Jérôme Perrier: L'individu Contre L'étatisme. Actualité de La Pensée Libérale Française (XIXe Siècle)
Jérôme Perrier: L'individu Contre L'étatisme. Actualité de La Pensée Libérale Française (XIXe Siècle)
Jérôme Perrier: L'individu Contre L'étatisme. Actualité de La Pensée Libérale Française (XIXe Siècle)
LINDIVIDU
CONTRE LTATISME.
ACTUALIT DE LA PENSE
LIBRALE FRANAISE
e
XIX SICLE
Jrme PERRIER
www.fondapol.org
Jrme PERRIER
Rsum
Introduction
La question de savoir quel est le poids des ides dans la vie politique dun pays
et dans llaboration des politiques publiques est un sujet de dbat rcurrent
au sein des sciences humaines et sociales. Au XXe sicle, des penseurs aussi
diffrents que Friedrich A. von Hayek et John M. Keynes nont cess de rpter
leur conviction selon laquelle les ides comptent (ideas matter), ce
quexpriment parfaitement ces clbres lignes tires de la Thorie gnrale
de lemploi, de lintrt et de la monnaie: Les ides, justes ou fausses, des
philosophes de lconomie et de la politique ont plus dimportance quon
ne le pense gnralement. vrai dire le monde est presque exclusivement
men par elles. Les hommes daction qui se croient parfaitement affranchis
des influences doctrinales sont dordinaire les esclaves de quelque conomiste
pass. Les visionnaires influents, qui entendent des voix dans le ciel, distillent
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des utopies nes quelques annes plus tt dans le cerveau de quelque crivailleur
de Facult. Nous sommes convaincus quon exagre grandement la force des
intrts constitus, par rapport lempire quacquirent progressivement les
ides1.
Rien nillustre mieux la pertinence dun tel propos que la situation prsente
de notre pays. En effet, beaucoup sinterrogent sur la rsistance des Franais
devant la perspective de rformes engages partout ailleurs depuis longtemps
et sur leur trange incapacit apprhender la mondialisation autrement
que sous la forme dune menace vitale pour notre modle social, voire notre
identit nationale. Daucuns attribuent cette singularit hexagonale au fait
que des pans entiers de la socit franaise jugeraient non sans raison
que la libralisation de lconomie remettrait profondment en cause certains
avantages acquis et que, par consquent, ils auraient plus y perdre qu
y gagner. En dautres termes, le rejet par des secteurs entiers de la socit
franaise de la mondialisation librale serait principalement le rsultat
dun intrt bien compris.
Un tel diagnostic soulve toutefois deux problmes. Dabord, nul ne peut
nier que le modle social franais, depuis dj un certain temps, a atteint
ses limites puisquil ne fonctionne gure plus pour une large partie de la
population, tout en vgtant au prix dun surendettement qui en transfre
la charge sur les gnrations futures, au point de nous conduire aujourdhui
au bord de la banqueroute. De plus, comme les marxistes jadis, nous avons
trop souvent tendance exagrer limportance des intrts dans lexplication
des phnomnes sociaux (la surprise du Brexit en a apport rcemment une
illustration clatante), aux dpens des passions idologiques, si vivaces dans
un pays comme la France. Pour parler comme le philosophe Alain que lon
a bien tort de ne pas relire davantage, les intrts transigent toujours,
linverse des passions, inflexibles par nature. Qui plus est, il ny a pas dintrt
en soi, mais uniquement lide que chacun se fait de ses intrts. Cest pourquoi
il parat chaque jour plus vident que le blocage franais est dabord et avant
tout un blocage de nature essentiellement idologique. Lincapacit franaise
percevoir la mondialisation autrement que comme une menace relve
dabord et avant tout dune idiosyncrasie idologique qui est profondment
1. The ideas of economists and political philosophers, both when they are right and when they are wrong,
are more powerful than is commonly understood. Indeed the world is ruled by little else. Practical men, who
believe themselves to be quite exempt from any intellectual influence, are usually the slaves of some defunct
economist. Madmen in authority, who hear voices in the air, are distilling their frenzy from some academic
scribbler of a few years back. I am sure that the power of vested interests is vastly exaggerated compared
with the gradual encroachment of ideas. John Maynard Keynes, The General Theory of Employment, Interest
and Money, London, Palgrave Macmillan, 1936, pp.383-384. On retrouve la mme ide dans un clbre texte
de Friedrich A. von Hayek, Les intellectuels et le socialisme [1949], repris dans Essais de philosophie, de
science politique et dconomie, Les Belles Lettres, 2007, p.292.
