Vertu de Force
Vertu de Force
Vertu de Force
(1967)
LA VERTU
DE FORCE
Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole,
Professeur associ, Universit du Qubec Chicoutimi
Page web. Courriel: [email protected]
Site web pdagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/
Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"
Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi
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Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque
Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi
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de la bibliothque des Classiques
Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, sociologue, bnvole, professeur associ, Universit du Qubec Chicoutimi, partir de :
Georges Gusdorf
LA VERTU DE FORCE.
Paris : Les Presses universitaires de France, 1967, 120 pp. 3e dition. Collection : SUP Initiation philosophique, no 26. 1re dition :
1956.
Un grand merci tout spcial mon ami, le Professeur Michel Bergs, professeur, Universits Montesquieu-Bordeaux IV et Toulouse I Capitole, pour toutes ses dmarches auprs de la famille de lauteur et
spcialement auprs de la fille de lauteur, Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf. Ses nombreuses dmarches
auprs de la famille ont gagn le cur des ayant-droit.
Courriel :
Michel Bergs : [email protected]
Professeur, Universits Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole
Georges GUSDORF
Professeur lUniversit de Strasbourg
Professeur invit lUniversit Laval de Qubec
LA VERTU DE FORCE
Paris : Les Presses universitaires de France, 1967, 120 pp. 3e dition. Collection : SUP Initiation philosophique, no 26. 1re dition :
1956.
DU MME AUTEUR
La dcouverte de soi, Presses Universitaires de France, 1948.
(puis.)
L'exprience humaine du sacrifice, Presses Universitaires de France, 1948.
Trait de l'existence morale, Colin, 1949. (puis)
Mmoire et personne, Presses Universitaires de France, 1951.
Mythe et mtaphysique, Flammarion, 1953.
Trait de mtaphysique, Colin, 1956.
Science et foi, S.C.E., 1956.
Introduction aux sciences humaines, Belles-Lettres, 1960.
Signification humaine de la libert, Payot, 1962.
Dialogue avec le mdecin, Genve, Labor et Fides, 1962.
Kierkegaard, Introduction et choix, Seghers, 1963.
Pourquoi des professeurs ?, Payot, 1963.
L'Universit en question, Payot, 1964.
Les sciences humaines et la pense occidentale, t. I : De l'histoire
des sciences l'histoire de la pense, Payot, 1966.
La Parole, Presses Universitaires de France, 5e d., 1966.
Les sciences de l'Homme sont des sciences humaines, BellesLettres, 1967.
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La vertu de force
Chapitre I
DCADENCE
DE LA FORCE
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cence du christianisme, insiste sur le caractre dbilitant d'une spiritualit mousse qui noie l'individu dans la masse. Le conformisme
devient une vertu, et chacun se veut l'esclave de tous.
Pourtant Nietzsche a prch dans le dsert son renversement de
toutes les valeurs : il prenait son poque contretemps, et le dynamisme croissant de la civilisation matrielle n'a fait que renforcer sur
toute la surface de la terre, et sous les dnominations les plus diverses,
l'emprise de la morale du troupeau. Le triomphe de la grande industrie
trouve son expression dans l'avnement d'un type humain uniforme,
produit un peu partout en grande srie. Les coutumes locales ont disparu, comme les costumes rgionaux : c'est le nombre qui fait la loi
dans les statistiques conomiques, dans la vie politique et dans l'ordre
des prfrences morales. Celui qui voudrait rsister la loi du nombre
serait aussitt cras. Lorsque la Chine, continent aux vingt climats,
bariol de traditions millnaires, se soumettant son tour aux exigences de la civilisation industrielle invente par l'Occident, adopte les
rites de la planification marxiste, des centaines de millions d'hommes
et de [4] femmes revtent la combinaison bleue de l'ouvrier europen.
Chacun s'engloutit dans la masse, bnficiant ainsi d'un mimtisme
protecteur ; la limite, la meilleure protection serait de s'oublier compltement soi-mme afin d'tre tout fait semblable tout le monde.
Une nouvelle forme d'alination apparat ici, qui tend devenir universelle, sous l'apparente diversit des uniformes vestimentaires ou
idologiques.
L'affirmation personnelle, qui fut jadis le centre de gravitation des
valeurs morales, perd de son importance dans la mesure o l'individu
cesse d'tre une unit de compte. La dimension morale, prive de toute spcificit, tend se dissoudre dans la ralit sociale. Ds lors, les
proccupations traditionnelles de l'thique se trouvent singulirement
dpasses : les devoirs envers la communaut passent bien avant les
anciens devoirs envers soi-mme. Les scrupules de la belle me prise
de puret ne sont Plus que des superstitions ridicules. La loi du rendement tend remplacer la loi morale dans un univers soucieux de
productivit plutt que de perfection. Sans que nous en prenions conscience, la rvolution conomique et sociale actuellement en cours
substitue l'homme de l'ge historique le nouveau type humain de
l're technocratique.
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techniciens comptents. Les transfusions sanguines, les greffes, l'emploi d'un cur ou d'un rein artificiel consacrent cette alination. De mme, les calmants, les anesthsiques, les somnifres, ou les
excitants, les prparations glandulaires substituent aux rgulations naturelles des rythmes prfabriqus. L'aspirine, elle seule, avec ses drivs, a si profondment modifi la sensibilit humaine qu'un sociologue a pu sans paradoxe dcrire notre poque comme l'ge de l'aspirine .
Pas plus que la force musculaire., la sant organique n'est vraiment
indispensable l'homme d'aujourd'hui. Tout conspire pour lui conomiser l'effort de vivre, si bien mme que l'on en vient redouter que le
progrs technique ne s'accompagne d'une dcadence corrlative de
l'tre humain. Dispens de mettre en uvre ses fonctions d'adaptation,
de compensation ou de dfense, l'individu risque de devenir de plus en
plus fragile. L'extension d'une maladie comme la poliomylite [11]
apparat comme la contrepartie des rites de l'hygine : systmatiquement mis l'abri des germes, l'organisme perd la capacit d'acqurir
ses frais une immunit naturelle, et succombe la premire agression
pathogne non encore prvue au programme des vaccinations.
L'homme moderne tend devenir, au physique, un dbile - et cette
fragilit organique se double manifestement d'une dbilit mentale.
L'espace social planifi apparat de plus en plus complexe ; l'orientation y est de plus en plus difficile dans l'enchevtrement des exigences
administratives et l'inscurit politique et conomique. Les conflits se
multiplient si bien qu'un bon nombre de gens, incapables de faire face
aux difficults de l'existence et de rsoudre leurs conflits, sont victimes de troubles moraux et psychologiques. En dehors mme de la
prolifration actuelle de la psychiatrie et de la psychothrapie sous ses
diverses formes, il suffit de relever ici l'institution des assistantes sociales, tout fait caractristique de notre poque. Elle correspond la
ncessit d'aider vivre les pauvres en esprit et en argent qui, rduits
leurs propres moyens, risqueraient d'tre broys par la machine administrative. La socit actuelle reconnat sa propre dmesure en prenant
sa charge les conomiquement faibles non seulement en matire financire, mais en fait de ressources intellectuelles et morales.
Mditer sur la vertu de force, c'est prendre notre poque contretemps. Mais cette considration intempestive , comme disait Nietzsche, n'est peut-tre pas inutile. Il ne s'agit pas, bien entendu, de s'op-
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poser au vaste mouvement qui allge la peine des hommes ni de refuser toute valeur ses magnifiques acquisitions. Pareille entreprise serait voue l'chec, et d'ailleurs [12] ridicule. la nostalgie ractionnaire d'un pass trop souvent inhumain s'oppose la tche d'une restauration du sens des valeurs humaines. Entrane dans un mouvement
dont le sens lui chappe, la conscience doit essayer de s'en dgager
pour rtablir un quilibre compromis. C'est seulement lorsque l'homme contemporain sera redevenu matre de soi qu'il pourra se croire
vraiment matre et possesseur de l'univers. Pour le moment, vaincu par
ses conqutes, il ne peut que douter du monde et de soi-mme, et
compenser ce doute par le dsespoir, ou les frnsies du fanatisme. La
vertu de force, condition pralable d'un retour l'ordre, est le fondement de toute sagesse possible comme affirmation rsolue de l'homme
dans le monde.
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La vertu de force
Chapitre II
LA SANT
ET LA MALADIE
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On doit au neurologiste Goldstein une pntrante analyse de la sant et de la maladie, considres dans leur gnralit. L'organisme,
crit-il, qui ralise les proprits qui lui appartiennent essentiellement,
ou qui accomplit avec succs les tches que lui propose le milieu auquel il appartient, ce qui revient d'ailleurs au mme, est dit normal 2.
La notion de sant prend ds lors une signification positive ; elle ne
dsigne plus la simple absence de maladie : elle s'applique [20] l'individu qui se trouve la hauteur de la situation, et peut accomplir
normalement ses tches. Au contraire, la maladie apparat comme
un trouble dans le droulement des phnomnes vitaux , elle correspond un branlement de l'existence ; elle la met en danger. C'est
pour cette raison que sa dtermination exige comme point de dpart le
concept de l'tre individuel. La maladie apparat au moment o l'organisme est modifi de telle sorte que des ractions catastrophiques se
produisent dans le milieu mme auquel il appartient 3. Dans son sens
le plus gnral, la maladie est bien une dficience de l'attitude devant
la vie : l'adaptation un milieu personnel est une des conditions
fondamentales de la sant : des individus paraissent malades ds que
cette adaptation leur fait dfaut, donc au moment dj o ils sont mis
en prsence de tches moyennes ; ou bien, nous pouvons tous tomber
malades lorsque nous avons affaire des tches qui dpassent ce
qu'on peut exiger de nous en moyenne 4.
Comme il arrive souvent, les dcouvertes les plus originales du savant et du philosophe explicitent un savoir que chaque homme pressentait obscurment. La maladie tablit de nouveaux rapports entre
l'esprit et le corps ; l'organisme chappe au contrle de la pense claire ; il se dsolidarise, mettant en chec l'unit personnelle par la fatigue, la fivre, l'engourdissement, la douleur. La conscience n'merge
plus que par intermittence ; elle se sent emporte par le courant des
impressions obscures qu'elle ne peut plus matriser ; elle s'abandonne
la somnolence, la torpeur, au dlire, dgote d'elle [21] mme,
dans une sorte d'exil vis--vis de soi, des autres et du monde. Cette
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acquisitions de la mthode anatomo-clinique doivent tre reconsidres la lumire nouvelle d'une attitude psychosomatique [24] soucieuse de comprendre l'tre humain dans sa totalit et dans son unit.
