Longhi - Objets Discursifs Et Doxa. Essai de Sémantique Discursive (A)

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Objets discursifs et doxa.

Essai de smantique discursive, Julien Longhi, LHarmattan (321


pages).
Laura Calabrese (Universit Libre de Bruxelles / Ladisco)
1.
1

Ce travail , issu dune thse de doctorat, sinscrit dans le large domaine des thories du sens
linguistique. Lauteur sest donn pour tche daborder les mcanismes de construction du
sens en discours, dissimuls par la familiarit que nous entretenons avec eux. Pour ce faire, il
compose un cadre thorique qui rassemble certaines notions et mthodes de lAnalyse du
discours (formations discursives, interdiscours, travail sur corpus), de la smantique des textes
(Rastier), de la phnomnologie (Husserl, Merleau-Ponty, Ricoeur) et de la thorie de la
Gestalt, mais aussi de la pragmatique de Searle, de la sociologie bourdieusienne et de la
smantique du sens commun (G.-E. Sarfati), principalement. Il fait appel ces deux dernires
car les implications du sens des objets discursifs sont beaucoup plus profondes que celles
dune liste de proprits, puisque ce sens est en relation avec notre exprience (131). Cette
htrognit, si elle peut paratre surprenante, est de plus en plus prsente dans les travaux
des chercheurs, dont les bricolages thoriques peuvent apporter des clairages neufs ou
renouveler lapproche de faits connus.
Ce parcours sert introduire la Thorie des formes smantiques (TFS), de P. Cadiot et Y.-M.
Visetti, dont le but est de comprendre lactivit de langage sur le mode dune perception
et/ou dune construction de formes de formes smantiques sentend (132). Selon cette
thorie, la description dun mot, ou plus gnralement dune lexie, peut emprunter trois
ordres distincts : motifs, profils et thmes (134). La TFS postule trois couches de
signification (ou phases de stabilisation) appeles motifs, profils et thmes, qui structurent
lactivit smantique. Les motifs linguistiques (relevant de la langue, p. e. les formes
grammaticales) constituent des lments de signification non encore stabiliss, tandis que le
profilage est dfini comme un systme dj enregistr en lexique et en grammaire, qui
individualise la forme smantique. Le profilage conduit aux identits thmatiques , les
thmes constituant le stade dactualisation. Le parcours des formes smantiques va de la
convocation des motifs la stabilisation au stade du profilage, qui conduit enfin aux
thmatisations permettant daccder au niveau des textes et des discours. Ainsi, dans le sillage
1

Nous nous permettons de dplorer une certaine ngligence dans la prsentation matrielle de louvrage : il
subsiste en effet de nombreuses coquilles et la bibliographie ne reprend pas systmatiquement lensemble des
travaux cits dans le corps du texte.

de la TFS, lauteur plaide pour une approche non arbitraire du signe, tant donn que le sens
serait dj prsent dans la premire phase de stabilisation.
La recherche de Longhi se veut un apport thorique par rapport la TFS, qui deviendrait
face notre objectif une Thorie des Formes Smantiques Discursives (ce qui est plutt
cohrent avec lattention porte avec ce que nous avons appel les Objets Discursifs) (266).
Lauteur propose de remplacer la catgorie de thme par celle de topo (ceux-ci constituant un
observable efficace pour dcrire la construction du sens), ce qui conduirait au reprage des
manifestations linguistiques de la doxa, travers le reprage des diffrents topo relis aux
formations discursives (56). Pour encadrer ltude des topo, il fait appel la thorie de G.E. Sarfati, qui propose une approche linguistique du sens commun, cest--dire, de ce qui
formate le discours avant le discours (on pourrait dailleurs voquer la notion de prdiscours,
telle quelle est labore par M.-A. Paveau). Pour Sarfati, les marqueurs de la doxa peuvent
tre pr-textuels, intra-textuels et pi-textuels (ayant trait aux normes socio-discursives) (102).
A laide de ces concepts, louvrage propose dexpliquer la tension entre le champ prdiscursif
et le textuel ( Interroger les mcanismes de construction du sens en discours : postulant un
concept de sens commun antrieur toute production langagire, structurant le champ des
prises de parole, cet ouvrage vise dcrire les mcanismes de formation, de constitution et de
manifestation de topo en discours, 15-16). Lapport de Longhi la thorie des topo est dy
ajouter la dimension performative (152), pour lutiliser de manire argumentative. Dans ce
sens, les topo sont la fois des rvlateurs, mais aussi des moyens dimposition de la
doxa (155). Le modle propos ne se limite pas une analyse morphologique, syntaxique
ou discursive, mais intgre de faon dynamique les strates de manifestation du sens la
description des proprits des objets. Loriginalit de cette recherche est alors de rvler le
travail argumentatif dont les units sont porteuses, en rvlant les relations dynamiques entre
les strates traditionnelles de lexpression linguistique (156).
Pour interroger les mcanismes de construction du sens en discours, en intgrant de faon
dynamique les dimensions textuelle et nonciative, louvrage propose la notion d objet
discursif (qui se veut une extension de la dfinition dobjet avance par Franck Lebas : un
objet est une synthse dapparences , 301), qui recouvre autant le discursif que le
smantique, lextra-linguistique comme le rfrentiel. La notion peut prter confusion
cause de sa proximit avec celle dobjet de discours dveloppe en Analyse du discours (F.
Sitri). Par ailleurs, on pourrait se demander sil y a une pertinence distinguer objet discursif
et objet du discours (utilis par lauteur dans un article quil cite en bibliographie : De
intermittent du spectacle intermittent : de la reprsentation la nomination dun objet du

