Simone Weil - L'Iliade Ou Le Poème de La Force PDF
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Simone Weil
(1909-1943)
LILIADE
OU
LE POME DE LA FORCE
les chevaux
Faisaient rsonner les chars vides par les chemins de la
guerre,
En deuil de leurs conducteurs sans reproche. Eux sur terre
Gisaient, aux vautours beaucoup plus chers qu' leurs
pouses.
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autrement prodigieux, celui de faire une chose d'un homme qui
reste vivant. Il est vivant, il a une me ; il est pourtant une chose.
tre bien trange qu'une chose qui a une me ; trange tat pour
l'me. Qui dira combien il lui faut tout instant, pour s'y
conformer, se tordre et se plier sur elle-mme ? Elle n'est pas faite
pour habiter une chose ; quand elle y est contrainte, il nest plus
rien en elle qui ne souffre violence.
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la chair vivante. Un morceau de chair vivante manifeste la vie
avant tout par le sursaut ; une patte de grenouille, sous le choc
lectrique, sursaute ; l'aspect proche ou le contact d'une chose
horrible ou terrifiante fait sursauter n'importe quel paquet de
chair, de nerfs et de muscles. Seul, un pareil suppliant ne
tressaille pas, ne frmit pas ; il n'en a plus licence ; ses lvres vont
toucher l'objet pour lui le plus charg d'horreur :
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voquant son vieux pre l'ont mu jusqu'aux larmes. Tout
simplement il se trouve tre aussi libre dans ses attitudes, dans
ses mouvements que si au lieu d'un suppliant c'tait un objet
inerte qui touchait ses genoux. Les tres humains autour de nous
ont par leur seule prsence un pouvoir, et qui n'appartient qu'
eux, d'arrter, de rprimer, de modifier chacun des mouvements
que notre corps esquisse ; un passant ne dtourne pas notre
marche sur une route de la mme manire qu'un criteau, on ne
se lve pas, on ne marche pas, on ne rassied pas dans sa chambre
quand on est seul de la mme manire que lorsqu'on a un
visiteur. Mais cette influence indfinissable de la prsence
humaine n'est pas exerce par les hommes qu'un mouvement
d'impatience peut priver de la vie avant mme qu'une pense ait
eu le temps de les condamner mort. Devant eux les autres se
meuvent comme s'ils n'taient pas l ; et eux leur tour, dans le
danger o ils se trouvent d'tre en un instant rduits rien, ils
imitent le nant. Pousss ils tombent, tombs demeurent terre,
aussi longtemps que le hasard ne fait pas passer dans l'esprit de
quelqu'un la pense de les relever. Mais qu'enfin relevs, honors
de paroles cordiales, ils ne s'avisent pas de prendre au srieux
cette rsurrection, d'oser exprimer un dsir ; une voix irrite les
ramnerait aussitt au silence :
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vie ; une vie que la mort a glace longtemps avant de l'avoir
supprime.
Un tel sort, aux yeux de la mre, est aussi redoutable pour son
enfant que la mort mme ; l'poux souhaite avoir pri avant d'y
voir sa femme rduite ; le pre appelle tous les flaux du ciel sur
larme qui y soumet sa fille. Mais chez ceux sur qui il s'abat, un
destin si brutal efface les maldictions, les rvoltes, les
comparaisons, les mditations sur l'avenir et le pass, presque le
souvenir. Il n'appartient pas l'esclave d'tre fidle sa cit et
ses morts.
C'est quand souffre ou meurt l'un de ceux qui lui ont fait tout
perdre, qui ont ravag sa ville, massacr les siens sous ses yeux,
c'est alors que l'esclave pleure. Pourquoi non ? Alors seulement
les pleurs lui sont permis. Ils sont mme imposs. Mais dans la
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servitude, les larmes ne sont-elles pas prtes couler ds qu'elles
le peuvent impunment ?
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lorsque entrent en jeu les besoins vitaux, efface toute vie
intrieure et mme la douleur d'une mre :
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Il erre et ne reoit d'gards ni des hommes ni des dieux.
Mais Achille
En pleurant s'assit loin des siens, l'cart,
Au bord des vagues blanchissantes, le regard sur la mer
vineuse.
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Agamemnon a humili Achille de propos dlibr, pour
montrer qu'il est le matre :
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except, absolument tous nous sont montrs quelque moment
vaincus. La valeur contribue moins dterminer la victoire que le
destin aveugle, reprsent par la balance d'or de Zeus :
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femme aime d'Achille, quand on sait qu'elle et lui ne pourront
qu'obir ? Achille, quand il jouit de voir fuir les misrables Grecs,
peut-il penser que cette fuite, qui durera et finira selon sa volont,
va faire perdre la vie son ami et lui-mme ? C'est ainsi que
ceux qui la force est prte par le sort prissent pour y trop
compter.
