Jean Trouillard - La Mystagogie de Proclos

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COLLECTION D 'TU D ES ANCIENNES

Publie sous le patronage de lA S S O C IA T IO N G U IL L A U M E B U D

LA MYSTAGOGIE
DE PROCLOS
PAR

JEAN TROUILLARD
P rofesseur h o n o r a ir e a l I n s t it u t c a t h o l iq u e d e P a r is

Publi avec le concours


du Centre National de la Recherche Scientifique

La loi du 11 mars 1957 n autorisant, aux termes des alinas 2 et 3


de larticle 41, dune part, que les copies ou reproductions stricte
ment rserves l usage priv du copiste et non destines une utili
sation collective et, dautre part, que les analyses et les courtes
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na 1er de larticle 40).
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soit, constituerait donc une contrefaon sanctionne par les articles 425
et suivants du Code pnal.
S O C I T D D I T I O N LES BELLES LETTRES
95, b o u l e v a r d ra sp a il 75006 P A R IS
Socit ddition L es B e l l e s L e t t r e s , Paris, 1 9 8 2 .

ISBN 2-251-32602-2 1982


ISSN 0184-7112
B IB L IO G R A P H IE 7

D u mme auteur :

La purification plotinienne, Paris, P . U . F ., 1955.


La procession plotinienne, Paris, P . U . F ., 1955.
Proclos. lments de thologie, traduction, introduction et
notes, Paris, A ubier, 1965.
L e noplatonisme de Plotin Damascios, dans H istoire de la
philosophie, I, Paris, Gallim ard, 1969 (Encyclopdie de
la Pliade).
L 'U n et Pme selon Proclos, Paris, Les Belles L ettres, 1972.
L e Parmnide de Platon et son interprtation noplatonicienne,
dans tudes noplatoniciennes, Neuchtel, L a Baconnire,
1973.
Erigne et la thophanie cratrice, dans The mind o f E riugena,
D ublin, Irish U n iversity Press, 1973.
L'activit onomastique selon Proclos, dans D e Jamblique
Proclus, Van d uvres-G en ve, Fondation H a rd t, 1975 (E n
tretiens sur l A n tiqu it classique, X X I ) .
Thologie ngative et auto constitution psychique selon P ro
clos, dans Savoir, faire, esprer, I, Bruxelles, Facults u ni
versitaires S aint-Louis, 1976.
L a notion de thophanie chez rigne, dans Manifestation
et rvlation Paris, Beauchesne, 1976.
Les fondements du mythe chez Proclos, dans L e mythe et le
symbole, Paris, Beauchesne, 1977.
L a figure du chur de danse dans l'uvre de Proclos, dans
Permanence de la philosophie, N euchtel, L a Baconnire,
1977.
La notion d analyse chez rigne, dans Jean Scot rigne
et l'histoire de la philosophie, Paris, G. N . R . S ., 1977.
L es degrs du chez Proclos, dans D ion ysiu s (Dalhousie
U n iversity, H a lifa x, Canada), vol. I, Decem ber 1977.
Procession noplatonicienne et cration judo-chrtienne, dans
Noplatonisme, F on ten ay-au x-R oses, cole normale sup
rieure, 1981.
8 B IB L IO G R A P H IE
B IB L IO G R A P H IE 9

,
u vres philosophiques de Proclos = ditions cites
, ...
Aprs qu il et suffisamment conduit Proclos travers
Elementatio theologica, O xford, E . R . D odds, 1933 et 1963,
de telles tudes (le cursus aristotlicien), comme par des pr
traduction Jean Trouillard, Paris, 1965 = E l. Th. Les
ludes et des Petits M ystres, Syrianos m ena son disciple vers
chiffres dsignent les thormes.
la m ystagogie de P la to n ...
In Platonis Theologiam, I - I I I , Paris, Safrey-W esterink, 1968-
M a rin i Proclus, X I I I , 4 4 -46.
1978 ; I V - Y I , H am bourg, Portus, 1618, et Francfort, M i-
nerva, 1960 = I n P l. Th. Les chiffres renvoient aux livres,
chapitres et pages.
In Alcibiadem , A m sterdam , W esterin k, 1954 = I n Alcibiad.
Les chiffres sont les grands numros des marges et leurs
divisions linaires.
I n Tim aeum , Leipzig, D iehl, 1 9 0 3 -1 9 06 , 3 vol. = I n T im . Les
chiffres dsignent les tom es, les pages et les lignes.
In Parmenidem, Paris, Cousin, 1864 ; Hildesheim , O lm s,
1961 = I n Parmenid. Les chiffres renvoient aux livres,
c o lo n n es. et lignes. dition d un fragm ent par R . K li-
b ansky, Londres, 1953. Les chiffres sont ceux des pages
et des lignes.
In Rempublicam, L eipzig, K ro ll, 1899 -1 9 01 , 2 v ol. = I n R e m p .
Les chiffres renvoient aux tom es, pages et lignes.
In Cratylum, Leipzig, Pasquali, 1908 = In Crat. Les chiffres
sont ceux des pages et des lignes.
In Euclidem, Leipzig, Friedlein, 1873 = In Euclid. Les
chiffres dsignent les pages et les lignes.
D e decern dubitationibus circa providentiam, Berlin, Boese,
.1960 ; Paris, Isaac, 1977 = D e decem. Les chiffres ren
voient aux paragraphes.
De providentia et fato, Berlin, Boese, 1960 = D e providentia.
Les chiffres renvoient aux paragraphes.
D e malorum subsistentia, Boese, Berlin, 1960 = D e malorum.
Les chiffres renvoient aux paragraphes.
De philosophia chaldaca, H alis Saxonum , Jahn, 1891 ; Paris,
Des Places, 1971, dans Oracles chaldaques, p . 2 0 6-212 =
pages et lignes de cette dernire dition.
M a r i n o s , Proclus, Paris, F irm in -D id o t, 1 929. Chiffres des
paragraphes.
D amascios, Dubitationes et solutiones, Paris, Ruelle, 1 8 8 9 ,
2 vol. Tomes, pages et lignes.
PRFACE

Le terme mystagogie est appliqu par le disciple


et biographe de Proclos, Marinos, la philosophie de
Platon, et il en marque ses yeux la supriorit lgard
de lenseignement dAristote, celle de linitiation par
faite vis--vis de ses prparations. Proclos lui-mme
lemploie maintes reprises pour qualifier la dmarche
de son matre1. Et il nomme ainsi sa propre mditation
quil veut aussi fidle que possible celle de Platon2.
Ce mot est complt la plupart du temps
par ou . Platon aurait reu d Orphe
et de Pythagore des traditions secrtes concernant les
mystres divins quil nous livrerait sous formes dnigmes 3.
On trouve en effet dans l tymologie de , dune
part qui voque lide de secret, dautre part
qui explicite celle dinitiation. Lide suggre est
donc celle dune sagesse qui nest pas seulement spcu
lative, mais transformante4.
Bien entendu, cette sagesse culmine dans le Parm-
nide, qui est une thogonie, le chant de la gense des
dieux et de tout ce qui existe partir de la cause ineffable
et inconnaissable de lunivers 5. Mais tous les dialogues
platoniciens participent cette sagesse divinement
inspire 6. Cest dire que la philosophie tout entire

1.Par exemple : In Pl. Th., I, 1, p. 5, 17 ; p. 6, 12 ; 5, p. 24, 12 ;


7, p.32, 4 ; 10, p. 41, 5-6 ; 17, p. 81, 9.
2.Ihid., III, 7, p. 29, 7-8.
3.Ibid., I, 5, p. 25, 24-27.
4.Cf. Pierre Hadot, Exercices spirituels, Annuaire de la V e section
de Vcole pratique des Hautes tudes, L X X X I V , p. 25-70.
5. In Pl. Th., I, 7, p. 31, 25-27.
6. Ibid., p. 32, 5.
12 PRFACE PRFACE 13

trouve ici son mouvement et son ordre. Elle senracine symboles divins ( ) 1. Elle voyage en elle-
dans les mythes et les mystres, elle sefforce de dgager mme du Bien jusquau Tartare 2 et de labme au
leur sens et de promouvoir leur orientation avec la ri sanctuaire. On a trop souvent expos lenseignement du
gueur qui lui est propre. Diadoque dans le registre de la pure transcendance et
Cette conception de la philosophie nous dconcerte mme de lextriorit. La thologie spirituelle de Proclos
parce que chez nous la philosophie tend devenir un ne serait ni cohrente ni critique si elle ne stablissait
simple savoir ou un mtier. Dans notre Occident le simultanment dans le registre de limmanence. Les
rationalisme et le primat de la technologie ont tellement distances elles-mmes sont en nous, et l me est la fois
imprgn notre mentalit quils sont le plus souvent enveloppe et enveloppante.
inconscients. Do la difficult dentrer dans des penses Cest en se voyant elle-mme et en se droulant elle-
comme celle de Proclos, aussi longtemps que nous ten mme que l me connat toutes choses sans jamais
tons de lui appliquer nos modles dintelligibilit. La scarter de sa propre puissance. Car pour voir les tres
frquentation de certaines sagesses orientales nous con elle na pas besoin de courir ailleurs, mais de se penser
duirait remettre ces modles en question et nous ferait elle-mme 3.
douter de luniversalit de nos normes rationnelles. Nous Paris, le 1er fvrier 1978.
savons combien Proclos tait curieux de mythes et de
1. De phil. chaldaca, p. 211, 22.
cultes orientaux et combien il vnrait les traditions
2. In Remp., II, 310, 26.
orphiques et les Oracles chaldaques. Mais laccueil chez 3. In Tim., II, 296, 14-18.
lui tait exigeant ( , nous dit Marinos)1
et ne menait ni au syncrtisme ni lirrationalisme. Il
assumait lintellectualisme platonicien et il voulait que
la lucidit ft prsente toutes les tapes de linitiation.
La mthode dialectique du Parmnide en tmoigne.
Tel est le thme quessaient dillustrer, chacune dans
sa perspective, les tudes que j ai runies dans ce livre.
Elles convergent vers lui comme vers leur centre. On y
retrouvera la dmarche fondamentale quesquissait
L'Un et Vme selon Proclos. Mais elle se prsente ici
travers des analyses plus dveloppes et plus prcises,
que certains lecteurs jugeront peut-tre tmraires.
En tout cas, il me semble quelles confirment et appro
fondissent lide que l me est chez Proclos le foyer de
toute recherche. Elle dtient dans ses puissances tous les
niveaux de lunivers et surtout le chiffre de l ineffable.
Elle est constitue de raisons sacres ( ) et de

1. Proclus, 13.
CHAPITRE I

R a is o n et m y s t iq u e chez P l o t in

Nous nous demanderons d abord comment ce pro


blme fondamental du noplatonisme se prsente chez
son fondateur. Car ici sinaugure lorientation de l cole
tout entire. Nous verrons que rien nest moins ploti-
nien que de regarder ces deux fonctions comme anti
thtiques, dtablir un savant dosage qui donnerait,
par exemple, 49 % la raison et 51 % la mystique,
ou inversement. Raison et mystique, dirons-nous, ne
sont pas inversement, mais directement proportionnelles,
parce quelles ne sont pas sur le mme plan et quelles
se nourrissent lune de lautre des points de vue diff
rents. En sorte que lauteur des Ennades peut tre
la fois intgralement mystique et intgralement critique.
Cest mme parce quil est intgralement mystique quil
conduit si loin sa dmarche rationnelle dans cette inter
prtation du Parmnide qui est le coeur de sa pense1.

1. Caractre de la mystique plotinienne

En quel sens Plotin est-il mystique? Ce terme a reu,


en effet, les interprtations les plus diverses. Dcri
au x ix e sicle o il stigmatisait le fanatisme irrationnel,
exalt au x x e pour signifier tout engagement fervent
(on a parl de mystique de la production , de mystique
de la terre ), employ dans le grec moderne pour qua
lifier tout ce qui est secret (comme un vote ou une
pochette-surprise), dsignant parfois des tats extraordi-

1. Je suivrai l dition Henry-Schwyzer des Ennades : Plotini


Opra, 3 vol., Paris-Bruxelles, 1951-1973.
16 LA M TST A G O G IE DE PROCLOS RAISO N ET M Y S T IQ U E CHEZ P LO TIN 17

naires et passagers. Aucun de ces sens nest celui de pense, mme si on agit sur soi-mme et si on se pense
Plotin. soi-mme, on se divise et on fait surgir une altrit.
Plotin est un mystique en ce sens que, pour lui, ni la Il faut que ltre pensant, ds quil pense, consiste
contemplation ni lintelligible le plus pur ne sont le Bien en deux termes. Que lun de ces termes soit extrieur
souverain, mais sont suspendus une prsence suprieure lui ou quils soient tous les deux dans le mme tre, la
l ordre notique et gnratrice de cet ordre. Il y a en pense se tiendra toujours ncessairement dans une
chacun de nous non seulement un au-del de la cons altrit et une identit (Y, 3, 10, 23-25).
cience, mais aussi un au-del de lintuition et de l tre. Le pensant ne peut rester simple, dautant moins
Cette interprtation audacieuse de lenseignement quil se pense lui-mme, car cest l se scinder, mme sil
platonicien distingue nettement le noplatonisme du se recueille dans le silence (V, 3, 10, 44-45).
moyen platonisme qui le prcdait. Elle ne sera pas Jillustrerai ces affirmations de Plotin par quelques
comprise par saint Augustin ni par ses disciples, mais lignes de Michel Henry, tires de Uessence de la mani
elle sera retenue par rigne. Dans les Ennades elle se festation, I, p. 87, qui, malgr la diffrence de contexte,
prsente souvent travers un refus de la Pense de la sont sur ce point convergentes.
pense dAristote comme terme suprme. Des pripa- L essence de la prsence est lalination. La prsence
tticiens, Plotin crit : soi de l tre est une avec sa sparation dans le devenir
Ceux-l, nayant rien trouv qui ait plus de valeur autre ; elle se constitue dans le ddoublement de ltre,
(que la pense) ont donn au Bien la pense de lui-mme, ddoublement dans lequel celui-ci sapparat lui-
comme sil devait devenir plus vnrable par la pense, mme et entre ainsi dans la condition phnomnale de
comme si lacte de penser tait suprieur ce quil est la prsence. Toute prsence, a dit Sartre, implique
par lui-mme, comme si ce n tait lui qui rend vnrable dualit, donc sparation . Et plus loin : La prsence
la pense (VI, 7, 37, 3-7). de l tre soi implique un dcollement de ltre par
La Ve et la V Ie Ennade reprennent maintes fois ce rapport soi. Enfin : La prsence est une dgradation
problme : par exemple V, 3, 10 et 16 ; V, 5, 13 ; V I, 7, immdiate de la concidence car elle suppose la s
20, 37, 38, 39, 41 ; V I, 8, 12. paration.
Car la pense est peut-tre un secours accord des Comme le remarque plus loin Michel Henry, tout cela
tres qui certes sont divins, mais de rang infrieur, et signifie qu on ne pense que la relation et dans la rela
pour ainsi dire un il donn des aveugles (VI, 7, tion. La clart de lesprit sachte par une certaine
41, 1-3). absence. Do cette oscillation, que dcrit Plotin dans
Un trait entier, Y, 6, est consacr ce thme, Por V, 8, 11, de la concidence obscure la distance cons
phyre la intitul : Ce qui est au-del de l tre ne pense ciente. On voudrait cumuler le discernement lucide et
pas . livresse de limmdiation, et on ne peut. Cest pourquoi
Ce qui fait pour Plotin limperfection congnitale de on va sans cesse de lun lautre.
lintelligible et de la pense (qui sont chez lui strictement Car cette concidence que lAlexandrin dclare inacces
gaux et corrlatifs), cest quils s cartent ncessaire sible la pense et place au-del de la contemplation,
ment de labsolue simplicit. Ds quon agit et qu on il ne la conoit nullement comme une pure transcen-
18 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS RAISO N ET M Y S T IQ U E CHEZ P L O T IN 19

dance. Le transcendant, dit trs bien Ren Arnou, cest enstase , puisquil sagit non dune sortie de soi, mais
le dedans du dedans . L Un dsigne assurment un dun accs notre plus profonde demeure (VI, 9, 11,
Principe ineffable, identique au Bien, mais en mme 38-41). Dailleurs Plotin nest pas responsable du mot
temps un tat permanent de lesprit et de l me qui les extase , puisquil ne lemploie quune seule fois (VI,
enracine immdiatement dans leur origine et que Plotin 9, 11, 23), au milieu de plusieurs autres mtaphores, dont
nomme la source de lesprit , la racine de l me quon pourrait traduire en commentant un peu :
(VI, 9, 9, 2), <i le centre de lme (VI, 9, 8, 10). La retour la simplicit originelle . L me redevient ce
transcendance noplatonicienne nest jamais extriorit, quelle tait (VI, 9, 9, 22).
terme inaccessible dune vise, mais antriorit gnra Nous venons de rencontrer (VI, 9, 9, 20) le terme de
trice, point de dpart inpuisable. Si nous aspirons vers fcondation de lme par la divinit. Il se trouve ga
lunion mystique, si telle est la fin du voyage , cest lement dans V, 2, 1, 10 et 19-20. Cest une thse essen
parce que nous tendons refermer le cycle psychique, tielle de Plotin. Le monde intelligible est en chacun de
nous galer nous-mmes. Aprs lcart de la procession, nous : (III, 4, 3, 23). Nous
la conversion nous ramne la concidence initiale de savons que Porphyre, arrivant lcole de Plotin,
notre propre centre avec le centre universel. achoppa sur cette position, la discuta avec Amlios et
1 faut quun tre qui pense saisisse une chose, puis finit par laccepter1. Mais le Matre va plus loin, puisquil
une autre et que ce qui est pens, puisquon le conoit admet que c est lesprit ou lme fconde par l Un qui
distinctement, offre de la diversit. Sinon il ny a pas engendre son propre monde intelligible et ainsi se fait
pense, mais un toucher () et une sorte de contact pense. L intelligible nest donc pas un tableau inerte
(olov ) qui est purement ineffable et inintelligible, qui nous serait livr tout fait, mais le dploiement dune
antrieur la pense (), quand la pense nest semence lintrieur de chaque foyer spirituel.
pas encore ne ( ) et quil y a toucher Voici plus surprenant. Cette procession interne de
sans pense (V, 3, 10, 40-44). lintelligible et de la pense partir dune simplicit
Remarquons cette antriorit du toucher sur la pense primitive ne se prsente pas seulement comme une dri
et ces mtaphores du contact que Plotin prfre souvent vation, mais comme une sorte de dchance. Sans doute
celles de la lumire quand il dcrit lunit originelle la chute proprement dite est le fait de l me et mme de
(prnotique). Nous les retrouverons dans la consomma la seule puissance mdiane de l me (quand la raison se
tion finale (VI, 9, 11-24 ; V, 3, 17, 34). Celle-ci est donc laisse confisquer par l gocentrisme biologique), tandis
la fois fin et principe. que la puissance suprieure demeure infaillible et im pec
L m e... engendre des dieux dans le silence par son cable dans la contemplation. Mais cette contemplation
contact () avec l Un, elle engendre la beaut, elle elle-mme n est pas exempte d impuret et prpare la
engendre la justice, elle engendre la vertu. Voil tout ce chute, puisquelle regarde l Un dans le miroir de la plu
que conoit l me fconde par la divinit ( ralit intelligible en sefforant de le penser.
) et tel est son principe et sa fin ( ) Plotin emploie le mme terme (tm rit)2 pour
(VI, 9, 9, 18-21).
1. Porphyrii Vita Plotini, 18.
Si lextase est un point de dpart avant d tre un
2. Cette notion pythagoricienne a t tudie par Naguib Baladi
terme final, on a tort d employer ce m ot. Il faudrait dire dans son livre La pense de Plotin, Paris, P. U. F., 1970.
20 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS R A IS O N ET M YS TIQ U E CH E Z P L O T I N 21

qualifier la disproportion de lme qui tombe (V, 1, 1, 4) la premire page de son petit ouvrage, Le mond^des
et celle de lesprit qui se fait esprit en se dtachant par idoles (Paris, Alcan, 1934).
tiellement de lUn. Trois personnages regardent leurs pieds les frag
II a eu la tmrit de se dtourner en quelque faon ments dun objet bris :
de lUn ( ) (VI, 9, 5, 29). Philonous : En tom bant, notre pense sest casse.
Ce dtachement de l Un est plus largement dcrit Restent ces fragments.
dans III, 8, 8, 31-38, comme une descente dans la multi Simmias : Elle tait donc bien haut ?
plicit, comme un passage de lun au tout. Criton : Elle est donc bien maladroite?
Quand lesprit contemple l Un, ce nest pas comme Philonous : Je ne sais pas... Peut-tre n existe-t-elle
un ( v) quil le contemple, sinon lesprit ne natrait quen tom bant.
pas. Mais partant de lunit, lesprit nest pas demeur Notons une divergence : pour Paliard il sagit sans
son point de dpart et il est devenu multiple son insu doute de notre pense, soumise la condition finie et
comme accabl par une charge trop lourde (olov discursive. Pour Plotin, il sagit de la pense comme telle,
) et il sest dploy en voulant contenir la totalit mme infinie et intuitive.
des tres Combien il et t meilleur pour lui de ne
pas le vouloir, car il sest donn ainsi le second rang !
2. Problmes d'interprtation
Stant dploy comme un cercle, il est devenu figure,
surface, circonfrence, centre et rayons, un haut et un Ce caractre originel de lunion mystique pose quelques
bas, le meilleur tant le point dorigine, le pire le point problmes.
daboutissement (III, 8, 8, 31-38). On sest demand sil ne cachait pas une forme de
En somme, la pense de lUn nest pas une. Et la nais panthisme. Car cette concidence initiale pourrait tre
sance de la pense, cest ce passage de la simplicit comprise ou comme une com m unication ou com m e une
ineffable la totalit intelligible, celui de la premire identit fondamentale.
la deuxime hypothse du Parmnide compris la ma Il ne suffit pas ici de rpondre avec tienne Gilson
nire noplatonicienne, quand les ngations engendrent que cette dernire interprtation svanouit ds q u on
les affirmations ou quand la thologie ngative se ren cesse de comprendre Vhnologie plotinienne selon les
verse dans une ontologie et dans un univers. Or toute principes dune ontologie. Dans une ontologie ou dans
totalit est unit dune pluralit, et mme si cette plu une philosophie de ltre, le Principe donne ce quil est,
ralit est surmonte, il reste un abme entre le tout ltre fait des tres : c est la cration. Dans une hnologie
(obtenu par synthse) et lun (dgag par ngation). ou dans une philosophie de l un, le Principe donne ce
Quel que soit lenchantement du monde intelligible, o quil nest pas, l Un ou le Non-tre fait des tres ; c est
tout est intrieur tout et que Plotin clbre souvent la procession.
avec lyrisme, l inconditionn sy drobe. L Un n est Nous sommes donc, crit Gilson, l exact oppos
plus saisi comme un, mais travers des mdiations qui des ontologies chrtiennes de l tre. Quid enim est nisi
ne permettent quune conversion incomplte. quia tu es, demandera bientt saint A ugustin? Sil se
On peut trouver une figure de cette conception du ft adress non au Dieu chrtien de YExode, mais l Un
connatre dans lapologue que Jacques Paliard a plac de Plotin. Augustin et sans doute formul sa m ioot
22 LA M Y S T A G O G IE D E PR O C L O S RA ISO N ET M Y S T IQ U E CHEZ P L O T IN 23

dune autre manire ; non plus Quy a-t-il qui soit, De quelle ncessit sagit-il? Certainement pas dune
sinon parce que tu es? , mais au contraire Quy a-t-il ncessit pouvant sexprimer par quelque dialectique
qui soit, sinon parce que tu nes pas? x. descendante. Brhier soulignait1 propos de la thse
Il est vrai, comme Plotin le rpte, que lUn nest rien du P. Festugire, que, si chez Platon la dialectique ascen
de ce quil produit, tant que ses drivs sont considrs dante slve jusquau Bien, aucune dialectique descen
comme des tres. Mais si ces tres dbordent eux-mmes dante ne part de ce sommet, mais des genres du Sophiste
l tre et sont un avec l Un par leur racine ou leur centre ou des fonctions du Philbe, qui sont dj multiples et
(mis , dira Proclos)2, la difficult renat. drivs. A plus forte raison, chez les noplatoniciens
Tous les drivs ne vont-ils pas se fondre dans une unit pour qui le Bien nest plus lide du Bien, mais l ineffable,
indiffrencie? ne peut-il y avoir entre celui-ci et les intelligibles aucune
La rponse est symbolise par un schma gomtrique dialectique, mais seulement procession. Et si toute dialec
qui revient plusieurs fois dans les Ennades (par exemple tique synthtique peut tre regarde comme une pro
VI, 5 , 5 ; VI, 9, 8). Considrons le centre dune circon cession, il nest pas vrai que toute procession soit dialec
frence comme la puissance gnratrice des rayons et tique, surtout quand il sagit de la gense mme de lin
de la circonfrence elle-mme. Tous ces rayons ont le telligible. Procder nest pas ncessairement rsulter.
mme centre, et pourtant chaque rayon a son centre Il est clair par ailleurs que jamais la procession nest
singulier en tant que ce centre est un point sirradiant conue comme une dgradation ou une altration du
selon une orientation dtermine. Principe. Une telle interprtation prendrait la lettre
Il sagit, crit mile Brhier, dextraire dune image les figures de lmanation dont usent les noplatoniciens.
spatiale ce quelle a de dynamique, de considrer les Noublions pas que, pour eux, la diffusion de la lumire
directions sans les grandeurs, les forces sans leurs sujets ne diminuait en rien la source solaire qui tait immat
tendus 3. rielle. De toutes faons lmanation nest quune image,
Si les rayons reprsentent les essences des drivs, et tout comme la fabrication artisanale, qui sert souvent
les centres la concidence dont ils jaillissent, ces essences reprsenter la cration. Et ici toute image est foncire
peuvent distinguer et singulariser lunit qui est l ori ment inadquate.
gine de leur dploiement. Pourtant elles nenferment Cest une loi noplatonicienne quun producteur est
point les esprits dans leurs limites, puisque ces limites dautant plus efficace quil demeure indpendant de ses
sont portes par lindivision de leurs foyers. Si bien que produits et pur de toute relation. L action fconde nat
nous avons la fois communion et distinction. de la plnitude de la contemplation. Bien plus, elle est
Mais si le centre engendre ncessairement ses rayons, la contemplation mme dans cette effusion spontane.
ny a-t-il pas ici un panthisme plus subtil qui se mani Ce qui aboutit ce paradoxe quon agit dautant plus
feste dans la ncessit de la procession? Cette thse sou quon se soucie moins dagir. Plotin nous le dit dans une
vent proclame ne menace-t-elle pas la transcendance formule bien frappe.
du Principe et l autonomie des drivs? A ces tres bienheureux il suffit de demeurer en eux-

1. L'tre et lessence, Paris, Vrin, 1948, p. 42. 1. Platonisme et noplatonisme, dans tudes de philosophie antique,
2. In Pl. Th., III, 3, p. 12, 10. Paris, P. U. F., 1955, p. 56-64.
3. Ennades, V I, l re partie, Les Belles Lettres, p. 172.
24 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS RA ISO N ET M Y S T IQ U E CHEZ P L O T IN 25

mmes et dtre ce quils sont... Telle est leur flicit un sil nunifiait. Pour tre Dieu, il lui faut poser un
qui sans agir ( ) ils font de grandes choses univers.
et quen demeurant en eux-mmes ( ) Assurment. Mais les noplatoniciens rpondent par
ils accomplissent des uvres non ngligeables (III, leur thologie ngative. Ni le Bien, ni lUn, ni mme le
2, 1, 41-45). caractre divin ne sont des attributs, mais les projections
Bien entendu, une telle fcondit exclut toute nces de l ineffable par excs dans le monde des significations
sit dindigence. Le Bien ne produit pas pour se com drives. L Ineffable ne gagne ni ne perd rien dans sa
plter. manifestation.
... Celui qui est principe de lessence na pas fait Toutefois un certain malaise subsiste chez ceux qui
lessence pour lui-mme, mais l ayant faite il la laisse ont coutume demployer le langage crationniste, qui
hors de lui, parce quil na nullement besoin de l tre est plus artisanal et psychologique que celui de la pro
quil a fait (VI, 8, 19, 16-19. Cf. V, 5, 12, 47). cession. Pourquoi les noplatoniciens sont-ils si svres
La ncessit de la procession est de pure surabondance, lgard de ce langage, comme le sera un jour Spinoza?
celle quon exprimera au Moyen Age par l adage Bonum Pourquoi rapprochent-ils avec une telle complaisance la
diffusivum sui. procession des manations de nature (diffusion de lu
tant parfait en ce quil ne cherche rien, ne possde mire, chaleur, odeurs, courants, etc.) qui semblent
rien et na besoin de rien, l Un est pour ainsi dire en acte infrieures aux productions libres? Pourquoi surtout
de sureffluence () et sa surabondance ( prfrent-ils certains schmes gomtriques et arithm
) produit un autre que lui (V, 2, 1, 7-9. Cf. tiques?
Proclos, El. Th., 26, 27, 122). La raison de cette prfrence est la fois historique
Dj Platon rptait, contre une des tendances de la et doctrinale. La procession noplatonicienne nest pas
religion grecque, que la divinit n est pas jalouse, mais une transposition de la cration judo-chrtienne. Ces
agit par gnrosit : L envie na pas de place dans le deux thses se sont formes paralllement, chacune par
chur des dieux (Phdre, 247 a. Cf. Time, 29 e). Et ses moyens propres. Tandis que la pense judo-chr
la gnrosit est une manifestation de spontanit et tienne sefforait de sublimer et de radicaliser le modle
de libert. Cest ce que Plotin, press dobjections, finira artisanal, la tradition pythagoricienne et platonicienne
par dire, en prvenant quil parle par figures. Le Bien dveloppait de son ct une thorie de la procession
est pour ainsi dire cause de soi (VI, 8, 14, 42) et pure illustre par un modle mathmatique, la gnration
libert (VI, 8, 20, 18). des nombres et des figures. Il semble que les nopytha
Proclos soulignera ce point. Le Bien est gnrosit goriciens aient conu, un peu avant lre chrtienne,
effective, car la perfection du bien nest pas de le possder, une gnration intgrale des nombres, donc de toutes
mais de le susciter ( )1. choses partir dune monade suprieure1. Nous en avons
Ce qui fait surgir une nouvelle objection. Si le Bien un tmoignage tardif chez Diogne Larce dans sa Vie
nest tel quen se communiquant, il dpend de ses drivs. de Pythagore (V III, 1). Les noplatoniciens ont adopt
Il ne serait pas principe sil nengendrait, il ne serait pas
1. Cf. A .-J . Festugire, La rvlation d Herms Trismgiste, IV,
1. El. Th., 122. Cf. In Tim., I, 372, 31-373, 3. Paris, Gabalda, 1951, p. 18-53.
26 LA M YSTAG OG IE D E PRO CLO S R A IS O N ET M Y S T IQ U E CHEZ P L O T IN 27

cette tradition en lassouplissant, comme on le voit dans et que les normes drivent de la procession. La gense de
le trait plotinien Des nombres (VI, 6). la ncessit ne peut tre ncessaire. La procession serait-
Ils ont prfr le schme mathmatique limage elle contingente? Pas davantage, puisque la contingence
artisanale dabord parce que ce schme suggrait une implique un jeu de possibles dont un seul est ralis et
intriorit plus stricte entre les drivs et leur principe, quil sagit ici prcisment de susciter la possibilit.
comme entre le nombre et lunit. Ensuite, il liminait A strictement parler la procession nest ni ncessaire
la distinction du possible et du rel, de la finalit, de ni contingente.
lefficience et de la causalit formelle. Il fournissait la Cette conclusion ne doit pas nous surprendre. Ncessit
loi de sries ordonnes. Enfin il figurait le droulement et contingence sont des modalits du constitu et ne
dune intuition qui, partant du plus simple, progresse peuvent caractriser une drivation aussi radicale. Le
du tout aux parties et du centre la priphrie, alors schme mathmatique a donc une valeur polmique et
que la dmarche artisanale semble uvrer par analyse corrective contre lanthropomorphisme technique. Mais
et synthse discursives. lui-mme doit tre dpass.
Cest cet coulement rythm que les noplatoniciens
croyaient retrouver dans les manations de la nature.
3. Fonction de la philosophie
Les processus naturels qui nassemblent pas des lments
extrinsques, mais dploient des germes contenant dem Si telle est la mystique plotinienne, fondamentale
ble lorganisme tout entier, leur paraissaient suprieurs avant d tre finale et gnratrice de toute la vie de les
aux ralisations techniques. Il ne faut donc pas voir prit, quelle fonction assigne-t-elle la raison et la phi
dans cette prfrence une volont de ramener la libert losophie?
de lesprit aux automatismes de la nature, mais au con Dabord la philosophie est dleste de la tche im pos
traire un essai de se servir de la nature comme dune sible de produire lunion mystique. Plotin ne dit jamais
image des meilleures dmarches de lesprit. Le dbut que la contemplation ni la dialectique ont ce pouvoir.
du trait III, 8, affirme que toute vie est une forme de Elles conduisent laffirmation de l Un, mais de l Un
pense et que toute efficacit mme minrale (car tout saisi travers la multiplicit intelligible, comme dans
est vivant, mme la terre, pour Plotin), est une contem la deuxime hypothse du Parmnide. Si de la pense
plation obscure qui se cherche et s panche. En somme, de lunit nous passons lunit mme, c est que dj
lesprit nest rfr la nature que dans la mesure o celle-ci nous portait et se donnait la pense titre de
la nature a dabord t assimile lesprit. Elle devient mdiation.
un miroir dans lequel nous entrevoyons une initiative Ainsi tom bent quelques faux problmes, et la mystique
suprieure aux combinaisons du discours et au calcul plotinienne est dlivre des restrictions que la pense
du libre arbitre. lui imposerait si elle lengendrait. On a parl de mys
Soyons maintenant pour un instant plus plotiniens tique philosophique , de a mystique naturelle , de
que Plotin. Demandons-nous si, tout compte fait, dans mystique mineure , parce qu on y voyait une conqute
sa propre perspective, la ncessit de la procession est de la raison et mme de la raison spculative. Mais on
plus qu une mtaphore. Il nous apparat alors quil ny se donne une peine bien inutile pour forger ces notions
a pas de ncessit sans normes, que l Un nen est pas une hybrides, car on se place dans une perspective inverse
28 LA M Y S T A G O G IE DE PRO CLO S RAISO N ET M Y S T IQ U E CHEZ P L O T IN 29

de celle de Plotin. Celui-ci nest pas mystique parce que tre en l Un et tre en soi, cest mme chose. Mais
philosophe, mais philosophe parce que mystique. Il a tre en l Un, c est beaucoup plus quun contact. Nous
philosoph parce quil cherchait un verbe pour dire lunit avons trois formules convergentes : voir la lumire par
ineffable qui linvestissait. la lumire le dieu seul par lui seul le Principe par
. . . Telle est la fin vritable de l me, tre en contact le Principe. Ce qui signifie une mtamorphose non seule
avec cette lumire, la voir elle-mme par elle-mme, ment de lobjet vu, mais aussi du regard, une autre
non par une autre lumire, mais par cette lumire mme manire de voir (VI, 9, 11, 21).
par laquelle elle voit. Car cest cette lumire mme par . . . Fermant les yeux, il faut changer cette forme de
laquelle lme est illumine quil lui faut voir. Le soleil vision contre une autre et veiller celle-ci que tous
non plus nest pas vu dans une autre lumire. Comment possdent, mais dont peu font usage (I, 6, 8, 25-27).
y arriver? Retranche tout ( ) (V, 3, 17, 33-38. Bien entendu, ce langage est mtaphorique, puisquil
Cf. V, 5, 7). ny a dans lenstase ni sujet, ni objet, ni vision. Mais
Notons ce retranche tout qui pourrait bien suggrer il est difficile de trouver des expressions plus fortes. Et,
le rle de la raison. Il ne conseille pas l vasion hors du comme la remarqu le P. Henry, la thologie chrtienne
monde ni de toute pense distincte. Plotin a enseign a souvent emprunt sur ce point la problmatique no
et discut jusqu la limite de ses forces. Faire le vide platonicienne.
dans sa tte, supposer que ce soit possible, cest encore Ds lors il ne faut pas lire trop vite la clbre formule
rester prisonnier de ses vidences. Retrancher tout, c est qui termine ldition porphyrienne des Ennades, fuir
plutt entreprendre une critique radicale. seul vers le seul . Ces mots ne recommandent pas une fuite
Ce mme thme est voqu par plusieurs autres figures au dsert ou une vie rmitique que Plotin na pas pra
cathartiques (dcapage, silence, rveil, changement de tique, sauf peut-tre quand la maladie l a contraint
regard et de paysage, etc.), mais particulirement par de se retirer Minturno. Ils signifient une concentration
limage du dpouillement que Proclos reprendra dans des niveaux de notre tre autour de leur centre originel.
son Commentaire sur Alcibiade, 179, 1-180, 3. L initi Car il faut que tous les ordres de notre moi fonctionnent.
qui monte de degr en degr vers le dieu doit abandonner Malgr une austrit qui semble plus caractrielle que
un un ses vtements pour se prsenter nu devant lui. doctrinale, Plotin ne condamne aucun niveau de ralit.
. . . Jusqu ce que, ayant abandonn dans cette as Dabord parce quil croit que tous les degrs de la pro
cension tout ce qui est tranger au dieu, il le voit seul cession, mme la nature quil dfend contre certains
par lui seul ( ), isol, simple et gnostiques, ont quelque chose de divin et dternel, en
pur... (1, 6, 7, 8-10). tant que chacun est une manifestation irremplaable
Et voici une nouvelle prcision : de l Un. Ensuite parce quil sait que nous ne pouvons
... Le sage... saura quon ne voit le Principe que par nous fixer sans mdiations dans le meilleur de nous-
le Principe ( p ) ... L me n entrera pas dans mmes. Nous ne rejoignons pas l'ineffable sans dployer
un autre, mais en elle-mme ; et ntant pas dans un le circuit expressif intgral. Notre me est toutes choses,
autre, elle nest pas dans le nant, mais en elle-mme. elle rcapitule en elle-mme tous les degrs de la pro
Et du fait quelle est en elle seule et non dans l tre, cession (III, 4. 3, 21-27). Et ceux-ci ne sont pas en elle
30 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS R A ISO N ET M Y S T I Q U E CHEZ P L O T I N 31

contribuent former sa structure, mme quand ils sont comme des relations et les suspend un Inconditionn,
inconscients. Plotin, partant de ltat final du platonisme, se donne
Tous sont donc ncessaires. La pense doit se donner demble lintelligible comme un acte total qui dveloppe
des normes et des intuitions, la raison des notions et des lintrieur de lui-mme ses diffrences ou ses fonctions.
discours, limagination des scbmes et des mythes. Les Cest ainsi que les catgories du Sophiste (mouvement,
sens externes ont besoin de stimulants. Et cest l un repos, tre, mme et autre) apparaissent comme les
point que le pessimisme plotinien concernant la matire conditions de la pense. Il faut, en effet, que lesprit
na pas suffisamment reconnu. D o la raction de l cole procde en demeurant en lui-mme, quil sidentifie
partir de Jamblique et lintgration du symbolisme son objet et sen distingue, quil le diversifie et le ramne
thurgique la doctrine noplatonicienne. lunit dun systme de relations (V, 1, 4). Plotin nest
Mais chaque fonction peut confisquer son profit pas avant tout un dialecticien ni un architecte, quelle
lnergie du moi et refouler les autres ordres dans le que soit sa puissance dinvention, quil ne matrise pas
sommeil et linconscience. toujours parfaitement. Il prfre analyser des actes et
Chacun de nous est lhomme selon lequel il agit des totalits.
(VI, 7, 6, 17). Puisque l opration principale de la raison est de se
Il faut donc quil y ait un organe de jugement et de juger soi-mme, elle approfondira l cart entre lordre
rgulation qui redresse les expressions et les empche notique comme tel et l inconditionn. Elle fera ressortir
de devenir crans. Tout comme les sductions du sensible la relativit de toute intelligibilit. Chez Plotin, il ne
peuvent masquer lintelligible au lieu de le rvler, la peut y avoir de vrit absolue, car labsolu nest pas vrit,
clart de lintelligible peut dtourner de ce que lUn mais ce par quoi il y a vrit. Plus prcisment, sil y a
offre de nocturne (cf. V, 5, 6, 15-21). Il faut videmment un entendement divin qui est le total, ce nest qu un
que cette fonction qui juge les autres se juge et se cri absolu ordinal et subordonn, puisque l ordre de lesprit
tique elle-mme, sinon nous serions renvoys linfini. nest pas labsolu pur et simple. A linverse de la d
Tel est le , fonction mobile qui enveloppe la fois marche spinoziste, la libert, dans les Ennades n est
la pense intuitive et le discours dianotique. Son exer pas fonde sur la vrit de lessence, mais la vrit drive
cice intgral est la philosophie. de la libert cratrice que l Un infuse aux esprits.
Dans ces conditions, la fonction de la philosophie ne Nous tant lev vers lui (l Un), devenus lui seul et
sera pas avant tout de nous donner une vision du monde ayant retranch tout le reste, que dirons-nous de cet
ni de construire un systme savamment articul. Cela, tat sinon que nous sommes plus que libres et plus quind
cest la pense spontane ou la vie qui l accomplit, pendants? (V I, 8, 15, 21-23).
puisque notre centre engendre spontanment sa sphre Il nest pas tonnant, dans un tel contexte, que la
intelligible par un acte qui est la formation de lesprit philosophie soit prsente comme une . La puri
par lui-mme. La philosophie sefforcera plutt de d fication est la forme religieuse de la critique. Sa fonction
gager, par dessous les dformations discursives et pas est de nous dlivrer des formes mentales dans lesquelles
sionnelles, la gense de la pense dans sa puret originelle. nous risquons toujours de nous emprisonner et de rendre
D ailleurs, comme le remarquait Brhier, tandis que possible une conversion intgrale. Son meilleur exercice
Platon dcouvre les ides l tat isol, puis les articule est cette dialectique du Parmnide selon laquelle lanti
32 LA M YSTA G O G IE DE PROCLOS

nom ie du Principe devient celle de l me, qui dcouvre


dans 1 son point neutre originel.
E n un m ot, l antriorit de la mystique chez Plotin
fonde le prim at de la libert, celle qui soutient l vidence CHAPITRE II
et q u A lain nom m ait a le doute qui est au-dessus de
L e m e r v e i l l e u x d a n s l a v ie e t l a p e n s e d e P r o c lo s
lentendem ent.

Prodiges et merveilleux nentrent pas dans la mystique


de Plotin. Il semble moins ais den dire autant de celle
de Proclos. Mais puisque lui-mme a fait la thorie de
son merveilleux, le meilleur procd est de linterroger
lui-mme. Il faudra dabord rappeler les principaux
faits que mentionne Marinos, puis montrer sur quelques
textes comment Proclos rend compte de certains pro
diges, particulirement des visions et auditions divines,
enfin tenter de rattacher ces explications la thorie
quil formule sur limagination comme activit de sch
matisation a priori.

1. Les faits

Quand on passe de la Vie de Plotin par Porphyre


la Vie de Proclos par Marinos, on ressent un net con
traste. Certes il y a du merveilleux dans la Vie de Plotin,
mais il reste assez discret. Porphyre en aurait sans doute
introduit davantage sil avait donn libre cours ses
gots personnels et ceux de son temps. Mais il ne le
pouvait sans se sentir coupable envers son matre. Mani
festement Plotin apprciait peu les prodiges de toutes
sortes et les pratiques destines les provoquer. Ou bien
il refusait tout net de sy associer. Comme dans la fa
meuse rponse Amlios qui scandalise ses auditeurs
( Vie de Plotin, 10). Ou bien il sy prtait en prenant ses
distances. Cest, semble-t-il, cette dernire attitude que
Plotin a adopte lors de lvocation de son dmon ou
de son dieu dans l Iseion de Rome. Porphyre se rfre
34 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS LE M ERV EILLEU X 35

partage (Enn., III, 4). Mais prcisment dans ce trait cultes multiples. Il en clbrait exactement les ftes et
tel que nous lavons, Plotin sattache montrer que cette composait des hymnes en lhonneur des dieux. La rci
thse ne fonde aucun prodige. De mme, dans le trait tation de ces hymnes apaisait ses souffrances quand il
Du destin (III, 1) et dans celui De l'influence des astres tait malade (Ibid., 20).
(II, 3), il soutient que les prdictions astrologiques et les Proclos avait reu communication de secrets thur-
envotements de la sorcellerie reposent non sur des giques chaldens par Asclpigneia, fille de son matre
volonts divines, mais sur linterdpendance troite Plutarque dAthnes, mort en 432 {Ibid., 28). Celle-ci les
des lments de lunivers. Sur ce point comme sur son tenait du grand Nestorios qui lui-mme devait tre
admiration dAristote, Porphyre donne limpression de un disciple de Jamblique. D aprs Etienne Evrard, dans
demeurer un peu en arrire des positions de son matre. son tude Le matre de Plutarque d'Athnes et les origines
Sil apparat plutt rationaliste son disciple Jam- du noplatonisme athnien1, il y aurait deux Nestorios,
blique, qui lui fait la leon dans le De mysteriis, cest et ce grand Nestorios ne serait pas le pre de Plu
quil est dpass par limpulsion que donne lcole ce tarque. Celui-ci aurait gard une certaine rserve vis--vis
thologien de la thurgie. Porphyre demeure partag de la thurgie. Il y aurait ainsi deux grands courants
entre sa dvotion et sa fidlit plotinienne. dans lcole dAthnes : celui de Plotin, Porphyre et
Marinos na pas les mmes raisons de se dfier du mer Plutarque, peu ritualistes celui de Jamblique, Nesto
veilleux. Non seulement, nous dit-il, Proclos ne ddai rios, Syrianos et Proclos, plus hiratiques.
gnait ni les invocations ni les vocations, mais il sy Une arrire petite-fille de Plutarque, nomme elle
complaisait visiblement. Il narrait ses familiers avec aussi Asclpigneia, fut gurie par la prire de Proclos?
motion et mme avec larmes ( Vie de Proclos, 32) les ainsi initi. Elle tait gravement malade et abandonne
faveurs particulires quil avait reues des dieux. Il les des mdecins. Sa mre Archiadas sadressa au philo
sollicitait. Alors quil ressentait les premires douleurs sophe comme son dernier recours. Celui-ci se m it en
de la goutte et quil avait mis une petite compresse sur prire selon le mode antique dans le temple d Ascl-
son pied douloureux, un moineau droba soudain le pios et, tandis quil priait, la jeune fille fut subitement
pansement. C tait l, assure Marinos, un symbole et gurie. Proclos n avait pas eu grand chemin faire,
une promesse divine de gurison. Mais Proclos ne se puisquil habitait tout prs de lAsclpeion et du thtre
tint pas pour rassur et demanda aux dieux un signe de Dionysos, au sud-est de lA cropole, une maison quil
plus clair. Il vit bientt en songe un messager dpi- tenait de Plutarque et de Syrianos {Ibid., 29).
daure qui se penchait sur ses genoux. Il eut alors pleine Proclos fut favoris de nombreuses apparitions di
confiance en sa gurison et il gurit dfinitivement (Ibid., vines, soit en songe, soit dans ltat de veille. Le songe
31). est, chez les Anciens, le moment privilgi des com m uni
Proclos tait un pratiquant rigoureux et clectique. cations divines. Il vit au moins deux fois Athna. Une
Il honorait, avec les dieux hellniques, les dieux orien premire fois dans sa jeunesse la desse lui rvla sa
taux dont il pouvait connatre les cultes. Il voulait vocation philosophique, au cours dun voyage Byzance.
tre le hirophante du monde entier {Ibid., 19). Il A la suite de quoi il dcida d abandonner les tudes juri-
accumulait donc jusqu un ge avanc les interdits, les
1. L Antiquit classique, Bruxelles, X X I X , I960, 1, p. 108-133,
exercices asctiques, les exorcismes et purifications de
36 LA M YS TA G O G IE DE P R O C LO S LE M E RV EILLEU X 37

cliques (qui le prparaient prendre la succession de son


pre) et de se consacrer la philosophie (Ibid., 9). Une 2. Interprtation de Proclos
deuxime fois, beaucoup plus tard, au moment o la
Devant ce foisonnement de merveilleux, quelques
statue dAthna fut retire du Parthnon par ceux
explications trs simples viennent lesprit. Parcourons
qui violent mme les choses inviolables (
dabord les interprtations insuffisantes.
)1, la desse lui apparut en songe et lui dclara
On peut dire avec raison : c est le got et la mentalit
quelle avait choisi dhabiter dsormais chez lui, ce qui
de lpoque. On y vivait dans un monde satur de dieux
lui confiait la charge de dfendre la sagesse et la tradi
et de dmons, avec qui on entretenait un contact quoti
tion hellnique contre les novateurs.
dien. D o le succs de la thurgie et de la magie. Mais,
Alors quil tait souffrant, Proclos encore enfant fut
comme Plotin, Proclos avait une personnalit assez
guri par lapparition du jeune Tlesphore qui, aprs
forte pour ragir contre son milieu.
s tre nomm, lui toucha la tte (Ibid., 7). Dans sa der
On peut ajouter encore avec raison : c est un genre
nire maladie il fut soulag par Asclpios, qui se mani
littraire. La vnration quon portait un personnage
festa lui dans un demi-sommeil sous la forme dun dra
exigeait quon lui prtt des prodiges. Cest ce que nous
gon rampant autour de sa tte. 1 aurait alors retrouv la
constatons, par exemple, dans les Vies de Pythagore et
sant, ajoute Marinos, sil navait dsir la mort et refus
de Platon, et mme dans celle d Isidore par Damascios,
son corps les soins ncessaires (Ibid., 30). Trait ana
qui ntait pas spcialement crdule. Il y a des prodiges
logue celui que Porphyre rapporte de Plotin ( Vie de
strotyps, comme laurole lumineuse que Rufin aper
Plotin, 2), qui dans la dernire priode de sa vie n
oit autour de la tte du professeur Proclos (Ibid., 23)
gligeait de se soigner. Le sage meurt parce quil le
et qui rappelle celle que Porphyre attribuait Plotin
veut.
(Vie de Plotin, 13).
Proclos entendit un jour le dieu des Adrottiens (pro
La Vie de Proclos par Marinos est un pangyrique, un
bablement Asclpios) prononcer cet oracle : Proclos est
loge du sage noplatonicien exemplaire. Les faits sont
la gloire de la cit (Ibid., 32). Adrotta est dcrite par
contraints dentrer cote que cote dans un cadre syst
tienne de Byzance comme une cit de Lydie, proche
matique qui est la hirarchie des vertus noplatoniciennes :
de la mer et situe sur une hauteur escarpe2. Proclos
naturelles, morales, politiques, cathartiques, contem pla
y aurait ranim un culte ancien et oubli, peut-tre
tives, enfin thurgiques ou hiratiques. L histoire est
pendant lanne o il fut contraint de quitter Athnes
charge dillustrer chaque degr. De plus, tout vne
devant les oppositions quil rencontrait (Ibid., 15). En
ment est sujet une lecture symbolique. Ainsi la pre
fin notre philosophe russit provoquer une pluie qui
mire gorge deau qu avale le jeune Proclos son arrive
mit fin une longue scheresse et carter des tremble
en Attique est tire dune fontaine consacre Socrate.
ments de terre (Ibid., 28).
Et ltudiant se prsente la porte de la citadelle ath
1. Vie de Proclos, 30, traduction Festugire. Allusion la transfor
nienne juste au moment o le gardien se disposait
mation du Parthnon en glise chrtienne ddie la sainte Vierge, vrouiller lentre : En vrit, dit ce dernier, si tu n tais
honore comme sige de la sagesse . venu, je fermais (Ibid., 10). Ce qui signifie que sans
2. Renseignements aimablement communiqus par le P. Saffrey.
cette venue de Proclos lcole platonicienne d Athnes
38 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS LE M ERV EILLEU X 39

et t bientt ferme, et scelle la vritable pense de responsable pour une part du merveilleux qui abonde
Platon. dans sa Vie de Proclos. Mais cela ne rsout pas notre
Un exemple des liberts que prend Marinos vis--vis problme. Le biographe na pu tout inventer. Ce que nous
des faits ressort de la difficult que nous prouvons savons de l volution de lcole noplatonicienne depuis
savoir combien dannes Proclos a vcu. Est-ce soixante- Jamblique nous porte croire que Marinos na fait
dix, soixante-treize ou soixante-quinze ans? Daprs la quamplifier. Proclos dfend dlibrment la thurgie,
date de la mort de Proclos que donne Marinos (Ibid., il lintgre son systme et la thurgie est lie un cer
36) et qui est le 17 avril 485, et daprs lhoroscope quil tain merveilleux. U est donc largement complice.
fournit (Ibid., 35) et qui fait natre le Lycien le 8 fvrier L influence du milieu, le genre littraire du pangy
412, Proclos aurait vcu soixante-treize ans1. Mais Ma rique, la ferveur de Marinos ne sont pas des explications
rinos nous dclare deux reprises (Ibid., 3 et 26) quil suffisantes. Ds lors la question qui se pose est celle de
a vcu soixante-quinze ans. Le plus trange est quil fait lunit de la personnalit de Proclos. Car sil se plat au
intervenir en faveur de cette assertion une apparition en merveilleux, il est galement critique et systmatique.
songe de Plutarque Proclos pour lui prdire quil vi Le P. Festugire lappelle le Spinoza de lAntiquit .
vrait autant dannes quil avait compos de ttrades Ce qui nest pas faux si on rapproche les lments de
sur les Oracles chaldaiques. Or Proclos en compta soixante- thologie de Vthique. Mais on ne conoit pas Spinoza
dix. cultivant les apparitions divines. Quand son corres
Que le songe ft divin, crit Marinos, cest ce que pondant Hugo Boxel linterroge sur le sexe des fantmes,
montre lissue finale. Car il vcut 75 ans, comme nous il sattire une rponse pleine dironie (lettre 54).
lavons dit, mais pendant les 5 dernires annes il navait Y a-t-il donc deux Proclos, le penseur et le dvt?
plus la mme vigueur (Ibid., 26). Le P. Festugire sest pos la question dans deux tudes :
Ce raisonnement est admirable, mais il autoriserait Proclos et la religion traditionnelle et Contemplation
tout aussi bien retrancher les mois de nourrice. Nous philosophique et art thurgique chez Proclos1. Le P. Fes
voyons par l que le biographe sintresse davantage tugire dit peu prs ceci. La dvotion de Proclos est
la' valeur figurative des vnements qu leur exactitude trs sincre. Elle rpond au besoin de relayer laustrit
matrielle. de la thologie ngative par une pit image et affec
A joutons cela que Marinos ntait sans doute pas tive, porte par une exprience collective et traditionnelle.
un gnie. Dans sa Vie d'Isidore (275) rsume par Pho- Et dailleurs Proclos sefforce dintgrer la mythologie
tios, Damascios nous dit quil avait un naturel atone par sa doctrine des , ces puissances de l Un, aussi
et quil ne comprenait pas linterprtation que Proclos ineffables que lui, mais qui engendrent chacune une srie
donnait du Parmnide. Ctait lpreuve dcisive du bon dtermine.
noplatonicien. Nous retrouvons cette information dans Nous aurons nous demander si lantithse que nous
la notice de la Souda sur Marinos. croyons apercevoir ici chez Proclos tient suffisamment
On peut donc conclure sans tmrit que Marinos est compte du genre dintelligibilit quil poursuit. Notre
raison occidentale sest accoutume opposer le
1. Cf. tienne vrard, La date de la naissance de Proclos le nopla
tonicien, dans L'Antiquit classique, Bruxelles, X X I X , 1960, 1,
1. Publies dans tudes de philosophie grecque, Paris, Vrin, 1971.
40 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS LE M ERVEILLEU X 41

et le , alors que chez le noplatonicien ils sappuient tiques et thurgiques. Ces enveloppes ne sont ni purement
et se fortifient lun lautre. Le P. Festugire nous suggre spirituelles (elles ne pourraient recevoir aucune figure),
le point o ils s articulent quand il prcise que la jonction ni purement matrielles (elles ne pourraient percevoir
entre lmission divine et la conscience du fidle sac que des corps empiriques agissant au dehors). Ce sont
complit dans le vhicule () ou lenveloppe primor des mdiations entre l me et le corps terrestre, destines
diale de l me qui soustend perptuellement nos corps insrer lme dans le cosmos et lui permettre dy
empiriques. Ce vhicule est identique limagination. remplir une fonction1. Ni purement actives comme
Dans son commentaire sur la Rpublique1, Proclos lesprit dont toutes les penses jaillissent du dedans, ni
trace les conditions des apparitions divines. purement passives comme les sens externes qui re
Car bien que les dieux eux-mmes soient incorporels, oivent toutes leurs impressions du dehors, ces enveloppes
comme les spectateurs ont des corps, les visions qui, ou vhicules permettent aux mes de se donner elles-
issues des dieux, se prsentent au regard de ceux qui en mmes ce qu'elles reoivent des dieux, en suscitant en elles-
sont dignes ont tout la fois quelque chose venu de ceux mmes des figures qui les affectent selon leurs disposi
qui les prsentent et quelque chose de congnre ( tions et grce auxquelles elles visualisent en quelque
) aux spectateurs. Cest pourquoi et elles sont vues et sorte des puissances ineffables. L efficacit (> )
elles ne sont pas vues de tous : en effet, pour ceux mmes vient de la cause divine, la figuration ( )
qui les voient, elles sont vues par les enveloppements de ltre rcepteur2.
lumineux de l me ( ), Cette mise en figures est luvre de limagination
il est sr en tout cas qu elles sont souvent vues alors que () qui est lactivit propre du premier vhicule3.
les yeux sont ferms. En tant donc quelles sont tendues L imagination selon Proclos nest pas une fonction char
et apparaissent dans une portion de l air galement ge de condenser et de reproduire les apports des sens
tendue, elles naissent congnres aux spectateurs. Mais, externes, mais une activit qui prolonge et transpose en
en tant quelles projettent une lumire divine, quelles figures le droulement a priori de la pense. Proclos
sont doues defficacit et que par la reprsentation vi distingue la sensibilit qui procde au dehors (),
sible des symboles des dieux elles reproduisent limage de qui est passive et se divise dans les organes des sens, et
leurs puissances, elles dpendent des dieux mmes qui la sensibilit qui demeure au dedans ( ) et
les prsentent. Cest pourquoi les symboles ineffables qui rassemble en elle-mme les figures et les schmes.
des dieux reoivent une forme, projetant tantt telle Cette dernire, une, impassible et automotrice, est lima
figure, tantt telle autre. gination, gnratrice des sens externes par linterm
En somme, les dieux sont incorporels et donc invisibles. diaire du sens commun. Cest elle qui prte des corps
Pourtant ils peuvent susciter en nous qui sommes cor aux dieux.
porels des symboles de leur puissance, qui les rendent Lisons maintenant les quelques lignes o Proclos rca
pour nous corporels et visibles. Ces figures divines se pitule sa position en formules lapidaires,
manifestent dans les enveloppes lumineuses des mes,
quand celles-ci ont t purifies par les pratiques asc 1. In Tim., III, 298, 5-299, 4.
2. In Crat., 31, 16-17.
1. I, 39, 5-17, traduction Festugire. 3. In Tim., III, 286, 18-287, 10.
42 LA M Y S T A G O G IE DE PRO CLO S
LE M ERVEILLEU X 43

