Paulo Coelho - Sur Le Bord de La Riviere Piedra PDF
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Sur le bord de la
rivière Piedra je me
suis assise et j’ai
pleuré
TRADUIT DU PORTUGAIS (BRÉSIL) PAR JEAN
ORECCHIONI
ÉDITIONS ANNE CARRIÈRE
Paru dans Le Livre de Poche :
L’Alchimiste
La Cinquième Montagne
Manuel du guerrier de la lumière
Le Pèlerin de Compostelle
Veronika décide de mourir
Pour I. C. et S. B., dont la
communion dans l’amour m’a permis
de voir la face féminine de Dieu ;
Monica Antunes, compagne de la
première heure, qui embrase le monde
avec son amour et son enthousiasme ;
Paulo Rocco, pour la joie des
batailles que nous avons menées
ensemble et la dignité des combats que
nous avons livrés entre nous ;
Matthew Lore, pour n’avoir pas
oublié une ligne pleine de sagesse du I
Ching : « La persévérance est
favorable. »
Et la Sagesse a été justifiée
par tous ses enfants.
Luc, VII, 35
NOTE DE L’AUTEUR
J’ai répondu :
« Merci de m’inviter. Mais je n’ai pas
d’argent pour l’hôtel, et il faut que je
rentre, pour mes études.
— J’ai un peu d’argent. Tu peux venir
dans ma chambre. On en prendra une à
deux lits. »
J’ai remarqué qu’il commençait à
transpirer, en dépit du froid qu’il faisait.
Mon cœur s’est mis à m’envoyer des
signaux d’alarme que je n’arrivais pas à
décoder. La sensation d’allégresse que
j’éprouvais un instant plus tôt a fait
place à une immense confusion.
Il a brusquement arrêté la voiture et
m’a regardée droit dans les yeux.
Personne ne peut mentir, personne ne
peut rien cacher, quand on le regarde
droit dans les yeux. Et toute femme dotée
d’un minimum de sensibilité sait lire
dans les yeux d’un homme amoureux. Si
absurde que la chose paraisse, si
inattendue que soit la manifestation de
cet amour dans l’espace et dans le
temps. Il me revint aussitôt en mémoire
ce qu’avait dit cette jeune femme rousse,
près de la fontaine.
C’était impossible. Mais c’était vrai.
a develarte el corazón[2]
dit la chanson.
« J’aimerais ne pas maîtriser mon
cœur », me dis-je. Si j’arrivais à
m’abandonner, ne serait-ce que le
temps d’un week-end, cette pluie qui
tombe sur mon visage aurait un autre
goût. S’il était facile d’aimer, nous
serions dans les bras l’un de l’autre et
les paroles de la chanson
raconteraient une histoire qui est
notre histoire. Si je n’étais obligée de
retourner à Saragosse, je souhaiterais
que l’effet de la boisson ne se dissipât
jamais, et je serais libre de
l’embrasser, de le caresser, de dire et
d’écouter ces mots que les amoureux
se murmurent.
Mais non. Je ne peux pas.
Je ne veux pas.
Salgamos a volar, querida mia, dit la
chanson. Oui, nous allons partir et
prendre notre envol. A mes
conditions.
Il ne sait pas encore que j’accepte son
invitation. Pourquoi courir ce risque ?
Parce que, en ce moment, je suis
soûle, et lasse de mes journées toutes
semblables.
Mais cette lassitude va passer. Et je
vais vouloir retourner aussitôt à
Saragosse, la ville que j’ai choisie pour
y vivre. Mes études m’y attendent, un
concours de l’administration publique
aussi. Un mari également, qu’il faut
que je trouve, et ce ne sera pas
difficile. Une existence paisible m’y
attend, avec des enfants et des petits-
enfants, un budget équilibré et des
congés annuels. Je ne sais pas ce que
sont ses craintes à lui, mais je sais ce
que sont les miennes. Je n’ai nul
besoin de nouvelles, celles que j’ai
déjà me suffisent.
Je ne pourrais – en aucun cas –
tomber amoureuse d’un homme
comme lui. Je le connais trop bien,
nous avons vécu trop longtemps l’un
près de l’autre, je n’ignore rien de ses
faiblesses et de ses peurs. Je n’arrive
pas à l’admirer comme le font les
autres.
