sa vrit. Pour le n-
vros, ces vrits sont les souffrances primales. Un
mensonge de lesprit signifie une souffrance pour le
corps. Lesprit du nvros a beau affirmer que tout va
bien, son corps dit la vrit. Les troubles psychosoma-
tiques sont la vrit du corps.
Avec le temps, il nous faudra probablement modifier
lide que nous nous faisons du fonctionnement normal.
Une malade qui est infirmire a enregistr au sein dun
groupe la tension et le rythme cardiaque des autres
membres du groupe : ces donnes restaient toujours
infrieures la moyenne. De nombreux patients ont
not une baisse permanente de leur temprature. Pour
certains, elle se situait toujours aux alentours de 36. En
gnral, aprs le traitement, les sujets sont en excellente
sant, ce que je ne saurais expliquer que par labsence
dune tension chronique.
En effet, quand le nvros nest pas victime dune v-
ritable maladie rsultant de sa tension chronique, il
risque de cder lexpdient qui lui sert dexutoire :
tabac, boulimie, calmants et alcool rclament tous leur
tribut. Mme avec laide de telles habitudes, destines
relcher la tension, le nvros narrive pas toujours
viter les troubles psychosomatiques. Le systme nvro-
tique est comme un immense vaisseau dbordant de
symptmes. Cest nous quil incombe de les rduire
autant que nous le pouvons. Mais il est vident que cest
dabord la tension quil faut liminer. Nous ne sommes
en mesure de le faire que si nous comprenons bien que
la tension nvrotique nest pas normale et na pas sa
place dans un organisme en bonne sant. Les symp-
tmes rsultent de la lutte de lorganisme contre le moi,
du conflit entre le moi irrel et le moi rel. Le rtablis-
sement durable de la sant physique et mentale suppose
llimination de toute tension.


CHAPITRE 11

QUEST-CE QUETRE NORMAL ?

Le but de la thrapie primale est de faire du malade
une personne relle. Les tres normaux sont, par dfini-
tion, rels. A la suite de la thrapie primale, les malades
le deviennent. Mais il leur reste des cicatrices. Ils ont t
maintes fois blesss et nul ne peut effacer leur souve-
nirs; on peut tout au plus les dsamorcer de sorte quils
nont plus la force qui a contraint le nvros adopter
un comportement symbolique. Etant donn les frustra-
tions dont souffre le nvros, il ne faut pas sattendre
ce que la thrapie primale fasse de lui un individu com-
pltement satisfait. Nvros, il luttait pour atteindre
cette plnitude future. La thrapie le rend apte satis-
faire les besoins quil ressent dans le prsent.
Par individu normal , jentends un individu exempt
de toute dfense, de toute tension et de toute lutte int-
rieure. Ma conception de ce qui est normal na rien
voir avec les normes statiques, les moyennes, le degr
dadaptation sociale, la conformit ou la non-
conformit. Pour lindividu lui-mme, il y a des com-
portements dune varit aussi infinie quil y a
dhommes sur la terre. Lindividu normal est lui-mme.
Le rle de la thrapie primale est de permettre au ma-
lade non de devenir quelquun , mais de devenir lui-
mme.
J exposerai ma conception de ltat normal par oppo-
sition ltat de nvrose. Puis, je tracerai un portrait du
malade aprs le traitement; ses sentiments, ses activits
et le type de relations quil noue.
Lindividu normal est dtendu parce quil est satisfait.
Le nvros, dont les besoins ne sont pas satisfaits, doit
chercher des raisons apparentes son insatisfaction.
Cela lempche den voir les raisons relles. Ainsi il
rve de changer de mtier, de passer de nouveaux exa-
mens, de dmnager ou de changer de matresse. En se
concentrant sur les cts dsagrables de son travail ou
sur sa msentente avec sa femme, il espre liminer son
malaise fondamental.
J ai le souvenir dun patient qui tait arriv un jour en
maugrant contre le tour que prenaient les vnements
politiques dans le pays. Il tait obsd par le dsir
dmigrer. Ce quil disait de latmosphre politique
correspondait assez bien la ralit. Toutefois, la d-
couverte des origines relles de son mcontentement,
sans changer son opinion sur la situation politique, mit
un terme son obsession. Son sentiment tait : Pour
moi, il ny a pas de vrai foyer. Il nen avait jamais eu.
Mauvais foyer, mauvaise patrie; il rvait daller ailleurs
pour trouver ce foyer.
Comme il nest pas rellement l o il est, le nvros
ne peut jamais tre durablement heureux. Il utilise le
prsent pour dominer le pass. Cest ainsi quil achte
une maison et lamnage et quand cest fait, il en dsire-
ra une autre. Ou bien, il prendra une nouvelle matresse
pour labandonner aprs lavoir conquise .
Pour le nvros, cest la lutte et non son issue qui est
essentielle. Aussi est-il frquent quil nachve pas ce
quil a entrepris. Il justifie les tches inacheves par le
fait quil est trs occup. En ralit, il est trs occup
parce quil ne termine jamais rien. Il est douloureux de
finir quelque chose et de se retrouver quand mme insa-
tisfait ! Cest pourquoi les derniers mois de travail avant
un examen suprieur sont souvent si pnibles. Cest
aussi la raison pour laquelle certains individus ne peu-
vent pas se contenter davoir de largent sur leur compte
en banque. Ds quils se sont acquitts dune dette, ils
empruntent nouveau pour poursuivre la lutte. Cest
quil leur serait intolrable de se dire : J e suis arriv,
jai de largent la banque et je suis toujours malheu-
reux. La lutte permet dluder cette constatation. Par-
mi les femmes nvroses, rares sont celles qui se lvent
de bonne heure et viennent bout du travail de mnage.
Si elles y parvenaient, elles seraient obliges de faire
face au vide de leur existence. Pour lviter, elles gar-
dent toujours une ou deux pices en dsordre : cest une
manire de maintenir la lutte. Elles peuvent ainsi envi-
sager avec plaisir le moment o la maison sera installe
ou nettoye, et cela les empche de se demander : Et
maintenant ? une fois que toutes les petites besognes
sont accomplies.
Lindividu normal, qui na pas besoin de lutter et qui
na pas besoin dobstacles sur son chemin lobligeant
continuer la lutte, peut sattaquer des tches. Le n-
vros, en remettant plus tard le moment de ressentir sa
souffrance, remet aussi plus tard une grande partie du
reste de sa vie. En effet, son existence commence vri-
tablement quand il sent cette souffrance.
J usque-l, il doit se drober pour chapper, non seu-
lement sa souffrance, mais tout ce qui est dsa-
grable. Cette fuite constante devant son moi rel ex-
plique sa tendance linstabilit sinon physique, du
moins mentale. Il ne peut tenir en place, son esprit est
perptuellement occup de ce quil va faire. Cette agita-
tion le poursuit jusque dans son sommeil : il se dbat et
transpire; cela va quelquefois jusqu lempcher tota-
lement de dormir quand il est obsd par des soucis et
des affaires non rgles.
Lindividu normal est entirement prsent, il na pas
mis de ct, en rserve, une partie de lui-mme, et cest
pourquoi il peut accorder tout son intrt. Trop souvent,
le nvros est un tourbillon de distractions, ses yeux
semblent, comme son esprit, passer constamment dun
objet lautre, incapables de se fixer longuement sur
quoi que ce soit.
Evidemment, lindividu normal ne connat pas de cli-
vage. Autrement dit, il ne vous serre pas la main en
regardant ailleurs. Il est capable dcouter, ce qui est
rare dans une socit nvrotique. Le nvros nentend
vraiment que ce quil veut entendre; la plupart du temps,
il est en train de rflchir ce quil va dire. En rgle
gnrale, ce quil entend naura de valeur que dans la
mesure o cela se rapporte lui dune manire ou dune
autre. Il est incapable dobjectivit et ne saurait appr-
cier ce qui est en dehors de lui (y compris ses propres
enfants). Les sujets de conversation du nvros sortent
rarement du cadre de ses expriences personnelles
( J ai dit que... , Il ma rpondu que... ) parce quil
centre tout son intrt sur son moi et que ce moi est
frustr.
Lindividu normal sintresse lui-mme dune ma-
nire diffrente. Il nest pas ncessaire que tout au
monde se rapporte lui, mais il est capable de se situer
par rapport au monde. Il nutilise pas lunivers qui l'en-
toure pour dissimuler celui quil porte en lui.
Lindividu normal ne se sent pas solitaire, il se sent
seul et ce sentiment-l na rien voir avec ce que res-
sent le nvros. Cest un sentiment isol, exempt de
peur et de panique. Chez le nvros, le sentiment de
solitude est le refus dtre seul, le besoin dtre avec les
autres pour chapper latroce sentiment primal dtre
rejet et rellement seul presque tout au long de sa vie.
Les inventeurs de lauto-radio ont bien compris la soli-
tude du nvros en crant des remdes contre la souf-
france, des dfenses offertes gratuitement qui vitent au
nvros de ressentir son isolement. Pour lindividu nor-
mal, ces appareils constituent souvent une intrusion
dans son domaine priv.
Lindividu normal est rel et on le sent dans sa faon
de ragir. Au contraire, le nvros ne connat pas de
juste milieu, il ragit trop fort ou pas assez; depuis quil
a dcouvert que ses ractions relles ntaient pas ac-
ceptables, il a t forc de ragir dune faon artificielle
ou de prtendre quil ne ragit pas du tout. Par
exemple : une malade qui avait invit une amie, elle-
mme nvrose, pour lui montrer son nouvel apparte-
ment, lui demande ses impressions. Oh, je voudrais
que mon tapis fasse aussi bien que le tien. Elle ne
voyait la pice quen fonction de ses propres besoins et
sa rponse tait caractristique du comportement nvro-
tique. Il arrive aussi que devant une plaisanterie, le
nvros, au lieu den percevoir lhumour et den rire, ne
sache que surenchrir.
Chaque fois quun individu doit identifier au lieu
de ressentir, nous assistons ce type de ractions inad-
quates. Lindividu normal ne ragit pas de faon appro-
prie parce quil essaie de produire un certain effet ou
parce quil a appris un certain nombre de rgles, mais
parce quil sent ce qui est appropri. Autrement dit,
pour tre un bon pre ou une bonne mre, il na pas
besoin de se plonger sans cesse dans des manuels
lusage des parents. Il a un comportement naturel qui
permet ses enfants dtre naturels.
Parce que lindividu normal ne doit pas dissimuler le
sentiment dtre inimportant, il na pas besoin de lutter
pour tre trait comme quelquun de spcial par les
garons de restaurant ou le personnel htelier, alors que
le nvros y passe souvent le plus clair de son temps. Le
besoin du nvros consiste en partie sentourer de
gens pour ne pas se sentir seul ou devenir membre de
clubs pour dissimuler le sentiment de navoir jamais
appartenu une vraie famille. Pour lindividu normal,
toute cette lutte incessante nexiste pas.
En parlant de la lutte du nvros, je repense une r-
clame de whisky qui disait : Cest une petite rcom-
pense pour vous ddommager de toute les annes que
vous avez passes lutter pour accder votre situation
actuelle.
La lutte du nvros est une lutte artificielle. Cest ain-
si quune femme passera des annes faire les magasins
en qute de bonnes affaires sans tre jamais tout fait
contente de ce quelle achte. Elle na probablement pas
tort. Si elle avait obtenu sans lutte laffection de ses
parents, les bonnes affaires nauraient peut-tre pas tant
dimportance. Cette course aux soldes est la nvrose
amricaine par excellence. Cest un peu comme les
remdes amaigrissants : cela vous fait obtenir quelque
chose de merveilleux sans grand effort, exactement
comme le whisky. Ce qui fait tout le charme des bonnes
affaires, cest la lutte. Plus elle est serre, plus on en
apprcie le prix, sauf que ce nest pas l le prix que
lindividu dsire obtenir par la grande lutte de toute sa
vie. Ce nest quun pitre substitut, parce que des an-
nes de lutte dont lenjeu tait lamour des parents, ont
t vaines. La course aux soldes est semblable la vie
du nvros auprs de ses parents, la diffrence que
dans le premier cas, il finit par obtenir quelque chose
que souvent il na pas dsir.
Il est difficile bien des nvross dentrer dans un
magasin et de payer le prix normal, parce que cela re-
vient ntre pas un cas particulier . Nimporte qui
peut payer le prix normal, et si cest votre cas, vous
ressemblez tout le monde. Lindividu normal ne
sacharne pas poursuivre les bonnes affaires : il fait
tout ce quil peut pour se faciliter la vie, non pour la
rendre complique.
Le comportement nvrotique lgard de largent est
assez semblable au prcdent. Un malade mexpliquait
quavant la thrapie, il tait incapable de garder de
largent sur son compte en banque, parce que cela aurait
signifi quil tait au terme de sa lutte. Cet homme
cherchait perptuellement chapper un sentiment de
non-valeur quil tenait de lenfance. Il avait espr (in-
consciemment) que largent lui donnerait un sentiment
de valeur. Mais, bien entendu, il narrivait jamais
avoir assez dargent pour cela. Quand il en avait, sa vie
ne devenait pas plus supportable car il se sentait tou-
jours sans valeur et il prouvait donc le besoin den
accumuler toujours davantage.
Lindividu normal nutilise pas son argent titre sym-
bolique, pour satisfaire des besoins passs. Il a cons-
cience de sa valeur, parce quil a eu des parents nor-
maux qui lapprciaient tel quil tait. Il est tout naturel
que largent soit la proccupation essentielle de beau-
coup de nvross; en effet ils se sentent par dfinition
sans valeur, ils nont jamais t estims pour ce quils
taient. Ntant pas capables de ressentir leurs besoins
rels, ils cherchent toujours avoir plus quil ne leur
faut.
Dautres nvross ne peuvent pas dpenser largent.
Leur lutte a probablement pour but de se sentir labri
et en scurit. Mais ni dans ce cas ni dans le prcdent,
ce nest largent qui peut donner un individu non scu-
ris un sentiment de scurit. Cette catgorie de nvro-
ss remet toujours la vie au lendemain. Un jour, quand
tout ira bien, je prendrai des vacances. Il ne vit jamais,
il se cramponne un fantasme qui lui suggre qu un
jour la vie sera diffrente. Ce fantasme est en liaison
troite avec la souffrance et cest ce qui explique que
tant dindividus ont tendance, dans bien des domaines,
vivre au futur. Lindividu normal, par contre, vit dans le
rel et dans le prsent. Il na pas de vieilles souffrances
qui le tirent en arrire et qui lobligent atermoyer. Il ne
connat pas le besoin de fantasmes parce quil a des
sentiments rels.
Lindividu normal est stable. Il est content dtre l o
il est et nprouve pas le besoin dimaginer que la vie
relle serait ailleurs . Une patiente sexpliquait ainsi :
J e me regardais dans le miroir et jtais terrifie la
vue de mes rides. J allais desthticien en esthticien,
jessayais des lotions spciales et comme cela navait
aucun effet, je me fis faire un lifting. J e fuyais perdu-
ment devant le sentiment que ma jeunesse tait finie et
que je naurais jamais loccasion dobtenir ce dont la
petite fille au fond de moi avait besoin. La vue de mes
rides et de mes quelques cheveux blancs minterdisait
jamais desprer que je pourrais redevenir petite et ma
fuite nen finissait pas. J allais des soires, je sortais
sans cesse. J e mefforais dtre attrayante, dtre in .
La fuite tait comme une seconde nature; je ne pouvais
marrter.
Lindividu normal peut accepter son ge parce quil
vit dans le prsent et a consciemment vcu sa jeunesse.
Il n'essaie pas quotidiennement de rcuprer quelque
chose quil a perdu des dizaines dannes auparavant. Il
nest ni excessivement proccup de lavenir, ni conti-
nuellement tourn vers le pass, parce quil ne vit pas
un moment qui n'existe pas.
Pour reprendre la formule de McLuhan, chez le n-
vros, la personnalit est le message . La personnali-
t du nvros est dforme par le sens du message quil
doit transmettre. Cest ainsi que le laconisme dun indi-
vidu peut vouloir dire : Papa, parle-moi, dlie-moi la
langue ; lindividu maladroit, mal organis dit : Ma-
man, je suis perdu, dirige-moi ; lair chagrin veut dire :
Maman, demande-moi ce qui me fait mal , et le d-
pressif demande peut-tre : Ne me donnez pas de
coups de pied quand je suis terre.
La personnalit de lindividu normal nest pas dfor-
me parce quil nessaie pas de dire quoi que ce soit de
faon indirecte. Sans de vieux besoins, les gens sont
simplement ce quils sont. J e ne saurais expliquer cela
autrement quen disant que lindividu normal sans fa-
ade psychologique vit et laisse vivre. J ai dj fait
remarquer que le corps fait partie de la personnalit
entire, de sorte que le nvros a souvent lair nvro-
s : il aura les lvres fines, serres, qui font barrage
tous les mots inacceptables, des yeux rtrcis inca-
pables de voir tout ce qui se passe , comme me le disait
un malade, des lvres aux commissures tombantes
force de regrets non rsolus et inexprims, ou des m-
choires serres dans une colre perptuelle. Par tout son
organisme, le nvros exprime le message de
linconscient. Chez lindividu normal, qui, lui, na pas
de message transmettre, on peut sattendre, toutes
choses gales dailleurs, trouver un corps bien propor-
tionn. Les transformations physiques que jai pu obser-
ver chez certains patients la suite de la thrapie pri-
male, me font penser que bien des choses que nous
croyons congnitales sont en fait des effets de la n-
vrose.
Lindividu normal sait samuser. Le nombre de nvro-
ss susceptibles den faire autant sans laide de stimu-
lants artificiels, tels que lalcool, est tonnamment petit.
Comme le disait un patient : Lamusement mine
lespoir. J e marrangeais toujours pour voir le mauvais
ct des choses. Quand toute la journe se passait bien,
je piquais tout coup une crise de mauvaise humeur et
je dclenchais une dispute. J e ne pouvais supporter une
suite ininterrompue de jours agrables, cela me plon-
geait dans linquitude comme si javais toujours une
pe de Damocls suspendue au-dessus de la tte. R-
trospectivement, je me rends compte que si javais ac-
cept dtre heureux, jaurais renonc la lutte pour
avoir de bons parents. Si javais accept le bonheur de
tout cur, et si javais rellement joui de la vie, jaurais
d renoncer voir mes malheurs reconnus. Le nvros
ne cherche pas le bonheur dans le prsent, il veut quil
le compense pour ce qui a t. On peut en dire autant de
laffection. Lindividu normal en jouit sans rserve.
Mais pour le nvros, cela reviendrait dire ses pa-
rents : J e nai plus besoin de vous. J ai trouv
quelquun qui maime. Or, le nvros a beaucoup de
difficults admettre quil ne sera jamais le petit garon
ou la petite fille qui va recevoir de ses parents tout ce
qui lui manquait.
Lattitude dun patient qui est venu me voir aprs
Nol illustre bien ce qui distingue la raction de
lindividu normal de celle du nvros. Il arriva en me
disant quil avait eu des cadeaux par milliers . Pour
remplir le grand vide de toute sa vie, il prouvait le
besoin de sexprimer avec une exagration abusive.
On lit partout quil faut confier certaines petites tches
ou certains travaux aux enfants pour leur apprendre le
sens des responsabilits. On pousse ainsi lenfant
gagner de largent mme quand ce nest pas une nces-
sit. Quand un enfant est invit par son petit voisin
aller jouer, la premire question qui vient la bouche
des parents cest : Est-ce que tu as fini tout ce que tu
avais faire ? On dirait que les parents ont peur que
sils laissent leurs enfants faire ce quils veulent, ces
derniers ne fassent jamais ce quils doivent . En
consquence, ils mettent obstacle tous les dsirs de
lenfant jusqu ce que lenfant commence avoir peur
de ses dsirs et les vite peu peu. Plus tard, cela donne
un adulte qui ne peut jamais agir spontanment sans tre
harcel par la question : Quest-ce que je devrais faire
avant ? Un patient ma dit : Quand je mamusais un
soir quelque part, et quon minvitait pour le lendemain,
ma mre mettait immdiatement le hol sous prtexte
que ctait trop la fois ! elle voulait dire trop de
divertissement. Elle avait sans doute peur que jpuise
mon lot de plaisirs sans payer mon tribut de devoirs !
A cet gard, la vie de lindividu normal est beaucoup
moins difficile. Il ne se retient pas de profiter du mo-
ment qui passe, et ne place pas ses enfants dans une
situation de lutte, de sorte quils nont aucun sentiment
de culpabilit quand ils agissent librement et spontan-
ment.
Pour le nvros, rien nest jamais tout fait comme il
faut, parce quaux yeux de ses parents, il ntait jamais
comme il faut. Cest tout un art de ne jamais dire un mot
dapprobation un enfant, une phrase qui lui signifie
quil est bien tel quil est, et pourtant un patient aprs
lautre rapporte quil ne se souvient pas davoir jamais
entendu pareil mot. Bien au contraire, les parents nvro-
ss expriment tout instant leur souffrance, parce que
cette souffrance est constamment prsente.
Le fait davoir t critiqu toute sa vie peut avoir des
consquences diverses. Par exemple, il est des nvross
qui lon ne peut offrir un cadeau sans quils y trouvent
quelque chose redire ou qui voient toujours le mauvais
ct des choses parce quon a jamais vu en eux que
leurs dfauts. Quand le nvros lit le journal, il lit les
mauvaises nouvelles : ce qui a mal tourn, qui dautre
est malheureux ou qui a fait quelque chose de mal. Dans
une socit nvrotique, o chacun projette son malheur
lextrieur pour se rendre la vie supportable, nouvelles
est synonyme de mauvaises nouvelles. Lindividu nor-
mal ne se dlecte pas du malheur des autres. Il le ressent
et dsire faire quelque chose pour y remdier.
Quand on essaie de combler le vide dun nvros, il
faut se souvenir que cest un gouffre sans fond. Le n-
vros peut avoir besoin de cadeaux fort coteux pour
compenser des annes de vide et de manque damour.
Mais aucun cadeau ny pourrait suffire, quel que soit
son prix; toutes les fourrures de la terre ne pourraient
rchauffer un tre qui a toujours eu froid.
Mme quand le nvros atteint un objectif quil a
longtemps poursuivi, il nest pas satisfait. Un de mes
patients obtint finalement un doctorat de philosophie et
sombra ce moment-l dans une dpression profonde. Il
avait cru quaprs huit ans de travail acharn, ce docto-
rat lui apporterait quelque chose, mais il navait toujours
pas le sentiment dtre aim ou considr. Il mexpliqua
que lobtention de ce doctorat tait en quelque sorte
lultime miracle, or, il ne ressentait rien. Lindividu
normal nespre rien des vnements extrieurs, cest
pourquoi il peut laisser les choses telles quelles sont.
Pour le nvros, la dception est le corollaire de
lespoir. En dissimulant la ralit, lespoir condamne
souvent le sujet souffrir de son attente irraliste. Par
exemple, en allant au rveillon de Nol, le nvros court
une vritable dception, sil sattend au cours de cette
soire se sentir dsir et aim.
Lindividu normal est en bonne sant. Il na pas be-
soin de courir dun mdecin lautre pour dire quil a
mal parce quil navait jamais pu le dire ses parents.
Comme rien ne le pousse tre irrel, comme nul sys-
tme symbolique ne le contraint un tat dagitation et
de fatigue, il est non seulement plus sain mais beaucoup
plus nergique. Il emploie cette nergie
laccomplissement des tches relles et non lutter pour
obtenir limpossible. Enfin, lindividu normal sait quand
il se sent bien. Un patient ma dit : J e nai mme ja-
mais su si je me sentais bien, tant jtais tranger mes
sentiments. Quand on me demandait comment jallais et
que je ne me sentais pas mal, il me fallait en dduire que
je devais me sentir bien puisque telle tait
lalternative.
Lindividu normal ne place pas les autres en situation
de lutte. Il comprend quun enfant doit tre aim sans
avoir mriter cet amour. Par consquent, il ne con-
traint pas ses enfants lutter pour quoi que ce soit.
Paradoxalement, il semble que ces enfants russissent
trs bien, contrairement au principe selon lequel la ren-
contre prcoce des difficults forme le caractre et
arme un enfant pour lexistence. Certains nvross ne se
rendent jamais compte quils nauraient rien d avoir
faire pour tre aims de leurs parents. Ils ont lutt si
longtemps pour tre aims quils ne peuvent imaginer
quon les aime tout simplement parce quils existent. Le
conditionnement qui apprend lenfant quil doit faire
quelque chose pour tre apprci, commence presque
ds la naissance. On chatouille le bb pour en obtenir
un sourire (il faut avoir lair heureux !). Un peu plus
tard, on lui demande de faire au revoir de la main,
de danser devant ses grands-parents ou de dire tel ou tel
mot, le tout sans se soucier de son humeur ce moment-
l. Presque tout ce que fait le petit enfant est destin
satisfaire la volont de quelquun dautre. Le besoin
quprouvent les parents et les grands-parents dobtenir
constamment une raction qui leur soit destine, semble
tre une consquence du peu de ractions quils ont pu
obtenir de leurs propres parents.
Si lon compare le portrait de lindividu normal et ce-
lui du nvros, on stonne que ce dernier puisse vivre
si longtemps.
Sil existait un principe cl du comportement rel, il
pourrait snoncer comme suit : la ralit sentoure de
ralit de la mme manire que lirralit recherche
lirralit. Les individus rels ou normaux ne nouent
pas de relations durables avec les nvross, et linverse
est galement vrai. Lindividu normal ne supporte pas le
manque dauthenticit. Il ne se rsout pas flatter le
nvros et le dorloter ou se prter ses caprices pour
lapaiser. De mme, il ne se laissera ni charmer, ni
tromper, ni gouverner par le nvros de sorte que les
relations seront difficiles, sauf si quelquun est assez
direct. Lindividu normal ne se laisse pas prendre dans
une lutte qui nest pas la sienne. Un patient rapportait
quil avait lhabitude de finir les phrases de sa femme.
Elle commenait sa phrase tout en lui lanant un regard
suppliant, et il intervenait immdiatement pour finir sa
place. Ctait une raction automatique et inconsciente.
Quant au nvros, il ne poursuit habituellement pas
les relations qui ne servent pas les besoins de sa n-
vrose. Il a des exigences spciales. Il a tendance re-
chercher les individus qui partagent son genre dides et
dattitudes irrelles. Cest pourquoi on observe souvent
une parfaite homognit de pense entre le nvros et
ses amis propos de la politique, d'conomie, de per-
sonnes ou de phnomnes sociaux en gnral. Ce que je
voudrais montrer, cest que le comportement irrel est
tout un ensemble. Le nvros doit viter la ralit
jusqu ce quil soit prt faire face la sienne. J usque-
l, il se cre un cocon confortable mais irrel, avec le
travail quil fait, les journaux quil lit et les amis quil a.
Sur le plan social, le degr dirralit du nvros d-
pend jusqu un certain point de la mesure dans laquelle
il doit se renier. Un homme qui na jamais t aim par
son pre aura peut-tre des ides homosexuelles. Cer-
tains reconnaissent ces ides et les acceptent; dautres
peuvent les nier et ventuellement, ils nadmettront
mme pas quelles existent dans leurs rves diurnes ou
nocturnes. Chez ces derniers, la frustration est plus
profonde. Ils en arriveront tre dgots par la seule
vue dhomosexuels, et demanderont des lois contre eux.
Dans la socit, ils demanderont labrogation de tout
droit pour les homosexuels le tout parce quils vou-
draient un pre et ne peuvent le dire. Il se peut que ces
mmes hommes aient si peur de leur faiblesse quils
en viennent la mpriser. Non contents de toujours
chercher agir de faon nergique et indpendante, ils
demanderont que soient votes des lois contre les tire-
au-flanc de la socit ou tout autre groupe dindividus
incapables de se faire la force du poignet . Autre-
ment dit, la rpression de ses propres besoins est sou-
vent synonyme du refus de reconnatre les besoins des
autres.
Pour modifier la philosophie sociale de certains n-
vross, cest tout leur systme psychique et physique
quil faudrait modifier. Les nvross croient ce quils
sont obligs de croire pour rendre la vie supportable.
Les dissuader de leurs croyances fondamentales revien-
drait les faire renoncer leur constitution mme.
Lindividu normal na pas dintrt exploiter les
autres. Rien de ce quil attend des hommes nest irra-
liste. Le nvros, qui est sans dfense devant sa souf-
france, prouve souvent le besoin dexploiter les autres
pour ressentir une importance quil est incapable de
ressentir autrement. Il se comporte ainsi pour se mettre
couvert. Il a besoin des autres pour sentendre dire du
bien de lui-mme, de ses enfants, de sa maison ou de ses
vtements.
Lindividu qui nest pas normal ne peut rien donner
de lui-mme puisque son moi est enferm en lui-mme.
Le nvros peut feindre de sintresser aux autres et se
convaincre quil le fait, mais tant que son moi nest pas
arriv ressentir et sexprimer entirement, il ne peut
pas se proccuper rellement de quoi que ce soit. Tant
que le moi rel est touff par la peur et la tension, tant
quil a des besoins inassouvis et dsesprs, il ne peut
rien donner.
Lindividu normal ne sentoure pas dune foule
damis pour ne pas se sentir seul au monde. Ses amis ne
sont ni ses trophes, ni sa proprit. Aprs le traitement
primal, les malades rapportent quils sentendent avec
dautres personnes relles, quelle que soit leur personna-
lit. Ils affirment que les tres rels sont ouverts, hon-
ntes, peu exigeants, que les idiosyncrasies ne semblent
pas constituer une menace.
Lindividu normal nprouve pas le besoin davoir,
sur son carnet de rendez-vous, tous les samedis soirs
pris des mois lavance, pour sentir quil est apprci
des autres. Un mdecin normal na pas besoin davoir
une salle dattente comble pour se sentir ncessaire.
Dans ce dernier cas, largument est double sens. En
effet, un nvros peut devenir angoiss sil est le seul
patient dans la salle dattente dun docteur et peut passer
immdiatement. Comme il naura pas lutt pendant
quanxieux, il attendait, il se dira que son mdecin est
moins bon que celui chez qui il y a toujours une heure
dattente.
Lindividu normal qui agit de faon raliste, est en
gnral lheure, parce quil vit dans le temps prsent et
non dans une sorte de temps provenant du pass. Cela
veut dire quil ne prend pas le temps pour un symbole
qui lui permettrait de ressentir quelque chose quil ne
peut pas ressentir autrement. Ainsi, il ne sera pas en
retard pour se donner de limportance et ne pas se sentir
rejet, comme cest le cas chez le nvros.
Le fait dtre en retard peut, par exemple, tre une
manire de garder vivant un espoir irrel. Cest une
autre faon qua le nvros de tricher avec lexistence. Il
arrive faire en sorte que son affairement ne lui laisse
jamais le temps de sentir; il est toujours en mouvement,
sous leffet dune pression quil croit extrieure et qui,
en ralit, vient du fond de lui-mme. Nombreux sont
les nvross qui organisent leur vie de manire navoir
jamais de loisirs. Ils font des projets l'infini (pour tuer
le temps) afin de navoir jamais un instant pour ressentir
ou pour rflchir. En un rien de temps, ils ont plus
doccupations que la journe ne compte dheures, de
sorte quils finissent toujours par tre en retard.
Ainsi que nous lavons dj signal, il existe des
pseudo-sentiments que lhomme normal ne connat pas.
J e veux dire que lindividu normal ne saurait tre ni
jaloux, ni accabl de sentiments de culpabilit. Il se
contente de ce quil est, nenvie pas les autres, ne dsire
pas ce quils dsirent et ne cherche pas avoir ce quils
ont. Cest une autre manire de dire quil laisse les
autres femmes, enfants et amis tre eux-mmes. Il
ne vit pas travers leurs succs. Il ne s'empresse pas
deffacer toutes les marques de bonheur quils donnent.
Lindividu normal ne se sent pas alin, car seule la
souffrance produit lalination dune partie du moi;
(c'est peut-tre l'alination du moi qui permet aux diri-
geants de parler si facilement de tuer. Coups de leur
propre humanit, ils ne doivent pas tre capables de
comprendre celle des autres. Il est vident que pour
celui qui ne ressent pas rellement la vie, la mort nest
pas un bien grand drame. En ce sens, la mort intrieure
rend la mort effective des autres moins relle et moins
horrible.)
Lindividu normal semble percevoir le rythme de la
vie des autres. Il use de tact, non par hypocrisie pro-
fonde, mais parce quil peroit la souffrance des autres.
Il ressent quel degr de ralit les autres sont capables
de ressentir.
Lindividu normal est sensible au vrai sens du terme.
Non seulement il est mentalement ouvert aux besoins et
aux pulsions des autres, il a aussi une sensibilit de tout
lorganisme qui fait que son corps et son esprit sont
directement touchs par des stimuli. J e tiens faire la
distinction entre la sensibilit mentale du nvros et la
sensibilit ouverte de lindividu normal. J insiste sur ce
point car il y a beaucoup de nvross qui ont une per-
ception aigu et percent bien jour les personnes de leur
entourage. Mais je crois quils ne peuvent pas sentir les
situations dans lesquelles ils se trouvent parce quen
mme temps, leur comportement est le djouement de
sentiments frustrs. Cest ainsi quun homme brillant se
lancera dans un expos philosophique au cours dun
dner, profondment conscient de la nature de ses audi-
teurs, mais ne se rendant absolument pas compte quil
accapare toute la conversation. Il est trop occup ext-
rioriser son besoin dattirer lattention et de se sentir
important. Voil pourquoi il est essentiel pour un thra-
peute, non seulement de savoir pntrer la personnalit
des autres, mais dtre lui-mme normal. Sil ne lest
pas, il satisfera dans son rapport avec ses malades un de
ses propres besoins (par exemple, le besoin de se sentir
ncessaire), contrebalanant ainsi tout le bien que sa
comprhension pourrait apporter.
Lindividu normal renonce se rjouir par avance ,
pour combler le vide du prsent. Un patient a racont :
J e faisais toujours le mme raisonnement : je me di-
sais que je ne voudrais pas tre riche parce que les
riches sont certainement malheureux. Ils peuvent avoir
tout ce quils veulent et, par consquent, ils nesprent
plus rien. Maintenant, je me rends compte que si lon
peut se rjouir de tout ce que lon a chaque moment,
on na plus besoin de vivre dans lattente.
Lindividu normal ne confond pas espoir et projets. Il
peut avoir des plans davenir mais il ne les grossit
pas au point de navoir plus de prsent. On dirait que
certains nvross repoussent tout dans le futur, si bien
quils ne peuvent plus jamais prouver un vrai plaisir
dans le prsent. Selon moi, cela vient de la petite en-
fance; cette poque de sa vie, lenfant comprend que,
sil avait fait exactement ce quil ddirait et men sa vie
comme il lentendait, il aurait t rejet et peut-tre
abandonn par ses parents qui entendaient que les
choses soient faites selon leur faon eux. Lenfant a d
remettre ses dsirs plus tard, esprant quil pourrait
tre heureux aprs . Cela explique en grande partie
lide que se font beaucoup denfants : J e serai heu-
reux quand je serai grand. On dirait que certains n-
vross conservent ce schma de raisonnement jusque
dans lge adulte. Lindividu normal qui a renonc
lespoir irrel et sa lutte pour plaire, peut vivre comme
il lui plat.
Le nvros dsire , tandis que lindividu normal
a besoin . Si le nvros dsire ce dont il a rellement
besoin, il souffre; pour viter cette souffrance, il est
oblig de dsirer des substituts quelque chose
daccessible. Lindividu normal a des besoins simples,
parce quil dsire ce dont il a besoin et non des substi-
tuts symboliques. Le nvros dsirera une cigarette, un
verre de whisky, du prestige, de la puissance, des di-
plmes ou une voiture de course. Le tout pour recouvrir
sa souffrance et ne pas ressentir le vide de son exis-
tence, sa non-valeur, son impuissance, etc. Lindividu
normal na rien recouvrir, nul vide combler.
La vie semble conspirer contre le nvros. Il dsire
tout parce quil a reu si peu. Mais comme il a d d-
former sa personnalit dtranges faons pour obtenir
dinfimes satisfactions, il devient le genre de personne
dont les autres se dtournent. Ses exigences exagres,
son manque dindpendance et son narcissisme devien-
nent insupportables pour les autres. Lindividu normal,
en revanche, qui ne cherche pas dans tout rapport social
la compensation dannes dindiffrence est souvent
recherch et pris comme exemple.
Le nvros prend toujours. On a beau faire beau-
coup pour lui, cest insuffisant parce que ses besoins
doivent tre satisfaits toujours et encore jusqu ce
quils soient proprement connects et rsolus, ce que
dhabitude, seule la thrapie primale est capable de
faire.
Lindividu normal agit selon les tu dois et non se-
lon les tu devrais . La thorie primale comprend le
comportement du nvros comme labdication des be-
soins personnels par dfrence aux besoins et aux dsirs
des parents. Ceux-ci deviennent les tu devrais pour
lenfant. Un mauvais enfant est un enfant qui
naccomplit pas ses devrais . Le petit enfant qui
essaie dtre gentil pour se faire aimer, essaie de r-
pondre ce que ses parents attendent de lui. Il le fait
avec lespoir implicite quils finiront par rpondre ses
besoins par exemple : quils le prendront dans leurs
bras. Mais quelque effort quil fasse, lenfant ne peut
jamais satisfaire les besoins de ses parents. Ainsi, nous
arrivons la situation o lenfant essaie sans arrt de
satisfaire ses parents, de les rendre heureux et contents.
Mais il ne fera jamais assez, aucun enfant ne peut com-
penser le malheur de ses parents.
Les devrais de lenfant correspondent aux besoins
des parents; sil ne sy conforme pas, il doit renoncer
lespoir dobtenir lamour des parents. Lenfant nvros
devient si profondment prisonnier de ses devrais
tre sage, poli, et serviable quil perd de vue ses
propres besoins. En consquence, il se met dsirer ce
dont il na pas besoin.
Souvent, cest dune manire trs subtile que les pa-
rents drobent ses besoins leur enfant. On voit des
parents nvrotiques rpter leurs enfants : Tu devrais
tre content; cesse de te plaindre, regarde tout ce que
nous faisons pour toi. Nous tavons tout donn. Sou-
vent lenfant se laisse convaincre. Il regarde autour de
lui et voit quil est entour de biens matriels. Il en
dduit quil a ce quil souhaite, et il ne sait mme plus
quil a dsesprment besoin dautre chose dtre
aim.
Ce quil y a de tragique dans ces devrais , cest
quen sy conformant, lenfant imagine que sil fait
exactement ce que veulent ses parents, ces derniers
finiront un jour par dverser sur lui toute une pluie
damour. Mais comme de leur ct, les parents ont be-
soin de quelque chose quil ne pourra jamais leur appor-
ter, ce jour ne vient jamais.
Lenfant qui agit en fonction de ses devrais nagit
pas en fonction de ses sentiments. De sorte que sil met
de lespoir dans ce comportement, il y met aussi de la
colre la colre davoir faire quelque chose quil ne
ressent pas. Ayant pass toute sa vie faire ce quil
navait pas envie de faire, le nvros prouve parfois
des difficults faire ce quil doit faire. Au contraire,
lindividu normal fait ce quil doit faire parce quil agit
en fonction de la ralit.
Le nvros vit souvent dans lindcision parce quil
est partag entre ses besoins rprims et ses devrais .
Lindividu normal dcide par lui-mme; il ressent son
moi et sait ce qui lui convient.
Le nvros laisse aux autres le soin de dterminer ses
devrais . Que devrais-je choisir au menu ? de-
mande-t-il. Cest ainsi quil organise sa vie de manire
ce que les autres lui fournissent continuellement des
devrais ; il ne se permet jamais dagir en fonction de
ses sentiments. Cette simple question : Que devrais-je
choisir ? est souvent le signe de la torpeur du nvros.
Cest une manire de dire : J e nai aucun dsir, aucun
sentiment : je ne vis pas, vivez ma vie ma place.
Lindividu normal ne cherche pas le sens de la vie, car
la signification de toute chose dpend du sentiment.
Plus on ressent profondment sa vie la vie
lintrieur de soi plus elle a de sens. Le nvros qui a
d se fermer ds un trs jeune ge une ralit catastro-
phique, poursuit consciemment ou inconsciemment
cette recherche. Il cherchera le sens de la vie dans le
travail ou dans le voyage, et si son systme de dfenses
fonctionne bien, il imaginera que sa vie a un sens.
Dautres nvross ont le sentiment que quelque chose
leur manque et se mettent en qute dun sens. On les
verra rejoindre un guru, se mettre tudier la philoso-
phie, se plonger dans la religion ou des cultes, le tout
dans le seul but de dcouvrir un sens qui est porte de
la main.
Le nvros doit poursuivre cette qute parce que le
sens rel signifie la souffrance qui doit tre vite. Cest
alors que la qute elle-mme devient le sens de sa vie;
puisque le nvros ne peut pas ressentir pleinement sa
propre vie, il doit trouver son sens travers dautres
hommes ou des choses qui lui sont extrieures. Il le
trouvera quelquefois dans le talent et les succs de ses
enfants ou de ses petits-enfants, dans un poste important
ou dans des transactions de grande envergure. Cest
quand ces lments extrieurs lui sont enlevs que le
nvros souffre. Cest alors quil commencera se de-
mander : A quoi bon ? Aprs tout, quest-ce que cela
signifie...
Lindividu normal vit en lui-mme et na pas le sen-
timent que quelque chose lui manque, il est entier. Le
nvros souffre ds quil interrompt sa lutte, car il lui
manque en effet une part de lui-mme. Un patient
lexprimait de la faon suivante : J ai un travail fasci-
nant, malheureusement, il ne mintresse pas. Pour lui,
ce travail navait pas de sens.
Incapable de ressentir la pleine signification de son
existence, le nvros se voit souvent contraint
dinventer une vie au superlatif ou une vie future un
endroit o se droulerait la vie relle. Il est oblig
dimaginer que le vritable sens et le but de lexistence
doivent se trouver quelque part. Il se figure que les
savants pourront trouver ce secret pour lui, alors que lui
seul en est capable. Lindividu normal dcouvre son
propre corps et nprouve pas le besoin dimaginer un
endroit particulier o la vraie vie a lieu. Si le nvros
sadresse la psychothrapie, cest parce quil espre
implicitement quelle laidera trouver une vie plus
charge de sens. Cela aussi devient une longue qute.
Lindividu normal a fait une dcouverte simple : le sens
de la vie nest pas quelque chose quon dcouvre, mais
quon ressent. Il ne passe donc pas ses dimanches
courir de sminaire en sminaire pour apprendre lart de
vivre, de trouver le bonheur, etc.
On trouve une bonne illustration de la qute du nvro-
s dans le comportement dun malade qui avait t tu-
diant en philosophie : J aimais la philo parce que je
ntais jamais oblig dtre sr de quelque chose. J e ne
me suis jamais rendu compte combien je dsirais cet
tat dincertitude. De toute faon, je ntais pas capable
de ressentir ce qui tait vrai dans la vie, de sorte que
lincertitude me convenait parfaitement. J e cherchais
dans les cieux et dans les brumes de lintellect une sorte
de supersignification le tout pour ne pas avoir faire
face lide que toutes les annes que javais consa-
cres aux disputes familiales navaient pas de sens.
Ctait absurde. Trouver un sens chez Descartes et Spi-
noza tait un palliatif agrable.
Lindividu normal ne cherche pas donner un sens
particulier aux occasions spciales comme Nol et le
J our de lAn (la saison primale, comme disait un pa-
tient). Le nvros est souvent dprim pendant les ftes,
parce que les runions de famille ne lui donnent pas le
sentiment dtre aim ou de possder une vraie et cha-
leureuse famille.
Lindividu normal nprouve pas le besoin de faire de
la vie ce quelle nest pas. Il na pas besoin des grandes
qutes philosophiques. Il sait quil est vivant, un point
cest tout.
J e pourrais consacrer toute la fin du prsent ouvrage
dcrire le comportement normal. Ce qui est normal,
cest tout simplement ce que font habituellement les
gens normaux ce nest pas passer sa vie creuser des
gouffres insondables pour sefforcer ensuite den sortir.


CHAPITRE 12

LE PATIENT APRES LA THERAPIE PRIMALE

Le malade qui suit la thrapie primale nest pas dun
type particulier. Il a en gnral entre vingt et un et cin-
quante ans, et le plus souvent, aux alentours de vingt-
cinq ans. Les professions de ces patients vont de
lancien moine aux professions librales de toutes
sortes, y compris beaucoup de psychologues et
dartistes. Alors que la thrapeutique conventionnelle
russit mieux chez les sujets ayant fait au moins des
tudes secondaires, la thrapeutique primale russit tout
aussi bien chez les sujets qui nont rien dintellectuel.
Les malades ont des substrats religieux diffrents, vien-
nent de toutes les rgions des Etats-Unis et du monde et
ont des fonds de civilisation diffrents.
La majeure partie de mes malades ont dj t soigns
par la psychanalyse, la thrapie rationnelle, la Gestalt-
thrapie, lanalyse existentielle ou la thrapie
dinspiration Reichienne. A lexception des mthodes
de Reich, toutes ces coles utilisent des techniques cen-
tres sur lutilisation de lintrospection.
La plupart des patients sont clibataires, mais un cer-
tain nombre dentre eux sont maris ou divorcs. Cet
lment joue un rle important. Les patients qui ont une
famille et ne sont plus trs jeunes sont plus difficiles
soigner. En effet, ils sont dans la plupart des cas dj
enracins dans lirrel, soit quils aient choisi une
pouse, elle-mme nvrotique, soit quils aient pris un
travail irrel ou choisi des amis irrels. Bref, cest un
type de patient qui doit abandonner beaucoup de choses
afin de devenir rel. Peu de gens sont prts cela quand
ils ont atteint quarante ou cinquante ans. Quand une
personne dun certain ge, marie depuis dix ou vingt
ans avec un nvros, devient relle, son partenaire qui
ne suit pas la thrapie risque de vouloir saboter cette
tentative, ce qui rend le traitement pnible et difficile
pour le patient. Le malade idal pour une thrapie pri-
male est peut-tre le clibataire relativement jeune qui
na pas dintrt se maintenir dans lirralit. Toute-
fois, nombreux sont les patients dge moyen, mais
desprit ouvert, chez qui la thrapie a trs bien russi. Il
est significatif que fort peu de patients aient une ide de
ce qui va leur arriver; cest pourquoi il semble que nos
rsultats soient moins modifis par des opinions prcon-
ues. Bien que les techniques dapproche de la thrapie
primale soient rvolutionnaires, elles ne dsorientent
presque jamais le patient. De quelque milieu quil soit
issu, il semble quil en ait une comprhension imm-
diate.
Observons le patient au sortir de la thrapie. Com-
ment est-il ? Il vit dune faon diffrente. Cela signifie
souvent quil change de mtier. Beaucoup de sujets se
trouvent physiquement incapables de poursuivre des
tches irrelles : par exemple, ils ne peuvent pas retrou-
ver le baratin du reprsentant de commerce ou soccuper
de toute la paperasserie inutile quimposent certains
mtiers. Deux hommes chargs des prisonniers en liber-
t surveille, dcouvrirent quil leur tait impossible de
continuer exercer cette surveillance au lieu de leur
apporter laide dont ils avaient rellement besoin pour
ne pas rcidiver. En attendant dtre forms la pratique
de la thrapie primale, deux psychologues prfrrent
prendre un travail subalterne plutt que de poursuivre
des tudes dans un domaine de la psychologie quils
tenaient pour irrel. Lun deux avait t conseiller
conjugal et se refusa reprendre son mtier o il ne
traitait que le comportement superficiel de ses clients.
Un producteur de films de tlvision abandonna son
travail pour crire enfin une uvre personnelle. Un
ouvrier dcida de faire des tudes, considrant quune
carte dtudiant rapporte davantage quune carte de
travail . Pourtant, il navait aucune illusion sur ce quil
allait entreprendre en facult. Une enseignante dut
changer dtablissement parce quelle ne supportait plus
de travailler avec un proviseur nvros.
Pour les autres coles de psychothrapie, lun des cri-
tres habituels de normalit est le fonctionnement .
On considre comme normal lindividu efficace et pro-
ductif. La conception primale est diffrente. Aprs le
traitement primal, le sujet nest plus dispos ne
saccorder aucun rpit. En termes de thrapie primale, le
nvros stimule son moi sans arrt afin de se sentir utile,
accept ou aim. On exige de ceux qui veulent pratiquer
la thrapie primale quils subissent dabord le traite-
ment. Aprs, ils ne sont plus disposs faire trente
quarante heures de sances. Ils ont compris que trop
souvent, le nvros tire son identit de ses fonctions,
non de ses sentiments. Cest ainsi quun sujet pourra
tre prsident directeur gnral et avoir de multiples
titres et dexcellentes qualits de travail et
dorganisation, tout en tant bien malade. Au sortir de la
thrapie, une malade sexpliquait comme suit : Moi-
mme et tout autour de moi devait tre bien organis
pour que je ne ressente pas le dsordre profond qui
rgnait en moi. Si je navais pas t continuellement en
train dagir ou dchafauder des projets, je me serais
effondre. Elle avait pris ses fonctions pour sa vie
relle.
Il nest pas rare que des malades se rendent compte,
aprs la thrapie, que beaucoup de ce quils croyaient
avoir faire, ntait pas aussi urgent que cela. Ainsi le
dimanche devient le jour o ils jouent avec les enfants
au lieu de le passer nettoyer le garage. Une malade
sexprimait ainsi : Maintenant que je sais que je ne
possde rien dautre au monde que moi-mme, je ne
passe plus ma vie me tracasser pour eux . J ai
lintention dtre gentille avec moi-mme et de me d-
tendre.
Aprs le traitement, le patient, tant moins pouss (
trouver de lapprciation et de lamour), agit moins en
fonction de sa lutte. Il peut se consacrer davantage la
satisfaction de son moi et devient ainsi capable
dapporter un amour rel sa femme et ses enfants.
Aprs la thrapie, le sujet est gnralement moins ac-
tif mais il ne sapplique qu des tches relles, de sorte
quil apporte la socit une contribution bnfique.
Les enseignants, par exemple, exigent beaucoup moins
de leurs lves tout en leur apportant beaucoup plus. Ils
laissent leurs lves sexprimer et sefforcent de leur
apprendre les choses qui sont importantes pour leur vie
relle (dans la mesure o le systme dducation actuel
le permet).
Ces patients ne vendent plus aux gens des choses dont
ils nont pas besoin. Un malade, dcorateur de thtre,
conserva son mtier parce que son travail construire
quelque chose tait quelque chose de rel pour lui.
Mais il sarrta dans la mesure du possible de faire des
heures supplmentaires, afin dtre avec sa famille. Il
ntait plus pouss par lenvie dacheter toujours plus de
gadgets et il sarrta de jouer de sorte quil pouvait
employer son argent plus judicieusement. Il me rapporta
que largent quil conomisait sur la bire suffisait lui
seul assurer des vacances tous les ans.
Ce problme de la motivation est un problme essen-
tiel, parce que les motivations nvrotiques tiennent une
place incroyable en ce monde. Un malade disait que si
lon pouvait utiliser lnergie que renferme le nvros,
on pourrait faire marcher des trains.
J ai le souvenir dun patient qui, aprs lun de ses
derniers primals, resta couch sur le sol prs dune
heure sans pouvoir seulement soulever la tte. Il tait
nettoyeur de piscines et avait travaill dur toute sa vie (il
avait coutume de saluer ses amis en disant toujours au
boulot ? ce qui est typiquement nvrotique). Toutes
ses motivations nvrotiques tant dtruites, il tait inca-
pable de faire le moindre mouvement. Il prit de longues
vacances au sortir de la thrapie et dcouvrit son re-
tour quil ne pouvait plus nettoyer seize piscines par
jour comme dans le pass. Il trouvait miraculeux quil
en et jamais t capable. Sa nvrose lui avait toujours
dissimul son degr rel de fatigue. Il prit un aide, ga-
gna moins dargent, mais mena une vie plus heureuse.
Trop de nvross produisent afin de se sentir impor-
tants, au lieu de faire ce qui leur importe personnelle-
ment. Aprs le traitement, un psychologue cessa de
passer sa vie faire des sries de confrences pour des
socits savantes. Il reconnut quil ne dployait pas une
telle activit dans le but de rester en contact avec ses
collgues, mais pour avoir un plus grand prestige.
Mais ce sont sans doute les modifications dordre
physique qui sont les plus spectaculaires. Cest que la
thrapie primale nest pas une simple approche intros-
pective, mais une thrapie psychophysique. Par
exemple, un tiers des femmes qui avaient une poitrine
relativement petite constatrent que leurs seins staient
dvelopps : elles stonnrent de devoir acheter des
soutiens-gorge dune taille plus grande. Le mari dune
malade qui tait venue de loin pour se faire soigner,
crut, quand elle retourna chez elle aprs quelques se-
maines, quelle stait fait faire des piqres dhormones.
Le phnomne que rapportaient ces malades a, dans
tous les cas, t vrifi par les mesures effectues par
leur mdecin habituel.
Les malades constatrent dautres phnomnes cor-
respondant aux manifestations physiologiques normales
de ladulte. Deux garons dune vingtaine dannes
virent pousser leur barbe pour la premire fois de leur
vie. Plusieurs autres rapportrent que leur transpiration
avait pour la premire fois une odeur. Plusieurs malades
notrent un dveloppement de leurs mains et de leurs
pieds. Ces phnomnes ne relvent pas de la suggestion
car le malade ne reoit aucune indication quant aux
rsultats auxquels il peut sattendre.
On peut citer le cas dune malade qui ne remarqua le
dveloppement de ses mains quau moment o elle
essaya une nouvelle paire de gants et o elle s'aperut
quil lui fallait une taille suprieure.
Tant que des recherches physiologiques nont pas t
faites, on ne peut qumettre des hypothses pour tenter
dexpliquer ces phnomnes. Lun de mes collgues,
biochimiste, dclare que ces manifestations peuvent, en
grande partie, tre imputes des modifications des
scrtions hormonales, qui auraient leur tour des r-
percussions sur les mcanismes du codage gntique
dans les cellules. Il pose comme hypothse que la r-
pression du systme et laltration prcoce de la scr-
tion hormonale auraient empch le droulement dun
des phnomnes gntiques habituels, de sorte que la
pousse de la barbe, par exemple, ne se serait pas pro-
duite lge o elle aurait d normalement se produire.
Daprs ce biochimiste, la thrapie primale entrane-
rait une modification de l'interaction des divers facteurs
qui interviennent dans le systme hormonal dans son
ensemble, alors que de simples injections dhormones
ne pourraient suffire produire ces changements.
Les primals ractivent, sans doute, le processus de
croissance. Mais il faut attendre les rsultats des re-
cherches physiologiques pour avoir une explication
exacte des phnomnes que nous avons observs.
Il convient toutefois de signaler propos des modifi-
cations que toutes les femmes qui souffraient de dou-
leurs prmenstruelles ou avaient des rgles irrgulires,
ont vu leur problme rsolu par la thrapie primale.
Des femmes auparavant frigides et pour qui les rap-
ports sexuels taient douloureux, constatrent que la
lubrification de leur vagin seffectuait bien, parfois
mme sans provocation sexuelle vidente. Une malade
fut mme trouble par ce quelle appelait son perptuel
apptit sexuel. Ctait la premire fois de sa vie quelle
connaissait le dsir sexuel; jusque-l, elle considrait les
rapports sexuels comme un devoir, quelque chose que
seul son mari dsirait.
Les malades observrent les modifications les plus di-
verses sur le plan de lquilibre, par exemple. Un
malade dcrivait ce qui lui arrivait auparavant de la
faon suivante : Auparavant, chaque pas que je faisais
tait soigneusement prvu et contrl... alors
quaujourdhui quand javance un pied, je ne sais abso-
lument pas ni o ni comment il va atterrir. Le trottoir est
rest le mme, mais jai limpression de faire une exp-
rience totalement nouvelle. J e me sens relch et jai
conscience tout instant du moindre mouvement de
mon corps, je ne suis plus un robot.
Certains malades observent un bouleversement com-
plet de la coordination de leurs mouvements que ce
soit pour courir, attraper un ballon ou le lancer. Un
joueur de tennis qui faisait des tournois, dcouvrit quil
triomphait dadversaires qui lavaient toujours battu
plates coutures. Cela peut en partie sexpliquer par la
disparition de toute tension llimination du clivage
intrieur qui empchait certaines parties de son corps de
fonctionner en coordination avec son systme respira-
toire. Cest au cours dun primal quil sentit enfin sa
respiration se mettre au diapason du rythme de tout son
corps.
Les primals ne donnent pas de sensations plus in-
tenses, ils produisent des sensations relles qui semblent
plus intenses du fait du processus dengourdissement
qui les a prcdes (de mme toute sensation qui est
plus que relle, est ncessairement irrelle). La ten-
sion engourdit lappareil sensoriel de sorte que la n-
vrose atteint non seulement le comportement du sujet
mais aussi son got et son odorat. Cest ainsi que cer-
tains nvross mettent beaucoup dpices dans leurs
aliments afin de leur trouver du got.
Un malade rendait compte de cette volution de la fa-
on suivante : J e ne mangeais jamais parce que javais
faim, et je nai jamais rellement senti le got de ce que
je mangeais. Lautre soir, jai mang un steak grill et
jai dcouvert que le got du charbon de bois mtait
insupportable. Il y a des annes que jen mangeais, mais
je n'en avais jamais peru le got. Quand les processus
vitaux sont engourdis, la vie elle-mme devient fade.
Les primals ne produisent pas de nouvelles sensations
dun type particulier, ils permettent seulement au sujet
de ressentir pleinement ses facults sensorielles latentes.
Plusieurs patients qui portaient des lunettes, dcouvri-
rent aprs le traitement quils nen avaient plus besoin.
Cet accroissement du niveau sensoriel rend le sujet
particulirement alerte. Il peroit avec un sens aigu la
moindre variation dune voix ou dune mlodie.
Une patiente dcrivait sa thrapie primale de la ma-
nire suivante : Toute ma vie avait t pour ainsi dire
dcentre . Les primals furent linstrument qui me
permit de lui redonner un centre. Maintenant, tout est
bien clair. J e suis sensible des odeurs dont je ne soup-
onnais mme pas lexistence. J e me suis rendu compte
que mon mari a une odeur corporelle qui mest fort
dsagrable. J usque-l ma vie tait simplement grise.
Maintenant, les couleurs se sont veilles pour moi.
Souvent, on observe galement des changements de
temprature. Une patiente sexprimait ainsi : Cest
comme si javais eu froid toute ma vie sans me rendre
compte que ctait ma vie qui tait glaciale. Effecti-
vement, quand elle ressentit quel point le cadre de son
enfance avait t vide et froid, elle fut secoue pendant
une demi-heure de tremblements convulsifs et se sentit
pour la premire fois rchauffe , parce quelle res-
sentait. Il ne faut pas prendre cela uniquement au sens
figur; de nombreuses expriences ont montr que les
vaisseaux sanguins ont tendance se contracter
lapproche de la douleur, ce qui laisse penser quils se
contractent aussi pour se dfendre de la souffrance pri-
male.
Alors que beaucoup de patients prouvent cette sensa-
tion de froid (et sont froids au toucher) juste avant de
ressentir une souffrance primale, des nvross particu-
lirement vulnrables sur le plan vasculaire peuvent
opposer la souffrance une raction diffrente. Leur
dynamique interne leur procure une perptuelle sensa-
tion de chaleur. Comme le disait un patient : J tais
toujours en bullition. J e veux dire que jtais furieux.
J tais toujours bouillant de rage. Il ragissait par la
colre, non par la peur.
Dans loptique de la thrapie primale, le fait que
beaucoup de nvross soient constamment recroquevil-
ls contre le froid est un processus symbolique, la fois
dans la manire dont ils se dfendent du froid et dans la
mthode quils emploient pour se donner chaud. Inver-
sement, le fait de navoir jamais besoin de shabiller
chaudement peut ntre quune sorte de dmonstration :
J e nai pas besoin de chaleur, je nai besoin de rien et
de personne. Dans ce dernier cas, on est en prsence
des sujets les plus durs et les plus indpendants qui
agissent en niant absolument leurs besoins; les recon-
natre serait leurs yeux une marque de faiblesse.
Aprs la thrapie, le malade est dans limpossibilit
physiologique de se maintenir dans lirralit. Il ne peut
plus se couvrir de tricots, si la temprature ne lexige
pas, parce que son organisme lui ferait vite savoir qu'il
est surchauff. Lirralit affecte tout le systme.
La faon dont on ragit, par la peur ou par la colre,
se rvle dans les ractions chimiques du corps. Par
exemple : en sparant dans deux groupes de malades,
ceux qui laissent libre cours leur colre et ceux qui la
retiennent, on a dcouvert des diffrences dans le taux et
la qualit des hormones quils scrtaient. Ceux qui
refusaient leur colre avaient une plus forte tendance
scrter une hormone appele noradrnaline, produite
par la mdullo-surrnale, tandis que les autres scr-
taient simplement ladrnaline. (Ce nest pas pour rien
que les biochimistes appellent parfois la noradrnaline,
lhormone incomplte
1
.)
Considrons maintenant le sujet la lumire de ph-
nomnes non physiques.
Lorsque jai demand lun de mes malades, qui tait
tudiant, quels changements il avait nots, il me rpon-
dit : J e me fiche royalement de savoir si les Twins du
Minnesota gagneront la coupe cette anne. Ce ntait
pas une remarque en lair. Avant la thrapie, il avait t,
comme il le disait lui-mme, un fana du baseball . Il

1
J e renvoie le lecteur aux ouvrages de Hans Selge sur les hormones et
le stress, en particulier The Stress of Life (New York, McGraw-Hill,
1950).
savait le nom de presque tous les joueurs de la ligue,
leur porte moyenne de tir, quel joueur avait t cd
quelle quipe, etc. Chez lui, cet intrt passionn tait
un comportement symbolique. Il navait jamais fait
partie de quoi que ce soit, mais en sachant par cur les
noms et les moyennes, il pouvait avoir lillusion de
participer. De plus, il sidentifiait aux Twins et nourris-
sait lespoir inconscient de devenir un vainqueur par
leur intermdiaire, pour se dissimuler que tout au long
de sa vie, il avait toujours perdu. Une fois quil eut
rsolu ses problmes personnels dune manire relle, il
neut plus besoin dexutoire symbolique. Il y a une
diffrence entre sintresser une quipe et vivre littra-
lement travers elle.
Un autre malade tait passionn de football. Aprs ses
primals, il prit exactement conscience de la lutte qui se
jouait sur le terrain et ds quil eut limin sa propre
lutte intrieure, il sintressa beaucoup moins au foot-
ball.
Un autre patient qui auparavant aimait lopra devint
fanatique de rock and roll : a a du nerf, a fait vibrer
tout le corps, disait-il, maintenant que je me sens vivant,
je ne peux plus supporter ces agonies de lart lyrique !
Pour moi, le rock est la clbration de la vie.
On note galement la suite de la thrapie, des modi-
fications considrables des capacits intellectuelles du
malade. Un patient disait : Si javais t malin quand
jtais petit, jaurais compris quils me hassaient, et jen
serais mort. Il me fallait tre stupide pour survivre. J e
dbranchais tout simplement une partie de mon cerveau.
J ai remarqu que beaucoup de jeunes enfants ont un
regard brillant et vif, puis il se passe quelque chose qui
les change. Selon moi, ils reoivent le message primal et
ils se refusent lentendre.
Pour les malades dont nous parlons, les tudes de-
viennent tout coup plus faciles; ils ont compris
quelles comportent une part de jeu, des exercices obli-
gatoires auxquels ils se soumettent sans la moindre
anxit.
Ils peuvent sexprimer clairement parce quils ont en-
fin formul ce quils nont pas os dire de toute leur vie.
Ils ont une comprhension aigu super-droite ,
disent-ils. Cela se traduit aussi physiquement : ils se
tiennent droit au lieu de marcher vots.
Les remarques des malades que nous allons citer mon-
trent bien quil ny a pas une forme unique de compor-
tement normal. La premire expliquait : Maintenant je
peux faire des visites sans avoir peur. Pour la premire
fois de ma vie, jai plaisir tre sociable. Lautre, en
revanche, disait : Maintenant, je peux rester la mai-
son et lire. Auparavant, jtais toujours en train de cou-
rir, je ne pouvais rester une minute en place. Au-
jourdhui jaime rester seule.
Aprs la thrapie, le malade prend plaisir ses
moindres activits. Il se rjouit de faire ce quil fait
linstant o il le fait.
Que devient la crativit de ces patients ? Est-ce
quelle se perd en mme temps que la nvrose ? Non.
Personne ne perd la facult de peindre ou de composer
de la musique. Ce qui change, cest la nature de luvre
dart cre. Il ne faut pas oublier que limagination du
nvros sattache la reprsentation symbolique de ce
qui est inconscient. Autrement dit, le nvros rvle ce
quil est par des moyens indirects, abstraits. Le contenu
de son art correspond lamalgame particulier de sen-
timents et de penses qui se forme en lui pour viter la
souffrance. De toute vidence, si le blocage par la souf-
france nexiste plus, ce contenu va changer. Chez le
nvros, la cration artistique est un moyen dviter de
reconnatre ses sentiments, ou plutt de les ressentir. La
perspective artistique se modifie aprs la thrapie : il
voit et entend de manire diffrente. La nvrose nest
pas une condition de la crativit.
Quen est-il des rapports du malade avec les autres ?
A la fin de la thrapie, une femme alla dner au restau-
rant avec son mari, qui navait pas suivi le traitement.
Le moment venu de commander, elle ne le laissa pas
choisir sa place. Pire ! Elle refusa le vin quil avait
choisi et commanda le cru quelle aimait. Furieux, il
quitta la table, il y eut une scne o il laccusa de le
chtrer . Il criait : Tu ne me laisses plus jouer mon
rle dhomme. Tu essaies de menlever ma virilit.
Mais tout ce quelle avait fait, ctait dabandonner le
rle de sycophante dont son mari avait besoin afin de se
sentir viril, pour reprendre son existence dindividu dot
de ses propres droits.
Il est bon de noter que les couples maris dont les
deux partenaires ont suivi la thrapie, ont tendance
rester unis. Ils nprouvent plus le dsir nvrotique de
quelquun dautre, parce quils ont reconnu leurs vri-
tables besoins. Ils nont tout simplement aucune raison
de ne pas sentendre. Ils nont plus lun pour lautre
dexigences irrelles parce quils ont retrouv leur per-
sonnalit relle. Chacun deux devient un tre apte la
vie, heureux de vivre et de laisser vivre.
Aprs la thrapie, les malades ne tolrent plus le com-
portement irrel, de sorte quils vitent beaucoup de
leurs anciens amis. Ils se runissent entre eux et les
mariages lintrieur du groupe ne sont pas rares. Ils
nouent des amitis qui ne sont pas possessives et vo-
luent dans une atmosphre de dtente. Cette dtente se
manifeste sur leur visage. Ils nont plus les yeux apeurs
ou les lvres crispes, plus rien du masque qui leur
servait dissimuler leurs sentiments. Leur visage nest
plus une simple faade et ainsi ils ont lair naturel. Ils
dcouvrent quils nont pas besoin dautant dargent
quauparavant. Ils mangent moins, sortent moins et
mnent une vie plus raisonnable. Les passionns de
lecture, en particulier ceux qui dvoraient des romans,
lisent beaucoup moins. Une malade expliquait que son
got pour la fiction littraire provenait du fait quelle y
trouvait une sorte dexistence par personne interpose;
cest un besoin quaprs la thrapie elle ne ressentait
plus.
Ces sujets mnent aprs la thrapie une vie moins
strictement rglemente : ils mangent quand ils ont
faim, achtent des vtements quand ils en ont rellement
besoin, ont des rapports sexuels, non parce quils sont
tendus, mais parce quils en ont rellement envie; cest-
-dire qu'ils en ont peut-tre moins souvent mais quils
en retirent une plus grande jouissance.
Presque tous les anciens malades coutent de la mu-
sique plus souvent quils ne le faisaient avant la thra-
pie. Quand jai demand quelques-uns de ces anciens
malades ce quils faisaient la plupart du temps, ils mont
rpondu : On est ensemble, on se dtend et lon coute
de la musique. Pour beaucoup dentre eux, le seul fait
de pouvoir rester ensemble sans faire des projets pour
savoir o aller aprs, constituait un vnement.
Peut-on dire que leur vie soit devenue monotone ?
Daprs les critres de la nvrose, oui. Mais il ne faut
pas oublier que ce que le nvros juge excitant, cest
lexcitation qui vient de la tension. Autrement dit, le
nvros est dans un perptuel tat dexcitation et il or-
ganise souvent sa vie en consquence. Il est incapable
de rester tranquille, de sorte quil chafaude des plans
qui ont lair excitant et ne sont en ralit que les exu-
toires de sa tension. En fait, le nvros se contraint
une activit toujours plus fbrile pour arriver finalement
ressentir quelque chose. Il fait du vol voile ou de la
plonge sous-marine, entreprend des voyages, sort
beaucoup et se sent en forme dans le moment o il
est actif, mais ds que son activit cesse, il est repris par
son tat de tension. Lactivit ne lintresse que dans la
mesure o elle lui permet de trouver un exutoire la
tension, ce que le nvros considre souvent comme le
plaisir suprme.
En un sens, aprs la thrapie primale, le malade est un
autre homme. Par exemple, il nest jamais de mauvaise
humeur. Les humeurs sont des degrs de la tension, de
vieux sentiments tiquets, non conceptualiss. Au
sortir de la thrapie, le malade nest ni trop exalt, ni
exagrment dprim. Il prouve simplement des senti-
ments et en a pleinement conscience. Toute sa personne
semble dire : J e suis ce que je suis et vous pouvez tre
ce que vous tes. On a beaucoup de peine regarder
dans les yeux une personne irrelle, on a limpression de
sadresser quelquun qui nest pas l. Au contraire, on
na pas la moindre difficult communiquer avec les
sujets qui ont suivi la thrapie primale, parce quon sent
quon sadresse une personne relle.
Aprs la thrapie, le malade a de sa solitude un senti-
ment nouveau. Un ancien malade dont le traitement est
fini depuis deux ans, sexprime ainsi : Seul ? J e le suis
depuis toujours, mais cela ne me drange plus. Avant la
thrapie, jtais rellement seul. Il ny avait que mon
fantme (Dieu) et moi. Maintenant, lui a disparu, mais
je mai moi-mme. Dans ce sens, jai de la compagnie
une compagnie relle et je suppose que personne
dentre nous ne peut esprer plus. Bien sr, ma femme
et mes amis existent, mais ils font partie du monde ext-
rieur et leur existence ne saurait avoir mes yeux le
mme degr de ralit que la mienne.
Aprs la thrapie, le sujet na plus besoin dalcool
pour tre sociable et samuser avec les autres (comme
cest le cas de beaucoup de nvross). Cest un individu
conscient qui na pas de raison de chercher touffer
cette conscience; les choses sont bien, telles quelles
sont.
Il est profondment soulag dtre libr de ses an-
ciennes contraintes. Il est ravi de ne plus avoir
dallergies, de maux de tte, de douleurs dans le dos ou
dautres symptmes du mme type. Il est vraiment
matre de sa vie.
J ai dj voqu les problmes de travail. Il est vrai
que beaucoup de malades changent de mtier au sortir
de la thrapie. Un patient sexpliquait ainsi : J avais
pris lhabitude de vivre pour mon travail, maintenant, je
vis pour moi. En gnral, ils cherchent un travail qui
leur plaise, sans se proccuper des perspectives de car-
rire quil offre. Un de mes malades aurait prfr tre
cordonnier plutt que de gravir lchelle hirarchique
dune compagnie dassurances. Il aimait travailler de ses
mains, mais comme il avait hrit de son milieu familial
des aspirations de petit bureaucrate, il ne pouvait se
rsoudre un mtier manuel. Pendant quil tait la
recherche dun travail, il me dit que pour la premire
fois de sa vie, il trouvait trs dtendant dtre sans em-
ploi.
Aprs la thrapie, le sujet renonce aux excs de travail
et aux aspirations intellectuelles irralistes. On peut
interprter cela comme une raction contre notre socit
o lon exalte le sacrifice de soi. Cependant, toutes les
professions ne sont pas abandonnes. Un tudiant pour-
suivit des tudes de dentiste, et certains enseignants
reprirent leur activit, alors que dautres y renoncrent.
Tout dpend du rle que les motivations du nvros ont
initialement jou dans le choix de la carrire en ques-
tion.
Cette absence de zle excessif par rapport aux pro-
blmes de travail et de carrire peut tre impute un
autre facteur encore : pendant des annes, parfois mme
des dcennies, le nvros a t physiquement et intellec-
tuellement harcel par ses problmes. Il lui faut du
temps pour se reprendre. Il a besoin dune priode de
convalescence pour se remettre, non seulement de sa
nvrose, mais aussi de la thrapie qui est une exprience
difficile. Le fait de devenir tout coup normal, aprs
avoir vcu des annes dans un tat irrel, constitue un
bouleversement total. Il faut du temps pour en jouir
pleinement.

Rapports avec les parents

Ce que la thrapie primale modifie pratiquement tou-
jours, cest le rapport du sujet avec ses parents. Ds
linstant o leur fils ou leur fille, quel que soit son ge,
cesse de lutter pour obtenir leur amour, les parents
commencent lutter pour obtenir le sien. Plus le com-
portement de leur rejeton est normal, plus les parents se
dsesprent. Il ne faut pas oublier que lenfant nvros
est une dfense pour ses parents. Il servait apaiser leur
souffrance. Il tait le repoussoir qui leur donnait le sen-
timent quon se souciait deux. Cest lui quils dni-
graient pour se donner une supriorit. Ctait elle, la
fille attentionne, qui soccupait de sa mre. Quand les
parents nont plus de coups de tlphone, de visites ou
de lettres attendre de leurs enfants, ils commencent
ressentir leur propre souffrance, le vide de leur vie et
leur propre insatisfaction. Alors ils entreprennent une
lutte pour que leur enfant redevienne ce quil tait initia-
lement. Car en ralit, cest le pre ou la mre nvro-
tique qui est le petit enfant ayant besoin de conseils, de
tendresse et de tout ce quil na pas obtenu de ses
propres parents.
Comment se fait-il que lenfant devienne le symptme
nvrotique de ses parents ? Pourquoi les parents ne sen
prennent-ils pas dautres ? Comme lenfant est le plus
dnu de dfenses, les parents ont moins besoin
dutiliser leur propre systme de dfenses son gard.
Autrement dit, le pre ou la mre est davantage enclin
dcharger ses vieux sentiments rprims sur un enfant
qui na aucun pouvoir, et ne peut en aucune manire le
menacer. J e crois que le meilleur moyen de connatre un
individu est de regarder quels rapports il entretient avec
ses enfants. Ceux qui ont souffert dans leur enfance,
parce quon leur donnait le sentiment dtre sans valeur
et davoir presque toujours tort, tenteront tous les jours
de leur vie de parents de se donner limpression quils
ont raison en donnant tort leur enfant et de se
donner de limportance en faisant sentir leur enfant
son manque dimportance. Ou bien, ils adopteront une
attitude diffrente, mais tout aussi malencontreuse, en
poussant lenfant se donner de limportance de ma-
nire se sentir eux-mmes importants. Que ce soit par
dacerbes critiques ou par de fermes conseils, les pa-
rents essaient dutiliser un enfant sans dfense pour
satisfaire leurs propres besoins frustrs. Ce processus
aboutit ce que lenfant perde de vue soit coup de
ses propres besoins dans le dsir pressant de satis-
faire ceux de ses parents.
Les parents de malades ayant suivi la thrapie primale
vivent souvent des priodes dramatiques. La plupart du
temps ils se fchent, font une dpression ou tombent
malades. La mre dune jeune femme dune vingtaine
d'annes tomba gravement malade et dut tre hospitali-
se pour un mal dont on ne put jamais trouver le dia-
gnostic. Ce mal disparut de lui-mme ds que sa fille fut
son chevet. La mre dun jeune homme qui, avant la
thrapie, tait plutt effmin, sirrita de son agressivit
et lui demanda tout haut : Mais quest-il donc arriv
mon gentil garon ? La mre dune autre malade fit
une grave dpression parce que sa fille dcida de ne plus
lui rendre visite toutes les semaines et daller faire ses
tudes ailleurs. Cette mre avait toujours vcu travers
sa fille et lide de se retrouver seule au monde lui tait
insupportable.
Aprs la thrapie, le sujet a beaucoup de difficults
tolrer lirralit de ses parents et dans la majorit des
cas, il a tendance sloigner deux pour viter un con-
flit inluctable. Les parents nvrotiques ne se proccu-
pent pas de savoir ce que sont rellement leurs enfants;
ils leur attribuent une personnalit en fonction de ce
dont ils ont besoin pour apaiser leur propre souffrance.
Un patient ma dclar : J tais un orphelin avec pa-
rents. Ctaient les parents dun moi artificiel quils
avaient invent, et personne ne se souciait de mon moi
rel.
Les difficults commencent au cours du primal, quand
le malade dcouvre ses dsirs rels, qui en gnral ne
correspondent malheureusement pas aux dsirs de ses
parents. Cest une priode dramatique et difficile aussi
bien pour le malade que pour ses parents. Le malade ne
devient pas dlibrment cruel. Il ne cherche pas
mettre ses parents devant leurs fautes. Cela signifierait
quil espre encore les voir reconnatre leurs torts et
devenir des parents affectueux; or, il ne faut pas sy
attendre. Le malade ne cherche plus changer ce quils
sont. Il va avoir une vie indpendante, et personne
dentre nous ne peut esprer davantage. J ai le souvenir
dune malade qui avait toujours servi dintermdiaire
entre son pre et sa mre qui se querellaient constam-
ment. Lorsquelle abandonna cette charge de mdiateur,
elle constata quils sentendaient pour la premire fois.
Il peut arriver que lenfant soit valoris aux yeux de
ses parents du fait quils ont lutter pour obtenir son
affection. Tant que lenfant tait considr comme allant
de soi, on ne lui accordait aucune valeur. Mais quand,
la suite de la thrapie, il devient une personne relle et
indpendante, il voit ses parents se mettre lui tlpho-
ner ou lui rendre visite plus souvent. Les parents ne se
rendent pas compte que cest en les laissant vivre leur
propre vie, bonne ou mauvaise, que leur enfant, qui a
peut-tre dj atteint la quarantaine, leur accorde un
amour vritable. Avant la thrapie, les parents mesu-
raient lamour filial quantitativement : combien
dinvitations, combien de coups de tlphone, combien
de cadeaux et quel en tait le prix ? Quand lenfant ne
soccupe plus de quantit, mais offre la qualit du sen-
timent, les parents nvrotiques ne savent pas comment
ragir, parce que les sentiments de leur enfant nont
jamais compt pour eux.
Sil le dsire, le malade est en mesure aprs la thra-
pie, de nouer avec ses parents une relation de lutte. Une
fois quil peut saccepter lui-mme, il peut accepter ses
parents. Il se rend compte que le fait dtre oblig un
comportement nvrotique est une condamnation vie et
que personne ne le choisit volontairement. Il a une com-
prhension profonde de la souffrance de ses parents
cause de sa propre exprience. Il sait queux aussi ont
t des victimes.
Le rle de parents est un rle difficile. Les parents
doivent former lenfant en fonction de lui-mme et non
en fonction de leurs propres besoins. Ce sont les besoins
insatisfaits du pre ou de la mre qui dtermineront sils
seront capables dtre des parents cratifs. Peu importe
quils soient psychologues ou psychiatres, sils cachent
encore au fond deux-mmes ces besoins insatisfaits,
lenfant souffrira. Plus son pre ou sa mre auront d
faire defforts pour touffer leur personnalit afin de se
concilier leurs propres parents, plus lenfant souffrira.
Ce que les parents voient dans leur enfant, ce sont leurs
propres besoins et lespoir de les satisfaire. Lenfant
nest pas pris en considration pour ce quil est. Ce
phnomne dbute avec le prnom qui est donn la
naissance : appeler un enfant Perceval , cest placer
en lui certains espoirs.
Il arrive aussi que les parents soient des gens fort
bienveillants qui sefforcent de leur mieux, mais qui,
malgr tout, ne peuvent sempcher du fait de leurs
besoins anciens, dtre perptuellement sur le dos de
leurs enfants.
Une malade fit un primal de ce genre et scria
ladresse de sa mre : Cesse de parler ! J e veux avoir
lesprit en repos et penser par moi-mme. Elle avait
une mre qui parlait tant quelle ne la laissait pas avoir
ses propres penses. Ds quil y avait un instant de
silence, si court ft-il, et que lenfant avait lair pensif,
la mre lui demandait quoi elle pensait.
Etant donn que le pre ou la mre nvrotique reporte
ses propres besoins sur son enfant, lenfant qui souffrira
le plus sera celui dont les parents ont les besoins les plus
importants. Le pre (ou la mre) qui a laction la plus
destructive nest pas lexcentrique cingl , mais celui
(celle) qui a des ambitions pour son enfant. En effet, ces
aspirations empcheront lenfant dtre lui-mme et il
sera pleinement occup satisfaire les besoins de ses
parents. Les parents qui dtruisent lenfant sont ceux
avec qui il doit marchander : J e ferai ceci si tu fais
cela. Cest un amour sous condition, et la condition de
lamour est que lenfant devienne nvros.
Aprs la thrapie, le malade souffrira encore, surtout
de la violence et du mal quil voit tout autour de lui,
mais il ne sera plus nvrotique. Il sera affect par tout ce
qui lui arrive sans que, pour autant, ses expriences
provoquent en lui un clivage. Bref, au lieu de ragir par
la tension, il ragira par le sentiment. Ce sera un tre
humain vulnrable et directement affect par tous les
stimuli quil rencontre mais il ne se laissera jamais
submerger par eux, parce quil disposera toujours de son
moi rel. J e crois quil va construire un monde nouveau
un monde rel qui apporte des solutions aux pro-
blmes rels de ses habitants.

GARY

Nous exposons en dtail le cas de Gary pour montrer
la thrapie primale luvre. Nanmoins, le texte de
son journal a d tre court pour des questions de
place.
Au dbut du traitement, Gary avait une nette tendance
la paranoa. Au cours de la premire sance de groupe,
il eut une dispute avec un autre membre du groupe : il
tait persuad que celui-ci et moi-mme avions conspir
contre lui pour quil se sente exclu. Il dissimula cette
impression dexclusion par la colre. En mettant fin
cette colre, nous le conduismes sa souffrance relle,
le dtournant ainsi de la paranoa. J appelais Gary le
bagarreur des rues parce quil avait pass la majeure
partie de son adolescence se battre sur le pav. Main-
tenant il ne peut plus se mettre en colre . Ce chan-
gement se reflte sur son visage et dans sa manire de
parler. La premire fois que je lai vu, il avait lair dun
dur . Aujourdhui son apparence et sa faon de parler
sont, caractrises par la douceur. Avant la thrapie, il
avait les paules votes, ce qui entranait un problme
de colonne vertbrale. Aujourdhui ce problme a dispa-
ru, et il se tient droit.

25 fvrier

Aujourdhui, jai explos, pour la premire fois. J ai
eu limpression que ma poitrine sallgeait dun norme
poids et que je ntais que dbordement. Tout
schappait de moi en vagues, jets et torrents... et je ne
me souviens pas davoir quelque moment que ce soit,
prouv lenvie consciente de retenir tout cela. J e ne
suis pas sr de me sentir purg de toute faon ce
nest probablement pas le mot qui convient mais je
me sens plus lger, un peu moins accabl, un peu moins
mal laise. Aprs, je me suis senti vid, priv de toute
nergie, moins hostile. Sans colre envers qui que ce
soit.
Il me semble que ce dbordement sest dclench de
lui-mme; en tout cas, je ne me souviens pas de ce que
jai pu faire ou de ce que J anov a fait pour lamorcer.
Mais je suis sr que ce truc maudit voulait se dclencher
depuis dix-huit ans et que je lai toujours rprim. Et
aujourdhui, jtais pris dans ce flot, emport comme on
lest par un orgasme, pressurant au maximum chaque
instant que je remplissais de cris de colre, de lamenta-
tions, de gmissements, de sanglots, dinjures et de
hurlements. J e vomissais des choses que je croyais avoir
acceptes une fois pour toutes et loignes de mon es-
prit depuis bien longtemps; maintenant je sais que je
navais fait que les emmagasiner au fond de mes en-
trailles et que tout au long de ces annes, elles
mavaient rong intrieurement. J ai dit des choses que
javais eu envie de dire des milliers de fois auparavant,
mais que chaque fois, javais refoules violemment.
Ce soir, je ressens quelque peu cette solitude et cette
souffrance que javais essay dcarter. Maintenant jai
compris que la souffrance est un phnomne physique et
que lorsque lon est contraint de la mettre au jour, on
strangle parce que cest tellement curant de la re-
vivre. Au bout de tant dannes, la souffrance que jai
accumule en moi doit tre pourrie, putrfie et veni-
meuse, mais je sais quil faut que je lextirpe de moi si
je veux avoir une chance de mener, pour changer, une
existence convenable.
J prouve toujours des difficults tre seul avec
moi-mme. Aujourdhui, jai somnol de midi une
heure, puis je suis rest seul avec moi-mme jusquau
dner. J e ne peux toujours pas arriver ressentir vrai-
ment les choses : je me retrouve toujours en train de me
creuser la tte pour trouver de quoi occuper mon esprit,
un fragment de pome ou un refrain de chanson. J e crois
que je continue lutter contre moi-mme pour viter de
ressentir des sentiments. Le plus difficile est de rester
seul, je crois que je suis en train de comprendre que ma
compagnie est fort ennuyeuse.
La fin de laprs-midi na pas t trop pnible. J e suis
rest presque tout le temps allong sur le dos; jessayais
de revivre tout ce que jai vcu aujourdhui, mais je ny
arrivais pas. J ai rejoint le groupe dans la soire, je suis
arriv avec dix minutes de retard et J anov ma enguir-
land en disant : J e ne parle pas de lheure telle que
lentend le nvros. J e ny avais jamais pens de cette
faon-l. Avec le groupe, ctait autre chose; maintenant
je sais quel point je suis malade parce que jai vu tous
ces gens qui n'avaient ni peur ni honte de sallonger par
terre et de faire leur truc. Un type a fini par me nouer les
tripes et je me sentais lutter pniblement au fond de mes
entrailles, mais je ne pouvais rien sortir. En mme
temps, je ne suis pas sr que quelquun l-bas ait fait
monter quelque chose en moi. J ai de plus en plus cons-
cience que je lutte contre moi-mme pour ne rien res-
sentir je sens mes entrailles noues, et cen est une
preuve suffisante. De retour lhtel, jai essay davoir
tout seul un primal. J e nai pas pu, jai vers quelques
larmes, cest tout. J ai essay de recrer les conditions
qui mauraient permis den avoir un je ny suis pas
arriv. J e savais que je souffrais cause du terrible
nud que je sentais dans mon ventre, un vritable nud
cette fois. J ai essay le truc qui consiste crier : Pa-
pa rien. Finalement, un peu plus tard, je me suis
masturb et je me suis senti mieux. A tel point que jai
refait la mme chose environ une heure aprs. Puis jai
encore essay un primal mais sans y arriver, je me sen-
tais toujours nou, mais moins fort. Tout cela a dur de
10 heures environ minuit et demi.

26 fvrier

Cest la troisime nuit que je dors mal, je ne rve pas
mais je me tourne et me retourne dans mon lit. J e me
suis rveill un certain nombre de fois : 2 heures, 6 h
45 et 8 h 15, sans rveille-matin. J e me suis lev 8 h
30. Un petit djeuner lger, cout Bolro une fois,
tap ce journal, et je vais rester seul avec moi-mme,
jusqu la sance daujourdhui qui est fixe midi.
Aujourdhui le primal a t pouvantable. J ai t stu-
pfait de voir combien de souffrance javais accumul
en moi. Cest ce quil y a dextraordinaire dans cette
mthode : vous nen revenez pas de la quantit de poi-
son que vous avez pu emmagasiner dans votre corps.
Pour ma part, je crois que ce que je fais actuellement
consiste crier : Allez vous faire foutre un tas de
gens, de toutes mes forces et le plus mchamment pos-
sible. J e ne pouvais pas faire a dans mon enfance,
parce que jtais sans dfense. Une autre qualit de la
thrapie primale cest quelle fait dcouvrir que les
sentiments, la souffrance, sont des phnomnes phy-
siques : ils sont l, dans vos tripes o ils vous dchirent,
entre vos omoplates, dans votre poitrine. Quand vous
ouvrez la bouche pour respirer, vous avez des haut-le-
cur, la souffrance donne la nause. J e ne pouvais
marrter de pester contre mon vieux ou contre ma stu-
pide vieille. Puis contre les gosses; je suis content
soulag de leur avoir cri tout ce que je leur ai cri.
J e suis tellement malade que cela me dgote. J e suis
rellement un malade mental. Il faut que je men sorte.
Aprs un lger repas de midi, jai pris la voiture pour
aller au bord de la mer. J ai d aller la plage des cen-
taines de fois, mais aujourdhui, il y avait juste moi et la
plage, ensemble et seuls. J ai fait trois ou quatre kilo-
mtres pied, fouillant parmi les coquillages et les mor-
ceaux de bois chous l, enfonant les pieds dans les
mottes froides du sable humide. Le plus formidable tait
le vent, un vent dont les rafales traversaient mon man-
teau et ma peau, jusquaux os. Ctait patant de respi-
rer cet air qui me durcissait les joues. J e ne saurais dire
pourquoi, mais aujourdhui, sur cette plage, je me sen-
tais rellement vivant, comme cela ne mtait pas arriv
depuis bien longtemps. J e me sentais pleinement vivant.
Le ct solitaire de lexprience nest plus aussi p-
nible. J e dcouvre que je peux rester assis seul plus
longtemps, sans mnerver, et je peux passer davantage
de temps mintresser ce qui se passe dans mon
corps. J e nai plus besoin de bquilles comme la radio
ou les livres. Mais je narrive toujours pas passer des
heures et des heures ainsi. Ce soir, je vais encore rester
seul. J espre que je vais pouvoir dormir, mais en fait, il
vaut peut-tre mieux que ce soit encore une nuit gche;
cest le seul moyen que jaie de massurer pour la suite
de bonnes nuits.
J e viens de me rendre compte que mon vocabulaire
devient obscne quand je memporte, mais ce nest pas
cela qui est intressant, ce qui vaut la peine dtre not,
cest que je me mets parler langlais des faubourgs que
je parlais autrefois, les interjections bizarres, les frag-
ments de questions-rponses et les mots dargot. Tout se
passe comme si je choisissais dlibrment le langage
dont je sais quils le comprendront. J e crois aussi que je
parle un langage vritablement rel pas besoin de
chercher le terme propre, le mot qui est prt sortir de
mes entrailles doit tre le mot juste.
J e viens de penser quelque chose qui me parat si-
gnificatif : quand je fais un primal o mon vieux ou ma
vieille joue un rle, je donne des coups de poing en lair
et je les dirige directement contre leur visage; mais
aujourdhui, o il sagissait de mes frres, je ne me
souviens pas de lavoir fait. J ai donn des coups de
poing dans le divan tant que jai pu, mais je pense quil
est significatif que je ne les ai pas dirigs vers eux. De
mme, si je me souviens bien, je ne leur ai pas lanc
dinsultes. Il y a autre chose qui me tracasse : quand je
veux expliquer clairement quelque chose lintention
du vieux, jai tendance me donner des coups nom-
breux et violents. J e ne me fais pas mal, mais cela
mennuie en quelque sorte de voir que je me bats, et
pourquoi donc ? Cest sans doute parce que je me sens
coupable; jai un tel sentiment de culpabilit que je me
suis vu cherchant des excuses pour mes parents, es-
sayant dexpliquer ce quils sont. Mais quoi quils
soient ou aient t, J anov a raison de dire quils mont
fait mal, et cette ralit est suffisante. J e le sais parce
que je porte en moi la souffrance.

27 fvrier

La nuit dernire na pas t mauvaise du tout. J ai
dormi dun bon et profond sommeil. J e ne sais pas si
cest bon ou mauvais pour la thrapie. J ai t seul pen-
dant un peu plus de quatre heures daffile et elles sont
passes relativement facilement. J ai essay plusieurs
reprises davoir un primal, mais je nai rien pu sortir que
des larmes. A mon avis, la sance daujourdhui sest
bien passe. J e nai pas t aussi violent que ces trois
derniers jours. Mais j'ai tout de mme cri, donn des
coups de poing en lair et gesticul dans tous les sens. Il
semble que depuis deux jours jarrive mieux faire des
connexions. J e ne sais pas si je suis cens le faire, mais
jai remarqu que je parviens, ayant compris une chose
quelconque, la relier tout ce qui sy rapporte. Pas de
crises de larmes aujourdhui; mes sentiments ne me
portaient pas pleurer. Quand je dis sentiments , je
veux parler de la pression physique qui vit en moi.
J e dis vit , parce que si je me laisse aller cette pres-
sion et la laisse semparer de moi, elle schappe de moi
comme un torrent jaillissant immdiatement dans un
rythme rapide. J amais plus je ne mettrai en doute ou en
question le fait que les sentiments sont des phnomnes
physiques rels qui se produisent en moi et se manifes-
tent lextrieur si je me permets de les ressentir et si je
les laisse sortir. Fait trange : quand jai ressenti un
sentiment un certain nombre de fois, il mabandonne en
quelque sorte. Par exemple, aujourdhui je nai pas
prouv le besoin de pleurer de solitude, alors que ces
deux derniers jours ce sentiment-l dchanait des crises
de larmes. Aujourdhui, je me suis content den parler.
J e ne sais trop comment interprter cela. On peut envi-
sager deux significations : ou bien 1) je bloquais ce
sentiment, ce dont je doute, parce que J anov sen serait
aperu; ou bien 2) le sentiment et moi nous pouvons
vivre ensemble sans que jaie en pleurer, si cela veut
dire quelque chose. J e veux dire la chose suivante :
prenez par exemple une femme qui doit assumer le
sentiment de perdre un sein parce quelle a un cancer,
elle en pleure sans fin, en prouve un dsespoir profond,
puis subit lopration; mais elle peut vivre avec la dou-
leur de la perte ds quelle a compris ou ressenti la dou-
leur. J e crois que cela tient debout.
Ce quil y a eu de moche aujourdhui, cest quil ma
fallu avouer que javais menti J anov. J ai ressenti une
douleur larrire du crne et derrire les oreilles. J anov
ma dit que ctait une pense non ressentie . Nom de
Dieu, ctait vrai; la pense en question tait la cons-
cience davoir menti et de le cacher et la douleur prove-
nait du fait que je ne ressentais pas le sentiment, bref
jtais malade. J e finis par avouer que javais dormi
chez moi au lieu de dormir lhtel et la douleur
disparut presque immdiatement (deux ou trois minutes
aprs avoir dit la vrit). Bien sr, par l jai rendu ma
thrapie plus difficile.
J e lai fait cause de largent pour conomiser
comme mon pre. Mais sil savre quen dpit de tous
mes efforts dsesprs pour ne pas ressembler mon
pre je lui ressemble par dautres traits encore que ceux
que je connais dj, je vais vraiment tre en rogne
contre moi-mme pour mtre laiss gagner par le mal
ce point-l. Ce quil y a dextraordinaire en thrapie
primale, cest que lon ne peut pas mentir au thrapeute;
plus exactement, on peut lui mentir, mais ensuite on se
torture jusqu lui avouer la vrit. On finit par ne plus
avoir envie de mentir. Cela sera vraiment une bonne
chose pour moi car jai presque toute ma vie t un
menteur habile et je voudrais vraiment que cela cesse.
Aujourdhui, je suis rest seul de 1 h 45 5 h 30 et de
6 heures minuit. a na pas t trop pnible, mais
peut-tre aussi ne fais-je pas assez defforts, parce quil
me semble que la thrapie devrait comporter davantage
de douleurs et de souffrances. Mais cest peut-tre jus-
tement ce qui ne va pas chez moi, jai sans doute
limpression que je devrais me punir de quelque chose.

1
er
mars

Samedi matin, jai t plutt irrit et susceptible la
sance de groupe. Le premier type qui a fait un primal a
fait natre en moi beaucoup danxit jai eu brus-
quement l'estomac serr, la gorge sche et tout mon
corps cherchait la dtente. Quand J anov ma fait signe,
jai pris mon tour avec plus de soulagement que de peur.
J ai fait du mieux que j'ai pu, mais je ne sais pas ce que
cela valait. Ctait une exprience fantastique ! J e veux
dire que ctait la premire fois de ma vie que
jentendais tant de gmissements, de hurlements et de
lamentations, et rien de tout cela ne ma terrifi. J e sem-
blais en faire partie, jen tais, un point cest tout. Les
cris dune personne dclenchaient ceux dune autre, et
ds que tout semblait se calmer un peu, quelquun
dautre sy mettait et tout recommenait. Finalement
tout se calma sans quun signal ait t donn, cela sem-
blait trouver une conclusion naturelle. Cest encore un
trait unique de la thrapie primale : le thrapeute ne
seffondre pas au moindre cri ou au moindre gmisse-
ment de son malade, au contraire, il les encourage. On
voit J anov passer dlicatement par-dessus ces corps
prostrs, sadressant gentiment lun, puis lautre,
tandis quautour de lui les malades pleurent et crient
leur souffrance. J e ne sais pas ce qui ma retenu
dclater de rire devant un pareil spectacle ctait
simplement trop irrel ! Cest alors quil mest venu
lesprit que ctait ma vie ma vie conditionne qui
mavait fait considrer ce genre de choses comme ir-
relles. En fait il ny a rien de plus rel que ces manifes-
tations de la souffrance humaine profonde. Il ny avait
que toute mon ducation stupide qui disait non, on ne
pleure pas quand on souffre, on dissimule sa souffrance
comme un bon petit crtin . Ainsi, ctait rel. Aprs,
je me sentis purg, propre et fatigu. J e ntais pas par-
mi ceux qui avaient pleur le plus, mais javais pleur
davantage que dautres mais mme cela na gure
dimportance.
J e suis all la plage et comme je voulais me faire
plaisir, jai achet des palourdes et des coquilles Saint-
J acques. Le type qui les vendait parlait comme un mou-
lin paroles et nen finissait pas. Du moins, jai eu
limpression quil nen finissait pas, mais cela na peut-
tre dur que quelques minutes. Toujours est-il que je
me sentais devenir impatient et nerveux, je me sentais
impuissant, j'avais la gorge serre et mal au ventre. Tout
ce que je voulais, ctait sortir et retourner sur le sable
au bord de leau, pour sentir lodeur de la mare et re-
garder les vagues me caresser les orteils. J ai mme
envisag un moment de le planter l, au beau milieu
dune phrase en lui laissant les coquillages bien enve-
lopps, que je navais pas encore pays. Mais je ne lai
pas fait. J avais envie rellement de moffrir
moi et Susan, ma femme, quelque chose de bon pour
changer. Aprs le dner, je suis all dans le salon pour
quelques heures, il ne sest pas pass grand-chose, mais
je me sentais assez dtendu. J ai regard Les Fraises
Sauvages et jai pleur. J e ntais pas prpar cela, a
me venait comme a. J e crois que cest le rapport de
lhomme avec son pre (le mdecin) qui a dclench
quelque chose en moi et le mdecin lui-mme, inca-
pable de ressentir et touffant le sentiment chez son fils,
a galement rveill des sentiments en moi. J e me suis
couch 2 heures, aprs tre rest dans le salon un cer-
tain temps.