Tout dieu est sans figure, mme sil est vu avec une les esprits : ,
figure. Car la figure nest pas en lui, mais elle part de lui, la raison : ,
parce que le voyant est incapable de voir sans figure limagination :
celui qui est sans figure (), mais laperoit le sens :
travers une figure () selon sa nature de voyant 1.
On remarque aisment que la hirarchie des ordres
Ainsi Proclos peut soutenir quune apparition divine
dans lunivers correspond celle des fonctions psy
nest pas celle dun objet extrieur et quelle nest pour
chiques : unit, intuition, discours, imagination, sens.
tant ni une illusion ni une hallucination, puisquil y a
Le processus qui rend compte des visions peut tre
au point de dpart une illumination ou une motion
aisment transpos dans le domaine auditif et expliquer
divine la racine de l me. Cette prsence compense le
comment les thurges entendent les paroles divines.
caractre dabsence de limage. Mais cest en nous quelle
... Autre est la faon dont les anges entendent les
prend corps et devient vision. Un peu plus loin 2, Proclos
dieux, autre celle dont les entendent les dmons, autre
crit :
celle dont les entendent les mes humaines. Les uns
Car tandis que le dieu particip demeure le mme,
entendent les dieux notiques () de faon notique
lesprit y participe dune faon, l me pensante dune
(), les autres de faon discursive (), les
autre, limagination dune autre et le sens dune autre
autres enfin de faon sensible (), chacun ac
encore. L un de faon indivisible () lautre de
cueillant la connaissance des dieux et lopration qui
faon diffuse (), lautre de faon figurative
procde des dieux jusqu soi selon les mesures de sa
(), lautre enfin de faon passive ().
propre rceptivit x.
Et ainsi le particip demeure dans lunit de sa forme
L encore, c est dans leur vhicule primordial, dans sa
quant son tre, mais il acquiert une multiplicit de
sensibilit gnrale et indivise, que les mes sont capables
formes quant sa participation.
dentendre ce qui nest pas audible aux oreilles des mor
Le commentaire sur le Time, I, 352, 16-19, affirme
tels et de voir ce qui est invisible leurs regards2.
pareillement que dun mme objet chaque niveau de
Du moment, comme Proclos laffirme avec intrpidit,
connaissance se donne le mode de manifestation qui lui
que les organes des sens apportent moins la connaissance
est propre.
que lignorance 3, les mes recevront de leur sensibilit
Cest en effet un objet identique quun dieu connat
prempirique le pouvoir de sentendre entre elles et
sous un mode unifi (), un esprit sous un mode
dentendre les dmons et les dieux. Dans son commen
total ( ), la raison sous un mode universel (
taire sur YAlcibiade, 80, 11-18, Proclos s efforce de mon
) , limagination sous un mode figuratif (),
trer comment Socrate entendait les monitions de son
le sens sous un mode passif (). Et ce nest pas
dmon.
parce que le connu est un quune est la connaissance.
Il est vident que, bien que cette action du dmon
Rcapitulons les modes de connaissance :
soit toujours la mme, la raison jouit de son bienfait
les dieux :
1. Ibid., II, 243, 17-22.
1. In Remp., I, 40, 1-4.
2. Ibid., 154, 26-155, 2 ; 167, 20-23.
2. Ibid., 111, 19-25.
3. Ibid., 164, 16-17.
44 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS LE M ERVEILLEU X 45

dune faon, limagination dune autre, le sens dune Proclos une activit symbolisante qui exprime l inef
autre encore. Chacune de nos puissances reoit selon fable en figures1.
son mode propre () limpression et la motion du On sait que dans lunivers de Proclos lme est le lien
dmon. Ce nest donc pas par une impression subie du ou la mdiation par excellence. Le noplatonicien s ap
dehors que la voix frappait Socrate, cest du dedans puie sur la formule du Time, 35 a (l me est le milieu
que linspiration, ayant travers Vme entire et ayant de la substance indivisible et de la divise), que Da-
achev sa course aux organes des sens, finissait par de mascios rapprochera de la troisime hypothse du Par-
venir voix ( ), connue par sens mnide (lme joint en elle-mme les opposs et les re
intime () plutt que par sensation (). pousse la fois)2. Or si l me est la mdiation de lunivers,
Telles sont les illuminations des bons dmons et des limagination est avec la raison dianotique la mdiation
dieux. de l me.
Ici apparat nettement le processus centrifuge qui Proclos dveloppe sa thorie de limagination surtout
aboutit laudition du dmon et qui inverse le processus quand il tudie la connaissance mathmatique dans son
centripte de labstraction. Au point de dpart une commentaire sur les lments dEuclide.
inspiration () qui touche le centre ou lun de l me, Quant limagination qui occupe le milieu et le
le plus profond que le 1, et qui partir de l centre des connaissances, elle sveille delle-mme et
se rpand dans l me entire en commenant par les projette son objet, mais parce quelle nest pas hors du
plus hautes puissances. Et chaque puissance ragit corps, elle conduit ses objets de lindivision de la vie la
selon son mode, chaque niveau psychique met le sym division, lextension et la figure (). Et pour cette
bole qui lui convient. Finalement le sens intime semplit raison tout ce quelle pense est empreinte () et
dune sorte de voix intrieure. figure () dun objet pens, elle pense le cercle sous
Une communication divine, semble dire Proclos, ne le mode extensif (), en le purifiant de la matire
peut devenir consciente sans traverser l me entire du externe ( ), mais en retenant la matire
dedans au dehors et sans sexprimer tous ses niveaux intelligible ( ) qui est en elle... 3.
jusquen ses fonctions sensitives. Et puisque pour celles-ci Toute mdiation selon Proclos rassemble et refuse
le senti est le critre de la ralit, la prsence divine la fois les extrmes quelle relie4. Ainsi en est-il de lima
doit devenir vision ou audition. Elle acquiert dans l me gination. Elle nest ni la pense indivise ni la division des
ce quelle ne peut possder en elle-mme. Elle y dploie impressions, mais le passage de lune lautre, lexigence
une procession interne qui suit le chemin de lauto- qui porte la fonction dianotique, essentiellement pro-
constitution psychique, du simple au complexe, en jective, prendre conscience delle-mme travers le
passant par tous les degrs intermdiaires. circuit des sym boles5.

1. On trouvera des vues convergentes dans le livre trs suggestif


3. La fonction de Vimagination de Henry Gorbin, L imagination cratrice dans le soufisme d Ibn
Arabi, Paris, 2 e d., 1976.
Le principal intermdiaire entre linspiration divine 2. Dubitationes, II, p. 248, 25-249, 1.
et sa manifestation sensible est limagination. Il faut 3. In Euclid., 52, 20-53, 1.
4. In Tim., III, 215, 21-23.
1. Cf. In Parm., V I, 1047, 16-18. 5. In Euclid., 94, 25-95, 2.
46 LA M Y S T A G O G IE DE PRO CLO S LE M E RV EILLEU X 47

Car limagination est un intellect patient ( est inverse de celle dAristote. Les figures, moins ration
) qui veut agir au-dedans, mais qui na quune nelles que les nombres, sont les drivs des nombres1.
faible puissance cause de sa chute dans la troisime Et les qualits physiques sont les images des raisons
dimension ( ) s 1. mathmatiques 2.
L imagination a donc les mmes caractres que le Celles-ci procdent donc du dedans. D aprs le com
premier vhicule, qui nest ni immatriel ni matriel, mentaire sur les lments dEuclide, 141, 2-142, 7, l me
mais le passage de lintensit psychique lextension dianotique les projette () dans la matire
somatique, sans concider ni avec lune ni avec lautre2. imaginative ( )3, afin de contempler sa
La fonction schmatisante rvle le sens de ce corps substance dans un miroir o elle se dploie. Car tout
prempirique. miroir est formateur de distance 4. Il fournit tout le recul
Proclos conoit le plus souvent ce passage comme une ncessaire une connaissance de soi qui nest point
procession a priori de la pense la figure. De ce point narcissique, puisquil ne sagit pas de lindividu empi
de vue il semble plus idaliste que Plotin3. La tche rique et que la conversion vers soi-mme est indivisible-
principale de limagination chez Proclos ne consiste ment une conversion vers le divin.
pas recueillir les donnes des sens externes pour les L imagination contient une matire qui, la diff
condenser, les styliser et les reproduire. Elle les pr rence de celle des choses, procure une tendue sans extra-
vient pour les remplir de pense. Elle nest pas essen position, une division sans sparation, un mouvement
tiellement reproductrice, mais projective. Quand Proclos apparent une gense idale5. Proclos distingue trois
lappelle intellect patient , il veut dire que lactivit figures circulaires : le cercle dianotique (qui nest pas
dianotique inscrit une image delle-mme dans lespace circulaire, puisquil est lide du cercle), le cercle de lima
intrieur que lui offre lim agination4. Cest ce que sug gination (le seul qui soit parfaitement circulaire) et le
grent galement les formules pense figurative cercle de la nature (qui nest quune approxim ation)6.
( ) 5, esprit figuratif ( )6. Et il donne chacun de ces cercles un espace et un mou
Et quand le Lycien l appelle sens commun , il ne veut vement diffrents.
pas dire quelle unifie les donnes des sens externes, mais Il nest paradoxal quen apparence que cette fcondit
quelle est le principe indivis de leur division7. imaginative engendre la fois les raisons mathma
Il sensuit que notre connaissance de ltendue gom tiques et les mythes. Car ces deux registres se mlent
trique n est pas obtenue par abstraction partir de nos troitement chez les pythagoriciens, pour qui les nombres
impressions externes et que nous ne tirons pas les nombres reclent des mystres et des puissances divines. On en a
de ltendue par une nouvelle abstraction. La marche un exemple dans les Theologoumena arithmeticae. Math
matiques et mythes sont des systmes de symboles, d-
1. In Remp., I, 52, 6-8.
2. Ibid., II, 163, 5. In Tim., III, 287, 9.
3. Cf. ltude dB. Moutsopoulos, 1. In Euclid., 61, 7-8.
, Athnes, 1969, . 152. 2. In Tim., II, 39, 18.
4. In Euclid., 52, 3 et s. ; 54, 27-55, 23 ; 141, 2-142, 7. 3. In Euclid., 55, 5.
5. In Remp., I, 235, 19. 4. In Parm., IV , 840, 24-25.
6. In Crat., 76, 26. 5. In Euclid., 186, 9-187, 3.
7. In Tim., III, 286, 20-29. 6. Ibid., 53, 18-25.
48 L A M Y S T A G O G IE DE PRO CLO S M ERV EILLEU X 49

pouills et rigoureux dun ct, plthoriques et incanta secrtes, convient aux chefs de linitiation la plus mys
toires de lautre. Ils reprsentent les deux ples de la tique, par laquelle Platon lui-mme juge bon de renforcer
pense humaine, et celle-ci vit de leur rapport. Le mythe souvent la crdibilit et lvidence de son propre ensei
ralise sa faon lindivisible dans le divis, il donne un gnement s 1.
corps lineffable. Dans ce second cas, le mythe possde une efficacit
Il relve de lactivit potique spontane. Or chez les suprieure celle des mathmatiques. Sans doute il est
platoniciens la cration potique a une naissance ant plus lourd que les nombres et sa descente dans le sen
rieure la raison et une vertu suprieure la pense. Elle sible est plus profonde. Les dieux de la mythologie sont
jaillit dune sorte de possession divine1, qui travers anims par des passions que ne connaissent pas les rai
limagination des potes, se communique aux rhapsodes sons mathmatiques. Mais Proclos estime que ce carac
et leurs auditeurs. tre mme assure au mythe un pouvoir sur lhomme tout
Car lactivit potique se trouve sous un mode uni entier que nobtiennent pas les mathmatiques. Car le
taire et cach chez le dieu qui imprime la premire mo mythe stend dun extrme lautre, du divin la ma
tion, puis sous un mode second et dvelopp chez les tire, de lineffable par excs lineffable par dfaut,
potes ms par cette monade, en dernier lieu et sous un du sanctuaire labme . Et ces opposs, loin de
mode instrumental chez les rhapsodes qui sont ramens sexclure, se renforcent mutuellement.
vers lunit causale par la mdiation des potes 2. Ds lors, plus la figure sera irrationnelle, insolite et
Ainsi se diffuse la plus haute forme de vie potique, mme violente, plus srement elle veillera linspiration
correspondant la plus profonde vie de l me, celle o divine dans une me convenablement prpare. Telle
elle jouit de lemprise de l ineffable3. Mais elle exige est la loi qui sert Proclos pour justifier ces mythes
quon fasse du mythe un usage mystique ou initia d Homre (les guerres et les amours des dieux, leurs
tique (), au lieu dun simple emploi pda mensonges, leurs larmes, leur rire, leur sommeil et leur
gogique . Ce dernier nest quune propdeutique qui veille) que Platon jugeait incongrus.
veille lesprit des jeunes, alors que le premier procure La doctrine symbolique indique la nature des choses
le contact avec le divin 4. mme par les opposs les plus extrmes 2.
De mme que lharmonie est de deux sortes, lune Ce mode dexpression est celui de la procession uni
approprie aux disciplines ducatives, l autre trangre verselle, dans laquelle la meilleure image implique une
ces disciplines, de mme aussi la mythologie comporte inversion.
deux branches, lune visant la droite formation des Les premiers auteurs de mythes ayant compris que
jeunes, lautre lvocation hiratique et symbolique la nature, qui labore des images des ides immatrielles
du divin. La premire mthode, qui use dimages, con et intelligibles et qui emplit ce monde visible de leurs
vient aux amis sincres de la sagesse ; la seconde, qui est imitations varies, figure les indivisibles par du divis, les
une indication sur lessence divine au moyen de formules tres ternels par des processus temporels et les intelli
gibles par les sensibles, quelle reprsente de faon
1. Proclos se rfre surtout Y Ion et au Phdre.
2. In Remp., I, 184, 2-6. 1. Ibid., 84, 22-30, traduction Festugire.
3. Ibid., 177, 15-23 ; 178, 10-179, 3. 2. Ibid., 198, 18-19.
4. Ibid., 80, 11-12 ; 81, 12-19.
50 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS LE M ERVEILLEU X 51

matrielle limmatriel, de faon tendue lintendu, deux : pour celui-ci dans la premire hypothse, pour
par le changement ce qui est tabli dans limmutabilit, celle-l dans la cinquime *.
ces auteurs donc, suivant la nature et la procession des La correspondance entre la premire et la cinquime
reflets visibles, faonnant eux aussi des images intro hypothse dans linterprtation noplatonicienne du
duites dans les expressions les plus opposes aux tres Parmnide justifie donc lvocation de lUn par la ma
divins et qui sen cartent le plus, imitent la puissance tire. De mme la correspondance entre la deuxime
surminente des exemplaires, ils signifient par ce qui est et la quatrime hypothse fonde lvocation des dieux
contraire la nature ce qui la dpasse chez les dieux, par leurs figures. Et c est lme qui totalise ces antithses
par ce qui est contraire la raison ce qui est plus divin et court des unes aux autres dans la troisime hypothse,
que toute raison, par des images de laideur ce qui dpasse celle du milieu.
en simplicit toute beaut partielle. Cest ainsi que par Nous pouvons ds lors rpondre la question que
une dmarche normale ils nous donnent rminiscence nous formulions en ouvrant ce chapitre. Proclos nest
de la surminence transcendante des dieux n1. pas double. Il ny a pas un Proclos crdule qui ignorerait
Entre le mythe et le prodige il y a change formateur. le Proclos critique. Ses principes tant ce quils sont,
Le mythe donne au prodige sa signification et son horizon, il a bien intgr son got du merveilleux sa dmarche
le prodige lui renvoie son actualisation. Leur lien est le philosophique. Il a analys le processus par lequel l me
rite thurgique, qui est le symbole en acte. Le sujet dploie se dit elle-mme la prsence divine.
jusqu au rite son activit expressive ; dans le prodige
1.. In Tim., I, 256, 9-13.
il en prouve le choc en retour. Ainsi, le circuit est achev,
la boucle est boucle. La procession intgrale saccomplit
en conversion intgrale.
En poursuivant ces rflexions nous rejoindrions la
thorie optimiste de la matire que Proclos tient de Jam-
blique et qui l loigne de Plotin. La matire ne peut tre
le-mal par essence, puisque cest justement son opposition
essentielle lUn qui est la meilleure expression de l Un.
Elle lui ressemble dans la dissemblance parce quelle
est sans forme () et ainsi infinie et inconnais
sable2. Chez elle cest une privation, tandis que le Prin
cipe qui engendre toutes les formes est antrieur la
privation comme la possession.
Car la matire nest ni tre ni devenir, puisquelle
nest saisissable ni par la pense ni par la sensation et
l Un pareillement, comme le montre Parmnide pour les

1. Ibid., 77, 13-28.


2. In Alcib., 189, 16-18. Cf. In Remp., II, 375, 24-376, 6 (Scholion).
CHAPITRE III

R m in is c e n c e et p r o c e s s io n de lAm e

Nous savons que selon Proclos tout est en chaque tre


selon son mode propre1, mais singulirement dans lme,
lien de lunivers. La philosophie na dautre tche que
de dployer intgralement lespace psychique, den
veiller la puissance et les prsences2. Puisque tel est
notre unique accs la connaissance de lunivers, toute
cosmogonie est dabord une psychogonie. Et celle-ci,
son tour, soffre nous travers une rminiscence.
Mais quel sens Proclos accorde-t-il ce thme plato
nicien ?

1. La rminiscence

La faon dont Proclos prsente la rminiscence semble


dabord conforme la tradition platonicienne. Quand
une me acquiert un savoir, elle ne sajoute rien. Elle
retranche ce qui lempchait de voir. Elle se convertit
vers elle-mme par son activit notique, aprs avoir
libr par une purification approprie son ciel intrieur
ainsi que les semences de vrit quelle portait en elle.
Mais le Lycien avance une interprtation personnelle
de cette thorie. Tout dabord il se garde dune conception
littrale des ides innes. Il reconnat quun apport
exprimental et des stimulations externes, celles que
fournit lducation et surtout la rencontre dun sage,
sont indispensables pour rveiller une me appesantie
par son corps empirique et devenue partiellement ht-

1. El. Th., 103.


2. Voir par exemple In Pl. Th., I, 3, 7, 15-17.
54 LA M YSTAG OG IE DE PROCLOS R M IN IS C E N C E E T P R O C E S S IO N DE la ME 55

romobile ()1, contrairement sa nature un centre ne pouvait tre rejoint quen pousant le d
automotrice. tour de sa circonfrence, ou comme si une intuition ne
En outre, Proclos ne croit pas que les sciences ni les pouvait tre rcupre dans sa totalit simultane sans
raisons soient contenues dans l me ltat distinct et quon droule le discours successif qui la symbolise.
articul. Ce qui ne signifie pas quelles y soient seulement La rminiscence ne prtend pas galer son terme, qui est
en puissance, comme le soutient Aristote. Elles y sont en mme temps son principe inpuisable, mais en exprimer
bien en acte sous forme germinale et unitaire, puisquelles la prsence. Elle referme le cycle par lequel l me rejoint
surgissent du pouvoir actif de l me et que ce pouvoir en elle-mme son origine et, selon le clbre mot de
est une plnitude dintelligibilit2. Elles sont en lui Bergson, change son retour en aller, et en procession sa
comme les rayons dans le centre dont ils manent, comme conversion x.
les multiples thormes dans lunit dun savoir3, ou Maintenant, si on demande Proclos pourquoi cer
comme les nombres dans la monade qui les engendre et taines mes ont besoin dune telle reprise, il rpondra
les dtermine4. La diffrence entre cette indtermination videmment que la raison en est la chute. Mme si cette
causale de l me et celle de lUn, cest que l me appar dmarche est conforme sa loi propre et sert la perfection
tient lordre dont elle est le foyer, tandis que l Un de lunivers, comme lenseigne le Time, 41 e et s, une
nest aucun des ordres quil produit. me particulire qui prend en charge une histoire et un
Pour Proclos comme pour Jamblique5 l me qui sex corps empirique est toujours plus ou moins obnubile
prime de faon privilgie dans les diverses sciences ma par ceux-ci. Tendant faire sien le point de vue partiel
thmatiques nest aucune delles, ni aucun nombre, au et partial de cet organisme avide et menac, elle est
cune figure, aucun rapport, aucun mouvement. On peut porte dsorbiter son jugem ent en mconnaissant sa
cependant lappeler plrme des raisons 6 ou con norme fondam entale2. Elle ne se retrouvera pas sans
nexion des sciences mathmatiques 7 en tant qu elle purifier ce qui en elle a t perverti. C est--dire avant
en contient les principes dans sa substance et quelle les tout son activit. Celle-ci devra redevenir lexpression
projette par le dploiement de sa puissance8. Mais sa temporelle de la substance ternelle de l me.
simplicit tient distance leur complexit inpuisable, Mais cette dviation est le signe d une unit im par
et son intensit leur extension dans la matire intelli faite dans la substance psychique elle-m m e3. L me
gible ( ) 9. est le dernier et le plus com plexe des principes de luni
La rminiscence ne consiste donc pas retrouver un vers. Et dans cet ordre lui-mme il y a des degrs. L me
systme tout fait, mais restituer sa gense. Comme si totale gouverne le cosmos, les mes divines rgissent le
ciel sans faillir. Cest quelles sont plus proches de lunit
1. In Alcib., 280, 6. () psychique originelle que les mes humaines. Ind
2. In Parm., IV, 892, 20-28. El. Th., 194, 195. clinable dans son centre, l me est faillible dans ses
3. In Parm., IV, 930, 11-20.
missions.
4. Ibid., V I, 1076, 25-29.
5. De communi mathematica scienlia, I X , Festa, p. 40-42.
6. In Tim., II, 200, 21. 1. Ibid., 154, 19-24.
7. Ibid., 239, 11. 2. Cest ce que dit le dieu l me qui fait un mauvais choix dans
8. In Euclid., 18, 2-4. le mythe d Er comment par Proclos : In Remp., II, 278, 18-22.
9. Ibid., 53, 1 : 87, 13. 3. In Tim ., II, 147, 29-148, 5.
56 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS R M IN IS C E N C E ET PRO CE SS IO N DE L ME 57

Mais pour savoir dans quelle mesure notre me est dopinion (), parce que ce que la pense est la
faillible, il nous faut rappeler ce quest l me selon raison, la raison lest lopinion, et ce que la raison est
Proclos. Si on la dfinit avec le Phdre, 245 c, par lauto- lopinion, celle-ci lest la sensation1.
motricit1, on en fait un milieu entre limmutabilit de Le noplatonicien interprte dans le mme sens lop
ltre et la mobilit du devenir. Si on prfre la caract ration du Dmiurge2 qui, ayant donn lme deux
riser avec le Time, 35 a, comme la mdiation de lindi cycles orients en sens opposs, celui du mme et celui
visible et de la division corporelle, on la conoit comme de lautre, les joint par leurs milieux ( -
un nombre substantiel qui sengendre lui-mme ( )3. Le premier se rfre la pense pure, le
)2, en allant de lunit lunit second la sensation. L me qui les rassemble est un
travers un dploiement mesur. L me est un indivi milieu de milieux. Elle est le pire des indivisibles et le
sible qui se divise lui-mme, mais qui, la diffrence du meilleur des diviss ( ,
sensible, domine toujours sa propre partition, parce quil ) 4. Elle est la plus faible des penses et le plus
en contient la loi et rend totale chacune de ses parties3. rationnel des sens ( , )5.
Cest ainsi que l me est le lien de lunivers parce Divisant lintelligible et unifiant le devenir en formant
quelle procure la connexion ses extrmes. Or, daprs des rapports, lme appartient aux genres moyens de
Platon, le meilleur des liens est celui qui se lie dabord ltre. Proclos entend par l lordre dans lequel les fonc
lui-mme, avant de lier les termes quil enchane de la tions antithtiques qui forment toute ralit composent
faon la plus ferme4. L me doit donc se donner elle- galit. Car tous les niveaux de lunivers sont consti
mme sa connexion interne en la communiquant au tus de dterminant () et dinfini (), de repos
monde. Cest ce que ralisera lanalogie conue comme et de mouvement, de mme et dautre, ou, de faon plus
un rapport de rapports. Entre les deux extrmes quon fondamentale, de manence () et de procession
veut enchaner, il faut insrer non une seule mdiation, (). Mais tandis que dans les genres suprieurs
mais deux moyens termes tels que leurs rapports mu (les esprits) dterminant, repos et mme dominent ; que
tuels soient semblables celui que chacun entretient avec dans les genres infrieurs (les corps) infini, mouvement
lextrme qui lui correspond. Pour lier le feu et la terre et autre lemportent, dans les genres moyens ces fonc
le Dmiurge interpose l air et leau, parce que ce que le tions opposes ralisent entre elles une manire dga
feu est lair, lair lest leau, et ce que l air est leau, lit 6. Et puisque celles-ci ont des valeurs variables dans
leau lest la terre. Par le mme procd, commente l me totale et dans les mes partielles, dans les mes
Proclos, entre la pense indivisible et la sensation di divines et dans les mes humaines, cette galisation
vise, l me se donne la raison () et la puissance admet elle-mme des degrs divers.
Il est clair que parmi les genres moyens les uns sont
1. Ainsi fait le fragment du commentaire perdu du Phdre par
Proclos, cit par Jean Philopon, De aeternitate mundi contra Proclum 1. In Tim., I, 251, 9-18.
Rabe, 253, 19-254, 3. 2. Time, 36 b.
2. In Tim., II, 193, 25-26. 3. I Tim., II, 247, 9.
3. Ibid., 138, 15-21 ; 164, 15-19 ; III, 254, 13-18. Cf. Plotin, Enn., 4. Ibid., 149, 12.
IV, 1 ; IV, 2, 1 et 2. 5. Ibid., 251, 15-17.
4. Time, 31 c. 6. Ibid., II, 137, 23-139, 8.
58 LA M YSTAGOGIE DE PROCLOS R M IN IS C E N C E ET P R O C E S S IO N DE L M E 59

suprmes et notiques (), les autres sont mdians le mythe d Er) elle subit linfluence du corps et de la
et dautres derniers. Et ce qui fait les premiers, les m situation. Mais les essences des mes particulires sont
dians et les derniers, cest lanalogie. Car si les extrmes comprises titre de raisons dans les lois srielles des
diffrent dont sont formes les mdiations, il faut bien mes divines x. Ce qui ferait difficult si on perdait de vue
que ces moyens termes diffrent de faon proportion que chaque me parcourt en elle-mme la totalit de la
nelle x. procession et si on identifiait spontanit et contingence.
Il y a en effet des degrs dans lindivisible et dans le Ainsi avons-nous parmi les genres moyens eux-mmes
divis. A lindivisible de chaque me ne correspond pas des premiers, des mdians et des derniers. Ces degrs
ncessairement un esprit particulier propre chacune2. contiennent des mes dingale puissance. Et puisqu au-
Une srie d mes peut recevoir lillumination dun mme cune ne peut se soustraire sa fonction cosmique, qui se
esprit. Cest pourquoi les penses de nos mes sont tem rattache lactivit divine prnotique (), linf
porelles et intermittentes3. Elles peuvent cependant riorit de leur composition rend invitable la dchance
rejoindre lintuition indivise de lesprit travers la ronde des plus faibles. Chez elles la puissance de division est
chorale que le discours droule autour de lui comme dun plus distensive et celle dindivision moins intense.
centre. ... La cime de l me, mme si elle est assimile lun
Peut-tre Platon veut-il dire que, puisque le discours (), nest pas purement une, mais pluralit unifie,
() circule autour de lintelligible et quil exerce son comme la monade (arithmtique) nest pas pure de plu
activit et son mouvement comme autour dun centre, ralit tout en restant monade. Cest seulement lun des
dans ces conditions il contemple lintelligible, la pense dieux qui est vraiment un, comme lun de lesprit est
intuitive connaissant lintelligible sans discursivit ni plutt un, mme sil se multiplie, et Vun de Vme unit
division, le discours voluant en cercle ( autant que pluralit, comme lun des tres qui viennent
) autour de lessence de lintelligible et dployant la aprs l me et qui se divisent dans les corps est plutt
substance unifie de tous les tres qui se trouvent en pluralit quunit, et que l un des corps nest pas fran
lui 4. chement un, mais apparence et reflet dunit 2.
La procession se dveloppe selon une loi de multipli Si imparfaites et faillibles que soient nos mes, elles
cation progressive. Il y a plus d mes que desprits et ne peuvent dchoir des genres moyens. Puisque les ex
plus dindividualits successives que d mes singulires. trmes varient proportionnellement, leur rapport se fixe
Proclos maintient aprs Plotin5 que les mes ne sont en un point dquilibre. En sorte que lintrieur de
pas particularises par leurs corps, mais par la procession nimporte quelle me nous avons les distinctions les
antrieure leur incarnation. Chacune se confre par son plus nettes sans jamais glisser dans lextriorit des
autoconstruction une singularit formelle, tandis que genres infrieurs. Dans les esprits lunit est si exigeante
dans ses individualits successives (quelle choisit, selon quelle entrane lindiffrenciation des caractres. Dans
les corps la multiplicit est si pesante quelle aboutit
1. Ibid,., III, 257, 9-14. Cf. Ibid., II, 142, 12-14.
2. Ibid., III, 252, 15.
3. Ibid., I, 1, 144, 32-145, 5 ; I, 245, 22-25. 1. In Parm., III, 818, 27-819, 20. In Tim., III, 261, 29-32 ; 264,
4. Ibid., I, 248, 1-6. 14-18.
5. Enn., V I, 4, 4, 34-46. 2. In Tim., II, 204, 11-19.
60 LA M Y S T A G O G IE DE PRO CLO S R M IN ISC E N C E ET PR O C E SS IO N DE l ME 61

la sparation, la juxtaposition de maints composants. comme pense ou activit. Proclos saccorde lidenti
Dans les genres moyens seuls tout communique et rien fication de la vie et de la puissance, et celle de la pense
ne se confond. La complexit va de pair avec lintriorit x. et de lactivit1. Mais, quelque nom quil donne ces
En consquence, il y aura dans Pme autant de parties trois fonctions, elles sont pour lui dans le mme rapport
distinctes, mais totalisantes 2 (cest--dire contenant que la manence initiale, la procession et la conversion2.
sa totalit sous une certaine perspective), autant des Elles sont intrieures les unes aux autres. Chacun
sences de Pme que lexige sa dfinition3. Or le devenir des termes contient les deux autres, mais ici sous le mode
se distribue en trois ordres (minral, vgtal, sensitif) substantiel, l sous le mode vital ou dynamique, l en
qui nous renvoient trois principes (tre, vie, pense). core sous le mode nergtique ou notique. De mme que
Dans ces genres gnrateurs luniversalit est en raison la vie et la pense psychiques ne sont pas infrasubstan-
directe de la comprhension, puisque le genre est la raison tielles, ainsi la substance de Pme en tant que substance
de ses espces* tandis que chez les engendrs lextension est dj vie et pense : < 3.
sachte par lappauvrissement de la signification. Cest Dans ces conditions, aucune me ne pourra dtenir dans
dans et par Pme que seffectue ce renversement. Et si sa puissance et son activit ce quelle ne possderait pas
lindivisible producteur est triple et triple le produit dj sous le mode substantiel. Tel est le fondement de la
divis, nous pouvons dterminer davantage le processus rminiscence, qui consiste rveiller ce que Proclos
selon lequel Pme se fera leur milieu. Elle ne se bornera appelle les raisons substantielles ( )
pas relier lintuition et la sensation par la raison psychiques, par opposition aux gnralits abstraites
dianotique et l opinion, mais elle effectuera une triple des sensations4. Ces raisons substantielles, en effet, ont
connexion entre Vun et le multiple, selon ltre, selon la besoin dtre rveilles et dployes chez un tre qui
vie et selon la pense, en se donnant elle-mme ces nest pas assez prsent lui-mme pour se recueillir sans
trois fonctions constitutives4. dtour. Ce sujet demi-obscur devra se regagner lui-mme
Autrement dit, sous le rayonnement des genres sup grce un circuit qui, s panchant dabord en diversit
rieurs Pme se ralisera elle-mme (tre), spanchera interne, traversera ensuite ses corps et le monde. II se
en elle-mme (vie) et se recueillera dans lintriorit rejoindra travers la manifestation que droule son acti
dune relation (pense), tout cela selon la spontanit vit, pourvu quil ne la dissipe pas au pays de la dissem
qui appartient un principe automoteur, c est--dire blance, mais la laisse revenir son point de dpart. Il
autoconstituant , autovivant , autoconnaissant 5. se projetera en soi et hors de soi, la fois par surabondance
Et cette triade sexprimera dans les trois rgnes de la comme un dieu, et par indigence comme un tre de la
nature : minral, vgtal, animal. L me se pose donc nature.
comme tre ou substance, comme vie ou puissance, En quoi consiste cet exode? Quand Proclos oppose
lcole de Plotin que Pme particulire descend tout
1. In Alcib., 320 et 321.
2. Proclos emploie ici un terme rare : : In Tim., I, 1. Voir sur ce point ltude de Pierre Hadot, Porphyre et Victo-
422, 19. rinus, I, tudes augustiniennes, Paris, 1968, p. 222 et s.
3. Ibid., II, 167, 3-4. 2. In Ph. Th., III, 9, p. 35, 19-24.
4. Ibid., 139, 25-140, 10. 3. El. Th., 197. In Tim., III, 335, 25-26.
5. El. Th., 190. 4. In Parm., IV, 294, 35.
62 LA M YSTAG OG IE DE PRO CLOS R M IN IS C E N C E ET P R O C E S S IO N DE L ME 63

entire dans la gnration1, le Lycien refuse avant tout qui concerne la vie et en ce qui concerne la pense 1.
une dislocation de lactivit psychique en tant que telle, On voit que pour Proclos la substance psychique en
dont le sommet demeurerait inaltr dans une contem tant que telle nest nullement prive des perfections
plation bienheureuse, tandis que la partie infrieure quelle engendre et soutient, cest--dire de la vie et de
serait pervertie par la passion. L activit est tout entire la pense. Elle est la fois leur norme et leur germe.
confisque. Mais demeure une conversion substantielle Elle nest pas un rsidu dabstraction, le minimum
de lme vers elle-mme et ses principes, qui est ternelle logique dont parlait Paul Valry, mais lacte consti
et imperturbable2. Une me qui passerait tout entire tuant qui enveloppe toutes les activits.
dans le devenir cesserait dtre autoconstituante, ce qui Le retour de l me en elle-mme consiste donc non
est impossible, puisque lautoconstituant se fonde sur restaurer sa conversion fondamentale, qui ne saurait
lui-mme et ne saurait tre dissous3. Dailleurs, en com manquer, mais rejoindre, autant quil est possible,
mentant le Time, 43 cd et en reprenant certaines for cette conversion substantielle travers la vitale et la
mules de Platon, Proclos prcise leffet de la chute sur vitale travers la notique. Plus exactement, puisque
chacune des trois fonctions de l me. ltre est plus immanent soi-mme que processif et la
Il y a en nous trois ordres, celui de la substance, vie plus processive que conversive, il sagit de ramener
celui de la puissance et celui de lactivit. La substance lactivit vers la manence substantielle aprs lexpansion
demeure entirement identique elle-mme, et en tant vitale.
que substance et en tant que vivante et en tant que La difficult sur ce point est que lautoconstitution
pensante. Car puisquelle est une image de lesprit, elle substantielle de l me est ternelle (), alors que sa
est pensante, tout comme la premire image de l me est puissance et son activit sont tem porelles2. Sans doute
anime. Quant aux puissances, celles qui se rapportent cette temporalit est-elle en germe dans la subsistence
la fonction dianotique sont entranes, tandis que () complexe de lm e3. Celle-ci nen demeure pas
celles qui se rapportent lopinion sont troubles. Et moins une totalit simultane ( )4, et il est im pos
puisque les puissances correspondent aux vies, lune des sible la succession de lgaler. Cest pourquoi la dure
vies est empche, alors que l autre est trouble. En re se dilatera sans limite, afin de mimer par lindfini
vanche, la vie substantielle est en perptuel mouvement. extensif linfinit intensive de son foyer. Le cosmos,
Enfin les activits de la fonction dianotique sont re selon Proclos, ne peut ni commencer ni finir ; il ne cesse
tranches, cependant que celles de l opinion sont dtour de drouler ses instants, parce quil n a jamais fini
nes. Et puisque ces activits correspondent lordre dexprimer ses principes. Il rpte sans cesse son passage
notique, il est vident quelles cartent l me de lacte l tre, parce quil ne peut accueillir dun seul coup la
de penser. Par consquent, la substance est toujours puissance infinie de sa cause6. Pareillement il faut
vivante et toujours en mouvement, mais les puissances chaque intuition la ronde indfinie dun discours ; et
et les activits sont congnitalement faillibles et en ce
1. In Tim., III, 335, 23-336, 2.
2. El. Th., 191.
1. El. Th., 211.
3. In Tim., II, 147, 29-148, 5.
2. Ibid., 39, 44, 191.
4. El. Th., 52.
3. Ibid., 187.
5. In Tim., I, 294 9-28.
64 L A M Y S T A G O G IE D E PRO CLO S R M IN IS C E N C E ET PR O C E SS IO N DE L AME 65

chaque essence psychique singulire un droulement


2. La procession de lme
illimit dhistoires individuelles pour s exprimer dans
le devenir1. Cest sans doute une des significations du L tude de la rminiscence a dcel dans l me une
mythe dEr. Toute substance psychique contient dans procession interne et spontane. L me est automotrice
lindivision plus de formes de vie que son activit en de trois faons : comme substance autoconstituante,
pourra jamais choisir ni exercer. Puisque les conditions vie autovivante et connaissance autoconnaissante 1.
terrestres proposes aux mes sont la projection de leurs Pourtant l me nest pas pure spontanit. La premire
raisons substantielles2, l tre de l me ne cessera jamais raison en est que, pour le noplatonicien, la pure sponta
de se chercher travers le circuit de ses priodes. nit est impossible. Elle exige la simplicit parfaite et
Demeurant inadquat ce quil manifeste, le temps elle impose la dualit. Car quiconque est par soi est aussi
doit se borner symboliser lternit et y renvoyer en soi ; et quiconque est en soi-mme est double, dclare
dans chacun de ses moments. Car le temps est nombre, le Parmnide de Platon (138 b ) 2. Tout autoconstituant
nous dit Proclos, et comme nombre nombrant il nest ou tout tre qui agit sur soi-mme se scinde en un com
pas mobile en lui-mme, mais dans le devenir quil posant suprieur qui est cause et un composant infrieur
mesure et fait voluer de faon chorale autour dune qui est effet3. La position de lunit est division. Cest
monade centrale3. Puisquil est inachevable, il est en pourquoi l autoconstituant doit se suspendre une sim
un sens toujours achev4. Du moment que la rminis plicit absolue qui nest pas causa sui. L automotricit
cence porte sur l ternel, on n a jamais fini de se souvenir nexclut pas la drivation, mais au contraire limplique.
et pourtant tout est donn dans le moindre instant. La deuxime raison, c est que l me nest pas auto
constituante avec la mme puret que lesprit. tant
Tout ce qui est divis nous empche de nous convertir
la fois indivisible et divise, ternelle et temporelle, elle
vers nous-mmes, toute figure trouble la connaissance
se donne elle-mme tout ce quelle est et en mme temps
sans figure, toute passivit fait obstacle l activit im
elle le reoit4. Elle se fait subsister et elle nest pas la
passible. Quand donc nous cartons ces obstacles de la
raison dianotique, alors nous sommes capables de con source de l tre, elle se vivifie elle-mme et elle participe
natre par elle les raisons qui sont en elle, d actualiser la vie, elle sillumine elle-mme et elle est illum ine5.
Elle est principe de mouvement, mais elle ne rend pas
en nous la science et de projeter la connaissance qui est
en notre substance ( ). Mais compte elle seule de son efficacit. Elle est la fois auto
constituante et htroconstitue.
si nous demeurons enchans et si l il de notre me reste
Dans ces conditions, l me procde d elle-mme et se
ferm, jamais nous n obtiendrons la perfection qui nous
convient 5. convertit vers elle-mme sous linflux des principes qui
lui sont antrieurs. Si bien quelle procde indivisible-
1. El. Th., 206. ment et d elle-mme et de ses principes ; et que par une
2. In Remp., II, 193, 3 -1 2 ; 288, 16-21.
3. In Tim., III, 31, 27-32, 4. ' 1. El. Th., 190.
4. Cf. Plotin, Enn., IV , 4, 8 ; V I, 1, 16, 16. 2. In Pl. Th., V, 39, p. 334.
5. In Euclid., 46, 6-15. 3. In Parm., V II, 1150, 5-10.
4. In Tim., III, 210, 30-32.
66 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS R M IN IS C E N C E ET P R O C E S S IO N D E L ME 67

seule et mme dmarche elle se convertit vers elle-mme plrme des dterminations, mais dveloppes et accen
et vers ses fins1. L me ne serait pas me, mais un simple tues de faon diffrentes1. Ainsi la procession-conversion
produit de nature si elle nintriorisait sa procession, ne saute pas de terme terme, mais glisse de sphres en
si son origine transcendante ne lui tait immanente2. sphres par une sorte de marche hlicodale, et elle ra
Linstrument de cette intriorisation est cette puissance chte ses seuils par le fait quelle est tout entire intrieure
de ngation radicale qui est en nous la racine de notre chaque tout.
tre et qui, en refusant tout, ne nous prcipite pas dans De ces totalits qui rythment la procession nous avons
une privation totale, mais engendre au contraire tout ce dj rencontr les principaux ordres, savoir ltre, la
quelle met distance3. L ontologie se nourrit de tout vie et la pense, chaque ordre contenant les trois carac
ce que la thologie repousse4. tres, soit titre de cause, soit selon la prsence, soit
L me tant lindivision du divisible et la division de sous le mode particip2. Comment justifier ces trois
lindivisible doit partir du plus simple pour aboutir au mdiations? Pourquoi lme ne peut-elle se faire me
plus complexe. Autrement dit, elle doit fonder sa di sans impliquer ltre, la vie et la pense?
versit sur une exigence dunit, identique sa puissance L me est essentiellement automotrice, mais la motion
de ngation. Et cette dmarche nest pas seulement une du cosmos et de son corps nest pas son acte primordial.
opration seconde et discursive. Elle sefforce de concider Cest elle-mme dabord que l me meut spontanment.
avec le processus constitutif de l me, le cercle substan Elle informe un corps parce quelle se forme elle-mme
tiel par lequel elle se rejoint elle-mme dans sa puis et que lintensit de cet acte doit sexprimer en elle-mme
sance gnratrice5. par une exigence d extension et de schmatisation. Or
Mais, comme nous le savons, entre deux extrmes aussi cette opration est une drivation et une spcification
loigns l un de l autre que la simplicit pure et lextra- de la vie de lesprit. Celle-ci est, en effet, daprs Pro
position corporelle il faut mnager de multiples mdia clos, le recueillement qui suit lexpansion interne de
tions. Car la procession ne peut souffrir de v id e 6. Pour lauto-affirmation. La pense doit d abord se poser dans
quelle soit cohrente, il faut quelle soit continue, ces une plnitude indistincte, puis se dployer en elle-mme,
deux caractres sexprimant par le mme mot 7. enfin revenir son point de dpart en intgrant les mis
Et puisquune dtermination, mme si elle est relation sions quelle a formes. Nous retrouvons ainsi les trois
toutes les autres, se distingue toujours trop de ces fonctions fondamentales du noplatonisme. Nous savons
autres, il faut progresser non de dtermination dter que la manence correspond l tre, la procession la
mination, mais de totalit totalit, formes chacune du vie, la conversion la pense proprement d ite 3. L tre
est une prsence enveloppe, la pense une intuition
1. Ibid., 17, 33. dveloppe travers la vie.
2. Ibid., 189, 190. In Tim., II, 222, 18-27.
3. In Parm., V I, 1080-1082. A vrai dire, Proclos ne formule pas toujours cette
4. Tel est le thme de ma contribution aux Mlanges Henri Van triade selon ce schma circulaire. Il hirarchise parfois
Camp, Thologie ngative et autoconstitution psychique, dans Savoir,
faire, esprer, I, Bruxelles, Facults Saint-Louis, 1976, p. 307-321.
5. In Tim., II, 222, 24. 1. In Tim., II, 43, 26-28. El. Th., 103.
6. Ibid., , 179, 5 ; 373, 7 ; 378, 25-26 ; 444, 30. 2. El. Th., 65.
7. In Rem p., I, 288, 7-17. 3. In Pl. Th., III, 9, p. 35, 19-24 ; IV , I, p. 179.
68 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS R M IN IS C E N C E ET PRO CE SS IO N DE L ME 69

ltre, la vie et la pense comme trois ordres de causalit la structure du cosmos reproduit exactement la structure
de moins en moins comprhensive et il embote les moins de la logique grecque x.
universels dans les plus universels1. Les plus levs Cette objection est utile parce quelle oblige prciser
soutiennent et enveloppent les infrieurs de leur effica quel genre de ralisme dfend le Lycien. Mais elle ne se
cit plus large et plus fondamentale, les infrieurs em place pas dans sa perspective, car Proclos ne ralise pas
ploient et spcifient les plus levs. Ainsi la pense, des dterminations isoles, mais fait apparatre des
telle que Proclos la conoit, comme la compensation dun touts autoralisateurs. Il est certain que, quand un con
cart interne, dtermine lexpansion vitale, qui elle-mme temporain pose une simple fonction, Proclos affirme
joue lintrieur de la causalit plus ample et plus pro une monade, cest--dire un plrme dont cette fonction
fonde de l tre. Car parmi les principes l tre comprend est, parmi toutes les autres, le caractre dominant.
la vie et la pense, puisquil les pose. Chaque dtermination essentielle doit se manifester
Ces deux schmas, le circulaire et le hirarchis, ne dans un ordre de ralit. Car rien ne doit demeurer sans
sont pas incompatibles, mais il semble que, dans la expression, et tout foyer doit puiser son pouvoir de
perspective de Proclos, le circulaire soit plus explicatif, ralisation. Il ny a pas l projection dune essence dans
puisquil rvle plus clairement la loi de construction de lexistence, mais dtermination dune ralit par elle-
toute triade. Cest celui que le Diadoque emploie de pr mme, autostructuration dun processus.
frence dans son dernier ouvrage, La Thologie plato Chacun est tout, rpte souvent Proclos, mais selon
nicienne2. L me pouse dans son propre cercle (subs son mode propre2. Et le tout ne pouvant sexprimer
tance, puissance, activit) le cycle de l esprit (tre, vie, dans un seul ordre doit se multiplier pour mettre en va
pense) et participe travers lui sa propre forma leur de faon discrte chacun de ses composants. Autant
tion. de fonctions de lintelligible, autant dordres de ralit.
Mais cette interprtation est-elle conforme la ten Par exemple, les tres exprimeront videmment ltre,
dance qui porte Proclos faire de chaque fonction un les vivants le mouvement, la pense le repos, l me le
ordre de ralit? tre, vie et pense sont trois degrs mme, le corps lautre3. Chez certains la manence lem
dunits multiples ou de totalits soutenant chacune porte, chez dautres la procession, chez dautres enfin
leur chane ontologique respective. Ce sont des ensembles la conversion4. Mais en chacun tous ces caractres sont
ordonns de sujets dont chacun est un tout. Or devant prsents et constitutifs.
cette m ultiplication dhypostases, un moderne qui en Puisque tout tre rayonne la perfection quil se donne,
philosophie a fait v u de pauvret, reprochera au no lme sera illumine par les ordres qui lui sont antrieurs.
platonicien de lui offrir un monde trop riche et pour Chacun diffusera en elle son caractre dominant, de telle
ainsi dire de saturer l affirmation. Proclos, dira-t-il, sorte quelle recueillera autant d lments quelle a de
hypostasie les termes du discours. principes6. Plus prcisment, du m oment que l me doit
Je dirai seulement, crit E. R. Dodds, que sa faiblesse se raliser, se vivifier et se penser elle-mme, chaque
fondamentale me semble rsider dans la supposition que
1. The Elments of Theology, Oxford, 1933, p. xxv.
2. El. Th., 103.
3. In Tim., II, 135, 3-10.
1. El. Th., 70-72. In Tim ., II, 139, 25-140, 10.
4. In Parm., V I, 1048, 28-30.
2. III, 9, p. 35, 19-24.
70 LA M YSTAG OG IE DE PRO G LOS

srie suprieure veillera en elle un aspect de sa causalit


d'elle-mme sur elle-mme. Sous la motion fondamen
tale qui est celle de l Un, l me veillant ce germe de
non-tre se fera substance avec l tre, puissance avec la CHAPITRE IV
vie, activit avec la pense. Elle refera en entier le chemin
L A N TITH S E F O N D AM EN TAL E DE LA PROCESSION
de la procession, en particularisant par degrs son pou
voir unifiant jusqu devenir un nombre automoteur1.
La procession ne s tale donc pas en tapes discontinues. 1. Continuit et distance
Toujours identique et toujours diffrente, elle est tout
entire immanente en chaque foyer de manifestation. Parmi les apories que suscite la thorie de la pro
Pour tudier l me, la bonne mthode ne consiste pas cession selon Proclos, la plus trange est sans doute
descendre vers elle en partant des causes transcendantes, celle-ci : le Lycien, nous le savons, est soucieux de main
mais analyser la gense de l me par elle-mme. Cette tenir entre principe et drivs la plus stricte continuit
recherche est prcisment lexercice de la rminiscence. et pourtant il exige une rupture qui garantisse le
Grce elle nous avons quelque chance de retrouver dans caractre transcendant et mystrieux de la cause. Et
l me mme la loi et les tapes de la procession universelle. ces deux rgles sopposent dautant plus que nous re
montons plus haut vers lorigine. Puisque lUn est le
1. Ibid., 193, 25-27. Principe suprme, il faut que tout soit un ou participe
lun sous quelque m ode1 et pourtant lUn est le
seul Principe absolument imparticipable2, au point que,
conformment la premire hypothse du Parmnide,
il est impossible quil soit un.
Daprs Proclos, la loi fondamentale de la procession
est lassimilation des drivs leurs principes3. Tout
producteur doit former des tres qui lui ressemblent
avant den susciter de dissemblables4. Tout ce qui est
produit par un principe demeure en lui tout en proc
dant de lu i5. Et c est pour rejoindre cette immanence
indissoluble que tout procdant se convertit vers son
origine6.
Ainsi se forment les sries, ces chanes par lesquelles

