(Gilbert Simondon) L'Individuation
(Gilbert Simondon) L'Individuation
(Gilbert Simondon) L'Individuation
L'individuation
à la l"umière des notions
de forme et d'information
Préface de
Jacques GARELLI
MILLON
Du même auteur:
Du Mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier (1958, 1969, 1989, 2001,
2012)
L'Individu et sa genèse physico-biologique, Paris, PUF, 1964, Grenoble, Millon, 2005
L'Individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989, 2007
Deux Leçons sur l'animal et 1'homme, Paris, Ellipses, 2004
L 'Inventioll dans les techniques, Paris, Seuil, 2005
Cours sur la Perception (1964-1965), Chatou, La Transparence, 2006, Paris, PUF, 2013
Imagination et invention (1965-1966), Chatou, La Transparence, 2008
Communication et information, Cours et conférences, Chatou, La Transparence, 2010
Avertissement
La présente édition reprend, sous son titre original, l'ensemble de la thèse de doc-
torat de Gilbert Simondon, jusqu'à ce jour parue en éditions séparées 3, suivi d'un
texte inédit, Histoire de la Notion d'Individu, rédigé en même temps que la thèse.
J. G.
Cette nouvelle édition 2013 est conforme au plan même de l'exemplaire de la thèse
telle qu'elle a été soutenue en 1958. Ce plan se présentait en deux parties seulement:
première partie, « Individuation physique» ; deuxième partie, « Individuation dans les
êtres vivants ». L'Individuation psychique et collective constituait les derniers chapitres
de cette deuxième partie.
Les circonstances de la publication tronquée de 1964 aux PUF puis de son complé-
ment chez Aubier en 1989 avaient conduit dans un premier temps à penser que « l'indi-
viduation psychique et collective» pouvait être considérée comme constituant une partie
séparée, voire autonome. Il n'en est rien.
Les textes entre crochets, qui ont été ajoutés lors des éditions précédentes (1995 et
2005) avaient été retirés lors de la première édition de 1964, comme toute l'étude finale
sur l'individuation psychique et collective. Ces textes ne sont pas simplement de brefs
passages mais comportent notamment l'essentiel du chapitre «Fonne et substance »4.
\ N. S.
1. Première édition, Presses universitaires de France. collection « Epiméthée ». 1964. Dans la collec-
tion Krisis en 1995, augmentée de deux suppléments: 1) Analyse des critères de l'individualité;
II) Allagmatique: Théorie de l'acte analogique.
2. Théorie des opérations, symétrique de la théorie des structures.
3. L'Individu et sa genèse physico-biologique et L'Individuation psychique et collective. Paris. Aubier,
1989, collection Res. L'Invention philosophique.
4. Certaines rectifications ont été faites d'après le manuscrit (comme, par exemple, dans l'édition précé-
dente, p. 267. ligne 21, inversion entre individuation et individualisation; p. 310, ligne 19. inindividuée au lieu
de individuée ; p. 556, ligne 8, dans au lieu de sans).
PRÉFACE
toire issu d'une méditation approfondie des physiologues ioniens,5 comme de la pen-
sée de Platon et d'Aristote. Aussi, est-ce la conclusion d'une longue méditation his-
torique poursuivie sur des années de réflexions et d'enseignement, qui conduit à l'in-
troduction du présent ouvrage. Quel est le nerf de l'argument?
5. Cette longue méditation entreprise sur les penseurs présocratiques fut consignée dans un texte intitulé
Histoire de la notion d'Individu qui était jusqu'à présent inédit et que nous publions ici en compléments. Ce
travail d'une extrême originalité, dont la dimension critiqu~ et le style de questionnement concernent notre
modernité, ne peut être mesuré à un idéal de commentaire philologique et historique, qui n'était pas le propos
de l'auteur. Il s'agit, différemment, d'un dialogue ouvert que ce philosophe noue avec les penseurs qui ont
modelé, dès l'origine de la pensée occidentale, nos catégories et nos attitudes de pensée et qui demeurent les
interlocuteurs toujours présents de notre contemporanéité.
6. q: in/i'a, p. 23.
7. Le Principe d'Individuation, p. 87. Trad. française G. Sondag, Paris, Vrin, 1992.
12 JACQUES GARELLI
D'autre part, il n'y a pas de forme structurante, qui, à l'autre bout de la demi-chaîne
de la prise de forme ne repose sur une certaine structure matérielle de la forme per-
mettant à l'énergie potentielle, incluse dans la forme, de structurer la matière.
Problème d'une extrême complexité qui rend le principe d'individuation hylémor-
phique caduque. Or, sur le plan de la création artistique, c'est-à-dire de la formation
d'individualités matérielles qui, par l'agencement de leur structure, suscitent la pen-
sée, on peut montrer que la formation d'un poème, dans son individualité irréductible
à un autre poème, d'un tableau ou d'une statue, ne relève jamais d'un principe d'in-
dividuation moniste ou hylémorphique. Mais d'un processus de différenciation, déve-
loppé à partir d'un champ de tensions préindividuelles, qui constitue l'horizon méta-
stable du Monde de l'œuvre. Dès lors, la quête du principe d'individuation, qu'il soit
atomiste, substantialiste ou dualiste, hylémorphique est conduit à la contradiction de
chercher dans l'individu déjà formé en atomes ou particularisé selon les termes fixes
d'une forme et d'une matière, érigées en causes, ce qui aurait précisément dû expli-
quer la formation de l'individu en tant que tel. Cette situation conduit Simondon à
poser les questions suivantes :
Ne peut-on concevoir l'individuation comme étant sans principe, parce qu'elle-
même processus intrinsèque aux formations des individus, jamais achevés, jamais
fixes, jamais stables, mais toujours accomplissant en leur évolution, une individuation
qui les structure sans qu'ils éliminent pour autant la charge de préindividualité asso-
ciée, constituant l'horizon d'Être transindividuel d'où ils se détachent?
Situation qui confère aux relations une charge d'être qui excède et déborde l'ordre
de la connaissance et des significations strictement logiques. Ce qui permet d'éviter
le dualisme entre acte de connaissance intellectuel, abstrait et objets inertes sur les-
quels porte l'acte cognitif.
Comment cet écueil est-il évité?
12. «Les Anciens ne connaissaient que l'instabilité et la stabilité, le mouvement et le repos, ils ne connais-
saient pas nettement et objectivement la métastabilité ... Il est ainsi possible de définir cet état métastable de
l'être, très différemment de l'équilibre stable et du repos, que les Anciens ne pouvaient faire intervenir dans la
recherche du principe d'individuation, parce qu'aucun paradigme physique net ne pouvait pour eux en éclai-
rer l'emploi. » Ibid., p. 26.
13. cy il/Fa, p. 26.
PRÉFACE 15
Aussi, la bonne fomle n'est-elle plus la fOmle stabilisée, fixe, que croyait repérer la
Gestaltthéorie, mais celle riche d'un potentiel énergétique, chargé de transductions à
venir. La bonne fOmle ne cesse de faire penser, et en ce sens d'engendrer des indivi-
duations ultérieures, dans le sens où elle pemlet d'anticiper des individuations à venir.
Dès lors, l'infomlation portée par les mouvements transducteurs n'est plus à concevoir
comme la transmission d'un message codé déjà établi, envoyé par un émetteur et trans-
mis à un récepteur, mais comme la prise de fOmle : (infomlation topologique), qui, à
partir d'un champ travaillé de tensions préindividuelles, du même mouvement où la
fOmle s'individualise, infomle au sens noétique de cela même qui apparaît topologi-
quement et dont elle se détache. «Rayon de temps », « rayon de Monde », qui pointe
vers une préindividualité de l'être, qui en est la source et l'origine. En ce sens, l'infor-
mation est un « théâtre d'individuations ». Il s'agit d'une situation qui ne peut se com-
prendre que dans le cadre du passage d'une problématique énergétique d'états méta-
stables à des états en voie de stabilisation, qui, dès lors, sont en situation de résolution,
mais aussi d'appauvrissement énergétique, comme les roches volcaniques, dans la
splendeur de leurs fOmles individuelles, manifestent la mort énergétique d'une coulée
de lave antérieure. Aussi, la fOmle pure, la bonne fOmle des Gestaltistes est-elle une
énergie stabilisée qui est arrivée au temle de tous ses processus d'individuation et de
transfomlation. On peut en dire autant de la fOmle picturale pure et achevée, qui se pro-
file à l 'horizon de l'enchevêtrement quasi illisible des esquisses antérieures, tels les
admirables dessins préparatoires des peintres dessinateurs qui laissent courir la plume
fOmlant l'écheveau préindividuel à de futures naissances. À ce titre, le dessin est un
champ métastable travaillé de tensions d'où émergent progressivement des lignes où
les fOmles individualisantes se stabilisent. Toutefois, ces fOmles pourront redevenir
puissance énergétique, si on les couple avec d'autres fOmles et si on les intègre à une
structure plus complexe dans laquelle elles composeront à titre de potentiel énergétique
en phases de tensions et en quête de résolution. Le geste du peintre en prise directe sur
ce champ de métastabilité linéaire et coloriée est théâtre d'individuations.
Telle est la situation, par exemple, d'un fragment de buste de statue photographié
dans un « collage », qui, en lui-même possède une fOmle fixe de fragment de réalité
stable, répertorié et défini par un nom, mais qui, une fois intégré au nouveau « systè-
me », prend une valeur de charge potentielle, dont la dimension d'énigme est relative
à l'ensemble métastable de la composition. Or, dans ce système métastable en phase
de résonance interne, c'est le caractère énigmatique de la prise de fOmle introduite par
un élément étranger, qui remodèle l'ensemble en faisant surgir des questions. Ce qui
indique que le questionnement est croisé en chiasme sur la structure méta-unitaire de
la composition, chargée d'un potentiel de fOmles et de sens inépuisables!6. Dès lors,
la prise de fOmle au sens topologique du temle, de par sa métastabilité structurelle,
chargée de tensions non résolues, se révèle « information» topologique et noétique
étroitement entrelacées et prises en chiasme l'une sur l'autre!7.
16. Nous avons montré ailleurs, sur de nombreux exemples poétiques et picturaux, comment se
déployaient les phénomènes de résonance interne aux systèmes créés par les images et le jeu des lignes, des
masses et des couleurs. Cf Rythmes et Mondes, Iye Section. « L'Entrée en Démesure» in La Démesure, Revue
Epokhè n° 5, J. Millon, 1995.
17. Cf: notre description phénoménologique du tableau de Breughel l'Ancien: « Dulie Greet », in
L'Entrée en démesure, op. cit.
PRÉFACE 17
C'est en ayant présent à l ~prit cette attitude de circonspection que l'on peut ten-
ter d'évaluer celle, non moins prudente de Gilbert Simondon, quand il se réfère à la
théorie des quanta et à l'usage possible de la mécanique ondulatoire, dans l'éclaircis-
sement de la problématique préindividuelle. La crise du sens, qui a secoué les problé-
matiques scientifiques et philosophiques du XXe siècle ne peut faire l'économie de
ces questions.
Ainsi, après avoir contesté le mécanisme et l' énergétisme qui demeurent des théo-
ries de l'identité, qui, à ce titre, ne peuvent rendre compte de la réalité de manière
complète 20 , Simondon note le caractère insuffisant de la théorie des champs, ajoutée
à celle des corpuscules, comme de la conception de l'interaction entre champs et par-
ticules, du fait que ces attitudes demeurent partiellement dualistes. Toutefois, elles
permettent, selon Simondon, de s'orienter vers une théorie renouvelée du préindi-
viduel. 21
C'est alors qu'il tente une autre voie, qui reprend, sous une forme neuve, les thèses
que Bohr avait élaborées quant à la complémentarité de la théorie des quanta et de la
mécanique ondulatoire et qu'il tente de « faire converger ces deux théories jusque-là
impénétrables l'une à l' autre 22 . »
En fait, il s'agit d'« envisager ces deux théories comme deux manières d'exprimer
le préindividuel à travers les différentes manifestations où il intervient comme préin-
dividue{23. »
Selon cette approche méthodologique, Simondon note que
« ... par une autre voie, la théorie des quanta saisit ce régime du préindividuel qui dépasse
l'unité: un échange d'énergie se fait par quantités élémentaires, comme s'il y avait une
individuation, que l'on peut en un sens considérer comme des individus physiques. »24
C'est dans le cadre de cette hypothèse intégrée à ce qu'il nomme: « une philoso-
phie analogique du "comme si" », que ce philosophe propose de concevoir, sous
l'ordre du continu et du discontinu, « le quantique et le complémentaire métastable (le
plus qu'unité) qui est le préindividuel vrai2 5 • »
Réfléchissant à la nécessité dans laquelle se trouve la physique de corriger et de
coupler les concepts de base, Simondon suggère l 'hypothèse selon laquelle cette
nécessité « traduit peut-être le fait que les concepts sont adéquats à la réalité in di-
viduée seulement et non à la réalité préindividuelle. »26 S'il en est ainsi, aucune
certitude physique positive ne peut donner une solution objective à un problème
philosophique, tel que celui posé par la dimension préindividuelle d'un « il y a »
originaire, d'où se dégagera, par la suite, une problématique élaborée de l'étant en
phase d'individuation, précisément parce que l'acte du « comprendre» est croisé
en chiasme sur le champ physique et que cette structure conjointe d'être et de
connaissance pose un problème philosophique qui excède par sa structure entrela-
cée de « chiasme », un simple problème de style positif, quelle que soit l'actualité
de la théorie scientifique envisagée.
C'est dans ce cadre de pensée que la réévaluation du principe de complémenta-
rité, énoncé par Niels Bohr et la signification à accorder à la double approche de la
physique des corpuscules et de la mécanique ondulatoire, telle que Louis de
Broglie l'a reformulée, à la fin de sa vie, après sa présentation simplifiée au
Conseil Solvay, en 1927, qui avait été critiquée par les fondateurs de la physique
quantique, sont présentés sous un jour neuf. À ce titre, Simondon suggère, en plus
de la réévaluation du principe de complémentarité de Niels Bohr, une interpréta-
tion originale du principe d'indétermination de Heisenberg, ainsi qu'une réévalua-
tion de l'introduction du calcul statistique dans la formulation mathématique de ce
27. Voir les titres des sections, des chapitres et des paragraphes, qui figurent dans la nouvelle édition. qui
pem1ettent de situer d'emblée l'enjeu méthodologique de cette discussion dont les incidences épistémologiques
et philosophiques sont majeures.
28. Voir également l'ouvrage déjà cité L'Individuation psychique et collective.
29. Rythmes et Mondes. « Irréductibilité et Plétérologie» in L'Irréductible. revue Epokhè, n° 3. 1993.
L'Entrée en Démesure, op. cil.
30. « Temps et Être. Le Séminaire de Zahringen », in Question. IV, Paris, Gallimard, 1976.
31. Être et Temps. Problèmes làndamentaux de la Phénoménologie. Qu'est-ce qu'une chose. Temps et
Être. Nous avons longuement analysé ces textes dans Rvthmes et mondes, Ille Section.
32. Cette démonstration fut longuement développée dans Rythmes et Mondes, dans L'Entrée en
Démesure, et dans Irréductibilité et Hétérologie. Textes cités précédemment.
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L'individuation
à la lumière des notions
de forme et d'information
A la mémoire de Maurice Merleau-Ponty
Introduction
Il existe deux voies selon lesquelles la réalité de l'être comme individu peut être abor-
dée : une voie substantialiste, considérant l'être comme consistant en son unité, donné
à lui-même, fondé sur lui-même, inengendré, résistant à ce qui n'est pas lui-même;
une voie hylémorphique, considérant l'individu comme engendré par la rencontre
d'une forme et d'une matière. Le monisme centré sur lui-même de la pensée substan-
tialiste s'oppose à la bipolarité du schème hylémorphique. Mais il y a quelque chose
de commun en ces deux manières d'aborder la réalité de l'individu: toutes deux sup-
posent qu'il existe un principe d'individuation antérieur à l'individuation elle-même,
susceptible de l'expliquer, de la produire, de la conduire. À partir de l'individu consti-
tué et donné, on s'efforce de remonter aux conditions de son existence. Cette manière
de poser le problème de l'individuation à partir de la constatation de l'existence d'in-
dividus recèle une présupposition qui doit être élucidée, parce qu'elle entraîne un
aspect important des solutions que l'on propose et se glisse dans la recherche du prin-
cipe d'individuation: c'est l'individu en tant qu'individu constitué qui est la réalité
intéressante, la réalité à expliquer. Le principe d'individuation sera recherché comme
un principe susceptible de rendre compte des caractères de l'individu, sans relation
nécessaire avec d'autres aspects de l'être qui pourraient être corrélatifs de l'apparition
d'un réel individué. Une telle perspective de recherche accorde un privilège ontolo-
gique à l'individu constitué. Elle risque donc de ne pas opérer une véritable ontogé-
nèse, de ne pas replacer l'individu dans le système de réalité en lequel l'individuation
se produit. Ce qui est un postulat dans la recherche du principe d'individuation, c'est
que l'individuation ait un principe. Dans cette notion même de principe, il y a un cer-
tain caractère qui préfigure l'individualité constituée, avec les propriétés qu'elle aura
quand elle sera constituée; la notion de principe d'individuation sort dans une cer-
taine mesure d'une genèse à rebours, d'une ontogénèse renversée: pour rendre
compte de la genèse de l'individu avec ses caractères définitifs, il faut supposer l'exis-
tence d'un terme premier, le principe, qui porte en lui ce qui expliquera que l'individu
soit individu et rendra compte de son eccéité. Mais il resterait précisément à montrer
que l' ontogénèse peut avoir comme condition première un terme premier: un terme
est déjà un individu ou tout au moins quelque chose d'individualisable et qui peut être
source d'eccéité, qui peut se monnayer en eccéités multiples; tout ce qui peut être
support de relation est déjà du même mode d'être que l'individu, que ce soit l'atome,
particule insécable et éternelle, la matière prime, ou la forme: l'atome peut entrer en
relation avee d'autres atomes par le clinamen, et il constitue ainsi un individu, viable
ou non, à travers le vide infini et le devenir sans fin. La matière peut recevoir une
forme, et dans cette relation matière-forme gît l'ontogénèse. S'il n'y avait pas une
24 L'INDIVIDUATION
duation n'épuise pas d'un seul coup les potentiels de la réalité préindividuelle, et
d'autre part, ce que l'individuation fait apparaître n'est pas seulement l'individu mais
le couple individu-milieu'. L'individu est ainsi relatif en deux sens: parce qu'il n'est
pas tout l'être, et parce qu'il résulte d'un état de l'être en lequel il n'existait ni comme
individu ni comme principe d'individuation.
L'individuation est ainsi considérée comme seule ontogénétique, en tant qu 'opé-
ration de l'être complet. L'individuation doit alors être considérée comme résolution
partielle et relative qui se manifeste dans un système recélant des potentiels et renfer-
mant une certaine incompatibilité par rapport à lui-même, incompatibilité faite de
forces de tension aussi bien que d'impossibilité d'une interaction entre termes
extrêmes des dimensions.
Le mot d'ontogénèse prend tout son sens si, au lieu de lui accorder le sens, res-
treint et dérivé, de genèse de l'individu (par opposition à une genèse plus vaste, par
exemple celle de l'espèce), on lui fait désigner le caractère de devenir de l'être, ce par
quoi l'être devient en tant qu'il est, comme être. L'opposition de l'être et du devenir
peut n'être valide qu'à l'intérieur d'une certaine doctrine supposant que le modèle
même de l'être est la substance. Mais il est possible aussi de supposer que le devenir
est une dimension de l'être, correspond à une capacité que l'être a de se déphaser par
rapport à lui-même, de se résoudre en se déphasant; l'être préindividuel est l'être en
lequel il n'existe pas de phase; l'être au sein duquel s'accomplit une individuation est
celui en lequel une résolution apparaît par la répartition de l'être en phases, ce qui est
le devenir; le devenir n'est pas un cadre dans lequel l'être existe; il est dimension de
l'être, mode de résolution d'une incompatibilité initiale riche en potentiels 2 .
L'individuation correspond à l'apparition de phases dans l'être qui sont les phases de
l'être; elle n'est pas une conséquence déposée au bord du devenir et isolée, mais cette
opération même en train de s'accomplir; on ne peut la comprendre qu'à partir de cette
sursaturation initiale de l'être sans devenir et homogène qui ensuite se structure et
devient, faisant apparaître individu et milieu, selon le devenir qui est une résolution
des tensions premières et une conservation de ces tensions sous fonne de structure;
on pourrait dire en un certain sens que le seul principe sur lequel on puisse se guider
est celui de la conservation d'être à travers le devenir; cette conservation existe à tra-
vers des échanges entre structure et opération, procédant par sauts quantiques à tra-
vers des équilibres successifs. Pour penser l'individuation il faut considérer l'être non
pas comme substance, ou matière, ou forme, mais comme système tendu, sursaturé,
au-dessus du niveau de l'unité, ne consistant pas seulement en lui-même, et ne pou-
vant pas être adéquatement pensé au moyen du principe du tiers exclu; l'être concret,
ou être complet, c'est-à-dire l'être préindividuel, est un être qui est plus qu'une unité.
L'unité, caractéristique de l'être individué, et l'identité, autorisant l'usage du principe
du tiers exclu, ne s'appliquent pas à l'être préindividuel, ce qui explique que l'on ne
puisse recomposer après coup le monde avec des monades, même en rajoutant
d'autres principes, comme celui de raison suffisante, pour les ordonner en univers;
l'unité et l'identité ne s'appliquent qu'à une d~s phases de l'être, postérieure à l'opé-
1. Le milieu peut d'ailleurs ne pas être simple, homogène, uniforme, mais être originellement traversé par
une tension entre deux ordres extrêmes de grandeur que médiatise l'individu quand il vient à être.
2. Et constitution, entre termes extrêmes, d'un ordre de grandeur médiat; le devenir ontogénétique lui-
même peut être en un certain sens considéré comme médiation.
26 L'INDIVIDUATION
3. Rédaction antérieure, dans l'exemplaire de soutenance: « Pour définir la métastabilité, il faut faire
intervenir la notion d'information d'un système; à partir de ces notions et tout particulièrement de la notion
d'information que la physique et la technologie pure moderne nous livrent (notion d'information conçue
comme négentropie), ainsi que de la notion d'énergie potentielle qui prend un sens plus précis quand on la
rattache à la notion de négentropie. »
4. Il a existé chez les Anciens des équivalents intuitifs et normatifs de la notion de métastabilité ; mais
comme la métastabilité suppose généralement à la fois la présence de deux ordres de grandeur et l'absence de
communication interactive entre eux, ce concept doit beaucoup au développement des sciences.
5. Phrase retirée pour l'édition de 1964. (N.d.E.)
INTRODUCTION 27
na nt une métastabilité qui est condition de vie. Ce n'est pas là le seul caractère du
vivant, et on ne peut assimiler le vivant à un automate qui maintiendrait un certain
nombre d'équilibres ou qui chercherait des compatibilités entre plusieurs exigences,
selon une formule d'équilibre complexe composé d'équilibres plus simples; le vivant
est aussi l'être qui résulte d'une individuation initiale et qui amplifie cette individua-
tion, ce que ne fait pas l'objet technique auquel le mécanisme cybernétique voudrait
l'assimiler fonctionnellement. Il y a dans le vivant une individuation par l'individu et
non pas seulement un fonctionnement résultant d'une individuation une fois accom-
plie, comparable à une fabrication; le vivant résout des problèmes, non pas seulement
en s'adaptant, c'est-à-dire en modifiant sa relation au milieu (comme une machine
peut faire), mais en se modifiant lui-même, en inventant des structures internes nou-
velles, en s'introduisant lui-même complètement dans l'axiomatique des problèmes
vitaux 6 • L'individu vivant est système d'individuation, système individuant et système
s 'individuant ; la résonance interne et la traduction du rapport à soi en information
sont dans ce système du vivant. Dans le domaine physique, la résonance interne
caractérise la limite de l'individu en train de s'individuer; dans le domaine vivant,
elle devient le critère de tout l'individu en tant qu'individu; elle existe dans le sys-
tème de l'individu et non pas seulement dans celui que l'individu forme avec son
milieu; la structure interne de l'organisme ne résulte plus seulement (comme celle du
cristal) de l'activité qui s'accomplit et de la modulation qui s'opère à la limite entre
le domaine d'intériorité et le domaine d'extériorité; l'individu physique, perpétuelle-
ment excentré, perpétuellement périphérique par rapport à lui-même, actif à la limite
de son domaine, n'a pas de véritable intériorité; l'individu vivant a au contraire une
véritable intériorité, parce que l'individuation s'accomplit au-dedans; l'intérieur
aussi est constituant, dans l'individu vivant, alors que la limite seule est constituante
dans l'individu physique, et que ce qui est topologiquement intérieur est génétique-
ment antérieur. L'individu vivant est contemporain de lui-même en tous ses éléments,
ce que n'est pas l'individu physique, qui comporte du passé radicalement passé,
même lorsqu'il est encore en train de croître. Le vivant est à l'intérieur de lui-même
un nœud de communication informative; il est système dans un système, comportant
en lui-même médiation entre deux ordres de grandeur7 •
Enfin, on peut faire une hypothèse, analogue à celle des quanta en physique, ana-
logue aussi à celle de la relativité des niveaux d'énergie potentielle: on peut suppo-
ser que l'individuation n'épuise pas toute la réalité pré individuelle, et qu'un régime
de métastabilité est non seulement entretenu par l'individu, mais porté par lui, si bien
que l'individu constitué transporte avec lui une certaine charge associée de réalité
préindividuelle, animée par tous les potentiels qui la caractérisent; une individuation
est relative comme un changement de structure dans un système physique; un certain
niveau de potentiel demeure, et des individuations sont encore possibles. Cette nature
préindividuelle restant associée à l'individu est une source d'états métastables futurs
d'où pourront sortir des individuations nouvelles. Selon cette hypothèse, il serait pos-
6. C'est par cette introduction que le vivant fait œuvre infonnationnelle, devenant lui-même un nœud de
communication interactive entre un ordre de réalité supérieur à sa dimension et un ordre inférieur à elle, qu'il
organise.
7. Cette médiation intérieure peut intervenir comme relais par rapport à la médiation externe que l'indi-
vidu vivant réalise, ce qui pennet au vivant de faire communiquer un ordre de grandeur cosmique (par exemple
l'énergie lumineuse solaire) et un ordre de grandeur infra-moléculaire.
INTRODUCTION 29
sible de considérer toute véritable relation comme ayant rang d'être, et comme se
développant à l'intérieur d'une individuation nOl/velle; la relation ne jaillit pas entre
deux termes qui seraient déjà des individus; elle est un aspect de la résonance interne
d'un système d'individuation; elle fait partie d'un état de système. Ce vivant qui est
à la fois plus et moins que l'unité comporte une problématique intérieure et peut
entrer comme élément dans une problématique plus vaste que son propre être. La par-
ticipation, pour l'individu, est lefàit d'être élément dans une individuation plus vaste
par l'intermédiaire de la charge de réalité préindividuelle que l'individu contient,
c'est-à-dire grâce aux potentiels qu'il recèle.
Il devient alors possible de penser la relation intérieure et extérieure à l'individu
comme participation sans faire appel à de nouvelles substances. Le psychisme et le
collectif sont constitués par des individuations venant après l'individuation vitale. Le
psychisme est poursuite de l'individuation vitale chez un être qui, pour résoudre sa
propre problématique, est obligé d'intervenir lui-même comme élément du problème
par son action, comme sujet; le sujet peut être conçu comme l'unité de l'être en tant
que vivant individué et en tant qu'être qui se représente son action à travers le monde
comme élément et dimension du monde; les problèmes vitaux ne sont pas fermés sur
eux-mêmes; leur axiomatique ouverte ne peut être saturée que par une suite indéfinie
d'individuations successives qui engagent toujours plus de réalité préindividuelle et
l'incorporent dans la relation au milieu; affectivité et perception s'intègrent en émo-
tion et en science qui supposent un recours à des dimensions nouvelles. Cependant,
l'être psychique ne peut résoudre en lui-même sa propre problématique; sa charge de
réalité préindividuelle, en même temps qu'elle s'individue comme être psychique qui
dépasse les limites du vivant individué et incorpore le vivant dans un système du
monde et du sujet, permet la participation sous forme de condition d'individuation du
collectif; l'individuation sous forme de collectif fait de l'individu un individu de
groupe, associé au groupe par la réalité préindividuelle qu'il porte en lui et qui, réunie
à celle d'autres individus, s'individue en unité collective. Les deux individuations,
psychique et collective, sont réciproques l'une par rapport à l'autre; elles permettent
de définir une catégorie du transindividuel qui tend à rendre compte de l'unité systé-
matique de l'individuation intérieure (psychique), et de l'individuation extérieure
(collective). Le monde psycho-social du transindividuel n'est ni le social brut ni l'in-
terindividuel; il suppose une véritable opération d'individuation à partir d'une réali-
té préindividuelle, associée aux individus et capable de constituer une nouvelle pro-
blématique ayant sa propre métastabilité ; il exprime une condition quantique, corré-
lative d'une pluralité d'ordres de grandeur. Le vivant est présenté comme être problé-
matique, supérieur et inférieur à la fois à l'unité. Dire que le vivant est problématique,
c'est considérer le devenir comme une dimension du vivant: le vivant est selon le
devenir, qui opère une médiation. Le vivant est agent et théâtre d'individuation; son
devenir est une individuation permanente ou plutôt une suite d'accès d'individuation
avançant de métastabilité en métastabilité; l'individu n'est ainsi ni substance ni
simple partie du collectif: le collectif intervie.nt comme résolution de la probléma-
tique individuelle, ce qui signifie que la base de la réalité collective est déjà partielle-
ment contenue dans l'individu, sous la forme de la réalité pré individuelle qui reste
associée à la réalité individuée ; ce que l'on considère en général comme relation, à
cause de la substantialisation de la réalité individuelle, est en fait une dimension de
l'individuation à travers laquelle l'individu devient: la relation, au monde et au col-
30 L'INDIVIDUATION
10. Cette affirmation ne conduit pas à contester la validité des théories quantitatives de l'infomlation et
des mesures de la complexité, mais elle suppose un état fondamental celui de l'être préindividuel- antérieur
à toute dualité de l'émetteur et du récepteur, donc à tout message transmis. Ce qui reste de cet état fondamental
dans le cas classique de l'information transmise comme message, ce n'est pas la source de l'infonnation, mais
la condition primordiale sans laquelle il n y a pas d'effet d'information, donc pas d'infomlation : la métasta-
bilité du récepteur, qu'il soit être technique ou individu vivant. On peut nommer cette infom1ation « infonna-
tion première ».
32 L'INDIVIDUATION
Il. Particulièrement, la pluralité des ordres de grandeur, l'absence primordiale de communication inter-
active entre ces ordres fait partie d'une telle saisie de l'être.
INTRODUCTION 33
12. Il exprime au contraire l'hétérogénéité primordiale de deux échelles de réalité. l'une plus grande que
l'individu - le système de totalité métastable l'autre plus petite que lui, comme une matière. Entre ces deux
ordres de grandeur primordiaux se développe l'individu par un processus de communication amplifiante dont
la transduction est le mode le plus primitif. existant déjà dans l'individuation physique.
13. La résonance inteme est le mode le plus primitif de la communication entre des réalités d'ordres dif-
férents; elle contient un double processus d'amplification et de condensation.
34 L'INDIVIDUATION
que la transduction est un procédé logique au sens courant du terme; elle est un procédé
mental, et plus encore qu'un procédé une démarche de l'esprit qui découvre. Cette
démarche consiste à suivre l'être dans sa genèse, à accomplir la genèse de la pensée en
même temps que s'accomplit la genèse de l'objet. Dans cette recherche, elle est appelée
àjouer un rôle que la dialectique ne pourrait jouer, parce que l'étude de l'opération d'in-
dividuation ne semble pas correspondre à l'apparition du négatif comme seconde étape,
mais à une immanence du négatif dans la condition première sous forme ambivalente de
tension et d'incompatibilité; c'est ce qu'il y a de plus positif dans l'état de l'être préin-
dividuel, à savoir l'existence de potentiels, qui est aussi la cause de l'incompatibilité et
de la non-stabilité de cet état; le négatif est premier comme incompatibilité ontogéné-
tique, mais il est l'autre face de la richesse en potentiels; il n'est donc pas un négatif
substantiel; il n'est jamais étape ou phase, et l'individuation n'est pas synthèse, retour
à l'unité, mais déphasage de l'être à partir de son centre préindividuel d'incompatibilité
potentialisée. Le temps lui-même, dans cette perspective ontogénétique, est considéré
comme expression de la dimensionnalité de l'être s'individuant.
La transduction n'est donc pas seulement démarche de l'esprit; elle est aussi
intuition, puisqu'elle est ce par quoi une structure apparaît dans un domaine de pro-
blématique comme apportant la résolution des problèmes posés. Mais à l'inverse de
la déduction, la transduction ne va pas chercher ailleurs un principe pour résoudre
le problème d'un domaine: elle tire la structure résolutrice des tensions mêmes de
ce domaine, comme la solution sursaturée se cristallise grâce à ses propres poten-
tiels et selon l'espèce chimique qu'elle renferme, non par apport de quelque forme
étrangère. Elle n'est pas non plus comparable à l'induction, car l'induction conser-
ve bien les caractères des termes de réalité compris dans le domaine étudié, tirant
les structures de l'analyse de ces termes eux-mêmes, mais elle ne conserve que ce
qu'il y a de positif, c'est-à-dire ce qu'il y a de commun à tous les termes, éliminant
ce qu'ils ont de singulier; la transduction est, au contraire, une découverte de
dimensions dont le système fait communiquer celles de chacun des termes, et telles
que la réalité complète de chacun des termes du domaine puisse venir s'ordonner
sans perte, sans réduction, dans les structures nouvelles découvertes; la transduc-
tion résolutrice opère l'inversion du négatif en positif: ce par quoi les termes ne
sont pas identiques les uns aux autres, ce par quoi ils sont disparates (au sens que
prend ce terme en théorie de la vision) est intégré au système de résolution et
devient condition de signification; il n'y a pas appauvrissement de l'information
contenue dans les termes ; la transduction se caractérise par le fait que le résultat de
cette opération est un tissu concret comprenant tous les termes initiaux; le système
résultant est fait de concret, et comprend tout le concret; l'ordre transductif conser-
ve tout le concret et se caractérise par la conservation de l'information, tandis que
l'induction nécessite une perte d'information; de même que la démarche dialec-
tique, la transduction conserve et intègre les aspects opposés; à la différence de la
démarche dialectique, la transduction ne suppose pas l'existence d'un temps préa-
lable comme cadre dans lequel la genèse se déroule, le temps lui-même étant solu-
tion, dimension de la systématique découverte: le temps sort du préindividuel
comme les autres dimensions selon lesquelles l'individuation s'effectue 14 •
14. Cette opération est parallèle à celle de l'individuation vitale: un végétal institue une médiation entre
un ordre cosmique et un ordre infra-moléculaire, classant et répartissant les espèces chimiques contenues
INTRODUCTION 35
dans le sol et dans l'atmosphère au moyen de l'énergie lumineuse reçue dans la photosynthèse. Il est un nœud
interélémcntaire, et il se développe comme résonance interne de ce système préindividuel fait de deux couches
de réalité primitivement sans communication. Le nœud inter-élémentaire fait un travail intra-élémentaire.
15. La forme apparaît ainsi comme la communication active, la résonance interne qui opère l'individua-
tion : elle apparaît avec l'individu.
36
légitime ou non légitime de porter des jugements sur les êtres, on peut considérer que
l'être se dit en deux sens: en un premier sens, fondamental, l'être est en tant qu'il est;
mais en un second sens, toujours superposé au premier dans la théorie logique, l'être
est l'être en tant qu'il est individué. S'il était vrai que la logique ne porte sur les énon-
ciations relatives à l'être qu'après individuation, une théorie de l'être antérieure à
toute logique devrait être instituée; cette théorie pourrait servir de fondement à la
logique, car rien ne prouve d'avance que l'être soit individué d'une seule manière pos-
sible; si plusieurs types d'individuation existaient, plusieurs logiques devraient aussi
exister, chacune correspondant à un type défini d'individuation. La classification des
ontogénèses pennettrait de pluraliser la logique avec un fondement valide de plura-
lité. Quant à l'axiomatisation de la connaissance de l'être préindividuel, elle ne peut
être contenue dans une logique préalable, car aucune norme, aucun système détaché
de son contenu ne peuvent être définis: seule l'individuation de la pensée peut, en
s'accomplissant, accompagner l'individuation des êtres autres que la pensée; ce n'est
donc pas une connaissance immédiate ni une connaissance médiate que nous pouvons
avoir de l'individuation, mais une connaissance qui est une opération parallèle à
l'opération connue; nous ne pouvons, au sens habituel du terme, connaître l'indivi-
duation ; nous pouvons seulement individuer, nous individuer, et individuer en nous;
cette saisie est donc, en marge de la connaissance proprement dite, une analogie entre
deux opérations, ce qui est un certain mode de communication. L'individuation du
réel extérieur au sujet est saisie par le sujet grâce à l'individuation analogique de la
connaissance dans le sujet; mais c'est par l'individuation de la connaissance et non
par la connaissance seule que l'individuation des êtres non sujets est saisie. Les êtres
peuvent être connus par la connaissance du sujet, mais l'individuation des êtres ne
peut être saisie que par l'individuation de la connaissance du sujet.
1
L'individuation physique
Chapitre premier
Forme et matière
1. C'est-à-dire entre la réalité d'un ordre de grandeur supérieur au futur individu, recélant les conditions
énergétiques du moulage, et la réalité-matière, qui est, grain par grain, dans sa disponibilité, d'un ordre de
grandeur inférieur à celui du futur individu, la brique réelle.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 41
racines de jonc, des grains de gravier. Séchée, broyée, tamisée, mouillée, longuement
pétrie, elle devient cette pâte homogène et consistante ayant une assez grande plasti-
cité pour pouvoir épouser les contours du moule dans lequel on la presse, et assez
ferme pour conserver ce contour pendant le temps nécessaire pour que la plasticité
disparaisse. En plus de la purification, la préparation de l'argile a pour fin d'obtenir
l 'homogénéité et le degré d'humidité le mieux choisi pour concilier plasticité et
consistance. Il y a dans l'argile brute une aptitude à devenir masse plastique à la
dimension de la future brique en raison des propriétés colloïdales des hydrosilicates
d'alumine: ce sont ces propriétés colloïdales qui rendent efficaces les gestes de la
demi-chaîne technique aboutissant à l'argile préparée; la réalité moléculaire de l'ar-
gile et de l'eau qu'elle absorbe s'ordonne par la préparation de manière à pouvoir se
conduire au cours de l'individuation comme une totalité homogène à l'échelon de la
brique en train d'apparaître. L'argile préparée est celle en laquelle chaque molécule
sera effectivement mise en communication, quelle que soit sa place par rapport aux
parois du moule, avec l'ensemble des poussées exercées par ces parois. Chaque molé-
cule intervient au niveau du futur individu, et entre ainsi en communication interac-
tive avec l'ordre de grandeur supérieur à l'individu. De son côté, l'autre demi-chaîne
technique descend vers le futur individu; la forme parallélépipédique n'est pas n'im-
porte quelle forme; elle contient déjà un certain schématisme qui peut diriger la
construction du moule, qui est un ensemble d'opérations cohérentes contenues à l'état
implicite; l'argile n'est pas seulement passivement déformable; elle est activement
plastique, parce qu'elle est colloïdale; sa faculté de recevoir une forme ne se dis-
tingue pas de celle de la garder, parce que recevoir et garder ne font qu'un: subir une
déformation sans fissure et avec cohérence des chaînes moléculaires. La préparation
de l'argile est la constitution de cet état d'égale distribution des molécules, de cet
arrangement en chaînes; la mise en forme est déjà commencée au moment où l'arti-
san brasse la pâte avant de l'introduire dans le moule. Car la forme n'est pas seule-
ment le fait d'être parallélépipédique; elle est aussi le fait d'être sans fissure dans le
parallélépipède, sans bulle d'air, sans crique: la cohésion fine est le résultat d'une
mise en forme; et cette mise en forme n'est que l'exploitation des caractères colloï-
daux de l'argile. Avant toute élaboration, l'argile, dans le marais, est déjà en forme,
car elle est déjà colloïdale. Le travail de l'artisan utilise cette forme élémentaire sans
laquelle rien ne serait possible, et qui est homogène par rapport à la forme du moule:
il y a seulement, dans les deux demi-chaînes techniques, un changement d'échelle.
Dans le marécage, l'argile a bien ses propriétés colloïdales, mais elles y sont molécule
par molécule, ou grain par grain; cela est déjà de la forme, et c'est ce qui plus tard
maintiendra la brique homogène et bien moulée. La qualité de la matière est source de
forme, élément de forme que l'opération technique fait changer d'échelle. Dans
l'autre demi-chaîne technique, la forme géométrique se concrétise, devient dimension
du moule, bois assemblés, bois saupoudrés ou bois mouillés 2 . L'opération technique
prépare deux demi-chaînes de transformations qui se rencontrent en un certain point,
lorsque les deux objets élaborés ont des car~ctères compatibles, sont à la même
2. Le moule, ainsi, n'est pas seulement le moule, mais le tenne de la chaîne technique interélémentaire,
qui comporte de vastes ensembles enfennant le futur individu (ouvrier, atelier, presse, argile) et contenant de
l'énergie potentielle. Le moule totalise et cumule ces relations inter-élémentaires, comme l'argile préparée
totalise et cumule les interactions moléculaires intra-élémentaires des hydrosilicates d'alumine.
42 L'INDIVIDUATION
échelle; cette mise en relation n'est pas unique et inconditionnelle; elle peut se faire
par étapes; ce que l'on considère comme la mise en forme unique n'est souvent que
le dernier épisode d'une série de transformations; quand le bloc d'argile reçoit la
déformation finale qui lui permet de remplir le moule, ses molécules ne se réorgani-
sent pas totalement et d'un seul coup; elles se déplacent peu les unes par rapport aux
autres; leur topologie se maintient, il ne s'agit que d'une dernière déformation glo-
bale. Or, cette déformation globale n'est pas seulement une mise en fomle de l'argile
par son contour. L'argile donne une brique parce que cette déformation opère sur des
masses dans lesquelles les molécules sont déjà arrangées les unes par rapport aux
autres, sans air, sans grain de sable, avec un bon équilibre colloïdal; si le moule ne
gouvernait pas dans une dernière déformation tout cet arrangement antérieur déjà
constitué, il ne donnerait aucune forme; on peut dire que la forme du moule n'opère
que sur la forme de l'argile, non sur la matière argile. Le moule limite et stabilise plu-
tôt qu'il n'impose une forme: il donne la fin de la déformation, l'achève en l'inter-
rompant selon un contour défini: il module l'ensemble des filets déjà formés: le
geste de l'ouvrier qui remplit le moule et tasse la terre continue le geste antérieur de
malaxage, d'étirage, de pétrissage: le moule joue le rôle d'un ensemble fixe de mains
modelantes, agissant comme des mains pétrissantes arrêtées. On pourrait faire une
brique sans moule, avec les mains, en prolongeant le pétrissage par un façonnage qui
le continuerait sans rupture. La matière est matière parce qu'elle recèle une propriété
positive qui lui permet d'être modelée. Être modelée, ce n'est pas subir des déplace-
ments arbitraires, mais ordonner sa plasticité selon des forces définies qui stabilisent
la déformation. L'opération technique est médiation entre un ensemble interélémen-
taire et un ensemble intra-élémentaire. La forme pure contient déjà des gestes, et la
matière première est capacité de devenir; les gestes contenus dans la forme rencon-
trent le devenir de la matière et le modulent. Pour que la matière puisse être modulée
dans son devenir, il faut qu'elle soit, comme l'argile au moment où l'ouvrier la presse
dans le moule, de la réalité déformable, c'est-à-dire de la réalité qui n'a pas une forme
définie, mais toutes les formes indéfiniment, dynamiquement, parce que cette réalité,
en même temps qu'elle possède inertie et consistance, est dépositaire de force, au
moins pendant un instant, et s'identifie point par point à cette force; pour que l'argile
remplisse le moule, il ne suffit pas qu'elle soit plastique: il faut qu'elle transmette la
pression que lui imprime l'ouvrier, et que chaque point de sa masse soit un centre de
forces; l'argile se pousse dans le moule qu'elle remplit; elle propage avec elle dans
sa masse l'énergie de l'ouvrier. Pendant le temps du remplissage, une énergie poten-
tielle s'actualise 3 . Il faut que l'énergie qui pousse l'argile existe, dans le système
moule-main-argile, sous forme potentielle, afin que l'argile remplisse tout l'espace
vide, se développant dans n'importe quelle direction, arrêtée seulement par les bords
du moule. Les parois du moule interviennent alors non pas du tout comme structures
géométriques matérialisées, mais point par point en tant que lieux fixes qui ne laissent
pas avancer l'argile en expansion et opposent à la pression qu'elle développe une
force égale et de sens contraire (principe de la réaction), sans effectuer aucun travail,
puisqu'ils ne se déplacent pas. Les parois du moule jouent par rapport à un élément
3. Cette énergie exprime l'état macroscopique du système contenant le futur individu; elle est d'origine
interélémentaire; or, elle entre en communication interactive avec chaque molécule de la matière, et c'est de
cette communication que sort la forme, contemporaine de l'individu.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 43
d'argile le même rôle qu'un élément de cette argile par rapport à un autre élément voi-
sin: la pression d'un élément par rapport à un autre au sein de la masse est presque
aussi forte que celle d'un élément de paroi par rapport à un élément de la masse; la
seule différence réside en ce fait que la paroi ne se déplace pas, alors que les éléments
de l'argile peuvent se déplacer les uns par rapport aux autres et par rapport aux
parois4 • Une énergie potentielle se traduisant au sein de l'argile par des forces de pres-
sion s'actualise pendant le remplissage. La matière véhicule avec elle l'énergie poten-
tielle s'actualisant; la forme, représentée ici par le moule, joue un rôle infomlant en
exerçant des forces sans travail, forces qui limitent l'actualisation de l'énergie poten-
tielle dont la matière est momentanément porteuse. Cette énergie peut, en effet, s' ac-
tualiser selon telle ou telle direction, avec telle ou telle rapidité: la forme limite. La
relation entre matière et forme ne se fait donc pas entre matière inerte et forme venant
du dehors: il y a opération commune et à un même niveau d'existence entre matière
et forme; ce niveau commun d'existence, c'est celui de laforce, provenant d'une
énergie momentanément véhiculée par la matière, mais tirée d'un état du système
interélémentaire total de dimension supérieure, et exprimant les limitations indivi-
duantes. L'opération technique constitue deux demi-chaînes qui, à partir de la matière
brute et de la forme pure, s'acheminent l'une vers l'autre et se réunissent. Cette
réunion est rendue possible par la congruence dimensionnelle des deux bouts de la
chaîne; les maillons successifs d'élaboration transfèrent des caractères sans en créer
de nouveaux: ils établissent seulement des changements d'ordre de grandeur, de
niveaux, et d'état (par exemple le passage de l'état moléculaire à l'état molaire, de
l'état sec à l'état humide) ; ce qu'il y a au bout de la demi-chaîne matérielle, c'est
l'aptitude de la matière à véhiculer point par point une énergie potentielle qui peut
provoquer un mouvement en un sens indéterminé; ce qu'il y a au bout de la demi-
chaîne formelle, c'est l'aptitude d'une structure à conditionner un mouvement sans
accomplir un travail, par un jeu de forces qui ne déplacent pas leur point d'applica-
tion. Cette affirmation n'est pas rigoureusement vraie cependant; pour que le moule
puisse limiter l'expansion de la terre plastique et diriger statiquement cette expansion,
il faut que les parois du moule développent une force de réaction égale à la poussée
de la terre; la terre reflue et s'écrase, comblant les vides, lorsque la réaction des
parois du moule est légèrement plus élevée que les forces qui s'exercent en d'autres
sens à l'intérieur de la masse de terre; quand le moule est rempli complètement, au
contraire, les pressions internes sont partout égales aux forces de réaction des parois,
si bien qu'aucun mouvement ne peut plus s'opérer. La réaction des parois est donc la
force statique qui dirige l'argile au cours du remplissage, en prohibant l'expansion
selon certaines directions. Cependant, les forces de réaction ne peuvent exister que
par suite d'une très petite flexion élastique des parois; on peut dire que, du point de
vue de la matière, la paroi formelle est la limite à partir de laquelle un déplacement
dans un sens déterminé n'est possible qu'au prix d'un très gros accroissement de tra-
vail ; mais pour que cette condition de l'accroissement de travail soit efficace, il faut
qu'elle commence à être réalisée, avant que l'~quilibre ne se rompe et que la matière
ne prenne d'autres directions dans lesquelles elle n'est pas limitée, poussée par l'éner-
gie qu'elle véhicule avec elle et actualise en avançant; il faut donc qu'il existe un
4, Ainsi l'individu se constitue par cet acte de communication, au sein d'une société de particules en
interaction réciproque, entre toutes les molécules et l'action de moulage.
44 L'INDIVIDUATION
léger travail des parois du moule, celui qui correspond au faible déplacement du point
d'application des forces de réaction. Mais ce travail ne s'ajoute pas à celui que pro-
duit l'actualisation de l'énergie véhiculée par l'argile; il ne s'en retranche pas non
plus: il n'interfère pas avec lui; il peut d'ailleurs être aussi réduit qu'on le veut; un
moule en bois mince se déforme notablement sous la pression brusque de l'argile,
puis revient progressivement en place; un moule en bois épais se déplace moins; un
moule en silex ou en fonte se déplace extrêmement peu. De plus, le travail positif de
remise en place compense en grande partie le travail négatif de déformation. Le moule
peut avoir une certaine élasticité; il doit seulement n'être pas plastique. C'est en tant
que forces que matière et forme sont mises en présence. La seule différence entre le
régime de ces forces pour la matière et pour la forme réside en ce que les forces de la
matière proviennent d'une énergie véhiculée par la matière et toujours disponible,
tandis que les forces de la forme sont des forces qui ne produisent qu'un très faible
travail, et interviennent comme limites de l'actualisation de l'énergie de la matière.
Ce n'est pas dans l'instant infiniment court, mais dans le devenir, que forme et matière
diffèrent; la forme n'est pas véhicule d'énergie potentielle; la matière n'est matière
informable que parce qu'elle peut être point par point le véhicule d'une énergie qui
s'actualises; le traitement préalable de la matière brute a pour fonction de rendre la
matière support homogène d'une énergie potentielle définie; c'est par cette énergie
potentielle que la matière devient; la forme, elle, ne devient pas. Dans l'opération
instantanée, les forces qui sont celles de la matière et les forces qui proviennent de la
forme ne diffèrent pas; elles sont homogènes les unes par rapport aux autres et font
partie du même système physique instantané; mais elles ne font pas partie du même
ensemble temporel. Les travaux exercés par les forces de déformation élastique du
moule ne sont plus rien après le moulage; ils se sont annulés, ou se sont dégradés en
chaleur, et n'ont rien produit à l'ordre de grandeur du moule. Au contraire, l'énergie
potentielle de la matière s'est actualisée à l'ordre de grandeur de la masse d'argile en
donnant une répartition des masses élémentaires. Voilà pourquoi le traitement préa-
lable de l'argile prépare cette actualisation: il rend la molécule solidaire des autres
molécules, et l'ensemble déformable, pour que chaque parcelle participe également à
l'énergie potentielle dont l'actualisation est le moulage; il est essentiel que toutes les
parcelles, sans discontinuité ni privilège, aient les mêmes chances de se déformer
dans n'importe quel sens; un grumeau, une pierre, sont des domaines de non-partici-
pation à cette potentialité qui s'actualise en localisant son support: ils sont des singu-
larités parasites.
Le fait qu'il y ait un moule, c'est-à-dire des limites de l'actualisation, crée dans la
matière un état de réciprocité des forces conduisant à l'équilibre; le moule n'agit pas
du dehors en imposant une forme; son action se réverbère dans toute la masse par
l'action de molécule à molécule, de parcelle à parcelle; l'argile en fin de moulage est
la masse en laquelle toutes les forces de déformation rencontrent dans tous les sens
des forces égales et de sens contraire qui leur font équilibre. Le moule traduit son exis-
5. Bien que cette énergie soit une énergie d'état, une énergie du système interélémentaire ; c'est en cette
interaction des deux ordres de grandeur, au niveau de l'individu, comme rencontre de forces, que consiste la
communication entre ordres de grandeur, sous l'égide d'une singularité, principe de forme, amorce d'indivi-
duation. La singularité médiatrice est ici le moule; en d'autres cas, dans la Nature, elle peut être la pierre qui
amorce la dune, le gravier qui est le germe d'une île dans un fleuve charriant des alluvions: elle est de niveau
intermédiaire entre la dimension interélémentaire et la dimension intra-élémentaire.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 45
tence au sein de la matière en la faisant tendre vers une condition d'équilibre. Pour
que cet équilibre existe il faut qu'en fin d'opération il subsiste une certaine quantité
d'énergie potentielle encore inactualisée, contenue dans tout le système. Il ne serait
pas exact de dire que la forme joue un rôle statique alors que la matière joue un rôle
dynamique; en fait, pour qu'il y ait système unique de forces, il faut que matière et
forme jouent toutes deux un rôle dynamique; mais cette égalité dynamique n'est vraie
que dans l'instant. La forme n'évolue pas, ne se modifie pas, parce qu'elle ne recèle
aucune potentialité, alors que la matière évolue. Elle est porteuse de potentialités uni-
formément répandues et réparties en elle; l 'homogénéité de la matière est l 'homogé-
néité de son devenir possible. Chaque point a autant de chances que tous les autres;
la matière en train de prendre forme est en état de résonance interne complète; ce qui
se passe en un point retentit sur tous les autres, le devenir de chaque molécule reten-
tit sur le devenir de toutes les autres en tous les points et dans toutes les directions; la
matière est ce dont les éléments ne sont pas isolés les uns des autres ni hétérogènes
les uns par rapport aux autres; toute hétérogénéité est condition de non-transmission
des forces, donc de non-résonance interne. La plasticité de l'argile est sa capacité
d'être en état de résonance interne dès qu'elle est soumise à une pression dans une
enceinte. Le moule comme limite est ce par quoi l'état de résonance interne est pro-
voqué, mais le moule n'est pas ce à travers quoi la résonance interne est réalisée; le
moule n'est pas ce qui, au sein de la terre plastique, transmet uniformément en tous
sens les pressions et les déplacements. On ne peut pas dire que le moule donne forme;
c'est la terre qui prend forme selon le moule, parce qu'elle communique avec l'ou-
vrier. La positivité de cette prise de fOffile appartient à la terre et à l'ouvrier; elle est
cette résonance interne, le travail de cette résonance interne 6 • Le moule intervient
comme condition de fermeture, limite, arrêt d'expansion, direction de médiation.
L'opération technique institue la résonance interne dans la matière prenant forme, au
moyen de conditions énergétiques et de conditions topologiques; les conditions topo-
logiques peuvent être nommées forme, et les conditions énergétiques expriment le
système entier. La résonance interne est un état de système qui exige cette réalisation
des conditions énergétiques, des conditions topologiques et des conditions matérielles:
la résonance est échange d'énergie et de mouvements dans une enceinte déterminée,
communication entre une matière microphysique et une énergie macrophysique à par-
tir d'une singularité de dimension moyenne, topologiquement définie.
L'opération technique de prise de forme peut donc servir de paradigme pourvu que
l'on demande à cette opération d'indiquer les relations véritables qu'elle institue. Or,
ces relations ne sont pas établies entre la matiè,re brute et la forme pure, mais entre la
matière préparée et la forme matérialisée: l'opération de prise de forme ne suppose
pas seulement matière brute et forme, mais aussi énergie; la forme matérialisée est
6. À cet instant, la matière n'est plus matière préindividuelle, matière moléculaire. mais déjà individu.
L'énergie potentielle qui s'actualise exprime un état de système interélémentaire plus vaste que la matière"
46 L'INDIVIDUATION
une forme qui peut agir comme limite, comme frontière topologique d'un système. La
matière préparée est celle qui peut véhiculer les potentiels énergétiques dont la char-
ge la manipulation technique. La forme pure, pour jouer un rôle dans l'opération tech-
nique, doit devenir système de points d'application des forces de réaction, pendant
que la matière brute devient véhicule homogène d'énergie potentielle. La prise de
forme est opération commune de la forme et de la matière dans un système: la condi-
tion énergétique est essentielle, et elle n'est pas apportée par la forme seule; c'est tout
le système qui est le siège de l'énergie potentielle, précisément parce que la prise de
forme est une opération en profondeur et dans toute la masse, par suite d'un état de
réciprocité énergétique de la matière par rapport à elle-même 7 • C'est la répartition de
l'énergie qui est déterminante dans la prise de forme, et la convenance mutuelle de la
matière et de la forme est relative à la possibilité d'existence et aux caractères de ce
système énergétique. La matière est ce qui véhicule cette énergie et la forme ce qui
module la répartition de cette même énergie. L'unité matière-forme, au moment de la
prise de forme, est dans le régime énergétique.
Le schème hylémorphique ne retient que les extrémités de ces deux demi-chaînes
que l'opération technique élabore; le schématisme de l'opération elle-même est voilé,
ignoré. Il y a un trou dans la représentation hylémorphique, faisant disparaître la véri-
table médiation, l'opération elle-même qui rattache l'une à l'autre les deux demi-
chaînes en instituant un système énergétique, un état qui évolue et doit exister effec-
tivement pour qu'un objet apparaisse avec son eccéité. Le schéma hylémorphique cor-
respond à la connaissance d'un homme qui reste à l'extérieur de l'atelier et ne consi-
dère que ce qui y entre et ce qui en sort; pour connaître la véritable relation hylé-
morphique, il ne suffit pas même de pénétrer dans l'atelier et de travailler avec l'arti-
san: il faudrait pénétrer dans le moule lui-même pour suivre l'opération de prise de
forme aux différents échelons de grandeur de la réalité physique.
Saisie en elle-même, l'opération de prise de forme peut s'effectuer de plusieurs
manières, selon différentes niodalités apparemment très différentes les unes des
autres. La véritable technicité de l'opération de prise de forme dépasse largement les
limites conventionnelles qui séparent les métiers et les domaines du travail. Ainsi, il
devient possible, par l'étude du régime énergétique de la prise de forme, de rappro-
cher le moulage d'une brique du fonctionnement d'un relais électronique. Dans un
tube électronique de type triode, la « matière» (véhicule d'énergie potentielle qui
s ' actualise) est le nuage d'électrons sortant de la cathode dans le circuit cathode-
anode-effecteur-générateur. La «forme» est ce qui limite cette actualisation de
l'énergie potentielle en réserve dans le générateur, c'est-à-dire le champ électrique
créé par la différence de potentiel entre la grille de commande et la cathode, qui s'op-
pose au champ cathode-anode, créé par le générateur lui-même; ce contre-champ est
une limite à l'actualisation de l'énergie potentielle, comme les parois du moule sont
une limite pour l'actualisation de l'énergie potentielle du système argile-moule, véhi-
culée par l'argile dans son déplacement. La différence entre les deux cas réside dans
le fait que, pour l'argile, l'opération de prise de forme est finie dans le temps: elle
tend, assez lentement (en quelques secondes) vers un état d'équilibre, puis la brique
est démoulée; on utilise l'état d'équilibre en démoulant quand il est atteint. Dans le
7. Cette réciprocité cause une pennanente disponibilité énergétique: en un espace très limité peut s'ef-
fectuer un travail considérable si une singularité y amorce une transfonnation.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 47
tielle, réunissant dans une médiation active deux réalités, d'ordres de grandeur dif-
férents, dans un ordre intermédiaire.
L'individuation, au sens classique du terme, ne peut avoir son principe dans la
matière ou dans la forme; ni la forme ni la matière ne suffisent à la prise de forme. Le
véritable principe d'individuation est la genèse elle-même en train de s'opérer, c'est-à-
dire le système en train de devenir, pendant que l'énergie s'actualise. Le principe véri-
table d'individuation ne peut être cherché dans ce qui existe avant que l'individuation ne
se produise, ni dans ce qui reste après que l'individuation est accomplie; c'est le sys-
tème énergétique qui est individuant dans la mesure où il réalise en lui cette résonance
interne de la matière en train de prendre forme, et une médiation entre ordres de gran-
deur. Le principe d'individuation est la manière unique dont s'établit la résonance
interne de cette matière en train de prendre cette forme. Le principe d'individuation est
une opération. Ce qui fait qu'un être est lui-même, différent de tous les autres, ce n'est ni
sa matière ni sa forme, mais c'est l'opération par laquelle sa matière a pris forme dans un
certain système de résonance interne. Le principe d'individuation de la brique n'est pas
la glaise, ni le moule: de ce tas de glaise et de ce moule sortiront d'autres briques que
celle-ci, possédant chacune leur eccéité, mais c'est l'opération par laquelle la glaise, à un
moment donné, dans un système énergétique qui comprenait les moindres détails du
moule comme les plus petits tassements de cette terre humide, a pris forme, sous telle
poussée, ainsi répartie, ainsi diffusée, ainsi actualisée: il y a eu un moment où l'énergie
de la poussée s'est transmise en tous sens de chaque molécule à toutes les autres, de la
glaise aux parois et des parois à la glaise: le principe d'individuation est l'opération qui
réalise un échange énergétique entre la matière et la forme, jusqu'à ce que l'ensemble
aboutisse à un état d'équilibre. On pourrait dire que le principe d'individuation est l'opé-
ration allagmatique comrnune de la matière et de la forme à travers l'actualisation de
l'énergie potentielle. Cette énergie est énergie d'un système; elle peut produire des
effets en tous les points du système de manière égale, elle est disponible et se commu-
nique. Cette opération s'appuie sur la singularité ou les singularités du hic et nunc
concret; elle les enveloppe et les amplifie 8.
8. Ces singularités réelles, occasion de l'opération commune, peuvent être nommées information. La
forme est un dispositif pour les produire.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 49
d'une première opération d'individuation, au lieu d'être seulement un résultat qui pro-
gressivement se dégrade, devient principe d'une individuation ultérieure. L'opération
individuante et l'être individué ne sont pas dans la même relation qu'à l'intérieur du
produit de l'effort technique. Le devenir de l'être vivant, au lieu d'être un devenir
après individuation, est toujours un devenir entre deux individuations; l'individuant
et l'individué sont dans le vivant en relation allagmatique prolongée. Dans l'objet
technique, cette relation allagmatique n'existe qu'un instant, lorsque les deux demi-
chaînes sont soudées l'une à l'autre, c'est-à-dire lorsque la matière prend forme: en
cet instant, l'individué et l'individuant coïncident; lorsque cette opération est finie, ils
se séparent; la brique n'emporte pas son moule9 , et elle se détache de l'ouvrier ou de
la machine qui l'a pressée. L'être vivant, après avoir été amorcé, continue à s'indivi-
duer lui-même; il est à la fois système individuant et résultat partiel d'individuation.
Un nouveau régime de résonance interne s'institue dans le vivant dont la technologie
ne fournit pas le paradigme: une résonance à travers le temps, créée par la récurrence
du résultat remontant vers le principe et devenant principe à son tour. Comme dans
l'individuation technique, une permanente résonance interne constitue l'unité organis-
mique. Mais, de plus, à cette résonance du simultané se surimpose une résonance du
successif, une allagmatique temporelle. Le principe d'individuation du vivant est tou-
jours une opération, comme la prise de Forme technique, mais cette opération est à
deux dimensions, celle de simultanéité, et celle de succession, à travers l'ontogénèse
soutenue par la mémoire et l'instinct.
On peut alors se demander si le véritable principe d'individuation n'est pas mieux
indiqué par le vivant que par l'opération technique, et si l'opération technique pour-
rait être connue comme individuante sans le paradigme implicite de la vie qui existe
en nous qui connaissons l'opération technique et la pratiquons avec notre schéma cor-
porel, nos habitudes, notre mémoire. Cette question est d'une grande portée philoso-
phique, car elle conduit à se demander si une véritable individuation peut exister en
dehors de la vie. Pour le savoir, ce n'est pas l'opération technique, anthropomorphique
et par conséquent zoomorphique, qu'il faut étudier, mais les processus de formation
naturelle des unités élémentaires que la nature présente en dehors du règne défini
comme vivant.
Ainsi, le schéma hylémorphique, sortant de la technologie, est insuffisant sous ses
espèces habituelles, parce qu'il ignore le centre même de l'opération technique de
prise de forme, et conduit en ce sens à ignorer le rôle joué par les conditions énergé-
tiques dans la prise de forme. De plus, même rétabli et complété sous forme de triade
matière-forme-énergie, le schéma hylémorphique risque d'objectiver abusivement un
apport du vivant dans l'opération technique; c'est l'intention fabricatrice qui consti-
tue le système grâce auquel l'échange énergétique s'établit entre matière et énergie
dans la prise de forme; ce système ne fait pas partie de l'objet individué ; or, l'objet
individué est pensé par l'homme comme ayant une individualité en tant qu'objet fabri-
qué, par référence à la fabrication. L'eccéité de cette brique comme brique n'est pas
une eccéité absolue, ce n'est pas l'eccéité de c~t objet préexistant au fait qu'il est une
brique. C'est l'eccéité de l'objet comme brique: elle comporte une référence à l'in-
tention d'usage et, à travers elle, à l'intention fabricatrice, donc au geste humain qui
9. Elle manifeste seulement les singularités du hic et IlUIlC constituant les conditions d'information de son
moulage particulier: état d'usure du moule. graviers, irrégularités.
50 L'INDIVIDUATION
10. L'individualité de la brique, ce par quoi cette brique exprime telle opération qui a existé hic et IlUlIC,
enveloppe les singularités de ce hic et IlUlle, les prolonge, les amplifie; or, la production technique cherche à
réduire la marge de variabilité, d'imprévisibilité. L'infomlation réelle qui module un individu apparaît comme
parasite; elle est ce par quoi l'objet technique reste en quelque mesure inévitablement naturel.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 51
fibres, alors que le coin les sépare seulement en deux demi-troncs: la fissure chemi-
ne en respectant la continuité des fibres, s'incurvant autour d'un nœud, suivant le
cœur de l'arbre, guidée par la forme implicite que l'effort des coins révèle 11 • De
même, un morceau de bois tourné gagne à cette opération une forme géométrique de
révolution; mais le tournage coupe un certain nombre de fibres, si bien que l' enve-
loppe géométrique de la figure obtenue par révolution peut ne pas coïncider avec le
profilement des fibres; les vraies formes implicites ne sont pas géométriques, mais
topologiques; le geste technique doit respecter ces formes topologiques qui consti-
tuent une eccéité parcellaire, une information possible ne faisant défaut en aucun
point. La fragilité extrême des bois déroulés, prohibant leur emploi en couche unique
non collée, provient du fait que ce procédé, combinant le sciage linéaire et le tourna-
ge, donne bien une feuille de bois, mais sans respecter le sens des fibres sur une lon-
gueur suffisante: la forme explicite produite par l'opération technique ne respecte
pas, dans ce cas, la forme implicite. Savoir utiliser un outil, ce n'est pas seulement
avoir acquis la pratique des gestes nécessaires; c'est aussi savoir reconnaître, à tra-
vers les signaux qui viennent à l 'homme par l'outil, la forme implicite de la matière
qui s'élabore, à l'endroit précis que l'outil attaque. Le rabot n'est pas seulement ce qui
lève un copeau plus ou moins épais; c'est aussi ce qui permet de sentir si le copeau
se lève finement, sans éclats, ou bien s'il commence à être rugueux, ce qui signifie que
le sens des lignes du bois est contrarié par le mouvement de la main. Ce qui fait que
certains outils fort simples comme la plane permettent de faire un travail excellent,
c'est qu'en raison de leur non-automaticité, du caractère non-géométrique de leur
mouvement, entièrement supporté par la main et non par un système de référence
extérieur (comme le chariot du tour), ces outils permettent une prise de signaux conti-
nue et précise qui invite à suivre les formes implicites de la matière ouvrable l2 . La scie
mécanique et le tour violentent le bois, le méconnaissent: ce dernier caractère de
l'opération technique (que l'on pourrait nommer le conflit des niveaux de formes)
réduit le nombre possible des matières brutes que l'on peut utiliser pour produire un
objet; tous les bois peuvent être travaillés à la plane; certains sont déjà difficiles à
ouvrer au rabot; mais très peu de bois conviennent au tour, machine qui prélève un
copeau selon un sens qui ne tient pas compte de la forme implicite du bois, de l'ec-
céité particulière de chaque partie; des bois qui seraient excellents pour les outils à
coupe orientable et modifiable en cours de travail deviennent inutilisables au tour, qui
les attaque irrégulièrement et donne une surface rugueuse, spongieuse, par arrache-
ment de faisceaux de fibres. Seuls conviennent au tour les bois à grain fin, presque
homogènes, et dans lesquels le système des fibres est doublé d'un système de liaisons
transversales ou obliques entre faisceaux; or, ces bois à structure non orientée ne sont
pas nécessairement ceux qui offrent la plus grande résistance et la plus grande élasti-
cité dans un effort de flexion. Le bois traité au tour perd le bénéfice de son informa-
tion implicite; il ne présente aucun avantage par rapport à une matière homogène
comme une matière plastique moulée; au contraire, sa forme implicite risque d'entrer
II. Cette fomle implicite, expression des singularités anciennes de la croissance de l'arbre - et à travers
eUes de singularités de tout ordre: action des vents, des animaux -, devient infomlation quand elle guide une
opération nouvelle.
12. Les fomles implicites sont infomlation dans l'opération de prise de forme: ici, ce sont elles qui
modulent le geste et dirigent partiellement l'outil, poussé globalement par l'homme.
54 L'INDIVIDUATION
en conflit avec la forme explicite qu'on veut lui donner, ce qui crée un malaise chez
l'agent de l'opération technique. Enfin, au troisième degré, il existe une eccéité élé-
mentaire de la matière ouvrable, qui intervient de façon absolue dans l'élaboration en
imposant des formes implicites qui sont des limites ne pouvant être dépassées; ce
n'est pas la matière en tant que réalité inerte, mais la matière porteuse de formes
implicites qui impose des limites préalables à l'opération technique. Dans le bois,
cette limite élémentaire est la cellule, ou, parfois, l'amas différencié de cellules, si la
différenciation est assez poussée; ainsi, un vaisseau, résultat d'une différenciation
cellulaire, est une limite formelle ne pouvant être transgressée: on ne peut faire un
objet en bois dont les détails seraient d'un ordre de grandeur inférieur à celui des cel-
lules ou des ensembles cellulaires différenciés, lorsqu'ils existent. Si, par exemple, on
voulait construire un filtre fait d'une lame mince de bois percée de trous, on ne pour-
rait faire de trous plus petits que les canaux qui se trouvent déjà naturellement formés
dans le bois; les seules formes que l'on peut imposer par l'opération technique sont
celles qui sont d'un ordre de grandeur supérieur aux formes élémentaires implicites
de la matière utilisée l3 . La discontinuité de la matière intervient comme forme, et il se
passe au niveau de l'élément ce qui se passe au niveau de l'eccéité des ensembles: le
charpentier cherche dans la forêt un arbre ayant la forme voulue, car il ne peut lui-
même redresser ou courber notablement un arbre, et doit se diriger vers les fomles
spontanées. De même, le chimiste ou le bactériologiste qui voudrait un filtre de bois
ou de terre ne pourra percer une plaque de bois ou d'argile: il choisira le morceau de
bois ou la plaque d'argile dont les pores naturels sont de la dimension qu'il désire;
l'eccéité élémentaire intervient dans ce choix; il n'y a pas deux plaques de bois
poreux exactement semblables, parce que chaque pore existe en lui-même; on ne peut
être sûr du calibre d'un filtre qu'après essai, car les pores sont des résultats d'une prise
de forme élaborée avant l'opération technique; cette dernière, qui est de modelage, de
meulage, de sciage, adapte fonctionnellement le support de ces formes implicites élé-
mentaires, mais ne crée pas les formes implicites élémentaires: il faut couper le bois
perpendiculairement aux fibres pour avoir du bois poreux, alors qu'il faut le couper
longitudinalement (parallèlement aux fibres) pour avoir du bois élastique et résistant.
Ces mêmes formes implicites que sont les fibres peuvent être utilisées soit comme
pores (par la section transversale) soit comme structures élastiques résistantes (par la
section longitudinale).
On pourrait dire que les exemples techniques sont encore entachés d'un certain
relativisme zoomorphique, lorsque les formes implicites sont distinguées uniquement
par rapport à l'usage qu'on en peut faire. Mais on doit remarquer que l'instrumenta-
tion scientifique fait appel de manière toute semblable aux formes implicites. La
découverte de la diffraction des rayons X, puis des rayons gamma, par les cristaux, a
fondé d'une manière objective l'existence des formes implicites de la matière brute là
où l'intuition sensorielle ne saisit qu'un continu homogène. Les mailles moléculaires
agissent comme un réseau tracé à la main sur une plaque de métal: mais ce réseau
naturel a une maille beaucoup plus petite que celle des réseaux les plus fins que l'on
13. L'opération technique la plus parfaite - produisant l'individu le plus stable est celle qui utilise les
singularités comme information dans la prise de fomlC : tel le bois fendu de fil. Cela ne contraint pas le geste
technique à rester au niveau, presque microphysique, de telle ou telle singularité, car les singularités, utilisées
comme information, peuvent agir à plus grande échelle, en modulant l'énergie apportée par l'opération tech-
nique.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 55
peut fabriquer, même avec des micro-outils; le physicien agit alors, à l'autre extré-
mité de l'échelle des grandeurs, comme le charpentier qui va chercher l'arbre conve-
nable dans la forêt: le physicien choisit pour analyser les rayons X de telle ou telle
longueur d'onde le cristal qui constituera un réseau dont la maille est de l'ordre de
grandeur de la longueur d'onde du rayonnement à étudier; et le cristal sera coupé
selon tel axe pour que l'on puisse utiliser au mieux ce réseau naturel qu'il forme, ou
attaqué par le faisceau de rayons selon la direction la meilleure. Science et technique
ne se distinguent plus au niveau de l'utilisation des formes implicites; ces formes sont
objectives, et peuvent être étudiées par la science comme elles peuvent être employées
par la technique; de plus, le seul moyen que la science possède pour les étudier induc-
tivement est de les impliquer dans un fonctionnement qui les révèle; étant donné un
cristal inconnu, on peut découvrir sa maille en envoyant sur lui des faisceaux de
rayons X ou gamma de longueur d'onde connue, pour pouvoir observer les figures de
diffraction. L'opération technique et l'opération scientifique se rejoignent dans le
mode de fonctionnement qu'elles suscitent.
Le schéma hylémorphique est insuffisant dans la mesure où il ne tient pas compte des
formes implicites, distinguant entre la forme pure (nommée forme) et la forme impli-
cite, confondue avec d'autres caractères de la matière sous le nom de qualité. En effet,
un très grand nombre de qualités attribuées à la matière sont en fait des formes impli-
cites; et cette confusion n'implique pas seulement une imprécision; elle dissimule
aussi une erreur: les qualités véritables ne comportent pas d'eccéité, tandis que les
formes implicites comportent au plus haut point eccéité l4 . La porosité n'est pas une
qualité globale qu'un morceau de bois ou de terre pourrait acquérir ou perdre sans
relation d'inhérence à la matière qui le constitue; la porosité est l'aspect sous lequel
se présente à l'ordre de grandeur de la manipulation humaine le fonctionnement de
toutes ces formes implicites élémentaires que sont les pores du bois tels qu'ils exis-
tent en fait; les variations de porosité ne sont pas des changements de qualité, mais
des modifications de ces formes implicites: les pores se resserrent ou se dilatent,
s'obstruent ou se dégagent. La forme implicite est réelle et existe objectivement; la
qualité résulte souvent du choix que l'élaboration technique fait des formes implicites;
le même bois sera perméable ou imperméable selon la manière dont il a été coupé,
perpendiculairement ou parallèlement aux fibres.
La qualité, utilisée pour décrire ou caractériser une espèce de matière, n'aboutit qu'à
une connaissance approximative, statistique en quelque manière: la porosité d'une
essence de bois est la chance plus ou moins grande que l'on a de rencontrer tel nombre
de vaisseaux non bouchés par centimètre carré, et tel nombre de vaisseaux de tel dia-
mètre. Un très grand nombre de qualités, celles en particulier qui sont relatives aux états
de surface, comme le lisse, le granuleux, le po~i, le rugueux, le velouté, désignent des
formes implicites statistiquement prévisibles: il n'y a là dans cette qualification qu'une
évaluation globale de l'ordre de grandeur de telle forme implicite généralement présen-
tée par telle matière. Descartes a accompli un gros effort pour ramener les qualités à des
14. Elles sont infonnation, pouvoir de moduler les différentes opérations de manière déterminée.
56 L'INDIVIDUATION
3. L'ambivalence hylémorphique
Dans ces conditions, on peut se demander sur quoi repose l'attribution du principe
d'individuation à la matière plutôt qu'à la forme. L'individuation par la matière,
dans le schéma hylémorphique, correspond à ce caractère d'obstacle, de limite,
qu'est la matière dans l'opération technique; ce par quoi un objet est différent d'un
autre, c'est l'ensemble des limites particulières, variant d'un cas à un autre, qui font
que cet objet possède son eccéité; c'est l'expérience du recommencement de la
construction des objets sortant de l'opération technique qui donne l'idée d'attribuer
à la matière les différences qui font qu'un objet est individuellement distinct d'un
autre. Ce qui se conserve dans un objet, c'est la matière; ce qui le fait être lui-
même, c'est que l'état dans lequel est sa matière résume tous les événements que
cet objet a subis; la forme qui n'est qu'intention fabricatrice, volonté de disposi-
tion, ne peut vieillir ni devenir; elle est toujours la même, d'une fabrication à une
autre; elle est tout au moins la même en tant qu'intention, pour la conscience de
celui qui pense et donne l'ordre de fabrication; elle est la même abstraitement, pour
celui qui commande la fabrication d'un millier de briques: il les souhaite toutes
identiques, de la même dimension et selon la même figure géométrique. De là
résulte le fait que lorsque celui qui pense n'est pas celui qui travaille, il n'y a en réa-
lité dans sa pensée qu'une seule forme pour tous les objets d'une même collection:
la forme est générique non pas logiquement ni physiquement mais socialement: un
seul ordre est donné pour toutes les briques d'un même type; ce n'est donc pas cet
ordre qui peut différencier les briques effectivement moulées après fabrication en
tant qu'individus distincts. Il en va tout autrement lorsque l'on pense l'opération du
point de vue de celui qui l'accomplit: telle brique est différente de telle autre non
pas seulement en fonction de la matière que l'on prend pour la faire (si la matière a
été convenablement préparée, elle peut être assez homogène pour ne pas introduire
spontanément de différences notables entre les moulages successifs), mais aussi et
surtout en fonction du caractère unique du déroulement de l'opération de moulage:
les gestes de l'ouvrier ne sont jamais exactement les mêmes; le schème est peut-
être un seul schème, du début du travail jusqu'à la fin, mais chaque moulage est
gouverné par un ensemble d'événements psychiques, perceptifs, et somatiques, par-
ticuliers ; la véritable forme, celle qui dirige la disposition du moule, de la pâte, le
régime des gestes successifs, change d'un exemplaire à l'autre comme autant de
variations possibles autour du même thème; la fatigue, l'état global de la percep-
tion et de la représentation interviennent dans cette opération particulière et équiva-
lent à une existence unique d'une forme parti'culière de chaque acte de fabrication,
se traduisant dans la réalité de l'objet; la singularité, le principe d'individuation,
seraient alors dans l'information 15. On pourrait dire que dans une civilisation qui divise
15. Le moule est un dispositif pour produire une information toujours la même à chaque moulage.
58 L'INDIVIDUATION
les hommes en deux groupes, ceux qui donnent des ordres et ceux qui les exécutent, le
principe d'individuation, d'après l'exemple technologique, est nécessairement attribué
soit à la forme soit à la matière, mais jamais aux deux ensemble. L'homme qui donne
des ordres d'exécution mais ne les accomplit pas et ne contrôle que le résultat a ten-
dance à trouver le principe d'individuation dans la matière, source de la quantité et de
la pluralité, parce que cet homme n'éprouve pas la renaissance d'une forme nouvelle et
particulière à chaque opération fabricatrice; ainsi, Platon estime que lorsque le tisse-
rand a brisé une navette, il fabrique une navette nouvelle non pas en ayant les yeux du
corps fixés sur les morceaux de la navette brisée, mais en contemplant avec ceux de
l'âme la forme de la navette idéale qu'il trouve en lui. Les archétypes sont uniques pour
chaque type d'êtres; il y a une seule navette idéale pour toutes les navettes sensibles,
passées, présentes et futures. Tout au contraire, l 'homme qui accomplit le travail ne voit
pas dans la matière un principe suffisant d'individuation parce que pour lui la matière
est la matière préparée (alors qu'elle est la matière brute pour celui qui ordonne sans tra-
vailler, puisqu'il ne la prépare pas lui-même) ; or, la matière préparée est précisément
celle qui est par définition homogène, puisqu'elle doit être capable de prendre forme. Ce
qui donc, pour l'homme qui travaille, introduit une différence entre les objets successi-
vement préparés, c'est la nécessité de renouveler l'effort du travail à chaque unité nou-
velle; dans la série temporelle des efforts de la journée, chaque unité s'inscrit comme
un instant propre: la brique est fruit de cet effort, de ce geste tremblant ou affermi, hâté
ou plein de lassitude; elle emporte avec elle l'empreinte d'un moment d'existence de
l 'homme, elle concrétise cette activité exercée sur de la matière homogène, passive,
attendant d'être employée; elle sort de cette singularité.
Or, une très grande subjectivité existe dans le point de vue du maître comme dans
celui de l'artisan; l'eccéité de l'objet ainsi définie n'atteint que des aspects partiels;
celle que le maître perçoit atteint le fait que les objets sont multiples; leur nombre est
proportionnel à la quantité de matière employée; il résulte du fait que cette masse de
matière-ci est devenue cet objet-ci, cette masse de matière-là, cet objet-là; le maître
retrouve la matière dans l'objet, comme ce tyran qui, avec l'aide d'Archimède, dépista
la fraude de l'orfèvre ayant mêlé une certaine masse d'argent à l'or qui lui avait été
confié pour faire un siège de parade: le siège, pour le tyran, est siège fait de cet or, de
cet or-ci; son eccéité est prévue et attendue avant même le geste de fabrication, car
l'artisan, pour celui qui commande sans travailler, est l'homme qui possède des tech-
niques pour transformer la matière sans la modifier, sans changer la substance. Ce qui
individualise le siège pour le tyran, ce n'est pas la forme que l'orfèvre lui donne, mais
la matière ayant déjà une quiddité avant sa transformation: cet or, et non n'importe
quel métal ou même n'importe quel or. De nos jours encore, la recherche de l'eccéité
dans la matière existe pratiquement chez l'homme qui commande à l'artisan. Pour un
propriétaire de forêt, le fait de donner du bois à une scierie pour le faire débiter sup-
pose que le bois ne sera pas échangé contre celui d'un autre propriétaire, et que les
produits de l'opération de sciage seront faits du bois qui a été fourni. Pourtant, cette
substitution de matière ne serait pas une fraude comme dans le cas de l'orfèvre qui
avait mêlé de l'argent à l'or pour pouvoir conserver une certaine quantité d'or fin.
Mais l'attachement du propriétaire à la conservation de sa matière repose sur des
motifs irrationnels, au nombre desquels se trouve sans doute le fait que l'eccéité ne
recouvre pas seulement un caractère objectif détaché du sujet, mais a la valeur d'une
appartenance et d'une origine. Seule une pensée commercialement abstraite pourrait
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 59
des singularités qui sont l'amorce de l'individu dans l'opération d'individuation - doit
sans doute être considéré comme un caractère essentiel de l'opération d'individuation.
C'est au niveau de ces singularités que se rencontrent matière et forme dans l'indivi-
duation technique, et c'est à ce niveau de réalité que se trouve le principe d'individua-
tion, sous forme de l'amorce de l'opération d'individuation: on peut donc se demander
si l'individuation en général ne pourrait pas être comprise à partir du paradigme tech-
nique obtenu par une refonte du schème hylémorphique laissant, entre forme et matière,
une place centrale à la singularité, jouant un rôle d'information active.
qu'il est, à l'intérieur de lui-même, en lui-même par rapport à lui-même, parce qu'il
entretient un rapport défini avec les autres individus, et non avec tel ou tel autre, mais
avec tous les autres. Au premier sens, l'individuation est un ensemble de caractères
intrinsèques; au second sens, un ensemble de caractères extrinsèques, de relations.
Mais comment peuvent se raccorder l'une à l'autre ces deux séries de caractères? En
quel sens l'intrinsèque et l'extrinsèque forment-ils une unité? Les aspects extrin-
sèques et intrinsèques doivent-ils être réellement séparés et considérés comme effec-
tivement intrinsèques et extrinsèques, ou bien doivent-ils être considérés comme indi-
quant un mode d'existence plus profond, plus essentiel, qui s'exprime dans les deux
aspects de l'individuation? Mais alors, peut-on encore dire que le principe de base est
bien le principe d'individuation avec son contenu habituel, c'est-à-dire supposant
qu'il y a réciprocité entre le fait qu'un être est ce qu'il est et le fait qu'il est différent
des autres êtres? Il semble que le véritable principe doive être découvert au niveau de
la compatibilité entre l'aspect positif et l'aspect négatif de la notion d'individuation.
Peut-être alors la représentation de l'individu devra-t-elle être modifiée, comme le
schéma hylémorphique incorporant l'information.
Comment le propre d'un individu peut-il être lié à ce que cet individu serait s'il ne
possédait pas ce qu'il possède en propre? On doit se demander si la singularité ou les
singularités d'un individu jouent un rôle réel dans l'individuation, ou bien si ce sont des
aspects secondaires de l'individuation, ajoutés à elle, mais n'ayant pas de rôle positif.
Placer le principe d'individuation dans la forme ou dans la matière, c'est supposer
que l'individu peut être individué par quelque chose qui préexiste à sa genèse, et qui
recèle en germe l'individuation. Le principe d'individuation précède la genèse de l'in-
dividu. Quand on cherche un principe d'individuation existant avant l'individu, on est
contraint de le placer dans la matière ou dans la forme, puisque seules préexistent la
forme et la matière; comme elles sont séparées l'une de l'autre et que leur réunion est
contingente, on ne peut faire résider le principe d'individuation dans le système de
forme et de matière en tant que système, puisque ce dernier n'est constitué qu'au
moment où la matière prend forme. Toute théorie qui veut faire préexister le principe
d'individuation à l'individuation doit nécessairement l'attribuer à la forme ou à la
matière, et exclusivement à l'une ou à l'autre. Dans ce cas, l'individu n'est rien de
plus que la réunion d'une forme et d'une matière, et il est une réalité complète. Or,
l'examen d'une opération de prise de forme aussi incomplète que celle que réalise
l'opération technique montre que, même si des formes implicites préexistent déjà, la
prise de forme ne peut s'effectuer que si matière et forme sont réunies en un seul sys-
tème par une condition énergétique de métastabilité. Cette condition, nous l'avons
nommée résonance interne du système, instituant une relation allagmatique au cours
de l'actualisation de l'énergie potentielle Le principe d'individuation est dans ce cas
l'état du système individuant, cet état de relation allagmatique à l'intérieur d'un com-
plexe énergétique incluant toutes les singularités; le véritable individu n'existe qu'un
instant pendant l'opération technique: il existe tant que dure la prise de formel 7.
Après cette opération, ce qui subsiste est un résultat qui va se dégradant, non un véri-
table individu; c'est un être individué plutôt q~'un individu réel, c'est-à-dire un indi-
vidu individuant, un individu s'individuant. Le véritable individu est celui qui conser-
17, C'est pendant que le système est en état d'équilibre métastable qu'il est modulable par les singulari-
tés, et qu'il est le théâtre de processus d'amplification, de sommation, de communication.
62 L'INDIVIDUATION
ve avec lui son système d'individuation, amplifiant des singularités. Le principe d'in-
dividuation est dans ce système énergétique de résonance interne; la forme n'est
forme de l'individu que si elle est forme pour l'individu, c'est-à-dire si elle convient
à la singularité de ce système constituant; la matière n'est matière de l'individu que
si elle est matière pour l'individu, c'est-à-dire si elle est impliquée dans ce système,
si elle y entre comme véhicule d'énergie et s'y répartit selon la répartition de l'éner-
gie. Or, l'apparition de cette réalité du système énergétique ne permet plus de dire
qu'il y a un aspect extrinsèque et un aspect intrinsèque de l'individuation; c'est en
même temps et par les mêmes caractères que le système énergétique est ce qu'il est et
se distingue des autres. Forme et matière, réalités antérieures à l'individu et séparées
l'une de l'autre, peuvent être définies sans considération de leur relation au reste du
monde, parce que ce ne sont pas des réalités qui ont référence à l'énergie. Mais le sys-
tème énergétique en lequel se constitue un individu n'est pas plus intrinsèque par rap-
port à cet individu qu'il ne lui est extrinsèque: il lui est associé, il est son milieu asso-
cié. L'individu, par ses conditions énergétiques d'existence, n'est pas seulement à l'in-
térieur de ses propres limites; il se constitue à la limite de lui-même et existe à la limi-
te de lui-même; il sort d'une singularité. La relation, pour l'individu, a valeur d'être;
on ne peut distinguer l'extrinsèque de l'intrinsèque; ce qui est vraiment et essentiel-
lement l'individu est la relation active, l'échange entre l'extrinsèque et l'intrinsèque;
il y a extrinsèque et intrinsèque par rapport à ce qui est premier. Ce qui est premier est
ce système de la résonance interne, singulière, de la relation allagmatique entre deux
ordres de grandeur l8 . Par rapport à cette relation, il ya de l'intrinsèque et de l'extrin-
sèque, mais ce qui est vraiment l'individu est cette relation, non l'intrinsèque qui n'est
qu'un des termes concomitants: l'intrinsèque, l'intériorité de l'individu n'existerait
pas sans l'opération relationnelle permanente qui est individuation permanente.
L'individu est réalité d'une relation constituante, non intériorité d'un terme constitué.
Ce n'est que lorsque l'on considère le résultat de l'individuation accomplie (ou sup-
posée accomplie) que l'on peut définir l'individu comme être qui possède une inté-
riorité, et par rapport auquel il existe une extériorité. L'individu s'individue et est indi-
vidué avant toute distinction possible de l'extrinsèque et de l'intrinsèque. La troisiè-
me réalité que nous nommons milieu, ou système énergétique constituant, ne doit pas
être conçue comme un terme nouveau qui s'ajouterait à la forme et à la matière: c'est
l'activité même de la relation, la réalité de la relation entre deux ordres qui commu-
niquent à travers une singularité.
Le schéma hylémorphique n'est pas seulement inadéquat pour la connaissance du
principe d'individuation; il conduit de plus à une représentation de la réalité indivi-
duelle qui n'est pas juste: il fait de l'individu le terme possible d'une relation, alors
que l'individu est, au contraire, théâtre et agent d'une relation; il ne peut être terme
qu'accessoirement parce qu'il est théâtre ou agent, essentiellement, d'une communi-
cation interactive. Vouloir caractériser l'individu en lui-même ou par rapport à
d'autres réalités, c'est le faire ternIe de relation, d'une relation avec lui-même ou
d'une relation avec une autre réalité; il faut trouver d'abord le point de vue à partir
duquel on peut saisir l'individu comme activité de la relation, non comme terme de
18. Ni la fonne, ni la matière ne sont strictement intrinsèques, mais la singularité de la relation allagma-
tique dans un état d'équilibre métastable, milieu associé à l'individu, est immédiatement liée à la naissance de
l'individu.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 63
Nous voudrions montrer que le principe d'individuation n'est pas une réalité isolée,
localisée en elle-même, préexistant à l'individu comme un gemle déjà individualisé
de l'individu; que le principe d'individuation, au sens strict du terme, est le système
complet dans lequel s'opère la genèse de l'individu; que, de plus, ce système se sur-
vit à lui-même dans l'individu vivant, sous la forme d'un milieu associé à l'individu,
en lequel continue à s'opérer l'individuation; que la vie est ainsi une individuation
perpétuée, une individuation continuée à travers le temps, prolongeant une singula-
rité. Ce qui manque au schéma hylémorphique est l'indication de la condition de
communication et d'équilibre métastable, c'est-à-dire de la condition de résonance
interne dans un milieu déterminé, que l'on peut désigner par le terme physique de sys-
tème. La notion de système est nécessaire pour définir la condition énergétique, car il
n'y a d'énergie potentielle que par rapport aux transformations possibles dans un sys-
tème défini. Les limites de ce système ne sont pas arbitrairement découpées par la
connaissance qu'en prend le sujet; elles existent par rapport au système lui-même.
Selon cette voie de recherche, l'individu constitué ne pourrait apparaître comme
un être absolu, entièrement détaché, conforme au modèle de la substance, comme le
cruvoÂov pur. L'individuation ne serait qu'un des devenirs possibles d'un système,
pouvant d'ailleurs exister à plusieurs niveaux et de manière plus ou moins complète;
l'individu comme être défini, isolé, consistant, ne serait qu'une des deux parts de la
réalité complète; au lieu d'être le cruvoÂov il serait le résultat d'un certain événement
organisateur survenu au sein du cruvoÂov et le partageant en deux réalités complé-
mentaires: l'individu et le milieu associé après individuation; le milieu associé est le
complément de l'individu par rapport au tout originel. L'individu seul n'est donc pas
le type même de l'être; il ne peut pour cette raison soutenir de relation en tant que
terme avec un autre terme symétrique. L'individu séparé est un être partiel, incomplet,
qui ne peut être adéquatement connu que si on le replace dans le cruvoÂov d'où il tire
son origine. Le modèle de l'être, c'est le cruvoÀov avant la genèse de l'individu, ou
bien le couple individu-milieu associé après la genèse de l'individu. Au lieu de conce-
voir l'individuation comme une synthèse de forme et de matière, ou de corps et d'âme,
nous la représenterons comme un dédoublerpent, une résolution, un partage non
symétrique survenu dans une totalité, à partir d'une singularité. Pour cette raison, l'in-
dividu n'est pas un concret, un être complet, dans la mesure où il n'est qu'une partie
de l'être après l'individuation résolutrice. L'individu ne peut pas rendre compte de lui-
même à partir de lui-même, car il n'est pas le tout de l'être, dans la mesure où il est
l'expression d'une résolution. Il est seulement le symbole complémentaire d'un autre
64 L'INDIVIDUATION
réel, le milieu associé (le mot de symbole est pris ici, comme chez Platon, au sens ori-
ginel se rapportant à l'usage des relations d'hospitalité: une pierre brisée en deux
moitiés donne un couple de symboles; chaque fragment, conservé par les descendants
de ceux qui ont noué des relations d'hospitalité, peut être rapproché de son complé-
mentaire de manière à reconstituer l'unité primitive de la pierre fendue; chaque moi-
tié est symbole par rapport à l'autre; elle est complémentaire de l'autre par rapport au
tout primitif. Ce qui est symbole, ce n'est pas chaque moitié par rapport aux hommes
qui l'ont produite par rupture, mais chaque moitié par rapport à l'autre moitié avec
laquelle elle reconstitue le tout. La possibilité de reconstitution d'un tout n'est pas une
partie de l 'hospitalité, mais une expression de l'hospitalité: elle est un signe).
L'individuation sera ainsi présentée comme une des possibilités du devenir de l'être,
répondant à certaines conditions définies. La méthode employée consiste à ne pas se
donner d'abord l'individu réalisé qu'il s'agit d'expliquer, mais à prendre la réalité
complète avant l'individuation. En effet, si on prend l'individu après l'individuation,
on est conduit au schéma hylémorphique, parce qu'il ne reste plus dans l'individu
individué que ces deux aspects visibles de forme et de matière; mais l'individu indi-
vidué n'est pas une réalité complète, et l'individuation n'est pas explicable au moyen
des seuls éléments que peut découvrir l'analyse de l'individu après l'individuation. Le
jeu de la condition énergétique (condition d'état du système constituant) ne peut être
saisi dans l'individu constitué. C'est pour cette raison que jusqu'à ce jour elle a été
ignorée; en effet, les différentes études de l'individuation ont voulu saisir dans l'in-
dividu constitué un élément capable d'expliquer l'individuation de cet individu: cela
ne serait possible que si l'individu était à lui-même un système complet et l'avait tou-
jours été. Mais on ne peut induire l'individuation à partir de l'individué : on ne peut
que suivre étape par étape la genèse de l'individu dans un système; toute démarche
régressive visant à remonter à l'individuation à partir des réalités individuées
découvre à un certain point une réalité autre, une réalité supplémentaire, qui peut être
diversement interprétée selon les présuppositions du système de pensée dans lequel
s'effectue la recherche (par exemple par le recours au schème de la création, pour
mettre en rapport la matière et la forme, ou bien, dans les doctrines qui veulent éviter
le créationisme, par le clinamen des atomes et la force de la nature qui les pousse à se
rencontrer, avec un effort implicite: conata est nequiquam, dit Lucrèce de la Nature).
La différence essentielle entre l'étude classique de l'individuation et celle que
nous présentons est celle-ci : l'individuation ne sera pas considérée uniquement dans
la perspective de l'explication de l'individu individué ; elle sera saisie, ou tout au
moins sera dite devoir être saisie, avant et pendant la genèse de l'individu séparé;
l'individuation est un événement et une opération au sein d'une réalité plus riche que
l'individu qui en résulte lS • D'ailleurs, la séparation amorcée par l'individuation au
sein du système peut ne pas conduire à l'isolement de l'individu; l'individuation est
alors structuration d'un système sans séparation de l'individu et de son complémen-
taire, si bien que l'individuation introduit un nouveau régime du système, mais ne brise
pas le système. Dans ce cas, l'individu doit être connu non pas abstraitement, mais en
remontant à l'individuation, c'est-à-dire en remontant à l'état à partir duquel il est pos-
18. Cette réalité, d'autre part, comporte des ordres de grandeur différents de celui de l'individu et de la
singularité qui l'amorce, si bien que l'individu joue un rôle de médiateur par rapport aux différents ordres de
réalité.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 65
Forme et énergie
groupe de toutes les molécules chaudes et celui de toutes les molécules froides; pour-
tant, cette somme des énergies potentielles des couples moléculaires ne correspondrait
à aucune réalité physique, à aucune énergie potentielle du système global; il faudrait
pour cela pouvoir ordonner le désordre en séparant les molécules chaudes des molé-
cules froides ; c'est ce que montre la très intéressante hypothèse du démon de
Maxwell, reprise et discutée par Norbert Wiener dans Cybernetics. La considération
attentive du type de réalité représenté par l'énergie potentielle est extrêmement ins-
tructive pour la détermination d'une méthode appropriée à la découverte de l'indivi-
duation. En effet, la réflexion sur l'énergie potentielle nous apprend qu'il y a un ordre
de réalité que nous ne pouvons saisir ni par la considération d'une quantité ni par le
recours à un simple formalisme; l'énergie potentielle n'est pas une simple manière de
voir, une considération arbitraire de l'esprit; elle correspond bien à une capacité de
transformations réelles dans un système, et la nature même du système est plus qu'un
groupement arbitraire des êtres opéré par la pensée, puisque le fait, pour un objet, de
faire partie d'un système définit pour cet objet la possibilité d'actions mutuelles par
rapport aux autres objets constituant le système, ce qui fait que l'appartenance à un
système se définit par une réciprocité virtuelle d'actions entre les termes du système.
Mais la réalité de l'énergie potentielle n'est pas celle d'un objet ou d'une substance
consistant en elle-même et « n'ayant besoin d'aucune autre chose pour exister» ; elle
a besoin, en effet, d'un système, c'est-à-dire au moins d'un autre terme. Sans doute
faut-il accepter d'aller contre l'habitude qui nous porte à accorder le plus haut degré
d'être à la substance conçue comme réalité absolue, c'est-à-dire sans relation. La rela-
tion n'est pas pur épiphénomène; elle est convertible en termes substantiels, et cette
conversion est réversible, comme celle de l'énergie potentielle en énergie actuelle'.
Si une distinction de termes est
utile pour fixer les résultats de o
l'analyse des significations, on '\
1 1 \
peut nommer relation la disposi- 1 ' \
1 1 \
tion des éléments d'un système qui 1 \
1 \
a une portée dépassant une simple 1 \
1 \
vue arbitraire de l'esprit, et réser- l
1 \
,
ver le terme de rapport à une rela- 1
1 \
\
1 \
tion arbitraire, fortuite, non conver- 1 \
1 \
tible en termes substantiels; la rela- 1 \
1 \
tion serait un rapport aussi réel et Ep max. " \
important que les termes eux- 1 \
1. Par ailleurs, l'énergie potentielle se trouve liée ainsi le plus généralement à l'ordre de grandeur supé-
rieur d'un système considéré dans ses grands ensembles classés, séparés, hiérarchisés.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 69
se transformer en une autre forme d'énergie ; dans ce cas le système ne revient pas
immédiatement à son état initial: il faut, pour qu'il y revienne, que la précédente
transformation soit réversible; alors, le système oscille. Cette oscillation établit l' éga-
lité de deux formes d'énergie potentielle. Nous pouvons donc distinguer déjà l'iden-
tité de deux états énergétiques de l'égalité de deux états énergétiques, dans le cas de
l'énergie potentielle : deux énergies potentielles sont identiques quand elles corres-
pondent au même état physique du système, avec seulement une différence de
mesures qui pourrait être supprimée par un déplacement convenable des axes de réfé-
rence ; ainsi, lorsque le pendule de la figure 1 oscille, il établit la convertibilité réci-
proque de l'énergie potentielle correspondant à la position B et de celle qui corres-
pond à la position C ; comme la mesure de l'énergie potentielle du système pendule-
Terre ne dépend que de la position de la masse M par rapport aux surfaces équipo-
tentielles qui sont dans ce cas les plans horizontaux, la détermination de la position B
ou de la position C ne dépend que du sens choisi pour la mesure de l'élongation; l'in-
version de ce sens permet d'identifier les états physiques correspondant aux états B et
C pour la mesure de l'énergie potentielle.
