Méchoulan Éric: Pour Une Rhétorique de L'effet: La Fontaine Et Le Pouvoir Des Fables.
Méchoulan Éric: Pour Une Rhétorique de L'effet: La Fontaine Et Le Pouvoir Des Fables.
Méchoulan Éric: Pour Une Rhétorique de L'effet: La Fontaine Et Le Pouvoir Des Fables.
Abstract
Through an analysis of this fable in terms of the relation betmen the Power of effects and the effects of power, the study
discusses literary seduction, whose power derives from a performative mode of functioning, and a lack of legitimacy or of claim
to knowledge. This enables literature to question discourses that rely on force or claim competence.
Mchoulan ric. Pour une rhtorique de l'effet : La Fontaine et Le pouvoir des fables. In: Littrature, n84, 1991. Littrature et
politique. pp. 23-32;
doi : 10.3406/litt.1991.2586
http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1991_num_84_4_2586
DE L'EFFET
LA FONTAINE ET LE POUVOIR
DES FABLES
LE POUVOIR DES he pouvoir des fables^ est une curieuse fable. Elle s'offre, spculaire,
FABLES comme une fable sur les fables, mais surtout elle est fable de
circonstance, prise dans un ici et maintenant, et ddie un personnage
dtermin ( Monsieur de Barillon) pratiques plutt inhabituelles
pour ce discours allgorique, ce discours de la morale et du gnral
qu'est la fable. Et la question ne porte pas tant sur le savoir ou la
signification des fables, que sur leur pouvoir, sur leur effet
pragmatique, sur leur destine, bref, sur leur lecture. Au minimum lecture du
ddicataire mais la question est justement de ce minimum : quand
bien mme la fable s'offre comme un don singulier, une destination
prcise, elle est pourtant invinciblement publique. Autrement dit, elle
doit avoir un effet sur son ddicataire autant que sur son lecteur
quelconque. Mais quel effet ? Et de quel ordre ? De toutes les faons le
ddicataire, se trouver dsign par son nom dans la ddicace ou par
son titre et sa situation dans le cours de la fable, se voit pris comme un
lment textuel : il fait partie du discours qui lui est ddi, il y est
reprsent, et il ne saurait s'en ddire. D'autant que le ddicataire en
question est ambassadeur Londres reprsentant donc un roi de la
reprsentation, Louis XIV , aux fins de ngocier avec les anglais un
trait de paix (le futur trait de Nimgue).
1. La Fontaine, Jean de, Fables, VIII, 4, Pans Bordas, 1969. Une judicieuse analyse en est donne par
Louis Marin dans Le rcit est un pige, Pans : Minuit, 1978, pp. 17-34. Mon commentaire le suivra pour
:
beaucoup, mme si nos voies parfois divergent sur des points importants. Il me semble que les deux analyses
sont complmentaires l o Louis Marin met l'accent sur le pouvoir du dsir de savoir, j'insiste sur la
relation entre le pouvoir de l'effet et les effets de pouvoir.
:
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Lu Fontaine et le pouvoir des fables
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Littrature et politique
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I m h ont'aine et le pouvoir des fables
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viendra plus tard, mais pendant ce temps, lisez donc cet hommage que je
vous fais (lors mme que le titre de ma fable semble plutt un
hommage rendu ma propre pratique !). Suit un impratif modalis,
c'est--dire assoupli, par le terme de grce : faites-moi la grce de
travailler dans la grce, d'oser prendre ce don, comme mes vers osent
quelquefois prendre un air de grandeur . Les termes se rptent
l'instar du don. Les sonorits les suivent, symtriques : De^rendr(e)
en don ce peu d'encens . Prendre en compte le don, c'est pouvoir
compter sur la lgret et la grce de dtour minime, sur ce peu
(nanmoins) dansant .