1. El. Th., 1.
2. Ibid.., 118.
3. Ibid., 29.
4. Ibid., 28.
5. Ibid., 30.
6. Ibid., 31-35.
72 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS l a n t it h s e fondamentale de L A PR O C E S S IO N 73

la divinit communique sa puissance selon un ordre comme nous lenseigne Parmnide en nous transmettant
dgressif sous la prdominance dun des caractres qui cette doctrine que la cause toute premire ainsi que la
lexpriment. Le premier degr reoit communication dernire ne sont atteintes qu travers des ngations.
plnire, les suivants des participations de plus en plus Tout principe, en effet, subsiste selon une autre essence
attnues jusquaux simples reflets1. que ses drivs et leurs ngations nous manifestent son
Puisque la forme intelligible est une, elle ne doit pas caractre propre. La cause de ces tres ntant rien de
produire directement linfini, mais en premier lieu une ces tres dont elle est la cause se fait connatre en quelque
monade, puis un nombre appropri et ce qui suit 2. sorte par ce mode denseignement s 1.
Les sries, toutes enveloppes par celle de lunit, L Un est totalement imparticipable en tant quil est
garantissent la cohsion de lunivers et, loin de bloquer le foyer gnrateur des principes antrieurs ltre (
chaque foyer pensant dans son niveau propre, elles per )2. Conformment son exgse du Parmnide,
mettent sa circulation travers les ordres. Grce elles, Proclos estime que le Principe suprme ne peut tre
il y a dans chaque plan de ralit et dans la matire voqu que par des supra-ngations ()3.
elle-mme des symboles efficaces qui ont le pouvoir Mot que Damasscios reprendra quand il dira qu lgard
dassimiler la divinit les tres qui savent lire et em de ce qui est au del du Tout et de l Un nous ne sommes
ployer ces chiffres3. ni dans ltat de connaissance ni dans celui dinconnais
Les sries partent den haut et s tendent jusqu aux sance, mais dans la disposition de supra-inconnaissance
derniers tres, les drivs figurant toujours les puis ()4. Il ne peut tre atteint ni par l affirmation
sances qui les prcdent, la procession amenuisant leur ni par la ngation intrieure au discours, qui le main
ressemblance, alors que pourtant tous ceux qui ont part tiendraient dans le registre des significations. Proclos
l tre, mme les plus obscurs, portent la figure qui les disait dj quil est au del de la possession et de la pri
rfre aux causes premires et sympathisent les uns vation, donc de lactivit, du silence et du repos5, et
avec les autres ainsi qu avec leurs propres principes et absolument de toutes les antithses de la pense6. Il se
causes 4. confondrait avec le non-tre de la matire si lexcs
En regard de ces thses, Proclos maintient avec la dindtermination productrice pouvait sidentifier au
mme fermet que tout principe a quelque chose dimpar- dfaut de lindtermination passive.
ticipable qui demeure irrductible toute manifestation, Mais si notre pense ne peut latteindre, il n est pas
et que toute cause est transcendante ses effets5. Gomme pour nous un tranger. Car il y a selon Proclos la racine
nous le verrons, il exprime souvent cette supriorit de notre me un non-tre inspir, une exigence de n
par lantriorit, 1 par le , soulignant ainsi que gation qui est limmanence en nous du Principe7. L exi-
certains seuils ne peuvent tre franchis sans ngation.
Car les discours ngatifs conviennent aux principes, 1. In Euclid., 94, 8-19.
2. El. Th., 116.
1. Ibid., 21 et 64. 3. In Parm., V II, 1172, 35.
2. In Tim., I, 445, 1-3. 4. Dubit., I, p. 56, 7-8.
3. Ibid., 262, 16-25. 5. In Parm., V II, 1171, 8.
4. In. Pl. Th., V I, 4, p. 352. 6. Ibid., V I, 1077, 8-9.
5. El. Th., 23, 75, 93. 7. Ibid., V I , 1080, 24-1082, 19.
74 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS L A N T IT H S E FONDAMENTALE DE LA P R O C E S S IO N 75

gence de rupture se trouve ainsi porte au dedans de nous- perfection, mme de lunit1. Il est identique au non-tre,
mmes. Do il rsulte que la procession nest pas rgie c est--dire la ngation de surabondance2.
seulement par une loi dassimilation, mais aussi par une Ainsi sexprime Proclos. Mais dj Plotin, se rf
loi de dissemblance et dcart. rant aux p y t h a g o r i c i e n s , suggrait que ce terme Un
Il y a dans le Dmiurge, crit Proclos, le semblable ne signifie peut-tre que la ngation du multiple et la
et le dissemblable titre primordial, et, pour parler plus ncessit pour lesprit de partir du plus simple3. Da-
clairement, titre fontal () x. mascios lui fera cho, disant que cette appellation est
Puisque la similitude nest pas lidentit, il faut que pour les pythagoriciens, dfaut dun nom vritable,
le Dmiurge dtienne, avec la raison de toute similitude, le symbole du Principe ineffable , dsign par les
celle des dissemblances2. Tout principe secrte une essen gyptiens comme une tnbre inconnaissable (
tielle opposition lui-mme. Il nest pas seulement un ) ou comme un grand secret ( ).
pouvoir de concentration, mais aussi une puissance de Le dernier matre de lcole dAthnes ajoutera que
division. Et cest pour cela quil produit. Il y a en lui par de telles dnominations nous ne faisons que projeter
une exigence de susciter ce quil ne peut pas tre. Telle sur le Principe, en les dramatisant, les dispositions que
est la loi de la manifestation. nous prouvons dans notre effort pour latteindre4.
Plotin avait crit : L Un est tout et il n est rien... La philosophie de lun donne parfois limpression de
Cest parce que rien nest en lui que tout procde de jouer sur deux tableaux. Tantt lun au del de l tre
lui 3. signifie la primaut dune position sur une autre, tantt
Cette antithse deviendra de plus en plus consciente il symbolise ce qui est antrieur toute position. Dans
chez les noplatoniciens. Elle laisse apparatre une le premier cas, comme le souligne Damascios, on n vitera
double dmarche. pas que l Un soit le Tout sous un mode cach et infini
D une part, lunit est la plus comprhensive des ment concentr, mais la limite intelligible. Dans le
perfections et la plus fondamentale des causalits, celle second cas, l Un tant la ngation du Tout sera en rup
qui caractrise la divinit parce que celle-ci la com m u ture avec lintelligible et ne pourra se communiquer
nique de faon primordiale. comme tel par la pense5.
Unifier et difier, crit Proclos, c est la mme chose 4.
1. Ibid., 1088, 33. In. Pl. Th., II, 5-6, p. 37-43.
L unit est ce quil y a de plus comprhensif (- 2. Ibid., 1081, 10-13.
), sil est permis de parler ainsi, et rien ne 3. Enn., V , 5, 6, 26-37.
lui est extrieur, mme si tu voques la privation et les 4. Dubit., I, 92, 15-17 ; 104, 16-23.
5. Sur la thologie de Dainascios, on consultera avec profit les re
plus inconsistantes des choses 5. marquables tudes de Joseph Combs : Damascius lecteur du Parm-
D autre part, l un signifie le refus par excs de toute nide , dans Archives de philosophie, janvier-mars 1975, p. 33 -61 ;
Ngativit et procession des principes chez Damascius, dans Revue des
ludes augustiniennes, X X I I , 1976, p. 114-133 ; Damascius et les hypo
1. Ibid., II, 733, 26-28. thses ngatives du Parmnide , dans Revue des sciences philosophiques
2. Ibid., 733, 3-10. In Pl. Th., V, 36, p. 325. et thologiques, avril 1977, p. 185-219 ; Z un humain selon Damascius.
3. Enn., V, 2, 1, 1 et 15. L objet de la troisime hypothse du Parmnide , dans Revue des
4. In Parm., I, 641, 11-12. sciencei philosophiques et thologiques, avril 1978, p. 16 1 -1 6 5 ; La tho
5. Ibid., V I, 1098, 31-34. logie aportique de Damascius, dans Noplatonisme, Fontenay-aux-
Roses, cole normale suprieure, 1981.
76 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS L A N T IT H S E FONDAMENTALE DE LA P R O C E S S IO N 77

La faon dont Proclos sefforce de surmonter lanti sur une sorte de concidence ou de conspiration indisso
thse de la continuit et de la rupture est conforme sa luble entre sa propre ralisation et celle de sa cause1.
rgle monadologique. Tout est en tous, mais en chacun Celle-ci produit par son tre mme ou par son antriorit
selon son mode propre, mme ce qui le transcende. Car l tre ( )2. Et puisque cet tre est une
ce qui est incommunicable titre de participation peut autoralisation, elle se communique par son acte consti
tre communiqu comme une motion gnratrice. Si tutif, et elle ne peut communiquer immdiatement que
lUn est avant tout une ngation de surabondance, il cette opration fondamentale. La manence est donc une
peut tre comme tel immanent chaque esprit. procession qui ne scarte pas encore, un panchement
Nous savons que chez un autoconstituant la proces non dploy et encore concentr dans son origine. Et
sion sintriorise jusqu devenir une autoralisation. voici le paradoxe : si l origine se manifeste par une exi
Telle est, vrai dire, la procession proprement dite, gence de distance vis--vis de toute intelligibilit, la
par opposition la simple gnration (). L esprit communication immdiate de lorigine se traduira dans
ou l me tirent directement de linfusion excessive de le driv par une impossibilit de concider avec toute
l ineffable le pouvoir de se raliser. Et ce pouvoir est essence et en particulier la sienne propre.
dautant plus grand quil part dune indtermination En somme, la discontinuit ncessaire la procession
plus radicale et quil se convertit davantage vers elle va se placer non entre le principe et son driv, mais
comme vers sa racine nourricire. Mais en prenant lan Vintrieur du driv lui-mme, en tant que son enraci
partir de son origine, le driv lui ajoute une relation ; nement dans son principe le dgage de toute dtermi
il transgresse sa simplicit par un certain surcrot nation et lui permet de se dterminer lui-mme. Telle
( )1. Cette origine fondamentale est videm est la solution que Proclos laisse entrevoir quand il
ment l Un, mais parce que cette puissance ne peut tre refuse de reconnatre entre l Un et les tres la similitude
puise, cest l Un manifest sous une certaine perspec quil met ordinairement entre effet et cause.
tive. L v est justement ce passage de lindtermin Si tu veux signifier que tous les tres sont sem
la dtermination. D une part elle est ineffable, d autre blables l Un, tu ne diras pas quils le sont selon cette
part elle est le principe de tel ou tel caractre divin ressemblance, mais seulement selon cette unit ()
primordial. Et cest grce ce caractre diversement que l Un infuse tous les tres et selon laspiration spon
particip quil y a similitude entre les membres de chaque
tane ( ) de tous vers lui. Car tous sont ce
srie processive.
quils sont par la tendance ( ) que l Un leur imprime
Ce point est vrifi par une thse convergente de
vers lui-mme et c est selon cette parturition ( )
Proclos. A la base de toute procession il y a une ,
que chacun, empli de lunit qui lui convient, sassimile
cest--dire la fois une sorte de manence du principe
en lui-mme et une immanence du driv dans son prin la cause unique et universelle, non quil sassimile un
cipe2. Pour se constituer lui-mme, il faut que le driv semblable de telle sorte que cette cause apparaisse sem
puise dans son principe la force de produire, donc de blable aux autres, mais plutt, sil est permis de parler
scarter et de se convertir. Ce quil fait en s appuyant
1. Ibid., 76.
1. In Parm., I, 642, 1-9. In Pl. Th., III, 4, p. 14, 16-15, 5. 2. Ibid., 18, 122.
2. El. Th., 30, 35.
78 LA M YSTAG OG IE DE PROCLOS l a n t i t h s e fondam entale de L A PROCESSION 79

ainsi, chacun sassimile cette cause comme lexemplaire composent celles-ci deviennent en quelque sorte par
des tres qui lui ressemblent a1. rapport l Un des units modalises1, PUn seul tant
Entre lUn et les tres la similitude ne peut tre rci 2, v3. Seul il peut fonder lordre de
proque. Nous ne devons pas porter dans l Un ce par quoi la procession dans un univers o lunit est la fonction
nous nous assimilons lui. Bien plus, la notion de res primordiale.
semblance est ici dpasse. Elle nintervient quaux Cette perspective nest ni fausse ni ngligeable et on
niveaux subordonns de la procession, quand les principes la devine sous-jacente maints exposs du Lycien. Mais
ont des caractres positifs, comme ltre, la vie ou la elle est insuffisante. Car si on en restait l, on risquerait
pense. Au sommet, la procession est unitaire, cest--dire de faire de lunit en quelque faon le paradigme des
communication de la ngation gnratrice puisque l Un paradigmes et lattribut du Principe suprme. On lit,
est identique au non-tre2. en effet, chez certains historiens de la philosophie que
En somme, toute procession saccomplit ou selon selon le noplatonisme il ne reste au Principe que deux
lunit ( ) ou selon la ressemblance ou selon attributs, PUn et le Bien. Or cette thse est express
lidentit. Selon lunit, cest le cas des hnades suressen ment carte par Proclos4.
tielles elles-mmes. Car il ny a en elles ni identit ni Aussi faut-il replacer cette interprtation sous la
similitude formelle, mais seulement unit 3. lumire du Parmnide platonicien et noplatonicien,
Mais ici encore cette procession selon lunit peut selon lequel PUn ne peut tre aucunement nom m 5 et
recevoir deux interprtations. ne reoit par ces appellations d Un et de Bien que des
On peut entendre que lUn communique lunit comme titres fonctionnels tirs de la procession et de la con
tout chef de srie diffuse la perfection dont il est la norme version des tres. L Un nest chef de srie quen tant
et qui est son opration constitutive. L Un serait alors quil joue ce rle, quil dpasse infinim ent6. Assurment
le principe de la srie des sries, celle qui engendre et l unit est de toutes les perfections la plus fondamentale
contient toutes les autres. Il serait lhnade des h et la plus productrice, mais elle nest que la manifesta
nades , comme lcrit parfois Proclos4. De mme que tion primordiale et le chiffre privilgi de l ineffable.
toutes les formes d eire ne sont que les degrs divers dun Ce que PUn communique immdiatement n est pas son
mme caractre divin qui est lautoconstitution, que les caractre, mais sa puissance. Il ne pose pas des units
formes de vie expriment semblablement lauto-expansion, toutes faites, il joint dans Vunit ( ) ses proc
que les niveaux de pense se suspendant l autoconver- dants son exigence. Et cette opration est au cur
sion et ceux d'me lautomotricit, ainsi tous ces carac des tres une source de distance active entre eux-mmes
tres sriels peuvent tre considrs leur tour comme et leur caractre constitutif. Cest donc dans une phase
des degrs d unit. Ils forment alors la chane des units, logiquement ultrieure que cette m otion se traduira par
et cette hirarchie se rfre l Un comme son principe.
1. El. Th., 100.
Les chefs des sries subordonnes et les membres qui
2. In Parm., V I, 1096, 28.
3. El. Th., 133.
1. In Parm., V II, 1199, 16-27. 4. In Pl. Th., II, 6, p. 40-43 ; II, 10, p. 63, 18-64, 9.
2. Ibid., V I, 1081, 10.
5. In Parm., V I, 1088, 33-34 ; In Pl. Th., III, 23, p. 82, 8-9 ; II, 6.
3. Ibid., II, 745, 18-23.
6. In Parm., V II, 1200, 37-1201, 2.
4. In Tim., III, 105, 23.
80 LA M YSTAG OG IE DE PROCLOS l a n t it h s e fondam entale de la p r o c e s s io n 81

des modes divers dunit : ltre, la vie, la pense et den faire le dmiurge de lui-mme. Et si cest l un pri
lme. Autrement dit, lunit est dj une drivation, vilge divin, lhomme est appel sous ce rapport devenir
une sorte de procession point encore manifeste et enve un dieu ou sassimiler la divinit.
loppant toutes les autres. Pour parvenir ce point o il ne dpendra plus que
Les hnades sont ce passage de l ineffable lunit de lui-mme, lhomme doit pratiquer la contemplation
grosse du multiple et aux grands genres intelligibles. ou au moins, sil prfre lart de vivre la mtaphysique,
Ce ne sont pas des units secondes qui imiteraient lUn. jultiver la lucidit. Mme en morale, les coles grecques
Elles sont le mystre mme du Principe se donnant des jont intellectualistes, en un sens qui dborde notre ac
perspectives expressives quil pose et carte la fois, tuelle spculation . Mais elles professent que la qualit
quil pose parce quil les carte. Et puisque lhnade est les mes dpend de la qualit des ides.
la racine de chaque srie et qu ce titre elle est prsente Ici surgit la question si souvent pose lhomme an
en chaque membre de sa srie, il y a en chacun un pouvoir tique. Pourquoi a-t-il si peu cultiv la pense opratoire
de produire et de surmonter ses dterminations. Poser par et technique? Car lhomme moderne a le sentiment que la
mode dunit, cest donc infuser en chaque driv non voie de laction est plus libratrice que celle de la pense
une plnitude, mais un centre daffranchissement et une pure. Penser le monde nest possible quen le transfor
ouverture Vorigine. mant, et transformer le monde est le seul moyen de trans
Partout ce qui est suprme et inconnaissable corres former lhomme.
pond la divinit unitaire. De mme qu on nous a appris Soulignons d abord que le dissentiment entre Anciens
clbrer celle-ci par des ngations, ainsi nous aurons et Modernes ne porte pas sur la fin, qui est la libration
cur dexprimer de faon ngative les cimes des ordres de lhomme, mais sur les moyens dy parvenir. Car la
drivs, celles qui sont pntres dunit et inconnais contemplation nest que moyen.
sables D1. A ce titre cependant elle est privilgie chez Platon
et Aristote. Chez les noplatoniciens elle vient tout de
suite aprs lunion mystique et la thurgie. La contem
2. Dmiurge et mystre
plation est une des plus hautes mdiations par lesquelles
Sil est un idal commun aux sagesses trs diverses lhomme fait sienne la puissance divine de se raliser
que nous offre PAntiquit, cest bien l autarcie (- soi-mme. L me qui accompagne les dieux dans la ronde
). Toutes cherchent affranchir lhomme de la initiatique du Phdre (celle qui confre la divinit aux
ncessit, cest--dire dun destin quil ne ferait que subir. dieux) rgit avec eux le cosmos entier *. Penser lter
Sans doute y a-t-il divergence et dans lide que chaque nel, cest terniser la pense2. Cest exercer lactivit
cole se fait de cette autonomie et dans les chemins que la plus universelle, la plus intrieure elle-mme et la
chacune recommande pour y accder. picure prescrit plus autonome, puisque cest celle qui dpend le moins
dautres moyens que les stociens. Platon est plus exi des circonstances et puisquelle fait concider en elle-
geant quAristote. Mais ces philosophes se retrouvent mme son principe et sa fin dans une sorte de cercle3.
dans la volont de rendre le sage causa sui, c est--dire
1. Phdre, 246 c, 249 C.
2. Time, 90 a c.
1. In Pl. Th., IV, 10, p. 197. Cf. Ibid., V , 18, p. 308.
3. Aristote, thique Nicom., X , 7 et. 8 P/ni* ^ IT ~
82 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS L A N T IT H S E FONDAMENTALE DE LA PRO CE SS IO N 83

L homme qui contemple jouit, de la prsence soi et mme, mais en tant quil ntait pas parfaitement sage,
toutes choses dont, daprs Aristote, la Pense de la de faon furtive et dlie. Chez Aristote lui-mme, si
pense est le modle. convaincu que le secret de la nature est dans la nature,
Ici lhomme moderne revient la charge et objecte lobservation et linduction se bornent prparer la
que la conversion serait plus parfaite si la procession science vritable qui est dductive et dmonstrative par
tait plus complte. Pour lui la pense ne trouve son plein des raisons ncessaires.
dveloppement que si elle traverse toutes ses mdiations Ces rserves faites, il faut revenir la thse capitale
et stend jusquau sensible, afin de senrichir et de s prou- du noplatonisme selon laquelle la pense nest pas la
ver au contact des rsistances les plus paisses. valeur suprme. Elle est une mdiation entre la disper
L homme antique ne peut allguer comme excuse la sion du sensible et la pure concidence mystique. Mais
pauvret de sa technique. Car cette pauvret est moins parce quelle intriorise le Tout en chaque foyer pensant,
la cause que leffet de son attitude devant lunivers. Les elle permet chacun de se rejoindre et de rejoindre en
Anciens avaient fait dans le domaine technique des d soi-mme la source de toute efficacit.
couvertes non ngligeables. Ils ont mis peu dempresse Quest-ce que la dmiurgie selon Proclos? Cest la
ment les pousser plus avant. puissance expansive de Vunit. Il ny a dans lunivers
Sans doute avaient-ils de lordre de lunivers une vision aucune autre efficacit ralisatrice que celle de lunit
esthtique et religieuse la fois. Ils y voyaient une fort et de la bont. Ces deux fonctions sont dailleurs iden
de symboles plus que des matriaux offerts notre acti tiques, puisque lunit est la valeur mme et puisque le
vit dmiurgique. Peut-tre encore craignaient-ils de Bien, de laveu de Platon, donne connexion et cohsion
dgrader la pense en l appliquant des objets inf toute ralit parce quil oblige s 1. Il y a dans le Bien
rieurs elle. Certes, selon le noplatonisme, la pense un cercle dont on ne peut sortir que par la thologie
crait ces objets : la nature est un produit de l me ngative. Car le Bien se communique parce quil est tel,
universelle. Mais l me ne devait regarder la nature que mais il est le Bien parce quil est pure gnrosit.
dans l me, de mme que les dieux ne pouvaient connatre Cest en effet le propre du Bien que de se communiquer
leprs drivs que dans les raisons divines formatrices, tout ce qui est capable den prendre sa part, et le plus
plus relles que leurs produits. grand nest pas ce qui reoit, mais ce qui produit la
Car il est possible de passer des suprieurs aux inf bont ( ) a.
rieurs, alors quil nest pas permis aux dieux de recevoir Le Bien, cest l ineffable non en lui-mme, mais en
quoi que ce soit des infrieurs 1. tant que les tres se rfrent radicalement lui. Tous
La pense devait crer par sa conversion constitutive sont productifs et autoproductifs dans la mesure o ils
(par son tre mme), presque son insu, au moins sans accueillent en eux-mmes cette relation.
calcul ni effort d application2. Le dtour par lexp De mme que le Principe universel, en raison de sa
rience manifestait une insuffisance dacuit mentale. bont, fait subsister tous les tres de faon unitive,
C tait une faiblesse que devait consentir le sage lui- puisque le bien et lun sidentifient au point quagir

1. El. Th., 124.


2. Plotin, Enn., III, 8, 4. In Parm., III, 787, 18-24. 1. Phdon, 99 c. Cf. In Parm., V I, 1097, 14-16. El. Th., 13.
2. El. Th., 122.
L A N T IT H S E FONDAMENTALE DE L A P R O C E S S IO N 85
84 LA M YSTAGOGIE DE PROCLOS

selon la bont est la mme chose qu agir selon l unit, partir dune source unique la dmiurgie se multiplie
ainsi ses drivs sont ports par leur propre perfection en autant de foyers quil est de centres actifs. Chacun a
engendrer dautres tres infrieurs eux d1. dautant plus de puissance que moindre est sa division
Plus gratuite est cette fcondit, plus efficace elle est. interne.
Elle nenlve ni n ajoute rien la cause, elle ne la rend Car la puissance de la monade, mesure quelle d
pas dpendante de son effet : 2. De plus cette crot, progresse constamment en multiplicit, parce
cause agit par son tre mme. Ce qui signifie, nous le que ce qui chez elle est dfaut de puissance est excs du
savons, que son opration productrice nest rien d autre point de vue du nombre s 1.
que son opration constitutive et que laction transitive Quand Proclos sinterroge sur le Dmiurge du Time,
tend se rsorber dans limmanente. Enfin, et cette il laisse entendre que ce personnage mythique figure
raison est la consquence des deux premires, tout prin la chane entire des units productrices. Car, du Bien
cipe authentique produit ses drivs par perfection et jusqu l me incluse, tous les niveaux sont auto-ralisa
surabondance de puissance ( teurs et gnrateurs de drivs, formant ainsi la srie
) 3.
dmiurgique 2. Les causes suprieures, nous lavons vu,
Proclos semble avoir prvu ou rencontr les contre enveloppent les infrieures parce quelles sont plus
sens quon commet frquemment au sujet de l mana comprhensives, tandis que les subordonnes emploient
tion noplatonicienne. Il les exclut et particulirement et particularisent les plus fondamentales. Mais toutes
celui qui sappuie sur la ncessit de la procession. Une puisent directement dans la source premire, puisquau-
ncessit de surabondance concide avec une souveraine cune ne peut partir dun autre point que de l origine
libert, nentrane aucune dialectique descendante et absolue.
donc aucune relation rciproque. Assurment, le mythe platonicien voque en premier
Le produit nest pas une fragmentation du produc lieu la fcondit du , puisque le dieu artisan tient
teur... Il nest pas davantage une transmutation du une position mdiane entre lexemplaire intelligible quil
producteur... Le producteur demeure tel quil est et le veut imiter (le Vivant en soi) et les dieux cosmiques qui
produit est autre que lui. Le gnrateur est donc tabli fabriquent les corps mortels. Mais on com prendrait mal
l abri de toute altration et de toute diminution... 4. le langage mythique qui extrapose les fonctions, estime
Chaque dieu part de lui-mme, cest--dire de son acte Proclos, si on entendait que le V ivant en soi est pure
auto-ralisateur, par lequel il dtermine son caractre ment transcendant louvrier et quil ne jouit daucun
distinctif. Il ny trouve pas seulement autonomie et pouvoir dmiurgique.
perfection, mais excs de plnitude ( )5. Cest Tout esprit est un plrme d ides et toute me la
pourquoi cet acte spanche dans une srie de modes plnitude des raisons ( ) qui expriment et dploient
qui lexpriment de tous les points de vue possibles. Ainsi, ces ides3. Et c est en engendrant en lui-mme ce rseau
intelligible et donc en se pensant lui-mme que lesprit
1. Ibid., 25.
2. Ibid., 122.
1. Ibid., 204. Cf. In Tim., I, 432, 23.
3. Ibid., 27.
2. In Tim ., I, 319, 3-9.
4. Ibid. Cf. In Tim., I, 390, 10-21.
3. El. Th., 177, 194.
5. El. Th., 131.
86 LA M Y S T A G O G IE D E PROGLOS l a n t it h s e FONDAMENTALE de L A P R O C E S S IO N 87

cre. Son acte crateur est identique son acte notique1. platoniciennes pour de simples modles qui resteraient
Mais ces ides que lesprit droule, il les forme sous striles sans lintervention dun agent extrieur. Elles
lillumination de lintelligible qui lui est suprieur. Si nont pas seulement le pouvoir normatif, mais elles four
bien que le contenu de lesprit nest pas autre que celui nissent leurs expressions la cohsion, ltre, la perfec
de lintelligible, de mme que celui de l me est identique tion et lassimilation. Car tous ces pouvoirs sont des
celui de lesprit. La diffrence consiste en ce que lesprit caractres divins.
(et plus encore l me) enveloppe sous un mode divis et Cest ce que nous enseigne le Time quand il nous
donc moins universel ce que lintelligible contient sous dit que le cosmos est venu ltre parfait et indissoluble
forme concentre. par son assimilation au Vivant total b1.
Mais si lesprit contient lintelligible, celui-ci contient Cest un axiome chez Proclos que les principes sup
lesprit d une autre faon. L intelligible est tout rieurs contiennent selon leur mode unitaire les puissances
ce que lesprit est . L intelligible est donc non que manifestent les infrieurs, puisquils les engendrent.
seulement lumire objective, mais meilleur titre que De mme que lintelligible nest pas priv de la pense
lesprit acte constituant et prsence soi-mme. Car il active quil produit, ainsi lexemplaire nest pas dnu
est meilleur de penser sous le mode intelligible ( de lefficacit quil procure ses rejetons.
) que d tre intelligible sous le mode pen Ne spare point lexemplaire et le producteur, mais
sant ( )2. L intelligible est plus rassemble-les dans lunit dun mme regard. Car lexem
crateur que lesprit, le modle est dmiurge de faon plaire fait subsister selon son essence mme ce qui vient
plus fondamentale que lui. Car il est plus esprit que l tre en se tournant vers lui, et le producteur produit
lesprit lui-mme. Proclos introduit, en effet, le Vivant par son tre mme, et faisant son rejeton son image
en soi dans lintelligible titre de 3. et lui fournissant titre driv tout ce qui est en lui
Ne croyons pas, nous dit-il, que lexemplaire ressemble titre primordial, il stablit lui aussi au rang dexem
ces moules inertes dont usent les fabricants de poupes plaire. L un produit sous le mode exemplaire ( -
de cire. ... Les ides divines sont la fois les exem ), tandis qu lautre est exemplaire sous le

plaires et les causes dmiurgiques des objets qui leur mode producteur ( ) 2.
ressemblent. Car elles ne sont pas comparables des Il est clair que, selon Proclos, lexemplaire est plus
moules de cire, mais elles sont une essence agissante producteur que le producteur lui-mme ou plutt quil
et une puissance qui assimile elles-mmes leurs drivs 4. lest de meilleure faon. Car la causalit normative est
Spinoza usera dune mtaphore peu diffrente quand plus assimilatrice et donc plus gnreuse. Cela ressort
il dira que lide nest pas quid mutum instar picturae davantage d un texte sans doute antrieur, dans lequel
in tabula 5, mais une affirmation delle-mme. le Lycien range la causalit dmiurgique parmi les pro
Proclos s oppose ainsi ceux qui tiennent les ides ductions par activit et rserve lexemplaire la pro
duction par ltre mme, sans distinguer, comme il le fait
1. Ibid., 174. In Parm., III, 790, 1-4.
2. In Tim., I, 335, 30-31.
3. Ibid., III, 99, 9 ; 101, 21. 1. In Parm., IV, 908, 23-910, 1.
4. In Parm., IV, 841, 26-30. Cf. In Tim., I, 335, 25-26. 2. Ibid., 910, 24-34.
5. thique, II, 43 Schol. et 49 Schol.
88 L A M Y S T A G O G IE D E PROCLOS l a n t it h s e fondam entale de L A PRO CE SS IO N 89

ailleurs1, la production par la pense de la production ltre et le silence, par le dire ou le penser, enfin par
par lagir. lagir et le mouvement1. En tant que dieu le Dmiurge
Certes, dans la causalit dmiurgique se trouve est bont, vouloir et activit prnotique ().
lexemplaire, puisque le Dmiurge produit en tournant En tant quintelligible il possde essence, puissance et
son regard vers lui-mme. Car tout esprit se voit lui-mme activit. En tant quesprit il est, il vit, il se connat et
et il est identique lintelligible qui est en lui. Rcipro en lui toutes choses 2. Et ces trois triades se correspondent
quement, dans la causalit exemplaire se trouve la d terme terme. L tre est la vie et la connaissance
miurgique, puisque lexemplaire produit ce qui vient ce que lessence est aux puissances et lactivit, et
l tre... mais cest par son tre mme que la cause exem enfin ce que la bont est au vouloir et la fonction
plaire produit des drivs qui lui ressemblent. Dans ces prnotique.
conditions, il est bien diffrent deffectuer une dmiur Le vouloir est suspendu la bont et lactivit pr
gie SOUS le mode exemplaire ( - notique au vouloir, et lunivers vient ltre grce
) et dtre exemplaire sous le mode dmiurgique lactivit prnotique, au vouloir et la bont du Pre,
( ). L un est agir comme tre la bont tant l tre antrieur aux tres, le vouloir pour
( ), l autre faire tre comme activit ainsi dire la puissance antrieure aux puissances, la
( ). L un est penser comme un intelli fonction prnotique lactivit antrieure aux activits.
gible ( ), l autre tre intelligible comme une Car cest aux dieux en tant que dieux que reviennent
pense ( ). Car le propre de lexemplaire ces fonctions. L une unifie ltre et elle est sa fleur,
est de produire par son tre, tandis que le propre du D l autre mesure la puissance, la troisime est lactivit
miurge est de produire par son agir 2. antrieure la pense. Ce qu mon sens son nom mme
Maintenant, si lexemplaire est plus dmiurgique que (-) manifeste 3.
lesprit, il est vident que lhnade qui pose la monade La bont est la source de ltre, parce quelle est celle
exemplaire est encore plus dmiurgique que celle-ci. de toute manence en soi-mme et dans ses causes. Le
Car cette cime le Dmiurge est dieu au sens primordial vouloir est lorigine de la vie, parce quil est celle de toute
et il exerce la causalit la plus radicale : par la bont, expansion. L activit pronotique est le fondement de
sous le mode dunit, par le non-tre antrieur l tre8. la pense, parce quelle est celui de toute conversion vers
L Un ne produit qu travers l autodtermination des la perfection et le bien4.
hnades qui particularisent sa puissance. Il est moins A chaque niveau triadique correspond une causalit
cause que centre des causalits : 4. plus ou moins comprhensive. Cela permet Proclos de
A partir de ce centre se dploie la srie dmiurgique, justifier avec subtilit, mais non sans raison, le Time
qui comporte de multiples degrs ou fonctions : par qui ne fait pas procder la matire du Dmiurge et qui
confie aux dieux infrieurs la fabrication des corps
1. In Tim., III, 222, 9-11.
mortels.
2. Ibid., I, 335, 21-336, 1. Dans le mme sens : In Pl. Th., V, 17,
p. 278.
1. In Tim., III, 222, 7-19.
3. Voir mon tude Les degrs du chez Proclos, dans Dionysius
2. Ibid., I, 372, 13-16.
(Halifax, Canada), I, dcembre 1977.
3. Ibid., 412, 2-10.
4. In Parm., V II, 1210, 11.
4. Ibid., 371, 13-20.
90 LA M YSTAG OG IE DE PROCLOS L A N T IT H S E FONDAMENTALE DE L A P R O C E S S IO N 91

Certes, selon lhnade qui est en lui, selon laquelle de ses causes. La puissance productrice reprend en sous-
il est dieu, le Dmiurge est cause mme de la matire uvre toutes ses mdiations.
ultime, tandis que selon son tre de Dmiurge il nen Nous retrouvons ainsi dans le Dmiurge ce que nous
est pas la cause, mais bien des corps en tant que corps et apercevions dans la procession. Elle ne se droule pas en
des qualits corporelles. Cest que la venue l tre est ligne droite, en sloignant de plus en plus de son point
le fait de l tre, que par la vie qui est en lui il infuse de dpart. Mais elle ne cesse d'y revenir pour y puiser encore
lme en tous les tres et que par lesprit il dispense la et prendre un nouvel lan. Et chaque pousse elle se
pense lunivers. Et tout ce quil produit par ses puis dploie davantage, accomplissant un circuit plus ample.
sances secondes, il laccomplit en employant les primor Nest-ce pas la mthode du Parmnide platonicien
diales. Car tout ce qui pense participe la vie, l tre dans son jeu lourd de ralit? Au lieu denchaner les
et lunit, tout ce qui vit existe et est un, et tout ce qui arguments selon une progression continue, la dialectique
est reoit sa cohsion travers sa propre unit. Mais ramne chaque hypothse au com m encem ent pour re
linverse nest pas vrai. Car on ne peut pas dire que ce prendre le mme thme sous un nouveau jour. On part
que le Dmiurge forme d aprs l Un, il le forme aussi chaque fois de lun pos ou ni. La thologie ngative,
daprs ltre, ni que ce quil forme d aprs l tre, il le lintelligible, l me, le monde empirique et mme la
forme aussi daprs la source () de la vie, ni que ce matire sont des regards diffrents sur l un.
quil forme daprs celle-ci, il le forme aussi d aprs les Parmnide maintient l antcdent identique tout en
prit royal ( ), mais cest au moyen de ses multipliant les faons de le considrer, tandis quil fait
puissances les plus hautes que le Dmiurge tend le varier le consquent 1.
plus loin son activit prnotique s 1. Sans doute chaque perspective s articule avec les
Chacune de ces triades dmiurgiques (la divine, lin autres, mais elle le fait en tant quirradiation dun mme
telligible, la notique) forme une monade que la Thologie foyer2. Ds lors la dmiurgie senracine dans le mystre
platonicienne nomme respectivement le Pre , la de l Un. Si un principe () doit produire un driv
puissance , lesprit 2 et quelle figure par Zeus, P o qui lui ressemble, une source () ne peut tre imite
sidon et Pluton3. Et ces trois monades leur tour sinon par d autres sources. La source est plus originelle
tiennent leur unit de lhnade qui les enracine dans que le principe3. Et si la source est immanente chaque
l ineffable4. driv autarcique, la procession s accom plit non par res
Il y a donc en toute dmiurgie une action immanente, semblance donne, mais par jaillissement com m uniqu.
en quelque sorte circulaire sur soi-mme. Aucun ordre
ne peut engendrer son subordonn sans se former lui- 1. In Parm., V I, 1050, 5-7.
2. Cf. A. Ed. Chaignet, Damascios. Fragment de son commentaire
mme, puisquil ne peut communiquer que son acte cons sur la troisime hypothse du Parmnide , Paris, 1897, p. 16.
titutif. Et nul ne se constitue, nous le savons, sans se 3. In Tim., I, 319, 5-9. In Pl. Th., V, 31, p. 315.
tirer soi-mme de lindtermination totale sous linflux

1. Ibid., 386, 19-387, 4.


2. In Pl. Th., V I, 7, p. 358.
3. Ibid., V I, 9, p. 365.
CHAPITRE Y

tre, U n , Ineffable

1. L'Un antrieur l'tre

Chez saint Thomas dAquin, lun est considr du


point de vue de l tre. Il devient une proprit coexisten-
sive l tre et il est englouti par lui. Ens et unum conver-
tuntur. Chez Proclos, au contraire, l tre est plac dans
la perspective de lun. Il devient son premier driv et
apparat comme une unit imparfaite, une monade
aux multiples puissances et une subsistence qui se mul
tiplie 1.
Rien nest antrieur ltre si ce nest lun. Car
quest-ce qui pourrait tre antrieur la pluralit uni
taire ( ) en dehors de lun? Or l tre est
pluralit unitaire en ce quil est form de dterminant
et dinfini 2.
Chez saint Thomas Dieu est la concidence de toutes
les perfections dans lacte d tre, donc la plnitude de
laffirmation. Chez Proclos, l Un tant lexcs de la n
gation ne peut tre ni pens ni pos comme tel. Il ex
clut lunit mme. Mais comme il nest pas infrieur
ltre ni la pense, qui sont en quelque sorte ses tho
phanies, PUn et le Bien le dsignent titre de sym
boles. La thologie ngative est aussi bavarde que laffir
mative. Ce que perd lanalogie propre des attributs divins
est rcupr par lanalogie mtaphorique et fonction
nelle nourrie de mythes religieux.
Nul n a mieux soulign que le dernier successeur de

1. In Pl. Th., I II , 9, p. 39, 18-19.


2. El. Th., 138.
94 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS TRE, UN, INEFFABLE 95

Proclos, Damascios, la contradiction quil y aurait ouvrage, la Thologie platonicienne, I, 3, p. 15, 20-21,
faire de l Un (ou de quelqu autre nom) un attribut de Proclos distingue la saisie de ce qui est le plus un par
labsolu. Sarrter l Un comme principe suprme, c est lun et celle de lineffable par lineffable , ou bien il
le faire relatif, car cest lintroduire dans le rseau des rectifie la premire formule par la seconde. Plus loin il
tres, comme principe (de ses drivs), comme un (du porte avec intrpidit l aporie son point aigu en mon
multiple), comme tout (de ses parties), ou mme comme trant que la thologie ngative radicale est la fois
ineffable (ou priv dexpression). Cest linsrer dans le impossible et ncessaire.
systme des dterminations du langage qui sont toutes ... Une impossibilit se fait jour pour ainsi dire
corrlatives les unes des autres. Ce qui revient nier la fin de lhypothse ; car sil ny a aucun discours au
son caractre absolu , cest--dire dli de toute rela sujet de l Un, le prsent discours lui-mme qui soutient
tion. Damascios entend maintenir dans toute sa rigueur ces thses-l ne convient pas non plus l Un. Et il ny a
la premire hypothse du Parmnide : si lun est absolu rien dtonnant si, voulant faire connatre lineffable
ment un, il nest pas et nest pas un, parce quil chappe par un discours, on entrane son discours dans limpossible
toutes les conditions de l affirmation. L Absolu comme ( ) puisque toute connaissance qui s ap
tel doit tre absolument ineffable () et inaffir- plique un objet de connaissance qui ne la concerne pas
mable ( )1, au point dexclure mme la ngation dtruit sa propre force... Si bien que si jamais il y a une
intrieure au discours. Car si lineffable n tait que le notion de lineffable, elle ne cesse de se renverser elle-
retranchement des significations positives, il se rangerait mme et de se combattre elle-mme (
encore parmi les significations. ) l .
Cette aporie est prcieuse parce quelle dcle le risque Les noplatoniciens estimaient finalement que cette
que court de faon permanente le noplatonisme ainsi antinomie, insurmontable dans lordre intelligible, tait
que toute thologie ngative. User du langage comme surmonte en mme temps que reconnue par le fait que
dun dfaut dans la puret du silence peut conduire le centre de l me, grce sa communion mystique avec
faire du silence une contre-expression, de la nuit un l ineffable, nest enferm ni dans le langage ni dans lin
secret et du nant une substance mystrieuse. On y telligible.
glisse invitablement si on ne pratique pas une inces Pourquoi, parmi les symboles vocateurs de l ineffable,
sante purification. Sans elle, lUn, le Bien ou le Non-tre lcole noplatonicienne a-t-elle choisi le terme Un et
deviendront des attributs qui seront prfrs l tre non Ytre, comme matre Eckhart?
ou la Pense parce quils seront jugs plus compr 1) La premire raison est d ordre historique. Le no
hensifs. Mais ce sera encore une manire de totaliser platonisme apparat chez Plotin et se dveloppe chez ses
lintelligible et de le sublimer. successeurs autour d une certaine interprtation syst
Plotin et Proclos chappent ce reproche, sinon tou matique du Parmnide de Platon. A travers ce dialogue
jours dans la littralit de leurs propos, au moins dans il recueille lenseignement dun matre que Platon vnre
leur orientation la plus fondam entale2. Dans son dernier et amende tout ensemble. Rien dtonnant sil en accepte
le terme le plus caractristique, cet Un dont Parmnide
1. Dubit., I, p. 38, 23, p. 99, 24-25.
2. Cf. In Parm., V I, 1108, 2 4 -2 9 ; 1109, 12-13. 1. In Pl. Th., II, 10, p. 63, 26-64, 9 (traduction Saffrey-Westcrink).
96 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS TRE, UN, INEFFABLE 97

sest fait le prophte et le pote, mme si d aprs Platon y est inclus. L activit unifiante ne saurait tre primor
il arrache cet Un l tre, au Tout et l affirmation. diale ni intgrale, puisquelle doit sappliquer un sujet
Sous cette rserve quil soutient une hnophanie et non prexistant.
une hnologie, encore moins une ontologie, on peut dire Mais cette opinion na plus la mme vidence si on
que le noplatonisme est un noparmnidisme . admet avec les noplatoniciens qu une certaine forme de
Il est en mme temps un nopythagorisme. La pri ngation est gnratrice des plus hautes affirmations.
maut de l Un permettait, en effet, de rejoindre une La communication de lunit (qui est la dification) est
autre tradition, non moins admire. La philosophie des le secret de la ralisation, car elle infuse au driv et la
nombres que Platon avait reue des cercles pythagori prsence de son principe et le pouvoir de se raliser lui-
ciens et qui apparat surtout dans le Philbe construisait mme par une sorte de thergie1. Donner l tre, c est
toute ralit partir de la monade et de la dyade, ou former une oeuvre extrinsque son auteur, c est la
du et de . L encore il fallait prolonger rendre passive dans sa propre production et lui faire
et redresser cet enseignement, dpasser le dualisme, ad porter le poids de sa finitude. Agir par mode dunit,
mettre au-del de la monade et de la dyade considres au contraire, cest retenir le driv dans la spontanit
comme lments un autre Un qui ferait fonction de prin de son principe et donc linfinitiser avant quil se d
cipe commun et dgager celui-ci de la positivit math termine lui-mme. Crer, c est donner un tre lui-mme.
matique. Cette tche semble avoir t largement entre Tandis que diffuser lunit, cest lui donner une telle
prise par certaines coles pythagoriciennes du Ier sicle concidence avec son origine que procder de l Un et
avant notre re. Proclos de son ct montre que l unit procder de lui-mme sont une seule et mme chose.
arithmtique nest que limage de l Un originel1. Et L Un est nomm tel parce quil rayonne lunit comme
Damascios assurera, tort ou raison, que pour les pytha le soleil sa lumire, et cette illumination est dification =
goriciens l Un ntait que le symbole du Principe inef xb 2. Il est appel Bien en raison
fable 2. du mouvement dassimilation lui-mme que provoque
2) La deuxime raison est une option mtaphysique. cette expansion chez tous ses drivs. Et il ne peut
L Un est suprieur l tre : a) parce que lexpansion par spancher sans donner dabord ce quil a de meilleur,
mode dunit est plus parfaite que toute production cest--dire lui-mme. Proclos reprend le mot de Platon
d tre ; b) parce que l unit identique la bont est la selon lequel la divinit est ncessairement exempte de
loi de toute ralisation. jalousie3, c est--dire gnreuse selon la traduction
a) L unit nest pas une proprit du Principe, mais de Pierre Thillet.
sa manire d agir, sa thophanie primordiale et la plus L Un ne pourrait rien produire sil ne se communiquait
haute perfection des drivs. dabord intgralement. De faon paradoxale, il confre
Le sens commun admet difficilement qu unifier soit
1. Jemprunte ce terme Maurice Blondel (VAction,' Paris, 1893,
plus fondamental que crer. Il lui semble que le don le
p. 352) qui dans sa perspective propre fait valoir admirablement
plus parfait est celui de l tre, et que celui de l unit ce thme.
2. In Parm., I, 641, 10-15 ; V I, 1043, 9-12.
1. In Parm., V I, 1084, 10-1085, 12. 3. Time, 29 e ; Phdre, 247 a. In Tim., I, 362, 17-365, 3 ; 372, 31-
2. Dubit., I, 92, 1 6 ; 104, 16-18. 373, 5. El. Th., 27, 131.
98 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS TRE, UN, INEFFAELE 99

la perfection avant de faire surgir le sujet rcepteur. Car produit parce quelle exige. Ainsi la pense qui se d
cest cette perfection qui tirera delle-mme son sujet veloppe dans lhomme en dernier lieu rgle ds le dbut
et deviendra le fondement de son substrat1. Il diffuse le dveloppement vgtatif. Quel que soit le nombre
lunit et tout le reste sensuit. Tout ce qui est ou nest des mdiations que lunit projette pour sexprimer,
pas, en effet, est expression ou projection de lunit. rien nagit que par lunit. La ralisation est donc le
L Un est la cause des hnades et de lunit pour tous fruit inadquat de lunit, qui est lexigence imprescrip
les tres, et tout procde de l ( ) 2. tible. Celle-ci est thogonique, puisque c est par elle que
De cette unit, qui est pour ainsi dire le centre de les dieux sont dieux1, que les esprits et les mes reoivent
chaque driv autarcique, procdent en premier lieu cohsion 2.
lautoconstitution du sujet (en quoi consiste ltre), en La philosophie de l tre est, en effet, ambige. L tre
second lieu son effusion interne (qui est la vie), en troi est la fois idal et fait, valeur et ralit, acte et struc
sime lieu son recueillement en lui-mme (qui est la ture. Pour reprendre une formule du P. Breton3, la mise
pense), en quatrime lieu la division de cet indivis et en un de ces deux aspects risque de tourner la cons
la connexion des opposs quelle distingue dans la spon cration de la puissance plutt que du jugement quon
tanit de l me. Celle-ci enveloppe tous les caractres porte sur elle. Or ce quil y a de plus profond dans lesprit,
qui la prcdent et elle les projette dans les corps. ce nest pas laffirmation, mais sa mise distance. L ant
En somme, lunit nest pas seulement la communi riorit de lun vis--vis de l tre est justement le primat
cation primordiale. Elle contient en quelque faon toutes de la norme sur la plnitude, celui de lexigence sur la
les autres. Celles-ci se dcouperont en elle comme ses ralisation. L unit est comme un devoir-tre qui ne
dterminations. Elle est la procession toute entire et la sera jamais gal par son meilleur accomplissement. La
suite est son droulement. primaut de lun prolonge celle du nombre dans la ligne
b) L unit n est pas seulement la source de toute per pythagoricienne. De mme que le nombre est la vrit
fection, mais aussi sa loi de ralisation. des choses et les prcde sans sy puiser, la monade
L ordre de la procession selon Proclos est l ordre fonde les nombres et leur infinie croissance.
d explication . Chaque perfection dveloppe celle qui 3) La troisime raison de la prfrence accorde lun
la prcde en se fondant sur elle, et toutes ensemble ont est dordre la fois potique et mystique.
leur foyer dans lunit. L volution historique nous pr Si lun se justifie comme le meilleur symbole de la
sente cet ordre lenvers, puisquelle ne manifeste la divinit sur le plan spculatif, il est aussi le plus incan
fin quen dernier lieu, alors que celle-ci est la vritable tatoire. Car la thologie noplatonicienne nest pas
origine. C est elle qui suscite selon une succession rgle simple thorie, mais galement conversion. Elle ne peut
l apparition des degrs infrieurs comme les conditions tre entirement dtache de la thurgie et du mythe
ncessaires de son panouissement. Puisque la fin con initiatique dont elle sort et vers lesquels elle nous
cide avec le principe, les consquences ou expressions
du principe deviennent les moyens de la fin. Celle-ci 1. Ibid., V I, 1066, 2 2 -2 4 ; 1096, 3 6 -3 8 ; 1109, 1 5 -1 7 ; V II, 1212,
28-32. Damascios emploie le terme pour caractriser le
jeu du Parmnide = Dubit., II, p. 118, 3.
1. El. Th., 64.
2. In Parm., V I, 1044, 22-24.
2. In Parm., V II, 1219, 30-32.
100 LA M YSTAG OG IE DE PROCLOS TRE, UN, INEFFABLE 101

tourne. Son efficacit dborde le langage rationnel pour ration dun point de dpart cach. De mme que chez
employer celui de la posie inspire1. Spinoza la vertu nobtient la batitude que dans la
Nous savons que selon Damascios lUn est le symbole mesure o la batitude a dj secrtement suscit la
de rinefable. (Le zro tait encore inconnu en Occident.) vertu, lunit nest jamais vise que par elle-mme. Elle
Cette vocation ne lui semble pas gratuite, puisquil y a ne sajoute jamais l tre, mais elle se donne ltrer la
en nous et en tout esprit une part dinexprimable qui vie et la pense pour spanouir travers ce circuit.
peut tre considre comme une trace et une sorte de 4) Enfin la quatrime raison du primat de l Un serait
participation2. Le terme Un n voque ni une hypostase celle-ci. L Un de la premire hypothse du Parmnide,
transcendante qui serait inaffirmable, ni un simple tat cest--dire la ngation de ltre, exprime le vritable
immanent qui inviterait un narcissisme peu platoni point de dpart de toute autoconstitution. Si lesprit
cien, mais une prsence qui, ne pouvant ni se thmatiser et lme ne reoivent passivement aucune dtermination,
ni se rflchir adquatement, appelle toutes les ressources mais sont les auteurs, sous la motion de leurs prin
de lexpression. Ce qui ne peut tre conu peut tre suggr, cipes, de tout ce quils portent en eux-mmes, il faut
jou et chant. bien quils parviennent leur complexit en partant de
Damascios se rfre ce que Proclos, dans un opuscule labsolue simplicit. Seule celle-ci octroie le pouvoir
() perdu, appelait laxiome de lineffable dune autoralisation intgrale partir de zro.
( )3. Cest bien dans cette ligne quil ... Peut-tre est-il nomm Un, crit Plotin, pour
faut entendre les formules par lesquelles le Lycien dsigne que la recherche, partant de ce qui signifie la suprme
les que le Principe a sems en nous4 = l un simplicit, sachve par la ngation de ce nom m m e... 1.
de l me , la cime de l me , a le centre de l me ,
la fleur de notre substance , lineffable qui est en
2. Le et
nous , la semence de ce non-tre qui est en nous , etc...
Ces figures veulent clbrer notre enracinement dans le Quand il parle des principes suprieurs l essence et
centre universel, en ramenant lesprit la source noc la pense, Proclos prfre parfois les composs forms
turne de sa clart. avec ceux qui emploient . Par exemple
Il nest point surprenant que les thologiens et auteurs 2, 3, 4, 5, .
spirituels, chrtiens et musulmans, aient repris ces L ternit tant identique la vie qui est au niveau de
symboles pour voquer limmanence divine dans le ltre ou de lintelligible, l Un devient pr-ternel .
sanctuaire de l me. Le langage noplatonicien demeure Sil est dit pr-cause , ce n est pas pour affirmer sa
un modle pour quiconque met au service de lunion productivit titre de cause premire , mais pour
mystique un processus dintriorisation et de rflexion carter de lui toute efficacit qui le rendrait corrlatif
critique. Car, nous le savons, chez les noplatoniciens,
cette union nest jamais une conqute, mais la rcup 1. Enn., V, 5, 6, 30-33.
2. In Remp., I, 266, 28.
1. In Remp., I, 177, 16-23 ; 178, 10-179, 3. 3. El. Th., 122. In Parm., V II, 1212, 30.
2. Dubit., I, 17, 23-30. 4. El. Th., 120.
3. Ibid., 57, 11-25. 5. In Parm., V I I, 1210, 11. In Pl. Th., V , 1, p. 248.
6. El. Th., 107.
102 LA. M Y S T A G O G IE DE PRO CLO S TRE, UN, INEFFABLE 103