La tradition du dualisme cartsien et de la philosophie intellectualiste
opposait tort le corps et l'esprit comme deux domaines trangers l'un
l'autre, conjoints par une rencontre inexplicable et absurde. L'existence de maladies mentales, les unes corrlatives de certains troubles
organiques, les autres, apparemment, en l'absence de toute dficience
physiologique, atteste que le domaine physique et le domaine psychologique ne se ferment pas chacun sur soi, mais sont largement ouverts
l'un l'autre.
La psychosomatique s'est dveloppe comme une mdecine des
confins de l'esprit et du corps. Elle ne cesse de mettre en lumire de
nouveaux aspects du mtabolisme secret en lequel se poursuit le constant dialogue entre la conscience et l'organisme. L'esprit n'est pas greff sur le corps, en manire de superbe couronnement ou de superstructure inutile : l'tre humain se fonde, bien au contraire, sur l'alliance
originaire des deux domaines dans une unit d'intention et de signification, qui se traduit dans les incessants virements de crdit, ou de
dbit, d'un registre l'autre. La conscience n'est pas l'autre du corps,
mais le mme, et nous le savons tous d'exprience, pour peu que nous
renoncions au prjug selon lequel l'organisme visible serait par nature oppos l'invisibilit de l'me. Un comportement est une pense,
l'expression d'un visage est une attitude mentale, un temprament correspond une certaine physiologie morale et intellectuelle en mme
temps qu' une structure du corps et une rgulation glandulaire. Une
infirmit corporelle, une dficience quelconque prend en mme temps
le sens d'une lsion affective, d'une atteinte l'intgrit de l'tre, qui
agit comme une provocation [25] sur la vie de l'esprit. Inversement, il
existe des blessures de la conscience et du sentiment, des traumatismes invisibles qui mettent en question l'quilibre organique, dont ils
paralysent le libre dveloppement. Les recherches sur l'hystrie, qui
sont l'origine des dcouvertes de Freud, ont renouvel notre comprhension de la vie mentale chez l'enfant et chez l'adulte. Aussi bien,
les crivains, dramaturges et romanciers, avaient parfaitement compris, bien avant les mdecins et les philosophes, que les pires violences ne sont pas toujours celles qui s'inscrivent la surface du corps, et
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qu'on peut tre bless mort parce qu'on a la mort dans l'me, avant
de l'avoir dans l'organisme.
L'anthropologie actuelle admet que chaque vie personnelle forme
un tout, dont l'quilibre ou le dsquilibre dpend de l'accord ralis
entre les diverses fonctions qui constituent l'tre dans le monde. Sant
et maladie caractrisent la configuration d'ensemble ainsi ralise en
un moment donn par la mise en oeuvre des ressources individuelles
dans une certaine situation. Une existence tend obtenir, puis maintenir, un certain contrat entre ses possibilits et la ralit, entre ses besoins et l'environnement, entre ses dsirs et leur satisfaction. La sant
apparat donc, en fin de compte, comme l'ide ou plutt l'idal, confusment pressenti d'une certaine intgrit et intgralit de l'tre humain,
objet de vocation plutt que de possession. C'est cela sans doute que
voulaient dire les Anciens dans leur formule pdagogique : mens sana
in corpore sano. La sant du corps ne peut aller sans celle de l'esprit,
et rciproquement ; mais la sant de l'esprit n'est pas autre chose que
celle du corps ; la sant mentale est consubstantielle l'harmonie physique.
[26]
Encore faut-il prendre conscience de ce qu'il y a d'utopique dans
cette fiction du champion olympique, capable en mme temps d'emporter tous les prix aux Concours Gnral. Socrate, le plus intelligent
des Grecs, le plus riche de tous les dons de l'esprit, jusqu' la gnrosit de donner sa vie pour la vrit, Socrate n'tait pas un athlte complet, et les portraits qui nous restent de lui, dans la littrature ou dans
la sculpture, ne lui accordent jamais la parfaite beaut des statues de
Phidias. L'intgrit du corps, sa perfection formelle concident rarement avec la valeur intellectuelle : les vedettes de cinma et les mannequins de la haute couture font preuve, l'ordinaire, d'une indigence
spirituelle affligeante, comme si, autour d'un berceau, quelque sorcire devait toujours se mler aux bonnes fes dsireuses de combler le
nouveau-n de tous les dons. La plus heureuse et robuste sant risque
souvent d'tre paye de quelque infirmit de l'me, d'une sorte de
sommeil dogmatique de l'esprit, engourdi dans la batitude d'un corps
satisfait.
Ce qui maintient l'tre humain en tat de vigilance, c'est l'alternance des excs et des dfauts dont la rclamation attire la personne au-
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La maladie, la dficience mentale ou physique apparat alors comme un dfi auquel il faut rpondre ; c'est l'charde dans la chair, selon
la parole de saint Paul, qui met l'preuve toutes les nergies de l'tre,
les provoquant un effort d'autant plus complet que la menace parat
plus vitale. Le malade est appel l'attention , disait Claudel ; et
Nietzsche avait tir de sa propre exprience la leon que la maladie
rend plus profond . La lutte avec l'ange du gnie crateur est ce combat dsespr qui convertit une promesse de mort en une nouvelle
possibilit de vie. L'uvre de Beethoven est une victoire sur la surdit, l'uvre de Dostoevsky ou celle de Flaubert un triomphe sur l'pilepsie, et sans doute Spinoza doit-il la tuberculose l'affirmation sublime de l'thique. Certes la maladie ne fait pas le gnie, mais le gnie se dvoile dans la rsistance l'empchement de vivre ; il fait de
l'obstacle le plus intimement enracin une occasion pour l'affirmation
de la valeur. L'infirmit, la dficience, de quelque sorte qu'elle soit,
parat alors consubstantielle l'entreprise cratrice, la manire de
l'aigle de Promthe, devenu, au dire de Gide, son meilleur ami. De l
le caractre mdicalement insaisissable du mal de Pascal ou de Nietzsche, de Rilke ou de Gandhi, maladie de l'tre entier plutt que maladie du corps. Mal aise et mal tre, mise en question de l'tre, mise la
question et provocation la rponse, le tourment du gnie est son
meilleur ennemi ; et si quelque nouvelle spcialit mdicale permettait
un jour de le gurir, il est clair que l'intress choisirait son mal., dt-il
en [29] mourir, prfrant cette mort naturelle de l'tre entier, libre de
son destin, la mort spirituelle qui mettrait fin au gnie en mme
temps qu' la maladie. Car la cration du gnie qui, en faisant oeuvre,
se cre lui-mme, se librant ainsi par sa propre volont, de son empchement d'tre, constitue son authentique gurison. Le fatalisme biologique doit ici faire place une sorte de renversement de la causalit,
en lequel s'atteste l'un des plus hauts privilges de l'humanit.
La sant personnelle ne se rduit pas la sant du corps. Le bon
fonctionnement de l'organisme, ou le mauvais, n'est qu'un lment
dans la situation au dpart de chaque destine, une qualit qui vient
s'inscrire au passif, ou l'actif, de la vie personnelle. Mais ce qui est
ainsi donn en premire instance doit tre reconsidr au sein de ce
calcul global des chances qui permet l'homme de dboucher de l'essence dans l'existence. La maladie, le conflit sont des preuves qui
peuvent manifester la rserve de puissance constitutive de la person-
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nalit. Ce rtablissement malgr l'chec initial fait la preuve d'une seconde sant, plus vraie que la premire, dans la mesure o elle regroupe l'ensemble de l'tre humain, conscience et organisme. La
grande sant , selon le mot de Nietzsche, c'est la capacit de donner
du style sa vie, de la regrouper selon le vu de cette normativit o
s'atteste en fin de compte la vertu cratrice de chacun.
Ta vertu, enseigne Nietzsche, est la sant de ton me. Car, en soi,
il n'est point de sant, et tous les essais qu'on a faits pour donner ce
nom quelque chose ont misrablement chou. Il importe qu'on
connaisse son but, son horizon, ses forces, ses impulsions, ses erreurs
et surtout l'idal et les fantmes de son me, [30] pour dterminer ce
que signifie la sant, mme pour son corps. Il existe donc d'innombrables sants du corps (...) Resterait la grande question de savoir si nous
pouvons nous passer de la maladie, mme pour dvelopper notre vertu, si, notamment, notre soif de connatre, et de nous connatre nousmmes, n'a pas besoin de notre me malade autant que de notre me
bien portante, bref si vouloir exclusivement notre sant n'est pas un
prjug, une lchet, et peut-tre un reste de la barbarie la plus subtile
et de l'esprit rtrograde 5.
Le renversement nietzschen des valeurs met en vidence d'une
manire prophtique le caractre la fois totalitaire et dialectique de
la sant considre dans toute l'ampleur de sa signification. Non pas
donne et reue, mais recherche, invente, elle se prsente comme un
tre, comme un devoir tre, c'est--dire comme la vocation propre de
chacun se raliser dans la plnitude. L'organisme n'est pas un destin,
ni l'hrdit, ni la situation sociale ; il appartient la personne d'quilibrer les divers aspects de sa prsence au monde, et de se dcouvrir
soi-mme et aux autres dans l'exercice mme de sa libert en condition. Le pire n'est pas toujours sr : il arrive qu'une menace de mort
corporelle soit transmue par un vouloir-vivre qui ne renonce pas en
une chance supplmentaire de vie spirituelle.
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La vertu de force
Chapitre III
FORCE DU CORPS
ET FORCE D'ME
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L'ambigut de la sant se retrouve dans le cas de la force, qui manifeste aussi un caractre insaisissable et dialectique. La force physique la plus brutale suppose en effet la sant de l'organisme, qu'elle
mobilise l'appui de son exigence ; mais cette force primitive de l'tre
humain ne se suffit pas elle-mme. L'intgrit organique exempte de
toute infirmit, la robustesse du corps est sans doute le premier vu
que l'on puisse faire en faveur d'un nouveau-n. Seulement cette force
vitale se dpasse trs vite elle-mme : partir du moment o s'veillent la vie affective et sociale, la possibilit de communication, la parole, les parents se proccupent d'une autre intgrit, qui englobe la
premire, et dont ils guettent les signes travers les attitudes et les
comportements du tout petit enfant. La force physique est don de la
nature ; elle atteste une valeur dj, l'uvre comme une facult d'organisation et de rayonnement dans le milieu, mais cette valeur, qui
concerne le corps seul, demeure une valeur vitale, qui doit tre reprise
et rassume au niveau de valeurs plus hautes, valeurs de culture et de
libert. [32] Un infirme sensible et intelligent possde sans doute plus
de valeur humaine qu'un idiot dou d'une parfaite sant. L'intgrit
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physique souligne et renforce les autres valeurs ; elle ne saurait en tenir lieu.