D'o le contrat impratif rendu par la nouvelle reprise du verbe
prendre conjugu et encore modalis : Prenez en gr mes vux
ardents / Et le rcit en vers qu'ici je vous ddie. Celui qui reoit un
don doit le prendre, celui qui accepte les vers accepte les vux, tel est
le march et dans le minimum de temps, dans l'instantanit de la
performance.
Le pige se referme d'autant plus aisment que le don en question
se donne comme adquat son ddicataire mais adquat en quoi ?
le suspens est maintenu, si la grce n'tait dj le lieu du partage : Son
sujet vous convient, je n'en dirai pas plus : / Sur les loges que l'envie /
Doit avouer qui vous sont dus, /Vous ne voulez pas qu'on appuie. De
nouveau la lgret est l'honneur, plus encore elle est commune au
pote qui dit peu (le minimum) et l'ambassadeur qui l'exige.
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La bout aine et le pouvoir des fables
FABIJ- SUR ].!; Fable sur le pouvoir des fables, la fable se met raconter une autre
POUVOIR DKS FAB1.KS fable : 'Crs, commena- t-il, faisait voyage un jour / Avec l'anguille
et l'hirondelle ; / Un fleuve les arrte ; et l'anguille en nageant,
/ Comme l'hirondelle en volant, / Le traversa bientt.' L'assemble
l'instant / Cria tout d'une voix : 'Et Crs, que fit-elle ?' Le contact est
enfin tabli en un raccourci saisissant ( l'instant, tout d'une voix), le
courant passe de l'orateur ses concitoyens, leur vitesse de
dplacement est synchrone, le peuple est dsormais apte subir l'acclration
soudaine du propos :
Ce qu'elle fit ? Un prompt courroux
L'anima d'abord contre vous.
Quoi de contes d'enfants son peuple s'embarrasse
Et du pril qui le menace
!
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Littrature et politique
LE POUVOIR DE LA Quelle leon ou quelle morale peut-on tirer de la fable ? Quel savoir
SDUCTION nous donne-t-elle ? Mais il n'tait pas question de savoir, le titre le
disait : on ne parle que du pouvoir. Or le pouvoir n'est jamais que la
dhiscence du savoir. Le pige n'est pourtant pas ici puissance
psychologique ou subtilit rhtorique, exercice retors d'une puissance.
L'entrelacs ne laisse pas de pouvoir transcendant : il se fait mme le
discours. Si le ddicataire est pris, le donateur l'est tout autant. Le
pouvoir est celui des fables, non du fabuliste : Nous sommes tous
d'Athne en ce point ; et moi-mme / Au moment que je fais cette
moralit, / Si Peau d'ne m'tait cont, / J'y prendrais un plaisir
extrme. La fable a pu carter de ses fonctions srieuses le
reprsentant du pouvoir, elle peut aussi bien carter le fabuliste de sa fonction
moralisatrice : elle ne tolre pas la rectitude du savoir puisqu'elle ne fait
que montrer l'cart et vivre d'tre pouvoir de l'cart ; cette vie qui
s'exhibe porte un nom : sduction (se-ducere : conduire l'cart).
La sduction, pour amener un plaisir extrme, est ce qui joue
d'effets minimaux bien calculs. A commencer par le temps, qu'il soit
celui de l'instantanit du performatif ou du suspens, qu'il soit celui du
futur ou du pass, du conditionnel ou de l'impratif plus ou moins
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l m Fontaine et le pouvoir des fables
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Littrature et politique
3. Cf. Aristote, Potique, d. et trad, par R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris : Seuil, 1980, 1461 b 11.
4. Ross Chambers, Story and Situation : Narrative Seduction and the Power of Fiction, introduction de W.
Godzich, Minneapolis : Manchester University Press ; University of Minnesota Press, 1984, p. 221 (la
traduction est de moi).
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La fontaine et le pouvoir des fables
"5. Mikhal Bakhtine, listhtique el thorie du roman, Paris : Gallimard, 1987, p. 40.
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