Histoire Et Anthropologie, Nouvelles PDF
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INTRODUCTION
Philippe MINARD (Lille-3 et CERSATES-CNRS)
Le propos est double. Dune part, Andr Burguire reprend son compte
lide selon laquelle lhistoire ninvente pas ses propres concepts et mthodes,
mais les emprunte dautres disciplines ; dautre part, il prsente lanthropologie
historique comme un mode dapproche de la ralit historique, qui aurait peu
peu largi le nombre de ses objets et ltendue de son champ dapplication : le
climat, le corps et la maladie, lalimentation, les comportements, les attitudes
conomiques (le don, la dpense ostentatoire), mais aussi la famille, la parent,
les rites et croyances, jusqu la sociabilit politique, la fte etc. Bref, le biologique, lconomique, le symbolique, le spectre est trs large. Do la conclusion de larticle :
Lanthropologie historique na pas de domaine propre. Quil sagisse du pouvoir gurisseur des rois de France, de la monte de lindividualisme chez les paysans du XVIIIe sicle
ou de la diffusion de la contraception, tous les sujets quelle aborde appartiennent dautres
BULLETIN DE LA SOCIT DHISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
RHMC, 49-4 bis, supplment 2002
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secteurs de lhistoire. Elle est avant tout un effort pour relier lvolution dune institution,
dun type de consommation ou dune technique sa rsonance sociale et aux comportements quelle a engendrs. Elle est donc une dmarche de totalisation ou plutt de mise en
relation des diffrents niveaux de la ralit (p. 59).
Si nous quittons cet tat des lieux dress au milieu des annes 1980, il
semble possible de reprer grossirement trois moments dans lhistoire franaise des rapports entre histoire et anthropologie, depuis le milieu du XXe sicle.
Dans les annes 1960, pour la plupart des historiens franais, la question a
t perue travers le duel des titans, Braudel et Lvi-Strauss, dont lenjeu tait
la suprmatie de leurs disciplines respectives sur lensemble des sciences
sociales. Face la monte en puissance de lanthropologie structurale, larticlemanifeste de Fernand Braudel, en 1958, La longue dure , affirmait : Toutes
les sciences de lhomme sont contamines les unes par les autres. Elles parlent
le mme langage, ou peuvent le parler ; mais il ajoutait malicieusement : En
fait, comment lanthropologie se dsintresserait-elle de lhistoire ? Elle est la
mme aventure de lesprit, comme aime le dire Claude Lvi-Strauss (!). Ce
quoi rpondait lintress : Jai le sentiment que nous faisons la mme chose.
Le grand livre dhistoire est un essai ethnographique sur les socits passes 1.
Un deuxime moment serait celui des mentalits , tel que le saisit Andr
Burguire dans sa contribution La nouvelle histoire en 1978. Moment marqu
en particulier par lvnement que fut la parution de La vision des vaincus, de
Nathan Wachtel, dont lintroduction signalait aux historiens franais la richesse
des dbats amricains et latino-amricains. Pour Wachtel, la relation entre
Histoire et Ethnologie ne consiste pas tant en une opposition entre synchronie
et diachronie quentre singulier et structurel. Surtout, il propose la notion dacculturation comme lieu stratgique de fcondation rciproque entre les deux
1. Repris dans Les crits de Fernand Braudel, tome 2 : Les ambitions de lhistoire, Paris, de Fallois,
1997, p. 159 et 161 ; propos de Lvi-Strauss cit dans Jacques REVEL, Nathan WACHTEL (d.), Une
cole pour les sciences sociales. De la VIe section lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales, Paris, Cerf,
1996, p. 265-266.
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Tout dabord, je suis trs heureuse que ce dbat nous ait t propos, mais
un peu surprise aussi, car lanthropologie historique nest plus du tout un front
pionnier. Quand on ne dbat plus une question, cela peut avoir plusieurs sens,
et notamment quelle est tombe en dsutude, que le dbat na plus vraiment
lieu dtre, et effectivement il y a dautres fronts pionniers aujourdhui, le droit
et lhistoire notamment ; Philippe Minard mentionnait galement les rapports
entre sociologie et histoire. Un ensemble de manires de faire, de construire les
objets historiques, sest effectivement impos dans le paysage. Cela induit-il
pour autant un vrai dialogue, continu entre historiens et anthropologues ? Je
nen suis pas sre. Pour frquenter un peu des anthropologues, je sais quils
sagacent souvent dun usage peu rigoureux de lanthropologie, et surtout du
label anthropologique : ils ont limpression quon invoque souvent lanthropologie l o sarrte la comptence historienne, comme une rfrence un peu
magique, ds que lon tombe sur un schme plus ou moins universel et apparemment inexplicable. Mais cette critique ne porte pas, me semble-t-il, sur le
travail proprement dit de lanthropologie historique, plutt sur des annexions
un peu sauvages, floues, de la rfrence anthropologique. Seulement, cela fait
peut-tre cran pour eux au travail plus soutenu de lanthropologie historique.
Je voudrais tout dabord faire quelques remarques gnrales, qui peuvent
paratre critiques ou mme pessimistes, avant dessayer de montrer pourquoi
lapproche par lanthropologie historique me semble centrale dans lhistoire en
train de scrire du monde arabe, peut-tre musulman, et ce pour au moins un
certain temps. Jessayerai de montrer sur quelles bases, et en quoi, cela cre un
dcalage avec dautres historiographies.
Tout dabord, les remarques gnrales. Je ne peux mempcher de penser
quentre historiens et anthropologues, le rendez-vous a t partiellement
manqu. Dune part, la rencontre a t beaucoup moins symbiotique, moins
fconde, quelle aurait pu ltre, et dautre part, lchange, de mon point de
vue, parat fortement ingal. Ce sont les historiens, pour lessentiel, qui continuent demprunter. Mme si les anthropologues intgrent leur recherche
une profondeur chronologique, recourent plus systmatiquement aux archives
ou aux anciens folkloristes, ils se rclament plus rarement, quant eux, de lanthropologie historique. Je rappellerai brivement quaux tats-Unis, lanthropologie historique est incluse dans les dpartements danthropologie. En
France, elle demeure circonscrite aux dpartements dhistoire. Or, remarque
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Par exemple, depuis les annes 1970, il y a un trs fort courant dtudes sur la
saintet dans lIslam, qui est le courant de recherche le plus fcond, et qui se
continue, sans doute par raction lislamisme, en scrutant un autre rapport,
plus local, la religion. Mais la saintet nest plus en France une question
danthropologie historique aussi neuve quelle la t. Donc le dialogue tourne
court. De mme, on voit merger plus rcemment un intrt nouveau pour la
cour comme objet dhistoire, pour les mises en scne du pouvoir, qui marquent
sur le plan interne, une transition du rapport au politique : on quitte les problmatiques des luttes nationales, de la nation, pour se porter vers ltat, tudier
ses ressorts internes. Mais l aussi, le coche est dj pass, du ct de lhistoire
europenne. Do un effet daprs-coup.
Dautre part, il faut aussi assumer un vritable retard li aux difficults de
circulation des chercheurs, daccs la bibliographie, que je ne dtaille pas, si
bien qu la diffrence de ce qui se passe en France, lanthropologie historique
apparat au Maghreb comme une discipline de pointe, qui est dailleurs controverse, et qui ncessite une posture militante. Il y a une trs forte demande qui
se fait jour, de travaux sur lhistoire des femmes, des sexualits entre parenthses, lhistoire du genre nest pas encore acclimate. Du coup, il nous faut
accompagner ce mouvement, et donc rpondre la demande, et par consquent se dcaler par rapport aux problmatiques que lon travaille en France,
la fois sans condescendance, et sans mentir sur ltat effectif de la recherche
ailleurs. Se pose ici tout le problme de lexportabilit de lexprience historiographique, et tout le problme de la linarit de cette exprience.
Pourquoi pensais-je que lanthropologie historique demeure une ncessit
centrale pour lhistoire du monde musulman ? Tout dabord, il faut assumer ce
retard que je mentionnais : tant quil ny aura pas un certain acquis de travaux
srieux sur lhistoire de la famille, ou de la sexualit, par exemple, dans le
monde musulman, il sera difficile de reprendre un dialogue de fond avec les
autres spcialistes. Si cela suppose dassumer une position la trane, et un
retard mthodologique, tant pis. On ne peut dialoguer, ou faire des propositions, sur des -peu-prs, ou sur des vides. La notion de masse critique des travaux, quon le veuille ou non, fait sens, et pour cette raison, lanthropologie
historique doit continuer sur sa lance dans ce domaine. Mais cest une
approche qui apparat centrale, et mme structurellement ncessaire, pour une
deuxime raison. Je reprends mon compte le vocable de lanthropologie historique, non pas partir dobjets ou de mthodes, que jassume, mais qui sont
plus ou mois renouvels ou innovants, mais partir de la tension mme entre
histoire et culture laquelle est soumis le monde musulman aujourdhui. La
perception que lon a du monde musulman aujourdhui est une perception
culturaliste, essentialiste, o lhistoire est constamment rabattue sur la culture.
