Vertu de Force

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Georges GUSDORF

Professeur lUniversit de Strasbourg


Professeur invit lUniversit Laval de Qubec

(1967)

LA VERTU
DE FORCE
Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole,
Professeur associ, Universit du Qubec Chicoutimi
Page web. Courriel: [email protected]
Site web pdagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/
Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"
Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi
Site web: http://classiques.uqac.ca/
Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque
Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur et Prsident-directeur gnral,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, sociologue, bnvole, professeur associ, Universit du Qubec Chicoutimi, partir de :

Georges Gusdorf
LA VERTU DE FORCE.
Paris : Les Presses universitaires de France, 1967, 120 pp. 3e dition. Collection : SUP Initiation philosophique, no 26. 1re dition :
1956.

[Autorisation formelle le 2 fvrier 2013 accorde par les ayant-droit de


lauteur, par lentremise de Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf, la fille de lauteur,
de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]
Courriels : Anne-Lise Volmer-Gusdorf : [email protected]
Michel Bergs :
[email protected]
Professeur, Universits Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole

Polices de caractres utilise :


Pour le texte: Times New Roman, 14 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.
dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word
2008 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11.
dition numrique ralise le 24 juillet 2014 Chicoutimi,
Ville de Saguenay, Qubec.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

Un grand merci la famille de Georges Gusdorf


pour sa confiance en nous et surtout pour nous accorder, le 2 fvrier 2013, lautorisation de diffuser en accs ouvert et gratuit tous luvre de cet minent
pistmologue franais.
Courriel :
Anne-Lise Volmer-Gusdorf : [email protected]

Un grand merci tout spcial mon ami, le Professeur Michel Bergs, professeur, Universits Montesquieu-Bordeaux IV et Toulouse I Capitole, pour toutes ses dmarches auprs de la famille de lauteur et
spcialement auprs de la fille de lauteur, Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf. Ses nombreuses dmarches
auprs de la famille ont gagn le cur des ayant-droit.
Courriel :
Michel Bergs : [email protected]
Professeur, Universits Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole

Avec toute notre reconnaissance,


Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur des Classiques des sciences sociales
Chicoutimi, le 24 juillet 2014.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

Georges GUSDORF
Professeur lUniversit de Strasbourg
Professeur invit lUniversit Laval de Qubec

LA VERTU DE FORCE

Paris : Les Presses universitaires de France, 1967, 120 pp. 3e dition. Collection : SUP Initiation philosophique, no 26. 1re dition :
1956.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

DU MME AUTEUR
La dcouverte de soi, Presses Universitaires de France, 1948.
(puis.)
L'exprience humaine du sacrifice, Presses Universitaires de France, 1948.
Trait de l'existence morale, Colin, 1949. (puis)
Mmoire et personne, Presses Universitaires de France, 1951.
Mythe et mtaphysique, Flammarion, 1953.
Trait de mtaphysique, Colin, 1956.
Science et foi, S.C.E., 1956.
Introduction aux sciences humaines, Belles-Lettres, 1960.
Signification humaine de la libert, Payot, 1962.
Dialogue avec le mdecin, Genve, Labor et Fides, 1962.
Kierkegaard, Introduction et choix, Seghers, 1963.
Pourquoi des professeurs ?, Payot, 1963.
L'Universit en question, Payot, 1964.
Les sciences humaines et la pense occidentale, t. I : De l'histoire
des sciences l'histoire de la pense, Payot, 1966.
La Parole, Presses Universitaires de France, 5e d., 1966.
Les sciences de l'Homme sont des sciences humaines, BellesLettres, 1967.

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Table des matires


Chapitre I. Dcadence de la force [1]
Discrdit de la force et de la vertu. - Dgradation de l'effort physique dans la
civilisation technicienne. - Fragilit organique et dbilit mentale de l'homme d'aujourd'hui.
Chapitre II. La sant et la maladie [13]
La sant comme hirarchie d'quilibres dfinissant la personnalit psychobiologique. - La maladie est une dficience de l'attitude devant la vie. - Rciprocit du physique et du moral selon la mdecine psychosomatique. Pour une anthropologie de la totalit. - Maladie et sant comme dfi et riposte. - La vertu ou la sant de l'me.
Chapitre III. Force du corps et force d'me [31]
Monstruosit d'un corps qui ne serait que corps. - Le corps est plus que le
corps : l'ducation physique comme ducation morale. Rhabilitation de
l'existence corporelle ; mais l'chec final de la force physique rvle la ncessit de la force d'me. - La force est toujours plus que la force : force et
faiblesse comme vecteurs de valeurs.
Chapitre IV. Varits de la faiblesse [43]
La faiblesse ou l'anarchie du domaine personnel : les toxicomanies. - La
destruction de la personnalit oppose son dification. - Le faible plaide
coupable devant l'vnement : manoeuvres dilatoires de soi soi. - Les degrs de l'asthnie : conduites d'chec et sentiments de culpabilit.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

Chapitre V. Par-del l'chec et le succs [58]


Le besoin de scurit. Fonder sa force hors de soi du en soi. - L'affectation
de la force. - La force vritable n'est pas un systme de scurit. - Force
comme rayonnement, polarisation de l'environnement, initiative cratrice. L'chec dans le succs, le succs dans l'chec. - Relativit gnralise des
significations du monde.
Chapitre VI. Ambigut de la violence [74]
Sociologie des rapports de force. - La constellation des influences comme
mtabolisme des forces et des faiblesses. - L'tre relationnel de la personne.
- La violence ou le dsespoir de la communication. - La non-violence, audel et non en de de la violence : Gandhi. - La mauvaise violence et la
violence salutaire.
Chapitre VII. Le monde de la force [92]
L'utopie d'un monde sans la force. - Le risque intervient au moment o le
monde matriel devient un monde personnel. - On risque toujours. - Le risque de la valeur comme enjeu existentiel. - Risque et finitude. - Courage et
peur : la gnrosit. - Qui ne risque rien n'est rien. - Le tragique de la vie.
CHAPITRE VIII. La vertu de force [105]
La matrise de soi comme vertu de style. - La force est une conqute. - La
force est un mystre. La force est une grce. - L'humilit et la vertu de joie.
CHOIX DE LECTURES [115]

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

[1]

La vertu de force

Chapitre I
DCADENCE
DE LA FORCE
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Vertu, Messieurs, ce mot vertu est mort, ou, du moins, il se


meurt. Vertu ne se dit plus qu' peine , s'criait Valry, en 1934, dans
son Rapport sur les prix de vertu l'Acadmie franaise. De fait, le
mot ne s'emploie plus gure que dans les rites solennels clbrs sous
la Coupole, dernier refuge de tous les archasmes ; il voque un aropage snile distribuant en grande pompe des lauriers mdiocrement
dors des pres de famille excessifs et besogneux.
Quant au mot force, s'il est d'un usage plus courant, il jouit pour sa
part d'une fort mauvaise rputation. Il rappelle la fois la contrainte,
la brutalit, la terreur dont notre poque ne cesse de faire nouveau la
triste exprience. Les hommes forts qui fleurissent en rgime totalitaire, les preuves de force, les mesures de force, qui ne sont pas l'apanage exclusif des dictatures, dnoncent l'un des aspects les plus angoissants de cette priode de l'histoire o le progrs de la civilisation
technicienne s'accompagne d'un renouveau de la plus inhumaine barbarie.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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Le moraliste renoncera donc vertu parce que le mot a perdu toute


valeur d'actualit et ne se dit gure plus. [2] Il vitera force, parce que
force est trop actuel et s'emploie trop souvent avec des rsonances fcheuses. Aussi bien s'agit-il l de notions dont on peut assez bien se
passer. Pour la plupart des moralistes, le problme de l'action humaine
demeure thorique, et peut se rgler sur le papier ; il s'agit seulement
de trouver une formule raisonnable, une maxime qui rsout au niveau
de la rflexion la totalit des cas possibles. Une fois la formule trouve, il va sans dire que l'application doit aller d'elle-mme, par autorit de raison. La tche du penseur s'arrte au moment o commence la
ngociation entre les ides et l'exprience terre terre : le spcialiste
des ides gnrales ne se croit pas oblig de faire la monnaie de ses
prceptes, car le lgislateur du royaume des fins ne saurait assumer les
modestes fonctions de gendarme dans le domaine des moyens. La recherche morale se rduit une enqute qui assure ensuite l'intress
le paisible confort intellectuel dans le sommeil dogmatique des solutions une fois trouves. Un formulaire appropri prescrirait chacun
ce qu'il convient de faire ; les questions se trouvent rsolues d'avance,
de sorte qu'on n'a mme plus besoin de les poser. Tout le monde doit
faire comme tout le monde et l'idal serait que la morale soit devenue
si automatique et si universelle qu'on n'ait mme plus besoin de se
rendre compte qu'elle existe.
Malheureusement, la vie personnelle, dans sa densit concrte, ne
se compose pas de problmes rsolus ; tout au plus laisse-t-elle aprs
soi des problmes morts, mais dpasss plutt que rsolus. Il faut renoncer cette conception de la morale comme une conomie de l'effort intellectuel et spirituel, calque sur une conception de la philosophie comme une conomie de la vie.
[3]
Ds lors la restauration de l'exigence morale dans son authenticit
implique une redcouverte de la vertu et de la force : la force vritable
est une vertu, la vertu virile est une force. Ddaigneuse des jeux de
mots et des jeux d'ides, une discipline de l'action doit remettre en
honneur ces thmes devenus trangers l'air de notre temps.
Nietzsche fut, la fin du sicle dernier, le prophte d'un retour
ces valeurs oublies. Sa critique de la civilisation contemporaine, faonne par la rvolution industrielle, la dmocratie et la dgnres-

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cence du christianisme, insiste sur le caractre dbilitant d'une spiritualit mousse qui noie l'individu dans la masse. Le conformisme
devient une vertu, et chacun se veut l'esclave de tous.
Pourtant Nietzsche a prch dans le dsert son renversement de
toutes les valeurs : il prenait son poque contretemps, et le dynamisme croissant de la civilisation matrielle n'a fait que renforcer sur
toute la surface de la terre, et sous les dnominations les plus diverses,
l'emprise de la morale du troupeau. Le triomphe de la grande industrie
trouve son expression dans l'avnement d'un type humain uniforme,
produit un peu partout en grande srie. Les coutumes locales ont disparu, comme les costumes rgionaux : c'est le nombre qui fait la loi
dans les statistiques conomiques, dans la vie politique et dans l'ordre
des prfrences morales. Celui qui voudrait rsister la loi du nombre
serait aussitt cras. Lorsque la Chine, continent aux vingt climats,
bariol de traditions millnaires, se soumettant son tour aux exigences de la civilisation industrielle invente par l'Occident, adopte les
rites de la planification marxiste, des centaines de millions d'hommes
et de [4] femmes revtent la combinaison bleue de l'ouvrier europen.
Chacun s'engloutit dans la masse, bnficiant ainsi d'un mimtisme
protecteur ; la limite, la meilleure protection serait de s'oublier compltement soi-mme afin d'tre tout fait semblable tout le monde.
Une nouvelle forme d'alination apparat ici, qui tend devenir universelle, sous l'apparente diversit des uniformes vestimentaires ou
idologiques.
L'affirmation personnelle, qui fut jadis le centre de gravitation des
valeurs morales, perd de son importance dans la mesure o l'individu
cesse d'tre une unit de compte. La dimension morale, prive de toute spcificit, tend se dissoudre dans la ralit sociale. Ds lors, les
proccupations traditionnelles de l'thique se trouvent singulirement
dpasses : les devoirs envers la communaut passent bien avant les
anciens devoirs envers soi-mme. Les scrupules de la belle me prise
de puret ne sont Plus que des superstitions ridicules. La loi du rendement tend remplacer la loi morale dans un univers soucieux de
productivit plutt que de perfection. Sans que nous en prenions conscience, la rvolution conomique et sociale actuellement en cours
substitue l'homme de l'ge historique le nouveau type humain de
l're technocratique.

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Ce nivellement gnral des personnalits, souvent dplor par les


moralistes et les philosophes, est sans doute la contrepartie du progrs
conomique et social. Sous la diversit apparente, et l'opposition, des
tiquettes politiques, on assiste en effet un mouvement gnral vers
la suppression de l'ingalit entre les conditions. En dpit de certaines
anomalies persistantes, on peut dire que l'cart ne cesse de se rduire
entre les plus favoriss et les plus dshrits. Le genre de vie de [5]
l'homme amricain, quelle que soit sa catgorie sociale, est de plus en
plus homogne, et pareillement celui de l'homme sovitique. On peut
mme apercevoir une convergence d'intention entre les rgimes de vie
amricain et sovitique : si les mthodes diffrent pour y parvenir, les
buts apparaissent singulirement voisins pour un esprit non prvenu.
La promotion de la masse et la circulation des lites, qui s'inscrivent
au programme de toute dmocratie moderne, exigent une galit des
chances au dpart, accorde chaque individu. La pte sociale est de
plus en plus homogne : l'ventail des conditions se rduit en mme
temps que l'ventail des salaires.
Il n'y a certes pas lieu de dplorer sans restriction ce mouvement
d'une poque o de plus en plus l'extrme richesse et l'extrme pauvret apparaissent comme des exceptions voues disparatre, tandis
que s'affirme la prdominance d'un type moyen d'quilibre, que la
formule franaise du minimum vital dfinit avec une ironie sans
doute involontaire. Ce qui est certain, c'est que, par excs ou par dfaut, les carts tendent se rduire. La structure mme de la grande
industrie qui, pour une production en masse, exige une clientle de
masse, lie l'expansion du march l'uniformisation des gots et des
ressources. Tout n'est certes pas pour le mieux l'heure actuelle, ni en
France, ni ailleurs ; mais il faut tout de mme noter, la dcharge de
notre temps, que la misre sous ses diverses formes, assez bien supporte travers les sicles par les privilgis du sort, soulve maintenant une inquitude gnrale, dont l'tonnante entreprise de l'abb
Pierre fournit un exemple significatif. Le droit au travail, le droit la
sant, le droit au logement, auxquels les Constituants de 1789
n'avaient [6] pas song, sont aujourd'hui plus ou moins explicitement
reconnus au nombre des droits de l'homme.
La conscience morale doit trouver sa place dans ce vaste mouvement qui remanie les structures matresses de la civilisation. La morale ne se borne nullement une profession de foi concernant des essen-

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ces ternelles. L'homme, au moment mme o il prend conscience de


sa situation dans la socit et dans le temps, dcouvre en lui certaines
exigences fondamentales ; il doit, tout moment, s'orienter parmi les
possibles, c'est--dire choisir. L'autorit intime se manifeste dans l'incessante ngociation qui se poursuit au plus profond de chaque existence. Chaque dcision manifeste l'obissance des valeurs, ou la dsobissance ; chaque conduite se situe dans la ligne d'une fidlit, ou
d'une infidlit, constitutives d'une vie personnelle. Autrement dit.,
nous ne sommes pas engags dans le contexte du moment historique
et social comme un navire pris dans les glaces. Il appartient chacun
de se gouverner au mieux des circonstances, en utilisant les possibilits de manire raliser autant que possible son voeu le plus profond.
L'existence morale est cette politique de perptuel affrontement et dpassement du donn, qui sans cesse oppose au dfi de l'vnement la
riposte de la personne. La valeur morale de l'homme se reconnat
aprs coup, lorsque l'preuve a mis en lumire la signification affirmante d'une vie, sa capacit de respecter l'exigence d'unit de soi soi
et de soi au monde, en laquelle se rsout l'intention thique.
Or, parmi les conditions faites aujourd'hui l'affirmation de
l'homme dans le monde, il faut relever une dgradation gnrale de la
force. La lutte pour la vie matrielle et spirituelle ne demande plus,
trs gnralement, [7] l'homme d' prsent l'intense dpense physique autrefois indispensable. La puissance technique, alimente par les
multiples sources d'nergie successivement mises en oeuvre par le
gnie humain, du bois et de la houille l'lectricit, puis l'nergie
atomique, a pris la relve de la simple force musculaire, dont l'humanit a d se contenter pendant des dizaines de sicles. La civilisation
antique tout entire repose sur le rgime de l'esclavage, gaspillage effroyable de vies humaines pour un rendement trs mdiocre. Le dveloppement de la civilisation matrielle substitue de plus en plus la
force physique limite de l'esclave ou de la bte de somme la puissance indfinie de la force motrice artificielle. Un des critres les plus
srs de la situation d'un pays se trouve dans la quantit moyenne
d'nergie disponible par tte d'habitant. Alors que dans lgypte ancienne, en Grce ou Rome, un petit nombre de privilgis devaient
de nombreux troupeaux d'esclaves un luxe trs relatif, chaque citoyen
d'un tat moderne dispose pour son service de plusieurs esclaves m-

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caniques beaucoup plus habiles et efficaces que les sous-hommes de


jadis.
La disqualification de l'nergie physique est un phnomne universel. La disparition des travaux de force, si nombreux autrefois, reprsente une immense transformation du genre de vie, laquelle nous
sommes par trop insensibles. Le temps n'est plus o les esclaves, o
les femmes, pilaient le grain dans un mortier, plusieurs heures par
jour ; o des manoeuvres tourneurs de roue entranaient, la force
de leurs bras, les arbres moteurs des machines dans les premires manufactures. La mnagre elle-mme, dans un temps o les domestiques se font rares, se voit de plus en plus efficacement [8] aide par
l'extraordinaire essor des arts mnagers, qui s'ingnient mcaniser
les besognes de la matresse de maison. Il faut aussi voquer les tches de transport et de manipulation des marchandises, dans les ports,
dans les entrepts, dans les usines : dockers, dbardeurs, manuvres
en tout genre usrent leur vie porter des fardeaux, monter des pierres sur les chantiers de construction. l'heure actuelle, une multitude
d'engins de toute nature et de toute taille s'ingnient rendre inutile la
peine des hommes : grues, tracteurs, chariots, lvateurs, ont rejet le
portefaix de nagure, ou le fort de la halle, dans le domaine de l'archasme. Le travail humain ne sent plus la sueur, mais l'essence et
l'huile. Content ou mcontent de son sort, l'ouvrier d'aujourd'hui n'est
plus la simple bte de somme qu'il a t si longtemps. Sa tche est surtout de conduire des machines, de surveiller, de contrler l'usage d'une
nergie qui ne vient pas de lui. Le manoeuvre balai lui-mme, au
bas de la hirarchie, se voit doter d'un aspirateur grand modle, et
l'ouvrier agricole pilote un tracteur. Sans doute, la mcanisation et la
rationalisation, avec leurs tches rythmes et fastidieuses, apportentelles une dpense nerveuse non moins pnible que la fatigue musculaire. Mais la journe de travail se rduit, les loisirs augmentent, et
l'automation , le contrle lectronique des oprations de fabrication, commence faire du travail la chane le tmoin d'un ge dj
dpass. L'usine atomique sera vide d'hommes, et le travail s'y ralisera sans ouvriers. En dehors mme de ces perspectives d'avenir, on doit
aussi relever que le travailleur d'il y a un sicle, au dbut et la fin de
sa longue journe, devait parcourir pied la distance parfois considrable qui sparait l'usine de la maison. Cette fatigue supplmentaire a
disparu, elle [9] aussi, avec le dveloppement des transports en com-

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mun, avec la diffusion massive de la bicyclette, du cyclomoteur, de la


motocyclette et mme de l'automobile.
Le progrs technique est donc corrlatif d'une croissante conomie
de la force physique. Ce n'est plus la sueur de son front que l'homme
d'aujourd'hui gagne son pain. Entre l'homme et la nature s'interpose le
nouveau milieu de l'ge industriel, dans lequel le plus robuste n'est
plus, comme autrefois, privilgi. Il fallait jadis un solide quilibre
non seulement pour travailler, mais simplement pour vivre au contact
des variations des saisons et des ingalits du climat. Chacun se trouvait directement soumis la loi souveraine du jour et de la nuit, l'insuffisance des moyens d'clairage paralysant ou supprimant toute activit ds que le soir tombait. Chacun devait endurer, en l'absence de
systmes de chauffage efficaces, les rigueurs des hivers. Aujourd'hui
un confort si gnralement rpandu qu'on n'y fait plus gure attention
cre autour de l'individu une zone de protection qui l'isole des conditions naturelles, et le rend indpendant des vicissitudes du jour et de la
nuit comme aussi des variations de la temprature.
L'organisme n'a plus faire les frais de l'adaptation au climat ;
mieux encore, il se trouve dans une large mesure l'abri des agressions physiologiques de la maladie. Il y a deux ou trois gnrations
peine, le service mdical tait mdiocre ou inexistant, d'ailleurs rserv aux privilgis de la fortune, les mdicaments rares et l'hygine
nulle. Une extraordinaire civilisation mdicale s'est cre depuis la fin
du XIXe sicle, grce l'apport des nouvelles techniques de l'anesthsie, de la chirurgie, de la biologie, de la srothrapie et de la psychiatrie... Le dveloppement des lois sociales, la reconnaissance [10] du
droit la sant, met ces progrs la porte de tous. On soigne les malades toujours, on les gurit souvent, et la dure de la vie humaine se
trouve en continuel accroissement, sans d'ailleurs que ceux-l mme
qui sont les tmoins et les bnficiaires de ces prodigieuses transformations les estiment leur juste valeur.
Mais, du coup, la notion de sant, de robustesse ou de fragilit biologique, perd de son importance. La thrapeutique actuelle met le
nourrisson sous cloche et prolonge le vieillard ; elle immunise l'individu bien portant, isole le malade et au besoin le fait hiberner. L'organisme devient le champ clos o s'affrontent les germes et les antibiotiques, les virus et les srums, les vitamines. L'homme n'est plus l'auteur, ni mme le titulaire de sa sant, qui est rgle du dehors par les

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techniciens comptents. Les transfusions sanguines, les greffes, l'emploi d'un cur ou d'un rein artificiel consacrent cette alination. De mme, les calmants, les anesthsiques, les somnifres, ou les
excitants, les prparations glandulaires substituent aux rgulations naturelles des rythmes prfabriqus. L'aspirine, elle seule, avec ses drivs, a si profondment modifi la sensibilit humaine qu'un sociologue a pu sans paradoxe dcrire notre poque comme l'ge de l'aspirine .
Pas plus que la force musculaire., la sant organique n'est vraiment
indispensable l'homme d'aujourd'hui. Tout conspire pour lui conomiser l'effort de vivre, si bien mme que l'on en vient redouter que le
progrs technique ne s'accompagne d'une dcadence corrlative de
l'tre humain. Dispens de mettre en uvre ses fonctions d'adaptation,
de compensation ou de dfense, l'individu risque de devenir de plus en
plus fragile. L'extension d'une maladie comme la poliomylite [11]
apparat comme la contrepartie des rites de l'hygine : systmatiquement mis l'abri des germes, l'organisme perd la capacit d'acqurir
ses frais une immunit naturelle, et succombe la premire agression
pathogne non encore prvue au programme des vaccinations.
L'homme moderne tend devenir, au physique, un dbile - et cette
fragilit organique se double manifestement d'une dbilit mentale.
L'espace social planifi apparat de plus en plus complexe ; l'orientation y est de plus en plus difficile dans l'enchevtrement des exigences
administratives et l'inscurit politique et conomique. Les conflits se
multiplient si bien qu'un bon nombre de gens, incapables de faire face
aux difficults de l'existence et de rsoudre leurs conflits, sont victimes de troubles moraux et psychologiques. En dehors mme de la
prolifration actuelle de la psychiatrie et de la psychothrapie sous ses
diverses formes, il suffit de relever ici l'institution des assistantes sociales, tout fait caractristique de notre poque. Elle correspond la
ncessit d'aider vivre les pauvres en esprit et en argent qui, rduits
leurs propres moyens, risqueraient d'tre broys par la machine administrative. La socit actuelle reconnat sa propre dmesure en prenant
sa charge les conomiquement faibles non seulement en matire financire, mais en fait de ressources intellectuelles et morales.
Mditer sur la vertu de force, c'est prendre notre poque contretemps. Mais cette considration intempestive , comme disait Nietzsche, n'est peut-tre pas inutile. Il ne s'agit pas, bien entendu, de s'op-

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poser au vaste mouvement qui allge la peine des hommes ni de refuser toute valeur ses magnifiques acquisitions. Pareille entreprise serait voue l'chec, et d'ailleurs [12] ridicule. la nostalgie ractionnaire d'un pass trop souvent inhumain s'oppose la tche d'une restauration du sens des valeurs humaines. Entrane dans un mouvement
dont le sens lui chappe, la conscience doit essayer de s'en dgager
pour rtablir un quilibre compromis. C'est seulement lorsque l'homme contemporain sera redevenu matre de soi qu'il pourra se croire
vraiment matre et possesseur de l'univers. Pour le moment, vaincu par
ses conqutes, il ne peut que douter du monde et de soi-mme, et
compenser ce doute par le dsespoir, ou les frnsies du fanatisme. La
vertu de force, condition pralable d'un retour l'ordre, est le fondement de toute sagesse possible comme affirmation rsolue de l'homme
dans le monde.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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[13]