Le corps mme de l'homme est un corps humain, c'est--dire qu'il
ne nous apparat jamais dans sa nudit animale, comme un corps vivant qui serait seulement un corps vivant, sans qu'aucune prsence
vienne habiter cet organisme en le transfigurant. Les enfants monstrueux qui ont l'air d'tre des petits d'homme sans que l'humanit parvienne en eux dboucher de l'animalit, imposent au visiteur une
preuve particulirement pnible. Encore peut-on surprendre en eux,
de loin en loin, l'clair furtif d'une intention, la grce d'un sourire,
quoi s'attache notre dsir de ne pas dsesprer. Mais un corps vivant
qui ne serait que corps, un corps dont on ne pourrait absolument pas
dire qu'il est, si peu que ce soit, un corps anim , dfie l'imagination. Aucune monstruosit ne serait plus horrible que celle-l : un vivant qui serait pourtant un cadavre, une absence d'humanit en forme
d'homme.
Cette exprience de pense, qui est une exprience limite, fait bien
voir que le corps est plus que le corps ; il signifie une prsence, il est
le lieu de l'incarnation. Le corps n'est pas sparable ; tout ce qui le met
en question, met en question l'tre humain dans son entier. C'est pourquoi toute innovation mdicale peut poser un problme moral ; on l'a
bien vu dans le cas de certaines techniques chirurgicales nouvelles
comme la lobotomie, ou bien lorsque apparurent de nouveaux anesthsiques, ou encore propos des mthodes rcentes d'accouchement
sans douleur... Un mdicament, un procd opratoire, qui paraissait
concerner seulement l'organisme, au grand [33] tonnement de son
inventeur, peut entraner un cas de conscience. L'tonnement est ici le
fruit du prjug cartsien de la dissociation entre l'me et le corps,
dont chacun mnerait part soi une existence indpendante, l'organisme n'ayant d'ailleurs qu'une valeur infrieure ; la machine , la
dfroque , ne mritent nullement les gards dus l'esprit. Ce dualisme est une tradition bien franaise : l'opposition entre la culture intellectuelle et la culture physique, la ngligence et le mpris de l'exercice corporel psent lourdement sur notre systme ducatif, fond tout
entier sur la prminence absolue de l'cole Normale de la rue d'Ulm
sur celle de Joinville.
D'autres civilisations que la ntre, la civilisation grecque ou l'anglo-saxonne, ont mis en honneur l'ducation physique, en vertu de la
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conscience prise que le corps est plus que le corps. Hercule est considr dans l'Antiquit et jusqu'aux dbuts du christianisme comme le
type mme du hros moral. L'loge du vainqueur aux jeux est un thme traditionnel de la posie grecque et de la statuaire, le sport tant
reconnu comme une cole de grandeur. Sans doute, le public franais
d'aujourd'hui s'intresse au football ou au tennis comme un spectacle ; il lui arrive de se passionner pour l'issue d'un match ou la
conqute d'un record, mais cette curiosit plus ou moins infantile ne
va pas jusqu' la pratique personnelle, ni mme jusqu' la simple reconnaissance de la vertu difiante de l'entranement corporel. On
s'tonne parfois chez nous d'apprendre que tel jeune champion du
monde anglo-saxon de course ou de saut est un pasteur. Le bon peuple
croit voir l une sorte d'incongruit ; il obit inconsciemment la tradition d'un christianisme dsincarn, fauss par la crainte d'un corps
rduit au rle de tentateur. Une vie spirituelle [34] dvie dans son
principe s'efforce de diviser pour rgner, et voit dans le souci de
l'quilibre corporel une sorte de rminiscence paenne. Or les crits
apostoliques donnent en exemple aux fidles l'image de l'athlte qui
s'entrane pour gagner le prix dans l'preuve sportive. Par un renversement paradoxal, sans doute d la prpondrance monastique dans
la spiritualit mdivale, le corps d'abord moyen d'ascse est devenu
l'ennemi numro un de l'ascse, comme si l'esprit ne pouvait triompher que dans la misre ou la mort de l'organisme.
Aussi bien la tradition franciscaine a-t-elle essay de remettre en
honneur frre corps , qui demeurait nanmoins, aux yeux de saint
Franois lui-mme, un frre infrieur. Plus prs de nous, on vit un jour
le pape faire l'loge du coureur cycliste Bartali. Mais ces faits isols
ne semblent gure avoir retenu l'attention des pays latins, trop habitus ne voir l'honneur de l'me que dans le dshonneur du corps,
l'exemple du moine qui se donne la discipline dans sa cellule. La spiritualit orientale au contraire, selon l'antique tradition de l'Inde, refuse
de dissocier la matrise intellectuelle de la matrise corporelle ; une
mme ascse confond ducation physique et ducation morale dans la
pratique du sport asctique du yoga, selon la formule de MassonOursel : Le yoga antique se garde d'opposer esprit et corps, crit-il
encore. La rgulation de la fonction respiratoire prpare la discipline
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mentale. la faveur d'un entranement portant sur les attitudes, l'esprit s'affranchit par pure connaissance 6.
Qui veut faire l'ange fait la bte. La mconnaissance simpliste des
exigences corporelles a pour contrepartie [35] le retour du refoul
sous la forme des tentations qui assaillent au dsert le malheureux
saint Antoine. L'panouissement authentique de l'tre humain doit
prendre le sens d'une ralisation unitaire ; le corps est dans la vie personnelle un socitaire part entire. S'il n'a pas sa juste place, il risque
toujours de revendiquer et d'obtenir une importance dmesure ; l'individu malingre et contrefait, le gringalet, le chtif se sentira toujours
plus ou moins une revanche prendre, parce qu'il s'prouve humili
dans son corps. Sa psychologie tortueuse et complique lui vaut
coup sr la place du mchant, du bouffon ou du tratre dans les romans ou dans les films. A l'inverse, la robustesse, la beaut du hros
sont immdiatement interprtes comme l'attestation de sa valeur personnelle.
Aussi bien savons-nous tous, d'instinct, que l'ducation physique
est aussi une ducation morale. L'entranement du corps, le rgime
d'exercice librement consenti, sont l'cole de la matrise de soi dans
tous les domaines. L'apprentissage de la discipline sportive rassemble
et perfectionne les disponibilits organiques. La gerbe des forces ainsi
noue permet d'accder la plnitude d'une conscience de soi la fois
exalte et mesure. Cette sagesse militante, chaque jour renouvele,
confre celui qui la met en pratique non seulement la force corporelle, mais aussi les vertus de calme et d'quilibre si ncessaires dans le
monde o nous vivons. Dans la mesure mme o la civilisation technicienne, avec ses multiples facilits, tend nous pargner toute dpense physique, l'exercice sportif apparat comme une compensation
indispensable aux dgnrescences physiques et mentales, l'emptement dont nous sommes menacs. La rsurrection contemporaine
des Jeux Olympiques [36] rpond sans doute la prise de conscience
plus ou moins prcise de la ncessit de remettre en honneur les vertus
viriles, ne ft-ce que par la personne interpose du champion. La performance sportive, non moins que la cration artistique, est un signe
de souverainet. L'exploit sur le stade ralise effectivement un chefd'uvre de perfection formelle, dans l'clatante obissance du corps
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autant de protestations contre la mconnaissance des formes lmentaires et fondamentales de la vie. Mythes et institutions soulignent le
fait que l'anatomie et la physiologie dans le cas de l'homme transcendent, en quelque sorte, le domaine biologique. Il faut faire sa part au
corps, trop souvent oubli ou mconnu ; plutt mme que d'un corps
humain, il faudrait parler d'un tre corporel de l'homme, qui suppose
une conscience prise de l'tre humain dans sa totalit. Autrement dit,
au niveau de l'anthropologie, la biologie n'est plus une science exacte.
C'est--dire qu'on ne peut pas faire la part du corps, comme on fait la
part du feu. Le corps implique l'me, [38] aventure en lui sans qu'il y
ait jamais entre eux de ligne de dmarcation bien prcise. Le corps est
le sens de l'me, comme l'me est rciproquement le sens du corps.
Toutes nos valeurs passent par le corps, qui les affirme ou les infirme.
L'incarnation dfinit le phnomne de la totalit humaine.
