Nicolas Bautes. L'Experience Artiviste Dans Une Favela de Rio de Janeiro. 2010

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Cahiers de géographie du Québec Cahiers de géographie du Québec

L’experience « artiviste » dans une favela de Rio de


Janeiro
Nicolas Bautès

Résumé de l'article
Les figures géographiques du sujet
Volume 54, numéro 153, 2010 Dans le contexte de métropoles de plus en plus tournées vers
la valorisation de leurs singularités patrimoniales, émergent de
nouvelles formes d’interventions portées par des mouvements
URI : id.erudit.org/iderudit/1005606ar
de résistance utilisant l’art et la culture comme supports de
DOI : 10.7202/1005606ar contestation et de revendication citoyenne. Ce phénomène,
observé dans des métropoles d’espaces riches ou pauvres sans
distinction, inspire l’étude d’une initiative artistique menée
Aller au sommaire du numéro
dans la favela de Morro da Providência, à Rio de Janeiro, de
son caractère multiforme et des rapports complexes qu’elle
établit avec les lieux. Cette expérience « artiviste », par la
médiation du lieu, rendue possible par l’usage des médias et
Éditeur(s) par un jeu d’images permet-elle de faire entendre des sujets,
que ce soit l’artiste ou l’habitant ou, au contraire, doit-elle être
Département de géographie de l’Université Laval caractérisée comme éphémère, et ainsi se voir limitée dans sa
capacité de remise en cause politique ?

ISSN 0007-9766 (imprimé)


1708-8968 (numérique)

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Citer cet article

Nicolas Bautès "L’experience « artiviste » dans une favela de


Rio de Janeiro." Cahiers de géographie du Québec 54153 (2010):
471–498. DOI : 10.7202/1005606ar

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mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org
L’experience « artiviste » dans une favela de
Rio de Janeiro
An “Artivistic” Experience of Life at a
Nicolas BAUTÈS
Favela in Rio de Janeiro
UMR CNRS ESO-Université de Caen
[email protected]
La experiencia “artivista” en una favela de
Rio de Janeiro

Résumé
Dans le contexte de métropoles de plus en plus tournées vers la valorisation de leurs singulari-
tés patrimoniales, émergent de nouvelles formes d’interventions portées par des mouvements
de résistance utilisant l’art et la culture comme supports de contestation et de revendication
citoyenne. Ce phénomène, observé dans des métropoles d’espaces riches ou pauvres sans dis-
tinction, inspire l’étude d’une initiative artistique menée dans la favela de Morro da Providência,
à Rio de Janeiro, de son caractère multiforme et des rapports complexes qu’elle établit avec les
lieux. Cette expérience « artiviste », par la médiation du lieu, rendue possible par l’usage des
médias et par un jeu d’images permet-elle de faire entendre des sujets, que ce soit l’artiste ou
l’habitant ou, au contraire, doit-elle être caractérisée comme éphémère, et ainsi se voir limitée
dans sa capacité de remise en cause politique ?

Mots-clés
Artivisme, expérience, sujet, lieu, esthétique, favela, Rio de Janeiro.

Abstract
Emerging from a backdrop of metropolises oriented more and more towards promoting the
singularities of their heritage, are new forms of interventions, crafted by resistance movements
using art and culture to support protests and demands by city-dwellers. This phenomenon,
observed both in rich and poor spaces, is the inspiration for a study of an artistic initiative
carried out in the favela of Morro da Providência, in Rio de Janeiro, and exhibiting the multiple
forms and complex relationships it has with the places investigated. But does this “activist”
experience, mediated by the use of the press and actualized by the interplay of imagery, provide
the subject – an artist or inhabitant – with an opportunity to be heard? Or, in contrario, should
this experience be considered as an ephemeral curbing the subject’s ability to challenge politics?

Keywords
Artivism, experience, subject, place, aesthetics, favela, Rio de Janeiro.

Cahiers de géographie du Québec Volume 54, numéro 153, décembre 2010 Pages 471-498
Version originale soumise en mai 2010. Version révisée reçue en novembre 2010.
Resumen
Del contexto de metrópolis emergen nuevas formas de intervención orientadas cada vez más
hacia la valorización de sus singularidades patrimoniales. Estas son la obra de movimientos de
resistencia que utilizan el arte y la cultura como base de contestación y reivindicación ciudada-
nas. Este fenómeno, observado en las metrópolis de espacios indistintamente ricos o pobres,
inspira el estudio de una iniciativa artística realizada en la favela Morro da Providência, en Rio
de Janeiro. Se tiene en cuenta el carácter multiforme de esa iniciativa y las relaciones complejas
que ella establece con los lugares. Esta experiencia “artivista”, gracias a la mediación del lugar
lograda por los medios información y juego de imágenes, permitirá escuchar artistas y habi-
tantes o, al contrario, sería efímera y tendría capacidad limitada al cuestionamiento político?

Palabras claves
Artivismo, experiencia, sujeto, lugar, estética, favela, Rio de Janeiro.

C omme d’autres métropoles latino-américaines, Rio de Janeiro connaît depuis


le milieu des années 1980 une dynamique de récupération et de restructura-
tion de ses quartiers centraux. Ce « tonique d’interventions » (Rabha, 1985),
qui n’a depuis lors cessé de s’accélérer, se traduit notamment par des initiatives pu-
bliques en faveur de la conservation et de la valorisation du patrimoine culturel qui
singularise le noyau ancien de la ville. Le nouvel élan se matérialise aussi dans des
programmes œuvrant à la réhabilitation de zones entières, parmi lesquelles figurent
la zone portuaire et plusieurs favelas (Favela Bairro 1, PAC 2).

Ce mouvement en direction d’espaces jusqu’ici largement laissés en déshérence 3


s’inscrit dans une volonté de redynamisation de la ville postindustrielle, envisagée
au travers de la concentration d’activités relevant de l’économie culturelle (Power et
Scott, 2004 ; Scott et Leriche, 2005). Cette dynamique revêt un enjeu majeur dans la
zone portuaire de Rio de Janeiro, à la fois en termes d’aménagement et en regard de
1 Lancé par la Municipalité de Rio de Janeiro en 1994 et largement financé par la Banque interaméricaine
de développement (BID), ce programme, signifiant littéralement ville-quartier, a engagé de vastes
travaux de réhabilitation dans plus de 300 favelas de la ville. Bien qu’ayant opéré de nombreuses
transformations en matière d’implantation d’infrastructures sanitaires, il a subi de vives critiques,
notamment par la Fédération des associations de favelas de l’État de Rio de Janeiro, en raison de son
incapacité à stimuler le développement économique dans ces quartiers et à assurer leur régularisation
foncière, deux objectifs pourtant clairement établis lors de sa définition. En outre, la question de la
participation citoyenne, que nous avons envisagée dans d’autres travaux (Bautès et Gonçalves, 2009),
est reconnue comme une grande faiblesse de ce programme.
2 Le Plan d’accélération de la croissance est le principal projet du second mandat de la présidence de
Lula da Silva. Il engage un fort investissement dans la réhabilitation des zones d’habitat illégal.
3 Les quartiers composant la zone portuaire et le Centro de Rio de Janeiro détiennent le nombre le
plus élevé d’édifices inoccupés de la ville. Ce phénomène est en partie la conséquence de la perte du
statut de capitale par Rio en 1960, donnant lieu au départ de la plus grande partie des administrations
fédérales vers Brasilia, nouvelle capitale nationale, et de la délocalisation de nombreuses entreprises
vers São Paulo, ou même, à moins grande échelle, vers les nouveaux quartiers de Rio. Le centre subit
une réelle décentralisation économique. Il tombe peu à peu à l’abandon, délaissé par les classes encore
économiquement actives en son sein. La conséquence directe est un phénomène déjà observé dans
de nombreuses métropoles, baptisé « décadence du centre ». Pour plus de détails sur les dynamiques
urbaines à Rio de Janeiro, voir notamment Abreu (1997) et Moreira (2005).

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la situation de pauvreté ou de marginalité 4 dans laquelle se trouvent de nombreux
habitants des quartiers alentour. Sur un plan fonctionnel et économique, la zone por-
tuaire est un espace stratégique pour la métropole. Adjacente au centre financier et
de services et principale entrée de la ville, elle présente une vaste superficie (317 ha)
d’édifices souvent désaffectés, propice à une reconversion urbaine 5. Tout comme
d’autres espaces portuaires, à l’exemple de ceux de Barcelone, de Lisbonne ou, en
Amérique latine, de Puerto Madero à Buenos Aires ou de Belém dans l’État brésilien
du Pará, la reconversion est engagée au moyen de l’implantation de nouvelles acti-
vités économiques, résidentielles et touristiques. À Rio, cette initiative, portée par la
municipalité, doit compter avec la prise en considération des sentiments et, souvent,
de la réalité des problèmes de précarité de logement et d’emploi pour les habitants.
Les quartiers portuaires de Gamboa, Saúde et Santo Cristo comptent en effet parmi
ceux où les indicateurs de développement humain sont les plus faibles de la ville. La
zone compte en outre plusieurs espaces d’habitat illégal, entrepôts squattés et favelas,
considérés comme marginalisés pour le caractère irrégulier de leur occupation et pour
la forte concentration de populations issues des couches les plus modestes de la ville.

La réussite du plan de reconversion en cours de la zone portuaire de Rio de Janeiro,


récemment baptisé Porto Maravilha 6, et plus largement celle qui s’inscrit dans l’or-
ganisation des Jeux Olympiques de 2016, passent dès lors par une attention spéciale
à l’égard des populations les plus défavorisées. Celles-ci se voient en effet largement
comme des victimes de ces profondes transformations, soit parce qu’elles prévoient
leur possible délogement, soit parce que les espaces en cours de rénovation sont en
grande partie destinés au logement et à la consommation de couches plus aisées. Au
cœur des controverses suscitées par ces projets, figure la peur de pertes matérielles,
mais aussi celle des droits de participer en tant que citoyens aux décisions et aux dy-
namiques économiques et urbaines. La mise à l’écart de populations déjà largement
marginalisées obligerait une réflexion approfondie sur la mise en œuvre de dispositifs
favorisant l’accès à une citoyenneté plus effective et au droit à la ville, à la démocratie
et la justice urbaine pour tous. Sans cela, l’issue de ce projet, comme celle de bien
d’autres par le passé, conduirait à affirmer des inégalités et une pauvreté urbaine déjà
fortes, renforçant la violence armée tant redoutée à Rio de Janeiro 7.
Face à cela, et après avoir longtemps largement subi les initiatives mises en œuvre
par les pouvoirs publics, certains regroupements d’habitants tendent aujourd’hui à
s’impliquer dans des mouvements de résistance contre la criminalisation de la pauvreté

4 Parmi les travaux pionniers faisant état de la marginalité associée aux quartiers pauvres au Brésil, voir
Perlman (1976).
5 Plusieurs projets de rénovation et de reconversion de cet espace ont été définis depuis plusieurs
années à l’initiative de la municipalité de Rio. Ils se sont traduits par un « plan de revitalisation de la
zone portuaire, 2003 » (Plano de revitalização da zona portuaria).
6 Pour une présentation du projet par la municipalité de Rio, voir le site : http://www.portomaravilhario.
com.br
7 Le phénomène de violence urbaine est central pour comprendre les logiques à l’œuvre dans la ville
de Rio. À titre d’illustration, entre 1978 et 2000, 49 913 personnes ont été tuées par des armes à feu à
Rio de Janeiro, tandis que les estimations officielles affirment que les conflits en Colombie n’ont fait
que 39 000 morts entre 1964 et 2000. Les conflits au Sierra Leone ont probablement fait plus de 11 000
morts dans les années 1990, tandis que le nombre de morts par arme à feu à Rio de Janeiro s’élevait à
23 480 entre 1991 et 1999 (Dowdney, 2004 :118-119).