La vertu de force

Chapitre II
LA SANT
ET LA MALADIE
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La premire image de la force est toute physique : Hercule avec la


musculature avantageuse que lui confrent les sculpteurs hellnistiques. Milon de Crotone, athlte complet, collectionne les victoires,
des dizaines d'annes de suite, aux grands jeux de la Grce. Il bloque,
d'une seule main, un char lanc toute vitesse ; il soutient sans effort
le plafond croulant dans la classe de son matre Pythagore ; il porte un
taureau sur son paule et, du seul gonflement de ses veines, il peut
briser un cble enroul autour de sa tte. Ces jeux de socit remplissent toujours d'admiration les badauds, un instant rassembls autour
de l'hercule de foire, dont on constate avec satisfaction qu'il est vraiment fort comme un Turc. Le champion en poids et haltres qui manipule ses ustensiles avec grimaces l'appui donne aux spectateurs les
plus chtifs une sorte de bonne conscience, comme s'ils triomphaient
avec lui de la matire humilie.
Seulement, si l'on refuse de se laisser prendre au pige d'une mise
en scne avantageuse, il est clair que les performances de l'haltrophile ou du boxeur mettent l'homme son rang parmi les tres naturels.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

19

La force de l'athlte le plus fort ne lui permettrait pas de rivaliser [14]


avec le plus faible lphant ; Porthos, le hros d'Alexandre Dumas,
malgr son gabarit imposant, meurt cras sous un boulement, en
murmurant ces derniers mots immortels : c'est trop lourd pour
moi , qui reconnaissent la limitation des forces humaines. Chacun de
nous en est parfaitement conscient, et lorsque des commres admiratives penches sur un berceau s'exclament : Comme il est fort 1 ,
elles veulent dire seulement que le bb manifeste une vitalit de bon
aloi pour son ge . Rien de plus fragile, d'ailleurs, qu'un grand
champion, ou qu'un pur sang, fleur de serre, produit de luxe, patiemment mis au point pendant des annes dans une ambiance artificielle.
La moindre agression biologique ou psychologique : une motion, un
courant d'air, suffit le mettre plat ; Jazy, enrhum, ou simplement surentran, se trouve hors de forme et ne pourra rien faire. A
y bien regarder, le recordman, bien souvent, n'est pas vraiment robuste : sa valeur ne peut s'exercer que dans des limites assez troites,
l'abri du froid et du chaud, de la passion et du besoin, dans un milieu
cr de toutes pices. Il n'a pas de marge de scurit, sa force n'est que
la rsultante d'un rgime alimentaire et psychologique prfabriqu,
dont il subit passivement la discipline. La force vritable, la robustesse ne va pas sans la sant, qui implique une autonomie de l'individualit organique.
Rien de plus mystrieux, de l'aveu mme des mdecins, que la notion de sant. Il s'agit d'un quilibre idal entre les diverses fonctions,
d'un tat de grce anatomique et physiologique, d'ailleurs prcaire, et
toujours menac du dedans et du dehors. Selon le mot d'un grand savant, la sant serait la vie dans le silence des organes - quoi le Dr
Knock objecte : un homme bien portant [15] est un malade qui
s'ignore . De fait, les pires menaces contre l'intgrit organique se
dveloppent souvent de la manire la plus discrte. Il arrive que l'on
dcouvre, chez un homme tu dans un accident, un cancer dj fort
avanc : la victime tait trs gravement malade ; elle ne s'en tait jamais dout. On admet d'ailleurs l'existence d'affections inapparentes,
c'est--dire de maladies qui chappent de bout en bout la conscience
du patient, bien qu'elles aient une grande importance pour sa physiologie personnelle. Elles confrent, en effet, l'organisme intress
l'immunit l'gard de certains bacilles ou virus : l'agression bnigne

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

20

laquelle il aura rsist lui permettra d'chapper dsormais la poliomylite ou la tuberculose.


Aux yeux des spcialistes, la notion de sant organique est loin
d'tre claire. Le praticien, aprs un examen aussi approfondi que possible peut formuler un diagnostic de bonne sant. Cela signifie simplement que l'impression d'ensemble fournie par le sujet est satisfaisante ; mais rien n'assure qu'une nouvelle mthode d'investigation, ou
un coup d'il plus averti, n'aurait pas relev des signes cliniques inquitants. La sant apparat ds lors comme une sorte de limite idale,
comme le prototype d'un fonctionnement organique, dont chaque individu particulier se rapproche ou s'carte plus ou moins. Au surplus il
existe une personnalit biologique, c'est--dire que tout tre vivant
prsente des particularits anatomiques et physiologiques, des proprits structurales qui manifestent jusque dans le dtail de chaque cellule
une originalit singulire. Au dire du Pr Abrami, notre vie personnelle, dont l'tude de la seule mdecine permet de se faire une ide, est
un ensemble d'quilibres intriqus les uns dans les autres, et chacun
d'eux suppose, [16] pour se maintenir, l'intervention d'innombrables
facteurs dont nous commenons seulement saisir la complexit et la
souplesse d'action adaptative. Dans le sang, quilibre cytologique des
globules rouges, quilibre des globules blancs, quilibre des plaquettes, quilibre de l'eau, des sels minraux, du sucre, des albumines ;
puis l'quilibre thermique, quilibre des tensions. C'est maintenir ces
quilibres que semble se passer la vie de toutes nos cellules, car ils
sont essentiellement mouvants. Ds lors, comment ne pas tre
convaincu que la moindre perturbation qui atteint l'un d'eux ne peut
pargner les autres, et qu'ainsi rien n'est vritablement isol dans la
pathologie ? 1.
La sant apparat ainsi comme un quilibre d'quilibres extrmement complexes. Le progrs de la physiologie ne cesse de mettre en
lumire l'importance de facteurs jusqu'ici mal connus, ou ngligs,
comme les rgulations vgtatives et endocriniennes. La vie apparat
de plus en plus comme un facteur d'organisation ; chaque organisme
se dfinit comme une structure qualitative, capable d'utiliser pour ses
mtabolismes des matriaux prlevs sur l'environnement. Le caractre essentiel de la vie est cette puissance d'intgration, laquelle se re1

Encyclopdie franaise, VI, 38, 6.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

21

connat l'autonomie propre de chaque organisme. La mort correspond


l'chappement au contrle de toutes les substances maintenues sous
la discipline des rythmes vitaux : le cadavre se dcompose, chacun de
ses lments constituants fait retour au dterminisme matriel dont il
avait t, pour un temps, exonr. La vie, disait Bichat, est l'ensemble des fonctions qui rsistent la mort. La bonne sant correspondrait ds lors l'impression [17] d'ensemble qui se dgage d'un jeu
harmonieux de toutes les rgulations biologiques.
Seulement, si chaque organisme possde une originalit propre de
structure et de fonctionnement, cette singularit doit se manifester
dans ses formes propres d'quilibre et de dsquilibre. Autrement dit,
le type idal de la sant et de la maladie dsigne une entit commode,
mais ce n'est qu'un tre de raison ; dans la pratique, les schmas universels doivent se monnayer selon la personnalit biologique en cause
dans chaque cas considr. Chacun de nous a sa manire propre de
n'tre pas bien , ou de se sentir dispos ; il y a des affections, graves
ou bnignes, qui sont pour chaque hommes de vieilles connaissances
et font partie, en quelque manire, de la saveur de la vie : maladie de
foie ou d'estomac, simple grippe ou bronchite, tuberculose reprsentent dans chaque cas des variations individuelles sur le thme clinique
gnral. La maladie du malade, preuve intime et mystrieuse, n'a pas
grand-chose de commun avec la maladie du mdecin : syndrome, diagnostic, pronostic et traitement, selon les livres et l'exprience. La
technique mdicale demeure trangre au sens vcu : elle dchiffre
des signes objectifs ; pour elle, l'enjeu n'est pas le mme Ou plutt, il
n'y a pas pour le mdecin d'autre enjeu que ses honoraires, tandis que,
pour le malade, il y va de sa vie.
On comprend ds lors la gne que les savants et les hommes de
l'art prouvent dfinir thoriquement la maladie et la sant. Ils reculent devant un mystre qui semble ne pas tenir compte des difficults
d'analyse, et refuse de se plier aux exigences gomtriques de l'intelligibilit doctrinale. Ce que les savants ignorent, chacun de nous le sait
suffisamment : se bien porter ou se mal [18] porter, c'est plus ou
moins bien assumer la tche de vivre. L'expression spontane met en
lumire l'essentiel : il s'agit ici d'une activit, d'une entreprise, qui se
solde par un succs ou un chec. Sant et maladie ne sont pas donnes
l'intress comme la simple rsultante d'un fonctionnement plus ou
moins harmonieux des organes et systmes constitutifs de l'organisme

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

22

-la conscience se contentant, la manire d'une caisse enregistreuse,


d'inscrire le rsultat d'oprations ralises en dehors d'elle. Les progrs de la biologie de laboratoire et des techniques d'analyse ont donn lieu des schmas simplistes, selon lesquels la maladie vcue par
le malade ne serait que le contrecoup d'une raction physique ou chimique, se ralisant en lui sans lui. Le mtabolisme du sucre, de l'ure
ou des graisses, par exemple, suffirait rendre compte des perturbations constates, et la thrapeutique se bornerait alors rtablir, par
des drogues appropries, la juste proportion des produits dont l'excs
ou le dfaut commande les troubles en question. Ou encore, si le coupable est un microbe ou un virus, il suffirait de le neutraliser, de le
tuer, aprs l'avoir identifi, pour remettre sur pied le malade.
Le mrite de la mdecine positive, appuye sur la chimie biologique et sur les dcouvertes de Pasteur, est d'avoir mis en lumire des
dimensions causales dans la gense de certaines maladies. Mais l'explication mcaniste, qui parut un moment triompher, apparat aujourd'hui, dans le meilleur des cas, insuffisante, parce qu'elle demeure incomplte. Le virus, le microbe, le drglement de telle ou telle fonction, de tel ou tel mtabolisme, est bien un lment de la maladie, un
de ses aspects, mais on peut se demander s'il en est la cause relle, ou
seulement le signe, et peut-tre la consquence. [19] Autrement dit,
pour reprendre un exemple banal, les furoncles sont dus un staphylocoque. Seulement ce staphylocoque est si rpandu que la plupart des
individus en sont porteurs, sans pour autant souffrir de furonculose.
De mme, si la seule rencontre de l'organisme avec le bacille de Koch
produisait la tuberculose, la majeure partie de l'humanit devrait tre
transfre en sanatorium. Le germe n'explique pas tout ; sa causalit
est seulement occasionnelle. Il faut la comprendre dans le cadre d'une
situation d'ensemble. Depuis longtemps, les mdecins savent que la
gense de la maladie doit tre recherche dans un certain rapport entre
le terrain individuel, la personnalit physiologique, et le milieu environnant, les influences et les agressions venues du dehors. Un malade
est quelqu'un dont la rsistance aux lments pathognes se trouve en
dfaut ; l'tat de moindre rsistance est un effet de la maladie, mais on
peut admettre aussi qu'il l'a prcde. Ou plutt, il est l'essentiel de la
maladie elle-mme : elle se produit comme une crise dans les rapports
de la personne et du monde.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

23

On doit au neurologiste Goldstein une pntrante analyse de la sant et de la maladie, considres dans leur gnralit. L'organisme,
crit-il, qui ralise les proprits qui lui appartiennent essentiellement,
ou qui accomplit avec succs les tches que lui propose le milieu auquel il appartient, ce qui revient d'ailleurs au mme, est dit normal 2.
La notion de sant prend ds lors une signification positive ; elle ne
dsigne plus la simple absence de maladie : elle s'applique [20] l'individu qui se trouve la hauteur de la situation, et peut accomplir
normalement ses tches. Au contraire, la maladie apparat comme
un trouble dans le droulement des phnomnes vitaux , elle correspond un branlement de l'existence ; elle la met en danger. C'est
pour cette raison que sa dtermination exige comme point de dpart le
concept de l'tre individuel. La maladie apparat au moment o l'organisme est modifi de telle sorte que des ractions catastrophiques se
produisent dans le milieu mme auquel il appartient 3. Dans son sens
le plus gnral, la maladie est bien une dficience de l'attitude devant
la vie : l'adaptation un milieu personnel est une des conditions
fondamentales de la sant : des individus paraissent malades ds que
cette adaptation leur fait dfaut, donc au moment dj o ils sont mis
en prsence de tches moyennes ; ou bien, nous pouvons tous tomber
malades lorsque nous avons affaire des tches qui dpassent ce
qu'on peut exiger de nous en moyenne 4.
Comme il arrive souvent, les dcouvertes les plus originales du savant et du philosophe explicitent un savoir que chaque homme pressentait obscurment. La maladie tablit de nouveaux rapports entre
l'esprit et le corps ; l'organisme chappe au contrle de la pense claire ; il se dsolidarise, mettant en chec l'unit personnelle par la fatigue, la fivre, l'engourdissement, la douleur. La conscience n'merge
plus que par intermittence ; elle se sent emporte par le courant des
impressions obscures qu'elle ne peut plus matriser ; elle s'abandonne
la somnolence, la torpeur, au dlire, dgote d'elle [21] mme,
dans une sorte d'exil vis--vis de soi, des autres et du monde. Cette
2
3
4

La structure de l'organisme, traduction BURCKHARDT et KUNTZ, N.R.F.,


1951, P. 341.
La structure de l'organisme, p. 345.
Ibid, p 349.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

24

dmission existentielle s'tend en effet l'univers entier qui recule et


se perd dans le lointain. Le malade garde la chambre, se met au lit et
ferme les yeux, limitant sa prsence un horizon de plus en plus
troit ; la rduction de l'espace vital accompagne le rtrcissement du
rayon d'action : quelques mouvements seuls demeurent possibles,
quelques gestes. la limite, le malade doit tre aid pour manger,
pour se changer, etc. ; il a perdu toute initiative au sein mme de ce
monde en miniature qui est pour lui le monde. La civilisation hospitalire, l'institution des asiles dfinit un univers conomique la
mesure de ceux qui ne peuvent plus assumer leur univers. Puisque le
malade ne peut plus aller au monde, l'hpital est un monde qui vient
lui et le dcharge de toute responsabilit, si bien que la maison de sant se pare quelquefois dans le souvenir des prestiges nostalgiques de
l'le heureuse, oasis ou paradis de Mahomet, dlectation morose de
l'me faible ou harasse.
Si l'on admet une pareille comprhension globale de la maladie, la
diversit des affections et le bariolage des tableaux cliniques ou des
agents pathognes semblent beaucoup se rduire. L'unit de l'tre malade dfinit l'horizon commun de toutes les formes morbides particulires. On comprend mieux certaines transmutations d'une maladie en
une autre avec laquelle elle n'a, en principe, rien de commun ; on
comprend aussi certaines maladies protiformes, qui dfient tout diagnostic et toute thrapeutique, la ralit morbide s'affirmant, en quelque sorte, l'tat pur, sans daigner choisir telle ou telle case particulire de la classification. La maladie est une attitude en face de soi-mme
et du monde, un [22] style de vie que le patient a adopt une fois pour
toutes. Maladie imaginaire , proteste le praticien, qui se croit mystifi : son examen clinique ne fournissant pas de justification suffisante, il condamne comme une tricherie ce qui lui parat une objection de
conscience la sant. Mais la sant n'est pas seulement l'absence de
symptme organique : le dficit existentiel du malade imaginaire
constitue proprement sa maladie relle ; dans les troubles dont il se
plaint s'affirme une mauvaise conscience de son tre humain, une fin
de non-recevoir oppose une situation juge intolrable ou indigne.
Aussi bien, si les signes cliniques sont rclams par l'entourage et le
mdecin, s'ils paraissent ncessaires la reconnaissance de la maladie,
le malade imaginaire finira toujours par en manifester, et plutt
trop que pas assez, pour sa justification. Rien ne pourra l'empcher de

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

25

mourir d'une belle et bonne affection classique et bien relle afin


de prouver aux autres et soi-mme qu'il est vraiment malade.
Si le principe de la maladie se trouve dans l'incapacit d'assumer la
tche de vivre, le refus de faire face une situation, la drobade devant le cahier des charges de l'existence est une forme assez rpandue
d'invalidit. Les progrs de la psychanalyse et des diverses psychologies des profondeurs ont mis en lumire l'existence de maladiesrefuges : non seulement une maladie mentale, mais mme une maladie
organique, une tuberculose, une maladie d'estomac ou de foie, une
affection cardiaque peuvent constituer une chappatoire pour un sujet
dont la vie personnelle se trouve dans une impasse. La discipline physiologique opre une sorte de transmutation magique de la situation ;
elle rsout momentanment le problme sans le poser. Politique de
l'autruche qui [23] ferme les yeux pour supprimer le danger : bien des
maladies relles sont, ce compte, imaginaires. Par exemple, au cours
de la dernire guerre, l'attention du service de sant fut attire par la
frquence anormale de l'ulcre l'estomac parmi les quipages de
l'aviation de bombardement allie. Il apparut que ces hommes, engags dans des missions trs prilleuses, livrs d'une manire presque
passive la dfense antiarienne et aux chasseurs ennemis, d'ailleurs
inoccups pendant la majeure partie des vols, habits par l'angoisse,
qui leur rongeait les sangs , selon la formule familire, trouvaient
inconsciemment un motif valable d'tre ports malades et exempts de service. L'ulcre, affection proprement organique, n'tait pas la
consquence volontaire d'un manque de courage ; aussi bien ces
hommes taient-ils aussi courageux que les autres. Leur attitude apparente simulait le courage ; or le courage n'est sans doute que la simulation du courage. Le corps seul avouait sa dfaillance, et se drobait
devant une tche inhumaine. On voit bien ici comment la maladie la
plus relle peut tre imaginaire ; ou, plus exactement, c'est la notion mme de maladie imaginaire qui apparat vide de sens.
Elle signifierait, en effet, que, dans le cas de maladie la pense, la
conscience de l'homme sont moins relles que le corps. Tel tait l'absurde postulat d'une mdecine positiviste, pour laquelle cela seul
comptait qui pouvait tre observ sous forme de lsion organique ou
de drglement fonctionnel. La connaissance mdicale d'aujourd'hui a
appris que l'esprit du patient, son attitude en face de la vie, avant la
maladie et pendant, ne sont nullement des quantits ngligeables. Les

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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acquisitions de la mthode anatomo-clinique doivent tre reconsidres la lumire nouvelle d'une attitude psychosomatique [24] soucieuse de comprendre l'tre humain dans sa totalit et dans son unit.
La tradition du dualisme cartsien et de la philosophie intellectualiste
opposait tort le corps et l'esprit comme deux domaines trangers l'un
l'autre, conjoints par une rencontre inexplicable et absurde. L'existence de maladies mentales, les unes corrlatives de certains troubles
organiques, les autres, apparemment, en l'absence de toute dficience
physiologique, atteste que le domaine physique et le domaine psychologique ne se ferment pas chacun sur soi, mais sont largement ouverts
l'un l'autre.
La psychosomatique s'est dveloppe comme une mdecine des
confins de l'esprit et du corps. Elle ne cesse de mettre en lumire de
nouveaux aspects du mtabolisme secret en lequel se poursuit le constant dialogue entre la conscience et l'organisme. L'esprit n'est pas greff sur le corps, en manire de superbe couronnement ou de superstructure inutile : l'tre humain se fonde, bien au contraire, sur l'alliance
originaire des deux domaines dans une unit d'intention et de signification, qui se traduit dans les incessants virements de crdit, ou de
dbit, d'un registre l'autre. La conscience n'est pas l'autre du corps,
mais le mme, et nous le savons tous d'exprience, pour peu que nous
renoncions au prjug selon lequel l'organisme visible serait par nature oppos l'invisibilit de l'me. Un comportement est une pense,
l'expression d'un visage est une attitude mentale, un temprament correspond une certaine physiologie morale et intellectuelle en mme
temps qu' une structure du corps et une rgulation glandulaire. Une
infirmit corporelle, une dficience quelconque prend en mme temps
le sens d'une lsion affective, d'une atteinte l'intgrit de l'tre, qui
agit comme une provocation [25] sur la vie de l'esprit. Inversement, il
existe des blessures de la conscience et du sentiment, des traumatismes invisibles qui mettent en question l'quilibre organique, dont ils
paralysent le libre dveloppement. Les recherches sur l'hystrie, qui
sont l'origine des dcouvertes de Freud, ont renouvel notre comprhension de la vie mentale chez l'enfant et chez l'adulte. Aussi bien,
les crivains, dramaturges et romanciers, avaient parfaitement compris, bien avant les mdecins et les philosophes, que les pires violences ne sont pas toujours celles qui s'inscrivent la surface du corps, et

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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qu'on peut tre bless mort parce qu'on a la mort dans l'me, avant
de l'avoir dans l'organisme.
L'anthropologie actuelle admet que chaque vie personnelle forme
un tout, dont l'quilibre ou le dsquilibre dpend de l'accord ralis
entre les diverses fonctions qui constituent l'tre dans le monde. Sant
et maladie caractrisent la configuration d'ensemble ainsi ralise en
un moment donn par la mise en oeuvre des ressources individuelles
dans une certaine situation. Une existence tend obtenir, puis maintenir, un certain contrat entre ses possibilits et la ralit, entre ses besoins et l'environnement, entre ses dsirs et leur satisfaction. La sant
apparat donc, en fin de compte, comme l'ide ou plutt l'idal, confusment pressenti d'une certaine intgrit et intgralit de l'tre humain,
objet de vocation plutt que de possession. C'est cela sans doute que
voulaient dire les Anciens dans leur formule pdagogique : mens sana
in corpore sano. La sant du corps ne peut aller sans celle de l'esprit,
et rciproquement ; mais la sant de l'esprit n'est pas autre chose que
celle du corps ; la sant mentale est consubstantielle l'harmonie physique.
[26]
Encore faut-il prendre conscience de ce qu'il y a d'utopique dans
cette fiction du champion olympique, capable en mme temps d'emporter tous les prix aux Concours Gnral. Socrate, le plus intelligent
des Grecs, le plus riche de tous les dons de l'esprit, jusqu' la gnrosit de donner sa vie pour la vrit, Socrate n'tait pas un athlte complet, et les portraits qui nous restent de lui, dans la littrature ou dans
la sculpture, ne lui accordent jamais la parfaite beaut des statues de
Phidias. L'intgrit du corps, sa perfection formelle concident rarement avec la valeur intellectuelle : les vedettes de cinma et les mannequins de la haute couture font preuve, l'ordinaire, d'une indigence
spirituelle affligeante, comme si, autour d'un berceau, quelque sorcire devait toujours se mler aux bonnes fes dsireuses de combler le
nouveau-n de tous les dons. La plus heureuse et robuste sant risque
souvent d'tre paye de quelque infirmit de l'me, d'une sorte de
sommeil dogmatique de l'esprit, engourdi dans la batitude d'un corps
satisfait.
Ce qui maintient l'tre humain en tat de vigilance, c'est l'alternance des excs et des dfauts dont la rclamation attire la personne au-