Considérons par contre l'exemple du pendule Holweck-Lejay ; il n'est plus pos-
sible d'identifier par un simple déplacement des conventions de mesure les états
d'énergie potentielle correspondant aux couples des forces de pesanteur et ceux qui
correspondent aux forces élastiques provenant de la flexion de la lame d' élinvar.
L'oscillation établit pourtant la convertibilité réciproque de ces deux formes d' éner-
gie, et cela conduit à les considérer comme égales lorsque l'état d'équilibre indiffé-
rent du pendule se trouve réalisé: l'énergie potentielle définit les conditions formelles
réelles de l'état d'un système 2 .
Les énergies potentielles des trois systèmes physiques que nous venons d'envisager
peuvent être dites du même ordre, non seulement parce qu'elles sont mutuellement
convertibles au cours d'une période d'oscillation du système, mais aussi parce que
cette conversion se fait d'une manière continue; c'est même cette continuité de la
conversion qui permet à cette dernière d'être une oscillation au sens propre du terme,
c'est-à-dire de s'effectuer selon une loi sinusoïdale en fonction du temps. Il importe
en effet de distinguer soigneusement une véritable oscillation, au cours de laquelle il
ya conversion d'une forme d'énergie en une autre forme d'énergie (ce qui définit une
période dépendant des potentiels mis en jeu et de l'inertie du système) d'un phéno-
mène simplement récurrent, au cours duquel un phénomène non récurrent par lui-
même, comme la décharge d'un condensateur à travers une résistance, déclenche par
son accomplissement un autre phénomène qui ramène le système à son état primitif.
Ce dernier cas est celui des phénomènes de relaxation, nommés, d'une manière peut-
être abusive, oscillations de relaxation, et dont 'les exemples les plus courants se trou-
vent en électronique dans les montages «oscillateurs» utilisant les thyratrons, ou
2. Ces conditions sont suffisantes à elles seules pour amorcer une transformation: un pendule écarté de
sa position d'équilibre et attaché ne se meut pas avant qu'on le libère.
72 L'INDIVIDUATION
dans les multivibrateurs, ou encore, dans la nature, sous la forme des fontaines inter-
mittentes.
Or, si l'existence d'oscillations véritables dans des systèmes physiques peut per-
mettre de définir comme énergies potentielles équivalentes par leur forme des éner-
gies qui peuvent être soumises à des transformations réversibles et sont ainsi suscep-
tibles d'être égales par leur quantité, il existe aussi des systèmes dans lesquels une
irréversibilité des transformations manifeste une différence d'ordre entre les énergies
potentielles. La plus connue des irréversibilités est celle qu'illustrent les recherches de
la Thermodynamique et que le second principe de cette science (principe de Camot-
Clausius) énonce pour les transformations successives d'un système fermé. Selon ce
priricipe, l'entropie d'un système fermé augmente au cours des transformations suc-
cessives 3 . La théorie du rendement théorique maximum des moteurs thermiques est
conforme à ce principe, et le vérifie, dans la mesure où une théorie peut être validée
par la fécondité des conséquences qu'on en tire. Mais cette irréversibilité des trans-
formations de l'énergie mécanique en énergie calorifique n'est peut-être pas la seule
qui existe. De plus, l'aspect apparemment hiérarchique impliqué dans ce rapport
d'une forme noble à une forme dégradée de l'énergie risque de voiler la nature même
de cette irréversibilité. Nous avons ici affaire à un changement de l'ordre de grandeur
et du nombre des systèmes dans lesquels existe cette énergie; en fait, l'énergie peut
ne pas changer de nature, et changer pourtant d'ordre; c'est ce qui se passe lorsque
l'énergie cinétique d'un corps en mouvement se transforme en chaleur, comme dans
l'exemple souvent employé en physique de la balle en plomb rencontrant un plan
indéformable et transformant toute son énergie en chaleur: la quantité d'énergie ciné-
tique reste la même, mais ce qui était énergie de la balle dans son ensemble, considé-
rée par rapport à des axes de référence pour lesquels le plan indéformable est immo-
bile, devient énergie de chaque molécule en déplacement par rapport à d'autres molé-
cules à l'intérieur de la balle. C'est la structure du système physique qui a changé; si
cette structure pouvait être transformée en sens inverse, la transformation de l'énergie
aussi deviendrait réversible. L'irréversibilité tient ici au passage d'une structure
macroscopique unifiée à une structure microscopique fragmentée et désordonnée4 ; la
notion de désordre exprime d'ailleurs la fragmentation microphysique elle-même; en
effet, si les déplacements moléculaires étaient ordonnés, le système serait en fait uni-
fié ; on peut considérer le système macroscopique formé par la balle en déplacement
par rapport à un plan indéformable et par ce plan comme un ensemble ordonné de
molécules animées de mouvements parallèles; un système microscopique ordonné est
en fait de structure macroscopique.
Or, si nous considérons les échanges d'énergie impliqués dans les changements
d'états, comme la fusion, la vaporisation, la cristallisation, nous y verrons apparaître
des cas particuliers d'irréversibilité liée à des changements de structure du système.
Dans le domaine de la structure cristalline par exemple, on voit comment l'ancienne
notion des éléments doit céder le pas à une théorie à la fois structurale et énergétique:
la continuité des états liquide et gazeux permet de réunir ces deux états dans le domai-
3. Sauf dans le cas particulier idéal de transfommtions entièrement réversibles, où l'entropie reste constante.
4. On pourrait dire que l'énergie a passé d'un systèmeformel de supports (ordre de dimensions supérieur
à celui du théâtre des transfonnations, qui est la balle) à 1II1 système matériel, d'ordre dimensionnel inférieur
à celui du théâtre des transfonnations, les différentes molécules de la balle.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 73
ETAT
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II)
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\
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, ----- ,. ..... _.... -_ .. _~ -----
,
Courbe de sublimation
du cristal
ETAT GAZEUX
Températures
d'état. C'est parce qu'elle conduit à une étude de la corrélation entre les changements
structuraux et les échanges énergétiques que la théorie de Tammann a une valeur
exemplaire. Elle permet en effet de déterminer les conditions et les limites de stabili-
té des états cristallin et amorphe. Il existe de nombreux corps qui peuvent se présen-
ter à l'état cristallin ou à l'état amorphe; or, selon les conditions de température et de
pression, c'est tantôt l'état cristallin qui est stable et l'état amorphe métastable, tantôt
l'état cristallin métastable et l'état amorphe stable. Le passage de l'état métastable à
l'état stable donne lieu à un effet thermique et à un effet volumétrique déterminés.
Cette conséquence importante de la théorie de Tammann peut se représenter par la
figure V. Si nous partons d'une substance liquide à l'état d'équilibre stable, sous une
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 75
Températures
FIG. VI
sens que la température. Elle diminue lorsque la température s'abaisse; il pourra donc
arriver que, pour un abaissement suffisant de la température, la chaleur latente de cris-
tallisation s'annule, puis change de signe. La ligne MS de la figure V représente le lieu
des points représentatifs pour lesquels la chaleur latente de cristallisation est nulle,
selon les diverses valeurs que la pression, constante pour une même expérience, peut
prendre. Considérons maintenant la même substance liquide à l'état stable de tempé-
rature T, dans le domaine de stabilité de l'état liquide; si la pression croît, on pénètre
dans le domaine de stabilité de l'état cristallin. Le liquide étant alors à l'état méta-
stable, la cristallisation possible correspondra, pour chaque pression considérée, à une
variation !1V du volume accompagnant cette transformation. Si Vc et Va' sont les
76 L'INDIVIDUATION
assimilée à une énergie potentielle, car elle ne se manifeste que dans une transforma-
tion du système. Mais, à la différence des énergies potentielles étudiées plus haut, qui
sont susceptibles de transformations progressives et partielles selon un processus
continu, les énergies potentielles liées à une structure ne peuvent être transformées et
libérées que par une modification des conditions de stabilité du système qui les recè-
le ; elles sont donc liées à l'existence même de la structure du système; pour cette rai-
son, nous dirons que les énergies potentielles correspondant à deux structures diffé-
rentes sont d'ordre différent. Le seul point où elles sont continues l'une par rapport à
l'autre est le point où elles s'annulent, comme dans les points AI et A2' FI et F 2 de la
figure V. Dans le cas d'un pendule, au contraire, où deux énergies potentielles réali-
sent une conversion mutuelle continue, comme dans le pendule Holweck-Lejay (fig.
II), la somme de ces deux énergies et de l'énergie cinétique reste constante au cours
d'une transformation. Il en va de même encore dans le cas plus complexe que repré-
sente la figure III. Au contraire, les changements d'état subis par le système nous obli-
gent à considérer une certaine énergie liée à la structure, qui est bien une énergie
potentielle, mais qui n'est pas susceptible d'une transformation continue; pour cette
raison, elle ne peut pas être considérée comme rentrant dans les cas d'identité ou
d'égalité définis plus haut. Elle ne peut être mesurée que dans un changement d'état
du système; tant que l'état subsiste, elle se confond avec les conditions mêmes de sta-
bilité de cet état. Pour cette raison, nous nommerons énergies potentielles structurales
les énergies exprimant les limites de stabilité d'un état structural, qui constituent la
source réelle des conditions formelles des genèses possibles.
5. On doit noter que la formation de nouveaux cristaux à l'intérieur du cristal prismatique se fait à une
échelle plus petite que celle du cristal prismatique, jouant le rôle de milieu primitif, de système encadrant,
recélant en son état structural les conditions formelles du devenir. La forme est ici structure macrophysique
du système en tant qu'elle conditionne énergétiquement les transformations ultérieures.
6. Cette propagation de proche en proche constitue le mode le plus primitif et le plus fondamental de
l'amplification, la transduction amplifiante, qui emprunte son énergie au milieu où a lieu la propagation.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 79
7. La température imposée fait partie des conditions fomlelles de chaque sous-ensemble du système,
définissant en chacun la présence ou l'absence, et le degré, d'une énergie potentielle.
8. C'est la nature de la substance qui contient les conditions matérielles, particulièrement en détenninant
le nombre et l'espèce des différents systèmes d'individuation qui pourront s'y développer. L'état énergétique
d'une substance est un couple de conditions fonnelles et matérielles. en ce sens.
80 L'INDIVIDUATION
domaine, l'infinité de valeurs particulières que peuvent prendre les grandeurs expri-
mant ces conditions conduit à une infinité de résultats différents (par exemple la dimen-
sion des cristaux) pour un même type structural. Sans faire aucun emprunt au domaine
de la biologie, et sans accepter les notions de genre commun et de différence spéci-
fique, qui seraient trop métaphoriques ici, il est possible de définir, grâce aux disconti-
nuités des conditions, des types correspondant à des domaines de stabilité ou de
métastabilité ; puis, à l'intérieur de ces types, des êtres particuliers qui diffèrent les uns
des autres par ce qui, à l'intérieur des limites du type, est susceptible d'une variation
plus fine, dans certains cas continue, comme la vitesse de refroidissement. En ce sens,
l'individualité d'un être particulier renferme aussi rigoureusement le type que les
caractères susceptibles de varier à l'intérieur d'un type. Nous ne devons jamais consi-
dérer tel être particulier comme appartenant à un type. C'est le type qui appartient à
l'être particulier, au même titre que les détails qui le singularisent le plus, car l'exis-
tence du type dans cet être particulier résulte des mêmes conditions que celles qui sont
à l'origine des détails qui singularisent l'être. Parce que ces conditions varient de
manière discontinue en délimitant des domaines de stabilité, il existe des types ; mais
parce que, à l'intérieur de ces domaines de stabilité, certaines grandeurs, faisant partie
des conditions, varient de façon plus fine, chaque être particulier est différent d'un cer-
tain nombre d'autres. La particularité originale d'un être n'est pas différente en nature
de sa réalité typologique. L'être particulier ne possède pas plus ses caractères les plus
singuliers que ses caractères typologiques. Les uns comme les autres sont individuels
parce qu'ils résultent de la rencontre de conditions énergétiques et de singularités, ces
dernières étant historiques et locales. Si, à l'intérieur d'un même domaine de stabilité,
les conditions encore variables ne sont pas susceptibles d'une infinité de valeurs, mais
seulement d'un nombre fini, on devra admettre que le nombre d'êtres particuliers
effectivement différents qui peuvent apparaître est fini. Dans une certaine quantité de
substance, il pourra alors y avoir plusieurs êtres identiques, apparaissant comme indis-
cernables. Certes, au niveau macrophysique, on ne rencontre guère, même en cristal-
lographie, plusieurs individus indiscernables; par ailleurs, une substance en surfusion
cristalline finit par se transformer en la forme stable par rapport à laquelle elle est
métastable ; mais nous ne devons pas oublier que, si nous nous trouvons en présence
d'une grande quantité d'éléments, rien ne peut garantir l'absolue pureté d'une forme
allotropique. Il peut exister au sein d'une substance paraissant d'une seule forme un
certain nombre de germes de la forme allotropique stable. Des conditions locales par-
ticulières peuvent équivaloir à ce germe structural (trace d'impureté chimique, par
exemple). C'est donc au point de vue microscopique qu'il faut se placer, afin de consi-
dérer des substances simples. À ce niveau, il semble qu'il puisse exister de véritables
indiscernables.
Au niveau où l'individualité apparaît comme la moins accentuée, dans les formes
allotropiques d'un même élément, elle n'est pas liée seulement à l'identité d'une sub-
stance, à la singularité d'une forme, ou à l'action d'une force. Un substantialisme pur,
une pure Théorie de la Forme, ou un dynamisme pur, seraient également impuissants
devant la nécessité de rendre compte de l'individuation physicochimique. Rechercher le
principe d'individuation dans la matière, dans la forme, ou dans la force, c'est se
condamner à ne pouvoir expliquer l'individuation que dans des cas particuliers qui
paraissent simples, comme par exemple celui de la molécule ou de l'atome. C'est, au
lieu de faire la genèse de l'individu, supposer cette genèse déjà faite dans des éléments
82 L'INDIVIDUATION
formels, matériels, ou énergétiques, et, grâce à ces éléments déjà porteurs d'individua-
tion, engendrer par composition une individuation qui est en fait plus simple. C'est pour
cette raison que nous n'avons pas voulu entreprendre l'étude de l'individu en commen-
çant par la particule élémentaire, afin de ne pas risquer de prendre pour simple le cas
complexe. Nous avons choisi l'aspect le plus précaire de l'individuation comme terme
premier de l'examen. Et dès le début, il nous est apparu que cette individuation était une
opération résultant de la rencontre et de la compatibilité d'une singularité et des condi-
tions énergétiques et matérielles. On pourrait donner le nom d'allagmatique à une
pareille méthode génétique qui vise à saisir les êtres individués comme le développe-
ment d'une singularité qui unit à un ordre moyen de grandeur les conditions énergé-
tiqùes globales et les conditions matérielles; nous devons bien remarquer en effet que
cette méthode ne fait pas intervenir un pur déterminisme causal par lequel un être serait
expliqué lorsqu'on aurait pu rendre compte de sa genèse dans le passé. En fait, l'être
prolonge dans le temps la rencontre des deux groupes de conditions qu'il exprime; il
n'est pas seulement résultat, mais aussi agent, à la fois milieu de cette rencontre et pro-
longement de cette compatibilité réalisée. En termes de temps, l'individu n'est pas au
passé mais au présent, car il ne continue à conserver son individualité que dans la mesu-
re où cette réunion constitutive de conditions se prolonge et est prolongée par l'indivi-
du lui-même. L'individu existe tant que le mixte de matière et d'énergie qui le constitue
est au présent9 . C'est là ce que l'on pourrait nommer la consistance active de l'individu.
C'est pour cette raison que tout individu peut être condition de devenir: un cristal stable
peut être germe pour une substance métastable en état de surfusion cristalline ou liqui-
de. Le dynamisme seul ne peut rendre compte de l'individuation, parce que le dyna-
misme veut expliquer l'individu par un seul dynamisme fondamental; or, l'individu ne
recèle pas seulement une rencontre hylémorphique ; il provient d'un processus d'am-
plification déclenché dans une situation hylémorphique par une singularité, et il prolon-
ge cette singularité. On peut, en effet, assez légitimement nommer situation hylémor-
phique celle en laquelle il existe une certaine quantité de matière groupée en sous-
ensembles d'un système isolés les uns par rapport aux autres, ou une certaine quantité
de matière dont les conditions énergétiques et la répartition spatiale sont telles que le
système est en état métastable. L'état contenant des forces de tension, une énergie poten-
tielle, peut être nommé forme du système, car ce sont ses dimensions, sa topologie, ses
isolements internes qui maintiennent ces forces de tension; la forme est le système en
tant que macrophysique, en tant que réalité encadrant une individuation possible ; la
matière est le système envisagé au niveau microphysique, moléculaire.
Une situation hylémorphique est une situation en laquelle il n'y a que forme et
matière, donc deux niveaux de réalité sans communication. L'institution de cette com-
munication entre niveaux - avec transformations énergétiques - est l'amorce de l'in-
dividuation ; elle suppose l'apparition d'une singularité, que l'on peut nommer infor-
mation, soit venant du dehors, soit sous-jacente.
[Or IO l'individu recèle deux dynamismes fondamentaux, l'un énergétique, l'autre
structural. La stabilité de l'individu est la stabilité de leur association. Dès maintenant
9. C'est par là que l'individu peut jouer un rôle de singularité quand il pénètre dans un système en état
d'équilibre métastable, en amorçant une structuration amplifiante.
10. Ce texte entre crochets a été retiré pour l'édition de 1964 et remplacé par les quinze lignes précé-
dentes. (N.d.E.)
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 83
peut se poser la question du degré de réalité auquel une semblable investigation peut
prétendre: faut-il la considérer comme capable d'atteindre un réel? Est-elle soumise
au contraire à cette relativité du savoir qui semble caractériser les sciences expéri-
mentales ? Pour répondre à cette préoccupation de critique, il faut distinguer la
connaissance des phénomènes de la connaissance des relations entre les états. Le phé-
noménisme relativiste est parfaitement valable dans la mesure où il indique notre inca-
pacité de connaître absolument un être physique, sans refaire sa genèse et à la maniè-
re dont nous connaissons ou croyons connaître le sujet, dans l'isolement de la
conscience de soi. Mais il reste au fond de la critique de la connaissance ce postulat
que l'être est fondamentalement substance, c'est-à-dire en soi et par soi. La critique
de la raison pure s'adresse essentiellement au substantialisme de Leibniz et de Wolf;
à travers eux, il atteint tous les substantialismes, et particulièrement ceux de Descartes
et de Spinoza. Le noumène kantien n'est pas sans relation avec la substance des théo-
ries rationalistes et réalistes. Mais si l'on se refuse à admettre que l'être soit fonda-
mentalement substance, l'analyse du phénomène ne peut plus conduire au même rela-
tivisme ; en effet, les conditions de l'expérience sensorielle interdisent bien une
connaissance par intuition seule de la réalité physique. Mais on ne peut déduire aussi
définitivement que le fait Kant un relativisme de l'existence des formes a priori de la
sensibilité. Si en effet les noumènes ne sont pas pure substance, mais consistent éga-
lement en relations (comme des échanges d'énergie, ou des passages de structures
d'un domaine de réalité à un autre domaine de réalité), et si la relation a même rang
de réalité que les termes eux-mêmes, comme nous avons essayé de le montrer dans les
exemples précédents, parce que la relation n'est pas un accident par rapport à une sub-
stance, mais une condition constitutive, énergétique et stnlcturale, qui se prolonge
dans l'existence des êtres constitués, alors les formes a priori de la sensibilité qui per-
mettent de saisir des relations parce qu'elles sont un pouvoir d'ordonner selon la suc-
cession ou selon la simultanéité ne créent pas une irrémédiable relativité de la
connaissance. Si en effet la relation a valeur de vérité, la relation à l'intérieur du sujet,
et la relation entre le sujet et l'objet peuvent avoir valeur de réalité. La connaissance
vraie est une relation, non un simple rapport formel, comparable au rapport de deux
figures entre elles. La connaissance vraie est celle qui correspond à la stabilité la plus
grande possible dans les conditions données de la relation sujet-objet. Il peut y avoir
différents niveaux de la connaissance comme il peut y avoir différents degrés de sta-
bilité d'une relation. Il peut y avoir un type de connaissance le plus stable possible
pour telle condition subjective et telle condition objective; si une modification ulté-
rieure des conditions subjectives (par exemple la découverte de nouvelles relations
mathématiques) ou des conditions objectives survient, l'ancien type de connaissance
peut devenir métastable par rapport à un nouveau type de connaissance. Le rapport de
l'inadéquat à l'adéquat est en fait celui du métastable par rapport au stable. La vérité
et l'erreur ne s'opposent pas comme deux substances, mais comme une relation enfer-
mée dans un état stable à une relation enfermée dans un état métastable. La connais-
sance n'est pas un rapport entre une substance ?bjet et une substance sujet, mais rela-
tion entre deux relations dont l'une est dans le domaine de l'objet et l'autre dans le
domaine du sujet.
Le postulat épistémologique de cette étude est que la relation entre deux relations
est elle-même une relation. Nous prenons ici le mot de relation dans le sens qui a été
défini plus haut, et qui, opposant la relation au simple rapport, lui donne valeur d'être,
84 L'INDIVIDUATION
car la relation se prolonge dans les êtres sous forme de condition de stabilité, et défi-
nit leur individualité comme résultant d'une opération d'individuation. Si l'on
accepte ce postulat de la méthode d'étude des relations constitutives, il devient pos-
sible de comprendre l'existence et la validité d'une connaissance approchée. La
connaissance approchée n'est pas d'une autre nature que la connaissance exacte :
elle est seulement moins stable. Toute doctrine scientifique peut à un moment deve-
nir métastable par rapport à une doctrine devenue possible par un changement des
conditions de la connaissance. Ce n'est pas pour cela que la précédente doctrine doit
être considérée comme fausse; elle n'est pas non plus logiquement niée par la nou-
velle doctrine : son domaine est seulement soumis à une nouvelle structuration qui
l'amène à la stabilité. Cette doctrine n'est pas une forme du pragmatisme ni du nou-
vel empirisme logique car elle ne suppose l'usage d'aucun critère extérieur à cette
relation qu'est la connaissance, comme l'utilité intellectuelle ou la motivation vita-
le ; aucune commodité n'est requise pour valider la connaissance. Elle n'est ni
nominaliste ni réaliste, car le nominalisme ou le réalisme ne peuvent se comprendre
que dans des doctrines qui supposent que l'absolu est la forme la plus haute de
l'être, et qui essayent de conformer toute connaissance à la connaissance de l' abso-
lu substantiel. Ce postulat que l'être est l'absolu se trouve au fond même de la que-
relle des universaux conçue comme critique de la connaissance. Or, Abélard a plei-
nement aperçu la possibilité de séparer la connaissance des termes de la connais-
sance de la relation; malgré les railleries incompréhensives dont il a été l'objet, il
a apporté par cette distinction un principe extrêmement fécond, qui prend tout son
sens avec le développement des sciences expérimentales : nominalisme pour la
connaissance des termes, réalisme pour la connaissance de la relation, telle est la
méthode que nous pouvons retirer de la doctrine d'Abélard pour l'appliquer en
l'universalisant. Ce réalisme de la relation peut donc être pris comme postulat de
recherche. Si ce postulat est valable, il est légitime de demander à l'analyse d'un
point particulier des sciences expérimentales de nous révéler ce qu'est l'individua-
tion physique. La connaissance que nous donnent ces sciences est en effet valable
comme connaissance de la relation, et ne peut donner à l'analyse philosophique
qu'un être consistant en relations. Mais si précisément l'individu est un tel être,
cette analyse peut nous le révéler. On pourrait objecter que nous choisissons un cas
particulier, et que cette réciprocité entre le postulat épistémologique et l'objet connu
empêche de légitimer de l'extérieur ce choix arbitraire, mais nous croyons précisé-
ment que toute pensée, dans la mesure précisément où elle est réelle, est une rela-
tion, c'est-à-dire comporte un aspect historique dans sa genèse. Une pensée réelle
est auto-just(ficative mais non justifiée avant d'être structurée: elle comporte une
individuation et est individuée, possédant son propre degré de stabilité. Pour qu'une
pensée existe, il ne faut pas seulement une condition logique mais aussi un postulat
relationnel qui lui permet d'accomplir sa genèse. Si nous pouvons, avec le paradig-
me que constitue la notion d'individuation physique, résoudre d'autres problèmes,
dans d'autres domaines, nous pourrons considérer cette notion comme stable ;
sinon, elle ne sera que métastable et nous définirons cette métastabilité par rapport
aux formes plus stables que nous aurons pu découvrir : elle conservera alors la
valeur éminente d'un paradigme élémentaire.]
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 85
Cette manière d'envisager l'individualité est-elle encore valable pour définir la diffé-
rence des formes cristallines par rapport à l'état amorphe? Si les conditions énergé-
tiques étaient seules à envisager, la réponse serait immédiatement positive, car le pas-
sage de l'état amorphe à l'état cristallin s'accompagne toujours d'un échange d'éner-
gie ; le passage, à température et à pression constantes, de l'état cristallin à l'état liqui-
de est toujours accompagné d'une absorption de chaleur; on dit qu'il existe pour la
substance cristalline une chaleur latente de fusion, toujours positive. Si, d'autre part,
les conditions structurales étaient seules requises, aucune nouvelle difficulté ne se pré-
senterait : on pourrait assimiler la genèse de la forme cristalline la plus voisine de
l'état amorphe à n'importe quel passage d'une forme allotropique cristalline à une
autre forme allotropique cristalline. Cependant, quand on considère la différence entre
une substance à l'état amorphe et la même substance à l'état cristallin, il semble que
la précédente définition de l'individuation physique ne puisse s'y appliquer qu'avec
un certain nombre de transformations, ou de précisions. Ces modifications ou préci-
sions viennent de ce qu'on ne peut traiter comme individu l'état amorphe, et de ce que
la genèse absolue de l'état individué est plus difficile à définir que sa genèse relative
par passage d'une forme métastable à une forme stable. Le cas antérieurement étudié
devient alors un cas particulier devant ce cas plus général.
Le passage à l'état cristallin à partir d'un état amorphe peut se faire de différentes
manières: une solution qui s'évapore jusqu'à la saturation, des vapeurs qui se conden-
sent sur une paroi froide (sublimation), le refroidissement lent d'une substance fon-
due, peuvent amener la formation de cristaux. Peut-on affirmer que la discontinuité
entre l'état amorphe et l'état cristallin suffit à déterminer le caractère individué de cet
état? Ce serait supposer qu'il existe une certaine symétrie et équivalence entre l'état
amorphe et l'état cristallin, ce que rien ne prouve. En fait, on observe bien, pendant
que les cristaux sont en voie de formation, un palier dans la variation des conditions
physiques (par exemple la température), indiquant qu'un échange énergétique se pro-
duit. Mais il importe de remarquer que cette discontinuité peut être fractionnée, et non
donnée en bloc, dans certains cas comme ceux des substances organiques à molécules
complexes, du type de l' azoxyanisol ; ces corps, nommés cristaux liquides par le phy-
sicien Lehmann qui les a découverts, présentent, selon G. Friedel, des états méso-
morphes, intermédiaires entre l'état amorphe et l'état cristallin pur. Dans leurs états
mésomorphes, ces substances sont liquides, mais elles présentent des propriétés d'ani-
sotropie, par exemple l'anisotropie optique, comme l'a montré M. Mauguin. D'autre
part, il est possible d'obtenir le même type de cristaux à partir d'une solution qui se
concentre, d'un liquide fondu qu'on laisse refroidir, ou d'une sublimation. Ce n'est
donc pas par son rapport à la substance amorphe que le cristal se trouve individualisé.
La véritable genèse d'un cristal comme individu, c'est dans le dynamisme des rela-
tions entre situation hylémorphique et si~gularité qu'il faut la rechercher.
Considérons, en effet, la propriété donnée comme caractéristique de l'état cristallin :
l'anisotropie. Le cristal possède deux types d'anisotropie tout à fait différents. Le pre-
mier est l'anisotropie continue: certaines propriétés vectorielles des cristaux varient
de façon continue avec la direction ; c'est le cas des propriétés électriques, magné-
86 L'INDIVIDUATION
Il. Comme dans toute opération de modulation, trois énergies sont en présence: la forte énergie poten-
tielle de la substance amorphe en état métastable, la faible énergie apportée par le genne cristallin (énergie
modulante, infonnation), enfin, une énergie de couplage de la substance amorphe et du genne cristallin, qui
se confond avec le fait que la substance amorphe et le gemle fonnent un système physique.
88 L'INDIVIDUATION
Nous employons le mot d'analogie pour désigner cette relation parce que le contenu
de la pensée platonicienne relative au paradigmatisme dans ses fondements ontolo-
giques nous semble le plus riche de ce sens pour consacrer l'introduction d'une rela-
tion qui enveloppe quantité énergétique et qualité structurale. Cette relation est
information; la singularité du germe est efficace quand elle arrive dans une situation
hylémorphique tendue. Une analyse fine de la relation entre un germe structural et le
milieu qu'il structure fait comprendre que cette relation exige la possibilité d'une
polarisation de la substance amorphe par le germe cristallin. Le rayon d'action de
cette polarisation peut être très faible: dès qu'une première couche de substance
amorphe est devenue cristal autour du germe, elle joue le rôle de germe pour une
autre couche, et le cristal peut ainsi se développer de proche en proche. La relation
d'un germe structural à l'énergie potentielle d'un état métastable se fait dans cette
polarisation de la matière amorphe. C'est donc ici qu'il faut rechercher le fondement
d'une genèse constituant l'individu. D'abord, d'un point de vue macrophysique, l'in-
dividu apparaît toujours comme porteur de polarisation; il est remarquable, en effet,
que la polarisation soit une propriété transitive: elle est une conséquence et une cause
à la fois; un corps constitué par un processus de polarisation exerce une série de fonc-
tions polarisantes dont la capacité que possède le cristal de s'accroître n'est qu'une
des manifestations l2 • Peut-être serait-il possible de généraliser les conséquences phy-
siques des études de Pierre Curie sur la symétrie, connues en 1894. Les lois de Curie
peuvent s'énoncer sous deux fonnes ; la première utilise des concepts courants : un
phénomène possède tous les éléments de symétrie des causes qui le produisent, la
dyssymétrie d'un phénomène se retrouve dans les causes. D'autre part, les effets pro-
duits peuvent être plus symétriques que les causes, ce qui signifie que la réciproque
de la première loi n'est pas vraie. Ceci revient à dire que si un phénomène présente
une dyssymétrie, cette dyssymétrie doit se retrouver dans les causes; c'est cette dys-
symétrie qui crée le phénomène. Mais l'intérêt particulier des lois de Curie apparaît
surtout dans leur énoncé précis : un phénomène peut exister dans un milieu qui pos-
sède sa symétrie caractéristique ou celle d'un des sous-groupes de cette symétrie. Il
ne se manifestera pas dans un milieu plus symétrique. La symétrie caractéristique
d'un phénomène est la symétrie maxima compatible avec l'existence de ce phéno-
mène. Cette symétrie caractéristique doit être définie pour chacun des phénomènes
comme le champ électrique, le champ magnétique, le champ électromagnétique carac-
téristique de la propagation d'une onde lumineuse. Or, on s'aperçoit que le nombre de
groupes de symétrie présentant un ou plusieurs axes d'isotropie est limité, et les cris-
tallographes ont déterminé la possibilité de sept groupes seulement: 1° La symétrie
de la sphère; 2° la symétrie directe de la sphère (celle d'une sphère remplie d'un
liquide doué de pouvoir rotatoire) ; 3° la symétrie du cylindre de révolution (c'est
celle d'un corps isotrope comprimé dans une direction, celle de l'axe du cylindre) ;
4° la symétrie directe du cylindre, c'est-à-dire celle d'un cylindre rempli d'un liquide
doué de pouvoir rotatoire; 5° la symétrie du tronc du cône; 6° la symétrie d'un
cylindre tournant autour de son axe; 7° la symétrie du tronc de cône tournant. Les
deux premiers systèmes présentent plus d'un axe d'isotropie, et les cinq derniers, un
12. Cette fonction polarisante, grâce à laquelle chaque nouvelle couche est à nouveau une singularité
jouant un rôle d'information pour la matière amorphe contiguë, explique l'amplification par propagation trans-
ductive.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 89
seul axe. Grâce à ces systèmes, on s'aperçoit que la symétrie caractéristique du champ
électrique est celle d'un tronc de cône, tandis que la symétrie caractéristique du champ
magnétique est celle du cylindre tournant. On peut alors comprendre dans quelles
conditions un individu physique dont la genèse a été déterminée par une polarisation
correspondant à une structure caractérisée par tel ou tel type de symétrie peut produire
un phénomène présentant une polarisation déterminée.
Ainsi, un phénomène remarqué par Novalis, et célébré dans l'évocation poétique
du cristal « tire-cendres» (la tourmaline), peut se comprendre à partir du système de
symétrie du tronc de cône. La symétrie de la tourmaline est celle d'une pyramide tri-
angulaire. Un cristal de tourmaline chauffé révèle une polarité électrique dans la
direction de son axe ternaire. La tourmaline est déjà polarisée à la température ordi-
naire, mais un déplacement lent des charges électriques compense cette polarisation;
l'échauffement modifie seulement l'état de polarisation, de manière telle que la com-
pensation n'a plus lieu pendant un certain temps; mais la structure du cristal n'a pas
été modifiée. De même, la polarisation rotatoire magnétique est liée à la symétrie
caractéristique du champ magnétique, celle du cylindre tournant. Enfin, l'interpréta-
tion devient particulièrement intéressante dans le cas du phénomène de piézoélectri-
cité, découvert par Jacques et Pierre Curie. Il consiste en l'apparition de charges
électriques par compression ou dilatation mécanique de certains cristaux; comme le
phénomène consiste en l'apparition d'un champ électrique, la symétrie du système
qui produit ce champ (cristal et forces de compression) doit être au plus celle du tronc
de cône. Il résulte de ceci que les cristaux pyro-électriques peuvent être piézo-élec-
triques; en comprimant un cristal de tourmaline suivant l'axe ternaire pyro-électrique,
on constate effectivement l'apparition de charges électriques de signe contraire. Par
contre, des cristaux comme ceux du quartz, n'ayant qu'une symétrie ternaire (les
extrémités des axes binaires ne sont pas équivalentes), ne sont pas pyro-électriques,
mais sont piézo-électriques, car, lorsqu'on exerce une pression suivant un axe binaire,
le seul élément de symétrie commun au cristal et à la compression est cet axe binaire
; cette symétrie, sous-groupe de la symétrie du tronc de cône, est compatible avec
l'apparition d'un champ électrique suivant cet axe. Dans un pareil cristal, la polarisa-
tion électrique peut aussi être déterminée par une compression normale aux faces du
prisme; le seul élément de symétrie commun à la symétrie du cristal et à la symétrie
cylindrique de la compression est l'axe binaire perpendiculaire à la direction de la
force de compression. Il résulte de ceci que les cristaux n'ayant pas de centre de
symétrie peuvent être piézo-électriques. C'est le cas du sel de Seignette, orthorom-
bique, avec l'hémiédrie énantiomorphe, et dont la composition chimique est indiquée
par la formule C0 2K-CHOH-CHOH-C0 2Na.
L'habitude qui nous porte à penser selon les genres communs, les différences spé-
cifiques, et les caractères propres, est si forte que nous ne pouvons pas éviter d'user
de termes qui impliquent une classification naturelle implicite; cette réserve faite, si
l'on consent à enlever au mot de propriété le sens qu'il prend dans un classement natu-
rel, nous dirons que, selon l'analyse précédente, les propriétés d'un individu cristallin
expriment et actualisent en la prolongeant la polarité ou le faisceau de polarités qui
ont présidé à sa genèse. Un cristal, matière structurée, peut devenir être structurant;
il est à la fois conséquence et cause de cette polarisation de la matière sans laquelle il
n'existerait pas. Sa structure est une structure reçue, car il a fallu un germe; mais le
germe n'est pas substantiellement distinct du cristal; il reste inclus dans le cristal, qui
90 L'INDIVIDUATION
devient comme un germe plus vaste. Ici, le soma est coextensible au germen, et le ger-
men au soma. Le germen devient soma; sa fonction est coextensive à la limite du cris-
tal qui se développe. Ce pouvoir de structurer un milieu amorphe est en quelque
manière une propriété de la limite du cristaP3 ; elle exige la dyssymétrie entre l'état
intérieur du cristal et l'état de son milieu. Les propriétés génétiques d'un cristal se
manifestent éminemment à sa surface; ce sont des propriétés de limite. On ne peut
donc, si l'on veut être rigoureux, les nommer des « propriétés du cristal» ; elles sont
plutôt des modalités de la relation entre le cristal et le corps amorphe. C'est parce que
le cristal est perpétuellement inachevé, en état de genèse maintenue en suspens, qu'il
possède ce qu'on nomme singulièrement des « propriétés» ; ces propriétés sont en
fait le permanent déséquilibre qui se manifeste par des relations avec les champs pola-
risés ou par la création, à la limite du cristal et autour de lui, d'un champ ayant une
polarité déterminée par la structure du cristal. En généralisant les lois de Curie, on
trouverait qu'une substance purement amorphe ne créerait pas de champs polarisés, si
elle n'était rendue anisotrope par des conditions particulières polarisantes, comme une
compression selon une direction déterminée, ou un champ magnétique l4 . Une singu-
larité est polarisée. Les véritables propriétés de l'individu sont au niveau de sa genè-
se, et, pour cette raison même, au niveau de sa relation avec les autres êtres, car, si
l'individu est l'être toujours capable de continuer sa genèse, c'est dans sa relation aux
autres êtres que réside ce dynamisme génétique. L'opération ontogénétique d'indivi-
duation du cristal s'accomplit à sa surface. Les couches intérieures représentent une
activité passée, mais ce sont les couches superficielles qui sont dépositaires de ce pou-
voir de faire croître, en tant qu'elles sont en relation avec une substance structurable.
C'est la limite de l'individu qui est au présent; c'est elle qui manifeste son dynamis-
me, et qui fait exister cette relation entre structure et situation hylémorphique. Un être
totalement symétrique en lui-même, et symétrique par rapport aux êtres qui le limite-
raient, serait neutre et sans propriétés. Les propriétés ne sont pas substantielles mais
relationnelles; elles n'existent que par l'interruption d'un devenir. La temporalité, en
tant qu'elle exprime ou constitue le modèle le plus parfait de l'asymétrie (le présent
n'est pas symétrique du passé, parce que le sens de parcours est irréversible) se trou-
ve nécessaire à l'existence de l'individu. Peut-être d'ailleurs y a-t-il réversibilité par-
faite entre individuation et temporalité, le temps étant toujours le temps d'une rela-
tion, qui ne peut exister qu'à la limite d'un individu. Selon cette doctrine on pourrait
dire que le temps est relation, et qu'il n'y a de véritable relation qu'asymétrique. Le
temps physique existe comme relation entre un terme amorphe et un terme structuré,
le premier étant porteur d'énergie potentielle, et le second, d'une structure asymé-
trique. Il résulte également de cette manière de voir que toute structure est à la fois
structurante et structurée; on peut la saisir sous son double aspect lorsqu'elle se mani-
feste dans le présent de la relation, entre un état potentialisé amorphe et une substan-
ce structurée au passé. Dès lors, la relation entre l'avenir et le passé serait celle-là
même que nous saisissons entre le milieu amorphe et le cristal ; le présent, relation
entre l'avenir et le passé, est comme la limite asymétrique, polarisante, entre le cris-
13. La relation entre le gemle et la substance amorphe est un processus d'information du système.
14. La saturation d'une solution crée peut-être, au niveau microphysique, une polarité rendant la sub-
stance amorphe sensible à l'action du germe cristallin. La sursaturation est en effet une contrainte physico-chi-
mique, créant une métastabilité.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 91
tal et le milieu amorphe. Cette limite ne peut être saisie ni comme potentiel ni comme
structure; elle n'est pas intérieure au cristal, mais elle ne fait pas partie non plus du
milieu amorphe. Pourtant, en un autre sens, elle est partie intégrante de l'un et de
l'autre des deux termes, car elle est pourvue de toutes leurs propriétés. Les deux
aspects précédents, à savoir l'appartenance et la non-appartenance de la limite aux
termes limités, qui s'opposent comme la thèse et l'antithèse d'une triade dialectique,
resteraient artificiellement distingués et opposés sans leur caractère de principe
constitutif: cette relation dyssymétrique est, en effet, le principe de la genèse du cris-
tal, et la dyssymétrie se perpétue tout au long de la genèse; de là résulte le caractère
d'indéfinité de la croissance du cristal; le devenir ne s'oppose pas à l'être; il est rela-
tion constitutive de l'être en tant qu'individu. Nous pouvons dire par conséquent que
l'individu physico-chimique constitué par un cristal est en devenir, en tant qu'indivi-
du. Et c'est bien à cette échelle moyenne - entre l'ensemble et la molécule que le
véritable individu physique existe. Certes, on peut dire, en un sens dérivé, que telle ou
telle masse de soufre est individualisée par le fait qu'elle se présente sous une forme
allotropique déterminée. Mais cet état déterminé de l'ensemble global ne fait qu'ex-
primer au niveau macroscopique la réalité sous-jacente et plus fondamentale de l' exis-
tence, dans la masse, d'individus réels possédant une communauté d'origine. Le
caractère individualisé de l'ensemble n'est que l'expression statistique de l'existence
d'un certain nombre d'individus réels. Si un ensemble renferme un grand nombre
d'individus physiques d'origines diverses et de structures différentes, il est un mélan-
ge et reste faiblement individualisé. Le véritable support de l'individualité physique
est bien l'opération d'individuation élémentaire, même si elle n'apparaît qu'indirec-
tement au niveau de l'observation.
[La 15 très belle méditation que Platon nous livre dans le Parménide sur le rapport
de l'être et du devenir, reprenant ou annonçant celle du Philèbe, ne peut arriver à trou-
ver un mixte de l'être et du devenir ; la dialectique reste antithèse, et le contenu du
tphov tl ne peut apparaître autrement que sous forme de postulation insatisfaite.
C'est que Platon ne pouvait trouver dans la science hellène la notion d'un devenir en
suspens, asymétrique et pourtant immuable. L'alternative entre l'être statique et
l'écoulement sans consistance de la y€VEmç Et de la <p8opa ne pouvait être évitée par
l'introduction d'aucun mixte. La participation entre les idées, et même entre les idées-
nombres, telle que nous la découvrons dans l' Epinomis ou la reconstruisons à partir
des livres M et N de la Métaphysique d'Aristote, avec la théorie du !-l€tplOv, conserve
encore la notion de la supériorité de l'un et de l'immobile sur le multiple et le mou-
vant. Le devenir reste conçu comme mouvement, et le mouvement comme imperfec-
tion. Cependant, à travers cette aube infinie qu'est la pensée de Platon au déclin de sa
vie, peut se deviner la recherche d'un mixte réel de l'être et du devenir, pressenti plu-
tôt que défini dans le sens de l'éthique: s'immortaliser dans le sensible, donc aussi
dans le devenir. Si le Timée avait été écrit à ce moment, peut-être aurions-nous eu dès
le quatrième siècle une doctrine du mixte de l'être et du devenir. Après cet effOli resté
infécond, vraisemblablement à cause du caractère ésotérique de l'enseignement de
Platon, la méditation philosophique d'inspiration platonicienne, avec Speusippe puis
Xénocrate, retourne au dualisme fondé par Parménide - ce père de la pensée sur
15. Ce passage entre crochets a été retiré pour l'édition de 1964 et remplacé par les douze lignes précé-
dentes. (N.d.E.)
92 L'INDIVIDUATION
lequel Platon s'autorisait à porter une main sacrilège pour dire que de quelque façon
et sous quelque rapport l'être n'est pas et le non-être est. Le divorce accepté entre la
physique et la pensée réflexive est devenu une attitude philosophique déclarée à par-
tir de Socrate, qui déçu par la physique d'Anaxagore, voulait ramener la philosophie
« du ciel sur la Terre ». Certes, l'œuvre d'Aristote marque un grand effort encyclo-
pédique, et la physique est réintroduite. Mais ce n'est pas cette physique, dépourvue
de formulation mathématique après la répudiation des structures-archétypes, et pré-
occupée de classification plus que de mesures, qui pouvait fournir des paradigmes à
une réflexion. La synthèse de l'être et du devenir, manquée au niveau de l'être inerte,
ne pouvait s'effectuer avec solidité au niveau du vivant, parce qu'il eût été néces-
saire de connaître la genèse du vivant, qui, aujourd'hui encore, est objet de
recherche. Aussi la tradition philosophique occidentale est-elle presque entièrement
substantialiste. Elle a négligé la connaissance de l'individu réel, parce qu'elle ne
pouvait pas la saisir dans sa genèse. Molécule insécable et éternelle, ou être vivant
richement organisé, l'individu était saisi comme une réalité donnée, utile pour expli-
quer la composition des êtres ou pour découvrir la finalité du cosmos, mais non
comme une réalité elle-même connaissable.
Nous voulons par ce travail montrer que l'individu peut maintenant être objet de
science, et que l'opposition affirmée par Socrate entre la Physique et la pensée réflexi-
ve et normative doit prendre fin. Cette démarche implique que la relativité du savoir
scientifique ne soit plus conçue à l'intérieur d'une doctrine empiriste. Et nous devons
noter que l'empirisme fait partie de la théorie de l'induction pour laquelle le concret
est le sensible, et le réel, identique au concret. La théorie de la connaissance doit être
modifiée jusqu'à ses racines, c'est-à-dire la théorie de la perception et de la sensation.
La sensation doit apparaître comme relation d'un individu vivant au milieu dans
lequel il se trouve. Or, même si le contenu de cette relation ne constitue pas d'emblée
une science, il possède déjà une valeur en tant qu'il est relation. La fragilité de la sen-
sation vient avant tout du fait qu'on lui demande de révéler des substances, ce qu'el-
le ne peut à cause de sa fonction fondamentale. S'il y a un certain nombre de discon-
tinuités de la sensation à la science, ce n'est pas une discontinuité comme celle qui
existe ou qui est supposée exister entre les genres et les espèces mais comme celle qui
existe entre différents états métas tables hiérarchisés. La présomption d'empirisme,
relative au point de départ choisi, ne vaut que dans une doctrine substantialiste.
Comme cette épistémologie de la relation ne peut s'exposer qu'en supposant défini
l'être individuel, il nous était impossible de l'indiquer avant de l'utiliser; c'est pour
cette raison que nous avons commencé l'étude par un paradigme emprunté à la phy-
sique : c'est par la suite seulement que nous avons dérivé des conséquences réflexives
à partir de ce point de départ. Cette méthode peut paraître très primitive : elle est en
effet semblable à celle des « Physiologues » Ioniens; mais elle se présente ici comme
postulat, car elle vise à fonder une épistémologie qui serait antérieure à toute logique.]
en une opération est restée sans modification, mais nous avons pu préciser que la rela-
tion qu'établit cette opération 16 peut être tantôt actuellement opérante, tantôt en sus-
pens, prenant alors tous les caractères apparents de la stabilité substantielle. La
relation est ici observable comme une limite active, et son type de réalité est celui
d'une limite. Nous pouvons en ce sens définir l'individu comme un être limité, mais à
condition d'entendre par là qu'un être limité est un être polarisant, possédant un dyna-
misme indéfini de croissance par rapport à un milieu amorphe. L'individu n'est pas
substance, car la substance n'est limitée par nulle autre chose que par elle-même (ce
qui a conduit Spinoza à la concevoir comme infinie et comme unique). Tout substan-
tialisme rigoureux exclut la notion d'individu, comme on peut le voir chez Descartes,
ne pouvant expliquer à la princesse Elisabeth en quoi consiste l'union des substances
en l'Homme, et mieux encore chez Spinoza qui considère l'individu comme une appa-
rence. L'êtrefini est le contraire même de l'être limité, car l'êtrefini est borné de lui-
même, parce qu'il ne possède pas une suffisante quantité d'être pour croître sans fin ;
au contraire, dans cet être indéfini qu'est l'individu, le dynamisme d'accroissement ne
s'arrête pas, parce que les étapes successives de l'accroissement sont comme autant de
relais grâce auxquels des quantités d'énergie potentielle toujours plus grandes sont
asservies pour ordonner et incorporer des masses de matière amorphe toujours plus
considérables. Ainsi, les cristaux visibles à l'œil nu sont déjà, par rapport au germe
initial, des édifices considérables: un domaine cubique de diamant, de 1 flm de côté,
renferme plus de 177 000 000 000 d'atomes de carbone. On peut donc penser que le
germe cristallin a déjà énormément grandi quand il atteint la taille d'un cristal visible
à la limite du pouvoir séparateur des microscopes optiques. Mais on sait de plus qu'il
est possible de « nourrir» un cristal artificiel, dans une solution sursaturée très soi-
gneusement maintenue en conditions de croissance lente, de manière à obtenir un
individu cristallin pesant plusieurs kilogrammes. Dans ce cas, même si l'on supposait
que le germe cristallin est déjà un édifice de grandes dimensions relativement aux
atomes dont il est formé, on trouverait qu'un cristal d'un volume d'un décimètre cube
a une masse un million de milliards de fois supérieure à celle d'un germe cristallin
supposé de 1 flm 3 de volume. Les cristaux de taille courante, qui constituent presque
la totalité de l'écorce terrestre, comme ceux de quartz, de feldspath et de mica dont le
granite est composé, ont une masse égale à plusieurs millions de fois celle de leur
germe. Il faut donc supposer de toute nécessité l'existence d'un processus d'asservis-
sement par relais successifs, qui permet à la très faible énergie contenue dans la limite
du germe de structurer une masse aussi considérable de substance amorphe. C'est, en
fait, la limite du cristal qui est le germe, pendant l'accroissement, et cette limite se
déplace au fur et à mesure que le cristal s'accroît; elle est faite d'atomes toujours nou-
veaux, mais elle reste dynamiquement identique à elle-même, et s'accroît en surface
en conservant les mêmes caractéristiques locales d'accroissement. Ce rôle primordial
de la limite est mis particulièrement en relief par des phénomènes tels que celui des
figures de corrosion, et surtout de l' épitaxie, qui constituent une remarquable contre-
épreuve. Les figures de corrosion, obtenues dan.s l'attaque d'un cristal par un réactif,
manifestent de petites dépressions à contours réguliers, que l'on pourrait nommer des
16. Relation rendue possible par l'existence d'un rapport analogique entre la substance amorphe et le
genne stmctural, ce qui revient à dire que le système constitué par la substance amorphe et le germe recèle de
l'infomlation.
94 L'INDIVIDUATION
cristaux négatifs. Or, ces cristaux négatifs sont de forme différente selon la face du cris-
tal sur laquelle ils apparaissent; la fluorine peut être attaquée par l'acide sulfurique; or,
la fluorine cristallise sous forme de cubes qui, par le choc, donnent des faces parallèles
à celles de l'octaèdre régulier. Par la corrosion, sur une face du cube, on voit apparaître
des petites pyramides quadrangulaires, et, sur une face de l'octaèdre, des petites pyra-
mides triangulaires. Toutes les figures apparaissant sur une même face ont même orien-
tation. L'épitaxie est un phénomène qui se produit lorsqu'on prend un cristal comme
support d'une substance en voie de cristallisation. Les cristaux naissants sont orientés
par la face cristalline (d'une substance chimique différente) sur laquelle ils sont placés.
La symétrie ou la dyssymétrie du cristal apparaît dans ces deux phénomènes. Ainsi, la
calcite et la dolomie, C03Ca et (C0 3 )2CaMg, attaquées par l'acide nitrique dilué, sur
une face de clivage, présentent des figures de corrosion symétriques pour la calcite et
dyssymétriques pour la dolomie. Ces exemples montrent que les caractères de la limite
de l'individu physique peuvent se manifester en tout point de cet individu redevenu
limite (par exemple, ici, par clivage). L'individu peut ainsi jouer un rôle d'information
et se conduire, même localement, comme singularité active, capable de polariser.
Toutefois, on peut se demander si ces propriétés, et en particulier l 'homogénéité que
nous venons de noter, existent encore à très petite échelle: y a-t-il une limite inférieure
de cette individuation cristalline? Haüy formula en 1784 la théorie réticulaire des cris-
taux, confirmée en 1912 par Laue grâce à la découverte de la diffraction des rayons X
par les cristaux, qui se comportent comme un réseau. Haüy étudiait la calcite, qui se
présente sous des formes très variées; il découvrit que tous les cristaux de calcite peu-
vent donner par clivage un même rhomboèdre, parallélépipède dont les six faces sont
des losanges égaux, et font entre elles un angle de 105 0 5'. On peut, par le choc, rendre
ces rhomboèdres de plus en plus petits, visibles seulement au microscope. Mais la
forme ne change pas. Haüy a supposé une limite à ces divisions successives, et a ima-
giné les cristaux de calcite comme des empilements de ces rhomboèdres élémentaires.
Par la méthode de Laue, on a pu mesurer grâce aux rayons X les dimensions de ce
rhomboèdre élémentaire, dont la hauteur est égale à 3,029 X 10-8 cm. Le sel gemme, qui
possède trois clivages rectangulaires, est fait de cubes élémentaires insécables dont
l'arête mesure 5,628 X 10-8 cm. Un cristal de sel gemme peut alors être considéré
comme constitué par des particules matérielles (molécules de chlorure de sodium) dis-
posées aux nœuds d'un réseau cristallin constitué par trois familles de plans réticulaires
se coupant à angle droit. Le cube élémentaire est nommé maille cristalline. La calcite
sera constituée par trois systèmes de plans réticulaires, faisant entre eux un angle de
105 0 5', et séparés par l'intervalle constant de 3,029 X 10-8 cm. Tout cristal peut être
considéré comme constitué d'un réseau de parallélépipèdes. Cette structure réticulaire
rend compte non seulement de la stratification parallèle aux clivages, mais encore de
plusieurs modes de stratification. Ainsi, dans le réseau cubique, qui explique la struc-
ture du sel gemme, on peut mettre en évidence une stratification parallèle aux plans
diagonaux du cube. Cette stratification se manifeste dans la blende. Les nœuds du
réseau cubique peuvent être arrangés en des plans réticulaires parallèles aux faces de
l'octaèdre régulier: nous avons vu plus haut le clivage de la fluorine, qui correspond à
une telle stratification. Cette notion de stratification multiple mérite d'être particulière-
ment méditée, car elle donne un contenu à la fois intelligible et réel à l'idée de limite.
La limite est constitutive quand elle est non pas la borne matérielle d'un être, mais sa
structure, constituée par l'ensemble des points analogues d'un point quelconque du
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 95
milieu cristallin. Le milieu cristallin est un milieu périodique. Il suffit, pour connaître
complètement le milieu cristallin, de connaître le contenu de la maille cristalline, c'est-
à-dire la position des différents atomes; en soumettant ceux-ci à des translations selon
trois axes de coordonnées, on trouvera tous les points analogues qui leur correspondent
dans le milieu. Le milieu cristallin est un milieu triplement périodique dont la période
est définie par la maille. Selon M. Wyart, « on peut se faire une image, tout au moins
dans le plan, de la périodicité du cristal en le comparant au mot(j; indéfiniment répété,
d'un papier de tenture» (Cours de Cristallographie pour le cert(ficat d'Études
Supérieures de Minéralogie, Centre de Documentation Universitaire, p. 10). M. Wyart
ajoute: «Ce motif se retrouve, en tous les nœuds d'un réseau de parallélogrammes; les
côtés du parallélogramme élémentaire n'ont aucune existence, exactement comme la
maille élémentaire du cristal. » La limite n'est donc pas prédéterminée; elle consiste en
structuration ; dès qu'un point arbitraire est choisi dans ce milieu triplement pério-
dique, la maille élémentaire se trouve déterminée, ainsi qu'un ensemble de limites spa-
tiales. En fait, la source commune de la limite et de la structuration est la périodicité du
milieu. Nous retrouvons ici avec un contenu plus rationnel la notion déjà indiquée de
possibilité indéfinie de croissance; le cristal peut croître en conservant tous ses carac-
tères parce qu'il possède une structure périodique; la croissance est donc toujours iden-
tique à elle-même; un cristal n'a pas de centre qui permette de mesurer l'éloignement
d'un point de son contour extérieur par rapport à ce centre; sa limite n'est pas, relati-
vement à la structure du cristal, plus éloignée du centre que les autres points; la limite
du cristal est virtuellement en tout point, et elle peut y apparaître réellement par un cli-
vage. Les mots d'intériorité et d'extériorité ne peuvent pas s'appliquer avec leur sens
habituel à cette réalité qu'est le cristal. Considérons, au contraire, une substance
amorphe: elle doit être bornée par une enveloppe, et sa surface peut avoir des proprié-
tés appartenant en propre à la surface. Ainsi, une goutte d'eau produite par un compte-
gouttes prend au cours de sa formation un certain nombre d'aspects successifs que la
mécanique étudie; ces aspects dépendent du diamètre du tube, de la force d'attraction
due à la pesanteur, de la tension superficielle du liquide; ici, le phénomène est extrê-
mement variable selon l'ordre de grandeur adopté, parce que l'enveloppe agit en tant
qu'enveloppe et non en tant que limite. Notons bien d'ailleurs que les corps amorphes
peuvent prendre dans certains cas des formes régulières, comme celle des gouttes d'eau
qui constituent le brouillard; mais on ne peut pas parler de l'individuation d'une goutte
d'eau comme on parle de l'individuation d'un cristal, parce qu'elle ne possède pas, tout
au moins de manière rigoureuse et dans la totalité de sa masse, une structure pério-
dique. Une goutte d'eau de grandes dimensions n'est pas exactement identique pour
toutes ses propriétés à une goutte d'eau de petites dimensions 17.
L'individuation que nous venons de caractériser par l'exemple du cristal ne peut
exister sans une discontinuité élémentaire d'échelle plus restreinte; il faut un édifice
d'atomes pour constituer une maille cristalline, et cette structuration serait très diffi-
cilement concevable sans une discontinuité élémentaire. Descartes, il est vrai, voulant
expliquer tous les effets physiques par « figur~ et mouvement », a cherché à fonder
17. Dans la nature, ces individus imparfaits sont souvent formés d'un cristal autour duquel se fixe une
substance amorphe, dans certaines conditions (brouillard, neige). Les conditions de formation de ces indivi-
dus imparfaits sont comparables aux conditions de sursaturation: on peut amorcer la fonllation de pluie ou de
neige dans un air saturé en répandant des cristaux.
96 L'INDIVIDUATION
l'existence des formes sur autre chose que la discontinuité élémentaire, inconcevable
dans un système d'où le vide absolu est exclu, puisque l'extension est substantialisée
et devient res extensa ; aussi Descartes a-t-il considéré avec beaucoup de soin les cris-
taux, et même observé finement la genèse des cristaux artificiels dans une solution
sursaturée de sel marin, en essayant de l'expliquer par figure et mouvement. Mais
Descmies éprouve une grande difficulté à découvrir le fondement des structures; il
s'efforce, au début des Météores, de montrer une genèse de bornes spatiales à partir
de l'opposition du sens de rotation de deux tourbillons voisins; c'est le mouvement
qui individue de manière primordiale les régions de l'espace; dans une mécanique
sans forces vives, le mouvement peut paraître, en effet, une détermination purement
géométrique. Mais le mouvement dans un espace-matière continu ne peut aisément
constituer à lui seul une anisotropie des propriétés physiques; la tentative que
Descartes a faite pour expliquer le champ magnétique par figure et mouvement, à par-
tir de vrilles issues des pôles de l'aimant, et pivotant sur elles-mêmes, reste infruc-
tueuse: on peut bien expliquer au moyen de cette hypothèse comment deux pôles de
même nom se repoussent, ou bien comment deux pôles de noms contraires s'attirent.
Mais on ne peut expliquer la coexistence de ces deux propriétés, parce que cette
coexistence exige une anisotropie, alors que l'espace-matière de Descartes est iso-
trope. Le substantialisme ne peut expliquer que les phénomènes d'isotropie. La pola-
risation, condition la plus élémentaire de la relation, reste incompréhensible dans un
substantialisme rigoureux. Aussi Descartes s'est-il efforcé d'expliquer tous les phé-
nomènes dans lesquels un champ manifeste des grandeurs vectorielles au moyen du
mécanisme de la matière subtile. Il a accordé une vive attention aux cristaux, parce
qu'ils lui présentaient une claire illustration de la réalité des figures; ils sont des
formes géométriques substantialisées ; mais le système de Descartes, en excluant le
vide, rendait impossible la reconnaissance de ce qu'il ya de fondamental dans l'état
cristallin, à savoir l'individuation génétique de la structure périodique, donc disconti-
nue, opposée au continu ou au désordre de l'état amorphe.
Or, pour être pleinement rigoureux, on ne doit pas dire que, si l'état cristallin est
discontinu, l'état amorphe est continu; une même substance, en effet, peut se présenter
à l'état amorphe ou à l'état cristallin, sans que ses pmiicules élémentaires se modifient.
Mais, même si elle est composée d'éléments discontinus comme des molécules, une
substance peut se comporter comme du continu, dès qu'un nombre suffisant de parti-
cules élémentaires est impliqué dans la production du phénomène. En effet, une multi-
tude d'actions désordonnées, c'est-à-dire n'obéissant ni à une polarisation ni à une
répartition périodique dans le temps, ont des sommes moyennes qui se répartissent
dans un champ isotrope. Telles sont par exemple les pressions dans un gaz comprimé.
L'exemple du mouvement brownien, mettant en évidence l'agitation thermique des
grosses molécules, illustre aussi cette condition des milieux isotropes: si l'on prend en
effet, pour observer ce mouvement, des particules visibles de plus en plus grosses, les
mouvements de ces pmiicules finissent par devenir imperceptibles; c'est que la somme
instantanée des énergies reçues sur chaque face de la part des molécules en état d'agi-
tation est de plus en plus faible par rapport à la masse de la particule observable; plus
cette particule est volumineuse, plus le nombre de chocs par unité de temps sur chaque
face est élevé; comme la répartition de ces chocs se fait au hasard, les forces par unité
de surface sont d'autant plus constantes dans le temps que les surfaces considérées sont
plus grandes, et une particule observable assez volumineuse reste pratiquement en
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 97
repos. Pour des durées et des ordres de dimensions suffisants, le discontinu désordonné
équivaut au continu ; il est fonctionnellement continu. Le discontinu peut donc se
manifester tantôt comme continu, tantôt comme discontinu, selon qu'il est désordonné
ou ordonné. Mais le continu ne peut se présenter fonctionnellement comme discontinu,
parce qu'il est isotrope.
En continuant dans cette voie, nous trouverions que l'aspect de continuité peut se
présenter comme un cas particulier de la réalité discontinue, tandis que la réciproque
de cette proposition n'est pas vraie. Le discontinu est premier par rapport au continu.
C'est pour cette raison que l'étude de l'individuation, saisissant le discontinu en tant
que discontinu, possède une valeur épistémologique et ontologique très grande: elle
nous invite à nous demander comment s'accomplit l'ontogénèse, à partir d'un système
comportant potentiels énergétiques et germes structuraux; ce n'est pas d'une sub-
stance mais d'un système qu'il y a individuation, et c'est cette individuation qui
engendre ce qu'on nomme une substance, à partir d'une singularité initiale.
Cependant, conclure de ces remarques à un primat ontologique de l'individu, ce
serait perdre de vue tout le caractère de fécondité de la relation. L'individu physique
qu'est le cristal est un être à structure périodique, qui résulte d'une genèse en laquelle
se sont rencontrées dans une relation de compatibilité une condition structurale et une
condition hylémorphique, contenant matière et énergie. Or, pour que l'énergie ait pu
être asservie par une structure, il fallait qu'elle fût donnée sous forme potentielle,
c'est-à-dire répandue dans un milieu primitivement non polarisé, se comportant
comme un continu. La genèse de l'individu exige le discontinu du germe structural et
le continu fonctionnel du milieu amorphe préalable. Une énergie potentielle, mesu-
rable par une grandeur scalaire, peut être asservie par une structure, faisceau de pola-
rités représentables de manière vectorielle. La genèse de l'individu s'opère par la
relation de ces grandeurs vectorielles et de ces grandeurs scalaires. Il ne faut donc pas
remplacer le substantialisme par un monisme de l'individu constitué. Un pluralisme
monadologique serait encore un substantialisme. Or, tout substantialisme est un
monisme, unifié ou diversifié, en ce sens qu'il ne retient qu'un des deux aspects de
l'être: les termes sans la relation opératoire. L'individu physique intègre dans sa
genèse l'opération commune du continu et du discontinu, et son existence est le deve-
nir de cette genèse continuée, prolongée dans l'activité, ou en suspens.
Ceci suppose que l'individuation existe à un niveau intermédiaire entre l'ordre
de grandeur des éléments particulaires et celui de l'ensemble molaire du système
complet; à ce niveau intermédiaire, l'individuation est une opération de structura-
tion amplifiante qui fait passer au niveau macrophysique les propriétés actives de la
discontinuité primitivement microphysique ; l'individuation s'amorce à l'échelon
où le discontinu de la molécule singulière est capable - dans un milieu en« situation
hylémorphique » de métastabilité de moduler une énergie dont le support fait déjà
partie du continu, d'une population de molécules aléatoirement disposées, donc
d'un ordre de grandeur supérieur, en relation avec le système molaire. La singularité
polarisante amorce dans le milieu amorphe une structuration cumulative franchis-
sant les ordres de grandeur primitivement séparés: la singularité, ou information,
est ce en quoi il ya communication entre ordres de grandeur; amorce de l'individu,
elle se conserve en lui.
Chapitre III
Forme et substance l
I. - CONTINU ET DISCONTINU
1. Ce chapitre III, qui figurait dans le texte de soutenance (1958), avait été retiré en 1964 pour la première
publication" Seules les dernières pages "Topologie, chronologie et ordre de grandeur de l'inviduation phy-
sique" avaient été conservées. (N.d.E.)
100 L'INDIVIDUATION
aucune réalité substantielle. L'état d'ataraxie est celui qui concentre le plus possible sur
lui-même le composé humain, et l'amène à l'état le plus voisin de la substantialité qu'il
lui soit possible d'atteindre. Les « templa serena philosophiae » permettent la construc-
tion non d'une véritable individualité, mais de l'état du composé le plus semblable au
simple qui se puisse concevoir.
Un postulat symétrique se trouve dans la doctrine stoïcienne. Là non plus, l 'hom-
me n'est pas véritable individu. Le seul véritable individu est unique et universel: il
est le cosmos. Lui seul est substantiel, un, parfaitement lié par la tension interne du
TCÛp 'tEXV1KOV 0 OU~Xêl1t(:iv'ta . Ce feu artisan, nommé aussi « feu semence », 1tÛp O'1tEp-
llanKOV, est le principe de l'immense pulsation qui anime le monde. L'homme, orga-
ne de ce grand corps, ne peut trouver une vie véritablement individuelle que dans l'ac-
cord avec le rythme du tout. Cet accord, conçu comme la résonance que les luthiers
réalisent par l'égalité de tension de deux cordes d'égal poids et d'égale longueur, est
une participation de l'activité de la partie à l'activité du tout. La finalité, refusée par
les atomistes, joue un rôle essentiel dans le système des Stoïciens. C'est que, pour les
Stoïciens, la relation est essentielle, car elle élève la partie qu'est l'homme jusqu'au
tout qu'est l'individu-cosmos; au contraire, chez les Atomistes, la relation ne peut
qu'éloigner l 'homme de l'individu, qui est l'élément, en l'engageant dans une parti-
cipation encore plus démesurée par ses dimensions.
L'intention éthique a donc eu recours à la physique en deux sens opposés. Pour les
Atomistes, le véritable individu est infiniment au-dessous de l'ordre de grandeur de
l'homme; pour les Stoïciens, il est infiniment au-dessus. L'individu n'est pas recherché
dans l'ordre de grandeur de l'être humain, mais aux deux extrémités de l'échelle des
grandeurs concevables. Dans les deux cas, l'individu physique est recherché avec une
rigueur et une force qui indiquent combien l 'homme sent sa vie engagée dans cette
recherche. Et c'est peut-être cette intention même qui a porté les Épicuriens et les
Stoïciens à ne pas vouloir prendre pour modèle de l'individu un être commun et cou-
rant. L'atome et le cosmos sont absolus dans leur consistance parce qu'ils sont les termes
extrêmes de ce que l'homme peut concevoir. L'atome est absolu comme non-relatif au
degré atteint par le processus de division ; le cosmos est absolu comme non-relatif au
processus d'addition et de recherche de la définition par inclusion, puisqu'il est le terme
qui comprend tous les autres. La seule différence, très importante par ses conséquences,
est que l'absolu du tout enferme la relation, alors que l'absolu de l'indivisible l'exclut.
Peut-être faut-il voir dans cette recherche d'un individu absolu en dehors de
l'ordre humain une volonté de recherche non soumise à des préjugés provenant de
l'intégration de l'homme au groupe social; la cité fermée est niée dans ces deux
découvertes de l'individu physique absolu: par repliement sur soi dans l'épicurisme,
par dépassement et universalisation dans le stoïcisme du civisme cosmique.
Précisément pour cette raison, aucune des deux doctrines n'arrive à penser la relation
sous sa forme générale. La relation entre les atomes est précaire, et aboutit à l'insta-
bilité du composé; la relation de la partie au tout absorbe la partie dans le tout. Aussi,
la relation de l'homme à l'homme est-elle à peu près semblable dans les deux doc-
trines; le sage stoïcien reste aù'tapKl1<; Kat. à1tae~<;. Il considère ses relations avec les
autres comme faisant partie des 'tà OÙK È<p 'hllîv. Le Manuel d'Epictète compare les rela-
tions familiales à la cueillette occasionnelle d'un bulbe de jacinthe qu'un marin ren-
contre en faisant une courte promenade dans une île ; si le maître d'équipage crie
qu'on repart, ce n'est plus le moment de s'attarder à cette cueillette; le marin risque-
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 101
rait d'être impitoyablement abandonné dans l'île, car le maître n'attend pas. Le
livre IV du De Rerum Natura traite de la même manière les passions humaines fon-
dées sur les instincts, et ramène partiellement leur sens à un rapport de possession. La
seule véritable relation est, dans l'Épicurisme, de l'homme avec lui-même, et, dans le
Stoïcisme, de l'homme avec le cosmos.
Ainsi, la recherche de l'individu physique fondamental restait inféconde chez les
Anciens parce qu'elle était trop uniquement tendue pour des motifs éthiques, vers la
découverte d'un absolu substantiel. En ce sens, la pensée morale du Christianisme a
sans doute rendu assez indirectement un service à la recherche de l'individu en phy-
sique; ayant donné un fondement non physique à l'éthique, elle a enlevé à la
recherche de l'individu en physique son aspect de principe moral, ce qui l'a libérée.
Dès la fin du XVIIIe siècle, on donne un rôle fonctionnel à une discontinuité de la
matière: 1'hypothèse de Haüy sur la constitution réticulaire des cristaux en est un
exemple. En Chimie également, la molécule devient centre de relations, et non plus seu-
lement dépositaire de la matérialité. Le dix-neuvième siècle n'a pas inventé la particule
élémentaire, mais il a continué à l'enrichir en relations au fur et à mesure qu'ill'appau-
vrissait en substance. Cette voie a conduit à considérer la particule comme liée à un
champ. La dernière étape de cette recherche a été accomplie lorsqu'il a été possible de
mesurer en termes de variation de niveau énergétique un changement de structure de
l'édifice constitué par les particules en relation mutuelle. La variation de masse liée à
une libération ou à une absorption d'énergie, donc à un changement de structure, concré-
tise profondément ce qu'est la relation comme équivalente à l'être. Un tel échange, qui
permet d'énoncer le rapport qui mesure l'équivalence d'une quantité de matière et d'une
quantité d'énergie, donc d'un changement de structure, ne peut laisser subsister une doc-
trine qui rattache les modifications de la substance à la substance comme de purs acci-
dents contingents, en dépit desquels la substance reste immodifiée. Dans l'individu phy-
sique, substance et modes sont au même niveau d'être. La substance consiste en la sta-
bilité des modes, et les modes, en changements du niveau d'énergie de la substance.
La relation a pu être mise au rang de l'être à partir du moment où la notion de
quantité discontinue a été associée à celle de particule; une discontinuité de la matiè-
re qui ne consisterait qu'en une structure granulaire laisserait subsister la plupart des
problèmes que soulevait la conception de l'individu physique dans l'Antiquité.
La notion de discontinuité doit devenir essentielle à la représentation des phéno-
mènes pour qu'une théorie de la relation soit possible: elle doit s'appliquer non seu-
lement aux masses, mais aussi aux charges, aux positions de stabilité que des parti-
cules peuvent occuper, aux quantités d'énergie absorbées ou cédées dans un change-
ment de structure. Le quantum d'action est le corrélatif d'une structure qui change par
sauts brusques, sans états intermédiaires.
de recevoir une quantité d'énergie au moins égale à son énergie de sortie. On est conduit
à poser la notion de « photon» pour expliquer non seulement cette règle du seuil de fré-
quence, mais aussi le fait très important de la répartition ou plutôt de la disponibilité de
l'énergie lumineuse en chacun des points de la plaque éclairée: il n'y a pas de seuil d'in-
tensité : or, si l'électron se comporte comme particule en ce sens que chaque électron
nécessite l'appOli d'une quantité déterminée d'énergie pour sortir de la plaque, on pour-
rait penser qu'il se comportera comme particule aussi en ce sens qu'il recevra une quan-
tité d'énergie lumineuse proportionnelle à l'ouverture de l'angle sous lequel il est vu de
la source de lumière (selon la loi du flux). C'est pourtant ce que l'expérience dément;
quand la quantité de lumière reçue par la plaque sur chaque unité de surface décroît, il
devrait arriver un moment où la quantité de lumière serait trop faible pour que chaque
électron reçoive une quantité de lumière équivalant à son énergie de sortie. Or, ce
moment n'arrive pas; seul le nombre d'électrons extraits par unité de temps diminue
proportionnellement à la quantité de lumière. Toute l'énergie reçue par la plaque de
métal alcalin agit sur cette particule 50 000 fois plus petite que l'atome d'hydrogène.
C'est par là qu'on est conduit à considérer que toute l'énergie véhiculée par l'onde lumi-
neuse est concentrée en un point, comme s'il y avait un corpuscule de lumière.
3. La méthode analogique
Doit-on cependant accorder valeur de réalité à la notion de photon ? Elle est sans
doute pleinement valable dans une physique du comme si mais nous devons nous
demander si elle constitue un individu physique réel. Elle est nécessitée par la manière
dont s'effectue la relation entre l'énergie lumineuse et les électrons, c'est-à-dire fina-
lement entre les changements d'état des particules de la source de lumière et les chan-
gements d'état des particules du métal alcalin. Il est peut-être en effet dangereux de
considérer l'énergie lumineuse sans considérer la source d'où elle provient. Or, si
nous voulons seulement décrire la relation entre la source de lumière et les électrons
libres du métal alcalin, nous verrons qu'il n'est pas absolument nécessaire de faire
intervenir des individus de lumière, et qu'il est encore moins nécessaire d'avoir
recours à une« onde de probabilité» pour rendre compte de la répartition de l'énergie
lumineuse véhiculée par ces photons à la surface de la plaque de métal. Il semble
même que l'hypothèse du photon soit difficile à conserver dans les cas où une quantité
de lumière extrêmement faible arrive sur une assez grande surface de métal alcalin. La
sortie des électrons est alors sensiblement discontinue, ce qui se traduit par un « bruit
de fond» ou bruit de grenaille caractérisé lorsqu'on amplifie et transforme en signaux
sonores les courants produits dans un circuit par les électrons sortant du métal, et cap-
tés sur une anode grâce à une différence de potentiel créée entre cette anode et la
plaque de métal photo-émissif devenue cathode. Si on diminue encore l'intensité du
flux lumineux mais qu'on augmente la surface de la plaque de métal alcalin, le
nombre d'électrons sortant par unité de temps. reste constant lorsque les deux varia-
tions se compensent, c'est-à-dire lorsque le produit de la surface éclairée par l'inten-
sité de la lumière reste constant. Or, la probabilité de rencontre entre un photon et un
électron libre diminue lorsque la surface de la plaque augmente et que l'intensité de la
lumière décroît. En effet, en admettant que le nombre d'électrons libres par unité de
surface reste constant quelle que soit la surface, on trouve que le nombre de photons
104 L'INDIVIDUATION
diminue lorsque la surface augmente et que la quantité totale de lumière reçue par
unité de temps sur toute la surface reste constante. On est donc amené à considérer le
photon comme pouvant être présent partout à tout instant à la surface de la plaque de
métal alcalin, puisque l'effet ne dépend que du nombre de photons reçus par unité de
temps et non de la concentration ou de la diffusion de la lumière sur une surface plus
ou moins grande. Le photon rencontre un électron comme s 'il avait une surface de plu-
sieurs centimètres carrés, mais il échange avec lui de l'énergie comme s'il était un cor-
puscule de l'ordre de grandeur de l'électron, c'est-à-dire 50 000 fois plus petit que
l'atome d'hydrogène. Et cela, le photon le peut tout en restant capable d'apparaître
dans un autre effet, réalisé en même temps et dans les mêmes conditions, comme lié à
une transmission d'énergie sous forme ondulatoire: on peut obtenir des franges d'in-
terférences sur la cathode de la cellule photoélectrique sans perturber le phénomène
photoélectrique. Peut-être alors serait-il préférable de rendre compte des aspects
contradictoires de l'effet photoélectrique par une autre méthode. Si on considère en
effet le phénomène sous l'aspect de discontinuité temporelle qu'il présente lorsque la
quantité d'énergie reçue par unité de surface est extrêmement faible, on s'aperçoit que
la sortie des électrons se produit lorsque l'éclairement de la plaque photo-émissive a
duré un certain temps: tout se passe ici comme si une certaine sommation de l'énergie
lumineuse se produisait dans la plaque. On pourrait supposer par conséquent que
l'énergie lumineuse est transformée dans la plaque en une énergie potentielle permet-
tant la modification de l'état de relation d'un électron avec les particules constituant le
métal. Cela permettrait de comprendre que la place des électrons libres n'intervienne
pas dans la détermination du phénomène, non plus que la densité des « photons» par
unité de surface de la plaque métallique. Nous serions alors ramenés au cas de la rela-
tion entre une structure et une substance amorphe, qui se manifeste comme un continu
même si elle n'est pas continue dans sa composition. Ici, en effet, les électrons se
manifestent comme une substance continue, parce qu'ils obéissent à une répartition
conforme à la loi des grands nombres dans la plaque de métal. Cet ensemble constitué
par les électrons et la plaque métallique dans laquelle ils se trouvent répartis au
hasard, peut être structuré par l'adjonction d'une suffisante quantité d'énergie qui per-
mettra aux électrons de sortir de la plaque. L'ensemble désordonné aura été ordonné.
Cependant, cette thèse, aussi sommairement présentée, devrait attirer la critique. En
effet, il existe d'autres manières d'accroître l'énergie potentielle de la plaque métal-
lique, par exemple en l'échauffant; alors, on voit en effet, à partir de températures
situées entre 700 0 et 1 250 0 se produire un phénomène nommé effet thermoïonique, et
qu'il vaut mieux nommer effet thermoélectronique: des électrons sortent spontané-
ment d'un morceau de métal chauffé. Quand ce métal est revêtu d'oxydes cristallisés,
le phénomène a lieu à plus basse température. Ici, le changement de répartition a lieu
sans intervention d'une autre condition que l'élévation de la température, tout au
moins en apparence. Cependant, la condition énergétique, à savoir la température du
métal constituant une « cathode chaude », ne se suffit pas pleinement à elle-même; la
structure de la surface du métal entre également en jeu: on dit en ce sens qu'une
cathode peut être « activée» par l'adjonction de traces de métal, de strontium ou de
baryum par exemple; même dans l'effet thermoélectronique, il existe donc des condi-
tions structurales de l'émission d'électrons. Seulement, comme dans le cas d'une sub-
stance amorphe qui passe à l'état cristallin par apparition spontanée, et jusqu'à ce jour
inexpliquée, de germes cristallins dans sa masse, les conditions structurales de l'effet
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 105
thermoélectronique sont toujours présentes dans les conditions ordinaires lorsque les
conditions énergétiques le sont. Elles le sont tout au moins à grande échelle, pour une
« cathode chaude» ayant une surface émissive suffisante; mais elles le sont de
manière beaucoup plus discontinue à faible échelle. Si on projette sur un écran fluo-
rescent, au moyen d'un dispositif de concentration (lentille électrostatique ou électro-
magnétique), les électrons émis au même instant par les différents points d'une
cathode chaude, de manière à obtenir une image optique agrandie de la cathode, on
voit que l'émission d'électrons par chaque point est très variable selon les instants
successifs. Il se forme comme des cratères successifs d'activité intense, ces cratères
sont éminemment instables: le courant total recueilli si l'on installe à proximité de la
cathode, dans une enceinte vide, une anode, avec, entre anode et cathode, une diffé-
rence de potentiel suffisante pour capter tous les électrons émis (courant de satura-
tion), montre des fluctuations qui proviennent de ces variations locales intenses de
l'intensité du phénomène thermoélectronique. Plus la surface de la cathode est grande,
plus ces variations locales sont faibles par rapport à l'intensité totale; dans un tube
électronique à très petite cathode, ce phénomène est sensible. Il a été assez récemment
étudié sous le nom de scintillation ou « flicker ». Or, tous les points d'une cathode
sont dans les mêmes conditions énergétiques thermiques, à de très faibles différences
près, par suite de la conductivité themlÏque élevée des métaux. Même si on supposait
de légères différences de température entre différents points de la surface d'une
cathode, on ne pourrait expliquer par là les brusques et importants changements d'in-
tensité de l'émission d'électrons entre deux points voisins. C'est donc que l'effet ther-
moélectronique dépend au moins d'une autre condition, en plus de la condition
énergétique qui est toujours présente. Les brillants et fugaces cratères observés dans le
dispositif d'optique électronique décrit plus haut correspondent à l'apparition ou à la
disparition de cette condition d'activité à la surface de la cathode, en tel point déter-
miné. L'étude de ce phénomène n'est pas assez avancée pour que l'on puisse préciser
la nature de ces germes d'activité. Mais il importe de noter qu'ils sont fonctionnelle-
ment comparables aux germes cristallins qui apparaissent dans une solution amorphe
sursaturée. La nature de ces germes est encore mystérieuse ; mais leur existence est
certaine. Or, nous devons nous demander si, dans l'effet photoélectrique, la lumière
agit seulement en augmentant l'énergie des électrons. Il est intéressant de remarquer
que les électrons sortent normalement à la surface de la plaque de métal alcalin. Il est
très regrettable que les températures élevées nécessaires pour obtenir l'effet thermo-
électronique ne soient pas compatibles avec la conservation des cathodes de zinc, de
césium ou de cadmium; on pourrait tenter de voir si, pour des températures à peine
inférieures à celle à laquelle l'effet thermo-électrique commence à se manifester, la
fréquence minimum de lél lumière produisant l'effet photo-électronique se trouverait
abaissée, ce qui montrerait que l'énergie de sortie aurait diminué. Si cela était, on
pourrait en conclure qu'il existe deux termes dans l'énergie de sortie de l'électron: un
terme structural et un terme représentant en fait un potentiel. Toutefois, même en l'ab-
sence d'expériences plus précises, il est possible de tirer de cet exemple un certain
nombre de conclusions provisoires relatives à' l'étude de l'individuation physique.
Nous voyons en effet un type très remarquable de relation dans l'effet photoélectrique
: tous les électrons libres qui se trouvent dans la plaque de métal éclairée sont, du point
de vue énergétique, comme une seule substance. Sinon, on ne pourrait comprendre
comment il peut y avoir effet de sommation de l'énergie lumineuse arrivant sur la
106 L'INDIVIDUATION
plaque jusqu'à ce que la quantité d'énergie nécessaire à la sortie d'un électron ait été
reçue. Il y a en effet des cas où on ne peut considérer le phénomène comme instan-
tané; il faut donc dans ce cas que l'énergie lumineuse ait été mise préalablement en
réserve; d'autre part, cette énergie suppose une communication entre tous les élec-
trons libres, car on peut difficilement concevoir que l'énergie a été apportée par un
photon qui aurait mis pour agir sur l'électron un temps plus long que la vitesse de la
lumière ne permet de le calculer. Si la relation entre la lumière et un électron se fait
plus lentement que la vitesse de la lumière ne l'autorise, c'est qu'il n'y a pas relation
directe entre la lumière et l'électron, mais relation par l'intermédiaire d'un troisième
terme. Si l'interaction entre le «photon» et la lumière est directe, elle doit être assez
courte pour que le photon, entre le début et la fin de l'interaction, soit encore prati-
quement à la même place. Nous nous bornons à refaire ici pour le déplacement du
photon le raisonnement qui a conduit à adopter l'idée que le photon peut se manifester
en tout point éclairé. Mais, si l'on admet que le photon peut manifester sa présence
partout au même instant sur un plan perpendiculaire à la direction de déplacement, on
ne peut admettre qu'il puisse demeurer au même endroit pendant tout le temps que
dure une transformation. Si, par exemple, une transformation dure 1/100 OOOe de
seconde, le photon aurait eu entre le début et la fin de cette transformation, le temps de
parcourir 3000 mètres. Cette difficulté est évitée si l'on suppose qu'entre la lumière et
l'électron il y a sommation d'énergie dans le milieu où se trouvent les électrons. Cette
sommation pourrait être faite par exemple sous forme d'augmentation de l'amplitude
d'une oscillation ou de la fréquence d'une rotation. Dans ce dernier cas par exemple,
la fréquence de la lumière interviendrait directement comme fréquence et non comme
quantité scalaire. Si l'on admet en effet un rôle direct de la fréquence, il n'est plus
nécessaire de se représenter un photon dont l'énergie serait représentée par la mesure
d'une fréquence: la fréquence est la condition structurale sans laquelle le phénomène
de structuration ne peut s'effectuer. Mais l'énergie intervient comme quantité scalaire
dans le nombre d'électrons extraits par unité de temps. Selon cette représentation, il
serait nécessaire de considérer un champ électromagnétique comme possédant un élé-
ment structural et un élément purement énergétique : la fréquence représente cet élé-
ment structural tandis que l'intensité du champ représente son élément énergétique.
Nous disons que la fréquence représente l'élément structural, mais non qu'elle le
constitue, car en d'autres circonstances cet élément interviendra comme longueur
d'onde au cours d'une propagation dans un milieu déterminé ou dans le vide. Une dif-
fraction par le réseau cristallin fait intervenir cette structure en tant que longueur
d'onde, en rapport avec la longueur géométrique de la maille cristalline.
L'intérêt d'une représentation de la structure comme liée à la fréquence n'est pas
seulement celui d'un réalisme plus grand, mais aussi celui d'une universalité beau-
coup plus vaste, qui évite de créer des catégories arbitraires de champs électromagné-
tiques (ce qui aboutit à un substantialisme apparent assez paralysant). La continuité
entre les différentes manifestations de champs électromagnétiques de fréquences
variées est établie non seulement par la théorie, mais aussi par l'expérience scienti-
fique et technique. Si, comme le fait Louis de Broglie dans Ondes, Corpuscules,
Mécanique ondulatoire, à la planche 1 (entre la page 16 et la page 17), on inscrit en
regard d'une échelle logarithmique des fréquences les différentes découvertes et expé-
riences qui ont permis de mesurer une fréquence électromagnétique, on s'aperçoit que
la continuité a été établie entièrement entre les six domaines considérés d'abord
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 107
hension ; ainsi, dans l'exemple précédent, si l'on veut rendre compte des différences
qui existent entre les ondes électromagnétiques dites centimétriques et les ondes élec-
tromagnétiques décamétriques, on aura recours à ce caractère qui permettra égale-
ment de dire pourquoi le pouvoir séparateur d'un microscope optique est plus grand
en lumière violette qu'en lumière rouge: on montrera que la réflexion, la réfraction,
la diffraction d'une onde électromagnétique ont pour condition le rapport entre l'ordre
de grandeur de la longueur d'onde et celui des éléments de la substance constituant le
miroir, le dioptre ou le réseau. Pour la réflexion par exemple, la condition pour que ce
phénomène se produise est que les irrégularités du miroir soient petites par rapp0l1 à
la longueur d'onde électromagnétique à réfléchir. Le «poli optique» de l'argent ou du
mercure est nécessaire pour réfléchir la lumière violette de courte longueur d'onde.
La lumière rouge par contre est déjà convenablement réfléchie par une surface métal-
lique plus grossièrement polie; les radiations infra-rouges peuvent être réfléchies par
une plaque de cuivre légèrement oxydée; les ondes centimétriques du radar se réflé-
chissent sur une surface métallique non polie. Les ondes décimétriques se réfléchis-
sent sur un grillage métallique à mailles fines. Les ondes métriques se réfléchissent
sur un treillis de barres métalliques. Un treillis à vastes mailles, fait de câbles suspen-
dus à des pylônes, ou même une rangée de pylônes suffit à la réflexion des ondes
décamétriques ou hectométriques. De même, il faut la fine structure d'un réseau cris-
tallin pour diffracter les rayons X, tandis qu'un réseau fait de lignes délicatement gra-
vées à la main sur une plaque de métal suffit à assurer la diffraction de la lumière
visible. Les ondes métriques de la télévision se diffractent sur les sommets crénelés
des Sierras, réseau naturel à vastes mailles. Des propriétés plus complexes, comme le
rapport entre la quantité d'énergie réfléchie et la quantité d'énergie réfractée pour
chaque longueur d'onde rencontrant un obstacle semi-conducteur, comme la couche
de Kennely-Heaviside, à structure complexe, peuvent être interprétés au moyen d'une
semblable méthode, qui n'est ni inductive ni déductive. Le mot d'analogie semble
avoir pris un sens péjoratif dans la pensée épistémologique. On devrait cependant ne
point confondre le véritable raisonnement analogique avec la méthode toute sophis-
tique qui consiste à inférer l'identité à partir des propriétés de deux êtres qui ont en
commun un caractère quelconque. Autant la méthode de ressemblance peut être
confuse et peu honnête, autant la véritable méthode analogique est rationnelle.
L'analogie véritable selon la définition du Père de Solages est une identité de rapports
et non un rapport d'identité. Le progrès transductif de la pensée consiste bien en effet
à établir des identités de rapports. Ces identités de rapports ne s'appuient pas du tout
sur des ressemblances, mais au contraire sur des différences, et elles ont pour but de
les expliquer: elles tendent vers la différenciation logique, et en aucune manière vers
l'assimilation ou l'identification; ainsi, les propriétés de la lumière paraissent très
différentes de celles des ondes hertziennes, même dans un cas précis et limité comme
celui de la réflexion sur un miroir; un grillage ne réfléchit pas la lumière et réfléchit
des ondes hertziennes, alors qu'un petit miroir parfaitement poli réfléchit bien la
lumière et pratiquement pas une onde hertzienne métrique ou décamétrique, à plus
forte raison hectométrique. Rendre compte de ces ressemblances ou de ces diffé-
rences, ce sera avoir recours à l'identité de rapports existant entre tous les phéno-
mènes de réflexion; la quantité d'énergie est grande quand, sur le trajet de l'onde
électromagnétique s'interpose un obstacle constitué par une substance dont les irré-
gularités sont petites par rapport à la longueur d'onde de l'énergie électromagnétique.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 109
la physique. Or, cet immense monument de logique est aussi en étroite coïncidence avec
le réel, et cela jusque dans les techniques les plus fines : le thermomètre électromagné-
tique du Massachussets Institute of Technology, recevant à la manière d'un récepteur
radioélectrique d'ondes très courtes les perturbations électromagnétiques émises par les
astres a permis de mesurer les températures du soleil (10 000° K), de la lune (292° K),
de l'espace noir du ciel (moins de 10° K). Le théodolite radioélectrique permet de repé-
rer la position du Soleil par temps couvert. Le radar, dix à vingt fois plus sensible que
l'œil, peut déceler le passage des météores invisibles avec les instruments d'optique.
Cependant, nous devons nous demander si cet édifice intellectuel n'exige pas,
comme condition de stabilité, une transductivité absolue de toutes les propriétés et
de tous les termes. Sans cette parfaite cohérence, la notion de genre réapparaîtrait,
avec toute l'obscurité latente qu'elle amène avec elle. Une notion ne peut pas être
forgée pour rendre compte d'un phénomène relatif par exemple à une fréquence
déterminée, puis abandonnée pour les autres fréquences. À l'intérieur d'un domai-
ne de transductivité, il doit y avoir continuité de toutes les propriétés, avec des
variations relatives seulement à la variation des grandeurs permettant d'ordonner la
transductivité. Dans le cas du domaine des radiations électromagnétiques, on ne
peut accepter la réalité du photon pour une bande de fréquence déterminée, et
l'abandonner pour les autres. Or, la notion de photon, ce quantum d'énergie qui se
propage à la vitesse de la lumière, est remarquablement utile quand il faut interpré-
ter l'effet photoélectrique. Mais elle n'est plus aussi intéressante lorsqu'il s'agit de
l'infra-rouge ou des ondes hertziennes. Elle devrait pourtant être utilisable dans ce
domaine des grandes longueurs d'onde.
1. Substantialisme et énergétisme
comporte comme corpuscule. Plus généralement, dans toute relation, il y aurait tou-
jours un terme continu et un terme discontinu. Cela exige que chaque être ait intégré
lui-même une condition continue et une condition discontinue.
Le substantialisme de la particule et l' énergétisme de l'onde s'étaient développés
assez indépendamment l'un de l'autre au cours du XIXe siècle, parce qu'ils corres-
pondaient, au début, à des domaines de recherches assez éloignés pour autoriser l'in-
dépendance théorique des principes d'explication. Les conditions historiques de la
découverte de la mécanique ondulatoire sont d'une extrême importance pour une épis-
témologie allagmatique, dont le but est d'étudier les modalités de la pensée transduc-
tive, comme seule véritablement adéquate pour la connaissance du développement
d'une pensée scientifique qui veut connaître l'individuation du réel qu'elle étudie.
Cette étude épistémologique de la formation de la mécanique ondulatoire et du prin-
cipe de complémentarité de Bohr voudrait montrer que, dans la mesure où il s'est agi
de penser le problème de l'individu physique, la pensée déductive pure et la pensée
inductive pure ont été tenues en échec, et que, depuis l'introduction du quantum d' ac-
tionjusqu'au principe de complémentarité de Bohr, c'est une logique transductive qui
a permis le développement des sciences physiques.
Nous allons en ce sens essayer de montrer que la « synthèse» des notions com-
plémentaires d'onde et de corpuscule n'est pas en fait une synthèse logique pure,
mais la rencontre épistémologique d'une notion obtenue par induction et d'une
notion obtenue par déduction; les deux notions ne sont pas véritablement synthéti-
sées, comme la thèse et l'antithèse au terme d'un mouvement dialectique, mais mises
en relation grâce à un mouvement transductif de la pensée; elles conservent dans
cette relation leur caractère fonctionnel propre. Pour qu'elles puissent être synthéti-
sées, il faudrait qu'elles soient symétriques et homogènes. Dans la dialectique à ryth-
me ternaire, en effet, la synthèse enveloppe la thèse et l'antithèse en surmontant la
contradiction; la synthèse est donc hiérarchiquement, logiquement et ontologique-
ment supérieure aux termes qu'elle réunit. La relation obtenue au terme d'une trans-
duction rigoureuse maintient au contraire l'asymétrie caractéristique des termes.
Ceci a pour conséquence que la pensée scientifique relative à l'individu, physique
d'abord, biologique ensuite, comme nous tenterons de le montrer, ne peut procéder
selon le rythme ternaire de la dialectique pour laquelle la synthèse est thèse d'une
triade plus haute: c'est par extension de la transductivité que la pensée scientifique
avance, non par élévation de plans successifs selon un rythme ternaire. En raison du
principe de complémentarité, la relation, devenue fonctionnellement symétrique, ne
peut présenter par rapport à un autre terme une asymétrie qui puisse être le moteur
d'un cheminement dialectique ultérieur. En termes de pensée réflexive, la contradic-
tion est, après l'exercice de la pensée transductive, devenue intérieure au résultat de
la synthèse (puisqu'elle est relation dans la mesure où elle est asymétrique). Il ne
peut donc y avoir une nouvelle contradiction entre le résultat de cette synthèse et un
autre terme qui serait son antithèse. Dans la pensée transductive, il n y a pas de résul-
tat de la synthèse, mais seulement une relation synthétique complémentaire; la syn-
thèse ne s'effectue pas; elle n'est jamais ach~vée ; il n'y a pas de rythme synthé-
tique, car, l'opération de synthèse n'étant jamais effectuée ne peut devenir le fonde-
ment d'une thèse nouvelle.
Selon la thèse épistémologique que nous défendons, la relation entre les diffé-
rents domaines de la pensée est horizontale. Elle est matière à transduction, c' est-à-
112 L'INDIVIDUATION
2. Le processus déductif
C'est cette thèse que nous allons essayer de démontrer ou tout au moins d'illustrer par
analyse des conditions dans lesquelles la science physique a été amenée à définir l'in-
dividu physique comme une association complémentaire d'onde et de corpuscule.
La notion d'onde semble être apparue au terme d'un remarquable effort déductif,
particulièrement tourné vers l'élucidation des problèmes énergétiques, auxquels elle a
apporté un moyen de calcul remarquablement rationnel. Elle prolonge et renouvelle la
tradition d'une physique déductive et ayant recours, depuis Descartes, aux claires
représentations de la géométrie analytique. Elle est, par ailleurs, reliée, au moins his-
toriquement, à l'étude des phénomènes macroscopiques. Elle a enfin un rôle théorique
éminent, permettant de penser sous des principes communs de très vastes ensembles
de faits antérieurement séparés en catégories distinctes. La notion de corpuscule pré-
sente au contraire des caractères opposés.
La notion d'onde a joué des rôles sensiblement identiques dans l'interprétation des
phénomènes lumineux et des phénomènes relatifs aux déplacements des particules
électrisées (ou des charges électriques) ; c'est pour cela qu'elle a permis l'éclosion de
la théorie électromagnétique de la lumière par Maxwell. Le premier travail se concré-
tise autour des études de Fresnel. Le second, autour de la découverte de Maxwell véri-
fiée expérimentalement plus tard par Hertz. Fresnel, abordant en 1814 l'étude des phé-
nomènes de diffraction, avait derrière lui au moins deux siècles de recherches expéri-
mentales et théoriques. Huyghens en particulier avait déjà étudié le phénomène de
double réfraction du spath, découvert par Bartholin, il savait également que le quartz
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 113
possède la même propriété de biréfringence. Huyghens avait déjà exposé une théorie
et des méthodes rationnelles, accompagnées de constlUctions géométriques qui sont
restées classiques; il avait observé des phénomènes de polarisation. Cet esprit d'astro-
nome et de géomètre avait apporté aux problèmes de Physique un esprit théoricien, par-
ticulièrement sensible dans son Cosmotheoros et sa Dioptrique. Il a émis l'idée que la
lumière est constituée non par des corpuscules en mouvement, mais par des ondes se
propageant à travers l'espace. Cependant, cette théorie n'était pas aussi satisfaisante
pour Huyghens que la solution qu'il avait donnée au problème de la chaînette ou de la
courbe aux approches égales: elle ne pouvait expliquer le phénomène de la propaga-
tion en ligne droite des rayons lumineux. Le problème posé par la nature était plus dif-
ficile à résoudre que ceux que Galilée et Leibniz avaient proposés. L'œuvre de
Descartes, avec l'énoncé des lois de propagation, manifestait toujours l'intérêt d'une
optique corpusculaire pour l'explication de la propagation en ligne droite des rayons
lumineux. Cependant, la théorie de Huyghens ne pouvait être abandonnée, Newton lui-
même, pourtant partisan de la théorie corpusculaire, ayant découvert un nouveau phé-
nomène, celui des interférences, avait été obligé de compléter la théorie corpusculaire
par celle des accès: les corpuscules de lumière passeraient périodiquement, lorsqu'ils
traversent des milieux matériels, par des accès de facile réflexion et de tàcile transmis-
sion, ce qui permettrait d'expliquer le phénomène des anneaux colorés. Remarquons
d'ailleurs que l'hypothèse selon laquelle la lumière comporterait des éléments pério-
diques, même si elle est de nature corpusculaire, est déjà exprimée dans l'œuvre de
Descartes : la Dioptrique explique que le prisme disperse la lumière blanche (poly-
chromatique) parce que chaque corpuscule de lumière est d'autant plus dévié que son
mouvement de rotation sur lui-même est moins rapide. Cette idée de la rotation des cor-
puscules de lumière, rattachée à l'hypothèse cosmologique des tourbillons primitifs,
conduit Descartes à une erreur, car elle l'oblige à attribuer aux tourbillons de matière
subtile constituant la lumière rouge une fréquence de rotation supérieure à celle des
corpuscules de lumière violette; ceci proviendrait, selon Descartes, du fait que les cor-
puscules constituant la lumière rouge seraient des tourbillons de matière subtile ayant
un diamètre plus réduit que celui des corpuscules constituant la lumière violette.