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enracine dans notre culture politique. Un biais conceptuel qui confre aux
lites intellectuelles franaises une immense responsabilit dans le profond
dsarroi que traverse notre pays ( ce propos, il ne faut pas hsiter parler
dune nouvelle trahison des clercs2), et qui rend dautant plus urgente la
ncessit de sinterroger sur les racines de cette fivre spculative obsidionale,
ainsi que sur les moyens dy remdier au plus vite.
Car, bien entendu, il ne suffit pas de constater lunicit de notre rapport
la mondialisation, encore faut-il lexpliquer. Lhypothse qui, de notre point
apprhension de la ralit conomique et sociale contemporaine est intimement
li une autre singularit franaise, bien plus ancienne, savoir notre rapport
ltat. Il est en effet assez manifeste que la mondialisation, telle quelle sest
dveloppe depuis une trentaine dannes, a trs profondment boulevers la
notion mme de souverainet tatique et la faon dont le pouvoir politique
national prtend rgir ou tout au moins orienter un phnomne aussi
puissant et subversif. Or il est vident que dans un pays o ltat occupe une
place aussi centrale et aussi ancienne que dans lHexagone, o la construction
nationale est historiquement, plus que nulle part ailleurs, le produit de longs
sicles de centralisation politique et administrative, la mondialisation actuelle
ne peut quengendrer un dsarroi intellectuel de trs grande ampleur.
Et pourtant, la France jacobine, le pays de Colbert et de la centralisation
napolonienne, est aussi le berceau de lune des plus riches traditions
librales aux cts du Royaume-Uni et des tats-Unis. Mieux, bien que les
Franais ( commencer par le monde intellectuel et acadmique) semblent
lavoir compltement oubli, notre pays a vu natre et se dvelopper, depuis
plus de deux sicles, une cole librale dune immense richesse et dont lune
des spcificits tient prcisment son rapport souponneux, et mme
franchement critique, ltat.
de vue, est la plus vraisemblable est que le biais intellectuel qui affecte notre
Qui sait par exemple que pour dsigner un libralisme dlibrment antiinterventionniste, les Anglo-Saxons utilisent communment un terme franais,
celui de laissez-faire3? Qui sait galement que lancien prsident des tatsUnis, le rpublicain Ronald Reagan (qui ne passait pourtant pas pour un
intellectuel fru de thorie), aimait citer un libral franais mort en 1850,
largement oubli chez nous mais immensment clbre ltranger: Frdric
Bastiat? Qui sait encore que, outre-Atlantique, les plus libraux ceux que
2. En rfrence louvrage de Julien Benda, La Trahison des clercs, Grasset, 1927.
3. Un terme qui est du reste ambigu et dont on dforme souvent le sens, comme nous le verrons.
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7. Nous partageons pleinement, de ce point de vue, lavis exprim par Pierre Manent dans Le Regard politique,
Flammarion, 2010, p.13-18.
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Plus largement, force est de constater que dans les dbats franco-franais,
si le mot dmocratie est utilis avec une frnsie peine moins grande
que pour le mot rpublique, la notion mme de dmocratie librale est
rarement comprise, alors mme quelle savre plus que jamais indispensable
pour formuler convenablement les problmes qui sont les ntres. Raison
supplmentaire pour relire Benjamin Constant de toute urgence.