Cest la perception du sens commun, des mdias, mais cest aussi quelque
chose de trs rpandu dans la communaut scientifique. On nous dit souvent :
venez nous parler de telle question dans lIslam ! Du coup, jai souhait
rpondre au dfi et mettre lpreuve les formes et les limites de cette unit
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annes 1930. Aux tats-Unis, France Scholes et Ralph Roys (The Book of
Chilam Balam de Chumayel, 1933), puis Charles Gibson crent et dveloppent
lethnohistoire des peuples indiens du Mexique et de lAmrique centrale. Une
impressionnante connaissance des documents crits espagnols et indiens, des
langues indignes, des palographies, des institutions coloniales se conjugue
avec la tradition de lanthropologie culturelle telle quelle sest dveloppe aux
USA avec Boas, Linton, Herskovits Ds les annes 1930 au Brsil : les
uvres de Gilberto Freyre (Sobrados e mocambos) et de Sergio Buarque de
Hollanda (Caminhos e fronteiras) nous paraissent exemplaires ; au Mexique la
mme poque, avec les travaux dAlfonso Caso et plus tard, dans les annes
1940, ceux de lanthropologue Gonzalo Aguirre Beltrn, lethnohistoire
acquiert ses lettres de noblesse. Aguirre Beltran a men ltude des populations
noires du Mexique la fois dans le cadre dune monographie ethnographique
classique, Cuijla, et dans celui dune vaste enqute de dmographie historique,
La poblacin negra de Mxico. Dans ces mmes annes 1950, cet anthropologue
publie El proceso de aculturacin en Mxico, o il thorise le rapport anthropologie/histoire partir de la tradition nord-amricaine et de la notion dacculturation. Enfin, il sattaque la riche documentation de lInquisition, dont il
tirera le chef-duvre quest Medicina e Magia, avant que les Europens se
tournent systmatiquement vers ces matriaux et ces problmatiques. Dans les
annes 1950 galement, Miguel Len-Portilla publie La visin de los vencidos,
jalon majeur de lethnohistoire latino-amricaine.
Autrement dit, quand le dbat samorce en France, dans les annes 1960
autour des problmes dacculturation, des recherches dAlphonse Dupront et
de Nathan Wachtel (La vision des vaincus), nous assistons laboutissement
tardif dun dialogue plus ancien.
En Europe et notamment en France, les annes 1960 et le dbut des annes
1970 constituent un moment privilgi o face des anthropologies particulirement dynamiques (structuraliste mais aussi marxiste), les historiens devaient
apprendre lire, dcouvrir et emprunter la production anthropologique. Et
cela dans les domaines les plus varis, de ltude des syncrtismes religieux
lethnopsychiatrie, de lanalyse structuraliste aux travaux de Jack Goody (sur la
thmatique fondamentale de lcriture et de la transmission crite). En dpit de
son succs, un texte marque mes yeux, dans une certaine mesure, lessoufflement de ces changes, les Islands of History de Marshall Sahlins (The
University of Chicago Press, 1985), dans lequel cet anthropologue sobstine
rduire le rapport histoire/anthropologie au couple structure/vnement.
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S. Buarque de Holanda ?.
Le travail de digestion, quand il a t entrepris, pour lessentiel me parat
termin : les emprunts lanthropologie sont devenus des cadres propres la
dmarche dun certain nombre dhistoriens, ils se sont historiciss. On a mme
abus de certaines formules ou de certains concepts : lintroduction du mot
culture nest sans doute pas la meilleure acquisition quaient faite les historiens. Je renvoie ce propos louvrage rcent de Adam Kuper, (Culture.The
anthropologists account, Harvard University Press, 2001). Chez mes collgues
anthropologues, qui sintressent lhistoire des savoirs, celle des frontires,
des processus de r-ethnicisation , de la constitution de la nation, lhistoire
offre des outils dont ils ne pourraient plus se passer.5
Derrire cet acquis et cette pluridisciplinarit de fait6, on repre nanmoins un ralentissement des changes qui sapparente fort une phase de distanciation. Celle-ci sexplique, mon avis, par la multiplicit des
anthropologies, la dispersion des courants qui constituent aujourdhui cette
discipline et laffaiblissement relatif de sa crativit thorique et de son rayonnement, quelle se rabatte sur le contemporain et leuropen, ou quelle se
dconstruise elle-mme. Tous ces facteurs rendent malaiss, faute dinterlocuteurs clairs, doffres thoriques allchantes, les changes avec les anthropologies. Tel me semble ce paysage aux lignes indcises, que jobserve depuis mon
cabinet dhistorien, mes fonctions de directeur dune UMR (quipe mixte
CNRS-EHESS-Paris I-Paris X) qui runit historiens et anthropologues7, ou
mme depuis mes activits auprs du muse du Quai Branly.
Dans ce contexte, se produisent moins des convergences que des retours
critiques de lanthropologie historique vers lhistoire. Ce retour sopre, par
exemple, au profit de ltude classique des sources historiques qui retrouve sa
primaut8. Dans le domaine de ltude des mtissages, qui est le mien, cest-dire du mlange des hommes et des socits, lhistorien doit plus souvent sopposer la tradition anthropologique classique quy chercher des pistes et des
recettes thoriques quelle napporte pas.
En revanche, le dialogue et surtout laffrontement dans mon domaine,
lamricanisme, se situent principalement sur le terrain des cultural studies,
post colonial studies, ou post-modern studies. Un face--face qui est souvent
exasprant tant il traduit lhgmonie de la machine universitaire des tats-
5. Pour certains dentre nous, mais pas pour la commission du CNRS qui soccupe danthropologie.
6. Ralise davantage entre des historiens et des anthropologues quentre Histoire et
Anthropologie.
7. UMR 8565 : Empires, Socits, Nations en Amrique latine et dans la Mditerrane occidentale.
8. Je pense, par exemple, aux travaux en cours sur lAmazonie qui dmontent inexorablement
bien des constructions des anthropologues classiques, en rvlant que des populations indiennes censes pures de tout contact, sont en partie mtisses, ou que dans ces rgions dites froides , car hors
de notre histoire, circulaient depuis le XVIIe sicle des Espagnols, des Portugais, des Franais, des
Anglais, des Hollandais De quoi reformuler bien des modles dune anthropologie souvent enferme sur le local et le communautaire.
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Unis. Lhistorien europen doit contrer les ravages dune ethnohistoire devenue politically correct , dun acadmisme historique nouveau, dinspiration
anthropologique, qui privilgie lethnique, le culturel, le communautaire,
chasse les non-Indiens du thtre historique, abandonne le b-a-ba de lenqute
historique en rejetant les sources dorigine europenne sous prtexte quelles
dformeraient invariablement la perception des mondes non-europens
(Voir les commentaires critiques sur la Cambridge History of the Native Peoples
of the Americas, Cambridge University Press, dans les AnnalesHSS, 2002, n 5).
En conclusion, il me semble que les dfis de lhistoire faire ne se situent
donc pas majoritairement du ct des rapports avec des anthropologies aux
contours mal dfinies, mais plutt dans la ncessit de sortir des ethnocentrismes, des provincialismes pour amarrer ltude du local au contexte global :
dpasser et rduire les barrires entre les histoires et les historiographies nationales, circuler entre les langues, les mondes et les passs. Une certaine anthropologie a dailleurs contribu lenfermement de lhistorien, celle qui mettait
laccent sur lethnie, la communaut, le local, les diffrences, les traits constitutifs censs marquer des singularits. Cest dans nos classiques quil faut chercher des pistes et des exemples, chez un Pierre Chaunu qui soulignait
lurgence dtudier les contacts entre les civilisations, ou un Fernand
Braudel qui mettait lui systmatiquement laccent sur les recouvrements de
civilisations .
Cest donc plutt entre les histoires europennes et celles des autres continents, en particulier celle de lAmrique latine quil conviendrait de lancer des
ponts et dtablir des convergences. Depuis une trentaine dannes que jessaie
de faire de lhistoire, jai toujours davantage regrett le manque de dialogue
avec mes collgues historiens de lEurope que souffert de la difficult changer avec les anthropologues. Les barrires lintrieur mme dune discipline
peuvent tre plus fortes et plus redoutables que celles qui la sparent des
autres sciences sociales.
Jinterviens ici parce que jai t confront travers mes travaux sur la violence, la mmoire, ou la guerre civile, aux rapports de lhistoire avec lanthropologie. Je commencerai en me rfrant aux communications prcdentes,
pour dire demble quil me semble que la mthode, lobjectif et les sources de
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quelles sont censes expliquer par elles-mmes une situation que lon nexplore
pas plus. Le risque saccrot parce que ce genre de recours est souvent appliqu
des groupes sociaux comme les ruraux, ou les femmes, plaant ces groupes
dans des structures juges immuables.