Malgré l'erreur relative aux fréquences comparées du rouge et du violet, Descartes a
eu le mérite de réunir deux notions asymétriques en une association très féconde. De
plus, il serait faux de supposer que Descartes se représentait exactement la lumière
comme faite de corpuscules; il n 'y a pas de vide dans son système, et par conséquent
pas d'atome ni, à proprement parler, de corpuscules; il n'y a que des tourbillons de res
extensa en mouvement. Devant cet affrontement de deux traditions, Fresnel conduisit
ses recherches de manière à étendre le champ d'application d'une théorie qui, depuis
Huyghens, n'avait servi à expliquer que quelques phénomènes à savoir la théorie ondu-
latoire. La double réfraction n'était connue que pour deux espèces cristallines: Fresnel
rechercha si cette propriété ne se rencontrait pas dans d'autres cristaux; ayant créé des
dispositifs expérimentaux propres à mettre en évidence la double réfraction dans tous
les cristaux où elle pourrait exister, il constata qu'elle existait dans presque tous les
cristaux, et l'expliqua par l'inégale composition'que devaient présenter leurs éléments
linéaires pris dans divers sens, ce qui est conforme à la théorie de Haüy sur les réseaux
cristallins. Alors, Fresnel étendit cette explication théorique aux cas où un corps
amorphe est polarisé par une cause extérieure : il découvrit qu'un prisme de verre
devient biréfringent quand on le comprime. Cette extension de l'objet scientifique,
114 L'INDIVIDUATION
c'est-à-dire du domaine de validité d'une théorie, illustre parfaitement ce que l'on peut
nommer méthode transductive. Par ailleurs, en collaboration avec Arago, Fresnel étu-
diait la polarisation de la lumière. Arago avait découvert la polarisation chromatique;
Fresnel compléta cette découverte par celle de la polarisation circulaire, produite au
moyen d'un cristal biréfringent convenablement taillé. Or, il était impossible d'expli-
quer ce phénomène de polarisation si l'on faisait appel à une représentation assimilant
l'onde lumineuse à une onde sonore se propageant dans un gaz; Fresnel supposa que
dans les ondes lumineuses les vibrations sont transversales, c'est-à-dire ont lieu per-
pendiculairement à la direction de propagation. Alors, ce n'est pas seulement la pola-
risation, mais aussi la double réfraction qui se trouve expliquée. Fresnel avait déjà
démontré que l'hypothèse des ondes permet d'expliquer, tout aussi bien que l'hypo-
thèse des corpuscules, le phénomène de la propagation rectiligne des rayons lumineux.
Les résultats des travaux de Malus et d'Arago venaient confirmer cette théorie. Malus
avait découvert que la lumière réfléchie se polarise toujours partiellement, et que la
réfraction simple à travers le verre polarise de même, en partie, la lumière. (Mémoire
intitulé: Sur une propriété de la lumière réfléchie par les corps diaphanes, 1809). La
théorie de Fresnel fut vérifiée et reçut un élargissement à partir de ses bases expéri-
mentales grâce aux travaux d'Arago qui construisit un photomètre grâce auquel le prin-
cipe découvert déductivement par Fresnel (complémentarité de la lumière réfléchie et
de la lumière réfractée) reçut une confirmation expérimentale. Ayant construit le pola-
riscope, il put contrôler avec précision tous les caractères de la polarisation chroma-
tique. Ainsi se trouvait amplement justifiée la pensée de Huyghens qui, en 1690, dans
son Traité de la lumière, écrivait: « Dans la vraie philosophie, on conçoit la cause de
tous les effets naturels par des raisons de mécanique. Ce que l'on doit faire à mon avis,
ou renoncer à toute espérance de jamais rien comprendre à la Physique» (Texte cité
par Haas dans La mécanique ondulatoire et les nouvelles théories quantiques, traduc-
tion Bogros et Esclangon, p. 1).
Par ailleurs, une nouvelle étape du rationalisme déductif fondé sur l 'hypothèse du
continu et répondant à une préoccupation énergétique est atteinte par Maxwell. C'est
en effet pour pouvoir appliquer le principe de la conservation de l'énergie au système
unitaire formé par la réunion des différentes lois, découvertes séparément dans les
domaines de l'électricité, que Maxwell forma la notion des « courants de déplace-
ment », assez mal nommée peut-être, mais ancêtre de l'actuelle notion de l'onde élec-
tromagnétique, et prolongement unificateur de la réalité physique nommée lumière.
Avant la communication du grand mémoire de Maxwell sur la théorie électroma-
gnétique, quatre lois résumaient toutes les découvertes antérieures relatives à l'élec-
tricité «statique», «dynamique», et au magnétisme, ainsi qu'à la relation entre les cou-
rants et les champs. Aux quatre lois séparées qui exprimaient ces résultats, Maxwell
substitua le système suivant:
Si l'on prend: B = induction magnétique
b = induction électrique
fi = champ magnétique
h = champ électrique
T= densité de courant
p = densité de charge
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 115
On peut écrire :
oB
1) -c1 Tt = rot h - Loi de l'induction de Faraday
La troisième équation exprime le théorème d'Ampère sur les relations entre les
champs magnétiques et les courants; mais, afin de pouvoir écrire qu'il y a conser-
vation de l'énergie (ici, conservation de l'électricité), Maxwell a complété ce théQ;
rème par l'introduction du courant de déplacement, représenté par l'expression 1 ~b ,
eut
et qui s'ajoute au courant de conduction i. Alors on peut déduire de ces équations,
~ + div i 0 qui exprime la conservation de l'électricité.
ot Cette expressIOn
. d l'
e a conservatIOn ob U ne
. .Impossl'bl e sans 1e terme en &.
seraIt
autre conséquence théorique très importante de ce système d'équation est que, lorsque
l'induction magnétique peut être confondue avec le champ magnétique et l'induction
électrique avec le champ électrique (ce qui est le cas du vide), les champs électroma-
gnétiques se propagent toujours avec la vitesse c ; cette expression, (qui mesure le rap-
port de l'unité électromagnétique de charge électrique à l'unité électrostatique de charge
électrique lorsque les champs et inductions magnétiques sont exprimés en unités élec-
tromagnétiques tandis que les champs et inductions électriques, les charges et les cou-
rants sont exprimés en unités électrostatiques), a une valeur finie: elle permet le calcul
théorique de la vitesse de la lumière dans le vide. Cette propagation peut être analysée
comme résultant de la propagation d'un ensemble d'ondes planes monochromatiques.
C'est à ce moment qu'apparut la deuxième étape de l'application féconde de la
méthode transductive : Maxwell remarqua en effet l'analogie réelle, c'est-à-dire
l'identité de rapports, entre la propagation de la lumière dans le vide et la propagation
des champs électromagnétiques; il supposa alors que la lumière est constituée par des
perturbations de nature électromagnétique et correspond seulement à un certain inter-
valle de longueurs d'onde, celui du spectre visible, de vibrations électromagnétiques.
La constante c, découverte à partir de considérations envisageant la conservation de
l'énergie en électricité, est transductible en la mesure de la vitesse de la lumière dans
le vide, comme la vitesse de la lumière dans le vide est transductible en la constante c.
Cette affirmation d'une transductivité va beaucoup plus loin que la découverte d'une
simple égalité entre deux mesures, égalité qui pourrait provenir d'un choix arbitraire
d'unités: elle suppose l'identité physique du phénomène mesuré, identité que peut
masquer la différence des aspects selon les valeurs particulières choisies dans la vaste
gamme connue. Remarquons bien que nous n'avons pas affaire ici à une généralisa-
tion ou une subsomption : la lumière visible n'est pas une « espèce» particulière de
perturbations électromagnétiques, car la « différence spécifique» que l'on pourrait
essayer d'invoquer pour distinguer cette espèce de son genre prochain, à savoir la lon-
gueur d'onde de sa propagation dans le vide, ou plus précisément les limites supé-
rieure et inférieure de la mesure de cette longueur d'onde, fait partie de la définition
116 L'INDIVIDUATION
différences viennent donc d'un rapport entre les ondes hertziennes et autre chose
qu'elles-mêmes, par exemple la couche ionisée de la haute atmosphère, ou les
moyens pratiques de les produire ou de les conduire, par tubes électroniques simples
ou à modulation de vitesse, par ligne coaxiale ou guide d'ondes. Ces distinctions ne
sont jamais fondées sur la nature propre du phénomène considéré; elles n'existent
pas à proprement parler selon la science physique, mais seulement selon la tech-
nique. C'est pourquoi il apparaît une dépendance de toutes ces distinctions tech-
niques par rapport à chaque technique : les constructeurs d'appareils d'électronique
séparent les ondes dont la longueur est supérieure à dix mètres de celles qui sont plus
courtes, parce que, au-dessous de dix mètres, l'extrême brièveté du temps de transit
des électrons entre cathode et anode oblige les constructeurs à prévoir des dispositifs
spéciaux dans l'architecture interne d'un tube électronique; par ailleurs, le Service
des prévisions ionosphériques, qui a pour but d'assurer le meilleur rendement des
transmissions, n'établit pas les mêmes distinctions. Finalement, il se crée un certain
nombre de concepts industriels, nés d'une concordance plus ou moins précaire entre
les « domaines spéciaux» de toutes les techniques qui s'organisent en une même
industrie. Ces concepts industriels finissent par devenir commerciaux et administra-
t~fs, en perdant de plus en plus tout caractère scientifique, parce qu'ils sont relatifs à
un usage et n'ont plus qu'un sens pragmatique; c'est ici que, par la rencontre deve-
nue habituelle et collective, reconnue par la loi ou un règlement administratif, des
limites de spécialité de nombreuses techniques, se constitue une spéc~jicité complète,
dépourvue de sign~fication scient(fique mais possédant une valeur psycho-sociale,
essentiellement qualitative, émotive et institutionnelle. Ainsi, le domaine de la télé-
vision est spéc~fique ; il ne correspond à un être concret que par son existence psy-
cho-sociale. Cette institution a ses techniciens animés d'un esprit de corps, ses
artistes, son budget, ses amis et ses ennemis; elle a de la même manière ses bandes
de fréquences. Or, il y a contamination mutuelle de ces différents caractères propres
des uns par les autres, après une délimitation qui résulte d'un affrontement avec les
autres institutions. La détermination des longueurs d'onde de la télévision est le
résultat d'une expulsion hors du domaine déjà occupé par la radiodiffusion et les
télécommunications d'une nouvelle technique très encombrante à cause de largeur
de bande nécessitée par la richesse de la quantité d'information à transmettre par
unité de temps. Refoulée vers les très hautes fréquences, la transmission de la télé-
vision est réduite à un premier domaine de spécialité relatif aux propriétés des
couches ionosphériques; la propagation de l'onde de télévision se fera à vue, en
ligne droite depuis l'antenne d'émission jusqu'à l'antenne de réception, parce qu'il
n'y aura aucune réflexion sur la couche de Kennely-Heaviside. Ceci a pour consé-
quence que l'émetteur et le récepteur devront appartenir à la même aire de peuple-
ment, c'est-à-dire à une agglomération dense et homogène; la télévision, ne pouvant
être requise pour porter au loin une véritable information, arrive dans un centre de
peuplement déjà saturé d'information et de spectacles artistiques; elle ne peut deve-
nir alors qu'un moyen de distraction. Par ailleurs, ce refoulement vers les très hautes
fréquences laissant le champ libre à une grande largeur de bande de transmission, et
se rencontrant avec la qualité de provincialisme urbain d'une capitale qui est sa pre-
mière conséquence, jette dans une voie de recherche du perfectionnement orientée
vers la qualité technique de l'image transmise, c'est-à-dire vers l'adoption d'une
haute définition. Favorisée par les circonstances initiales, cette adoption d'un certain
118 L'INDIVIDUATION
code de valeurs crée une norrnativité qui renforce les conditions qui l'ont fait naître,
et les légitime après coup: la haute définition rendra la transmission correcte à grande
distance encore plus aléatoire. Exigeant des constructeurs un soin beaucoup plus
grand, à la limite extrême des possibilités d'une technique commercialisable, elle
conduit à la production d'appareils coûteux, ne pouvant être achetés que par un public
assez riche et de plus atteint par une réclame intensive, toutes conditions qui sont
urbaines plutôt que rurales. On aboutit alors à une morphologie et à une dynamique
psycho-sociales qui résument et stabilisent le concept et l'institution de la télévision;
de la capitale vers les grands centres s'élancent des faisceaux dirigés, modulés en fré-
quence et sur ondes décimétriques, qui transmettent des programme de distraction,
par dessus les campagnes et les villes de second ordre, impuissantes à participer à ce
réseau étoilé. Les limites véritables du concept de télévision sont donc psycho-
sociales ; elles sont définies par la fermeture d'un cycle de causalités récurrentes,
créant une espèce de milieu intérieur psycho-social, doué d'homéostasie grâce à une
certaine régulation interne par assimilation et désassimilation de techniques, de pro-
cédés, d'artistes, se recrutant par cooptation, et liés entre eux par un mécanisme
d'auto-défense comparable à celui des diverses sociétés fermées. Des mythes particu-
liers, auto-justificatifs, sont élaborés: la recherche de la finesse de l'image se donne
comme supérieure en valeur à la recherche de la couleur, tentée par d'autres nations,
et invoque pour se justifier les traits distinctifs du génie français, épris de netteté, de
précision, et dédaignant le mauvais goût des chromos, bon pour des primitifs ou des
enfants. Ici, la contradiction logique est acceptée, car cette pensée est gouvernée par
des thèmes affectifs et émotifs; ainsi, la supériorité de la finesse sur la couleur est
invoquée au nom de la perfection technique, alors qu'un simple calcul de la quantité
d'information nécessaire pour transmettre une image colorée et une image achroma-
tique, et un examen du degré de complication des dispositifs employés dans les deux
cas conduisent au résultat inverse. On peut donc penser l'onde de télévision de deux
manières absolument différentes; si nous acceptons un mode de pensée fondé sur
la validité du schéma genre-espèce, l'onde de télévision devient une espèce du
genre onde électromagnétique, ayant pour différence spécifique non pas sa lon-
gueur d'onde mais son appartenance à l'institution qu'est la télévision; ce sera
alors un décret administratif (Conférence de la Haye) qui créera cette attribution et
fondera ce lien de participation. Au contraire, selon une pensée transductive, les
longueurs d'onde de la télévision viendront s'insérer entre des limites numériques
qui ne correspondent pas à des caractères physiques nets ; elles ne seront pas une
espèce, mais un secteur, une bande plus ou moins large d'un domaine de transduc-
tivité, celui des ondes électromagnétiques. Une conséquence importante, et peut-
être capitale pour l'épistémologie, de cette différence entre une pensée transductive
et une pensée qui procède par genres, espèces et relations d'inclusion, est que les
caractères génériques ne sont pas transductibles. Ainsi, il existe en France deux
bandes actuellement exploitées par la télévision: l'une vers 46 mégahertz, l'autre
vers 180 mégahertz; entre ces deux bandes, l'aviation, la police, ont des bandes
particulières ou partagées; on ne peut pas inférer d'une propriété caractérisant les
ondes de télévision dans la bande « basse» l'existence de la même propriété dans
la bande « haute» ; le lien de commune subsomption ne crée aucune véritable pro-
priété physique commune. Le seul lien est celui de la propriété administrative du
domaine. C'est pourquoi cette relation de participation crée un certain régime de
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 119
propriété, avec cessions et reprises possibles, comme s'il s'agissait d'un terrain ne
portant pas l'empreinte de son propriétaire, mais créant un lien d'obligation ou de
vassalité chez l'exploitant éventuel: la Télévision Française, ne pouvant actuelle-
ment exploiter sa « bande basse» dans toute sa largeur, a prêté une certaine étendue
de cette bande (vers 47,2 mégahertz) aux Scouts de France, qui l'utilisent pour des
transmissions de télégraphie ou de téléphonie. Cette sous-bande possède les carac-
tères d'un objet prêté à titre précaire, et pouvant être retiré immédiatement et sans
préavis; par ses caractères physiques, elle a des propriétés transductibles en celles
des bandes ayant des longueurs d'onde immédiatement supérieures ou inférieures.
Ainsi apparaît le type de réalité physique que l'on peut nommer domaine ou
champ de transductivité, et sa distinction d'avec tout être psycho-social, connaissable
par concepts, et justifiant l'usage de la pensée qui se sert des notions de genre et d' es-
pèce, en s'appuyant sur la relation de participation, concrétisée ou non en relation de
propriété ou de parenté. La véritable pensée transductive fait usage du raisonnement
par analogie, mais jamais du raisonnement par ressemblance, c'est-à-dire d'identité
affective et émotive partielle. Le mot même de domaine que nous employons ici est
dangereux, car la relation de possession semble ramener à la pensée par participation ;
il faudrait pouvoir dire: « piste de transductivité », découpée en « bandes» et « sous-
bandes» de transductivité (au lieu des espèces et des sous-espèces). La pensée trans-
ductive établit une topologie du réel, qui n'est point identique à une hiérarchisation en
genres et espèces.
Pour déterminer les critères de l'individu physique, il ne faudra donc pas faire
appel à un examen des relations entre le genre et l'espèce, puis entre l'espèce et l'in-
dividu. Le jeu de la pensée transductive, dont nous avons vu la fécondité dans la
découverte d'un immense domaine de transductivité, interdit l'utilisation de cette
méthode.
Cependant, si la méthode transductive est nécessaire, rien ne garantit qu'elle soit
suffisante et permette de saisir l'individu physique. Il se peut que l'individu phy-
sique ne puisse être saisi qu'au point de rencontre et de compatibilité de deux
méthodes opposées et complémentaires, également incapables l'une et l'autre dans
leur isolement de saisir cette réalité. On ne peut considérer comme un individu phy-
sique une onde électromagnétique, qui n'a aucune consistance et aucune limite
propre qui la caractérise; le continu pur du domaine transductif ne permet pas de
concevoir l'individu; obtenu au terme d'un processus déductif fondé sur les consi-
dérations énergétiques, il est parfaitement rationnel et compénétrable en toute par-
tie à l'intellection géométrique de la figure et du mouvement. Mais il ne donne pas
de critère pour découper cette virtualité continue; il ne peut donner le concret de
l'existence complète. Il ne permet pas de saisir à lui seul l'individu physique. Or, si
l'individu physique ne peut être saisi que par deux connaissances complémentaires,
la question critique sera celle de la validité de la relation entre ces deux connais-
sances, et de son fondement ontologique dans l'individu lui-même.
3. Le processus inductif
courir deux ans plus tard une nouvelle étape. Si l'on se borne à mesurer les quantités
d'électricité qui passent à travers une colonne de gaz ionisé, on peut concevoir l'in-
dépendance de l'électron par rapport à toute particule matérielle lourde. Mais cette
indépendance reste abstraite; elle est le principe expérimental qui permet de sauver
les phénomènes. Si au contraire on pousse la recherche expérimentale plus loin en
essayant d'analyser physiquement le contenu du tube à décharge, lorsque la pression
de gaz diminue, on obtient l'espace obscur de Crookes qui envahit tout le tube lorsque
la pression tombe à 1/100e de millimètre de mercure; cet espace, qui s'est développé
à partir de la cathode, très progressivement, tandis que la pression décroissait, réalise
en quelque manière l'analyse physique de l'ensemble primitivement continu qu'était
le gaz ionisé, dans lequel on ne pouvait discerner les électrons libres des autres
charges électriques, à savoir les charges positives, portées par les ions. On a pu alors
supposer que l'espace obscur de Crookes contenait des électrons libres en transit. Les
expériences sur les « rayons cathodiques» furent considérées comme des expériences
sur les électrons libres. Certes, on pourrait dire que dans cette dernière expérience la
discontinuité des électrons disparaît en même temps que leur association avec un phé-
nomène tel que l'ionisation d'un liquide ou d'un gaz, dans laquelle ils se manifestent
comme charges de grandeur fixe associée à des particules. Toutes les expériences que
l'on fit à ce moment sur les rayons cathodiques étaient macrophysiques et montraient
l'existence de charges électriques en transit dans le tube, sans indiquer une structure
microphysique discontinue; on ne pouvait faire l'expérience sur un seul électron; la
luminescence du tube de verre, la normalité des rayons par rapport à la cathode, leur
propagation rectiligne, leurs effets calorifiques et chimiques, le fait qu'ils transportent
des charges électriques négatives, leur déviation sous l'influence d'un champ élec-
trique et d'un champ magnétique, sont autant d'effets macrophysiques d'apparence
continue. Cependant, en raison même de la démarche inductive au terme de laquelle
cette découverte était obtenue, il était nécessaire de supposer que ces rayons catho-
diques étaient faits de particules discontinues d'électricité, parce que l'on rendait
compte ainsi de la structure de l'expérience: les électrons du gaz ionisé mais encore
indifférencié dans la décharge disruptive sont, d'après la structure de l'expérience,
identiques à ceux qui occupent l'espace obscur de Crookes ; ces derniers sont iden-
tiques à ceux qui forment les rayons cathodiques. Les électrons de l'ionisation d'un
gaz au moment de la décharge disruptive ou non disruptive sont identiques à ceux qui
sont véhiculés par les ions négatifs dans l'électrolyse d'un corps.
Pouvons-nous considérer la méthode inductive suivie dans ces trois interpréta-
tions d'expérience comme transductive ? Elle n'est pas identique à celle qui se
manifeste dans la formation de la notion d'onde. En effet, la notion d'onde s'est for-
mée pour permettre l'introduction de la pensée déductive dans un domaine de plus
en plus vaste, par un élargissement de l'objet; elle correspond à une primauté de la
représentation théorique; elle permet la synthèse de plusieurs résultats jusque là
séparés: au contraire, la notion de corpuscule d'électricité est introduite pour per-
mettre la représentation d'un phénomène expérimentalement constaté au moyen
d'une structure intelligible; au début, elle ne dépasse pas la loi formulable numéri-
quement, mais lui donne une substructure représentative grâce à laquelle le phéno-
mène peut être doublé d'un schème intelligible. Quand on passe d'une expérience à
l'autre, comme par exemple de l'électrolyse à l'ionisation d'un gaz monoatomique,
on transporte le même schème; on découvre un nouveau cas d'application du
122 L'INDIVIDUATION
schème antérieurement découvert; mais c'est expérimentalement que le cas est nou-
veau, non par une extension de l'objet: l'électron est toujours le même, et c'est
parce qu'il est le même que l'induction est possible. Au contraire, quand on établit
la continuité entre les ondes hertziennes et la lumière visible, on ne dit pas que la
lumière est faite d'ondes hertziennes; on définit au contraire la limite qui sépare et
réunit ces deux bandes du domaine de transductivité que l'on explore.
La pensée qui a conduit des lois de Faraday au calcul de la masse et de la char-
ge de l'électron a opéré un transfert d'identité. La pensée qui a conduit des lois de
l'électricité et des formules de Fresnel à la théorie électromagnétique de Maxwell a
opéré le développement d'un domaine qui s'ouvre en une infinité continue de
valeurs. Nous pouvons mieux maintenant séparer ce qui dans l'effort de Maxwell
est seulement déductif de ce qui est réellement transductif ; Maxwell a fait œuvre
déductive quand il a écrit la formule du courant de déplacement pour pouvoir rendre
compte de la conservation de l'électricité et relier en un seul système d'équations
les quatre lois résumant toute la science des phénomènes électriques. Mais il a fait
une véritable transduction quand il a relié la théorie des courants de déplacement à
celle de la propagation ondulatoire de la lumière. La nécessité du continu est une
conséquence directe de l'application de la méthode déductive. Seulement, comme
une invention déductive est nécessaire pour qu'un progrès transductif puisse être
réalisé, nous avons en fait dans l'examen de la naissance de la théorie ondulatoire
un mixte de méthode déductive et de méthode transductive plutôt qu'un exemple
absolument pur de la méthode transductive. Il est possible de même de trouver
quelques traces de la méthode transductive dans le développement de la notion de
corpuscule électrisé : la découverte des rayons formés de corpuscules négatifs
d'électricité a incité à chercher aussi des rayons formés de particules positives, ou
de particules matérielles chargées positivement: avec un tube à rayons cathodiques
ayant une cathode percée de trous, on a obtenu non pas des électrons positifs, mais
des rayons positifs formés d'ions provenant du gaz contenu dans le tube; ceci est
au principe de l'étude des isotopes avec le spectrographe de masse d'Aston. Cette
recherche aboutit à une véritable découverte d'un vaste domaine de transductivité,
lorsque l'interprétation de l'isotopie vint remarquablement confirmer et compléter
la classification périodique des éléments établie en 1869 par Mendeleieff. Cette
classification était elle-même le résultat d'une vaste induction fondée sur la consi-
dération des poids atomiques, et d'un effort de transductivité orienté vers la pério-
dicité des propriétés des éléments connus, rangés par ordre de poids atomiques
croissants. Mais nous devons remarquer qu'il existe une différence entre un domai-
ne de transductivité obtenu au terme d'un processus essentiellement déductif et un
domaine de transductivité obtenu au terme d'un processus essentiellement inductif:
le premier est ouvert aux deux extrémités; il est composé d'un spectre continu de
valeurs diverses classées et ordonnées ; le second est au contraire fermé sur lui-
même et son étalement est à structure périodique. Il comprend un nombre fini de
valeurs.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 123
Un des plus difficiles problèmes de la pensée réflexive est celui de la relation qu'on
peut instituer entre ces deux résultats de la transductivité. Si la transductivité conduite
à partir de la déduction aboutissait aux mêmes résultats que celle qu'on peut conduire
à partir de l'induction, la réflexion pourrait se réduire à une recherche de la compati-
bilité entre ces deux types de résultats, connus comme homogènes en droit. Si au
contraire un hiatus subsiste entre ces deux espèces de résultats, la réflexion a devant
elle ce hiatus comme problème, car il ne se laisse ni classer dans une transductivité
continue, ni localiser dans une transductivité périodique. L'invention d'une transduc-
tivité réflexive sera alors nécessaire.
La quatrième étape de la recherche inductive relative au corpuscule d'électricité
négative présente le même caractère que les trois précédentes ; mais elle met en jeu,
en quelque manière, la quantité élémentaire d'électricité à l'état individuel, non dans
sa réalité corpusculaire visible, mais par l'effet discontinu qu'elle produit lorsqu'elle
se joint à une très fine particule matérielle. Ici encore, nous voyons la discontinuité de
l'électricité manifestée par une situation où s'effectuent des variations de charge de
particules matérielles. L'électron n'est pas saisi directement en lui-même comme par-
ticule individualisée. L'expérience de Millikan consiste en effet à introduire, entre les
plateaux d'un condensateur, de très fines gouttes d'un liquide non volatil (huile, mer-
cure). Ces gouttes sont électrisées par leur passage dans le vaporisateur qui les pro-
duit. En l'absence de champ entre les amlatures du condensateur, elles tombent lente-
ment. Lorsqu'un champ existe, le mouvement se trouve accéléré ou retardé, et on peut
mesurer la variation de vitesse. Or, en ionisant l'air compris entre les plateaux, on
constate que la vitesse d'une goutte donnée subit de temps à autre de brusques varia-
tions. On interprète ces variations en admettant que la charge de la goutte varie quand
elle rencontre un des ions du gaz. Les mesures montrent que les charges capturées sont
des multiples simples d'une charge élémentaire, équivalent à 4,802.10- 10 unités élec-
trostatiques. À cette expérience s'ajoutent celles où l'électron intervient par la dis-
continuité de sa charge.
Remarquons cependant que cette découverte de la nature corpusculaire de l' élec-
tricité laissait subsister un mystère: la dissymétrie entre l'électricité positive et l'élec-
tricité négative, que rien ne permettait de prévoir inductivement dans la théorie cor-
pusculaire : l'électricité positive ne se présentait jamais à l'état libre, alors que l' élec-
tricité négative se présentait à l'état libre. En effet, il n 'y a aucune raison structurale
pour qu'un corpuscule soit positif ou négatif. On ne peut aisément concevoir une qua-
lification du corpuscule; la qualité apparaît dans les différents modes de combinai-
sons possibles des corpuscules élémentaires, mais ne peut être aisément conçue au
niveau de cet élément structural simple qu'est Je corpuscule. Nous touchons ici une
des limites de la pensée inductive ; son besoin de structures représentatives simples
l'amène à considérer la qualité comme un irrationnel. La qualité résiste à l'identifica-
tion inductive. Or, l'expérience, dès le XVIIIe siècle, avait indiqué les différences qua-
litatives de l'électricité «vitreuse» et de l'électricité «résineuse ». Pour pouvoir
résorber l'élément d'irrationalité, il faudrait pouvoir transformer la différence spéci-
124 L'INDIVIDUATION
fique qualitative en une différence structurale claire. Mais comme par ailleurs l'in-
duction tend vers l'élément simple, elle tend aussi vers l'identification de tous les élé-
ments les uns par rapport aux autres: après la découverte du fait que l'électricité néga-
tive est un constituant universel de la matière, on a pu croire que toute la matière est
faite d'électricité. Alors, l'induction par identification eût achevé la science; la chi-
mie et la physique seraient devenues une électronique généralisée. Mais la réduction
à l'identité absolue a été impossible parce qu'elle ne pouvait absorber la dissymétrie
entre les deux formes ou « espèces» d'électricité. Certes, il a été possible de consi-
dérer qu'une charge d'électricité positive n'est qu'un « trou de potentiel» créé par le
départ d'un électron. La particule devient alors une fonction de particule, qui se com-
porte comme une particule réellement existante. Mais d'une part nous dépassons alors
les limites de l'induction cherchant l'élément structural simple, et d'autre part nous
supposons la réalité d'un support matériel fait d'une autre substance que l'électricité
négative. Car si toute la matière était constituée d'électricité négative, jamais le départ
d'un électron ne pourrait créer un « trou de potentiel» se manifestant comme une
charge positive égale en valeur absolue à l'électron mais de signe contraire. La véri-
table limite de l'induction est la pluralité sous sa fomle la plus simple et la plus diffi-
cile à franchir: l'hétérogénéité. C'est à partir du moment où la pensée inductive est
en présence de cette hétérogénéité qu'elle doit avoir recours à la pensée transductive.
Mais alors elle rencontre des résultats de la pensée déductive, qui elle aussi trouve ses
limites à un certain moment. La pensée inductive est en échec lorsqu'une représenta-
tion du discontinu pur est insuffisante. La pensée déductive est en échec lorsqu'une
représentation du continu pur est également en échec. Pour cette raison, aucun de ces
deux modes de pensée ne peut aboutir à une représentation complète de l'individu
physique : la pensée physique a recours alors à l'invention de différents systèmes de
compatibilité pour les méthodes ou les résultats. C'est à travers cette compatibilité que
l'individu physique peut être connu. Mais de telles conditions épistémologiques
entraînent une nécessaire critique de la connaissance, destinée à déterminer quel degré
de réalité peut être appréhendé à travers l'invention d'un système de compatibilité.
Ce début d'une découverte de compatibilité entre la méthode inductive et la métho-
de déductive, entre la représentation du continu et celle du discontinu, nous le trouvons
dans l'introduction de la mécanique relativiste dans le domaine de l'électron libre.
D'autres moyens de production des électrons libres avaient été découverts: au
tube à rayons cathodiques était venu s'adjoindre l'effet nommé « thermoïonique »,
puis l' émission ~ des corps radioactifs. On savait déterminer les trajectoires des
électrons dans l'espace en notant leurs points d'impact sur des écrans fluorescents
ou des plaques photographiques susceptibles d'être impressionnées par cet impact.
La chambre à détente de Wilson, dont on a dit qu'elle constituait la « plus belle
expérience du siècle », permet de suivre le trajet d'une particule électrisée. Au
terme des études effectuées par Perrin, Villard, Lénard, on pouvait se représenter
l'électron comme un corpuscule, c'est-à-dire un très petit objet localisable dans
l'espace et obéissant aux lois de la dynamique du point matériel (Louis de Broglie,
Ondes, Corpuscules, Mécanique ondulatoire, pp. 18-19). Dans un champ électrique,
l'électron, ayant une charge négative, est soumis à une force électrique. Dans un
champ magnétique, quand il est en mouvement, il se comporte comme un petit élé-
ment d'un courant de conduction et est soumis à une force électrodynamique du
type de Laplace normale à la fois à la direction du champ magnétique et à la direction
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 125
terre, et dans de simples montages réalisables avec les appareils de physique d'un éta-
blissement d'enseignement au temps où Le Châtelier s'élevait contre « la négation de
tout bon sens» pour« mettre les points sur les i et s'expliquer clairement », des corps
animés de vitesses supérieures à 10 000 kilomètres par seconde: les électrons en tran-
sit dans un tube à rayons cathodiques; ces corpuscules appartiennent à la microphy-
sique par leur dimension, mais, dans un tube de quelques dizaines de centimètres de
long et avec l'énergie que l'on peut recueillir aux bornes du secondaire d'une bobine
de Ruhmkorff, il est possible de leur communiquer une vitesse supérieure à celle des
corps célestes les plus rapides: il y a ici rencontre de grandeurs qui, dans l'habituel
classement des phénomènes, n'étaient pas de la même espèce. Un corpuscule 1836
fois plus léger que l'atome d'hydrogène se conduit comme une planète, au cours
d'une expérience qui est de l'ordre de grandeur du corps humain, et qui demande une
puissance comparable à celle de nos muscles.
La mécanique de la relativité modifie profondément la notion de l'existence indi-
viduelle de la particule physique; l'électron ne peut être conçu, lorsqu'il se déplace à
grande vitesse, comme jadis on concevait un atome. Depuis les atomistes anciens,
l'atome était un être substantiel. La quantité de matière qu'il constituait était fixe.
L'invariance de la masse était un aspect de cette invariance substantielle de l'atome.
L'atome est le corpuscule qui n'est pas modifié par la relation dans laquelle il est
engagé. Le composé résulte entièrement des atomes qui le constituent, mais ces élé-
ments premiers, les primordia rerzall , ne sont pas modifiés par le composé qu'ils
constituent. La relation reste fragile et précaire: elle n'a pas de pouvoir sur les termes;
elle résulte des termes, qui ne sont en aucune manière des modes de la relation.
Avec l'électron envisagé par la théorie de la relativité, la masse du corpuscule
est variable en fonction de la vitesse, suivant la loi de Lorentz qui s'énonce dans la
formule suivante: ni = i 1/1";" où mo est la masse de l'électron au repos, c'est-à-dire
VI ë'
0,9.10 -27 g., et c la vitesse de la lumière dans le vide, v étant la vitesse du corpus-
cule considéré. La dynamique de la relativité nous présente donc un corpuscule qui
non seulement ne peut être caractérisé par une masse rigoureusement fixe, représen-
tant la substantialité d'une matière immuable, support immodifié de relations acci-
dentelles, mais qui ne peut pas même recevoir de limite supérieure pour un
accroissement possible de la masse, et par conséquent de l'énergie véhiculée et des
transformations pouvant être produites dans les autres corps par cette particule. C'est
tout un ensemble de principes de la pensée atomistique, recherchant la clarté induc-
tive des structures corpusculaires, qui est mis en question par la loi de Lorentz. En
effet, du point de vue auquel on se place pour considérer chaque particule en elle-
même, il se produit déjà un profond changement, puisque des caractères fondamen-
taux comme la masse et la quantité d'énergie transportée doivent être conçus comme
non bornés supérieurement: la masse tend vers l'infini lorsque la vitesse v tend vers
la limite c, qui mesure la vitesse de la lumière dans le vide. L'individu n'a plus ce
caractère essentiel de l'atome des anciens, qui est d'être limité étroitement par sa
dimension, sa masse, sa forme, et par conséquent doué d'une rigoureuse identité à tra-
vers le temps, identité qui lui confère l'éternité. Mais la conséquence théorique de ce
changement dans la conception de l'individu physique est bien plus importante encore
si l'on considère la relation mutuelle entre les particules ; si une particule peut dans
certaines conditions acquérir une énergie qui tend vers l'infini, il n'y a plus de limite
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 127
à l'action possible d'une particule sur une autre ou sur un ensemble, aussi grand qu'on
le voudra, d'autres particules. La discontinuité des particules n'impose plus le carac-
tèrefini des modifications possibles. L'élément le plus petit d'une totalité peut receler
autant d'énergie que toutes les autres parties prises ensemble. Le caractère essentielle-
ment égalitaire de l'atomisme ne peut être conservé. C'est la relation même de la par-
tie au tout qui se trouve transformée, parce que la relation de la partie à la partie est
modifiée complètement, à partir de l'instant où une partie peut exercer sur les autres
parties une action plus forte que tous les autres éléments du tout pris ensemble: chaque
individu physique étant potentiellement illimité, aucun individu ne peut être à aucun
moment conçu comme à l'abri de l'action possible d'un autre individu. Cet isolement
mutuel des atomes, qui, pour les atomistes anciens, était une garantie de substantialité,
ne peut être considéré comme absolu; le vide, précieuse condition d'isolement éner-
gétique et d'indépendance structurale, qui était pour Lucrèce la garantie même et la
condition de l'individualité des atomes et de leur éternité, ne peut plus assurer cette
fonction, car la distance n'est une condition d'indépendance que si l'action par contact
est seule efficace. Dans cet atomisme substantialiste, le choc peut modifier l'état de
repos ou de mouvement d'un atome, mais non ses caractères propres, comme la masse;
or, si la masse varie avec la vitesse, un choc peut modifier la masse d'une particule, en
modifiant sa vitesse; la rencontre accidentelle, totalement fortllite, affecte la sub-
stance. Passivité et activité ne sont plus que les deux aspects symétriques des échanges
d'énergie; la passivité, potentielle ou actuelle, de la substance, est aussi essentielle que
son activité, potentielle ou actuelle. Le devenir est intégré à l'être. La relation, qui
recèle l'échange d'énergie entre deux particules, renferme la possibilité d'un véritable
échange d'être. La relation a valeur d'être parce qu'elle est allagmatique ; si l'opéra-
tion restait distincte de la structure qui serait son support immodifiable, le substantia-
lisme de la particule pourrait tenter de rendre compte des échanges d'énergie par une
modification du rapport mutuel des particules, laissant les caractères propres de chaque
particule immodifiés. Mais, comme toute modification de la relation d'une particule
aux autres est aussi une modification de ses caractères internes, il n'existe pas d'inté-
riorité substantielle de la particule. Le véritable individu physique, ici encore, comme
dans le cas du cristal, est non pas concentrique à une limite d'intériorité constituant le
domaine substantiel de l'individu, mais sur la limite même de l'être. Cette limite est
relation, actuelle ou potentielle. Une croyance immédiate à l'intériorité de l'être en tant
qu'individu vient sans doute de l'intuition du corps propre, qui semble, dans la situa-
tion d'un homme réfléchissant, séparé du monde par une enveloppe matérielle offrant
une certaine consistance, et délimitant un domaine fermé. En réalité, une analyse psy-
cho-biologique assez profonde révélerait que la relation au milieu extérieur, pour un
être vivant, n'est pas seulement répartie à la surface externe de lui-même. La seule
notion, formée par Claude Bernard pour les nécessités de l'investigation biologique, de
milieu intérieur, indique, par la médiation qu'elle constitue entre le milieu extérieur et
l'être, que la substantialité de l'être ne peut se confondre avec son intériorité, même
dans le cas de l'individu biologique. La conception d'une intériorité physique de la
particule élémentaire manifeste un biologisme s'ubtil et tenace, sensible jusque dans le
mécanisme le plus théoriquement rigoureux des atomistes anciens. Avec l'apparition
de la théorie de la relativité sur le plan de l'expérience physique courante, ce biolo-
gisme cède la place à une conception plus rigoureusement physique de l'individuation.
Remarquons bien cependant que, si la possibilité d'accroissement de la masse d'un
128 L'INDIVIDUATION
entre corpuscule et corpuscule ont toujours lieu par quantités finies, multiples d'une
quantité élémentaire, le quantum, qui est la plus petite quantité d'énergie qui puisse
être échangée. Il existerait donc une limite inférieure de la quantité d'énergie qui peut
être échangée. Mais nous devons nous demander en quel sens la formule de Lorentz
peut être affectée a priori par l'introduction d'une théorie quantique, et comment nous
devons considérer la possibilité d'accroissement indéfini de la masse d'un corpuscu-
le lorsque sa vitesse tend vers celle de la lumière. Si nous partons d'une vitesse ini-
tiale très faible qui augmente progressivement, nous verrons que, au début, lorsque la
masse peut être confondue avec la masse au repos, l'accroissement d'énergie ciné-
tique équivalant à un quantum correspond à un accroissement notable de la vitesse:
on peut donc se représenter la vitesse comme augmentant par sauts brusques; au
contraire, lorsque la vitesse est proche de celle de la lumière, l'augmentation d' éner-
gie cinétique correspondant à l'addition d'un quantum se traduit par un faible accrois-
sement de la vitesse. Lorsque la vitesse tend vers la vitesse de la lumière, l'addition
d'un quantum d'énergie se traduit par un accroissement de vitesse qui tend vers zéro :
les sauts des additions successives de quanta sont de plus en plus minimes: le mode
de variation de la vitesse tend vers un régime continu.
L'importance des discontinuités quantiques est donc variable avec la vitesse de la
particule. Ce résultat déductif est important, car il montre qu'une particule comme un
électron tend vers un régime de continuité quand sa vitesse tend vers celle de la
lumière; elle est alors fonctionnellement macroscopique. Mais on doit se demander si
cette conclusion est pleinement valable. Quel est en effet le véritable sens de cette
limite, à savoir la vitesse de la lumière? Ce n'est pas la mesure exacte de cette vitesse
qui importe absolument, mais bien l'existence d'une limite qui ne peut pas être
atteinte. Or, que se passerait-il si un électron atteignait une vitesse très voisine de
celle de la lumière? N'existe-t-il pas un seuil au delà duquel le phénomène change-
rait complètement d'aspect? La physique a déjà présenté au moins un exemple très
important de l'existence d'une limite que l'on ne pouvait prévoir par simple extrapo-
lation : on peut tracer les courbes qui donnent les résistivités des métaux en fonction
de la température, et ces courbes sont assez régulières dans un intervalle de plusieurs
centaines de degrés. La théorie montre qu'au voisinage du zéro absolu, la résistivité
d'un métal doit tendre vers zéro. Or, l'expérience montre que pour certains corps, la
résistivité, au lieu de décroître peu à peu, tombe brusquement au-dessous de toute
valeur mesurable; c'est la supraconductibilité. Ce phénomène se produit à 7,2° abso-
lus pour le plomb, de 3,78° pour l'étain, de l,14° pour l'aluminium (expérience de
Kamerlingh Onnes). Les modernes accélérateurs de particules permettent de lancer
les électrons à des vitesses très voisines de celles de la lumière. L'énergie peut alors
devenir considérable, COmme dans le bêtatron de 100 millions d'électrons volts de
Schenectady, sans que les prévisions conformes à la théorie de la relativité soient en
aucune manière mises en défaut; cependant, on peut supposer qu'il existe un seuil
non encore atteint au delà duquel le phénomène changerait si nous pouvions l'at-
teindre. Il existe par conséquent actuellement u!,!e limite empirique à l'application du
principe de la relativité à l'électron; il est difficile de concevoir que cette limite
puisse être supprimée, car on ne peut communiquer une énergie infinie à un électron.
Par ailleurs, il semble exister certaines nécessités théoriques de concevoir une limite
supérieure à des grandeurs caractéristiques de l'électron, comme celle du champ élec-
trique qui règne sur le rayon de l'électron (dans la représentation classique) ; or, si
130 L'INDIVIDUATION
l'on cherche la température d'un corps noir dont la densité d'énergie de radiation serait
due à la propagation de ce champ maximum, on trouve une température supérieure de
l'ordre de 10 12 degrés Kelvin. Cette température est celle qui paraît régner au centre de
certaines étoiles naines blanches. On ne connaît ni températures plus élevées, ni champs
électromagnétiques plus intenses. (d'après Y. Rocard, Electricité, p. 360).
Nous ne pouvons donc pas fonder de démarche réflexive sur la possibilité d'ac-
croissement indéfini théorique et absolu de la masse ou de l'énergie d'une particule
comme l'électron, car il reste toujours, pour la pensée réflexive rigoureuse, une distinc-
tion entre un empirisme très étendu et un empirisme universel; la marge d'inexploré
entre les très hautes énergies atteintes et une énergie infinie restera infinie. Pour cette
raison, il est très difficile de parler de ce que serait un électron allant à la vitesse de la
lumière dans le vide; il paraît même difficile de préciser si l'on doit concevoir la possi-
bilité de l'existence d'un seuil supérieur de vitesse au delà duquel l'électron ne devrait
plus être considéré comme électron. Cette marge d'imprécision dans la connaissance ne
peut être réduite par l'adoption de la théorie quantique, puisque l'accroissement de
masse et l'accroissement d'énergie font tendre le régime dynamique du corpuscule vers
le continu lorsque sa vitesse tend vers celle de la lumière. S'il existait un seuil supérieur
d'énergie et de vitesse, il ne pourrait être détemlÎné par des considérations quantiques.
Nous rencontrons ici un domaine d'opacité épistémologique qui peut projeter son
ombre sur une théorie réflexive de l'individuation physique, et marquer l'existence
d'une borne épistémologique à la transductivité. La conséquence agnosticiste qui en
résulterait serait donc elle-même relativisée par la borne qui marquerait le début de
son domaine d'application, dont la structure ne pourrait être intérieurement connue.
Cette topologie de la transductivité, si elle est elle-même une relation, peut être trans-
ductible à un autre type d'individualité.
Nous allons d'abord essayer d'exprimer en quelle mesure l'adoption d'un principe
quantique modifie cette conception de l'individuation corpusculaire, et prolonge la
conversion de la notion d'individu commencée dans la conception relativiste. Même
si en effet il n'existe pas une antériorité épistémologique rigoureuse de l'une des
conceptions sur l'autre, en tant que théories physiques, une antériorité logique se
manifeste, pour la conception de l'individuation. L'individu peut en effet être conçu
comme ayant une masse variable selon la relation avec les autres éléments du système
dont il fait partie ; concevoir ces variations comme continues ou discontinues, cela
constitue une précision supplémentaire apportée à la théorie de la relativité.
Cependant, ce point de vue est encore trop formel; en effet, la quantification disconti-
nue des degrés de masse et des niveaux d'énergie possibles apporte un type nouveau
de relation entre les individus de même espèce. Grâce à la quantification, une nouvelle
condition de stabilité est apportée dans le changement lui-même ; l'existence de
niveaux successifs correspondant à des énergies de plus en plus grandes pour le même
corpuscule est la véritable synthèse de la continuité et de la discontinuité; par ailleurs,
il intervient ici une possibilité de distinguer dans l'instant les individus qui font partie
d'un même système, grâce aux différences actuelles d'états quantiques qui existent
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 131
entre eux, comme le fait le principe de Pauli, clef d'une nouvelle logique de l'indi-
vidu, et qui s'énonce ainsi: « les électrons, postulés comme identiques au point que
rien ne saurait plus les distinguer dans un système, ne peuvent pourtant pas avoir, dans
un atome ou un gaz, leurs quatre nombres quantiques respectivement égaux; autre-
ment dit, lorsqu'un électron se trouve dans un de ces états quadruplement quantifiés,
il exclut, pour tout autre électron, la possibilité de se trouver dans le même état (d'où
son nom de principe d'exclusion) » (Stéphane Lupasco, Le Principe d'antagonisme et
la logique de l'énergie, pp. 41-42). La théorie quantique recrée en quelque manière,
lorsqu'elle est complétée au moyen d'un tel principe, un principe d'individuation et de
stabilité des êtres discernables que la théorie de la relativité ferait perdre en détruisant
la substantialité immuable de la masse, fondement classique de l'identité de l'être
dans une théorie corpusculaire. Une nouvelle voie pour saisir la réalité de l'individu
s'ouvre avec la théorie quantique, dont le pouvoir de transductivité est si grand qu'il
permet d'établir une relation viable entre une physique inductive du discontinu et une
théorie énergétique, et déductive, du continu.
C'est en 1900, dans ses travaux sur le rayonnement noir, c'est-à-dire sur le rayon-
nement émis par la surface d'un corps parfaitement absorbant maintenu à une tempé-
rature déterminée, que Planck introduisit l'idée du quantum d'Action. Le rayonne-
ment noir peut être décomposé par une analyse du type classique depuis Fourier, en
une somme de rayonnements monochromatiques. Si l'on veut connaître l'énergie qui
correspond à un intervalle de fréquence v -> v + DV, dans le rayonnement noir, il faut
déterminer la fonction p (v,T) ou densité spectrale telle que p(V,T)DV donne la quanti-
té d'énergie contenue dans l'unité de volume et correspondant à l'intervalle spectral
DV, si T désigne la température des parois d'une enceinte fermée dont les parois, ainsi
que tous les corps matériels qu'elle peut contenir, sont maintenus à une certaine tempé-
rature absolue uniforme. Nous nous trouvons ici au point de rencontre d'une théorie
énergétique, la thermodynamique, et d'une recherche structurale; en effet, c'est la ther-
modynamique qui a permis à Kirchoff de montrer que ce rayonnement d'équilibre ne
dépend aucunement de la nature des parois de l'enceinte ou des corps qui y sont pré-
sents, mais uniquement de la température T. D'autres raisonnements thermodynamiques
permettent de démontrer que la quantité d'énergie contenue dans l'unité de volume du
rayonnement noir doit croître comme la quatrième puissance de la température absolue
T: c'est la loi de Stéfan que l'expérience vérifie (Louis de Broglie, Ondes, Corpuscules,
Mécanique Ondulatoire, pp. 33-34). Enfin, c'est encore la thermodynamique qui a per-
mis à Wien de démontrer que l'on doit avoir p(v,T) = v 3F ~ où F est une fonction de la
variable ~ que le raisonnement thermo-dynamique est impuissant à déterminer.
La recherche thermodynamique donnait donc ici l'indication de ses propres limites,
et invitait la pensée scientifique à aller plus loin par une analyse des relations énergé-
tiques entre la matière et le rayonnement à l'intérieur d'une enceinte à température déter-
minée. C'était donc une rencontre nécessaire entre la théorie des corpuscules et celle du
rayonnement électromagnétique défini par Maxwell, entre le point d'aboutissement des
recherches relevant de la théorie du discontinu et c'elui des recherches relevant de la théo-
rie du continu. Voici comment Louis de Broglie, dans l'ouvrage cité plus haut, présente
(p. 35), la situation épistémologique à ce moment: « D'ailleurs cette analyse paraissait
assez facile, car la théorie des électrons fournissait alors un schéma très bien défini pour
les phénomènes d'émission et d'absorption du rayonnement par la matière: il suffisait
132 L'INDIVIDUATION
de supposer que les parois de l'enceinte contenaient des électrons, d'étudier comment
ces électrons absorbaient d'une part une partie de l'énergie du rayonnement noir ambiant
et lui restituaient d'autre part une certaine quantité d'énergie par des processus de rayon-
nement, puis d'exprimer finalement que les processus d'absorption et d'émission se
compensaient statistiquement de telle sorte que la composition spectrale du rayonnement
d'équilibre restait en moyenne constante. Le calcul fut fait par Lord Rayleigh et par
Planck, refait plus tard par Jeans et Henri Poincaré. Il conduit nécessairement à la
conclusion suivante: la fonction p(v,T) doit avoir pour expression p(v,T) = ~~ v2T où
c3
k est une certaine constante qui intervient dans les théories statistiques de la Physique et
dont la valeur numérique est bien connue. (Il s'agit de la constante de Boltzmann,
k = 1,37.10- 16, en unités c). Cette loi théorique, dite de Rayleigh-Jeans, donne une crois-
sance de p avec v représentée par une parabole croissant indéfiniment sans maximum;
cette loi conduit à la conclusion que l'énergie totale du rayonnement noir serait infinie.
Cette loi ne s'accorde avec l'expérience que pour les petites valeurs de v pour une tem-
pérature donnée. L'expérience permet de tracer une courbe en cloche représentant les
variations de p en fonction de v pour une température donnée. D'après cette nouvelle
courbe, la quantité totale d'énergie f.~ p (v,T) Sv contenue dans le rayonnement noir a une
valeur finie, donnée par l'aire comprise entre l'axe des abscisses et la courbe en cloche,
81'
selon la formule empirique suivante due à Wien : p (v,T) = A v 3 eT (figure VII).
Figure VII
rie se dressaient Born, Bohr, Heisenberg, Pauli, Dirac, qui rejetaient le détermi-
nisme de la Physique classique et proposaient de la Physique ondulatoire une inter-
prétation purement probabiliste où les lois de probabilité avaient un caractère
primaire et ne résultaient pas d'un déterminisme caché; ces auteurs s'appuyaient
sur la découverte des « relations d'incertitude» dues à Heisenberg et sur les idées
de Bohr relatives à la « complémentarité ». Le Conseil de Physique Solvay d'oc-
tobre 1927 marqua le conflit entre les représentations déterministe et indétermi-
niste; Louis de Broglie y exposa sa doctrine sous la forme (qu'il qualifie en 1953
d'« édulcorée ») de l'onde pilote; puis, dit-il «devant la réprobation presque una-
nime qui accueillit mon exposé, je me décourageai et me ralliai à l'interprétation
probabiliste de Born, Bohr et Heisenberg, à laquelle je suis resté fidèle depuis vingt-
cinq ans ». Or, en 1953, Louis de Broglie se demande si cette fidélité était pleine-
ment justifiée; il constate en effet que David Bohm, physicien américain, a repris
« ses anciennes idées sous la forme tronquée et peu défendable de l'onde pilote ».
Il constate aussi que J.P. Vigier a signalé une analogie profonde entre la théorie des
ondes à singularités et les tentatives d'Einstein pour représenter les particules maté-
rielles comme des singularités du champ dans le cadre de la Relativité généralisée.
Les corpuscules matériels, et également les photons, sont représentés comme des
singularités au sein d'un champ spatio-temporel à caractère ondulatoire, dont la
structure fait intervenir le quantum d'action de Planck. Alors pourraient être unies
la conception d'Einstein sur les particules et celles de Louis de Broglie exposées
dans la théorie de la double solution: ainsi serait réalisée une « synthèse gran-
diose » de la Relativité et des Quanta.
Pour l'étude de l'individuation en Physique, cette doctrine présente un intérêt tout
particulier, car elle semble indiquer que l'individu physique, le corpuscule, peut être
représenté comme associé à un champ sans lequel il n'existe jamais, et que ce champ
n'est pas une pure expression de la probabilité pour que le corpuscule se trouve en tel
ou tel point à tel ou tel instant (<< onde de probabilité»), mais que le champ est une
grandeur physique véritable associée aux autres grandeurs qui caractérisent le cor-
puscule; le champ, sans faire partie absolument de l'individu, serait centré autour de
lui et exprimerait ainsi une propriété fondamentale de l'individu, à savoir la polarité,
que l'on aurait là sous sa forme la plus simple, puisqu'un champ est précisément fait
de grandeurs polarisées, généralement représentables par des systèmes de vecteurs.
Selon cette manière de voir la réalité physique, la dualité onde-corpuscule ne serait
pas du tout la saisie de deux « faces complémentaires de la réalité» au sens que Bohr
donne à cette expression, mais bien la saisie de deux réalités également et simultané-
ment données dans l'objet. L'onde ne serait plus nécessairement une onde continue.
Par là se comprendrait cette singulière atomicité de l'action qui est le fondement de la
théorie des quanta. Le problème fondamental que pose pour une théorie de l'individu
physique la mécanique ondulatoire est en effet celui-ci: dans le complexe onde-cor-
puscule, comment l'onde est-elle reliée au corpuscule? Cette onde appartient-elle en
quelque façon au corpuscule? Car la dualité onde-corpuscule est aussi un couple
onde-corpuscule.
Si l'on part de l'étude de l'onde, l'aspect quantique de l'émission ou de l'absorp-
tion du rayonnement entraîne aussi l'idée que l'énergie du rayonnement pendant sa
propagation est concentrée en quanta hv ; dès lors, l'énergie radiante elle-même est
concentrée en grains, et l'on arrive ainsi à une première manière de concevoir une
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 135
corpuscule. Quel est le terme le plus réel? Sont-ils aussi réels l'un que l'autre?
L'onde est-elle seulement une sorte de champ de probabilité, qui est pour le cor-
puscule la probabilité de manifester localement sa présence par une action obser-
vable en tel ou tel point? Louis de Broglie montre que trois interprétations sont
logiquement possibles. L'auteur a voulu accepter celle qui permettrait la plus vaste
synthèse des notions d'onde et de corpuscule; parti, comme nous avons essayé de
l'indiquer, de deux cas où la nécessité de cette liaison était apparente, celui du pho-
ton et celui des mouvements quantifiés des corpuscules, il a voulu rendre cette liai-
son possible pour les électrons et autres éléments de la matière ou de la lumière en
reliant par des formules où figurerait nécessairement la constante h de Planck, les
aspects d'onde et de corpuscule indissolublement liés l'un à l'autre.
La première espèce de relation entre l'onde et le corpuscule est celle de
Schrôdinger, qui consiste à nier la réalité du corpuscule. Seules les ondes auraient
une signification physique analogue à celles des ondes des théories classiques. Dans
certains cas, la propagation des ondes donnerait lieu à des apparences corpuscu-
laires, mais ce ne serait là que des apparences. « Au début, pour préciser cette idée,
M. Schrôdinger avait voulu assimiler le corpuscule à un petit train d'ondes, mais
cette interprétation ne peut se soutenir, ne serait-ce que parce qu'un train d'ondes a
toujours une tendance à s'étaler rapidement et sans cesse davantage dans l'espace et
ne saurait par suite représenter un corpuscule doué d'une stabilité prolongée ».
(Louis de Broglie, Communication à la séance de la Société Française de
Philosophie, séance du 25 avril 1953).
Louis de Broglie n'admet pas cette négation de la réalité du corpuscule; il déclare
vouloir admettre « comme un fait physique» la dualité onde-corpuscule.
La deuxième interprétation admet comme réelle la dualité onde-corpuscule, et
veut lui donner une signification concrète, conforme aux idées traditionnelles de la
Physique, et considère le corpuscule comme une singularité au sein d'un phénomène
ondulatoire dont il serait le centre. Mais, dit Louis de Broglie, la difficulté est de
savoir pourquoi la Mécanique ondulatoire fait usage avec succès d'ondes continues
sans singularités du type des ondes continues de la théorie classique de la lumière.
Enfin, la troisième interprétation consiste à ne considérer que les idées de corpus-
cule et d'onde continue et à les regarder comme des faces complémentaires de la réa-
lité, au sens que Bohr donne à cette expression; cette interprétation est qualifiée par
Louis de Broglie d'« orthodoxe ».
La seconde interprétation était au début celle de Louis de Broglie, en 1924, au len-
demain de sa soutenance de thèse: il considérait le corpuscule comme une singularité
au sein d'un phénomène ondulatoire étendu, le tout ne formant qu'une seule réalité
physique. « Le mouvement de la singularité étant lié à l'évolution du phénomène
ondulatoire dont elle était le centre se trouverait dépendre de toutes les circonstances
que ce phénomène ondulatoire rencontrerait dans sa propagation dans l'espace. Pour
cette raison le mouvement du corpuscule ne suivrait pas les lois de la Mécanique clas-
sique, qui est une Mécanique purement ponctuelle où le corpuscule subit seulement
l'action des forces qui s'exercent sur lui le long de sa trajectoire sans subir aucune
répercussion de l'existence des obstacles qui peuvent se trouver au loin en dehors de
sa trajectoire: dans ma conception, au contraire, le mouvement de la singularité subi-
rait l'influence de tous les obstacles qui influeraient sur la propagation du phénomène
ondulatoire dont elle est solidaire et ainsi s'expliquerait l'existence des interférences
138 L'INDIVIDUATION
fonde et réaliste à la théorie de la double solution, aurait aussi un autre avantage: les
zones singulières des divers corpuscules peuvent en effet empiéter l'une sur l'autre à
partir d'une certaine échelle; cet empiétement n'est pas assez net et important à
l'échelle atomique (10- 8 à 10- 11 cm) pour gêner l'interprétation «orthodoxe» mais il
n'en va pas nécessairement de même à l'échelle nucléaire (10- 13 cm). À cette échelle,
il se peut que des zones singulières des corpuscules empiètent et que ces derniers ne
puissent plus être considérés comme isolés. Nous voyons ainsi apparaître un nouveau
mode de calcul de la relation entre les individus physiques qui ferait intervenir une
considération de densité et aussi de caractères individuels, définis comme singularité
de l'onde u. La théorie des phénomènes nucléaires et en particulier des forces qui
maintiennent la stabilité du noyau pourrait être abordée par cette voie nouvelle. La
Physique pourrait définir une structure des particules, ce qui n'est pas possible avec
l'onde tp qui exclut toute représentation structurale des particules à cause de son
caractère statistique. Les nouveaux types de mésons que l'on découvre pourraient
ainsi être pourvus d'une image structurale, grâce à ce retour aux images spatio-tem-
porelles. L'onde tp statistique ne pourrait plus alors être considérée comme une repré-
sentation complète de la réalité ; et l'indéterminisme qui accompagne cette
conception, de même que l'impossibilité de représenter les réalités de l'échelle ato-
mique d'une façon précise dans le cadre de l'espace et du temps par des variables qui
nous seraient cachées, devraient être considérés comme incompatibles avec cette nou-
velle représentation de la réalité physique.
Or, il est très important de noter que, si l'on accepte au point de départ de ne pas consi-
dérer l'individu physique comme une réalité limitée à elle-même et définie par ses
limites spatiales, mais comme la singularité d'une onde, c'est-à-dire comme une réa-
lité qui ne peut se définir par l'inhérence à ses propres limites, mais qui est aussi défi-
nie par l'interaction qu'elle a à distance avec d'autres réalités physiques, la consé-
quence de cette largeur initiale dans la définition de l'individu est que cette notion
reste affectée d'un coefficient de réalisme. Tout au contraire, si la notion d'individu
est définie au point de départ, stricto sensu, comme une particule limitée par ses
dimensions, alors cet être physique perd sa réalité, et le formalisme probabilitaire rem-
place le réalisme de la théorie précédente. C'est précisément dans les théories proba-
bilitaires (qui acceptent au point de départ la notion classique d'individu) que cette
notion s'estompe par la suite dans la théorie de l'onde de probabilité; les corpuscules
deviennent, selon l'expression de Bohr citée par Louis de Broglie, « unsharply defi-
ned individuals within finite space-time limits ». L'onde aussi perd toute signification
physique réaliste; elle n'est plus, selon l'expression de Destouches, qu'une représen-
tation de probabilité, dépendant des connaissances acquises par celui qui l'emploie.
«Elle est personnelle et subjective comme le 'Sont les répartitions de probabilité et,
comme elles, elle se modifie brusquement quand l'utilisateur acquiert de nouvelles
informations: c'est là ce que M. Heisenberg a appelé la « réduction du paquet d'ondes
par la mesure», réduction qui suffirait à elle seule à démontrer le caractère non phy-
sique de l'onde tp» (ouvrage cité, p. 150). Cette probabilité ne résulte pas d'une igno-
142 NATURE ET CRITÈRES DE L'INDIVIDUALITÉ
rance; elle est de la contingence pure; telle est la « probabilité pure », qui ne résulte
pas d'un déterminisme caché défini et en droit calculable d'après des paramètres
cachés; les paramètres cachés n'existeraient pas.
L'individu physique, le corpuscule, devient dans les théories de Bohr et Heisenberg
un ensemble de potentialités affectées de probabilités; il n'est plus qu'un être qui se
manifeste à nous d'une façon fugitive, tantôt sous un aspect, tantôt sous un autre, confor-
mément à la notion de complémentarité qui fait partie de la théorie de Bohr, et selon les
relations d'incertitude de Heisenberg, fondement d'une théorie indéterministe et proba-
bilitaire. On ne peut en général attribuer au corpuscule ni position, ni vitesse, ni trajec-
toire bien déterminées: il peut seulement se révéler, au moment où l'on fait une
observation ou une mesure, comme ayant telle position ou telle vitesse. Il possède pour
ainsi dire à chaque instant toute une série de positions ou d'états de mouvement pos-
sibles, ces diverses potentialités pouvant s'actualiser au moment de la mesure avec cer-
taines probabilités. L'onde 'P associée est une représentation de l'ensemble des
potentialités du corpuscule avec leurs probabilités respectives. L'extension de l'onde 'P
dans l'espace représente l'indétermination de la position du corpuscule qui peut se révé-
ler présent en un point quelconque de la région occupée par l'onde avec une probabilité
proportionnelle au carré de l'amplitude de l'onde en ce point. Il en va de même pour les
états de mouvement: l'onde 'P a une décomposition spectrale en série ou intégrale de
Fourier et cette décomposition représente tous les états possibles d'une mesure de la
quantité de mouvement, la probabilité de chaque résultat possible d'une telle mesure
étant donnée par le carré du coefficient correspondant de la décomposition de Fourier.
Cette théorie a la chance de trouver devant elle, tout prêt à lui servir de moyen d'ex-
pression, un formalisme mathématique parfaitement adéquat : théorie des fonctions et
valeurs propres, développements en série de fonctions propres, matrices, espace de
Hilbert; toutes les ressources de l'analyse linéaire sont ainsi immédiatement utilisables.
La théorie de la double solution n'est pas aussi bien servie par l'état actuel du dévelop-
pement du formalisme mathématique; il semble qu'une certaine irrégularité dans le
développement de la pensée mathématique selon les diverses voies ait conduit à une
facilité beaucoup plus grande d'expression pour la théorie indéterministe et probabili-
taire que pour la théorie de la double solution; mais le privilège ainsi donné par un cer-
tain état du développement mathématique à l'une des interprétations de la relation
onde-corpuscule ne doit pas être considéré comme un indice de supériorité de la doc-
trine aisément formulable, en ce qui concerne la valeur de la représentation qu'elle
donne de la réalité physique. Il faut dissocier la perfection formelle et la fidélité au réel.
Cette fidélité au réel se traduit par un certain pouvoir de découverte et une fécondité
dans la recherche. Or, la théorie indéterrniniste et probabilitaire de la relation entre onde
et corpuscule semble avoir perdu ce pouvoir de découverte, et s? enfermer dans un for-
malisme auto-constructif de plus en plus remarquable (matrices S, longueur minimum,
champs non localisés) qui pourtant ne permet pas de résoudre, par exemple, les pro-
blèmes relatifs à la stabilité du noyau.
Louis de Broglie considère cette opposition entre les deux conceptions de la rela-
tion onde-corpuscule comme résidant essentiellement dans le postulat déterministe ou
indéterministe. On pourrait aussi considérer que ce qui est en question est la repré-
sentation de l'individu physique, élémentaire d'abord, à tous les niveaux ensuite. La
théorie probabilitaire ne peut être probabilitaire que parce qu'elle considère que l'in-
dividu physique est ce qu'il apparaît dans la relation avec le sujet mesurant; il y a
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 143
comme une récurrence des probabilités qui s'installent dans l'être même de l'individu
physique malgré la contingence de la relation que l'événement de mesure fait inter-
venir. Au contraire, à la base de la théorie de la double solution, il y a l'idée que la
relation a valeur d'être, est attachée à l'être, fait réellement partie de l'être. À l'indi-
vidu appartient cette onde dont il est centre et singularité; c'est l'individu qui porte
l'instrument par lequel s'établit la relation, que cette relation soit celle d'une mesure
ou quelque autre événement qui comporte un échange d'énergie. La relation a valeur
d'être; elle est opération individuante. Dans la théorie indéterministe et probabili-
taire, il subsiste au sujet de l'individu physique un certain substantialisme statique;
l'individu peut bien être un des termes de la relation, mais la relation est indépendante
des termes; à la limite, la relation n'est rien, elle n'est que la probabilité pour que la
relation entre les termes s'établisse ici ou là. La relation n'est pas de même nature que
les termes; elle est chose purement formelle, artificielle aussi au sens profond du
terme quand il ya mesure, c'est-à-dire relation du sujet et de l'objet. Ce formalisme
et cette artificialité, venus d'une définition trop étroite de l'individuation physique,
rejaillissent alors sur la définition d'usage de l'individu, qui, pratiquement, n'est
défini que par la relation: il devient alors cet « unsharply defined individual ». Mais
précisément l'individu ne peut pas être « sharply defined » au début, avant toute rela-
tion, car il porte autour de lui sa possibilité de relation, il est cette possibilité de rela-
tion. Individuation et relation sont inséparables; la capacité de relation fait partie de
l'être, et entre dans sa définition et dans la détermination de ses limites: il n'y a pas
de limite entre l'individu et son activité de relation; la relation est contemporaine de
l'être; elle fait partie de l'être énergiquement et spatialement. La relation existe en
même temps que l'être sous forme de champ, et le potentiel qu'elle définit est véri-
table, non formel. Ce n'est pas parce qu'une énergie est sous forme potentielle qu'elle
n'existe pas. On répondra que l'on ne peut définir le potentiel en dehors d'un sys-
tème ; cela est vrai, mais précisément il se peut qu'il faille postuler que l'individu est
un être qui ne peut exister comme individu qu'en relation avec un réel non individué.
Dans la conception probabilitaire, on postule que l'individu peut être seul et il se
trouve ensuite incapable d'incorporer la relation, qui paraît accidentelle et indétermi-
née. La relation ne doit être conçue ni comme immanente à l'être, ni comme exté-
rieure à lui et accidentelle; ces deux théories se rejoignent dans leur opposition
mutuelle en ce sens qu'elles supposent que l'individu pourrait être en droit seul. Si
l'on pose au contraire que l'individu fait partie d'un système au minimum, la relation
devient aussi réelle que l'individu en tant qu'être qui pourrait, abstraitement, être
conçu comme isolé. L'individu est être et relation; il est centre d'activité, mais cette
activité est transductive ; elle s'exerce à travers et par un champ de forces qui modi-
fie tout le système en fonction de l'individu et l'individu en fonction de tout le sys-
tème. La relation existe toujours sous forme de potentiel, mais elle peut ou peut ne pas
être à tel instant en train de modifier corrélativement individu et système. Les lois
quantiques semblent indiquer que cette relation n'opère que de degré en degré et non
de façon continue, ce qui assure au système comme à l'individu des états stables ou
métastables malgré la conservation des potentiels. Le formalisme suppose que l'indi-
vidu soit conçu avant la relation, qui reste alors calculable de manière pure, sans être
assujettie aux conditions des états énergétiques de l'individu; l'état de l'individu et
ses changements d'états ne sont pas conçus comme principe et origine de la relation;
dans le formalisme, la relation ne se confond pas avec sa modalité énergétique. Au
144 L'INDIVIDUATION
contraire, dans le réalisme, la relation est toujours échange énergétique qui implique
opération de la part de l'individu; structure de l'individu et opération de l'individu
sont liées; toute relation modifie la structure et tout changement de structure modifie
la relation, ou plutôt est relation, car tout changement de structure de l'individu modi-
fie son niveau énergétique et implique par conséquent échange d'énergie avec
d'autres individus constituant le système dans lequel l'individu a reçu sa genèse.
Louis de Broglie estime que ce réalisme exige un retour aux représentations car-
tésiennes de l'espace et du temps, où tout se fait par « figure et mouvement ». Des
réserves doivent être faites sur ce point; Descartes refuse en effet de considérer
comme possible l'action à distance, il n'admet comme possible que l'action par
èontact; pour qu'un individu agisse en un point, il faut qu'il y soit présent; la repré-
sentation cartésienne de l'individuation identifie précisément l'individu à ses limites
géométriques caractérisées par sa figure. Il semble au contraire que la conception qui
considère l'individu comme la singularité d'une onde, qui par conséquent fait inter-
venir un champ, n'admette pas la représentation cartésienne de l'individuation, même
si elle admet sa conception du déterminisme. Il y a, pour reprendre l'expression de
Bachelard, une épistémologie non cartésienne, non pas au sens du déterminisme ou de
l'indéterminisme, mais en ce qui concerne le mode d'action d'un individu sur un
autre, par contact ou par l'intermédiaire d'un champ (ce que Bachelard nomme
1'« électrisme »). Ce serait plutôt à cause d'une définition de l'individuation, carté-
sienne au point de départ, que la physique probabilitaire aboutit à l'indéterminisme.
Et c'est cette définition initiale de l'individuation qui est le postulat de base de toute
théorie physique. Pour Descartes, la relation ne fait pas partie de l'individu, ne l'ex-
prime pas, ne le transforme pas; elle est accident par rapport à la substance. La théo-
rie indéterministe conserve cette définition de l'individu, au moins implicitement,
puisqu'elle calcule les probabilités de présence en un point sans tenir compte de l'in-
dividu qui doit y être présent; elle n'est qu'un déterminisme qui postule que les para-
mètres cachés n'existent pas; mais ce qu'il y a d'identique dans ce déterminisme et
cet indéterminisme, c'est la détermination, qui est toujours événement pour l'indivi-
du et non opération relationnelle. La détermination y est rapport et non relation, véri-
table acte relationnel. C'est pourquoi il vaut mieux ne pas affirmer trop la possibilité
d'un retour aux conceptions cartésiennes de l'espace et du temps. Le système
d'Einstein, comme le dit d'ailleurs à plusieurs reprises Louis de Broglie, convient
beaucoup mieux à cette conception de l'individuation que tout autre, et même que
celui de Descartes; un corpuscule qui peut être représenté comme la singularité d'un
champ n'est pas concevable dans le géométrisme cartésien, car on ne peut pas intro-
duire de singularité dans cet espace qui est Res extensa, substance étendue, sans modi-
fier beaucoup la géométrie et la mécanique cartésienne.
On peut, en dernière analyse, se demander s'il ne faut pas considérer la théorie des
singularités comme ne pouvant entrer ni dans le cadre d'une physique indéterministe,
ni dans celui d'une physique déterministe, mais comme le fondement d'une nouvelle
représentation du réel enfermant les deux autres comme des cas particuliers, et que
l'on devrait nommer théorie du temps transductif ou théorie des phases de l'être.
Cette définition d'une manière nouvelle de penser le devenir, comportant le déter-
minisme et l'indéterminisme comme cas limites, s'applique à d'autres domaines de
réalité que celui des corpuscules élémentaires; ainsi, on a pu obtenir la diffraction de
faisceaux de molécules par les surfaces cristallines (Stern, en 1932, a obtenu la dif-
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 145
supposer réelle une onde de longueur infinie qui correspondrait à cette fréquence
nulle. Mais alors l'individualité du grain d'énergie perd sa signification en dehors des
êtres physiques qui rayonnent ou reçoivent cette énergie. Par là encore il semble
qu'une définition de l'individualité physique soit à préciser. Peut-être ne faudrait-il
pas parler de l'individualité du grain d'énergie comme de l'individualité du grain de
matière; il y a une source du photon et de la perturbation électromagnétique. La
conception de l'espace serait à remettre en question; il est douteux que la conception
cartésienne puisse convenir sans être complétée. Remarquons bien enfin qu'un for-
malisme quantitatif ne suffit pas à résoudre cette difficulté de relation entre l'espace
et le temps: la cessation d'un champ magnétique n'est pas identique à l'établissement
du champ magnétique; même si les effets d'induction que les deux variations de flux
peuvent provoquer dans un circuit sont, à la cessation et à l'établissement, égaux au
sens du courant près, la présence du champ magnétique constant correspond à une
possibilité d'échange d'énergie entre, par exemple, le solénoïde qui le crée et un cir-
cuit que l'on fait tourner à une certaine distance de manière à faire pénétrer par une
des faces un flux constamment variable. Quand le champ n'existe plus, cette possibi-
lité de couplage énergétique n'existe plus; le régime des échanges d'énergie possibles
dans le système a changé; on peut dire que la topologie du système a changé à cause
de la disparition d'un champ constant qui pourtant ne transportait pas d'énergie quand
aucune variation de flux induit n'avait lieu. Par là apparaît la réalité de relations autres
que celles des événements entre individus (telles qu'une théorie des probabilités peut
les faire apparaître).
Enfin, il serait très important de savoir si la nouvelle voie dans laquelle Louis de
Broglie souhaite voir s'engager la Mécanique ondulatoire supprime ou conserve l'in-
discernabilité des individus de mêmes caractéristiques, par exemple des électrons.
D'après Kahan et Kwal (La Mécanique ondulatoire, p. 161 et suivantes), employant
encore les méthodes probabilitaires, il faut postuler que la probabilité de trouver deux
électrons dans deux états définis, lorsqu'ils sont en interaction, est indépendante de la
manière de les numéroter; cette indiscernabilité des particules identiques produit la
dégénérescence d'échange du problème qui recherche les niveaux d'énergie respec-
tifs. On peut se demander aussi si le principe d'exclusion de Pauli est encore valable.
Une difficulté de même ordre relative à l'individuation des systèmes physiques
apparaît dans le phénomène d'interférences: quand on considère une expérience quel-
conque d'interférences à champ non localisé, on fait la théorie de cette expérience
(trous d'Young envisagés comme moyen de produire non une diffraction mais deux
oscillateurs synchrones, miroirs de Fresnel, lentille de Billet), en disant que les ondes
lumineuses sont émises par deux sources synchrones, synchrones puisqu'elles reçoi-
vent leur lumière d'une unique source, et qu'elles ne sont elles-mêmes que des
sources secondaires, disposées à des distances égales d'une source primaire. Or, si
nous considérons attentivement la structure et l'activité de cette source primaire, nous
nous rendrons compte qu'il est possible d'obtenir un phénomène très net d'interfé-
rence, avec extinction pratiquement complète dans les franges sombres, même si l'on
utilise une source primaire renfermant un très grand nombre d'atomes; une source
constituée par exemple par un segment de filament de tungstène de 1/2 millimètre de
longueur et 0,2 mm de diamètre en contient nécessairement plusieurs dizaines de mil-
liers. Bien plus: on peut prendre une source très volumineuse, comme un arc au char-
bon dans lequel la lumière émane d'un cratère et d'une pointe dont la surface active
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 147
(celle dont part la colonne de vapeur lumineuse) est de l'ordre du centimètre carré
pour une forte intensité. Or, la lumière qui émane de cette forte plage lumineuse, ayant
passé à travers un diaphragme de petite surface qui sert de source primaire, est capable
de produire le phénomène d'interférence, comme si elle était produite par un très petit
segment de filament incandescent. Existe-t-il alors un synchronisme réel entre les
molécules et les atomes de ces grandes surfaces lumineuses? À chaque instant un très
grand nombre d'oscillateurs non synchronisés émettent de la lumière; il semblerait
normal de considérer le phénomène comme un résultat conforme aux lois de la statis-
tique; alors on devrait supposer que le phénomène d'interférence sera d'autant plus
flou qu'il y aura un plus grand nombre d'oscillateurs non synchronisés (nous voulons
dire par là non de fréquences différentes, mais en rapport de phase quelconque) pour
constituer la source primaire; et il ne semble pas que l'expérience vérifie cette prévi-
sion. Mais, étant donné l'ordre de grandeur des sources que l'on emploie, même les
sources les plus petites contiennent déjà un grand nombre d'oscillateurs élémentaires
qui ne paraissent pas pouvoir être en phase. Ces oscillateurs ne peuvent pas être en
phase quand ils ont des fréquences différentes; or, le phénomène se produit toujours,
bien que seules les franges centrales soient nettes, parce que les franges relatives à
chaque fréquence se superposent d'autant moins qu'elles sont plus éloignées de la
frange centrale. Quel est le synchronisme de phase qui peut exister entre des ondes
émises par des oscillateurs de même fréquence? Ce synchronisme tient-il à l'unité du
système qui les contient? Y a-t-il un couplage qui se produit entre ces oscillateurs pla-
cés à faible distance les uns des autres? Mais si l'on constituait une source primaire
au moyen d'un dispositif d'optique réunissant les rayons émis par deux sources bien
distinctes, ce synchronisme de phase subsisterait-il? Ou bien alors le phénomène est-
il indépendant de tout synchronisme de phase? Il n'est peut-être pas sans intérêt de
rattacher l'étude de la lumière à celle de la source qui la produit. L'individualité du
photon ne peut être considérée comme absolument indépendante de l'oscillateur qui
le produit, ni du système duquel cet oscillateur fait éventuellement partie. Ainsi tous
les oscillateurs compris dans un même système énergétique auraient entre eux un cer-
tain couplage qui pourrait réaliser le synchronisme, non seulement de fréquence mais
de phase entre ces oscillateurs, de manière telle que l'individualité des photons soit
affectée, marquée en quelque façon par cette communauté systématique d'origine.
Remarquons enfin que la lumière provenant d'une étoile peut encore donner lieu à un
phénomène d'interférence, comme si la source était réellement de très petit diamètre
réel; il paraît pourtant impossible de considérer une étoile comme un unique oscilla-
teur, même s'il se présente sous un diamètre apparent plus petit que toute grandeur
assignable; l'extrême petitesse de ce diamètre apparent nec peut en principe changer
le rapport de phase des différents photons arrivant sur l'interféromètre; il peut arriver
sur cet interféromètre des photons en provenance de parties très éloignées l'une de
l'autre (par rapport à la longueur d'onde) sur l'étoile qui est prise comme source. D'où
provient alors le synchronisme? Sans doute de l'appareil où se produisent les inter-
férences; mais il n'est pas lui-même une véritable source. Ou bien alors il faut sup-
poser que chaque photon est coupé en deux q~antités d'énergie qui seraient comme
des semi-photons, et que chaque moitié du photon viendrait interférer avec l'autre
moitié sur l'écran où se produit le phénomène; cette supposition ne paraît guère
acceptable, à cause précisément du caractère individuel du photon. Il semble, pour
toutes ces raisons, qu'on ne puisse accorder au photon l'individualité physique au
148 L'INDIVIDUATION
état initial. Le détemlÏnisme et l'indéterminisme ne sont que des cas limites, parce qu'il
ya un devenir des systèmes: ce devenir est celui de leur individuation; il existe une
réactivité des systèmes par rapport à eux-mêmes. L'évolution d'un système serait déter-
minée s'il n'y avait aucune résonance interne du système, c'est-à-dire aucun échange
entre les différents échelons qu'il renferme et qui le constituent; aucun changement
quantique de structure ne serait possible, et on pourrait connaître le devenir de ce systè-
me en théorie du continu, ou selon les lois des grands nombres, comme le fait la
Thermodynamique. L'indéterminisme pur correspondrait à une résonance interne si éle-
vée que toute modification survenant à un échelon déterminé retentirait immédiatement
à tous les niveaux sous forme d'un changement de structure. En fait, le cas général est
celui des seuils quantiques de résonance: pour qu'une modification se produisant à un
des niveaux atteigne les autres niveaux, il faut qu'elle soit supérieure à une certaine
valeur; la résonance interne ne s'accomplit que de manière discontinue et avec un cer-
tain retard d'un échelon à l'autre; l'être physique individué n'est pas totalement simul-
tané par rapport à lui-même. Sa topologie et sa chronologie sont séparées par un certain
écart, variable selon le devenir de l'ensemble individué ; la substance serait un individu
physique totalement résonant par rapport à lui-même, et par conséquent totalement iden-
tique à lui-même, parfaitement cohérent avec lui-même et un. L'être physique doit être
considéré, au contraire, comme plus qu'unité et plus qu'identité, riche en potentiels;
l'individu est en voie d'individuation à partir d'une réalité préindividuelle qui le sous-
tend; l'individu parfait, totalement individué, substantiel, appauvri et vidé de ses poten-
tiels, est une abstraction; l'individu est en voie de devenir ontogénétique, il a par rap-
port à lui-même une relative cohérence, une relative unité et une relative identité.
L'individu physique doit être pensé comme un ensemble chrono-topologique, dont le
devenir complexe est fait de crises successives d'individuation; le devenir de l'être
consiste dans cette non-coïncidence de la chronologie et de la topologie. L'individuation
d'un ensemble physique serait alors constituée par l'enchaînement des régimes succes-
sifs de cet ensemble.
Une telle conception considérerait donc les régimes énergétiques et les états struc-
turaux comme convertibles les uns en les autres à travers le devenir d'un ensemble;
grâce à la notion d'ordres de grandeur et à la notion de seuil dans les échanges, elle affir-
merait que l'individuation existe entre le continu pur et le discontinu pur ; la notion de
seuil et d'échange quantique est, en effet, une médiation entre le continu pur et le dis-
continu pur. Elle ferait intervenir la notion d'information comme un caractère fonda-
mental de l'individuation conçue selon des dimensions à la fois chronologiques et topo-
logiques. On pourrait alors parler d'un niveau d'individuation plus ou moins élevé: un
ensemble posséderait un niveau d'individuation d'autant plus élevé qu'il enfermerait et
compatibiliserait dans sa systématique chronologique et topologique plus de réalité pré-
individuelle donnée, ou encore des ordres de grandeur plus éloignés l'un de l'autre.
Une telle hypothèse suppose qu'il n'y a pas d'individu élémentaire, d'individu
premier et antérieur à toute genèse; il y a individuation dans un ensemble; la réalité
première est préindividuelle, plus riche que l'individu entendu comme résultat de l'in-
dividuation ; le pré individuel est la source de la dimensionnalité chronologique et
topologique. Les oppositions entre continu et discontinu, particule et énergie, expri-
meraient donc non pas tant les aspects complémentaires du réel que les dimensions
qui surgissent dans le réel lorsqu'il s'individue ; la complémentarité au niveau de la
réalité individuée serait la traduction du fait que l'individuation apparaît d'une part
ISO L'INDIVIDUATION
comme ontogénèse et d'autre part comme opération d'une réalité préindividuelle qui
ne donne pas seulement l'individu, modèle de la substance, mais aussi l'énergie ou le
champ associé à l'individu; seul le couple individu-champ associé rend compte du
niveau de réalité préindividuelle.
C'est cette supposition du caractère préindividuel de la réalité première qui par
ailleurs permet de considérer l'individu physique comme étant en fait un ensemble;
l'individu correspond à une certaine dimensionnalité du réel, c'est-à-dire à une topo-
logie et une chronologie associées; l'individu est édifice sous sa forme la plus cou-
rante, c'est-à-dire sous la forme sous laquelle il nous apparaît, cristal ou molécule.
Comme tel, il n'est pas un absolu, mais une réalité qui correspond à un certain état
d'équilibre, en général métastable, et fondé sur un régime d'échanges entre les diffé-
rents ordres de grandeur qui peut être modifié soit par le devenir interne soit par un
événement extérieur apportant une certaine condition nouvelle au régime interne (par
exemple une condition énergétique, lorsque le neutron provenant d'une fission de
noyau provoque la fission d'un autre noyau). Il y a donc une certaine consistance de
l'individu, mais non une antitypie absolue, une impénétrabilité ayant un sens sub-
stantiel. La consistance de l'édifice individuel est encore fondée sur des conditions
quantiques; elle dépend de seuils.
Aussi les limites de l'individu physique sont-elles elles-mêmes métastables ; un
ensemble de noyaux fissibles n'est pas un ensemble individué réellement si le
nombre de noyaux, compte tenu de la radio-activité moyenne des noyaux, est assez
petit pour que la fission d'un noyau ait peu de chances de provoquer la fission d'un
autre noyau 1 ; tout se passe comme si chaque noyau était isolé des autres; chacun a
sa chronologie propre et la fission advient pour chaque noyau comme s'il était seul;
au contraire, si l'on rassemble une grande quantité de matière fissible, la probabilité,
pour les résultats de la fission d'un noyau, d'en provoquer au moins une autre aug-
mente: quand cette probabilité atteint l'unité, la chronologie interne de chaque noyau
change brusquement: au lieu de consister en elle-même, elle forme un réseau de réso-
nance interne avec celles de tous les autres noyaux susceptibles de fission: l'individu
physique est alors toute la masse de matière fissible, et non plus chaque noyau; la
notion de masse critique donne l'exemple de ce qu'on peut nommer un seuil relatif
d'individuation: la chronologie de l'ensemble devient brusquement coextensive à la
topologie de l'ensemble 2 : il y a individuation parce qu'il y a échange entre le niveau
microphysique et le niveau macrophysique ; la capacité de réception d'information de
l'ensemble augmente brusquement. C'est en modifiant les conditions topologiques
que l'on peut utiliser l'énergie nucléaire soit pour des effets brusques (par rapproche-
ment de plusieurs masses, inférieures chacune à la masse critique), soit pour des effets
continus modérés (par contrôle de l'échange entre les noyaux fissibles au moyen d'un
dispositif réglable qui maintient l'ensemble au-dessous du coefficient unitaire d'am-
plification, par exemple par absorption plus ou moins grande du rayonnement). On
peut dire par conséquent que le degré d'individuation d'un ensemble dépend de la cor-
rélation entre chronologie et topologie du système; ce degré d'individuation peut se
1. En ce cas, la communication entre ordres de grandeur (ici chaque noyau et la population totale des
noyaux) est insuffisante.
2. Dans un pareil montage, on peut dire qu'il se produit une individuation à partir du moment où le sys-
tème peut divergel; c'est-à-dire est capable de recevoir de l'information.
L'INDIVIDUATION PHYSIQUE 151
Information et ontogénèse
l'individuation vitale
1. "Mesure" est pris ici au sens de "estimation de niveaux" : il s'agit d'une évaluation de niveau, donc d'une
mesure quantique, non d'une mesure quantitative continue.
2. Ainsi, les Termites construisent les édifices les plus complexes du règne animal, malgré la relative sim-
plicité de leur organisation nerveuse: ils agissent presque comme un organisme unique, en travaillant en groupe.
158 L'INDIVIDUATION
priétés du réel, les propriétés qu'il offre lorsqu'on le considère relativement à la pos-
sibilité des ontogénèses spontanées qui peuvent s'effectuer en lui selon ses propres
structures et ses propres potentiels.
Ce sont de telles propriétés que l'on peut rechercher pour caractériser le vivant,
plutôt que la forme spécifique, qui ne permet pas de redescendre jusqu'à l'individu
parce qu'elle a été obtenue par abstraction, donc par réduction. Une telle recherche
suppose que l'on considère comme légitime l'emploi en biologie d'un paradigme tiré
du domaine des sciences physiques, et particulièrement des processus de morphogé-
nèse qui s'accomplissent dans ce domaine. Pour cela, il faut supposer que les niveaux
élémentaires de l'ordre biologique recèlent une organisation qui est du même ordre
que celle que recèlent les systèmes physiques les plus parfaitement individués, par
exemple ceux qui engendrent les cristaux, ou les grosses molécules métastables de la
chimie organique. Certes, une pareille hypothèse de recherche peut paraître fort sur-
prenante; la coutume amène, en effet, à penser que les êtres vivants ne peuvent pro-
venir des êtres physiques, parce qu'ils sont supérieurs à ces derniers grâce à leur
organisation. Cependant, cette attitude même est la conséquence d'un postulat initial,
selon lequel la nature inerte ne peut recéler une organisation élevée 3 . Sil' on posait, au
contraire, au point de départ, que le monde physique est déjà hautement organisé,
cette primitive erreur provenant d'une dévaluation de la matière inerte ne pourrait être
commise; dans le matérialisme, il y a une doctrine des valeurs qui suppose un spiri-
tualisme implicite: la matière est donnée comme moins richement organisée que
l'être vivant, et le matérialisme cherche à montrer que le supérieur peut sortir de l'in-
férieur. Il constitue une tentative de réduction du complexe au simple. Mais si, dès le
début, on estime que la matière constitue des systèmes pourvus d'un très haut niveau
d'organisation, on ne peut aussi facilement hiérarchiser vie et matière. Peut-être faut-
il supposer que l'organisation se conserve mais se transforme dans le passage de la
matière à la vie. S'il en était ainsi, il faudrait supposer que la science ne sera jamais
achevée, parce que cette science est une relation entre des êtres qui ont par définition
le même degré d'organisation: un système matériel et un être vivant organisé qui
essaie de penser ce système au moyen de la science. S'il était vrai que l'organisation
ne se perd ni ne se crée, on aboutirait à cette conséquence que l'organisation ne peut
que se transformer. Un type de relation directe entre l'objet et le sujet se manifeste
dans cette affirmation, car la relation entre la pensée et le réel devient relation entre
deux réels organisés qui peuvent être analogiquement liés par leur structure interne.
Pourtant, même si l'organisation se conserve, il est faux de dire que la mort n'est
rien; il peut y avoir mort, évolution, involution, et la théorie du rapport entre la
matière et la vie doit pouvoir rendre compte de ces transformations.
Selon cette théorie, il y aurait un niveau déterminé d'organisation dans chaque sys-
tème, et on pourrait trouver ces mêmes niveaux dans un être physique et dans un être
vivant. Pour cette raison, il faudrait supposer que lorsque des êtres comme un animal
sont composés de plusieurs rangs superposés de relais et de systèmes d'intégration, il
n'y a pas en eux une organisation unique qui n'aurait ni cause, ni origine, ni équiva-
lent extérieur: le niveau d' organisation appart~nant à chaque système étant limité, on
3. Ce serait vrai si l'on considérait le monde physique comme matière et comme substance; mais ce n'est
plus vrai si on l'envisage comme contenant des systèmes où existent des énergies potentielles et des relations,
supports d'information. Le matérialisme ne tient pas compte de l'information.
160 L'INDIVIDUATION
peut penser que si un être paraît posséder un haut niveau d'organisation, c'est en réa-
lité parce qu'il intègre des éléments déjà informés et intégrés, et que sa tâche intégra-
trice propre est assez limitée. L'individualité propre serait alors réduite à une organi-
sation assez restreinte, et le mot de nature appliqué à ce qui dans l'individu n'est pas
le produit de son activité aurait un sens très important, car chaque individu serait rede-
vable à sa nature de la riche organisation qu'il paraît posséder en propre. On pourrait
supposer alors que la richesse externe de la relation au milieu est égale à la richesse
interne de l'organisation contenue dans un individu.
L'intégration interne est rendue possible par le caractère quantique de la relation
entre les milieux (extérieur et intérieur) et l'individu en tant que structure définie. Les
relais et les intégrateurs caractéristiques de l'individu ne pourraient fonctionner sans
ce régime quantique des échanges. Le groupe, par rapport à ces sous-individus, exis-
te comme intégrateur et différenciateur. La relation entre l'être singulier et le groupe
est la même qu'entre l'individu et les sous-individus. En ce sens, il est possible de dire
qu'il existe une homogénéité de relation entre les différents échelons hiérarchiques
d'un même individu, et de même entre le groupe et l'individu. Le niveau total d'in-
formation se mesurerait alors par le nombre d'étages d'intégration et de différencia-
tion, ainsi que par la relation entre l'intégration et la différenciation, que l'on peut
nommer transduction, dans le vivant. Dans l'être biologique, la transduction est non
pas directe mais indirecte, après une double chaîne ascendante et descendante; au
long de chacune de ces chaînes, c'est la transduction qui permet aux signaux d'infor-
mation de passer, mais ce passage, au lieu d'être un simple transport de l'information,
est intégration ou différenciation, et il se produit un travail préalable grâce auquel la
transduction finale est rendue possible, alors que dans le domaine physique cette
transduction existe dans un système comme une résonance interne élevée ou faible 4 ;
si l'intégration et la différenciation étaient seules réelles, la vie n'existerait pas, car il
faut que la résonance existe aussi, mais il s'agit là d'une résonance d'un type particu-
lier, qui admet une activité préalable exigeant une élaboration.
Si nous employons des termes psychologiques pour décrire ces activités, nous ver-
rons que l'intégration correspond à l'usage de la représentation, et la différenciation à
l'usage de l'activité qui distribue dans le temps des énergies acquises progressive-
ment et mises en réserve, tandis que la représentation met en réserve de l'information
qui est acquise par sauts brusques selon les circonstances, de manière à réaliser un
continu. Enfin, la transduction est opérée par l'affectivité et par tous les systèmes qui
jouent dans l'organisme le rôle de transducteurs à divers niveaux. L'individu serait
donc toujours un système de transduction, mais, alors que cette transduction est
directe et à un seul niveau dans le système physique, elle est indirecte et hiérarchisée
dans l'être vivant. Il serait faux de penser que seule la transduction existe dans un sys-
tème physique, car il y existe aussi une intégration et une différenciation, mais elles
sont situées aux limites mêmes de l'individu, et décelables seulement lorsqu'il s'ac-
croît. Cette intégration et cette différenciation aux limites se trouvent dans l'individu
vivant, mais elles caractérisent alors sa relation au groupe ou au monde, et peuvent
être relativement indépendantes de celles qui opèrent à l'intérieur du vivant. Une telle
affirmation ne peut permettre de comprendre comment se relient ces deux groupes
4. Cette résonance est l'analogie active, ou couplage de tennes non symétriques, qui existe dans un sys-
tème en voie d'individuation, comme entre la solution et le genne cristallin.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 161
en voie de formation 5 . Dans quelques cas, un édifice comparable à celui du cristal est
déposé par les générations qui se succèdent 6 . Par ailleurs, l'accroissement de l'indi-
vidu vivant est une transduction de type permanent et localisé, qui n'a pas d'analogue
en physique; une individualité particulière s'ajoute à l'individualité spécifique.
La vie serait donc conditionnée par la récurrence de causalité grâce à laquelle un
processus d'intégration et un processus de différenciation peuvent recevoir un cou-
plage tout en restant distincts dans leurs structures. Ainsi, la vie n'est pas une sub-
stance distincte de la matière; elle suppose des processus d'intégration et de diffé-
renciation qui ne peuvent en aucune manière être donnés par autre chose que des
structures physiques. Il existerait en ce sens une profonde trialité de l'être vivant par
laquelle on trouverait en lui deux activités complémentaires et une troisième qui réa-
lise l'intégration des précédentes en même temps que leur différenciation au moyen
de l'activité de récurrence causale; la récurrence, en effet, n'ajoute pas une troisième
fonction aux précédentes, mais la qualification qu'elle autorise et constitue apporte
une relation entre des activités qui ne pourraient avoir aucune autre communauté. La
base de l'unité et de l'identité affective est donc dans la polarité affective grâce à
laquelle il peut y avoir relation de l'un et du multiple, de la différenciation et de l'in-
tégration. C'est la relation de deux dynamismes que la qualification constitue; elle est
déjà cette relation au niveau le plus bas, et elle le reste au niveau de l'affectivité supé-
rieure des sentiments humains. Dès le plaisir et la douleur, saisis dans leur caractère
concrètement organique, la relation se manifeste comme fermeture de l'arc réflexe,
qui est toujours qualifiée et orientée ; plus haut, dans la qualité sensible, une sem-
blable polarité, intégrée sous forme de constellation globale et particulièrement dense,
caractérise la personnalité acquise et permet de la reconnaître. Quand un sujet veut
exprimer ses états internes, c'est à cette relation qu'il a recours, par l'intermédiaire de
l'affectivité, principe de l'art et de toute communication. Pour caractériser une chose
extérieure que l'on ne peut montrer, c'est par l'affectivité que l'on passe de la totali-
té continue de la connaissance à l'unité singulière de l'objet à évoquer, et cela est pos-
sible parce que l'affectivité est présente et disponible pour instituer la relation. Toute
association d'idées passe par cette relation affective. Il y a donc deux types possibles
d'utilisation de la relation déjà constituée, en allant de l'unité de la connaissance à la
pluralité de l'action, ou de la multiplicité de l'action à l'unité de la connaissance; ces
deux démarches complémentaires sont réunies dans certains symbolismes, comme le
symbolisme poétique, et grâce à cette double relation le symbolisme poétique peut se
fermer sur lui-même dans la récurrence esthétique, qui ne sert pas à l'intégration de
tout le sujet, parce qu'elle est, en fait, déjà virtuellement contenue dans les prémisses
de l'objet-symbole à contempler et à jouer, mixte d'activité et de connaissance.
L'étude anatomo-physiologique des processus vitaux montre la distinction des
organes récepteurs et moteurs, jusque dans la disposition des aires corticales et dans
le fonctionnement du cerveau; mais nous savons aussi que le cerveau n'est pas seu-
lement composé d'aires de projection; une grande partie des lobes frontaux sert à l'as-
sociation entre les aires réceptrices et motrices ; la pratique neurochirurgicale de la
lobotomie, qui consiste à affaiblir la récurrence de causalité reliant l'intégration à la
5. On peut dire en ce sens qu'il existe une relation d'infonnation entre l'espèce et le milieu, dans le sys-
tème naturel.