L’expérience « artiviste » dans une favela de Rio de Janeiro 473


et contre « la logique implacable de la ville-entreprise et de la ville-marchande » (FUM,
2010) 8. Les efforts portés dans cette direction tendent à se multiplier dans les quartiers
du centre et de la zone portuaire de Rio de Janeiro. Ces revendications n’envisagent
pas souvent d’influer directement sur les projets d’aménagement au moyen d’affron-
tements directs ou de manifestations. Conscients de l’importance grandissante de la
culture dans les dynamiques urbaines, les groupes envisagent de nouvelles formes de
revendication, mettant en œuvre une série d’initiatives qui mobilisent la création artis-
tique comme mode de contestation dans l’espace public. En cela, ces revendications
s’inscrivent tant dans le champ de l’art et de la création que dans celui du politique.

Ces mouvements émanant d’acteurs très divers tendent à révéler la manière dont
est envisagée la participation de certains espaces marginaux ou périphériques « aux
négociations identitaires que les médias et l’industrie culturelle mettent en scène
pour attribuer un nouveau sens à la relation centre / périphérie et aux processus
d’inclusion / exclusion » (Villaça, 2008 : 75). La valorisation d’éléments matériels
et immatériels associés au patrimoine urbain concerne en effet aussi de plus en
plus des « créativités périphériques » (Ibid.), portées par des groupes qui, à Rio, se
revendiquent comme les principaux représentants de ce que Bosi désigne comme la
« culture populaire brésilienne » (2000) 9. Certains mouvements, comme l’association
Batucada, œuvrent ainsi à la reconnaissance de la singularité culturelle des habitants
des quartiers portuaires, centraux dans l’histoire urbaine de Rio 10. C’est aussi le cas
du « Mouvement noir » (Movimento Negro) qui lutte à l’échelle locale et nationale
contre la discrimination raciale et ses effets dans l’exercice démocratique, notamment
au moyen de l’organisation, lors de la journée de la conscience noire (Consciência
Negra) célébrée le 20 novembre, d’un défilé et de concerts sur la place Maúa (quartier
de Saúde), en hommage à Zumbi dos Palmares, l’un des leaders de la lutte contre
l’esclavagisme au Brésil.

Dans un passé récent, de telles initiatives sont parvenues à la fois à rendre visibles
leurs causes au moyen de l’organisation d’événements festifs, de la création de
produits souvent issus du commerce solidaire ou d’une mobilisation, et à remettre

8 L’organisation du Forum urbain mondial, en 2010, a donné lieu à de vifs débats autour du droit à
la ville pour tous, qui figure au cœur du projet démocratique brésilien, présent notamment dans la
Constitution fédérale de 1988.
9 Bosi, qui s’est prêté à une analyse fine de la culture brésilienne, la définit ainsi : « Si par le terme
culture nous entendons un héritage de valeurs et d’objets partagé par un groupe humain d’une
relative cohésion, nous pourrions parler d’une culture savante brésilienne, centralisée dans le système
éducationnel (et principalement dans les universités), et d’une culture populaire, pour l’essentiel
illettrée, qui correspond aux mores matériels et symboliques de l’homme de la campagne, du sertão
ou de l’intérieur, et de l’homme pauvre des banlieues qui n’a pas encore été totalement assimilé par
les structures symboliques de la cité moderne. » (Bosi, 2000 : 364). Il convient néanmoins de ne pas
considérer la culture populaire comme un tout unifié ce qui, selon Bazin (2009), contribuerait à « une
vision folkloriste oscillant entre populisme et misérabilisme » définissant la culture populaire dans le
cadre d’une « chosification culturelle » (Bazin, 2009 : 27).
10 L’histoire de la zone portuaire de Rio de Janeiro montre le caractère central que ce mouvement occupe
dans la construction urbaine. Pour de plus amples détails sur ce point, voir notamment Thiessen et al.,
(2005).

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en cause des projets d’envergure 11. Néanmoins, en dépit de leur reconnaissance
officielle par les pouvoirs publics brésiliens, ces mouvements sont l’objet d’une forte
instrumentalisation par la société dominante, donnant plus lieu à une récupération
politique qu’à de véritables avancées contre la discrimination à l’œuvre en faveur des
minorités au Brésil.

Pour le chercheur, l’étude de la dynamique de ces formes d’expression contestataire


par la culture permet d’envisager un renouvellement de l’analyse des mouvements
sociaux urbains et des processus de résistance. C’est ce qu’il convient d’explorer ici,
à la suite de travaux effectués dans le cadre d’une réflexion sur la place de la culture
dans la gestion urbaine à Rio de Janeiro (Arantes, 2000), sur le rôle performatif et voulu
innovant de la valorisation d’éléments culturels dans les espaces dits « périphériques »
(Bautès et Valette, à paraître) ou de marges (Bautès, 2005 ; Bautès et Reginensi, 2009).
Les mouvements contestataires issus de ces lieux ou définis à leur égard témoignent
de l’enjeu culturel (Berenstein-Jacques, 2001) mais aussi politique et économique
(Vaz, 2007) que constituent, à Rio de Janeiro, les favelas. La diversité des modalités
selon lesquelles ces lieux, matérialisés par des éléments construits comme attributs
culturels 12, est l’objet d’appropriations et de réinterprétations qui à la fois nourrissent
les revendications sociales et la contestation, et contribuent à révéler de nouvelles
opportunités économiques (Yudice, 2003). Les modalités d’actions structurées autour
des singularités culturelles et patrimoniales sont ainsi remarquables par leur double
inscription dans le champ du politique et dans celui de l’économie culturelle, phé-
nomène caractéristique, selon Scott (1991), du mouvement actuel de globalisation.

Le travail du photographe français JR en 2008 dans la favela Providência, située sur un


morne (morro) de la zone portuaire de Rio de Janeiro, s’inscrit de manière singulière
dans ce processus. Il s’apparente à une initiative exogène portant la cause de groupes
locaux, cherchant à relayer et à se faire l’écho de leurs mouvements de revendication.
En cela, il met en question la portée et les logiques inhérentes à une création artistique
inscrite entre art et engagement politique, et se déployant dans et avec l’espace. Ce
dernier, à la fois support et lieu de l’expérience, est porteur de sens à la fois pour
l’artiste, pour les participants à sa production et pour les spectateurs. L’expérience
est, enfin, relation et lien révélés par la production esthétique, les médias intervenant
pour accélérer sa mise en images. La dynamique « artiviste » mobilise et produit des
images et des discours qui visent à susciter de nouvelles représentations non seule-
ment de la favela mais, plus largement, des espaces de marges que sont les favelas.

Parce qu’elle n’apparaît pas « réductible à de pures applications de codes intériorisés


ou à des enchaînements de choix stratégiques faisant de l’action une série de décisions
rationnelles » (Dubet, 1995 : 91), la création ici soumise à l’analyse est approchée au

11 À l’exemple de l’Association des habitants de Gamboa (Associação dos moradores do bairro da Gamboa)
ayant largement contribué en 2000 à faire annuler le projet d’implantation du musée Gugghenheim,
prévu sur l’un des quais d’arrivée des paquebots de croisière, au moyen d’un discours identitaire
virulent accusant ce projet de permettre l’accès à la culture aux seules élites urbaines et aux touristes.
12 Nous avons insisté, dans d’autres travaux (Bautès et Guiu, 2010), sur l’intérêt de l’étude des modalités
selon lesquelles divers types d’acteurs associent des attributs identitaires, expressions, pratiques,
patrimoines ou héritages, ou encore des éléments matériels ou immatériels relevant de la culture, à
des espaces urbains.

L’expérience « artiviste » dans une favela de Rio de Janeiro 475


moyen de la notion d’expérience. Comme le souligne François Dubet, l’expérience
sociale combine plusieurs logiques d’action : elle
engendre nécessairement une activité des individus, une capacité critique et une distance
à eux-mêmes. Mais la distance à soi, celle qui fait de l’acteur un sujet est […] socialement
construite dans l’hétérogénéité des logiques et des rationalités de l’action (Ibid. : 92).

Inachevée, opaque, l’expérience artistique est « une façon de construire le monde ».


Elle « flotte entre divers univers de référence » et évoque une hétérogénéité du « vécu »
(Ibid.).

L’étude de cette action voulue résistante et de son écho à l’intérieur et autour de cette
favela de la zone portuaire de Rio engage un questionnement à plusieurs niveaux. Le
propos se déroulera en trois parties.

La première revisite le contexte de transformations dans lequel est inscrite la zone


portuaire de Rio de Janeiro et, avec elle, la favela Morro da Providência. Elle éclaire le
contexte dans lequel émerge l’expérience artistique ainsi que les choix qui ont conduit
l’artiste à intervenir dans cette favela. Nul doute que la décision d’intervenir dans cet
espace réside, en partie du moins, dans le fait que la favela est située dans des lieux en
cours de transformation, visibles depuis le reste de la ville, ce qui positionne l’artiste
comme relais d’une médiatisation déjà engagée par la municipalité.