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priv individuel (la fameuse libert des Modernes compare celle des
Anciens loccasion dune clbre confrence prononce en 1819
lAthne royal). Ainsi, en cumulant les exigences dmocratiques de Rousseau
et les exigences librales de Montesquieu, Benjamin Constant devient le
premier grand thoricien franais de la dmocratie librale que lon pourrait
tout aussi bien dfinir comme une dmocratie limite par les droits inalinables
de lindividu. Ce qui conduit aussitt Constant dvelopper trois autres ides
qui, elles aussi, vont tre au cur du libralisme de lindividu face ltat au
cours des deux sicles suivants: laffirmation selon laquelle les droits sacrs
de lindividu sont de nature arrter le pouvoir; la remise en cause de lide
de majorit toute-puissante; et, enfin, la critique de la dfinition positiviste
du droit. Reprenons rapidement chacun de ces trois points, qui heurtent de
plein fouet la culture politique franaise, minemment lgicentrique jusqu
la Ve Rpublique.
Si des thoriciens libraux comme Montesquieu ou Madison fondent
dabord et avant tout la limitation du pouvoir sur sa division en plusieurs
instances destines se contrler et se neutraliser mutuellement par le jeu
des freins et des contrepoids (les fameux checks and balances au cur des
institutions amricaines), Benjamin Constant, pour sa part, cherche dabord
et avant tout limiter lamplitude du champ dintervention lgitime du
pouvoir et circonscrire rigoureusement ce domaine partir dune rgle
intangible et absolue: les droits naturels de lindividu qui dessinent une
sphre prive rpute inviolable par lautorit sociale. On peut, dira-t-on,
par des combinaisons ingnieuses, limiter le pouvoir en le divisant, crit ainsi
Constant. On peut mettre en opposition et en quilibre ses diffrentes parties.
Mais par quel moyen fera-t-on que la somme totale nen soit pas illimite?
Comment borner le pouvoir autrement que par le pouvoir?13 Pour celui que
lon peut bon droit considrer comme le fondateur du libralisme franais de
lindividu face ltat, le point essentiel est la limitation de la somme totale
de lautorit, autrement dit le strict endiguement du Lviathan tatique,
qui constitue la sauvegarde ultime des droits et des liberts individuelles. Ce
rigoureux cantonnement du pouvoir politique passe en effet par laffirmation
de la souverainet (au sens de suprmatie) de lindividu, dont les droits
fondamentaux constituent une limite hors datteinte de la comptence lgitime
de la puissance publique.
Laffirmation de la suprmatie des droits de lindividu sarticule chez Benjamin
Constant avec la critique rcurrente de lide de majorit, corollaire de son
13. Benjamin Constant, Principes de politique applicables tous les gouvernements, liv. II, chap.4, in tienne
Hofmann, Les Principes politiques de Benjamin Constant, t. II, Droz, 1980, p.55.
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17. Sur la manire dont le Conseil constitutionnel est devenu, de sa propre initiative, lacteur dcisif en matire
de contrle de la constitutionalit des lois dans notre pays, voir Francis Hamon et Cline Wiener, La Loi sous
surveillance, Odile Jacob, 1999.
18. Benjamin Constant, op.cit., liv. IV, chap.3, p.85.
19. Tout le monde aura reconnu Jacques Chirac qui, loccasion de la crise du Contrat premire embauche
(CPE), en 2005, a promulgu la loi tout en la suspendant instantanment.
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les questions strictement politiques20. Car si lon veut avoir un aperu complet
de ce courant injustement oubli de nos jours, il convient daborder galement
les questions conomiques, dans la mesure o, l encore, une trs vivante cole
librale franaise sest alors illustre par des contributions minentes, dont la
relecture savre aujourdhui prcieuse.
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20. Notons, toutefois, que Benjamin Constant a aussi crit sur lconomie et dfendu en la matire un
libralisme tout fait cohrent avec sa vision des rapports que ltat, lindividu et la socit civile devraient
selon lui entretenir (voir son Commentaire sur louvrage de Filangieri, Les Belles Lettres, 2004).
21. Sur ce sujet, voir lexcellente synthse de Philippe Steiner, La Science nouvelle de lconomie politique, PUF,
1998.
22. Il serait exagr de dire quil nexiste pas de travaux scientifiques franais sur Jean-Baptiste Say, mais force
est de constater que les ouvrages de rfrence publis en anglais nont toujours pas t traduits en franais.