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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del d'elle-mme, en lui laissant toujours un mieux tre dsirer. Le


dsquilibre provoque une mobilisation des ressources personnelles
pour une meilleure adaptation au monde, sous peine d'abdication. et
de mort. La sant et la maladie, l'esprit et le corps semblent participer
aux rythmes de l'incarnation personnelle, chacun contribuant pour sa
part au mouvement de la vie qui s'difie ; elles s'appellent et se compensent ; elles se servent l'une l'autre de rserve de significations. Il
n'est pas sr, comme l'imagine un trop facile pragmatisme, que la sant soit toujours un [27] bien et la maladie, l'infirmit, toujours un mal.
Ce manichisme correspond une sorte de matrialisme naf, qui risque fort de se tromper sur le sens de la valeur humaine. En fait, pour
peu que l'on y songe, il apparat que les artistes, les crivains, les
grands hommes de toute espce qui ont manifest travers l'histoire
un gnie crateur, taient presque tous plus ou moins atteints dans leur
intgrit organique ou morale. Un mystre vital se manifeste dans la
liaison du mal et du bien, qui peut servir de clef d'intelligibilit pour la
condition humaine.
Le corps et l'esprit, quelles que soient leurs qualits ou leurs dficiences, ne sont pas imposs l'homme comme un destin, mais plutt
comme un cahier des charges dont il appartient chacun de tirer le
meilleur parti pour son affirmation personnelle. L'individu conserve
un droit de reprise, en seconde lecture, sur les lments constitutifs de
son tre ; loin de se trouver soumis passivement aux automatismes de
son corps ou aux lois de son esprit, il conserve une sorte de marge par
rapport ces dispositions, dont il peut remettre en question le caractre favorable ou dfavorable. En ce sens, il appartient chacun de faire
sa sant ou sa maladie, c'est--dire de mettre au point une formule
d'quilibre qui lui soit propre. Certes l'anatomie et la physiologie restent valables comme aussi la psychologie et la sociologie, avec leurs
diverses exigences. Mais la sant ou la maladie de chacun est une variation sur le thme gnral de la maladie ou de la sant de tous. En
dernire instance, c'est la personne elle-mme qui garde le dernier
mot, et le droit, ou plutt le devoir, de crer la figure de sa situation en
face du monde. Mme si, en fin de compte, tel ou tel dterminisme
naturel s'impose, comme une maladie [28] mortelle, il appartient
l'homme de transfigurer ce qui paraissait une impasse, par son refus
ou son consentement. S'il n'est pas matre de l'vnement, il reste matre du sens.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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La maladie, la dficience mentale ou physique apparat alors comme un dfi auquel il faut rpondre ; c'est l'charde dans la chair, selon
la parole de saint Paul, qui met l'preuve toutes les nergies de l'tre,
les provoquant un effort d'autant plus complet que la menace parat
plus vitale. Le malade est appel l'attention , disait Claudel ; et
Nietzsche avait tir de sa propre exprience la leon que la maladie
rend plus profond . La lutte avec l'ange du gnie crateur est ce combat dsespr qui convertit une promesse de mort en une nouvelle
possibilit de vie. L'uvre de Beethoven est une victoire sur la surdit, l'uvre de Dostoevsky ou celle de Flaubert un triomphe sur l'pilepsie, et sans doute Spinoza doit-il la tuberculose l'affirmation sublime de l'thique. Certes la maladie ne fait pas le gnie, mais le gnie se dvoile dans la rsistance l'empchement de vivre ; il fait de
l'obstacle le plus intimement enracin une occasion pour l'affirmation
de la valeur. L'infirmit, la dficience, de quelque sorte qu'elle soit,
parat alors consubstantielle l'entreprise cratrice, la manire de
l'aigle de Promthe, devenu, au dire de Gide, son meilleur ami. De l
le caractre mdicalement insaisissable du mal de Pascal ou de Nietzsche, de Rilke ou de Gandhi, maladie de l'tre entier plutt que maladie du corps. Mal aise et mal tre, mise en question de l'tre, mise la
question et provocation la rponse, le tourment du gnie est son
meilleur ennemi ; et si quelque nouvelle spcialit mdicale permettait
un jour de le gurir, il est clair que l'intress choisirait son mal., dt-il
en [29] mourir, prfrant cette mort naturelle de l'tre entier, libre de
son destin, la mort spirituelle qui mettrait fin au gnie en mme
temps qu' la maladie. Car la cration du gnie qui, en faisant oeuvre,
se cre lui-mme, se librant ainsi par sa propre volont, de son empchement d'tre, constitue son authentique gurison. Le fatalisme biologique doit ici faire place une sorte de renversement de la causalit,
en lequel s'atteste l'un des plus hauts privilges de l'humanit.
La sant personnelle ne se rduit pas la sant du corps. Le bon
fonctionnement de l'organisme, ou le mauvais, n'est qu'un lment
dans la situation au dpart de chaque destine, une qualit qui vient
s'inscrire au passif, ou l'actif, de la vie personnelle. Mais ce qui est
ainsi donn en premire instance doit tre reconsidr au sein de ce
calcul global des chances qui permet l'homme de dboucher de l'essence dans l'existence. La maladie, le conflit sont des preuves qui
peuvent manifester la rserve de puissance constitutive de la person-

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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nalit. Ce rtablissement malgr l'chec initial fait la preuve d'une seconde sant, plus vraie que la premire, dans la mesure o elle regroupe l'ensemble de l'tre humain, conscience et organisme. La
grande sant , selon le mot de Nietzsche, c'est la capacit de donner
du style sa vie, de la regrouper selon le vu de cette normativit o
s'atteste en fin de compte la vertu cratrice de chacun.
Ta vertu, enseigne Nietzsche, est la sant de ton me. Car, en soi,
il n'est point de sant, et tous les essais qu'on a faits pour donner ce
nom quelque chose ont misrablement chou. Il importe qu'on
connaisse son but, son horizon, ses forces, ses impulsions, ses erreurs
et surtout l'idal et les fantmes de son me, [30] pour dterminer ce
que signifie la sant, mme pour son corps. Il existe donc d'innombrables sants du corps (...) Resterait la grande question de savoir si nous
pouvons nous passer de la maladie, mme pour dvelopper notre vertu, si, notamment, notre soif de connatre, et de nous connatre nousmmes, n'a pas besoin de notre me malade autant que de notre me
bien portante, bref si vouloir exclusivement notre sant n'est pas un
prjug, une lchet, et peut-tre un reste de la barbarie la plus subtile
et de l'esprit rtrograde 5.
Le renversement nietzschen des valeurs met en vidence d'une
manire prophtique le caractre la fois totalitaire et dialectique de
la sant considre dans toute l'ampleur de sa signification. Non pas
donne et reue, mais recherche, invente, elle se prsente comme un
tre, comme un devoir tre, c'est--dire comme la vocation propre de
chacun se raliser dans la plnitude. L'organisme n'est pas un destin,
ni l'hrdit, ni la situation sociale ; il appartient la personne d'quilibrer les divers aspects de sa prsence au monde, et de se dcouvrir
soi-mme et aux autres dans l'exercice mme de sa libert en condition. Le pire n'est pas toujours sr : il arrive qu'une menace de mort
corporelle soit transmue par un vouloir-vivre qui ne renonce pas en
une chance supplmentaire de vie spirituelle.

Le gai savoir, 120, trad. VIALATTE, N.R.F., p. 102.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

31

[31]

La vertu de force

Chapitre III
FORCE DU CORPS
ET FORCE D'ME
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L'ambigut de la sant se retrouve dans le cas de la force, qui manifeste aussi un caractre insaisissable et dialectique. La force physique la plus brutale suppose en effet la sant de l'organisme, qu'elle
mobilise l'appui de son exigence ; mais cette force primitive de l'tre
humain ne se suffit pas elle-mme. L'intgrit organique exempte de
toute infirmit, la robustesse du corps est sans doute le premier vu
que l'on puisse faire en faveur d'un nouveau-n. Seulement cette force
vitale se dpasse trs vite elle-mme : partir du moment o s'veillent la vie affective et sociale, la possibilit de communication, la parole, les parents se proccupent d'une autre intgrit, qui englobe la
premire, et dont ils guettent les signes travers les attitudes et les
comportements du tout petit enfant. La force physique est don de la
nature ; elle atteste une valeur dj, l'uvre comme une facult d'organisation et de rayonnement dans le milieu, mais cette valeur, qui
concerne le corps seul, demeure une valeur vitale, qui doit tre reprise
et rassume au niveau de valeurs plus hautes, valeurs de culture et de
libert. [32] Un infirme sensible et intelligent possde sans doute plus
de valeur humaine qu'un idiot dou d'une parfaite sant. L'intgrit

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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physique souligne et renforce les autres valeurs ; elle ne saurait en tenir lieu.
Le corps mme de l'homme est un corps humain, c'est--dire qu'il
ne nous apparat jamais dans sa nudit animale, comme un corps vivant qui serait seulement un corps vivant, sans qu'aucune prsence
vienne habiter cet organisme en le transfigurant. Les enfants monstrueux qui ont l'air d'tre des petits d'homme sans que l'humanit parvienne en eux dboucher de l'animalit, imposent au visiteur une
preuve particulirement pnible. Encore peut-on surprendre en eux,
de loin en loin, l'clair furtif d'une intention, la grce d'un sourire,
quoi s'attache notre dsir de ne pas dsesprer. Mais un corps vivant
qui ne serait que corps, un corps dont on ne pourrait absolument pas
dire qu'il est, si peu que ce soit, un corps anim , dfie l'imagination. Aucune monstruosit ne serait plus horrible que celle-l : un vivant qui serait pourtant un cadavre, une absence d'humanit en forme
d'homme.
Cette exprience de pense, qui est une exprience limite, fait bien
voir que le corps est plus que le corps ; il signifie une prsence, il est
le lieu de l'incarnation. Le corps n'est pas sparable ; tout ce qui le met
en question, met en question l'tre humain dans son entier. C'est pourquoi toute innovation mdicale peut poser un problme moral ; on l'a
bien vu dans le cas de certaines techniques chirurgicales nouvelles
comme la lobotomie, ou bien lorsque apparurent de nouveaux anesthsiques, ou encore propos des mthodes rcentes d'accouchement
sans douleur... Un mdicament, un procd opratoire, qui paraissait
concerner seulement l'organisme, au grand [33] tonnement de son
inventeur, peut entraner un cas de conscience. L'tonnement est ici le
fruit du prjug cartsien de la dissociation entre l'me et le corps,
dont chacun mnerait part soi une existence indpendante, l'organisme n'ayant d'ailleurs qu'une valeur infrieure ; la machine , la
dfroque , ne mritent nullement les gards dus l'esprit. Ce dualisme est une tradition bien franaise : l'opposition entre la culture intellectuelle et la culture physique, la ngligence et le mpris de l'exercice corporel psent lourdement sur notre systme ducatif, fond tout
entier sur la prminence absolue de l'cole Normale de la rue d'Ulm
sur celle de Joinville.
D'autres civilisations que la ntre, la civilisation grecque ou l'anglo-saxonne, ont mis en honneur l'ducation physique, en vertu de la

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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conscience prise que le corps est plus que le corps. Hercule est considr dans l'Antiquit et jusqu'aux dbuts du christianisme comme le
type mme du hros moral. L'loge du vainqueur aux jeux est un thme traditionnel de la posie grecque et de la statuaire, le sport tant
reconnu comme une cole de grandeur. Sans doute, le public franais
d'aujourd'hui s'intresse au football ou au tennis comme un spectacle ; il lui arrive de se passionner pour l'issue d'un match ou la
conqute d'un record, mais cette curiosit plus ou moins infantile ne
va pas jusqu' la pratique personnelle, ni mme jusqu' la simple reconnaissance de la vertu difiante de l'entranement corporel. On
s'tonne parfois chez nous d'apprendre que tel jeune champion du
monde anglo-saxon de course ou de saut est un pasteur. Le bon peuple
croit voir l une sorte d'incongruit ; il obit inconsciemment la tradition d'un christianisme dsincarn, fauss par la crainte d'un corps
rduit au rle de tentateur. Une vie spirituelle [34] dvie dans son
principe s'efforce de diviser pour rgner, et voit dans le souci de
l'quilibre corporel une sorte de rminiscence paenne. Or les crits
apostoliques donnent en exemple aux fidles l'image de l'athlte qui
s'entrane pour gagner le prix dans l'preuve sportive. Par un renversement paradoxal, sans doute d la prpondrance monastique dans
la spiritualit mdivale, le corps d'abord moyen d'ascse est devenu
l'ennemi numro un de l'ascse, comme si l'esprit ne pouvait triompher que dans la misre ou la mort de l'organisme.
Aussi bien la tradition franciscaine a-t-elle essay de remettre en
honneur frre corps , qui demeurait nanmoins, aux yeux de saint
Franois lui-mme, un frre infrieur. Plus prs de nous, on vit un jour
le pape faire l'loge du coureur cycliste Bartali. Mais ces faits isols
ne semblent gure avoir retenu l'attention des pays latins, trop habitus ne voir l'honneur de l'me que dans le dshonneur du corps,
l'exemple du moine qui se donne la discipline dans sa cellule. La spiritualit orientale au contraire, selon l'antique tradition de l'Inde, refuse
de dissocier la matrise intellectuelle de la matrise corporelle ; une
mme ascse confond ducation physique et ducation morale dans la
pratique du sport asctique du yoga, selon la formule de MassonOursel : Le yoga antique se garde d'opposer esprit et corps, crit-il
encore. La rgulation de la fonction respiratoire prpare la discipline

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mentale. la faveur d'un entranement portant sur les attitudes, l'esprit s'affranchit par pure connaissance 6.
Qui veut faire l'ange fait la bte. La mconnaissance simpliste des
exigences corporelles a pour contrepartie [35] le retour du refoul
sous la forme des tentations qui assaillent au dsert le malheureux
saint Antoine. L'panouissement authentique de l'tre humain doit
prendre le sens d'une ralisation unitaire ; le corps est dans la vie personnelle un socitaire part entire. S'il n'a pas sa juste place, il risque
toujours de revendiquer et d'obtenir une importance dmesure ; l'individu malingre et contrefait, le gringalet, le chtif se sentira toujours
plus ou moins une revanche prendre, parce qu'il s'prouve humili
dans son corps. Sa psychologie tortueuse et complique lui vaut
coup sr la place du mchant, du bouffon ou du tratre dans les romans ou dans les films. A l'inverse, la robustesse, la beaut du hros
sont immdiatement interprtes comme l'attestation de sa valeur personnelle.
Aussi bien savons-nous tous, d'instinct, que l'ducation physique
est aussi une ducation morale. L'entranement du corps, le rgime
d'exercice librement consenti, sont l'cole de la matrise de soi dans
tous les domaines. L'apprentissage de la discipline sportive rassemble
et perfectionne les disponibilits organiques. La gerbe des forces ainsi
noue permet d'accder la plnitude d'une conscience de soi la fois
exalte et mesure. Cette sagesse militante, chaque jour renouvele,
confre celui qui la met en pratique non seulement la force corporelle, mais aussi les vertus de calme et d'quilibre si ncessaires dans le
monde o nous vivons. Dans la mesure mme o la civilisation technicienne, avec ses multiples facilits, tend nous pargner toute dpense physique, l'exercice sportif apparat comme une compensation
indispensable aux dgnrescences physiques et mentales, l'emptement dont nous sommes menacs. La rsurrection contemporaine
des Jeux Olympiques [36] rpond sans doute la prise de conscience
plus ou moins prcise de la ncessit de remettre en honneur les vertus
viriles, ne ft-ce que par la personne interpose du champion. La performance sportive, non moins que la cration artistique, est un signe
de souverainet. L'exploit sur le stade ralise effectivement un chefd'uvre de perfection formelle, dans l'clatante obissance du corps
6

MASSON-OURSEL, Le Yoga, Presses Universitaires de France, 1954, p. 14.

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une volont qui le mne jusqu' la limite du possible. La victoire sur


les autres est d'abord victoire sur soi, fruit d'une longue patience, rcompense de la lutte, au jour le jour pendant des annes, pour porter
plus loin les bornes de l'humain. De cette matrise, le spectateur le
moins averti est saisi d'emble comme d'un sens particulirement beau
de l'affirmation personnelle.
La rsurrection des Olympiades n'est d'ailleurs qu'un signe, parmi
beaucoup d'autres, de cette nostalgie d'une sagesse virile qui hante
notre temps. Plus la civilisation urbaine dveloppe son atmosphre
climatise et ses moyens de transport, plus elle se donne tche de lui
viter toute dpense corporelle, et plus l'homme d'aujourd'hui se sent
prisonnier de toutes les commodits dont il bnficie. Personne ne
rve autant de vie au grand air que celui qui jouit du confort de l'air
conditionn. La communaut amricaine tout entire se nourrit du mythe de la Frontire, des Pionniers et des Indiens, et rve de camper au
fond des bois. Le scoutisme, d'origine anglo-saxonne, a trouv en
France un terrain favorable, en mme temps que le mouvement des
auberges de la jeunesse, import d'Allemagne. Cet exotisme de grande
banlieue connat chez nous un succs extraordinaire avec le dveloppement du camping individuel ou collectif. D'autres rvent d'exploits
plus difficiles, escalades en haute montagne, expditions lointaines et
explorations ; [37] et le cinma, la littrature de voyage permettent
un vaste public de profiter de ces leons d'nergie sans quitter son fauteuil. Dj les intellectuels dAthnes et de Rome, conscients de la
dgnrescence d'une culture trop raffine, avaient invent, pour faire
contrepoids, le mythe d'une Sparte virile et guerrire o fleurissaient
l'ducation physique et la vertu de force. Le mythe du spartanisme a
travers l'histoire, fournissant un peu partout des thmes pdagogiques ; il s'est incarn pour la dernire fois dans le systme nationalsocialiste d'embrigadement de la jeunesse et de l'ge mr, avec le succs que l'on sait.
Tous ces faits, qu'ils soient de l'ordre de la pratique effective ou de
la simple rverie, attestent en tout cas un besoin ressenti de reconsidrer l'existence corporelle et de lui donner l'panouissement auquel elle
a droit. Sous des formes admirables ou ridicules, il s'agit bien d'un
aspect caractristique de la conscience contemporaine. Une abondante
idologie s'est dveloppe sur le thme du respect attentif des exigences physiques : naturismes divers, nudisme, vgtarisme dveloppent

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autant de protestations contre la mconnaissance des formes lmentaires et fondamentales de la vie. Mythes et institutions soulignent le
fait que l'anatomie et la physiologie dans le cas de l'homme transcendent, en quelque sorte, le domaine biologique. Il faut faire sa part au
corps, trop souvent oubli ou mconnu ; plutt mme que d'un corps
humain, il faudrait parler d'un tre corporel de l'homme, qui suppose
une conscience prise de l'tre humain dans sa totalit. Autrement dit,
au niveau de l'anthropologie, la biologie n'est plus une science exacte.
C'est--dire qu'on ne peut pas faire la part du corps, comme on fait la
part du feu. Le corps implique l'me, [38] aventure en lui sans qu'il y
ait jamais entre eux de ligne de dmarcation bien prcise. Le corps est
le sens de l'me, comme l'me est rciproquement le sens du corps.
Toutes nos valeurs passent par le corps, qui les affirme ou les infirme.
L'incarnation dfinit le phnomne de la totalit humaine.
Ainsi se justifient les implications spirituelles de la notion de force
physique. L'idal de l'intgralit corporelle suppose le rve d'un accomplissement dans la plnitude des possibilits personnelles, une
sorte d'conomie totalitaire du domaine humain. La sant, l'honneur
du corps sont lis l'affirmation de l'tre dans le monde, l'quilibre
dans l'affirmation des valeurs : valere, c'est se bien porter. De l l'insuffisance de la force qui serait physique seulement, sans autre garantie que celle du bon fonctionnement organique. Toute force a sa faiblesse, par o elle est promise l'chec, et la mythologie ne cesse
d'insister sur l'insuffisance de la force qui n'est que force. Le hros
sera vaincu par la femme, sa tendresse et ses ruses : Hercule, tant de
fois vainqueur, est la victime enfin de Djanire et de ses poisons artificieux ; Judith triomphe d'Holopherne, comme Dalila de Samson. Le
puissant Goliath, candide et bte, succombe devant l'astuce du petit
David. La raison du plus faible est souvent la meilleure : il suffit de
savoir frapper Achille au talon. Toute force est promise la dfaite :
mme si elle sait se garder de l'adversaire du dehors, elle cdera enfin
l'adversaire du dedans, l'usure, la fatigue, au vieillissement et la
mort. Milon de Crotone, l'invincible, en son ge avanc, ayant voulu
abattre un arbre d'un revers de la main, reste prisonnier, le membre
pris dans le tronc fendu, et les btes sauvages viennent impunment le
dvorer vivant. [39] Le champion du monde de boxe toutes catgories
trouvera un jour plus fort que lui, et perdra son titre ; tout le monde le

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sait, lui tout le premier. L'agonie est le dernier combat o chacun de


nous sera enfin vaincu.
Toute rflexion sur la force physique se heurte ce dmenti oppos par la ralit : chaque homme est vulnrable. L'intgrit dont il
jouit n'est qu'une grce provisoire et toujours rvocable ; il n'y a pas
d'athlte absolu. Mais cette fin de non-recevoir dmasque une instance
suprieure, et comme une ressource nouvelle. La force, en un premier
sens, est l'affirmation de ce qu'on a, de ce qu'on est ; l'homme fort de
la culture physique met en oeuvre ses capacits. Et, bien sr, le bon
public s'bahit devant les gros bras, les puissantes cuisses de l'hercule
de foire : gloire nave et fragile, sans aucune garantie de dure. Plus
stable, plus mritoire, cette autre force par-del, qui est comme une
compensation pour ce qu'on n'a pas. L'chec de la force premire
permet l'affirmation de la force seconde, capable de combler le vide,
de porter remde la faiblesse. La culture physique cde ici la culture spirituelle ; la nature n'aura pas toujours le dernier mot. Devant la
mort, dans la droute organique de l'agonie, il y a encore des forts et
des faibles. Socrate, en sa prison, dans l'attente du matin fatal, rconforte ses amis, et leur redonne courage devant l'imminence de sa
propre disparition. La dernire victoire de la personne sur la mort,
bien des hommes ont su la gagner avec une fermet tranquille.
La force de Socrate, celle de Jeanne d'Arc, sont d'une autre qualit
que celle de l'hercule de foire. La force d'me survit la dfaillance
du corps, elle intervient [40] comme un surplus toujours disponible
pour parer la menace de l'vnement et combler le dficit existentiel.
La confiance en soi du champion sr de ses muscles fait place, pardel l'chec et le dsespoir, une confiance en plus que soi o s'affirme, dans une situation apparemment sans issue, l'une des dimensions
matresses de l'tre humain. Luther dfinissait la foi comme fiducialis
desperatio sui, un dsespoir plein de confiance, la confiance en Dieu
venant remdier l'insuffisance que le fidle prouve au plus profond
de soi. Il y a d'autres professions de foi, d'autres sagesses que le christianisme, mais, chez le stocien comme chez l'picurien, chez le rationaliste moderne et chez le communiste, dans les moments critiques,
une mme articulation essentielle se fait jour : l'invocation d'une valeur, de quelque manire qu'elle soit comprise, permet de remdier
aux insuffisances de la ralit naturelle.