de ses effets. Il est ce par quoi les causes sont causes, ne Il existait enfin dans les fragments dun commentaire
recevant delles quune dnomination fonctionnelle. du Parmnide, attribu Porphyre par Pierre Hadot.
On sait que est gnreusement accord aux Or, non seulement Dieu nest rien de qualifi, mais
hnades ou aux puissances qui jaillissent de lUn et se encore le fait quil soit antrieur lessence ( )
forment elles-mmes partir de lui en droulant les le rend tranger tout tre et tout il est s 1.
sries. Et puisque les trois sries de lindivisible sont Il semble dabord que ne dit rien de plus
celles de l tre, de la vie et de la pense (l me tant la que . On ne peut sen tenir ltre pour le
srie de lindivisible et du divis), est suivi justifier. Pourtant le renversement de mtaphore que
de et de 1. produit le passage de au apporte une leon qui
intervient plus rarement. Nous voyons ce nest pas ngligeable. Elle exprime lantriorit plus
terme se dessiner, mais encore en deux mots, dans un que la supriorit ou bien elle appuie celle-ci sur celle-l.
texte dj cit2 o il est dit que la bont du Pre (terme Le schma quelle voque nest plus la progression vers
qui nest jamais appliqu l Un) est pour ainsi dire une un au-del inaccessible, mais la rgression vers un en-
substance antrieure aux substances ( de dj donn. Le premier mouvement tait la vise
). dune transcendance, le second est la reconnaissance
Il apparat galement au pluriel dans la Thologie dune prsence trop immanente pour tre immdiatement
platonicienne pour qualifier les biens quengendre le consciente. On ne se tend plus vers ce qui nous dpasse,
Bien au-del de ltre = 3. on se retourne vers ce qui nous prvient et nous investit
Plus loin, dans le mme ouvrage, caractrise de telle sorte que, quoi quon fasse, lorigine est toujours
la forme la plus fondamentale de la puissance ou de dj l et cest par elle qu on la recherche. La fin nest
linfinit, qui, travers linfinit substantielle, s tend autre que le principe, selon le processus cyclique cher aux
jusqu la matire ultim e4. Mme doctrine dans le com noplatoniciens, qui garantit l autonomie de lesprit.
mentaire de la Rpublique. Le terme , trs frquent chez Proclos, contient
Il y a trois ordres de puissance, la prsubstantielle lide de providence et il suffit parfois de le traduire
(), la substantielle () et linfrasubstan- par ce mot. Mais il a souvent un sens original qui dis
tielle () 5. tingue cette fonction chez Proclos de la providence
Notons que appartenait dj au vocabulaire stocienne et de la providence chrtienne. Car si on entend
du De Mysteriis de Jamblique et la dernire partie par providence un acte de la pense divine, on se
de ce trait (V III-X ), qui est vigoureusement hnolo- heurte cette difficult que la divinit selon Proclos
gique. Il tait appliqu au second dieu, la monade nest pas dfinie par la pense.
issue de l un et principe de l essence .
Le caractre propre de lesprit est de contempler, de
1. Ibid.., 115. penser et de discerner les tres, tandis que celui du dieu
2. In Tim., I, 412, 4-10. est dunifier, dengendrer et dexercer lactivit prno
3. In Pl. Th., II, 7, p. 47, 17. L dition Saffrey-Westerink fusionne
les deux mots que Portus sparait. tique ( )... Cest donc par ce qui n est pas
4. Ibid., III, 12, p. 45, 5.
5. In JRemp., I, 266, 27-28. 1. Porphyre et Victorinus, II, Paris, 1968, p. 96, 25. Traduction
6. De Mysteriis Egyptiorurn, V III , 2, et X , 5, des Places, p. 196 Hadot.
et 213
104 L A M YS TA G O G IE D E PROCLOS TRE, UN, IN E F F A B L E 105

esprit ( ) en lui que lesprit est dieu. Et cest par ce son nombre homogne. Et parce quil ne sidentifie pas
qui nest pas dieu ( ) en lui que le dieu qui est dans la pense, il peut produire et envelopper du mme coup
lesprit est esprit x. tout ce qui dborde lintelligible et la raison. L activit
Lactivit prnotique nest pas la pense qui prvient prnotique est parfaitement comprhensive parce quelle
et rgle les tres, mais dabord l'opration de la bont qui prcontient toutes choses sous la norme la plus fonda
prcde et engendre la pense. La dfinition quen donne mentale et la plus simple, celle de lun ou du bien.
Proclos se rattache sa thologie. Puisque lactivit prnotique, comme on la dit, est
Cest chez les dieux que rside lactivit prnotique dfinie par lun et le bien et puisque le bien est antrieur
titre primordial. Car o serait lactivit antrieure lesprit (car lesprit aspire au bien, comme tous les
lesprit ( ) si elle ntait chez les sures tres, tandis que le bien naspire pas lesprit), il est
sentiels? Or l activit prnotique, comme le nom lin ncessaire que la connaissance prnotique soit au-dessus
dique, est une activit antrieure lesprit. Par cons de la notique (). Et cest ainsi que lactivit pr
quent, c est parce quils sont dieux et parce quils sont notique connat tous les tres par son propre un, en tant
bonts que les dieux exercent leur activit prnotique quelle les rend tous bons, les pensants et les non pensants,
sur tous les tres, en les emplissant tous de la bont les vivants et les non vivants, les tres et les non tres,
antrieure lesprit 2. en leur infusant tous lun qui exprime son propre un 1.
Pour bien situer cette dfinition, il faut revenir la Si lun sidentifiait avec ltre et la pense, il ne se
triade divine (bont, vouloir, activit prnotique) manifesterait que par ce que ses drivs contiennent de
immdiatement drive de lUn et gnratrice de la triade positif, tandis que, sil est antrieur ltre et au non
ontologique (substance, vie, pense). Le prnotique est tre, la clart et la nuit, il s'panche dans Vincoordonn
la bont prsubstantielle ce que la pense est la subs comme dans l'ordre, sans tre atteint par de telles divi
tance. La bont engendre le prnotique comme la sions. Ainsi la divinit porte lunivers et dans ce quil a
substance la pense. La est donc antrieure la daffirmatif et dans ce quil recle de ngation. Car lun
pense et non la pense mme. Elle est lillumination de des dieux sexprime par lune ou lautre de ces fonctions
la gnrosit. Elle se place au point o la ngation de la qui sexigent mutuellement dans leur opposition mme.
pense dans la bont engendre lordre dans ses drivs Proclos use ici de lanalogie qui lui est chre du centre
en mme temps que lindtermination et la puissance et de la monade.
que cet ordre suppose. C est ce qui fait l ambivalence Rien nchappe cet un, soit du point de vue de l tre,
du prnotique, semblable celle du nombre unitaire soit de celui du connatre. On dit, et bon droit, que le
( )3, qui est la fois monade et puissance cercle est tout entier dans le centre sous le mode central
de multiplication. Il est antrieur la pense et simple (), puisque le centre est la cause dont le cercle
en tant que tel. Mais il engendre la pense et de ce fait est leffet. On dit pour la mme raison que tout nombre
en contient la loi srielle, comme toute hnade enveloppe est dans la monade sous le mode monadique ().
Tous les tres sont bien meilleur titre dans lun de lacti
1. In Parm., V I, 1047, 14-18. Cf. In Tim., I, 258, 7-8. vit prnotique, puisque celui-ci est unit meilleur
2. El. Th., 120. Cf. In Tim., I, 415, 8-24. De providentia, 7, 10-14,
p. 113.
1. D e decem, I, 5.
3. El. Th., 113.
106 LA. M Y S T A G O G IE DE PROCLOS TRE, UN, IN E F F A B L E 107

titre que le centre et la monade. De mme donc que, si auxquels il se communique, en tant quil est de tous le
le centre avait la connaissance du cercle, il en aurait une principe et la fin1.
connaissance centrale () identique sa subsis- Cette notion et ce terme de prnotique avaient
tence et quelle ne se diviserait pas selon les divisions t employs par Plotin dans un sens qui a sans doute
du cercle, ainsi la connaissance unitaire de lactivit inspir Proclos. L auteur des Ennades oppose la com
prnotique est connaissance dans une seule et mme plexit ncessaire de la pense une sorte de simplicit
indivision de tous les diviss et de chacun des plus indi- originelle et heureuse. Ce nest pas une pense, crit-il.
vidus et des plus universels. De mme quelle fait sub ... mais un toucher et pour ainsi dire un contact
sister chacun dans lunit, ainsi elle connat chacun dans ineffable et inintelligible, antrieur la pense (-
lunit, et ni cette connaissance nest divise par les ), quand la pense nest pas encore ne et quil y a
objets connus, ni ceux-ci ne se confondent dans lunicit toucher sans pense 2.
et lunit de cette connaissance. Parce quelle est une, Ce prnotique nest pas un principe purement trans
elle enveloppe toute Vinfinit () des connaissables, cendant, mais lun en nous, origine immanente et per
tandis quelle est plus une que toute lunit qui est manente du notique. Plotin dcrit ailleurs3 ce dploie
en eux x. ment gnrateur de lintelligible et de lintelligence et il
L activit prnotique est un caractre divin, mais le compare un cercle qui sextrapose partir de son
elle se communique aux esprits et aux mes dans la centre idal. Il y voit mme une certaine dchance,
mesure o ils font fructifier en eux-mmes le principe provoque par cette tmrit () qui cause la
de la divinisation, cest--dire cette trace cache de chute de l me4. Voulant tout possder, lesprit s carte
l Un ( ) qui est plus divine que de sa simplicit fondamentale, devient une totalit et
lesprit qui est en nous 2. Les anges, les dmons et les change la concidence contre la clart5.
hros, en tant quils possdent quelque semence de l Un La pense pure nest pas le paradis, mais seulement
( )... et non la vie ni la pense 3, les sa rminiscence. Dans son effort pour remonter le cours
mes divines4 et mme toutes les mes, quand elles sont de sa propre gense, lesprit se voit prvenu par une
sous linspiration divine, exercent lactivit prnotique communication dont la possession mystique et lincan
en synergie avec les dieux ( )5. tation esthtique lui rendent par instants la jouissance.
Proclos ne manque pas de prciser que lactivit pr Il redevient ce quil tait ou plutt il devient ce quil est.
notique tant un passage de lun au multiple appartient La connaissance n est ni le point final ni le point de
primordialement aux hnades et ne peut tre attribue dpart, mais un entre-deux ncessaire.
proprement l Un pur, qui est suprieur cette fonction Au-del de la haute valeur de lesprit, crit Proclos,
comme toute puissance. Il lexerce travers les drivs il faut veiller la subsistence qui est la cime (
) de l me, par laquelle nous sommes un et sunifie

1. Ibid.
1. Ibid., X , 66.
2. Ibid., X , 64.
2. Enn., V, 3, 10, 41-44.
3. Ibid., X , 65.
3. Ibid., III, 8, 8, 31-40.
4. El. Th., 201.
4. Comparer V I, 9, 5, 29, et V, 1, 1, 4.
5. De decem, X , 65.
5. Ibid., V, 8, 11.
108 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS

la pluralit qui est en nous. De mme que nous parti


cipons lesprit par cet esprit dont nous parlons, ainsi
nous avons part au Premier de qui vient tous lunit,
par lun et pour ainsi dire la fleur de notre substance, CHAPITRE VI
qui est notre suprme jonction au divin x.
P r o c e s s io n p o l y c e n t r iq u e
Prsubstantiel et prnotique dsignent donc
indivisiblement les oprations constituantes de lme
et les activits unifiantes des principes suprieurs. La 1. La multiplication des monades
dmarche rgressive tant coteuse et son terme impen
La procession manifeste sous forme de structures la
sable, le est parfois figur par 1 , le fondamental
puissance unitive du Principe. Le modle en est la struc
par le transcendant, len-de par l au-del. On re
ture pentadique que construit le jeu architectonique du
trouve la dans la vise de 1 . Ainsi saffirme
Parmnide. On y voit se dployer, troitement lie par
chez Proclos le paradoxe plotinien du salut donn
ses oppositions, l ordonnance que tracent les cinq pre
avant l tre et ralisateur de l tre. L union divine est
mires hypothses. L antithse fondamentale est celle
hyperontologique parce quelle est prontologique et
des deux conclusions intgralement ngatives (la premire
ontognique.
et la cinquime), projetant chacune un extrme dont le
1. In Alcib., 247, 7-11. Voir In Parm., V I, 1081, 4-13. In Pl. Th., premier est irralisable par excs et le dernier par dfaut.
I, 3, p. 15, 17-21. De providentia, 31-32. Mais leurs fonctions (un pur, divers pur) soutiendront,
en se combinant selon diffrentes proportions, les degrs
dunit multiple, cest--dire de ralit. Entre ces ex
trmes, insaisissables et ncessaires, se rangeront donc
les ordres de lindivisible (la triade tre-vie-pense) et
ceux du divis (sensation-vgtation-corporit). Et en
leur centre, rcapitulant affirmations et ngations et leur
servant de mdiation, surgira la spontanit psychique1.
Un
tre
indivisible ] vie
( pense
mdiation me (substance, puissance, activit)
et connexion
[ sensation
divis vgtation
( formes corporelles
matire

1. In Tim., II, 139, 25-140, 10 ; 208, 20-29.


110 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS P R O C E S S IO N P O L Y C E N T R IQ U E 111

Cest dans lme que sexprime de la faon la plus termes, mme les noms de lAbsolu, sont corrlatifs. Le
complte la puissance de l Un. La procession est essen seul moyen pour lui de passer de la ngation excessive
tiellement connexion, puisquelle est structurante. Et la divinit, cest de se donner travers une expression
du moment que l me nous en livre la loi, nous devons laffirmation et la connaissance de soi. Ce qui dailleurs
reconnatre que la procession ne se borne pas descendre ne lui ajoute rien, mais infuse aux drivs tout ce quils
de lextrme suprieur vers les autres ordres, mais quelle sont. Ainsi lefficacit remonte en chaque tre vers son
jaillit au centre de chacun des autoconstituants. origine. Et cest ce que signifie la conversion qui achve
Il faut donc corriger le schma de la procession s cou la procession par la reconnaissance et la qualification
lant en ligne droite de lUn la matire et dposant au de son point de dpart.
passage des tres tout partiels, sans initiative, extrieurs A lintrieur de chaque structure, comme dans tout
les uns aux autres. Tout tre vritable procde de lui- systme et dans tout organisme, tout tient tout et agit
mme et du mme coup directement de l Un, non seule sur tout. Chaque point est dtermin par lensemble et
ment parce quil est un mode dunit (quelle que soit sa contribue le former. Et cet ensemble lui-mme se d
place dans la hirarchie), mais aussi parce quil pose veloppe sous une motion qui joue le rle de principe,
lui-mme en quelque faon les principes et les lments de fin et surtout de moyen. Elle suscite en mme temps
qui le posent. Dans toute procession intriorise la causalit tous les points dans leur interaction mutuelle. La for
forme un cercle. Ce que donnent les principes suprieurs, mule chre Proclos Tout est dans tout, mais en chacun
cest le pouvoir dtre causa sui. Car pour se faire me, selon son mode propre * pourrait tre complte par
nous le savons, il faut que l me se ralise dans l tre, celle-ci : Tout est cause de tout, mais chacun selon son
spanche selon la vie, et se recueille dans la pense. Et mode propre . Car lintriorit ne se conoit pas sans la
puisquelle tient delle-mme tout ce quelle est, l Un causalit, et celle-ci porte au total sur soi-mme.
lui-mme en tant que Principe entre dans le cycle de Il en rsulte que la procession a autant de centres que
son driv. Il nest un que contre et par le multiple quil de foyers spirituels. Le centre est partout, car lunivers
unifie. L Un est dj une manifestation, mais il ne peut est intrieur chacun de ses points. Toujours total, il
se manifester sans tre cause ni tre cause sans avoir est partout identique et partout diffrent. Car il y a
deffet. Au-del de toute manifestation il ny a plus que chez les esprits des processions moins dployes selon
l ineffable et cest encore trop dire. le nombre, mais plus puissantes et plus rayonnantes2.
Cest ainsi quil faut comprendre cette affirmation En revanche chez les mes, elles sont plus droules et
drigne que Dieu se cre lui-mme (comme Dieu) en moins puissantes, mais plus distinctes et plus manifestes.
crant le monde intelligible. Tous les degrs y sont en acte, de lun pur au divers
Creatur enim a seipsa (divina natura) in primordia- pur, et pas seulement envelopps dans leur cause. Puisque
libus causis, ac per hoc seipsam crt, hoc est in suis la procession est assimile une expression, il faut que
theophaniis incipit apparere x. toutes les formes possibles de drivation se ralisent,
Dieu nexiste pas comme Dieu sans thophanie. Il afin que toute fonction divine et tout caractre intelli
n est tel que dans un univers de significations o tous les gible aient leur espace de manifestation.

1. El. Th., 103. In Tim., II, 44, 17-18. In Parm., IV, 929, 6-7.
1. De divisione naturae, III, 689 a b , P. L., 122. Cf. Ibid., 683. 2. In Tim., I, 432, 23. El. Th., 204.
112 L A M Y S T A G O G IE D E PRO CLO S PRO CE SS IO N P O L Y C E N T R IQ U E 113

Chaque tre vritable est son propre dmiurge, mais (par marche dgressive)1, qui est la gnration
sous lillumination des dmiurgies plus concentres et des parties par le tout, en prcisant quil sagit de parties
plus puissantes. Ainsi les diffrences entre les tres se totales que le tout contenait de faon indistincte. Dans
ramnent des proportions varies de manence et de ce cas la cause produit ses effets en donnant chacun
procession. La procession se diversifie en modifiant son tout ce quelle est, mais en accentuant en chacun un
cart et sa rintgration, cest--dire le circuit qui cons caractre diffrent. L effet est sous un mode partiel
titue chacun. Elle ne s avance ni par bonds discontinus () ce que la cause est de faon totale (). Ce
ni en ligne droite. Mais par une reprise incessante de son que dit Proclos des intelligibles vaut pour l me en tant
point de dpart elle glisse de totalit en totalit selon un quelle appartient au monde des indivisibles2.
schma hlicodal fait de progression et de rgression. On objectera peut-tre que ce schma ne vaut qu
Ds lors la formation de lunivers saccomplit en chacun lintrieur dune srie, comme celle de lintelligible et
de ses points selon des perspectives indfiniment varies. de l me. Quand on passe dune srie une autre, inter
Cest la loi monadologique qui inspirera un jour Leibniz. vient une discontinuit. Proclos le sait. Mais il admet
Mais nul tre vritable ne se borne rflchir lordonnance que toutes les sries sont contenues dans une seule,
totale. Chacun lengendre toute entire et ainsi sen- comme les nombres dans lunit3. Il soutient galement
gendre soi-mme, comme dans la dialectique du Parm- que les premiers membres dun ordre infrieur gardent
nide chaque hypothse revient lun pour en tirer dun une relle affinit avec les derniers de lordre imm
nouveau point de vue de nouvelles consquences1. La diatement suprieur.
procession est donc intgrale et spontane et chaque Partout les premiers dtiennent le caractre ()
foyer de lunivers. Elle peut tre continue (), de leur cause. Car parmi les corps le tout premier qui est
il ny a pas de vide entre les tres, parce que chacun deux proche de l me est tout fait vivant () ;
tant total, la diffrence entre eux nest pas de contenu, chez les mes la premire est semblable lesprit (),
mais de dploiement et d accent2. et lesprit tout premier est dieu. A ce point que parmi les
Le seul cart qui introduise une discontinuit (qui est nombres le tout premier est assimil lun (),
ici un abme) est le passage de l ineffable la totalit unitaire et suressentiel comme l Un 4.
ou de la ngation par excs laffirmation, car l Un pur Les ordres infrieurs expliquent leur manire ce qui
nest pas un et lun-tre est le tout. Cette distance nim demeurait implicite dans les suprieurs. Les notions et
plique pas cependant une transcendance sans immanence. les raisons psychiques dploient les intuitions, comme
Elle nous habite comme la nuit qui est notre illumination. celles-ci rvlent les intelligibles. Si les raisons se dta
Et une fois la totalit pose, mme encore germinale chaient de ces intuitions et sisolaient les unes des autres,
et indistincte, la procession est en un sens accomplie. elles nauraient plus de sens. Dans la mesure o elles
Les innovations se tiendront dans les modes dexpression. sont des penses, elles sont en quelque faon totales,
Son modle est la drivation que Proclos appelle - tout comme les mes particulires sont intgralement

1. In Parm., II, 746, 11. El. Th., 67.


1. In Parm., V I, 1049, 30-1051, 33.
2. In Tim., I, 247, 29-248, 1.
2. Sur la continuit de la procession, voir Ibid., V II, 1174, 35-
3. El. Th., 100. In Pl. Th., V, 28, p. 307.
1175, 29. In Tim., I, 179, 3-7 ; 373, 5-7 ; 444, 30-445, 3 ; II, 45, 14-22.
4. In Parm., V I, 1051, 25-31.
114 LA M YSTAG OG IE DE PROCLOS P R O C E S S IO N PO LYC E N TR IQ U E 115

mes et comme chacune des puissances psychiques con Le Lycien approuve Pythagore, davoir proclam que
tient lme tout entire. le nombre est ce quil y a de plus sage.
Il y a donc chez Proclos trois tats du tout. Ou bien Il signifiait par lnigme du nombre lordre intelli
il est antrieur ses parties ou tout causal ( ), gible qui enveloppe la multiplicit des ides notiques
ou bien il est le systme dploy de ses parties ou tout ( ). Cest l en effet que se tient le nombre
subsistant ( ), ou bien il est immanent cha au sens principal et primordial qui suit lun suressentiel ;
cune de ses parties ou tout par participation ( - c est ce nombre qui fournit tous les tres les mesures
)1. de leur tre ; c est en lui quest la vritable sagesse et la
vritable connaissance, parce quelle relve delle-mme,
se convertit vers elle-mme et se donne elle-mme la
2. Les nombres idaux
perfection a1.
Il semble que Proclos ait voulu fonder sur les nombres Puisque le nombre rgit le droulement de la proces
idaux cette multiplication des centres processifs. Car sion et se dploie avec elle, il se distribue en plusieurs
le nombre idal, ou mieux le nombre suprieur aux ides, ordres.
suressentiel et distinct du nombre mathmatique, rgle Si on songe au nombre totalement dvelopp, celui-ci
tout multiplicit notique, psychique ou empirique, se place au troisime rang des indivisibles, c est--dire
comme une loi indivise de division. Ce nombre, cest dans lordre des notiques (), la suite des intelli
donc lunit en tant quelle est grosse dun certain ordre gibles () et des intelligibles notiques. Mais si
et quelle demeure inaltre par sa procession on surprend le nombre en acte de passage du simple au
2 ou 3. La figure que propose Damascios complexe, en train de se dployer, il se situe au second
lui convient juste titre, celle du cne, parce quil a rang des indivisibles, c est--dire la jonction des intelli
pour sommet lun indivisible et pour base sa propre gibles et des notiques, parce quil est plus unitif que les
forme divise4. notiques, mais plus divis que les intelligibles2.
Chez Proclos, le nombre sminal correspond lhnade 5. Cest donc au niveau des essences notiques que le
Cest le point o lunit devient fulguration la fois nombre ralise pleinement sa dfinition de multiplicit
dinfinit et de dterminant, o lun et le multiple discrte ( )3. Ici seulement la puis
changent leurs caractres. Le nombre hnadique est sance de laltrit, cartant les ides les unes des autres
la multiplication originelle de lunit en mme temps que tout en incluant leurs exclusions, en fait de vritables
la racine unitaire du multiple. Ainsi lunit est partout, relations. Elles forment un rseau semblable celui des
et puisquelle est symbolise par le centre comme le modes finis chez Spinoza.
nombre par la circonfrence, on peut dire avec autant Le caractre propre de lesprit est dintroduire
de raison que le centre est partout. partout la division et de manifester les multiples en
sembles... 4.
1. El. Th., 67. In Parm., IV, 929, 6-16.
2. El. Th., 113. 1. In Crat., 6, 3-8.
3. In Parm., V I, 1051,30. 2. In Pl. Th., IV, 29 , p. 225.
4. Dubit., II, p. 95, 9-11. 3. Ibid., IV, 28, p. 222.
5. In Parm., V I, 1051,29-33. 4. Ibid., V, 12, p. 268. Cf. In Parm., IV, 973, 15-21.
116 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS PR O C E SS IO N P O L Y C E N T R IQ U E 117

Dans lhorizon de la Thologie platonicienne, les pre nant ordre et cohsion toutes par les formes appro
miers nombres sont les notiques qui prsident toute pries 1.
gnration, les seconds sont les hypercosmiques qui Cest dans ce sens de puissance ralisatrice et non de
sont les sources de la vie et les rgles des dieux cosmiques, quantit ralise que le nombre sera dit 2. Sil y
les troisimes sont les clestes qui sont les normes des a dans la suite illimite des nombres mathmatiques
rvolutions astrales, les derniers sont les sublunaires qui quelque chose dinpuisable et dinexprimable, il faut,
dterminent les natures mortelles dans leurs totalits pour en trouver la raison, remonter jusquau mystrieux
et leurs parties1. pouvoir du nombre unitaire, dont le thurge reoit
Dans le commentaire sur le Tinte, Proclos mettait au quelque communication. Limpossibilit de fixer un
deuxime rang le nombre substantiel () et immo terme la srie des nombres figure Pineffabilit de son
bile, qui semble correspondre au notique. Au troisime principe et elle en dcoule.
rang il plaait le nombre psychique et automoteur. . . . Les nombres unitaires () sont inconnaissables
Enfin la dernire place le nombre de la nature qui est en eux-mmes. Cest quils sont plus anciens que les tres,
htromobile . Il rservait ainsi la premire place au plus unitifs que les ides et quils prexistent comme
nombre divin et assimil lu n 2. gnrateurs des ides que nous appelons intelligibles.
Mais le dernier crit de Proclos s carte peu de son Et cest ce que montrent les plus vnrables des thurgies,
premier, puisque la Thologie platonicienne admet, au- qui usent des nombres en tant quils ont un pouvoir
del des nombres primordiaux, une pluralit () dagir ineffable et qui accomplissent grce eux les plus
contenue dans les principes du nombre. La monade, grandes et les plus secrtes de leurs uvres 3.
en effet, recle sous le mode paternel, et la dyade sous Ces diffrents niveaux du nombre sont mis en vidence
le mode maternel ou gnrateur, une pluralit intelli par la rserve que formule Proclos au sujet de la thorie
gible qui nest pas encore le nombre parce quelle nest plotinienne du nombre fondement et lieu des tres4.
pas divise par l altrit, mais qui est puissance active Celui qui remplit cette fonction ne mrite ce nom quau
de tous les nombres3. sens o la monade gnratrice est elle-mme nombre.
Ainsi le nombre se prcde en quelque sorte lui-mme Puisque Plotin admet que le nombre est antrieur
et dans le langage de Proclos, on parlerait de . au Vivant en soi, affirme que ltre primordial tire de
Ce prnombre serait nombre sous le mode causal lui-mme le nombre et que ce nombre est tabli comme
( )4. Il serait la loi qui droule les nombres, ca un milieu entre Pun-tre et le Vivant en soi, parce quil
che dans la simplicit de lintelligible et aussi indivise est le fondement () et le lieu () des tres, il
que peut tre un acte de division. convient den parler brivement.
Partant den haut et stendant jusqu aux derniers Si Plotin dsigne le nombre intelligible et cach
tres, la nature du nombre traverse toutes choses, don- quand il dit que le Vivant en soi contient le nombre, il
a raison et il est daccord avec Platon. Mais sil dsigne
1. In Pl. Th., IV, 29, p. 225.
1. Ibid., IV, 29, p. 225.
2. In Tim., II, 161, 26-29.
2. Ibid., IV, 31, p. 230.
3. In Pl. Th., IV, 28, p. 222.
3. Ibid., IV, 34, p. 233. Cf. In Remp., I, 83, 7-85, 1.
4. Ibid., p. 223.
4. Enn., V I, 6, 9.
118 LA M Y S T A G O G I E DE PRO CLO S

le nombre dj discret, multiforme et issu de l altrit,


telle nest pas la pluralit intelligible. L, en effet, lun
est tre et l tre est un. Cest pourquoi le Vivant en soi
est parfait sous tous points de vue, tandis que dans le CHAPITRE VII
nombre, lun est part de l tre et ltre de lun, et aucune
des parties nest plus un tout intelligible, comme dans le S a n c t u a ir e et a b m e

Vivant en soi a1.


Il apparat donc que chez Proclos chaque srie est le Sanctuaire () 1 et abme () 2 = deux
droulement dun nombre, qui lui-mme est envelopp symboles quemploie souvent Proclos pour dsigner les
dans son hnade rgulatrice. Et puisque chaque auto mystrieux extrmes qui, des titres opposs, enveloppent
constituant accomplit en lui-mme la gense universelle son univers. Entre ces deux nuits et lintrieur delles-
partir de lorigine, il senracine directement en celle-ci. mmes stend lespace psychique et joue le mouvement
Ainsi la procession est la fois une et multiple, elle a processif qui se nourrit de leur contraste et de leur
un seul centre et elle en a autant que de foyers o sef correspondance.
fectue la gnration du nombre. Le nombre joint les
extrmes de la mme faon quil rassemble et 1. L'espace psychique
.
Grce lhnade et la dyade, le nombre rassemble L univers de Proclos, on le sait, est organis en chanes
tout et relie tout lintelligible sous un mode intelligible, ou sries. Entre lun pur et le divers pur, qui sont la
cach et inconnu, mme la matire ultime et les traces fois ncessaires et impensables, se dploient des hirar
des ides qui rsident en elle 2. chies dont chacune exprime selon tous les modes possibles
une dtermination de lunit et renvoie une puissance
1. In Pl. Th., IV, 32, p. 231. divine ainsi caractrise.
2. Ibid., IV, 29, p. 224.
Toute srie est construite de faon antithtique. Elle
exige une transcendance () oppose une commu
naut ou communication (), grce une dri
vation ou dmarche dgressive ()3. Aux deux fonc
tions opposes Proclos donne des noms divers, soit
systmatiques et variant selon les niveaux ( et
, repos et mouvement, mme et autre, semblable
et dissemblable, forme et matire...), soit mythiques
(ther et Chaos, Phans et N uit...), et il les ramne
finalement lantithse manence-procession.

1. In Tim., III, 169, 19 et 21.


2. Ibid., I, 175, 19.
3. In Parm., IV, 869, 21-22.
120 LA M YS TA G O G IE D E PROCLOS SA N C T U A IR E ET ABM E 121

Cette tension omniprsente et polyvalente pourrait stendre conjointement aux mesures du dterminant
nous entraner vers un dualisme mtaphysique radical sur tout le champ des tres cosmiques et produire ainsi
si Proclos nenseignait que ces extrmes en conflit sont le devenir, de tout cela tu retiendras une seule et mme
issus dune mme origine, que chacun exprime de faon leon, cest que le cosmos est tout entier constitu par
irrductible et complmentaire. De sorte que leur oppo lharmonisation de termes opposs. Et quand le valeureux
sition ne forme pas seulement les sries en se diversifiant, Hraclite, les yeux fixs sur cette opposition disait :
mais constitue la structure de chaque membre de chaque Le combat est le pre de toutes choses , il ne disait
srie. Puisquil faut de lun et du multiple pour cons lui non plus rien dabsurde 1.
truire une chane, nimporte lequel de ses membres On peut se demander si pour une telle organisation
contient ces lments, et toutes les varits de leurs il est un centre de perspective, et quel il est, sil existe.
proportions mutuelles doivent se manifester1. Puisquil Serait-ce le Principe suprme? un esprit universel?
y a ncessairement dans l activit dmiurgique un prin le savoir humain?
cipe dassimilation et un autre de dissimilitude 2, puisquil Le Principe suprme des noplatoniciens ne peut tre
est en tout driv un lment assimilateur vis--vis de ni lcart des fonctions opposes (ce qui introduirait en
ses causes en mme temps quun lment de dissem lui une altrit ou une relation) ni leur concidence (ce
blance, tous les degrs de ressemblance dissemblable qui en ferait une totalit) ni mme leur lien (au sens o il
et de dissemblance ressemblante doivent exister. Puisque spuiserait dans cette connexion)2. tant la puissance
chaque nombre est un certain quilibre entre la pro ralisatrice de toutes choses, il doit n tre rien pour les
gression infinisante et la rgression dterminante, la produire toutes ou plutt pour donner chaque tre
continuit inpuisable des nombres est implicitement vritable le pouvoir de se raliser totalement lui-mme.
pose en chacun. Du moment que la procession est une Les principes subordonns l Un, mais suprieurs
expression, il ne peut y avoir de possible non ralis. l me (tre, vie, esprit) ne portent pas en eux-mmes
Nous avons une chane cohrente et sans faille3. les dterminations de leurs drivs. L esprit, par exemple,
Soit donc que, la manire orphique, tu veuilles ne contient pas l me quil produit. Celle-ci n est consti
opposer les races des Olympiens et celles des Titans et tue que lorsque, dans sa totalit et ses parties totales,
clbrer le triomphe des unes sur les autres, soit que, elle sest pose comme me partir de ses principes
la manire pythagoricienne, tu veuilles voir les deux gnrateurs.
sries parallles stendre de haut en bas jusquaux der Au contraire, dans lme tout est dtermin et distinct,
niers tres et la srie la meilleure imposer de lordre puisquelle doit tre substance, puissance et activit
la moins bonne, soit que, la manire platonicienne, (cest--dire selon son mode tre, vie et esprit) pour s af
tu veuilles constater que grande est dans le tout la part firmer comme automotricit et relier en elle-mme lim
de linfini et grande aussi celle du dterminant, comme muable au devenir. Cest pourquoi dans lunivers psy
nous lavons appris du Philbe, et voir toute linfinit chique rien nest spar, comme cela se .voit chez les

1. In Pl. Th., IV, 29, p. 224. 1. In Tim., I, 174, 12-24.


2. In Parm., II, 733, 2-734, 33. 2. Ibid., II, 15, 12-17.
3. In Tim., I, 444, 30-31. El. Th., 103.
122 LA M Y S T A G O G IE DE PRO CLO S SA N C T U A IR E ET ABME 123

minraux qui nont pas la vie ou chez les vgtaux qui franchit l espace vers le haut ou vers le bas, elle devienne
ne sont pas dous de sensation1. toutes choses sous un mode de relation et se fonde avec
Commentant la formule du Time, 36 b, selon laquelle toutes choses. Car il ny a pas, dans les types dexis
le Dmiurge joint par le milieu et transforme en cercles tence, de rang fixe pour l me s 1. Elle est emporte de
les deux segments de droite quil a tirs de son mlange, l'un ou de Vautre ct, ou jusqu'au souverain Bien ou
Proclos crit : jusqu'au Tartare. Par lintellect et ce qui dpasse lin
Ces mots signifient sans doute que tellect elle devient dmonique et divine, par limpulsion
la division en mme temps que la jonction de termes qui et la connaissance non rationnelles elle devient tel ou
ne se touchent pas est devenue le caractre propre de la tel des animaux 2.
mdiation psychique. Car elles se sont faites sous un mode Si Proclos soutient que l me devient dieu, dmon
moyen ( ). Sil y a en effet division dans lesprit, ou animal par relation et non par essence, c est dabord
puisque sy trouve l altrit, cest sous un mode primor parce quil lui semble que la structure de l organisme
dial et pour ainsi dire cach et indivis. Sil y a division animal ne se prte point linformation par une me
dans le sensible, cest selon le dernier degr de fragmen humaine, et cest ensuite une rserve lgard de la
tation, et pour cette raison lunit sy trouve obscure et thorie plotinienne du moi. Cette affirmation que le moi
efface. Dans l me division et unit se joignent sous habite tous les niveaux lui parat menacer lunit psy
un mode moyen, ainsi que cela convient lessence chique. Pour le Lycien, l me est toutes choses, mais
psychique 2. selon son mode = 3. Et cest prcis
Proclos, nous le savons, voit dans cette thse le centre ment ce mode (de mdiation entre lindivisible et le
do rayonne en tous sens la mditation philosophique3. divis) qui fait delle le centre immanent. Car loin den
Ce nest donc pas dans une pense divine que se trouve fermer l me en elle-mme, ce mode lui procure toutes les
le centre organisateur du cosmos, mais dans l me. prsences en lui mnageant le recul et l autonomie indis
Celle-ci est le logos par excellence, parce quelle stend pensables sa lucidit. Transformant tous les principes
du sanctuaire labme et peut faire prdominer en elle en lments distincts et intrieurs les uns aux autres, il
lun ou l autre, grce sa diversit interne et sa m o permet l me d actualiser les composants et la struc
bilit. Cest ce qui apparat propos des choix de condi ture de lunivers dans la mesure o elle sapprofondit
tions terrestres qui sont proposes dans le mythe d Er elle-mme.
aux mes destines renatre. Car l me est un systme autoconstituant dans lequel
Car l me pntre aussi chez les dmons et les dieux, toutes les fonctions se dterminent mutuellement et
elle peut devenir non pas un dmon par essence ni un circulairement pour se donner une forme totale4. Son
dieu par essence, mais un dmon ou un dieu par relation caractre propre, cest de maintenir un certain quilibre,
( ), auquel n appartient pas l tre propre aux
dailleurs variable, entre lunit et la multiplicit, entre
la cohsion et la distinction. Ce qui fait delle la plus
dmons ou aux dieux. Il semble en effet que, selon quelle
1. Platon, Rpublique, X , 618 b.
1. El. Th., 197. 2. In Remp., II, 310, 18-28, traduction Festugire.
2. In Tim., II, 246, 30-247, 6. 3. In Euclid., 16, 14.
3. Ibid., 301, 14-17. In Aleib., 320, 19-21. 4. In Tim., II, 150, 5-11. In Pl. Th., V, 26, p. 304.
124 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS S A N C T U A IR E ET AB ME 125

claire et la mieux dploye des structures, celle dans principes, ou v comme l me, les animaux,
laquelle on peut lire le plus distinctement la loi struc vgtaux et minraux sont , la matire pure
turale du rel. tant seulement 1.
En procdant de son centre ineffable jusqu son entier Si cela est vrai, Vquation psychique est bien le milieu
droulement, la gense psychique passe ncessairement idal o se manifeste Videntit de la loi qui donne cohsion
par tous les intermdiaires qui trouvent place entre lun Vunivers et de celle qui constitue intrieurement chacun
et le nombre automoteur. Tels sont, dans lordre de de ses foyers. L me est la fois enveloppe et envelop
complexit progressive, l tre, la vie et lesprit, qui sont pante. Chaque me est une sorte de srie, puisquelle
les premires tapes de la multiplication de lun. En tra est organise selon le mme circuit progressif et rgressif,
versant ces degrs permanents de son autoconstitution, totalement dploy. Et toute srie est une sorte dme,
l me , s ouvre et se rfre aux sries suprieures la puisquelle se rcapitule dans sa mdiation, comme l me
sienne. Sa spontanit intgre dautres spontanits dans la connexion qui la dfinit.
moins divises, dont la procession plus concentre ne La mdiation, stendant dune extrmit lautre,
savance pas jusquaux dernires dterminations. Au enchane lordre entier lui-mme... 2.
lieu de se donner comme l me autant de multiplicit que L me semble dabord tre un ordre parmi dautres,
dunit, ces monades demeurent plus enveloppes en investi par lunivers. Mais cest encore une me qui re
elles-mmes. Cest pourquoi elles peuvent tre regardes connat lme une telle situation. Cest elle qui tend
comme des principes correspondant autant dlments partir delle-mme le cosmos qui la contient. On croyait
psychiques1. sortir de l me, alors quon ne fait que reculer dans une
Il y a ainsi une sorte d analogie grce quoi les diff nouvelle sphre psychique. Et ce renversement naura
rents foyers symbolisent les uns avec les autres, divers pas de fin, puisque pour former lunivers il faudra tou
par la puissance et le dveloppement, identiques par la jours un lieu et un liant.
loi de constitution. On a depuis longtemps reconnu que, plus Platon
De mme que chaque esprit contient toutes choses, avance dans sa mditation, plus il tend faire de lme
ainsi en toute sphre selon son mode propre tout est non seulement un ordre dtermin, mais en quelque faon
prsent 2. la totalit des ordres. Il commence en concevant l me
Cest de faon semblable, mais en renversant le dosage sur le modle de lide, il finit par assimiler lide l me.
des extrmes (en accentuant le divis) que la substance Cette implication de lenvelopp et de lenveloppant
psychique entre en communication avec les tres qui lui semble figure par les deux cercles, celui du mme et
sont infrieurs, par exemple avec les animaux. Ceux-ci celui de lautre, joints par le milieu, que le Dmiurge
sont contenus en elle, parce que la structure qui laisse donne l me dans le Time, 36 c. Le cycle du mme
surabonder la multiplicit matrielle contre lunit for lunit lindivisible et au mouvement de lesprit. Le
melle est une consquence de lessence qui maintient cycle de l autre linsre dans le divis par les sensations
leur quation. Au lieu d tre et comme les et les passions. Grce au premier, l me est intrieure

1. In Tim., II, 135, 13-20. In Pl. Th., III, 10, p. 42, 8-12. 1. In Parm., V I, 1089, 32-1090, 9.
2. In Parm., III, 812, 29-30. Cf. In Tim., II, 49, 3-12. 2. El. Th., 148.
126 LA M Y S T A G O G IE D E P RO CLO S S A N C T U A IR E ET AB ME 127

tout, mme ce qui dpasse sa clart. Par le second, elle De son ct Proclos sait trs bien que la dfinition
sextriorise et plonge dans lobscurit des choses. Mais de l me comme mdiation est un dtour ncessaire
elle est lunit de ces deux mouvements contrairesx. pour parvenir au centre cach du foyer psychique1.
Elle divise lindivis, forme le nombre, donne figure Il sait galement que, si lme a une essence, cest une
lintendu et se reprsente ce qui lui est intrieur sous le manire pour elle dtre toutes choses, titre dexem
mode de l extriorit. Telle est lopration de la raison plaire par rapport au sensible et titre dimage par
dianotique et de limagination2. Par retour elle intgre rapport lintelligible2. Et enfin, puisque l me forme
le divis dans un rseau de symboles et de relations. Ce elle-mme son essence partir de l ineffable, elle se
circuit qui multiplie lunit pour unifier le multiple dpasse elle-mme.
appartient la dfinition de l me. Damascios formule une thse de ce genre dans le
Ainsi l me vit en elle-mme plus que tout autre driv langage du Parmnide en portant le paradoxe son
la tension entre la manence et la procession. Or la racine comble.
de la manence, cest la ngation par excs gnratrice de Ainsi donc l me nest tout fait ni intemporelle ni
toute affirmation. Et la limite infrieure de la procession, temporelle, mais tout ensemble lintemporel est temporel
cest la ngation par dfaut ou la matire. L un est au- et le temporel intemporel. Car nous disons de la mme
del du rel, lautre en-de. Aucune de ces deux fonc faon que l me est un et non un, multiple et non mul
tions ne peut tre ralise part, ni mme ralise du tiple, donc participant au temps et non participant, en
tout. Mais elles sont ncessaires toutes les deux pour mouvement et en repos et ni en mouvement ni en repos,
composer la moindre ralit. Le ncessaire dborde infi toute entire sujette la gnration et la corruption
niment et de toutes parts le rel ; le monde surgit dans et chappant lune et l autre, en sorte quelle est
la clart qui clate entre deux nuits, celle du sanctuaire immobile en tant quternelle et me par un autre en
et celle de l abme. tant que temporelle, et par consquent automotrice en
Ds lors, lespace psychique, dans lequel se rcapitule tant que compose 3.
et se concentre le conflit, ne peut tre circonscrit. Et se
vrifie la formule d Hraclite (fr. 45) :
Les limites de l me, nul ne les rencontrera dans sa 2. Causalit circulaire
marche, mme sil parcourt toute la route. Si profond est Il peut paratre tmraire et arbitraire de comprendre
son logos. la dmiurgie du Time comme si les lments de lop
L me est insaisissable, puisque cest toujours en elle
ration ntaient pas donns tout faits du dehors et ne
que nous saisissons, et que ce quelle saisit ne pouvant
lui prexistaient pas. Mais, nous dit Plotin4, cest le
ni exclure ni faire concider ses extrmes opposs ne sera
caractre du langage mythique que dextraposer dans
jamais son essence.
lespace et le temps des fonctions qui sont peut-tre
L antithse dans le signifi figure l cart du signi
seulement distinctes. Placer louvrier entre un modle
fiant , crivent des commentateurs d Hraclite3.

1. In Euclid., 213, 14-214, 13. 1. In Tim., III, 25, 19-24 ; 215, 17-23.
2. Ibid., 52, 21-53, 3 ; 94, 26-95, 20. 2. In Parm., II, 745, 15-18. El. Th., 195.
3. Jean Bollack, Heinz W ism ann, Hraclite ou la sparation, Paris, 3. Dubit., II, p. 263, 3-9.
1972, p. 138. 4. Enn., III, 5, 9, 24-28.
128 LA M Y S T A G O G IE DE PRO CLO S S A N C T U A IR E ET AB M E 129

et ses matriaux est conforme la logique de la figure du et de 1 1, Platon ne dit mot dans le
artisanale. Time dune procession de la substance indivisible ni de
En ralit, nous explique Proclos, il sagit de trois la divise. Pourtant Proclos, dans deux pages intrpides
fonctions qui sont dmiurgiques des titres diffrents et de son Commentaire sur le Time (I, 385 et 386), affirme
complmentaires. Le modle symbolise la norme qui que Platon enseigne lune et lautre procession, et mme
rgle la production, l ouvrier lnergie ralisatrice, les que le Dmiurge, en tant quil est dieu, est cause de la
matriaux lindtermination qui prend forme. L exem matire elle-mme2. De mme que pour le noplatoni
plaire est donc la fois antrieur et intrieur l agentx. cien toute dmiurgie produit son exemplaire en mme
Antrieur en tant que la norme domine l efficience comme temps quelle-mme et ses drivs, elle doit former, en
sa loi et que la raison dirige la cause. Intrieur en tant un sens quil faudra prciser, les lments sur lesquels
que cette loi est toute entire dans lopration ralisa elle travaille.
trice et dans chaque point de l uvre. Non quelle devienne lorigine de ses principes ni
Nous avons vu que Proclos insiste sur le caractre quelle cesse den dpendre. Mais, puisque les principes
nergtique et assimilateur de lexemplaire2. Cette dune procession intriorise se manifestent par des
conception dynamique de lide est dautant plus fonde lments autochtones, une telle dmiurgie accomplit
que chez le Lycien lide nest ni le point de dpart de un cycle grce auquel elle se donne ce quelle reoit.
laction ni le Principe suprme, mais une puissance de Cest ainsi que procder de causes transcendantes et
lunit. La dmiurgie enveloppe donc lide quelle em procder de soi-mme sont une seule et mme chose.
ploie comme une mdiation. Elle commence par une Il nentre dans cette opration aucun donn ni aucun
gense de lexemplaire, qui devient de plus en plus di matriau tout faits. Car aucun influx ni illumination
vis au fur et mesure quil se dploie pour former les nest dfini hors de lautodtermination du bnficiaire.
articulations du cosmos. Et cette gense du modle Nul composant nest qualifi hors de ses corrlations et
concide avec la gnration de soi par soi du Dmiurge. oppositions, nul n a de signification dfinitive hors de
Car il ny a pas de production sans loi ni de norme hors laction totale dont il est une des conditions. Il faut donc
dun processus formateur. replacer les lments lintrieur de la totalit dans
Si telle est l action complte (gnration simultane laquelle les parties se dterminent les unes les autres,
des normes, de lunivers et de soi-mme), la dmiurgie comme dans toute organisation spontane.
du Time et celle du Philbe se rejoignent dans une pro Il en rsulte que, selon linterprtation de Proclos,
cession continue du simple au complexe, qui sintriorise la substance indivisible est dfinie par son opposition
toute entire en chacun de ses points. La structure que la divise et par la mdiation qui les rapproche en les
nous nous imposerons comportera autant dlments et distinguant. Elle est pose dans l me non en elle-mme,
dans le mme ordre que la structure du cosmos. mais par la ngation de son contraire, qui ouvre un espace
Pas plus quil ne nous dvoile dans le Philbe l origine indfini de constitution.