Ainsi se justifient les implications spirituelles de la notion de force
physique. L'idal de l'intgralit corporelle suppose le rve d'un accomplissement dans la plnitude des possibilits personnelles, une
sorte d'conomie totalitaire du domaine humain. La sant, l'honneur
du corps sont lis l'affirmation de l'tre dans le monde, l'quilibre
dans l'affirmation des valeurs : valere, c'est se bien porter. De l l'insuffisance de la force qui serait physique seulement, sans autre garantie que celle du bon fonctionnement organique. Toute force a sa faiblesse, par o elle est promise l'chec, et la mythologie ne cesse
d'insister sur l'insuffisance de la force qui n'est que force. Le hros
sera vaincu par la femme, sa tendresse et ses ruses : Hercule, tant de
fois vainqueur, est la victime enfin de Djanire et de ses poisons artificieux ; Judith triomphe d'Holopherne, comme Dalila de Samson. Le
puissant Goliath, candide et bte, succombe devant l'astuce du petit
David. La raison du plus faible est souvent la meilleure : il suffit de
savoir frapper Achille au talon. Toute force est promise la dfaite :
mme si elle sait se garder de l'adversaire du dehors, elle cdera enfin
l'adversaire du dedans, l'usure, la fatigue, au vieillissement et la
mort. Milon de Crotone, l'invincible, en son ge avanc, ayant voulu
abattre un arbre d'un revers de la main, reste prisonnier, le membre
pris dans le tronc fendu, et les btes sauvages viennent impunment le
dvorer vivant. [39] Le champion du monde de boxe toutes catgories
trouvera un jour plus fort que lui, et perdra son titre ; tout le monde le
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La vertu de force
Chapitre IV
VARITS DE
LA FAIBLESSE
Retour la table des matires
La force comme valeur et vertu ne peut consister qu'en une affirmation plnire de l'tre personnel o les puissances du corps et de
l'me trouvent ensemble leur satisfaction. Elle se manifeste la manire d'un acte, non pas simple rsultante des lments dj l de la
vie individuelle, 'mais initiative permettant de passer du possible au
rel, de compenser les dficits ou les dfaillances, de rprimer les
schismes intimes et les menaces. Un corps dbile n'a jamais fait obstacle la force d'une personnalit, un corps vigoureux n'est pas toujours
le signe d'une haute validit morale. Ici, comme partout, c'est le suprieur qui dveloppe et explicite l'infrieur ; c'est la vocation la valeur, intervenant comme un lment formateur, qui remanie le domaine personnel dans son ensemble et lui donne forme vis--vis de soimme et du monde. La prdestination naturelle des qualits et des dfauts cde devant le libre dcret d'une prise en charge invitable de soi
par soi. Le mythe platonicien du choix des destines dans les enfers,
avant mme la vie, le mythe kantien de l'adoption du caractre intelligible revtent ici leur signification profonde : l'existence morale trouve son principe dans une dcision, [44] qui ne se situe pas dans les
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ces matriaux dont il faut bien que notre personnalit les intgre dans
son dification. La faiblesse ne vient pas l'homme du dehors, comme
une consquence de l'vnement ; c'est l'vnement qui vient elle,
car elle est la cause de l'vnement. Tout ce qui est fait dans la faiblesse choue , dit une parole admirable de Nietzsche 7. Et saint
Paul, bien avant Nietzsche, avait [50] affirm dans le mme sens :
tout ce qui n'est pas le produit d'une conviction est pch . Le faible cherche des excuses ; il ne manquera jamais de circonstances attnuantes, et peut-tre ces attnuations mritent-elles en effet d'tre retenues par la justice des hommes. Mais il est une justice plus exacte,
et chacun de nous la reconnatra, s'il le veut bien, au plus profond de
soi, une justice selon laquelle rien ne peut nous arriver qui ne soit
notre ressemblance. Le plus inattendu, l'imprvisible pige ne nous
fourniront jamais l'excuse absolutoire. Le mal que nous ne voulions
pas faire, autrui ou nous-mme, si nous l'avons fait, c'est que nous
pouvions le faire. Celui qui fut une occasion de souffrance ou de
scandale n'est jamais tout fait innocent ; plutt que de chercher les
bonnes raisons, les prtextes, qui fourniront toujours des chappatoires, il faut accepter la responsabilit, faire face l'vnement pour en
tirer de nous nous-mme la leon, en vue d'une rforme de ce qui
nous a t manifest comme insuffisant dans notre domaine personnel.
Dans une situation donne, pour peu qu'elle suppose de l'imprvu
ou de la difficult, le chemin de la faiblesse est toujours celui de l'vitement, et les possibilits de drobade fournissent bon nombre de
moyens de faire dfaut. Parmi ces manoeuvres dilatoires de soi soimme et aux autres, on peut relever la timidit, qui rtracte la personne sur elle-mme, ou la peur, avec son cortge d'motions, de panique,
de larmes, ou de colre. L'irrsolution choisit, aussi longtemps que
possible, de ne pas choisir ; le mensonge perme, un double jeu commode sur le moment, mais qui, par un effet de boule de neige, multiplie bientt la difficult au lieu de la rsoudre. Le mensonge constitue
par excellence l'arme [51] des faibles ; il correspond une paresse
intellectuelle et morale : demain est encore un jour ; il est toujours
plus ais de remettre plus tard ce qu'on devrait faire le jour mme.
Le faible peut ainsi mettre en jeu des ressources considrables pour
n'avoir pas se prononcer ; il gaspille son ingniosit et son nergie
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de jouir du prsent et d'en tirer le suc d'aucune joie. Tous les horizons
sont moroses ; la vie est ce chemin embrum o l'on ne rencontre jamais personne. La dtresse ici n'empche pas de vivre ; elle est seulement ce secret de tristesse que nous portons en nous, et que parfois
nous dchiffrons dans le visage d'un ami, le secret, par exemple, de
Grard de Nerval : je suis le tnbreux, le veuf, l'inconsol...
Seulement le secret de Grard de Nerval devait le conduire dans la
maison de sant du DI, Blanche, et de l mme jusqu'au suicide, par
un lugubre soir d'hiver, rue de la Vieille-Lanterne. Lorsqu'elle devient
plus grave, l'asthnie cantonne la vie personnelle dans le [53] vide et
dans l'irrel ; le monde se rtrcit peu peu, l'image de la peau de
chagrin ; l'homme porte en permanence son propre deuil. Il s'absorbe
dans le souci, au point de ne plus pouvoir assumer correctement ses
tches dans le monde. Il n'y a plus seulement autour de lui un charme
de mlancolie ; c'est un masque de fume qui l'enveloppe et le drobe
au contact d'autrui. Pierre Janet parle, ce degr, d'une asthnie sociale : chacun reconnat ici que l'intress ne va pas bien, qu'il doit tre
malade. Il apparat dans son cercle familial, professionnel ou amical
comme une personne dplace, partout en porte--faux ; il veille
alentour l'inquitude, la suspicion.
Enfin, son degr le plus grave, l'asthnie vitale correspond un
dprissement de la vie personnelle dans son ensemble. L'univers se
vide, ou encore se peuple d'obsessions ; le malade se rfugie dans un
silence absolu, dans une inertie complte, refusant mme de s'habiller,
de manger, tant lui pse la peine de vivre. Il est mur en lui-mme,
parfois fig dans les attitudes strotypes de l'hystrie. Si on l'abandonne, la seule issue sera pour lui de mourir sur place, menant ainsi
jusqu' l'extrme limite son affaiblissement 8.
Cette faiblesse constitutionnelle et maladive apparat comme un
principe d'organisation, ou plutt de dsorganisation, de la vie personnelle dans son ensemble. Quelles que soient les circonstances, celui
dont nous disons : c'est un faible , se rvlera toujours infrieur
[54] la situation. Consciemment ou inconsciemment, il pratique une
sorte de politique du pire : il se persuadera d'ordinaire qu'il n'a pas de
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chance, qu'il est la victime d'un destin contraire et opinitre, mais les
tmoins de sa vie ne peuvent s'empcher de souponner qu'il est luimme son meilleur ennemi. Nietzsche observe qu'il y a dans chaque
vie un vnement caractristique, revenant diverses reprises : la
mme difficult, rsolue de la mme manire, ou plutt non rsolue...
Ce retour ternel de l'vnement dans l'existence prouve que l'existence dtermine l'vnement. Le pressentiment de Nietzsche a trouv son
plein dveloppement dans la rvolution copernicienne ralise par les
psychologies des profondeurs la suite des tonnantes dcouvertes de
Freud. Nous sommes les artisans de ce qui nous arrive : vainqueurs ou
victimes, nous avons l'avance donn notre consentement.
Chacun porte en soi une opinion sur lui-mme et sur les problmes de la vie, crit le psychanalyste Adler, une ligne de vie et une loi
dynamique, qui le rgit sans qu'il le comprenne, sans qu'il puisse s'en
rendre compte. Cette loi dynamique nat dans le cadre troit de l'enfance et se dveloppe suivant un choix peine dtermin 9. Le centre de gravitation de l'tre personnel se trouve au-dedans de l'intress ; une sorte de principe rgulateur donne toutes les conduites leur
allure gnrale. Ce principe chappe d'ordinaire celui-l mme qui le
met en uvre ; il ne s'agit pas d'une rgle de conscience, mais d'une
pente naturelle des sentiments et des dsirs. L'intelligence se contente
de masquer, par des superstructures plus ou moins habiles, par de [55]
beaux prtextes ou des justifications leves, cet abandon et cette dmission premire de la volont devant une instance qui lui paratrait
infrieure en dignit. C'est pourquoi, bien souvent, nous sommes agis
alors mme que nous croyons agir.
Le dficit existentiel de la mauvaise conscience, qui engendre les
attitudes de faiblesse, trouve son principe dans une dcevante estimation de soi. Dans le secret de son cur, l'homme s'est pes ; il s'est
trouv trop lger. Il ne cesse de demander l'exprience des confirmations de cette condamnation qu'il a porte sur luimme, et triomphe
chaque fois, avec une sombre dlectation, dans sa propre dfaite, machine d'ailleurs plaisir. La faiblesse chronique se manifeste dans la
varit des conduites d'chec : la personne s'obstine parier contre
elle-mme, quoi qu'il arrive, afin de mieux attester aux yeux de tous et
ses propres yeux que toutes les issues sont fermes, qu'il n'y a pas
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[58]
La vertu de force
Chapitre V
PAR-DEL L'CHEC
ET LE SUCCS
Retour la table des matires
La force vritable n'exclut pas la fragilit. Tout homme est vulnrable., tout homme a ses points faibles. Il manifeste sa force dans la
mesure o il se rvle capable de surmonter son infriorit, au lieu d'y
succomber. Si la force est proprement une vertu, c'est parce qu'elle
entreprend une lutte contre les vidences naturelles, refusant de s'incliner devant les dmentis de l'exprience.
L'me de la force authentique est donc une sorte de lucidit, qui refuse toutes les consolations illusoires et toutes les excuses. Le dbile
est vaincu d'avance ; mais l'homme fort ne se figure pas qu'il gagnera
tous les coups. Il existe une illusion de la force, une force illusoire,
en laquelle apparat justement ce que peut tre la simulation de la vertu sans la vertu elle-mme. La fragilit, la faiblesse menacent chaque
vie du dedans ; pour chapper cette menace, la personne est tente
de se rfugier dans les chimres d'une autosuggestion flatteuse. La
prtention la force camoufle l'absence de force ; et bien des hommes
font talage de leur force avec d'autant plus d'insolence qu'ils sont les
premiers en douter.
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Le fanfaron est d'ordinaire un homme qui a peur. S'il enfle la voix,
s'il multiplie les rodomontades, c'est parce qu'elles oprent sur lui, sinon sur autrui, avec le charme d'une incantation magique, pour tenir
distance les menaces de panique. L'homme est perptuellement en
qute de scurit, sans cesse angoiss par les menaces qui lui viennent
des autres et de soi, tourment par la possibilit toujours offerte de la
maladie et de la mort, de l'infortune, de la misre. Il n'existe aucun
moyen de conjurer tous les dangers ; aucune menace ne peut mettre
qui que ce soit l'abri d'une manire complte. C'est ce besoin de protection qui lie l'enfant sa mre ; elle reprsente pour lui une zone de
scurit totale, et toute sa vie l'homme aura la nostalgie d'une pareille
paix, qu'il redemandera sans se lasser la femme, en change de son
amour. Mais ce systme de scurit n'est pas accord tous, et d'ailleurs il ne suffit pas repousser toutes les menaces. Toute la civilisation peut ds lors tre comprise comme un ensemble de moyens mis
en oeuvre pour donner l'homme jet dans le monde les assurances
dont il ne saurait se passer. La religion est un systme de scurit,
comme le droit et la mdecine, et la morale elle-mme.