Voir, par exemple, Richard Whatmore, Republicanism and the French Revolution. An Intellectual History of JeanBaptiste Says Political Economy, Oxford University Press, 2000.
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23. Cest la raison pour laquelle, entre autres, lEmpereur dtestait Germaine de Stal, qui prsentait la
circonstance aggravante dtre une femme.
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25. Notamment dans son ouvrage majeur, Human Action. A treatise on economics (trad.fr.: LAction humaine.
Trait dconomie, PUF, 1985).
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Au risque de dranger bien des ides reues, force est dadmettre que cette
cole librale franaise du XIXe sicle incarne une vision souvent plus inflexible
dans son refus de linterventionnisme tatique que son pendant britannique.
Cest que la plupart des libraux hexagonaux, en bons hritiers des Lumires,
considrent la libert comme un droit naturel, l o leurs homologues
doutre-Manche, influencs par lutilitarisme benthamien et millien, rejettent
cette notion de droit naturel, tout en acceptant un degr non ngligeable
dinterventionnisme tatique ds lors que celui-ci est destin favoriser le
plus grand bonheur du plus grand nombre (objectif dclar de la doctrine
utilitariste)28. tel point quun sicle plus tard des libertariens amricains
verront dans ces libraux franais de lcole de Paris des prcurseurs, voire
des modles29. Le cas le plus extrme tant celui du Franco-Belge Gustave
de Molinari (1819-1912), un temps directeur du Journal des conomistes
et qui, dans un article rest fameux mais qui rencontrera lhostilit de
tous ses amis libraux, ira jusqu thoriser la privatisation de la police!
On comprend aisment quune prise de position aussi radicale puisse tre
invoque aujourdhui par des anarcho-capitalistes amricains pour faire de
Molinari leur prcurseur, mais lhonntet oblige ajouter que tous les crits
de lintress sont loin dtre aussi extrmistes et quune telle spculation est
apparue comme parfaitement marginale, pour ne pas dire incongrue, la
plupart des libraux franais de lpoque, mme les plus anti-tatistes. En
ralit, Molinari a fortiori dans ce texte trs particulier incarne la frange la
plus radicale, voire la plus extrme, dune mouvance trs riche en individualits
diverses et varies quant leur temprament et leurs prises de position, mais qui
partagent tous un attachement viscral la libert individuelle et une mfiance
instinctive lgard dun tat qui se voudrait trop interventionniste et/ou
paternaliste. Il ne saurait tre question, ici, de mentionner tous les noms plus
ou moins clbres en leur temps qui peuvent tre rattachs cette mouvance
individualiste et anti-tatiste, mais on peut nanmoins en citer quelques-uns,
en distinguant globalement trois gnrations qui couvrent lensemble du
XIXe sicle. La premire est celle des prcurseurs, comme Benjamin Constant,
Germaine de Stal, Jean-Baptiste Say, Charles Comte ou encore Charles
Dunoyer. La gnration suivante va globalement de la fin de la monarchie
de Juillet au dbut du second Empire, et comporte nombre de reprsentants,
dont les plus illustres sont Frdric Bastiat, Adolphe Blanqui, Michel Chevalier,
28. Sur la question de lutilitarisme britannique, louvrage de rfrence reste le chef-duvre du grand historien
libral lie Halvy, La Formation du radicalisme philosophique [1901-1904], PUF, 3 vol., 1995-1996.
29. Murray N. Rothbard, An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, vol. II, Classical
Economics, Edward Elgar Publishing Ltd., 1995 (voir notamment le chapitre 1, J.-B. Say: the French
tradition in Smithian clothing, et le chapitre 14, After Mill: Bastiat and the French laissez-faire tradition).
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lintrigue, cest dplacer le mobile qui les animait. [] Cela durera jusqu
ce que ce systme prisse par ses excs, et quil ny ait plus en France que des
industries mourantes auprs dun Trsor tari30.
Cette pratique consistant soutenir ce que lon appelle aujourdhui des
canards boiteux (cest--dire des entreprises non comptitives) coups
de subventions et de protections (et donc aux frais du contribuable et du
consommateur) aura un bel avenir dans notre pays, notamment au nom de la
lutte contre le chmage et du patriotisme conomique.