Je sais que l’amour est comme les
barrages : si vous laissez une fissure
par où puisse s’infiltrer un filet d’eau,
peu à peu celui-ci ronge les murs, et il
arrive un moment où personne ne
peut plus contrôler la force du
courant. Si les murs s’effondrent,
l’amour s’empare en maître de tout ;
il n’y a plus à se demander ce qui est
possible et ce qui ne l’est pas, si l’on
peut ou non garder à son côté l’être
aimé… Aimer, c’est perdre le contrôle.
Non, je ne peux pas laisser le mur se
fissurer. Si peu que ce soit.
« Une minute ! »
Il a aussitôt cessé de chanter. Des pas
rapides résonnaient sur le sol mouillé.
« Allons ! a-t-il dit, en prenant mon
bras.
— Attendez ! a crié un homme. Il faut
que je vous parle ! »
Il marchait de plus en plus vite.
« Ce n’est pas pour nous. Allons à
l’hôtel. »
Mais c’était bien pour nous : il n’y
avait personne d’autre dans cette rue.
Mon cœur s’est emballé, et l’effet de
la boisson s’est immédiatement
dissipé. Je me suis dit que nous étions
à Bilbao, c’est-à-dire, au Pays basque,
et que les attentats terroristes y
étaient fréquents. Les pas se sont
rapprochés.
« Allons ! » a-t-il répété, en pressant
encore le pas.
Mais c’était trop tard. La silhouette
d’un homme, mouillé de la tête aux
pieds, nous a barré la route.
« Arrêtez, je vous en prie ! Pour
l’amour de Dieu. »
J’étais terrifiée, je cherchais des yeux
par où m’enfuir, une voiture de police
qui eût pu surgir par miracle.
Instinctivement j’ai pris son bras, mais
il a écarté mes mains.
« S’il vous plaît ! J’ai appris que vous
étiez ici. J’ai besoin de votre aide. Il
s’agit de mon fils. »
Et l’homme s’est mis à pleurer. Il s’est
agenouillé.
« S’il vous plaît ! S’il vous plaît ! »
Il a pris une longue inspiration, a
baissé la tête et fermé les yeux.
Pendant quelques instants il est resté
silencieux, et nous pouvions entendre
le bruit de la pluie mêlé aux sanglots.
« Va à l’hôtel, Pilar. Et dors. Je ne
rentrerai sans doute qu’au petit
matin. »
Lundi 6 décembre 1993
L’amour est plein de chausse-trapes.
Quand il veut se manifester, il montre
tout juste sa lumière, et ne nous permet
pas de voir les ombres que cette lumière
engendre.
« Regarde la terre qui nous entoure,
m’a-t-il dit. Couchons-nous sur le sol
pour sentir battre le cœur de la planète.
— Tout à l’heure. Je ne veux pas salir
la seule veste que j’aie ici avec moi. »
Nous nous sommes promenés dans des
collines plantées d’oliviers. Après la
pluie de la veille à Bilbao, le soleil me
donnait l’impression de vivre dans un
rêve. Je n’avais pas de lunettes noires,
je n’avais rien emporté, puisque je
devais retourner à Saragosse le jour
même. J’avais dû dormir avec une
chemise qu’il m’avait prêtée ; et j’avais
acheté un tee-shirt non loin de l’hôtel
pour pouvoir au moins laver celui que je
portais.
« Tu dois en avoir marre de me voir
toujours avec les mêmes vêtements », ai-
je lancé en plaisantant, pour voir si une
phrase banale me ferait revenir à la
réalité.
« Je suis heureux que tu sois là. »
Il n’a pas recommencé à parler
d’amour depuis qu’il m’a donné la
médaille, mais il est de bonne humeur, et
on dirait qu’il a de nouveau dix-huit ans.
Il marche à côté de moi, baigné lui aussi
par cette clarté du matin.
En montrant les Pyrénées à l’horizon,
je demande :
« Que dois-tu aller faire là-bas ?
— De l’autre côté de ces montagnes,
il y a la France.
— Je connais ma géographie. Je veux
seulement savoir pourquoi il faut que
nous y allions. »
Il est resté un moment sans parler, se
contentant de sourire.
« Pour que tu voies une maison. Elle
t’intéressera peut-être.