Ainsi s'ouvre une dialectique de la conscience intime, qui remet en
question la plupart de nos attitudes. Nous n'osons gure nous regarder
en face, ni embrasser d'un regard lucide notre condition ; nous en
souponnons trop sur nous-mme, c'est pourquoi nous ne voulons pas
savoir. L'attitude normale de soi soi serait plutt de dtourner le regard. Pascal a dcrit les multiples formes que peut prendre cette
conduite universellement humaine du divertissement : la personne a
peur de son ombre, elle fuit devant soi, et l'attitude la plus rsolue [60]
devant le danger est bien souvent une fuite en avant. Le parti pris le
plus difficile est celui de fonder en soi sa force. Le premier mouvement parat tre toujours de la chercher ailleurs. Le jeune Lyautey, en
sa vingtime anne, le constate avec lucidit : Est-ce facile d'avoir
du respect pour soi ? c'est--dire pour l'tre dont on connat le mieux
les imperfections, les travers les plus cachs, les arrire-penses les
plus secrtes, l'tre chez qui l'on a surpris le plus de contradictions, de
mensonges et de faiblesses ? Non certes, et pourtant il faut se respecter. Ce qu'on respecte en soi, ce n'est pas soi-mme tel qu'on se
connat ; il n'y a pas de quoi ; c'est l'ami de son ami, c'est l'objet de
l'affection sacre de quelqu'un qu'on respecte, c'est un fils, c'est le
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milicien fait talage de sa brutalit, le politique de sa puissance, le riche de son argent, le savant de son rudition. L'homme riche mesure
les hommes l'talon de leur fortune : on est [62] ce qu'on a ; l'intellectuel n'apprcie que les dons de l'esprit ; l'homme d'tat, l'homme
d'affaires tienne if compte de la surface sociale des individus, et des
relations qui leur constituent une sphre d'influence. Chacun sa
manire met en uvre les voies et moyens propres assurer son autorit. Sans argent, sans pouvoir, sans relations, on ne serait ainsi qu'un
homme de rien. Pourtant la force vritable, ou la faiblesse, se manifestent seulement dans cet homme nu, rduit aux seules ressources qu'il
peut tirer de lui-mme. La force vritable n'est pas un systme de scurit ; elle suppose la conscience prise de l'chec ncessaire de tous
les systmes de scurit. Toute assurance se rduit en fin de compte
la certitude qu'il n'y a pas d'assurance, sinon dans la fermet et la rsolution de l'esprit.
Au-del de l'chec et du dsespoir s'ouvre un nouveau domaine, o
les dmentis de l'exprience ne peuvent plus grand-chose, puisqu'ils
sont en quelque sorte acquis d'avance. La vertu de force est dans ce
recours de soi soi, dans le dploiement d'une volont qui, si tout le
reste venait lui manquer, serait encore capable de trouver en ellemme une ressource, devenant en quelque sorte sa propre matire,
l'ultime enjeu de cette partie que l'homme ne peut perdre aussi longtemps qu'il demeure le gardien de son honneur. La fermet stocienne
a magnifiquement illustr ce thme de la volont souveraine, une fois
qu'elle s'est dprise de tous les engagements qui la maintenaient captive, aline dans l'univers. Ne comptant plus que sur elle-mme, elle
confre celui qui s'est rendu digne de l'exercer la pleine souverainet
sur la vie et la mort. Esclave ou matre, empereur, le sage stocien incarne la vertu de force ; matre de lui-mme, il est matre de l'univers :
Si [63] fractus illabatur orbis, comme disent les vers d'Horace, impavidum ferient ruinae : que le monde se rompe et s'croule, ses dbris le frapperont sans l'effrayer 12.
Il y a sans doute quelque chose d'inhumain dans cette prtention
stocienne la souverainet, une attitude un peu thtrale et force. Il
faut se souvenir aussi du fait qu'elle est pour le sage un idal bien plutt qu'une ralit, non pas la description d'un tat de fait, mais l'exhor12
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tation qu'une conscience, toujours menace de dfaillance et d'infidlit, s'adresse elle-mme dans le pril. L'affirmation stocienne intervient comme un rappel l'ordre de la dignit humaine, comme un recours en grce dans les situations les plus objectivement dsespres.
La leon est prcieuse, elle demeure jamais valable : quel que soit
l'vnement, l'homme peut et doit demeurer le matre du sens de
l'vnement. Aussi longtemps qu'elle n'abdique pas, devant la mort
mme, la captivit ou les tortures, la personne morale peut garder le
contrle des significations. L'homme fort est celui qui, au lieu de se
soumettre la leon des choses, sait qu'une situation, quelle qu'elle
soit, ne prend un sens que par son adhsion. La joie, le dsespoir, la
paix ou l'ennui, ne nous viennent pas comme une rsultante des circonstances : l'homme que le destin peut combler, celui-l aussi le destin peut le ruiner, c'est--dire que l'ordre proprement humain commence audel de cette richesse et de ce dpouillement, partir de cette
limite o rien ne nous arrive qu'en vertu de notre mouvement propre et
de notre consentement.
La vertu de force fait de l'affirmation personnelle un centre de
rayonnement qui polarise l'espace d'alentour. [64] La matire de chaque vie est faite de ce que lui apportent jour aprs jour le flux et le
reflux de la vie biologique et sociale, ou les contingences de l'histoire.
Mais le passage de la matire la forme met en uvre cette capacit
que chacun possde plus ou moins d'imposer la figure alentour. Celui
qui a du caractre communique son style propre l'environnement, et
cette vertu de style apparat aussi bien dans l'ameublement de son domicile, que dans l'allure de ses dmarches, dans l'originalit de ses
propos, dans le rythme qu'il apporte avec lui partout o son existence
se mle d'autres existences : vie familiale, vie professionnelle ou
cercle des amitis. La force authentique est essentiellement action de
prsence, qui apporte avec elle de nouvelles possibilits, donne l'air
mme qu'on respire une autre densit, une qualit vivifiante. Ainsi
souvent de la femme, confine dans le domaine de la vie prive, pouse et mre, matresse de maison, voue des servitudes sans lustre, et
sur qui repose tout l'difice de la vie familiale. Elle tait la femme forte, et l'on ne s'en doutait pas. Si elle est menace, une sorte de dchance accable pse soudain sur l'existence quotidienne. Cette lumire, on ne la remarquait pas : on sait maintenant d'o elle vient.
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mme de ses amis, fournit son compatriote Zola le modle du peintre sans gnie, acharn produire des oeuvres dont personne ne veut.
Kafka, tuberculeux, meurt jeune et inconnu ; Proust, promis tous les
succs mondains, s'enferme dans la maladie, l'anomalie et la bizarrerie
et se tue gribouiller des paperasses infinies o le plus lucide lecteur
de l'poque, Andr Gide, ne trouve pas le moindre intrt. Van Gogh,
issu de la bonne bourgeoisie hollandaise, se dclasse et finit par le
suicide. Nietzsche, tudiant brillant, professeur sans lves, sombre
dans la maladie, errant de pension de famille en pension de famille et
se considre comme un grand musicien manqu, jusqu'au moment o
la folie s'empare dfinitivement de lui.
On pourrait multiplier ces exemples. Les gnies les plus authentiques ont rarement t reconnus de leur temps, et rcompenss par le
succs. Les hommes consacrs par l'poque sont ceux o elle se reconnat ellemme, ce qui suppose en eux une mdiocrit plus ou
moins bien cache mais essentielle. Le romancier la mode, le pote
laurat ont ainsi la plus grande chance d'tre effectivement des rats ;
et si par hasard ils se trouvent tre rellement des hommes exemplaires, des crateurs, leur gloire est le rsultat d'un malentendu, et d'ailleurs ne leur ajoute rien. Goethe, idole de lEurope intellectuelle, fut
haut fonctionnaire d'un petit prince, ministre, dcor de toutes les dcorations, y compris la lgion d'honneur. Au bout du compte, dans
[70] sa vieillesse, il finit, sous la pression de l'opinion publique, par se
prendre lui-mme pour Gcethe, jouant son propre rle avec une bonne
volont assez affligeante. Le succs lui-mme apparat ainsi comme
un chec, et les plus purs, parmi ceux que le destin a combls, le savent bien. L'homme qui accepte les significations toutes faites, qu'elles lui soient favorables ou dfavorables, cet homme est un vaincu.
On peut chouer dans le succs, on peut triompher dans l'chec.
L'vnement n'est jamais qu'un dfi : il attend de nous la riposte, la
raction qui lui donnera vraiment son sens. Le monde extrieur et social ne nous propose que des termes insuffisants, dfinis selon l'ordre
des choses et non selon la valeur personnelle. Nul ne peut tre vraiment jug qu'en fonction de son authenticit propre. Ds lors les attestations, les grades et degrs, les fonctions et les honneurs, reprsentent
autant de piges o ceux-l se laissent prendre qui doutent d'euxmmes et demandent perdument tre rassurs. L'homme fort maintient ses distances par rapport au rle social, bon ou mdiocre, qu'il lui
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plus redout, ne sont-ils jamais que des demi-vrits, dont la signification ambigu semble aussitt se vider de son contenu. Il est bien rare
que, le but atteint, l'uvre acheve procure vraiment une satisfaction
sans mlange : bien plutt une lassitude, et une dception s'emparent
de celui qui attendait de l'vnement sa paix et sa joie. Cette dprciation intrinsque et dvaluation du rsultat obtenu est un caractre trs
gnral de l'activit personnelle. Tout ce qui est gagn est en mme
temps secrtement perdu, puisqu'il nous dpouille de l'espoir, qui valait mieux peut-tre que la chose espre. La possession entrane une
privation d'tre ; c'est le sens du mot dIbsen selon lequel on ne possde ternellement que ce qu'on a perdu .
Un des secrets de la force authentique est dans la conscience prise
de cette relativit gnralise de toutes les significations du monde.