Or sans mettre aucunement en doute lexistence duniversaux de violence,
il me semble quil importe, quand on crit lhistoire, de voir comment,
quelles occasions, ces violences sexercent, sont comprises, sont acceptes,
refuses, intgres dans le jeu social. Pour prendre un exemple prcis, les pires
violences rvolutionnaires, au moment de la Terreur, sexercent dans des zones
dans lesquelles il y a eu une disparition des tiers , cest--dire des lments
intermdiaires qui se chargeaient de lencadrement des groupes sociaux porteurs de traditions locales (religieuses, sociales). Ceux-ci sont ds lors directement confronts des demandes de ltat sans possibilits de traductions et
de compromis, ce qui entrane des conflits violents et des massacres. Cest ce
qui sest pass notamment dans la Vende ou dans certaines rgions de la
valle du Rhne. Lorsquau contraire, des lites locales, des porte-parole
appartenant aux socits locales sinterposent entre demandes nationales et
ractions locales, ces violences extrmes ne sexercent pas, car elles sont
contrles dune faon ou dune autre. Ainsi dans le Sud-Ouest de la France
ou une grande partie de la Normandie, les collisions avec les cadres de la politique nationale et les interventions de ltat central ont t rfractes au travers
des lites anciennes ou nouvelles qui ont pu garder le contrle de lapplication
des lois et ont vit ainsi des soulvements radicaux ou ont donn des explications attnues de ces conflits. Les structures anthropologiques qui rgissaient
les socits de ces diffrentes rgions ntaient pas fondamentalement diffrentes, mais les comportements quelles pouvaient entraner nont pas t analogues mais rguls selon les conjonctures (les agencements).
En insistant sur la place des acteurs historiques et leur propre responsabilit, lhistorien doit parvenir articuler les universaux de lanthropologie et les
mutations sociales. Pour prendre un autre exemple, un lment essentiel dans
lhistoire des violences sexuelles dans la Vende du XIXe sicle est lutilisation
par les femmes du Sud-Ouest de la Vende des lois venues de ltat, pour sopposer aux pratiques ordinaires de viol et aux ingalits des positions
hommes/femmes ; cette volution ne se produit pas dans les zones du Nord-Est
o les pratiques communautaires sont demeures plus fortes si bien que, paradoxalement, ces rapports ingaux demeurent tacitement, relevant de cette
situation bien connue o la violence participe de la solidit du lien social. Dans
le Sud-Ouest, cest autour de la loi et de la fabrication de nouvelles relations
politiques que les rapports de violences sont ainsi ngocis au travers des
interventions individuelles et collectives ; il y a lieu de souligner ce facteur,
pour ne pas sarrter des explications globales ne prenant en compte que des
volutions globales ne donnant pas de place aux acteurs de lhistoire. Le livre
collectif dirig par Ccile Dauphin et Arlette Farge, De la violence et des femmes,
paru en 1998, montre aussi que les mmes structures anthropologiques ont
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cisment ce qui peut sembler des actes proches (guerres de religion, de colonisation), en bref sans avoir au pralable bien balis le champ des exprimentations historiques qui sont les fondements de notre univers moral commun, sans
avoir pour le dire autrement donn acte de sa propre position face aux vnements et aux hommes tudis. Lexemple de la Rvolution franaise est sans
doute un de ces exemples limites (mais quid de la colonisation par exemple ?), il
atteste cependant que le lien existentiel entre histoire et mmoire contraint la
pratique historienne, qui peut certes puiser dans dautres domaines des outils,
des concepts, des notions (dans lanthropologie il y a vingt ans, dans le droit
davantage aujourdhui) sans cependant perdre sa spcificit sociale.
La convergence entre lhistoire et lanthropologie, qui nest pas daujourdhui, semble sapprofondir. Dans son introduction la sance consacre
faire le point sur cette question, Philippe Minard se demande en substance si
cette convergence serait au point quau plan scientifique ces deux sciences
sociales pourraient en arriver se fondre, et si seules les pesanteurs institutionnelles et une identit corporatiste sy opposeraient. La question dune
fusion a dj t pose il y a prs de trente ans, dans les Annales, au moment
de la naissance de lanthropologie historique10, non sans en voir immdiatement les difficults. Ces deux disciplines ne sont dailleurs pas si faciles dfinir quon ne puisse en rappeler des propositions de dfinition qui savrent
contradictoires. Au surplus, depuis une trentaine dannes, lanthropologie
historique en a dplac les frontires. Je vais tenter de donner un bref aperu
des convergences dans le champ de la parent. Un bilan vient dtre ralis par
les Annales de Dmographie historique sur le thme Famille et parent, offrant
synthses et bibliographies, ce qui mvite, dans ces quelques pages, de viser
une impossible exhaustivit. Dans la production scientifique des quarante dernires annes, les auteurs de ce dossier constatent la fois une prgnance de
10. Pour une anthropologie historique. La notion de rciprocit , Annales ESC, 29/6, novembredcembre 1974, p. 1309.
11. Patrice BOURDELAIS, Vincent GOURDON, Lhistoire de la famille dans les revues franaises
(1960-1995) : la prgnance de lanthropologie , Annales de Dmographie historique, 2000, n 2, p. 5-48.
12. Luigi LORENZETTI, Muriel NEVEN, Dmographie, famille et reproduction familiale : un dialogue en volution , Annales de Dmographie historique, 2000, n 2, p. 83-100.
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lanthropologie 11, et un dialogue interdisciplinaire difficile 12. Mais la moisson scientifique est abondante. Sans tenter de la rsumer, je me limiterai voquer brivement les convergences thmatiques, en mattachant surtout au
dialogue entre les deux disciplines.
part quelques pionniers comme Alain Collomp13, les modernistes se
sont intresss la parent plus tard que les mdivistes, auxquels, en France,
le colloque tenu Paris en 1974 a beaucoup contribu faire dcouvrir le
champ de la parent et la rigueur conceptuelle des anthropologues. Les
changes ont t fructueux. En 1977, Pierre Guichard14, tudiant lEspagne
musulmane, distinguait des structures orientales et occidentales , et Jack
Goody15 utilisa cette opposition comme point de dpart pour sa rflexion
audacieuse sur lvolution du mariage pendant tout le Moyen ge.
Cest que dans le champ du phnomne familial, les modernistes se sont
longtemps intresss la dmographie historique, puis, partir dun projet
de Peter Laslett16, aux types de mnages. Ltude de cet objet occasionna un
change scientifique qui me parat typique en ce que les anthropologues sont
plus particulirement soucieux de rendre compte des fonctionnements
sociaux. P. Laslett avait labor une liste de formes de mnages, trs prcise
mais statique ; celle-ci fut, en quelque sorte, subvertie par une notion bien
connue des anthropologues, celle de cycle de vie et de dveloppement familial, qui apporta une vision cinmatique et montra quune mme famille pouvait passer successivement par plusieurs des formes de Laslett. Un problme
connexe est celui des modes de transmission du patrimoine, qui permet de
penser larticulation de la parent et de la terre. Il a fait lobjet dun trs riche
travail inter-disciplinaire17. Certains chercheurs ont associ le dpouillement
darchives, remontant aux XVIIIe ou XVIIe sicle, et des entretiens dans les
maisonnes18 : on ne semble pas loin, ici, dune fusion des deux disciplines.
Ces travaux concouraient distinguer des modles familiaux lchelle euro-
13. Alain COLLOMP, Alliance et filiation en Haute-Provence au XVIIIe sicle , Annales ESC, 32/3,
mars-avril 1977, p. 445-477. ; id., La maison du pre, Paris, PUF, 1983.
14. Pierre GUICHARD., Strucures sociales orientales et occidentales dans lEspagne musulmane,
Paris-La Haye, Mouton et EHESS, 1977.
15. Jack GOODY, Lvolution de la famille et du mariage en Europe, Paris, Colin, 1985 [1983]. Sur
cet ouvrage, Anita GUERREAU-JALABERT, La parent dans lEurope mdivale et moderne : propos
dune synthse rcente , LHomme, n 110, 1999, p. 69-93.
16. Peter LASLETT (dir.), Household and Family in Past Time, Cambridge, Cambridge University
Press, 1972.
17. Bernard DEROUET, Pratiques successorales et rapport la terre : les socits paysannes
dAncien Rgime , Annales ESC, 44/1, janvier-fvrier 1989, p. 173-206 ; Parent et march foncier
lpoque moderne : une rinterprtation , Annales HSS, 56/2, mars-avril 2001, p. 337-368. Rolande
BONNAIN, Grard BOUCHARD, Joseph GOY, Transmettre, hriter, succder. La reproduction familiale en
milieu rural. France-Qubec, XVIIIe-XXe sicles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1992.