En présentant l’artiste et sa démarche d’ensemble, la deuxième partie porte à la fois


sur les intentions qui motivent le sujet et ses relations aux lieux, et sur la nature de
son intervention. Ces motivations sont analysées au moyen des discours de l’artiste sur
son œuvre et par un bref retour sur son itinéraire artistique. JR s’engage-t-il comme
sujet agissant, conscient de sa position vis-à-vis des espaces sociaux dans lesquels il
s’insère de manière temporaire ? Son action relève-t-elle de ses propres subjectivités,
liées au contexte spatial dans lequel il intervient, et d’intérêts esthétiques qui tiennent
à la fois d’une volonté de se construire en tant qu’artiste et de se positionner sur la
scène publique politique et économique ? Ces questionnements englobent, de manière
plus large, la place de l’artiste dans la cité, et la démarche « artiviste » en particulier.
Il conviendra ainsi de proposer des éléments de cadrage de cette forme spécifique
d’action, à la fois artistique et activiste.

Se plaçant du côté de l’expérience, qui trouve sa matérialité dans une création inscrite
dans un contexte spatial spécifique, la troisième partie de notre propos analyse ces
actions dans leur capacité de transcender les représentations que d’autres sujets, ceux
qui vivent au quotidien dans cet espace ou le public spectateur proche ou lointain, ont
d’eux-mêmes et de leurs espaces de vie. Ces représentations leur apparaissent-elles
comme des possibilités inédites de médiatisation de leurs conditions, permettant en
cela d’envisager un possible relais ou une continuité ? Au contraire révèlent-elles,
comme c’est le cas des projets portés par la municipalité, une mobilisation des lieux
et des habitants de la favela à des fins de reconnaissance ? La discussion invite à
étudier la manière dont ces actions qui, au moyen d’un jeu de médiations et de mé-
diatisations, permettent d’articuler la sphère publique, les industries culturelles et les
subjectivités, et nous offrent de saisir à la fois la conflictualité des rapports sociaux
dans le champ culturel et les dimensions politiques des imaginaires individuels et
collectifs (Macé, 2006).

476 Cahiers de géographie du Québec Volume 54, numéro 153, décembre 2010
Notre contribution s’appuie sur plusieurs séries d’enquêtes, effectuées entre 2005 et
2009. Ces travaux de terrain ont d’abord consisté à éprouver, par des entretiens et des
questionnaires soumis à 96 ménages de la favela, les modalités d’appropriation du
programme Favela-Bairro et du projet de « musée à ciel ouvert » mis en œuvre par la
municipalité en 2006 dans le Morro da Providência 13. La suite de ce travail a donné
lieu à trois séjours, en 2007, 2008 et 2009, au cours desquels plusieurs entretiens
exhaustifs ont été réalisés avec l’artiste JR et des habitants.

La favela au cœur des dynamiques urbaines de Rio de Janeiro


L’expérience artistique de JR ne peut être analysée que dans le contexte spatial au sein
duquel elle s’inscrit. En effet, elle prend place dans un contexte marqué par l’insertion
de la favela et, avec elle, de l’ensemble de la zone portuaire, dans une dynamique
transformatrice au cœur de laquelle figure la mise en exergue de singularités spatiales,
sociales et culturelles associées à ces lieux. Elle se pose à la fois comme un relais de
la valorisation urbaine en cours et comme une forme inédite de contestation assurée
par un acteur extérieur aux lieux.

La culture au cœur des événements sportifs internationaux


dans la zone portuaire
À l’échelle des espaces urbains du monde, les productions et les projets culturels et
patrimoniaux tendent à occuper une part grandissante de l’action urbaine, inscrits
dans le cadre de politiques publiques ou mis en œuvre dans des initiatives portées
par des artistes, des activistes ou des organisations non gouvernementales. Dans des
espaces situés à différents niveaux d’échelle, ces productions et projets structurent
tant des orientations et des politiques urbaines que de véritables filières de produits et
de biens culturels (Scott et Leriche, 2005). De telles dynamiques, fusions de politiques
économiques, culturelles et communicationnelles (Kong, 2000), trouvent dans des
singularités identifiées in situ un ensemble de ressources territoriales (Gumuchian et
Pecqueur, 2007) susceptibles de constituer le support à la fois matériel et symbolique
d’initiatives viables économiquement et contribuant à produire un lien renouvelé au
territoire.

Cet aspect s’observe particulièrement à Rio de Janeiro depuis la publication en 1996


du premier Plan stratégique de la ville, établi selon les orientations des consultants
catalans Jordi Borja et Manuel Castells, en référence directe au « modèle de Barce-
lone ». La perspective de l’organisation de plusieurs événements internationaux, tels
que le Forum urbain mondial en 2010, les Jeux mondiaux militaires en 2012, la Coupe
du monde de football en 2014 et les Jeux Olympiques en 2016, tend à amplifier cette
tendance. Les équipements olympiques devant être installés en partie à l’intérieur et
autour de la zone portuaire 14, cela incite les instances gouvernementales et locales à
y implanter une offre culturelle diversifiée. Plusieurs projets d’envergure sont ainsi
prévus dans le cadre du programme Porto Maravilha : un musée du développement

13 Pour une analyse des résultats de cette enquête, voir Bautès (2008).
14 Une partie des équipements olympiques est prévue dans la zone ouest (Zona oeste) de la ville, autour
de Jacarepagua.

L’expérience « artiviste » dans une favela de Rio de Janeiro 477


durable (Museu do Amanha), la Pinacothèque de la ville ou encore l’implantation
d’écoles privées d’audiovisuel et de restauration d’œuvres artistiques. Avec la réha-
bilitation du bâti ancien et celle d’entrepôts désaffectés, ces ouvrages viendront com-
pléter la Cité de la Samba 15, une dynamique patrimoniale amorcée dans le Morro da
Conçeição, quartier d’habitat populaire situé dans la zone 16, et peu à peu diffusée dans
d’autres lieux de la zone portuaire. Le Morro da Providência se situe au cœur de ce
périmètre d’intervention largement impulsé au moyen de partenariats publics-privés.

La valorisation patrimoniale de la favela


La localisation centrale du Morro da Providência, qui domine l’ensemble de la zone
portuaire, permet de comprendre les récents efforts autour de sa valorisation patri-
moniale, entreprise au début des années 2000. Au cours de la décennie 1980, alors
que sont mis en œuvre les premiers efforts pour la récupération du centre historique
de Rio (Programme Corredor Cultural, 1979-80), la favela n’est pas intégrée du fait
du statut illégal de son occupation. Elle n’est pas non plus intégrée, en 1988, dans le
périmètre de l’Aire de protection environnementale et culturelle (APAC). En 2005,
néanmoins, le cabinet du maire de Rio met en œuvre une opération de valorisation
de sa mémoire et de son patrimoine architectural, dans le projet de « musée à ciel
ouvert » et par la protection de plusieurs édifices anciens. Cette intervention consiste à
établir un itinéraire touristique au cœur de la favela en vue de « récupérer la mémoire
des lieux, de stimuler l’identification des habitants à leur espace de vie et de susciter
de nouvelles énergies créatives » (extrait d’entretien avec un agent communautaire,
septembre 2006). Si la mise en œuvre de procédures de protection patrimoniale par
l’IPHAN (Instituto de Proteção do Patrimônio Histórico Nacional, organe fédéral de
protection du patrimoine historique), financées au moyen d’un partenariat entre
la municipalité de Rio et la Banque interaméricaine de développement (BID) a été
effective, les effets socioéconomiques de ce projet ont cependant été négligeables.
Matérialisé par une marque au sol suivant un chemin allant de l’escalier des esclaves
au point culminant de la favela, l’itinéraire touristique n’a, à ce jour, été ouvert aux
touristes ni dans le cadre de circuits organisés ni dans celui de visites indépendantes.
Les raisons de cet échec, analysées dans d’autres travaux (Bautès, 2008) renvoient
à la complexité pour les instances publiques d’intervenir dans des espaces pauvres
touchés par la criminalité violente, notamment traduite par des affrontements entre
policiers et trafiquants de drogue.

En dépit de cet échec, la définition du projet de « musée à ciel ouvert » et sa forte


médiatisation témoignent d’intérêts inédits pour la valorisation patrimoniale de la
favela. Des travaux d’amélioration des infrastructures de base (installation de réseaux

15 Vaste complexe de spectacles et d’expositions autour du carnaval implanté dans la zone depuis 2006.
Il vise à rassembler les 14 écoles de samba de première division engagées dans la compétition du
carnaval de Rio, leur permettant à la fois d’abriter leurs ateliers de fabrication de chars et de médiatiser
leurs activités par l’ouverture au tourisme et la vente de produits dérivés.
16 Ce quartier a fait l’objet, en 1998, d’un projet de coopération technique entre la mairie de Rio et
le Gouvernement français (experts issus du ministère de la Culture et de l’Équipement) autour de
la récupération d’édifices patrimoniaux. Engagé pour trois ans, ce projet amorçait une réflexion
pionnière sur la conservation du patrimoine bâti dans la ville.

478 Cahiers de géographie du Québec Volume 54, numéro 153, décembre 2010
d’eau et d’électricité, lutte contre les éboulements, etc.) à la récupération des éléments
matériels et immatériels de la mémoire du quartier, les habitants de la favela se voient
inscrits dans une dynamique de conservation et de mise en valeur patrimoniale qui
concerne récemment l’ensemble de la zone portuaire, soumise à un plan de revitali-
sation que préfiguraient les projets précédant (Favela-Bairro) ou suivant la création
du musée (Cimento Social 17).

Si la favela ne constitue qu’un des nombreux lieux où s’accomplit une entreprise de


rénovation urbaine, l’intérêt patrimonial que portent les pouvoirs publics pour cet
espace est néanmoins un phénomène remarquable. Inédit, ce processus s’explique à
la fois par la centralité de cette favela, dominant l’ensemble de la zone portuaire, par
la vigueur désormais avérée de la demande touristique pour ce type d’espaces (Freire-
Medeiros, 2009) et par la force médiatique dont ils sont l’objet, présentés comme
des quartiers illégaux et pauvres, qui comptent pourtant parmi les lieux centraux de
l’histoire urbaine. La force évocatrice de ces lieux tient enfin au fait qu’ils se trouvent
confrontés, depuis plus de deux décennies, à de violents affrontements entre forces
policières et criminelles. Le Morro da Providência a été régulièrement occupé par des
forces militaires visant à calmer ces confrontations armées et à « sécuriser » les lieux.
La dernière mission effectuée dans cette favela date de juin 2008, dans le cadre d’une
action conjointe du ministère des Armées (Ministerio do Exercito) et du ministère de
la Ville (Ministerio da Cidade 18) en vue de la mise en œuvre du programme Cimento
Social. Cette présence, fort mal vécue par la population, a été vivement combattue –
et critiquée dans l’opinion publique locale – après qu’elle ait causé la mort de trois
jeunes hommes de la favela.