3 mars

Dbut de la deuxime semaine de thrapie indivi-
duelle. Les cinq dernires nuits (except la nuit de ven-
dredi samedi), jai dormi dun sommeil que rien na
troubl. Cependant, il y a quelque chose de chang.
Avant le dbut de la thrapie et trs longtemps avant
(cela me parat des annes), javais en quelque sorte un
sommeil de drogu : cest--dire que je dormais non
seulement comme une souche, mais quil tait aussi dur
de me rveiller quune souche. J e crois que jutilisais le
sommeil pour fuir ma souffrance et mes problmes.
Cest surtout au cours des derniers six mois que le
sommeil ma servi de refuge. Mais maintenant, jai un
sommeil sain, qui me repose vraiment et je suis vite
veill et le fait de sortir du lit ne me parat pas une
torture.
Autre chose : admettons que je vive encore une tren-
taine dannes et que je continue fumer, au rythme o
je le fais actuellement (un paquet et demi par jour),
jaurai dpens environ 6 000 dollars (24 000 30 000
francs). Mme si le traitement me cote quelques mil-
liers de dollars, jaurai conomis mon argent et ma
sant parce que jaurai appris marrter de fumer. J e
me suis dailleurs dj arrt et il se peut mme que je
vive encore plus dune trentaine dannes.
La sance daujourdhui a t assez bien. J e dirais
presque agrable , mais ce que je veux dire, cest que
je sais que je fais quelque chose qui doit maider re-
trouver ma sant mentale. Il y a quelque chose dtrange
propos de ma famille : joscille leur gard entre la
haine et la tristesse, puis la piti, le mpris et la colre,
puis je me mets les dfendre, puis les har de nou-
veau, etc. Cela tait et est toujours trs troublant. Main-
tenant je sais quils sont ce quils sont et ce quils ont
toujours t. On ne pourra jamais rien y changer. Rien
ne pourra jamais effacer la souffrance et la peine quils
mont causes. A ce sujet, jai dcouvert quelque chose
de nouveau : moi aussi je leur ai fait du mal, peut-tre
pas dune faon aussi profonde et aussi nfaste, mais je
leur en ai fait aussi. Mais, pour moi, ctait lorigine
une attitude dfensive qui nest devenue offensive que
par la suite. Cest eux qui ont commenc minfliger la
souffrance, loppression, la solitude. Et ce quil en r-
sulte aujourdhui, cest simplement la tristesse, un grand
gchis, une tragdie. Maintenant je ressens la tragdie
terriblement triste des tres qui vivent ensemble dans un
espace restreint et qui se font rciproquement si mal
quil en reste des cicatrices. Maintenant, je sens quel
point tout cela est profondment triste. J e veux dire que
jen pleure de grosses larmes qui ne sont pas des larmes
damertume mais de simples larmes de pure tristesse.
Ce nest plus ma jeunesse perdue ou ce qui aurait pu
ou d tre que je pleure, comme je le faisais la se-
maine dernire. J e pleure simplement parce que je res-
sens la terrible tragdie humaine, le gchis et la douleur.
Aujourdhui, jai tlphon mes parents. Au dbut,
quand mon pre a rpondu je navais plus de voix. J ai
fini par pouvoir parler et je suis un peu tonn davoir
pu mentretenir avec cet homme avec autant de facilit.
Avec ma mre, ce ntait pas tout fait pareil. J e lui ai
dit dans le courant de la conversation que javais une
dpression. Elle ne mentendait pas, cest--dire quelle
a appris ne pas mentendre et quelle ne voulait pas
entendre a. J e ne sais pas ce qui se passe dans sa tte,
cest quelque chose du style mon petit enfant ne peut
pas seffondrer... . Puis je lui ai clairement expliqu
que je mtais effondr aussi bien physiquement que
mentalement, ce moment-l elle montra ce quon
pourrait appeler de lintrt, sans toutefois salarmer.
Elle reprit ses ternelles expressions de bonne femme du
genre tu ne peux pas continuer en faire toujours plus
que ton corps nen peut supporter , je dis toujours
arrivera ce qui arrivera , ou bien il te faut prendre
soin de toi . Dune faon gnrale, on ne peut dire que
a ait t trs satisfaisant.
J ai pass la fin de laprs-midi seul, me dtendre.
Susan ne se sentait pas trs bien ce matin de sorte que
javais dcid de faire le dner. J ai prpar du riz au
curry, des coquillages et de la salade. Les palourdes
taient excellentes; je commenais les prparer juste
quand elle arrivait, de sorte quon a pu les regarder
ensemble souvrir la vapeur. J ai fait un tas de plaisan-
teries idiotes, imaginant que les coquillages taient de
vritables personnes, quelles taient horribles, etc. J ai
fait le fou un bon moment, et pour la premire fois de-
puis bien longtemps, je me suis senti insouciant et
lesprit foltre. J ai pass la fin de la soire seul.

4 mars

Au cours de la sance daujourdhui, jai t trs trou-
bl en cherchant ce que je ressentais rellement
lgard de mes parents. J e ressens la douleur de la souf-
france, la souffrance de la souffrance, et la souffrance
de la tristesse. Maintenant je peux sentir quel point le
drame humain, tout ce gchis, est triste rellement
triste. J e crois quhier jaurais voulu que ma mre mani-
feste un intrt pour moi. J e sais que si mon fils mavait
tlphon en me disant quil avait eu une crise de d-
pression, jaurais t prt faire nimporte quoi, tout ce
quil aurait voulu. Cest ce moment-l que jai ressenti
quelque chose pour ma mre, quelque chose qui me
disait quelle ne savait plus avoir de sentiments ni
comment ragir. En partie, je me faisais des reproches
ce sujet, me disant que dans le pass, bien souvent,
javais repouss son affection, que ses conseils ne me
semblaient pas dun grand poids, et que la plupart du
temps ils me paraissaient ridicules. J tais troubl, je ne
savais plus qui parler et en quels termes. Tout ce que
je ressentais, ctait limmense tristesse de tout ce d-
sordre.
J ai oubli de mentionner quaprs avoir tlphon
ma mre, hier, javais appel mon frre, Ted. Avec lui la
conversation ressembla pendant une ou deux minutes
un dialogue de fous. J e racontais Ted ce quil en tait
de la thrapie et o je voulais en arriver. Il fut tonn. Il
me demanda en particulier pourquoi jy allais. J e lui
expliquai combien jtais malheureux et quel point je
me sentais un rat. Il ne me comprenait pas. J e lui dis de
se souvenir de mon attitude Brooklyn, quand je le
battais, que je les perscutais, lui, Bill et tous les autres,
et que jtais cruel, irritable, entt, mchant. Sa rponse
me stupfia. Il dit : Mais tous les frres font a. Tous
les jeunes y passent. Il tait incapable de comprendre
le problme important ce que a signifie davoir
vivre avec toute cette souffrance non ressentie, leffet
que cela a sur le corps et lesprit dun homme. J e le lui
fis remarquer. Il me rpondit que chaque fois quil se
sentait merdeux, il pensait toujours quil avait de la
chance de ne pas se trouver dans une situation encore
pire. J e suppose quainsi il croit faire disparatre ses
problmes, mais jai de gros doutes. Il est probable quil
avale sa souffrance comme tant dautres et quil conti-
nue vivre avec cette souffrance non ressentie. Il pour-
suivit en me faisant remarquer que nous avions tous
deux, ainsi que tous les membres de notre famille, de la
chance de ne pas tre dans une situation encore pire; il
me dit que nous avions la chance de navoir pas perdu
nos parents dans un incendie ou dans un accident de
voiture. Pendant un moment, il me fit vraiment penser
que jtais en train de mapitoyer sur moi-mme. Mais
ensuite, je me rendis compte de ceci : ce qui est rel, est
rel, et la souffrance qui rsulte du fait quon a t bles-
s est relle et le processus qui consiste sen dfendre
mentalement ou se protger contre toute souffrance
supplmentaire, en ne ressentant rien, est aussi rel. Et
cest cette ralit que jtais prcisment en train de
combattre. Par consquent, il ne mest daucune utilit
de penser que je suis heureux en comparant mon mal-
heur un malheur thorique et abstrait. Cela naide pas
ressentir. Penser non pas ressentir que les
choses pourraient tre pires, nest rien de plus quun jeu
de lesprit. Autrement dit, ce que fait mon frre ou ce
quil dit quil fait revient une sorte danesthsie :
pour ne pas ressentir sa souffrance, il invente quelque
chose quoi il peut rflchir. Si tous ceux qui souffrent
pouvaient tout simplement allger leur souffrance en
imaginant que les choses pourraient tre pires, ce serait
fantastique, mais a ne marche pas comme a. Pour
liminer la souffrance de son organisme, il faut la res-
sentir, la revivre ou ventuellement la vivre pour la
premire fois.
En tout cas, au cours de la sance jai parl de cette
conversation J anov. En ce moment mme, jai tou-
jours cette terrible confusion dans mon esprit. J ai
commenc prouver la douleur, cette mme douleur
que jai peut-tre dj ressentie des milliers de fois.
Cest quelque chose qui vibre en moi et qui me harcle.
En gnral, elle se manifeste quand je suis en tat de
perturbation, dirritabilit, de mauvaise humeur ou
dindcision. Autrement dit, cest quand quelque chose
me tracasse ou que jai une dcision prendre et que je
ne peux apparemment, pas faire le ncessaire. A ce
moment-l, je ressens cette douleur dans ma tte et ce
nest pas la douleur elle-mme, mais lide que jen ai
provoqu la manifestation, qui me plonge dans un tat
dagitation profonde, au point que jen viens crier,
vouloir tout prix me faire entendre, taper sur quelque
chose, etc. En gnral, je men dbarrasse en laissant
exploser mon malaise, puis je mallonge pour me d-
tendre et rcuprer. Aujourdhui, quand jai ressenti la
douleur, je suis devenu irrit, maussade, nerv;
lagitation a gagn tout mon corps je me suis mis
trembler spasmodiquement. Disons que je me sentais
comme pris dans une sorte de cocon lastique et que
jusais de mes bras, de mes poings, et de tout mon corps
pour tenter den sortir. J e voulais voir clair ou prendre
une dcision au sujet de cet tat de confusion lgard
de mes parents. Mon agitation croissait, et quand J anov
me demanda de dsigner le sentiment que je ressentais,
je dis nervosit , parce que je pensais, je sentais, que
ctait le mot qui convenait le mieux pour dsigner la
fois irritabilit, mauvaise humeur, panique lgre, frus-
tration, souffrance et douleur. Il dit alors torture . Et
ce foutu mot tait bien le plus adquat. J tais tortur
par moi-mme, par mes penses, par mes sentiments et
par la douleur. Au bout dune minute tout au plus, la
douleur disparut de ma tte.
Laprs-midi, je suis all voir Ted. Il est sans travail,
il se sent perdu, il est effectivement perdu. Cest tout ce
que je peux dire. J e laime beaucoup mais actuellement,
je ne peux pratiquement rien pour lui. Ce dont il aurait
besoin, cest dun subside pour sa famille, mais je ne
peux pas le lui donner. J e suis rest presque tout le
temps lcouter et cest lui qui a parl presque tout le
temps. Il tait compltement dans le cirage, ne sachant
pas comment sy prendre, cherchant un travail dans une
station service : Parce que cest le seul boulot que je
sache faire. J e ne comprends pas ce quil lui arrive
pour quil ait des vises si courtes. Est-ce quil na au-
cune ambition ? J e crois quil est compltement foutu.
On ne peut en prouver que du chagrin.
Dans la soire, jai rflchi au fait que jai
limpression de ne pas faire de progrs. J e veux dire que
jai arrt ces hurlements fous furieux; maintenant il me
semble que a ne progresse pas assez vite. J anov ma dit
nouveau que ctait l ma maladie, de toujours vouloir
faire les choses bien, dessayer toujours dexceller, de
bien faire absolument tout ce que je fais. Mais que
diable, quest-ce que jai prouver ?

5 mars

Aujourdhui cela a vraiment t trop terrifiant, trop
terrible. J ai commenc par parler de fantasmes homo-
sexuels, de la visite que jai faite mon frre hier. Nom
de Dieu, quest-ce qui cloche chez moi ? J e ne suis pas
son pre et je nai aucune raison dagir comme si je
ltais cest morbide. De toute faon, je voulais en
venir ces histoires dhomosexualit parce que je soup-
onnais (je savais, je sentais) que jtais victime de cette
chose insense, comme beaucoup dautres Amricains.
J e voulais savoir exactement, au fond de mes tripes, o
jen tais, une fois pour toutes. Cest de la foutaise de
dire que tout homme est n dun homme et dune
femme et que par consquent, il porte fatalement en lui
une part de fminit qui lui est hrditairement
transmise. Cest ce fatalement qui est de la foutaise,
a na rien voir avec le problme. J en suis sr.
Terrifiant, il ny a pas dautre mot. Si lon mavait
demand ce que je pensais de ma premire sance de
thrapie primale, jaurais dit quelle mavait terrifi .
Mais aprs ce qui sest pass aujourdhui, le premier
jour me parat peine effrayant, parce quaujourdhui,
jai vu et senti la terreur. Donc, je me suis lanc sur ce
sujet, et cela ma conduit un tat dagitation et quand
J anov ma dit de nommer mon sentiment, jai dit : Il
dit peur . Cest littralement ainsi que a sest pass, je
veux dire que ce nest pas moi qui ai dit peur , cest
la PEUR qui a dit peur . Est-ce que a parat fou ? Ce
ne lest pas. En thrapie primale, le sentiment rel
semble se nommer lui-mme, vous ne faites que mettre
les lvres dans la position voulue et vous laissez le mot
venir du fond de vos entrailles, travers les cordes vo-
cales, et il sort par la bouche. Le sentiment se nomme
lui-mme, il est ce que je dis. Le mot, qui est le senti-
ment lui-mme, jaillit des entrailles ( la condition
quon ne len empche pas) et se dsigne lui-mme.
Cest rellement ainsi. En dautres termes, il est impos-
sible en thrapie primale, de mentir sans le savoir. Bien
sr, on peut mentir si lon veut, mais on sent que lon a
menti et il faudra que cela vienne la surface. Hier jai
fait exactement la mme exprience avec le mot
/chose/souffrance haine . HAINE a jailli de ma
bouche.
Bon. J ai continu. Au bout dun moment, jai dit :
Peur je suis un pd. Ctait incroyable car ce ne
sont que des mots, mais je ne savais pas moi-mme
exactement ce que javais voulu dire. Cela pouvait tre :
1) Peur ? J e suis un pd, comme si je madressais en
quelque sorte la peur elle-mme. Ou cela pouvait tre :
2) Peur dtre un pd, o jomettais le trs important
jai .
Puis J anov ma ordonn de dire mon pre que jtais
un pd. Mais peu prs ce moment-l, tout a ma
chapp. J e parie que javais une telle frousse que je
fuyais tous les sentiments que je sentais se former dans
mes tripes. J ai pass la demi-heure suivante me tortu-
rer. J e pleurais et criais et ctait en effet rel. Mais ce
qui est tonnant cest que aprs chaque primal, javais
en quelque sorte la gueule de bois, la conscience et le
sentiment que ce que javais fait ntait pas ce que
jaurais d faire. Ctait absolument fantastique. Mon
moi me disait que je ne venais pas d'avoir un vritable
primal, et que la grande preuve que je devais affronter
tait encore venir. A un moment donn, jai eu
limpression den tre trs proche, si proche que jai eu
un haut-le-cur et que jai cru que jallais vomir. J e
crois que jai fait trois faux primals avant que mon corps
ne me fasse clairement parvenir le message que tout
cela tait de la frime et que je ne descendais pas
jusquau niveau rel, l o a se passait rellement.
Alors jai t pris de panique. J ai pens, tout au moins
dit, que je devenais fou. Mais maintenant, je sais pour-
quoi je lai dit : cest parce que je narrivais pas com-
battre le moi qui me disait quil y avait encore quelque
chose qui attendait que je laffronte. En dautres termes,
je ne pouvais chapper ce que me disait mon moi et
cela me rendait de plus en plus agit. J anov ne cessait de
me dire : Abandonnez la lutte. J e suppose quil vou-
lait dire que je devais renoncer combattre ce que je
savais devoir ressentir. Mais je ne voulais, ou ne pou-
vais pas abandonner la lutte. J tais vraiment terrifi.
Ce qui me terrifiait pour autant que je puisse en
donner une approximation ctait lide tapie en moi
que jtais un homosexuel. Dans mon esprit, je me
voyais dans les bras de mon pre et je my plaisais. Puis
je levais la tte, je voyais un visage dhomme et jtais
cur. Ce sont les mots honte , dgot , rpul-
sion qui me venaient aux lvres. J e ne sais ce qui ma
si compltement dmont. Il se peut que ce soit la cons-
cience de jouir du contact dun corps mle, ou le fait
den prouver du plaisir. Cela aurait pu tre le sentiment
dans mes tripes qui ressemblait au dsir urgent
djaculer, car je ressentais encore dans ma bite lenvie
dsespre de pisser. J anov a dit que je ne devais pas,
parce que cest une manire de me dbarrasser de mes
sentiments, par la pisse; comme je veux lui faire con-
fiance, je me suis retenu et cela ma rendu trs agit.
Cela aurait aussi pu tre le sentiment lbauche dun
sentiment dtre comme un objet sexuel, impuissant
et pareil une femme. J e crois que cela est trs proche
de ce que je ressentais : je commenais sentir que
jprouvais du plaisir me sentir comme un objet sexuel
fminin tout en hassant ce sentiment cause du dgot,
de la honte et de la haine; je ne supportais pas lide
outrageante dtre utilis de la sorte. J e relis linstant
la phrase prcdente car jai prouv une sorte de rpul-
sion en la tapant, au point que je nai plus su ce que je
tapais. Et maintenant je vois que jtais agit en cri-
vant.
Bon, je sais au moins ce qui mattend. Cest l que
nous allons , a dit J anov. Vers ce qui est vraiment
terrifiant.
Mais il sest pass quelque chose dextraordinaire. A
un moment donn aujourdhui, alors que jtais sous
lemprise de la peur ou de langoisse ou de leffroi, jai
commenc sentir le fonctionnement interne de mon
organisme, surtout dans la rgion du cur, de lestomac,
du ventre et du bas ventre. Vraiment fantastique. J e
sentais des scrtions, je sentais les -coups dune sorte
de machine pistons, je percevais aussi les mouvements
de haut en bas dautre chose. J e sentais du rythme, du
mouvement, du calme. Mais ce qui est vraiment excep-
tionnel, cest que je ressentais ces choses comme si elles
se passaient sur diffrents plans lintrieur de mon
organisme; J anov jai parl de couches , mais
maintenant je comprends que je sentais le fonctionne-
ment dun appareil situ au-dessus dun autre qui lui-
mme faisait autre chose. J e ne saurais dsigner les
organes que je ressentais, mais je sentais nettement le
mouvement, le rythme et une sorte de coordination
harmonieuse en moi. Les niveaux ou couches , dont
je parle, seraient en gros disposs ainsi : lune verticale
et plaque mon dos, lautre verticale et au centre de
mon corps, la troisime, parallle aux deux autres et
juste sous ma peau : cest par consquent la premire.
Prodigieux.
La deuxime chose aujourdhui tait que jai relle-
ment perdu les pdales; jai hurl que jtais en train de
devenir une fille, une mijaure . Par la suite, je suis
tomb dans un tat lthargique, comme sil ny avait
plus de lutte en moi.

6 mars

J ai pass toute la nuit dernire debout, jai mis le r-
veil sonner toutes les demi-heures, afin de ne pas
dormir plus dune demi-heure si je mendormais. Il
devait tre environ 6 h 30 quand je me suis endormi.
J ai rv que je flirtais ou que javais des rapports
amoureux avec une femme qui ressemblait plus une
trane ou une prostitue qu tout autre chose. Elle
avait un con gigantesque que je tenais entre mes mains
et que je manipulais et pressais. J avais limpression de
tenir une grosse ponge. Puis je la tenais contre le bout
de ma verge et la frottais probablement contre moi; ce
moment-l, je me suis veill ou demi veill; javais
jacul dans mon pantalon et je me sentais, comme
toujours, sens dessus dessous.
Aujourdhui, jai parl de ce rve J anov, il ma de-
mand si mon attitude envers les femmes tait telle que
je les considrais toutes comme un tas de cons. J ai dit
non, mais dans la suite de la conversation, jai parl de
ma mre comme dune connasse et je me suis souvenu
que jemployais volontiers ce terme propos de Susan
ou de sa mre, et que la veille, je lavais employ dans
mon journal. Cela doit bien vouloir dire quelque chose.
La sance daujourdhui na pas t aussi terrifiante que
je le prvoyais. Ctait comme si je ne pouvais pas des-
cendre profondment en moi aujourdhui je ne pou-
vais pas crier. J uste quelques larmes. Cela ma troubl
car je pensais que cela signifiait que je ne progressais
pas. J ai dit J anov que je ne fumais plus et que je nen
prouvais plus le besoin (peut-tre encore un tout petit
peu quelquefois), que je nai plus lestomac retourn
quand ma femme fait quelque chose qui mirrite ou me
dsole. J e ne suis plus immdiatement prt intervenir
et me bagarrer avec Susan pour nimporte quelle fou-
taise. J e vois maintenant notre rapport dune faon dif-
frente. Quant la famille, jarrive rester avec eux et
les couter sans tre impatient ou intolrant; je nai plus
envie de me disputer; cest comme si mes membres
taient incapables de se raidir et de devenir agressifs. Il
est naturellement ridicule de dire que je ne fais aucun
progrs. J ai cess de faire des choses que jai faites
pendant des annes; il a suffi de neuf sances pour obte-
nir ce rsultat. De plus, il faut noter toutes les petites
modifications, les rvaluations mineures et les chan-
gements qui samorcent en moi dans de multiples do-
maines. J e serais fou de ne pas croire que je
machemine vers la gurison. Cela me conduit penser
que le malade se complat croire quil est toujours
malade, mme quand il est en train de devenir rel et
de gurir, parce quil dsire penser quil est toujours
malade.

7 mars

La sance daujourdhui a t formidable, tout sim-
plement formidable. J e ne me souviens plus comment
jai atteint le sentiment rel, mais je sais que jai
dabord pass prs dune heure des choses qui ne
semblaient rien produire en moi. J ai fini par accder au
sentiment de solitude, disolement. Il mest venu
lesprit que les philosophes, les existentialistes et tous
les autres ne savaient pas de quoi ils parlaient quand ils
essayaient de dcrire la solitude. Nul besoin de tous les
mots polysyllabiques dont ils se servent. En dernire
analyse, cest de la foutaise. J ai donc commenc
approfondir ce sentiment. J 'avais les yeux ferms et
cest alors quil sest produit quelque chose de vraiment
formidable.
J e me suis vu, petit garon de cinq ou six ans, prs de
la coiffeuse de ma mre, je levais les yeux vers elle
tandis quelle regardait dans le miroir; elle portait un
soutien-gorge do dbordaient ses seins et serrait les
lacets de son corset. J e ne pouvais la quitter des yeux.
Puis je grandissais. Ce processus ressemblait beaucoup
la technique dont se servait Walt Disney pour montrer
comment pousse une fleur : lacclr. Autrement dit, je
me voyais grandir physiquement, cest--dire avoir en
un tournemain la taille dun adolescent. Puis je mettais
ma main ma hanche droite et je semblais lespace
dune minute dire des choses insolentes ma mre.
Ensuite, je mattaquais ses nichons. Non tellement
pour les sucer, je frottais plutt mon visage contre eux,
les passais sur tout mon visage, mais surtout sur mes
yeux. Ctait ahurissant; J anov me dit de demander au
garon ce quil faisait. J e nobtins pas de rponse. J e lui
criai : Mais quest-ce que tu fais donc ? dun ton
incrdule. Quon imagine donc : se frotter les yeux avec
des nichons ! Il ne rpondit pas et continua encore
quelques minutes. J e me mis parler dautre chose,
mais de temps autre, je jetais un coup dil au garon
pour voir ce quil faisait. Autant dire que pratiquement
il existait dans un coin de la pice et quil y faisait
ce quil faisait. Mais pour moi, il tait terriblement loin,
et je jetais des coups dil de derrire mes paupires
closes pour voir ce quil faisait (je le voyais videm-
ment avec les yeux de lesprit). Ensuite, le jeune garon
se rtrcit de nouveau pour retrouver sa taille
denfant. Il tait assis en tailleur, le dos rond, ses petites
mains devant son visage, alors que jaillissaient de lui
des flots ou des torrents de larmes. Il versait littrale-
ment des torrents et des annes de larmes.
Alors, jai parl J anov de quelque chose qui sest
produit des centaines de fois au cours de mon existence.
Quand javais sommeil, je voyais apparatre dans mon
esprit des mots dnus de sens que je pouvais lire dans
ma tte. Mais comme ils taient inintelligibles et diffi-
ciles dire, je ne pouvais pas les prononcer. J avais
essay une fois de raconter cela par crit dans The Bald
Mucky-bullyfoo et dexpliquer combien ctait amusant.
Il pouvait y avoir des mots comme smlplgh, oxwyong,
ou hmply. J anov me demanda quels mots je voyais. J e
lui rpondis quils taient derrire une sorte dcran ou
de rideau comme les rideaux de thtre. Il me dit
dcarter ce rideau et de dcrire ce que je voyais. J e me
souviens davoir eu des apprhensions et des difficults
le faire. J e finis par voir quelques mots et jessayai
de les prononcer. Puis je vis une lgende apparatre au-
dessus du petit garon accroupi, un peu comme on en
voyait aux premiers temps du cinma muet o une
femme faisait fonctionner des rouleaux imprims indi-
quant au public ce qui se passait sur lcran.
Linscription pour le garon disait : J e n-nai r-rien.
Ctait ce quil me rpondit quand je lui demandai ce
quil avait, pourquoi il pleurait si fort. J e n-nai ri-
rien , voil tout ce quil pouvait bgayer dire
sangloter. Bbgayerdire. Bbgayerdire. Bbgayer-
sangloter. Bbgayersangloter.
Tout au long de cette exprience, javais limpression
dtre dans un tat de clairvoyance et de sensibilit
aigus . J e veux dire que tout en sachant que je me
trouvais dans le cabinet de J anov, je voyais et entendais
tout ce qui se passait derrire mes paupires, dans le
thtre de mon imagination. Ctait une scne trs sym-
bolique mais je la comprenais vraiment. Pendant un
moment, je dcrivais ce qui se passait lenfant qui
versait des torrents de larmes. A ce moment, je pleurai
moi aussi, compltement . Puis J anov me demanda :
Que voyez-vous dautre ? Et ce fut remarquable. J e
voyais ma vieille Nightingale Street bourre de monde,
mais je voyais les gens comme les aurait vus une cam-
ra, partir de la taille seulement. Ctait comme si je
voyais un film de ma rue pleine de monde, ils avan-
aient au coude coude par ranges de douze. Tous
taient silencieux, imperturbables, sombres et fatigus;
aucun deux ne faisait attention aux autres. Alors je
compris pourquoi le petit garon navait jamais rien. Il
navait jamais reu damour cest ce que je ressen-
tais. Il navait jamais reu damour parce que personne
ni son pre, ni sa mre navait le temps. Les gens
marchaient tous cte cte et signoraient mutuelle-
ment, le monde allait trop vite et le petit garon
nobtenait jamais rien. J anov me dit de lexpliquer au
petit garon pour le consoler. J tendis mon bras droit
pour lui donner de petites tapes sur le dos, les paules et
la tte en lui disant quil fallait prendre les choses telles
quelles sont, quil ne fallait pas quil essaie de com-
prendre pourquoi il ne recevait pas damour il nen
recevait pas, un point cest tout. Il fallait tcher de faire
quelque chose de bien de son existence; aimer une fille
et vivre avec elle cet amour, et des choses de ce genre.
Pendant une ou deux minutes, je parlais dautre chose
J anov. Puis tout coup, lenfant se mit debout et courut
vers moi, furieux. Pour courir, il courait. Il semblait
courir travers les annes. J e fus pris de peur je ne
sais pas pourquoi. J e me mis hurler : Ne tapproche
pas, ne tapproche pas de moi, ne tapproche pas. J e
donnais des coups de pieds en lair et mettais les mains
en avant pour tenter de le repousser. Mais il
sapprochait. J e me souviens que J anov me disait :
Abandonnez la lutte, abandonnez la lutte. J e
mobstinais dire non. J tais en panique et il tait
sur moi. Tout coup, il disparut. Il tait presque sur
moi, il rentrait en moi et puis il avait disparu. J ouvris
les yeux et demandai au comble de la surprise : O
est-il ? Il a disparu. J anov me dit de le chercher. J e le
fis, je parcourais toute la pice du regard. J e lui dis o je
lavais vu pour la dernire fois. J anov me rpondit que
lenfant tait en moi. Au fond de mes tripes, je le savais,
mais je ne voulais pas le croire. J e fermais les yeux et
jessayais de reconstituer toute la scne et de revoir
lenfant. J essayais de toutes mes forces, mais, bien
entendu, je ny arrivais pas. J e savais o tait pass
lenfant et je savais qui il tait. Alors je me mis pleu-
rer de tout mon cur.
J avais vu ma vie tale sous mes yeux, peut-tre de
faon symbolique, mais nanmoins ctait ma vie, cela
ne faisait aucun doute. J tais allong, je me sentais vide
et mme un peu heureux. Purg et heureux. J acceptais
tout ce qui tait arriv il ne me restait rien dautre
faire parce que ctait rel. J e crois que ce primal
tait un pas dans la direction que je devrais prendre avec
tous mes primals. Ctait une torture; mais il devait en
tre ainsi. J e restais avec une impression dallgement et
de dtente. Cest comme si je mtais dcharg dun
fardeau terriblement lourd et douloureux, et maintenant,
je me sens un peu plus lger, plus libre.
Pourtant, aujourdhui je suis encore rong par le
doute, car je pense que je nai pas encore affront les
choses terribles que jai abordes mercredi et jeudi.
Tout cela tourne autour de la peur de lhomosexualit et
jai en quelque sorte limpression que jai vit daller
au fond des choses.
J ai pass ensuite un certain temps la plage, jai fait
une ou deux courses et je suis rentr la maison. Susan
ne me parlait pas, ce qui ne ma pas troubl. J e vois de
plus en plus clairement quelle est malade. Ce qui me
perturbe le plus, cest lgosme avec lequel elle me
tourmente alors qu'elle sait pertinemment que toute cette
histoire de thrapie primale est terriblement importante
pour moi. Malgr cela, elle fait tout ce quelle peut pour
me contrarier.

10 mars

La sance daujourdhui a t trs importante. J ai eu,
une fois de plus, ce que J anov appelle dune expression
extraordinairement juste un coma conscient . Ven-
dredi je parlais d tat , de transe , de clair-
voyance et de sensibilit aigus , ou de thtre de
lesprit . Mais, bien entendu coma conscient est le
terme qui convient le mieux. J ai commenc par vouloir
raconter tout ce qui stait pass hier. J avais de la peine
faire jaillir des sentiments rels. J e commenais tre
afflig de ce sentiment dirritation et de mauvaise hu-
meur crispante. J e ne pouvais rien exprimer. Ctait un
perptuel chec. J e gardai ensuite le silence pendant un
long moment. Ensuite, je commenai percevoir le sens
de ce qui se passait.
Dabord, je savais que la colre cachait une souf-
france que je ne voulais pas ressentir. La colre et le
djouement sont des tactiques de diversion, que nous
employons pour empcher que napparaisse la sensation
relle de la souffrance profonde. En dautres termes, les
gens se proccupent tellement de combattre leur colre
ou leur acting-out quils chappent la contrainte
dprouver leur souffrance relle. Cest quelque chose
que lon apprend au cours de la thrapie primale, car on
en fait lexprience sur le divan et si lon veut vraiment
gurir, il ne faut pas chercher fuir le senti-
ment/souffrance. J e savais donc que javais bloqu un
sentiment. J e ne savais ni pourquoi ni comment. J tais
tendu. Et tout coup je compris pourquoi et comment.
J eus besoin de pisser. Cest alors que je compris la
vrit. J e nprouvais le besoin de pisser que comme
moyen dviter ce que je ressentais. Etant donn la
quantit de liquide que javais bu au cours des douze
dernires heures, je ne pouvais pas avoir rellement
besoin de pisser, dailleurs javais dj piss au moins
cinq fois. J e ne faisais natre en moi le besoin de pisser
que pour chapper une souffrance non ressentie qui
me nouait les tripes. J e voulais faire sortir cette souf-
france par mon pnis, en dautres termes au lieu de la
faire monter, je la poussais vers le bas pour men dbar-
rasser. Ctait tellement facile comprendre que jtais
tonn de ne pas lavoir compris plus tt. En mme
temps je commenais comprendre un certain nombre
dautres choses : le fait que beaucoup de gens, tmoi-
gnant ainsi de lintrt pour ma sant, mavaient de-
mand tout au long de ma vie pourquoi jurinais si sou-
vent; dautres mavaient flicit du bon fonctionnement
de ma vessie. Foutaise, tout a ! En pissant, je chassais
toutes les souffrances et les peines de mon existence.
En mme temps, il se passa autre chose. Quand
jessayais, la bouche grande ouverte, de faire monter le
sentiment, en respirant profondment, je mtouffais
puis je fabriquais une petite toux de bronchite. Pour-
tant je savais pertinemment que je navais pas de raison
de tousser ainsi, puisque je navais pas fum une bouf-
fe depuis quinze jours. Cette maudite toux bronchitique
tait par consquent encore une tactique de diversion,
que mon organisme pratiquait pour dtourner mon at-
tention de la ncessit de sentir ma souffrance.
J tais compltement ahuri. Etendu l, tranquille,
javais dcouvert tout cela et je commenais maintenant
tablir des liens entre toutes ces choses significatives.
1) Il y a la souffrance. 2) J e veux viter de la ressentir.
3) Car ressentir est synonyme de douleur. 4) Mon corps
cre de toutes pices le besoin de pisser en tant que
tactique de diversion. 5) Ainsi je concentre toutes mes
forces retenir mon urine. 6) Maintenant, je suis inca-
pable demployer mes forces pour maider ressentir
mon sentiment rel car elles sont mobilises par la r-
tention de lurine qui serait prte couler de mon pnis
si je relchais mes forces; et aprs tout je ne peux pas
pisser sur le divan de J anov. 7) J e fabrique une pe-
tite toux, juste pour tre sr que toutes mes forces sont
dtournes. 8) Maintenant, il faut que je me concentre
pour me retenir de pisser et de tousser et je nai plus de
force pour ressentir mon sentiment, car il faudrait que je
relche ma vessie et je ne peux pas faire cela. Par con-
squent, je me suis protg de mon sentiment en faisant
un pige de mon corps. J e restais tendu l, sidr par
cette dcouverte.
J e me souviens alors davoir eu, cinq minutes aupara-
vant, ce sentiment dirritation et de mauvaise humeur.
Maintenant, je me souviens de mtre tir pour me
librer de lemprise de lirritation, mais en ralit, je ne
faisais que mtablir en elle, faisant le calme en moi. Il
y a des annes, des annes que je me leurre ainsi. Bien
entendu, chaque fois que je faisais a, je regagnais mon
calme. Mais aujourdhui, je savais que ce calme ntait
pas d au fait que javais ressenti la souffrance, mais
que je mtais en quelque sorte anesthsi pour ne pas la
ressentir. J tais toujours tendu et je nen revenais pas
davoir fait une telle dcouverte sur moi-mme. J e pas-
sai un long moment dans cet tat une vingtaine de
minutes peut-tre puis le sentiment rel rapparut
peu peu et cette fois, je my laissai aller.
Ce sentiment disait solitude . Dites-le ma-
man , demandait J anov. J e le fis, mais elle semblait
incapable dy changer quoi que ce soit. Elle se tenait l,
lair triste et la tte baisse, les bras pendant le long du
corps. Dans mon coma conscient, je la voyais. Cela dura
une minute ou deux. Puis elle commena sloigner
lentement. J e la suivis pour voir ce qui allait arriver, et
je lui criai : Attends, ne pars pas. Arrte, reviens. J e
maperus que je tendais les mains en suppliant. Mais
elle continua de sloigner et de disparatre lentement,
puis je ne la vis plus. Ensuite, tout aussi lentement,
commena sapprocher de moi une autre silhouette,
mais avec une terrible lenteur. J e finis par distinguer
quelle ressemblait Susan et sa mre, puis seulement
Susan. J e pris peur et je hurlai : Napproche pas !
Elle vint tout droit sur moi et ma mre fut galement l.
J e respirai trs fort pendant une minute pour retrouver
mon calme aprs la peur que mavait caus la vue de ma
femme surgissant de lendroit o ma mre avait disparu.
J e devrais signaler ici que ds que le sentiment eut
merg, environ cinq minutes auparavant, javais explo-
s et cri ces mots qui semblaient sortir du plus profond
de moi : Pas lamour ! un besoin morbide jai
pous ma mre. J e rptai ces mots un certain
nombre de fois, ensuite je neus videmment pas de
peine saisir la signification de ce que je voyais. Le
thtre de mon esprit extriorisait pour moi le fait que
javais pous ma mre sous les traits dune autre
femme. Ctait bien entendu quelque chose de terrifiant.
Mais je ne me dbarrasserais pas de ce sentiment en
pissant. Dailleurs, une fois que vous tes entr dans cet
tat de coma conscient, tout ce que vous souhaitez cest
den faire pleinement lexprience; en effet, vous nen
avez plus rien craindre, puisque vous y tes dores et
dj entr. Ce qui est dur, cest justement dy ENTRER.
Bon, je me retrouve donc avec ma femme et ma mre
cte cte, me disant pour mon bien ou se disant lune
lautre pour leur bien, combien chacune delles est
merveilleuse et combien elles ont de laffection pour
moi.

14 mars

Aujourdhui vendredi, tout a t simplement in-
croyable. J e ne sais pas moi-mme dans quelle mesure
je crois rellement ce qui sest pass, mais il faut au
moins que jen rende compte sur le papier. Tout
dabord, jai parl J anov de laprs-midi et de la soire
dhier. Cela avait t parfait, car jai pass environ sept
heures couter de la musique classique des rhapso-
dies tziganes, roumaines et hongroises, des sonates
dEnesco, des concertos et des symphonies. J e me per-
dais entirement dans chacun des morceaux. De temps
en temps, je me levais pour me mettre danser ou faire
le tour de la pice en cadence, quelquefois, jimitais
aussi la musique je me faisais orchestre. J e vivais des
instants incomparables, enferm dans la dimension du
son et de la musique. Il ny avait plus rien dautre. De
temps en temps, je pleurais : quand je me rendis compte
que la thrapie primale individuelle sachverait ven-
dredi, ou quand je commenai me sentir vraiment seul
dans cette pice, rien quavec la musique pour compa-
gnie ou encore quand je ressentis le dsir dappeler
quelquun tout en sachant quil ny avait strictement
personne qui jaurais voulu tlphoner. J e me sentais
lger, presque en extase. Puis Susan rentra, elle appor-
tait avec elle une atmosphre morne et triste. L-dessus,
joscillai entre des sentiments contradictoires : colre,
mpris, solitude, irritation, isolement, humour, gosme
et cafard. J e ressentais son arrive comme une intrusion
hostile; avec elle dans la maison, les choses ntaient
tout simplement plus les mmes. Quand elle fut cou-
che, je restai seul avec moi-mme, dans lobscurit, je
rflchis Century City , finalement je regardai la
tlvision une mission de J oey Bishop et J ohnny Car-
son, puis une partie du Gangster, un film de 1947 envi-
ron, avec Barry Sullivan comme vedette. Ctait un film
inhabituel en ce sens quil montrait la dtrioration dun
individu cest--dire un individu dtruit par le crime
(le mal). Oui, ctait bien.
J eus une nuit trs agite. J ai eu de plus en plus de
comas symboliques et maintenant jai des rves du
mme type. Celui-l tait fantastique. J tais dans une
immense salle, quelque chose comme une salle de bal
o se droulait une soire. Ctait un truc dimensions
multiples : il y en avait au moins cinq, sur trois ou
quatre plans diffrents. Les gens taient la fois
lintrieur, lextrieur, perpendiculaires, parallles, les
uns avec, sur, contre les autres, en grand nombre.
Ctait compltement dingue ! Il ny a pas de mots pour
dcrire une chose pareille et ceux que jai choisis sem-
blent dtruire la scne que jai voulu dpeindre. Les
tres dans cette salle taient trangers. Il y avait un
nombre infini dtres portant des costumes bizarres (ou
peut-tre ils taient vraiment faits comme a). Une per-
sonne tait une cible ambulante, avec un centre entour
de cercles noirs et blancs, une autre reprsentait un lapin
avec une queue qui pendait mollement, une autre un
personnage de tlvision; il y avait aussi quelque chose
qui ressemblait un bloc de bton (une tte carre ),
un type dcharn et boutonneux lair pervers, une fille
qui tait dfigure parce quelle avait reu de lacide sur
le visage, et ainsi de suite. J e voyais un monde absolu-
ment dlirant. J y avais pens au cours de la nuit de
mercredi. J e mtais demand quel point il allait tre
difficile de retourner dans un univers de maladie et
dabsurdit, un monde de bouffonneries. Ce nest pas
eux que je considrais comme des non-adapts, mais
moi-mme, parce que jtais plus rel queux. Dailleurs
cette salle tait remplie de toutes les extravagances de la
tlvision, du cinma, des annonces publicitaires
(comme cette fille avec une petite jupe courte dans
laquelle elle avait fait un trou la hauteur du sexe; les
hommes allaient vers elle, y mettaient des pailles et y
buvaient).
Me voil donc au beau milieu de tout ce dlire qui
est plus que symbolique. J e suis couch dans/sur/
lintrieur dun lit bizarre et un homme habill en nabab
ou en prince indien est couch mes cts. Il porte un
habit prcieux couvert de bijoux et un turban scintillant
de joyaux. Quelque chose roule sur moi, une forme; je
me tourne vers le gars et lui demande; Qui est-ce ? ,
il rpond : Cest... J e ne sais plus sil a dit un nom
prcis, mais jai eu limpression que ctait un nom
fminin. Pour en tre sr, je tendis les mains vers
lendroit o devaient se trouver les seins, et rencontrai
effectivement un tton ferme et charnu. J assaillis alors
cette crature qui me rappelait lune des lourdes femmes
de Brueghel, une femme vtue dune espce de pyjama
de flanelle jaune. Elle/la chose tait comme un grand
ours en peluche femelle. J e pris son con entre mes
mains et le frottai contre mon pnis, puis je mveillai
en sursaut, encore en train djaculer. J e sortis du lit
pensant que je mtais rveill trop tard et que javais
manqu le rendez-vous avec J anov, mais il ntait que 6
h 20 du matin.
Quand jai racont tout cela J anov, il a essay de me
faire ressentir quelque chose, de me faire revenir sur ce
thme de labandon et de la solitude. J e mefforais tant
que je pouvais de ressentir le moindre sentiment, mais je
n'aboutissais rien. J e sais par exprience que j'tais en
train de lutter contre moi-mme; cependant mon sys-
tme de dfense est si perfectionn et si subtil quil
mest toujours difficile de men rendre compte. Mais
voil que a y tait je veux dire que jentrevis la
vrit. J e criai : Arrte de tousser, arrte de tousser ,
je continuai ainsi mexhorter ne plus utiliser cette
maudite toux comme moyen dchapper au sentiment.
Cela fit son effet; et jeus accs un peu de ralit.
Cette histoire de solitude tait toujours l, je la ruminais
en quelque sorte dans mon esprit. Du plus profond de
mon organisme, je commenais percevoir de lointains
signaux qui me prouvaient quil y avait quelque chose
ressentir quelque chose dnorme et quune fois
de plus, jusais dun subterfuge pour men dfendre.
Cela dura un moment, je me tordais dans tous les sens,
je me perdais en lutte et gmissements. J e finis par me
laisser balayer ou submerger par le sentiment
comme le suggrait J anov. J e prfre cette expression
sy plonger , parce quelle est plus image et quelle
laisse libre cours mon imagination de sorte que je me
sens rellement submerg . J e ressentis une douleur
aigu au cur, dans la tte et dans la mastode gauche.
Ces douleurs alternrent pendant presque toute la
sance. En mme temps, javais mal au ventre.
J essayais de faire monter un sentiment et je crus que
jallais vomir sur tout le divan et le plancher. Mainte-
nant je savais vraiment quil sagissait dun sentiment
mauvais.
J e parlais de sexe parce que tous les signes et tous les
mots qui se prsentaient mes yeux semblaient axs sur
le thme sexuel. J e parlais de Sylvia : comme a avait
t bien et comme a avait mal tourn pour moi; et je
parlais de mon pass sexuel en gnral, disant que je
faisais pas bien lamour ou pas assez bien. J e parlais du
fait que je donnais ma femme une exprience sexuelle
naturelle, puis je vis apparatre les mots adore... moi...
adorer ou quelque chose de ce genre. J e narrivais pas
faire de connexions. J tais sr daborder quelque
chose dimportant et je commenais macharner mais
je narrivais pas faire les rapprochements et les con-
nexions; jessayais en vain, je ne faisais que des digres-
sions. J e me souvenais de tous les couples maris que
javais connus et je voyais dans mon esprit tous ceux o
la femme tait la plus forte et dominait son pauvre mari.
J e mtendis un peu sur ce sujet gnral, puis je passai
au couple de mes parents et, ce propos, je dis que dans
leur union mon pre tait toujours le chef. J e le voyais
dans le rle quadoptent beaucoup de cyniques; avoir
tout le temps une femme enceinte quon laisse pieds
nus. En dautres termes, une femme est de la merde. J e
parlai ensuite de ma propre attitude lgard des
femmes. Mais je continuai avoir les pires difficults
tablir un lien entre les choses.
J anov mamena donc parler ma mre parce que
jvoquais ma vie avec elle. J e comprenais qu'en un
sens, elle mavait asexu ou plus exactement dvirilis
en me traitant comme une petite fille, en disant que
jtais si joli que jaurais d tre une fille, en
memmenant dans les toilettes des femmes dans les
grands magasins, etc. J anov dit : Dites-le-lui. J e
madressai elle, lui demandant pourquoi elle mavait
trait ainsi et elle me rpondit tout coup quelle voulait
son pre (ce fut sa propre rponse). Elle sassit, les
jambes croises, la tte baisse, se donnant des coups de
poing dans le ventre et elle pleurait en rptant : J e
veux mon papa, je veux mon papa. J tais si agit que
je finis par crier : Il est mort... et quelques autres
remarques acerbes. Elle commena alors sloigner. J e
lui criai de revenir. Ensuite elle rencontra mon pre
une certaine distance de l. Elle appelait encore son
pre, croyant que ctait lui, tandis que mon pre com-
menait la dshabiller; puis il la coucha et la prit. Ce
spectacle me retournait lestomac, je ne voulais pas
regarder; javais eu limpression dentendre jusquau
bruit de leurs organes, ctait comme le bruit dun pis-
ton qui se serait enfonc dans de la farine humide. Cela
dura en tout cas un certain temps et je le relatais J a-
nov. (En dautres termes, le vieux avait saut ma mre
bien avant de lpouser peut-tre des annes aupara-
vant. Elle avait presque trente ans quand elle lpousa.
Cela semble indiquer quelle devait tre une mochet
guette par le clibat et que sa seule chance de se faire
pouser, ctait de se faire engrosser. Cest ce que je
suppose.)
A ce moment-l, il arriva quelque chose dtonnant.
J e me vis dans son ventre pendant la conception. Au-
trement dit, ainsi que je le hurlais J anov, on tait en
train de me fabriquer. J e me remettais de cette image,
lorsque je vis mes vieux descendant Barbary Avenue, et
des gens qui les saluaient, des messieurs, qui soule-
vaient leur chapeau lintention de ma mre. Ensuite je
vis ma mre disant je ne le veux pas... . Elle parlait
du bb quelle portait. Le vieux dit quils se marie-
raient. J e les vois se marier dans un appartement. J e le
raconte J anov. A la scne suivante, elle est dans un
hpital, elle accouche. Seulement, ce maudit bb, cest
moi. J e suis poustoufl, ahuri. Cest absolument in-
croyable. Encore maintenant, je ne sais pas si jtais
perdu dans des fantasmes, des hallucinations ou si j'tais
dans un coma conscient. J espre que cest la dernire
hypothse qui est la bonne. Elle crie, elle hurle. Le m-
decin me tient en lair. Comment est-ce que je sais que
cest moi ? Dabord, cest le vagin de ma mre et ses
cuisses charnues et je viens juste de sortir delle. Ensuite
je suis n avec le cordon ombilical autour du cou. Ma-
man hurle : Meurs... je ne le veux pas... quil
meure... dans une sorte de crise dhystrie. Le mde-
cin crie : Il strangle... cest un bb bleu... ou des
conneries de ce genre. Tout cela est effectivement vrai !
A ce point je constate ma stupfaction
quaujourdhui je suis en fait retourn au jour un. Dans
ce qui sest pass aujourdhui, je ne saurais dire exacte-
ment ce qui relevait du fantasme, dune imagination
surexcite ou du coma conscient. Tout ce que je peux
dire, cest que daprs les autres expriences de coma
conscient que jai pu faire, je crois quaujourdhui, jen
ai fait un. A une ou deux reprises, jai eu conscience
pendant un moment de lintrusion dune autre rali-
t . J e dis une autre ralit parce que le coma cons-
cient reprsente ltat de la ralit dans laquelle je me
trouve ce moment-l. Pratiquement, jy suis rel. Ce-
pendant il suffit dun a va. Gary svre et imp-
rieux pour me faire revenir dans lautre ralit . J ai
commenc sentir lintrusion de cette autre ralit,
quand, sur le divan, je commenai lutter pour ma vie;
quelque chose me disait alors que ctait le divan du
cabinet du docteur J anov. J ai fait des digressions ici
parce que ce que jai vcu aujourdhui ma beaucoup
troubl. Sil est vrai que lesprit peut se souvenir de lui-
mme avant mme la vie consciente, nous avons dcou-
vert quelque chose de formidable.
En tout cas, je me mis lutter frntiquement pour
vivre. J e me souviens que je tendais les bras vers le
plafond. J mettais des sons comme un nouveau-n :
waa-aa-aa... maaaaa... ghaaa-haaa . Des cris de ce
genre. J e criai J anov que je mtranglais, javais toutes
les peines du monde former sur mes lvres tous les
mots que jaurais voulu dire aux mdecins pour leur
prouver que jtais bien vivant. Enfin jtais n, je respi-
rais. Oh ! je me souviens aussi quon me tenait par les
chevilles, la tte en bas. Puis le calme menveloppa et je
ris en disant : J y suis arriv, jy suis arriv..., je suis
vivant. J avais de la peine respirer puis je me calmai.
J essayai ensuite de connecter tous ces lments. J e me
voyais clairement comme un enfant dsir/non dsir et
comme le fils/pre de ma mre. Puis je vis des images
de mon enfance ses cts. J e dois dire que ces images,
je men souviens maintenant que jcris, sont de vri-
tables photographies de ma mre et de moi, que ma
mre a encore. J e me vis grandir dans une seule direc-
tion. Prcdemment, au cours dun autre coma cons-
cient, je mtais vu grandir verticalement , mais
aujourdhui, je poussais lhorizontale. J e me voyais
passer dun mose un petit berceau, puis un petit lit
pour finir dans un lit immense (hollywoodien). Eton-
nant ! En tout cas, dans une des scnes, ma mre jouait
avec mon pnis; elle le manipulait exactement comme
un petit jouet. J e hurlais en demandant pourquoi elle me
prenait pour un jouet. Et cela me conduisit reconnatre
que cest effectivement ainsi quelle me considrait.
Dans une autre scne, je suis dans mon lit et jentends
des femmes parler et rire en jouant aux cartes dans une
autre pice. J e vais mme jusqu me montrer moi-
mme cette pice du doigt tout en parlant. Elles parlent
de leurs fils, comment elles les traitent et jouent avec
eux. De l elles en viennent, je ne sais comment, des
plaisanteries affriolantes sur la manire dont elles jouent
avec leur ququette, puis elles tablissent un lien entre
cette petite plaisanterie et leur mari. Elles prennent
vraiment plaisir tre oses . J entends des bribes de
phrase comme : Toi aussi, Bella ?... mon Sam... mon
Solly... Lune delles cest ma mre, je men rends
compte maintenant lance aussi une plaisanterie, di-
sant quelle le fait galement, mais que cest trop
petit ou quelque chose comme a. Elle fait allusion
moi mais linstant je ne saurais retrouver son expres-
sion exacte. Quelque chose comme elle le ferait si elle
pouvait le trouver... En tout cas cela me fait revenir
lesprit une image de J eux de Nuit , ce film o une
mre humilie son enfant en lexcitant au point quil est
en rection et commence se masturber sous les draps;
cest ce moment-l quelle le dcouvre, le montre
tout le monde, le traite de tous les noms, le frappe sur
les mains et labandonne. Ensuite, je me souviens de la
mme scne entre ma mre et moi : elle me frappe sur
les poignets en disant : Ne fais pas a. Gary , sur ce
ton qui est spcial aux femmes juives un accent gut-
tural, mi-rprobateur, mi-plaintif. J e suis incapable de
me rappeler si cette scne a vraiment eu lieu entre nous :
si ce nest pas le cas, je ne comprends pas comment jai
pu la voir dans mon coma conscient.
Cest peu prs ce moment-l que je sortis un peu
de ce coma et restais en quelque sorte stupfait de tout
ce qui venait de se passer, sans parler de lpuisement
que je ressentais. Il y avait encore des tas dlments
isols. J en conclus quil me faudrait descendre encore
plus loin et dire ses quatre vrits ma mre, si je vou-
lais arriver la puissance sexuelle. Mais je ne sais pas,
je crois quil ny a jamais eu dhommes autour de moi
qui auraient pu provoquer en moi une mulation posi-
tive; il ny avait que le vieux qui mapprenait bien assez
de conneries pour me dmolir et un tas de pauvres types
dans le voisinage, esclaves du boulot qui taient loin de
me donner lexemple. J e repense tout coup, bien que
cela nait pas sa place ici, que tout fait au dbut de la
sance daujourdhui, javais parl de mes proccupa-
tions avec les femmes et de ces rves que je faisais
souvent au sujet de ma tante. J e rvais quelle avait un
con immense et que jy tais englouti la tte la premire
et que ses normes cuisses me tenaient prisonnier, je
rvais que je voyais son con mont sur une paire de
jambes, et me courir aprs ! Ou bien je rvais que je me
prcipitais dans son con recouvert dune culotte rose et
que je me frottais le visage contre son sexe... Assez !
Voil, ctait tout. J e restai avec un got fade dans la
bouche et la gorge sche tout cela tait curant et il
en restait encore beaucoup l do a venait.

CHOIX DE QUELQUES CONNEXIONS ETABLIES
EN THERAPIE PRIMALE

15 mai

Le 7 et le 8 mai, aux alentours de 10 heures du soir, je
me suis senti vivant. J ai senti mon existence entire. J e
lai sentie trop brivement, cinq secondes environ. Pour
rendre compte approximativement de lexprience en
question, il faudrait dire que ctait la fois stimulant,
savoureux, puisant et lectrisant. J e ne suis mme pas
sr que notre langage comporte le vocabulaire quil
faudrait; en effet, on se demande comment une socit
dindividus qui ne ressentent rien rellement par
rapport ce que nous appelons ressentir pourrait
laborer un vocabulaire qui sapplique adquatement
ce quelle ne connat pas. J e sentais au moment mme
o je dcrivais mon exprience, quelle ne pouvait tre
exprime en termes appropris. A ce propos, il me vient
lesprit un certain nombre de rflexions : est-ce que le
problme rside dans le fait que nous navons pas en-
core le langage pour exprimer nos sentiments, ou est-ce
quil ny a pas de problme du tout, puisquil est tout
fait possible que le sentiment constitue un domaine
indpendant que de simples mots ne pourraient suffire
traduire, dfiant les mots crs par lhomme ?
Pour moi, lexprience de me sentir moi-mme na
pas t uniquement intrieure. Elle a t totale, ltre
total. J tais allong par terre et javais eu quelques
sensations prliminaires de la descente en moi-mme
quand je me rendis compte brusquement que ma co-
lonne vertbrale me donnait une impression nouvelle. J e
mappliquai bien saisir ce que je ressentais jusqu
pouvoir dire que je la sentais en quelque sorte verticale.
Mais quest-ce que cest ? me demanda J anov. J e
me sens droit , rpondis-je. Puis je fondis en larmes. J e
pleurais dmerveillement de mtre senti droit (bien
dune seule pice) pour la deuxime fois de ma vie. Car
je commenais faire une connexion et je me souvenais
que je mtais senti droit ou bien entier une seule fois et
ctait trs exactement au moment de ma naissance.
Rien dtonnant ce que je naie pas connu de mots
pour exprimer ce que je ressentais je navais ressenti
cela quune seule fois et il y avait quelque vingt-sept ans
de cela. Il ma suffi dun bref paragraphe pour dcrire te
sentiment de conscience entire, mais il ma fallu deux
mois de thrapie pour y accder. Il ma fallu des heures
et des heures de confrontation angoissante avec moi-
mme, de djouement, de folie, de larmes et de mal aux
tripes.
En tout cas, pour moi ce sentiment dtre entier reve-
nait sentir exactement o tait ma place dans lunivers.
J ouvris toutes les vannes. Par exemple, je pris imm-
diatement conscience de la solidit et de la force de mon
pelvis. Autrement dit, je sentais mon corps, mon moi. J e
sentais encore ma colonne vertbrale bien droite. Voil
ce que je veux dire quand je dis que le fait de sentir est
une exprience complte. J e suis convaincu prsent
que la vritable sant est lunion complte de ce qui est
mental, physique et motionnel. Le moi qui ressent
permet de tout ressentir. Il est vraisemblable que
lhomme qui sent tout, pourrait dvelopper un septime
sens de lui-mme. Imaginez un peu quelles seraient les
possibilits de cette nouvelle espce dtre dots de ce
sens et capables de diagnostiquer leurs propres mala-
dies. Si jtais en pleine sant, je naurais plus les
moindres troubles psychosomatiques ou psychonvro-
tiques. J e serais en mesure de sentir le dveloppement
dune tumeur, par exemple, dans mes viscres ou dans
mon cerveau. J e pourrais probablement sentir la dtrio-
ration de ma paroi stomacale avant que ne se dclare
lulcre. Dun autre ct, ces maladies nauraient peut-
tre aucune prise sur moi, si jtais en bonne sant et
bien entier.
On pourrait spculer linfini. Ce qui est lamentable
cest de constater que mes parents ont bousill toutes
mes chances de jamais appartenir cette espce
dindividus, comme leurs parents en avaient fait autant
pour eux et ainsi de suite en remontant dans le pass.
Victimes de lignorance, nous faisons notre tour, par
ignorance, des victimes. Pour sentir le vritable drame
de la condition humaine, il faut dabord sentir son
propre moi, le potentiel gch de son tre, il faut sentir
la douleur de sa propre insignifiance et prendre cons-
cience de ce que nous autres hommes aurions pu tre.
Ce mme soir, mon existence entire ma transport
dans un tat o jai eu un instant la vision de ce que
pourrait tre lespce si nous tions tous sains.
Lexaltation de ce sentiment ntait pas moins surpre-
nant pour mon systme entier que le sentiment de me
sentir droit. En jetant un regard sur cette page, je cons-
tate que le vocabulaire en est plutt recherch et labo-
r. Ce nest pas que je choisisse mes mots, jen suis en
fait incapable. Ce qui marrive, cest que je ressens juste
linstant lexcitation stimulante et exaltante de me
sentir moi-moi-moi.
J ai vu que lesprance de vie stendrait peut-tre
jusqu cent cinquante ans. J ai vu la disparition de la
maladie et lespce humaine concentrant tous ses efforts
scientifiques sur llimination des maladies de l'envi-
ronnement et des maladies qui en dcoulent. J e me suis
vu libr de tout le bordel que jai dans la tte, et faisant
de mon cerveau ce quoi il est destin. Sans la pression
des penses non ressenties, sans lencombrement du
pass, mon esprit pouvait se dvelopper. La vision de
cette grandeur humaine, confronte au sentiment de
mon propre nant mon drame ma fait pleurer.
Lintellectualisme est la maldiction de lhumanit. J ai
senti que ma propre poursuite acharne de la connais-
sance pendant tant dannes, mavait conduit para-
doxalement men loigner. Car aujourdhui, je sais
quil nest quune sorte de connaissance : la connais-
sance de soi : savoir o jen suis : entier : droit. Dans les
quelques secondes o je me suis senti moi-mme, jai
senti ma beaut, ma quasi-majest, mon tre, ma gran-
deur. Cest sans nul doute, lamour de moi. Ce nest
quaprs avoir eu ce sentiment dtre entier, de plni-
tude absolue, que lon peut en venir lamour de
lautre. Aprs jaurai de lamour donner. Ds que je
me possde entirement, que je peux maimer entire-
ment, je peux aimer une femme et des enfants. Pour
moi, lamour cest donner et avoir la grce de recevoir,
non pas dsirer et prendre. Prendre, cest pour moi
maintenant tendre les bras pour drober. Recevoir, cest
la simple aptitude recevoir, sans dsir nvrotique.
Ainsi, recevoir de lamour mettrait immdiatement fin
un amour sous condition, toute contrainte qui oblige
les enfants distraire leurs parents et se produire pour
eux. Recevoir, cest simplement accepter des autres ce
quils sont en mesure de donner, sans valuation ni
jugement ni comparaison. Autrement dit, on en aurait
fini avec la dception de ne pas recevoir assez. Chacun
saurait o il en est et laisserait les autres tre ce quils
sont, en prenant soin dviter ceux qui pourraient lui
faire du tort. Cest vrai; il faut que lindividu sain vite
les personnes malades parce que les malades peuvent le
dmolir avec leurs besoins morbides. Du de ne pas
obtenir lamour de son pre, un chef dentreprise mettra
la porte un ouvrier en bonne sant, un proche parent
fera du mal un tre sain parce que ce dernier naura
pas voulu se plier ses caprices de malade. Ce nest pas
tout. Une connexion trs importante pour moi ma per-
mis dtablir un rapport entre moi et mes parents, le
mucus, la morve, la respiration, la vie, la pisse, la toux,
les touffements, les maladies aussi bien mentales que
physiques. Au cours des deux derniers mois, mes pri-
mals se rapportaient ces lments qui taient tantt
isols, tantt runis plusieurs. Et cette nuit, je suis
arriver rassembler tout a. Cette connexion, la fois
complexe et pourtant dune tonnante simplicit, sest
faite quand jai ressenti tout ce qui en faisait partie; jai
alors compris ce que signifiait la connexion. J e toussais
et faisais remonter une salive paisse qui mtouffait.
J avais aussi limpression que je devrais me moucher
jusqu balayer mon foutu nez, tellement il me semblait
bouch. En fait, mon nez tait compltement dgag, et
ce que je sentais, ctait le conduit nasal aboutissant
ma tte qui tait obstru et ctait ma tte qui tait bour-
re de saloperies. Ce nest quen me laissant aller enti-
rement un sentiment dtouffement et dtranglement
qui me secouait toute la poitrine que je pus arriver
nommer le sentiment. Maman ! , ctait ce mot qui
sortait de ma bouche. J e crachais en toussant tout le tas
de merde qui mavait suffoqu ma vie entire. Cest de
la merde que je crachais. Pour moi, ce mot merde
reprsente le fait davoir toujours t rejet, ignor,
brutalis, engueul, dsorient, battu, lacr par les
discours de mes parents ! Tout cela a un got horrible et
laisse un sentiment curant. La merde de ma mre
tait concentre dans mes tripes. J e pouvais ressentir
maintenant la signification du fait que javais toujours
souffert de la toux.
Toute ma vie, javais t touff par cette merde qui
voulait remonter. En venant au monde, javais besoin
damour; on mavait donn de la merde telle que je lai
dfinie et cela avait dur presque toute ma vie. Au-
jourdhui, je sentais toute cette merde lintrieur de
moi. Il faut aussi signaler que cette nuit, jai commenc
ds le dbut par me laisser aller. Cest trs important.
J usque-l javais tenu mon corps sous la contrainte
autrement dit rigide, raide, cest--dire non ressentant.
Maintenant, je librais mon corps, je relchais mon
contrle sur mon pnis, mon ventre, ma poitrine. J e
navais jamais pris exactement conscience du contrle
que jexerais sur moi-mme. Une fois en mesure de
descendre au plus profond de ce que je ressentais, je
my laissais aller. La raison principale pour laquelle
toute ma vie je me suis tenu raide et fig, est la volont
de ne rien laisser chapper de mes ouvertures secrtes.
Ce rien tait tous les sentiments transforms en
dchets. Maintenant que je mtais laiss aller et que
rien ne sortait de moi, je sentais simplement toute cette
merde accumule en moi. Le petit toussotement que
javais pratiqu depuis des annes, tait le moyen de
ravaler la merde qui me remontait la gorge. Mainte-
nant je sentais tout mon systme de contrle : toussote-
ment, reniflement et raideur. J avais mis au point tout ce
systme perfectionn destin me rendre impermable
et rigide, pour viter de souffrir et de sentir. Cette nuit
pour la premire fois de ma vie en ralit, la seconde
tout se dbloquait en moi, tout souvrait. Comme je
nusais plus toute mon nergie et ma force rester ri-
gide, jarrivais ressentir toute la merde qui tait en
moi. Ctait, bien entendu, une vritable torture.

16 mai

Il me devient de plus en plus vident quau fur et
mesure que les jours passent et que je me sens appro-
cher de la sant, les autres ont de plus en plus tendance
penser quil y a chez moi quelque chose qui ne va pas.
Le style et les couleurs de mes vtements ne me res-
semblent plus, dit ma femme. Ce nest pas le Gary que
je connais , dit-elle. La mme chose mest arrive la
fin dun primal particulirement bouleversant; la tension
et la contrainte des sentiments non prouvs avaient
disparu de mon visage, et comme ma peau stait dten-
due, javais rajeuni ! Ds le lendemain, les gens ont
commenc me demander si quelque chose nallait pas,
si jtais malade. Ce qui me parat le plus vident, cest
que les gens ont un besoin obsessionnel de toujours
savoir exactement o en sont les autres cest du
moins ce quils aiment croire. Cest ce qui rend aises
les relations inter-personnelles en admettant quil y
en ait dans notre socit. Les gens ont lair de pouvoir
sentendre parce quils assemblent des bribes
dinformation sur le caractre, les faits et gestes dune
personne, de manire sen faire une sorte dimage.
Mais que la personne en question se mette faire
quelque chose qui nentre pas dans le cadre de ce quils
ont prvu, et elle passe pour avoir chang ! En fait,
elle sest contente de laisser transparatre un peu son
moi rel.

17 mai

Des connexions ont commenc stablir. La pre-
mire chose que jai ressentie, cest une forte douleur
aux tripes. Un cri voulait natre en moi (Gary le bb, le
Gary rel voulait venir au monde) mais apparemment je
ne pouvais pas arriver rassembler toutes les parties de
moi-mme pour pousser ce cri faire trembler toute la
terre. Tout ce que jarrivais produire, ctait une sorte
de vagissement. Sentant la fois toute la force que d-
ployait le systme, et la puissance du cri qui voulait
monter, mais que je navais pas limmense nergie de
pousser, je sentis la connexion et je compris que ctait
moi qui choisissais dtre malade. Il suffisait dun grand
cri puissant qui irait chercher la vie au fond de mes
poumons pour que je devienne rellement vivant, pour
que je naisse. J e me dbattis avec cela pendant un temps
qui me parut trs long. J e finis par me lever et par aller
dans la pice voisine pour tre seul. Ce dsir dtre seul,
de ne pas tre drang, tait lune des raisons qui me
poussaient me lever. Lautre raison tait que javais
limpression dentendre la conversation des autres avec
une clart nouvelle, presque cristalline.
J e ne faisais encore remonter rien que des filets de sa-
live paisse et de matire muqueuse. J en tais plein,
jen avais plein la tte, plein le nez, plein les tripes.
Ctait la merde familire que je mtais habitu res-
sentir la semaine dernire. Une connexion semblait
indiquer quil me fallait me dbarrasser de cette norme
masse de merde avant de pouvoir natre. Il me fallait la
sentir avant de pouvoir la faire remonter de mes tripes
ma gorge et ma bouche. Ressentir le poids de cette
merde, ctait ressentir le dsir de mon pre et de ma
mre. Or, le dsir de son pre et de sa mre signifie tre
malade. La maladie que je pouvais ressentir maintenant,
ntait pas seulement dtre fou, mais aussi le sentiment
physique dtre malade dans tout mon corps, et dtre
capable de sentir au fond de ma gorge quelque chose qui
avait un got rpugnant morbide.
Tout coup jai senti mon moi tout entier rassembler
toute son nergie pour se changer en un gigantesque cri
qui semblait se former en mon centre de gravit, au
creux de lestomac. Mon corps semblait se contracter
pour rassembler ses forces, et lorsque le cri mbranla,
mon corps fut pli en deux. J e poussais ainsi plusieurs
cris de suite, qui faisaient tous remonter le dsir maladif
de mon pre et de ma mre sous la forme dune salive
(dun mucus) paisse et gluante. La douleur dans tout
mon corps tait violente et lavait t depuis longtemps.
J e continuai ainsi appeler mon pre et ma mre du
plus profond de moi-mme, et chaque fois que jarrivais
faire monter un de ces cris, je ressentais la mme ma-
ladie rpugnante; ce sentiment dtre rejet qui rend
malade, ce dsir sans espoir et inutile qui rend malade,
le fait de ntre jamais remarqu, cout ou regard qui
rend malade, ce dsespoir qui rend malade. Autant de
choses que je naurais jamais pu ressentir sinon elles
mauraient rendu fou tout jamais. Un peu plus tard, je
sentis en moi la formation dun autre cri. Il rassemblait
de la force et de la puissance dans mon ventre, mais
quand je le laissai me secouer, jeus limpression que
tout ne sortait pas; je narrivais pas faire remonter
entirement cet appel de Gary. La mme matire mu-
queuse remontait, mais cette fois, elle donnait
limpression dtre limpide, propre. Puis au moment o
je sentis le liquide dans mes mains, je sentis que le cri
retombait au fond de moi. J avais limpression que ce
cri tait comme un uf, ou plutt comme un jaune
duf isol. J essayais dsesprment de faire jaillir ce
cri parce que jeus lide que ctait la vie mme. Sans
espoir ce moment-l, car jtais compltement ext-
nu.
J ai dormi environ trois heures puis je suis all la
sance de groupe. J tais vann, mais il y avait toujours
ce cri qui se reformait petits intervalles et voulait sor-
tir. Chaque fois que je descendais en moi-mme et que
je criais, je ressentais un soupon de soulagement dans
mes entrailles. En outre, la terrible force du cri avait
compltement libr tous les passages obstrus dans
mes oreilles et dans mon nez. De toute faon, il sagit
pour moi maintenant daller la recherche de moi-
mme, de natre et de lutter pour ma propre vie. Tout ce
que jai ressenti depuis la nuit dernire montre combien
je suis malade. Les primals dtachent bribe par bribe la
maladie incruste.
Dans la nuit de vendredi et dans la matine de samedi,
jai rellement senti labme de ma stupidit et de ma
maladie. Il ne me restait plus quun cri franchir pour
avancer dun pas vers la gurison et je narrivais pas le
pousser. La grande maladie qui ma fait pleurer aprs,
ctait le drame de savoir quil tait en mon pouvoir de
gurir et quau lieu de cela, je prfrais rester malade.
Maintenant, je vais mettre le paquet ! Mon instinct et
mon dsir de gurir sont devenus plus aigus depuis ma
dernire exprience. Quelquun qui serait en bonne
sant prendrait plaisir venir ces sances du mardi et
du samedi, mais moi, je voudrais en sortir, bon Dieu de
bon Dieu, le plus tt possible.

20 mai

La sance de groupe de mardi soir a t excellente
pour moi parce quelle a t particulirement doulou-
reuse. Ctait la suite de ce que je navais pas termin
samedi matin et qui depuis stait accumul en moi. Le
cri appelant ma mre a jailli de ma gorge tout au long de
la sance. J ai ressenti dans mes tripes une amre dcep-
tion et le vide que ma mre navait jamais rempli par ce
dont javais besoin. J e sais que je suis n avec des be-
soins totaux et quand jai t rejet pour la premire
fois, jai t dmoli pour la vie.
La nuit dernire, mes cris et mes pleurs ont atteint une
profondeur nouvelle. J e veux dire que jai senti le cri
monter du fond de mes tripes tortures, du centre de
moi-mme. Mon cri avait aussi un son diffrent, ctait
la voix dun petit garon videmment. Ce sentiment
ma fait verser des pleurs de moins en moins contrls :
je prenais conscience que je ntais quun petit garon,
un vritable enfant. Tout cela fait mal rellement trs
mal et il semble quil ny ait rien dautre faire que
de le ressentir. Mais jai t content davoir atteint ce
niveau plus profond, parce que cela ma permis de sentir
rellement la torture de ce dsir morbide.

24 mai

Cette journe a t trs importante parce que jai pu
approfondir encore mon cri. Aujourdhui les cris taient
incontrlables, ils venaient du centre de moi-mme et
me secouaient entirement. J e crois que cest vraiment
la premire fois que je me laisse aller ressentir
limmense dsir de lamour paternel et le douloureux
vide qui rsulte de son manque. J ai parcouru mardi le
mme chemin quand je dsirais lamour de ma mre et
que je ne lobtenais jamais. Les cris taient plus pro-
fonds quils ne lavaient jamais t. Parce que la merde
de mon pre est concentre dans ma tte, mon nez sest
vid tout seul, comme un geyser. Toutes les larmes qui
mavaient t interdites, toutes les larmes que javais
fait rentrer dans ma tte en reniflant durant toutes ces
annes, taient dbusques, dloges et autorises
couler. Pour ma mre, le mal se situe dans mes tripes, de
sorte que, quand je le ressens, je suis pris dune toux
violente qui fait remonter toutes les glaires et toute la
bile que j'ai toujours ravales afin de ne pas laisser mon-
ter ce sentiment.
Mais mes larmes daujourdhui !... Ctait comme si
je navais jamais rellement pleur de toute ma vie. De
temps en temps, jai remarqu que je pleurais au-
jourdhui comme je pleurais souvent lorsque jtais
enfant. J entendais mon chagrin rel, la vraie profon-
deur de lamertume davoir t priv et le dsespoir du
vide. Ctait pour mon pre que je versais ces larmes,
ces pleurs qui suppliaient et qui avouaient que jai be-
soin de lui. Finalement, aprs avoir retrouv un certain
degr de calme et de paix, jai t capable de rester
tendu et de laisser les choses se remettre en place
delles-mmes.
Vendredi dernier, jai rellement t projet dans une
phase nouvelle du sentiment et de lexprience. La
phase deux est une phase o lintensit est plus grande,
la conscience plus claire, la douleur et la souffrance plus
aigus, le sens ou linstinct poussant la gurison plus
prononc, la perception de sa propre maladie plus fine,
la fatigue plus gnrale, le souci de ne pas se laisser
prendre la folie des autres plus vigilant, enfin, le plai-
sir de rester seul plus marqu. J e crois que la phase deux
nest que la reprise de ce qui sest pass jusque-l, avec
une profondeur, une dimension, une ampleur accrues.
Tous ces facteurs conjugus font que lon se sent plus
mal que jamais.

1er juin

Cette histoire de dsirer une cigarette est un bon truc :
cela me suffit pour savoir quil y a des sentiments que je
cherche rprimer. Maintenant, je me mets en colre,
jai envie de briser quelque chose encore une de ces
simagres qui servent ne pas sentir. En fait, ce quil y
a rellement en cet instant, cest un cri gigantesque. Il
est aussi grand que mon corps et aussi fort quil mest
possible de le faire. Ce cri, cest moi, et les larmes qui
voudraient couler sont les larmes que jai accumules
pendant des annes et des annes. La raison prcise pour
laquelle je voudrais crier ou pleurer en cet instant, je ne
saurais la dire. Mais jai un sentiment ou une sensation
de faiblesse, dimpuissance, de faillibilit.
Au cours de ces derniers quinze jours, jai fait des
rves bizarres. Non seulement ce sont des rves quil est
difficile de se rappeler ou de reconstruire, mais je ne
suis mme pas sr quil sy soit pass quelque chose. En
fait, durant cette quinzaine, tout mon sommeil a eu
quelque chose dinquitant. Ctait comme si jtais la
fois veill et conscient de dormir tout en tant endormi
et sachant que jtais endormi. Cest compltement
dingue. Une ou deux fois, je me suis veill, je crois, en
demandant suis-je veill ? . Cest dans cette dimen-
sion de lexprience que jai dormi. Maintenant, je
pleure parce que je me sens encore plus dingue en cri-
vant cela. Mais rellement, on dirait que le sommeil est
pour moi une exprience dimensionnelle dans laquelle
un nouveau sens, quelque chose comme un indfinis-
sable septime sens, est luvre. Il se passe
lintrieur de ce sens des choses bien tranges. La m-
moire ne retient rien.
Par deux fois, jai fait lexprience davoir conscience
dtre endormi. Autrement dit, je crois que quelque
chose dans le cerveau peut-tre encore cet indfinis-
sable septime sens est en action pendant le sommeil.
J e ne rvais pas que jtais endormi. J'tais endormi et
ctait comme si jtais veill lintrieur de moi tan-
dis que le moi extrieur dormait dans son lit.

2 juin

Aujourdhui je me suis senti pris dans un mouvement,
le mouvement et le rythme dun sentiment que je ne
pouvais pas dsigner. Enfin, au bout de trente quarante
minutes, il a fait surface. Ctait quelque chose comme
un dsir, non pas un dsir particulier, juste le fait de
dsirer. J avais limpression quil tait entirement
concentr dans ma bouche. Finalement, ce dsir cda la
place un appel. J ai brusquement senti le besoin im-
mdiat dappeler mes parents et dappeler sans arrt.
Cet appel tait quelque chose de puissant comme si ma
vie mme dpendait du fait que je sois entendu. J e sen-
tais mes cris monter du plus profond de moi-mme et
pourtant, pas la moindre satisfaction. Dans cette fraction
de seconde du nant, en mme temps que je vivais ce
sentiment de nant, jeus pleinement conscience que
jtais entendu. En fait, il semblait que dans cette frac-
tion de seconde mon corps avait dj ressenti le vide
tandis que mon esprit devait passer par trois hypothses
pour faire une connexion. 1) Ou bien je ne pouvais pas
tre entendu, 2) ou bien je navais pas t entendu, 3) ou
encore, javais t entendu. Cette troisime hypothse
produisit immdiatement la connexion. Javais t en-
tendu, mais ils ne voulaient pas mcouter parce que je
leur importais trop peu. J e dis leur , parce qu ce
stade du primal, le dsir semblait tre tourn aussi bien
vers mon pre que vers ma mre. Limpact de cette
prise de conscience entire sentiment total que je
ressentais au fond de mes tripes et connexion mentale
provoqua en moi une crise de larmes dsespres.
Les larmes coulaient delles-mmes et simultanment,
mon nez se dgageait et je pouvais respirer. A un mo-
ment donn, je mentendis hurler. Pour moi, cest la
seule faon de pleurer rellement : quand cest tout mon
tre qui pleure.
Mes lvres, ou plus exactement ma bouche, sem-
blaient se mettre en mouvement delles-mmes. J e sen-
tais un besoin urgent de sucer, sucer rellement. Cela
mtait trs difficile parce quil me semblait que ma
conscience intervenait ou sinterposait pour mettre un
doute : Etait-ce vraiment ce besoin-l que je ressen-
tais ? Exhort par J anov, je commenai sucer, je
laissai ma bouche faire ce quelle avait envie de faire.
Au fond de mes tripes, je me sentais mal laise. Cest
tout simplement ma mre que je voulais, ou plus exac-
tement ses seins. Et la douleur dans mon ventre tait la
douleur habituelle que jprouve chaque fois que je me
permets de ressentir ce besoin, ce dsir delle le vide.
Cela me faisait pleurer. Ensuite, ma bouche formula une
question : Pourquoi est-ce que tu ne toccupais pas de
moi ? J avais dj ressenti cette vertigineuse impres-
sion dabandon, elle ne soccupait pas de moi, cest--
dire quelle ne me donnait pas le sein, quelle ne me
prenait pas assez souvent dans ses bras, quelle ne me
tenait pas assez souvent contre sa poitrine ! Cest l la
partie essentielle et la signification principale de
lexprience : assez souvent, je suis sr que ma mre
soccupait de moi, selon son temprament, mais non
selon la totalit de mes besoins de petit enfant. Et ce
soir, je me suis laiss aller sentir un autre aspect de ce
fait dtre rejet elle ne se souciait pas de mes pleurs,
autrement dit, elle ne voulait pas mentendre pleurer.
Cette question se formait en silence dans ma bouche et
jouvrais la bouche de toutes mes forces. J e ne pouvais
ni voir ni comprendre, je criais en silence : Pourquoi
est-ce que tu ne tes pas occupe de moi ? , me rendant
compte, prsent, que le dsir qui, une heure aupara-
vant, allait indiffremment mon pre ou ma mre,
tait maintenant ax sur elle. Ctait tout simplement le
bout de son sein rebondi que je voulais pouvoir presser
entre mes lvres avides et entre mes gencives encore
sans dents. Ce soir, et ctait sans doute la deuxime
fois seulement de ma vie, je ressentis ce dsir affam.
(J e lavais ressenti pour la premire fois il y a vingt-six
ans, lorsque je le rprimai.) Tous les lments dune
prise de conscience parfaite me permettant de savoir
exactement o jen tais, sassemblaient en quelque
sorte ce moment-l. La signification de mon primal
ma frapp dans le dos. Ctait littralement comme si
elle jaillissait de mes tripes, venait frapper larrire de
mon crne et me sortait par la bouche; jai cri : J e ne
peux pas parler. De toute vidence, mon dsir stait
exprim en silence parce quil datait dun ge o je ne
pouvais pas encore lexprimer par le langage, o je
navais pas encore appris parler. Plus tard, alors que je
savais parler, javais dj rprim ce sentiment et jtais
si dboussol en ce qui concernait lamour que je ne
pouvais pas le demander. Il me fallut sentir lhorreur
davoir cri en silence en tant que nourrisson pour de-
mander de lamour, avant de pouvoir trouver un sens
mon propre dsir. Cest ce qui a fait tout sauter.
J ai senti ce soir ce que je navais jamais pu me per-
mettre de ressentir en tant que nourrisson : le vide d-
vastateur qui tait la seule rponse toutes mes plaintes,
mes vagissements, mes larmes et mon authentique
chagrin de nourrisson. A cela est venu sajouter le fait
que javais conscience quils mentendaient mais quils
ne se souciaient pas assez de moi pour moffrir lamour
que je demandais, en particulier celui de ma mre dont
je ressentais le manque si cruellement ce soir.
Peu aprs, alors que jtais encore tendu l, je me
rendis compte quel point ma vie aurait pu tre diff-
rente si mes besoins de nourrisson avaient t satisfaits.
Si elle mavait tenu contre sa poitrine et si elle mavait
serr dans ses bras chaque fois que mon corps avait
besoin deux...

8 juin

J ai laiss tout mon corps se mobiliser dans ses parties
les plus loignes afin quil se runisse en un seul cri
tonitruant, un hurlement, des pleurs. J avais dj fait
cela bien des fois, mais bien sr, je navais jamais t
entendu. Si je le faisais une nouvelle fois samedi, ctait
pour ne laisser subsister aucun doute quant au fait que
javais cri assez fort pour tre entendu. Cest pourquoi
jai cri si longtemps, si profondment. Le fait dtre
oblig de reconnatre que jtais entendu mais quils ne
se souciaient pas de moi maurait forc me sentir seul;
or cest ce sentiment que jessayais dviter. De mme,
le fait de sentir que je pouvais abandonner la lutte pour
recevoir quelque chose, simplement arrter la lutte au-
rait signifi que javais prendre conscience du fait
catastrophique que jtais toujours trs seul et quil ny
avait jamais rien eu que jeusse pu obtenir. Si je renon-
ais lutter pour obtenir lamour de mes parents, je me
sentais seul, je reconnaissais sans rserve quil ny avait
absolument rien obtenir, quil ny avait jamais rien eu
et que je mtais laiss leurrer me dcarcasser toute la
vie pour obtenir quelque chose que tout simplement ils
navaient pas de lamour.
Mais jessayais nanmoins. Dabord dans une doulou-
reuse supplication auprs de ma mre puis auprs de
mon pre. Rien. Avec ma mre, jai cru un moment que
jallais me mettre pisser quelques gouttes. Puis il me
vint lesprit que ce serait peut-tre du sperme et ctait
lvidence mme. Encore une fois javais ressenti le
dsir que javais delle avec mon corps dhomme de
vingt-six ans et ce besoin s'tait dvelopp en mme
temps que mes instincts sexuels. Voil pourquoi je suis
impuissant, mon pnis est esclave de ma mre : dans
mon dsir insens dobtenir son amour, jai tout engag
dans la lutte, y compris mon sexe.
Depuis deux heures, je vis quelque chose
dextrmement trange. J e sais que jai pris froid, mais
je ne ressens pas la maladie. Autrement dit, je me sens
plein de vitalit et dentrain et pas du tout affaibli. Cest
comme sil y avait un autre moi qui avait pris froid et le
moi rel tait l, prenant plaisir couter de la musique
et taper son journal. Cela ne mtait jamais arriv, sauf
trs passagrement, hier. Tout se passe comme si je
navais plus aucune raison de mettre un accent particu-
lier sur ma maladie, parce quil ny a pas de maman
pour se pencher sur moi. Par consquent, je peux aussi
bien me borner tre malade uniquement dans la me-
sure o mon corps se sent affaibli. Mon esprit, pour
ainsi dire mon moi vivant, na pas besoin dtre malade
uniquement parce que mon corps souffre dun lger
refroidissement. Bien sr, je suis encore malade; mais je
dois dire que les deux fois o jai eu un primal, ma
temprature a accus une chute assez spectaculaire (je
suis pass la premire fois de 386 37 et la deuxime
fois de 377 37). J e suis convaincu que tous ces re-
froidissements, ces grippes, ces virus de toutes sortes
que jai toujours attraps, nauraient pas t si graves si
javais t aim ma naissance...
J e me rends compte quon ne peut pas tre en bonne
sant moiti . On se porte bien ou on est encore
marqu de traces de nvrose. Quant aux dfenses, je
pensais, moi aussi, quil me fallait en avoir quelques-
unes. Maintenant cela na aucune importance. Personne
ne peut me blesser sauf physiquement. J e nai donc pas
besoin de dfenses. Apparemment, certaines gens trou-
vent les hommes en gnral oppressants. Ce nest pas
tout fait mon sentiment. J e trouve beaucoup de choses
que les gens font, intolrables, mais aussi trs tristes.
Peut-tre que le petit nombre de gens qui disent cela
sont en bien meilleure sant que moi, et je penserai
peut-tre comme eux quand jen arriverai au stade o ils
en sont; mais pour linstant, je men tire bien dans la
rue. J en ai fini avec la vie sociale outrance : depuis le
dbut de ma thrapie, ma vie sociale sest limite aller
six fois au cinma, une fois au thtre, une fois au res-
taurant, trois fois chez de vieux amis et trois fois chez
mes parents. J ai des contacts de moins en moins fr-
quents. Notre note de tlphone nest mme plus que la
moiti, peut-tre le tiers de ce quelle a t.
La nouveaut, cest que je nai plus tellement besoin
des autres. En mme temps, je nprouve plus de diffi-
cult tre simplement gentil et dtendu. Cela ne
mtait jamais arriv de ma vie. Extrieurement, j'tais
le dur, le gars qui ne sen laisse pas conter, etc. Mainte-
nant je souris tout naturellement aux gens que je con-
nais, jarrive sans peine dire des choses simples,
comme bonjour... J ai eu un aperu du drame de
lexistence, du drame de ma propre famille, o nous
vivons physiquement proches les uns des autres, mais si
immensment loigns par les motions, spars les uns
des autres par labsence de tout sentiment. Cette tris-
tesse profonde sest transforme en moi en une sorte de
douceur. J aime tre tendre.
De toute faon, pour moi, tel que je me vois au-
jourdhui, il ny a pas de retour. Les gens peuvent dire
ce quils voudront, que la passion de la sant totale est
aussi ridicule que la folie totale; moi, je veux voir par
moi-mme. J e me suis donn moi-mme mes propres
ulcres en tant compltement fou; si la bonne sant
saccompagne aussi dulcres, jaurai galement les
miens propres. Il ny a pas de retour vers le pass pour
moi, car je ne veux pas redevenir le tricheur morose,
capricieux, indcis, instable, sombre, hypocrite, agres-
sif, simulateur, peureux, superficiel et creux que jai t.
Et avec a les cigarettes, les troubles psychonvrotiques,
excs de sommeil, excs de poids. Au diable la folie; je
ne veux pas marrter. Au diable les dfenses .

14 juin

Aujourdhui sachve ma seizime semaine de thra-
pie primale. J e ne sais pas ce que cela veut dire exacte-
ment, mais je constate combien je suis dtendu et com-
bien ce sentiment a t inhabituel tout au long de ma
vie.
Mardi soir, je ne suis arriv rien. Et maintenant, en y
repensant la lumire de l'exprience daujourdhui, je
crois que ce soir-l, jessayais de refaire un ancien pri-
mal, nimporte lequel, juste pour avoir un primal. En
dpit des troubles physiques dus mon refroidissement,
jai pass une trs bonne semaine. Mon moi men-
tal/motionnel ne reconnat pas le refroidissement, il ny
a que le moi malade, irrel, qui en ait souffert. Donc la
majeure partie de la semaine dernire et de cette se-
maine-ci a t bonne.

15 juin

Comme le jour de la fte des mres le mois dernier, la
fte des pres ma fait ressentir la mme douleur dchi-
rante quant ma tragdie et celle de ma famille. J ai
simplement laiss passer inaperue la fte des mres et
je fais la mme chose pour la fte des pres. Cela ne
signifie rien. Si je cherchais toujours prendre ma re-
vanche, je pourrais croire que jagis au nom de la justice
idale : ils mont dup ds le dbut, et maintenant, je
leur rgle leur compte. Mais cela est compltement
cingl, leur rgler leur compte ou leur rendre la
monnaie de la pice , cela n'existe pas. Il ny a tout
simplement rien, cest ce que je ressens et cest ce qui
me fait mal.
Ce qui rend le drame encore plus aigu, cest de voir
que les vieux font tout ce quils peuvent pour me rete-
nir. Depuis que je suis mari, ils nont pas cess de me
prodiguer de plus en plus de cadeaux pour que je ne leur
chappe pas, comme un papillon fix une planche par
des pingles. Dabord, il y avait la formule de ma mre :
Noublie jamais que tu as toujours un foyer ici. Puis
cest lobligation quils se sont faite de mcrire toutes
les semaines pendant la priode o jtais dans le Peace
Corps, alors quils ne mavaient jamais crit le moindre
mot de tout le temps o jtais parti camper ou parti
dans un autre Etat ou en Europe. Puis, il y a eu les ca-
deaux, 10 dollars pour mon anniversaire, autant pour
lanniversaire de Susan, puis pour l'anniversaire de notre
mariage, enfin 50 dollars pour pendre la crmaillre.
Merde ! Dans leur esprit, tout cela nest quune manire
de me montrer lamour et lintrt qu leur avis ils
mont toujours tmoigns toute leur vie. Cest pourquoi
ils ne peuvent comprendre que depuis trois mois je ne
leur ai pas tlphon, ni rendu visite. Ils voudraient sans
doute que je me sente coupable.
Mais il est trop tard pour a, comme pour beaucoup
dautres choses. Il mest impossible de me sentir cou-
pable maintenant que jai lutt avec ces vieilles histoires
dans le cabinet de J anov pendant des heures et pendant
de nombreuses autres heures dchirantes dans le secret
de mon esprit malade. Ce que je ressens, ce que jai d
ressentir si je veux gurir, cest le vide qui tait la r-
compense de tout mon dsir dsespr dobtenir
lamour de mes parents. Maintenant, jai assez progres-
s pour comprendre ce que je suis et ce que sont mes
sentiments. Pour comprendre, il suffit de ressentir et de
faire des connexions.
Ainsi, quand il sagit dun jour comme celui
daujourdhui, o tous les enfants, jeunes et vieux, ho-
norent leurs parents, je dois reconnatre que cela na
aucun sens. Pour moi, cela reviendrait persister dune
manire absurde dans mon besoin nvrotique de
lamour de mon pre et de ma mre. Ce serait recom-
mencer la lutte pour lobtenir. Cest inutile. J e ne peux
ni honorer ni respecter mes parents. J e les prends pour
ce quils ont toujours t : sans affection et indiffrents.
Mais je comprends aussi que ce quils ont vcu dans
leur enfance a fait d'eux des victimes exactement
comme ils en ont faite une de moi. Ils taient incons-
cients, stupides, dnus de toute clairvoyance. J e ne
peux donc pas leur en vouloir. J e ne peux pas les har.
Aprs tout, je ne peux pas les blmer pour ce qui sest
pass depuis le jour o jai eu cette vraie prise de cons-
cience car depuis, cest moi qui ai la responsabilit de
ma sant. Mais des jours comme celui-ci sont tristes
parce quils me rappellent le grand mensonge que lon
ma fait, moi, mes frres et surs et toute
lhumanit. Il ny a tout simplement rien, rien du tout.
J e suis heureux davoir la libert de sentir ce nant. Car
si jtais encore profondment malade, je lutterais pour
dcouvrir un sens, je lutterais pour obtenir de
lapprobation pour ma pit filiale qui apporte des ca-
deaux; je lutterais pour obtenir lamour qui na jamais
exist pour moi, je lutterais pour rester malade. Navoir
jamais obtenu de l'amour nest pas trs agrable. Un
point cest tout.

12 juillet

Aujourdhui sachve la vingtime semaine de thra-
pie. J e ne suis pas dhumeur tirer des conclusions sur
moi-mme ou crire quelque chose qui pourrait res-
sembler une auto-apologie, mais il y a un certain
nombre de choses importantes que je voudrais dire
propos de moi-mme. Il y a vingt semaines, jtais un
moment de ma vie o je me sentais foutu. J ai dit au
dbut de ce journal en quoi consistaient mes difficults
et ma folie. Aujourdhui, si je mobserve et ressens o
jen suis, jarrive au bilan suivant :
1. J e me suis presque compltement dbarrass de
tout comportement compulsif. J e ne fume plus. Ma
tendance manger lexcs sest considrablement
attnue et je ne mange plus entre les repas. J e ne me
suis jamais rong les ongles et je nai jamais bu trop
dalcool de sorte que de ce ct-l, il ny a pas eu de
problme. Toutefois, jai supprim le vin de mes repas
et maintenant que je pourrais boire en toute libert, je ne
le fais pas. Auparavant, je me plaisais penser que
jtais raffin ou quelque chose comme a, parce que je
buvais du vin aux repas.
2. J e suis rarement agressif. Auparavant, jtais agres-
sif envers tous ceux avec qui jentrais en contact : que
ce soient les agents de la circulation, les enseignants, les
mdecins, les gardiens de parking, les pompistes, les
serveuses de restaurant, etc. A dix-neuf ans, les rixes
taient lordre du jour et elles ont continu pisodi-
quement pendant un ou deux ans. J e mappliquais
regarder tout le monde avec mpris et employer un
langage de charretier pour lancer nimporte quoi la
tte de nimporte qui, la moindre provocation. Main-
tenant et ce rsultat a t atteint au bout de deux
semaines de thrapie dj je suis la douceur mme.
J e nai mme pas honte demployer ce terme pour parler
de moi. J e suis tout simplement affable. Mon travail me
met en contact avec des adultes qui se battent toujours
avec dautres et qui prennent plaisir employer un lan-
gage grossier ou provocant, et cela ne matteint pas.
Pour moi, cest trs beau. J e reste totalement extrieur
aux disputes.
3. J e ne suis que trs rarement de mauvaise humeur,
uniquement quand je refoule ce que je ressens. J e le suis
si rarement que je ne me souviens plus quand je lai t
pour la dernire fois. Alors que, par le pass, je ltais
continuellement. Au lever, jtais dj sombre et em-
merd : la plupart du temps, je restais morose toute la
journe. Exceptionnellement, il marrivait de passer une
journe sereine. Maintenant je suis la plupart du temps
quilibr et en gnral serein. Ce nest pas quelque
chose de fabriqu ou de rflchi cest ainsi, un point
cest tout. Dhabitude, je mveille sans rveille-matin
et je souris spontanment ma femme. J e dis bonjour
aux gens que je connais et je souris mme certains.
Pour les autres, cest peut-tre quelque chose de naturel,
mais pour ma femme et moi, cest nouveau et merveil-
leux.
4. Dans mes activits quotidiennes, je suis extrme-
ment efficace et productif, non pas rentable , qui ne
sapplique quaux machines. Autrement dit, comme je
nai plus dans la tte et dans les tripes ce poids qui
mobligeait tre fou, je peux aller travailler et faire le
boulot dune journe de huit heures en cinq heures et
demie ou en six heures et demie. J e me lve plus tard si
jen ai envie ou je rentre chez moi plus tt si cela me
chante. J occupe un poste important, et dans ce do-
maine, je suis le seul de toute la rgion pouvoir faire le
travail que je fais. Ce quil y a de particulier, cest que
quasiment personne ne comprend ce que je fais. Mais
jai perdu la manie nvrotique de courir partout pour
expliquer aux gens (aux parents) ce que je fais afin
dobtenir leur approbation. Quils comprennent ou pas,
cest leur affaire. Ma comptence stend aussi
dautres domaines, je suis devenu plus habile faire de
petites rparations droite et gauche, donner un avis
prcis quand on me le demande, arranger les
choses en quelque sorte.
5. Ma vie est bien ordonne, quilibre (cest le con-
traire de bien organise ). Cela peut sembler tre le
contraire de la vie, mais il nen est rien, bien ordon-
ne , cela me garantit une vie dont je peux jouir et le
temps ncessaire pour le faire. Il y avait toujours dans
mes affaires, une proportion extraordinaire de gchis, je
ne faisais que des btises : je ne moccupais pas des
choses, de rgler les factures, de payer les contraven-
tions, etc. Maintenant, je perds moins de temps et
dnergie en moccupant tout simplement de tout ce
dont il faut que je moccupe. Cest vraiment une sorte
de conservation de moi-mme, parce que je vaux
quelque chose mes propres yeux, et parce que je suis
en vie et que je suis heureux de ltre, je suis heureux de
prendre soin de moi, ce qui revient chercher faire
tout ce quil faut avec un minimum defforts et de sueur.
6. J ai bien souvent des ractions plus naturelle-
ment intelligentes. Cela peut paratre vaniteux; pour-
tant alors que dans le temps javais pens que jtais
malin, maintenant et depuis deux mois, je suis mon
intelligence. Par consquent, je nai plus besoin de me
remplir la tte dinformations sur un sujet particulier
sauf sil mintresse, ce qui en gnral nest pas le cas.
J e parle de lintelligence en tant que facult de savoir ce
qui se passe en moi, o jen suis. Quand je sens cela, je
possde une sorte dintelligence naturelle. En fait, mes
lectures se sont rduites trois livres au cours des vingt
dernires semaines trois romans, trs agrables. Au-
paravant, jtais connu pour la voracit avec laquelle je
dvorais les bouquins. Il ntait pas rare que javale trois
quatre livres dans la semaine. J ai la facult, naturelle
ou acquise, de lire bien et vite, tout en comprenant par-
faitement ce que je lis. Maintenant, je ne lis plus.
7. Sur le plan social, je nai aucune activit, jaime
tre seul avec moi-mme. J avais lhabitude de
marranger toujours pour avoir quelque chose faire et
je considrais le fait dtre seul comme la marque dun
pauvre type. Maintenant, cest exactement linverse.
Seul, je le suis, je lai toujours t, je le serai toujours et
le sentiment que je suis libre dtre seul est merveilleux.
Au fur et mesure que je poursuis la thrapie, ma soli-
tude devient de plus en plus pure. J e veux dire quil y a
deux mois, jentendais par tre seul, lire un livre seul,
tre couch seul sur un divan ou me promener seul.
Maintenant, cest devenu tre purement et simplement
seul, autrement dit, ne faire absolument rien, seul. Cela
signifie pouvoir rester allong seul sur un divan sans
faire marcher le tourne-disque. Seul veut dire seul, et
cest exquis.
8. J e jouis dune sant physique parfaite parce que je
suis relativement exempt de tension. Les troubles phy-
siques et les maladies faisaient toujours partie de moi-
mme. J e comptais avoir et javais effectivement
cinq ou six refroidissements ou bronchites par an. De-
puis janvier, je nai eu quun refroidissement. Depuis
des annes, javais cinq six violents maux de tte par
semaine. Maintenant, depuis le dbut de la thrapie, jai
peut-tre eu mal la tte une fois toutes les trois se-
maines, et alors il suffit que je mtende et que je res-
sente ce que cest pour que le mal disparaisse immdia-
tement sans laisser nulle trace. J e souffrais galement de
constantes aigreurs destomac vraiment constantes.
J e nen ai pratiquement plus, lexception de trs l-
gres brlures quand je bois un jus dorange ou de to-
mate, etc. J e ne prends plus de pastilles pour aider la
digestion alors que jen consommais un demi-tube par
jour.
9. En gnral, jai lesprit vif, je vois les choses de
manire beaucoup plus claire. Cela pourrait tre une
consquence de ce que jai dit au paragraphe 6. J e veux
dire que jai, la plupart du temps une conscience aigu
de ce qui se droule autour de moi. J e pressens les dan-
gers et les conversations dautrui, etc. Car, quand je me
sens moi-mme, je suis capable de prvoir, presque
comme un voyant. Cela ne signifie pas que je passe mon
temps des machinations ou imaginer des choses du
genre : Aha ! je sais ce quil va dire... donc moi je
dirai a et a... a veut simplement dire que je sais
que je sens ce qui se passe.
10. J e suis un homme sensible et (par opposition au
dur que jtais) jaime les choses dlicates. J e nai
jamais t comme a, rien ne mavait jamais paru dli-
cat. Maintenant, je prends rellement plaisir soigner
les fleurs, les regarder pousser, jaime entendre les
rires denfants dans les rues. J aime caresser les chiens.
J e navais pratiquement jamais rien prouv qui res-
semble du respect pour la vie, en dehors de la vie
humaine. J usqu lge de vingt-cinq ans, par exemple,
je navais jamais tenu un petit chat dans mes bras. J ai
perdu beaucoup de choses faisant partie du moi irrel
qui avait t brutalis et je permets au moi rel
dmerger.
11. La vie nest pas une lutte. J amais auparavant, je
navais pu ressentir cette vrit. Pour moi, la vie ou
vivre nest pas gagner un combat ou une bataille, cest
renoncer combattre, arrter la lutte. Ds que je com-
mence lutter (pour ne pas vouloir tre le bb), jai de
nouvelles difficults. Tout ce que je dois faire, cest tre
et, en dpit de ses hauts et de ses bas, la vie pourrait tre
ternellement belle.
Voil peu prs ce que je voulais crire. Il se peut
que jaie crit des choses qui mriteraient plus ample
approfondissement. Tout ce que je sais, cest que je le
comprends entirement. J e me suis permis dcrire sans
complexe, je me suis tout simplement couch nu sur ces
pages : si je pue, je pue. Si je suis moche, je suis
moche... Cette manire de se dshabiller na toutefois
t quune premire tape et si jai encore lair quelque
peu irrel, cest que je le suis sans doute encore un peu.
Mais sil me reste encore un certain degr dirralit, il
y a maintenant dans ma vie un sentiment nouveau, le
sentiment inluctable que la fin de toute irralit sera
atteinte. Il ny a aucun moyen de rfuter mon affirma-
tion que la thrapie primale ma sauv la vie, mais je
nai pas non plus le moyen de le prouver aux autres. De
toute faon, la question des preuves est sans importance.
Il me suffit de savoir que ma vie a chang pour le
mieux, car elle est devenue et devient de jour en jour
plus relle lentement mais srement. Et je sais
quelle est plus relle parce que plus je prends cons-
cience de ce quil y a de mauvais, de pourri, de laid et
de dsespr, plus je me sens bon, pur, en accord avec
moi-mme, et beau et aimant. Nulle part ailleurs que
dans cette thrapeutique, on ne peut parler plus propos
de dialectique.