L'chec et le succs ne sont pas la mesure de l'tre, mais plus modestement des signes des temps et peut-tre des rappels l'ordre. L'affirmation de force se situe au-del de la satisfaction et de l'insatisfaction,
elle ne se laisse pas prendre au pige, ni acheter. Elle maintient l'actualit personnelle et la vigilance des valeurs, en refusant de subir la
loi des causes gagnes aussi bien que celle des causes perdues. Aucune bonne cause ne peut tre jamais tout fait perdue, pour celui qui
lui conserve sa fidlit en esprance. Aucune cause mauvaise ne peut
dfinitivement triompher, car le mal subi ou inflig peut tre converti
en remords et en repentir, et connatre la transfiguration du pardon.
Par son antifatalisme et son antipragmatisme, la leon [73] de la force
est donc une leon de libert. C'est le propre de la libert que de remettre en jeu ce qui paraissait une fois atteint, de ne pas s'incliner devant les tentations de l'vidence, et de faire prvaloir toujours la dignit cratrice de la personne sur la loi de l'vnement.
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La vertu de force
Chapitre VI
AMBIGUT DE
LA VIOLENCE
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par un plus faible, ragit par des cris et des coups. Ainsi du loup devant l'agneau, de l'homme souvent en face de la femme, de l'adulte en
face de l'enfant, ou de l'enfant plus g devant un plus jeune. La suprmatie menace, et qui se sent obscurment confondue, se maintient
par la frnsie de nier autrui dans son esprit et dans son corps, par la
brutalit et la cruaut jusqu' la mort. La violence une fois dclenche
s'enivre d'elle-mme par un effet d'acclration ; elle fait boule de neige et, comme enchante par son propre dchanement, elle ne s'arrtera plus. Ainsi s'expliquent les crimes et les massacres, dont le caractre monstrueusement passionnel demeure incomprhensible un esprit
de sang-froid. La violence est lie au mystre du mal dans l'tre de
l'homme.
Aussi bien ce mcanisme dmoniaque est-il au bout du compte
parfaitement absurde, comme est absurde la conduite du meurtrier qui
tue sa femme parce qu'il l'aimait trop. Bien plutt, c'est qu'il ne l'aimait pas assez, ou qu'il l'aimait mal. Le monde de la terreur est celui
de la contradiction ; il trahit un nihilisme foncier. Ce qui est obtenu
par violence demeure en effet sans valeur : ce n'est pas en violant une
femme que l'on obtient son amour, et la perscution ne saurait gagner
cette libre approbation des consciences - que pourtant l'on dsire secrtement conqurir. Celui qui subit la violence, s'il finit par y cder,
devient en quelque sorte [83] le complice de cette violence, et se trouve dgrad par le fait mme qu'il y a consenti. L'esclave qui se complat dans son esclavage, le dport qui se faisait le valet ou l'auxiliaire des S.S., ceux-l, pour sauver leur vie, ont tout perdu. Une trange
complicit s'tablit entre le bourreau et la victime qui jouent le mme
jeu sinistre et se dtruisent mutuellement. Celui qui traite l'autre
comme un sous-homme devient lui-mme un sous-homme. Tel est
sans doute l'un des secrets les plus affreux du systme concentrationnaire : tortionnaires et torturs pris dans un cycle infernal, atteints, au
plus profond, d'une diminution capitale, mme s'ils ont apparemment
sauv leur vie. Les psychologies des profondeurs ont montr l'intime
alliance entre le sadisme et le masochisme, le mal fait autrui et le
mal fait soi-mme ; une seule oeuvre de disqualification se poursuit
dans les conduites les plus opposes. Il existe une communaut des
damns, contrepartie et caricature infernale de la communaut des justes et de la communion des saints.
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bton : Frappe, mais coute , dit alors Thmistocle, dont l'avis finit
par prvaloir, pour le plus grand bnfice de la communaut grecque
dans son ensemble. Frappe, mais coute , cette parole est l'un des
matres mots du philosophe, dont la persuasion est l'arme par excellence, de telle sorte que le contradicteur ne cde enfin qu' lui-mme.
Socrate dialogue avec le sens commun, avec ses juges eux-mmes, et
la violence finit par le tuer, mais il la vainc en lui obissant. Dans le
dialogue du matre et de l'esclave, le sage est toujours le plus faible,
seulement il lui appartient de renverser les valeurs et de manifester
dans sa pense, dans sa personne, l'minente dignit de l'esprit.
La non-violence apparat ainsi comme la meilleure manire de servir la vrit. On sait que Gandhi, reprenant certaines vues de Tolsto,
en a fait l'arme principale d'un combat politique, qui tait pour lui en
mme temps un combat philosophique et religieux. Mais l'attitude de
Gandhi a souvent t mal comprise : on a voulu voir en lui une sorte
de pacifiste intgral, prt toutes les capitulations. Or celui qui cde
la force pour viter tout prix l'emploi de la force, celui-l se fait le
complice de la force. L'attitude de Gandhi, tout au long de sa carrire,
est celle d'un combattant, qui n'hsite jamais payer de sa personne.
Lorsqu'on a le choix uniquement entre la lchet et la violence,
crit-il, je crois que je conseillerais la violence 13. Et il affirme encore : La non-violence a pour condition [86] pralable le pouvoir de
frapper. C'est un refrnement conscient et dlibr du dsir de vengeance que l'on ressent. La vengeance est toujours suprieure la
soumission passive, effmine, impuissante, mais la vengeance aussi
est faiblesse 14. Il y a donc une non-violence d'avant la violence, par
lchet, incapacit d'opposer la violence la violence, et qui consacre
la dmission de celui qui se soumet la loi du plus fort.
Mais la non-violence de Gandhi, au contraire, se situe au-del de la
violence ; elle est la violence dompte et dpasse, qui confre la
personne une rserve supplmentaire de puissance. La violence est
toujours passion ; cette passion se trouve sublime chez le non-violent
et lui confre du coup une sorte d'autorit suprieure. La nonviolence, affirme Gandhi, ne consiste pas renoncer toute lutte rel13
Young India, 11 aot 1920, dans Lettres I'Ashram, tr. HERBERT, Albin
Michel, 1937, p. 92.
14 Young India, 12 aot 1926, ibid., p. 88.
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le droit chemin, ne respecte pas comme une idole des rgles de nonintervention, et saura [88] aussi bien traiter son prochain comme il se
traite lui-mme.
Il faut viter de se faire du respect une ide superstitieuse, comme
s'il dessinait autour de chaque tre une zone neutre, inviolable quoi
qu'il arrive. Il y a sans doute un droit d'asile de chacun chez soi, comme aussi un droit d'hospitalit et d'accueil qui ne peut tre forc. Mais
la rencontre d'autrui suppose le refus de ce no man's land dont chacun
serait le prisonnier, et le souci mme du service aux valeurs implique
une attitude de sympathie active, et non d'indiffrente neutralit. On
connat l'histoire espagnole de ce courtisan puni pour avoir, violant les
interdits de l'tiquette, port la main sur la reine qu'un cheval emball
entranait la catastrophe. Le prochain ne mrite pas plus de respect
que la reine d'Espagne, et devant quelqu'un qui se trompe ou se perd,
la non-intervention est l'attitude mme de l'infidlit. La non-violence
est une utopie, parce que, dans la vie en commun, il faut, toujours faire violence quelqu'un, et chaque homme tue la femme qu'il aime,
comme dit Oscar Wilde dans la Ballade de la gele de Reading.
bien plus forte raison ne faut-il pas respecter la btise, ni le mal tabli,
ni l'erreur ou la violence. Il est des situations extrmes o, pour l'honneur du genre humain, l'insurrection devient un devoir sacr.
C'est ainsi que se dessine la possibilit d'une bonne violence ct
de la mauvaise. La pdagogie libertaire de l'ducation sans contrainte
ni punition a partout abouti un chec ; elle se faisait une ide utopique du respect de l'enfant, qui a besoin en fait d'tre conduit, de sentir
s'exercer sur soi une autorit relle et qui, s'il n'a pas eu de pre, risque
fort de gcher sa vie la [89] poursuite des paternits les plus abusives. La recherche de la violence pour la violence est coup sr nfaste, et les bourreaux d'enfants font horreur. Mais il est une violence pdagogique, non trangre l'amour, et qui d'ailleurs rapproche au lieu
de sparer : l'enfant a besoin d'affection et de scurit, ce qui n'exclut
pas une gifle l'occasion, ou une punition, pourvu que le rapport profond reste intact, qui le lie ses parents. Et nous sommes tous ldessus rests enfants ; dans nos relations avec autrui, la violence aussi
est un langage, l'attestation d'une sincrit, la recherche d'un contact
plus authentique par-del la rupture du statu quo, une sorte d'invocation dsespre de la personne 1 a personne. La hte, l'impatience
peuvent avoir une vertu la fois libratrice et ducatrice, non pas en
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de du respect, mais au-del ; elles peuvent tre les agents de ralisation de la gnrosit, et jsus lui-mme promettait aux violents le
royaume de Dieu.
La mauvaise violence, lorsqu'elle prvaut, donne naissance au
monde de la terreur. La violence bonne est celle qui se manifeste au
cours des confrontations entre les personnes ; la terre des hommes
nest pas ce lieu de scurit o des tres spirituels noueraient entre eux
ces dialogues des morts chers aux philosophes. L'tre humain est donn chacun comme une tche, difficile et peut-tre dsespre. La
valeur ne se ralise pas sans lutte, et la violence apparat ncessaire
pour la manifestation de la valeur, par-del les dchirements de soi
soi et de soi l'autre. La vertu de force peut assumer la violence, tout
en gardant au cur mme de la guerre l'esprance de la paix. Une relation nouvelle et comme un lien de sympathie peut natre de sincrits loyalement affrontes ; l'amiti peut rsulter du combat o se recoupent [90] les lignes de force, car la lutte aussi est un moyen de
connaissance, et l'on voit s'affirmer aprs la guerre une solidarit dans
l'estime mutuelle entre anciens combattants des camps opposs.
Ainsi se justifient, par-del leur paradoxe apparent, la rhabilitation de la violence par Georges Sorel, dans la perspective marxiste de
la lutte des classes, ou encore l'loge de la guerre chez Hegel et chez
Proudhon. L'ambigut de la violence permet au pire de voisiner avec
le meilleur : le seul moyen de donner la paix toute sa valeur serait de
sauvegarder en elle toutes les possibilits d'actualisation virile que
dlivre la guerre. Il y a l une sorte de mystre, li la coexistence de
la pire inhumanit avec la plus haute vertu. L'obstacle ici comme partout est une condition de la valeur, et la violence elle-mme demeure
indcise entre l'obstacle et la valeur.