Les libraux franais de lcole de Paris, dont beaucoup sont des hommes de
gauche, ne cessent quant eux de rappeler que cest au plus grand nombre
et donc aux plus modestes que les hommes de ltat demandent de payer
ce dont bnficient quelques riches privilgis, choisis selon des critres plus
ou moins avouables, qui relvent parfois du pur copinage politique. Et
les gens modestes payent doublement: en tant que contribuables, dabord
(cest en effet par limpt que lon finance les subventions), et en tant que
consommateurs, ensuite (la protection tarifaire dont jouissent quelques happy
few se traduit par des produits plus chers sur le march national). Cest l
un point dcisif que rsumera parfaitement le plus clbre des membres de
lcole de Paris, Frdric Bastiat, fondateur en 1846 de la Ligue du librechange, inspire de lAnti-Corn Law du Britannique Richard Cobden.
Dans un texte justement clbre, Bastiat rappellera ses concitoyens quen
toutes circonstances il convient de faire la part entre ce que lon voit (en
loccurrence les quelques emplois sauvs coups de taxes et de subventions)
et ce que lon ne voit pas (les emplois plus nombreux encore, qui sont
dtruits du fait de la perte de pouvoir dachat que provoquent ces taxes et
ces subventions chez des consommateurs qui ne peuvent ds lors consacrer
cette partie de leur revenu aux consommations quils avaient pralablement
prvues).
Frdric Bastiat est aussi clbre (tout au moins ltranger) pour avoir donn
cette mmorable dfinition: Ltat, cest la grande fiction travers laquelle
tout le monde sefforce de vivre aux dpens de tout le monde31. Si la formule
est bien connue, on en sous-estime gnralement la porte en voulant la
rduire une sorte de boutade. Or lorsquon regarde attentivement comment
fonctionne la socit contemporaine et les rclamations tous azimuts qui
assaillent quotidiennement les responsables politiques, on comprend aisment
30. Louis Reybaud, Des largesses de ltat envers les industries prives, Journal des conomistes, t. II,
1842, p.115 et 117.
31. Frdric Bastiat, Ltat, Journal des dbats, 25 septembre 1848 (reproduit in Frdric Bastiat,
Pamphlets, Les Belles Lettres, 2009).
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que lon puisse crditer Bastiat et plus largement lcole de Paris dune
certaine forme de prophtisme. Qui plus est, ses mises en garde sont dautant
plus prcieuses qu lheure de linformation immdiate et continue il est plus
que jamais facile de vendre lopinion ce que lon voit sur les images
(tels salaris heureux de pouvoir conserver provisoirement leur emploi) que
de lui faire comprendre ce que lon ne voit pas (tous ceux qui ne trouveront
pas demploi du fait de la dilapidation de largent public).
Il convient par ailleurs de souligner que lcole librale de Paris semploie
critiquer le systme des primes et autres subventions, non pas au nom
don ne sait quel anarcho-capitalisme avant la lettre, mais bien au nom de
lintrt public ou, si lon prfre, au nom dun service public authentique,
correspondant la vision dun tat au service de tous (de lintrt gnral), et
non pas au profit de minorits agissantes (puissantes parce quayant de solides
rseaux au sein de lestablishment politico-administratif ou parce quayant une
forte capacit de nuisance politique). Ainsi, lorsquils dnoncent avec fougue
la politique protectionniste qui vise protger un petit groupe de producteurs
nationaux de la concurrence trangre, les libraux franais rputs laissezfairistes entendent dabord et avant tout dfendre le modeste consommateur,
qui se voit condamn acheter un prix plus lev ce quil aurait pu, sans
interfrence politique, se procurer meilleur compte sur un march libre. Il
ne sagit donc pas, pour nos libraux, de dfendre la libre concurrence au
nom dune obsession dordre idologique, mais parce quils constatent que
les consommateurs sont infiniment plus nombreux que les producteurs. Ds
lors, en bons dmocrates, ils jugent que lintrt de ceux-l, rellement gnral,
devrait prvaloir sur celui des petites mais puissantes minorits agissantes que
constituent les riches producteurs et leurs relais politiques, incarnations dun
scandaleux capitalisme de connivence.