1. A moins dentendre , mettre au jour (Philbe, 30 a) au


1. In Tim., I, 323, 20-22.
sens de production et pas seulement de rvlation , comme
2. Ibid., 335, 21-31. In Parm., IV, 841, 26-30 ; 911, 4-7.
Proclos dans In Tim., I, 384, 25-26. Cf. Festugire, Commentaire sur
3. In Parm., III, 789, 38-390, 4.
le Time, II, p. 248, n. 2.
130 LA M Y S T A G O G IE DE PRO CLO S SA N C T U A IR E ET AB ME 131

Tout la fois le Dmiurge enlve aux jeunes dieux de se communiquer tout ce qui est capable den prendre
limmortalit et lindissolubilit, et en retour pose ces sa part et que ce quil y a de plus grand, ce nest pas
qualits par la suppression de leurs contraires. Car les de le possder, mais de le produire ( ) *.
tres mdians ont en part une nature de cette sorte, une Bien entendu, la divinit agissant par surabondance
nature qui nadmet pas la notion des extrmes et qui en de puissance 2 et dans une condition suprieure la
retour semble les embrasser lun et l autre, comme si on plnitude 3 ne gagne ni ne perd rien du fait de son pan-
appelait l me la fois indivisible et divisible en tant chement. Elle ne contracte ni dpendance ni relation
que compose des deux, et pourtant ni indivisible ni ( )4.
divisible en tant que spare des extrmes n1. 1 nest pas moins vrai que dfinir le bien par la gn
Que lextrme infrieur ne puisse tre pens sans rf rosit, c est le concevoir par autre que lui. Sil ne se
rence au terme suprieur dont il drive nest pas pour donnait pour ainsi dire un espace de communication,
nous surprendre. Mais que ce terme suprieur ait besoin le bien ne serait pas le bien. Proclos laffirme lui-mme
son tour de son driv pour se confrer travers lui quand il rpond aux objectants qui, voulant liminer
son caractre propre, cela ne nous semble au premier tout mal du cosmos, arrtaient la procession aux dieux.
abord ni platonicien ni noplatonicien. Les ides ne Ces gens-l disent : si tout est bon, la procession se
sont-elles pas originellement en elles-mmes ce quelles limite aux dieux. Nous disons au contraire : si la proces
communiquent leurs sries respectives2? Proclos ne sion se limite aux dieux, tout nest pas bon. Car si le
rpte-t-il pas que chaque dieu commence par se donner divin est infcond, comment est-il bon? Et il sera in
lui-mme la proprit quil diffuse3? fcond sil vient en dernier. Car le gnrateur est sup
Et pourtant parlerait-on de monade si celle-ci rieur lengendr. Et sil ny a pas dinfrieur, il ny
nengendrait le nombre? De grandeur sil ny avait aura pas lieu dadmettre un suprieur 5.
des puissances ingales? Ce problme mrite quelque Cette position est cohrente. Nous ne pensons que par
attention. corrlations. Quand nous voulons penser la divinit,
1) Commenons par un symbole privilgi. La divi nous lintroduisons lintrieur de ces corrlations. Elle
nit ou la source de la divinit depuis Platon est carac appelle dautant plus son oppos quelle le repousse
trise par la bont. Pas seulement comme la suprme davantage. Nous laffirmons comme Principe, mais il
valeur, ainsi que le dira Aristote, mais comme la cause nest pas de principe sans driv. Si nous disons quelle
universelle de ce quil y a de bon et de beau et dans lin est le Tout, nous la faisons dpendre des parties quelle
telligible et dans le sensible4, ou encore comme une engloutit. Si nous disons quelle est lAbsolu, nous nous
effusion intarissable exempte de toute jalousie, donc rfrons au relatif pour nier toute relation, et une rela
comme une parfaite gnrosit5. Proclos prolonge cet tion nie est encore prsente dans cette ngation mme.
enseignement quand il crit que le propre du bien est Si nous disons quelle est ineffable, nous risquons tou-

1. Ibid., III, 215, 17-23. 1. El. Th., 122.


2. El. Th., 97. 2. Ibid., 27.
3. Ibid., 131. In Parm., IV , 945, 11-15. 3. Ibid., 131.
4. Rpublique, V II, 517 b c. 4. Ibid., 122.
5. Phdre, 247 a. Time, 29 e. 5. In Tim., I, 372, 31-373, 3.
132 LA M YS TA G O G IE DE PROCLOS S A N C T U A IR E ET ABM E 133

jours de tomber dans la ngation intrieure au discours mais la puissance gnratrice de lune et de lautre1.
et subordonne laffirmation, dans un non-sens qui est Cest ce qurigne exprimera dans son contexte
une forme de sens. En vrit, dira Damascios, l ineffable chrtien quand il dira que pour que Dieu soit Dieu il faut
nest ni connaissable ni inconnaissable, mais nous sommes quil soit nomm et donc quil se donne des effets qui le
devant lui dans ltat de superinconnaissance (- fassent cause et le tirent de son indtermination par
)1. Cette superngation 2 serait intenable sil excs. Il faut que le Nant par excellence se cre lui-
ny avait en nous une distance mystique vis--vis de mme comme Dieu travers ses thophanies pour quil
tout langage et de toute signification3. devienne affirmation et entre dans le jeu des signifi
Le bien en tant que tel dpend donc en quelque sorte cations.
du mal quil rduit. Ce qui ne va pas sans une certaine Creatur enim a seipsa (divina natura) in primordia-
exaltation du mal, qui apparat surtout chez Plotin libus causis, ac per hoc seipsam crt, hoc est in suis
et que Proclos sefforce de lim iter4. Spinoza qui fera du theophaniis incipit apparere, ex occultissimis naturae
mal une ide inadquate se gardera dattribuer Dieu suae finibus volens emergere, in quibus et sibi ipsi inco-
la bont. Les noplatoniciens useront de la thologie gnita, hoc est in nullo se cognoscit, quia infinita est et
ngative intgrale pour carter de l ineffable toute rela supernaturalis et superessentialis et super omne quod
tion ses procdants. Si, comme le dit Proclos, le Bien potest intelligi et non potest, descendens vero in prin-
signifie la conversion de toutes choses vers ce terme, et cipiis rerum ac veluti seipsam creans in aliquo inchoat
VUn la procession partir de cette origine, ces noms esse 2.
expriment un mouvement cyclique qui n affecte ni le 2) A plus forte raison une causalit circulaire de ce
point de dpart ni celui du retour. Car, la manence genre ne peut tre exclue des intelligibles. Comment les
qui est lenracinement de tous les tres dans lUn ne dfinir hors de la corrlation de lun et du multiple?
correspond aucun n om 5. Lide est le lien de la pluralit srielle, et elle ne serait
Nous ne disons pas ce quil est, mais la disposition pas une unit distincte si elle nordonnait une pluralit
dans laquelle se tiennent envers lui les drivs dont il dtermine. Mais elle est plus que cela.
est la cause e. . . . Toute multiplicit a une double hnade, lune qui
La thologie ngative retranche la fois l affirmation lui est coordonne, lautre qui lui est transcendante 3.
et la ngation sans retrouver au terme une affirmation Tout intelligible est dabord une , cest--dire
plus profonde qui soit une synthse, car elle est la n une puissance active de l ineffable aussi indtermine
gation de la pense elle-mme et de ce fait elle ouvre que lui. On ne peut la dfinir que par ses produits. Car
lespace dans lequel se dploiera toute manifesta elle se dtermine elle-mme en se donnant un certain
tion. Cest ainsi que l me nest ni parole ni silence, rayon de ralisation. Mais elle ne spuise pas dans cette
fonction, pas plus que le Principe dans la procession4.
1. Dubit., I, p. 13, 20 ; p. 56, 8. De ce point de vue lintelligible nest pas-seulement le
2. In Parm., V II, 1172, 35.
3. Ibid.., V I, 1080, 26-28.
4. In Tim., I, 385, 15. 1. Ibid., 1076, 14-19.
5. In Pl. Th., II, 6, p. 40-43. 2. Periphyseon, III, 689 a b, Patrologie latine, Migne, 122.
6. In Parm., V I, 1109, 12-14. 3. In Parm., I, 707, 9-11.
4. El. Th., 93.
134 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS S A N C T U A IR E ET AB ME 135

chef de la srie (chef qui appartient lui-mme la srie), simplicit d une puissance Vextension et la complexit
mais la puissance ralisatrice la fois du chef et de d'une manifestation. Cest au cours de ce passage que
sa suite. sactualise la dtermination. Et celui-ci nest autre que
De mme que toute image est image dun exemplaire, la formation de la srie qui va de Iineffabilit de Phnade
tout exemplaire pour tre tel a besoin de son image. au droulement le plus distinct de ses effets. Dans les
Il est absurde que lide () soit tantt exemplaire drivs se dploie la dtermination dont le principe con
de quelque chose, tantt point. Car ce qui est ternel centre la puissance.
possde ternellement tout ce quil possde, et donc . . . Moindre est la quantit, plus grande est la puis
ou bien lide () naura pas le caractre exemplaire sance 1.
ou bien elle laura toujours. Car il est absurde de mettre Car la puissance de la monade procde toujours en
un accident dans les intelligibles. Par consquent, si samenuisant vers la multiplicit, et ce qui dcrot en
lide doit tre exemplaire, il faut quil existe une image. puissance augmente en nombre 2.
Tout exemplaire, en effet, est exemplaire dune image x. Nous sommes constamment menacs de retomber
Toute monade implique pour tre telle un nombre dans un platonisme scolaire, qui doublerait le monde
quoi elle soppose. Bien entendu, c est la monade qui des objets en prenant pour un systme dfinitif la pr
engendre son nombre et se dtermine elle-mme en le sentation mythique de la thorie des ides. Mais Platon
dterminant. Mais il est encore plus vrai que cest une lui-mme a vigoureusement critiqu cette interprta
puissance suprieure qui se pose la fois dans la monade tion dans la premire partie de son Parmnide, et loin
et dans le nombre et dans lantithse des deux. La ques dabandonner la thorie des ides au cours de cette
tion est donc celle-ci : cette cause possde-t-elle ant rvision, il en a labor une expression plus rigoureuse
rieurement son expansion le caractre qui fait lhomo dans la deuxime partie de ce mme dialogue, ainsi que
gnit de la srie? dans le Sophiste et le Philbe.
On est tent de rpondre affirmativement devant les L ide nest un objet que mtaphoriquement, en tant
nombreuses dclarations par lesquelles Proclos enseigne quon projette sur elle ce quelle illumine. Elle nest pas
que tout principe se dtermine lui-mme avant de com thmatisable, mais ce par quoi il y a indfiniment des
muniquer ces procdants son autodtermination2. objets dous de tel ou tel caractre. Elle nest ni une cat
Mais dans ces textes Proclos est soucieux de manifester gorie au sens dAristote ni une ide rgulatrice kantienne,
avant tout la paternit du chef de srie. Et quand il pose encore que ce second rapprochement soit plus clairant.
cette primaut il a ncessairement prsente lesprit Elle se dvoile inadquatement travers une opration,
lexpansion srielle dont il fait refluer la proprit dis un impratif, un jugement. O saisissons-nous lide du
tinctive sur son auteur. Ce serait demeurer dans une juste si ce nest dans linadquation perptuelle des
perspective abstraite que dimaginer que la cause puisse actions notre exigence de rectitude ou bien dans lin
se qualifier hors de leffet sans lequel elle nest pas cause. vention de conduites de moins en moins iniques?
La procession consiste passer de Vintensit et de la L ide de grandeur est-elle grande? Non, rpond

1. In Parm., III, 824, 23-30. 1. In Tim., I, 432, 23.


2. El. Th., 97, 131, 145. In Parm., IV, 945, 11-15. 2. El. Th., 204.
136 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS S A N C T U A IR E ET AB ME 137

Proclos, si on la prend pour une structure objective, au ne se distinguent pas encore les uns des autres, et mme
lieu de la considrer comme une puissance de dpasse les opposs concident.
ment. Si tu dis que dans celle-ci (la monade gnratrice)
Bien que dans le moindre objet elle soit une certaine se trouvent secrtement les causes de ces fonctions sous
extension () et quon trouverait en lui la gran un mode tout fait indistinct et unitaire (
deur gomtrique, telle nest pas la grandeur en soi ( ), en sorte que l-haut la ressemblance
), mais elle est pour ainsi dire la cause du d soit dissemblance, sans quil y ait distinction, mais
passement et de la puissance transcendante qui part unicit et unit, et que la dissemblance soit ressemblance,
des dieux et procde jusqu aux derniers tres... tu ne seras pas loin datteindre la vrit. Car tous les
La grandeur est chez les dieux sous un mode unitaire tres distincts viennent des unifis et tous sont primor-
(), c est--dire on y aperoit la surminence de dialement un, non manifests et ineffables dans leurs
lunit. Chez les dmons elle existe sous un mode dyna causes, puis diviss et distincts les uns des autres, pour
mique (), cest--dire comme un pouvoir, car la que lordre de procession amne aprs lun pur (
puissance est le propre des dmons, et ce qui est grand v) lun cach ( ) dans lequel tous les tres
chez eux est ce qui lemporte par la puissance. Chez les sont toutes choses, puis lun dploy ( v)
mes elle se trouve sous le mode vital ( ), parce dans lequel tous les tres participent les uns aux autres 1.
que ce qui est plus grand chez elles est une forme plus On le voit, Proclos se garde didentifier lorigine
leve de vie. Enfin chez les corps la grandeur reoit ineffable cette concidentia oppositorum, ce tout indis
le mode extensif () *. tinct, gros de toutes les articulations du rel. Mais c est
Nous verrons au chapitre suivant pourquoi aucune grce cet un cach (qui procde du principe nomm
ide ne peut tre ralise en elle-mme indpendamment symboliquement lun pur ) que les dieux exercent leur
de la procession totale. Si chaque ide est un aspect et activit prnotique, qui stend sans se diviser jusquaux
un moment dun panchement continu, son efficacit ne moindres dtails des choses2, que lesprit contient ses
doit jamais tre spare de celle des autres ides. Puisque ides comme un centre projette ses rayons divergents3
chacune est solidaire d une ligne de dtermination, toutes et que l me enveloppe ses raisons substantielles dans
sentre-tiennent pour former la structure complte du lacte simple de son autoconstitution4.
rel, et leur opration est indivisible. Ce thme sera largement repris par Damascios quand
... Je dirais que toutes les ides agissent les unes il dcrira lenfantement des structures passant de -
avec les autres et engendrent ensemble, quil ne faut au , puis au 6. Mais il
pas disperser leurs oprations, mais voir en elles une seule apparat que Proclos, malgr son got plus accentu
et indivisible conspiration () 2. pour les essences distinctes, avait dj retenu de Plotin
La raison en est que, d aprs Proclos, la division des cette vision fluide de lintelligible.
intelligibles n'est pas primitive, mais s effectue progressi
vement au cours de la procession. En leur naissance ils 1. Ibid., II, 760, 3-16.
2. De decem, 5.
3. In Parm., IV, 930, 11-20.
1. In Parm., IV, 854, 9-14 et 30-38. 4. Ibid., 894, 34-41.
2. Ibid., 916, 24-27. 5. Dubit., I, 194, 1-2.
138 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS S A N C T U A IR E ET AB ME 139

figures, si elle ne se borne pas dcrire empiriquement


3. Double et unique chemin son objet et fournir des recettes utilitaires, mais slve
Le chemin vers le haut et le chemin vers le bas aux relations intelligibles, elle ne fait pas dchoir l me1.
sont un seul et unique chemin , dit Hraclite (fr. 60). La faon de connatre transfigure lobjet ou plutt lui
Cette sentence peut illustrer un paradoxe de Proclos. donne son vritable sens.
Il faut descenore jusqu au fond de labme pour accder Il est un moyen privilgi de rcuprer le sensible au
au sanctuaire. profit de lintelligible, un procd qui nattend pas le
Ce quil y a de plus oppos lintelligible, semble-t-il, lent dveloppement des sciences et des arts, mais qui au
cest lvnement et le geste corporel. Nous pourrions contraire le prcde et le soutient, cest le symbole et le
croire que plus nous nous enfonons dans cet ordre, plus mythe. Ici la voie descendante sidentifie la voie mon
nous nous cartons de la vie de lesprit. Mais Proclos tante, puisque sensible et intelligible, imagination et
ne partage pas ce sentiment sans faire dimportantes raison sont tellement imbriqus lun dans lautre quils
rserves. Il remarque dabord que la connaissance ne se renforcent mutuellement au lieu de sexclure. La grce
tient pas sa perfection de son objet, mais de son mode. du mythe est de mettre en jeu tous les niveaux de lhomme
Comment nest-il pas absurde de dterminer les la fois, non dans la clart et la distinction, mais dans
diffrences des connaissances par la nature des objets une sorte de plnitude heureuse. Le temps dit lternit,
connus, au lieu de les diviser selon les diffrences des lespace lintriorit. Il arrive mme, comme nous lavons
connaissances elles-mmes? Ce qui est ternel et divin vu, que plus l vnement rapport par le mythe est
par essence connat toutes choses divinement, tandis que violent, choquant et mme immoral, plus il favorise la
ce qui est humain les connat humainement ; ce qui est conversion de lme 2.
indivisible prcomprend indivisiblement mme les tres Telle est la rponse de Proclos aux attaques de Platon
diviss, alors que ce qui est ternel prcomprend au-del contre la mythologie d Homre. Cette exgse allgo
du temps mme les tres temporels, et ce qui est dou de rique nest pas toujours artificielle ni infidle la sagesse
raison de faon rationnelle mme les irrationnels x. cache du pome. Par exemple, lunion dArs et dAphro
Ce qui semble condamner lhomme une connaissance dite signifie la connexion des extrmes dans l me cos
mdiocre lui ouvre au contraire un savoir rigoureux des mique.
objets en apparence infimes. Car le monde mdian de Quy a-t-il donc d tonnant ce qu Homre dise
lme enveloppe sa faon tous les mondes. Nous avons quArs et Aphrodite sont enchans par les liens d H-
not que, quand Proclos numre les diffrents ordres phaestos, ds l que le Time, 31 c, a appel liens les
des tres, il projette en eux les niveaux de l me : unit, rapports dmiurgiques par lesquels les dieux du ciel
intuition, discours, imagination, sensation. Du moment construisent les tres devenus? Et comment ny a-t-il
quune science ncessaire du contingent ( pas conformit avec la nature des choses dans ce qui est
)2 est possible, nous pouvons construire une dit qu Hphaestos dlie ce qui a t li, puisque les liens
science de la nature. Et si elle use des nombres et des relatifs au devenir sont dissolubles? Il semble, de fait,

1. In Alcib., 87, 10-15. Cf. In Tim.., I, 352, 11-19. De decem, 5. 1. In Parm., III, 828, 20-829, 5.
2. De decem, 15. 2. In Remp., I, 77, 13-28.
SAN CTU AIRE ET AB M E 141
140 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

que le Dmiurge universel, qui construit le monde le devenir sans sy attarder, c est--dire sans se laisser
laide des lments opposs et qui y introduit de lamiti confisquer, ne subit aucun dom m age1. Elle y gagne
au moyen des proportions, rassemble en une mme unit mme de dcouvrir certaines de ses puissances, qui de
les oprations d Hphaestos, dArs et dAphrodite, meureraient caches si elles ne se manifestaient dans le
que, quand il produit les oppositions des lments, il les monde corporel. On objecte que cette procession n ajoute
produise en vertu dArs qui est en lui, quand il ourdit rien lme, puisque ces puissances taient dj con te
de lamiti il agisse selon le pouvoir dAphrodite, et, nues dans ses raisons. Mais ce nest qu une demie-vrit,
quand il relie les oprations dAphrodite celles dArs, car elles ny jouissaient pas d une actualit vive et d
il ait assum lavance, en faon de modle, l art d H ploye, et demeuraient enveloppes dans leur cause. L in
phaestos. Car il est lui seul toutes choses et il opre tensit ne dispense pas de la m anifestation.
avec tous les dieux *. Cette thse se retrouve chez Proclos, particulirem ent
Autre exemple, linterprtation du mythe dleusis. quand, commentant le m ythe d Er, il explique pourquoi
Cor relie labme au sanctuaire. Elle va dune extrmit les mes qui venaient du Ciel et de la contem plation
lautre de lunivers. Des hauteurs de l Olympe o elle avaient hte de retourner dans la gnration et l ac
administre avec Zeus et Dmter le monde entier, elle tio n 2. Certes, si la substance de l me, par im possible,
porte la vie jusquaux profondeurs de l Hads o len nagissait pas au dehors, elle demeurerait autoconsti
trane Pluton. Elle permet ainsi aux tres les plus obscurs tuante, c est--dire pure opration en elle-m m e sur
daccder la lumire souveraine. Ce mythe est une elle-mme. Mais cette nergie substantielle resterait en
figure de lme qui met en connexion les fonctions oppo ferme en elle-mme sans panchem ent ni verbe. Elle ne
ses du cosmos, sans sidentifier lune ni l autre2. disposerait pas du circuit de l exode et de la rm iniscence
Dans la mesure o ces mythes mettent en uvre lin pour prendre pleine possession et conscience d elle-m m e.
coordination de la matire par leur contenu et leur mode Inconnaissable en son fond com m e son origine, l me a
de reprsentation, ils sont capables, non seulement besoin d une double procession (interne et externe)
dvoquer lart dmiurgique, mais aussi dveiller en pour s exprimer elle-m m e3.
nous, au-del de la pense, lemprise de l ineffable. La L me se dnaturerait si elle se contentait d exercer
matire est son oppos le plus strict et donc son meilleur les fonctions de lesprit. Elle doit conduire la pense
symbole : olov , crit Damascios3. Dans jusqu la sensation et rapporter la sensation la pense.
son total dpouillement, elle ramne la simplicit de tant la jonction du cycle du mme et de celui de l autre,
lorigine par sa ressemblance dissemblante 4. Dans elle doit non seulement participer au m ouvem ent de
le mythe initiatique s le chemin du fond de labme lintelligible, mais aussi entrer dans les priodes cos
conduit au sanctuaire le plus secret. miques par la succession de ses vies in d iv id u elles4. Elle
Si on croit Plotin, l me qui descend dans le corps et doit remplir dans le cosm os une fon ction organisatrice
sous peine dignorer l tendue de son em pire et de se
1. Ibid., 142, 27-143, 11.
2. In Pl. Th., VI, 11, p. 371. 1. Enn., IV , 8, 5, 24-6, 16 ; V I , 7, 3 et s.
3. Dubit., II, p. 285, 8. 2. In Remp., II, 159, 19-160, 11.
4. In Alcib., 189, 16. 3. In Tim., III, 337, 25-338, 13.
5. In Remp., I, 80, 11-12 ; 81, 14. 4. Ibid., 322, 31-323, 6.
142 LA M Y S T A G O G IE D E PRO CLO S

priver des complicits quelle rencontre dans le devenir


par lintermdiaire de ses enveloppes ou vhicules1.
Il faut aller plus loin. Proclos professe, en effet, que
si l me descend dans les corps, cest quelle veut imi CHAPITRE V III
ter lactivit prnotique ( ) des dieux, et
cest pour cette raison quelle procde vers le devenir La th o r ie des IDES
en abandonnant la contemplation. Car puisque la per
fection divine est double, lune notique, l autre prno La thorie platonicienne des ides a t interprte
tique, lune en repos, lautre en mouvement, le caractre en des sens trs divers toutes les poques, dAristote
immuable, notique et indclinable des dieux est figur Joseph Moreau. On a souvent confondu la thorie
par la contemplation, tandis que le caractre prnotique elle-mme avec la formulation figure quen donnent les
et mobile est figur par la vie dans la gnration. Et de dialogues de jeunesse. Et transformant le mythe en raison
mme que cette vie notique est partielle, ainsi cette et le schma en principe, on a t amen ou bien n
activit prnotique est partielle, et parce quelle est gliger les lucidations des uvres ultrieures, ou bien
partielle elle sattarde dans un corps partiel 2. soutenir que Platon avait chang davis sur le fond.
Dans ces lignes Proclos met au mme rang et qualifie L attitude de Proclos devant ce problme est peu
galement de divines la contemplation et l activit pr connue. Pourtant le tmoignage du plus lucide des no
notique. Mais dans son commentaire sur le Parmnide, platoniciens est prcieux et par l ampleur de linfor
V I, 1047, 13-16, il place lesprit au-dessous de la divinit. mation et par lacuit de sa mditation. Non que Proclos
A lesprit revient la pense, tandis que l activit pr se soit born faire oeuvre dhistorien en refusant de
notique est le privilge des dieux. De ce point de vue, rien dire que Platon nait formellement exprim. Son
l'engagement non passionnel dans le cosmos fait accder effort a plutt consist dgager la signification perma
l me une activit strictement divine. La descente se nente du platonisme, non seulement devant les pro
change en remonte. Le corps nest pas accidentel blmes que Platon avait envisags, mais aussi en face des
l me, il exprime son cycle substantiel sur diffrents ni questions et des apports nouveaux. Cela conduit le
veaux : corps pur cleste, corps moyen du devenir, disciple reconstruire le platonisme partir de ses inten
corps terrestre3. Il lui donne ainsi divers degrs de sen tions fondamentales et ncessairement le prolonger.
sibilit : im agination, sens commun, sens externes4. Ce travail est invitable si on croit que les ides ne
Par l l me reoit autant dantennes cosmiques et sont pas de simples faits et que lhistoire de la philo
s ouvre elle-mme une activit symbolisante qui lui sophie peut nourrir la philosophie. Mais il est alors bien
fait toucher et unir les extrmes. difficile de savoir o sarrte limplicite virtuel et o
commence le complment. Transposant une piquante
1. Ibid., 298, 27-299, 4. El. Th., 196, 209.
2. In Tim., III, 324, 5-14. formule de Ren Schaerer1, nous dirions que le Platon
3. Ibid., 298, 10-299, 4. du iv e sicle avant notre re ntait que ce quil ft,
4. Ibid., 286, 20-287, 10.

1. La question platonicienne, 2 e d., Neuchtel, 1969, p. 268.


144 LA. M Y S T A G O G IE DE PROCLOS LA TH O R IE D E S ID E S 145

tandis que le Platon des noplatoniciens tait en train de se ralise, se fait un avec lui-mme, se distingue de lui-
devenir ce quil tait appel tre. mme et des autres, procde de lui-mme et de son propre
Pour esquisser la thorie des ides dans loptique de principe et participe quelque manence () ou per
Proclos, il faudra tudier la place de lide dans la pro manence () en tant quil sauvegarde sa propre
cession, son mode defficacit, enfin ce qu on pourrait ide. Quil sagisse dun genre intelligible, sensible ou
nommer sa gense interne. moyen, il est form de ces genres. Car tous les tres en
sont forms 1.
Nous avons ici deux thses complmentaires. D une
1. Place et fonction de Vide
part, chez Proclos comme chez P lotin2, lintelligible ne
L ide ( ou ) nous apparat d abord comme peut tre absolue unit. Il y a dans lintelligible le plus
une fonction qui divise lunit et unifie le divers : Sv simple et dans la pense en tant que telle (et non en tant
1. Elle est exclue du Principe suprme (qui est que finie), mme si elle se pense elle-mme, une cer
trop simple), des corps (qui sont trop complexes) et taine distance interne qui les empche de concider avec
mme de l me. Celle-ci est plutt le plrme des eux-mmes et avec leur origine. D autre part, le monde
raisons ( ) 2 que celui des ides, bien que intelligible ne sort pas de l Un tout dploy, mais il est
Proclos ne maintienne pas sur ce point un vocabulaire dabord concentr en soi-mme comme un germe de
identique3. Mais il affirme nettement contre Plotin que procession et de diversit infinie avant de se manifester
lide appartient l ordre de lesprit suprieur l me en systme articul. Cest ce que signifie le mythe or
et que celle-ci nen dtient que des expressions4. phique de l uf primordial3.
Comment les ides forment un rseau ou une totalit, L tre, crit Proclos, nest rien dautre quune m o
cest un problme que Platon, qui partait dintelligibles nade aux multiples puissances et qu une subsistence
discontinus, obtenus des horizons divers de lexprience qui se multiplie. Cest pourquoi il est lun multiple. Mais
et de l action, a pass sa vie rsoudre. Le noplatonisme il est le multiple sous un mode cach et indistinct (
se place inversement au terme de la mditation plato ) chez les tres de premier rang, tandis
nicienne et retourne ce problme de conjonction en pro quil est le multiple sous un mode divis ()
blme de disjonction. Il va du tout aux parties et part chez les suivants. Car plus ltre est connaturel l Un,
dune intuition globale qui rvle peu peu sa complexit plus il dissimule sa multiplicit et se dfinit par la seule
interne. Car toutes les divisions de lintelligible sont pr unit 4.
sentes dans la simplicit de l acte autoconstituant. Cette vision fluide de lintelligible semblable une
Puisque l tre est le tout premier intelligible, les monade qui, sans cesser de demeurer en elle-mme, pro
causes de l tre dtiennent le rang le plus universel parmi cde en nombres de plus en plus levs et de moins en
les genres. Or celles-ci sont au nombre de cinq : substance, moins puissants amne Proclos distinguer dans cet
mme, autre, mouvement et repos. Car chacun des tres panchement plusieurs plans. Il appelle ordinairement

1. In Tim., II, 133, 10-18.


1. In Parm., V I, 1089, 33-34 ; IV, 973, 15-20.
2. Enn., V, 3, 10.
2. In Tim.., II, 200, 21.
3. In Tim., I, 430, 2-10.
3. El. Th., 194.
4. In Pl. Th., III, 9, p. 39.
4. In Parm., IV, 930, 23-33.
146 LA M YS TA G O G IE DE PROCLOS L A T H O R IE D E S ID E S 147

intelligible () la pluralit encore enveloppe en le soleil, il ny a pas de diffrence entre illuminer, unifier
elle-mme, ide () la pluralit qui se dploie, mais et diviniser. L Un rayonne lunit comme le soleil sa
se totalise dans une simultanit intemporelle, enfin clart1.
raison () la multiplicit qui se droule de faon Plotin ne distinguait pas toujours la source de la
successive dans lactivit des mes. lumire et la lumire elle-mme, si bien que celle-ci de
Bien entendu, Proclos ne serait pas fidle lui-mme venait parfois le symbole de l Un. Et la fin du voyage
sil se contentait dune division aussi sommaire. Il nest consistait voir pure de tout objet la lumire par laquelle
pas ncessaire de rapporter ici les diffrentes hirarchies nous voyons toutes choses2. Proclos est plus net. L Un
quil propose de lintelligible1. Il faut quand mme noter est au-del du clair et de lobscur, comme de lactivit
qu entre lintelligible unitaire et le systme discret des et. de la quitude3. La lumire est mission unitive, mais
ides Proclos insre un intermdiaire plus dvelopp elle doit composer avec la Nuit divine gnratrice et
que le premier, mais moins divis que le second. L intelli oraculaire des Orphiques4. La lumire symboliserait
gible originel ( ) correspondrait en termes or donc non lorigine de la clart, mais son jaillissement
phiques luf primordial, semence de lunivers. L inter et son expansion. Celle-ci saccomplit sur trois niveaux :
mdiaire ( ) serait le Phans orphique ou le suressentiel, notique, sensible. Le Bien met la lumire
Vivant total du Time qui inaugure la manifestation de suressentielle qui irradie les intelligibles ; sous son illu
lintelligible sous forme dune ttrade et qui sert dexem mination lesprit total, figur par Apollon, rpand la
plaire au Dmiurge. Enfin le systme dvelopp ( vrit sur les ides, tandis que le soleil rayonne sur les
) reviendrait au Demiurge lui-mme qui ralise int sensibles 5.
gralement le cosmos, tout en chargeant les dieux quil Le Lycien prfre souvent suggrer en termes de
produit de former les mortels en tant que tels2. puissance () la continuit que le langage de la
Quand on conoit la procession comme un coulement lumire sefforce dexprimer. Si la premire procession
continu, la diffusion de la lumire corrige ce que la pro est celle de ltre, elle seffectue par la mdiation de la
gression des nombres garde encore de discontinu chez un puissance qui est lexpansion () de l Un vers
nopythagoricien. La lumire est une unit qui se rpand ltre6. L tre lui-mme se manifeste par ses puissances
sans rupture. ou par la vie. La puissance est pour ainsi dire la forme de
La lumire porte le caractre dune subsistence simple toute mdiation7. De mme quil y a plusieurs niveaux
et charge dunit 3. de lumire, il y a plusieurs niveaux de puissance. En
Proclos ne pouvait ngliger la clbre allgorie plato partant den bas linfrasubstantielle () qui doit
nicienne de la Rpublique, VI et VII, o le Bien est
compar au soleil et les intelligibles aux fulgurations qui 1. In Parm., I, 641, 10-15.
en manent. Le noplatonicien identifie le Bien, lUn et 2. Enn., V, 5, 7.
3. In Parm., V II, 1171, 4-10.
la source de la divinit4. Si donc celle-ci est figure par 4. Par exemple, In Tim., I, 206, 28-207, 5 ; 314, 1-3 et 25 ; 313,
12-13 ; III, 170, 4 et 11.
1. Par exemple, In Parm., IY , 969, 10-32. 5. In Pl. Th., V I, 12, p. 377.
2. In Tim., I, 428, 4-429, 5 ; III, 101, 3-19. 6. Ibid,., III, 24, p. 84, 18.
3. In Parm., V I, 1044, 22-24. In Tim., II, 16-17. 7. In Alcib., 84, 12-13.
4. El. Th., 13. In Parm., V I, 1096, 36-38 ; 1097, 11-16.
148 LA M YSTAG OG IE DE PROCLOS LA T H O R IE DES IDES 149

se confondre avec une sorte de potentialit1. Puis la cosmos, c est--dire un tout aussi bien li que diversifi,
substantielle () engendre par la prsubstantielle un systme dont les diffrentes parties soient galement
ou pressentielle ()2. Celle-ci procde imm ncessaires dans leur ingale valeur. Il faut quil y ait
diatement de la puissance pure () ou de linfi des ides et pas seulement des intelligibles, parce que les
nit pure (), cest--dire de lhnade qui, avec grands genres ne seraient pas tels, cest--dire gnra
le dterminant pur (), exprime l Un au premier teurs ( ... )1 sils ne se dveloppaient en espces.
titre 3. Celles-ci leur tour doivent savancer jusqu aux
Cette infinit pure nest ni le Premier qui est la norme , dites (( indivisibles parce quelles ne peuvent en
de tous les tres, puisquil est le Bien ou PUn, ni l tre gendrer d autres diffrences formelles que celles des
qui est infini, mais non linfinit. Elle est donc linterm touts dits individuels . L bomme est une espce indi
diaire entre le Premier et ltre, et elle est la cause de tous visible parce quelle ne peut se diviser en sous-espces,
les infinis selon la puissance () et de toute mais uniquement en individus8.
linfinit qui se trouve chez les tres 4. Les intelligibles selon Proclos ne sont nullement des
De cette infinit dcoule la pure multiplicit (- objets sans sujet, mais des monades pensantes plus con
)5, qui nest pas une pluralit effectue, mais sa centres que les ides.
loi de distribution. Car la puissance a pour caractre Car lesprit est dans lintelligible et lintelligible est
de diviser en unissant et dunir en divisant6. Cest un dans lesprit. Mais dans le premier cas lesprit se trouve
point que Damascios noubliera pas7. La puissance est sous le mode intelligible ( ), alors que dans lesprit
donc le passage de la monade au nombre, de lintensit lintelligible se trouve sous le mode notique () 3,
lextension, de lineffable la structure. Elle est la vie de c est--dire droul en ides.
lintelligible. Celles-ci sont directement dmiurgiques. Elles naissent
Puisque lintelligible est originellement un sans tre dans lesprit ralisateur du cosmos, qui est figur par
simple, pourquoi se dploie-t-il en ides? Pourquoi la le Dmiurge du Time. Mais ce dieu ouvrier ne se borne
lumire se diffuse-t-elle dans les objets et la puissance pas calquer son modle, le V ivant total. Il en tire plutt
dans les nombres? un espace et une puissance de ralisation.
Proclos rpond en substance : parce que le Bien doit ... Se contem plant et sengendrant lui-mme en
se manifester de toutes les faons possibles et donc mme temps, il engendre et fait subsister en lui-mme
travers tous les ordres. Et pour quil en soit ainsi, il faut des ides plus immatrielles que les formes phno
que lintelligible exerce son pouvoir de construire un mnales 4.
Toute ide contient donc dans un seul acte une triple
1. In Euclid,., 88, 22.
ralisation : delle-mme com m e norm e, de lesprit
2. In Remp., I, 266, 28.
3. In Pl. Th., III, 9, p. 36. comme lieu de lide, de la srie quelle produit. Par leur
4. El. Th., 92.
5. In Pl. Th., III, 26, p. 92, 8.
-, 1. In Tim., II, 151, 22. In Parm., IV , 950, 15-21.
6. Ibid., IV, 31, p. 229.
2. In Parm., II, 735, 7 -1 3 ; IV , 970, 22-25. Damascios, D u bit.,
7. On trouvera quelques textes dans mon tude sur La notion
II, p. 54, 14-29.
de chez Damascios, Revue des tudes grecques, juillet-d-
3. In Pl. Th., III, 9, p. 35, 17-18.
cembre 1972.
4. In Parm., III, 790, 2-4.
150 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS L A T H O R IE D E S ID E S 151

dploiement spontan et leur division progressive, les temple et recre en soi-mme son modle, contient la
ides forment les relations qui constituent lorganisation manire dun nombre divin ( ) ce
intgrale du cosmos. Ainsi elles multiplient les touts qui que cet exemplaire recle dans lunit () 1. Ou
contiennent le Tout et sont contenus par lui. Proclos encore, le Dmiurge contient sous un mode notique et
revendique les ides contre les philosophes qui, passant divis ( ) ce que son exemplaire en
sans mdiation dun Principe unique linfinie diversit veloppe sous un mode total et intelligible (
des choses, sont incapables de justifier la complexit )2. La dcade est un nombre par rapport la m o

de lunivers. Il nomme les stociens et les pripatticiens1. nade, mais une monade par rapport au cent, tout comme
Le caractre le plus propre de la causalit de lide la pentade par rapport au cinquante3.
( ) est la diversification dans les nom Le Lycien distingue dailleurs dans le Dmiurge la
breux groupes des tres. Cest pourquoi chez les prin pense simple () par laquelle il tourne son regard
cipes o rside l tre sous son mode secret et indistinct il vers son paradigme et se prte son illumination et la
ny a point encore dide ( ), tandis que l raison diviseuse () par laquelle il sapplique,
o se trouve la premire diffrenciation, l se trouvent les en partant de cette illumination, raliser ou faire
toutes premires ides, par exemple la totalit des tres raliser par les dieux quil a forms le systme cosmique
clestes autre que celle des pdestres. Et l o la diff tout entier4.
renciation s tend plus avant, se prsentent certaines Car dans le Dmiurge prsubsistent les causes dis
causes exemplaires appropries aux tres plus particu tinctes du soleil et de la lune, et pas seulement lide
liers. Et la fin de la procession de l ordre des ides, les unique des dieux clestes formatrice de tous les genres
dernires ides formatrices contiennent les causes dis clestes 5.
tinctes mme des parties et des accidents. Car les raisons . . . Pensant chacun des mortels en tant quinengendr
de l oeil, du pied, du cur et du doigt qui sont dans la et enveloppant assurment le mortel sous le mode inen-
nature ont des principes distincts 2. gendr, le Dmiurge contient non seulement les quatre
Proclos illustre la procession des ides par le mythe ides (des vivants), mais aussi leurs subdivisions en
du Time. Le Vivant exemplaire, qui est dj une expan causes inengendres des immortels et causes inengendres
sion lintrieur de lintelligible, ne contient pas seule des mortels 6.
ment les genres gnrateurs, mais aussi quatre ides ou Parmi les ides que le Dmiurge ne dcouvre pas dis
espces () : celle des vivants clestes, des ariens, des tinctement formes dans son modle et quil doit la
aquatiques et des terrestres. Vis--vis de la monade borer lui-mme, il faut compter celles des vivants mortels
intelligible qui lengendre travers la puissance dyadique, en tant quils sont mortels. Mais le Dmiurge ne peut les
ce Vivant serait donc une ttrade3. Mais par rapport au raliser lui-mme sans mdiation. Sil le faisait, il pro-
Dmiurge qui est le verbe du Vivant comme celui-ci est
le verbe de lintelligible, le Vivant fait figure de monade 1. Ibid., 102, 12-17.
2. Ibid., 103, 6-7.
en face d un nombre discret. Car le Dmiurge, qui con 3. Ibid., 261, 19-28.
4. Ibid., 101, 27-33.
1. Ibid., IV, 887, 36-888, 11. 5. Ibid., 103, 7-10.
2. Ibid., 973, 15-29. 6. Ibid., 224, 18-22.
3. In Tim., III, 105, 20-106, 4.
152 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS L A T H O R IE D ES ID E S 153

duirait en quelque sorte des dieux1 et il rendrait les producteur le produit la fois selon sa substance et selon
mortels immortels. Tout ce quil produit par sa pense son activit et parce que lentrelacement des deux livre
et non par mouvement est suprieur la gnration et passage au changement substantiel. Les mortels ont
la corruption, puisque tout ce qui est ainsi form reoit donc besoin de causes mobiles, et les tres qui sont
communication de lopration intemporelle par laquelle sujets de multiples changements ont besoin de causes
la cause elle-mme se constitue. Pour que naissent des multiples b1.
mortels et une vie infra-raisonnable, il faudra donc que Mais dans cette formation des mortels eux-mmes, le
le Dmiurge forme dabord des dieux mobiles dans leur Dmiurge ne demeure pas inactif. Dabord parce que tout
activit, bien quimmuables dans leur substance. Celle-ci ce quaccomplissent les causes subordonnes est nces
tant complexe, mais construite par de rigoureuses pro sairement effectu lintrieur de la causalit primordiale.
portions ne pourrait tre dissoute que par la volont de Toute mission dides ou despces emploie la sponta
son auteur. Mais celle-ci serait alors mchante, ce qui nit du genre, qui lui-mme est une dtermination de
est impossible chez un dieu2. lu n it2.
Proclos distingue au moins quatre degrs de pro Une autre raison oblige le Dmiurge tre cause des
duction : mortels avec les jeunes dieux. Mme chez les vivants
1) celui des hnades qui produisent selon un mode sans raison et mortels il y a du rationnel et de limmortel :
dunit ( ) ou par leur antriorit l tre ( ce que Proclos appelle 3. Le D
) ; miurge, qui seul peut engendrer lincorruptible, puis-
2) celui des intelligibles, comme le Vivant en soi, qui quaucun devenir nintervient dans son mode de pro
produisent par l tre mme et dans le silence ( duction, fournira ses collaborateurs ce quil y a de
) plus lev dans la vie sans raison (
3) celui des esprits, comme le Dmiurge, qui produisent )4, sans produire cette vie elle-mme. Proclos dsigne
par leur parole ou par leur pense ; ainsi le corps primordial indissoluble, cest--dire lima
4) celui des tres mobiles dans leur activit, comme gination, la sensibilit et lapptivit supra-empiriques
les dieux cosmiques et les mes, qui produisent par qui lui sont identiques5. Mais il songe aussi lespce
m ouvem ent3. en tant que telle, qui, son avis, nest pas corruptible
Tout ce qui est sujet au changement, laltration, comme les individus. De mme que la sensibilit im
la gnration et la corruption vient ltre en sortant passible produit les sens passibles et que l apptivit
dune cause qui est immobile dans sa substance, mais unique produit les multiples instincts du corps visible,
mobile dans son activit. En effet, le mouvement qui ainsi l espce est la cause immdiate des individus mortels.
dans le producteur est divis de la substance aboutit
Car les mmes tres sont la fois mortels et non
dans le produit une substance mobile, parce que le

1. Platon, Time, 41 c. 1. In Tim., III, 222, 6-27.


2. Ibid., 41 a b. 2. In Parm., IV, 926, 33-38.
3. Jai analys ces modes de production dans une contribution 3. In Tim., III, 224, 21-22.
(Les degrs du chez Proclos) un volume collectif dit par le 4. Ibid., 237, 10-14.
C. N. R. S. et Vrin en 1977 (Recherches sur la tradition platonicienne). 5. Ibid., 237, 24-31.
154 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS LA T H O R IE D E S ID E S 155

engendrs. Non engendrs en tant quils sont issus de la Ici on ne peut viter une question. Quand il sagit de
monade dmiurgique et dune action immobile et ter vivants dnus de raison, lespce seule est immuable et
nelle ; mortels en tant quils sont issus des jeunes dieux. le Dmiurge se borne en former lide. Mais si nous en
Les mortels eux-mmes, en effet, ont part quelque chose venons aux vivants raisonnables, tels que les hommes,
dternel, parce quils sont incorruptibles selon lespce, leurs mes sont immuables et ternelles dans leur subs
tout en tant corruptibles selon lindividualit. Car tance, bien que sujettes au devenir dans leur activit
chez eux lespce diffre de lindividu, linverse des entire1. Ds lors chaque individu dou de raison nest-il
vivants divins et uniquement ternels o chacun est pas lui seul une ide et ne relve-t-il pas dans son in
capable d accueillir la procession entire des exemplaires. dividualit mme de la causalit dmiurgique?
Donc ce quil y a dternel chez les mortels vient de la Ctait un problme discut dans les coles platoni
dmiurgie dans son unit, qui fait lespce immuable, ciennes : y a-t-il des ides des individus? Plotin lui avait
une et identique dans la multiplicit des individus. consacr un trait (V, 7) o il donnait une rponse posi
Tandis que ce qui en eux est changeant vient du mouve tive, mais revenant sur ce sujet en dautres occasions il
ment fractionn des causes, qui soumet la mutation oscillait, semble-t-il, entre le oui et le n on 2. Proclos opte
la nature des tres quil forme a1. pour le oui dans le cinquime fragment de son commen
On doit dire par consquent que le Dmiurge produit taire sur les Oracles chaldaiques.
par ide les mortels eux-mmes en tant quil les enveloppe Car il faut encore savoir ceci : toute me diffre de
dans luniversalit de leurs espces. Il octroie ainsi aux toute autre me par lespce ( ), et autant il y a
jeunes dieux les fondements () de leurs rali d mes, autant il y a despces d mes ( ,
sations. ) 3.
Car de mme que le Dmiurge prcontient ltre Mais on remarquera que Proclos parle des mes et
engag dans la matire sous un mode immatriel et celui non des individus tels que Socrate et Platon. Dans son
qui devient sous un mode qui chappe au devenir, ainsi commentaire sur le Time il crit :
il prcontient lindividu sous un mode universel. Et ne Nexigeons pas non plus du Dmiurge quil produise
disons pas que le Dmiurge ne produit pas les mortels. lide () de Socrate, de Platon ou de quelque autre
Car il les produit, mais travers les jeunes dieux. Avant des individus 4.
que ceux-ci ne produisent, en effet, il a dj produit par L individu Platon nest pas identique son me,
sa seule pense. Et ne mconnaissons pas davantage que puisque celle-ci a pu se rincarner en Plotin ou quelque
les mortels existent sous un mode divin et pas seulement autre philosophe. Mme sil y a une ide dmiurgique
mortel. Car ce que promet le Dmiurge dans son discours, de cette me, cela nentrane pas une diffrence spci-
ce sont les fondements de laction des jeunes dieux, que
le Ciel a reus en premier lieu et sur lesquels ces dieux 1. El. Th., 191.
faonnent les mortels. A partir de ces monades qui sont 2. Cf. H. V. Blumenthal, Plotinus Psychology, The Hague, Nijhoff,
1971, p. 112-140. Je corrigerais aujourdhui ce quil y avait dunilatral
divines a t engendre la multitude entire des vivants dans les pages 76 80 de la Purification plotinienne. Il y a plus dindi
matriels 2. vidus que dmes et plus dmes que desprits et donc dides.
3. Oracles chaldaiques, Des Places, p. 212, 4-6.
1. Ibid., 224, 1-13. 4. In Tim., III, 228, 20-21.
2. Ibid., 228, 24-229, 2.
156 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS LA T H O R IE D E S ID E S 157

fique clans chacun des individus quelle anime provi Car, puisque pour chacune des mes divines il y a
soirement. Car si chaque compos individuel tait lui un certain nombre appropri quelle prcontient dans
seul une espce, il ne serait pas mortel. lunit, ce nombre en se dployant dfinit la multipli
Proclos expose plus amplement sa solution dans son cit des mes particulires subordonnes. Pour les mes
commentaire sur le Parmnide, III, 817, 4-819, 29. rattaches en premier lieu l me divine le nombre est
Il ny a pas dide du compos individuel en tant que tel moindre et la puissance plus grande ; pour celles qui
puisquil est phmre et puisque chaque me renouvelle sont rattaches au second rang la puissance est moindre
indfiniment son corps empirique avec sa condition et le nombre plus grand...
historique1. Bien plus, il ny a pas dide proprement Nous voyons ainsi se dessiner une dmarche constante
dite de l me singulire, puisquil y a plus d mes que chez le noplatonicien. Au principe de toute diversit il
desprits2. Pourtant cette me qui demeure substan y a une loi unitive approprie, non point abstraite de
tiellement identique au cours dhistoires trs diffrentes cette multiplicit, mais gnratrice de cette varit
nest pas singularise par sa matire. Car chacune en organise1. Cette monade enveloppe dautres monades,
gendre en elle-mme son essence et la totalit de ses elles-mmes gnratrices de nombres. L ide plonge
raisons sous une perspective originale. Et tout autocons jusquau fond du sensible. Grce elle il y a partout de
tituant est suprieur au devenir3. Chaque me jouit donc lordre et de lternel, et le mortel lui-mme a une sorte
dune singularit formelle, et celle-ci sinsre comme de subsistence idale qui le rattache son origine. Entre
un nombre dans une srie psychique et se rattache par lunit pure et linfinie diversit la procession continue
elle une monade idale. Le singulier psychique est de lide assure une cohsion sans faille.
moins une ide quune ide qui se modalise. Cest un Il est ncessaire, par consquent, que lhomme en
qui se dtermine lintrieur dun . soi et chacune des ides semblables engendrent, ant
L esprit dmiurgique enveloppe titre primordial rieurement la multiplicit ballotte de ct et dautre,
les ides des mes divines quil a engendres aussi titre des monades immobiles partir desquelles se droule la
primordial. Et chacune delles est la fois unit et multi procession de chacune vers ses nombres appropris, et
plicit, car elle contient sous le mode causal la multipli que ces monades sinsrent dans la deuxime dmiurgie.
cit entire des mes qui lui sont subordonnes. Et ainsi Cest pourquoi elles demeurent identiques elles-mmes,
chacune des mes subsiste selon un certain exemplaire du fait quelles ont t produites par lunique cause
qui lui est propre, et au premier rang se trouvent les immobile. Ne t tonne donc pas si on dit que lhomme est
exemplaires des mes divines en qui sont enveloppes les immortel, la bte raisonnable et la plante pensante. Car
ides des plus particulires 4. chacun de ces tres est d abord tel, mais la procession,
Proclos reproduit ainsi la thse quil rsumait dans descendant les degrs de lim itation multiforme de
son commentaire sur le Time, III, 261, 29-262, 2. lexemplaire, fait apparatre les uns comme dnus de
sens, les autres de raison, les autres enfin ne possdant
1. El. Th., 206, et le commentaire du mythe d Er : In Remp.,
II, 85-359.
la pense quen puissance 2.
2. El. Th., 62, 203.
3. Ibid., 191, 194. 1. In Tim., I, 444, 16-19.
4. In Parm., III, 818, 36-819, 5. 2. Ibid., 445, 14-24.
158 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS L A T H O R IE D E S ID E S 159

),elle Confre la perfection (),


2. U efficacit des ides elle conserve et protge (), enfin et surtout
elle donne cohsion et unit ( ) *.
Comme nous lavons vu, Proclos redoute quon se
Puisque tout est en chacun selon son mode propre,
mprenne sur le caractre paradigmatique des ides, que
cest sous le mode exemplaire, cest--dire rgulateur ou
celui-ci suggre un simple modle notionnel, un abstrait
normatif, que lide exerce toutes ces formes de causalit.
hypostasi ou une pure catgorie logique. On extnuerait
Agissant ainsi, elle produit par son tre mme , mode
la puissance de lexemplaire si on la vidait des autres
qui soppose produire par activit ou mouvement .
formes de causalit. Dans le Parmnide, 132 d, le jeune
L tre qui produit par activit, nous lavons vu, engendre
Socrate propose de traiter lide comme () un
par la mdiation dun mouvement et pour ainsi dire en
paradigme . Ce comme parat au Lycien plein de sens.
sortant de soi. Parce quil agit en se divisant et seule
Quon ne nous reproche pas demployer ce mot de
ment par un aspect de lui-mme, il produit un effet
paradigme en voquant par mtaphore les paradigmes
changeant qui ne porte quune trace partielle et phmre
dici-bas, qui sont sensibles et impuissants et qui ont
de sa cause. Le principe qui produit par son tre, au
besoin dautres causes qui les prennent pour modles.
contraire, demeure en lui-mme et agit par lui-mme
Car Socrate ne dit pas simplement que les ides sont des
tout entier. Par le seul rayonnement de son autoconsti
paradigmes, mais comme des paradigmes . Cette ma
tution il suscite un driv qui reste enracin dans la
nire de parler efface l aspect strile et inanim de ce
spontanit qui le form e2. Cest pourquoi tout driv
que nous nommons ordinairement paradigmes et dcouvre
suprieur au devenir doit procder de ltre mme ou de
dans les ides le principe gnrateur primordial de leurs
lunit pressentielle dun principe immuable. La cause
images. Ne croyons pas que le paradigme et le producteur
qui agit de faon paradigmatique est donc beaucoup plus
soient spars ; quon les rassemble plutt pour les com
communicative et fconde que celle qui produit en tant
prendre dans un seul et mme terme 1.
quefficiente 3.
En somme toute cause est la fois normative et pro
Finalement, puisque le Dmiurge platonicien nest
ductrice. Mais lune est productrice sous le mode normatif,
pas une hypostase, mais le mythe de la puissance pro
tandis que l autre est normative sous le mode producteur.
cessive toute entire, on peut rassembler en lui tous les
Bien entendu, le mode normatif est suprieur. Proclos
niveaux de causalit. U produit dune certaine faon
se plat dtailler les formes de causalit quil faut
selon les ides quil aperoit dans son exemplaire, dune
rintgrer dans lefficacit exemplaire pour lui restituer
autre selon celles quil invente partir des premires et
sa pleine valeur. Nous y reconnaissons les principaux
quil donne comme rgles aux jeunes dieux, dune autre
caractres de l action divine, que le noplatonicien
encore travers les oprations de ses drivs. Mais sa
numre en dautres occasions2. Vis--vis de ses drivs,
suprme efficacit, celle qui commande toutes les autres,
lide est cause assimilatrice (), mais aussi
est celle quil tient de lexigence du Bien ( ) ou
elle fait subsister (-), elle a une fonction pa
ternelle (), elle engendre par son tre mme ( 1. In Parm., IV , 908, 28-909, 29.
2. In Tim., I, 390, 9-21. El. Th., 76.
1. In Parm.., IV, 910-13-26. 3. In Tim., I, 335, 28-336, 5. In Parm., III, 786, 29-787, 32 ;
2. Par exemple, El. Th., 151-159. In Tim., I, 166, 2-5. V II, 1167, 38-1168, 19.
160 L A M Y S T A G O G IE DE PRO CLO S L A T H O R IE D E S ID E S 161

de la puissance de lUn, elle s tend la matire elle- L ide nat donc dune conversion de lesprit la fois
mme. vers son origine et vers lui-mme. Elle est pour ainsi
Selon lhnade qui est en lui, par laquelle il est dieu, dire la ronde (le ) que la pense droule au
le Dmiurge est la cause de la matire ultime... x. tour de son centre afin de se rapporter lu i1. L esprit,
Ainsi comprise, la causalit dmiurgique contient, qui est en germe dans la prsence soi de lintelligible,
mais dborde celle de lide, qui nest quun moment se constitue en se dployant comme un systme de d
(entre lintelligible et la raison) dans la continuit de la terminations articules 2.
procession. Le caractre propre de l'esprit est toujours de diviser
( ) et de manifester les nombres et les plrmes
de la vie et les units des intelligibles, tandis que lesprit
3. Gense interne de Vide
intelligible contient la multiplicit sous un mode unitif 3.
Le mythe du Dmiurge nous laisse entendre que lide Comment seffectue cette division des ides? Proclos
nexiste pas sans lesprit. Lintelligible est prsence carte les solutions qui feraient de lesprit un reflet des
active soi-mme et le Vivant total est le 2. intelligibles et plus encore des formes de la nature. Cest
Celui-ci tient uniquement de sa conversion vers ses prin bien de lui-mme que sous lirradiation de lintelligible
cipes (l tre et lUn) son caractre de modle et de pl- lesprit passe de lunit la multiplicit notique,
rme des vivants. ... comme le centre tient en lui-mme les multiples
Pour moi, crit Proclos, il me semble que lesprit intelli extrmits de ses rayons ou comme la science contient
gible, par sa conversion vers les principes universels, la multiplicit de ses thormes, non quelle soit le r
devient le plrme des ides, fait place en lui-mme sultat de cette multiplicit, mais antrieure cette multi
toutes les causes des tres sous un mode la fois intelli plicit et tout entire en chaque thorme 4.
gible et notique, et ayant t fcond ( ) par La procession des ides ne sachve pas lesprit,
la cause ineffable et transcendante de tous les tres forme mais se dveloppe encore davantage sous forme de raisons
la monade des dieux, celle que Platon appelle pour cette par lopration spontane des mes pensantes5. Celles-ci
raison, je suppose, lide des dieux 3. parcourent tout le chemin qui mne de lunit leur
L e Dmiurge, qui est un , forme pareille propre multiplicit, et cela en deux tapes. En premier
ment toutes ses ides en se tournant vers le Vivant total, lieu chaque me forme sa substance comme un plrme
qui lui est la fois antrieur et intrieur4. Les dieux simultan de raisons. Telles sont les raisons substan
infrieurs regardent leur pre, le Dmiurge. Et cest tielles ( ) 6 qui sont impliques sous un
ainsi que, sans redoublement et par lensemencement mode latent dans lunit de l acte autoconstituant. En
den haut, lintelligible prolifre en ides de plus en plus second lieu l me les actualise et les droule selon la
nombreuses et dtermines, puis en raisons psychiques
et finalement en formes de la nature. 1. In Euclid., 148, 5-149, 8.
2. In Parm., IV , 973, 15-29.
1. In Tint., I, 386, 19-27 ; 388, 9-14. 3. In Pl. Th., V , 12, p. 268.
2. Ibid., 428, 17. 4. In Parm., IV , 930, 16-20.
3. In Pl. Th., III, 19, p. 65, 25-66, 6. 5. El. Th., 194.
4. In Tim., I, 394, 2-6. 6. In Parm., IV , 894, 35.
162 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS LA T H O R IE DES ID ES 163

succession discursive. Elle les pense une par une ou, plicit dont il a besoin, afin dexprimer la trop grande
au mieux, plusieurs la fois, mais jamais toutes ensemble1. simplicit de son foyer.
Cest pourquoi Proclos soutient, sans contredire ses Tout ce qui se particularise se multiplie davantage
affirmations sur lesprit diviseur, que la premire division que sa cause plus comprhensive, ou plutt cest en se
des ides est le fait de l me. Il s agit du fractionnement multipliant par la complexit de ses puissances quil se
selon le temps, qui introduit dans la pense une sorte de joint son principe selon des modes divers par ses di
devenir cyclique2. verses puissances w1.
L esprit divin et dmiurgique enveloppe les mul Projetant la pluralit et la ressaisissant pour lui in
tiples dans lunit, les morcels sans morcellement et les fuser quelque unit, lide nous apparat donc comme un
diviss sans division, tandis que ce qui divise en premier cycle substantiel ( ), selon une formule
lieu ( ) les ides qui prexistent dans que Proclos applique l me remontant la monade
lesprit sous mode hautement unitaire, c'est Vme, et pas gnratrice de sa propre m ultiplicit2.
seulement la ntre, mais aussi la divine. Puisquelle n a Sil y a dans le Dmiurge une puissance dassimilation,
pas, en effet, comme lot les penses tablies uniquement celle-ci exige une puissance de dissemblance. Puisque
dans l ternit et quelle sefforce dembrasser l activit le Dmiurge tait bon, il a voulu faire toutes choses aussi
concentre de lesprit en aspirant la perfection qui est semblables que possible lui-mme et son exemplaire 3.
en lui et la forme une et simple de sa pense, elle Mais faire semblable et non identique, cest impliquer
tourne autour de lui par une danse chorale circulaire une dissemblance. Et celle-ci nest pas une rsistance
( ) et elle divise lindivision des ides en extrinsque lide. Proclos se refuse de rapporter la
dplaant son point d application, regardant part le mer de la dissemblance la seule matire des corps.
beau en soi, puis regardant le juste en soi, regardant Comme le jeune Socrate le suggre Znon dans le Par-
encore chacune des autres ides, les pensant toutes une mnide, 129 de, lorigine de la dissimilitude rside non
par une ( v ) au lieu de les penser toutes en dans la dispersion matrielle, mais dans les ncessits
semble... L esprit pense toutes choses dans lunit intelligibles et donc dans un genre gnrateur qui a mme
( ), l me voit toutes choses une une rang que la similitude et dont la matire ultime nest
( v ) 3. que la dernire consquence4.
Qu on la prenne dans l esprit ou dans l me, cette Il y a ainsi dans le Dmiurge le semblable et le dissem
fonction diviseuse de lide entre en conflit avec son blable titre primordial et, pour parler plus clairement,
pouvoir de cohsion. Cette opposition nous rvle prci titre fontal () 5.
sment la gense de lide. Car si elle est une forme uni ... La ressemblance dmiurgique correspond la
fiante, elle doit se donner quelque diversit titre de cause dterminante ( ), alors que la
matire. Et si elle nat lintrieur dune conversion vers dissemblance est de l ordre de linfini ( ).
lunit, elle doit se diviser pour offrir lesprit la multi
.
1 Ibid., V II, 1142, 31-35.
2. In Tim., II, 222, 17-29.
1. In Tim.., II, 289, 29-290, 3. Marini Proclus, 23.
3. Time, 29 e.
2. In Tim., I, 248, 1-6.
4. In Parm., III, 806, 3-21.
3. In Parm., III, 807, 29-808, 19.
5. Ibid., II, 733, 26-28.
164 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS LA T H O R IE D E S ID E S 165