18. Marie-Claude PINGAUD, Partage galitaire et destins des lignes , Annales de Dmographie
historique, 1995, p. 17-33.
19. Andr BURGUIERE, Pour une typologie des formes dorganisation domestique de lEurope
moderne (XVIe-XIXe sicles) , Annales ESC, 41/3, mars-avril 1986, p. 639-655.
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20. Georges AUGUSTINS, Comment se perptuer ? Devenir des lignes et destins des patrimoines dans
les paysanneries europennes, Nanterre, Socit dethnologie, 1989.
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Saint-Victor-de-la-Coste en Languedoc rhodanien (1661-1799), Montpellier, Publications de lUniversit
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22. Andr BURGUIERE, Christiane KLAPISCH-ZUBER, Martine SEGALEN et Franoise ZONABEND,
Histoire de la famille, Paris, Colin, 1986.
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Paris, ditions du CTHS, 1997. Christiane KLAPISCH-ZUBER, Lombre des anctres. Essai sur limaginaire mdival de la parent, Paris, Fayard, 2000.
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la Mditerrane, Paris, ditions de lEHESS, 1994.
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Paris, ditions de lEHESS, 1998.
28. Sharon KETTERING, Patronage and Kinship in Early Modern France , French Historical
Studies, vol. 16, n 2, 1989, p. 408-435 (p. 409).
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kinship dominated society , mais constate que nous connaissons peu de chose
sur la faon dont fonctionnaient ces relations. Enfin, lintrt rcent pour la
parent rsulte de la vogue de la notion de rseau ; ct du voisinage, de la
relation de clientle et, plus rare, de lamiti, la parent est un des types fondamentaux de relation29. Reste observer, pour elles-mmes et selon les
contextes, les modalits que pouvaient avoir les diffrentes sortes de relations
de parent.
Ce faisant, les historiens nempruntent lanthropologie quun champ
dtudes. propos de lalliance matrimoniale, un champ inclus dans le prcdent car conclure un mariage, cest crer ou ractualiser une relation, les historiens emploient de plus en plus les concepts et les problmatiques de
lanthropologie. Il en est ainsi de lobservation de lgalit ou de lingalit
dans lalliance. En premire approximation, lhomogamie sociale ou socioprofessionnelle tait une tendance frquente, mais nexcluait pas des diffrences
de statuts ou de revenus ; les travaux se multiplient qui commencent observer
des phnomnes dhypogamie et dhypergamie30. Cette problmatique nest pas
sans rapport avec la prcdente, car un mariage ingal donnait, au parent en
situation de supriorit, lopportunit de trouver, en son gendre, son beau-frre
ou, la gnration suivante, certains cousins, des fidles ou des clients.
Les historiens se font plus nombreux aussi envisager lalliance matrimoniale en tant quchange. On sait que lanthropologie structurale a fait une
avance considrable lorsquen 1981 Franoise Hritier a tendu lobservation des phnomnes dchange aux systmes semi-complexes. Alors que les
systmes dits lmentaires prescrivent dans quelle catgorie chacun doit
prendre un conjoint, dautres systmes formulent explicitement des interdits,
dfinis par rapport Ego, qui portent, soit sur des groupes (systmes semicomplexes), soit sur des positions de parent (systmes complexes). Dans les
systmes semi-complexes, Franoise Hritier31, grce linformatique, a
montr la frquence dchanges selon trois modalits : des mariages consanguins juste au-del de la limite de linterdit, des changes restreints entre deux
patrilignages, et enfin des changes gnraliss cycliques. Cette avance repose le
29. Jose Maria IMIZCOZ BEUNZA, Communaut, rseau social, lites. Larmature sociale de
lAncien Rgime , in Juan Luis CASTELLLANO et Jean-Pierre DEDIEU (dir.), Rseaux, familles et pouvoirs dans le monde ibrique la fin de lAncien Rgime, Paris, CNRS-ditions, 1998, p. 31-66.
30. Philippe MAURICE, La famille en Gvaudan au XVe sicle (1380-1483), Paris, Publications de la
Sorbonne, 1998. Michel NASSIET, Parent, noblesse et tats dynastiques, XVe-XVIe sicles, Paris, ditions
de lEHESS, 2000, p. 135-156. Claire CHATELAIN, La famille Miron. Parents, politique et promotion sociale (XVIe-XVIIe sicles) , thse sous la direction de Robert Descimon, EHESS, 2001.
31. Franoise HERITIER, Lexercice de la parent, Paris, Gallimard-Seuil, Hautes tudes , 1981.
Franoise HERITIER, Elizabeth COPET-ROUGIER, Les complexits de lalliance, les systmes semi-complexes,
Paris, ditions des Archives Contemporaines, 1990.
32. Pierre LAMAISON, Les stratgies matrimoniales dans un systme complexe de parent : Ribennes
en Gvaudan (1650-1830) , Annales ESC, 34/4, juillet-aot 1979, p. 721-743. Elizabeth CLAVERIE et Pierre
LAMAISON, Limpossible mariage.Violence et parent en Gvaudan, XVIIe-XVIIIe-XIXe sicles, Paris, Hachette,
1982.
100
problme du passage aux systmes complexes dalliance, dont relvent les socits chrtiennes. Or, la troisime modalit est tout fait analogue aux cycles observs par P. Lamaison32 en Gvaudan entre des lignes patrimoniales, cest--dire
des lignes dhritiers successifs, et ferms en des dlais allant jusqu six
gnrations. Plus rcemment, David W. Sabean33 vient dobserver, dans un
village du Wurtemberg, au cours du premier tiers du XVIIIe sicle, non seulement des changes gnraliss cycliques, mais aussi des changes entre
lignes alternes, qui permettent de renouveler rgulirement les alliances
entre deux familles tout en respectant les interdits de consanguinit ; ainsi le
taux de consanguinit est presque nul, alors que les alliances sont orientes
par des mariages remarquables et des phnomnes dchange. Grard
Delille34, de son ct, vient de montrer, de mme, des cas dchanges entre
lignes alternes masculines en Europe aux XVIe et XVIIe sicles. Il y a donc
l convergence, non seulement sur lobjet observ, mais galement sur les
rsultats de lobservation.
Las ! Cette convergence apparat au moment o justement, la thorie lvistraussienne de lchange devient objet de controverse et est frappe dun
malaise , dont tmoigne le volumineux numro de LHomme de lanne 2000 :
Question de parent . Dj, pour certains anthropologues, laffaire est entendue,
et les historiens feraient mieux de sabstenir dintervenir sur lchange ; pour
Franoise Hritier35, en revanche, la thorie de lchange nest pas encore mise
bas . On constate ainsi quil ny a pas une histoire ni une anthropologie qui risqueraient de manquer un rendez-vous. Il y a des convergences et des divergences
entre certains historiens et anthropologues, et il y a des divergences entre historiens, de mme quil y en a entre anthropologues, quand ce ne sont pas des
incomprhensions36.
Les divergences sont suscites dabord par les diffrences entre les objets
observs. Dans les socits europennes, la filiation est cognatique, indiffrencie, si bien quen principe, il nexiste pas de groupes de filiation, discrets, susceptibles dtre des units collectives actrices du mcanisme dchange. Aussi
HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE
101
les figures de lalliance, repres par les anthropologues, sont-elles dfinies par
rapport des individus, comme ce que les historiens appellent des mariages
remarquables , ainsi que les renchanements dalliance37 dfinis par Franoise
Zonabend. En revanche, certains historiens sont tents, propos des lites de la
fin du Moyen ge et de lpoque moderne, noblesses, patriciats, dy voir des
lignages, et plus prcisment des patrilignages, par consquent des groupes discrets, susceptibles davoir t des units changistes. La rflexion sur les
groupes de filiation suscite dautres convergences avec des anthropologues.
Dans la paysannerie bretonne aise, Tiphaine Barthlmy38 dcrit ce quelle
appelle des parentles patronymiques . Ce sont des groupes familiaux bien
dlimits, dots dun nom patronymique, rassemblant les descendants, par les
hommes ou par les femmes, dun anctre commun . La transmission de la
terre, ou bien une influence politico-religieuse, a souvent jou un rle majeur
dans la constitution de ces groupes. Celle-ci, enfin, a ncessit un temps dau
moins trois gnrations. Cette observation montre quun groupe de filiation se
caractrise dabord par la conscience quen ont ses membres, ce qui ncessite
une construction, laquelle passe ncessairement par le truchement de reprsentations ; que cette conscience ne recoupe pas strictement les rgles dhritage ;
enfin que cette construction ncessite plusieurs gnrations. De telles observations sont prcieuses pour poser le problme de lexistence de lignages dans les
lites des sicles passs, une question qui ne fait pas lunanimit parmi les historiens.