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mme il aurait quelques heures plus tt prouv la dfaite ; il
oublie d'user de la victoire comme d'une chose qui passera. Au
bout de la premire journe de combat que raconte l'Iliade, les
Grecs victorieux pourraient sans doute obtenir l'objet de leurs
efforts, c'est--dire Hlne et ses richesses ; du moins si l'on
suppose, comme fait Homre, que l'arme grecque avait raison de
croire Hlne dans Troie. Les prtres gyptiens, qui devaient le
savoir, affirmrent plus tard Hrodote qu'elle se trouvait en
gypte. De toutes manires, ce soir-l, les Grecs n'en veulent
plus :
Car je sais bien ceci dans mes entrailles et dans mon cur ;
Un jour viendra o prira la sainte Ilion,
Et Priam, et la nation de Priam la bonne lance.
Mais je pense moins la douleur qui se prpare pour les
Troyens,
Et Hcube elle-mme, et Priam le roi,
Et mes frres qui, si nombreux et si braves,
Tomberont dans la poussire sous les coups des ennemis,
Qu' toi, quand l'un des Grecs la cuirasse d'airain
Te tranera toute en larmes, t'tant la libert.
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Mais moi, que je sois mort et que la terre m'ait recouvert
Avant que je t'entende crier, que je te voie trane !
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Imbcile ! ne propose pas de tels conseils devant le peuple.
Aucun Troyen ne t'coutera ; moi, je ne le permettrais pas.
Ainsi parla Hector, et les Troyens de l'acclamer
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C'est pour une vie qu'ils courent, celle d'Hector dompteur de
chevaux.
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Rien ne me vaut la vie, mme tous les biens qu'on dit
Que contient Ilion, la cit si prospre
Car on peut conqurir les bufs, les gras moutons
Une vie humaine, une fois partie, ne se reconquiert plus.
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Tiendrait tte au combat ; et voil qu'un seul est trop pour
nous !
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voyager dans le temps sans passer par la mort. Ainsi la guerre
efface toute ide de but, mme l'ide des buts de la guerre. Elle
efface la pense mme de mettre fin la guerre. La possibilit
d'une situation si violente est inconcevable tant qu'on n'y est pas ;
la fin en est inconcevable quand on y est. Ainsi l'on ne fait rien
pour amener cette fin. Les bras ne peuvent pas cesser de tenir et
de manier les armes en prsence d'un ennemi arm ; l'esprit
devrait combiner pour trouver une issue ; il a perdu toute
capacit de rien combiner cet effet. Il est occup tout entier se
faire violence. Toujours parmi les hommes, qu'il s'agisse de
servitude ou de guerre, les malheurs intolrables durent par leur
propre poids et semblent ainsi du dehors faciles porter ; ils
durent parce qu'ils tent les ressources ncessaires pour en sortir.
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ennemi a contrainte de dtruire en soi ce qu'y avait mis la nature
ne croit pouvoir se gurir que par la destruction de l'ennemi. En
mme temps, la mort des compagnons bien-aims suscite une
sombre mulation de mourir :
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A Lemnos sainte ; on t'a donn pour moi une hcatombe.
Je fus rachet pour trois fois plus ; cette aurore est pour moi
Aujourd'hui la douzime, depuis que je suis revenu dans
Ilion,
Aprs tant de douleurs. Me voici encore entre tes mains
Par un destin funeste. Je dois tre odieux Zeus le pre
Qui de nouveau me livre toi ; pour peu de vie ma mre
M'a enfant, Laotho, fille du vieillard Altos
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Telle est la nature de la force. Le pouvoir qu'elle possde de
transformer les hommes en choses est double et s'exerce de deux
cts ; elle ptrifie diffremment, mais galement, les mes de
ceux qui la subissent et de ceux qui la manient. Cette proprit
atteint le plus haut degr au milieu des armes, partir du
moment o une bataille s'oriente vers une dcision. Les batailles
ne se dcident pas entre hommes qui calculent, combinent,
prennent une rsolution et l'excutent, mais entre hommes
dpouills de ces facults, transforms, tombs au rang soit de la
matire inerte qui n'est que passivit, soit des forces aveugles qui
ne sont qu'lan. C'est l le dernier secret de la guerre, et l'Iliade
l'exprime par ses comparaisons, o les guerriers apparaissent
comme les semblables soit de l'incendie, de l'inondation, du vent,
des btes froces, de n'importe quelle cause aveugle de dsastre,
soit des animaux peureux, des arbres, de l'eau, du sable, de tout
ce qui est m par la violence des forces extrieures. Grecs et
Troyens, d'un jour l'autre, parfois d'une heure l'autre,
subissent tour tour l'une et l'autre transmutation :
Comme par un lion qui veut tuer des vaches sont assaillies
Qui dans une prairie marcageuse et vaste paissent
Par milliers ; toutes elles tremblent ; ainsi alors les
Achens
Avec panique furent mis en fuite par Hector et par Zeus le
pre,
Tous
Comme lorsque le feu destructeur tombe sur l'paisseur d'un
bois ;
Partout en tournoyant le vent le porte ; alors les fts,
Arrachs, tombent sous la pression du feu violent ;
Ainsi l'Atride Agamemnon faisait tomber les ttes
Des Troyens qui fuyaient
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vritable objet l'me mme des combattants. Mais ces
transformations constituent toujours un mystre, et les dieux en
sont les auteurs, eux qui touchent l'imagination des hommes.