Lune rassemble et par elle le semblable est semblable 1 y a donc un mouvement intrieur lide, une op
ce quoi on le dit semblable. L autre distingue et fa ration autoconstituante qui se traduit par le dualisme
vorise la procession, la complexit et le mouvement... a1. de laltrit et de lidentit. Proclos exprime ce passage
Il y a donc chez les dieux un verbe diviseur ou une en subordonnant le substantif au verbe. En se faisant
source primordiale de division , grce laquelle Zeus autre que les autres ides, comme le suggrait le Sophiste,
se spare de son pre et Kronos d Ouranos2. Et cette chaque ide les implique, puisquon se dfinit par ce
opposition de la fonction unifiante et de la diversifiante quon repousse et quon inclut ses exclusions. Mais dans
se retrouve tous les degrs de la procession, dans les la mme opration elle implique les ordres qui lui sont
intelligibles, les ides, les raisons, la nature3. Tous d antrieurs, puisquil est impossible de se diviser sans
coulent de cette scission ou de cette dyade qui, les emp partir de lunit et sans parcourir toutes les tapes de ce
chant de concider avec l Un, les contraint de se disposer dploiement. De mme que dans ltre ou lintelligible
autour de lui. se trouvent la vie et lesprit sous le mode causal, ainsi
Proclos esquisse ainsi une ontognie. La gense rend dans lesprit, cest--dire dans lide, ltre et la vie
compte de la structure si dans les genres de ltre le mou doivent tre prsents par participation1. Or cette divi
vement et le repos sont l origine du mme et de l autre. sion, en tre, vie et pense, qui reproduit les trois grands
Or le mouvement et le repos dans lactivit suivent le caractres divins (bont, puissance, activit prnotique)2,
mme et l autre, mais le mouvement et le repos substan correspond aux trois fonctions constitutives de lunivers :
tiels les prcdent. manence, procession, conversion.
Disons maintenant en partant des ralits que le En chaque ordre se trouvent ces trois causes, celle
mouvement et le repos peuvent tre considrs ou bien de la manence, celle de la procession et celle de la con
dans les substances ou bien dans les activits des tres. version, mme si lesprit se forme surtout selon la con
Car la procession est un mouvement substantiel ( version, la vie selon la procession et l tre selon la ma
) et l tablissement dans les causes est un repos. nence 3.
Cest en effet en demeurant en repos que tout tre procde Par consquent, dire que lide est tre, vie et pense4
et comme les causes substantielles il est antrieur avec prdominance de la pense, cest affirmer que
lidentit et laltrit. Car les tres se font identiques chacune est manence, procession et conversion avec
et se font autres ( ) en procdant prvalence de la conversion. Et c est encore manifester
de leurs causes tout en demeurant en elles ; ils se font le cycle interne selon lequel chaque ide est lesprit tout
ncessairement autres parce quils procdent, tandis entier excutant autour du Bien une danse chorale :
quils se font identiques parce quils se convertissent 5.
vers ce qui demeure. Et cest pourquoi le mouvement et Sil en est ainsi, les ides diffrent entre elles selon
le repos se rangent avant lidentit et l altrit titre leur cercle formateur, et leur valeur dpend des rapports
de principes antrieurs 4.
1. El. Th., 103. In Parm., IV, 880, 34.
1. Ibid., 734,, 21-25. 2. El. Th., 121.
2. In Pl. Th., V, 36, p. 325. 3. In Pl. Th., IV, 1, p. 179.
3. In Parm., II, 740, 36-39. 4. In Parm., IV, 880, 33-34.
4. Ibid., V II, 1154, 19-32. 5. In Tim., II, 243, 15.
166 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS L A T H O R IE D ES ID E S 167

quentretiennent en chacune les trois fonctions de ce le particulier dans luniversel1, tantt les dispose en
cycle. Mais puisque la conversion nest que le retour cercle comme manence, procession et conversion2. Le
la manence originelle, tout repose sur la proportion qui second schma est la clef du premier. La manence est
stablit entre la manence et la procession. Et la srie le centre immobile autour duquel les fonctions moins
des ides serait le dveloppement de la loi qui rgit les universelles voluent.
variations dans les rapports de ces deux fonctions. L interprtation que dveloppe Proclos3 du mythe
A la limite suprieure, la manence pure symboliserait platonicien de la ronde cleste initiatique4 apporte
lUn ou l ineffable par excs, en qui ni lide ni le nombre quelque nouvelle clart sur le rapport de lide et du
ne sont encore ns. A la limite infrieure, la procession mouvement cyclique.
amenuisant la manence sans la dissiper entirement L ide, disions-nous, nat avec lesprit au cours de la
(ce qui serait sanantir elle-mme) aboutirait la pure conversion de celui-ci vers soi-mme et ses principes.
matire ou l'ineffable par dfaut, en quoi il ny a plus Or cette conversion est figure par la rvolution cleste
ni ide ni nom bre1. Que maintenant procession et ma () grce laquelle dieux et mes se nourrissent
nence se combinent, mais de telle sorte que la procession de lintelligible. Car cette rvolution qui joint au lieu
lemporte, nous avons les tres de la nature, qui se mul supra-cleste les conducteurs des chars ails qui voluent
tiplient dans lextriorit. Quand procession et manence sur la vote cleste, c est la pense () qui unit
sont galit, nous obtenons l me qui est le milieu de lesprit lintelligible5. Le mouvement circulaire, inter
lunivers, parce quelle demeure indivise dans chacune mdiaire entre un point immobile et un cart linaire
de ses divisions. Enfin si la manence prdomine et dans indfini, fait surgir lide quand son centre est lintelli
ce seul cas, il y a intelligible ou ide. gible.
Plus la manence prend l avantage et maintient lide Il est clair que lesprit dtient dans sa puret lexem
dans limmdiation de lintelligible, plus fondamentaux plaire du mouvement cyclique, parce quil a pour centre
sont son espace, son contenu et sa srie, plus intense est ce qui chez lui demeure immobile, tandis quil contient
sa charge de puissance et moindre sa complexit. Puisque les nombreuses processions des ides qui partent de cet
lide nest pas une notion abstraite, mais une loi de tre et pour ainsi dire de son foyer (), comme des
ralisation, sa comprhension et son extension varient lignes droites partent du centre, non sans contenir encore
en raison directe. Non seulement il y a plus dtres que toutes les activits notiques qui pensent ces ides et
de vivants, mais l tre a une signification plus pleine que cet tre, comme la surface unique et continue qui stend
la vie, puisquil en est la cause et que la vie se meut tout entre ces activits qui sortent du centre et le centre
entire dans l tre. Toute vie est une dtermination de lui-mme 6.
ltre, comme toute pense est une dtermination et
1. El. Th., 20, 70-72.
une drivation de la vie. 2. In P l. Th., IV, 1, p. 179.
Gela nous fait entrevoir pourquoi Proclos tantt 3. Ibid., p. 179, 220.
embote la pense dans la vie et la vie dans l tre, comme 4. Phdre, 246 a-256 e.
5. In Pl. Th., IV, 4, p. 188. Cf. In Tim., I, 28, 11 ; II, 290, 20.
In Eucl., 148, 25. In Crat., 62, 19-24 ; 64, 9 ; 65, 3-5 ; 74, 25.
1. In Parm., III, 807, 5-9. 6. In Parm., VII, 1165, 37-1166, 7.
168 LA M YS TA G O G IE DE PROCLOS L A TH O R IE D ES ID E S 169

Nimaginons pas que ce sont les corps clestes qui en se dfinit lui-mme et opre tourn vers lui-mme, quil
tranent les mes dans leurs rotations. Ce sont les mes, est la fois un et plusieurs, quil demeure immuable,
qui impriment ces corps cette translation circulaire1. procde et se convertit, quil tablit dans le repos ce
Et celles-ci reoivent ce mouvement des dieux. En en quil y a de plus indivisible et de plus un en lui, quil
tranant les mes dans leur ronde, les dieux les associent se meut de tous cts partir de ce point de faon
leur propre initiation divine, ils leur communiquent rectiligne par linfinit quil contient, quil senroule
ce quoi ils doivent leur divinit, la contemplation de spontanment autour de lun et quil sveille par sa
lintelligible. rgularit et son identit lindivision de sa propre
Selon Proclos les intelligibles ont un tel pouvoir de nature et lun qui est cach en lui et que le cercle em
divinisation parce queux-mmes voluent autour du brasse et entoure de sa propre multiplicit pour sassi
Bien qui les illumine2. Droulant la srie entire du miler lui 1.
cercle 3, le commentateur d Euclide met en relief la Comme nous lavons dj entrevu, les analogies go
vertu du mouvement cyclique, partant des dieux, tra mtriques de lide sont accompagnes de correspon
versant les esprits et les mes pour aboutir aux priodes dances arithmtiques.
cosmiques rgies par le nombre cyclant ( - Les tudes mathmatiques font apercevoir dans les
) qui rintgre la priode entire dans son point de nombres les signes des caractres suressentiels, tandis
dpart 4. quelles manifestent dans les raisons dianotiques les
Ainsi il y a une relation ncessaire entre la clart et le puissances des figures notiques 2.
mouvement. Autant de mouvements cycliques, autant La gense de lide ressemble celle du cercle, mais
dordres de clart. La rvolution autour de l Un produit aussi celle du nombre. De mme que le nombre est une
lintelligible, celle qui entoure lintelligible engendre multiplicit dveloppe3, lide est un intelligible dploy.
lide.et lintuition, celle qui prend pour centre lintuition En lui-mme lintelligible nest pas formellement nombre,
donne les raisons ou le disours successif. Toute essence mais pluralit germinale, 4. Ds lors le rap
manifeste une ontogense circulaire, et celle-ci dfinit port de lide lintelligible correspond la relation
qui est le privilge de lesprit et qui lunit quentretient le nombre avec sa monade gnratrice.
troitement au Bien5. Proclos en vient exalter le cercle Le Vivant en soi intelligible est une monade conte
comme un symbole de lautonomie. nant secrtement le nombre total. Mais au sommet des
Si tu considres lintriorit rciproque des lments notiques le nombre est l tat dploy (),
du cercle (centre, rayons, circonfrence), si tu annules droulant celui qui prexiste dans la monade sous le
lamoindrissement qui lui vient de lextension, si tu mode causal et unitaire. Car on parle de choses diff
effaces cette situation qui permet la fragmentation, tu rentes quand on dsigne la multiplicit qui est dans la
dcouvriras que le cercle vritable procde en lui-mme, cause ou celle qui est dans leffet, quand on dsigne celle

1. In Pl. Th., IV, 5, p. 188. 1. In Eucl., 154, 6-19.


2. In Tim., II, 243, 15. 2. Ibid., 22, 6-9.
3. In Eucl., 148, 5-150, 12.
3. In Pl. Th., IV, 28, p. 222-et 223.
4. In Remp., II, 17, 19-20. 4. Ibid., III, 21.
5. In Tim., II, 90, 2-8.
170 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS LA T H O R IE D ES ID E S 171

qui est unifie ou celle qui est dploye. L une est ant quelle est insparable du systme illimit des significa
rieure au nombre, lautre est le nombre a1. tions. L ide est donc nombre en tant quide et il ny a
Lide est nombre en ce sens quelle est une multi pas dide de la pure simplicit, sinon par une ngation
plicit qui se contient et sengendre elle-mme. Laissons totale de lide. Mais cette complexit mme nous ren
de ct le nombre de la nature qui nest quun reflet. Le voie son origine, puisque le complexe nest jamais
nombre proprement dit, selon les nopythagoriciens2, se pens sans tre dj travers et dpass.
forme par une autogense quasi-circulaire qui part du
plus simple et savance jusqu sa complexit propre en
4. L ide et le temps
se laissant ressaisir par sa monade originelle. Entre le
nombre et le cycle le rapport nest pas artificiel. Le temps, tel que le conoit Proclos, illustre cette
Si on demandait comment le nombre peut natre de gnse de lide, puisquil est un nombre et une loi de
lun, comment de la simplicit absolue peut apparatre mouvement circulaire1. Mais puisque selon le Time,
ce processus de complication qui multiplie indfiniment 37 d, le temps est limage (qui avance selon le nombre)
des totalits dfinies, le noplatonisme rpondrait que de lternit qui demeure dans lun, Proclos commence
la solution est contenue dans la position mme du pro ordinairement parler du temps en voquant lternit.
blme. Du moment que vous posez lunit, il est trop
tard pour refuser le nombre. Ce dernier est dj n, 1) L ternit ( ).
simplement parce qu unit et nombre sont des corr Temps et ternit ont en commun quils sont des
latifs qui apparaissent ensemble, se comprennent l un mesures. Ils diffrent en ce que lternit mesure comme
par l autre et disparaissent avec la pense elle-mme. une unit (reclant une dualit : ), tandis que le
Sil ne signifie pas l Ineffable, l Un est un tout qui im temps mesure comme un nombre ; lternit comme une
plique le multiple. Damascios insistera longuement sur manence, le temps comme une procession-conversion.
ce point. Mais, comme souvent chez Proclos, cette distinction ne
D aprs lexgse noplatonicienne du Parmnide, il doit pas tre comprise comme si ces deux termes sex-
est impossible daffirmer lun sans le voir clater en un cluaient mutuellement. Ils simpliquent toujours, mais
et tre, et donc sans impliquer une dualit qui est le germe avec des prdominances diffrentes. Dans lternit il
dune pluralit inpuisable3. y a dj une procession qui est une forme de vie et de
Par consquent, fait dire Platon Parmnide, si puissance, mais la manence lemporte. Dans le temps la
lun est, il est ncessaire quil soit nombre... Pourtant, procession se dploie davantage, jusqu la succession,
sil est nombre, il sera multiple et multiplicit infinie mais, nous le verrons, la manence ne disparat pas, puisque
d tres 4. le temps est foncirement immobile.
Il est impossible disoler et de porter labsolu quelque Toutes substances, vies, penses, activits, mouve-
ide que ce soit. La plus pure est encore relation, puis-
1. Principaux textes de Proclos concernant lternit et le temps :
1. Ibid., IV, 29, p. 226. In Tim., I, 277, 14-282, 2 2 ; 290, 17-291, 2 4 ; II, 288, 6-292, 2 9 ;
2. Cf. Thon de Smyrne, Expositio rerum mathematicarum, Hiller 18. surtout III, 8, 18-96, 32. In Parm., V II, 1212, 39-1238, 17. In Remp.,
3. In Parm., I, 711, 41-712, 14. In Pl. Th., IV, 27, p. 221. II, 11, 17-12, 1 2 ; 16, 3-19, 17. In Alcib., 237, 7-14 ; 240, 5-241, 2.
4. Parmnide, 144 a. El. Th., 51-55. In Pl. Th., III, 16-18.
172 LA M YS TA G O G IE DE PROCLOS L A T H O R IE D ES ID E S 173

ments sont mesurs par lternit, ou bien directement, grale. Tel est le cas des corps soumis la gnration et
ou bien par lintermdiaire du temps. Un tre participe la corruption.
lternit directement sil se concentre dans une to Ces trois degrs (ternit, perptuit, mortalit) se
talit simultane ( ) 1. Et il se concentre ainsi sil rassemblent dans l me humaine, mais des niveaux
se donne lui-mme son essence, sil est 2. diffrents : lternit dans sa substance autoconstituante,
Ce qui procde de soi-mme et se convertit vers soi-mme la perptuit dans sa pense et son imagination (les acti
se ralise dun seul coup, sans intervalle de dure. Telle vits dites internes et celles du premier corps), le carac
est la perfection de 1, notion centrale chez tre phmre dans les oprations sensitives et vgta
Proclos, sur laquelle nous reviendrons, et caractre selon tives (les activits dites externes du deuxime et troi
lequel un tre se remplit lui-mme dtre et de bien. Non sime corps, indfiniment renouvelables).
quil se passe de principe (lUn nest pas autoconstituant), Ce fait quune substance ternelle doit sexprimer dans
mais son principe lui donne dtre principe de lui-mme. des activits phmres explique la mtensomatose.
Ainsi lternit est identique une libert causa sui. Puisque le temps procde de lternit comme son image
Un tre participe au temps quand il droule dans la et quil lui demeure infiniment inadquate, la seule
succession son tre et sa vie, cest--dire quand il ne faon pour le temps dimiter lternit sur tous ses plans
peut intrioriser sa procession. Il peut possder une libert sera de se multiplier indfiniment. L me devra redes-
infrieure, mais il doit passer par le dehors pour sat- dendre indfiniment dans le devenir afin dexprimer
teindre. Incapable daccueillir dun seul coup la puis sans cesse dans de nouvelles conditions les virtualits
sance infinie qui le suscite, il la fragmente en instants et inpuisables de sa substance. Cest un des sens du mythe
en chacun il vient l tre. d Er.
Dans ce cas encore deux solutions sont possibles. Ou L ternit nest pas un attribut du Principe suprme,
bien cette succession est perptuelle sans commencement qui nen a aucun, mais seulement des symboles. Elle
ni fin, et cest (la perptuit du devenir) qui se nest mme pas son driv immdiat. De lUn ineffable
distingue de 1 comme la succession de la simulta procde la puissance pressentielle, puis par elle ltre
nit3. Elle appartient au monde comme totalit et aux prternel ()1 et de lui lternit. Tout comme
activits psychiques. Un tre est immortel, non ternel, la puissance est une mdiation entre lUn et l tre, lter
quand il peut remplir la priode totale du temps, mortel nit fait le passage de ltre lesprit intelligible que
quand sa priode est plus courte. Cet tre perptuel Proclos identifie au Vivant en soi. Elle est donc dj
tient sa perptuit de sa cause et sa temporalit de sa une procession. A ce titre elle est une participation
faiblesse : 4. la puissance pure () ou 1 infinit pure
Ou bien cette succession a un commencement et une ()2. Celles-ci sont indtermines non par d
fin, cest--dire nest quune partie de la priode int faut, dispersion ou inertie, mais par excs, intensit et
surabondance expansive3. Car ce qui est infini selon la
1. El. Th., 52.
2. Ibid., 51. 1. El. Th., 107.
3. Ibid., 55. 2. Ibid., 92.
4. In Tim., I, 294, 26-27. 3. In Euclid., 88, 21-26.
174 LA M YS TA G O G IE DE PROCLOS L A T H O R IE DES IDES 175

puissance active ()1 possde titre pri plus quelle ne procde1. Elle procde en quelque sorte
mordial le pouvoir illimit de produire et donc de se sans procder. Tel est le cas de lternit, qui est la mesure
raliser soi-mme avant de raliser ses drivs, de se des mesures, qui contient sous un mode envelopp plus
donner sa propre cohsion avant de la communiquer. de puissance que le temps, mme indfini, nen pourra
Telle est l ternit. Spinoza la dfinit comme la ncessit jamais taler. Cest ainsi que la est incommensu
dexister au sens de spontanit naturante, Proclos par rable la .
l autoralisation. Mais Spinoza tire la puissance de les Car lternit est une puissance infinie qui demeure
sence, alors que Proclos fait surgir ltre de la puissance. dans lun et qui procde dans le repos () 2.
Cest la diffrence entre lautoaffirmation et lautorali- Le Lycien prcise que lun dans lequel demeure
sation. lternit nest pas l Un ineffable, mais ltre un ( 8v)
Le prternel se dit par le pass du verbe tre qui la prcde immdiatement. Cest ltre qui unifie
comme dans le du Time, 29 e, lternel par le lternit, non sans impliquer un germe dinfinie multi
prsent &m, le temporel par le futur 2. Mais avec le plicit3.
Time, 37 e, Proclos reconnat galement au pass et Pour remonter cette source de toute vie, Proclos
au prsent du verbe un sens temporel3. reprend une dmonstration dAristote en la transfor
Ce rattachement de lternit la puissance gn mant. Car dune part il ne se contente pas dune cause
ratrice avait dj t nonc dans le Corpus hermeticum, finale4, dautre part il se garde didentifier lternit
X I, 3 4. L ternit est la puissance mme de Dieu qui et lorigine primordiale. Puisque le mouvement du ciel
produit l univers et lenveloppe de telle sorte quil ne est perptuel, il suppose une source (au moins) perp
peut ni commencer ni se dissoudre. tuelle de mouvement. Si cette source tait elle-mme
Daprs une des lois de la procession noplatonicienne, mobile, elle dpendrait dune autre, jusqu ce que nous
le ou les premiers drivs doivent tre les plus parfaits, parvenions une origine parfaitement immobile. Mais
ils doivent participer leur principe en plnitude et de cette condition chez une cause de mouvement exclut
faon inamissible, ils doivent tre 5. tout devenir ou toute multiplicit dtats ou dinstants.
Puisque la forme intelligible est une, elle ne doit pas Ce qui signifie lternit5.
produire directement linfini, mais en premier lieu une Autrement dit, Vinfinit extensive de la dure cosmique
monade ( ), puis le nombre appropri et ce implique Vinfinit intensive de lternit. Selon Proclos
qui suit 6. le cosmos est une naissance perptuelle, parce quil la
Selon Proclos, la premire drivation reoit communi
cation intgrale de son principe, elle demeure en lui 1. Cf. In Pl. Th., Y, 18, p. 283 : Il y a deux sortes dactivits et de
puissances des dieux... deux sortes dactivits de la nature... deux
sortes de mouvements de lme... deux sortes dactivits de lesprit.
1. El. Th., 84. Ibid., V, 37, p. 329 : Deux sortes de rejetons de la divinit. Ibid.,
2. In Tim., I, 362, 9-16. VI, 14, p. 386 : Chacun des procdants a une procession... inconnue...
3. Ibid., III, 38, 21-24. et une autre manifeste.
4. d. Nock-Festugire, I, p. 149. 2. Ibid., III, 18.
5. El. Th., 36 et 64. 3. In Tim., III, 14, 16-16, 11.
6. In Tim., I, 445, 1-3. Cf. Ibid., 447, 30-32 : les trois monades, 4. In Parm., III, 788, 12-28.
intelligible, notique et sensible. 5. In Tim., III, 9, 2-21.
176 L A M Y S T A G O G IE DE PROCLOS L A T H O R IE DES ID E S 177

reoit dun gnrateur ternel et parce quil ne peut la Puisque lternit concentre en elle-mme ce qui
recevoir que sur le mode du devenir. Il ritre pour ainsi spanche et se divise dans le temps, elle doit envelopper
dire chaque instant sa venue ltre, parce quil ne les trois puissances que Proclos reconnat au temps1.
peut porter tout entire la fois la plnitude de puis L une mne tout mouvement sa perfection (
sance qui le fait subsister. Non seulement la perptuit ), cest le pass. L autre donne aux tres du
de lunivers ne soppose pas sa dpendance radicale devenir cohsion et sauvegarde ( ),
vis--vis de sa cause, mais cette dpendance exige cette c est le prsent. La dernire manifeste () ce qui
perptuit, parce que lnergie quelle accueille ne peut est cach dans la divinit en droulant sous forme de
tenir ni dans un prsent temporel trop pauvre ni dans priodes les nombres qui en manent, c est lavenir.
une dure limite1. L ternit contient cette triade sous un mode unifi
Cette thse sest oppose dans les premiers sicles de (), le temps sous un mode la fois unifi et di
notre re et s oppose encore celle de certains tholo vis ( <2 ), les mes SOUS un mode
giens qui estiment que la cration du monde suppose son seulement divis (). Celles-ci sont mme carac
commencement. On sait que saint Thomas dAquin trises par la prfrence quelles accordent lune des
dissociait les deux assertions2, en soutenant que la trois puissances.
cration est dmontrable, tandis que le commencement
est uniquement un article de foi. Mais ce dernier point 2) Le temps ( ).
lui-mme est douteux. Car le langage religieux nest pas Tandis que lternit est la vie enveloppe dans lunit,
avant tout spculatif, mais pragmatique au sens sotrio- le temps est une procession contenue par une puissance
logique. Ds lors leschatologie chrtienne (le monde a nombrante. Il nest pas une dissolution, mais un facteur
commenc et aura une fin) sapplique au monde au sens de rythme et de cohsion. Proclos sattache tout ce
de cosmos et dsigne notre ordre de choses, lhistoire qui, dans le temps comme dans limagination, manifeste
du salut dans laquelle nous sommes insrs. Rien nem les ordres suprieurs et nous y renvoie.
pche quil y ait dautres ordres parallles, antrieurs ou Il reproche Aristote d avoir dfini le temps comme
ultrieurs. Compris en ce sens, le monde correspondrait le nombre du mouvement 2 en entendant par l le
la priode totale de Proclos ou des stociens et pourrait nombr ( ) plus que le nombrant ( ).
comme elle se renouveler indfiniment. Quant dcider Mais puisquil lui fallait un nombrant, il stait donn
si Vtre mme a commenc, cest une question qui con cette solution relche (2 ) de dire que le
cerne la philosophie (mme si la solution reste incertaine), nombrant est une certaine me 3.
non la religion. En outre, la cration judo-chrtienne a Le temps ne nat pas de l me, et ici Proclos vise ga
t figure par le commencement parce que son modle lement Plotin4. Le Time ne dit pas que le Dmiurge
le plus frquent est le schma artisanal qui porte cette cre le temps dans l me, mais que, l me et le corps
confusion, tandis que celui de la procession noplatoni tant constitus, il leur donne le temps comme mesure,
cienne est la gnration nopthagoricienne des nombres
1. In Parm., V I I , 1235, 11-1236, 21. In Tim., III, 38, 21-26.
qui na pas le mme inconvnient. 2. Phys., IV , 219 b.
3. In Tim., I I I , 9, 23-28, traduction Festugire.
1. Ibid., I, 294, 9-28. 4. Enn., I I I , 7, 11, 22-30.
2. Somme thologique, I a, q. 46, a. 2.
178 LA M YSTAGOGIE DE PROCLOS LA T H O R IE DES IDES 179

afin de les assimiler leurs principes exemplaires1. Si de la priode totale est parfait, parce quil nest partie
lme engendrait le temps, elle ne recevrait pas de lui de rien, mais total pour imiter lternit. Celle-ci en effet
une perfection. Car elle a besoin du temps pour dplier est la totalit titre premier. Mais tandis que lternit
sa pense, puisquelle ne peut saisir son objet dans une apporte aux tres la totalit entire dun seul coup
intuition unique. Et une cause ne peut tre acheve par ( ), le temps lapporte en ltalant ( -
son effet2. De mme que lternit est suprieure aux ). Car la totalit temporelle est le droulement de
principes quelle mesure, le temps doit dominer la multi celle qui demeure concentre dans lternit d1.
plicit des tres quil rgle. Il en rsulte que le temps est une ralit double et
Selon Proclos, le temps est un nombre nombrant ou mme doue dune structure antithtique. Il est tout
encore un nombre cyclant ( ), parce quil ensemble monade et nombre, centre et cercle, manence
rintgre la priode entire son point de dpart 3. et procession, immobile comme et mobile comme
Cest donc une loi de rythme qui change le mouvement 2. En tant que nombre nombrant il ne coule pas,
linaire en circulaire ou hlicodal, cest--dire en priode. il assure la permanence que suppose toute volution.
Il se droule, mais l nest pas son activit principale, En tant que nombre nombr il scoule avec les mouve
car il ne lche pas son centre, et son cart est destin ments quil ordonne3.
rejoindre et matriser le mouvement en le rapportant ce Par cette opposition interne il ressemble Pme qui
centre. Il est rempli de puissance mesurante ( est galement ambivalente, puisquelle est la fois ter
)4, qui impose un ordre au mouve nelle et en devenir ou encore une mdiation entre lessence
ment et, comme nous le verrons bientt, le transforme indivise et la division des corps. Il y a cependant deux
en ronde ()5. diffrences entre le temps et Pme. La premire, cest
Le temps nest donc pas essentiellement une dtente, que le temps est ternel comme immobile et Pme comme
mais une reprise. Il nest point un glissement indfini automotrice : degr infrieur, intermdiaire entre limmo
vers la dispersion, mais une rcupration de cette fluxion bile et le m par un autre4. La seconde, c est que le
par la puissance rgulatrice qui procde de lternit. temps est mobile uniquement dans son activit externe,
Il est davantage conversion que procession. cest--dire dans les mouvements de Pme et de la nature
Car de mme que la monade dtermine linfinit du quil mesure, non dans son activit interne, en tant quil
nombre et matrise d avance lindtermination de la se dveloppe en nombre notique. L me, au contraire,
dyade, ainsi le temps mesure le mouvement total et est mobile la fois dans ses activits internes (pense et
convertit son terme vers son principe. Cest pourquoi ce vouloir) et ses oprations externes (par lesquelles elle
nombre est dnomm parfait . Car le mois et lanne meut le corps)5.
sont aussi des nombres, mais pas nombre parfait : ils Ici Proclos rpond une objection sur ces dfinitions
sont des parties d autres nombres. Au contraire, le temps du temps et de Pme comme appartenant deux ordres.

1. In Tim., III, 21, 6-32. 1. Ibid., 92, 13-23.


2. Ibid., 22, 1-28. 2. Ibid., 25, 16-20.
3. In Remp., II, 17, 19-20. 3. Ibid., 26, 2-29.
4. In Tim., III, 19, 3. 4. Ibid., 26, 5-15.
5. Ibid., 38, 16. 5. Ibid., 27, 26-32.
180 LA M YSTAG OG IE DE PRO CLO S LA T H O R IE D ES ID E S 181

Est-il correct de dfinir une ralit par les extrmes entre tres mdians ont en part une nature de cette sorte qui
lesquels elle se place et tablit une connexion1? Gela nadmet pas la notion des extrmes et qui en retour
reviendrait, dirions-nous, dfinir lhomme la fois semble les embrasser lun et lautre, comme si on appelait
comme un ange et une bte. l me la fois indivisible et divise en tant que compose
A cette question Proclos fait trois rponses : des deux et pourtant ni indivisible ni divise en tant
a) Cest une approche indispensable si nous voulons que spare des extrmes s 1.
caractriser des units que nous ne pouvons aborder c) Ces attributs opposs ont une valeur relative. Par
autrement que par leur complexit interne. rapport aux corps lme est indivise, par rapport aux
... Nous ne pouvons pas comprendre parfaitement intelligibles elle est divise.
cette mdiation quest l me si nous ne mettons en jeu Et autant elle domine lessence divise, autant elle
de quelque faon les opposs son sujet. Quoi dtonnant est dpasse par la substance indivise des tres 2.
ds lors si nous le faisons aussi lorsque nous considrons De mme, par rapport lternit le temps est dit
la nature du temps, qui sous un aspect est immobile et mobile, mais par rapport au devenir il est immuable3.
sous un autre est en mouvement, ou plutt non pas nous, L me et le temps sont dfinis comme des rapports et
mais avant nous le Philosophe2, qui dune part en le des connexions, non comme lassemblage de caractres
disant ternel a fait voir la monade notique () absolus. Et puisque le meilleur des liens est celui qui se
qui demeure en lui, dautre part en le disant en mouve lie lui-mme de la faon la plus stricte tout en enchanant
ment a montr lactivit qui en lui se porte vers le dehors les termes quil met en connexion4, dfinir l me et le
et qui est participe par l me et le cosmos dans sa temps comme des rapports, c est reconnatre en eux les
totalit 3. auteurs de leur propre cohsion. Ils ne sont pas des
b) Donner une ralit deux attributs contraires, rapports seulement objectifs, mais des spontanits qui
cest user dune certaine mthode ngative et laisser multiplient lunit pour unifier le multiple.
entendre quelle nest en dfinitive ni lune ni l autre. Si le temps se manifeste en premier lieu dans lactivit
Dire que l me est la fois indivise et divise, cest de l me, celle-ci nen est pas lorigine. Car la division
affirmer quelle nest ni indivise ni divise. Dire que le de la vie psychique en tats ou actes successifs est pr
temps est la fois immobile et en mouvement, cest im pare par la division intemporelle de lintelligible en
pliquer que de quelque faon il chappe cette antithse. ides au niveau de lesprit. En outre le temps mesure
Proclos prend pour exemple la faon dont procde le tous les mouvements, non seulement ceux de lme,
Dmiurge pour caractriser la condition des jeunes mais aussi ceux des tres inanims. Donc, le temps est
dieux4. une cause plus universelle que l me. Tout ce qui participe
Tout la fois le Dmiurge enlve aux jeunes dieux l me participe au temps, mais linverse nest pas vrai.
limmortalit et lindissolubilit, et en retour il pose ces Et une cause plus universelle est aussi plus fondamentale.
caractres par la suppression de leurs contraires. Car les Il faut donc placer le temps au-del de lme. Or

1. Ibid., 25, 19-24. 1. In Tim., III, 215, 17-25.


2. Platon, Time, 37 d. 2. In Pl. Th., V, 26, p. 304. Cf. In Tim., II, 130, 1-29.
3. In Tim., III, 25, 22-30. 3. In Tim., III, 31, 10-32, 6.
4. Time, 41 b. 4. Time, 31 C.
182 LA. M Y S T A G O G IE DE PROCLOS LA TH O R IE D ES ID E S 183

lme existe par elle-mme antrieurement ses parti le terme l origine, et cela une infinit de fois... x.
cipants. Donc plus forte raison le temps existe par lui- Tout mouvement rgl par le temps est cyclique ou
mme au-del de ce qui participe au temps x. tend le devenir, parce que seul le mouvement circulaire
Le temps est un intermdiaire entre lesprit et l me, matrise son indtermination en se rfrant son centre.
comme lternit entre l tre et lesprit. Il est une pro Cest le mouvement de ltre qui procde de lui-mme
cession de lesprit devanant l me et lui fournissant la et se convertit vers lui-mme tout en procdant de ses
rgle de la conversion de son activit : 2. principes et en se convertissant vers eux, de telle sorte
Jouant sur le mot , Proclos le fait driver de quil fait concider son propre centre avec le centre uni
ou : l esprit voluant en choeur versel. Ainsi se dfinit lautoconstituant. Tel est le mou
de danse 3. La meilleure figure du temps serait cette vement de lesprit et de l me, qui se communique au
image du chur qui se dploie autour du coryphe ciel et la nature.
comme de son centre et qui reoit de lui le rythme de Car ce nest pas cause de la translation circulaire
son chant et de sa danse circulaire. Elle runit la ma du ciel que les mes contemplent les intelligibles et
nence et la procession. tournent autour deux la manire dun chur (-
Si le temps est lesprit voluant de faon chorale, ), mais c est en raison de la circulation (-
il volue en demeurant immobile ( ), et cest ) invisible des mes que les corps se meuvent de
grce ce quil y a en lui dimmobile que ses volutions faon cyclique et accomplissent autour delles leurs
se renouvellent indfiniment et se rintgrent dans leur rvolutions 2.
origine 4. Lunivers tourne sous le mode spatial () alors
La naissance du temps est donc une mission interne que l me tourne sous le mode vital et notique (
et primordialement non successive de lesprit qui droule, ) en se pensant elle-mme et en dcouvrant

divise et manifeste sous forme de nombres la monade de quelle est toutes choses... 3.
lternit et qui ainsi dessine formellement en lui-mme Le mouvement qui nest pas domin par le temps,
la ronde du cosmos avant de la rgler effectivement. mais par la matire, est de lui-mme rectilinaire. Et
puisque la loi du temps ne peut triompher totalement
Le mouvement du temps procde en droulant
de la rsistance des corps, elle produit un compromis
(), divisant () et manifestant de
entre la droite et la courbe. Les mouvements du ciel et
faon fractionne ( ) cette puissance
de la nature ne sont pas tous cycliques. Les thurges,
indivise qui demeure immuable. De mme quun nombre
crit Proclos, clbrent le temps comme hlicodal
reoit dans la division tous les caractres de la monade,
() ... en tant quil mesure par son unique
se convertit vers soi-mme et boucle son cycle (-
puissance les tres qui se meuvent en ligne droite et ceux
), ainsi le mouvement du temps, procdant selon
qui se meuvent en cercle, parce que la spirale ( )
les mesures que contient la monade temporelle, joint enveloppe dans lunit le droit et le courbe 4.

1. In Tim., III, 32, 29-32. 1. Ibid., 30, 26-32.


2. Ibid., 27, 3-4. 2. In Pl. Th., IV, 5, p. 188.
3. Ibid., 28, 1-2. 3. In Tim., II, 286, 15-17. Cf. In Eucl., 146, 18-156, 5 (trait du
4. Ibid., 28, 14-16. cercle). Plotin, Enn., II, 2.
4. In Tim., III, 21, 2-5.
184 L A M Y S T A G O G IE DE PROCLOS L A T H O R IE D E S ID E S 185

La figure de la spirale, crit-il plus loin, nest pas un pation primordiale dun principe reoit en partage son
accident vide de sens, mais elle remplit la fonction m entire communication s 1.
diane entre les corps qui se meuvent en ligne droite et e) Le second est participation partielle (
ceux qui se meuvent en cercle. Car le cercle, comme on l a ) et forme les priodes particulires, dcoupes
d it1, convient seulement au mouvement rgulier ( dans la priode intgrale 2. Ce sont les dures des tres
), tandis que la droite sapplique au devenir et la particuliers et mortels, annes, mois, jours et nuits. Cha
spirale aux mouvements irrguliers (), parce cune de ces parties est elle-mme cyclique et reproduit
quelle contient le mlange de la courbe et de la droite... 2. son chelle la priode totale.
Rcapitulons les tapes du droulement temporel.
a) L Un ineffable suscite travers la puissance pr-
5. Conclusion
essentielle ltre prternel. De lui procde l'ternit,
qui se place au niveau moyen de lintelligible, cest--dire Il ntait pas possible, crit Proclos, de former imm
celui de la vie entre ltre et lesprit. diatement partir des tres unifis les tout fait diviss,
b) De lternit procde au niveau de lesprit le temps partir des plus universels les plus particuliers, mais
hyper cosmique3, appel encore le nombre en soi il tait ncessaire que dans les natures intermdiaires
()4, le nombre parfait et vritable 5, le selon une loi de diminution la division naqut 3.
nombre notique 6, le temps invisible () 7, . le L ide assure la continuit de la procession, qui est,
temps fontal () 8, le temps primordial et ab nous le savons, une des proccupations majeures de
solu 9. Proclos4. L ide est, dans l me et au-dessus delle, une
c) Du temps hypercosmique procde le temps cosmique10, mdiation entre la concentration de lintelligible et la
appel encore le temps manifeste () , le temps dispersion du sensible. 1 est impossible de penser quoi
de second r a n g 11, le temps p articip 12. Celui-ci est que ce soit sans viser lun et sans en partir, sans lemployer
double. comme rgle et comme limite. Mme et surtout la pense
d) Le premier est pleine participation ( qui divise s appuie sur le simple. En revanche, il est
) au temps fontal et forme la priode totale de impossible de penser le simple sans le multiplier. L ide
lunivers, selon laxiome : Tout ce qui reoit partici est ce passage dun extrme lautre.
Elle est un essai de rponse la question orphique :
1. Ibid., 79, 14-20. Comment tous les tres seront-ils un et chacun part ? 5.
2. Ibid., 80, 5-10.
3. In Remp., II, 18, 15.
Zhez Proclos deux exigences semblent ici se heurter.
4. Ibid., 18, 14. Dune part, ce qu on peut appeler son principe monado-
5. Ibid., 18, 18. ogique (tout est en chacun selon son mode propre).
6. In Tim., III, 19, 16.
7. Ibid., 55, 4.
8. Ibid., 43, 21. 1. Ibid., 94, 33-95, 1.
2. Ibid., 40, 5-13.
9. In Parm., V II, 1217, 17-19.
10. In Tim., III, 53, 15. 3. In Parm., III, 827, 11-16.
11. Ibid., 54, 11. 4. Cf. In Tim., I, 179, 3-7 ; 373, 5-7 ; 378, 25-26 ; 444, 30-445, 19 ;
12. Ibid., 53, 16. tl, 45, 1 6 ; III, 253, 22-25.
5. Ibid., I, 314, 4-5.
186 L A M Y S T A G O G IE DE PROCLOS

D autre part, une loi de non redoublement (qui interdit


la rptition dun ordre au cours de la procession).
Nous avons vu que se dessine une esquisse de solution
dans les diffrences de division et de manifestation qui CHAPITRE IX
distinguent les niveaux. Pas plus que le sensible nest le
A u t a r c ie
calque de la raison, celle-ci nest la copie de lide, ni
lide de lintelligible. Chaque ordre exprime de faon
originale la loi des variations proportionnelles qui com Parlant du cosmos que le Dmiurge est en train de
mande toutes les sries. Plus tendue est la complexit, former, Platon crit :
moins intense est la puissance. Plus grande est la puis Car celui qui la construit a pens quil serait meilleur
sance, moindre est le nom bre1. sil se suffisait lui-mme ( ) que sil avait
Lide nest pas un objet isol. Elle appartient toujours besoin dautre chose 1.
un univers. Et celui-ci est le dploiement spontan La perfection du monde est caractrise par ce terme
dun foyer qui particularise la loi de sa srie pour en . Le P. Festugire le traduit comme Rivaud qui
symboliser la source. Cest ainsi que la procession est a sa propre suffisance . Cette traduction littrale ne peut
doue dune stricte cohsion. Car elle est en chaque point tre rcuse, mais si elle affirme la possession de son propre
tout entire intrieure elle-mme. bien chez ltre autarcique, elle ne rend pas explicitement
la production de ce mme bien par cet tre. Or ce sens
1. Ibid., 432, 23 ; III, 262, 1-2. El. Th., 204. est vis par Proclos dans son commentaire2.
Parce quil est bon, le Dmiurge fait toutes choses
semblables lui, cest--dire parfaites et autarciques.
Car le caractre autarcique est un lment du bien
( ). Et ce nest certes
pas cause de cette autarcie que le cosmos scarte de
son auteur, en ce quil a le pouvoir de se suffire, mais
par ce pouvoir mme il sunit plus troitement lui.
Car plus il est autarcique, plus il stablit dans la ressem
blance de son auteur et il lui ressemble, plus parfaite
ment il sunit la bont dmiurgique .
Proclos prcise ailleurs que ltre autarcique se rem
plit lui-mme du bien 3, que les dieux, qui sont autar
ciques par eux-mmes (et non par participation comme
les esprits, ni par illumination comme les mes), se

1. Time, 33 d, traduction Rivaud.


2. In Tim., II, 89, 31-90, 8.
3. El. Th., 10.
188 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS AU T A R C IE 189

remplissent eux-mmes on plutt sont plrmes de tous a auto-suffisance , qui sonne mal et ne suggre que la
les biens b1. Il ajoute que ltre qui se donne lui-mme premire proprit. Et puisquil ny a pas de mot franais
son bien se donne pareillement du dedans sa propre qui dsigne la fois ces trois caractres, mieux vaut
connexion et cohsion parce quil participe au pouvoir calquer le mot grec en crivant autarcie .
de lier, qui daprs Platon est un privilge du bien2.
Il y a donc convergence entre lun et le caractre
1. Autarcie et bien
autarcique. Car le bien est un et lun est le bien 3.
Proclos introduit dans la notion non seule L autarcie nappartient pas au Bien suprme. Prin
ment la compltude, mais encore lunit du driv et de cipe daffranchissement, celui-ci est au-del de la pl
son principe, enfin la spontanit autoconstituante. Le nitude et du m anque*. Il nest pas causa sui, mais foyer
driv devient causa sui par communication de la puis de manifestation par surefluence2, sans saffecter lui-
sance et de lindpendance de son producteur. Car les mme daucune faon. Il suscite tout bien3 et toute
principes transcendants agissent toujours en nous du unit4 sans contracter aucune relation5.
dedans () et donc ne nous imposent aucune passi L autarcie se rencontre encore moins chez les tres
vit, mais au contraire nous veillent notre propre corporels en tant que tels. Ceux-ci sont au-dessous de la
autonomie. plnitude, car ils sont extraposs, et ce morcellement les
Damascios dcrit cet autoconstituant comme un tout empche de se donner eux-mmes du dedans ce qui
gnrateur de ses parties. leur manque.
Par sa procession autoconstituante le mixte projette Ce qui se suffit soi-mme est ce qui ne reoit rien
partir de lui-mme et divise en lui-mme ses lments du dehors... Ce qui ne se suffit pas soi-mme, mais
mutuellement opposs. Le tout, en effet, divise en lui- dpend dautres tres et surtout dtres divers et instables
mme et partir de lui-mme ses parties. Et ainsi en ne saurait jouir dune nature autarcique6 .
est-il de ce qui est compos dlments, ce quest juste L autarcie est donc le privilge des tres qui se con
ment le mixte. Prexistant ses lments en tant quil frent eux-mmes leur perfection et leur cohsion,
leur est suprieur, il les dploie en lui-mme et partir parce quils en ont reu le pouvoir. Leurs principes,
de lui-mme. Car lindivis subsiste antrieurement aux agissant par leur tre mme, veillent chez leurs drivs
diviss 4. une spontanit qui concide avec la leur7, et ces drivs
Ds lors la notion doukpxsia chez Proclos enveloppe part entire deviennent principes deux-mmes et
au moins trois caractres : dune multiplicit dautres tres. L tre autarcique reste
1) la compltude ; un driv, mais ce procdant rachte en quelque sorte sa
2) la spontanit autoralisatrice ; dpendance, parce quen lui la manence lemporte sur la
3) lunion au principe.
Il ne convient donc pas de traduire ce terme par 1. El. Th., 131.
2. Ibid., 27.
3. Ibid., 122.
1. In Pl. Th., I, 19, p. 91, 16-21. 4. Ibid., 13.
2. Ira Remp., II, 363, 25-30. 5. Ibid., 122.
3. Ibid., 364, 21-23. 6. InA lcib., 106, 6-107, 6.
4. Dubit., I, p. 114, 22-27. 7. El. Th., 76.
190 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS A U T A R C IE 191

procession. Tels sont des titres divers les dieux ou h- tarcique quelle dpendra de causes et requerra des com
nades, les esprits et les mes (et lunivers grce son me). plments plus nombreux et plus mobiles. Elle ne retrou
... Chaque dieu est bont absolue... dtenant l au vera quelque autarcie que par sa rintgration dans le
tarcie et la totalit ni par participation, ni par illumi tout unifi par son m e1. Car la partie est plus une avec
nation, ni par ressemblance, mais par l tre mme quil le tout quavec elle-mme.
est. Car lesprit est autarcique par participation, l me Dans son commentaire sur la Rpublique, II, 362, 25-
par illumination et cet univers par son assimilation au 364, 28, Proclos sinterroge pour savoir si lautarcie et
divin, tandis que les dieux sont autarciques par eux- lunit vont toujours de pair.
mmes et de leur propre chef, parce quils se sont donn Il sobjecte que la cit semble plus autarcique que les
la plnitude ou plutt sont des plrmes de tous les citoyens (grce la division des fonctions) et cependant
biens a1. moins une que chacun deux. Mais, rpond-il, il faut
Nous pouvons donc dresser la srie de l autarcie : distinguer deux sens du terme unit . Si on entend
le Bien au-del de l autarcie unit au sens matriel , la cit est moins une que
les hnades autarciques par elles-mmes lindividu, car tant compose dindividus elle est plus
les esprits autarciques par participation complexe que chacun de ses membres. Mais elle est en
les monades les mes autarciques par illumination mme temps moins autarcique, puisquelle a besoin de
lunivers autarcique par assimilation conditions plus nombreuses pour tre et se conserver.
les corps au-dessous de l autarcie En revanche, si on prend unit au sens de compltude
(), la cit a tout la fois plus dunit et dautarcie
Les esprits sont autarciques par participation, parce
que chaque citoyen. Car le tout se suffit davantage
que, en tant quesprits, ils ne concident pas avec le
lui-mme et cest lui qui donne cohsion la partie.
Bien, mais sont des plnitudes dides qui lexpriment
Et ce qui participe davantage au pouvoir de lier parti
en le multipliant. En eux, cest le non-esprit ( )
cipe davantage au bien. Platon enseigne, en effet, dans
qui est dieu ou hnade2 et qui est la source de lintelli
le Phdon, 99 c, que le Bien donne connexion et cohsion
gible.
tous les tres.
Les mes sont autarciques par illumination, parce
Par consquent, si on entend lunit au sens formel,
quau lieu davoir une activit totalement simultane
le tout est mieux li que la partie, parce que c est lui qui
comme leur substance, elles droulent leur vie et leur
lui donne sa forme. Dans ce sens, le cosmos est plus un et
pense dans la succession temporelle3.
plus autarcique que ses lments et que les vivants quil
Quant lunivers, il est certes autarcique, comme le
contient, la cit est plus une et plus autarcique que la
dit Platon, mais par imitation. Car sil est un tout parfait
famille, et celle-ci que chacun de ses membres. Proclos
form dlments parfaits, il est pourtant compos de
peut conclure quil y a concidence entre lunit et lau
parties multiples et divisibles4. Si nous prenons, en effet,
tarcie. Car, comme il le rpte, lautarcie est un l
une partie de la nature, celle-ci sera d autant moins au
ment du bien 2.
1. In Pl. Th., I, 19, p. 91, 13-21.
2. In Parm., V I, 1047, 17 ; 1080, 9. 1. In Alcib., 182, 4-11.
3. El. Th., 191. 2. In Remp., II, 363, 29-30. In Tim., II, 90, 2. In Alcib., 182, 6-7.
4. In Pl. Th., I, 19, p. 90, 14-19.
192 L A M Y S T A G O G IE D E PROCLOS AU T A R C IE 193

Cette notion est un des thmes fondamentaux des ginelle de cohsion. Cest lhnade1. Puis il avance que
lments de thologie. la cause est ncessairement suprieure son effet et que
Le terme y revient douze fois, deux le Bien unifiant est le fondement de toute efficacit2.
fois au moins. Et ces termes sont apparents quelques Mais certains effets compensent leur infriorit en de
autres assez frquents comme (autoconsti venant causes deux-mmes et certains participants du
tuant), (automoteur), (intrinsque Bien reoivent de lui le pouvoir de se confrer eux-
ment parfait). mmes leur plnitude de bien. Ce sont prcisment les
Mais il faut dabord rappeler que pour le Lycien la drivs autarciques3. Et puisque lun et le bien sont
procession doit tre continue sans laisser aucun vide ni identiques, puisque communiquer le bien et communi
omettre aucune mdiation. Cest le principe des sries quer lunit sont une seule et mme chose, lhnade est la
que nous retrouverons bientt et selon lequel la surabon perfection de l autarcie4.
dance de la puissance s amoindrit au fur et mesure tudiant ensuite le mouvement, Proclos soutient que,
quelle se dtermine en caractre. Proclos fonde cette subordonne limmuable, la meilleure forme de mouve
loi sur une exigence du Bien qui impose la manifestation ment est celle qui tire son mouvement delle-mme, au
ou la ralisation de tout ce dont il projette lespace. lieu de le subir de dehors. Telle est lautomotricit
L autarcie est la forme principale de cette expansion. ()5. Celle-ci implique que son opration fon
Car, proprement parler, le Bien est au-del de toute damentale soit tourne vers elle-mme, donc soit une
production. Il suscite des causes en demeurant lui-mme conversion vers soi-mme 6.
antrieur toute causalit, 1. Inversement, la Mais nous apprenons bientt que tout procdant se
matire est en-de de la rception, puisquelle ne retient convertit vers le principe dont il drive et que toute
aucune forme. Il y a donc place pour des foyers qui, conversion ramne le driv son origine par une d
recevant communication plnire de la spontanit marche cyclique, puisquil na cess dtre enracin en
originelle (tant ) 2, se donnent eux-mmes et elle7. Ds lors, ce qui se convertit vers soi-mme procde
fournissent aux autres tout ce quils sont. Et cette ra de soi-mme. Et puisque se convertir vers soi-mme
lisation, parfaite chez les dieux ou les 3, se et se convertir vers son principe sont un seul acte indi
diffuse des degrs divers chez les monades subordonnes. visible, le driv qui accomplit cette opration fondamen
Cest dans cette perspective que la notion d autarcie tale procde la fois de son principe et de lui-mme. Cest
apparat ds les thormes 9 et 10 des lments de tholo lautoconstituant qui est identique lautarcique8.
gie. Elle intervient au cours dune dmarche dintriori Par ces analyses convergentes (de lunit, de la causa-
sation de la causalit. Proclos a dabord pos que tout
multiple participe l un de quelque faon4. Et tout de 1. Ibid., 6.
2. Ibid., 7-8.
suite il affirme quil doit y avoir, avant toute autre parti 3. Ibid., 9-10.
cipation, un panchement intgral de la puissance ori 4. Ibid., 12-13.
5. Ibid., 14.
1. In Parm., V II, 1210, 11. 6. Ibid., 17.
2. El. Th., 64. 7. Ibid., 30-35.
3. Ibid., 127-128. 8. Ibid., 40.
4. Ibid., 1-5.
13
194 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS A U T A R C IE 195

lit, du mouvement, de la procession) nous parvenons spirituel nest pas esprit, mais seul celui qui est substan
lautarcie comme centre de perspective, et Proclos se tiel, enfin que toute irradiation psychique nest point
plat en dployer les proprits. L autoconstituant me, mais quil y a aussi des reflets psychiques a1.
procde de lui-mme et se fait subsister lui-mme. Il se Toute monade, en effet, produit par son tre mme
donne cohsion et demeure en lui-mme, non comme dans de faon primordiale une autre monade qui repose dans
un lieu ni comme dans un substrat, mais comme leffet lintgralit de la puissance de son gnrateur 2. Parfois
dans sa cause1. Il se convertit vers lui-mme comme Proclos distingue deux degrs de participation parfaite :
vers le principe de son bien 2, et cela non seulement dans la premire concentre dans une seule monade, la se
lordre de lagir, mais aussi dans celui de l tre par une conde dj dveloppe en nombre. A partir dune commu
opration substantialisante 3. Il nest sujet ni la gn nication unitaire se droule un ensemble de participa
ration ni la corruption4. Il est indivisible, simple5 et tions plnires intimement jointes son opration fon
ternel : il jouit de la totale simultanit 6, au moins dans damentale3. Selon la logique du systme, cette marche
son tre. Il doit cette autosubsistence des principes de lunit au nombre doit se reproduire lintrieur de
peu nombreux, agissant par leur tre mme ou par leur chaque monade, puisque chacune vit en elle-mme la
antriorit ltre ( )7, et donc immuables et gense de lunivers4.
surabondants 8. Il jouit dune puissance infinie (- Ainsi chaque unit se dit dabord dans une totalit
), puisquil se fait subsister sans fin9. antrieure ses parties, puis dans une totalit dploye
La procession ne pouvant atteindre limparfait qu en parties, enfin dans des parties contenant chacune la
travers le parfait doit faire lever en premier lieu des d totalit5. Lhnade supra-substantielle ()
rivs autarciques. s panche dans la monade tre , puis dans les tres ;
Toute monade-principe suscite deux sortes de lhnade supra-vivante () dans la vie et les
nombres : celui des substances intrinsquement par vivants ; lhnade supra-pensante () dans lesprit
faites ( ) et celui des illuminations et les esprits6. Chaque dieu spanouit dans une totalit
qui ne peuvent subsister que dans des sujets extrin quil tire de son ineffabilit et qui se distingue par son
sques 10. caractre dominant. L autarcie pure consiste dans ce
Cette distinction se retrouve dans toutes les sries. passage spontan du Rien par excs au tout et aux par
C est ainsi que toute unit nest pas dieu, mais seule ties totales. Cest ce qui rend lhnade polyvalente.
l hnade intrinsquement parfaite, que tout caractre L ensemble des hnades qui illumine ltre authen
tique est la fois secret et intelligible : secret en tant
1. IiicL., 41. quil est conjoint lUn, intelligible en tant que parti
2. Ibid., 42-43.
3. Ibid., 44. cip par l tre 7.
4. Ibid., 45-46.
5. Ibid., 47. 1. Ibid.
6. Ibid., 48-52. 2. In Pl. Th., V I, 9, p. 361.
7. Ibid., 122. 3. In Tim., I, 444, 16-19 ; 447, 18-19.
8. Ibid., 18, 27, 76. 4. In Parm., V I, 1081, 4-13.
9. Ibid., 84. 5. El. Th., 67.
10. Ibid., 64. 6. Ibid., 115.
7. Ibid., 162.
196 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS A U T A R C IE 197