CHAPITRE 13

LA THEORIE PRIMALE
ET LES AUTRES APPROCHES THERAPEUTIQUES

La thorie primale est une structure conceptuelle la-
bore pour expliquer un phnomne qui sest produit
dans mon cabinet. A mon avis, cest une thorie spci-
fique et non une simple prolongation ou variante dune
thorie dj existante. Cependant, certains aspects de la
thrapie primale se retrouvent dans dautres formes
dapproches psychologiques. J e me propose, dans le
prsent chapitre, de comparer la thrapie primale cer-
taines de ces autres techniques. Mon but nest pas de
prsenter une tude complte des autres mthodes, mais
dexaminer certains points thoriques et certaines tech-
niques dun usage courant. J accorderai une place parti-
culire aux concepts dinsight et de transfert qui jouent
un rle important dans un grand nombre de thrapies.

Les coles freudiennes ou psychanalytiques

Sur certains points, la thrapie primale rejoint les
premires thories de Freud. Cest Freud qui, le pre-
mier, a soulign limportance quont les expriences de
la petite enfance pour la formation de la nvrose et il fut
galement le premier tablir la relation entre le refou-
lement des sentiments et le dsordre mental. Cest en-
core Freud qui mit systmatiquement laccent sur
lintrospection et sur linfluence des processus internes
quant au comportement extrieur. Son explication des
systmes de dfenses a apport une contribution essen-
tielle la psychologie. Malheureusement, en voulant
amliorer les dcouvertes de Freud, les no-Freudiens
ont dplac laccent de la petite enfance au fonctionne-
ment du moi dans le prsent. En fait, ce que les no-
Freudiens ont considr comme un progrs reprsente
aux yeux de la thrapie primale une rgression.
Tout au long de ses exposs, Freud a soulign que
lanalyse sattachait aux manifestations drives de
linconscient, y compris la libre association, et lanalyse
des rves. J e pense que lon peut atteindre linconscient
directement, sans lintermdiaire de matriaux drivs.
En fait, il semble que lexamen de ces manifestations
drives ne fasse que prolonger inutilement le traite-
ment. En thrapie primale, lapproche est directe, ce qui
permet de rduire considrablement la dure du traite-
ment. Lorsque lanalyste pousse le patient analyser ses
associations mentales ou ses rves pendant quil est
tendu sur le divan, il fait exactement ce qui lempche
dentrer en confrontation directe avec ses sentiments.
Un rve peut par exemple rvler que le patient nourrit
une hostilit inconsciente rencontre de sa mre ou de
la peur envers son pre. Ces sentiments sont mis en
vidence par le thrapeute. Mais ce que le thrapeute ne
fait pas, mon avis, cest permettre au patient de se
laisser submerger par sa colre et de la crier sans rete-
nue. Dans le schma freudien, cela serait considr
comme un comportement conduisant une dsintgra-
tion. J e pense au contraire que cest une conduite qui
mne lintgration, permettant aux sentiments incons-
cients de rintgrer le systme de la conscience.
J e ne crois pas que lanalyse sous quelque forme
quelle soit pratique soit une mthode valable.
Etre analys , ma expliqu un patient, cest tre
agi . Toute ma vie, jai t agi, ce quil me faut, cest
faire lexprience par moi-mme.
J e voudrais prciser clairement ce que jentends par
analyse freudienne de manifestations drives. Repre-
nons le paradigme de la thrapie primale. Il y a un be-
soin ou un sentiment que le sujet ne peut pas ou quil
nose pas ressentir. Ce sentiment, ou ce besoin, est blo-
qu et ce qui merge est quelque chose de symbolique
une pense ou un comportement de substitution.
Lanalyse des matriaux drivs est lanalyse de ce
domaine symbolique; il est invitable quelle sgare
dans un ddale interminable de symboles : rves, hallu-
cinations, fausses valeurs, illusions, etc. Graphiquement,
on pourrait reprsenter cela ainsi :

bloc de souffrance
illusions
sentiment / valeurs et philosophies fausses
besoin rves
hallucinations
Essayons de transposer cela en termes simples. Nous
avons tout coup une faim terrible; le symbole qui
apparat au niveau de la conscience est la pense dune
nourriture quelque chose susceptible de satisfaire ce
besoin. Lesprit prsente automatiquement
lorganisme des symboles adquats de sorte que les
besoins peuvent tre satisfaits directement et que la
survie soit assure. Mais supposons quil soit interdit de
penser nourriture . Le sujet doit alors, m par la peur
ou la douleur, substituer une autre pense une pense
symbolique. Il doit faire arriver au niveau de la cons-
cience un substitut irrel parce que son besoin rel est
toujours l, mais bloqu.
Il en est de mme du besoin damour. Lenfant a be-
soin quon le tienne et quon lui parle, mais il apprend
vite quil ne sera pas aim. Le besoin est en lui et doit
tre satisfait dune manire ou dune autre. Lenfant a
par consquent recours des substituts. Or, tout substi-
tut est ncessairement symbolique puisquil nest pas
rel. Le besoin qui est bloqu apparatra sous forme
symbolique dans les rves, les illusions, les hallucina-
tions, les pulsions de domination, etc. Toutes ces mani-
festations symboliques sont drives du sentiment du
besoin. Dans certains cas, quand toutes les autres voies
lui sont interdites, le sujet essaie de tuer ce sentiment
coup dalcool ou de drogue. Mais, mme lusage de
lalcool ou de la drogue nest quun comportement
symbolique provenant du besoin. Sattaquer
lalcoolisme ou la toxicomanie sans tenir compte de ce
besoin, cest comme s'occuper des rves sans soccuper
des besoins de lorganisme.
J e prtends quil est inutile de sattacher ces mani-
festations symboliques drives et que cest cette d-
marche qui fait que la psychanalyse est un traitement
aussi interminable et douloureux. Il est temps de plon-
ger travers les symboles, darriver au besoin, de r-
duire la dure de la thrapie (parfois de plusieurs an-
nes) et de gurir.
Ce qui implique essentiellement que les tests projec-
tifs (tel que le Rorschach, les tests de personnalit, etc.)
devraient tre superflus sauf dans quelques rares cas.
Les tests projectifs sont des tests de projections symbo-
liques. Linterprtation que fait le psychologue de la
projection, dpend de ses positions thoriques. Il y verra
des choses diffrentes, selon quil sera de lcole de
J ung, de celle de Freud, ou de celle de Adler. Tout cela
est un jeu de devinettes mme si nous essayons pendant
des annes de vrifier la justesse de nos tests; car on
cherche en dduire les sentiments dun autre tre hu-
main alors que le patient seul est en mesure de les con-
natre.
Lune des diffrences essentielles qui sparent la th-
rapie freudienne de la thrapie primale est la conception
du systme de dfenses. Dans loptique de lanalyse
freudienne, lexistence du systme de dfenses est n-
cessaire et saine. On ne verra donc jamais un psychana-
lyste freudien chercher pntrer les structures de d-
fense pour les faire clater et librer totalement les sen-
timents inconscients. Au lieu de cela, les quelques sen-
timents qui se manifestent, sont incorpors, expliqus et
finalement compris dans le cadre de la thorie freu-
dienne. De cette faon la signification du sentiment est
extraite dun lment entirement personnel, pour tre
transpose sur le plan abstrait en une donne concep-
tuelle. Cest pourquoi il ny a pas dinterprtation en
thorie primale. Le sentiment qui merge contient sa
propre signification.
La thrapie primale affirme quun systme de d-
fenses, sain nexiste pas. Les systmes de dfenses
constituent la maladie. Cela ne veut pas dire que la
psychanalyse nest pas la recherche des sentiments.
Mais en gnral, ce ne sont pas des sentiments primals,
ceux qui peuvent mettre le patient dans un tat convul-
sif. Si un malade prsentait en psychanalyse freudienne
ce genre dhystrie , ce phnomne serait considr
comme un effondrement de son systme de dfenses et
lon prendrait immdiatement toutes les mesures nces-
saires la reconstitution de ce systme au lieu de pous-
ser le sujet encore plus profondment dans son hyst-
rie . Les Freudiens pensent quil y a en nous des ins-
tincts de destruction et dagressivit quil convient de
freiner et de contrebalancer si lon veut que le sujet
fonctionne dans la vie sociale. Pour un thrapeute
freudien qui travaille dans le cadre de ces principes, il
serait impensable de lcher la bride ces forces de
destruction . Au contraire, le thrapeute primal
voque ces sentiments justement pour que le systme de
dfenses seffondre. A cet gard, la thorie freudienne et
la thorie primale sont antithtiques. Les Freudiens
aident le malade garder un certain contrle de manire
ce que le moi dfensif (irrel) soit prserv, alors que
le thrapeute primal veut dtruire ce moi irrel pour
librer le moi rel, dpourvu de dfenses.
J . Michaels rsume ainsi le point de vue psychanaly-
tique : La mdecine abandonne peu peu le mythe de
lindividu normal... nous sommes tous plus ou moins
nvross. La doctrine fondamentale de la psychanalyse
affirme que le conflit est lessence de la vie et la renon-
ciation au monde des instincts, le prix de lhomme civi-
lis
1
.
J . Michaels paraphrase ensuite Alexandre Pope en di-
sant : Etre nvros, cest tre humain. De son ct,
Levine estime que la normalit... nexiste pas
2
. Pour
la thrapie primale, ltat normal est ltat naturel et
ltat anormal est une perversion et une distorsion de cet
tat naturel o le sujet est libre de toute tension et de
toute anxit. Nous sommes l au cur de la diffrence.
La psychanalyse requiert lexistence dun systme de
dfenses parce quelle pose a priori une anxit fonda-
mentale contre laquelle il faut se dfendre. Mais la tho-
rie primale ne reconnaissant pas lexistence de cette
anxit fondamentale (ou dinstincts de destruction quil
faudrait rprimer), elle ne reconnat pas la ncessit
dun systme de dfenses.

Wilhelm Reich

Reich crivait en 1942 : La nvrose nest en aucune
manire uniquement lexpression dun quilibre psy-
chique perturb, elle est lexpression dune perturbation
chronique de lquilibre vgtatif et de la mobilit natu-
relle
3
.
Reich explique quune contraction musculaire nest
pas une simple consquence de la rpression, mais

1
J oseph J. Michaels, Character Structure and Character Disorders ,
dans Silviano Arieti, d., American Handbook of Psychiatry (New
York, Basic Books, 1959).
2
Maurice Levine, Psychotherapy in Medical Practice (New York,
Macmillan, 1942).
3
Reich, op. cit., pp. 266-267.
quelle constitue lessentiel du processus de rpression :
Tous les patients sans exception rapportent quils ont
connu des priodes dans leur enfance o ils ont appris
rprimer leurs sentiments de haine, danxit ou
damour par certaines pratiques (retenir leur souffle,
contracter les muscles abdominaux, etc.) qui ont in-
fluenc le fonctionnement de leur systme vgtatif.
Reich souligne ainsi que la nvrose nest pas simple-
ment un phnomne psychique mais aussi un phno-
mne biophysique.
Ce quil faut noter dans sa conception, cest quil pen-
sait quil pouvait y avoir une approche physique de cette
structure biophysique. (On peut) viter lapproche
dtourne des troubles par le biais des manifestations
psychiques et les atteindre directement partir de
lattitude physique. Si lon procde ainsi, le sentiment
refoul rapparat avant le souvenir correspondant.
Cest ainsi que beaucoup de disciples de Reich proc-
dent surtout certaines manipulations physiques pour
soulager la tension physique. Un patient, qui avait t
trait ainsi, reconnaissait que ces exercices soulageaient
souvent la tension, mais comme ils ntaient pas ac-
compagns dune connexion mentale, ils ne semblaient
pas avoir un effet durable.
Il reste que la thorie de Reich a apport des lments
essentiels quant aux aspects physiques de la nvrose.
Plus tard, Reich a repris une grande partie de sa thorie
pour en faire un schma sexuel quelque peu extravagant
qui la discrdit auprs de certains milieux scienti-
fiques. Mais ce penchant pour la sexualit mis part,
Reich est trs proche des conceptions primales. On
pense la perte de la spontanit chez lenfant, premier
symptme et symptme essentiel de la rpression
sexuelle dfinitive; le phnomne se produit lge de
quatre ou cinq ans. Cette perte de la spontanit est
toujours ressentie dabord comme une impression de
mourir ou dtre emmur . Plus tard ce sentiment
dtre mort sera cach en partie par un comporte-
ment psychique de compensation, telles une hilarit
superficielle ou une sociabilit sans contact vritable. J e
pense que Reich voque en ces termes le dbut de la
nvrose. Le sentiment de mourir , le comportement
qui le dissimule par une dfense, etc., cest ce que
jimpute la scne primale. Mme lge o intervient ce
dbut est identique.
Par la suite, Reich sest concentr principalement sur
la tension abdominale : Le traitement de la tension
abdominale a revtu une telle importance dans nos tra-
vaux, quil me parat aujourdhui incomprhensible que
lon ait pu obtenir la gurison ne serait-ce que par-
tielle de certains cas de nvrose, sans connatre la
symptomatologie du plexus solaire. Il explique plus
loin comment la contraction de labdomen provoque la
respiration courte et comment, lorsquon a peur, on
retient son souffle laide de ltau des muscles abdo-
minaux.
Pour Reich, la rduction de lamplitude respiratoire
entrane une rduction de labsorption doxygne, une
rduction de lnergie de lorganisme et par consquent,
disait-il, un abaissement de la tension. J e ne suis pas
tout fait sr que les choses se passent ainsi, mais je
crois malgr tout que nous ne devrions pas ignorer les
observations pertinentes et essentielles que Reich a
faites sur la relation entre la respiration et la nvrose. La
premire fois que je vois un patient, jessaie automati-
quement de dterminer comment est pose sa voix et
comment il respire.
Si je cite Reich, cest que je pense quavec le temps,
la psychothrapie a eu tendance ngliger le corps et
son rle dans la nvrose. Parce que la nvrose est sou-
vent un phnomne dsincarn (une rupture avec le
corps) nous lavons traite comme si elle ntait en effet
quun processus mental. Cest ainsi quen thrapie de
conditionnement, on met laccent sur lassociation
d'ides et en thrapie rationnelle sur le raisonnement par
substitution. J e crois cependant que les Reichiens
daujourdhui se trompent dans le sens inverse en ngli-
geant les phnomnes mentaux force de vouloir limi-
ner la tension physique. Dans loptique primale,
lorganisme est considr comme une unit psychophy-
sique. Toute approche qui se veut durable et vraiment
efficace doit tenir compte de cette unit.
J e ferai par consquent rencontre des diffrentes
techniques telles que les thrapies du mouvement (qui
font appel la nage, la danse et au toucher) destines
librer lorganisme, les mmes objections qu la
thrapie de Reich. J e dirais pour ma part que toute ap-
proche exclusivement physique ne fait quentretenir le
processus nvrotique dans la mesure o cest une tech-
nique dsincarne qui nglige des connexions men-
tales, ou du moins ne les met pas en vidence, et qui
traite le corps comme une entit indpendante de
lesprit. J e ne crois pas quil soit possible de librer
rellement et dfinitivement lorganisme tant quil reste
des souffrances primales profondment enfouies qui
provoquent une tension constante, aussi bien physique
que mentale. J e considrerais mme une telle tentative
comme un comportement symbolique. On comprendra
ce que jentends par symbolique si je rapporte un
exemple cit ailleurs, dans lequel on place le sujet au
centre dun cercle form de personnes qui se donnent le
bras, en lui demandant de se librer .
J e pense que lon ne peut pas librer lesprit de sou-
venirs douloureux qui sont prsents dans tout le sys-
tme, en faisant des exercices destins rendre le corps
plus souple et plus harmonieux. Ces souvenirs, qui sont
actifs un niveau subconscient, continuent envoyer
des impulsions tout lorganisme, pour le prvenir du
danger ; daprs moi ce danger subsistera tant
quil na pas t ressenti et rsolu. Cest alors quune
vritable dtente sera instaure et les exercices phy-
siques peuvent ce moment tre utiles et dune efficaci-
t durable. J e ferai exactement les mmes objections
aux approches qui esprent librer lesprit en le diri-
geant vers les penses saines . On peut ignorer les
souvenirs primals et les remplacer par des penses
heureuses , mais cela ne supprime pas la souffrance.
Dans le schma primal, la connexion est non seulement
souhaitable, mais essentielle.
Dans ltude de la nvrose, il faut toujours avoir
lesprit son tiologie : quest-ce qui fait quun individu
est tendu, anne aprs anne, sans rmission :
lhabitude ? une raction conditionne au monde qui
lentoure ?... Peut-tre, mais je crois que le problme est
beaucoup plus complexe. La tension indique lactivit
dun systme qui cherche satisfaire les besoins de
lorganisme. Ce systme est tout le moins inefficace,
puisquil emploie toujours des moyens inadquats, sans
jamais comprendre compltement quils ne pourront
jamais satisfaire les besoins. Cest un rseau complexe
quil faut traiter tout entier et non par lments isols
comme on le fait pour les bras et les jambes dans la
thrapeutique par la danse, pour le langage dans les
thrapeutiques par la parole, ou pour un nez pris, dans
les thrapeutiques antiallergiques. Une tte prise par
exemple nest souvent que le rsultat de la concentra-
tion, dans une rgion particulire, de la pression qui
pse sur tout lorganisme. Cest par consquent cette
pression quil faut traiter si lon ne veut pas que le sujet
soit condamn se moucher constamment toute sa vie
pour allger la pression lintrieur de sa tte.

Ecole behavioriste ou du conditionnement

Les techniques de conditionnement sont de plus en
plus apprcies chez les thrapeutes, surtout dans les
hpitaux psychiatriques et dans lenseignement de la
psychiatrie. Sans entrer dans limmense domaine des
ouvrages qui ont t crits ce sujet, je voudrais exami-
ner ici quelques-unes des affirmations fondamentales
sur lesquelles repose cette approche. Lun des principes
fondamentaux consiste dire que les problmes psy-
chiques rsultent des mauvaises conditions dans les-
quelles sest faite lducation. La nvrose viendrait des
dfauts de lducation. Ainsi, pour des raisons de r-
compense ou de punition, le nvros a appris un certain
nombre dhabitudes ou de ractions mal adaptes ou
inappropries. Ces habitudes subsistent et avec le temps,
elles ont tendance se durcir. Dans son livre Condition
Reflex Therapy, Andrew Salter crit : Linadaptation
rsulte dun mauvais conditionnement et la psychoth-
rapie est un reconditionnement. Les problmes de
lindividu sont le rsultat de ses expriences sociales et
en changeant la forme de ses relations sociales, nous
changeons sa personnalit. Notre rle nest pas de don-
ner au sujet une reconnaissance structure de son pass
par la mthode de linterrogatoire mais bien plutt de lui
fournir une connaissance rflexe de son avenir par
ses habitudes.
La position que Salter dfinit ici correspond appa-
remment loptique gnrale de beaucoup dcoles
ayant adopt cette mthode, bien quelles diffrent entre
elles de nombreux gards. Leur thse principale est
que le sujet apprend tre heureux en prenant des habi-
tudes psychiques, de mme quil a appris tre malheu-
reux. Cette approche ne sattache quau comportement
dans lensemble. Un comportement bien adapt, effi-
cace et productif est considr comme un critre de
sant psychique. J ai dj parl du comportement et je
rpterai ici quil ne dit pas grand-chose de ce que le
sujet ressent ou sil ressent quelque chose. Des patients
qui ont eu un comportement efficace pour ce qui est de
leur statut social et professionnel ou de leurs revenus,
rapportent quils ont toujours eu limpression dtre
morts et que tout ce quils faisaient leur paraissait
dnu de sens, une simple routine. Il se peut que leur
comportement ait t mcanis au tout dbut de leur vie
par deux machines spcialises dans le conditionnement
(les parents), qui rcompensaient le comportement n-
vrotique et punissaient le bon comportement; mais
la souffrance qui en a rsult, ne peut pas, mon avis,
tre supprime en modifiant lorientation des symp-
tmes ou le comportement extrieur. Elle ne disparatra
pas si lon change simplement lexutoire.
On trouve dans les ouvrages beaucoup dexemples de
thrapie du conditionnement. On a fait par exemple,
dans un hpital psychiatrique, lexprience suivante sur
des alcooliques : on installe un bar, et chaque fois quun
malade boit une gorge dalcool, il reoit une dcharge
lectrique qui, sans tre dangereuse, est douloureuse...
Lintensit du courant augmente jusqu ce que le ma-
lade crache lalcool dans un bassin dispos l cet effet;
ce moment-l, le courant est coup. Cest ce quon
appelle le conditionnement instrumental. Le principe
consiste associer un mauvais comportement , que
lon veut liminer, un stimulus dsagrable, de sorte
que lon chasse cette habitude indsirable en la rendant
dsagrable.
Une autre variante de conditionnement ngatif con-
siste montrer une srie de cartes un groupe
dhomosexuels; certaines de ces cartes reprsentent des
nus masculins. Chaque fois quune de ces cartes appa-
rat, le sujet reoit une dcharge. On espre que la vue
de ces nus prendra alors un caractre assez douloureux
et dsagrable pour dtourner le sujet de
lhomosexualit. Une exprience de conditionnement
positif a t faite en Angleterre sur des pdrastes. On
les faisait se masturber jusqu ljaculation; ce mo-
ment, on appuyait sur un bouton qui faisait apparatre
une photo de femme nue. L encore on espre obtenir
que le plaisir sexuel soit associ la femme et liminer
ainsi les tendances homosexuelles antrieures.
Ces expriences reposent sur lhypothse selon la-
quelle on peut apprendre de nouvelles habitudes grce
des associations agrables ou dsagrables. Alors quil
parat assez raisonnable de penser que les sujets auront
tendance choisir les comportements assortis dune
rcompense et liminer ceux qui ne le sont pas, on
oublie le dynamisme inhrent une habitude nvro-
tique. Dans le cas de lhomosexualit, par exemple, ce
traitement nglige compltement le terrible manque
damour et le grand besoin dtre tenu et caress; au lieu
de cela, il force le patient, coup de punitions, renon-
cer son besoin. Autrement dit, lexpression de ce be-
soin est enfonce encore plus profondment dans le
subconscient, ce qui entrane une aggravation de la
nvrose... On ne peut pas liminer un besoin par le con-
ditionnement parce que cest le besoin qui est rel, et je
crois quil trouvera toujours de nouveaux exutoires
quand les anciens seront ferms. J e crois que les tech-
niques de conditionnement auront pour rsultat un sur-
crot de tension et lapparition, par la suite, dautres
symptmes, qui peuvent tre plus graves encore.
J e ne pense pas quon soigne la maladie en gurissant
les symptmes. Pour soigner la nvrose, il faut
sattaquer aux besoins; les techniques de conditionne-
ment ne soignent gnralement pas la tension en tant
que telle.
La thrapie primale est aussi loigne des mthodes
de conditionnement que de presque toutes les autres
approches. En thrapie primale, on ne considre pas les
peurs du sujet comme des entits, on considre que cest
lui qui les cre.
La thrapie primale sattache aux phnomnes in-
ternes tandis que les techniques de conditionnement
sattachent au comportement extrieur. En consquence,
une peur quprouve le malade dans le prsent ne sera
pas examine en thrapie primale comme un phno-
mne en soi mais comme le rsultat de tout un processus
historique. Dans le traitement dune phobie, la thorie
primale considre que le sentiment (dans lexemple
choisi : la peur) est toujours rel mais que le contexte
est symbolique. Par exemple, dans le vertige, ce nest
pas vraiment du vide que le sujet a peur, mais de
quelque chose dautre, quil ne comprend pas. En thra-
pie du conditionnement, on examinerait le symptme :
la peur des prcipices dans son ensemble et lon tente-
rait dobtenir que le sujet soit plus dtendu dans les
situations de ce genre. La thrapie primale cherche
tablir la bonne connexion avec la peur. J e crois que
cest cette connexion qui limine la peur en gnral et le
besoin de se concentrer sur des substituts.
Le principe implicite de certaines techniques de con-
ditionnement est le suivant : on considre que lindividu
est plus ou moins une machine dont le comportement
peut tre dtermin positivement ou ngativement par
des interventions extrieures sans que la conscience
intervienne. Il semble que ce soit de cette philosophie
que dcoulent lentranement militaire et les mthodes
dducation autoritaire. On affirme que la nvrose peut
tre modifie durablement, mme quand lindividu na
pas la moindre ide de ce qui lui a fait adopter un com-
portement irrationnel ou de ce qui pourrait le lui faire
abandonner. Mis part mon dsaccord pour des raisons
psychologiques, je minquite de la prolifration et de
lacceptation gnrale des techniques de conditionne-
ment actuelles. Cette manire de voir les individus
comme des units que lon peut manuvrer sa guise
fait partie dun certain esprit du temps (Zeitgeist), partie
de la dshumanisation de lhomme dans laquelle ses
sentiments, ses buts et son intellect ne sont que des
considrations secondaires dans la tentative de produire
et dobtenir des rsultats. J e crois que le traitement m-
canique des tres humains fait partie des maux du sicle
et que ce phnomne na pas t pour rien dans la nais-
sance de la nvrose. J e crains que la psychologie ne soit
absorbe ou englobe dans cette tendance gnrale de la
socit la mcanisation o les effets symptomatiques
quils soient sociaux (contestation tudiante par
exemple) ou individuels sont limins par des tech-
niques punitives sans que personne pose jamais la ques-
tion dcisive de leur pourquoi .
Pour comprendre les symptmes, il faut en examiner
les causes. Il n faut jamais oublier que tout tre humain
a une histoire.
La difficult vient peut-tre du fait que les techniques
de conditionnement ont t utilises avec succs sur les
animaux et quon a extrapol sur les hommes. Mais les
hommes ne sont pas des animaux.
J e crois que la thorie du conditionnement a jou un
rle important dans lhistoire de lducation et de la
psychologie, notamment dans le domaine de
lapprentissage et de lducation. Il est certain quil
existe des conditions particulires qui favorisent ou
entravent lacquisition du savoir et une thorie ce sujet
peut tre utile; la faon dont les gens apprennent, dans
quelles conditions et quel ge sont des domaines
dignes dexploration. Mais je ne crois pas quon puisse
venir bout de la complexit du processus nvrotique
laide du modle de lapprentissage. Les besoins sont
aussi bien physiques que mentaux et je ne vois pas
comment on peut prtendre soigner la nvrose en ngli-
geant les besoins. Pour moi, la nvrose est un processus
entirement psychophysique alors que lapprentissage
est un processus avant tout mental. Or il nest pas pos-
sible quune intervention au seul niveau mental suffise
modifier qualitativement le systme psychophysique.

L'cole rationnelle (the Rational School)

Cest Albert Ellis que nous devons la thorie rcente
de lapproche rationnelle. On ne classe gnralement
pas cette thrapie parmi les thories behavioristes, pour-
tant, certaines de ses techniques sont similaires. Par
exemple, un thrapeute de lcole rationnelle pourra
conseiller un homosexuel dessayer de parvenir un
comportement htrosexuel en se rptant un certain
nombre de formules du style : J aime les femmes, je
nen ai pas peur, jaime le sexe... Ici encore, cest le
comportement qui compte et lon espre quen associant
le comportement souhaitable aux associations men-
tales correspondantes, on changera les habitudes.
Lcole rationnelle considre essentiellement que le
nvros se dit des choses errones. Cest--dire quil se
rpte inconsciemment des phrases qui le conduisent
un comportement inadapt ou irrationnel. On croit que
quand le malade prend conscience de ces formules erro-
nes et en adopte de plus rationnelles, son comporte-
ment se modifie en consquence. Albert Ellis crivait
rcemment dans une brochure :

Les mthodes de linstitut Rationnel reposent sur la
conviction que lindividu peut apprendre vivre ration-
nellement en prenant conscience du fait que son com-
portement et ses motions autodestructeurs proviennent
de ses propres conceptions illogiques. Il fait
lacquisition de ces ides par un processus biosocial ,
les intriorise et ne cesse par la suite de se les rpter.
Le thrapeute aide le patient mettre en doute ces ides
autodestructrices en employant des techniques modi-
fiant le comportement.
Daprs moi, ce nest pas parce quils ont des concep-
tions illogiques que les gens mnent une vie irration-
nelle. Ils ont un comportement irrationnel parce quil
leur a t interdit au tout dbut de leur vie davoir un
comportement rationnel, en accord avec leurs senti-
ments. J e considre lhomme comme un tre foncire-
ment rationnel. Sil cre des conceptions illogiques,
cest pour expliquer ou pour rationaliser son com-
portement nvrotique. En niant sa propre vrit,
lindividu se contraint btir tout un rseau de non-
vrits. Agir selon ses vritables sentiments est, parat-
il, une entreprise essentiellement rationnelle et quand les
patients, aprs la thrapie primale, arrivent enfin sentir
la vrit, ils sont capables dadopter des vues ration-
nelles dans bien des domaines de lexistence, sans
grandes discussions intellectuelles. Pourquoi n'ont-ils
pas compris auparavant ? Parce que la rpression des
sentiments signifie la rpression de la perception et de la
comprhension. Cest le refoulement qui rend nces-
saires des croyances qui ne sont que des substituts et
donc fausses.
Ellis parle dmotions autodestructrices ; cest une
notion que lon retrouve dans de nombreuses thories.
J e ne crois pas quil existe des motions qui dtruisent
le moi. Cest plutt le refoulement de ces sentiments du
moi qui est destructeur. Les sentiments ne peuvent pas
dtruire le moi, ils en font partie. Ce que lon considre
souvent comme une motion destructrice la colre
est le rsultat dune souffrance refoule. Cest labsence
de sentiments qui dtruit le moi, et cest labsence de
sentiments qui permet la destruction des autres et de
leur moi.
Sil est exact que le nvros adopte un comportement
irrationnel parce quil se rpte des maximes errones,
comment se fait-il alors que beaucoup dentre nous se
rptent des maximes justes sans changer pour autant ?
Le fumeur se dit bien que 70 % des fumeurs meurent
dun cancer des poumons mais il continue fumer un
paquet de cigarettes par jour. Lalcoolique peut se rp-
ter tous les jours que lalcool dtruit le foie et nan-
moins boire son litre. Lhomosexuel se dira quen rali-
t il aime les femmes mais il continuera avoir des
rapports sexuels avec des hommes. Sil hait les femmes,
il les hait. Cette haine na rien de rationnel; cest la
gnralisation dun vieux sentiment primal profond-
ment enfoui et qui ne pourra changer avant quil ne soit
ressenti et rsolu. La haine quprouve un homosexuel
pour les femmes peut dcouler des relations dtestables
que pendant des annes il a eues avec sa mre. Place
dans son contexte, cette haine tait peut-tre rationnelle.
Pousser un homosexuel qui a prouv une haine fonda-
mentale pour sa mre se dire quil aime les femmes
encouragerait, selon moi, sa simulation et par cons-
quent perptuerait la nvrose.
Une de mes malades qui avait suivi une thrapie ra-
tionnelle, disait : J e me rappelle quun jour, jai dit au
mdecin que jtais bouleverse parce que mon ami
mavait quitte. Il ma rpondu que mon attitude tait
irrationnelle et quil me fallait me dire que je pouvais
trs bien vivre sans lui et que je navais pas besoin
damour pour continuer vivre. Cela avait un certain
relent de Christian Science . Il me fallait prtendre
ressentir ce que je ne ressentais pas. Peu importe ce que
je me disais, je ne pouvais pas me convaincre vraiment
que jtais capable de vivre sans mon ami. Maintenant,
je sais pourquoi. J ai ressenti ce que javais toujours
cherch en cet ami un pre attentif.
J e crois que la thrapie primale et la thrapie ration-
nelle se distinguent essentiellement par le rle que lon
impute la philosophie du malade dans la nvrose. Pour
Ellis, lindividu agit en fonction dune philosophie pro-
fonde mais inconsciente quil faut rendre consciente. La
thorie primale affirme que lon adopte des philosophies
en fonction de lattitude quon a lgard de sa souf-
france. Autrement dit, une personne qui est franche avec
elle-mme aura tendance adopter des ides, des atti-
tudes et une philosophie franches.

La Reality therapy

Le reproche fondamental que jadresse toutes les
thrapeutiques axes sur le prsent concerne le fait
quelles ngligent lhistoire du patient. Elles ne veulent
mme pas savoir que le comportement nvrotique a une
histoire. La Reality therapy est trs rpandue de nos
jours pour deux raisons. La premire cest quelle est
simpliste et quelle attire en consquence tous ceux qui
ne veulent pas sembarrasser dinvestigations approfon-
dies.
La seconde plus importante cest quelle
sinsre parfaitement dans la culture la mode ce
fameux Zeitgeist (esprit du temps) qui, selon moi, pro-
duit les nvroses et qui prne les concepts de laction
et de la responsabilit. Cest le genre reprenons-nous
et faisons quelque chose sans se soucier de ce que
lon prouve. Ce que lon souligne, cest la ncessit
dagir en homme responsable. Mais cette responsabilit
semble toujours sexercer envers quelquun ou quelque
chose dautre, jamais envers soi-mme. A mon avis la
Reality therapy vite la ralit celle du malade. Elle
veut que le patient approche un univers qui nest pas le
sien et, dans la plupart des cas, ne peut pas ltre tant
quil ne ressent pas les raisons qui lui font adopter un
certain comportement.
J e rapporte ici le rcit dune patiente qui fait claire-
ment ressortir la diffrence entre la thrapie primale et
la Reality therapy.
Il y a trois ans et demi, comme jtais au bord dune
dpression nerveuse, jentrepris de me soigner par la
Reality therapy. J avais lu Reality therapy et jen avais
tir la conclusion que la nvrose sinstalle quand des
besoins fondamentaux de lindividu demeurent insatis-
faits. Daprs lauteur, ces besoins sont : aimer, tre
aim et sentir que nous avons de la valeur pour nous et
pour les autres. Pour avoir de la valeur, disait-il, il faut
avoir un niveau de comportement satisfaisant. Nous y
arrivons en agissant avec droiture, avec ralisme et en
toute responsabilit. Cela me convenait car javais tou-
jours agi en fonction de ces trois critres et jen con-
cluais que je pourrais facilement me rtablir. A vingt-
deux ans, jtais professeur danglais dans un lyce et
javais une situation sociale que tout le monde consid-
rait comme trs convenable. Mais o mtais-je four-
voye, pourquoi tais-je en train de me disloquer ?
J e pensais que la Reality therapy maiderait dcouvrir
mes erreurs.
Au cours des sances, je parlais des relations dplo-
rables que javais aussi bien avec mon ami quavec mes
parents et, plus gnralement, de mon dgot de
lexistence. Mon thrapeute, assis dans un grand fau-
teuil de cuir, derrire son imposant bureau et toujours la
cigarette la bouche, maccordait toute son attention.
Mes problmes semblaient simples rsoudre : il suffi-
sait que je trouve quelquun qui sintresse moi et me
donne le sentiment de ma valeur. Dans tout cela, il tait
implicite que le sentiment de ma valeur devait venir non
pas de moi-mme, mais de lextrieur.
A la fin de chaque sance, le mdecin me deman-
dait : Bon, maintenant quallez-vous faire pour am-
liorer votre tat ? J e donnais timidement les rponses
que je croyais tre les bonnes : je tcherais de ne plus
voir mon ami, je serais plus gentille avec mes parents, je
mefforcerais de mintresser davantage mon travail...
Rtrospectivement, je me rends compte que je ne faisais
que parfaire ce vernis demand par la socit que javais
entretenu toute ma vie et qui dissimulait un moi trs
malheureux. J e savais ce quon attendait que je rponde
et je jouais le jeu des rapports thrapeute-malade avec
une apparente impassibilit. J avais toujours t une
excellente lve et la thrapie ntait quun exercice de
plus que japprenais bien faire.
En dpit des bonnes notes que jobtenais en th-
rapie javais les flicitations du thrapeute je
dcouvrais quil tait beaucoup plus difficile de changer
rellement que den prendre la rsolution. Incapable de
tenir les bonnes rsolutions hebdomadaires de Nou-
vel An, je conclus que je ne faisais pas de progrs et
jarrtai le traitement. Deux mois plus tard, jpousai
mon ami; aprs six mois, qui furent une amre dcep-
tion pour tous deux, nous nous sparmes. J e retournai
alors chez mon thrapeute, pensant que si jen tais
arrive ce dsastre, cest que je navais pas suivi ses
conseils. Nous dcidmes que je quitterais dfiniti-
vement mon mari, que je prendrais un nouveau travail et
commencerais une vie nouvelle en qute de quelquun
qui maimerait rellement. Effectivement, je changeai
de travail et fus momentanment distraite de mes pro-
blmes. Cependant, au bout de trois semaines, javais
rejoint mon mari. Alors, jai commenc le traner
mes sances de thrapie (jen avais fait une condition de
notre rconciliation) et nous passions toute lheure
nous engueuler. Cette attitude qui consistait rduire
mutuellement notre tension, convainquit le thrapeute
que nous devrions suivre chacun un traitement indivi-
duel. Ainsi fut fait et peu aprs, nous russmes tablir
entre nous une atmosphre semblable au calme qui
rgne juste avant ou juste aprs une grande tempte.
Pour ce qui est de la dsaffection entre mes parents
et moi, je finis par convaincre ma mre de venir avec
moi en thrapie. Ce fut notre seule et unique sance
commune : elle passa lheure entire vocifrer et se
plaindre que je navais pas la moindre reconnaissance,
que javais t une gentille petite fille , quelle souf-
frait et se sentait rejete . Le thrapeute proposa
doublier le pass et damliorer le prsent. Bien que
mes parents aient continu ne pas me comprendre,
me critiquer, et rester distants, nous tablmes sur le
plan social des rapports offrant une faade conve-
nable . J e dis au thrapeute que javais rtabli des rela-
tions avec mes parents : mission accomplie.
A ce stade-l, dans loptique de la Reality therapy,
mes besoins fondamentaux taient satisfaits. J arrivais
me convaincre que mes parents et mon mari
maimaient, en dpit de limpression de vide et de d-
sespoir qui me torturait toujours. J e croyais ou plutt je
savais maintenant que javais de la valeur parce que
javais un travail et que mon mari avait galement un
poste important. Nous agissions tous deux avec droi-
ture, ralisme et en toute responsabilit . Cependant, il
ny avait pas de bonheur rel, pas de satisfaction authen-
tique et pas de paix. Nous avions uniquement russi
mettre un couvercle hermtique sur le dsordre qui
faisait rage en chacun de nous. A la fin de la cure, nous
tions capables de nous dbrouiller et de fonction-
ner .
Un an aprs, je passai la suite de mon mari en th-
rapie primale. Cela avait t une anne de querelles
violentes, damertume et de dsespoir et javais plu-
sieurs reprises envisag de me suicider. La Reality the-
rapy mavait simplement appris modifier mon
comportement, mais je ne mtais en aucune faon d-
barrasse de la source de mes misres. De toute vi-
dence, cette thrapie navait fait que retarder la confron-
tation invitable entre moi et mon mal profond. Au-
jourdhui, je ressens mes anciennes souffrances, je
machemine vers la gurison, non vers un soulagement
purement passager.
Les diffrences qui sparent ces deux formes de th-
rapie mapparaissent trs clairement. Tandis quen Rea-
lity therapy, je passais une heure faire de
lintellectualisme et du verbiage bref, de la foutaise
en thrapie primale, je passe tout le temps quil me
faut ressentir ma souffrance. Plus je ressens de souf-
france, moins il en reste en moi. J e comprends mainte-
nant que je nai pas besoin de conseils extrieurs mais
que cest le fait de ressentir ma souffrance qui maidera.
Les conseils extrieurs me forcent simplement me
conformer un modle de comportement, qui mest
impos sans tenir compte de ce que je suis et de ce que
je ressens. Cest le modle dune socit nvrotique, et
malheureusement en Reality therapy, le but est de sy
conformer, bref, dagir avec droiture, ralisme et en
toute responsabilit . Par consquent, comble dironie,
la Reality therapy me maintenait dans lirralit,
puisque jtais complice du processus qui my plon-
geait. Au contraire, en thrapie primale, jenlve avec
violence les couches du moi irrel, la faade, le masque
dimpassibilit. On ne cherche pas vous rendre ca-
pable de vous dbrouiller ou de fonctionner , il y
a juste la dmolition du moi irrel jusqu ce que je
devienne un tre humain qui ressent pleinement.
La Reality therapy prtend que les besoins humains
fondamentaux peuvent tre satisfaits par nimporte
quelle personne ou personnes. Cela maurait maintenue
dans une nvrose ternelle puisque ctait mencourager
chercher quelque chose dintrouvable, tant donn que
ctait lamour de mes parents dont javais besoin. La
thrapie primale va au cur du problme : seuls mes
parents auraient pu satisfaire ces besoins de petit enfant.
Dsormais, je nattends plus de mon mari quil comble
les vides que mon pre a laisss en moi. Quand je serai
gurie, jaurai acquis la libert de laisser mon mari tre
lui-mme et je saurai laimer pour ce quil est sans cher-
cher en lui un substitut de mon pre.
Quand jtais en Reality therapy, ma nvrose se
trouvait aggrave parce que le thrapeute devenait le
substitut de mon pre. Il tait gentil, bon, attentif, et il
mcoutait comme mon pre ne la jamais fait. En fin de
compte, je dpendais du thrapeute au lieu de dpendre
de moi-mme. De cette faon, la thrapie aurait pu se
prolonger linfini sans accomplir jamais le moindre
progrs. J e ne trouve pas juste le principe de la Reality
therapy, selon lequel le patient, sil a le sentiment de sa
valeur en face du thrapeute, aura galement ce senti-
ment dans le cadre des autres relations humaines. En
thrapie primale, jai gard mes distances avec mon
thrapeute : je ne sens que moi, ma solitude et la certi-
tude que personne ne peut me prendre en charge, sauf
moi-mme.
La thrapie primale moblige affronter ce qui ma
rendue malade, elle ne se proccupe pas de mapprendre
restructurer mon comportement nvrotique. La Reality
therapy me demandait de me dtacher de mon pass et
de le considrer comme nayant aucune importance
pour le prsent. Au contraire, la thorie primale recon-
nat quon ne peut liminer le pass par un oubli intel-
lectuel. Il faut voquer le pass, sen souvenir, et, ce qui
est essentiel pour le traitement, le ressentir pour tre
libre davoir un prsent. Pour la premire fois de ma vie,
jespre que le vide en moi va tre combl et que
lpaisse couche de souffrance qui menveloppe, sera
enleve.

La mditation transcendantale

Lance par les yogis indiens comme Maharishi
Maheshi Yogi, la mditation transcendantale connat
une grande vogue chez les tudiants et les artistes. La
mditation consiste rpter un mantram (une formule
du sanskrit qui exprime une relation spcifique entre
lindividu et son dieu; par exemple : Dieu, aie piti de
moi ) en concentrant toute son attention sur limage du
dieu et en faisant abstraction de toute autre proccupa-
tion intrieure ou extrieure. Cette mthode comporte
aussi des exercices respiratoires, de sorte quen gnral,
au sommet de la transcendance , la respiration du
sujet est peine perceptible. Le tout se droule parmi
les fleurs, les draperies et les parfums dencens. Le but
est darriver ne faire quun avec le dieu, datteindre la
relaxation complte qui est une forme de batitude. La
mditation a pour but la transcendance du moi temporel
afin datteindre le moi spirituel et par-l la ralisation
complte du moi.
Vivekananda, fondateur de lordre de Ramakrishna,
dcrit les objectifs de la mditation de la faon sui-
vante :
La mditation est le meilleur moyen darriver la
vie spirituelle. Cest par la mditation que nous nous
dpouillons de toutes les donnes matrielles et que
nous sentons notre nature divine. Moins nous pensons
notre corps, mieux cela vaut. Car cest le corps qui nous
tire vers le bas. Cest lattachement, lidentification qui
nous rend malheureux. J e vous donne le secret : Il faut
penser que nous sommes lEsprit et non le corps et que
tout lunivers, avec tout ce qui sy passe, avec tout le
bien et tout le mal, nest quune suite de tableaux, de
scnes peintes sur une toile dont nous sommes t-
moins
1
.
La seule faon dont je puisse caractriser la mdita-
tion, est de lappeler un antiprimal. La mditation exige
le dtachement au lieu de la connexion, labngation de
soi plutt que le sentiment du moi, et elle croit que le
clivage du corps et de lesprit est ncessaire. Cest une
forme de solipsisme puisque rien nexiste rellement
sauf sous forme dune peinture sur toile.
Cela ne veut pas dire que les gens ne puissent faire
usage de la mditation en tant que moyen de dtente.
Lun de mes patients, qui avait longtemps t moine
Vedanta, rapportait quil avait rpt son mantram et
pratiqu la mditation transcendantale pendant douze
ans et quil avait souvent atteint un tat de batitude.
Mais le rsultat final de toute cette batitude fut une
dpression complte qui ncessitait un traitement. Cela
mrite sans doute quelque explication. J e crois que ltat
de batitude provient du fait quon supprime totalement
son moi, quon sabandonne un phantasme (divinit)

1
Swami Vivekananda, Works (Advaita Ashrama, 1946). vol. 27, p.
37.
quon cre soi-mme, quon se confond avec ce produit
de limagination et quon perd toute ralit. Cest un
tat de totale irralit, un peu comme une psychose que
lon aurait institutionnalise dans la socit. Si par
exemple un patient venait nous dire quil sest uni
Dieu, que Dieu et lui ne font quun, nous le souponne-
rions de draisonner. Mais quand toute une thologie
spcifique vient sanctionner un processus de ce type, on
a tendance perdre de vue son caractre irrationnel.
Il ne faut pas oublier que lon peut mditer tous les
jours sans que le besoin de mditer diminue. Dune
manire quelconque, le dmon de la tension surgit
nouveau chaque jour et doit tre chass par la mdita-
tion. Il semblerait que les rites, les fleurs et les draperies
soient les signes extrieurs labors de la relaxation car
il nest pas besoin de rites pour se dtendre. En fait, ils
sont bien souvent une indication que lindividu doit
lutter pour se relaxer, alors quil suffit dtre soi-mme.
J e ne crois pas que par des signes extrieurs, on arrive
tre soi-mme : on est soi-mme, cest tout.

L'existentialisme

Un autre courant de la psychologie moderne est
lexistentialisme. Cest une approche qui cherche
diminuer quelque peu limportance que les Freudiens
attribuent aux expriences de la petite enfance, tout en
offrant une structure plus dynamique que les thrapeu-
tiques de conditionnement. Les psychologues existentia-
listes mettent laccent sur le ici et maintenant . La
psychologie existentialiste se proccupe de lEtre. On ne
peut pas vraiment parler de lexistentialisme comme
dune vritable thrapeutique, car peu dhypothses
vrifiables ont t mises et il ny a pas non plus une
tentative mthodologique visant mettre au point une
approche bien organise. Lexistentialisme est plutt
une doctrine caractre trs philosophique qui tire sa
force des crits de Sartre, de Binswanger et de Heideg-
ger.
Actuellement, cest Abraham Maslow qui est un des
chefs de la file du mouvement. Il joue avec Carl Rogers
un rle considrable dans la pense contemporaine en
psychologie
1
. Tous deux croient lexistence dune
pulsion vers la sant psychique quils appellent rali-
sation du moi (self actualisation). Pour Maslow, cet
instinct est indfinissable et seules les observations
permettent de conclure quil existe.
Maslow voit la nvrose en termes de dficience; pour
lui, le nvros est lindividu qui na pas tout ce quil lui
faudrait pour se raliser :
Il y a en chaque homme deux systmes de forces
contradictoires. Lun sattache la scurit et des
attitudes dfensives nes de la peur, il tend vers la r-
gression, il a peur de grandir, peur de lindpendance,
de la libert et de lisolement. Lautre systme de forces
pousse lhomme vers lintgrit du moi, vers lassurance
face au monde extrieur et, simultanment, vers

1
C. R. Rogers, A Therapists View of Personal Gifts (Wallingford,
Pa., Pendle Hill, 1960); On Becoming a Person (Boston, Houghton
Mifflin, 1961).
lacceptation du moi inconscient, le plus rel et le plus
profond
1
.
De mon ct, je vois lintgrit du moi comme
quelque chose qui nous est inn mais je suis daccord
avec Maslow pour reconnatre quil y a en nous un be-
soin dtre entier ou rel cest--dire dtre ce que
nous sommes. En revanche, je ne crois pas quil y ait en
nous quelque chose comme une force fondamentale de
rgression et de nvrose une telle force napparat
que quand il nous est interdit dtre nous-mmes. J e ne
crois pas que la peur, en particulier la peur de grandir,
soit une composante fondamentale de ltre humain.
Pour Maslow, la nvrose est le conflit fondamental
entre les forces dfensives et les forces de dveloppe-
ment. Il voit les tendances de croissance comme exis-
tentielles et ancres dans la nature la plus profonde de
ltre humain . Dans leur besoin danalyser lhomme
en termes de lutte, beaucoup de thories postulent que
son comportement est une perptuelle dialectique entre
lments positifs et ngatifs. Cest ainsi que Maslow
voit le besoin de scurit comme un besoin prpond-
rant, plus fondamentalement indispensable que la rali-
sation du moi . Avant que lindividu prennent des
risques et sexprime, il faut quil satisfasse ses besoins
de scurit les plus puissants. La situation conflictuelle
devient le paradigme du dveloppement. Pour ma part,
je ne vois pas le conflit comme quelque chose de fon-
damental et dintrieur. J e penserais plutt que la n-
vrose rsulte des pressions exerces de lextrieur
contre les tendances naturelles de dveloppement de

1
Abraham Maslow, Toward a Psychology of Being (Princeton, Van
Nostrand, 1962), pp. 150-167.
lorganisme. Il ne me semble pas que lon puisse prou-
ver lexistence dun besoin de scurit ou dune peur
fondamentale de lindpendance et de la libert. Ce sont
des traits que lon retrouve dans la conduite de beau-
coup de nvross, mais il faut tre prudent avant
dimputer ces comportements quelque facteur gn-
tique ou constitutionnel.
Sur certains points, la position de Maslow est sem-
blable celle de Freud, car tous deux pensent quil y a
une anxit fondamentale dont il faut venir bout. Ma-
slow appelle le besoin de vaincre lanxit un besoin de
scurit. Mais ce nest pas en plaant de telles tiquettes
quil rend sa conception de lhomme moins dmono-
logique . Cela provient peut-tre du fait que les tho-
ries psychologiques se btissent sur lobservation des
nvross dont on sait quils ne sont jamais court de
dmons abattre.
Ce ne sont pas des besoins de dficience qui font que
nous restons immatures et nvrotiques, mais le manque
de satisfaction de nos besoins rels. De toute faon, je
ne vois pas comment il pourrait y avoir des besoins
spciaux qui ne nous occupent que partiellement. Tout
besoin est total. Si nos besoins ne sont pas satisfaits,
cest nous qui sommes dficients.
Le patient de Maslow qui ralise son moi connat
lexprience des sommets une de ces expriences
hors du temps et de lespace o le moi est transcend et
o le sujet atteint presque le Nirvana. Les ouvrages de
psychologie existentialiste foisonnent de considrations
sur ce genre dexpriences : ce sont des phnomnes
assez tentants. Beaucoup dentre nous aimeraient trans-
cender la mdiocrit et la tristesse de notre existence
quotidienne. Mais ce que Maslow nexplique pas clai-
rement, cest comment on peut accder une telle exp-
rience et en quoi elle consiste exactement. Cest plutt
une exprience mystique. Comme les exemples prcis
manquent dans luvre de Maslow, je mappuie sur les
descriptions que mont faites deux de mes patients qui
avaient t en thrapie de groupe dinspiration existen-
tialiste. Le premier tait dans un tat de dpression de-
puis plusieurs jours; en fin de semaine, un ami tait
venu linviter une excursion en montagne. Aprs une
rude escalade, le malade en question stait senti exul-
ter. Cest ce quil appelait sans vouloir faire de jeu de
mots une exprience des sommets . Que stait-il
pass ? Il stait dbarrass de sa dpression ! Il avait
fait appel une dfense. Mais je doute quil ait trans-
cend les sentiments rels impliqus dans sa dpression.
Il les avait simplement mis lcart pour un temps.
Pour le second, lexprience stait produite au cours
dun marathon nu. Il passait de mains en mains, et tous
les membres du groupe le clinaient et le caressaient.
Tout coup, il avait senti tout son corps envahi de cha-
leur. Cest ce quil appelait un instant de communion
avec lhumanit . Qutait-ce en ralit ? Il recevait
enfin ce dont il avait besoin : un peu de chaleur humaine
et des caresses. Mais ce ntait quune exprience pas-
sagre, non connecte avec la profonde souffrance ne
du besoin quil avait prouv toute sa vie. Ces attou-
chements de groupe apaisaient la douleur de sa tension
et lui permettaient ainsi de transcender le rel. Mais son
Nirvana tait irrel. A mon avis, les nvross sont cou-
tumiers de ce phnomne de transcendance; ils ne font
jamais rien dautre que transcender le moi rel qui res-
sent. Quelque Nirvana quils croient atteindre, ce ne
peut tre quun tat irrel car cest dune descente dans
le moi rel qui ressent, quils ont besoin.
Il semble que la qute de ces expriences des som-
mets ne soit bien souvent quune nouvelle forme de
lutte que le sujet entreprend pour dcouvrir quelque
chose dexceptionnel dans une existence par ailleurs
monotone et morne. Cela fait partie de ses espoirs ir-
rels.
Quand il est donn un moi rel de spanouir, quand
les parents lont accept ds le dbut, je ne vois pas
pourquoi on chercherait le transcender. Un patient qui
termine la thrapie primale nvoque jamais des exp-
riences du type de celles dont parle Maslow. Tous les
sommets ont t aplanis car sa nvrose ne le pousse
plus, ni entrer en euphorie, ni sombrer dans les
gouffres du dsespoir.
Le seul fait dtre totalement soi-mme est un senti-
ment impressionnant.
Les psychologues existentialistes essaient de laisser
de ct les pulsions fondamentales de lanxit et les
forces instinctuelles et de se concentrer sur les processus
de la ralisation du moi ces pulsions qui nous con-
duisent vers la sant. Rollo May et ses associs expli-
quent en partie cette position existentialiste en disant :
Ce qui caractrise le nvros, cest que son existence
est assombrie, couverte de nuages... quelle ne donne
pas dassise ses actes. La psychologie existentialiste
veut que le patient fasse lexprience que son existence
est relle
1
. La thrapie primale na pas dautre objec-
tif. Mais le langage existentialiste mme obscurcit la
ralit dont il sagit. Quest-ce quon entend exactement
par existence ? Quest-ce quune existence assom-
brie ?
Pour lexistentialiste, lengagement est un facteur es-
sentiel. Lobjectif du thrapeute est daider le patient
sextirper du vide existentiel pour sengager dans
quelque chose de positif, qui aille de lavant. La psycho-
logie existentialiste affirme que lon tire de
lengagement le sens du moi. Mais pour pouvoir enga-
ger son moi, il faut que ce moi existe. Le nvros est
coup de la plupart de ses actes, par consquent il va de
soi quil ne peut pas sengager entirement dans quoi
que ce soit. Un homme daffaires entirement engag
dans son travail fait en gnral agir son moi irrel et, sil
sentait ce quil est en train de faire, il ne serait selon
toute vraisemblance pas aussi entirement engag dans
son affaire !
Sur le plan clinique, la position existentialiste res-
semble la position rationaliste. Un homosexuel est
cens venir lhtrosexualit en sengageant dans un
comportement htrosexuel. Mais je ne crois pas que la
nvrose se cantonne au niveau des actes; cest au niveau
de ce quest lindividu quelle se situe. Un sujet peut
avoir de multiples relations htrosexuelles et rester
homosexuel parce quil ressent toujours le besoin de
lamour dun individu de son sexe. Aucun acte ne peut
effacer ce besoin. Cest l o se trompe l'homosexuel
latent qui essaie de chasser ses tendances homo-

1
Rollo May, Ernest Angel et Henri Ellenberger, Existence (New
York, Basic Books, 1960).
sexuelles (jusqu nier son besoin de lamour parental)
en passant dune relation htrosexuelle lautre le
tout en vain. On peut navoir jamais de rapports homo-
sexuels et se sentir tout fait homosexuel (voir chap.
17). Le nvros peut toujours adopter une nouvelle
faon dagir, mais cela ne modifiera gure sa nvrose.
Les psychologues existentialistes sattachent surtout
aux engagements de lindividu, son comportement
actuel et sa philosophie. J e ne crois pas que lon puisse
changer son Etre par des discussions. Pour moi,
Etre signifie Ressentir . Chez les nvross, la
discussion est souvent quelque chose qui se situe au-
dessus des sentiments. Elle retient le sujet au niveau
mental de sorte quil nest pas en mesure de ressentir
son Etre vritable.
En sociologie, on appelle rapprochement leffort
de certaines thories pour sunir dautres afin de con-
solider leur position. Cest ainsi que lon voit des tho-
riciens freudiens faire entrer leurs principes dans le
cadre dune thorie de lapprentissage pour donner plus
de poids la leur. On rencontre galement le phno-
mne inverse : les thoriciens de lapprentissage
sefforcent de confrer leur approche un caractre plus
dynamique en insrant les concepts plus dynamiques
de Freud dans leur schma de lapprentissage. Cepen-
dant, cette rconciliation de thories est en gnral plus
apparente que relle et conduit ltablissement de
vrits statistiques plutt que biologiques. J e veux
dire quen expliquant Freud par dautres thories, ou en
expliquant les thories de lapprentissage par des prin-
cipes dynamiques, on ne fait que rpter toujours les
mmes choses en les prsentant sous un jour plus
agrable. J e ne crois pas quil soit utile de parler de la
peur de la castration en termes dattrait/rpulsion, si
cette peur nexiste pas.
Si lon examine lvolution de la psychologie depuis
le dbut du sicle, on constate que laccent a dabord t
mis sur la petite enfance et sur lintrospection. Les be-
havioristes ou thoriciens de lapprentissage ont au
contraire vit lintrospection et la petite enfance pour
sattacher au comportement. Il y a eu ensuite les tenta-
tives des no-Freudiens qui ont voulu mettre la thorie
de Freud au got du jour en mettant laccent sur
lanalyse du moi, se concentrant sur les manuvres
dfensives du patient dans le prsent.
Malgr toutes les modifications des thories de Freud
qui semblent si progressistes, on dirait que cest encore
le Freud des dbuts qui est le plus proche de la thorie
primale, car il concentre toute son attention sur le pass
et lucide les problmes prsents grce lexploration
de la petite enfance.
La thorie primale est trs loigne du behaviorisme.
Le behaviorisme cherche isoler le symptme et ten-
ter de conditionner ou de dconditionner un comporte-
ment irrel. Cette mthode sattache des manifesta-
tions irrelles plutt qu des causes; par consquent,
elle ne peut pas provoquer de modifications relles.
La thorie primale ne considre lhomme ni comme
une compilation dhabitudes, ni comme un amoncelle-
ment de dfenses contre les instincts et les dmons int-
rieurs. Quand le sujet peut faire lexprience de ses
dsirs et de ses besoins primals sans crainte de perdre
lamour quon lui porte, il, peut faire lexprience de
son Etre . Sil nen a pas la possibilit, il est, pour
utiliser le concept existentialiste, un non-Etre . J e ne
crois pas quaucune sorte deffort, la sublimation ou la
compensation, puissent transformer un non-Etre
nvrotique en un tre qui ressent. Afin dtre ce quil
est, il faut que le nvros retourne en arrire et ressente
ce quil tait avant de cesser d Etre . Comme le
disait un patient, pour tre ce que lon est, il faut tre
ce que lon ntait pas .
Le contentement ou le bonheur, qui sont souvent le
but de la psychothrapie, ne sont pas le rsultat dune
accumulation dclairs introspectifs, ce ne sont pas non
plus des mlopes quon chante ou des mantrams quon
rpte, pas plus quils ne rsultent de lacquisition
dhabitudes positives . J e crois que si le traitement
doit conduire le patient se sentir heureux, ce sentiment
ne peut tre obtenu que si le patient dcouvre enfin son
moi rel. Le bonheur atteint par le moi irrel ne pourra
jamais tre quirrel. Le bonheur rel signifie donc que
le malheur pass a t rsolu et limin.
Un certain nombre de thrapeutes mont rapport
avoir assist occasionnellement des primals, particu-
lirement au cours de sances de groupe marathon
(sances qui durent toute la nuit). En gnral ils ont t
considrs comme des manifestations dhystrie et lon
sest prcipit pour apaiser et calmer le sentiment au
lieu de laider spanouir. S'ils avaient eu connais-
sance de la thrapie primale pour se guider, ces crises
dhystrie se seraient rvles charges de signification.
Le but des sances marathon est en gnral constructif
et, chose curieuse, bien des thrapeutes oublient
leurs thories quand ils participent de telles sances.
Dans la plupart des cas, ils essaient de fatiguer le sys-
tme de dfenses du malade et ils y russissent quelque-
fois. Mais sils nont aucune notion de ce qui sy passe,
le marathon tourne souvent un exercice dpuisement
o les malades explosent, seffondrent, pleurent, de-
viennent familiers et intimes mais ntablissent pas ces
connexions primales fondamentales qui pourraient faire
du marathon une exprience durable.
Lune des variantes de la sance marathon qui se r-
pand rapidement, est le marathon nu. Aujourdhui,
beaucoup dorganisations professionnelles de psycho-
logues ont, lorsquelles tiennent des sminaires, un
spcialiste de ces techniques. Le marathon nu est une
sance de groupe normale o tous les participants sont
nus. Il met laccent sur le ct sensuel et se droule
souvent en partie dans une piscine o les participants
peuvent se livrer des attouchements et des caresses,
de sorte que chacun peut avoir la sensation de com-
muniquer avec lautre . Lobjectif vis est daider les
gens se dbarrasser de tous les lments artificiels qui
les sparent, dliminer toute honte du corps et de rap-
procher les individus. Cette mthode fait partie de la
conception plus gnrale selon laquelle, travers cer-
taines pratiques, on peut apprendre sentir, tre sen-
sible et sensuel, et accepter son corps. Il est possible
que ces pratiques constituent des interludes agrables au
cours dune vie monotone, mais je ne crois pas quelles
puissent augmenter la capacit de sentir de
lindividu. Ce nest pas parce que cest une exprience
sensuelle que cest un traitement thrapeutique.
J e voudrais souligner une fois de plus que lon
nacquiert pas le sentiment des autres. On apprend
dabord se sentir soi-mme, puis on sent que lon sent
les autres. Ainsi, un individu dont les sentiments sont
bloqus pourra toucher et ressentir un autre longueur
de journe sans jamais faire lexprience de ressentir.
Etre sensuel veut dire quon est ouvert ses propres
sens. Sil en tait autrement, les femmes frigides qui se
livrent constamment des attouchements et des ca-
resses finiraient pas tre combles. Mais il nest que
trop frquent quelles rendent compte dun besoin con-
tinuel de caresses et dune inaptitude aussi continuelle
ressentir quoi que ce soit. Il convient dtablir claire-
ment la diffrence quil y a entre adopter des pratiques
et faire une exprience intrieure; pour rapprocher les
gens les uns des autres, il faut dabord les rapprocher
deux-mmes, de leur moi qui ressent. Cest en dtrui-
sant les barrires intrieures qui font obstacle au senti-
ment que lon vient bout des barrires entre les indivi-
dus.
On prtend que le fait de dpouiller les gens de leurs
vtements diminue en quelque sorte leurs dfenses
lgard des autres. Mais rptons : les dfenses lgard
des autres sont avant tout des dfenses lgard du moi,
de sorte que les vtements, quon les porte ou quon les
quitte, nont pas grand rle jouer. J e ne vois pas com-
ment des processus intrieurs qui se sont dvelopps
tout au long dune vie pourraient tre modifis par un
simple changement de costume. On dirait que pour
certains, il se produit un phnomne magique et que si
lon se livre certaines pratiques sans pantalon ou sans
robe, les barrires intrieures qui ont persist pendant
des annes scrouleront.
J e me suis attard sur cette question afin de bien faire
la distinction entre une exprience intrieure et une
exprience extrieure. Si lon ntablit pas cette distinc-
tion, on peut imaginer des individus couchs par terre,
se tordant dans tous les sens en hurlant et qui ont
lillusion davoir un primal. Il ne faut jamais oublier que
seuls les comportements qui dcoulent directement des
sentiments prouvs peuvent entraner des modifica-
tions fondamentales de lindividu. Le courant doit aller
de lintrieur vers lextrieur, sinon le sujet peut se
livrer toutes sortes de manifestations, mener une lutte
terrible, et pourtant ne pas changer dun iota le senti-
ment qui est la base. On peut se montrer nu tout en se
sentant protg et se montrer habill en se sentant tota-
lement dpouill de dfenses. Une fois que la barrire
qui fait obstacle aux sentiments est anantie, les stimuli
extrieurs pntrent tout le systme. A ce moment-l,
les exercices destins cultiver lexpansion de la per-
ception, qui consistent faire marcher les gens sur de
lherbe frache afin dlargir lexprience de leur sen-
sualit, peuvent prendre une signification vritable. Une
signification relle quil fait bon marcher sur de
lherbe frache et non quelque supra-signification
mystique.

Le psychodrame

Le psychodrame est une technique trs utilise en th-
rapie de groupe par les thrapeutes des tendances les
plus diverses. Pour caractriser le psychodrame je dirais
que cest un jeu de comme si . Le patient prend le
rle que lui attribue le thrapeute et fait comme si il
tait quelquun dautre, ou lui-mme, dans une situation
particulire, par exemple, en train de rpondre son
chef. Le patient peut aussi prendre le rle de sa mre,
celui de son pre, de son frre ou de son professeur.
Mais, bien entendu, il nest aucune de ces personnes, de
sorte quil doit jouer un rle et essayer davoir les sen-
timents de quelqu'un dautre alors que souvent il nest
mme pas encore capable de se rendre compte de ses
propres sentiments.
Le psychodrame a une certaine utilit limite, par
exemple, en thrapie traditionnelle, quand on veut d-
tendre un groupe; mais, en gnral, ce nest quune
manire doffrir un sujet qui joue son propre rle de-
puis des annes, un rle irrel de plus. Dans ce cas, le
jeu est mis en scne par le thrapeute. Pour ma part,
jestime que le nvros na que trop souvent t con-
traint de jouer un rle et de noyer ses sentiments dans
une sorte de pice dpouvante, crite, mise en scne et
pitrement ralise par ses parents.
Le psychodrame repose sur le principe magique et fal-
lacieux selon lequel, si le sujet arrive parler librement
un personnage de mre au cours dun jeu, il sera aussi
capable de le faire dans la vie relle. On suppose que le
rle adopt se perptuera et que lindividu sera dfiniti-
vement plus agressif, plus capable de sexprimer, etc.
Mais le sujet qui joue ce rle nest pas rel; comment
pourrait-il alors apporter de rels changements sa
personnalit et son existence ? Tout ce quil peut faire,
cest apprendre tre plus nvrotique en affinant ses
talents dacteur, de sorte quil joue en fonction dun rle
et non dun sentiment.
Il arrive quun patient se laisse prendre par son rle au
sein du psychodrame et perdre le contrle de lui-
mme. Mais en gnral on linterrompt de sorte que
lexprience du sentiment est avorte. J e nai jamais vu
dans un psychodrame un malade autoris se rouler par
terre et perdre, dans son rle , tout contrle de lui-
mme. En gnral les patients ont conscience de jouer
un rle. Ils sont encore des adultes en train de faire
comme si ... En thrapie primale, le malade ne joue
pas un rle. Il est le petit enfant ayant perdu tout con-
trle.
Tout cela pour dire que le nvros est sa nvrose. Ce
nest pas en modifiant la faade, en remaniant les symp-
tmes, en offrant des diversions symboliques, aussi bien
physiques que mentales et en enseignant des rles artifi-
ciels dans des situations artificielles quon sattaque
lorigine des difficults. Le regroupement des dfenses
peut continuer indfiniment et ne sarrtera pas tant que
le malade ne se sent pas lui-mme. Tant quil na pas le
sentiment de sa souffrance, on pourra essayer tout ce
quon voudra, rien ne sera efficace pas plus le psy-
chodrame, que lanalyse des rves, les techniques
dexpansion de la perception, la mditation ou la psy-
chanalyse.
Il nest pas possible de passer en revue toutes les
coles de psychologie, de mme quil est impossible de
rpondre toutes les questions que soulve la thrapie
primale. On peut, par exemple, se demander si cest une
forme dhypnose. En fait, cest tout le contraire bien que
lon puisse trouver des points communs entre la nvrose
et lhypnose. La nvrose apparat quand les parents
demandent lenfant de renier son moi et ses senti-
ments, pour devenir la personnalit qui rpond leurs
besoins. De mme, dans lhypnose, une autorit forte et
rassurante endort le moi rel, qui ressent, pour inculquer
au sujet une autre identit . Le sujet hypnotis aban-
donne son moi cette autorit exactement comme
lenfant labandonne ses parents pour devenir ce quils
souhaitent. Lhypnose agit sur la faade irrelle du moi.
Cest ainsi quun sujet qui ne ressent pas et joue dans la
vie le rle de professeur pourra tre transform sur la
scne en Fernandel. Lhypnose peut russir cause du
clivage interne qui existe lorigine chez le patient. A
partir du moment o un individu ne ressent pas, on peut
en faire peu prs nimporte quoi. Inversement je ne
crois pas quune fois quun individu est totalement lui-
mme, il puisse tre transform en qui que ce soit
dautre, quon puisse lui laver le cerveau, ou
lhypnotiser.
Ce nest pas par hasard que quand on atteint les ni-
veaux plus profonds de lhypnose, on ne ressent plus
une piqre dpingle. Cest un test que lon fait souvent
pour voir si le sujet est rellement hypnotis. Pour moi,
cela vient corroborer le principe de la thrapie primale,
selon lequel, dans lhypnose comme dans la nvrose, le
moi rel, qui ressent, a t endormi. La nvrose nest
donc quune forme universelle dhypnose de longue
dure. Sinon, comment pourrait-on expliquer le fait que
le nvros est ravag de souffrances dont il reste in-
conscient ? Dans certains cas lhypnose provoque pro-
bablement un tat quasi psychotique. Quelle diffrence
y a-t-il entre le sujet qui devient Fernandel, sans mme
savoir quil est Fernandel et sans avoir quelque autre
forme de conscience que ce soit, et le sujet qui, dans un
hpital psychiatrique, se prend pour Napolon ? Dans la
nvrose, la psychose et lhypnose, nous avons affaire au
clivage qui se produit par rapport au sentiment et au fait
quune identit irrelle est impose au sujet. Les parents
nvross imposent leurs enfants ce genre didentits
ou de rles, inconsciemment, alors que lhypnotiseur le
fait dlibrment. Il peut le faire parce que certains
individus sont dsireux et mme anxieux de
sabandonner un autre afin dtre un enfant ou un
sujet apprci. Cest ce besoin dtre un sujet loyal
qui a contribu faire des nazis des individus prts
tuer pour la patrie.
La thrapie primale est linverse de lhypnose car elle
cherche enraciner lindividu dans ses propres senti-
ments sans plus se proccuper de ce que les autres at-
tendent quil soit. Quand lindividu est totalement pris
dans son prsent, il est peu vraisemblable quon puisse
lendormir en partie et entraner ce qui reste dans un
change didentits . Un individu rel ne pourrait pas
tre transform en nazi; pas plus quil ne pourrait deve-
nir Napolon ou Fernandel. Un individu rel ne peut
tre que lui-mme.
Beaucoup de nvross expliquent, quand ils ont fini la
thrapie, quils taient auparavant dans une sorte de
transe. Comme domins par leur pass, ils se rendaient
peine compte de ce qui se passait dans leur vie. Une
malade dcrivait cet tat comme un perptuel tat
dengourdissement. Elle tait ce quelle pensait que les
autres voulaient quelle soit, juste pour arriver vivre.
Nest-ce pas aussi le cas du sujet plac sous hypnose ?
J e serai ce que tu veux que je sois (papa).

Laura

La diffrence entre la thrapie primale et dautres th-
rapies est mise en vidence par Laura, qui en a essay
plusieurs. Laura, dont jvoque brivement le cas par
ailleurs, a donn une description excellente et particuli-
rement vivante dun primal, qui montre bien comment
tout le systme psychophysiologique y est engag.
J ai commenc la thrapie primale quatre semaines
avant mon trentime anniversaire et la poursuis depuis
maintenant dix semaines. Pour moi, la valeur de cette
mthode ne fait pas le moindre doute.
J e suis lexemple vivant de lchec des thrapies con-
ventionnelles, puisque au bout de sept annes de traite-
ments plus ou moins rguliers par des mthodes thra-
peutiques de base et trois psychiatres diffrents, je suis
arrive en thrapie primale incapable mme de ressentir.
Autrement dit, sept annes de traitement navaient
mme pas dtruit la premire barrire qui mempchait
de gurir (cest--dire faire de moi une personne relle
capable de ressentir). Nous perdrions beaucoup de
temps si je voulais mattarder ici sur ma colre lide
du temps perdu (pour les mdecins et pour moi-mme)
et de largent gaspill (pour moi seule) au cours de ces
sept ans. Lanne dernire, avec mon dernier thrapeute
(adepte de lcole existentialiste), je suis arrive la
seule conclusion valable de ces sept annes : jai senti
que jtais au bord dune exprience essentielle mais
que je ne pouvais pas la ressentir. J ai cru que jallais
devenir folle et que jallais faire sur moi-mme des
dcouvertes pouvantables. Maintenant, je comprends
que ce que jtais sur le point de sentir, tait le fait de
sentir !
J e ne saurais faire ici la liste de toutes les diffrences
qui sparent la thrapie primale des thrapies que jai
connues par le pass. La thrapie primale est efficace.
Ce nest pas en vous permettant de vous sentir
mieux ou de fonctionner mieux, quelle vous aide.
Il est trs facile de bien fonctionner, mais cela ne signi-
fie pas ncessairement quon se sent ou quon se porte
bien. J e sais que la plupart des gens ne sont pas daccord
avec ce jugement. Mais pour moi, et pour bien dautres
dont je sais quils fonctionnent parfaitement, je peux
affirmer honntement que le fait de fonctionner nest
pas un signe de sant. Dans mon cas, cela indiquait
seulement : 1) que javais appris trs tt que jtais
cense jouer un rle pour obtenir quon maime, 2) que
jy croyais (si jarrivais seulement me comporter
comme il fallait, je serais aime), 3) que javais un be-
soin suffisamment profond dtre aime pour continuer
jouer ce rle mme quand jen tais puise et que je
nen avais pas envie, et 4) que javais trouv une excel-
lente manire de me leurrer (par ex. si jarrive fonc-
tionner si bien, c'est que je ne suis pas tellement ma-
lade ). Il y a environ trois ans, jai pris quatre-vingt-dix
cachets de somnifres pour me suicider. Avant de les
prendre, javais fait le mnage dans toute la maison,
chang les draps de lit, pris une douche et je mtais
lav les cheveux. J avais parfaitement fait mon travail et
jtais une femme dintrieur accomplie jusquau mo-
ment mme o mon esprit tait compltement coup de
mes sentiments, o jtais le plus profondment malade.
Il y a encore autre chose qui ma toujours gne et
je ne suis pas la seule dans les thrapeutiques qui
aident le patient se sentir mieux et fonctionner
mieux. Si effectivement mes parents ne mont pas ai-
me, et cest le cas, si je suis rellement seule, ce qui est
encore vrai, et si le monde nest quun univers de fa-
mines et de combats, ce qui est vident, on se demande
pourquoi il faudrait que moi, je me sente mieux ? Pre-
nons par exemple la Rational therapy. J ai vu un jour le
docteur K (qui pratiquait cette forme de psychothrapie)
pour une sance prive. A ce moment-l je le croyais
trs brillant surtout parce quil tait dur avec moi. J e me
souviens dune partie de notre conversation. J e disais :
J e ny tiens plus. J e voudrais que mon ami vienne me
voir sans que jaie besoin de le lui demander. Le doc-
teur K me rpondit : Nest-ce pas l un sentiment bien
ridicule et irrationnel ? Qui vous croyez-vous pour esti-
mer quil devrait vous appeler ? Si vous voulez le voir,
pourquoi ne lui tlphonez-vous pas vous-mme ?
Apparemment il ny a rien dillogique dans sa re-
marque. Mais, ce qui est irrel, cest son opinion selon
laquelle en changeant ses penses, on modifie ses sen-
timents.
En thrapie primale, cest uniquement par la voie du
sentiment (et non par la rflexion intellectuelle) que jai
appris que le fond de tout mon problme tait le besoin
dtre aime par ma mre et par mon pre, besoin rest
inassouvi. Le besoin de leur amour est le besoin fonda-
mental. Sils mavaient aime, ils mauraient laisse tre
ce que je suis et ils mauraient donn ce dont javais
besoin. Comme ils taient tous deux de vritables
gosses et malades eux-mmes, ils ne pouvaient me don-
ner que ce quils souhaitaient donner et non ce dont
javais besoin. Et comme ils ntaient pas entirement
eux-mmes, ils exigeaient de moi que je joue un rle
pour eux, au lieu dtre tout simplement moi-mme.
Vers cinq ans, jai cess dtre une personne relle avec
des sentiments rels. Il devenait vident que je ne pour-
rais obtenir ce dont javais besoin en tant simplement
moi-mme; je cessai donc de ressentir et commenai
jouer un rle. Cest l qua dbut ma maladie. A partir
de ce moment-l, tout ce que jai fait a toujours t de
plus en plus loign de ce que jtais rellement et de ce
dont javais rellement besoin. Plus je mloignais de
mes sentiments rels, plus je devenais malade. J ai ap-
pris jouer un rle afin de survivre, afin de ne pas res-
sentir la souffrance que me causait le fait de ne pas
recevoir ce dont javais besoin leur amour.
Ce nest pas en modifiant les symptmes ou les mani-
festations de ce besoin que lon gurit. Le docteur K
aurait aim que jagisse bien et en accord avec la ralit,
mais il ne semblait pas comprendre que cela ne faisait
pas de moi une personne relle et saine. Cest pourquoi,
en minterdisant ce que je ressentais dans le moment, il
me privait de toute chance de gurison. Il pouvait bien
alors me demander comment je comptais me dbarras-
ser de ce dsir irrationnel dtre appele par mon
ami. Ds que jai ressenti le besoin rel, non pas une
fois, mais aussi profondment et autant de fois que n-
cessaire pour quil disparaisse, le comportement nvro-
tique sest effac, puisquil ne faisait que masquer le
besoin rel. Cela peut paratre miraculeux et moi-mme
jai eu cette impression, mais en fait, cest trs rel. Peu
peu, au fur et mesure que je ressens davantage, je
djoue de moins en moins mes sentiments. Plus je me
permets au cours des sances de ressentir en moi le bb
qui a besoin de lamour de ses parents, plus je me libre
de ce besoin, plus je deviens libre dtre adulte, soli-
taire, indpendante, libre de prendre plaisir la compa-
gnie des autres en les laissant tre ce quils sont, libre de
savoir que je nobtiendrai jamais de mes parents ce dont
javais besoin et que personne ne pourra remplir ce vide.
Bien dautres diffrences sparent la thrapie primale
de la plupart des thrapies pratiques lheure actuelle.
Il y a bien entendu les diffrences de mthode. Une
autre diffrence importante qui a de toute vidence jou
un grand rle pour moi, est celle qui existe entre les
divers thrapeutes. Le transfert qui se fait du pre et/ou
de la mre sur le thrapeute, se fait de lui-mme,
puisque le besoin de la mre ou du pre na jamais t
satisfait. Le thrapeute na donc pas besoin de se com-
porter comme un pre ou comme une mre pour mener
le patient ces sentiments-l. Au contraire, agir comme
un bon pre ou comme une bonne mre, comme un
mauvais pre ou comme une mauvaise mre, au lieu
dtre une personne relle, revient infliger au patient le
mme faux-semblant quil a toujours obtenu de ses
parents. Par consquent, le thrapeute doit tre rel
lgard de son patient. Cest dans ce cas seulement quil
nacceptera pas les faux-semblants et les mensonges du
patient.
Mon premier psychiatre tait une femme trs gentille
et trs comprhensive. Elle essayait de me faire com-
prendre ce que mon comportement avait de ngatif .
Elle voulait maider trouver un sens une vie fami-
liale qui nen avait aucun. J avais seize ans, je nallais
lcole quun jour sur deux, mes parents taient divor-
cs, mon pre essayait de me faire rafistoler son ma-
riage, ma mre vivait avec une femme, et ma sur et
moi vivions chez ma mre. Moi, je trouvais cela absurde
et je suis heureuse de dire aujourdhui que javais rai-
son. Mon plus grand rconfort est de savoir que la lutte
que jai mene contre linsanit de tout ce qui
mentourait est la seule chose qui mait fait conserver
ma raison (cest la seule chose qui maintenait un lien
partiel avec mes sentiments rels). Mais tous ces thra-
peutes mauraient conduite au massacre comme un
agneau docile, et chacun deux, comme ma famille,
aggravait mon manque de confiance dans mes senti-
ments vritables, (les seuls qui auraient pu me sauver),
aggravant ainsi mon profond dsarroi. J e sentais que
tous ceux qui mentouraient taient fous, et les autres
prtendaient que ctait moi qui tais folle. Ils disaient
que jtais une mchante fille et quil me fallait,
comme jtais une enfant, me soumettre et accepter tous
les faux-semblants dont ils mabreuvaient et dont ils
voulaient faire ma ralit. Ctait le fait du moment,
mais ce ntait pas la ralit. Par chance, le noyau de
ralit quil y avait en moi mes sentiments et mes
besoins rels ne disparut pas. La petite fille qui
navait pas encore cinq ans une petite fille relle qui
connaissait sa propre vrit et aspirait la vrit et des
sentiments rels autour delle navait pas t anan-
tie. Cette thrapeute ne se doutait pas le moins du
monde que si seulement elle avait atteint en moi cette
petite fille, elle serait arrive un rsultat.
Mon second thrapeute me fit passer plus de deux ans
parler de mon mari. Il essayait souvent de me faire
parler de moi-mme, mais sans aucun succs. J e nai
jamais vraiment pleur devant un de mes thrapeutes.
J arrivais souvent en retard aux sances. Les trois thra-
peutes successifs savaient tous que ctait la manifesta-
tion symbolique de quelque chose de plus profond,
mais, se considrant comme des substituts de mes pa-
rents, ils se contentaient de me le reprocher et den
discuter. Pendant sept ans, rgulirement, jarrivais en
retard aux sances. En thrapie primale, je suis arrive
en retard une seule fois. Arthur J anov me dit quil ne
maccorderait pas une sance de plus si jarrivais encore
une fois en retard. En se comportant ainsi, ce n'est pas le
rle du bon pre que J anov voulait prendre, bien que
je souhaite que mon pre ait agi de la sorte. Il
nemployait pas simplement une bonne mthode,
quoique ce ft la bonne puisquelle tait efficace. Il tait
rel mon gard. Et ce quil y avait de plus important, il
ne me donnait pas ce que je voulais (son approbation),
mais, ce qui est bien plus essentiel : il me donnait ce
dont javais besoin.
Il est honteux quaucun de mes thrapeutes prcdents
nait peru ce besoin pourtant simple. Au contraire, ils
me laissaient, jusque dans leur cabinet, continuer
adopter des comportements symboliques, jouer un
rle, dire et faire tout ce qui me servait dissimuler
mes besoins rels. Ils faisaient ce que je voulais. Ils me
laissaient parler btons rompus de choses insigni-
fiantes, alors que javais besoin deux afin dtre calme,
relle, sans rle jouer. Ils maidaient dissimuler mes
sentiments, les cacher dans le rle que je jouais vis--
vis deux, mes mre et pre.
Si, en parlant de la thrapie primale, jinsiste sur ce
qui la distingue des autres, cest quen tant que malade,
cest la chose qui ma le plus frappe. J ai t stupfaite
quaprs tant de confusion, les choses puissent devenir
aussi simples en quelques semaines de thrapie primale.
Il semble quaujourdhui beaucoup de psychiatres se
rendent compte que leurs patients ne gurissent pas et il
y a une multitude dides et dapproches nouvelles.
Dans la thrapie existentialiste, trs en vogue actuelle-
ment, dans les sances de groupe et les groupes mara-
thon, les malades sont encourags sexprimer plus
librement quils ne lont jamais fait. Sur le moment, ils
en tirent une impression de grand soulagement. Cest
peut-tre la premire fois quils se mettent pleurer en
public, quils expriment librement leurs penses se-
crtes. Ils manifestent leur peur, leur colre, leur souf-
france, leur peine, leur joie, etc. J e parle ici en connais-
sance de cause car jai particip une sance marathon
qui a dur tout un week-end et laquelle prenaient part
seize malades et deux thrapeutes. A cette poque-l,
jen tais mon troisime psychiatre et cest alors que
jai senti que jtais proche dune exprience essentielle.
Cest pourquoi jai connu un immense soulagement au
cours de ce marathon, et je lai considr comme une
exprience trs valable; cependant, il ny avait personne
qui st nous diriger vers le cur mme de nos senti-
ments, personne pour nous faire remonter au besoin
dont dcoulent toutes ces peurs, toutes ces colres,
toutes ces joies et toutes ces peines que nous ressen-
tions.
Il faut signaler un autre aspect dangereux de ces nou-
velles techniques : laccent y est mis sur laffection
entre les membres du groupe, leur interaction, leur in-
terdpendance et le fait quils se rconfortent mutuelle-
ment. Tout ce rconfort contribue seulement dissimu-
ler le besoin rel, et aussi longtemps que la consolation
quoffrent les autres se substitue au besoin rel, on ne
ressent pas ce besoin. Souvent, ces marathons apportent
leur soutien aux comportements symboliques les plus
flagrants qui prennent la place du sentiment (au sein du
mariage, de lamiti, du travail, de la famille, etc.). En
thrapie primale, ds mon premier primal, jai su que je
ressentais la vrit, que jtais seule, et que rien de ce
que jobtiendrais des autres ne pourrait satisfaire mon
besoin fondamental. Une fois que jai ressenti le besoin
rel, plus aucun substitut ne fait laffaire.
Le primal est un sentiment profond qui exprime nos
besoins les plus profonds. J e nai jamais rien prouv de
semblable auparavant, sinon peut-tre lorgasme. Beau-
coup de femmes pleurent aprs lorgasme; cela
marrivait souvent. J e comprends aujourdhui pourquoi.
Cest au moment de lorgasme que jtais le plus proche
du sentiment de mon besoin rel. Aprs un primal, je
constate que jai eu des scrtions vaginales importantes
bien que je ne ressente pas de contractions du vagin au
cours du primal. En fait, jusquici, ce sont toutes les
scrtions de mon corps qui saccentuent au cours de
mes primals. On dirait que toute ma souffrance scoule.
J ai les yeux qui pleurent, le nez qui coule, de ma
bouche ouverte coule de la salive, je sue par tous les
pores de ma peau et jai des scrtions vaginales. Cer-
tains primals sont plus librateurs que dautres. Mon
corps semble savoir ce que je peux supporter et dose la
souffrance quil laisse sortir. Si je ne suis pas prte
ressentir le sentiment qui se prsente, je lutte contre lui
et il sort peu de chose; il arrive que je pleure et en gn-
ral je crie haute voix ce que je crois ressentir. Mais le
plus grand soulagement se produit lorsque tous les con-
trles svanouissent; ce moment-l, on ne pense plus
rien. J e me demande encore comment cela peut arri-
ver, car ce nest pas moi qui le provoque. Et aprs coup,
je suis incapable dexpliquer comment cela sest pass,
mais je suis toujours heureuse que ce soit arriv. J e ne
sens plus la moindre lutte, cest le plus grand soulage-
ment que jaie jamais prouv, les mots, les sanglots et
les bruits schappent de moi sans que jaie le moindre
contrle sur eux. Il ny a pas la moindre pense, rien
que le sentiment. Tout ce qui jaillit de moi me surprend
dans la mesure o je ne suis pas matresse de la direc-
tion que va prendre le primal, et pourtant cela ne me
surprend pas dans la mesure o je sens que cest la vri-
t, le besoin rel, la rponse relle tout le dsordre que
jai accumul par-dessus ce besoin.
Il est triste de penser que jai pass une si grande par-
tie de ma vie lutter contre le sentiment, alors que la
lutte est une torture et le sentiment un soulagement.
Mais cest aussi une souffrance. Cest un soulagement
dabandonner la lutte au bout de vingt-cinq ans
mais cest une souffrance de sentir, de comprendre que
le besoin ne pourra jamais tre satisfait, seulement res-
senti. La lutte ma empche de ressentir cette souf-
france, la souffrance de savoir que je suis seule et que je
ne peux pas faire de mes parents des personnes relles
ou qui maiment je ne peux que ressentir mon be-
soin.
Comme je lai dj dit, mes primals ne revtent pas
toujours la mme intensit. Ceux qui sont les plus lib-
rateurs ont t trs simples et trs directs. Le premier est
survenu en sance individuelle, au cours de la premire
priode de thrapie intensive qui a dur trois semaines.
J ai commenc par sentir que javais froid. J ai toujours
eu trs froid. J ai toujours eu les mains et les pieds ge-
ls, et jai toujours t incapable davoir chaud, mme
quand tous ceux qui mentouraient se trouvaient bien.
Etendue sur le divan, javais froid, je claquais des dents,
et je mentourais de mes bras. J anov m'a demand alors
de sentir rellement le froid en moi et avant mme de
men rendre compte (tout au moins sans savoir com-
ment jy tais arrive), je me retrouvai couche sur le
ct comme un bb, recroqueville sur moi-mme, en
train de sangloter je veux maman... . J e ne sais pas
combien de temps cela a dur. J e nen tais pas ma-
tresse.
J ai pass une bonne partie de ma vie pleurer, mais
sans que cela mapporte le moindre soulagement. Ces
sanglots avaient un accent nouveau pour moi, et je les
ressentais comme plus rels que tout ce que javais pu
connatre auparavant. La souffrance tait la plus douce
de toutes les souffrances que jaie jamais connues. J ai
toujours jou les petites filles : comme celui dune petite
fille, mon pied droit tait toujours tourn en dedans ,
comme si cela devait me protger. Ds que je me suis
sentie un bb, mon pied droit, qui tait tourn vers
lintrieur, sest redress. J anov a vu quand cela sest
produit; aprs, jai regard mes pieds et jai constat
quils taient tous les deux dresss bien droit. Aprs le
primal, je suis reste tendue un certain temps. Cest
une exprience assez prouvante et pendant un bon
moment, je ne pouvais rien faire ni dire. Aussi loin que
remontent mes souvenirs, ctait la premire fois que
mes mains taient chaudes. Et depuis, elles le sont
presque tout le temps.