6. Chez les Polypiers par exemple.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 163
l'identité de l'être vivant est faite de sa temporalité. On ferait une erreur en conce-
vant la temporalité comme pure différenciation, comme nécessité de choix perma-
nente et toujours recommencée; la vie individuelle est différenciation dans la mesu-
re où elle est intégration; il Y a ici une relation complémentaire qui ne peut perdre
un de ses deux termes sans cesser d'exister elle-même en se commuant en une faus-
se différenciation, qui est en réalité une activité esthétique par laquelle, à l'intérieur
d'une personnalité dissociée, chaque choix est connu comme choix par la conscien-
ce du sujet, et devient une information à intégrer, alors qu'il était une énergie à dif-
férencier : c'est le choix qui est choisi, plus que l'objet du choix; l'orientation
affective perd son pouvoir relationnel à l'intérieur d'un être dont le choix constitue
toute l'activité relationnelle, prenant appui en quelque sorte sur elle-même dans sa
réactivité. Le choix doit être éminemment discontinu pour représenter une véritable
différenciation; un choix continu, chez un sujet conscient du fait qu'il choisit, est
en réalité un mixte de choix et d'information; de cette simultanéité du choix et de
l'information résulte l'élimination de l'élément de discontinuité caractéristique de
l'action; une action mêlée d'information par une récurrence de cette espèce devient
en réalité une existence mixte, à la fois continue et discontinue, quantique, procé-
dant par sauts brusques qui introduisent un revirement dans la conscience ; une
action de ce type ne peut aboutir à une véritable affectivité constructive, mais seu-
lement à une stabilité précaire, dans laquelle une illusion de choix est donnée par
une récurrence qui aboutit à des oscillations de relaxation. La relaxation diffère du
choix constructif en ce que le choix ne ramène jamais le sujet à des états antérieurs,
tandis que la relaxation ramène périodiquement le sujet à un état neutre qui est le
même que les états neutres antérieurs; un sentiment tel que celui de l'absurde vide
(que nous cherchons à distinguer de l'absurde mystérieux) correspond précisément
à cet état de retour au néant, dans lequel toute réactivité ou récurrence est abolie par
une inactivité et une absence d'information absolues; c'est que, dans cet état, l'ac-
tivité valorise l'information, et l'absence d'activité cause un vide complet de l'in-
formation: si des éléments d'information se présentent alors venant de l'extérieur,
ils sont délaissés comme absurdes parce que non valorisés; ils ne sont pas qualifiés,
parce que l'affectivité directe du sujet ne joue plus et a été remplacée par une récur-
rence de l'information et de l'action. Cette existence est le caractère de tout esthé-
tisme ; le sujet en état d'esthétisme est un sujet qui a remplacé son affectivité par
une réactivité de l'action et de l'information selon un cycle fermé, incapable d'ad-
mettre une action nouvelle ou une information nouvelle. En un certain sens, on
pourrait traiter l'esthétisme comme une fonction vicariante de l'affectivité ; mais
l'esthétisme détruit le recours à l'affectivité en constituant un type d'existence qui
élimine les circonstances dans lesquelles une véritable action ou une véritable infor-
mation pourraient prendre naissance; la série temporelle est remplacée par une série
d'unités cyclochroniques qui se succèdent sans se continuer, et réalisent une ferme-
ture du temps, selon un rythme itératif. Toute artificialité, renonçant à l'aspect créa-
teur du temps vital, devient condition d'esthétisme, même si cet esthétisme n' em-
ploie pas la construction de l'objet pour réaliser le retour de causalité de l'action à
l'information, et se contente plus simplement d'un recours à une action qui modifie
de manière itérative les conditions d'appréhension du monde.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 165
7. Ceci ne signifie pas qu'il y ait des êtres seulement vivants et d'autres vivants et pensants: il est pro-
bable que les animaux se trouvent parfois en situation psychique. Seulement. ces situations qui conduisent à
des actes de pensée sont moins fréquentes chez les animaux. L'homme, disposant de possibilités psychiques
plus étendues, en particulier grâce aux ressources du symbolisme, fait plus souvent appel au psychisme; c'est
la situation purement vitale qui est chez lui exceptionnelle. et pour laquelle il se sent plus démuni. Mais il n'y
a pas là une nature, une essence permettant de fonder une anthropologie; simplement, un seuil est franchi:
l'animal est mieux équipé pour vivre que pour penser, et l'homme pour penser que pour vivre. Mais l'un et
l'autre vivent et pensent, de façon courante ou exceptionnelle.
166 L'INDIVIDUATION
En fait, le véritable psychisme apparaît lorsque les fonctions vitales ne peuvent plus
résoudre les problèmes posés au vivant, lorsque cette structure triadique des fonctions
perceptives, actives et affectives n'est plus utilisable. Le psychisme apparaît ou tout au
moins est postulé lorsque l'être vivant n'a plus en lui-même assez d'être pour résoudre
les problèmes qui lui sont posés. On ne doit pas s'étonner de trouver à la base de la vie
psychique des motivations purement vitales: mais on doit remarquer qu'elles existent à
titre de problèmes et non de forces déterminantes, ou directrices; elles n'exercent donc
pas un déterminisme constructif sur la vie psychique qu'elles appellent à exister; elles
la provoquent mais ne la conditionnent pas positivement. Le psychisme apparaît comme
un nouvel étage d'individuation de l'être, qui a pour corrélatif, dans l'être, une incom-
patibilité et une sursaturation ralentissante des dynamismes vitaux, et, hors de l'être en
tant qu'individu limité, un recours à une nouvelle charge de réalité préindividuelle
capable d'apporter à l'être une réalité nouvelle; le vivant s'individue plus précocement,
et il ne peut s'individuer en étant à lui-même sa propre matière, comme la larve qui se
métamorphose en se nourrissant d'elle-même; le psychisme exprime du vital, et, corré-
lativement, une certaine charge de réalité pré individuelle.
Une telle conception du rapport entre l'individuation vitale et l'individuation psy-
chique conduit à se représenter l'existence du vivant comme jouant le rôle d'une
souche pour l'individuation psychique, mais non d'une matière par rapport à laquelle
le psychisme serait une forme. Elle exige par ailleurs que l'on fasse l 'hypothèse sui-
vante: l'individuation n'obéit pas à une loi de tout ou rien: elle peut s'effectuer de
manière quantique, par sauts brusques, et une première étape d'individuation laisse
autour de l'individu constitué, associée à lui, une certaine charge de réalité préindivi-
due lie, que l'on peut nommer nature associée, et qui est encore riche en potentiels et
en forces organisables.
Entre vital et psychique existe donc, lorsque le psychique apparaît, une relation qui
n'est pas de matière à forme, mais d'individuation à individuation; l'individuation
psychique est une dilatation, une expansion précoce de l'individuation vitale.
Il résulte d'une pareille hypothèse que l'entrée dans la voie de l'individuation psy-
chique oblige l'être individué à se dépasser; la problématique psychique, faisant appel
à de la réalité préindividuelle, aboutit à des fonctions et à des structures qui ne s'achè-
vent pas à l'intérieur des limites de l'être individué vivant; si l'on nomme individu l'or-
ganisme vivant, le psychique aboutit à un ordre de réalité transindividuelle ; en effet, la
réalité préindividuelle associée aux organismes vivants individués n'est pas découpée
comme eux et ne reçoit pas de limites comparables à celles des individus vivants sépa-
rés ; lorsque cette réalité est saisie dans une nouvelle individuation amorcée par le
vivant, elle conserve une relation de participation qui rattache chaque être psychique
aux autres êtres psychiques; le psychique est du transindividuel naissant; il peut appa-
raître pendant un certain temps comme du psychique pur, réalité dernière qui pourrait
consister en elle-même; mais le vivant ne peut emprunter à la nature associée des
potentiels produisant une nouvelle individuation sans entrer dans un ordre de réalité qui
le fait participer à un ensemble de réalité psychique dépassant les limites du vivant; la
réalité psychique n'est pas fermée sur elle-même. La problématique psychique ne peut
se résoudre de manière intra-individuelle. L'entrée dans la réalité psychique est une
entrée dans une voie transitoire, car la résolution de la problématique psychique intra-
individuelle (celle de la perception et celle de l'affectivité) amène au niveau du transin-
dividuel ; les structures et les fonctions complètes résultant de l'individuation de la
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 167
La vie peut exister sans que les individus soient séparés les uns des autres, anatomi-
quement et physiologiquement, ou seulement physiologiquement. Comme type de ce
genre d'existence, nous pouvons prendre les Cœlentérés, dans le règne animal; ces
8. C'est cette disparation qui est traitée comme infonnation et que le psychisme fait apparaître.
168 L'INDIVIDUATION
êtres se caractérisent par le fait qu'ils n'ont pas de cavité générale; celle qui creuse
leur corps et se prolonge en canaux plus ou moins compliqués est une cavité diges-
tive. Leur symétrie est radiaire, les organes se répétant autour de l'axe qui passe par
la bouche. La plupart des Cœlentérés sont aptes à bourgeonner et à former des colonies;
les individus formés par bourgeonnement sont nommés les blastozoïtes, et peuvent
rester en communication avec l'être initial nommé oozoïte parce qu'il est né d'un œuf;
les Coraux, les Hydroïdes, les Gorgones forment des colonies très nombreuses. Or,
des formations continues peuvent apparaître entre les individus, constituant une unité
matérielle solide de la colonie; c'est ce qui se voit chez les Polypiers réunis en colo-
nie, lorsque le cœnenchyme comble les espaces séparant les individus; ce dépôt de
calcaire, compact ou spongieux, fait perdre au Polypier sa forme rameuse et lui donne
un aspect massif; les individus n'apparaissent plus que par leurs calices ouverts au
niveau de la surface commune de la colonie. Un cœnosarque réunit alors les individus
d'une même colonie, donnant naissance aux individus nouveaux par bourgeonnement et
sécrétant le cœnenchyme. Dans certaines formations en colonie, les individus manifes-
tent une différenciation qui aboutit à faire d'eux en quelque manière des organes: les
uns ont un rôle nutritif, les autres un rôle défensif, les autres un rôle sexuel, et l'on pour-
rait affirmer en quelque manière que la véritable individualité se trouve transférée à la
colonie s'il ne subsistait un résidu inexpugnable d'individualité chez les êtres différen-
ciés qui composent la colonie, à savoir l'absence de synchronisme dans les naissances
et les morts particulières; temporellement, il reste une distinction entre les individus
que n'abolit pas le haut degré de solidarité de leurs relations complémentaires. Certes,
on pourrait dire que dans un organisme supérieur aussi il existe des naissances et morts
particulières de cellules ; mais ce qui naît et ce qui meurt sans synchronisme, chez cet
animal supérieur, n'est pas l'organe, mais le constituant de l'organe, la cellule élémen-
taire9 . Nous voudrions montrer que le critère qui permet de reconnaître l'individualité
réelle, ici, n'est pas la liaison ou la séparation matérielle, spatiale, des êtres en société
ou en colonie, mais la possibilité de vie à part, de migration hors de l'unité biologique
première. La différence qui existe entre un organisme et une colonie réside dans le fait
que les individus d'une colonie peuvent mourir l'un après l'autre et être remplacés sans
que la colonie périclite; c'est la non-imm0l1alité qui fait l'individualité; chaque indi-
vidu peut être traité comme un quantum d'existence vivante ; la colonie, au contraire,
ne possède pas ce caractère quantique ; elle est en quelque manière continue dans son
développement et son existence. C'est le caractère thanatologique qui marque l'indivi-
dualité. À ce compte on devrait dire que l'Amibe, ainsi qu'un grand nombre
d'Infusoires, ne sont pas, à parler strictement, de véritables individus; ces êtres sont
capables de régénération par échange d'un noyau avec un autre être, et peuvent pendant
longtemps se reproduire par scission en deux parties; certaines Holothuries peuvent
également se diviser en une pluralité de segments lorsque les conditions de vie devien-
nent mauvaises, chaque segment reconstituant par la suite une unité complète, c'est-à-
dire une Holothurie semblable à la précédente. Dans ce cas, il n'y a pas à proprement
parler de distinction entre les individus et l'espèce; les individus ne meurent pas mais
se divisent. L'individualité n'apparaît qu'avec la mort des êtres; elle en est le corrélatif.
Une étude de la vie préindividuelle présente un intérêt théorique, car le passage de ces
systèmes préindividuels d'existence aux systèmes individuels permet de saisir le ou
10. Cette relation est amplificatrice, car une colonie peut émettre plusieurs individus capables d'engen-
drer une colonie complète.
170 L'INDIVIDUATION
tincts en termes univoques, comme s'ils étaient de même nature; c'est là qu'est l'er-
reur ; en effet, si les tendances et les instincts sont de même nature, il devient impos-
sible de distinguer le caractère transductifll de celui de l'appartenance à une société;
les manifestations de l'instinct sexuel sont par exemple traitées comme le témoignage
de l'existence d'une tendance, et on vient alors à parler d'un besoin sexuel; le déve-
loppement de certaines sociétés incite peut-être à confondre besoins et tendances dans
l'individu, car l'hyperadaptation à la vie communautaire peut se traduire par l'inhibi-
tion des instincts au profit des tendances; les tendances, en effet, étant du continu et
par conséquent du stable, sont intégrables à la vie communautaire, et constituent
même un moyen d'intégration de l'individu, qui est incorporé à la communauté par
ses besoins nutritifs, défensifs, et par ce qui fait de lui un consommateur et un utilisa-
teur. La doctrine de Freud ne distingue pas assez nettement les instincts des ten-
dances. Elle semble considérer l'individu de manière univoque, et quoi qu'elle
distingue en lui, du point de vue structural et dynamique, un certain nombre de zones,
elle laisse subsister l'idée que l'individu peut aboutir à une intégration complète par
la construction du surmoi, comme si l'être pouvait découvrir une condition d'unité
absolue dans le passage à l'acte de ses virtualités; trop hylémorphique, cette doctrine
ne peut rendre compte d'une dualité essentielle à l'individu que par le recours à une
aliénation inhibitrice, le rapport à l'espèce ne pouvant être conçu que comme inclu-
sion de l'individu; mais l'entéléchie aristotélicienne ne peut rendre compte de tout le
sens de l'individu, et laisse de côté l'aspect proprement instinctif, par lequell'indi-
vidu est une transduction qui s'opère et non une virtualité qui s'actualise. Même si
l'on doit dire que le métaphysique est encore du physiologique, il faut reconnaître
l'aspect de dualité de l'individu, et caractériser par sa fonctionnalité transcommunau-
taire cette existence des pulsions instinctives. Le caractère thanatologique de l'indi-
vidu est incompatible avec les tendances quotidiennes, qui peuvent dissimuler ce
caractère ou différer son existence manifeste, mais non l'anéantir. C'est pourquoi une
analyse psychique doit tenir compte du caractère complémentaire des tendances et
des instincts dans l'être que nous nommons individu, et qui est, en fait, dans toutes les
espèces individuées, un mixte de continuité vitale et de singularité instinctive, trans-
communautaire. Les « deux natures» que les moralistes classiques rencontrent dans
l 'homme ne sont pas un artefact, ni la traduction d'un dogme créationiste mytholo-
gique dans le plan de l'observation courante; la facilité serait en fait ici du côté du
monisme biologique des tendances, selon une pensée opératoire qui croit avoir assez
fait en définissant l'individu comme l'être non analysable qui ne peut être objet de
conscience que par son inclusion dans l'espèce. En fait la doctrine d'Aristote, proto-
type de tous les vitalismes, provient d'une interprétation de la vie axée sur les espèces
« supérieures », c'est-à-dire totalement individuées ; il ne pouvait en être autrement
en un temps où les espèces dites inférieures étaient difficilement observables. Aristote
tient compte de certaines espèces de Cœlentérés et de Vers, mais surtout pour discu-
ter les caractères d'inhérence de l'âme au corps selon la totalité ou partie par partie,
chez les Annélides marins qui peuvent se régénérer après section accidentelle, et dont
les deux segments continuent à vivre. En fait, le modèle des vivants est dans les
11. Qui est, dans l'individu, l'expression de la discontinuité, de la singularité originelle traduite en com-
portement, et essentiellement l'instrument du pouvoir amplificateur par propagation transductive qui caracté-
rise l'individuation.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 171
fonnes supérieures, et, comme « les êtres ne veulent pas être mal gouvernés », l'aspi-
ration de tous les êtres vers une forme unique incite Aristote à tenir compte avant tout
des formes supérieures. Ce n'est pas le vitalisme proprement dit qui a conduit à
confondre les instincts et les tendances, mais un vitalisme fondé sur une inspection
partielle de la vie, et qui valorise les formes les plus proches de l'espèce humaine, en
constituant un anthropocentrisme de fait, plus encore qu'un vitalisme proprement dit.
Par ailleurs, un vitalisme qui ignore la distinction entre les fonctions relatives aux ten-
dances et celles qui sont relatives à l'instinct ne peut établir de différence entre les fonc-
tions en elles-mêmes et les dynamismes structuraux qui permettent l'exercice de ces
fonctions en maintenant la stabilité de ces caractères vitaux ; ainsi, «l'instinct de
mort »12 ne peut être considéré comme le symétrique de l'instinct de vie; il est, en effet,
la limite dynamique de l'exercice de cet instinct, et non un autre instinct ; il apparaît
comme la marque d'une frontière temporelle au delà de laquelle cet instinct positif ne
s'exerce plus parce que le rôle transductif de l'individu isolé est achevé, soit parce qu'il
est accompli, soit parce qu'il a échoué et que le quantum de durée de l'individu pur est
épuisé ; il marque la fin du dynamisme de l'individu pur. La tendance de l'être à persé-
vérer dans son être, au sens du conatus spinoziste, fait partie d'un ensemble instinctif qui
conduit à « l'instinct de mort ». C'est en ce sens que l'on peut découvrir une relation de
l'instinct génésique et de l'instinct de mort, car ils sont fonctionnellement homogènes.
L'instinct génésique et l'instinct de mort sont, au contraire, hétérogènes par rapport aux
différentes tendances, qui sont du continu et de la réalité socialement intégrable 13. À l'al-
ternance du stade individuel et de la colonie fait place, chez les espèces supérieures, la
simultanéité de la vie individuelle et de la société, ce qui complique l'individu, en met-
tant en lui un double faisceau de fonctions individuelles (instinct) et sociales (tendances).
La méthode qui se dégage de ces considérations préliminaires exige que l'on ne soit
pas d'abord préoccupé d'ordonner hiérarchiquement les niveaux des systèmes vitaux,
mais qu'on les distingue pour voir quelles sont les équivalences fonctionnelles qui
permettent de saisir la réalité vitale à travers ces différents systèmes, en développant
tout l'éventail des systèmes vitaux, au lieu de classer pour hiérarchiser. Selon notre
hypothèse initiale, la vie se déploie par transfert et néoténisation ; l'évolution est une
transduction plus qu'un progrès continu ou dialectique. Les fonctions vitales doivent
être étudiées selon une méthode d'équivalence posant le principe selon lequel il peut
y avoir équivalence de structures et d'activités fonctionnelles. Une relation d'équiva-
lence peut être décelée, des formes préindividuelles aux formes individualisées, en
passant par les formes mixtes qui comportent individualité et transindividualité alter-
nantes, selon les conditions extérieures ou intérieures de la vie. On doit supposer
12. Cette expression est souvent employée par Freud: surtout après la guerre de 1914-1918.
13. De ce point de vue, il serait intéressant de considérer les fonnes animales supérieures comme prove-
nant de la néoténisation des espèces inférieures en lesquelles le stade de vie individuelle correspond à la fonc-
tion de reproduction amplificatrice, tandis que le stade de vie en colonie correspond à l'aspect homéostatique,
continu. Dans les espèces supérieures, ce sont les individus qui vivent en société: les deux stades et les deux
manières d'être deviennent simultanés.
172 L'INDIVIDUATION
d'autre part qu'il existe une relative solidarité des espèces, rendant une hiérarchisation
assez abstraite, tout au moins quand elle ne tient compte que des caractères anatomo-
physiologiques de l'individu; une étude rationnelle des espèces devrait intégrer une
sociologie de chacune des espèces.
Il est, certes, difficile de définir en quelque manière dans l'abstrait une méthode
pour l'étude de l'individuation vitale; cependant, il semble que cette hypothèse de la
dualité fonctionnelle permette de rendre compte des deux types de relations et des
deux genres de limites que l'on découvre dans l'individu; en un premier sens, l'indi-
vidu peut être traité comme être particulier, parcellaire, membre actuel d'une espèce,
fragment détachable ou non actuellement détachable d'une colonie; en un second
sens, l'individu est ce qui est capable de transmettre la vie de l'espèce, et constitue le
dépositaire des caractères spécifiques, même s'il ne doit jamais être appelé à les actua-
liser en lui-même; porteur de virtualités qui ne prennent pas nécessairement pour lui
un sens d'actualité, il est limité dans l'espace, et aussi limité dans le temps; il consti-
tue alors un quantum de temps pour l'activité vitale, et sa limite temporelle est essen-
tielle à sa fonction de relation. Souvent, cet individu est libre dans l'espace, car il
assure le transport des germes spécifiques de l'espèce, et sa brièveté temporelle a pour
contrepartie son extrême mobilité spatiale. Selon la première forme d'existence, au
contraire, l'individu est une parcelle d'un tout actuellement existant, dans lequel il
s'insère et qui le limite spatialement; comme être parcellaire, l'individu possède une
structure qui lui pelmet de s'accroître; il est polarisé à l'intérieur de lui-même, et son
organisation lui permet d'incorporer de la matière alimentaire, soit par autotrophie,
soit en partant de substances déjà élaborées; c'est en tant qu'être parcellaire que l'in-
dividu possède un certain schéma corporel selon lequel il s'accroît par différenciation
et spécialisation qui déterminent les parties au cours de leur croissance progressive à
partir de l' œuf ou du bourgeon primitif; certaines études sur la régénération, et en par-
ticulier celles qui ont été consacrées à la Planaire d'eau douce, montrent que la capa-
cité de régénération provient d'éléments qui conservent une capacité germinative
même quand l'individu est adulte, et que ces éléments ont une parenté avec les cel-
lules sexuelles; cependant, la capacité de développement ne suffit pas à expliquer la
régénération, même si l'on fait intervenir l'action d'une substance hypothétique
comme l'organisme, destinée à expliquer l'induction exercée par un élément terminal,
par exemple une tête que l'on peut greffer n'importe où sur le corps d'un
Plathelminthe ; pour que cette induction puisse s'exercer, il faut qu'un certain nombre
d'éléments secondaires, incluant sans doute des mécanismes physiques et des dyna-
mismes hormonaux, soient présents; mais il faut surtout que depuis la segmentation
de l'œuf intervienne un principe d'organisation et de détermination qui aboutit à la
production des différents organes de l'être. C'est ce principe de détermination spatiale
qui ne peut être confondu avec le principe de production au dehors d'autres êtres, soit
par bourgeonnement, soit par reproduction sexuée; même si certaines cellules peu-
vent indistinctement servir à la régénération de l'être particulier ou engendrer d'autres
êtres, même s'il y a liaison entre la régénération et la reproduction, il intervient une
différence d'orientation dans la manière dont cette activité fondamentale s'exerce, soit
vers l'intérieur, soit vers l'extérieur; c'est même là le critère qui permet de distinguer
la préindividualité de l'individualité proprement dite, car à l'état de préindividualité
ces deux fonctions sont soudées, et le même être peut être considéré comme orga-
nisme, société, ou colonie; la reproduction par scissiparité est un phénomène à la fois
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 173
14. On peut faire un rapprochement entre la pluralité de stades de développement de l'individu (larve,
nymphe, stade imaginai) et l'alternance individu-colonie"
174 L'INDIVIDUATION
comme chez certains Protozoaires, et en partie chez les Spongiaires ; les formes méta-
individuelles, dans lesquelles les fonctions somatiques et germinales sont distinctes mais
nécessitent pour s'accomplir une spécialisation de l'action individuelle qui engage une
spécialisation de l'individu selon les fonctions somatiques ou les fonctions germinales;
enfin, les formes totalement individualisées, dans lesquelles les fonctions germinales
sont dévolues aux mêmes individus que ceux qui exercent les fonctions somatiques; il
n'y a plus alors de colonie, mais une communauté ou société. On peut trouver des formes
transitoires entre ces trois groupes, en particulier dans les sociétés d'insectes, qui sont
souvent constituées grâce à la différenciation organique de leurs membres dont certains
sont reproducteurs, d'autres guerriers, d'autres ouvriers; dans certaines sociétés, l'âge
dans le développement individuel intervient comme principe de sélection entre les diffé-
rentes fonctions qui sont ainsi successivement accomplies, ce qui est un principe d'unité
exigeant une plus faible complexité des structures individuelles que lorsque l'individu
accomplit simultanément les fonctions somatiques et les fonctions germinales. En ce
sens, on peut considérer les formes de vie uniquement représentées par des êtres indivi-
duels comme équivalant à des formes alternantes (colonie et individu séparé) dans les-
quelles le passage au stade de la colonie ne se produirait jamais, l'individu séparé
engendrant d'autres individus au Ileu de fonder une colonie qui émettra des individus
séparés. Dans la forme alternante, la colonie est comme l'achèvement de l'individu; l'in-
dividu est plus jeune que la colonie, et la colonie est l'état adulte après l'individu, com-
parable mutatis mutandis à une larve de colonie. Dès lors, quand l'individu, au lieu de
fonder une colonie, se reproduit sous forme d'individu, les fonctions vitales de continuité
(nutrition, croissance, différenciation fonctionnelle) doivent être remplies par une nou-
velle couche de comportements de l'individu, les comportements sociaux.
3. Individuation et reproduction
masse individuelle changent au gré des influences et leur changement aboutit parfois
à une sorte de déséquilibre; tel est en particulier le rapport nucléo-plasmique, c'est-
à-dire celui qui s'établit entre la masse du noyau et celle du cytoplasme lS •
C'est ce rapport qui gouverne la reproduction. Rabaud veut montrer que la repro-
duction de l'individu ne fait intervenir aucune finalité, et s'explique de manière pure-
ment causale. Il convient d'étudier cette explication, pour apprécier en quelle mesure
le déséquilibre causant la mort diffère du déséquilibre causant la reproduction. Car il
convient de remarquer que la profonde modification qui affecte l'individu dans la
reproduction n'est pas la même que dans la mort; même si, par une scission en deux
individus nouveaux d'égale taille, l'individu perd son identité, il devient autre,
puisque deux individus remplacent maintenant l'individu unique, mais il ne meurt pas;
aucune matière organique ne se décompose; il n'y a pas de cadavre, et la continuité
entre l'individu unique et les deux individus auxquels il a donné naissance est com-
plète. Il y a ici non pas une fin, mais une transformation de la topologie de l'être
vivant, qui fait apparaître deux individus au lieu d'un seul.
Rabaud établit que c'est uniquement la valeur du rapport nucléoplasmique qui fait
que la cellule se divise en deux parties indépendantes, quel que soit le volume de la
cellule, sans aucune intervention d'une influence mystérieuse. Une analyse de la
reproduction chez les Métazoaires permet de l'affirmer clairement, en raison de la
relative simplicité anatomique des individus qui les constituent.
La schizogonie s'effectue comme une division cellulaire: l'individu se divise en
deux parties, égales ou inégales, et chaque partie, devenant indépendante, constitue un
nouvel individu; le noyau traverse, avec des variations multiples, la série des phases
habituelles qui comprennent sa division en fragments, les chromosomes (assez peu
nets chez les Protozoaires), puis la division de ces chromosomes et leur séparation en
deux groupes égaux, enfin la scission du cytoplasme, dans le sens transversal pour les
Infusoires et longitudinal pour les Flagellés. Chacun des nouveaux individus se com-
piète; il régénère une bouche, un flagelle, etc.
Dans d'autres cas, l'individu sécrète d'abord une enveloppe de cellulose, à l'inté-
rieur de laquelle il se divise en une série d'individus de taille très réduite, ressemblant
à l'individu initial, ou différant de lui, mais reprenant par la suite rapidement l'aspect
spécifique. La schizogonie consiste en ce fait que l'individu se multiplie isolément,
sans qu'intervienne l'action fécondante d'un autre individu de la même espèce.
Dans d'autres cas, au contraire, la multiplication ne commence qu'après l'union de
deux individus. Cette conjugaison ou accouplement peut être temporaire, comme chez
les Infusoires, en fonction des conditions de milieu. Les deux individus, après s'être
accolés par une partie de leur surface, échangent chacun avec leur partenaire un pro-
nucleus, puis se séparent, et se multiplient par simple division. Chez ces Infusoires,
les deux modes de reproduction, gamogonie et schizogonie, alternent selon les condi-
tions de milieu. De plus, dans la gamogonie, les deux individus sont parfaitement
semblables; on ne peut les qualifier de mâle ou de femelle. La conjugaison peut aussi
aboutir à la fusion non plus seulement de deux pronuclei, mais de deux individus
entiers, qui sont en état de fusion totale, pour ~n temps tout au moins; il est d'ailleurs
fort difficile de dire si l'individualité des deux êtres qui fusionnent est conservée; leur
15. Ce serait peut-être dans le changement de ce rapport qu'il faudrait voir l'expression initiale du pro-
cessus d'amplification se prolongeant dans la reproduction,
176 L'INDIVIDUATION
noyau subit, en effet, deux divisions successives ; tous les produits de la division
dégénèrent, sauf un ; les deux restes non dégénérés des deux noyaux fusionnent, mais
aussitôt ce noyau commun se divise, et la masse fusionnée se divise à son tour et
donne deux nouveaux individus complets. Y a-t-il eu conservation de l'identité indi-
viduelle des deux Infusoires dans les masses non dégénérées des noyaux, au moment
de la fusion des deux noyaux? Il est difficile de répondre à cette question. Cet
exemple est tiré du cas de l' Actinophris. La fusion peut être plus complète encore
chez l'Amibe, en particulier chez l'Amoeba diploïdea qui possède normalement deux
noyaux. Les noyaux de chaque individu, puis les deux individus, fusionnent, mais
chaque noyau se divise séparément, en perdant une partie de sa substance ; puis le
reste de chacun des noyaux se rapproche du reste du noyau de l'autre individu, sans
fusionner; un seul individu binucléé se forme alors, puis se multiplie. Dans ce cas, il
subsiste de chaque individu primitif ce noyau, ou plutôt ce reste du noyau, dans les
individus qui viennent de la multiplication par division de l'individu binucléé inter-
médiaire. Dans ce procédé, on ne peut distinguer de mâle et de femelle.
L'apparition de la distinction entre mâle et femelle se fait chez les Vorticelles,
Infusoires fixés. Le gamète mâle est un individu de taille réduite, provenant d'une
Vorticelle qui a subi, coup sur coup, deux divisions successives. Cet individu s'ac-
cole à une Vorticelle fixée, et fusionne entièrement avec elle. Après disparition des
macronuclei, division et dégénérescence des micronuclei, sauf en un fragment qui
subsiste, et donne un pronucleus, les pronuclei, qui constituent le seul reste des
micronuclei primitifs, s'échangent, puis les pronuclei mâles dégénèrent, et le gamète
mâle lui-même est absorbé; le noyau se fragmente en huit parties égales dont sept
constituent le macronucleus et la huitième le micronucleus. Il arrive que cette gamo-
gonie alterne avec une schizogonie, selon un véritable cycle évolutif. Tels sont les
Sporozoaires, et particulièrement les Hématozoaires et les Coccidies. Le cycle des
Hématozoaires comporte d'abord une Amibe, fixée dans un globule du sang humain
; cet individu se divise suivant des plans de division radiaires; les nouveaux indivi-
dus (mérozoïtes) se répandent dans le sang et vont se fixer sur de nouveaux globules
rouges; au bout d'un certain temps ces mérozoïtes cessent de se multiplier, ce que
l'on doit attribuer, suivant Rabaud, à une modification de l'hôte sous l'action du
parasite. Parfois, ils changent de forme. Par contre, si une modification du milieu se
produit (absorption par un moustique), ces mérozoïtes deviennent macrogamétocytes
ou microgamétocytes ; les macrogamétocytes, rejetant une partie de leur noyau,
deviennent macrogamètes; les microgamétocytes émettent des prolongements qui
renferment, pris ensemble, toute la substance du noyau, et sont des microgamètes. La
conjugaison des macrogamètes et des microgamètes donne un élément entouré d'une
membrane mince qui s'accroît et se divise en sporoblastes, d'où naissent des élé-
ments allongés nommés sporozoïtes que le Moustique inocule à un Homme, ce qui
fait que le cycle recommence. Il y a donc ici alternance d'un certain nombre de
formes et de deux types de reproduction. La reproduction des Coccidies se produit de
la même manière, mais sans hôte intermédiaire. Chez les Grégarines, la reproduction
agame existe à peine et la sexualité est marquée de façon particulièrement nette. Là
encore, dans la fusion de deux individus qui s'enkystent ensemble, une partie seule-
ment du noyau prend part à la reproduction. Les individus enkystés (macrogaméto-
cyte et microgamétocyte) se divisent et forment des macro gamètes et des
microgamètes; l'œuf, fécondé, se multiplie en se divisant en spores, et ces spores se
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 177
n'est qu'un cas particulier d'un phénomène général, cas où l'élément issu d'un indi-
vidu ne se multiplie qu'après union avec un élément issu d'un autre individu. Nous
remarquerons cependant que ce qui se multiplie est l'élément issu de deux individus.
Chez les Métazoaires, les processus sont les mêmes, mais ils posent le problème
de l'individuation d'une manière plus complexe, car le phénomène de reproduction y
est difficilement détachable de l'association et de la dissociation, pouvant intervenir à
des degrés variés, et créant ainsi tout un tissu de rapports entre les individus descen-
dants, ou entre ascendants et descendants, ou entre l'ensemble formé par les ascen-
dants et les descendants. La reproduction n'y est plus seulement, comme chez les
Protozoaires, genèse d'un individu par un processus que Rabaud ramène à la schizo-
gonie ; elle y est perpétuation de conditions intermédiaires et d'états médiats entre la
séparation complète d'individus indépendants et un mode de vie où il n'y aurait
qu'accroissement sans reproduction ni apparition d'individus nouveaux; il est donc
nécessaire d'étudier ces formes de vie qui sont une transition entre l'individuation
franche par schizogonie et la vie sans individuation, afin de saisir s'il se peut les
conditions de l'individuation ontogénétique à ce niveau. Il subsiste toutefois dans
notre étude un préjugé de méthode: nous cherchons à saisir les critères de l'indivi-
dualité en biologie en définissant les conditions de l'individuation, pour des espèces
où l'état individué et l'état non individué sont dans un rapport variable. Cette méthode
génétique peut laisser subsister quelque caractère qui n'aura pas été saisi; nous ne
pourrons la juger que par ses résultats, et nous supposons pour l'instant que la genèse
peut rendre compte de l'être, l'individuation de l'individu.
La scission d'un individu, adulte ou non, en deux parties égales qui se complètent
chacune pour leur compte, c'est-à-dire la schizogonie, existe chez de nombreux
Métazoaires, où, malgré les apparences, elle est comparable à celle qui existe chez les
Protozoaires. Selon Rabaud, la seule différence véritable est que le processus porte sur
un fragment qui comporte de nombreuses cellules; mais ces cellules forment un tout
aussi cohérent que peuvent l'être les composants d'un Protozoaire: « Dans les deux
cas, la division résulte d'un processus qui intéresse des unités physiologiques parfaite-
ment comparables» (op. cil. , p. 486). Dans certains cas, l'individu se scinde en deux
parties sensiblement égales; c'est le cas qui se rapproche le plus de la schizogonie
observée chez les Protozoaires. Ce cas se présente chez divers Cœlentérés : l'Hydre
d'eau douce, plusieurs Actinies; le plan de scission passe par l'axe longitudinal du
corps, parfois, mais rarement, par l'axe transversal; on le trouve aussi chez certaines
Méduses (Stomobrachium mirabile). Cette rupture dure de 1 à 3 heures; celle des
Actinies commence au niveau du pied, puis gagne en remontant tout le long du corps
et pénètre dans son épaisseur; les deux moitiés se séparent, les bords de la plaie se rap-
prochent, les cellules mises à nu se multiplient et donnent des parties nouvelles qui
remplacent les parties absentes: la schizogonie implique la régénération. Ce processus
existe chez divers Echinodermes, des Astéries (Asterias tenuispina), des Ophiures
(Ophiactis, Ophiocoma, Ophiotela). Le plan de scission passe par deux interradius, et
divise l'animal en deux parties sensiblement égales, avec, toutefois, un bras de plus à
l'une qu'à l'autre, quand le nombre de bras est impair (cas de l'Astérie pentamère) ;
après la séparation, chaque fragment du disque s'arrondit, le liquide de la cavité géné-
rale afflue au niveau de la plaie, se coagule et la ferme; le tégument se cicatrise, et les
tissus sous-jacents, proliférant activement, donnent naissance à deux ou trois bras et
font, des deux fragments, deux individus complets. Cette division peut donner quatre
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 179
individus complets, chez les Holothuries telles que Cl/cl/maria lactea et Cucumaria
planci ; un premier sectionnement, transversal, donne deux moitiés, et ces deux moi-
tiés se sectionnent encore, donnant ainsi quatre individus semblables au premier.
Rabaud ramène à la scissiparité (cas où la scission donne des parties égales ou sub-
égales) les cas où les fragments qui se séparent sont inégaux, voire très inégaux. « Ces
cas, en effet, ne diffèrent de la scissiparité que par l'importance relative et le nombre
de parties qui se séparent; les processus de régénération et le résultat final restent les
mêmes: la multiplication des individus aux dépens d'un seul» (p. 487). Peut-être
pourrait-on faire remarquer cependant que dans le cas de la scissiparité il n'y a pas de
reste à la division; l'individu ne meurt pas à proprement parler; il se multiplie; au
contraire, un individu comme un poisson pond des œufs un certain nombre de fois,
puis meurt. Ce qui importe ici n'est évidemment pas le rapport de dimensions entre
les différentes parts qui apparaissent lors de la reproduction; c'est le fait que les deux
parts sont ou ne sont pas contemporaines l'une de l'autre; si, dans une division en
deux parties égales, une des parties était viable et l'autre non viable, soit de suite, soit
quelque temps après, il faudrait dire que ce processus est différent de la scissiparité
dans laquelle les deux moitiés sont contemporaines l'une de l'autre, ont le même âge.
La véritable limite se situe donc entre tous les processus de division engendrant des
individus de même âge et les processus de division qui engendrent un individu jeune
et laissent un individu plus âgé, qui ne se renouvelle pas quand il engendre des êtres
plus jeunes. Les animaux qui possèdent la reproduction par scissiparité peuvent géné-
ralement se fragmenter de manière telle qu'un lambeau seulement se détache et redon-
ne un nouvel individu. Des Actinies, comme Aptasia larerata ou Sagartioïdes, se dila-
cèrent; chez d'autres, les tentacules se détachent, par exemple chez Boloceroïdes
(étudié par Okadia et Komori) de manière spontanée, et ces fragments régénèrent. Un
Madréporaire Schizocyatus fissilis, se divise longitudinalement en six segments
égaux, qui régénèrent et donnent six individus complets. Les bras de plusieurs
Astéries, séparés du corps, bourgeonnent en un animal complet, après avoir passé par
le stade dit « comète », caractérisé par le fait que les bras jeunes sont plus petits que
le bras ancien. Pour certaines espèces (Linckia mult(flora, Ophidiaster, Brinsinga,
Labidiaster, Asterina tenuispina, Asterina glacialis), il faut qu'un fragment du disque
reste attaché au bras pour que la régénération ait lieu. Des Planaires, telles que
PoUceUs cornuta, des Vers oligochètes, tels que Lumbriculus, des Polychètes, tels que
Syllis graciUs, et d'autres encore, se disloquent, sous certaines conditions, en un
nombre variable de fragments. Les Tuniciers se multiplient constamment par frag-
mentation transversale de leur post-abdomen; le cœur, qui est dans ce segment ter-
minai, disparaît et se reforme à chaque segmentation. Chez l'Hydre d'eau douce, un
tronçon de tentacule régénère s'il représente au moins le 1/200e du poids total; au-
dessous de ce poids, un tronçon régénère moins facilement. Il en va de même pour un
fragment de Planaire ou d'Oligochète. Quand l'amputation est très minime, la repro-
duction prend, du point de vue de l'animal qui reste presque intact, l'apparence d'une
simple reconstitution (Rabaud, op. cif., p. 489). Rabaud affirme que l'autotomie, cas
où l'animal se mutile spontanément à la suite d;une excitation externe, puis se recom-
pIète alors que le fragment détaché se désagrège sans proliférer, est un cas particulier
de la schizogonie. Il est possible que, du point de vue de l'individu ancien, l'autoto-
mie et la schizogonie aient des conséquences identiques, à savoir la nécessité de régé-
nération pour remplacer le fragment détaché. Mais il n'en va pas de même du point
180 L'INDlVIDUATlON
16. Ici, l'individu apparaît particulièrement comme ce qui correspond à des conditions de crise, de dis-
continuité, de transfert, d'amplification par propagation au loin, impliquant risque, mobilité, concentration,
indépendance provisoire par rapport à la nourriture, autonomie, liberté temporaire. Ce rapport entre l'individu
et la colonie est du même ordre que celui de la graine au végétal.
182 L'INDIVIDUATION
Éponges marines aca1caires sont des amas de cellules embryonnaires renfermant une
grande quantité d'enclaves, le tout entouré d'une enveloppe. Ces gemmules se for-
ment à l'intérieur de l'Éponge par un rassemblement de cellules libres issues des dif-
férentes régions de l'Éponge, et qui s'accumulent par places. Autour d'elles, d'autres
cellules se disposent en membranes épithéliales, sécrètent une enveloppe de spongine
et disparaissent; la gemmule demeure incluse dans les tissus de l'Éponge jusqu'à la
mort du parent. Dans certains cas, les gemmules ont une masse centrale faite de tissus
différenciés; elles prennent le nom de Sorites. C'est le cas des Hexactinellidés, de
Tethyides, de Desmacidionides. Ce procédé de reproduction peut ne pas exister. Mais
il convient de remarquer que, dans les colonies où il existe, tant par son mode de for-
mation que par son rôle, il représente et remplace la colonie dans sa totalité; il n'entre
en jeu qu'en cas de mort de la colonie, événement qui peut ne jamais se produire; le
statoblaste est donc une fomle concentrée, individualisée, qui est dépositaire du pou-
voir de reproduire la colonie.
On peut enfin remarquer que, même au cours de la reproduction agame, une réduc-
tion de l'organisme complexe s'opère qui amène la formation des gamètes; sans
doute, c'est bien tout l'organisme qui se reproduit, mais il se reproduit à travers des
êtres individués élémentaires : les gamètes, et particulièrement les spermatozoïdes,
sont comparables aux plus petites unités vivantes pouvant exister à l'état autonome;
il Y a passage de la reproduction de l'organisme complexe par une phase d'individua-
tion élémentaire, avec un destin autonome, évidemment très limité dans le temps et
placé sous la dépendance des conditions de milieu bio-chimique, mais constituant
pourtant une phase d'individuation élémentaire. On pourrait peut-être, pour ces diffé-
rentes raisons, tempérer le dualisme de l'opposition soma-germen, ainsi que le monis-
me de la théorie de Rabaud selon laquelle l'individu est substance héréditaire; certes,
l'individu est substance héréditaire, mais comme gamète seulement de façon absolue;
or, le gamète, dans la reproduction sexuée des organismes complexes, n'est pas
unique gamète : il est gamète par rapport à un partenaire; c'est le couple de gamètes
qui est à la fois substance héréditaire et réalité capable d'ontogénèse.
Par une sorte de loi d'opposition qui apparaît dans tout problème concernant l'être
individué, ce que l'individu gagne en densité et en substantialité lorsqu'on définit la
reproduction comme une régénération et non une transmission du germen de soma à
soma, il le perd en indépendance par rapport aux autres individus. Les espèces dans
lesquelles la substantialité de l'individu est la plus évidente et solide, allant jusqu'à la
capacité de ne jamais mourir puisque chaque individu peut se diviser sans restes, sont
aussi celles dans lesquelles les frontières de l'individu sont les plus difficiles à tracer
parce que tous les modes d'association y existent, et parce que la reproduction donne
lieu souvent à des formes intermédiaires entre un organisme et une société, auxquelles
on ne sait quel nom appliquer, parce qu'elles sont effectivement des mixtes.
Cette disparition de l'indépcndance de l'individu peut se produire soit à titre pro-
visoire, dans le bourgeonnement, soit à titre définitif, et l'on obtient alors une colonie;
dans la colonie même, divers degrés d'indépendance sont possibles.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 183
17. Ce fait, très important théoriquement, pourrait contribuer à étayer l'hypothèse, présentée plus haut,
d'une néoténisation comme condition d'une individuation.
184 L'INDIVIDUATION
ment du genne schizogonique ; ce germe, quand il est de taille notable, comme le bras
d'une Astérie ou d'une Ophiure, s'intègre sans se renouveler au nouvel individu; ce
nouvel individu a donc une partie de son corps qui est ancienne tandis que les autres
sont nouvelles. Cette partie ancienne, au cours d'une nouvelle schizogonie, a-t-elle les
mêmes propriétés que celles qui ont été nouvellement formées? Peut-elle encore don-
ner naissance par régénération à un individu nouveau ? Des expériences systéma-
tiques en ce sens ne paraissent pas avoir été tentées dans la perspective d'une étude de
la néoténisation.
La localisation du bourgeonnement est également bien marquée chez les
Hydroïdes marins. Chez certains Hydroïdes, il se forme des stolons, qui sont des bour-
georls non différenciés; le cœnosarque s'amincit et finalement se sépare du rameau
originel lorsque le stolon s'allonge; le périsarque s'amincit et le bourgeon, propagu-
le ou frustule, devient libre, avec un substrat auquel il adhère et sur lequel il rampe
lentement; c'est à ce moment-là seulement qu'il prolifère sur un point de sa longueur;
la prolifération grandit rapidement suivant une direction perpendiculaire à l'axe lon-
gitudinal de la frustule, et en 48 heures se transforme en hydranthe. La même frustu-
le produit ainsi plusieurs hydranthes qui restent liés entre eux. Nous devons remarquer
que dans ce procédé de reproduction; il y a une véritable synthèse de la schizogonie
et du bourgeonnement; en effet, la formation du stolon commence comme un bour-
geonnement ; mais au lieu de proliférer ce bourgeon se détache, ce qui correspond à
une schizogonie ; puis le bourgeon détaché se met à proliférer, ce qui correspond à un
bourgeonnement ; nous devons remarquer encore que cette synthèse de la schizogo-
nie et du bourgeonnement conduit à une fonne de vie qui est intermédiaire entre l'in-
dividualisation pure et une vie tellement collective, avec de si fortes liaisons entre les
individus, qu'ils ne seraient plus que les organes différents d'un tout unique consti-
tuant le véritable individu. Cas intéressant, d'autres Cœlentérés, telles les
Campanulaires, produisent une frustule qui, en se détachant de l 'hydrocaule, entraîne
avec elle l'hydranthe au-dessous duquel elle s'est fonnée ; mais cet hydranthe se
résorbe et disparaît, à mesure que la frustule émet des bourgeons ; tout se passe
comme si l'activité de bourgeonnement qui engendre un ensemble nouveau était
incompatible avec la conservation d'un individu déjà formé. Peut-être faut-il voir dans
cette disparition de l 'hydranthe une conséquence de la dédifférenciation que nous
avons vue à l' œuvre dans toute activité reproductrice, soit par schizogonie, soit par
formation d'un bourgeon.
Le bourgeonnement existe également chez les Tuniciers, où il se complique du fait
que le bourgeon se développe au bout d'un stolon, poussant à la partie inférieure du
corps sur un tissu indifférencié, appartenant au mésenchyme, et assez étroitement
localisé, dans la région du post-abdomen.
Ce stolon est un tube limité par l'ectoderme et divisé suivant sa longueur en
deux parties par une cloison de mésenchyme; la souche émet plusieurs bourgeons
qui croissent chacun et donnent une Claveline indépendante. La partie active du
bourgeon est un massif de cellules mésenchymateuses issues de la cloison; c'est
aux dépens de ces cellules que se différencie l'individu entier; d'autres éléments
sont résorbés. Dans ce cas, le procédé conserve donc quelque chose du bourgeonne-
ment; c'est un bourgeonnement à distance, qui se fait par l'intermédiaire du stolon;
mais c'est pourtant un bourgeonnement puisque la séparation ne s'effectue qu'après
la différenciation.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 185
leur liberté et de leur capacité d'accroissement en tous sens; si légère que soit cette
influence, elle est pourtant une subordination de la génération des parties, et de leur
croissance, à l'existence et à la disposition du tout; elle est l'amorce d'une structure.
L'apparition la plus légère de l'individualité est donc contemporaine de la manifesta-
tion d'une structure dynamique dans le processus de reproduction d'un être, repro-
duction qui, d'ailleurs, ne se distingue pas encore de l'accroissement.
Remarquons de plus que si deux Éponges sont voisines l'une de l'autre, le bour-
geonnement qu'elles émettent marque bien une distinction entre les deux individus-
groupes; cette structure dyna~ique de croissance ne passe pas d'un individu à l'autre;
les prolongements de chaque Eponge restent distincts, et n'influent pas les uns sur les
autres, comme si cette dominance morphologique exercée par le tout sur ses parties
était réservée à elles seules, et ne se transmettait pas, même par la plus étroite proxi-
mité. Le critère morphologique est donc important, car il apparaît au tout premier
degré d'individualité, à un état où l'individualité est encore répartie et n'existe dans
le tout que de manière à peine sensible. Tout se passe comme si l'individualité était
une grandeur pouvant se répartir entre les parties et le tout; plus le tout est indivi-
dualisé, moins les parties le sont; au contraire, si les parties sont presque des indivi-
dus complets, virtuellement détachables sans avoir besoin par après de régénération,
le tout est peu individualisé; il existe cependant comme inhibiteur ou accélérateur de
la croissance des parties; par sa dominance, exercée sur la reproduction, il joue un
rôle morphologique. Nous devons regretter que les études sur la genèse des formes ne
soient pas assez poussées pour que l'on puisse dire par quel agent s'exercent ces
influences accélératrices ou inhibitrices qui constituent un véritable champ de crois-
sance dans lequel l'individu se développe et qu'il entretient lui-même. Le même type
de phénomènes se remarque dans le monde végétal: les Lichens, association d'une
algue et d'un champignon, ne se développent pas anarchiquement; les extrémités,
dans certaines espèces, sont cornées, pourvues d'indurations; les formes deviennent
comparables, lorsque la lumière est peu abondante, à celles des feuilles des végétaux,
si bien que l'on pourrait prendre cette association de végétaux pour une plante unique
vivant dans le même type de milieu (Carex, Fougères).
Entre les deux formes extrêmes de la Claveline et de l'Éponge existent une multi-
tude de degrés d'individualisation de l'ensemble, c'est-à-dire, selon notre hypothèse,
une multitude de valeurs du rapport entre le degré d'individualisation des parties et le
degré d'individualisation du tout. D'autres Clavelines donnent des stolons irradiés de
façon plus ou moins régulière, mais sans tunique propre; ils se ramifient et s'intri-
quent dans la tunique du parent particulièrement épaisse, et bourgeonnent à l'intérieur
de cette tunique; en se développant, les bourgeons émergent partiellement; la région
du thorax, comprenant le pharynx et la chambre péribranchiale, possède une tunique
propre et sort hors de la tunique du parent. Une fois entièrement développés, les
adultes demeurent en continuité avec le stolon originel, mais perdent toute relation
fonctionnelle avec lui ; seule la tunique commune les réunit et les maintient. Il existe
cependant une certaine régularité de groupement: le seul fait d'avoir une tunique et
surtout une origine commune suffit à définir po~r tous ces bourgeons développés une
certaine incorporation dans l'individualité du tout. Comme chaque individu bour-
geonne à son tour, la colonie, renfermant les produits de plusieurs générations, s'étend
et peut acquérir d'assez grandes dimensions. Remarquons cependant que cette struc-
ture dynamique de l'ensemble paraît avoir une certaine limite ; ce n'est pas toute la
188 L'INDIVIDUATION
colonie qui est organisée d'un seul tenant; quand elle est grande, elle est formée de
plusieurs groupes répartis au hasard; mais chaque groupe présente un certain ordre;
on nomme ces groupes, qui indiquent vraiment la dimension de l'individualité de
groupe pour l'espèce considérée, des cénobies.
Un processus de reproduction semblable a lieu chez Heterocarpa glomerata qui
engendre des stolons se résorbant lorsque l'individu nouveau a pris naissance; la
tunique seule subsiste, maintenant étroitement liés entre eux les produits de plusieurs
générations successives. C'est donc bien, ici encore, le mode de reproduction qui
détermine tel ou tel degré d'individualité, reliant le régime de l'individuation à celui
de la reproduction. Chez les Botrylles, la reproduction, qui a lieu de manière diffé-
rente, aboutit à un régime différent d'individuation: la reproduction se fait par un sto-
lon très court (alors que chez les Polystyélinés il atteint 1,5 cm) qui se transforme
intégralement en un individu; les bourgeons forment alors des cénobies nettement
délimitées: toute la colonie dérive d'un premier individu qui commence à bourgeon-
ner avant d'avoir atteint l'état adulte. Ensuite, ce bourgeonnement se produit de
manière symétrique, jusqu'à ce que quatre bourgeons de la même génération subsis-
tent seuls (ceux qui les portaient s'étant résorbés) ; ces bourgeons sont disposés en
croix, de telle sorte que leurs cloaques convergent et se confondent en un cloaque
commun, autour duquel se groupent les générations successives de bourgeons au fur
et à mesure de la disparition des générations les plus anciennes: il en résulte une
agglomération importante d'individus possédant au complet tous les organes, le cœur
notamment, qui rendent possible une vie autonome.
Or, l'autonomie des individus n'est pas entière: ils conservent entre eux des rela-
tions vasculaires; un vaisseau circulaire entoure la cénobie. Pourtant, chaque indi-
vidu a un cœur dont le battement n'est pas synchrone du battement des autres. Ainsi,
ce régime de reproduction, dans lequel une dominance morphologique nette du tout
sur les parties se manifeste par une symétrie assez rigoureuse dans le bourgeonnement
puis par la forme circulaire du cénobie en cours de développement, correspond à une
colonie dans laquelle l'individualité du tout est assez nettement marquée, au point de
créer des relations vasculaires entre les individus.
Chez les Cœlentérés, la formation de colonies est un phénomène courant. La plu-
part des Hydroïdes produisent des stolons nombreux, qui naissent au-dessous de l 'hy-
dranthe, puis s'allongent et se ramifient sans se détacher de la souche; en se ramifiant,
ils émettent des bourgeons latéraux qui se transforment en hydranthes et poussent, à
leur tour, un stolon. Cette ramification est indéfinie, et au processus indéfini de repro-
duction correspond une colonie également indéfinie. On doit remarquer cependant un
fait très important mais qui n'a pas été assez étudié pour qu'on puisse fonder sur lui
seul une théorie: des ruptures se produisent dans cette ramification indéfinie qui
conduisent à des individus collectifs, à des colonies limitées, comme dans les cas pré-
cédents où l'on voyait la colonie donner par prolifération non pas une colonie unique
de dimensions indéfinies, mais des cénobies de dimensions limitées: tout se passe
comme si une certaine limite quantitative produisait une induction morphologique
élémentaire qui répartit la colonie en groupes restreints; un certain phénomène d'in-
dividuation paraît donc prendre naissance au sein même des processus d' accroisse-
ment qui, ici, ne sont pas séparés de ceux de reproduction. Ces ruptures sont
considérées par Rabaud (op. cil., p. 510) comme accidentelles et non physiologiques.
L'auteur les sépare des ruptures des stolons courts, qu'il qualifie de « ruptures phy-
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 189
siologiques » ; mais les conditions de ces « ruptures physiologiques» sont aussi peu
connues que celles qui interrompent la continuité du développement. Il n 'y a donc pas
de raison péremptoire qui nous oblige à opposer les ruptures dites accidentelles aux
ruptures physiologiques; elles dépendent peut-être l'une et l'autre au même titre du
processus de reproduction considéré dans sa structure dynamique, qui préside à l' éta-
blissement de la structure anatomique et physiologique de la colonie ou des groupe-
ments d'individus, À l'intérieur d'un des groupes d'hydranthes, un cœnosarque
demeure continu tout au long de l 'hydrocaule, mettant en relation tous les hydranthes
par le système de canaux qui le traverse; ainsi, des liens physiologiques, et en parti-
culier une communauté nutritive, sont établis par cette continuité morphologique qui
s'accompagne elle-même d'une continuité dans le processus de la reproduction,
Toutefois, le caractère indirect de cette continuité laisse aux hydranthes un certain
degré d'autonomie fonctionnelle,
La forme de la colonie est en général corrélative du mode de reproduction: ainsi,
chez d'autres Cœlentérés, les Hydractinies, le stolon rampe et se ramifie en demeu-
rant étroitement en contact avec le substrat; il forme ainsi un réseau sans aucun
rameau dressé; les bourgeons naissent et s'accroissent perpendiculairement à ce
réseau, se transformant en hydranthes allongés.
Chez les Hexacoralliaires, les bourgeons naissent directement aux dépens de la
paroi du corps, au-dessus du squelette qui sert de point d'appui. Les colonies affec-
tent des formes très variées, mais ces formes sont en relation avec le mode de géné-
ration, et permettent de reconnaître l'espèce. L'existence d'une polarité, dans les
immenses colonies de Madréporaires, qui forment les récifs de coraux, est remar-
quable. Le développement affecte souvent la forme de branchages très ramifiés, qui
obéissent à une orientation d'ensemble, indiquant une relative individualité morpho-
logique de la colonie. L'aspect esthétique de ces ramifications coralliaires semble
indiquer que cette morphologie n'est pas arbitraire. Elle pourrait être rapprochée de
la manière dont se forment certaines efflorescences complexes comme celles de la
glace, qui n'est pas indépendante des caractères du substrat sur lequel elle se forme,
mais qui pourtant déploie des formes en accord avec les lois de la cristallisation.
Peut-être faudrait-il rechercher dans la parenté des formes les analogies fonction-
nelles qui relient un grand nombre de processus d'individuation appartenant à des
domaines très différents; un aspect serait commun à tous: l'identité du processus
d'accroissement, qui serait création d'ensembles organisés à partir d'un schème
autoconstitutif relevant d'un dynamisme d'accroissement et de données initiales
dépendant du hasard; une même loi pourrait alors se retrouver dans l'accroissement
d'une efflorescence, dans le développement d'un arbre, dans la formation d'une
colonie, dans la genèse même d'images mentales, comme si une dominance dyna-
mique donnait une structure à des ensembles à partir d'une singularité. Une analogie
morphologique pourrait révéler une identité de processus de formation des indivi-
dualités collectives; dans tous les cas, la structure de l'individu serait liée au schème
de sa genèse, et le critère, le fondement même peut-être de l'être individué, réside-
rait dans l'autonomie de ce schème génétique ..
190 L'INDIVIDUATION
Une question peut donc se poser, qui est peut-être plus formelle que profonde, car on
ne peut y répondre que par une refonte des concepts habituels: le bourgeonnement
colonial consiste-t-il en un simple accroissement, dans des proportions démesurées,
d'un seul individu? donne-t-il au contraire naissance à des individus distincts, bien
que liés entre eux? En un mot qu'est-ce qu'un individu? À cette question, nous
répondrons qu'on ne peut pas, en toute rigueur, parler d'individu, mais d'individua-
tion; c'est à l'activité, à la genèse qu'il faut remonter, au lieu d'essayer d'appréhen-
der l'être tout fait pour découvrir les critères au moyen desquels on saura s'il est un
individu ou non. L'individu n'est pas un être mais un acte, et l'être est individu comme
agent de cet acte d'individuation par lequel il se manifeste et existe. L'individualité
est un aspect de la génération, s'explique par la genèse d'un être et consiste en la per-
pétuation de cette genèse; l'individu est ce qui a été individué et continue à s'indivi-
duer; il est relation transductive d'une activité, à la fois résultat et agent, consistance
et cohérence de cette activité par laquelle il a été constitué et par laquelle il constitue;
il est la substance héréditaire, selon l'expression de Rabaud, car il transmet l'activité
qu'il a reçue; il est ce qui fait passer cette activité, à travers le temps, sous forme
condensée, comme information. Il emmagasine, transforme, réactualise et exerce le
schème qui l'a constitué; il le propage en s'individuant. L'individu est le résultat
d'une formation; il est résumé exhaustif et peut redonner un ensemble vaste; l'exis-
tence de l'individu est cette opération de transfert amplifiant. Pour cette raison, l'in-
dividu est toujours en relation double et amphibologique avec ce qui le précède et ce
qui le suit. L'accroissement est la plus simple et la plus fondamentale de ces opéra-
tions de transfert qui établissent l'individualité. L'individu condense de l'information,
la transporte, puis module un nouveau milieu.
L'individu assimile une genèse et l'exerce à son tour. Quand le système nerveux
est assez développé, cette genèse peut être assimilée par le système nerveux et s'épa-
nouir en actes créateurs, comme l'image que l'être invente selon une loi de dévelop-
pement qui a des germes dans l'expérience mais qui n'existerait pas sans une activité
autoconstitutive. L'apprentissage ne diffère pas profondément de la genèse, mais il se
trouve être une genèse qui exige une formation somatique très complexe. C'est en
fonction de cette activité de transfert amplifiant, genèse active et non pas subie, que
l'individu est ce qu'il est; les degrés d'individualité sont relatifs à la densité de cette
activité. Ce critère est seul fondamental, à savoir l'exercice d'une activité amplifiante
et transductive. Si cette activité est répartie entre le tout d'une colonie et les parties de
cette colonie, il faut dire que les parties sont des individus incomplets, mais il ne faut
pas considérer le tout comme un organisme dont les individus ne seraient que les
organes; ces individus incomplets sont, en effet, d'autant plus incomplets qu'ils sont
plus dépendants les uns des autres et moins détachables virtuellement; on peut remar-
quer d'ailleurs que dans la morphologie même l'interdépendance des individus
incomplets se marque par l'importance des fonctions de relation mutuelle qui appar-
tiennent au tout. Si cette relation entre les parties du tout est uniquement nutritive, on
peut considérer l'individualité des parties comme encore appréciable; le fait pour ces
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 191
individus de puiser dans le même milieu intérieur établit un lien entre eux, mais ce
lien laisse pourtant subsister une certaine indépendance. Au contraire, si des filets
nerveux relient les différentes parties les unes aux autres, le fonctionnement de ces
différentes parties est lié par une solidarité beaucoup plus étroite; avec la commu-
nauté d'information existe la liaison fonctionnelle étroite; l'individualité des parties
devient très faible. Ce n'est donc pas le critère morphologique seul, mais le critère
morphologique et le critère fonctionnel qu'il faut faire intervenir pour déterminer le
degré d'individualité. Par exemple, comme l'indique Rabaud (op. cit., p. 511), les cel-
lules d'un organisme comme un Métazoaire sont définies par des contours bien déter-
minés, mais elles ne sont pourtant pas des individus, car chacune d'elles ne fonctionne
que sous l'influence directe, constante, et inéluctable, de ses voisines; elle contracte
de très étroits rapports de dépendance avec elles, tels que son activité fonctionnelle
n'est qu'un élément de l'activité fonctionnelle de l'ensemble. Cette perte de l'autono-
mie fonctionnelle produit un très bas niveau d'individualité. L'individualité peut donc
être présentée, indépendamment de toute genèse, comme caractérisée par l'autonomie
fonctionnelle; mais cela n'est vrai que si l'on donne au mot autonomie son plein sens:
régulation par soi-même, fait de n'obéir qu'à sa propre loi, de se développer selon sa
propre structure; ce critère coïncide avec la substantialité héréditaire; est autonome
l'être qui régit lui-même son développement, qui emmagasine lui·-même l'informa-
tion et régit son action au moyen de cette information. L'individu est l'être capable de
conserver ou d'augmenter un contenu d'information. Il est l'être autonome quant à
l'information, car c'est en cela qu'est la véritable autonomie l . Si des individus, reliés
entre eux par un cœnosarque, n'avaient en commun que la nourriture, on pourrait
encore les nommer des individus. Mais si avec cette nourriture passent des messages
chimiques d'un individu à l'autre, et par conséquent s'il y a un état du tout qui régit
les différentes parties, alors l'autonomie de l'information devient très faible dans
chaque partie et l'individualité baisse corrélativement. C'est le régime de l'informa-
tion qu'il faut étudier dans un être pour savoir quel est le degré d'individualité des
parties par rapport au tout; l'individu se caractérise comme unité d'un système d'in-
formation; quand un point de l'ensemble reçoit une excitation, cette information va
se réfléchir dans l'organisme et revient sous forme de réflexe moteur ou sécrétoire
plus ou moins généralisé; cette réflexion de l'information a lieu parfois dans la par-
tie même où l'excitation s'est produite, ou dans une partie qui constitue avec elle une
même unité organique; mais ce réflexe est pourtant placé sous la dépendance d'un
centre, si le tout est individualisé; ce centre crée facilitation ou inhibition. Il y a en ce
cas un centre où l'individu emmagasine l'information passée et au moyen duquel il
commande, surveille, inhibe ou facilite (<< contrôle », dans le vocabulaire anglais) le
passage d'une information centripète à une réaction centrifuge. C'est l'existence de
ce centre par lequel l'être se gouverne et module son milieu qui définit l'individualité.
Plus ce contrôle est fort, plus le tout est fortement individualisé, et moins les parties
peuvent être considérées comme des individus autonomes. Un régime de l'informa-
tion parcellaire montre une faible individualisation du tout. Chez les animaux dont les
parties sont très différenciées, comme les Mam~ifères, le régime de l'information est
très centralisé; l'information reçue par une partie quelconque du corps retentit immé-
1. Pour cette raison, une graine doit être considérée comme individu, car elle porte un message spéci-
fique complet et est douée pour un certain temps (plusieurs années généralement) d'une absolue autonomie.
192 L'INDIVIDUATION
diatement sur le système nerveux central, et toutes les parties du corps répondent en
un temps assez court par une réaction appropriée, tout au moins celles qui sont direc-
tement placées sous la dépendance du système nerveux central. Chez les animaux qui
ont un système nerveux peu centralisé, la relation s'établit plus lentement entre les
différentes parties; l'unité du système d'information existe, mais avec moins de rapi-
dité. Nous pouvons avoir une notion de cette individualité moins cohérente, moins
rigoureusement unifiée, en analysant ce que serait notre individualité si les systèmes
sympathique et parasympathique existaient seuls en nous: il subsisterait une unité de
l'information, mais les réactions seraient plus lentes, plus diffuses, et moins parfaite-
ment unifiées; cette différence est si grande entre les deux régimes de l'information
que nous avons de la peine parfois à faire coïncider en nous le retentissement d'une
information dans le système nerveux central avec son retentissement dans le système
sympathique, et que cette difficulté peut parfois aller jusqu'au dédoublement, comme
si c'était bien un régime d'information qui définisse l'individualité; un être qui aurait
deux régimes d'information totalement indépendants aurait deux individualités. Ce
qui complique le problème dans le cas des colonies de Métazoaires est le fait que
toute relation alimentaire est aussi relation chimique, et que l'importance des mes-
sages chimiques est d'autant plus grande que l'être est plus élémentaire ; c'est cette
sensibilité chimique qui fait l'unité et assure l'individualité d'une plante, permettant
l'autorégulation des échanges en fonction des besoins, l'ouverture et la fermeture des
pores, la sudation, les mouvements de la sève, comme les études de Sir Bose l'ont
montré. On peut donc supposer que chez l'animal l'existence d'une communauté
d'information chimique affaiblit le niveau d'individualité des parties mais laisse pour-
tant subsister une certaine individualité. En résumé, c'est le régime de l'information
qui définit le degré d'individualité; pour l'apprécier, il faut établir un rapport entre la
vitesse de propagation de l'information et la durée de l'acte ou de l'événement auquel
cette information est relative. Dès lors, si la durée de propagation de l'information est
petite par rapport à la durée de l'acte ou de l'événement, une région importante de
l'être, voire tout l'être, pourra prendre les attitudes et réaliser les modifications conve-
nant à cet acte; dans le cas contraire, l'événement ou l'acte restera une réalité locale,
même si, par après, le retentissement existe pour l'ensemble de la colonie; l'indivi-
dualité est marquée par rapport à un type d'acte ou d'événement déterminé par la pos-
sibilité de réaction, donc de contrôle, d'utilisation de l'information en fonction de
l'état de l'organisme, et par conséquent d'autonomie; la zone autonome, c'est-à-dire
la zone dans laquelle l'information a le temps de se propager dans un sens centripète
puis dans un sens centrifuge assez vite pour que l'autorégulation de l'acte puisse avoir
lieu efficacement, est la zone qui fait partie d'une même individualité. C'est la récur-
rence de l'information centripète puis centrifuge qui marque les limites de l'indivi-
dualité. Cette limite est par nature fonctionnelle; mais elle peut être anatomique, car
les limites anatomiques peuvent imposer un retard critique à l'information. Ce critère
s'applique aux colonies. Une colonie dont les parties ne sont reliées que par des voies
circulatoires ne dispose que de moyens chimiques pour véhiculer l'information. Les
messages chimiques se propagent soit par convexion (et la vitesse dépend alors de la
vitesse des courants, en général quelques centimètres par seconde) soit par diffusion
des molécules dans le liquide; cette diffusion dépend de la température et des corps
en présence, mais elle est assez lente, à peu près du même ordre de grandeur que la
vitesse du mouvement précédent; dans de petits organismes, ce mode de transmission
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 193
de l'information peut être assez rapide; dans des organismes de plusieurs centimètres,
il devient très lent. Dès lors, la plupart des actes de défense et de capture ne peuvent
recevoir une auto-régulation, base de l'autonomie, que si l'infomlation est véhiculée
par des nerfs, à l'intérieur desquels la vitesse de conduction de l'influx nerveux est en
général de plusieurs mètres par seconde, donc environ cent fois plus rapide que la
conduction par voie chimique. Pratiquement, pour les actes de la vie de relation chez
les animaux, les limites de l'individu sont aussi les limites du système nerveux.
Cependant, il faut toujours préciser que ce n'est que pour les actes de la vie de rela-
tion que cette individualité est limitée par le système nerveux. Certaines autres activités
peuvent demander des réactions assez lentes pour que la colonie se conduise alors
comme un individu; c'est le cas, par exemple, lorsqu'une substance toxique vient à être
captée par une partie individualisée d'une colonie. Cette capture n'a fait intervenir
qu'un processus local, par exemple un réflexe de contraction ou de détente lorsque le
corps toxique a excité la partie individualisée; mais, quelques secondes après, les mes-
sages chimiques produisent une réaction globale de toute la colonie, qui interrompt ou
renverse le mouvement de pompage de l'eau, ou rétracte tous ses hydranthes, sans que
le contact avec le toxique ait eu lieu ailleurs que dans la partie où le réflexe de capture
s'est accompli. On devra dire, dans ce cas, que la colonie est un individu alimentaire,
mais une société pour les autres fonctions. L'individualité est essentiellement liée au
régime de l'information pour chaque sous-ensemble des activités vitales.
Grâce à ce critère, on peut voir l'individualité s'établir progressivement: chez les
Oligochètes naïdimorphes, les parties nouvelles, qui restent longtemps attachées à la
souche, prennent l'apparence d'un ver complet, tandis que le bourgeonnement conti-
nue et que d'autres parties se différencient, si bien qu'il se forme une chaîne de
zoïdes ; le nouveau ganglion cérébroïde se greffe sur les tronçons de la chaîne ven-
trale préexistante. Le système nerveux forme un tout continu tout le long de la chaîne,
qui comporte plusieurs têtes avec leurs ganglions respectifs; de même, le tube intes-
tinal nouveau s'intercale dans des parties anciennes.
L'activité physiologique est parfaitement coordonnée; seul, le tube intestinal de la
souche fonctionne; tous les mouvements de l'animal sont parfaitement liés: les ondes
péristaltiques de l'intestin se propagent régulièrement d'avant en arrière sans discon-
tinuité. La circulation appartient en commun à la file entière; les soies, sur tout l' en-
semble, sont animées d'oscillations synchrones: on voit donc que cet ensemble de
zoïdes comporte en tout et pour tout une seule zone d'autonomie, coextensive au sys-
tème nerveux. Cet ensemble est donc un seul individu.
Au contraire, lorsque les liens anatomiques qui relient les parties commencent à
se dissoudre, les tissus entrent en histolyse suivant la ligne même où le système ner-
veux de la souche se soude aux ganglions cérébroïdes nouveaux. Alors la coordina-
tion musculaire s'efface peu à peu; les contractions deviennent discordantes et les
discordances accélèrent la séparation. On peut donc dire que chaque zoïde possédait
déjà avant la séparation son individualité propre, avec son autonomie fonctionnelle
et particulièrement son autonomie nerveuse. Ce n'est pas la séparation anatomique
qui crée ici l'individualité; c'est d'abord l'indi~idualité qui se manifeste sous forme
d'indépendance du régime de l'information, et qui accélère la séparation, lorsque
les mouvements se contrarient. Il est intéressant de noter que les connexions ner-
veuses, circulatoires, existaient encore partiellement à l'instant où déjà les contrac-
tions devenaient antagonistes. Ce n'est donc pas l'indépendance, même celle des
194 L'INDIVIDUATION
2. Cette expression « signaux d'infonnation» est employée pour maintenir la différence entre l'infor-
mation proprement dite qui est une manière d'être d'un système supposant potentialité et hétérogénéité, et
les signaux d'infonnation, nommés en général infonnation, alors qu'ils n'en sont qu'un instrument non néces-
saire, particulièrement développé lorsque les parties fonnant système sont éloignées l'une de l'autre, comme
c'est le cas dans un macro-organisme ou dans une société.
3. Un signal d'infonnation centripète est du type de ceux qu'apportent les organes des sens. Un signal
centrifuge est celui qui suscite une réaction, une posture, un geste.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 195
Quand des obstacles matériels persistent et limitent les déplacements des indivi-
dus, des organismes fonctionnellement autonomes, anatomiquement distincts, mais
matériellement solidaires, restent attachés au même support: ils sont pourtant des
individus; même s'ils sont attachés l'un à l'autre, ils jouent l'un par rapport à l'autre
le rôle d'un substrat.
Comme conclusion à l'essai de détermination de ce critère fonctionnel de l'indi-
vidualité, on peut dire que les hydranthes d'une colonie de Cœlentérés possèdent l'in-
dividualité des réactions locales et rapides, telles que les contractions et les
mouvements de cils; il n'existe pas de système nerveux qui établisse un synchro-
nisme fonctionnel entre les hydranthes. Par contre, c'est à la colonie qu'appartient
l'individualité des réactions lentes; les hydranthes communiquent entre eux par le
système de canaux creusés dans le cœnosarque, canaux qui débouchent directement
dans les diverses cavités gastriques et, par là, établissent entre les hydranthes une
dépendance fonctionnelle évidente 4 : les produits de la digestion et de l'assimilation
des hydranthes se déversent dans une sorte de circulation commune ; chaque
hydranthe se nourrit et nourrit aussi l'ensemble des autres.
Dans certains cas, l'individualité des parties d'une colonie peut devenir temporaire-
ment complète; c'est le cas des Millepores et des Hydrocoralliaires: tous les hydranthes
sont reliés par un système de canaux intriqués en un riche réseau creusé dans la masse
calcaire; mais, comme les hydranthes ne cessent d'éliminer du calcaire, qui s'accumule
autour d'eux, ils se décollent de temps à autre du fond de la loge, remontent vers son
orifice et perdent toute relation avec le système de canaux; mais bientôt ils recommen-
cent à proliférer et à produire autour d'eux une série de bourgeons reliés entre eux par
un nouveau système de canaux. Dès lors, chaque hydranthe devient le centre d'une
cénobie, associée à d'autres cénobies, provenant toutes de l'individualisation, complète
mais passagère, d'hydranthes détachés de cénobies plus anciennes.
Dans les colonies de Bryozoaires, il peut y avoir soit simple juxtaposition d'indivi-
dus, soit unité circulatoire de l'ensemble, chaque Bryozoaire étant dépourvu de cœur.
Dans les colonies de Tuniciers et de Botrylles, l'individualité des parties est com-
plète, malgré l'existence d'un cloaque commun chez les Botrylles ; le cloaque com-
mun ne peut, en effet, véhiculer une information de façon régulière.
comme Hydractinia et Clava, l'hydrorhize s'étale sur un support (coquille habitée par
un Pagure) en un réseau très serré et en assises superposées ; les hydranthes naissent
directement de ce stolon rampant et se dressent verticalement; chez les Clava un court
hydrocaule sert de pédoncule aux hydranthes. Une partie des hydranthes a une bouche
et des tentacules; ce sont les gastrozoïdes, ou individus nourriciers. D'autres, sans
bouche, sont stériles et très contractiles, se contournant en spirale (zoïdes spiraux ou
dactylozoïdes) puis se détendant et heurtant les corps environnants avec leur extrémi-
té qui renferme des nématocystes; ce seraient les défenseurs de la colonie; d'autres,
courts, stériles, en forme d'épine, sont nommés acanthozoïdes, et sont considérés
comme servant d'abri; d'autres, les gonozoïdes, donnent les produits sexuels. Ces
diverses parties forment un tout continu ; le cœnosarque, sillonné de canaux, remplit
1'hydrorhize et se relie aux divers hydranthes, sans solution de continuité. Chez les
Millepores, on distingue également gastrozoïdes, dactylozoïdes, et gonozoïdes. Chez
les Siphonophores, le polymorphisme est plus poussé encore : ce sont des colonies
flottantes dont les divers éléments naissent aux dépens d'une Méduse initiale, dont le
manubrium s'allonge et bourgeonne; on trouve des nectozoïdes, des gastrozoïdes
pourvus d'un large orifice buccal et de tentacules fort longs; les dactylozoïdes, aux-
quels on attribue un rôle défensif, les gonozoïdes; parfois une lame aplatie ou brac-
tée, ou phyllozoïde, est censée protéger l'ensemble. Selon Rabaud, la finalité indiquée
dans les noms est trop accentuée; le rôle des zoïdes n'est pas aussi net (op. cit.,
p. 517). On ne peut dire que ce polymorphisme résulte d'une« division physiologique
du travail» ; en effet, la plupart des fonctions ont été attribuées sans examen véritable
du mode de vie de ces colonies; les acanthozoïdes sont tout à fait inutiles et manquent
dans la plupart des espèces; les «aviculaires» des Bryozoaires du groupe des
Chilostomidés ne sont que de simples variations anormales, et non des organes défen-
sifs. Rabaud conclut en disant que le polymorphisme des Cœlentérés se ramène à des
variations localisées dépendant du métabolisme général du Siphonophore ou de
l'Hydractinie ; aussi la différence est-elle faible entre la vie d'une colonie polymorphe
et la vie d'une colonie non polymorphe; la différence d'aspect est considérable, mais
le mode de vie et les propriétés fonctionnelles sont presque les mêmes. Le polymor-
phisme ne provient pas de l'influence des individus les uns sur les autres, ni de la
nécessité de l'existence, ni d'une autre influence déterminant le polymorphisme;
seuls les gastrozoïdes et les gonozoïdes sont des individus accomplissant une fonction;
tous les autres ne résultent que d'un déficit.
On peut se demander si, par ailleurs, la relation des individus entre eux permet de
définir différents degrés de l'individualité. Relativement à la reproduction, la gesta-
tion, la viviparité, l'ovoviviparité, représentent différents modes et différents types de
relation. Il est important de remarquer que ces relations se retrouvent dans des cas
concernant non la reproduction, mais une certaine forme d'association comme le
parasitisme. Il existe même une analogie fonctionnelle profonde entre la gestation des
vivipares et des cas de parasitisme comme celui du Monstrillide ou de la Sacculine. Il
existe encore des cas d'association qui sont constitués par un parasitisme réciproque
de deux animaux contemporains l'un de l'autre. Ces cas sont précieux pour la théorie
des systèmes d'information; ils permettent en quelque manière d'écrire des identités
(concernant le régime de l'information dans la relation interindividuelle), là où un
examen morphologique ne trouverait que de superficielles ressemblances que l'on
oserait à peine qualifier d'analogies, car l'identité des rapports, constitutive de l'ana-
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 197
logie, n'y apparaîtrait pas avec assez de netteté. Selon cette voie, il devient possible
de caractériser un grand nombre de relations par rapport à un type unique de rapports
interindividuels pris comme base, celui de la reproduction. Nous traiterons, à titre
d'hypothèse, les formes élémentaires de l'association (parasitisme) comme des com-
pléments de la reproduction. En effet, lorsqu'un individu est devenu complètement
autonome, comme un alevin qui nage par ses propres moyens et qui se nourrit tout
seul, il est un nouvel individu qui est né absolument; quand, par contre, une relation
continue à exister entre le parent et le jeune sous forme de solidarité humorale, nutri-
tive, comme lorsque l'ovule fécondé vient se nider selon un mode défini de placen-
tation, jusqu'à la naissance proprement dite, une phase d'association qui diminue le
degré d'individualisation de l'embryon vient s'intercaler entre la reproduction pro-
prement dite (division de l'œuf) et le moment de pleine individualité. Même après
la naissance, il faut considérer l'individu jeune comme encore imparfaitement indi-
vidualisé : la relation au parent se prolonge pendant un temps plus ou moins long,
sous forme d'allaitement, parfois de transport permanent (poche marsupiale;
chauve-souris), qui est encore de l'ordre du parasitisme avec fixation externe. Nous
devons remarquer d'ailleurs que certains cas de parasitisme sont rendus possibles
par le fait que plusieurs animaux possèdent des organes, replis, ou appendices, des-
tinés à permettre la fixation aisée des jeunes; il peut y avoir alors remplacement du
jeune par un individu d'une autre espèce, et il se produit en ce cas, à la place du
complexe homophysaire constitué par la réunion du parent et du jeune, un com-
plexe hétérophysaire, constitué par l'assemblage d'un individu et de son hôte para-
site. Les modifications du métabolisme, tout comme les modifications
morphologiques qui les accompagnent, sont à peu près les mêmes dans le cas du
complexe hétérophysaire et dans celui du complexe homophysaire : un Crabe mâle
sacculiné prend une forme comparable à celle d'une femelle. Une femelle gravide a
les mêmes réactions qu'un animal parasité. En outre, la relation asymétrique du
parasitisme conduit le parasite à une régression; chez la plupart des espèces para-
sites, il est impossible de parler d'une « adaptation» au parasitisme, car cette adap-
tation est une destruction des organes assurant l'autonomie individuelle de l'être:
la perte, par exemple, de l'intestin, est fréquente chez les animaux qui, après avoir
cherché un hôte, s'y fixent et se nourrissent aux dépens de leur hôte; il ne s'agit pas
d'une adaptation, au sens absolu du terme, mais d'une régression du niveau d'orga-
nisation du parasite qui aboutit à faire du complexe hétérophysaire entier un être
qui n'a pas un niveau d'organisation supérieur à celui d'un véritable individu. Il
semble même que le niveau d'organisation du complexe hétérophysaire soit inférieur
à celui d'un seul individu, car il n'y a pas, chez l'être parasité, de progrès, mais plu-
tôt des phénomènes d'anamorphoses; peut-être faudrait-il dire que, dans ce cas, le
niveau général d'information du complexe hétérophysaire est égal à la différence
entre celui de l'individu parasité et celui du parasite 6 • Ce parasite peut d'ailleurs être
une société d'individus; quand la différence tend vers zéro, le complexe hétérophy-
5. Ce tenne est surtout employé pour les végétaux; mais on peut l'employer pour désigner la régression
morphologique des constituants du complexe hétérophysaire.
6. En effet, plus le parasite est vigoureux et bien adapté, plus il nuit à son hôte, plus il le diminue, car il
ne respecte pas son autonomie fonctionnelle. Si le parasite se développe trop, il finit par détruire son hôte, et
peut ainsi se détruire lui-même, comme le Gui qui fait périr l'arbre sur lequel il s'est fixé.
198 L'INDIVIDUATION
saire n'est plus viable, et il se dissocie, soit par la mort de l'être parasité et la libéra-
tion du parasite, soit par la mort du parasite. Il faudrait donc considérer un complexe
hétérophysaire comme étant moins qu'un individu complet. Faut-il considérer de la
même manière le complexe homophysaire ? Rabaud tend à le faire, en assimilant la
gestation à une véritable maladie; cependant, ce point mérite examen; en effet, tan-
dis que la chute du niveau d'organisation est à peu près stable dans le cas d'un com-
plexe hétérophysaire, cette chute n'est pas toujours la même pendant la durée du
complexe homophysaire ; l'état gravide peut correspondre en certains cas à une plus
grande résistance aux maladies infectieuses, au froid, comme si une véritable exalta-
tion des fonctions vitales se manifestait; la sensibilité aux agents chimiques est plus
grande, et les réactions plus vives, ce qui semble indiquer une augmentation et une
polarisation adaptative de l'activité sensorielle. L'activité motrice peut également être
exaltée, ce qui paraît paradoxal en raison de l'alourdissement du corps et de la plus
grande dépense d'énergie produite. Il semble donc que dans ce cas la relation puisse
être tantôt additive et tantôt soustractive, selon les circonstances et selon le métabo-
lisme de d'embryon et de la mère.
Enfin, on doit distinguer du parasitisme asymétrique les formes symétriques d'as-
sociation qui sont une symbiose, comme celle que l'on voit dans les Lichens, compo-
sés d'une Algue qui «parasite» un Champignon et d'un Champignon qui «parasite»
une Algue. Dans ce cas, en effet, la qualité totale d'organisation des êtres ainsi consti-
tués dépasse celle d'un seul individu; la régression morphologique de chacun des
deux êtres est beaucoup moins grande que dans le cas du parasitisme pur, parce
qu'une causalité réciproque relie les deux êtres selon une réaction positive; l'activité
de chacun des êtres se traduit par une capacité plus grande d'activité pour le parte-
naire 7 ; au contraire, le parasitisme est fondé sur une réaction négative qui constitue
une mutuelle inhibition, ou tout au moins une inhibition exercée par le parasite sur
l'hôte (ainsi, dans le cas où un mâle parasité présente les caractères d'une femelle,
cette analogie est due à l'influence inhibitrice exercée par le parasite sur son hôte; les
caractères sexuels secondaires paraissent dus à un dimorphisme résultant d'une inhi-
bition, chez la femelle, des caractères correspondants qui se développent chez le mâle
seul; cette inhibition - par exemple celle qui entrave le développement des phanères
- se manifeste dans le parasitisme 8 . Dans l'association réciproque de symbiose,
comme celle d'une Algue et d'un Champignon, cette double inhibition ne se mani-
feste pas; la causalité récurrente est ici positive, ce qui conduit à une augmentation
des capacités de l'ensemble formé; les Lichens arrivent à pousser et à prospérer là où
ni algue ni champignon ne poussent, avec une grande luxuriance, comme sur un bloc
de ciment lisse, exposé à la gelée et au soleil ardent dans une atmosphère sèche, subis-
sant entre l'hiver et l'été des écarts de température de l'ordre de 60° C, ainsi que de
très considérables écarts de l'état hygrométrique de l'air9 • Ce sont encore des Lichens
7. L'Algue verte effectue la synthèse chlorophyllienne et fournit des aliments au Champignon en décom-
posant le gaz carbonique de l'air. Le Champignon retient l'humidité et fixe le Lichen sur le support; il fournit
de l'eau à l'Algue verte.
8. C'est le cas du Crabe mâle parasité par la Sacculine.
9. Cette association subsiste dans le mode de reproduction - dans ce que l'on peut nommer le stade stric-
tement individué du Lichen: en effet les Lichens se reproduisent par les spores du Champignon dont le myce-
lium vient entourer les graines vertes de l'Algue. Une telle unité reproductrice, la sorédie, est l'équivalent
d'une graine.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 199
luxuriants que l'on rencontre dans la toundra, où la neige recouvre le sol pendant plu-
sieurs mois. On décrit aussi des associations de cette espèce entre le Pagure enfoncé
dans une coquille et des Anémones de mer qui s'installent sur la coquille; les
Anémones auraient une influence sur les proies, soient parce qu'elles les attirent par
leurs vives couleurs, soit parce qu'elles les paralysent par leurs éléments urticants et
facilitent ainsi la capture par le Pagure, qui est fort peu mobile quand il est dans une
coquille. Par ailleurs, et inversement, les reliefs de la nourriture du Pagure sont
consommés par les Anémones de mer; ce dernier détail est plus sûr que celui qui
concerne l'utilité des Anémones pour le Pagure. Cependant, on doit noter que le
Pagure a tendance à mettre sur la coquille dans laquelle il s'abrite des Anémones, et,
plus généralement, tous les objets, vivants ou non, qu'il rencontre et qui ont une vive
couleur; en captivité, ce Crabe saisit tous les tissus ou papiers de couleur qu'on lui
offre et se les pose sur le dos; faut-il considérer ce réflexe comme finalisé? Il est
assez difficile de le dire, cependant il semble que ce soit le Crabe qui constitue lui-
même l'association, peut-être par conduite de mimétisme (c'est ainsi que certains
zoologistes interprètent le réflexe qui fait que ce Crabe se pose des objets de vive cou-
leur sur le dos), mais on doit reconnaître dans ce cas que le mimétisme est très gros-
sier, car sur un fond de sable gris ou noir le Pagure accepte de se recouvrir de rouge
ou de jaune, ce qui le rend très visible; en fait, on peut supposer sans irrationalité que
le Pagure constitue cette association, et que, une fois entrée dans ce cycle de causalité
(quel que soit le type de réflexe ou de tropisme qui fait agir le Crabe), l'Anémone de
mer se développe grâce aux conditions de vie plus riches qui lui sont offertes par la
nourriture du Crabe; enfin, il faut noter qu'il n'y a pas là un véritable parasitisme;
l'Anémone de mer ne dégénère pas, mais se développe au contraire remarquable-
ment; elle se nourrit, en effet, non grâce à des suçoirs ou des ventouses qui aspire-
raient la substance de son hôte, mais de manière normale et habituelle; la proximité
des pinces du Crabe et de ses palpes la met seulement dans un milieu nutritif plus
riche en petits débris assimilables; mais elle reste un individu séparé, sans continuité
physiologique avec le Crabe. Par ailleurs, le Crabe ne se sert pas des substances éla-
borées par l'Anémone de mer, qui est sur la coquille élue par le Crabe comme elle
pourrait être sur toute autre coquille ou sur un rocher. Entre le Crabe et l'Anémone, il
ya la coquille et l'eau, et c'est pour cela que nous avons dans ce cas une véritable
société; chaque individu reste individu, mais modifie le milieu dans lequel vivent les
deux individus; c'est par le milieu extérieur que s'établit la relation entre des indivi-
dus formant une société, et par là il existe une grande différence du régime de la cau-
salité et de l'échange d'information entre les cas de parasitisme et ceux d'association.
Le régime de la causalité interindividuelle est tout différent. Nous devons remarquer
également qu'une Algue et un Champignon associés sous forme de Lichen sont, en
fait, l'un pour l'autre, des éléments du milieu extérieur et non du milieu intérieur;
d'après la théorie de Schwendener, l'Algue assimile le carbone, grâce à sa chloro-
phylle, ce qui est profitable pour le Champignon, et le Champignon protège l'Algue
contre la dessiccation au moyen de ses filaments qui l'abritent et lui permettent de
vivre là où, seule, elle aurait certainement péri io. Cette relation de deux êtres qui sont
10. Dans le Lichen, le champignon est comme un milieu extérieur pour l'Algue verte (de telles algues se
développent sur les rochers ou la terre humide), et l'Algue donne au Champignon des aliments qu'il ne pour-
rait trouver que dans un milieu végétal, puisqu'il est privé de chlorophylle.
200 L'INDIVIDUATION
l'un par rapport à l'autre un équivalent de milieu extérieur peut comporter différentes
modalités topologiques, mais avec toujours le même rôle fonctionnel; le thalle se dif-
férencie des apothécies; dans certaines espèces, les filaments du Champignon peu-
vent être plus serrés dans la périphérie, constituant ce qu'on nomme 1'« écorce» du
Lichen, alors que le centre est la « moelle », la région intermédiaire devenant celle qui
contient les gonidies, cellules vertes d'Algues analogues à celles de la terre et des
rochers; ce Lichen est dit hétéromère. Dans les Lichens homéomères, au contraire,
tels que les Lichens gélatineux, la répartition des filaments de Champignon et des cel-
lules de l'Algue est homogène. Enfin, on doit remarquer que cette association va jus-
qu'aux éléments reproducteurs, comportant les deux types de végétaux: les sorédies
contiennent à la fois des cellules de l'Algue et des filaments du Champignon; ces
fragments se détachent du Lichen et servent à sa multiplication; par contre, les fruc-
tifications semblent appartenir au Champignon seul: elles sont composées d'un
hyménium comme chez les Champignons ascomycètes, dont les cellules sont les
asques entremêlés d'autres cellules stériles, les paraphyses, et dans lesquelles se for-
ment les spores. L'association constitue ici comme une seconde individualité qui se
superpose à l'individualité des êtres qui s'associent, sans la détruire; il y a ici un sys-
tème reproducteur de la société en tant que société, et un système reproducteur du
Champignon en tant que Champignon; l'association ne détruit pas les individualités
des individus qui la constituent; au contraire, la relation du type du parasitisme dimi-
nue l'individualité des êtres; celle de la placentation est intermédiaire; elle peut évo-
luer dans les deux sens, aussi bien dans celui de la société que dans celui du
parasitisme; de plus, elle est éminemment évolutive, et, en ce sens, se transforme;
l'association, comme le parasitisme, est statique; il importe de noter cet aspect aussi
bien dans le cas des états stables que dans celui de la placentation, parasitisme homo-
physaire qui tend à devenir une société temporaire. Il paraît en ce sens possible de
considérer toutes les formes de l'association comme des mixtes du parasitisme et de
la société parfaite qui aboutit à la formation d'une véritable individualité sociale
secondaire, composée comme celle qui se manifeste dans le groupement Algue-
Champignon; il n'est point d'association qui soit exempte d'un certain parasitisme et
par conséquent d'une certaine régression diminuant l'individualité des êtres qui se
groupent; mais, par ailleurs, le parasitisme pur est rare, étant donné qu'il tend à se
détruire de lui-même par une sorte de nécrose interne qu'il développe dans le groupe
où le parasitisme a lieu, faisant tomber à un niveau très bas l'organisation de ce
groupe. Le groupe concret peut être considéré comme intermédiaire entre la société
complète et le pur parasitisme, où le niveau d'organisation qui caractérise le groupe
est la différence entre celui du parasité et celui du parasite.
Une très importante question qui se pose encore est celle qui consiste à savoir quelle
est la structure de l'individualité: où réside le dynamisme organisateur de l'individu?
Est-il consubstantiel à tout l'individu? Ou bien est-il localisé en quelques éléments
fondamentaux qui gouverneraient l'ensemble de l'organisme individuel ? C'est cette
question qui se pose pour tous les individus et aussi particulièrement pour ceux qui
subissent des métamorphoses, sorte de reproduction de l'être à partir de lui-même,
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 201
L'ontogénèse de l'être vivant ne peut être pensée à partir de la seule notion d'homéo-
stasie, ou maintien au moyen d'autorégulations d'un équilibre métastable perpétué.
Cette représentation de la métastabilité pourrait convenir pour décrire un être entière-
ment adulte qui se maintient seulement dans l'existence, mais elle ne saurait suffire
pour expliquer l'ontogénèse I4 . Il faut adjoindre à cette première notion celle d'une
problématique interne de l'être. L'état d'un vivant est comme un problème à résoudre
dont l'individu devient la solution à travers des montages successifs de structures et
de fonctions. L'être individuéjeune pourrait être considéré comme un système porteur
d'information, sous forme de couples d'éléments antithétiques, liés par l'unité précai-
re de l'être individué dont la résonance interne crée une cohésion. L'homéostasie de
l'équilibre métastable est le principe de cohésion qui lie par une activité de commu-
nication ces domaines entre lesquels existe une disparation. Le développement pour-
rait alors apparaître comme les inventions successives de fonctions et de structures qui
résolvent, étapes par étapes, la problématique interne portée comme un message par
l'individu. Ces inventions successives, ou individuations partielles que l'on pourrait
nommer étapes d'amplification, contiennent des significations qui font que chaque
étape de l'être se présente comme la solution des états antérieurs. Mais ces résolutions
successives et fractionnées de la problématique interne ne peuvent être présentées
comme un anéantissement des tensions de l'être. La Théorie de la Forme, utilisant la
notion d'équilibre, suppose que l'être vise à découvrir dans la bonne forme son état
d'équilibre le plus stable; Freud pense aussi que l'être tend vers un apaisement de ses
tensions internes. En fait, une forme n'est pour l'être une bonne forme que si elle est
constructive, c'est-à-dire si elle incorpore véritablement les fondements de la dispa-
ration l5 antérieure dans une unité systématique de structures et de fonctions; un
accomplissement qui ne serait qu'une détente non constructive ne serait pas la décou-
verte d'une bonne forme, mais seulement un appauvrissement ou une régression de
l'individu. Ce qui devient bonne forme est ce qui, de l'individu, n'est pas encore indi-
vidué. Seule la mort serait la résolution de toutes les tensions; et la mort n'est la solu-
tion d'aucun problème. L'individuation résolutrice est celle qui conserve les tensions
dans l'équilibre de métastabilité au lieu de les anéantir dans l'équilibre de stabilité.
L'individuation rend les tensions compatibles mais ne les relâche pas; elle découvre
un système de structures et de fonctions à l'intérieur duquel les tensions sont compa-
tibles. L'équilibre du vivant est un équilibre de métastabilité, non un équilibre de sta-
bilité. Les tensions internes restent constantes sous la forme de la cohésion de l'être
14. Elle s'applique aussi assez bien aux fonctions continues d'une colonie; mais elle n'exprime pas le
caractère discontinu, ni le caractère d'information et le rôle amplificateur de l'individu.
15. Ce mot est emprunté à la théorie psycho-physiologique de la perception; il y a disparation lorsque
deux ensembles jumeaux non totalement superposables, tels que l'image rétinienne gauche et l'image réti-
nienne droite, sont saisis ensemble comme un système, pouvant permettre la formation d'un ensemble unique
de degré supérieur qui intègre tous leurs éléments grâce à une dimension nouvelle (par exemple, dans le cas
de la vision, l'étagement des plans en profondeur).
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 205
16. Le processus d'amplification constructive et d'intégration n'est pas nécessairement continu: quand
l'individu fonde une colonie, quand la larve devient nymphe, quand la sorédie se fixe et donne un Lichen, l'in-
dividu se transforme, mais l'amplification demeure.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 207
loppe à partir de ses principes, mais ses principes ne sont pas donnés en système; il
n'y a pas d'essence première d'un être individué : la genèse de l'individu est une
découverte de patterns successifs qui résolvent les incompatibilités inhérentes aux
couples de disparation de base; le développement est la découverte de la dimension
de résolution, ou encore de la signification, qui est la dimension non contenue dans
les couples de disparation et grâce à laquelle ces couples deviennent systèmes l7 .
Ainsi, chaque rétine est couverte d'une image bidimensionnelle; l'image gauche et
l'image droite sont disparates; elles ne peuvent se recouvrir parce qu'elles représen-
tent le monde vu de deux points de vue différents, ce qui crée une différence de paral-
laxes et de recouvrements des plans; certains détails masqués par un premier plan
dans l'image gauche, sont, au contraire, démasqués dans l'image droite, et inverse-
ment, si bien que certains détails ne figurent que sur une seule image monoculaire. Or,
il n'y a pas une troisième image optiquement possible qui réunirait ces deux images;
elles sont par essence disparates et non superposables dans l'axiomatique de la bidi-
mensionnalité. Pour qu'elles fassent apparaître une cohérence qui les incorpore, il
faut qu'elles deviennent les fondements d'un monde perçu à l'intérieur d'une axio-
matique en laquelle la disparation (condition d'impossibilité du système direct bidi-
mensionnel) devient précisément l'indice d'une dimension nouvelle: dans le monde
tridimensionnel, il n'y a plus deux images, mais le système intégré des deux images,
système qui existe selon une axiomatique de niveau supérieur à celle de chacune des
images, mais qui n'est pas contradictoire par rapport à elles. La tridimensionnalité
intègre la bidimensionnalité ; tous les détails de chaque image sont présents dans le
système d'intégration significative; les détails occultés par le recouvrement des plans,
et qui, par conséquent, n'existent que sur une seule image, sont retenus dans le sys-
tème d'intégration, et perçus complètement, comme s'ils faisaient partie des deux
images; on ne saurait penser ici à un processus d'abstraction et de généralisation qui
ne conserverait dans la signification perceptive que ce qui est commun aux deux
images rétiniennes séparées: bien loin de ne retenir que ce qui est commun, la per-
ception retient tout ce qui est particulier et l'incorpore à l'ensemble; de plus, elle uti-
lise le conflit entre deux particuliers pour découvrir le système supérieur dans lequel
ces deux particuliers s'incorporent; la découverte perceptive n'est pas une abstraction
réductrice, mais une intégration, une opération amplifiante.
Or, il est possible de supposer que la perception n'est pas fondamentalement diffé-
rente de la croissance, et que le vivant opère de manière semblable en toute activité. La
croissance, en tant qu'activité, est amplification par différenciation et intégration, non
simple déroulement ou continuité. En toute opération vitale complète se trouvent réunis
les deux aspects d'intégration et de différenciation. Ainsi, la perception ne saurait exis-
ter sans l'usage différentiel de la sensation, que l'on considère parfois comme une preu-
ve de subjectivité et une justification de la critique de la validité d'un savoir obtenu à
partir de la perception; la sensation n'est pas ce qui apporte à l'a priori du sujet perce-
vant un continuum confus, matière pour les formes a priori; la sensation est le jeu dif-
férentiel des organes des sens, indiquant relation au milieu; la sensation est pouvoir de
différenciation, c'est-à-dire de saisie de structures' relationnelles entre des objets ou entre
17. L'ontogénèse elle-même peut ainsi être présentée comme une amplification; l'action de l'individu
vis-à-vis de lui-même est la même qu'à l'extérieur: il se développe en constituant une colonie de sous-
ensembles, en lui-même, par entrelacement réciproque.