Cet ensemble d’éléments contribue à rendre visible cette favela aux yeux de tous.
Provoquée non pas par des forces endogènes inscrites, comme ailleurs dans la zone
portuaire, dans une volonté de reconnaissance identitaire visant à légitimer une « créa-
tivité périphérique », la mise en exergue de la favela semble s’apparenter à ce qu’Hervé
Bazin désigne comme une chosification des espaces populaires qui « devien[nen]t
digne[s] d’intérêt lorsqu’il[s] sont réduit[s] à leur forme folklorique, c’est-à-dire quand
ils participent à une esthétisation du social comme seule trace historique sans réelle
possibilité de le[s] transformer » (Bazin, 2009 : 58).

C’est dans ce cadre qu’il convient d’étudier maintenant le processus d’esthétisation


des lieux entrepris par l’artiste JR. Tout comme pour les projets portés par la muni-
cipalité, le travail de l’artiste contribue à mettre en exergue les singularités sociales
et culturelles associées à la favela. Dans une ville divisée, il revêt la forme d’une
« tentative de négociation qui utilise les médias pour conquérir visibilité, identité et
articulations avec le marché » (Villaça, 2006).

La différence avec les initiatives jusqu’ici mises en place en faveur de la favela réside
dans le fait que l’artiste souhaite, par la création artistique, susciter une prise de
conscience des situations de marginalité et de violence que connaissent ces lieux.

17 Programme de réhabilitation porté par le ministère de la Ville (Ministerio da Cidade) en collaboration


avec l’armée, chargée d’assurer la sécurité durant les phases de travaux.
18 L’accord incluait le ministère de la Ville, le bataillon de l’école d’ingénierie (Bese) et la Commission
régionale des travaux de la première région militaire (CRO/1).

L’expérience « artiviste » dans une favela de Rio de Janeiro 479


En cela, il élabore un discours sur les lieux qui semble résulter d’une « urgence sociale
[…] à parler de sujets qui suscitent la peur auprès de la classe moyenne » et qui s’inscrit
dans une véritable « esthétique du conflit ». Villaça considère ce type d’engagement
comme ambigu et provisoire (2008 : 80), mais aussi comme l’un des signes de la
force qu’ont les arts et les médias à promouvoir la diversité et à générer de nouveaux
discours sur la marginalité.

Le Morro da providência : lieu et sujet d’une esthétisation résistante

L’artiste JR dans la favela ou la mise en exergue des lieux par la photographie


Le premier travail du Français JR dans le Morro da Providência a commencé en août
2008, peu après la mort de trois jeunes de la favela, qui a entraîné de grandes mani-
festations de la population et anticipé le départ des troupes militaires engagées pour
assurer la sécurité lors des travaux de réhabilitation inscrits dans le projet Cimento
Social, déjà très controversé 19. À cette occasion, JR « découvre » cette favela, prenant
connaissance de ce fait divers dans les médias français et décide d’intervenir. Ac-
compagné par un autre photographe, habitant de la favela, d’une assistante, de trois
techniciens vidéastes anglais et d’alpinistes brésiliens, l’artiste se rend sur place et
débute une intervention en prenant des clichés noir et blanc de corps et de visages
d’enfants et de femmes de la favela avant de les apposer sur les murs du quartier et,
principalement sur la façade principale de la colline, qui domine la zone portuaire
(figure 1).

Vue depuis plusieurs points de la ville, cette exposition est aussitôt très largement
diffusée dans les médias radio et télévision, non seulement à Rio mais aussi dans
tout le pays et à l’étranger. Par ce travail, JR souhaite particulièrement « souligner la
dignité des femmes qui sont fréquemment l’objet de conflits » (JR, 2010a), les enfants
servant surtout à assurer l’accompagnement des artistes-photographes. À travers des
images de femmes, JR contribue avant tout à rendre visibles pour eux-mêmes les
lieux et leurs habitants. De manière implicite, ce sont les pratiques discriminatoires
auxquelles ces femmes sont confrontées qui sont soumises à une exposition publique.
En effet, sans faire référence à l’histoire et aux traits sociaux de ces populations, leurs
regards et leurs corps évoquent les contraintes et les heurts auxquels elles sont quoti-
diennement soumises : « Au début, les habitants n’avaient pas perçu l’impact. Après,
au retour de leur travail, ils ont commencé à voir le Morro modifié et ont peu à peu
remarqué », souligne JR (2009a) dans une entrevue avec un journaliste du quotidien
brésilien O Globo.

Au regard de l’observateur, ce travail relève d’un art résistant qui tend à révéler, par
la mise en images de corps de femmes de la favela, les situations qu’elles rencontrent
dans leur vie au quotidien, confrontées à l’absence de ressources et à la difficulté de
vivre librement dans un espace marqué par de violents conflits. En cela, il fait écho
à ce que Dias et Glenadel (2004) désignent comme des « esthétiques de la cruauté ».
Si les images ne contiennent aucun élément rappelant directement la violence et
les privations de ces femmes, ces misères sont sous-jacentes ou évoquées dans les
photographies, dont on peut penser qu’elles visent à « produire un court-circuit et un

19 Pour des détails sur la démarche et les axes de la controverse entourant ce projet, voir notamment :
http:/www.desenvolvimentistas.com.br/desempregozero/2007/12/projeto-cimento-social/

480 Cahiers de géographie du Québec Volume 54, numéro 153, décembre 2010
clash qui révèlent les secrets cachés par l’exhibition d’images » (Rancière, 2008 : 36).
JR précise qu’il s’agit pour lui de confronter les représentations dominantes de ces
personnes et de ces espaces, produites par les médias.
Figure 1 Cidade do Samba (Cité de la Samba), 2005

(photo Nicolas Bautès)


Le point de départ de cette exhibition est ainsi la médiatisation qu’elle opère et re-
laie à plusieurs niveaux. D’un côté, elle est le point de départ de l’action, celui qui a
conduit JR à investir les lieux de son exposition. Celle-ci engage les femmes photo-
graphiées, que les médias viennent souvent solliciter après l’exposition afin qu’elles
s’expriment sur les effets de cette mise en image de leurs visages ou de leurs corps
(figure 2). D’autre part, elle concerne la ville, dont les habitants voient la favela ainsi
mise en scène (figure 3). Enfin, elle dépasse largement l’échelle locale, reprise dans
de nombreux journaux écrits et télévisés de par le monde où elle fait parler des lieux
et des conditions de vie et de production de cette œuvre d’art.

Dans la favela, l’expérience est tout autant objet d’enthousiasmes que de débats et
de controverses, de la part des personnes dont l’image est vue, diffusée, ce qui les
conduit à être eux-mêmes médiatisés, les médias cherchant l’artiste venant à leur
rencontre. La production artistique suscite ainsi discours et réactions pour tous ceux
qui, au détour de leur passage à proximité du Morro da Providência ou dans les mé-
dias, observent ces photographies comme autant d’images renouvelées de ces espaces
marginalisés. Ces jeux d’images dépassent ainsi largement la favela, pour confronter
artistes et publics, acteurs et spectateurs. Pour JR,
c’est une des seules manières de se confronter à des personnes qui n’ont pas de musées
autour d’eux […] de confronter ces portraits avec la rue », tout en mettant l’accent sur
des contextes sociaux contemporains, les femmes révélant, selon lui, « l’ensemble des
conditions de la société (JR, 2010a) 20.

20 Pour plus de détails, voir: http://www.tedprize.org/congratulations-to-the-2011-ted-prize-winner-jr/

L’expérience « artiviste » dans une favela de Rio de Janeiro 481


Figure 2 Femme photographiée par l’artiste JR,
interviewée par des journalistes français, août 2008

(photo Nicolas Bautès)


Figure 3 Les images du projet 28 mm - Women are heroes,
visibles et soumises à l’épreuve du temps

(photo Nicolas Bautès)

482 Cahiers de géographie du Québec Volume 54, numéro 153, décembre 2010
Un art contextuel ?
Une telle initiative peut être rapprochée des
peintures de la domination et de la discrimination, analysées par Rancière. Elle s’apparente
à « l’expression d’une vanité […] » (2008 : 39) qui pose l’artiste en sujet agissant dans une
« activité critique, engagée et créative dans la ville, qui utilise la ville comme terrain – pour
protester, manifester, défiler, contester et qui s’offre en spectacle en opérant par intrusion
[…] [et qui] invite à faire de l’habitant un acteur direct de l’action (Petrescu et al., 2008 : 12).

En cela, l’expérience peut aussi apparaître comme une « stratégie de réappropriation


du commun » (Revel et Negri, 2008 : 6), observée dans de nombreux espaces urbains
du monde, pas exclusivement dans des quartiers de haute mobilisation citoyenne,
mais aussi dans des espaces marginalisés ou dans des zones urbaines périphériques
dans lesquels la contestation apparaît peu observée ou, souvent, contrainte. JR s’af-
firme dans une démarche déjà mise en place par d’autres artistes, à l’exemple, en
France, d’André-Guy Lagesse et de son projet Mari-Mira débuté en 1995. Comme JR,
Lagesse place la périphérie au centre de ses préoccupations. Sans investir les friches
industrielles ou les espaces délaissés par les activités économiques, comme le font
les artistes de Mari-Mira, la périphérie de JR procède d’une même démarche visant
à révéler des lieux souvent présentés pour leur déshérence ou pour des caractères
largement négatifs. Elle s’appuie sur des rencontres entre des processus artistiques
et engage un changement de perspective esthétique, remettant en cause, selon Kahn,
« des principes ethnocentriques et le renversement des catégories du bon et du
mauvais goût : ces lignes de partage ont été historiquement instrumentalisées pour
instaurer des classifications étanches et “élitistes” : culture noble et savante contre
culture vulgaire et populaire » (Kahn, 2003). Dans ce type d’action, l’œuvre n’est pas
figée. Elle fait l’objet de questionnements permanents visant à « faire dévier vers un
territoire jusque-là inexploré, suggérer des pratiques inédites, créer une […] plastique
imprévue », souligne Lagesse (cité par Kahn, 2003).

En tout cela, le travail de JR s’apparente à une forme d’art contextuel qui, selon
Ardenne, « opte pour la mise en rapport directe de l’œuvre et du réel, sans intermé-
diaire, l’œuvre s’y configurant en fonction de son espace d’émergence et des conditions
spécifiques le qualifiant » (2009 : 2). Mais ce contexte n’est pas seulement local, celui
d’un lieu unique. Il possède une dimension universelle, en ce que la création traite
de thèmes susceptibles d’être observés dans de nombreux lieux du monde et que,
justement, l’artiste investit, pour son œuvre, d’autres lieux.