CHAPITRE 14

INSIGHT ET TRANSFERT EN PSYCHOTHERAPIE

Nature de l'insight

En 1961, Nicolas Hobbs, prsident de lAmerican
Psychological Association a fait un discours sur les
causes damlioration en psychothrapie . Les ques-
tions que pose Hobbs sur le rle de linsight revtent
une importance toute particulire, car linsight joue un
rle essentiel dans ce que jappellerai la thrapie con-
ventionnelle. Quelles que soient leurs convictions tho-
riques, la plupart des thrapeutes hormis les behavio-
ristes qui utilisent linsight, pensent que si le patient
peut comprendre le pourquoi de ses actes, il tend
presque invitablement abandonner son comportement
nvrotique et irrationnel.
Hobbs exprime de linquitude, car il arrive souvent
que des malades qui ont une excellente comprhension
de leurs actes, ne progressent pas. Beaucoup dentre
nous sont de son avis. Hobbs commence remettre en
question lefficacit de cette technique. Il cite des
exemples o des modifications ont t obtenues sans
faire appel linsight : la thrapie du jeu pour les en-
fants, les thrapies du mouvement et le psychodrame. Il
signale que des thrapeutes dobdience thorique diff-
rente pratiquent des techniques introspectives varies,
mais dune efficacit quivalente, indiquant un pourcen-
tage analogue de succs. Il se demande si dans ces th-
rapies, le malade nadopte pas tout simplement le sys-
tme personnel dinterprtation du thrapeute. On
dirait, ajoute-t-il, que le thrapeute na pas besoin
davoir raison, il lui suffit dtre convaincant
1
.
Hobbs pose la question suivante : Comment toutes
ces interprtations diffrentes peuvent-elles toutes tre
justes ? Y en a-t-il mme une seule de juste ?
Hobbs dfinit ainsi linsight : Cest une affirmation
quun patient fait propos de lui-mme et qui concorde
avec lide que le thrapeute se fait de lui. A ce degr
de scepticisme, Hobbs abandonne linsight comme un
exercice plutt strile et il passe lexamen des facteurs
qui, selon lui, entranent une relle amlioration de ltat
du malade. Il cite comme facteurs essentiels, la chaleur
humaine, la comprhension et le fait dcouter attenti-
vement, autrement dit, la relation patient-thrapeute.
Hobbs termine son expos comme suit : Il ny a pas
dinsights vritables, il ny a que des insights plus ou
moins utiles.
Quest-ce que linsight thrapeutique ? J e crois que
cest lexplication du comportement irrel. Le vritable
insight nest rien de plus que la souffrance, retourne
comme un gant. Linsight est le cur de la souffrance,
tout ce que le sujet doit dissimuler pour ne pas avoir
faire face la vrit. Ainsi, librer la souffrance, cest
librer la vrit. Cela implique non seulement quil y a,
comme le dit Hobbs, des prises de conscience simple-

1
Nicholas Hobbs, Sources of Gain in Psychotherapy , American
Psychologist (novembre 1962), p. 741.
ment utiles , mais quil y a des vrits spcifiques
prcises pour chaque individu.
Prenons un exemple. Une malade en thrapie primale
parle de son pre quelle considre comme un homme
foncirement affectueux; elle raconte comment sa mre
la mal trait, comme il paraissait faible. Elle poursuit
ses commentaires ce sujet en disant avec une expres-
sion de dgot : J aurais voulu quil soit capable de lui
faire front. J e lui dis alors de crier papa, sois fort
pour moi ! . Elle a un primal trs mouvant, montrant
comment son pre a dsespr de sa famille, sest re-
ferm sur lui-mme, vaincu et bris. Ctait lui le bb,
incapable daider sa fille qui avait besoin dtre prot-
ge de cette mre odieuse. Quand elle comprend que
son pre ne laimait pas rellement, et quil ne pouvait
pas laider, parce que lui-mme avait besoin daide, elle
est assaillie dune srie dinsights : Cest pour a que
jai pous un homme aussi faible, jessayais de faire de
lui un pre fort ! Cest pour a que je pleure quand mon
fils membrasse ! Cest pour a que les hommes qui se
laissent tourner en drision par leur femme me rpu-
gnent ! Cest pour a, c'est pour a !...
Tous ces cest pour a taient ses insights. Ce sont
les explications des innombrables faons dont elle cher-
chait dissimuler sa souffrance.
Les sentiments refouls provoquaient tous ces com-
portements. Le fait de ressentir ces sentiments les a
rendus comprhensibles.
Ces insights ne sont pas le simple fruit dune discus-
sion, ils jaillissent de tout un systme bien structur de
sorte quils sont laboutissement dun sentiment totale-
ment prouv. Les malades parlent de dferlement
dinsights, qui sont de nature presque involontaire.
Comme la dit un patient, il y a des insights que lon
ressent jusquau bout des orteils . La souffrance refou-
le de cette malade de navoir personne qui la pro-
tge de sa dtestable mre tait la raison de son
comportement irrel ultrieur. Librer la souffrance,
cest faire apparatre les raisons du comportement. Ces
raisons sont les insights. Une fois la souffrance ressen-
tie, il est presque impossible de ne pas tre submerg
dinsights. En effet, un seul sentiment refoul suffit
provoquer une multitude de comportements nvrotiques.
Voici un autre exemple : un malade dcrit la colre
irrationnelle quil prouve lgard de sa femme et de
ses enfants. Nom de Dieu, ils ne me fichent jamais la
paix ! Il ne se passe pas une minute sans quils me de-
mandent quelque chose et je nai pas un instant
moi ! Il affirme avec exaspration quil ne peut jamais
tre tranquille. J e lui demande sil avait la mme im-
pression chez lui, avec ses parents. Et comment !
rplique-t-il, je me souviens que mon pre venait dans
ma chambre et me lanait des regards souponneux
quand jtais en train de me reposer ou dcouter de la
musique parce que je ne moccupais pas quelque
chose dutile. Nom de Dieu, je deviens furieux quand je
pense comment il me talonnait constamment. Pas une
fois il ne sest assis pour me parler. Il ne faisait que
gueuler ses ordres. J e dis : Ressentez cela, laissez ce
sentiment monter en vous et vous submerger. Peu de
temps aprs, le sentiment fait surface et je demande :
Quauriez-vous voulu lui dire dans ces moments-l ?
Oh, croyez-moi, jaurais dit cette espce de con
de... Dites-le-lui maintenant ! L-dessus le
malade dbite toute une srie dpithtes sur son salaud
de pre, mais bientt cela fait place un sentiment
beaucoup plus profond : Papa, sil te plat, assieds-toi
ct de moi. Pour une fois, sois gentil avec moi. Dis-
moi quelque chose de gentil, sil te plat. J e ne veux pas
tre en colre contre toi, papa, je veux taimer. Oh pa-
pa ! A ce stade, le malade clate en sanglots, il est
ravag par la souffrance. Cest alors que surviennent ses
insights : Voil pourquoi jempruntais toujours de
largent, que ce soit lui ou dautres ! J e voulais que
quelquun soccupe de moi. Cest pour cela que je nai
jamais voulu aider ma femme ! Cest aux exigences de
mon pre que je ragissais. Cest pour cela que je me
mettais en colre quand les gosses me demandaient de
les aider. Puis le malade, toujours en larmes, sadresse
nouveau son pre en criant : Papa, si seulement tu
savais combien jai pu me sentir seul attendre que tu
aies un geste affectueux ! Si une seule fois tu avais pu
me prendre dans tes bras en rentrant la maison !
Cest pour a que quand mon patron me dit un mot
gentil, je me sens fondre. Cest pour a que jai
lestomac nou ds quil a un regard critique !
Ces exemples montrent bien quel point souffrance et
dmarche introspective sont lies. L'insight est en fait la
composante mentale de la souffrance. Cet homme a
senti les besoins rels que cachait sa colre et cela lui a
permis de comprendre tous les actes dits irrationnels
provoqus par ces besoins.
En thrapie primale, les malades ne savent pas quils
font de lintrospection. Ce nest pas quelque chose
part. Quand le malade dit ses sentiments ses parents, il
se trouve dans la situation donne correspondante. Il ne
regarde pas ses sentiments de loin. Ce nest pas je les
hassais pour telle ou telle raison ; cest je vous hais
pour ce que vous me faites ! Bref, il ny a pas de cli-
vage du moi, pas de moi parlant dun autre moi. Le
processus primal est unique et constitue une unit en
soi. Cest rellement le petit enfant qui dans mon cabi-
net exprime des vrits, ce nest pas ladulte qui ex-
plique lenfant quil a t. A mon avis, il y a une diff-
rence norme entre le fait de parler de ses sentiments
avec un mdecin et de parler directement ses parents
comme on le fait en thrapie primale. Quand on parle
ses parents, il ny a pas de clivage du moi, mais seule-
ment un moi totalement submerg par le pass.
Quand le malade dit : Docteur, je crois que jai fait
cela parce que je me sentais comme un petit enfant , il
y a une sparation entre le je qui donne lexplication
et le moi qui est expliqu. Ainsi, en thrapie conven-
tionnelle, le fait d'expliquer aide maintenir la nvrose
en maintenant le clivage du moi. Dans ce cas, aussi
correcte que soit lexplication, la nvrose saggrave.
En thrapie primale, le thrapeute nest pas l pour
donner des explications. Souvent les explications sont la
maladie, surtout dans les classes moyennes o lenfant
est tenu dexpliquer ses moindres gestes. Dans ces fa-
milles les parents ont toujours des raisonnements trs
labors pour tout ce quils font, y compris les raisons
pour punir leurs enfants et ils leur imposent ce moule.
Les enfants de la classe ouvrire ont quelquefois plus de
chance. Le pre rentre la maison avec quelques bires
dans le nez, il bat ses enfants pour se librer , et la
vie continue. Tout se passe au grand jour et il ny a pas
de grands raisonnements qui plongent lenfant dans la
confusion. Ce nest pas par hasard que pour les patients
issus de la classe ouvrire, la thrapie primale est en
gnral moins longue. Ils ne se proccupent pas trop
danalyser leur pre. Il leur suffit de lengueuler pour
tous les coups quils ont reus sans raison.
Par consquent, jestime que la mthode explicative
de la psychothrapie conventionnelle peut aggraver la
nvrose du patient. Il me semble quelle laide simple-
ment schmatiser son comportement irrationnel en
fonction dune thorie ou dune autre, se donner
lillusion daller mieux parce quil comprend , alors
quelle fait de lui ce que jappelle un nvros intgr
sur le plan psychologique . En thrapie convention-
nelle, la comprhension nest quune nouvelle
couverture de la souffrance. De nos jours, lun des
plus grands maux de lhumanit est, aprs la maladie
mentale, la manire dont celle-ci est soigne. Les ma-
lades nont pas besoin dexpliquer leurs sentiments et de
les noyer sous un flot de paroles, ils ont besoin de les
ressentir.
Ds que lon scarte des sentiments du malade pour
entrer dans le domaine de linterprtation thrapeutique,
on peut pratiquement affirmer nimporte quoi. Le pa-
tient qui ne peut ressentir est perdu. Il est contraint
daccepter les interprtations que les autres lui donnent
puisquil ne peut faire lexprience de sa propre vrit.
De plus, linterprtation thorique du thrapeute peut
trs bien tre lexpression de ses propres sentiments
refouls, subtilement symboliss en des termes tho-
riques. Cest ainsi quil trouvera peut-tre dans ce que
dit le malade, des contenus agressifs ou sexuels qui font
davantage partie des problmes du thrapeute que de
ceux du malade. Il peut aussi arriver que linterprtation
du thrapeute nait rien voir avec les sentiments de
quiconque et quelle soit tire dune thorie trouve
dans un livre crit il y a des dizaines dannes. Le thra-
peute a peut-tre t attir par cette thorie cause de
ses propres sentiments rprims et il la adopte pour
lappliquer dautres.
Tant que le sentiment reste bloqu, le malade et le
thrapeute ne peuvent que conjecturer ce quil y a der-
rire cette barrire. Ce que le thrapeute suppose est
appel thorie. Quand le patient fait lexprience que
cette thorie sapplique son propre cas, il passe pour
guri . Pour ma part, je pense que linsight ne doit
jamais prcder la souffrance et cest pourquoi jestime
que le travail du thrapeute est daider le malade li-
miner la muraille qui spare la pense du sentiment, de
manire ce quil puisse faire ses propres connexions.
Sinon, le thrapeute doit expliquer les choses au patient
des annes durant, et souvent le malade na gure
dautre chose dire que : Oh, oui, docteur, je vois...
En gnral, tout ce quil voit, cest lexcellence de son
mdecin.
Mais peut-tre avons-nous contempl linsight par le
mauvais ct de la lorgnette. En effet, il se peut que
linsight ne soit pas la cause mais la consquence du
changement. Cela parat vident ds que lon considre
que linsight est le rsultat de la connexion tablie entre
la pense et le sentiment, appliqu un comportement
dtermin. Ici encore, le terme cl est la connexion ,
car il est possible davoir un pseudo-insight, davoir une
comprhension mentale, mais sans faire une connexion
et donc sans changer. Sans ressentir sa souffrance, le
nvros ne peut avoir de vritable insight. On pourrait
dire que linsight est le rsultat mental de la souffrance
ressentie.
La souffrance est indissolublement lie linsight.
Tant que le processus de linsight se produit lintrieur
dun systme nvrotique o la souffrance empche
linsight de pntrer (et donc de changer) le systme
tout entier, je doute que lon puisse esprer des modifi-
cations profondes et durables du comportement. Tant
que le blocage de la souffrance existe, linsight ne
constitue quune exprience fragmentaire et dconnec-
te de plus. La barrire de la souffrance garde linsight
prisonnier de lesprit, le rendant-incapable de faire
beaucoup de bien lensemble de lorganisme.
J e comparerais le processus de l'insight en thrapie
conventionnelle un rapport ministriel soumis au gou-
vernement et analysant le systme conomique. Comme
linsight, le rapport est incorpor au systme, mais il est
si bien enregistr et class quil na pas le moindre im-
pact sur lensemble. Voil pourquoi jestime que, quand
on veut renverser un systme irrel qui fonctionne mal,
on ne sengage pas dans un dialogue avec ce systme. Il
faut sattendre en gnral ce que le systme continue
ragir de manire irrationnelle quelle que soit la prci-
sion de linsight, ou la qualit de lanalyse. Tant que
rien ne survient pour dtruire le systme irrel, il rduira
en miettes et absorbera la vrit.
De toute faon, les malades naiment pas que les ex-
plications leur viennent de lextrieur. Comme me le
disait lun dentre eux : Ma nvrose est mon invention
moi, comment un autre pourrait-il mieux lexpliquer
que moi ?
Renoncer la tentative de dire au malade la vrit sur
lui-mme est un grand soulagement pour tout le monde,
pour ne rien dire du fait que cest aussi bien plus hon-
nte. La plupart des thrapies conventionnelles partent
du principe que le mdecin va aider le malade trouver
sa vrit. Mais si les nvross ntaient pas contraints de
se mentir toute leur vie, on pourrait fort bien se passer
de spcialistes en vrits psychologiques. Il me parait
plus efficace de dpouiller lindividu du mensonge dans
lequel il vit, afin de permettre la vrit de surgir.
Il y a des diffrences essentielles entre le rle de
linsight en thrapie conventionnelle et en thrapie pri-
male. En thrapie conventionnelle, le mdecin considre
gnralement un aspect de la conduite nvrotique du
patient et il en infre ce quil cache de rel (la cause
inconsciente). Il concentre son attention sur le compor-
tement irrel. En thrapie primale, le malade ne parle du
comportement irrel qu'aprs avoir ressenti ce qui est
inconscient. En thrapie conventionnelle, linsight de-
vient une fin en soi, et lon suppose quune accumula-
tion dinsights entranera un changement. De plus,
linsight est unidimensionnel. Il ne concerne en gnral
quun seul aspect du comportement et son unique moti-
vation. En thrapie primale, une souffrance profonde
peut, elle seule, conduire plusieurs heures dinsights
directs. Et le plus important est que ces prises de cons-
cience primales convulsent souvent le systme entier.
Elles mettent en jeu lorganisme tout entier et produi-
sent un changement total. Si en thrapie primale, les
insights provoquent un tat convulsif, cest quune per-
sonne connecte (dont lesprit est connect au corps) ne
peut avoir des penses douloureuses sans avoir des
ractions physiques douloureuses. De mme, le sujet ne
peut ressentir une souffrance physique au cours dun
primal sans la connecter la conscience. Il peut mme
arriver qu'un malade, qui fait des progrs en thrapie
primale, raconte en fin de traitement une histoire quil a
dj raconte au dbut et quil ait une raction physique
bien plus violente que la premire fois.
La thrapie conventionnelle soccupe en gnral des
donnes connues du comportement. En thrapie pri-
male, tout est inconnu jusqu ce quon le ressente. Un
malade dcrivait cette diffrence de la faon suivante :
Cest comme sil y avait en moi une grosse tumeur de
souffrance. Attachs cette tumeur il y avait des fila-
ments emmls qui mtranglaient. Ma thrapie prc-
dente semblait sattacher dmler ces filaments pour
atteindre le cur mme du mal, mais nous ny sommes
jamais parvenus. Ici, jai eu limpression que lon enle-
vait la tumeur tout entire et que tout a repris sa place
dun seul coup.
Beaucoup de patients ont cette impression que tout
reprend sa place . Cest aussi bien vrai sur le plan phy-
sique que sur le plan intellectuel. Comme la dit un
patient : Mon esprit maintenait mon corps lcart. J e
crois que si tout mon organisme avait fonctionn har-
monieusement, jaurais totalement ressenti mon horrible
souffrance. J e lui ai dabord abandonn mon esprit, puis
mon corps.
Si je dis donc que linsight mental fait partie, en th-
rapie primale, dun changement de tout lorganisme, il
en rsulte une perception plus aigu et une coordination
physique amliore. Un patient, qui avait les paules
lgrement votes, dcrivait ce processus global
comme suit :
Quand il ny a pas de connexion, le corps et lesprit
ne font pas preuve de droiture lun envers lautre et je
crois que cela se manifeste toujours aussi bien au niveau
mental que physique. Dans mon cas, ce manque de
droiture me faisait rentrer la poitrine, probablement pour
me raidir contre la souffrance qui montait den bas, et
pour me protger encore davantage, il me faisait rame-
ner les paules autour de la poitrine. Il tirait ma bouche
qui formait une ligne droite et jen tais venu loucher.
Quand, au cours dun primal, jai tabli la connexion,
non seulement jai pris conscience de tout cela, mais
mon attitude sest redresse automatiquement. J e ne
mtais mme pas aperu de ce changement jusqu ce
que ma femme me lait fait remarquer. Ce quil y a de
bizarre, cest que tout cela est involontaire : je veux dire
que je nessaie pas de me tenir droit simplement je
suis droit avec moi-mme et le corps ne fait que suivre
le mouvement.
Revenons un instant Hobbs. Il met laccent sur la
chaleur humaine du thrapeute plus encore que sur sa
comptence en matire dinsight. J e dirai que la chaleur
humaine na pas grand rapport avec linsight car la
thrapie primale nest pas une thorie fonde sur les
relations humaines. Tout ce que le malade apprendra est
dj en lui et non entre le thrapeute et lui. Il ny a pas
de rducation, rien que le patient ait apprendre dun
thrapeute. J e ne crois pas que lon puisse enseigner la
facult dinsight, pas plus que lon peut apprendre
ressentir. Cest le sentiment lui-mme qui enseigne .
Sil ny a pas de sentiment profond, la chaleur du thra-
peute est au meilleur des cas un rle quil joue. Mais
mme si cela devait marcher , je ne vois pas com-
ment sa gentillesse pourrait rparer totalement des an-
nes de grave refoulement nvrotique.

Rcapitulation

La personne mme qui la thrapie conventionnelle
de linsight pourrait rendre quelque service, est gnra-
lement celle qui nen profite pas, cest--dire le malade
qui na pas lart de manier les mots, louvrier qui a du
mal sexprimer. Cest lui, le patient, qui a le plus be-
soin dapprendre formuler ce quil pense et ressent,
mais hlas, lui reste hors jeu. Cest le malade issu de la
classe moyenne, lui qui a les moyens de payer la thra-
pie et qui sait comprendre un systme dinsight bas sur
la parole, cest lui qui tire le plus grand profit de la
thrapie. Cependant, le badinage introspectif entre ce
malade et le thrapeute, est surtout une lutte avec le
systme de dfenses, une rencontre purement intellec-
tuelle. Le malade incapable de sexprimer nest jamais
en mesure dentrer dans ce domaine et de jouer ce jeu.
Il faut quil seffondre compltement pour quon le
soigne. Le traitement quil recevait et reoit toujours est
dcrit dans un livre qui a pour titre Social Class and
Mental Illness ( Classes sociales et maladies men-
tales )
1
. Cest un traitement qui consiste en moins de
paroles et en plus daction : lectrochocs, chimiothra-
pie, ergothrapie, etc. On se demande quelle est la va-

1
A. B. Hollingshead et F. C. Redlich, Social Class and Mental Illness
(New York, Wiley, 1958).
leur scientifique dune mthode qui ne sapplique qu
certaines classes sociales. Il est permis de penser quune
science du comportement humain ne devrait pas ngli-
ger la grande majorit de lhumanit.
Il y a eu un si grand nombre de techniques de
linsight, chacune correspondant une approche diff-
rente, que lon finit par avoir limpression quil est pos-
sible danalyser le comportement humain en fonction de
nimporte quel cadre de rfrence. Pour ma part, je crois
quil existe une seule ralit, un seul ensemble de vri-
ts spcifiques pour chacun dentre nous et que lon ne
peut en faire nimporte quelle interprtation.

Le transfert

Le phnomne de transfert joue un rle essentiel dans
beaucoup de thrapies, en particulier dans les mthodes
analytiques. Le transfert est lun des concepts cl de la
thrapie freudienne pour dsigner les attitudes et les
comportements irrationnels que le patient adopte
lgard de son thrapeute. On suppose que le malade
projette sur le thrapeute la plupart des anciens senti-
ments irrationnels quil a eu lgard de ses parents.
Lobjectif de la thrapie progressive est de briser le
transfert cest--dire de faire comprendre au patient
comment la relation fondamentale enfants-parents sest
perptue, et sest dplace sur dautres personnes, en
particulier sur le docteur. On espre que la comprhen-
sion de ces processus irrationnels stendra tous les
domaines de la vie du malade et quil sera alors capable
dadopter un comportement rationnel dans tous ses
rapports.
J e ne crois pas que le transfert soit un phnomne en
soi, indpendant de lensemble du comportement nvro-
tique. Le malade qui a, par rapport lui-mme, un com-
portement symbolique, adoptera, selon toute vraisem-
blance, un comportement du mme type lgard de son
thrapeute. Etant donn que la relation entre le patient et
son analyste est trs intense et quelle se poursuit long-
temps, il est facile dexaminer la nvrose du patient,
telle quelle se manifeste dans cette relation. De plus, la
nvrose peut se trouver intensifie parce que, comme les
parents, le mdecin est une autorit.
La question est de savoir ce que le thrapeute fait du
comportement nvrotique en question (le transfert). Sil
procure son patient des insights au sujet de la manire
dont ce dernier se comporte dans son cabinet, je pense
que les problmes soulevs seront exactement les
mmes que dans les autres techniques de linsight.
Cest--dire que le malade absorbera linsight et
continuera tre nvros, mme sil agit de manire
plus pose, moins impulsive, moins peureuse ou moins
agressive lgard du thrapeute. En thrapie primale,
on ne soccupe pas du transfert. Le thrapeute se con-
sacre faire sentir au patient le besoin quil a de ses
parents. En fait, la relation patient-thrapeute est tota-
lement ignore . Passer du temps analyser le trans-
fert me semblerait engager la discussion dun compor-
tement driv, dplac et symbolique alors quil sagit
de sattaquer au besoin fondamental.
La thrapie primale interdit tout transfert et nadmet
aucun genre de comportement nvrotique parce quil
signifie que le malade ne ressent pas, il djoue ses sen-
timents; ce nest quun acting-out. Nous obligeons le
patient tre direct. Au lieu de lui permettre de se sou-
mettre ou de raisonner, nous lui demandons de se jeter
par terre en criant directement ses parents aimez-
moi, aimez-moi ! En gnral, cette mthode rend
superflue toute discussion quant aux sentiments que le
malade pourrait prouver lgard de son mdecin. Il
parat vident que si le malade projette sur le mdecin
des sentiments quil prouve encore lgard de ses
parents, ces sentiments projets et dplacs ne sont
vraiment pas importants. Ce qui est important, ce sont
ces sentiments trs anciens lgard des parents. Le fait
de les ressentir liminera le transfert et la nvrose.
Le sujet qui a des souffrances primales attend de son
thrapeute un soulagement. Il dsire que le mdecin soit
un bon pre ou une bonne mre. En gnral, son com-
portement sera dessayer de faire du thrapeute le bon
parent, exactement comme il lavait fait avec ses parents
qui ne laimaient pas. Mais il se peut que le thrapeute
soit justement ce parent bon, affectueux, attentif, prt
couter que le malade a toujours dsir. Dans ce cas, la
nvrose prospre . Elle empche le malade de ressen-
tir ce quil na pas obtenu de ses parents. Il ne faut pas
oublier que le patient vient en gnral demander de
laide parce que, dans la vie courante, son comporte-
ment symbolique ne lui procure pas ce dont il a besoin.
Il vient dans lespoir que dans le cabinet du mdecin, il
russira peut-tre mieux. Si le thrapeute se montre
serviable, chaleureux et prt prodiguer des conseils, il
encourage le transfert positif . Comme je crois que le
transfert est la nvrose mme, je pense que tout ce que
lon fait qui ne consiste pas aider le malade ressentir
sa souffrance, lui rend un mauvais service.
Il arrive souvent que des malades tombent amou-
reux de leur thrapeute parce que ce dernier offre
quelque chose quils ont inconsciemment cherch
obtenir par leur comportement nvrotique. Peu importe
laspect extrieur du mdecin; il est une autorit, il est
gentil et il coute. Rien dtonnant ce que des malades
qui, toute leur vie, ont manqu de tout, restent en trai-
tement pendant des annes une fois quils ont trouv ce
bon pre ou cette bonne mre. Les malades sont tout
prts jouer le jeu thrapeutique pendant des annes
avec force insights et explications uniquement pour
rester en contact avec ce thrapeute sensible, chaleu-
reux, qui sintresse tout. A mon avis, ce que le patient
dsire le moins, cest parler du transfert. Il veut se lover
bien au chaud dans la relation entre lanalyste et
lanalys. Il parlera peut-tre du transfert, parce quil le
doit au thrapeute, mais je crois que cela cache le
dsir de pouvoir rester allong, sans dire un mot, sans
avoir expliquer un seul aspect de son comportement
baign de bienveillance et de comprhension.
En thrapie primale, le rle du thrapeute est
datteindre ces sentiments sous-jacents. Cela veut dire
quil coupe court toute manifestation de transfert
quil soit positif ou ngatif parce que tout cela est du
comportement symbolique. On demandera : Mais que
se passe-t-il si le thrapeute a rellement quelque chose
qui plat ou qui dplat ? J e rpondrai que le thra-
peute nest pas l pour parler avec le malade de leur
rapport, ni pour plaire ni pour dplaire. Il soccupe de la
souffrance du patient, un point cest tout. Si le thra-
peute a, de son ct, des attitudes manifestant un
contre-transfert (conduites irrationnelles que le m-
decin projette sur le malade) et si cela influe sur sa rela-
tion avec le malade, je dirais que le thrapeute na pas
ressenti sa propre souffrance et quil ne devrait pas
pratiquer la thrapie primale. Le contre-transfert nest
pas admis en thrapie primale parce que cela veut dire
que le thrapeute est toujours nvros. Or, un nvros
ne peut pas pratiquer la thrapie primale.
On ninsistera jamais assez sur le point que tout com-
portement symbolique provoque la suppression des
sentiments. Le contre-transfert est le mme comporte-
ment symbolique visant tre aim que le thrapeute
adopte lgard de son patient. Cela va videmment
aggraver ltat du patient, parce quon attend de lui
certaines choses. Il doit agir de faon calmer la souf-
france du thrapeute et par consquent, il doit tre irrel
et manquer de sincrit vis--vis de lui-mme.
Prenons lexemple du thrapeute qui se considre
comme gentil, chaleureux et particulirement sensible.
Il embrasse son malade afflig et en larmes et le console
coup de l, l... cest fini; je suis l, les choses vont
sarranger, vous allez voir... . J e pense que cette ma-
nire de se substituer aux parents aboutit la suppres-
sion des sentiments et empcher le malade dprouver
toute la souffrance quil doit ressentir pour en venir
bout. Cela vite bien entendu au malade de se sentir
seul, sans personne pour le consoler, ce qui est le cas de
beaucoup de nvross. Ces consolations thrapeutiques
provoquent cependant une exprience plus en surface;
de cette faon le thrapeute chaleureux finit par faire
partie de la lutte du malade. Au lieu de forcer le malade
se sentir seul et isol, il laide fuir son sentiment. Or,
cest prcisment ce sentiment qui dclenche la lutte et
cest ce sentiment qui, une fois ressenti, y mettra fin.
Si le thrapeute embrasse son patient pour le consoler,
cest peut-tre quil a perdu de vue ce que devait tre
son rle. Il cherche sans le savoir tre le bon pre au
lieu dtre ce quil est (le thrapeute). Encore une fois,
le but est de tirer le malade de sa lutte et non pas dy
prendre part.
Sil arrive en thrapie primale que le thrapeute tienne
la main ou la tte de son malade, cest en gnral pour
laider ressentir plus intensment quelque chose de
particulier propos de ses parents. Ce geste survient
quand le malade ressent ce quil na pas reu de ses
parents et ce moment le contraste avec le thrapeute
chaleureux accrot la souffrance.
Dans loptique primale, la raison pour laquelle
lanalyse du transfert ne peut russir, consiste dans le
fait que le patient transfre son espoir irrel sur le m-
decin au lieu de ressentir son dsespoir. Lorsque en fait,
le patient reoit du thrapeute ce dont il croit avoir be-
soin, la situation vis--vis de sa nvrose peut alors tre
vraiment sans espoir. En glissant du dsir rel dun bon
pre ou dune bonne mre au dsir dtre aim et res-
pect par le thrapeute, le malade a suivi sa dmarche
habituelle il a trouv une lutte de substitution.
A mon avis, lexprience mme de la psychothrapie
conventionnelle sert souvent maintenir le patient dans
sa nvrose. Le patient vient chercher de laide et il la
trouve en la personne dun thrapeute comprhensif et
plein de compassion. Dans le moment mme o il ex-
plique quel point il manque dindpendance, et com-
ment il a toujours eu besoin dtre guid, ce sentiment
est fauss par le fait que quelquun est l pour lcouter
et laider. Dans ce sens, le malade adopte encore dans le
cadre de la relation thrapeutique, un comportement
symbolique, alors quil devrait sentir quil na jamais
t aid par ses parents. Un nouvel espoir daide est
investi de faon nvrotique dans la thrapie.
Cest la tentative de satisfaire des besoins qui force le
nvros faire des autres, y compris du thrapeute, ce
quils ne sont pas. Il est incapable de laisser les autres
tre ce quils sont, tant que lui-mme nest pas ce quil
est. Une fois quil est lui-mme, il ny a plus de transfert
de besoins passes sur le prsent.

Tom

Tom a trente-cinq ans, il est professeur dhistoire et il
est divorc. Il a eu ce que je considre comme une du-
cation typiquement amricaine. Apparemment, il navait
rien dun nvros. Il se dbrouillait bien, avait le sens de
ses responsabilits et tait un bon pre, mais il avait le
sentiment quil manquait quelque chose sa vie.
Il tait toujours en qute de quelque chose. Il avait fait
partie de nombreux groupes thrapeutiques et consacr
beaucoup de temps des techniques dexpansion de la
perception. Il y apprenait beaucoup sur les autres mais
aucun de ses propres problmes ne sen trouva modifi.
En aucun sens du terme il ntait ce quon a coutume
dappeler un nvros (bien que jaie appris plus tard que
la nuit il grinait si fort des dents quil avait d se faire
faire un appareil spcial pour la bouche). Il tait poli et
respectueux, sintressait aux affaires de son pays, il
avait des amis, aimait ses enfants, les emmenait en
voyage et extrieurement, il semblait heureux. Il faisait
tout ce quil fallait faire, mais il avait le sentiment de ne
rien tirer de lexistence. La vie lui paraissait vide.
Avant dentrer en thrapie, il se considrait comme un
intellectuel. Il tait compltement absorb par lhistoire
des ides et des systmes philosophiques et pouvait citer
mot pour mot les penses brillantes dhommes clbres;
mais il ne savait pas mettre ses connaissances au service
de sa propre vie afin de la vivre plus intelligemment.
Lintellectualisme agit souvent comme un processus
mental de rpression, tout comme la cuirasse du corps
est un processus de rpression physique. En termes
primals, lintelligence est la facult de penser ce que
lon ressent et vice-versa. Tom tait professeur de lyce,
mais de son propre aveu, il ntait pas fin . Etre fin,
cest avoir la libert de voir les choses telles quelles
sont , ma-t-il dit, mais mes sentiments taient trop
douloureux pour me le permettre.
En trois semaines, le systme de valeurs de Tom sest
modifi radicalement. Pour comprendre un changement
aussi rapide, on ne doit pas oublier quen thrapie pri-
male, pour la premire fois depuis lenfance, lesprit du
malade est assailli dides qui lui viennent des senti-
ments profonds quil revit. Par consquent, lesprit
nchafaude plus des systmes de valeurs pour dissimu-
ler la souffrance, et quand lesprit ne sert plus suppri-
mer des sentiments, on devient rel. Les vieilles valeurs
et les vieilles ides seffondrent parce que ctaient ds
le dpart des structures fausses. Tom n'avait jamais t
autoris avoir ses propres penses et ses propres sen-
timents. Ds labord, il avait accept les positions de ses
parents et celles de lEglise. Il aurait t vain de passer
en revue une une ses ides et de lui montrer ce
quelles pouvaient avoir derron ou dirrationnel. Le
fait de mettre son esprit en accord avec ses sentiments
rendait ces irrationalits superflues.
En fin daprs-midi, la veille de mon entre en thra-
pie, je me suis install dans un tranquille petit htel de
Beverly Hills. J e suis rest dans ma chambre jusquau
lendemain matin o je lai quitte pour me rendre au
cabinet du docteur J anov.
Me trouver seul dans cette pice minuscule, sans rien
faire ni personne qui parler, me mit dans lembarras.
Il ny avait rien autour de moi. Moi, seul. Ni le prsent
ni son cadre monotone et limit ne mintressaient
vraiment. J e navais pas la moindre ide de ce qui
mattendait en thrapie. Lavenir mtait totalement
inconnu. Tout ce que javais, tait mon pass. Bientt,
tous les vnements importants de ma vie et tous les
tres qui avaient tenu une grande place dans mon exis-
tence commencrent sortir des murs de cette chambre
dhtel. A ma grande surprise, ces souvenirs et ces re-
flets taient extraordinairement vivants et pourtant
trangement irrels : jaurais voulu me proccuper de
chacun au fur et mesure quil apparaissait, mais je ny
arrivais pas. Quelque chose semblait me retenir. Pour-
quoi ? On aurait dit que je regardais ma vie de trs loin
travers un puissant tlescope. Cette incapacit de me
sentir concern me troublait. J e commenais sentir que
probablement je ne prenais pas tout cela aussi au srieux
que je laurais d. Naurais-je pas d souffrir ?
J essayais de trouver quelques explications, pour tre
finalement oblig de reconnatre que je ny arrivais pas.
J e ne pouvais que me livrer des spculations. J e suis
all me coucher.

Lundi

Le traitement a dbut de la faon habituelle (jai dj
t plusieurs fois en thrapie). J e suis entr dans le cabi-
net et on ma dit de me coucher sur un grand divan noir,
plac le long dun mur. Puis on ma demand
dexpliquer pourquoi javais dcid dentrer en thrapie.
Depuis deux ans, je ntais plus du tout satisfait de
mon travail. J envisageais srieusement de quitter
lenseignement. En amour, je navais pas trouv le bon-
heur que je cherchais. J e mtais mari puis javais eu
deux liaisons. J tais au milieu de toutes ces explica-
tions lorsque J anov ma interrompu en disant : Ce ne
sont pas du tout les raisons pour lesquelles vous tes ici.
Vous tes ici parce que vous tes un perdant. Peu im-
porte le travail que vous faites : vous serez toujours
malheureux. Vous vivez dans lchec. Dun seul coup,
jtais perc vif. Il ny avait plus besoin dautres ex-
plications.
Ensuite, il a demand des renseignements sur mon
pre. Mon pre avait un poste dans une entreprise de
transports. Il tait aim de tout le monde parce que
ctait un homme trs gentil et trs serviable. Mais
comme pre, il ne valait pas grand-chose. Il passait le
plus clair de son temps au bureau. Il rentrait rarement
avant sept heures du soir et souvent, pas avant huit ou
neuf heures. Il ntait ni coureur ni buveur, il restait
simplement au bureau pour travailler. Quand il rentrait,
il mangeait, puis sasseyait sur le divan et sendormait.
Par ailleurs, il bricolait dans la maison et il coutait les
matchs de football la radio. En dehors de a, il ny a
pas grand-chose dire. Nous ne faisions jamais rien
ensemble. Au lyce, je jouais au basket et au base ball
mais il ne venait jamais me voir jouer. Une seule fois,
mes parents taient venus voir un match de base-ball.
J tais si mu que je ratai un coup facile ds le dbut du
jeu. Quelques minutes plus tard, je vis la voiture de mes
parents quitter le parking du stade. Vous pouvez imagi-
ner quels taient mes sentiments !
Puis, je fus pris par surprise. J anov me dit de deman-
der de laide mon pre. J e ne comprenais pas ce quil
voulait mais je me suis mis le faire. Aprs avoir de-
mand de laide plusieurs fois, j'ai dit J anov que cela
me paraissait tout fait inutile, car je savais que mon
pre ne maccorderait pas daide. J anov na pas insist,
et nous sommes passs autre chose.
Il ma demand de dcrire la vie la maison, quand
jtais gosse. J ai commenc parler du programme .
Le programme tait un ensemble de directives tantt
simples, tantt complexes, qui taient dictes pour mon
dification et pour mon bien-tre, par des puissances
extrieures et inconnues. Il se faisait connatre par
lintermdiaire de la famille, de lEglise et de lcole.
Comme ma mre tait la seule qui se faisait entendre
la maison, et que la maison tait la premire institution
laquelle je mtais senti li, jen tais venu associer
troitement ma mre lide de programme . A la
maison, le programme tait rappel mon attention par
des critiques, remarques reproches, remontrances et
blmes incessants. Quand je sortais pour mamuser, je
pouvais me salir mais il ne fallait pas que je me salisse
trop. On attendait de moi que je me comporte en bon
petit catholique cest--dire, respecter mes ans,
obir, et fuir toute pense malsaine. Notre maison tait
pratiquement un domaine protg . Elle tait remplie
de meubles et dobjets anciens, de sorte que je
mentendais continuellement dire de faire attention
ne pas casser quelque chose . Inviter des camarades
pour jouer avec moi tait pour ainsi dire exclu. Dabord,
je ne pouvais en inviter plus dun ou deux sinon ma
mre snervait et sirritait. Ensuite, quand on jouait
dans la maison, on se sentait comme en libert surveil-
le. Elle nous avait constamment lil; il ne fallait pas
courir, il ne fallait pas faire de bruit, il ne fallait rien
heurter. Par consquent, si je voulais vraiment
mamuser ou tre avec mes camarades, il fallait que je
men aille plus jtais loin, mieux a valait !
Ma famille tait une bonne famille catholique. J allais
bien entendu lcole dans une institution catholique.
Douze annes durant, jai eu pour professeurs des reli-
gieuses. Pour compliquer les choses, ma mre avait
deux surs cadettes qui taient entres dans lordre des
surs qui enseignaient dans mon cole, de sorte que
toutes les nonnes connaissaient ma mre. J avais
limpression dune gigantesque conspiration. Ds que je
ntais plus un bon petit catholique, on me tombait des-
sus de tous les cts. J e ne savais rellement plus o
sarrtait la famille et o commenait lEglise ou
lcole. Tout cela, ctait le programme.
A la fin de cette explication, J anov ma demand
comment javais ragi ce mode de vie que lon
mavait impos. J etant une allumette dans un rservoir
dessence, il naurait pas fait mieux ! J explosai en une
diatribe incendiaire. Les flammes s'levaient et
sattaquaient au programme, ce qui me donnait une
profonde satisfaction de colre. J e voulais rduire en
cendres ce programme. J e hurlai plusieurs reprises :
Saloperie de programme, saloperie ! saloperie ! salo-
perie ! et comme les flammes commenaient mourir,
jai conclu avec le calme d'une colre blanche : Et
saloperie de pre et de mre, vous qui tiez les reprsen-
tants officiels du programme !
J e suis rest un moment couch en silence en atten-
dant que ce feu mabandonne, puis J anov ma demand
de parler de mon frre, Bill. J e lui ai dit que nous
navions jamais eu de relations trs troites. Il avait trois
ans de plus que moi, et il naimait pas avoir son petit
frre sur les talons. Comme il tait malheureusement
incapable denvisager notre relation en dautres termes,
il me repoussait parce que jtais trop petit. Il ny a eu
quune brve priode aux alentours de mes seize ans,
pendant laquelle nous avons fait un certain, nombre de
choses ensemble et o nous nous comprenions un peu.
J e me souviens que nous allions voir des films de cow-
boys, nous moquant ensemble du scnario et nous rga-
lant des bagarres. Aprs le film, nous allions prendre
une bire quelque part. Mais ces occasions taient rares
et cette priode dentente fut brve. En grandissant, je
me fis une autre image de Bill. J e trouvais quil tait
teint. Il moussait ma joie de vivre et le dsir
dentreprendre des choses avec lui, sestompait.
Apparemment, ctait toujours moi qui faisais des b-
tises ou crais des ennuis dune manire ou dune autre.
Et quand mon pre et ma mre me tombaient dessus,
Bill tait toujours avec eux. J amais je nai eu le senti-
ment que je pouvais me tourner vers lui quand javais
des ennuis. Cela me mettait en colre et me blessait
profondment. J e me sentais dautant plus seul. Aussi,
quand il avait des ennuis, ce qui ne lui arrivait pas sou-
vent, je me sentais mieux beaucoup moins seul. Bill
tait le genre de gosse qui fait des tours spectaculaires et
risqus pour attirer lattention des copains et se faire
aimer deux. J e me souviens dun jour o il roulait
bicyclette sur le parapet dun pont de chemin de fer
dune trentaine de mtres de haut, qui traverse la rivire,
au sud de la ville. Un faux mouvement, et il se tuait. J e
lai regard du bout du pont, jusqu ce quil commence
traverser, aprs, je nai plus pu le supporter. J e pensais
quil tait fou de tenter des choses pareilles et je le lui
disais. Mais cela ne semblait pas faire le moindre effet.
Une autre fois, il me donna loccasion de me sentir
vraiment mieux . Il tait parti au bal avec un certain
nombre damis qui lavaient dfi de boire un casier
entier de bire. Pour Bill, il nen fallait pas plus; et il se
mit descendre vingt-quatre bouteilles de bire. Ils lont
ramen la maison compltement noir. Pour aggraver
les choses, pendant quil trbuchait dans lescalier pour
monter la maison, ils taient tous assis dans la voiture,
en train de chanter sur lair de Good night, Ladies :
Bonne nuit, Billy, il est temps de se sparer !
Mon pre et ma mre taient mortifis : quest-ce que
les voisins allaient penser ! J avais peur de les voir dans
une telle fureur contre lui. Mais, au fond de moi, je
ressentais une satisfaction relle voir Bill tomber de
son pidestal de juste.
J esprais que le fait dtre tomb de son pidestal le
rapprocherait de moi; mais il nen fut rien. Vous tiez
un enfant trs seul , a remarqu J anov. J ai dit : Cest
vrai. Il ny avait vraiment personne dans la maison
vers qui je puisse me tourner. Ctait devenu si insup-
portable que je finissais par sortir dans le seul but de
mchapper. Quand jtais gosse, jallais dans les bois
pour jouer. J e rencontrais dautres enfants avec qui
mamuser nimporte lesquels et quelquefois,
jaimais sortir tout seul. Quand nous partions nombreux,
nous jouions la guerre, nous faisions des randonnes et
nous explorions les alentours. J e crois que je connaissais
les moindres recoins de ces bois. Nous descendions le
long de la rivire jusquaux chutes : un petit affluent
qui, de vingt-cinq mtres de haut, se jetait dans la ri-
vire. On se baignait dans la rivire et on se balanait
sur des plantes grimpantes. Quelquefois on allait voler
dans les champs des pommes de terre et du mas, on les
enveloppait de boue prise au bord de la rivire, et on les
faisait cuire sur un lit de pierres chaudes. On apportait
une ou deux botes de haricots et de viande de porc et
pour dessert on chapardait une ou deux pastques ou on
prenait des fruits dans un verger. Quelquefois on p-
chait, on chassait des serpents ou des marmottes, tout ce
quon pouvait trouver. On cueillait les baies et les as-
perges sauvages qui poussaient le long des voies ferres.
En automne, nous allions dans la campagne pour man-
ger des papayes sauvages. J e me souviens quun jour
javais emmen un autre gosse pour lui montrer les
papayes parce quil ne savait pas ce que ctait. Il en a
tant mang quil en a vomi. Moi, jai trouv a drle.
Adolescent, je sortais beaucoup pour jouer au ballon.
J e jouais au ballon longueur de jours, au base-ball, au
basket-ball et au football, selon la saison. J e jouais trs
bien et quel que ft le jeu, les autres me voulaient tou-
jours dans leur quipe. Ctait un sentiment trs rcon-
fortant. J amais auparavant, je ne mtais ainsi senti
dsir.
Plus tard encore, je partais pour sortir le soir. J aillais
dans les bistrots et dans les bals. Quelquefois je me
contentais de descendre en ville pour parler avec qui je
trouvais. Plus je grandissais, moins je restais la mai-
son. Dans ma dernire anne de lyce, pas une fois je
nai rapport un livre la maison pour travailler le soir.
Il fallait que je sorte. J tais toujours dehors. Finale-
ment, je suis parti pour aller luniversit. A partir de
ce moment, jai pass trs peu de temps la maison.
Quand je me suis arrt de parler, J anov ma fait re-
marquer que javais t trs passif et trs accommodant
dans mes rapports avec mes parents. Ctait vrai et jen
ai convenu. Puis, il ma demand si je me sentais parfois
femme ou si javais des fantasmes homosexuels. Il po-
sait ces questions dune faon qui me paraissait sour-
noise, insinuante. J ai rpondu non ses deux questions,
mais la scne ma irrit et je me sentais mal l'aise.
J anov na pas insist sur ces questions, mais il est re-
venu sur le programme. J e me suis nerv et jai eu
envie duriner. J e lui ai demand les toilettes, mais il ne
voulait pas que jy aille. Il disait : Vous allez vacuer
vos sentiments en pissant. J e me suis retenu. Mais au
bout dun moment, je nai plus pu attendre. Il ma dit
que si jamais je sortais pour pisser, il nous faudrait nous
arrter. J tais furieux parce que je sentais quil essayait
de me manipuler. J e suis all pisser. Quand je suis reve-
nu, la porte tait ferme clef. J ai frapp. Il na pas
ouvert. Cela ma mis en rogne et jai tap la porte si
fort que les murs en tremblaient. Pourquoi avez-vous
fait a ? lui ai-je demand quand il a ouvert la porte.
Le visage impassible, il ma rpondu : Parce que je ne
voulais pas que quelquun dautre entre. Cette rponse
ma coup le sifflet et je nai su dire que merde . J e
suis retourn mallonger sur le divan et nous sommes
repartis pour une demi-heure de plus.
Rentr chez moi, je me suis mis en colre lide
dtre un rat. Le terme semblait exact. J e me deman-
dais mme si j'aurais d avoir des fantasmes homo-
sexuels. J e navais jamais t attir par les hommes.
Puis jai commenc ressentir de la colre contre J a-
nov : avant le dbut du traitement, il mavait tlphon
pour me dire quil nous faudrait repousser notre sance
dun jour, parce quil avait une laryngite . J e lui en
voulais profondment cause de ses insinuations sur
lhomosexualit. Il mavait provoqu avec son histoire
de porte ferme clef. Tous ces problmes me tracas-
saient et jai fini par dcider que jirais le voir demain
dans lintention daller au fond de ces plaisanteries.

Mardi

J e suis arriv 10 heures moins 10. La porte tait
ferme clef. J avais envie dtre seul pour me concen-
trer sur ma colre, je suis donc all aux toilettes et jai
attendu l, jusqu 10 heures. Quand je suis revenu, la
porte tait ouverte. J e suis entr, J anov ma demand
pourquoi jtais en retard. J ai regard ma montre, il
tait 10 heures 03. J e lui ai rpondu que jtais venu
plus tt, mais que la porte tait ferme. Il ma dit de
mallonger. J e lui ai rpondu que je ne voulais pas, que
je voulais le regarder dans les yeux et quon parle face
face. Il a fait claquer ses doigts et ma dit de mallonger
parce que nous tions en train de perdre du temps. Ce
claquement de doigts ne fit que durcir ma rsolution
davoir un tte--tte avec lui. J tais tout engourdi et
tourdi de colre et au lieu de lui obir, je suis all droit
la chaise qui tait en face de lui, et je lui ai dit quil y
avait un certain nombre de choses que je voulais mettre
au point. J ai dit ce que javais dire propos du jeu
quil jouait avec moi. Puis je lui ai dit que jen avais
assez dtre manipul et que je voulais dire sur lheure
ce que je ressentais. Il ma dit que je jouais la comdie.
Il ma nouveau demand daller mallonger. Cette
fois, je lui ai obi, mais avec des sentiments trs miti-
gs.
Nous avons commenc par ma colre. J e lui ai dit que
derrire la colre que jprouvais contre lui, il y avait la
colre que jprouvais contre moi-mme pour tre un
rat. Il ma demand ce que je ressentais. J ai rpondu :
J ai la poitrine oppresse et les entrailles me brlent.
Il ma dit de demander mon pre de maider me
dbarrasser de cela. Il ma fait respirer profondment,
en gardant la bouche grande ouverte. Cette respiration
semblait me transporter dans une autre vie, mais le fait
de demander mon pre de maider navait pas le
moindre effet. J ai dit J anov que mon pre ne
maiderait pas. Il ma demand quelle impression cela
me faisait. Limpression dtre seul, dtre exclu. J e
me sentais triste. Il ma encore fait respirer profond-
ment et ma dit de faire sortir la souffrance. Cette fois,
la respiration ma vraiment puis. J e me suis mis me
tordre de souffrance. Lestomac me brlait, et javais
limpression quon mcrasait la poitrine. Il ma dit de
continuer faire sortir la souffrance et de demander
mon pre de maider. J e me suis mis taper de toutes
mes forces sur le divan et hurler pour demander mon
pre de maider, jusqu ce que je sois puis.
J e me suis repos un moment, puis J anov ma deman-
d de dire ce que javais sorti. Pendant un moment,
jtais tellement sous le coup de lexprience que jtais
incapable dexpliquer ce que ctait. J ai fini par recon-
natre le sentiment de culpabilit, la peur dtre moi-
mme et la frustration de ne pas tre capable dtre moi-
mme. Soudain, jai compris pourquoi il me fallait de-
mander mon pre de maider. J avais t trs intrigu
par cette tactique et maintenant jtais impatient de tout
sortir. J ai dit J anov quil ne me paraissait plus inutile
de demander de laide mon pre. Car javais compris
que cest au pre qui tait lintrieur de moi que je
parlais le pre que je dsirais. J ai expliqu : Il
sagit darriver ce que ce pre maccepte tel que je
suis et maide sortir ce sentiment dtre seul et ex-
clu.
Il ma demand ce que je devais faire maintenant. J ai
dit quil me fallait tout dabord apprendre ressentir ce
pre en moi. Sentir quoi cela ressemblait. Il me fallait
ressentir comme on ressent un beau tir au golf ou un
bon rythme de danse, et plus tard, apprendre lutiliser.
Puis je lui ai dit combien il tait bon de sentir quon
avait un pre un pre qui se souciait de vous et pou-
vait vous aider. Ctait un sentiment si agrable que jai
ri et pleur pendant un long moment.
Quand jai t de nouveau en mesure de parler, je lui
ai dit depuis combien de temps je mtais senti seul et
exclu. J e me suis souvenu dun Nol o je mtais senti
infiniment seul. J e me revoyais assis sous larbre de
Nol et regardant tristement la lumire bleue de la
crche aprs quils meurent dit que le Pre Nol
nexistait pas. Ils mavaient expliqu que Bill tait trop
grand pour y croire encore et quils savaient que a ne
me ferait rien. En un sens, ils avaient raison parce que je
savais depuis un certain temps que le Pre Nol ntait
quune fiction et cette histoire de cadeaux ntait pas
importante. Mais la manire dont ils me lavaient dit,
enlevait tout amour au jour de Nol, or, ctait le seul
jour o javais limpression den recevoir rellement un
peu. Tout ce que je souhaitais pour Nol, ctait un pre
et une mre rels qui maimeraient, prendraient soin de
moi, maideraient et me dfendraient tel que jtais.
Cette anne-l, Nol, je fus un enfant trs triste et trs
seul.

Mercredi

Aujourdhui, J anov ma fait me coucher par terre. J ai
pass cette sance comme je devais passer toutes les
sances suivantes par terre. Il ma demand ce que
javais fait depuis hier. J e lui ai dit que javais t trs
fatigu, que je ltais toujours et que javais pass tout
ce temps me reposer. Ds le premier jour, jai tabli
une routine. Aprs la sance, je rentre, je djeune, je me
repose une heure ou deux, jcris mes notes sur la
sance avec J anov, je rflchis ce propos, je dne,
jcris mes rflexions, je trane encore une heure et puis
je vais au lit. J e trouve quen me concentrant exclusi-
vement sur la thrapie, je peux multiplier les insights et
me souvenir de beaucoup dexpriences et
dvnements du pass qui me sont utiles. Mais hier, je
me suis senti si fatigu que je nai rien pu faire en de-
hors de prendre des notes sur la sance du matin. J e suis
rest allong, comme un mort. Trois vnements me
sont revenus lesprit et je les ai raconts.
J e me suis dabord souvenu dun jour o mon pre
nous avait emmens Bill, mon cousin et moi, voir un
match de base ball Cincinnati. J avais environ cinq
ans. J tais tellement pat par tout ce que je voyais, que
jen avais le tournis. Quand nous fmes arrivs au parc
des sports, mes yeux ne quittrent plus le terrain.
A la fin de la partie, mon pre nous fit passer par la
grille de milieu de terrain, et je me retournai pour jeter
un dernier regard sur ce terrain. J aurais voulu rester l
toute la nuit, tout jamais. Quand je me tournai enfin,
mon pre et les deux autres avaient disparu. Pris de
panique, je me suis mis brailler. Autour de moi, les
gens sagitrent et en un rien de temps mon pre, mon
frre et mon cousin furent l pour me rcuprer. Puis,
nous prmes un bus pour regagner la gare, et javais un
irrsistible besoin de faire pipi. J e le dis mon pre
mais il rpondit qu'il ne pouvait rien y faire et que je
navais qu pisser dans mon pantalon. Cela me soula-
gea beaucoup mais jai encore le souvenir trs vif de
linconfort de ce pantalon de laine tout mouill et qui
grattait.
Le second incident date de mes premires annes
dcole. Quelquefois, quand je rentrais de lcole, je
trouvais la porte de la maison ferme. J e masseyais
alors sur les marches de la porte de derrire; furieux, je
cognais contre la porte et je pleurais en criant ma mre
de me laisser rentrer. Une des voisines finissait par venir
me dire que ma mre ntait pas la maison. Alors je
masseyais et jattendais quelle revienne.
Le troisime vnement stait produit un dimanche
soir, alors que javais environ huit ans. Nous navions
pas de voiture. J e ne partais en voiture que quand ma
grand-mre et mon grand-pre nous emmenaient
quelque part. Un dimanche soir, jtais chez les voisins
den face, quand ils passrent nous prendre pour aller
dabord au cimetire, puis faire un tour en ville. Mon
pre et ma mre leur avaient dit de ne pas mattendre et
ils dmarraient juste quand jarrivai. J e courus aussi vite
que je pouvais et hurlai de toute la force de mes pou-
mons, mais en vain; la voiture passa le coin de la rue et
disparut.
J anov ma demand pourquoi ces souvenirs mtaient
revenus. J ai rpondu : Parce que ctaient des mo-
ments o jtais seul et exclu. Il ma demand ce que
je ressentais. J ai dit que cela me serrait lestomac et la
poitrine. Il ma fait essayer de le faire monter et sortir
par la respiration, comme hier. Mais jtais trop puis
pour y arriver. J e suis rest un long moment sans mou-
vement. Quand enfin jai boug, il ma demand ce qui
nallait pas. J e lui ai dit que javais mal au dos. Il ma
dit que ce ntait pas une douleur physique. Il ma dit de
ne pas bouger, de ressentir simplement. J e lui ai dit que
a me rappelait le programme : Ne tassieds pas sur
cette chaise, sale comme tu es ! Enlve tes souliers ! Ne
touche pas ca !
J e suis rest longtemps l, et dans mon dos, je sentais
le programme. J ai fini par dire : Vous savez, javais
quand mme trouv un moyen de ne pas me sentir ex-
clu. Ctait daider les gens, de faire des choses pour
eux. Un jour, mon grand-pre mavait trouv dans la
rue, un morceau de papier entre les dents alors que deux
gars coupaient le papier en deux avec des lanires de
fouets de deux mtres de long. Il mavait ordonn de
marrter. Il ne comprenait pas pourquoi je faisais a.
J anov est intervenu : Il se sentait concern, nest-ce
pas ? J ai rpondu : Oui, il se sentait vraiment con-
cern. Dites-le-lui , m'a dit J anov. Cest ainsi que
jai dit mon grand-pre combien il se sentait concern,
combien ctait important pour moi et combien javais
souffert quand il tait mort parce quil tait peu prs
tout ce que javais. Puis, jai vers des torrents de
larmes, jamais je navais pleur de la sorte, mme pas le
jour o il tait mort qui avait pourtant t le plus triste
jour de mon enfance.
Aprs cette crise de larmes jai parl J anov de mon
grand-pre. J e lui ai dit comment il mavait appris des
tas de choses et comment il me laissait toujours le re-
garder quoi quil ft et comment il mexpliquait tout ce
quil faisait et puis me permettait de my essayer mon
tour.
A la fin de la sance, J anov a fait une remarque qui
ma surpris et troubl. Il a dit que je le faisais penser
un pquenaud du Middle West. J ai dit que cela avait
quelque chose de pjoratif. Ce nest pas un juge-
ment , a-t-il dit, mais je nai pas compris pourquoi il
lavait dit. En y rflchissant plus tard, dans ma
chambre, je me suis dit que ce devait tre une manire
de me dire : Vous tes rellement un rat.
Aujourdhui a t le jour le plus pnible. Hier, jtais
en colre, je commenais me soucier de moi-mme et
prendre ma propre dfense. Aujourdhui, jtais de
nouveau par terre un gosse piaillant, exclu de tout.
J tais, comme la dit J anov, comme un petit enfant le
nez coll la vitrine, essayant dsesprment dentrer
dans la vie . J ai limpression que jai un trs long
chemin parcourir. J ai fait un trs grand effort et pour-
tant on dirait que je nai pas fait encore beaucoup de
progrs.
J ai commenc rflchir sur le fait que jtais un rat
un exclu. J ai toujours eu ce sentiment-l, toutes les
poques de ma vie. J e ne sais pas comment on peut se
sentir autrement. J ai bti toute une thique autour de ce
sentiment. J ai limpression que recommencer tout
apprendre zro est une tche monumentale et je ne sais
pas comment je vais my prendre.

Jeudi

Aujourdhui nous avons commenc par mon dcoura-
gement lorsque je me suis rendu compte que tout mon
mode de vie avait t construit sur lide que jtais un
rat et que javais un si long chemin faire pour arriver
tout reconstruire sur de nouvelles bases. J ai rapport
J anov les rflexions que mavait inspires sa remarque
que jtais un pquenaud du Middle West; ctait mon
avis une autre manire de me traiter de rat. Il en est
convenu.
Puis il ma demand de parler comme un paysan du
Middle West. J ai rpondu que je ne pouvais pas me
mettre le faire pour le plaisir, ce ne serait quune d-
marche de lesprit. Il me fallait entrer dans ce sentiment.
J anov a demand : Que voulez-vous dire ? J e veux
dire quil me faut plonger dans le sentiment que
jprouvais hier lgard de grand-pre. J anov a de-
mand : Etes-vous all son enterrement ? Bien
sr. J anov ma demand den parler. Alors je lui ai
tout racont : je lui ai dit que tout le temps de la maladie
de grand-pre, javais habit chez eux et aid grand-
mre, jai racont comment il tait mort, la veille, les
funrailles.
Avez-vous beaucoup pleur ? a demand J anov.
Non, jai pleur un peu le premier jour et un peu
quand ils lont mis en terre. J essayais de me comporter
comme un homme, comme on dit. J avais treize ans.
Est-ce que vous avez fait vos adieux grand-pre
quand ils lont mis en terre ? Non, pas avec tous ces
gens autour. Il aurait fallu quils memmnent. Dites
adieu grand-pre, dites-lui tout ce quil reprsente
pour vous.
Et jai dit adieu grand-pre avec tout lamour et tous
les sentiments de mon corps. J ai parl grand-pre en
pleurant, jusqu ce quil ne reste plus rien. J e lui ai dit
combien je laimais parce quil se souciait de moi, quil
mapprenait faire des choses et quil me prenait sous
son aile. J e lui ai dit combien jaimais apprendre et
savoir faire les choses moi-mme pour lui prouver que
tous ses soins et tout son amour navaient pas t per-
dus. J e lui ai dit combien je dsirais quil comprenne, en
me voyant mloigner au fur et mesure que je grandis-
sais, mais quil me fallait aller de lavant sur le nouveau
chemin et abandonner le vieux. Il faut que javance,
grand-pre, il faut que javance ! J e lai dit
dinnombrables fois en pleurant. Il faut que javance,
grand-pre, comprends, sil te plat ! J e ten supplie ! Tu
nas pas chou, grand-pre. Il faut que jaille de
lavant. Adieu, grand-pre. Adieu ! Et jai pleur pa-
reil une rivire la fonte des neiges au printemps.
Comme je pleure maintenant que je tape ces notes et
comme jai pleur quand je les ai crites pour la pre-
mire fois.
Puis J anov ma demand de dire mon pre combien
j'aurais voulu quil soit comme grand-pre. Et je lai
fait. J e lui ai tout dit. J e lui ai dit combien javais envie
quon me dsire et prenne soin de moi, comme le faisait
grand-pre. Puis jai racont J anov que papa et maman
ne dsiraient pas ma naissance et que papa avait dit quil
avait envie de rabattre la fentre guillotine sur sa verge
afin de la couper quand il avait dcouvert que ma mre
tait enceinte de moi. Puis jai dit : Papa, tu sais ce
que je dsire vraiment ? J e voudrais que tu dsires vri-
tablement tout le tremblement, le baisage et tout ce qui
va avec car cest de a quil sagit, papa. J e voudrais
que tu dsires vraiment maman, que tu la baises comme
il faut et que tu me dsires galement. Car cest a le
vrai moi, papa : je suis davantage que simplement moi.
J e suis la vie ! Et tu dois la dsirer, papa, tu dois la dsi-
rer rellement !
Ensuite jai parl de ma mre qui se comportait
comme si elle navait jamais connu le plaisir ne vou-
lait pas le connatre toujours en train de rler, tou-
jours nerve. Et jai de nouveau ressenti cette douleur
dans le dos que javais ressentie la veille. J anov ma fait
rester couch un moment pour la ressentir. Il ne cessait
de rpter Quest-ce que vous ressentez ? J ai fini
par rpondre : a me creuse les reins, comme si je me
tendais contre quelque chose. Contre quoi ?
Contre le fait dtre exclu, isol. Cest comme quand
on marche pieds nus sur des pierres trs pointues. Il faut
faire attention tout le temps, tre tendu, sinon, on se fait
mal.
Alors J anov ma dit de dire ma mre quelle me fai-
sait mal. J e ny suis pas all par quatre chemins. J ai
cri de toutes mes forces pour lui dire de sarrter parce
quelle me faisait mal. Elle tait toujours l rler.
Arrte ! Fous-moi la paix ! Quand jai eu fini de
hurler, il ma fallu aller pisser.
Quand je suis revenu, J anov ma dit quil tait surpris
de me voir apprendre si vite. Il ma dit que je faisais
vraiment du bon travail. Cela ma fait du bien parce que
ce matin, quand jai commenc, je me sentais vraiment
trs loin de la sortie du tunnel. Quand je suis rentr chez
moi, jai pens dire J anov pourquoi javais toujours
chou. J avais t programm pour a. La raison :
en me considrant comme un rat, je nai plus me faire
du souci si je suis toujours exclu. J e me suis retir moi-
mme du jeu avant quils aient loccasion de men ex-
clure.

Vendredi

Aujourdhui jai particip ma premire sance de
groupe. Pendant un moment, je me suis content de
regarder. Puis je me suis couch par terre pour faire une
fois de plus mes adieux grand-pre. Vers la fin, jai eu
limpression quil comprenait que nous devions suivre
des chemins diffrents il entrait dans la mort, et moi
dans lge dhomme. J e sentais que bien qutant obli-
gs de suivre des chemins diffrents, nous tions main-
tenant trs proches lun de lautre. Ctait comme si je
mtais senti proche de la terre ou comme si javais t
au lit avec mon amie sans tre le moins du monde tendu.
J anov ma dit de me laisser aller ce sentiment, je lai
fait dans la mesure o je le pouvais, avec tous ces pleurs
et tous ces cris autour de moi. J e ntais pas habitu
cela, mais je my ferai.
Quand tout le monde sest relev, on sest mis par-
ler. J anov ma prsent au groupe. J ai dit que javais le
sentiment que je nen savais vraiment pas assez pour
apporter ma contribution. J e leur ai dit quen
mveillant, ce matin, javais su quil fallait que je
marrte de baiser, parce que ce ntait quun moyen
dvacuer mes sentiments. J anov sest tourn vers moi
et ma dit que je navais pas tellement lair dun baiseur.
Il tait lgrement tonn que jaie eu un tas de femmes.
Il a ajout que ce comportement ne me servait qu
dissimuler une homosexualit latente. Cette remarque
ma terrass.
En rentrant chez moi, javais un mal de tte me faire
clater le crne. J tais trop boulevers pour pouvoir
manger quoi que ce soit. Tout ce que jai pu faire, cest
me coucher par terre. J e sentais que si je devais tre un
pd toute la vie, je me foutais de vivre. J e voulais me
dbarrasser de la pdale. J e suis retourn en arrire, et
jai essay de reconnatre tous les sentiments homo-
sexuels. J e souffrais tellement quil ma fallu appeler
J anov. Il tait Santa Barbara. J e voulais faire un primal
et je lui ai demand comment je pourrais y arriver seul.
Il ma dit que a ne marcherait pas mais il ma donn les
numros de tlphone dautres personnes qui pourraient
soccuper de moi. J e lui ai dit que je voulais savoir si je
pouvais me dbarrasser de la tapette. Aucun pro-
blme , ma-t-il rpondu. J ai pleur de soulagement et
je lui ai dit que je pourrais attendre lundi pour le primal.

Lundi

Ce matin, nous avons eu beaucoup de peine com-
mencer. Afin de pouvoir passer la journe aprs le coup
de tlphone J anov, javais bloqu mes sentiments.
J anov voulait savoir ce qui stait pass samedi. J ai
essay de lui en rendre compte du mieux que je pouvais
mais a se passait dans la tte et je ne pouvais plus me
plonger dans le sentiment. Bon, quest-ce que vous
ressentez maintenant ? a demand J anov. J e lai en-
gueul immdiatement et je lui ai lanc en pleurant :
Pourquoi est-ce que vous ntiez pas l samedi, quand
javais besoin de vous ? Cest dgueulasse ce que vous
avez fait ! Vous mavez mis cette histoire de tapette sur
le dos et puis vous tes parti ! Vous saviez pertinem-
ment le genre de raction que cela produirait.
Il ma dit de me recoucher et de ne pas men faire,
quon y arriverait dune autre faon. Il ma dit de parler
de ma vie. J e lui ai racont comment jtais tomb
amoureux de Betty, je lui ai parl de mes rapports avec
Louise et de mon mariage avec Phyllis. Il en est venu au
truc de la femme plus ge que moi et voulait savoir
comment a avait t avec Vi. A la fin du rcit de mes
relations avec Betty, la partie la plus traumatisante, jai
eu envie de pisser. J avais senti cette envie se former au
fur et mesure que je parlais delle. J e lai dit J anov.
Il ma dit de ressentir cette envie et de ne pas bouger un
muscle. Auparavant, quand javais tendu les bras sur le
sol, ils staient engourdis. Il ma demand sils taient
trop longs. J ai dit : Non, mais ils sont tout engourdis
ce matin, je ne sais pas quoi en faire. Il ma dit de ne
pas bouger et de me contenter de ressentir ce qui se
passait. J e suis donc rest tendu l. Bientt, jai senti
dans les entrailles un gonflement qui montait. La ten-
sion montait tant que bientt mes bras et mes jambes se
sont mis battre le sol et jai commenc remuer la tte
dans tous les sens. J tais un bb dans son berceau. J e
le sentais. Mes mains se crispaient comme celles dun
petit bb quand il pleure. Ma bouche se contractait
comme si je cherchais tirer quelque chose dun bibe-
ron vide. J e ne disais rien et je ne criais pas. Simple-
ment, je gigotais violemment et jessayais de reprendre
ma respiration. A la fin jtais si fatigu que je me suis
arrt et suis rest l, immobile. Puis, consciemment et
lentement, jai rpt tous les mouvements et les con-
tractions de ma bouche et de mes mains pour tre sr
que je men souvenais bien.
A la fin du primal, javais lesprit tout embrum, et je
ne sais pas exactement ce qui sest pass. Ctait peu
prs comme a : J anov a dit : Vous naviez pas le droit
de la toucher, nest-ce pas ? J ai saisi ma verge et jai
dit : Non, je recevais chaque fois une tape. J e me
frappais la main en racontant J anov comment cela se
passait. Il a dit : Vous naviez pas le droit davoir un
pnis, nest-ce pas ? J ai dit : Non. Alors je me
suis assis et je me suis caress le pnis. J e suis all de-
vant le miroir, jai baiss mon pantalon et je me suis
caress le pnis en disant mon pre et ma mre que
tout tait bien. J ai dit J anov que je ne pouvais, avoir
un pnis quen secret, quand je me masturbais; pourtant,
jaurais voulu quil fasse partie de toute ma vie. Vous
le saviez, nest-ce pas ? ma-t-il dit. Oui ! je le sa-
vais ! et cest pour a quils avaient peur. Ils savaient
que jtais au courant et ils taient presss de tout ren-
fermer bien vite. Et cest comme a que vous tes
devenu une bonne petite tapette. Eh oui.
Ctait un sentiment extraordinaire de me caresser et
de dire mon pre et ma mre que jen avais le droit.
Partout, dans la philosophie, dans la religion, dans le
travail et Dieu sait encore o, javais cherch ce senti-
ment et aujourdhui je lai trouv dans mon pnis. J a-
nov, vous tes formidable. Cest merveilleux , ai-je dit.
Rentr chez moi, jai pass le plus clair de mon temps
me caresser le pnis et dire mon pre et ma mre
que ctait bien. En sortant du cabinet de J anov, jai
crois dans le corridor un homme dun certain ge, lair
cossu. Dabord, jai eu mon sentiment habituel, un sen-
timent de gne et de honte secrte la vue dun tranger
qui avait lair plus imposant que moi. Puis jai senti que
javais un pnis et que tout tait en ordre; immdiate-
ment, mon attitude a chang. J e me suis brusquement
senti laise, en accord avec moi-mme et sans hostilit
son gard. J amais je navais eu ce sentiment. La mme
chose mest arriv en croisant quelques femmes dans le
supermarch.
J e nai plus le mme pass. Il me faut retourner sur
mon pass et le reconstituer entirement pour le mettre
en harmonie avec ce que japprends maintenant. Il me
faut le faire afin dobtenir de la continuit dans ma vie.
Sans continuit, je ne puis arriver un changement dans
lordre.
En thrapie, je cherche mexprimer de plus en plus
sans utiliser les rgles de la logique habituelle et le lan-
gage structur, les phrases entires, relies les unes aux
autres, etc. Car je bousille tout si jessaie la fois de
ressentir la ralit et denfermer cette exprience dans
un schma de pense et dans des structures linguis-
tiques.

Mardi

Aujourdhui, J anov a essay de me faire pleurer
comme un petit bb. J e ny ai pas russi. J y suis arriv
pendant un tout petit moment, mais aprs jai chou.
J ai gigot par terre pendant trois heures et demi. J ai
essay de retrouver le sentiment par lenvie de pisser.
Mais ctait une impasse, un pige. Si jallais pisser, je
ne pourrais pas pleurer parce quen pissant, jvacuerais
mes sentiments. Inversement, si jarrivais pleurer, mes
muscles se relcheraient et je pisserais partout.
Leffort a nanmoins produit quelques insights. Leur
valeur sest rvle tre immense. J ai ressenti la colre
quprouvait ma mre en me regardant gigoter et pleurer
dans mon berceau. J e ne pouvais y faire face. J e me
cachais pour ne pas le voir. J ai senti ce que ctait que
de ne jamais recevoir assez de lait et de manger de lair.
J e lisais l'absence damour sur leurs visages. J e voulais
me cacher sous le divan pour ne pas voir leur expression
glaciale. J e me suis donc gliss sous le divan en criant
J anov : Quest-ce que vous voulez savoir ? J ai
commenc parler comme un bb, la bouche toute
tordue. Y veut pas me laisser crier ! J ai senti quel
point mon pre tait loign de moi comme sil appa-
raissait pour dire : J aiderai prendre soin de toi, mais
ne tattends pas ce que je sois ton pre. J ai senti
quil me cachait toujours son pnis et quil ne me per-
mettait jamais de le voir nu. Ma mre non plus, je ne lai
jamais vue nue.
A la fin de cette scne, jtais totalement puis
trop puis mme pour en crire le compte rendu com-
plet. Ceci est tout ce que jai pu faire.
Quelquefois, quand jtais tout petit, je me cachais
sous le lit ou derrire le divan. J aimais cela parce que
jy tais tout seul et que ma mre ne pouvait pas me
voir. J e me sentais bien et libre quand on ne me voyait
pas. Aujourdhui, sous le divan, jai fait la mme chose.
J e men souviens maintenant. J avais oubli tout a.
J en avais assez de voir sa colre. Cest pour a que je
me cachais l o je trouvais la solitude, le calme et
lamour.
En thrapie, jai un comportement trs caractristique.
J e pars en flche. Puis quelque chose se met clocher.
J e semble avoir besoin den faire une grosse affaire, je
lutte beaucoup et jessuie des checs. Puis je reviens
rellement sur moi-mme jusqu ce que je redevienne
un petit garon dsarm. J e ne comprends pas ce qui
marrive. Tout ce que je vois cest que mon attention a
t dtourne de ce que je fais et dirige vers autre
chose.

Mercredi

Aujourdhui, jai encore pass la sance me tordre
sur le sol. J ai compris combien javais eu une ducation
rigide. Mon corps na jamais eu le droit de faire ce quil
voulait. Il tait emprisonn dans une camisole de force.
J e navais pas le droit de donner des coups de pied, de
gigoter et de me rouler dans tous les sens. J e ne pouvais
pas jouer avec ma mre. J amais je nai eu le droit de la
tter. Il semble quun grand nombre de mes dsirs et de
mes besoins mtaient dnis.
Aujourdhui, jai appris jouer et me rouler par
terre. Mais il y a eu toujours le mme jeu avec cette
envie de pisser. Et nous navons pas fait ce que nous
aurions d faire depuis le dbut de la semaine : revenir
cette peur de la pdale que javais prouve samedi
dernier.

Jeudi

Aujourd'hui, jai ressenti ma peur, cette peur de la p-
drastie. Ce ntait pas comme samedi o jtais rentr
avec un mal de tte tuant, mais je my suis plong assez
profondment pour ressentir ce que ctait. J tais sur le
sol et je retrouvais le bb que jai t. J ai retrouv le
bb et ma mre, mais aprs, je me suis troubl. J e ne
savais pas si je devais me mettre en colre ou reprendre
ce personnage de bb gigotant par terre. J appelle
maintenant cette seconde attitude ma crise de bb. Puis
jai de nouveau eu envie de pisser.
Cette fois, je me suis mis en colre. J ai t comme un
volcan dchan. J e tapais les coussins les uns contre les
autres pour me librer du contrle que ma mre exerait
sur mon corps. J ai hurl et jai pest contre la pression
que je sentais dans mon ventre, lui disant que je voulais
tre matre de mon ventre !
Cela a dur assez longtemps jusqu ce qu mon
grand tonnement, je sente que jtais effectivement
devenu matre de mon ventre. Lenvie de pisser a dispa-
ru. Cest par la colre que je me suis rendu matre de
mon corps ! Par la violence, jai obtenu ce qui
mappartient de droit mon corps.

Vendredi

Aujourdhui nous sommes revenus sur mon pre et
ma mre et sur les rapports que javais avec eux dans
mon enfance. J ai dit J anov que mon pre tait pour
ainsi dire totalement ferm, que le peu de rapports que
javais, je les avais avec ma mre, comment, en fait, je
navais personne, combien jtais seul et dsempar au
lyce, sans personne pour me guider ou me conseiller,
comment jen tais venu pouser quelquun daussi
teint que Phyllis.
Puis nous avons parl de mon scepticisme lgard de
lenseignement. Cela se rsumait au fait que ctait un
programme respectable, sr, bourgeois, sans risques, et
je voulais envoyer le programme au diable. J ai dit
J anov que javais peur parce que je ne savais pas quoi
le nouveau moi allait ressembler, et que jhsitais
abandonner le seul moi que je connaisse. Puis jai com-
pris quil me fallait me dtourner de ce moi, que je le
veuille ou non, parce que si je gardais le programme, je
gardais aussi le pd, et je nen veux plus !
Il ma demand ce que javais tir de ces deux se-
maines. J ai rpondu que javais retrouv mon pass et
mon corps . Il ma demand ce que je voulais faire.
J ai rpondu que je voulais apprendre aux gens avoir
une conscience individuelle et une conscience politique.
Quand je suis rentr, jtais au comble de lexcitation.
Le dsir urgent de faire quelque chose de ma vie,
quelque chose de sens, me tenait. J e me rendais compte
que ni les femmes, ni le tabac, ni lalcool, ni largent, ni
la drogue ne pourraient servir de substituts.

Samedi

Aujourdhui, la sance de groupe a de nouveau com-
menc avec tout le monde par terre. Quand plusieurs
malades se sont mis appeler leur mre en pleurant, je
me suis mis en colre parce que je ne pouvais pas re-
tourner au pass, car il ny avait rien. J anov ma vu assis
dans mon coin et ma dit de me coucher par terre. J ai
commenc frapper le sol, jtais dans une fureur
aveugle. Puis jai hurl de colre : J e suis furieux,
pourquoi y me laissent pas pleurer ? J e veux ma vie.
J anov est venu ct de moi, je lui ai dit que je mtais
coup de tout pendant vingt ans et quil tait trs diffi-
cile de retourner mon pre et ma mre. J ai dit : J e
peux pleurer pour grand-pre parce quil se souciait de
moi et quil maidait. Il a rpondu : Dites-leur que
vous voulez revenir. Alors je leur ai dit que je voulais
revenir eux tel que jtais et que je voulais quils se
soucient de moi comme grand-pre. Pendant un petit
moment jai sanglot sans retenue. Puis jai parl
J anov de loncle Mac et comment grand-pre lavait
rejet avec mpris parce quil voulait devenir musicien,
combien Mac hassait grand-pre et quil stait tu par
la boisson. Exactement comme vous vous tes tu , a
dit J anov. Mais au moins, Mac semblait savoir ce quil
voulait. Moi, je ne le sais pas encore. Non , ajouta-
t-il, ils vous ont bousill .
J e me suis plong dans mon sentiment concernant
Mac, mon oncle favori et lidole de mon enfance, puis
dans celui de mon lent suicide, dans ce que mon pre et
ma mre avaient fait. J ai senti une immense souffrance
dans ma tte et dans mes tripes. Puis jai eu ma crise de
bb qui se dmne. Quand jen suis sorti, ils taient
tous en train de me regarder. Ils ont dit que ma colre
leur avait fait peur.
J e leur ai dit tous comment javais essay toute la
semaine de laisser la peur prendre possession de mon
corps. Une femme ma fait remarquer que quand la
souffrance tait monte, je ntais pas rest immobile
mais que jtais entr dans ma crise de bb. Ctait une
remarque judicieuse. Dautant que ma mthode ne mar-
chait pas. Au cur de la crise, je ne ressens quune
motion aveugle. J usqu ce que je me calme, tout le
reste disparat. Il y a fort peu de chances pour que je
passe jamais dune colre aveugle une peur paraly-
sante.
En rentrant, je me suis aperu que javais mal aux
reins, comme quelquun qui travaille un bon coup un
jour, aprs une longue priode dinactivit. La douleur
se situait au mme endroit que quand je reste couch
immobile sur le sol !
Aujourdhui, je suis alle une soire. Ctait la pre-
mire fois depuis deux semaines que javais un contact
social. J e navais pas envie de boire ou de fumer, mais
javais envie de baiser et de faire une ou deux botes.
J e me sentais bien un autre moi-mme, un tre
nouveau. Plus vivant. On aurait dit que cette vitalit
tait irradiante, elle se rpandait autour de moi, sur les
autres. J ai rencontr une ravissante blonde qui sappelle
Frances. J ai aussi fait la connaissance dEileen, une
brune assez piquante qui portait une longue robe trs
dcollete et des bijoux en or. Mais je me sentais plus
attir par Frances parce quelle avait un corps dont elle
se servait merveilleusement bien. J e lai regarde danser
pendant un long moment. Puis jai essay de danser
avec elle mais a ne marchait pas trs bien. J ai retrouv
lancien manque dassurance, leffacement, le sentiment
dtre un pd. J ai remarqu que bon nombre de gens
avaient lair dprouver des sentiments analogues. Ils
ntaient pas laise dans leurs corps, ils ntaient
laise dans rien. Baiser Frances la fin de la soire,
c'tait bon, mais jaurais voulu quelle ne se donne pas
tant de mal faire travailler sa tte. Tu es un vrai
homme... et tout un tas de foutaises. Ce matin jai
senti que jaurais d faire quelque chose ce sujet, dire
par exemple : Dtends-toi, ne force rien. Laisse ton
corps commander ta tte. Alors tu pourras te passer de
toutes ces foutaises.
Dimanche jai dormi. En mveillant, jai peru une
vague clart, un peu comme on voit la lumire laube
avant de voir le soleil. Par intermittences, javais dj eu
cette impression, au cours des jours prcdents. Cela
mavait fait peur. On aurait dit que ctait un sentiment
effroyable et que cette manire de sinsinuer tait une
faon de me prparer le supporter. J ai eu limpression
que ce jour ntait pas loin et quil fallait que je my
prpare.

Lundi

Ce que jai appris aujourdhui doit tre expos dune
manire gnrale, parce que cest dordre tellement
physique.
J ai racont J anov tout ce qui stait pass pendant
le week-end. J e lui ai dit que je me sentais toujours
exclu la maison et que mme grand-pre, sil avait
vcu, se serait retourn contre moi, parce quil tait de
lancienne cole. Il aurait t contre moi, exactement
comme il tait contre Mac. J anov ma dit alors de leur
dire adieu tous grand-pre, mon pre et ma
mre. J e leur ai dit tous quil me fallait aller de
lavant, que je les aimais mais que je ne voulais pas tre
prisonnier de leur faon de vivre eux. J e leur ai dit de
ne pas sen faire, que je ne prendrais pas le chemin
quavait pris Mac.
L-dessus, jai eu besoin de pisser. J anov ma dit de le
faire monter au lieu de le pousser vers le bas. Cest ce
que jai fait. J ai exerc une pousse ascendante avec
ma respiration, ma voix, mon pnis, mes mains, mon
estomac, mon dos et mes jambes. J ai senti la pression
se rduire progressivement jusquau point o mon esprit
a pu lcher et o mon corps a pu prendre la relve. Cela
sest produit quand jai eu une impression de bien-tre
dans mon pnis et quand les mouvements de mon corps
ont t coordonns ma respiration. A ce moment, je
me suis rendu compte que depuis des annes, ils
ntaient pas synchrones. La raison en tait que je ne
respirais pas bien. En inspirant, je me remplissais le
ventre dair, et jexpirais mal. A mi-chemin de
labdomen, les deux courants se heurtaient. La partie
infrieure de mon abdomen tait bloque. Toute activit
gnitale tait coupe du rythme de ma respiration.
En plongeant plus profondment, jai appris les mou-
vements que jaurais voulu faire dans le berceau sans en
tre capable et que javais remplac par ma crise de
bb. J ai senti dans mon ventre un mouvement ondula-
toire qui tait en accord avec le rythme de ma respira-
tion et celui de ma voix, ctait trs agrable. J avais
une sensation trs agrable dans mon pnis et les mou-
vements de mon corps taient rythms comme quand on
baise, seulement, jtais sur le dos. J e me sentais tout
dun coup lav de toutes mes colres et de toutes mes
frustrations. J e ne suis pas arriv tout sortir au-
jourdhui. J avais toujours les extrmits raides. Mais
elles y parviendront leur tour.

Mardi

Aujourdhui, il ne sest pas pass grand-chose. J tais
trop fatigu par la longue et puisante sance dhier.
J anov sen est rendu compte et on a lev la sance au
bout dune demi-heure. Quand je suis rentr, jai sombr
dans une crise de cafard.

Mercredi

J ai dit J anov que je voulais mattaquer ce cafard.
Enfoncez-vous dedans , a-t-il dit. J y suis all tout
droit. J e me suis dit que je ne valais rien, que je perdais
mon temps et mon argent en thrapie, et qu la fin, rien
naurait chang. Puis je me suis lament sur le fait que
je ne serais jamais rien dautre quun professeur de
lyce. J ai expliqu plein de tristesse que jtais inca-
pable de reprendre des tudes suprieures, je nai pas
dargent, je suis trop vieux et je ne suis pas assez dou.
J ai aussi dit que je navais pas le droit de parler de
sujets tels que l'uvre de Sir J ames Frazer ou la mytho-
logie. Pour rsumer le tout, je me suis plaint en disant
que les choses ne changeraient jamais, que jtais vrai-
ment dsempar et que ce ntait mme pas la peine
dessayer dy faire quelque chose.
J anov ma dit de me laisser encore plus profondment
aller ce sentiment. J e lui ai dit que je menfonais dans
un trou noir o jtais plong dans lobscurit, seul et
abandonn de tous. Il ma dit de demander mon pre
et ma mre de maider. J e les ai appels, mais cela ne
ma pas fait grand-chose. J ai dit J anov que mon pre
ne pouvait pas maider parce quil tait compltement
teint et ferm. Il ma dit de respirer profondment et de
menfoncer encore davantage dans mon sentiment. J e
lai fait et jai commenc avoir mal au ventre. J ai dit
J anov que je navais confiance en personne, l, dans
ce trou. J e veux tre seul. Quand il y a des gens autour
de moi, lorsque je suis dans ce profond trou noir, je
mnerve. J e suis agac parce que je ne sais pas ce
quils vont me faire. Puis, jai dcrit comment jallais
me cacher derrire le divan quand jtais petit. J avais
aussi coutume de me cacher dans une armoire toute
noire et dans le grand placard de la chambre de mes
parents o on mettait les chaussures. J aimais les en-
droits sombres et isols o je pouvais tre seul. J anov
ma dit de respirer profondment et de menfoncer en-
core dans ce que je ressentais. J e lui ai dit que le petit
bb se noyait, quil coulait. J avais le vertige, jtais en
train de sombrer. J anov ma demand dappeler ma
mre l'aide. J e lai fait. Elle se contentait de rester
plante l. Puis J anov ma dit de laisser le bb se
noyer. J ai senti un poids norme sur ma poitrine.
J avais de plus en plus de peine respirer. J anov ma dit
dinterrompre ma respiration et de laisser le bb se
noyer. J e lai fait. Sans un mot, sans une larme. Aussi
froidement que ma mre. Mais rtrospectivement, il me
semble que le bb ne sest pas noy. Il a simplement
disparu du champ de ma conscience.
Ensuite, J anov ma dit de raconter le peu de fois o
mon pre et ma mre staient montrs chaleureux
mon gard. J e lui ai dit que javais vu de vraies larmes
dans les yeux de ma mre quand, enfant, javais eu une
grave pneumonie qui mettait ma vie en danger. J ai
aussi racont que quelquefois, mon pre nous emmenait
la gare pour voir arriver le train. On restait l un mo-
ment parler avec le chef de gare, lemploy des postes,
le type des messageries, le chauffeur de taxi, avec tous
les gens qui se trouvaient par l. Quand jtais petit,
javais chaque soir juste avant de mendormir un fan-
tasme propos de larrive du train. J tais au milieu
des rails, attendant, quil entre en gare. J e le voyais
venir du fond de lhorizon. Les minces rubans de fume
se changeaient en colonnes paisses au fur et mesure
quil approchait. J uste au moment o la puissante ma-
chine noire fondait sur moi, je sombrais dans le som-
meil. J avais limpression que quand le train tait arriv,
je pouvais me reposer. J ai dit J anov que je sentais
quil y avait un rapport entre ce fantasme et le fait de me
cacher dans le placard. Dans les deux cas, la scne se
droulait dans lobscurit. J tais toujours seul. Finale-
ment je me sentais toujours seul et envelopp de cha-
leur.
J e nai pas pu me souvenir davoir t caress et cajo-
l, malgr tous mes efforts de me rappeler un contact
physique chaleureux de la part de mes parents. Mais je
me souviens davoir fait une sieste sur le divan, blotti
contre ma mre. J e me souviens aussi davoir lev la
main pour toucher la barbe de mon pre. J e me souviens
de lavoir regard se raser et davoir senti la lotion ca-
pillaire dont il se servait. Il me chantait toujours une
petite comptine et il riait. J avais presque peur de tou-
cher mon pre.

Jeudi

J ai dit J anov combien jtais dsol davoir laiss le
bb se noyer hier, sans seulement verser une larme.
Si cela avait t le bb de quelquun dautre, jen
aurais t compltement boulevers , ai-je conclu.
J ai expliqu J anov quil mtait toujours trs diffi-
cile de recevoir des flicitations quand je faisais quelque
chose de bien. J e frmissais secrtement de fiert en
voyant mon nom sur les pages sportives des journaux,
mais quand quelquun men parlait, jtais plong dans
le plus profond embarras. Il stait pass la mme chose
quand les gens avaient dcouvert que jallais For-
dham
1
. J aurais prfr quils nen sachent rien du tout.
Quoi que je fasse, je ne me permettais pas den tre fier.
Ctait une sorte de punition que je minfligeais de peur
de devenir vaniteux. J anov ma demand pourquoi. J e
lui ai dit : J e ne voulais pas tre diffrent des autres.
Le succs aurait largi le gouffre qui me sparait de
mon pre et de tous les autres. Et en ce qui me concer-
nait, je le trouvais dj assez grand. J e faisais donc
comme mon pre, je mtais condamn veiller la piti
des autres.
J e suis longtemps rest tendu : je parlais de mon
pauvre pre et je pensais lui. Tout coup, je me suis
rendu compte de ce que jtais en train de faire. J e me
suis cri : Mon Dieu ! Quy a-t-il ? a demand
J anov. J ai dit : J e suis en train de mapitoyer sur mon
pre parce quil ntait pas un bon pre pour moi. Mais
quen est-il de moi ? Et toute la piti que lui tmoi-
gnaient les gens ne lui servait rien. Bon, continue,
papa, reste comme tu es ! Cela na plus dimportance.
Cest ton problme, et si tu ny peux rien, cest ton
affaire. Continue et reste comme tu es. Pour moi, a ne

1
Universit catholique Bronx (New York).
change plus rien. Il est trop tard maintenant. Adieu,
papa : cest trs triste de dire adieu ! Tu navais pas de
mauvaises intentions. Mais il faut que jaille de
lavant.
En rentrant, jai djeun, puis jai fait la sieste. En
mveillant, jai eu le sentiment que jtais en train de
faire des tudes suprieures en psychologie. J en ai
pleur de joie.

Vendredi

Nous avons pris un jour de repos et jai emmen mon
fils, Fred, se baigner au lac Gregory. Nous nous sommes
bien amuss, mais jtais tendu. Nous tions couchs au
milieu du lac, sur un aquaplane. J e ne suis pas arriv
me laisser aller compltement. J e pensais mon enfance
quand je voulais ma mre et quelle ntait pas l. Il
ny avait pas seulement son absence physique, mais
aussi une absence de cur. Son cur froid, bard
dacier, qui repoussait tout le monde ds quil tait
question daimer.

Samedi, sance de groupe

J ai t subjugu par le sentiment du bb qui de-
mande sa mre. Le rve o jai tellement peur tourne
autour de cela. Cest ce qui va venir, ce a quoi je me
suis prpar. J ai essay de my plonger aujourd'hui
mais je ne suis pas all bien loin. Puis jai fait ce que je
faisais chaque fois que ma mre me rejetait. J ai fait une
crise de bb et jai vacu mes sentiments en pissant.

Lundi

Aujourdhui, jai repens ma mre. J ai ressenti une
partie de ce que jai souffert dtre toujours rejet, m-
pris, et toujours si isol. J ai t pris de colre. J ai
hurl, jai hurl que je hassais tout et que je hassais ma
mre pour tout ce quelle me faisait. Puis jai pleur
amrement sur tout ce qui tait perdu. J ai tendu les bras
vers ma mre, ils sont tombs dans le vide. J ai pleur
pour appeler ma mre et mes pleurs sont tombs dans le
vide. J ai dit J anov combien jenviais les enfants qui
taient apprcis et considrs par leurs parents. J ai dit
ma mre quil fallait toujours se comporter comme
elle lentendait si lon ne voulait pas tre condamn par
elle. J avais un sentiment de tristesse et dinfinie soli-
tude.

Mardi

Comment vous sentez-vous ? ma demand J anov
ds le dbut. Aujourdhui, jai le cafard. Com-
ment a ? Hier, ctait trs triste de se sentir si
seul et si abandonn. J e me suis toujours senti plus
proche de ma grand-mre que de ma propre mre.
Parlez-moi delle. Oh ! ctait une femme mer-
veilleuse. Elle tait patiente et comprhensive. Elle
ntait pas toujours sur mon dos comme ma mre.
Quand javais des problmes, jallais toujours vers elle.
Elle mcoutait et elle me soutenait. Quand jtais ma-
lade lcole, jallais voir ma grand-mre parce que je
savais quelle ne se mettrait pas en colre contre moi et
quelle me soignerait. Elle me prparait un bouillon
chaud ou une infusion de sassafras. Elle sinterrompait
mme dans son travail pour soccuper de moi.
Aprs la mort de grand-pre, elle alla habiter dans un
appartement. J allais la voir et je lui rendais les services
que je pouvais, parce que je savais quelle naimait pas
tre seule et elle tait si gentille avec moi que je voulais
faire tout ce que je pouvais pour elle. Aprs avoir fait
une chute et stre cass le col du fmur, elle dmna-
gea pour habiter en face de lglise afin de navoir que
la rue traverser pour aller la messe. Ctait prs de
lcole, et je passais tous les jours la voir pour savoir si
tout allait bien. Sil y avait quelque chose qui nallait
pas, je men occupais. J aimais vraiment ma grand-
mre. J aurais voulu tre l quand elle tait morte.
Dites-lui adieu maintenant. Alors, jai dit adieu ma
grand-mre. J ai pleur comme javais pleur pour
grand-pre presque aussi fort. J e lui ai dit tout ce
quelle avait t pour moi. J e lai remercie davoir t
si bonne et si gentille avec moi. J e lui ai dit quelle
aurait toujours une place en moi, que tout le restant de
mes jours, je la garderais tout prs de moi. J e lui ai dit
combien je dsirais la prendre dans mes bras et la serrer
bien fort. J e lui ai dit que ctait bon douvrir mon cur
et de pleurer parce quelle mritait tout lamour et toute
laffection que je pouvais lui donner. Cest facile de
pleurer grand-pre et grand-mre, ai-je dit, mais cest
difficile de pleurer mon pre et ma mre.
Maintenant, a dit J anov, faites pleurer le bb qui
appelle sa mre, faites-le pleurer pour lappeler.
J ai appel. J ai pleur sans un mot, parce quhier,
couch sur le divan chez moi, je mtais aperu que les
mots mcartaient de la grande peur, du grand senti-
ment. Cette fois, jai appel avec des cris suppliants
mais inarticuls, puis le sentiment ma inond comme
une averse printanire. Ctait le sentiment ltat pur,
sans mots, sans images de mon grand-pre, de mon
pre, de ma grand-mre ou de ma mre. Ctait le be-
soin ltat pur. J ai pleur de tout mon corps. Tout
mon corps a pleur de besoin, secou de profonds san-
glots et les larmes jaillissaient comme le sang dune
blessure ouverte.
Une fois mes pleurs apaiss, je nageais dans le bon-
heur. J anov ma demand pourquoi. J ai dit : Parce
que je me sens entier. Que voulez-vous dire ?
On peut lexpliquer de diverses manires. Mainte-
nant, je peux remonter le cours de tous mes sentiments
(ce que jentendais par tre n) sans qu'ils se heurtent. J e
nai pas besoin den carter certains pour viter quils se
heurtent. J e suis en possession de toute la gamme de
mes sentiments. J e possde le bb que jai t et je vais
prendre bien soin de lui. J e prendrai sa dfense et je le
soutiendrai quand il en aura besoin. Mon histoire de-
vient le prsent. Toute la journe, je me suis senti
comme une jeune pousse qui vient peine de sortir de
terre. Tout me touchait avec tendresse. J e sentais rouler
en moi des vagues de sentiments. Le soir, en sance de
groupe, une jeune femme a pleur cause de la souf-
france que lui causait la vie. Nous en sommes venus
parler de ce que nous, qui sommes passs en thrapie
primale, nous ferions dans ce monde barbare. J tais au
bord dun primal mais je ne savais pas comment y arri-
ver. J e ne voulais pas prendre un faux dpart qui aurait
tout ruin. J aurais voulu lui dire avec mon cur que
moi aussi je ressentais la souffrance, mais que je voulais
vivre parce quil y a de la chaleur et de la joie quand
nous sommes capables dassumer la souffrance que
nous ressentons en nous. La souffrance, comme toutes
les autres expriences de la vie, est passagre. Si nous
apprenons lassumer, nous aimer et nous prendre
en charge, la souffrance, si elle est authentique, nous
conduira lamour, la chaleur et la joie, en dpit de
tout ce qui se passe dans ce monde barbare. Car la souf-
france nest pas dans le monde, elle est dans notre corps,
o nous pouvons nous en occuper. Et ainsi tout est bien.
Vivre devient un problme rel qui ne nous conduit vers
la mort que si nous tenons la souffrance lcart.
J e nai rien dit de tout cela parce que cela naurait
servi strictement rien. Nous parlons tous trop, mme
quand ce que nous disons a une certaine valeur. J e suis
donc rentr et jai crit tout cela. Mais javais
limpression dtre sorti de cette sance les mains vides,
parce que je navais pas trouv ma propre voie pour
faire un primal, alors que jtais si profondment mu.
Maintenant, je deviens entier. J e suis mon corps. J e
suis une grande symphonie de sentiments riches et di-
vers; chacun parcourt mon corps de faon harmonieuse
et ils se compltent les uns les autres. Mon sexe, ma
structure physique, mon nergie, ma colre, ma peur,
mon ardeur, ma tristesse et ma joie sont autant
dlments dont chacun a son temps et sa texture il y
a des textures dans le temps et chacun en son temps
et sa manire, sert les besoins des autres. Maintenant,
je deviens entier, je suis ma propre origine. J e suis mon
propre pre. J e suis ma propre mre. J e suis mon corps.
J e suis ce que je ressens.

Mercredi

Ce matin, jai de nouveau pleur de besoin, de pur be-
soin. J coutais ladagio du quatuor en la mineur de
Beethoven, jtais au milieu de la salle manger et je
pleurais avec la musique (jamais je nai entendu un
morceau qui voque un tel degr la douleur physique
la plus intense), exactement comme hier en sance,
javais laiss pleurer le bb. Il ny avait pas de mots,
pas dimages. Il y avait du chagrin et de la souffrance
ltat pur dans la musique et je pleurais cause du cha-
grin et de la souffrance qui taient en moi.

Jeudi

J e me suis mis travailler sur mes notes. J en suis ar-
riv la page 45 : pas de mre, tristesse et solitude. J ai
repens mon projet daller chez moi. Est-ce que jai
envie de voir quelquun dautre que mon pre et ma
mre ? Non. J y vais pour la thrapie, non pour
mamuser. Oh si ! je voudrais voir tante Millie et oncle
Les. Millie tait si gentille avec moi quand jtais ado-
lescent. Les aussi. J e voudrais les remercier comme jai
remerci grand-pre et grand-mre parce que jtais
triste et seul et quils mont aid. Quel orphelin je fai-
sais, un orphelin avec des parents ! Me voil projet
dans le sentiment de souffrance primale. Bang ! Me
voil dans un primal triste et solitaire. Bang ! Voil ce
qutait le primal en la mineur : tristesse et solitude.
Bang ! Me voil de nouveau rel.

Vendredi

Premier jour depuis dimanche o je nai pas fait de
primal. Mais je sens quil y en a un qui approche. Ce
matin j'ai pens cette visite chez moi et jai imagin
quelles seraient leurs ractions. Pas de travail. Cheveux
longs. Vivant la dure. J e voyais dici ma mre jouer
lair de Nous nous faisons du souci . Puis jai pens
en moi-mme : Tu sais ce que tu me fais avec ton nous
nous faisons du souci , maman ? Cela me place part.
Cela fait de moi un cas spcial. Il y a quelque chose qui
ne va pas en moi. Cest ta faon de faire que quelque
chose naille pas en moi, afin que tu puisses continuer
dominer. S'il y a quelque chose qui ne va pas en moi,
lattention ne se concentre pas sur toi. Tu sais ce que
cela ma fait, maman ? Cela a fait de moi un marginal.
Un petit orphelin solitaire avec des parents !
Ainsi, jai compris combien jai peur de sortir de mon
enveloppe bourgeoise. J ai peur que mon pre et ma
mre ne mabandonnent et mexcluent. J ai peur. Cest
la grande peur. Le petit garon solitaire et triste.

Lundi Vendredi

J e suis retourn Woodsville pour voir mes parents.
Ctait la premire fois que jy revenais depuis une
dizaine dannes. Cette visite a confirm tout ce que la
thrapie ma fait dcouvrir. Ils mont fait toute une
histoire parce quils allaient tre interviews pour le
film
1
. Leur rticence navait rien voir avec moi ou
avec mon pass, pourtant c'est tout ce dont on leur de-
mandait de parler. Ma mre a essay de me tracasser
parce que javais divorc, parce que javais quitt
lEglise catholique et que je ne travaillais pas. J ai at-
tendu pour voir ce que ferait mon pre. Rien, comme
lhabitude. Il la laisse parler. Alors moi, jai mis un
terme ses reproches. Tout cela faisait mal : les tracas-
series, lapathie caractristique de mon pre, la colre
par laquelle jai mis fin aux vexations. Puis ma mre a
essay de me coller ltiquette de fou , et l, jai
vraiment explos. Aprs, les choses se sont arranges
extrieurement, mais au fond, rien na chang. Le soir,
je suis sorti, juste pour les quitter un moment. En sortant
de la maison, jai eu ce mme sentiment dtre un or-
phelin que javais connu si bien dans mes solitaires
promenades dadolescent. J ai commenc me deman-
der comment javais russi supporter tout cela quand
jtais jeune.
J e suis all voir la vieille gare, la rivire, les bois, et le
grand pont. J ai retrouv tous les sentiments du jeune
garon qui cherchait refuge dans la nature. J e suis rest
un moment sur le pont et jai pleur sur le garon qui
lpoque ne pouvait pas se permettre de ressentir toute
la souffrance. Alors je suis rest l sur le pont et jai
pleur et je lai laiss la ressentir maintenant mainte-
nant que cest pass. J tais rempli de reconnaissance et
daffection pour ces lieux qui avaient donn ce jeune

1
Allusion au documentaire que l'on fait sur le traitement de Tom.
garon une ide de ce dont il avait si profondment
besoin.
J e suis redescendu pour aller voir mon oncle et ma
tante. J e leur ai racont toute la thrapie parce que je
savais quils sy intresseraient et quils me compren-
draient. Ctait merveilleux de les retrouver. Ctait bon
de leur dire tout ce quils reprsentaient pour moi, de
leur dire tout ce quils avaient fait pour moi quand
jtais adolescent. Ils en taient heureux. Toute la soi-
re, des ondes de chaleur enveloppaient la pice.
J e suis all au cimetire pour voir les tombes de
grand-pre et de grand-mre. J e me suis agenouill entre
leurs tombes et je leur ai dit tout ce que je leur avais
dj dit en thrapie. J e suis rest agenouill longtemps,
pleurer et parler grand-pre et grand-mre. Puis,
quand mes pleurs se sont calms, je suis rest agenouill
l, en silence. J e navais jamais vu la tombe de grand-
mre. Vingt-deux annes taient passes depuis le jour
o jtais venu ici pour lenterrement de grand-pre.
Pour moi, ctait hier. Loncle Mac tait aussi enterr l.
Cette tombe non plus je ne lavais jamais vue. Devant sa
tombe je nai pu dire que mon pauvre oncle Mac .
Puis je suis all sur celles de grand-pre et de grand-
mre, jai touch un long moment la pierre tombale. Et
je suis parti.
Ce retour chez mes parents ma rapproch de la cha-
leur que je dsire sentir, car il a confirm la ralit de
ma souffrance et celle de la thrapie. Maintenant, le seul
problme est de traverser la souffrance. La chaleur est
de lautre ct. Maintenant je sais o est lamour et o
est la chaleur humaine de lautre ct de la souf-
france. Il faut que je la traverse. Lexprience que jai
faite de la souffrance suffit dj mavoir fait com-
prendre cela. Maintenant je nai plus besoin de compter
constamment sur mon ancienne faon de rechercher
lamour et la chaleur humaine. Auparavant, je
marrangeais pour ne pas exploiter toutes mes capacits,
pour inspirer la piti (javais pris tort la piti pour
lamour et la chaleur humaine). Auparavant, je voulais
que les autres sapitoient sur moi. J e voulais quils com-
pensent le manque daffection et damour que
minfligeaient mes parents, le manque de cet amour
dont javais si terriblement besoin. J e me diminuais
jusqu me comporter de faon imprvisible. J esprais
alors que quelquun viendrait qui aurait piti de moi (ma
mre) et qui maccorderait aide et soutien (mon pre).