Anita Guerreau-Jalabert a propos le concept de topoligne , qui exprime
ce fait fondamental que, dans les noblesses comme dans certaines paysanneries,
la ligne est cristallise par lexercice de droits sur le sol : loccurrence dune fille
unique, une chtellenie passait aux enfants de lhritire, et ctait une ligne
indiffrencie qui tait ainsi reproduite39. Mais ce concept prsente linconvnient de passer sous silence plusieurs types de pratiques.Tout dabord, il suppose
38. Tiphaine BARTHELEMY, Quest-ce quune parentle ? tude de cas bretons , Actes du Colloque
Anthropologie sociale et Ethnologie de la France, Louvain, Peeters, 1989, p. 103-109 ; Pratiques successorales et mobilit sociale : exemples bretons , in Grard BOUCHARD et Joseph GOY. (dir.), Famille,
conomie et socit rurale en contexte durbanisation (XVIIe-XXe sicles), Chicoutimi, Paris, SOREP-EHESS,
1990, p. 57-66.
39. La nocin de topolinaje, que permite expresar la articulacin, fundamental en la sociedad feudal, entre parentesco y espacio, en la que el linaje (que no tiene nada que ver con un grupo
de unifiliacin, paro que puede ser consirado como una parentela descendente) slo recibe su sustancia, su coherencia y su continuidad a travs de la forma en que se inserta en un territorio (seorio, exploitacin), cuya composicin puede variar pero cuya posicin est fijada globalmente y cuya
entidad residencial simboliza materialmente la permanencia : Anita GUERREAU-JALABERT, El sistema
de parentesco medieval : sus formas (real/espiritual) y su dependencia con respecto a la organizacin
del espacio , in R. PASTOR, Relaciones de poder, de produccin y parentesco en la edad media y moderna,
Madrid, CSIC, 1990, p. 85-106.
40. Cf. par exemple les Rohrbach Francfort : crivant dans la dcennie 1470, Bernhard ne pouvait gure remonter lhistoire familiale au-del de 1400 ; lascension de sa ligne avait t reconnue par
une lettre de concession darmoiries de chevalier par lempereur Frdric III, et avec son frre, il institua une procession annuelle en lhonneur de leur dfunt pre en 1474 (Pierre MONNET, Les Rohrbach
de Francfort. Pouvoirs, affaires et parent laube de la Renaissance allemande, Genve, Droz, 1997).
102
une exacte adquation de lensemble des lignes et de celui des lieux, ce qui
ignore les crations de lignes cadettes. Il ne rend pas compte des multiples modes
de reprsentations labores par les lites pour rendre manifestes des lignes sur
plusieurs gnrations40, et qui taient gnralement patrilinaires ; parmi ces
reprsentations figure lhraldique, qui permettait dexprimer des enjeux familiaux, qui eux-mmes pouvaient prendre une dimension politique. Il nexplique
pas, non plus, les prfrences patrilatrales qui se manifestaient, soit en cas dhritage (pactes de famille en Allemagne et dans le royaume de Naples), soit de
mariage dune hritire41, l o le droit de celle-ci tait reconnu. Ce sont, enfin,
les troubles divers lors de loccurrence dune hritire, dont la gamme allait du
rapt de celle-ci, ce qui nest pas indiffrent lhistoire des femmes, jusqu des
guerres sur plusieurs gnrations entre les principaux royaumes dEurope, ce qui
nest pas indiffrent lhistoire politique et lhistoire tout court.
La difficult thorique est que, dans les noblesses europennes comme dans
les paysanneries aises du Gvaudan ou de Bretagne, la filiation prsente tour
tour des caractres indiffrencis et une inflexion patrilinaire. Dans ces discussions, on le voit, les lignes de clivage ne passent pas entre historiens et anthropologues. Quant aux mariages contracts par les lites, une partie seulement peut
tre interprte dans une logique dchange. Cest quon ne dispose pas dune
thorie globale sur les systmes complexes.
Aussi est-il un peu curieux que la notion de maison, avance par LviStrauss, nait gure encore t utilise par les historiens. Cette thorie part de
lide que dans les socits systmes de parent indiffrencis, lexercice de
droits sur le sol semble insparable de la parent ; en dautres termes, une caractristique des socits maisons est la dualit entre la ligne et la terre. La maison
est un groupe non unilinaire ; C. Lvi-Strauss la dfinit comme une personne
morale, dtentrice dun domaine compos de biens matriels et immatriels, et
qui se perptue en transmettant son nom, sa fortune et ses titres en ligne directe
ou fictive, tenue pour lgitime la seule condition que cette continuit puisse
sexprimer dans le langage de la parent ou de lalliance et, le plus souvent, des
deux ensemble 42. Cette dfinition trouve des illustrations trs concrtes dans les
pratiques hraldiques de la parent43. Cette thorie parat donc susceptible de
dpasser les contradictions voques ci-dessus sur les groupes de filiation. En
outre les socits maisons sont hirarchiques, et le double type dalliance hypogamique/hypergamique en est constitutif44. Jusqu prsent, cette thorie a donn
lieu des tudes diachroniques et comparatives de la part danthropologues et
HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE
103
46. Dans la noblesse dglise rhnane, le nombre moyen dhommes maris par fratrie baisse
partir de la deuxime moiti du XVIIe sicle (C. DUHAMELLE, Lhritage op. cit. p. 220). Cest le cas
aussi en Espagne avec la pratique du majorat (J. P. DEDIEU, Familles, majorats, rseaux de pouvoir.
Estrmadure, XVe-XVIIIe sicle , in Rseaux, op. cit., p. 111-145).
47. Jean-Marie GOUESSE, Mariages de proches parents (XVIe-XXe sicle). Esquisse dune
conjoncture , in Le modle familial europen : normes, dviances, contrle du pouvoir, Rome, cole franaise de Rome, p. 31-61. Andr BURGUIERE, Cher cousin : les usages matrimoniaux de la parent
proche dans la France du XVIIIe sicle , Annales HSS, 52/6, novembre-dcembre 1997, p. 1339-1360.
Grard DELILLE, Famille et proprit dans le royaume de Naples (XVe-XIXe sicle), Rome-Paris, cole franaise de Rome/ditions de lEHESS, 1985 ; Rflexions sur le systme europen de la parent et de
lalliance , Annales HSS, 56/2, mars-avril 2001, p. 369-380.
104
Nouvelle-Caldonie (dans la rgion de Houalou), qui ma conduit effectuer un certain nombre de recherches historiques, et frquenter loccasion
le CARAN, le CAOM, les archives de Nouvelle-Caldonie ou les archives militaires de Vincennes. En effet, si on souhaite comprendre ces objets classiques
de lanthropologie politique que sont la tenure foncire ou la chefferie tels quils
se prsentent rellement dans lenqute ethnographique cest--dire si on veut
dcrire les conflits fonciers contemporains ou ce quest un chef aujourdhui
dans la rgion de Houalou , il est indispensable dadopter une perspective
permettant une contextualisation historique de la conjoncture prsente
(Naepels, 1997, 1998). Cest particulirement vident en Nouvelle-Caldonie,
en raison dun sicle et demi de colonisation : la situation foncire a t marque par des spoliations coloniales massives et le cantonnement des Kanaks
dans des rserves, et lorganisation sociale indigne a t pense et remodele
au XIXe sicle par ladministration militaire puis civile de la colonie qui sinspirait des modles de gouvernement colonial labors en Algrie. Ce nest certes
pas un auditoire dhistoriens que je vais montrer que ltude du pass peut
nous aider comprendre le prsent ce quil faut pourtant, loccasion, rappeler certains ethnologues.
Jajoute un autre pralable : il me semble que lanthropologie est une discipline faible, ou pour le dire autrement, peu discipline. Les effectifs de chercheurs sont peu importants ; lanthropologie nest pas enseigne dans le
secondaire et ne connat donc pas cet tonnant dispositif disciplinaire quest
lagrgation ; elle est marginale dans lenseignement suprieur, ce qui entrane
notamment une formation disparate de la corporation dont une partie significative na commenc lanthropologie quau niveau des tudes doctorales
(aprs avoir suivi des tudes de philosophie, de sociologie, de lettres classiques, dhistoire, de mdecine, etc.). Cette grande disparit est sans doute la
fois notre force et notre faiblesse : les ethnologues partagent peu de paradigmes, et tolrent des formes de construction de lobjet tout fait diverses,
des plus innovatrices aux plus stupides, des plus empiriques aux plus spculatives. Cet tat de fait interdit en tout cas de parler au nom de tous : je ne donne
ici quun avis personnel sur ltat des rapports entre anthropologie et histoire,
ou plutt de linvolution propre de lanthropologie dans ses relations avec
lhistoire, sous la forme de trois remarques.
