Paulo Coelho - Sur Le Bord de La Riviere Piedra PDF

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Une histoire d'amour renferme tous les

secrets du monde. Pilar et son


compagnon se sont connus dans
l'enfance. Eloignés au cours de leur
adolescence, voici qu'ils se retrouvent
onze ans plus tard. Elle, une femme a qui
la vie a appris à être forte et à ne pas se
laisser déborder par les sentiments. Lui,
un homme qui possède le don de guérir
les autres et cherche dans la religion une
solution à ses conflits intérieurs.
Tous deux sont unis par le désir de
changer et de poursuivre leurs rêves.
Pour y parvenir, il leur faudra surmonter
bien des obstacles : la peur de se
donner, le sentiment de la faute, les
préjugés. Pilar et son compagnon
décident alors de se rendre dans un petit
village des Pyrénées, pour découvrir
leur propre vérité.

S'il relate avec poésie, et des


dialogues très modernes, une rencontre
amoureuse, Paulo Coelho nous plonge
aussi dans les mystères de la divinité.
Car rappelle-t-il, "l'expérience
spirituelle est avant tout une expérience
pratique d'amour".
SUR LE BORD DE LA RIVIÈRE PIEDRA JE
ME SUIS ASSISE ET J’AI PLEURÉ

Paulo Coelho est né à Rio de Janeiro, au


Brésil, en août 1947. Il commence des études
de droit mais abandonne en 1970 pour
parcourir le monde. De retour au Brésil, il
devient compositeur de musiques populaires,
notamment pour le célèbre chanteur Raul
Seixas. Paulo Coelho a aussi été journaliste
spécialisé dans la musique brésilienne ; il a
travaillé chez Polygram et CBS jusqu’en 1980,
date à laquelle il décide de reprendre ses
voyages. Son premier livre Le Pèlerin de
Compostelle, publié au Brésil en 1987, raconte
l’expérience de sa longue marche de 830
kilomètres sur la fameuse Route de Santiago,
ancien itinéraire emprunté par les pèlerins sur
le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle.
L’Alchimiste paraît en 1994 en France et
devient, petit à petit, l’une des meilleures
ventes de tous les temps. Publié dans 100 pays
et en 56 langues, l’ensemble des livres de
Paulo Coelho s’est vendu à plus de 37 millions
d’exemplaires dans le monde. Il a reçu de
nombreux prix littéraires dont le Grand Prix
des lectrices de Elle 1995 ou le « Grinzane
Cavour » 1996.
Sur le bord de la rivière Piedra, je me suis
assise et j’ai pleuré a été publié en France en
1995, Le Pèlerin de Compostelle en 1996, La
Cinquième Montagne, Le Manuel du
Guerrier de la Lumière en 1998, Veronika
décide de mourir et son dernier livre, Le
Démon et mademoiselle Prym, en 2000.
Titre original :
NA MARGEM DO RIO PIEDRA EU SENTEI E
CHOREI
© Paulo Coelho, 1994.
© Éditions Anne Carrière, Paris, 1995, pour la
traduction française.
PAULO COELHO

Sur le bord de la
rivière Piedra je me
suis assise et j’ai
pleuré
TRADUIT DU PORTUGAIS (BRÉSIL) PAR JEAN
ORECCHIONI
ÉDITIONS ANNE CARRIÈRE
Paru dans Le Livre de Poche :

L’Alchimiste
La Cinquième Montagne
Manuel du guerrier de la lumière
Le Pèlerin de Compostelle
Veronika décide de mourir
Pour I. C. et S. B., dont la
communion dans l’amour m’a permis
de voir la face féminine de Dieu ;
Monica Antunes, compagne de la
première heure, qui embrase le monde
avec son amour et son enthousiasme ;
Paulo Rocco, pour la joie des
batailles que nous avons menées
ensemble et la dignité des combats que
nous avons livrés entre nous ;
Matthew Lore, pour n’avoir pas
oublié une ligne pleine de sagesse du I
Ching : « La persévérance est
favorable. »
Et la Sagesse a été justifiée
par tous ses enfants.
Luc, VII, 35
NOTE DE L’AUTEUR

Un missionnaire espagnol qui visitait


une île rencontra trois prêtres aztèques.
« De quelle façon priez-vous ?
demanda-t-il.
— Nous ne connaissons qu’une seule
prière, répondit l’un des Aztèques. Nous
disons : "Dieu, Tu es trois, nous sommes
trois. Aie pitié de nous. "
— Belle oraison, dit le missionnaire.
Mais ce n’est pas exactement la prière
que Dieu entend. Je vais vous en
apprendre une bien meilleure. »
Le religieux leur enseigna une prière
catholique et poursuivit sa route
d’évangélisation. Des années plus tard, à
bord du navire qui le ramenait en
Espagne, il dut repasser par cette même
île. Du tillac, il vit les trois prêtres sur
le rivage et leur fit signe.
C’est alors que les trois hommes
s’avancèrent dans sa direction en
marchant sur l’eau.
« Père ! Père ! appela l’un d’eux en
s’approchant du navire. Apprenez-nous
de nouveau cette prière que Dieu
entend ; nous n’avons pas réussi à nous
la rappeler.
— Qu’importe », dit le missionnaire,
voyant le miracle. Et il demanda pardon
à Dieu pour n’avoir pas compris plus tôt
qu’il parlait toutes les langues.

Cette histoire illustre bien ce que


j’essaie de raconter dans ce livre. Nous
remarquons rarement que nous vivons au
milieu de l’extraordinaire. Les miracles
se produisent tout autour de nous, les
signes de Dieu nous montrent le chemin,
les anges essaient de se faire entendre –
mais, comme nous avons appris qu’il
existe des formules et des règles pour
arriver jusqu’à Dieu, nous n’y accordons
aucune attention. Nous ne comprenons
pas qu’il est là où on Le laisse entrer.
Les pratiques religieuses
traditionnelles ont leur importance :
elles nous font partager avec les autres
l’expérience communautaire de
l’adoration et de l’oraison. Mais nous ne
devons jamais oublier que l’expérience
spirituelle est avant tout une expérience
pratique d’amour. Et, dans l’amour, il
n’existe pas de règles. Nous pouvons
bien essayer de suivre des manuels, de
contrôler notre cœur, d’avoir une
stratégie de comportement, tout cela ne
sert à rien. C’est le cœur qui décide, et
ce qu’il décide fait loi.
Nous avons tous eu l’occasion de nous
en rendre compte par nous-mêmes. A un
moment ou à un autre, il nous est arrivé
de dire en pleurant : « Je souffre pour un
amour qui n’en vaut pas la peine. » Nous
souffrons parce que nous croyons donner
plus que nous ne recevons. Nous
souffrons parce que notre amour n’est
pas reconnu. Nous souffrons parce que
nous n’arrivons pas à imposer nos
règles. Mais nous souffrons sans raison,
car dans l’amour est le germe de notre
développement. Plus nous aimons, plus
nous sommes proches de l’expérience
spirituelle. Les vrais illuminés, ceux
dont l’âme était embrasée par l’amour,
triomphaient de tous les préjugés de
l’époque. Ils chantaient, riaient, priaient
à haute voix, dansaient, partageaient ce
que saint Paul a nommé la « sainte
folie ». Ils étaient joyeux, parce que
celui qui aime a vaincu le monde, sans
crainte de perdre quoi que ce soit. Le
véritable amour est un acte de don total.
La rivière Piedra… est un livre sur
l’importance de ce don. Pilar et son
compagnon sont des personnages fictifs,
mais ils symbolisent les nombreux
conflits qui sont notre lot dans la
recherche de l’Autre Partie. Tôt ou tard,
nous devons vaincre nos peurs – puisque
le chemin spirituel se fait au travers de
l’expérience quotidienne de l’amour.
Le moine Thomas Merton disait : « La
vie spirituelle n’est rien d’autre que
l’amour. On n’aime pas parce qu’on veut
faire le bien, ou aider, ou protéger
quelqu’un. En agissant ainsi, nous
voyons dans le prochain un simple objet,
et nous nous voyons nous-mêmes comme
des personnes généreuses et sages. Cela
n’a rien à voir avec l’amour. Aimer,
c’est communier avec l’autre, et
découvrir en lui l’étincelle de Dieu. »
Puissent les pleurs de Pilar sur le
bord de la rivière Piedra nous conduire
sur le chemin de cette communion.
P. C.
Sur le bord de la rivière
Piedra…
… Je me suis assise et j’ai pleuré. La
légende raconte que tout ce qui tombe
dans les eaux de cette rivière, les
feuilles, les insectes, les plumes des
oiseaux, tout se transforme en pierres de
son lit. Ah ! que ne donnerais-je pas
pour pouvoir arracher mon cœur de ma
poitrine et le jeter dans le courant… Il
n’y aurait alors plus de douleur, plus de
regret, plus de souvenirs.
Sur le bord de la rivière Piedra je me
suis assise et j’ai pleuré. Le froid de
l’hiver a fait que j’ai senti les larmes sur
mon visage, et elles se sont mêlées aux
eaux glaciales qui coulent devant moi.
Quelque part, cette rivière en rejoint une
autre, puis une autre, jusqu’au moment
où, bien loin de mes yeux et de mon
cœur, toutes ces eaux se confondent avec
la mer.
Que mes larmes coulent ainsi très
loin, afin que mon amour ne sache
jamais qu’un jour j’ai pleuré pour lui.
Que mes larmes coulent très loin, et
alors j’oublierai la rivière, le
monastère, l’église dans les Pyrénées, la
brume, les chemins que nous avons
parcourus ensemble.
J’oublierai les routes, les montagnes
et les champs de mes rêves, ces rêves
qui étaient les miens et que je ne
reconnaissais pas.
Je me souviens de mon instant
magique, de ce moment où un « oui » ou
un « non » peut changer toute notre
existence. Il me semble qu’il y a bien
longtemps de cela, et pourtant voilà
seulement une semaine que j’ai retrouvé
mon amour et que je l’ai perdu.
C’est sur les rives de la rivière Piedra
que j’ai écrit cette histoire. J’avais les
mains gelées, mes jambes repliées
s’engourdissaient, et je devais
m’interrompre à tout instant.
« Essaie seulement de vivre. Se
souvenir est l’apanage des plus vieux »,
disait-il.
Peut-être l’amour nous fait-il vieillir
avant l’heure et redevenir jeunes quand
la jeunesse s’en est allée. Mais comment
ne pas se rappeler ces moments-là ?
C’est pour cette raison que j’écris, pour
transformer la tristesse en nostalgie, la
solitude en souvenirs. Pour que, lorsque
j’aurai fini cette histoire, je puisse la
jeter à la rivière Piedra – ainsi avait dit
la femme qui m’avait reçue. Alors, pour
employer les mots qu’avait prononcés
une sainte, les eaux pourraient éteindre
ce que le feu avait écrit.

Toutes les histoires d’amour sont


semblables.
Nous avions passé ensemble notre
enfance et notre adolescence. Puis il
partit, comme partent tous les garçons
des petites villes. Il dit qu’il voulait
connaître le monde, que ses rêves
allaient bien au-delà des terres de Soria.
Pendant quelques années, je n’ai pas
eu de nouvelles. De temps à autre je
recevais une lettre, mais c’était tout, car
il ne revint jamais aux bois et aux rues
de notre enfance.
Quand j’eus terminé mes études,
j’allai habiter Saragosse, et je découvris
qu’il avait raison. Soria était une petite
ville, et son unique grand poète a dit que
c’est en marchant que se fait le chemin.
J’entrai à la faculté et trouvai un fiancé.
Et je me mis à préparer un concours
dans l’administration publique. Je
trouvai un emploi de vendeuse pour
payer mes études, échouai au concours,
renonçai au fiancé.
Ses lettres, alors, devinrent peu à peu
plus fréquentes, avec des timbres de
différents pays. Jetais jalouse. Il était
l’ami plus âgé, celui qui savait tout, qui
parcourait le monde, laissait grandir ses
ailes, tandis que moi je cherchais à
m’enraciner.

Un beau jour, ses lettres ont


commencé à parler de Dieu. Elles
provenaient toutes d’un même endroit,
en France. Dans l’une d’elles, il
exprimait son désir d’entrer au
séminaire et de consacrer sa vie à la
prière. Je répondis en lui demandant
d’attendre un peu, de vivre un peu plus
longtemps sa liberté avant de prendre un
engagement si grave.
Après avoir relu ma lettre, je décidai
de la déchirer : qui donc étais-je pour
lui parler de liberté ou d’engagement ?
Lui savait ce que ces mots voulaient
dire, moi non.

Un jour, j’appris qu’il donnait des


conférences. Je fus surprise, car il était
trop jeune pour pouvoir enseigner quoi
que ce fût. Mais, voilà deux semaines, il
m’a envoyé une carte dans laquelle il
disait qu’il devait prendre la parole
devant un petit groupe à Madrid, et qu’il
tenait beaucoup à ma présence.
J’ai mis quatre heures pour aller de
Saragosse à Madrid ; mais je voulais le
revoir. Je voulais l’entendre. Je voulais
m’asseoir avec lui dans un café, évoquer
le temps où nous jouions ensemble et
pensions que le monde était trop vaste
pour qu’on en fît le tour.
Samedi 4 décembre 1993
La conférence avait lieu dans un
endroit plus conventionnel que je ne
l’avais imaginé, et il y avait davantage
de monde que je ne m’attendais à en
trouver. Je n’ai pas su me l’expliquer.
« Serait-il devenu quelqu’un de
célèbre ? » Il ne m’avait rien dit dans
ses lettres. J’ai eu envie de m’adresser
aux gens autour de moi, de leur
demander ce qu’ils étaient venus faire
ici, mais je n’ai pas osé.
J’ai été surprise en le voyant entrer. Il
ne ressemblait pas au gamin que j’avais
connu – mais en onze ans, évidemment,
on change. Il était plus beau, ses yeux
brillaient.
« Il nous rend ce qui était à nous », a
dit une femme à côté de moi.
La phrase était étrange.
« Qu’est-ce qu’il rend ? ai-je
demandé.
— Ce qui nous a été volé : la religion.
— Non, il ne nous rend rien du tout, a
répliqué une femme plus jeune, assise à
ma droite. Ils ne peuvent pas nous rendre
ce qui nous appartient déjà.
— Que faites-vous ici, alors ? a lancé
la première, irritée.
— Je veux l’écouter. Je veux voir ce
qu’ils pensent au juste. Ils nous ont déjà
fait brûler une fois, ils peuvent bien
vouloir recommencer.
— C’est une voix isolée, a dit la
femme. Il fait son possible. »
La plus jeune a eu un sourire ironique
et s’est détournée, mettant fin à la
conversation.
« Pour un séminariste, c’est une
attitude courageuse », a poursuivi l’autre
en me regardant, cette fois, pour
chercher un soutien.
Je n’y comprenais rien ; je suis restée
muette, et elle a renoncé. La plus jeune
m’a fait un clin d’œil, comme si j’avais
été sa complice. Mais c’était pour une
autre raison que je me taisais. Je pensais
à ce que cette femme avait dit :
« séminariste ». Ce n’était pas possible.
Il me l’aurait dit.
Il a commencé à parler, et je
n’arrivais pas à me concentrer
convenablement. « J’aurais dû
m’habiller mieux que cela », me suis-je
dit, sans comprendre pourquoi je m’en
souciais si fort. Il m’avait remarquée
dans l’assistance, et j’essayais de
deviner ce qu’il pensait : de quoi avais-
je l’air ? Quelle différence y a-t-il entre
une fille de dix-huit ans et une femme
qui en a vingt-neuf ?
Sa voix était toujours la même. Mais
ses mots avaient changé.
Il faut prendre des risques, disait-il.
Nous ne comprenons vraiment le
miracle de la vie que lorsque nous
laissons arriver l’inattendu.
Chaque jour, Dieu nous donne, avec
le soleil, un moment où il est possible
de changer tout ce qui nous rend
malheureux. Chaque jour, nous
feignons de ne pas nous rendre compte
que ce moment existe, nous faisons
semblant de croire qu’aujourd’hui est
semblable à hier et sera semblable à
demain. Mais l’être qui fait attention
au jour qu’il est en train de vivre
découvre l’instant magique. Celui-ci
peut être caché dans la minute où, le
matin, nous mettons la clé dans la
serrure, dans l’intervalle de silence qui
suit le repas du soir, dans les mille et
une choses qui nous paraissent toutes
semblables. Mais cet instant existe, un
instant où toute la force des étoiles
passe par nous et nous permet
d’accomplir des miracles.
Le bonheur est parfois une
bénédiction – mais, le plus souvent,
c’est une conquête. L’instant magique
de la journée nous aide à changer,
nous pousse à partir en quête de nos
rêves. Nous allons souffrir, nous allons
traverser de mauvaises passes, mais ce
sont là des périodes transitoires, qui ne
laissent pas de traces. Et plus tard,
nous pourrons regarder en arrière avec
fierté et avec foi.
Malheureux celui qui a eu peur de
prendre des risques. Car celui-là ne
sera peut-être jamais déçu, ne
connaîtra peut-être pas la désillusion,
ne souffrira pas comme ceux qui ont un
rêve à poursuivre. Mais quand il
regardera derrière lui (car nous en
venons toujours à regarder en arrière),
il entendra son cœur lui dire : « Qu’as-
tu fait des miracles que Dieu a semés
sur tes jours ? Qu’as-tu fait des talents
que le Maître t’a confiés ? Tu les a
enterrés tout au fond d’un trou parce
que tu avais peur de les perdre. Alors,
c’est là ce qui te reste maintenant : la
certitude d’avoir perdu ta vie. »
Malheureux celui qui entend ces
paroles. C’est alors qu’il croira aux
miracles, mais les instants magiques de
l’existence seront déjà passés.
Les gens l’ont entouré dès qu’il a eu
fini de parler. J’ai attendu, soucieuse de
l’impression que j’allais produire après
tant d’années. Je me sentais une enfant,
sans confiance en moi, jalouse parce que
je ne connaissais pas ses nouveaux amis,
mal à l’aise parce qu’il portait plus
d’attention aux autres qu’à moi.
Alors il s’est approché. Il a rougi, et
ce n’était plus cet homme qui parlait
avec gravité ; il redevenait le gamin qui
se cachait avec moi dans la petite
chapelle de saint Saturio, disant qu’il
rêvait de parcourir le monde, tandis que
nos parents alertaient la police, croyant
que nous nous étions noyés dans la
rivière.
« Salut, Pilar », a-t-il dit.
Je l’ai embrassé. J’aurais pu lui
adresser quelques mots de félicitations.
J’aurais pu me lasser de rester au milieu
de tous ces gens. J’aurais pu raconter
une anecdote amusante sur notre enfance
et sur la fierté que j’éprouvais à le voir
ainsi, admiré par les autres. J’aurais pu
lui expliquer que je devais partir très
vite et attraper le dernier autocar de la
journée pour Saragosse.
J’aurais pu. Nous ne parviendrons
jamais à comprendre le sens de cette
phrase. Car, à chaque instant de notre
vie, certaines choses, qui auraient pu
arriver, finalement ne se sont pas
produites. Il y a des instants magiques
qui passent inaperçus et puis, tout à
coup, la main du destin change notre
univers.
C’est ce qui s’est passé à ce moment-
là. Au lieu de tout ce que j’aurais pu
faire, j’ai prononcé une phrase qui m’a
amenée, une semaine plus tard, devant
cette rivière, et m’a fait écrire ces
lignes.
« Pouvons-nous aller prendre un
café ? » ai-je demandé.
Et lui, se tournant vers moi, a pris la
main que le destin lui tendait.
« Il faut absolument que je te parle.
Demain, je fais une conférence à Bilbao.
J’ai une voiture.
— Je dois rentrer à Saragosse », ai-je
répondu, sans savoir que c’était la
dernière porte de sortie possible.
Mais, en une fraction de seconde,
peut-être parce que j’étais redevenue
une enfant, peut-être parce que ce n’est
pas nous qui écrivons les meilleurs
moments de nos existences, j’ai dit :
« La fête de l’Immaculée Conception
approche. Je peux t’accompagner à
Bilbao et rentrer ensuite directement de
là-bas. »
Je brûlais de l’interroger sur le
« séminariste ».
« Tu as une question à me poser ? » a-
t-il demandé, devinant ma pensée.
Je n’ai pas voulu dire la vérité :
« Oui. Avant la conférence, une
femme a dit que tu ne faisais que rendre
ce qui lui appartenait.
— Rien d’important.
— Pour moi, c’est important. Je ne
sais rien de ta vie, et suis surprise de
voir tant de monde. »
Il a ri et s’est tourné vers les autres
personnes qui se trouvaient là.
« Un instant, ai-je dit, en le retenant
par le bras. Tu n’as pas répondu à ma
question.
— Ce n’est rien qui puisse t’intéresser
beaucoup, Pilar.
— Peu importe, je veux savoir. »
Il a pris une large inspiration et m’a
emmenée dans un coin de la pièce.
« Les trois grandes religions
monothéistes, le judaïsme, l’islam, le
christianisme, sont masculines. Les
prêtres sont des hommes. Les hommes
ont la maîtrise des dogmes et font les
lois.
— Et alors, que voulait dire cette
femme ? » Il a un peu hésité. Mais il a
répondu :
« Que j’ai une autre vision des choses.
Que je crois à la face féminine de
Dieu. »
J’ai respiré, soulagée ; la femme
s’était trompée. Il ne pouvait pas être
séminariste : les séminaristes ne peuvent
pas avoir une autre vision des choses.
« Tu t’es très bien expliqué », ai-je
dit.
La jeune femme qui m’avait adressé
un clin d’œil m’attendait à la porte.
« Je sais que nous appartenons à la
même tradition, a-t-elle dit. Je
m’appelle Brida.
— Je ne comprends pas de quoi vous
parlez.
— Bien sûr que si. » Et elle a ri.
Elle m’a prise par le bras et nous
sommes parties ensemble avant que j’aie
eu le temps de demander une
explication. La nuit était très froide, et je
ne savais pas très bien quoi faire
jusqu’au lendemain matin.
« Où allons-nous ? ai-je demandé.
— Jusqu’à la statue de la Déesse.
— Il me faut un hôtel bon marché pour
cette nuit.
— Je t’en indiquerai un plus tard. »
J’aurais préféré m’asseoir dans un
café, bavarder un peu, apprendre de lui
tout ce qui aurait été possible. Mais je
ne voulais pas engager de discussion
avec elle ; je l’ai laissée me guider par
le Paseo de la Castellana, tout en
revoyant Madrid après tant d’années.
Au milieu de l’avenue, elle s’est
arrêtée et a montré le ciel :
« La voici ! » s’est-elle exclamée.
La pleine lune brillait à travers les
branches d’arbres dénudées. J’ai
acquiescé :
« Elle est belle. »
Mais elle ne m’écoutait pas. Elle a
ouvert les bras en croix, tourné les
paumes de ses mains vers le ciel, et elle
est restée ainsi à contempler la lune.
« Dans quel guêpier me suis-je mise ?
ai-je pensé. Jetais venue assister à une
conférence, me voici maintenant sur le
Paseo de la Castellana en compagnie de
cette folle, et demain je pars pour
Bilbao. »
« O miroir de la déesse Terre, a-t-elle
dit, les yeux clos. Enseigne-nous notre
pouvoir, fais que les hommes nous
comprennent. En naissant, brillant,
mourant et ressuscitant dans le ciel, tu
nous as montré le cycle de la semence et
du fruit. »
Elle a dressé les bras vers le ciel, et
elle est restée un long moment dans cette
position. Les gens qui passaient
regardaient et riaient, mais elle n’y
prêtait aucune attention ; c’était moi qui
étais morte de honte de me trouver à ses
côtés.
« J’avais besoin de faire cela », a-t-
elle expliqué, après une longue
révérence à l’adresse de la lune. « Pour
que la Déesse nous protège.
— Mais de quoi parlez-vous, en fin de
compte ?
— De la même chose que votre ami,
mais avec les mots justes. »
J’ai regretté de n’avoir pas mieux
suivi la conférence. Je ne me rappelais
pas précisément ce qu’il avait dit.
« Nous connaissons la face féminine
de Dieu », a dit la jeune femme, quand
nous nous sommes remises en route.
« Nous, les femmes, qui comprenons et
aimons la Déesse Mère. Le prix de notre
savoir, ce furent les persécutions et les
bûchers, mais nous avons survécu. Et
maintenant nous comprenons ses
mystères. »
Les sorcières. Les bûchers.
Je l’ai mieux regardée. Elle était jolie,
ses cheveux auburn lui descendaient
jusqu’au milieu du dos.
« Pendant que les hommes allaient
chasser, nous restions dans les cavernes,
dans le ventre de la Mère, à nous
occuper de nos enfants. Et c’est alors
que la Grande Mère nous a tout appris.
« L’homme était toujours en
mouvement, alors que nous demeurions
dans le ventre de la Mère. C’est ce qui
nous a permis de comprendre que les
graines se transforment en plantes, et
nous l’avons dit à nos hommes. Nous
avons fait le premier pain, et nous les
avons nourris. Nous avons façonné le
premier vase pour qu’ils puissent boire.
Et nous avons compris le cycle de la
création, parce que notre corps
reproduisait le rythme de la lune. »
Subitement elle s’est arrêtée :
« La voici. »
J’ai regardé. Au centre d’une place
autour de laquelle circulaient les
voitures, se dressait une fontaine et, au
milieu du bassin, une statue qui
représentait une femme dans un char tiré
par des lions.
« La place Cybèle », ai-je remarqué,
voulant montrer que je connaissais
Madrid.
J’avais déjà vu ce monument sur des
dizaines de cartes postales. Mais elle ne
m’écoutait pas. Elle était au beau milieu
de la chaussée, en train de zigzaguer
entre les voitures.
« Allons là-bas ! » m’a-t-elle crié, en
faisant de grands signes.
J’ai décidé de la rejoindre, ne serait-
ce que pour lui demander le nom d’un
hôtel. Toute cette extravagance me
fatiguait, et j’avais besoin d’aller
dormir. Nous sommes arrivées presque
en même temps au bassin, moi le cœur
battant à tout rompre, elle un sourire aux
lèvres.
« L’eau ! L’eau est sa manifestation.
— Je vous en prie, il me faut le nom
d’un hôtel bon marché. »
Elle a plongé ses mains dans l’eau :
« Fais-en autant. Touche l’eau.
— Pas question. Mais ne vous
dérangez pas pour moi. Je vais chercher
un hôtel.
— Une minute… »
Elle a sorti une petite flûte de son sac
et a commencé à jouer. La musique
semblait avoir un effet hypnotique : la
rumeur de la circulation est peu à peu
devenue lointaine et mon cœur s’est
calmé. Je me suis assise au bord de la
fontaine, à écouter le bruit de l’eau et le
son de la flûte, les yeux fixés sur la
pleine lune au-dessus de nous. Je sentais
confusément qu’un peu de ma nature de
femme se trouvait là.
Je ne sais pendant combien de temps
elle a joué. Quand elle a eu fini, elle
s’est tournée vers la fontaine.
« Cybèle, a-t-elle dit. L’une des
manifestations de la Déesse Mère. Celle
qui gouverne les récoltes, protège les
cités, rend à la femme son rôle de
prêtresse.
— Qui es-tu ? Pourquoi m’as-tu priée
de t’accompagner ? »
Elle s’est tournée vers moi : « Je suis
ce que tu crois que je suis. Je fais partie
de la religion de la Terre.
— Que veux-tu de moi ? ai-je insisté.
— Je peux lire dans tes yeux. Je peux
lire dans ton cœur. Tu vas être
amoureuse. Et souffrir.
— Moi ?
— Tu sais de quoi je parle. J’ai vu
comment il te regardait. Il t’aime. »
Cette femme était folle.
« C’est pour cette raison que je t’ai
demandé de venir avec moi, a-t-elle
repris. Parce qu’il a de l’importance. Il
a beau raconter des sottises, du moins
reconnaît-il la Déesse Mère. Ne le
laisse pas se perdre. Aide-le.
— Vous ne savez pas ce que vous
dites. Vous êtes perdue dans vos
fantasmagories », ai-je lancé tout en me
faufilant de nouveau entre les voitures.
Et je me suis juré de ne plus jamais
penser aux paroles de cette femme.
Dimanche 5 décembre 1993
Nous nous sommes arrêtés pour
prendre un café.
« La vie t’a beaucoup appris, ai-je dit,
pour entretenir la conversation.
— Elle m’a enseigné que nous
pouvons apprendre, elle m’a enseigné
que nous pouvons changer. Même si cela
ne semble pas possible. »
Il esquivait le sujet. Nous n’avions
presque pas parlé durant les deux heures
de trajet jusqu’à ce bar au bord de la
route.

Au début, j’avais tenté d’évoquer


notre enfance, mais il ne manifestait
qu’un intérêt poli. En fait, il ne
m’écoutait pas. Apparemment, quelque
chose n’allait pas. Peut-être le temps et
la distance l’avaient-ils éloigné à jamais
du monde qui était le mien. « Il parle
d’instants magiques, me suis-je dit. Que
peuvent lui faire les itinéraires qu’ont
suivis Carmen, Santiago ou Maria ? »
Son univers était autre ; Soria se
ramenait à un souvenir lointain, figé
dans le temps, les amis d’enfance encore
dans l’enfance, les vieux encore vivants,
tels qu’ils étaient vingt-neuf ans plus tôt.
Je commençais à regretter d’avoir
accepté qu’il m’emmène en voiture.
Quand il a de nouveau changé de sujet,
au café, j’ai décidé de ne pas insister
davantage.

Les deux heures suivantes, jusqu’à


Bilbao, ont été une véritable torture. Lui
fixait la route ; moi, je regardais par la
vitre de la portière, et ni l’un ni l’autre
nous ne dissimulions le malaise qui
s’était installé. La voiture de location
n’avait pas la radio, et il n’y avait rien
d’autre à faire que d’endurer le silence.
« On va demander où est la gare
routière », ai-je dit dès que nous avons
eu quitté l’autoroute. « Il y a une ligne
régulière pour Saragosse. »
C’était l’heure de la sieste, et on ne
voyait pas grand monde dans les rues.
Nous avons croisé un homme, puis un
couple de jeunes, et il ne s’est pas arrêté
pour s’informer.
« Tu sais où c’est ? ai-je demandé, au
bout d’un moment.
— Quoi donc ? »
Il continuait à ne pas écouter ce que je
disais.
Tout à coup, j’ai compris le silence.
Qu’avait-il à dire à une femme qui ne
s’était jamais aventurée de par le
monde ? Qu’y avait-il d’intéressant à se
trouver assis à côté de quelqu’un qui a
peur de l’inconnu, qui préfère un emploi
assuré et un mariage conventionnel ? Et
moi, pauvre malheureuse, je lui parlais
toujours des mêmes amis d’enfance, des
souvenirs poussiéreux d’une bourgade
insignifiante. C’était ma seule
conversation.
« Tu peux me laisser ici », ai-je dit
quand nous sommes arrivés à ce qui
semblait être le centre ville. J’essayais
d’avoir l’air naturel, mais je me sentais
bête, puérile, ennuyeuse. Il n’a pas
arrêté la voiture. J’ai insisté : « Il faut
que je prenne le car pour retourner à
Saragosse.
— Je ne suis jamais venu ici. Je ne
sais pas où est mon hôtel. Je ne sais pas
où a lieu la conférence. Et j’ignore où se
trouve la gare routière.
— Je m’arrangerai, ne t’en fais pas. »
Il a ralenti, mais a continué à rouler. « Je
voudrais… »
Par deux fois, il n’est pas arrivé à
terminer sa phrase. J’imaginais ce qu’il
aurait voulu : me remercier d’être venue
avec lui, envoyer son bon souvenir aux
amis et, de cette façon, atténuer cette
sensation désagréable.
« Je voudrais que tu viennes avec moi
à la conférence, ce soir. »
J’ai ressenti comme un choc. Peut-être
essayait-il de gagner du temps pour
réparer le silence pénible du trajet.
« J’aimerais beaucoup que tu viennes
avec moi », a-t-il répété.
J’étais peut-être une fille de la
campagne, qui n’avait ni l’éclat ni la
prestance des femmes de la ville, qui
n’avait rien de captivant à raconter.
Mais la vie de province, même si elle ne
rend pas les femmes élégantes et à la
page, enseigne à écouter son cœur et à
suivre son instinct. A ma grande
surprise, mon instinct me disait qu’à ce
moment-là il était sincère.
J’ai respiré avec soulagement. Bien
sûr, je n’allais pas rester à la
conférence ; mais du moins l’ami qui
m’était cher semblait-il être de retour,
en train de me convier à partager ses
peurs et ses victoires.

J’ai répondu :
« Merci de m’inviter. Mais je n’ai pas
d’argent pour l’hôtel, et il faut que je
rentre, pour mes études.
— J’ai un peu d’argent. Tu peux venir
dans ma chambre. On en prendra une à
deux lits. »
J’ai remarqué qu’il commençait à
transpirer, en dépit du froid qu’il faisait.
Mon cœur s’est mis à m’envoyer des
signaux d’alarme que je n’arrivais pas à
décoder. La sensation d’allégresse que
j’éprouvais un instant plus tôt a fait
place à une immense confusion.
Il a brusquement arrêté la voiture et
m’a regardée droit dans les yeux.
Personne ne peut mentir, personne ne
peut rien cacher, quand on le regarde
droit dans les yeux. Et toute femme dotée
d’un minimum de sensibilité sait lire
dans les yeux d’un homme amoureux. Si
absurde que la chose paraisse, si
inattendue que soit la manifestation de
cet amour dans l’espace et dans le
temps. Il me revint aussitôt en mémoire
ce qu’avait dit cette jeune femme rousse,
près de la fontaine.
C’était impossible. Mais c’était vrai.