208 L'INDIVIDUATION
le corps et des objets ; mais cette opération de différenciation sensorielle ne peut être
cohérente avec elle-même que si elle est compatibilisée par une autre activité, l'activité
d'intégration, qui est perception. Sensation et perception ne sont pas deux activités qui
se suivent, l'une, la sensation, fournissant une matière à l'autre; ce sont deux activités
jumelles et complémentaires, les deux versants de cette individuation amplifiante que le
sujet opère selon sa relation au monde l8 . De même, la croissance n'est pas un processus
à part: elle est le modèle de tous les processus vitaux; le fait qu'elle est ontogénétique
indique bien son rôle central, essentiel, mais ne signifie pas qu'il n'y a pas un certain
coefficient ontogénétique en chaque activité de l'être. Une opération de sensation-per-
ception est aussi une ontogénèse restreinte et relative ; mais elle est une ontogénèse qui
s'effectue en utilisant des modèles structuraux et fonctionnels déjà formés: elle est sup-
portée par l'être vivant déjà existant, est orientée par le contenu de la mémoire, et acti-
vée par les dynamismes instinctifs. Toutes les fonctions du vivant sont ontogénétiques
en quelque mesure, non pas seulement parce qu'elles assurent une adaptation à un
monde extérieur, mais parce qu'elles participent à cette individuation permanente qu'est
la vie. L'individu vit dans la mesure où il continue à individuer, et il individue à travers
l'activité de mémoire comme à travers l'imagination ou la pensée inventive abstraite. Le
psychique, en ce sens, est vital, et il est vrai aussi que le vital est psychique, mais à
condition d'entendre par psychique l'activité de construction de systèmes d'intégration
à l'intérieur desquels la disparation des couples d'éléments prend un sens. L'adaptation,
cas particulier où le couple de disparation comporte un élément du sujet et un élément
représentatif du monde extérieur, est un critère insuffisant pour rendre compte de la vie.
La vie comporte adaptation, mais pour qu'il y ait adaptation il faut qu'il y ait être vivant
déjà individué ; l'individuation est antérieure à l'adaptation, et ne s'épuise pas en elle l9 •
2. Individuation et adaptation
L'adaptation est un corrélatif de l'individuation; elle n'est possible que selon l'indi-
viduation. Tout le biologisme de l'adaptation, sur lequel repose un aspect important
de la philosophie du XIXe siècle et qui s'est prolongé jusqu'à nous sous la forme du
pragmatisme, suppose implicitement donné l'être vivant déjà individué ; les proces-
sus de croissance sont partiellement mis de côté: c'est un biologisme sans ontogé-
nèse. La notion d'adaptation représente en biologie la projection du schéma
relationnel de pensée avec zone obscure entre deux termes clairs, comme dans le
schéma hylémorphique ; d'ailleurs, le schéma hylémorphique lui-même apparaît
dans la notion d'adaptation: l'être vivant trouve dans le monde des formes qui struc-
turent le vivant ; le vivant, par ailleurs, donne forme au monde pour l'approprier à
lui: l'adaptation, passive et active, est conçue comme une influence réciproque et
complexe à base de schéma hylémorphique. Or, l'adaptation étant donnée par la bio-
logie comme l'aspect fondamental du vivant, il est assez naturel que la psychologie
18. La sensation apporte, par ('usage différentiel, la pluralité, la non-compatibilité des données, la capa-
cité problématique porteuse d'information. L'intégration perceptive ne peut s'effectuer que par construction,
impliquant généralement réponse motrice efficace, amplification de l'univers sensori-moteur.
19. Ainsi, on pourrait dire que la fonction essentielle de l'individu est l'activité d'amplification, soit qu'il
l'exerce à l'intérieur de lui-même soit qu'il se transforme en colonie.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 209
20. Autrement dit, selon cette doctrine, le couple générateur de disparation est le rapport individu-monde,
non une dualité dont l'individu serait initialement porteur.
210 L'INDIVIDUATION
qu'il ne peut être vu d'un unique point de vue. L'obstacle n'est que bien rarement un
objet parmi des objets; il n'est généralement tel que de manière symbolique et pour
les besoins d'une représentation claire et objectivante ; l'obstacle, dans le réel vécu,
est la pluralité des manières d'être présent au monde. L'espace hodologique est déjà
l'espace de la solution, l'espace significatif qui intègre les divers points de vue pos-
sibles en unité systématique, résultat d'une amplification. Avant l'espace hodolo-
gique, il y a ce chevauchement des perspectives qui ne permet pas de saisir
l'obstacle déterminé, parce qu'il n'y a pas de dimensions par rapport auxquelles
l'ensemble unique s'ordonnerait. Lajluctuatio animi qui précède l'action résolue
n'est pas hésitation entre plusieurs objets ou même entre plusieurs voies, mais recou-
vrement mouvant d'ensembles incompatibles, presque semblables, et pourtant dis-
parates. Le sujet avant l'action est pris entre plusieurs mondes, entre plusieurs
ordres; l'action est une découverte de la signification de cette disparation, de ce par
quoi les particularités de chaque ensemble s'intègrent dans un ensemble plus riche
et plus vaste, possédant une dimension nouvelle. Ce n'est pas par dominance de l'un
des ensembles, contraignant les autres, que l'action se manifeste comme organisa-
trice; l'action est contemporaine de l'individuation par laquelle ce conflit de plans
s'organise en espace: la pluralité d'ensembles devient système. Le schème de l'ac-
tion n'est que le symbole subjectif de cette dimension significative nouvelle qui
vient d'être découverte dans l'individuation active. Ainsi, telle incompatibilité peut
être résolue comme signification systématique par un schème de succession et de
conditionnement. L'action suit bien des chemins, mais ces chemins ne peuvent être
des chemins que parce que l'univers s'est ordonné en s'individuant : le chemin est
la dimension selon laquelle la vie du sujet dans le hic et nunc s'intègre au système
en l'individuant et en individuant le sujet: le chemin est à la fois monde et sujet, il
est la signification du système qui vient d'être découvert comme unité intégrant les
différents points de vue antérieurs, les singularités apportées. L'être percevant est le
même que l'être agissant: l'action commence par une résolution des problèmes de
perception; l'action est solution des problèmes de cohérence mutuelle des univers
perceptifs; il faut qu'il existe une certaine disparation entre ces univers pour que
l'action soit possible; si cette disparation est trop grande, l'action est impossible.
L'action est une individuation au-dessus des perceptions, non une fonction sans lien
avec la perception et indépendante d'elle dans l'existence: après les individuations
perceptives, une individuation active vient donner une signification aux disparations
qui se manifestent entre les univers résultant des individuations perceptives. La rela-
tion qui existe entre les perceptions et l'action ne peut être pensée selon les notions
de genre et d'espèce. Perception et action pures sont les termes extrêmes d'une série
transductive orientée de la perception vers l'action: les perceptions sont des décou-
vertes partielles de significations, individuant un domaine limité par rapport au
sujet; l'action unifie et individue les dimensions perceptives et leur contenu en trou-
vant une dimension nouvelle, celle de l'action: l'action est, en effet, ce parcours qui
est une dimension, une manière d'organiser; les chemins ne préexistent pas à l' ac-
tion : ils sont l'individuation même qui fait apparaître une unité structurale et fonc-
tionnelle dans cette pluralité conflictuelle 21 •
21. En ce sens, la croissance est une forme d'action amplificatrice. Elle peut être la seule possible pour
certains vivants, comme les végétaux.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 2It
La notion d'adaptation est mal formée dans la mesure où elle suppose l'existence
des termes comme précédant celle de la relation ; ce n'est pas la modalité de la rela-
tion telle que l'envisage la théorie de l'adaptation qui mérite d'être critiquée; ce sont
les conditions mêmes de cette relation venant après les termes. La théorie de l' adap-
tation active selon Lamarck présente cependant un avantage important sur celle de
Darwin: elle considère l'activité de l'être individué comme jouant un rôle capital dans
l'adaptation; l'adaptation est une ontogénèse permanente. Cependant, la doctrine de
Lamarck ne fait pas une place assez grande à ce conditionnement par l'aspect problé-
matique de l'existence vitale. Ce ne sont pas seulement besoins et tendances qui
conditionnent l'effort de l'être vivant; en plus des besoins et des tendances d'origine
spécifique et individuelle apparaissent des ensembles en lesquels l'être individué est
engagé par la perception, et qui ne sont pas compatibles entre eux selon leurs dimen-
sions internes. Chez Lamarck, comme chez Darwin, il y al' idée que l'objet est objet
pour l'être vivant, objet constitué et détaché qui représente un danger ou un aliment
ou une retraite. Le monde par rapport auquel la perception a lieu est un monde déjà
structuré selon un système de référence unitaire et objectif, dans la théorie de l'évo-
lution. Or, c'est précisément cette conception objective du milieu qui fausse la notion
d'adaptation. Il n'y a pas seulement un objet aliment ou un objet proie, mais un monde
selon la recherche de nourriture et un monde selon l'évitement des prédateurs ou un
monde selon la sexualité. Ces mondes perceptifs ne coïncident pas, mais sont pour-
tant peu différents les uns des autres; ils ont quelques éléments propres à chacun (les
objets désignés comme proie, prédateur, partenaire, aliment), comme les images
monoculaires possèdent chacune en propre quelques franges 22 . L'adaptation est une
résolution de degré supérieur qui doit engager le sujet comme porteur d'une dimen-
sion nouvelle. Pour chaque univers perceptif, les dimensions objectives suffisent :
l'espace tridimensionnel apparie les deux images bidimensionnelles disparates. Mais
les différents univers perceptifs ne peuvent plus être ramenés à un système d'une axio-
matique dimensionnelle supérieure selon un principe d'objectivité; l'être vivant entre
alors dans l'axiomatique en y apportant une condition nouvelle qui devient dimension:
l'action, le parcours, la succession des phases du rapport aux objets qui les modifie;
l'univers hodologique intègre les mondes perceptifs disparates en une perspective qui
rend mutuellement corrélatifs le milieu et l'être vivant selon le devenir de l'être dans le
milieu et du milieu autour de l'être. La notion même de milieu est trompeuse: il n'y a
de milieu que pour un être vivant qui arrive à intégrer en unité d'action les mondes
perceptifs. L'univers sensoriel n'est pas donné d'emblée: il n'y a que des mondes sen-
soriels qui attendent l'action pour devenir significatifs. L'adaptation crée le milieu et
l'être par rapport au milieu, les chemins de l'être; avant l'action, il n'y a pas de che-
mins, pas d'univers unifié dans lequel on peut indiquer les directions et les intensités
des forces pour trouver une résultante : le paradigme physique du parallélogramme
des forces n'est pas applicable, car il suppose un espace un, c'est-à-dire des dimen-
sions valables pour cet espace un, des axes de référence valables pour tout objet qui
se trouvera dans ce champ et pour tout mouvem.ent qui pourra s 'y dérouler. En ce sens,
22. De plus, la totalité de chacun de ces mondes est un peu différente de la totalité des autres, en raison
de différences qualitatives et structurales; les points-clefs ne sont pas organisés selon des réseaux exactement
superposables; de même, dans les images monoculaires, l'image droite et l'image gauche sont saisies de points
de vue différents, ce qui crée, en particulier, une différence de perspectives.
212 L'INDIVIDUATION
23. C'est un des plus grands mérites de Lamarck d'avoir considéré l'évolution comme une incorporation
à l'individu d'effets aléatoirement apportés par le milieu (comme la nourriture véhiculée par les courants
d'eau, puis ingérée grâce à des cils vibratiles), ce qui réalise une amplification de l'aire du vivant.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 213
à partir desquels seuls l'information peut exister. On ne peut donc pas unifier sous une
fonction globale, la sensibilité, la pluralité des sensations, car cette pluralité est fon-
dement de significations ultérieures en tant que pluralité de points de contact à partir
desquels des significations seront possibles au cours d'individuations ultérieures.
Cette théorie ne suppose pas que toutes les fonctions vitales se confondent et sont iden-
tiques; mais elle tend à désigner toutes ces fonctions par l'opération d'individuation
qu'elles accomplissent; ainsi, l'individuation serait une opération beaucoup plus géné-
rale et beaucoup plus répandue que ce que l'on considère comme étant une individua-
tion. Le fait que l'être vivant est un individu séparé dans la plupart des espèces n'est
qu'une conséquence de l'opération d'individuation; l'ontogénèse est une individuation,
mais n'est pas la seule individuation qui s'accomplisse dans le vivant ou en prenant le
vivant comme base et en l'incorporant24 • Vivre consiste à être agent, milieu et élément
d'individuation. Les conduites perceptives, actives, adaptatives, sont des aspects de
l'opération fondamentale et perpétuée d'individuation qui constitue la vie. Selon une
telle conception, pour penser le vivant, il faut penser la vie comme une suite transduc-
tive d'opérations d'individuation, ou encore comme un enchaînement de résolutions
successives, chaque résolution antérieure pouvant être reprise et réincorporée dans les
résolutions ultérieures. Par là, on pourrait rendre compte du fait que la vie dans son
ensemble apparaît comme une construction progressive de formes de plus en plus éla-
borées, c'est-à-dire capables de contenir des problèmes de plus en plus hauts.
L'axiomatique vitale se complique et s'enrichit à travers l'évolution; l'évolution n'est
pas à proprement parler un perfectionnement mais une intégration, le maintien d'une
métastabilité qui repose de plus en plus sur elle-même, accumulant des potentiels,
assemblant structures et fonctions. L'individuation comme génératrice d'individus péris-
sables, soumis au vieillissement et à la mort, n'est qu'un des aspects de cette individua-
tion vitale généralisée, néoténisante, qui incorpore une axiomatique de plus en plus
riche. L'individu, en effet, comme être limité, soumis au hic et nunc et à la précarité de
sa condition isolée, exprime le fait qu'il reste quelque chose d'insoluble dans la problé-
matique vitale; c'est parce que la vie est résolution de problèmes qu'il reste quelque
chose de résiduel, une scorie qui ne prend pas signification, un reste après toutes les opé-
rations d'individuation. Ce qui reste dans l'être vieilli, c'est ce qui n'a pu être intégré,
c'est l'inassimilé. De l'a1tclpOV d'avant l'individuation à l'a1tElpov d'après la vie, de
l'indéterminé d'avant à l'indéterminé d'après, de la poussière première à la poussière
dernière, une opération s'est accomplie qui ne se résorbe pas en poussière ; la vie est
dans son présent, dans sa résolution, non pas dans son reste. Et la mort existe pour le
vivant en deux sens qui ne coïncident pas : elle est la mort adverse, celle de la rupture
d'équilibre métastable qui ne s'entretient que par son propre fonctionnement, par sa
capacité de permanente résolution: cette mort traduit la précarité même de l' individua-
24. Inversement, l'individuation n'est pas la seule réalité vitale. Au sens strict, l'individuation est en
quelque manière une solution d'urgence, provisoire, dramatique. Mais par ailleurs, parce qu'elle est directe-
ment liée à un processus de néoténisation, l'individuation est la racine de l'évolution.
214 L'INDIVIDUATION
tion, son affrontement aux conditions du monde, le fait qu'elle s'engage en risquant et
ne peut toujours réussir; la vie est comme un problème posé qui peut n'être pas résolu,
ou mal résolu: l'axiomatique s'effondre au cours même de la résolution du problème:
un certain hasard d'extériorité existe ainsi en toute vie; l'individu n'est pas enfermé en
lui-même et il n'a pas de destin contenu en lui, car c'est le monde qu'il résout en même
temps que lui-même: c'est le système du monde et de lui-même.
Mais la mort existe aussi pour l'individu en un autre sens: l'individu n'est pas
pure intériorité: il s'alourdit lui-même du poids des résidus de ses opérations; il est
passif par lui-même; il est à lui-même sa propre extériorité; son activité l' appesan-
tit, le charge d'un indéterminé inutilisable, d'un indéterminé en équilibre stable, qui
n'a plus de nature, qui est dépourvu de potentiels et ne peut plus être la base de nou-
velles individuations; l'individu gagne peu à peu des éléments d'équilibre stable qui
le chargent et l'empêchent d'aller vers de nouvelles individuations. L'entropie du sys-
tème individué augmente au cours des opérations successives d'individuation, parti-
culièrement de celles qui ne sont pas constructives. Les résultats sans potentiels du
passé s'accumulent sans devenir les ferments de nouvelles individuations; cette pous-
sière sans chaleur, cette accumulation sans énergie sont comme la montée dans l'être
de la mort passive, qui ne provient pas de l'affrontement au monde, mais de la conver-
gence des transformations internes. On peut se demander cependant si le vieillisse-
ment n'est pas la contrepartie de l'ontogénèse. Les tissus cultivés in vitro, et repiqués
assez fréquemment pour ne jamais donner de grosses masses, vivent indéfiniment; on
dit, en général, que ces tissus doivent leur longévité sans limite au fait que le repi-
quage empêche l'accumulation de produits toxiques d'élimination à l'intérieur de
l'ensemble de matière vivante. Mais on peut aussi remarquer que le repiquage main-
tient toujours la parcelle de tissu vivant dans un état de croissance indifférenciée; dès
que la parcelle est assez grosse, elle se différencie, et les tissus différenciés meurent
au bout d'un certain temps; or, la différenciation est une structuration et une spécia-
lisation fonctionnelle; elle est résolution d'un problème, alors que la croissance indif-
férenciée des tissus fréquemment repiqués se place avant toute individuation au
niveau de la parcelle: le repiquage perpétuel ramène le tissu toujours au même point
de son évolution en tant qu'ensemble pouvant être le support d'une individuation.
C'est sans doute à cause de cette absence d'individuation que la longévité est sans
limite: il y a itération du processus de croissance, itération extérieurement provoquée.
Le fait qu'un ensemble assez gros se différencie et meurt semble montrer que toute
différenciation laisse un certain résidu qui ne peut être éliminé, et qui grève l'être indi-
vidué d'un poids diminuant les chances d'individuations ultérieures. Le vieillissement
est bien cette moindre capacité de renouvellement, comme le montrent les études sur
la cicatrisation des plaies; l'individu qui se structure et spécialise ses organes ou les
montages automatiques de l 'habitude devient de moins en moins capable de refaire de
nouvelles structures si les anciennes sont détruites. Tout se passe comme si le capital
de potentiels primitifs allait en diminuant, et l'inertie de l'être en augmentant: la vis-
cosité de l'être augmente par le jeu de la maturation individuante 25 . Cette augmenta-
25. Dans le cas du végétal, un phénomène analogue se produit: un arbre âgé peut continuer à s'accroître,
mais, si l'une des grosses branches est brisée, l'arbre n'arrive pas à retrouver l'équilibre de sa structure; pour-
tant, il continue régulièrement à accroître sa frondaison; un arbre jeune, brisé, réoriente sa croissance et retrouve
la verticalité, une des branches latérales, primitivement diagéotropique, devenant alors orthogéotropique.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 215
et structure le monde en lui. Les structures et les fonctions de l'individu mûr le ratta-
chent au monde, l'insèrent dans le devenir; les significations ne sont pas comme les
êtres individués : elles ne sont pas contenues, enfermées, dans une enceinte indivi-
duelle qui se dégradera; seules les significations réalisées, les structures et les fonc-
tions couplées de l'individu mûr dépassent le hic et nunc de l'être individué ; l'individu
mûr, celui qui résout les mondes perceptifs en action, est aussi celui qui participe au
collectif et qui le crée; le collectif existe en tant qu'individuation des charges de nature
véhiculées par les individus. Ce n'est pas seulement l'espèce, en tant que phylum, mais
l'unité collective d'être qui recueille cette traduction des structures et des fonctions
élaborées par l'être individué27 • On pourrait dire qu'une seconde naissance à laquelle
participe l'individu est celle du collectif, qui incorpore l'individu lui-même et consti-
tue l'amplification du schème qu'il porte. Comme signification effectuée, comme pro-
blème résolu, comme information, l'individu se traduit en collectif: il se prolonge
ainsi latéralement et supérieurement, mais non dans sa fermeture individuelle. Par rap-
port à cette signification découverte, il est lui-même dans le hic et nunc, amortissement
progressif, scorie, et se détache peu à peu du mouvement de vie. L'individu n'est pas
complet ni substantiel; il n'a de sens que dans l'individuation et par l'individuation,
qui le dépose et le met de côté autant qu'elle l'assume par participation. L'individuation
ne se fait pas seulement dans l'individu et pour lui; elle se fait aussi autour de lui et
au-dessus de lui. C'est par le centre de son existence que l'individu se traduit, se
convertit en signification, se perpétue en information, implicite ou explicite, vitale ou
culturelle, attendant les individus successifs qui construisent leur maturité et réassu-
ment les signes d'information laissés devant eux par leurs devanciers: l'individu ren-
contre la vie en sa maturité: l'entéléchie n'est ni seulement intérieure ni seulement
personnelle; elle est une individuation selon le collectif. Lucrèce représente les vivants
comme les coureurs de relais qui se transmettent les flambeaux; il entend par là sans
doute la flamme de vie donnée à la naissance; mais on pourrait entendre aussi ce qui
est transmis à l'intérieur du collectif, recréé et réassumé à travers le temps par les indi-
vidus successifs. Chez les espèces où il n'existe pas d'individus complets et distincts,
jamais ne se crée aussi fortement cette inactualité du jeune ou du vieillard; la colonie
ou l'ensemble vital fait circuler une actualité permanente dans les différentes parties de
l'être. Dans les espèces supérieures, l' ontogénèse accentuée et son corrélatif le vieillis-
sement déphasent en avant et en arrière l'individu par rapport à cette actualité du col-
lectif: l'être individué n'est en concordance de phase avec la vie proprement dite qu'à
sa maturité. Et c'est là qu'est la résolution du problème que seule l'individuation des
êtres séparés peut accomplir: la colonie est figée dans sa permanente actualité; elle ne
peut se détacher d'elle-même, se déphaser en avant et en arrière par rapport à son pré-
sent; elle ne peut que réagir et se développer selon la continuité. Par l'invention de
l'individu séparé, la vie, trouvant ontogénèse et vieillissement, crée ce déphasage en
avant et en arrière de chaque être individué par rapport au collectif et à l'actue}28. Le
mode d'être du collectif des individus séparés diffère du présent perpétuel des colonies
des vivants primitifs par le fait qu'il est la rencontre des devenirs individuels en un pré-
27. Dans le cas des espèces qui ne donnent pas naissance à une colonie. Quand l'individu fonde une colo-
nie, c'est la colonie qui correspond à sa maturité et à son action achevée.
28. L'individu est une solution pour les problèmes de discontinuité, et par la discontinuité. C'est dans le
collectif que se rétablit la continuité.
L'INDIVIDUATION DES ÈTRES VIVANTS 217
substance ou une forme antérieure aux êtres individués et qui les contraindrait, péné-
trerait en eux ou les conditionnerait: le collectif est la communication qui englobe et
résout les disparations individuelles sous forme d'une présence qui est synergie des
actions, coïncidence des avenirs et des passés sous forme de résonance interne du col-
lectif. La synergie collective suppose, en effet, une unité créant, à partir de ce qui, en
chaque être individuel, n'est pas encore individué, et que l'on peut nommer charge de
nature associée à l'être individué, un domaine de transductivité ; le collectif est ce en
quoi une action individuelle a un sens pour les autres individus, comme symbole:
chaque action présente aux autres est symbole des autres; elle fait partie d'une réalité
qui s' individue en totalité comme pouvant rendre compte de la pluralité simultanée et
suècessive des actions.
Le collectif n'est pas seulement réciprocité des actions: chaque action y est signi-
fication, car chaque action résout le problème des individus séparés et se constitue
comme symbole des autres actions; la synergie des actions n'est pas seulement une
synergie de fait, une solidarité qui aboutit à un résultat; c'est en tant qu'elle est struc-
turée comme symbolique des autres que chaque action possède cette capacité de faire
coïncider le passé individuel avec le présent individuel. Pour que la dimension de pré-
sence existe, il ne faut pas seulement que plusieurs individus soient réunis : il faut
aussi que cette réunion soit inscrite dans leur dimensionnalité propre, et qu'en eux le
présent et l'avenir soient corrélatifs des dimensions d'autres êtres par l'intermédiaire
de cette unité du présent; le présent est ce en quoi il y a signification, ce par quoi se
crée une certaine résonance du passé vers l'avenir et de l'avenir vers le passé:
l'échange d'information d'un être à un autre passe par le présent; chaque être devient
réciproque par rapport à lui-même dans la mesure où il devient réciproque par rapport
aux autres. L'intégration intra-individuelle est réciproque de l'intégration transindivi-
duelle. La catégorie de la présence est aussi catégorie du transindividuel. Une struc-
ture et une fonction existent à la fois dans les individus et d'un individu à un autre,
sans qu'elles puissent être définies comme extérieures ou intérieures uniquement.
Cette relation entre les individus et à travers les individus exprime le fait que les indi-
vidus s'amplifient en réalité plus vaste par l'intermédiaire de quelque chose qui, en
eux, est tension problématique, information : cette réalité peut être nommée charge
pré individuelle dans l'individu. L'action, résolution des pluralités perceptives en unité
dynamique, implique l'entrée en jeu de cette réalité préindividuelle : l'être en tant
qu'être individué pur n'a pas en lui de quoi aller au delà des mondes perceptifs dans
leur pluralité. L'être individuel resterait incompatible avec lui-même s'il n'avait que
la perception, et il n'aurait que la perception s'il n'y avait de disponible pour résoudre
ces problèmes que ce que l'être est, en tant qu'individu individué, en tant que résultat
d'une opération antérieure d'individuation. Il faut que l'être puisse faire appel en lui
et hors de lui à une réalité non encore individuée : cette réalité, c'est ce qu'il contient
d'information relative à un réel préindividuel : c'est cette charge qui est le principe du
transindividuel ; elle communique directement avec les autres réalités préindivi-
duelles contenues dans les autres individus, comme les mailles d'un réseau commu-
niquent les unes avec les autres en se dépassant chacune dans la maille suivante 29 •
Participant à une réalité active dans laquelle il n'est qu'une maille, l'être individué
29. C'est parce qu'il n'est pas simple unité, substance, que l'individu cherche à fonder une colonie ou à
s'amplifier en transindividuel. L'individu est problème parce qu'il n'est pas toute la vie.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 219
agit dans le collectif: l'action est cet échange en réseau entre les individus d'un col-
lectif, échange qui crée la résonance interne du système ainsi formé. Le groupe peut
être considéré comme substance par rapport à l'individu, mais de façon inexacte. En
effet, le groupe est atteint à partir de la charge de réalité préindividuelle de chacun des
individus groupés; ce ne sont pas les individus que le groupe incorpore directement,
mais leurs charges de réalité préindividuelle : c'est par là, et non en tant qu'individus
individués, que les êtres sont compris dans la relation transindividuelle. Le transindi-
viduel est ce qui, chez les individus non provisoires, équivaut à la transformation en
colonie pour les individus provisoires servant au transfert, ou au développement en
plante pour la graine.
4. De l'information à la signification
mation est la décision entre deux états possibles (par exemple, courant ou non-cou-
rant, dans le cas choisi) ; pour transmettre clairement un message en Morse, il faut
manipuler assez lentement au départ pour que, malgré l'inertie du dispositif, les
signaux soient encore distincts à l'arrivée, c'est-à-dire que l'on puisse nettement dis-
tinguer les moments de passage du courant et les moments sans courant, les périodes
indécises d'établissement et de rupture restant brèves par rapport à la durée totale
d'un signe ou d'un intervalle entre signes. Le signal d'information apporte la déci-
sion entre des possibles, en ce premier sens; il suppose diversité possible des états,
non-confusion, distinction. Il s'oppose en particulier au bruit de fond, c'est-à-dire à
ce qui advient selon le hasard, comme l'agitation thermique des molécules; lorsque
le véhicule énergétique du signal est discontinu par essence, comme un courant élec-
trique formé de charges élémentaires en transit, il faut que chaque élément du signal
module un grand nombre d'unités élémentaires de l'énergie porteuse pour que le
message soit correctement transmis; un tube électronique de petite dimension a un
bruit de fond plus élevé qu'un gros, parce que, par unité de temps, il laisse passer
moins d'électrons ; cette discontinuité quantique due au type d'énergie porteuse
employé doit, pour ne pas être gênante, rester très inférieure aux variations signifi-
catives, ayant un sens pour la transmission de l'information. Le signal d'information
est donc pouvoir de décision, et la « quantité d'information» qui peut être transmise
ou enregistrée par un système est proportionnelle au nombre de décisions significa-
tives que ce système peut transmettre ou enregistrer. Ainsi, une émulsion photogra-
phique à grains fins a un pouvoir de résolution supérieur à celui d'une émulsion à
gros grains; un ruban magnétique à grains fins peut, pour une même vitesse de défi-
lement devant la tête d'enregistrement et de lecture, enregistrer plus fidèlement le
son, en reproduisant les sons aigus et les harmoniques des sons graves (ce qui est
l'analogue des détails fins pour la photographie).
Le signal d'information est en ce sens ce qui n'est pas prévisible, ce qui découpe
le prévisible au point que l'énergie qui véhicule ce signal, ou les supports qui l' enre-
gistrent, doivent avoir des états qui, à l'ordre de grandeur des signaux d'information
(durée ou étendue selon le cas), peuvent être considérés comme prévisibles, pour que
l'imprévisibilité des états du support ou de l'énergie modulée n'interfère pas avec
celle du signal d'information. Si l'on voulait transmettre un bruit de fond considéré
comme signal au moyen d'un dispositif ayant déjà un bruit de fond, il faudrait que le
bruit de fond propre du système de transmission soit très faible par rapport au bruit de
fond à transmettre comme signal. Une étendue de sable fin, bien plate, uniformément
éclairée, est fort difficile à photographier: il faut que le grain de la pellicule photo-
graphique soit beaucoup plus petit que la grandeur moyenne de l'image d'un grain de
sable sur la pellicule, sinon les granulations de la pellicule développée pourront indif-
féremment être dues à l'image ou au grain de la pellicule: la décision, caractéristique
du signal d'information, n'existera plus. On ne peut pas contretyper l'image du grain
d'une pellicule photographique au moyen d'une pellicule de même type; il faut
employer une pellicule à grain plus fin.
Cependant, en un autre sens, l'information est ce qui implique régularité et retour
périodique, prévisibilité. Le signal est d'autant plus facile à transmettre qu'il est plus
facilement prévisible; ainsi, lorsqu'il faut synchroniser un oscillateur au moyen d'un
autre oscillateur, plus les oscillateurs sont stables pris chacun à part, plus il est facile
de synchroniser l'un des oscillateurs au moyen de l'autre: même si le signal de syn-
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 221
chronisation est très faible, presque de même niveau que le bruit de fond, il est pos-
sible de le recevoir sans erreur au moyen du dispositif de comparaison de phase, sup-
posant que le temps pendant lequel l'oscillateur récepteur est sensible au signal est
extrêmement réduit à l'intérieur de la durée totale d'une période. C'est que dans ce
cas le signal n'est pas seulement émis ou transmis par modulation d'une énergie: il
est aussi reçu par un dispositif qui a son fonctionnement propre et qui doit intégrer
le signal d'information à l'intérieur de son fonctionnement en lui faisant jouer un
rôle d'information efficace: le signal d'information n'est pas seulement ce qui est à
transmettre, sans détérioration causée par le bruit de fond et les autres aspects de
hasard et de dégradation de l'énergie; il est aussi ce qui doit être reçu, c'est-à-dire
prendre une signification, avoir une efficacité pour un ensemble ayant un fonction-
nement propre. Comme, en général, les problèmes relatifs à l'information sont des
problèmes de transmission, les aspects de l'information seuls retenus et soumis à
l'appréciation technologique sont ceux qui sont relatifs à la non-dégradation des
signaux en cours de transmission; le problème de la signification des signaux ne se
pose pas, parce que les signaux non dégradés ont à l'arrivée la signification qu'ils
auraient eue au point de départ s'ils n'avaient pas été transmis mais simplement
livrés directement; c'est le sujet humain qui est récepteur au bout de la ligne de
transmission comme il le serait si aucune distance ne le séparait de l'origine des
signaux. Par contre, le problème est très différent lorsque les signaux ne sont pas
seulement techniquement transmis mais aussi techniquement reçus, c'est-à-dire
reçus par un système doué de fonctionnement propre et qui doit les intégrer à ce
fonctionnement. On trouve alors que les grandeurs relatives à la transmission des
signaux et celles qui sont relatives à leur sign(fication sont antagonistes. Les signaux
sont d'autant mieux transmis qu'ils se confondent moins avec l'uniformisation du
prévisible; mais pour qu'ils soient reçus, pour qu'ils s'intègrent au fonctionnement
d'un système, il faut qu'ils présentent une analogie aussi parfaite que possible avec
ceux qui pourraient être émis par le dispositif récepteur si on l'utilisait comme émet-
teur ; il faut qu'ils soient presque prévisibles; deux oscillateurs se synchronisent
d'autant plus facilement que les signaux émis par l'un et par l'autre sont plus voisins
en fréquence et en forme (sinusoïdaux, relaxés, en dents de scie, en trains d'impul-
sions). Cet aspect de réciprocité possible est illustré par le couplage des oscillateurs
: lorsque deux oscillateurs laissant rayonner une partie de leur énergie sont rappro-
chés l'un de l'autre, ils se synchronisent mutuellement de manière telle qu'on ne
peut dire que l'un pilote l'autre; ils ne forment plus qu'un seul système oscillant. En
plus de la quantité de signaux d'information transmissibles par un système donné, il
faut donc considérer leur aptitude à être reçus par un dispositif récepteur; cette apti-
tude ne peut directement s'exprimer en termes de quantité. Il est difficile aussi de la
nommer qualité, car la qualité paraît être une propriété absolue d'un être, alors qu'ici
il s'agit d'une relation; telle énergie modulée peut devenir signaux d'information
pour un système défini et non pour tel autre. On pourrait nommer cette aptitude de
l'information, ou plutôt ce qui fonde cette aptitude, l'eccéité de l'information: c'est
ce qui fait que ceci est de l'information, est reçu comme tel, alors que cela n'est pas
reçu comme information 30 ; le terme de qualité désigne trop des caractères génériques
30. Il n 'y a infonnation que lorsque ce qui émet les signaux et ce qui les reçoit fonne système.
L'infonnation est el/tre les deux moitiés d'un système en relation de disparation. Cette infom1ation ne passe
222 L'INDIVIDUATION
; celui d'eccéité particularise trop et enferme trop dans un caractère concret ce qui est
aptitude relationnelle. Il importe seulement d'indiquer que cette aptitude relationnelle
est attachée au schème de prévisibilité des signaux de l'information; pour que les
signaux prennent un sens dans un système, il faut qu'ils n'y apportent pas quelque
chose d'entièrement nouveau; un ensemble de signaux n'est significatif que sur un
fond qui coïncide presque avec lui; si les signaux recouvrent exactement la réalité
locale, ils ne sont plus information, mais seulement itération extérieure d'une réalité
intérieure; s'ils en diffèrent trop, ils ne sont plus saisis comme ayant un sens, ils ne
sont plus significatifs, n'étant pas intégrables. Les signaux doivent rencontrer pour
être reçus des formes préalables par rapport auxquelles ils sont significatifs; la signi-
fication est relationnelle. On pourrait comparer cette condition de la réception de
signaux d'information à celle qui crée la disparation binoculaire dans la perception du
relief. Pour que le relief et l'étagement en profondeur des plans soient effectivement
perçus, il ne faut pas que l'image qui se forme sur la rétine de l'œil gauche soit la
même que celle qui se forme sur la rétine de l' œil droit; si les deux images sont com-
plètement indépendantes (comme lorsqu'on regarde avec un œil un côté d'une feuille
de papier et avec l'autre œil l'autre côté), aucune image n'apparaît parce qu'il n'existe
alors aucun point commun ; il faut que les deux images soient non superposables,
mais que leur différence soit faible et qu'elles puissent devenir superposables au
moyen d'un certain nombre d'actions fractionnées sur un nombre de plans finis, cor-
respondant à des lois simples de transformations. Le relief intervient comme signifi-
cation de cette dualité des images ; la dualité des images n'est ni sentie ni perçue;
seul le relief est perçu: il est le sens de la différence des deux données. De même,
pour qu'un signal reçoive une signification, non pas seulement dans un contexte psy-
chologique, mais dans un échange de signaux entre objets techniques, il faut qu'il
existe une disparation entre une forme déjà contenue dans le récepteur et un signal
d'information apporté de l'extérieur. Si la disparation est nulle, le signal recouvre
exactement la forme, et l'information est nulle, en tant que modification de l'état du
système. Au contraire, plus la disparation augmente, plus l'information augmente,
mais jusqu'à un certain point seulement, car au delà de certaines limites, dépendant
des caractéristiques du système récepteur, l'information devient brusquement nulle,
lorsque l'opération par laquelle la disparation est assumée en tant que disparation ne
peut plus s'effectuer. En augmentant l'écart des objectifs dans une prise de vue sté-
réoscopique, on augmente l'impression de relief et d'étagement successif des plans,
car on augmente la disparation (ce dispositif est employé aussi pour l'observation
directe à distance : la visée s'effectue au moyen de deux périscopes dont les deux
objectifs peuvent être écartés autant qu'on le désire, ce qui revient à augmenter l'écart
entre les deux yeux) ; mais si l'écart entre les objectifs dépasse une certaine limite
(variable avec l'écart réel entre le premier plan et le second plan), le sujet perçoit
deux images différentes qui se brouillent, avec des dominances fugaces tantôt de l'œil
gauche, tantôt de l' œil droit, dans une instabilité indéfinie de la perception, qui ne
comporte plus d'information en tant qu'étagement des plans et relief des objets. De
même, un oscillateur synchronisable qui reçoit des signaux strictement de même fré-
quence que l'oscillation locale et sans aucune différence de phase ne reçoit à propre-
pas nécessairement par des signaux (par exemple dans la cristallisation) ; mais elle peut passer par des signaux,
ce qui permet à des réalités éloignées l'une de l'autre de former système.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 223
5. Topologie et ontogénèse
Jusqu'à ce jour, le problème des rappOlis de la matière inerte et de la vie a surtout été
centré autour du problème de la fabrication des matières vivantes à partir de matières
inertes: c'est dans la composition chimique dès substances vivantes que les proprié-
tés de la vie ont été placées; depuis la synthèse de l'urée, de nombreux corps de syn-
thèse ont été élaborés; ce ne sont plus seulement les corps à molécules assez petites,
qui proviennent des transformations cataboliques, mais les corps participant directe-
ment aux fonctions anaboliques que la synthèse chimique peut produire. Cependant, il
224 L'INDIVIDUATION
subsiste un hiatus entre la production des substances utilisées par la vie et la produc-
tion du vivant: il faudrait pouvoir produire la topologie du vivant, son type particulier
d'espace, la relation entre un milieu d'intériorité et un milieu d'extériorité pour dire
que l'on approche de la vie. Les corps de la chimie organique n'apportent pas avec eux
une topologie différente de celle des relations physiques et énergétiques habituelles.
Pourtant, la condition topologique est peut-être primordiale dans le vivant en tant que
vivant. Rien ne nous prouve que nous puissions penser adéquatement le vivant à tra-
vers les rapports euclidiens. L'espace du vivant n'est peut-être pas un espace euclidien;
le vivant peut être considéré dans l'espace euclidien, où il se définit alors comme un
corps parmi des corps ; la structure même du vivant peut être décrite en termes eucli-
diens. Mais rien ne nous prouve que cette description soit adéquate. S'il existait un
ensemble de configurations topologiques nécessaires à la vie, intraduisibles en termes
euclidiens, on devrait considérer toute tentative pour faire un vivant avec de la matiè-
re élaborée par la chimie organique comme insuffisante: l'essence du vivant est peut-
être un certain arrangement topologique que l'on ne peut connaître à partir de la phy-
sique et de la chimie, utilisant en général l'espace euclidien.
On ne peut actuellement que se borner à des conjectures en ce domaine. Il est
pourtant intéressant de constater que les propriétés de la matière vivante se manifes-
tent comme le maintien, l'auto-entretien de certaines conditions topologiques bien
plus que comme des conditions énergétiques ou structurales pures. Ainsi, une des pro-
priétés qui se retrouvent à la base de toutes les fonctions, qu'il s'agisse de la conduc-
tion de l'influx nerveux, de la contraction musculaire, ou de l'assimilation, est le
caractère polarisé, asymétrique, de la perméabilité cellulaire. La membrane vivante,
anatomiquement différenciée ou seulement fonctionnelle lorsque aucune formation
particulière ne matérialise la limite, se caractérise comme ce qui sépare une région
d'intériorité d'une région d'extériorité: la membrane est polarisée, laissant passer tel
corps dans le sens centripète ou centrifuge, s'opposant au passage de tel autre. Sans
doute, on peut trouver le mécanisme de cette perméabilité à sens unique pour un type
défini de substance chimique; ainsi, le mécanisme de la commande des muscles par
l'intermédiaire de la plaque motrice a été expliqué par une libération d'acétylcholine,
qui détruit momentanément le potentiel de la membrane polarisée; mais ce n'est que
reculer le problème, car la membrane est vivante précisément en ce sens qu'elle se
repolarise toujours, comme s'il y avait, selon l'expression de Gellhorn, une «pompe
à sodium et à potassium» qui recrée la polarisation de la membrane après fonction-
nement ; une membrane inerte serait très rapidement ramenée à l'état neutre par son
fonctionnement à titre de membrane sélective; la membrane vivante conserve, au
contraire, cette propriété; elle régénère cette asymétrie caractéristique de son exis-
tence et de son fonctionnement. On pourrait dire que la substance vivante qui est à
l'intérieur de la membrane régénère la membrane, mais que c'est la membrane qui
fait que le vivant est à chaque instant vivant, parce que cette membrane est sélective
: c'est elle qui maintient le milieu d'intériorité comme milieu d'intériorité par rapport
au milieu d'extériorité. On pourrait dire que le vivant vit à la limite de lui-même, sur
sa limite; c'est par rapport à cette limite qu'il y a une direction vers le dedans et une
direction vers le dehors, dans un organisme simple et unicellulaire. Dans un orga-
nisme pluricellulaire, l'existence du milieu intérieur complique la topologie, en ce
sens qu'il y a plusieurs étages d'intériorité et d'extériorité; ainsi, une glande à sécré-
tion interne déverse dans le sang ou quelque autre liquide organique les produits de
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 225
son activité: par rapport à cette glande, le milieu intérieur de l'organisme général est
en fait un milieu d'extériorité. De même, la cavité de l'intestin est un milieu extérieur
pour les cellules assimilatrices qui assurent l'absorption sélective au long du tractus
intestinal. Selon la topologie de l'organisme vivant, l'intérieur de l'intestin est en fait
extérieur à l'organisme, bien qu'il s'accomplisse dans cet espace un certain nombre
de transformations conditionnées et contrôlées par les fonctions organiques; cet
espace est de l'extériorité annexée; ainsi, si le contenu de l'estomac ou de l'intestin
est nocif pour l'organisme, les mouvements coordonnés qui amènent l'expulsion arri-
vent à vider ces cavités, et rejettent dans l'espace complètement extérieur (extérieur
indépendant) les substances nocives qui étaient dans l'espace extérieur annexé à l'in-
tériorité. De même, la progression du bol alimentaire est régie par les différents degrés
successifs d'élaboration bio-chimique de ce bol alimentaire, contrôlée par des intéro-
cepteurs qui sont en fait des organes des sens qu'il vaudrait mieux nommer des médio-
cepteurs, car ils saisissent une information relative à l'espace extérieur annexé et non
à la véritable intériorité. Nous trouvons ainsi divers niveaux d'intériorité dans un
organisme; l'espace des cavités digestives est de l'extériorité par rapport au sang qui
irrigue les parois intestinales; mais le sang est à son tour un milieu d'extériorité par
rapport aux glandes à sécrétion interne qui déversent les produits de leur activité dans
le sang. On peut donc dire que la structure d'un organisme complexe n'est pas seule-
ment l'intégration et la différenciation; elle est aussi cette instauration d'une média-
tion transductive d'intériorités et d'extériorités allant d'une intériorité absolue à une
extériorité absolue à travers différents niveaux médiateurs d'intériorité et d'extériorité
relative ; on pourrait classer les organismes d'après le nombre de médiations d' inté-
riorité et d'extériorité qu'ils mettent en œuvre pour l'accomplissement de leurs fonc-
tions. L'organisme le plus simple, que l'on peut nommer élémentaire, est celui qui ne
possède pas de milieu intérieur médiat, mais seulement un intérieur et un extérieur
absolus. Pour cet organisme, la polarité caractéristique de la vie est au niveau de la
membrane; c'est à cet endroit que la vie existe de manière essentielle comme un
aspect d'une topologie dynamique qui entretient elle-même la métastabilité par
laquelle elle existe. La vie est auto-entretien d'une métastabilité, mais d'une métas ta-
bilité qui exige une condition topologique : structure et fonction sont liées, car la
structure vitale la plus primitive et la plus profonde est topologique. Ce n'est que dans
les organismes complexes que la structure d'intégration et de différenciation, avec
apparition du système nerveux et de la distinction entre organes des sens, effecteurs et
centres nerveux, apparaît; cette structure non topologique d'intégration et de diffé-
renciation apparaît comme moyen de médiation et d'organisation pour soutenir et
étendre la première structure, qui reste non seulement sous-jacente mais fondamen-
tale. On ne saisit donc pas la structure de l'organisme quand on part de l'unité orga-
nismique des ensembles complexes d'organismes évolués, car on risque d'attribuer
un privilège à l'organisation de l'intégration et de la différenciation. On ne peut
davantage rendre compte de la véritable structure du vivant en considérant les cellules
qui composent un organisme complexe comme des unités architectoniques de cet
organisme, selon une méthode atomiste. La ~ision totalitaire et la vision élémentaire
sont également inadéquates; il faut partir de la fonction de base, appuyée sur la struc-
ture topologique première de l'intériorité et de l'extériorité, puis voir comment cette
fonction est médiatisée par une chaîne d'intériorités et d'extériorités intermédiaires.
Aux deux bouts de la chaîne, il y a encore l'intérieur absolu et l'extérieur absolu; les
226 L'INDIVIDUATION
logie, les distances n'existent pas, de même, en chronologie, il n'y a pas de quantité
de temps. Ceci ne signifie nullement que le temps de l'individuation vitale soit
continu, comme l'affirme Bergson; la continuité est un des schèmes chronologiques
possibles, mais elle n'est pas le seul ; des schèmes de discontinuité, de contiguïté,
d'enveloppement, peuvent être définis en chronologie comme en topologie. Alors
que l'espace euclidien et le temps physique ne peuvent coïncider, les schèmes de
chronologie et de topologie s'appliquent l'un sur l'autre; ils ne sont pas distincts, et
forment la dimensionnalité première du vivant: tout caractère topologique a un cor-
rélatif chronologique, et inversement; ainsi, le fait, pour la substance vivante, d'être
à l'intérieur de la membrane polarisée sélective signifie que cette substance a été
prise dans le passé condensé. Le fait qu'une substance est dans le milieu d'extério-
rité signifie que cette substance peut advenir, être proposée à l'assimilation, léser
l'individu vivant: elle est à venir. Au niveau de la membrane polarisée s'affrontent
le passé intérieur et l'avenir extérieur: cet affrontement dans l'opération d'assimila-
tion sélective est le présent du vivant, qui est fait de cette polarité du passage et du
refus, entre substances passées et substances qui adviennent, présentes l'une à l'autre
à travers l'opération d'individuation; le présent est cette métastabilité du rapport
entre intérieur et extérieur, passé et avenir; c'est par rapport à cette activité de pré-
sence mutuelle, allagmatique, que l'extérieur est extérieur et l'intérieur intérieur.
Topologie et chronologie coïncident dans l'individuation du vivant. C'est seulement
ultérieurement et selon les individuations psychique et collective que la coïncidence
peut être rompue. Topologie et chronologie ne sont pas des formes a priori de la sen-
sibilité, mais la dimensionnalité même du vivant s'individuant.
Il faudrait donc un mot pour désigner cette dimensionnalité d'abord unique et qui
plus tard se dédouble en dimensionnalité temporelle et dimensionnalité spatiale sépa-
rées. Si non seulement ce mot, mais l'ensemble de représentations unifiées permettant
de lui donner un sens précis existaient, il serait peut-être possible de penser la mor-
phogénèse, d'interpréter la signification des formes, et de comprendre cette première
relation du vivant à l'univers et aux autres vivants qui ne peut se comprendre ni selon
les lois du monde physique ni selon les structures du psychisme élaboré; avant même
les structures sensori-motrices, des structures chronologiques et topologiques doivent
exister qui sont l'univers des tropismes, des tendances et des instincts; la psycholo-
gie de l'expression, encore trop détachée et arbitraire bien que fondée dans ses
recherches, trouverait peut-être une voie d'axiomatisation dans une semblable
recherche topologique et chronologique.
Par ailleurs, une recherche de cette espèce pourrait peut-être permettre de com-
prendre pourquoi il existe des processus intermédiaires entre ceux du monde inerte et
ceux du monde animé, çomme la formation des virus filtrants cristallisables, par
exemple de celui de la mosaïque du tabac. Dans la sève de la plante, ce virus se déve-
loppe comme un vivant : il assimile, puisque si l'on inocule une certaine quantité de
ce virus à un plant de tabac, la quantité de virus augmente; en extrayant la sève de la
plante, puis en faisant cristalliser le virus, on obtient une quantité plus grande de virus
cristallisable. Par contre, lorsque ce virus est ~ristallisé, rien ne permet de dire qu'il
est vivant: il n'est pas plus vivant que de l'hémoglobine ou de la chlorophylle. Si l'on
trouvait des corps chimiques capables d'assimiler à l'état de solution, sans avoir
besoin d'un germe cristallin dans une solution sursaturée ou en surfusion, une partie
du hiatus qui sépare les processus vivants des processus physico-chimiques serait
228
comblée. Le cas des virus filtrants paraît bien être intermédiaire entre les deux ordres
de processus; cependant, il faut remarquer que la mosaïque du tabac n'assimile qu'en
milieu vivant; ce peuvent donc être les potentiels de la plante vivante qui sont utili-
sés par le virus, virus qui ainsi ne serait pas véritablement vivant, si son activité d'as-
similation est en réalité une activité empruntée, soutenue et alimentée par l'activité de
la plante. Jusqu'à ce jour, le problème n'est pas résolu: on peut dire seulement qu'il
faudrait sans doute considérer ce problème comme impliquant une formation d'axio-
matique selon la chronologie et la topologie, et non pas seulement selon la connais-
sance physico-chimique. L'étude des fonctionnements élémentaires n'implique pas
un atomisme. Il est regrettable que la systématique holistique du biologisme, telle
qu'elle est présentée par Goldstein, soit conçue comme nécessairement macrophy-
sique, prise sur la totalité d'un organisme complexe. L'ontologie parménidienne de
Goldstein empêche tout rapport entre l'étude du vivant et l'étude de l'inerte, dont les
processus sont microphysiques. Il peut y avoir un ordre intermédiaire de phénomènes,
entre le microphysique parcellaire et l'unité organismique macrophysique ; cet ordre
serait celui des processus génétiques, chronologiques et topologiques, c'est-à-dire des
processus d'individuation, communs à tous les ordres de réalité en lesquels s'opère
une ontogénèse : il reste à découvrir une axiomatique de l'ontogénèse, si toutefois
cette axiomatique est définissable. Il se peut que l' ontogénèse ne soit pas axiomati-
sable, ce qui expliquerait l'existence de la pensée philosophique comme perpétuelle-
ment marginale par rapport à toutes les autres études, la pensée philosophique étant
celle qui est mue par la recherche implicite ou explicite de l'ontogénèse en tous les
ordres de réalité.
Chapitre II
L'individuation psychique
1. La Théorie de la Fonne n'établit pas la distinction essentielle entre un ensemble, dont l'unité n'est que
structurale, non énergétique, et un système, unité métastable faite d'une pluralité d'ensembles entre lesquels exis-
te une relation d'analogie, et un potentiel énergétique. L'ensemble ne possède pas d'information. Son devenir ne
peut être que celui d'une dégradation, d'une augmentation de l'entropie. Le système peut au contraire se mainte-
nir en son être de métastabilité grâce à l'activité d'infomlation qui caractérise son état de système. La Théorie de
la Fonne a pris pour une vertu des totalités, c'est-à-dire des ensembles, ce qui est en fait une propriété que seuls
possèdent les systèmes; or les systèmes ne peuvent pas être totalisés, car le fait de les considérer comme somme
de leurs éléments ruine la conscience de ce qui en fait des systèmes: séparation relative des ensembles qu'ils
contiennent, structure analogique, disparation et, en général, activité relationnelle d'infonnation. Ce qui fait la
nature d'un système est le type d'infonnation qu'il recèle; or, l'infonnation, activité relationnelle, ne peut être
quantifiée abstraitement, mais seulement caractérisée par référence aux structures et aux schèmes du système où
elle existe; on ne doit pas confondre l'infonnation avec les signaux d'infomlation, qui peuvent être quantifiés,
mais qui ne sauraient exister sans une situation d'infomlation, c'est-à-dire sans un système.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 231
même, toutes les transformations d'une espèce vivante ne peuvent être interprétées
comme genèse de formes. Il y a genèse de formes lorsque la relation d'un ensemble
vivant à son milieu et à lui-même passe par une phase critique, riche en tensions et en
virtualité, et qui se termine par la disparition de l'espèce ou par l'apparition d'une forme
nouvelle de vie. Le tout de la situation est constitué non seulement par l'espèce et son
milieu, mais aussi par la tension de l'ensemble formé par la relation de l'espèce à son
milieu et dans lequel les relations d'incompatibilité deviennent de plus en plus fortes.
Ce n'est d'ailleurs pas l'espèce seulement qui est modifiée, mais bien tout l'ensemble
du complexe vital formé par l'espèce et son milieu qui découvre une nouvelle structu-
re. Enfin, dans le domaine psychologique, l'ensemble dans lequel s'opère la perception,
et que l'on peut appeler avec Kurt Lewin le champ psychologique, n'est pas seulement
constitué par le sujet et le monde, mais aussi par la relation entre le sujet et le monde.
Lewin dit bien que cette relation, avec ses tensions, ses conflits, ses incompatibilités,
s'intègre au champ psychologique. Mais c'est précisément ici que, selon la théorie que
nous soutenons, la théorie de la Forme ramène à deux termes ce qui est un ensemble de
trois termes indépendants ou tout au moins distincts: ce n'est qu'après la perception que
les tensions sont effectivement incorporées au champ psychologique et font partie de sa
structure. Avant la perception, avant la genèse de la fomle qui est précisément percep-
tion, la relation d'incompatibilité entre le sujet et le milieu existe comme un potentiel
seulement, au même titre que les forces qui existent dans la phase de métastabilité de la
solution sursaturée ou solide en état de surfusion, ou encore dans la phase de métasta-
bilité de la relation entre une espèce et son milieu. La perception n'est pas la saisie d'une
forme, mais la solution d'un conflit, la découverte d'une compatibilité, l'invention d'une
forme. Cette forme qu'est la perception modifie non seulement la relation de l'objet et
du sujet, mais encore la structure de l'objet et celle du sujet. Elle est susceptible de se
dégrader, comme toutes les formes physiques et vitales, et cette dégradation est aussi
une dégradation de tout le sujet, car chaque forme fait partie de la structure du sujet.
parfaite serait un cylindre; elle est au contraire une figure de révolution non seulement
amincie, dégradée aux deux extrémités, mais encore non-symétrique par rapport à son
centre, le plus grand diamètre étant placé au-dessous du milieu de la hauteur, selon les
Ordres de Vignolle. L'auteur de cet ouvrage considère les proportions qu'il donne
comme résultant d'une véritable invention que les Anciens n'ont pu faire. Quant aux
Anciens, ils éprouvaient eux aussi le sentiment d'avoir été des inventeurs, et Vitruve
montre comment les trois ordres classiques furent successivement inventés dans des
conditions où les formes antérieures ne convenaient pas. Il est nécessaire d'établir une
distinction entre forme et information; une forme comme le carré peut être très stable,
très prégnante, et recéler une faible quantité d'information, en ce sens qu'elle ne peut
que très rarement incorporer en elle différents éléments d'une situation métastable ; il
est difficile de découvrir le carré comme solution d'un problème perceptif. Le carré, le
cercle, et plus généralement les formes simples et prégnantes, sont des schèmes struc-
turaux plutôt que des formes. Il se peut que ces schèmes structuraux soient innés; mais
ils ne suffisent pas à expliquer la ségrégation des unités dans la perception; la figure
humaine avec son expression amicale ou hostile, la forme d'un animal avec ses carac-
tères extérieurs typiques, sont aussi prégnants que le cercle ou le carré. Portmann
remarque dans son ouvrage intitulé Animal Forms and Patterns que la perception d'un
lion ou d'un tigre ne s'efface pas, même si elle a lieu une seule fois et chez un enfant
jeune. Cela suppose que les éléments géométriques simples n'entrent pas en ligne de
compte: il serait très difficile de définir la forme du lion ou du tigre, et les motifs de leur
pelage, par des caractères géométriques. En réalité, entre un enfant très jeune et un ani-
mal existe une relation qui ne semble pas emprunter aux « bonnes formes» des schèmes
perceptifs: l'enfant montre une étonnante aptitude à reconnaître, à percevoir, chez les
animaux qu'il voit pour la première fois, les différentes parties du corps, même si une
très faible similitude entre la forme humaine et celle de ces animaux oblige à exclure
l'hypothèse d'une analogie extérieure entre la forme humaine et la forme de ces ani-
maux. C'est en fait le schéma corporel de l'enfant qui, dans une situation fortement
valorisée par la crainte, la sympathie, la peur, est engagé dans cette perception. C'est la
tension, le degré de métastabilité du système formé par l'enfant et l'animal dans une
situation déterminée, qui se structure en perception du schéma corporel de l'animal. La
perception saisit ici non pas seulement la forme de l'objet, mais son orientation dans
l'ensemble, sa polarité qui fait qu'il est couché ou dressé sur ses pattes, qu'il fait face ou
fuit, a une attitude hostile ou confiante. S'il n'y avait pas une tension préalable, un
potentiel, la perception ne pourrait parvenir à une ségrégation des unités qui est en
même temps la découverte de la polarité de ces unités. L'unité est perçue quand une
réorientation du champ perceptif peut se faire en fonction de la polarité propre de l' ob-
jet. Percevoir un animal, c'est découvrir l'axe céphalo-caudal et son orientation.
Percevoir un arbre, c'est voir en lui l'axe qui va des racines à l'extrémité des branches.
Toutes les fois que la tension du système ne peut se résoudre en structure, en organisa-
tion de la polarité du sujet et de la polarité de l'objet, un malaise subsiste que l'habitude
a de la peine à détruire, même si tout danger est écarté2•
2. Le manuscrit de 1958 comportait ici les précisions suivantes: « L'araignée nous gêne parce qu'elle n'a
pas de polarité apparente: on ne sait pas où est la tête; il en va de même pour le serpent, animal qui s'enroule sur
lui-même et se réoriente à tout instant. Une forme simple comme celle de la croix nous gêne parce qu'elle propo-
se plusieurs polarités simultanément; elle est l'image même de cette pluralité de polarités. Le cercle peut dans cer-
taines conditions produire le même effet, s'il est assez grand par rapport au sujet pour n'être pas perçu comme
L'INDIVIDUATION DES tTRES VIVANTS 233
3. Relation entre la ségrégation des unités perceptives et les autres types d'indivi-
duation. Métastabilité et théorie de l'information en technologie et en psychologie
un petit objet localisé mais comme une indéfinie pluralité de directions: c'est le cas par exemple d'un tunnel
cylindrique. Un carré devrait être une forme meilleure qu'un rectangle; en fait, si l'on donne à choisir à des sujets
des carrés et des rectangles de différentes longueurs pour une largeur invariable, une préférence pour les rec-
tangles est manifeste: c'est que le rectangle est orienté: il a une longueur et une largeur. » (N.d.E.)
234 L'INDIVIDUATION
d'adaptation, mais exigent une structuration interne de l'individu qui est irréversible
et fait qu'il conserve en lui, en même temps que les schèmes découverts dans les situa-
tions passées, le déterminisme de ces mêmes situations. Seul un individu dont les tran-
formations seraient réversibles pourrait être considéré comme immortel. Dès que les
fonctions de succession des conduites et de séquences temporelles des actes apparaissent,
une irréversibilité qui spécialise l'individu est la conséquence de cette apparition des lois
temporelles: pour chaque type d'organisation, il existe un seuil d'irréversibilité au delà
duquel tout progrès fait par l'individu, toute structuration acquise, est une chance de mort.
Seuls les êtres n'ayant qu'une innervation très sommaire et une structure peu différenciée
n'ont aucune limite à leur durée de vie. Ils sont aussi en général ceux pour lesquels il est
le plus difficile de fixer les limites de l'individu, en particulier lorsque plusieurs êtres
vivent agrégés ou en symbiose. Le degré d'individualité structurale, correspondant à la
notion de limite, de frontière d'un être par rapport à d'autres êtres, ou d'organisation inté-
rieure, est donc à mettre sur le même plan que le caractère de structuration temporelle
entraînant l'irréversibilité, mais n'est pas sa cause directe; l'origine commune de ces
deux aspects de la réalité de l'individu semble être en fait le processus selon lequel la
métastabilité est conservée, ou augmentée, dans la relation de l'individu au milieu. Le
problème essentiel de l'individu biologique serait donc relatif à ce caractère de métasta-
bilité de l'ensemble formé par l'individu et le milieu.
Le problème physique de l'individualité n'est pas seulement un problème de topo-
logie, car ce qui manque à la topologie est la considération des potentiels; les poten-
tiels, précisément par ce qu'ils sont des potentiels et non des structures, ne peuvent
être représentés comme des éléments graphiques de la situation. La situation dans
laquelle prend naissance l'individuation physique est spatio-temporelle, car elle est
un état métastable. Dans ces conditions, l'individuation physique, et plus générale-
ment l'étude des formes physiques, relève d'une théorie de la métastabilité, envisa-
geant les processus d'échange entre les configurations spatiales et les séquences
temporelles. Cette théorie peut se nommer allagmatique. Elle doit être en rapport avec
la théorie de l'information, qui envisage la traduction de séquences temporelles en
organisations spatiales, ou la transformation inverse; mais la théorie de l'information,
procédant sur ce point comme la théorie de la Forme, envisage plutôt des séquences
ou des configurations déjà données, et ne peut guère définir les conditions de leur
genèse. C'est au contraire la genèse absolue comme les échanges mutuels des formes,
des structures et des séquences temporelles qu'il faut envisager. Une pareille théorie
pourrait alors devenir le fondement commun de la théorie de l'Information et de la
théorie de la Forme en Physique. Ces deux théories en effet sont inutilisables pour
l'étude de l'individu parce qu'elles emploient deux critères mutuellement incompa-
tibles. La théorie de la Forme privilégie en effet la simplicité et la prégnance des
formes; au contraire, la quantité d'information que définit la théorie de l'information
est d'autant plus élevée que le nombre de décisions à apporter est plus grand; plus la
forme est prévisible, correspondant à une loi mathématique élémentaire, plus il est
facile de la transmettre avec une faible quantité de signaux. C'est au contraire ce qui
échappe à toute monotonie, à toute stéréotypie qui est difficile à transmettre et exige
une quantité élevée d'information. La simplification des formes, l'élimination des
détails, l'augmentation des contrastes correspond à une perte de la quantité d'infor-
mation. Or, l'individuation des êtres physiques n'est assimilable ni à la bonne forme
géométrique simple ni à la haute quantité d'information entendue comme grand
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 235
nombre de signaux transmis: elle comporte les deux aspects, forme et information,
réunis en une unité; aucun objet physique n'est seulement une bonne forme mais par
ailleurs la cohésion et la stabilité de l'objet physique ne sont pas proportionnelles à sa
quantité d'information, ou plus exactement à la quantité de signaux d'information
qu'il faut utiliser pour transmettre correctement une connaissance à son sujet. D'où la
nécessité d'une médiation; l'individuation de l'objet physique n'est ni du discontinu
pur comme le rectangle ou le carré, ni du continu comme les structures exigeant pour
être transmises un nombre de signaux d'information qui tend vers l'infini.
Il semble qu'une voie de recherche puisse être découverte dans la notion de quantum.
Subjectivement, il est possible d'augmenter très paradoxalement la quantité de
signaux utiles en introduisant une condition quantique qui, en fait, diminue la quanti-
té d'information du système véritable à l'intérieur duquel il y a information. Ainsi, en
augmentant le contraste d'une photographie ou d'une image de télévision, on améliore la
perception des objets, bien que l'on perde de l'information au sens de la théorie de l'in-
formation 3 . Ce que l 'homme perçoit dans les objets quand il les saisit comme individuels,
ce n'est donc pas une source indéfinie de signaux, une réalité inépuisable, comme la
matière qui se laisse indéfiniment analyser; c'est la réalité de certains seuils d'intensité
et de qualité maintenus par les objets. Pure forme ou pure matière, l'objet physique ne
serait rien; alliance de forme et de matière, il ne serait que contradiction; l'objet phy-
sique est organisation de seuils et de niveaux, qui se maintiennent et se transposent à tra-
vers les diverses situations; l'objet physique est un faisceau de relations différentielles,
et sa perception comme individu est la saisie de la cohérence de ce faisceau de relations.
Un cristal est individu non parce qu'il possède une forme géométrique ou un ensemble
de particules élémentaires, mais parce que toutes les propriétés optiques, thermiques,
élastiques, électriques, piézo-électriques subissent une variation brusque lorsqu'on passe
d'une face à une autre; sans cette cohérence d'une multitude de propriétés à valeurs brus-
quement variables, le cristal ne serait qu'une forme géométrique associée à une espèce
chimique, et non un véritable individu. L'hylémorphisme est ici radicalement insuffisant
parce qu'il ne peut définir ce caractère de pluralité unifiée et d'unité pluralisée fait d'un
faisceau de relations quantiques. C'est pour cette raison que, au niveau même de l'indi-
vidu physique, la notion de polarité est prépondérante; sans elle, on ne pourrait com-
prendre l'unité de ces relations quantiques. Il se peut d'ailleurs que cette condition quan-
tique permette de comprendre pourquoi l'objet physique peut être perçu directement dans
son individualité: une analyse de la réalité physique ne peut se séparer d'une réflexion
sur les conditions mêmes de la connaissance.
3. En effet, le nombre de décisions diminue lorsque le contraste s'accuse: s'il n'y a dans une image que
des blancs et des noirs, il n'y a que deux états possibles pour chaque unité physique de surface; s'il y a diffé-
rentes nuances de gris, il y a un plus grand nombre d'états possibles, donc de décisions.
236 L'INDIVIDUATION
Il est nécessaire de définir avec plus de précision ce que l'on peut entendre par quan-
tité d'information et par forme. Deux sens très différents sont présentés par la théorie
de la Forme et par la théorie de l'Information. La théorie de la Forme définit les
bonnes formes par la prégnance et par la simplicité: la bonne forme, celle qui a le
pouvoir de s'imposer, l'emporte sur des formes ayant moins de cohérence, de netteté,
de prégnance. Le cercle, le carré, sont ainsi de bonnes formes. Par contre, la théorie
de l'Information répond à un ensemble de problèmes techniques qui sont contempo-
rains de l'usage des courants faibles dans la transmission des signaux et dans l'usage
des différents modes d'enregistrement des signaux sonores et lumineux. Lorsqu'on
enregistre une scène par la photographie, le film, le magnétophone ou le magnéto-
scope, on doit décomposer la situation globale en un ensemble d'éléments qui sont
enregistrés par une modification imposée à un très grand nombre d'individus phy-
siques ordonnés selon une organisation spatiale, temporelle, ou mixte, c'est-à-dire
spatio-temporelle. Comme exemple d'organisation spatiale, on peut prendre la photo-
graphie : une surface photographique, dans sa partie active, support des signaux, est
constituée par une émulsion contenant une multitude de grains d'argent, primitive-
ment sous forme de combinaison chimique. L'image optique étant projetée sur cette
émulsion, si l'on suppose parfait le système optique, on obtient une transformation
chimique plus ou moins accentuée de la combinaison chimique constituant l'émul-
sion; mais la capacité qu'a cette émulsion d'enregistrer de petits détails dépend de la
finesse des particules: la traduction en réalité chimique, au sein de l'émulsion, d'une
ligne optique continue est constituée par une traînée discontinue de grains sensibles;
plus ces grains sont gros et rares, plus il est difficile de fixer un petit détail avec une
fidélité suffisante. Examinée au microscope, une émulsion qui, si elle était à structure
continue, devrait révéler de nouveaux détails, ne montre qu'un brouillard informe de
grains discontinus. Ce qu'on nomme le degré de définition ou le pouvoir de résolution
d'une émulsion peut donc être mesuré par le nombre de détails distincts susceptibles
d'être enregistrés sur une surface déterminée; par exemple, sur une émulsion de type
courant, un millimètre carré peut contenir cinq mille détails distincts.
Si nous considérons par contre un enregistrement sonore sur ruban revêtu d'une
couche d'oxyde magnétique de fer, ou sur fil d'acier, ou sur disque, nous voyons que
l'ordre devient ici un ordre de succession: les individus physiques distincts dont
les modifications traduisent et transportent les signaux sont des grains d'oxyde, des
molécules d'acier, ou des amas de matière plastique ordonnés en ligne et qui défi-
lent devant l'entrefer d'un électroaimant polarisé ou sous le saphir ou le diamant
d'un équipage de lecture. La quantité de détails qui peut être enregistrée par unité
de temps dépend du nombre d'individus physiques distincts qui défilent pendant
cette unité de temps devant le lieu où s'effectue l'enregistrement: on ne peut gra-
ver sur un disque de détails plus petits que l'ordre de grandeur des chaînes molé-
culaires de la matière plastique qui le constitue; on ne peut non plus enregistrer sur
une bande magnétique des fréquences qui correspondraient à un nombre de détails
(particules aimantées à des degrés variables) supérieur au nombre de particules; on
ne peut enfin enregistrer sur un fil d'acier des variations de champ magnétique qui
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 237
correspondraient à des sections trop petites pour pouvoir recevoir une aimantation
particulière à chacune. Si l'on voulait aller au delà de ces limites, le son se confon-
drait avec le bruit de fond constitué par la discontinuité des particules élémentaires.
Si au contraire on adopte une vitesse de défilement assez grande, ce bruit de fond
se trouve rejeté vers les fréquences supérieures; il correspond très exactement au
brouillard indistinct de grains d'argent qui apparaît lorsqu'on regarde une photographie
au microscope4 ; le son est enregistré sous forme d'une série d'amas de particules plus
ou moins aimantées ou disposées dans un sillon, comme la photographie consiste en une
juxtaposition et une distribution d'amas de grains d'argent plus ou moins concentrés. La
limite à la quantité de signaux est bien le caractère discontinu du support de l'informa-
tion, le nombre fini d'éléments représentatifs distincts ordonnés selon l'espace ou le
temps et en lesquels l'information trouve son support.
Enfin, lorsqu'un mouvement est à enregistrer, les deux types de signaux, temporels
et spatiaux, se combattent en quelque manière, si bien que l'on ne peut obtenir les uns
qu'en sacrifiant partiellement les autres, et que le résultat est un compromis: pour
décomposer un mouvement en images fixes ou pour le transmettre, on peut avoir
recours à la cinématographie ou à la télévision; dans les deux cas, on découpe les
séquences temporelles en une série d'instantanés qui sont successivement fixés ou trans-
mis; en télévision, chaque vue séparée est transmise point par point grâce au mouve-
ment d'exploration d'un « spot» analyseur qui parcourt toute l'image, généralement
selon des segments de droite successifs, comme l' œil qui lit. Plus le mouvement à trans-
mettre est rapide, plus le nombre d'images à transmettre pour le rendre correctement est
élevé; pour un mouvement lent, comme celui d'un homme qui marche, cinq à huit
images par seconde suffisent; pour un mouvement rapide comme celui d'un véhicule
automobile, le rythme de vingt-cinq images complètes par seconde est insuffisant. Dans
ces conditions, la quantité de signaux à transmettre est représentée par le nombre de
détails à transmettre par unité de temps, semblable à la mesure d'une fréquence. Ainsi,
pour utiliser complètement tous les avantages de sa définition, la télévision à 819 lignes
devait pouvoir transmettre environ quinze millions de détails par seconde.
Cette notion technique de quantité d'information conçue comme nombre de
signaux est donc très différente de celle qui est élaborée par les théories de la
Forme: la bonne forme se distingue par sa qualité structurale, non pas un nombre;
par contre, c'est le degré de complication d'une donnée qui exige une haute quan-
tité de signaux pour une transmission correcte. À cet égard, la quantité de signaux
exigée pour la transmission d'un objet déterminé ne tient aucun compte du carac-
tère de «bonne forme» qu'il peut avoir: la transmission de l'image d'un tas de
sable ou d'une surface irrégulière de roche granitique demande la même quantité
de signaux que la transmission de l'image d'un régiment bien aligné ou des
colonnes du Parthénon. La mesure de la quantité de signaux qu'il faut employer ne
permet ni de définir ni de comparer les différents contenus des données objec-
tives : il y a un hiatus considérable entre les signaux d'information et la forme. On
pourrait même dire que la quantité de signaux paraît augmenter lorsque les quali-
tés de la forme se perdent; il est techniquemènt plus facile de transmettre l'image
d'un carré ou d'un cercle que celle d'un tas de sable; aucune différence dans la
4. La lecture à grande vitesse d'un ruban magnétique est l'équivalent de la perception à grande distance
d'une photographie.
238 L'INDIVIDUATION
5. On pourrait seulement tenir compte du degré de probabilité d'apparition de cette forme; les bonnes
formes sont en nombre fini, alors que les assemblages quelconques peuvent être indéfiniment variés. Mais ce
n'est que par là, par l'intermédiaire d'un codage possible et impliquant un nombre moins élevé de décisions,
que la bonne forme est plus facile à transmettre. Un codage très simple, dans le cas des lignes, consiste à
réduire le nombre d'états possibles à deux: blanc et noir. C'est en ce sens que le dessin au trait est plus facile
à transmettre qu'une image en différents tons de gris.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 239
6. Déjà, dans les réflexes d'accommodation perceptive, on trouve à la fois des fonctionnements qui augmen-
tent la quantité de signaux (bombement du cristallin) et d'autres qui orientent le vivant et privilégient sélectivement
les signaux intéressants: fixation, mouvement de poursuite oculaire d'un objet en mouvement.
240 L'INDIVIDUATION
7. La simple hétérogénéité sans potentiels ne peut promouvoir un devenir. Le granit est fait d'éléments hété-
rogènes, quartz, feldspath, mica, et pourtant il n'est pas métastable.
8. Ce mot est pris ici au sens que la Physique lui donne, en particulier dans la théorie des échanges d'énergie
entre oscillateur et résonateur.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 241
pore une donnée olfactive peut avoir une grande intensité. Certaines tonalités, cer-
taines couleurs, certains timbres peuvent entrer dans une perception intense même
sans constituer une bonne forme. Il semble donc qu'il faille distinguer entre la net-
teté et la prégnance d'une perception; la prégnance est véritablement liée au carac-
tère dynamique du champ perceptif; elle n'est pas une conséquence de la forme
seulement, mais aussi et surtout de la portée de la solution qu'elle constitue pour la
problématique vitale.
Ce qui a été dit de la ségrégation des unités perceptives peut s'appliquer à la
genèse des concepts. Le concept ne résulte pas de la synthèse d'un certain nombre de
perceptions sous un schème relationnel leur conférant une unité. Pour que la forma-
tion du concept soit possible, il faut une tension interperceptive mettant en jeu le
sens de la relation du sujet au monde et à lui-même. Un assemblage de données per-
ceptives ne peut se faire avec seulement des perceptions; il ne peut se faire non plus
par la rencontre des perceptions d'une part et d'une forme d'a priori d'autre part,
même si elle est médiatisée par un schématisme. La médiation entre l'a priori et l'a
posteriori ne peut être découverte ni à partir de l'a priori ni à partir de l'a poste-
riori ; la médiation n'est pas de même nature que les termes : elle est tension, poten-
tiel, métastabilité du système formé par les termes. De plus, les formes a priori ne
sont pas rigoureusement préexistantes aux perceptions: dans la manière dont les per-
ceptions ont une forme chacune pour elle-même, il existe déjà quelque chose de ce
pouvoir de syncristalliser qui se manifeste à un niveau plus haut dans la naissance
des concepts: on peut dire en ce sens que la conceptualisation est à la perception ce
que la syncristallisation est à la cristallisation d'une espèce chimique unique. De
plus, comme la perception, le concept nécessite une permanente réactivation pour se
maintenir dans son intégrité; il est maintenu par l'existence de seuils quantiques qui
soutiennent la distinction des concepts; cette distinction n'est pas une priorité intrin-
sèque de chaque concept, mais une fonction de l'ensemble des concepts présents
dans le champ logique. L'entrée de nouveaux concepts dans ce champ logique peut
amener la restructuration de l'ensemble des concepts, comme le fait toute nouvelle
doctrine métaphysique; elle modifie, avant cette restructuration, le seuil de distinc-
tion de tous les concepts.
Une pareille recherche oblige alors à poser le problème du rapport entre la conscience
et l'individu. Ce problème semble surtout avoir été masqué par le fait que la théorie
de la Forme a privilégié la relation perceptive par rapport à la relation active et à la
relation affective. Si l'on rétablit l'équilibre en 'réintroduisant la considération de tous
les aspects de la relation, il apparaît que le sujet opère la ségrégation des unités dans
le monde objet de perception, support de l'action ou répondant des qualités sensibles,
dans la mesure où ce sujet opère en lui-même une individualisation progressive par
bonds successifs. Ce rôle de la conscience dans l'individuation a été mal défini parce
242 L'INDIVIDUATION
que le psychisme conscient a été considéré comme indéfinie pluralité (dans la doc-
trine atomiste) ou comme pure unité indissoluble et continue (dans les doctrines oppo-
sées à l'atomisme psychologique, qu'il s'agisse du Bergsonisme ou de la théorie de la
Forme à ses débuts). En fait si l'on suppose que l'individualité des états de
conscience, des actes de conscience et des qualités de conscience, est de type quan-
tique, il est possible de découvrir une médiation entre l'unité absolue et l'infinie plu-
ralité ; alors apparaît un régime de causalité intermédiaire entre le déterminisme
obscur qui fait du psychisme une résultante dénuée d'intériorité et de consistance, et
la finalité tendue et limpide qui n'admet ni extériorité ni accident. Le psychisme n'est
ni pure intériorité ni pure extériorité, mais permanente différenciation et intégration,
selon un régime de causalité et de finalité associées que nous nommerons transduc-
tion, et qui nous semble un processus premier par rapport à la causalité et à la finalité,
exprimant les cas limites d'un processus fondamental. L'individu s'individue dans la
mesure où il perçoit des êtres, constitue une individuation par l'action ou la construc-
tion fabricatrice, et fait partie du système comprenant sa réalité individuelle et les
objets qu'il perçoit ou constitue. La conscience deviendrait donc un régime mixte de
causalité et d'efficience, reliant selon ce régime l'individu à lui-même et au monde.
L'affectivité et l'émotivité seraient alors la forme transductive par excellence du psy-
chisme, intermédiaire entre la conscience claire et la subconscience, liaison perma-
nente de l'individu à lui-même et au monde, ou plutôt liaison entre la relation de
l'individu à lui-même et la liaison de l'individu au monde. Au niveau de l'affectivité
et de l'émotivité, la relation de causalité et la relation de finalité ne s'opposent pas:
tout mouvement affectivo-émotif est à la fois jugement et action préformée; il est
réellement bipolaire dans son unité; sa réalité est celle d'une relation qui possède par
rapport à ses termes une valeur d'auto-position. La polarisation affectivo-émotive se
nourrit d'elle-même dans la mesure où elle est une résultante ou comporte une inten-
tionalité ; elle est à la fois auto-position et hétéro-position.
L'individu ne serait ainsi ni pure relation d'extériorité, ni substantialité absolue; il
ne pourrait être identifié au résidu de l'analyse qui échoue devant l'insécable ou au
principe premier qui contient tout dans son unité d'où tout découle.
Enfin, cette théorie du rôle individuant joué par les fonctions affectivo-émotives pour-
rait servir de base à une doctrine de la communication et de l'expression. Ce sont les
instances affectivo-émotives qui font la base de la communication intersubjective ; la
244 L'INDIVIDUATION
réalité que l'on nomme communication des consciences pourrait se nommer plus jus-
tement communication des subconsciences. Une telle communication s'établit par
l'intermédiaire de la participation; ni la communauté d'action ni l'identité des conte-
nus de conscience ne suffisent à établir la communication intersubjective. Cela
explique qu'une semblable communication puisse s'établir entre des individus très
dissemblables, comme un homme et un animal, et que des sympathies ou des antipa-
thies très vives puissent naître entre des êtres très différents; or, les êtres existent bien
ici en tant qu'individus et non pas seulement en tant que réalités spécifiques: tel ani-
mal peut être en relation de sympathie avec tel autre, et non avec tous ceux qui sont
de la même espèce. On a souvent indiqué la liaison profonde qui existe entre deux
bœufs de labour, assez forte pour que la mort accidentelle de l'un des animaux entraî-
ne la mort de son compagnon. Les Grecs, pour exprimer cette relation si solide et
pourtant muette de la sympathie vécue employaient, même pour le couple humain, le
mot de crusuyia, communauté de joug.
Sans doute, un tel aperçu ne permet pas de définir entièrement quel contenu peut
être transmis dans la communication interindividuelle. Il ne préjuge pas non plus
entièrement de la réalité eschatologique. Pourtant, certaines conséquences méta-
physiques sont inévitables: la conservation de l'identité personnelle à la mort ne
paraît pas possible sous la forme simple d'une continuation de l'existence. Certes,
le « sentimlls experimllrque nos aeternos esse» de Spinoza correspond bien à un
sentiment réel. Mais la teneur de cette épreuve est affectivo-émotive, et on ne doit
pas la transposer en définition représentative, non plus qu'en décision volontaire;
on ne peut ni démontrer l'éternité (ou même à proprement parler la concevoir), ni
parier pour l'éternité; ce sont là deux démarches insuffisantes, inadéquates à leur
objet véritable. On doit laisser l'épreuve d'éternité au niveau de ce qu'elle est véri-
tablement, à savoir le soubassement d'un régime affectivo-émotif. Si quelque réa-
lité est éternelle, c'est l'individu en tant qu'être transductif, non en tant que
substance sujet ou substance corps, conscience ou matière active. Déjà pendant son
existence objective, l'individu en tant qu'éprouvant est un être relié. Il se peut que
quelque chose de l'individu soit éternel, et se réincorpore, en quelque manière, au
monde par rapport auquel il était individu. Lorsque l'individu disparaît, il ne
s'anéantit que relativement à son intériorité; mais pour qu'il s'anéantisse objecti-
vement, il faudrait supposer que le milieu s'anéantit lui aussi. Comme absence par
rapport au milieu, l'individu continue à exister et même à être actifl. L'individu en
mourant devient un anti-individu, il change de signe, mais se perpétue dans l'être
sous forme d'absence encore individuelle; le monde est fait des individus actuelle-
ment vivants, qui sont réels, et aussi des « trous d'individualités », véritables indi-
vidus négatifs composés d'un noyau d'affectivité et d'émotivité, et qui existent
comme symboles. Au moment où un individu meurt, son activité est inachevée, et
on peut dire qu'elle restera inachevée tant qu'il subsistera des êtres individuels
capables de réactualiser cette absence active, semence de conscience et d'action.
Sur les individus vivants repose la charge de maintenir dans l'être les individus
1. Car il faisait partie d'un système, il était un des symboles réels existant par rapport à un autre sym-
bole: une infonnation existait dans le système entre individu vivant et milieu, ce .qui n'est pas vrai de l'indi-
vidu physique.
2. Rite d'évocation des morts.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 245
morts dans une perpétuelle VÉKUW.2. La subconscience des vivants est toute tissée de
cette charge de maintenir dans l'être les individus morts qui existent comme
absence, comme symboles dont les vivants sont réciproques. Bien des dogmes reli-
gieux se sont édifiés autour de ce sentiment fondamental. La religion est le domaine
du transindividuel ; le sacré n'a pas toute son origine dans la société; le sacré s' ali-
mente du sentiment de perpétuité de l'être, perpétuité vacillante et précaire, à la
charge des vivants. Il est vain de rechercher l'origine des rites sacrés dans la crainte
des morts; cette crainte se fonde sur le sentiment intérieur d'un manque qui surgit
lorsque le vivant sent qu'il abandonne en lui cette réalité de l'absence, ce symbole
réel. Le mort paraît devenir hostile lorsqu'il est abandonné non en tant que mort
mais en tant que vivant du passé, dont la perpétuation est confiée à la postérité. Les
Romains avaient ce sentiment très fortement ancré en eux-mêmes, et voulaient un
héritier3 . La croyance vive à l'identité substantielle qui est attachée à la théologie
chrétienne n'a pas détruit ce sentiment fondamental. Dans la volonté de l'individu
de servir à quelque chose, de faire quelque chose de réel, il y a bien en quelque
façon l'idée que l'individu ne peut pas seulement consister en lui-même. Une aséité
absolue, une fermeture absolue qui pourraient donner une éternité parfaite ne
seraient pas une condition vivable pour l'individu: subsister ne serait pas exister
éternellement, car ce ne serait pas exister. L'étude que Franz Cumont a faite des
croyances sur l'au delà dans Lux Perpetua n'est pas seulement une analyse de la
mythologie eschatologique, mais aussi une véritable recherche sur le subconscient
collectif ou individuel; le mythe prend ici un sens profond, car il n'est pas seule-
ment une représentation utile à l'action ou un mode facile d'action; on ne peut
rendre compte du mythe ni par la représentation ni par l'action, car il n'est pas seu-
lement une représentation incertaine ou un procédé pour agir; la source du mythe
est l'affectivo-émotivité, et le mythe est un faisceau de sentiments relatifs au deve-
nir de l'être; ces sentiments entraînent avec eux des éléments représentatifs et des
mouvements actifs, mais ces réalités sont accessoires, et non essentielles au mythe.
Platon avait vu cette valeur du mythe, et l'employait toutes les fois que le devenir
de l'être était en question, comme un mode adéquat de découverte du devenir.
4. Le transindividuel
On peut se demander dans quelle mesure une telle conception de l'individuation peut
rendre compte de la connaissance, de l'affectivité, et plus généralement de la vie spi-
rituelle. C'est par une sorte d'abstraction que l'on parle de vie spirituelle. Pourtant,
cet adjectif a bien un sens; il indique une valeur et manifeste que l'on classe un cer-
tain mode d'existence au-dessus des autres modes; il ne faudrait peut-être pas dire
qu'il y a une vie biologique, ou purement corporelle, et une autre vie, qui serait la vie
spirituelle par opposition à la première. Le dualisme substantialiste doit être mis en
dehors d'une théorie de l'individuation. Mais il est pourtant vrai que la spiritualité
existe, et qu'elle est indépendante des structures métaphysiques et théologiques.
3. L'héritier est en effet lui aussi un double de l'actuel, un symbole dont l'actuel est réciproque.
L'héritier, symbole dans l'avenir, comble l'absence d'être que contient le symbole du passé. En certains
groupes primitifs, le dernier né reçoit le nom du dernier défunt.
246 L'INDIVIDUATION
Quand Thucydide parle d'un ouvrage d'esprit en disant: J('tllflu Èç cid, quand Horace
dit « monumentum exegi aere perennius », ces hommes éprouvent comme auteurs une
impression d'éternité: l'idée d'immortalité de l'œuvre n'est que le symbole sensible
de cette conviction interne, de cette foi qui traverse l'être individuel et par laquelle il
sent qu'il dépasse ses propres limites. Lorsque Spinoza encore écrit sentimus experi-
murque nos aeternos esse, il révèle une impression très profonde que l'être individuel
éprouve. Et pourtant, nous sentons aussi que nous ne sommes pas éternels, que
nous sommes fragiles et transitoires, que nous ne serons plus pendant que le soleil
brillera encore sur les rochers au printemps d'après. En face de la vie naturelle,
nous nous sentons périssables comme la frondaison des arbres; en nous, le vieillis-
sement de l'être qui passe fait sentir la précarité qui répond à cette montée, à cette
éclosion de vie rayonnant dans les autres êtres; les chemins sont divers dans les
voies de la vie, et nous croisons d'autres êtres de tous âges qui sont à toutes les
époques de la vie. Et même les ouvrages d'esprit vieillissent. Le K'tllflu Èç ciEl s'ef-
frite comme les remparts des villes mortes; le monument plus durable que le
bronze suit la couronne de lauriers dans le dessèchement universel. Plus lentement
ou plus vite, prématurément, comme Marcellus et les lis coupés, ou dans la pléni-
tude de l'âge accompli et de la carrière parcourue, les êtres montent la pente et la
redescendent, sans rester longtemps sur le plateau du présent. Ce n'est que par illu-
sion, ou plutôt par demi-vision que la vie spirituelle donne l'unique épreuve de
l'éternité de l'être. La massa candida, seul reste tangible des martyrs brûlés de chaux
vive, est elle aussi témoignage de spiritualité, à travers son symbolisme de pitoyable
fragilité; elle l'est comme le monument plus durable que l'airain, comme la loi gra-
vée sur les tables, comme les mausolées des temps passés. La spiritualité n'est pas
seulement ce qui demeure, mais aussi ce qui brille dans l'instant entre deux épais-
seurs indéfinies d'obscurité et s'enfouit à jamais; le geste désespéré, inconnu, de
l'esclave révolté est de la spiritualité comme le livre d'Horace. La culture donne trop
de poids à la spiritualité écrite, parlée, exprimée, enregistrée. Cette spiritualité qui
tend à l'éternité par ses propres forces objectives n'est pourtant pas la seule; elle
n'est qu'une des deux dimensions de la spiritualité vécue; l'autre, celle de la spiri-
tualité de l'instant, qui ne recherche pas l'éternité et brille comme la lumière d'un
regard pour s'éteindre ensuite, existe aussi réellement. S'il n'y avait pas cette adhé-
sion lumineuse au présent, cette manifestation qui donne à l'instant une valeur abso-
lue, qui le consomme en lui-même, sensation, perception et action, il n'y aurait pas de
signification de la spiritualité. La spiritualité n'est pas une autre vie, et n'est pas non
plus la même vie; elle est autre et même, elle est la signification de la cohérence de
l'autre et du même dans une vie supérieure. La spiritualité est la signification de l'être
comme séparé et rattaché, comme seul et comme membre du collectif; l'être indivi-
dué est à la fois seul et non-seul; il faut qu'il possède les deux dimensions; pour que
le collectif puisse exister, il faut que l'individuation séparée la précède et contienne
encore du pré-individuel, ce par quoi le collectif s' individuera en rattachant l'être
séparé. La spiritualité est la signification de la relation de l'être individué au collectif,
et donc par conséquent aussi du fondement de cette relation, c'est-à-dire du fait que
l'être individué n'est pas entièrement individué, mais contient encore une certaine
charge de réalité non-individuée, pré-individuelle, et qu'il la préserve, la respecte, vit
avec la conscience de son existence au lieu de s'enfermer dans une individualité sub-
stantielle, fausse aséité. C'est le respect de cette relation de l'individué et du pré-indi-
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 247
viduel qui est la spiritualité. Elle est essentiellement affectivité et émotivité; plaisir et
douleur, tristesse et joie sont les écarts extrêmes autour de cette relation entre l'indi-
viduel et le pré-individuel dans l'être sujet; il ne faut pas parler d'états affectifs, mais
plutôt d'échanges affectifs, échanges entre le pré-individuel et l'individué dans l'être
sujet. L'affectivo-émotivité est un mouvement entre l'indéterminé naturel et le hic et
nunc de l'existence actuelle; elle est ce par quoi s'opère dans le sujet cette montée de
l'indéterminé vers le présent qui va l'incorporer dans le collectif. On interprète en
général le plaisir et la douleur comme signifiant qu'un événement favorable ou défa-
vorable pour la vie surgit et affecte l'être: en fait, ce n'est pas au niveau de l'être indi-
vidué pur que cette signification existe; il existe peut-être un plaisir et une douleur
purement somatiques; mais les modes affectivo-émotifs ont aussi une signification
dans l'accomplissement de la relation entre le pré-individuel et l'individuel: les états
affectifs positifs indiquent la synergie de l'individualité constituée et du mouvement
d'individuation actuelle du pré-individuel; les états affectifs négatifs sont des états de
conflit entre ces deux domaines du sujet. L'affectivo-émotivité n'est pas seulement le
retentissement des résultats de l'action à l'intérieur de l'être individuel; elle est une
transformation, elle joue un rôle actif: elle exprime le rapport entre les deux domaines
de l'être sujet et modifie l'action en fonction de ce rapport, l'harmonisant à ce rap-
port, et faisant effort pour harmoniser le collectif. L'expression de l'affectivité dans le
collectif a une valeur régulatrice; l'action pure n'aurait pas cette valeur régulatrice de
la manière dont le pré-individuel s'individue chez les différents sujets pour fonder le
collectif; l'émotion est cette individuation en train de s'effectuer dans la présence
transindividuelle, mais l'affectivité elle-même précède et suit l'émotion; elle est,
dans l'être sujet, ce qui traduit et perpétue la possibilité d'individuation en collectif:
c'est l'affectivité qui amène la charge de nature préindividuelle à devenir support de
l'individuation collective; elle est médiation entre le pré-individuel et l'individuel;
elle est l'annonce et le retentissement dans le sujet de la rencontre et de l'émotion de
présence, de l'action. Sans la présence et l'action, l'affectivo-émotivité ne peut s'ac-
complir et s'exprimer. L'action ne résout pas seulement le problème perceptif, par la
rencontre des mondes perceptifs; l'action en tant qu'émotion, résout le problème
affectif, qui est celui de la bidimensionnalité incompatible du plaisir et de la joie;
l'émotion, versant individualisé de l'action, résout le problème affectif, parallèle au
problème perceptif que résout l'action. L'action est pour la perception ce que l'émo-
tion est pour l'affectivité: la découverte d'un ordre supérieur de compatibilité, d'une
synergie, d'une résolution par passage à un niveau plus élevé d'équilibre métastable.
L'émotion implique présence du sujet à d'autres sujets ou à un monde qui le met en
question comme sujet; elle est donc parallèle à l'action, liée à l'action; mais elle
assume l'affectivité, elle est le point d'insertion de la pluralité affective en unité de
signification; l'émotion est la signification de l'affectivité comme l'action est celle
de la perception. L'affectivité peut donc être considérée comme fondement de l'émo-
tivité, de même que la perception peut être considérée comme fondement de l'action;
l'émotion est ce qui, de l'action, est tourné vers l'individu participant au collectif,
alors que l'action est ce qui, dans le même coiIectif, exprime l'être individuel dans
l'actualité de la médiation réalisée: action et émotion sont corrélatives, mais l'action
est l'individuation collective saisie du côté du collectif, dans son aspect relationnel,
alors que l'émotion est la même individuation du collectif saisie dans l'être individuel
en tant qu'il participe à cette individuation. Perception et affectivité, dans l'être indi-
248 L'INDIVIDUATION
viduel ou plutôt dans le sujet, sont plus séparées que ne le sont action et émotion dans
le collectif; mais le collectif n'établit que dans la présence cette réciprocité de l'ac-
tion et de l'émotion; l'affectivité, dans le sujet, a un contenu de spiritualité plus grand
que celui de la perception, au moins en apparence, parce que la perception rassure le
sujet et fait appel essentiellement à des structures et à des fonctions déjà constituées à
l'intérieur de l'être individué ; au contraire, l'affectivité indique et comporte cette
relation entre l'être individualisé et la réalité préindividuelle : elle est donc dans une
certaine mesure hétérogène par rapport à la réalité individualisée, et paraît lui appor-
ter quelque chose de l'extérieur, lui indiquant qu'il n'est pas un ensemble complet et
fermé de réalité. Le problème de l'individu est celui des mondes perceptifs, mais le
problème du sujet est celui de l'hétérogénéité entre les mondes perceptifs et le monde
affectif, entre l'individu et le préindividuel ; ce problème est celui du sujet en tant que
sujet: le sujet est individu et autre qu'individu; il est incompatible avec lui-même.
L'action ne peut résoudre les problèmes de la perception et l'émotion ceux de l'affec-
tivité que si action et émotion sont complémentaires, symboliques l'une par rapport à
l'autre dans l'unité du collectif; pour qu'il y ait résonance de l'action et de l'émotion,
il faut qu'il y ait une individuation supérieure qui les englobe: cette individuation est
celle du collectif. Le sujet ne peut coïncider avec lui-même que dans l'individuation
du collectif, parce que l'être individué et l'être préindividuel qui sont en lui ne peu-
vent coïncider directement: il y a disparation entre les perceptions et l'affectivité;
même si les perceptions pouvaient trouver leur unité dans une action qui les systéma-
tiserait, cette systématisation resterait étrangère à l'affectivité et ne contenterait pas la
recherche de spiritualité; la spiritualité n'est ni dans la pure affectivité, ni dans la
pure résolution des problèmes perceptifs; même si l'émotion pouvait résoudre les
problèmes affectifs, même si l'action pouvait résoudre les problèmes perceptifs, il
resterait un hiatus impossible à combler, dans l'être, entre l'affectivité et la percep-
tion, devenues unité d'émotion et unité d'action. Mais la possibilité même de ces syn-
thèses est problématique; ce seraient plutôt, dans leur isolement respectif, des
perceptions communes et des résultantes affectives, sentiments communs, que de
véritables actions ou de véritables émotions ayant leur unité interne. C'est la récipro-
cité entre perceptions et affections au sein du collectif naissant qui crée la condition
d'unité de la véritable action et de la véritable émotion. Action et émotion naissent
quand le collectif s'individue ; le collectif est, pour le sujet, la réciprocité de l'affec-
tivité et de la perception, réciprocité qui unifie ces deux domaines chacun en lui-
même en leur donnant une dimension de plus. Dans le parcours actif du monde
universalisé de l'action, il y a une immanence de l'émotion possible; l'émotion est la
polarité de ce monde à la fois selon le sujet et selon les objets; ce monde a un sens
parce qu'il est orienté, et il est orienté parce que le sujet s'oriente en lui selon son
émotion; l'émotion n'est pas seulement changement interne, brassage de l'être indi-
vidué et modification de structures; elle est aussi un certain élan à travers un univers
qui a un sens; elle est le sens de l'action. Inversement, dans l'émotion, même inté-
rieure au sujet, il y a une action implicite; l'émotion structure topologiquement
l'être; l'émotion se prolonge dans le monde sous forme d'action comme l'action se
prolonge dans le sujet sous forme d'émotion: une série transductive va de l'action
pure à l'émotion pure; ce ne sont pas des espèces psychiques, des opérations ou des
états isolés; c'est la même réalité que nous saisissons abstraitement à ses deux termes
extrêmes en croyant qu'ils se suffisent à eux-mêmes et peuvent être étudiés. En fait il
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 249
5. L'angoisse
nié; il porte en lui-même son existence, il est lourd de son existence comme s'il
devait se porter lui-même; fardeau de la terre*, comme dit Homère, mais aussi far-
deau à soi-même avant tout, parce que l'être individué, au lieu de pouvoir trouver la
solution du problème des perceptions et du problème de l'affectivité, sent refluer en
lui tous les problèmes; dans l'angoisse, le sujet se sent exister comme problème posé
à lui-même, et il sent sa division en nature pré-individuelle et en être individué ; l'être
individué est ici et maintenant, et cet ici et ce maintenant empêchent une infinité
d'autres ici et maintenant de venir au jour: le sujet prend conscience de lui comme
nature, comme indéterminé (am:tpov) qu'il ne pourra jamais actualiser en hic et nunc,
qu'il ne pourra jamais vivre; l'angoisse est au terme opposé à celui du mouvement par
lequel on se réfugie dans son individualité; dans l'angoisse, le sujet voudrait se résoudre
lui-même sans passer par le collectif; il voudrait arriver au niveau de son unité par une
résolution de son être préindividuel en être individuel, résolution directe, sans média-
tion, sans attente; l'angoisse est une émotion sans action, un sentiment sans perception;
elle est pur retentissement de l'être en lui-même. Sans doute, l'attente, l'écoulement du
temps peuvent apparaître dans l'angoisse; mais on ne peut dire qu'ils la produisent;
car, même lorsque l'angoisse n'est pas présente, elle se prépare, la charge d'angoisse est
en train de s'aggraver avant de se répandre dans tout l'être; l'être angoissé demande à
lui-même, à cette action sourde et cachée qui ne peut être qu'émotion parce qu'elle n'a
pas l'individuation du collectif, de le résoudre comme problème; le sujet prend
conscience de lui-même comme sujet en train de s'angoisser, de se mettre en question,
sans pourtant parvenir à s'unifier de façon réelle. L'angoisse se reprend toujours elle-
même et n'avance pas, ni ne construit, mais elle sollicite profondément l'être et le fait
devenir réciproque par rapport à lui-même. Dans l'angoisse, l'être est comme son propre
objet, mais un objet aussi important que lui-même; on pourrait dire que le sujet devient
objet et assiste à son propre étalement selon des dimensions qu'il ne peut assumer. Le
sujet devient monde et remplit tout cet espace et tout ce temps dans lequel les problèmes
surgissent: il n'y a plus de monde et plus de problème qui ne soit problème du sujet;
ce contre-sujet universel qui se développe est comme une nuit qui constitue l'être même
du sujet en tous ses points; le sujet adhère à tout comme il adhère à lui-même; il n'est
plus localisé, il est universalisé selon une adhésion passive et qui le fait souffrir. Le sujet
se dilate douloureusement en perdant son intériorité; il est ici et ailleurs, détaché d'ici
par un ailleurs universel; il assume tout l'espace et tout le temps, devient coextensif à
l'être, se spatialise, se temporalise, devient monde incoordonné.