Pour dire les choses plus simplement, les libraux de lcole de Paris prtendent
dfendre les masses contre les lites, les gens modestes contre les capitalistes, les
petits contre les gros! Ou, si lon veut raisonner en termes purement partisans
et au risque l encore de surprendre, les libraux dits laissez-fairistes se
situent indniablement gauche de lchiquier politique. Croire dailleurs quil
y a l quelque paradoxe, cest faire preuve danachronisme, comme nous le
verrons un peu plus loin avec lexemple dAlain, autre libral de gauche. En
attendant, remarquons quen affirmant que lintrt gnral nest pas incarn
par le producteur (voire mme par le travailleur), mais par le consommateur,
les libraux franais du XIXe sicle anticipent une fois de plus lune des
affirmations les plus rcurrentes du libralisme conomique du sicle suivant,
telle quon la retrouvera formule chez des auteurs aussi diffrents que
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Dfendre le citoyen-contribuable
Il existe diffrentes voies pour aborder le libralisme dAlain, dans la mesure
o il sagit dun libralisme qui, tout en ne disant pas son nom, savre complet,
tout la fois conomique, politique et philosophique (au sens large du terme).
Mais commenons par ce qui est peut-tre chez lui le moins important (encore
quil y ait consacr beaucoup de Propos)34: son libralisme conomique.
Lardent rpublicain quest Alain rappelle dabord trs souvent que le citoyen
est aussi un contribuable et que les initiatives des gouvernants ne peuvent
exister que pour autant quils ont le pouvoir de les financer en piochant
leur guise dans les poches de leurs mandants. Do la ncessit, pour ces
derniers, de tenir la bride serre sur le cou des hommes de ltat (politiciens et
bureaucrates), volontiers dilapidateurs de largent des autres. Alain dnonce
ainsi de manire rcurrente la frnsie de travaux publics en tous genres,
comme dans ce Propos typique du 6 janvier 1907, o il dplore: Le
sous-sol de Paris est ravag dans tous les sens par dinvisibles taupes. Quand
je pense au prix du mtre courant, je me demande toujours si les voyageurs
33. Jrme Perrier, Le Libralisme dmocratique dAlain, Institut Coppet, 2015 (avec une prface dAlain
Madelin).
34. Voir notamment Alain, Propos dconomique, Gallimard, 1935.
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Dfendre le citoyen-consommateur
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se flicitent de linvasion des produits trangers. Mais ce sont des mes molles,
qui prfrent le plaisir la gloire.
Un tel Propos, tout empli dune ironie mordante, aurait pu tre crit
par Bastiat. Cest bien la verve du crois du libre-change que lon croit
retrouver dans cette dnonciation alerte des mensonges de toute politique
protectionniste qui, derrire la rhtorique bien huile de lintrt national et/
ou gnral, ne fait que dshabiller le consommateur Pierre pour habiller le
producteur Paul, le tout enrob de flonflons patriotiques qui laissent de marbre
le pacifiste Alain. Comme elle laisse de marbre tous les libraux individualistes
(eux aussi dardents pacifistes, pour la plupart), qui savent quune nation est
compose de personnes diffrentes et que ce qui sert les intrts des uns ne
sert pas forcment ceux des autres. Ici, le point commun entre Alain et les
libraux de lcole de Paris, cest quils visent tous un systme de connivence
entre les hommes de ltat et certains industriels qui ont lheur de disposer
des relais adquats au sein de lestablishment politico-administratif, tout ceci
aux dpens du consommateur-contribuable qui trinque comme toujours. De
mme quil donne du travail certains producteurs chargs de ldification des
lphants blancs voulus par le pouvoir (aux frais de tous les contribuables),
le capitalisme de connivence, par sa politique protectionniste, nourrit
certains producteurs politiquement privilgis, aux dpens de lensemble des
consommateurs.