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La force physique perd le meilleur de son sens si elle ne signifie


pas la force d'me ; et la force du muscle seul, sans la garantie de la
valeur, devient ridicule. Hercule, pour les Anciens, symbolise la vertu ; en dehors de cet horizon spirituel, il ne serait qu'un fantoche ou un
croquemitaine. La force physique, qui concerne le corps seul, est une
valeur de nature, non une valeur de libert - valeur en elle-mme inhumaine, car on ne peut rduire l'homme son corps. La force brutale
et incontrle, de quelque manire qu'elle se manifeste, est une menace pour l'ordre humain ; elle signifie le dsespoir de la valeur. Nous
admirons davantage la force du dompteur que celle du lion, parce que
le dompteur, avant de dompter le lion, doit se dompter lui-mme. Le
boxeur, l'athlte, s'ils veulent vaincre, doivent conduire leur partie
avec intelligence, conomiser leurs ressources, [41] pour conserver
jusqu'au bout la rserve de puissance qui leur permettra de triompher.
La force organique, capacit lmentaire d'effort et de travail, que
l'on peut mesurer avec un dynamomtre et chiffrer avec prcision,
n'est pas encore la force humaine. Taylor, l'inventeur de la rationalisation industrielle des tches, disait que le meilleur ouvrier est celui qui
possde le type boeuf , celui qui ne rflchit pas ce qu'il fait, instrument passif entre les mains du chronomtreur. Cela suffit expliquer pour une bonne part l'hostilit des travailleurs l'gard du taylorisme fond sur la mconnaissance de la ralit humaine. L'ouvrier
la chane est aussi un homme ; il est encore un homme dans le moment mme o il excute l'effort qu'on lui demande. L'utopie de
Taylor fut de croire la sparation possible entre la physique et l'anthropologie dans le domaine industriel. L'organisation moderne du
travail a d revenir sur cette erreur : la proccupation du rendement
doit associer l'nergtique humaine une psycho-sociologie, respectueuse de la personnalit du travailleur. vouloir utiliser part la seule force physique, on provoquait l'insurrection des forces morales refoules et mconnues, et du coup les calculs techniques de rendement
se trouvaient eux-mmes fausss par le retour offensif du refoul, sous
forme de mcontentement, de revendications et de conflits du travail.
La force est plus que la force. Elle se rfre toujours une architectonique de la vie personnelle dans son ensemble, une composition
mutuelle des lments physiques et moraux. L'quilibre, toujours en
voie de formation et de rformation, apparat comme l'aboutissement
d'une dialectique interne, qui permet encore un renversement du pour

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au contre, par un renouvellement [42] des valeurs. La force humaine


est une vertu ; non pas une qualit donne, mais le rsultat d'une lutte,
l'enjeu de ce dbat de soi soi pour l'affirmation de la personnalit.
Ambigut inluctable : la force physique, l'nergie psychique mme,
l'ascendant moral peuvent tre aussi bien le don de la fe que le cadeau du malin gnie. L'chelle de la force peut se lire dans le sens ascendant de la sublimation, ou dans le sens inverse de la dgradation.
Au sens positif, la force est cette valeur qui permet l'dification de la
personnalit par la rconciliation de toutes les puissances intimes. Au
sens ngatif, la force se manifeste dans l'chappement au contrle de
telle ou telle des puissances : l'lment libre joue par soi-mme et pour
soi-mme, et dtruit la personnalit au lieu de l'difier. Dlie de toute
obissance l'ensemble, elle s'acclre un rythme forcen et peut
revtir une grandeur sombre et dmoniaque ; la brute dchane dans
la joie de dtruire, le hros sadique de l'assassinat, le chef de gang, le
Fhrer capable de susciter l'exaltation d'une nation entire, exercent
une sorte de rayonnement noir et fascinant, qui dchane et multiplie
les mystrieuses puissances du mal.
Force physique et force d'me ne sont donc pas sparables. Toute
affirmation de la force organique dans le domaine humain voque des
rsonances surnaturelles, d'ordre esthtique ou spirituel. Toute manifestation d'nergie morale passe par le corps, galvanisant l'tre naturel
de son auteur, celui aussi de ceux qui en sont tmoins. Force et faiblesse sont les vecteurs de nos valeurs, les modes actif et passif pour
la conjugaison de l'tre humain.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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La vertu de force

Chapitre IV
VARITS DE
LA FAIBLESSE
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La force comme valeur et vertu ne peut consister qu'en une affirmation plnire de l'tre personnel o les puissances du corps et de
l'me trouvent ensemble leur satisfaction. Elle se manifeste la manire d'un acte, non pas simple rsultante des lments dj l de la
vie individuelle, 'mais initiative permettant de passer du possible au
rel, de compenser les dficits ou les dfaillances, de rprimer les
schismes intimes et les menaces. Un corps dbile n'a jamais fait obstacle la force d'une personnalit, un corps vigoureux n'est pas toujours
le signe d'une haute validit morale. Ici, comme partout, c'est le suprieur qui dveloppe et explicite l'infrieur ; c'est la vocation la valeur, intervenant comme un lment formateur, qui remanie le domaine personnel dans son ensemble et lui donne forme vis--vis de soimme et du monde. La prdestination naturelle des qualits et des dfauts cde devant le libre dcret d'une prise en charge invitable de soi
par soi. Le mythe platonicien du choix des destines dans les enfers,
avant mme la vie, le mythe kantien de l'adoption du caractre intelligible revtent ici leur signification profonde : l'existence morale trouve son principe dans une dcision, [44] qui ne se situe pas dans les

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lointains de l'eschatologie, mais ici et maintenant. Et ce choix de la


destine, loin d'tre dfinitif et d'aliner le futur, doit au contraire tre
sans cesse raffirm. Chaque vnement le remet en question ; chaque
jour apporte de nouvelles provocations la fidlit ou la trahison.
L'me la mieux trempe n'est jamais l'abri de l'croulement ; la vie
la plus compromise peut trouver le chemin de son relvement. L'espoir et la dsesprance, eux aussi, incarnent la force et la faiblesse.
Force et faiblesse correspondent bien, comme les stociens
l'avaient compris, l'exercice d'une fonction royale de l'tre humain :
la magnanimit, vertu des grands et des rois, dfinit par extension un
aristocratisme moral, qui demande chacun d'tre matre de soi comme le prince en son domaine. Autrement dit, il n'y a de force et de faiblesse, proprement parler, que dans l'usage de la volont, rassembleuse du domaine humain. La clef de toute faiblesse est dans la parole selon laquelle un royaume divis contre lui-mme est vou prir.
L'exemple des toxicomanies, qui sont surtout des maladies de la
volont, fait assez bien comprendre le sens de la faiblesse. Un homme,
incapable de faire face une situation dprimante ou intolrable,
cherche le salut dans la fuite. Grce l'alcool, l'opium, la morphine, il obtient une rmission passagre ; sa personnalit humilie lui
apparat embellie, exalte ; toutes ses facults se trouvent portes un
degr suprieur. Les problmes sont rsolus, les obstacles surmonts,
dans cette euphorie qui procure comme une illumination, une transfiguration des horizons personnels. Seulement le sjour au paradis artificiel est de courte dure : ds [45] que l'action physiologique du stimulant cesse de se faire sentir, la retombe se produit, et la situation
initiale parat d'autant plus intolrable qu'elle contraste avec la fausse
splendeur du paradis perdu. Il faut nouveau boire, ou fumer l'opium ;
et la poursuite de la drogue devient bientt l'unique proccupation de
celui qui s'est abandonn elle. L'accoutumance de l'organisme au
produit toxique double le dsir psychologique et moral d'une vritable
faim biologique : priv de l'excitant familier, l'intoxiqu se dbat dans
une effrayante agonie. Dsormais fascin par la proccupation de
l'unique chose qui lui soit ncessaire, il parat excentr par rapport
lui-mme et comme dsorbit. Toutes les valeurs morales ou spirituelles cessent de compter. Des personnalits parfois brillantes sombrent
en de telles dchances.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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Or l'exprience prouve qu'il est terriblement difficile de gurir


d'une toxicomanie. Il existe sans doute des mthodes physiologiques
pour ragir contre l'accoutumance par la cration de rflexes conditionnels qui s'y opposent : on peut par exemple dresser l'ivrogne chronique ragir par des vomissements toute ingestion de vin ou
dalcool. Mais ces traitements , aggravs mme par des mesures
disciplinaires comme la rsidence surveille dans une clinique ou un
sanatorium, se rvlent trs vite inoprants. Ds que le contrle s'est
relch, le malade, retrouvant la situation initiale, cde nouveau la
sollicitation morbide. La toxicomanie n'est pas une affection somatique, mais une dfaillance constitutionnelle de la volont. C'est pourquoi il ne saurait y avoir de mdicament miracle : on ne se fait pas une
volont coups de piqres. La gurison des toxicomanies pose le problme du relvement de la personnalit dchue ; le rtablissement ne
peut se faire sans le consentement [46] de l'intress qui, par un effort
vritablement hroque, doit rcuprer la force de volont perdue. On
trouvera dans le beau livre du musicien Mezz Mezzrow, La rage de
vivre, le rcit hallucinant de la lutte sans merci d'un opiomane qui veut
retrouver, par-del l'esclavage de la drogue, son intgrit humaine.
Le passage de la faiblesse la force suppose que le traitement mdical soit en mme temps un traitement moral, c'est--dire une refonte
de la personnalit. Le salut ne peut tre que dans la ferme adhsion
des valeurs spirituelles, qu'elles soient morales ou religieuses : au lieu
de se centrer sur la substance qui symbolise pour elle l'vasion, la personne doit retrouver la facult d'tre fonde en elle-mme, au prix
d'une vritable conversion. La foi religieuse est pour bon nombre d'alcooliques le chemin du salut. Mais on peut citer aussi bien l'exemple
du parti communiste chinois qui refusait d'admettre les opiomanes
parmi ses membres. L'un des chefs les plus fameux de la rvolution,
avant de devenir homme de guerre et homme politique minent,
s'tait, dit-on, guri lui-mme de la passion de l'opium, en se faisant
attacher pendant des mois dans un bateau, fond de cale, pour ne pas
cder la tentation.
On voit par cet exemple privilgi comment la force doit effectivement se dfinir par l'dification d'une vie personnelle, capable de
prendre en charge la pleine responsabilit de son affirmation. Le faible n'existe que par dfaut ; il lui manque toujours quelque chose pour
tre lui-mme, c'est--dire qu'il n'est jamais tout fait lui-mme. Inca-

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pable de donner forme sa propre vie, et de rayonner alentour, il a


besoin de suivre le mouvement, de poursuivre quelque chose ou d'imiter quelqu'un. Il pourra bien prendre l'occasion le ton du [47] commandement, et crier trs fort, pour faire illusion ; il endossera avec
empressement l'uniforme fasciste ou nazi, s'il est la mode. Les faibles ont toujours un got naturel pour la discipline militaire et celle
des couvents, o ils imaginent, tort, que la pratique de la vertu
d'obissance les dispensera de la vertu de force. Ils ignorent que la
vertu de force est l'me de toutes les autres vertus, et qu'on ne se cre
pas une me avec des dmissions.
La faiblesse naturelle premire, celle de la veuve et de l'orphelin,
celle du vieillard conomiquement faible, celle du poussin et du petit
chien, caractrise l'tre sans dfense, mal arm dans la lutte pour la
vie. Faiblesse ici de constitution, non pas dfaut dont on puisse faire
reproche celui qui en est affect : une sorte d'innocence enveloppe et
protge ceux qui ont chance d'tre toujours des victimes et des proies,
parce qu'ils ne savent pas, parce qu'ils ne peuvent pas se dfendre. Les
pauvres, les malheureux nous imposent une sorte de rserve sacre ;
ils nous inspirent un respect d'autant plus grand qu'ils sont plus dmunis ; ils nous sont comme remis par leur impotence. D'o la grande
piti qui saisit, travers l'histoire, les fondateurs d'ordres ou d'institutions en faveur des enfants abandonns, des malades, des esclaves, des
blesss, des femmes enceintes, des prisonniers ou des buveurs, de toutes les victimes. Charit ou philanthropie, l'exigence est la mme qui
anime dans leur lutte contre l'incomprhension du monde et sa duret
de cur, un Vincent de Paul, une Florence Nightingale, l'abb Pierre
et le pasteur Schweitzer, tant d'autres, hommes et femmes, connus et
inconnus, qui s'efforcent de suppler l'injustice tablie par l'hrosme
de la charit et de remdier par l'amour aux inhumaines lacunes de
l'administration.
[48]
Cette faiblesse naturelle est faiblesse innocente : pauvret n'est pas
vice. Il est une faiblesse seconde et coupable, faiblesse qui se choisit
et s'enchante n'exister que par dfaut, dficience et dfaillance, qui
veut l'humiliation, non pas l'humilit, se manque soi-mme et manque autrui avec une sombre dlectation. La puissance naturelle est
l, les ressources disponibles, mais c'est l'acte qui se drobe. L'homme
faible s'abandonne, quand il pourrait se garder ; il cde la tentation.,

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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et ne se reprendra pas. Avoir un faible pour quelqu'un ou pour


quelque chose, c'est ne pas pouvoir lui rsister ; c'est s'tre fait volontairement aveugle tout le reste pour obtenir en change ce en faveur
de quoi on a alin sa libert : l'argent, le plaisir, le jeu, une femme ou
les femmes, la puissance, ou simplement les facilits de l'existence ;
c'est falsifier sans cesse sa vie et ses penses pour obtenir l'autorisation de succomber la tentation et aux sollicitations ; c'est camoufler
ses propres abdications, et peu peu renoncer toute esprance de
s'affirmer comme un homme sur la terre des hommes. Le faible peut
un temps se faire illusion et faire illusion autrui, mais d'une conscience plus secrte il sait bien qu' lutter contre son ombre il est
d'avance et dfinitivement vaincu. C'est pourquoi il plaide coupable ;
en dpit de ses protestations, il est toujours prs de s'effondrer d'un
seul coup. Il a la piti facile pour soi-mme, et l'attendrissement ; mais
la culpabilit qu'il affiche n'est encore qu'une chappatoire. Le roman,
le rve lui sont plus accueillants que la dcevante et toujours incomplte ralit.
La littrature, le thtre, mais aussi l'existence coutumire nous
fournissent de nombreux exemples de ces hommes et de ces femmes
qui, quoi qu'ils entre [49] prennent, se reconnaissent d'avance vaincus,
s'abandonnant leur dchance et prenant mme les autres tmoin.
Tel est l'innombrable cortge des rats, flottant la drive dans tous
les courants de la vie, le clochard faible d'argent et faible d'esprit, le
minus habens, le bouffon, facilement fanfaron de sa misre, tous ces
tres falots, hros de l'impuissance tre, qui hantent les romans de
Dostoevski, les comdies et les drames de Tchekov et les Bas-fonds
de Gorki. Le faible vit dans un monde ferm o le pire est toujours
sr ; il se livre l'vnement, il se donne au premier venu, femme ou
compagnon, il suit aveuglment, non par fidlit, mais par fatalisme et
incapacit de s'appartenir soi-mme, d'exister autrement que dpendant et tributaire, aux crochets de qui le fait vivre. D'avance dsespr,
il semble cheminer d'aventure en aventure dans le sens de la plus
grande pente, et ne trouver de repos enfin que dans la certitude du
malheur le plus total.
Un chec ne fait pas la faiblesse, ni la dfaillance d'un moment.
Chaque vie a des hauts et des bas, chaque homme a des dfauts et des
lacunes ; aucun tre au monde ne peut gagner toutes les parties qu'il
entreprend. La faiblesse essentielle est dans l'attitude prise l'gard de

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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ces matriaux dont il faut bien que notre personnalit les intgre dans
son dification. La faiblesse ne vient pas l'homme du dehors, comme
une consquence de l'vnement ; c'est l'vnement qui vient elle,
car elle est la cause de l'vnement. Tout ce qui est fait dans la faiblesse choue , dit une parole admirable de Nietzsche 7. Et saint
Paul, bien avant Nietzsche, avait [50] affirm dans le mme sens :
tout ce qui n'est pas le produit d'une conviction est pch . Le faible cherche des excuses ; il ne manquera jamais de circonstances attnuantes, et peut-tre ces attnuations mritent-elles en effet d'tre retenues par la justice des hommes. Mais il est une justice plus exacte,
et chacun de nous la reconnatra, s'il le veut bien, au plus profond de
soi, une justice selon laquelle rien ne peut nous arriver qui ne soit
notre ressemblance. Le plus inattendu, l'imprvisible pige ne nous
fourniront jamais l'excuse absolutoire. Le mal que nous ne voulions
pas faire, autrui ou nous-mme, si nous l'avons fait, c'est que nous
pouvions le faire. Celui qui fut une occasion de souffrance ou de
scandale n'est jamais tout fait innocent ; plutt que de chercher les
bonnes raisons, les prtextes, qui fourniront toujours des chappatoires, il faut accepter la responsabilit, faire face l'vnement pour en
tirer de nous nous-mme la leon, en vue d'une rforme de ce qui
nous a t manifest comme insuffisant dans notre domaine personnel.
Dans une situation donne, pour peu qu'elle suppose de l'imprvu
ou de la difficult, le chemin de la faiblesse est toujours celui de l'vitement, et les possibilits de drobade fournissent bon nombre de
moyens de faire dfaut. Parmi ces manoeuvres dilatoires de soi soimme et aux autres, on peut relever la timidit, qui rtracte la personne sur elle-mme, ou la peur, avec son cortge d'motions, de panique,
de larmes, ou de colre. L'irrsolution choisit, aussi longtemps que
possible, de ne pas choisir ; le mensonge perme, un double jeu commode sur le moment, mais qui, par un effet de boule de neige, multiplie bientt la difficult au lieu de la rsoudre. Le mensonge constitue
par excellence l'arme [51] des faibles ; il correspond une paresse
intellectuelle et morale : demain est encore un jour ; il est toujours
plus ais de remettre plus tard ce qu'on devrait faire le jour mme.
Le faible peut ainsi mettre en jeu des ressources considrables pour
n'avoir pas se prononcer ; il gaspille son ingniosit et son nergie
7

Volont de puissance, trad. Bianquis, N.R.F., 1935, t. 1, p. 375.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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ne pas vouloir, ne pas voir, ne pas agir. Et lorsque, malgr tout, la


dcision est intervenue, consacrant la dfaite matrielle et morale, il
reste la faiblesse le recours de la rsignation, qui tourne l'impuissance en philosophie, et convertit sa passivit en loi de la nature. Ou bien
le refuge sera cherch dans l'irrel, dans les satisfactions frauduleuses
de la rverie, la plnitude abusive de l'imaginaire venant combler le
dficit existentiel de la conduite relle. Chacun de nous dispose ainsi
de multiples recours pour viter de faire face. La prsence au prsent,
l'affrontement rsolu ne vont jamais sans quelque duret de soi soi,
sans quelque sacrifice ; et plutt que d'y consentir nous mettons toute
notre lucidit ne pas voir la situation telle qu'elle est. A la limite, la
maladie du corps ou de l'esprit, la mort mme, sont le refuge, plus frquent qu'on ne croit, de celui qui n'a pas voulu choisir la libert.
Chaqu vie humaine connat ses moments de faiblesse, chacune,
plus ou moins, abrite au-dedans de soi la gamme entire des possibilits de dfection dont nous venons d'numrer quelques-unes. La force, en effet, n'est pas l'absence de faiblesse, comme une qualit naturelle une fois donne, mais bien plutt le dpassement de la faiblesse
toujours offerte comme l'autre possibilit, et la plus facile. Mais ct
de la tentation de dfaillance normalement inhrente toute vie personnelle, il existe une faiblesse anormale et proprement maladive. La
conscience et la volont se trouvent en [52] pareil cas alines par
avance, greves d'une hypothque si lourde qu'elle pse souverainement sur la conduite tout entire. On doit Pierre Janet de patientes
analyses de cette dficience vitale et morale dans toutes ses varits et
tous ses niveaux. La faiblesse apparat alors comme un dsquilibre
constitutionnel, chappant au contrle de la volont. Le psychiatre
parle ici d'asthnie ou de psychasthnie ; ces troubles plus ou moins
graves donnent lieu aux tats mentaux que Janet a finement dcrits
sous le nom de sentiments d'incompltude .
Sous sa forme la plus lgre, l'asthnie est un trouble bnin dont
chacun a pu faire l'exprience dans des moments de dpression. Une
sorte d'inquitude diffuse et de tristesse envahit comme une brume le
domaine personnel : le pass est plein de regrets et de remords, l'actualit riche de menaces, l'avenir d'incertitude et de pressentiment.
Tout est trop difficile, trop compliqu, trop cher. Le bonheur n'est pas
de ce monde. Le sentiment d'incompltude se rsume dans l'incapacit

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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de jouir du prsent et d'en tirer le suc d'aucune joie. Tous les horizons
sont moroses ; la vie est ce chemin embrum o l'on ne rencontre jamais personne. La dtresse ici n'empche pas de vivre ; elle est seulement ce secret de tristesse que nous portons en nous, et que parfois
nous dchiffrons dans le visage d'un ami, le secret, par exemple, de
Grard de Nerval : je suis le tnbreux, le veuf, l'inconsol...
Seulement le secret de Grard de Nerval devait le conduire dans la
maison de sant du DI, Blanche, et de l mme jusqu'au suicide, par
un lugubre soir d'hiver, rue de la Vieille-Lanterne. Lorsqu'elle devient
plus grave, l'asthnie cantonne la vie personnelle dans le [53] vide et
dans l'irrel ; le monde se rtrcit peu peu, l'image de la peau de
chagrin ; l'homme porte en permanence son propre deuil. Il s'absorbe
dans le souci, au point de ne plus pouvoir assumer correctement ses
tches dans le monde. Il n'y a plus seulement autour de lui un charme
de mlancolie ; c'est un masque de fume qui l'enveloppe et le drobe
au contact d'autrui. Pierre Janet parle, ce degr, d'une asthnie sociale : chacun reconnat ici que l'intress ne va pas bien, qu'il doit tre
malade. Il apparat dans son cercle familial, professionnel ou amical
comme une personne dplace, partout en porte--faux ; il veille
alentour l'inquitude, la suspicion.
Enfin, son degr le plus grave, l'asthnie vitale correspond un
dprissement de la vie personnelle dans son ensemble. L'univers se
vide, ou encore se peuple d'obsessions ; le malade se rfugie dans un
silence absolu, dans une inertie complte, refusant mme de s'habiller,
de manger, tant lui pse la peine de vivre. Il est mur en lui-mme,
parfois fig dans les attitudes strotypes de l'hystrie. Si on l'abandonne, la seule issue sera pour lui de mourir sur place, menant ainsi
jusqu' l'extrme limite son affaiblissement 8.
Cette faiblesse constitutionnelle et maladive apparat comme un
principe d'organisation, ou plutt de dsorganisation, de la vie personnelle dans son ensemble. Quelles que soient les circonstances, celui
dont nous disons : c'est un faible , se rvlera toujours infrieur
[54] la situation. Consciemment ou inconsciemment, il pratique une
sorte de politique du pire : il se persuadera d'ordinaire qu'il n'a pas de
8

Pour plus de dtails, on pourra se reporter Pierre JANET, Notions gnrales


sur les stades de l'volution psychologique et le rle de la force et de la faiblesse dans le dveloppement de l'esprit, Chahine dit., 1926.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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chance, qu'il est la victime d'un destin contraire et opinitre, mais les
tmoins de sa vie ne peuvent s'empcher de souponner qu'il est luimme son meilleur ennemi. Nietzsche observe qu'il y a dans chaque
vie un vnement caractristique, revenant diverses reprises : la
mme difficult, rsolue de la mme manire, ou plutt non rsolue...
Ce retour ternel de l'vnement dans l'existence prouve que l'existence dtermine l'vnement. Le pressentiment de Nietzsche a trouv son
plein dveloppement dans la rvolution copernicienne ralise par les
psychologies des profondeurs la suite des tonnantes dcouvertes de
Freud. Nous sommes les artisans de ce qui nous arrive : vainqueurs ou
victimes, nous avons l'avance donn notre consentement.
Chacun porte en soi une opinion sur lui-mme et sur les problmes de la vie, crit le psychanalyste Adler, une ligne de vie et une loi
dynamique, qui le rgit sans qu'il le comprenne, sans qu'il puisse s'en
rendre compte. Cette loi dynamique nat dans le cadre troit de l'enfance et se dveloppe suivant un choix peine dtermin 9. Le centre de gravitation de l'tre personnel se trouve au-dedans de l'intress ; une sorte de principe rgulateur donne toutes les conduites leur
allure gnrale. Ce principe chappe d'ordinaire celui-l mme qui le
met en uvre ; il ne s'agit pas d'une rgle de conscience, mais d'une
pente naturelle des sentiments et des dsirs. L'intelligence se contente
de masquer, par des superstructures plus ou moins habiles, par de [55]
beaux prtextes ou des justifications leves, cet abandon et cette dmission premire de la volont devant une instance qui lui paratrait
infrieure en dignit. C'est pourquoi, bien souvent, nous sommes agis
alors mme que nous croyons agir.
Le dficit existentiel de la mauvaise conscience, qui engendre les
attitudes de faiblesse, trouve son principe dans une dcevante estimation de soi. Dans le secret de son cur, l'homme s'est pes ; il s'est
trouv trop lger. Il ne cesse de demander l'exprience des confirmations de cette condamnation qu'il a porte sur luimme, et triomphe
chaque fois, avec une sombre dlectation, dans sa propre dfaite, machine d'ailleurs plaisir. La faiblesse chronique se manifeste dans la
varit des conduites d'chec : la personne s'obstine parier contre
elle-mme, quoi qu'il arrive, afin de mieux attester aux yeux de tous et
ses propres yeux que toutes les issues sont fermes, qu'il n'y a pas
9

ADLER, Le sens de la vie, trad. Scheffer, Payot, 1950, p. 22.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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d'avenir. Cette politique du pire intervient beaucoup plus souvent


qu'on ne croit ; elle peut d'ailleurs se camoufler de bien des manires,
oprant une transmutation des significations vcues, de telle sorte que
la russite apparente la plus brillante corresponde chez celui qui en est
le bnficiaire au comble de l'infortune et de la dsillusion.
ce niveau, la faiblesse prend le sens d'une attitude proprement
mtaphysique l'gard de l'enjeu existentiel de l'tre humain. Le rapport de l'individu l'univers rpond un plan d'ensemble, qui dessine
les configurations de l'action selon l'exigence des valeurs intimes.
Dans le cas de la faiblesse, cette affirmation de la personne apparat,
comme greve par un parti pris d'impuissance, par une volont de non
parvenir, qui procde d'une blessure secrte. Par-del les liens de la
causalit [56] apparente et l'enchanement des vnements, chacun de
nous souponne une ncessit plus imprieuse, comme une prdestination. Si j'choue, si je n'obtiens pas ce que je dsire, si je suis malheureux, c'est sans doute que je suis coupable et que je mrite d'tre
puni. Le sentiment de culpabilit apparat ici comme une des sources
matresses de l'angoisse humaine. Beaucoup d'hommes plaident coupable devant la vie, sans raison valable. Ils se reconnaissent coupables
avant d'avoir commis de faute, de telle sorte que les fautes qu'ils finissent par commettre sont recherches par eux comme autant de confirmations de la culpabilit latente. Freud a mme dcrit une catgorie de
criminels par sentiment de culpabilit, qui poursuivent non pas le crime, mais le chtiment. Sans aller jusqu' mobiliser la justice institue,
le sujet peut d'ailleurs s'infliger lui-mme les peines les plus varies : les alinistes connaissent bien les processus d'auto-punition qui
peuvent entraner la mutilation et la mort volontaire. Mais, dans la
psychologie normale, le mme mcanisme permet assez souvent la
personne de s'infliger de menus svices, de se priver de ce qu'elle dsire, pratiquant ainsi une sorte d'asctisme dont elle tire d'ailleurs d'indniables jouissances ; le masochisme, la cruaut contre soi-mme, est
un des ressorts secrets des conduites humaines.
Le domaine de la faiblesse parat ainsi s'largir d'une manire indfinie. Toute conduite humaine, en fin de compte, peut tre souponne
d'affirmer directement la dficience constitutive de la vie personnelle,
ou de ragir cette dficience pour la masquer. Adler a fait voir d'une
manire trs convaincante que le sentiment d'infriorit entrane des
activits compensatrices parfois dmesures, dont l'intention profonde

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

50

est de dissimuler [57] une faiblesse cache : le bgue Dmosthne se


fait orateur, et si Gbbels n'avait pas t chtif et boiteux, inapte au
service militaire, sans doute ne se serait-il pas fait le champion inlassable et dmoniaque de la mystique de la race, incarne par les grands
aryens blonds, au nombre desquels on ne pouvait certes le compter,
pas plus d'ailleurs que Goering ou Hitler. Mais dans le cas de ces
exemples, la personne, au lieu de cder sa faiblesse, la compense et
la surmonte. La faiblesse ressentie est l'occasion d'un recours la force : Dmosthne a su tirer parti, si l'on peut dire, de ce bgaiement,
qui fut comme l'charde dans sa chair, domine force d'nergie et
transfigure par la mise en oeuvre du gnie. Ainsi la faiblesse de nature ne nous condamne qu'avec notre consentement, si elle devient l'idole d'une volont fascine. Il y a, au contraire, quelque chose de tonique dans un certain sentiment de l'insuffisance personnelle et de l'imperfection. C'est une invitation agir pour combler ce retard de soi
soi. Adler lui-mme, qui a si bien mis en lumire les influences secrtes et les tentations morbides du sentiment d'infriorit, n'en maintient
pas moins que tre homme, c'est se sentir infrieur 10. Il y a dans
toute vie des batailles perdues ; le faible est convaincu aussitt que
vaincu. Il se hte &accepter la dfaite, et de la justifier comme une
expiation. La vertu de force sait que la guerre continue ; elle n'est jamais dfinitivement acheve pour celui qui fait la guerre avec
l'nergie farouche du combattant, sr de tenir jusqu'au bout.