Nous sommes ici au point de dpart de la srie. Celle-ci en chacun selon son mode propre 1. Cest ce que signifie
garantit ses membres part entire une autarcie par le mythe de Prote, dieu qui peut apparatre tantt sous
ticipe. une forme et tantt sous une autre, parce quil les sus
cite toutes en nous 2.
2. Autarcie et srie 3) Tous les caractres divins expriment la mme puis
sance divine originellement indivise en la divisant en
Choisissons parmi beaucoup d autres deux textes de puissances distinctes 3.
Proclos qui rsument sa doctrine des sries. 4) Cette division s effectue au cours de la procession-
Les sries descendent den haut jusqu aux derniers conversion de chaque srie, comme il est dit des hnades :
tres. Les drivs figurent toujours les puissances qui Toutes forment une unit en ce quelles demeurent
les prcdent et amoindrissent la ressemblance processive, dans l Un, et elles se distinguent par les processions
et cependant tous, mme les plus obscurs, participent diffrentes quelles accomplissent partir de l Un 4.
ltre, portent la figure de leurs causes premires, sympa 5) Le droulement de la srie est la fois manifes
thisent les uns avec les autres et avec leurs causes- tation, dploiement et dtermination. Avanant en cercle,
principes b1. la puissance stale en signification et la signification
Ds lors il y a une monade unique antrieure la devient un symbole charg de puissance5. L origine
pluralit pour chaque ordre et chaque chane, et c est assimile elle-mme ses rejetons travers les caractres
elle qui fournit tous les sujets de son ordre la loi unique quelle fait germer en eux. Et plus simple est la signi
( vcc ) de leurs rapports mutuels et de leur rf fication, plus intense est la puissance. Cest pourquoi
rence au tout 2. dans le mythe elle sexprime par le geste, et le dire im
Dans chaque srie Proclos distingue la source () plique le faire.
et le principe ( )3. La source est la puissance qui met 6) Les degrs des sries (tre, vie pense, me, corps),
la srie, le principe est le caractre qui la dtermine, par qui sont intrieurs la srie majeure de lunit, corres
exemple l tre, la vie, lgal, la vertu... La source d pondent aux fonctions de l me : opration autoconsti
borde toujours son principe dterminant4. tuante, opration autovivifiante, intuition, discours,
Essayons desquisser les lois qui rgissent les sries : imagination, sensation. Si bien que l me peut tre consi
1) Chaque srie est lexpression tous les niveaux dun dre comme une micro-srie ou comme le modle de
mme caractre divin ou hnadique5. toute srie, et quelle jouit de lautarcie de la srie tout
2) Chaque caractre divin enveloppe tous les autres entire, titre de mdiation la fois enveloppe et en
selon le principe monadologique Tout est en tous, mais veloppante8. La puissance originelle traverse toutes les
fonctions de l me, se manifestant en chacune selon le
1. In Pl. Th., V I, 4, p. 352.
2. El. Th., 21. Cf. Ibid., 18, 97, 140, 145. In Tim., I, 231, 3-9.
1. Ibid., 103.
In Parm., IV, 869, 19-36. Damascios, Dubit., II, 90, 15-28. Pierre
2. In Remp., I, 112, 13-119, 12.
Lvcfue, Aurea catena Ilomeri, Paris, Les Belles Lettres, 1959,
3. El. Th., 92.
p. 61-75.
4. In Parm., V I , 1051, 10-13.
3. In Tim., I, 319, 5-8.
5. El. Th., 62, 145.
4. Ibid., 446, 30-447, 1. In Pl. Th., V, 31, p. 316.
6. In Tim., I, 179, 3-7.
5. El. Th., 145.
198 LA. M YS TA G O G IE DE PROCLOS A U T A R C IE 199

mode qui lui convient et portant l me se faire un pl- ratrice, nous pouvons entendre la chose de deux manires :
rme de plrmes1. Ou bien nous voulons dire que ce caractre exprime
7) Le temps achve dans l me la manifestation des effectivement lorigine et que chaque membre de la srie
principes. Car il les exprime en distinguant et rassemblant lui ressemble par cette perfection mme, et nous avons
les dterminations que les fonctions suprieures unifient raison.
et que les infrieures dispersent. Par son droulement en Ou bien nous croyons que cette ressemblance suppose
priodes rythmes selon des nombres notiques, il imite un lment commun abstraitement dfinissable et quelle
le dveloppement immobile des sries qui se dterminent peut se lire quivalemment dans le sens descendant ou
elles-mmes2. Il est le dernier degr de lautarcie. dans le sens ascendant, et nous avons tort.
Rcapitulons les principales tapes de la srie : En ralit, le driv ressemble son principe sans que
source et puissance le principe ressemble son driv. Ce dernier peut trs
principe et monade bien sassimiler son chef de srie en manifestant par une
3 monade comme totalit dtermination la motion indtermine qui le porte. Ce
divise symbole vient alors tout entier de cette motion, mais il
nombre homogne la nest pas en elle de faon distincte. Ou plutt il est en
monade elle sous un mode unitaire et causal (, ),
l de substances parfaites tandis quil procde sous un mode divis et figuratif
4 j dilluminations (, ).
Plotin enseignait que si nous nous assimilons la
Cest en traversant toutes ces tapes que la source se
divinit par la vertu, il ne sensuit point que la divinit
dtermine comme principe ou comme loi de ralisations
dfinies. Et contrairement aux apparences, cette manire possde la vertu.
de comprendre la srie ne contredit pas la thse selon Dans la mesure o le driv participe la forme
(), dans cette mesure mme il devient semblable
laquelle le principe de chaque srie se donne dabord
ce qui est sans forme () x.
lui-mme en plnitude la perfection quil diffuse ensuite
parmi ses participants5. Dans le mme sens Proclos crit : . . . Si on dit que les
autres sont semblables l Un pour autant que chacun
Pour en juger, il faut replacer cette thse dans son
participe quelque unit ( ), il ne sensuit pas
contexte. La vision descendante de la srie doit tre
que I Un soit semblable aux autres. Et en ce qui concerne
complte par le mouvement de conversion quelle im
plique, c est--dire par son caractre circulaire. Celui-ci les ides, nous naccordons pas davantage que les objets
rvle que le driv ne reflte pas son principe de faon qui leur sont semblables soient semblables des ides
passive, mais quil sassimile activement lui. Quand semblables eux (ce qui tait justement lune des apories
nous reportons le caractre sriel sur la monade gn parmnidiennes), mais que ces objets sont semblables
leurs exemplaires 2.
1. In Remp., I, 111, 19-27. L un germinal qui est en nous n est pas identique
2. In Tim., III, 92, 22-23.
3. Ibid., I, 449, 9-12.
4. El. Th., 64. 1. Enn., I, 2, 2, 21-22.
5. Ibid., 131. In Parm., IV, 945, 11-15. 2. In Parm., V II, 1200, 20-27.
200 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS A U T A R C IE 201

lUn transcendant et pourtant il nous permet de dominer Ainsi chaque dieu est une sorte de Prote. Il apparat
toute essence en nous enracinant dans l ineffable. Cest trs lgitimement aux mes sous des formes sans cesse
un hnophanique, non une ressemblance ontolo diffrentes, parce que agissant toujours selon toutes ses
gique 1. La mditation des mythes est ici clairante. Nous puissances , il se prsente pourtant sous des aspects qui
donnons spontanment des figures aux dieux (Athna, se diversifient suivant les dispositions des mes1.
Apollon, Asclpios...) parce que nous ne pouvons pas Quand Proclos rpte que chaque monade-principe
nous reprsenter autrement leur prsence ni leur action, communique sa srie son propre caractre, il faut com
qui chappe toute figuration2. Pour la mme raison, prendre que ce dieu ouvre par sa puissance un champ de
nous leur rapportons les caractres intelligibles grce symboles que sa srie remplira sous tous les modes pos
auxquels nous exprimons leurs communications et nous sibles dune loi unique. On fera lgitimement refluer sur
convertissons vers eux. Mais ces caractres sont contenus lui cette loi, puisque le principe des causes est foncire
dans leur puissance productrice sous le mode causal ment la cause des effets de ces causes. Mais cela ne nous
( ) et ne sont dtermins ou dfinissables que autoriserait pas qualifier le principe si on labstraiyait
dans leur manifestation. Cest au fur et mesure qu il se de sa srie. Car il est la fois particip et imparticipable 2.
dploie dans sa srie que le caractre divin se dfinit. Et Et en tant quelle est imparticipable, aucune hnade
lattribution que nous en faisons par priorit son prin ne se distingue de l Un. Seules ses participations (son
cipe signifie que les puissances divines sont la source nombre) lui fournissent une position intelligible. Seule
des manifestations travers lesquelles elles se divisent3. sa srie lui donne ltre et laffirmation. Sans elle lhnade
Cet enveloppement des caractres divins dans la puis se rsorberait dans le Non-tre par excs, tout comme
sance est confirm par une autre thse de Proclos, selon les centres secondaires dune sphre se confondraient
laquelle aucun nom divin nest isolable des autres, puisque avec le centre principal sils cessaient de se distinguer
chacun deux implique de quelque faon tous les autres. par le rayon que chacun projette vers la priphrie.
Il en est ainsi pour l tre, la vie et la pense4. Et on doit Lhnade nest pas une entit, mais un passage, qui ne
reconnatre une mme contenance mutuelle entre les peut se dfinir que par ce quelle produit.
puissances que le Chef des Muses, Apollon, possde sous Car toutes les hnades sont conjointes en tant quelles
un mode indivis et cach (, ), mais quil demeurent dans l Un, et elles se distinguent en tant
diffuse sous un mode distinct () chez ses quelles accomplissent partir de l Un des processions
participants. diffrentes 3.
Il faut dire que toutes les nergies de ce dieu sont L autarcie appartient la srie prise comme un tout
dans tous les ordres des tres, partant den haut pour
et dans son expansion circulaire. Mais il faut ajouter
stendre jusqu aux derniers, mais tantt les unes, tantt
immdiatement que toute srie est contenue dans chacun
les autres semblent dominer selon des proportions di
de ses membres part entire. Nous savons que dans les
verses 5.
termes suprieurs la srie est encore indistincte par in-
1. In Tim., I, 210, 11-16. In Parm., V II, 1173, 7-17.
2. In Remp., I, 40, 1-4. 1. In Remp., I, 112, 13-113, 12.
3. In Parm., V I, 1051, 10-13. 2. El. Th., 23, 93.
4. El. Th., 103. 3. In Parm., V I, 1051, 10-13.
5. In Crat., 97, 12-21.
202 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS AU T A R C IE 203

tensit gnratrice, alors que dans l me elle est rcapi Il y a symbolisme non seulement quand lintelligible
tule toute entire sous un mode la fois distinct et se dit et se joue en figures, mais aussi quand l ineffable
concentr1. Cette intriorit rciproque de l me et de se manifeste en intelligibles et en raisons. Dans lun et
la srie apparat aisment dans ces lignes o Proclos lautre cas il ny a pas de commune mesure entre le signe
parcourt la srie des connaissances. et signifi. Et pourtant il y a un pouvoir dvocation et
Car cest un terme identique que connat un dieu une mdiation signifiante au cours dun processus de
sous un mode dunit (), un esprit sous un mode conversion et dassimilation. Si le symbole prtendait
total (), une raison sous un mode universel (- tenir dans son clair-obscur ce quil mdiatise, il serait
), une imagination sous un mode figuratif (), un chec et une illusion. Mais sil est un cart et un dtour
un sens sous un mode passif () 2. pour reconnatre ce qui est dj communiqu au-del
Il est clair que dans cette numration, que Proclos de tout sens, il exerce une fonction ncessaire dveil.
reprend bien des fois en variant un peu les termes, il L autarcique est prcisment celui qui accomplit en
rcite les diffrentes fonctions de lme humaine, chaque lui-mme ce circuit.
niveau dopration lui servant caractriser un degr Exprimer l Un, daprs Proclos, est aussi ncessaire
de srie. quimpossible. Ncessaire, parce quil nest jamais ques
Puissance indivise tion dautre chose et parce que nous ne ferions ni ne
fonctions psychiques degrs sriels penserions rien si nous ntions ms obscurment par
autoconstitution tre ce centre. Impossible, parce que l Un nous contraint
autovivification vie nier de lui toutes les conditions de laffirmation. Mais ces
intuition pense ngations elles-mmes nauraient aucune porte de ce
discours et imagination me genre et se rsoudraient en dautres affirmations si elles
sensations animaux ntaient que les ngations intrieures au discours. Pour
oprations vgtatives plantes quelles dlivrent ce qui suscite et passe tout sens, il
organisation corporelle minraux faut quelles renversent la fois affirmations et nga
L me est donc tout ensemble une partie et le tout tions, cest--dire tout discours. Cest ce que Proclos
de la srie. A ce titre elle est bien autarcique par illu souligne dans son dernier ouvrage avec un radicalisme
mination . quil est difficile de dpasser1.
Fonder laffirmation sur linaffirmable, telle est donc
la contradiction qui simpose Proclos. Celle-ci conduit
3. Autarcie et symboles
non la destruction, mais au dpassement de ontologie,
Le passage de la puissance productrice la totalit cest--dire au symbolisme. Non seulement les structures
srielle dfinit l autarcie comme une opration auto de l tre, mais l tre lui-mme comme verbe ou affirma
ralisatrice. Elle est en mme temps la naissance du tion ( )2 qui se pose en les dployant deviennent
symbolisme. des mdiations grce auxquelles nous assumons la mo-

1. In Alcib., 319, 12-322, 17. 1. In Pl. Th., II, 10, p. 63, 26-64, 9.
2. In Tim., I, 352, 16-19. Cf. In Remp., I, 111, 19-24. 2. In Remp., I, 282, 22.
204 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS A U T A R C IE 205

tion originelle qui nous porte. On dit parfois que le sym Chaque niveau de puissance met ses symboles res
bolisme consiste dvoiler sous le sens obvie une relation pectifs : caractres divins et genres intelligibles, ides
cache et une signification plus fondamentale. Chez et raisons, nombres et rapports, mythes et gestes, impres
Proclos cette signification elle-mme est symbole, puisque sions sensibles. L tre, la vie et la pense correspondent
toute position est le produit et linversion des ngations la triade par laquelle tout driv se constitue : manence,
inspires par l ineffable. procession, conversion1. Les dnominations principales
Il nest pas vrai quen tous les sens laffirmation soit des hnades sont les spcialisations du pouvoir divin :
suprieure la ngation, mais il y a des cas o laffirmation pouvoir paternel, gnrateur, perfectif, protecteur, vivi-
reoit un rang driv, toutes les fois que la ngation flcateur, cathartique, dmiurgique, rducteur2. Les pro
dsigne ce non-tre qui est au-del de ltre 1. prits de ltre en tant qutre, cette monade aux mul
Nous savons quautant il y a de ngations dans la tiples puissances 3, telles que les droulent les deux
premire hypothse du Parmnide, autant il y a daffir premires hypothses du Parmnide, sont les implica
mations dans la deuxime, en sorte que les ngations tions du pouvoir autoralisateur.
sont gnratrices des affirmations2. Ce qui revient Car la monade est secrtement multiple, tout et
dire que lontologie se constitue de tout ce que la thologie parties, elle contient les figures, elle est en elle-mme et
refuse. Loin que la thologie de Proclos soit la subli dans un autre en tant quelle est prsente tout ce qui
mation de son ontologie, elle en est lexclusion. Le lien drive delle, elle est en repos et en mouvement, elle de
entre les deux nest pas moins troit, mais il ny a pas meure immuable en mme temps quelle procde, sans
trace dune onto-thologie. jamais scarter delle-mme en se multipliant... 4.
L ontologie est pour ainsi dire la fluxion de la puis On reconnat ici les cinq catgories du Sophiste (mou
sance. Et de mme que Proclos, comme nous lavons vu, vement, repos, tre, mme et autre) qui entrent dans la
distingue trois ordres de lumire (la suressentielle qui gense de tout intelligible5. Mais puisque toute srie
engendre les intelligibles, la notique qui produit les droule jusquau sensible une ligne dtermine de sym
ides, la solaire qui suscite les sensibles)3, il numre boles, il y a des signes divins dans la matire elle-mme.
trois niveaux de puissance : la prsubstantielle, la subs Que le dieu soit indclinable, dmiurgique ou gnra
tantielle et linfra-substantielle4. Sa division ne sen teur de vie, il descend sur toutes les mes qui lui ont
tient pas l. Il admet, en effet, au-dessous de linfinit t subordonnes une sorte dempreinte du caractre de
intelligible5 une matire imaginative ( ) celui qui les garde. Et quoi dtonnant quand le carac
qui tend dans lespace imaginatif les nombres et les tre des dieux gardiens () descend jusqu aux
figures sans les extraposer, alors que la matire des plantes et aux pierres et quil y a une pierre et une plante
sens ( ) les dispose dans lextriorit. suspendues la vertu du soleil, que tu la nommes hlio
trope ou de quelque autre nom que tu veuilles? e.
1. In Parm., V I, 1073, 8-12.
2. Ibid., 1077, 11-18. 1. In Pl. Th., III, 9, p. 35, 19-24.
3. In Pl. Th., V I, 12, p. 377. 2. El. Th., 151-158.
4. In Remp., I, 266, 27. El. Th., 121. 3. In Pl. Th., III, 9, p. 39, 19.
5. In Euclid., 88, 21-26. 4. In Parm., V I, 1084, 12-19.
6. Ibid., 55, 5. 5. In Tim.., II, 133, 12-18.
206 LA M YS TA G O G IE DE PROCLOS

Loin dtre une trace inerte ou un simple objet, le


signe sensible condense une longue procession sans rup
ture et se charge dune puissance de conversion vers le
principe sriel. Mais il ne livre son efficacit que si nous CHAPITRE X
entrons dans son jeu, au lieu de le recevoir de faon
D F IN IT IO N DE L M E CO N TRE A R IS T O T E
passive. Sentir cest dchiffrer. Et la thurgie, qui con
siste invoquer la puissance divine travers les gestes
symboliques, est dans le prolongement de cette vision La conviction que la philosophie dAristote et celle
sacramentelle de lunivers. Le mythe inspir ou initia de Platon sont inconciliables et le choix de Platon contre
tique nest pas seulement un rcit dont nous nous en Aristote sont des traits parmi dautres qui distinguent le
chantons, cest une action laquelle nous nous associons noplatonisme du moyen platonisme. Si on excepte
et dont lefficacit et la motion dpassent toute pense 1. Porphyre, les noplatoniciens nacceptent gure dAris
Toutes choses demeurent chez les dieux et se conver tote que la physique. Ils refusent, au contraire, large
tissent vers eux, parce quelles ont reu ce pouvoir et ment la logique, la thorie de la connaissance, lontologie
accueilli dans leur essence deux sortes de chiffres ( et la thologie aristotliciennes. Et quand ils emploient
) venant des dieux, les uns pour quelles demeurent des thses aristotliciennes, cest le plus souvent dans
en eux, les autres pour quelles se convertissent vers eux un autre sens et une autre orientation que ceux du Sta-
aprs avoir procd. Et tout cela, il est possible de laper girite. Cette opposition nest pas moindre en psychologie.
cevoir non seulement dans les mes, mais dans les tres Proclos labore sa dfinition de lme en sinspirant de
inanims qui en dcoulent. Quest-ce qui leur impose, Platon contre Aristote.
en effet, cette sympathie pour telles ou telles puissances La dfinition quil combat est celle que donne Aristote
si ce nest les symboles quils reoivent de la nature et dans son De Anima, II, 412 a, 28-30 : Cest pourquoi
qui apparentent certains tres telle srie et dautres l me est Pentlchie primordiale ( )
telle autre srie divine? Puisque la nature est suspendue dun corps naturel ayant la vie en puissance, cest--dire
en haut aux dieux mmes et partage selon les ordres qui est organis .
divins, elle infuse aux corps eux-mmes les chiffres qui Cette dfinition ne fait pas double emploi avec celle
les apparentent leurs dieux... 2. quAristote nonce un peu plus loin (414 a, 12-15) :
Les chiffres et symboles nous font retrouver le principe L me est ce par quoi nous vivons, sentons et pensons
de la srie en chacun de ses points. Ainsi changeant notre
titre primordial . Cette formule fournit le moyen terme
fin en principe, nous devenons le principe de nous-mmes
qui comme tel sera la cause et la raison de la dfinition-
et par une sorte de cycle substantiel 3 nous prenons
conclusion, en reliant me et entlchie. Car Aristote
possession de notre propre autarcie. La monadologie de
ajoute : En sorte que Pme est une raison () et
Proclos est bien une monadogonie.
une forme () et non une matire et un. substrat .
1. In Crat., 31, 7. Dans son commentaire du trait De l'me, Rodier
2. In Tim.., I, 210, 11-22. Cf. In Alcib., 150, 10-23. In Crat., 19,
12-19 29 21-35 15.
rsume ainsi largumentation dAristote :
3. In Tim., II, 222, 24. Cf. S. E. Gersh, , Cest par la forme que tel attribut compte tel
A study of spiritual motion in ihe Philosophy of Proclos, Leiden, sujet ; or cest par Pme que la vie appartient
E. J. Brill, 1973.
208 LA M YS TA G O G IE D E PROCLOS
D F IN IT IO N DE L ME CONTRE A R ISTO TE 209

ltre vivant ; l me est par consquent la forme de affirme la fois quil y a une science de ltre en tant
ltre vivant d1. qutre et de ce qui lui appartient par soi1, et que ltre
Aux yeux dAristote dailleurs, cette dfinition ne nest pas un genre ou quil ny a pas de genre des genres.
sapplique pas lme en tant que telle, mais seulement Aristote lui-mme nous met peut-tre sur le chemin
lme comme principe biologique. Car on ne peut dune solution quand il nous dit que des termes qui sont
strictement dfinir que les tres ayant un genre commun pris en des sens divers sans avoir de genre commun
(les synonymes), non ceux en lesquels il y a de lantrieur retrouvent une certaine unit si ces sens se rfrent un
et de lultrieur (les homonymes)2. principe unique : , 2. Cest ainsi
Telles sont les thses que Proclos va attaquer dans que le terme sain sapplique la nourriture et au
deux sections de son commentaire du Time, II, 151, 15- climat en tant quils entretiennent la sant de lanimal,
152, 2, et III, 254, 2-31. et que ltre unifie ses acceptions autour de 1
produite, modifie, ou dtruite. L tre ne serait donc pas
1. Peut-on dfinir une srie? un simple homonyme.
Cette solution prendrait toute sa valeur si ces divers
Dans la premire section (In Tim., II, 151, 10-21) sens ne demeuraient pas juxtaposs, mais senchanaient
Proclos entreprend de rpondre lobjection de prin daprs une loi. L oaia fournit-elle la loi de la division
cipe quAristote oppose toute dfinition universelle des catgories? Comme le note Pierre Aubenque3 com
de l me. Il sait que pour le Stagirite il ne peut y avoir mentant le De Anima, II, 415 a, quand lme sensitive
de dfinition commune des mes, pas plus que des figures. nous est donne, nous savons quil y a une me nutritive,
On peut fournir une notion du triangle ou du ttragone, mais linverse nest pas vrai. Quand le sens de la vue nous
mais on ne dcouvrira pas une notion gnrale de la est donn, nous savons que le toucher existe, mais le
figure qui dominerait et fonderait le polygone et le cercle. toucher peut exister seul. Dans le cas du nombre, au
Pareillement on obtiendra une notion de l me vgta contraire, nous possdons une loi de conscution qui
tive, de l me sensitive ou de l me notique, mais on ne nest pas un genre.
trouvera pas de dfinition qui enveloppe ces trois mes 3. A la place de la dfinition commune, crit Pierre
Cest que ni la figure ni l me ne sont des genres dont les Aubenque, on pourrait alors concevoir une sorte de dis
diffrences seraient les espces, moins encore les effets. cours minent portant non sur lessence moyenne, mais
Partout o il y a de l antrieur et de lultrieur aucun sur lessence maxima et qui, partir du premier terme de
genre commun ne fonde les dfinitions4. la srie, refluerait en quelque sorte sur les termes su
Aristote affirme en mme temps quil ny a de science bordonns 4.
que de tel ou tel genre dtermin. Pierre Aubenque voit En somme, on ne peut tenir un discours commun sur
ici la grande difficult de sa mtaphysique. Le Stagirite des notions homonymes que si, non seulement elles d
pendent dun mme principe, mais en outre sont engen-
1. Cit par V. Tricot, De lme, Paris, Vrin, 1934, p. 78, . 1.
2. Cf. Met., 1018 b, 8-1019 a, 14. Catgories, 12, 14 a, 26-14 b, 24. 1. Ibid., 1003 a, 21-22.
De Anima, I, 402 b, 5-8 ; II, 414 b, 20-415 a, 14. 2. Ibid., 1003 a, 33 et suiv.
3. De Anima, II, 414 b, 20-415 a, 14. 3. Le problme de ltre chez Aristote, Paris, 1962, p. 248, n. 3.
4. Met., B 998 a, 20-999 a, 23. 4. Ibid., p. 238.
210 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS D F IN IT IO N DE L ME CONTRE AR IST O T E 211

dres par lui de faon former une srie intelligible tablette vierge de toute criture, et elle nest pas seule
comme telle. Cest ce prix que sera rsolue laporie ment en puissance le lieu des ides1. L me forme ses
aristotlicienne. ides priori en se constituant elle-mme, et cette spon
Telle est la perspective de Proclos quand il entre en tanit stend limagination, plus crative que repro
discussion avec Aristote. Il lui reproche dabord de rai ductrice.
sonner sur des notions hystrognes (), Cela amne une refonte de la logique aristotlicienne
cest--dire sur des rsidus ou images des raisons subs particulirement des notions de genre et despce ainsi
tantielles ( ) que lme tire directement que de leurs rapports. tant transcendant et gnrateur,
delle-mme comme des tincelles dun foyer toujours le genre contient la raison efficace de ses espces. Il nen
ardent. Ces notions hystrognes ne sont pas issues des est ni la simple puissance passive ni la somme, mais la
sensations, mais procdent au second degr de la substance loi ralisatrice, comme la monade des nombres et de leur
psychique pour assumer et unifier le divers sensible1. suite infinie. Ainsi sont constitues les sries, dans les
Cest pourquoi, immerges dans lexprience, elles four quelles il y a de lantrieur et de lultrieur, parce que
nissent des genres qui ne dominent pas leurs espces et les genres produisent leurs espces et forment des espces
ne peuvent en tre les puissances ralisatrices. Les raisons premires, moyennes et dernires 2. Et puisque chaque
substantielles, au contraire, contiennent des genres srie est domine par un genre, il peut y avoir dfinition
transcendants et gnrateurs. Proclos rapproche et savoir commun de termes ayant des sens multiples.
et OU . A lidal de classification est substitu un dynamisme
Les notions hystrognes nengendrent pas leurs processif des ides.
espces. Cest donc dune autre faon quil faut entendre
ces genres et ces espces, gnrateurs (), chargs de
2. L me comme rapport substantiel
puissance, enveloppant les espces indivisibles, ayant
une nature transcendante 2. Ces principes sont appels dabord justifier une
Proclos revient plus explicitement sur ce point dans thorie de ltre que Proclos esquisse chemin faisant3.
son commentaire sur le Parmnide, IV, 950, 15-21. Le genre ici est l tre dmiurgique, parce quil est la
Comme genres des tres, il ne faut entendre ni les fois lexemplaire, la norme et le producteur. Et ce qui
reprsentations communes quon applique un groupe, produit par son tre mme est suprieur ce qui produit
ni ceux qui sont forms daprs certaines notes communes par activit et plus efficace. La premire espce est ltre
(car ils sont postrieurs aux tres), mais ceux qui pos indivisible, cest--dire intelligible. La deuxime est
sdent une puissance gnratrice ( ) ltre moyen entre lindivisible et le divis dans les corps,
plus universelle et qui prcdent par leur causalit les c est--dire lme, selon la dfinition du Time, 35 a.
gnrations qui ont lieu dans les espces particulires. La troisime espce est ltre divis et la dernire est ltre
Le Lycien refuse donc la thorie aristotlicienne de corporel. La loi de leur ordre est celle qui enchane les
labstraction. L me notique nest pas pour lui une
1. In Parm., IV, 887-898 ; V, 978-983. In Euclid., 12-18. In Alcib.,
280-282. In Crat., 26, 19-27, 2.
1. In Parm., IV, 896, 22-34. 2. In Tim., II, 151, 28-30.
2. In Tim., II, 151, 21-23. 3. Ibid., 151, 13 et suiv.
212 LA M Y S T A G O G IE DE PRO CLO S DFINITION DE l ME CONTRE A R ISTO TE 213

diffrentes combinaisons de lun et du multiple. L tre chiss. Autant de degrs dans ltre et le devenir, dans
indivisible est lun dominant le multiple, le moyen est lindivis et le divis, autant de degrs chez les moyens
leur quation ( )1, le divis est le multiple pr termes.
valant sur l un, le corporel le multiple engloutissant lun. Si les extrmes diffrent dont sont formes les mdia
On ralise ainsi toutes les formes dexpression. L tre tions, il est assurment ncessaire que les moyens diffrent
comme genre au sens noplatonicien se dfinit donc de faon correspondante 1.
comme lun multiple 2, une subsistence qui se mul Car chaque mdiation aura les extrmes dont elle
tiplie ( )3, ou comme une pluralit est proche et elle sera leur milieu et non celui de nim
unitaire 4. porte quel extrme 2.
La deuxime application concerne l me5. Proclos Le rapport qui constitue lme daprs le Time, 35 a b,
repousse la dfinition propose par Aristote, selon laquelle est dailleurs plus complexe quon pourrait dabord le
l me serait lentlchie dun corps naturel organique croire. Car le Dmiurge a commenc par mlanger la
ayant la vie en puissance. Car cette formule pche contre substance indivisible et la divise, puis prenant ce mixte
les rgles dune bonne dfinition. Son premier dfaut il l a de nouveau combin avec la substance indivisible
est de dire quoi appartient l me (cest--dire au corps) et la divise. En sorte que lme est essentiellement
sans noncer ce quelle est. Le second est de ne pas con triadique3. Son symbole est le triangle4.
venir aux mes divines, puisquelles ne sont pas les Or si nous reprsentons cette triade par trois raisons
formes de corps organiques. Le troisime est dintroduire psychogoniques, ltre, lidentit et Paltrit, nous
le dfini dans la dfinition, car la vie en puissance est sommes en mesure de construire trois ordres d me. Si
identique l me en puissance. ltre domine, nous avons les mes divines ; si lidentit
La dfinition que Proclos substitue celle dAristote lemporte, les mes dmoniques ; enfin si laltrit pr
sinspire du Time, 35 a : L me est la substance moyenne vaut, les mes particulires ou humaines.
entre celle qui est vritablement et le devenir, compose On voit en quel sens chez Proclos lme est la forme
de genres moyens... 6. Cette dfinition a l avantage de des formes ( ) ou la plnitude des raisons 5,
nous fournir une notion qui convient tous les ordres et pas seulement en puissance, comme le voulait Aristote.
psychiques et donc un genre qui enveloppe et produit Ce nest pas comme un contenant ni seulement comme
ses espces, comme l me totale les mes particulires. une cause, mais comme une connexion active ( la fois
Puisque ce genre est une mdiation, cest--dire un lie et liante) que l me stend tout ce quelle enchane.
rapport, il permet, en faisant varier proportionnellement En se convertissant vers elle-mme, elle peut dcouvrir
les extrmes, dobtenir des mdiations diffrentes. Le tout ce qui est et tout ce qui nest pas, puisquelle est le
genre devient ainsi une loi ralisatrice de rapports hirar- lien et le lieu de toutes les oppositions.
L me est un certain rapport substantiel entre lun et
1. Ibid., 194, 2 6 ; 137, 27, 30, 32.
2. In Pl. Th., III, 9, p. 39, 20. 1. Ibid., 257, 12-14.
3. Ibid., p. 39, 19. 2. Ibid., II, 142, 12-14.
4. El. Th., 138. 3. Ibid., 157, 13-158, 15.
5. In Tim., III, 254, 2-31. 4. In Eucl., 214, 10-13.
6. Ibid., 254, 13-15. 5. In Tim., II, 157, 25, et 200, 21.
214 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS D F IN IT IO N DE L ME CONTRE AR ISTO TE 215

le multiple1. Ce rapport est substantiel parce quil tout ce qui est dans un autre est en soi-mme et en g
nest ni une forme seconde ni une rsultante des lments nral tout est dans ces causes sous un mode suprieur
quil rassemble, mais la constitution de l me par elle- celui qui existe dans les effets s 1.
mme. Le plus beau des liens, affirme le Time, 31 c, est Cette prsence de la relation dans la substance est
celui qui se lie lui-mme de la faon la plus troite en invitable quand on dfinit ltre comme lun du divers
attachant ses extrmes. Car l me jouit dune unit et quon admet que le Bien donne connexion et cohsion
autonome : 2. Si nous sommes obligs toutes choses 2. Mais alors on se demandera pourquoi
de la dfinir par les opposs quelle unit, nous devons dans lme la relation semble absorber son tour la
nous souvenir quelle a sa structure propre, puisquelle substance.
est et nest pas la fois ses extrmes3. On doit rpondre, semble-t-il : parce que lexigence
Si l me est un rapport substantiel, elle renverse en dunification doit sexprimer intgralement. Il ne lui
quelque sorte la structure de lintelligible, qui est une suffit pas de raliser les plus hautes formes dunit. Il
subsistence enveloppant un rapport. Car la relation est lui faut encore se manifester dans tous les degrs interm
une forme dunit. Mais la ralisation primordiale de diaires entre lun et linfini et composer de tout cela un
lunit est ltre substantiel. Tandis que la monade en univers cohrent. L me est justement ce vinculum qui
gendre la srie des substances, lgalit dans la puret donne cohsion et autonomie non seulement lunivers
de son essence () suscite le domaine entier comme tout, mais aussi chacune des parties quil con
des rapports, donc toute mdiation et toute analogie4. tient et qui le contiennent. Sans elle il lui manquerait
Cest de lgalit que procde lanalogie, et lgalit dtre un rseau de relations si quilibr quil se donne
est de la famille de lun. Car de mme que la monade est lui-mme sa propre consistance. En outre, lme ayant
la source et la racine de la quantit prise en elle-mme, le privilge d tre indivise dans chacune de ses divisions
ainsi lgalit est la source de toute relation, parce quelle permet lunivers de se multiplier sans se disperser dans
a rang de monade vis--vis des autres rapports 5. chacune de ses parties totales. La substance-relation
La relation est donc fonde sur lintelligible, mais doit donc engendrer un plrme de relations substan
elle.ny est pas manifeste en tant que telle. Elle est pour tielles afin de donner au monde sa perfection.
ainsi dire rsorbe dans la substance.
Cest ainsi quil y a des relations ( ) dans les 3. Ame et essence humaine
intelligibles. Je dis ainsi , c est--dire non selon une Cette dfinition de lme comme mdiation conduit
pure manire d tre () ni davantage par accident, poser sur une nouvelle base le fameux problme plato
mais il y a sous un mode absolu () dans les intel nicien : lhomme est-il identique son me? La rponse
ligibles tout ce qui se trouve ici-bas selon la relation ; affirmative naura pas le sens exclusif quon lui prte
souvent. Nous allons nous en rendre compte en examinant
1. Ibid., 208, 20-29.
quelques sections du commentaire sur YAlcibiade et de
2. Ibid., 157, 25.
3. Ibid., III, 25, 21-24 ; 215, 19-23. Cf. Damascios, Dubit., I, 144, celui sur le Time.
19-23 ; II, 118, 26-119, 3.
4. In Parm., IV, 869, 2 -6 ; 870, 19-23 ; 938, 11-16. 1. In Parm., IV, 938, 27-33.
5. In Tim., II, 18, 29-19, 3. 2. Phdon., 99 c. In Parm., V I, 1097, 14-16.
216 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS D F IN IT IO N DE L ME CONTRE AR IST O T E 217

1) Lessence de lhomme, crit Proclos dans son stociens ne sont satisfaisants sur ce point1. La perfec
commentaire sur Alcibiade, 316, 9-10, se dfinit par tion de l me, cest son autonomie.
l me elle-mme, et le corps nest ni une partie ni un Le mal vient l me du dehors et il est import
complment de nous-mmes . () en elle, tandis que le bien surgit du dedans
En posant ainsi avec intrpidit lidentit de lhomme Car lme est par nature semblable au Bien ().
et de son me, le Lycien reprend une affirmation de YAlci Elle devient dautant plus parfaite quelle accueille la
biade, I, 130 c. Il anticipe une conclusion de Platon vie automotrice, alors quelle est me par un autre dans
pour en faire la prmisse dune argumentation concernant son attachement aux corps et la sympathie quelle leur
le bien de lhomme. Car l o est l tre ( ), l est porte. Cest pourquoi tout ce que lme reoit du dehors
ltre bien ( ) s 1. Cest en partant de l que So- demeure hors delle, comme les images et les sensations,
crate convaincra Alcibiade que lutile ( ) se mais seul est en elle ce qui est fait par elle-mme sur elle-
confond avec le juste ( ), quil persuadera Polos mme et ce qui est mis par elle 2.
dans le Gorgias, 471 a et suiv., que le tyran Archlas 2) Si on isole ces lignes de lenseignement gnral de
est malheureux avec toute sa puissance, quil dmontrera Proclos, on a limpression que le corps est un intrus qui
Glaucon et Thrasymaque dans la Rpublique, II, vient l me de faon tout extrinsque et lui apporte
358 b et suiv., que le juste dpouill et tortur est plus des soucis bien superflus. Or tout autre est le sentiment
heureux que linjuste triomphant. du noplatonicien.
Si lhomme est essentiellement un corps anim ou un On le saisit sur le vif dans le commentaire quil donne
compos dme et de corps, on ne peut lui reprocher de dun mot de Platon. Dans le mythe dEr, lauteur de la
commettre linjustice pour satisfaire le compos ou pour Rpublique (X , 614 e-615 a) dcrit larrive des mes qui
lui viter dommages, blessures ou dissolution. Si, au venaient du ciel ou du lieu souterrain pour choisir une
contraire, lhomme se dfinit comme une me qui use condition de vie dans une nouvelle incarnation. Toutes
dun corps, ce qui est funeste linstrument ne lest pas ces mes, crit-il, gagnaient joyeusement () la
ncessairement celui qui emploie linstrument, et la prairie o dabord elles se rassemblaient. Ce mot joyeu
justice de l me devient ce quil y a de plus utile pour la sement ne nous surprend pas quand il sagit des mes
perfection et le bonheur de lhomme2. Si le juste est qui viennent de subir de durs chtiments dans le souter
lunique utile, les biens extrieurs comme la sant, la rain. Mais il sapplique aussi aux mes pures qui des
richesse, les honneurs najoutent rien la valeur de cendent du ciel o, nous dit Platon, elles ont got des
lindividu, mais seule compte la perfection intrieure de plaisirs dlicieux et des spectacles dune beaut infinie 3.
l me, donc la vertu et la sagesse. On peut donc dire que Comment des mes qui ont eu en partage la batitude
la doctrine morale tout entire est subordonne cette de la contemplation peuvent-elles se rjouir de retrouver
option3. Ni les pripatticiens, ni les picuriens, ni les les tracas et les prils dune histoire terrestre?
Dans son commentaire sur la Rpublique, II, 159, 19-
1. In Alcib., 317, 1-2.
2. Ibid., 296, 19-297, 1 ; 332, 21-334, 16. 1. Ibid., 296, 11-19.
3. Ibid., 315, 5-316, 9. 2. Ibid., 280, 4-11.
3. Rpubl., X , 615 a.
218 L A M YS TA G O G IE D E PROCLOS D F IN IT IO N DE L ME CONTRE A R ISTO TE 219

160, 11, Proclos rpond que les mes clestes elles-mmes pensants et des vivants mortels dnus de raison, mais
avaient un grand dsir de retourner dans le devenir parce aussi des vivants intermdiaires sujets la mort et nan
quon y peut agir abondamment. moins capables de participer la pense. La procession,
. . . Mme si elles vivaient dans les dlices, nanmoins nous le savons, ne doit laisser aucun vide ni omettre
elles staient fatigues de la vie de l-haut. Car elles n'y aucune mdiation1.
pouvaient pas agir par tout elles-mmes, mais par leur b) En prenant un corps les mes veulent imiter lacti
seule puissance capable de demeurer en haut ( vit prnotique ( ) des dieux. Daprs
, ). Vin Timaeum, III, 324, 7-12, la perfection des dieux est
Cest donc la tte qui tendait la vie du ciel. Le reste, de deux sortes : dune part elle est contemplation immo
tout ce que chaque me comportait de vie avide de gn bile, dautre part elle est activit gnreuse et mouvante.
ration demeurant l-haut sans activit et aspirant agir, Mais si nous en croyons Vin Parmenidem, VI, 1047, 13-18,
produisait de la lassitude dans lme entire... cette activit dite prnotique , cest--dire antrieure
Une opinion semblable avait t nonce par Plotin1, la pense, est la seule qui soit divine au sens strict.
pourtant plus svre que Proclos pour les activits incar Le propre de lesprit est de contempler, de penser
nes. La descente dans un corps est pour l me le moyen les tres et de les discerner, tandis que le propre du dieu
de manifester des puissances qui demeureraient en som est dunifier, dengendrer et dexercer lactivit pr
meil et quelle ignorerait si elles ne procdaient. notique.
De fait, chacun est merveill des richesses intrieures Nous en devinons le pourquoi. La perfection du bien
dun tre en voyant la varit de ses effets extrieurs nest pas den jouir, mais de le produire2. Ainsi se dessine
tels quils sont dans les ouvrages dlicats quil fabrique . une thse dinspiration platonicienne selon laquelle
Dans son commentaire sur le Time, Proclos sexplique Vme qui a accd la contemplation doit la dpasser en
plus amplement. Il faut, crit-il, que toute me vienne s'associant l'illumination qui jaillit du Bien.
dans la gnration. Car tel est le caractre des mes 3) La manire dont seffectue la descente de l me
particulires qui ne leur permet pas de demeurer en haut particulire dans son corps montre bien quil sagit dun
de faon inflexible 2. dploiement de l me elle-mme. Proclos y distingue
Cette exigence dincarnation sappuie sur deux raisons3. plusieurs tapes ou degrs. Avec le concours du D
a) Toute me a une fonction cosmique. Elle se place miurge pour le premier corps et des jeunes dieux pour les
la jonction de deux ordres, celui des esprits et celui des deux suivants, l me va se donner trois enveloppes cor
corps et elle est leur connexion. Tandis que l me du porelles superposes qui linsreront dans des sphres
monde donne cohsion au corps du monde selon les correspondantes de lunivers 3. Car les mes particulires
normes intelligibles, les mes particulires apportent nont de puissance gnratrice que par leur coordination
vie et raison aux corps particuliers. Car il faut quil y avec les causes universelles.
ait dans lunivers non seulement des vivants immortels Pourtant ces mes prcontiennent sous un mode indivis

1. Enn., IV, 8, 5, 24-38. 1. Ibid., I, 179, 3-7.


2. In Tim., III, 277, 5-7. Cf. El. Th., 206. 2. El. Th., 122.
3. In Tim., III, 324, 5-24. 3. In Tim., III, 284, 16 et suiv.
220 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS D F IN IT IO N DE L ME CONTRE AR IST O T E 221

les cimes ou les germes de leur vie corporelle dans leur Il nous engage dans une situation et une aventure dter
vie doxastique ou dans leur cercle de l autre. Car ja mines, et il change chaque renaissance1. Ainsi l me
mais elles ne parviendraient dominer le trouble des plonge jusquau fond de labme pour y porter sa lumire
sensations et des apptits si elles ne les prcdaient et apprendre ltendue de son pouvoir.
titre de cause et si elles nen portaient la raison et la Plus elle accumule les enveloppes, plus elle se particu
norme. L me opinative se donne dabord l'imagination, larise. Proclos justifie Platon davoir dclar quon ne
qui est une sorte de sens non empirique, immatriel et peut tre bon auteur de tragdie et de comdie tout en
pur, une connaissance impassible, mais non dtache semble2. Cest que lme humaine en descendant dans
des figures, parce quelle subsiste dans un corps. Elle le corps a divis et spcialis ses puissances. Alors quelle
schmatise priori en descendant de la raison vers les gouvernait le monde entier avec les dieux, elle sest
sens (pour y trouver des symboles) plutt quen montant tourne vers la gnration, puis limite au plan de
des impressions sensibles vers la pense. Aussi est-elle lhomme, puis de tel type de vie humaine, enfin de tel
appele un sens qui demeure au-dedans par opposition individu n de tels parents, dans une cit et une poque
au sens qui procde au-dehors . Ce dernier est dabord dtermines. Elle a ainsi restreint son aptitude une
le sens commun, qui est concentr, mais passible, enfin science, un art ou un mtier particulier. Cest pourquoi
le sens divis, qui se multiplie en fonctions et organes il lui faudra renatre.
diffrencis1. Proclos ne nous cache pas que la position de lme
A chacun de ces trois niveaux de sens correspond un dans la gnration est assez inconfortable. Les causes en
genre de corps qui lui sert de sujet. L me se compose ces sont la sympathie excessive que porte lme son orga
corps en nourrissant la racine de sensibilit qui est en nisme particulier et les rencontres dsordonnes natu
elle des quatre lments du monde. Ceux-ci lui forment rellement inhrentes des tres composs dlments
des tuniques ou des enveloppes de plus en plus pe ce point dissemblables, immortel et mortel, pensant
santes, mais qui insrent et situent son action dans le et sans raison, tendu et indivisible 3. Les dieux et
cosmos et lui permettent de saffecter elle-mme tra lme ont, en effet, tiss entre elle-mme et le corps un
vers lui, comme si le monde entier devenait son corps. lien de nature qui est la fois la mort de la vie immor
Le premier corps, vhicule congnital ou cleste telle et la vivification du corps mortel (
fait de lumire, participe indissolublement lme, qui , , ) 4.
le rend immortel, indivisible par essence et impassible2. On voit comment, profitant de lvolution de la pense
Il rend l me cosmique et est lorigine des deux autres platonicienne, le noplatonicien quilibre les affirmations
corps. Le deuxime corps nest pas immortel, mais il a du commentaire sur VAlcibiade et dpasse le dualisme
une dure plus tendue que le troisime corps. Il endure par une unit de conflit.
ainsi les sanctions doutre-tombe et rend l me citoyenne
du devenir tout entier . Le troisime corps, dit os- 1. In Tim., III, 297, 16-299, 22.
treux () est notre corps terrestre et phmre. 2. In Remp., I, 52, 6-53, 4.
3. In Tim., III, 324, 31-325, 2.
1. Ibid., III, 286, 20 et suiv. 4. Ibid., 325, 12-13.
2. El. Th., 208.
CHAPITRE XI

M onas monadem g e n u it

Le dsaccord entre les philosophes ne porte pas seule


ment sur les solutions, mais dabord sur les questions ;
pas uniquement sur les conclusions, mais premirement
sur les principes ; en un mot sur le type dintelligibilit
qui est recherch. Ds lors tudier un penseur, cest
dabord restituer la forme originale de cette exigence.
Entreprendre de le juger, cest prendre position sur la
conception quil se fait de la raison. Toute autre attitude
impliquerait la croyance nave en lunivocit de la ratio
nalit. Un penseur antique a dautres exigences quun
moderne, un oriental dautres modles quun occidental.
Et un noplatonicien, qui insre en quelque sorte lintellec
tualisme hellnique dans une spiritualit de type oriental,
nobit pas aux normes post-cartsiennes. Quel que soit
le modle quon prfre, il est ncessaire de prciser les
termes de lalternative. Essayons de le faire en ce qui
concerne Proclos.