C’est ce qu’il convient maintenant d’aborder en suivant l’artiste JR sur d’autres terrains
où, comme à Rio de Janeiro, son expérimentation artistique s’appuie sur des lieux
représentés avant tout pour leur pauvreté et, souvent, la criminalité qu’ils abritent.
Dans cette perspective, le cas de la favela Morro da Providência est largement trans-
cendé pour explorer à la fois ce qui est mobilisé par l’artiste « en termes d’intérêts,
de solidarités et d’orientations culturelles » (Dubet, 1995 : 177), et ce que suscitent
et partagent les lieux de l’expérience du sujet artiste. Cette réflexion engage plus
généralement une analyse de la place de l’art et des artistes dans la ville et de leur
capacité à mettre en réseau, par les œuvres, des lieux éloignés et parfois très divers.
Un réseau qui, certes, ne dépasse pas le contexte de l’œuvre et de ceux qui en sont
les spectateurs, mais qui informe sur la capacité de tels artistes à intervenir et à faire
intervenir (dans) plusieurs lieux.

L’expérience « artiviste » dans une favela de Rio de Janeiro 483


Les questionnements que pose cette forme d’expression nous conduiront à une
tentative de définition de la notion d’artivisme, qui se pose ici comme une modalité
spécifique d’action artistique résistante.

Le rôle des artistes dans la cité : l’artivisme comme mode d’action


À ce stade de la réflexion, il convient de souligner à la fois la place centrale de l’art dans
la production de la ville, et la manière dont art et politique entretiennent des liens de
plus en plus étroits dans le contexte urbain. De nombreux auteurs se sont appliqués à
cela, soulignant la caractéristique fondamentale d’un « urbanisme de l’image » (Paquet,
2008 et 2009) marqué par un « processus de spectacularisation de l’aménagement »
(Gibson, 2005 : 176, cité par Paquet, 2008 : 1), pour lequel « l’art pourrait se considérer
comme une essentielle valeur ajoutée » ou comme un « emblème apte à distinguer
véritablement une “ métropole culturelle ” » (Paquet, 2008 : 2).

Ces auteurs ont aussi examiné la capacité des artistes à inscrire leurs actions en ré-
sistance et les modalités selon lesquelles « les réalisations dans le domaine des arts
plastiques ou de paysagisme » font intervenir « le local, l’ici et maintenant […], la
dimension concrète, sensible de ces lieux » (Blanc et Lolive, 2004 : 68). Considérant
la pluralité des échelles d’action, les pratiques artistiques « mettent en regard divers
registres (du quotidien à l’économique, du commercial à l’esthétique) et formes de
pensées, du grand au petit, voire à l’ultra banal » (Ibid.).

L’observation des conditions de production de ces expressions artistiques et des


discours qui les accompagnent, à l’image de celle qui est soumise à l’analyse dans le
présent article, montre combien ces expressions font état d’autres ambitions émanant
des artivistes, tournées vers la valorisation économique de l’objet artistique lui-même.
L’ouvrage de Ardenne (2002) intitulé L’art contextuel, création artistique en milieu
urbain, en situation, d’intervention, de participation éclaire notamment ces processus
aux registres d’intentions multiples et aux supports d’action qui, partant du local, évo-
quent ou invoquent des espaces plus larges. Ces mêmes auteurs n’ont pas manqué de
souligner la multiplicité des usages et des fonctions de l’art dans l’espace urbain, selon
que les productions artistiques sont sollicitées comme « adjonctions souhaitables »,
que leur « seule présence […] ajoute une certaine valeur esthétique aux lieux » ou que
l’action artistique résistante s’impose et entre en contradiction « avec l’image imposée
et fixée par les décisions urbanistiques » (Paquet, 2008 : 2).

Ces formes d’expression, à la fois expériences et stratégies, informent à la fois sur le


positionnement des artistes, ici médiateurs autant que créateurs, sur leurs parcours
et, de manière plus large, sur les registres qu’ils mobilisent dans leurs créations. En
cela, JR partage avec de nombreux autres artistes contemporains de la globalisation
une même capacité de se déraciner tout en s’agrégeant facilement ailleurs, dans une
forme d’errance continue. « Il rejette le multiculturalisme postmoderne […], refuse
la critique qui demande “ D’où viens-tu ? ”, pour plaquer à la va-vite sur une œuvre
“ typée ” un discours forcément postcolonial » (Bourriaud, 2009) 21.

21 http://arts.fluctuat.net/blog/41689--radicant-de-nicolas-bourriaud-l-art-a-l-ere-de-la-globalisation.
html

484 Cahiers de géographie du Québec Volume 54, numéro 153, décembre 2010
Si l’artiste JR semble pouvoir être mieux cerné par les quelques éléments de réflexion
posés, qu’en est-il de sa démarche, qu’il désigne comme relevant de l’artivisme ?

En France, l’usage du terme « artivisme » reste largement confiné à la sphère de l’ac-


tivisme. Ailleurs, le terme a initialement été utilisé pour désigner le travail d’artistes
utilisant Internet (hacktivistes) comme support de création et de diffusion d’œuvres
subversives. La différence entre l’artivisme et l’activisme politique relève d’abord,
selon Casacuberta (2003), de sa capacité de produire non un discours contestataire
et frontal, mais faisant intervenir une médiation ; ensuite, c’est l’usage combiné
d’éléments esthétiques spécifiques et de discours politiques (ou activistes) qui aide
à identifier l’œuvre et qui, dans le même temps, empêche de restreindre sa diffusion
dans le seul champ artistique. Les œuvres artivistes se trouvent ainsi dans un champ
qui sépare l’art de l’action politique, au sein duquel les médias et l’économie culturelle
occupent une place de choix.

De nombreuses démarches de ce type en France suscitent depuis peu une attention


spécifique. Elles ont notamment fait l’objet d’une réflexion soutenue par les pouvoirs
publics français, au travers du projet Institut des villes pour les nouveaux territoires
de l’art 22. Le terme d’artivisme, quant à lui, a récemment donné lieu à des tentatives
de définition au-delà de la sphère artistique et activiste. Ainsi trouve-t-on un premier
essai de définition dans la présentation de l’ouvrage Artivisme paru en 2010 aux
éditions Alternatives :
L’artivisme est l’art d’artistes militants. Il est parfois l’art sans artiste mais avec des
militants. Art engagé et engageant, il cherche à mobiliser le spectateur, à le sortir de son
inertie supposée, à lui faire prendre position. C’est l’art insurrectionnel des zapatistes,
l’art communautaire des muralistes, l’art résistant et rageur des féministes queers, l’art
festif des collectifs décidés à réenchanter la vie, c’est l’art utopiste des hackers du Net
(hacktivistes d’une guerilla teckno-politique), c’est la résistance esthétique à la publicité,
à la privatisation de l’espace public… Dans cette galaxie, on trouve JR, Zevs, les Yes Men,
les Guerilla Girls, Critical art ensemble, Reclaim the streets, Steven Cohen, Reverend Billy,
etc. (Lemoine et Ouardi, 2010) 23.

Le travail artiviste de JR n’est en aucun cas exceptionnel. Il témoigne bien d’une forme
d’action émergente qui tend à recomposer les cadres de l’intervention urbaine en
proposant de renouveler tant la figure de l’artiste que l’expérience qu’il fait des lieux.

L’artivisme comme stratégie de lieu


En notant l’inscription de JR dans la sphère artiviste, et en retraçant la courte histoire
de ses interventions à Rio de Janeiro, on a vu la manière dont l’artiste réalise par la
photographie, une expérience esthétique qui engage les lieux. Plus qu’en faire seule-
ment de simples supports de sa production artistique, il y tisse des liens qui l’inscrivent
en tant que sujet : l’artiste « construit » ici les lieux « par l’intermédiaire de récits qui
donnent sens à sa relation aux gens et aux objets qui l’environnent. Ces récits corres-
pondent à des re-descriptions des éléments de cet environnement, déployées selon une

22 Le Groupement d’intérêt public (GIP) « Institut des villes » a été créé en 2001 avec la mission de
« diffuser une culture urbaine partagée » et de se constituer en un lieu de débats et de propositions sur
les politiques urbaines. Considérant sa convention constitutive comme étant arrivée à son terme, on
l’a clôturé en février 2010.
23 La publication de l’ouvrage éponyme témoigne de l’attention croissante que revêt cette forme
d’expression artistique en France.

L’expérience « artiviste » dans une favela de Rio de Janeiro 485


trame narrative pourvoyeuse de sens » (Berdoulay, 1997 : 302). Cette trame narrative
est celle de la photographie qui est, pour Paquet, à la fois « outil de la connaissance,
témoignage de pouvoir, vecteur d’imaginaires et objet de divertissement » (2009 : 445).

Le travail photographique de JR appelle en effet à l’universalité, eu égard à la multipli-


cité de ses lieux d’exposition qu’il décrit lui-même – en référence au fait qu’il expose
dans l’espace public – comme construisant « la plus grande galerie d’art au monde »
(JR, 2009b). L’expérience de JR correspond à une « stratégie de lieu », en ce qu’elle
engage un rapport à l’espace où ne priment pas, en soi, l’échelle ni la délimitation
territoriale de l’intervention à envisager, ni même la prévision des mécanismes précis de
transformation. L’important est plutôt de penser à l’intervention minimale mais suffisante
pour avoir, comparativement, de grands effets. Il s’agit d’identifier la place de l’intervention
dans le milieu concerné de telle sorte qu’elle y ait d’importantes répercussions. En la
ciblant adéquatement, elle doit s’insérer dans les structures de sens qui en définissent la
portée et qui permettent au sujet de se resituer (Berdoulay, 1997 : 306-307).

Une esthétique relationnelle


Cette forme spécifique d’expérience semble entretenir les mêmes logiques artistiques
et des rapports semblables avec les lieux que ceux que définit l’esthétique relationnelle
(Bourriaud, 2001). D’une part, elle semble relever d’une même conception de l’œuvre,
selon laquelle « l’objet d’art en tant que tel est de plus en plus évacué au profit d’une
certaine interactivité dont les artistes sont le cœur plutôt que les initiateurs » (Ibid. : 8).
La forme de l’œuvre « s’étend au-delà de sa forme matérielle » (p. 21) pour engager une
expérience des lieux. D’autre part, en tenant compte de la nature de l’intervention :
celle-ci « se déroule en fonction de notions interactives, conviviales et relationnelles »
où les œuvres sont considérées comme des « utopies de proximité » (p. 9) qui invitent
à « resserrer l’espace des relations (et établissent) la possibilité d’une socialité spéci-
fique » (p. 15). L’œuvre ne prend ainsi « sa consistance […] qu’au moment où elle met
en jeu des interactions humaines » (p. 22). En cela, elle s’apparente à une expérimen-
tation sociale, positionnée dans le champ social (ou sociopolitique) en attribuant une
large part au dialogue avec le spectateur, ce qui lui confère son caractère relationnel.
Enfin, l’intervention artistique de JR propose, à l’instar des pratiques relevant de ce
domaine de l’art, « d’habiter un monde en commun » faisant du travail de l’artiste
« un faisceau de rapports avec le monde, qui généreraient d’autres rapports » (p. 22).