— Si jamais tu projettes de jouer à
l’agent immobilier, renonces-y tout de
suite. Je n’ai pas d’argent. »
Pour moi, me rendre dans un village
de Navarre ou aller jusqu’en France,
c’était pareil. Ce que je ne voulais pas,
c’était passer les fêtes à Saragosse.
« Tu vois ? disait mon esprit à mon
cœur. Tu es contente d’avoir accepté
l’invitation. Tu as changé, et tu ne t’en
rends pas compte. »
Mais non, je n’ai pas changé du tout.
Simplement, je suis un peu plus
détendue.
« Regarde ces cailloux, par terre. »
Ils sont tout ronds, sans arêtes. On
dirait des galets. Pourtant, il n’y a
jamais eu la mer ici, dans ces
campagnes de Navarre.
« Ce sont les pieds des agriculteurs,
les pieds des pèlerins, les pieds des
aventuriers qui ont façonné ces pierres.
Elles ont changé, et les voyageurs de
même.
— Tout ce que tu sais, ce sont les
voyages qui te l’ont appris ?
— Non. Ce sont les miracles de la
Révélation. »
Je n’ai pas compris, et je n’ai pas non
plus cherché à approfondir le sens de
ses paroles. J’étais tout imprégnée de la
lumière du soleil, de ce paysage de
campagne et de montagnes à l’horizon.
« Où allons-nous maintenant ? ai-je
demandé.
— Nulle part. Nous profitons de la
matinée, du soleil. Nous avons ensuite
un long trajet à faire en voiture. »
Il hésite un moment, et demande :
« Tu as gardé la médaille ? »
J’acquiesce et me mets à marcher plus
vite. Je ne veux pas qu’il revienne sur ce
sujet, au risque de gâter la liberté et le
plaisir de cette matinée.
Un village apparaît. A la façon des
villes du Moyen Age, il se trouve au
sommet d’un coteau et je peux
apercevoir – dans le lointain – le
clocher de l’église et les ruines d’un
château. Je propose :
« Allons jusque-là. »
Il hésite, mais finit par accepter. Sur
le chemin se trouve une chapelle, et j’ai
envie de la visiter. Je ne sais plus prier,
mais le silence des églises me rassure
toujours.
« Ne va pas te sentir coupable, me
dis-je à moi-même. S’il est amoureux,
c’est son problème. »
Il m’a questionnée sur la médaille. Je
sais bien : il espérait que je reprendrais
notre conversation du café. En même
temps, il a peur d’entendre ce qu’il n’a
pas envie d’entendre, c’est pourquoi il
ne va pas plus loin et ne revient pas sur
le sujet.
Il se peut qu’il m’aime vraiment. Mais
nous allons réussir à transformer cet
amour en quelque chose de différent, de
plus profond.
« Ridicule, me dis-je. Il n’est rien de
plus profond que l’amour. Dans les
contes pour enfants, les princesses
donnent un baiser aux crapauds et ceux-
ci se transforment en princes charmants.
Dans la vie réelle, les princesses
embrassent les princes et ceux-ci se
transforment en crapauds. »
Au bout d’une petite demi-heure de
trajet, nous arrivons à la chapelle. Un
vieil homme est assis sur les marches.
C’est la première personne que nous
voyons depuis que nous nous sommes
mis en route, car nous sommes à la fin
de l’automne et les champs sont de
nouveau confiés aux soins du Seigneur,
qui fertilise la terre de Sa bénédiction et
permet que l’homme en tire sa
subsistance à la sueur de son front.
« Bonjour, dit-il au vieillard.
— Bonjour.
— Comment s’appelle ce village ?
— San Martin de Unx.
— Unx ? dis-je. On dirait un nom de
gnome ! »
Le vieux ne comprend pas la
plaisanterie. Plutôt embarrassée, je
m’avance jusqu’à la porte de la
chapelle.
« Vous ne pouvez pas entrer, dit le
vieux. On ferme à midi. Si vous voulez,
vous pouvez revenir à quatre heures. »
La porte est ouverte. Je distingue mal
l’intérieur, à cause de la pénombre.
« Rien qu’une minute. Je voudrais dire
une prière.
— Je regrette beaucoup, mais c’est
fermé. »
Il m’entend discuter avec le
bonhomme. Il ne dit rien.
« Bon, d’accord, on s’en va, dis-je.