10

Le sens de la vie, d. cite, p. 68.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

51

[58]

La vertu de force

Chapitre V
PAR-DEL L'CHEC
ET LE SUCCS
Retour la table des matires

La force vritable n'exclut pas la fragilit. Tout homme est vulnrable., tout homme a ses points faibles. Il manifeste sa force dans la
mesure o il se rvle capable de surmonter son infriorit, au lieu d'y
succomber. Si la force est proprement une vertu, c'est parce qu'elle
entreprend une lutte contre les vidences naturelles, refusant de s'incliner devant les dmentis de l'exprience.
L'me de la force authentique est donc une sorte de lucidit, qui refuse toutes les consolations illusoires et toutes les excuses. Le dbile
est vaincu d'avance ; mais l'homme fort ne se figure pas qu'il gagnera
tous les coups. Il existe une illusion de la force, une force illusoire,
en laquelle apparat justement ce que peut tre la simulation de la vertu sans la vertu elle-mme. La fragilit, la faiblesse menacent chaque
vie du dedans ; pour chapper cette menace, la personne est tente
de se rfugier dans les chimres d'une autosuggestion flatteuse. La
prtention la force camoufle l'absence de force ; et bien des hommes
font talage de leur force avec d'autant plus d'insolence qu'ils sont les
premiers en douter.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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[59]
Le fanfaron est d'ordinaire un homme qui a peur. S'il enfle la voix,
s'il multiplie les rodomontades, c'est parce qu'elles oprent sur lui, sinon sur autrui, avec le charme d'une incantation magique, pour tenir
distance les menaces de panique. L'homme est perptuellement en
qute de scurit, sans cesse angoiss par les menaces qui lui viennent
des autres et de soi, tourment par la possibilit toujours offerte de la
maladie et de la mort, de l'infortune, de la misre. Il n'existe aucun
moyen de conjurer tous les dangers ; aucune menace ne peut mettre
qui que ce soit l'abri d'une manire complte. C'est ce besoin de protection qui lie l'enfant sa mre ; elle reprsente pour lui une zone de
scurit totale, et toute sa vie l'homme aura la nostalgie d'une pareille
paix, qu'il redemandera sans se lasser la femme, en change de son
amour. Mais ce systme de scurit n'est pas accord tous, et d'ailleurs il ne suffit pas repousser toutes les menaces. Toute la civilisation peut ds lors tre comprise comme un ensemble de moyens mis
en oeuvre pour donner l'homme jet dans le monde les assurances
dont il ne saurait se passer. La religion est un systme de scurit,
comme le droit et la mdecine, et la morale elle-mme.
Ainsi s'ouvre une dialectique de la conscience intime, qui remet en
question la plupart de nos attitudes. Nous n'osons gure nous regarder
en face, ni embrasser d'un regard lucide notre condition ; nous en
souponnons trop sur nous-mme, c'est pourquoi nous ne voulons pas
savoir. L'attitude normale de soi soi serait plutt de dtourner le regard. Pascal a dcrit les multiples formes que peut prendre cette
conduite universellement humaine du divertissement : la personne a
peur de son ombre, elle fuit devant soi, et l'attitude la plus rsolue [60]
devant le danger est bien souvent une fuite en avant. Le parti pris le
plus difficile est celui de fonder en soi sa force. Le premier mouvement parat tre toujours de la chercher ailleurs. Le jeune Lyautey, en
sa vingtime anne, le constate avec lucidit : Est-ce facile d'avoir
du respect pour soi ? c'est--dire pour l'tre dont on connat le mieux
les imperfections, les travers les plus cachs, les arrire-penses les
plus secrtes, l'tre chez qui l'on a surpris le plus de contradictions, de
mensonges et de faiblesses ? Non certes, et pourtant il faut se respecter. Ce qu'on respecte en soi, ce n'est pas soi-mme tel qu'on se
connat ; il n'y a pas de quoi ; c'est l'ami de son ami, c'est l'objet de
l'affection sacre de quelqu'un qu'on respecte, c'est un fils, c'est le

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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membre d'une socit, c'est un chrtien. Et c'est ainsi que l'homme le


plus hsitant, le plus inquiet de lui-mme, l'homme qui se demande s'il
ne doit pas se mpriser, s'il possde un de ces caractres sacrs, se
respecte lui-mme, pour ne pas souiller l'ami d'un ami, le fils du Dieu
dont il porte le signe, l'homme dont le sang du Christ a touch le
front 11.
Cette page tonnante montre bien la tentation, mme chez les plus
nobles, de chercher la force partout ailleurs qu'en soi. La vie personnelle apparat comme excentre par le recours au personnage qui lui
sert de prototype de valeur. L'honneur, l'amour-propre interviennent
comme des instances rgulatrices, grce auxquelles la personne, en
s'abdiquant elle-mme, pourra trouver enfin l'assurance. Chaque socit comporte ainsi des types de l'homme fort, dont l'imitation permettra aux [61] mes inquites de trouver le repos : dans la socit
franaise d'aujourd'hui, le parachutiste, par exemple, ou l'homme des
commandos, l'explorateur, l'alpiniste assurent auprs de la jeunesse
cette fonction exemplaire. En Russie, ce sera l'ouvrier de choc, le
stakhanoviste ; aux tats-Unis, le pionnier de nagure, ou l'entrepreneur capitaliste, fils de ses oeuvres ; la socit mdivale rvrait le
clerc, le saint, le chevalier ; la Renaissance se donne les modles de
l'humaniste, du ruffian, du condottiere ; le nazisme avait adopt le type du S.S. quip de toutes les vertus germaniques. Consciemment ou
non, le systme ducatif propre une socit quelle qu'elle soit consiste imposer la jeunesse le respect des hommes reprsentatifs tels
qu'ils sont styliss par la mythologie ambiante. Ces prototypes interviennent comme des systmes de scurit, la rgle tant ds lors
d'agir, en toute situation, comme le modle l'aurait fait. La pdagogie
enseigne ici non pas tre fort, mais imiter la force.
Cette affectation de la force joue d'ailleurs un grand rle dans
] !anthropologie usuelle. L'autoritarisme, l'orgueil, la vanit, le cynisme, sous des formes varies, recouvrent une mme angoisse, compense par la recherche dsespre dune transcendance dont l'individu
s'prouve intimement dpourvu. Le faible se donne souvent les allures
de l'homme fort ; il se persuade et persuade autrui qu'il est un dur .
Sa force, il a choisi de l'identifier un style de vie, un facteur prlev dans le monde extrieur, bref partout ailleurs qu'en lui-mme. Le
11

Cit dans Patrick Heidsieck, Rayonnement de Lyautey, N.R.F., 1942, p. 49-50.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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milicien fait talage de sa brutalit, le politique de sa puissance, le riche de son argent, le savant de son rudition. L'homme riche mesure
les hommes l'talon de leur fortune : on est [62] ce qu'on a ; l'intellectuel n'apprcie que les dons de l'esprit ; l'homme d'tat, l'homme
d'affaires tienne if compte de la surface sociale des individus, et des
relations qui leur constituent une sphre d'influence. Chacun sa
manire met en uvre les voies et moyens propres assurer son autorit. Sans argent, sans pouvoir, sans relations, on ne serait ainsi qu'un
homme de rien. Pourtant la force vritable, ou la faiblesse, se manifestent seulement dans cet homme nu, rduit aux seules ressources qu'il
peut tirer de lui-mme. La force vritable n'est pas un systme de scurit ; elle suppose la conscience prise de l'chec ncessaire de tous
les systmes de scurit. Toute assurance se rduit en fin de compte
la certitude qu'il n'y a pas d'assurance, sinon dans la fermet et la rsolution de l'esprit.
Au-del de l'chec et du dsespoir s'ouvre un nouveau domaine, o
les dmentis de l'exprience ne peuvent plus grand-chose, puisqu'ils
sont en quelque sorte acquis d'avance. La vertu de force est dans ce
recours de soi soi, dans le dploiement d'une volont qui, si tout le
reste venait lui manquer, serait encore capable de trouver en ellemme une ressource, devenant en quelque sorte sa propre matire,
l'ultime enjeu de cette partie que l'homme ne peut perdre aussi longtemps qu'il demeure le gardien de son honneur. La fermet stocienne
a magnifiquement illustr ce thme de la volont souveraine, une fois
qu'elle s'est dprise de tous les engagements qui la maintenaient captive, aline dans l'univers. Ne comptant plus que sur elle-mme, elle
confre celui qui s'est rendu digne de l'exercer la pleine souverainet
sur la vie et la mort. Esclave ou matre, empereur, le sage stocien incarne la vertu de force ; matre de lui-mme, il est matre de l'univers :
Si [63] fractus illabatur orbis, comme disent les vers d'Horace, impavidum ferient ruinae : que le monde se rompe et s'croule, ses dbris le frapperont sans l'effrayer 12.
Il y a sans doute quelque chose d'inhumain dans cette prtention
stocienne la souverainet, une attitude un peu thtrale et force. Il
faut se souvenir aussi du fait qu'elle est pour le sage un idal bien plutt qu'une ralit, non pas la description d'un tat de fait, mais l'exhor12

Odes, IV, 3, tr. VILLENEUVE.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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tation qu'une conscience, toujours menace de dfaillance et d'infidlit, s'adresse elle-mme dans le pril. L'affirmation stocienne intervient comme un rappel l'ordre de la dignit humaine, comme un recours en grce dans les situations les plus objectivement dsespres.
La leon est prcieuse, elle demeure jamais valable : quel que soit
l'vnement, l'homme peut et doit demeurer le matre du sens de
l'vnement. Aussi longtemps qu'elle n'abdique pas, devant la mort
mme, la captivit ou les tortures, la personne morale peut garder le
contrle des significations. L'homme fort est celui qui, au lieu de se
soumettre la leon des choses, sait qu'une situation, quelle qu'elle
soit, ne prend un sens que par son adhsion. La joie, le dsespoir, la
paix ou l'ennui, ne nous viennent pas comme une rsultante des circonstances : l'homme que le destin peut combler, celui-l aussi le destin peut le ruiner, c'est--dire que l'ordre proprement humain commence audel de cette richesse et de ce dpouillement, partir de cette
limite o rien ne nous arrive qu'en vertu de notre mouvement propre et
de notre consentement.
La vertu de force fait de l'affirmation personnelle un centre de
rayonnement qui polarise l'espace d'alentour. [64] La matire de chaque vie est faite de ce que lui apportent jour aprs jour le flux et le
reflux de la vie biologique et sociale, ou les contingences de l'histoire.
Mais le passage de la matire la forme met en uvre cette capacit
que chacun possde plus ou moins d'imposer la figure alentour. Celui
qui a du caractre communique son style propre l'environnement, et
cette vertu de style apparat aussi bien dans l'ameublement de son domicile, que dans l'allure de ses dmarches, dans l'originalit de ses
propos, dans le rythme qu'il apporte avec lui partout o son existence
se mle d'autres existences : vie familiale, vie professionnelle ou
cercle des amitis. La force authentique est essentiellement action de
prsence, qui apporte avec elle de nouvelles possibilits, donne l'air
mme qu'on respire une autre densit, une qualit vivifiante. Ainsi
souvent de la femme, confine dans le domaine de la vie prive, pouse et mre, matresse de maison, voue des servitudes sans lustre, et
sur qui repose tout l'difice de la vie familiale. Elle tait la femme forte, et l'on ne s'en doutait pas. Si elle est menace, une sorte de dchance accable pse soudain sur l'existence quotidienne. Cette lumire, on ne la remarquait pas : on sait maintenant d'o elle vient.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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Le mystre de la force est un mystre de lumire. Qu'il s'agisse de


la mre de famille qui se dpense en travaux ennuyeux et faciles ,
ou de personnalits exemplaires dans l'histoire, incarnations de valeurs qui demeurent vivantes travers les sicles, Bouddha ou jsus,
Socrate, Gandhi, la vertu de force apparat toujours comme la mise en
uvre d'un don incomprhensible et fascinant. Une autorit, ne du
dedans et qui agit du dedans, se communique autour de certains [65]
tres, dans un rayon d'action qui peut tre celui d'une modeste demeure, ou bien s'tendre un continent, l'univers tout entier. Les peuples
primitifs, sensibles cette irradiation d'un tre privilgi, chef, hros
ou sorcier, l'attribuent un pouvoir surnaturel qu'il aurait reu en partage. L'homme fort est pour eux le dpositaire d'une nergie sacre,
d'un mana, qui le rend suprieur aux autres, plus heureux, plus puissant ou plus sage. Croyance nave, mais qui atteste bien l'impression
ressentie d'un surcrot d'tre, d'un surplus de valeur dotant certains
hommes entre tous d'une qualit incommensurable. Ainsi se montre la
force du gnie dans le jeune Mozart, obscur et ignor, ou dans jeanSbastien Bach, homme mr, pre de famille nombreuse et modeste
fonctionnaire : cette parole souveraine qui brille en eux se fait messagre de joie aux sicles des sicles pour des foules innombrables qui y
coutent la secrte respiration de leur tre enfin dlivr. Mais, encore
une fois, ce privilge de transcendance rayonnante n'est pas rserv
ceux dont, pour mieux nous les opposer, nous avons trs certainement
tort de faire des demi-dieux. Le plus dshrit des hommes a pu tre le
rvlateur de joie, le librateur des captifs ; tel est, dans l'amiti vraie,
dans l'amour, le don de celui qui aime, celui qu'il aime et dont il est
aim. Chacun est en puissance l'annonciateur de la bonne nouvelle ;
chacun peut faire cette trange exprience en vertu de laquelle ce
qu'on annonce aux autres en se l'annonce aussi soi-mme. Toute joie
donne est une joie reue ; toute joie partage illumine le monde, oprant ainsi l'impensable miracle de la multiplication et de la transmutation des sens de l'univers.
Toute force vritable est cratrice ; toute cration [66] vritable est
une affirmation de force. Celui qui dtruit seulement, pour le plaisir
de dtruire, vandalisme ou Schadenfreude, ne mrite pas d'tre appel
fort, car il ne met en oeuvre que les nergies du dsespoir et l'instinct
de la mort. Le crateur est celui qui apporte au monde quelque chose
qui ne s'y trouvait pas encore ; il augmente la quantit des tres, la

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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richesse des significations, il exerce la souverainet de la fonction


humaine, qui est d'ajouter la nature et d'accrotre la richesse authentique au monde. La faiblesse commence avec le sentiment, lui aussi
toujours menaant, de l'inanit, de la non-ncessit de la vie : je ne
suis bon rien, et d'ailleurs rien n'est bon quoi que ce soit. Le monde
est vide, et je suis vide comme le monde... L'tre fort se sent justifi ; il se sent appel tre ; le faible mne une existence incertaine et
injustifie, doutant de soi, doutant d'autrui et de l'univers mme, dsol de douter, et ne pouvant se consoler de cette dsolation dont il ne
peut viter de se sentir obscurment coupable.
L'affirmation de la force se situe par-del les troubles rcriminations du sentiment de culpabilit ou du complexe d'chec. De mme
n'interviennent plus les systmes de scurit qui prtendaient mettre
l'homme l'abri de l'vnement, le fatalisme, par exemple, et la rsignation, ou le pessimisme qui parie toujours que les choses tourneront
le plus mal possible : si elles s'arrangent, c'est autant de gagn ; si elles ne s'arrangent pas, fi reste la consolation amre d'avoir tout prvu.
Cette politique du pire, quelque peu analogue celle de l'autruche qui
cache sa tte dans le sable, dit-on, pour ne pas voir la ralit telle
qu'elle est, est couramment pratique par de trs grands esprits, comme on le voit dans le cas d'Alfred de Vigny par exemple. La force [67]
n'a pas besoin de recourir de pareils enfantillages pour se rassurer.
L'chec et le succs ne sauraient revtir ses yeux qu'une valeur toute
relative : la confrontation de l'homme et du monde se poursuit tout au
long de la vie, et le programme de nos exigences ne peut videmment
pas compter sur une srie indfinie de satisfactions. Aussi bien nos
dsirs ne mritent-ils sans doute pas tous d'tre combls, et d'ailleurs
l'homme qui tout russit risquerait sans doute d'tre bientt lass de
gagner tous les coups.
Le succs et l'chec sont des aspects de l'incessante ngociation
poursuivie par chaque existence entre l'espace mental du dedans et
l'espace physique et social du dehors. Non point des qualifications
brutales et objectives, comme on l'imagine d'ordinaire, quand on se
reprsente des revers de fortune ou un chec de carrire comme des
donnes proprement et dfinitivement ngatives, des empchements
tre. En fait ce sont l des significations provisoires, toujours susceptibles d'tre remises en question. La force, en face d'une pareille situation, rsiste la panique du dsespoir, sans essayer pour autant de mi-

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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nimiser les dgts ; la lucidit est la premire condition d'un nouveau


dpart. Souvent l'chec le plus mortifiant peut prendre en deuxime
lecture le sens d'un rappel l'ordre, dissipant certaines illusions et
permettant un regroupement des instances matresses de l'tre intime.
Le dmenti de l'exprience devient ds lors une indication positive : la
vie personnelle a t prise au pige d'un incident ou d'un accident ; par
la mobilisation de toutes ses ressources, elle doit dcider de l'importance relle que revt l'pisode en question. La personnalit exerce sa
libert dans ce droit de reprise qui convertit la valeur apparente de
[68] l'vnement en sa valeur relle. Autrement dit, le rat va, dans sa
vie, d'chec en chec ; il est sa propre victime, non point celle de
l'vnement ; il joue perdant, et serait d'ailleurs parfaitement capable
de transformer en dsastre profond le succs le plus indiscutable. La
vertu de force au contraire intervient, dans la pire situation, avec l'attitude rsolue de Bonaparte dans l'aprs-midi de Marengo : une bataille
est perdue ; il est encore temps d'en gagner une autre.
Aussi bien l'chec et le succs sont-ils interprts d'ordinaire, par
l'intress comme par ceux qui l'entourent, de la manire la plus superficielle, comme si les promesses majeures de la vie se limitaient
l'acquisition et la possession paisibles de quelques biens dfinis une
fois pour toutes : argent, sant, femmes, honneurs. L'homme succs
selon le consentement quasi universel, c'est le financier heureux, dont
le coeur et l'estomac fonctionnent bien, l'homme politique solidement
camp dans les approches du pouvoir, ou encore l'homme femmes...
Rien de plus grossier que cette chelle des valeurs, dont probablement
chacun d'entre nous porte en soi la secrte nostalgie, car nul ne se rsigne jamais tout fait n'tre pas beau, riche, aim, puissant. La littrature des magazines, les images faciles du cinma contribuent
nous entretenir au niveau de cette mentalit infantile.
Stphane Mallarm, petit professeur d'anglais mal not par les proviseurs et les inspecteurs gnraux, consume sa vie en de vains efforts
pour dnaturer les mots et raliser d'impossibles transmutations de
sens grce une machine potique lentement mise au point. Pouchkine, jeune officier quelque peu noceur, meurt trs jeune, tu en duel
propos d'une misrable intrigue [69] amoureuse : il aurait pu faire une
belle carrire militaire et devenir gnral, tout aussi bien que le jeune
Charles de Foucauld, s'il n'avait pas abandonn le service de renseignements pour se faire ermite au Sahara. Czanne, mconnu de tous et

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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mme de ses amis, fournit son compatriote Zola le modle du peintre sans gnie, acharn produire des oeuvres dont personne ne veut.
Kafka, tuberculeux, meurt jeune et inconnu ; Proust, promis tous les
succs mondains, s'enferme dans la maladie, l'anomalie et la bizarrerie
et se tue gribouiller des paperasses infinies o le plus lucide lecteur
de l'poque, Andr Gide, ne trouve pas le moindre intrt. Van Gogh,
issu de la bonne bourgeoisie hollandaise, se dclasse et finit par le
suicide. Nietzsche, tudiant brillant, professeur sans lves, sombre
dans la maladie, errant de pension de famille en pension de famille et
se considre comme un grand musicien manqu, jusqu'au moment o
la folie s'empare dfinitivement de lui.
On pourrait multiplier ces exemples. Les gnies les plus authentiques ont rarement t reconnus de leur temps, et rcompenss par le
succs. Les hommes consacrs par l'poque sont ceux o elle se reconnat ellemme, ce qui suppose en eux une mdiocrit plus ou
moins bien cache mais essentielle. Le romancier la mode, le pote
laurat ont ainsi la plus grande chance d'tre effectivement des rats ;
et si par hasard ils se trouvent tre rellement des hommes exemplaires, des crateurs, leur gloire est le rsultat d'un malentendu, et d'ailleurs ne leur ajoute rien. Goethe, idole de lEurope intellectuelle, fut
haut fonctionnaire d'un petit prince, ministre, dcor de toutes les dcorations, y compris la lgion d'honneur. Au bout du compte, dans
[70] sa vieillesse, il finit, sous la pression de l'opinion publique, par se
prendre lui-mme pour Gcethe, jouant son propre rle avec une bonne
volont assez affligeante. Le succs lui-mme apparat ainsi comme
un chec, et les plus purs, parmi ceux que le destin a combls, le savent bien. L'homme qui accepte les significations toutes faites, qu'elles lui soient favorables ou dfavorables, cet homme est un vaincu.
On peut chouer dans le succs, on peut triompher dans l'chec.
L'vnement n'est jamais qu'un dfi : il attend de nous la riposte, la
raction qui lui donnera vraiment son sens. Le monde extrieur et social ne nous propose que des termes insuffisants, dfinis selon l'ordre
des choses et non selon la valeur personnelle. Nul ne peut tre vraiment jug qu'en fonction de son authenticit propre. Ds lors les attestations, les grades et degrs, les fonctions et les honneurs, reprsentent
autant de piges o ceux-l se laissent prendre qui doutent d'euxmmes et demandent perdument tre rassurs. L'homme fort maintient ses distances par rapport au rle social, bon ou mdiocre, qu'il lui