Conclusions

Au bout de trois semaines de traitement, on observe
plusieurs profonds changements.
Dabord, avant la thrapie, je fumais environ trois pa-
quets de cigarettes par jour. Non seulement je me suis
arrt de fumer mais je nen ai plus le moindre dsir.
Deuximement, avant la thrapie, je buvais pas mal.
J allais plusieurs fois par semaine dans les bars. J e ne
buvais jamais au point dtre sol mais quatre ou cinq
whiskies ne me faisaient pas peur. J e nai plus envie de
poursuivre cette habitude.
Troisimement, mon activit sexuelle sest considra-
blement ralentie. Avant le traitement javais des rap-
ports au moins trois fois par semaine. La thrapie a
commenc il y a un mois et demi et je nai eu de rap-
ports que trois fois. Pour ce qui est des deux premires
modifications, je suis sr quelles sont dfinitives, mais
en ce qui concerne mes sentiments quant ma vie
sexuelle, je ne vois pas encore clair. Avant la thrapie,
je couchais avec de nombreuses femmes. Il tait rare
que je couche avec la mme femme plus dune fois dans
la mme semaine. Avoir des femmes, ctait un moyen
de me dissimuler ma souffrance profonde la souf-
france dtre exclu, dtre un rat. On ne peut pas rus-
sir tre un rat si lon regarde les choses en face, on
doit prendre la fuite. Il faut avoir une couverture
pour se dissimuler la honte dtre un rat. Pour moi,
cette couverture, ctaient les femmes. J e ne ressens
plus le besoin de continuer ainsi. Mais mes dsirs rels,
il faut encore que je les dcouvre. Peut-tre que je
naurai plus besoin que dune seule femme ou dun petit
nombre je ne sais pas.
Quatrimement, je nai plus de problmes dinsomnie.
J e nai plus de maux de tte non plus.
Cinquimement, ma tension a considrablement dimi-
nu. Il en reste encore mais je sens quelle dcrot.
Siximement, les rapports que jai avec les autres se
modifient. (Cest le changement le plus subtil, il se fait
progressivement et est difficile dcrire.) J e nai plus
limpression dtre domin et passif le sentiment
dtre pd, comme je lavais avant dentrer en thrapie.
J e ne lai plus aussi intensment et je ne lai plus aussi
frquemment. Quelquefois jai du mal distinguer le
sentiment dtre pd de celui dtre simplement dsar-
m devant les gens qui maiment. (J e nai pas lhabitude
didentifier les deux sentiments.) Mais maintenant,
jarrive gnralement faire la distinction grce mon
sens de la solitude. Dans le sentiment dtre un pd, je
ne me sens pas seul. J e sens une prsence inquitante
qui se profile dans lombre du prsent. Lorsque jai le
sentiment dimpuissance, je me sens trs seul, mais cela
nest pas douloureux, cest plus ou moins excitant, selon
les circonstances.
J e suis plus distant dans mes rapports avec les autres,
mais cette distance semble une manire dapprofondir
mon aptitude lintimit. Cest encore quelque chose
dinachev et de nouveau pour moi, mais je crois que
cest une excitante promesse pour lavenir. Pour
linstant je nen suis quintrigu.
Dans mes relations avec les autres, et mme quand je
suis seul, je sens lindescriptible et profonde douleur de
tout cet amour perdu, dont javais si terriblement besoin
quand jtais enfant et que je nai pas reu. Quelquefois
cest un sentiment si violent que je suis presque paraly-
s. Cest encore le sentiment qui domine en moi. La
plupart du temps, je suis trs craintif ou au bord des
larmes. Aux yeux de la plupart des gens, je peux pa-
ratre triste. J e suis sr que mes amis qui ne sont pas au
courant se demandent secrtement quels bienfaits la
thrapie a pu mapporter.
Enfin, toute lorientation de mon existence est en train
de subir une immense transformation. Bien sr, ce pro-
cessus est encore inachev mais on peut esquisser cer-
taines modifications.
Dabord, je ne suis plus domin par le besoin dtre
reconnu sur le plan professionnel, de mme que je
nprouve plus le besoin dtre aim dune ou de plu-
sieurs femmes. Honntement, je ne peux pas dire pour
le moment que ces besoins aient t remplacs par autre
chose. Dans une certaine mesure je me sens un peu dans
les limbes, dans une espce de no-mans-land. Mais cela
ne me dconcerte pas particulirement parce que je sens
quelque chose de nouveau natre en moi. Il serait prma-
tur den parler maintenant, cependant je sens que cest
l, et que a grandit.
J e sens que le changement le plus radical est intervenu
dans mon systme de valeurs. J ai de plus en plus cons-
cience que la dynamique de mon organisme est en train
de mettre au point de nouvelles valeurs. Ce nest pas
mon intellect qui dirige ce processus, cest mon corps.
Mon intellect joue un certain rle mais cest un rle
secondaire. La meilleure faon de le dcrire, est de dire
que mon intellect, plus quil ne prend part au processus,
observe et enregistre ce qui sest pass, un peu comme
la science moderne a observ la structure et la dyna-
mique de latome pour laborer ensuite les notions abs-
traites de protons, neutrons, lectrons, et le reste, pour
rendre compte de ses observations.
Ce que jaffirme, cest que les concepts de valeur et
les ides par lesquelles nous essayons de diriger notre
comportement et nos expriences nont pas propre-
ment parler leur origine dans la pense. Si lon dfinit
notre exprience en fonction dides cest le rsultat
dune maladie qui nous coupe des processus organiques
de notre environnement, aussi bien que de ceux qui nous
sont propres. On rpte des expressions absurdes du
style lesprit doit dominer la matire ou savoir se
matriser , mais toutes ces remarques dnotent un pro-
fond clivage dans notre vision de lexistence; et ce cli-
vage nous coupe aussi bien du monde extrieur que de
nous-mmes.
Pour parler en termes positifs, jaffirme que les con-
cepts de valeur et les ides en fonction desquels nous
souhaitons organiser notre vie, ont leur origine directe
dans lexprience que lorganisme a de lui-mme. Ils
expriment les exigences de lorganisme en vue dune
vie saine, ce qui revient dire quils expriment nos
dsirs rels. Les ides participent et elles jouent un rle
important. Mais ce quil faut comprendre cest que les
ides dcoulent de lexprience. Par exemple, je
nlabore pas dabord une pense sur la ncessit dtre
avec un groupe de personnes pour aller les rejoindre
ensuite. En tout premier lieu, je fais lexprience de ma
propre solitude. Puis jlabore une pense ce sujet. Par
nature, cette ide double lexprience en quelque
sorte, elle la photographie. Cest ce qui me permet de
reconnatre lexprience, de la mettre en relation avec
dautres expriences, et finalement dagir en cons-
quence. Pour moi, ce processus est dune importance
capitale. Cela signifie que mes valeurs et mes buts, ce
que lhomme a toujours considr comme tant ce quil
y a de plus sacr dans la vie, ont en ralit leur source
dans la structure organique de mon tre. Cest pourquoi
il serait dcidment malsain si je permettais mon intel-
lect ou celui dautres gens, des autorits publiques
ou un systme philosophique qui prtend dtenir la
vrit , dassumer ce processus dlaboration des va-
leurs.



CHAPITRE 15

SOMMEIL, REVES ET SYMBOLES

Ds que le petit enfant nie la ralit catastrophique au
moment de la scne primale, il cesse dtre entirement
rel et sengage dans une voie qui le conduit vers une
irralit toujours plus grande. Ce processus est dtermi-
n jour aprs jour par des parents qui ne laissent pas
lenfant tre lui-mme, et exigent quil se conforme
une image quils ont invente et qui reprsente tout ce
quils attendent. Il sera selon les cas le bon petit gar-
on , le clown ou limbcile heureux .
Etre un moi symbolique reprsente un travail plein
temps. Lobligation de se dfendre contre le moi rel
simpose jour et nuit. Le jour, cest lacting-out symbo-
lique; la nuit, ce sont les rves symboliques qui, jusque
dans le sommeil, protgent lindividu de ses sentiments
rels. Par exemple, lenfant qui grandit dans le dsir de
satisfaire une mre exigeante, se montre serviable, sou-
rit ds quelle le regarde, lui parle de faon hsitante,
agit de manire se faire bien voir, offre des excuses
presque pour tout ce quil fait, bref il adopte des com-
portements divers qui dcoulent tous dun mme dsir
inconscient; Sois gentille avec moi, maman; je ferai
tout ce que tu voudras, si tu es gentille. Chacune de
ses attitudes renvoie de manire symbolique ce senti-
ment central.
Comme la nuit le besoin ne se modifie pas ni ne dis-
parat, il donne lieu un djouement au cours du rve,
encore sous forme symbolique. Le rve essaiera peut-
tre damadouer un monstre ou daccomplir quelque
chose dimpossible sans jamais y arriver tout fait. La
tche symbolique impossible est en ralit la tentative
dobtenir la gentillesse de la mre.
Par consquent, le premier point retenir est que les
rves ne sont que le prolongement de la conduite du
sujet veill et non des phnomnes diffrents. Cest la
lutte symbolique de la nuit la nvrose de la nuit. Il
parat raisonnable de penser quun nvros qui est n-
vros quand il va se coucher ne gurit pas pendant la
nuit pour se rveiller de nouveau nvros le lendemain
matin. Inversement, les personnes relles ne font pas
plus, pendant la nuit, de rves irrels, quils nadoptent,
le jour, des comportements irrels.
Le deuxime point retenir est que seules les per-
sonnes symboliques font des rves symboliques. Il ma
fallu pratiquer la thrapie primale pendant plusieurs
mois avant de mapercevoir quau fur et mesure que la
thrapie avanait, les malades faisaient des rves de plus
en plus rels. A la fin du traitement, les gens devenaient
ce quils taient non seulement le jour, mais gale-
ment la nuit et dans les rves : la mre tait la mre, les
enfants taient des enfants, et New York tait New
York. De plus, leurs rves se situaient dans le prsent et
non dans le pass comme beaucoup de rves nvro-
tiques. Ceci est logique puisque les symboles sont crs
pour masquer les anciens sentiments de lenfance. Ils
sont, une tentative de venir bout du pass. Lindividu
normal sest dbarrass de son pass. Il vit jour et nuit
dans le prsent.
Lindividu qui se sent dpourvu dimportance, ne peut
pas conclure des affaires importantes pendant la nuit
pour se dissimuler ce sentiment. Ses rves se chargeront
de le faire. Il rvera dtre flicit pour ses succs au
cours dune runion en son honneur. Ce rve et le fait de
conclure effectivement des affaires importantes dans la
journe sont deux aspects du sentiment non ressenti. En
thrapie primale, si le patient rapporte un rve de ce
genre, on le contraint se plonger en plein cur de ce
sentiment. Il ressentira le sentiment douloureux qui lui
fait adopter ces conduites symboliques dhomme impor-
tant dans ses rves et dans la journe.
Le troisime point, et le plus important, retenir
propos des rves symboliques, cest qu'ils servent
protger la sant mentale du malade. Cest une concep-
tion oppose celle de Freud qui prtend que les rves
sont faits pour prserver le sommeil et permettre le
repos. Si nous pouvons comprendre que le moi irrel (le
moi qui transforme les sentiments dangereux en sym-
boles) prserve notre sant mentale et notre nvrose,
nous pouvons comprendre que les rves symboliques
ont une importance capitale. Sinon on ferait pendant le
sommeil des primals bouleversants.
Il arrive que des sentiments rels affleurent, mme
pendant le sommeil. Les symboles oniriques habituels
ne retiennent plus le sentiment et il en rsulte un cau-
chemar. Le cauchemar est le sentiment primal qui perce
les dfenses nvrotiques. Le rveur symbolise un autre
niveau un niveau psychotique. Ses dragons et ses
monstres sont ce que jappellerais des symboles psycho-
tiques. Les cauchemars sont donc une folie nocturne.
Cest pourquoi cest un tel soulagement de se rveiller
et de se retrouver dans le monde rel. Le sentiment
ressenti dans le cauchemar nous ramne la conscience
de sorte que nous pouvons rester inconscients du senti-
ment que ce cauchemar recelait, de la mme faon que
les mcanismes de dfenses permettent au nvros de
rendre, durant la journe, ses penses et ses sentiments
inconscients. Si lon transpose sur le plan physique, on
constate que certains dentre nous svanouissent (de-
viennent inconscients) sous le coup dune intense dou-
leur physique.
Un primal est le prolongement logique et la conclu-
sion dun cauchemar. Cest ce sentiment de cauchemar,
cette terreur, sans la dissimulation symbolique. Le sujet
qui fait des cauchemars est proche de son primal. En
fait, il prouve la plus grande partie de la terreur, mme
aprs son rveil. Son cur bat trs fort, ses muscles sont
raidis, il ne lui manque que de faire la connexion pour
avoir un primal. La souffrance len empche. Si un
thrapeute primal tait prsent cet instant-l, le sujet
pntrerait bien dans ses primals et serait en bonne voie
pour devenir rel.
Un cauchemar ou un mauvais rve qui revient prio-
diquement est un sentiment primal qui persiste et qui
doit tre symbolis pendant des annes selon presque le
mme schma. On peut rver rgulirement dtre atta-
qu par un ennemi, davoir un revolver qui senraye et
dchapper de justesse. Le sentiment contenu dans ce
rve est que personne nest l pour apporter de laide.
Souvent le sujet na pas conscience que quelquun de-
vrait laider. Il est tout seul dans son rve, de mme
quil a toujours t seul dans le monde se dbattre
contre des difficults insurmontables. Il faut quil crie :
A laide .
Il y a des rveurs qui essaient de crier : A laide ,
mais rien ne sort. Il y a cela une bonne raison. Ce cri
est le cri primal, et le fait quil ne jaillit pas est une
mesure de protection. Voici un exemple : au cours dune
sance, une malade dcrivait son rve de la nuit prc-
dente : J tais attaque et quelque chose mavait accu-
le dans un coin de ma chambre. J essayais dchapper
et je courais chez mes voisins o je voulais appeler la
police. J e composais constamment un faux numro de
sorte quil mtait impossible de la joindre. J e la fis se
replonger dans ce rve et le raconter une nouvelle fois.
Elle refusait avec obstination. Pour une raison ou pour
une autre, ctait trop effrayant. J e persistai. Quand elle
raconta comment elle avait couru chez ses voisins,
jintervins en disant : Appelez le bon numro ; elle
hurla alors quelle ne pouvait pas. J e la harcelai encore.
Elle finit par former le numro exact et poussa un cri
primal horrible : Au secours . Elle cria pendant dix
minutes en se roulant par terre et en se dbattant. Depuis
vingt ans, chacun de ses actes avait t un cri laide
parce quelle navait jamais pu lobtenir de ses parents.
Elle avait t tellement occupe les aider quelle ne
pouvait ressentir son propre besoin daide.
Pourquoi navait-elle pas cri pendant son rve ? A
cause de lespoir. Si elle avait cri et que personne ne
soit venu, tout aurait t perdu elle aurait t con-
trainte de sentir son extrme dsarroi et le fait que ja-
mais personne ne laiderait. Tant quelle navait pas cri
elle tait labri de cette vrit. Le jour o elle cria dans
mon cabinet, elle sentit tous ces sentiments horribles
dabandon et de dsespoir. Par consquent, le fait de ne
pas crier lui faisait poursuivre la lutte (et garder
lespoir). Cela lui permettait aussi de masquer ses sen-
timents. Le cri pera la couche irrelle et contribua la
mettre sur la voie de la ralit.
Beaucoup de nvross sont si bien couvert quils ne
sont jamais prs de crier pendant leurs rves. En fait, ils
se souviennent peine de leurs rves, tant les sentiments
et les symboles sont profondment enfouis. Mais les
nvross sont des cris ambulants ! Il y a des formes de
cris trs labores. Lobsquiosit est un cri qui rclame
la gentillesse, le fait dtre bavard, un cri qui rclame de
lattention.
Daprs tout ce qui prcde, il apparat que la nvrose
nest pas une simple inadaptation sociale. On ne peut
juger de la prsence de la nvrose ou de son absence,
selon le critre de la russite professionnelle dun indi-
vidu. Un individu qui fonctionne bien dans la journe,
peut avoir dans son sommeil des cauchemars qui sont
des tmoignages loquents de sa nvrose. Cest pour-
quoi les chelles qui prtendent mesurer la nvrose
partir du degr dadaptation sociale de lindividu, nont
aucune valeur puisquelles ne prennent en considration
que les comportements diurnes.
Les symboles des rves permettent gnralement de
mesurer la profondeur de la souffrance, la rsistance du
systme de dfenses, et la distance qui spare des senti-
ments. Plus il y a de souffrance profonde, plus il y a de
chances pour que les symboles soient complexes. De
mme, plus il y a de souffrance, plus il y a de lutte dans
les rves : passer sous des cltures, sextraire dun tun-
nel, escalader des pentes abruptes, etc. Si les sentiments
mergent dans le rve malgr les symboles, on peut
supposer que le sujet a un systme de dfenses faible et
quil est proche de ses sentiments rels. Il sagit alors en
rgle gnrale dun cas facile pour la thorie primale et
le sujet a une bonne chance de devenir rapidement rel
(guri). En revanche, il y a quelque chose de suspect
quand un nvros fait des rves agrables. Par exemple :
le rve priodique de voler et de se sentir libre. Cette
agrable sensation de flotter et dtre libre peut cacher
une terrible contraction. Au lieu de rver quil est Pro-
mthe enchan, ce qui correspondrait mieux la rali-
t et indiquerait que le sujet est prs de ses sentiments
de constriction, ses rves de libert dnotent une rup-
ture, la sparation de son moi rel ligot. Un rve o il
tenterait de dnouer les liens qui lenserrent, indiquerait
quil est plus proche de ses sentiments rels.
De quelle faon exactement un symbole indique-t-il
un sentiment ? Examinons quelques exemples. Quand
un enfant refoule ses besoins de bb et sefforce dagir
en adulte pour faire plaisir ses parents avec leurs be-
soins infantiles, il peut rver quil est servi par une ar-
me de domestiques. Un enfant qui assiste quotidien-
nement aux discussions de ses parents sur largent du
mnage, qui doit travailler pour gagner son argent de
poche, et qui se voit constamment donner quelque chose
faire pour quil soit occup, peut rver quil svanouit
et quil est emmen en ambulance dans un hpital o il
na absolument plus rien faire. Il le rvera sans mme
savoir ce quil ressent, cest--dire : Arrtez-vous,
laissez-moi me reposer et prendre mon temps . Son
systme essaie de lui indiquer ses propres besoins en
termes symboliques. Nous devons prter une attention
particulire ces symboles.
Les rves symboliques (aussi bien que les hallucina-
tions symboliques aprs absorption de drogues, ou toute
autre conduite symbolique) se maintiennent tant que la
souffrance existe. Ils constituent dexcellents indices,
non seulement du degr de la nvrose, mais aussi des
progrs du traitement. En gnral, les patients ne peu-
vent pas tricher sur la signification symbolique de leurs
rves parce quils ne connaissent pas la signification des
symboles. Mme sils la connaissaient, ils ne savent
habituellement pas valuer la complexit du symbole et
le mettre en corrlation avec la nvrose. Le sujet qui
prtend quil se sent bien mieux et quil fonctionne bien,
mais qui rapporte par la suite un rve hautement symbo-
lique, ne se porte probablement pas aussi bien quil
le croit.
Les sentiments prouvs lintrieur du rve corres-
pondent ce que le sujet a de plus rel. Il est tentant de
les considrer comme trangers au sujet sous prtexte
quils surgissent dans le contexte dun rve tellement
irrel. Evidemment, il ny a pas de nazis qui nous pour-
chassent, ni de fusils pour nous tirer dessus, mais la peur
qui a rendu ncessaire cette fabulation nocturne est
parfaitement relle. Sinon, elle ne nous rveillerait cer-
tainement pas.
Cest sa peur relle qui pousse le sujet habiller sa
terreur duniformes nazis, de mme que cest sa peur
relle qui fait croire un paranoaque quau coin des
rues, les gens conspirent contre lui. Incapables de res-
sentir leur sentiment rel, le rveur et le paranoaque
doivent projeter leur peur sur quelque chose dapparent.
Le dlire du paranoaque et le rve symbolique sont la
tentative de rendre rationnel (de redonner un fonde-
ment) un sentiment inexplicable : J ai peur, parce
que les nazis me poursuivent.
La diffrence entre le dlire et le rve nvrotique con-
siste dans le fait que le paranoaque vit son rve pendant
le jour. Il prend ses symboles pour des ralits. Le n-
vrotique sait que ses symboles (par exemple des nazis)
sont irrels. Si quelquun entre dans le cabinet du psy-
chothrapeute en disant que les nazis le poursuivent, ou
douterait de sa sant mentale. Sil ajoute ctait un
rve... , le diagnostique change.
Beaucoup de nvross font frquemment des cauche-
mars. Il mest apparu que dans un certain sens, alors que
dans leur sommeil leur systme de dfenses est affaibli,
ils frisent sans cesse la folie. Rien dtonnant ce quils
aient peur du sommeil. Il semble cependant que ces
cauchemars drainent assez de tension pour les empcher
dtre fous durant le jour. Mais le sujet dont la souf-
france est trop grande ne peut souvent cantonner sa folie
dans le sommeil.
Lexamen dun cauchemar nous permet de voir que le
comportement dans le sommeil et le comportement
diurne ne sont que des prolongements lun de lautre.
Hier, alors que je pensais que tout allait bien, le direc-
teur de lcole ma fait appeler propos dune rclama-
tion faite par la mre dun de mes lves. Tout en sa-
chant quelle avait la manie des rclamations et que
celle-l ntait pas justifie, jen fus quand mme proc-
cupe. Cela a dur toute la journe sans que jarrive y
remdier. J e ne comprenais pas ce qui marrivait; jallai
me coucher dans un tat dextrme tension. Et voici ce
que jai rv : J e conduis sur une route sinueuse et
troite. Tout dun coup une autre voiture me heurte de
ct, juste au moment o je croyais tre hors de danger.
J e russis continuer de rouler, mais jentre dans un
tunnel troit avec une suite de tournants en pingle
cheveux. A chaque tournant, je heurte la paroi. Ctait
comme le tunnel de la terreur; je heurtais la paroi conti-
nuellement. Tout dun coup, en regardant par la fentre
je vois que je suis suivie par une femme-motard qui
mobserve et attend pour me coller une contravention.
J e ne puis lui chapper. Elle est derrire et elle me re-
garde heurter sans arrt la paroi. J e suis absolument
terrifie. Brusquement je mveille avec un grand sou-
lagement; je suis sortie du tunnel. J e suis soulage de
savoir que tout cela nest pas vrai.
Mais cest vrai. Le sentiment qui est la source de
tout cauchemar est toujours vrai. Ce qui nest pas vrai,
cest le schma mental que la malade construit partir
de son sentiment. J e la fis se replacer dans le rve et le
raconter une nouvelle fois, avec un masque devant les
yeux pour quelle le revive vraiment. La mme panique
commena monter. J e lui dis de se plonger dans cette
terreur, de se laisser submerger par elle. Elle fut vite
bouleverse et sagita en tous sens sur le divan. Elle se
mit parler de son enfance. Quand jtais petite, je
pouvais rester sage des heures entires, mais la longue
je faisais invitablement quelque chose de travers et cela
provoquait une catastrophe chez ma mre. Elle racon-
ta alors un incident qui stait produit dans son enfance :
elle avait accompli impeccablement toutes ses tches,
lav la vaisselle, nettoy la maison, etc., mais sans le
faire exprs, elle avait fait tomber quelques gouttes de
parfum sur un meuble. Sa mre, furieuse, lenvoya dans
sa chambre. Elle en fut dprime, car elle stait donn
beaucoup de mal. Elle en revint brusquement son
rve : Oh, je comprends maintenant. Heurter les pa-
rois, ctait exactement comme ne jamais arriver, mal-
gr tous mes efforts, faire que les choses aillent bien
la maison. Cette mre-flic a toujours t l attendre
sans rpit que je commette la faute invitable. Peu im-
portait que je sois sage, il y avait toujours quelque chose
qui me guettait (exactement comme dans mon rve) et
qui venait tout gcher. Puis, elle mit tout cela en rela-
tion avec ce qui stait pass lcole, o, juste au mo-
ment o elle pensait faire si bien son mtier, il avait
fallu que quelquun vienne tout dtruire. Tout a, cest
la mme chose, dit-elle, lcole, le rve toute ma
vie. A ce moment prcis, elle ressentit rellement la
douleur de toutes ces annes et cria : Ne te fche pas,
maman, je ne suis pas mchante; ne me gche pas la
vie ! Elle revivait la fois lcole, son rve, et sa vie,
dans un seul sentiment terrible : la terreur quelle
prouvait lgard de sa mre qui avait paralys sa vie
et avait fini par en enlever toute la sve.
Ce qui stait pass lcole avait dclench le rve.
Dans les deux cas, le sentiment tait inconscient. Il est
tonnant de penser que jusque dans notre sommeil notre
systme nous protge des sentiments qui nous mena-
cent, mais notre organisme est une merveille. Le cau-
chemar tait la reprsentation allgorique directe de ce
qui stait pass lcole o dabord tout allait trs bien,
et puis allait mal et o tout tait gch. Comment
lorganisme sait-il produire un rve allgorique aussi
parfait, alors que le cerveau ou du moins une partie
du cerveau est compltement inconscient du senti-
ment sous-jacent ? J e crois que ces processus de symbo-
lisation du systme irrel sont des mcanismes incons-
cients, automatiques et ncessaires afin de protger
lorganisme.
Le cauchemar de cette malade tait le prolongement
de la terreur quelle avait prouve lcole et qui
stait manifeste sous forme de tension. Le sentiment
avait fait natre un rve afin de venir bout de cette
terreur et, si possible, de la rsoudre. Peut-tre pouvait-
elle chapper au flic dans son rve ? Non. Les nvross
ny arrivent jamais. Pourquoi ? Pourquoi cette femme
ne peut-elle chapper au flic de son rve ? Parce que les
sentiments rels de toute une vie retiennent le flic dans
le rve. Le flic tait le symbole de la peur de la malade.
Elle faisait aussi des cauchemars propos dune ou-
vreuse de cinma qui la surprenait rgulirement alors
quelle tait en train dentrer sans ticket. Quelle que ft
son habilet, louvreuse lattrapait toujours, car elle ne
pouvait lui chapper tant quelle navait pas rsolu (res-
senti) sa terreur.
J e crois que cela explique pourquoi, dans nos cau-
chemars, nous ne pouvons nous chapper, pourquoi
nous nous sentons des jambes de plomb quand nous
essayons de courir pour fuir un ennemi, pourquoi nous
sommes poursuivis sans fin. Nous sommes poursuivis
par des sentiments primals sans fin, jusqu ce quils
trouvent une fin dans la ralit, dans un primal. Nous
sommes condamns avoir des cauchemars tant que ces
sentiments ne sont pas rsolus. Toute thrapeutique qui
dclare un malade guri alors quil a encore des cau-
chemars na pas rsolu ces sentiments refouls et na
par consquent pas atteint les fondements de la conduite
symbolique nvrotique.
Dans le cas de ce professeur, on constate quelle se
rveillait automatiquement ds linstant o le sentiment
contenu dans le rve devenait trop fort pour tre suppor-
table. Cest ce que je veux dire en affirmant quelle
cherchait rester inconsciente dun sentiment intol-
rable. Dconnecter la conscience et le comportement
nvrotique qui en rsulte semble tre un rflexe. La
malade se rveillait pour reconstituer son systme de
dfenses. J amais elle ne stait rendu compte jusque-l
quelle avait une telle peur de sa mre. Elle ne lavait
jamais su parce quelle stait tellement occupe tre
la bonne petite fille de sa maman. En tant gentille
et docile, elle vitait sa peur (la peur consciente) de sa
mre. Le mme mcanisme de dfense fonctionnait
gnralement bien lcole, parce quelle tait un pro-
fesseur mticuleux, avec des tableaux bien propres, des
livres bien rangs et de la discipline. Ses dfenses com-
mencrent scrouler lorsque quelquun de lextrieur
fit une rclamation.
Un cauchemar nest donc pas la peur de quelque
chose dans un rve; dans notre exemple, ce nest pas la
peur des flics. La raction de ma malade tait tout fait
hors de proportion avec celle quelle aurait d norma-
lement avoir devant un flic lattendant pour lui mettre
un procs-verbal. Elle ragissait quelque chose de vrai
une vie entire dhorreur et de peur. De mme, elle
avait ragi beaucoup trop violemment la plainte de la
mre dlve. Cette rclamation et le rve taient un
symbole des sentiments de lenfance. Aprs son primal,
elle dclara : Ressentir la terreur de la nuit ma aide
comprendre la terreur de chaque jour. Son cauchemar
tant diurne que nocturne tait fini.
Le fait de ressentir la terreur ou des souffrances pri-
males quelles quelles soient, les fait disparatre tout
jamais, prcisment parce quelles sont ressenties. Une
fois ressenties et connectes, cen est fini.
Il est logique que les nvross aient un sommeil trou-
bl troubl par des sentiments rels. La mme souf-
france qui les fait agir pendant le jour, les contraint
crer des personnages fictifs qui les gardent occups la
nuit. Rien dtonnant ce que le nvros se lve sou-
vent plus fatigu quil ne sest couch la veille ! Il a
dploy une grande activit durant la nuit pour se garder
de ses sentiments. Ce que font les personnages de son
rve par exemple : entreprendre une escalade
produit en lui durant son sommeil des ractions muscu-
laires, de sorte qu certains gards, il passe rellement
une bonne partie de la nuit escalader. Le pauvre n-
vros ne se repose pratiquement jamais. Il se rveille
fatigu et est presque incapable dassumer sa journe;
ceci produit son tour davantage danxit et de pro-
blmes qui se glissent de nouveau dans son sommeil et
les troubles recommencent.
Examinons quelques rves pour nous faire une ide de
leur caractre symbolique.
J e suis dans la maison que jhabite actuellement et
mon pre me rend visite. Nous sommes au premier
tage. Il membrasse sur le front, je tombe et je mouvre
le genou. La blessure saggrave et je vois ma mre qui
fait des reproches mon pre cause de sa mala-
dresse.
Dans ce rve, les personnages sont rels, mais la si-
tuation ne lest pas. Cest le sens de la situation qui est
symbolique. Dans son rve, le sentiment du patient est
le suivant : J ai sans doute toujours su dune manire
ou dune autre quaccepter laffection de mon pre si-
gnifiait pour moi un clivage. On aurait dit que javais
conclu un pacte avec ma mre pour humilier mon pre.
J e crois que je le faisais en partie pour que ma mre
maime. J e pense quaimer mon pre impliquait que je
devais abandonner lespoir dtre aim par ma mre.
Le deuxime rve a eu lieu un mois aprs le premier
primal.
J e suis en train de nettoyer quelque chose avec J a-
nov. J ai des coupures ou des cicatrices sur les mains,
mais elles sont recouvertes dune couche de cire. J e dis
J anov que je ne peux pas bouger les mains parce
quelles sont enfles. Il dit que si. J essaie de mettre du
mercurochrome sur les coupures, mais je ny arrive pas.
La cire ne labsorbe pas. J e comprends que les coupures
sont les symboles de blessures qui mempchent encore
dtre totalement moi-mme. J e comprends que je ne
peux plus lviter. J enlve la cire et je me sers de mes
mains.
Nous constatons ici la diminution du symbolisme
avec la conscience lintrieur du rve de la significa-
tion du symbole. Il semble quil y ait un mlange de
conscience et dinconscience. Bien que plong dans le
sommeil, le patient sait que sa lutte est irrelle et il la
rectifie. On peut sattendre ce que sous peu, peut-tre
dans quelques mois, toute trace de la lutte aura disparu.
Les rves seront alors aussi clairs et directs que le com-
portement diurne.
Examinons un dernier rve :
J e suis dans la cour en train de travailler avec mon
pre. Ma mre nous appelle sur un ton dirritation, pour
aller table. Le repas est triste. Tout est touff, silen-
cieux, mort. Mon pre essaie de faire une plaisanterie, et
ma grand-mre part dun horrible rire qui dcouvre son
dentier. Ma mre regarde ma grand-mre avec une ex-
pression despoir. J e vois que la mre de ma mre est
elle aussi incapable daimer. Soudain jai une rvla-
tion; je vois la famille telle quelle est : une coquille
vide. Tout est lugubre, sans vie. J e me mets pleurer,
mexcuse et menfuis dans la cuisine. Les plats sont
prts, mais personne ne fait un effort pour les servir.
Mes pleurs redoublent. Ils sont tous trop morts pour
faire le moindre effort.
Ma mre demande : Est-ce quil pleurait ? Mon
pre dit non . J e cours au premier, ferme ma porte
clef et cherche un bout de papier pour crire ce rve. J e
sais que cest important. En bas, jentends mon pre
jouer Down upon the Swanee River. J e pleure, je pense
quil ny a pas de foyer pour moi, nulle part.
Il y a trs peu de symbolisme dans ce rve. La situa-
tion est immdiate et les sentiments du rve refltent
exactement les sentiments que le sujet prouve lgard
de lui-mme et de sa vie. Son rve sexplique de lui-
mme et le patient le comprend au moment mme o il
le fait. Il ny a pas de labyrinthe de symboles traver-
ser. Il semble que le rveur ait ressenti le vide et
lartifice de sa propre vie et galement la manire dont
son pre essayait de dissimuler ses sentiments rels.

Rcapitulation

Si un sujet na pas un moi tourment, sil a une rela-
tion directe avec ses sentiments, je ne vois pas pourquoi
il les exprimerait par des symboles. Des patients qui ont
termin la thrapie primale ne font pas de rves symbo-
liques, de la mme manire quils nont pas
dhallucinations symboliques sous leffet du L.S.D.
car il ny a pas de souffrance et par consquent, pas de
besoin de la dissimuler par des symboles. Les petites
contrarits de tous les jours ne ravivent pas
danciennes douleurs qui se glisseraient dans les rves
dune personne normale, parce quil ny a pas de dou-
leurs non rsolues pour venir se mler au prsent.
Il est vident que, de mme quil ny a pas de symp-
tme signification universelle, il ny a pas de symbole
universel. Le symbole dcoule dun sentiment spci-
fique de lindividu. Il se pourrait que deux personnes
fassent le mme rve, mais ce rve aurait des significa-
tions trs diffrentes.
Aprs la thrapie primale, les patients ont besoin de
moins de sommeil, et ils constatent quils dorment
mieux. Ils rapportent galement quils rvent moins.
Comme le disait un patient : Maintenant, je vais au lit
et je dors au lieu de passer la nuit rver.
J e rapporte brivement ici les propos que mes patients
tiennent aprs la thrapie propos de leur sommeil et de
leurs rves. Ils affirment indpendamment les uns des
autres que le sommeil trs profond est dans la plupart
des cas un sommeil nvrotique, dans lequel, pour se
dfendre contre les symboles nvrotiques, le malade
dort comme une bche . Ils pensent que le sommeil
trs profond correspond un refoulement total et un
systme de dfenses sans faille. Un patient lexprimait
ainsi : J e dormais toujours comme si javais envelopp
ma conscience dans une couverture paisse. Maintenant
je dors sous un voile lger. Il estime que ce sommeil
profond do il sortait souvent plus fatigu que dun
sommeil plus lger correspondait son tat de profonde
inconscience (de lui-mme et du reste du monde) pen-
dant le jour. Il constate quil avait toujours pris le som-
meil pour un tat dinconscience alors quil le voit
maintenant comme un tat de repos. La plupart des
patients parlent de super-conscience . Bref, plus rien
nest inconscient.
Il se peut, dit un patient, que nous ayons t habi-
tus faire un clivage profond entre sommeil et tat de
veille. On se demande si la bipolarit sommeil-veille
ne nous a pas empchs de voir que ce ntaient que
deux aspects dun mme tat dtre et non deux entits
distinctes qui nauraient quun rapport en quelque sorte
mystique.
Avec toutes leurs luttes diurnes, les Amricains trou-
vent encore le moyen davoir un sommeil troubl.
Daprs un sondage
1
il y a plus dun tiers de la popula-
tion qui ne dort pas bien. Vingt-cinq pour cent des sujets
qui entrent dans cette catgorie, se sentent trop puiss
le matin pour se lever. Du mme sondage, il ressort que
plus de la moiti de la population se sent parfois seule et
dprime et 23 % avouent quils se sentent perturbs
sur le plan motionnel . Travailler dur les libre de

1
Louis Harris, dans Los Angeles Times, 19 novembre 1968.
certains sentiments, engueuler les enfants aide un peu
plus, les cigarettes et lalcool drainent encore davantage,
et malgr tout il y a encore le besoin de tranquillisants et
de somnifres.
Dans une intressante tude
1
qui a t prsente par
un membre de lquipe de recherches de luniversit de
Californie, Los Angeles, lors dune confrence sur la
physiologie du cerveau, on a remarqu que les sujets qui
cessent de fumer rvent plus et avec plus dintensit.
Cela confirme lhypothse de la thrapie primale sur les
rves et leur rle dexcutoires de la tension. Quand les
moyens qui drainent habituellement la tension sont
supprims, les rves ont une charge double. Inverse-
ment, des recherches faites sur le sommeil ont montr
que les sujets qui utilisent des somnifres rvent moins
quils ne le feraient sans mdicaments. Mais le fait que
la libration dans le rve nest pas permise, a pour effet
de rendre ces sujets plus irritables et plus dprims et
daugmenter leur besoin dautres relaxateurs de tension,
comme des cigarettes. Bref, le systme nvrotique
trouve toujours une issue.
Quand le sujet qui ne rvait pas assez du fait quil
prenait des somnifres cesse den prendre, il se met
rver beaucoup plus quil ne le ferait normalement. Et
ses rves sont bien plus bouleversants. On ne peut pas
chasser une nvrose avec des drogues. On peut
lattnuer pendant un certain temps, mais par la suite le
nvros en paie le prix. J e veux dire que les tranquilli-
sants pris dans la journe ne font que repousser la d-
pression profonde ou leffondrement total qui survien-

1
Los Angeles Times, 16 septembre 1969.
dra invitablement ds que les drogues seront suppri-
mes.
Les implications de ce que javance ne se limitent pas
aux phnomnes du rve et du sommeil. J e dis que les
remdes chimiques, autour desquels on a fait tant de
bruit, nont pas une grande influence long terme, sur
lvolution de la maladie mentale. Ils ne font quaider
au refoulement du moi rel, provoquant une augmenta-
tion de la tension intrieure et une aggravation de la
nvrose. Ils jouent le mme rle que les techniques de
conditionnement qui contribuent supprimer les mau-
vaises conduites par de petites dcharges lectriques.
Nest-ce pas ce que font les parents dune faon nave,
non thorique, et le rsultat nest-il pas une nvrose plus
profonde ? Il y a par exemple des tudes qui montrent
quil y a davantage daccidents cardiaques qui survien-
nent dans le sommeil qu ltat de veille. Peut-tre y a-
t-il cela de bonnes raisons physiologiques. Mais on
peut se demander si lutilisation des tranquillisants pen-
dant la journe ne produit pas une accumulation si im-
portante de tension vacuer par les rves, que le sujet
qui nest pas solide sur le plan cardiaque, ne peut y
rsister.
Les nvross ont un sommeil troubl parce quils sont
constamment tenus en alerte par la souffrance primale,
et cet tat dalerte est le contraire du sommeil. Utiliser
des tranquillisants et des somnifres, cest comme
mettre un couvercle bien ferm sur une casserole qui
bout grand feu. Finalement, une partie de lorganisme,
sinon lorganisme tout entier, va cder.



CHAPITRE 16

NATURE DE LAMOUR

Il y a bien longtemps que lon se penche sur la notion
damour; il sera peut-tre utile de lenvisager dans
loptique de la thrapie primale.
Par dfinition, lamour signifie tre ouvert aux senti-
ments, libre de les ressentir et accorder aux autres la
mme libert. Cest leur permettre de se dvelopper et
de sexprimer, selon leur propre nature. Ce qui importe
avant tout, cest dtre soi-mme et de laisser les autres
tre ce quils sont naturellement.
Selon la dfinition de la thorie primale, lamour cest
laisser l'autre tre ce quil est. Cela ne peut se faire que-
quand les besoins sont satisfaits.
La dfinition de lamour implique lexistence dune
relation relle entre gens qui saiment. Aprs tout, rien
nempche de laisser lautre tre ce quil est en
lignorant, or, la rponse lautre est une partie int-
grante de lamour. Il ne faut pas oublier que pour laisser
lautre tre rellement ce quil est, il faut rpondre ses
besoins. Tel doit tre le rle de parents qui aiment leurs
enfants. Plus tard, les besoins satisfaire seront moins
nombreux et lamour peut devenir un vritable change.
Malheureusement, chez le nvros, lamour consiste en
la satisfaction de ses besoins irrels qui prennent la
forme de dsirs. Il signifie des cadeaux, des coups de
tlphone perptuels ou toutes sortes de preuves
dun dvouement absolu. Le nvros a limpression de
ntre pas aim quand ses besoins nvrotiques ne sont
pas remplis. Quel meilleur exemple cela que celui de
lhomosexuel qui souffre de labandon de son amant ?
Lamour est un sentiment. Il est prsent aussi bien
quand on parle ou quand on boit une tasse de caf en-
semble que pendant les rapports sexuels. Si le sentiment
nest pas prsent (sil est bloqu ou dissimul), le nvro-
s fera tout cela sans la moindre trace damour. Au
contraire, il sucera quelquun (comme disent mes
malades), afin dobtenir quelque chose pour combler le
vide intrieur.
Dans les premiers temps de la vie, lamour reprsente
la satisfaction des besoins primals. Dans ses premiers
mois et dans ses premires annes, cela consiste pren-
dre souvent lenfant dans les bras et le caresser beau-
coup. Lenfant ne connat pas le mot amour pour
dsigner son besoin dtre tenu, mais il souffre quand il
en est priv. Le contact physique est indispensable pour
lenfant. Sans lui, lamour ne peut pas tre dmontr. Il
ne suffit pas lenfant de savoir quil est aim dune
faon ou dune autre par un pre ou une mre peu ex-
pansifs, il lui faut le sentir. Si ce besoin nest pas satis-
fait, lenfant nest pas aim, quelles que soient les
grandes protestations verbales quon puisse lui faire. Le
pre qui travaille tellement quil ne voit gure ses en-
fants, peut se justifier en disant quil travaille pour eux,
mais quand il na pas de contact avec eux, quand il ne se
donne pas eux, nous devons supposer quil travaille
pour se librer lui-mme. Si lenfant a besoin de la pr-
sence du pre ou de la mre et quils soient toujours
absents pour leur travail, les besoins de lenfant restent
insatisfaits.
Les bbs levs dans des institutions o il y a peu
daffection ou dattention individuelle, dveloppent une
personnalit sans relief, mousse. Il y a en eux une
sorte dapathie, un manque de vie quils gardent jusque
dans lge adulte. Automatiquement, ces enfants font
tout ce qui les protge du manque damour : ils se ren-
dent insensibles toute souffrance supplmentaire. Ils
se replient sur eux-mmes et se ferment.
Des tudes effectues sur des chiens levs sans con-
tact physique avec dautres chiens ou avec des hommes
ont montr quils restaient tout jamais instables et
immatures. Adultes, ils devenaient froids et durs ,
dpourvus dactivit sexuelle pour la plupart, et inca-
pables de rpondre laffection. Quelle quait t par la
suite laffection quon leur portait, elle semblait inca-
pable de modifier leur tat.
Les mmes rsultats ont t observs chez des singes
levs dans lisolement. Dans les expriences dHarlow
qui sont maintenant devenues clbres, les singes taient
diviss en trois groupes : les premiers taient levs
dans lisolement le plus complet, ceux du second groupe
avaient pour mres des poupes de chiffon, les derniers
des mres faites de fil de fer et de longues pointes
1
.
Harlow a constat que ctaient les singes levs dans
lisolement qui avaient le plus souffert. Ils semblaient
incapables aussi bien de donner que de recevoir de
laffection. Ceux qui avaient eu pour mre des poupes

1
Harry F. Harlow, Love in Infant Monkeys , Scientific American,
vol. 200, n 6 (juin 1959), pp. 68-74.
de chiffon semblaient sen tirer aussi bien que ceux qui
taient levs avec leur mre relle. Ils mangeaient
autant, ntaient pas plus peureux, ils taient plus so-
ciables et davantage prts explorer un environnement
nouveau. Harlow met ainsi laccent sur limportance du
contact physique. Le singe qui avait pu se blottir contre
une poupe de chiffon lui tait aussi attach quil
laurait t une mre relle. On peut en conclure que,
dans les premiers mois de la vie, lamour est essentiel-
lement le toucher et un contact physique chaleureux. Un
bb non-aim est celui quon ne touche pas assez.
On comprend limportance des caresses dans les pre-
miers mois de la vie surtout quand on considre que
depuis des dizaines dannes, beaucoup de nos enfants
ont t levs le livre la main . Au lieu de ragir en
fonction de leurs sentiments, les parents ont ragi en
fonction de tout un systme de rgles. Ils ont nourri
lenfant selon les horaires rigides au lieu de lui donner
manger quand il hurlait de faim, et ils ne lont pas pris
dans leurs bras quand il pleurait, de peur de le gter .
Au cours de toute cette priode, les pdiatres se sont
laisss influencer par les thories des premiers psycho-
logues behavioristes qui semblaient davis quen ne
choyant pas lenfant et en ne l aimant pas chaque
fois quil pleurait, on le prparait mieux affronter un
univers dur et froid. On constate aujourdhui quil ny a
pas de meilleure prparation la vie que les caresses et
les contacts physiques que les parents peuvent prodiguer
leurs enfants. Toutefois, ce nest pas seulement lacte
qui compte mais galement le sentiment qui linspire.
Un pre ou une mre tendus, nerveux, qui manient le
bb sans douceur et avec brusquerie, le font souffrir;
mais le fait de soccuper de lenfant, mme si lon sen
occupe mal, ne peut jamais provoquer en lui de dom-
mages absolus et irrmdiables.
Le bb sait quand il est mouill, quand il a faim,
quand il est fatigu et quand il souffre. On peut dire
que quand il est physiquement laise, le bb fait
lexprience de lamour. Lamour est ce qui supprime la
souffrance. Lenfant aim, cest lenfant qui a le droit
dexplorer ttons, de pousser des cris, de sucer son
pouce, et dattraper sa mre. Sil ne peut faire tout cela,
sil nest pas tenu dans les bras, si lon ne lui parle pas,
lenfant est mal laise et tendu. On pourrait dire
quamour et souffrance sont deux entits radicalement
opposes. Lamour renforce le moi, la souffrance le
supprime.
Le contact physique, les caresses ne sont pas tout. Si
lenfant na pas la possibilit dexprimer ses sentiments
et doit fermer une partie de lui-mme, les caresses ne
lempcheront pas de ne pas se sentir aim. J amais je ne
mettrai assez laccent sur limportance de la libert
dexpression chez lenfant, car cest un facteur qui peut
tre dterminant pour le reste de ses jours. Ce nest pas
avec quelques baisers et des protestations damour du
style tu sais bien que nous taimons... que lon peut
en compenser le manque.
Comme la facult de sentir est un tout, je ne crois pas
quil soit possible dinterdire certains sentiments tout en
supposant que dautres puissent sexprimer totalement;
quoi que lenfant nvrotique ressente plus tard, tout aura
tendance tre estomp et mouss. Si lon refuse un
enfant lexpression de la colre, sa capacit de se sentir
aim ou heureux en souffrira invitablement.
Aucune affection ultrieure une situation nouvelle,
une foule de gens qui vous aiment autour de vous
ne pourra annuler ces manques des tout premiers temps,
moins que le sujet ne les revive en prouvant le senti-
ment originel quil avait refoul. Le nvros passe la
plus grande partie de sa vie adulte essayer de cou-
vrir sa souffrance avec de nouvelles aventures amou-
reuses. Paradoxalement, plus il a daventures, moins il
parat probable quil prouve un sentiment; la qute peut
tre infinie car pour se sentir aim, il faudrait quil res-
sente dabord dans toute son intensit la vieille souf-
france que lui a caus le manque damour.
Etant donn que lamour suppose le sentiment du moi,
il ne peut venir de quelquun dautre. Quand quelquun
dit avec toi je me sens rellement femme ou avec
toi, je me sens aim , cela signifie en gnral que la
personne ne peut pas ressentir et quelle a besoin de
manifestations ou de symboles extrieurs pour se con-
vaincre dtre aim . Lamour ne consiste pas don-
ner quelque chose quelquun comme on remplirait un
rservoir vide. Inversement, on ne peut pas vider
quelquun damour, pas plus quon ne peut le vider de
sentiments. Ce nest pas quelque chose de divisible que
lon pourrait donner ou prendre par petits morceaux et
on ne peut pas non plus tablir des catgories spci-
fiques et parler dun amour dune plus ou moins grande
maturit.
Le sujet qui, de longue date, souffre dune nvrose,
peut jurer un amour ternel, mais quand le sentiment est
bloqu, les serments risquent de ne pas avoir grand
poids. En outre, ces affirmations ne sont souvent que
des supplications dguises pour obtenir la satisfaction
de besoins imprieux. Les individus qui ressentent,
prouvent rarement le besoin daffirmations verbales.
Les sujets incapables de ressentir semblent en avoir un
besoin constant.
Ce que le nvros cherche dans lamour cest le moi
qui na jamais eu le droit dexister. Il cherche le parte-
naire spcifique qui puisse l'amener sentir. Il aura
tendance appeler amour ce qui lui a manqu et ce dont
le manque la empch dtre entier. Dans certains cas,
il a besoin de contacts physiques et il essaiera de fabri-
quer de lamour partir des rapports sexuels cest
faire lamour . Parfois, il cherche quelquun qui le
protge, dans dautres cas encore, il a besoin quon lui
parle et quon le comprenne.
Le dilemme du nvros consiste dans le fait qualors
que lamour nest rien de plus que la libre expression du
moi, il a dans son enfance d renoncer son moi qui
ressent afin de se sentir aim par ses parents. Par dfini-
tion, il a besoin de croire quil est aim ou quil le sera
un jour, sinon, il ne poursuivrait pas la lutte nvrotique.
Autrement dit, pareil au troisime groupe de singes
dHarlow, lenfant nvros garde par la lutte lillusion
dtre aim, afin dviter de comprendre quil ny a que
du fil de fer et des pointes.
Si lenfant devait six ans faire face la vrit et
labsence despoir, il est douteux quil sengage dans la
lutte. Quelle soit implicite ou explicite, cest la pro-
messe damour qui maintient lenfant dans lespoir au
lieu de le confronter la ralit de sa vie. Il peut passer
toute son existence esprer quelque chose qui non
seulement nexiste pas, mais encore na jamais exist
lamour de ses parents. Il fera le clown pour distraire ses
parents, lrudit pour les impressionner, ou le malade
pour attirer leur attention. Cette comdie mme
empche lamour car lenfant dissimule ce que seraient
son comportement et ses sentiments rels.
Daprs mes observations, le nvros recre plus tard
dans sa vie, la situation de son enfance, o il tait priv
damour, afin de jouer la mme pice avec une fin quil
espre pleine damour. Il npouse pas une image de sa
mre uniquement parce quil dsire sa mre; il dsire
une mre qui laime mais il naborde pas lamour de
faon directe. Il faut dabord quil satisfasse un rituel. Il
choisira par exemple une personne froide, comme sa
mre, et sefforcera den tirer un peu de chaleur. Si cest
une femme, elle choisira un homme rude et grossier,
comme son pre, et elle essayera den faire quelquun
de gentil et de doux. Cest une forme dacting-out sym-
bolique. Si le sujet se trouvait engag avec une personne
qui laime vraiment, il serait forc de labandonner
parce quil serait toujours rong par ce vieux sentiment
de ntre pas aim. Autrement dit, le fait de trouver une
personne chaleureuse empcherait la lutte symbolique
de rsoudre les sentiments anciens. Dans ce sens, le fait
de trouver dans le prsent de lamour et de la chaleur
signifie quon ressent la souffrance de ne pas obtenir
lamour recherch dans le pass.
Mme dans ses rves, le nvros cre cette lutte. Il
voit des obstacles sur la route vers ltre aim. Il se voit
escaladant des montagnes, traversant des labyrinthes
sans jamais atteindre les rivages de lAmour .
Ses propres sentiments lui ayant t interdits, le n-
vros croit souvent quil trouvera lamour quelque part
ailleurs, avec quelquun dautre. Il comprend rarement
que lamour est en lui-mme. J e crois que sa qute fr-
ntique est la tentative datteindre son moi. Mais le
problme, cest quen gnral, il ne sait comment sy
prendre. Il na pas le moyen daccder ses propres
sentiments. Dans cette optique, en recherchant lamour,
lindividu ne fait que rechercher ses sentiments, son
tre . Le dsespoir, la poursuite perptuelle et
lerrance sont souvent la tentative de trouver ce
quelquun de particulier qui permettra au sujet de res-
sentir quelque chose. Malheureusement, seule la souf-
france en est capable. Cest ainsi que lon voit de drou-
ler sans fin le mme scnario celui dun film de troi-
sime catgorie, avec un texte monotone, des acteurs de
mauvaise qualit, sans happy end.
J e crois que la lutte nest instaure que pour que le su-
jet obtienne, serait-ce sous forme de substitut, lamour
de petit garon ou de petite fille dont il a eu besoin dans
son enfance et quil na jamais obtenu. Il ne cherche pas
lamour adulte dans le prsent. Mme quand cet amour
lui est offert, le sujet semble le refuser, par dfrence
pour la lutte. Dans la thorie primale, la notion damour
se concentre donc sur le fait quil est la recherche de ce
qui a manqu au sujet, peut-tre des dizaines dannes
auparavant. Le nvros appellera amour tout ce qui est
susceptible de satisfaire ses besoins. Cest peut-tre
pour cette raison quil y a tant de dfinitions diffrentes
de lamour il y a tant de besoins diffrents.
Malheureusement, mme si les parents du nvros
pouvaient brusquement se mtamorphoser en personnes
aimantes et pleines de comprhension, rien ne serait
chang. Le nvros ne peut pas se servir de cet amour
dans la suite de sa vie, parce que cet amour ne serait
quun substitut de ce qui sest pass entre lenfant et ses
parents sans amour. Le sentiment de ntre pas aim
lemporte toujours.
Le petit enfant malheureux essaie, par son comporte-
ment nvrotique, son agressivit, ses maladies et ses
checs, de dire ses parents aimez-moi pour que je ne
sois pas oblig de vivre dans mon mensonge . Comme
nous lavons dj vu, le mensonge est un pacte incons-
cient entre lenfant et ses parents, par lequel lenfant
accepte de ntre pas ce quil est rellement pour tre ce
quils attendent. Il accepte de satisfaire leurs besoins
dans lespoir quils finiront par satisfaire les siens et
quil naura plus besoin de mentir. Mais tant quil main-
tient le mensonge, la politesse, la dpendance,
lempressement ou lindpendance, etc., les parents,
aussi bien que lenfant, sont convaincus quil y a un
amour rciproque. Lenfant ne met pas fin au mensonge
par crainte de ne plus tre aim. Fait trange, quand il se
produit dans le courant de la vie quelque chose qui re-
met en question le mensonge, le sujet a tendance se
sentir priv damour. Contrairement certains autres
thrapeutes, le thrapeute primal ne participe pas au
mensonge et ne le permet pas, de sorte que le patient na
dautre recours que de ne plus se sentir aim.
En rgle gnrale, le nvros nest pas lucide. Il en
vient penser que lamour est ce que ses parents qui
ne laimaient pas lui donnaient. Si ses parents sem-
blaient toujours se faire du souci pour lui, il essayera de
provoquer la mme attitude, par des checs ou des ma-
ladies. En provoquant des ractions analogues celles
de ses parents, le nvros sarrange pour perptuer le
mythe de lamour. Il est souvent tellement occup par la
lutte pour maintenir ce mythe quil ne ressent pas son
malheur. Il peut par exemple commencer sa thrapie en
disant : Mes parents ntaient pas parfaits; personne
ne lest. Mais, leur manire particulire ils
maimaient. J e crois que cette manire particulire
faisait de lenfant quelque chose de particulier : un n-
vros. Il continuera : Mon pre tenait beaucoup la
discipline, il ne montrait pas son affection, mais nous
savions quil nous aimait ! En traduisant, cela veut
dire peu prs : Mon pre avait la manie de la perfec-
tion, ne disait jamais un mot dloge, ne montrait jamais
la moindre chaleur, mais tant que nous nous soumet-
tions ses ordres, nous pouvions nous dire quil nous
aimait. Peu importe dailleurs ce que lon se dit. Le
moi rel qui nest pas aim, le sent. Quand en thrapie
on force un patient qui a fait ce genre de dclaration,
appeler son pre pour quil le prenne dans ses bras, il
souffre. Tout ce quil pensait tre vrai, seffondre de-
vant la souffrance.
Une jeune femme bien leve disait : Ma mre tait
simplement un peu vieux jeu pour tout ce qui concernait
les bonnes manires et ltiquette, mais elle nous aimait
tout de mme. Quand elle cria quelle voulait la liber-
t, elle prouva la douleur quelle avait toujours eue,
mais jamais ressentie. Nous en concluons que ce nest
quau moment o les gens ressentent leurs propres be-
soins quils russissent, peut-tre pour la premire fois,
savoir ce quest lamour et ce quil nest pas.
Une malade affirmait quelle tait aime de ses pa-
rents, qui taient tous deux expansifs. Elle soutenait que
ses problmes venaient de son mari. Au cours de la
deuxime semaine de traitement, elle accda au senti-
ment rel : elle revcut une scne o elle avait t mon-
tre en exemple sa sur parce quelle tait gentille et
bien leve. J amais de sa vie, elle navait senti quelle
ntait pas aime, car elle tait devenue la bonne petite
fille. Ses parents lui prodiguaient de laide, des cadeaux,
de laffection, la seule condition dtre une bonne
petite fille . Comme elle acceptait ce rle et ntait pas
elle-mme, elle navait jamais senti quelle ntait pas
aime. Nanmoins, elle ressentait une souffrance pri-
male. Cette souffrance ne pouvait surgir, quau moment
o je ne lui permettais plus dtre la gentille fille
quelle avait toujours t. Cest encore un exemple de la
conception primale selon laquelle aimer, cest laisser
l'autre tre ce qu'il est. Cette malade avait apparemment
tout ce quelle voulait sauf le droit dtre elle-mme.
Elle ntait pas aime.
Prenons un autre exemple pour bien mettre les choses
au clair : une jeune femme avait une mre qui tait
constamment avec elle, jouait avec elle, la prenait dans
ses bras; elle ne la battait jamais. Pourtant, cette mre
tait une enfant qui ntait pas assez forte pour laisser sa
fille tre la petite fille. Il fallait que la fille soit adulte et
forte, quelle protge sa mre faible. En dpit de tout ce
que la mre faisait pour sa fille, elle ne laimait pas,
puisquelle ne pouvait pas la laisser tre ce quelle tait :
faible et petite.
Les enfants se soumettent et se sacrifient pour se dis-
simuler leur sentiment de ntre pas aims. Les parents
font parfois la mme chose pour dissimuler le fait quils
ne ressentent rien lgard de leurs enfants. Ils offrent
des preuves damour leurs enfants : Regarde tout ce
que je fais pour toi ! mais cela veut dire en gnral :
Pourquoi ne fais-tu pas, ton tour, quelque chose pour
moi ? La renonciation au moi semble faire partie de
lthique judo-chrtienne selon laquelle nous nous
rendons une divinit au nom de lamour. (Comme me
le disait un patient : J ai renonc moi pour gagner
lamour de ma mre; comme a ne marchait pas avec
elle, jai essay avec mon pre, et comme a ne mar-
chait pas non plus, jai essay avec Dieu. ) Le nvros
a tendance tendre ce processus, de sorte quil com-
mence mesurer lamour en fonction de ce quon lui
sacrifie.
Ce nest pas par hasard que quand un enfant est aim,
il ne se pose pas de question au sujet de lamour. En
gnral, il nprouve pas le besoin de se dfinir lamour
et de se demander si ses parents laiment. Il na pas
besoin de mots parce quil a le sentiment. J e pense que
ceux qui ont besoin de coller ltiquette amour
certaines choses, sont ceux qui ne sont pas aims. Dans
ce cas, on dirait quil ny a pas assez de mots,
daffirmations et de preuves pour combler le vide de
lenfance.
Aux parents qui veulent viter de voir leurs enfants
sengager dans la lutte nvrotique pour obtenir lamour,
je conseillerais de se laisser aller la libre expression de
leurs sentiments, larmes, colre ou joie, et de laisser
leurs enfants dire ce quils ont envie de dire et de la
faon dont ils le dsirent. Cest--dire quil faut leur
permettre de se plaindre, dtre bruyants et exubrants,
de critiquer et dtre insolents. Bref, il faut permettre
aux enfants ce que lon permet nimporte quel autre
tre humain. Il faut que lenfant ait le droit de
sexprimer parce que ses sentiments lui appartiennent;
en revanche, il na pas le droit de casser les meubles ou
la vaisselle parce que cela appartient toute la famille.
Mais lenfant est rarement destructeur sur le plan phy-
sique quand il a le droit de se manifester verbalement.
Quand on prcise quun enfant est en droit de ressen-
tir et que lon exige quil contrle ses sentiments, on
porte dj atteinte sa facult de sentir. Il y a toute
chance pour que lenfant, qui a droit une totale spon-
tanit dans ses sentiments, devienne le genre denfants
qui va spontanment embrasser ses parents. De cette
faon, les parents seront aussi aims. Beaucoup trop
dentre nous ne voient dans les enfants que des excu-
tants dordres, incapables dtre spontanment affec-
tueux. Dans un foyer de nvross, lamour prend la
forme dun rite. Il y a le devoir daffection, le baiser de
bonjour et dadieu dnu de toute spontanit, la rpri-
mande quand lenfant ne remplit pas son devoir. Par
consquent, le nvros obtient le plus souvent de son
enfant un comportement dnu de sentiment alors que
lenfant pourrait, sil en avait la libert, lui apporter
beaucoup plus.
Pourquoi la qute de lamour est-elle si universelle ?
Parce quelle correspond la qute du moi qui na ja-
mais pu exister. Plus prcisment, cest la recherche de
la personne qui vous laissera tre vous-mme. Comme
la plupart dentre nous ont d ignorer ou refouler leurs
sentiments, nous finissons par agir sans ressentir. J e
crois que les mariages prcoces et les amours de courte
dure dcoulent de la frustration et du dsespoir dtre
oblig de sentir travers les autres. La qute est infinie
parce que la plupart des gens ne savent pas ce quils
cherchent.
La perte dun amant ne pourrait rarement avoir des
consquences aussi dramatiques quune tentative de
suicide, si elle ne refltait pas une perte bien plus an-
cienne et bien plus profonde, datant de lenfance.
Quand le nvros sent enfin quil nest pas aim, il
prpare la voie pour se sentir aim. Ressentir la souf-
france, cest dcouvrir la ralit du corps et de ses sen-
timents or, il ne peut y avoir amour sans sentiment.



CHAPITRE 17

SEXUALITE,
HOMOSEXUALITE ET BISEXUALITE

La thorie primale distingue lacte sexuel de
lexprience sexuelle. L acte comprend toutes les
attitudes du sujet au cours des jeux amoureux et des
rapports sexuels. Lexprience est la signification de
lacte. Lexprience que le nvros fait de lacte peut
tre tout fait diffrente de lacte en lui-mme. Ainsi,
un acte htrosexuel peut tre vcu en tant
quexprience homosexuelle avec des fantasmes homo-
sexuels. Et un rapport entre deux homosexuels, dont
lun joue le rle de la femme, peut tre vcu comme un
rapport htrosexuel. Pour ma part jestime quil faut
dfinir la nature de lacte en fonction de lexprience
subjective quen fait le sujet, distinction qui se rvlera
importante quand on en vient discuter le traitement
des troubles sexuels et des perversions.
On peut trouver des sujets qui accomplissent tous les
rites physiques de lacte sans prouver la moindre sen-
sation sexuelle, ainsi quen tmoignent dinnombrables
femmes frigides. Ce qui donne lacte sexuel sa signifi-
cation, cest la conscience intgrale de la situation tout
entire, et cest leffort que fait le nvros pour en tirer
une valeur symbolique qui la fausse.
Daprs lhypothse primale, les besoins insatisfaits et
les sentiments refouls de la petite enfance rapparais-
sent plus tard sous forme symbolique. Pour ce qui est de
lacte sexuel, le nvros le ressent habituellement par le
biais de limagination comme la satisfaction de ses
besoins.
Prenons plusieurs exemples. Un malade g de trente
ans souffrait dimpuissance. Son rection cessait ds
quil pntrait sa femme. Il avait grandi avec une mre
froide, exigeante et hargneuse, qui ne lui accordait pas
la moindre chaleur et lui donnait continuellement des
ordres. Incapable de comprendre quil mritait la cha-
leur de quelquun, il niait tout besoin de chaleur ou ne le
reconnaissait pas. Il pousa une femme agressive et
exigeante comme sa mre, mais qui se chargeait de
diriger sa vie et lui permettait dtre passif. Au moment
de la pntrer, il ntait plus question pour lui de rapport
sexuel avec une femme : il tait le petit garon aim
symboliquement par la mre. Cet aspect symbolique de
lacte empchait quil pt fonctionner en tant quadulte.
Cet homme avait ni (navait pas reconnu) son besoin
de chaleur dans sa plus jeune enfance et il cherchait
cette affection maternelle auprs dautres femmes. Les
femmes taient pour lui des symboles de lamour ma-
ternel et lacte sexuel avait avec elles un caractre sym-
bolique; cest ce qui lempchait de se drouler norma-
lement. Il est vident que si les femmes ntaient que
des femelles adultes, il ny aurait pas de troubles du
fonctionnement sexuel; les problmes naissent du fait
quelles sont devenues des symboles de la mre.
Comme tout systme dorganes, les organes sexuels
fonctionnent dune faon relle quand le sujet est rel et
de faon irrelle quand le sujet est irrel.
Tout acte de nvros met en jeu un double systme :
le systme rel avec ses frustrations et ses besoins, et le
systme irrel qui essaie de satisfaire de faon symbo-
lique ces besoins gnralement inconscients. Cest ainsi
que le moi irrel a apparemment des rapports sexuels
adultes, tandis que lenfant qui est en lui cherche tre
aim. Le nvros doit inconsciemment faire des parte-
naires des images de ses parents (personnes irrelles)
parce quil cherche toujours lamour qui lui a manqu
dans son enfance. Il ny a rien dtonnant, de ce fait,
ce que le sujet soit impuissant ou trahi par son corps
dune manire ou dune autre.
Prenons un autre exemple : un malade ne pouvait en-
trer en rection que quand sa femme, qui tait trs belle,
se mettait lui parler dautres hommes avec qui elle
aurait aim coucher. Les descriptions dtailles du pnis
dautres hommes le stimulaient et il tait sexuellement
excit en pensant aux organes sexuels masculins. Dans
loptique primale, sa relation avec sa femme tait essen-
tiellement de caractre homosexuel. Le rapport ne
stablissait pas avec elle mais avec un besoin trs an-
cien quil avait refoul et qui rapparaissait sous forme
symbolique dans lobsession des organes sexuels. Cet
homme avait eu un pre faible et incapable qui ne lui
parlait jamais et lembrassait encore moins. Sil voulait
quelque chose, il fallait quil sadresse sa mre, qui
son tour demandait au pre. Autrement dit, ce nest qu
travers sa mre quil pouvait atteindre son pre; et cest
pratiquement ce quil faisait dans lacte sexuel. Le be-
soin de son pre tait toujours prsent, mais ayant t
refoul, il rapparaissait sous la forme symbolique du
pnis. Dans lacte sexuel, le rapport stablissait donc
avec le symbole de lamour du pre et non avec sa
femme. Pour quil devienne rellement htrosexuel, il
fallait quil se dbarrasse dabord du besoin de son pre.
Un dernier exemple : une malade simagine quau
cours des rapports sexuels, elle est domine et prise
contre son gr. Lexprience de lacte tait celle dun
enfant dsarm, dune victime plutt que dune parte-
naire galit. Cette femme avait eu un pre brutal et
sadique qui la traitait de pute alors quelle tait ado-
lescente. Il lui interdisait de sortir avec des garons et la
tournait en drision quand elle se maquillait. Elle avait
refoul son besoin de lamour paternel, mais dans les
rapports sexuels, elle faisait nouveau delle-mme une
victime dsarme (de son pre) pour arriver ressentir
quelque chose.
Dans chacun de ces exemples, lacte sexuel est un
symbole, une tentative de rsoudre des besoins trs
anciens. Le sujet na pas le sentiment de la situation
dans laquelle il se trouve, parce quil se rfre une
situation imaginaire. Ainsi pour certaines femmes, lacte
peut signifier lamour, pour certains hommes, la virilit,
la puissance ou la vengeance. Limagination au cours
des rapports sexuels sert recrer la lutte parent-enfant
de la petite enfance. Mais lacte sexuel se distingue par
un trait essentiel : le sujet y obtient ce quil a toujours
pens obtenir au terme de toute une vie de lutte; il est
embrass, caress, aim, et autoris sentir. Le nvros
sarrange symboliquement pour que sa lutte finisse
bien en lui donnant un dnouement imaginaire qui
naurait jamais pu tre le dnouement rel. Comme le
disait une malade : Les fantasmes que je poursuivais
au cours des rapports sexuels montrent bien que je vi-
vais avec mon esprit au lieu de vivre avec mon corps.
J tais mme incapable de sentir ce qui se passait en
dessous de ma ceinture !
Quand le sujet arrive ressentir son besoin initial, le
fantasme ne sert plus rien. Lorsque lhomme impuis-
sant de notre premier exemple ressentit son besoin
dune mre prvenante, gentille et affectueuse il neut
plus besoin de chercher des substituts. Sa femme ne
reprsenta plus ses yeux une mre, partir du moment
o il eut ressenti ce qutait rellement ma mre. Son
problme disparut parce quil tait li un acte symbo-
lique qui navait rien voir avec ce qui se passait entre
sa femme et lui. Il en va de mme pour le malade qui
avait besoin quon lui dcrive de gros pnis. Une fois
quil eut ressenti quel point il avait souffert dtre
priv dun pre, il put se passer du symbole tangible de
son pre.
Ces exemples montrent bien que pour le nvros, les
rapports sexuels sont des rapports symboliques dans
lesquels le sujet ne voit presque jamais son parte-
naire. Le fait de les accomplir dans lobscurit en ac-
crot encore la valeur symbolique. Le fantasme peut
ntre pas conscient; le nvros peut sadresser son
partenaire comme son pre ou sa mre sans se rendre
compte quil vit son fantasme.
Tant quon prouve des souffrances primales, on ne
peut pas tre pleinement htrosexuel. Si, par exemple,
une fillette dsire lamour de son pre, elle essaiera plus
tard davoir de nombreux rapports avec des hommes
pour lobtenir sous forme symbolique; mais il y a toute
chance pour quelle ait des problmes de frigidit, dans
la mesure o, tandis que le moi irrel fait lamour avec
des hommes, le moi du systme rel ne cherche incons-
ciemment rien dautre qu tre tenu et se sentir aim
(par le pre). Lexprience nest pas sexuelle; cest une
exprience infantile o le sujet tente de rsoudre ces
frustrations passes. Comme le disait une malade qui
tait frigide : J e crois quau lieu de me bourrer
daliments, je me bourrais de pnis en essayant de me
sentir remplie damour; je nen avais jamais assez pour
me sentir aime. Elle ajoutait : J e crois que mainte-
nant je comprends pourquoi je narrivais jamais res-
sentir quoi que ce soit pendant les rapports; si je mtais
rellement laisse aller pour ressentir quelque chose,
jaurais ressenti toute la souffrance de ntre pas aime.
J aurais ressenti ce que je cherchais trouver dans le
sexe. Ce sont mes illusions qui men empchaient.
Le problme sexuel se complique quand on se trouve
en prsence dun jeune garon qui prouve la fois un
grand besoin de sa mre et de son pre. Dans les rap-
ports sexuels avec les femmes, il se conduit comme un
petit garon et laisse sa partenaire (symbole de la mre)
prendre linitiative alors que simultanment il poursuit
des fantasmes homosexuels. Il en ira de mme dune
femme prive dans son enfance damour maternel. Tant
que ce besoin nest pas satisfait, il entravera invitable-
ment toutes ses relations htrosexuelles.
Les besoins du pass sont plus forts que le prsent. On
ne stonne gure quil y ait tant de femmes frigides
quand on a vu, comme moi, le nombre de femmes en
qui continue vivre le petit enfant quelles ont t. Elles
ont besoin de la gentillesse dun pre et sont irrites et
dues lorsquun homme souhaite des rapports sexuels
adultes au lieu de leur offrir dabord un amour paternel.
Si lon comprend quil y a en elles une petite fille ef-
fraye, qui a peur de son pre (et des hommes), il de-
vient vident quelles auront de grandes difficults
nouer des relations sexuelles sincres, faciles et enri-
chissantes. Les petites filles nont pas de rapports
sexuels adultes.

Amour et sexualit

Nombre de femmes dclarent je ne peux coucher
quavec quelquun que jaime . Chez les femmes n-
vrotiques cela peut signifier : Pour jouir des sensations
naturelles de mon corps, il me faut persuader mon esprit
que cela reprsente plus que ce nest. Pour que je puisse
ressentir, il faut que je sois aime. Une fois de plus,
cest lexpression inconsciente du besoin damour
comme condition pralable de la facult de sentir.
Le sujet qui a t aim au tout dbut de sa vie
nprouve pas le besoin de chercher lamour dans la
sexualit; pour lui, le sexe peut tre ce quil est : un
rapport intime entre deux individus attirs lun par
lautre. Cela signifie-t-il que la sexualit est quelque
chose de tout fait distinct de lamour ? Pas ncessai-
rement. Lindividu normal ne passe pas sa vie cher-
cher de tous cts des gens avec qui coucher. Il cherche
partager son moi (et par consquent son corps) avec
une personne pour qui il a de laffection. Mais il ne pose
pas en pralable cette relation quelque conception
mystique de lamour. Le rapport sexuel sera la cons-
quence naturelle dune relation comme une autre. Il na
pas besoin dtre justifi par lamour.
Une nvrose qui a refoul ses sentiments, natteindra
probablement pas la jouissance sexuelle complte,
quelles que soient ses ides sur ce qui se passe dans des
relations amoureuses. En revanche, la femme normale
nprouve pas le besoin de confrer au sexe une valeur
particulire. Elle ne sera pas tributaire dun concept tel
que lamour; elle naura pas besoin de sentendre dire
je taime pour jouir de son moi physique.
Lenfant qui na jamais obtenu lamour de ses parents
risque de sexciter beaucoup lide des rapports
sexuels parce quil croit quil y trouvera finalement la
satisfaction de ses besoins. De lmergence de tous ces
besoins trs anciens, il rsultera une trs grande impa-
tience, lincapacit de prendre le temps dutiliser des
contraceptifs. Une grossesse non dsire peut tre la
consquence malheureuse de cette impulsion dsespre
de satisfaire des besoins dsesprs. Mais ds que le
sujet a ressenti le besoin de lamour parental, toute
lexacerbation quil mettait dans la sexualit semble
svanouir. Le rapport sexuel devient une agrable ex-
prience parmi dautres.
Etre aim de ses parents au dbut de la vie est la seule
protection contre un dvergondage ultrieur. Trop de
filles frustres se laissent prendre lillusion dtre
aimes quand elles ont des rapports sexuels avant vingt
ans, parce quelles ont besoin de le croire. Il est tragique
de penser que cest souvent la premire chaleur et la
premire affection physique quil leur soit donn de
connatre.
Il ny a vritable amour que lorsquun garon et une
fille sacceptent lun lautre pour ce quils sont, et par
consquent, acceptent leur corps. Le nvros se sert du
corps de lautre pour satisfaire danciens besoins. Cela
rend impossible toute relation dchange rciproque. Il
nest que trop frquent que le garon nvros ntablisse
une relation quavec un seul aspect de sa partenaire, le
ct sexuel; il ne la reconnat pas comme une personne
part entire. Ce clivage entre la femme, objet sexuel,
et la personne dans son entier a t appel le complexe
de la Vierge/prostitue. La jeune fille sage na pas de
corps (pas de sexe) et la sexualit est rserve aux mau-
vaises filles.
Une femme normale na pas besoin de discours pour
se laisser sduire. Elle aura des rapports sexuels quand
la relation le demande. Combien les conseillers conju-
gaux ne voient-ils pas de femmes qui affirment aimer
leur mari, mais qui ne ressentent rien au cours des rap-
ports sexuels ! La femme frigide est incapable daimer
parce quelle est incapable de se donner entirement. On
ne peut aimer que quand on est sexuellement panoui.
On pourra ergoter sur ce que je viens de dire et me ci-
ter de nombreux nvross qui semblent prendre un trs
grand plaisir au sexe. Mais ces mmes nvross sont
dans un tat de grande tension quils rotisent mentale-
ment et baptisent sexe , sans y mettre davantage de
contenu quils nen mettraient dans un ternuement
vigoureux. J e nen veux pour preuve que le fait que la
majorit des patients qui perdent leur tension dans les
premires semaines de traitement, voient en mme
temps leurs pulsions sexuelles diminuer provisoirement.
Dans certains cas, elles disparaissent compltement
pendant quelques semaines. En outre, aussi bien des
hommes que des femmes qui pensaient quils taient
trs ports sur le sexe, dclarent quils navaient aucune
ide de ce qutait un vritable sentiment sexuel avant
davoir rappris sentir grce la thrapie primale.
Surtout des femmes qui prtendaient ne pas tre frigides
constatent quelles ont des orgasmes tout fait diff-
rents aprs la thrapie : en gnral, cest une exprience
plus pleine, plus convulsive. Un malade lexprimait de
la faon suivante : Autrefois, lorgasme ntait quun
jet de liquide qui schappait de mon pnis, maintenant,
cest tout mon corps qui y participe.
Tout le corps peut participer lorsque chaque par-
celle des rpressions antrieures (chaque ngation du
moi) a t revcue et rsolue. Ces refoulements ne sont
pas ncessairement dordre sexuel; le corps ne fait pas
de distinction entre ses ngations. Rprimer une partie
du moi qui ressent, signifie rprimer la sexualit.

Frigidit et impuissance

Daprs les observations que jai pu faire au cours des
dernires quinze annes, la frigidit et limpuissance
sont extrmement rpandues. Cela vaut surtout pour la
frigidit.
J entends par frigidit lincapacit dprouver un sen-
timent sexuel dans toute sa plnitude. Cela correspond
en gnral lincapacit datteindre lorgasme. Les
rpercussions de la frigidit sur le comportement des
femmes varient en fonction de leur personnalit. Cer-
taines se lancent dans des rapports de hasard, esprant
tomber ainsi sur lhomme qui pourra leur faire atteindre
la jouissance. Celles qui ont eu un problme dans leur
rapport avec leur mre peuvent simplement ignorer la
sexualit. Ce quelles ressentent en adoptant cette atti-
tude, est peut-tre lespoir dobtenir lamour de leur
mre en conservant ainsi honneur et dignit.
Beaucoup de femmes frigides ne peuvent atteindre
lorgasme quen se masturbant. Cest un bon exemple
de rfrence ses propres besoins et non un parte-
naire. Il sagit souvent de femmes qui se sont mastur-
bes ds leur pubert en poursuivant toujours les mmes
fantasmes. Dans ces cas, le pnis nest quun symbole
de menace, de dshonneur, dagression etc. et elles
lvitent cause de cette signification (habituellement
inconsciente).
En voici un exemple : une femme est leve par une
mre prude qui labreuve de mythes sur la sexualit, les
hommes et la bonne moralit. Elle entend des choses du
genre : Les hommes ne sont que des btes, ils cher-
chent toujours la mme chose. Ils vous prennent et puis
ils vous plaquent. En plus de ces paroles, il y a une
preuve sous forme dun pre brutal. La jeune fille en
vient croire ce que dit sa mre. Elle se refuse toute
exprience sexuelle avant le mariage, et dcouvre ce
moment-l quelle est frigide. Elle dit au mdecin que
son vagin est comme anesthsi. Selon moi, elle na
plus de sensations sexuelles au niveau du vagin. Elle ny
ressent que la peur qui dcoule de la rpression du sen-
timent sexuel. Ce nest pas ncessairement une peur
consciente; mais nayant pas de pre qui sadresser et
dpendant uniquement de la mre pour obtenir les
miettes daffection quelle pouvait recueillir la mai-
son, la malade en question a pris lhabitude dassocier la
sexualit libre la perte de tout espoir de gagner
lapprobation maternelle. De ce fait, elle a littralement
renonc une part de son moi ressentant pour lamour
de sa mre.
En parlant au figur, on peut dire que son vagin ap-
partenait sa mre. Le fait de ne rien ressentir tait une
manire de prsenter sa mre limage dune fille
sage , dont celle-ci pouvait tre fire. Comme un assez
grand nombre de mes malades, une fois quelle eut
renonc tout espoir dobtenir lamour parental, elle
connut une abondance de nouvelles sensations vagi-
nales.
Pourquoi le fait de ressentir limpossibilit dobtenir
lamour de sa mre rendit-il cette femme libre de sentir
son vagin ? Cest quelle essayait jusque-l de trouver
cet amour dans tous les rapports sexuels en tant la
fille sage (cest--dire la femme frigide, non
sexuelle) que voulait sa mre. La mre ne pouvait aimer
quune fille sage . En renonant cet amour, elle se
librait de la lutte quelle menait pour lobtenir symbo-
liquement travers son vagin frigide. Une malade, une
fois acheve la thrapie primale, expliquait ainsi la
frigidit dont elle avait souffert : J ai t leve dans
une famille trs religieuse o on ne parlait jamais de
sexe. De temps en temps on faisait allusion des
femmes de mauvaise vie et des amours de rencontre
assez pour minculquer la peur du sexe. Plus tard,
pour pouvoir accepter les sensations de mon corps, il me
fallait au cours de lacte sexuel imaginer que jtais
quelquun dautre. Il arrivait souvent que mon esprit
refuse absolument ce que mon corps ressentait et il
chafaudait alors des scnes de viol. Cest alors, et seu-
lement ce moment-l, que je parvenais avoir des
sensations sexuelles.
Une autre malade avait besoin dimaginer quune
autre femme pratiquait avec elle le cunnilingus. Elle
pousa un homme effmin qui avait une prfrence
pour ce type de rapports, ce qui facilita le travail de son
imagination. Rappelons encore une fois que, dans
loptique primale, le fantasme la sensation au cours
de lacte est une tentative de satisfaire les besoins
rels dtre aim et embrass par la mre. La satisfac-
tion de ces besoins cre la capacit davoir des sensa-
tions sexuelles et (finalement) htrosexuelles. Mais des
fantasmes irrels sont impuissants satisfaire des be-
soins rels, de sorte que le comportement symbolique
prend un caractre rptitif et compulsif. Quand le mari
de cette femme essayait de la pntrer avec son pnis,
elle devenait totalement frigide et les rapports taient
extrmement douloureux. Dans son langage inimi-
table, son corps lui disait quil y avait en elle de la souf-
france.
Cependant, il ne faut pas toujours imputer la frigidit
une mauvaise ducation sexuelle ou des expriences
malheureuses dans ce domaine. Beaucoup de jeunes
filles sont si renfermes que lon peut prvoir quelles
seront frigides. Une jeune fille qui se ferme toute
sensation (telle que le got de la nourriture) se retrouve-
ra plus tard en toute probabilit ferme toute sensation
sexuelle. Autrement dit, dans un domaine quon lui a
appris considrer comme interdit, il lui faudra une
stimulation trs forte pour quelle ressente quelque
chose. J e crois que cest la raison pour laquelle la frigi-
dit est un problme si rpandu. Une femme dont les
sentiments sont rprims, est fatalement frigide dans
une certaine mesure. Il est rare quune femme, ayant
suivi la thrapie primale, nait pas des sensations
sexuelles toutes diffrentes, mme si elle na pas com-
menc la thrapie pour un problme de cet ordre.
Pour donner au lecteur une ide de la complexit du
problme de la frigidit, je cite ici les paroles dune
femme frigide aprs un mois de thrapie primale.
Cette thrapie ma appris comment mon corps con-
tribuait bloquer mes sentiments. J tais frigide, par
consquent, je me disais que la contraction de mon
vagin devait tre ma manire de me dfendre contre un
sentiment en rapport avec lui. J e rentrais la maison
aprs une sance de groupe, jenlevais ma culotte, et, de
mes deux mains, forais mon vagin souvrir large-
ment. Puis, je me laissais aller ressentir tout ce qui
pouvait se prsenter. A mon grand tonnement, un sou-
venir me revint en mmoire, accompagn dune douleur
dans la rgion du vagin. J tais sur la table langer, ma
mre me changeait sans douceur et me pinait le vagin
en passant. J e me souvins que quand elle me langeait,
elle me pinait toujours le vagin. J e sentis mon vagin se
refermer pour se dfendre de cette douleur. Le lende-
main, jeus pour la premire fois un rapport avec mon
mari qui ne fut pas douloureux.
Cest l le point que Wilhelm Reich a soulign : le
corps forme un systme de dfenses. Toutefois, cette
femme aurait pu ouvrir manuellement son vagin pen-
dant des jours et des jours sans obtenir le moindre rsul-
tat, si elle navait dj ressenti de nombreuses souf-
frances primales qui avaient prpar le chemin ce
souvenir. Ce qui est essentiel, cest la connexion quelle
tablissait, ce nest pas la manipulation de son vagin.
Louverture manuelle de son vagin la aide disloquer
une dfense spcifique, de la mme manire que la
relaxation de labdomen par les techniques de respira-
tion profonde peut aider le sentiment remonter.
Cette histoire me fait penser ce qui est arriv un
impuissant. Au cours dun de ses primals, il fut pouss
se laisser aller au fantasme qui leffrayait le plus :
linceste avec sa mre. Au cours de ce fantasme, il se
souvint que sa mre lavait abandonn seul, lcole
maternelle. Il se sentit mal et ce moment se mit re-
vivre cette scne pnible. Pour se sentir moins mal, il se
mit jouer avec son pnis. Durant le primal, il tablit la
connexion entre le sentiment de sa solitude, souhaitant
la prsence de sa mre, et le fait de jouer avec son pnis.
Il voulait quelle vienne pour quil se sente mieux et
moins seul. Plus tard, cela se transforma en un fantasme
o il dsirait des rapports sexuels avec sa mre. En
grandissant, il eut peur de ces fantasmes. Pour une rai-
son inconnue de lui, ils se changrent en fantasmes
homosexuels qui se poursuivirent jusqu lge adulte.
Au cours de ce primal, il sentit enfin que cela signifiait
Naie pas peur, maman, ce nest pas toi que je dsire,
ce sont des hommes.
Cet homme avait souffert de fantasmes homosexuels
pendant des annes cause dun vnement qui stait
produit lcole maternelle. De toute vidence, cet
incident navait pas, lui seul, amen le tournant, mais
tout petit, il avait t nglig et laiss seul si souvent
que cet vnement eut une importance cruciale. Ses
fantasmes homosexuels, si pnibles et dsagrables
quils aient t, servaient cacher quelque chose de bien
plus intolrable : des sentiments incestueux lgard de
sa mre.
Beaucoup de femmes frigides (et dhommes impuis-
sants) constatent que les rapports sexuels leur sont plus
faciles quand ils ont un peu bu. Cest parce que lalcool
mousse la souffrance primale et rduit le besoin du moi
irrel de contrler le corps. Il ne faut pas oublier que le
besoin du systme irrel consiste tenir en chec la
souffrance. Lorsque la souffrance est rduite ou endor-
mie, le besoin de contrle est moindre. Et lorsque le
contrle est moins svre, le corps peut se laisser aller
davantage. Que signifie laisser aller ? Moins de contrle
mental sur ce que ressent le corps. Malheureusement
lalcool mousse aussi les sensations au cours de lacte
sexuel de sorte que lexprience nest pas aussi enrichis-
sante quelle pourrait ltre.
La sexualit consiste sentir son corps et non le
contrler. Si ce corps retient danciens sentiments, se
laisser aller signifie quon libre ces sentiments. Ainsi,
on voit des femmes devenir au lit de vritables tigresses,
griffant, gratignant et mordant, et simaginer quelles
sont sexuellement passionnes. Il sagit bien de passion,
mais pas de passion sexuelle. Cest une rage rprime
qui rapparat lorsque le corps commence ressentir.
Une fois de plus, nous constatons que le sentiment se
prsente toujours sous la forme du tout-ou-rien. Sentir
quelque chose cest tout sentir. Il se peut que pour le
nvros le sexe soit moiti violence et sans doute
nest-ce pas un hasard si les publicits cinmatogra-
phiques juxtaposent le sexe et la violence. Mais dautres
sentiments que la violence peuvent tre rprims. Cer-
taines femmes pleurent aprs lorgasme et cest une
tristesse refoule quelles expriment. Quels que soient
les sentiments rprims, le sujet ne peut ressentir plei-
nement sa sexualit, tant que tous les sentiments nvro-
tiques empoisonnants ne sont pas- limins.
La frigidit nest pas seulement un problme de sen-
timents sexuels. Cest un problme de sentiments tout
court. Etre libre de ressentir, cest tre libre sur le plan
sexuel. Etre refoul, cest tre refoul sexuellement,
mme si apparemment le sujet fonctionne normalement
sur ce plan. Quand une personne se prsente en thrapie
primale et dclare quelle na quun problme dordre
sexuel, on saperoit bien vite quelle a dautres craintes
et dautres refoulements. Inversement, on peut supposer
que le sujet qui vient pour dautres problmes a gale-
ment des problmes sexuels. Il nest pas de problme
qui ne concerne quune partie de nous. Toutes ces par-
ties sont lies et interdpendantes.
En thrapie conventionnelle, jaidais des femmes
comprendre le puritanisme de leur attitude sexuelle et je
donnais des conseils quant des techniques sexuelles,
mais cela a rarement servi grand-chose. En thrapie
primale, le fait de ressentir la souffrance semble r-
soudre les problmes sexuels, sans discussions tech-
niques. Ce nest pas par des raisonnements, semble-t-il,
que lon peut atteindre le vagin.
Le nvros a un rservoir de souffrances qui emp-
chent des connaissances nouvelles damener le corps
sentir. La connaissance dans le domaine sexuel restera
bloque au niveau mental tant que le corps ne sera pas
libr.
J ai trait il y a des annes une femme de mdecin qui
avait lhabitude de quitter furtivement son domicile
pour aller faire lamour avec cinq ou six partenaires
successifs dans un camp de travail du Civilian Conser-
vation Corps, proche de chez elle. Elle cherchait
lhomme qui pourrait lui rvler la jouissance. Mais en
ralit, personne ne le pouvait, parce quelle sy tait
compltement ferme. Personne, si ce nest elle-mme,
ne pouvait la librer. Elle tait intelligente et savait que
ses excursions au camp de travail taient vaines et dan-
gereuses; je lui avais expliqu le sens rel de ce quelle
faisait, mais rien ne larrtait. Elle avait des besoins qui
la harcelaient sans relche. Le fait de connatre le dan-
ger et de comprendre pourquoi elle agissait ainsi ne
pouvait pas larrter parce que ces besoins ne cessaient
pas. Elle voulait ressentir.
J e pense que lon a tort de croire que grce une du-
cation sexuelle librale, on puisse changer dattitude
lgard de la sexualit et rsoudre par-l ses problmes
sexuels. Quelle que soit lducation que lon reoit et la
libert sexuelle laquelle on accde, les troubles
sexuels persisteront jusqu ce que ces nouvelles atti-
tudes se dveloppent partir du corps et de ses sensa-
tions.
Il ne faut pas ngliger, dans lexamen des problmes
sexuels, limportance de facteurs de civilisation; la suj-
tion gnrale de la femme lide selon laquelle elle
est au monde pour assurer le bonheur de lhomme a
donn naissance certaines notions spcifiques comme
par exemple la psychologie de la femme . Lide que
la femme est faite pour rendre lhomme heureux im-
plique que lhomme est suprieur et que la femme doit
vivre pour lui. Cest de nouveau de la nvrose pure. Nul
tre ne peut vivre pour ou travers quelquun dautre
sans tre malade cest malheureusement ainsi que
beaucoup dhommes souhaitent voir leur femme. Or,
nul ne peut imposer un sentiment autrui, mme pas le
bonheur. Laffaire de tout tre humain est de vivre.
Le nvros croit que la femme ne sexcite que plon-
ge dans une atmosphre romantique lumire tami-
se, paroles appropries et alcool. Ainsi, au lieu den
venir au fait, cest--dire au sexe, on met en scne toute
une lutte au cours de laquelle la femme est sduite. Une
femme qui na pas besoin de tout ce travail de sduc-
tion, qui ne cache pas ses dsirs sexuels, passe trop
souvent pour immorale. Cela tient en partie au fait que
les hommes qui ne sont pas trs virils, ont limpression
quen se montrant agressifs avec les femmes en les
conqurant sexuellement ils deviendront en quelque
sorte de vrais hommes. La domination dune femme ne
confre pas plus de virilit un homme que la domina-
tion dun enfant ne confre dimportance un adulte.
Dans une socit non divise, non nvrose, il ny au-
ra pas ce clivage entre hommes et femmes. Ils seront
gaux, ayant les mmes besoins et les mmes senti-
ments. Il ny aura pas dun ct une psychologie de
lhomme, et de lautre une psychologie de la femme,
parce que ce serait une psychologie de clivage.

Perversions

Dans certains cas, le sujet ne peut se contenter de fan-
tasmes mentaux au cours de lacte sexuel. Un homme
peut mettre une robe, se maquiller et partir dans la rue
tout en sachant toujours quil est un homme. Mais sil
met une robe et croit vraiment tre une fille, il a fait un
pas important sur le chemin symbolique de lirralit.
Les pressions intrieures peuvent atteindre de telles
proportions quun homme ne simagine pas seulement
quil est battu pendant lacte mais quil a rellement
besoin dtre flagell afin datteindre lorgasme.
La perversion implique que le poids des refoulements
passs est devenu trop grand pour que lindividu puisse
en venir bout selon ses mthodes habituelles de sorte
quau moment du rite, il est prcipit dans un compor-
tement presque entirement symbolique, peut-tre dans
un tat momentanment quasi psychotique.
J ai connu un homme qui avait besoin dtre attach
et battu par une femme pour entrer en rection. Bien que
ce rite et un certain nombre daspects psychologiques,
il semblait essentiellement dcouler de ses rapports avec
une mre sadique qui le battait et le maltraitait conti-
nuellement. Le malade semble avoir recr lancien
rapport mre-fils dune faon presque littrale, avec le
mme espoir inconscient quil avait eu des annes aupa-
ravant lespoir de trouver, sil avait t assez battu,
du rpit, du plaisir et de la gentillesse.
Ce rite masochiste tait un drame bien dfini symboli-
sant une foule dexpriences passes, que le sujet es-
sayait de rsoudre par cette substitution. Au cur de
tout cela, il y avait lespoir espoir que quelquun voit
sa souffrance et y mette un terme. On dirait quil faut du
vrai sang et de vraies meurtrissures pour que certains
parents souponnent tant soit peu que leurs enfants ont
besoin daide. Certains enfants dramatisent en volant
des voitures, dautres, en devenant pyromanes, dautres
en se faisant battre. Le rituel invent par le pervers peut
tre considr comme le prolongement du rite incons-
cient auquel le nvros obit dans toutes ses expriences
diurnes. Dans son rite gnralis, il adoptera par
exemple une attitude dhomme battu et vaincu comme
pour dire : Ne me faites plus mal, je suis dj par
terre. Le nvros non pervers semble adopter un rite
plus gnralis au lieu dun rite invent.
Un malade qui tait exhibitionniste tentait de dcrire
sa perversion de la faon suivante : Cest comme
quand vous tes trop jeune pour y voir clair et que
quelquun vous bourre le crne systmatiquement. Ma
mre dtestait les hommes, elle tait peut-tre gouine. J e
crois que jessayais dtre une fille pour elle. Finale-
ment, jprouvais le besoin de montrer mon pnis des
femmes inconnues au coin des rues pour prouver que je
ntais pas une fille. Il fallait que je sois bien malade
pour tre oblig de faire a. Mari et ayant des en-
fants, cet homme possdait toutes les preuves de sa
virilit. Cela ne semblait compter pour rien, il tait forc
de continuer accomplir ce rite, jusqu ce quil ft
retourn au pass et et revcu les origines du rite et
toutes les distorsions quil stait infliges pour obtenir
de sa mre un mot gentil.
Cet homme avait beau savoir ce qui se passait en lui,
il tait pouss son acte par une force incontrlable.
Cet exemple peut nous aider comprendre le mca-
nisme de limpulsivit en gnral. Le dsir rel de cet
homme dtre vraiment un homme se manifestait
en dpit de la faon dont ses terribles expriences
lavaient modifi. Le but de son acte tait donc dtre ce
quil tait rel. Il semble que tout ce que peut se dire
le sujet sur ce quil doit ou ne doit pas faire, nait gure
dimportance partir du moment o son moi rel a t
rprim et fait pression pour tre libr. A mon avis,
limpulsivit est dclenche par la tension, par des sen-
timents anciens qui font de lacte impulsif un acte irra-
tionnel. Le sujet impulsif nagit pas pouss par des sen-
timents, il agit pouss par des sentiments quil a refou-
ls. Lacte impulsif est loppos de lacte spontan qui
est fond sur des sentiments rels. La conduite sponta-
ne a moins de chances dtre irrationnelle, si rapide
que soit la raction, car cest la raction dune personne
relle des conditions relles.
Il semble quil ny ait quun moyen dliminer les
perversions, cest de ressentir et dexprimer le message
que dissimule lacte rituel. Par exemple, si
lexhibitionniste, en montrant son pnis, dsirait dire
maman, laisse-moi tre un garon , il faudra quil
ressente toutes les faons dont on lui interdisait dtre ce
garon. Chaque souvenir retrouv, autrement dit,
chaque nouveau primal, dtruira une parcelle du rituel
exhibitionniste jusqu ce quil ne reste plus
dimpulsions. A chaque scne quil revit, il revoit com-
ment sa mre lempchait dtre un garon ( Ne touche
pas ton pnis, ne fais pas lamour avec les filles , en
lui laissant des cheveux longs et boucls, en lui interdi-
sant de faire du sport, etc.). Chacun de ces incidents au
cours desquels sa mre lempchait dtre ce quil tait
(un garon) contribuait faire natre la perversion
jusqu ce quelle ft extriorise. De la mme manire,
chaque fois quune de ces scnes est revcue, la perver-
sion est dmantele aussi mthodiquement et aussi s-
rement quelle a t construite. Au cours dun primal,
par exemple, un exhibitionniste a tenu son pnis en
criant : Maman, ce nest pas sale. Il est bien. Cest
moi que je tiens. Laisse-moi me sentir.
Lexhibitionnisme de cet homme avait, comme toute
perversion, une signification relle. Il essayait dtre
rel en montrant son pnis ce qui tait videmment
un moyen irrel. Bien que toute sa vie on ait voulu faire
de lui une fille, le besoin dtre ce quil tait stait
maintenu quoique dune faon dforme.
En thrapie primale, le traitement des perversions est
facile parce quelles sont dun symbolisme trs clair. Ce
sont en fait des primals ramasss . En gnral, elles
rvlent le besoin de faon directe, sans quil soit nces-
saire de se livrer des ttonnements. Il suffit darrter
un rituel, et la pression norme qui le commandait se
transforme immdiatement en un primal, et tablit les
connexions quil faut.