Le réseau des lieux de l’expérience de JR : un jeu d’images du local


Le Morro da Providência est l’un des nombreux lieux d’intervention de l’artiste JR,
qui a commencé à photographier des jeunes des quartiers de Montfermeil et de Cli-
chy-sous-Bois, en banlieue parisienne, en 2004 et 2005, peu avant les affrontements
sociaux qui ont bousculé la France en novembre 2005. Poser des images de jeunes
issus de l’immigration sur les façades des murs de plusieurs quartiers de Paris intra-
muros consistait alors surtout à provoquer les passants ainsi qu’à mettre en question
les représentations sociales dominantes et celles produites par les médias, faisant
peu état de cette génération de jeunes autrement qu’en les associant aux maux de la
société urbaine française. Cette initiative, qui précède par hasard l’embrasement des
banlieues de Clichy-sous-Bois, vaudra à JR la première page du quotidien New York
Times. Peu après, le photographe immortalise Israéliens et Palestiniens de chaque

486 Cahiers de géographie du Québec Volume 54, numéro 153, décembre 2010
côté du mur de Jérusalem, avant de partir en Afrique, au Cambodge puis au Brésil à
la rencontre de ceux qu’il nomme « les héros anonymes » : des femmes qui, en dépit
des violences et de la misère, sont les piliers de leurs communautés. « Je souhaitais
porter un autre regard sur ces femmes, un regard plus distant que le cliché d’éternelles
victimes », dit-il dans un entretien pour l’hebdomadaire Marie-Claire en 2009.

Cet itinéraire artistique et photographique, liant plusieurs lieux du monde, définit un


« agir simultané » (Petrescu et al., 2008 : 12) dans lequel le photographe « fait voyager
ses photos et les histoires de ces femmes » (JR), montrant un autre regard de ces lieux
et de ces personnes en difficulté que ceux que proposent habituellement les médias.
Que ce soit au Brésil, en Israël ou dans plusieurs quartiers africains et asiatiques
dont le quotidien est structuré autour de conflits armés, d’une grande pauvreté et
souvent de processus de ségrégation marquée (comme au Libéria, au Kenya, en Inde
ou au Cambodge), le fait d’intervenir et de médiatiser de telles situations ne peut
que susciter une réflexion politique, même si la démarche engage avant tout un flux
d’images mobilisant d’abord les registres esthétiques et médiatiques, un flux qui,
pour le spectateur, rapproche ces lieux et permet de les penser comme définissant
un même réseau : à la fois celui de l’initiative de l’artiste et celui que met en évidence
l’artiste, un réseau des lieux de marges.

En cela, l’intervention revêt une dimension géographique mobilisant des lieux depuis
lesquels « les aspects les plus quotidiens de l’identité collective […] sont transformés,
parce que projetés dans l’espace de tension qui les réunit aux formes les plus univer-
selles de la réflexion et de la conscience de soi et des autres » (Berdoulay, 1997 : 307).

Les images des lieux pratiqués et évoqués par l’artiste se voient ainsi produites et
alimentées par un travail de médiatisation désormais incontournable dans l’action
urbaine, publique comme privée, qui vient renforcer « la porosité des industries
culturelles » soulignée par Macé, et qui conduit à produire « des représentations où
l’hégémonie conservatrice est nécessairement travaillée par l’ambivalence, l’ambiguïté,
voire l’innovation transgressive » (2006 : 11).

Ceci est avant tout rendu possible par le double effet de l’exposition photographique
et des médias qui relaient les images.

La photographie, ou l’expérience entre médiation et médiatisation


Le double caractère multiforme et multiscalaire de cette expérience doit ici être
mentionné, tout comme l’outil principal utilisé par l’artiste : la photographie. De fait,
la photographie n’est pas seulement une création in situ ; elle sert aussi de média
pour diffuser des fragments de l’histoire de vie de femmes issues de ces quartiers
marginalisés. Ces histoires, recueillies au moyen d’entretiens filmés, accompagnent
les expositions mises en place à la suite de l’intervention sur les murs et façades de
la favela, notamment celles qui ont été organisées d’avril à juin 2009 dans le cadre de
l’année de la France au Brésil et en novembre de la même année au cours des Nuits
Blanches à Paris. Ces deux expositions comprenaient aussi un espace dans lequel a
été reconstruite une maison de bois parmi les plus précaires de la favela (figure 4),
servant à mettre en exergue, au risque d’en généraliser l’image, les conditions de vie

L’expérience « artiviste » dans une favela de Rio de Janeiro 487


de plusieurs familles 24. La force de cette initiative tient lieu du caractère singulier de
l’image – et ici ponctuellement du son –, fort d’une « très grande capacité à voyager »
et qui ne s’apparente pas à de simples objets, mais rendent possibles « les croisements
et la concurrence des médias » (Méchoulan, cité par Paquet, 2009 : 446-447).

Figure 4 Maison de bois de la favela Morro da Providência,


Pavillon de l’Arsenal, Paris, Nuits Blanches 2009

(photo Nicolas Bautès)

Forte d’une réelle « puissance singulière de présence, d’apparition et d’inscription,


déchirant l’ordinaire de l’expérience » (Rancière, 2004 : 31), la production photogra-
phique ne peut cependant être surestimée. C’est ce que souligne Jacques Rancière
lorsqu’il écrit que « l’image est déclarée inapte à critiquer la réalité, parce qu’elle suit
un même régime de visibilité que [la réalité qu’elle montre], qui exhibe alternative-
ment son apparence brillante et le revers de sa réalité sordide, qui composent un seul
et même spectacle » (2008 : 94). L’art et les formes de l’expérience esthétique « créent
un paysage inédit du visible, de formes nouvelles d’individualité et de connexions,
de rythmes différents d’appréhension du réel, échelles nouvelles. Elles ne le font pas
à la manière spécifique de l’activité politique qui créée […] des formes d’énonciation
collective » (Ibid. : 93).

L’artiste précise que son intérêt n’est pas la photo en elle-même, mais plutôt l’expé-
rience qui rend possible cette œuvre, « parce que l’action est bien plus intéressante
que la photo ». Les photographies de et dans la favela ne sont que la phase finale du

24 Tandis que cette habitation a été démontée et reconstruite à l’identique sur les lieux d’exposition (Rio :
Casa França-Brésil et Paris : Pavillon de l’Arsenal), une partie du financement de ces événements a
permis la construction d’un logement neuf destiné aux propriétaires, en lieu et place de leur habitation
précédente.

488 Cahiers de géographie du Québec Volume 54, numéro 153, décembre 2010
projet : « Ce qui constitue l’œuvre, c’est ce qui nous a permis de le faire, ce sont ces
femmes qui m’ont accepté » (JR, 2009c). En étant avant tout artistique, l’expérience
aide seulement à retransmettre des choses humaines :
Je ne suis pas le porte-parole de ces lieux, de tous ces gens, je tente de faire un pont entre
les médias et eux. Aussi, aussitôt l’intervention terminée, je disparais, et comme les médias
cherchent à interviewer l’artiste et que les seules personnes qu’ils peuvent interviewer
sont les personnes qui sont sur les photos, ils les rencontrent [...]. Maintenant, je suis à
Paris, je suis face à la responsabilité d’expliquer ce que je fais, mais aujourd’hui, il y a une
des femmes que nous avons fait venir, qui sera ici pendant l’exposition (Nuits Blanches,
2009, quais de l’Île Saint-Louis). […] parce qu’elle a plus de choses intéressantes à dire que
moi, parce que son histoire n’est pas construite selon les mêmes cadres de références de
vie, ni selon les mêmes cadres d’expérience. Pourquoi elle a fait ça ? Quel est son intérêt ?
Ceci est plus intéressant finalement que ma démarche, qui peut être résumée de manière
relativement simple (Ibid.).

L’ingéniosité et l’intelligence des situations, associées à une flexibilité dans les modes
d’intervention, permettent à ce type d’initiative de s’émanciper des cadres classiques
de l’action résistante. Dans l’ensemble du processus, l’artiste joue et se joue des mé-
dias, pour diffuser la cause des femmes et construire sa réputation artistique, rendant
aussi possible la valorisation économique de sa création.

La valorisation économique de l’expérience artiviste


Face à son succès, le projet 28mm – Women are heroes, dans lequel est inscrit l’inter-
vention dans le Morro da Providência, a largement bénéficié à son auteur et à certains
habitants des lieux d’intervention.

Les modes de valorisation sont nombreux, captant des financements publics et privés
français et brésiliens pour l’organisation d’expositions ou de publications, jusqu’à la
vente de photographies originales dans d’importantes galeries d’art (Sotheby’s à New
York, Steve Lazarides à Londres) et celle de produits dérivés (livres, t-shirts, affiches,
etc.) vendus sur Internet http ://www.jr-art.net/). Cette valorisation positionne l’artiste
dans le rôle d’entrepreneur qui met en œuvre une dynamique économique spécifique
associant consommation et culture, à partir de ce que Villaça désigne comme la
création d’une marque basée « sur le capital corporel périphérique ». Ce phénomène
informe, selon l’auteur, sur « les liens entre consommation et culture dans le contexte
d’un capitalisme actuel orienté vers la création de styles de vie et de niches définies
par des signifiants culturels qui associent une série de produits et d’activités à une
image cohérente » (Villaça, 2008 : 76-77). Ceci tend à identifier et à inscrire dans les
schèmes économiques les éléments composites d’une culture périphérique fondée
sur un fort pouvoir de résistance et de créativité artistique. Ce phénomène est, selon
Buarque de Hollanda (2004), une des grandes nouveautés du XXIe siècle.