Rduite elle-mme, la violence est absurdit pure, dsespoir de
l'humain. Le lgionnaire romain tue Archimde ; le milicien nazi massacre le savant juif, l'artiste non conformiste ; en pleine jeunesse du
gnie, Pouchkine et variste Galois sont tus en duel ; Pierre Curie se
fait craser par une charrette... La faiblesse de la violence nue est si
vidente qu'elle-mme doute de soi : chaque rgime de force cherche
par tous les moyens, au besoin en se mystifiant soi-mme, s'autoriser
en se rfrant une instance qui le dpasse. Le centurion, le sousofficier, le milicien admettront au besoin la mtaphysique la plus nave afin de pouvoir croire leur brutalit ordonne une autorit justi-
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fie en valeur. Pascal l'avait bien vu La justice sans la force est impuissante, crivait-il la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc
mettre ensemble la justice et la force ; [91] et pour cela faire que ce
qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste 16.
Il n'est pas vrai que la violence prime le droit. Toujours la raison
du plus fort se veut encore et nanmoins raison ; elle cherche, par une
sorte de recours en grce, non pas dtruire le droit, mais le fonder,
substituant ainsi un rgime prim un rgime nouveau, et mieux ordonn selon une plus exacte justice. La guerre et la rvolution, solutions de dsespoir, impliquent une dialectique de la violence o l'emploi de la force affirme encore une recherche de la valeur. Celui qui
engage la guerre, tort ou raison, se croit fort de son droit, et le
vaincu, d'ordinaire, est convaincu d'avance, parce que conscient de sa
faiblesse. De mme, la rvolution ne triomphe dans la rue que parce
qu'elle est dj faite dans les esprits. Mirabeau refuse de cder devant
Dreux-Brz, qui prtend expulser les tats Gnraux ; Dreux-Brz
s'incline, obissant la mme ncessit qui s'imposera, dans la nuit du
4 aot, aux aristocrates, renonant spontanment leurs privilges,
non par pression, mais par aspiration et enthousiasme. Comme l'a dit
profondment Tocqueville ce ne sont pas les serfs qui font des rvolutions ; ce sont des hommes libres . Certes, la morale ne mne pas
l'histoire, mais quand la force se heurte la force, la violence la violence, chacun a besoin d'tre persuad de la lgitimit de sa cause. Les
canons ne peuvent tre que trs provisoirement l'ultime raison des
chefs d'tat ; plus longue chance, un autre arbitrage finit toujours
par prvaloir, et la justice, un moment clipse, trouvera toujours dans
le cur des hommes un dernier retranchement impossible rduire.
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[92]
La vertu de force
Chapitre VII
LE MONDE DE
LA FORCE
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Le monde humain est un monde du risque, parce qu'il est un monde ambigu ; il ne porte pas en lui son dernier mot, mais demeure tout
jamais inachev dans la mesure o, par-del les dterminismes physiques l'oeuvre dans la nature, il attend sa signification toujours avantdernire de cette prsence personnelle qui l'habite. Un monde sans
risque serait un monde mort ; la parfaite assurance figerait le paysage
dans une immobilit minrale, et le pays de Cocagne serait le dsert
de la valeur. Le meilleur cesserait d'tre le meilleur s'il se ralisait en
vertu d'un automatisme, la possibilit du moins bon et du pire se trouvant exclue par avance. C'est pourquoi la valeur, esthtique ou morale,
ne peut se raliser pleinement et sans heurt ; elle ne peut s'tablir souverainement sur la terre des vivants, o elle se heurte sans cesse une
fin de non-recevoir. Le mme goulot d'tranglement se retrouve chaque fois que l'exigence doit s'incarner : c'est ce malentendu que les
hommes ont donn le nom de problme du mal. Notre voeu d'absolu
[95] se heurte aux limites de la finitude ; et c'est parce que l'homme
est un tre fini que la force lui est ncessaire pour s'affirmer nanmoins, pour se faire une place dans un monde o son intervention
bouleverse les normes et les dimensions tablies.
Le risque se situe au moment o l'univers matriel devient un univers personnel. Le domaine des choses n'est jamais tout fait fini. Il
nous appartient de l'accomplir en nous accomplissant nous-mme :
l'action de l'homme se dveloppe sur le chemin qui dbouche tout
instant du possible dans le rel, en vertu d'un parti pris qui chaque fois
force affirmer plus qu'on ne sait. Ce dpassement de la connaissance
et de ses scurits introduit une nouvelle connaissance, ce prcieux
savoir d'exprience, acquis par chacun ses risques et prils. Il faut
prendre position sans attendre l'vnement, et la position prise influe
sur l'vnement, qu'elle contribue former. Chaque initiative, au pril
d'une blessure ou d'une dformation de l'tre, se prononce d'une manire prophtique dans le sens d'un monde nouveau, dont elle atteste
la validit. Prendre un risque, c'est manifester la libert cratrice de
l'tre humain.
On ne voudrait pas risquer, et pourtant on risque toujours. Le risque parat consacrer l'infirmit de la certitude, mais il en atteste, bien
plutt, l'humanit. Il parat invitable, ds que l'enjeu de l'affirmation
met en cause celui qui affirme, dans quelque domaine que ce soit de la
connaissance ou de l'action. La science elle-mme, o semble prdo-
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destine moralement disqualifie, qui, au plus secret, se fuit ellemme et cherche se tromper, et ne se trompe pas, et succombe
l'ennui, comme on le voit dans le cas de don Juan.
L'authenticit du risque, sa validit spirituelle, se trouvent donc
lies la mission fondamentale de l'tre humain, qui est d'incarner les
valeurs dans un monde fini. Les certitudes essentielles, en fonction
desquelles nous orientons nos conduites, si elles sont des certitudes
vivantes, ne sauraient avoir un caractre physique et massif ; elles ne
valent pas sans nous, elles attendent de notre consentement dernier
une sorte d'autorisation qui les parachve. Le risque est cette intime
vibration, ce frmissement du prix pay pour une affirmation d'acte et
de pense qui met en cause notre destin. Tout savoir donn ou impos
du dehors n'est vrai que par approximation ; il change de nature au
moment o nous nous y reconnaissons, o nous le faisons ntre au
pril de notre vie matrielle et spirituelle. Tout ce qui est affirm sans
risque n'a pas d'importance. Qui ne risque rien n'est rien.
L'acceptation du risque a pour contre-valeur l'intensit [98] de l'esprance, qui redresse la situation et permet, quoi qu'il arrive, d'viter
le pire. Le risque trouve ici sa limite, car l'assurance de l'me forte
rsiste aux dmentis de l'exprience. L'chec ne peut abattre qu'une
esprance la mesure de la chose, et qui met toute son esprance dans
la chose, celle du parieur ou du joueur, qui sera du ou combl par
l'issue de la partie ; mais seul l'homme faible suspend sa vie et sa mort
au verdict hasardeux d'un coup de ds. Le risque de la chose, le risque
portant sur l'avoir, et qui concerne la fortune seulement, la rputation,
la sant, la limite la vie elle-mme, n'est qu'un risque secondaire. Le
risque premier est le risque portant sur l'tre, c'est--dire le risque de
la valeur : par-del les enjeux limits de nos diverses possessions, ce
qui est en question c'est toujours l'enjeu illimit de notre tre personnel, qui peut tre sauv ou perdu, selon le choix que nous faisons de la
fidlit ou de l'infidlit, de la dchance ou de la sublimation.
Le mystre de chaque existence se situe dans cette ngociation incessante et secrte du risque matriel et du risque moral, qui peuvent
se dmentir mutuellement et se compenser. Le jeune viveur du Portrait de Dorian Gray, d'Oscar Wilde, qui dissipe sa vie en succs
mondains et en dbauches raffines, voit peu peu se fltrir le tableau
magique o s'affirmait la beaut de sa jeunesse, jusqu'au moment o il
tombera mort devant l'image de sa propre pourriture. Chaque personne
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la moyenne ou de la masse paraissent s'adresser des individus spirituellement faibles. La gnrosit se prsente comme la vertu qui donne ; confiante dans sa force, elle n'hsite pas sortir du rang, et ne se
contente jamais du minimum moral.
Aussi bien, cette prodigalit, contrairement aux rgles de l'conomie matrielle, n'entrane pas la ruine de celui qui donne, et en donnant se donne. L'acte gnreux intervient comme une provocation ou
un dfi, qui [102] dsquilibre les relations humaines, appelant en
contrepartie une compensation de la part d'autrui. La force consiste
parier toujours pour l'humain, faire confiance l'homme en soimme et en autrui ; son attestation prend souvent le caractre d'une
mise en demeure, laquelle les intresss ne peuvent demeurer insensibles. D'o l'efficacit cratrice, et comme prophtique, du pardon
des offenses ou de la non-violence. Celui qui dpense sans compter,
dans l'abondance de sa force, a chance d'tre pay de retour mieux que
s'il avait calcul. justement parce qu'il ne demande rien, c'est lui, peuttre, qui sera combl. Contrairement l'opinion du bon sens et des
moralistes utilitaires, la pente de l'gosme n'est pas la seule vocation
de l'homme, de sorte que l'appel aux ressources profondes d'autrui
peut renouveler la situation. D'ailleurs le gnreux, comptant sur luimme plutt que sur autrui, ne risque pas d'tre du quoi qu'il arrive.
Ainsi s'ouvre la possibilit d'une autre morale par-del le bien et le
mal des systmes que l'on enseigne aux enfants des coles. Nous ne
pouvons viter de rver d'un monde o les intentions seraient claires
et bonnes, o les beaux gestes seraient toujours rcompenss et les
mchants toujours punis, comme il arrive dans les rcits de la Bibliothque Rose et chez Kant, grce l'intervention de son Dieu rmunrateur et vengeur. Ce monde puril n'est pas l'univers humain ; sur la
terre des hommes et dans la vie quotidienne, les intentions ne sont jamais transparentes, et les projets ne se ralisent qu'imparfaitement.
Nous ne connaissons le bien et le mal que sous forme d'approximations toujours plus ou moins imprcises, et les assurances dernires
concernant les valeurs ne se donnent nous qu'en se refusant. Il [103]
n'y aura jamais assez de certitude autour de la personne pour qu'elle
puisse se sentir en parfaite scurit ; le dernier mot, pour sortir de
l'ambigut, dpend de la rsolution qu'elle prend, ses risques et prils.