Jamais, au grand jamais je n’aurais pu


penser que – aussi longtemps après – il
se serait souvenu. Nous étions enfants,
nous grandissions ensemble, et nous
découvrions le monde en nous tenant par
la main. Je l’avais aimé – si tant est
qu’une enfant sache ce que signifie
l’amour. Mais tout cela était du passé et
appartenait au temps où l’innocence
laisse le cœur ouvert à ce que la vie
nous réserve de meilleur. Aujourd’hui,
nous étions adultes et responsables. Les
choses de l’enfance étaient les choses de
l’enfance.
J’ai de nouveau regardé ses yeux. Je
ne voulais pas y croire, ou je n’y
parvenais pas.
« J’ai encore cette conférence, a-t-il
poursuivi, et ensuite ce seront les congés
du 8 décembre, pour l’Immaculée
Conception. Il faut que j’aille dans la
montagne. Il faut que je te montre
quelque chose. »
Cet homme brillant, qui parlait
d’instants magiques, était là devant moi
en train d’agir en dépit du bon sens. Il
avançait trop vite, manquait d’assurance,
faisait des propositions confuses.
J’avais mal de le voir dans cet état.
J’ai ouvert la porte, je suis descendue
et me suis appuyée contre la voiture. Je
suis restée à regarder l’avenue,
quasiment déserte. Puis j’ai allumé une
cigarette et je me suis efforcée de ne
penser à rien. Je pouvais faire semblant,
feindre de ne pas comprendre – je
pouvais essayer de me persuader moi-
même que c’était vraiment la
proposition d’un ami à une amie
d’enfance. Peut-être avait-il voyagé trop
longtemps et commençait-il à tout
mélanger.
Peut-être était-ce moi qui exagérais.

Il est descendu à son tour et s’est


adossé à côté de moi.
« J’aimerais que tu restes pour la
conférence de ce soir, a-t-il à nouveau
demandé. Mais si tu ne peux pas, je
comprendrai. »
Et voilà. Le monde avait fait un tour
complet et revenait à sa place. Ce n’était
rien de ce que j’avais cru. Il n’insistait
pas, il était déjà prêt à me laisser
repartir. Un homme amoureux ne se
conduit pas de cette façon.
Je me suis sentie sotte, et en même
temps soulagée. Je pouvais bien rester,
du moins pour un jour. Nous dînerions
ensemble, nous nous enivrerions un peu
– ce que nous n’avions jamais fait étant
enfants : C’était une bonne occasion
d’oublier les bêtises auxquelles j’avais
pensé quelques minutes plus tôt, la
possibilité de briser la glace qui nous
séparait depuis Madrid.
Une journée, cela n’allait pas faire
une grande différence. Au moins,
j’aurais quelque chose à raconter à mes
amies.
« Lits jumeaux, hein ? ai-je dit sur le
ton de la plaisanterie. Et c’est toi qui
paies le dîner, parce que moi, je suis
toujours étudiante. Je n’ai pas le sou. »

Nous avons déposé nos valises dans


la chambre, à l’hôtel, et nous sommes
descendus pour nous rendre à pied à
l’endroit où devait avoir lieu la
conférence. Arrivés trop tôt, nous
sommes allés nous asseoir dans un café.
« Je voudrais te donner quelque
chose », a-t-il dit, en me remettant un
petit sac rouge.
Je l’ai ouvert tout de suite. A
l’intérieur, une vieille médaille toute
rouillée, avec Notre-Dame de la Grâce
d’un côté, le Sacré-Cœur de Jésus de
l’autre.
« Elle était à toi », a-t-il dit en voyant
mon expression de surprise.
Mon cœur s’est remis à envoyer des
signaux d’alarme.
« Un jour, c’était un automne comme
celui-ci – nous devions avoir dix ans –
je me suis assis avec toi sur cette place
où se dresse le grand chêne. J’allais dire
quelque chose, quelque chose que
j’avais répété pendant des semaines et
des semaines. A peine avais-je
commencé, tu m’as raconté que tu avais
perdu ta médaille à la petite chapelle de
saint Saturio, et tu m’as demandé d’aller
la chercher. »
Je me rappelais. Seigneur ! si je me
rappelais…
Il a continué :
« Je l’ai retrouvée. Mais quand je suis
revenu sur la place, je n’avais plus le
courage de prononcer les mots que
j’avais tant répétés. Alors je me suis
promis de te rendre la médaille
seulement le jour où je pourrais
compléter la phrase commencée près de
vingt ans auparavant. Longtemps j’ai
tenté d’oublier, mais la phrase est restée
présente. Je ne peux plus continuer à
vivre avec elle. »
Il a cessé de boire son café, a allumé
une cigarette, et il est resté un grand
moment à regarder vers le plafond. Puis
il s’est tourné vers moi.
« C’est une phrase toute simple. Je
t’aime. »
Il disait :
Parfois, nous sommes en proie à une
impression de tristesse que nous
n’arrivons pas à maîtriser. Nous nous
apercevons que l’instant magique de ce
jour-là est déjà passé et que nous
n’avons rien fait. Alors, la vie cache sa
magie et son art.
Nous devons écouter l’enfant que
nous avons été un jour, et qui continue
d’exister en nous. Cet enfant sait ce
que sont les instants magiques. Nous
pouvons bien étouffer ses pleurs, mais
nous ne pouvons faire taire sa voix.
Cet enfant que nous avons été un
jour reste présent. Bienheureux les
tout-petits, le royaume des deux leur
appartient.
Si nous ne naissons pas à nouveau, si
nous ne parvenons pas à regarder à
nouveau la vie avec l’innocence et
l’enthousiasme de l’enfance, alors la
vie n’a plus de sens.
Il y a bien des façons de se suicider.
Ceux qui tentent de tuer leur corps font
offense à la loi de Dieu. Ceux qui
tentent de tuer leur âme font eux aussi
offense à la loi de Dieu, bien que leur
crime soit moins évident aux yeux des
hommes.
Prêtons attention à ce que nous dit
l’enfant qui vit encore dans notre cœur.
N’ayons pas honte de lui. Ne le
laissons pas avoir peur parce qu’il est
tout seul et qu’on ne l’entend presque
jamais.
Permettons-lui de prendre un peu en
main les rênes de notre existence. Cet
enfant sait bien que chaque jour est
différent du jour suivant.
Faisons en sorte qu’il se sente aimé
de nouveau. Faisons-lui plaisir – même
si cela signifie agir d’une façon à
laquelle nous ne sommes pas habitués,
même si cela semble une sottise aux
yeux d’autrui.
Souvenez-vous que la sagesse des
hommes est folie devant Dieu. Si nous
écoutons l’enfant qui habite notre âme,
nos yeux brilleront à nouveau. Si nous
ne perdons pas le contact avec cet
enfant, nous ne perdrons pas le contact
avec la vie.
Tout autour de moi, les couleurs ont
commencé à devenir plus violentes. Je
me suis entendue parler plus fort et me
suis rendu compte que je faisais
davantage de bruit quand je reposais
mon verre sur la table.
Un groupe d’une dizaine de personnes
était venu dîner là en sortant de la
conférence. Tout le monde parlait à la
fois, et moi, je souriais – je souriais
parce que ce n’était pas une soirée
comme les autres. La première, depuis
bien des années, que je n’avais pas
programmée à l’avance.
Quelle joie !
Quand j’avais décidé d’aller à
Madrid, je contrôlais mes sentiments et
mes actions. Et puis, d’un coup, tout
avait changé. J’étais là, dans une ville
où je n’avais jamais mis les pieds, bien
qu’elle fût à moins de trois heures de
route de ma ville natale. Assise à cette
table où je ne connaissais qu’une seule
personne – et tous parlaient avec moi
comme si j’étais une amie de longue
date. Toute surprise de me voir capable
de bavarder, boire et m’amuser en
compagnie de ces gens.
J’étais là parce que, tout à coup, la vie
m’avait livrée à la vie. Je n’éprouvais
aucun sentiment de culpabilité, de peur
ou de honte. A mesure que je me
rapprochais de lui – et que je l’écoutais
parler –, je me persuadais de plus en
plus qu’il avait raison : il y a des
moments où il faut savoir prendre des
risques, faire des choses folles.
« Je reste des jours d’affilée penchée
sur ces livres et ces cahiers, à faire des
efforts surhumains pour forger mes
propres chaînes, ai-je pensé. Pourquoi
est-ce que je désire cet emploi ? Que
va-t-il m’apporter de plus, en tant
qu’être humain, ou en tant que femme ? »
Rien. Je n’avais pas été mise au
monde pour passer ma vie derrière un
bureau, à aider les juges à expédier des
actes de procédure.
« Non, je ne dois pas envisager ma
vie sous cet angle. Il va falloir que je
retourne là-bas avant la fin de la
semaine. »
Ce devait être l’effet du vin. Après
tout, qui ne travaille pas ne mange pas.
« Tout cela n’est qu’un rêve. Il va
s’achever. »
Mais pendant combien de temps puis-
je encore le prolonger ? Pour la
première fois, j’ai songé à
l’accompagner à la montagne. On entrait
dans une semaine de congé, non ?
« Qui êtes-vous ? m’a demandé une
femme, belle, qui se trouvait à notre
table.
— Une amie d’enfance.
— Il faisait déjà ces choses, quand il
était enfant ?
— Quelles choses ? »
Il m’a semblé que les conversations,
autour de la table, devenaient moins
animées.
« Vous savez bien… » La femme
insistait : « Les miracles. »
« Il savait déjà très bien parler », ai-
je répondu, sans comprendre ce qu’elle
disait.
Tout le monde a ri, lui y compris, et je
n’ai pu savoir pourquoi. Mais le vin me
donnait une liberté qui me dispensait
d’avoir à tout maîtriser. Je me suis tue,
j’ai regardé autour de moi, et j’ai dit je
ne sais quoi, que j’ai oublié aussitôt.
Puis je me suis remise à penser à ces
jours fériés.
C’était bon d’être là, de faire ces
nouvelles connaissances. Ces gens
parlaient de sujets sérieux tout en
plaisantant, et j’avais l’impression de
prendre part à ce qui se passait dans le
monde. Ce soir du moins, je n’étais pas
une femme qui assiste à la vie à travers
la télévision ou les journaux. J’aurais
des choses à raconter à mon retour à
Saragosse. Si j’acceptais cette invitation
pour le congé de l’Immaculée
Conception, alors je pourrais passer une
année entière à vivre sur de nouveaux
souvenirs.
« Il avait bien raison de ne pas prêter
attention à ce que je racontais sur
Soria », ai-je pensé. Et j’ai eu pitié de
moi : depuis des années, le tiroir de ma
mémoire emmagasinait les mêmes
histoires.
« Buvez encore un peu », m’a dit un
homme aux cheveux blancs, en
remplissant mon verre.
J’ai bu. J’ai pensé que j’aurais bien
peu de choses à raconter à mes enfants et
petits-enfants.
« Je compte sur toi », a-t-il murmuré
de telle façon que je sois la seule à
l’entendre. « Nous irons jusqu’en
France. »
Le vin me donnait plus de liberté pour
m’exprimer :
« A condition que j’arrive à mettre
quelque chose bien au clair.
— Quoi ?
— Ce que tu m’as avoué avant la
conférence. Au café.
— La médaille ?
— Non », ai-je répondu en le
regardant droit dans les yeux et en
faisant mon possible pour ne pas avoir
l’air ivre. « Ce que tu as dit à ce
moment-là.
— On en parlera plus tard. »
La déclaration d’amour. Nous
n’avions pas eu le temps d’en reparler.
« Si tu veux que j’aille avec toi, il faut
m’écouter, ai-je dit.
— Je ne veux pas discuter ici. Pour le
moment, on s’amuse.
— Tu es parti très tôt de Soria, ai-je
encore insisté. Je ne suis rien d’autre
qu’un lien avec ton pays. Je t’ai aidé à
rester proche de tes racines, et c’est ce
qui t’a donné des forces pour continuer
ta route. Mais c’est tout. Il ne peut pas y
avoir d’amour. En aucune façon. »
Il m’a écoutée sans faire le moindre
commentaire. Quelqu’un l’a appelé pour
lui demander son avis, et je n’ai pas pu
poursuivre la discussion.
« Du moins ai-je été claire », ai-je
pensé. Il ne pouvait exister un amour
comme celui-là sinon dans les contes de
fées. Parce que, dans la vie réelle,
l’amour a besoin d’être possible. Même
s’il n’est pas immédiatement payé de
retour, il ne peut survivre que s’il y a un
espoir – si lointain soit-il – de conquérir
un jour la personne aimée. Tout le reste
est pure fantaisie.
Comme s’il avait deviné mes pensées,
de l’autre côté de la table il a levé son
verre dans ma direction :
« A l’amour ! »
Lui aussi était un peu ivre. J’ai voulu
profiter de l’occasion :
« Aux sages capables de comprendre
que certains amours sont des
enfantillages !
— Le sage n’est sage que parce qu’il
aime, a-t-il répliqué. Et le sot n’est sot
que parce qu’il prétend comprendre
l’amour. »
Les autres, autour de la table, ont
entendu ; et tout aussitôt a commencé une
discussion animée à propos de l’amour.
Tous avaient une opinion bien arrêtée,
chacun défendait son point de vue avec
acharnement, et il a fallu plusieurs
bouteilles de vin pour faire revenir le
calme. Finalement, quelqu’un a
remarqué qu’il était déjà tard et que le
patron du restaurant voulait fermer.
« Nous allons avoir cinq jours de
congé, a-t-on crié d’une autre table. Si le
patron veut fermer, c’est parce que vous
parliez de choses sérieuses ! »
Tout le monde a ri – sauf lui.
« Et dans quel endroit exclusivement
peut-on parler de choses sérieuses ? a-t-
il demandé à l’homme ivre de la table
voisine.
— A l’église ! » a répondu ce dernier.
Cette fois, c’est le restaurant tout entier
qui a éclaté de rire.
Il s’est levé. J’ai cru qu’il allait se
battre : nous avions tous retrouvé l’état
d’esprit de notre adolescence, au temps
où les bagarres, les baisers, les caresses
interdites, la musique trop forte et la
vitesse faisaient partie intégrante de
toute soirée digne de ce nom. Mais il
s’est contenté de prendre ma main et de
se diriger vers la porte. « Il vaut mieux
s’en aller. Il se fait tard. »
Il pleut sur Bilbao, il pleut sur le
monde. Celui qui aime a besoin de
savoir se perdre et se trouver.
Lui parvient en ce moment à bien
équilibrer les deux choses. Il est gai, il
chante, tandis que nous retournons à
l’hôtel.

Son los locos que inventaron el amor[1]

Tout en ayant encore la sensation du


vin et des couleurs violentes, je me
reprends peu à peu. Il faut que je
garde le contrôle de la situation, je
veux pouvoir me mettre en route. Il
sera facile de conserver ce contrôle,
puisque je ne suis pas amoureuse.
Celui qui est capable de maîtriser son
cœur est capable de conquérir le
monde.
Con un poema y un trombón

a develarte el corazón[2]

dit la chanson.
« J’aimerais ne pas maîtriser mon
cœur », me dis-je. Si j’arrivais à
m’abandonner, ne serait-ce que le
temps d’un week-end, cette pluie qui
tombe sur mon visage aurait un autre
goût. S’il était facile d’aimer, nous
serions dans les bras l’un de l’autre et
les paroles de la chanson
raconteraient une histoire qui est
notre histoire. Si je n’étais obligée de
retourner à Saragosse, je souhaiterais
que l’effet de la boisson ne se dissipât
jamais, et je serais libre de
l’embrasser, de le caresser, de dire et
d’écouter ces mots que les amoureux
se murmurent.
Mais non. Je ne peux pas.
Je ne veux pas.
Salgamos a volar, querida mia, dit la
chanson. Oui, nous allons partir et
prendre notre envol. A mes
conditions.
Il ne sait pas encore que j’accepte son
invitation. Pourquoi courir ce risque ?
Parce que, en ce moment, je suis
soûle, et lasse de mes journées toutes
semblables.
Mais cette lassitude va passer. Et je
vais vouloir retourner aussitôt à
Saragosse, la ville que j’ai choisie pour
y vivre. Mes études m’y attendent, un
concours de l’administration publique
aussi. Un mari également, qu’il faut
que je trouve, et ce ne sera pas
difficile. Une existence paisible m’y
attend, avec des enfants et des petits-
enfants, un budget équilibré et des
congés annuels. Je ne sais pas ce que
sont ses craintes à lui, mais je sais ce
que sont les miennes. Je n’ai nul
besoin de nouvelles, celles que j’ai
déjà me suffisent.
Je ne pourrais – en aucun cas –
tomber amoureuse d’un homme
comme lui. Je le connais trop bien,
nous avons vécu trop longtemps l’un
près de l’autre, je n’ignore rien de ses
faiblesses et de ses peurs. Je n’arrive
pas à l’admirer comme le font les
autres.
Je sais que l’amour est comme les
barrages : si vous laissez une fissure
par où puisse s’infiltrer un filet d’eau,
peu à peu celui-ci ronge les murs, et il
arrive un moment où personne ne
peut plus contrôler la force du
courant. Si les murs s’effondrent,
l’amour s’empare en maître de tout ;
il n’y a plus à se demander ce qui est
possible et ce qui ne l’est pas, si l’on
peut ou non garder à son côté l’être
aimé… Aimer, c’est perdre le contrôle.
Non, je ne peux pas laisser le mur se
fissurer. Si peu que ce soit.
« Une minute ! »
Il a aussitôt cessé de chanter. Des pas
rapides résonnaient sur le sol mouillé.
« Allons ! a-t-il dit, en prenant mon
bras.
— Attendez ! a crié un homme. Il faut
que je vous parle ! »
Il marchait de plus en plus vite.
« Ce n’est pas pour nous. Allons à
l’hôtel. »
Mais c’était bien pour nous : il n’y
avait personne d’autre dans cette rue.
Mon cœur s’est emballé, et l’effet de
la boisson s’est immédiatement
dissipé. Je me suis dit que nous étions
à Bilbao, c’est-à-dire, au Pays basque,
et que les attentats terroristes y
étaient fréquents. Les pas se sont
rapprochés.
« Allons ! » a-t-il répété, en pressant
encore le pas.
Mais c’était trop tard. La silhouette
d’un homme, mouillé de la tête aux
pieds, nous a barré la route.
« Arrêtez, je vous en prie ! Pour
l’amour de Dieu. »
J’étais terrifiée, je cherchais des yeux
par où m’enfuir, une voiture de police
qui eût pu surgir par miracle.
Instinctivement j’ai pris son bras, mais
il a écarté mes mains.
« S’il vous plaît ! J’ai appris que vous
étiez ici. J’ai besoin de votre aide. Il
s’agit de mon fils. »
Et l’homme s’est mis à pleurer. Il s’est
agenouillé.
« S’il vous plaît ! S’il vous plaît ! »
Il a pris une longue inspiration, a
baissé la tête et fermé les yeux.
Pendant quelques instants il est resté
silencieux, et nous pouvions entendre
le bruit de la pluie mêlé aux sanglots.
« Va à l’hôtel, Pilar. Et dors. Je ne
rentrerai sans doute qu’au petit
matin. »
Lundi 6 décembre 1993
L’amour est plein de chausse-trapes.
Quand il veut se manifester, il montre
tout juste sa lumière, et ne nous permet
pas de voir les ombres que cette lumière
engendre.
« Regarde la terre qui nous entoure,
m’a-t-il dit. Couchons-nous sur le sol
pour sentir battre le cœur de la planète.
— Tout à l’heure. Je ne veux pas salir
la seule veste que j’aie ici avec moi. »
Nous nous sommes promenés dans des
collines plantées d’oliviers. Après la
pluie de la veille à Bilbao, le soleil me
donnait l’impression de vivre dans un
rêve. Je n’avais pas de lunettes noires,
je n’avais rien emporté, puisque je
devais retourner à Saragosse le jour
même. J’avais dû dormir avec une
chemise qu’il m’avait prêtée ; et j’avais
acheté un tee-shirt non loin de l’hôtel
pour pouvoir au moins laver celui que je
portais.
« Tu dois en avoir marre de me voir
toujours avec les mêmes vêtements », ai-
je lancé en plaisantant, pour voir si une
phrase banale me ferait revenir à la
réalité.
« Je suis heureux que tu sois là. »
Il n’a pas recommencé à parler
d’amour depuis qu’il m’a donné la
médaille, mais il est de bonne humeur, et
on dirait qu’il a de nouveau dix-huit ans.
Il marche à côté de moi, baigné lui aussi
par cette clarté du matin.
En montrant les Pyrénées à l’horizon,
je demande :
« Que dois-tu aller faire là-bas ?
— De l’autre côté de ces montagnes,
il y a la France.
— Je connais ma géographie. Je veux
seulement savoir pourquoi il faut que
nous y allions. »
Il est resté un moment sans parler, se
contentant de sourire.
« Pour que tu voies une maison. Elle
t’intéressera peut-être.
— Si jamais tu projettes de jouer à
l’agent immobilier, renonces-y tout de
suite. Je n’ai pas d’argent. »
Pour moi, me rendre dans un village
de Navarre ou aller jusqu’en France,
c’était pareil. Ce que je ne voulais pas,
c’était passer les fêtes à Saragosse.
« Tu vois ? disait mon esprit à mon
cœur. Tu es contente d’avoir accepté
l’invitation. Tu as changé, et tu ne t’en
rends pas compte. »
Mais non, je n’ai pas changé du tout.
Simplement, je suis un peu plus
détendue.
« Regarde ces cailloux, par terre. »
Ils sont tout ronds, sans arêtes. On
dirait des galets. Pourtant, il n’y a
jamais eu la mer ici, dans ces
campagnes de Navarre.
« Ce sont les pieds des agriculteurs,
les pieds des pèlerins, les pieds des
aventuriers qui ont façonné ces pierres.
Elles ont changé, et les voyageurs de
même.
— Tout ce que tu sais, ce sont les
voyages qui te l’ont appris ?
— Non. Ce sont les miracles de la
Révélation. »
Je n’ai pas compris, et je n’ai pas non
plus cherché à approfondir le sens de
ses paroles. J’étais tout imprégnée de la
lumière du soleil, de ce paysage de
campagne et de montagnes à l’horizon.
« Où allons-nous maintenant ? ai-je
demandé.
— Nulle part. Nous profitons de la
matinée, du soleil. Nous avons ensuite
un long trajet à faire en voiture. »
Il hésite un moment, et demande :
« Tu as gardé la médaille ? »
J’acquiesce et me mets à marcher plus
vite. Je ne veux pas qu’il revienne sur ce
sujet, au risque de gâter la liberté et le
plaisir de cette matinée.
Un village apparaît. A la façon des
villes du Moyen Age, il se trouve au
sommet d’un coteau et je peux
apercevoir – dans le lointain – le
clocher de l’église et les ruines d’un
château. Je propose :
« Allons jusque-là. »
Il hésite, mais finit par accepter. Sur
le chemin se trouve une chapelle, et j’ai
envie de la visiter. Je ne sais plus prier,
mais le silence des églises me rassure
toujours.
« Ne va pas te sentir coupable, me
dis-je à moi-même. S’il est amoureux,
c’est son problème. »
Il m’a questionnée sur la médaille. Je
sais bien : il espérait que je reprendrais
notre conversation du café. En même
temps, il a peur d’entendre ce qu’il n’a
pas envie d’entendre, c’est pourquoi il
ne va pas plus loin et ne revient pas sur
le sujet.
Il se peut qu’il m’aime vraiment. Mais
nous allons réussir à transformer cet
amour en quelque chose de différent, de
plus profond.
« Ridicule, me dis-je. Il n’est rien de
plus profond que l’amour. Dans les
contes pour enfants, les princesses
donnent un baiser aux crapauds et ceux-
ci se transforment en princes charmants.
Dans la vie réelle, les princesses
embrassent les princes et ceux-ci se
transforment en crapauds. »
Au bout d’une petite demi-heure de
trajet, nous arrivons à la chapelle. Un
vieil homme est assis sur les marches.
C’est la première personne que nous
voyons depuis que nous nous sommes
mis en route, car nous sommes à la fin
de l’automne et les champs sont de
nouveau confiés aux soins du Seigneur,
qui fertilise la terre de Sa bénédiction et
permet que l’homme en tire sa
subsistance à la sueur de son front.
« Bonjour, dit-il au vieillard.
— Bonjour.
— Comment s’appelle ce village ?
— San Martin de Unx.
— Unx ? dis-je. On dirait un nom de
gnome ! »
Le vieux ne comprend pas la
plaisanterie. Plutôt embarrassée, je
m’avance jusqu’à la porte de la
chapelle.
« Vous ne pouvez pas entrer, dit le
vieux. On ferme à midi. Si vous voulez,
vous pouvez revenir à quatre heures. »
La porte est ouverte. Je distingue mal
l’intérieur, à cause de la pénombre.
« Rien qu’une minute. Je voudrais dire
une prière.
— Je regrette beaucoup, mais c’est
fermé. »
Il m’entend discuter avec le
bonhomme. Il ne dit rien.
« Bon, d’accord, on s’en va, dis-je.
Pas la peine de continuer à discuter. »
Il garde les yeux fixés sur moi, mais
son regard est vide, lointain.
« Tu ne voulais pas voir la
chapelle ? » demande-t-il.
Je sais qu’il n’a pas aimé mon
attitude. Il a dû me trouver veule, lâche,
incapable de me battre pour ce que je
désire. Pas besoin d’un baiser : la
princesse se transforme en crapaud.
« Souviens-toi d’hier, dis-je. Tu as
mis fin à la conversation, au bar, parce
que tu n’avais pas envie de discuter. Et
maintenant, quand j’en fais autant, tu
m’en veux. »
Le vieux nous regarde, impassible. Il
doit être content parce qu’il se passe
quelque chose, là sous ses yeux, dans un
endroit où les matins, les après-midi, les
soirs sont tous identiques.
« La porte de l’église est ouverte, dit-
il, s’adressant au vieux. Si vous voulez
de l’argent, on peut vous en donner un
peu. Mais elle veut voir cette église.
— Ce n’est plus l’heure.
— Tant pis, on entre quand même. »
Il me prend par le bras et entre avec
moi.
Mon cœur bat plus vite. Le vieux
bonhomme pourrait se fâcher, appeler la
police, gâcher notre promenade.
« Pourquoi fais-tu cela ?
— Parce que tu as envie d’aller voir
cette chapelle. »
Mais cette discussion, et mon attitude,
ont rompu le charme d’une matinée quasi
parfaite.
Mon oreille est attentive aux bruits du
dehors. A tout instant j’imagine le vieux
qui s’éloigne, l’arrivée de la police
municipale. Effraction d’église. Des
voleurs. Nous faisons quelque chose
d’interdit, nous violons la loi. Le vieux a
dit que c’était fermé, que l’heure des
visites était passée. C’est un pauvre
vieillard, incapable de nous empêcher
d’entrer, et la police sera d’autant plus
sévère, parce que nous lui avons manqué
de respect.
Je reste à l’intérieur juste le temps
nécessaire pour montrer que je me sens
parfaitement à l’aise. Mon cœur bat si
fort que j’ai peur qu’il ne l’entende.
« On peut y aller, dis-je, au bout de ce
que je me figure être la durée d’un "Je
vous salue Marie".
— N’aie pas peur, Pilar. Tu n’es pas
là pour faire de la figuration. »
Je ne voulais pas que mon problème
avec le vieux se transforme en problème
avec lui. Il fallait rester calme.
« Je ne vois pas ce que tu veux dire.
— Certaines personnes sont
brouillées avec quelqu’un, brouillées
avec elles-mêmes, brouillées avec la
vie. Alors, elles se jouent une pièce de
théâtre et en écrivent le canevas d’après
leurs frustrations.
— Je connais beaucoup de gens
comme ça. Je sais de quoi tu parles.
— Mais le malheur est que ces gens-
là ne peuvent pas jouer la pièce tout
seuls, poursuit-il. Ils se mettent donc à
convoquer d’autres acteurs.
« C’est exactement ce qu’a fait ce
type, là-dehors. Il voulait prendre sa
revanche, et il nous a choisis pour cela.
Si nous avions plié devant son
interdiction, maintenant nous le
regretterions, nous aurions le sentiment
d’avoir été roulés. Nous aurions accepté
de faire partie de son existence
mesquine et de ses frustrations.
« L’agressivité de cet homme était
évidente, il nous a donc été facile de ne
pas entrer dans son jeu. Mais d’autres,
parfois, nous demandent d’être figurants
lorsqu’ils se comportent en victimes et
se plaignent des injustices de la vie. Ils
exigent que nous les approuvions, que
nous prenions parti. »
Il me regarde droit dans les yeux.
« Attention ! Quand on entre dans ce
jeu, on en sort toujours perdant. »
Il avait raison. Malgré tout, je ne me
sentais pas très à l’aise à l’intérieur de
cette chapelle.
« J’ai prié. J’ai fait ce que je voulais
faire. Nous pouvons partir, maintenant. »
Nous sortons. Le contraste entre la
pénombre et la lumière crue du soleil
m’aveugle pendant quelques instants.
Dès que mes yeux se sont habitués, je
remarque que le vieil homme a disparu.
« Allons déjeuner », dit-il, en se
dirigeant vers la ville.
Au cours du déjeuner, je bois deux
verres de vin. Je n’ai jamais tant bu de
ma vie. Je suis en train de devenir
alcoolique.
« Quelle exagération ! »
Il bavarde avec le garçon. Il apprend
ainsi qu’il y a dans les environs
plusieurs ruines romaines. J’essaie de
suivre la conversation, mais ne
parviens pas à cacher ma mauvaise
humeur. La princesse s’est
transformée en crapaud. Quelle
importance ? A qui ai-je besoin de
prouver quoi que ce soit, si je ne suis
en quête de rien – ni homme ni
amour ?
« Je le savais, me dis-je. Je savais que
j’allais déséquilibrer mon univers.
Mon cerveau m’a prévenue, mais mon
cœur n’a pas voulu suivre le conseil. »
Il m’a fallu payer le prix fort, pour
obtenir le peu que j’ai, laisser de côté
tant de choses que je désirais, me
détourner de tant de chemins qui
s’ouvraient devant moi. J’ai sacrifié
mes rêves au nom d’un rêve plus
élevé : la paix de l’esprit. Je ne veux
pas renoncer à cette paix.
« Tu es bien tendue, dit-il,
interrompant sa conversation avec le
garçon.
— Oui, c’est vrai. Je crois que ce vieux
bonhomme est allé chercher la police.
Je crois que cette ville est toute
petite, et qu’ils savent où nous nous
trouvons. Je crois que ton insistance à
vouloir déjeuner ici peut mettre un
point final à nos vacances. »
Il n’arrête pas de faire tourner entre
ses doigts son verre d’eau minérale. Il
doit bien savoir que ce n’est pas la
vraie raison ; en réalité j’ai honte.
Pourquoi faisons-nous cela de nos
existences ? Pourquoi voyons-nous le
grain de poussière que nous avons
dans l’œil et non les montagnes, les
champs et les oliviers ?
« Ecoute, dit-il, il ne va rien arriver de
semblable. Le vieux est déjà rentré
chez lui et ne se souvient même pas
de l’incident. Fais-moi confiance. »
Je pense : « Ce n’est pas pour ça que
je suis tendue, espèce d’idiot ! »
« Ecoute davantage ton cœur, dit-il
encore.
— Justement, je l’écoute. Et je préfère
partir. Je ne me sens pas bien, ici.
— Arrête de boire. Cela ne sert à
rien. » Jusque-là, je suis parvenue à
me maîtriser.
Maintenant, il vaut mieux que je dise
tout ce que j’ai sur le cœur :
« Tu t’imagines que tu sais tout. Tu
viens nous parler d’instants magiques,
d’enfance oubliée qui survit en
chacun de nous… Je ne vois pas ce
que tu fais auprès de moi. »
Il rit.
« Je t’admire. Et j’admire le combat
que tu livres contre ton cœur.
— Quel combat ?
— Rien. »
Mais je sais bien ce qu’il veut dire.
« Ne te fais pas d’illusions. Si tu le
souhaites, nous pouvons en parler. Tu
te trompes au sujet de mes
sentiments. »
Il cesse de faire tourner son verre et
me regarde en face :
« Non. Je sais que tu ne m’aimes
pas. »
Du coup, me voici encore plus
désorientée.
« Mais je vais me battre, continue-t-il.
Il y a des choses dans la vie pour
lesquelles il vaut la peine de se battre
jusqu’à la fin. »
Je ne trouve rien à répondre.
« Et toi, tu en vaux la peine. »
Je détourne les yeux, j’essaie de faire
semblant de m’intéresser à la
décoration du restaurant. Je me
sentais crapaud, et je redeviens
princesse. Je pense : « Je veux croire à
ce qu’il dit », tout en regardant un
tableau représentant des bateaux et
des pêcheurs. « Cela n’y changera
rien, mais du moins je ne me sentirai
pas si fragile, si lamentable. »
« Pardonne-moi mon agressivité »,
dis-je.
Il sourit ; appelle le garçon, paie
l’addition.