Lanthropologie est une science historique
Il vient un moment, dans lvolution des ides, o de vieux problmes sont au fond
liquids, mme si on continue en parler par habitude (Veyne, 1971, p. 381).
Aucune socit nest sans pass, sans dynamique interne, hors du temps,
a-historique. Et dailleurs, qui soutiendrait encore cette thse ? Si on admet que
lanthropologie est une science sociale (plutt quun discours sur lhomme en
gnral), elle est, du mme coup, une science historique. Cette unit fondamentale a t marque depuis longtemps par certains pistmologues des sciences
HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE
105
48. Cest au cours de cette mme priode que M. Sahlins publie son clbre ouvrage Des les
dans lhistoire (1985 [trad. fr. Gallimard, 1989]).
49. Immanuel WALLERSTEIN, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe sicle, [1991], Paris,
PUF, 1995, p. 109, 249-250, 269-289, et Ouvrir les sciences sociales. Rapport de la Commission Gulbenkian
pour la restructuration des sciences sociales, prside par IW, Paris, Descartes & Cie, 1996, p. 7-38.
106
50. Cf. notamment Jean BAZIN, La production dun rcit historique , Cahiers dtudes africaines,
1979, n 19, p. 435-483, Jocelyne DAKHLIA, Loubli de la cit. La mmoire collective lpreuve du lignage
dans le Jrid tunisien, Paris, La Dcouverte, 1990. Je me permets de renvoyer galement M. NAEPELS,
Le conflit des interprtations. Rcits de lhistoire et relations de pouvoir dans la rgion de Houalou
(Nouvelle-Caldonie) , dans B. MASQUELIER, J.-L. SIRAN (d.), Pour une anthropologie de linterlocution. Rhtoriques du quotidien, Paris, LHarmattan, 2000, p. 337-357.
HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE
107
51. J. BAZIN, Interprter ou dcrire. Notes critiques sur la connaissance anthropologique , dans
J. REVEL, N. WACHTEL (d.), Une cole pour les sciences sociales, op. cit., p. 401-420.
108
capacit dagir des sujets, est peut-tre aussi pour la discipline historique lun
de ses horizons actuels.
BAZIN Jean, La production dun rcit historique , Cahiers dtudes africaines, 1979,
n 19, p. 435-483.
BAZIN J., Interprter ou dcrire. Notes critiques sur la connaissance anthropologique , in Jacques REVEL, Nathan WACHTEL (d.), Une cole pour les sciences
sociales. De la VIe section lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales, Paris, Cerf,
1996, p. 401-420.
BAZIN J., Si un lion , in I. DELPLA (d.), Philosophia scientiae, 7 : Lusage
anthropologique du principe de charit , Paris, Kim, paratre.
B ENSA Alban, De la micro-histoire vers une anthropologie critique , in
Jacques REVEL (d.), Jeux dchelles, Paris, Gallimard-Seuil, Hautes tudes , 1996,
p. 37-70.
DAKHLIA Jocelyne, Loubli de la cit. La mmoire collective lpreuve du lignage dans le
Jrid tunisien, Paris, La Dcouverte, 1990.
FABIAN J., Time and the Other. How Anthropology Makes its Object, New York,
Columbia University Press, 1983.
LVI-STRAUSS Claude, Compte rendu de R. DeMallie (d.), Handbook of North
American Indians. 13 : Plains , LHomme, 2002, n 164, p. 167-169.
NAEPELS Michel, Il a tu les chefs et les hommes. Lanthropologie, la colonisation
et le changement social en Nouvelle-Caldonie , Terrain, 1997, n 28 : Miroirs du
colonialisme , p. 43-58.
NAEPELS M., 1998, Histoires de terres kanakes. Conflits fonciers et rapports sociaux
dans la rgion de Houalou (Nouvelle-Caldonie), Paris, Belin, Socio-histoire , 1998.
NAEPELS M., Le conflit des interprtations. Rcits de lhistoire et relations de pouvoir dans la rgion de Houalou (Nouvelle-Caldonie) , dans B. MASQUELIER,
J.-L. SIRAN (d.), Pour une anthropologie de linterlocution. Rhtoriques du quotidien,
Paris, LHarmattan, 2000, p. 337-357.
PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Lespace non-popprien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.
SAHLINS Marshall, Des les dans lhistoire, [1985], Paris, Gallimard-Seuil, Hautes
tudes , 1989.
THOMAS Nicholas, Hors du temps. Histoire et volutionnisme dans le discours anthropologique, [1989], Paris, Belin, Socio-histoires , 1998.
VEYNE Paul, Comment on crit lhistoire, Paris, Points-Seuil, 1971.
HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE
109
DBAT
Marc VENARD
Je suis convaincu quon ne peut parler dhistoire et danthropologie au singulier. partir du moment o lon parle des histoires, cela devient pratiquement impossible. Il faut prendre des variables multiples dun ct et de lautre,
et essayer de rflchir. Pour rpondre P. Ragon, il est vrai, mais ce ntait pas
le propos, que lon aurait pu galement mentionner les noms de Tom
Zuidema, de John Murra et tout le monde andin. Cependant, le propos nest
pas ici, mon sens, de rflchir sur limportance de ce dbat en France. Il est
beaucoup plus important de poser les problmes dans un rayon daction beaucoup plus vaste, en sortant du cadre franco-franais et de notre franco-centrisme habituel. Lhistoire se fait aussi ailleurs, et sans nous ; de mme,
lanthropologie nest pas condamne se borner lhritage lvi-straussien.Vu
de ltranger, Lvi-Strauss est peut-tre moins important quil ne la t ou
quil ne lest encore en France. Cet exercice de relativisation et de distanciation
est difficile mais indispensable. En ce qui concerne lItalie, toute la gnalogie
de Ginzburg et de la micro-histoire est effectivement importante. Plus largement, cest lanthropologie italienne qui est trop souvent ignore, lexemple
dErnesto de Martino, dont ni les historiens, ni mmes les anthropologues,
nont encore assimil luvre majeure. Au total, cest bien un problme de permabilit au monde extrieur qui est central.
Michel MORINEAU
110
Dans son introduction, Philippe Minard a fait tat de diffrentes oppositions entre lhistoire et les sciences voisines depuis les annes 1950. Il faudrait
remonter beaucoup plus haut, car ces contacts ou ces oppositions ont exist
depuis beaucoup plus longtemps. Faut-il, par exemple, considrer que
Voltaire, dans lEssai sur les murs, est un historien ou un anthropologue ? Au
dbut du xxe sicle, cest lhistoire et la sociologie qui sopposent, travers le
dbat entre Simiand et Seignobos.
mon sens, lopposition entre histoire et anthropologie ne doit pas tre
exagre. Ainsi, prsenter les rapports entre Braudel et Lvi-Strauss sous la
seule forme du conflit me semble bien rducteur : cette opposition fut davantage le fait des lecteurs de Braudel et des lecteurs de Lvi-Strauss, cest--dire
des pigones, qui ont forc les divergences. Observons dailleurs que le travail
de Lvi-Strauss ou de Leon Portilla tait dj connu dans les annes 1960,
mme sils ntaient pas souvent lus. Enseignant au lyce du Mans dans les
annes 1960, jai ainsi donn comme sujet de composition : Peut-on parler de
tristes tropiques en gographie ? .
Dernier point, dans les emprunts que lhistoire fait aux autres disciplines,
il est remarquable dobserver que, bien souvent, lhistoire ragit de manire
immdiate, et sempare avec enthousiasme de choses fausses ou, du moins, de
choses qui vont paratre fausses ou dpasses par la suite. Cest par exemple le
cas en histoire conomique, o lon a dissert si longtemps sur les thories
dHamilton, ou sur les cycles et intercycles, avant den revenir. De mme, les
mentalits ont t lhonneur grce Lucien Febvre, puis ont t violemment
remises en cause. Cest actuellement la notion de culture qui est en faveur,
mais pose bien des problmes. Pour faire une comparaison provocatrice, en
France, lexcision est condamne du point de vue juridique, en Afrique elle est
dfendue au nom de la culture. La circoncision fait-elle partie de la culture,
et/ou au nom de quoi doit-elle tre interdite, dun point de vue juridique ?
Quantit de questions sont ainsi ludes.
Lopposition entre histoire et anthropologie est du mme ordre.
Lanthropologie ne va pas jusquau bout. Lexemple du livre rcent de Lucette
Valensi sur La fuite en gypte, par ailleurs excellent, lillustre bien : si ltude
historique est trs bien mene, en reprenant tous les textes crits sur cette
question, en essayant den voir la rsonance dans les diffrentes religions, elle
ne rsoud pas le problme de fond de ladhsion des personnes au rcit des
vnements, chose sur laquelle lauteure reconnat quelle butte. Dira-t-on que
cela relve de la philosophie ? En ralit, cela fait partie de ce que lon appellerait anthropologie. Pour moi, lopposition entre histoire et anthropologie nest
gure fconde ; cest bien plutt dune archoscopie dont il faudrait parler,
sintressant lvolution globale de lhumanit en trs longue dure.