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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faut bien, comme tout le monde, accepter de jouer. Il garde fidlit


une loi qu'il s'est faite de ne pas parvenir - le parvenu, celui qui se juge arriv, quelque point de vue que ce soit, incarnant l'un des checs
les plus sinistres de l'tre humain. Les admirateurs de Claudel par
exemple ont peine lui pardonner le contentement snile, qu'il manifestait ingnument, d'avoir fait une belle carrire diplomatique, et gagn beaucoup d'argent dans des spculations financires, tout en tant
ensemble un si grand pote...
L'homme fort refuse de s'avouer vaincu en devenant un nanti et un
important. Son secret, dans une volont [71] tenace de dmenti et de
dgagement qui, quoi qu'il arrive, ne cesse d'attendre davantage de
soi. L'authenticit humaine se joue au-del des apparences, et le procs de succs et d'checs en lequel se rsume le sens d'une vie suppose
une constante rversibilit des vidences, dont on ne sait jamais trop si
elles se prsentent l'envers ou l'endroit. Le sens littral est susceptible de toutes les transfigurations, de sorte qu'au bout du compte le
sens du dernier succs et de l'chec ne peut tre tir que d'une eschatologie de la vie personnelle. Il y a succs lorsqu'il y a expansion de
l'tre et confirmation de soi ; l'chec vritable est une blessure au niveau des valeurs, une sorte d'invalidation de soi par soi. Nous sommes
chacun l'enjeu existentiel d'une partie de nous nous-mme, o l'essentiel de notre vie peut tout coup tre remis en jeu. Nulle partie
n'est jamais gagne, mais nulle perdue ; plutt, celui-l seul perd assurment qui s'arrte et s'installe dans l'arrivisme du succs, ou dans cet
autre arrivisme de l'chec, l'aveu de la dfaite radicale fournissant lui
aussi une sorte de confort de mauvais aloi. Nous esprons toujours un
dernier mot, ft-il celui de notre condamnation ; mais il faut savoir et
accepter qu'il n'y a pas de dernier mot - sinon une parole donne de
soi soi et comme un serment de maintenir quoi qu'il arrive la fidlit
que chacun doit ses raisons d'tre.
Il est sans doute difficile de dpasser le cercle vicieux des reprsentations collectives, et de renoncer s'estimer ou se msestimer selon les normes de l'opinion d'autrui. La tentation est toujours d'accepter la captivit o nous enferment les jugements des autres, favorables
ou dfavorables - et de s'identifier l'image que le monde environnant
nous renvoie de nous-mme. Rien [72] de plus inconstant, nanmoins,
rien de plus fragile que les jugements sociaux de valeur ou de nonvaleur. Aussi bien, le succs le plus ardemment souhait, l'chec le

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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plus redout, ne sont-ils jamais que des demi-vrits, dont la signification ambigu semble aussitt se vider de son contenu. Il est bien rare
que, le but atteint, l'uvre acheve procure vraiment une satisfaction
sans mlange : bien plutt une lassitude, et une dception s'emparent
de celui qui attendait de l'vnement sa paix et sa joie. Cette dprciation intrinsque et dvaluation du rsultat obtenu est un caractre trs
gnral de l'activit personnelle. Tout ce qui est gagn est en mme
temps secrtement perdu, puisqu'il nous dpouille de l'espoir, qui valait mieux peut-tre que la chose espre. La possession entrane une
privation d'tre ; c'est le sens du mot dIbsen selon lequel on ne possde ternellement que ce qu'on a perdu .
Un des secrets de la force authentique est dans la conscience prise
de cette relativit gnralise de toutes les significations du monde.
L'chec et le succs ne sont pas la mesure de l'tre, mais plus modestement des signes des temps et peut-tre des rappels l'ordre. L'affirmation de force se situe au-del de la satisfaction et de l'insatisfaction,
elle ne se laisse pas prendre au pige, ni acheter. Elle maintient l'actualit personnelle et la vigilance des valeurs, en refusant de subir la
loi des causes gagnes aussi bien que celle des causes perdues. Aucune bonne cause ne peut tre jamais tout fait perdue, pour celui qui
lui conserve sa fidlit en esprance. Aucune cause mauvaise ne peut
dfinitivement triompher, car le mal subi ou inflig peut tre converti
en remords et en repentir, et connatre la transfiguration du pardon.
Par son antifatalisme et son antipragmatisme, la leon [73] de la force
est donc une leon de libert. C'est le propre de la libert que de remettre en jeu ce qui paraissait une fois atteint, de ne pas s'incliner devant les tentations de l'vidence, et de faire prvaloir toujours la dignit cratrice de la personne sur la loi de l'vnement.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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[74]

La vertu de force

Chapitre VI
AMBIGUT DE
LA VIOLENCE
Retour la table des matires

On pourrait donc dfinir la force authentique comme une allure de


l'affirmation personnelle dans son ensemble, comme un schme d'dification et d'expression de soi. Ce regroupement de l'tre implique
tout moment le passage de la multiplicit l'unit, un dpassement des
obstacles, oprant chaque fois qu'il est ncessaire le retour soi pardel toutes les tentations de dissidence l'gard de la valeur. La force
est dans le parti une fois pris et prserv. Elle suppose donc un milieu
d'preuve et de confrontation. La politique intrieure de l'quilibre des
forces n'est que l'envers, ou l'endroit, d'une politique extrieure, o
s'affrontent les influences. La force est un sens qui s'tablit au sein
d'un ordre des relations, c'est--dire de la relativit. tre fort, c'est se
maintenir en face de l'autre, rsister ou prvaloir - et le je est cet
gard, pour lui-mme, le premier autrui, l'interlocuteur valable en
premier. Le faible Ovide, le pote sensuel de l'Art d'aimer, se lamentait, voulant le meilleur, de faire toujours le pire.
Force et faiblesse dfinissent l'tat toujours plus ou moins incertain
d'une ngociation. On est toujours le fort de quelqu'un, et le faible de

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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quelqu'un. Un faible [75] trouve toujours un plus faible qui l'admire :


le petit enfant admire celui qui a la taille au-dessus, le fils admire son
pre, l'colier le matre et le soldat son officier. L'enfant imagine la
force comme un absolu, donn automatiquement certains tres et
dont il aura le bnfice lorsque lui-mme sera devenu grand. Il dcouvrira un jour son erreur, et la faiblesse de ces idoles auxquelles il
confiait son impuissance ; mais il ne cessera, en dpit de cette dception, de rechercher le patronage gullivrien du bon gant dont la vertu
bienveillante l'aidera vivre. Au nombre des conditions d'existence,
parmi les relations indispensables que chaque vie personnelle entretient avec son milieu, il faut compter le mtabolisme de la force et de
la faiblesse : il importe chacun de se situer parmi des tres plus forts
que soi, qui le protgent, mais aussi parmi des tres plus faibles, qui
comptent sur lui.
Il est dcourageant de se sentir la limite, le plus faible ou le plus
fort, celui que personne ne console ou qui n'a personne consoler.
Dtresse de Mose, l'homme fort, puissant et solitaire , dans le
pome de Vigny ; il n'a que Dieu pour confident, mais ce Dieu est un
Dieu cach, dont nul homme ne peut connatre le nom. C'est une autre
tentation de croire que tous les hros sont morts, tous les matres, et
qu'avec eux la valeur s'en est alle ; il n'y a plus ni matre ni hros, la
vraie vie est absente. En chacun de nous vit un besoin de respect qui
doit obtenir satisfaction, besoin de recevoir et de donner, besoin d'une
certitude essentielle qui, si elle ne trouve accueil, nous frappe de dsorientation vitale. Toute rencontre avec autrui suppose cet affrontement
et cette confrontation o chacun porte tmoignage et demande l'autre
tmoignage. La force et la [76] faiblesse se dgagent de ces expriences dont elles fournissent en quelque sorte le sens ; elles nous donnent
des vecteurs de valeurs, d'ailleurs complmentaires qui permettent
chacun de se situer parmi tous.
Dire que la vie de relation est le domaine des rapports de force,
c'est certainement veiller dans la conscience commune le prjug
latent qui discrdite aujourd'hui le recours la force. Il est pourtant
vident que toute situation o nous nous trouvons engag, parmi les
autres et de nous nous-mme, peut s'analyser comme une constellation d'influences en quilibre prcaire et toujours en voie de remaniement. Chaque personnalit, l'gard des autres, dploie une sphre
dinfluence, elle se manifeste la manire d'un rayon d'action plus ou

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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moins tendu, qui interfre avec les personnalits environnantes. Cette


concurrence vitale ne prsente, d'ordinaire, aucun caractre dramatique ; elle peut fort bien se poursuivre dans le silence, sans heurt perceptible. Nanmoins il y a, dans le contrat silencieux qui fait de chaque groupement humain, petit ou grand, ce qu'on appelait autrefois
une communaut taisible , une clause fondamentale en vertu de
laquelle un membre quelconque de l'ensemble est appel prendre
rang parmi les autres. Dans une certaine perspective, on peut dire que
l'enjeu de toute vie communautaire consiste dans le maintien, au jour
le jour, ou dans la redistribution, des rangs : toute position acquise
peut tre remise en question ; l'ge, la comptence, l'influence, le caractre, l'amour, l'amiti dont chacun est crdit ou dbit peuvent entraner des changements de structure dans la constitution de l'ensemble. Il peut toujours y avoir abolition des privilges existants et cration de privilges nouveaux, exaltation ou abaissement de chacun [77]
des participants un espace communautaire donn. L'ensemble relationnel de toute existence plusieurs pourrait se dfinir la manire
d'une mosaque d'affirmations concomitantes o chacun, parmi tous
les autres, sert ensemble et alternativement de forme et de fond. Le
lieu propre d'une vie personnelle ne serait ainsi que la ligne des interfrences, dessine par les recoupements successifs, flux et reflux, chacun cdant l'autre ou marquant sur lui sa dominance. Cette dynamique existentielle o le plus important est rarement dit, o l'essentiel
demeure implicite, mouvements et hsitations, prsances et concessions, prendrait assez aisment la forme de ces figures ambigus, dont
le sens de lecture peut s'inverser en vertu d'une initiative sans raison
apparente, mais la dernire lecture demeure elle-mme hsitante, prte
se dissoudre dans un nouveau remous, disparatre dans un tourbillon destructeur de toutes les significations.
Chaque vie personnelle, et la plus insignifiante, dans le tissu communautaire, introduit un point de discontinuit, comme un nud ou un
relais au sein des cycles d'change. Beaucoup d'hommes n'affirment
pas grand-chose, mais chacun ou presque est le mari d'une femme, la
femme d'un mari, le parent, l'associ, le camarade, appel comme tel
exercer une influence. Celui-l mme dont la prvalence est illusoire,
et qui le sait, il faut bien qu'il suive, puisqu'il est le chef. La ralit
dpasse la fiction, mais la fiction doit tre maintenue, et, dfaut de
se sauver soi-mme, il faut tcher de sauver les apparences ; la plupart

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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des gens sont d'accord l-dessus, jusqu'au moment du moins o le


point de rupture tant atteint une nouvelle figure remplacera l'ancienne. Ceux qui n'ont pas grand-chose annoncer par eux-mmes, [78]
ceux-l reprennent leur compte ce qui est gnralement convenu autour d'eux en matire de morale, de politique ou de religion. Leur
message est faut ce qu'il faut , mais du seul fait qu'ils le retransmettent, ce message acquiert une sorte d'nergie de position nouvelle, et
quasi originale. Il est plus difficile de ne pas tre, de ne pas dire comme les autres, et l'attitude non conformiste reprsente en elle-mme un
acte d'une plus haute nergie. L'attestation d'originalit introduit dans
le milieu un dsquilibre qui entrane de la part des voisins des ractions compensatrices. Une sorte d'autodfense est spontanment mise
en oeuvre pour la rpression de toute nouveaut nuisible au maintien
des bonnes habitudes et des conventions gnralement admises. Il est
contraire au bon ton d'attirer sur soi l'attention, de se faire remarquer ;
il ne faut pas remettre en question ce qui n'est pas en question, il est
dangereux d'veiller ou de faire rflchir.
L'original qui prtend tre vraiment une origine doit assumer la
responsabilit qui incombe celui qui se donne en exemple. Cela peut
le mener fort loin - tmoins Socrate et Jsus-Christ. A tout le moins, il
lui faut dpenser pour s'affirmer une nergie de rupture considrable :
la premire confrontation avec les lieux communs est dj une pierre
de touche de la vertu de l'homme et de la valeur de son message. La
vocation de l'exception , selon le mot de Kierkegaard, exige de celui qui se sent appel tre un signe de contradiction, un effort
contre-pente de la facilit, sinon un dvouement total, pour prendre le
risque et l'assumer. Non d'ailleurs que la non-conformit puisse passer
pour une vertu en soi : il existe, il a exist, dans certains milieux littraires, mondains ou politiques, une sorte de conformisme [79] de l'anticonformisme, dont on trouverait de beaux exemples dans les cercles
o rgne le snobisme, dans des groupements anarchisants ou dans le
mouvement surraliste. L'originalit qui se manifeste en pareil cas
peut tre l'affirmation d'une exigence authentique ; elle risque bien
souvent de se trouver fausse dans son principe mme par un parti pris
d'opposition ou de ngation, attestation non pas de la force mais de sa
caricature. Trop souvent la mauvaise originalit chasse la bonne,
comme il arrivait dj dans le cas du jeune dandy Alcibiade qui, la
recherche de l'effet tout prix, finit par couper la queue de son chien.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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Il y a un mystre de l'influence. L'action de l'homme sur l'homme,


en dpit mme des perfectionnements techniques les plus modernes de
la propagande, chappe le plus souvent la volont claire. Toute influence profonde se dveloppe sur le mode d'un dialogue o celui qui
reoit compte autant que celui qui donne. De l le fait assez droutant
que l'on n'a pas l'influence qu'on veut, mais bien souvent une influence contraire, ou du moins inattendue. La confrontation des personnalits suppose une mutualit des existences, un cycle secret d'changes
poursuivis non pas dans le temps clair de la volont ou de la technique, mais dans la dure plus lente des profondeurs spirituelles ou parfois dans l'instant des bouleversements dcisifs. La seule mthode serait ici de patience et de soumission l'autre. Qui se prche soi-mme
est un faux tmoin, et se trompe lui-mme, ou l'autre, ou plutt les
deux en mme temps. Qui veut faire prvaloir son avis, sa prfrence,
par contrainte, qui n'a pas le temps ou l'amiti d'obtenir le libre
consentement d'autrui, celui-l fait oeuvre vaine et dtruit au lieu
d'difier, mme si son intention est pure.
[80]
La violence est cette impatience dans le rapport avec autrui, qui
dsespre d'avoir raison par raison et choisit le moyen court pour forcer l'adhsion. Si l'ordre humain est l'ordre de la parole change, de
l'entente par la communication, il est clair que le violent dsespre de
l'humain, et rompt le pacte de cette entente entre les personnes o le
respect de chacun pour chacun se fonde sur la reconnaissance d'un
mme arbitrage en esprit et en valeur. La raison du plus fort nie l'existence d'autrui en prtendant l'asservir : la conscience faible doit devenir conscience serve, et le corps le moins fort doit tre soumis celui
qui le domine. Convaincre par lgitime persuasion, c'est respecter une
libert fraternelle, contribuer l'dification de l'autre, se soumettre au
droit jugement de l'interlocuteur dans le moment mme o on lui demande d'accepter une opinion, une prfrence qu'il n'avait pas entrevue. Un dsquilibre s'est introduit avec la violence, une sorte de dsespoir, qui veut, en l'absence d'une communaut de dnomination,
nier l'espace deux ou plusieurs, pour faire prvaloir une structure
moniste. L'intelligibilit librement dbattue de l'entretien se resserre,
les positions se durcissent ; seule demeure possible l'alternative de l'un
ou l'autre. L'chec du dialogue introduit un nouveau domaine, o
l'intensit affective se substitue la bonne volont partage. La colre,

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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la haine, la vengeance, la brutalit se dchanent selon les rythmes


d'une causalit par explosion o rde la menace de mort corporelle et
spirituelle.
La violence se situe l'oppos de la force, car l'nergie qu'elle met
en uvre n'est que l'nergie du dsespoir. Le violent se laisse emporter dans une sorte de fuite en avant., aveugl sur l'autre et sur luimme. Il enlve [81] l'autre son droit la disposition de lui-mme,
et le traite en mineur. Mouvement naturel peut-tre, s'il est vrai, comme le prtend Hegel, que chaque conscience veut la mort de l'autre ;
mais cet instinct. de mort une fois dchan se retourne contre celui-l
mme qui s'y abandonne. Toute violence, par-del le meurtre du prochain, poursuit son propre suicide. Elle est en effet destruction de soi ;
les Anciens savaient dj que la colre est une courte folie. La violence suppose un chappement au contrle : l'explosion motive se libre
en dchanements paroxystiques, cris et gesticulations, qui attestent
l'chec de toutes les disciplines personnelles. Le violent, incapable de
se contenir, recherche dans sa propre frnsie, une sorte d'apaisement
magique, comme si, en augmentant le volume et l'intensit de sa voix,
en enflant les muscles, il retrouvait cette majorit qu'il sent, devant
l'obstacle, confusment perdue. La dcharge affective et musculaire
peut au surplus procurer le retour au calme, et d'ailleurs le regret de
l'excs commis, la honte pour s'tre conduit comme un enfant.
Mais il arrive que le violent, une fois hors de soi, ne puisse nouveau se possder. Il fait confiance la violence, mthodiquement,
comme on le voit dans le domaine de la terreur, instrument jadis et
nagure, et aujourd'hui encore, de la fausse certitude. La violence se
fait institution et moyen de gouvernement : dragonnades, inquisition,
univers concentrationnaire et rgimes policiers ; il a exist, il existe
une civilisation de la violence, monstrueuse affirmation de la certitude
qui rend fou, selon la parole de Nietzsche. travers l'histoire, les perscutions et les guerres maintiennent le pire tmoignage que l'humanit puisse porter contre elle-mme. Individuelle ou collective, cette
violence n'est d'ailleurs que le camouflage [82] d'une faiblesse ressentie, d'un effroi de soi soi, que l'on essaie, par tous les moyens, de
dissimuler. L'agressivit est d'ordinaire un signe de peur, et d'une manire gnrale, on pourrait faire entrer la sociologie de la violence
parmi les rpercussions du sentiment d'infriorit. Celui qui, ayant la
force brutale de son ct, se sent mis dans son tort, et comme humili,

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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par un plus faible, ragit par des cris et des coups. Ainsi du loup devant l'agneau, de l'homme souvent en face de la femme, de l'adulte en
face de l'enfant, ou de l'enfant plus g devant un plus jeune. La suprmatie menace, et qui se sent obscurment confondue, se maintient
par la frnsie de nier autrui dans son esprit et dans son corps, par la
brutalit et la cruaut jusqu' la mort. La violence une fois dclenche
s'enivre d'elle-mme par un effet d'acclration ; elle fait boule de neige et, comme enchante par son propre dchanement, elle ne s'arrtera plus. Ainsi s'expliquent les crimes et les massacres, dont le caractre monstrueusement passionnel demeure incomprhensible un esprit
de sang-froid. La violence est lie au mystre du mal dans l'tre de
l'homme.
Aussi bien ce mcanisme dmoniaque est-il au bout du compte
parfaitement absurde, comme est absurde la conduite du meurtrier qui
tue sa femme parce qu'il l'aimait trop. Bien plutt, c'est qu'il ne l'aimait pas assez, ou qu'il l'aimait mal. Le monde de la terreur est celui
de la contradiction ; il trahit un nihilisme foncier. Ce qui est obtenu
par violence demeure en effet sans valeur : ce n'est pas en violant une
femme que l'on obtient son amour, et la perscution ne saurait gagner
cette libre approbation des consciences - que pourtant l'on dsire secrtement conqurir. Celui qui subit la violence, s'il finit par y cder,
devient en quelque sorte [83] le complice de cette violence, et se trouve dgrad par le fait mme qu'il y a consenti. L'esclave qui se complat dans son esclavage, le dport qui se faisait le valet ou l'auxiliaire des S.S., ceux-l, pour sauver leur vie, ont tout perdu. Une trange
complicit s'tablit entre le bourreau et la victime qui jouent le mme
jeu sinistre et se dtruisent mutuellement. Celui qui traite l'autre
comme un sous-homme devient lui-mme un sous-homme. Tel est
sans doute l'un des secrets les plus affreux du systme concentrationnaire : tortionnaires et torturs pris dans un cycle infernal, atteints, au
plus profond, d'une diminution capitale, mme s'ils ont apparemment
sauv leur vie. Les psychologies des profondeurs ont montr l'intime
alliance entre le sadisme et le masochisme, le mal fait autrui et le
mal fait soi-mme ; une seule oeuvre de disqualification se poursuit
dans les conduites les plus opposes. Il existe une communaut des
damns, contrepartie et caricature infernale de la communaut des justes et de la communion des saints.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

69

La perversion des instincts dans l'exercice de la violence atteste en


elle la perversion de la communication. La force est la rgle primaire
de la nature, affirme Callicls dans le Gorgias de Platon (483 d), qui
proteste que la loi est faite par les faibles et par le grand nombre ,
avides de prendre leur revanche sur les forts ; mais ce procs nietzschen de la dmocratie mconnat le fait que tout l'difice de la culture humaine s'est construit sur la restriction ncessaire de la violence.
Aucune socit, quelle qu'elle soit, n'est possible si le recours la force n'est pas svrement limit ; le pacte social s'offre tous comme un
systme de scurit : or, l o les faibles ne trouvent pas la scurit,
les forts eux-mmes [84] se trouvent bientt menacs. La justice, le
contrat, le droit, les marchs, la plupart des institutions sociales supposent dans leur principe le dsaveu de la brutalit naturelle. La loi du
talion, par exemple, aux origines du droit criminel, n'est pas, comme
en l'imagine trop aisment, une rgle de cruaut, mais une limitation
de la cruaut sans frein qui rgnait auparavant : seulement un il pour
un il, pas plus d'une dent pour une dent... La civilisation se dfinit
dans son progrs par la sublimation des instincts, par la distance prise
l'gard de l'animalit latente en chacun d'entre nous.
Aussi bien, la violence elle seule est-elle toute ngative, et foncirement acosmique. Le groupe le plus lmentaire, la famille, suppose l'inhibition de la violence l'gard de la femme et des enfants, et
mme des parents proches. La communaut sociale exige de chacun
chacun la paix et le recours l'arbitrage pour le rglement des conflits.
Davantage encore, lors mme du dchanement de la force nue, en cas
de rupture radicale dquilibre, la guerre civile ou internationale n'a
jamais t et ne peut tre une guerre totale. Dans les hostilits les plus
effroyables, certaines rgles de modration ont toujours t respectes
d'un commun accord par les belligrants, comme s'il y avait une limite
mme l'inhumain.
La philosophie dans son ensemble refuse de valider le droit du plus
fort ; elle pourrait se dfinir comme le passage de la violence la raison. Pour construire l'ordre de la communication et de l'accueil, la philosophie fait confiance l'homme considr comme esprit et comme
volont bonne. La violence, ou la perfidie, seraient ici une manire de
coup bas, contraire l'honneur philosophique. Thmistocle, dans le
conseil de [85] guerre qui prcde la bataille de Salamine, s'oppose
aux vues de l'amiral spartiate qui, furieux d'tre contredit, lve son

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

70

bton : Frappe, mais coute , dit alors Thmistocle, dont l'avis finit
par prvaloir, pour le plus grand bnfice de la communaut grecque
dans son ensemble. Frappe, mais coute , cette parole est l'un des
matres mots du philosophe, dont la persuasion est l'arme par excellence, de telle sorte que le contradicteur ne cde enfin qu' lui-mme.
Socrate dialogue avec le sens commun, avec ses juges eux-mmes, et
la violence finit par le tuer, mais il la vainc en lui obissant. Dans le
dialogue du matre et de l'esclave, le sage est toujours le plus faible,
seulement il lui appartient de renverser les valeurs et de manifester
dans sa pense, dans sa personne, l'minente dignit de l'esprit.
La non-violence apparat ainsi comme la meilleure manire de servir la vrit. On sait que Gandhi, reprenant certaines vues de Tolsto,
en a fait l'arme principale d'un combat politique, qui tait pour lui en
mme temps un combat philosophique et religieux. Mais l'attitude de
Gandhi a souvent t mal comprise : on a voulu voir en lui une sorte
de pacifiste intgral, prt toutes les capitulations. Or celui qui cde
la force pour viter tout prix l'emploi de la force, celui-l se fait le
complice de la force. L'attitude de Gandhi, tout au long de sa carrire,
est celle d'un combattant, qui n'hsite jamais payer de sa personne.
Lorsqu'on a le choix uniquement entre la lchet et la violence,
crit-il, je crois que je conseillerais la violence 13. Et il affirme encore : La non-violence a pour condition [86] pralable le pouvoir de
frapper. C'est un refrnement conscient et dlibr du dsir de vengeance que l'on ressent. La vengeance est toujours suprieure la
soumission passive, effmine, impuissante, mais la vengeance aussi
est faiblesse 14. Il y a donc une non-violence d'avant la violence, par
lchet, incapacit d'opposer la violence la violence, et qui consacre
la dmission de celui qui se soumet la loi du plus fort.
Mais la non-violence de Gandhi, au contraire, se situe au-del de la
violence ; elle est la violence dompte et dpasse, qui confre la
personne une rserve supplmentaire de puissance. La violence est
toujours passion ; cette passion se trouve sublime chez le non-violent
et lui confre du coup une sorte d'autorit suprieure. La nonviolence, affirme Gandhi, ne consiste pas renoncer toute lutte rel13