Aussi, la double mise en exergue médiatique et économique des lieux par la création
artistique tend à s’effectuer non pas sur leur dimension physique ou sociale, mais au
niveau des éléments censés les représenter. Ceci insère l’espace dans un processus
de subjectivation auquel participent l’artiste et les médias, mais aussi les pouvoirs
publics, tous enclins à mettre l’accent sur les caractères singuliers, marginaux ou
minoritaires des lieux. Ce sont eux qui constituent les supports de la valorisation
médiatique de la diversité culturelle. Ce que montre Villaça dans le contexte africain
où s’exerce un véritable engouement des Français pour l’art et la mode du continent

L’expérience « artiviste » dans une favela de Rio de Janeiro 489


africain, celui-ci étant largement stimulé par les possibilités d’émancipation et de
réduction de la pauvreté que peut constituer une telle consommation (2008 : 80). Il
est ainsi possible d’observer combien les référents de la culture dite résistante, en
dépit de leur diversité, se retrouvent insérés dans les mêmes réseaux de diffusion.
L’exemple de JR est là encore éloquent : le site Internet Crakedz fait figurer, aux côtés
des photographies du projet 28 mm – Women and heroes et des autres œuvres de
l’artiste JR, les vêtements de la marque Africa is the Future, les disques et t-shirts du
groupe français Assassin ou encore ceux de La Caution dont les paroles se veulent des
« métaphores de l’urbanisme »25. L’éditeur Alternatives, qui a publié fin 2010 l’ouvrage
préalablement cité sur le thème de l’artivisme, est également mentionné dans le site
Internet de JR. Ceci identifie le changement de perspective que connaissent l’art et la
culture, à la fois insérés dans le système productif par l’économie culturelle (Scott,
2000), soumis à l’effet des médias, l’ensemble fondant des réseaux d’acteurs et un
nouveau système d’action, structurés autour d’efforts et de références assemblées
autour de la volonté d’émancipation, références de la culture résistante qu’elle sous-
tend. L’artiste JR se trouve au cœur des réseaux de la « médiaculture », néologisme
qui, selon Macé et Malabou (2008) entend mettre fin à la séparation des médias et de
la culture. En cela, il contribue à relayer ou à affirmer le processus qui, au Brésil ou
ailleurs, voit les mouvements de jeunes en général, et de jeunes Noirs des banlieues
et des favelas en particulier, mettre au jour une nouvelle subjectivité.
Leur dynamique de lutte se situe au carrefour de comportements de résistance et de
réseaux sociaux de production. […]. Ils transforment l’espace public en espace du travail
commun. […]. Ils convergent dans la construction d’un espace commun de résistance et
de production qui constitue de l’altérité aussi bien par rapport à l’État que par rapport
au marché, et déplacent la rhétorique consensuelle des droits de l’humain sur le terrain
éthique des modes d’existence d’hommes dotés de droits. Ils résistent donc au présent,
en créant (Negri et Cocco, 2007 : 64).

À l’exemple d’autres artivistes, la stratégie de JR est ainsi une conduite dans laquelle
l’artiste s’engage au travers d’une expérience qui, loin « d’être diluée dans le flux
continu d’une vie quotidienne faite d’interactions successives », est organisée par
des principes stables mais hétérogènes. C’est cette hétérogénéité elle-même qui
invite à parler d’expérience, l’expérience sociale étant définie par la combinaison de
plusieurs logiques d’action (Dubet, 1995 : 91). Celles-ci répondent à des besoins tout
aussi différents émanant d’un sujet à la fois artiste, citoyen et entrepreneur. En cela,
l’expérience artiviste est tout à la fois esthétique et politique. Bien qu’indéterminée,
elle contribue, dans des lieux surchargés de représentations, à donner « une place au
contexte politique et social » tout en faisant « une place inédite au spectateur qui le
rend artiste à son tour ». Cette capacité de tels artistes à potentialiser « des non-lieux,
des espaces interstitiels pour révéler des potentiels inexploités, inexplorés dans la
ville » (Blanc et Lolive, 2007 : 366), en remettant en cause leurs représentations et
en stimulant l’action d’autres sujets – des habitants de la favela et d’autres acteurs
investis dans des projets similaires – semble dès lors à éclaircir.

L’expérience artiviste en prise avec le politique


La force subversive de cette forme de valorisation des lieux et de leurs habitants par
la création artistique reste à discuter. En effet, les registres discursifs et les représenta-
tions qui accompagnent la création sont présentés comme une modalité spécifique de

25 Voir le site internet du groupe La Caution : http://lacaution.crakedz.com/?__store=cau_fr

490 Cahiers de géographie du Québec Volume 54, numéro 153, décembre 2010
lutte contre les images et les politiques dominantes, empruntant pour cela un discours
situé à l’articulation des domaines de l’art et du politique. Selon l’artiste, la logique
médiatique sert à réinterpréter et à diffuser la cause sociale et politique par un jeu sur
les images des lieux. Constituée à partir du contexte social et spatial, elle fait grande
place à la coproduction, sollicitant la participation des habitants de la favela à toutes
les étapes de cette intervention, de la mise en place in situ des photographies à la dif-
fusion de la démarche artistique et des images qu’elle produit à l’extérieur des lieux.

Une intervention participative ?


La dimension participative de cette intervention est mise en exergue par l’artiste lui-
même :
il y a tout un art participatif derrière, dans les pays dans lesquels vous êtes obligés
d’impliquer les personnes parce que nous ne sommes pas assez nombreux et que ce
sont de grands collages. Vous impliquez la communauté, et si elle ne voit pas son intérêt,
personne ne va t’aider, ils ne vont pas te laisser coller. Le plus fort de ce projet est qu’il
réunit les personnes. Il ne m’appartient pas, après, il leur appartient, à la fois dans les
pays – dans la favela, au Kenya,… – et ici, où il va se dégrader avec le temps. L’important
est que même quand elles disparaissent, les images restent dans les esprits, jamais plus
vous ne verrez ces lieux avec le même regard ! (JR, 2009c)

L’absence de scène séparant l’artiste et le public semble éclairer l’intention de l’artiste.


Pourtant, il convient de s’intéresser de plus près aux participants de l’expérience : les
femmes qui, photographiées, prennent part au discours accompagnant l’œuvre, mais
aussi les spectateurs, de Rio de Janeiro aux rues de Paris où une partie des clichés pris
dans le Morro da Providência a été exposée. Parmi les réactions du public parisien,
figure un certain étonnement. Un public « intrigué », qui se demande « comment on peut
laisser afficher des bandes de papier représentant des yeux sur les murs de la ville »,
ou qui doute du sens de ces œuvres qui se détériorent rapidement, qui « dégradent
les beaux quartiers de Paris », dont « chaque passant peut emporter un bout avec soi »
et qui suscitent « de nouveaux décors et de nouveaux regards » (Ibid.).

Pour les femmes photographiées dans leurs lieux de vie, les réactions invitent à ex-
plorer plus avant la capacité de ces œuvres, non à générer un changement, mais à
leur donner un souffle nouveau dans leur quotidien. Pour une partie des personnes
interrogées sur place, cette initiative est bénéfique « pour la communauté, pour nos
enfants, pour nous tous. » (Maria, entretien, septembre 2009). « On redécouvre notre
morro, on montre notre univers, c’est une porte ouverte […] Tous ceux qui pensaient
que cela n’existait pas, c’est ici, regardez ! C’est nous ! » (Roberto, entretien, septembre
2008). S’il ne s’agit pas d’une véritable transformation, l’initiative invite l’expression,
au travers de regards empreints « de la souffrance et de la joie qui en ressort, marquées
dans nos yeux qui expriment la lutte des femmes pauvres du Brésil, qui est la lutte de
toutes les femmes ». « J’ai besoin que cette photo soit ici, pour que tous les habitants
du monde, ou du pays, même ceux qui passent devant ma photo se demandent qui
je suis, ce que je fais dans la vie. […] Je crois que je pourrai faire tout ce qu’un hu-
main peut faire, je garde foi en la vie, j’ai espoir », exprime une femme photographiée
sur un train en Afrique du Sud, lors d’un entretien filmé avec l’artiste. L’art a pour
objectif de susciter, chez les personnes confrontées ou participant à cette expérience
artiviste, une prise de distance par rapport à leur quotidien. Celle-ci a pour but de

L’expérience « artiviste » dans une favela de Rio de Janeiro 491


faire émerger public et participants comme sujets : le public parce qu’il est heurté
dans ses habitudes, les participants parce qu’ils prennent conscience de la singularité
et de l’importance de leur existence.

Le caractère politique de l’expérience


Son inscription à l’articulation des domaines de l’art, du discours critique, résistant
ou militant, et de l’économie culturelle fait de l’expérience de JR le révélateur d’un
mouvement qui contribue à faire évoluer les catégories attendues de l’action urbaine.
Elle informe autant sur un nouveau type d’activisme urbain hybride que sur de nou-
veaux processus de médiation ou de compromis portés par des agents sociaux qui
produisent (Hamel et al., 2000a et 2000b). Si l’artiste ne revendique pas une intention
directement politique, il déclare néanmoins que son art implique non seulement lui-
même et son équipe, en ce qu’ils engagent une démarche de rencontre avec les lieux
et leurs habitants, mais aussi ces derniers, qui participent à l’initiative, la rendent
possible et, souvent, la défendent. Une femme interrogée précise que ce qui compte,
selon elle, dans ce type d’intervention extérieure est « que l’on parle de nous » (Maiza,
entretien, septembre 2008). C’est donc la médiatisation plutôt que le discours engagé
qui est ici souligné.

Ces éléments permettent de placer en évidence la complexité inhérente aux projets


artistiques mis en œuvre pour accentuer l’accent sur les oublis des politiques sociales
urbaines. Cet « art infiltré », comme il est défini par l’artiste, ne prétend pas changer le
monde, il s’attache à le préciser. Il ne prétend pas non plus contribuer à révéler un axe
possible pour que les sujets de la création puissent sortir des situations de précarité
dans lesquelles ils se trouvent. Son ambition affichée apparaît plus modeste : « Les
gens qui vivent avec le strict minimum, découvrent une chose absolument superflue.
Mais ils ne se contentent pas seulement de voir, ils participent. Des vieilles dames
deviennent des modèles d’un jour, des enfants se transforment en artistes pour une
semaine » (JR, 2009c). En tout cela, une telle initiative empêche tout jugement défi-
nitif à son égard.

La stimulation de l’intérêt des habitants de la favela positionne l’artiste dans le rôle de


levier de la mobilisation, contre le silence et l’invisibilité de catégories de personnes
et de lieux qui demeurent largement situés loin des priorités esthétiques et politiques
de la ville. Pourtant, cette action critique doit aussi être analysée à l’aune des logiques
sociales contemporaines dans lesquelles s’observe une transformation des modes de
la protestation politique, notamment traduite par une interpénétration entre des lo-
giques d’échelles et de natures différentes. Ceci renvoie à la possibilité nouvelle, dans
le contexte d’une « globalisation créative » étudiée par Cosgrove et de Lima Martins, de
« faire et refaire activement le genius loci historique dans des lieux déterminés au travers
d’une série d’interventions spatiales et d’événements performatifs qui peuvent être
observés comme […] postmodernes dans leur contenu et dans leur style » (Cosgrove
et Martins, cités par Minca, 2001 : xxiv). Ce constat doit cependant être modéré à la
lumière des réflexions du géographe Scott qui pointait, à la fin des années 1990, les
biais inhérents au mouvement de globalisation, notamment traduits par la puissance
rhétorique qui accompagne des actions capables de mobiliser des artefacts culturels,
de les médiatiser et de les transformer à des fins de consommation.