Michel NAEPELS
HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE
111
gie. Je sais que la SHMC a consacr une journe aux relations entre lhistoire et
la sociologie de Pierre Bourdieu. Dans mon esprit, il va de soi quil ny a aucune
raison pour que le dialogue entre lhistoire et lanthropologie soit privilgi par
rapport au dialogue entre lhistoire et dautres sciences sociales.
Je veux revenir sur le rapport ethnologie-ethnographie-anthropologie, cette
belle pyramide classique : pour dire les choses dune manire trs terre terre,
du point de vue de linstitution, cest la mme chose. Il y a une seule section du
CNU pour les anthropologues, les ethnologues ou les gens qui se revendiquent
tels. Une autre chose est de savoir quelle est la signification pistmologique de
cette pyramide, de cette ide que les anthropologues passeraient dune description, dune enqute sur le terrain qui serait de lethnographie, des monographies ethnologiques, puis une comparaison vise universaliste de savoir si
cette description- l de la discipline correspond la ralit des pratiques de
recherche. mon avis, la rponse est simple : des anthropologues, ce comptel, il y en a trois ou quatre en France, Claude Lvi-Strauss, Franoise Hritier,
Alain Testart : cest peu prs tout. Tous les autres sinscrivent dans une perspective monographique, idiographique. Larticle de Jean Bazin dont jai parl
tout lheure propose de sortir de cette opposition idiographique/nomothtique, ou singulier/universel, pour avancer lide selon laquelle, travers ltude
de cas ou de situations absolument singulires, lanthropologie fait leffort de
montrer en quoi les logiques daction qui y sont luvre nous sont comprhensibles, et sont en quelque sorte des variantes de celles que nous employons
nous-mmes. Est-ce que cela, cest de luniversel ou du singulier ? je crois que le
problme ne se pose plus dans ces termes pour Bazin.
Il y a en tout cas un formidable coup de force de la discipline, en tant
quelle sappelle anthropologie , vouloir en permanence jouer sur un
double tableau : on fait du terrain, on mne des enqutes ethnographiques
dans des situations absolument singulires dun ct, mais on parle de
lhomme en gnral de lautre. mon avis, ce coup de force-l doit tre dfait
tout prix, car il ne se fonde sur rien.
Jocelyne DAKHLIA
112
Dominique JULIA
Que lhistoire soit une pratique prdatrice qui emprunte aux sciences voisines concepts et mthodes, et parfois de manire sauvage, nous le savions
depuis longtemps. Si je me limite au champ europen, il y a eu effectivement
dans les annes 1970, comme le rappelait Philippe Minard dans son introduction, un moment de rencontre particulirement intense entre anthropologie et
histoire, quil sagisse des questions poses par le Montaillou dEmmanuel Le
Roy Ladurie ou celles ouvertes par I Benandanti (1966 ; traduction franaise :
Les Batailles nocturnes, 1980) et par Il formaggio e i vermi de Carlo Ginzburg
(1976), ou encore par le livre de Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort les sorts
(1977). Le problme peut-tre plus crucial aujourdhui est que, les producteurs dhistoire ayant tripl ou quadrupl depuis trente ans, nous avons de plus
en plus de mal matriser notre propre champ historiographique et que nos
incursions dans le champ de la recherche anthropologique en train de se faire
sont par dfinition plus limites, en fonction de nos propres intrts et de nos
objets dtude : do trs certainement des dcalages, qui induisent des mconnaissances ou des quivoques. Dune certaine faon, lhistorien a toujours eu
lgard des sciences voisines une attitude utilitaire : ce dont il sempare, cest
loutil opratoire qui peut lui permettre dentrer plus avant dans la comprhension des phnomnes historiques quil a traiter.
Sagissant plus particulirement de lanthropologie religieuse, on na peuttre pas assez remarqu combien un livre comme celui dAlphonse Dupront,
Du Sacr (1987), tait nourri dune analyse du prsent et tout particulirement
de lenqute quil a mene pendant vingt-cinq ans lcole des Hautes tudes
sur les plerinages franais contemporains : les observations les plus pntrantes de cette tude sur lhomo religiosus occidentalis dans la trs longue dure
proviennent dune enqute sur le terrain et dune observation directe et fine des
pratiques quil aimait dsigner, parfois peut-tre abusivement, du Moyen
ge en place . Ce qui est sr, cest que la dmarche rgressive employe, du
prsent au pass, permettait de reposer aux documents crits du pass des
questions venues dune anthropologie des gestes religieux contemporains :
Alphonse Dupront stait rapidement rendu compte de la vanit dune enqute
par questionnaires crits dont les rponses lui renvoyaient surtout lrudition
(et parfois la ccit) des clercs qui les avaient rdiges. Du mme coup, lenqute orale sur le terrain avait pris le dessus, mme si elle portait sur des sites
limits, et Alphonse Dupront, au fur et mesure que lentreprise se prolongeait,
avait un vif sentiment de lurgence, tant il sentait son objet dtude seffacer,
sous la double pression dun effritement des traditions dans un monde rural en
pleine transformation, et des radications, brutales provoques par un jeune
clerg interprtant sa manire les rformes du Concile Vatican II. Cest peuttre dailleurs dans la distance gographique (ainsi Guadalupe au Mexique)
que nous pouvons le mieux essayer dimaginer aujourdhui ce quont pu signifier les grands plerinages dans lancienne Europe.
Je nai voqu ici les questions souleves par lanthropologie religieuse
HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE
113
dAlphonse Dupront que pour souligner quel point les historiens se trouvent
souvent dmunis pour rpondre de manire prcise aux interrogations venues
de celle-ci : il ne nous est que rarement donn de saisir le sens que les acteurs
donnaient leurs gestes, tant ces gestes ou ces actes appartenaient lvidence, navaient pas besoin dtre explicits et, faisant partie de lordre des
pratiques, nont pas tre crits. Notre problme nest pas de savoir sil existe
une catgorie gnrale du sacr dans les socits que nous tudions mais de
saisir sur des objets prcis comment celle-ci fonctionne, tel moment prcis
de lhistoire, travers les paroles et les gestes des acteurs. Jajoute que je rejoins
tout fait Jean-Clment Martin sur la manire dont nous avons dconstruire
les catgories historiographiques dont nous sommes les hritiers. Il est clair
que bien souvent, nous narrivons saisir croyances et gestes religieux que
dans les moments o ceux-ci ont donn lieu des conflits, parce que ceux-ci
laissent des traces crites, et que nous sommes rduits, pour le reste, travailler
sur les textes normatifs. Mais nous devons songer aussi la manire dont les
dbats et les oppositions qui traversent les coles historiques peuvent venir
piger en quelque sorte notre propre rflexion : pour avoir travaill rcemment sur les reliques sous la Rvolution franaise, jai pu mesurer quel point
un tel objet est systmatiquement mconnu par les deux historiographies,
ecclsiastique et jacobine, attaches chacune soit dnoncer les actes impies
des hordes rvolutionnaires, soit, dans une perspective rationaliste des progrs de lesprit humain, manifester lradication des superstitions. Limage la
plus courante que nous avons garde de la priode de dchristianisation
active est celle de lautodaf o le corps saint est brl avec les statues et les
ornements liturgiques, avant que ses cendres ne soient disperses dans le
fleuve ou la rivire voisine. Les choses sont en ralit infiniment plus complexes et la solution la plus frquente, en raison mme des rsistances des
populations au moment o les autorits rvolutionnaires viennent semparer
de largenterie des reliquaires, a sans doute t celle de linhumation (dans
lglise mme ou dans le cimetire voisin), que lon pourrait dfinir comme
une profanation rversible . Celle-ci est trs certainement, de la part des
autorits, une solution de compromis, un moyen de calmer les foules extrmement mles qui assistent aux oprations, sont prtes, pour des motifs trs
divers, sapproprier sauvagement tous les ossements, et ne sont quasiment
plus contrlables. Cette profanation est rversible, puisque lt 1795 pourrait
tre dfini comme un printemps des corps saints, o les reliques sont solennellement transfres dans les difices religieux rendus au culte dans une
concurrence aigu entre clerg constitutionnel et clerg rfractaire : car plus la
relique est ancienne et insigne, plus elle lgitime le pouvoir sacral de lvque
qui la reconnat . Jajoute ce tableau de la priode rvolutionnaire que la
focalisation des deux historiographies, ecclsiastique et jacobine, sur les
conflits des deux clergs au moment de la Constitution Civile du Clerg a
manqu un phnomne essentiel : lappropriation paroissiale, en 1790-1791,
des trsors de reliques conservs dans les monastres, appropriation qui a
114
donn lieu de solennelles translations et peut expliquer lattachement populaire vis--vis de ces mmes reliques trois annes plus tard. Je nai pris cet
exemple particulier que pour faire voir quel point les questions venues de
lanthropologie religieuse ne peuvent merger dans notre travail historique
quen brisant les schmas des historiographies antcdentes, en revenant au
plus prs des sources pour les interroger nouveaux frais, et en recontextualisant, de la manire la plus prcise, les phnomnes observs.