Sur le chemin du retour, je me sens


encore plus troublée. Peut-être le
soleil ? Mais non, nous sommes en
automne, le soleil ne chauffe guère. Le
vieux bonhomme alors ? Mais il est
sorti de mon existence depuis pas mal
de temps. Peut-être est-ce tout ce qui
est nouveau. Un soulier neuf gêne. La
vie n’est pas différente : elle nous
attrape par surprise et nous oblige à
marcher vers l’inconnu, quand nous
ne le voulons pas, quand nous n’en
avons pas besoin.
J’essaie de me concentrer sur le
paysage, mais je n’arrive plus à voir
les champs d’oliviers, le village au
sommet de la colline, la chapelle
devant laquelle se tenait un vieil
homme. Rien de tout cela ne m’est
familier.
Je me rappelle la cuite d’hier, et l’air
qu’il chantait :

Las tardecitas de Buenos Aires tienen


este no sé…
¿qué sé yo ?

Viste, salí de tu casa por Arenales[3].

Pourquoi Buenos Aires, alors que


nous étions à Bilbao ? Qu’est-ce que
c’est que cette rue Arenales ? Que
voulait-il ? Je lui demande :
« Cette chanson que tu chantais hier,
qu’est-ce que c’était ?

— Balada para um louco[4]. Pourquoi


ne me poses-tu la question
qu’aujourd’hui ?
— Pour rien. »
Mais si, il y a une raison. Je sais qu’il a
chanté cet air parce que c’est un
piège. Il m’a fait apprendre les paroles
par cœur – alors que je dois déjà
apprendre par cœur tant de choses
pour mes examens. Il aurait pu choisir
un air familier, déjà entendu des
milliers de fois, mais il a préféré une
chanson qui m’était inconnue.
C’est un piège. De cette façon, quand
on jouera cet air, plus tard, à la radio,
ou qu’on passera le disque, je me
souviendrai de lui, de Bilbao, de ce
temps où l’automne de ma vie s’est à
nouveau transformé en printemps. Je
me souviendrai de l’excitation, de
l’aventure, et de l’enfant qui est
ressuscité Dieu sait d’où.
Il a pensé à tout cela. Il est réfléchi, il
a de l’expérience, il a vécu et sait
comment conquérir la femme qu’il
désire.
« Je deviens folle », me dis-je. Je
pense être alcoolique parce que j’ai
un peu bu deux jours de suite. J’ai
l’impression qu’il connaît toutes les
ficelles ; qu’il me contrôle et me
gouverne par sa douceur.
« J’admire le combat que tu livres
contre ton cœur », a-t-il dit au
restaurant.
Mais il se trompe. Parce que j’ai déjà
lutté, et vaincu mon cœur depuis bien
longtemps. Je ne vais pas tomber
amoureuse de l’impossible. Je connais
mes limites, et ma capacité de
souffrance.
Tandis que nous retournons à la
voiture, je lui demande de dire
quelque chose. « Quoi ?
— N’importe quoi. Parle-moi. »
Il se met à me raconter les apparitions
de la Vierge Marie à Fatima. J’ignore
pourquoi il évoque ce sujet, mais
cette histoire des trois bergers fait
diversion.
Peu à peu, mon cœur se calme. Oui, je
connais mes limites, et je sais me
contrôler.
Nous sommes arrivés de nuit, dans un
brouillard si épais que nous pouvions à
peine apercevoir ce qui se trouvait
autour de nous. Je distinguais tout juste
une petite place, un lampadaire,
quelques maisons médiévales mal
éclairées par cette lumière jaune, et un
puits.
« Le brouillard ! » a-t-il dit, tout
excité. « Nous sommes à Saint-Savin. »
Le nom ne me disait rien. Mais nous
étions en France, et cela m’excitait
aussi.
« Pourquoi cet endroit ?
— A cause de cette maison que je
voudrais te vendre, a-t-il répondu en
riant. Et puis, j’avais promis de revenir
le jour de l’Immaculée Conception.
— Ici ?
— Près d’ici. »
Il a arrêté la voiture. Quand nous
sommes descendus, il m’a pris la main
et nous avons commencé à marcher.
« Cet endroit est entré dans ma vie de
façon inattendue », a-t-il dit.
« . Toi aussi », ai-je pensé.
« Ici, un jour, j’ai cru avoir perdu ma
route. En réalité, je l’avais retrouvée.
— Tu parles par énigmes.
— C’est ici que j’ai compris à quel
point tu me manquais. »
De nouveau, j’ai regardé tout autour.
Je n’arrivais pas à comprendre
pourquoi.
« Quel rapport avec ta route ?
— Nous allons trouver une chambre.
Les deux seuls hôtels de ce petit bourg
ne sont ouverts qu’en été. Ensuite nous
irons dîner dans un bon restaurant. Sans
inquiétude, sans crainte de la police,
sans avoir besoin de retourner à la
voiture en courant. Et quand le vin aura
délié nos langues, nous parlerons,
longuement. »
Nous avons ri ensemble. J’étais déjà
plus détendue. En chemin, je m’étais
rendu compte des sottises que je m’étais
mises en tête. Et tandis que nous
franchissions la chaîne de montagnes qui
sépare la France de l’Espagne, j’avais
demandé à Dieu qu’il lave mon âme de
la tension et de la peur.
J’en avais assez de me comporter
comme une petite fille, d’agir comme de
nombreuses amies qui avaient peur de
l’amour impossible mais ne savaient pas
exactement ce qu’était cet « amour
impossible ». A continuer ainsi, j’allais
perdre tout ce que ces quelques jours
avec lui pouvaient m’apporter de bon.
« Attention ! ai-je pensé. Attention à
la brèche dans le barrage. Si elle se
produit, rien au monde ne pourra la
colmater. »
« Que la Sainte Vierge nous protège
dorénavant », a-t-il dit.
Je n’ai rien répondu.
« Pourquoi n’as-tu pas dit amen ?
— Parce que je ne trouve plus que
cela ait de l’importance. Il fut un temps
où la religion faisait partie de mon
existence, mais c’est maintenant du
passé. »
Il a fait demi-tour, et nous sommes
retournés vers la voiture.
« Je prie encore, ai-je poursuivi. J’ai
prié, pendant que nous traversions les
Pyrénées, par automatisme. Mais je ne
suis pas sûre d’être encore croyante.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai souffert, et que Dieu
ne m’a pas écoutée. Parce que – bien
des fois au cours de ma vie – j’ai essayé
d’aimer avec tout mon cœur, et pour
finir l’amour a été foulé aux pieds, trahi.
Si Dieu est amour, Il aurait dû se soucier
davantage de mon sentiment.
— Dieu est amour. Mais c’est la
Sainte Vierge qui comprend bien ces
choses-là. »
J’ai éclaté de rire. Quand j’ai de
nouveau tourné mon regard vers lui, j’ai
vu qu’il était sérieux. Ce n’était pas une
plaisanterie.
« La Vierge comprend te mystère du
don total, a-t-il repris. Et, pour avoir
aimé et souffert, elle nous a libérés de la
douleur. De la même façon que Jésus
nous a libérés du péché.
— Jésus était le fils de Dieu. La
Vierge a seulement été une femme qui a
reçu la grâce de l’accueillir dans son
sein. »
Je voulais rattraper cet éclat de rire
intempestif, je voulais lui faire
comprendre que je respectais sa foi.
Mais foi et amour ne se discutent pas,
surtout dans un joli petit village comme
celui-ci.
Il a ouvert la portière de la voiture et
sorti nos deux sacs. Quand j’ai voulu lui
prendre des mains mon bagage, il a
souri :
« Laisse-moi porter ton sac. »
« Depuis combien de temps ne m’a-t-
on pas traitée de cette façon ? » ai-je
pensé.
Nous avons frappé à une première
porte ; la femme ne louait pas de
chambres. A une autre, personne n’est
venu ouvrir. A la troisième, un petit
vieux, bien aimable, nous a reçus
gentiment mais, quand nous sommes
allés voir la chambre, il n’y avait qu’un
lit à deux places. J’ai refusé.
« Il vaudrait peut-être mieux aller
dans une plus grande ville, ai-je suggéré
quand nous sommes ressortis.
— Nous allons trouver une chambre.
Est-ce que tu connais l’exercice de
l’Autre ? Il fait partie d’une histoire
écrite voilà un siècle, dont l’auteur…
— Laisse l’auteur où il est et raconte-
moi l’histoire », ai-je demandé, tandis
que nous traversions l’unique place de
Saint-Savin.
« Un homme rencontre un ami qu’il
connaît depuis longtemps et qui semble
n’avoir jamais trouvé sa voie. "Il va
falloir que je lui donne un peu d’argent",
pense-t-il. Mais ce soir-là, l’homme
découvre que son ami est devenu riche
et qu’il a décidé de rembourser toutes
les dettes qu’il avait contractées au
cours de ces années.
« Ils se rendent dans un bar qu’ils
fréquentaient habituellement, et l’ami
offre une tournée générale. Quand on
l’interroge sur sa réussite, si soudaine, il
répond que, jusqu’à ces tout derniers
jours, il "vivait l’Autre".
« "Mais qu’est-ce que l’Autre ? lui
demande-t-on.
« — L’Autre est celui que l’on m’a
appris à être, mais qui n’est pas moi. Il
croit que les hommes doivent passer
toute leur existence à réfléchir à la façon
de gagner de l’argent s’ils veulent né pas
mourir de faim dans leur vieillesse. Tant
ils réfléchissent, tant ils font de plans,
qu’ils s’aperçoivent qu’ils sont vivants
seulement au moment où leurs jours sont
sur le point de s’achever. Mais alors il
est trop tard.
« — Et toi, qui es-tu ?
« — Je suis comme n’importe lequel
d’entre nous s’il écoute son cœur.
Quelqu’un qui s’émerveille devant le
mystère de la vie, qui est ouvert aux
miracles, se réjouit et s’enthousiasme de
ses actes. Simplement, l’Autre, par
crainte d’être déçu, ne me laissait pas
agir.
« — Mais la souffrance existe,
rétorquent les gens qui se trouvent là.
« — Ce qui existe, ce sont les échecs.
Personne n’y échappe. Aussi vaut-il
mieux perdre quelques combats en
luttant pour ses rêves que d’être battu
sans seulement savoir pour quoi on lutte.
« — C’est tout ? demandent les clients
du bar.
« — Oui. Après cette découverte, je
me suis éveillé, bien décidé à être ce
que j’avais toujours voulu être en
réalité. L’Autre est resté là, dans ma
chambre, à me regarder, mais je ne l’ai
plus laissé entrer, bien qu’il ait parfois
cherché à me faire peur en me mettant en
garde contre le risque de ne pas penser à
l’avenir. Du jour où j’ai chassé l’Autre
de ma vie, l’énergie divine a opéré ses
miracles. " »
« Je crois qu’il a inventé cette
histoire. Une belle histoire, peut-être,
mais qui n’est pas vraie. » C’est ce que
j’ai pensé, tandis que nous continuions à
chercher un endroit pour passer la nuit.
Saint-Savin ne possédait pas plus de
trente maisons, et bientôt nous devrions
faire ce que j’avais suggéré : aller dans
une plus grande ville.
Si plein de ferveur fût-il, si éloigné de
sa vie l’Autre se trouvât-il déjà, les
habitants de Saint-Savin ne savaient pas
que son rêve était de coucher ici cette
nuit, et ils n’allaient sûrement pas
l’aider. Et pourtant, pendant qu’il
racontait cette histoire, il me semblait
me voir moi-même ; les peurs, le
manque de confiance en soi, la volonté
de ne pas regarder tout ce qui est
merveilleux parce que demain tout peut
finir, et que l’on souffrira.
Les dieux jettent les dés et ne
demandent pas si nous avons envie de
jouer. Ils ne veulent pas savoir si vous
avez quitté un homme, une maison, un
travail, une carrière, un rêve. Les dieux
se moquent pas mal que vous ayez une
existence dans laquelle chaque chose est
à sa place, chaque désir peut être
satisfait avec du travail et de la
persévérance. Les dieux ne se soucient
pas de nos plans ni de nos espoirs ; dans
l’univers, ils jettent les dés – et c’est
vous, par hasard, qui êtes choisi. A
partir de là, gagner ou perdre est une
question de chance.
Les dieux jettent les dés, et libèrent
l’amour de sa prison. Cette force qui
peut créer ou détruire, tout dépend de la
direction dans laquelle le vent soufflait
au moment où il est sorti de son cachot.
Pour l’instant, cette force soufflait
dans sa direction à lui. Mais les vents
sont aussi capricieux que les dieux – et,
tout au fond de moi, je commençais à
sentir quelques rafales.
Comme si le destin avait voulu me
montrer que l’histoire de l’Autre était
vraie – et que l’univers conspire
toujours en faveur de ceux qui rêvent –,
nous avons trouvé une maison pour nous
héberger, avec une chambre à deux lits.
J’ai commencé par prendre une douche,
laver mon linge, et mettre le tee-shirt
que j’avais acheté. Je me suis sentie
comme neuve, ce qui m’a redonné de
l’assurance.
« Si ça se trouve, l’Autre n’aime pas
ce tee-shirt », me suis-je dit en riant.
Après le dîner en compagnie des
propriétaires de la maison (les
restaurants aussi étaient fermés en
automne et en hiver), il leur a demandé
une bouteille de vin, et promis d’en
acheter une autre le lendemain. Nous
avons mis nos vestes, pris deux verres
que l’on nous a prêtés, et nous sommes
sortis.
« Allons nous asseoir au bord du
puits », ai-je proposé.
Nous sommes restés là, et nous avons
bu pour ne pas sentir le froid et pour
nous détendre.
« On dirait que l’Autre est revenu
s’incarner en toi, ai-je remarqué pour
plaisanter. Ton humeur ne s’arrange
pas. »
Il a ri.
« J’avais dit que nous réussirions à
trouver une chambre, et nous l’avons
trouvée. L’univers nous aide toujours à
nous battre pour nos rêves, si bêtes
qu’ils puissent paraître. Parce que ce
sont nos rêves, et nous sommes seuls à
savoir combien il nous a coûté de les
rêver. »
Le brouillard, auquel le lampadaire
donnait une coloration jaune, ne nous
permettait pas de distinguer l’autre côté
de la place.
J’ai pris une profonde inspiration.
Impossible de remettre davantage.
« Nous étions convenus de parler
d’amour, ai-je repris. Nous ne pouvons
pas l’éviter plus longtemps. Tu sais
comment j’ai vécu ces derniers jours.
S’il n’avait tenu qu’à moi, ce sujet
n’aurait pas été abordé. Mais, puisque
c’est fait, je ne peux pas m’empêcher
d’y penser.
— Aimer est dangereux.
— Je le sais. J’ai déjà aimé. Aimer
est comme une drogue. Au début, tu as
une sensation d’euphorie, d’abandon
total. Le lendemain, tu en veux
davantage. Ce n’est pas encore
l’intoxication, mais tu as apprécié la
sensation, et tu crois pouvoir en rester
maître. Tu penses à l’être aimé pendant
deux minutes et tu l’oublies trois heures
durant.
« Mais, peu à peu, tu t’habitues à cet
être, et tu en deviens complètement
dépendant. Alors, tu penses à lui trois
heures durant et tu l’oublies pendant
deux minutes. S’il n’est pas à proximité,
tu éprouves la même sensation que les
drogués quand ils sont en manque. Et de
même que les drogués volent et
s’humilient pour se procurer ce dont ils
ont besoin, tu es prêt à faire n’importe
quoi pour l’amour.
— Quel exemple horrible ! » s’est-il
exclamé.
Et c’était réellement un exemple
horrible, qui ne s’accordait pas avec le
vin, le puits, ces maisons médiévales
autour de la petite place. Mais c’était
vrai. Après avoir tant fait en faveur de
l’amour, il fallait qu’il en connaisse
aussi les risques.
« Voilà pourquoi nous ne devons
aimer qu’une personne qu’il soit
possible de garder auprès de nous », ai-
je conclu.
Il est resté un long moment à regarder
le brouillard. Apparemment, il n’allait
plus demander que nous naviguions de
nouveau sur les eaux dangereuses d’une
discussion concernant l’amour. Je savais
que j’étais dure, mais il n’y avait rien
d’autre à faire.
« Affaire classée », me suis-je dit.
Avoir vécu ensemble pendant ces trois
jours – et, par-dessus le marché, en me
voyant porter toujours les mêmes
vêtements – a dû le faire changer d’idée.
Mon orgueil de femme en a été blessé,
mais mon cœur a éprouvé une sorte de
soulagement. « Est-ce vraiment cela que
je veux ? »
Je pressentais déjà les orages que les
vents de l’amour apportent avec eux. Je
commençais à remarquer une lézarde
dans le mur du barrage.
Nous sommes restés longtemps à
boire, sans parler de choses sérieuses.
Nous avons parlé des propriétaires de la
maison, et du saint qui avait fondé-ce
village. Il m’a raconté quelques
légendes à propos de l’église, de l’autre
côté de la petite place.
« Tu es distraite », a-t-il dit à un
certain moment.
C’était vrai, mon esprit vagabondait.
J’aurais aimé être là avec un homme qui
eût laissé mon cœur en paix, un homme
avec qui j’aurais pu vivre cet instant
sans craindre de le perdre le lendemain.
Alors le temps aurait passé plus
lentement, nous aurions pu rester
silencieux, puisque nous aurions eu toute
la vie pour parler. Je n’aurais pas eu
besoin de me soucier d’affaires
sérieuses, de décisions difficiles à
prendre, de paroles dures.
Nous sommes silencieux – et cela est
un signe. Je viens à peine de remarquer
que nous gardons le silence, quand il se
lève pour aller chercher une autre
bouteille de vin.
Nous sommes silencieux. J’entends le
bruit de ses pas alors qu’il revient vers
le puits près duquel nous sommes assis
depuis plus d’une heure, à boire et à
regarder le brouillard.
Pour la première fois, nous sommes
vraiment silencieux. Ce n’est pas ce
silence contraint dans la voiture, pendant
le trajet de Madrid à Bilbao. Ce n’est
pas le silence de mon cœur apeuré dans
la chapelle près de San Martin de Unx.
C’est un silence qui me dit que nous
n’avons plus besoin de nous donner des
explications l’un à l’autre.
Ses pas se sont arrêtés. Il me regarde
– et ce qu’il voit doit être beau : une
femme assise sur la margelle d’un puits,
par une nuit de brouillard, à la lueur
d’un lampadaire.
Les maisons du Moyen Age, l’église
du XIe siècle, et le silence.
La deuxième bouteille de vin est
presque à moitié vide quand je me
décide à parler :
« Ce matin, j’étais déjà persuadée
d’être alcoolique. Je ne fais que boire
toute la journée. Durant ces trois jours,
j’ai bu davantage que pendant toute
l’année dernière. »
Il passe la main sur ma tête sans dire
un mot. Je sens cette caresse légère, et
ne fais rien pour la repousser. Je lui
demande :
« Raconte-moi un peu de ta vie.
— Elle est sans grand mystère. Il y a
mon chemin, et je fais ce que je peux
pour le suivre dans la dignité.
— Quel est ton chemin ?
— Le chemin de qui cherche
l’amour. » Pendant un moment, il
s’amuse avec la bouteille. Puis il ajoute,
en conclusion :
« Et l’amour est un chemin compliqué.
— Parce que, sur ce chemin, ou les
choses nous conduisent au ciel, ou bien
elles nous attirent en enfer », dis-je, sans
être sûre qu’il fasse allusion à moi.
Il se tait. Peut-être est-il encore
plongé dans l’océan du silence, mais le
vin, de nouveau, m’a délié la langue, et
j’éprouve le besoin de parler.
« Tu as dit que quelque chose, ici,
dans ce village, t’a tait changer
d’orientation.
— Je crois que c’est vrai. Je n’en suis
pas encore tout à fait sûr, et c’est
pourquoi je voulais t’amener jusqu’ici.
— C’est un test ?
— Non. C’est un acte de foi. C’est
pour qu’elle m’aide à prendre la
meilleure décision.
— Qui donc ?
— La Sainte Vierge. »
La Vierge. J’aurais dû le comprendre.
Je suis impressionnée de voir comment
toutes ces années de voyages, de
découvertes, d’horizons nouveaux, ne
l’ont pas libéré du catholicisme de
l’enfance. Sur ce point du moins, nos
amis et moi avions beaucoup évolué,
nous ne vivions plus sous le poids de la
faute et des péchés.
« C’est quand même extraordinaire
que tu conserves la même foi, après tout
ce que tu as vécu.
— Je ne l’ai pas conservée. Je l’ai
perdue et je l’ai retrouvée.
— Mais la croyance en des vierges ?
En des choses impossibles, irréelles ?
Tu as eu une vie sexuelle active, je
suppose ?
— Normale. J’ai été amoureux d’un
bon nombre de femmes. »
Je ressens une pointe de jalousie, et je
suis surprise de ma réaction. Mais la
lutte intérieure semble s’être apaisée, et
je ne veux pas la raviver.
« Mais pourquoi est-elle "la Vierge" ?
Pourquoi ne nous montre-t-on pas Notre-
Dame comme une femme normale,
semblable à toutes les autres ? »
Il boit le peu qui restait dans la
bouteille. Et me demande si je désire
qu’il aille en chercher une autre. Je dis
non.
« Je veux absolument que tu me
répondes. Dès que nous abordons
certains sujets, tu te mets à détourner la
conversation.
— Elle était normale. Elle a eu
d’autres enfants. La Bible nous dit que
Jésus a eu deux frères. La virginité, pour
la conception de Jésus, s’explique par le
fait que Marie marque le début d’une
nouvelle ère de grâce. Avec elle
commence une autre étape. Elle est la
fiancée cosmique, la Terre – qui s’ouvre
au ciel et se laisse féconder.
« En cet instant, grâce à son courage,
le courage d’accepter son propre destin,
elle permet que Dieu vienne à la Terre.
Et elle se transforme en la Grande
Mère. »
Je ne parviens pas à suivre son
discours. Il s’en rend compte.
« Elle est le visage féminin de Dieu.
Elle a sa propre divinité. »
A la façon dont il parle, on perçoit la
tension ; ses mots sont presque forcés,
comme s’il était en train de commettre
un péché. Je demande :
« Une déesse ? »
J’attends un peu, pour qu’il
m’explique mieux, mais il ne poursuit
pas plus avant. Il y a quelques minutes,
je pensais avec ironie à son
catholicisme. Maintenant, ses paroles
me semblent un blasphème.
« Qui est la Vierge ? Qu’est-ce que la
Déesse ? » C’est moi qui reviens sur le
sujet.
« C’est difficile à expliquer, dit-il, de
plus en plus mal à l’aise. J’ai sur moi
quelques pages de texte. Tu peux les
lire, si tu veux. »
J’insiste : « Je ne vais rien lire du tout
maintenant. Je-veux que tu
m’expliques. »
Il cherche la bouteille de vin ; mais
celle-ci est vide. Nous ne nous
rappelons plus ce qui nous a amenés
jusqu’à ce puits. Quelque chose
d’important se trouve ici – comme si ses
paroles étaient en train d’opérer un
miracle. J’insiste encore :
« Continue.
— Son symbole est l’eau, le
brouillard qui l’enveloppe. La Déesse
se sert de l’eau pour se manifester. »
La brume semble devenir vivante,
prendre un caractère sacré, quoique je
continue à ne pas bien comprendre ses
paroles.
. « Je ne veux pas te faire un cours
d’histoire. Si tu souhaites en apprendre
davantage là-dessus, tu peux lire le texte
que j’ai apporté. Mais sache que cette
femme – la Déesse, la Vierge Marie, la
Shechinah du judaïsme, la Grande Mère,
Isis, Sophia, esclave et maîtresse – se
trouve présente dans toutes les religions
du monde. Elle a été oubliée, interdite,
travestie, mais son culte s’est maintenu
de millénaire en millénaire, pour
parvenir jusqu’à nous.
« L’une des faces de Dieu est la face
d’une femme. »
J’ai regardé son visage. Ses yeux
brillaient et fixaient le brouillard en face
de nous. Je n’avais plus besoin
d’insister pour qu’il continue.
« Elle est présente dans le premier
chapitre de la Bible, quand l’Esprit de
Dieu plane au-dessus des eaux, et qu’il
les place au-dessous et au-dessus des
étoiles. C’est le mariage mystique de la
Terre et du Ciel.
« Elle est présente au dernier chapitre
de la Bible, quand

… l’Esprit et l’épouse disent :


Viens.
Que celui qui entend dise aussi :
Viens.
Que celui qui a soif vienne aussi,
Et que celui qui en voudra reçoive
gratuitement
l’eau de la vie.