Mais il serait toutefois erron de penser quAlain, lorsquil parle dconomie,
ne se fait que le porte-parole acrimonieux du consommateur-contribuable.
Son authentique libralisme senracine en effet beaucoup plus profondment
dans une philosophie morale et sociale, qui nest dailleurs pas sans rappeler
Adam Smith et sa fameuse main invisible. Une philosophie celle de
lharmonisation naturelle des intrts dont se rclament dailleurs volontiers
les libraux de lcole de Paris.
Cest sans doute dans le Propos paru le 11 aot 1909 que la parent entre
la pense dAlain et celle dAdam Smith est la plus vidente, au point que le
philosophe franais, la prose toujours fleurie, semble y esquisser sa propre
parabole de la clbre main invisible (mme sil est vraisemblable que,
contrairement son grand ami lie Halvy, il nait jamais eu la curiosit de
se plonger dans la Richesse des nations, qui ne faisait pas partie du Panthon
des uvres quil aimait relire indfiniment)35. La scne se droule sur le quai
35. Pour un aperu plus dvelopp de ces questions, voir Jrme Perrier, Le problme de lintrt gnral
dans la pense dAlain: un utilitariste libral au pays de Rousseau?, Revue franaise dhistoire des ides
politiques, n 41, 2e semestre 2015, p.231-260.
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dune gare: Cet employ naime pas mes malles, crit Alain, mais il aime
le pourboire. Tout lheure vous verrez tous ces gens trs civiliss prendre
les wagons dassaut, occuper les meilleures places et boucher les portires.
Voyez cet homme qui court du guichet la consigne. Cest sans doute un
homme doux et pacifique. Voyez pourtant comme ses talons frappent la terre,
et comme il se prcipite en buffle, le front en avant. Croyez-vous quil pense
lordre public, la justice, aux rglements? Pas le moins du monde; il fait son
trou dans la foule; il cherche son bien, sa malle, sa place. Et ma foi, venez; jen
vais faire autant. Et Alain dajouter: Cest pourtant vrai, me disais-je, que,
sur toute la terre, chacun marche tte baisse vers son plaisir; ce sont tous ces
obstins dsirs qui tissent, hissent, tranent, poussent. Et il faut bien que cela
sarrange en une espce dordre, comme lorsque lon secoue le bl dans le van;
le grain va ici, la balle senvole plus loin. Ainsi se tassent les foules, ralisant
ainsi une espce de bien gnral, auquel pourtant personne ne pense.
Il est bien difficile, en lisant ces lignes, de ne pas penser celles-ci, tires de
La Richesse des nations dAdam Smith, et qui constituent sans doute le plus
clbre passage de la littrature conomique mondiale: Ce nest pas de la
bienveillance du boucher, du marchand de bire et du boulanger, que nous
attendons notre dner, mais bien du soin quils apportent leurs intrts. Nous
ne nous adressons pas leur humanit, mais leur gosme; et ce nest jamais de
nos besoins que nous leur parlons, cest toujours de leur avantage. QuAlain
ait pens ou non Adam Smith en crivant ces lignes importe finalement
assez peu. Ce qui est sr, cest quil aime opposer les apparents gostes aux
altruistes de faade, dont les discours sirupeux, saturs de rfrences lintrt
gnral, masquent en ralit des intentions autrement moins avouables. Pour
Alain, en effet, il ne suffit pas dinvoquer tout instant lintrt gnral ou
dafficher ostensiblement une abngation blante pour servir rellement
son prochain. Ce sont mme l, la plupart du temps, des ruses trop faciles,
uniquement destines lgitimer lgosme des puissants, si habiles cacher
leurs desseins vritables. Derrire linvocation grandiloquente de lintrt
gnral se devine en effet neuf fois sur dix, quelque intrt particulier36.