Cet immense gonflement de l'être, cette dilatation sans limites qui enlève tout
refuge et toute intériorité traduisent la fusion, à l'intérieur de l'être, entre la charge de
nature associée à l'être individuel et son individualité; les structures et les fonctions
de l'être individué se mélangent les unes aux autres et se dilatent, parce qu'elles reçoi-
vent de la charge de nature ce pouvoir d'être sans limites; l'individué est envahi par
le préindividuel ; toutes les structures sont attaquées, les fonctions animées d'une
force nouvelle qui les rend incohérentes. Si l'épreuve d'angoisse pouvait être suppor-
tée et vécue assez, elle conduirait à une nouvelle individuation à l'intérieur de l'être
même, à une véritable métamorphose; l'angoisse comporte déjà le pressentiment de
cette nouvelle naissance de l'être individué à partir du chaos qui s'étend; l'être
angoissé sent qu'il pourra peut-être se reconcentrer en lui-même dans un au delà onto-
* &KBoç apouPllç.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 251
logique supposant un changement de toutes les dimensions; mais pour que cette nou-
velle naissance soit possible, il faut que la dissolution des anciennes structures et la
réduction en potentiel des anciennes fonctions soit complète, ce qui est une accepta-
tion de l'anéantissement de l'être individué. Cet anéantissement comme être indivi-
dué implique un parcours contradictoire des dimensions selon lesquelles l'être indivi-
dué pose ses problèmes perceptifs et affectifs; une sorte d'inversion des significations
est le début de l'angoisse; les choses proches paraissent lointaines, sans lien à l'ac-
tuel, alors que les êtres lointains sont brusquement présents et tout-puissants. Le pré-
sent se creuse en perdant son actualité; la plongée dans le passé et dans l'avenir dis-
sipe la trame du présent et lui enlève sa densité de chose vécue. L'être individuel se
fuit, se déserte. Et pourtant dans cette désertion il y a sous-jacence d'une sorte d'ins-
tinct d'aller se recomposer ailleurs et autrement, en réincorporant le monde, afin que
tout puisse être vécu. L'être angoissé se fond en univers pour trouver une subjectivité
autre; il s'échange avec l'univers, plonge dans les dimensions de l'univers. Mais ce
contact avec l'univers ne passe pas par l'intermédiaire de l'action et de l'émotion cor-
rélative de l'action, et n'a pas recours à la relation transindividuelle, telle qu'elle appa-
raît dans l'individuation du collectif. L'angoisse traduit la condition de l'être sujet
seul; elle va aussi loin que peut aller cet être seul; elle est une sorte de tentative pour
remplacer par un échange avec l'être non sujet l'individuation transindividuelle que
l'absence d'autres sujets rend impossible. L'angoisse réalise ce que l'être seul peut
accomplir de plus haut en tant que sujet; mais cette réalisation paraît bien ne rester
qu'un état, ne pas aboutir à une individuation nouvelle, parce qu'elle est privée du col-
lectif. Cependant, on ne peut avoir sur ce point aucune certitude absolue: cette trans-
formation de l'être sujet vers laquelle tend l'angoisse est peut-être possible dans
quelques cas très rares. Le sujet, dans l'angoisse, sent qu'il n'agit pas comme il
devrait, qu'il s'écarte de plus en plus du centre et de la direction de l'action; l'émo-
tion s'amplifie et s'intériorise; le sujet continue à être et à opérer une modification
permanente en lui, pourtant sans agir, sans s'insérer, sans participer à une individua-
tion. Le sujet s'écarte de l'individuation encore ressentie comme possible; il parcourt
les voies inverses de l'être; l'angoisse est comme le parcours inverse de l' ontogénè-
se ; elle détisse ce qui a été tissé, elle va à rebours dans tous les sens. L'angoisse est
renoncement à l'être individué submergé par l'être préindividuel, et qui accepte de
traverser la destruction de l'individualité allant vers une autre individuation inconnue.
Elle est départ de l'être.
le champ du mouvement qui s'accorde avec elles, comme plaisir et douleur sont le
champ d'insertion dans l'être vivant des qualités affectives; plaisir et douleur sont
l'enracinement de l'éprouvé actuel dans l'existence du vivant, dans les structures et
les potentiels qui le constituent ou qu'il possède. Plaisir et douleur ne sont pas seule-
ment le retentissement de l'éprouvé dans l'être; ce ne sont pas seulement des effets,
ce sont aussi des médiations actives et ayant un sens fonctionnel; même en considé-
rant l'affectivité comme une réaction, on peut affirmer que le sens de ce retentisse-
ment est la dimension selon laquelle l'état affectif polarise le vivant; plaisir et dou-
leur sont, pour chaque épreuve affective, le sens de l'affectivité; les affections ont un
sens comme les sensations ont un sens; la sensation s'ordonne selon la bipolarité de
la lumière et de l'obscurité, du haut et du bas, de l'intérieur et de l'extérieur, de la droi-
te et de la gauche, du chaud et du froid; l'affection s'ordonne selon la bipolarité du
gai et du triste, de l'heureux et du malheureux, de l'exaltant et du déprimant, de
l'amertume ou de la félicité, de l'avilissant ou de l'ennoblissant. Plaisir et douleur sont
déjà des aspects élaborés de l'affection; ce sont des dimensions selon tout l'être, alors
que les qualités affectives primaires peuvent n'être pas strictement compatibles entre
elles sans la commune intégration selon le plaisir et la douleur; le plaisir et la douleur
sont plutôt des « formes a priori» de i'affectivité que le donné affectif, si l'on expri-
me cette relation en vocabulaire critique. Chaque affection est polarisée simplement,
selon une directivité intérieure à une dyade qualitative. Les multiples dyades qualita-
tives sont primitivement incoordonnées ; elles constituent autant de relations entre le
sujet et l'éprouvé primitif; une coordination entre les différents éprouvés permet une
intégration au sujet qui se fait selon des cadres ou plutôt selon des dimensions qui
constituent un véritable univers affectif. Cependant, les univers affectifs, ou plutôt les
univers affectifs naissants, n'aboutissent qu'à des sous-ensembles distincts et non
coordonnés entre eux tant que l'action, ou l'analogue de l'action en son aspect d' in-
tériorité, n'intervient pas. La coordination des dimensions affectives premières ne
peut s'accomplir complètement dans le sujet sans l'intervention du collectif, car le
collectif est nécessaire pour que l'émotion s'actualise; il ya dans l'affectivité une pré-
émotivité permanente mais l'émotion ne peut sortir des affections par voie de simpli-
fication ou d'abstraction; l'abstraction exercée sur l'affectivité ne pourrait aboutir
qu'à une synthèse inférieure appauvrissante et réductrice; les affections n'ont pas leur
clef en elles-mêmes, pas plus que les sensations; il faut un plus-être, une individua-
tion nouvelle pour que les sensations se coordonnent en perceptions; il faut aussi un
plus-être du sujet pour que les affections deviennent monde affectif; ce ne sont pas
les seules sensations, mais aussi quelque chose du sujet, de l'être du sujet, qui fait
naître la perception; ce ne sont pas non plus les seules affections, mais quelque chose
du sujet, qui est condition de naissance de l'intégration selon le plaisir et la douleur,
ou les différentes catégories affectives; sensation et affection correspondent à deux
types de mise en question de l'être par le monde; la sensation correspond à la mise
en question de l'être par le monde en tant qu'être individué et qui possède des organes
des sens, donc qui peut s'orienter dans un monde selon diverses polarités, ce qui cor-
respond au troisième unidimensionnel et bidirectionnel; la sensation est cette présen-
ce au monde des gradients, et elle a pour corrélatif la réponse du tropisme, non le
réflexe. Car le tropisme est total et correspond à une mise en question de l'individu
individué tout entier; mais il ne correspond pas à une mise en question par le monde
unique; il Y a plusieurs mondes des tropismes, des mondes contradictoires ou diver-
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 253
gents qui incitent à des tropismes sans point de fuite commun. La perception cherche
le sens des tropismes, c'est-à-dire le sens des réponses coordonnées aux sensations;
la sensation est la base du tropisme; elle est une mise en question du vivant par le
monde selon un schème unidimensionnel présupposé; la structure unidimensionnelle
de la réponse est déjà préfigurée dans la nature de la mise en question, dans la struc-
ture de la sensation; la problématique qui existe au niveau de la sensation est une pro-
blématique de l'orientation selon un axe qui est déjà donné. C'est la dyade indéfinie
du chaud et du froid, du lourd et du léger, du sombre et du clair qui est la structure du
monde sensoriel, et par conséquent aussi du tropisme qui lui correspond; la sensation
est attente du tropisme, signal d'information pour le tropisme; elle est ce qui oriente
le vivant à travers le monde; elle ne comporte pas l'objet, car elle ne localise pas,
n'attribue pas à un être défini le pouvoir d'être source des effets éprouvés dans la sen-
sation ; il y a une manière pour l'être d'être mis en question par le monde qui est anté-
rieure à toute consistance de l'objet; l'objectivité n'est pas première, non plus que la
subjectivité, non plus que le syncrétisme; c'est l'orientation qui est première, et c'est
la totalité de l'orientation qui comporte le couple sensation-tropisme; la sensation est
la saisie d'une direction, non d'un objet; elle est différentielle, impliquant la recon-
naissance du sens selon lequel une dyade se profile; les qualités thermiques, les qua-
lités tonales ou chromatiques sont des qualités différentielles, centrées autour d'un
centre correspondant à un état moyen, à un maximum de sensibilité différentielle. Il y
a un centre par rapport auquel la relation se déploie, pour chaque type de réalité. Il n'y
a pas seulement le plus aigu et le plus grave, le plus chaud et le plus froid; il yale
plus aigu et le plus grave que la voix humaine, le plus chaud et le plus froid que la
peau, le plus lumineux ou le plus obscur que l'optimum d'éclairement demandé par
l'œil humain, le plus jaune ou le plus vert que le vert-jaune du maximum de sensibi-
lité de la sensation chromatique humaine. Chaque espèce a son medium réel dans
chaque dyade, et c'est par rapport à ce medium que la polarité du monde du tropisme
est saisie. L'erreur constante qui a faussé la théorie relationnelle de la sensation a
consisté à penser que la relation était la saisie de deux termes: en fait, la polarité du
tropisme implique saisie simultanée de trois termes: le medium de l'être vivant entre
le plus chaud et le plus froid, le plus lumineux et le plus obscur. L'être vivant cherche
dans le gradient la zone optima; il apprécie par rapport au centre en lequel il réside
les deux sens de la dyade dont il occupe le centre. Le premier usage de la sensation
est transduct(lplus que relationnel: la sensation permet de saisir comment le medium
se prolonge en plus chaud d'un côté et en plus froid de l'autre; c'est le medium de
température qui s'étend et se dédouble directivement en plus chaud et plus froid; la
dyade est saisie à partir de son centre; elle n'est pas synthèse mais transduction;
symétriquement par rapport au centre se déploient le plus chaud et le plus froid;
symétriquement encore par rapport au medium de couleur sortent le vert et le jaune;
et dans les deux sens procèdent les qualités de la dyade vers les termes extrêmes au
delà desquels il n 'y a plus que douleur ou absence de sensation. La sensation se rap-
porte à l'état du vivant installé en une région optima de chaque dyade qualitative,
coïncidant avec un gradient du monde; elle est la saisie du milieu d'une bipolarité.
Medium et bipolarité font partie de la même unité d'être qui est celle de la sensation
et du tropisme, de la sensation pour orienter le tropisme; la sensation est déjà tropis-
me, car elle saisit la structure selon laquelle le tropisme s'actualise; pour que le tro-
pisme soit, il n'est pas nécessaire qu'une désadaptation fasse surgir la nécessité d'un
254 L'INDIVIDUATION
mouvement; le tropisme existe aussi bien dans l'immobilité que dans le réajustement.
La sensation est tropistique en elle-même, elle fait coïncider le vivant avec le medium
d'un gradient et lui indique le sens de ce gradient. Il n'y a pas dans la sensation une
intention de saisir un objet en lui-même pour le connaître, ni le rapport entre un objet
et l'être vivant; la sensation est ce par quoi le vivant règle son insertion dans un
domaine transductif, dans un domaine qui comporte une réalité transductive, polarité
d'un gradient; la sensation fait partie d'un ensemble qui, en certains cas, se dédouble
en sensation pure et réaction pure, mais qui, normalement, comporte l'unité tropis-
tique, c'est-à-dire la sensation qui est tropisme actualisé. Une psychologie des
conduites amène à ignorer le rôle de la sensation, car cette psychologie ne saisit que
la réaction séparée sous forme de réflexe; le réflexe est un élément de réaction abs-
trait pris dans l'unité tropistique, de même que la sensation, élément relationnel abs-
trait pris dans la même unité tropistique dont on a ôté le versant actif.
L'affectivité contient des structures comparables à celles de la véritable sensa-
tion, prises dans l'unité tropistique. L'affection est à une réalité transductive sub-
jective (appartenant au sujet) ce que la sensation est à une réalité transductive
objective. Il y a des modes de l'être vivant qui ne sont pas des modes du monde, et
qui se développent d'eux-mêmes selon leurs propres dimensions sans impliquer une
référence causale à ce monde, sans s'organiser directement selon les dimensions
d'un gradient, c'est-à-dire sans faire partie de la sensation. On traite assez souvent
comme sensation intéroceptive un type de réalité qui n'est pas fait de sensations, et
qui est en réalité de l'affectivité. Les affections constituent une orientation d'une
partie de l'être vivant par rapport à lui-même; elles réalisent une polarisation d'un
moment déterminé de la vie par rapport à d'autres moments; elles font coïncider
l'être avec lui-même à travers le temps, mais non avec la totalité de lui-même et de
ses états; un état affectif est ce qui possède une unité d'intégration à la vie; c'est
une unité temporelle qui fait partie d'un tout, selon ce que l'on pourrait nommer un
gradient de devenir. La douleur de la faim n'est pas seulement ce qui est éprouvé et
retentit dans l'être; c'est aussi et surtout la manière dont la faim comme état phy-
siologique doué du pouvoir de se modifier s'insère dans le devenir du sujet; l'affec-
tivité est intégration auto-constitutive à des structures temporelles. Le désir, la
fatigue grandissante, l'envahissement par le froid sont des aspects de l'affectivité;
l'affectivité est bien loin d'être seulement plaisir et douleur; elle est une manière
pour l'être instantané de se situer selon un devenir plus vaste; l'affection est l'indice
de devenir, comme la sensation est l'indice de gradient; chaque mode, chaque ins-
tant, chaque geste et chaque état du vivant sont entre le monde et l'être vivant; cet
être est polarisé d'une part selon le monde et d'autre part selon le devenir. Et de
même que les différentes dimensions selon lesquelles l'orientation dans le monde
s'effectue ne coïncident pas nécessairement entre elles, de même, les différents
aspects affectifs réalisent des insertions à des sous-ensembles du devenir du vivant,
non à un devenir unique. Il reste un problème affectif comme il reste un problème
perceptif; la pluralité des orientations tropistiques appelle l'unification perceptive et
la connaissance de l'objet comme la pluralité des sous-ensembles affectifs appelle la
naissance de l'émotion. L'émotion naît lorsque l'intégration de l'état actuel à une
seule dimension affective est impossible, comme la perception naît lorsque les sen-
sations appellent des tropismes incompatibles. L'émotion est contradiction affective
surmontée comme la perception est contradiction sensorielle. Ce n'est d'ailleurs pas
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 255
contradiction affective et contradiction sensorielle qu'il faut dire, car ce ne sont pas
les sensations et les affections en elles-mêmes qui sont contradictoires par rapport à
d'autres sensations ou affections: ce sont les sous-ensembles tropistiques et les
sous-ensembles de devenir qui comprennent ces sensations et ces affections qui sont
contradictoires par rapport à d'autres sous-ensembles sensoriels et tropistiques. La
contradiction n'existe pas au niveau des sensations proprement dites ou des affec-
tions proprement dites; elles ne peuvent être aperçues si cette rencontre des sous-
ensembles ne s'effectue pas; sensations et affections sont des réalités incomplètes
prises en dehors des sous-ensembles dont elles font partie et dans lesquels elles opè-
rent. La non-coïncidence des affections pousse à l'émotion comme la non-coïnci-
dence des sensations pousse à la perception. L'émotion est une découverte de l'unité
du vivant comme la perception est une découverte de l'unité du monde; ce sont deux
individuations psychiques prolongeant l'individuation du vivant, la complétant, la
perpétuant. L'univers intérieur est émotif comme l'univers extérieur est perceptif. Il
ne faut pas dire que l'affection découle de l'émotion éprouvée en présence de l' ob-
jet, car l'émotion est intégrative et plus riche que l'affection; l'affection est comme
de l'émotion au ralenti, de l'émotion non encore constituée dans son unité et dans la
puissance de son devenir maître de son propre cours; l'émotion se caractérise par le
fait qu'elle est comme une unité temporelle insulaire, ayant sa structure: elle conduit
le vivant, lui donne un sens, le polarise, assume son affectivité et l'unifie; l'émotion
se déroule, alors que l'affectivité est seulement éprouvée comme appartenance de
l'état actuel à une des modalités du devenir du vivant; l'émotion répond à une mise
en question de l'être plus complète et plus radicale que l'affection; elle tend à
prendre le temps pour elle, elle se présente comme une totalité et possède une cer-
taine résonance interne qui lui permet de se perpétuer, de se nourrir d'elle-même et
de se prolonger; elle s'impose comme un état auto-entretenu, alors que l'affection
n'a pas tant de consistance active et se laisse pénétrer et chasser par une autre affec-
tion 4 ; il y a une certaine fermeture de l'émotion, alors qu'il n'y a pas de fermeture
de l'affection; l'affection revient, se représente, mais ne résiste pas; l'émotion est
totalitaire, comme la perception qui, ayant découvert des formes, les perpétue et les
impose sous forme d'un système qui prend appui sur lui-même; il existe une ten-
dance de l'être à persévérer dans son être au niveau de la perception et au niveau de
l'émotion, non au niveau de la sensation ou au niveau de l'affection; sensation et
affection sont des réalités qui adviennent à l'être vivant individué sans assumer une
nouvelle individuation; ce ne sont pas des états auto-entretenus; ils ne se fixent pas
en eux-mêmes par un auto-conditionnement; au contraire, la perception et l'émotion
sont d'ordre métastable : une perception s'accroche au présent, résiste à d'autres per-
ceptions possibles, et est exclusive; une émotion s'accroche également au présent,
résiste à d'autres émotions possibles; c'est par rupture de cet équilibre métastable
qu'une perception en remplace une autre; une émotion ne succède à une autre émo-
tion qu'à la suite d'une sorte de cassure interne. Il y a relaxation d'une émotion à une
autre. Ce qui désorganise le vivant, dans l'émotion, ce n'est pas l'émotion elle-même,
car l'émotion est organisation d'affections; é'est le passage d'une émotion à une
autre. Toutefois, on pourrait dire que la perception opère aussi une désorganisation:
4. L'émotion module la vie psychique, alors que l'affection intervient seulement comme contenu.
256 L'INDIVIDUATION
mais cette désorganisation est moins sensible parce qu'elle est seulement une rupture
entre deux organisations perceptives successives, portant sur le monde; comme la
désorganisation qui existe entre deux émotions porte sur l'être vivant, elle est plus
sensible que celle qui sépare deux perceptions. Cependant, perception et émotion sont
encore des activités correspondant à un mode transitoire d'activité; perception et
émotion appellent par leur pluralité une intégration plus élevée, intégration que l'être
ne peut faire advenir avec sa pure individualité constituée; dans la contradiction per-
ceptive et dans les ruptures émotionnelles, l'être éprouve son caractère limité, en
face du monde par la perception, en face du devenir par l'émotion; la perception
l'enferme dans un point de vue comme l'émotion l'enferme dans une attitude. Points
de vue et attitudes s'excluent mutuellement. Pour qu'un réseau de points-clés, inté-
grant tous les points de vue possibles, et une structure générale de la manière d'être,
intégrant toutes les émotions possibles, puissent se former, il faut que la nouvelle
individuation incluant le rapport au monde et le rapport du vivant aux autres vivants
puisse advenir: il faut que les émotions aillent vers les points de vue perceptifs, et
les points de vue perceptifs vers les émotions; une médiation entre perceptions et
émotions est conditionnée par le domaine du collectif, ou transindividuel ; le collec-
tif, pour un être individué, c'est le foyer mixte et stable en lequel les émotions sont
des points de vue perceptifs et les points de vue des émotions possibles. L'unité de
la modification du vivant et de la modification du monde se trouve dans le collectif,
réalisant une convertibilité de l'orientation par rapport au monde en intégration au
temps vital. Le collectif est le spatio-temporel stable; il est milieu d'échange, prin-
cipe de conversion entre ces deux versants de l'activité de l'être que sont la percep-
tion et l'émotion; seul, le vivant ne pourrait aller au delà de la perception et de
l'émotion, c'est-à-dire de la pluralité perceptive et de la pluralité émotive.
gie de l'être qui résout une incompatibilité antérieure par l'apparition d'une nouvelle
systématique; ce qui était tension et incompatibilité devient structure fonctionnante ;
la tension fixe et inféconde devient organisation de fonctionnement; l'instabilité se
commue en métastabilité organisée, perpétuée, stabilisée dans son pouvoir de chan-
gement; l'individu est ainsi une axiomatique spatio-temporelle de l'être qui compati-
bilise des données auparavant antagonistes en un système à dimension temporelle et
spatiale; l'individu est un être qui devient, dans le temps, en fonction de sa structure,
et qui est structuré en fonction de son devenir; la tension devient tendance; ce qui
n'était que selon l'instant avant l'individuation devient ordre dans le successif
continu; l'individu est ce qui apporte un système selon le temps et l'espace, avec une
convertibilité mutuelle de l'ordre selon l'espace (la structure) et de l'ordre selon le
temps (le devenir, la tendance, le développement et le vieillissement; en un mot la
fonction). Les signaux sont spatiaux ou temporels; une signification est spatio-tem-
porelle ; elle a deux sens, l'un par rapport à une structure et l'autre par rapport à un
devenir fonctionnel; les significations constituent de l'être individuel, bien qu'elles
demandent une existence préalable de l'être partiellement individué ; un être n'est
jamais complètement individualisé; il a besoin pour exister de pouvoir continuer à
s'individualiser en résolvant les problèmes du milieu qui l'entoure et qui est son
milieu; le vivant est un être qui se perpétue en exerçant une action résolvante sur le
milieu; il apporte avec lui des amorces de résolution parce qu'il est vivant; mais
quand il effectue ces résolutions, il les effectue à la limite de son être et par là conti-
nue l'individuation: cette individuation après l'individuation initiale est individuali-
sante pour l'individu dans la mesure où elle est résolvante pour le milieu. Selon cette
manière de voir l'individuation, une opération psychique définie serait une décou-
verte de significations dans un ensemble de signaux, signification prolongeant l'indi-
viduation initiale de l'être, et ayant en ce sens rapport aussi bien à l'ensemble des
objets extérieurs qu'à l'être lui-même. En tant qu'elle apporte une solution à une plu-
ralité de signaux, une signification a une portée vers l'extérieur; mais cet extérieur
n'est pas étranger à l'être comme résultant d'une individuation; car avant l'indivi-
duation cet être n'était pas distinct de l'ensemble de l'être qui s'est séparé en milieu
et en individu. De la même manière, la découverte de solution significative a une por-
tée vers l'intérieur de l'être, et accroît pour lui l'intelligibilité de sa relation au
monde; le monde n'est que ce qui est complémentaire de l'individu par rapport à une
indivision première; l'individualisation continue l'individuation. Chaque pensée,
chaque découverte conceptuelle, chaque surgissement affectif est une reprise de l'in-
dividuation première; elle se développe comme une reprise de ce schème de l'indivi-
duation première, dont elle est une renaissance éloignée, partielle, mais fidèle. Si la
connaissance retrouve les lignes qui permettent d'interpréter le monde selon les lois
stables, ce n'est pas parce qu'il existe dans le sujet des formes a priori de la sensibi-
lité dont la cohérence avec les données brutes venant du monde par la sensation serait
inexplicable; c'est parce que l'être comme sujet et l'être comme objet proviennent de
la même réalité primitive, et que la pensée qui maintenant paraît instituer une inex-
plicable relation entre l'objet et le sujet prolonge en fait seulement cette individuation
initiale; les conditions de possibilité de la connaissance sont en fait les causes d'exis-
tence de l'être individué. L'individualisation différencie les êtres les uns par rapport
aux autres, mais elle tisse aussi des relations entre eux; elle les rattache les uns aux
autres parce que les schèmes selon lesquels l'individuation se poursuit sont communs
258 L'INDIVIDUATION
tère tend à se détacher, parce que la personnalité ne peut plus assumer son rôle dyna-
mique ; c'est la personnalité qui est malade chez le caractériel, non le caractère. La
personnalité est ainsi une activité relationnelle entre principe et résultat; c'est elle qui
fait l'unité de l'être, entre ses fondements d'universalité et les particularités de l'indi-
vidualisation. La relation interindividuelle n'est pas toujours interpersonnelle. Il est
très insuffisant de faire appel à une communication des consciences pour définir la
relation interpersonnelle. Une relation interpersonnelle est une médiation commune
entre l'individuation et l'individualisation d'un être et l'individuation et l'individuali-
sation d'un autre être. Pour que cette unique médiation valable pour deux individua-
tions et deux individualisations soit possible, il faut qu'il y ait communauté séparée
des individuations et des individualisations; ce n'est pas au niveau des personnalités
constituées que la relation interpersonnelle existe, mais au niveau des deux pôles de
chacune de ces personnalités : la communauté ne peut intervenir après que les per-
sonnalités sont constituées; il faut qu'une communauté préalable des conditions de la
personnalité permette la formation d'une unique médiation, d'une unique personna-
lité pour deux individuations et deux individualisations. C'est pourquoi il est rare que
le domaine de l'interpersonnel soit véritablement coextensif en fait à toute la réalité
de chacune des personnalités; la relation interpersonnelle ne prend qu'une certaine
zone de chacune des personnalités; mais la cohérence particulière de chacune des
personnalités fait croire que la communauté existe pour tout l'ensemble des deux per-
sonnalités ; les deux personnalités ont une partie commune à titre véritable, mais aussi
une partie non-commune: les deux parties non-communes sont rattachées par la par-
tie commune; il s'agit d'identité partielle et de rattachement par cette identité plutôt
que de communication. Les consciences ne suffiraient pas à assurer une communica-
tion ; il faut une communication des conditions des consciences pour que la commu-
nication des consciences existe.
2. La relation au milieu
comme être jeune ou vieux, malade ou sain, fort ou faible, homme ou femme: or, on
n'est pas jeune ou vieux absolument dans cette relation, mais plus jeune ou plus vieux
qu'un autre; on est aussi plus fort ou plus faible; être homme ou femme, c'est être
homme par rapport à une femme ou femme par rapport à un homme. Il ne suffit pas
de parler ici de simple perception. Percevoir une femme comme femme, ce n'est pas
faire entrer une perception dans des cadres conceptuels déjà établis, mais se situer soi-
même à la fois quant à l'individuation et à l'individualisation par rapport à elle. Cette
relation interpersonnelle comporte une relation possible de notre existence comme
être individué par rapport à la sienne. Le perçu et l'éprouvé ne se dédoublent que dans
la maladie de la personnalité. Minkowski cite le cas d'un jeune schizophrène qui se
demande pourquoi le fait de voir une femme dans la rue lui cause une émotion déter-
minée: il ne voit aucune relation entre la perception de la femme et l'émotion éprou-
vée. Or, les caractères spécifiques ne peuvent suffire à expliquer l'unité de l'éprouvé
et du perçu, non plus que l'habitude ou tout autre principe d'unité extérieure.
L'individualité de l'être peut être effectivement perçue: une femme peut être perçue
comme ayant telle ou telle particularité qui la distingue de toute autre personne; mais
ce n'est pas en tant que femme qu'elle est ainsi distinguée: c'est en tant qu'être
humain, ou être vivant. La connaissance concrète correspondant à une complète
eccéité (cette femme-ci, telle femme) est ce en quoi individuation et individualisation
coïncident; c'est une certaine expression, une certaine signification qui fait que cette
femme est cette femme; tous les aspects de l'individualité et de l'individuation sont
incorporés à cette expression fondamentale que l'être ne peut avoir que s'il est réelle-
ment unifié. La psychologie de la Forme, développée en psychologie de l'expression,
considère comme réalité primitive la signification; en fait, la signification est donnée
par la cohérence de deux ordres de réalité, celui de l'individuation et celui de l'indi-
vidualisation. L'expression d'un être est bien une réalité véritable, mais ce n'est pas
une réalité saisissable autrement que comme expression, c'est-à-dire comme person-
nalité ; il n 'y a pas d'éléments de l'expression, mais il y a des bases de l'expression,
car l'expression est une unité relationnelle maintenue dans l'être par une incessante
activité; c'est la vie même de l'individu manifestée dans son unité. Au niveau de
l'expression, l'être est dans la mesure où il se manifeste, ce qui n'est pas vrai de l'in-
dividuation ou de l'individualisation.
On peut se demander s'il existe des individus autres que physiques ou vivants et s'il est
possible de parler de l'individuation psychique. En fait, il semble bien que l'indivi-
duation psychique soit plutôt une individualisation qu'une individuation, si l'on accep-
te de désigner par individualisation un processus de type plus restreint que l'indivi-
duation et qui a besoin du support de l'être vivant déjà individué pour se développer;
le fon,ctionnement psychique n'est pas un fonctionnement séparé du vital, mais, après
l'individuation initiale qui fournit à un être vivant son origine, il peut y avoir dans
l'unité de cet être individuel deux fonctions différentes, qui ne sont pas superposées,
mais qui sont l'une par rapport à l'autre (fonctionnellement) comme l'individu par rap-
port au milieu associé; la pensée et la vie sont deux fonctions complémentaires, rare-
ment parallèles; tout se passe comme si l'individu vivant pouvait à nouveau être le
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 261
La personnalité apparaît comme plus que relation: elle est ce qui maintient la
cohérence de l'individuation et du processus permanent d'individualisation; l'indivi-
duation n'a lieu qu'une fois; l'individualisation est aussi permanente que la percep-
tion et les conduites courantes; la personnalité, par contre, est du domaine du quan-
tique, du critique: des structures de personnalité s'édifient qui durent un certain
temps, résistent aux difficultés qu'elles doivent assumer, puis, lorsqu'elles ne peuvent
plus maintenir individuation et individualisation, se rompent et sont remplacées par
d'autres; la personnalité se construit par structurations successives qui se remplacent,
les nouvelles intégrant des sous-ensembles des plus anciennes, et en en laissant aussi
un certain nombre de côté comme des épaves inutilisables. C'est par crises succes-
sives que la personnalité se construit; son unité est d'autant plus forte que cette
construction ressemble plus à une maturation, dans laquelle rien de ce qui a été édifié
n'est définitivement rejeté, mais se trouve, parfois après un temps de sommeil, réin-
troduit dans le nouvel édifice. L'individuation est unique, l'individualisation conti-
nuelle, la personnalisation discontinue. Mais la discontinuité de la genèse recouvre
l'unité du processus de construction organisatrice; dans l'expression actuelle de la
personnalité harmonieuse se lisent les étapes antérieures qu'elle réassume en les inté-
grant à son unité fonctionnelle. L'expression etiam peccata de saint Augustin est vraie
seulement au niveau de la construction de la personnalité. On peut, en effet, dire que
la personnalité intègre etiam peccata sans supposer qu'il existe le caractère occasion-
nel heureux de lafeUx cu/pa, inexplicable sans recours à une transcendance.
Dans le rapport successif de ces phases de personnalité gît le fondement du pro-
blème de la transcendance; tous les schèmes qui visent à expliquer l'inhérence dans
l'homme d'un principe transcendant, ou qui veulent au contraire montrer que tout sort
génétiquement de l'expérience, ignorent la réalité initiale de l'opération d'individua-
tion. Il est vrai que l'être n'a pas et n'aura jamais en lui, dans la mesure où il est indi-
vidué, le cours complet de son explication; l'être individué ne peut rendre compte de
lui-même ni de tout ce qui est en lui-même, pas plus de son émotion devant le ciel
étoilé que de la loi morale en lui ou du principe du jugement vrai. Car l'être individué
n'a pas retenu en lui, dans ses limites ontogénétiques, tout le réel dont il est issu; il
est un réel incomplet. Mais il ne peut chercher non plus en dehors de lui un autre être
qui sans lui serait complet. Que ce soit selon la création ou la procession, l'être qui a
laissé former l'individu s'est dédoublé, est devenu individu et complément de l'indi-
vidu. La réalité première antérieure à l'individuation ne peut être retrouvée complète
hors de l'individu existant. La genèse de l'individu n'est pas une création, c'est-à-dire
un avènement absolu d'être, mais une individuation au sein de l'être. Le concept de
transcendance prend l'antériorité pour l'extériorité. L'être complet, origine de l'indi-
vidu, est aussi bien dans l'individu que hors de lui après individuation; cet être n'a
jamais été hors de l'individu, car l'individu n'existait pas avant que l'être ne s'indivi-
duât ; on ne peut même pas dire que l'être s'est individué : il y a eu individuation dans
l'être et individuation de l'être; l'être a perdu son unité et sa totalité en s' individuant.
C'est pourquoi la recherche de transcendance trouve hors de l'individu et avant lui
un autre individu qui a à la fois les apparences de l'individu et celles de la nature
actuelle, ce complément de l'individu. Mais l'image de l'être suprême ne peut pas
devenir cohérente, parce qu'il est impossible de faire coïncider, ou même de rendre
compatibles des aspects tels que le caractère personnel de l'être suprême et son
caractère d'ubiquité et d'éternité positives, qui lui donnent une cosmicité. La
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 263
recherche d'immanence est vouée au même échec final, car elle voudrait refaire un
monde à partir de ce que l'on trouve dans l'être individué ; l'aspect de personnalité
est alors prédominant, mais la cosmicité se dérobe; l'être individué se trouve ainsi
par rapport à l'ensemble du monde dans une double relation, comme être qui com-
prend la nature en tant que naturante, et comme être qui est un mode de la nature natu-
rée. La relation de la nature naturante et de la nature naturée est aussi difficilement
saisissable dans la recherche d'immanence à l'intérieur de l'être individué que celle
de Dieu comme être personnel agent et de Dieu comme omniprésent et éternel, c'est-
à-dire doué de cosmicité. La requête de transcendance comme la requête d'imma-
nence cherchent à refaire l'être entier avec l'un de ces deux symboles d'être inachevé
que sépare l'individuation. La pensée philosophique, avant de poser la question cri-
tique antérieurement à toute ontologie, doit poser le problème de la réalité complète,
antérieure à l'individuation d'où sort le sujet de la pensée critique et de l'ontologie.
La véritable philosophie première n'est pas celle du sujet, ni celle de l'objet, ni celle
d'un Dieu ou d'une Nature recherchés selon un principe de transcendance ou d'im-
manence, mais celle d'un réel antérieur à l'individuation, d'un réel qui ne peut être
cherché dans l'objet objectivé ni dans le sujet subjectivé, mais à la limite entre l'indi-
vidu et ce qui reste hors de lui, selon une médiation suspendue entre transcendance et
immanence. La raison qui rend vaine la recherche selon la transcendance ou l'imma-
nence rend vaine aussi la recherche de l'essence de l'être individué dans l'âme ou
dans le corps. Cette recherche a conduit à matérialiser le corps et à spiritualiser la
conscience, c'est-à-dire à substantialiser les deux termes après les avoir séparés. Le
terme corps après cette séparation conserve des éléments et des fonctions d'indivi-
duation (comme la sexualité) ; il conserve aussi des aspects d'individualisation,
comme les blessures, les maladies, les infirmités. Toutefois, il semble que l'indivi-
duation domine dans le corps en tant qu'il est un corps séparé, qui a sa vie et sa mort
à part des autres corps, et qui peut être blessé ou amoindri sans qu'un autre corps soit
blessé ou amoindri. La conscience prise comme esprit contient au contraire la base de
l'identité personnelle, sous la forme première d'une indépendance de la conscience
par rapport aux éléments matériels connus ou objets d'action; corps et conscience
deviennent alors en quelque façon deux individus séparés entre lesquels s'institue un
dialogue, et l'être total est conçu comme une réunion de deux individus. La matéria-
lisation du corps consiste à ne voir en lui qu'un pur donné, résultant du pouvoir de
l'espèce et des influences du milieu; le corps est alors comme un élément du milieu;
il est le plus proche milieu pour l'âme qui devient l'être même, comme si le corps
entourait l'âme (carneam vestem, dit saint Augustin). La conscience est spiritualisée
en ce sens que l'expression y devient pensée claire et consentie, réfléchie, voulue
selon un principe spirituel; l'expression est entièrement enlevée au corps; le regard,
en particulier, qui est peut-être ce qui porte l'expression la plus raffinée et la plus pro-
fonde de l'être humain, devient « les yeux de chair» ; or, les yeux en tant que siège
de l'expression du regard ne peuvent être dits de chair; ils sont support et milieu de
l'expression, mais ne sont pas de chair comme. la pierre est de quartz et de mica; ils
ne sont pas seulement organes d'un corps, mais transparence intentionnelle d'un
vivant à d'autres vivants. Le corps ne peut être dit de chair que comme cadavre pos-
sible, et non comme vivant réel. Tout dualisme somato-psychique considère le corps
comme mort, ce qui permet de le réduire à une matière: crrolla crTUla, disait Platon
(Cratyle 400b). La spiritualisation de la conscience opère en direction inverse de la
264 L'INDIVIDUATION
5. Nous prenons ce mot au sens platonique des (JÛJ.l~oÀa (les deux morceaux d'une pierre brisée)
reconstituant l'objet originel entier quand on les rapproche à nouveau pour authentifier une relation d'hos-
pitalité.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 265
devient somatique, tandis que la science est psychique. En fait, la science, comme la
perception, sont psychosomatiques; elles supposent l'une et l'autre un affrontement
initial de l'être sujet et du monde dans une situation qui met l'être en question; la
seule différence réside en ce que la perception correspond à la résolution d'un
affrontement sans élaboration technique préalable, alors que la science vient d'un
affrontement à travers l'opération technique: la science est la perception technique,
qui prolonge la perception vitale, dans une circonstance qui suppose une élaboration
préalable, mais répond bien à un engagement nouveau; tant que l'eau monte dans
les corps de pompe, la technique suffit; mais quand l'eau ne monte plus, la science
est nécessaire. La démesure technique est profitable au développement des sciences
comme l'élan des tendances est nécessaire au développement de la perception, car
cette démesure comme cet élan mettent l 'homme devant la nécessité de stabiliser à
nouveau le rapport entre sujet et monde par la signification perceptive ou la décou-
verte scientifique. Enfin, l'opposition entre l'animal et l'homme, érigée en principe
dualiste, trouve ses origines dans la même opposition somato-psychique. Par rapport
à l'homme qui perçoit, l'animal paraît perpétuellement sentir sans pouvoir s'élever
au niveau de la représentation de l'objet séparée du contact avec l'objet. Pourtant,
en l'animal aussi existe une relative opposition entre les conduites instinctives (qui
tirent leur direction, leur orientation, de montages déjà donnés) et les conduites de
réaction organisée, montrant la mise en œuvre d'une présence au monde définie,
avec possibilité de conflit. Les conduites instinctives sont celles qui se déroulent
non pas sans adaptation, car il n'est pas de conduite qui ne suppose adaptation, mais
sans conflit préalable; on pourrait dire que la conduite instinctive est celle en
laquelle les éléments de la solution sont contenus dans la structure de l'ensemble
constitué par le milieu et l'individu; au contraire, une conduite de réaction organi-
sée est celle qui implique de la part de l'être vivant l'invention d'une structure. Or,
les réactions organisées supposent les instincts, mais elles ajoutent quelque chose à
la situation, au niveau de la résolution; ce sont toujours les instincts, avec les ten-
dances qui en dérivent si les objets sont présents, qui jouent le rôle de moteurs. La
différence avec les conduites dites humaines réside en ce que la motivation par les
instincts reste, généralement, visible sous les conduites lorsqu'il s'agit d'un animal
et que l'observateur est un homme, alors que les motivations qui dynamisent la
conduite humaine peuvent ne pas être facilement décelables pour un autre homme
pris comme observateur. La différence est de niveau plus que de nature. En confon-
dant chez l'animal les conduites instinctives simples avec les réactions conflic-
tuelles qui les surmontent, nous unifions abusivement les aspects d'individuation et
les aspects d'individualisation. Or, il est exact que les conduites relevant de l'indi-
viduation sont plus nombreuses et plus facilement observables que les conduites de
l'individualisation, mais il n'est pas exact que les premières soient les seules; toute
individualisation suppose une individuation, mais elle y ajoute quelque chose.
L'erreur vient de ce que nous cherchons des conduites qui ne seraient pas instinc-
tives ; or, lorsqu'une absence absolue d'instincts laisse l'être en état d'anorexie, plus
aucune conduite n'est possible; c'est l'indistinction absolue, la prostration, l'ab-
sence d'orientation qui remplace la finalité des conduites. Cette opposition entre
l'animal ct l'homme, qui n'est pas fondée, ajoute un nouveau substantialisme impli-
cite au substantialisme de base au moyen duquel nous donnons l'individualité au
corps et à l'âme en l'homme.
266 L'INDIVIDUAT10N
Il existe par ailleurs une fonne de monisme qui n'est qu'un bisubstantialisme dont
un des termes est écrasé. Dire que seul le corps est détenninant, ou que seul l'esprit
est réel, c'est supposer implicitement qu'il existe un autre terme dans l'individu,
telme réduit et privé de toute sa consistance, mais pourtant réel en tant que doublure
inutile ou niée. La perte du rôle n'est pas la perte de l'être, et cet être existe assez pour
soustraire du tenne dominant un certain nombre de fonctions et les rejeter hors de la
représentation de l'individu véritable; le monisme matérialiste ou le monisme spiri-
tualiste sont en fait des dualismes asymétriques: ils imposent une mutilation de l'être
individuel complet. Le seul véritable monisme est celui dans lequel l'unité est saisie
au moment où la possibilité d'une diversité de fonctionnement et de structures est
pressentie. Le seul véritable monisme est celui qui, au lieu de suivre un dualisme
implicite qu'il paraît refuser, contient en lui la dimension d'un dualisme possible,
mais sur un fond d'être qui ne peut s'éclipser. Ce monisme est génétique, car seule la
genèse assume l'unité contenant pluralité; le devenir est saisi comme dimension de
l'individu, à partir du temps où l'individu n'existait pas comme individu. Le dualisme
ne peut être évité que si l'on part d'une phase de l'être antérieure à l'individuation,
pour relativiser l'individuation en la situant panni les phases de l'être. La seule com-
patibilité de la dualité et de l'unité est dans la genèse de l'être, dans l'ontogénèse. On
peut donc dire, en un certain sens, que les différentes notions de monisme et de plu-
ralisme proviennent d'un postulat commun, celui selon lequel l'être est d'abord sub-
stance, c'est-à-dire existe comme individué avant toute opération et toute genèse. Le
monisme comme le dualisme se mettent donc dans l'impossibilité de retrouver une
genèse effective, parce qu'ils veulent faire sortir une genèse de l'être déjà individué
en tant que résultat de l'individuation; or, l'individu sort de l'individuation, mais il ne
la contient ni ne l'exprime tout entière. Ceci ne signifie pas que l'individu doive être
dévalué par rapport à une réalité première plus riche que lui; mais l'individu n'est pas
le seul aspect de l'être; il n'est tout l'être qu'avec le complément qu'est le milieu,
engendré en même temps que l'individu. De plus, l'irréversibilité du processus onto-
génétique interdit que l'on remonte du système postérieur à l'individuation au sys-
tème antérieur à l'individuation. Il y a dans le substantialisme deux erreurs; prendre
la partie pour l'origine du tout, en cherchant dans l'individu l'origine de l'individua-
tion, et vouloir renverser le cours de l' ontogénèse, en faisant sortir l'existence indivi-
duante de la substance individuée.
6. Songer, par exemple, au suicide incompréhensible de Georges Eastman, industriel américain en pro-
duits photographiques ayant inventé en 1886, les rouleaux de pellicules en celluloïd, et lancé, en 1888,
l'appareil Kodak. Voir Rousseau P., Histoire des techniques et des inventions, p. 421.
268 L'INDIVIDUAT10N
existe, c'est parce que des lois dont l'action n'est pas observable au niveau interindi-
viduel deviennent prépondérantes au niveau individuel. Si un seul type de relation
existait, l'individu ne serait pas isolé du tout dans lequel il s'intègre. De même, on ne
peut, en psychologie, définir la normalité de l'individu par une loi qui exprimela
cohérence du monde humain, car, si cette loi était la seule valable, il n'y aurait pas de
réalité individuelle, et aucun problème de normalité ne pourrait intervenir.
D'ailleurs, dans sa description des névroses citées, le docteur Kubie montre bien
que l'adaptation dont il s'agit, et qui définit la normalité, est une adaptation de l'indi-
vidu non pas seulement au monde humain, mais aussi à lui-même, puisque, formelle-
ment, le succès, la réussite, une situation enviable et enviée, un rôle honorable, la
richesse, ne constituent pas la satisfaction, sans laquelle il n'y a pas d'adaptation. Or,
ce n'est pas une loi comparable à celle de la gravitation dans le monde physique qui
permet de déterminer dans le monde humain si tel rôle convient ou ne convient pas à
telle personnalité. Le névrosé est celui auquel aucun rôle ne convient, et qui souffre
donc d'une constante désadaptation, non pas entre son rôle et la société, mais entre
lui-même et son rôle dans la société. On peut être désadapté sans être névrosé, et
névrosé sans être désadapté, parce que la compatibilité ou l'incompatibilité dans la
relation de l'individu à lui-même n'est pas régie par la loi de la relation interindivi-
duelle. Une sociologie implicite n'est pas une garantie d'objectivité en psychologie;
elle conduit seulement à ne pas poser le problème de la relation de l'individu à lui-
même. Or, cette question se pose au niveau de la pensée physique elle-même; elle se
pose à plus forte raison en psychologie, à cause de la plus haute organisation et de la
plus grande complexité de l'individu dans ce domaine.
soit une seule, mais en aucun cas deux seulement. La constitution de deux espèces ne
fait qu'exprimer la bipolarité de la normativité essentielle à une classification psycholo-
gique qui recèle une sociologie et une sociotechnique implicites. En réalité, comme
dans tout domaine de transductivité, il ya dans l'individu psychologique l'étalement
d'une réalité à la fois continue et multiple. Ce caractère, Bergson l'a saisi dans une de
ses dimensions, à savoir la dimension temporelle; mais, au lieu d'étudier plus profon-
dément les caractères de la relation selon l'ordre de la simultanéité, il est resté prévenu
contre la spatialité (à cause sans doute des abus de l'atomisme psychologique) et s'est
contenté d'opposer les caractères du « moi superficiel» à ceux du « moi profond ». Or,
la transductivité au niveau psychologique s'exprime par la relation entre l'ordre trans-
ductif du simultané et l'ordre transductif du successif. Sans cette relation, la réalité psy-
chologique ne serait pas distincte de la réalité physique. La relation qui a valeur d'être
dans le domaine psychologique est celle du simultané et du successif; ce sont les dif-
férentes modalités de cette relation qui constituent le domaine de transductivité pro-
prement psychologique; mais elles ne peuvent être réparties en espèces; elles
peuvent seulement être hiérarchisées selon tel ou tel type de fonction.
Enfin, le centre même de l'individualité apparaît ainsi comme la conscience
réflexive de soi-même, cette expression étant prise dans son plein sens; une
conscience non réflexive, incapable d'introduire une normativité tirée de la conduite
dans la conduite elle-même, ne réaliserait pas ce domaine de transductivité qui consti-
tue l'individu psychologique; en effet, la polarité caractéristique de la conduite téléo-
logique existe déjà au niveau biologique; mais il manque alors entre l'ordre du
simultané et l'ordre du successif cette réciprocité qui constitue la réalité psycholo-
gique. Nous ne voulons pas d'ailleurs par là affirmer qu'il existe une distinction radi-
cale entre l'ordre biologique et l'ordre psychologique; par hypothèse seulement nous
disons que la réalité biologique pure serait constituée par la non-réciprocité de la rela-
tion entre le domaine du simultané et celui du successif, tandis que la réalité psycho-
logique est précisément l'instauration de cette réciprocité à laquelle on peut donner le
nom de réflexion. Le vivant pur intègre bien son expérience passée à sa conduite pré-
sente, mais il ne peut opérer l'intégration inverse, parce qu'il ne peut mettre en jeu la
réflexion grâce à laquelle la conduite présente, déjà imaginée dans ses résultats et
analysée dans sa structure, est mise au même niveau ontologique que la conduite pas-
sée. Pour le vivant pur, il y a hétérogénité entre l'expérience et la conduite; pour l'in-
dividu psychologique, il y a une relative et progressive homogénéité de ces deux
réalités; la conduite passée, au lieu de sombrer dans le passé en devenant pure expé-
rience, conserve les caractères d'intériorité qui font d'elle une conduite; elle conserve
un certain coefficient de présence; inversement, la conduite présente, consciemment
représentée comme ce qui aura des conséquences aussi effectives que celles qui
constituent maintenant l'expérience réelle du passé, est déjà par avance une expé-
rience. La possibilité de prévoir et celle de se rappeler convergent parce qu'elles sont
de même nature et ont une fonction unique: réaliser la réciprocité de l'ordre du simul-
tané et de l'ordre du successif.
Le domaine de l'individualité psychologique apparaît ainsi comme affecté d'une
certaine précarité, car il ne se définit pas seulement par la composition d'un certain
nombre d'éléments, constituant une idiosyncrasie partiellement instable, mais aussi
par un dynamisme auto-constitutif, qui n'existe que dans la mesure où il s'alimente
lui-même et se maintient dans l'être; sur un soubassement biologique apportant une
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 271
culture, et qui l'incitent à poser ses problèmes particuliers selon une normativité déjà
élaborée par d'autres individus. L'individu psychologique a un choix à opérer parmi
des valeurs et des conduites dont il reçoit des exemples: mais tout n'est pas donné
dans la culture; et il faut distinguer entre la culture et la réalité transindividuelle ; la
culture est neutre en quelque manière; elle demande à être polarisée par le sujet se
mettant en question lui-même; au contraire, il y a dans la relation transindividuelle
une exigence de mise en question du sujet par lui-même, parce que cette mise en
question est déjà commencée par autrui; la décentration du sujet par rapport à lui-
même est effectuée en partie par autrui dans la relation interindividuelle. Cependant,
il faut noter que la relation interindividuelle peut masquer la relation transindivi-
duelle, dans la mesure où une médiation purement fonctionnelle est offerte comme
une facilité qui évite la véritable position du problème de l'individu par l'individu lui-
même. La relation interindividuelle peut rester un simple rapport et éviter la réflexi-
vité. Pascal a ressenti et noté d'une manière très vive l'antagonisme du divertissement
et de la conscience réflexive du problème de l'individu; dans la mesure où la relation
interindividuelle offre une pré-valorisation du moi saisi comme personnage à travers
la représentation fonctionnelle qu'autrui s'en fait, cette relation évite l'acuité de la
mise en question de soi par soi. Au contraire, la véritable relation transindividuelle ne
commence que par-delà la solitude; elle est constituée par l'individu qui s'est mis en
question, et non par la somme convergente des rapports interindividuels. Pascal
découvre la transindividualité dans la relation réciproque avec le Christ: « J'ai versé
telle goutte de sang pour toi» dit le Christ; et l 'homme qui a su rester seul comprend
que le Christ est en agonie jusqu'à la fin des temps; « il ne faut pas dormir pendant
que le Christ est à l'agonie », dit Pascal. Le véritable individu est celui qui a traversé
la solitude; ce qu'il découvre au delà de la solitude, c'est la présence d'une relation
transindividuelle. L'individu trouve l'universalité de la relation au terme de l'épreuve
qu'il s'est imposée, et qui est une épreuve d'isolement. Cette réalité est indépendante,
croyons-nous, de tout contexte religieux, ou plutôt, elle est antérieure à tout contexte
religieux et c'est elle qui est la base commune de toutes les forces religieuses, quand
elle se traduit en religion. La source de toutes les religions n'est pas, comme certaines
pensées sociologiques ont voulu le montrer, la société, mais le transindividuel. Ce
n'est que par la suite que cette force est socialisée, institutionnalisée; mais elle n'est
pas sociale dans son essence. Nietzsche nous montre Zarathoustra gagnant sa caverne,
au sommet de la montagne pour y trouver la solitude qui lui permet de pressentir
l'énigme de l'univers et de parler au Soleil; il s'est isolé des autres hommes au point
de pouvoir dire: « Ô grand astre, quelle ne serait pas ta tristesse si tu connaissais ceux
que tu éclaires ! » La relation transindividuelle, c'est celle de Zarathoustra à ses dis-
ciples, ou celle de Zarathoustra au danseur de corde qui s'est brisé au sol devant lui et
a été abandonné par la foule; la foule ne considérait le funambule que pour sa fonc-
tion; elle l'abandonne quand, mort, il cesse d'exercer sa fonction; au contraire,
Zarathoustra se sent frère de cet homme, et emporte son cadavre pour lui donner une
sépulture; c'est avec la solitude, dans cette présence de Zarathoustra à un ami mort
abandonné par la foule, que commence l'éprèuve de la transindividualité. Ce que
Nietzsche décrit comme le fait de vouloir « monter sur ses propres épaules» est l'acte
de tout homme qui fait l'épreuve de la solitude pour découvrir la transindividualité.
Or, Zarathoustra ne découvre pas dans sa solitude un Dieu créateur, mais la présence
panthéistique d'un monde soumis au retour éternel: « Zarathoustra mourant tenait la
274 L'INDIVIDUATION
présent. La mémoire est l'unité de l'être comme totalité, c'est-à-dire comme système
incorporant ce dédoublement et résistant à lui, si bien que ce dédoublement peut être
repris, réassumé par l'être. Se rappeler, c'est se retrouver. Mais ce qui retrouve n'est
pas homogène à ce qui est retrouvé; ce qui retrouve est comme l'individu, et ce qui
est retrouvé est comme le milieu. L'unité de l'être qui se rappelle est l'unité de la ren-
contre des symboles. L'être qui se rappelle est plus que le moi; il est plus qu'indi-
vidu; il est l'individu plus quelque chose d'autre. Il en va de même d'ailleurs de
l'imagination; la différence entre mémoire et imagination réside dans le fait que le
principe de rencontre entre le moi et le symbole du moi s'aligne sur une tendance
dynamique du moi, dans l'imagination, alors que dans la mémoire le principe de ren-
contre est dans le symbole du moi; dans les deux cas il y a symbolisation, mais dans
l'opération de mémoire la symbolisation prend le symbole complémentaire du moi
pour individu et le moi pour milieu; dans l'imagination, c'est le moi qui est individu
et le symbole du moi qui est milieu. Enfin, dans le dialogue avec soi-même, les deux
rôles alternent, si bien qu'une quasi-réciprocité s'institue entre le moi et le symbole
du moi. Mais cette réciprocité est illusoire: elle ne peut équivaloir à une véritable
réciprocité que dans les cas de dédoublement, c'est-à-dire lorsque s'effectue une cer-
taine coalescence partielle entre les deux symboles du moi, le symbole par rapport
auquel le moi est un individu et celui par rapport auquel il est un milieu; une contre-
personnalité se constitue ainsi aux dépens de la première, qui perd peu à peu son pou-
voir d'actualité et par conséquent de liberté; la liberté est en effet essentiellement
constituée par cette double adéquation du moi à ses deux symboles, celui de la
mémoire et celui de l'imagination. Ce que la psychanalyse considère comme un
inconscient devrait en fait être considéré comme un contre-moi, un double qui n'est
pas un vrai moi parce qu'il n'est jamais doué d'actualité; il ne peut s'exprimer qu'à
travers le sommeil ou les actes automatiques, non dans l'état d'activité intégrée.
L'idée du dédoublement de personnalité de Janet est peut-être plus près de la réalité
que celle d'inconscient admise depuis Freud. Cependant, il vaudrait mieux parler
d'un doublement de personnalité, d'une personnalité-fantôme, que d'un dédouble-
ment de personnalité. Ce n'est pas la personnalité actuelle qui se dédouble, mais une
autre personnalité, un équivalent de personnalité qui se constitue en dehors du champ
du moi comme une image virtuelle se constitue au delà d'un miroir, pour l'observa-
teur, sans y être réellement. S'il y avait un véritable dédoublement de personnalité, on
ne pourrait parler d'état premier et d'état second; même si l'état second occupe un
temps plus long que l'état premier, il n'a pas la même structure et peut être reconnu
comme état second.
Or, Descartes choisit la mémoire naissante comme cas privilégié dans lequel se lit
l'existence du sujet: la réciprocité du doute qui vient d'être par rapport au doute qui
est actuellement en train de se constituer comme doute établit dans une circularité
conditionnelle et causale l'unité substantielle du sujet. Cependant, cette circularité est
un cas-limite; déjà la distance existe, et il faut qu'elle existe pour que la circularité
puisse exister; mais la circularité recouvre et ~issimule la distance; c'est pourquoi
Descartes peut substantialiser ce qui n'est pas à proprement parler une substance, à
savoir une opération; l'âme est définie comme res et comme cogitans, support d'opé-
ration et opération en train de s'accomplir. Or, l'unité et l'homogénéité de cet être fait
d'un support et d'une opération ne peut être affirmée qu'autant que l'ensemble être-
opération continue à se perpétuer selon le même mode. Si l'activité cesse ou paraît
280 L'INDIVIDUATION
contraire, le corps résulte du dédoublement qui crée la mémoire comme être individué
par rapport à une conscience milieu de l'individuation: la conscience de la mémoire
est ainsi toujours comme au-dessous de ce qu'elle se rappelle, alors que la conscience
imaginante est au-dessus de ce qu'elle imagine ~ c'est le passé, donc le corps, qui
dirige et choisit le présent dans la conscience de la mémoire, tandis que le présent
choisit l'avenir dans la conscience imaginante. Dans la mémoire, c'est le corps qui
dispose; dans l'imagination, c'est la conscience.
La conscience se rattache au corps par la mémoire et par l'imagination au moins
autant que par les fonctions en général considérées comme psychosomatiques; l' op-
position complémentaire de la mémoire et de l'imagination indique la relation psy-
chophysiologique. Mais cette relation ne peut être assimilée à la relation
bisubstantielle ; l'aspect d'âme et l'aspect de corps ne sont que des cas extrêmes;
l'âme pure, c'est le présent; le corps pur, c'est l'âme infiniment passée ou infiniment
éloignée dans l'avenir. C'est pourquoi l'âme est univalente alors que le corps est biva-
lent; le corps est passé et avenir pur ; l'âme fait coïncider passé prochain et avenir
prochain; elle est présente; l'âme est le présent de l'être; le corps est son futur et son
passé; l'âme est dans le corps comme le présent est entre l'avenir et le passé qui
rayonnent à partir de lui. Le corps est passé et avenir, mais non pas l'âme; en ce sens,
elle est intemporelle comme âme pure; mais cet intemporel est pourtant logé entre
deux réalités temporelles; cet intemporel se temporalise en devenant corps, vers le
passé, et il se lève d'une réalité corporelle qui se rapproche de l'état de présent. La
réalité de l'être vient de l'avenir vers le présent en devenant âme, et se réincorpore en
passant. L'âme surgit et s'édifie entre les deux corporéités ~ elle est extrémité de l'ani-
mation et origine de l'incorporation.
La conscience est ainsi médiation entre deux devenirs corporels, mouvement
ascendant vers le présent, mouvement descendant à partir du présent. On pourrait dire
que ce mouvement de devenir, procédant étape par étape, est transductif. Le vrai
schème de transduction réelle est le temps, passage d'état à état qui se fait par la
nature même des états, par leur contenu et non pas par le schème extérieur de leur
succession: le temps ainsi conçu est mouvement de l'être, modification réelle, réalité
qui se modifie et est modifiée, étant à la fois ce qu'elle quitte et ce qu'elle prend,
réelle en tant que relationnelle au milieu de deux états; être du passage, réalité pas-
sante, réalité en tant qu'elle passe, telle est la réalité transductive. L'être individué est
celui pour lequel il existe cette montée et cette descente du devenir par rapport au pré-
sent central. Il n'y a d'être individué vivant et psychique que dans la mesure où il
assume le temps. Vivre comme être individué est exercer mémoire et anticipation. Le
présent est psychosomatique à la limite, mais il est essentiellement psychique. Par
rapport à ce présent qui ~st psychique, l'avenir est comme un immense champ pos-
sible, un milieu de virtualités associées au présent par une relation symbolique; le
passé au contraire par rapport à ce même présent est un ensemble de points indivi-
dualisés, localisés, définis. Le présent est transduction entre le champ d'avenir et les
points en réseau du passé. À travers et par le présent, le champ d'avenir se réticule;
il perd ses tensions, ses potentiels, son énergie implicite répandue en toute son éten-
due, coextensive à lui; il se cristallise en points individués dans un vide neutre; alors
que la tendance de l'avenir est répandue dans tout le milieu, comme l'énergie d'un
champ non localisable en points, et constitue une sorte d'énergie d'ensemble, le passé
se réfugie en un réseau de points qui absorbent toute sa substance; il perd le milieu,
282 L'INDIVIDUATION
gée de l'auteur; l'âme ne pourrait être alors qu'un être imparfaitement détaché à l'in-
térieur d'une totalité qui perdrait ainsi son unité réciproque de plénitude circulaire. Si,
par contre, l'âme est conçue comme ce qui perpétue l'opération première d'indivi-
duation que l'être exprime et intègre parce qu'il en résulte, mais la renferme et la pro-
longe, si bien que la genèse qui l'a fait être est véritablement sa genèse, l'âme
intervient comme prolongement de cette unité; elle a référence à ce qui n'a pas été
incorporé dans l'individu par l'individuation; elle est présence à ce symbole de l'in-
dividu; elle est au centre même de l'individu, mais elle est aussi ce par quoi il reste
attaché à ce qui n'est pas individu.
Chapitre III
Une telle vue de la réalité individuelle visant à éclairer les problèmes que la psycho-
logie se donne pour tâche de résoudre ne permettrait pourtant pas d'aboutir à une
représentation claire du rapport de l'individu à la société. La société rencontre l'être
individuel et est rencontrée par lui dans le présent. Mais ce présent n'est pas le même
que ce qu'on pourrait nommer à la limite le présent individuel, ou présent somatopsy-
chique. Le rapport social est bien au présent, du point de vue de chaque individu. Mais
la société rencontrée dans ce rapport possède elle-même son équivalent de substantia-
lité, sa présence, sous forme d'une corrélation entre avenir et passé; la société devient;
une affirmation de permanence est encore un mode de devenir, car la permanence est la
stabilité d'un devenir ayant dimension temporelle. L'individu rencontre dans la société
une exigence définie d'avenir et une conservation du passé; l'avenir de l'individu dans
la société est un avenir réticulé, conditionné selon des points de contact, et qui a une
structure très analogue à celle du passé individuel. L'engagement dans la société pour
l'individu le dirige vers le fait d'être ceci ou cela; le devenir ne s'effectue plus, comme
dans l'individu non-social envisagé par hypothèse, de l'avenir vers le présent: il s'ef-
fectue en sens inverse, à partir du présent; l'individu se voit proposer des buts, des
rôles à choisir; il doit tendre vers ces rôles, vers des types, vers des images, être guidé
par des structures qu'il s'efforce de réaliser en s'accordant à elles et en les accomplis-
sant; la société devant l'être individuel présente un réseau d'états et de rôles à travers
lesquels la conduite individuelle doit passer.
Ce qui importe surtout pour la société est le passé individuel, car l'accord de l' in-
dividuel et du social se fait par la coïncidence de deux réticulations. L'individu est
obligé de projeter son avenir à travers ce réseau social qui est déjà là ; pour se socia-
liser, l'individu doit passer; s'intégrer est coïncider selon une réticulation et non
selon cette force immanente à l'avenir de l'être somato-psychique. Du passé social,
l'individu retire tendance et poussée vers telle'action plutôt que souvenir véritable; il
en retire ce qui en lui s'associerait au dynamisme de son avenir et non à la réticula-
tion de son passé individuel; le rapport au social exige qu'entre l'âme individuelle et
le contact social intervienne une sorte de renversement, de commutation. La socialité
exige présence, mais présence retournée. L'âme sociale et l'âme individuelle opèrent
286 L'INDIVIDUATION
en sens inverse, individuent à rebours l'une de l'autre. C'est pourquoi l'individu peut
s'apparaître à lui-même comme se fuyant dans le social et se confinnant dans l' opposi-
tion au social. Le social apparaît ainsi comme une réalité fort différente du milieu par
rapport à l'individu; ce n'est que par une extension de sens et de manière assez impré-
cise que l'on peut parler de milieu social. Le social pourrait être un milieu si l'être indi-
vidué était un simple résultat d'individuation accomplie une fois pour toutes,
c'est-à-dire s'il ne continuait pas à vivre en se transformant. Le milieu social n'existe
comme tel que dans la mesure où il n'est pas saisi comme social réciproque; une telle
situation ne correspond qu'à celle de l'enfant ou du malade; elle n'est pas celle de
l'adulte intégré. L'adulte intégré est par rapport au social un être également social dans
la mesure où il possède une conscience active actuelle, c'est-à-dire dans la mesure où il
prolonge et perpétue le mouvement d'individuation qui lui a donné naissance, au lieu de
résulter seulement de cette individuation. La société ne sort pas réellement de la pré-
sence mutuelle de plusieurs individus, mais elle n'est pas non plus une réalité substan-
tielle qui devrait être superposée aux êtres individuels et conçue comme indépendante
d'eux: elle est l'opération et la condition d'opération par laquelle se crée un mode de
présence plus complexe que la présence de l'être individué seul.
La relation d'un être individué à d'autres êtres individués peut se faire soit de manière
analogique, le passé et l'avenir de chacun coïncidant avec le passé et l'avenir des
autres, soit de manière non analogique, l'avenir de chaque être individué trouvant
dans l'ensemble des autres êtres non pas des sujets mais une structure réticulaire à tra-
vers laquelle il doit passer. Le premier cas est celui de ce que les chercheurs améri-
cains nomment in-group; le second, celui de ce que l'on nomme out-group; or, il n'y
a pas d'in-group qui ne suppose un out-group. Le social est fait de la médiation entre
l'être individuel et l'out-group par l'intermédiaire de l'in-group. Il est vain de procé-
der à la manière de Bergson en opposant groupe ouvert et groupe fermé* ; le social, à
brève distance, est ouvert; à grande distance, fermé; l'opération sociale est plutôt
située à la limite entre l'in-group et l'out-group qu'à la limite entre l'individu et le
groupe; le corps propre de l'individu s'étend jusqu'aux limites de l'in-group; comme
il existe un schéma corporel, il existe un schéma social qui étend les limites du moi
jusqu'à la frontière entre in-group et out-group. On peut considérer en un certain sens
le groupe ouvert (in-group) comme le corps social du sujet; la personnalité sociale
s'étend jusqu'aux limites de ce groupe; la croyance, comme mode d'appartenance à
un groupe, définit l'expansion de la personnalité jusqu'aux limites de l'in-group; un
tel groupe en effet peut être caractérisé par la communauté des croyances implicites
et explicites chez tous les membres du groupe.
Certes, il peut arriver dans certains cas que le groupe ouvert se réduise tellement
autour d'un sujet atypique que l'expansion sociale de la personnalité soit nulle, et que
par conséquent tout groupe soit out-group; c'est ce qui se produit dans les cas de
délinquance, d'aliénation mentale, ou chez les « déviants », à l'intérieur d'un groupe
déterminé; il peut se faire aussi que par un immense effort de dilatation de la person-
nalité, tout groupe, même ceux qui normalement paraissent des out-groups, soit
accepté par le sujet comme in-group. La charité est la force d'expansion de la per-
sonnalité qui ne veut reconnaître aucune limite à l'in-group et le considère comme
coextensif à 1'humanité entière ou même à toute la création; pour saint François
d'Assise non seulement les hommes mais les animaux eux-mêmes faisaient partie de
l'in-group, du groupe d'intériorité. De même, le Christ ne se reconnaissait pas d'en-
nemis, ayant une attitude d'intériorité même envers ceux qui le frappaient.
Entre ces deux extrêmes qui réduisent absolument ou dilatent infiniment les fron-
tières du groupe d'intériorité se trouve le statut de la vie courante, c'est-à-dire de la
vie sociale habituelle, qui situe à une certaine distance de l'individu la limite entre le
groupe d'intériorité et le groupe d'extériorité. Cette limite est définie par une seconde
zone de présence qui se rattache à la présence de l'individu. L'intégration de l'indi-
vidu au social se fait par la création d'une analogie de fonctionnement entre l'opéra-
tion définissant la présence individuelle et l'opération définissant la présence sociale;
l'individu doit trouver une individuation sociale qui recouvre son individuation per-
sonnelle ; son rapport à l'in-group et son rapport à l'out-group sont l'un et l'autre
comme avenir et passé; l'in-group est source de virtualités, de tensions, comme
l'avenir individuel; il est réservoir de présence parce qu'il précède l'individu dans la
rencontre du groupe d'extériorité; il refoule le groupe d'extériorité. Sous forme de
croyance, l'appartenance au groupe d'intériorité se définit comme une tendance non
structurée, comparable à l'avenir pour l'individu: elle se confond avec l'avenir indi-
viduel, mais elle assume aussi le passé de l'individu, car l'individu se dorme une ori-
gine dans ce groupe d'intériorité, réelle ou mythique: il est de ce groupe et pour ce
groupe; avenir et passé sont simplifiés, amenés à un état de pureté élémentaire.
Or, on peut se demander si une anthropologie ne serait pas capable de donner une
vision unitaire de l'homme susceptible de servir de principe à cette étude de la rela-
tion sociale. Mais une anthropologie ne comporte pas cette dualité relationnelle conte-
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 289
nue en unité qui caractérise le rapport; ce n'est pas à partir d'une essence que l'on
peut indiquer ce qu'est l'homme, car toute anthropologie sera obligée de substantiali-
ser soit l'individuel soit le social pour donner une essence de l'homme. Par elle-
même, la notion d'anthropologie comporte déjà l'affirmation implicite de la
spécificité de l'Homme, séparé du vital. Or, il est bien certain que l'on ne peut faire
sortir l 'homme du vital, si l'on retranche du vital l'Homme; mais le vital est le vital
comportant l'homme, non le vital sans l'Homme; c'est le vital jusqu'à l'Homme, et
comprenant l'Homme; il yale vital entier, comprenant l'Homme.
Le regard anthropologique supposerait ainsi une abstraction préalable, du même
type que celle que l'on rencontre dans les subdivisions en individuel et social, et prin-
cipe de ces abstractions ultérieures. L'anthropologie ne peut être principe de l'étude
de l'Homme; ce sont au contraire les activités relationnelles humaines, comme celle
qui constitue le travail, qui peuvent être prises pour principe d'une anthropologie à
édifier. C'est l'être comme relation qui est premier et qui doit être pris comme prin-
cipe; l'humain est social, psycho-social, psychique, somatique, sans qu'aucun de ces
aspects puisse être pris comme fondamental alors que les autres seraient jugés acces-
soires. Le travail, en particulier, ne peut être défini seulement comme un certain rap-
port de l'homme à la nature. Il existe un travail qui ne se réfère pas à la Nature, par
exemple le travail accompli sur l'Homme même; un chirurgien travaille; l'exploita-
tion de la Nature par les Hommes associés est un cas particulier de l'activité relation-
nelle qui constitue le travail; le travail ne peut être saisi dans son essence, selon un
cas particulier, que si cette essence découpe sa particularité sur tout le spectre des
activités de travail possibles; un cas particulier ne peut être pris comme fondement,
même s'il se rencontre très fréquemment. Le travail est un certain rapport entre le
groupe d'intériorité et le groupe d'extériorité, comme la guerre, la propagande, le
commerce. Chaque groupe par rapport aux autres peut être considéré, dans une cer-
taine mesure, comme un individu; mais l'erreur des conceptions psycho-sociolo-
giques traditionnelles consiste à prendre le groupe pour un agglomérat d'individus à
la manière dont il existe des agglomérats d'individus dans les sciences - domaine des
sciences biologiques; en fait, le groupe d'intériorité (et tout groupe par rapport à lui-
même existe dans la mesure où il est un groupe d'intériorité) est fait de la superposi-
tion des personnalités individuelles, et non de leur agglomération; l'agglomération,
organisée ou inorganique, supposerait une vision prise au niveau des réalités soma-
tiques, non des ensembles somato-psychiques.
Un groupe d'intériorité n'a pas une structure plus complexe qu'une seule per-
sonne; chaque personnalité individuelle est coextensive à ce que l'on peut nommer la
personnalité de groupe, c'est-à-dire au lieu commun des personnalités individuelles
constituant le groupe. Or, cette manière d'envisager le groupe n'est pas un psycholo-
gisme, pour deux raisons: la première est que le mot de personnalité n'est pas pris en
un sens psychique pur, mais réellement et unitairement psychosomatique, incluant
tendances, instincts, croyances, attitudes somatiques, significations, expression. La
seconde, plus importante et constituant le fondement de la première, est que ce recou-
vrement des personnalités individuelles dans le groupe d'intériorité joue un rôle de
structure et de fonction auto-constitutive. Ce recouvrement est une individuation, la
résolution d'un conflit, l'assomption de tensions conflictuelles en stabilité organique,
structurale et fonctionnelle. Ce ne sont pas des structures de personnalités antérieure-
ment définies, constituées et toutes faites avant le moment où le groupe d'intériorité
290 L'INDIVIDUATION
Il n'est donc pas juste de parler de l'influence du groupe sur l'individu; en fait, le
groupe n'est pas fait d'individus réunis en groupe par certains liens, mais d'individus
groupés, d'individus de groupe. Les individus sont individus de groupe comme le
groupe est groupe d'individus. On ne peut dire que le groupe exerce une influence sur
les individus, car cette action est contemporaine de la vie des individus et n'est pas indé-
pendante de la vie des individus; le groupe n'est pas non plus réalité interindividuelle,
mais complément d'individuation à vaste échelle réunissant une pluralité d'individus.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 291
Ce type de réalité ne peut être pensé si l'on n'accepte pas qu'il y ait une converti-
bilité mutuelle des structures en opérations et des opérations en structures, et si l'on
ne considère pas l'opération relationnelle comme ayant une valeur d'être. Le substan-
tialisme oblige à penser le groupe comme antérieur à l'individu ou l'individu comme
antérieur au groupe, ce qui engendre le psychologisme et le sociologisme, deux sub-
stantialismes à des niveaux différents, moléculaires ou molaires. Le choix d'une
dimension intermédiaire, microsociologique ou macropsychique, ne peut résoudre le
problème, car il n'est pas fondé sur le choix d'une dimension adéquate à un phéno-
mène particulier, intermédiaire entre le social et le psychique. Il n'y a pas un domaine
psychosociologique, qui serait celui des groupes restreints; cet aspect privilégié de
certains groupes restreints provient seulement du fait que les crises successives d'in-
dividuation, les accès de structurations fonctionnelles par lesquelles ils passent sont
plus visibles et peuvent être plus facilement étudiés. Mais ces phénomènes sont les
mêmes que dans les groupes plus vastes, et mettent en jeu les mêmes rapports dyna-
miques et structuraux; seuls les types de médiation entre individus sont plus com-
plexes, utilisant des modes de transmission et d'action qui impliquent un délai et
dispensent de la présence réelle; mais ce développement des réseaux de communica-
tion et d'autorité ne donne pas une essence à part aux phénomènes macrosociaux en
tant que sociaux, dans leur rapport à ce que l'on convient de nommer l'être individuel.
Le rapport de l'individu au groupe est toujours le même en son fondement: il repose
sur l'individuation simultanée des êtres individuels et du groupe; il est présence.
Dans l'individu, la croyance est l'ensemble latent de références par rapport auxquelles
des significations peuvent être découvertes. La croyance n'est pas l'immanence du
groupe à l'individu qui ignorerait une telle immanence et se croirait faussement un indi-
vidu autonome alors qu'il ne ferait qu'exprimer le groupe; la croyance est cette indivi-
duation collective en train d'exister; elle est présence aux autres individus du groupe,
recouvrement des personnalités; c'est sous forme de croyance que les personnalités se
recouvrent: plus exactement, ce qu'on nomme croyance collective est l'équivalent,
dans la personnalité, de ce que serait dans l'individu une croyance; mais cette croyance
n'existe pas à titre de croyance; il n'y a croyance que lorsque quelque force ou obstacle
oblige l'individu à définir et à structurer son appartenance au groupe, sous une forme
exprimable en termes intelligibles pour des individus qui ne sont pas membres du
groupe. La croyance suppose un fondement de la croyance, qui est la personnalité faite
dans l'individuation du groupe; la croyance se développe en l'individu sous forme de
véritable croyance lorsque l'appartenance au groupe est mise en question; la croyance
est véritablement interindividuelle; elle suppose un fondement qui ne soit pas seule-
ment interindividuel, mais véritablement groupaI.
C'est pourquoi l'étude des croyances est un assez mauvais moyen de connaître
l'homme en tant que membre d'un groupe. L;homme qui croit se défend, ou veut
changer de groupe, est en désaccord avec d'autres individus ou avec lui-même. On
accorde à la croyance un privilège causal dans l'appartenance au groupe parce que la
croyance est ce qu'il y a de plus facile à manifester, à projeter, et par conséquent à sai-
sir dans une enquête au moyen des procédés habituels de connaissance de la réalité
292 L'INDlVIDUATlON
On peut demander quelle est la signification de la réalité sociale par rapport à l'indi-
vidu vivant. Peut-on parler d'individus vivant en société, c'est-à-dire supposer que les
individus seraient des individus même s'ils ne vivaient pas en société? L'exemple des
espèces animales nous montre qu'il existe des cas où la vie de l'individu solitaire est
possible; en d'autres cas, des périodes de vie solitaire alternent avec des périodes de
vie collective. Enfin, en de nombreux cas, la vie est presque toujours sociale, sauf en
quelques moments très rares (pariade, accouplement).
Faut-il dire alors que la socialité réside en l'espèce et fait partie des caractères spé-
cifiques? Si l'on admet cette proposition, on devra considérer un individu non inté-
gré à un groupe social, dans une espèce habituellement sociale, comme un individu
inachevé, incomplet, ne participant pas à ce système d'individuation qu'est le groupe;
si, au contraire, le groupe est fait d'êtres qui pourraient être par eux-mêmes des indi-
vidus complets, l'individu isolé n'est pas nécessairement incomplet.
Or, la réponse à cette question paraît contenue dans la morphologie et la physiolo-
gie des espèces. Lorsqu'une spécialisation morphologique et fonctionnelle intervient
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 293
et modèle les individus au point de les rendre impropres à vivre isolés, on doit définir
la socialité comme un des caractères de l'espèce; l'Abeille ou la Fourmi est néces-
sairement sociale, parce qu'elle n'existe qu'à titre d'individu très spécialisé, ne pou-
vant vivre seul. Dans les espèces où au contraire il n'existe pas une différenciation
extrêmement nette entre les individus les rendant incomplets par eux-mêmes, la
nécessité de la vie sociale appartient moins directement aux caractères spécifiques:
selon l'écologie ou d'autres conditions, la vie isolée temporaire prend naissance ou
s'arrête; le groupe peut être intermittent; le groupe est plutôt alors un mode de
conduite de l'espèce par rapport au milieu ou à d'autres espèces que l'expression du
caractère imparfait et inachevé de l'être individuel. C'est le type d'existence général
des sociétés de mammifères.
Pour l'homme, le problème est plus complexe; l'indépendance somatique et fonc-
tionnelle de l'individu existe, comme chez les autres mammifères; la possibilité d'une
vie tantôt groupée et tantôt solitaire existe aussi, comme conséquence de cet achève-
ment somatique et fonctionnel de l'individu. Dans ces conditions, il peut y avoir des
groupements qui correspondent à un mode de conduite par rapport au milieu; Marx
interprète l'association caractéristique du travail en ce sens. Mais il semble qu'en plus
de cette individuation somatopsychique autorisant indépendance ou association au
niveau des conduites spécifiques, l'être humain reste encore inachevé, incomplet, évo-
lutif individu par individu; aucune conduite spécifique n'est suffisante pour répondre
à ce devenir si fort que, tout en ayant un achèvement somatopsychique au moins aussi
parfait que celui des animaux, l 'homme ressemble à un être très incomplet. Tout se
passe comme si, au-dessus d'une première individuation spécifique, l'homme en cher-
chait une autre, et avait besoin de deux individuations de suite. Reçu comme vivant
dans le monde, il peut s'associer pour exploiter le monde; mais il manque encore
quelque chose, il reste un creux, un inachèvement. Exploiter la Nature ne satisfait pas
jusqu'au bout; l'espèce en face du monde n'est pas groupe d'intériorité; il faut en plus
une autre relation qui fasse exister chaque homme comme personne sociale, et pour
cela, il faut cette deuxième genèse qui est l'individuation de groupe.
Après avoir été constitué comme être achevé, l 'homme entre à nouveau dans une
carrière d'inachèvement où il recherche une deuxième individuation; la Nature, et
l'homme en face d'elle, ne suffisent pas. Il reste encore des forces et des tensions qui
vont plus loin que le groupe en face de la nature; c'est pourquoi l'homme se pense
comme être spirituel, et avec raison quoique la notion d'esprit soit peut-être mythique
en tant qu'elle conduit à la substantialisation de l'esprit et à un dualisme somato-psy-
chique. En plus des groupes fonctionnels qui sont comme les groupes d'animaux, ou
en plus de la teneur fonctionnelle des groupes, il ya quelque chose d'hyperfonction-
nel dans les groupes, précisément leur intériorité; cette intériorité crée une deuxième
fois l'individu humain, le recrée à travers son existence d'être déjà individué biologi-
quement ; cette seconde individuation est l'individuation de groupe; mais elle n'est
nullement réductible au groupe spécifique, exploitation de la Nature par les hommes
associés; ce groupe, que l'on peut nommer groupe d'action, est distinct du groupe
d'intériorité. .
Rien ne prouve d'ailleurs que les groupes humains soient les seuls à posséder les
caractères que nous définissons ici : il se peut que les groupes animaux comportent un
certain coefficient qui correspond à ce que nous recherchons comme base de spiritua-
lité dans les groupes humains, de manière plus fugitive, moins stable, moins perma-
294 L'INDIVIDUATION
nente. Nous ne prenons pas ici, dans cette opposition des groupes humains aux
groupes animaux, les animaux comme étant véritablement ce qu'ils sont, mais comme
répondant, fictivement peut-être, à ce qu'est pour l'homme la notion d'animalité, c'est-
à-dire la notion d'un être qui a avec la Nature des relations régies par les caractères de
l'espèce. Il est alors possible de nommer groupe social humain un groupe qui aurait pour
base et pour fonction une réponse adaptative spécifique à la Nature; ce serait le cas d'un
groupe de travail qui ne serait que groupe de travail, si cela pouvait être réalisé de manière
pure et stable. La réalité sociale ainsi définie resterait au niveau vital; elle ne créerait pas
la relation d'intériorité de groupe, à moins que l'on accepte le schéma de conditionne-
ment marxiste des superstructures par l'infrastructure économico-sociale.
Mais il s'agit précisément de savoir si on peut traiter les autres types de groupes et
les autres contenus de vie de groupe comme des superstructures par rapport à cette
unique infrastructure. Il y a peut-être d'autres infrastructures que l'exploitation de la
nature par les hommes en société, d'autres modes de relation au milieu que ceux qui
passent par la relation d'élaboration, par le travail. La notion même d'infrastructure
peut être critiquée: le travail est-il une structure, ou bien une tension, un potentiel,
une certaine façon de se rattacher au monde à travers une activité qui appelle une
structuration sans être elle-même une structure? Si l'on admet que les conditionne-
ments socio-naturels sont multiples au niveau spécifique, il est difficile d'en extraire
un et d'affirmer qu'il a valeur de structure; peut-être Marx a-t-il généralisé un fait
historique réel, à savoir la dominance de ce mode de relation à la Nature qu'est le tra-
vail dans les relations humaines du XIXe siècle; mais il est difficile de trouver le cri-
tère qui permet d'intégrer cette relation à une anthropologie. L'homme qui travaille
est déjà individué biologiquement. Le travail est au niveau biologique comme exploi-
tation de la Nature; il est réaction de l'humanité comme espèce, réaction spécifique.
C'est pourquoi le travail est si bien compénétrable aux relations interindividuelles: il
n'a pas sa résistance propre, il ne produit pas de seconde individuation proprement
humaine; il est sans défense; l'individu, en lui, reste individu biologique, individu
simple, individu déterminé et déjà donné. Mais au-dessus de ces relations biolo-
giques, biologico-sociales et interindividuelles, existe un autre niveau que l'on pour-
rait nommer niveau du transindividuel : c'est celui qui correspond aux groupes
d'intériorité, à une véritable individuation de groupe.
La relation interindividuelle va de l'individu à l'individu; elle ne pénètre pas les
individus; l'action transindividuelle est ce qui fait que les individus existent ensemble
comme les éléments d'un système comportant potentiels et métastabilité, attente et
tension, puis découverte d'une structure et d'une organisation fonctionnelle qui intè-
grent et résolvent cette problématique d'immanence incorporée. Le transindividuel
passe dans l'individu comme de l'individu à l'individu; les personnalités indivi-
duelles se constituent ensemble par recouvrement et non par agglomération ou par
organisation spécialisante comme dans le groupement biologique de solidarité et de
division du travail: la division du travail enferme les unités biologiques que sont les
individus dans leurs fonctions pratiques. Le transindividuel ne localise pas les indivi-
dus: il les fait coïncider; il fait communiquer les individus par les significations: ce
sont les relations d'information qui sont primordiales, non les relations de solidarité,
de différenciation fonctionnelle. Cette coïncidence des personnalités n'est pas réduc-
trice, car elle n'est pas fondée sur l'amputation des différences individuelles, ni sur
leur utilisation aux fins de différenciation fonctionnelle (ce qui enfermerait l'individu
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 295
dans ses particularités), mais sur une seconde structuration à partir de ce que la struc-
turation biologique faisant les individus vIvants laisse encore de non-résolu.
On pourrait dire que l'individuation biologique n'épuise pas les tensions. qui lui
ont servi à se constituer: ces tensions passent dans l'individu; il passe dans l'individu
du pré-individuel, qui est à la fois milieu et individu: c'est à partir de cela, de ce non-
résolu, de cette charge de réalité encore non-individuée que l'homme cherche son
semblable pour faire un groupe dans lequel il trouvera la présence par une seconde
individuation. L'individuation biologique, chez l'homme, et peut-être aussi chez l'ani-
mal, ne résout pas entièrement les tensions: elle laisse la problématique encore sub-
sistante, latente; dire que c'est la vie qui porte l'esprit n'est pas s'exprimer
droitement; car la vie est une première individuation; mais cette première individua-
tion n'a pas pu épuiser et absorber toutes les forces; elle n'a pas tout résolu; nous
avons du mouvement pour aller toujours plus loin, dit Malebranche; en fait, nous
avons de la tension, des potentiels pour devenir autres, pour recommencer une indivi-
duation qui n'est pas destructrice de la première.
Cette force n'est pas vitale; elle est prévitale ; la vie est une spécification, une pre-
mière solution, complète en elle-même, mais laissant un résidu en dehors de son système.
Ce n'est pas comme être vivant que l'homme porte avec lui de quoi s'individuer spiri-
tuellement, mais comme être qui contient en lui du pré-individuel et du pré-vital. Cette
réalité peut être nommée transindividuelle. Elle n'est ni d'origine sociale ni d'origine
individuelle; elle est déposée dans l'individu, portée par lui, mais elle ne lui appartient
pas et ne fait pas partie de son système d'être comme individu. On ne doit pas parler des
tendances de l'individu qui le portent vers le groupe; car ces tendances ne sont pas à pro-
prement parler des tendances de l'individu en tant qu'individu; elles sont la non-résolu-
tion des potentiels qui ont précédé la genèse de l'individu. L'être précédant l'individu n'a
pas été individué sans reste; il n'a pas été totalement résolu en individu et milieu; l'in-
dividu a conservé avec lui du pré-individuel, et tous les individus ensemble ont ainsi une
sorte de fond non structuré à partir duquel une nouvelle individuation peut se produire.
Le psycho-social est du transindividuel : c'est cette réalité que l'être individué
transporte avec lui, cette charge d'être pour des individuations futures. On ne doit pas
la nommer élan vital, car elle n'est pas exactement en continuité avec l'individuation
vitale, bien qu'elle prolonge la vie qui est une première individuation. Porteur de réa-
lité pré-individuelle, l 'homme rencontre en autrui une autre charge de cette réalité; le
surgissement de structures et de fonctions qui peut se produire à ce moment n'est pas
interindividuel, car il apporte une nouvelle individuation qui se superpose à l' an-
cienne et la déborde, rattachant plusieurs individus en un groupe qui prend naissance.
On pourrait dire en ce sens que la spiritualité est marginale par rapport à l'individu
plutôt que centrale, et qu'elle n'institue pas une communication des consciences, mais
une synergie et commune structuration des êtres. L'individu n'est pas seulement indi-
vidu, mais aussi réserve d'être encore impolarisée, disponible, en attente. Le transin-
dividuel est avec l'individu, mais il n'est pas l'individu individué. Il est avec
l'individu selon une relation plus primitive que l'appartenance, l'inhérence ou la rela-
tion d'extériorité; c'est pourquoi il est contact· possible au delà des limites de l'indi-
vidu; parler d'âme, c'est trop individualiser et trop particulariser le transindividuel.
L'impression de dépassement des limites individuelles et l'impression opposée d'ex-
tériorité qui caractérisent le spirituel ont un sens et trouvent le fondement de leur unité
de divergence dans cette réalité pré-individuelle. La divergence de la transcendance et
296 L'INDIVIDUATION
tures et de limites qui fixent les individus. Les individus sont à la fois animés et fixés
par le groupe. On ne peut créer de groupes purement spirituels, sans corps, sans
limites, sans attaches; le collectif, comme l'individuel, est psycho-somatique. Si les
individuations successives se font rares et s'espacent, le corps collectif et l'âme col-
lective se séparent de plus en plus, malgré la production des mythes et des opinions
qui les maintiennent relativement couplés: d'où le vieillissement et la décadence des
groupes, qui consiste en un détachement de l'âme du groupe par rapport au corps du
groupe: le présent social n'est plus un présent intégré, mais erratique; insulaire, déta-
ché, comme la conscience du présent qui, chez un vieillard, n'est plus directement rat-
tachée au corps, ne s'insère plus, mais s'alimente d'elle-même dans une itération
indéfinie. On peut affirmer qu'il existe une relation du collectif et du spirituel, mais
cette relation n'est ni au niveau de l'interindividuel, ni au niveau du social naturel, si
l'on entend par social naturel une réaction collective de l'espèce humaine aux condi-
tions naturelles de vie, par exemple à travers le travail.
Ce qui utilise de la réalité déjà individuée, somatique ou psychique, ne peut défi-
nir une spiritualité. C'est au niveau du transindividuel que les significations spiri-
tuelles sont découvertes, non au niveau de l'interindividuel ou du social. L'être
individué porte avec lui un avenir possible de significations relationnelles à décou-
vrir: c'est le pré-individuel qui fonde le spirituel dans le collectif. On pourrait nom-
mer nature cette réalité pré-individuelle que l'individu porte avec lui, en cherchant à
retrouver dans le mot de nature la signification que les philosophes présocratiques y
mettaient: les Physiologues ioniens y trouvaient l'origine de toutes les espèces d'être,
antérieure à l'individuation; la nature est réalité du possible, sous les espèces de cet
am:lpov dont Anaximandre fait sortir toute forme individuée : la Nature n'est pas le
contraire de l'Homme, mais la première phase de l'être, la seconde étant l'opposition
de l'individu et du milieu, complément de l'individu par rapport au tout. Selon l'hy-
pothèse présentée ici, il resterait de l'a1têlpov dans l'individu, comme un cristal qui
retient de son eau-mère, et cette charge d'a1têlpov permettrait d'aller vers une seconde
individuation. Seulement, à la différence de tous les systèmes qui saisissent le collec-
tif comme une réunion d'individus, et pensent le groupe comme une forme dont les
individus sont la matière, cette hypothèse ne ferait pas des individus la matière du
groupe; les individus porteurs d'a1têlpov découvrent dans le collectif une significa-
tion, que l'on traduit par exemple sous la forme de la notion de destinée: la charge
d'a1têlpov est principe de disparation par rapport à d'autres charges de même nature
contenues en d'autres êtres.
Le collectif est une individuation qui réunit les natures qui sont portées par plu-
sieurs individus, mais non pas contenues dans les individualités déjà constituées de
ces individus; c'est pourquoi la découverte de signification du collectif est à la fois
transcendante et immanente par rapport à l'individu antérieur; elle est contemporaine
de la personnalité nouvelle de groupe, à laquelle l'individu participe à travers les
significations qu'il découvre, c'est-à-dire à travers sa nature; mais cette nature n'est
pas véritablement nature de son individualité; elle est nature associée à son être indi-
vidué ; elle est rémanence de la phase primitive et originelle de l'être dans la seconde
phase, et cette rémanence implique tendance vers une troisième phase qui est celle du
collectif; le collectif est une individuation des natures jointes aux êtres individués.
Par cet a1têlpOV qu'il porte avec lui, l'être n'est pas seulement être individué ; il est
couple d'être individué et de nature; c'est par cette nature rémanente qu'il commu-
298 L'INDIVIDUATION
nique avec le monde et avec les autres êtres individués, découvrant des significations
dont il ne sait si elles sont Cl priori ou a posteriori. La découverte de ces significations
est Cl posteriori, car il faut une opération d'individuation pour qu'elles apparaissent,
et l'être individué ne peut accomplir tout seul cette opération d'individuation; il faut
qu'il se crée une présence avec quelqu'autre être que lui pour que l'individuation,
principe et milieu de la signification, puisse apparaître. Mais cette apparition de signi-
fication suppose aussi un Cl priori réel, la liaison au sujet de cette charge de Nature,
rémanence de l'être en sa phase originelle, pré-individuelle. L'être individué est por-
teur d'origine absolue. La signification est la cOlTespondance des Cl priori dans l'indi-
viduation qui vient après la première, c'est-à-dire dans l'individuation Cl posteriori.
unité de l'être individué et dualité en lui. Mais l'être ne peut être interprété ni selon
l'unité ni selon la pluralité pure. La difficulté de toute la doctrine de Freud vient de ce
que le sujet est identifié à l'individu, et de ce que la sexualité est mise dans l'individu
comme quelque chose que l'individu contient et renferme; or, la sexualité est une
modalité de l'individuation première plutôt qu'un contenu de l'individu actuel; elle
s'organise ou ne s'organise pas en son développement ontogénétique avec ce que nous
avons nommé Nature dans le sujet, si bien qu'elle s'individualise ou au contraire se rat-
tache au monde et au groupe. La pathogénèse devrait être rattachée à un conflit entre la
modalité de l'individuation, sous forme de sexualité, et la charge de réalité préindivi-
duelle qui est dans le sujet sans être enfermée dans l'individu. Mais il est bien certain
que l'accomplissement des désirs, la satisfaction des tendances, le relâchement de toutes
les tensions de l'être sexué ne mettent pas l'individu d'accord avec lui-même, et ne font
pas cesser le conflit pathogène, à l'intérieur du sujet, entre la modalité d'individuation
et la nature. Ni l'étude de l'individu seul ni l'étude de l'intégration sociale seule ne peu-
vent rendre compte de la pathogénèse. Ce n'est pas seulement l'individu, c'est le sujet
qui est malade, car il y a en lui conflit entre individu et nature.
La seule voie de résolution est la découverte par le sujet des significations grâce
auxquelles le collectif et l'individuel peuvent être en accord et se développer de
manière synergique. Goldstein fait remarquer avec raison que l'état normal des ten-
dances n'est pas la résolution, le calme plat, mais une certaine tension moyenne qui
les applique au monde et les attache à leur objet; ce n'est ni dans l'individu pur en
face de lui-même et de sa réalité donnée, ni dans l'insertion au social empirique que
le sujet peut trouver son accomplissement et son équilibre. Freud et Karen Horney ont
généralisé deux cas-limites. La pathologie mentale est au niveau du transindividuel ;
elle apparaît lorsque la découverte du transindividuel est manquée, c'est-à-dire
lorsque la charge de nature qui est dans le sujet avec l'individu ne peut rencontrer
d'autres charges de nature en d'autres sujets avec lesquels elle pourrait former un
monde transindividuel de significations; la relation pathologique à autrui est celle qui
manque de significations, qui se dissout dans la neutralité des choses et laisse la vie
sans polarité; l'individu se sent alors devenir une réalité insulaire; abusivement
écrasé ou faussement triomphant et dominateur, le sujet cherche à rattacher l'être
individuel à un monde qui perd sa signification; la relation transindividuelle de signi-
fication est remplacée par l'impuissante relation du sujet à des objets neutres, dont
certains sont ses semblables. Szondi, avec la Schicksalsanalyse, a bien trouvé cet
aspect de nature qu'il y a dans le sujet; mais cet aspect doit se trouver aussi dans les
cas où il n'apparaît pas de forces pathogéniques définies; c'est encore quelque réalité
pré-individuelle qui a guidé le sujet dans ses choix positifs: le choix en effet n'est pas
seulement le fait de ce qui dans le sujet est entièrement individué ; le choix suppose
individuation d'une partie de la nature non-individuée, car le choix est découverte
d'une relation d'être par laquelle le sujet se constitue dans une unité collective; le
choix n'est pas disposition d'un objet neutre par un sujet dominant, mais individua-
tion qui intervient dans un ensemble tendu, pré-individuel, formé de deux ou plu-
sieurs sujets; le choix est découverte et institution du collectif; il a valeur
auto-constitutive; il faut plusieurs masses de nature pré-individuelle pour que le
choix s'accomplisse; le choix n'est pas acte du sujet seulement; il est structuration
dans le sujet avec d'autres sujets; le sujet est milieu du choix en même temps
qu'agent de ce choix. Ontologiquement, tout vrai choix est réciproque et suppose
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 301
2. Sujet et individu
Il semble ressortir de cette étude, partielle et hypothétique, que le nom d'individu est
abusivement donné à une réalité plus complexe, celle du sujet complet, qui comporte
en lui, en plus de la réalité individuée, un aspect inindividué, pré-individuel, ou encore
naturel. Cette charge de réalité inindividuée recèle un pouvoir d'individuation qui,
dans le sujet seul, ne peut aboutir, par pauvreté d'être, par isolement, par manque de
systématique d'ensemble. Rassemblé avec d'autres, le sujet peut être corrélativement
théâtre et agent d'une seconde individuation qui fait naître le collectif transindividuel
et rattache le sujet à d'autres sujets. Le collectif n'est pas nature, mais il suppose
l'existence préalable d'une nature attachée aux sujets entre lesquels la collectivité
s'institue en les recouvrant. Ce n'est pas véritablement en tant qu'individus que les
êtres sont rattachés les uns aux autres dans le collectif, mais en tant que sujets, c'est-
à-dire en tant qu'êtres qui contiennent du pré-individuel.
Cette doctrine viserait à considérer l'individuation comme une phase de l'être.
Cette phase, par ailleurs, peut ne pas épuiser les possibilités de l'être pré-individuel,
si bien qu'une première individuation donne naissance à des êtres qui emportent
encore avec eux des virtualités, des potentiels; trop faibles en chaque être, ces poten-
tiels, réunis, peuvent opérer une seconde individuation qui est le collectif, rattachant
les uns aux autres les êtres individués par le pré-individuel qu'ils conservent et com-
portent. L'être particulier est ainsi plus qu'individu; il est une première fois individu
à lui tout seul, comme résultat d'une première individuation; il est une seconde fois
membre du collectif, ce qui le fait participer à une seconde individuation. Le collectif
n'est pas un milieu pour l'individu, mais un ensemble de participations dans lequel il
entre par cette seconde individuation qu'est le choix, et qui s'exprime sous forme de
réalité transindividuelle. L'être sujet peut se concevoir comme système plus ou moins
parfaitement cohérent des trois phases successives de l'être: pré-individuelle, indivi-
duée, transindividuelle, correspondant partiellement mais non complètement à ce que
désignent les concepts de nature, individu, spiritualité. Le sujet n'est pas une phase de
l'être opposée à celle de l'objet, mais l'unité condensée et systématisée des trois
phases de l'être.