Pas la peine de continuer à discuter. »
Il garde les yeux fixés sur moi, mais
son regard est vide, lointain.
« Tu ne voulais pas voir la
chapelle ? » demande-t-il.
Je sais qu’il n’a pas aimé mon
attitude. Il a dû me trouver veule, lâche,
incapable de me battre pour ce que je
désire. Pas besoin d’un baiser : la
princesse se transforme en crapaud.
« Souviens-toi d’hier, dis-je. Tu as
mis fin à la conversation, au bar, parce
que tu n’avais pas envie de discuter. Et
maintenant, quand j’en fais autant, tu
m’en veux. »
Le vieux nous regarde, impassible. Il
doit être content parce qu’il se passe
quelque chose, là sous ses yeux, dans un
endroit où les matins, les après-midi, les
soirs sont tous identiques.
« La porte de l’église est ouverte, dit-
il, s’adressant au vieux. Si vous voulez
de l’argent, on peut vous en donner un
peu. Mais elle veut voir cette église.
— Ce n’est plus l’heure.
— Tant pis, on entre quand même. »
Il me prend par le bras et entre avec
moi.
Mon cœur bat plus vite. Le vieux
bonhomme pourrait se fâcher, appeler la
police, gâcher notre promenade.
« Pourquoi fais-tu cela ?
— Parce que tu as envie d’aller voir
cette chapelle. »
Mais cette discussion, et mon attitude,
ont rompu le charme d’une matinée quasi
parfaite.
Mon oreille est attentive aux bruits du
dehors. A tout instant j’imagine le vieux
qui s’éloigne, l’arrivée de la police
municipale. Effraction d’église. Des
voleurs. Nous faisons quelque chose
d’interdit, nous violons la loi. Le vieux a
dit que c’était fermé, que l’heure des
visites était passée. C’est un pauvre
vieillard, incapable de nous empêcher
d’entrer, et la police sera d’autant plus
sévère, parce que nous lui avons manqué
de respect.
Je reste à l’intérieur juste le temps
nécessaire pour montrer que je me sens
parfaitement à l’aise. Mon cœur bat si
fort que j’ai peur qu’il ne l’entende.
« On peut y aller, dis-je, au bout de ce
que je me figure être la durée d’un "Je
vous salue Marie".
— N’aie pas peur, Pilar. Tu n’es pas
là pour faire de la figuration. »
Je ne voulais pas que mon problème
avec le vieux se transforme en problème
avec lui. Il fallait rester calme.
« Je ne vois pas ce que tu veux dire.
— Certaines personnes sont
brouillées avec quelqu’un, brouillées
avec elles-mêmes, brouillées avec la
vie. Alors, elles se jouent une pièce de
théâtre et en écrivent le canevas d’après
leurs frustrations.
— Je connais beaucoup de gens
comme ça. Je sais de quoi tu parles.
— Mais le malheur est que ces gens-
là ne peuvent pas jouer la pièce tout
seuls, poursuit-il. Ils se mettent donc à
convoquer d’autres acteurs.
« C’est exactement ce qu’a fait ce
type, là-dehors. Il voulait prendre sa
revanche, et il nous a choisis pour cela.
Si nous avions plié devant son
interdiction, maintenant nous le
regretterions, nous aurions le sentiment
d’avoir été roulés. Nous aurions accepté
de faire partie de son existence
mesquine et de ses frustrations.
« L’agressivité de cet homme était
évidente, il nous a donc été facile de ne
pas entrer dans son jeu. Mais d’autres,
parfois, nous demandent d’être figurants
lorsqu’ils se comportent en victimes et
se plaignent des injustices de la vie. Ils
exigent que nous les approuvions, que
nous prenions parti. »
Il me regarde droit dans les yeux.
« Attention ! Quand on entre dans ce
jeu, on en sort toujours perdant. »
Il avait raison. Malgré tout, je ne me
sentais pas très à l’aise à l’intérieur de
cette chapelle.
« J’ai prié. J’ai fait ce que je voulais
faire. Nous pouvons partir, maintenant. »
Nous sortons. Le contraste entre la
pénombre et la lumière crue du soleil
m’aveugle pendant quelques instants.
Dès que mes yeux se sont habitués, je
remarque que le vieil homme a disparu.