Denis MATRINGE
HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE
115
que jai voques, et celles de cette deuxime priode ; et dautre part, avec une
globalisation de la problmatique de ces subaltern studies, qui chappent une
rflexion sur le seul colonialisme indien, et une critique de la seule cole de
Cambridge applique lhistoire du colonialisme ; enfin, on assiste en mme
temps une coupure encore plus grande avec lhistoire conomique.
Depuis la fin des annes 1990, on a assist un autre cart par rapport la
problmatique dorigine, qui, pour parler en termes calqus sur Michel Foucault
(rfrence chre aux subalternistes ), prend pour objet linsurrection des savoirs
domins. Pour ces auteurs, les discours que lon continue dtouffer taient hritiers de savoirs constitus dont lapport a t ni au nom dune histoire linaire
fonde sur le savoir europen et occidental. Ce nouveau type dtude, qui
dborde me semble-t-il trs largement les volumes des subaltern studies, et est prsent sous diffrentes formes, concerne aussi la priode trs contemporaine, avec
une attention accrue porte aux techniques traditionnelles comme possible
moyen de rsistance la mondialisation conomique et culturelle. Lun des cas les
plus frappants est la tentative de reviviscence par des activistes cologistes et politiques de techniques traditionnelles de gestion de leau en Inde, pour sopposer
lemprise des grands groupes de distribution et dassainissement de leau. Il y a
aussi une dimension historique, avec une critique trs forte du concept europocentr de rvolution industrielle, mais aussi de la rvolution du savoir la
Renaissance, en disant que lhistoire du savoir telle quelle a t crite jusquici, ne
prend pas en compte des savoirs vernaculaires, indignes, locaux, qui taient dans
un dialogue trs fort avec les savoirs europens lpoque de la premire modernit. Il y a bien entendu, en filigrane de ces tudes, une critique de limposition
des catgories occidentales de la pense. On met par exemple en avant le fait que,
quand les premiers voyageurs occidentaux en Inde regardent les rituels, ils nemploient presque jamais le mot de religion, qui est surimpos ensuite.
Voil en gros les trois grands moments de ces tudes subalternes , issues
dune forme particulire de contact entre anthropologie et histoire, dans laire
culturelle indienne.
tienne ANHEIM
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liance entre histoire et droit. Cela ne signifie pas que dans dautres dbats ou
dautres contextes, il ne puissa pas y avoir des collaborations disciplinaires
entre anthropologie et droit, mais que du moins, dans ce cas-l, le recours
lune ou lautre discipline oppose les historiens.
Il ne faut pas sous-estimer ces conflits, et les rapports entre histoire et
anthropologie, dans la pratique quotidienne, restent parfois trs difficiles. En
1976, par exemple, le colloque de Fanjeaux consacr la religion populaire
dans le Midi au Moyen ge a donn lieu dpres discussions. Plusieurs
jeunes historiens, en particulier Jean-Claude Schmitt, ont introduit un certain
nombre de concepts anthropologiques dans leur analyse de certaines pratiques
du christianisme mdival. Les tmoins racontent que le dbat est devenu si
violent que des participants tenants dune approche plus classique ont fini par
quitter la salle, comme lAssemble nationale. Dans bien des cas, ces dbats
existent encore, sur un mode mineur, touffs seulement par latonie gnrale
des discussions mthodologiques actuelles. Certains historiens ont soulign
aujourdhui la dcouverte prcoce de lanthropologie lors de leurs tudes, et la
fluidit du passage dune discipline lautre, mais il ne faut pas avoir une
vision trop irnique des rapports entre histoire et anthropologie.
La deuxime remarque concerne la dfinition disciplinaire de lhistoire par
rapport lanthropologie. Certains intervenants ont parl des historiens en
disant quils seraient plutt du ct de la recherche du changement, ou encore
quils sintresseraient la spcificit des contextes, par rapport une anthropologie vise trs universaliste. Cette opposition-l ne me convainc pas, et je
rejoins plutt ce que disait M. Naepels sur la collaboration et la trs grande
proximit aujourdhui entre histoire et anthropologie mais dune certaine
faon, le problme nest pas l, dans notre dsaccord. Ce qui me frappe surtout,
cest quen utilisant ces divisions, nous rinventons en quelque sorte le dbat de
1903 entre Simiand et lcole mthodique, mais cette fois entre anthropologie
et histoire : on rpte que dun ct, il y aurait des descriptions et du changement, et de lautre une science sociale qui viserait une trs grande gnralit par
des systmes figs et des explications. Un dbat comme celui daujourdhui doit
peut-tre aussi contribuer arrter de toujours rejouer la mme scne primitive. Sil y a une cumulativit du savoir empirique, il peut aussi y avoir une
cumulativit du savoir pistmologique sur nos disciplines. Actualiser les dbats
voudrait peut-tre dire, par exemple, rflchir en termes sociologiques nos
propres positions. Quand on dit quhistoire et anthropologie ont un rapport
dsquilibr, quand on dit que les historiens vont chercher des outils intellectuels chez les anthropologues, et les anthropologues gure chez les historiens, ce
nest pas parce quil y a une essence de lhistorien ou de lanthropologue : cest
surtout parce que lhistoire est en position ultra-dominante du point de vue de
ses structures institutionnelles, et lanthropologie est dans une position difficile
en termes de disciplinarisation et dinstitutionnalisation. Ce rapport dominant/domin joue un rle dans la faon dont les concepts schangent. De
mme que les problmes de formation jouent un rle. La plupart des gens qui
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font de lhistoire ont un cursus dhistorien. Ce nest pas du tout le cas, comme
M. Naepels la rappel, des anthropologues, qui ont des formations dune
grande pluralit. On peut dailleurs remarquer pour finir limportance de la
philosophie dans ces disciplines : Lvi-Strauss, dont on a beaucoup parl, est
philosophe de formation. La place de la philosophie dans ces disciplines, tard
venues par rapport lhistoire dans linstitution universitaire, a une grande
importance du point de vue de la production de concepts. Ce qui est vrai de
lanthropologie, lest aussi dune autre science sociale domine, la sociologie :
Bourdieu, Durkheim sont des philosophes. Ainsi, aprs stre interrog sur les
rapports entre les diffrentes sciences sociales, il nest pas impossible que nos
dbats nous conduisent reprendre nouveaux frais la question des liens entre
les sciences sociales et la philosophie.
Philippe MINARD
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HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE
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Robert DESCIMON
En ce qui concerne lhistoire telle quelle est faite dans les pays du
Maghreb, il faut noter que de nombreux historiens, tunisiens par exemple,
font des travaux sur la France tout fait excellents et admirables. On peut videmment se poser la question de savoir sils ne sont pas quasiment, dans leur
formation, des historiens franais.
Pour en revenir ce que disait A.-M. Sohn, sapproprier luvre de
F. Hritier est effectivement un travail immense, qui ncessiterait de sapproprier auparavant luvre de Lvi-Strauss, et de Malinovski. Il est extrmement
difficile pour lhistorien de sapproprier une vaste culture anthropologique,
tout en continuant dentretenir son savoir disciplinaire dhistorien. Ce problme est un problme de formation. cet gard, ce que disait M. Morineau
ma rappel mes propres tudes, dans les annes 1960 : ds le lyce, jai
entendu parler de Lvi-Strauss. Une page semble aujourdhui tourne, ce quil
faut regretter. Le temps des Sartre et des Barthes est bien rvolu.
La force institutionnelle de lhistoire na pas que des aspects positifs, car
elle a ce revers de la mdaille terrible, lacadmisme, symbolis par lagrgation. Lanthropologie se porte institutionnellement assez mal. En revanche, il
faut reconnatre que les anthropologues ont une vision naturellement plus critique : un jeune anthropologue, agrg de lettres classiques ou de philosophie,
a des instruments intellectuels qui parfois peuvent tre plus puissants que ceux
dun historien qui a suivi un cursus trop normalis .
Enfin, signalons que le problme de la faiblesse institutionnelle de lanthropologie, lintrieur du monde universitaire, est souvent aggrav par le
fait que les anthropologues sopposent parfois entre eux, au risque de perdre
des postes au profit dautres disciplines, comme cela arrive dans certains
tablissements
Ph. MINARD
Nous navons pas pu examiner tous les aspects des problmes poss,
mais au nom de la SHMC, je remercie chaleureusement tous les participants
davoir bien voulu nous aider rflchir ensemble.
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