Quoi qu'il en soit, cette double proprit de ptrification est
essentielle la force, et une me place au contact de la force n'y
chappe que par une espce de miracle. De tels miracles sont
rares et courts.
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Tu m'es n pour une courte vie, mon enfant, comme tu
parles
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Mais Achille
Pleurait, songeant au compagnon bien-aim ; le sommeil
Ne le prit pas, qui dompte tout ; il se retournait et l
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vaincus sont galement proches, sont au mme titre les
semblables du pote et de l'auditeur. S'il y a une diffrence, c'est
que le malheur des ennemis est peut-tre ressenti plus
douloureusement.
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C'est par l qu'ils coururent, fuyant, et l'autre derrire
poursuivant
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changeant des combats. Dans les limites assignes par le destin,
les dieux disposent souverainement de la victoire et de la dfaite ;
c'est toujours eux qui provoquent les folies et les trahisons par
lesquelles la paix est chaque fois empche ; la guerre est leur
affaire propre, et ils n'ont pour mobiles que le caprice et la malice.
Quant aux guerriers, les comparaisons qui les font apparatre,
vainqueurs ou vaincus, comme des btes ou des choses ne
peuvent faire prouver ni admiration ni mpris, mais seulement
le regret que les hommes puissent tre ainsi transforms.
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soustrait sur terre. Nul de ceux qui y succombent n'est regard de
ce fait comme mprisable. Tout ce qui, l'intrieur de l'me et
dans les relations humaines, chappe l'empire de la force est
aim, mais aim douloureusement, cause du danger de
destruction continuellement suspendu. Tel est l'esprit de la seule
pope vritable que possde l'Occident. L'Odysse semble n'tre
qu'une excellente imitation, tantt de l'Iliade, tantt de pomes
orientaux ; l'nide est une imitation qui, si brillante qu'elle soit,
est dpare par la froideur, la dclamation et le mauvais got. Les
chansons de geste n'ont pas su atteindre la grandeur faute
d'quit ; la mort d'un ennemi n'est pas ressentie par l'auteur et le
lecteur, dans la Chanson de Roland, comme la mort de Roland.
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condition de la justice et de l'amour. Celui qui ignore quel point
la fortune variable et la ncessit tiennent toute me humaine
sous leur dpendance ne peut pas regarder comme des
semblables ni aimer comme soi-mme ceux que le hasard a
spars de lui par un abme. La diversit des contraintes qui
psent sur les hommes fait natre l'illusion qu'il y a parmi eux des
espces distinctes qui ne peuvent communiquer. Il n'est possible
d'aimer et d'tre juste que si l'on connat l'empire de la force et si
l'on sait ne pas le respecter.
Les Romains et les Hbreux se sont crus les uns et les autres
soustraits la commune misre humaine, les premiers en tant
que nation choisie par le destin pour tre la matresse du monde,
les seconds par la faveur de leur Dieu et dans la mesure exacte o
ils lui obissaient. Les Romains mprisaient les trangers, les
ennemis, les vaincus, leurs sujets, leurs esclaves ; aussi n'ont-ils
eu ni popes ni tragdies. Ils remplaaient les tragdies par les
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jeux de gladiateurs. Les Hbreux voyaient dans le malheur le
signe du pch et par suite un motif lgitime de mpris ; ils
regardaient leurs ennemis vaincus comme tant en horreur
Dieu mme et condamns expier des crimes, ce qui rendait la
cruaut permise et mme indispensable. Aussi aucun texte de
l'Ancien Testament ne rend-il un son comparable celui de
l'pope grecque, sinon peut-tre certaines parties du pome de
Job. Romains et Hbreux ont t admirs, lus, imits dans les
actes et les paroles, cits toutes les fois qu'il y avait lieu de
justifier un crime, pendant vingt sicles de christianisme.
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misre de l'homme que dans l'amour, au lieu que les effets de la
force dans la guerre et dans la politique devaient toujours tre
envelopps de gloire. On pourrait peut-tre citer encore d'autres
noms. Mais rien de ce qu'ont produit les peuples d'Europe ne vaut
le premier pome connu qui soit apparu chez l'un d'eux. Ils
retrouveront peut-tre le gnie pique quand ils sauront ne rien
croire l'abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas har les
ennemis et ne pas mpriser les malheureux. Il est douteux que ce
soit pour bientt.
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propos de cette dition lectronique
Texte libre de droits.
Octobre 2004
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