302 L'INDIVIDUATION
chose de lui devienne signification. Encore y a-t-il là une perspective bien peu satis-
faisante pour le sujet, car la tâche de découverte des significations et du collectif est
soumise au hasard. Ce n'est guère pourtant que comme information que l'être sujet
peut se survivre, dans le collectif généralisé; participant à l'individuation collective,
le sujet infuse quelque chose de lui-même (qui n'est pas l'individualité) à une réalité
plus stable que lui. C'est par la nature associée qu'existe le contact avec l'être. Ce
contact est information.
relation entre les termes extrêmes du social pur et du psychique pur. II est l'être même
qui sc déploie en spectre allant de l'extériorité sociale à l'intériorité psychique. Le
social et le psychique ne sont que des cas-limites; ils ne sont pas les fondements de
la réalité, les termes vrais de la relation. II n'existe de termes extrêmes que pour le
regard de la connaissance, parce que la connaissance a besoin d'appliquer un schème
hylémorphique, couple de notions claires enserrant une relation obscure.
Contre le schéma hylémorphique peut se dresser la représentation de l'individua-
tion, saisissant l'être en son centre d'activité. Mais pour que la notion d'individuation
puisse être entièrement dégagée du schéma hylémorphique, il faut mettre en œuvre un
procédé de pensée qui ne fait pas appel à la classification, et qui se passe des défini-
tions d'essence par inclusion ou exclusion de caractères. Car la classification, per-
mettant une connaissance des êtres par genre commun et différences spécifiques,
suppose l'utilisation du schéma hylémorphique ; c'est la forme qui donne au genre sa
signification par rapport aux espèces qui sont matière. La pensée que l'on peut nom-
mer transductive ne considère pas que l'unité d'un être est conférée par la forme
informant une matière, mais par un régime défini de l'opération d'individuation qui
fonde l'être de manière absolue. C'est la cohésion de l'être qui fait l'unité de l'être,
non point le rapport d'une forme à une matière; l'unité de l'être est un régime d'ac-
tivité qui traverse l'être, allant de partie à partie, convertissant structure en fonction et
fonction en structure. L'être est relation, car la relation est la résonance interne de
l'être par rapport à lui-même, la façon dont il se conditionne réciproquement à l'inté-
rieur de lui-même, se dédoublant et se reconvertissant en unité. On ne peut com-
prendre l'unité de l'être qu'à partir de l'individuation, ontogénèse absolue. L'être est
un parce qu'il est symbole de lui-même, s'accordant à soi et se réverbérant en soi. La
relation ne peut jamais être conçue comme relation entre des termes préexistants,
mais comme régime réciproque d'échange d'information et de causalité dans un sys-
tème qui s'individue. La relation existe physiquement, biologiquement, psychologi-
quement, collectivement comme résonance interne de l'être individué ; la relation
exprime l'individuation, et est au centre de l'être.
Pour que la relation d'être à être soit possible, il faut une individuation envelop-
pant les êtres entre lesquels la relation existe: cela suppose qu'il existe dans les êtres
individués une certaine charge d'indéterminé, c'est-à-dire de réalité préindividuelle
qui a passé à travers l'opération d'individuation sans être effectivement individuée.
On peut nommer nature cette charge d'indéterminé; il ne faut pas la concevoir comme
pure virtualité (ce qui serait une notion abstraite relevant dans une certaine mesure du
schéma hylémorphique), mais comme véritable réalité chargée de potentiels actuelle-
ment existants comme potentiels, c'est-à-dire comme énergie d'un système méta-
stable. La notion de virtualité doit être remplacée par celle de métastabilité d'un
système. Le collectif peut prendre naissance à partir de la charge de réalité préindivi-
duelle contenue dans les êtres individués, et non par rencontre de forme et de matière
préalablement existantes. C'est l'individuation du collectif qui est la relation entre les
êtres individués ; ce n'est pas la relation partant des êtres individués et s'appuyant sur
leur individualité même prise pour terme qui fonde la relation et constitue le collec-
tif; sans individuation il n'y a pas d'être et sans être pas de relation. Les liens qui peu-
vent exister entre des êtres déjà individués et qui s'établiraient entre leurs
individualités prises à partir d'une individuation du collectif ne seraient qu'une rela-
tion interindividuelle, comme la relation interpsychologique. Le collectif possède sa
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 305
propre ontogénèse, son opération d'individuation propre utilisant les potentiels portés
par la réalité préindividuelle contenue dans les êtres déjà individués. Le collectif se
manifeste par la résonance interne à l'intérieur du collectif; il est réel en tant qu'opé-
ration relationnelle stable; il existe <pUCHKWç, et non pas ÀoylKWç. La naissance d'une
relation intersubjective est conditionnée par l'existence de cette charge de nature dans
les sujets, rémanence d'une préindividualité dans les êtres individués.
Des manifestations comme l'émotion dans l'être individuel paraissent impossibles
à expliquer d'après le seul contenu et la seule structure de l'être individué. Certes, il
est possible de faire appel à un certain conditionnement phylogénétique retentissant
sur l' ontogénèse, et de montrer dans l'émotion des caractères d'adaptation à des situa-
tions critiques. En fait, ces aspects d'adaptation, relevés par Darwin, existent bien,
mais n'épuisent pas toute la réalité de l'émotion. L'être, par l'émotion, se désadapte
autant qu'il s'adapte, si l'on ramène l'adaptation aux conduites assurant la sécurité de
l'individu en tant qu'individu. Si, en fait, l'émotion pose à la psychologie des pro-
blèmes si difficiles à résoudre, c'est parce qu'elle ne peut être expliquée en fonction
de l'être considéré comme totalement individué. Elle manifeste dans l'être individué
la rémanence du pré individuel ; elle est ce potentiel réel qui, au sein de l'indéterminé
naturel, suscite dans le sujet la relation au sein du collectif qui s'institue; il y a col-
lectif dans la mesure où une émotion se structure; l'émotion, dans la situation de soli-
tude, est comme un être incomplet qui ne pourra se systématiser que selon un collectif
allant s'individuer; l'émotion est du préindividuel manifesté au sein du sujet, et pou-
vant être interprété comme intériorité ou extériorité; l'émotion renvoie à l'extériorité
et à l'intériorité, parce que l'émotion n'est pas de l'individué ; elle est l'échange, au
sein du sujet, entre la charge de nature et les structures stables de l'être individué ;
échange entre le préindividuel et l'individué, elle préfigure la découverte du collectif.
Elle est une mise en question de l'être en tant qu'individuel, parce qu'elle est pouvoir
de susciter une individuation du collectif qui recouvrira et attachera l'être individué.
L'émotion est incompréhensible selon l'individu parce qu'elle ne peut trouver sa
racine dans les structures ou les fonctions de l'individu en tant qu'individu: son adap-
tation à certains actes ou à certaines conduites n'est que latérale; il semble que l'émo-
tion crée une désadaptation pour pouvoir réparer cette désadaptation au moyen d'un
certain nombre de manifestations annexes. En fait, le critère d' adaptation-désadapta-
tion est insuffisant pour rendre compte de l'émotion parce qu'il la prend après coup,
dans ses conséquences, ou de manière marginale, dans les réactions d'adaptation de
l'individu à l'émotion; l'individu communique avec l'émotion et s'adapte par rapport
à elle, non pour lutter contre elle, comme on le dit en général, mais afin d'exister avec
l'émotion; il y a corrélation de l'individu et de la charge de nature préindividuelle
dans l'émotion; mais on ne peut saisir que des conduites qui n'ont pas en elles-
mêmes leur propre explication si on fait de l'émotion une étude qui veut la contenir
dans les structures de l'être individué ; alors il faut avoir recours à un ensemble com-
plexe de suppositions réductrices, comme celle de la mauvaise foi chez Sartre, pour
ramener l'émotion à un phénomène de l'individu. On ne peut non plus interpréter de
façon correcte l'émotion en essayant de la con'sidérer comme sociale, si le social est
conçu comme substantiel et antérieur à la naissance de l'émotion, capable de provo-
quer l'émotion dans l'individu par une action invasive qui vicnt de l'extérieur.
L'émotion n'est pas action du social sur l'individuel; elle n'est pas non plus élan de
l'individu constitué qui constituerait la relation à partir d'un seul terme; l'émotion est
306
1. Dans cette mesure - pour le vivant la réalité préindividuelle est aussi réalité postindividuelle ; la
phase individualisée est un transfert entre deux phases du type de la colonie.
308 L'INDIVIDUATION
formes et par conséquent plusieurs entéléchies, non une seule comme le suppose la
doctrine tirée d'une abstraction biologique 2 . La relation de l'être à ses propres parties,
ou la considération du devenir de l'être en tant que ce devenir l'altère, ne peut donner
la clef du rapport entre l'unité et la pluralité de l'être, non plus qu'entre l'être indivi-
dué et les autres êtres. L'être, individué ou non, a une dimensionnalité spatio-tempo-
relIe, car, en un instant et en un lieu, il recèle plusieurs phases de l'être; l'être n'est
pas seulement ce qu'il est en tant que manifesté, car cette manifestation n'est l'enté-
léchie que d'une seule phase; pendant que cette phase s'actualise, d'autres phases
latentes et réelles, actuelles même en tant que potentiel énergétiquement présent, exis-
tent, et l'être consiste en elles autant que dans sa phase par laquelle il atteint l'entélé-
chie. L'erreur du schème hylémorphique consiste principalement en ce qu'il
n'autorise qu'une seule entéléchie pour l'être individué, alors que l'être doit être
conçu comme ayant plusieurs phases; l'être peut avoir plusieurs entéléchies succes-
sives qui ne sont pas des entéléchies des mêmes phases et ne sont pas, par conséquent,
des itérations. La relation de l'être individué aux autres êtres est inconcevable dans
une doctrine qui substantialise l'être individué parce qu'elle considère l'individuation
comme une apparition d'être absolue, une création, ou bien comme une formation
continue à partir d'éléments ne contenant pas en eux quelque chose qui annonce l'être
individué et le prépare énergétiquement. Le monisme ontologique doit être remplacé
par un pluralisme des phases, l'être incorporant, au lieu d'une seule forme donnée
d'avance, des informations successives qui sont autant de structures et de fonctions
réciproques. La notion de forme doit être dégagée du schéma hylémorphique pour
pouvoir être appliquée à l'être polyphasé. Par là même, cet être ne peut être considéré
à l'intérieur du schéma général des genres communs et des différences spécifiques,
qui suppose la validité du schéma hylémorphique. Dégagée du schème hylémor-
phique, la notion de forme peut devenir adéquate au caractère polyphasé de l'être en
se structurant de manière relationnelle, selon la direction de recherche des théoriciens
de la Forme: cette signification relationnelle de la forme est atteinte plus pleinement
à l'intérieur de la notion d'information, pourvu que l'on entende l'information comme
signification relationnelle d'une disparation, c'est-à-dire encore comme problème ne
pouvant être résolu que par amplification. Une telle doctrine suppose qu'il n'y a de
communication qu'à l'intérieur d'une réalité individuée, et que l'information est un
des aspects de la réciprocité de l'être individué par rapport à lui-même. La relation de
l'être par rapport à lui-même est infiniment plus riche que l'identité; l'identité, rela-
tion pauvre, est la seule relation de l'être à lui-même que l'on puisse concevoir selon
une doctrine qui considère l'être comme possédant une seule phase; l'identité, en
théorie de l'être polyphasé, est remplacée par la résonance interne qui devient, en cer-
tains cas, signification, et autorise une activité amplifiante. Une telle doctrine suppose
que l'ordre des réalités soit saisi comme transductif et non comme classificatoire. Les
grandes divisions du réel, notées par les genres dans la théorie hylémorphique, devien-
nent des phases, qui ne sont jamais totalement simultanées dans l'actualisation, mais
existent pourtant soit sous forme d'actualité structurale et fonctionnelle, soit sous
forme de potentiels ; le potentiel devient une phase du réel actuellement existant, au
2. On pourrait même dire qu'il y a complémentarité de la phase individu et de la phase colonie. Avec
les fonnes complexes d'organisation vitale, et grâce à la néoténisation, ces phases se rapprochent dans le col-
lectif.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 309
lieu d'être pure virtualité. Par contre, ce qui, en théorie hylémorphique de l'être indi-
vidué, était considéré comme pure indétermination de la matière, devient série ordon-
née, transductive, ou incompatibilité de plusieurs séries transductives. L'ordre
transductif est celui selon lequel un échelonnement qualitatif ou intens({ s'étale de
part et d'autre à partir d'un centre où culmine l'être qualitatif ou intensif: telle est la
série des couleurs, qu'il ne faut pas essayer de cerner par ses limites extrêmes, impré-
cises et tendues, du rouge extrême et du violet extrême, mais qu'il faut prendre en son
centre, dans le vert-jaune où culmine la sensibilité organique .. le vert-jaune, pour
l'espèce humaine, est le centre à partir duquel la qualité chromatique se dédouble vers
le rouge et vers le violet; il y a deux tendances dans la série des couleurs, tendances
à partir du centre vers les extrêmes, tendances déjà contenues dans le centre en tant
que centre de série. La série des couleurs doit être saisie d'abord en son milieu réel,
variable pour chaque espèce 3 ; il en va de même pour les qualités tonales et les qualités
thermiques; pour l'être individué, il n'y a pas de matière qui soit pure indétermina-
tion, ni de diversité infinie du sensible, mais la bipolarité première des séries trans··
ductives ordonnées selon un axe. Au lieu d'une relation entre deux termes, la série
transductive se constitue comme terme central unique se dédoublant en deux sens
opposés à partir de lui-même, s'éloignant de lui-même en qualités complémentaires.
Une telle représentation de l'être exige une réforme conceptuelle qui ne peut être
obtenue qu'à partir d'une révision des schèmes de base; l'usage d'un certain nombre
de paradigmes est nécessaire pour remplacer le schéma hylémorphique, imposé direc-
tement par la culture. Cependant, le choix du domaine, capable de fournir les pre-
miers paradigmes notionnels, ne peut être arbitraire: pour qu'un schème puisse être
effectivement employé comme paradigme, il faut qu'une analogie opératoire et fonc-
tionnelle entre le domaine d'origine et le domaine d'application du paradigme soit
possible. Le schème hylémorphique est un paradigme retiré de l'opération technique
de prise de forme, puis employé pour penser l'individu vivant saisi à travers son onto-
génèse. Nous avons tenté, au contraire, de retirer un paradigme des sciences phy-
siques, en pensant qu'il peut être transposé dans le domaine de l'individu vivant:
l'étude de ce domaine physique est destinée non seulement à former des notions, mais
encore à servir de base comme étant l'étude d'un premier domaine en lequel une opé-
ration d'individuation peut exister; comme nous supposons qu'il y a des degrés
divers d'individuation, nous avons utilisé le paradigme physique sans opérer une
réduction du vital au physique, puisque la transposition du schème s'accompagne
d'une composition de ce dernier. Nous ne voulons nullement dire que c'est l'indivi-
duation physique qui produit l'individuation vitale : nous voulons seulement dire que
la réalité n'a pas explicité et développé toutes les étapes possibles de l'opération dans
le système physique d'individuation, et qu'il reste encore dans le réel physiquement
individué une disponibilité pour une individuation vitale4 ; l'être physique individué
peut être investi dans une individuation vitale ultérieure sans que son individuation
3. C'est seulement à partir de ce milieu - qui est aussÎun optimum - que l'on peut établir des mesures,
par exemple celle des coefficients de lucivité spectrale, par rapport au minimum de l'équivalent mécanique de
la lumière, mesuré pour la meilleure efficacité lumineuse spécifique.
4. L'individuation physique est ici considérée comme une individuation qui brûle les étapes, qui ne reste
pas assez en suspens à son origine; l'individuation vitale serait comme une dilatation du stade inchoatif, per-
mettant une organisation, un approfondissement de l'extrême début.
310 L'INDIVIDUATION
phases, phases par rapport au centre qu'il est ~ l'être ne se décentre pas en se dépha-
sant en deux sens par rapport à lui-même; le temps du devenir est la direction de la
bipolarité selon laquelle l'être se déphase; l'être s 'individue comme il devient; s'in-
dividuer et devenir est un unique mode d'exister. Les phases de l'être sont données
ensemble, elles font partie d'une manière d'être; le devenir est une manière d'être, il
est devenir de l'être, non devenir auquel l'être est soumis par quelque violence faite à
son essence et dont l'être pourrait se passer, tout en étant ce qu'il est. Dans la concep-
tion de la dialectique, l'être a besoin du devenir, mais le devenir est pourtant conçu
partiellement comme il l'était lorsque le devenir était considéré comme indépendant
de l'être, étranger à l'être, hostile à son essence; le devenir de la dialectique n'est pas
assez intégré à l'être qui devient; le temps de la dialectique est resté le temps de l'être
intemporel en essence mais jeté dans le devenir par son existence 5 • La successivité
des étapes dialectiques peut être contractée en parallélisme des phases de l'être si le
devenir est véritablement devenir de l'être, de manière telle que l'on ne puisse pas
dire que l'être est dans le devenir, mais que l'être devient; le devenir est ontogénèse,
<pumç. La dialectique sépare trop le devenir de l'existence par laquelle l'être devient.
Ce n'est pas le devenir qui modifie l'être, mais l'être qui devient; les modifications
de l'être ne sont pas des conséquences du devenir mais des aspects des phases de
l'être. L'existence des phases de l'être ne doit pas être conçue comme un simple pou-
voir de succession: la succession n'existe que sur un fond de parallélisme des phases,
comme dimension des phases ; permanence et succession sont des concepts qui ne
peuvent rendre compte du devenir parce qu'ils supposent l'être réduit à une phase
unique, c'est-à-dire exempt de phases.
Il existe un danger dans l'emploi du paradigme physique pour caractériser la vie:
celui de la réduction. Mais ce danger peut être évité ; en effet, on peut employer ce
paradigme en prenant le domaine physique comme support de structures et de fonc-
tions reposant sur des caractères non vivants, les dilatant en leur phase initiale, les
amplifiant, mais ne se ramenant pas à eux. Il y a bien un domaine de la connaissance
du physique et un domaine de la connaissance du vivant; mais il n'y a pas de la
même façon un domaine réel du physique et un domaine réel du vivant, séparés par
une certaine frontière également réelle; c'est selon les structures et les fonctions que
le physique et le vital sont distincts, sans être séparés selon le réel substantiel. Il y a
un certain mode d'existence du physique qui ne doit pas être confondu avec le phy-
sique après l'émergence du vital ; après l'émergence du vital, le physique est un réel
appauvri, détendu, un résidu du processus complet dont la vie est issue en se séparant.
Mais il y a aussi un physique que l'on peut nommer le naturel, et qui est prévital aussi
bien que préphysique ; vie et matière non vivante peuvent en un certain sens être trai-
tées comme deux vitesses d'évolution du réel. Peut-être, ici encore, ne faut-il pas
essayer de recomposer la totalité à partir des termes extrêmes, en considérant ces
termes extrêmes comme des bases substantielles susceptibles d'expliquer par leur
combinaison toute la réalité relationnelle qu'elles laissent entre elles. Cette réalité
intermédiaire, que l'on considère après coup comme un mixte engendré par relation,
est peut-être ce qui porte les extrêmes, les engendre, les pousse hors d'elle comme
bornes extrêmes de son existence. L'apparence relationnelle suppose peut-être un être
50 Ceci revient à dire qu'aucune définition du devenir comme amplification n'est possible si l'on ne sup-
pose pas une pluralité initiale des ordres de grandeur de la réalitéo
314 L'INDIVIDUATION
6. Ce centre consistant de l'être est celui de la communication entre ordres de grandeur - molaire et
moléculaire, interélémentaire et intra-élémentaire ; à partir de ce centre, une individuation rapide et itérative
donne une réalité physique; une individuation ralentie, progressivement organisée, donne du vivant.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 315
possibles, sous forme de tension vers une signification incorporant les données du
problème, mais sans préformation des lignes effectives de la solution, qui apparais-
sent seulement par le devenir réel de l'invention résolutrice, et sont ce devenir; ainsi,
dans l'être avant tout devenir, c'est la puissance du devenir résolutif qui est contenue,
par l'incompatibilité qu'il pourra compatibiliser, mais non la ligne d'existence de ce
devenir, qui n'est pas déjà donné et ne peut être préformé, parce que la problématique
est sans phases 7• La découverte résolutrice en son devenir fait apparaître structures et
fonctions d'une part, matière appauvrie de ses tensions d'autre part, individu et
milieu, information et matière. La résolution fait apparaître les deux aspects complé-
mentaires que sont les termes extrêmes et la réalité instituant la médiation; individu
et milieu sont deux phases de l'être, termes extrêmes d'un dédoublement qui inter-
vient comme invention résolutrice, supposant une tension et une incompatibilité préa-
lables qu'ils transforment en structuration asymétrique; on peut dire que l'être se
déphase en individu et milieu, permettant un grand nombre de modalités par le fait
que ce déphasage est total ou partiel, susceptible de degrés ou non, admet un progrès
continu ou procède par bonds.
Une telle théorie ne vise pas seulement à expliquer la genèse des êtres individués
et à proposer une vision de l'individuation; elle tend à faire de l'individuation le fon-
dement d'un devenir amplifiant, et place ainsi l'individuation entre un état primitif de
l'être non résolu et l'entrée dans la voie résolutrice du devenir; l'individuation n'est
pas le résultat du devenir, ni quelque chose qui se produit dans le devenir, mais le
devenir en lui-même, en tant que le devenir est devenir de l'être. L'individuation ne
peut être convenablement connue si elle est rapportée à son résultat, à savoir l'indi-
vidu constitué, et si on tend à donner de l'individuation une définition visant seule-
ment à rendre compte des caractères de l'individu en lui-même; l'individu ne permet
pas de remonter à l'individuation, parce que l'individu n'est qu'un des aspects de l'in-
dividuation; il y a un corrélatif de l'individu, constitué en même temps que lui par
l'individuation: le milieu, qui est l'être, privé de ce qui est devenu l'individu 8 . Seul
le couple individu-milieu pourrait permettre de remonter à l'individuation; l'indivi-
duation est ce qui fait apparaître le déphasage de l'être en individu et milieu, à partir
d'un être préalable capable de devenir individu et milieu. Individu et milieu ne doi-
vent être pris que comme les termes extrêmes, conceptualisables mais non substan-
tialisables, de l'être en lequel s'opère l'individuation. Le centre de l'individuation
n'est pas l'individu constitué; l'individu est latéral par rapport à l'individuation.
L'être pris en son centre, au niveau de l'individuation, doit être saisi comme être se
dédoublant en individu et milieu, ce qui est l'être se résolvant. Ultérieurement, l'être
individué peut être à nouveau le théâtre d'une individuation, car l'individuation
n'épuise pas d'emblée les ressources potentielles de l'être en une première opération
d'individuation: le premier état préindividuel de l'être peut continuer à exister, asso-
cié au résultat d'une première individuation; on peut supposer, en effet, que l'indivi-
duation s'opère de manière quantique, par sauts brusques, chaque palier
d'individuation pouvant à nouveau être par rapport au suivant comme un état préin-
dividuel de l'être; il se produit alors un rapport des états successifs de l'individuation.
7. Elle suppose, par ailleurs, absence de communication entre plusieurs ordres de grandeur; l'indivi-
duation intervient comme médiation amplifiante à travers un devenir.
8. Et une origine de l'individu, une situation préindividuelleo
316 L'INDIVIDUATION
C'est de cette manière, en particulier, que l'on peut expliquer la relation entre les êtres
individués : cette relation n'est qu'apparemment entre les êtres; elle est l'individua-
tion collective d'une charge de réalité préindividuelle contenue dans les êtres ayant
reçu un premier statut d'individuation. Ce que l'on définit comme rapport interindi-
viduel est en réalité la cohérence d'une systématique d'individuation qui incorpore les
individus déjà constitués en une unité plus vaste. C'est l'individuation qui fonde la
relation, grâce à un rapport entre états successifs d'individuation, restant rattachés par
l'unité énergétique et systématique de l'être.
Un monisme substantialiste comme celui de Spinoza se heurte à une grande diffi-
culté lorsqu'il s'agit de rendre compte de l'être individuel. Cette difficulté ne vient
pas tant de l'unité de la substance que de son éternité; cette difficulté est d'ailleurs
commune à toutes les doctrines substantialistes, même lorsqu'elles fragmentent la
substance au point d'identifier substance et individu, et de tout composer avec des
individus, comme le fait Leibniz qui admet une infinité de substances. Cette difficulté
est seulement plus apparente chez Spinoza parce que Spinoza accepte jusqu'au bout
les conséquences du substantialisme et refuse de placer une genèse de la substance
sous forme de constitution des notions individuelles complètes, c'est-à-dire des
essences substantielles, au début du devenir. L'être substantiel peut difficilement
devenir parce que l'être substantiel est résolu d'avance; il est toujours l'être absolu-
ment monophasé, parce qu'il consiste en lui-même; le fait d'être en soi et par soi est
aussi le fait d'être cohérent avec soi-même, de ne pouvoir être opposé à soi-même. La
substance est une parce qu'elle est stable; elle est actuelle, elle n'est pas tendue par
des potentiels. Ce qui manque à la substance, malgré la terminologie de Spinoza, est
d'être nature, ou encore de n'être pas à la fois et indissolublement naturée et natu-
rante. Selon la doctrine que nous présentons, l'être n'est jamais un : quand il est
monophasé, préindividuel, il est plus qu'un: il est un parce qu'il est indécomposé,
mais il a en lui de quoi être plus que ce qu'il est dans son actuelle structure; le prin-
cipe du tiers exclu ne s'appliquerait qu'à un être résiduel incapable de devenir; l'être
n'est pas plusieurs au sens de la pluralité réalisée: il est plus riche que la cohérence
avec soi 9 • L'être un est un être qui se limite à lui-même, un être cohérent. Or, nous
voudrions dire que l'état originel de l' être est un état qui dépasse la cohérence avec
soi-même, qui excède ses propres limites: l'être originel n'est pas stable, il est méta-
stable; il n'est pas un, il est capable d'expansion à partir de lui-même; l'être ne sub-
siste pas par rapport à lui-même; il est contenu, tendu, superposé à lui-même, et non
pas un. L'être ne se réduit pas à ce qu'il est; il est accumulé en lui-même, potentia-
lisé. Il existe comme être et aussi comme énergie; l'être est à la fois structure et éner-
gie ; la structure elle-même n'est pas seulement structure car plusieurs ordres de
dimension se superposent; à chaque structure correspond un certain état énergétique
qui peut apparaître dans les transformations ultérieures et qui fait partie de la méta-
stabilité de l'être. Il semble que toutes les théories de la substance, du repos et du
mouvement, du devenir et de l'éternité, de l'essence et de l'accident, reposent sur une
conception des échanges et des modifications qui ne connaît que l'altération et l'équi-
libre stable, non la métastabilité. L'être, stable, possédant une structure, est conçu
9. On pourrait dire aussi qu'il transfère un problème, qu'il transporte la possibilité d'une activité ampli-
fiante. Il tend vers une entéléchie qui ne se limite pas à sa réalité personnelle, car il est un mode condensé du
réel et tend vers une phase d'amplification.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 317
comme simple. Mais l'équilibre stable n'est peut-être qu'un cas limite. Le cas géné-
ral des états est peut-être celui des états métastables : l'équilibre d'une structure réa-
lisée n'est stable qu'à l'intérieur de certaines limites et dans un ordre de grandeur
unique, sans interaction avec d'autres ~ il masque des potentiels qui, libérés, peuvent
produire une brusque altération conduisant à une nouvelle structuration également
métastable. Ainsi, être et devenir ne sont plus des notions opposées si l'on considère
que les états sont des manières d'être métastables, des paliers de stabilité sautant de
structure en structure: le devenir n'est plus continuité d'une altération, mais enchaî-
nement d'états métastables à travers les libérations d'énergie potentielle dont le jeu
et l 'existencefont partie du régime de causalité constituant ces états; l'énergie conte-
nue dans le système métastable est la même que celle qui s'actualise sous forme de
passage d'un état à un autre. C'est cet ensemble structure-énergie que l'on peut nom-
mer être. En ce sens, on ne peut dire que l'être est un : il est simultané, couplé à lui
même en un système qui dépasse l'unité, qui est plus qu'un. L'unité, et particulière-
ment celle de l'individu, peut apparaître au sein de l'être par une simplification sépa-
ratrice qui donne l'individu, et un milieu corrélatif, sans unité, mais homogène.
Une telle conception pourrait être considérée comme gratuite, et traitée comme on
traite habituellement l'hypothèse créationiste : à quoi sert-il de rejeter dans un incon-
naissable état de l'être préindividuel les forces destinées à rendre compte de l' ontogé-
nèse, si l'on ne connaît cet état que par celui qui le suit? S'il en était ainsi, on pourrait
dire en effet que l'on recule seulement le problème, comme on fait en supposant l'exis-
tence préalable d'un être créateur: cet être n'est supposé créateur que dans la mesure
où la notion de création sert à rendre compte du créé, si bien que l'essence de l'être
invoqué comme créateur est en fait tout entière connue à partir du résultat sur lequel on
doit retomber, c'est-à-dire l'être comme créé. Il semble cependant que l'hypothèse
selon laquelle il existerait un état de l'être préindividuel joue un rôle différent de celui
de l'hypothèse créationiste habituelle. Cette dernière, en effet, concentre tout le deve-
nir en ses origines, si bien que tout créationisme apporte avec lui le problème de la
théodicée, aspect éthique d'un problème plus général: le devenir n'est plus un véri-
table devenir: il est tout entier comme déjà advenu dans l'acte de la création, ce qui
oblige à apporter après coup de nombreux correctifs locaux à la théorie créationiste
pour redonner un sens au devenir. Ces correctifs, cependant, ne sont en général appor-
tés que sur les points qui choquent le plus le sentiment que l 'homme a de devenir, par
exemple sur le problème de la responsabilité morale. Mais c'est sur tous les points que
le créationisme devrait être corrigé, car il n'est pas plus satisfaisant d'anéantir la réa-
lité du devenir physique que de diminuer celle du devenir de l'être humain comme
sujet éthique: cette différence de traitement ne peut se justifier que par un dualisme
lui-même contestable. Il y aurait une véritable théodicée physique à ajouter à la théo-
dicée éthique. Au contraire, l'hypothèse d'un état préindividuel de l'être n'est pas tota-
lement gratuite: il y a en elle plus que ce qu'elle est destinée à expliquer, et elle n'est
pas uniquement formée à partir de l'examen de l'existence des individus; elle est déri-
vée d'un certain nombre de schèmes de pensée empruntés aux domaines de la phy-
sique, de la biologie, de la technologie. La phy~ique ne montre pas l'existence d'une
réalité préindividuelle, mais elle montre qu'il existe des genèses de réalités individua-
lisées à partir de conditions d'état; un photon est en un certain sens un individu phy-
sique ; pourtant, il est aussi quantité d'énergie pouvant se manifester par une
transformation. Un individu comme un électron est en interaction avec des champs. Un
318 L'INDIVIDUATION
individuation: on pourrait dire que l'information est toujours interne; il ne faut pas
confondre l'information avec les signaux et supports de signaux qui constituent son
médiateur. L'information doit être comprise dans les conditions véritables de sa genè-
se, qui sont les conditions mêmes de l'individuation dans lesquelles elle joue un rôle:
l'information est un certain aspect de l'individuation; elle exige qu'avant elle, pour
qu'elle soit comprise comme ayant un sens (ce sans quoi elle n'est pas information,
mais seulement énergie faible), il y ait un certain potentiel; le fait qu'une information
est véritablement information est identique au fait que quelque chose s'individue ; et
l'information est l'échange, la modalité de résonance interne selon laquelle cette indi-
viduation s'effectue. Toute information est à la fois informante et informée; elle doit
être saisie dans cette transition active de l'être qui s'individue 1o . Elle est ce par quoi
l'être se déphase et devient. Dans ses aspects séparés, enregistrés, médiatement trans-
mis, l'information exprime encore une individuation accomplie et la résurgence de cet
accomplissement qui peut se prolonger en d'autres étapes d'amplification: l'infor-
mation n'est jamais après l'individuation seulement, car si elle exprime une indivi-
duation accomplie c'est par rapport à une autre individuation capable de s'accomplir:
expression d'une information accomplie, elle est le germe autour duquel une nouvel-
le individuation pourra s'accomplir: elle établit la transductivité des individuations
successives, les rangeant en série parce qu'elle les traverse en portant de l'une à
l'autre ce qui peut être repris. L'information est ce qui déborde d'une individuation
sur l'autre, et du préindividuel sur l'individué, parce que le schème selon lequel une
individuation s'accomplit est capable d'amorcer d'autres individuations: l'informa-
tion a un pouvoir extérieur parce qu'elle est une solution intérieure; elle est ce qui
passe d'un problème à l'autre, ce qui peut rayonner d'un domaine d'individuation à
un autre domaine d'individuation; l'information est information significative parce
qu'elle est d'abord le schème selon lequel un système a réussi à s'individuer; c'est
grâce à cela qu'elle peut le devenir pour un autre. Ceci suppose qu'il y ait une analo-
gie entre les deux systèmes, le premier et le second. Or, dans une doctrine qui évite de
faire appel à un postulat créationiste, pour qu'il y ait analogie entre deux systèmes il
faut que ces deux systèmes fassent partie d'un système plus vaste; ceci signifie que
lorsque de l'information apparaît dans un sous-ensemble comme schème de résolution
de ce sous-ensemble, elle est déjà résolution non pas seulement de ce sous-ensemble
mais aussi de ce qui en lui exprime son appartenance à l'ensemble: elle est d'emblée
susceptible d'être transférée aux autres sous-ensembles, elle est d'emblée intérieure
au sous-ensemble d'origine et déjà intérieure à l'ensemble comme exprimant ce qui
en chaque sous-ensemble est sa marque d'appartenance à l'ensemble, c'est-à-dire la
façon dont il est modifié par les autres sous-ensembles constituant avec lui l' en-
semble. On pourrait dire que l'information est à la fois intérieure et extérieure ; elle
exprime les limites d'un sous-ensemble ; elle est médiation entre chaque sous-
ensemble et l'ensemble. Elle est résonance interne de l'ensemble en tant qu'il com-
porte des sous-ensembles: elle réalise l'individuation de l'ensemble comme chemi-
nement de solutions entre les sous-ensembles qui le constituent: elle est résonance
interne des structures des sous-ensembles à l'intérieur de l'ensemble: cet échange est
10. Dans la même mesure, l'individu, issu d'une communication entre ordres de grandeurs primitivement
isolés, emporte le message de leur dualité, puis reproduit l'ensemble par amplification. L'information conserve
le préindividuel dans l'individu.
320 L'INDIVIDUATION
intérieur par rapport à l'ensemble et extérieur par rapport à chacun des sous-
ensembles. L'information exprime l'immanence de l'ensemble en chacun des sous-
ensembles et l'existence de l'ensemble comme groupe de sous-ensembles, incorpo-
rant réellement la quiddité de chacun, ce qui est la réciproque de l'immanence de l' en-
semble à chacun des sous-ensembles. S'il ya en effet une dépendance de chaque sous-
ensemble par rapport à l'ensemble, il y a aussi une dépendance de l'ensemble par rap-
port aux sous-ensembles Il. Cette réciprocité entre deux niveaux désigne ce que l'on
peut nommer résonance interne de l'ensemble, et définit l'ensemble comme réalité en
cours d'individuation.
Une théorie de l'individuation peut-elle, par l'intermédiaire de la notion d'infor-
mation, fournir une éthique? Elle peut au moins servir à jeter les bases d'une éthique,
même si elle ne peut l'achever parce qu'elle ne peut la circonstancier. L'éthique, dans
les systèmes philosophiques, se partage en général en deux voies qui divergent et ne se
rejoignent jamais : celle de l'éthique pure et celle de l'éthique appliquée. Cette dualité
provient du fait que la substance est séparée du devenir, et que l'être étant défini
comme un et complètement donné dans la substance individuée est achevé: d'où, au
niveau des essences et en dehors du devenir, une éthique pure qui ne sert qu'à préser-
ver la substantialité théorique de l'être individué, et qui en fait l'entoure d'une illusion
de substantialité. Cette première voie de l'éthique, que l'on pourrait nommer éthique
substantialisante, ou éthique du sage, ou encore éthique contemplative, ne vaut que
pour un état d'exception, qui ne serait pas lui-même stable sans son opposition à l'état
de passion, de servitude, de vice, d'existence dans le hic et nunc; sa substantialité n'est
qu'une contre-existence, un antidevenir, et il a besoin qu'autour de lui la vie devienne
pour recueillir par contraste l'impression de la substantialité; la vertu contemplative a
éminemment besoin des marchands et des fous, comme l 'homme sobre a besoin de
l'homme ivre pour. avoir conscience d'être sobre, et l'adulte de l'enfant pour se savoir
adulte. C'est seulement par un effet de relativité perceptive et affective que cette
éthique peut apparaître comme une éthique de la sagesse visant l'immuabilité de l'être.
Il en va de même pour l'autre branche de l'éthique, celle qui se donne pour pratique;
elle n'est pratique que par opposition à la première, et utilise les valeurs définies par la
première pour pouvoir se constituer de manière stable; en fait c'est bien le couple des
deux éthiques qui possède une signification, non chaque éthique par elle-même.
Pourtant, elles définissent des normes qui donnent des directions incompatibles, elles
créent la divergence; leur couple même est insuffisant en ce qu'il ne possède qu'une
axiomatique logique commune, non des directions normatives mutuellement cohé-
rentes. L'éthique du devenir et de l'action dans le présent a besoin de l'éthique de la
sagesse selon l'éternité pour être consciente d'elle-même comme éthique de l'action;
elle s'accorde avec elle-même en ce qu'elle refuse plus qu'en ce qu'elle construit, tout
comme l'éthique de la sagesse; la cohérence interne de chacune de ces éthiques se fait
par le négatif, comme refus des voies de l'autre éthique.
La notion de communication comme identique à la résonance interne d'un système
en voie d'individuation peut, au contraire, s'efforcer de saisir l'être dans son devenir
sans accorder un privilège à l'essence immobile de l'être ou au devenir en tant que
devenir; il ne peut y avoir d'éthique une et complète que dans la mesure où le devenir
Il. C'est la condition de communication, qui se trouve une première fois au moment de l'individuation,
et une seconde fois quand l'individu s'amplifie en collectif.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 321
de l'être est saisi comme de l'être même, c'est-à-dire dans la mesure où le devenir est
connu comme devenir de l'être. Les deux éthiques opposées, éthique théorique pure et
éthique pratique, séparent intériorité et extériorité par rapport à l'être individué, parce
qu'elles considèrent l'individuation comme antérieure au moment où la prise de
conscience s'accomplit, pour l'éthique de la contemplation, et toujours postérieure à
ce même moment, pour l'éthique pratique; l'éthique théorique est une nostalgie per-
pétuelle de l'être individué dans sa pureté, comme l'éthique pratique est une prépara-
tion toujours recommencée à une ontogénèse toujours différée; aucune des deux ne
saisit et n'accompagne l'être dans son individuation. Or, si l'on considère l'individua-
tion comme conditionnée par la résonance interne d'un système et pouvant s'effectuer
de manière fractionnée, par constitutions successives d'équilibres métastables, on ne
peut admettre ni une éthique de l'éternité de l'être qui vise à consacrer une structure
découverte une fois comme définitive et éternelle, par conséquent respectable par-des-
sus tout, terme premier et dernier de référence, structure qui se traduit en normes,
absolues comme elle, ni une perpétuelle évolution de l'être toujours en mouvement
qui devient et se modifie de manière continue à travers toutes les circonstances mou-
vantes conditionnant l'action et modifiant sans cesse les normes selon lesquelles elle
doit se développer pour accompagner cette permanente évolution. À cette stabilité de
l'absolu inconditionnel et à cette perpétuelle évolution d'un relatif fluent il faut sub-
stituer la notion d'une série successive d'équilibres métastables l2 • Les normes sont les
lignes de cohérence interne de chacun de ces équilibres, et les valeurs, les lignes selon
lesquelles les structures d'un système se traduisent en structures du système qui le
remplace; les valeurs sont ce par quoi les normes d'un système peuvent devenir
normes d'un autre système, à travers un changement de structures; les valeurs éta-
blissent et permettent la transductivité des normes, non sous forme d'une norme per-
manente plus noble que les autres, car il serait bien difficile de découvrir une telle
norme donnée de manière réelle, mais comme un sens de l'axiomatique du devenir qui
se conserve d'un état métastable à l'autre. Les valeurs sont la capacité de transfert
amplificateur contenue dans le système des normes, ce sont les normes amenées à
l'état d'information: elles sont ce qui se conserve d'un état à un autre; tout est relatif,
sauf la formule même de cette relativité, formule selon laquelle un système de normes
peut être converti en un autre système de normes l3 • C'est la normativité elle-même
qui, dépassant le système sous sa forme donnée, peut être considérée comme valeur,
c'est-à-dire comme ce qui passe d'un état à un autre. Les normes d'un système, prises
une par une, sont fonctionnelles, et paraissent épuiser leur sens dans cette fonctionna-
lité; mais leur système est plus que fonctionnel, et c'est en cela qu'il est valeur. On
pourrait dire que la valeur est la relativité du système des normes, connue et définie
dans le système même des normes. Pour que la normativité d'un système de normes
soit complète, il faut qu'à l'intérieur même de ce système soient préfigurées sa propre
destruction en tant que système et sa possibilité de traduction en un autre système,
selon un ordre transductif. Que le système connaisse à l'intérieur de lui-même sa
12. L'individu en tant qu'individu, distinct de la colonie et du collectif, est issu d'une singularité et a un
sens de discontinuité; mais cette discontinuité est amplifiante et tend vers le continu, par changement d'ordre
de grandeur.
13. Un système de normes est problématique, comme deux images en état de disparation; il tend à se
résoudre dans le collectif par amplification constructive.
322 L'INDIVIDUATION
propre relativité, qu'il soit fait selon cette relativité, que dans ses conditions d' équi-
libre soit incorporée sa propre métastabilité, telle est la voie selon laquelle les deux
éthiques doivent coïncider. La tendance à l'éternité devient alors la conscience du
relatif, qui n'est plus une volonté d'arrêter le devenir ou de rendre absolue une ori-
gine et d'accorder un privilège normatif à une structure, mais le savoir de la métasta-
bilité des normes, la conscience du sens de transfert qu'a l'individu en tant
qu'individu. La volonté de trouver des normes absolues et immuables correspond à
ce sentiment véridique selon lequel il y a quelque chose qui ne doit pas se perdre et
qui, dépassant l'adaptation au devenir, doit posséder le pouvoir de diriger le devenir.
Mais cette force directrice qui ne se perd pas ne peut être une norme; une telle
recherche d'une norme absolue ne peut conduire qu'à une morale de la sagesse
comme séparation, retraite, et loisir, ce qui est une façon de mimer l'éternité et l'in-
temporalité à l'intérieur du devenir d'une vie: pendant ce temps, le devenir vital et
social continue, et le sage devient une figure de sage, il joue un rôle de sage dans son
siècle comme homme qui regarde passer la vie et s'écouler les passions; s'il n'est
pas lui-même dans le siècle, au moins son rôle d'homme qui n'est pas dans le siècle
est bien dans le devenir. La sagesse n'est pas universalisable, parce qu'elle n'assume
pas le tout du devenir, et qu'elle en forme une représentation mythique; la sainteté
ou les autres styles de vie individuelle sont, comme la sagesse, des termes extrêmes
qui illustrent des pôles de la vie morale, mais non les éléments de la vie morale; à
partir de la sagesse, de la sainteté, ou de toute attitude morale de cette espèce, on ne
peut refaire la vie morale par combinaison, car il n'y a pas préoccupation d'universa-
lité dans ces styles de vie qui se prennent pour des absolus et ne sont pourtant pas
universalisables ; ils ont tous besoin de la vie courante en face d'eux pour être ce
qu'ils sont: ils ont besoin d'une base de vie courante qu'ils puissent nier. Une véri-
table éthique serait celle qui tiendrait compte de la vie courante sans s'assoupir dans
le courant de cette vie, qui saurait définir à travers les normes un sens qui les dépasse.
Très généralement, d'ailleurs, les morales essayent de combler cet intervalle qui
existe entre ce par quoi une morale vaut et la tendance à retomber, à partir de prin-
cipes de valeur, sur les normes découvertes dans la vie courante; mais le raccorde-
ment entre les fondements et les normes est souvent arbitraire et mal fait; c'est
l'éthique en son centre qui est défaillante ; en ce domaine aussi existe la zone
d'ombre centrale entre forme et matière, principe et conséquences. Il faudrait que les
valeurs ne soient pas au-dessus des normes mais à travers elles, comme la résonance
interne du réseau qu'elles forment et leur pouvoir amplificateur; les normes pour-
raient être conçues comme exprimant une individuation définie, et ayant par consé-
quent un sens structural et fonctionnel, au niveau des êtres individués. Au èontraire,
les valeurs peuvent être conçues comme rattachées à la naissance même des
normes l4 , exprimant le fait que les normes surgissent avec une individuation et ne
durent qu'autant que cette individuation existe comme état actuel. La pluralité des
systèmes de normes peut alors être envisagée autrement que comme une contradic-
tion. Il n'y a contradiction provenant de la multiplicité des normes que si on fait de
14. Les valeurs sont le préindividuel des nonnes; elles expriment le rattachement à des ordres de gran-
deurs différents; issues du préindividuel, elles font tendre vers le post-individuel, soit sous la fonne de la phase
colonie, soit sous celle du transindividuel, pour les espèces supérieures. Elles viennent du continu et retrou-
vent le continu à travers l'individu, transfert discontinu.
L'INDIVIDUATION DES ÊTRES VIVANTS 323
\5. C'est-à-dire l'amplification par laquelle il trouve la dimension du continu en s'insérant dans le deve-
nir de la colonie ou la réalité du collectif~ bien qu'il soit - selon les nom1es acte de l'individu, il est, selon
les valeurs, acte vers le collectif.
324 L'INDIVIDUATION
porte qu'un des termes extrêmes du réel. L'acte n'est ni matière ni forme, il est devenir
en train de devenir, il est l'être dans la mesure où cet être est, en devenant. La relation
entre les actes ne passe pas par le niveau abstrait des normes, mais elle va d'un acte aux
autres comme on va du jaune-vert au vert et au jaune, par augmentation de la largeur de
la bande de fréquences. L'acte moral est celui qui peut s'étaler, se déphaser en actes laté-
raux, se raccorder à d'autres actes en s'étalant à partir de son centre actif unique. Bien
loin d'être rencontre d'une matière et d'une forme, d'une impulsion et d'une norme,
d'un désir et d'une règle, d'une réalité empirique et d'une réalité transcendantale, il est
cette réalité qui est plus que l'unité et s'étale de part et d'autre d'elle-même en se rac-
cordant aux autres réalités de même espèce; reprenant la formule de Malebranche rela-
tive à la liberté, et selon laquelle l 'homme est dit avoir du mouvement pour aller toujours
plus loin, on pourrait affirmer que l'acte libre, ou acte moral, est celui qui a assez de réa-
lité pour aller au delà de lui-même et rencontrer les autres actes 16. Il n'y a qu'un centre
de l'acte, il n'y a pas de limites de l'acte. Chaque acte est centré mais infini; la valeur
d'un acte est sa largeur, sa capacité d'étalement transductif. L'acte n'est pas une unité
dans la course vers une fin qui impliquerait une concaténation. Un acte qui n'est que lui-
même n'est pas un acte moral. L'acte qui est une unité, qui consiste en lui-même, qui ne
rayonne pas, qui n'a pas de bandes latérales, est effectivement un, mais s'insère dans le
devenir sans faire partie du devenir, sans accomplir ce déphasage d'être qu'est le deve-
nir. L'acte qui est plus qu'unité, qui ne peut résider et consister seulement en lui-même,
mais qui réside aussi et s'accomplit en une infinité d'autres actes, est celui dont la rela-
tion aux autres est signification, possède valeur d'information. Descartes, en prenant la
générosité comme fondement de la morale, a bien révélé ce pouvoir de l'acte de se pro-
longer au delà de lui-même. Mais, voulant fonder une morale provisoire, c'est-à-dire
une morale qui regarde seulement en avant, il n'a pas indiqué la force rétroactive de
l'acte, aussi importante que sa force proactive. Chaque acte reprend le passé et le ren-
contre à nouveau ; chaque acte moral résiste au devenir et ne se laisse pas ensevelir
comme passé; sa force proactive est ce par quoi il fera pour toujours partie du système
du présent, pouvant être réévoqué dans sa réalité, prolongé, repris par un acte, ultérieur
selon la date, mais contemporain du premier selon la réalité dynamique du devenir de
l'être. Les actes construisent une simultanéité réciproque, un réseau qui ne se laisse pas
réduire par l'unidimensionnalité du successif. Un acte est moral dans la mesure où il a
en vertu de sa réalité centrale le pouvoir de devenir ultérieurement simultané par rapport
à un autre acte. L'acte non moral est l'acte perdu en lui-même, qui s'ensevelit et ense-
velit une partie du devenir du sujet: il est ce qui accomplit une perte d'être selon le
devenir. Il introduit dans l'être une faille qui l'empêchera d'être simultané par rapport à
lui-même. L'acte immoral, s'il existe, est celui qui détruit les significations des actes qui
ont existé ou qui pourront être appelés à exister, et qui, au lieu de se localiser en lui-
même comme l'acte non moral, introduit un schème de confusion empêchant les autres
actes de se structurer en réseau. En ce sens, il n'est pas à proprement parler un acte, mais
comme l'inverse d'un acte, un devenir qui absorbe et détruit les significations relation-
nelles des autres actes, qui les entraîne sur de fausses pistes de transductivité, qui égare
le sujet par rapp0l1 à lui-même: c'est un acte parasite, un faux acte qui tire son appa-
rence de signification d'une rencontre aléatoire. Tel est l'esthétisme comme contre-
morale, unification des actes selon un certain style commun et non selon leur pouvoir
17. L'esthétisme cause la même perte d'information que la connaissance abstractive ne retenant, pour for-
mer la compréhension de l'espèce, que ce que les individus ont de commun entre eux.
Répertoire bibliographique
(Ce répertoire ne comporte que les titres d'ouvrages techniques ou scientifiques, et non
ceux des textes philosophiques anciens ou récents qui sont déjà entrés dans l'histoire de
la pensée).
Rabaud (E.), Sociétés humaines et sociétés animales, Année psychologique, 1951, 50,
263.
Rabaud (E.), Zoologie biologique (Quatrième partie)
Wiener (N.), Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the
Machine, Hermann et Cie, Paris; The technology Press, Cambridge, Mass. ; John
Wiley and Sons, Inc., New-York, 1948.
Wiener (N.), Cybernetics and Society, traduction française Cybernétique et Société,
Deux-Rives, Paris, 1952.
Conference on éybernetics, Heinz von Foerster, Josiah Macy, Jr. Foundation.
Transactions of the Sixth Conference, 1949, New-York, 1950.
Transactions of the Seventh Conference, 1950, New-York, 1951.
Transactions of the Eighth Conference, 1951 , New-York, 1952.
Colloque International du Centre National de la Recherche Scientifique sur la polarisa-
tion de la matière (Paris, du 4 au 9 avril 1949), compte-rendu édité par le Centre
National de la Recherche Scientifique, Paris, 1949.
COMPLÉMEN'TS
Note complémentaire
sur les conséquences
de la notion d'individuation
Histoire
de la notion d'individu
NOTE COMPLÉMENTAIRE
SUR LES CONSÉQUENCES
DE LA NOTION D'INDIVIDUATION
Cette « Note complémentaire sur les conséquences de la notion d'individuation» était,
dans un premier état de la thèse, intégrée à la suite de la conclusion, sous le titre « Note
complémentaire: Les fondements object~fs du transindividuel ». Tout le passage a été
retiré juste avant la soutenance. Gilbert Simondon a tenu lui-même à le réintégrer dans
l'édition Aubier 1989. Dans une première rédaction, ce texte était ouvert par la question:
« Que peut-on entendre par valeur? » et ne comportait aucun découpage en paragraphes.
Chapitre premier
qui expriment l'arrivée d'une condition complémentaire; cette valeur est liée à la
chose même qui constitue cette condition, mais elle ne réside pourtant pas dans cette
chose; on peut considérer qu'elle est attachée à cette chose sans pourtant lui être inhé-
rente; c'est la valeur du remède qui guérit, ou de l'aliment qui permet de vivre. Il peut
y avoir ici la valeur comme condition organique ou la valeur comme condition tech-
nique, selon que la condition déjà réalisée est technique ou organique. Le troisième
type de valeur est la valeur qui permet la relation: début ou amorce de la réaction qui
permet cette activité, et qui s'entretient d'elle-même une fois qu'elle a commencé. Au
nombre de ces valeurs, on peut mettre la culture, qui est comme un ensemble de
débuts d'action, pourvus d'un schématisme riche, et qui attendent d'être actualisés
dans une action; la culture permet de résoudre des problèmes, mais elle ne permet pas
de construire ou de vivre organiquement; elle suppose que la possibilité de vie orga-
nique et de vie technique est déjà donnée, mais que les possibilités complémentaires
ne sont pas en regard et, pour cette raison, restent stériles; elle crée alors le système de
symboles qui leur permet d' èntrer en réaction mutuelle.
Cela suppose que la culture soit capable de rnanipuler en quelque manière les sym-
boles qui représentent tel geste technique ou telle pulsion biologique; car, l'inertie et la
compacité des conditions organiques ou des conditions techniques est ce qui empêche
leur mise en relation à l'état brut; nous comprenons pourquoi la culture est liée à la
capacité de symboliser les conditions organiques et techniques au lieu de les transporter
en bloc, à l'état brut: de même que pour amorcer une réaction difficile on ne cherche pas
à agir sur toute la masse des corps à combiner, mais au contraire sur des masses réduites
qui propageront analogiquement la réaction dans le tout, la culture ne peut être efficace
que si elle possède au point de départ cette capacité d'agir sur des symboles et non sur
les réalités brutes; la condition de validité de cette action sur les symboles réside dans
l'authenticité des symboles, c'est-à-dire dans le fait qu'ils sont véritablement le prolon-
gement des réalités qu'ils représentent, et non un simple signe arbitraire, qui est artifi-
ciellement lié aux choses qu'il doit représenter. Platon a montré que la rectitude des
dénominations est nécessaire à la pensée adéquate, et que le philosophe doit se préoccu-
per de découvrir le véritable symbole de chaque être, celui qui a un sens même pour les
Dieux, selon les termes du Cratyle. C'est pour cette raison que tous les exercices d'ex-
pression jouent un rôle majeur dans la culture, sans toutefois que l'on doive à aucun
moment confondre la culture avec ces exercices. Les Beaux-Arts, en tant que moyens
d'expression, offrent à la culture leur force de symbolisation adéquate, mais ne consti-
tuent pas la culture qui, si elle reste esthétisme, ne possède aucune efficacité.
Il faut de plus que la culture, au lieu d'être pure consommatrice de moyens d'ex-
pression constitués en genres fermés, serve effectivement à résoudre les problèmes
humains, c'est-à-dire mette en rapport les conditions organiques et les conditions
techniques. Un pur organicisme ou un pur technicisme éludent le problème de l'effi-
cacité de la culture. Le marxisme et le freudisme réduisent la culture au rôle de moyen
d'expression; mais en réalité une culture est réflexive, ou bien elle n'est pas: elle
reste une mythologie ou une superstructure. Considérons au contraire une culture de
type réflexif, qui veut résoudre des problèmes: nous trouvons en elle une utilisation
du pouvoir de symboliser qui ne s'épuise ni dans une promotion de l'organique ni
dans une expression du technique; la culture réflexive est sensible à l'aspect problé-
matique de l'existence; elle recherche ce qui est humain, c'est-à-dire ce qui, au lieu
de s'accomplir de soi-même et automatiquement, nécessite une mise en question de
LES CONSÉQUENCES DE LA NOTION D'INDIVIDUATION 333
Cet antagonisme laisse la place à une compatibilité possible si l'individu, au lieu d'être
conçu comme une substance ou un être précaire aspirant à la substantialité, est saisi
comme le point singulier d'une infinité ouverte de relations. Si la relation a valeur
d'être, il n'y a plus opposition entre le désir d'éternité et la nécessité de la vie collective.
Le civisme contraignant - sous quelque forme que ce soit - est le symétrique et parfois
l'antidote d'une conception de la destinée individuelle isolée; il répond à un substantia-
lisme de l'individu, et s'y oppose en l'acceptant. Le tragique du choix n'est plus fonda-
mental si le choix n'est plus ce qui fait communiquer une cité et un individu
indépendants comme des substances. La valeur ne s'oppose pas aux déterminations;
elle les compatibilise. Le sens de la valeur est inhérent à la relation par laquelle l'homme
veut résoudre le conflit en instituant une compatibilité entre les aspects normatifs de son
existence. Sans une normativité élémentaire, subie en quelque manière par l'individu, et
recélant déjà une incompatibilité, il n'y aurait pas de problème; mais il importe de
remarquer que l'existence d'une problématique ne fait pas sortir de l'incompatibilité
qu'elle énonce ou désigne; ce problème, en effet, ne peut être défini entièrement dans
ses termes, car il n'y a pas symétrie entre les termes du problème moral; l'individu peut
vivre le problème, mais il ne peut l'élucider qu'en le résolvant; c'est le supplément
d'être découvert et créé sous forme d'action qui permet après coup à la conscience de
définir les termes dans lesquels le problème sc posait; la systématique qui permet de
penser simultanément les termes du problème, quand c'est d'un problème moral qu'il
s'agit, n'est réellement possible qu'à partir du moment où la solution est découverte.
LES CONSÉQUENCES DE LA NOTION D'INDIVIDUATION 335
Le sujet, devant le problème, est à un trop faible niveau d'être pour pouvoir assumer
la position simultanée des tennes entre lesquels une relation s'établira dans l'action;
dans ces conditions, aucune démarche intellectuelle pure, aucune attitude vitale ne peut
résoudre le problème. Le sens de la valeur réside dans le sentiment qui nous empêche de
chercher une solution déjà donnée dans le monde ou dans le moi, comme schème intel-
lectuel ou attitude vitale; la valeur est le sens de l'optatif; on ne peut en aucun cas
réduire l'action au choix, car le choix est un recours à des schèmes d'actions déjà pré-
formées et qui, à l'instant où nous les éliminons toutes sauf une, sont comme du réel déjà
existant dans l'avenir, et qu'il nous faut condamner à n'être pas. Le sens de la valeur est
ce qui doit nous éviter de nous trouver devant des problèmes de choix; le problème du
choix apparaît quand il ne reste plus que la fonne vide de l'action, quand les forces tech-
niques et les forces organiques sont disqualifiées en nous et nous apparaissent comme
des indifférents. S'il n'y a pas perte initiale des qualités biologiques et techniques, le
problème de choix ne peut se poser comme problème moral, car il n'y a pas d'actions
prédétenninées, comparables à ces corps que les âmes platoniciennes doivent choisir
pour s'incarner. Il n'y a ni choix transcendant, ni choix immanent, car le sens de la
valeur est celui de l'auto-constitution du sujet par sa propre action. Le problème moral
que le sujet peut se poser est donc au niveau de cette pelmanente médiation constructrice
grâce à laquelle le sujet prend progressivement conscience du fait qu'il a résolu des pro-
blèmes, lorsque ces problèmes ont été résolus dans l'action.
On pourrait faire rel!1arquer que dans une pareille conception la conscience morale
semble n'avoir plus de rôle à jouer. En fait, il est impossible de dissocier la véritable
conscience morale de l'action; la conscience est la réactivité du sujet par rapport à
lui-même, qui lui permet d'exister comme individu, en étant à lui-même la norme de
son action; le sujet agit en se contrôlant, c'est-à-dire en se mettant dans la communi-
cation la plus parfaite possible avec lui-même; la conscience est ce retour de causalité
du sujet sur lui-même, quand une action optative est sur le point de résoudre un pro-
blème. La conscience morale diffère de la conscience psychologique en ce que la
conscience psychologique exprime le retentissement dans le sujet de ses actes ou des
événements en fonction de l'état présent du sujet. Elle est jugement selon une déter-
mination actuelle; au contraire, la conscience morale rapporte les actes ou les débuts
d'actes à ce que le sujet tend à être au tenne de cet acte; elle ne le peut que de façon
extrêmement précaire, en « extrapolant» en quelque manière pour tenir compte de
l'actuelle transformation du sujet; elle est d'autant plus fine qu'elle arrive mieux à
juger en fonction de ce que le sujet sera; c'est pour cette raison qu'il y a une relative
indétennination dans le domaine de la conscience morale, car la conscience morale
instaure d'abord un premier type de réactivité, comme la conscience simplement psy-
chologique, et ensuite un deuxième type de réactivité, qui vient de ce que les modali-
tés de ce retour de causalité dépendent du régi'me d'action qu'elles contrôlent: dans
cette récurrence de l'information, le sujet n'est pas seulement un être doué d'une
téléologie interne simple, mais d'une téléologie elle-même soumise à une auto-régula-
tion : la conscience psychologique est déjà régulatrice; la conscience morale est une
conscience régulatrice soumise à une auto-régulation interne; cette conscience dou-
336 COMPLÉMENTS
blement régulatrice peut être nommée conscience normative. Elle est libre parce
qu'elle élabore elle-même son propre régime de régulation. Cette liberté ne peut se
trouver en aucun être ou aucun système qui ne dépendrait que d'un seul ensemble de
conditions; elle aboutirait à une indétermination ou à une activité itérative, oscilla-
toire ou par relaxation; cette liberté ne peut se trouver que dans l'auto-création d'un
régime de compatibilité entre des conditions asymétriques comme celles que nous
trouvons à la base de l'action. Un mécanisme téléologique peut imiter le fonction-
nement de la conscience psychologique, qui peut être instantanée; mais le méca-
nisme téléologique ne peut imiter la conscience morale, car il n'a jamais un
conditionnement double et simultané; il faut que l'organique et le technique soient
déjà présents, prêts à être mis en relation, pour que la conscience morale puisse
exister. La conscience valorisante définit donc un niveau d'activité téléologique qui
ne peut être ramené à aucun automatisme. La solution au problème moral ne peut
être cherchée par ordinateur.
Par là même, nous pouvons comprendre que les sociétés ne peuvent exister sans
communautés, mais que la réciproque de cette affirmation n'est pas vraie, et qu'il peut
exister des communautés sans sociétés; la distinction que fait Bergson entre société
close et société ouverte est sans doute valable, mais la société ouvelie correspond à
une emprise des individus sur leurs relations mutuelles, tandis que la communauté,
forme statutaire de relation, ne nécessite pas la conscience morale pour exister; toute
société est ouverte dans la mesure où le seul critère valable y est constitué par l'action,
sans qu'il y ait un (j'u)l~oÀov de nature biologique ou technique pour recruter ou
exclure les membres de cette société. Une société dont le sens se perd parce que son
action est impossible devient communauté, et par conséquent se ferme, élabore des
stéréotypes; une société est une communauté en expansion, tandis qu'une commu-
nauté est une société devenue statique; les communautés utilisent une pensée qui pro-
cède par inclusions et exclusions, genres et espèces; une société utilise une pensée
analogique, au sens véritable du terme, et ne connaît pas seulement deux valeurs, mais
une infinité continue de degrés de valeur, depuis le néant jusqu'au parfait, sans qu'il y
ait opposition des catégories du bien et du mal, et des êtres bons et mauvais; pour une
société, seules les valeurs morales positives existent; le mal est un pur néant, une
absence, et non la marque d'une activité volontaire. Le raisonnement de Socrate,
ou8dç Éxwv à)luptâvEl, selon lequel nul ne fait le mal volontairement, est remarquable-
ment révélateur de ce qu'est la véritable conscience morale de l'individu et d'une
société d'individus; en effet, comme la conscience morale est auto-normative et auto-
constitutive, elle est par essence placée dans l'alternative ou bien de ne pas exister, ou
bien de ne pas faire le mal volontairement; la conscience morale suppose que la rela-
tion à autmi est une relation d'individu à individu dans une société.
Au contraire, dans une communauté, les communautés extérieures sont, par le fait
qu'elles sont extérieures, pensées comme mauvaises; les catégories d'inclusion et
d'exclusion sont contenues dans leur type implicite, qui est l'intériorité ou l'extério-
rité par rapport à la communauté; sur ces catégories primitives d'inclusion et d'ex-
clusion, correspondant à des actions d'assimilation ou de désassimilation, se
développent des catégories annexes de pureté et d'impureté, de bonté et de nocivité,
racines sociales des notions de bien et de mal. Il y a ici des notions symétriques
comme celles que l'individu vivant manifeste dans l'opposition bipolaire de l'assi-
milable et du dangereux. La bipolarité des valeurs manifeste une communauté;
l'unipolarité des valeurs manifeste une société. Nous devons remarquer ici que l'ac-
tivité technique n'introduit pas une bipolarité des valeurs au même titre que l'activité
biologique; en effet, pour l'être qui constmit, il n 'y a pas le bon et le mauvais, mais
l'indifférent et le constructif, le neutre et le positif; la positivité de la valeur se
détache sur un fond de neutralité, et de neutralité toute provisoire, toute relative,
puisque ce qui n'est pas encore utile peut le devenir selon le geste de l'individu
constmcteur qui saura l'utiliser; au contraire, ce qui a reçu un rôle fonctionnel dans
le travail ne peut le reperdre, et se trouve par là même pour toujours investi d'un
caractère de valeur; la valeur est irréversible et tout entière positive; il n'y a pas
symétrie entre la valeur et l'absence de valeur..
Chapitre II
Individuation et invention
L'activité technique peut par conséquent être considérée comme une introductrice à
la véritable raison sociale, et comme un(~ initiatrice au sens de la liberté de l'indi-
vidu; la communauté identifie en effet l'individu avec sa fonction, qui est orga-
nique ou technique; mais, tandis qu'elle peut l'identifier totalement avec sa
fonction organique et son état organique Ueune homme, vieillard, guerrier), elle ne
peut le faire adhérer totalement à sa fonction technique: le médecin est, dans les
poèmes homériques, considéré comme équivalent à lui tout seul à plusieurs guer-
riers (TtoÀÀrov àv'taçlaç Ècrn), et particulièrement honoré. C'est que le médecin est le
technicien de la guérison; il a un pouvoir magique; sa force n'est pas purement
sociale comme celle du chef ou du guerrier; c'est sa fonction sociale qui résulte de
son pouvoir individuel, et non son pouvoir individuel qui résulte de son activité
sociale; le médecin est plus que l 'homme défini par son intégration au groupe; il
est par lui-même; il a un don qui n'est qu'à lui, qu'il ne tient pas de la société, et qui
définit la consistance de son individualité directement saisie. Il n'est pas seulement
un membre d'une société, mais un individu pur; dans une communauté, il est
comme d'une autre espèce; il est un point singulier, et n'est pas soumis aux mêmes
obligations et aux mêmes interdits que les autres hommes. Le sorcier ou le prêtre
sont également les détenteurs d'une technique d'ordre supérieur, grâce à laquelle les
forces naturelles sont captées ou les puissances divines rendues favorables; un seul
homme peut tenir tête au chef d'armée, un seul lui imposer le respect: le devin
Tirésias est plus puissant que tout autre être défini par sa fonction, car il est le tech-
nicien de la prévision de l'avenir. Un roi même est attaché à sa fonction, même s'il
est « legibus solutus ». Le technicien, dans une communauté, apporte un élément
neuf et irremplaçable, celui du dialogue direct avec l'objet en tant qu'il est caché ou
inaccessible à l 'homme de la communauté; le médecin connaît par l'extérieur du
corps les mystérieuses fonctions qui s'accomplissent à l'intérieur des organes. Le
devin lit dans les entrailles des victimes le sort caché de la communauté; le prêtre
est en communication avec la volonté des Dieux et peut modifier leurs décisions ou
tout au moins connaître leurs arrêts et les révéler.
L'ingénieur, dans les cités grecques d'Ionie au VIe siècle avant Jésus-Christ,
devient le technicien par excellence; il apporte à ces cités le pouvoir d'expansion,
et il est l'homme Eùl1llxavoç Èç 1:!:~xvaç. Thalès, Anaximandre, Anaximène, sont
avant tout des techniciens. On ne doit pas oublier que la première apparition d'une
340 COMPLÉMENTS
L'opération technique réalise en effet ce que le travail ou les autres fonctions com-
munautaires ne peuvent réaliser: la réactivité de l'acte; l'activité constructive donne
à l'homme l'image réelle de son acte, parce que ce qui est actuellement objet de la
construction devient moyen d'une construction ultérieure, grâce à une permanente
médiatisation; c'est ce régime continu et ouvert du temps de l'effort technique qui
permet à l'individu d'avoir la conscience réactive de sa propre action, et d'être à lui-
même sa propre norme. En effet, les normes techniques sont entièrement accessibles à
l'individu sans qu'il doive avoir recours à une normativité sociale. L'objet technique
est valide ou non valide selon ses caractères internes qui traduisent le schématisme
inhérent à l'effort par lequel il s'est constitué. Une normativité intrinsèque des actes
du sujet, qui exige leur cohérence interne, se définit à partir de l'opération technique
inventive. Ces normes ne suffisent jamais à produire l'invention, mais leur imma-
nence au sujet conditionne la validité de son effort. Le technicien ne peut agir que
librement, car la normativité technique est intrinsèque par rapport au geste qui la
constitue; elle n'est pas extérieure à l'action ou antérieure à elle; mais l'action n'est
pas non plus anomique, car elle n'est féconde que si elle est cohérente, et cette cohé-
rence est sa normativité. Elle est valide en tant qu'elle existe véritablement en elle-
même et non dans la communauté. L'adoption ou le refus d'un objet technique par une
société ne signifie rien pour ou contre la validité de cet objet; la normativité technique
est intrinsèque et absolue; on peut même remarquer que c'est par la technique que la
pénétration d'une normativité nouvelle dans une communauté fermée est rendue pos-
sible. La normativité technique modifie le code des valeurs d'une société fermée,
parce qu'il existe une systématique des valeurs, et toute société fermée qui, admettant
une technique nouvelle, introduit les valeurs inhérentes à cette technique, opère par là
même une nouvelle structuration de son code des valeurs. Comme il n'est pas de com-
munauté qui n'utilise aucune technique ou n'en introduise jamais de nouvelles, il
n'existe pas de communauté totalement fermée et inévolutive.
Tout groupe social est un mixte de communauté et de société, définissant en tant
que communauté un code d'obligations extrinsèques par rapport aux individus et en
tant que société une intériorité par rapport aux individus. L'effort communautaire et
l'effort technique sont antagonistes dans une société déterminée; les forces commu-
nautaires tendent à incorporer les techniques dans un système d'obligations sociales,
en assimilant l'effort technique à un travail; mais l'effort technique oblige la commu-
nauté à rectifier toujours sa structure pour incorporer des créations toujours nouvelles,
et il soumet au jugement selon ses propres valeurs la structure de la communauté, en
analysant ses caractères dynamiques que cette structure prédétermine. Le technicisme
positiviste est un exemple très net de la manière dont une pareille pensée introduit des
valeurs nouvelles dans la communauté. Une sociologie qui, croyant saisir la réalité
humaine dans sa spécificité, élimine la considération de l'individu pur et par consé-
quent des techniques dans leur genèse, définit le social par l'obligation, mais laisse de
côté une part importante de la réalité sociale, part qui peut devenir prépondérante dans
certains cas. La réalité collective est indissolublement communautaire et sociale, mais
ces deux caractères sont antagonistes, et la sociologie moniste ne peut rendre compte
de cet antagonisme.
Il serait faux de considérer que la communauté ne réagit que contre l'influence dis-
solvante de l'individu cherchant à satisfaire des désirs égoïstes; un inventeur ou un
homme de science n'est pas plus égoïste qu'un peintre ou un poète; pourtant, la com-
342 COMPLÉMENTS
munauté accepte le peintre ou le poète, mais refuse l'invention, parce qu'il y a dans
l'invention quelque chose qui est au delà de la communauté et institue une relation
transindividuelle, allant de l'individu à l'individu sans passer par l'intégration com-
munautaire garantie par une mythologie collective. La relation immédiate entre des
individus définit une existence sociale au sens propre du terme, tandis que la relation
communautaire ne fait pas communiquer les individus directement les uns avec les
autres, mais constitue une totalité par l'intermédiaire de laquelle ils communiquent
indirectement et sans conscience précise de leur individualité. Une théorie de la com-
munauté laisse échapper le dynamisme de la société des individus; la sociologie, pour
être complète, doit intégrer une étude des techniques. L'humanisme doit également,
comme l 'humanisme des Sophistes, intégrer une étude des techniques.
On pourrait objecter que la création technique est chose rare, et que dans ces
conditions la conduite individuelle ne peut être que très exceptionnelle; cependant, il
ya une irradiation des valeurs autour d'une conduite, et une conduite n'est pas isolée
dans la somme des actions de l'individu, pas plus qu'un individu n'est isolé dans le
milieu social où il existe; il est de la nature même de l'individu de communiquer, de
faire rayonner autour de lui l'information qui propage ce qu'il crée; c'est cela qui est
rendu possible par l'invention technique, qui est illimitée dans l'espace et dans le
temps; elle se propage sans s'affaiblir, même quand elle s'associe à un autre élément,
ou s'intègre à un tout plus complexe; l'œuvre de l'individu peut en effet se propager
de deux manières au delà de l'individu lui-même: comme œuvre technique propre-
ment dite ou comme conséquence de cette œuvre sous la forme d'une modification
des conditions collectives d'existence, qui impliquent des exigences et des valeurs.
Ainsi, l'invention d'un moyen rapide de communication n'est pas anéantie par la
découverte d'un moyen plus rapide; même si les procédés techniques sont totalement
transformés, il subsiste une continuité dynamique qui consiste en ce que l'introduction
dans la communauté du premier mode de transport a développé une exigence de rapi-
dité qui sert à promouvoir avec force le second mode: le premier a créé la fonction et
l'a insérée dans l'ensemble des dynamismes de la communauté. Tout dispositif tech-
nique modifie dans une certaine mesure la communauté, et institue une fonction qui
rend possible l'avènement d'autres dispositifs techniques; il s'insère donc dans une
continuité qui n'exclut pas le changement mais le stimule, parce que les exigences
sont toujours en avance sur les réalisations. Par là, l'être technique se convertit en
civilisation; par ailleurs, un être technique, même peu intégré dans la communauté,
vaut comme objet à comprendre; il exige un type de perception et de conceptualisa-
tion qui vise à comprendre l'être technique en le recréant; l'être technique existe donc
comme un germe de pensée, recélant une normativité qui s'étend bien au delà de lui-
même. L'être technique constitue donc de cette seconde manière une voie qui transmet
de l'individu à l'individu une certaine capacité de création, comme s'il existait un
dynamisme commun à toutes les recherches et une société des individus créateurs
d'êtres techniques.
Cette seconde direction est également propre à faire de l'être technique un élément
de civilisation. La civilisation est alors l'ensemble des dynamismes de la communauté
et des dynamismes des différentes sociétés qui rencontrent dans le monde des êtres
techniques une condition de compatibilité. Mêmc si la notion de progrès ne peut être
directement acceptée et doit être élaborée par un travail réflexif, c'est bien cette com-
patibilité de la communauté et des sociétés qui trouve un sens dans la notion de déve-
LES CONSÉQUENCES DE LA NOTION D'INDIVIDUATION 343
surréel positif, et une des voies de ce surréel est celle de l'être technique, insolite par
le fait qu'il est nouveau et au delà de l'utile. L'être technique reproduit et divulgué par
l'industrie perd sa valeur surréelle dans la mesure où l'anesthésie de l'usage quotidien
ôte la perception des caractères singuliers de l'objet. Vu comme ustensile, l'être tech-
nique n'a plus de sens pour l'individu. La communauté se l'approprie, le normalise, et
lui donne une valeur d'usage qui est étrangère à son essence dynamique propre. Mais
tout objet technique peut être retrouvé par l'individu dont le « goût technique» et la
« culture technique» sont assez développés. Ainsi, l'objet technique est un surréel,
mais il ne peut être senti comme tel que s'il est saisi par l'individu pur, par un homme
capable d'être créateur, et non par un utilisateur qui traite l'objet technique en merce-
naire ou en esclave.
Nous n'avons pas jusqu'ici tenté d'analyser l'objet technique autrement que par la
voie indirecte de son rapport à l'homme qui le produit ou l'utilise, sans essayer de
définir sa structure et son dynamisme internes. Or, si le rapport de l'objet à l'homme
présente dans ce cas les caractères d'une relation, on doit retrouver dans l'objet tech-
nique une structure et un dynamisme humain analogiques. Ces deux caractères
internes de l'objet technique ne peuvent être compris si l'on confond l'objet technique
avec l'outil, ce qui lui fait perdre son individualité, et par là même sa valeur propre;
l'outil, comme Piaget l'a si remarquablement montré à partir de considérations
archéologiques et ethnographiques, est dénué d'individualité propre parce qu'il est
enté sur un membre d'un autre organisme individualisé qu'il a pour fonction de pro-
longer, de renforcer, de protéger, mais non de remplacer. Une lunette d'approche n'est
pas un être technique doué d'individualité propre, parce qu'elle suppose l'œil et n'a de
sens dynamique que devant un œil* : son dynamisme est inachevé; elle est faite pour
être manipulée et réglée par l'individu qui voit, ou par le photographe, qui sont des
hommes. Une pince est le prolongement affiné et durci des ongles humains ou des
mains humaines. Un marteau est un poing insensible et durci. L'évolution des formes
du marteau de porte montre qu'au début il était conçu comme une main tenant une
boule de bronze, le poignet étant remplacé par un pivot fixé à la porte. La clef grecque
était à l'origine un bras aminci, terminé par un crochet, et que l'on introduisait dans
une fente étroite de la porte, par laquelle on pouvait saisir le verrou intérieur.
Théocrite décrit la prêtresse portant sur son épaule la clef d'un temple, insigne de sa
fonction et de sa majesté. La clef moderne est encore en quelque manière un crochet
pour ouvrir une porte. À l'inverse, les moteurs, au lieu d'être des prolongements de
l'individu humain, sont des êtres qui apportent de l'extérieur une énergie disponible
selon le besoin de l'individu; ils sont doués d'extériorité par rapport à la structure et à
la dynamique de l'individu. C'est pourquoi ils apparaissent dès l'origine comme
doués d'individualité; l'esclave est le modèle premier de tout moteur; il est un être
qui recèle en lui-même son organisation complète, son autonomie organique, même
quand son action est asservie à une domination accidentelle; l'animal domestiqué est
aussi un organisme. Même à travers la dégradation de l'état de domesticité ou d'escla-
Pour cette raison, la réflexion doit refuser l'identification entre l'automate et l'in-
dividu. L'automate peut être l'équivalent fonctionnel de la vie, car la vie comporte des
fonctions d'automatisme, d'autorégulation, d'homéostasie, mais l'automate n'est
jamais l'équivalent fonctionnel de l'individu. L'automate est communautaire, et non
individualisé comme un être vivant capable de se mettre en question lui-même. Une
communauté pure se conduirait comme un automate; elle élabore un code de valeurs
destinées à empêcher les changements de structure, et à éviter la position des pro-
blèmes. Les sociétés au contraire, qui sont des groupements synergiques d'individus,
ont pour sens de chercher à résoudre des problèmes. Elles mettent en question leur
propre existence, tandis que les communautés cherchent à persévérer dans leur être.
Norbert Wiener a analysé la manière dont les pouvoirs de rigidité d'une communauté
assurent son homéostasie. La communauté tend à automatiser les individus qui la
composent, en leur donnant une signification fonctionnelle pure. Dès lors, la capacité
que l'individu possède de se mettre en question est dangereuse pour la stabilité de la
communauté; rien ne garantit en effet le synchronisme des transfomlations indivi-
duelles, et la relation interindividuelle peut être rompue par une initiative individuelle
pure. Aussi, comme un coefficient formel supérieur qui conditionne la valeur fonc-
tionnelle d'un individu dans la communauté, la stabilité afJèctive devient le critère
fondamental qui permet la permanente intégration de l'individu au groupe; cette
garantie de continuité est aussi une garantie d'automatisme social. Cette stabilité est le
corrélatif de la capacité d'adaptation à une communauté. Or, ces qualités d'adaptation
directe par assimilation et de stabilité structurale définissent l'automate parfait. Toute
civilisation a besoin d'un certain taux d'automatisme pour garantir sa stabilité et sa
cohésion. Elle a besoin aussi du dynamisme des sociétés, seules capables d'une adap-
tation constructive et créatrice, pour ne pas se fermer sur elle-même dans une adapta-
tion stéréotypée, hypertélique, et inévolutive. Or, l'être humain est un assez dangereux
automate, qui risque toujours d'inventer et de se donner des structures neuves. La
machine est un automate supérieur à l'individu humain en tant qu'automate, parce
qu'elle est plus précise dans ses mécanismes téléologiques, et plus stable dans ses
caractéristiques.
On peut alors se demander quelles valeurs sont engagées dans la relation de l'individu
à l'être technique. Nous voudrions montrer que toute tentative pour constituer une
relation symétrique entre l'homme et l'être technique est destructrice aussi bien des
valeurs de l'individu que de celles de l'être technique. On peut en effet essayer d'iden-
tifier la machine à l'individu ou l'individu à la machine, de manière également des-
tructive. Dans le premier cas, la machine devient une propriété de 1'homme, qui se
glorifie de sa créature et ne la produit que pour l'asservir à des besoins ou à des usages
de chaque individu, satisfait par ses serviteurs t:nécaniques jusque dans ses fantaisies
les plus singulières: le goût du machinisme dans la vie quotidienne correspond par-
fois à un désir déréglé de commander en dominant. L'homme se conduit envers les
machines comme un maître envers des esclaves, aimant parfois à savourer dans sa
démesure le spectacle de leur destruction dramatique et violente. Ce singulier despo-
tisme de civilisé manifeste une identification possible de 1'homme à des êtres méca-
348 COMPLÉMENTS
niques. Les jeux du cirque se retrouvent dans les compétitions de machines, et les
combats de gladiateurs dans les affrontements de « stock-cars ». Le cinéma aime à
montrer de terribles destructions d'êtres mécaniques. La vision des machines peut
prendre une tournure épique; l 'homme y retrouve une certaine primitivité. Mais pré-
cisément, cette attitude de supériorité de l 'homme envers la machine correspond sur-
tout aux loisirs, à la détente de l'homme que n'étreint plus la communauté, et qui
trouve une compensation dans le despotisme facile sur les sujets mécaniques asservis.
L'attitude inverse et complémentaire est celle de l'homme dans sa fonction com-
munautaire: là, il sert la machine, et il s'intègre à cette machine plus vaste qu'est la
communauté en servant sa machine particulière selon les valeurs fondamentales du
code de l'automatisme (par exemple la rapidité des réponses aux signaux). Parfois, la
machine porte elle-même les enregistreurs qui permettront à la communauté de juger
la conduite de l'homme au travail (boîte noire). La relation de l'être individuel à la
communauté passe par la machine, dans une civilisation fortement industrialisée. Ici,
la machine s'assimile l'homme, en définissant les normes communautaires. De plus,
une normalité supplémentaire est issue de la machine lorsque cette dernière est utilisée
pour le classement des individus d'après leurs performances ou leurs aptitudes; sans
doute, ce n'est jamais la machine qui juge, car elle est pur automate et n'est utilisée
que pour calculer. Mais, pour pouvoir utiliser la machine, il faut que les hommes, dans
leur rapport à la machine, s'expriment selon des systèmes d'information qui sont aisé-
ment traduisibles, avec le codage de la machine, en un ensemble de signaux qui ont un
sens pour la machine (c'est-à-dire qui correspondent à un fonctionnement déterminé).
Cette nécessité pour l'action humaine d'être traduisible en langage d'automatisme
aboutit à une valorisation de la stéréotypie des conduites. Enfin, la quantité d'infor-
mation elle-même, dans une relation d'individu à individu, devient un obstacle à la
transmission de cette information par une voie qui utilise l'automatisme. Par exemple,
une civilisation qui adapte ses moyens de communication à une transmission automa-
tique des messages est conduite à remplacer l'expression directe et particulière des
sentiments dans les circonstances communautaires déjà soumises à des usages par des
formules plus parfaitement stéréotypées, inscrites en petit nombre sur un bordereau au
bureau de départ, et imprimées sur des formules toutes faites au bureau d'arrivée; il
suffit alors de transmettre l'adresse du destinataire, le numéro de la formule, et le nom
de l'envoyeur. Ici, l'individu atypique est paralysé dans son choix, car aucune formule
prévue ne répond très exactement à ce qu'il aurait voulu exprimer. L'atypique, qui
cause à la communauté une trop grande dépense d'information est un être déficitaire à
partir du moment où l'information est transmise indirectement de l'individu à l'indi-
vidu par l'intermédiaire d'un dispositif utilisant l'automatisme; une voix très grave,
très aiguë, ou riche en harmoniques est plus déformée par la transmission télépho-
nique ou l'enregistrement qu'une voix dont les fréquences moyennes se situent dans
les bandes téléphoniques et qui ne pose à l'appareillage aucun difficile problème rela-
tif à la transmodulation. La normalité devient une norme, et le caractère moyen une
supériorité, dans une communauté où les valeurs ont un sens statistique.
Or, ces deux attitudes inverses de stéréotypie et de fantaisie, de despotisme privé et
d'asservissement communautaire par rapport à l'objet technique viennent de ce que la
relation entre l'homme et la machine n'est pas réellement dissymétrique. Elle est une
double assimilation, non une relation analogique constructive. Considérons au
contraire la relation noble entre l 'homme et la machine: elle vise à ne dégrader ni l'un
LES CONSÉQUENCES DE LA NOTION D'INDIVIDUATION 349
ni l'autre des deux termes. Son essence réside dans le fait que cette relation a valeur
d'être: elle a une fonction doublement génétique, envers l 'homme et envers la
machine, alors que dans les deux cas précédents, la machine et l 'homme étaient déjà
entièrement constitués et définis au moment où ils se rencontraient. Dans la véritable
relation complémentaire, il faut que l 'homme soit un être inachevé que la machine
complète, et la machine un être qui trouve en l 'homme son unité, sa finalité, et sa liai-
son à l'ensemble du monde technique; homme et machine sont mutuellement média-
teurs, parce que la machine possède dans ses caractères l'intégration à la spatialité et
la capacité de sauvegarder de l'information à travers le temps, tandis que l'homme,
par ses facultés de connaissance et son pouvoir d'action, sait intégrer la machine à un
univers de symboles qui n'est pas spatio-temporel, et dans lequel la machine ne pour-
rait jamais être intégrée par elle-même. Entre ces deux êtres asymétriques s'établit une
relation grâce à laquelle une double participation est réalisée; il y a chiasme entre
deux univers qui resteraient séparés; on pourrait faire remarquer que la machine est
issue de l'effort humain, et qu'elle fait partie, par conséquent, du monde humain;
mais en fait, elle incorpore une nature, elle est faite de matière et se trouve directement
insérée dans le déterminisme spatio-temporel; même issue du travail humain, elle
conserve par rapport à son constructeur une relative indépendance; elle peut passer en
d'autres mains, elle peut devenir le chaînon d'une série que son inventeur ou son
constructeur n'avait pas prévue. Par ailleurs, une machine ne prend son sens que dans
un ensemble d'êtres techniques coordonnés, et cette coordination ne peut être pensée
que par l'homme, et construite par lui, car elle n'est pas donnée dans la nature.
L'homme confère à la machine l'intégration au monde construit, dans lequel elle
trouve sa définition fonctionnelle par sa relation aux autres machines; mais c'est la
machine, et chaque machine, en particulier, qui confère à ce monde construit sa stabi-
lité et sa réalité; elle amène du monde naturel la condition de matérialité, de spatio-
temporalité, sans laquelle ce monde n'aurait aucune épaisseur ni consistance. Pour que
cette relation puisse exister entre l'homme et la machine, il faut une double condition
dans l'homme et dans la machine. Dans l 'homme, il faut une culture technique, faite de
la connaissance intuitive et discursive, inductive et déductive, des dispositifs consti-
tuant la machine, impliquant la conscience des schèmes et des qualités techniques qui
sont matérialisés dans la machine. L'homme doit connaître la machine selon une
connaissance adéquate, dans ses principes, ses détails, et son histoire; alors, elle ne
sera plus pour lui un simple instrument ou un domestique qui ne proteste jamais. Toute
machine cristallise un certain nombre d'efforts, d'intentions, de schèmes, et investit tel
ou tel aspect de la nature des éléments chimiques. Ses caractères sont des mixtes de
schèmes techniques et de propriétés des éléments des constituants de la matière, et des
lois de transformation d~ l'énergie. La véritable culture technique exige un savoir
scientifique; elle conduit à ne mépriser aucun être technique même ancien; sous des
caractères extérieurs démodés ou vétustes, elle retrouve le sens d'une loi scientifique et
la propriété d'un élément matériel; l'être technique saisi dans sa réalité définit une cer-
taine médiation entre l 'homme et le monde naturel; c'est cette médiation que la culture
technique permet de saisir dans son authentique ·réalité.
Il peut se développer un goût technique, comparable au goût esthétique et à la déli-
catesse morale. Bien des hommes se conduisent de manière primitive et grossière dans
leur relation aux machines, par manque de culture. La stabilité d'une civilisation qui
comporte un nombre de plus en plus grand d'êtres techniques ne pourra être atteinte
350 COMPLÉMENTS
tant que la relation entre l 'homme et la machine ne sera pas équilibrée et empreinte de
sagesse, selon une mesure intérieure que seule une technologie culturelle pourra don-
ner. La frénésie de possession et la démesure d'utilisation des machines est compa-
rable à un véritable dérèglement des mœurs. Les machines sont traitées comme des
biens de consommation par une humanité ignorante et grossière, qui se jette avec avi-
dité sur tout ce qui présente un caractère de nouveauté extérieure et factice, pour le
répudier aussitôt que l'usage a épuisé les qualités de nouveauté. L'homme cultivé doit
avoir un certain respect pour l'être technique, précisément parce qu'il connaît sa véri-
table structure et son fonctionnement réel.
À la délicatesse culturelle de l 'homme doivent correspondre la vérité et l'authenti-
cité de la machine. Or, tant que le goût humain est corrompu, la civilisation indus-
trielle ne peut produire des machines véritablement authentiques, parce que cette
production est assujettie aux conditions commerciales de la vente; elle doit se plier
alors aux conditions de l'opinion et du goût collectif. Or, si nous considérons les
machines que notre civilisation livre à l'usage de l'individu, nous verrons que leurs
caractères techniques sont oblitérés et dissimulés par une impénétrable rhétorique,
recouverts d'une mythologie et d'une magie collective que l'on arrive avec peine à
élucider ou à démystifier. Les machines modernes utilisées dans la vie quotidienne
sont pour une large part des instruments de flatterie. Il existe une sophistique de la pré-
sentation qui cherche à donner une tournure magique à l'être technique, pour endor-
mir les puissances actives de l'individu et l'amener à un état hypnotique dans lequel il
goûte le plaisir de commander à une foule d'esclaves mécaniques, souvent assez peu
diligents et peu fidèles, mais toujours flatteurs. Une analyse du caractère « luxueux»
des objets techniques montrerait quelle duperie ils recèlent: sur un grand nombre
d'appareils, le fétichisme du tableau de commande dissimule la pauvreté des disposi-
tifs techniques, et sous un impressionnant carénage se cachent de singulières négli-
gences de la fabrication. Sacrifiant à un goût dépravé, la construction technique est un
art de façade et de prestidigitation. L'état d'hypnose s'étend depuis l'achat jusqu'à
l'utilisation; dans la propagande commerciale elle-même, l'être technique est déjà
revêtu d'une certaine signification communautaire: acheter un objet, c'est acquérir un
titre à faire partie de telle ou telle communauté; c'est aspirer à un genre d'existence
qui se caractérise par la possession de cet objet: l'objet est convoité comme un signe
de reconnaissance communautaire, un crUlJ.l3oÀov (symbole), au sens grec du terme.
Puis, l'état d'hypnose se prolonge dans l'utilisation et l'objet n'est jamais connu dans
sa réalité, mais seulement pour ce qu'il représente.
La communauté offre ainsi, à côté des dures contraintes qu'elle impose à l'indi-
vidu, une compensation qui l'empêche de se révolter et d'avoir une conscience aiguë
de ses problèmes: l'état d'inquiétude, toujours latent, est toujours différé par l'hyp-
nose technique, et la vie de l'individu s'écoule dans un balancement entre les
contraintes de la rigidité sociale et les états gratifiques que la communauté procure par
l'incantation technique. Cet état est stable, parce que la commercialisation de l'indus-
trie trouve une voie plus facile dans l'action sur l'opinion collective que dans la véri-
table recherche et les perfectionnements techniques réels, qui n'auraient aucune
valeur commerciale tant qu'ils resteraient incompris du grand nombre, qui n'est
informé que par les voies commerciales. Pour rompre ce cercle vicieux, il ne suffit pas
de dire que l 'homme doit commander à la machine au lieu de se laisser asservir par
elle; il faut comprendre que si la machine asservit l'homme, c'est dans la mesure où
LES CONSÉQUENCES DE LA NOTION D'INDIVIDUATION 351
l'homme dégrade la machine en faisant d'elle une esclave. Si, au lieu de rechercher
dans la machine des états d'hypnose, ou une source facile de merveilleux pour l'igno-
rant, 1'homme associe la machine aux états dans lesquels il est véritablement actif et
créateur, comme c'est le cas dans la recherche scientifique, l'aspect communautaire
de la machine peut disparaître. Si nous considérons les machines qui sont utilisées
dans la recherche scientifique, nous verrons que, même quand elles utilisent un auto-
matisme très complexe, elles n'asservissent pas l'homme et ne sont pas non plus
asservies par lui; elles ne sont pas objet de consommation, et ne sont pas non plus des
êtres destinés à produire un travail prédéterminé dans ses résultats, attendu et exigé
par la communauté qui fait peser son obligation sur l'individu. Dans ces conditions, la
machine est intégrée à la chaîne causale de l'effort humain; la fin de cet effort dépasse
la machine que l'on actionne. La machine réalise alors la médiation par rapport à l'ob-
jet de la recherche et non par rapport à la communauté. Elle s'efface du champ de per-
ception de l'individu; il n'actionne pas la machine; il agit sur l'objet et observe
l'objet à travers la machine. Grâce à la machine s'institue un cycle qui va de l'objet au
sujet et du sujet à l'objet: la machine prolonge et adapte l'un à l'autre sujet et objet, à
travers un enchaînement complexe de causalités. Elle est outil en tant qu'elle permet
au sujet d'agir sur l'objet, et instrument en tant qu'elle apporte au sujet des signaux
venus de l'objet; elle véhicule, amplifie, transforme, traduit et conduit dans un sens
une action et en sens inverse une information; elle est outil et moteur à la fois. Le
caractère réciproque de cette double relation fait que l'homme ne s'aliène pas en pré-
sence de cette machine; il reste homme et elle reste machine. La position de l'homme
et la position de la machine ne sont pas symétriques par rapport à l'objet; la machine
a une liaison immédiate à l'objet, et l'homme, une relation médiate. Ce sont l'objet et
1'homme qui sont symétriques par rapport à la machine. L'homme crée la machine
pour qu'elle institue et développe la relation. C'est pour cette raison que la relation à
la machine n'est valable que si elle traverse la machine pour aller non pas à de l'hu-
main sous forme communautaire, mais à un objet. La relation de l'homme à la
machine est asymétrique parce que cette machine institue une relation symétrique
entre l 'homme et le monde.
Une attitude qui consisterait à considérer que la machine peut être véritablement
connue et saisie comme geste humain cristallisé laisserait échapper le caractère propre
de la machine; elle la confondrait avec l'ouvrage d'art.
L'identification de la machine à l'homme ou de l'homme à la machine ne peut se
produire que si la relation s'épuise dans la liaison de l'homme à la machine. Mais si la
relation est réellement à trois termes, le terme médiateur reste distinct des termes
extrêmes. C'est l'absence du terme objet qui crée la possibilité de domination de
l'homme sur la machine ou de la machine sur l'homme.
Si l'essence véritable de la machine est d'i~stituer cette communication, c'est en
termes d'information qu'il faut définir une machine afin de pouvoir l'analyser, et non
selon son utilisation pratique; en effet, des types de machines identiques peuvent être
employés dans des industries et pour des fins pratiques extrêmement différentes;
toute technologie qui partirait d'un principe de classification issu des métiers ou
352 COMPLÉMENTS
industries aboutirait à un échec certain dans la tentative visant à constituer une véri-
table culture technologique. La machine ne se laisse pas connaître par son incorpora-
tion à une communauté professionnelle. L'être technique ne peut être défini qu'en
termes d'information et de transformation des différentes espèces d'énergie ou d'in-
formation, c'est-à-dire d'une part comme véhicule d'une action qui va de l'homme à
l'univers, et d'autre pati comme véhicule d'une information qui va de l'univers à
l'homme. La technologie culturelle devient un mixte d'énergétique et de théorie de
l'information. La Cybernétique, théorie inspirée dans une assez large mesure par des
considérations tirées du fonctionnement des machines, serait une des bases de la tech-
nologie si elle n'avait pas privilégié dès le début un mixte d'action et d'infomlation
qui est le « feed-back », ou action en retour (causalité récurrente) ; une machine, en
effet, peut exister sans comporter aucune relation entre la chaîne de causalité véhicu-
lant l'action et la chaîne de causalité véhiculant l'information; quand elle comporte
une telle liaison, elle contient un automatisme; mais il existe des machines qui ne sont
pas des automates, ou qui tout au moins ne comportent des automatismes que pour des
fonctions secondaires ou temporaires et occasionnelles (par exemple celles qui assu-
rent la sécurité, la servo-commande, ou la télécommande).
La notion de réaction, qui est déjà une notion synthétique, est extrêmement utile,
mais n'est pas une notion première; elle ne prend tout son sens que dans une théorie
plus générale des transformations, que l'on peut nommer allagmatique générale. La
machine est un être allagmatique. Or, une théorie pragmatiste, préoccupée d'action, ne
voit dans la machine que le rôle de moteur commandé par l'homme et agissant sur le
monde; la récurrence d'information par laquelle la machine amène des messages du
monde à l'individu est considérée comme naturellement et fonctionnellement subor-
donnée au rôle moteur. Or, le « feed-back» ne rend pas compte du rôle informateur de
toute machine, en ce sens que l'information peut être antérieure à l'action de l'indi-
vidu. Il n'y a pas une nécessaire antériorité de cette action sur l'information; la cyber-
nétique, en considérant l'information comme le signal de l'écart entre le résultat de
l'action et le but de l'action, dans le « feed-back », risque d'amener à sous-estimer le
rôle de l'information directe, qui n'est pas insérée dans la récurrence du« feed-back »,
et qui ne nécessite pas une initiative active de l'individu pour se former. Cette infor-
mation directe, à l'inverse de l'information récurrente, ne comporte pas une référence
à l'action du sujet, et par conséquent n'est pas valorisée en tant que marque d'un suc-
cès ou d'un échec. Quand l'information du « feed-back» arrive, elle s'insère comme
une fomle dans ce fond d'information non récurrente, si bien que l'individu se trouve
en présence de deux informations: une information large et permanente, qui l'insère
dans le monde comme milieu; et une information étroite et temporaire, instantanée
même, qui est éminemment liée à l'action, variable comme elle, et toujours renouve-
lée comme l'action. Cette information, qui est de type récurrent, ne comporte pas une
aussi grande richesse que la précédente, mais se définit au contraire par quelques
signaux concrets mais très simples (couleur, forme, attitude), qui, en raison de leur
faible richesse en information, peuvent être aisément remplacés ou rapidement modi-
fiés sans nécessiter une grande dépense d'énergie nerveuse dans l'opérateur, ou une
transmission très complexe dans la machine.
La différence entre ces deux types d'information devient extrêmement sensible dès
qu'on est obligé de les traduire l'une et l'autre en une forme unique qui permet de les
comparer; la différence entre les deux rôles se manifeste alors comme une différence
LES CONSÉQUENCES DE LA NOTION D'INDIVIDUATION 353
considérable entre les quantités d'information. Ainsi, les indications qu'un pilote
d'avion reçoit de l'altimètre ne valent que comme « feed-back» permettant au pilote
de régler son action de descente ou de montée selon les indications de l'aiguille sur le
cadran; elles s'insèrent comme forme dans un fond qui est la vision globale et syn-
thétique de la région parcourue, et même de l'état de l'atmosphère ou du plafond de
nuages; ce « feed-back» doit être d'autant plus précis que les conséquences pra-
tiques du geste moteur du pilote sont plus importantes; par exemple, l'altimètre
simple des hautes altitudes ne peut servir à apprécier la distance de l'avion par rap-
port à la piste au moment de l'atterrissage; on emploie alors un dispositif émettant
des ondes électromagnétiques qui se réfléchissent au sol et reviennent avec un certain
retard, apprécié grâce à une variation de la fréquence d'émission avec laquelle peut
battre la fréquence de l'onde réfléchie: le signal est constitué par ce battement. Dans
ce premier cas, quel que soit le système technique employé, le principe est toujours le
même: saisir une grandeur variable selon les résultats de l'action de l'individu et
ramener au sujet le signal indiquant le résultat de cette action par rapport à un terme
de référence fixe et faisant partie du but. Le signal peut alors être présenté au sujet
selon une échelle intensive ou extensive simple, correspondant à un axe orienté sur
lequel un point ou une ligne figure le but, et un autre point ou une autre ligne le résul-
tat de l'action. Cette information peut être représentée par le déplacement d'un index
devant une graduation.