— Pourquoi le symbole de la face


féminine de Dieu est-il l’eau ?
— Je l’ignore. Mais c’est en général
ce moyen qu’elle choisit pour se
manifester. Peut-être parce que l’eau est
source de vie ; nous sommes engendrés
au milieu de l’eau, et durant neuf mois
nous y demeurons. L’eau est le symbole
du pouvoir de la femme, le pouvoir
qu’aucun homme – pour éclairé, pour
parfait qu’il soit – ne peut espérer
atteindre. »
Il s’arrête un instant, puis reprend :
« Dans toute religion, dans toute
tradition, elle se manifeste toujours,
d’une manière ou d’une autre. Comme je
suis catholique, j’arrive à la voir quand
je me trouve devant la Vierge Marie. »
Il me prend par la main et, en moins
de cinq minutes de marche, nous sommes
sortis de Saint-Savin. Nous passons
devant une colonne, au bord de la route,
dont le sommet est curieusement coiffé
d’une croix et de la statue de la Vierge,
là où ce devrait être celle de Jésus-
Christ. J’ai en mémoire ce qu’il a dit, et
je suis surprise de la coïncidence.
Nous sommes maintenant
complètement enveloppés par
l’obscurité et par la brume. Je
m’imagine dans l’eau, au creux du ventre
maternel, où le temps ni la pensée
n’existent. Ses paroles semblent bien
avoir un sens, un sens terrible. Je me
rappelle cette femme à la conférence. Je
me rappelle la jeune fille qui m’a
emmenée jusqu’à la place. Elle aussi
avait dit que l’eau était le symbole de la
Déesse.
« A vingt kilomètres d’ici, il y a une
grotte, poursuit-il. Le 11 février 1858,
une petite fille ramassait du bois à
proximité, en compagnie de deux autres
enfants. Une gamine fragile, asthmatique,
d’une pauvreté bien proche de la misère.
C’était l’hiver ; ce jour-là, elle eut peur
de traverser un petit ruisseau : elle
pouvait se mouiller, tomber malade, et
ses parents avaient besoin du peu
d’argent qu’elle gagnait comme bergère.
« C’est alors qu’apparut une femme
habillée de blanc, avec aux pieds deux
roses dorées. Elle s’adressa à l’enfant
comme à une princesse, lui demanda,
"s’il te plaît", de revenir en ce lieu un
certain nombre de fois, et disparut. Les
deux autres gamines, qui avaient vu
l’enfant en extase, ne tardèrent pas à
raconter l’événement à tout le monde.
« A partir de là, un long calvaire
commença pour la petite. Elle fut
arrêtée, et on exigea qu’elle renie tout.
On lui offrit de l’argent pour la tenter,
afin qu’elle demande des faveurs
particulières à l’apparition. Dans les
premiers jours, sa famille fut insultée
publiquement : on disait qu’elle faisait
tout cela pour attirer l’attention.
« La petite, qui s’appelait Bernadette,
n’avait pas la moindre idée de la nature
de ce qu’elle voyait. Elle parlait de la
dame en disant en patois "ça", et ses
parents, bien ennuyés, allèrent réclamer
de l’aide au curé du village. Celui-ci
suggéra qu’à la prochaine apparition
elle s’enquière du nom de la femme en
question.
« Bernadette fit ce que le curé avait
dit, mais la seule réponse qu’elle obtint
fut un sourire. L’apparition se produisit
dix-huit fois au total, la plupart du temps
sans qu’un seul mot fût prononcé. En
l’une des occasions, elle demande à la
petite de baiser la terre. Sans rien
comprendre, Bernadette fait ce que lui
commande l’apparition. Un jour, celle-ci
demande à l’enfant de creuser un trou
dans le sol de la grotte. Bernadette
obéit, et voici que commence à sourdre
un peu d’eau bourbeuse, car l’endroit
servait d’abri pour les porcs.
« "Bois de cette eau", dit la dame.
« L’eau est si sale que Bernadette, par
trois fois, la prend et la rejette, sans
avoir le courage de la porter à sa
bouche. Mais elle finit par obéir, mais
avec répugnance. A l’endroit où elle a
creusé, coule maintenant une source. Un
borgne en passe quelques gouttes sur son
visage et recouvre la vue. Une femme,
désespérée de voir agoniser son enfant
nouveau-né, plonge le bébé dans la
source – un jour où la température
extérieure est tombée au-dessous de zéro
– et r l’enfant est guéri.
« Peu à peu, la nouvelle se répand, et
des milliers de gens affluent sur les
lieux. La petite Bernadette insiste
toujours pour savoir le nom de la dame,
mais celle-ci se contente de sourire.
Jusqu’au jour où l’apparition se tourne
vers | l’enfant et dit :
« "Je suis l’Immaculée Conception. "
« Toute contente, la petite court
raconter la chose au curé.
« "Ce n’est pas possible, dit celui-ci.
Nul ne peut être à la fois l’arbre et le
fruit, mon enfant. Retourne là-bas et
lance sur elle de l’eau bénite. "
« Pour le prêtre, Dieu seul peut exister
depuis le commencement – et Dieu, à ce
que tout indique, est homme. »
Il marque une longue pause.
« Bernadette lance de l’eau bénite sur
l’apparition, et celle-ci sourit avec
tendresse. Rien d’autre.
« Le 16 juillet, se produit la dernière
apparition. Peu après, Bernadette entre
au couvent,, sans savoir qu’elle a
complètement bouleversé le destin de ce
petit village proche de la grotte. La
source continue de jaillir, et les miracles
se succèdent.
« L’histoire se répand d’abord en
France, puis dans le monde entier. La
ville grandit, se transforme. Des
commerçants arrivent et commencent à
s’installer partout. Des hôtels s’ouvrent.
Bernadette meurt et elle est enterrée loin
de là, sans savoir ce qui se passe.
« Pour mettre l’Eglise en difficulté
(car, à ce moment-là, le Vatican
reconnaît les apparitions), certaines
personnes commencent à inventer de
faux miracles, démasqués par la suite.
L’Eglise réagit vigoureusement : à partir
d’une certaine date, elle n’accepte plus
comme miracles que les phénomènes
soumis avec succès à une série
d’examens rigoureux effectués par des
commissions médicales et scientifiques.
« Mais l’eau continue à jaillir, et les
cures se poursuivent. »
Il me semble entendre un bruit près de
nous. J’ai peur, mais lui ne bouge pas.
Le brouillard a maintenant une vie et une
histoire. Je pense à tout ce dont il parle.
Comment sait-il tout cela ?
Je pense à la face féminine de Dieu.
L’homme qui est à côté de moi a l’âme
pleine de contradictions. Il n’y a pas si
longtemps, il m’a écrit qu’il voulait
entrer dans un séminaire catholique ;
mais il croit que Dieu a une face
féminine.
Il reste silencieux. Moi, je continue à
me sentir dans le ventre de la Terre
Mère, hors du temps et de l’espace.
L’histoire de Bernadette semble se
dérouler sous mes yeux, dans cette
brume qui nous enveloppe.
Il reprend :
« Bernadette ignorait deux choses de
la plus grande importance. La première
était que, avant l’arrivée de la religion
chrétienne dans ces montagnes, celles-ci
étaient habitées par des Celtes, et la
dévotion à la Déesse tenait la première
place dans la culture de ces populations.
Des générations et des générations
avaient compris la face féminine de
Dieu et partageaient Son amour et Sa
gloire.
— Et la seconde ?
— La seconde était que, peu avant que
Bernadette n’ait eu ses visions, les
autorités suprêmes du Vatican avaient
tenu des réunions secrètes. Presque
personne ne savait ce qui se passait à
ces réunions, et il est bien certain que le
curé du village de Lourdes n’en avait
pas la moindre idée. Les hauts
dignitaires de l’Eglise catholique étaient
en train de décider s’il fallait instituer le
dogme de l’Immaculée Conception. Ce
dogme finit par être proclamé par la
bulle papale Ineffabilis Deus. Mais sans
que fût précisé très exactement, pour le
grand public, ce que cela signifiait.
— Et qu’as-tu à voir dans tout cela ?
— Je suis son disciple. C’est avec
elle que j’ai appris », dit-il sans se
rendre compte qu’il me révèle du même
coup la source de tout ce qu’il sait.
« Tu la vois ?
— Oui. »
Nous revenons sur la place et
franchissons les quelques mètres qui
nous séparent de l’église. Je vois le
puits, la lumière du lampadaire, et la
bouteille de vin avec les deux verrez sur
la margelle. Je pense : « Il a dû y avoir
là deux amoureux. Silencieux, tandis que
leurs cœurs se parlaient. Et après que
leurs cœurs ont eu tout dit, ils ont
commencé à partager les grands
mystères. »
Une fois de plus, nous n’avons pas
parlé d’amour. N’importe. Je sens que je
me trouve devant quelque chose de
grave, et je dois en profiter pour en
comprendre le plus possible. Pendant
quelques instants, je me rappelle mes
études, Saragosse, l’homme de ma vie
que je prétends trouver ; mais tout cela
me semble maintenant lointain,
enveloppé dans la même brume qui
recouvre Saint-Savin.
« Pourquoi m’as-tu raconté l’histoire
de Bernadette ?
— J’ignore le motif exact, répond-il,
sans me regarder en face. Peut-être
parce que nous sommes près de Lourdes.
Peut-être parce qu’après-demain est le
jour de l’Immaculée Conception. Ou
peut-être parce que je voulais te montrer
que ce monde qui est le mien n’est pas
aussi solitaire ni aussi fou qu’il peut le
sembler. D’autres gens en font partie. Et
partagent ma croyance.
— Je n’ai jamais pensé que ton monde
était fou. C’est peut-être le mien qui
l’est : je gaspille les moments les plus
précieux de ma vie sur des cahiers, à
poursuivre des études qui ne me
permettront pas de quitter un endroit que
je connais déjà. »
J’ai senti qu’il était soulagé : je le
comprenais.
J’espérais qu’il continuerait à parler
de la Déesse, mais il s’est tourné vers
moi et a dit :
« Allons nous coucher. Nous avons
beaucoup bu. »
Mardi 7 décembre 1993
Il s’était endormi tout de suite. Moi, je
suis restée longtemps éveillée, en
pensant à cette brume, là-dehors, à la
place du village, au vin, à notre
conversation. J’ai lu le manuscrit qu’il
m’avait prêté, et J3 me suis sentie
heureuse ; Dieu – si vraiment il existait
– étau père et mère.
Ensuite, j’ai éteint la lumière et j’ai
continué à penser au silence, au bord du
puits. C’est dans ces moments où nous
ne parlions pas que j’ai compris
combien j’étais p-oche de lui.
Ni lui ni moi n’avions rien dit. Il est
inutile de parler de l’amour, car l’amour
possède sa propre voix, et parle de lui-
même. Ce soir-là, sur la margelle du
puits, le silence avait permis à nos
cœurs de se rapprocher et de mieux se
connaître. Alors, mon cœur avait
entendu ce qu’avait dit son cœur, et
s’était senti heureux.
Avant de fermer les yeux, j’ai décidé
de faire ce qu’il appelait 1’« exercice
de l’Autre ».
« Je suis ici dans cette chambre. Loin
de tout ce à quoi je suis habituée, parlant
de sujets auxquels je ne me suis jamais
intéressée, passant la nuit dans une ville
où je n’avais encore jamais mis les
pieds. Je peux faire semblant – pendant
quelques minutes – d’être différente. »
Et je me suis mise à imaginer
comment j’aimerais vivre ce moment-là.
J’aimerais être gaie, pleine de curiosité,
heureuse ; vivant intensément chaque
seconde, buvant avidement l’eau de la
vie ; me fiant de nouveau à mes rêves ;
capable de me battre pour satisfaire mes
désirs. Aimant un homme qui m’aimait.
Oui, c’était bien là la femme que
j’aurais voulu être, et qui tout à coup
apparaissait et devenait moi.
J’ai senti que mon âme se baignait
dans la lumière d’un dieu – ou d’une
déesse – en qui je ne croyais plus. Et
j’ai senti qu’en cet instant l’Autre
quittait mon corps et allait s’asseoir
dans un coin de la petite chambre.
Je regardais ia femme que j’avais été
jusqu’alors : faible, et cherchant à
donner une impression de force. Ayant
peur de tout, mais se disant à elle-même
que ce n’était pas de la peur, que c’était
la sagesse de qui connaît la réalité.
Elevant des murs devant les fenêtres qui
laissaient passer l’allégresse du soleil,
afin que ses vieux meubles ne perdent
pas leur éclat.
J’ai vu l’Autre assise au coin de la
pièce, fragile, lasse, désabusée.
Gouvernant et tyrannisant ce qui devrait
toujours rester libre : les sentiments.
Essayant de juger l’amour futur d’après
la souffrance passée.
L’amour est toujours nouveau. Peu
importe que l’on aime une fois, deux
fois, dix fois, dans sa vie – on se trouve
toujours devant une situation inconnue.
L’amour peut nous mener en enfer ou au
paradis, mais il nous mène toujours
quelque part. Il faut l’accepter, parce
qu’il est ce qui nourrit notre existence.
Si nous nous dérobons, nous mourrons
de faim en ayant sous les yeux les
branches chargées de fruits de l’arbre de
la vie, sans oser tendre la main pour les
cueillir. Il faut aller chercher l’amour où
qu’il soit, quand bien même cela peut
signifier des heures, des jours, des
semaines de déception et de tristesse.
Parce que, dès le moment où nous
partirons en quête de l’amour, lui aussi
partira à notre rencontre.
Et nous sauvera.
Quand l’Autre s’est éloignée de moi,
mon cœur s’est remis à me parler. Il m’a
raconté que la fissure dans la digue
laissait s’infiltrer l’eau, que les vents
soufflaient dans toutes les directions, et
qu’il était content parce que je l’écoutais
de nouveau.
Mon cœur me disait que j’étais
amoureuse. Et je me suis endormie
heureuse, un sourire aux lèvres.
A mon réveil, la fenêtre était ouverte,
et il regardait les montagnes au loin. Je
suis restée quelques minutes silencieuse,
prête à refermer les yeux si jamais il
tournait la tête.
Comme s’il avait deviné mes pensées,
il s’est retourné et m’a regardée.
« Bonjour.
— Bonjour. Ferme la fenêtre, il fait
froid. »
L’Autre était revenue sans crier gare.
Elle essayait encore de changer la
direction du vent, de découvrir des
défauts, de dire que, non, c’était
impossible. Mais elle savait que c’était
trop tard. « Il faut que je me change.
— Je vais t’attendre en bas. »
Alors je me suis levée, j’ai chassé
l’Autre de mes pensées, j’ai rouvert la
fenêtre et laissé entrer le soleil. Le
soleil qui inondait tout : les montagnes
couvertes de neige, le sol jonché de
feuilles mortes, la rivière que je ne
voyais pas mais que j’entendais.
Le soleil a gagné mes seins, a illuminé
mon corps nu, et je ne sentais pas le
froid parce qu’un feu me consumait – la
chaleur d’une étincelle qui se transforme
en flamme, et la flamme se transforme en
bûcher, le bûcher en incendie
impossible à maîtriser. Je le savais. Et
je le voulais.
Je savais qu’à partir de ce moment
j’allais connaître le ciel et l’enfer, la
joie et la douleur, le rêve et la
désespérance, et que je ne pouvais plus
contenir les vents qui soufflaient des
recoins cachés de l’âme. Je savais qu’à
partir de ce matin-là l’amour serait
désormais mon guide – un guide qui était
pourtant là depuis l’enfance, depuis la
première fois où je l’avais vu. Car je ne
l’avais jamais oublié, même si je
m’étais jugée indigne de me battre pour
lui. C’était un amour difficile, avec des
frontières que je ne voulais pas franchir.
Je me suis souvenue de cette place à
Soria, de cette minute où je lui avais
demandé de chercher la médaille que
j’avais perdue. Je savais, oui, je savais
bien ce qu’il allait me dire, et que je ne
voulais pas entendre, parce qu’il était de
ces garçons qui un beau jour s’en vont,
en quête d’aventures, d’argent ou de
rêves. Mais j’avais besoin d’un amour
impossible, mon cœur et mon corps
étaient encore vierges, et un prince
charmant devait venir à ma rencontre.
En ce temps-là je ne savais pas grand-
chose de l’amour. Quand je l’ai vu à la
conférence, et que j’ai accepté son
invitation, j’ai cru que la femme mûre
était capable de contrôler le cœur de la
jeune fille qui avait tellement lutté pour
rencontrer son prince charmant. C’est
alors qu’il avait parlé de l’enfant qui
subsiste en chacun de nous, et j’ai à
nouveau entendu la voix de la jeune fille
que j’avais été, de la princesse qui avait
peur d’aimer et de perdre.
Quatre jours durant, j’avais tenté
d’ignorer la voix de mon cœur, mais elle
avait été de plus en plus puissante, au
grand désespoir de l’Autre. Dans le
recoin le plus caché de mon âme,
j’existais encore, et je croyais aux rêves.
Avant de laisser l’Autre dire quoi que
ce fût, j’avais accepté la place offerte
dans la voiture, accepté de faire le
voyage, et décidé d’en courir les
risques.
Et c’est pour cette raison même – à
cause de ce peu de moi qui subsistait –
que l’amour m’avait à nouveau
rencontrée, après m’avoir cherchée aux
quatre coins du monde. L’amour m’avait
à nouveau rencontrée, bien que l’Autre
eût dressé une barrière de préjugés, de
certitudes et de livres d’études dans une
rue tranquille de Saragosse.
J’ai ouvert la fenêtre. Et mon cœur. Le
soleil a inondé la chambre, et l’amour a
inondé mon âme.
Nous avons marché pendant des
heures, à jeun ; cheminé sur la route
enneigée ; puis nous avons pris notre
petit déjeuner dans un village dont je ne
saurai jamais le nom, mais où s’élevait
une fontaine, et sur cette fontaine une
sculpture représentant un serpent et une
colombe entrelacés au point de ne faire
qu’un seul animal.
Il a souri à cette image :
« C’est un signe. Masculin et féminin
unis dans la même figure.
— Je n’avais jamais pensé à ce que tu
m’as dit hier. Pourtant, c’est logique.
— "Dieu le créa mâle et femelle" », a-
t-il dit, citant une phrase de la Genèse.
« Parce que c’était cela, son image et sa
ressemblance : homme et femme. »
J’ai vu que ses yeux avaient un autre
éclat. Il était heureux et riait d’un rien. Il
engageait la conversation avec les rares
personnes rencontrées en chemin :
agriculteurs habillés de gris qui se
rendaient au travail ; montagnards en
vêtements colorés se préparant à
escalader un pic.
Je me taisais, car mon français était
lamentable, mais mon âme se réjouissait
de le voir ainsi. Son contentement était
tel que tous souriaient quand ils
discutaient avec lui. Peut-être son cœur
lui avait-il révélé quelque chose et
savait-il maintenant que je l’aimais –
même si je continuais à me comporter
comme une amie d’enfance.
« Tu as l’air plus heureux, ai-je dit.
— C’est parce que j’ai toujours rêvé
de me trouver ici avec toi, à marcher au
milieu de ces montagnes et à cueillir les
fruits dorés du soleil. »
« Les fruits dorés du soleil » : un vers
écrit il y avait bien longtemps et qu’il
répétait maintenant, juste au bon
moment.
« Il y a une autre raison à ton
allégresse, ai-je ajouté.
— Laquelle ?
— Tu sais que je suis contente. C’est
grâce à toi que je suis ici aujourd’hui, en
train de gravir de vraies montagnes, loin
des montagnes de cahiers et de livres.
Tu me rends heureuse. Et le bonheur est
quelque chose qui se multiplie quand il
se divise.
— Tu as fait l’exercice de l’Autre ?
— Oui. Comment le sais-tu ?
— Parce que tu as changé, toi aussi.
Et parce que nous apprenons toujours cet
exercice au bon moment. »
L’Autre m’a suivie durant toute cette
matinée. Elle essayait de se rapprocher.
De minute en minute, pourtant, sa voix
faiblissait et son image se défaisait. Je
revoyais la fin des films de vampires,
quand le monstre tombe en poussière.
Nous sommes passés devant une autre
colonne surmontée d’une statuette de la
Vierge et de la croix.
« A quoi penses-tu ? a-t-il demandé.
— Aux vampires. Aux êtres nocturnes,
renfermés, cherchant désespérément de
la compagnie. Mais incapables d’aimer.
C’est pour cette raison que, selon la
légende, un pieu enfoncé dans le cœur
peut tuer le vampire ; le cœur se
réveille, libère l’énergie de l’amour, et
détruit le mal.
— Je n’y avais encore jamais réfléchi.
Mais c’est logique. »
J’avais réussi à enfoncer ce pieu. Le
cœur, libéré des malédictions, devenait
maître de tout. L’Autre n’avait plus
d’endroit où demeurer.
Mille fois j’ai éprouvé l’envie de
prendre sa main ; mille fois je suis
restée sans le faire. Jetais un peu
désorientée : je voulais lui dire que je
l’aimais, et je ne savais pas de quelle
façon m’y prendre.
Nous avons bavardé, parlé des
montagnes et des rivières. Nous nous
sommes perdus dans la forêt pendant
près d’une heure, puis nous avons
retrouvé le sentier. Nous avons mangé
des sandwichs et bu de la neige fondue.
Quand le soleil s’est mis à décliner,
nous avons décidé de retourner à Saint-
Savin.
Le bruit de nos pas se répercutait sur
les murs de pierre.
Instinctivement, j’ai porté la main au
bénitier et fait le signe de la croix. Je me
suis rappelé ce qu’il avait expliqué :
l’eau est le symbole de la Déesse.
« Allons jusque là-bas », a-t-il dit.
Nous avons avancé dans l’église
déserte, sombre, où un saint était enterré
sous le maître-autel : saint Savin, un
ermite qui avait vécu au début du
deuxième millénaire. Ces murs avaient
déjà été démolis et reconstruits de
nombreuses fois.
Certains endroits sont ainsi – ils
peuvent bien être dévastés par les
guerres, les persécutions, l’indifférence,
mais ils demeurent sacrés. Et il arrive
alors que quelqu’un passe par là, sente
qu’il manque quelque chose, et
reconstruise.
J’ai remarqué une statue du Christ en
croix qui me donnait une étrange
sensation. J’ai eu la nette impression
qu’il me suivait du regard.
« Arrêtons-nous ici. »
Nous étions devant un autel de Notre-
Dame. « Regarde la statue. »
Marie avec son fils dans les bras ; le
doigt de l’enfant Jésus pointé vers le
haut. Je lui ai parlé de ce que je voyais.
Il a insisté : « Regarde mieux. »
J’ai examiné tous les détails de la
statue de bois : la peinture dorée, le
piédestal, la perfection des plis du
manteau. Mais c’est quand j’ai mieux
observé le doigt de l’enfant Jésus que
j’ai compris.
En vérité, bien que Marie le portât
dans ses bras, c’était Jésus qui la tenait.
Le bras de l’enfant, dressé vers le ciel,
semblait entraîner la Vierge jusqu’à
l’empyrée. De retour à la demeure de
son Epoux.
« L’artiste qui a réalisé cette
sculpture, voilà plus de six cents ans,
savait ce qu’il faisait », a-t-il commenté.
Des pas résonnèrent sur le plancher.
Une femme entra et alluma un cierge
devant le maître-autel. Nous sommes
restés silencieux un moment, respectant
sa prière.
« L’amour ne vient jamais
progressivement », me disais-je tandis
que je le voyais absorbé dans la
contemplation de la Vierge. La veille, le
monde avait un sens sans qu’il y fût
présent. Maintenant, j’avais besoin qu’il
fût à mes côtés pour distinguer le
véritable éclat des choses.
Après le départ de la femme, il a
repris :
« L’artiste connaissait la Grande
Mère, la Déesse, la face
miséricordieuse de Dieu. Tu m’as posé
une question à laquelle je n’ai pas réussi
à répondre correctement jusqu’à présent.
Tu m’as demandé : "Où as-tu appris tout
cela ? " »
Oui, je le lui avais demandé, et il
avait déjà répondu. Mais je me suis tue.
« Eh bien, c’est avec cet artiste que
j’ai appris. J’ai accepté l’amour du plus
haut des cieux. Je me suis laissé guider.
Tu dois te souvenir de cette lettre dans
laquelle je te disais que je voulais entrer
au monastère. Je ne te l’ai jamais
raconté, mais le fait est que j’y suis
entré. »
J’ai repensé aussitôt à cette
conversation avant la conférence. Mon
cœur s’est mis à battre plus vite, et j’ai
essayé de fixer mon regard sur la
Vierge. Elle souriait.
« Ce n’est pas possible. S’il y est
entré, il en est sorti. Je t’en prie, dis-moi
que tu as quitté le séminaire ! »
« J’avais déjà vécu ma jeunesse avec
intensité », a-t-il continué, sans se
soucier de ce que je pensais. « Je
connaissais d’autres gens, d’autres
paysages. J’avais cherché Dieu aux
quatre coins du monde. J’avais aimé
d’autres femmes, travaillé pour un grand
nombre d’hommes, dans divers
métiers. »
Autre coup au cœur. « Il faut que je
fasse attention pour que l’Autre ne
revienne pas », me suis-je dit en gardant
les yeux fixés sur le sourire de la
Vierge.
« Le mystère de la vie me fascinait, a-
t-il poursuivi. Je voulais mieux le
comprendre. Je suis allé chercher des
réponses là où je pensais que quelqu’un
les détenait. En Inde, en Egypte. J’ai
connu des maîtres de la magie et de la
méditation. J’ai vécu au côté
d’alchimistes et de prêtres. Et j’ai
découvert ce que j’avais besoin de
découvrir : que la vérité se trouve
toujours là où existe la foi. »
J’ai regardé à nouveau dans l’église,
autour de moi – ces pierres usées, tant
de fois écroulées et remises en place.
Qu’était-ce donc qui poussait l’homme à
insister de cette façon, à travailler avec
un tel acharnement pour reconstruire ce
petit temple, en un lieu éloigné de tout,
perdu au creux de ces hautes
montagnes ?
La foi.
« Les bouddhistes avaient raison, les
hindous avaient raison, les Indiens
d’Amérique avaient raison, les
musulmans avaient raison, les juifs
avaient raison. Chaque fois que l’homme
suivrait – d’un cœur sincère – le chemin
de la foi, il serait capable de s’unir à
Dieu et d’opérer des miracles. Mais se
contenter de savoir cela ne servait à
rien : il fallait faire un choix. J’ai choisi
l’Eglise catholique parce que j’ai été
élevé dans son sein et que mon enfance
était imprégnée de ses mystères. Si
j’étais né juif, j’aurais choisi le
judaïsme. Dieu est le même, bien qu’il
ait mille noms ; mais il faut en choisir un
pour s’adresser à Lui. »
A nouveau, des pas dans l’église.
Un homme s’est approché et il est
resté à nous regarder. Ensuite il s’est
dirigé vers le maître-autel et a retiré les
candélabres. Ce devait être quelqu’un
chargé de l’entretien de l’église.
« Ce soir, j’ai un rendez-vous, a-t-il
dit, lorsque l’homme se fut éloigné.
— S’il te plaît, poursuis ce que tu
étais en train de me raconter. Ne change
pas de sujet.
— Je suis entré dans un séminaire
près d’ici. Pendant quatre ans j’ai étudié
autant que j’ai pu. Au cours de cette
période, j’ai pris contact avec les
éclairés, les charismatiques, les divers
courants qui cherchaient à rouvrir des
portes fermées depuis bien longtemps.
J’ai découvert que Dieu n’était pas le
croque-mitaine qui m’effrayait dans mon
enfance. Qu’il y avait un mouvement de
retour à l’innocence originelle du
christianisme.
— Ainsi, au bout de deux mille ans,
on a compris qu’il fallait laisser Jésus
faire partie de l’Eglise, ai-je remarqué
avec une certaine ironie.
— Tu plaisantes, mais c’est
exactement cela. J’ai commencé à
apprendre avec l’un des supérieurs du
couvent. Il m’enseignait qu’il faut
accepter le feu de la Révélation, l’Esprit
saint. »
Mon cœur se serrait à mesure que
j’écoutais ses paroles. La Vierge
continuait à sourire, et l’enfant Jésus
avait une expression joyeuse. Moi aussi,
autrefois, j’avais cru à ces choses ; mais
le temps, l’âge, le sentiment d’être
quelqu’un de plus logique et de plus
pratique avaient fini par m’éloigner de
la religion. J’ai pensé combien j’aurais
aimé retrouver cette foi enfantine qui
m’avait accompagnée tant d’années et
m’avait fait croire aux anges et aux
miracles. Mais il était impossible d’y
revenir simplement par un acte de
volonté.
« Le supérieur me disait : "Si vous
croyez, vous finirez par savoir. " J’ai
commencé à parler tout seul dans ma
cellule. J’ai prié pour que le Saint-
Esprit se manifeste et m’enseigne tout ce
que j’avais besoin de connaître. Peu à
peu j’ai découvert que, au fur et à
mesure que je parlais seul, une voix plus
savante disait les choses pour moi. »
Je l’ai interrompu : « Cela m’arrive
aussi. »
Il a attendu, croyant que j’allais
continuer. Mais je n’y arrivais pas. « Je
t’écoute. »
Ma langue était paralysée. Ses paroles
étaient magnifiques, et je ne pouvais
m’exprimer avec des mots semblables.
« L’Autre veut revenir », a-t-il
poursuivi, comme s’il devinait mes
pensées. « Et l’Autre a peur de dire des
sottises.
— Oui », ai-je répondu, en faisant
mon possible pour dominer ma peur.
« Bien souvent, quand je discute avec
quelqu’un et que je m’exalte sur un sujet
quelconque, j’en arrive à dire des
choses auxquelles je n’avais jamais
pensé auparavant. J’ai l’impression de
canaliser une intelligence qui n’est pas
la mienne et qui en sait sur la vie
beaucoup plus long que moi. Mais c’est
assez rare. En général, dans n’importe
quelle discussion, je préfère écouter. Je
crois alors que j’apprends quelque
chose de nouveau, mais en fin de compte
j’oublie tout.
— Nous sommes notre plus grande
surprise. La foi de la grosseur d’un grain
de moutarde nous ferait ébranler ces
montagnes, là-bas. Voilà ce que j’ai
appris. Et aujourd’hui je me surprends
moi-même quand j’écoute avec respect
mes propres paroles. Les apôtres étaient
des pêcheurs illettrés, ignorants. Mais
ils ont accepté la flamme qui descendait
du ciel. Ils n’ont pas eu honte de leur
propre ignorance : ils ont eu foi dans
l’Esprit saint. Ce don est accordé à ceux
qui veulent bien le recevoir. Il suffit
seulement de croire, d’accepter, de
n’avoir pas peur de commettre quelques
erreurs. »
La Vierge souriait en face de moi.
Elle avait eu toutes les raisons de
pleurer, et cependant elle souriait.
« Poursuis le récit que tu faisais, ai-je
demandé.
— C’est bien cela. Accepter le don.
Alors, le don se manifeste.
— Ce n’est pas ainsi que cela marche.
— Tu ne me comprends donc pas ?
— Si, je comprends. Mais je suis
comme tout le monde : j’ai peur. Je
pense que cela marche pour toi, ou pour
mon voisin, mais jamais pour moi.
— Un jour, cela changera. Quand tu
comprendras que nous sommes
semblables à cet enfant, ici devant nous,
et qui nous regarde.
— Oui, mais en attendant nous
penserons que nous sommes arrivés près
de la lumière et que nous ne parvenons
pas à allumer notre propre flamme. »
Il ne m’a rien répondu.
« Tu n’as pas fini l’histoire du
séminaire, ai-je dit au bout d’un moment.
— Je suis toujours au séminaire. »
Et, avant que j’aie pu réagir, il s’est
levé et s’est dirigé vers le chœur de
l’église.

Je n’ai pas bougé. Dans ma tête, tout


tournait ; je ne comprenais pas ce qui se
passait. Au séminaire !
Mieux valait ne pas réfléchir. Le
barrage s’était rompu, l’amour inondait
mon âme, et je n’en étais plus maîtresse.
Il y avait encore une issue, l’Autre –
celle qui était dure parce qu’elle était
faible, froide parce qu’elle avait peur –,
mais je ne voulais plus d’elle. Je ne
pouvais plus voir la vie à travers ses
yeux.
Un son est venu interrompre le cours
de mes pensées – un son aigu, prolongé,
comme celui d’une flûte gigantesque.
Mon cœur a fait un bond.
Un autre son. Un autre encore. J’ai
regardé derrière moi : un escalier en
bois aboutissait à une sorte de palier
grossier, peu en harmonie avec la beauté
glacée de la pierre. Sur cette plateforme,
on pouvait voir un orgue ancien.
Il était là. Je ne distinguais pas son
visage car l’endroit était sombre, mais
je savais qu’il était là.

Je me suis levée, et il m’a arrêtée.


« Pilar ! » a-t-il dit d’une voix
chargée d’émotion. « Reste où tu es. »
J’ai obéi. « Que la Grande Mère
m’inspire, a-t-il repris. Que la musique
soit mon oraison de ce jour ! »
Il a commencé à jouer l’Ave Maria. Il
devait être six heures du soir, l’heure de
l’angélus, l’heure où la lumière et les
ténèbres se mêlent. Le son de l’orgue se
répercutait dans l’église vide,
s’incorporait aux pierres et aux statues
chargées d’histoire et de foi. J’ai fermé
les yeux et laissé la musique me pénétrer
aussi, laver mon âme des peurs et des
fautes, me rappeler que j’étais meilleure
que je ne croyais, plus forte que je ne
m’imaginais.
J’ai ressenti un désir intense de prier,
et c’était la première fois que cela se
produisait depuis que je m’étais écartée
du chemin de la foi. J’avais beau être
assise sur ce banc, mon âme était
agenouillée aux pieds de Notre-Dame,
celle qui se tenait devant moi, cette
femme qui a dit oui quand elle aurait pu
dire non, et dans ce cas l’ange serait
allé en chercher une autre, et il n’y aurait
eu aucun péché aux yeux du Seigneur
parce que Dieu connaît à fond la
faiblesse de ses enfants. Mais elle a dit
que Votre volonté soit faite
tout en sentant bien qu’elle recevait, en
même temps que les paroles de l’ange,
toute la douleur et toute la souffrance de
son destin ; et les yeux de son cœur
avaient pu voir alors le fils chéri sortir
de sa maison, les gens qui le suivaient et
plus tard le reniaient, mais
que Votre volonté soit faite
alors même qu’à l’instant le plus sacré
de la vie d’une femme elle avait dû se
mêler aux animaux d’une étable pour
enfanter, parce que les Ecritures le
voulaient ainsi,
que Votre volonté soit faite
alors même qu’en proie à l’inquiétude
elle cherchait son enfant dans les rues et
le trouva au Temple. Mais lui demanda
qu’on ne le dérangeât point, car il avait
à accomplir d’autres devoirs et d’autres
tâches,
que Votre volonté soit faite
tout en sachant qu’elle continuerait à
partir à sa recherche pour le restant de
ses jours, le cœur transpercé par le
poignard de la douleur, craignant à
chaque minute pour sa vie, sachant qu’il
était pourchassé et menacé,
que Votre volonté soit faite
alors même que, l’ayant rencontré au
milieu de la foule, elle ne put réussir à
l’approcher,
que Votre volonté soit faite
alors même qu’ayant demandé à
quelqu’un de lui faire savoir qu’elle se
trouvait là, son fils lui fit dire : « ma
mère et mes frères sont ceux-là qui sont
ici avec moi »,
que Votre volonté soit faite
alors même que tous s’enfuirent au
moment final, et qu’elle seule, une autre
femme et l’un d’eux demeurèrent au pied
de la croix, endurant le rire des ennemis
et la lâcheté des amis,
que Votre volonté soit faite.
Que Ta volonté soit faite, Seigneur.
Parce que Tu connais les faiblesses de
Tes enfants et ne remets à chacun que le
fardeau qu’il est capable de porter. Que
Tu comprennes mon amour, parce que
c’est la seule chose qui soit vraiment à
moi, la seule chose que je pourrai
emporter dans l’autre vie. Fais qu’il
demeure courageux et pur, qu’il puisse
rester vivant, en dépit des abîmes et des
pièges du monde.

L’orgue s’est tu, et le soleil s’est


caché derrière les montagnes, comme si
l’un et l’autre avaient été gouvernés par
la même main. Sa prière avait été
entendue, la musique avait été son
oraison. J’ai ouvert les yeux, l’église
était dans une obscurité complète – à
l’exception du cierge solitaire qui
éclairait l’image de la Vierge.
J’ai entendu le bruit de ses pas qui se
rapprochaient de moi. La lueur de cet
unique cierge a éclairé mes larmes et
mon sourire, qui, même s’il n’était pas
aussi beau que celui de la Vierge,
prouvait que mon cœur était vivant.
Il me regardait, et je le regardais. Ma
main a cherché la sienne. J’ai senti que
c’était maintenant son cœur qui battait
plus vite ; je pouvais presque l’entendre,
car nous étions à nouveau silencieux.
Mon âme était tranquille, mon cœur en
paix.
J’ai pris sa main, et il m’a enlacée.
Nous sommes restés là, aux pieds de la
Vierge, pendant un moment dont je ne
saurais préciser la durée, parce que le
temps s’était immobilisé.
Elle nous regardait. La jeune paysanne
qui avait dit oui à son destin. La femme
qui avait accepté de porter dans son
ventre le fils de Dieu, et dans son cœur
l’amour de la Déesse. Elle pouvait
comprendre.
Je ne voulais rien demander. Il
suffisait des moments passés ce soir-là
dans l’église pour justifier tout ce
voyage. Il suffisait de ces quatre jours
avec lui pour justifier toute cette année
au cours de laquelle il n’était rien arrivé
de remarquable.
C’est pourquoi je ne voulais rien
demander. Nous sommes sortis de
l’église en nous tenant par la main et
nous sommes retournés à la chambre.
Tout tournait dans ma tête : le séminaire,
la Grande Mère, le rendez-vous qu’il
avait ce soir-là.
Alors, je me suis rendu compte que,
moi comme lui, nous voulions attacher
nos âmes au même destin ; mais il y
avait un séminaire en France, il y avait
Saragosse. Mon cœur s’est serré. J’ai
regardé les maisons médiévales, le puits
de la nuit précédente. Je me suis rappelé
le silence et l’air triste de l’Autre femme
que j’avais été un jour.
« Seigneur Dieu, je suis en train
d’essayer de retrouver ma foi. Ne
m’abandonnez pas au milieu d’une
histoire comme celle-ci », ai-je
demandé, repoussant la peur au loin.
Lui a dormi un peu et moi, de
nouveau, je suis restée éveillée, à
regarder la découpe sombre de la
fenêtre. Puis nous nous sommes levés,
nous avons dîne avec la famille, qui ne
parlait jamais à table, et il a demandé la
clé de la maison.
« Aujourd’hui, nous rentrerons tard, a-
t-il dit à la femme.
— Les jeunes ont besoin de s’amuser,
a-t-elle répondu. Et doivent profiter de
leurs vacances le mieux possible. »
« Il faut que je te demande quelque
chose », ai-je dit, au moment où nous
montions en voiture. « J’essaie de
l’éviter, mais je n’y arrive pas.
— Le séminaire ?
— Oui, c’est ça. Je ne comprends
pas. »
« Bien qu’il n’importe plus de
comprendre quoi que ce soit », ai-je
pensé.
« Je t’ai toujours aimée. J’ai eu
d’autres femmes, mais je t’ai toujours
aimée. Je gardais la médaille sur moi, en
pensant qu’un jour je te la rendrais, en
ayant le courage de dire "je t’aime".
Tous les chemins du monde me
ramenaient à toi. Je t’écrivais, et j’avais
peur en ouvrant tes lettres parce que,
dans l’une d’elles, tu aurais pu me dire
que tu avais rencontré quelqu’un. C’est
alors que j’ai entendu l’appel à la vie
spirituelle. Ou plutôt, c’est alors que j’ai
accepté cet appel, parce que – comme
toi – il était déjà présent depuis mon
enfance. J’ai découvert que Dieu avait
trop d’importance dans ma vie pour que
je puisse être heureux si je ne suivais
pas ma vocation. La face du Christ était
celle de chacun des pauvres que je
rencontrais à travers le monde, et il
m’était impossible de ne pas la voir. »
Il s’est tu, et j’ai préféré ne pas
insister. Vingt minutes plus tard, il a
arrêté la voiture et nous sommes
descendus.
« Nous voici à Lourdes. Il faudrait
que tu voies cela en été. »
Ce que je voyais, c’étaient des rues
désertes, des magasins fermés, des
hôtels barricadés, avec une grille
d’acier devant la porte.
« Six millions de personnes viennent
ici en été, a-t-il repris, avec émotion.
— Pour moi, c’est une ville fantôme,
apparemment. »
Nous avons traversé un pont. En face
de nous, un immense portail de fer,
flanqué d’anges, dont l’un des battants
était ouvert. Nous sommes entrés.
« Continue ce que tu disais », ai-je
demandé, alors que j’avais décidé,
quelques minutes plus tôt, de ne pas
insister. « Parle-moi encore de la face
du Christ. »
J’ai senti qu’il ne désirait pas
poursuivre cette conversation. Peut-être
n’étaient-ce ni le lieu ni le moment.
Mais maintenant qu’il avait commencé,
il fallait aller jusqu’au bout.
Nous avons marché le long d’une
grande allée bordée de pelouses
couvertes de neige. Au fond, je pouvais
apercevoir la forme élancée d’une
église.
« Continue, ai-je encore dit.
— Tu sais déjà. Je suis entré au
séminaire. Pendant la première année,
j’ai demandé à Dieu de m’aider à
transformer mon amour pour toi en
amour pour tous les hommes. Au cours
de la deuxième, j’ai senti que Dieu
m’écoutait. La troisième année, les
regrets étaient encore très vifs, mais
j’étais quand même tout à fait sûr que cet
amour se transformait progressivement
en charité, en prière, en aide aux
nécessiteux.
— Alors pourquoi as-tu de nouveau
cherché à me voir ? Pourquoi avoir à
nouveau allumé ce feu en moi ?
Pourquoi m’avoir parlé de l’exercice de
l’Autre et m’avoir fait comprendre la
mesquinerie de mon existence ? »
Les mots me venaient en désordre, ma
voix tremblait. De minute en minute, je
le voyais plus près du séminaire et plu^
loin de moi.
« Pourquoi es-tu revenu ? Pourquoi ne
me racontes-tu tout cela qu’aujourd’hui,
quand tu vois bien que je commerce à
t’aimer ? »
Il a tardé un peu à répondre.
« Tu vas trouver ça idiot.
— Je ne vais rien trouver du tout. Je
n’ai plus peur d’avoir l’air ridicule. Tu
m’auras appris cela.
— Il y a deux mois, mon supérieur
m’a demandé de l’accompagner chez une
femme qui, à sa mort, avait laissé tout ce
qu’elle possédait à notre séminaire. Elle
habitait Saint-Savin, et il devait faire
l’inventaire de ses biens. »

La basilique se rapprochait à chaque


pas. Mon intuition me disait qu’à peine y
arriverions-nous toute conversation se
trouverait interrompue.
« Ne t’arrête pas, ai-je dit. J’ai droit à
une explication.
— Je me souviens du moment où je
suis entré dans cette maison. Les
fenêtres donnaient sur les monts des
Pyrénées et la clarté du soleil,
intensifiée par l’éclat, de la neige,
illuminait tout. J’a ; commencé à établir
une liste mais, au bout de quelques
minutes, je me suis arrêté. Je me suif
aperçu que cette femme avait exactement
les mêmes goûts que moi. Elle possédait
les disques que j’aurais moi-même
achetés, avec les airs que j’aurais aimé
écouter en regardant ce paysage. Les
étagères étaient chargées de livres –
certains que j’avais déjà lus, d’autres
que j’aurais sûrement aimé lire. J’ai
bien regardé les meubles, les tableaux,
les petits objets qu’il y avait çà et là ;
c’était comme si je les avais moi-même
choisis.
« De ce jour, je n’ai cessé de penser à
cette maison. Chaque fois que j’allais à
la chapelle pour prier, j’en venais à me
dire que mon renoncement n’avait pas
été complet. Je m’imaginais là avec toi,
habitant une maison semblable à celle-
là, à écouter ces disques, à regarder la
neige sur la montagne et le feu dans la
cheminée. J’imaginais nos enfants en
train de courir dans la maison et de
jouer dans la campagne autour de Saint-
Savin. »
Sans être jamais entrée dans cette
maison, je savais exactement à quoi elle
ressemblait. Et j’ai souhaité alors qu’il
ne dise rien de plus, pour pouvoir rêver.
Mais il a poursuivi :
« Voilà deux semaines, je n’ai plus pu
supporter cette tristesse de mon âme. Je
suis allé voir le supérieur. Je lui ai
raconté l’histoire de mon amour pour
toi, et ce que j’avais ressenti quand
j’étais allé faire cet inventaire. »
Une pluie fine s’est mise à tomber.
J’ai baissé la tête et mieux fermé ma
veste. J’avais peur d’entendre la suite.
« Alors le supérieur m’a dit : "Il y a
bien des façons de servir le Seigneur. Si
vous pensez que c’est là votre destinée,
partez à sa poursuite. Seul celui qui est
heureux peut répandre le bonheur autour
de lui.
« — Je ne sais pas si c’est là ma
destinée, lui ai-je répondu. J’ai trouvé la
paix de mon cœur quand j’ai décidé
d’entrer dans ce monastère.
« — Alors, allez là-bas et dissipez
tous vos doutes, a-t-il dit. Demeurez
dans le monde ou revenez au séminaire.
Mais vous devez être tout entier là où
vous aurez choisi d’être. Un royaume
divisé ne résiste pas aux attaques de
l’ennemi. Un être humain divisé ne
réussit pas à affronter dignement la vie.