Lenny

Lenny est un psychologue diplm de vingt-six ans.
Bien quil ait fait pendant des annes des tudes de
psychologie et de comportement anormal et quil ait mis
ses connaissances en application dans le service pour
lequel il travaille, cela ne la pas aid le moins du
monde dominer ses propres problmes preuve
dramatique que le savoir seul ne suffit pas pour venir
bout dune nvrose. Quand Lenny se livrait son rite, il
tait dans un autre monde o tout ce quil avait appris
sur le comportement tait oubli. Son cas peut nous
aider comprendre le phnomne gnral de la perver-
sion et, plus particulirement, le comportement impul-
sif.
J e suis entr en traitement aprs avoir t arrt pour
avoir montr mon sexe et mtre masturb en public. A
la maison, je me sentais toujours pouss me mastur-
ber, mais cela ne semblait pas soulager toute ma ten-
sion. J e pris lhabitude de le faire au coin des rues ou
dans la voiture, prs darrts dautobus o il y avait
beaucoup de femmes. Ds que je me trouvais longtemps
seul chez moi, il fallait que je sorte pour me masturber.
Il mtait tout simplement impossible de me matriser,
je devins un exhibitionniste invtr.
Quand dautres prennent une cigarette ou un verre
pour diminuer leur tension, moi, je prenais mon pnis.
J e ne savais quune chose, cest que, quand je me trou-
vais seul, je me sentais mal, et que javais envie de me
sentir bien. Mais avec le temps, les fantasmes de
femmes que je poursuivais en me masturbant chez moi,
taient devenus insuffisants, eu gard la nature de ma
maladie. Tous les symptmes que je prsentais avant la
thrapie taient dordre physique asthme, ulcres,
troubles du sinus, coulement dans le pharinx, et pelli-
cules chroniques ils ont tous disparu. J tais toujours
orient vers mon corps. Il me semblait constamment que
je devais faire quelque chose de physique. Quand les
fantasmes de mon esprit pendant la masturbation ne me
suffirent plus, je compris que mon tat saggravait. Mais
je ne savais que faire. Il fallait que je voie lexpression
de visages de femmes, de femmes relles, vivantes. J e
marchais dans la rue la recherche dune femme dont je
pourrais observer le visage en me masturbant. Quelque-
fois je prenais ma voiture et je marrtais proximit de
lune delles. Au moment de lorgasme, je fixais son
visage il me fallait tre sr quelle me voyait. En
quelque sorte, je transposais mon fantasme dans la vie.
Aprs lorgasme, je me sentais extraordinairement
soulag, comme si on mavait enlev un grand poids. J e
me sentais libre et je partais pour aller travailler, aider
les autres, comme si rien ne stait pass. Mais ce ntait
quune question de temps jusqu ce que je recom-
mence.
Ce qui avait commenc comme une petite incartade
de temps en temps, finit par devenir une occupation
plein temps. J y passais quatre ou cinq heures par jour,
je navais plus rien dautre en tte. J e savais que je de-
venais fou, parce quune partie de moi-mme savait
combien tout cela tait dment alors que lautre partie
ne pouvait sempcher de le faire.
En fait mon esprit se dtachait tout simplement de
mon corps. J e veux dire que je faisais avec mon corps
des choses dont mon esprit navait mme pas cons-
cience. Au cours de mes rites exhibitionnistes, une sorte
de brume menveloppait. J e savais bien vaguement o
jtais, mais en mme temps jtais dans le brouillard.
On aurait dit que mes impulsions venaient de quelque
chose dextrieur ma conscience.
J essayais de lutter : il y allait de mon mtier et de ma
situation. Quand limpulsion me prenait, jessayais de la
nier, mais ctait impossible. Mon esprit conscient sem-
blait se dcomposer. La compulsion en moi augmentait
de jour en jour, et je ne savais absolument pas pourquoi.
La confusion mentale remplaait la pense rationnelle
de sorte que mme en travaillant, je narrivais plus
penser logiquement. J avais toujours limpression quil
y avait en moi deux personnes. J tais lacteur et le
spectateur. Au cours de ces accs, je ne savais plus
distinguer le bien du mal. Ctait comme un tat
damnsie passagre o lon part au hasard pour aller
tuer cinq personnes. J tais simplement lautre personne
inconsciente qui obissait ses instincts.
Maintenant, aprs la thrapie, je sais que je serais vite
devenu fou. J e perdais de plus en plus le contrle de
moi. Ma raison sen allait. J e suis sr quun jour jaurais
fini par ne plus sortir du brouillard, et cela aurait t la
fin. J e crois que cela aurait voulu dire que mon corps se
serait compltement spar de mon esprit, et quils
auraient alors agi chacun de son ct.
En tant que nvros, jtais incapable de ressentir ce
qui provoquait mon comportement impulsif. Ctait trop
douloureux. La souffrance montait ds que je me trou-
vais seul, et je marrangeais pour la djouer. Pendant le
traitement, quand la souffrance surgissait, je la ressen-
tais. Cest l la distinction entre sentir et djouer que la
thrapie primale ma si bien fait comprendre.
En thrapie, je permettais limpulsion de se saisir de
moi. Au lieu de me sparer du sentiment et de me mas-
turber, je laissais enfin mon esprit rejoindre mon corps,
et cela mamena un certain nombre de vrits assez
pouvantables. J e me souviens de mon premier primal :
en arrivant, javais mon impulsion. En allant la sance
je faillis chercher une femme dans la rue. Le thrapeute
me dit de me laisser aller cette impulsion. J entrai en
rection et jtais terriblement excit. J tais sr que
jallais avoir un orgasme. Au sommet de lexcitation, je
me mis crier : Non, non, non ! Puis je vis un vi-
sage de femme. Dieu ! ctait ma mre. J e hurlai :
Maman, je souffre, je souffre ! Puis je criai : Ne
me laisse pas seul, papa me tuera. J e navais jamais pu
lui dire quel point javais peur de mon pre. J e com-
pris aussitt que si jexhibais mon pnis devant une
femme inconnue, ctait pour quelle voie mon visage
distordu par lorgasme (la peur et la souffrance) et re-
connaisse que javais besoin de protection. Mais ctait
ma mre qui aurait d savoir que javais peur. Mais telle
quelle tait, je navais en quelque sorte jamais os lui
en parler. Elle tait elle-mme trop malade pour que
jose lui dire que javais besoin daide. Cest pourquoi
je le disais dune faon passablement folle prs des
arrts dautobus.
La force qui me poussait tout cela tait la peur de
mon pre et le besoin dtre protg par ma mre. Une
fois que jtablis la connexion de toutes ces pressions
indfinies avec ce quelles taient rellement, je neus
plus besoin de les djouer. En fait, il ny avait plus de
pression, il ny avait plus que la souffrance.
Avant la thrapie, mon esprit et mon corps nallaient
jamais ensemble. J e ne comprendrai jamais comment
jai pu men sortir lcole. Aujourdhui encore, jai
des difficults dorthographe et de lecture. En revanche
jtais dou pour le sport et pour tout ce qui tait brico-
lage, plomberie, lectricit, etc. Il fallait que je sois
stupide, car lorsque je fis preuve dintelligence et tablis
la connexion mentale avec toute cette pression int-
rieure qui me poussait dans les rues, je me dbattis dans
le cabinet du docteur J anov comme un poisson sur le
sable. Ces sentiments taient une source dnergie. J e
sais aujourdhui que si lon mavait supprim cet acting-
out, si je navais pu sortir de prison sous caution aprs
avoir t arrt, je serais devenu fou. J e mexhibais
parce que ctait le seul moyen que javais instinctive-
ment trouv pour tenir distance mes sentiments. Rester
tranquille, sans rien faire, maurait fait clater le cer-
veau. Si fou que cela paraisse, mme aprs avoir t
arrt, sachant dans quels ennuis je me trouvais, je
continuais sortir pour me masturber dans la rue devant
des femmes, alors que jattendais mon procs. J e navais
pas le choix.
Avant la thrapie, javais toujours pens que j'tais
trs port sur la sexualit un chaud lapin comme
je disais toujours. Mais maintenant, jai transform ces
convulsions de lorgasme en convulsions primales et
mon instinct sexuel est bien moins fort. Cest le phno-
mne inverse de ce qui se passait auparavant. Aupara-
vant, je transformais mes primals en convulsions
sexuelles parce que je ne pouvais pas ressentir la souf-
france. A mon avis, la perversion est quelque chose de
trs asexu. J e me masturbais, mais en ralit, je ne
faisais que demander de laide. Ctait ma manire de
crier au secours . Ce que je faisais ne correspondait
pas un instinct sexuel naturel, ctait la perversion
dun autre sentiment. Beaucoup dentre nous ont des
tendances perverses diverses. Les hommes daffaires
pervertissent leur besoin damour en concluant de
grands marchs. Pour moi, cette perversion de mes
sentiments seffectuait avec mon pnis. Tout ce que je
voulais ctait que ma mre voie ma souffrance et
quelle me donne enfin ce qui mavait manqu dans
mon enfance.

Jim

J ai vingt-deux ans et je suis n en Alabama. J habite
aujourdhui Los Angeles, la ville qui, entre toutes, ma
toujours paru symboliser tout ce qui est impersonnel,
indiffrent, grossier, sale, superficiel, prtentieux, tendu
et dsespr. La seule pense de Los Angeles ou le
fait de my trouver a toujours failli me faire sentir
quel point ma propre vie tait impersonnelle, froide et
superficielle. Maintenant, cest uniquement une ville
sale et crispe qui ne me fait rien ressentir du tout.
Mon pre tait officier de carrire dans larme de
lair. Il tait n dans une petite ville de l'Indiana et tait
galement pasteur de lEglise presbytrienne. Ma mre
est originaire du Mississippi.
J e nai jamais eu un foyer. Mes premiers souvenirs
remontent mes quatre ans quand jai fait une fugue.
Nous tions au J apon o mon pre tait en garnison. Par
la suite, nous avons dmnag tous les deux ou trois
ans, toujours dans la vieille Oldsmobile qui tait deve-
nue le thtre des scnes de mnage, aussi bien devant
les cactus de lArizona que devant les totems le long de
lautoroute Alcan (Alaska-Canada). La voiture, ctait
aussi lendroit dont je ne pouvais pas mchapper quand
ma mre dcidait de me battre avec un tuyau de caout-
chouc lorsque je me conduisais mal. J avais fini par
enfouir le tuyau en question dans la poubelle de la salle
de bains dun motel de Denver.
Tous ces voyages auraient pu tre amusants pour un
enfant; ils ltaient dailleurs quelquefois, bien que sur
le plan familial, nous nayons jamais connu un instant
de bonheur. Tout servait de prtexte des querelles, des
disputes. Quil se soit agi du motel o on allait sarrter,
du programme de TV choisir, ou de lendroit o on
allait faire halte pour manger, tout donnait lieu des
chamailleries. Il en allait de mme pour mes choix per-
sonnels : savoir ce que je devais porter comme vte-
ments, qui je devais prendre comme ami, quand je de-
vais aller au lit, comment je devais me tenir table, etc.
Ma mre tait toujours l, me dire ce qui, ses yeux,
tait le mieux, avec une lgre inflexion dans la voix qui
disait : Tu fais ce que tu veux si tu ne te soucies
pas de moi. Nom de Dieu ! Elle avait trouv l une
excellente mthode pour me faire faire ce quelle vou-
lait, et pour me forcer tre ce quelle voulait que je
sois. Vous voyez, jtais naturellement attach ma
mre (et mon pre) davantage qu quiconque. Par
consquent, quand elle disait quelle ne croyait pas que
je laimais, cela voulait aussi dire quil ny avait aucune
raison pour que nous poursuivions nos rapports. Cest--
dire quelle non plus ne maimerait plus moins que je
ne sois et ne fasse ce quelle voulait. Ctait un march
dgueulasse, mais un enfant nest pas en mesure de se
dfendre. Cest ainsi quavant tout, ma moindre dci-
sion devait avoir laccord de ma mre. Si elle n'aimait
pas ce que jaimais, il me fallait tout simplement dcou-
vrir comment dissimuler mes sentiments et comment
faire et tre ce quelle dsirait.
Ma mre naime pas les hommes, plus exactement, les
hommes qui ont des couilles. Par consquent, il ne fal-
lait surtout pas que je sois un homme, en dpit du fait
que, comme tout mle, je suis n dot dun pnis, mme
sil tait petit.
Il ne sest du reste jamais dvelopp entirement. Pas
encore. Dans sa haine de la virilit, exprime constam-
ment avec opinitret, jour aprs jour, elle ma avec
succs lev comme un travesti. Trs tt, javais peru
le message. Maman ne maime pas (naime pas que je
sois moi-mme). Elle maime quand je suis ce quelle
veut. En dehors de la sexualit, on na pas grand-
chose transformer quand on a cinq, six ou sept ans; on
na pas de grandes opinions, pas de thories philoso-
phiques on na que soi-mme. De sorte que...
A ct de cet aspect de mon ducation qui existait ds
le dbut et continuait dexister, il y avait aussi le spectre
terrifiant du divorce de mes parents que jai senti planer
au-dessus de moi pendant vingt-deux ans. (Ils divorcent
actuellement, alors que je finis la thrapie. Ils se sont
affronts pendant longtemps.) Quand javais sept ans,
nous vivions au Texas mon pre est rentr un soir
aprs avoir un peu trop bu. Daprs ma mre il avait bu
plus quun peu , et elle a commenc se mettre en
colre, crier et finalement le battre. Tout dun coup
cest elle qui sest laisse tomber sur le sol, en sanglo-
tant quelle nallait pas se laisser battre de la sorte et
quelle allait demander le divorce. Terrifi, jassistais
toute la scne. Ni lun ni lautre ne semblait remarquer
ma prsence. J essayai mme de les sparer en me met-
tant entre eux, en les prenant par la taille et en les sup-
pliant darrter, de sembrasser et de se rconcilier.
J tais assez grand pour savoir peu prs ce que signi-
fiait le mot divorce : ctait la sparation. J avais
une trouille pouvantable.
J ai demand : Maman, quest-ce que vous allez
faire de moi ? Elle a rpondu : J e ne sais pas , et
elle sest mise faire sa valise. A ce moment-l, ni mon
pre, ni elle ne se souciaient le moins du monde de moi.
J e faisais le tour de la maison avec mon cheval en pe-
luche, en murmurant : Quest-ce qui va marriver ?
Quest-ce qui va marriver... Depuis ce jour, jusqu
celui o je suis entr en thrapie primale, je me suis
toujours tran ainsi en murmurant.
Quand je revins de lcole le lendemain, aprs mtre
demand toute la journe avec qui jirais (ma mre
videmment), je dcouvris que tout tait rentr dans
lordre (compltement dingue). Mon pre ne le ferait
plus (pauvre type !) et ma mre nallait pas partir. La
mme scne se reproduisit un nombre incroyable de fois
au cours des quinze annes qui suivirent; jattendais
toujours avec effroi la sparation qui ne survenait jamais
mais qui menaait toujours.
J e nai pas beaucoup parl de mon pre parce que
mon pre ntait pas trs prsent. Il mest arriv de le
har parce quil nempchait pas ma mre de me d-
truire. Mais je lai aussi aim profondment, dans les
rares moments o nous tions ensemble. Mon pre et
moi, nous aurions voulu nous aimer, mais nous avions
peur de laisser paratre nos sentiments parce que cela
nous aurait fait trop souffrir.
Quand on est nvros et quon a une famille comme la
mienne, il faut faire attention de garder ses sentiments
distance. On reste froid avec la famille. A lextrieur on
joue le garon nergique et indpendant. Les travestis
ne sont mme pas aussi in que les simples homo-
sexuels. Il y a une diffrence. Ainsi jai t un enfant
trs actif et solitaire. J avais tellement peur des filles
que je nai jamais embrass une fille avant ma deuxime
anne duniversit; encore ntait-ce quau treizime
rendez-vous. De plus, elle tait plus ge que moi, ce
qui nest pas surprenant.
J e me masturbais pas mal et cela me calmait un peu,
mais il fallait que je fasse attention parce que ma mre
tait toujours l pour mattraper. Elle naimait pas que je
touche ma verge.
A la fin de ma deuxime anne dtudes, jai dcou-
vert non seulement qu force de me disputer avec ma
mre jtais devenu trs habile manier les mots et les
ides, mais aussi que j'tais trs dou pour la course. A
la fin de ma troisime anne, jemportais toutes les
comptitions et je commenais sortir avec des filles. A
la fin de ma quatrime anne, jtais nouveau cham-
pion, charg du discours de remise des diplmes, pre-
mier prix dloquence de tout lEtat, journaliste et radi-
cal tous crins.
J tais malheureux. Il y avait dj longtemps que
javais pris lhabitude, quand ma mre tait sortie, de
mettre ses vtements soutien-gorge, bas, slip, etc.
djouant mon fantasme selon lequel ma mre finirait par
maimer si jarrivais tre ce quelle voulait. Ctait un
march merdique, cest le moins quon puisse dire, et ce
ntait certainement pas un bon moyen de me sentir
laise avec ma queue !
A luniversit, je refoulais ce genre dactivits. J e
gardais le fantasme dans mon esprit et je me contentais
de me masturber comme tous les autres. Mais le travail
tait si lourd et latmosphre si accablante que la mas-
turbation savra vite impuissante me soulager. J e ne
sortais gure avec des filles. J e continuais faire de
lathltisme mais ctait si difficile concilier avec les
tudes, si astreignant et, dans le fond, si malsain, que
cela naidait pas beaucoup soulager la tension. Cepen-
dant, les relations que je me faisais dans le sport me
permirent dtre reu dans une bonne association
dtudiants et je pus aborder lanne suivante en me
raccrochant quelque chose. Les notes ne me servaient
rien, elles taient moyennes. Pas de prestige, pas
dgards, rien qui met empch de me sentir seul et
insignifiant.
A la fin de ma deuxime anne, je devins militant.
Lentraneur de lquipe se rvla tre un sectaire. Il
avait foutu un tudiant tranger dehors pour la seule
raison quil avait des cheveux longs et une coupe la
Beatles. Une dception de plus. J e fus mdiateur. J tais
tendu, malheureux, dgot de lathltisme et de toutes
les foutaises que lon voulait me faire ingurgiter.
Cet t-l, pour la premire fois de ma vie, je sortais
rgulirement avec une fille. Ctait la premire per-
sonne avec qui je me laissais aller ressentir quelque
chose. Mais je narrivais jamais parler de baiser,
mme quand nous tions au lit et quelle tenait mon
pnis entre ses mains. J e voulais quune fille me fasse
sentir mon sexe, mais je voulais le sentir en toute scuri-
t et elle me le permettait. Ctait des relations ora-
geuses. Nous avons lutt de toutes nos forces pendant
six mois pour essayer de donner nos rapports, o cha-
cun aidait lautre se dcharger de sa tension, une es-
pce de stabilit. Malheureusement, elle me laissa tom-
ber raide. J e navais rien quoi me raccrocher et jtais
sur le point de devenir fou. J avais une telle frousse que
je quittai luniversit et commenai crire un journal
la Kierkegaard, dans le style de Bob Dylan, de Ken
Kesey, et de tant dautres... J tais dans un tel tat de
tension que le seul moyen de ne pas perdre la raison
semblait tre dcrire sur les mythes, sur la conscience
existentielle et le destin mi-tragique, mi-hroque des
petites gens. J essayais de refouler la souffrance et jy
parvenais bien.
Cest cette poque-l que jai dcouvert que per-
sonne navait le droit de mordonner de tuer quelquun
dautre. Ctait trs simple. Mais force de me deman-
der ce qui allait advenir de moi, jtais pass ct des
choses les plus simples aussi bien que de mes senti-
ments. Cette simple notion mexalta tel point que jen
fis une sorte danti-dogme. J e travaillai dans
lopposition en Arizona et tentai de dcouvrir comment
arriver la synthse de la politique et de lart. Devais-je
aller en prison pour refus du service militaire ou
mexpatrier pour crire mes grands livres et mourir
trente-neuf ans ? comment faire les deux ? Ctaient de
grandes questions qui dissimulaient de grands senti-
ments. A propos de mon pre et de ma mre. J avais
besoin de me sentir de la valeur (ma mre), besoin
daider les autres cesser de se disputer (ma mre et
mon pre), besoin de trouver un foyer de paix, de sim-
plicit et de dure (nous tous), besoin dtre fort et effi-
cace (mon pre); et ainsi de suite. J e renvoyai mon livret
militaire, mais de faon non agressive. J allais crire et
faire des tudes jusqu ce quon vienne marrter pour
me mettre en prison. Le tout, passivement.
Le premier jour de la thrapie, je dis J anov que
jaurais voulu dire mon pre daller se faire foutre
quand il mavait refus largent pour me faire soigner.
Arthur a demand : Vraiment ?
J ai rpondu : Eh bien, jaurais aussi aim quil me
vienne en aide.
Demandez-le-lui.
Par tlphone ?
Demandez-le-lui, ici mme.
J allais le faire mais ma gorge se noua. J e ne veux
pas le faire et vous savez trs bien que je ne le veux
pas.
Demandez-lui.
J e le fis et tout ce que je sais cest que je me tordais
sur le divan et que je criais pour demander mon pre
de maider, en ressentant dans mon esprit et dans mon
corps la colre que javais rprime depuis tant
dannes. Quand, mon nergie puise, je commenai
me dtendre, jai senti des fourmis dans mes mains
comme si la circulation avait t coupe et comme si
elles sveillaient . Dans le cabinet, les couleurs
taient plus brillantes, comme sur un fond dherbe, et il
ny avait plus la sparation surraliste entre temps et
espace. J e sentais mes entrailles. Et tout cela ntait que
le dbut.
Cela suffisait pour un premier jour. J e suis sorti tout
exalt. Mais ds laprs-midi, je me suis senti dans un
tat dgueulasse. Maintenant que la barrire de tension
seffondrait, dautres sentiments commenaient re-
monter. ATTENTION ! QUEST-CE QUI VA SE PASSER ?
Le jour suivant jai voulu aller au devant du primal et
provoquer les vnements. Ce qui a t ma faon de ne
pas ressentir. Cinq jours de suite, jai tournicot autour,
jusqu ce quenfin, au cours de la sance de groupe, la
tension en moi ait atteint un tel degr quelle a clat
toute seule, de nouveau propos de mon pre. J e vou-
lais quil maide. Le jour suivant, jai pleur, pleur
profondment. J avais t si perdu toute ma vie, per-
sonne ne mavait jamais vraiment cout, et surtout,
javais fait des efforts si grands pour accomplir quelque
chose qui rendrait mon pre et ma mre heureux de
sorte quils puissent maimer. Des parents malheureux
nont pas le temps de laisser leurs gosses tre eux-
mmes. Lamour exige une attention non goste.
Depuis ce temps, je suis pass par un sentiment aprs
lautre. Il y a de la colre, de la solitude, de la tristesse
et un certain nombre de sensations trs subtiles : cha-
leur, parfums, froid, got ou impressions du toucher
quil faut relier au souvenir auquel elles appartiennent.
Cest un processus qui consiste remettre lesprit enti-
rement en contact avec le corps. Il faut ressentir tous les
sentiments refouls de sorte quil ny ait plus rien quon
ait peur de ressentir. Cest la fois infernal et merveil-
leux.
Certains sentiments sont remonts facilement, pour
dautres, il a fallu des jours et des jours avant que la
tension lche. J ai pass trois semaines o jai cru deve-
nir fou, exactement comme quand mon amie mavait
plaqu. J e me coupais totalement de mon sentiment en
PENSANT ce qui allait madvenir. J arrivais presque
voir linvisible cran qui sparait mon corps du monde
extrieur. Il s'paississait. J e supposais quun sentiment
important tait sur le point de remonter. Entendu,
jallais laider sortir. Foutaise ! Ctait une manire
trs subtile de ne pas ressentir, de contrler, danticiper
et de diriger. Un matin, dans le cabinet de J anov, je
parlais mon pre et ma mre, je revivais la scne
primale o pour la premire fois, je demandais :
Quest-ce qui va marriver ? Ne divorcez pas. En le
disant je ressentais la peur, comme un enfant de sept
ans. A la fin, lcran disparaissait. J e me dtendis. J 'al-
lais laisser les choses aller leur train. Plus tard, je devais
menfoncer plus loin dans ce sentiment et lcran dispa-
raissait de plus en plus. Maintenant, chaque fois que jai
un sentiment primal, je peux me permettre de ressentir
le prsent un peu plus. Lcran a t dtruit.
Ce que je commence ressentir la suite de la thra-
pie primale, cest tout simplement mon moi. Au dbut je
me sentais plus fort, dune faon nvrotique. Pour la
premire fois de ma vie, jobtenais un peu de libert de
ressentir et mes espoirs et mes rves sen trouvaient
revigors. Mais les espoirs et les rves sont les symp-
tmes de sentiments refouls. Ce sont les mots abstraits
que nous utilisons pour dissimuler notre BESOIN. Quand
le BESOIN est entirement ressenti, il ny a plus dESPOIR
de le satisfaire. On se contente de vivre. Plus le moindre
besoin dutopie politique ou de succs artistique. La
russite ou lchec n'existent pas. Il ny a que vous.
Moi. J e nai plus besoin dtre un ternel rat tragique
pour que quelquun me prenne dans ses bras ou me
cajole ou mcoute comme mon pre et ma mre ne
lont jamais fait.
Pour moi, ce nest pas encore compltement fini. J ai
encore un peu besoin de mon pre et de ma mre. Il
reste encore du BESOIN ressentir. Mais jen ai presque
fini avec mon pre, et ma mre ne reste que partielle-
ment. J e fais encore de temps en temps un rve o je
suis surpris nu dans les toilettes pour dames dun su-
permarch alors que je suis en rection. J e ne sais pas o
me cacher et je voudrais arriver jouir si seulement une
femme ou ma mre avait la gentillesse de me
laisser faire. Cest le djouement mental, dans mon
sommeil, de ce que je voudrais ressentir rellement.
Cependant, jai dj normment chang. Ma voix a
baiss de presque une octave, parce que je ne suis plus
dconnect de mon estomac. J entends ce que me disent
les gens sans le leur faire rpter. J e nprouve plus le
besoin de passer des heures palabrer avec mes amis
malades sur ce qui se passe dans le monde. J ai perdu
prs de dix kilos sans effort parce que je ne mange plus
pour viter de sentir que mon estomac tait vide et seul
comme tout le reste. J e ne fume plus un paquet de Ca-
mel par jour comme javais lhabitude de le faire depuis
que javais abandonn lathltisme. J e leur trouve
prsent un got atroce. Lalcool ne supprime plus mes
inhibitions, il mengourdit. LES ALIMENTS ONT DU GOUT.
Les objets rels ne sont plus des symboles susceptibles
de dclencher des avalanches de penses et des accumu-
lations de tensions. Les flics sont simplement des flics,
pas mon pre. (J e ne les en aime pas mieux, mais je
nprouve plus de colre contre eux.) Locan est
locan, non plus le PRE et la MRE DE LA VIE, je ne
prends plus un miroir bris pour le symbole de lart
irlandais, etc.
Les seins ne sont rien dautre que des seins. Et un con
nest presque rien dautre quun con. Ils sont loin dtre
les symboles quils reprsentaient auparavant et bientt,
ils ne seront vraiment rien de plus que ce quils sont.
Mon tat sest assez amlior et je RESSENS assez
pour reconnatre ce qui est REL; cela ne ressemble
rien de ce que j'attendais et a toujours en quelque sorte
t MOI.
La thrapie a pour rsultat que tout devient littral.
Largent me parat comique parce que ce ne sont que
des petits bouts de mtal que nous portons sur nous et
que nous changeons contre des choses. J ai
limpression que toutes ces choses irrelles nont plus
aucun rapport avec ma vie. Cest comme si les mots ne
reprsentaient plus rien, il ny a plus que le sentiment.
J ai limpression que le monde dans lequel je vis est une
scne de thtre pop une illusion. J e crois que
tout le monde joue un match qui nest pas le bon, mais
personne ne sen aperoit parce que tout le monde est
trop pris par le jeu. a mennuie mme den parler,
dailleurs, qui sen soucie ? J ai enfin chang du tout au
tout. Le travesti appartient au pass. Toute ma vie, je me
suis entendu dire que ma sant mentale tait de la folie
et jen venais le croire. Aujourdhui, jai compris que
cest eux qui sont fous et que cest moi qui suis sain
desprit.

Homosexualit

Lacte homosexuel nest pas un acte sexuel. Il se
fonde sur le reniement de la sexualit relle et constitue
le djouement symbolique dun besoin damour par le
moyen du sexe. Une personne vraiment sexuelle est
htrosexuelle. Lhomosexuel rotise dhabitude son
besoin, de sorte quil parat en gnral trs port sur la
sexualit. Priv de sa dose sexuelle, de son parte-
naire, il se comporte comme un drogu en priode de
manque; sans son partenaire, il est plong dans la souf-
france qui est toujours prsente mais qui est draine par
lactivit sexuelle. Le but recherch nest cependant pas
le sexe, cest lamour.
En rgle gnrale, lhomosexuel est le plus tendu de
tous les nvross, car cest lui qui a t oblig de se
sparer le plus profondment de son moi rel. La ten-
sion peut le pousser boire, se droguer, ou une acti-
vit sexuelle compulsive, sans que ces exutoires lui
suffisent. Parmi les homosexuels que jai pu voir, beau-
coup se plaignent de troubles psychosomatiques. La
violence que lon observe en eux rsulte de leur renie-
ment deux-mmes. Le sujet qui ne peut tre ce quil
est, vit dans un tat de colre.
J e qualifierai dhomosexualit tout acte qui est vcu
comme sil tait pratiqu par deux personnes du mme
sexe. Si un homme fait lamour avec une femme tout en
tant compltement absorb par des fantasmes concer-
nant des hommes, il vit daprs moi une exprience
homosexuelle. Ce nest pas le comportement extrieur
qui compte, mais ltat desprit dans lequel on se trouve.
Lorsque le sujet fait rellement lamour avec un parte-
naire du mme sexe, cela signifie quil sest engag plus
avant dans le comportement symbolique : il ny a pas de
clivage en lui, il ny a pas de fragment de lui-mme qui
le force garder un comportement htrosexuel; il a
renonc lutter et il est devenu plus compltement ce
quil nest pas.
Il y a des hommes et des femmes qui font des ma-
riages homosexuels sans le reconnatre. Un homme
effmin choisit une femme trs masculine il prfre-
ra, comme me le disait un patient, tre dessous quand il
fait lamour, expliquant quil est mieux comme a
sans se rendre compte le moins du monde quen vrit,
il fait lamour avec un homme. Il y a un systme spcial
de radar qui fait que ces gens se rencontrent. Lhomme
qui prouve le besoin inconscient dtre aim par son
pre, et qui na pas le courage dadmettre ses pulsions
homosexuelles sera attir par une femme virile. Il
sattachera aux cts masculins de son caractre, de
sorte que cest elle qui sera le bricoleur de la maison,
elle qui grera le budget familial, conduira la voiture,
etc. Limportant cest quun nvros peut faire de
nimporte qui ce quil veut. Cest ainsi quun homme
peut dans son esprit transformer une femme en homme,
de la mme manire quil fait dun policier son pre ou
dune institutrice, sa mre. Le besoin lemporte sur tout.
Le sujet qui doit avoir des fantasmes pendant lacte
sexuel est plus proche de ses sentiments que celui qui
vit ses fantasmes. Le fantasme suppose au moins la
conscience intellectuelle dun besoin plus exacte-
ment, la conscience dun symbole de ce besoin. Le sujet
qui vit ses fantasmes, supprime aussi bien le besoin que
ses symboles.
Daprs mes observations, lhomosexualit peut d-
couler de toutes sortes de facteurs lintrieur dune
famille. Le garon homosexuel peut avoir un pre faible
aussi bien quun pre tyrannique ou pas de pre du tout.
Ce qui est dterminant, cest que lenfant prouve le
besoin davoir un pre qui laime. Il nest pas ncessaire
de sattarder sur les relations spcifiques que lenfant
entretenait; ce quil faut atteindre, cest le besoin. Cest
le besoin qui est djou dans lhomosexualit. Beaucoup
dpend de lenfant lui-mme. Sil a une nature sportive,
il peut devenir le dur que dsire le pre. Sil est
faible et manque de coordination, il peut tre rejet
compltement parce quil ne rpond pas aux besoins du
pre. Si la mre est un peu plus chaleureuse, le garon
tablit peut-tre des rapports plus troits avec elle; si
elle est froide, lenfant essayera dsesprment de res-
sembler son pre. Lhomosexualit nest pas le produit
dune structure familiale spcifique.
Lenfant qui a un pre brutal et ivrogne peut devenir
hostile tout lment masculin. Mais dans la mme
situation, un autre enfant dcidera de devenir lhomme
comme il faut que son pre ntait pas. La fille dune
mre qui hait les hommes, peut elle aussi les har. Le
fait davoir une mre odieuse peut lui faire prendre les
femmes en horreur. Il nest pas de formule qui soit res-
ponsable dune nvrose spcifique. Il faut comprendre
comment lenfant a ragi intrieurement ce qui lui
arrivait.
Le comportement qui en rsulte chez lenfant nest
dhabitude pas le fruit dune dcision consciemment
labore; cest une lente accumulation dexpriences qui
le dforment afin de faire de lui une image propre
satisfaire les besoins refouls de ses parents. Sur le plan
pratique, cela veut dire quil faut qu'il soit ce que ses
parents ont besoin quil soit, pour leur rendre (et pour se
rendre) provisoirement la vie possible. Si la mre ne
supporte pas lagressivit et croit que les hommes sont
des animaux qui ne pensent quau sexe, elle fera vite
sentir lenfant, par son attitude et par son comporte-
ment, quil ne faut tre ni agressif ni port sur la sexua-
lit.
Comme le jeune enfant ne peut pas savoir que son
pre est un sadique ou que sa mre hait les hommes
parce quelle est lesbienne, il en vient croire que tout
ce quil fait spontanment est mal. Il refoule de plus en
plus ses tendances naturelles et se retrouve la fin com-
pltement inverti.
Beaucoup dhomosexuels semblent ne pas com-
prendre quelque chose qui est pourtant vident : le fait
quils sont en qute de substituts. Beaucoup font
lapologie de lamour homosexuel et le considrent
comme le seul amour vritable, en citant lexemple des
Grecs pour appuyer leur thorie. Mais cest un amour
irrel fait par des personnes irrelles. Si lhomosexuel
poursuit sa qute sexuelle avec un acharnement si in-
tense, cest quil a besoin de se sentir enfin aim et de
mettre un terme la tension qui le ronge.
Un ancien homosexuel me disait : Aprs chaque
nouveau rapport, je me sentais lgrement insatisfait
sans jamais savoir pourquoi. J e croyais que ctait un
autre pnis que je dsirais, plus il serait gros, mieux
ce serait jusquau jour o je lavais. Puis il me fallait
encore davantage. Cest quand jai ressenti le besoin de
mon pre que jai compris que ce ntait pas un pnis
que je dsirais. J e crois que je suis devenu une pdale
dclare parce que je navais jamais pu crier pour appe-
ler ce salaud. Ce patient constatait que le comporte-
ment quil avait adopt au dbut de son adolescence,
tait un cri continuel pour demander ce qui ne venait
jamais laide de ses parents.
Un autre patient dont les parents taient intrieure-
ment morts et tout fait dpourvus de sentiments,
disait : Maintenant je sais pourquoi jtais tellement
acharn sucer des gars. J e crois que jessayais littra-
lement de sucer la vie de quelquun. Aprs la thrapie
primale, tous les homosexuels (hommes ou femmes)
saccordent reconnatre que leurs relations homo-
sexuelles ntaient quune manire de dire : Maman,
(ou papa), aime-moi. Si lon admet que dans la plupart
des cas, lhomosexualit est lexpression de ce besoin
de lamour parental, on peut dire que le but de
lhomosexualit est lhtrosexualit. J e ne crois pas
quil sagisse l dune simple clause de style. Cela veut
dire que toute nvrose a pour objet la suppression de la
souffrance, pour que lindividu puiss devenir une per-
sonne relle capable de ressentir. Quand la souffrance a
disparu, lhomosexualit devrait avoir disparu en mme
temps, et cest ce qui se passe.
Ce que nous venons de dire montre aussi que ce nest
pas le nombre dactes htrosexuels qui peut remdier
lhomosexualit tant que cette souffrance nest pas res-
sentie. Ce nest pas en faisant lamour avec des dou-
zaines de femmes quun homme peut, mon avis, faire
disparatre le besoin dsespr davoir un homme pour
pre. Autrement dit, tous les baisers et toutes les ca-
resses du monde, donns dans le prsent, soit par des
hommes soit par des femmes, ne peuvent modifier une
dviation sexuelle.
Ce que lhomosexuel prouve quand une femme
lembrasse, est quelque chose de symbolique cest
lamour de son pre. Ces baisers ne satisfont pas le
besoin rel, pas plus du reste que ne le feraient les bai-
sers dun homme. Les baisers et les caresses dune
femme peuvent mme approfondir des tendances homo-
sexuelles de lhomme en recouvrant provisoirement le
besoin du pre. La chaleur de laffection fminine
lempche de ressentir sa souffrance, or cest justement
ce quil faudrait pour quil devienne htrosexuel.
Lhomosexuel aurait-il besoin dun homme sil avait
t pleinement aim par sa mre au dbut de sa vie ? J e
ne le crois pas. Il a besoin de lamour dun homme
parce que ses deux parents lont priv damour cha-
cun sa manire. Il recherche lamour dautres hommes
parce quil a, pour de multiples raisons, t engag dans
la lutte, par un pre qui ne laimait pas.
J e crois que mme larrive soudaine dun pre prodi-
gieusement aimant quand lenfant arrive la pubert, ne
modifierait pas grand-chose. Si dans les annes prc-
dentes, cet enfant a t oblig de renier son moi et ses
besoins afin de pouvoir vivre avec, par exemple, un pre
sadique, le beau-pre affectueux qui arrivera plus tard
ne sera pas en mesure deffacer le pass. Autrement dit,
mme plac dans un foyer o il est aim, lenfant doit
ressentir ses souffrances initiales. Ce point se vrifie
dans dautres domaines que lhomosexualit. Les ma-
lades dont les parents se sont adoucis avec les an-
nes, narrivent pas se dfaire de la tension et de la
nvrose quont provoques en eux les premires bles-
sures. Le pass vient toujours faire obstacle au prsent.
Si le sujet pouvait pleinement ressentir lamour quon
lui porte dans le prsent, cela signifierait quil est ca-
pable de ressentir pleinement. Mais pour le nvros,
ressentir pleinement, cest ressentir dabord toute sa
souffrance, car cest elle qui surgit quand il commence
ressentir. Ce nest quaprs avoir ressenti sa souffrance
quil peut accepter lamour quon lui porte dans le pr-
sent.
Aussi longtemps quexistent de vieux reniements, ils
obligeront le sujet un comportement symbolique d-
form et perverti. Par exemple, il est des mariages ho-
mosexuels qui durent des annes. Les deux partenaires
semblent satisfaits et pris, mais il y a nanmoins un
niveau lev de tension et de lhomosexualit (nvrose).
Pourquoi ? Parce que des amants homosexuels se satis-
font de faon symbolique et non relle. Gnralement,
ils cherchent obtenir lun de lautre, lamour du pre.
Ds quils ressentent ce besoin rel, la qute symbolique
cesse
1
. Lhomosexualit nest pas une maladie spciale;
cest seulement un moyen diffrent de satisfaire des
besoins insatisfaits et souvent refouls.
Quant aller le droit chemin sans rsoudre la n-
vrose, cela ne fait quaggraver le mensonge; cest pr-
tendre renoncer au besoin de lamour paternel; or nul ne
peut le faire tant que ce besoin rel existe. Le seul
moyen de se dbarrasser de ce besoin cest de le ressen-
tir.

Identit et homosexualit

Le sujet qui ne peut pas tre ce quil est rellement,
sera oblig de chercher son identit. Il est condamn
ne jamais la trouver puisque cette identit est simple-
ment le moi rel, le moi qui ressent, qui na jamais eu le
droit de sexprimer. Par consquent, chercher son iden-
tit est une entreprise nvrotique, poursuivie par des
gens qui ne ressentent pas et qui en gnral ont besoin
de trouver quelque chose ou quelquun de lextrieur
pour se faire dire ce quils sont intrieurement. Ainsi,

1
Les mariages homosexuels sont habituellement fragiles justement
parce que ce sont des accommodements symboliques qui ne peuvent
pas satisfaire durablement les partenaires.
aprs la thrapie primale, le malade est labri de toute
crise didentit. Comme il ressent, il na aucune raison
de se demander qui il est rellement.
La thorie primale affirme quun enfant nprouve le
besoin de copier, consciemment ou inconsciemment, le
comportement, les idaux, les attitudes et les particulari-
ts des autres, que quand il ne lui est pas permis dtre
lui-mme. Un enfant lev par des parents normaux ne
sidentifie pas eux. Les parents ne le dsirent pas. Au
contraire, il aura des qualits bien lui.
Pour clarifier ce que nous venons de dire, on peut se
poser la question suivante : Est-ce quun garon n
dans un milieu o il ny aurait que des femmes devien-
drait effmin ? J e ne le crois pas. Sil est aim et si
on lui permet dtre lui-mme, je crois quil doit con-
server son caractre masculin. Mais le mme enfant
lev par des femmes nvrotiques aurait toute chance de
devenir effmin.
Les gens qui se dbattent pour savoir qui ils sont, y
sont forcs parce quils ont t contraints dtre
quelquun dautre afin dobtenir ce qui leur semblait
tre lamour de leurs parents. Toutes les faons dont ils
ont t obligs de jouer un rle au lieu dtre, ont ten-
dance brouiller leur prtendue identit. On ne peut
sidentifier quavec soi-mme. Le sujet qui nest pas lui-
mme est contraint de se chercher. Une femme ma dit
un jour : Lan dernier, je suis alle en Europe pour me
trouver moi-mme; mais je ny tais pas.
La conception primale de lidentit implique quune
mre ou un pre seuls, sil/elle est un tre humain affec-
tueux, peut lever avec succs un enfant fille ou
garon. Une femme peut lever seule un petit garon qui
grandira pour devenir un homme rel, sans quil ait
besoin de modle masculin ou de substitut du pre sur
lequel calquer sa conduite. Il arrive quune mre main-
tienne son union avec un homme froid ou brutal parce
quelle croit que son enfant a besoin de pre et que sans
lui, il ne se dvelopperait pas normalement sur le plan
sexuel. Il est plus probable que lenfant deviendra eff-
min en vivant avec un tel pre que sans pre du tout.
J e ne crois pas que sur le plan pathologique il y ait
une diffrence essentielle entre un garon qui essaie de
sidentifier lhomme ultra-viril et celui qui
sidentifie une femme. Dans un couple de pdrastes,
le jules et la gonzesse ne se diffrencient pas par
lintensit de leur souffrance, mais par la manire dont
ils cherchent y chapper. Quand le jules se fait
tatouer, circule sur dnormes motos, se laisse pousser
la barbe ou se met pratiquer lhaltrophilie, cest quil
ne se sent toujours pas lui-mme et quil doit sidentifier
limage quil se fait de la virilit. Il cherche probable-
ment encore lamour du pre et essaie de diffrentes
manires de ressembler lhomme rel que son pre
dsirait. La gonzesse a peut-tre renonc lamour
du pre et essay dimiter les manires et les intrts de
sa mre. Bien quil nait pas t aim par son pre, 1
homme du couple peut tre attir par les hommes et
prfre leur compagnie, ressemblant alors beaucoup
lhomosexuel effmin. Il ne se sent pas plus viril que
son partenaire et sa situation est pire parce quil doit
faire des efforts beaucoup plus grands pour cultiver
lapparence.
Il y a ainsi une foule dhommes et de femmes qui,
faute de sentir ce quils sont, se donnent dune manire
moins vidente les attributs de la personnalit quils
voudraient avoir. Lhomme arborera une imposante
moustache, portera des bottes et des vtements solides,
tandis que la femme, pour tenter de prouver sa fminit,
portera des robes trs dcolletes ou des pantalons ser-
rs. Le besoin mme de donner de soi une image
peut tre un indice de sentiments intrieurs tout fait
contraires et ces sentiments enfouis saccompagnent
souvent aussi de troubles sexuels. Mon exprience cli-
nique ma appris que malgr une bonne faade virile, la
tentative dtre un vrai mle est souvent trahie par
de limpuissance, des fantasmes ou des craintes homo-
sexuels. La lutte , comme me lexpliquait un patient
qui auparavant portait la barbe, consistait conserver
ma barbe assez longtemps pour me sentir un homme de
sorte que par la suite je nen aurais plus besoin. A ce
moment-l, je ne le comprenais pas, mais aujourdhui,
jai compris.

Bisexualit et homosexualit latente

Depuis Freud, un certain nombre dcoles psycholo-
giques partent du principe que lhomme est fondamenta-
lement bisexuel. Chacun dentre nous serait en partie
htrosexuel, en partie homosexuel. Ce serait le rle
dun systme de dfenses bien constitu que de suppri-
mer les tendances homosexuelles latentes pour per-
mettre ltablissement de relations htrosexuelles nor-
males. Toujours selon ces thories, lhomosexualit des
adolescents serait normale, jusqu lpoque o le jeune
homme atteint le stade dit gnital de son dvelop-
pement. Selon certaines de ces thories, les rves homo-
sexuels doivent galement tre considrs comme fai-
sant partie du fonctionnement normal. Je ne crois pas
qu'il s'agisse de bisexualit, mais bien plutt de nvrose.
Un si grand nombre dentre nous ont t privs aussi
bien de lamour de leur pre que de celui de leur mre,
quil existe souvent un besoin persistant damour, aussi
bien dun sexe que de lautre. Ce besoin semble si uni-
versel que la tentation est grande de considrer la bi-
sexualit comme un phnomne gnral.
J e ne pense pas quil y ait une tendance homosexuelle
fondamentale et gntique chez lhomme. Sil en tait
ainsi, le malade guri aurait toujours des besoins homo-
sexuels, or ce nest pas le cas. Aprs la thrapie primale,
les malades qui ont t des homosexuels latents ou ma-
nifestes, nont plus ni penchants, ni fantasmes, ni rves
homosexuels. A en juger daprs la conformation des
organes sexuels de lhomme et de la femme, il semble
que lhomme normalement constitu ne puisse tre
quhtrosexuel. Si lon considre que le rapport htro-
sexuel est la source mme de la vie, il semble difficile
de trouver un fondement logique la thse de la bi-
sexualit inne.
Un patient me dcrivait ainsi son exprience : Au
travail, jtais excit par les gars autour de moi. Quand
un type se penchait, javais toutes les peines du monde
me retenir de regarder son cul. Quand mon patron me
parlait et quil tait tout prs de moi, jentendais peine
ce quil disait parce que je ne pouvais dtourner les
yeux de ses lvres en pensant ce que je ressentirais si je
lembrassais. J e croyais que tout le monde tait un peu
homosexuel, je repoussais donc ces penses pour
mappliquer ne penser quaux filles. Cet homme
avait un immense besoin dtre caress et embrass par
son pre. Mais il ntait pas conscient de ce besoin
parce quil hassait son pre qui avait quitt le foyer
familial alors que lenfant avait dix ans. On pourrait dire
qu lpoque, ses besoins homosexuels latents taient
ce quil y avait de plus rel en lui et son comportement
htrosexuel, ce quil y avait de moins rel, il faisait
simplement semblant de ne pas avoir de dsirs homo-
sexuels. Ce quil y a de latent chez le nvros, ce sont
les besoins rests insatisfaits.
Une fois ressentis pleinement; ils nexistent plus, ni
ltat latent, ni autrement.
Par exemple, si une jeune fille a t prive au dbut de
sa vie de la chaleur et des caresses de sa mre, on peut
dire quelle a le besoin latent de lamour dune femme.
Si elle est sduite plus tard par une autre femme qui lui
apporte cette affection, ses tendances latentes sont trans-
formes en un comportement manifeste. Par consquent,
lhomosexualit latente ne se distingue de
lhomosexualit manifeste que par l'acte, non par le
besoin. Ce qui empche beaucoup dhomosexuels la-
tents de passer lacte, cest la peur, la rprobation
sociale, les croyances religieuses, etc. Il se peut aussi
quau moment critique, personne ne se prsente pour
sduire la fille aux tendances homosexuelles latentes;
dans ce cas, ces tendances restent ltat latent. Il arrive
que le sujet reconnaisse ces tendances latentes, mais il
arrive aussi quil nen prenne absolument pas cons-
cience et quil soit fort occup les djouer au lieu de
les ressentir. Si le sujet vit dans un milieu violemment
hostile lhomosexualit, comme les familles profon-
dment religieuses, il y a toutes chances pour quil ne
prenne pas conscience de ses tendances latentes. Le
besoin reste cach, et cre une tension intrieure trs
forte.
Ce concept de latence est important pour comprendre
certaines conduites comme la toxicomanie et
lalcoolisme, o les tendances homosexuelles latentes
sont prsentes dans une proportion exceptionnellement
forte, aussi bien chez les hommes que chez les femmes.
Il est presque invitable que le refoulement de ces ten-
dances cre un dsir puissant dun moyen quelconque
de soulagement physique, comme lalcool.
Lhomosexuel dclar a au moins cd a ses besoins
apparents et trouve de temps en temps ce quil appelle
lamour. En ce sens, il est en accord avec son irralit.
De toute vidence, lalcoolique et le toxicomane paient
un prix lev pour ne vouloir reconnatre aucun de leurs
besoins. Le besoin dobtenir lamour dune personne
appartenant au mme sexe, peut tre aussi fort chez
lhomosexuel dclar que chez celui qui garde ses ten-
dances ltat latent. Ce nest pas en prtendant que ce
besoin nexiste pas quon le modifie. Une personne
comme la femme que nous venons de citer exprimera le
besoin de sa mre en devenant membre dassociations
fminines, dun club questre, en ayant des amies in-
times et en buvant sec, le tout sans prendre conscience
de son besoin.
Le paradoxe de lalcoolique rside dans le fait quil
considre son penchant pour la boisson comme un cri-
tre de sa virilit. La boisson dissimule encore davan-
tage son besoin jusqu ce quil atteigne finalement le
point o il ne ressent pas de souffrance . Cest alors,
lorsquil ne ressent plus la peur, quil peut enfin faire ce
quil a quelquefois dsir pendant des annes : prendre
un autre homme par la taille et lembrasser.
On pourrait dire que ce qui spare lhomosexuel d-
clar de lhomosexuel latent, cest que le second a subi
un lavage de cerveau jusqu ce quil ait t dress se
comporter comme un homme (ou une femme, selon le
cas). Ses penses ont t modifies, de sorte quelles ne
correspondent plus ce quil ressent intrieurement. Il
en arrive croire au mensonge dans lequel il vit. Mais il
semble quon ne puisse liminer les sentiments latents
comme lon limine les ides. Il a beau penser navoir
pas besoin de chaleur et daffection, lalcoolique a be-
soin de tirer quelque chaleur de sa bouteille jusqu ce
quil arrive relcher le nud au fond de ses entrailles
et ressentir une chaleur intrieure pendant un petit laps
de temps. Il peut quitter son domicile tous les soirs pour
aller dans une station anti-souffrance (un bar) sans
jamais se rendre compte quil souffre. Mais si on le
prive mme de cet exutoire symbolique on risque
daggraver sa nvrose.
J e crois que si nous pouvions reconnatre pour ce
quelles sont les tendances latentes qui habitent bon
nombre dentre nous le besoin de lamour dun pre
ou dune mre et non une perversion bizarre nous
pourrions avancer beaucoup dans la rsolution de cer-
tains problmes sociaux importants dont souffre notre
monde.

Rcapitulation

J e crois quil est essentiel de considrer les dviations
sexuelles comme faisant partie dune nvrose totale, et
non comme un comportement spcial et bizarre, dtach
de la personnalit dans son ensemble. Mais je ne crois
pas quon ait besoin dun spcialiste de lhomosexualit
pour soigner le sujet, pas plus quon a besoin dun sp-
cialiste pour traiter les autres fuites devant la souffrance.
Il ne sagit pas, pour soigner lhomosexualit, de donner
au sujet un comportement dhomme ou de femme. Il
sagit, mon avis, de provoquer un comportement rel.
Nous avons peut-tre essay de faire usage de catgories
dabstractions, sans voir que nous avons simplement
soign des gens qui ont trouv des moyens diffrents
dchapper leur souffrance.
Beaucoup de nvross ne se sont pas faits soigner en
psychothrapie parce que nous autres psychothrapeutes
avons eu tendance considrer lhomosexualit comme
une sorte de maladie spciale que lon ne pouvait pas
soigner sans avoir des connaissances spciales. Pour ma
part, je ne considre pas que lhomosexualit soit diff-
rente de nimporte quelle autre forme de nvrose, sauf
par le degr pathologique. Ce qui veut dire que si lon
est capable de gurir une nvrose, on devrait tre ca-
pable de les gurir toutes.
De multiples approches psychothrapeutiques ont t
envisages pour le traitement des dviations sexuelles.
Comme la thrapie conventionnelle choue, lon sest
souvent content daider lhomosexuel accepter son
mal et sen accommoder. Lune des mthodes actuel-
lement en faveur chez les thrapeutes est la mthode du
conditionnement. Lune dentre elles consiste, comme
nous lavons dj dit, prsenter des pdrastes des
photos dhommes nus en leur envoyant simultanment
une lgre dcharge lectrique. Il faut supposer que le
but vis est le dconditionnement (appel aversion )
de lhomosexualit. Une autre mthode consiste en-
courager lhomosexuel se lancer dans des rapports
htrosexuels en lui faisant se rpter quil na pas peur
de lautre sexe. Il arrive aussi que lon pousse le sujet
imaginer des relations htrosexuelles pendant quon
lencourage se dtendre.
Comme il arrive que par les mthodes de condition-
nement on modifie certaines dviations sexuelles, on a
dans certains cas une impression de gurison. Cela ne
fait que compliquer la notion que lon peut avoir de la
gurison. Ici elle ne concerne que le comportement
extrieur. Si lon observe ce qui se passe en dessous, et
si lon value le degr de tension qui reste lev, on peut
tre amen constater que lon a seulement modifi les
habitudes sexuelles du sujet pour quil soit davantage en
accord avec le systme de valeurs du thrapeute.
Il vaut mieux soigner lhomosexuel latent avant quil
ait connu le plaisir du rapport homosexuel dclar. Une
fois quil a dcouvert cette satisfaction de substitution, il
est davantage port croire quil a dcouvert ce quil
dsire rellement et il est moins dispos demander de
laide. Toutefois, mme sil devait avoir pratiqu
lhomosexualit pendant plusieurs annes, je crois que
lon peut arriver le gurir. Le moment o il est le plus
probable quil viendra se faire soigner, cest quand il
aura perdu son partenaire sa dose sexuelle. Priv
de son partenaire, il souffre. Il peut se mettre boire,
partir en croisire, changer de ville le tout pour fuir
la terrible souffrance qui le poursuit comme son ombre.
Au moment o lhomosexuel interrompt sa fuite et res-
sent effectivement sa souffrance, je crois quil peut tre
guri. J ai constat que des conduites homosexuelles qui
duraient depuis des annes avaient disparu au contact de
la ralit. Lhomosexuel est un moi symbolique, sans
fondement rel. Il svanouit avec la souffrance parce
quil na dabord t quun fantasme.
J e ne crois pas que le tout jeune enfant fasse la diff-
rence entre lamour quil reoit dun homme et celui
quil reoit dune femme. Il a besoin de chaleur hu-
maine et non pas des caresses particulires dune femme
ou des embrassades dun homme. La nvrose nat, selon
moi, de la prsence de quelquun qui devrait donner de
lamour et qui nen donne pas. Cest la lutte pour en
faire une personne qui donne de lamour, qui, daprs
moi, fait natre des dviations de toutes sortes. Si
lenfant pouvait toujours tre spontan dans ses d-
monstrations daffection et dans ses rapports
densemble avec ses parents, je crois quil ny aurait pas
de dviations.

Elisabeth

Quand jai connu Elisabeth, elle tait lesbienne. Elle
avait lair et la dmarche dun homme. Elle se droguait
la Mthdrine. Elle a compltement fait volte-face et,
aujourdhui, elle travaille comme assistante sociale,
soccupant plus spcialement danciens drogus et ai-
dant ainsi ceux dont elle a si bien connu le sort. La solu-
tion quelle a trouve au problme de sa frigidit peut
sappliquer de nombreuses autres femmes qui souf-
frent du mme mal.
J e mappelle Elisabeth. J e suis ne dans le Sud et j'ai
un frre jumeau; jai actuellement vingt-six ans. J ai
galement une sur qui a un an et demi de moins que
moi. Mon pre enseigne lengineering et ma mre a fait
une foule de petits mtiers, pour joindre les deux bouts.
Le premier souvenir que jai de quelque chose qui
nallait pas en moi date de mes quatre ans et demi.
J tais allergique pratiquement tout : la poussire, les
plumes, les fleurs, les fourrures, et les fculents. J avais
six ans quand nous sommes alls habiter en Californie.
Cest cette poque que jai commenc voler de la
monnaie sur la commode de mon pre pour aller acheter
des sucreries la boutique du coin. Quelquefois,
jextorquais ma sur son argent de poche. J e me bour-
rais alors littralement de bonbons.
Pendant mes premires annes dcole, je passais le
plus clair de mon temps regarder par la fentre; je
faisais abstraction du monde qui mentourait, o il ne
marrivait jamais rien. J e fuyais dans un univers imagi-
naire o je pouvais faire arriver des choses; par
exemple, jimaginais un prince qui me poursuivait dans
la fort; il finissait par mattraper et me prenait dans ses
bras puissants et chauds.
A sept ans, mes parents menvoyrent voir un psy-
chiatre pendant quelque temps. A lpoque, ma mre
disait que ctait parce que je lui disais tout le temps :
Maman, tu ne maimes pas . Des annes aprs, elle
ma rvl que ctait aussi parce que je volais de la
petite monnaie chez mon amie. Le psychiatre dclara
que javais un trs grand besoin dtre aime et que
jtais capable dun attachement trs profond.
En classe, mon professeur de dessin encouragea mes
activits artistiques. J adorais peindre des Indiens Hopi.
J utilisais toujours des oranges vifs, des bleus turquoise
et des nuances de pourpre. Sur la plupart de mes des-
sins, il y avait une femme Hopi tenant un bb dans ses
bras. J amais je narrivais donner une expression aux
visages. La peinture tait la seule chose que jaimais
vraiment faire. Comme javais obtenu quelques prix,
mes parents menvoyrent dans une cole de dessin.
Ctait touffant. On voulait mapprendre les formes et
les lignes. On menlevait la seule libert que javais
jamais eue. Mes parents croyaient que javais un vri-
table talent de crateur. Elle a des mains de fe !
disaient-ils. Ce ntait plus un amusement, mais un
pnible devoir. Mes mains devenaient raides. Elles ne
faisaient plus ce que je voulais. J e sentais qu'il fallait
que je sois parfaite si je voulais quils fassent attention
moi.
Mes parents passaient la plus grande partie de leurs
loisirs bricoler dans la maison. Il fallait que nous, les
enfants assumions trs tt certaines responsabilits.
Il y avait toujours tant de travail faire que certains
amis de la famille appelaient notre maison la maison
du travail . Chacun recevait sa part de corve et nous
tions toujours en train de chercher un moyen
dchapper au travail. Il marrivait bien de sortir pour
mamuser mais ctait toujours avec un profond senti-
ment de culpabilit parce quil y avait toujours quelque
chose que javais laiss inachev et quil faudrait faire
en rentrant. J e ne rangeais jamais ma chambre. Elle tait
froide et dans un dsordre inimaginable, un dsordre
criant : cest ce dsordre qui criait ma place.
Pendant mon adolescence, javais le nombre habituel
damis, filles et garons. En fait, je passais plus de
temps avec des filles quavec des garons. A lcole,
javais toujours le bguin des filles les plus en vogue.
Ma meilleure amie, Roberta, tait superbe et trs
froide. Nous vivions dans une sorte de perptuelle com-
ptition. Nous jouions tre des femmes . Nous nous
confectionnions des robes sexy. Nous portions des sou-
tiens-gorge rembourrs de mousse et nous tions tou-
jours en train dessayer quelque nouvelle mthode mira-
culeuse pour nous dvelopper la poitrine. Nos seins trop
petits nous taient une humiliation partage. Nous sor-
tions deux couples, nous faisions des surprises-parties
ensemble et nous nous solions de compagnie. Nous
nous aimions tout en nous hassant. A lcole on nous
appelait les Gold Dust Twins . Mes parents esti-
maient que ces relations avec Roberta ne me valaient
rien.
A quinze ans, jallai passer un an dans lEst parce que
ma mre ne venait pas bout de moi. Stacy, une
fille trs populaire dans lcole, me prit sous son aile.
Nous devnmes des amies intimes. Plus tard, nos rela-
tions prirent un tour particulier grce des lettres et de
brves visites que nous nous rendions.
Quand je revins de lEst, mes parents avaient dcid
de me placer dans un autre tablissement secondaire,
dans lespoir que mon amiti pour Roberta steindrait.
Ce fut en effet le cas. Mais je me nouai damiti avec
J anet. Nous passions la majeure partie du temps nous
perdre dans des lucubrations intellectuelles. Chacune
trouvait lautre brillante. Nous avions rponse tout.
Elle mappelait son alter ego .
En gnral, je mattachais conqurir les gars les
moins faciles , puis, je les plaquais. A dix-sept ans, je
me suis fait dpuceler parce que ctait la chose faire.
J e nai rien ressenti. Cependant, aprs mavoir poursui-
vie et finalement prise, cest lui qui me plaqua. J eus
rellement limpression quon stait servi de moi. Mais
je fis de mon mieux pour camoufler ma blessure. A dix-
huit ans, jtais malheureuse et perdue dans le plus
complet dsarroi. Rien ne me satisfaisait jamais vrita-
blement. Il semblait bien que je dsirais quelque chose,
sans savoir quoi, ni o le trouver. La crise se dclencha
une nuit, o je me prcipitai dans la chambre de mes
parents et leur demandai la permission daller voir un
psychiatre. Pendant six mois, jen vis un toutes les se-
maines. Lautre jour, jai retrouv la liste de tout ce dont
je voulais lui parler et que javais tablie une nuit.

Lintrt que je porte la smantique
Le fait que je me sens comme une amibe
Bonheur ?
Lenvie de hurler
Les professeurs ne maiment pas
Lenvie de dvorer apathie
Analyser les gens
Les garons plus gs les hommes
Mon gocentrisme
Ma haine de la socit.

Rien ne changea vraiment, sauf que javais trouv
quelquun qui mcoutait. Mon pre tait aussi en trai-
tement chez un psychiatre. Le rsultat fut que mes pa-
rents divorcrent. J en fus profondment affecte. J e ne
pouvais pas y croire. Mon pre se remaria. J allais alors
luniversit du Midwest o mon pre devait enseigner
pendant un an. L, je trouvai une autre meilleure
amie . Bonnie et moi tions insparables. Elle tait si
douce, si thre, et pour moi, elle semblait une incarna-
tion de la posie. Nous nous adorions.
Cette fois, quand je regagnai la Californie, les choses
allaient de mal en pis. J e filais un mauvais coton. Ma
mre stait remarie et ils navaient pas envie que
jhabite chez eux. Ma sur qui stait marie et avait un
enfant, maccueillit. A cette poque-l, javais cess de
sortir avec des garons. Quand je couchais avec lun
dentre eux, je ne ressentais jamais rien; en outre, je
mintressais de plus en plus aux gouines. Ainsi, le jour,
je mhabillais de faon sobre et je travaillais dans une
banque, tandis que la nuit, je me montrais sous mon vrai
jour et me joignais la clientle lesbienne de la bote
locale. Pourtant je narrivais pas non plus me laisser
aller compltement avec les femmes. J e voyais depuis
longtemps une gouine, Mary, qui avait exactement la
mme carnation que ma mre. Nous nous pelotions
beaucoup, mais je ne laissais jamais rien se passer au-
dessous de la taille. En fait, je ne pouvais faire lamour
ni avec les hommes ni avec les femmes. J e le dis la
femme de mon pre qui tait ma seule vritable amie.
Elle en parla mon pre et ils memmenrent chez le
docteur J anov dans une ville voisine. J e me souviens de
notre premier entretien. A toutes ses questions, je r-
pondais je ne sais pas . On dcida que je dmnage-
rais pour venir habiter la mme ville que lui et que
jentreprendrais une thrapie intensive.
Cela marcha assez bien. J arrivais tenir un emploi.
J e cessai davoir des relations avec des femmes, je sor-
tais avec des hommes, seulement ils taient en gnral
beaucoup plus gs que moi. Il y avait entre autres un
professeur de philosophie, ancien pasteur, qui avait une
cinquantaine dannes. J e faisais lamour avec lui, tout
en sortant avec son fils qui avait vingt ans. J e crus que
jallais assez bien et je revins minstaller Los Angeles.
J e passai quelques mois chez ma mre et mon beau-
pre, puis je trouvai un travail et minstallai dans mon
propre appartement. Presque tous les dimanches soir,
javais une crise de larmes. J avais toujours limpression
de ntre pas prte pour le lundi. Il me semble que ja-
mais je ne pourrais faire ce que javais faire pendant le
week-end. J e passais mon temps courir droite et
gauche, chez ma sur ou chez des amis. Lune de mes
meilleures amies tait Hildie, une fille que je connais-
sais depuis mes six ans. Avec elle, je faisais ma dose
priodique de stabilit; javais aussi un boy-friend
platonique : Raymond. On faisait du stop, on parcou-
rait la rgion, on allait au restaurant et on allait au cin-
ma ensemble. Pour moi, tout rapport sexuel tait exclu.
Physiquement, il ne mattirait absolument pas. J e vis
encore un psychiatre pendant six mois. Lui seul parlait
et prchait. J e ne pouvais presque pas ouvrir la bouche.
a ne marchait pas, un point cest tout. Quand jappris
que le docteur J anov tait revenu Los Angeles, je
dcidai de le consulter nouveau. J entrai donc en th-
rapie de groupe.
J e prenais rgulirement des mdicaments. Le mde-
cin me les avait prescrits pour maigrir quand javais dix-
sept ans; jen prenais une ampoule par jour, cinq jours
par semaine, et pendant le week-end, je faisais la bombe
tant que je pouvais. J e dis au docteur J anov : J e prends
des mdicaments pour ne pas me sentir vivre... Avec les
mdicaments, je ressens moins... J e suis si sensible
lexistence que je ne peux pas la supporter. Il me faut
des mdicaments pour attnuer la vie. Avec les mdi-
caments, je me sens morte. La musique est trop forte. J e
suis comme dans une coquille. Ctait comme si tous
les matins je me disais : J e ne vivrai pas cette journe,
mais je la passerai. Avec ces mdicaments, je russis-
sais maintenir mon poids tout en mempiffrant, quand
cela me prenait, et viter de sentir ce qui marrivait. Il
y avait sept ans que cela durait. Un matin je compris que
sans le mdicament, je ne passerais pas la journe.
J tais son esclave; jtais toxicomane. J e savais que
J anov travaillait sur cette ide nouvelle de thrapie pri-
male. Sentant quil pouvait rellement me venir en aide,
jabandonnai les mdicaments. Quelques semaines plus
tard, je cessai de fumer. J e vis J anov plusieurs reprises
en sances individuelles et javais limpression quil me
prparait quelque chose.
Laprs-midi du 17 septembre 1967 jcrivais : AI-
DEZ-MOI A RESSENTIR LA SOUFFRANCE, J E SUIS TELLE-
MENT MALADE DE NE RIEN RESSENTIR DU TOUT... J E SUIS
SURE QUE LA SOUFFRANCE, AU MOINS, ME FERA SAVOIR
QUE J E SUIS VIVANTE... PARCE QUE J E ME SENS RELLE-
MENT MORTE...
Ce soir-l, en sance de groupe, je racontai quelque
chose qui mtait arriv quelques jours auparavant;
tandis que Raymond me massait le cou et les paules, je
mtais souvenue combien il mavait manqu dtre
tenue dans les bras par mon pre ou par ma mre. Le
docteur me demanda de me lancer dans un petit psycho-
drame avec Steve, lun des membres du groupe. J e me
couchai par terre, sur le ventre. Steve commena me
raconter une histoire pour mendormir, en me frottant
les paules. J aurais voulu me relaxer et y prendre plai-
sir, mais je me crispais. Quand il se mit me caresser
les cheveux et la nuque, lexcitation me gagna, mais
jeus peur et tentai de me dgager. Comme il continuait
me caresser doucement les cheveux et la nuque, ma
tension augmenta. Alors, je fixai mon attention sur les
mains de Steve et tout coup ce furent les mains de
mon pre. J e mcriai : Mon Dieu, ce sont les mains
de mon pre... J e suis dans un lit avec des draps tout
froisss. J tais dans ce lit, et je me sentais si petite
que je navais plus que six mois, et celui qui me cares-
sait, ctait mon pre... J tais excite au point de croire
que jallais avoir un orgasme... Puis, ses mains me quit-
trent et je perdis le contrle de moi-mme je com-
menai sombrer en moi-mme... J tais aspire
lintrieur de moi-mme... J e tombais, je tombais...
J avais limpression que cette chute nen finirait ja-
mais... Il y avait des clairs blancs et rouges et des
grondements et des mugissements... J explosai en mille
morceaux... J e savais que jallais mourir... Cen tait fini
de moi... J e me sentais lectrocute.. Enfin, au fond de
moi-mme, je trouvai la force de crier... Tandis que je
criais, javais vaguement conscience de me rouler et de
me tordre par terre... J e renversai quelque chose... Puis
je marrtai de rouler pour dire que je voulais
lorgasme... Une fois de plus, je sombrai en moi-mme,
je me sentis encore lectrocute et je hurlai en me rou-
lant toujours sur le sol... Ensuite, je me retournai sur le
dos et je sentis un souffle dair frais meffleurer.
J ouvris les yeux et je regardai autour de moi... Puis je
dis fort calmement : J tais la souffrance. J tais
vivante; javais survcu; javais bris la coquille dure,
maintenant, jtais en moi-mme.
J ai compris plus tard que ctait l ma scne primale.
Quand jtais bb ou mme plus tard, on ne me tenait
pratiquement jamais. Mon pre affirme, cependant, quil
avait lhabitude de me cajoler et caresser beaucoup
quand jtais toute petite. Cest ce moment-l juste-
ment que je mtais ferme. On ne me tenait jamais,
sauf quand mon pre me cajolait et me caressait
comme si javais t une femme. J tais assez mue
pour savoir qu'ils taient l mais pas assez tenue dans
les bras pour savoir que moi aussi, jy tais. Latroce
souffrance, ctait le besoin dtre tenue afin de pouvoir
survivre. Au lieu de cela, mon pre me tourmentait en
mexcitant pour mabandonner ensuite. Bb, on a be-
soin dtre tenu beaucoup pour savoir o lon com-
mence et o commence le monde extrieur. J e mtais
ferme parce que si jtais reste l ressentir, jaurais
explos en mille morceaux. Au lieu de cela, je me spa-
rai en deux. A partir de ce jour, je vcus dans un tat de
tension perptuelle. Mais je mtais si bien ferme tout
que je ne le sentais mme pas. J e devins le symbole de
ce que jtais trop petite pour ressentir jtais en
miettes.
Le lendemain, jtais hypersensible. Mes jambes
taient encore crispes et jeus de la peine me tenir
debout. J avais pleinement conscience du monde qui
mentourait. J e dsirais parler et marcher plus lente-
ment. La grande vague tait passe. Il ny avait rien
dire et aucun endroit o aller. A certains moments,
jtais comme tourdie par tout cela, puis, ctait
limmense regret davoir perdu la lutte. Toute ma vie
avait t une lutte pour obtenir lamour de mes parents,
lutte djoue travers mes amies. Tout cela tait une
immense duperie.
A lhpital, o je devais rpondre au tlphone et
fixer des rendez-vous pour de vieilles dames criardes, le
travail me devint intolrable. J e le quittai.
Le premier primal qui revtit pour moi un sens rel fut
celui o jessayai de revenir en arrire et de ressentir
cette premire souffrance, mais o je ne trouvai que la
souffrance du nant. Effectivement, ma vie tait vide, je
navais jamais rien eu. J e navais fait que donner le
change. Pour viter de ressentir ma mort intrieure, je
mtais donn un rle. Aujourdhui notez comme je
suis bien vivante il me serait impossible dimposer
mon visage ce masque grimaant. Pour la premire fois
de ma vie, je me sentais vivre. J e commenai noter les
modifications que jobservais. Tout devenait rel. Les
couleurs taient vives, les paysages ressemblaient des
tableaux. J e ne voyais plus le monde au travers dun
tlescope. Mes oreilles taient trs sensibles et je ne
supportais pas lexcs de bruit. Mes mains pendaient,
relches, puisquelles navaient plus rien quoi se
raccrocher. Quelle libration ! jtais rellement libre.
J crivis : J e commence fleurir. Aujourdhui, je
commence sortir de mon cocon ! J aime natre... il y a
tant apprendre avant tout, que le prsent est le pr-
sent. Hier est pass, demain nest pas encore au-
jourdhui, cest aujourdhui. J avais limpression
davoir cinq ans. Dtre toute neuve. J crivis : Main-
tenant, je peux avaler, parce que ma gorge est relie
moi-mme.
J e commenai faire dautres primals. J ai senti que
mon corps tait froid. Il tait devenu froid force
dattendre de la chaleur de ma mre et de mon pre.
Aprs ce primal, ma circulation sest nettement amlio-
re. Pour la premire fois de ma vie, javais les mains et
les pieds roses et chauds. J ai fait beaucoup de primals
o je dsirais mon pre ou ma mre. J anov me disait de
les appeler et, tandis que jappelais, le sentiment
menvahissait je sentais combien je les dsirais et
puis le fait quils ne venaient pas. En fait jai gard ce
sentiment du dsir que javais deux, jusqu la fin du
traitement. Chaque fois, je ressentais ce besoin un
niveau un peu plus profond, plus vaste et plus rel. Une
fois ressenti ce dont javais rellement besoin, il ntait
plus ncessaire que je me bourre de nourriture pour
combler le vide de mon besoin insatisfait. Voil pour-
quoi il me fallait tant mempiffrer, je ntais jamais
rassasie, parce que, en ralit, ce ntait pas la nourri-
ture que je dsirais rellement. Comme je ne sentais pas
mon estomac, je ne sentais pas non plus quand il tait
plein. Dans cette forme de thrapie, il y a un certain
nombre de rves qui se ralisent . Quand je me goin-
frais, je rvais toujours de pouvoir rester mince sans
effort. J e naurais jamais cru que je puisse sortir du
cercle vicieux rgime bombance etc. Mainte-
nant je mange ce que je veux quand je veux et jai une
silhouette agrable.
J tais frigide. J aimais les baisers et les caresses
mais, au niveau du vagin, je ne ressentais jamais rien.
Pendant un certain temps, au cours de la thrapie, je
sortais avec un type rellement ardent, mais tout se
droulait selon le schma habituel. Quand nous faisions
lamour, je ne savais pas me laisser aller; pourtant
jaurais terriblement voulu arriver lorgasme. J anov
me dit : Vous confondez le sexe et lamour; ce nest
pas le sexe que vous recherchez, cest encore lamour de
votre pre. Ctait vrai. Ce besoin de mon pre remon-
tait du bout de mes orteils. J e me rservais pour mon
pre, je me plongeais dans une froideur totale pour lui.
Puis il y eut ce jaillissement chaud dans mon vagin.
Deux jours plus tard, un autre de mes rves se ralisa :
jeus un orgasme total. Ctait merveilleux. J e sentais
jusquaux moindres cellules de son organisme. Ctait
dlicieux. Quand ce fut fini, je me suis sentie en accord
avec moi-mme et avec lunivers. J amais je navais
connu pareille srnit. J e sais maintenant que si je
navais pas ressenti ce sentiment cl, qui ma ouvert le
vagin, je serais reste frigide pour le restant de mes
jours. Toutes les explications de ma frigidit que
mavait donnes la thrapie conventionnelle navaient
pas russi men faire ressentir la raison. J aurais pour-
suivi mon djouement avec Raymond, sans sexe. Mon
pre et Raymond se ressemblaient beaucoup intellec-
tuels, mais pas sensuels pour deux sous. La seule diff-
rence, cest que jarrivais comprendre Raymond, alors
que je navais jamais compris mon pre. Raymond
sintressait beaucoup moi, mon pre trs peu. Ray-
mond me lisait mme des histoires comme mon pre
lavait fait quand jtais petite. Raymond tait un pre
qui donnait. Il satisfaisait mes besoins, il ne me deman-
dait pas de satisfaire les siens. J avais toujours vcu
dans la crainte de mon pre, tant il mavait paru tranger
quand j'tais enfant. Il tait toujours plong dans ses
livres, sauf quand il bricolait. Tout ce que je savais de
lui, cest qu'il ne fallait pas le dranger. Il mtait
dautant plus difficile de renoncer lui que fondamenta-
lement, cest un homme bon. Cest un homme trs hu-
main en principe !
J ai eu quelques primals trs violents. Une fois jai eu
le sentiment horrible davoir t assassine par mes
parents. Eux-mmes taient morts et ils ne pouvaient me
laisser vivre. Une autre fois, jai eu le sentiment davoir
t lesclave de mes parents. Ces sentiments bouillaient
au plus profond de moi-mme et jaillissaient de mes
entrailles en me faisant pousser des cris saccads. Puis
je ressentis aussi des colres terribles contre ma mre.
Elle ne me permettait pas de dsirer son amour. Elle ne
jouait jamais avec moi. Pourtant, javais terriblement
besoin de son amour. J oue avec moi, sil te plat, sois
relle, sil te plat. Elle ne comprenait jamais. Sil te
plat, sois une personne sensible, je ten prie, aime-moi,
je ten supplie, prends-moi dans tes bras. Maintenant
je sentais pourquoi javais choisi les amies que javais.
J avais essay de me faire aimer delles, parce que
javais enseveli les sentiments que jprouvais pour ma
mre. J avais le sentiment intime dtre si moche que
javais besoin de mentourer de filles splendides. Au
lieu de reconnatre que je ne me sentais pas la hauteur
de ma mre, je mtais lance dans une violente comp-
tition avec Roberta, qui tait belle, froide et vaniteuse
comme ma mre. J anet attendait de moi que je sois
prvenante avec elle, comme le demandait ma mre.
Elle me suait, exactement comme ma mre, mais au
contraire de ma mre, elle au moins, elle me parlait.
Hildie, ctait la bonne mre, elle tait vive et intelli-
gente, cest elle que javais prfre. Elle mcoutait
pendant des heures et elle essayait de me consoler et de
maider quand jtais dprime. Evidemment, jamais je
navais t satisfaite parce quaucune dentre elles
ntait ma mre.
Comme je ne me sentais toujours pas fminine, je me
tournais vers des femmes qui ltaient moins. Cest ainsi
que javais eu des relations avec des gouines. Avec
Stacy et Mary, je me sentais totalement femme .
Ctaient des femmes qui me voulaient femme et me
laissaient ltre. Ma mre tait dhabitude trs froide
mon gard, sauf quand elle avait bu quelques verres.
Alors elle me caressait, et membrassait dune faon si
rotique que cela me rpugnait. J tais encore en thra-
pie primale quand elle me tlphona une nuit 2 heures
et demie. J e dis : All et la voix de ma mre rpon-
dit : J e taime et tu me manques terriblement. Stup-
faite, je raccrochai sans dire un mot. Le lendemain, je
compris ce quil en est de lhomosexualit fminine. Ma
mre me relanait pour obtenir que je laime, elle ! La
mre veut que sa fille laime ma mre ne mavait
jamais permis de me sentir jolie et fminine, elle ne
mavait pas laiss tre une petite fille, elle cherchait
faire de moi sa mre elle tait incapable de maimer,
mais elle voulait que je laime. Ainsi, lhomosexualit
fminine veut dire que la fille refuse dtre rejete par sa
mre et se tourne vers une autre femme en lui disant :
J e taimerai, si tu maimes. Cest alors le dbut dun
djouement symbolique. Ce qui distingue la lesbienne
qui joue le rle de lhomme, de sa partenaire, cest le
degr de fminit auquel elle a renonc. Celle qui garde
le rle de la femme lutte encore pour rester femme .
Lautre va jusqu dire quelle est prte renoncer ce
qui lui reste de fminit pour devenir un homme aux
yeux de sa partenaire (sa mre). Lune de mes amies,
lesbienne et psychotique, a crit un pome en prose
intitul : Les tres fragiles . On ne peut mieux ex-
primer le saphisme.

Voici la source du cyanure.

Voici la fontaine o viennent boire les gares pour
apaiser leur soif et elles croient que leur qute
sachve... et pourtant, dans la bouche souille, le nectar
devient acide. La rose svapore et le bouton se des-
sche sur sa tige ou la fleur est cueillie et jete aussi-
tt. La violette devient une plante de serre une plante
qui vit en pot perdant sa discrtion du fond des bois,
elle se pare de lclat des villes.
Voici la source voici les limbes du liquide et le
liquide, ce sont des larmes et la fontaine est creuse
dans labme de vies brises. Nous chantons lamour et
nous rvons du premier amour. Nous voyons en rve ces
yeux dont la profondeur semblait infinie et limpide
comme celle dun calme lac. Nous sentons une fois de
plus le tremblement, lappel de ces lvres que nous
avions peur de toucher et le frisson. Et nous cher-
chons sans rpit le frisson du premier amour...
Maintenant nous sommes dures et brillantes et
cassantes : nous le masque radieux, le rire clair et
insouciant les poignes de mains indiffrentes et les
larmes qui sensuivent. Les annes senvolent rapide-
ment et nous sommes les gens qui bavardent Enter-
rs, nos rves de jeunesse ! Pour certaines dentre nous,
la source sest tarie, il nen reste que des cristaux de sels
amers. On les oublie jusqu ce quun coup de poi-
gnard habile vienne rouvrir la blessure ancienne et que
le sel nous brle...
Oui, nous sommes les lesbiennes : vives, intelligentes
et fragiles !
Vers la fin de la thrapie, jai pris du L.S.D. J ai
commenc ressentir quelque chose de trs profond
puis je me suis envole : senvoler ainsi, cest vraiment
se couper de ce que lon ressent et partir la drive avec
son esprit. J ai cru devenir folle. Ctait purement et
simplement lenfer !
J e me sentais comme dans la pice de Sartre, Huis-
Clos , je ne retrouvais plus la porte qui donnait sur la
ralit. Le lendemain, je voulais me suicider. J e ne vou-
lais pas rellement me tuer, mais pour la premire fois
de ma vie, je me sentais terriblement seule et terrible-
ment effraye. J e ne pouvais plus rien tirer du monde.
J avais peur de me sentir compltement seule, parce que
cela pouvait me dtruire, mais je craignais aussi davoir
une raction impulsive et de me tuer si jestimais que ce
sentiment de solitude mtait impossible supporter.
Ainsi, je me sentais seule degr par degr.
Pendant des semaines, javais limpression dtre
folle. J e ne distinguais plus ce qui tait rel de ce qui ne
ltait pas. Un soir, en sance de groupe, je me retrouvai
couche sur le sol, tout mon corps possd dun im-
mense besoin. Au plus profond de moi-mme,
jentendais les vagissements dun bb. J e sentais que
javais deux jours. En dehors de lorgasme, je navais
jamais rien ressenti daussi total. Ensuite, jeus des
priodes de vertige. Ce dsquilibre persista jusqu ce
que je retourne en arrire et ressente mon besoin enti-
rement.
Au cours de la thrapie primale, des modifications
physiques que jespre dfinitives se sont opres en
moi. J e nai plus dallergies. Ma peau est plus douce et
je nai plus le moindre problme dacn. Mes seins se
sont dvelopps et les mamelons sont plus gros. Enfin
mes muscles se sont dtendus.
Cela valait-il la peine ? Est-ce que je me sens relle-
ment diffrente de ce que jtais avant le traitement ?
Cest le jour et la nuit ! Simplement, je ne savais pas
que jtais morte jusqu ce que je me sente vivante.
Maintenant que je suis vivante, ma vie est sans but. J e
suis entre en thrapie pour trouver une nouvelle image
de moi, et je nai dcouvert que moi-mme. Une chose
est sre : la ralit ne doit pas.



CHAPITRE 18

LES ORIGINES DE LA PEUR ET DE LA COLERE

La colre

Un des mythes concernant les hommes veut que sous
un extrieur placide, nous cachions un vritable volcan
de fureur et de violence que seule la socit arriverait
contenir. Quand le systme social connat une dfail-
lance, la violence inne de lhomme fait ruption, et il
en rsulte guerres et holocaustes. Cependant, je suis
constamment frapp de voir combien les gens sont non
agressifs et peu violents quand leur faade soi-disant
civilise tombe. En thrapie primale, le patient, qui est
tout fait dsarm et sans dfenses, nest pas en colre.
Il ny a pas de fureur. Cest peut-tre le processus de
civilisation mme qui rend les hommes si peu civiliss
entre eux quil en rsulte des ractions de frustration et
dhostilit. Etre civilis signifie trop souvent dominer
ses sentiments et ce contrle peut provoquer une rage
intrieure.
J e crois que le colreux est le sujet qui nest pas aim
celui qui na pu tre ce quil tait rellement. En
gnral, il est en colre contre ses parents parce quils
ne lont pas laiss tre lui-mme, et en colre contre lui-
mme parce quil continue renier son moi. Mais cest
le besoin qui est fondamental, la colre est leffet se-
condaire. Elle survient quand le besoin nest pas satis-
fait, lorsque nous considrons le processus primal, nous
constatons quil se droule, avec une rigueur presque
mathmatique. Les premiers primals ont souvent pour
sujet la colre. Dans la seconde srie, il sagit de la
souffrance et dans la troisime, du besoin damour. Le
besoin et la non-satisfaction de ce besoin causent en
gnral la plus violente douleur. Le processus primal se
droule comme la vie, mais en sens inverse. Dans la vie,
il y a eu dabord le besoin damour, puis la douleur de
ne pas lobtenir, enfin, la colre, pour attnuer la dou-
leur. Le nvros perd souvent tout souvenir de la pre-
mire et de la deuxime tape, de sorte quil se retrouve
habit dune inexplicable colre. Mais la colre est, tout
comme la dpression, une raction la souffrance et
non un trait fondamental du caractre de lhomme. Il est
quelquefois plus facile au jeune enfant de ressentir de la
colre que de supporter lhorrible sentiment de solitude
et dabandon quelle cache, de sorte quil prtend que
son sentiment de ntre pas aim et dtre seul est
quelque chose dautre : de la haine. Mais il est rare
quen thrapie primale le patient ne manifeste que de la
haine lgard de ses parents. Il dira plutt : Aimez-
moi, je vous en prie; pourquoi ne maimez-vous pas ?
Aimez-moi, salauds ! Lorsquil est devenu adulte, le
nvros a tendance penser quil nprouve que de la
haine, mais en thrapie, il dcouvre que cette haine nest
quune couverture de plus sous laquelle il dissimule le
besoin. Une fois le besoin ressenti, il ny a plus gure de
colre. Dans les sances de groupe en thrapie primale,
on nobserve presque jamais entre les participants
lhostilit que lon trouve quelquefois en thrapie de
groupe conventionnelle. Il ny a pas non plus de colre
contre le thrapeute. Il ny a quune trs grande souf-
france.
Daprs la thorie primale, la colre est toujours diri-
ge contre quelquun qui en veut votre vie. Il ne faut
pas oublier que dans un sens les parents nvrotiques
tuent inconsciemment leurs enfants; ils tuent le moi rel
de leurs rejetons; la mort psychophysique est un proces-
sus rel par lequel on extirpe de lenfant toute vie. Il en
rsulte de la colre de la part de lenfant : J e vous hais
parce que vous ne me laissez pas vivre. Etre
quelquun dautre que soi-mme cest tre mort.
Quand le nvros rprime son besoin damour pour ne
plus sentir que la colre, il peut essayer de sen dchar-
ger jour aprs jour sur des objets symboliques : sa
femme, ses enfants ou ses employs. Comme il ntablit
pas la bonne connexion entre la colre et son origine, il
continuera sen dcharger de manire irrelle. Un
patient, par exemple, homme habituellement courtois et
mesur, fut horrifi par ce quil venait de faire sa
femme : il lui avait crach la figure. Pourquoi ? Parce
quelle navait pas voulu le croire alors quil lui disait
o il tait all un matin. En thrapie primale, il ressentit
la colre furieuse quil prouvait contre ses parents qui
navaient jamais voulu le croire. Malheureusement, des
annes aprs, sa colre sest dverse sur sa femme.
Il suffit de rendre la colre relle pour quelle dispa-
raisse. J usque-l, une multitude dexplosions de colre
diriges contre des gens dans le prsent, seront des faux-
semblants et par consquent irrelles . Bien videm-
ment, il est aussi une colre relle qui ne vient pas du
pass. La colre que vous prouvez un jour parce quun
garagiste a bcl la rparation de votre voiture est tout
fait justifie; mais le sujet qui a des accs de colre
quotidiens, irraisonns, est domin par son pass. Cela
signifie que le nvros est toujours sur le point de res-
sentir dans le prsent ce quil a refoul dans le pass. Ce
qui na pas t rsolu dans lenfance sinfiltrera dans
presque tout ce que le sujet fait plus tard dans sa vie,
jusqu ce que ce soit rsolu.
J estime que la distinction entre colre relle et colre
symbolique est importante. Un exemple me permettra
mieux dexpliquer pourquoi.
Une jeune enseignante toujours souriante et avenante
vint me consulter parce quelle tait dans un tat de
tension musculaire constante. Au cours de sa seconde
visite, elle parla de son pre qui la critiquait toujours, se
moquait delle, faisait des plaisanteries ses dpens et
la tournait en ridicule. Elle piqua tout dun coup une
violente colre et donna des coups de poing dans le
coussin du divan, pendant plus de cinq minutes. Aprs,
elle se sentit dtendue et me dit quelle naurait jamais
cru quil y et en elle tant de colre.
Cependant, la tension musculaire persistait. Au cours
de la cinquime sance, elle reparla des injustices pas-
ses, et les sentiments commencrent remonter nou-
veau. Mais cette fois, je ne la laissai pas donner des
coups de poing dans le coussin, je la pressai de dire ce
que ctait. Elle se mit trembler de faon violente et
incontrlable tout en exprimant sa haine : comment elle
allait les trangler, battre son pre mort pour tout le
mal quil lui avait fait, sans jamais la laisser se dfendre,
comment elle allait tuer sa mre coups de couteau
pour avoir laiss faire son pre, etc. Elle hurlait tout
cela, tout en gmissant, en se tordant, en se tenant le
ventre; elle avait perdu tout contrle delle-mme. Au
point culminant de cette exprience, elle cria : Main-
tenant jai compris, j ai enfin compris jai toujours
crisp mes muscles pour me retenir de les attaquer ,
puis elle reprit ses violences verbales.
De toute sa vie, elle ne se souvenait pas avoir jamais
lev la voix. Il fallait toujours parler doucement, car
dans une maison aussi distingue que celle de ses pa-
rents, les jeunes filles devaient se conduire comme il
faut. Aprs ce dernier primal, elle dclara que pour la
premire fois de sa vie, elle se sentait dtendue et im-
prvisible. Tout au long de ces annes, elle stait ac-
croche son moi irrel pour empcher ses parents de la
rejeter tout fait, si jamais elle stait laisse aller pour
devenir son moi rel.
Pour cette malade, la thrapie devait ncessairement
passer par diffrentes tapes. Dabord, il y avait en elle
une tension diffuse et vague qui, toute sa vie, lavait
tenue noue. Dans son premier primal il sagissait de
dpasser cette tension et de ressentir la part physique de
la colre, de prendre conscience du fait quelle tait en
colre. Plus tard, elle donnait des coups de poing dans le
coussin parce quelle navait pas encore tabli la con-
nexion mentale. Ce comportement tait un djouement
symbolique. La colre tait ressentie mais non dirige
(cest ce qui se passe pour toutes les colres qui persis-
tent). De toute vidence, elle ntait pas en colre contre
le coussin; le coussin tait un objet symbolique de sa
colre, de la mme manire que certains enfants sont les
souffre-douleur de leurs parents colreux. Malheureu-
sement, dans le cas de lenfant dsarm et sans dfense,
les parents trouvent gnralement une faute quelconque
pour justifier leur colre. Avec le temps, et en butte de
telles mthodes, lenfant finit par donner ses parents
de bonnes raisons dtre en colre.
Une fois que cette femme eut tabli la connexion es-
sentielle, sa colre disparut, de mme que, cela va sans
dire, la crispation chronique de ses muscles qui lavait
fait souffrir presque toute sa vie. Elle aurait pu venir
pendant des jours et des annes pour donner des coups
de poing dans ce coussin sans modifier cette colre. Il
est probable quelle en aurait tir un soulagement tem-
poraire, mais la colre serait rapparue au bout dun
certain temps.
Dans la thrapie quelle avait suivie auparavant, elle
avait t encourage dcharger son hostilit sur les
autres membres du groupe thrapeutique. Elle sentait
quelle progressait et quelle prenait de lassurance,
mais elle demeurait contracte et avait toujours mal
dans les paules. Cest que sa colre relle de petite fille
persistait. Peu importe que lon se comporte en
adulte en thrapie ou dans la vie; tant que lon ne
ressent pas le petit enfant , le comportement quon
adopte ne peut avoir que peu dincidence sur la maturi-
t. A mon avis, tout ce qui se passe, cest que le moi
rel, dsarm et passif, prtend prendre de lassurance,
surtout dans latmosphre de scurit que donne la th-
rapie de groupe. En thrapie, la bonne petite fille
exprime sa colre exactement comme une bonne
petite fille la rprime quand elle est la maison. Ces
deux comportements font encore partie de la lutte pour
tre aim. Cela expliquerait aussi pourquoi le patient qui
fait des dmonstrations dagressivit en sance de
groupe est souvent peu capable de saffirmer dans la vie
courante.
La diffrence entre la colre relle et la colre irrelle
ou symbolique est importante, car je crois que, faute de
cette distinction, on a t conduit en pratique thrapeu-
tique un certain nombre derreurs. Dans les psychoth-
rapies des enfants, on passe par exemple beaucoup de
temps leur faire pratiquer le punching-ball. Pour les
adultes, il y a ce quon appelle des cliniques de com-
bat , o des poux sont placs dans une pice pour
apprendre sattaquer et se dfendre au cours de leurs
disputes. Tout cela est symbolique et par consquent ne
peut mon avis rien rsoudre rellement. La patiente
que je viens dvoquer, se mettait en colre contre les
membres de son groupe, mais en fait, sa colre ntait
pas dirige contre eux. Les choses quils faisaient rani-
maient en elle son ancienne colre. Quand ils
lignoraient, la critiquaient, linterrompaient ou la r-
primaient, la colre furieuse quelle prouvait lgard
de ses parents tait dclenche mais sans quelle st
quil sagissait l dun sentiment ancien. La violence de
sa colre contre les membres du groupe, une fois expri-
me en paroles, tait en fait dmesure et irrationnelle.
Cest un peu comme quand on lit dans les journaux
quune femme a assassin son mari parce quil refusait
de sortir la poubelle : en vrit, cest un lment du
pass qui a dclench la violence. Cela peut aussi aider
expliquer pourquoi certains parents ont peur de fesser
leurs enfants pour une vtille. Ils sappuient sur le fait
que leur conception de lducation leur interdit de les
fesser, alors quen ralit, cest eux qui sont terrifis
sans vouloir ladmettre lide quune petite faute de
leurs enfants pourrait dchaner tout ce quil y a en eux
de violence latente.
Il est possible que lexistence des cliniques de com-
bat et des mthodes o lon incite les malades ex-
primer leur hostilit en thrapie de groupe, repose sur le
fait que lon considre la colre et la violence comme
des manifestations naturelles qui ont besoin, de temps
en temps, dun exutoire. Freud appelle cela linstinct
dagression . Il est trs tentant pour les psychologues
de croire ce prtendu instinct, parce que nous voyons
effectivement beaucoup dagressivit chez nos patients.
Nous voyons la violence et pas grand-chose dautre
parce que nous ne forons pas le patient aller plus
avant dans son sentiment, dans son besoin. Ce que nous
voyons, cest ce qui recouvre le besoin cest--dire la
raction de frustration au besoin.
Comme nous croyons lexistence dun instinct
dagression, nous avons souvent pass beaucoup de
temps au cours de nos thrapeutiques aider le malade
manier son agressivit cest--dire la contr-
ler . J e crois quil faut faire linverse. Nous devons
ressentir entirement la colre pour arriver lliminer.
Le sujet qui sent son moi au lieu de djouer symboli-
quement ses sentiments, ne risque gure dagir sous le
coup de limpulsivit ou de lagressivit. La dialectique
de la colre est la mme que celle de la souffrance : ds
quelle est ressentie, elle disparat, tant quelle nest pas
ressentie, elle attend dtre ressentie.
Lide de contrle de soi implique le concept de
clivage nvrotique du moi. Cest le clivage qui est dan-
gereux parce quil signifie que les sentiments refouls
doivent tre domins. Cest pourquoi un sujet dsin-
volte, spontan, qui ne se matrise pas, est le moins
expos des agressions intrieures.
J e tiens souligner encore une fois que le sujet spon-
tan est le sujet qui ressent, tandis que limpulsif agit
sous la pression des sentiments refouls. Par cons-
quent, cest limpulsif qui adopte facilement un compor-
tement symbolique agressif et qui a besoin dun con-
trle. On a pris peu peu lhabitude de considrer
limpulsif comme un individu libre et anarchique, ou-
bliant quil nexprime pas le moins du monde, comme il
semblerait, la libert ou lanarchie, mais quil est pri-
sonnier de sentiments prcis trs anciens quil djoue
dune faon dtermine.
Il est des sujets qui piquent tous les jours des crises de
rage sans jamais se rendre compte quils sont colreux.
Ils sont en gnral capables darranger les choses de
manire justifier leur colre prsente de sorte quils
nont pas besoin de ressentir son origine. Si le nvros
ne trouve rien pour justifier sa colre, on peut tre sr
quil trouvera le moyen de mal interprter quelque
chose dinoffensif afin de pouvoir donner libre cours
sa colre dbordante. Dans la majorit des cas, une
mauvaise interprtation semble indiquer un besoin re-
foul et nest pas simplement une question de sman-
tique.
Les raisons qui excitent la colre du nvrotique d-
pendent de la situation qui a t lorigine de sa souf-
france. Une malade, par exemple, se mettait en colre
parce que ses enfants ne laidaient jamais dans les tra-
vaux mnagers. Elle les battait svrement parce quils
laissaient traner des choses de tous cts. Ce quelle
ressentait, en fait, tait jai tant travaill et personne ne
semble sen soucier ou reconnatre mes efforts . Ctait
un sentiment quelle prouvait rencontre de sa mre
qui lui avait fait faire le mnage partir de lge de huit
ans.
Un autre malade entrait en fureur ds quon le faisait
attendre. Chaque fois quil demandait son pre de
jouer avec lui, il sentendait rpondre : Tout lheure,
pour le moment, jai faire. Ce tout lheure
narrivait jamais, mais la colre sinstallait. Le problme
est souvent que lenfant est frustr et rendu furieux sans
quil ne lui soit mme permis de montrer ses sentiments
de sorte quil en est rduit trouver, pour se librer, des
solutions de remplacement rixes lcole, maux de
tte, allergies, etc. Cest ainsi que lenfant est dpouill
de ses besoins et ensuite dpouill une nouvelle fois des
sentiments quil prouve parce que ses besoins ne sont
pas satisfaits. Il est donc deux fois perdant. Le comble,
cest que, si lenfant en colre fait mauvais visage, il
risque de se faire dire : Mais voyons, souris ! Quest-
ce que tu as faire cette tte-l ? A ce moment-l, il
est trois fois frustr et il se retire plus encore en lui-
mme pour dissimuler ce quil ressent.
Ce refoulement profond de la colre peut provoquer
de lhypertension. Chez les patients qui tendent une
tension leve, on note souvent une chute de tension
aprs les primals o ils revivent leur colre. Si lon
considre quune tension croissante saccumule
lintrieur de lorganisme jusqu avoir des rpercus-
sions sur tout le systme circulatoire, on comprend
aisment la violence des ractions que le sujet peut
avoir, une fois toutes les barrires limines. Inverse-
ment, laugmentation de la tension sexplique si des
refoulements sont constamment imposs.
Dans la civilisation amricaine daujourdhui, il y a
un abme entre lthique familiale et lthique sociale. A
la maison, le bon petit garon est celui qui ne se
montre jamais insolent ou en colre contre ses parents,
alors que dans la socit le bon petit garon est celui
qui tue pour sa patrie. Lun devient la condition de
lautre; le mme garon rprimera ses sentiments et
exterminera les autres, afin dtre un bon petit gar-
on .
La colre est souvent seme par les parents qui voient
dans leurs enfants des tres qui les privent de leur
propre vie. Les parents qui nont jamais eu la chance
dtre libres et heureux, supportent mal de stre maris
jeunes et de devoir se sacrifier pendant des annes pour
des bbs et des enfants exigeants. Lenfant en souffre
souvent. Il lui faut payer le seul fait dtre vivant, parce
que son existence constitue la ngation de la libert de
ses parents. Lenfant en est puni assez tt. Il ne lui est
pas permis de montrer ses dsirs (appels exi-
gences ), de se plaindre, de crier ou de se faire en-
tendre. Pour gagner son droit la vie, il faudra quil
excute une foule dordres. Tous les jours de sa vie, il
sera dress se dbrouiller tout seul, ne pas demander
daide et finalement assumer les charges et les respon-
sabilits de ses parents. Il sentira ds son plus jeune ge
quil est un obstacle et tentera dsesprment dexpier
un crime quil na pas commis. Il grandira trop vite,
prendra trop sur lui pour amadouer des parents qui le
hassent sans raison. Un malade, dont la naissance avait
contraint ses parents se marier alors quils navaient
pas vingt ans, ma dit un jour : J ai pass ma vie
chercher pourquoi mon existence tait un chaos. Toutes
ces critiques et ces laus que lon faisait propos du
moindre de mes actes ! J ai fini par faire des tudes de
philosophie pour trouver une raison la vie je veux
dire pour cacher le fait quil ny avait pas de fondement
rationnel ce qui se passait chez nous.
Il y a si peu de colre aprs la thrapie primale parce
que, mon avis, la colre est lenvers de lespoir. Cette
colre cache lespoir de transformer les parents en per-
sonnes convenables, dotes de sentiments. Par exemple,
certains de mes patients, du temps o jexerais en th-
rapie traditionnelle, s'imaginaient quils iraient trouver
leurs parents pour leur mettre sous les yeux toutes les
blessures quils leur avaient infliges. Mais cette con-
frontation impliquait lespoir de voir leurs parents re-
connatre quel point ils staient mal conduits et deve-
nir des tres nouveaux et pleins damour.
En thrapie primale, je considre la colre qui reste
chez un malade comme un signe de nvrose. Dabord
parce que la colre implique un espoir irrel. Ensuite
parce quelle signifie que le petit enfant dsire encore
ses parents et ne sest pas dtach deux. Il ny a pas de
colre adulte si le patient est en effet devenu un adulte
rel, pour la mme raison quil ne se mettrait pas en
colre contre les pitreries nvrotiques de nimporte
quelle personne quil rencontre. Devenu adulte, il ver-
rait la nvrose de ses parents objectivement.
(Lobjectivit est labsence de sentiments inconscients
qui poussent le sujet dtourner la ralit de sa souf-
france pour lorienter vers la satisfaction de ses be-
soins.) Ses parents ne seraient plus ses yeux que deux
autres adultes affligs de nvroses. Le sujet nest en
colre contre ses parents que quand il dsire les voir
changer et devenir ce dont il a besoin. Une fois les be-
soins ressentis et disparus, la colre a galement dispa-
ru.
Ce quon trouve chez les patients qui ont suivi la th-
rapie primale, cest le sentiment dchirant davoir gch
leur enfance. En mme temps, ils sont profondment
soulags de sentir que la lutte quils ont mene toute
leur vie est acheve. Ces patients ne cherchent pas se
venger de leur pass; ce qui les intresse bien davan-
tage, cest de mener leur vie dans le prsent.