1. Uantriorit du parfait

Antrieur lunifi est lunifiant ( ), crit


Proclos, de mme quantrieur au constitu est le cons
tituant ( ) 1.
Le Lycien pose ainsi lantriorit du parfait sur lim
parfait, de lexigence sur la perfection, de la valeur gn
ratrice sur ltre. Nimporte quelle ralit se rsout dans
les oprations par lesquelles elle se dtermine par degrs
partir du Bien. Cette subordination de la structure la

1. In Parm., V I, 1093, 6-8.


224 LA M Y S T A G O G IE D E PROCLOS M ONA S M O N A D E M G E N U IT 225

gense semble dabord aller de soi. En fait, elle est rgie tionnel, cest celle du tout aux parties, de la plnitude
chez Proclos par un ensemble de thses. Elle suppose, confusment, mais rellement prsente ses expressions
par exemple, la primaut dun enseignement inspir distinctes et inadquates.
(la tradition platonicienne) qui est une manire dillu L obscurit du mythe ne soppose nullement son effica
mination divine, le jeu de la raison lintrieur dune cit initiatique, Car la lumire (quelle soit sensible,
communion mythique pralable (mystres hellniques notique ou suressentielle) nest ni premire ni dernire.
et orientaux, orphisme, pythagorisme...), la Nuit mys Elle se rpand par nappes et ordres concentriques entre
tique au centre de tout foyer psychique et spirituel, le deux tnbres : celle de lexcs et celle du dfaut. Alors
caractre thophanique de lunivers, sa rcapitulation que lineffable excessif fait clater laffirmation et que le
dans l me, la dualit en chaque ralit de lidal et du dfectif ne lui offre aucune prise, la clart est un milieu
donn ( )1. form de toutes les combinaisons affirmables qui mani
L univers de Proclos est construit de telle sorte que festent lineffable. Le rle de la raison est de dchiffrer
chaque monade est un tout qui symbolise avec le Tout, les symboles et de dlivrer par la critique la manence
grce quoi elle petit rejoindre la loi de toute production initiale. Elle est la conscience dun cycle qui la porte
ainsi que le centre universel. La procession nabolit et la dborde de toutes parts.
jamais la manence dont elle part, mais s appuie cons Car linitiation de l me seffectue par deux processus
tamment sur elle. Et dans la conversion la raison volue inverses et complmentaires. Proclos sait trs bien que
en forme de ronde () autour de lintuition qui nos mes sommeillantes ne vont pas consciemment du
exprime elle-mme linspiration divine2. parfait limparfait, comme les purs esprits. Elles
Quil soit donc entendu que le mode de nos discours slvent lentement dune perspective utilitaire au dsin
est rationnel (), intuitif (), divinement ins tressement de la pense, et de la clart de lesprit sa
pir () , crit Proclos en commentant la pre source nocturne. Elles avancent par lamour et la puri
mire hypothse du Parmnide3. fication, dont la dialectique est une forme. Elles najoutent
Nous avons vu (chap. n) que, si le mythe pdago pas de nouveaux objets leur paysage. Elles en trans
gique nest quun auxiliaire imag de la dialectique forment la structure en mme temps que leur regard.
lusage des commenants, il en va tout autrement du Mais il est impossible de dpasser un niveau de conscience
mythe que Proclos nomme mystique et a initiatique . si un ordre plus large et plus profond nmerge en lui.
Celui-ci enveloppe la raison, la prcde, la soutient et la Il y a symbole pour celui-l seul qui souponne un autre
consomme, parce quil appartient la posie inspire plan et qui est soulev par une prsence antrieure.
et quil sourd de la plus profonde vie de lme, la vie Par consquent, la conversion de limparfait au parfait
unitive4. Or cette antriorit du mythe au discours ra implique une initiative pralable du parfait. Et celle-ci
doit saccomplir dans l me et avec sa participation.
1. Ibid., I, 107, 12. L effort efficace est le signe et leffet d une sorte de grce
2. Jai tudi ce schma noplatonicien du chur de danse dans
ma contribution aux Mlanges offerts Joseph Moreau, Permanence
prvenante. La conversion opre dans le temps rvle
de la philosophie, La Baconnire, 1977. une conversion ternelle.
3. In Parm., V I, 1072, 15-16.
15
4. In Remp., I, 80, 11-12 ; 81, 14 ; 177, 20-23.
226 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS M ONA S MONADEM GEN U IT 227

procession en cours de route, puisque le Vivant en soi est


2. La loi de la procession la troisime monade intelligible (lesprit intelligible qui
suit la vie intelligible et ltre intelligible) et que lordre
Cette antriorit du parfait dans lunivers et dans
intelligible tout entier est lui-mme produit par lauto
l me est implique par la loi que pose Proclos sous linspi
dtermination des hnades, qui leur tour manent de
ration du Time, 41 c : un dieu ne peut engendrer quun
l Un, parfois nomm lhnade des hnades . Cette
dieu, une cause immobile ne peut produire quun effet
cascade dunits, qui pourrait daprs la mme loi tria-
immobile et une monade quune monade. Cette thse
dique (manence-procession-conversion) se multiplier
aura quelque cho dans la thologie mdivale.
linfini, a parfois t jug svrement, comme si c tait
Dans la Somme thologique, Ia p. q. 32, a. 1 ad 1,
une succession de termes extrinsques les uns aux autres1,
saint Thomas dAquin cite cette formule quil attribue
alors quelle se droule tout entire en chacun deux.
Herms Trismgiste :
Elle ne fait que baliser une procession qui est essentielle
Monas monadem genuit et in se suum reflexit ardorem.
ment continue et qui se dploie spontanment sans
D aprs le Docteur anglique, cette sentence, qui
laisser aucun v id e2.
trace un cycle de procession-conversion, ne signifie pas
Puisque ces monades ne se rangent ni au sommet qui
que le dogme chrtien de la Trinit ait t profess hors
est au-del de lunit, ni au terme dernier de la procession
du christianisme. Elle ne se rapporte pas aux processions
qui na plus quune unit dindtermination dfective,
trinitaires, mais la production du monde. LAquinate
elles sont des noeuds dunit et donc dj des nombres.
ajoute en guise dexgse :
Car poser lun, c est poser implicitement le multiple.
Nam unus Deus produxit unum mundum propter sui
Toute forme () est gnratrice et dunit et de
ipsius amorem.
multiplicit. Dunit, parce quantrieurement la mul
Or la formule que saint Thomas interprte ainsi ne se
trouve pas chez Herms, mais presque littralement tiplicit elle fait subsister une monade qui lui est proche.
De multiplicit parce que toute monade dtient un nombre
chez Proclos. Cest bien chez lui la loi de la production
qui lui est homogne... Car nulle part la procession nest
de lunivers par drivation dunits plus simples en
sans mdiation, mais elle saccomplit travers les nombres
totalits de plus en plus complexes jusqu au sensible.
proches de la monade et appropris elle. Puis donc
Dans son commentaire sur le Time, I, 447, 17-32, Pro
que la forme intelligible est une, il ne faut pas quelle
clos crit :
produise directement linfini, mais dabord une monade,
Le Dmiurge est une monade et le paradigme est une
puis le nombre appropri et ce qui suit 3.
monade. Par consquent, cet univers qui est n dune
Le passage de la monade au nombre quelle engendre
monade est monadique... et tu vois encore une fois que
seffectue travers une monade dyade assimile sa
ces trois sont des monades, le Vivant en soi, la cause
dmiurgique et lunivers. Mais lun est une monade in gnratrice et dj grosse de pluralit.
On dit que la dyade nest ni pluralit ni unit, tandis
telligible ( ), l autre une monade notique
( ), le dernier une monade sensible ( 1. Jai commis cette erreur dans une tude, L'ordre dionysiaque,
) . publie dans la Revue de thologie et de philosophie, I, 1955.
2. In Pl. Th., Y I, 2, p. 344-345.
En numrant ces trois monades Proclos prend la 3. In Tim., I, 444, 16-445, 3. Cf. In Parm., VI, 1062, 23-26.
228 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS MONAS M O N A D E M GEN U IT 229

que pour nous elle est la fois unit et pluralit, sa plu Un tout qui procde dun tout participe indivisible-
ralit est assimile lunit et son unit est productrice ment son pre. Car il demeure dans lintgralit de son
de dualit a1. pouvoir, et il imite son caractre unitaire et non multi-
Monade et nombre ne diffrent pas essentiellement, pliable (sil est permis de parler ainsi), en ce quil est
puisque toute monade est dj un nombre envelopp monadique, total, identique soi-mme et pre des
en lui-mme et que tout nombre est une monade qui a premiers, des moyens et des derniers membres de la
plus ou moins droul sa procession. Il y a pourtant un srie 1.
seuil qui, une fois franchi, transforme la diffrence de
degr en diffrence dordre. Cest le point o la production
3. L U n mdiateur
par l tre se change en production par lactivit. Dans la
premire seule, la monade gnratrice, faisant concider Puisque la procession se droule tout entire en cha
son acte producteur avec son acte autoconstituant, cun de ses foyers selon son mode propre, lUn nest pas
associe son driv sa propre gense. seulement le point de dpart ni la fin, mais la puissance
Car la monade est avant tout une opration substan cohsive immanente tout autoconstituant. Dans la
tielle formant un cycle interne. Elle tire de sa manence Thologie platonicienne, VI, 9, p. 364, Proclos commente
dans son principe la puissance de procder en elle-mme la formule orphique que citent les Lois, IV, 715 e-716 a :
et de se convertir vers elle-mme. Quand Proclos affirme Amis, le dieu qui a dans ses mains, suivant lantique
que tout driv immobile procde dune monade immo parole, le commencement, la fin et le milieu de tous les
bile2, il veut dire que tout driv immobile procde dune tres va droit son but parmi les rvolutions de la na
monade produisant sous un mode immobile, sans modi ture 2.
fication delle-mme, cest--dire par son tre mme. L Un est le milieu et le centre de tous les tres. Il est
Car certaines causes, comme les jeunes dieux du Time prsent dans toute mdiation, toute connexion, toute
et l me humaine, sont capables dagir ou bien de faon consistance. Car ce qui fait que notre tre est vrita
immobile et totale (par leur tre) ou bien de faon mobile blement un tre, cest--dire un tout antrieur ses
et partielle (par leur activit)3. Dans la production par parties, cest lacte unifiant qui engendre et distribue la
lactivit, la cause ne donne son driv quun reflet multiplicit de nos fonctions, qui les assume en nous
partiel delle-mme, tandis que dans la gnration par permettant de garder distance leur gard.
ltre elle se donne en quelque sorte son driv et len Antrieurement ces deux fonctions (la tendance
veloppe dans son cycle auto-formateur. et le choix), crit Proclos, il y a lun de l me qui dit
Par cette communication intgrale et antrieure souvent je sens , je raisonne , je dsire , je veux ,
toute opration de sa part, le driv reoit plus que ce qui accompagne toutes ces activits et qui agit avec elles.
dont il a besoin pour se dterminer lui-mme, former ses Nous ne connatrions pas toutes nos activits ni ne sau
diffrents niveaux, sexprimer au dedans et au dehors. rions dire par quoi elles diffrent sil ny avait en nous
quelque unit indivise qui les connat toutes, qui dpasse
1. In Parm., I, 712, 11-14. Cf. In Pl. Th., V, 18, p. 283 ; V, 37,
p. 329 ; VI, 14, p. 386.
2. El. Th., 76. 1. In Pl. Th., V I, 8, p. 361.
3. In Tim., III, 222, 7-9, 18-27. In Parm., III, 786, 29-787, 24. 2. Traduction Des Places.
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le sens commun, est antrieur lopinion, au dsir et la Cest ce cycle, dont lUn est le centre, qui sauve le d
volont, qui saisit leurs connaissances et concentre de roulement total, puisque dans un mouvement circulaire
faon indivise leurs tendances, en disant en chacun on ne peut rien soustraire sans le rompre. Grce lui la
le je ( ) et le j agis ( ) 1. dernire qualit accorde au sensible et rapporte au
Le mme commentaire sur le Parmnide nous dira un jeu total dvoile sa valeur et sa ncessit1.
peu plus loin 2 que c est travers lun qui est en nous L me est limmanence de l Un mdiateur2. Elle unit
que nous atteignons l Un originel, ou en veillant notre les extrmes de lunivers, circule de lun lautre, tour
puissance de ngation qui est sous la motion divine : nant autour des premiers, illuminant, vivifiant et conver
, : .. . 3. tissant les derniers. A ce titre, elle est prfigure selon
Cet un de l me nest ni une fonction psychologique Proclos dans le mythe dEleusis. Elle est reprsente
ni un caractre ontologique, mais un germe de libration par Cor, qui tantt habite les sommets avec Zeus,
et de dpassement de lontologie dans une communica tantt les profondeurs de la terre avec Pluton. Elle porte
tion de la spontanit gnratrice. Il est dans chaque la lumire et la vie du plus haut au plus bas de lunivers.
me ce quest lhnade dans sa srie. Elle est le lien entre les principes hgmoniques, entre
Cest ce dont tmoignent les mtaphores employes Zeus et Pluton.
par Proclos : cime, fleur, racine, centre, chiffre (), Cor est unie aux extrmes, dune part antrieurement
germe de ce non-tre 4. au cosmos, elle est unie Zeus comme un pre, dautre
Les noplatoniciens doivent ici prendre garde lam part elle est unie Pluton dans le cosmos par la vo
bigut qui guette tous les thologiens qui parlent de lont pleine de bont du pre. Et on dit quelle est vio
suressentiel , comme de surnaturel . Ou bien ce terme lente par Zeus et quelle est enleve par Pluton, pour
dsigne un tage ou une nature en surcrot, et cette dter que les premires et les dernires des dmiurgies parti
mination supplmentaire nous maintient dans lonto cipent la zoogonie. De mme, en effet, que la source
lo g ie ou bien il signifie la libration de toute essence, totale de la vie conjointe au Dmiurge total rayonne le
laffranchissement de toute passivit, et cest alors seule vivre sur tous les tres par une unique causalit indivi
ment que nous accdons la source de notre tre et de sible, ainsi Cor illumine les premiers, les moyens et les
tout tre. La nature devient porte au lieu dtre por derniers en conjuguant sa propre zoogonie aux principes
tante. Dans ce sens, comme nous lavons vu, pr hgmoniques de lunivers 3.
essentiel est meilleur que suressentiel et lUn est Cette mdiation de l me contient plusieurs niveaux.
le symbole de l ineffable. De mme que les penses simples et intuitives de lme
Pour dployer son univers et sy inscrire une essence, rayonnent comme un cercle autour de son centre et
lme doit aller de lineffable lineffable, construire traduisent en clart sa manence nocturne4, leur tour
tout sens sur un infini non-sens, et dans cette construc les notions qui se succdent dans le discours expriment
tion aller du simple au complexe et du complexe au simple. la plnitude simultane de ses raisons. Nous avons vu

1. In Parm., IV, 957, 40-958, 11. 1. In Tim., II, 245, 9-14.


2. Ibid., V I, 1080, 4-1081, 11. 2. Ibid., 131, 31-132, 3.
3. Ibid., 1080, 26-28. 3. In Pl. Th., V I, 11, p. 371.
4. Ibid., 1082, 10. 4. In Eucl., 149, 5-8.
232 LA M YS TA G O G IE D E PROCLOS MONAS M O N A D E M G E N U IT 233

que les notions hystrognes procdent des substan connue la conscience imaginative et la perception
tielles. La principale dmarche notique de l me consiste imaginative comme organe de perception dun monde qui
projeter () en concepts multiples la clart lui est propre, le mundus imaginalis, en mme temps qu
que recle son cycle autoconstituant et les tisser en lencontre de la tendance gnrale des philosophes on
discours et en sciences1. en fait une facult psychospirituelle pure, indpendante
Mais parce que le temps est inadquat lternit, de lorganisme physique prissable s1.
lme devra exprimer la simplicit simultane de son foyer
substantiel au cours dune dure indfinie. Cest pourquoi
4. Rcapitulation
elle devra multiplier indfiniment ses priodes de vie
terrestre et se choisir pour chacune la condition quelle Reprenons les caractres de la gnration dune mo
estimera la plus propre lactualisation de ses virtua nade par une autre monade.
lits 2. 1) Manence privilgie du driv dans ses principes
L me ne pourrait stendre jusqu lextraposition et en lui-mme. Do une procession et une conversion
du devenir ni en assumer le mouvement si elle navait autoconstituantes.
sa disposition la mdiation de limagination, fonction 2) Communication intgrale du principe au driv et
du corps primordial et indissoluble. Le commentaire antrieure lautoposition du driv, daprs la loi :
d Euclide, 52, 21, affirme que limagination est le milieu Tout ce qui participe au premier titre quelque prin
et le centre de nos connaissances , parce que, ntant ni cipe reoit en partage la communication totale de ce
indivise comme lintelligible, ni divise comme le corps, principe 2.
elle savance, comme l me elle-mme, de lindivisible 3) Production sans activit ( )3 ou par
au divis et du non figurable au figur. Nous avons dit ltre mme, cest--dire par concidence entre l auto-
(chap. il) quel rle capital est le sien dans la formation constitution de la cause et celle de leffet.
des mythes et des mathmatiques, cest--dire des 4) Dmarche dgressive () du parfait limpar
schmes qui gouvernent lunivers psychique. fait, compense par une conversion qui change le principe
Cette thorie de limagination, aussi loigne du pessi en fin, puis en centre4, autour duquel se droule une
misme plotinien que de celui de Spinoza ou de Male- volution chorale5.
branche, se retrouvera chez plusieurs philosophes isla 5) La fonction de la raison, c est donc de manifester
miques, comme Ibn Arab (1165-1240) et Moll Sadr dans le droulement temporel l ineffable qui lhabite.
Shraz (1571-1641). Le point de dpart du noplatonisme pourrait sex
... L authentification des visions prophtiques et primer par ce que les penseurs arabes appelleront plus
des perceptions du suprasensible, crit Henri Corbin,
1. Henri Corbin, La philosophie islamique des origines la mort
postule que lon reconnaisse, entre la perception sensible d Averros, dans Histoire de la philosophie, I, Encyclopdie de la
et lintellection pure de lintelligible, une tierce facult Pliade, Paris, 1969, p. 1078. Cf. du mme auteur, L'imagination
de connaissance. Telle est la raison de limportance re cratrice dans le soufisme d'Ibn Arabi, 2 e d., Paris, 1976.
2. In Tim., III, 94, 33-95, 1.
3. In Parm., III, 787, 19-21 ; V II, 1167, 41.
1. Ibid., 17, 24 ; 45, 11. 4. El. Th., 33.
2. In Remp., II, 193, 3-12. 5. In Parm., V I, 1072, 13.
234 LA. M Y S T A G O G IE DE PROCLOS

tard la Lumire noire ou la Nue lumineuse . Ainsi


se creuse en toute pense une distance active qui trans
forme tout objet en symbole et tout regard en thophanie.
Cette puissance de refus impose chaque esprit une CHAPITRE X II
cration de lunivers (comme un tout) et de soi-mme
(comme une de ses parties totales). Au lieu dtre le T ranscendance et m a n if e s t a t io n

centre, la clart nest plus que la sphre qui en procde


et sinscrit sur un fond de tnbres. Ainsi se dessine une Dans ce genre de titre, cest toujours le et qui est
immdiation de lAbsolu en mme temps quune valeur le plus important, puisque cest la relation entre les deux
transcendante de chaque monade. termes qui est vise. Ici cest la dmarche par laquelle
On voit combien lintelligibilit que vise Proclos est Proclos va de la transcendance la manifestation et
diffrente de celle qui hante ordinairement la raison occi inversement. En la suivant nous entreverrons peut-tre
dentale. Celle-ci oscille entre une spculation abstraite que la transcendance comme telle implique la prsence,
et une efficacit technique, toutes deux impuissantes que la sparation suppose lunion, que lontologie se
nourrir et transfigurer lhomme. L idal de la raison nourrit de tout ce que la thologie refuse. En sorte que,
noplatonicienne est bien mystagogique. sil y a une onto-thologie chez Proclos, ce nest pas que
la thologie soit la sublimation de lontologie, ltablisse
ment dun tant suprme qui serait causa sui, cest
que la thologie est la ngation de lontologie et pour
cette raison mme sa gnratrice. Pour clairer cette
notion de ngation gnratrice , nous nous demanderons
dabord comment Proclos sefforce de dpasser la cau
salit, et ensuite pourquoi il dispose la gense des tres
en trois phases qui forment entre elles un processus cir
culaire.

1. Au-del de la causalit

Proclos a bien des faons dexprimer la transcen


dance de son Principe et celle de ses principes, puisque
paradoxalement la transcendance et le caractre de
principe sont jusqu un certain point communicables.
Pour dire la transcendance il emploie les substantifs
ou , mais surtout le participe parfait
du verbe : , les adjectifs
(spar) ou encore (imparticipable). Pour dire
la manifestation il use du substantif , du verbe
236 L A M Y S T A G O G IE DE PROCLOS TRANSCENDANCE ET M A N IF E S T A T IO N 237

et de ses composs , , ... Il lun mme des dieux w1. Or nous savons que tout centre,
crit ainsi : : porter l apparition 1. selon Proclos, est lorigine de la sphre qui lexplique 2,
Ce passage de la transcendance lapparition est un ou encore que toute monade suscite ncessairement un
mouvement du cach louvert, du silence au verbe, nombre qui lui est appropri3. Par consquent, le d
mais aussi de lun au multiple. Cest toujours un drou ploiement de lunit saccomplit spontanment sous la
lement, un dploiement, une explication. Ce qui est motion de l Un originel lintrieur de lesprit et de lme,
concentr nest pas clair et a besoin dtre expos au lieu dtre reu tout fait. Chaque foyer pensant porte
pour devenir intelligible. ainsi la transcendance qui lhabite la manifestation et
Tout ce qui se trouve de faon unitaire et concentr reproduit en lui-mme sous son mode propre plus ou
dans la monade, tout cela, crit Proclos, apparat (- moins dvelopp lintgralit de la procession.
) sous un mode divis dans les rejetons de la 3) Une troisime erreur serait de croire que ce droule
monade 2. ment est rgi par une logique analytique, en sorte que
Le noplatonicien rigne reprend ce thme dans son dans ce processus il ny aurait ni cration ni nouveaut,
langage suggestif. mais seulement explication. La pluralit expressive ne
Omne namque quod intelligitur et sentitur nihil sort pas de lunit par dduction, pur allongement ou
aliud est nisi non apparentis apparitio, occulti manifes- redoublement. Chaque ordre est une totalit originale.
tatio, negati affirmatio, incomprehensibilis comprehensio, Exprimer, c est crer.
inefbilis fatus, inacessibilis accessus, inintelligibilis Cependant le rapport de chaque srie au principe
intellectus... 3. quelle manifeste est diffrent selon le niveau quoccupe
Ici il faut viter trois erreurs. le principe dans lpanchement processif total. Il y a,
1) La premire serait de simaginer que la transcen chez Proclos, disions-nous, pluralit de principes hirar
dance cesse dtre telle quand elle se manifeste. Dabord chiss et suspendus un seul, comme il y a la fois
il demeure toujours en elle un foyer secret irrductible pluralit et unit de la divinit4. L Un pur nenveloppe
lexpression. Ensuite dans la mesure o elle apparat pas les hnades de la mme faon que l me totale con
elle ne cesse dtre intacte en elle-mme4. La manifes tient les mes particulires. Cest quil y a de multiples
tation est une surabondance. faons pour un principe de se diffuser. On peut chercher
2) La deuxime erreur consisterait identifier dune un modle dans la fabrication artisanale, comme le font
part transcendance et incommunicabilit, dautre part la dmiurgie du Time et la plupart des thories de la
manifestation et communication. La transcendance peut cration. On peut voquer de prfrence la gnration
se communiquer comme telle dans son tat unitaire et biologique, la diffusion de la lumire ou de la chaleur ou
cach. Elle octroie ce don nocturne tout esprit en lui encore la gnration des nombres, comme le font les
permettant de faire concider son propre centre avec le pythagoriciens et les noplatoniciens.
centre universel, et toute me qui tablit son un dans Proclos institue une hirarchie de ces diffrents mo-

1. In Tim., III, 81, 2. 1. In Tim., I, 211, 25.


2. In Pl. Th., III, 2, p. 8, 12-14. 2. Ibid., II, 73, 23. In Eucl., 154, 20-21.
3. Periphyseon, III, 633 a. P. L., 122. 3. In Pl. Th., III, 2, p. 8, 1.
4. El. Th., 93. 4. Ibid., III, 3, p. 14, 4.
238 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS TRANSCENDANCE ET M A N IF E S T A T IO N 239

dles en dfinissant les degrs et les modes de la pro 3) Comment le Dmiurge agit-il? Par son dire, qui
cession. sidentifie son acte de penser ( ,
1) En allant de bas en haut, il rencontre dabord la )1. Mais produire par sa pense, nest-ce pas
matire qui est lespace du devenir. Elle nest pas un produire par son tre mme, puisque chez un esprit tre,
principe, mais une condition de lultime apparition. cest penser? Cest bien ce que soutient Proclos dans ses
Elle est le dernier degr de et de la . lments de thologie, 174. Au contraire, dans sa Thologie
Alors que ceux-ci sous leurs formes suprieures sont des platonicienne, V, 17, p. 278, il ramne la production du
fonctions actives de fcondit et de dpassement, la Dmiurge la production par lactivit et il oppose cette
matire est pure passivit et pure diversit. A ce titre dernire (1 ) la production par ltre (la
elle disperse ou brouille ce quelle reoit. Elle agit en ) 2. Mais dans le commentaire sur le
quelque sorte (en extraposant)1. Elle fait Time, , 222, 9-15, Proclos adopte une position inter
apparatre comme spar ou confus ce que la pense mdiaire parce quil lui faut un degr mdian (la
distingue et unit. On pourrait donc dire, dun mot qui ) entre la production par lactivit des jeunes dieux
nest pas de Proclos, mais qui traduit bien sa pense, et la causalit intelligible du Vivant en soi. Le Dmiurge
quelle agit , par son infriorit ltre . Elle et le Vivant diffrent comme le (lesprit) du
est linversion de l Un qui agit par son antriorit (lintelligible).
ltre. Elle est au-dessous de la causalit alors que l Un Si lintelligible est suprieur lesprit, il nest jamais
est au-dessus. un simple objet ni un modle inerte dnu de prsence
2) Au-dessus de cette causalit impropre Proclos range soi-mme. 1 nest pas semblable un cachet de
lefficacit de type artisanal, qui lui semble reprsente cire 3 (Spinoza dira une peinture muette sur un ta
par lactivit des jeunes dieux, auxiliaires du Dmiurge. bleau ). Lintelligible est une causa sui et un pouvoir
Ceux-ci sont chargs de produire tout ce que lunivers dassimilation. Tandis que lesprit se dploie en un pl-
devra contenir de mortel, le Dmiurge se rservant de rme dides et lme en un plrme de raisons, lintelli
former directement non seulement les mes immortelles, gible est la simplicit encore indistincte qui est grosse
mais aussi ce quil y a dimmortel dans le mortel lui- de cet univers.
mme, cest--dire les vhicules primordiaux des mes et 4) Le Vivant en soi, qui appartient lintelligible
leur fonction imaginative, les lments des corps et leurs titre de , produit par son tre ( ). Ce
lois, enfin les espces vivantes en tant que telles. Les nest pas l simple causalit formelle ou pure drivation
jeunes dieux produiront tout ce qui est strictement mortel logique. Comme nous le disions, ltre de lintelligible est
par leur activit en tant quelle est distincte de leur une opration. Il est autoconstituant et autarcique4,
opration constitutive : . Cest prcisment cest--dire il procde de lui-mme, il reoit de lUn la
parce que cette activit nest pas identique leur substance puissance de se confrer lui-mme essence et subsis-
ternelle quelle faonne des effets extrinsques et transi tence. Ce thme est central chez Proclos, il est lenvers
toires qui ne reoivent quune participation lointaine aux
caractres divins2. 1. Ibid., 222, 9-10.
2. Voir galement In Tim., I, 335, 18-336, 5.
1. In Parm., IV, 854, 37. 3. In Parm., IV, 841, 27-30. In Tim., I, 394, 6-8.
2. In Tim., III, 222, 6-34. 4. El. Th., 40.
240 LA M Y S T A G O G IE D E PHOCLOS TRANSCENDANCE ET M A N IF E S T A T IO N 241

de la thologie ngative ou de labsence de monde intelli lunivers dont nous sommes une partie, ce ne sera pas
gible dans l Un. Plus un tre sassimile au Bien, plus une cosmogonie. Puisque chacun de nous se donne
il est autoconstituant1, sans que le Bien lui-mme d lui-mme le mouvement, la pense, la vie et l tre1, nous
tienne ce caractre, puisquil est suprieur lautarcie2. avons notre point de dpart en de de ltre, et pour
Or un principe produit par son tre quand son opration nous ressaisir nous devons nous reprendre ce point zro
productrice se confond avec son opration substantielle et refaire tout le chemin. Toutes les causalits que nous
ou auto-productrice. Dans ce cas le driv demeure dans avons traverses sont hypothtiques et subordonnes
la puissance intgrale de son gnrateur3. Celle-ci ne lgard de cet panchement que Proclos sefforce de placer
peut donc lui manquer. Il se constituera lui-mme con au-del de la causalit quand il appelle l Un 2.
jointement son auteur. Ce genre de causalit exclut Terme quil ne faut pas traduire par cause premire ,
donc tout caractre transitoire de leffet et lui accorde mais antrieure la causalit , cest--dire ce par quoi
la mme ncessit qu sa cause. La production par ltre les causes sont causes.
exclut galement toute discursion, tout calcul, tout exode Ce par quoi les causes sont causes, et delles-mmes
ou tout labeur de la cause. Cest un panchement sans et des autres, c est leur puissance unitive. Car lunit,
activit. Nous nous en approchons quand nous vivons daprs Proclos, est la valeur mme. Comme telle elle
la vie contemplative4. Cest aussi une effusion silen exige de faon inconditionnelle, et de ce fait elle est le
cieuse : , 5. Le silence est un signe de la pr pouvoir de cohsion dont l tre a besoin pour se raliser.
sence divine, comme le souligne le fragment IV du com Le noplatonicien voit donc dans le fameux jeu de mots
mentaire de Proclos sur les Oracles chaldaiques : Il du Phdon, 9 9 c ( ), lidentit du
faut quantrieurement lexpression il y ait le silence Bien et de lU n3. Le Bien donne connexion et cohsion
qui porte lexpression e. Et quand il crit La parole parce quil oblige et est ainsi lAtlas qui porte le monde.
dmiurgique succde au silence paternel 7, on peut se Il fait surgir ltre comme la mdiation de sa propre n
demander si cette antithse nest pas une critique impli cessit. Entendons l tre au sens le plus fort et pas seule
cite du Fiat de la Gense, I (ltre limpratif). ment lessence ou ltant. Platon ne mentionnait quen
5) Enfin lefficacit la plus universelle et la plus radi passant cette distinction dessence et dtre quand il
cale, celle lintrieur de laquelle jouent toutes les autres, disait que le Bien procure aux intelligibles
est celle de lUn. Cest leffusion par antriorit ltre 4. Le noplatonicien la souligne :

( )8. Le nous retourne vers une prsence Socrate ne dit pas seulement que le Bien est au del
toujours prvenante et nous invite une gense de de lessence ( ), mais aussi au del de
Vtre mme. Celle-ci ne se droulera pas seulement dans ltre ( ) 5.
Ce Bien qui est au-del de l tre et qui le ralise nest
1. In Tim., II, 90, 2-8. pas absent du Time, comme on la cru parfois. Sa souve-
2. El. Th., 40.
3. In Pl. Th., V I, 8, p. 361. 1. Ibid.., 190.
4. In Parm., III, 787, 19-24. 2. In Parm., V II, 1210, 11.
5. In Tim., III, 222, 13. 3. Ibid., V I, 1097, 14-16.
6. d. Des Places, p. 210, 23. 4. Rpublique, V I, 509 b.
7. In Tim., III, 222, 13-14. 5. In Remp., I, 282, 20-21.
8. El. Th., 122.
16
242 LA M Y S T A G O G IE DE PROCLOS TRANSCENDANCE ET M A N IF E ST A T IO N 243

rainet est voque dans la gnrosit du Dmiurge : cette ngation qui est gnratrice des affirmations. En
1. Le Dmiurge tait possd par le Bien, et lexerant nous remonterons en nous-mmes jusqu ce
donc sans jalousie, il tait oblig de faonner le meilleur foyer de refus qui nourrit notre tre et notre pense.
des mondes, le plus semblable son exemplaire et lui- Quelque nom que le Lycien lui donne (un de notre me,
mme. Or le meilleur des mondes est le compos le fleur de notre substance, germe de non-tre, lineffable
mieux li, celui qui se donne lui-mme et aux termes qui est en nous...), ce foyer est ce qui nous permet, par
quil enchane lunit la plus parfaite2. Le Bien est uni del tout le pensable, daccueillir en nous la motion de
fiant, non parce quil possde la bont et lunit, mais l ineffable. La source de cette irradiation, cest un Rien
parce quil en est la source 3. par excs, qui deviendra le Nihil par excellentiam dri-
Nous savons, en effet, que ni le Bien ni VUn ne sont gne. Ce qui nous fait tre et penser, c est une exigence
pour Proclos des attributs du Principe suprme. Tout inpuisable de distance. Et parce que lorigine nest rien,
principe, mme particip, garde quelque chose dimpar- elle donne ses drivs de tout faire et de tout devenir.
ticipable. Le Principe des principes, qui est antrieur Elle les prvient sans les dterminer. Elle ouvre un espace
la causalit et indpassable, est totalement impartici- et nous donne le pouvoir de nous y mouvoir. Tel est le
pable4. Il ne donne pas lunit parce quil est lunit sens dans lequel Proclos sefforce de dpasser ou de
mme, mais cest linverse qui est vrai. Cest parce quil transfigurer la causalit.
suscite lunit avant l tre, parce quil accorde la per
fection avant la subsistence, parce quil agit par mode
2. Gense en trois phases
dunit 5 quil est appel l Un , par un transfert ou
un reflux du premier caractre du driv vers son origine L panchement qui procde de l ineffable sanalyse
ineffable. La thologie ngative est indivisible. Un seul en deux phases intemporelles. Celles-ci correspondent
attribut entranerait tous les autres et ferait de la divi aux deux fonctions empruntes lcole pythagoricienne
nit une totalit, cest--dire un monde intelligible. par Platon dans le Philbe et sa suite par les noplato
Si on veut tenter une gense intgrale, il ne faut partir niciens : le (le dterminant) et (linfini-
ni de ltre ni mme de lun, mais de lineffable, cest- tisant ou linfini). Le dterminant son tour enveloppe
-dire mettre entre parenthses toutes les affirmations deux oprations : le ou la manence par quoi le
et les ngations de la pense et du langage, mme les driv est enracin dans son origine et ou la
plus simples et les plus universelles. Il nous faut pra conversion par quoi il se tourne vers elle pour y puiser la
tiquer un type de ngation qui ne soit plus intrieure au rgle de la dtermination quil se donne lui-mme. De
discours. Proclos appelle ,, supra-ngation e son ct linfini concide avec la procession par quoi le
driv scarte et se distingue de son principe grce la
1. Time, 29 e, comment In Tim., I, 359 et suiv., et In Pl. Th.,
puissance quil en reoit. Manence, procession et con
V I, 2 et 3, p. 345.
2. Time, 31 c. version forment un cycle par lequel le driv se forme
3. El. Th., 122. lui-mme en joignant sa fin son principe1. Il sunit
4. Ibid., 116. In Tim., I, 226, 16-17.
au principe dont il sest distingu, non pour sy rsorber,
5. In Pl. Th., III, 3, p. 12, 10.
6. In Parm., V II, 1172, 35.
1. El. Th., 33.
244 LA M YS TA G O G IE DE PROCLOS TRANSCENDANCE ET M A N IFE STA T IO N 245

mais pour se former partir de lui en foyer autonome. minant et de linfini des fulgurations du Bien, ce qui lui
Car plus le driv est autarcique, nous dit Proclos, plus permettra de voir dans la matire la dernire manation
il est un avec son principe1. du Principe, en tant quelle est le dernier degr de lin
La procession universelle commence par celle du d fini1, donc dadmettre une procession intgrale et une
terminant et de linfini, puisque ceux-ci sont la fois certaine bont de la matire, et de subordonner ainsi le
les principes et les lments des tres 2. Ce sont les hnades dualisme un monisme.
primordiales. Agissant par mode dunit , l ineffable Comment caractriser cette antithse du dterminant
met la srie des hnades qui seront ses mdiations dans et de linfini? coutons Proclos dans la Thologie plato
la gense totale. En elles saccomplira le passage de nicienne, III, 8, p. 32, 13-23.
lineffabilit lintelligibilit, de la ngation laffir Le dterminant et linfinitisant manifestent cette
mation. Or la plupart des hnades (par exemple ltre, cause inconnaissable et imparticipable, le dterminant
la vie, la. pense) sont des mixtes et donc relvent dune comme cause de la divinit immuable, charge dunit
activit que Proclos appelle . Et les lments quelle et donnant cohsion, linfinitisant comme point de dpart
rassemble sont le dterminant et linfini. Puisquaux l de la srie qui a la puissance de procder vers tous les
ments correspondent les principes, il y a antriorit de tres et de se multiplier, bref de toute la srie gnratrice.
ces deux hnades sur les autres. Elles enveloppent toute En effet, toute unit, toute totalit, toute communaut
la suite des choses. Or, au lieu de procder par , des tres, toutes les mesures divines sont suspendues au
elles manent par , cest--dire comme des dterminant primordial, tandis que toute division, toute
manifestations () de lunit imparticipable et cration fconde et toute procession vers la multiplicit
primordiale... Et autant le faire () est infrieur au tirent leur subsistence de cette infinit originelle .
manifester () et la gnration la manifestation, Dun ct laction divine est normative, elle est une
autant le mixte procde de lUn de faon infrieure aux exigence dunit, dordre et de dtermination, elle est
deux principes 3. 2. Non quelle impose aux esprits et aux mes
L intention dliminer ici toute activit transitive qui une essence quils se borneraient recevoir. Elle est
rejaillirait sur lUn est claire. Proclos y est aid par la plutt une rgle de cration par quoi chacun se donne
faon dont il comprend le terme dans la formule du un univers, cest--dire lensemble des mdiations dont
Philbe, 23 c. Dis traduit : Dieu, disions-nous, il me il a besoin pour exprimer et rejoindre l ineffable. On dira
semble, a rvl () quil y a dans les tres et de linfini peut-tre : comment l ineffable peut-il tre une norme?
et de la limite () 4. Mais, comme le note le P. Fes Il nest pas une norme, en effet, mais il en remplit la
tugire dans sa traduction du Commentaire sur le Time, fonction en tant quil est ineffable par excs et quil
II, p. 248, note 2, Proclos entend au sens raliste oblige tout ce qui pense dpasser la division, la passi
de faire apparatre , mettre au jour . Il fait du dter vit, la partialit, mais non la singularit. Car on peut tre
la fois singulier et universel.
1. In Tim., II, 90, 3-8. Dun autre ct lirradiation divine est une exigence
2. In Pl. Th., III, 10, p. 41, 20.
3. Ibid., III, 9, p. 36, 14-19. 1. In Tim., I, 385, 12-13.
4. d. Les Belles Lettres, 1941. 2. De decem, 13, 34.
246 LA M YSTAG OG IE DE PROCLOS TR A N S C E N D A N C E ET M A N IFE STA T IO N 247

dincoordination, de fcondit et dexpansion illimites. Proclos peut donc affirmer que la structure de l tre
Elle est 1. Elle ouvre un espace infini et donne est conflictuelle1, comme la procession tout entire2.
le pouvoir de le remplir. Car il y a identit entre la puis Et cest pour lui la justification contre Platon des tho-
sance et linfinit2. Ni lune ni lautre ne sont originelle machies d Homre3. Chaque tre est fait de mesure et
ment passives. La potentialit passive est une image dinfinit, dn et de multiple, de clart et de tnbres.
inverse de la puissance productrice primordiale. L ordre a toujours besoin de sopposer le dsordre et de
Dans son commentaire sur le Parmnide, VI, 1119, 4- le matriser, parce quil est une mise en ordre active et
1123, 21, Proclos se plat montrer comment le dter parce quil est soutenu par une puissance de dpasse
minant et linfini se rpandent dun bout lautre de ment. Et du moment que lorigine est ineffable, elle
lunivers, donnant chaque niveau son ordre et son sexprime aussi bien par la dyade multiplicatrice que par
dynamisme propres. Il distingue dix plans de dtermi la monade unifiante.
nant et autant de niveaux dinfini. Les cinq plus levs Le dualisme a toujours t une tentation. Plotin la
des uns et des autres constituent selon une marche des surmontait au prix dun certain illogisme quand il iden
cendante : 1 et 1, puis lternit, tifiait le mal la matire en le plaant pour ainsi dire
lesprit, le temps et lme. Ces cinq degrs de dterminant hors de l me, tout en faisant procder la matire de
et dinfini sont actifs, productifs et pour ainsi dire positifs. l Un. Proclos, en revanche, intgre le dualisme avec
Il ne faut pas croire que linfinit positive ait t ignore allgresse en y discernant les deux mouvements compl
des Grecs cette poque. Mais lUn est au-del de linfini mentaires qui constituent les tres. Ds lors le dualisme
comme du dterminant et, bien sr, de lternit. Les passe de lhorizontal ( ) au vertical (
cinq derniers degrs se rpartissent entre le ciel et le )4. Puisquil traverse tous les niveaux et exprime
devenir, qui sont ms par l me. Le tout dernier est celui une origine unique, il est pour ainsi dire exorcis. L abme
de la forme (qui relve du dterminant) et de la matire symbolise le sanctuaire. Ni le Chaos ni la Nuit ne sont
(qui est lextinction de linfini). Ainsi lhylmorphisme le mal. Ils figurent l ineffable au mme titre que lordre
est ramen son origine pythagoricienne comme un cas et la clart.
particulier dune antithse universelle. Concluons dun mot. Proclos sest trouv devant le
Chemin faisant, le dterminant et linfini se mani problme que rencontre toute thologie lucide. Dune
festent de multiples faons : dans lopposition du repos part il ny a pas de cause sans effet, de principe sans d
et du mouvement, du mme et de l autre, du semblable rivs. Dautre part lAbsolu ne peut tre corrlatif de
et du dissemblable, du cycle du mme et de celui de ses drivs ni pens par eux. Le noplatonicien sefforce
lautre dans les mes 3. Ils reoivent aussi des noms m y de surmonter la difficult en faisant de lontologie non le
thiques, ther et Chaos, Phans et Nuit, Zeus et Titans, fondement, mais lenvers de la thologie et du mme coup
etc... Nietzsche sen souviendra quand il clbrera lanti sa mdiation. Ni lunit ni la bont ni la causalit ni la
thse dApollon et de Dionysos. rgulation ni la puissance ne rsident dans lorigine. Ces

1. In Pl. Th., III, 9, p. 39, 20.


1. Ibid. 2. In Tim.., I, 78, 79, 132.
2. El. Th., 92.
3. In Remp., I, 87-94.
3. In Parm., II, 734, 20-32.
4. In Pl. Th., III, 13, p. 47, 9-10.
248 LA M YS TA G O G IE DE PROCLOS

termes appartiennent notre autoconstitution. Il faut


que notre point de dpart ne soit rien pour que nous puis
sions tre autarciques. Ce rien qui nest pas une absence
fonde notre exigence de ralisation. Tout ce que nous
lui ajouterions le diminuerait. Car les additions... sont CONCLUSION
des soustractions de puissance s 1.
Essayons de rassembler les quelques principes ou pos
1. Ibid., III, 5, p. 18, 14-15.
tulats qui gouvernent la dmarche de Proclos et qui en
font une sagesse initiatique.
1) La philosophie nest pas une uvre de pure raison
spculative. Dans un univers dont les extrmes (lun pur
et le divers pur) sont ineffables et o la pense est une
activit mdiane, celle-ci est alimente et oriente par le
mythe. Quand ce dernier nest pas seulement pdagogique,
mais inspir ou initiatique1, il dploie le paysage dune
opration difiante et il invite la parfaire par la thur-
gie. Il apporte la communication et lillumination dont
la raison devra tre la conscience distincte.
2) Comme dans la gnration nopythagoricienne des
nombres, il ny a pas de distinction entre le possible et le
rel. La procession est manifestation ou expression,
sous des modes de plus en plus complexes et extensifs,
dune puissance ou mieux dune exigence intensive.
Celle-ci met une organisation qui se dispose en cercles
concentriques. Ceux-ci figurent les niveaux et les rayons
symbolisent les sries. Tous sont des fulgurations de
lunit, reprsente par le centre2.
3) Le principe prcdant ne conduit pas un univers
tout tal dans lobjectivit, o chaque terme demeure
rait extrinsque tous les autres et passif de lensemble.
Il est vrai la fois que tous les tres ont le mme centre
et que celui-ci est multipli autant de fois que la pro
cession a de foyers.

1. In Remp., I, 80, 11-12 ; 81, 14-15 ; 178, 10-179, 3.


2. In Tim., I, 179, 4 -7 ; 373, 5-7 ; 378, 25-26 ; 444, 30-445, 1 9 ;
II, 45, 16-18 ; III, 253, 22-25. In Parm., III, 827, 11-16.
250 L A M Y S T A G O G IE DE PROCLOS CONCLUSION 251

Tout est dans tous les tres, mais en chacun selon quoi elle est la mdiation universelle, le milieu et le centre
son mode propre b1. de tous les tres1. Elle joint les extrmes, indivis et le
Daprs cette loi dintriorit rciproque, tout tre divis, par une spontanit qui se divise en demeurant
vritable est un plrme, form de tout ce qui constitue indivise dans chacune de ses parties ou comme un
les autres, soit titre de cause, soit par essence, soit par nombre qui contient la racine indivise et rellement une
participation2. Chacun est li du dedans au tout, parce de ses propres divisions 2.
quil ny a pas entre ces foyers diffrence de contenu, Ds lors cest dans lme que, de droit et pas seulement
mais de mode et de perspective et que chacun exprime de fait, nous dchiffrons la constitution de lunivers,
sa manire tous les autres. Ainsi nous avons une sorte de puisque l me ne laisse rien hors delle-mme, et surtout
monadologie, qui a inspir Leibniz, mais en laquelle lin pas ce qui la transcende3. Elle est lespace unique et
fluence des monades les unes sur les autres nest pas inpuisable dans lequel se meut le philosophe, le lieu des
seulement idale. raisons sacres et des symboles divins 4 quveille
4) Proclos va plus loin et affirme que toute monade liniti.
est autarcique et autoconstituante3. Elle procde delle- Car toutes choses sont en nous sous le mode de l me
mme et se convertit vers elle-mme4. Elle se donne et par l nous sommes faits pour tout connatre en veil
elle-mme ses ides, ses raisons et son essence sous lillu lant les puissances qui sont en nous et les images de la
mination de ses principes suprieurs. Car toute causa sui totalit des tres 5.
est affecte dune certaine complexit interne et donc exige 6) Puisque l me donne connexion lunivers, elle a
la motion de plus simple que soi. Ds lors procder de une fonction cosmique. Elle divise lindivisible et con
soi-mme et de ses causes est une seule et indivisible op centre le divis. Le corps quelle anime et par lequel elle
ration. Il y a intriorisation de la procession-conversion, sinsre dans le cosmos nest pas un ajout extrinsque,
comme si tout nombre se tirait lui-mme de lunit. mais le circuit quelle parcourt pour se rejoindre elle-
Chaque autoconstituant est donc un centre gnrateur mme. Ce corps a plusieurs niveaux6.
qui passe en lui-mme et par lui-mme de lun au mul a) Le corps primordial, qui est indissoluble et intgre
tiple. Il se distingue des autres en ce quelle pousse plus l me dans le cosmos entier, correspond limagination,
ou moins loin cette procession (jusqu lintuition, le source de tous les sens.
discours, limagination ou la sensation) et droule selon b) Le corps moyen, qui nest pas immortel, mais a
un rapport original sa charge de puissance en nombre une dure plus longue que le troisime corps, correspond
et manifestation5. au sens commun. Il insre l me dans le devenir.
5) Le point o lintensit de la puissance et lextension c) Le corps ostreux correspond nos sens externes
du nombre obtiennent leur quilibre, cest le niveau et diviss. Cest notre corps terrestre et phmre qui
de lme. Chez elle la complexit atteint son dveloppe
ment le plus distinct sans briser son intriosit. Cest pour 1. In Alcib., 320, 19.
2. In Tim., II, 164, 17-19. Cf. Ibid., 130,.1-29 ; 222, 16-27.
1. El. Th., 103. In Tim., II, 26, 25-26. 3. Ibid., III, 102, 12-14.
2. El. Th., 65. 4. Oracles chaldaiques, Des Places, p. 211, 22, fr. V du commentaire
3. Ibid., 9 et 40. de Proclos.
4. Ibid., 42-44. 5. In P l. Th., I, 3, p. 16.
5. In Tim., III, 262, 1-2. 6. In Tim., III, 286, 20-287, 10 ; 297, 21-299, 3.
252 LA M YS TA G O G IE DE PROCLOS

nous engage dans une situation et une aventure dter


mines et qui change chaque renaissance.
Puisque ces activits corporelles ou psychiques, comme
la raison elle-mme, sont soumises la succession tempo TABLE DES NOMS DE PERSONNES
relle, tandis que la substance de lme est ternelle (au
sens de totalit simultane b)1 et que le temps est
Alain, 32 Diogne Larce, 25
inadquat lternit, lme doit changer indfiniment Alcibiade, 216 Dionysos, 35, 246
de corps et de situation pour actualiser toutes ses puis Amlios, 19, 33 Dodds (E. R.), 8, 68
Aphrodite, 139, 140 Dumry (Henry), 252
sances et exprimer, autant quil est possible, sa plnitude
Apollon, 147, 200, 246
substantielle. Tel est le fondement de la mtensomatose Archlaiis, 216 Eckhart, 95
que Proclos dfend en commentant le mythe dEr de Archiadas, 35 pi cure, 80
Ars, 139, 140 Er, 55, 59, 64, 122, 141, 156, 173,
la Rpublique2. 217, 252
Aristote, 11, 16, 34, 47, 54, 80,
7) Toutes les monades se forment en particularisant, 81, 82, 83, 130, 135, 143, 175, rigne (Jean Scot), 7, 16, 110,
chacune selon une proportion originale, la mme loi qui 177, 207-213 133, 236, 243
Arnou (Ren), 18 tienne de Byzance, 36
enchane le dterminant et linfini, ou, en termes ner Asclpigneia, 35 vrard (tienne), 35
gtiques, une fonction d'unification (manence et con Asclpios, 35, 36, 200
version) et une fonction de multiplication (procession). Athna, 35, 36, 200 Festa (Nicolas), 54
Aubenque (Pierre), 208, 209 Festugire (A.-J.), 23, 25, 36, 39,
Chaque monade obtient ainsi un cycle diffrent. Augustin (saint), 16, 21 40, 49, 123, 129, 174, 177,
Si on tente de poser le principe dunification ltat Averros, 233 187, 244
pur, il devient ineffable par excs (premire hypothse Friedlein (Godofredus), 8
du Parmnide). Si inversement on isole le principe de Baladi (Naguib), 19
Bergson (Henri), 55 Gersh (S. E.), 206
division, il devient ineffable par dfaut (cinquime hypo Blondel (Maurice), 97 Gilson (tienne), 21
thse). Car nous ne pensons que des relations, intelli Blumenthal (H. V.), 155 Glaucon, 216
gibles (deuxime hypothse) ou empiriques (quatrime Boese (Helmut), 8
Bollack (Jean), 126 Hadot (Pierre), 11, 61, 103
hypothse), mais le ncessaire dborde et enveloppe le Boxel (Hugo), 39 Henry (Michel), 17
rel..Et l me qui joint les extrmes en quilibrant leur Brhier (mile), 22, 23, 30 Henry (Paul), 15, 29
rapport devient elle-mme ineffable en son centre. Car Breton (Stanislas), 99 Hphaestos, 139, 140
Hraclite, 121, 126, 138
une forme universelle de connexion doit tre une puis Chaignet (A. Bd.), 91 Herms Trismgiste, 25, 174, 226
sance de ngation radicale pour tre capable de tout en Combs (Joseph), 75 Hiller, 170
chaner (troisime hypothse)3. Cest travers elle que Corbin (Henri), 45, 232, 233 Homre, 49, 139, 196, 247
Cor, 140, 231
nous conspirons avec l ineffable. La dialectique du Par Ibn Arab, 45, 232, 233
Cousin (Victor), 8
mnide devient un procd initiatique4. Isaac (Daniel), 8
Damascios, 7, 8, 37, 38, 45, 73, Isidore, 37, 38
1. El. Th., 191, 54, 55. 75, 91, 94, 96, 99, 100, 114,
2. In Remp., II, 288, 16-21. 127, 132, 137, 140, 148, 149, Jahn, 8
3. In Pl. Th., I, 12, p. 55-58. In Tim., II, 208, 20-29. 148, 149, 170, 188, 196, 214 Jamblique, 7, 30, 34, 35, 39, 50,
4. In Parm., VI, 1072, 15-16. On trouvera une mditation minem Dmter, 140 54, 102
ment suggestive de cette dialectique dans ltude d Henry Dumery, Diehl (E.), 8
Proclus et la puissance de produire, dans Noplatonisme, Fontenay- Dis (Auguste), 244 Kant, 135
aux-Roses, cole normale suprieure, 1981.
254 TABLE D ES NOMS DE P ER SO N N E S

Klibansky (R.), 8 Pluton, 90, 140, 231


Kroll (Guilelmus), 8 Polos, 216
Kronos, 164 Porphyre, 16, 19, 33, 34, 35, 36,
37, 61, 103, 207
Leibniz, 112, 250 Portus (Aemilius), 8, 102 TABLE DES MATIRES
Lvque (Pierre), 196 Posidon, 90
Proclos, passim
Malebrancbe, 232 Prote, 197, 201
Marinos, 8, 9, 11, 12, 33, 34, 36, Pythagore, 11, 25, 37, 96, 115, P r f a c e ................................................................................................ 11
37, 38, 39, 162 243
Moll Sadr Shirazi, 232 C h a p it r e i : R a is o n e t m y s t iq u e chez P l o t in . . 15
Moreau (Joseph), 143, 224 Rabe, 56 1. Caractre de la mystique plotinienne. . . 15
Moutsopoulos (vanghlos), 46 Rivaud (Albert), 187
2. Problmes dinterprtation........................ 21
Rodier (Georges), 207
Nestorios, 35 Ruelle (Ch.-Em.), 8 3. Fonction de la philosophie............................ 27
Nietzsche, 246 Rufin, 37
Nock (A. D.), 174 C h a p itr e ii : L e m e r v e ille u x dans la v ie et
Safrey (H. D.), 8, 36, 95, 102 LA PENSE DE P R O C L O S ...................................................... 33
Orphe, 11 Sartre (Jean-Paul), 17
Ouranos, 164
1. Les faits......................................................... 33
Schaerer (Ren), 143
Schwyzer (Hans-Rudolf), 15 2. - Interprtation de Proclos............................ 37
Paliard (Jacques), 20, 21 Socrate, 43, 44, 155,158, 163, 241 3. Fonction de limagination............................ 44
Parmnide, 73, 91, 95, 170 Souda, 38
Pasquali (Georgius), 8 Spinoza, 25, 39, 86, 101, 115, 132, C h a p it r e iii : R m in is c e n c e et p r o c e s s io n
Phans, 119, 146, 246 174, 232, 239
de l m e .......................................................................................... 53
Philopon (Jean), 56 Syrianos, 9, 35
Photios, 38 1. La rminiscence............................................. 53
Places (Edouard des), 8, 102, Tlesphore, 36
2. La procession de l m e................................ 65
155, 229, 240 Thon de Smyrne, 170
Platon, 7, 8, 9, 11, 23, 24, 37, 48, Thillet (Pierre), 97 C h a p it r e iv : L a n t it h s e fondam entale de
. 49, 56, 58, 62, 65, 80, 81, 83, Thomas dAquin (saint), 93, 176,
226 la p r o c e s s io n ........................................................................... 71
95, 96, 97, 117, 123, 125, 129,
130, 135, 139, 143, 144, 146, Thrasymaque, 216 1. Continuit et distance................................ 71
155, 160, 170, 180, 187, 188, Tricot (V.), 208
2. Dmiurge et mystre.................................... 80
190, 191, 207, 216, 217, 221,
Valry (Paul), 63
241, 243, 247 C h a p itr e v : tre, Un, I n e f f a b l e ........................... 93
Van Camp (Henri), 66
Plotin, 7, 15-32, 33, 34, 35, 36,
37, 46, 50, 58, 61, 64, 74, 75,
Victorinus, 61, 103 1. L antriorit de lU n.................................... 93
81, 82, 94, 95, 101, 107, 117, Westerink (L. G.), 8, 95, 102
2. Le et 1.................................... .... . 101
123, 127, 132, 137, 140, 144, Wismann (Heinz), 126
145, 147, 155, 177, 183, 199, C h a p it r e vi : P r o c e s s io n p o l y c e n t r iq u e . . . 109
218, 247 Znon dle, 163 1. La multiplication des monades................ 109
Plutarque (dAthnes), 35, 38 Zeus, 90, 140, 164, 231, 246
2. - Les nombres idaux.................................... 114
C h a p itr e vu : S a n c tu a ir e e t a b m e ...........................1 1 9
1. L espace psychique........................................119
2. Causalit circulaire........................................127
3. Double et unique chemin............................ 138
C h a p it r e v iii : L a t h o r ie des i d e s ..................... 1 4 3

1. P la c e et fo n c tio n d e l i d e ................................ 1 4 4
2. L e f f ic a c it d e s i d e s ................................................1 5 8
3. G e n s e i n t e r n e d e l i d e .......................................... 1 6 0
4. L id e e t le t e m p s ..................................................... 17 1
5. C o n c l u s i o n ........................................................................1 8 5

C h a p i t r e i x : A u t a r c i e .......................................................... 1 8 7
1. A u t a r c i e e t b i e n ...........................................................1 8 9
2. A u t a r c i e e t s r i e ..................................................... ..... 196
3. A u t a r c i e e t s y m b o l e s ..................... .......................... 202

C h a p it r e x : D f in it io n d e l m e c o n t r e A r is
t o t e .....................................................................................................2 0 7

1. P e u t-o n d fin ir une s r i e ? ................................2 0 8


2. L m e c o m m e r a p p o r t s u b s t a n t ie l . . . . 211
3. A m e e t e s s e n c e h u m a i n e ..................................... 2 1 5

C h a p i t r e x i : M o n a s m o n a d e m g e n u i t ......................2 2 3
1. L a n t r i o r i t d u p a r f a i t ...........................................2 2 3
2. L a l o i d e la p r o c e s s i o n ...........................................2 2 6
3. L U n m d i a t e u r ...........................................................2 2 9
4 . -- R c a p i t u l a t i o n ............................................................... 2 3 3

C h a p it r e x ii : T r a n s c e n d a n c e e t m a n if e s t a t io n . 235
1. A u - d e l d e la c a u s a l i t ...........................................2 3 5
2. G e n s e e n t r o i s p h a s e s ...........................................2 4 3

C o n c l u s i o n .........................................................................................2 4 9

T a r l e d e s n o m s d e p e r s o n n e s ..................................... 2 5 3

NOGENT-LE-ROTROU
I MP R I M E R I E DAUPELEY-GOUVERNEUR. ---- 4639-3-1982
dit. n 2283. Dpt lgal, 1er trimestre 1982. 1984

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