Il a plongé la main dans sa poche et en
a sorti quelque chose qu’il m’a montré.
C’était une clé.
« Le supérieur m’a prêté la clé de
cette maison. Il m’a conseillé d’attendre
un peu avant de mettre les objets en
vente. Je sais qu’il voulait que je
retourne là-bas avec toi. C’est lui qui a
organisé cette conférence à Madrid,
pour que nous puissions nous rencontrer
de nouveau. »
J’ai regardé la clé dans sa main et j’ai
seulement souri. Dans mon for intérieur,
pourtant, c’était comme si les cloches se
mettaient à carillonner et que le ciel
s’ouvrît. Il servirait Dieu d’une autre
façon, à mes côtés. Car j’allais me battre
pour cela.
« Prends cette clé », a-t-il dit.
J’ai tendu la main, et j’ai mis la clé
dans ma poche.
Maintenant, la basilique se trouvait
juste devant nous. Avant que j’aie pu
dire quoi que ce soit, une personne l’a
vu, est venue le saluer. La pluie tombait
dru, et j’ignorais combien de temps nous
allions rester là. A tout instant, je me
rappelais que je n’avais pas de
vêtements de rechange et que je ne
pouvais pas rester trempée.
J’ai essayé de me concentrer sur cette
idée. Je ne voulais pas penser à la
maison, à ces choses suspendues entre
ciel et terre, dans l’attente de la main du
destin.
Il m’a appelée et m’a présentée à
quelques personnes. Celles-ci ont
demandé où nous étions logés et, quand
il a parlé de Saint-Savin, quelqu’un a dit
qu’un saint ermite était enterré là. Il
avait découvert, paraît-il, le puits situé
au milieu de la place. A l’origine, on
avait voulu créer un refuge pour les
religieux qui abandonnaient l’existence
des villes et s’en allaient dans les
montagnes à la recherche de Dieu.
« Ils sont toujours là », a dit un autre.
Je ne savais pas si cette histoire était
vraie, et pas davantage l’identité de ces
gens qui « étaient toujours là ».
D’autres personnes arrivaient peu à
peu, et tout le groupe se dirigea vers
l’entrée de la grotte ; un homme plus âgé
essaya de me dire quelque chose en
français. Voyant que j’avais beaucoup
de mal à le comprendre, il est passé à un
espagnol hésitant :
« Vous êtes avec un être tout à fait
extraordinaire. Un homme qui fait des
miracles. »
Je n’ai rien répondu, mais j’ai repensé
à la nuit à Bilbao, quand un homme
désespéré était venu le chercher. Il ne
m’avait pas raconté où il était allé, et
cela ne m’intéressait pas. Mes pensées
étaient concentrées sur une maison dont
je savais exactement à quoi elle
ressemblait. Quels étaient les livres, les
disques, le paysage, la décoration.
Quelque part dans le monde, une
maison attendait notre venue, un jour ou
l’autre. Une maison où je guetterais le
retour de l’école d’une petite fille ou
d’un petit garçon porteurs de joie et de
désordre.
Le groupe a cheminé en silence, sous
la pluie, et nous sommes arrivés au local
des apparitions. C’était exactement
comme je l’avais imaginé : la grotte, la
statue de Notre-Dame, et une fontaine –
protégée par une vitre – à l’endroit où
avait eu lieu le miracle de l’eau.
Quelques pèlerins étaient en prière,
d’autres assis à l’intérieur de la grotte,
silencieux, les yeux clos. Une rivière
coulait devant la grotte, et le
bruissement de ses eaux m’apaisa. En
voyant la statue, j’ai fait une courte
prière ; j’ai demandé à la Vierge de
m’aider, parce que mon cœur n’avait
pas envie de souffrir davantage.
« Si la douleur doit venir, qu’elle
vienne vite, ai-je demandé. Parce que
ma vie est devant moi et que je dois en
faire le meilleur usage possible. S’il a
un choix à faire, qu’il le fasse tout de
suite. Alors je l’attendrai. Ou je
l’oublierai. Attendre fait mal. Oublier
fait mal. Mais ne pas savoir quelle
décision prendre est la pire des
souffrances. »
Au plus profond de mon cœur, j’ai
senti qu’elle avait entendu ce que je lui
demandais.
Mercredi 8 décembre 1993
Quand minuit a sonné à l’horloge de la
basilique, le groupe qui nous entourait
avait grossi assez considérablement.
Nous étions près de cent personnes ;
parmi elles, un certain nombre de
prêtres et de religieuses, immobiles sous
la pluie, les yeux fixés sur la statue de la
Vierge.
« Notre-Dame de l’Immaculée
Conception, je vous salue, a dit
quelqu’un près de moi, dès que le
carillon s’est tu.
— Je vous salue », ont répondu tous
les autres.
Une salve d’applaudissements a suivi.
Aussitôt, un agent de police s’est
approché, pour nous demander de ne pas
faire de bruit. Nous dérangions les
autres pèlerins.
« Nous venons de loin, a dit l’un des
membres de notre groupe.
— Eux aussi », a rétorqué le policier,
en montrant des fidèles qui priaient sous
la pluie. « Et ils prient en silence. »
J’aurais souhaité que ce policier mît
fin à la rencontre. Je voulais me
retrouver seule avec lui, loin de là,
tenant ses mains dans les miennes et lui
disant ce que je ressentais. Nous avions
besoin de nous entretenir de la maison,
d’élaborer des plans, de parler d’amour.
J’avais besoin de le rassurer, de mieux
lui montrer ma tendresse, de lui dire
qu’il pourrait réaliser son rêve, parce
que je serais à ses côtés pour l’aider.
L’agent de police s’est bientôt
éloigné, et l’un des prêtres s’est mis à
réciter le chapelet à voix basse. Quand
nous sommes arrivés au Credo, qui clôt
la série des prières, tout le monde s’est
tu, en gardant les yeux fermés.
« Qui sont ces gens ? ai-je demandé.
— Des charismatiques. »
J’avais déjà entendu le mot, sans
savoir au juste ce qu’il signifiait. Il s’en
est rendu compte.
« Ce sont ceux qui acceptent de
recevoir le feu du Saint-Esprit. Le feu
que Jésus a laissé, auquel peu de gens
ont allumé leur propre flamme. Ils sont
proches de la vérité originelle du
christianisme, au temps où tous
pouvaient opérer des miracles. Ce sont
des êtres guidés par la Dame vêtue de
soleil », a-t-il ajouté, montrant la Vierge
des yeux.
Le groupe s’est alors mis à chanter
tout bas, comme un chœur dirigé par une
main invisible.
« Tu as froid, tu grelottes. Tu n’es pas
obligée de participer.
— Toi, tu restes ?
— Oui. C’est ma vie.
— Alors, je veux participer. »
J’aurais cependant préféré être loin de
là. « Si c’est là ton univers, je veux
apprendre à en faire partie. »
Le groupe chantait toujours. J’ai fermé
les yeux, et j’ai tenté de suivre les
paroles, malgré mon français incertain.
Je répétais les mots sans en comprendre
le sens, d’après le son. Mais cela
m’aidait à faire passer le temps plus
vite. Tout allait bientôt finir. Nous
pourrions alors retourner à Saint-Savin,
seuls tous les deux.
J’ai donc continué à chanter
machinalement. Peu à peu, je me suis
aperçue que la musique s’emparait de
moi, comme si elle avait eu sa vie
propre et avait été capable de
m’hypnotiser. La sensation de froid
s’estompait et je ne me souciais plus de
la pluie, ni du fait que je n’avais pas de
vêtements de rechange. La musique me
faisait du bien, mettait en joie mon
esprit, me transportait en un temps où
Dieu était plus proche, et m’aidait.
Alors que j’étais sur le point de
m’abandonner presque complètement, la
musique a cessé.
J’ai ouvert les yeux. Un religieux
s’adressait à l’un des prêtres du groupe.
Après une brève conversation à voix
basse, il s’est éloigné.
Le prêtre s’est tourné vers nous :
« Nous allons faire nos oraisons de
l’autre côté de la rivière. »
En silence, nous nous sommes dirigés
vers l’endroit indiqué. Nous avons
traversé le pont qui se trouve presque en
face de la grotte et nous sommes passés
sur l’autre rive. L’endroit était plus
beau : des arbres, une grande prairie, et
la rivière. De là, nous pouvions voir
nettement la statue éclairée et nos voix
s’élevaient plus librement. Nous
n’avions plus l’impression désagréable
de gêner la prière des autres. Les gens
se sont mis à chanter plus fort, ils ont
levé le visage vers le ciel et souri,
tandis que les gouttes de pluie
ruisselaient sur leurs joues. Quelqu’un a
levé les bras et, la minute suivante, tous
avaient les bras dressés et se
balançaient d’un pied sur l’autre au
rythme de la musique.
J’essayais de toutes mes forces de me
laisser aller – mais en même temps je
voulais observer ce qu’ils faisaient. Un
prêtre, à côté de moi, chantait en
espagnol et j’ai essayé de répéter ses
paroles. C’étaient des invocations à
l’Esprit saint, à la Vierge – pour leur
demander d’être présents et de répandre
leurs bénédictions et leurs pouvoirs sur
chacun de nous.
« Que le don des langues descende sur
nous », a dit un autre prêtre. Il a répété
la même phrase en espagnol, en italien et
en français.
Je n’ai pas bien compris ce qui s’est
passé ensuite. Chacun s’est mis à parler
une langue qui n’appartenait à aucun
idiome connu. C’était un brouhaha plutôt
qu’une langue, et les mots semblaient
venir directement de l’âme, sans
signification. Je me suis très vite
souvenue de notre conversation dans
l’église, quand il m’avait parlé de la
révélation, et dit que tout le savoir
consistait à écouter son âme.
« Peut-être est-ce là le langage des
anges », me suis-je dit, en m’efforçant
d’imiter ce qu’ils faisaient, et en me
sentant ridicule.
Tous regardaient vers la Vierge, de
l’autre côté du gave, et semblaient en
extase. Je l’ai cherché des yeux, et j’ai
vu qu’il se tenait à quelque distance de
moi. Il avait les mains levées vers le
ciel et lui aussi prononçait des mots de
façon précipitée ; on aurait dit qu’il
parlait avec elle. Il souriait, approuvait,
avait parfois une expression de surprise.
« C’est là son monde à lui », ai-je
pensé.
Tout cela commençait à m’effrayer.
L’homme que j’aurais voulu à mes côtés
affirmait que Dieu était également
femme, il parlait des langues
incompréhensibles, entrait en transe,
semblait proche des anges. La maison
dans la montagne me paraissait moins
réelle, comme si elle faisait partie d’un
monde qu’il avait déjà quitté.
Tous ces jours passés – depuis la
conférence à Madrid – me semblaient
appartenir à un songe, être un voyage
hors du temps et de l’espace de mon
existence. Et pourtant, le songe avait le
goût du monde, une saveur de roman, de
nouvelles aventures. En dépit de toutes
mes résistances, je savais bien que
l’amour enflamme facilement le cœur
d’une femme, que c’était seulement une
question de temps pour que j’en arrive à
laisser le vent souffler et l’eau emporter
le barrage. J’avais beau n’en avoir eu
aucune envie au début, j’avais déjà
aimé, et je m’imaginais savoir comment
faire face à pareille situation. Mais là,
quelque chose m’échappait. Ce n’était
pas le catholicisme que l’on m’avait
enseigné au collège. Et ce n’était pas
ainsi que je voyais l’homme de ma vie.
« L’homme de ma vie… C’est
drôle ! » me suis-je dit, surprise de ces
mots qui m’étaient venus à l’esprit.
Devant cette rivière et cette grotte,
j’ai ressenti de la peur et de la jalousie.
De la peur parce que tout cela était
nouveau pour moi, et que la nouveauté
m’effraie toujours un peu. De la jalousie
parce que, petit à petit, je comprenais
que son amour était plus grand que je ne
le croyais, s’étendait sur des espaces où
je n’avais jamais pénétré.
« Pardonnez-moi, Sainte Vierge, ai-je
dit. Pardonnez-moi si je me montre
mesquine, médiocre, si je veux garder
pour moi l’exclusivité de l’amour de cet
homme. »
Et si sa vocation était réellement de
sortir du monde, de s’enfermer au
séminaire et de converser avec les
anges ? Combien de temps pourrait-il
résister avant d’abandonner la maison,
les disques et les livres, pour retourner à
son vrai chemin ? Ou bien, même s’il ne
devait jamais revenir au séminaire, quel
serait pour moi le prix à payer pour le
tenir éloigné de son vrai rêve ?
Tous semblaient concentrés sur ce
qu’ils faisaient, sauf moi. J’avais les
yeux fixés sur lui, il parlait la langue des
anges.
Puis la peur et la jalousie ont fait
place à un sentiment de solitude. Les
anges pouvaient communiquer avec
quelqu’un, et moi j’étais seule.
Je ne sais ce qui m’a poussée à tenter
moi aussi de parler cette langue étrange.
Peut-être cette impérieuse nécessité de
le rejoindre, d’exprimer ce que
j’éprouvais. Peut-être avais-je besoin de
laisser mon âme s’épancher – mon cœur
était plein d’interrogations et voulait à
tout prix des réponses.
Je ne savais pas au juste quoi faire ; le
sentiment du ridicule était très fort. Mais
il y avait là des hommes et des femmes
de tous âges, des prêtres et des laïcs,
des novices, des sœurs, des étudiants,
des personnes âgées. Cela m’a donné du
courage, et j’ai demandé au Saint-Esprit
de m’aider à surmonter la barrière de la
peur.
« Essaie, me suis-je dit. Il suffit
d’ouvrir la bouche et d’oser dire des
choses que tu ne comprends pas.
Essaie. »
Je me suis décidée. Mais, auparavant,
j’ai demandé que cette nuit soit une
épiphanie, un nouveau commencement
pour moi.
Il m’a semblé que Dieu m’avait
entendue. Les mots sont venus plus
librement. La honte s’est effacée, la
confiance a grandi, ma langue s’est
déliée progressivement. Sans rien
comprendre à ce que je disais, je tenais
pourtant un discours qui avait un sens
pour mon âme.
Le simple fait d’avoir eu assez de
courage pour énoncer des paroles
privées de sens m’a plongée dans
l’euphorie. J’étais libre, je n’avais pas
besoin de chercher à expliquer mes
actes. Et cette liberté m’emmenait
jusqu’au ciel – où un plus grand amour,
qui pardonne tout et jamais ne se sent
délaissé, accueillait mon retour.
« Il me semble que je retrouve la
foi », me disais-je, surprise de tous les
miracles que peut accomplir l’amour. Je
sentais la Vierge auprès de moi, qui me
tenait dans ses bras, me couvrait et me
réchauffait de son manteau. Les mots
étranges sortaient de plus en plus vite de
ma bouche.
Je me suis mise à pleurer sans m’en
rendre compte. La joie envahissait mon
cœur, m’inondait. Elle était plus forte
que les peurs, que mes pauvres
certitudes, que mes tentatives de
contrôler chaque seconde de mon
existence. Je savais que ces larmes
étaient un don, parce que les sœurs, au
collège, m’avaient appris que les saints
pleuraient quand ils étaient en extase.
J’ai ouvert les yeux, contemplé
l’obscurité du ciel, et j’ai senti mes
larmes se mêler à la pluie. La terre était
vivante, l’eau qui tombait renouvelait le
miracle du plus haut des cieux. Et nous
faisions partie de ce miracle.
« Dieu peut donc être femme », ai-je
dit tout bas, pendant que les autres
chantaient. « C’est bien. S’il en est ainsi,
c’est Sa face féminine qui nous a appris
à aimer. »

« Nous allons prier ensemble par


groupes de huit », a dit le prêtre, en
espagnol, en italien et en français.
Quelqu’un s’est approché de moi et a
passé son bras par-dessus mon épaule.
Une autre personne en a fait autant de
l’autre côté. Nous avons ainsi formé un
cercle de huit personnes enlacées. Puis
nous nous sommes penchés en avant, et
nos têtes se sont touchées. La position
dans laquelle nous étions concentrait
toutes nos énergies, toute notre chaleur.
« Que l’Immaculée Conception aide
mon fils et fasse qu’il trouve sa voie », a
dit l’homme qui avait passé son bras sur
mon épaule droite. « Je vous demande
de dire un Ave pour mon fils.
— Amen », ont répondu tous les
autres. Et les huit personnes ont récité
l’Ave Maria.
Chacun exprimait un souhait, et tous y
prenaient part en priant. Je me
surprenais moi-même, car je priais
comme une enfant, et, comme une enfant,
je croyais fermement que ces grâces
seraient obtenues.
Le groupe a gardé le silence pendant
une fraction de seconde. J’ai compris
que mon tour était venu de demander
quelque chose. En toute autre
circonstance, je serais morte de honte.
Mais il y avait une présence, et cette
présence me donnait confiance.
J’ai dit : « Que l’Immaculée
Conception m’enseigne à aimer comme
elle. Que cet amour me grandisse et
grandisse l’homme à qui il est dédié.
Disons un Ave Maria. »
Nous avons prié tous ensemble et j’ai
de nouveau éprouvé une sensation de
liberté. Des années durant, j’avais lutté
contre mon cœur parce que j’avais peur
de la tristesse, de la souffrance, de
l’abandon. J’avais toujours su que le
véritable amour était au-dessus de tout
cela et qu’il valait mieux mourir que de
ne pas aimer. Mais je pensais que seuls
les autres avaient du courage. Et
maintenant, en cet instant, je découvrais
que j’en étais moi aussi capable. Même
s’il signifiait séparation, solitude,
tristesse, l’amour valait bien le moindre
centime de son prix.
« Il faut que j’arrête de penser à ces
choses, je dois me concentrer sur le
rituel. »
Le prêtre demanda aux groupes de se
disperser et de prier pour les malades.
De temps à autre, tous recommençaient à
parler des langues étranges et à balancer
leurs bras dressés vers le ciel.
« Quelqu’un est ici, dont la belle-fille
est malade ; que cette personne sache
que sa belle-fille est en ce moment
même sur la voie de la guérison », a dit
une femme.
Les oraisons reprenaient, et avec elles
les chants et la joie.
Plus tard, il m’a expliqué que c’était
là le don de prophétie, que certaines
personnes étaient capables de pressentir
ce qui se passait en un lieu éloigné, ou
ce qui allait bientôt se produire.
Mais quand bien même je ne l’aurais
jamais su, je croyais à la force de cette
voix qui parlait de miracles. J’espérais
qu’à un moment elle ferait allusion à
l’amour de deux personnes présentes
dans l’assistance. J’espérais, oui,
j’espérais l’entendre proclamer que cet
amour était béni par tous les anges, tous
les saints, par Dieu et par la Déesse.
J’ignore combien de temps a duré ce
rituel de chants, de danses, de bras levés
vers le ciel, de prières implorant des
miracles, et d’actions de grâce.
Subitement, le prêtre qui dirigeait la
cérémonie a dit : « Maintenant nous
allons chanter et prier pour toutes les
personnes qui ont participé à ce
renouvellement charismatique pour la
première fois. »
Ainsi, je ne devais pas être la seule.
Cela m’a rassurée.
Toute l’assistance a chanté une
oraison. Cette fois, j’ai simplement
écouté, en demandant que les grâces
descendent sur moi. J’en avais grand
besoin.
« Nous allons recevoir la
bénédiction », a dit le prêtre.
Tout le monde s’est tourné vers la
grotte illuminée, sur l’autre rive du gave.
Le prêtre a prononcé plusieurs prières et
nous a bénis. Alors, tous se sont
embrassés et se sont souhaité
mutuellement un « joyeux jour de
l’Immaculée Conception », et chacun
s’en est allé de son côté.
Il s’est approché. Il avait un air plus
gai qu’à l’habitude.
« Tu es trempée.
— Toi aussi », ai-je répondu en riant.
Nous avons pris la voiture et sommes
retournés à Saint-Savin.
J’avais attendu ce moment avec
impatience – mais maintenant je ne
savais plus que dire. Je n’arrivais pas à
parler de la maison dans la montagne, ni
du rituel, des livres et des disques, des
langues étranges ni des prières par
groupes.
Il vivait dans deux mondes. Quelque
part dans le temps, ces deux mondes se
fondaient en un seul, et il me fallait
découvrir de quelle manière.
Mais les mots, en l’occurrence, ne
servaient à rien. L’amour se découvre
dans l’acte d’aimer.
« Il ne me reste plus qu’un pull », a-t-
il dit quand nous sommes arrivés à la
chambre. « Prends-le. J’en achèterai un
autre pour moi.
— On va mettre les vêtements sur le
radiateur. Demain, ils seront secs. De
toute façon, j’ai encore le chemisier que
j’ai lavé hier. »
Pendant quelques instants, nous nous
sommes tus.
Vêtements. Nue. Froid.
Finalement, il a sorti de sa petite
valise un autre tee-shirt. « Tiens, ça doit
l’aller, pour dormir.
— Bien sûr. »
J’ai éteint. Dans l’obscurité, j’ai
enlevé mes vêtements mouillés, les ai
étendus sur le radiateur, et j’ai tourné le
bouton sur le maximum.
La clarté du réverbère, dehors,
suffisait pour qu’il pût distinguer ma
silhouette et voir que j’étais nue. J’ai
passé le tee-shirt et me suis glissée sous
les couvertures de mon lit.
« Je t’aime, l’ai-je entendu dire.
— J’apprends à t’aimer », ai-je
répondu.
Il a allumé une cigarette.
« Tu crois que le bon moment va
arriver ? »
Je savais ce qu’il voulait dire. Je me
suis levée et suis allée m’asseoir sur le
bord de son lit.
Le bout de sa cigarette éclairait son
visage de temps à autre. Il a pris ma
main, et nous sommes restés ainsi
quelques instants. J’ai caressé ses
cheveux.
« Tu n’aurais pas dû poser la
question. L’amour ne pose pas beaucoup
de questions, parce que, si nous
commençons à réfléchir, nous
commençons à avoir peur. C’est une
peur inexplicable, il ne sert à rien de
vouloir l’exprimer par des mots. Ce peut
être la peur d’être méprisée, de n’être
pas acceptée, de rompre le charme. Cela
peut paraître ridicule, mais c’est comme
ça. C’est pourquoi on ne pose pas de
questions, on agit. Comme tu l’as dit toi-
même tant de fois, on court le risque.
— Je sais. Je n’avais encore jamais
demandé.
— Tu as déjà mon cœur », ai-je
répondu, en feignant de n’avoir pas
entendu ce qu’il avait dit. « Demain, tu
peux partir, et nous garderons toujours
en mémoire le miracle des jours que
nous sommes en train de vivre, l’amour
romantique, la possibilité, le rêve. Mais
je crois que Dieu, dans son infinie
sagesse, a caché l’enfer au milieu du
paradis. Afin que nous restions toujours
en éveil. Afin de ne pas nous laisser
oublier la colonne de la rigueur tandis
que nous vivons la joie de la
miséricorde. »
La pression de ses mains s’est faite
plus forte sur mes cheveux.
« Tu apprends vite », a-t-il murmuré.
J’étais étonnée de ce que j’avais dit.
Mais si l’on admet que l’on sait, on finit
par savoir effectivement.
« Ne va pas t’imaginer que je suis
inaccessible. Il y a déjà eu beaucoup
d’hommes dans ma vie. J’ai déjà fait
l’amour avec des gens que je
connaissais à peine. – Moi aussi », a-t-il
répondu. J’essayais d’être naturelle
mais, à la façon dont il touchait ma tête,
j’ai compris que mes paroles avaient été
difficiles à entendre.
« Et pourtant, depuis ce matin, ma
virginité, mystérieusement, s’est refaite.
N’essaie pas de comprendre, seule une
femme peut savoir de quoi je parle. Je
suis en train de redécouvrir l’amour. Et
cela prend du temps. »
Il a lâché mes cheveux et touché mon
visage. Je l’ai embrassé doucement sur
les lèvres et suis retournée dans mon lit.
Je ne comprenais pas pourquoi j’avais
agi de cette façon. Je ne savais pas si je
faisais cela pour l’attacher plus encore
ou pour le laisser libre. Mais la journée
avait été longue. J’étais trop fatiguée
pour penser.
J’ai passé une nuit infiniment calme. A
un moment, j’ai cru que j’étais éveillée.
Une présence féminine me prenait par
les épaules, et il me semblait la
connaître depuis toujours : je me sentais
protégée, aimée.