« Allons déjeuner », dit-il, en se
dirigeant vers la ville.
Au cours du déjeuner, je bois deux
verres de vin. Je n’ai jamais tant bu de
ma vie. Je suis en train de devenir
alcoolique.
« Quelle exagération ! »
Il bavarde avec le garçon. Il apprend
ainsi qu’il y a dans les environs
plusieurs ruines romaines. J’essaie de
suivre la conversation, mais ne
parviens pas à cacher ma mauvaise
humeur. La princesse s’est
transformée en crapaud. Quelle
importance ? A qui ai-je besoin de
prouver quoi que ce soit, si je ne suis
en quête de rien – ni homme ni
amour ?
« Je le savais, me dis-je. Je savais que
j’allais déséquilibrer mon univers.
Mon cerveau m’a prévenue, mais mon
cœur n’a pas voulu suivre le conseil. »
Il m’a fallu payer le prix fort, pour
obtenir le peu que j’ai, laisser de côté
tant de choses que je désirais, me
détourner de tant de chemins qui
s’ouvraient devant moi. J’ai sacrifié
mes rêves au nom d’un rêve plus
élevé : la paix de l’esprit. Je ne veux
pas renoncer à cette paix.
« Tu es bien tendue, dit-il,
interrompant sa conversation avec le
garçon.
— Oui, c’est vrai. Je crois que ce vieux
bonhomme est allé chercher la police.
Je crois que cette ville est toute
petite, et qu’ils savent où nous nous
trouvons. Je crois que ton insistance à
vouloir déjeuner ici peut mettre un
point final à nos vacances. »
Il n’arrête pas de faire tourner entre
ses doigts son verre d’eau minérale. Il
doit bien savoir que ce n’est pas la
vraie raison ; en réalité j’ai honte.
Pourquoi faisons-nous cela de nos
existences ? Pourquoi voyons-nous le
grain de poussière que nous avons
dans l’œil et non les montagnes, les
champs et les oliviers ?
« Ecoute, dit-il, il ne va rien arriver de
semblable. Le vieux est déjà rentré
chez lui et ne se souvient même pas
de l’incident. Fais-moi confiance. »
Je pense : « Ce n’est pas pour ça que
je suis tendue, espèce d’idiot ! »
« Ecoute davantage ton cœur, dit-il
encore.
— Justement, je l’écoute. Et je préfère
partir. Je ne me sens pas bien, ici.
— Arrête de boire. Cela ne sert à
rien. » Jusque-là, je suis parvenue à
me maîtriser.
Maintenant, il vaut mieux que je dise
tout ce que j’ai sur le cœur :
« Tu t’imagines que tu sais tout. Tu
viens nous parler d’instants magiques,
d’enfance oubliée qui survit en
chacun de nous… Je ne vois pas ce
que tu fais auprès de moi. »
Il rit.
« Je t’admire. Et j’admire le combat
que tu livres contre ton cœur.
— Quel combat ?
— Rien. »
Mais je sais bien ce qu’il veut dire.
« Ne te fais pas d’illusions. Si tu le
souhaites, nous pouvons en parler. Tu
te trompes au sujet de mes
sentiments. »
Il cesse de faire tourner son verre et
me regarde en face :
« Non. Je sais que tu ne m’aimes
pas. »
Du coup, me voici encore plus
désorientée.
« Mais je vais me battre, continue-t-il.
Il y a des choses dans la vie pour
lesquelles il vaut la peine de se battre
jusqu’à la fin. »
Je ne trouve rien à répondre.
« Et toi, tu en vaux la peine. »
Je détourne les yeux, j’essaie de faire
semblant de m’intéresser à la
décoration du restaurant. Je me
sentais crapaud, et je redeviens
princesse. Je pense : « Je veux croire à
ce qu’il dit », tout en regardant un
tableau représentant des bateaux et
des pêcheurs. « Cela n’y changera
rien, mais du moins je ne me sentirai
pas si fragile, si lamentable. »
« Pardonne-moi mon agressivité »,
dis-je.
Il sourit ; appelle le garçon, paie
l’addition.
Si je t’oublie, Jérusalem,
Que ma droite se dessèche !
Que ma langue s’attache à mon
palais,
Je perds ton souvenir,
Si je ne mets Jérusalem
Au plus haut de ma joie.