Young India, 11 aot 1920, dans Lettres I'Ashram, tr. HERBERT, Albin
Michel, 1937, p. 92.
14 Young India, 12 aot 1926, ibid., p. 88.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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le contre le mal. La non-violence est au contraire contre le mal une


lutte plus active et plus relle que la loi du talion, dont la nature mme
a pour effet de dvelopper la perversit. J'envisage pour lutter contre
ce qui est immoral une opposition mentale et par consquent morale.
le cherche mousser compltement l'pe du tyran, non pas en la
heurtant avec un acier mieux effil, mais en trompant son attente de
me voir lui offrir une rsistance physique. Il trouvera chez moi une
rsistance de lme qui chappera son treinte. Cette rsistance
d'abord l'aveuglera et ensuite l'obligera s'incliner. Et le fait de s'incliner n'humiliera pas l'agresseur, mais l'lvera 15.
La non-violence ainsi comprise, au-del et non en de de la violence, rompt le cercle vicieux selon lequel on [87] ne peut triompher
du violent qu'en tant plus violent que lui. Adoptant la mme attitude,
on lui donne raison, en quelque sorte, dans le moment mme o on le
domine. Or le secret de la non-violence est qu'elle refuse de triompher
seule ; elle affirme, par-del la lutte, la conciliation et rconciliation
d'un rsultat o il n'y aura ni vainqueur ni vaincu. Kant proclamait
dj la ncessit de faire la guerre avec l'ide de ne pas rendre, pardel les hostilits, la paix impossible. Gandhi va plus loin dans le
mme sens : la non-violence est l'esprit de paix au cur mme de la
guerre, la rsolution de paix qui brise la dialectique de la guerre par
une sorte de dmonstration de son inanit.
La paix, affirme Spinoza, n'est pas l'absence de la guerre, mais
une vertu qui nat de la force de l'me. La non-violence authentique
est toujours dmonstration de force ; elle affirme sa manire une sorte de confiance dsespre dans la sagesse humaine : Gandhi finit par
tomber, victime d'un de ses compatriotes fanatique, et cette mort dment sa foi en la consacrant, puisqu'elle lui permet de raliser jusqu'au
bout l'idal du juste souffrant. La violence a eu le dernier mot, ou du
moins l'avant-dernier, car l'exemple reste, et l'enseignement, de ce
fakir maigre et nu , mpris par Churchill au temps des premires
luttes pour la libration de l'Inde. La non-violence n'est pas une fin en
soi, pas plus d'ailleurs que le respect de la vie : ce qui compte d'abord,
c'est la justice et la vrit, dont la cause doit tre maintenue avec la
fermet qui convient. Le juste, capable de donner sa vie pour ses amis,
capable aussi de se faire violence, si besoin est, pour se ramener dans
15

Young India, 8 octobre 1925, ibid., p. 86-87.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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le droit chemin, ne respecte pas comme une idole des rgles de nonintervention, et saura [88] aussi bien traiter son prochain comme il se
traite lui-mme.
Il faut viter de se faire du respect une ide superstitieuse, comme
s'il dessinait autour de chaque tre une zone neutre, inviolable quoi
qu'il arrive. Il y a sans doute un droit d'asile de chacun chez soi, comme aussi un droit d'hospitalit et d'accueil qui ne peut tre forc. Mais
la rencontre d'autrui suppose le refus de ce no man's land dont chacun
serait le prisonnier, et le souci mme du service aux valeurs implique
une attitude de sympathie active, et non d'indiffrente neutralit. On
connat l'histoire espagnole de ce courtisan puni pour avoir, violant les
interdits de l'tiquette, port la main sur la reine qu'un cheval emball
entranait la catastrophe. Le prochain ne mrite pas plus de respect
que la reine d'Espagne, et devant quelqu'un qui se trompe ou se perd,
la non-intervention est l'attitude mme de l'infidlit. La non-violence
est une utopie, parce que, dans la vie en commun, il faut, toujours faire violence quelqu'un, et chaque homme tue la femme qu'il aime,
comme dit Oscar Wilde dans la Ballade de la gele de Reading.
bien plus forte raison ne faut-il pas respecter la btise, ni le mal tabli,
ni l'erreur ou la violence. Il est des situations extrmes o, pour l'honneur du genre humain, l'insurrection devient un devoir sacr.
C'est ainsi que se dessine la possibilit d'une bonne violence ct
de la mauvaise. La pdagogie libertaire de l'ducation sans contrainte
ni punition a partout abouti un chec ; elle se faisait une ide utopique du respect de l'enfant, qui a besoin en fait d'tre conduit, de sentir
s'exercer sur soi une autorit relle et qui, s'il n'a pas eu de pre, risque
fort de gcher sa vie la [89] poursuite des paternits les plus abusives. La recherche de la violence pour la violence est coup sr nfaste, et les bourreaux d'enfants font horreur. Mais il est une violence pdagogique, non trangre l'amour, et qui d'ailleurs rapproche au lieu
de sparer : l'enfant a besoin d'affection et de scurit, ce qui n'exclut
pas une gifle l'occasion, ou une punition, pourvu que le rapport profond reste intact, qui le lie ses parents. Et nous sommes tous ldessus rests enfants ; dans nos relations avec autrui, la violence aussi
est un langage, l'attestation d'une sincrit, la recherche d'un contact
plus authentique par-del la rupture du statu quo, une sorte d'invocation dsespre de la personne 1 a personne. La hte, l'impatience
peuvent avoir une vertu la fois libratrice et ducatrice, non pas en

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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de du respect, mais au-del ; elles peuvent tre les agents de ralisation de la gnrosit, et jsus lui-mme promettait aux violents le
royaume de Dieu.
La mauvaise violence, lorsqu'elle prvaut, donne naissance au
monde de la terreur. La violence bonne est celle qui se manifeste au
cours des confrontations entre les personnes ; la terre des hommes
nest pas ce lieu de scurit o des tres spirituels noueraient entre eux
ces dialogues des morts chers aux philosophes. L'tre humain est donn chacun comme une tche, difficile et peut-tre dsespre. La
valeur ne se ralise pas sans lutte, et la violence apparat ncessaire
pour la manifestation de la valeur, par-del les dchirements de soi
soi et de soi l'autre. La vertu de force peut assumer la violence, tout
en gardant au cur mme de la guerre l'esprance de la paix. Une relation nouvelle et comme un lien de sympathie peut natre de sincrits loyalement affrontes ; l'amiti peut rsulter du combat o se recoupent [90] les lignes de force, car la lutte aussi est un moyen de
connaissance, et l'on voit s'affirmer aprs la guerre une solidarit dans
l'estime mutuelle entre anciens combattants des camps opposs.
Ainsi se justifient, par-del leur paradoxe apparent, la rhabilitation de la violence par Georges Sorel, dans la perspective marxiste de
la lutte des classes, ou encore l'loge de la guerre chez Hegel et chez
Proudhon. L'ambigut de la violence permet au pire de voisiner avec
le meilleur : le seul moyen de donner la paix toute sa valeur serait de
sauvegarder en elle toutes les possibilits d'actualisation virile que
dlivre la guerre. Il y a l une sorte de mystre, li la coexistence de
la pire inhumanit avec la plus haute vertu. L'obstacle ici comme partout est une condition de la valeur, et la violence elle-mme demeure
indcise entre l'obstacle et la valeur.
Rduite elle-mme, la violence est absurdit pure, dsespoir de
l'humain. Le lgionnaire romain tue Archimde ; le milicien nazi massacre le savant juif, l'artiste non conformiste ; en pleine jeunesse du
gnie, Pouchkine et variste Galois sont tus en duel ; Pierre Curie se
fait craser par une charrette... La faiblesse de la violence nue est si
vidente qu'elle-mme doute de soi : chaque rgime de force cherche
par tous les moyens, au besoin en se mystifiant soi-mme, s'autoriser
en se rfrant une instance qui le dpasse. Le centurion, le sousofficier, le milicien admettront au besoin la mtaphysique la plus nave afin de pouvoir croire leur brutalit ordonne une autorit justi-

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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fie en valeur. Pascal l'avait bien vu La justice sans la force est impuissante, crivait-il la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc
mettre ensemble la justice et la force ; [91] et pour cela faire que ce
qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste 16.
Il n'est pas vrai que la violence prime le droit. Toujours la raison
du plus fort se veut encore et nanmoins raison ; elle cherche, par une
sorte de recours en grce, non pas dtruire le droit, mais le fonder,
substituant ainsi un rgime prim un rgime nouveau, et mieux ordonn selon une plus exacte justice. La guerre et la rvolution, solutions de dsespoir, impliquent une dialectique de la violence o l'emploi de la force affirme encore une recherche de la valeur. Celui qui
engage la guerre, tort ou raison, se croit fort de son droit, et le
vaincu, d'ordinaire, est convaincu d'avance, parce que conscient de sa
faiblesse. De mme, la rvolution ne triomphe dans la rue que parce
qu'elle est dj faite dans les esprits. Mirabeau refuse de cder devant
Dreux-Brz, qui prtend expulser les tats Gnraux ; Dreux-Brz
s'incline, obissant la mme ncessit qui s'imposera, dans la nuit du
4 aot, aux aristocrates, renonant spontanment leurs privilges,
non par pression, mais par aspiration et enthousiasme. Comme l'a dit
profondment Tocqueville ce ne sont pas les serfs qui font des rvolutions ; ce sont des hommes libres . Certes, la morale ne mne pas
l'histoire, mais quand la force se heurte la force, la violence la violence, chacun a besoin d'tre persuad de la lgitimit de sa cause. Les
canons ne peuvent tre que trs provisoirement l'ultime raison des
chefs d'tat ; plus longue chance, un autre arbitrage finit toujours
par prvaloir, et la justice, un moment clipse, trouvera toujours dans
le cur des hommes un dernier retranchement impossible rduire.

16

dition Brunschvicg, p. 470.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

75

[92]

La vertu de force

Chapitre VII
LE MONDE DE
LA FORCE
Retour la table des matires

Mme justifie, la violence garde toujours quelque chose d'impur.


L'indignation au service de la vrit, la ncessit de forcer le ton ou le
geste, met en lumire une sorte d'indigence native de la vrit : s'il
faut prendre sa dfense, c'est qu'elle est incapable de prvaloir par elle-mme. Ce monde, qui ne lui fait pas accueil, encourt la rprobation
de notre raison et de notre coeur. L'usage de la force, chaque fois qu'il
devient ncessaire, souligne dans la ralit ou dans l'homme une lacune et comme un dfaut de constitution. Si je dois me forcer pour agir
convenablement, c'est que ma nature est mauvaise ; si je dois
contraindre autrui, c'est qu'autrui n'est pas capable, par ses propres
moyens, d'un comportement droit. La force intervient pour compenser
une faiblesse actuelle ou menaante ; elle est seulement la contrepartie
de la faiblesse, son envers ou plutt son endroit.
C'est pourquoi le rve d'un monde tranger la force a toujours t
l'utopie par excellence. D'ge en ge, les penseurs ont propos aux
hommes de bonne volont le mirage d'une cit fraternelle, Cit du Soleil, Rgne des Fins, Rpublique des Esprits, Phalanstre ou Dmocra-

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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tie Sociale, Socit sans classes, formes diverses de ce [93] Royaume


de Dieu sur la terre qui semble figurer le seul royaume au monde o
l'homme puisse s'accomplir. Tous les malentendus dissips, la personne pourrait y vivre dans l'immdiate transparence de soi soi et de
chacun tous ; la morale, sans plus d'obligation ni de sanction, n'y
serait pas une morale, mais la loi commune de la nature. L'esprance
des piphanies s'enchante imaginer la radieuse aurore, ou le grand
soir des accomplissements, o l'homme en chacun dlivrera l'homme
dans la cantate unanime des bons sentiments. La fin de l'histoire nous
apportera la fin des histoires et des ennuis, une civilisation sans travaux de force, sans preuves pnibles, sans guerres, sans microbes et
sans maladies, o chacun vivra si vieux que la mort elle-mme cessera
virtuellement d'exister. Plus modestement, dans l'horizon limit de la
vie quotidienne, le mme souhait apparat, chez tous les parents, d'une
pdagogie fonde sur l'conomie de la force : l'idal serait d'viter
l'enfant toute brutalit, toute contrainte dans ses rapports avec le monde et les hommes. Le peu de sagesse que les adultes ont acquis
grands frais, force de tourments et d'angoisses, ils voudraient pouvoir le transmettre leurs descendants, gratuitement, sans que ceux-ci
aient payer le prix qu'eux-mmes ont d acquitter.
Cette dernire attitude correspond au vu bien comprhensible de
voir nos enfants plus heureux que nous. Seulement la manire la plus
claire d'aimer quelqu'un n'est pas de lui conomiser la vie : les enfants levs dans du coton, comme on dit, ont d'ordinaire les pires msaventures lorsqu'il leur faut enfin affronter des difficults relles. La
meilleure prparation morale ne consiste pas cacher les obstacles,
mais bien plutt les mettre en lumire, de telle sorte que la personne,
le [94] moment venu, possde les meilleures chances d'en venir
bout. La pdagogie du meilleur se trouve tre parfois, en fin de compte, une pdagogie du pire. Il est aussi vain de nier le recours la force
dans le monde moral et spirituel qu'il le serait de nier le jeu des forces
physiques dont le dynamisme dfinit l'quilibre du monde matriel.
De mme que la marche est 'une sorte de lutte incessante contre la pesanteur pour maintenir la station droite sans cesse remise en question
par nos mouvements, de mme la vie morale dans son devenir est une
lutte pour la vie : la droiture, la rectitude d'une destine, enjeu de ce
combat, doivent tre tout instant raffirmes contre les sollicitations
contradictoires, contre les menaces de dviation.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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Le monde humain est un monde du risque, parce qu'il est un monde ambigu ; il ne porte pas en lui son dernier mot, mais demeure tout
jamais inachev dans la mesure o, par-del les dterminismes physiques l'oeuvre dans la nature, il attend sa signification toujours avantdernire de cette prsence personnelle qui l'habite. Un monde sans
risque serait un monde mort ; la parfaite assurance figerait le paysage
dans une immobilit minrale, et le pays de Cocagne serait le dsert
de la valeur. Le meilleur cesserait d'tre le meilleur s'il se ralisait en
vertu d'un automatisme, la possibilit du moins bon et du pire se trouvant exclue par avance. C'est pourquoi la valeur, esthtique ou morale,
ne peut se raliser pleinement et sans heurt ; elle ne peut s'tablir souverainement sur la terre des vivants, o elle se heurte sans cesse une
fin de non-recevoir. Le mme goulot d'tranglement se retrouve chaque fois que l'exigence doit s'incarner : c'est ce malentendu que les
hommes ont donn le nom de problme du mal. Notre voeu d'absolu
[95] se heurte aux limites de la finitude ; et c'est parce que l'homme
est un tre fini que la force lui est ncessaire pour s'affirmer nanmoins, pour se faire une place dans un monde o son intervention
bouleverse les normes et les dimensions tablies.
Le risque se situe au moment o l'univers matriel devient un univers personnel. Le domaine des choses n'est jamais tout fait fini. Il
nous appartient de l'accomplir en nous accomplissant nous-mme :
l'action de l'homme se dveloppe sur le chemin qui dbouche tout
instant du possible dans le rel, en vertu d'un parti pris qui chaque fois
force affirmer plus qu'on ne sait. Ce dpassement de la connaissance
et de ses scurits introduit une nouvelle connaissance, ce prcieux
savoir d'exprience, acquis par chacun ses risques et prils. Il faut
prendre position sans attendre l'vnement, et la position prise influe
sur l'vnement, qu'elle contribue former. Chaque initiative, au pril
d'une blessure ou d'une dformation de l'tre, se prononce d'une manire prophtique dans le sens d'un monde nouveau, dont elle atteste
la validit. Prendre un risque, c'est manifester la libert cratrice de
l'tre humain.
On ne voudrait pas risquer, et pourtant on risque toujours. Le risque parat consacrer l'infirmit de la certitude, mais il en atteste, bien
plutt, l'humanit. Il parat invitable, ds que l'enjeu de l'affirmation
met en cause celui qui affirme, dans quelque domaine que ce soit de la
connaissance ou de l'action. La science elle-mme, o semble prdo-

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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miner la dtermination objective, implique, dans son progrs vivant, le


dpassement des vidences tablies, les inquitudes et les doutes dont
il faut triompher et, par-del, cette menace [96] toujours de l'erreur. La
science acheve se sdimente en manuel et perd tout intrt. Comme
disait le grand mathmaticien Hilbert : une branche de la science est
pleine de vie tant qu'elle offre des problmes en abondance ; le manque de problmes est signe de mort . Dans la vie morale, le risque
s'introduit partout, avec la ncessit de choisir ; la vertu elle-mme,
qui parie pour l'obissance, se prononce contresens de la ralit quotidienne, et le sacrifice, la limite, dans la plus haute incertitude, manifeste la capacit humaine d'accepter un risque total pour mieux attester la souverainet de la valeur. La conviction du philosophe prend
le risque de l'erreur ; la foi pratique de Kant se rsout postuler l'essentiel, qu'elle ne peut prouver. L'homme religieux, sans cesse menac
par le doute, assume dans sa relation avec son Dieu les mmes incertitudes qui psent sur tous les engagements personnels. Tout amour
promet plus qu'il ne peut tenir, et le risque du salut ne va pas sans le
risque de la damnation.
Une vie sans risque, enlise dans le srieux des habitudes et des
convenances, endormie dans le sommeil dogmatique des scurits
bourgeoises, serait d'ailleurs une vie sans soleil et sans accent. C'est
pourquoi la tentation de risquer est peut-tre aussi rpandue que la
tentation de ne pas risquer. Le got du risque pour le risque n'est pas
pour autant un signe de sant morale ; il existe une pathologie du risque, dont on trouverait l'incarnation dans le personnage de l'aventurier. Non que l'aventure, en elle-mme, puisse toujours tre dite immorale : elle peut tre ouverture au monde et soi-mme, refus des
tablissements et des conforts, qute de joie aux horizons lointains.
L'aventure saine, si elle fait de la vie un enjeu, poursuit un accomplissement [97] au-del de cette vie elle-mme, et qui la justifie : don
Quichotte, dernier des chevaliers errants, demande l'impossible ; il
n'obtiendra certes jamais la justice impossible ni l'amour impossible,
mais le rve inaltr de son coeur assure l'unit de son existence dpense aux grands chemins du monde, et don Quichotte mourra rconcili. Le sens moral de l'aventure se corrompt lorsque le risque est
recherch pour lui-mme, en vertu d'une sorte de dilettantisme qui se
plat jouer avec toutes les valeurs sans en reconnatre aucune. Le
type de l'aventurier, d'amour, d'honneurs ou d'argent, correspond une

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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destine moralement disqualifie, qui, au plus secret, se fuit ellemme et cherche se tromper, et ne se trompe pas, et succombe
l'ennui, comme on le voit dans le cas de don Juan.
L'authenticit du risque, sa validit spirituelle, se trouvent donc
lies la mission fondamentale de l'tre humain, qui est d'incarner les
valeurs dans un monde fini. Les certitudes essentielles, en fonction
desquelles nous orientons nos conduites, si elles sont des certitudes
vivantes, ne sauraient avoir un caractre physique et massif ; elles ne
valent pas sans nous, elles attendent de notre consentement dernier
une sorte d'autorisation qui les parachve. Le risque est cette intime
vibration, ce frmissement du prix pay pour une affirmation d'acte et
de pense qui met en cause notre destin. Tout savoir donn ou impos
du dehors n'est vrai que par approximation ; il change de nature au
moment o nous nous y reconnaissons, o nous le faisons ntre au
pril de notre vie matrielle et spirituelle. Tout ce qui est affirm sans
risque n'a pas d'importance. Qui ne risque rien n'est rien.
L'acceptation du risque a pour contre-valeur l'intensit [98] de l'esprance, qui redresse la situation et permet, quoi qu'il arrive, d'viter
le pire. Le risque trouve ici sa limite, car l'assurance de l'me forte
rsiste aux dmentis de l'exprience. L'chec ne peut abattre qu'une
esprance la mesure de la chose, et qui met toute son esprance dans
la chose, celle du parieur ou du joueur, qui sera du ou combl par
l'issue de la partie ; mais seul l'homme faible suspend sa vie et sa mort
au verdict hasardeux d'un coup de ds. Le risque de la chose, le risque
portant sur l'avoir, et qui concerne la fortune seulement, la rputation,
la sant, la limite la vie elle-mme, n'est qu'un risque secondaire. Le
risque premier est le risque portant sur l'tre, c'est--dire le risque de
la valeur : par-del les enjeux limits de nos diverses possessions, ce
qui est en question c'est toujours l'enjeu illimit de notre tre personnel, qui peut tre sauv ou perdu, selon le choix que nous faisons de la
fidlit ou de l'infidlit, de la dchance ou de la sublimation.
Le mystre de chaque existence se situe dans cette ngociation incessante et secrte du risque matriel et du risque moral, qui peuvent
se dmentir mutuellement et se compenser. Le jeune viveur du Portrait de Dorian Gray, d'Oscar Wilde, qui dissipe sa vie en succs
mondains et en dbauches raffines, voit peu peu se fltrir le tableau
magique o s'affirmait la beaut de sa jeunesse, jusqu'au moment o il
tombera mort devant l'image de sa propre pourriture. Chaque personne

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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vit pour sa part le mythe balzacien de la Peau de chagrin ; ou plutt,


s'il y a bien un vecteur ngatif du rtrcissement de l'tre et de sa dchance, il y a aussi la perspective positive d'un embellissement, d'un
enrichissement, qui permet chacun, et mme au plus dsespr, de
regagner ce qui tait [99] perdu. On peut toujours perdre sa vie la
gagner ; on peut gagner sa vie la perdre.
Ainsi la seule assurance eschatologique dont la personne puisse
tre sre qu'elle n'en sera pas due porte non pas sur le monde, mais
sur les valeurs. On ne peut sans navet tre sr d'aucun bien de ce
monde ; on ne peut sans prsomption tre absolument sr de soi.
L'homme fort refuse les consolations illusoires ; il a mis son esprance
dans une instance qui, dpassant le monde et lui-mme, justifie luimme et le monde. Une telle affirmation ne risque en aucun cas d'tre
dmentie par l'vnement ; elle autorise la rsolution paisible de celui
qui sait qu'il n'est pas ncessaire d'esprer selon le monde pour entreprendre, ni de russir pour persvrer. Tel est le secret du courage authentique, dont l'me serait sans doute la vaillance, c'est--dire la rsolution dans le service des valeurs.
La peur sous toutes ses formes, de la crainte l'anxit, de la phobie la panique, est la punition de l'homme faible, incapable de se
situer dans un univers o il ne voit que des menaces. La mauvaise
conscience de l'tre, physiquement dprim ou moralement inquiet,
s'exprime dans le sentiment d'tre expos aux influences hostiles, toutes les sauvegardes usuelles ayant disparu. L'essentiel ici, c'est donc
un tat personnel de moindre rsistance qui sensibilise la vie personnelle toutes les agressions du dedans et du dehors. Mais le dehors
n'pouvante que grce au consentement du dedans ; la dmission de
l'intelligence permet l'chappement au contrle des puissances obscures, qui peuplent l'environnement de toutes les projections motionnelles. Toute grande peur se rfre une mythologie de l'inconnu,
provoquant les ractions les plus catastrophiques de la part d'une [100]
individualit qui se dcompose et se trouve ds lors comme ttanise.
On a mis en lumire depuis longtemps le caractre viscral, et
comme biologique, de la peur, qui dlivre en nous les puissances instinctives. Le courage au contraire est d'ordre sensori-moteur ; il suppose un contact lucide maintenu avec la situation telle qu'elle est. La
peur est toujours dmesure et folie ; le courage est intelligent, du
moins celui qui ne procde pas de la mconnaissance du danger ou

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

81

d'une audace excessive, sorte de panique inverse vers l'avant.