Je me suis réveillée à sept heures du


matin, dans une chaleur étouffante.
J’avais mis le radiateur au maximum,
pour sécher nos vêtements. Il faisait
encore sombre et j’ai essayé de me lever
sans faire de bruit, pour ne pas le
déranger.
Sitôt levée, je me suis aperçue qu’il
n’était pas là. J’ai commencé à
m’affoler. L’Autre est immédiatement
revenue, pour me dire : « Tu vois ? Il a
suffi que tu acquiesces, et le voilà parti.
Comme tous les hommes. »
La panique augmentait de minute en
minute. Il ne fallait pas perdre la tête.
Mais l’Autre n’arrêtait pas de parler :
« Je suis encore là. Tu as laissé le vent
changer de direction, tu as ouvert la
porte, et maintenant l’amour envahit ton
existence. En faisant vite, nous pouvons
encore contrôler la situation. »
Je devais agir concrètement. Prendre
des dispositions.
« Il est parti, disait encore l’Autre. Il
faut que tu quittes ce trou du bout du
monde. Ta vie à Saragosse est toujours
assurée : retourne là-bas sans tarder.
Avant de perdre ce que tu as réussi à
obtenir au prix de tant d’efforts. »
J’ai pensé : « Il doit avoir ses
raisons. »
« Les hommes ont toujours leurs
raisons, a répondu l’Autre. Mais le fait
est qu’ils finissent toujours par
abandonner les femmes. »
Bon. Je dois trouver un moyen de
rentrer en Espagne. Il faut bien
s’occuper l’esprit.
« Voyons d’abord le côté pratique :
l’argent », disait l’Autre.
Je n’avais pas un sou sur moi. Il fallait
descendre, appeler mes parents au
téléphone en PCV et attendre qu’ils
m’envoient de quoi payer mon voyage
de retour.
« Mais c’est férié, aujourd’hui :
l’argent n’arrivera que demain.
Comment faire, pour manger ? Comment
expliquer à mes logeurs qu’il leur faudra
attendre deux jours avant que je puisse
les payer ? »
« Mieux vaut ne rien dire », a répondu
l’Autre. Evidemment, elle avait de
l’expérience, savait faire face à des
situations comme celle-ci. Ce n’était pas
une gamine amoureuse qui perdait la
tête, mais une femme qui avait toujours
su ce qu’elle voulait. Je devais rester
sur place, comme si rien ne s’était
passé, comme s’il allait revenir. Et,
quand l’argent arriverait, je réglerais ce
que je devais et je m’en irais.
« Parfait, a dit l’Autre. Tu redeviens
ce que tu étais. Ne sois pas triste : un
jour tu rencontreras quelqu’un. Un
homme que tu pourras aimer sans courir
de risques. »
Je suis allée prendre mes vêtements
sur le radiateur. Ils étaient secs. Il fallait
demander où je pourrais trouver une
banque, dans ces petits bourgs,
téléphoner. Pendant que je penserais à
tout cela, je n’aurais pas le temps de
pleurer ou de soupirer.
Et c’est alors que j’ai remarqué le mot
qu’il avait laissé :
Je suis allé au séminaire. Prépare
tes affaires, nous rentrerons ce
soir en Espagne. Je serai de retour
en fin d’après-midi.
Il complétait en disant : Je t’aime.
J’ai serré le billet contre ma poitrine
et je me suis sentie à la fois malheureuse
et soulagée. J’ai vu que l’Autre se
repliait sur elle-même, surprise de la
découverte.
Moi aussi, je l’aimais. A chaque
minute, à chaque seconde, cet amour
grandissait et me transformait. J’avais
repris confiance en l’avenir et, peu à
peu, je reprenais confiance et foi en
Dieu.
Tout cela à cause de l’amour.
« Je ne veux plus avoir affaire à mes
propres ténèbres, me suis-je promis à
moi-même, fermant définitivement la
porte au nez de l’Autre. Une chute du
troisième étage fait tout autant de dégâts
qu’une chute du centième étage. »
Si je dois tomber, qu’au moins je
tombe de très haut.
« Vous n’allez pas encore sortir sans
rien prendre ! m’a dit la logeuse.
— Je ne savais pas que vous parliez
espagnol, ai-je répondu, surprise.
— La frontière n’est pas loin. En été,
les touristes viennent à Lourdes. Si je ne
parlais pas espagnol, je ne pourrais pas
louer mes chambres. »
Elle a préparé des tartines de pain
grillé et du café au lait. Je me suis mise
dans l’état d’esprit voulu pour affronter
cette journée ; chaque heure durerait une
année. J’espérais que ce petit déjeuner
allait me distraire un peu.
« Depuis combien de temps êtes-vous
mariés ? a-t-elle demandé.
— Il a été mon premier amour. » Et
cela suffisait.
« Vous voyez ces pics, là-bas ? a-t-
elle poursuivi. Moi, mon premier amour
est mort dans l’un de ces massifs.
— Mais vous avez rencontré
quelqu’un, après.
— Oui, c’est vrai. Et j’ai encore pu
être heureuse. C’est curieux, le destin :
presque personne, parmi les gens que je
connais, n’a épousé le premier amour de
sa vie. Ceux qui se sont mariés me
disent toujours qu’ils ont perdu quelque
chose d’important, qu’ils n’ont pas vécu
tout ce qu’ils auraient dû vivre. »
Elle s’est brusquement interrompue.
« Excusez-moi. Je ne voulais pas vous
blesser.
— Vous ne m’avez pas blessée.
— Je regarde souvent ce puits, là-
dehors. Et je me dis : auparavant,
personne ne savait où était l’eau,
jusqu’au jour où saint Savin a décidé de
creuser, et a trouvé. S’il ne l’avait pas
fait, le village se situerait là en bas, près
de la rivière.
— Quel rapport cela a-t-il avec
l’amour ?
— Ce puits a attiré les gens, avec
leurs espoirs, leurs rêves, leurs conflits.
Quelqu’un s’est avisé de chercher l’eau,
celle-ci a révélé sa présence et l’endroit
est devenu un pôle d’attraction pour
tous. Je pense que, si l’on cherche
l’amour courageusement, il révèle sa
présence ; et, dès lors, on attire
davantage d’amour. Si quelqu’un est
bien disposé à notre égard, tout le
monde l’est aussi. Mais, si l’on est seul,
on le devient davantage encore. Etrange,
la vie.
— Avez-vous déjà entendu parler
d’un livre intitulé Ching ? ai-je
demandé.
— Non, jamais.
— On y lit qu’il est possible de
transformer une cité, mais que l’on ne
peut changer un puits de place. Ceux qui
s’aiment se rencontrent, étanchent leur
soif, bâtissent leur maison, élèvent leurs
enfants autour du puits. Mais si l’un
d’eux décide de partir, le puits ne peut
pas le suivre. L’amour reste là,
abandonné, mais toujours avec la même
eau pure.
— Vous parlez comme une femme
âgée qui aurait beaucoup souffert, mon
enfant.
— Non. J’ai toujours eu peur. Je n’ai
jamais creusé le puits. Je le fais
maintenant, et je ne veux pas oublier les
risques. »
J’ai senti soudain que quelque chose
dans ma poche me gênait. Quand j’ai
compris ce que c’était, mon cœur s’est
glacé. J’ai fini mon café en toute hâte.
La clé. J’avais la clé.
« Y avait-il ici, au village, une femme
qui, à sa mort, a laissé tout ce qu’elle
possédait au séminaire de Tarbes ? ai-je
demandé. Et savez-vous où se trouve sa
maison ? »
Elle a ouvert la porte et m’a montré.
C’était l’une des vieilles maisons
médiévales de la petite place, dont
l’arrière donnait sur la vallée et les
montagnes.
« Deux religieux sont venus ici il y a
près de deux mois, a-t-elle dit. Et… »
Elle m’a regardée d’un air perplexe.
« … Et l’un des deux ressemblait à
votre mari, a-t-elle ajouté, au bout d’un
long moment.
— C’était lui », ai-je répliqué en
partant, contente d’avoir laissé l’enfant
qui vivait en moi se livrer à une
espièglerie.
Immobile devant la maison, je ne
savais que faire. Le brouillard
enveloppait tout, et moi, j’avais
l’impression de me trouver dans un rêve
gris, où apparaissent d’étranges
silhouettes qui nous emmènent dans des
lieux plus étranges encore.
Mes doigts palpaient nerveusement la
clé.
Avec toute cette brume, il devait être
impossible de distinguer les montagnes à
travers la fenêtre. La maison serait
sombre, sans soleil sur les rideaux. La
maison serait triste, sans sa présence
auprès de moi.
J’ai regardé ma montre. Neuf heures
du matin. J’avais besoin de faire
quelque chose, n’importe quoi, pour
m’aider à passer le temps, à attendre.
Attendre. C’est la première leçon que
j’ai apprise sur l’amour. La journée se
traîne, on fait des milliers de projets, on
imagine toutes les conversations
possibles, on se promet de changer de
comportement – et on est là, anxieuse,
anxieuse, jusqu’à l’arrivée de celui
qu’on aime.
A ce moment-là, on ne sait plus quoi
dire. Ces heures d’attente se sont
transformées en tension, la tension est
devenue peur, et la peur fait qu’on a
honte de montrer ses sentiments.
« Je ne sais pas si je dois entrer. » Je
me suis souvenue de notre conversation
de la veille – cette maison était le
symbole d’un rêve. Mais je ne pouvais
pas non plus rester là toute la journée
sans rien faire. J’ai pris sur moi, sorti la
clé de ma poche, et avancé vers la porte.
« Pilar ! »
La voix, avec un accent français bien
marqué, venait du brouillard. Je me suis
sentie moins effrayée que surprise. Ce
pouvait être le propriétaire de la maison
où nous avions loué la chambre, mais je
ne me rappelais pas lui avoir dit mon
nom.
« Pilar ! » A nouveau, plus près cette
fois.
Quelqu’un s’approchait à pas rapides.
Le cauchemar des brumes, avec ses
formes étranges, était en train de se
transformer en réalité.
« Attendez… a dit la voix. Je voudrais
vous parler. »
Lorsqu’il est arrivé près de moi, j’ai
vu que c’était un religieux. Il ressemblait
tout à fait aux caricatures des curés de
campagne : petit, rondouillard, quelques
cheveux blancs disséminés sur un crâne
presque chauve.
« Bonjour ! » a-t-il dit, en me tendant
la main, avec un large sourire.
J’ai répondu à son salut, interdite.
« Dommage que le brouillard
recouvre tout, a-t-il remarqué, en
regardant la maison. Saint-Savin est
dans la montagne, et le panorama est
magnifique, de cette maison. Par les
fenêtres, on aperçoit la vallée là-bas en
bas, et les pics couverts de glace tout là-
haut. Vous devez déjà le savoir. »
J’ai tout de suite compris : c’était le
supérieur du monastère.
« Que faites-vous ici ? ai-je demandé.
Et comment savez-vous mon nom ? »
Il a esquivé, et demandé à son tour :
« Vous voulez entrer ?
— Non. Je voudrais que vous
répondiez à mes questions. »
Il s’est frotté les mains, pour les
réchauffer un peu, et s’est assis sur le
trottoir. Je me suis assise à côté de lui.
Le brouillard ne cessait de s’épaissir ; il
cachait maintenant l’église, qui n’était
pourtant qu’à une vingtaine de mètres de
nous. Tout ce que nous parvenions à
distinguer, c’était le puits. Je me suis
rappelé ce qu’avait dit la femme.
« Elle est là, ai-je dit.
— Qui cela ?
— La Déesse. Elle est cette brume qui
nous entoure.
— Alors, il vous a donc parlé de ça !
s’est-il exclamé en riant. Bon, je préfère
l’appeler la Sainte Vierge. Question
d’habitude.
— Que faites-vous ici ? Et comment
savez-vous mon nom ? ai-je à nouveau
demandé.
— Je suis venu parce que je voulais
vous voir tous les deux. Quelqu’un du
groupe charismatique, hier soir, m’a
appris que vous logiez à Saint-Savin. Et
c’est une toute petite localité.
— Il est allé jusqu’au séminaire. »
Le père a cessé de sourire et a hoché
la tête. « Je suis désolé, a-t-il murmuré,
comme s’il se parlait à lui-même.
— Désolé qu’il soit allé faire une
visite au séminaire ?
— Non, il n’est pas là-bas. J’en
viens. »
Il est resté silencieux quelques
minutes. Je me suis rappelé à nouveau
les préoccupations que j’avais eues au
réveil : l’argent, les dispositions à
prendre, le coup de téléphone à mes
parents, le billet de retour. Mais j’avais
fait un serment, et j’allais tenir ma
promesse.
C’était un homme d’Eglise qui se
trouvait auprès de moi. Enfant, on
m’avait appris à tout raconter aux curés.
« Je suis épuisée, ai-je dit pour
rompre le silence. Il y a moins d’une
semaine, je savais qui j’étais et ce que
je voulais de la vie. Maintenant, on
dirait que je suis entrée au cœur d’une
tempête qui me jette d’un côté à l’autre
sans que je puisse rien faire.
— Résistez. C’est important. » Cette
réflexion m’a étonnée.
« N’ayez pas peur, a-t-il repris,
comme s’il devinait mes pensées. Je sais
que l’Eglise manque de prêtres, et il en
ferait un excellent. Mais le prix qu’il
aura à payer est très élevé.
— Où est-il ? Il m’a quittée et s’en est
retourné en Espagne ?
— En Espagne ? Il n’a rien à faire en
Espagne. Sa maison, c’est le monastère,
qui est seulement à quelques kilomètres
d’ici. Mais il n’y est pas. Et je sais où je
peux le trouver. »
Ces mots m’ont redonné un peu de
courage et d’allégresse. Du moins
n’était-il pas parti.
Mais l’abbé, maintenant, ne souriait
plus du tout.
« Ne vous réjouissez pas trop, a-t-il
repris, devinant à nouveau ce qui se
passait en moi. Il aurait mieux valu qu’il
soit retourné en Espagne. »
Il s’est levé et m’a demandé de
l’accompagner. La visibilité ne
dépassait pas quelques mètres, mais il
semblait savoir où il allait. Nous
sommes sortis de Saint-Savin par la
même route où, l’avant-veille au soir
(ou bien étaient-ce des années plus
tôt ?), j’avais entendu l’histoire de
Bernadette.
« Où allons-nous ? ai-je demandé.
— Nous allons le chercher. »
Tandis que nous marchions, je lui ai
dit : « Mon père, il y a une chose que je
ne comprends pas bien : il m’a semblé
que vous aviez l’air triste quand j’ai dit
qu’il n’était pas ici.
— Que savez-vous de la vie
religieuse, mon enfant ?
— Bien peu de chose. Que les prêtres
font vœu de pauvreté, de chasteté et
d’obéissance. »
Je me suis demandé si je devais
continuer ou non, mais j’ai décidé de
poursuivre :
« Et encore qu’ils jugent les péchés
d’autrui, bien qu’ils commettent ces
mêmes péchés. Qu’ils croient tout savoir
sur le mariage et sur l’amour, mais
qu’ils n’ont jamais été mariés. Qu’ils
nous menacent du feu de l’enfer pour des
fautes qu’ils ne se privent pas de faire
eux-mêmes. Et qu’ils nous présentent
Dieu comme un être vengeur, qui rend
l’homme responsable de la mort de Son
Fils unique. »
Il a ri.
« Vous avez reçu une excellente
éducation catholique. Mais je ne vous
interrogeais pas sur le catholicisme. Je
vous demande ce que vous savez de la
vie spirituelle. » Je suis restée coite.
« Je ne sais pas au juste, ai-je dit
finalement. Ce sont des gens qui
abandonnent tout et partent à la
recherche de Dieu.
— Et qui le trouvent ?
— C’est vous qui avez la réponse. Je
n’en ai aucune idée. »
Il s’est aperçu que j’étais essoufflée et
a ralenti le pas.
« Votre définition n’est pas juste, a-t-
il repris. Celui qui part en quête de Dieu
ne fait que perdre son temps. Il peut
parcourir bien des chemins, embrasser
bien des religions et des sectes – mais,
de cette façon-là, il ne rencontrera
jamais Dieu. Dieu est ici, maintenant, à
nos côtés. Nous pouvons Le voir dans
cette brume, sur ce sol, dans ces
vêtements, ces chaussures. Ses anges
veillent tandis que nous dormons, et
nous aident tandis que nous travaillons.
Pour rencontrer Dieu, il suffit de
regarder autour de nous. Mais cette
rencontre n’est pas si facile. A mesure
que Dieu nous fait participer à son
mystère, nous nous sentons plus
désorientés. Car Il nous demande
constamment de suivre nos rêves et notre
cœur. Et cela est difficile, parce que
nous avons l’habitude de vivre d’une
manière différente. Alors nous
découvrons, avec surprise, que Dieu
veut nous voir heureux, parce qu’il est
père.
— Et mère », ai-je ajouté.
Le brouillard commençait à se lever.
Je pouvais apercevoir une petite maison
de paysans, devant laquelle une femme
ramassait du bois de chauffage.
« Et mère, oui. Pour avoir une vie
spirituelle, il n’est pas besoin d’entrer
au séminaire, de jeûner, de faire
abstinence et vœu de chasteté. Il suffit
d’avoir la foi et d’accepter Dieu. A
partir de là, chacun devient Sa voie, et
le véhicule de Ses miracles. »
Je l’ai interrompu :
« Il m’a parlé de vous. Et m’a appris
ces mêmes choses.
— J’espère que vous accepterez les
dons qu’il possède. Car il n’en va pas
toujours ainsi ; c’est ce que nous
enseigne l’histoire. En Egypte, Osiris est
démembré. Les dieux grecs s’opposent
les uns aux autres à cause des mortels.
Les Aztèques chassent Quetzalcoatl. Les
dieux vikings assistent à l’incendie du
Walhalla à cause d’une femme. Et Jésus
est mis en croix. Pourquoi cela ? » Je ne
savais que répondre. « Parce que Dieu
vient sur la terre pour nous montrer notre
pouvoir. Nous faisons partie de Son
rêve, et Il veut que ce rêve soit heureux.
Cependant, si nous reconnaissons en
notre for intérieur que Dieu nous a créés
pour le bonheur, nous devrons admettre
que tout ce qui nous conduit à la tristesse
et à la défaite est de notre faute. C’est la
raison pour laquelle nous en venons
toujours à tuer Dieu. Que ce soit sur la
croix, dans le feu, dans l’exil, ou dans
notre propre cœur.
— Mais ceux qui le comprennent…
— Ceux-là transforment le monde. Au
prix d’immenses sacrifices. »
La femme qui transportait ses fagots a
vu le père et s’est précipitée vers nous.
« Merci, mon père ! s’est-elle écriée, en
lui baisant les mains. Le jeune homme a
guéri mon mari.
— C’est la Sainte Vierge qui l’a
guéri, a-t-il répondu, pressant le pas. Lui
n’est qu’un instrument.
— C’est lui, c’est lui ! Entrez, je vous
en prie. »
Aussitôt, je me suis souvenue de la
nuit précédente. Alors que nous
arrivions à la basilique, un homme
m’avait dit : « Vous êtes avec un homme
qui fait des miracles ! »
« Nous sommes pressés, a objecté
l’abbé.
— Mais non, pas du tout », ai-je dit en
français, toute gênée de m’exprimer dans
une langue qui n’était pas la mienne.
« J’ai froid, je voudrais bien un café. »
La femme m’a pris la main et nous
sommes entrés. La maison était
confortable, mais sans aucun luxe ; murs
de pierre, plancher et plafond en bois.
Un homme d’une soixantaine d’années
était assis devant un feu de cheminée.
A peine a-t-il vu le père qu’il s’est
levé pour lui baiser la main.
« Restez assis, a dit celui-ci. Vous
n’êtes pas encore complètement rétabli.
— J’ai déjà repris dix kilos, a
répondu le vieux. Mais je ne peux pas
encore aider ma femme.
— Ne vous inquiétez pas. D’ici peu,
vous vous sentirez encore mieux
qu’avant.
— Où est ce garçon ? a demandé
l’homme.
— Je l’ai vu passer dans la direction
qu’il prend habituellement, a répondu la
femme. Mais aujourd’hui il était en
voiture. »
L’abbé m’a regardée sans rien dire.
« Donnez-nous votre bénédiction, mon
père, a dit alors la femme. Ce pouvoir
qu’il a… »
Il l’a interrompue : « … celui de la
Sainte Vierge.
— … de la Sainte Vierge, oui, ce
pouvoir est aussi le vôtre. C’est vous
qui l’avez amené ici. »
Cette fois, il a évité mon regard. La
femme a insisté :
« Bénissez mon mari, mon père ; faites
une prière pour lui. »
Il a pris une profonde inspiration.
« Mettez-vous debout devant moi », a-
t-il dit à l’homme.
Le vieux a obéi. Le père a fermé les
yeux et dit un Ave. Puis il a invoqué le
Saint-Esprit, en lui demandant de
manifester sa présence et de venir en
aide à cet homme.
Soudain, son débit s’est accéléré. Je
n’arrivais pas à suivre ses paroles, mais
cela ressemblait à une prière
d’exorcisme. Ses mains touchaient les
épaules du vieux et descendaient en
glissant sur ses bras, jusqu’à ses doigts.
Il a répété ce geste plusieurs fois.
Dans 1’âtre, le feu a commencé à
pétiller plus fort. Une coïncidence, peut-
être, ou bien le prêtre, qui sait ?,
pénétrait dans un espace que j’ignorais,
et où il y avait interférence avec les
éléments.
La femme et moi sursautions chaque
fois qu’une bûche crépitait. Le père n’y
prêtait aucune attention ; il était absorbé
par ce qu’il faisait – instrument de la
Vierge, avait-il dit lui-même tout à
l’heure. Il employait une langue
impossible à identifier. Les mots étaient
énoncés à une vitesse surprenante. Ses
mains étaient maintenant immobiles,
reposant sur les épaules de l’homme qui
se tenait en face de lui.
Tout à coup, le rituel s’acheva, aussi
soudainement qu’il avait commencé. Le
père se retourna et fit les gestes
conventionnels de la bénédiction, traçant
de la main droite un grand signe de
croix.
« Que Dieu soit toujours dans cette
maison ! » a-t-il dit.
Et, se tournant vers moi, il m’a
demandé que nous reprenions notre
marche.
« Et le café ? a dit la femme, en nous
voyant partir.
— Si je bois du café maintenant, je ne
dormirai pas », a-t-il répondu.
Elle a ri et murmuré quelque chose
comme : « Mais c’est encore le matin ! »
Nous étions déjà en chemin, je n’ai pas
très bien entendu.
« Cette femme a parlé d’un jeune
homme qui a guéri son mari, mon père.
C’était lui, n’est-ce pas ?
— Oui, c’était lui. »
J’ai commencé à me sentir mal à
l’aise. Je me souvenais de la journée de
la veille, de Bilbao, de la conférence à
Madrid, des gens qui parlaient de
miracles, de la présence que j’avais
sentie alors que je priais, enlacée aux
autres.
J’aimais un homme qui était capable
de guérir. Un homme qui pouvait aider
son prochain, soulager les souffrances
d’autrui, rendre la santé aux malades,
l’espoir à leurs proches. Une mission
qui ne s’accordait pas avec une maison à
rideaux blancs.
« Ne vous culpabilisez pas, ma fille.
— Vous lisez dans mes pensées.
— C’est vrai. Je possède un don, moi
aussi, et je cherche à en être digne. La
Sainte Vierge m’a enseigné à plonger
dans le tourbillon des émotions
humaines, pour savoir les diriger de la
meilleure façon possible.
— Vous aussi, vous faites des
miracles.
— Je ne suis pas capable de guérir.
Mais je possède l’un des dons du Saint-
Esprit.
— Ainsi, vous pouvez lire dans mon
cœur. Et vous savez donc que je l’aime,
et que cet amour ne cesse de grandir.
Nous avons découvert le monde
ensemble, ensemble nous y demeurons.
Il a été présent tous les jours de ma vie,
qu’on le veuille ou non. »
Qu’aurais-je pu dire à cet homme
d’Eglise qui marchait à côté de moi ? Il
n’aurait jamais été capable de
comprendre que j’avais connu d’autres
hommes, que j’avais aimés, et que, si je
m’étais mariée, j’aurais été heureuse.
Encore enfant, j’avais découvert et
perdu l’amour sur une place de Soria.
Mais, selon toute apparence, je n’avais
rien fait de bon. Il avait suffi de trois
jours pour que tout revînt.
« J’ai le droit d’être heureuse, mon
père. J’ai retrouvé ce qui était perdu, je
ne veux pas le perdre à nouveau. Je vais
me battre pour mon bonheur. Si je
renonce à ce combat, je renoncerai du
même coup à ma vie spirituelle. Comme
vous le dites vous-même, ce serait
repousser Dieu, mon pouvoir et ma force
de femme. Je vais me battre pour le
garder. »
Je savais bien ce que ce gros
bonhomme faisait là. Il était venu me
convaincre de le quitter parce qu’il avait
une mission plus importante à
accomplir.
Non, je n’étais pas prête à croire que
ce religieux qui marchait à côté de moi
aurait aimé nous voir mariés et habiter
une maison semblable à celle de Saint-
Savin. Il disait cela pour me tromper,
m’inciter à baisser ma garde, et alors –
d’un sourire – me persuader du
contraire.
Il a lu dans mes pensées sans rien
dire. Peut-être me trompait-il. N’était-il
pas capable de deviner ce que pensaient
les gens ? Le brouillard se dissipait
rapidement ; je pouvais maintenant
distinguer le chemin, le versant de la
montagne, les champs et les arbres
couverts de neige. Mes émotions aussi
devenaient moins confuses.
Au diable ! Si c’était vrai, si ce
religieux était réellement capable de lire
dans les pensées, eh bien qu’il lise, et
qu’il sache tout ! Qu’il sache qu’hier il
avait voulu me faire l’amour, que j’avais
refusé, et que je m’en voulais.
Hier, je croyais que, s’il devait s’en
aller, je pourrais toujours me rappeler le
vieil ami d’enfance. Mais c’était
stupide. Même si son sexe ne m’avait
pas pénétrée, quelque chose de plus
profond l’avait fait, et mon cœur avait
été atteint.
« Je l’aime, mon père, ai-je répété.
— Moi aussi. L’amour fait toujours
des sottises. Dans mon cas, il m’oblige à
essayer de l’éloigner de son destin.
— Vous aurez du mal à m’éloigner,
mon père. Hier, pendant les prières
devant la grotte, j’ai découvert que je
peux moi aussi éveiller ces dons
auxquels vous faites allusion. Et je vais
m’en servir pour le garder près de moi.
— Soit ! a-t-il conclu, avec un léger
sourire. Puissiez-vous réussir. »
Il s’est arrêté, a tiré un chapelet de sa
poche.
Puis, le tenant entre ses doigts, il m’a
regardée droit dans les yeux.
« Jésus a dit qu’on ne doit pas jurer, et
je ne vais pas le faire. Mais je vous dis
en cet instant, en présence de ce qui
m’est sacré, que je ne souhaite pas qu’il
mène la vie religieuse conventionnelle.
Je ne voudrais pas qu’il soit ordonné
prêtre. Il peut servir Dieu de bien
d’autres manières. A vos côtés. »
J’avais du mal à croire qu’il disait la
vérité. Mais c’était pourtant le cas.

« Il est là », a dit le père.