discours ). Selon lauteur, la notion sert montrer que le sens des mots ne prexiste pas un
vnement nonciatif : un objet discursif est un rfrent tangible dont les proprits sont en
partie dfinies en discours (lauteur ne spcifie pas dans quelle mesure) et son intrt est
double : en tant que manifestations de topo ils nous informent sur les structures qui soustendent lactivit langagire [] ; en tant que constructions de topo [], ils permettent
ltude de la construction du rel mis en place par les moyens discursifs . Dans ce sens, nous
nous posons la question de savoir si toute lexie est un objet discursif ou uniquement celles
dont le sens et/ou la rfrence ne font plus consensus un moment du discours social (comme
dans le cas de intermittent).
2.
La deuxime partie met lpreuve la thorie. Elle propose lanalyse de trois objets discursifs
dans trois corpus diffrents : lobjet intermittent dans un corpus de presse, lobjet libral dans
un corpus littraire (puis dans Frantext) et les objets libral et libralisme dans des discours
politiques, selon la tripartition motifs-profils-topo. Le but est dtablir des correspondances
entre les positions nonciatives et les formes linguistiques, de saisir les doxas constitutives
des diffrents discours travers les lments langagiers (302).
En tudiant lexpression intermittents du spectacle comme objet discursif, lauteur conclut
son dynamisme smantique, autrement dit l htrognit des sens produits , ayant relev
dans le corpus que les intermittents sont paraphrass par des lexmes comme profiteurs ,
interluttants , pyromanes ou malades . Aprs avoir observ que lellipse (cest--dire
la disparition du complment du spectacle) intermittent est plus utilise dans Le Monde dans
les priodes cruciales du conflit , lauteur en dduit que ces rsultats nous invitent
considrer le phnomne elliptique comme li des enjeux symboliques, voire idologiques
(181). Cest une connivence qui est suppose par lellipse : au co-nonciateur de
reconstruire ce qui manque, puisque ce manque ne nuit pas la comprhension (183), ce qui
est dailleurs la dfinition de lellipse. En appui de cette hypothse, lauteur invoque
linscription idologique des journaux : Le Monde, considr comme un journal de gauche,
peut aisment insrer ses discours sur les intermittents dans des discours plus larges et
gnraux, puisque lanticipation de la rception par le lectorat le lui permet (184). Mais
cette analyse ne prend pas en compte le fait quil sagit dun procd communment utilis
dans les journaux (le voile pour laffaire du voile, le 11 septembre pour les attentats du 11
septembre) qui provoque, comme dans la mtonymie, un glissement du rfrent, et en tire des
conclusions relatives son seul corpus : Ces tournures elliptiques permettent galement

dindiquer lautonomisation de cette forme smantique dans le corpus, et de confirmer les