Autrement dit, lorsque certains politiciens en manque de popularit disent
vouloir, au nom de lintrt gnral, lutter contre les intrts particuliers que
seraient supposs incarner les milieux conomiques, il convient dtre on ne
peut plus prudent ne serait-ce que parce que, aux yeux dAlain, toutes les
lites sont lies les unes aux autres, et que les politiques et les grands capitaines
dindustries sont intimement mls, frquentant les mmes salons et se mariant
36. Propos du 12 dcembre 1911.
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mme entre eux. Qui plus est, il ny a aucune raison de penser que lHomo
politicus, tout comme lHomo conomicus, ne poursuit pas un intrt qui
lui est propre (tre lu ou rlu, par exemple). Il ny a aucune raison non
plus de penser que les reprsentants de la haute administration (lHomo
bureaucraticus), si prompts eux aussi sorner du manteau chamarr de
lintrt gnral, nont pas, leur tour, des objectifs beaucoup moins altruistes
et avouables (augmenter leur prestige ou leur budget, par exemple). Il sagit
l dune analyse que dveloppera aux tats-Unis, partir des annes 1960,
lcole du Public Choice, fonde par le futur prix Nobel James Buchanan et
son collgue Gordon Tullock.
Pour autant, tout ce que nous venons de voir ne veut pas dire que pour
lauteur des Propos, tous les actes individuels sont uniquement motivs par
lintrt. Malheureusement non, devrions-nous ajouter. En effet, ce serait
paradoxalement une excellente nouvelle, dans la mesure o, ses yeux, les
intrts transigent toujours, linverse des passions. Or, pour le plus grand
malheur des hommes, ce sont bien trop souvent ces dernires qui dictent le
comportement des acteurs sociaux, comme en attestent la plupart des guerres
(et contrairement ce quavanait nagure la vulgate marxiste, qui voulait y
voir le simple rsultat des calculs amoraux des marchands de canons). Cest
dailleurs l un constat qui nous conduira, dans le second volet de notre tude,
examiner un autre thme (qui, une fois encore, rattache clairement la pense
dAlain la famille librale), savoir que le vritable pouvoir est politique et
non pas conomique, et que par consquent lindividu a moins redouter le
riche et la libert conomique que le militaire et lhomme politique, qui seuls
disposent du monopole de la violence lgitime et donc du vrai pouvoir de
contrainte (ce que montreront avec clat les totalitarismes).
Ds lors, reliant le XIXe et le XXe sicle, Alain nous conduira examiner
dautres grands penseurs franais de lindividu, qui nous montreront comment
durant des dcennies des annes 1930 aux annes 1970, ce courant libral,
que nous avons jusque-l dcrit comme particulirement dynamique et
prolifique, va tre peu peu marginalis, essentiellement cause de sa critique
intransigeante de linflation tatique et de ses dimensions liberticides. Avant
de retrouver une nouvelle vigueur la fin du sicle la faveur de la chute du
communisme et de lentre dans la mondialisation, deux phnomnes qui vont
profondment branler les certitudes des plus statophiles. Ce faisant, nous
verrons que leur pense reste plus utile que jamais pour penser le monde actuel
et sortir enfin du marasme intellectuel qui est actuellement le ntre.
39
Andr Glucksmann,mai2011
41
fondapol
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Valeurs dislam
Dominique Reyni (dir.), prface par le cheikh Khaled Bentouns,
PUF,janvier2016, 432pages
conomie de la connaissance
Idriss J. Aberkane, mai 2015, 48pages
ducation et islam
Mustapha Cherif, mars 2015, 44pages
fondapol
| linnovation politique
Mmoires venir
Dominique Reyni, janvier 2015, enqute ralise en partenariat avec la
Fondation pour la Mmoire de la Shoah, 156pages
fondapol
| linnovation politique
Valeurs partages
Dominique Reyni (dir.), PUF,mars2012, 362pages
46
La responsabilit
Alain-Grard Slama,novembre2011, 32pages
La jeunesse du monde
Dominique Reyni (dir.), ditions Lignes de Repres,septembre2011, 132pages
La libert religieuse
Henri Madelin,septembre2011, 36pages
cologie et libralisme
Corine Pelluchon,aot2011, 40pages
47
La fraternit
Paul Thibaud,juin2011, 36pages
Lengagement
Dominique Schnapper,juin2011, 32pages
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Administration 2.0
Thierry Weibel,janvier2011, 48pages
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