Je me suis retournée. J’ai vu une
voiture en stationnement un peu plus
loin. C’était celle avec laquelle nous
étions venus d’Espagne.
« D’habitude il vient toujours à pied,
a-t-il remarqué en souriant. Cette fois, il
a voulu nous donner l’impression qu’il
avait fait un grand voyage. »
Mes tennis étaient détrempées par la
neige. Mais le père avait aux pieds des
sandales ouvertes, avec des chaussettes
de laine, et j’ai préféré ne pas me
plaindre. S’il supportait, je pouvais le
faire aussi. Nous avons commencé à
grimper vers les pics.
« C’est encore loin ?
— A une demi-heure de marche, tout
au plus.
— Où allons-nous ?
— A sa rencontre. Et à celle d’autres
personnes. »
J’ai senti qu’il ne souhaitait pas en
parler davantage. Peut-être avait-il
besoin de toutes ses forces pour
l’escalade. Nous avons cheminé en
silence ; le brouillard était maintenant
presque dissipé, et le disque jaune du
soleil commençait à être visible.
Pour la première fois, j’avais une vue
générale de la vallée : une rivière qui
coulait dans le fond, quelques hameaux
disséminés, et Saint-Savin accroché au
flanc de la montagne. Je reconnaissais le
clocher de l’église, un cimetière que je
n’avais pas remarqué jusqu’alors, et les
maisons du Moyen Age qui donnaient
sur le cours d’eau.
Un peu au-dessous de nous, dans un
endroit par où nous étions passés, un
berger conduisait maintenant son
troupeau de moutons.
« Je suis fatigué, a dit le père.
Arrêtons-nous un peu. »
Nous avons balayé la neige sur un
rocher et nous nous y sommes adossés.
Le père transpirait – ses pieds devaient
être gelés.
« Que saint Jacques me conserve mes
forces, car je voudrais faire son chemin
encore une fois », a-t-il dit en se
tournant vers moi.
Je n’ai pas compris le sens de cette
réflexion, et j’ai préféré changer de
sujet.
« Il y a des traces de pas sur la neige,
ai-je dit.
— Ce sont des traces de chasseurs,
pour certaines. D’autres sont des
empreintes d’hommes et de femmes qui
veulent perpétuer une tradition.
— Quelle tradition ?
— La même que celle de saint Savin.
Se retirer du monde, venir dans ces
montagnes et contempler la gloire de
Dieu.
— Mon père, il faut que j’arrive à
comprendre quelque chose. Jusqu’à hier,
j’étais avec un homme qui hésitait entre
la vie religieuse et le mariage.
Aujourd’hui, je découvre que cet homme
fait des miracles.
— Nous faisons tous des miracles.
Jésus a dit : si nous avons une foi de la
valeur d’un grain de moutarde, nous
dirons à la montagne "déplace-toi ! " et
la montagne se déplacera.
— Ce n’est pas une leçon de
catéchisme que je désire entendre, mon
père. J’aime un homme et je veux en
savoir davantage à son sujet, je veux le
comprendre, l’aider. Peu m’importe ce
que tous peuvent ou ne peuvent pas
faire. »
Il a respiré à fond. Il est resté un
instant indécis, mais a bientôt repris la
parole :
« Un savant qui étudiait les singes,
dans une île d’Indonésie, était parvenu à
enseigner à une guenon à nettoyer les
patates dans l’eau d’une rivière avant de
les manger. Débarrassé du sable et des
saletés, le tubercule devenait plus
savoureux. Ce savant, qui faisait cela
uniquement parce qu’il rédigeait une
étude sur les capacités d’apprentissage
des singes en question, ne pouvait
imaginer ce qui allait arriver. Quelle ne
fut pas sa surprise en voyant que
d’autres singes de l’île se mirent à
imiter la guenon ! Tant et si bien que, un
beau jour, lorsqu’un certain nombre de
singes eurent appris à laver les patates,
ceux de toutes les îles de l’archipel
commencèrent à en faire autant. Mais le
plus étonnant est que ces autres animaux
avaient appris sans jamais avoir eu
aucun contact avec l’île où l’expérience
était menée.
« Vous avez compris ?
— Non.
— Il existe sur ce sujet diverses
études scientifiques. L’explication la
plus communément admise est que,
lorsqu’un nombre déterminé d’individus
évoluent, c’est l’espèce tout entière qui
finit par évoluer. On ignore combien
d’individus il faut, mais on sait que les
choses se passent ainsi.
— C’est comme l’histoire de
l’Immaculée Conception, ai-je dit. Elle
est apparue à la fois aux sages du
Vatican et à la petite paysanne ignorante.
— Le monde a une âme, et il arrive un
moment où cette âme agit sur tout et sur
tous en même temps.
— Une âme féminine. »
Il a ri, mais ne m’a pas précisé ce que
signifiait ce rire.
« Il se trouve que le dogme de
l’Immaculée Conception n’a pas été
seulement une affaire du Vatican, a-t-il
poursuivi. Huit millions de personnes
avaient signé une pétition adressée au
pape. Les signatures provenaient de tous
les coins du monde. La chose était dans
l’air.
— Est-ce là le premier pas, mon
père ?
— Le premier pas de quoi ?
— De la démarche qui va conduire à
considérer Notre-Dame comme
l’incarnation de la face féminine de
Dieu. Après tout, nous avons déjà admis
que Jésus a incarné sa face masculine.
— Que voulez-vous dire ?
— Combien de temps faudra-t-il pour
que nous admettions une sainte Trinité
où apparaisse la femme ? La sainte
Trinité de l’Esprit saint, de la Mère et
du Fils ?
— Allons, en route, a-t-il dit. Il fait
trop froid pour rester ici sans bouger. »
« Tout à l’heure, vous avez observé
mes sandales, a-t-il dit.
— Vous lisez vraiment dans les
pensées ? » Il ne m’a pas répondu.
« Je vais vous raconter une partie de
l’histoire. Celle de la fondation de notre
ordre. Nous sommes ceux que l’on
appelle les carmes déchaux, selon les
règles établies par sainte Thérèse
d’Avila. Les sandales font partie de la
règle ; être capable de dominer le corps,
c’est être capable de dominer l’esprit.
« Thérèse était une belle jeune fille,
mise au couvent par son père pour y
recevoir une éducation raffinée. Un beau
jour, passant par un couloir, elle
commença à converser avec Jésus. Ses
extases étaient si fortes et si profondes
qu’elle s’y livra totalement et, en peu de
temps, sa vie en fut complètement
transformée. Voyant que les couvents de
carmélites étaient devenus de véritables
agences matrimoniales, elle décida de
créer un ordre qui suivît exactement les
enseignements originels du Christ et du
carmel.
« Sainte Thérèse dut se vaincre elle-
même et affronter les grandes puissances
de son époque, l’Eglise et l’Etat. Malgré
tout, elle n’hésita pas à aller de l’avant,
convaincue qu’il lui fallait accomplir sa
mission. Un jour – alors que son âme
faiblissait –, une femme en haillons se
présenta à la porte de la maison où elle
logeait. Elle voulait à tout prix parler à
la mère. Le maître de la maison lui offrit
une aumône, mais elle la refusa : elle ne
partirait qu’après avoir parlé à Thérèse.
« Trois jours durant, elle attendit à
l’extérieur, sans manger ni boire. La
mère, touchée de compassion, demanda
qu’on la laissât entrer.
« "Non, dit le maître de la maison,
elle est folle.
« — Si j’écoutais tout le monde, je
finirais par croire que je suis folle moi-
même, répondit la mère. Il se peut que
cette femme ait le même type de folie
que moi : celle du Christ sur la croix. "
— Sainte Thérèse parlait au Christ,
ai-je dit.
— Oui. Mais revenons à l’histoire. La
femme en question fut donc reçue par la
mère. Elle dit se nommer María de Jesús
Yepes, de Grenade. Elle était novice au
carmel quand la Vierge lui était apparue,
pour lui demander de fonder un couvent
selon les règles primitives de l’ordre. »
« Comme sainte Thérèse », ai-je
pensé.
« María de Jesús quitta le couvent le
jour même de sa vision et s’en alla,
pieds nus, jusqu’à Rome. Deux années
dura son pèlerinage, pendant lesquelles
elle dormit à la belle étoile, souffrit du
froid et de la chaleur, vécut d’aumônes
et de la charité d’autrui. C’est par
miracle qu’elle put arriver à destination.
Mais ce fut un plus grand miracle encore
que d’être reçue par le pape Pie IV.
— Parce que le pape, ainsi que
Thérèse et bien d’autres, pensait
justement à la même chose », ai-je
conclu.
De même que Bernadette ignorait la
décision du Vatican, de même que les
singes des autres îles ne pouvaient rien
savoir de l’expérience en cours, de
même que María de Jesús et Thérèse
ignoraient chacune ce à quoi pensait
l’autre.
Je commençais à entrevoir la
signification de tout cela.
Nous cheminions maintenant à travers
un bois. Les hautes branches, sans
feuilles, couvertes de neige, recevaient
les premiers rayons du soleil. Le
brouillard se dissipait complètement.
« Je vois où vous voulez en venir,
mon père.
— Oui. Le monde vit une époque où
beaucoup de gens reçoivent le même
ordre. Suivez vos rêves. Transformez
votre vie en un chemin qui mène à Dieu.
Réalisez vos miracles. Guérissez.
Prophétisez. Ecoutez votre ange gardien.
Soyez un guerrier, et soyez heureux dans
votre combat.
— Courez vos risques. »
Le soleil baignait maintenant toute
chose. La neige étincelait, et l’excès de
clarté me faisait mal aux yeux. Mais, en
même temps, cette luminosité semblait
compléter ce que disait le père.
« Et quel rapport cela a-t-il avec lui ?
— Je vous ai fait voir le côté héroïque
de l’histoire. Mais vous ne savez rien de
l’âme de ces héros. »
Il a marqué une longue pause.
« La souffrance, a-t-il poursuivi. Dans
les périodes de transformation
apparaissent les martyrs. Avant que les
gens aient la possibilité de suivre leurs
rêves, il faut que d’autres se sacrifient.
Ils doivent affronter le ridicule, les
persécutions, tout ce qui vise à
discréditer leurs actions.
— C’est l’Eglise qui a brûlé les
sorcières, mon père.
— Oui. Et Rome a jeté aux lions les
chrétiens. Ceux qui sont morts sur le
bûcher ou dans l’arène ont accédé
aussitôt à la gloire éternelle – et c’était
mieux ainsi. Mais, de nos jours, les
guerriers de la lumière affrontent
quelque chose de bien pire que la mort
auréolée de l’honneur du martyre. Ils
sont peu à peu consumés par la honte et
l’humiliation. Ainsi en a-t-il été avec les
enfants enjoués de Fatima : Jacinta et
Francisco moururent en l’espace de
quelques mois ; Lucia s’enferma dans un
couvent d’où elle n’est jamais plus
sortie.
— Mais ce ne fut pas le cas de
Bernadette.
— Si. Elle a eu à subir
l’emprisonnement, l’humiliation, le
discrédit. Il a dû vous le raconter. Il a
dû vous parler des mots prononcés par
l’apparition.
— Quelques-uns seulement.
— Lors des apparitions de Lourdes,
les phrases énoncées par Notre-Dame
pourraient tenir sur une demi-page de
cahier. Toutefois, la Sainte Vierge a tenu
à dire à la petite bergère : "Je ne te
promets pas le bonheur dans ce monde.
" Pourquoi l’une de ses rares paroles a-
t-elle été de prévenir et consoler
Bernadette ? Parce qu’elle savait les
tourments qui attendaient l’enfant si
celle-ci acceptait sa mission. »
Je regardais le soleil, la neige, les
arbres dépouillés.
« Lui, c’est un révolutionnaire », a-t-il
continué ; et il y avait de l’humilité dans
sa voix. « Il a un pouvoir ; il parle avec
Notre-Dame. S’il parvient à bien
concentrer son énergie, il peut trouver sa
place dans l’avant-garde, être l’un des
guides de la transformation spirituelle
de l’espèce humaine. Le monde vit un
moment des plus importants.
« Cependant, si c’est là son choix, il
va beaucoup souffrir. Ses révélations
arrivent avant l’heure. Et je connais
suffisamment lame humaine pour savoir
ce qui l’attend dorénavant. »
Le père s’est tourné vers moi et m’a
prise par les épaules.
« Je vous en prie, a-t-il ajouté.
Eloignez-le de la souffrance et de la
tragédie qui le guettent. Il n’y résistera
pas.
— Je comprends l’amour que vous lui
portez, mon père. »
Il a hoché la tête.
« Non, vous n’y comprenez rien. Vous
êtes encore trop jeune pour connaître la
méchanceté du monde. En cet instant,
vous voyez en vous aussi une
révolutionnaire. Vous voulez changer le
monde avec lui, ouvrir des chemins,
faire en sorte que votre histoire d’amour
se transforme en quelque chose de
légendaire, que l’on racontera de
génération en génération. Vous continuez
encore à croire que l’amour peut
triompher.
— Et ne le peut-il pas ?
— Oui, sans doute. Mais il triomphera
à son heure. Après que les batailles
célestes auront cessé.
— Je l’aime. Et je n’ai pas besoin
d’attendre la fin des batailles célestes
pour laisser triompher mon amour. »
Son regard s’est fait lointain.
« Au bord des fleuves de Babylone
nous étions assis et nous pleurions, a-t-
il dit, comme s’il se parlait à lui-même.
Aux peupliers alentour nous avions
pendu nos harpes.
— Comme cela est triste, ai-je
répondu.
— Ce sont les premiers vers d’un
psaume. Il parle de l’exil, de ceux qui
voudraient regagner la Terre promise et
qui ne le peuvent pas. Et cet exil va se
prolonger quelque temps encore. Que
puis-je faire pour tenter d’empêcher la
souffrance de celui qui désire retourner
au Paradis avant l’heure ?
— Rien, mon père. Rien du tout. »
« Le voici », a dit le père.
Je l’ai vu. Il devait être à deux cents
mètres de moi, environ, agenouillé au
milieu de la neige. Il était torse nu et,
même de loin, j’ai pu remarquer que sa
peau était violacée à cause du froid.
Il se tenait tête baissée et les mains
jointes, dans l’attitude de la prière. Je ne
sais si j’étais influencée par le rituel
auquel j’avais assisté la nuit précédente,
ou par la femme que j’avais vue
ramasser des fagots devant sa pauvre
maison, mais j’avais le sentiment de
regarder une personne douée d’une force
spirituelle fantastique. Quelqu’un qui
n’appartenait plus à ce monde – qui
vivait en communion avec Dieu et avec
les esprits lumineux du plus haut des
cieux. L’éclat de la neige autour de lui
semblait renforcer encore cette
impression.
« Sur cette montagne, a dit le père, il
en existe d’autres, qui, en constante
adoration, communiquent dans
l’expérience de Dieu et de la Sainte
Vierge. Qui écoutent les anges, les
saints, des prophéties, des paroles de
sagesse, et qui transmettent tout cela à un
petit groupe de fidèles. Tant qu’il en
sera ainsi, il n’y aura pas de problème.
« Mais il ne va pas rester ici. Il
partira courir le monde et prêcher l’idée
de la Grande Mère. L’Eglise ne veut pas
en entendre parler pour le moment. Et le
monde a des pierres en main, qu’il est
prêt à jeter sur les premiers qui
aborderont le sujet.
— Et des fleurs pour les lancer à ceux
qui viendront ensuite.
— Oui. Mais lui n’est pas dans ce
cas. » Il s’est mis alors à avancer vers
lui.
« Où allez-vous ? ai-je demandé.
— Le réveiller de son extase. Lui dire
que vous m’avez plu. Et que je bénis
votre union. Je veux faire cela ici même,
en ce lieu qui pour lui est sacré. »
J’ai ressenti un début de nausée,
comme quelqu’un qui a peur, mais sans
en comprendre la raison.
« Il faut que je réfléchisse, mon père.
Je ne sais si c’est ce qui convient.
— Non, ça ne l’est pas. Bien des
parents font des erreurs à propos de
leurs enfants parce qu’ils croient savoir
ce qui est préférable pour eux. Je ne suis
pas votre père, et je sais que je ne fais
pas ce qu’il faudrait. Mais je dois
accomplir ma destinée. »
J’étais de plus en plus angoissée.
« N’allons pas l’interrompre, ai-je dit.
Laissez-le achever sa contemplation.
— Il ne devrait pas être là. Il devrait
être avec vous.
— Il est peut-être en conversation
avec la Vierge.
— Possible. Malgré tout, il faut que
nous allions jusqu’à lui. S’il me voit
avec vous, il saura que je vous ai tout
raconté. Et il sait ce que je pense.
— C’est aujourd’hui la fête de
l’Immaculée Conception, ai-je insisté.
Un jour tout à fait spécial pour lui. Hier
soir, devant la grotte, j’ai pu être témoin
de sa joie.
— L’Immaculée Conception est
importante pour nous tous. Mais c’est
moi, maintenant, qui n’ai pas envie de
discuter religion ; allons plutôt vers lui.
— Pourquoi maintenant, mon père ?
Pourquoi à cette minute même ?
— Parce qu’il est en train de décider
de son avenir. Et il est possible qu’il
choisisse la mauvaise route. »
Je me suis tournée dans la direction
opposée et j’ai commencé à redescendre
le chemin que nous venions de gravir. Il
m’a suivie.
« Que faites-vous ? Ne voyez-vous
pas que vous êtes la seule à pouvoir le
sauver ? Ne voyez-vous pas qu’il vous
aime, qu’il abandonnerait tout pour
vous ? »
Je marchais de plus en plus vite, et il
avait du mal à rester à ma hauteur.
« En ce moment précis, il est en train
de faire son choix. Il choisit peut-être de
vous quitter. Battez-vous pour ce que
vous aimez ! »
Mais je ne me suis pas arrêtée. J’ai
continué à marcher aussi vite que je le
pouvais, en laissant derrière moi la
montagne, le religieux, les choix.
L’homme qui trottinait derrière moi
lisait dans mes pensées, j’en étais sûre,
et savait que toute tentative pour me
faire retourner sur mes pas serait vaine.
Malgré cela, il insistait, argumentait,
luttait jusqu’au bout.
Finalement, nous sommes arrivés à ce
rocher sur lequel nous nous étions
reposés une demi-heure plus tôt.
Ereintée, je me suis jetée sur le sol. Je
ne pensais à rien. Je voulais m’enfuir de
là, me retrouver seule, avoir du temps
pour réfléchir.
Le père est arrivé quelques minutes
plus tard, épuisé lui aussi par cette
marche accélérée.
« Vous voyez ces montagnes qui nous
entourent ? Elles ne prient pas ; elles
sont déjà l’oraison de Dieu. Elles sont
ainsi parce qu’elles ont trouvé leur
place dans le monde et qu’à cette place
elles demeurent. Elles s’y trouvaient
déjà avant que l’homme ne regardât le
ciel, n’entendît le tonnerre et ne se
demandât qui avait créé tout cela. Nous
naissons, nous souffrons, nous mourons,
et les montagnes sont toujours là. Il
arrive un moment où nous éprouvons le
besoin de nous demander s’il vaut la
peine de faire tant d’efforts. Pourquoi ne
pas essayer d’être comme ces montagnes
– sages, vieilles, à la place qui
convient ? Pourquoi tout risquer pour
transformer une demi-douzaine de
personnes qui auront tôt fait d’oublier ce
qu’on leur a enseigné, et partent vers une
nouvelle aventure ? Pourquoi ne pas
attendre qu’un nombre déterminé de
singes-hommes aient appris, et qu’alors
la connaissance se répande sans
souffrance dans toutes les autres îles ?
— Est-ce bien là votre opinion, mon
père ? »
Il s’est tu quelques instants.
« Vous lisez dans les pensées ?
— Non. Mais si vous estimiez
vraiment que cela n’en vaut pas la peine,
vous n’auriez pas choisi la vie
religieuse.
— Bien souvent, je m’efforce de
comprendre mon destin. Et je n’y arrive
pas. J’ai accepté d’appartenir à l’armée
de Dieu, et tout ce que j’ai fait c’est
d’essayer d’expliquer aux hommes
pourquoi la misère existe, et la douleur,
et l’injustice. Je les exhorte à être de
bons chrétiens, et ils me demandent :
"Comment puis-je croire en Dieu quand
il existe tant de souffrance dans le
monde ? " Et j’essaie d’expliquer ce qui
n’est pas explicable. J’essaie de dire
qu’il y a un plan, une bataille entre les
anges, et que nous sommes tous
impliqués dans cette lutte ; que,
lorsqu’un certain nombre de personnes
auront assez de foi pour changer ce
décor, toutes les autres – dans tous les
lieux de cette planète – recevront les
bienfaits de ce changement. Mais ils ne
croient pas en moi. Ils ne font rien.
— Ils sont comme les montagnes.
Celles-ci sont belles. Qui arrive devant
elles ne peut s’empêcher de penser à la
grandeur de la création. Elles sont la
preuve vivante de l’amour que Dieu
nous porte, mais le destin de ces
montagnes est seulement de témoigner.
Elles ne sont pas comme les rivières,
qui se meuvent et transforment le
paysage.
— C’est vrai. Mais pourquoi n’être
pas comme les montagnes ?
— Peut-être parce que le destin des
montagnes doit être terrible. Elles sont
obligées de contempler toujours le
même paysage. »
Il n’a rien dit.
« Je me suis efforcée de devenir
montagne, ai-je poursuivi. Chaque chose
était à sa place. J’allais occuper un
emploi dans l’administration publique,
me marier, enseigner à mes enfants la
religion de mes parents alors que je n’y
croyais plus. Aujourd’hui, je suis
résolue à laisser tout cela et à suivre
l’homme que j’aime. Heureusement que
j’ai renoncé à être montagne – je
n’aurais pas tenu le coup bien
longtemps.
— Vous dites des choses pleines de
sagesse.
— Je n’ai cessé de me surprendre
moi-même. Avant, je n’arrivais à parler
que de l’enfance. »
Je me suis relevée. L’abbé a respecté
mon silence et n’a pas essayé de renouer
la conversation jusqu’à ce que nous
ayons rejoint la route.
J’ai pris ses mains et les ai
embrassées.
« Je vais vous dire au revoir. Mais je
veux que vous sachiez que je vous
comprends et que je comprends votre
amour pour lui. »
Il a souri et m’a bénie.
« Moi aussi, je comprends votre
amour pour lui », a-t-il répondu.
Tout le reste de cette journée, je me
suis promenée dans la vallée. Je me suis
amusée dans la neige, je suis passée
dans un bourg proche de Saint-Savin,
j’ai mangé un sandwich au pâté, regardé
des gamins qui jouaient au ballon.
A l’église d’un autre village, j’ai
allumé un cierge. J’ai fermé les yeux et
répété les invocations que j’avais
apprises la veille. Puis j’ai prononcé
des mots dépourvus de sens – tout en me
concentrant sur l’image d’un crucifix
derrière l’autel. Peu à peu, le don des
langues a pris possession de moi. C’était
plus facile que je ne l’avais cru.
Cela pouvait paraître stupide –
murmurer des phrases, proférer des mots
inconnus, qui ne signifient rien pour
notre raison. Mais l’Esprit saint parlait à
mon âme et disait des choses qu’elle
avait besoin d’entendre.
Quand je me suis sentie suffisamment
purifiée, j’ai fermé les yeux et j’ai prié :
« Sainte Vierge, rends-moi la foi. Que
je puisse être moi aussi un instrument de
ton travail. Donne-moi la possibilité
d’apprendre par mon amour. Car
l’amour n’a jamais éloigne paonne de
ses rêves. Que je sois la compagne et
l’alliée de l’homme que j’aime. Qu’il
fasse tout ce qu’il devra faire – à mes
cotés. »
A mon retour à Saint-Savin, il faisait
déjà presque nuit. La voiture était en
stationnement devant la maison où nous
avions loué la chambre.
« Où étais-tu ? a-t-il demandé, sitôt
qu’il m’a vue.
— J’ai marché, et j’ai prié. »
Il m’a serrée fort dans ses bras.
« Par moments, j’ai eu peur que tu ne
sois partie. Tu es ce que j’ai de plus
précieux en ce monde.
— Toi aussi », ai-je rétorqué.
Nous avons fait halte dans un bourg
proche de San Martin de Unx. La
traversée des Pyrénées avait été plus
longue que nous ne pensions, en raison
de la pluie et de la neige de la veille.
« J’ai faim », a-t-il dit en descendant
de voiture.
Je n’ai pas bougé.
« Viens », a-t-il insisté, en ouvrant la
portière de mon côté.
« Je voudrais te demander quelque
chose. Une question que je ne t’ai pas
encore posée depuis notre rencontre. »
Il a tout de suite eu une expression
sérieuse. Et je me suis amusée de son air
inquiet.
« C’est important ?
— Très », ai-je répondu, en
m’efforçant de prendre aussi un air
grave. « La question est : où allons-
nous ? »
Et nous avons tous deux éclaté de rire.
« A Saragosse », a-t-il répondu,
soulagé.
Je suis descendue de voiture, et nous
nous sommes mis à chercher un
restaurant ouvert. Il devait être à peu
près impossible d’en trouver un, à
pareille heure.
« Non, ce n’est pas impossible.
L’Autre n’est plus avec moi. Les
miracles arrivent », me suis-je dit
intérieurement.
« Quand dois-tu être à Barcelone ? »
ai-je demandé.
Il n’a rien répondu, et n’a pas souri.
« Il faut que j’évite ce genre de
questions, ai-je pensé. Cela pourrait
donner l’impression que j’essaie de
contrôler sa vie. »
Nous avons marché un peu en silence.
Sur la place, il y avait une enseigne
éclairée : Mesôn El Sol.
« C’est ouvert. Allons manger un
morceau », a-t-il dit seulement.
Les poivrons rouges farcis d’anchois
étaient disposés en étoile. A côté, du
fromage de la Manche, en tranches fines,
presque translucides. Au centre de la
table, une bougie allumée et une
bouteille de rioja à moitié pleine.
« Ici, c’était une auberge au Moyen
Age », a dit le garçon qui nous servait.
Il n’y avait presque personne au bar à
cette heure-ci. Il s’est levé, est allé
téléphoner, puis est revenu à notre table.
J’ai eu envie de lui demander qui il
avait appelé, mais cette fois j’ai su me
retenir.
« On reste ouvert jusqu’à deux heures
et demie du matin, a repris le garçon. Si
vous voulez, je peux vous apporter
davantage de jambon, de fromage et de
vin, et vous n’aurez qu’à vous installer
sur la place. L’alcool vous réchauffera.
— On ne va pas s’attarder si
longtemps. Il faut que nous arrivions à
Saragosse avant le lever du jour. »
Le garçon est retourné au comptoir.
Nous avons à nouveau empli nos verres.
Cette fois encore, j’ai ressenti cette
impression de légèreté que j’avais
éprouvée à Bilbao – la douce ivresse du
rioja, qui nous aide à dire ou à entendre
des choses difficiles.
« Tu es fatigué de conduire, et nous
sommes là à boire, ai-je fait remarquer,
après une autre gorgée. Il vaudrait mieux
s’arrêter ici. J’ai vu un parador en
chemin. »
Il a fait oui de la tête.
« Regarde cette table en face de nous,
s’est-il borné à dire. Les Japonais
appellent cela le shibumi : la véritable
sophistication des choses simples. Les
gens amassent de l’argent, fréquentent
des endroits chers, et pensent qu’ainsi
ils sont des gens bien. »
J’ai repris du vin.
Le parador. Une autre nuit à ses côtés.
La virginité mystérieusement refaite.
« C’est drôle d’entendre un
séminariste parler de sophistication, ai-
je dit, pour essayer de me concentrer sur
autre chose.
— C’est justement quelque chose que
j’ai appris au séminaire. Plus nous nous
rapprochons de Dieu par la foi, plus Il
devient simple. Et plus simple Il
devient, plus forte est Sa présence. »
Sa main s’est promenée lentement sur
la table.
« Le Christ a été informé de sa
mission alors qu’il sciait du bois et
fabriquait des chaises, des lits, des
armoires. Il est venu sous les traits d’un
charpentier pour nous montrer que tout –
et peu importe ce que nous faisons –
peut nous amener à l’expérience de
l’amour de Dieu. »
Il s’est brusquement interrompu :
« Ce n’est pas de cela que je veux
parler, mais d’une autre sorte d’amour. »
Ses mains se sont posées sur mon
visage.
Le vin rendait les choses plus faciles
pour lui. Et pour moi.
« Pourquoi t’es-tu arrêté tout à coup ?
Pourquoi ne veux-tu pas parler de Dieu,
de la Vierge, du mondé spirituel ? »
Il a insisté :
« Je veux parler d’une autre sorte
d’amour. L’amour que partagent un
homme et une femme, et dans lequel
aussi se manifestent les miracles. »
J’ai pris ses mains. Il pouvait bien
connaître les grands mystères de la
Déesse – mais, quant à l’amour, il n’en
savait pas plus que moi. Même après
avoir tant couru le monde. Et il lui
faudrait payer le prix : l’initiative. Car
la femme paie le prix le plus élevé : le
don de soi.
Nous sommes restés ainsi, à nous tenir
les mains, un long moment. Je lisais dans
ses yeux les peurs ancestrales que le
véritable amour impose comme autant
d’épreuves à surmonter. J’ai lu le refus
de la nuit précédente, le long temps que
nous avions passé loin l’un de l’autre,
les années au monastère en quête d’un
monde où ces choses-là ne se
produisaient pas.
Je lisais dans ses yeux les milliers de
fois où il avait imaginé cet instant, les
décors qu’il avait construits autour de
nous, la coiffure que j’aurais et la
couleur de mes vêtements. Je voulais
dire oui, qu’il serait bien accueilli, que
mon cœur avait gagné la bataille. Je
voulais dire combien je l’aimais,
combien je le désirais à cette minute.
Mais je suis restée muette. J’ai
assisté, comme dans un rêve, à son
combat intime. J’ai vu qu’il avait en face
de lui mon refus, la crainte de me
perdre, les mots durs qu’il avait
entendus dans des occasions semblables
– car nous passons tous par de tels
moments, et nous accumulons les
cicatrices.
Ses yeux se sont mis à briller. Je
savais qu’il était en train de franchir
toutes ces barrières.
J’ai alors lâché l’une de ses mains.
J’ai pris un verre et l’ai posé tout au
bord de la table.
« Il va tomber, a-t-il dit.
— Exact. Et je veux que tu le
renverses.
— Casser un verre ? »
Oui, casser un verre. Un geste simple,
en apparence, mais qui implique des
frayeurs que nous n’arriverons jamais à
comprendre. Qu’y a-t-il de mal à casser
un verre ordinaire – alors que nous
l’avons tous fait sans le vouloir une fois
ou l’autre ?
« Casser un verre ? a-t-il répété. Pour
quelle raison ?
— Je pourrais bien donner quelques
explications. Mais, en fait, c’est
seulement pour le casser.
— A ta place ?
— Bien sûr que non. »
Il regardait ce verre au bord de la
table – préoccupé par l’éventualité de sa
chute.
« C’est un rite de passage, comme tu
l’exprimes si bien toi-même, ai-je eu
envie de dire. C’est l’interdit. On ne
casse pas les verres exprès. Quand nous
entrons dans un restaurant, ou chez nous,
nous faisons attention à ne pas laisser
les verres au bord de la table. Notre
univers exige que nous prenions garde à
ne pas laisser les verres tomber et se
briser. Et cependant, ai-je encore pensé,
s’il nous arrive d’en casser un
involontairement, nous nous apercevons
qu’après tout ce n’est pas si grave. Le
garçon dit "ça ne fait rien", et je n’ai
encore jamais vu qu’un verre cassé soit
mis sur l’addition. Casser des verres fait
partie de l’existence, et nous ne faisons
aucun tort à nous-mêmes, au restaurant, à
notre prochain. »
J’ai tapé sur la table du plat de la
main. Le verre a oscillé mais n’est pas
tombé.
« Attention ! a-t-il dit, instinctivement.
— Casse ce verre », ai-je insisté.
« Casse ce verre, ai-je pensé au fond
de moi. Parce que c’est un geste
symbolique. Essaie de comprendre que
j’ai cassé en moi des choses bien plus
importantes qu’un verre et que j’en suis
heureuse. Considère ton propre combat
intérieur et casse ce verre. Parce que
nos parents nous ont appris à prendre
soin des verres, et des corps. Ils nous
ont appris que les passions d’enfance
sont du domaine de l’impossible, que
nous ne devons pas éloigner les hommes
du sacerdoce, que les gens ne font pas
de miracles, et que personne ne part en
voyage sans savoir où il va. Casse ce
verre, je t’en prie, et libère-nous de tous
ces maudits préjugés, de cette manie
qu’on a de tout expliquer et de ne faire
que ce qu’approuvent les autres. »
« Casse ce verre », ai-je demandé une
fois de plus.
Il a fixé son regard sur le mien. Puis,
lentement, sa main a glissé sur le plateau
de la table, jusqu’à toucher le verre.
D’un mouvement sec, il l’a poussé et fait
tomber par terre.
Le bruit a attiré l’attention de tout le
monde. Au lieu de s’excuser, il m’a
regardée en souriant – et j’ai souri en
retour.
« Ce n’est rien ! » a crié le garçon qui
servait les clients.
Mais lui n’a pas écouté. Il s’était levé,
m’avait attrapée par les cheveux et
m’embrassait.
Je l’ai pris aussi par les cheveux, l’ai
serré contre moi de toutes mes forces ;
j’ai mordu ses lèvres, senti sa langue se
promener dans ma bouche. C’était un
baiser que j’avais attendu longtemps, qui
était né au bord des rivières de notre
enfance, alors que nous ne comprenions
pas encore ce que signifie l’amour. Un
baiser qui était resté en suspens quand
nous avions grandi, qui avait parcouru le
monde avec le souvenir d’une médaille,
qui était resté caché derrière des piles
de livres d’études pour un concours de
la fonction publique. Un baiser qui
s’était tant de fois perdu et qui
maintenant venait d’être retrouvé. Dans
cette minute de baiser, il y avait des
années de quête, de désillusions, de
rêves impossibles.
Je lui ai rendu son baiser en y mettant
la même force. Les quelques rares
personnes qui se trouvaient dans ce café
ont dû nous regarder, et ont sans doute
pensé ne voir qu’un baiser. Elles ne
savaient pas que cette minute de baiser
était le résumé de toute ma vie, de la vie
de quiconque espère, rêve et cherche sa
voie sous le soleil.
Dans cette minute de baiser, tous les
moments de joie que j’ai vécus.
Il m’a déshabillée et m’a pénétrée.
J’ai senti sa force, sa peur, sa volonté.
J’ai eu un peu mal, mais c’était sans
importance. De même qu’était sans
importance le plaisir que je ressentais
en cet instant. Je passais mes mains sur
sa tête, je l’entendais gémir, et je
remerciais Dieu parce qu’il était là, en
moi, et me procurait la même sensation
que si c’avait été la première fois.
Nous nous sommes aimés toute la nuit
– et l’amour se mêlait au sommeil et aux
rêves. Je le sentais à l’intérieur de mon
corps et je le serrais dans mes bras pour
être bien sûre que c’était vrai, pour
empêcher qu’il s’en allât soudain –
comme ces chevaliers errants qui
avaient un jour, au temps jadis, vécu
dans ce château maintenant transformé
en hôtel. Les murs de pierre, silencieux,
semblaient conter des histoires de
damoiselles restées à attendre, de
larmes versées, de jours sans fin passés
à la fenêtre à surveiller l’horizon, pour y
chercher un signe ou un espoir.
Mais moi, je n’accepterais jamais de
vivre cela : je m’en suis fait la
promesse. Jamais je ne le perdrais. Il
serait toujours avec moi – parce que
j’avais entendu parler les langues du
Saint-Esprit tout en regardant un crucifix
derrière un autel, et ces langues
m’avaient dit que je ne commettais
aucun péché.
Je serais sa compagne. Ensemble nous
ouvririons de nouvelles routes dans un
monde à réinventer. Nous parlerions de
la Grande Mère, nous lutterions au côté
de l’archange saint Michel, nous
vivrions ensemble l’angoisse et l’extase
des pionniers. C’est cela que m’avaient
dit les langues ; et moi, j’avais retrouvé
la foi, je savais qu’elles disaient vrai.
Jeudi 9 décembre 1993
A mon réveil, ses bras entouraient ma
poitrine. Il faisait déjà grand jour et l’on
entendait sonner les cloches d’une église
voisine.
Il m’a embrassée. Ses mains ont une
nouvelle fois caressé mon corps.
« Il faut partir, a-t-il dit. Les vacances
se terminent aujourd’hui, les routes
doivent être encombrées.
— Je ne veux pas aller à Saragosse.
Je veux aller directement là où tu vas.
Les banques vont bientôt ouvrir, je veux
me servir de ma carte pour retirer de
l’argent et acheter des vêtements.
— Tu m’as dit que tu n’avais pas
beaucoup d’argent.
— Je m’arrangerai. Il faut que je
rompe radicalement avec mon passé.
Une fois à Saragosse, je risque de
redevenir raisonnable, de penser à mes
examens et de trouver normal que nous
restions séparés encore deux mois. Et si
je réussis, je ne voudrai plus quitter
Saragosse. Non, je ne peux pas y
retourner. Il faut que je coupe les ponts
avec la femme que j’ai été.
— Barcelone, a-t-il dit pour lui-
même.
— Quoi ?
— Rien. Nous allons continuer notre
route.
— Mais tu dois faire une conférence.
— Dans deux jours seulement », a-t-il
répondu ; le son de sa voix était bizarre.
« Allons ailleurs. Je n’ai pas envie de
me rendre tout droit à Barcelone. »
Je me suis levée. Je ne voulais pas
réfléchir à des problèmes – peut-être
m’étais-je réveillée comme on se
réveille toujours après une première nuit
d’amour : avec une certaine retenue, un
peu de gêne.
Je suis allée à la fenêtre, j’ai
entrouvert les rideaux et regardé la
petite rue en face. Aux balcons, du linge
étendu séchait. Des cloches sonnaient
plus loin.
« J’ai une idée, ai-je dit. Allons à un
endroit où nous sommes déjà allés
quand nous étions gosses. Je n’y suis
jamais retournée depuis.
— Où ça ?
— Au monastère de Piedra. »
Quand nous sommes sortis de l’hôtel,
les cloches sonnaient encore et il a
proposé que nous entrions un moment
dans l’église.
« Nous n’avons fait que cela, ai-je dit.
Eglises, prières, rituels.
— Nous avons aussi fait l’amour, a-t-
il répondu. Nous nous sommes soûlés
trois fois. Nous avons marché dans la
montagne. Nous avons bien équilibré la
rigueur et la miséricorde. »
J’avais dit une sottise. Il fallait que je
m’habitue à une nouvelle vie.
« Pardonne-moi.
— Entrons un instant. Ces cloches
sont un signe. »
Il avait entièrement raison, mais je ne
devais m’en apercevoir que le
lendemain. Sans vraiment comprendre le
signe occulte, nous avons repris la
voiture et roulé pendant quatre heures
jusqu’au monastère de Piedra.
La toiture s’était écroulée, et les rares
statues encore là étaient décapitées – à
l’exception d’une seule.
J’ai regardé tout autour de moi. Par le
passé, cet endroit avait dû abriter des
hommes doués d’une forte personnalité,
qui veillaient à ce que chaque pierre fût
maintenue propre et que chaque banc fût
occupé par l’un des puissants de
l’époque. Mais tout ce que je voyais
maintenant n’était que ruines. Des ruines
qui, au temps de notre enfance, se
transformaient en châteaux où nous
jouions ensemble et dans lesquels je
cherchais mon prince charmant.
Durant des siècles, les moines du
couvent de Piedra avaient gardé pour
eux ce coin de paradis. Comme il se
situait au fond d’une cuvette, ils
recevaient tout naturellement ce que les
villages voisins devaient mendier :
l’eau. Là, la rivière Piedra formait un
chapelet de cascades, de ruisseaux, de
lacs, et une végétation luxuriante se
développait tout autour.
Toutefois, il suffisait de parcourir
quelques centaines de mètres et de sortir
du canyon : tout alors n’était plus
qu’aridité et désolation. La rivière elle-
même, après avoir traversé cette
dépression, redevenait un mince filet
d’eau, comme si elle avait épuisé en ce
lieu toute l’énergie de sa jeunesse.
Les moines le savaient bien, et l’eau
qu’ils fournissaient à leurs voisins était
au prix fort. D’innombrables luttes entre
les religieux et les villageois avaient
marqué l’histoire du monastère.
Finalement, au cours de l’une des
guerres qui ont secoué l’Espagne, le
couvent de Piedra fut transformé en
place forte. Des chevaux allaient et
venaient dans la nef centrale de l’église,
des soldats bivouaquaient entre les
bancs, racontaient des histoires
obscènes et faisaient l’amour avec les
femmes des villages alentour. La
vengeance – tardive, il est vrai – était
venue. Le monastère fut mis à sac et
démoli.
Jamais plus les moines ne purent
reprendre possession de ce paradis.
Lors de l’une des nombreuses batailles
juridiques qui s’ensuivirent, quelqu’un
affirma que les habitants des localités
voisines avaient exécuté une sentence
prononcée par Dieu. Le Christ a dit :
« Donnez à boire à ceux qui ont soif », et
les pères étaient restés sourds à Ses
paroles. Pour ce motif. Dieu avait
chassé ceux qui se croyaient seigneurs et
maîtres de la nature.
Et peut-être était-ce la raison pour
laquelle l’église abbatiale demeurait en
ruine, bien qu’une grande partie du
couvent eût été reconstruite et
transformée en hôtel. Les descendants
des populations des alentours se
rappelaient encore le prix exorbitant que
leurs ancêtres avaient dû payer, pour une
chose que la nature offrait
gracieusement.
« Quelle est la seule statue à avoir
conservé sa tête ? ai-je demandé.
— Sainte Thérèse d’Avila. Elle a du
pouvoir. Et, malgré toutes les soifs de
vengeance que les guerres entraînent,
personne n’a osé y toucher. »
Il m’a prise par la main et nous
sommes sortis. Nous avons déambulé
dans les immenses couloirs du couvent,
nous avons gravi les larges escaliers de
bois, et nous avons vu les papillons qui
voletaient dans les jardins intérieurs du
cloître. Je me rappelais chaque détail de
ce monastère – parce que j’y étais venue
lorsque j’étais enfant et que les
souvenirs anciens semblent plus vivants
que les souvenirs récents.
Mémoire. Tout le mois et les jours qui
avaient précédé cette semaine
semblaient faire partie d’une autre vie.
Une époque à laquelle je ne voulais plus
jamais revenir parce que ses heures
n’avaient pas été touchées par la main
de l’amour. J’avais l’impression d’avoir
vécu la même journée pendant des
années et des années, à me réveiller
toujours de la même façon, à répéter
sans cesse les mêmes mots, à faire
toujours les mêmes rêves.
Je me suis souvenue de mes parents,
des parents de mes parents, et de
beaucoup d’amis à moi. Je me suis
souvenue de tout le temps passé à lutter
pour une chose que je ne désirais pas.
Pourquoi avais-je fait cela ? Je
n’arrivais pas à trouver une explication.
Peut-être parce que j’avais eu la paresse
d’imaginer d’autres voies. Peut-être par
peur de ce que les autres allaient penser.
Ou parce qu’il faudrait se donner trop de
mal pour être différent. Ou encore parce
que l’être humain est peut-être condamné
à refaire les mêmes pas que la
génération précédente jusqu’à ce qu’un
nombre déterminé de personnes – et là,
je me suis rappelé ce que disait le père
supérieur – commence à se comporter
autrement. Alors, le monde change, et
nous changeons avec lui.
Mais moi, je ne voulais pas continuer
de cette façon. Le destin m’avait rendu
ce qui était à moi, et il me donnait
maintenant la possibilité de me changer
moi-même et d’aider à transformer le
monde.
J’ai repensé aux montagnes, et aux
alpinistes que nous avions rencontrés au
cours de nos promenades. C’étaient des
jeunes, qui portaient des vêtements de
couleurs vives pour être repérés au cas
où ils se perdraient dans la neige et qui
connaissaient les pistes menant aux
cimes.
Les pentes étaient jalonnées de pitons
d’aluminium enfoncés dans le roc : tout
ce qu’ils avaient à faire, c’était de
passer leurs cordes dans les
mousquetons pour escalader en toute
sécurité. Ils venaient là pour une
aventure de fin de semaine, et le lundi
ils retournaient à leurs occupations avec
le sentiment d’avoir défié la nature – et
de l’avoir vaincue.
Mais ce n’était rien de tel, en réalité.
Les aventuriers étaient ceux qui, les
premiers, avaient décidé de découvrir
les voies d’accès. Certains n’étaient pas
même arrivés à mi-chemin, ils étaient
tombés dans des crevasses. D’autres, les
doigts gelés, avaient dû être amputés.
Beaucoup avaient à jamais disparu.
Mais un jour quelqu’un atteignit le
sommet de l’un de ces pics. Et ses yeux
furent les premiers à contempler ce
paysage. Son cœur alors bondit de joie.
Il avait accepté les risques, et
maintenant – par sa conquête – il
honorait tous ceux qui avaient péri en
tentant de réussir.
Il se peut que les gens, en bas, aient
pensé : « Il n’y a rien d’intéressant là-
haut, rien de plus qu’un paysage. A quoi
bon ? » Mais le premier alpiniste sentait
ce qui était intéressant : accepter le défi,
et aller de l’avant. Savoir qu’aucun jour
n’est semblable à un autre, et que chaque
matin comporte son miracle particulier,
s o n moment magique, où de vieux
univers s’écroulent et de nouvelles
étoiles apparaissent.
Le premier homme à avoir escaladé
ces montagnes a dû se poser la même
question en regardant, là en bas, ces
petites maisons avec leurs cheminées
qui fumaient : « Pour ces gens, tous les
jours ont l’air identiques. Quel
intérêt ? »