492 Cahiers de géographie du Québec Volume 54, numéro 153, décembre 2010
Ce type de réinterprétation du local bénéficie ainsi tantôt aux artistes eux-mêmes,
tantôt à ceux qui sont considérés comme les publics, d’un point de vue économique
comme sociopolitique (à l’intérieur et hors du lieu). Dans ce cas, il bénéficie en pre-
mier lieu à l’artiste. Cette réinterprétation n’est cependant pas sans effet local direct,
en ce que la vente de photographies et de produits dérivés a été, en l’occurrence,
partiellement réinvestie dans la création d’un centre culturel dans la favela. Ainsi,
après le départ de l’artiste, des plateformes nouvelles d’action sociale et culturelle
sont établies. Reste à savoir si, dans le temps, la dynamique ne tendra pas à s’étioler,
ce qui semble le cas deux ans après l’intervention. Comme avant, les acteurs sociaux
se trouvent face à des difficultés d’accès à des moyens humains et financiers pour
fonctionner, en dépit d’un équipement rendant possible la visibilité de l’action sociale
dans la favela. Quant à de possibles reconfigurations territoriales, entendues ici sous
la forme de sentiments d’appropriation vis-à-vis des lieux renouvelés, l’action, par son
caractère temporaire, semble avoir seulement permis de générer un enthousiasme
qui semblait largement affaibli, comme l’ont montré plusieurs visites dans la favela
dans les mois suivant l’intervention.
La protestation contre un monde désenchanté, les revendications d’authenticité, de
créativité […], la critique des inégalités et de la misère […] sont des thèmes qui seraient
intégrés par le capitalisme contemporain, offrant à leurs désirs d’autonomie et de créativité
authentique sa « flexibilité » nouvelle, son appel à l’initiative individuelle et à la « ville par
projet » (Rancière, 2008 : 40).

Le philosophe pose ici les termes d’un débat qu’il convient de poursuivre : celui qui,
observant la contribution grandissante des artistes à l’espace public, tente de clarifier
la portée de leurs expériences dans le permanent processus de construction démo-
cratique. Sans pour autant, à ce jour, dépasser l’ambiguïté de ce mode d’intervention,
par ailleurs clairement revendiquée par les artivistes eux-mêmes, l’art ne pouvant que
contribuer, au travers de la création et des lectures multiples auxquelles il invite, à
une réinterprétation du monde.

Dès lors, seule l’analyse des réseaux sociaux que les artivistes structurent et mobilisent,
de leurs conceptions de la résistance et du changement ainsi que de leur capacité à
s’insérer dans les sphères médiatiques et culturelles en modifiant les politiques de re-
présentations permet de rendre compte de la réalité multiple des expériences artivistes
et de leur possible portée politique. Reste que leur pouvoir d’action demeure dépen-
dant de la capacité des sujets à faire nombre, et à contribuer à remettre en cause les
fondements actuels de la démocratie en définissant un nouveau projet sociopolitique.

Conclusion
L’étude du travail artistique réalisé par JR dans le Morro da Providência à Rio
de Janeiro a permis de présenter et de positionner le caractère plurivoque de l’ex-
périence artiviste. Eu égard aux relations que l’artiste établit avec l’espace, celui-ci
devient le lieu d’une création aux dimensions esthétiques et aussi politiques.

L’artiste intervient avant tout au moyen d’une présence qui tend à rassembler, locale-
ment, ne fût-ce pour quelques jours, une partie des habitants de la favela. Cette pré-
sence est ainsi une rencontre humaine, dans un contexte où l’activité d’étrangers dans
la favela reste rare, en dépit de l’organisation de circuits touristiques dans certaines

L’expérience « artiviste » dans une favela de Rio de Janeiro 493


favelas de la ville. En effet, la valorisation touristique de ces espaces conduit souvent
à les réifier, et se traduit par des visites éphémères, contraintes par des voyagistes ou
par des organisations non gouvernementales disposant elles-mêmes de peu de marge
de négociation avec les pouvoirs criminels et policiers pour libérer l’accès à l’espace
public. La distance qui existe entre l’artiste et les participants apparaît ainsi moins
grande dans le quotidien de l’expérience que dans l’œuvre qui en résulte, aspect qui
interpelle et stimule à la fois l’intérêt du public pour cette création et pour les débats
qui l’animent. La production photographique contribue dès lors à élever les partici-
pants à la production – lieux et hommes – au rang de sujets.

Mais ces sujets spatiaux et sociaux n’apparaissent pas égaux devant l’œuvre. Il convient
en effet de noter que la nécessité de rendre cette œuvre visible conduit l’artiste à
effectuer une sélection à la fois sociale et spatiale. En effet, si de nombreuses photos
d’enfants ont été exposées sur les murs de la favela tout au long de la mise en œuvre
du travail photographique, le projet artistique et ses diverses valorisations (ouvrage,
expositions, film) intéressent spécialement les femmes. Non que cela ne se justifie pas
au regard de la position qu’elles occupent dans une société très largement dominée
par les hommes. Les souffrances de la pauvreté et du manque d’accès aux soins et
à l’éducation, les dangers du trafic de drogue ou de la violence policière, autant de
sujets abordés dans l’expérience artiviste de JR, touchent pourtant l’ensemble de la
population favelada.

En vue d’attirer l’attention des habitants et de se montrer dans des lieux fortement
contestés par des pouvoirs criminels et policiers, l’exposition occupe les parties
les plus visibles du Morro da Providência. Ce choix relève d’une sélection de lieux
d’intervention visibles de l’extérieur, des autres habitants de la ville et des médias,
l’intervention devenant ainsi un événement tant artistique que social et critique.

Dès lors, bien que les postures, les modes d’action et les ambitions diffèrent, les lo-
giques de cette intervention ne diffèrent pas des projets de réhabilitation portés par les
pouvoirs publics qui, du programme Favela-Bairro au projet Cimento Social, s’exercent
dans les lieux les plus visibles et s’engagent dans le champ de l’économie culturelle
urbaine. De fait, ni les projets urbanistiques de la municipalité ni l’intervention artis-
tique voulue contestataire n’agissent en direction des lieux les plus isolés et les plus
pauvres, à l’exemple du quartier de la Pedra Lisa qui, plus encore que l’ensemble de
la colline de la Providência, demeure un lieu oublié des politiques publiques et des
interventions sociales. Reste que c’est l’ensemble de l’espace de la favela qui figure,
dans les deux cas, au cœur du processus de création. Les lieux de la création sont à la
fois les supports matériels qui rendent celle-ci possible, la favela dans son ensemble
devenant la ressource spatiale à partir de laquelle des images et des imaginaires col-
lectifs sont nourris, la pauvreté et l’injustice jouant ici un rôle majeur dans l’intérêt
que le monde porte à cet art critique.

Par la mobilisation et l’activation de réseaux institutionnels, économiques et artistiques


d’échelles multiples, et par une insertion éphémère ou temporaire dans les logiques
sociales et politiques qui structurent l’espace de la favela, cet artiste contribue à
révéler des réalités sociales parfois cachées, souvent instrumentalisées. Mais cette
capacité d’inscrire l’événement artistique au cœur d’une favela centrale dans l’espace
urbain de Rio l’amène aussi à valoriser économiquement sa production au moyen de
la vente d’œuvres photographiques sur papier dont la valeur esthétique compte au

494 Cahiers de géographie du Québec Volume 54, numéro 153, décembre 2010
moins autant que les scènes et les individus qui en constituent le décor. Dès lors, le
sujet artiste émarge sur d’autres registres qui viennent renforcer son rôle : du culturel
à l’économique, de l’esthétique au politique.

Cela témoigne d’une modalité d’intervention dans l’espace urbain qui offre de
nombreuses perspectives d’analyse : par son occupation du terrain et par son in-
vestissement, mais aussi par le fait qu’elle soumet et confronte. Par une action non
programmée, depuis les images à la fois romantiques et polémiques jusqu’aux regards
extérieurs, l’intervention revêt une dimension politique qui vient nourrir l’étude des
mouvements sociaux urbains contemporains tournés vers « la résistance, l’affirmation
de la liberté intransitive des hommes » (Revel et Negri, 2008 : 7). Peut-être même révèle
t-elle des manières de faire valoir « sa puissance d’invention subjective, sa multiplicité
singulière, sa capacité à produire, à partir des différences, du commun » (Ibid.).

Pour explorer plus loin les effets possibles de ces actions, il s’agirait de se demander
ce qui différencie l’initiative de JR – exogène – par rapport à celles d’autres types
d’artivisme – endogènes ceux-ci – conduites par des artistes issus de la favela ou
par d’autres Brésiliens comme Deise Tigrona, MV Bill ou des auteurs de la marque
Daspu. En dépit de créations artistiques et de relais institutionnels et économiques
différents, il semble possible d’observer chez ces artivistes des références et des vo-
lontés d’identification à une même culture résistante ou périphérique. Il n’en reste
pas moins vrai que l’écho de ces initiatives dans la société, à la fois aux échelles locale
et globale, reste dépendant de l’origine de leurs instigateurs. Ainsi, proche et lointain
ne peuvent pas être confondus dans ces interventions, à la fois parce que la proximité
géographique facilite les sentiments d’appropriation et les modes de diffusion de ces
expressions, et parce que les codes esthétiques et sociaux des cultures périphériques
sont nombreux et n’ont pas le même pouvoir signifiant partout. Ceci nous conduit
à douter de l’existence d’unité de sens et de destins au sein d’une prétendue culture
populaire globalisée.
Les formes artistiques de l’activisme et, avec elles, les modalités selon lesquelles elles
se mêlent à la médiaculture et à l’industrie culturelle ouvrent ainsi un large champ
d’étude à une géographie soucieuse d’analyser des formes renouvelées de mouvement
social, à l’aune des liens intimes qu’elles établissent avec les lieux, supports et miroirs
de subjectivités multiples.

L’expérience « artiviste » dans une favela de Rio de Janeiro 495


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498 Cahiers de géographie du Québec Volume 54, numéro 153, décembre 2010

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