L'homme de sang froid ne cherche pas se duper lui-mme ; il ne
cherche pas minimiser, d'une manire infantile, le risque couru ; il se
contente de le mesurer aussi objectivement que possible, et de se mesurer lui. Un danger exactement dlimit se trouve dpouill du plus
puissant de ses prestiges. L'espace du dedans, unifi et rsolu, prend
alors le contrle de l'espace du dehors : le courage n'a pas d'autre sens
que celui d'une libre volont de prsence au prsent.
Seulement nul ne saurait tout voir, ni tout prvoir, et, si limit, si
localis qu'il soit, le risque subsiste toujours. La seule chose craindre, affirmait le prsident Roosevelt, est la peur elle-mme : la peur
de la peur est toujours mauvaise conseillre, et l'on peut dire que le
dveloppement de la culture et de la civilisation dans leur ensemble
tend liminer la peur de la vie humaine. Mais le progrs se nierait
lui-mme s'il parvenait supprimer entirement la part de risque inhrente chaque destine. Toute destine est chanceuse, toute assurance
plnire dans le monde ou en soi-mme est trompeuse. L'incertitude
des voies et moyens d'une existence doit tre reconnue comme telle, et
ce serait [101] manquer de courage que de croire la possibilit de se
passer de courage.
La gnrosit dfinit la qualit propre de celui qui admet l'inscurit constitutive de toutes les situations objectives, mais prend dlibrment son parti de s'exposer aux prils qu'il a choisis, comblant par
son engagement le dficit existentiel des circonstances. Au dire de
Descartes 17, le propre de l'homme gnreux consiste seulement partie en ce qu'il connat qu'il n'y a rien qui vritablement lui appartienne
que cette libre disposition de ses volonts, ni pourquoi il doive tre
lou ou blm sinon pour ce quil en use bien ou mal - et partie en ce
qu'il sent en soi-mme une ferme et constante rsolution d'en bien
user, c'est--dire de ne manquer jamais de volont pour entreprendre
d'excuter toutes les choses qu'il jugera tre les meilleures ; ce qui est
suivre parfaitement la vertu . Autrement dit, dans la gnrosit,
l'homme s'annonce lui-mme ; il est le contenu de son propre message. Ainsi s'ouvre la perspective virile d'une morale de la force, morale
ouverte et librale, o chacun ne mesure pas son effort celui de tous.
Les morales rationalistes de la norme et les morales sociologiques de
17

Trait des passions, 53.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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la moyenne ou de la masse paraissent s'adresser des individus spirituellement faibles. La gnrosit se prsente comme la vertu qui donne ; confiante dans sa force, elle n'hsite pas sortir du rang, et ne se
contente jamais du minimum moral.
Aussi bien, cette prodigalit, contrairement aux rgles de l'conomie matrielle, n'entrane pas la ruine de celui qui donne, et en donnant se donne. L'acte gnreux intervient comme une provocation ou
un dfi, qui [102] dsquilibre les relations humaines, appelant en
contrepartie une compensation de la part d'autrui. La force consiste
parier toujours pour l'humain, faire confiance l'homme en soimme et en autrui ; son attestation prend souvent le caractre d'une
mise en demeure, laquelle les intresss ne peuvent demeurer insensibles. D'o l'efficacit cratrice, et comme prophtique, du pardon
des offenses ou de la non-violence. Celui qui dpense sans compter,
dans l'abondance de sa force, a chance d'tre pay de retour mieux que
s'il avait calcul. justement parce qu'il ne demande rien, c'est lui, peuttre, qui sera combl. Contrairement l'opinion du bon sens et des
moralistes utilitaires, la pente de l'gosme n'est pas la seule vocation
de l'homme, de sorte que l'appel aux ressources profondes d'autrui
peut renouveler la situation. D'ailleurs le gnreux, comptant sur luimme plutt que sur autrui, ne risque pas d'tre du quoi qu'il arrive.
Ainsi s'ouvre la possibilit d'une autre morale par-del le bien et le
mal des systmes que l'on enseigne aux enfants des coles. Nous ne
pouvons viter de rver d'un monde o les intentions seraient claires
et bonnes, o les beaux gestes seraient toujours rcompenss et les
mchants toujours punis, comme il arrive dans les rcits de la Bibliothque Rose et chez Kant, grce l'intervention de son Dieu rmunrateur et vengeur. Ce monde puril n'est pas l'univers humain ; sur la
terre des hommes et dans la vie quotidienne, les intentions ne sont jamais transparentes, et les projets ne se ralisent qu'imparfaitement.
Nous ne connaissons le bien et le mal que sous forme d'approximations toujours plus ou moins imprcises, et les assurances dernires
concernant les valeurs ne se donnent nous qu'en se refusant. Il [103]
n'y aura jamais assez de certitude autour de la personne pour qu'elle
puisse se sentir en parfaite scurit ; le dernier mot, pour sortir de
l'ambigut, dpend de la rsolution qu'elle prend, ses risques et prils.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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Le monde humain est le lieu de l'inachev, de l'inaccompli ; autour


d'elle, et dj en elle-mme, la destine personnelle se heurte sans cesse l'obstacle et au malentendu. La distance toujours maintenue entre
l'intention et la ralisation, entre l'esprance et son accomplissement,
caractrise cette quatrime dimension du monde moral qui s'offre
nous sans cesse dans l'exprience de l'chec, de la faute et du mal. Les
penseurs contemporains ont multipli les descriptions de cette paisseur hostile d'un univers o l'homme se trouve comme enlis dans
l'angoisse, dchir par l'absurdit de l'vnement, en procs avec tous,
avec Dieu et avec lui-mme, sans autre avenir que d'tre accabl.
Image partielle de la condition humaine, parce que trop exclusive : la
nause ne serait pas ce qu'elle est sans le douloureux dmenti qu'elle
inflige l'esprance de la joie. vouloir supprimer l'ambigut, dans
un sens ou dans l'autre, on dpouille notre exprience de sa dimension
la plus spcifique.
Le chemin de la vie est un chemin incertain et solitaire, dont les
aboutissements demeurent jamais rservs. Chaque destin est un secret pour celui-l mme qui le vit sans pouvoir faire plus que pressentir le sens de son aventure. Job, l'homme combl, se voit dpouill de
tout ce qui faisait sa flicit - mais inversement l'homme le plus malheureux peut voir finir sa misre. D'autres existences demeurent suspendues, traverses inopinment et trop tt par le dsespoir, balayes
par l'accident, la guerre, la mort. Nul n'est l'abri de l'horreur, quelque instant que ce soit ; et chacun d'entre nous le sait, bien [104] qu'il
essaie de se le dissimuler, et de le cacher ceux qui lui sont chers.
Chaque homme a la mort pour avenir, et cette promesse suffit
l'clairer d'une lumire tragique. Les questions dernires demeurent
insolubles : la souffrance, le malentendu, l'injustice, la faute multiplient sans fin le sens de cette contradiction inhrente toute existence, qui connat ainsi sur sa ligne de vie des noeuds impossibles dnouer. L'exercice mme de la libert, la responsabilit du choix impliquent le caractre tragique de la personnalit, condamne n'tre jamais tout ce qu'elle voudrait tre, et donc jamais ingale ellemme. Tous les moralistes ont reconnu cette disproportion de l'homme ; il n'existe aucune voie pour en sortir, sinon par autosuggestion et
d'une manire tout illusoire. L'individu qui veut se faire Dieu, la
manire de Sartre, ne trompe personne et sans doute ne se trompe pas
lui-mme. La seule ressource est de faire face, en utilisant au mieux

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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les circonstances pour y inscrire, dans le succs ou dans l'chec, tout


au moins la marque de l'homme et l'affirmation de la valeur. Telle est
l'intention de la force, qui veut prserver, jusque dans les moments les
plus dsesprs, la rsolution d'un humanisme tranquille. La vie de
l'homme fini dbouche sans cesse dans l'alternative du nant et de la
plnitude, avec la possibilit toujours, comme un devoir, de maintenir
au moins la dignit de l'tre personnel.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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[105]

La vertu de force

Chapitre VIII
LA VERTU DE FORCE
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La violence la plus valable est toujours discordance, dchirement ;


elle ne saurait trouver en elle-mme sa propre fin ni son autorisation.
Dans le meilleur des cas, elle dlivre un mouvement de l'me, et
comme une sincrit plus profonde, mais elle demeure un manquement la sagesse ; elle exige une caution en valeur, et ne se sauve que
par l'intention. La force, au contraire, est l'affirmation mme de
l'homme, le chant profond de l'tre manifestant sa rsolution ; d'ailleurs nullement assur de quoi que ce soit, si ce n'est de son propre
consentement soi-mme.
La vertu de force apparat d'abord matrise de soi, au sens d'un
contrle par la personne, et d'un regroupement de ses moments et de
ses attitudes. tre matre de soi, c'est avoir centr sa vie en elle-mme,
de manire la maintenir en position d'quilibre ; au lieu de se laisser
capturer, fasciner, par l'motion de l'instant ou par la sduction passionnelle, c'est avoir ralis une seconde lecture de la vie personnelle
qui, loin de s'parpiller dans le temps, se ressaisit, en prenant ses distances par rapport l'environnement et l'vnement. Qui ne se
contrle plus, dans l'exaspration de la colre, dans [106] l'effondrement de la peur, se montre en situation d'infriorit comme un homme
ivre ou fou. Incapable d'assumer la charge de sa vie, il veille chez le

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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tmoin une gne, une sorte de pudeur devant la nudit de son tre ainsi mise en lumire. Impression d'ailleurs fausse, car cette rduction
l'lmentaire ne manifeste pas pour autant le visage le plus authentique de la personne ; l'homme tant ce qu'il veut tre, ce qu'il se fait, il
est sa propre dification, de sorte qu'il n'apparat pas mieux dans son
authenticit lorsqu'il dmissionne et se dtruit.
La nature de l'tre humain se ralise dans sa propre culture. Chaque univers personnel demeure en qute de son centre et de sa loi. La
matrise de soi s'affirme d'abord comme vertu de style, matrise des
apparences : c'est l'impassibilit japonaise, la froideur anglo-saxonne,
la disponibilit de l'acteur ou encore la parfaite technique de dfense
du criminel qui n'avouera jamais. Mais il ne s'agit ici que d'une qualit
formelle, qui ne prjuge pas du fond, car le sang-froid du hros n'est
pas, en tant que tel, distinct de celui de l'assassin. La vertu de force
suppose, par-del ce contrle purement technique de l'expression dans
l'ordre de la politique extrieure, une politique intrieure de la vie personnelle, qui se reclasse pour s'organiser en hauteur ou en valeur. je
suis mon propre matre, c'est--dire que j'chappe la domination
d'autrui, la surprise de l'instant ; mais je ne suis pas mon propre esclave, esclave de mes caprices ou de mes fantaisies. je sais ce que je
veux, je sais ce que je vaux. Surtout je sais ce que je me dois moimme, parce que j'ai reconnu mon identit en valeur, et j'ai pris une
fois pour toutes le parti d'affirmer cette identit.
Le risque apparat ici d'une excessive confiance en soi, qui s'apparente l'orgueil. Mais la force comme [107] vertu n'est pas l'idoltrie
de soi par soi, le culte d'une entit imaginaire, substitue la personne, et que l'on se figurerait inaccessible aux menaces du destin. La
force ne devient vertu que lorsqu'elle suppose comprise et accepte la
faiblesse naturelle de l'homme. Par-del le dsespoir, une fois reconnu
ce qu'il y a de tragique, et d'absurde souvent, dans la personne et dans
le monde, le pacte peut tre nou d'un nouveau consentement de soi
soi : il faut lier amiti avec soi-mme, faire alliance pour le meilleur et
pour le pire. Contrairement une opinion trop souvent mise par les
philosophes, l'gosme n'est pas premier dans le cur humain, et la
plupart des gens s'accusent eux-mmes, se mprisent et se refusent. Ils
se rendent responsables de la mdiocrit de leur vie, dont ils mesurent
l'insuffisance l'insatisfaction de leurs dsirs, accumulant ainsi au
centre de leur tre un trsor secret d'amertume et de dsesprance, que

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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trahit chacune de leurs attitudes, chaque geste et chaque intonation. Il


faut d'abord s'aimer soi-mme, se donner accueil et misricorde, si
l'on veut ensuite tre capable d'aimer son prochain comme soi-mme.
La sagesse vanglique des Batitudes loue les pacifiques, et les
proclame heureux. Celui-l seul peut aux autres donner la paix qui la
porte d'abord en soi, et s'en est fait lui-mme le messager. La vertu
de force trouve son principe dans cette annonciation et dclaration de
paix de soi soi, dont autrui devient tout naturellement le bnficiaire,
illumin par la phosphorescence d'un rayonnement qui s'exerce alentour. Vertu surnaturelle coup sr, car la force n'est jamais le don de
la fe, une disposition inne du corps et de l'esprit qui mettrait la personne dfinitivement l'abri des menaces et des croulements. Le
monde et l'homme sont pleins de [108] menaces, qu'il serait stupide
d'ignorer, pour se laisser surprendre, une fois venu le moment de
l'preuve, et cder alors aux magies illusoires de l'motion qui cherche
s'vader en fermant les yeux, se rfugie dans l'effondrement des ractions catastrophiques, ou encore se livre la panique de la fuite en
avant.
Il n'y a pas d'homme fort qui ne risque d'tre bris. Toute confiance
en l'homme est voue l'chec, parce que l'chec est inscrit dans l'tre
de l'homme. La force vritable suppose une lucidit sans illusion ; eue
accepte le risque et se maintient joyeuse. Elle a pris son parti et, quoi
qu'il arrive, ne se laissera pas surprendre : elle sait qu'il faut se confier
en soi, mme si l'on est assur de se trouver du, et faire confiance
l'autre, qui dcevra pareillement. Une nouvelle insouciance rgne pardel le dsaveu des inquitudes vaines, une esprance qui se connat
plus forte que toute menace. La force ne saurait consister s'attendre
au pire ; bien plutt elle s'attend au meilleur, c'est--dire qu'elle limite
la menace par avance, pour faire face le plus lucidement possible. Pareille attitude devant le danger, parce qu'elle est contagieuse, signifie
par elle-mme un rconfort pour autrui ; l'angoisse est conjure, une
sorte de paix arme s'tablit de soi soi, messagre de scurit alentour. Dans les cas les plus dsesprs, la force intervient comme une
ressource, dont l'intervention peut toujours changer la figure de J'vnement ; car la valeur de l'homme est aussi une grandeur, qui s'ajoute
la situation et peut modifier l'quilibre des donnes matrielles. Le
mdecin ne doit jamais abandonner un malade, mme si la gurison

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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lui parat impossible ; de mme la personne ne doit jamais s'abandonner elle-mme, et se juger dfinitivement perdue.
[109]
Ainsi rsolue faire face, la force est une conqute, la rcompense
d'une ascse de soi sur soi, qui permet l'tre humain de s'affirmer
par-del le dterminisme des ralits naturelles. Il est toujours possible l'homme qui ne renonce pas de convertir l'chec en succs, de
transformer les significations apparentes pour transfigurer l'univers.
Chaque destine personnelle se dcouvre ainsi une vocation proprement mtaphysique, la facult de lutter contre les vidences pour affirmer sa propre certitude. Mais cette conqute de l'univers a pour
condition une mise en place pralable de la vie personnelle, qui doit
elle-mme tre prise en charge et conquise par celui qui se veut capable d'aller jusqu'au bout de sa propre exigence. La vertu de force apparat ici vertu d'unit, attache rduire toute l'existence une obissance commune. Il faut raliser l'unit, de l'esprit et du corps, des tendances et des besoins, raliser le passage du chaos originaire de toute
vie individuelle la communaut clairvoyante d'une seule volont.
Malgr toutes les tentations du double jeu, il faut faire ce qu'on fait et
vouloir ce qu'on veut, demeurer centr sur soi, repousser les fascinations de l'ambiance, et refuser toutes les tentations d'entrer en dissidence par rapport soi-mme.
La puret du cur, disait Kierkegaard, consiste vouloir l'un. Cette unit de vocation et d'invocation demeure la dernire ressource,
lorsque tout le reste doit tre abandonn, biens matriels, sant, amitis ou amour. jusque dans l'ultime dpouillement, la force demeure
une vertu, parce qu'elle n'est pas une forme vide, et un raidissement,
parce qu'elle garde un contenu, qui pourrait tre une irrductible profession de foi dans l'homme. Malgr les pires dmentis, il appartient
chacun de nous de maintenir l'honneur du genre [110] humain et la
valeur de l'existence. Dans une situation dsespre, en temps de guerre ou de rvolution, un moment vient o ceux qui ont perdu la partie
ne rsistent plus que par une sorte d'enttement gratuit. Il ne s'agit
pourtant pas l d'une vaine fanfaronnade, mais d'une affirmation de foi
qui s'impose l'adversaire mme, ainsi qu'en tmoignait nagure
l'usage de rendre les honneurs de la guerre l'ennemi malheureux.
Il avait sauv l'honneur, c'est--dire en quelque sorte gagn sa dfaite
en faisant la dmonstration de sa propre valeur. Dans l'adversit des

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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circonstances, il demeurait indemne, et le vainqueur s'honorait en honorant le vaincu. Nos guerres techniques et industrielles, en laissant
perdre ces nobles traditions, attestent une perte certaine du sens de
l'humanit.
C'est donc dans les confins de l'tre humain, aux limites du dsespoir, que commence le domaine de la vertu de force. Vertu paradoxale, qui se rduit pour l'essentiel l'affirmation de la capacit, de la dignit humaine, malgr tout. Une destine, en tant que calcul des essais
et des erreurs, des chances et malchances, se solde rarement, aux yeux
de l'intress, par un excdent positif. A voir les menaces dont la
condition humaine est entoure, la fragilit interne de la vie personnelle devant les menaces microbiennes ou les dfaillances psychologiques, bien considrer les influences extrieures qui peuvent tout
instant remettre la vie en question, ds que l'homme descend dans la
rue., ou dans le jeu de la vie sociale et politique, on s'tonne que l'humanit en gros et en dtail, ait t capable de simplement survivre. Tel
est dj le caractre le plus trange de la vie, qui se manifeste tout au
long de l'volution des espces : elle se ralise avec une persvrance
[111] obstine dans le sens du plus improbable. Ce qui arrive, c'est ce
qui ne devrait pas arriver. L'espce humaine, la plus fragile et la plus
dmunie, a trouv le moyen de dominer toutes les autres, grce la
mise en oeuvre de ressources neuves qui ont fait de la terre entire le
rgne de l'homme.
Pareillement, la vertu de force semble un pari pour l'impossible.
Certains tres en sont illumins d'une surprenante phosphorescence tel Gandhi, le fakir maigre et nu, selon le mot de Churchill, la sant
toujours chancelante, pourtant capable de conduire, grce la force
persuasive de la non-violence, un peuple de plusieurs centaines de
millions d'hommes sa libration. Il y a un mystre de la force, sans
lequel ne se comprendrait pas cette indomptable volont de lutter
contre plus fort que soi, pour l'impossible, non point en vertu d'un
goste dsir de survivance individuelle, mais en manire de tmoignage de l'homme l'homme. Le mme mystre, irrductible au calcul positif, se manifeste d'ailleurs dans la force des peuples et des nations ; quelque chose fait ici pencher la balance, qui ne se compte pas
en soldats ou en canons. La France rvolutionnaire, au sortir de la dcomposition monarchique du XVIIIe sicle, trouve dans sa nouvelle
foi assez de ressources pour tenir en haleine l'Europe entire pendant

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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vingt-cinq ans. Tel fut autrefois le rayonnement prestigieux d'Athnes,


telle fut la fulgurante carrire d'Alexandre. Plus modestement, telle est
encore aujourd'hui la prsence singulire de la Suisse parmi les nations, disproportionne par rapport son poids objectif. Sans doute la
russite de l'homme fort, ou de la nation, implique-t-elle une intelligence singulire l'uvre dans l'utilisation des possibilits. Mais cela
n'explique pas tout, car ces possibilits [112] mmes, il semble que la
vertu de force, non contente de les dcouvrir, les a en quelque sorte
cres. Le cours de l'histoire n'est pas dtermin, quoi que l'on en dise,
par la simple addition de milliards de francs, de millions de tonnes
d'acier, ou de militaires. Les vnements objectifs paraissent habits,
et comme anims du dedans, par la circulation de valeurs fiduciaires,
spirituelles, morales et culturelles, qui s'imposent parfois pour le plus
grand tonnement des puissants de la terre, au dfil des Thermopyles,
dans la baie de Salamine, autour du moulin de Valmy, ou encore dans
le ciel dcisif de la bataille d'Angleterre.
La force est un mystre, reli au plus profond secret de l'tre humain. La disproportion de l'homme est susceptible d'une sorte de dpassement, qui transcende, par la vertu d'un recours en grce, toutes
les insuffisances congnitales d'une existence finie. Il faut, pour vraiment tre fort, se fonder sur plus que soi, cesser de voir dans les vicissitudes favorables ou dfavorables de l'vnement le critre de toute
vrit. Peu importe la russite du moment, ou l'insatisfaction : je ne
suis pas un absolu, le centre du monde, mais un homme parmi les
hommes ; mes ressources sont limites et ne me mneront pas bien
loin. La force est le nom de cette assurance qui vient l'homme pardel toute assurance lorsqu'il a une fois choisi le chemin de l'obissance et de la fidlit dans le service aux valeurs. Il se confie ds lors et
s'assure en plus que soi, seul moyen de n'tre jamais du.
Quand je suis faible, disait l'aptre Paul, c'est alors que je suis
fort , et le plus incroyant des hommes sait bien que la foi peut dplacer les montagnes, bien que le mortel le plus puissant n'ait jamais russi ce tour de force. Par une sorte de rencontre dernire, la force
[113] authentique apparat ainsi comme le fruit de l'humilit : il y a
une force terrible dans l'humilit , disait Dostoievski. L'homme en
qute de sa paix la demande des systmes de scurit divers, des
organisations sociales ou des doctrines, des protections et des patronages. Or la seule scurit valable ne peut se trouver que dans le

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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consentement de soi soi, et dans l'acceptation de la condition humaine. Il est difficile de faire la paix avec autrui, et d'autant plus difficile
qu'autrui est plus prochain. Il est plus difficile encore de faire amiti
avec soi-mme, non par rsignation et lassitude mais dans la libre dcision d'un cur qui, renonant lutter contre ses propres fantmes,
s'accepte enfin pour ce qu'il est. Il faut chacun beaucoup d'humilit
pour s'accepter soi-mme, dissiper les illusions tenaces et le dsir
dtre dieu.
L'humilit se juge elle-mme, dans la confrontation avec une valeur qu'elle souhaite, et ne possde pas, mais qui la met en place. Elle
se veut obissance et dpassement, non pas superstition et idoltrie.
Le sentiment d'infriorit est esclavage d'une fausse valeur, exalte
comme plaisir pour la dprciation de l'tre personnel. L'humiliation
risque toujours de susciter une dlectation morose et comme une
complaisance suspecte de l'humili pour son propre abaissement.
L'homme humble, au dire de saint Bernard, est celui qui convertit
l'humiliation ellemme en humilit. Il ne s'agit pas ici de douter de
soi, ni de se rsigner, mais d'assumer, dans un esprit de tranquille rsolution, le cahier des charges de la finitude humaine.
C'est pourquoi la vertu de force, en fin de compte, est un autre nom
de la vertu de joie. Il n'est donn personne d'chapper la maladie
ou la misre, la [114] peine qui frappe du dedans ou du dehors. La
souffrance et la mort font partie de notre patrimoine ; celui d'entre
nous qui prtendrait s'en exempter oublierait en mme temps le secret
de tendresse inquite qui le relie aux tres qu'il aime, et, sous leur invocation, la communaut des hommes. Bossuet dcrit, dans son discours funbre, les derniers moments d'Henriette d'Angleterre, en quelques mots admirables : Madame fut douce envers la mort comme
elle l'tait envers tout le monde... Une fin ainsi rconcilie nous aide
accepter que les les soient rares o l'on puisse jouir un moment de
la plnitude dont un cur, malgr son endurcissement, ne renonce jamais rver. Les les sont rares, et les escales ne s'y prolongent gure.
Il faut savoir jouir de ce bonheur fragile, mais ne jamais oublier qu'il y
a, par-del, un sens de la paix, comme une autre le porte de la main
et pourtant mconnue, l'le ensevelie dans le sommeil de notre oubli,
l'le en eau profonde o, dpasses les incertitudes, se noue jamais
l'amiti de chacun soi-mme et aux autres. La joie n'est pas ailleurs,

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

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dans un exil nostalgique, la joie n'est pas ailleurs que partout ; elle est
la lumire d'une prsence capable, pour celui qui en est digne, et jusque dans les moments les plus dsesprs, de transfigurer le monde.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

93

[115]

La vertu de force

CHOIX
DE LECTURES
Retour la table des matires

A. ADLER, Le sens de la vie, tr. Schaffer, Payot, 1950.


Y. BELAVAL, Les conduites d'chec, N.R.F., 1953.
BENICHOU, Morales du grand sicle, N.R.F., 1948.
O. BRACHFELD, Les sentiments d'infriorit, Mont-Blanc, Genve, 1945.
A. BRIDOUX, Souvenirs du temps des morts, A. Michel, 1930
G. CANGUILHEM, Essai sur quelques problmes concernant le
normal et le pathologique, 2e d., Belles-Lettres, 1950.
B. CELLINI, Vie crite par lui-mme, tr. BEAUFRETON, Crs,
1922.
P. CORNEILLE, Le Cid ; Horace ; Cinna ; Polyeucte.
DESCARTES, Trait des passions de l'me, d. Mesnard, Boivin.
F. DOSTOIEVSKI, L'Idiot ; Crime et chtiment ; Les Frres Karamazov.
Fr. ENGELS, Le rle de la violence dans l'histoire, ditions Sociales, 1947.

Georges Gusdorf, La vertu de force (1967)

94

PICTTE, Entretiens ; Manuel, tr. SOUILH et JAGU, BellesLettres, 1950.


A.-J. FESTUGIRE, La saintet, Presses Universitaires de France,
1942.
M. K. GANDHI, Lettres l'Ashram, tr. J. HERBERT, A. Michel,
1937.
R.-A. GAUTHIER, Magnanimit, l'idal de la grandeur dam la
philosophie paenne et dans la thologie chrtienne, Vrin, 1951.
[116]
K. GOLDSTEIN, La structure de l'organisme, tr. BURCKHARDT
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