La jalousie

La jalousie est un autre aspect de la colre. Elle aussi
provient du sentiment dun manque damour parental.
Comme lenfant ne doit pas se montrer directement
hostile ses parents, il a tendance se retourner contre
ses frres et surs. Mais en gnral, lenfant nest pas
rellement en colre contre ses frres et surs. Ceux-ci
ne sont que les symboles sur lesquels sa haine se con-
centre.
Pourquoi un enfant est-il si colreux et si jaloux ?
Peut-tre parce quil a trs tt reu de ses parents la
notion selon laquelle lamour est quelque chose qui
nexiste quen quantit limite et qui spuise vite. Les
parents disent par exemple : Regarde ton frre, il a fini
tout ce quil avait dans son assiette (une qualit qui ne
ma jamais paru vidente). Cest lui qui aura la plus
grosse part de gteau. Ou bien : Regarde ta sur,
elle a rang toute sa chambre, ainsi elle va pouvoir aller
au cinma. Lenfant conoit lamour comme un ca-
deau trs spcial, puisquil voit trs vite quon lui en
donne quand il a t bien gentil et jamais quand il
est dsobissant. La jalousie signifie que lenfant a le
sentiment de ne pas recevoir sa part. Ce sentiment im-
plique quil y ait des parts. Cette notion existe dans les
familles de nvross o les parents ne donnent pas gn-
reusement mais ont tendance tout distribuer sous
condition . Les enfants ne peuvent rien obtenir sans
lutte. Ils luttent, comme les clientes dun grand magasin
quand il y a des soldes. Lenfant peut se mettre en co-
lre contre dautres personnes parce quelles semblent
menacer sa part.
Etre compltement aim signifie ne pas tre jaloux.
Selon moi, lenfant nest pas naturellement jaloux, pas
plus quil nest naturellement colreux. Il se retourne
contre ses frres et surs, mais ce sont les parents qui le
plus souvent exigent, critiquent et lui refusent ce dont il
a besoin. Ce sont les parents qui ont tendance sirriter
et manifester de limpatience devant un comportement
enfantin et qui favorisent peut-tre un enfant aux dpens
dun autre. Ce que les parents nvross voient quand ils
regardent leurs enfants, cest un espoir : limage de ce
dont ils ont besoin (respect, adulation, etc.). Ils tablis-
sent des relations avec un symbole et non avec leur
enfant. Lenfant qui reoit ce qui passe pour de lamour
est celui qui se rapproche le plus de cette image et par
consquent, celui qui devient un nvros symbolique et
non une personne qui est uniquement anime de senti-
ments qui lui sont propres. Cest lenfant ainsi favoris
qui, en gnral, est entirement dtruit et cest pourtant
lui qui souvent fonctionne assez bien dans la vie. Le
rebelle, celui qui a refus de sadapter et de se sou-
mettre, peut ne jamais sen sortir dans la vie, tout en
tant bien plus proche dun tre humain rel que son
frre ou que sa sur qui fonctionnent bien.
Le pauvre enfant qui est le favori est souvent battu par
lautre et il passe sa jeunesse payer pour un crime
commis par ses parents. Parce quil est ce dont ses pa-
rents ont besoin, il subira tous les sarcasmes et toutes les
agaceries de son frre ou de sa sur. En un sens, la
jalousie qui se manifeste dans ce cas-l est le moyen
quemploie lenfant dfavoris pour avoir sa part : si
seulement il peut faire tort au prfr et sen dbarras-
ser, sil arrive souligner ce quil fait de mal, peut-tre
arrivera-t-il se faire aimer un peu plus.
La jalousie de lenfant je veux ma part se pour-
suit dans la vie adulte. Lenfant jaloux, ignor par ses
parents, grandit et son tour met des enfants au monde
quil ridiculisera et punira quand ils rclameront
lattention de leur mre. Les enfants devront payer pour
avoir dtourn lattention de leur mre au dtriment du
pre. Ce comportement, dict par la jalousie, se pour-
suit, mon avis, jusqu ce que le sujet trouve le vrai
contexte de sa colre et le ressente entirement. A partir
de ce moment-l, ses enfants nauront plus souffrir du
fait que leur pre a t nglig dans sa propre enfance.
Ce sont souvent ces enfants jaloux qui donnent plus tard
ces adultes imbus dun tel esprit de comptition quils
veulent toujours avoir plus que les autres et ne
saccommodent jamais des dfauts de leur enfant parce
quil leur faut ce quil y a de mieux .
Le jeune enfant nest pas seulement en colre parce
quil nest pas aim, il est aussi frustr parce quil ne
peut donner damour personne. Si seulement ils
avaient su combien javais leur donner , gmissait un
patient : J ai fini par tout donner mon chien. En
outre, ils prouvent de lamertume parce quils nont
mme jamais t autoriss demander lamour dont ils
avaient besoin. Chez moi, ctait un crime davoir
besoin de quelque chose , disait un patient. J e sentais
trs bien que si javais dit : Papa, prends-moi dans tes
bras , il aurait ridiculis ce besoin en me disant que
jtais une vraie fille.
Quant ceux qui croient que la jalousie et lhostilit
sont des instincts inhrents la nature humaine, je ne
peux que leur signaler que les rves des malades au
sortir dune thrapie primale, aussi bien, dailleurs, que
leur comportement diurne, sont dnus de toute trace de
colre ou de jalousie. Or, sils taient capables de ma-
triser leur colre pendant la journe, on sattendrait ce
quelle se manifeste au cours de la nuit quand le con-
trle se relche. Apparemment, ce nest pas le cas. Tout
cela nous permet davancer que le concept dun rser-
voir dinstincts dagression est erron; sil est un ins-
tinct , cest celui dtre aim autrement dit, dtre
soi-mme.

La peur

A dix ans, mon fils se mit brusquement avoir des
peurs nocturnes dont je ne comprenais pas la raison. Il
avait peur quil y ait quelquun dans le placard. Ce ph-
nomne durait depuis un mois quand je me dcidai
essayer dclaircir la chose. Un soir quil allait au lit en
me demandant de laisser la radio et la lumire allumes,
je lui fis faire un primal. J e le fis se plonger dans ce
sentiment deffroi et sen laisser submerger. Il se mit
trembler et sa voix devint aigu, spectrale . Il rptait
sans cesse Papa, je ne veux pas le faire, papa, a me
fait trop peur. J insistai. Comme il senfonait dans sa
terreur, je le pressai de crier son sentiment. Il dit enfin :
Papa, il ny a pas de mots, maman me retient par mes
langes et elle essaie de me clouer avec une pingle ou
quelque chose comme a. Il tait terrifi lide dtre
immobilis et se sentait compltement sans dfense. Il
dit : Tu sais, je nai jamais eu le sentiment que
lhomme dans le placard allait me tuer avec un revolver
ou quelque chose comme a; javais le sentiment quil
allait me retenir et mtrangler. Quest-ce qui avait
dclench tout cela ? Un aprs-midi, juste avant le dbut
de ces peurs nocturnes, javais lutt avec lui et je lavais
plaqu au sol par les paules. Cela navait apparemment
rien de traumatisant et nous lavions tous deux oubli
jusquau jour de ce primal. Au cours de ce primal, sa
mmoire retourna directement un vnement qui
stait produit alors quil avait huit mois. Il se souvenait
de la forme et de la couleur de sa table langer. Ctait
aprs son bain et il gigotait dans tous les sens, alors que
ma femme essayait de le langer; finalement, exaspre
et furieuse, elle limmobilisa fermement. Cette exp-
rience lavait effray.
Dans loptique primale, une peur actuelle, persistante,
mais apparemment irrationnelle, est en gnral la mani-
festation dune peur plus ancienne et souvent plus pro-
fonde. Cest une peur de ce temps-l, et non de mainte-
nant, de sorte quessayer de persuader quelquun de
sortir dune phobie irrationnelle, telle que la peur que
ressentait mon fils, reviendrait essayer de lui faire
abandonner un souvenir. La peur de mon fils persistait,
mon avis, parce que des sentiments de dtresse, qui le
submergeaient lpoque et qui taient tout-puissants,
taient associs ce souvenir.
La raison de la persistance dune phobie est quelle
salimente au rservoir primal de la peur. Pour revenir
un thme dj voqu : les peurs nvrotiques sont des
peurs symboliques. Sans aide, le sujet est incapable
datteindre sa peur relle, de sorte quil se fixe sur des
substituts. Cest ainsi quil aura, par exemple, peur des
ascenseurs, des caves, de laltitude, des chiens, des
prises de courant ou de la foule, alors quen ralit sa
peur provient du pass. On pourrait dire que les peurs
actuelles sont, comme les rves, une tentative de rendre
rationnels des sentiments gnraliss qui existent depuis
trs longtemps et qui, dans le contexte du prsent, sont
irrationnels.
Toutefois, il ne sagit pas seulement de rendre ration-
nels dans le prsent des sentiments anciens. Il sagit de
contrler ces peurs et den venir bout de manire sym-
bolique. Le nvros doit croire dune manire ou dune
autre que, sil garde le contrle des choses et sil les
laisse en sommeil, il naura plus avoir peur. Il vite
alors ce quil redoute ou ce quil croit redouter : il
vite laltitude et ne prend plus lavion.
Il arrive souvent ainsi contrler ses peurs, en les iso-
lant et en les compartimentant. Mais sil vient tre en
contact troit avec lobjet apparent de sa peur, sil se
trouve par exemple sur un balcon lev avec une balus-
trade basse, cest sa peur relle qui se manifeste, symbo-
lise par la situation prsente. Sur ce balcon, le nvros
nprouve pas une simple peur du vide; en ralit, il a
peur de ne plus tre matre de sentiments qui risquent de
le dtruire.
La peur actuelle qui contient parfois un noyau rai-
sonnable, comme la peur de prendre lavion aide
souvent le nvros se dissimuler le fait quil est sim-
plement dune nature peureuse. Sil tait contraint de
ressentir continuellement sa peur, la vie lui deviendrait
intolrable.
J e crois que deux facteurs essentiels dterminent le
choix dune peur irrelle (phobie). Le premier est un
incident qui se produit effectivement dans le prsent et
provoque un traumatisme rel, comme un accident de
voiture ou une mauvaise chute du haut dun toit... Chez
le nvros qui subit une telle exprience, la peur de
conduire ou la peur du vide peut se prolonger au-del de
toute raison; elle peut durer toute une vie.
Souvent, le nvros tend toute une catgorie
dexpriences, qui nont rien voir avec sa peur origi-
nelle, ce qui se rapporte une seule exprience relle.
Cest ainsi que le sujet qui est tomb dun toit vitera
peut-tre dornavant les balcons levs bien que les
deux choses naient aucun rapport. De cette faon, la
peur du nvros ne peut aller quen slargissant,
puisquun incident isol a ouvert le rservoir de souf-
frances primales. Il en va de mme pour le nvros qui,
ayant eu des rapports dsagrables avec sa mre, tend
cette exprience toutes les femmes. Ces gnralisa-
tions se produisent parce que le sujet na pas ragi aux
sentiments originels et ne les a pas rsolus en tant que
tels.
Le deuxime facteur qui dtermine la phobie est la va-
leur symbolique de la peur prsente. Le sujet qui nest
jamais tomb dun toit et qui na jamais eu daccident
de voiture, est nanmoins forc de fixer sa peur sur
quelque chose. Il choisira en gnral quelque chose qui
symbolise sa peur relle. Le sujet qui a eu le sentiment
dtre cras par ses parents aura peur dtre enferm
dans des espaces restreints, par exemple, dans un ascen-
seur bond de monde. Celui qui sest senti nglig et
laiss labandon par ses parents, aura peur des vastes
tendues o il pourrait sgarer et se sentir perdu (cest-
-dire retrouver son sentiment originel dtre perdu).
Dailleurs, le mme sujet pousera peut-tre quelquun
qui le prendra en charge et dirigera sa vie, de sorte quil
pourra poursuivre son comportement symbolique sans
se sentir perdu et laiss labandon. Ce point est mon
avis particulirement important, parce que la peur n-
vrotique fait partie du systme nvrotique dans son
ensemble et nest pas un lment isol. Par consquent,
si lon ne traite que la peur bien spcifique, sans la re-
placer dans le contexte du systme tout entier, on ne fait
que perptuer le caractre fragmentaire du systme
nvrotique et dtourner le sujet de la cause relle.
On ma rcemment envoy une malade parce quelle
avait une peur excessive des insectes, non pas de
nimporte quels insectes, mais des grandes araignes
noires. Nous navons pas attaqu cette phobie demble,
mais au bout de quelques semaines de traitement, elle se
mit parler de ce quelle prouvait lgard de son
pre. Elle dcouvrit combien elle en avait presque tou-
jours eu peur. Elle se souvenait en particulier dune
scne au cours de laquelle il stait jet sur elle pour une
vtille il avait des ractions tout fait imprvisibles.
En revivant cette scne, elle tait tout entire submerge
par la peur de son pre et lui criait : Papa, ne me fais
plus peur ! Ce sentiment en fit natre un autre : Papa,
laisse-moi avoir peur ! Il stait tellement moqu de
ses sentiments quelle finissait par craindre de manifes-
ter sa peur. Cela amena un autre sentiment trs intense,
celui davoir t terrifie, tout au long de son enfance,
par les yeux et par laspect de son pre. Plus tard, elle
ressentit une certaine confusion et prouva presque
simultanment deux sentiments. Le premier se manifes-
tait par ce cri : Papa, ne me touche pas ; et le second,
par celui-ci : Tiens-moi, touche-moi pour que je ne me
sente pas si seule dans cette obscurit. Ces sentiments
profonds surgirent pendant que les souvenirs quelle
avait de lui se prcipitaient. Ds quelle put crier la peur
quelle avait de son pre, elle eut toute une srie
dinsights : Maintenant, je comprends tout. J avais
toujours peur, mais cette peur tait si subtile et semblait
tellement injustifie. Un jour, jai vu cette norme arai-
gne noire dans la salle de bains. J ai hurl et je me suis
enfuie. Javais enfin pu crier ma peur. J e mtais trouv
une raison. Ma peur tait toujours relle. Mais je la
mettais en relation avec quelque chose qui ne ltait
pas.
Un incident fortuit lui avait permis de canaliser ses
peurs latentes et de les concentrer sur un objet spci-
fique. La thrapie primale rtablit la relation de sa peur
sa source : Cest de toi que jai peur, papa !
Les malades qui sont en thrapie primale prouvent
une vague anxit quand leur systme de dfenses est
attaqu. Quand jinterdis un officier du corps des
Marines de jurer pendant les sances, il se sentit
menac dans sa pose dhomme fort . Cela lamena
souponner le fait quil tait un petit garon qui souf-
frait. Il ne savait pas exactement ce quil craignait, sauf
quil avait peur (se sentait sans dfense) quand il ne
pouvait pas jurer. Lanxit du nvros est la peur de
rester sans dfense devant la souffrance primale. La
conduite nvrotique sert masquer la douleur. Mais
cest le moi rel qui a t rejet, maltrait et humili, de
sorte quil ny a rien dtonnant ce que la peur appa-
raisse lorsque le moi rel surgit. Le malade dont je viens
de parler tait issu dune famille de Marines . Son
pre et ses frres taient aussi des Marines . Pour
simposer dans cette famille, il fallait tre dur, indpen-
dant et froid. Il lui tait intolrable de sentir quil tait
un petit pleurnichard, ayant besoin dtre tenu par son
pre. Le besoin enfoui provoqua une perptuelle ten-
sion. Lorsque son systme de dfenses qui recouvrait
son besoin rel se trouva affaibli, la tension se mua en
anxit.
J ai connu le cas inverse dun homme qui prenait peur
ds quil devait saffirmer avec une certaine agressivit.
Cette peur tait : Si je me mets en fureur, je ne pourrai
plus tre le gentil fils de ma maman. Ainsi, chaque
fois quil se mettait en colre, il se mettait trembler de
peur sans savoir pourquoi.
La peur est un moyen de survivre. Non seulement elle
nous fait nous carter quand nous voyons quelque chose
nous tomber dessus, elle permet aussi lenfant de vivre
en lempchant de ressentir ces sentiments catastro-
phiques du dbut de son existence, qui pourraient le
faire renoncer la vie. La peur aide produire la n-
vrose afin de nous protger de la catastrophe. Les gens
qui ne peuvent pas continuer tre nvrotiques, devien-
nent souvent craintifs ou angoisss. Lorsquen thrapie
primale, nous privons les malades de leur comportement
symbolique, ils se sentent plus mal.
De la mme manire que tout nvros doit prouver
de la colre parce quil nest pas aim, il doit tre habit
par la peur. Certains nient leur peur, dautres la projet-
tent dans des phobies, dautres, enfin, la djouent par
des contre-phobies . La peur indique lapproche de la
souffrance primale. On le voit clairement lorsque aprs
laffaiblissement dune dfense, la peur surgit en mme
temps que la souffrance primale.
La peur du nvros est la peur de devoir renoncer au
mensonge qui a constitu la vie du sujet. Toute attaque
du mensonge fait natre la peur, parce que le mensonge
contient lespoir. Si une fille essaie dtre un garon aux
yeux de son pre, si elle essaie dtre trs bonne en
gymnastique pour lui faire plaisir et quelle choue, elle
connat lanxit parce que son moi rel affleure. Si un
garon veut passer pour le petit garon bien lev de
sa maman , il est plong dans lanxit quand sa mre
se moque de son langage de garon, en le qualifiant de
cru et de vulgaire . Un malade expliquait ce phno-
mne comme suit : J ai toujours eu peur que, si je
faisais ce que je voulais et si je disais ce que je pensais,
mes parents ne veuillent plus de moi. J e devais tre ce
quils attendaient de moi. Si je cessais de vivre leur vie
leur place (de vivre le mensonge), je serais abandonn
ou totalement rejet. Ctait terrifiant pour moi. J tais
terrifi de moi-mme.
En thrapie primale, la peur du patient atteint son
sommet au moment o tout son jeu nvrotique est sur le
point dtre termin. Notre rle est dvoquer ces peurs
de sorte que nous puissions le pousser au-del et le faire
pntrer dans ses sentiments rels. Il a peur dtre rel;
cest pourquoi il est nvros.
Le lien qui existe entre la peur et la souffrance est im-
portant. On se fait une faade pour ne pas tre bless. Si
quelquun est exactement ce quil est, il ne peut pas tre
bless et na nulle raison dtre anxieux. La fonction de
la peur, relle ou irrelle, est de nous protger de la
souffrance. La seule faon de venir bout de la peur
cest de ressentir la souffrance. Aussi longtemps que la
souffrance nest pas ressentie, la peur demeure.

Contre-phobies

Une contre-phobie, cest lattitude qui consiste aller
au-devant de ce que lon craint le plus. Par exemple, le
sujet qui a peur du vide se mettra faire du parachu-
tisme pour prouver quil nen a pas peur.
Lactivit contre-phobique ne peut tre que constante
et compulsive, puisque le sujet essaie de nier une peur
relle par une activit symbolique. J e considre la
contre-phobie comme une forme plus grave de la n-
vrose, puisque les sentiments rels sont enfouis si pro-
fondment en lui quils contraignent le sujet un d-
jouement total. La contre-phobie indique par consquent
un refoulement plus complet. J ai vu en thrapie un
parachutiste qui avait une peur excessive de la mort. A
chaque saut, disait-il, je me dis Voil que jai frl la
mort et ce ntait pas si terrible que a . Chacun de
ses sauts tait une tentative de vaincre sa peur incons-
ciente. Cette activit tait compulsive parce que, chaque
jour de sa vie, la peur relle rapparaissait et il lui fallait
chaque fois se prouver quelle nexistait pas vraiment.
Stant cass une jambe lors dun saut, il fut profond-
ment soulag de navoir plus rpondre tous les jours
la question : Ai-je peur ?
Tout acte qui va lencontre dun sentiment de peur
relle peut tre considr comme une contre-phobie. La
sexualit en est un bon exemple. Beaucoup dhommes
ont peur du sexe, et pourtant ils sont attirs par lui de
faon compulsive, de peur de ne pas tre de vrais
hommes . Cela sapplique tout particulirement aux
hommes qui ont des tendances homosexuelles latentes.
Pour prouver au monde que ces tendances nexistent
pas, ils essaient de conqurir toutes les filles quils
voient, ne parlent avec les femmes que de sexe, ne taris-
sent pas de plaisanterie sur les pds (ce qui consti-
tue notre contre-phobie favorite), et se bagarrent fr-
quemment. Ou bien ils se marient, ont beaucoup
denfants plus il y a de garons, plus ils sont contents
pour prouver leur virilit.
Dans la plupart des cas, lactivit et les conversations
sexuelles compulsives sont des comportements de
contre-phobie. La peur peut se formuler ainsi : J e ne le
fais pas aussi souvent que les autres (et ainsi : J e
vais tre oblig de reconnatre que je ne suis pas un
homme ).
Chez la plupart des nvross, la colre est une mani-
festation de contre-phobie. Cest une raction la peur.
Une mre bat son enfant parce quil se jette devant une
voiture en marche; la mre, terrifie, se met en colre.
Dans la majorit des cas, la colre est le refus de la peur.
Un homme ne montre pas sa peur (ce ne serait pas
viril), il montre de la colre un trait de caractre plus
masculin. Combien y a-t-il dhommes qui non seule-
ment diraient quils ont peur, mais iraient jusqu la
manifester ?
Pour expliquer les origines de la contre-phobie nous
allons prendre le cas dun enfant de cinq ans qui monte
en courant lescalier pour aller retrouver son pre. Pa-
pa, papa, o es-tu ? crie-t-il en arrivant la chambre
de son pre. Il ouvre la porte et voit son pre en train de
faire sa valise. J e men vais pour un certain temps ,
dit le pre, tu vas vivre seul avec ta mre. Lide de
ne plus jamais revoir son pre peut tre catastrophique.
Que va faire lenfant habit par un sentiment aussi ef-
frayant ? Comme il na aucun endroit o sen librer,
personne pour laider comprendre ce qui lui arrive, la
peur est enfouie. Plus tard, pour se dbarrasser de la
tension qui le ronge mais qui reste vague, engendre par
la peur refoule, il crera artificiellement des situations
dans lesquelles il a peur. Il sera torero, ou pilotera des
voitures de courses toutes activits qui justifient une
peur latente. Il aura enfin trouv quelque chose quoi il
peut attribuer sa peur. Il voudra bien admettre quil a
peur dans ces situations-l qui ne sont que les substituts
de la situation relle, le fait quil naura jamais plus
de pre.
Un malade se souvient dtre tomb dans une piscine
et davoir failli se noyer. En sortant, il fut contraint par
son pre de retourner dans leau immdiatement pour
conjurer sa peur; son pre lui imposait un comportement
contre-phobique.
La contre-phobie est un trait de caractre gnral.
Agir contre un certain genre de sentiments signifie sou-
vent agir contre diffrents genres de sentiments. La
socit, elle non plus, nest pas pour rien dans le com-
portement contre-phobique. On ne cesse de nous rpter
tous les jours comment vaincre notre peur, surmonter
nos frustrations, nous librer de nos insuffisances. Tout
ce que nous avons faire, cest liminer nos sentiments.
Mais ces sentiments constituent notre vie. On ne peut
pas la fois vaincre la vie et la vivre. Finalement, cette
formule peut mme tre prise dans sa signification litt-
rale, car je crois que les personnes affliges de contre-
phobies, ceux qui ont si profondment refoul leurs
sentiments de la vie, arriveront finalement touffer la
vie dune manire ou dune autre.
La contre-phobie entretient la peur. Nier la peur signi-
fie quon doit la combattre toute une vie, sous une
forme symbolique. Le sujet qui a des phobies, reconnat
au moins quil a peur. Cest une marche gravie sur le
chemin de la gurison.

Les peurs de l'enfant

Les peurs de lenfant se produisent en gnral la nuit,
quand il est seul dans son lit. Un enfant peut avoir le
courage de sauter dun plongeoir trs lev et pourtant
avoir une peur panique de lobscurit. Cest en partie
parce qu ce moment-l, il est tout seul avec lui-mme.
La peur que ressent lenfant est du mme genre que
celle du patient que nous isolons dans une chambre
dhtel au dbut de la thrapie primale : cest la peur du
moi . Il arrive frquemment que lenfant nie sa peur
en la projetant lextrieur et en prtendant quil a peur
des voleurs. Il fixe son esprit sur des causes apparentes
le bruissement dune feuille, le bruit dune porte de
garage, une ombre sur le mur chaque bruit et chaque
ombre sert justifier une peur latente.
Il faut que les parents prennent soin de ne pas priver
lenfant de ses peurs. Il est facile de dire : Il ny a pas
de quoi avoir peur. Il ny a personne dans le placard. Ne
sois pas un bb. J e ne te laisserai pas la lumire allu-
me. Arrte ces stupidits. Par une telle attitude, on ne
fait que refouler la peur dans linconscient et elle risque
de se manifester par la suite sous forme dnursie ou
dautres maux, dordre physique. Si les parents
narrivent pas comprendre pourquoi leur enfant a peur,
il vaut mieux le choyer de toutes les faons, plutt que
de rprimer cette peur.
Beaucoup dentre nous ont souffert de peurs noc-
turnes durant lenfance et, pour la plupart, nous ne
sommes jamais arrivs nous en dfaire. Nous avons
toujours peur du croque-mitaine, mais au lieu de croire
quil y en a un dans le placard, nous nous mettons
redouter quelque vague conspiration de la part de tel ou
tel groupe ou de telle ou telle nation. Lobjet de la peur
apparente change, mais il est sans importance. Nous
avons besoin dun croque-mitaine, sous quelque forme
que ce soit, tant que nous ne sommes pas guris. Pour-
quoi le fait dtre seul dans le noir fait-il natre une
pareille peur ? Le sujet commence se rendre compte
quil est proche du sommeil, et cela signifie que ses
dfenses vont tre affaiblies et laisser passer tous les
dmons qui ont t tenus lcart pendant la journe. Le
fait de se sentir seul nest pas effrayant en soi. Mais le
nvros qui fuit son moi ou sen dfend, a peur. Il doit
allumer la radio et la tlvision pour ne pas se sentir
seul. Etre seul signifie autre chose pour le nvros
que pour lindividu normal. Etre seul , cest ressentir
le manque de protection, de soutien et damour de la
part des parents, et cest contre cela quil lui faut se
dfendre. Les peurs de lenfant sont exacerbes, par
exemple, quand les parents sortent pour la soire; cest
dans ces moments-l que la peur de la mort peut surgir
et tre associe au sommeil, car pour un jeune enfant, le
fait dtre laiss sans protection peut signifier la mort.

Rcapitulation

Comme toute phobie a une signification symbolique,
et par consquent entirement subjective, on ne peut lui
attribuer une signification universelle. Deux sujets peu-
vent avoir la mme phobie, pour des raisons totalement
diffrentes. La peur du vide peut se fonder chez lun sur
la crainte de sentir quil ne repose pas sur le sol (quil
nest pas soutenu), tandis que chez lautre, elle est en
relation avec la peur de sauter. On pourrait passer une
vie entire tudier les diverses significations des pho-
bies. Mais il faut se concentrer avant tout sur ce qui est
rel la peur relle. Si lon parvient rendre la peur
relle, on rend toute phobie superflue.
En ce qui concerne la peur, lhypothse primale
semble tre vrifie par le fait quune fois ressentie la
peur relle, les phobies disparaissent pour ne jamais
rapparatre sous quelque forme que ce soit. J e tiens
souligner que ce nest pas en sattaquant au caractre
irrationnel dun comportement prsent que lon peut y
remdier; ni la logique ni les faits ne peuvent persuader
le sujet dabandonner une conduite irrationnelle. Chez
lindividu normal, les circonstances de la vie ne provo-
quent pas de comportement irrationnel. Le fondement
de la phobie (peur primale) est quelque chose de rel,
c'est le contexte actuel qui rend la phobie irrationnelle.
Il serait tentant de croire qu'il y a toujours moyen
daider quelquun rsoudre son problme. Toute la
thorie selon laquelle il faut aider les nvross en leur
donnant des conseils et des brochures prsentant des
faits (par exemple que la Mthdrine dtruit les tissus
du foie...) me parat peu judicieuse. Linformation n'est
pas sans valeur, mais la grande force qui contraint un
comportement irrationnel est la force primale. Ce ne
sont pas quelques petits faits dissmins ici et l qui
peuvent faire obstacle au raz de mare primal. Il ne
servira pas grand-chose de conseiller un homme
dtre gentil avec sa femme et ses enfants, si le sujet en
question a en lui des annes et des annes de fureur
rprime qui attendent dtre lches et rsolues. Il ne
faut pas oublier que nous navons pas affaire la peur
ou la colre elles-mmes, nous avons affaire des
gens qui ont peur. Lessence de la thrapie primale est
daider les gens revivre les grandes peurs de leurs plus
jeunes annes de sorte quils peuvent ressentir sans peur
leur existence actuelle.

Kim

Le germe de ma nvrose remonte mes premires an-
nes. Le thme qui revient perptuellement tout au long
de ces annes est lincapacit de mes parents de me
manifester leur amour autrement que par la distribution
de cadeaux. J e ne me souviens pas dune seule fois o,
enfant, jaurais t tenue dans les bras de mon pre ou
de ma mre. Et malgr tout, je nai jamais pu admettre
que mes parents ne maimaient pas. Au lieu de ressentir
ou mme de considrer les implications et les cons-
quences de ce manque damour, je me sentais laide et
irrite.
Mais comment est-ce que je sais que mes parents ne
mont jamais aime et ne maimeront jamais ? Il ny a
pas si longtemps, ma mre ma racont ( peu prs sur
le ton sur lequel elle maurait racont une partie de
baseball) comment cela stait pass lorsque mon pre
mavait vue pour la premire fois, son retour de la
Deuxime Guerre. Il avait dit ma mre de me rveiller,
avait constat que je ressemblais nimporte quel autre
bb et avait quitt la pice. Au dire de ma mre, je
mtais alors mise pleurer pendant des heures. Evi-
demment, je nai pas gard le souvenir de cette scne,
mais ce que je sais, cest que pendant peu prs une
anne aprs ce soir-l, je me livrais toutes les nuits au
mme rite : je me mettais quatre pattes pour me co-
gner la tte contre le montant de mon petit lit. J e crois
que javais peur dtre abandonne. Par le bruit de ma
tte contre mon lit, je voulais rappeler mon existence
mes parents, qui dormaient dans la pice voisine.
Autre chose qui rvle ce manque damour : mon pre
ne cachait pas le moins du monde quil aurait voulu
avoir un garon. Il taquinait ma mre parce quelle avait
t incapable de faire un garon. J avais toujours les
cheveux coups trs court; ds que je rentrais de lcole,
il fallait que je mette des blue-jeans et un T-shirt. Plus
tard, le dimanche, je buvais de la bire en regardant les
matchs de football avec mon pre. Sil voulait un gar-
on, je serais ce garon pour obtenir son amour.
Enfin, il y eut un incident au cours duquel mon pre
me dclara clairement quil ne pouvait pas maimer telle
que jtais cest--dire que pour conqurir son
amour, il me faudrait me transformer en quelquun
dautre. A la suite dune discussion que javais eue avec
lui au tlphone alors que jtais interne, mon pre
mcrivit une lettre de conciliation dans laquelle il
me disait de ne pas men faire au sujet de notre dsac-
cord. Il me demandait de revenir passer lt la maison
pour que nous puissions crer ensemble une nouvelle
version de Kim qui soit acceptable pour tous deux,
je prsume.
Lamour qui mtait donn prenait la forme
dinterdictions absurdes et dune discipline rigide que
lon mimposait pour mon bien . Il fallait que je
supplie pour quon maccorde ce que la plupart des
autres enfants ont habituellement la permission de faire :
passer la nuit chez des camarades, inviter une amie,
veiller un peu au-del de lheure habituelle du coucher,
etc. Au rveil, je me trouvais tous les matins avec une
liste de dix choses faire avant de partir (je suis con-
vaincue que ma mre prenait sur ses heures de sommeil
pour arriver composer ces listes). A force dinterdits,
je devins une enfant nerveuse et irritable, si je
nobissais pas, je recevais une fesse quand jtais
petite et lorsque je fus plus ge, ils se mirent me
gifler ou minterdire de sortir pendant un mois.
Ladministration de la sentence saccompagnait gnra-
lement de force cris. J e me souviens que plusieurs fois
mon pre entra dans ma chambre aprs la bataille, et me
demanda pourquoi jtais si dsagrable et si malheu-
reuse alors que javais tout ce que je pouvais souhaiter.
Que me manquait-il donc ? J e ne pouvais jamais lui
donner de rponse, sa question me laissait interdite. Il
semblait en effet que javais tout. Il ne mest jamais
venu lesprit de lui dire que ce que je dsirais relle-
ment, ctait quil maime et quil me montre son
amour. On aurait dit que javais cess de dsirer tout
haut. Lui demander de maimer, ctait mexposer un
refus. A ce moment-l, il maurait fallu admettre et
ressentir quel point javais besoin de lui et combien je
souffrais de ne pas lavoir. Au lieu de cela, jenfouissais
ce besoin sous une colre solitaire assez imprcise mais
violente. Mais aux questions de mon pre, je ne rpon-
dais jamais rien.
II faut signaler un dernier lment concernant mes
premires annes, cest le ton gnral des rapports dans
la famille. Il y avait toujours une dispute, et jy tais
toujours implique. Il sagissait de dire la chose qui
blesserait ladversaire (pour moi, ctait le plus souvent
ma mre et ma sur) le plus profondment et en son
point le plus vulnrable. Comme on sexerait conti-
nuellement, cet art devenait presque un rflexe r-
flexe que chacun dentre nous exerait contre les autres.
Ce genre daltercations se terminait gnralement par un
affrontement violent entre ma sur et moi ou une bonne
gifle que je recevais de mon pre. J e me souviens dune
dispute entre ma mre et moi lorsque javais douze ans
et o ma mre dit mon pre : Bob, cest elle qui part,
ou cest moi. J offris de partir. Comme ce genre de
discussions ntait pas accidentel, jappris toujours me
protger et adopter une attitude agressive ou sarcas-
tique pour ne pas montrer quel point je souffrais et par
consquent pour tre moins vulnrable lavenir. De
plus, cette dfense agressive ou sarcastique me permet-
tait souvent de ne pas ressentir du tout la souffrance
sous-jacente.
Le manque damour est le dnominateur commun de
tout ce que je viens de dire un manque que je nai
jamais pu ni admettre ni mme ressentir et quil me
fallait dissimuler par de multiples dfenses. J appelle
dfense le processus qui consiste se couper de tout
sentiment par tous les moyens possibles pour viter de
ressentir lnorme souffrance de navoir jamais t
aime. Ce fait de couper nest pas une dcision
consciente. Il semblerait plutt que ce soit un rflexe du
corps qui veut protger son intgrit. Cela nous ramne
au moment o je commenais me cogner la tte contre
mon lit. A partir de cette poque (jusqu la thrapie),
ma vie na t quun cycle toujours recommenc. Dans
ce cycle de dfenses, la force agissante est le fait de
ntre pas aime. Il ny avait pas eu de progrs; seul
variait le degr de raffinement des dfenses que
jadoptais pour couvrir mon dsir et mon besoin dtre
aime.
Une de ces dfenses qui faisait partie intgrante de
moi-mme depuis lge de quatre ans, consiste con-
tracter des maladies chroniques. Alors que javais quatre
ans, mon pre me punit en me lanant comme un ballon
de football sur la couchette suprieure de mon lit. J ai
gard le souvenir vivant de ma peur quand il me lana
en lair et quand je me sentis retomber, moiti sur le lit,
moiti contre le mur. Peu de temps aprs, jeus une
ruption, incomprhensible et rebelle tout traitement,
dnormes furoncles. Ils apparaissaient sans raison
apparente et cette affection dura deux ans.
J e crois que cette infection comme tant dautres (acn
depuis lge de dix ans, mycose aux pieds, infections
vaginales) rsultait dune peur inexprime et qui ntait
que partiellement ressentie. Le jour o je fus jete sur
mon lit, je compris que sil le voulait, mon pre pouvait
me blesser grivement et mme me tuer. Il fallait que je
me transforme pour lui faire plaisir et apaiser par avance
ses colres ventuelles.
J e me souviens davoir jou des jeux dimagination
avec ma sur. Nous voulions toujours tre toutes les
deux le type (dans les jeux, nous tions toutes les deux
toujours des hommes) qui est bless en voulant secourir
les autres. Ctait le personnage qui obtenait amour et
attention. Ce dsir dtre choye et aime pouvait tre
manifeste symboliquement dans ces jeux, mais jamais
exprim devant nos parents. Cela serait revenu courir
le risque dun refus.
Seulement quand jtais malade, mes parents sem-
blaient sintresser moi de faon positive (par opposi-
tion au fait de mimposer des restrictions pour mon
bien ). Cela explique pourquoi je fus constamment
malade durant ma premire anne luniversit, o
jtais loin de mes parents. J e crois que jessayais de
dire mes parents de faon indirecte que lavais encore
besoin deux et que je voulais quils soccupent de moi
Le fait que je devenais quelquun de trs froid tait
une autre dfense. Do quelle me vnt, je repoussais
toute chaleur comme quelque chose qui maffaiblissait
ou me limitait. Pour moi, lamour ne reprsentait que
des restrictions. De plus, si javais montr lamour que
je portais mes parents ou, par extension, quelquun
dautre, je serais devenue vulnrable leurs attaques. Et
plus important encore : le fait daccepter laffection de
quelquun naurait fait que me rappeler toutes ces an-
nes o javais t prive daffection de la part de ceux
dont je lattendais le plus. Il maurait fallu ressentir
toute cette souffrance.
Le fait davoir t rejete par mes parents et tout par-
ticulirement par mon pre, eut de profondes rpercus-
sions sur toutes mes relations avec les hommes. J usqu
seize ans, je rivalisais avec les garons aussi bien sur le
plan intellectuel que sur le plan physique. J e me tenais
comme eux, parlais comme eux, et possdais leur habi-
let athltique. Plus tard, je fis de tous les hommes le
rservoir o jessayais de puiser lamour que je navais
jamais obtenu de mon pre. Il sagissait ici dun dua-
lisme esprit-corps. J e choisissais toujours des hommes
grands, athltiques et muscls. Mais en mme temps ils
devaient avoir un niveau intellectuel infrieur au mien.
Il fallait que je sois en mesure de les dominer et de res-
ter matre de nos relations. J e pouvais recevoir tout
lamour physique qui mavait t refus sans tre men-
talement engage. J e neus jamais prendre le risque
dtre rejete comme je lavais t par mon pre. Le
rsultat fut que jeus toute une srie damants passagers.
A lpoque, je ne comprenais pas quelle force irrsis-
tible me poussait coucher avec le premier venu, pour-
vu quil ressemblt Monsieur Muscle.
Cette faon de vivre trouva fin lorsquun ami avec qui
javais par hasard tabli des relations un peu plus pro-
fondes, me rejeta. J e meffondrai. A partir de ce mo-
ment-l, les seuls hommes dans la compagnie desquels
je me sentais laise, taient des pdrastes, des asexus
ou de vieux amis. J e passais aussi de plus en plus de
temps avec des lesbiennes. Bien que je naie jamais eu
de comportement symbolique de lesbienne, javais sou-
vent limpression que je ltais. (Pendant le premier
mois de thrapie, jai mis une robe dans le seul but
davoir lair plus fminine.) J eus la mme poque une
infection vaginale qui mempcha de coucher avec qui
que ce soit. J avais essay dtre un garon mais je
navais pas russi obtenir lamour de mon pre. Puis je
prtendis tre une femme, pour tre aime par nimporte
qui. Et je finis par tre asexue.
Lcole fut ma principale dfense contre le sentiment
de ntre pas aime. Cette dfense tait troitement lie
lespoir que je pourrais obliger mes parents maimer.
A lcole, je russissais parfaitement : jobtenais les
meilleures notes et toutes les distinctions. J esprais
obtenir lapprobation de mes parents en leur prouvant
que dautres mapprciaient.
Leffort intellectuel me servait doublement : ctait le
moyen par lequel jesprais paratre assez extraordinaire
mes parents pour quils maiment; ctait aussi le
moyen qui me permettait de tenir ma souffrance dis-
tance. Enfant, ds que je me sentais malheureuse, je
prenais le premier livre qui me tombait sous la main et
je my plongeais. Il marrivait de ressentir ma souf-
france et de pleurer quand il arrivait quelque chose de
trs triste ou de trs heureux un personnage qui je
pouvais midentifier. A luniversit, jtudiais avec
avidit lhistoire de la civilisation europenne et plus
particulirement celle de lAllemagne. Mes parents
avaient toujours nourri une haine quelque peu
aveugle mon avis contre lAllemagne. Laversion
quils me tmoignaient me semblait galement dpour-
vue de raison. J e cherchais dcouvrir o lAllemagne
stait fourvoye; peut-tre arriverais-je ainsi com-
prendre ce que javais fait pour perdre lamour de mes
parents. LAllemagne, avec son dsordre et sa confusion
lintrieur, avait toujours cherch tre puissante et
influente au-del de ses frontires. Moi qui ntais que
dsordre et souffrance non ressentie lintrieur, je
cherchais toujours maffirmer devant qui voulait bien
mcouter et prouver la vivacit de mon esprit.
Au moment o je commenai mes tudes spcialises,
javais perdu lillusion selon laquelle le succs scolaire
me ferait gagner lamour de mes parents. En outre, les
tudes mennuyaient et je ne mimposais plus la disci-
pline ncessaire pour bien travailler. Il me fallut alors de
nouvelles dfenses contre la souffrance qui montait en
moi. J e les trouvai dans la drogue. J avais fum de la
marijuana pendant quelques annes luniversit. J e
dcouvris que, si malheureuse que je me sente, un peu
dherbe , me permettait de me sentir mieux. J avais
aussi plaisir prendre du L.S.D. En dehors des moments
o une scne malheureuse de mon enfance surgissait
sans avertissement, mes voyages taient agrables.
J eus des hallucinations et un moment donn, je perdis
compltement la notion de moi-mme. Perdre son moi,
aprs tout, cest ne plus savoir qui lon est. J avais reni
toute ma souffrance et cette perte du moi tait bien si-
gnificative de mon tat. Maintenant que jai ressenti ma
souffrance et que jai renonc la lutte pour obtenir
lamour de mes parents, je nai plus ni hallucinations ni
perte didentit.
Quand je partis pour luniversit de New York, ni le
L.S.D., ni lherbe ne suffisaient plus contenir ma souf-
france lintrieur de moi. Il marrivait souvent
dclater brusquement en sanglots. Il fallait trouver un
moyen danantir la souffrance, dadoucir la solitude et
le dsespoir que je ressentais New York. J e commen-
ai prendre de la Bthdrine pour me remonter le
moral et de lhrone pour arriver dormir. Mais mme
ces drogues ne suffisaient pas. La dpression physique
et mentale tait invitable.
J e quittai New York et meffondrai compltement.
Deux mois plus tard, jentrais en thrapie primale. J e le
fis parce que toutes mes dfenses seffondraient et que
je ntais plus matresse de moi. Mon esprit ne mtait
plus daucune aide. J e ne comprenais pas pourquoi,
alors que javais analys mon cas dune manire si ap-
profondie, tout nallait pas bien. La thrapie primale
mapprit que le sentiment de ntre pas aime de mes
parents navait jamais t rsolu et que le cycle de d-
pressions et de rtablissements, laide de substituts et
de nouvelles dfenses pour dissimuler mon besoin,
navait jamais pu tre interrompu parce que je fuyais ma
souffrance au lieu de la ressentir.
La premire tape de la thrapie consista faire cla-
ter le peu quil me restait dun systme de dfenses qui
smiettait dj. La seule absence de drogue et de ciga-
rettes fit augmenter ma tension au point que je tremblais
de tout mon corps. J avais vcu seule dans une grande
ville o je ne connaissais personne, mais il me fallut
lisolement quexigent les trois premires semaines de
thrapie, pour que je me sente vraiment compltement
seule. J avais toujours pens que jtais seule parce que
je choisissais de ltre et que si je ne lavais pas dsir,
je ne laurais pas t. Maintenant, il mapparaissait que
javais t seule toute ma vie et que tout au long de ces
annes, je navais souhait quune seule chose : faire
partie de quelque chose (la famille) ou plus exactement
de quelquun (mes parents). J e comprenais qu'aupara-
vant, quand jtais seule, je pouvais toujours sentir
quelquun qui me regardait agir et qui pntrait mes
penses. Maintenant, je crois que cette prsence indfi-
nissable tait lespoir de voir mes parents se soucier de
moi. Maintenant, je sens et je sais que je suis totalement
seule.
Une fois mes dfenses les plus videntes dtruites,
mon esprit fut submerg de rminiscences du pass.
Toutes me rendaient triste mme les plus heureuses,
parce quil y en avait si peu. J e commenais revivre
des scnes de mon pass. J e me replaais dans le con-
texte dune scne donne et jen refaisais lexprience
cette fois-ci, sans mes dfenses en exprimant sans
restriction tout ce que je ressentais.
Au cours des premiers mois de thrapie, la plupart de
mes primals taient axs sur le fait que javais froid.
Ds que je mallongeais, je me mettais trembler de
tout mon corps, je claquais des dents, javais les mains
et les pieds qui devenaient bleus. J ai eu des primals qui
duraient jusqu deux heures, durant lesquels je ne fai-
sais que trembler. Au dbut, je considrais le froid que
je ressentais comme provoqu par un phnomne ext-
rieur : le temps, quelquun ou quelque chose de dsa-
grable mavait donn froid. Puis je compris que le
froid (la nvrose) tait en moi non pas seulement la
surface de ma peau, mais lintrieur de mon corps tout
entier. Il fallait dtruire ces couches de glace nvro-
tiques qui recouvraient la souffrance provoque par le
fait que mes parents ne maimaient pas, avant de pou-
voir revivre les expriences douloureuses quelles ca-
chaient.
Quand le tremblement avait peu prs cess, je me
trouvais absolument sans dfense. Souvent, quand je
voyais mes parents, je pleurais au moindre signe de
dsapprobation de leur part. Un soir, jallai voir La
Mouette de Tchkov. Pendant la scne o le fils supplie
sa mre de ne pas le quitter, je sentis une vague de sen-
timents violents monter de mes entrailles. Sachant que
je ne pouvais faire un primal au thtre, jessayai de
chasser ce sentiment; je mvanouis et dus tre vacue.
Une fois que des souffrances si profondment en-
fouies se librent, il est impossible de les arrter. Si lon
interdit ces sentiments de faire surface, on aboutit
souvent la confusion la plus complte. Chez moi, cela
se manifeste souvent par des discours incohrents et par
une sorte daphasie. Un soir, je parlais avec cinq
membres de mon groupe thrapeutique. J e ne compre-
nais absolument rien de ce qui se disait. J e discernais
des mots isols, mais organiss en phrases, je ne leur
trouvais aucun sens. J e pouvais peine parler. J avais
limpression de ntre pas entirement prsente; une
partie de mon esprit tait ailleurs. Ce que jessayais de
dire navait pas de sens. La confusion rsultant de
labsence de communication me coupait de tous ceux
qui taient dans la pice : ctait le symbole de ma soli-
tude. Ds que jen pris conscience, je fis un primal au
cours duquel je suppliai mes parents de ne pas me lais-
ser toute seule. La confusion se dissipa.
Une autre fois, la confusion provoque par mon refus
de laisser sortir un sentiment qui surgissait, me fit brus-
quement perdre toute orientation spatiale. Mon ami tait
en colre contre moi et, bien que nous ayons des invits,
il tint le manifester. J e commenais sentir que
jallais bientt tre compltement rejete. J allais me
retrouver toute seule. J e coupai court ce sentiment et
essayai de jouer la parfaite matresse de maison. Puis je
me retournai et allai donner droit contre le mur de ma
propre cuisine. J eus une norme bosse sur le front pen-
dant un bon moment. Ds que je laissai le sentiment
dtre rejete par mon ami clater au grand jour, et que
je le mis en relation avec la souffrance bien plus grande
dtre rejete par mon pre, je retrouvai un discours
cohrent et la coordination de mes mouvements. Lors-
que la rupture dfinitive arriva, ce fut relativement sans
douleur puisque j'tais rejete seulement par un ami et
non par mon pre.
La grande perce est survenue au bout de cinq mois
de thrapie. J e participais une sance de groupe et je
sentis tout coup que mes yeux naccommodaient plus
et je crus que jallais mvanouir. J avais souvent cette
impression avec un primal violent. Ensuite, je me re-
trouvai allonge sur le divan, criant plus fort que je ne
lavais jamais fait. Au dbut, ctaient juste des cris,
puis : Papa, maman, emmenez-moi la maison, sil
vous plat; je voudrais retourner la maison, sil vous
plat. Papa, maman, je vous aime. Puis ce furent des
cris encore plus forts. Pendant ce temps-l je navais pas
conscience de mon corps. Tout mon tre tait concentr
dans cette voix qui criait. J e devenais ma souffrance. J e
disais ce que, pour aussi loin que remontent mes souve-
nirs, javais toujours eu envie de dire. J e navais jamais
pu le dire mes parents de peur quils repoussent ouver-
tement mon amour et ma personne. Mais maintenant
que je navais plus de dfenses, les mots jaillissaient
simplement de ma bouche. Pour la premire fois de ma
vie, jtais entirement sans dfenses, entirement d-
pourvue de contrle. Ce fut le tournant dcisif de ma
thrapie.
Au cours des trois mois suivants, je suppliais mes pa-
rents dans tous mes primals de ne pas me faire souffrir.
J e leur avais dit que je les aimais, jtais sans d-
fenses et par consquent entirement vulnrable ma
souffrance. Au cours dun primal, je hurlai de toutes
mes forces : Papa, arrte de me faire mal ! A
mentendre, on aurait cru quon massassinait. J avais
certainement limpression que ctait exactement cela.
Et au fait, ctait bien vrai. J avais effectivement tu
mon moi rel pour devenir une personne irrelle,
dabord, pour me donner une chance de gagner lamour
de mes parents, plus tard, pour dissimuler la souffrance
de navoir jamais reu lamour que je dsirais et dont
javais si terriblement besoin. Plusieurs fois par jour, je
sentais la souffrance monter en moi par vagues puis-
santes. Souvent, il me fallait quitter ma classe parce que
jtais au bord des larmes. Toutes les nuits, je rvais des
scnes o mes parents me repoussaient et allaient mme
jusqu me har. Tous les matins au rveil, javais en-
core des sanglots dans la gorge. J avais beaucoup de
mal sortir du lit et cest tout juste si jarrivais donner
mes cours pendant la semaine. On aurait dit que je ne
pourrais jamais assurer mon travail sous lemprise de
ces vagues de souffrance dont je croyais quelles dure-
raient tout jamais.
Il y a maintenant neuf mois que je suis en thrapie
primale. J e ne suis plus la mme plus exactement, je
suis enfin moi-mme, avec ma propre personnalit. Mes
troubles psychosomatiques commencent disparatre.
Ma circulation sest amliore, jai moins froid aux
pieds et aux mains et jen ai fini avec la tension dont je
pensais devoir maccommoder pour le restant de mes
jours.
Bien que jaie eu, une certaine poque, une vie
sexuelle intense, javais t frigide avant, pendant et
aprs cette priode. J e navais jamais pu me permettre
de ressentir quoi que ce soit, pas mme le plaisir sexuel.
Si javais ressenti quelque chose, il maurait fallu res-
sentir toute la souffrance qui tait refoule en moi.
Maintenant, je constate que, quand jessaie de retarder
lmergence dun sentiment ou de ltouffer dune faon
quelconque, ma frigidit rapparat. Quand je regarde en
face le sentiment qui surgit cest--dire quand je sens
mon moi je ne suis plus frigide.
J e nai plus besoin de drogues pour me garder aussi
loin que possible du fait que je suis seule (que je l'ai
toujours t) et quil ny a personne qui maime ou qui
se proccupe de moi. J e ne peux pas la fois sentir et
prendre de la drogue. J ai appris quil me fallait ressen-
tir ma souffrance (au lieu de ltouffer sous des
drogues) pour en tre tout jamais dbarrasse. Du jour
o jai su faire face ma souffrance au lieu de la fuir, la
drogue ne ma plus servi rien. Par consquent, jai
cess den prendre. J e sens et je comprends que mes
parents ne mont pas aime et ne maimeront jamais
telle que je suis. J ai choisi dtre moi-mme au lieu
dessayer (consciemment ou inconsciemment) de devi-
ner ce quils dsirent en change de leur amour. J e suis
libre.

Le suicide

La tentative de suicide survient, selon moi, quand tous
les moyens par lesquels lindividu a essay de suppri-
mer la souffrance, se sont avrs vains. Quand la n-
vrose ne suffit pas apaiser la souffrance, le malade
peut tre contraint davoir recours des mesures plus
radicales. Si paradoxal que cela paraisse, le suicide est
le dernier refuge de lespoir pour le nvros qui est
dtermin tre irrel jusquau bout.
J ai eu en thrapie primale une jeune femme de vingt-
neuf ans qui avait fait une tentative de suicide plusieurs
mois avant dentrer en traitement. Son amant lavait
quitte pour une autre femme. Elle lavait suppli, adju-
r et finalement menac, le tout sans rsultat. Elle tait
alors rentre chez elle, avait fait le mnage, pris une
douche, mis une chemise de nuit propre et pris quatre-
vingt-dix comprims de somnifres. Elle les avait comp-
ts mthodiquement six par six, se sentant totalement
trangre ce quelle tait en train de faire. Elle disait :
J e me sentais trangement dtache de tout cela
comme si ce ntait pas moi que cela arrivait. Ce nest
que quand je sentis ma respiration se ralentir que je pris
peur, que jappelai mon ami et lui demandai de faire
venir un mdecin.
Quand son amant lavait quitte, cette femme avait eu
le sentiment de ntre pas aime. Alors quelle stait
peut-tre persuade quelle voulait se tuer cause de ce
qui venait juste de lui arriver, il semble que la souf-
france prsente ait raviv le sentiment de ntre pas
aime, sentiment quelle avait depuis des annes. Quand
il lavait quitte, disait-elle, elle avait retrouv
limpression de vide quelle avait ressentie quand elle
tait enfant. Rejete par ses parents, elle avait fini par se
sentir laide et indigne dtre aime; elle tait persuade
davoir de graves dfauts pour quon la nglige de la
sorte. Elle se servait de son amant pour dissimuler ce
pnible sentiment. Mais quand il la quitta, il voyait
quil tait impossible de combler le vide quavait cr le
fait davoir t rejete toute sa vie elle fut force de
retrouver ces sentiments de dsespoir et de rejet. Elle
avait essay de se tuer, avant dprouver le plein impact
de ces sentiments.
Le dtachement que rapporte souvent ceux qui ont
tent de se suicider, confirme lhypothse primale selon
laquelle le suicide est un acte dissoci du moi, dont le
but est rarement la destruction irrmdiable du sujet.
Cest une tentative de prserver le moi en effaant la
souffrance que la nvrose ne peut plus cacher. Cette
malade navait jamais pens quelle allait mourir; je
nen veux pour preuve que son appel laide ds quelle
sentit que la mort tait imminente. Il est vident que le
nvros tente de se tuer symboliquement de mme que
tout ce quil fait, est symbolique. Certains sont prts
aller jusquau bout afin de conserver la nvrose intacte.
Comme me la dit un malade : Le suicide nest pas
tellement irrationnel si lon pense que toute nvrose est
une lutte pour garder ce que lon ne dsire pas.
La nvrose est un suicide psychologique. Celui qui a
donn sa vie en partie ou entirement (ses sentiments)
pour tre aim de ses parents, na pas un grand pas de
plus faire pour se tuer au sens littral du terme. Quand
la nvrose choue, le sujet envisage le suicide.
Beaucoup de nvross semblent prfrer la mort la
vie quils mnent. J e ne crois pas que ce soit rellement
un besoin urgent de mourir qui provoque le suicide, je
crois que cest plutt le sentiment de ne savoir quel
autre moyen trouver pour allger la souffrance. Le sujet
ne sait plus quelle lutte mener. Il lui faut soit trouver
une nouvelle lutte, qui lui apporte un soulagement pro-
visoire, soit mettre fin toute lutte, en thrapie primale.
Il ne faut pas oublier que la nvrose sauve et tue la
fois. Elle empche le moi rel de se dsintgrer davan-
tage, mais, ce faisant, elle lenterre. Lenfant grandit
alors en se raccrochant un moi irrel qui, paradoxale-
ment, lui arrache la vie.
Pour mieux comprendre, il suffit denvisager ce ph-
nomne comme une progression. Lenfant essaie
dabord dtre aim tel quil est. Sil choue, il essaie de
se faire aimer en tant quelquun dautre. Mais, quand
cet autre (le moi irrel) ne reoit rien de ce qui pourrait
ressembler de lamour, il y a deux possibilits. Si le
sujet est jeune, ce peut tre la psychose. Sil est plus
g, ce peut tre le suicide.
Le suicide reprsente lespoir. Cest un comportement
symbolique destin supprimer le sentiment de dses-
poir qui surgit. Cest trs souvent une tentative dsesp-
re dviter le sentiment atroce que personne sur cette
terre ne se soucie vraiment de vous. Au moment mme
o, par son acte, le sujet est en train de dire je re-
nonce , il dit aussi : J e vous forcerai vous soucier
de moi, mme si cest mon dernier acte de dsespoir.
Il arrive que la tentative produise leffet dsir. Les
gens commencent donner des coups de tlphone, la
famille propose son aide, tout le monde semble regretter
de navoir pas compris quel degr de dsespoir le sujet
tait parvenu. Mais quand les visites des amis cessent,
quand la famille repart, le candidat au suicide se re-
trouve seul avec un moi quil prfre dtruire plutt que
de ressentir.
En gnral, la tentative de suicide est lacte dun indi-
vidu qui a vcu lextrieur de lui-mme et travers les
autres (parce quil lui a t interdit de vivre lintrieur
de ses propres dsirs et sentiments). Ils sont devenus
le sens de sa vie et sil les perd, sa vie na plus de sens.
Les individus qui sont ports au suicide ont souvent mis
le centre de leur vie lextrieur deux-mmes. Ils sont
forts dans la mesure o les autres les soutiennent et ne
font bonne figure que dans la mesure o lapprobation
des autres le leur permet.
Un jeune homme qui suivait la thrapie primale, rap-
portait lagitation croissante de sa mre, avec laquelle il
vivait. Plus son propre tat samliorait, plus elle tait
dprime. Ce patient avait consacr la plus grande partie
de sa vie sa mre qui tait gnralement trop malade
pour faire grand-chose et qui souffrait toujours plus ou
moins vaguement de quelque maladie. Au fur et me-
sure quil gagnait son indpendance, elle senfonait
dans le dsespoir. Il projetait de quitter la maison pour
aller vivre de son ct. A ce moment-l, sa mre essaya
de lacheter en lui offrant une nouvelle voiture, puis elle
le supplia, le menaa et tomba malade. Tous les moyens
ayant chou, elle fit une vague tentative de suicide
avec des somnifres; mais elle appela une amie la
minute mme o elle les prenait, de sorte quelle ne
courut pas de vritable danger.
La mre de ce malade ne concevait pas quelle devait
prendre sa propre vie en charge. Elle tait spare de
son mari depuis de longues annes et essayait de faire
de son fils un second mari. Ds les premires annes de
mariage, elle avait manipul tout le monde de faon
pouvoir adopter le comportement symbolique dun
enfant incapable dindpendance exactement ce que
sa propre mre avait fait son gard. A cinquante ans,
elle essayait encore dtre le bb quon ne lui avait
jamais permis dtre. Elle tait prte se suicider pour
continuer jouer ce rle. Cest le bb en elle qui sen-
tait videmment quil ne pouvait plus vivre sans per-
sonne sur qui sappuyer.
Il y a, bien sr, des tentatives de suicide srieuses qui
russissent. Dans ces cas-l, il se peut que le sujet
souffre dune perturbation mentale si grave quil ne peut
plus distinguer le rel de lirrel. Mais, mme ce
stade-l, au plus profond de son esprit malade, le sujet
peut encore nourrir lespoir que sa mort les forcera
finalement comprendre et sentir.
Si lon examine de prs la haine de soi et les tenta-
tives dauto-destruction qui en rsultent, on saperoit
que cest en vrit le moi irrel qui est ha. Le suicide
tant en grande partie un acte irrel, il faut supposer
quil est commis par le moi irrel. Il semble que la ques-
tion du suicide se pose quand ni le moi rel ni le moi
irrel ne sont aims. A mon avis, il faut aider le sujet qui
est sur le point de tenter un suicide ressentir le moi
quil veut dtruire, ressentir dans toute sa force la
formule si personne ne maime, je veux mourir . Une
fois quil sent que le moi non aim ne menace pas rel-
lement la suite de son existence, il y a toutes chances
pour quil nait plus envie de le dtruire.
En gnral, on ne fait quaider le candidat au suicide,
avant ou aprs sa tentative, dissimuler le sentiment
mme quil tait sur le point de ressentir. Il arrive quil
atterrisse dans une Crisis clinic o lon fait tout ce
que lon peut pour raccommoder les choses, rassurer les
malades et leur permettre de poursuivre leurs activits.
Souvent on prescrit des drogues pour soulager le pa-
tient, ce qui lloigne encore plus de ses sentiments.
Pourtant, ce sont ces sentiments qui doivent tre ressen-
tis pour que le comportement irrationnel du moi irrel
puisse tre limin. Selon moi, le danger vient du moi
irrel, du moi qui dtermine le djouement et qui semble
tre renforc par la mthode pratique dans ces cli-
niques. J e pense que tant que le sujet est soutenu par un
thrapeute, les risques de suicide sont minimes. Mais
quand le patient quitte son thrapeute, quest-ce qui peut
faire croire quil nest plus hant par lauto-destruction
et prt au suicide ? Sil na pas senti la torture du petit
enfant non aim et dsespr quil y a en lui, il le tuera
peut-tre sans le vouloir.
Dans les Crisis clinics , on sapplique renforcer
temporairement les mthodes qu'emploie le dsespr
pour arriver vivre, sil ne peut pas y parvenir de la
faon habituelle. Mais nest-ce pas justement cette
faon habituelle quil faut supprimer au lieu de la
consolider ? Renforcer un systme de dfenses, cest
mon avis faire uvre de dshumanisation, car cela re-
vient couper le malade de ses sentiments les plus pro-
fonds. Il y a naturellement des considrations pratiques :
on avancera quon na pas le temps de faire ce que les
Crisis Clinics ralisent rapidement. Mais que dire si
le sujet ne veut pas changer radicalement ? A mon avis,
chaque individu a le droit dtre irrel, mais il devrait au
moins tre inform que lon peut vivre autrement que de
tentative de suicide en tentative de suicide.
Il faut aussi envisager sur le plan social le problme
que constitue un individu suicidaire qui se promne en
toute libert dans la rue. Derrire un volant, il peut, dans
son dsir den finir, provoquer dautres morts que la
sienne. Il est probable quun individu qui fait peu de cas
de sa propre vie, naccorde pas grande valeur celle
dautrui.
A ce propos, il peut tre intressant de mentionner que
les malades qui ont suivi la thrapie primale,
nenvisagent pas le suicide. Ils apprennent connatre
leur valeur et ne pensent mme pas prendre de risques
avec leur vie. Ils apprennent que le moi rel est un
bon moi et quil ny a pas de raison de lui porter
atteinte.
Il peut paratre absurde de dire que le but du suicide
est la vie, mais tout ce que jai pu observer sur les tenta-
tives de suicide, rend toute autre conclusion difficile. Il
y a bien entendu des exceptions, comme le malade
chronique mais en gnral, la tentative de suicide
nest quune prire nvrotique de plus pour tre aim.
En ce sens, tenter de mourir est crier pour demander
vivre.


CHAPITRE 19

DROGUES ET DEPENDANCES

Dithylamide de lacide lysergique (L.S.D.-25)

Pour beaucoup de jeunes gens, le L.S.D. (appel aussi
acide) est devenu un mode de vie. Ses effets semblent si
profonds et cependant si mystiques que cest devenu un
vritable culte, une Weltanschauung . Ses adeptes
chroniques lappellent le grand voyage travers
lespace intrieur , tandis que dautres parlent de
voyage au cur de la ralit .
J e crois que le L.S.D. est un voyage vers la ralit,
dans la mesure o il stimule dintenses sentiments rels.
Mais le nvros fait de cette ralit ce quil fait de la
ralit en gnral : il la transforme en quelque chose de
symbolique.
On ne peut gure mettre en doute que le L.S.D. sti-
mule les sentiments; on en a la preuve clinique. On a
rcemment donn du L.S.D. des singes, qui furent
ensuite tus et autopsis. On constata que le L.S.D.
stait surtout concentr dans les rgions crbrales dont
on sait quelles sont le sige de la sensibilit.
Lusage du L.S.D. pose un problme : il rend artifi-
ciellement lindividu rceptif plus de ralit que son
systme nvrotique nen peut supporter et cela fait
natre en lui un cauchemar diurne : une psychose. La
raison dtre du systme de dfenses est de maintenir
lintgrit de lorganisme. Le L.S.D. dtruit le systme
de dfenses et cela a de si graves consquences que les
drogus au L.S.D. remplissent les hpitaux psychia-
triques un peu partout. En gnral, quand leffet de la
drogue sattnue, le sujet rcupre son systme nvro-
tique de dfenses. Mais, dans certains cas o ce dernier
tait faible lorigine, ce nest pas possible.
Cest la puissance du systme de dfenses et la quan-
tit de L.S.D. que le sujet a prise, qui dterminent en
grande partie ses ractions. Il peut arriver, et il arrive
effectivement, quun individu ayant un systme de d-
fenses renforc, nait pas la moindre raction la
drogue. En revanche, la suppression artificielle dun
systme de dfenses faible chez un sujet qui a un im-
mense rservoir de souffrances primales provoquera une
stimulation dune intensit accablante.
Si le L.S.D. a t qualifi de drogue qui largit la
conscience (psychdlique), cest en raison de la fuite
symbolique. La stimulation des sentiments provoque un
jaillissement didation symbolique et cest ce que lon
prend souvent pour un largissement de la conscience.
Ce quil faut comprendre, cest que cette exaltation est
un moyen de dfense. Le psychotique maniaque, dans sa
fuite devant les sentiments, offre un excellent exemple
de la modification de la conscience avec son dborde-
ment dides. Les maniaques que jai soigns et dont
certains possdaient des dons intellectuels brillants, ont
parfois crit durant leur priode dexcitation des pages
et des pages. J en ai connu un qui a crit lquivalent
dun livre en lespace de trois ou quatre semaines.
La psychose se distingue de la nvrose par le degr et
la complexit de la symbolisation. Dans la symbolisa-
tion du nvros, la ralit tient encore une grande place.
Dans la psychose, ce contact avec la ralit peut tre
perdu; le sujet est entirement pris dans son symbolisme
et est incapable de faire la distinction entre le symbole
(voix dans les murs, par exemple), et la ralit. Le pro-
cessus de dtrioration se poursuivant, le sujet en arrive
ne plus savoir qui il est, ni o il en est, ni en quelle
anne il vit.
Les effets du L.S.D. semblent confirmer lune des
principales hypothses primales : savoir que la n-
vrose commence par nous loigner de la ralit de nos
sentiments et que si ces sentiments taient pleinement
ressentis tt dans la vie, ils pourraient conduire la
folie. Stimuler brusquement et artificiellement tous les
anciens sentiments primals par lusage dune drogue,
revient crer les mmes conditions qui conduisent la
folie.
Dans les premires annes de recherches sur le L.S.D.
on en parlait comme dun agent psychomimtique. On
sen servait pour ltude de la psychose. Au dbut, on ne
se faisait pas trop de souci; puisque la drogue tait cen-
se produire la psychose, cette dernire devait dispa-
ratre avec la suppression de la drogue. Mais
lenthousiasme diminua quand on constata que, dans
certains cas, la psychose subsistait mme aprs la sup-
pression de la drogue. Par consquent, le L.S.D. fut
interdit aussi bien dans la plupart des domaines de la
recherche que pour lusage gnral.
J e crois que le L.S.D. ne produit pas seulement un
semblant de psychose, mais dclenche une folie relle,
mme si celle-ci nest souvent que passagre. Par ail-
leurs, je ne crois pas que la drogue ait la proprit in-
trinsque de provoquer des ractions bizarres, sauf dans
la mesure o elle stimule plus de sentiments que le sujet
nen peut assimiler.
Il y a quelques mois, une jeune femme ma t en-
voye en thrapie primale; elle avait vingt et un ans et
avait t diagnostique dans un hpital psychiatrique
comme schizophrne aprs absorption de L.S.D. .
Elle avait pris une dose considrable de L.S.D. aprs
avoir fum plusieurs cigarettes de marijuana. Au cours
du voyage provoqu par le L.S.D., elle tait entre
dans un tat de panique. Quand leffet de la drogue
sattnua, elle constata quelle tait comme envo-
te . A certains moments, elle avait limpression quon
la soulevait de sa chaise et quon lemmenait; dautres,
elle fixait dsesprment une ampoule lectrique ou une
lampe, sans jamais tre sre que ce quelle voyait tait
vraiment l.
Elle fut envoye en observation dans un hpital neu-
ro-psychiatrique, mise sous tranquillisants et renvoye
chez elle au bout dune semaine. Ces accs dirralit
persistrent cependant et, au bout de quelques semaines,
elle entra en traitement chez moi. J e provoquai imm-
diatement un primal, o elle commena sans incitation
ni directives revivre lexprience de son voyage au
L.S.D. Elle dit : Tout sent la merde. Il y a de la merde
sur les murs. Mon Dieu, il y en a partout. J en ai sur moi
et je ne peux pas lenlever. (A ce moment-l, elle
essaya de se brosser, mais je la poussai sentir ce que
ctait.) Oh... je deviens folle. Qui suis-je ? qui suis-
je ? (J e la forai garder ce sentiment : Restez-en l,
ressentez-le. ) Ah... cest moi, je suis de la merde, de
la merde ! A ce moment-l, elle se mit pleurer et
donna libre cours toute une srie dinsights en disant
quel point elle stait toujours sentie un tas de merde
(sans jamais le reconnatre). Elle parla de sa famille, une
famille tombe dans le besoin, qui se composait dun
pre qui buvait et dune mre maltraite quil battait.
Elle disait quel point elle se sentait de la racaille .
Elle n'avait jamais essay de ragir tant elle se sentait
comme un tas de merde indigne de recevoir quoi que
ce soit de qui que ce soit . Elle avait recouvert ses
sentiments et ses origines dun vernis de culture pseudo-
intellectuelle que le L.S.D. avait videmment fait sauter.
Au moment o elle allait ressentir la ralit je suis
un tas de merde elle avait dcroch (pour fuir ses
sentiments) et elle avait eu des hallucinations et vu de la
merde sur le mur. Elle avait rendu irrelle la ralit qui
montait en elle, afin de survivre.
Un autre cas de psychose ne provenait absolument pas
de la drogue. Il sagissait dune malade qui, lge de
sept ans, la suite du divorce de ses parents, avait t
envoye dans un internat. Son pre partait dans une
autre ville et sa mre devait travailler. On avait promis
la petite fille que sa mre viendrait souvent la voir. Elle
ne le fit pas. Ses visites sespacrent et parfois, elle
arrivait sole, parfois avec un amant, et elle finit par ne
plus venir du tout. Au dbut, elle crivait pour expliquer
pourquoi elle ne pouvait pas venir, mais, trs vite, il ny
eut plus aucune lettre. La fillette commena ressentir
la ralit de son abandon. Elle se mit fuir tout contact
social et pour touffer son sentiment dabandon, elle
inventa un compagnon imaginaire qui tait toujours
avec elle. Avec le temps, ce compagnon se mit lui
parler et lui dire des choses tranges. Il lui disait quil
y avait des gens qui lui taient hostiles et qui cher-
chaient lisoler de tout le monde. Peu peu, elle
senfona dans une psychose pour se protger dune
ralit accablante.
Dans les deux cas que je viens de citer, cest la ralit
qui, mon avis, crait lirralit : ces deux malades
avaient sombr dans la folie pour viter de rester saines
desprit et de reconnatre la vrit. Autrement dit, pour
ne pas avoir saisir la vrit entire, elles clataient en
morceaux.
Confront cette vrit lors de la scne primale, le
sujet cre un systme de rechange qui laide dissimu-
ler la ralit. Ce systme a pour mission de fragmenter
la vrit et de la symboliser ensuite, ce qui permet
lenfant nvrotique de djouer ses sentiments sans en
prendre conscience. Le sujet commence jouer un rle.
Mais si la ralit reprend le dessus, soit parce quun
vnement est accablant, soit parce quune drogue
comme le L.S.D. ne permet pas au sujet de jouer son
rle, la psychose se profile. Le L.S.D. ne laisse gure au
sujet la possibilit de se livrer son djouement habi-
tuel. Il lui est par exemple impossible deffectuer des
travaux dcriture : les sentiments sont trop violents et
trop immdiats. Ils doivent tre symboliss mentalement
(par des illusions bizarres) ou physiquement (par des
troubles qui peuvent aller de lincapacit de lever un
bras labsence complte de coordination). Dans le cas
de troubles physiques bizarres, on peut dire que le sujet
a transpos sa psychose sur le plan physique . Cela
revient dire quil sagit du mme clivage interne ou de
la mme dissociation que dans la psychose.
Une ancienne psychotique ma parl de ce clivage de
la faon suivante : Ctait terrifiant de sentir ce corps
devenir le mien de voir mon moi de petite fille qui
essayait de comprendre le mouvement de ses pieds et de
ses jambes. Mon corps avait toujours agi de faon ind-
pendante comme quelque chose qui navait rien voir
avec moi. Peut-tre que si le schizophrne est si souvent
obsd par son corps, cest parce quil lui est profond-
ment tranger. Peut-tre faut-il que le corps soit relle-
ment spar de la conscience pour chapper la souf-
france. La dformation secrte de la signification de ce
qui se passe autour de nous est, je suppose, ce processus
automatique qui provoque une sparation si profonde
entre le corps et les sentiments.
Un autre exemple de transposition physique des sen-
timents est fourni par un malade qui avait pris du L.S.D.
dix reprises au cours de lanne qui avait prcd son
entre en thrapie. Entre autres choses, il ressentait au
cours de chaque voyage un bourdonnement persis-
tant lintrieur de sa bouche. Cette sensation se pro-
duisait galement au cours de ses primals, et il com-
mena sucer son pouce sans raison apparente. Le
bourdonnement persista cependant jusqu ce quil
comprt que ce ntait pas son pouce mais le sein de sa
mre quil dsirait sucer. Une fois ce sentiment ressenti,
le bourdonnement cessa.
Cet homme avait t sevr brutalement dans les pre-
miers mois de sa vie parce que sa mre suivait la lettre
les conseils dun manuel de puriculture. Il avait beau
fumer deux paquets de cigarettes par jour et tirer vigou-
reusement sur sa cigarette, il eut des difficults croire
quil souffrait encore du besoin ancien de sucer le sein
de sa mre. Cependant, daussi loin quil sen sou-
vienne, il avait toujours eu une sensation bizarre dans la
bouche. Il avait si bien cach ses sentiments quil nen
avait approch que sous leffet dune drogue puissante;
et mme ce moment-l, il narrivait pas atteindre
compltement le sentiment. Mais la preuve est faite : le
processus de symbolisation sinstaure pour protger
lorganisme lorsque les sentiments sont extrmement
douloureux.
J ai eu en thrapie primale une vingtaine de patients
qui avaient pris du L.S.D. avant de commencer le trai-
tement, certains en avaient pris plusieurs fois. Quand la
thrapie primale en tait ses dbuts, plusieurs patients
prenaient, mon insu, du L.S.D. pendant le traitement.
Ils mont dit plus tard quils croyaient que le L.S.D.
acclrerait leur thrapie. (Comme je lai dj indiqu,
toutes les drogues, et mme laspirine, sont proscrites
pendant le traitement; en outre, on donne maintenant au
patient des instructions crites pour tre sr que ce qui a
pu se produire avec le L.S.D., avant que nous fassions
preuve de vigilance, ne se reproduise plus.) Nanmoins,
lexprience quont faite environ sept patients en pre-
nant du L.S.D. durant le traitement a t prcieuse
puisquelle a permis de mieux comprendre les ractions
psychologiques produites par le L.S.D. Ces malades, qui
avaient des souffrances trs anciennes, taient assaillis
directement par les sentiments qui leur restaient et sa-
vaient immdiatement tablir la connexion avec leur
origine. Les sentiments ntaient nullement symboliss;
ils surgissaient et taient ressentis successivement. Dans
certains cas, ces souffrances continuaient pendant deux
ou trois heures, par libre association dides.
Deux malades qui avaient pris du L.S.D. au bout du
troisime et du quatrime mois de thrapie eurent piso-
diquement des ractions symboliques. Le premier com-
mena avoir des hallucinations; il voyait sur la boise-
rie des murs des gens qui se faisaient des choses bi-
zarres. Intrigu par cette pice joue sur le mur, il com-
prit tout coup : J e me crais un spectacle extrieur
afin de ntre pas contraint de ressentir ce qui se passait
en moi. Cette exhibition contenait en effet beaucoup de
mes propres sentiments, en particulier de la colre. J e
crois que jessayais de me convaincre que toutes ces
luttes mtaient extrieures et navaient rien voir avec
moi. Il ajoutait : Ds que je compris que ces senti-
ments taient les miens, je me laissai aller pour les res-
sentir jusquau bout, et mon petit thtre sur le mur
disparut. Il est vraisemblable cependant quavant la
thrapie primale, il serait rest dans ses hallucinations
pendant des jours et des semaines, jusqu ce que tous
les effets de la drogue aient disparu. Quoi quil en soit,
le symbolisme fut de courte dure et conduisit le malade
ses sentiments parce quil ny avait pas de systme de
dfenses solide susceptible de maintenir le processus de
dissociation.
Lautre malade avait pris du L.S.D. au cours du qua-
trime mois de thrapie. Il simaginait que les gens se
montraient particulirement durs a son gard, que per-
sonne dans la pice ntait gentil et que tout le monde
voulait le faire souffrir pour une raison ou pour une
autre. Il sentit ses mains enfler et devenir molles, puis, il
eut un sentiment qui lui fit dire : Sois tendre avec moi,
papa. Lenflure et la mollesse de ses mains disparurent
en mme temps que lillusion que les gens conspiraient
pour se montrer cruels envers lui. Il est douteux quil
et pu tablir cette connexion simple, sil y avait eu
encore en lui beaucoup de souffrance bloquant ses sen-
timents.
Des sept patients qui avaient pris du L.S.D. aprs plu-
sieurs mois de thrapie, la plupart en avaient fait usage
auparavant : il nest pas surprenant quils aient tous dit
avoir fait des voyages symboliques avant le traite-
ment. Lun dentre eux rapportait quau cours dun
prcdent voyage , ses mains staient trouves para-
lyses, tandis quun autre stait pendant des heures
roul par terre, en proie des terribles crampes
destomac. Un troisime avait vu des vers sortir de ses
pieds et de son nez, et un quatrime avait vu son sque-
lette en se regardant dans une glace. Rtrospectivement,
ils taient tonns de constater quel point le corps
semble symboliser automatiquement la souffrance. Dans
chacun de ces cas le symbole correspondait un senti-
ment spcifique non ressenti. Celui qui voyait des vers
rvlait quel point il se sentait sale, visqueux et laid;
au cours du primal, il revcut ces sentiments dans le
contexte qui les avait produits. Celui qui avait eu les
mains paralyses, ressentit plus tard son impuissance
profonde et son immobilit et comprit ce qui les provo-
quait. Celui qui avait eu des crampes destomac (encore
une souffrance symbolique) sentit quil tait en train
daccoucher sous leffet du L.S.D. Mais mme ce sen-
timent prouv sous leffet de la drogue, ne suffit pas
supprimer ses crampes; je crois que la souffrance ne
cesse pas avant dtre ressentie en tant que souffrance
primale.
Les malades qui approchaient de la fin du traitement,
ntaient pratiquement pas affects par la drogue. Ils ne
constataient que des modifications mineures de leurs
facults perceptives et sensitives. Ils navaient pas
dillusions, pas dhallucinations et pas de sentiment de
perte didentit. Leurs voyages ntaient ni mys-
tiques ni merveilleux seuls des sentiments rels sur-
gissaient. Ces observations ont une importance consid-
rable car elles viennent confirmer l'hypothse primale
concernant la maladie mentale et la souffrance primale.
En labsence de souffrance primale grave, mme une
stimulation intense (stress) ne conduit pas la maladie
mentale.
Daprs toutes mes observations, chez le sujet normal,
le L.S.D. n'est pas un hallucinogne. Ce nest pas non
plus une drogue psychomimtique sauf pour les sujets
affligs de souffrances primales.
Mais le L.S.D. ne permet pas dtablir des connexions
solides. Or, seule la connexion entrane des modifica-
tions durables. Il y a plusieurs raisons cette impossibi-
lit : la plus importante est que la connexion signifie
lexprience de la souffrance primale. Sous L.S.D., le
sujet peut prouver un sentiment et ntre pas sr, cinq
minutes plus tard, de lavoir rellement prouv. Le
drogu vogue dun sentiment fugitif lautre, sans que
jamais aucun sentiment isol ne soit solidement ancr
dans la conscience. La pleine conscience est cependant
indispensable lexprience complte dun sentiment,
sinon il sagit dune foule de sensations que certains
prennent pour des sentiments. Un patient expliquait ce
phnomne de la faon suivante : Le primal est plus
sr que le L.S.D. Quand on a un sentiment au cours
dun primal, il peut durer une heure et puis on peut le
rattacher ce que lon a vcu, savoir pourquoi on a fait
ceci ou cela, choisi tel ou tel ami, etc. Avec le L.S.D.,
jtais continuellement pouss en avant. J e ne pouvais
pas me concentrer assez longtemps sur un sujet donn.
La drogue produisait tant dimpulsions la fois quun
sentiment naissant en amenait un autre en un enchane-
ment interminable, jusqu me donner limpression de
devenir fou. En fait, il disait tout simplement que les
drogues obscurcissent la conscience; mme le L.S.D.
qui est cens largir la conscience, produit un tat de
stupeur. Un autre malade qui avait galement pris du
L.S.D. expliquait ce propos : Tout en sachant que
javais prouv un sentiment sous leffet du L.S.D., je
me retournais aprs coup vers mon ami pour lui deman-
der : Est-ce que jai vraiment dit a, ou est-ce que je
mimagine seulement lavoir dit ? Autrement dit, il
ne savait pas avec certitude ce qui tait rel, mme si ses
paroles et ses sentiments avaient t trs rels. La
drogue affaiblit le plein impact de la ralit.
Aucun des sujets qui avaient pris du L.S.D. avant de
commencer la thrapie primale, na dit avoir jamais
atteint ses sentiments primals fondamentaux au moyen
de la drogue. Lhorrible sentiment dabandon, ressenti
durant un primal, le sentiment de solitude associ au
souvenir davoir t laiss seul dans son berceau, na
par exemple jamais t ressenti avec la drogue. Trop de
choses se passent sous linfluence du L.S.D. pour que le
sujet puisse revenir pas pas sur ses plus anciens sou-
venirs douloureux, et mme sous l'effet de la drogue, les
vraies souffrances primales traumatisantes
napparaissent que sous forme de symboles.
Le L.S.D. ne permet donc pas quait lieu le processus
spcifique de dcodage, par lequel certains sentiments
sont relis des souvenirs dtermins, puis rsolus. Le
malade qui avait une espce de bourdonnement dans la
bouche fit une dizaine de voyages sous L.S.D., sans
jamais comprendre la signification relle de ce bour-
donnement, il fallut un primal pour tablir la connexion
correcte.
Cela ne veut pas dire que le L.S.D. ne provoque pas
de nombreux insights que le sujet ne connatrait pas
dans des conditions normales. Mais ces insights conti-
nuent tre fragmentaires et se situent dans un systme
nvrotique. Tout se passe comme si les terribles dou-
leurs physiques que de nombreuses personnes prouvent
sous leffet du L.S.D., et les insights quelles ont plus
tard durant le mme voyage , ne se rattachaient ja-
mais les unes aux autres. La souffrance primale
sinterpose et les tient spars.
Laffirmation selon laquelle le L.S.D. nest pas fata-
lement gnrateur de psychose chez lindividu normal,
mrite peut-tre quelque claircissement. J e suppose
que si lon donnait un sujet assez de L.S.D., cela pro-
voquerait une telle plthore de stimuli au niveau du
cerveau quil sensuivrait une dsorientation totale et
une psychose passagre. Mais, ce qui est capital, cest
que chez le sujet normal, cet tat ne se prolongerait pas
au-del des effets de la drogue, alors que chez le nvro-
s, il peut devenir permanent. J e ne saurais souligner
assez le danger que reprsente lusage du L.S.D. pour le
nvros. Un seul voyage , mme sil ne produit pas
de psychose, peut branler assez le systme de dfenses
du sujet pour le rendre plus tard vulnrable dans des
situations qui normalement ne lauraient pas affect.
Il est des voyages baptiss bummers
1
exp-
riences effrayantes ou dprimantes ou les deux la fois.
Le sujet est par exemple envahi par la peur de monstres,
ou il se voit envahi daraignes qui lui parcourent le
corps. Ces sujets peuvent tre tirs de ces voyages
pnibles au moyen de tranquillisants tels que la chlor-
promazine. On utilise aussi beaucoup les tranquillisants
dans les hpitaux psychiatriques pour soigner les hallu-
cinations. J e crois que ce quon tranquillise dans ces
cas est la souffrance primale et lon rduit ainsi le be-
soin de symbolisation. Le tranquillisant semble apaiser
lagitation du patient et lui donner une chance de se
remettre autrement dit, de dissimuler nouveau la
souffrance et de retrouver ainsi sa nvrose. Tout compte
fait, le bummer est un voyage dans lequel le
sujet frle dangereusement sa souffrance primale.
Il arrive que le premier voyage au L.S.D. ne soit
pas un bummer parce que le systme de dfenses est
encore en action. Mais plusieurs voyages semblent
constituer un assaut contre le systme de dfenses et
alors les troubles commencent, car sil y a souffrance
primale, le voyage ne peut tre que douloureux.
Rien dtonnant ce quaprs un bummer le sujet
nait plus envie de prendre du L.S.D., pourtant, cest
justement lui qui semble tre prs du point o il peut
redevenir rel. Il sarrte avant; peut-tre peroit-il que
ralit et irralit vont de pair plus on approche, plus
on doit fuir. Tout fait la fin de leur traitement, beau-

1
Bummers signifie peu prs exprience dsagrable . Dans le
cas dun voyage au L.S.D., cela signifie un mauvais voyage
coup de patients ont limpression quils deviennent fous
lorsquils sont sur le point de se dpouiller de leurs
derniers lambeaux de dfenses contre le sentiment total
de solitude et de dsespoir qui a toujours t latent en
eux. Ce nest peut-tre pas un hasard si nous avons
obtenu de bons rsultats avec des malades qui ont fait
plusieurs voyages douloureux avant dentrer en
thrapie.
J e me mfie de ceux qui nont connu que des
voyages merveilleux, car cela veut dire que le cli-
vage est si profond que mme une drogue puissante ne
peut laffecter. Dans certains cas, le sujet qui est loign
de ses sentiments, prendra du L.S.D. ou de la marijuana
(ou les deux) diffrentes reprises, m inconsciemment
par lespoir implicite que ces drogues lui feront con-
natre le sentiment. Chaque fois cependant, il fait un
voyage nvrotique o il se trouve dans un jardin
paradisiaque, dans une verte fort ou dans un palais
aztque. En lui-mme, le contenu du voyage symbo-
lique nest pas dune importance capitale, sauf dans la
mesure o cest une rfrence indirecte la souffrance
sous-jacente. Il ne faut pas oublier que chez le nvros,
le voyage agrable doit ncessairement tre irrel,
puisque stimuler les sentiments dun nvros laide
dune drogue revient stimuler la souffrance. Le sujet
qui fait un voyage agrable ou mystique, se com-
porte exactement comme le nvros dbordant de ten-
sion et plong dans un pseudo-bonheur sans lusage de
drogues; il se cre de jolis tableaux pour se dissimuler
ce qui se passe dans son corps et dans les recoins de son
esprit.