Désormais les montagnes étaient


conquises, les astronautes avaient
marché sur la lune, il n’y avait plus
aucune île sur la terre – si petite fût-elle
– que l’on pût encore découvrir.
Restaient cependant les grandes
aventures de l’esprit ; et voici que l’une
d’elles m’était maintenant offerte.
C’était une bénédiction. Le père
supérieur n’y entendait rien. Ces
douleurs-là ne font pas mal.
Bienheureux ceux qui peuvent faire les
premiers pas. Un jour, les gens sauraient
que l’homme est capable de parler la
langue des anges, que nous détenons,
tous autant que nous sommes, les dons
de l’Esprit saint et que nous pouvons
accomplir des miracles, guérir,
prophétiser, comprendre.
Nous avons passé l’après-midi à nous
promener dans le canyon, en nous
rappelant le temps de notre enfance.
C’était la première fois qu’il se
comportait ainsi : lors de notre voyage à
Bilbao, il avait paru ne plus s’intéresser
à Soria. Maintenant, au contraire, il me
demandait des détails sur chacun de nos
amis, voulait savoir s’ils étaient
heureux, ce qu’ils faisaient dans la vie.
Finalement, nous sommes arrivés à la
plus grande cascade de la rivière
Piedra, qui réunit les eaux de plusieurs
petits ruisseaux et les précipite d’une
hauteur de plus de trente mètres. Nous
nous sommes arrêtés sur le bord et
sommes restés à écouter ce bruit
assourdissant, à contempler l’arc-en-ciel
dans la brume que produisent les
grandes chutes d’eau.
« La Queue de cheval », ai-je dit,
étonnée de me rappeler un nom que
j’avais entendu si longtemps auparavant.
« Je me souviens… a-t-il commencé.
— Oui ! Je sais ce que tu vas dire ! »
Bien sûr que je le savais ! La cascade
dissimulait une grotte immense. Enfants,
en revenant de notre première
promenade au monastère de Piedra, nous
n’avions cessé de parler de cet endroit
durant des jours et des jours.
« La caverne, a-t-il complété. Allons
jusque-là ! »
Il était impossible de passer sous la
chute d’eau. Les moines avaient jadis
construit un tunnel, partant du point le
plus élevé de la cascade et descendant
jusqu’au fond de la grotte. Il n’a pas été
difficile de trouver l’entrée. L’été, peut-
être des lampes éclairaient-elles le
chemin ; mais en cette saison nous étions
seuls, et le tunnel était plongé dans une
obscurité totale.
« Nous y allons quand même ? ai-je
demandé.
— Bien sûr. Fais-moi confiance. »
Nous avons commencé à descendre
par l’excavation qui se trouvait à côté de
la cascade. Nous ne pouvions rien voir
autour de nous, mais nous savions où
nous allions – et il m’avait demandé de
m’en remettre à lui.
« Merci, Seigneur », me disais-je,
tandis que nous nous enfoncions de plus
en plus dans les entrailles de la terre.
« Parce que j’étais une brebis égarée, et
que Tu m’as ramenée. Parce que ma vie
était morte et que Tu l’as ressuscitée.
Parce que l’amour avait déserté mon
cœur et que Tu m’as redonné cette
grâce. »
Je prenais appui sur son épaule. Mon
aimé guidait mes pas sur les chemins des
ténèbres, sachant que nous retrouverions
la lumière et que nous serions heureux
de la revoir. Peut-être, dans l’avenir qui
nous attendait, y aurait-il des moments
où cette situation se trouverait inversée ;
alors ce serait moi qui le guiderais, avec
le même amour, la même assurance,
jusqu’à ce que nous arrivions à un
endroit où, en toute sécurité, nous
pourrions nous reposer ensemble.
Nous avancions lentement, et la
descente paraissait ne devoir jamais
finir. Etait-ce un nouveau rite de
passage, marquant la fin d’une époque
où aucune lumière ne brillait dans ma
vie ? A mesure que je progressais dans
ce tunnel, je songeais à tout ce temps que
j’avais perdu à la même place, à essayer
de planter des racines dans un sol où
plus rien ne poussait.
Mais Dieu était bon et m’avait rendu
l’enthousiasme oublié, les aventures que
j’avais rêvées, l’homme que – sans le
vouloir – j’avais attendu tout au long de
ma vie. Je n’éprouvais aucun remords du
fait qu’il abandonnait le séminaire ; car
il existait bien des façons de servir
Dieu, comme l’avait dit le père, et notre
amour en multiplierait encore le nombre.
Dorénavant, la chance m’était donnée de
servir et aider – et cela, grâce à lui.
Nous irions de par le monde. Lui,
apportant du réconfort aux autres ; moi,
lui apportant du réconfort à lui.
« Merci, Seigneur, de m’aider à
servir. Apprends-moi à en être digne.
Donne-moi les forces nécessaires pour
faire partie de sa mission, cheminer
avec lui par le monde, offrir un nouvel
essor à ma vie spirituelle. Que tous nos
jours soient comme ont été ceux-ci – de
place en place, à guérir les malades,
réconforter les affligés, en parlant de
l’amour que la Grande Mère nous porte
à tous. »
Soudain, nous avons de nouveau
entendu le bruit de l’eau, la lumière a
éclairé notre chemin, et le tunnel obscur
s’est transformé en l’un des plus beaux
spectacles de la terre. Nous nous
trouvions à l’intérieur d’une immense
caverne, vaste comme une cathédrale.
Trois des parois étaient constituées par
le roc lui-même, la quatrième était la
Queue de cheval, l’eau qui se précipitait
dans le lac vert émeraude à nos pieds.
Les rayons du soleil couchant
traversaient la cascade et faisaient
briller les parois de pierre ruisselantes.
Nous sommes restés adossés au
rocher sans rien dire.
Autrefois, quand nous étions gamins,
ce lieu était le repaire des pirates où
demeuraient cachés les trésors de nos
imaginations enfantines. Maintenant,
c’était le miracle de la Terre Mère. Je
me sentais dans son ventre, je savais
qu’elle était là : ses parois rocheuses
nous protégeaient, son mur d’eau nous
lavait de nos péchés.
« Merci, ai-je dit à haute voix.
— Qui remercies-tu ?
— Elle. Et toi aussi, qui as été
l’instrument de mon retour à la foi. »
Il s’est approché du bord du lac
souterrain. Il a contemplé ses eaux et il a
souri. « Viens ici », m’a-t-il demandé.
Je m’en suis rapprochée.
« Il faut que je te raconte quelque
chose que tu ne sais pas encore. »
Ses paroles m’ont causé une certaine
appréhension. Mais l’expression de son
regard était calme et cela m’a rassurée.
« Chacun de nous possède un don.
Chez certaines personnes, il se manifeste
spontanément ; d’autres ont besoin de
faire des efforts pour le trouver. C’est ce
que j’ai fait pendant les quatre années
que j’ai passées au séminaire. »
Il fallait maintenant que je « donne la
réplique », pour reprendre l’expression
qu’il m’avait apprise lorsque le vieux
bonhomme nous avait interdit l’entrée de
la petite église. Je devais faire semblant
de ne rien savoir.
« Non. C’est bien ainsi, me suis-je dit.
Ce n’est pas un itinéraire de frustration,
mais de joie. »
« Que fait-on, au séminaire ? » lui ai-
je demandé, cherchant à gagner du temps
pour mieux jouer mon rôle.
« La question n’est pas là. Le fait est
que j’ai développé un don. Je suis
capable de guérir, quand c’est la volonté
de Dieu.
— La bonne affaire ! ai-je dit, en
m’efforçant de paraître étonnée. Nous ne
dépenserons pas d’argent pour les
médecins. »
Il n’a pas ri. Et je me suis sentie
stupide.
« J’ai développé mes dons par les
pratiques charismatiques auxquelles tu as
assisté. Au début, j’ai été surpris ; je
priais, demandais la présence du Saint-
Esprit, imposais les mains et rendais la
santé à de nombreux malades. Ma
renommée a commencé à se répandre, et
tous les jours des gens faisaient la queue
à la porte du séminaire dans l’espoir que
je leur viendrais en aide. Dans chaque
plaie infectée et malodorante je voyais
les plaies de Jésus.
— Je suis fière de toi.
— Au couvent, beaucoup étaient
contre ; mais le supérieur m’a soutenu
sans réserve.
— Nous poursuivrons cette action.
Nous irons ensemble parcourir le
monde. Je laverai les plaies, toi tu les
béniras, et Dieu réalisera ses miracles. »
Il a détourné de moi son regard et l’a
fixé sur le lac. On eût dit qu’il y avait
dans cette grotte une présence – un peu
comme cette nuit où nous nous étions
enivrés ensemble, sur la margelle du
puits de Saint-Savin.
« Je te l’ai déjà raconté, mais je vais
recommencer. Une nuit, je me suis
réveillé ; la chambre était tout illuminée.
J’ai vu le visage de la Grande Mère, et
son regard d’amour. De ce jour, j’ai
commencé à la voir de temps à autre. Ce
n’est pas moi qui peux prendre
l’initiative, mais de temps en temps elle
apparaît.
« En ce temps-là, j’étais déjà au
courant du travail qu’accomplissaient
les véritables révolutionnaires de
l’Eglise. Je savais que ma mission sur la
terre, outre de guérir, était d’aplanir le
chemin pour que Dieu-Femme fût de
nouveau accepté. Le principe féminin, la
colonne de miséricorde, allait à nouveau
se dresser – et le temple de la sagesse
serait reconstruit dans le cœur des
hommes. »
Je le regardais. Son expression,
jusqu’alors tendue, est redevenue calme.
« Il y avait pour cela un prix, que
j’étais prêt à payer. »
Il s’est tu, sans savoir comment
continuer son histoire.
« Que veux-tu dire par "j’étais prêt à
payer ? " ai-je demandé.
— Le chemin de la Déesse pourrait
être ouvert simplement avec des paroles
et des miracles. Mais le monde ne
fonctionne pas ainsi. Ce sera plus dur :
larmes, incompréhension, souffrance. »
« Le père, me suis-je dit alors, a tenté
de faire entrer la peur dans son cœur.
Mais je serai son réconfort. »
« Ce n’est pas un chemin de douleur,
ai-je répondu. C’est celui de la gloire de
servir.
— La plupart des êtres humains se
défient encore de l’amour. »
Je me suis rendu compte qu’il essayait
de me dire quelque chose et qu’il n’y
parvenait pas. Peut-être allais-je
pouvoir l’aider. Je l’ai interrompu :
« J’y songeais justement. Le premier
homme à avoir escaladé le plus haut
sommet des Pyrénées s’est dit que la
vie, sans aventure, était une vie
dépourvue de grâce.
— Et que sais-tu de la grâce ? » a-t-il
demandé, et j’ai vu qu’il était de
nouveau tendu. « L’un des noms de la
Grande Mère est Notre-Dame de Grâce
– et ses mains généreuses déversent
leurs bénédictions sur tous ceux qui
savent les recevoir. Nous ne pouvons
jamais juger la vie d’autrui, car chacun
sait sa propre douleur, son propre
renoncement. C’est une chose de penser
que l’on est sur le bon chemin, une autre
de croire que ce chemin est le seul.
Jésus a dit : "Il y a plus d’une demeure
dans la maison de mon Père. " Le don
est une grâce. Mais c’est aussi une grâce
que de savoir mener une vie de dignité,
d’amour pour son prochain et de travail.
Marie a eu un époux sur la terre, qui a
cherché à démontrer la valeur du travail
anonyme. Sans se mettre en avant, c’est
lui qui a assuré le toit et la subsistance à
son épouse et à son fils pour leur
permettre de réaliser tout ce qu’ils ont
fait. Son action a autant d’importance
que la leur, bien qu’on ne lui accorde
presque pas de valeur. »
Je n’ai rien répondu. Il m’a pris la
main. « Pardonne-moi mon
intolérance. » J’ai embrassé sa main et
l’ai posée sur mon visage.
« C’est cela que je veux t’expliquer,
a-t-il dit, en souriant à nouveau. Que,
dès le moment où je t’ai retrouvée, je me
suis dit que je n’avais pas le droit de te
faire souffrir du fait de ma mission. »
J’ai commencé à me sentir inquiète.
« Hier, j’ai menti. C’est le premier et
le dernier mensonge que je t’aie fait.
Pour dire la vérité, au lieu de me rendre
au séminaire, je suis allé dans la
montagne et j’ai parlé à la Grande Mère.
Je lui ai dit que, si elle le souhaitait, je
m’éloignerais de toi et continuerais ma
route. Je continuerais avec les malades
se pressant à la porte, les déplacements
en pleine nuit, l’incompréhension de
ceux qui veulent nier la foi, le regard
cynique de ceux qui ne croient pas que
l’amour sauve. Si elle me le demandait,
je renoncerais à ce à quoi je tenais le
plus au monde : toi. »
J’ai de nouveau pensé au père
supérieur. Il avait raison : ce matin-là, il
était en train de faire son choix.
« Cependant, a-t-il poursuivi, s’il était
possible d’éloigner ce calice de ma vie,
je promettais de servir monde au travers
de mon amour pour toi.
— Qu’est-ce que tu dis ? » ai-je
demandé, effrayée.
Il n’a pas paru m’entendre.
« Il n’est pas nécessaire de déplacer
les montagnes pour prouver la foi.
J’étais prêt à affronter seul la
souffrance, non à la partager. Si je
continuais sur le chemin où je m’étais
engagé, jamais nous n’aurions une
maison avec des rideaux blancs et la vue
sur les montagnes.
— Je ne veux plus entendre parler de
cette maison ! Je n’ai même pas voulu y
mettre les pieds ! » ai-je dit, en essayant
de me maîtriser pour ne pas crier. « Ce
que je veux, c’est t’accompagner, être à
tes côtés dans ton combat, faire partie de
ceux qui s’aventurent avant tout le
monde. Tu ne comprends donc pas ? Tu
m’as rendu la foi ! »
La position du soleil avait changé et
ses rayons éclairaient maintenant les
parois de la grotte. Mais toute cette
beauté commençait à n’avoir plus de
sens.
Dieu a caché l’enfer au sein du
paradis.
« Arrête », a-t-il dit ; et j’ai vu que
ses yeux me suppliaient de le
comprendre. « Tu ne connais pas le
risque.
— Mais tu étais heureux de le courir !
— Je suis heureux de le courir. Mais
c’est mon risque. »
J’ai voulu l’interrompre. Il ne
m’écoutait pas. « Alors, hier, j’ai
demandé un miracle à la Vierge : je lui
ai demandé de me retirer le don. »
Je n’arrivais pas à en croire mes
oreilles. « J’ai un peu d’argent, et toute
l’expérience que m’ont donnée ces
années de voyages. Nous achèterons une
maison, je trouverai du travail, et je
servirai Dieu comme l’a fait saint
Joseph, avec l’humilité d’un anonyme.
Je n’ai plus besoin de miracles pour
maintenir vivante ma foi. C’est de toi
que j’ai besoin. »
J’ai senti mes jambes se dérober,
comme si j’avais été sur le point de
m’évanouir.
« A l’instant où j’ai demandé à la
Vierge de me retirer le don, une voix
m’a dit : "Pose tes mains sur la terre. Le
don sortira de toi et retournera au sein
de la Mère. " »
J’étais en pleine panique.
« Ne me dis pas que tu…
— Si. J’ai fait ce qu’ordonnait
l’inspiration du Saint-Esprit. La brume a
commencé à se dissiper et le soleil à
briller entre les montagnes. J’ai senti
que la Vierge me comprenait, parce
qu’elle a beaucoup aimé, elle aussi.
— Mais elle a suivi l’homme qu’elle
aimait ! Elle a accepté d’accompagner
les pas de son fils !
— Nous ne possédons pas sa force,
Pilar. Mon don ira à quelqu’un d’autre ;
il ne se perd jamais.
« Hier, dans ce café où nous étions,
j’ai téléphoné à Barcelone et j’ai annulé
la conférence. Nous allons à Saragosse :
tu y connais du monde, nous pouvons
commencer par-là. J’aurai vite fait de
trouver un emploi. »
J’étais maintenant incapable de
penser.
« Pilar ! »
Mais je retournais déjà vers le tunnel,
sans aucune épaule amie pour m’appuyer
– et j’étais suivie par la foule de
malades qui allaient mourir, par les
familles qui souffraient, par les miracles
qui ne seraient pas accomplis, les rires
qui n’embelliraient pas le monde, les
montagnes qui resteraient toujours à la
même place.
Je ne voyais rien – rien d’autre que
l’obscurité presque tangible qui me
cernait.
Vendredi 10 décembre 1993
Sur le bord de la rivière Piedra je me
suis assise et j’ai pleuré. Les souvenirs
de cette nuit sont vagues et confus. Je
sais seulement que j’ai été proche de la
mort ; mais je ne me rappelle pas
comment est son visage, ni où elle
m’emmenait. J’aimerais m’en souvenir,
afin de pouvoir la chasser elle aussi de
mon cœur. Mais je n’y arrive pas. Tout
me semble un songe, depuis le moment
où je suis sortie de ce tunnel obscur
pour retrouver un monde sur lequel aussi
la nuit était tombée.
Aucune étoile ne brillait dans le-ciel.
Je me rappelle vaguement avoir marché
jusqu’à la voiture, pris le petit sac que
j’avais avec moi, et commencé à errer
sans but. J’ai dû rejoindre la route,
essayé – sans succès – de faire du stop
pour retourner à Saragosse. Pour finir, je
suis revenue dans les jardins du couvent.
Le bruit de l’eau était omniprésent ;
les cascades étaient partout, et je voyais
la présence de la Grande Mère qui me
poursuivait en tous lieux. Oui, elle avait
aimé le monde ; elle l’avait aimé tout
autant que Dieu – puisqu’elle aussi avait
offert son fils en sacrifice pour le salut
des hommes. Mais pouvait-elle
comprendre l’amour d’une femme pour
un homme ?
Elle avait bien pu souffrir par amour,
mais c’était d’un amour différent qu’il
s’agissait. Son époux des cieux
connaissait tout, faisait des miracles.
Son époux sur la terre était un humble
travailleur manuel, qui croyait à ce que
ses rêves lui racontaient. Elle n’a jamais
su ce que c’était que d’abandonner un
homme ou d’être abandonnée par lui. Le
jour où Joseph voulut la chasser parce
qu’elle était enceinte, son époux du ciel
envoya aussitôt un ange pour empêcher
qu’il en fût ainsi.
Son fils la quitta, c’est vrai. Mais les
fils quittent toujours leurs parents. Il est
facile de souffrir pour l’amour du
prochain, pour l’amour du monde ou
pour l’amour de son enfant. Cette
souffrance fait partie de la vie, c’est une
douleur noble et sublime. Il est facile de
souffrir pour l’amour d’une cause, ou
d’une mission : cela ne fait que grandir
le cœur de celui qui souffre.
Mais comment expliquer ce que cela
signifie de souffrir à cause d’un
homme ? C’est impossible. C’est alors
que l’on vit un enfer, parce qu’il n’y a là
ni noblesse ni grandeur – misère
seulement.
Cette nuit-là, je me suis couchée sur le
sol glacé, et le froid m’a bientôt
anesthésiée. J’ai pensé un instant que je
risquais la mort si je ne trouvais pas de
quoi me couvrir – bon, et puis après ?
Tout ce qu’il y avait de plus important
dans ma vie m’avait été accordé
généreusement le temps d’une semaine –
et m’avait été enlevé en une minute, sans
me laisser seulement la possibilité de
rien dire.
Mon corps s’est mis à grelotter, mais
cela m’était égal. Il cesserait de
trembler, une fois qu’il aurait épuisé
toute son énergie à tenter de se
réchauffer. Il retrouverait sa tranquillité
habituelle, et la mort m’accueillerait
entre ses bras.
J’ai tremblé durant plus d’une heure.
Puis la paix est venue.
Avant de fermer les yeux, j’ai entendu
la voix de ma mère. Elle me racontait
une histoire qu’elle m’avait déjà contée
quand j’étais petite, mais je ne me
doutais pas alors que cette fable me
concernerait un jour. « Un jeune homme
et une jeune fille étaient tombés
follement amoureux », disait la voix de
maman, entre le rêve et le délire. « Et ils
décidèrent de se fiancer. Les fiancés
s’offrent toujours des présents. Mais le
jeune homme était pauvre – son seul
bien était une montre qu’il avait héritée
de son grand-père. En pensant aux beaux
cheveux de son aimée, il se résolut à
vendre la montre pour lui offrir un
magnifique peigne en argent.
« La jeune fille, de son côté, ne
possédait pas non plus de quoi payer un
cadeau de fiançailles. Elle alla donc
trouver le plus important commerçant de
l’endroit et lui vendit ses cheveux. Avec
l’argent qu’elle en tira, elle acheta une
chaîne en or pour la montre de son aimé.
« Et quand ils se revirent, le jour des
fiançailles, elle lui donna la chaîne
d’une montre qui avait été vendue, et lui
le peigne destiné à des cheveux qui
avaient été coupés. »
Un homme me secouait. Cela me
réveilla.
« Buvez ! disait-il. Buvez vite ! »
Je ne savais pas ce qui se passait, je
n’avais pas la force de résister. Il m’a
ouvert la bouche et m’a obligée à boire
un liquide qui m’a brûlé la gorge. J’ai
remarqué qu’il était en manches de
chemise : il m’avait couverte de son
vêtement.
« Buvez encore ! » insistait-il.
Je ne savais pas ce qui se passait ;
malgré tout, j’ai obéi. Puis j’ai refermé
les yeux.
Je me suis à nouveau réveillée au
monastère. Une femme m’observait.
« Vous avez failli mourir, a-t-elle dit.
Sans le gardien du couvent, vous ne
seriez pas ici. »
Je me suis levée en titubant. Une
partie de ce qui s’était passé la veille
m’est revenue en mémoire, et j’ai
regretté que cet homme se soit trouvé là
pour me sauver. Mais maintenant l’heure
de la mort était passée. Et j’allais
continuer à vivre.
La femme m’a emmenée à la cuisine et
m’a donné du café, des biscuits et des
tartines. Elle ne m’a pas posé de
questions, et de mon côté je ne lui ai rien
raconté. Quand j’ai eu fini de manger,
elle m’a rendu mon sac.
« Regardez si tout y est.
— Certainement. D’ailleurs, je
n’avais rien.
— Vous avez votre vie, mon enfant.
Une longue vie. Prenez-en soin mieux
que cela.
— Il y a non loin d’ici une église de
village, ai-je dit, en retenant mes larmes.
Hier, je suis entrée dans cette église
avec… »
Je ne savais comment expliquer :
« … avec un ami d’enfance. J’en
avais assez de visiter des églises, mais
les cloches sonnaient, et il a dit que
c’était un signe, que nous devions
absolument entrer. »
La femme a rempli ma tasse, s’est
servi un peu de café, et s’est assise pour
écouter mon histoire.
« Nous sommes entrés dans cette
église. Il n’y avait personne, il faisait
sombre. J’ai cherché à découvrir un
signe, mais je voyais les mêmes autels,
les mêmes saints que partout. Soudain,
nous avons entendu bouger dans la partie
supérieure de l’édifice, où se trouve
l’orgue. C’était un groupe de jeunes
gens, avec des guitares, et ils se sont
aussitôt mis à accorder leurs
instruments. Nous avons décidé de nous
asseoir pour écouter un peu de musique
avant de reprendre la route. Peu après,
un homme est entré et s’est assis à côté
de nous. Il était gai et a crié aux
musiciens de jouer un paso doble.
— Une musique pour courses de
taureaux ! s’est exclamée la femme.
J’espère bien qu’ils ne l’ont pas fait.
— Non. Ils ont ri et ont joué un air de
flamenco. Mon ami et moi avions
l’impression que les cieux étaient
descendus jusqu’à nous ; l’église, la
pénombre accueillante, le son des
guitares et l’allégresse de l’homme assis
à côté de nous, tout cela était un miracle.
Peu à peu, l’église s’est remplie. Les
jeunes continuaient à jouer du flamenco,
et les gens qui entraient se laissaient
gagner par l’entrain des musiciens. Mon
ami m’a demandé si je voulais assister à
la messe qui allait bientôt commencer.
J’ai dit non : nous avions une longue
route à faire. Nous avons donc décidé de
partir – mais auparavant nous avons
remercié Dieu pour ce magnifique
moment. En arrivant à la porte, nous
avons tout de suite remarqué que
beaucoup de gens – mais vraiment
beaucoup, peut-être tous les habitants de
cette petite bourgade – affluaient en
direction de l’église. J’ai songé que ce
devait être le dernier village d’Espagne
tout entier catholique. Peut-être parce
que les messes y étaient particulièrement
animées. Au moment de monter en
voiture, nous avons vu s’approcher un
cortège. Des hommes portaient un
cercueil. Il devait donc s’agir de la
célébration d’un service funèbre. Dès
que le cortège est arrivé à l’entrée de
l’église, les musiciens ont cessé de jouer
des airs de flamenco pour entamer un
requiem.
— Que Dieu ait pitié de cette âme, a
dit la femme, en se signant.
— Puisse-t-il avoir pitié d’elle, ai-je
dit moi-même, en répétant son geste.
Mais le fait d’être entré dans cette église
signifiait vraiment quelque chose : que
la tristesse marque toujours la fin de
l’histoire. »
La femme m’a regardée et n’a rien dit.
Puis elle est sortie, pour revenir
quelques instants plus tard avec des
feuilles de papier et un crayon.
« Venez avec moi. »
Nous sommes sorties toutes les deux.
Le jour se levait.
« Respirez à fond, m’a-t-elle
demandé. Laissez ce nouveau matin
pénétrer vos poumons et courir dans vos
veines. A ce qu’il semble, ce n’est pas
par hasard que vous vous êtes perdue
hier. » Je n’ai rien répondu. Elle a
repris : « Vous n’avez pas compris non
plus l’histoire que vous venez de
raconter, ni sa signification. Vous n’avez
vu que la tristesse de l’épisode final, en
oubliant les moments de joie que vous
aviez passés dans l’église. Vous avez
oublié cette impression que les cieux
étaient descendus jusqu’à vous, et votre
bonheur de vivre tout cela avec
votre… »
Elle s’est interrompue et a souri :
« … votre ami d’enfance, a-t-elle
achevé, d’un air complice. Jésus a dit :
"Laissez les morts enterrer les morts. "
Parce qu’il sait que la mort n’existe pas.
La vie existait bien avant notre
naissance, et continuera d’exister après
que nous aurons quitté ce monde. »
Mes yeux se sont emplis de larmes.
« Il en est de même pour l’amour, a-t-
elle poursuivi. Il existait déjà avant, et il
continuera à tout jamais d’exister.
— On dirait que vous connaissez ma
vie.
— Toutes les histoires d’amour ont
plus d’un point commun. J’ai moi aussi
vécu de tels moments au cours de mon
existence. Mais je ne me les rappelle
pas. Je me rappelle que l’amour est
revenu, sous la forme d’un autre homme,
de nouvelles espérances, de nouveaux
rêves. »
Elle m’a tendu les feuilles de papier
et le crayon.
« Ecrivez tout ce que vous avez sur le
cœur. Tirez ces choses de votre âme,
mettez-les sur le papier, et ensuite jetez-
les. La légende dit que la rivière Piedra
est si froide que tout ce qui y tombe –
feuilles^ insectes, plumes d’oiseau – se
transforme en pierre. Ce serait peut-être
une bonne idée que de laisser la
souffrance dans ses eaux ? »
J’ai pris les feuilles de papier. Elle
m’a embrassée et m’a dit que je pouvais
revenir pour déjeuner, si je le
souhaitais.
« N’oubliez pas », a-t-elle crié, tandis
que je m’éloignais, « l’amour demeure ;
ce sont les hommes qui changent ! »
J’ai ri, elle m’a fait en réponse un
signe de la main.
Longtemps je suis restée à regarder la
rivière. J’ai pleuré, jusqu’à sentir que je
n’avais plus de larmes.
Alors, j’ai commencé à écrire.
Epilogue

J’ai écrit pendant toute une journée,


puis une autre, et encore une autre. Tous
les matins, j’allais au bord de la rivière
Piedra. Quand le soir tombait, la femme
s’approchait, me prenait par le bras et
m’emmenait à sa chambre dans l’ancien
couvent. Elle lavait mon linge, préparait
le dîner, parlait de choses sans
importance, et me mettait au lit.

Un matin, alors que j’avais presque


achevé le manuscrit, j’ai entendu un
bruit de voiture. Mon cœur a bondi dans
ma poitrine, mais je ne voulais pas
croire ce qu’il me disait. Je me sentais
maintenant libérée de tout, prête à
retourner dans le monde, à en faire
partie de nouveau. Le plus dur était
passé – bien que demeurât la mélancolie
du regret. Mais mon cœur avait raison.
Même sans avoir besoin de lever les
yeux du manuscrit, j’ai senti sa présence
et entendu ses pas.
« Pilar », a-t-il dit, en s’asseyant à
côté de moi. Je n’ai pas répondu. J’ai
continué à écrire, mais je n’arrivais plus
à coordonner mes pensées. Mon cœur
faisait des bonds, essayait de sauter hors
de ma poitrine pour courir à sa
rencontre. Mais je ne le laissais pas
faire.
Il est resté assis là, à regarder la
rivière, cependant que j’écrivais sans
discontinuer. Nous avons passé ainsi
toute la matinée, sans dire un seul mot ;
et je me suis rappelé le silence d’un
soir, au bord d’un puits, quand j’avais
tout à coup compris que je l’aimais.
Lorsque ma main n’a pas pu supporter
plus longtemps la fatigue, j’ai fait une
petite pause. Alors il a parlé :
« Il faisait noir quand je suis sorti de
la grotte, et je n’ai pas réussi à te
retrouver. Je suis parti à Saragosse. Puis
je suis ailé jusqu’à Soria. J’aurais
parcouru le monde entier à ta recherche.
J’ai décidé de retourner au monastère de
Piedra pour découvrir une piste, et j’ai
rencontré une femme. Elle m’a indiqué
où tu étais. Et elle m’a dit que tu n’as
cessé de m’attendre tout au long de ces
jours. »
Mes yeux se sont emplis de larmes.
« Je resterai assis à côté de toi tant
que tu seras devant cette rivière. Et si tu
vas dormir, je dormirai devant ta porte.
Et si tu t’en vas loin, je suivrai tes pas.
Jusqu’à ce que tu me dises : va-t’en !
Alors je m’en irai. Mais je ne pourrai
cesser de t’aimer jusqu’à la fin de mes
jours. »
Je ne pouvais plus cacher mes pleurs.
Et j’ai vu qu’il pleurait aussi.
« Je veux que tu saches une chose…
a-t-il commencé.
— Ne dis rien. Lis. »
Et je lui ai tendu les feuillets qui
reposaient sur mes genoux.
Tout l’après-midi, je suis restée à
regarder les eaux de la rivière Piedra.
La femme nous a apporté des sandwichs
et du vin, a dit quelque chose sur le
temps qu’il faisait et nous a de nouveau
laissés seuls. A plusieurs reprises, il a
interrompu sa lecture, le regard perdu
vers l’horizon, absorbé dans ses
pensées.
A un moment, j’ai décidé de faire
quelques pas dans le bois, et je me suis
promenée le long des petites cascades,
sur les pentes chargées d’histoire. Alors
que le soleil déclinait, je suis revenue à
l’endroit où je l’avais laissé.
« Merci, m’a-t-il dit d’abord, en me
rendant les feuillets. Et pardon. »
Sur le bord de la rivière Piedra je me
suis assise et j’ai souri.
« Ton amour me sauve et me rend à
mes rêves », a-t-il poursuivi.
Je suis restée muette, sans bouger.
« Est-ce que tu te rappelles le psaume
137 ? » m’a-t-il demandé.
J’ai fait non de la tête. J’avais peur de
parler.
« Au bord des fleuves de Babylone…
— Oui, oui, je le connais, ai-je dit
alors, sentant que je revenais peu à peu à
la vie. Il parle de 1’exil. Des gens qui
suspendent leurs harpes aux arbres parce
qu’ils ne parviennent pas à chanter la
musique que réclame le cœur.
— Mais après avoir pleuré,
nostalgique du pays de ses rêves, le
psalmiste se promet à lui-même :

Si je t’oublie, Jérusalem,
Que ma droite se dessèche !
Que ma langue s’attache à mon
palais,
Je perds ton souvenir,
Si je ne mets Jérusalem
Au plus haut de ma joie.

J’ai souri encore.


« Je commençais à oublier. Et tu m’as
fait retrouver la mémoire.
— Tu crois que le don te reviendra ?
ai-je demandé.
— Je l’ignore. Mais Dieu m’a
toujours donné une seconde chance. Il
me la donne en ce moment avec toi. Et Il
m’aidera à retrouver mon chemin. »
Je l’ai de nouveau interrompu :
« Notre chemin.
— Oui, notre chemin. »
Il m’a pris les mains et m’a fait lever.
« Va prendre tes affaires. Les rêves
donnent du travail. »
[1] « Ce sont les fous qui ont inventé l’amour. »
(N. d. T.)
[2] « Avec un poème et un trombone
Qui vont mettre ton cœur à mal. » (N. d. T.)
[3] Les soirées de Buenos Aires ont ce je-ne-
sais-quoi…
Mais qu’est-ce que j’en sais ?
Tu as vu, je suis parti de chez toi par la rue
Arenales. »
[4] Ballade pour un fou.

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