enjeux sociolinguistiques de lactivit de nomination [] (185). Lanalyse des exemples
rvle toutefois une concurrence intressante entre les deux sens de intermittent, qui dsigne
la fois un statut et un mtier (170).
Prenons encore un exemple du corpus, compos des discours de trois hommes politiques
ancrs droite : Chirac, Madelin et Le Pen, o lauteur effectue galement une analyse du
terme libral selon la rpartition motifs-profils-topo. Il observe que dans le discours
lepniste, qui fait un usage assez particulier [des] lexmes libral et libralisme, lobjet est
discrdit en raison de son association avec le prfixe ultra (218), la qualification de lobjet
laide de termes pjoratifs (219) ( drives , malheurs , p. e.) et linteraction avec
dautres lments du discours ( Bruxelles , Occident ). Si le topos qui ressort du discours
de Le Pen est le libralisme est un fruit vnneux , dans le discours chiraquien le terme est
associ tantt la libert, tantt lexcs, ce que lauteur attribue une spcificit de la
polyphonie en politique ou bien au genre constitu par le discours prsidentiel , les deux
orientations smantique du lexme libral tant contradictoires. Cette lecture va, notre avis,
lencontre dune conception dynamique du sens et, surtout, de lanalyse du contexte de
production voqu dans la partie thorique. Par exemple, pourquoi ne pas faire le lien entre
ces rsultats et la critique chiraquienne du libralisme anglo-saxon, par rapport un
libralisme franais plus social, ce qui expliquerait les usages varis du terme. Par ailleurs,
cette htrognit de sens pourrait tmoigner de la construction dun thos discursif
individuel, dune dimension stylistique selon laquelle Chirac construit une image dhomme
politique quilibr et mesur en vertu de la position officielle quil occupe.
Comme pour intermittent, il sagit dobserver la profusion de sens qui dcoule dun seul
lexme, et qui sexpliquerait par les positionnements idologiques et sociolinguistiques des
nonciateurs, pour prouver que le caractre argumentatif des discours politiques influe sur le
dynamisme smantique (239). Cependant, certains moments nous avons limpression quil
y a une tension entre une approche trs souple du sens (on y voit quelques excs de la
smantique la plus contextualiste, savoir, un dsquilibre entre langue et discours, les mots
ne signifiant quen discours) et la tentation tymologique et lexicologique, comme lorsque
lauteur rflchit aux implications du suffixe isme dans libralisme ( lemploi de
libralisme conduit sinterroger sur limplication de celui qui laisse faire : avec implication,
les nonciateurs utilisent libralisme -form sur libral-, alors que sils voulaient souligner
une non-implication, on aurait probablement libertaire -form sur libert- ), confirmant parl le lien entre fonds et forme que lauteur dfend (302).

3.
Aprs avoir dvelopp les parties thorique et pratique, le produit de cette recherche se veut
une redfinition de la langue et du langage [] (comme y invite la TFS), ce qui amne
sinterroger sur la dnomination mme dargumentation dans la langue : en effet, la langue
nest prsent pas cette entit statique qui enregistrerait largumentativit des objets, mais
plutt une constitution dynamique labore par lactivit langagire, ds lors tmoin des
parcours de constitution du sens bien plus que des usages fixs par le lexique (266). Il sagit
de proposer un nouveau modle de construction du sens au sein dun texte, lunit portant
en elle les dimensions textuelles, gnriques et discursives, manifestes dans et par la
construction dune forme smantique. Cette circulation du sens invite sinterroger sur les
relations entre le discours, les idologies et la pens (274). De cette proposition, lauteur
dduit dautres pistes de recherche, quil dveloppe trs rapidement autour du concept (non
dfini dans louvrage) didologie, ce qui peut provoquer certaines difficults de lecture,
notamment lorsquil convoque luvre engage de N. Chomsky :
Nous pouvons tisser un lien entre ses propos qui touchent la construction de lopinion et de la propagandeet la perspective discursive [] adopte dans cet ouvrage. Lorsque N. Chomsky identifie la propagande comme
tant la ralisation dun cadre adquat une opinion que quelquun souhaite imposer, nous sommes en effet trs
proches des thses bourdieusiennes utilises pour lanalyse de la lgitimation, voire de lauto-lgitimation, que
nous relevions dans les discours politiques, ou dans certaines productions mdiatiques (278).

En utilisant les textes politiques de Chomsky pour aborder le sens commun en politique,
lauteur semble assimiler doxa et propagande : On peut penser que linsertion de prts
penser, de doxas cristallises dans la langue, tendent se substituer des productions plus
spontanes, et plus adquates pour certaines situations : la propagande langagire tablie cet
endroit peut ne pas permettre deffectuer telle ou telle production, par passivit, navet,
mconnaissance, etc. (278). Le passage du lieux commun et de la doxa la propagande est
ici quelque peu brusque A la suite de cette mise en relation entre discours institutionnaliss
et propagande, lauteur tente un parallle entre la circulation du sens et la circulation, des
idologies [] (279), selon lequel linsertion par les institutions, les discours officiels,
voire les mdias, de formes dj stabilises et performes, va ainsi fixer un prisme de
constitution de doxas, faisant tendre les dynamiques smantiques vers une uniformisation,
rduisant la capacit dinnovation (sur le plan smantique) des nonciateurs (279).

Pour conclure, nous noterons lintrt qua suscit dans notre lecture lhypothse de
dispositifs antrieurs la prise de parole, toutefois observables au niveau smantique par un
relev des doxas. Lhypothse principale du travail, savoir que les parcours discursifs
orientent la constitution des formes smantiques (largement dmontr par le courant
praxmatique de Robert Lafont), est ici aborde la lumire dapports thoriques novateurs.
Ainsi, louvrage apporte davantage au niveau thorique que dans sa partie proprement
analytique, en faisant avancer le dbat vers des analyses plus soucieuses des formes
prlinguistiques (mais partages socialement) du sens.

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