Lhrone

Le L.S.D. est lune des rares drogues qui stimulent les
sentiments. Beaucoup dautres les moussent. Dans ce
second genre, lhrone est lune des plus puissantes.
Lhrone est appele la rescousse quand la nvrose ne
peut pas supprimer la souffrance. La nvrose est le nar-
cotique interne du sujet qui ne se drogue pas.
Le sujet qui se drogue lhrone a en gnral puis
les dfenses quil utilisait jusque-l pour soulager sa
tension. Il lui faut chercher de laide ailleurs faire
appel la piqre. Daprs mes observations, les h-
ronomanes se divisent gnralement en deux catgo-
ries. La majorit dentre eux sont apathiques, lthar-
giques et compltement mins par la tension. Il leur faut
engourdir la moindre parcelle deux-mmes pour touf-
fer leur souffrance. Les autres sont maniaques, hyperac-
tifs, toujours en train de courir. Les deux catgories ont
trouv des moyens diffrents pour venir bout dune
souffrance terrible. Tous utilisent la drogue lorsque leur
systme de dfenses ne suffit plus drainer assez de
tension. Certains nvross se sentent mieux avec de la
marijuana (voir p. 666) mais cest une drogue bien trop
faible pour la souffrance de lhronomane. Il arrive que
le sujet qui a recours lhrone, commence par se dro-
guer la marijuana mais passe des drogues plus fortes
quand avec la marijuana il natteint pas son but.
Dautres, dont le systme de dfenses fonctionne encore
en partie, essaient la marijuana et la trouvent suffisante.
En tout cas, ce nest pas la marijuana qui conduit
lutilisation de lhrone, mais la souffrance primale.
Cependant la souffrance seule ne peut suffire expli-
quer lusage de la drogue. Le milieu joue un rle impor-
tant. Le sujet instable qui grandit Harlem, au cur du
royaume du jazz o lusage de la drogue est monnaie
courante, en vient rapidement utiliser de lhrone. En
revanche, le sujet qui a grandi dans une ferme du Mon-
tana, se tournera plutt vers lalcool et les querelles
divrognes pour soulager sa tension. Dans les deux cas,
la dynamique interne des deux individus peut tre la
mme, seuls les exutoires diffrent.
Le niveau lev de tension fait gnralement du toxi-
comane un individu toujours en mouvement; il na ja-
mais pu sattacher assez longtemps une tche pour la
mener bien et cette longue suite dchecs na fait
quaggraver ses problmes. Si la thrapie convention-
nelle choue dans le traitement des toxicomanes, cest
en partie parce quils sont en gnral incapables de
rester assis assez longtemps pour que sinstaure le labo-
rieux processus de linsight.
Nous savons que la plupart des toxicomanes ne sont
pas trs ports la sexualit. La raison en est simple.
Aucun individu, lorsquil est plong dans la souffrance
quelle soit physique ou psychologique ne
sintresse beaucoup la sexualit. Les analgsiques
suppriment les sentiments et augmentent ainsi
lasexualit. Ressentir la souffrance cest tre capable de
ressentir tous les autres sentiments; de mme, supprimer
la souffrance revient supprimer tout autre sentiment et
la sexualit est une des premires victimes.
Pour bien voir la relation entre lhomosexualit la-
tente et la drogue, en particulier chez les femmes, il
suffit de faire un tour dans les pavillons de dsintoxica-
tion des hpitaux. Beaucoup dentre elles sont les-
biennes ou ont des antcdents de tendances homo-
sexuelles refoules. Une toxicomane expliquait ainsi
son cas : J e nai jamais rellement dsir un homme,
mais jai continu faire lamour avec eux pour ne pas
ressentir quel point jtais gouine. Maintenant, je sais
que cest dune mre que javais besoin. Plus je faisais
lamour avec des hommes, plus jtais bouleverse et
rvolte. Il me fallait la drogue pour men sortir J en ai
eu de moins en moins besoin depuis que jai eu des
rapports avec des lesbiennes en prison.
En se forant faire lamour avec des hommes, cette
femme niait ses sentiments (le besoin de sa mre). Tant
quelle niait tous ses besoins, elle ne pouvait videm-
ment pas se passer de drogue. Lorsquelle trouva des
exutoires de substitution son besoin de drogue diminua.
En prison, prive de drogues susceptibles de supprimer
ses sentiments, elle sadonna lhomosexualit dcla-
re. Une fois quelle eut ressenti au cours dun primal le
besoin quelle avait de sa mre, elle neut plus besoin de
drogues, ni de rapports homosexuels.
Ceux qui ont besoin des amphtamines (appeles
speeders par leurs utilisateurs) et ceux qui deman-
dent des downers
1
(narcotiques et barbituriques) ne
se diffrencient que par lorientation de la tension. Ceux
dont la tension est profondment enfouie, semblent
avoir besoin de quelque chose qui les fasse souvrir,
tandis que ceux qui sont dj ouverts et qui sentent
la tension monter, semblent avoir besoin de quelque

1
Ces deux termes ont t adopts tels quels en psychiatrie franaise.
Ils signifient littralement acclrateurs et dclrateurs ce qui
correspond excitants-tranquillisants. N.D.T
chose qui les aide la rprimer. Il arrive que le mme
sujet utilise alternativement les deux : quand sa tension
sort , il prend quelque chose pour se calmer, et plus
sa tension est contenue, plus il a de nouveau besoin
dexcitants; ainsi, le cycle se poursuit...
J e cite ici un extrait de la lettre que ma adresse un
toxicomane avant dentrer en traitement.
Quand je lis que lhrone tue la souffrance je
repense au nombre infini de fois o lon ma dit que
lhrone tait un voyage mortel... un lent suicide.
Mais ce nest que rcemment que jai pris conscience de
son caractre vraiment meurtrier. J ai observ dautres
toxicomanes, sans espoir, sans travail, sans intrts, sans
famille, je les ai vus dans un perptuel tat dapathie,
aux frontires de la vie et de la mort, mais jai toujours
eu le sentiment que, pour moi, la drogue ntait quune
dangereuse manire de pratiquer illgalement la mde-
cine. J e ne cherchais qu attnuer lanxit qui remplis-
sait mon existence... prendre un raccourci pour acc-
der cet tat parfait de bien-tre exempt de souffrance.
Ctait un moyen dtre la hauteur pour faire mon
numro, de me concentrer sur mon travail et de faire ce
quil y avait faire.
Tout ce que je voulais, ctait traverser la vie sans
avoir souffrir ce que souffrent tous les hommes, de
tout temps. Toute ma vie, jai menti pour chapper la
punition et la souffrance. A lcole, jai eu recours
des expdients, sans travailler, faisant lcole buisson-
nire, ne vivant jamais tout fait dans la ralit. La
seule chose quenfant, j'aie vraiment russie, ce fut de
jouer au magicien, et on dirait que depuis, je nai pas
cess dtre lafft de la magie. Tout petit dj, je suis
pass matre en semi-vrits. Ce ntait pas difficile
faire parce que dans ma famille, personne ne sest ja-
mais souci de ce qui se passait rellement.
Vers le milieu de ma troisime anne universitaire, ce
qui devait arriver, arriva. J e me ltais coul douce sans
jamais faire defforts. Il mavait dj fallu une bonne
dose de bluff pour aller jusque-l. J e quittai luniversit
pour entrer dans une affaire; javais de grandes ides
mais pas beaucoup de connaissances. J empruntai pas
mal dargent et, inutile de le dire, le tout fut dvor en
un rien de temps. J e trouvai un poste ailleurs, mais je
fus mis la porte. A partir de ce moment-l, tout com-
mena me retomber dessus et il ntait plus question
de resquiller. J essayais de voler de largent ma
femme, mais je fus vite priv de ressources. Puis, jai
trouv la drogue... C'tait nouveau le camouflage
idal. Avec a, je navais plus besoin de faire face
quoi que ce soit. J e trouvais le monde magnifique. Pas
besoin dadmettre mes checs, jchafaudais simple-
ment de nouveaux plans, plus beaux encore. J e me mis
hanter les botes de Harlem. On mavait parl de
lhrone et je savais que ctait dangereux; cest pour-
quoi je commenai simplement par linhaler. Du ton-
nerre ! Incroyable ! Tout sapaisait, plus de chagrin,
plus de craintes, plus de dgot de la vie que je menais,
plus rien. Lhrone, ctait une assurance de bien-tre,
de paix et de calme vie, ce que vous voudrez. Ctait
juste ce quil me fallait. Au cours des neuf premiers
mois, je neus pas besoin den prendre sous forme de
piqres. J e navais plus dapptit sexuel, je foutais en
lair tout largent quil nous restait et les choses allaient
de plus en plus mal. J e consultai un psychiatre et
jarrivai ne pas me droguer pendant un certain temps,
jarrivai mme trouver du travail. J e me disais alors
que je mtais bien tir dun an et demi dhrone et
jtais rellement heureux. J e fumais toujours de lherbe
mais je croyais que a faisait partie de la vie sociale
daujourdhui. Mon travail et tout le reste marchait fort
bien. Mais il ny eut bientt plus de travail et je ne
mtais pas prpar faire autre chose. J e dcidai
dcrire, mais je ne le fis pas. Au fur et mesure que les
semaines passaient, je sentais nouveau la peur me
gagner. J e dcouvris quun invit qui passait le week-
end chez nous, tait toxicomane et quil avait de la
drogue sur lui. Pour la premire fois depuis presque
deux ans, je me fis une piqre. Comme auparavant, je
me sentis vraiment bien. Cette fois, je commenai direc-
tement par des piqres intraveineuses, pensant que je
resterais matre des vnements. J e partis pour la Cali-
fornie dans lespoir que cela changerait les choses et
maintenant je suis esclave de cette bonne vieille hrone
de Californie. Pendant les deux dernires annes, jai
arrt au moins trente fois. Mais je ne peux rellement
plus men passer sauf en de rares occasions o je peux
me procurer de la Dolophine et du Percodan. J e trouve
que la douleur que je ressens les quatre ou cinq premiers
jours o je suis sans drogue ressemble celle qui
sempare de moi quand je me suis abstenu pendant des
semaines. Cest une douleur qui menserre et qui me fait
sentir que je ne peux pas continuer sans drogue. J us
quau mois dernier, je ne pensais mme pas que je vou-
drais marrter... J e me sentais si mal et plong dans une
si grande souffrance ds le matin, au rveil, que, pour la
premire fois de ma vie, jai compris comment on pou-
vait arriver au suicide. Mais je ne veux pas mourir; je
veux vivre. Il faut que je cesse de me droguer; jai trop
de raisons de vivre. La drogue nest pas une solution. La
drogue arrte ma souffrance mais elle apporte la sienne
propre. La drogue est de la foutaise. Il doit bien y avoir
une autre faon de vivre. Au secours.
Une demi-heure aprs lavoir crite, lauteur de cette
lettre sortait pour se piquer
1
. Cela semblerait indiquer
que ni la connaissance prcise des dangers que com-
porte lhrone, ni un dsir dsespr de sarrter ne font
le poids quand un tre souffre.
Priv dhrone, le sujet vit quelque chose qui res-
semble un primal. Lauteur de cette lettre crut en effet
au moment o il fit son premier primal, quil souffrait
de manque : crampes destomac, sueurs, tremblements
et souffrance. J e suis persuad que les premiers
symptmes qui se manifestent lors de la suppression de
lhrone sont physiologiques. Toutefois, les hrono-
manes qui ont fait des primals sont persuads que la
plus grande partie du syndrome du manque est un pri-
mal. Ce qui confre tant dintensit la toxicomanie, est
apparemment le rservoir de souffrances primales. Si
lon considre lhrone comme une dfense, on com-
prend sans peine que le sujet ait un primal ds que cette
dfense est supprime.
Comme lhrone, la thrapie primale tue la souf-
france en forant le toxicomane la ressentir. Daprs
ce que jai pu voir, le toxicomane est plus facile soi-

1
Il est intressant de noter que certains toxicomanes emploient le
terme stoned = ptrifi pour dcrire leur tat. Cela indique que
le sujet dsire ne ressentir plus rien. Pour un toxicomane, le fait de
sentir semble tre intolrable.
gner que bien des nvross qui ont construit un rseau
labor de dfenses quil faut dmanteler. Le traitement
du toxicomane est rapide et ne ttonne pas.
Il y a cependant une diffrence importante dans la th-
rapie lorsquil sagit dun toxicomane. Dans les deux
premiers mois de traitement, ce dernier doit tre surveil-
l de trs prs. Il arrive que des patients, qui ont bris la
barrire des sentiments, retrouvent, dans des conditions
particulires de stress, leurs symptmes ils ont
nouveau des migraines ou de lasthme. Or, quand un
drogu retourne son symptme, les rsultats sont ca-
tastrophiques. Toutes ses promesses de ne pas se dro-
guer ou de le dire lorsquil le fait, ne valent strictement
rien. J ai fait enfermer un toxicomane dans sa chambre
pendant les premiers jours de traitement parce quen
gnral, les cliniques nadmettent pas les drogus.
Mme gard vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il
sarrangea pour enlever les gonds de la porte et tenta de
sortir pour aller se piquer. Il ny a pas plus ingnieux
quun drogu qui veut sa dose.
Si lon arrive passer le cap des premiers temps de
traitement, on est peu prs sauv. Mais en thrapie
primale, je conseillerais tout de mme de dix quinze
semaines disolement total.

Rcapitulation

Quelques-uns des traitements actuels de la toxicoma-
nie prconisent la manire forte. On fait honte au toxi-
comane, on le traite dimbcile, on lui enjoint de se
montrer adulte, dtre un homme. J e ne suis pas pour ce
genre de mthode car je pense que beaucoup de toxico-
manes ont eu une existence assez pnible en elle-mme
sans quon vienne y ajouter la rprobation sociale. Il est
possible que, dans certaines formes de cure de dsin-
toxication en groupe, la pression du groupe aide le toxi-
comane changer de comportement, mais cette pression
ne peut certainement pas atteindre le profond besoin
damour qui lhabite. Tant que la souffrance existe,
toutes les menaces, toutes les punitions du monde ne
serviront rien. Quand la souffrance primale a disparu,
il ne sera plus ncessaire de vituprer ou de supplier un
toxicomane pour quil renonce son comportement.
J e ne crois pas non plus quil soit efficace de forcer le
toxicomane se comporter comme un adulte . Beau-
coup dentre eux ont t forcs dtre adultes avant
mme davoir pu tre des enfants. Ce dont ils ont be-
soin, cest de cet enfant qui souffre au lieu de jouer
ladulte. Selon moi, la pression sociale et les menaces
augmentent lauto-protection, au lieu de la diminuer.
Beaucoup de toxicomanes sont arms pour vivre dans
un monde hostile; en revanche, ils ne savent pas se
dfendre contre la douceur.
Les gens ne se font pas tous les jours de leur vie des
piqres dans les bras parce quils sont faibles ou stu-
pides. Ils sont malades, ils souffrent dun mal aussi
profond, aussi rel et aussi douloureux que la plupart
des maladies dites physiques. Lusage de la drogue nest
en gnral pas un choix fait la lgre; il est la cons-
quence inluctable lorsquun corps qui souffre cherche
dcouvrir un sens trouver un soulagement sa
maladie. Essayer de faire de la morale et de convaincre
quelquun dabandonner sa maladie, reviendrait vou-
loir lui faire passer sa souffrance primale par des pa-
roles. Traiter un toxicomane de stupide sans
lentourer de gens qui prennent soin de lui et le com-
prennent ou sans lui offrir un milieu qui lui garantit une
certaine protection contre le monde qui lui fait mal,
revient mon avis assurer la prochaine piqre.
Aux Etats-Unis, les centres de dsintoxication privs
et locaux affichent dexcellents rsultats un pourcen-
tage lev de toxicomanes qui depuis des annes ont
renonc la drogue et qui ont retrouv une vie conju-
gale et professionnelle normale; ils ont sans aucun doute
de meilleurs rsultats que les tablissements fdraux
qui enregistrent 80 90 % de rechutes. Certes je crois
quil est important que le toxicomane renonce avant tout
aux drogues les plus dangereuses; en tout cas, si lon
peut obtenir ce rsultat, cest dj une bonne chose.
Mais je ne considre pas le fait de renoncer la drogue
comme synonyme de gurison. Pour moi, un toxico-
mane qui se droguait lhrone et qui, dans un centre
de dsintoxication, renonce lhrone pour des drogues
moins nocives comme le caf et les cigarettes (privs de
lhrone, ils se mettent tous en consommer norm-
ment), est toujours un toxicomane : un niveau lev de
tension nattend que le moment o il faiblira. Tant quil
peut travailler dur, fumer pour liminer sa souffrance et
quil est soutenu par son entourage, il arrive se passer
de drogue pendant des annes et peut-tre pour toujours.
Mais le moindre changement dans ces exutoires peut
faire remonter la souffrance (qui est toujours l) et pro-
voquer une rechute.
La dure pendant laquelle le sujet arrive se passer de
drogue ne semble pas tre un indice quant sa prdispo-
sition la rechute. Bien entour, un sujet au niveau de
tension lev ne rechutera peut-tre jamais. En re-
vanche, un sujet moins tendu mais rejet la rue peut se
remettre immdiatement la drogue. Presque tous les
jours, je reois des coups de tlphone dhommes ou de
femmes qui ont t en prison pendant des annes et se
sont drogus ds leur sortie. Tout cela en dpit du pro-
gramme de psychothrapie intensive qui a t mis au
point pour les toxicomanes dans les prisons de Califor-
nie.
Les instituts de dsintoxication qui fleurissent actuelle
ment dans tout le pays ont eu le grand mrite de sauver
certains sujets du phnomne physiologique de la toxi-
comanie pour leur permettre de mener une vie sociale
normale, mais je ne peux mempcher de penser que ce
nest quune approche messianique de la question. Le
toxicomane est pris en charge par des gens bien qui
ont des ides bien arrtes sur ce qui est le bien et le
mal. Dans leur optique, il est peut-tre logique de consi-
drer le toxicomane comme un imbcile plutt que
comme un malade, mais si la toxicomanie est une mala-
die, il convient den trouver les causes et de pousser
lanalyse bien au-del du comportement de surface.

La marijuana

La marijuana a des effets diffrents de ceux de
lhrone. Lhrone diminue ou supprime la souf-
france et elle anesthsie le sujet contre les sentiments
douloureux. Les effets de la marijuana sur le sujet qui
en consomme dpendent de trois facteurs : (1) la quanti-
t quil fume; (2) la solidit de son systme de dfenses
et (3) la quantit de souffrance primale quelle tient
lcart. Avec une dose assez forte de marijuana, on peut
obtenir une raction semblable celle que provoque le
L.S.D., comportant des illusions et des hallucinations.
Ce genre de raction se produit quand il y a une grande
quantit de souffrance latente demandant une fuite sym-
bolique, ou quand le sujet a un systme de dfenses
particulirement fragile.
Par exemple, il nest pas rare que le sujet qui a dj
pris du L.S.D., soit mis passagrement (et quelquefois
assez durablement) dans le mme tat psychotique par
la marijuana. Le premier voyage provoqu par le
L.S.D. a branl le systme de dfenses et a rapproch
le sujet de sa souffrance, lusage ultrieur de marijuana
peut suffire faire scrouler tout le systme nvrotique.
Cest pourquoi lusage continu de L.S.D. et de marijua-
na est dangereux. Une malade qui avait pris du L.S.D.
puis fum de la marijuana, fut prise dune peur obses-
sionnelle dtre coupe en deux par une lame de rasoir.
Cela donna naissance la peur dtre retenue prison-
nire par le lit dans lequel elle dormait. Si ces symboles
taient devenus compulsifs et obsdants, cest que son
systme de dfenses qui la protgeait de la peur, avait
t affaibli par lusage des drogues. Il n'aurait pas fallu
longtemps pour que ces peurs deviennent si fortes que
dautres ractions symboliques savrent ncessaires et
que le sujet finisse par seffondrer compltement.
En gnral, la marijuana a des effets agrables parce
quelle ne fait quinflchir le systme de dfenses sans
lbranler profondment, comme le fait une forte dose
de L.S.D. Par consquent, les premiers voyages sont
euphoriques ou mystiques. Par la suite, les choses
saggravent et deviennent moins agrables. Les malades
qui ont supprim en thrapie primale leur systme de
dfenses ne supportent pas la marijuana. J ai le souvenir
dun tudiant qui, vers la fin de la thrapie, se vit offrir
une cigarette de marijuana; il en tira contrecur quatre
ou cinq bouffes. En lespace de quelques minutes, il se
retrouva dans sa chambre en train de faire un primal. Il
en fut trs tonn parce quavant la thrapie, il avait
rgulirement us de la marijuana et pouvait facilement
en fumer deux cigarettes, aprs quoi il se sentait seule-
ment relch et pouffant de rire . Tout tait chang
parce quil ne disposait plus dun solide systme de
dfenses.
Il est possible que le nvros moyen , qui fume de
la marijuana pour la premire fois, puisse en fumer une
assez grande quantit et ne souffrir que de dsordres
physiologiques palpitations, tourdissements.
Dautres ont des ractions dsagrables danxit. Mais
la raction dun sujet donn une drogue donne, ne
dpend pas exclusivement de la composition chimique
de cette drogue. En ce qui concerne la marijuana, le
sujet bien protg peut, la premire fois quil en fume,
voir son systme de dfenses assez affaibli pour que la
souffrance monte, mais pas assez pour tre rellement
menac il en rsulte des sentiments danxit devant
de nouvelles et tranges sensations.
Il en va de mme dune drogue qui nous est bien plus
familire, la cafine le stimulant que contient le caf.
En gnral, il ne vous viendrait pas lide de penser
que nous nous droguons la cafine, pourtant, nom-
breux sont ceux qui ont de vritables difficults
fonctionner sans avoir bu leur caf du matin. Le
sujet dont les ractions sont considrablement mous-
ses, comme lhronomane, peut facilement boire dix
tasses de caf sans effet notable. En revanche, chez le
sujet qui a termin sa thrapie primale, une tasse ou
deux suffisent provoquer une profonde agitation. Ils
ont presque tous renonc au caf; sans lintervention
dun systme de dfenses, tout agent chimique a une
action directe et puissante sur lorganisme.
Il est par consquent clair que le systme de dfenses
dtermine dans une large mesure notre raction la
drogue. Cest lui qui filtre, amortit ou bloque les stimuli
extrieurs ou intrieurs. Dans ce processus, les ractions
internes et externes sont interdpendantes. Ainsi, on ne
peut pas dfendre le moi intrieur et tre direct dans sa
vie extrieure; inversement, on ne peut tre rel sur le
plan psychologique sans subir les effets directs et vio-
lents de drogues comme la cafine ou la marijuana. Etre
irrel signifie que le systme dans sa totalit est irrel,
tre rel signifie tre rel dans tout son systme.
J e crois que beaucoup de ceux qui fument de la mari-
juana cherchent tre rels, mais ils sy prennent de
faon irrelle. En un sens planer est quelque chose de
symbolique. Cela signifie quon agit comme si lon tait
libr et libre. Mais une libration relle suppose que
lon ressente son moi tourment, non quon le libre
passagrement, par la drogue, de loppression exerce
par le systme irrel.
Ce qui diffrencie le vritable hronomane de celui
qui fume de la marijuana, cest que lherbe nest pas
la seule dfense ou la dfense cl de celui qui en use. Le
fumeur de marijuana dispose dautres dfenses qui
laident vivre, malgr sa tension. Lhronomane par
contre a puis ses dfenses. Lhrone est la seule qui
lui reste et il en a besoin pour vivre. En gnral, le fu-
meur de marijuana est beaucoup moins refoul (a moins
de souffrance) que lhronomane. La marijuana aide
lever la rpression de sorte que le fumeur a souvent
limpression dun veil de tous ses sens; il peroit les
nuances dun disque et il voit les couleurs exquises dun
tableau. Ce processus d'veil de tous les sens provoque
galement des insights ce qui nest pas le cas de
lhrone. Un patient racontait comme suit un
voyage quil avait fait sous leffet de la marijuana,
avant davoir ses primals : En planant, jai eu soudain
le souvenir de mes parents qui se moquaient de ma
faon de prononcer le mot sky (ciel) quand jtais
petit. Ils me le faisaient dire quand il y avait des visites.
J e devais continuellement chanter Brille, brille petite
toile et ils stouffaient de rire. Lherbe me fit com-
prendre que depuis ce temps-l, jai toujours eu peur de
parler devant des gens.
Cet insight provenait dun souvenir refoul que la ma-
rijuana permit de rendre conscient. La scne avait t
pnible et normalement, le patient ne sen serait pas
souvenu. Une fois rendue consciente, il fut possible de
relier le comportement prsent la souffrance passe.
Cest cela linsight. Si le mme souvenir avait fait sur-
face au court dun primal, la souffrance aurait peut-tre
t une vritable torture mais les insights auraient t
plus riches et plus complets sur le plan physique.
Tout le monde sait que beaucoup de jeunes gens sont
aujourdhui attirs par la marijuana. Pour une raison ou
pour une autre, la socit a dcid que pour rsoudre le
problme, il fallait interdire la drogue au lieu de sup-
primer les causes pour lesquelles on la prend. Mais le
plus souvent, la marijuana est bonne prendre pour le
nvros parce quil est bon de ressentir quelque chose. Il
semble que la marijuana ait, une petite chelle, le
mme effet que le L.S.D. elle stimule les sentiments.
Beaucoup de jeunes gens ne connaissant en vrit aucun
autre moyen que la drogue daccder leurs sentiments.
Les expriences de la petite enfance leur ont fait cou-
per le contact et maintenant il leur faut quelque chose
qui les remette en marche la drogue. La question
nest pas de savoir ce qui les remet en marche, mais ce
qui leur fait couper .
Chez beaucoup de sujets, la marijuana et lmergence
des sentiments entranent un renforcement des dfenses.
Le sujet rit gorge dploye (parce quil peut sentir,
mme si ce nest pas le sentiment rel) ou mange avec
voracit. Leffet de la drogue est essentiellement de
faire rentrer le sujet dans son propre corps. Par exemple,
ce rire irrpressible est pour beaucoup de nvross une
exprience physique bien plus complte que le rire sans
drogue. Aprs la thrapie primale, cependant, les sujets
sont nouveau en pleine possession de leur corps et
nont plus besoin ni de marijuana ni dautres drogues, ce
qui me parat encore la meilleure solution.

Sally

Lorsque Sally vint me voir pour la premire fois, on
avait tabli lhpital psychiatrique local le diagnostic
de psychotique par suite dusage de L.S.D. . Son
effondrement final avait t provoqu par un voyage
au L.S.D., suivi de fortes doses de marijuana. Son trai-
tement fut trs rapide, ce qui est souvent le cas des ma-
lades qui sont au bout du rouleau.
J ai vingt et un ans. Lenfance que jai vcue dans
ma famille a t une perptuelle lutte. Mes parents se
disputaient et se querellaient sans arrt et ont fait de moi
une boule de nerfs. De plus, jai pass mes quatre pre-
mires annes dcole dans une institution catholique,
ce qui a t pour moi un vritable dsastre. J e me sou-
viens de plusieurs incidents pnibles parce que je ntais
pas aime et que les surs me punissaient constamment.
La punition consistait en gnral recopier dix fois la
leon de catchisme pendant la rcration, alors que les
autres enfants samusaient; cela me donnait limpression
de mloigner de Dieu et non de men rapprocher,
dautant que je ne savais jamais exactement pourquoi
jtais punie. J e manifestais ma dtresse en faisant pipi
sous mon bureau et en me nettoyant le nez pour manger
la morve. Personne ne me voyait et personne ne
maidait. J e me souviens fort bien davoir t terrible-
ment seule cette poque et il men est rest une peur
de la solitude qui persiste encore aujourdhui.
Comme la maison la vie tait aussi dgueulasse qu
lcole, je me rabattais sur la seule chose qui
mempchait de devenir folle : le chant. A lcole, sur-
tout entre treize et quinze ans, cela me fit bien voir. Ds
les premires classes de lcole catholique, javais une
trs bonne voix. Le dimanche, jtais dans la chorale de
lglise et le jour de la saint Patrick je chantais lcole
une petite chanson sur lIrlande. Quand jtais seule,
la maison, je vivais dans un monde de thtre.
J imaginais des films pour moi toute seule, dont jtais
la vedette, portant les costumes les plus somptueux
quon puisse imaginer, et chaque nouvelle reprsenta-
tion me valait une rcompense. Si javais vu cette
poque-l ma vie telle quelle tait cest--dire de la
merde je serais devenue folle, mais grce mon
imagination, elle tait belle. J tais contente de me jouer
la comdie toute seule et persuade qu'un jour je serais
une grande cantatrice et une vedette de cinma. J e me
souviens davoir eu parfois de petits pincements de
souffrance quand je chantais ou que je montais une
pice pour moi toute seule, parce que je me disais : Ce
nest pas vrai, ce nest quun rve. Quelquefois, je
meffondrais et je pleurais pendant des heures parce que
je ntais quune petite fille et que je voulais raliser
mon rve, devenir quelquun, car en ralit je ntais
personne vraiment personne toute mon identit
tait dans mon avenir. Et cet avenir ne devait jamais
arriver parce que je le repoussais toujours, je ne voulais
pas dcouvrir que si jamais jatteignais cet avenir, je ne
connatrais pas le succs. O pouvais-je aller alors pour
devenir quelquun ? Cest pourquoi je ne suis jamais
sortie de mon rle de petite fille et de mes rves de
thtre et doprette : jamais je ne suis entre dans la
ralit. J 'ai continu curer mon nez et manger ce que
jen tirais, jai continu crier : Aidez-moi, aidez-moi
devenir adulte . Mais personne ne pouvait plus
maider parce que javais grandi et que je lanais ces
appels laide en secret. Mme si les autres lavaient
voulu, ils n'auraient pas pu maider, et, au fond de moi-
mme, je vous le garantis, je ne souhaitais pas relle-
ment leur aide.
Cest bizarre dtre nvrose : on grandit, on apprend
de plus en plus de choses, on en comprend de plus en
plus; souvent, on adopte mme un comportement beau-
coup plus adulte parce quon lattend de vous. Mais en
soi, on porte cette petite fille qui veut quon la caresse,
quon laime, quon laide et quon la protge. Pour
obtenir ce dont on a besoin amour, protection, etc.
on mne intrieurement une lutte constante entre ce que
lon est cens tre (un adulte) et ce que lon veut tre
on voudrait avoir grandi en mme temps que son corps
et que sa conscience, mais il y a quelque chose, une
partie de soi-mme qui semble morte.
J e suis entre en thrapie au mois de janvier. J y suis
entre par suite dvnements qui staient produits huit
mois auparavant. J avais pris du L.S.D. J en avais pris
plusieurs fois sans graves consquences. Cest la der-
nire dose qui dclencha ce que jappellerai ma folie.
Mon ami et moi, nous avions pris chacun une double
dose de L.S.D. J tais de mauvaise humeur, parce que
ce soir-l, jaurais voulu aller avec lui une soire o il
y avait certains de mes anciens collgues de travail. Il
refusa et cest comme a que nous avons pris ce L.S.D.
Nous avons fini par atterrir dans une autre soire. Il y
avait l des gens qui staient drogus, dautres pas. Il y
avait un gars qui faisait de magnifiques boucles
doreilles et je demandai mon ami de men acheter une
paire. J e me sentais mieux, jusquau moment o le
L.S.D. commena faire son effet. Tous mes sens se
sont exacerbs. J e sentais ma propre odeur, lodeur de
mon corps. J ai regard autour de moi pour voir si les
autres la sentaient aussi. Apparemment, personne ne
sen rendait compte. J ai couru la salle de bains, jai
attrap un savon et ai commenc me laver les bras et
les aisselles pour essayer de me dfaire de cette odeur.
J e me sentais horriblement sale, de la merde. J e ne pou-
vais pas me dfaire de cette odeur. En sortant de la salle
de bains, je suis alle dire mon ami quil y avait
quelque chose qui nallait pas. Nous sommes sortis pour
parler. Tout coup jai eu ce quon pourrait appeler une
attaque. Ctait comme si javais perdu lesprit pendant
quelques minutes et quand jai repris un peu conscience,
je savais que javais t ailleurs, mais jignorais o, et je
fus frappe de terreur lide que cela pourrait
marriver de nouveau et que peut-tre la prochaine fois,
je nen reviendrais pas. Ce phnomne sest rpt sans
discontinuer pendant environ sept heures. Chaque fois,
je me demandais si jen sortirais jamais. J e ne dcou-
vrais rien de rel. Ctait une succession dabsences
totales et de terreur profonde : jtais convaincue que
jtais devenue compltement folle.
Au bout de ces sept heures, je commenai me re-
mettre un peu. J e navais plus dattaques mais jtais
toujours agite et remplie de peur.
J essayai de dormir, mais, de peur, je ne pouvais res-
ter les yeux ferms. On aurait dit que ma tte avait cla-
t et que les morceaux ne voulaient plus se remettre en
place.
Au bout de quelques jours, jtais redevenue normale.
Ce nest que deux mois plus tard que jai commenc
ressentir les effets secondaires du L.S.D. Cela a com-
menc par un cauchemar. J e mveillai en hurlant parce
que je croyais que je devenais folle. Tout mon corps
tait possd de terreur. Comme je ne pouvais plus
dormir, je rveillai mon ami qui vivait avec moi, et il
essaya de me rassurer. Mais je ne voulais pas tre rassu-
re, je voulais savoir ce qui nallait pas; il fallait que je
le sache.
Ce jour-l, et les mois qui suivirent, ce fut l'enfer.
J tais persuade dtre folle. Il y avait dans mon esprit
des ides qui ne pouvaient relever que de la folie.
Dabord, je ne comprenais pas comment je pouvais
avoir une pareille peur sans objet. Il y avait deux mois
que je navais plus pris de L.S.D., pourquoi donc me
sentais-je vingt-quatre heures sur vingt-quatre comme si
jtais sous leffet de la drogue ?
Il est pratiquement impossible dessayer dexpliquer
toutes les petites penses qui contribuaient me rendre
folle, tout ce quon peut dire, cest que toutes mes d-
fenses taient compltement dtruites. J e veux dire par
l, que je navais plus aucun moyen de penser logique-
ment. J e narrivais pas admettre quun mur est un mur
et une chaise, une chaise. J e navais plus du tout le sen-
timent de moi-mme. Mon esprit tait tellement bloqu
que je navais plus de corps et que je ne ressentais rien
dautre que la peur. J avais constamment peur. J 'avais
limpression dtre enferme dans mon esprit comme
dans une prison et le seul moyen den sortir tait la
chambre gaz. J e navais pas le moindre espoir de sur-
vivre cette crise.
En mme temps, il se passait autour de moi des
choses dont je ne me souciais pas le moins du monde.
Mon ami, avec qui je vivais, faisait du trafic de drogue.
Il tait sans travail, je nen avais pas non plus, mais
nous avions beaucoup dargent qui lui venait de ce tra-
fic. Il y avait constamment chez nous une foule damis
chevelus qui venaient se ravitailler; il y avait toujours de
grandes quantits de drogue dans notre appartement.
Ctait le paradis des toxicomanes. Rien de tout cela ne
minquitait parce que cela me laissait vraiment indiff-
rente. J e navais rellement plus conscience de ce qui se
passait autour de moi. Pendant tout ce temps-l, je ne
me droguais absolument pas et je nen avais pas envie.
Tout ce qui mimportait, ctait mon esprit : pourquoi il
avait des absences, et pourquoi je ne pouvais pas accep-
ter de prendre une ampoule lectrique pour une ampoule
lectrique. A mes propres yeux, jtais folle et ma peur
terrible venait de la conscience que javais dtre folle et
je voulais tre sre que je finirais ainsi. J e prfrais
devenir folle plutt que daccepter la ralit toute simple
et de reconnatre quune ampoule lectrique tait une
ampoule lectrique.
A ce moment-l, jaurais t mre pour un primal,
mais malheureusement, cette thrapie navait pas encore
t dcouverte. Lorsque je suis entre en thrapie parce
que jtais totalement dsespre, les choses ont chang,
mais de faon compltement diffrente de ce qui se
passe maintenant. Cest alors que jai appris renforcer
mes dfenses. Au lieu davoir peur tout le temps, javais
seulement peur la plupart du temps. J avais construit en
moi un systme de dfenses pour me dtacher de tout
a. Quand je sentais la peur, je me trouvais de bonnes
raisons pour me dire quelle nexistait pas rellement,
que je navais pas peur du tout et que tout cela ntait
quune banale tincelle de L.S.D. (en admettant que lon
puisse savoir ce que cest). J avais aussi quelquun sur
qui mappuyer, quelquun dont jtais sr quil connais-
sait la bonne rponse : mon thrapeute. Sil mavait dit
que la lune tait un fromage, je laurais cru car il savait
tout ce qui concerne lesprit et il ny avait aucune raison
davoir peur. J avais une entire confiance en cet
homme dont javais fait dans mon esprit un dieu, un
pre et un protecteur de ma sant mentale.
Quand notre groupe commena dcouvrir certaines
choses au sujet de la souffrance primale, quelque chose
de puissant en moi (mon moi) souhaita en faire l'exp-
rience, parce que tout en madaptant la vie, jtais
malheureuse. J e ne savais pas ce que je voulais faire ou
tre. Mon premier primal a t dclench par une dci-
sion. J avais dcid dpouser mon ami. La situation
avait chang : il avait un bon travail, qui navait abso-
lument rien voir avec la drogue, et javais galement
trouv du travail. Nous commencions ressembler au
jeune couple moyen.
Aprs avoir pris cette dcision, je racontais, un soir,
en sance de groupe, je ne sais quelles sottises, je disais
combien jtais heureuse, quand tout coup je
minterrompis, jetai un profond regard en moi-mme et
compris que ce ntait pas a du tout. Ce ntait pas a
qui allait rendre ma vie heureuse.
J e mallongeai sur le sol et commenai respirer pro-
fondment par le ventre. Cette respiration fut suivie de
cris de colre. J e me sentais dgueulasse. J e me sentais
plus sale que de la merde. J e massis et je me souviens
que les autres membres du groupe me posaient des
questions et que je leur rpondais. J e ne saurais me
souvenir de mes rponses, mais tout le monde avait lair
content et ils disaient : a y est, vous y tes arrive,
vous y tes arrive . Tout ce qui me proccupait cest
que jtais dgueulasse parce que toute ma vie, je
mtais menti. Toute ma vie navait t quune plaisan-
terie malsaine dnue de sens. J e ntais rien.
Ce fut ma premire perce vers la ralit.
Aprs ce primal, jen ai eu plusieurs autres. Chacun
liminait une des principales blessures que javais en-
fermes en moi.

Il tait bien plus facile de renoncer lespoir dtre
aim par mon pre plutt que par ma mre, parce que
mon pre avait toujours t plus rel. Mon pre avait
une situation, la mme depuis une trentaine dannes,
mais il buvait normment. Quand mes parents se dis-
putaient, ce qui arrivait pratiquement tous les jours,
jtais toujours du ct de ma mre, comme mon frre et
mes surs. Ma pauvre maman, ctait elle qui souffrait
toujours. Il fallait quelle supporte dtre battue, traite
de pute et quelle voie ses enfants vivre cet enfer parce
quelle voulait maintenir la famille.
Il mtait plus facile de renoncer mon pre parce que
jai su toute ma vie ce quil tait : un foutu bon rien.
Avec ma mre, ctait une autre histoire J tais con-
vaincue quelle maimait profondment, et elle en sera
convaincue toute sa vie, de sorte quil tait difficile de
renoncer lespoir dun amour dont javais toujours cru
quil existait tout en sachant que ce ntait pas vrai.
Cest au cours dun des derniers primals que jai re-
nonc lespoir dtre aime delle. J tais couche par
terre et je criais; jai senti la douleur au fond de mon
ventre. Ma mre est sortie de moi par ces mots : Ma-
man, maman, pourquoi est-ce que tu ne maimes pas ?
J ai hurl cela sans discontinuer. J e savais que ctait la
vrit et je comprenais que toute ma vie, javais lutt
pour son amour plus que pour tout autre amour, parce
quelle tait la promesse de lamour. En paroles, elle
disait maimer. J e savais que si jtais une gentille petite
fille, un jour, jobtiendrais peut-tre son amour rel.
Mais ce ntait pas mon genre dtre une gentille petite
fille. Parfois, javais envie dentrer dans de furieuses
colres contre les gens, javais envie de leur dire mon
dsaccord, mais je ne le faisais pas parce que je sentais
que je perdrais leur amour.
Aprs chaque primal, ma voix baissait dun ton. A un
moment donn, elle devient une vritable basse. J avais
toujours eu un registre lev, une voix fine et douce.
Aujourdhui, elle sest pose et jai une voix naturelle,
relle.
Aprs chaque primal, javais limpression que ma vi-
sion samliorait. J e voyais plus de choses parce que je
navais plus peur de regarder la lumire.
Mes ides taient bien plus claires. J e pouvais parler
aux gens et me faire comprendre. J tais confiante lors-
que javais quelque chose dire parce que ctait moi-
mme qui parlait. Auparavant, javais de la peine
mexpliquer. Il y avait en moi deux tre qui se combat-
taient.
J e finissais toujours par dire quelque chose tout en
sentant que tout ce que je disais tait faux.
Maintenant, il ny a plus de lutte dans ma vie, parce
que ce qui arrive, arrive. Mais je ne suis plus sans in-
fluence sur ce qui arrive, parce que je fais ce que jai
envie de faire.
J ai trouv le bonheur parce que jai compris que nous
vivions dans un monde irrel, peupl essentiellement de
personnages irrels. Cest ce que devraient comprendre
les gens quand ils ne sont pas malades; on ne peut pas
influencer la vie des autres, mme quand elle met la
ntre en danger; alors, pourquoi se faire du souci pour
ce quils font ? Sil y a un moyen de se protger et de
protger les autres, il faut lemployer, sinon, on
sabstient.
Aussi irrel que soit le monde, jy ai trouv ma ralit
et ma propre ralit suffit le rendre rel parce que
cest la mienne.

La boulimie

Si je place la boulimie dans le chapitre sur la drogue,
cest que le sujet qui a continuellement besoin de man-
ger utilise la nourriture comme agent de dtente, peu
prs comme une injection priodique dun tranquilli-
sant. Le boulimique mange rarement par faim. Il mange
sous lemprise dune pulsion irrsistible qui se fait en
gnral sentir ds quil se retrouve seul avec lui-mme
pour un certain temps. La courbe de graisse que produit
sa boulimie semble former un vritable isolant qui le
protge de la souffrance. Cest pourquoi, en thrapie
primale, les obses sont souvent des sujets difficiles
traiter.
J ai parl prcdemment de ce qui distingue tension
ascendante et tension descendante. La distinction appa-
rat avec une particulire clart dans le traitement des
gens trop gros ou des obses. Beaucoup dentre eux,
quand ils commencent la thrapie, ne sont pas particu-
lirement anxieux. Leur souffrance a t endormie par
tout ce quils ont pu avaler drogues, alcool, nourri-
ture. En mangeant, ils touffaient le moi rel les
sentiments rels qui sont prts jaillir ds quils ne sont
pas protgs par de la nourriture. Cest l la tension
descendante. Elle nest en gnral pas ressentie en tant
que telle, cest plutt une impression de vide qui se
dguise en faim. Une malade sexpliquait ainsi :
J employais la nourriture pour liminer en mangeant
la tension qui me rongeait. Toute ma vie consistait
attendre le repas suivant. J e trouvais si peu de chose
dans ma famille que la nourriture devait me tenir lieu de
tout. Cest la seule chose agrable que ma mre mait
jamais donne. Cette malade mangeait pour ne pas
ressentir combien tait dsagrable la vie dans sa fa-
mille.
La tension ascendante est celle qui se manifeste chez
le boulimique priv de son moyen de dfense pendant
un certain temps. Au cours de la premire semaine de
thrapie, par exemple, le malade qui na pas le droit de
manger beaucoup alors que simultanment son systme
de dfenses est affaibli par le thrapeute, est plong
dans lanxit. Il se met rver comme il ne la jamais
fait, il ne tient plus en place et bientt il ne pourrait plus
manger mme sil le voulait. Cest que ses sentiments
remontent et quils sont si puissants quils entravent
lingestion. Il perd beaucoup de poids sans le moindre
effort au cours des trois premires semaines de traite-
ment.
Le sujet qui mange plus quil ne faut, nabsorbe pas
rellement de la nourriture mais quelque chose de sym-
bolique. Certains malades parlent de remplir leur vide
intrieur pour ne pas tre contraints de ressentir le vide
de toute une existence. Dautres pensent que cest en-
core le petit enfant frustr en eux qui a gard des be-
soins oraux quil faut satisfaire. Comme me la dit un
patient : J e mange pour ce petit enfant frustr.
Cependant, le fait de trop manger nest pas la simple
satisfaction de vagues besoins, psychologiques dordre
oral. Toute personne grassouillette doit sa condition
une conjoncture particulire. Lun mangera trop parce
quil a t priv du sein de sa mre, un autre parce que
les repas taient la seule satisfaction de son enfance II
est bien des mobiles qui peuvent faire du sujet un bou-
limique.
Ce quil ne faut jamais perdre de vue, cest que le fait
de manger (tout comme une sexualit compulsive) et
lexutoire des besoins les plus divers. Le sujet mange
pour apaiser une souffrance qui na rien voir avec un
manque de nourriture subi dans la petite enfance; cest
pourquoi il est bien souvent inutile de traiter la boulimie
comme un problme strictement alimentaire. Le sujet
peut choisir la nourriture pour apaiser sa souffrance au
lieu de la drogue ou de lalcool, en fonction du milieu
dans lequel il a grandi milieu dans lequel on mettait
laccent sur la nourriture, alors quon avait de profondes
prventions vis--vis de lalcool. Le nvros a de faux
dsirs. Appliquer une thrapeutique ces pseudo-dsirs,
cest ne pas traiter les besoins rels.
Par exemple, jai vu en thrapie une malade qui disait
quelle avait brusquement recommenc trop manger
au cours de la semaine prcdente. Elle avait eu le rve
suivant : Ma mre plane dans le ciel, un couteau de
boucherie la main, prte fondre sur moi. J e suis
terrifie et essaie de menfuir. J e prtends ne pas tre
moi juste un vilain monstre mais en vain. Elle est
sur le point d'attaquer lorsque je me rveille. J e la fais
se replonger dans le sentiment du rve pendant quelle
le raconte, comme si elle le rvait maintenant. Elle revit
sa terreur, puis voit la situation dans son ensemble : sa
mre tait trs possessive lgard de son pre. Elle
voulait toujours tre la jeune femme dlure et affrio-
lante qui attirerait et retiendrait lattention de son mari.
Trs tt dans sa vie, la malade commena sentir que sa
mre ne souhaitait pas la voir devenir jolie et attrayante.
Pour couper court la jalousie de sa mre, la jeune fille
tait devenue grosse et devait le rester la majeure partie
de sa vie. Elle avait saisi que sa mre la voyait comme
une rivale et son cri primal fut : Ne te mets pas en
colre, maman, je ne cherche pas te prendre papa.
Elle djouait ce sentiment par lobsit. En tant grosse
et laide, elle refoulait la crainte quelle avait de sa mre
et au moment o ce sentiment menaait de faire surface,
au cours de la semaine prcdente, elle stait remise
manger trop pour ltouffer nouveau. Une belle sil-
houette menaait donc son existence. Elle se dfendait
par la difformit et il ny avait ni traitement antrieur ni
rgime qui puissent supprimer cet excdent de poids,
tant que les sentiments profonds ntaient pas ressentis.
Aprs ce primal, cette malade se souvint dune
poque de son enfance o elle avait t active et pleine
dallant. Puis, elle stait rendu compte que sa mre au
fond ne souhaitait pas la voir vive et quelle avait com-
menc presque mthodiquement chasser toute vie de
sa fille. Lenfant y avait consenti et bientt elle refoula
et enfouit tout en elle-mme laide de la nourriture.
Aprs le primal, elle perdit du poids sans effort.
Lexemple de ce seul primal montre bien la complexi-
t des problmes dobsit. Il est des femmes qui ont
peur dtre attirantes cause de lactivit sexuelle que
cela risque dentraner. Dautres mangent parce quelles
ont de la nourriture leur disposition mais pas damour.
Certains nvross mangent pour viter de sentir que
personne ne les comblera jamais. Ils se remplissent
pour ne pas se sentir vides. Nayant pas reu ce dont ils
avaient besoin dans leur enfance, ils en sont venus
croire que cest de la nourriture quils dsirent. Une
patiente expliquait sa boulimie de la faon suivante :
J e nai jamais vcu dans mon corps parce quil y avait
en lui trop de souffrance dtre inassouvi. Cest ainsi
que je vivais avec ma tte tout en gavant mon corps
pour faire taire la souffrance qui me rongeait.
Il y a un clbre axiome disant que tout homme gras
cache en lui un maigre. Cest une autre manire de dire
que toute personne irrelle renferme une personne r-
elle. Le sujet gras prsente littralement au monde une
faade irrelle symptme dun moi irrel qui cherche
protger et isoler le moi rel. J ai dcouvert que plus
laspect physique du nvros est normal, plus il est
proche de sa ralit et de sa souffrance. Cest pourquoi
la premire chose faire dans le traitement primal dun
sujet boulimique est de laffamer afin de dtruire la
faade irrelle. Pendant cette priode, le patient doit tre
surveill presque daussi prs que le toxicomane parce
que sa faade dhomme gras tait indispensable son
dguisement psychophysique. Il sera tent de tricher
avec nimporte quel rgime, exactement comme le toxi-
comane qui essayera de se piquer lorsque nous com-
menons dmanteler son systme de dfenses.
Le boulimique risque de rechuter tant quil na pas
ressenti la plupart de ses besoins rels. Un patient ma
dit : Si je maigris et que la vie ne mapparaisse pas
plus agrable que quand jtais gros, je perdrai relle-
ment tout espoir. Tant que jtais gros, javais lespoir
de devenir mince. Mieux que cela, je pouvais me dire
que ctait mon aspect qui me faisait rejeter par la soci-
t et non mon vritable moi. Lespoir que le sujet
place dans lobsit varie selon les cas. Une jeune
femme attendait le jour o elle serait devenue si grosse
que sa mre serait oblige de reconnatre finalement
quil y avait quelque chose qui nallait pas et lui propo-
serait de laide. Un autre patient ma dit quil avait be-
soin davoir toujours quelque chose quil pouvait at-
tendre avec plaisir, et ctait la nourriture, car, en dehors
des repas, sa vie tait compltement strile. Un besoin
compulsif na pas grand-chose voir avec son objet en
lui-mme (ici la nourriture). Se dbarrasser de ces be-
soins anciens est la seule faon de mettre fin un app-
tit vorace.
Dans un ouvrage sur lobsit, un mdecin bien connu
a crit que le malade doit tre duqu se nourrir cor-
rectement. Il insiste pour que le sujet apprenne la teneur
en calories de tout ce quil mange et mme alors, pour-
suit-il tristement, le malade devra se surveiller tout le
restant de ses jours. J ai beaucoup de patients qui con-
naissent par cur la valeur en calories de chaque ali-
ment, mais cela ne les empche pas de courir au rfrig-
rateur toutes les nuits, avec toutes ces statistiques dan-
sant dans leur tte. En fait, lalacrit avec laquelle ils se
jettent sur tous les nouveaux rgimes quon prconise,
ces faons de maigrir sans douleur, est bien la preuve de
leur espoir irrel.
Tant que le boulimique peut se proccuper de nourri-
ture et de rgimes, il nest pas contraint de faire face
ce qui va rellement mal. Cest pourquoi toute approche
partielle du problme de lobsit est voue lchec.
Ceux qui veulent traiter le mal par des rgimes, des
cachets, des piqres et des techniques spciales, ne
soignent que le corps; quant lapproche exclusivement
psychologique, elle pche par linverse.
A longue chance, seule lapproche psychophysiolo-
gique peut russir. Effectivement, un collgue qui fait
partie dune quipe de ditticiens, ma dit que le pour-
centage de rechutes parmi leurs malades est peu prs
gal celui que lon enregistre pour les cures de dsin-
toxication.



CHAPITRE 20

LA PSYCHOSE : AVEC OU SANS DROGUE

La pratique ma conduit penser quil nest pas de
processus psychotique latent, pas de bizarrerie se-
crte relgue dans ce quAldous Huxley appelle les
antipodes de lesprit . Tout nvros cache au plus
profond de lui-mme une ralit douloureuse une
sant mentale (si cette ralit est ressentie). Dans cette
optique, la folie est une dfense contre cette ralit cra-
sante. Les gens deviennent fous pour ne pas ressentir
leur vrit. Il sagit l dun refus de beaucoup de tho-
ries psychologiques selon lesquelles lhomme est par
essence irrationnel, refrn uniquement par la socit. A
mes yeux, irrationalit, rves, hallucinations et illusions
ne sont que des protections destines prserver notre
scurit et notre capacit de fonctionner.
Quant la gravit de la psychose, si le moi na pas eu
cinq ou six ans pour se consolider, avant que ne se pro-
duise son clivage, on peut sattendre, ainsi que lindique
la thorie de Freud, un moi ou un ego faible, comme
disent les Freudiens. Si lenfant continue tre priv de
soutien et damour, sil ne lui est pas donn dexutoires
pour ses blessures douloureuses, ces assauts supplmen-
taires contre un moi dj affaibli auront pour rsultat la
constitution dun moi irrel vigoureux qui protge
lenfant dsarm. A partir de ce moment-l, le moi irrel
domine, il protge lenfant mais en lentranant dans la
psychose. Cest la prdominance du moi irrel (le moi
qui ne ressent pas) qui explique l'apathie que lon ob-
serve chez les nvross fortement refouls et chez les
psychotiques : cest ce quon appelle le dficit daffect.
On peut dire quils sont presque littralement plus morts
que vifs.
Par consquent, la psychose est lapprofondissement
du clivage nvrotique du moi, approfondissement qui
fait natre une nouvelle qualit dexistence. Cest dans
la paranoa que le clivage ressort le mieux, car le sujet y
est incapable de maintenir la dissociation lintrieur de
lui-mme et dutiliser son corps comme dfense. Le
paranoaque projette ses sentiments lextrieur de lui-
mme, prtant ses penses aux autres, imaginant quils
sont en train de conspirer contre lui ou de contrler ses
penses.
Bien que le contenu de la paranoa soit diffrent pour
chaque individu, le processus demeure le mme : il
sagit de protger le sujet contre une souffrance intol-
rable. Par exemple, le sujet qui ne peut supporter de
ressentir sa terrible solitude, invente un personnage qui
le surveille continuellement. Les penses de ce person-
nage imaginaire symbolisent les sentiments du malade.
Un paranoaque pensera par exemple quune serveuse
de restaurant pense du mal de lui. Ce sujet a peut-tre eu
des parents qui toute son enfance ont pens du mal de
lui, de sorte quil a appris tre sur ses gardes afin de se
dfendre de leurs coups psychologiques. Cette prudence
peut continuer jusquau point o il attend une blessure,
mme l o elle nexiste pas; cest ainsi que les rminis-
cences du pass qui viennent en surimpression sur le
prsent, donnent un caractre bizarre ses ractions
prsentes. Le caractre bizarre provient de lincapacit
de distinguer le pass du prsent et ce qui se passe en lui
de ce qui se passe en dehors de lui.
Il ny a rien de terriblement illogique sattendre
souffrir, quand dans son enfance, on a continuellement
t maltrait. Le paranoaque ignore que cest en fonc-
tion de souvenirs quil ragit. Son illusion pathologique
est relle : cest la projection sur le monde extrieur de
souvenirs refouls, la souffrance faite ralit. Voit-il de
la vermine sortir des murs ? Seulement si cela a une
signification intrieure.
Quel que soit le contexte de sa paranoa, le sujet voit
ou entend en gnral dans le monde extrieur des choses
qui soulageront sa souffrance intrieure. Il faut que la
souffrance soit trs intense pour contraindre le malade
mettre une telle distance entre lui-mme et ses senti-
ments. Les hallucinations du paranoaque mettent sou-
vent en jeu une force explosive : il imaginera que
quelquun na qu appuyer sur un bouton pour lui faire
littralement exploser la tte. Mais cette force nest
autre que celle de ses propres sentiments que pour des
raisons de scurit, il place l'extrieur de lui-mme
pour se protger du danger interne.
Le paranoaque ne perd pas totalement le contact avec
ses sentiments. Ses hallucinations possdent du moins
une certaine cohrence, ce qui nest pas le cas des psy-
chotiques les plus gravement atteints, qui semblent
baragouiner et nmettent que quelque chose
dinforme.
Dans lensemble, le paranoaque peut encore tablir
des contacts. Il parlera du prix des tomates ou connatra
les rsultats des championnats de base-ball. Sa bizarre-
rie se dcouvre peut-tre seulement si lon touche au
domaine du moi cach. Pour parler en termes de thra-
pie primale, quand les sentiments rels sont dclenchs,
le systme irrel doit intervenir prcipitamment pour les
changer en symboles. Un paranoaque qui est parfaite-
ment capable de suivre un jeu de base-ball, sera brus-
quement pris dangoisse lors dune simple transaction
avec un marchand de glace, parce quil se figurera que
le marchand complote secrtement contre lui pour lui
nuire. J e crois que le paranoaque imagine toujours des
conspirations caches au lieu dune menace ouverte,
parce que cela correspond obscurment ses propres
sentiments secrets et inconnus. Une fois le secret projet
lextrieur , il peut centrer sa dfiance sur quelque
chose de prcis. Ce processus est le mme que chez le
nvros, la diffrence que la phobie de celui-ci, ce sur
quoi il concentre sa peur, est un peu plus plausible.
Afin de comprendre pleinement les illusions patholo-
giques et les hallucinations, il faut saisir ce quest la
profondeur de la peur primale une terreur que nous
ne voyons presque jamais, parce que nous la contrlons
la plupart du temps. Dans la majorit des cas, nous la
contrlons en lenrobant de notions rconfortantes.
Prenons un exemple courant : la croyance en lau-del
pour rendre la mort moins dfinitive et moins irrvo-
cable. Il ne viendrait lide de personne de considrer
la croyance en lau-del comme un phnomne de psy-
chose parce que cette ide est une institution sociale.
Mais en serait-il ainsi sil ny avait quune minorit de
gens pour y croire ? Cette croyance irrationnelle, irra-
tionnelle parce quelle nest fonde sur rien qui puisse
tre prouv, peut tre adopte par une personne mi-
nemment rationnelle par ailleurs, mais cause de la
peur primale, elle est contrainte de crer tout un tissu
dirrationalits pour tenir en chec ses sentiments. Pour
concilier lincompatibilit apparente de notions ration-
nelles et de notions irrationnelles qui coexistent en elle,
elle sera contrainte de dvelopper une notion irration-
nelle supplmentaire savoir quil y a en chacun de
nous, un ct obscur et irrationnel qui dfie toute
explication logique.
Toute cette superstructure idologique pour viter de
ressentir le sentiment rel !
La bizarrerie du raisonnement (illusion pathologique)
ou de la perception (hallucination) dpend de la profon-
deur de la terreur. Plus la peur est profonde, plus le
raisonnement qui doit la cacher est forc . Aussi
longtemps que les sentiments peuvent tre traduits en
penses, lesprit peut rester ordonn et matre de lui-
mme. Mais, si pour une raison ou une autre, le sujet
narrive plus ordonner ou organiser ses sentiments, il
approche de sa terreur.
Il y a en tout psychotique une souffrance terrible
parce que ni son moi rel ni son moi irrel nont t
accepts. Ds le dbut de sa vie, il na eu dautre res-
source que de se retirer du monde. Sil me fallait dfinir
dune phrase ce qui diffrencie le psychotique du nvro-
s, je dirais que le nvros a trouv un moyen de se
sentir laise dans le monde (sa faade le sauve), tandis
que rien ne peut faire que le psychotique se sente
laise rien na march .
La paranoa nat quand, sous leffet du stress, le moi
irrel ne peut plus tre maintenu et se dsintgre. Cela
arrive quand lesprit nest plus matre de ce que le corps
ressent. A ce moment-l, le psychisme du sujet se re-
constitue un autre niveau, un niveau psychotique.
Comme la dit un patient : On devient fou quand on ne
peut plus faire fonctionner sa nvrose.
Le fait que le paranoaque parle souvent tout seul et se
fasse ses propres rponses, indique le clivage dont jai
parl prcdemment : cest un moi qui sadresse
lautre. Le nvros est en gnral capable de garder ce
dialogue dans son esprit. Le psychotique na pas cette
chance. On comprendra mieux ce processus la lumire
du commentaire que faisait un ancien paranoaque :
Trs tt dans ma vie, jai cess dcouter les men-
songes de mes parents, jai commenc nentendre que
lorsque je le voulais. Mon oreille sest littralement
ferme tout ce qui tait extrieur, tel point que jai
cru un moment que je devenais sourd. Il na pas fallu
longtemps pour que je nentende plus que les produits
de mon imagination des voix. A la suite du primal,
jai retrouv loue. J ai dcouvert que je ne pouvais
plus entendre les choses telles quelles taient relle-
ment dans mon enfance, je ne les entendais que telles
que je devais les crer.
La dialectique de la paranoa est la mme que celle de
nimporte quel comportement irrel : plus on approche
de la vrit douloureuse, plus loin on doit fuir. Il y a
ainsi des distances variables par rapport la ralit :
cela va de la mauvaise interprtation de ce que lon voit
jusqu la vision de ce qui nest pas. Dans loptique
primale, plus le sujet est proche de ses sentiments, plus
il sera proche de la ralit extrieure et mieux il com-
prendra la psychologie des autres et les phnomnes
sociaux. Plus la ralit intrieure est bloque, plus la
perception sociale est vague. Dans sa fuite dsespre
devant sa propre vrit, le paranoaque se voit ainsi
contraint de modifier souvent de faon bizarre la ralit
extrieure.
Un contact authentique avec la ralit est toujours un
processus interne : le systme de dfenses est instaur
contre le monde intrieur et non contre le monde ext-
rieur. Ce nest pas des autres que le schizophrne a peur,
ce sont les autres qui dclenchent en lui la peur de ses
propres sentiments. Combien de patients nai-je pas vus
qui, aprs leur primal, ont touch leur visage ou un objet
quelconque en disant quils avaient limpression de
toucher la ralit (la ralit extrieure) pour la premire
fois.
Les projections du paranoaque sont pour nous des in-
dices de ce que renferme le rservoir de souffrances
primales. Mais, mon avis, ce nest pas en analysant
ces projections symboliques, en entrant dans le systme
hallucinatoire du malade, en entrant dans son jeu ou en
essayant de le persuader de quitter ses ides irrelles,
que lon peut arriver des rsultats positifs. Ce nest pas
avec des discours que lon peut tirer le paranoaque
pas plus que tout autre malade de sa souffrance.
Tant que des catgories de psychoses (catatonie, schi-
zophrnie, psychose maniaco-dpressive et paranoa)
nont pas une incidence matrielle sur le genre de trai-
tements quon leur applique, le diagnostic est pratique-
ment sans importance. Le sujet qui na pas perdu la
capacit dtablir des rapports interpersonnels peut en
gnral tre trait.
La notion que la nvrose et la psychose sont des sys-
tmes de dfenses est capitale. Un moment critique
arrive lorsque des sentiments sont veills : le sujet peut
soit les ressentir, soit les refouler et devenir ainsi malade
mental. Le jeune enfant refoule ses sentiments son
moi rel et devient quelquun dautre, celui que ses
parents attendent quil soit. Sa nvrose est une dfense
Ladulte qui refoule ses sentiments primals, peut aussi
seffondrer et devenir quelquun dautre; seulement ce
quelquun dautre naura peut-tre absolument rien
voir avec la ralit il sera Napolon, Mussolini ou le
pape. La dpression nerveuse correspond un primal
qui se droulerait sans thrapeute primal. Le sujet com-
mence ressentir les sentiments primals et, terroris, se
rfugie dans une enclave irrelle de lesprit. Un primal
est ce mme effondrement des dfenses librant les
sentiments.
Si le jeune enfant avait eu quelquun vers qui se tour-
ner avec ses sentiments primals, quelquun qui ait pu
laider comprendre ce quil ressentait, qui ait pu le
soutenir, il est trs vraisemblable quil naurait pas eu
besoin de clivage et ne serait pas devenu ce quil nest
pas. De mme, un adulte qui a quelquun prs de lui qui
laide ressentir et comprendre ses sentiments, qui le
soutienne tout au long de ce processus, na pas besoin
de clivage qui mne la psychose. Il ne peut seffondrer
quen lui-mme, ce qui signifie sant, et non maladie.
Voici le compte rendu du traitement dune psycho-
tique de trente-cinq ans, qui dlirait et avait des halluci-
nations elle entendait une voix qui lui parlait et diri-
geait sa vie. J usqu' prsent, elle a fait, au cours de
douze mois de thrapie, plus de soixante primals (o
elle tait prise de convulsions, se laissait tomber du
divan, allait se cacher sous la table, etc.), et rien ne
laisse penser quil y aura rechute. Ses rves sont rels et
elle nentend plus la voix quelle avait entendu pendant
des annes.
Cette malade a eu une vie qui dfie toute description.
Elle avait t sauvagement viole et presque assassine
lge de trois ans et demi par son pre qui tait ivrogne
et sadique. Le clivage semblait dater de ce viol dont
le souvenir ne lui revint quau bout dune vingtaine de
primals. Une fois que la mmoire commena revenir,
elle ne put revivre chaque primal quun aspect isol de
ce traumatisme. Il fallut une vingtaine de primals de
plus pour retrouver dans sa totalit cette seule exp-
rience bouleversante.
Lorsque le clivage survint lge de trois ans et demi,
deux moi se dvelopprent. Au fur et mesure que
les annes passaient, elle tait de plus en plus dirige
par une voix qui lui disait ce quelle devait faire. Ctait
la voix du moi rel qui la maintenait en vie. Elle devait
dire plus tard : Cest cette voix qui ma permis de
men sortir. De ses moi spars elle dit au-
jourdhui :
Est-ce que jtais folle parce que jentendais mon
moi spar chanter dans une fort comme un Indien ?
Est-ce que jtais folle de croire que cette voix me disait
comment agir et ce quil me fallait voir ou ne pas voir ?
J e pense quil faut rpondre par laffirmative. J amais je
ne pouvais voir la ralit qui mentourait parce que je
vivais dans la souffrance. J e fuyais toutes les situations
qui me paraissaient un tant soit peu effrayantes, de peur
quelles ramnent toutes ces horreurs anciennes. J e crois
que je vivais dans la folie parce que je ne pouvais pas la
sentir. J e nai jamais os comprendre ou mme me rap-
peler ce qui stait pass. De peur de me dtruire, jtais
force de projeter mes sentiments de peur sur le monde
extrieur sur les autres.
J e crois que ma folie tait cause par un excs de
souffrance et sous ma folie, il y avait la souffrance r-
elle que je ne pouvais pas supporter. Maintenant je sais
que je refoulais tous mes sentiments pour tre sre
dviter la souffrance. La diffrence entre moi et les
autres tait peut-tre le fait que je voyais mes sentiments
dans tous ceux qui mentouraient, alors quils ne fai-
saient que djouer leurs propres sentiments. Puisque
tout ce qui mentourait quand jai grandi tait de la
folie, tais-je folle parce que je refusais de voir les
choses telles quelles taient ? Peut-on appeler folie le
dsir de survivre tout prix, si cela signifie mourir int-
rieurement pour quune partie de vous puisse vivre ? Si
javais ressenti lhorreur dans laquelle je vivais sans tre
protge par un univers imaginaire, si javais compris
quil ny avait personne pour mcouter si javais dit la
vrit, je crois que je ne men serais jamais sortie.
De toute vidence, pour cette patiente, la folie tait
une dfense contre la sant mentale. Ctait une exp-
rience accablante que de vivre avec une mre qui lui
imposait un pre sadique et fou, une mre qui, comme
elle lavait souponn trs tt, ne se souciait pas delle,
ne soccupait pas delle quand elle tait malade et aurait
peut-tre mme souhait la voir mourir. La fillette
navait personne vers qui se tourner. Elle ma dit plus
tard :
Ce quil est tellement impossible dadmettre, cest
de se savoir tant mprise, pour la seule raison que je
vivais sous leur toit. J essayais dtre gentille, calme et
obissante, pensant toujours quil fallait bien que les
torts soient de mon ct pour que je sois traite de la
sorte. J tais petite, je ne pouvais pas savoir quils
taient tous rellement fous. J essayais dtre sage afin
de comprendre la haine que ma mre me portait. J e
croyais quelle me faisait rester avec mon pre parce
que je ntais pas gentille. J e me disais que ctait peut-
tre moi qui rendais mon pre ainsi.
Lorsquelle ressentit la ralit de son irralit (sa psy-
chose), ce fut le commencement de la fin de la souf-
france. Depuis lenfance, elle avait toujours souffert
dune espce de bourdonnement dans sa tte; elle com-
prit au cours dun de ses derniers primals que ctaient
tous ces cris qui staient accumuls depuis son enfance.
Vers la fin de la thrapie, elle crivait : J e crois que
cest un miracle que jaie survcu et que je sois en vie
maintenant. J accde un degr dhumanit que les
autres ont sans doute toute leur vie. Mon moi est entier,
mais je le sens fragile. J ai tellement peur dtre nou-
veau spare.
A propos de ce clivage, elle sexprimait de la faon
suivante :
J e voyais mon moi spar et je lentendais spar-
ment, car il navait jamais le droit de sexprimer. Il
fallait que je suive cette voix, que je lcoute, javais
peur de quitter ce monde pour entrer dans un univers
que je pensais fou. Elle me parlait de la beaut relle,
des couleurs et des harmonies relles. Elle disait que la
grisaille et cette qute dillusions provenaient de ce que
je ne lui obissais pas. Elle me disait que je ne hassais
personne parce que la haine ntait jamais relle, seule-
ment la peur dtre blesse. Ctait la peur et tout venait
de lattente de la souffrance.
Elle me disait que la ralit tait amour parce que ce
nest que dans la ralit que lon pouvait vraiment com-
prendre et accepter les autres. Elle me disait que jtais
humaine et que ctait tout ce que je pouvais jamais
tre; maintenant, je la crois. Maintenant, ce sont les gens
irrels qui me font peur parce quils ont tendance
sutiliser les uns les autres, pour provoquer, apaiser ou
refouler le sentiment de ntre pas aim. Peut-tre quen
thrapie conventionnelle, on aurait essay de me faire
voir ces sentiments dune manire pour ainsi dire artifi-
cielle. Mais cela naurait pas march parce que je sais
aujourdhui quil faut sentir les besoins avant de pou-
voir faire face au fait quils nont pas t satisfaits.
Au cours des primals, cette malade se sentait devenir
folle et commenait avoir des hallucinations ds
quelle approchait du sentiment quelle navait jamais
t et ne serait jamais aime par sa mre, quelle
naurait jamais un pre comprhensif qui lui parlerait et
couterait ses problmes, et quelle ne serait jamais
caresse et berce, quoi quelle fasse. Le tout tait de
laider a ressentir les causes de son clivage, de la faire
pntrer dans cette galerie dhorreurs do elle stait
enfuie des annes auparavant et de la plonger dans les
tourments les plus douloureux afin quelle retrouve son
moi entier. Cette dmarche doit se faire petits pas afin
que le corps puisse sen accommoder, sinon le senti-
ment ne sera pas ressenti. La peur et la souffrance se
liguent pour carter le sentiment et maintenir le clivage
du moi.
Cet exemple montre bien quen thrapie primale, le
processus de renversement dune psychose est similaire
au traitement de la nvrose. Cependant, le psychotique
se distingue du nvros par la quantit norme de souf-
frances sous-jacentes et par la fragilit de son moi rel.
Le psychotique a en lui tant de souffrance que son
traitement peut demander deux trois fois plus de temps
que celui du nvros. De plus, durant la thrapie, il faut
surveiller ses conditions de vie pour tre sr quil ne
subit pas de stress extrieur. Mais jusquici, notre exp-
rience justifie un optimisme prudent quant aux chances
de gurison puisque le traitement du psychotique ne
diffre pas de celui du nvros. Il sagit de faire ressen-
tir au patient les sentiments qui ont caus le clivage pour
quil nait plus transformer la ralit en irralit afin
de pouvoir vivre.
Pour citer encore une fois ma patiente qui a t psy-
chotique : J ignore encore beaucoup de choses, je suis
encore tellement faonne par la contrainte, mais mes
sentiments disaient la vrit. Ma psychose cache la
vanit de lespoir, la terrible solitude et le fait de ntre
pas aime. Si un autre malade mental peut ressentir ces
sentiments, les cris seront forcs de sortir de son corps
comme ils sont sortis du mien. Ce soir, dans le silence et
dans lobscurit de la solitude, jai senti que dans cha-
cun de mes actes, dans tout ce que jentends et dans tout
ce que je vois, je suis en train de devenir un tre humain
unique. Le monde devient magnifique parce que je
deviens ce que les gens esprent de Dieu : lamour, sans
souffrance, immuable.
Dans les Psaumes il est crit : J entrerai dans la val-
le de lombre de la mort, sans en redouter aucun
mal ! J e sais que cette valle se trouve l o jai com-
menc il y a si longtemps, o je crois que quelquun
maimerait; je croyais que Dieu maimait, mais en
mme temps, je sentais quil ntait que dans mon es-
prit. Aujourdhui je sens poindre une nouvelle ralit.



CHAPITRE 21

CONCLUSIONS

J e suis tout tonne de dcouvrir que le langage de
mes sentiments et le langage de mon intellect ont dit la
mme chose de faon diffrente. Quelle illustration de
la scission entre corps et esprit, sentiments et pense...
Etre incapable de comprendre parce quon ne ressent
pas, tre incapable de ressentir parce quon ne com-
prend pas la peur de linconnu.
Barbara (une patiente)

La thrapie primale est essentiellement une mthode
dialectique par laquelle lindividu gagne en maturit au
fur et mesure quil ressent ses besoins de lenfance,
gagne en chaleur en ressentant sa froideur, devient fort
en ressentant sa faiblesse, se transporte entirement dans
le prsent en ressentant le pass, et revient la vie en
ressentant la mort du systme irrel. Cest linverse de
la nvrose o lon a peur et joue au courageux, o lon
ressent peu et fait limportant et o lon djoue conti-
nuellement le pass dans le prsent.
J e crois que la thrapeutique primale est efficace
parce quelle donne au patient loccasion de ressentir ce
quil a dguis sous les comportements symboliques les
plus divers tout; au long de sa vie. Il na plus jouer
ladulte matre de lui, il peut enfin tre ce quon lui a
toujours interdit dtre, dire voix haute ce quil na
jamais os murmurer. Selon moi, la maladie, cest le
reniement des sentiments et le remde, cest de les res-
sentir.
Le systme irrel tait indispensable au petit enfant,
mais plus tard, il nous touffe et nous dforme. Il ne
permet ni repos, ni sommeil sans terreur et sans tension.
Cest le systme irrel qui doit administrer des tranquil-
lisants au systme rel afin dempcher son cri dans un
moment dinattention. Cest ce systme irrel qui bourre
le systme rel daliments dont il na pas envie et quil
ne peut pas digrer. Cest encore le systme irrel qui
trane le systme rel de travaux en projets, dans un
cycle infernal. Dune faon mthodique, il tue littrale-
ment le sujet petit feu. En attendant, il sacquitte gn-
ralement bien de sa tche : il carte la souffrance en
couvrant le moi qui ressent, dun bouclier tel que plus
rien ne traverse. J usqu la mort, on fait alors semblant
de vivre toujours avec le sentiment dsesprant que
le temps passe et que lon na pas encore commenc
vivre.
Tant quil subsiste la moindre parcelle du systme ir-
rel, il restera vigoureux et rprimera le systme rel. Il
est un tout dans tous les sens du terme, et si jinsiste tant
sur ce point, cest quil y a tant de thrapeutiques s-
rieuses qui ne traitent que des aspects fragmentaires de
la nvrose, croyant quil sagit dentits indpendantes,
sans rapport avec un systme. Cest pourquoi il existe
des cliniques de dsintoxication pour fumeurs, alcoo-
liques et toxicomanes, des instituts damaigrissement,
des cliniques o lon soigne les phobies par lhypnose,
o lon pratique le conditionnement de symptmes au
moyen de chocs ou de rcompenses, des thrapies du
mouvement et la mditation.
La thrapie primale affirme que le systme tout entier
doit tre limin. Tant quon ne le fait pas, on verra
toujours des pres denfants dlinquants jurer, dans des
tablissements o les parents viennent consulter, de bien
se comporter lgard de leur fils, de passer plus de
temps avec lui et de ne plus le critiquer. Ils le feront...
pendant six mois environ, jusqu ce quils soient repris
par la nvrose. On verra des obses perdre des kilos
dans des cliniques dittiques, pour les reprendre en
quelques mois. Le nvros arrive quelquefois se re-
faire une faade (pour lobse, on peut prendre la for-
mule en son sens littral) pour un temps; mais, long
terme, cest la nvrose qui lemporte.
Toute la thrapie primale est centre sur le sentiment.
Il ne sagit pas seulement du sentiment prsent mais
aussi de ces sentiments anciens qui nous empchent de
ressentir le prsent. Notre but est de faire ressentir le
sentiment, chose que le nvros a laiss derrire lui mais
qui fait irruption dans sa vie de chaque instant; le senti-
ment qui dit : Papa, soit gentil ! Maman, jai besoin de
toi.
Ce sont ces sentiments primals qui viennent en surim-
pression sur la vie de tous les jours et font natre un
malaise latent. Ce sont eux qui provoquent les cauche-
mars, les mariages trop htifs (on pouse la lutte), pro-
duisent des impulsions perverties toutes-puissantes. Ce
sont ces sentiments que soixante ou soixante-dix ans de
vie laissent intacts. La thrapie consiste exclusivement
les ressentir.
Le nvros vit dans une curieuse contradiction. Il est
pris au pige de son pass en mme temps quil est sans
pass. Il en est coup par la souffrance primale. Ainsi il
doit jour aprs jour djouer sa propre histoire. Cest la
raison pour laquelle il ne change pas beaucoup au cours
de sa vie. Il est pratiquement quarante ans ce quil
tait douze se frayant un chemin travers sa lutte,
se livrant ses rites nvrotiques, exprimant sa nvrose
par chaque parole, trouvant toujours de nouvelles occa-
sions de recrer la situation quil a connue dans son
enfance.
Le sujet normal a une histoire, son moi a une conti-
nuit que la souffrance na pas interrompue. Il est enti-
rement en possession de lui-mme. Comme le nvros
est retenu par son pass, son dveloppement aussi
bien physique que mental en souffre souvent. Ni le
corps ni lesprit ne se dveloppent rgulirement de
sorte quon peut voir des retards de croissance. Une fois
la raison du retard carte, on observe lapparition de la
barbe chez des hommes adultes, un comportement
sexuel normal, et toutes les preuves incontestables de
changements psychophysiques complets que jai dj
dcrits. Beaucoup de thories psychologiques traitent du
dveloppement de lindividu, mais je me demande sil
sagit rellement du dveloppement de la personne
entire.
La baisse spectaculaire de la tension artrielle, les
modifications de temprature et le ralentissement du
rythme cardiaque, mont convaincu que les patients qui
ont suivi la thrapie primale, non seulement mneront
une vie plus saine, mais aussi quils vivront plus long-
temps. Toutes les autres raisons de redevenir rel mises
part, je crois que lirralit tue. On dirait vraiment
quelle dchire le corps, elle supprime la scrtion de
certaines hormones, elle en stipule dautres lexcs,
elle met lesprit aux abois et maintient le corps dans son
collier de misre.
Etre rel, cest tre dtendu plus de dpressions,
plus de phobies, plus danxit. Fini la tension chro-
nique et avec elle, la drogue, lalcool, la boulimie, les
cigarettes et le surmenage. Etre rel, cest navoir plus
besoin de comportements symboliques.
Etre rel, cest tre capable de produire sans tous les
blocages qui affligent tant de crateurs; cest nouer des
relations o nul nest exploit de sorte que finalement
le moule peut tre bris et que nous pouvons mettre
au monde des tres nouveaux, capables dtre vraiment
contents. Etre rel, cest trouver la satisfaction de ses
propres besoins et savoir satisfaire ceux des autres.
La notion fondamentale, cest le besoin. Lenfant a
des besoins. Cest avec les besoins quil tablit une
relation ds le dbut de sa vie. On peut luder un besoin,
le refouler, le ridiculiser ou lignorer, mais tout cela est
vain et ne modifie pas dun iota le besoin. Cest ainsi
que le besoin fondamental frustr peut se transformer
plus tard en besoin de boire ou davoir des rapports
sexuels ou de manger, mais le besoin rel est toujours l
et cest lui qui rend ces besoins de substitution aussi
compulsifs et tenaces. Voil lobjet de la thrapie pri-
male : ressentir le besoin.
On est en droit de penser que dans une socit nor-
male, o les besoins rels seraient reconnus et satisfaits,
on devrait rencontrer peu de comportements irration-
nels. On naurait pas besoin dune telle multitude de lois
et de rglements (de tu dois ) car les gens normaux
comprendraient la ncessit de ralentir ou de sarrter
un carrefour et ils nprouveraient pas le besoin de con-
duire dangereusement. Ils respecteraient les droits des
autres et ne verraient pas le moindre intrt supprimer
la vie dautrui.
Le refoulement des sentiments et des besoins exige
une bonne dose de matrise de soi. Quand le sujet ne se
fie pas son systme rel, il faut quil examine et vrifie
un un tous les aspects de son comportement pour arri-
ver sen rendre matre. Cette matrise est ncessaire
pour rprimer le systme rel. Mais la maladie exige ses
symptmes. Ainsi, le contrle que le sujet exerce ici ou
l se traduit par lapparition dun nouveau symptme
ailleurs. Un contrle total cre une telle pression interne
que le systme lui-mme seffondre ou explose.
Dans une socit irrelle, ceux qui montrent le moins
de sentiments passent pour des modles, tandis que ceux
qui en expriment beaucoup sont souvent taxs
dhystrie ou dhypermotivit. On dirait le monde
lenvers. Mais dans un milieu irrel, limpassibilit
passe pour saine, et la passion pour suspecte. Ce prin-
cipe a t gnralis de telle sorte que, dans notre soci-
t, on entrane mme ceux qui doivent gurir, les psy-
chologues et les psychiatres, ne pas montrer
dmotion. On fait deux les miroirs impassibles des
sentiments des autres, alors quils devraient en tre les
dynamiques pourvoyeurs. Lenfant qui commence par
tre lev par des parents qui refusent tout contact affec-
tif, dont le quotidien est fait de hros de cinma laco-
niques et denseignants qui sont le plus souvent
lincarnation mme de limpassibilit, doit finalement
aller demander de laide un thrapeute froid.
La thrapie primale insiste sur le fait que les mesures
rformatrices que lon prend en thrapie convention-
nelle ne servent qu modifier la faade tout en gardant
la nvrose intacte. A mes yeux, les thrapeutiques labo-
rieuses et interminables de linsight maintiennent le
patient dans le processus de la gurison (plus exacte-
ment la lutte pour la gurison), sans quil narrive ja-
mais tre guri !
A mon avis, la thrapie conventionnelle a t accepte
par les intellectuels de la bourgeoisie parce que cest en
gros une approche de bon ton qui peut stimuler les sen-
timents, mais ne risque pas de remettre en question les
structures fondamentales. Trop souvent, les mthodes
thrapeutiques qui sappuient essentiellement sur
lexplication, nont eu pour effet que daggraver sans le
vouloir la maladie des intellectuels qui consiste vou-
loir tout expliquer et tout comprendre.
Toute la psychothrapie conventionnelle est base sur
le principe selon lequel le sujet arrive comprendre ses
sentiments et ses besoins inconscients, et change en les
rendant conscients. Dans loptique de la thrapie pri-
male, la prise de conscience est le rsultat du fait de
ressentir; arriver connatre les besoins ne rsout rien.
Cela vient du fait que les besoins (et toutes les expres-
sions refoules, quelles soient physiques ou verbales,
deviennent des besoins jusqu leur rsolution) ne sont
pas enferms dans une capsule dans le cerveau. Il faut
quils soient ressentis par lorganisme tout entier parce
quils imprgnent lorganisme tout entier. Sil nen tait
pas ainsi, il ny aurait pas de symptmes psychosoma-
tiques. Sil est exact que la tension est le besoin primal
dconnect et que cette tension se retrouve dans tout le
systme, il est vident que le besoin existe tous les
niveaux de lorganisme. Sinon, il nous faudrait conclure
que les besoins sont consigns dans un recoin du cer-
veau et quil suffirait pour soigner la nvrose de rendre
conscient ce qui est inconscient.
De plus, les besoins ne doivent pas seulement tre res-
sentis par tout le corps, mais ils doivent tre revcus tels
qu'ils ont t. Si ladulte arrive, en thrapie primale, se
dbarrasser de ses besoins, cest quils datent de
lenfance et quune fois rsolus, ils ne reprsentent plus
rien de rel pour ladulte. J ai eu un patient qui, enfant,
tait le bon petit garon de sa maman , parce quil ne
faisait pas pipi dans sa culotte. Il avait grandi en urinant
rarement. Pendant la thrapie, il urinait presque toutes
les heures, jusquau jour o il arriva revivre ces pre-
miers temps o il avait eu besoin duriner mais stait
retenu pour gagner lamour de sa mre. Une fois revcu,
ce besoin disparut dfinitivement.
Bien que le monde daujourdhui connaisse
dindescriptibles tragdies, le sens de lhorreur semble
insuffisant. Cest peut-tre cause de la nvrose que
nous laissons de telles atrocits se poursuivre, chacun de
nous se dmenant pour fuir sa propre horreur. Cest
pourquoi les parents nvross ne peuvent pas voir
lhorreur de ce quils font leurs enfants, pourquoi ils
ne peuvent comprendre quils sont en train de tuer un
tre humain petit feu. Ils ne voient mme pas cet tre
humain. Le rsultat sur le plan social de ce mcanisme
de refoulement gnralis est analogue ce qui se passe
dans lindividu ladoption dun comportement qui
nest pas en accord avec la ralit. Cest ce qui permet
que beaucoup dentre nous subissent des lavages de
cerveau : nous ne voyons et nentendons que ce qui
soulage notre souffrance, et nous privons notre corps de
la facult de sentir.
Lorsquun systme irrel ne peut satisfaire les be-
soins, il doit offrir lespoir et la lutte comme substituts.
Cest ainsi que le sujet consent renoncer ses besoins
rels afin de poursuivre des valeurs symboliques
puissance, prestige, succs et russite sociale. Mais ces
satisfactions symboliques sont toujours insuffisantes
parce que le besoin demeure.
Bon nombre de psychologues et de psychiatres ont
abandonn les diverses coles de psychothrapie et ne
se rclament plus ni de Freud ni de J ung, prfrant
adopter une position clectique. Mais ce quon ne
semble pas voir, cest que lclectisme nest souvent
quun solipsisme lenvers, o peu prs tout peut tre
vrai parce que rien ne lest. Selon moi, lclectisme est
une dfense contre la croyance en une ralit unique; il
nourrit lillusion que nous sommes ouverts toutes les
conceptions. J e crois que la psychologie sest coupe
des sentiments des patients individuels et quelle a cha-
faud des hypothses sur certains types de comporte-
ment, a aprs des expriences faites sur les animaux ou
des thories labores il y a des dizaines dannes. Sou-
vent, ces abstractions thoriques ne se sont gure rv-
les plus aptes expliquer et prvoir les processus
psychologiques que lanalyse que fait le patient de son
propre comportement.
Peut-tre ne devrions-nous pas nous attendre ce que
les psychologues soient diffrents des autres hommes.
Les thories quils adoptent sont simplement des vues
subtiles sur lhomme et son univers. Il faut que ces ides
soient en accord avec lensemble des conceptions du
psychologue cest--dire quelles doivent aider
renforcer le systme de dfenses et tenir la souffrance
(la vrit) distance. Ainsi, moins que le psychologue
ne soit pratiquement dpourvu de dfenses, il est peu
vraisemblable quil adoptera une mthode fonde sur
labsence de dfenses et sur la libration de la souf-
france. Essayer de persuader un psychologue dot de
solides dfenses dadopter une thorie nouvelle sur les
individus, reviendrait peu prs essayer de persuader
un patient dabandonner ses ides irrelles et sa souf-
france.
J usquici, la psychothrapie a dans lensemble t
fonde sur linterprtation. Cela supposerait que les
psychologues soient les dtenteurs dun ensemble parti-
culier de vrits sur lexistence humaine. Non seulement
je ne pense pas quil existe de telles vrits universelles,
mais je ne pense mme pas quil y ait des vrits spci-
fiques quun individu puisse transmettre un autre. A
mon avis, les problmes psychologiques ne peuvent tre
rsolus que de lintrieur vers lextrieur, jamais en sens
inverse. Nul ne peut expliquer un autre quelle est la
signification de ses actes. Par consquent, toutes les
thrapeutiques fondes sur la discussion ou sur
lexplication, sont voues lchec sur ce point.
Lorsque le patient est capable de ressentir, je suis per-
suad que tous les graphiques, les schmas, les dia-
grammes et les listes que nous avons tablis afin de
comprendre le comportement humain, seront inutiles,
car ils ne sont pas plus que la symbolisation dactions
symboliques. J e propose que nous renoncions
lanalyse et au traitement de ce qui est irrel pour aller
droit ce qui est rel.
J e trouve regrettable que les psychologues aient pass
autant de temps affiner leurs descriptions du compor-
tement humain (de tous les manges et de tous les
trucs), croyant quun tel fignolage en donnerait la cl.
Mais dcrire nest pas expliquer. Si dtaille que soit la
description, elle ne donne pas le pourquoi , elle ne
nous rapproche pas dun pas de la rponse.
Maintenant que le lecteur en est arriv l, il doit se
demander qui est en mesure dexercer correctement la
thrapie primale. Lexprience que nous avons faite
dans notre Institut de formation de thrapeutes, nous a
prouv que seule la personne qui a subi la thrapie, peut
la pratiquer. La raison en est simple : le meilleur moyen
de comprendre les mthodes et leurs effets est
dobserver sur soi-mme le processus complet. En
outre, et cest plus important encore, le thrapeute ne
pourrait pas effectuer de travail efficace sur ses patients
sil y avait en lui une quantit importante de souffrance
bloque. Quelquun qui na pas un psychisme sain,
risque dexercer un contrle trop grand et dloigner le
patient du lieu de sa souffrance. Ou, sil rprime sa
propre souffrance, il hsitera peut-tre juste au moment
o le patient a besoin quon le pousse pour arriver un
primal. Le thrapeute primal nvrotique qui joue
lexpert , bombardera le patient dinsights et de vo-
cabulaire technique. Sil cherche se faire aimer, il sera
incapable dattaquer le systme de dfenses du patient.
Quoi quil fasse, il ne doit pas priver le patient de ses
sentiments. Or, cest un travers dans lequel on tombe
facilement; jai moi-mme le souvenir davoir dit, dans
les premiers temps de ma pratique en thrapie primale,
un jeune homme qui se lamentait sur ce que sa vie avait
de tragique : Mais voyons, vous navez que vingt ans;
vous avez toute la vie devant vous. J e le privais de son
besoin de ressentir la tragdie des vingt ans quil venait
de vivre.
Le thrapeute primal ne doit pas avoir de dfenses. Il
doit faire jaillir de ses patients une souffrance faire
frmir et il ne peut le faire sil ne sest pas dbarrass de
toute dfense contre sa propre souffrance. Sil a des
dfenses, il sera automatiquement tent de calmer et de
rassurer son patient juste au moment o il devrait faire
le contraire. De toute faon, je ne crois pas que le pa-
tient cherche vraiment se faire consoler. Il a besoin de
quelquun qui lui permette dtre ce quil est mme
si cela quivaut lui permettre dtre malheureux.
Un thrapeute irrel contraindrait involontairement
son patient accepter son irralit. Son prestige et sa
position reprsentent aux yeux du patient la ralit;
mme si pendant des mois, le thrapeute parle peine
au cours du traitement, le patient accepte cette attitude
impntrable comme une pratique habituelle. Si le th-
rapeute est froid et distant, le malade lutte pour obtenir
un peu de chaleur, si le thrapeute adopte une attitude
de supriorit intellectuelle, cela implique que le patient
adopte une attitude dfrente vis--vis de cette intelli-
gence. Le patient ne devrait pas tre oblig dadopter
une attitude particulire vis--vis de son thrapeute; il
ne doit jamais avoir le sentiment que le thrapeute a des
besoins que lui, le patient, doit satisfaire, consciemment
ou inconsciemment.
Que dire des qualifications professionnelles requises
pour un thrapeute primal ? Il doit avoir assez de con-
naissances en physiologie et en neurologie pour ne pas
traiter un trouble crbral organique comme un trouble
psychologique. Il doit avoir le sens de la dmarche
scientifique et savoir ce quest une preuve. Il doit ap-
prendre renoncer toutes spculations abstraites sur ce
qui se passe dans son malade, mais tre assez ouvert
pour permettre au patient de lui dire ce qui est rel.
Il doit tre la fois sensible et perceptif. Cela suppose
videmment quil ait ressenti toute sa souffrance. Cela
le rend automatiquement apte comprendre les autres.
Sensible au rythme de sa propre vie, il dclra si celle
des autres est dphase. Il peut ressentir, par cons-
quent, il saura quand les autres ne ressentent pas. En
rsum, il doit avoir des qualits que beaucoup dentre
nous ont perdues dans leurs premires annes de vie : il
doit tre direct, rceptif, bon et chaleureux.
J e ne crois pas quun nvros (une personne qui ne
ressent pas, aussi grandes que soient ses connaissances
thoriques), puisse vraiment aider un malade nvros. Si
le thrapeute bloque ses propres sentiments, il ne peut
savoir si le malade refoule les siens ou les exprime. Par
dfinition, le nvros ne vit pas dans le prsent. Le th-
rapeute primal doit tre avec son malade seconde aprs
seconde. Il doit sentir la monte du sentiment et savoir
comment lencourager. Il ne peut le faire sil est tou-
jours en train dchafauder des explications labores
pour son patient.
Cest le degr de ralit du thrapeute qui dtermine
le degr de ralit auquel le patient peut accder, de
mme que le degr dirralit des parents dtermine en
une large mesure le degr de ralit que leur enfant
pourra atteindre. Cest non seulement ce que fait le
thrapeute qui importe, mais ce quil est !
La thrapeutique primale comporte un certain nombre
de techniques, mais entre les mains dun nvros, elles
perdent toute valeur, mme si cette personne a une con-
naissance approfondie de la physiologie, de la sociolo-
gie et des thories psychologiques.
Le thrapeute primal nest pas en prsence dun pa-
tient analyser qui prsente des dfaillances de son
superego ou dun malade existentiel qui passe par
une crise, bref, il na pas affaire des catgories ou
des types thoriques. Nous savons que le malade qui
vient en thrapie, a en gnral un comportement irrel.
Nous ne croyons pas ncessaire de mettre une tiquette
sur son type de comportement et den faire autre chose
par exemple : identification psychosexuelle insuffi-
sante. Le thrapeute primal ne soigne pas une conduite
compulsive ou hystrique, il traite un sujet qui dguise
ses sentiments dune certaine manire. La forme que
prend ce dguisement ne lintresse quaccessoirement,
ce qui lui importe, cest la ralit sous-jacente.
Ce qui est fcheux, cest que le nvros a pass toute
sa vie commettre des actes irrels et il fait probable-
ment de mme dans le choix de son thrapeute. Il choi-
sit des pseudo-psychothrapies et des pseudo-
psychothrapeutes de manire faire semblant de gu-
rir, sans ressentir la souffrance dont il sait souvent au
plus profond de lui-mme qu'elle lui est ncessaire pour
gurir rellement. Trop souvent, la thrapie ne se dis-
tingue pas du reste de sa vie elle est le symbole de
quelque chose de rel, mais non la chose relle elle-
mme. Il participe peut-tre des analyses de rves ou
entre dans des groupes thrapeutiques organiss par des
profanes. Trop souvent encore, le nvros qui passe sa
vie se prcipiter dune chose lautre, choisit des
formes expditives de thrapie sminaires de week-
end, cures de six semaines o lon apprend les tech-
niques dexpansion de la perception ou de formation de
la conscience de soi. La plupart du temps, tous ces pro-
grammes visent faire du malade un nouvel individu
alors que tout le problme est, selon moi, de faire de lui
ce quil est rellement.
La sparation de lentre et de la sortie du cabinet du
thrapeute est un hritage des premiers temps de la
psychanalyse. Le fait que les patients ne se rencontrent
pas et quil ny ait pas de pendule dans le cabinet, a
peut-tre contribu faire de la thrapie quelque chose
de fantomatique qui donne au patient limpression
que les maladies du psychisme ont quelque chose de
honteux quil faut tenir secret.
Il arrive souvent que le malade quitte le cabinet du
thrapeute les yeux rougis et quelque peu chevel,
mais je ne vois pas pourquoi il faudrait dissimuler cette
ralit aux autres patients. Si le malade sort irrit ou
dprim, pourquoi le cacher ? En fait, les malades disent
souvent que le fait de voir les autres quitter le cabinet
bouleverss, les aident. De cette faon ils apprennent
que derrire cette porte close, on les aidera ressentir au
lieu de les en dissuader.
On peut se demander pourquoi les malades qui sont
en thrapie conventionnelle ne font pas spontanment
des primals. Lune des principales raisons est sans doute
quun thrapeute conventionnel, surcharg de travail,
consacre rarement assez de temps un seul malade pour
lamener faire lexprience de ses sentiments pro-
fonds. Souvent, quand le malade serait juste sur le point
darriver quelque chose dessentiel, les cinquante
minutes de sance sont coules et il doit partir. Dans
une socit o le temps est de largent , il est souvent
difficile de trouver quelquun qui ait le temps de faire
son travail fond. En thrapie primale, les patients sont
unanimes noter combien il est reposant de savoir
quils sont le seul patient en thrapie individuelle pen-
dant une priode de trois semaines et que ce sont uni-
quement leurs sentiments qui dterminent la fin de la
sance.
Le temps nest pas la seule considration. Si un v-
nement inhabituel, comme le dbut dun primal, devait
survenir en thrapie conventionnelle, le thrapeute t-
cherait dans la plupart des cas de faire entrer le phno-
mne dans le cadre de ses thories prconues, au lieu
de laisser la nature suivre son cours. Le thrapeute pri-
mal doit tre prt perdre le contrle de soi, presque
autant que son malade. Il doit tre dispos laisser se
produire des vnements dont il na pas lexplication
immdiate. De plus, il nest pas probable que cet v-
nement inhabituel se situe dans le cadre de la psycho-
thrapie, qui ne concerne que lesprit du patient. (Quon
pense au simple fait que le patient est couch sur le sol
au lieu dtre assis sur une chaise). De son ct, le th-
rapeute doit tre prt se dplacer, quitter son fau-
teuil.
Si le thrapeute pouvait cesser dessayer de com-
prendre son malade, il aurait peut-tre le temps de
faire une dcouverte importante, savoir quil n'y a rien
comprendre. Le malade, qui ressent sa souffrance,
arrivera sans aucune aide trouver ses propres explica-
tions. Trop dentre nous, psychothrapeutes de mtier,
ont un intrt avoir raison, prouver que nos thories
sont justes et nous avons tenu la bride trop serre nos
patients. J e ne veux pas dire que la thorie nait aucune
importance; nous provoquons jour aprs jour des pri-
mals parce que nous sommes guids par une thorie.
Mais une thorie devrait dcouler de lobservation.
J e crois quil pourrait y avoir sous peu une rvolution
complte dans le traitement des troubles psycholo-
giques. Le traitement relativement court qui caractrise
la thrapie primale, me fait penser quil ny a pas de
raison pour que nous vivions plus longtemps dans une
poque danxit.
Comme nous avons besoin de la coopration et de
laide des gens de mtier qui soccupent de la sant
mentale, je me vois dans lobligation de leur adresser
une mise en garde : il faut se mfier de la tendance
vouloir incorporer la thrapie primale des thories que
les thrapeutes connaissent depuis des annes. Se servir
dune terminologie ancienne pour expliquer les primals
ou comparer la thrapie primale quelque chose qui a
t dit il y a des dizaines dannes, cest sengager dans
la lutte nvrotique qui consiste confrer un sens ancien
quelque chose de nouveau. Bien que la thrapie pri-
male ait des similitudes avec de nombreuses autres
approches thrapeutiques, je demande quon lexamine
en elle-mme.
Evidemment je crois quil y a une vrit, une ralit.
Le fait que les rsultats de la technique primale se lais-
sent prdire, me pousse penser que le principe de la
souffrance est lune des vrits essentielles qui rgit le
comportement humain. De toute vidence, il y a tout un
ensemble de lois qui rgissent le comportement humain,
tout particulirement les processus nvrotiques, et qui
sont tout aussi prcises que les lois physiques. Il ny a
pas trente-six mille explications de la pesanteur, il ny a
pas non plus trente-six mille manires dexpliquer la
nvrose. J e ne vois pas comment il peut y avoir une
multitude de thories psychologiques qui seraient toutes
galement valides et apporteraient toutes leur contribu-
tion la cause de la vrit. Si une thorie est valable, et
je crois que les notions primales le sont, les autres ne le
sont pas. Quand je dis que la nvrose est le djouement
de sentiments cachs et quon peut liminer la nvrose
en dcouvrant ces sentiments, et quand effectivement on
assiste invariablement llimination du djouement
nvrotique lorsquon dcouvre ces sentiments, je dis que
mes hypothses sont vrifies. J e crois que si lon a
labor tant dapproches psychologiques de la nvrose,
cest que lon na pas mis au point des thories qui pr-
disent les rsultats.
Le fait quil nexiste pas une infinit de possibilits
pour expliquer le comportement peut dplaire certains.
Il est dans la tradition de la pense librale de croire
quil y a toujours plusieurs aspects dune mme ques-
tion et que nul ne peut tre le dtenteur exclusif de la
vrit. Cependant, il ne viendrait pas lide de ces
mmes personnes de mettre en question les lois phy-
siques qui leur permettent davoir de llectricit chez
eux. Ils aimeraient pourtant croire que lhomme est trop
complexe pour tre gouvern par des lois scientifiques.
Accepter une rponse, cest renoncer la lutte pour
dcouvrir la vrit. Nous semblons plus laise dans la
lutte.
Certains dentre nous prfrent le royaume imaginaire
du nvrotique o lon considre que rien ne peut jamais
tre absolument vrai, pour viter davoir reconnatre
des vrits intrieures qui sont infiniment douloureuses.
Le nvros a un intrt personnel nier la vrit et cest
cela quil ne faut pas perdre de vue quand on affirme
quune vrit a t dcouverte. Trouver la vrit, cest
trouver la libert. Cest liminer la libert de choix n-
vrotique qui nest quune anarchie systmatise. Le
nvros qui veut tre libre de voir tous les aspects des
choses, a souvent peine croire quil peut accder direc-
tement la vrit non la mienne, mais la sienne. Il lui
suffit de partir la dcouverte de lui-mme, terre bien
plus proche que les Indes.
La science est la qute de la vrit, ce qui nexclut pas
quon la trouve. Les sciences humaines se sont trop
souvent contentes de vrits statistiques au lieu de
chercher des vrits humaines; nous avons accumul
des cas pour prouver ce que nous avanons alors
que, selon moi, la vrit scientifique repose sur le fait
que le rsultat peut tre prdit. Il faut que la gurison ait
lieu, il ne suffit pas de construire des raisonnements
thoriques pour expliquer a posteriori pourquoi ltat
dun malade sest amlior au cours de telle ou telle
thrapie.

Il faut encore faire, et nous ferons, de multiples re-
cherches sur la thorie primale et la thrapie qui en
dcoule. Toutefois, les rsultats que nous avons obtenus
jusquici sont assez prometteurs pour me convaincre
que la thrapie primale aura des effets durables parce
quelle consiste exclusivement faire du sujet ce quil
est dj, ni plus, ni moins. Ds que cela se produit, le
sujet ne peut plus se rfugier dans son irralit, mme
sil le voulait. Rechuter aprs une thrapie primale serait
quivalent perdre les centimtres que lon a gagns,
perdre la barbe qui a finalement pouss ou voir sa
poitrine se rduire aux proportions quelle avait avant la
thrapie ce sont des vnements peu probables qui
nous rappellent avec insistance que nous ne soignons
pas une maladie mentale, mais une maladie psychophy-
siologique.
Mon plus grand espoir est de voir des hommes de m-
tier prendre en considration cette approche rvolution-
naire de la nvrose et reconnatre peut-tre que presque
un sicle de psychothrapie a pass sans gagner vrai-
ment du terrain sur la maladie mentale. J e crois quil
faut nous rendre compte que les mthodes de rafistolage
employes pour renverser un systme irrel, ne sont pas
efficaces et ne lont jamais t vraiment.
Au nvros qui souffre et qui considre peut-tre que
la thrapie primale est trop accablante ou trop difficile
subir, je dirais simplement que la tche herculenne
consiste tre ce quon nest pas. Le plus facile est
dtre soi-mme.

La thrapie primale nest exerce quau Primal Insti-
tute de Los Angeles, Californie. Elle peut tre dange-
reuse si elle est pratique par des personnes n'ayant pas
reu de formation cet effet, quelle que soit leur exp-
rience professionnelle antrieure. Le terme de thrapie
primale est une marque dpose et il ne doit tre utilis
que par les praticiens qui sont en liaison avec le Primal
Institute; de mme, le terme primal ne doit pas tre
associ un mot ou une expression pouvant sous-
entendre thrapie ou consultation.
Les techniques utilises en thrapie primale sont
complexes et leur pratique demande une formation
intensive. Elles ne doivent pas tre utilises par des
amateurs.

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