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La vertu de force
Chapitre VIII
LA VERTU DE FORCE
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tmoin une gne, une sorte de pudeur devant la nudit de son tre ainsi mise en lumire. Impression d'ailleurs fausse, car cette rduction
l'lmentaire ne manifeste pas pour autant le visage le plus authentique de la personne ; l'homme tant ce qu'il veut tre, ce qu'il se fait, il
est sa propre dification, de sorte qu'il n'apparat pas mieux dans son
authenticit lorsqu'il dmissionne et se dtruit.
La nature de l'tre humain se ralise dans sa propre culture. Chaque univers personnel demeure en qute de son centre et de sa loi. La
matrise de soi s'affirme d'abord comme vertu de style, matrise des
apparences : c'est l'impassibilit japonaise, la froideur anglo-saxonne,
la disponibilit de l'acteur ou encore la parfaite technique de dfense
du criminel qui n'avouera jamais. Mais il ne s'agit ici que d'une qualit
formelle, qui ne prjuge pas du fond, car le sang-froid du hros n'est
pas, en tant que tel, distinct de celui de l'assassin. La vertu de force
suppose, par-del ce contrle purement technique de l'expression dans
l'ordre de la politique extrieure, une politique intrieure de la vie personnelle, qui se reclasse pour s'organiser en hauteur ou en valeur. je
suis mon propre matre, c'est--dire que j'chappe la domination
d'autrui, la surprise de l'instant ; mais je ne suis pas mon propre esclave, esclave de mes caprices ou de mes fantaisies. je sais ce que je
veux, je sais ce que je vaux. Surtout je sais ce que je me dois moimme, parce que j'ai reconnu mon identit en valeur, et j'ai pris une
fois pour toutes le parti d'affirmer cette identit.
Le risque apparat ici d'une excessive confiance en soi, qui s'apparente l'orgueil. Mais la force comme [107] vertu n'est pas l'idoltrie
de soi par soi, le culte d'une entit imaginaire, substitue la personne, et que l'on se figurerait inaccessible aux menaces du destin. La
force ne devient vertu que lorsqu'elle suppose comprise et accepte la
faiblesse naturelle de l'homme. Par-del le dsespoir, une fois reconnu
ce qu'il y a de tragique, et d'absurde souvent, dans la personne et dans
le monde, le pacte peut tre nou d'un nouveau consentement de soi
soi : il faut lier amiti avec soi-mme, faire alliance pour le meilleur et
pour le pire. Contrairement une opinion trop souvent mise par les
philosophes, l'gosme n'est pas premier dans le cur humain, et la
plupart des gens s'accusent eux-mmes, se mprisent et se refusent. Ils
se rendent responsables de la mdiocrit de leur vie, dont ils mesurent
l'insuffisance l'insatisfaction de leurs dsirs, accumulant ainsi au
centre de leur tre un trsor secret d'amertume et de dsesprance, que
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lui parat impossible ; de mme la personne ne doit jamais s'abandonner elle-mme, et se juger dfinitivement perdue.
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Ainsi rsolue faire face, la force est une conqute, la rcompense
d'une ascse de soi sur soi, qui permet l'tre humain de s'affirmer
par-del le dterminisme des ralits naturelles. Il est toujours possible l'homme qui ne renonce pas de convertir l'chec en succs, de
transformer les significations apparentes pour transfigurer l'univers.
Chaque destine personnelle se dcouvre ainsi une vocation proprement mtaphysique, la facult de lutter contre les vidences pour affirmer sa propre certitude. Mais cette conqute de l'univers a pour
condition une mise en place pralable de la vie personnelle, qui doit
elle-mme tre prise en charge et conquise par celui qui se veut capable d'aller jusqu'au bout de sa propre exigence. La vertu de force apparat ici vertu d'unit, attache rduire toute l'existence une obissance commune. Il faut raliser l'unit, de l'esprit et du corps, des tendances et des besoins, raliser le passage du chaos originaire de toute
vie individuelle la communaut clairvoyante d'une seule volont.
Malgr toutes les tentations du double jeu, il faut faire ce qu'on fait et
vouloir ce qu'on veut, demeurer centr sur soi, repousser les fascinations de l'ambiance, et refuser toutes les tentations d'entrer en dissidence par rapport soi-mme.
La puret du cur, disait Kierkegaard, consiste vouloir l'un. Cette unit de vocation et d'invocation demeure la dernire ressource,
lorsque tout le reste doit tre abandonn, biens matriels, sant, amitis ou amour. jusque dans l'ultime dpouillement, la force demeure
une vertu, parce qu'elle n'est pas une forme vide, et un raidissement,
parce qu'elle garde un contenu, qui pourrait tre une irrductible profession de foi dans l'homme. Malgr les pires dmentis, il appartient
chacun de nous de maintenir l'honneur du genre [110] humain et la
valeur de l'existence. Dans une situation dsespre, en temps de guerre ou de rvolution, un moment vient o ceux qui ont perdu la partie
ne rsistent plus que par une sorte d'enttement gratuit. Il ne s'agit
pourtant pas l d'une vaine fanfaronnade, mais d'une affirmation de foi
qui s'impose l'adversaire mme, ainsi qu'en tmoignait nagure
l'usage de rendre les honneurs de la guerre l'ennemi malheureux.
Il avait sauv l'honneur, c'est--dire en quelque sorte gagn sa dfaite
en faisant la dmonstration de sa propre valeur. Dans l'adversit des
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circonstances, il demeurait indemne, et le vainqueur s'honorait en honorant le vaincu. Nos guerres techniques et industrielles, en laissant
perdre ces nobles traditions, attestent une perte certaine du sens de
l'humanit.
C'est donc dans les confins de l'tre humain, aux limites du dsespoir, que commence le domaine de la vertu de force. Vertu paradoxale, qui se rduit pour l'essentiel l'affirmation de la capacit, de la dignit humaine, malgr tout. Une destine, en tant que calcul des essais
et des erreurs, des chances et malchances, se solde rarement, aux yeux
de l'intress, par un excdent positif. A voir les menaces dont la
condition humaine est entoure, la fragilit interne de la vie personnelle devant les menaces microbiennes ou les dfaillances psychologiques, bien considrer les influences extrieures qui peuvent tout
instant remettre la vie en question, ds que l'homme descend dans la
rue., ou dans le jeu de la vie sociale et politique, on s'tonne que l'humanit en gros et en dtail, ait t capable de simplement survivre. Tel
est dj le caractre le plus trange de la vie, qui se manifeste tout au
long de l'volution des espces : elle se ralise avec une persvrance
[111] obstine dans le sens du plus improbable. Ce qui arrive, c'est ce
qui ne devrait pas arriver. L'espce humaine, la plus fragile et la plus
dmunie, a trouv le moyen de dominer toutes les autres, grce la
mise en oeuvre de ressources neuves qui ont fait de la terre entire le
rgne de l'homme.
Pareillement, la vertu de force semble un pari pour l'impossible.
Certains tres en sont illumins d'une surprenante phosphorescence tel Gandhi, le fakir maigre et nu, selon le mot de Churchill, la sant
toujours chancelante, pourtant capable de conduire, grce la force
persuasive de la non-violence, un peuple de plusieurs centaines de
millions d'hommes sa libration. Il y a un mystre de la force, sans
lequel ne se comprendrait pas cette indomptable volont de lutter
contre plus fort que soi, pour l'impossible, non point en vertu d'un
goste dsir de survivance individuelle, mais en manire de tmoignage de l'homme l'homme. Le mme mystre, irrductible au calcul positif, se manifeste d'ailleurs dans la force des peuples et des nations ; quelque chose fait ici pencher la balance, qui ne se compte pas
en soldats ou en canons. La France rvolutionnaire, au sortir de la dcomposition monarchique du XVIIIe sicle, trouve dans sa nouvelle
foi assez de ressources pour tenir en haleine l'Europe entire pendant
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consentement de soi soi, et dans l'acceptation de la condition humaine. Il est difficile de faire la paix avec autrui, et d'autant plus difficile
qu'autrui est plus prochain. Il est plus difficile encore de faire amiti
avec soi-mme, non par rsignation et lassitude mais dans la libre dcision d'un cur qui, renonant lutter contre ses propres fantmes,
s'accepte enfin pour ce qu'il est. Il faut chacun beaucoup d'humilit
pour s'accepter soi-mme, dissiper les illusions tenaces et le dsir
dtre dieu.
L'humilit se juge elle-mme, dans la confrontation avec une valeur qu'elle souhaite, et ne possde pas, mais qui la met en place. Elle
se veut obissance et dpassement, non pas superstition et idoltrie.
Le sentiment d'infriorit est esclavage d'une fausse valeur, exalte
comme plaisir pour la dprciation de l'tre personnel. L'humiliation
risque toujours de susciter une dlectation morose et comme une
complaisance suspecte de l'humili pour son propre abaissement.
L'homme humble, au dire de saint Bernard, est celui qui convertit
l'humiliation ellemme en humilit. Il ne s'agit pas ici de douter de
soi, ni de se rsigner, mais d'assumer, dans un esprit de tranquille rsolution, le cahier des charges de la finitude humaine.
C'est pourquoi la vertu de force, en fin de compte, est un autre nom
de la vertu de joie. Il n'est donn personne d'chapper la maladie
ou la misre, la [114] peine qui frappe du dedans ou du dehors. La
souffrance et la mort font partie de notre patrimoine ; celui d'entre
nous qui prtendrait s'en exempter oublierait en mme temps le secret
de tendresse inquite qui le relie aux tres qu'il aime, et, sous leur invocation, la communaut des hommes. Bossuet dcrit, dans son discours funbre, les derniers moments d'Henriette d'Angleterre, en quelques mots admirables : Madame fut douce envers la mort comme
elle l'tait envers tout le monde... Une fin ainsi rconcilie nous aide
accepter que les les soient rares o l'on puisse jouir un moment de
la plnitude dont un cur, malgr son endurcissement, ne renonce jamais rver. Les les sont rares, et les escales ne s'y prolongent gure.
Il faut savoir jouir de ce bonheur fragile, mais ne jamais oublier qu'il y
a, par-del, un sens de la paix, comme une autre le porte de la main
et pourtant mconnue, l'le ensevelie dans le sommeil de notre oubli,
l'le en eau profonde o, dpasses les incertitudes, se noue jamais
l'amiti de chacun soi-mme et aux autres. La joie n'est pas ailleurs,
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dans un exil nostalgique, la joie n'est pas ailleurs que partout ; elle est
la lumire d'une prsence capable, pour celui qui en est digne, et jusque dans les moments les plus dsesprs, de transfigurer le monde.
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La vertu de force
CHOIX
DE LECTURES
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