Tout au contraire, s'il s'agit de transmettre l'information relative au fond et non à
la forme, aucun procédé d'information susceptible de s'inscrire sur une échelle
linéaire bipolaire ne peut réussir: la simultanéité d'une multiplicité est nécessaire, et
l'individu est le centre qui intègre cette multiplicité. Tous les procédés se heurtent à la
nécessité de décomposer la totalité en éléments simples transmis isolément, que cet
isolement de la singularité soit réalisé par une multitude de transmissions simultanées
et indépendantes (comme dans les premiers dispositifs de télévision) ou par la distri-
bution dans un cycle assurant un synchronisme au départ et à l'arrivée, (chaque élé-
ment ayant eu son instant dans le cycle), l'information étant supposée invariable
pendant un cycle. Comme dans ce cas ce n'est pas la machine qui joue le rôle d'inté-
grateur, mais le sujet, la nécessité d'amener au sujet des fonds et non des formes se
traduit par une énorme quantité d'information à transporter. C'est cette énorme quan-
tité d'information à collecter et à transmettre sans l'intégrer qui limite la finesse de la
détection électromagnétique par le RADAR, qui pose des problèmes graves à la trans-
mission d'images mouvantes en télévision en l'obligeant à adopter des vidéofré-
quences très élevées et d'autant plus grandes que la définition de l'image est plus
haute. La quantité d'information nécessaire à la transmission ne peut être diminuée
que grâce à un codage du monde à percevoir, codage connu du sujet, ce qui corres-
pond à un recours à une perception de formes sur un fond qui est déjà connu, et qui n'a
plus besoin d'être transmis. Ainsi, il est possible de remplacer l'observation du terrain
et des contrées parcourues en avion par une carte sur laquelle le pilote fait le point au
moyen des relations de phase entre les signaux ~enus de trois stations d'émission élec-
tromagnétique disposées en triangle, comme dans le système de pilotage Decca,
Shoran ou actuellement par les radio-balises. Ici, le pilote emporte un analogue de la
contrée survolée (la carte), et grâce à une formalisation du monde, connue et adoptée
par convention (la construction des trois émetteurs et du dispositif de synchronisation
qui les relie), le pilote réalise sur la carte une intégration beaucoup plus aisée, parce
354 COMPLÉMENTS
qu'il opère sur des éléments déjà abstraits; il ya ici deux intégrations concentriques:
une première intégration fondamentale de la carte du monde, grâce à laquelle la carte
peut avoir une signification, et une deuxième intégration des signaux reçus à la carte
emportée, qui est plus facile parce que l'information est déjà sélectionnée par le pas-
sage du monde concret à la carte et des signaux visuels multiples aux trois ondes hert-
ziennes en rapport de phase. Le travail se fait ici sur une image (la carte) et des
symboles (les signaux provenant des émetteurs synchronisés). Ceci est valable grâce à
une double localisation, l'une par laquelle la carte est reconnue comme image de telle
région, par le pilote, et l'autre par laquelle les pylônes des trois émetteurs synchroni-
sés ont été construits en fait à tel endroit du territoire géographique et non à tel autre.
Les sources des symboles sont localisées dans l'image, ce qui établit une cohérence
sans laquelle le pilotage ne serait pas possible.
La présence du monde n'est donc jamais éliminée par l'utilisation de la machine;
mais la relation au monde peut être fractionnée, et passer par l'intermédiaire de plu-
sieurs étages de symbolisation, à laquelle correspond une construction technique qui
répartit au long du monde des repères valables selon une perception par l'intermé-
diaire de la machine; cette perception n'est pas beaucoup plus automatique que la
perception directe par les organes sensoriels; mais elle correspond à une intégration
par paliers, et spécialisée dans une certaine mesure selon chaque type d'activité. Mais
le concret, même fractionné, reste le concret; le rapport du fond et de la forme est
inaliénable. La pure artificialité conduirait à la confusion du fond et de la forme, si
bien que l'individu se trouverait devant un monde simplifié où il n'y aurait plus d'uni-
vers ni d'objet. La perception de l'individu intégré totalement dans la communauté est
en quelque mesure une semblable perception abstraite; au lieu de dégager l'objet du
monde, elle découpe le monde selon des catégories qui correspondent aux classifica-
tions de la communauté, et établit entre les êtres des liens de participation affective
selon ces catégories communautaires. Seule une profonde éducation technologique au
niveau de l'individu peut dégager du confusionnisme de la perception communautaire
stéréotypée. Une image n'est pas un stéréotype.
Les valeurs impliquées dans la relation de l'individu à la machine ont donné lieu à
beaucoup de confusions parce que le récent développement des machines et de leur
utilisation par les communautés a modifié le rapport de l'individu à la communauté:
cette relation, qui était jadis directe, passe maintenant par la machine, et le machi-
nisme est lié dans une certaine mesure au communautarisme ; la notion de travail n'est
plus directement une valeur communautaire, parce que le passage de l'effort humain à
travers une organisation mécanique affecte le travail d'un coefficient relatif à ce tra-
vail : le rendement; une morale du rendement est en train de se constituer, qui sera
une morale communautaire d'une nouvelle espèce. L'effort individuel n'est pas intrin-
sèquement valable: il faut en plus qu'il soit rendu efficace par une certaine grâce
extrinsèque, qui se concrétise dans la formule du rendement. Cette notion a un certain
pouvoir invasif, et se déploie largement au delà des opérations commerciales ou
même industrielles; elle affecte tout système éducatif, tout effort et tout travail. Une
certaine résurgence communautaire du pragmatisme confère à l'éthique un nouveau
type d'hétéronomie dissimulée sous les espèces d'un désir de rationalité ou de préoc-
cupations concrètes. Quand un idée ou un acte sont rejetés parce qu'ils sont jugés inef-
ficaces et de faible rendement, c'est en réalité parce qu'ils représentent une initiative
individuelle créatrice, et que la communauté s'insurge avec un permanent instinct
LES CONSÉQUENCES DE LA NOTION D'INDIVIDUATION 355
misonéiste contre tout ce qui est singulier. Le misonéisme vise le nouveau, mais sur-
tout dans ce qu'il présente de singulier, donc d'individuel. Le nouveau, collectif, a
droit de cité sous la forme de la mode; il se trouve même éminemment valorisé par
la communauté. C'est le nouveau individuel qui est poursuivi et expulsé comme
privé de rendement. Le critère de rendement est empreint de subjectivité collective
et manifeste la grâce que la communauté accorde ou refuse à la création indivi-
duelle. Ce n'est pas parce qu'une civilisation aime l'argent qu'elle s'attache au ren-
dement, mais parce qu'elle est d'abord civilisation du rendement qu'elle devient
civilisation de l'argent lorsque certaines circonstances font de ce mode d'échange le
critère concret du rendement.
Or, malgré les apparences, une civilisation du rendement, en dépit des apparentes
libertés civiques qu'elle laisse aux individus, est extrêmement contraignante pour eux
et empêche leur développement, parce qu'elle asservit simultanément 1'homme et la
machine; elle réalise à travers la machine une intégration communautaire contrai-
gnante. Ce n'est pas contre la machine que l'homme, sous l'empire d'une préoccupa--
tion humaniste, doit se révolter; l'homme n'est asservi à la machine que quand la
machine elle-même est déjà asservie par la communauté. Et comme il existe une cohé-
sion interne du monde des objets techniques, l 'humanisme doit viser à libérer ce
monde des objets techniques qui sont appelés à devenir médiateurs de la relation de
l'homme au monde. L'humanisme n'a guère pu incorporer jusqu'à ce jour la relation
de 1'humanité au monde; cette volonté qui le définit, de ramener à l'être humain tout
ce que les diverses voies d'aliénation lui ont arraché en le décentrant, restera impuis-
sante tant qu'elle n'aura pas compris que la relation de l'homme au monde et de l'in-
dividu à la communauté passe par la machine. L'humanisme ancien est resté abstrait
parce qu'il ne définissait la possession de soi que pour le citoyen, et non pour l'es-
clave; l'humanisme moderne reste une doctrine abstraite quand elle croit sauver
1'homme de toute aliénation en luttant contre la machine « qui déshumanise ». Elle
lutte contre la communauté en croyant lutter contre la machine, mais elle ne peut arri-
ver à aucun résultat valable parce qu'elle accuse la machine de ce dont elle n'est pas
responsable. Se déployant en pleine mythologie, cette doctrine se prive de l'auxiliaire
le plus fort et le plus stable, qui donnerait à l 'humanisme une dimension, une signifi-
cation et une ouverture qu'aucune critique négative ne lui offrira jamais. Selon la voie
de recherche qui est présentée ici, il devient possible de rechercher un sens des valeurs
autrement que dans l'intériorité limitée de l'être individuel replié sur lui-même et
niant les désirs, tendances ou instincts qui l'invitent à s'exprimer ou à agir hors de ses
limites, sans se condamner pour cela à anéantir l'individu devant la communauté,
comme le fait la discipline sociologique. Entre la communauté et l'individu isolé sur
lui-même, il y a la machine, et cette machine est ouverte sur le monde. Elle va au delà
de la réalité communautaire pour instituer la relation avec la Nature.
HISTOIRE
DE LA NOTION D'INDIVIDU
Ce texte est un travail préparatoire rédigé entre 1952 et 1958 et devait constitue!; selon
un « plan général» antérieur de la thèse, une partie supplémentaire: 1- L'Individuation
à la lumière des notions de forme et d 'ù~rormation et 11- Genèse de la notion d'indivi-
duation, en relation avec les autres problèmes. Les manuscrits présentent plusieurs autres
formulations du titre: « Genèse de la notion d'individu », « Genèse historique de la
notion d'individualité ». Cette étude n 'a pas été intégrée à l'exemplaire de soutenance, ni
tout à jàit achevée, et a été conservée sous le titre « Histoire de la notion d'individu ».
Les traductions des expressions latines et grecques entre parenthèses sont de l'éditew:
La recherche de l'individualité chez les Grecs et les Latins se caractérise par le fait
que c'est selon l'ordre de la simultanéité que les principes de l'individualité sont
découverts. À travers la très grande diversité des systèmes, il est possible de saisir une
permanence: celle des conditions d'intelligibilité qui sont recherchées pour l' indi-
vidu. Les caractères temporels et opératoires de l'individualité ne sont pas négligés,
mais ils sont subordonnés aux caractères structuraux et de relation actuelle. C'est de
manière cachée (au sein des sectes initiatiques) ou tardive (au début de la décadence
de la civilisation antique) que les caractères temporels et opératoires deviennent au
contraire primordiaux; ce sont alors les caractères de relation simultanée et de struc-
ture qui sont subordonnés et rattachés comme des conséquences aux autres.
Avant cette disjonction qui oppose la pensée gréco-latine à la pensée de la déca-
dence et du haut moyen-âge, un temps d'éveil de la pensée antique se manifeste au
cours duquel, en l'absence de tradition méthodologique contraignante, la pensée phi-
losophique put définir des problèmes réflexifs très vastes par les questions qu'ils
posent plus que par les réponses qui furent apportées. On peut chercher parmi les pré-
socratiques des penseurs qui ont posé des problèmes pour plusieurs siècles d'élabora-
tion réflexive. Avant cette longue disjonction entre l'aspect structural et l'aspect
opératoire des êtres envisagés par la réflexion, certains des présocratiques ont ressenti
et défini des aspects fondamentaux du problème de l'individualité.
À l'aurore de la philosophie grecque, deux types de réflexion et deux aspects du
problème de l'individualité se manifestent dans des écoles différentes: la réflexion
des physiologues ioniens qui cherche à découvrir l'élément fondamental, et la
réflexion pythagoricienne et parménidienne qui cherche à découvrir la structure de
chaque être, structure géométrique ou arithmétique, et le plus souvent mixte des deux.
cet absolu de l'être sans parties, complet dans sa plénitude circulaire. Cette unité n'est
plus celle de l 'homogénéité, par la continuité positive de l 'homogène par rapport à lui-
même, selon le contact indéfini de la substance par rapport à elle-même. La continuité
homogène des Milésiens n'implique pas, pour exister, la totalité ni la limite qui dis-
tingue l'être parménidien de ce qui n'est pas lui-même. L'unité homogène de l'indé-
fini est une unité élémentaire, celle de l'étoffe une dont toutes choses sont faites, celle
de la terre d'où toutes les plantes s'élèvent en tirant leur subsistance. L'unité parméni-
dienne exige pour exister le néant extérieur; elle est l'intériorité d'une structure par
rapport à elle-même, la cohérence d'un tout sans parties qui se contient lui-même et
qui est inengendré. Il n'y a pas de devenir pour l'être parménidien, alors que le deve-
nir apparaît dans la physiologie ionienne comme le lien de continuité qui rattache les
êtres particuliers, productions de la physis immanente à l'élément, à l'élément originel
dans sa continuité indéfinie. L'être des Eléates consiste en lui-même et ne participe ni
ne procède; il ne suppose ni élément niphysis. Son unité est celle d'une structure tota-
lement contenue en elle-même, celle de la sphère. Pour les Ioniens, l'être particulier
n'est pas premier; il est nature, ou plutôt il est produit de l'unique nature de l'élément
indéfini. Il est ce qui apparaît dans une série temporelle continue, parallèle à une série
de transformations de l'élément indéfini primitif; mais ces transformations sont appa-
rition de l 'hétérogénéité, et la totalité de l'indéfini primitif subsiste par la simultanéité
des divers états qui ne sont que l'étalement simultané des diversifications de l'élé-
ment; ordre de la série simultanée, l'élément primitif subsiste sous la diversité des
états. L'individu reste donc rattaché à cette substance dont il est une partie; il s'insère
dans un ordre temporel, mais le développement temporel est en même temps une pro-
duction de l'ordre de simultanéité dont la diversi fication est opération de la physis ; la
physis est dynamisme de l'élément primitif, d'où cette liaison de la succession et de la
simultanéité dans la diversification de l'indéfini. C'est au contraire une disparition de
la série temporelle qui marque la conception éléatique de l'être. L'être ne peut procé-
der ni participer d'une autre réalité que la sienne propre, ce qui exclut tout devenir. À
la substance éternelle et impérissable d'Anaximène se substitue une sphère parfaite et
limitée, également pesante à partir du centre dans toutes ses directions, incréée, conti-
nue, indestructible, immobile et finie. Les Ioniens admettaient une substance primor-
diale qui, tout à la fois, est et n'est pas ce qui en dérive, est la même que ses propriétés
sans être la même. Selon Parménide, c'est la voie trompeuse de l'opinion qui mène à
la physique ionienne. On ne peut admettre, comme le font les Ioniens, la naissance des
choses, et la force qui est sous-jacente, la physis, qui fait croître les êtres. De ce qui
n'est pas ne peut venir ce qui est. Ce qui est n'a pas de degrés et ne peut être moins en
une place qu'en une autre; on ne peut concevoir les êtres mobiles, puisqu'il n'y a ni
naissance ni corruption. L'&1tElpOV n'est pas pleinement; son absence de détermina-
tion ne lui laisse aucune réalité. Ainsi Parménide refuse de considérer le problème
philosophique fondamental comme un problème de genèse. Ce qui est est un absolu
d'ordre géométrique, structure pythagoricienne divine comme l'ordre du monde chez
Héraclite. La sphère parménidienne complètement immobile représente l'individu
absolu, qui ne peut être que rationnellement pensé ou mythologiquement évoqué,
mais ne saurait être découvert dans l'expérience courante du monde extérieur qui ne
répond qu'à la voie de l'opinion. Cette conception de l'individualité absolue et inen-
gendrée caractérise donc un type de pensée, fait d'une alliance du rationalisme et de la
mythologie, résultat d'une véritable coupure pratiquée dans l'expérience, et divisant
360 COMPLÉMENTS
unité résident dans son pouvoir de contradiction. L'unité est la mesure de la dualité.
L'unité des choses est celle du feu en lequel elles sont toutes convertibles; mais elles
ne sont convertibles en feu que dans la mesure où le feu est convertible en toutes
choses, comme l'oiseau qui renaît de ses cendres; se convertir en feu est aussi se
convertir en soi-même. L'être qui change s'affirme en lui-même. Cette unité du deve-
nir s'exprime dans la doctrine du retour du temps et de la grande année, qui fait que la
transformation de toutes choses en feu est équilibrée par la transformation du feu en
toutes choses: le « chemin vers le haut» et le « chemin vers le bas» sont parcourus
d'un même mouvement; le feu, en même temps «se disperse et se rassemble, avance
et se retire. » Affirmation et négation simultanées s'organisent en chaque réalité parti-
culière; le monde lui-même est jour et nuit, hiver et été, « veut et ne veut pas être
appelé du nom de Zeus. » Dans l'individu vivant, c'est l'ajustement de deux forces,
celle du feu moteur et celle de l'eau nourrissante, qui constitue la santé. Selon cette
conception, que nous connaissons par le traité Sur le Régime, de conception héracli-
téenne, et contenu dans les écrits hippocratiques, « tout est semblable, étant dissem-
blable ; tout identique, étant différent; tout en relation et sans relation; tout intelligent
et sans intelligence. » Platon, dans le Cratyle et le Théétète, montre les représentants
d'un héraclitéisme devenu essentiellement mobilisme universel, et poussé à ses
extrêmes conséquences. Héraclite disait: « Tu ne peux pas descendre deux fois dans
le même fleuve car de nouvelles eaux coulent toujours sur toi. » L'identité du fleuve
ne réside que dans son changement permanent; elle n'est pas identité matérielle;
l'être particulier est inséparable de ce continuel mouvement: « la bière se décompose
si elle n'est pas remuée. » Cette doctrine se comprend chez Héraclite parce que l'être
particulier est un microcosme et ne se maintient que par un permanent échange avec
les réalités du monde, et les forces antagonistes qui y maintiennent une permanente
tension. Chez les Héraclitéens dont parle Platon, et chez Cratyle particulièrement, ce
mobilisme aboutit au refus d'exprimer tout jugement qui supposerait la subsistance de
l'être envisagé. Cette doctrine est hostile au rationalisme dialectique issu de
Parménide; elle reste très proche de la physiologie ionienne, mais s'en distingue en
substituant au monisme de la physis le pluralisme antagoniste des couples de
contraires. L'être parménidien rejette dans le monde de l'opinion la cosmologie des
contraires et du devenir; le mpaîpoç (la « sphère») de Parménide est tout le contraire
de l'être d 'Héraclite. La doctrine d'Héraclite a donc pu, en un certain sens, préparer la
doctrine des Eléates, parce que, s'inspirant des Ioniens, Héraclite a poussé jusqu'au
bout le dynamisme cosmologique. Il a ainsi abouti à une doctrine qui est obligée de
demander au discours de se contredire toujours lui-même, et de ne pas respecter le
principe d'identité; c'est à ce prix qu'une vision dynamique de l'être individuel et de
ses rapports avec les autres êtres était possible sans contradiction dans l'objet; la
seule contradiction était dans l'expression. Héraclite exprime à la fois l'existence dans
l'ordre successif et l'existence dans l'ordre simultané. Avec Parménide au contraire
nous voyons une pensée rationnelle et rationaliste qui préfère donner un « coup de
cognée» dans le monde pour mettre d'un côté ce qui peut s'exprimer rationnellement
selon le principe d'identité, à savoir l'individu absolu, et de l'autre tout ce qui, com-
portant devenir et multiplicité, ne peut être connu que selon la voie trompeuse de
l'opinion. On ne devra jamais oublier que cette apparition de la dialectique éléatique
coïncide avec un renoncement à une vision complète de l'univers, et au début d'une
rupture entre la philosophie et la connaissance de toutes choses. La conception parmé-
362 COMPLÉMENTS
que Leucippe et Démocrite ont monnayé l'être éléatique, parce que chacun des atomes
ont, dans leur doctrine, le même aspect substantiel d'individu absolu que le L<paîpoç; de
Parménide; cela est sans doute exact; mais il faut ajouter aussi que le dualisme
d'Empédocle et d'Anaxagore a pu jouer un rôle dans le refus des qualités en phy-
sique ; les qualités sont en effet des dynamismes inhérents à la matière élémentaire; la
physis est source de toutes les qualités. En éliminant les qualités, Leucippe et
Démocrite créent une physique exempte de la considération des qualités dans les
êtres. L'individu absolu, l'atome, est absolument exempt de qualités, et ne possède
donc aucun dynamisme propre, aucune physis ou pouvoir de transformation de soi.
Ces atomes ne pourraient pas exister comme individus, s'ils n'étaient séparés les uns
des autres par la réalité de ce principe tout négatif qu'est le vide, lui aussi exempt de
tout dynamisme, de toute physis. Dans le monde de Démocrite, tout est actuel; la
seule relation est l'arrangement en diverses figures et structures de tous ces individus
élémentaires, les atomes, que Démocrite nomme idées. Le monde se forme par un
mouvement tourbillonnaire; il n'y a pas de véritable individualité du cosmos, car le
cosmos n'est qu'un composé, sans unité propre, sans dynamisme propre; il se ramène
à l'ensemble de ses parties. Le mouvement, qui est principe de composition, ne vient
pas du dynamisme des individus réels que sont les atomes ou idées, puisque ces
atomes sont dépourvus de dynamisme. Il n'existe aucune relation d'intériorité entre ce
mouvement et les réalités individuelles absolues que sont les atomes; il n'existe donc
pas non plus de relation d'intériorité entre le composé et les atomes. Il n'y a pas plu-
sieurs échelons d'individualité; un seul est réel, celui de l'atome. Ainsi disparaît dans
la physique mécaniste la dimension temporelle de l'individualité: l'atome démocri-
téen est éternel.
[Les Hippocratiques] La pensée dans laquelle se conserve peut-être le mieux la
doctrine de la physis est celle des auteurs hippocratiques, ou tout au moins de ceux des
écrivains hippocratiques qui sont physiologistes, comme les médecins que Platon
évoque dans le Phèdre (270~) : la nature de l'âme ne peut être définie sans celle de
l'univers; on ne peut même pas, sans cette méthode, parler du corps. Grâce à l'étude
de la relation de l'individu avec le tout on peut définir la combinaison des actions et
des passions de chacune des parties qui le constituent.
en d'autres pays, Socrate a accepté, par un contrat implicite, d'obéir aux lois et de les
respecter. L'unité de l'individu, sa cohérence avec lui-même, est essentiellement fon-
dée sur la fermeté de cette vie à travers les moments successifs; Socrate n'est pas
seulement fidèle au contrat implicite qui le lie à la cité; il est aussi celui qui sait
réévoquer par le mythe des choses qui paraissent oubliées, hors de saison; son ordre
et sa continuité se déploient selon la dimension temporelle; pour le présent, il vit si
peu selon l'actualité qu'il n'est nulle part et partout, de nulle part et de partout:
a:to1toç, tel est le qualificatif profondément ambivalent que lui appliquent ses ennemis
et que pourrait aussi lui attribuer le Platon des premiers dialogues; cet a:to1toç pré-
sente tous les caractères paradoxaux qui manifestent la véritable individualité dans
son rapport soit aux sociétés, soit aux institutions, soit aux modes intellectuelles:
Aristophane, au nom du vieil esprit athénien, l'attaque comme Sophiste. Platon
montre en lui l'adversaire des Sophistes, attaqué par ceux qui lui reprochent de ne
pouvoir se défendre lui-même quand il est accusé devant les tribunaux. Cet être de
contradictions n'est cohérent que selon un ordre temporel, non selon le système des
différentes actualités successives. Le savoir même est chose qui n'est pas partie inté-
grante du système de l'actualité: le savoir est enfoui dans l'être individuel, au plus
profond et aussi au plus pur de lui-même. Seule la contradiction, sous la forme sen-
sible de la douleur ou logique de la dialectique, peut empêcher l'être individuel de
rester dans le pur système de l'actualité, et l'oblige à chercher en lui la réminiscence,
comme l'esclave oublieux mis à la question par son maître. Socrate ne renvoie aux
Sophistes que les jeunes gens qui n'ont pas en eux une véritable richesse d'intériorité
et ne peuvent accoucher d'aucune vérité même s'ils sont confiés à cet accoucheur des
esprits. L'art de Socrate est de tirer l'être individuel hors du système de l'actualité qui
l'absorbe, par l'interrogation qui l'embarrasse; comme sa mère Phénarète qui savait
soit exciter soit apaiser par ses chants la douleur des femmes en couches pour hâter
ou ralentir le travail, Socrate sait tendre ou détendre par ses paroles l'effort de son
interlocuteur vers la vérité qui n'est pas encore mise au jour. Cette nécessaire contra-
diction de l'individu par lui-même, cette opposition à soi (car la véritable dialectique
exige non une contradiction entre les propositions des interlocuteurs, mais entre cha-
cun des interlocuteurs et lui-même) décante et révèle l'individu dégagé de toute
gangue. Platon a dit plus tard que le grand roi lui-même, s'il n'était contredit, demeu-
rerait impur au fond de son cœur. L'opposition à soi-même est une purification et une
redécouverte de soi-même au-dessous de la facilité des apparences présentes. Les
sensations, les habitudes de la vie quotidienne cachent l'individu à lui-même, l'isolent
de lui-même par un écran d'illusions. La physique d'Anaxagore arrache l'homme à
l'effort par lequel il peut se tourner vers lui-même. L'acte de s'opposer à soi est la
forme la plus primitive de l'action sur soi, qui fait de l'individu un être qui non seu-
lement est et pense les objets, mais qui sait qu'il est et qui se pense lui-même. La
forme positive de ce retour sur soi, qui s'exprime à travers la formule inscrite au fron-
ton du temple de Delphes « yv&el <Jê<xutov » (<< connais-toi toi-même») a pour condi-
tion de validité l'existence préalable du pouvoir de se nier, de s'opposer à soi, de se
mettre en doute. Socrate attribuait à son ô<xt/J.wv (<< démon») les avertissements tou-
jours négatifs et sous forme d'inhibition, de refus, qui intervenaient toutes les fois
qu'il risquait de se laisser entraîner par une impulsion de l'instant ou de succomber
aux prières de ses amis, en cessant d'être lui-même, comme au moment de sa mort,
lorsque la barque qui devait le livrer à son sort venait d'aborder près de sa prison.
366 COMPLÉMENTS
Dans ce dédoublement en moi et 8atJ.Hùv qui permet l'action sur soi-même, puis la
connaissance de soi, intervient un ordre selon le temps qui se détache de l'ordre selon
l'instant: l'individualité morale ne fait pas partie du système de l'actualité; ce pre-
mier dédoublement se traduit par un second: celui de l'âme et du corps, qui n'ont pas
la même destinée; le corps est signe et tombeau de l'âme, aoolla a~lla. À cette évoca-
tion conforme au portrait que les contemporains de Socrate nous ont laissé, Platon n'a
pas ajouté les traits que Spintharos nous fait connaître: l'extraordinaire puissance de
Socrate, la force de sa colère et sa laideur singulière. Socrate était pour ses contem-
porains un être d'exception; ce qu'il était pour lui-même, il l'était pour les autres:
« attaché aux Athéniens par la volonté des Dieux pour les stimuler comme un taon sti-
mulerait un cheval. » La négation et la contradiction permettent à chacun de se
connaître, à ceux tout au moins qui sont quelque chose: Charmide, adolescent
réservé, ne sait pas ce qu'est la réserve; Lachès et Nicias sont deux braves qui igno-
rent ce qu'est le courage; le pieux Euthyphron ne peut arriver à dire ce qu'est la
piété; en interrogeant, Socrate fait de ces êtres qui s'ignoraient des êtres qui se
connaissent; or, comme toute faute vient de l'ignorance, et que nul n'est méchant
volontairement, ce changement dans la connaissance que l'individu a de lui-même est
une véritable transformation de l'être individuel, non pour devenir autre, mais pour
s'affirmer en soi. La connaissance a valeur d'être, car elle modifie l'action; l'indi-
vidu achevé est l'être qui se connaît lui-même et qui par conséquent dans cette mesure
se cause lui-même. On doit remarquer cependant que la connaissance de soi qu'ac-
quiert le pieux, le réservé, le brave, est une connaissance qui atteint non la particula-
rité individuelle en tant qu'originalité absolue, mais plutôt la force fondamentale de la
personnalité, qui valorise l'individu et fait qu'on le connaît comme un homme qui
excelle par telle vertu. La conscience de soi assure en quelque façon la dominance
d'une vertu de base autour de laquelle se construit toute la personnalité; c'est la per-
sonnalité plutôt que l'individualité que la connaissance socratique atteint; c'est pour
cette raison qu'elle fonde la cohérence du successif.
Cette vision de l'individualité de l'être humain ne suffit pas à Platon, qui, très pré-
occupé par les problèmes politiques, veut assigner une place à l'être individuel dans la
cité, comme à chaque être dans l'univers. En même temps, la méthode dialectique
change de sens: dans les premiers dialogues, la dialectique est essentiellement interro-
gation du répondant par Socrate; Socrate n'apporte aucune doctrine; il oblige seule-
ment l'être individuel à se connaître lui-même; au contraire, plus tard, ce n'est plus
l'individu qui est dépositaire de la vérité: la dialectique devient dialogue entre deux
opinions, deux thèses qui s'affrontent; il n'y a plus inhérence de la vérité à l'être indi-
viduel. Enfin, dans les derniers dialogues, la relation de la vérité à une existence indivi-
duelle s'affaiblit encore: Socrate ou l'Etranger éléate ne sont plus que des porte-parole
de Platon, et leur discours devient à la limite monologue didactique. La vie de l'indi-
vidu, la destinée de son âme sont de moins en moins l'objet d'une recherche très rigou-
reuse ; seul le mythe est le moyen d'expression de ce qui est de l'ordre du devenir; c'est
alors dans une cosmologie qui fait du monde un grand être vivant que s'intègre l'évo-
cation de la destinée; le monde devient la scène où évoluent les âmes des hommes et
des Dieux; ce n'est plus l'intériorité individuelle qui est recherchée ici; les individus
sont saisis comme matière d'une eschatologie générale, qui lie les spéculations astrono-
miques au mythe de l'âme. Le Timée fait assister à la naissance de l'âme du monde et à
la formation de son corps, qu'elle a ordonné elle-même.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 367
de blanc pur que dans beaucoup de blanc grisâtre: c'est que l'objet sensible ne
contient ni rectitude ni circularité, ni blancheur, mais participe seulement à ces réalités
que Platon nomme idées. Cette « séparation» qu'Aristote a vivement reprochée à
Platon dans la Métaphysique, empêche Platon d'accepter directement la conception
socratique de l'individualité. Les idées étant elles-mêmes découvertes comme hypo-
thèses, il est nécessaire de remonter jusqu'au terme inconditionné dont elles partici-
pent. La science exige alors une vision des idées, antérieure à la vie, ce qui implique la
préexistence de l'âme. Cependant, comme certains individus, tels que Périclès ou
Aristide, sans posséder la science (puisqu'ils n'ont pu faire de leurs fils des politiques)
possédaient pourtant la capacité de bien diriger la cité, il faut supposer en eux l'exis-
tence de l'opinion droite. Cette opinion droite n'est pas un caractère appartenant à la
réalité individuelle, comme la piété ou la sagesse dans la théorie de Socrate: elle n'est
pas « ce par quoi un être est ce qu'il est », comme « le caractère unique par lequel
toute chose pieuse est pieuse », (Euthyphron, 6d), mais la force qui fait qu'un homme
fait ce qu'il fait. Il faut admettre alors que l'opinion droite dérive de l'inspiration des
dieux (Ménon, 99c, lOOb) ; l'inspiration philosophique est elle-même un aspect de la
folie amoureuse, car elle est génération spirituelle dans l'âme du disciple; la vie de
l'esprit dans l'être individuel est comme celle du corps: l'amour des beaux corps pro-
longe la vie d'un individu en une autre; l'amour des belles âmes prolonge les puis-
sances de l'intelligence du maître au disciple (Banquet, 206d, 208b). L'être individuel
apprend ainsi à aller au delà de lui-même; cet au delà n'est pas le même que celui que
désignait Socrate quand il invitait l'âme à fuir d'ici là-bas. L'individu de Platon se
dépasse par un progrès en universalité, et non par une llE't'af3aO'lç nç &1J....o (<< migration
vers ailleurs») ; de l'amour d'un corps à l'amour de toute chose belle, de l'amour des
objets beaux à l'amour des belles âmes, de l'amour des belles âmes à l'amour des
belles idées puis à celui de la mer immense du Beau dont toutes ces beautés sont
issues, il y a un progrès vers l'universalité. C'est par l'inspiration que le poète instruit
les générations futures; c'est par l'inspiration aussi que la Pythie « fait tant de bien à
la Grèce », alors que dans son bon sens elle n'en fait aucun (Phèdre, 244b) ; l'inspira-
tion amoureuse, point de départ de la philosophie, redonne à l'âme ses ailes. Sans
cette inspiration, l'âme n'atteint qu'à une maligne habileté: « il y a des méchants qui
sont d'habiles gens et dont la petite âme a une vision aiguë et pénétrante ( ... ); mais
plus elle a de pénétration, plus ils font de mal» (République, 618e sq.). Au contraire,
l'âme individuelle, grâce à l'inspiration, voit s'opérer en elle une conversion du deve-
nir à l'être, qui se fait avec l'âme tout entière. L'être isolé dans son individualité est
l'âme déchue du Phèdre; c'est le prisonnier qui, dans la caverne de la République,
attend que la dialectique vienne lui donner un mouvement de conversion vers la
lumière (514a - 516a). L'individu est donc capable de passer par deux états, celui
d'isolement, consécutif à la chute de l'âme du ciel sur la terre, et celui de la remontée
vers le monde des idées, du retour à la vision d'où l'âme est partie; la circularité tem-
porelle de la succession de ces deux aspects établit une cohérence de leur opposition.
Pourtant, cette première conception de l'individu conforme à la validité de l'opi-
nion vraie, et reconnaissant dans l'individu une réalité intermédiaire entre l'être et le
néant, donc un être en devenir, est incompatible avec la critique de la participation
dans le Parménide et la critique de la science dans le Théétète.
L'exigence politique est une exigence d'unité, tant pour cette unité qu'est l'indi-
vidu humain que pour cet autre individu organisé qu'est la cité idéale, faite elle-même
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 369
de classes ou castes qui sont comme des individualités sociales ayant leur structure
propre. L'unité de l'individu sera obtenue et maintenue par l'unicité de sa fonction
sociale: dans la cité juste il faut réglementer l'activité des citoyens de telle manière
que « chacun donne ses soins à une seule fonction, celle à laquelle il est naturellement
apte, afin que chacun ayant son occupation propre ne soit pas multiple mais un, et
qu'il puisse naître ainsi une cité une et non multiple» (République, 423d). Le citoyen
est alors défini uniquement dans son rapport aux occupations; Platon est loin alors du
mythe de l'androgyne primitif, qui montre la véritable individualité dans le couple et
non dans l'homme ou la femme; dans la cité idéale, l'individu est bien l'être particu-
lier; l'individualité est donnée au point de départ par le rigoureux déterminisme du
caractère choisi par l'âme avant l'incarnation; l'individualité n'est plus un optatif,
celui de l'âme incomplète, oublieuse d'elle-même et des idées, à travers les avatars de
l'incarnation et des vies successives, ou à la recherche de sa moitié dont elle a été
séparée par la colère divine, selon le vieux mythe hésiodique. L'individu devient
l'unité élémentaire au moyen de laquelle on construit l'ordre de la cité; il n'est plus ce
qui contient l'opinion droite et cette folie amoureuse qui porte J'individu à se dépasser
et à se prolonger au delà de lui-même, par son corps et par sa pensée. Pour être un élé-
ment de la cité idéale, l'individu doit au contraire rester à sa place, dans d'étroites
limites allant jusqu'à la fixité du niveau de fortune. Les femmes occuperont les
mêmes places et rempliront les mêmes fonctions que les hommes. Par une sorte de
retournement de la deuxième conception de l'individualité, Platon revient à une vision
de la réalité individuelle qui n'est plus dynamique et agrandissante comme celle du
Banquet et du Phèdre, mais structurale comme celle que Socrate semblait rechercher:
de même que Socrate recherchait en Euthyphron ce qui fait qu'Euthyphron est ce qu'il
est, c'est-à-dire un homme pieux, Platon recherche ce qui fait qu'un artisan est un arti-
san, un guerrier un guerrier; il y a dans cette conception un retour à l'immanence; ce
qui fait qu'un guerrier est un guerrier, ce n'est pas sa participation à l'archétype du
guerrier, ni son aspiration vers le guerrier idéal, mais le fait qu'il a en lui-même, dans
sa réalité individuelle, un certain caractère consistant en un rapport défini des puis-
sances de l'âme et des fonctions du corps; ce caractère est comme un signe gravé dans
l'être individuel; il est sa structure et le détermine dans ses actions; il n'y a même
plus ici l'aspect de transcendance qui se manifestait dans la conception de Socrate par
cette idée que, grâce à la prise de conscience de soi, qui exige un détachement par rap-
port à l'ordre des choses actuelles, l'être accomplit en lui ce qu'il est essentiellement
par sa vertu fondamentale, c'est-à-dire ce en quoi il excelle. Dans la cité, nul détache-
ment n'est nécessaire pour que l'individu soit lui-même. La structure qui constitue son
individualité n'est pas, en effet, une structure indépendante de l'ordre de la cité, c'est-
à-dire de l'ordre actuel; la structure de l'individu est en rapport d'analogie avec celle
de la cité, et l'ordre social est fait de la rigoureuse insertion de ces ordres individuels
dans un ordre plus vaste; l'individu est une réalité finie, et la cité est aussi une réalité
finie; individu et cité sont comme microcosme et macrocosme, et le rapport d' analo-
gie qui existe entre eux est une identité de rapports intérieurs à chacun. L'ordre de la
succession est incorporé dans l'ordre de la simultanéité, car l'ordre de succession n'a
pas valeur créatrice; les magistrats-philosophes doivent veiller au maintien des lois et
de la structure de la cité. On a nommé de nos jours la cité platonicienne une « cité sans
frottement », c'est-à-dire un système dans lequel le jeu entre les différents éléments
est nul, ne laissant subsister aucune indétermination entre les déplacements relatifs
370 COMPLÉMENTS
des différents éléments, mais sans aucune force de frottement malgré cette rigoureuse
adaptation mutuelle. Dans la cité où les différentes fonctions, comme les organes
d'une machine théoriql~e, jouent sans frottement, aucune force libre d'opinion vraie
ou d'enthousiasme n'est laissée aux individus; les citoyens sont ce qu'ils sont d'après
leur place, et la dimension temporelle tant pour la cité que pour le citoyen, se réduit à
l'approximation la plus parfaite possible de la permanence. La seule évolution natu-
relle et spontanée est en effet la décadence. Dès lors, les rapports sociaux que l' indi-
vidu entretient avec les autres individus indiquent les rapports intérieurs qui
constituent ce que nous nommerions aujourd'hui la psychologie de l'individu; il ya
réversibilité entre l'ordre sociologique et l'ordre psychologique; autant il ya de fonc-
tions dans la cité, autant il y a de facultés dans l'âme individuelle; à la fonction de
l'artisan correspond la concupiscence, logée dans le ventre et le bas-ventre; à la fonc-
tion des guerriers correspond la passion de la colère; à celle du gardien, l'intelligence
réfléchie; la passion de la colère a pour siège le cœur, et plus généralement le thorax;
l'intelligence réfléchie a au contraire pour siège la tête. Cette structure est profondé-
ment inscrite dans l'être individuel, puisqu'elle correspond à une topologie de l'orga-
nisme ; les appétits concupiscibles, logés dans le ventre, peuvent agir sur la colère, car
le ventre n'est séparé du thorax que par la souple cloison du diaphragme, laissant pas-
ser les mouvements et communiquant les impulsions. Par contre, la tête est séparée du
thorax par cet isthme qu'est le cou; l'indépendance de l'intelligence réfléchie par rap-
port à la passion de colère et aux appétits concupiscibles est donc beaucoup mieux
assurée que celle de la passion de colère par rapport aux appétits. Cette psychologie se
traduit facilement en éthique selon un schème qu'il importe d'analyser. La vertu, dans
toute la civilisation grecque, est présentée comme une excellence. Mais chez Socrate,
la vertu est, directement, l'excellence de ce qui fait que chaque individu est lui-même,
excellence dont l'individu prend conscience et qu'il fixe, stabilise, par la connaissance
de soi. Au contraire, chez Platon, la vertu n'est qu'indirectement excellence pour l' in-
dividu; en effet, il existe pour l'appétit concupiscible, pour la passion de colère et
pour l'intelligence réfléchie une excellence propre à chacune de ces trois facultés, la
tempérance, le courage et la prudence. Mais la véritable vertu de l'individu n'est pas,
comme chez Socrate, la dominance de la faculté qui le caractérise: c'est l'ordre de ces
facultés qui subordonne les appétits à la passion de colère et la passion de colère à
l'intelligence réfléchie; cette observation d'un rapport n'est pas une excellence, un
dynamisme, mais une structure, ou plutôt la condition du maintien de la structure fon-
damentale de l'être individuel dans la société, et de la cité elle-même. Telle est la jus-
tice pour la cité et pour l'individu; elle est la vertu suprême, mais elle n'est pas,
comme les vertus particulières, une excellence, un dynamisme; elle est la stabilité
d'une structure, par laquelle s'établit la réciprocité entre l'ordre intérieur de l'individu
et son activité extérieure faite de rapports sociaux. Une excellence peut se maintenir
d'elle-même dans l' iso lement de l'existence individuelle. Au contraire, la stabilité
d'un rapport exige la réciprocité de la relation interne et de la relation externe.
L'homme juste en lui-même est juste autour de lui-même, l 'homme injuste hors de lui-
même ne peut conserver en lui cette justice qui est faite de la justesse des rapports, et
qui est fondée dans l'être; comme un outil qui, employé à un mauvais usage, ne cor-
respondant pas à sa structure, non seulement fausse les objets auxquels on l'applique,
mais se fausse lui-même et ne peut plus opérer ensuite selon sa véritable structure,
ainsi l'injuste dans la société perd cette justice interne qui était la justesse de son
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 371
accord à lui-même. De là se dégage l'idée que la faute n'est pas une nocivité positive
qui s'exprime, mais le résultat d'une erreur, d'un manque. Nous voyons ainsi com-
ment l'enseignement de Socrate est retrouvé dans les dernières œuvres de Platon, mais
étrangement transformé et ne comportant plus cet aspect d'aspiration et d'ouverture
de l'être individuel qui donnait à l'enseignement de Socrate la force de nouveauté que
redoutait l'opinion des vieux Athéniens exprimée par Aristophane. De Socrate à
Platon, au moins au Platon des derniers dialogues, s'est opéré un déplacement qui a
porté la connaissance de soi de l'individu à la société; pour Socrate, le yv&et O'Ea'lYtÔv
est dit à l'individu; pour Platon, c'est la société qui doit se connaître elle-même à tra-
vers les magistrats philosophes; pour se connaître elle-même, il faut qu'elle soit limi-
tée et fixe, car l'action récurrente de la connaissance de soi ne peut s'exercer dans
l'indéfini ou l'illimité, à plus forte raison dans l'indéterminé; et l'individu n'est
connu qu'à travers la connaissance que la cité a d'elle-même, comme partie élémen-
taire. La justice, vertu de structure et non vertu d'excellence, permet ce contact immé-
diat et ce jeu sans frottement entre la cité et l'individu; la cité connaît l'individu en se
connaissant elle-même. Au niveau des Lois, le véritable individu est la cité.
Cette conception de l'individualité résulte-t-elle de la nécessité de concevoir une
cité stable, ou provient-elle au contraire de la critique de la connaissance et de la
conception de l'être que contiennent le Théétète, le Sophiste, et le Parménide? Il
n'appartient pas à cette étude de rechercher si Platon a été mû par la volonté de fonder
l'ordre politique ou si sa conception de l'ordre politique résulte surtout des décou-
vertes méthodologiques et théoriques qui font suite aux dialogues de la période cri-
tique. Mais on doit remarquer que la conception de l'être individuel est conforme à la
fois aux exigences de la pensée politique et aux découvertes de la pensée logique et
métaphysique. Le stable est aussi le parfait: « il importe avant tout que les lois soient
stables» (Lois, 797a). Le politique est celui qui sait faire le mélange le plus stable pos-
sible. Le problème politique est un problème de mesure; les constitutions antithé-
tiques, despotisme ou démocratie, sont mauvaises quand elles sont isolées; elles
doivent être unies en un mixte stable, mélange bien proportionné produit par la bonne
constitution (Lois, 693d). La cité est « amie d'elle-même» (Lois, 701d) quand il ya
en elle harmonie entre la sensibilité et l'intelligence qui juge; l'amour et l'enthou-
siasme, enlevés à l'individu humain, reparaissent au niveau de la cité si bien que la loi
ne se suffit pas à elle-même, et se trouve précédée par le prologue, s'adressant à l'in-
clination libre de l'ensemble des citoyens. L'homme apparaît comme « un jouet de
Dieu, une machine pour lui» (Lois, 803b) parce que le véritable individu est la cité, et
que l'être particulier ne contient en lui-même ni tout le cours de son explication, ni
l'éthique qui légitime et ordonne son existence.
La critique de Platon avait en effet eu pour conséquence de déplacer le point d'ap-
plication de la pensée théorique. À la primitive philosophie de l'être a fait suite une
philosophie de la relation; dans les deux premières périodes du développement de la
pensée de Platon, il reste derrière la recherche socratique des vertus essentielles une
conception parménidienne de l'être; cette conception, nette dans la première période
est corrigée dans la seconde par le dynamisme de l'opinion vraie et de la dialectique
érotique; l'individu est toujours isolé de l'ordre de l'actualité, mais il n'est pas fermé
sur lui-même, en ce sens qu'il entretient une relation de participation avec les idées et
le terme anhypothétique que suppose la dialectique ascendante; le sensible n'est que
l'occasion de cette remontée de l'âme, qui est en même temps détachement; mais
372 COMPLÉMENTS
pour que le sensible soit occasion de remontée, il faut déjà qu'il soit image de l'arché-
type; le dynamisme est sans doute un détachement, mais l'occasion de cette décou-
verte de la remontée de l'âme est un contact avec le sensible qui contient en lui plus
qu'il n'est, à savoir l'image du monde des idées; l'ordre de l'actualité n'intervient que
comme image, mais il existe cependant dans la yÉVE<JtÇ (<< génération », « création») et
la <p8opa (<< destruction») une certaine figuration de l'être; la structure du sensible ne
s'achève pas en elle-même, puisqu'elle est non seulement occasion de remontée, mais
image première de l'intelligible. Or, ce détachement du sensible est possible à cause
de la grande loi de paradigmatisme universel faisant de la structure du sensible l'ana-
logue de la structure du monde des idées. C'est précisément par ce schématisme de la
participation analogique que le Parménide apporte une critique décisive. Si plusieurs
choses participent à une même idée, l'idée ne peut être séparée d'elle-même pour être
en chacune des choses, ni y être seulement en partie, car alors le rapport de l'idée
totale aux parties de l'idée est inconcevable. Nous voyons que l'idée est traitée ici
comme l'être parménidien, qui est un et homogène, indivisible par conséquent et tout
entier en chacune de ses parties : l'être parménidien est strictement imparticipable,
parce qu'il n'a pas de physis et n'est pas à proprement parler un élément. De plus
l'unité de l'idée au-dessus de la multiplicité des termes qui participent à cette idée est
impossible, car, pour assurer la participation des choses multiples à une idée unique, il
faut une autre idée au-dessus de l'ensemble formé par les choses multiples qui partici-
pent et l'idée à laquelle elles patiicipent ; la difficulté que rencontre Platon en voulant
rester fidèle à la conception parménidienne de l'être consiste en l'impossibilité de
concevoir aucune relation qui ne serait pas un être, doué des caractères d'individualité
indivisible et statique que présente l'être parménidien ; dès lors, la relation de partici-
pation ne peut être saisie que comme un être supplémentaire qui s'ajoute au système
formé par l'idée et les réalités qui participent à l'idée. Ce processus de position de
nouveaux êtres pour constituer la relation entre participant et participé va à l'infini; il
n'est d'ailleurs pas un résultat nécessaire de l'unicité de l'idée et de la multiplicité des
choses qui participent: la difficulté serait la même avec un seul être participant; c'est
en fait la conception individualisante et statique de l'être, venue de Parménide, qui
exige cette position d'une infinité d'êtres; c'est parce que l'être parménidien ne com-
porte pas en lui relation que la participation offre de telles difficultés; la multiplicité
des choses n'intervient ici que pour exiger l'extériorité de l'idée; une fois posée l'ex-
tériorité de l'idée, la réduplication indéfinie des êtres ne provient que de cette extério-
rité, et non de la multiplicité des êtres qui participent; l'argument pourrait s'appliquer
à la relation entre une seule chose et l'idée à laquelle elle participe. L'argument du
troisième homme, que nous trouvons chez Aristote, et qui vise le caractère séparé de
l'idée, repose sur le même fondement que celui que Platon dresse contre sa propre
théorie de la participation dans le Parménide en 13le - 132b. La relation de ressem-
blance est impuissante à résoudre ce problème (l32a - 133a), même si l'on remplace
la relation de partie au tout par celle de portrait à modèle; pour qu'il y ait ressem-
blance, il faut en effet qu'il y ait participation à une même idée, ce qui ramène au cas
précédent. Enfin, la connaissance ne peut s'expliquer par la relation de participation,
car il y a incompatibilité entre la nature de l'idée et son existence en nous quand elle
est connue; une réalité en soi ne peut être connue que par une science en soi, à
laquelle nous n'avons aucune part (l33b - 134e). Ici encore le point de vue est le
même; la relation qu'est la connaissance est incompatible avec l'idée envisagée
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 373
comme être parménidien. L'être est dépourvu de physis et n'a pas en lui un pouvoir de
relation ou de production; l'être est individu statique, individu absolu et par consé-
quent imparticipable.
Le Théétète exprime sous forme de théorie de la connaissance la même difficulté
relative à la relation; contre Héraclite et Protagoras, Platon refuse de voir dans la
sensation la relation d'un agent à un patient qui serait valable (l60c) ; la qualité sen-
sible et la sensation qui naissent de cette relation ne sont rien l'une sans l'autre et ne
sont pas stables. Aucune qualité n'est une réalité en soi. Savoir n'est donc pas sen-
tir. Mais savoir ne peut être non plus juger, car il n'y a pas de relation entre le savoir
et l'ignorance, puisqu'il n'y a pas de réalité intermédiaire entre l'être et le non-être;
cet état intermédiaire que serait l'opinion vraie n'existe pas (189a - 190c). Le juge-
ment vrai n'est pas la science; Platon s'oppose à la thèse d'Antisthène, qui faisait
de la science l'énumération des éléments dont se compose la réalité et la manière
dont ils se groupent (201d). Or, Platon ne veut pas d'une science qui serait connais-
sance du rapport entre des termes eux-mêmes inconnus. Cette relation qui n'aurait
pas sa raison d'être dans les termes, qui ne résulterait pas de la nature des éléments
juxtaposés ne peut être pensée (203a - 204a). La seule relation acceptable serait une
relation fondée dans l'être; mais le Parménide établit l'impossibilité d'une relation
qui ne serait pas un être.
La deuxième partie du Parménide ouvre une voie nouvelle, qui n'est plus celle de
la participation dans l'être, mais celle de la relation telle que la recherche hypothé-
tique la découvre; d'une hypothèse à une conséquence il y a relation, et cette relation
est celle des attributs que l'on peut donner à un sujet; on peut ainsi se demander quels
attributs les plus généraux on peut accorder ou refuser à un sujet quelconque: tout et
partie, commencement, milieu et fin, droit et circulaire, en autre chose et en soi-
même, en mouvement et immobile, même et autre, semblable et dissemblable, égal et
inégal, plus jeune ou contemporain. Ces catégories ne sont pas des cadres préparés
d'avance pour la recherche; ces catégories sont de véritables relations, car elles nais-
sent au fur et à mesure de la démonstration, comme une figure mathématique dont on
découvre par voie de conséquence qui est aussi de reconstruction, les propriétés. La
relation devient, sans participation, de l'être; elle est intérieure à l'être. Cela impose
que l'être ne soit plus l'être parménidien, individu absolu qui consiste en son indivi-
dualité. Que l'on prenne comme hypothèse l'un est ou l'un n'est pas, on est conduit à
affirmer puis à nier, de l'Un comme des choses autres que l'un, tous les couples de
contraires: selon cette voie, la relation est si féconde que non seulement elle autorise
la science, mais se montre infiniment riche en conséquences, au point de valider des
jugements contradictoires: la connaissance n'aura qu'à limiter cette fécondité indéfi-
nie de la relation entre les idées. L'inconcevable relation entre idée et choses est rem-
placée par la relation entre idée et idée. La participation sera remplacée par la
communication des idées. Le Sophiste montre qu'une chose ne peut être définie en
elle-même; on ne peut l'atteindre que par la relation. À la multiplicité d'idées isolées
et fixes du Phédon s'oppose « l'être total» (Sophiste, 248e) : « l'être total contient
nécessairement l'intelligence, et, par conséquènt, l'âme et la vie; étant intelligent,
animé et vivant, il n'est pas immobile» (246a). L'être enferme puissance d'agir et de
pâtir. L'être, borné à lui-même, est trop pauvre. L'être comprend non seulement l'idée
ou l'objet qui est connu, mais le sujet qui le connaît, l'intelligence et l'âme dans
laquelle s'incorpore la relation; la relation, telle qu'elle apparaît dans le Sophiste sous
374 COMPLÉMENTS
forme d'une sorte de table des catégories, ne doit pas être considérée comme une
simple vue de l'esprit; elle est réelle, et nous voyons ces catégories devenir en
quelque manière des éléments dans le Timée.
Cependant, l'étranger éléate du Sophiste ne veut pas que l'on donne à l'être un
contenu trop riche, qui le dépasse (250a). Le problème sera alors un problème de
mesure; la relation est intérieure à l'être, mais elle est limitée par une mesure, qui est
comme la structure constitutive de la relation en tant que la relation est être. Il faut
donc étudier la communication et le mélange entre des termes tels que être, mouve-
ment, repos. Ce que la pensée atteint, ce ne sont jamais des éléments isolés, ce sont
toujours des mixtes; on n'atteint un concept qu'avec les relations qu'il a avec
d'autres: la dialectique est l'art qui donne les règles du mélange des concepts, comme
la musique donne les règles de l'union des sons (253a-d). Mais ces concepts font par-
tie de l'être total; les relations entre concepts ne sont pas artificielles; elles sont ana-
logues aux relations entre les êtres, et sont elles-mêmes relations entre les êtres. Il n'y
a pas d'individualité logique des concepts antérieure à cette relation qu'établit la dia-
lectique : quelque attribut que l'on puisse donner à une notion, elle le possède non par
elle-même, mais par participation à une autre idée. La pensée passe de l'indéterminé
au déterminé; elle ne se contente pas d'établir des rapports entre des notions déjà
déterminées comme voudra le faire la logique d'Aristote. La dialectique consiste à
saisir ce que « veut », c'est-à-dire ce que signifie profondément l'idée que l'on exa-
mine, et à obéir à ce que l'on voit dans les notions (252e). Chaque notion nous renvoie
d'elle-même aux notions avec lesquelles elle doit s'unir. Cette intuition intellectuelle
qui saisit la relation comme être n'est pas compatible avec la conception parméni-
dienne de l'être.
L'être est alors défini comme mixte; l'individu n'est plus unité absolue, mais sta-
bilité d'une relation. Déjà dans le Phèdre (265d), l'appréhension synthétique de l'être
est antérieure à toute analyse; cette analyse, division qui aboutit à la définition,
découpe le réel Kœt' ap8pa, selon les articulations naturelles, ce qui suppose que l'être
individuel possède en son unité une relation analysable. Les exercices de division que
l'on trouve dans le Politique et le Sophiste pourraient faire croire que la division ne
porte que sur l'extension d'un concept; mais en fait elle aboutit à une définition,
comme par exemple celle du sophiste comme chasseur par ruse de jeunes gens riches,
ou la définition de la politique comme science théorique qui prescrit: cette division,
pratiquée au moyen de l'intuition, porte toujours sur la totalité de l'être, sans quoi elle
serait arbitraire: un groupe ne doit pas être défini de façon négative par exclusion du
premier, mais de façon positive; de cette manière, il y a entre les deux groupes prove-
nant de la division une relation véritable qui n'est pas une simple distinction logique:
la division de « homme» en Grecs et Barbares n'est pas Kat' ap8pa, parce que le
terme « Barbares» n'est que négativement défini, par exclusion du terme « Grec ».
Au contraire, la division de « homme» en mâle et femelle est fondée sur des carac-
tères également positifs; elle se fonde sur une véritable relation.
L'individu qui est un mixte véritable n'est pas une fusion arbitraire, mais une com-
binaison bien fixée de deux éléments, à savoir, d'un élément indéterminé ou illimité et
d'une limite ou détermination fixe. L'indéterminé est un couple d'opposés comme
« plus grand et plus petit », « plus aigu et plus grave », « plus chaud et plus froid ». La
limite est un rapport numérique fixe, comme le double ou le triple. L'être qui est un
mixte résulte de l'introduction d'un rapport fixe dans le couple d'opposés: l'octave, le
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 375
mouvement, les formes, sont ainsi des mixtes. Il semble que Platon ait réintroduit
quelque chose de la physique ionienne dans sa conception de l'être; la dyade indéfi-
nie joue d'une certaine manière le rôle de l'élément; mais la physis n'est plus imma-
nente à l'élément; l'indéterminé de la dyade fournit bien la matière du rapport, mais
la limite intervient dans cet indéterminé d'une manière extérieure en quelque façon;
ce qui manque pour concevoir l'unité et la consistance de l'être individuel, c'est la
relation entre le 1tÉpaç (<< limite ») et l'a1tEtpov, qui n'est ni limite ni illimité; l'indi-
vidu est ce rapport entre limite et illimité. Il y a ainsi une sorte de privilège donné par
Platon à la limite sur l'illimité, privilège qui prépare la théorie aristotélicienne de l'ac-
tivité de la forme et de la passivité de la matière dans l'individu. En effet, chez Platon,
la limite est objet de science, qui saisit les rapports fixes introduits dans l' a1tEtpov par
le 1tÉpaç, c'est-à-dire le ~É'tplOV (<< mesure »). De plus, comme l'illimité et la limite ne
s'appellent pas (Philèbe) et ne s'impliquent pas, il faut pour les joindre un quatrième
genre d'être, différent d'eux comme du mélange, à savoir la cause du mélange (Timée,
26e). Dès lors, le mixte ne recèle pas en lui-même une physis qui contiendrait son
explication: la cause du mélange est unique pour une multitude d'êtres, et les
domine; elle est cause finale, saisie sous forme de beauté, symétrie, vérité (65a).
Cette fin, cause du mélange, est l'inconditionné de la République. L'individu est alors
inséré dans un cosmos qui est le plus beau des mixtes sensibles, mélange stable
ordonné selon des rapports fixes. Le monde est un individu vivant doué d'âme et d'in-
telligence (Timée, 26a et 30b). Mais la physis est remplacée par le démiurge (30a). Ce
démiurge opère sur un monde qui comporte déjà des individualités, puisque les quatre
éléments, terre, eau, air, feu, y sont composés de particules élémentaires; les corpus-
cules d'un élément donné sont distincts par leur forme géométrique; ils ont la forme
des quatre polyèdres réguliers, cube, icosaèdre, octaèdre, tétraèdre; la nécessité brute
apparaît dans la disposition de ces corpuscules, qui dépendent de la manière dont ils
réagissent aux secousses de l'espace indéfini dans lequel ils sont. Il semble que
Platon, pour concevoir l'individualité physique élémentaire, ait appliqué une repré-
sentation pythagoricienne, perfectionnée par les récentes découvertes faites en stéréo-
métrie par Théétète à la conception que les Physiologues ioniens présentaient de
l'élément: le caractère indéfini de l'élément est devenu celui de l'espace ou récep-
tacle, « xropa» ; au contraire, ce qu'il y avait de positif dans la substantialité matérielle
de l'élément primitif unique est devenu forme géométrique, triangle élémentaire avec
lequel Platon s'efforce de composer tous les tétraèdres réguliers pour expliquer la
continuité de la transmutation des éléments; un corpuscule d'eau contient autant de
triangles que deux corpuscules d'air, plus un de feu, et un corpuscule d'air en contient
autant que deux corpuscules de feu (Timée, 53c-57c) ; il existe donc une certaine
homogénéité de toute la matière, malgré sa division en corpuscules élémentaires,
grâce à ce fait que les corpuscules élémentaires sont eux-mêmes composés de tri-
angles; seuls les corpuscules de terre résistent à cette décomposition établissant la
continuité dans les transmutations; de cette manière, le plus petit élément de matière
élémentaire a déjà une forme; la pure indétermination a été rejetée dans le concept
« bâtard, à peine croyable» de xropa (Timée, 52b). Mais il ne suffit pas des triangles
élémentaires pour faire le cosmos: la pure nécessité ne peut, à partir des triangles élé-
mentaires, engendrer que les corpuscules élémentaires des quatre éléments. Les poly-
èdres ne vont pas au delà de la détermination des rapports fixes de grandeur et de
petitesse (53c). Cette incapacité de la xropa et des triangles élémentaires à faire appa-
376 COMPLÉMENTS
raître des individus organisés complets vient du fait que Platon n'a pas conservé la
physis des Ionicns. C'est alors le démiurge qui intervient pour donner forme à l'en-
semble formé par la xwpa et les polyèdres et en faire un cosmos. Le démiurge crée ce
qui dans l'individualité est organisation et structure d'ensemble, finalité, relation
organique; il crée l'âme du monde; l'âme du monde, qui est un mixte, est composée
du 1tÉpaç qu'est l'essence indivisible et de l'a1tElpov qu'est l'essence divisible (35a). À
ceci s'ajoutent encore le même et l'autre, qui n'entrent dans le mélange que par force,
et restent principe d'indétermination. Cette âme du monde composée de mixte, de
même et d'autre constitue la structure du cosmos, en fournissant celle du système
astronomique. La relation devient ici constitutive de l'être même: le mixte est divisé
en deux branches qui se croisent à angle aigu et se recourbent en cercles ayant même
centre. Le cercle du même est unique, et celui de l'autre est divisé en sept. Il est animé
d'un mouvement inverse de celui du précédent. Le cosmos tout entier est pénétré de
finalité jusque dans ses moindre détails, et selon le dixième livre des Lois, la provi-
dence divine est partout. La théorie du monde est un récit de l'œuvre providentielle.
L'être individuel ne peut jamais être sûr de pénétrer les intentions de la providence; la
connaissance du cosmos reste alors intuitive et partiellement conjecturale. Un véri-
table dualisme prend naissance alors: le démiurge, en pliant la nécessité à l'intelli-
gence, rencontre des résistances; le premier mixte, le corps du monde, est si bien fait
qu'il est immortel bien qu'il ait été engendré (Timée, 41b) mais les mixtes partiels,
faits par les dieux imitateurs du démiurge, comme les corps des animaux, sont sujets à
la mort (41 cd, 43a). Les mixtes sont ainsi des individus de moins en moins parfaits,
doués d'une cohérence et d'une stabilité de moins en moins grande.
Cette recherche de la réalité de la relation comme constitutive d'un être semble
s'être très particulièrement exprimée dans l'enseignement oral de Platon; les idées-
nombres se définissent par des rapports, non par une série d'unités ajoutées les unes
aux autres. Elles définissent les rapports les plus essentiels, constitutifs des êtres; ces
nombres sont des individus puisque, selon ce que nous dit Aristote, ils résultent de
l'un et de la dyade indéfinie du grand et du petit (M, 7,1081a,14). L'un est ce qui intro-
duit le 1tÉpaç tandis que la dyade est am:tpov. Déjà le Philèbe (23c, 23d, 26ad) mon-
trait que l'on peut faire sortir la forme d'un rapport fixe de grandeur et de petitesse.
Ces nombres idéaux, faits de rapports fixes, mais réellement existants sont des struc-
tures fondamentales qui peuvent définir l'être indépendamment de toute donnée sen-
sible. Dans l'idée-nombre, la relation est devenue fondement de l'être, structure
intelligible première. Les nombres idéaux constituent comme êtres les lois de combi-
naison des mixtes; le problème de la participation qui anime la première partie du
Parménide est ici résolu par une sorte de retournement qui transporte l'individualité
véritable de l'être à la relation entre les mixtes, en définissant les idées-nombres
comme principe du modèle éternel du monde (Timée, 28b).
Certes, il est difficile de pénétrer le sens exact de l'enseignement ésotérique de
Platon vers les dernières années de sa vie. Cependant, il semble que cet enseignement
ait cherché à découvrir une manière de penser le devenir, comme l'exige la science
politique. Corrélativement, l'individu humain cherche à s'immortaliser dans le sen-
sible, c'est-à-dire dans le devenir. Or, pour que le devenir devienne substance d'une
immortalité, il faut que, au cœur même de ce mouvement, de ces générations et cor-
ruptions qui sont l'étoffe du devenir, existe la stabilité non d'un être au sens parméni-
dien, car le devenir l'exclut, mais d'un rapport entre des mouvements; ce n'est plus
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 377
alors une forme fixe ni un archétype de structure statique qui peut constituer ce rap-
port, mais seulement l'idée-nombre qui caractérise ce rapport; cette idée-nombre
n'est pas une quantité formée par addition d'unités, car elle est indécomposable; elle
est la forme en tant qu'elle contient un rapport; elle est permanente, mais non fixe. Si
telle est l'idée-nombre, d'après la loi d'analogie qui définit la structure du monde pla-
tonicien, on peut penser que l'individu imparfait, comme l'homme, est un être qui
enferme en quelque mesure une forme, un rapport permanent, comme une idée-
nombre. Le Cratyle, dialogue dont l'étude est généralement délaissée, nous renseigne
sur une conception de l'individualité qui mettrait ce point de vue en lumière: Platon
recherche non seulement ce qui fait la rectitude des dénominations, mais la réalité par-
ticulière de l'individu à laquelle le nom peut se référer en tant qu'il est un nom
propre: qu'est la socratité en Socrate? Cette question reste sans réponse très précise
en ce qui concerne les personnes; mais par contre la solution qui est donnée à la ques-
tion des noms communs pourrait convenir dans une certaine mesure aux noms
propres: le nom est une hypothèse sur la structure, statique ou dynamique, de la
chose; il vise à rendre compte du caractère de la chose, que ce caractère soit statique
ou dynamique; on peut même retrouver à travers une analyse du vocabulaire les
grandes lignes du système de pensée de ceux qui l'ont institué; et Platon croit pouvoir
remarquer deux couches très différentes du vocabulaire, qui seraient issues, l'une du
travail de philosophes mobilistes et l'autre de celui de philosophes immobilistes. On
peut regretter seulement que ce dialogue ne nous livre pas une analyse plus profonde
des conditions de la rectitude de l'application des noms propres.
Enfin, il est nécessaire de remarquer que Platon présente non pas un seul type de
conception de l'individualité, mais deux: il y a en toute rigueur, l'individualité des
tétraèdres élémentaires composés de triangles, et celle du cosmos ou des idées-
nombres. L'individualité des tétraèdres est constituée par l'arrangement des triangles
élémentaires qui constituent leurs faces; ces individus sont des touts composés de
parties et le fait d'avoir été intégré à tel tétraèdre d'un élément particulier n'empêche
pas un des triangles d'être intégré à un autre élément dans une transmutation. Ce qui
est fixe et inaltérable, c'est le triangle élémentaire; l'individu élémentaire, tétra-
édrique, est déjà un composé, parfaitement défini mais imparfaitement stable; il n'y a
pas de propriété de l'ensemble qui ne résulte pas d'une propriété des parties dans l'in-
dividu. La genèse de l'individu est explicable par la seule causalité. Elle résulte de la
nécessité, et n'implique pas une finalité intelligente et providentielle. Au contraire, si
l'on considère le cosmos, on s'aperçoit que chacune de ses parties est façonnée pour
s'intégrer dans le tout, et que c'est le tout qui est antérieur à ses parties, au lieu de
résulter de leur rencontre, de leur assemblage. Le monde suppose une finalité intelli-
gente, celle de l'Un, du Bien ou du Démiurge; le rôle du nÉpaç n'est pas le même
dans l'individu élémentaire et dans l'individu cosmique; la forme triangulaire, dans
l'individu élémentaire, reste véritablement adhérente à la particule triangulaire qui,
associée à d'autres particules, compose le tétraèdre: le nÉpaç est déjà présent dans la
partie. C'est toute forme triangulaire qui, en raison même de sa nature géométrique,
peut se combiner avec d'autres triangles pour former un nombre défini de types de
tétraèdres réguliers; entre la forme du tétraèdre régulier et celle du triangle élémen-
taire, il y a homogénéité et continuité. Au contraire, entre la matière que le démiurge
informe et l'ordre qu'il institue pour faire le cosmos, il n'y a pas continuité; pour
créer l'individu cosmos, il ne suffit pas de la nécessité aveugle et de l'espace ou des
378 COMPLÉMENTS
opère sur le devenir. C'est dans son savoir qu'il découvre le modèle de son action: le
philosophe est devenu à lui-même son propre DU1!lffiv.
l'effort dépasse une certaine limite; le mouvement du bateau cesse dès que l'effort
cesse; la vitesse n'est pas proportionnelle à la force, mais inversement proportion-
nelle à la résistance imposée par le milieu; dans le vide, la vitesse d'un corps serait
donc infinie. Le temps lui-même ne peut être nombre nombrant, comme le voudrait
Platon; il est en fait nombre nombré. Le temps est en chaque mouvement, quel qu'il
soit; chaque mouvement a sa durée, comme un attribut qui lui appartient; c'est le
« nombre du mouvement selon l'antérieur et le postérieur» ; ni le mouvement, ni l'in-
fini, ni le lieu, ni le temps ne peuvent être conçus comme indépendants de l'être indi-
vidualisé, c'est-à-dire de la substance. Le mouvement en particulier est conçu comme
consistant non pas en ce qu'il est à chaque instant successiC mais par ce qu'il réalise
globalement dans l'être qui en est le siège; il n'est pas cette quasi-substance que disait
Protagoras; Aristote imagine une substance qui a seulement pour rôle de se mouvoir
régulièrement, la substance du ciel, différente des quatre éléments. La simplicité de
son mouvement vient de l'unité d'intention qu'elle manifeste. On obtient ainsi le
mouvement perpétuel et nécessaire sans commencement ni fin. Le moteur, pour
Aristote, ne peut être mû ; il est en acte ce que le mobile est en puissance; c'est par
exemple le chaud en tant qu'il s'échauffe; c'est le savant en tant qu'il s'instruit.
Platon considérait le moteur comme être se mouvant; Aristote refuse cette doctrine;
le moteur immobile est l'être en acte en tant qu'il a rencontré un mobile capable de
passer de la puissance à l'acte.
Il subsiste cependant une difficulté dans ce monde composé uniquement d'indivi-
dus, et cette difficulté est capitale: la substance d'un être est-elle le composé de forme
et de matière ou bien la forme substantielle qui est l'essence de l'être? Ce problème
ne se pose pas pour Dieu, qui est acte pur, et dans lequel la pensée n'a pas d'autres
conditions qu'elle-même, étant sans matière. Dieu est substance éternelle identique à
son essence; il existe alors une vaste loi d'imitation; Dieu est le type que s'efforce-
ront d'imiter les substances passagères, nées de la combinaison de la forme et de la
matière. Mais cette conception d'une relation d'imitation suppose un système dans
lequel un être individuel n'est pas uniquement ce qu'il est, puisqu'il tend vers un autre
être supérieur à lui. Les individus particuliers, s'ils étaient des substances, n'auraient
pas besoin d'être gouvernés; or, Aristote cite le vers d'Homère qu'il prend comme
expression de la raison pour laquelle il adopte le monothéisme: «Il n'est pas bon
qu'il y ait plusieurs maîtres» (Métaphysique, A, 1 8, 1076 a 24, Iliade, II, 204). La
science des choses naturelles devient l'effort pour connaître les échelons d'une hiérar-
chie des moteurs immobiles, depuis Dieu jusqu'aux âmes et à toutes les formes; dans
cette hiérarchie, chaque terme est la cause finale qui ordonne les termes inférieurs ...
« tous les êtres naturels ont ainsi quelque chose de divin» (É'thique à Nicomaque, IX,
14, 1153 b 32) : « l'homme engendre l'homme, mais le soleil aussi ». Tous les chan-
gements ont leurs conditions matérielles dans les forces élémentaires, mais leur cause
finale et véritable dans la forme vers laquelle ils sont orientés.
L'individu vivant manifeste très particulièrement cet aspect de la finalité: les fonc-
tions vitales en exercice montrent la fin des organes et de leurs composants, os,
muscles, nerfs. L'âme, la forme substantielle, 'est l'entéléchie première d'un corps
naturel qui a la vie en puissance. L'âme est donc principe de l'activité vitale, moteur
immobile de cette activité; l'âme fait par conséquent partie de l'individu, alors que
chez Platon elle était voyageuse migratrice toujours tourmentée du désir de« fuir d'ici
là-bas », accomplissant sa destinée propre en passant de corps en corps. Âme et corps
384 COMPLÉMENTS
naissent et disparaissent ensemble; chaque vivant a une âme unique (De l'âme, II, 2).
L'individu est l'être qui transmet à un autre individu périssable la forme de l'espèce
fixe incorruptible. II y a toujours identité spécifique entre le générateur et l'engendré.
II existe une continuité entre les espèces, mais cette continuité est rigoureusement sta-
tique; il n'existe pas, comme dans la pensée évolutionniste d'Empédocle, un dyna-
misme de l'espèce, et de toutes les espèces ensemble, qui constituait une unité de la
physis; les espèces sont uniquement constituées d'individus, et il n'y a pas une force
de l'espèce qui serait extérieure aux individus. Le caractère complet et absolu de
chaque individu n'autorise pas un dynamisme spécifique. Le semblable produit tou-
jours son semblable. C'est de cette manière que le vivant peut imiter le cours des
astres et atteindre à la perpétuité. Dans le vivant, les facultés de l'âme sont principes
d'unité par la finalité des fonctions qu'elles commandent. Ainsi, la fonction sensitive
commande l'étude anatomique et physiologique des organes des sens; la fonction
nutritive commande tout un mécanisme d'actions corporelles effectuant l'assimilation
de la nourriture par le corps. Par ailleurs et en sens inverse, l'étude de chacune des
fonctions est orientée vers l'étude de la fonction supérieure, et particulièrement de la
pensée intellectuelle; ainsi, la sensation sépare déjà de la matière des objets leur
forme, qui donne l'intuition du sensible propre; cette intuition prépare l'intuition la
plus haute, qui est celle que l'intelligence a des essences indivisibles; l'intelligence
perçoit les formes ou essences sans matière et dégagées de toutes les particularités qui
les accompagnent dans le sensible; elle fait passer à l'acte, par l'abstraction, les intel-
ligibles qui n'étaient qu'en puissance dans les sensibles; il existe ainsi dans l'organi-
sation des fonctions de l'individu une certaine finalité qui établit une convergence et
une unité de structure. Cependant, il reste une difficulté grave dans la conception de
l'individu: l'intelligence qui pense passe de la puissance à l'acte; or, en vertu de la
conception de l'être chez Aristote, seul un être en acte peut faire passer un autre être
de la puissance à l'acte; l'intelligence en puissance exige donc pour penser une intel-
ligence en acte. Cette intelligence en acte est-elle intérieure ou extérieure à l'indi-
vidu ? Cette intelligence, incorruptible et éternelle, peut difficilement être une partie
de l'âme individuelle, puisque tout l'individu est soumis à la génération et à la corrup-
tion ; par ailleurs, si elle est extérieure à l'individu, le problème du rapport entre l'in-
dividu humain et cette intelligence séparée devient très difficile à résoudre en restant
fidèle à la conception aristotélicienne de l'individualité; en fait, il semble que l'intel-
ligence en acte puisse être assimilée au moteur des sphères, qui est pensée éternelle-
ment actuelle (De l'âme, III, 5). Il reste donc quelque chose qui est dans l'individu
sans faire à proprement parler partie de l'individu: Aristote dit dans la Génération des
animaux (II, 3, 736b27), que l'intelligence s'ajoute à l'âme par une sorte d'épigénèse,
et y entre« par la porte ». Il semble alors que l'individualité de l'âme perde sa netteté:
toutes les facultés de l'âme s'orientent vers un terme qui leur est supérieur et en
quelque façon transcendant: l'âme n'est faite que pour être en sa forme supérieure
une image spirituelle de la réalité, comme en sa forme inférieure elle est le sensible:
« l'âme est en quelque façon tous les êtres; car les êtres sont ou bien sensibles ou bien
intelligibles; or, la science est en quelque manière le su, et la sensation, le sensible»
(De l'âme, III, VIII). La doctrine selon laquelle la réalité n'est composée que d'indi-
vidus s'achève en une impossibilité de fermer l'individu sur lui-même.
Ici encore nous pouvons saisir cet aspect paradoxal de la notion d'individualité: si
l'individualité est conçue comme réalité ouvelie, qui participe à des réalités supé-
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 385
rieures et cherche à s'identifier à elles, même au prix de son unité primitive, comme
chez Platon, la série temporelle des efforts et des conversions par lesquelles cette
montée est pratiquée confère à l'être individuel une consistance et une intériorité
stables. Au contraire, si l'individu est d'abord défini comme absolu et comme élément
constitutif du réel, seuls sont conservés les deux pôles du mouvement de pensée par
lequel cet individu est en relation avec des réalités autres que lui: l'âme est essentiel-
lement sensation et intelligence, c'est-à-dire autre qu'elle-même; tout ce qui est
retour de causalité de l'individu sur l'individu, réflexion et connaissance de soi, s'ab-
sorbe et s'évanouit dans la relation à ces deux pôles fixes, où l'âme se fait purement
représentative et intuitive de la réalité. Pour saisir l'être dans son activité propre, il
faut d'abord privilégier la relation qui l'unit aux autres êtres; pour saisir la relation, il
faut d'abord privilégier l'être; la réalité individuelle, qui ne pourrait être connue que
par une saisie simultanée de l'être et de la relation, échappe toujours.
La différence entre l'éthique de Platon et celle d'Aristote est particulièrement nette
en ce sens: Platon définit la vertu comme une structure interne de l'individu, un rap-
port réglé entre intelligence réfléchie, colère, et appétits concupiscibles ; le juste est
juste en lui-même, avant tout exercice des rapports sociaux; il pourrait être juste dans
la solitude et la condition sociale dans laquelle il se trouve ne change pas cette struc-
ture fondamentale; au contraire, pour Aristote, la vertu est une disposition acquise,
qui perd tout son sens lorsque les conditions matérielles de l'action sont absentes: « le
libéral a besoin de richesse pour agir libéralement, et le juste d'échanges sociaux; car
les intentions sont invisibles, et l'injuste se vante lui aussi de sa volonté de justice ».
Les vertus humaines sont inséparables du milieu social; le courage, la libéralité, la
politesse ne peuvent s'exercer qu'à un certain niveau social: « un pauvre ne peut être
magnifique; car il n'a pas quoi dépenser convenablement: s'il l'essaye, c'est un sot»
(Éthique à Nicomaque, 1091 a 31) ; « Il est impossible ou bien difficile à un indigent
de faire de belles actions; car il est bien des choses qu'on ne fait qu'en se servant
comme instruments des amis, de la richesse, du pouvoir politique. » Ainsi, la morale
est avant tout un art de la médiation, tant dans le choix des moyens d'action extérieurs
à l'individu que dans le choix des fins, qui doivent correspondre à la modération et à
la mesure, telle qu'un homme de tact peut la définir; la vertu est un milieu tout relatif
à la condition de l'individu dans la société, comme par exemple la libéralité, qui est la
vertu de l'individu de condition aisée mais modeste, tandis que la magnificence est la
vertu du riche magistrat bienfaiteur de sa cité; les règles de l'action sont toutes des
énoncés de relation; « quand il faut agir, dans quel cas, à l'égard de qui, en vue de
quoi et de quelle manière» (Éthique à Nicomaque, II, 7). L'image platonicienne du
sage dans le taureau de Phalaris ne peut convenir à la morale d'Aristote.
Il existe donc une incompatibilité entre deux manières d'envisager la réalité de
l'individu, quand l'individu est envisagé comme un être compris dans l'ordre de la
simultanéité; cet ordre peut en effet être saisi soit comme relation de l'être individuel
aux autres êtres et à lui-même, soit comme substantialité absolue, qui suppose que tout
être est individu; mais les conséquences psychologiques et éthiques de ces deux
conceptions de l'individualité se croisent pour s"opposer à nouveau l'une à l'autre et à
leur point de départ respectif; l'individu saisi comme terme d'une relation apparaît
comme sous-tendu par l'activité interne de la réflexion, de la conversion, et structuré
intérieurement de manière propre; au contraire, l'individu absolu perd sa structure
interne indépendante au profit d'une relation qui est la sensation ou l'intuition intel-
386 COMPLÉMENTS
lectuelle dans la connaissance et qui devient vertu conditionnée par les rapports inhé-
rents à la situation sociale dans la vie morale. La réalité de l'individu échappe à la pen-
sée ancienne qui ne peut la saisir de manière stable, mais seulement la cerner par deux
attitudes qui seraient complémentaires si elles n'étaient pas incompatibles. L'individu,
avec Platon perd son indépendance originelle, car il a une place dans le cosmos; avec
Aristote, il perd son unité, établie par Socrate grâce au lien institué entre la maîtrise de
soi et la réflexion; les vertus éthiques et les vertus dianoétiques se séparent. La partie
irrationnelle de l'âme reste comme un élément irréductible que la raison peut gouver-
ner, mais non absorber; la sagesse, la justice, redeviennent des vertus à part. Toutes
ces vertus tendent vers la vertu par excellence, divine, transcendante aux vertus
humaines, et qui n'implique plus l'union de l'âme et du corps: la faculté de la
contemplation intellectuelle (Éthique à Nicomaque, X, 6 à 8). Cette vertu est isolée et
se suffit à elle-même; cette vertu implique une transcendance du même ordre que
celle qui caractérise l'intelligence en acte; elle fait du loisir la fin de l'action; cette
recherche du savoir qui est Comme un absolu, séparé de la vie politique, introduit une
dissociation dans les fins individuelles; la vie sociale conditionne la vie contempla-
tive du savant, mais il y a pourtant une transcendance dans cette vie séparée qui est
difficilement conciliable avec le caractère absolu de l'individu. La même difficulté,
amenant à une contradiction, se manifeste dans la politique: l'indépendance et l'au-
tarcie de la cité sont des conditions nécessaires de sa validité; Platon avait défini la
cité comme un ensemble de relations; Aristote le reprend et affirme qu'une cité n'est
pas faite seulement pour vivre mais pour bien vivre, ce qui implique qu'elle ait sa fin
en elle-même. Mais pour réaliser cette indépendance de la cité, il faut réaliser l'éco-
nomie naturelle et l'indépendance économique de la famille, prise comme unité éco-
nomique. Or, cette indépendance ne peut être réalisée que grâce à l'esclavage, qui est
rendu possible par la nature, obéissant à la finalité; l 'humanité est naturellement divi-
sée en hommes libres et esclaves: dans les climats chauds de l'Asie existent des
hommes d'esprit ingénieux et subtil mais sans énergie et qui sont faits pour être
esclaves; au contraire, le climat tempéré de la Grèce produit des hommes intelligents
et énergétiques, qui sont libres par nature, non par convention. Les esclaves sont outils
n'ayant d'autre volonté que celle de leur maître; les fonctions de production de la cité
sont confiées à des gens d'une autre race. Dans la famille, l'autorité est détenue par le
chef de famille, qui dirige les âmes imparfaites des femmes et des enfants. Donc,
d'abord l'indépendance de la famille est compensée par une dépendance de la cité par
rapport aux pays producteurs d'esclaves; d'autre part, l'indépendance du citoyen chef
de famille a pour condition une nécessaire inégalité à l'intérieur de la famille; l'indi-
vidualité politique de la famille représentée par son chef a pour conséquence le main-
tien d'une double relation d'extériorité: à l'extérieur, par la nécessité de l'esclavage,
et à l'intérieur, par la structure hiérarchique de la famille qui prive de l'indépendance
individuelle les esclaves, les femmes et les enfants. La cité est composée d'un très
petit nombre d'individus complets, les citoyens, et d'un grand nombre d'êtres impar-
faits qui permettent l'existence de ces individus parfaits; par ailleurs, la perfection de
la cité grecque a pour condition l'imperfection des immenses étendues indéfinies de
l'Asie d'où viennent les hommes qui sont naturellement des esclaves.
suivante, qui s'étend sur la période héllénistique et romaine, puis sur la période chré-
tienne, jusqu'à la Renaissance, les traditions issues du platonisme et de l'aristotélisme
se poursuivent en se diversifiant et parfois en s'altérant; mais une nouvelle voie de
recherche est ouverte, qui tente de découvrir la réalité de l'individu non dans un ordre
de simultanéité mais dans un ordre de succession. Que l'individu soit considéré dans
les rapports qu'il entretient avec d'autres réalités ou dans ses limites propres et son
être particulier, ces rapports, ces limites et cet être sont essentiellement temporels. La
même incompatibilité entre l'intériorité et l'extériorité de l'individu s'y manifeste,
mais cette incompatibilité apparaît en termes de vie dans le temps et non de structure
et de rapports définis dans un ordre de simultanéité. Il se peut que les changements
politiques et sociaux qui marquent la décadence des cités grecques aient apporté de
nouvelles conditions sur lesquelles la réflexion philosophique a pu s'exercer; les
aspects du devenir sont plus frappants et plus inattendus dans cette période de troubles
où les philosophes ne sont plus toujours les citoyens des pays les plus forts et des cités
les plus stables, mais viennent souvent des nations désolées par la guerre ou dévastées
par la conquête. Arraché à sa terre natale, privé de ses biens, ou vivant dans l'attente
anxieuse de tels événements qui font toujours partie de l 'horizon du possible,
l 'homme ne cherche plus à définir son être individuel par rapport à un ordre souvent
moins durable que lui: cité, croyance collective, ordre politique et social. Il ne peut se
définir que par rapport à lui-même, ou par rapport à une nature insensible aux change-
ments de la guerre et des conquêtes, ou encore par rapport à une révélation qui l'élève
au-dessus de toutes les vicissitudes des choses humaines. Le véritable individu n'est
plus la cité, mais bien l'être humain et souvent une partie seulement de l'être humain
qui est considérée comme plus réelle et plus stable que l'autre: l'âme. Parfois même,
c'est la fragilité même du composé individuel, et les étroites limites de sa vie, qui for-
ment la base d'une sagesse pour l'individu.
[Les Socratiques} Les deux grandes écoles dogmatiques qui se fondent après la
mort d'Alexandre, l'épicurisme et le stoïcisme, ont été précédées par les écoles socra-
tiques qui ont préparé leur doctrine et qui manifestent un certain nombre de caractères
qui annoncent une nouvelle pensée. Déjà de l'extérieur une différence est sensible
entre l'attitude platonico-aristotélicienne et celle des socratiques; les écoles de Platon
et d'Aristote ne sont pas seulement des réunions d'individus, mais des associations
religieuses juridiquement reconnues, capables de posséder et survivant à leur fonda-
teur; au contraire, les écoles socratiques sont de simples réunions d'auditeurs indivi-
duels autour d'un maître qu'ils payent. La préoccupation est directement pratique;
alors que Platon exige une longue propédeutique, Antisthène et Aristippe détournent
leurs disciples de l'astronomie ou de la musique, considérées comme inutiles parce
qu'elles ne parlent ni des biens ni des maux. L'appel à l'impression directe et person-
nelle remplace la méthode dialectique et le raisonnement. L'individu, avec ses impres-
sions immédiates et ses préférences, est fait juge d'une vérité qui intéresse
directement ses tendances et ses préoccupations. L'élaboration réflexive est considé-
rée comme chose artificielle. La question politique disparaît de cet enseignement.
[Les Mégariques}L'école Mégarique cherche à établir l'impossibilité de la partici-
pation. Pour Euclide, les concepts ne peuvent être unis autrement que s'ils sont iden-
tiques, ni distingués autrement que s'ils s'excluent: «Le bien est une seule chose,
quoiqu'il soit appelé de différents noms: science, Dieu, intelligence ou autres noms
388 COMPLÉMENTS
encore ». Ces termes étaient ceux que Platon, dans le Timée, cherchait à unir en les
hiérarchisant et à distinguer en les mettant en relation; il n'existe pas de semblable
qui ne soit ni identique ni différent, selon Euclide; la méthode analogique et paradig-
matique est donc impraticable; or, Platon l'utilisait pour la connaissance de la struc-
ture de l'individu, en particulier lorsqu'il essayait de saisir la relation entre
l'intelligence réfléchie, la colère et les appétits concupiscibles dans l'individu au
moyen de celle qui existe dans la cité entre la classe des magistrats-philosophes, la
classe des guerriers et celle des artisans et paysans. L'analogie suppose la réalité d'un
ordre de simultanéité où la relation est réelle et stable.
Eubulide de Milet, successeur d'Aristote, s'attaque au contraire à la pensée
d'Aristote, et tout particulièrement au principe de contradiction; tous les sophismes
que Diogène Laërce attribue à Eubulide consistent à prendre un être individuel et à
montrer que le principe de contradiction, appliqué aux jugements que l'on peut for-
muler sur cet individu, aboutit à des impasses logiques. Tel est le sophisme du men-
teur : «si tu dis que tu mens et si tu dis vrai, tu mens ». Ce sophisme présente un
intérêt théorique remarquable; en effet, il n'est pas seulement un raisonnement cap-
tieux qui pourrait mettre en difficulté une philosophie du concept: il montre que l'ac-
tivité de l'être individuel, réagissant sur elle-même et se prenant pour objet de sa
propre affirmation, aboutit à un mode d'être qui n'est pas un état stable, mais une
oscillation qui s'entretient d'elle-même entre deux pôles qui sont la négation active
l'un de l'autre, et qui donc se nient en tant qu'ils s'affirment; seul un être individuel
actif et s'exprimant par une suite indéfinie d'états définis peut être l'agent et le théâtre
d'un pareil phénomène logique. C'est encore la difficulté de limiter un composé qui
fait le fond de l'argument très important connu sous le nom de « sorite » : un tas de blé
reste encore un tas quand on lui enlève un grain; si on enlève à un tas successivement
tous les grains qui le composent sauf un, ce grain unique est à la fois un tas, en tant que
résidu du tas, et un grain unique, en lui-même. Cet argument a été très connu des
Latins; Horace le désigne dans les Epitres, II, 1 par l'expression « ratio ruentis
acervi » (<< argument du tas qui s'écroule»). L'argument du chauve est fondé sur le
même schème que celui du sorite ; un homme qui perd un cheveu n'est pas un
chauve; mais si ce processus continue progressivement, l'homme qui n'a plus qu'un
cheveu n'est pas chauve, dans la mesure où ce cheveu est encore sa chevelure, et il est
chauve, parce qu'un homme qui n'a qu'un cheveu est chauve; c'est bien encore le
même argument, qui consiste sous toutes ses formes, à considérer un ensemble
comme absolument réductible à la somme de ses parties; la chevelure est réductible à
la somme de tous les cheveux individuels, comme le tas est réductible à la somme de
tous les grains de blé que l'on nomme awp6ç. Aucune unité de l'ensemble en tant
qu'ensemble, qu'elle soit celle d'une forme ou d'une idée séparée, ne constitue la base
de l'identité de l'objet. C'est pourquoi on peut illusoirement faire admettre par l'ad-
versaire qu'il est possible d'enlever un grain à un tas et un cheveu à une chevelure
sans les modifier; en fait, c'est en ce point que ces arguments sont captieux: si la réa-
lité d'un tas de blé ou d'une chevelure ne consiste qu'en l'addition des éléments, la
soustraction d'un élément modifie la réalité de l'ensemble; si au contraire il existe
une véritable unité de l'ensemble, la soustraction d'un élément ne modifie pas la
nature de l'ensemble; il y a sophisme parce que le sens de« tas» ou de« chevelure»
n'est pas univoque dans le raisonnement, et que l'on passe de l'ensemble comme unité
organique à l'ensemble comme composé réductible à la somme de ses parties. Les
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 389
sophismes des Mégariques supposent une méthode intellectuelle qui cherche à isoler
les unes des autres les parties d'un tout, pour ne s'arrêter qu'à l'individualité des par-
ties, en refusant de reconnaître une réalité définie constituant le composé en tant que
composé. On comprend en ce sens pourquoi les Stoïciens ont été très gênés par le
sorite, et ont été amenés à le déclarer « vitiosum et captiosum genus, lubricum et
periculosum locum » (<< genre vicieux et trompeur, lieu lubrique et dangereux»).
Stilpon de Mégare montre qu'aucun concept ne peut caractériser un être indivi-
duel: l'homme idéal n'est pas tel ou tel, par exemple parlant et non parlant; l'homme
qui parle, s'arrête, reparle, n'est pas homme. Le légume idéal est éternel; or, ce
légume-ci, vivant, n'existait pas il y a mille ans; il n'est donc pas un légume. Dans
tous ces raisonnements, les caractères du changement d'aspects dus à la succession
temporelle des états et des actes de l'individu introduisent des aspects contradictoires
par rapport à l'identité d'un concept pouvant s'appliquer à plusieurs individus;
l'homme idéal ne peut rendre compte du fait que cet homme-ci parle en ce moment, et
le légume idéal ne peut rendre compte du fait que ce légume particulier vient de pous-
ser. La prédication est impossible selon Stilpon si l'on veut penser non par individus,
mais par concepts définis et stables: affirmer que le cheval court ou que l'homme est
bon, c'est affirmer que le cheval ou l'homme sont autre chose qu'eux-mêmes; ou
bien, si l'on répond que le bon est effectivement la même chose que l'homme, c'est
s'interdire le droit d'affirmer le bon du remède ou de la nourriture. Ainsi, les réalités
telles que la puissance chez Aristote ou le non-être que Platon accepte comme exis-
tant, réalités qui permettaient de rendre compte du devenir tout en maintenant la fixité
des essences, doivent être supprimées; le dynamisme, le pouvoir de changer, est inté-
rieur à l'être individuel et le caractérise en excluant toute détermination d'une essence
fixe. Diodore Cronos au moyen de l'argument nommé « le triomphateur» veut
exclure de la pensée philosophique la notion de puissance; l'affirmation du possible
est incompatible avec le principe de contradiction; si l'on admet en effet que toute
proposition est vraie ou fausse, le principe est valable pour les événements futurs
comme pour le passé; il n'y a alors aucune indétermination, aucune possibilité d'être
ou de ne pas être pour l'événement futur. Le possible est intérieur à l'individu, qui
alors n'est plus soumis au principe de contradiction, parce qu'il vit et se développe
dans le temps. L'argument triomphateur consiste à obliger une philosophie de l'ordre
de simultanéité à rendre compte d'un ordre de succession, ce qui la met en contradic-
tion avec elle-même. Epictète (Dissertations, II, 19, 1-5) donne de cette argumenta-
tion une forme très complexe et élaborée qui montre quelle importance cet argument
devait avoir pour les philosophes de cette époque; c'est que le K'UplEUffiV À6yoç donne
de l'être une vision qui le considère selon le devenir et non selon son intégration dans
l'ordre de la simultanéité.
Dans le domaine de l'éthique, l'opposition des Mégariques à Platon et à Aristote est
aussi nette: l'individu est cultivé pour lui-même, et considéré comme un être à
construire, à façonner; il est ce qui devient, et par conséquent ce qui doit être dirigé,
éduqué; laissant de côté l'éducation scientifique qui donne à l'être du savoir, Alexinus
d'Elée dans son traité Sur l'Education prend' parti pour l'éducation formelle qui
enseigne des thèmes et donne, au lieu de savoir, du savoir-faire; le savoir intègre l'in-
dividu à l'ordre de choses qu'il connaît; le savoir-faire, en le rendant habile à triompher
dans les discussions sur le vraisemblable, lui confère la capacité de réussir à travers les
divers changements politiques; il fait de lui un être individuel sûr de ses moyens.
390 COMPLÉMENTS
ouverte faite de l'addition successive de tous les instants. La notion de temps n'est plus
la même que chez Platon ou Aristote; le temps n'est plus le rythme du retour du devenir
sur lui-même au bout de la grande année; il n'est plus la mesure du mouvement selon
l'antérieur et le postérieur; il ne fait partie ni du devenir circulaire du cosmos, ni de l'ac-
tivité de chaque individu; il est série ouverte et sans cohérence prédéterminée, qui ne
possède aucune unité par laquelle le tout gouverne les parties, puisque les parties sont
antérieures au tout, ce qu'exprime l'arrivée successive des instants toujours nouveaux
qui s'ajoutent aux précédents. L'individu est l'être pour lequel les instants s'ajoutent aux
instants et constituent la vie selon un processus additif. Le plaisir est plaisir en mouve-
ment; le bonheur n'est qu'un résultat fait de la réunion de tous les plaisirs. L'être indivi-
duel est celui pour lequel l'instant existe, parce qu'il est occupé par un «mouvement
pénible» qui est la douleur ou un « mouvement facile» qui est le plaisir. Les construc-
tions intellectuelles ne doivent pas venir modifier le plaisir de l'instant, parce qu'elles
sont « une vaine opinion» : c'est que la construction intellectuelle, au lieu de respecter
le plaisir de l'instant dans sa pureté, son unité et son unicité, crée un ordre de simulta-
néité qui se superpose à l'ordre de succession. Poser le problème de la combinaison des
plaisirs, c'est en effet ne plus respecter ce caractère successif des instants, et remplacer
les instants séparés et autonomes par une superstructure qui vise à stabiliser le devenir, à
fixer l'être moral dans le devenir. D'ailleurs, la construction intellectuelle n'est pas cer-
taine, et seule l'impression donnée dans l'instant et à l'individu peut être l'objet d'une
affirmation non trompeuse: « que nous éprouvions l'impression de blanc ou de doux,
voilà ce que nous pouvons dire sans mentir avec vérité et certitude; mais que la cause de
cette impression est blanche et douce, voilà ce qu'on ne peut affirmer. » La connaissance
reste purement individuelle; elle ne permet aucun accord entre les hommes, car elle est
strictement personnelle et on ne peut conclure d'une impression que l'on éprouve à celle
du voisin; le langage seul est commun, mais le même mot désigne des impressions dif-
férentes en chacun des individus.
L'homme, rejetant la culture intellectuelle et toute civilisation, se détachant de
l'ordre de simultanéité que donne la cité et la connaissance du cosmos, cherche un
appui en lui-même et en lui seul. En même temps, la structure de simultanéité qui était
justice ou vertu, ordonnant les facultés de l'âme et le rapport des différentes parties du
corps qui en sont les sièges respectifs, est remplacée par un ordre de succession pure,
celui des instants de la vie qui s'ajoutent les uns aux autres sans se combiner.
A partir du Ille siècle, les sciences sont expulsées de la philosophie et continuent leur
vie autonome. Le troisième siècle avant Jésus-Christ est celui d'Euclide, d'Archimède,
d'Appolonius, d'Eratosthène le géographe. Au contraire, la philosophie, après le violent
retour de l'individu sur lui-même, dans la tension de l'effort ou la jouissance de l'instant,
qui marque la pensée de la fin du quatrième siècle, ne retourne plus à la recherche désin-
téressée de la connaissance du cosmos; la rupture entre le théorique et le pratique, entre
les sciences et la philosophie, durera jusqu'à la Renaissance; les recherches sur la nature
des choses n'ont plus leur but en elles-mêmes à l'intérieur de la pensée philosophique;
la connaissance du cosmos est le principe de la pratique.
[Les Stoïciens} L'école stoïcienne apparaît dans un monde où les cités grecques
sont dominées par des puissances beaucoup plus vastes, plus universelles, celles des
successeurs d'Alexandre, qui pénètrent de leurs influences les cités les plus fermées et
les relient les unes aux autres comme le « feu artiste» des Stoïciens pénètre et sous-
tend toutes les parties du monde. Au milieu des revirements et des changements de
constitution qui se succèdent, une nouvelle permanence du devenir, un arrière-fond de
puissance cosmique se laisse pressentir. La dislocation brusque des cités grecques à
l'époque des conquêtes macédoniennes avait libéré l'individu qui ne cherchait plus un
appui qu'en lui-même ou dans des exemples des héros; au Ille siècle, l'individu ne
cherche plus cette indépendance absolue; il vise à nouveau à s'incorporer à un ordre
qui le dépasse; mais cet ordre n'est plus recherché dans la cité et dans la statique de
ses lois et institutions: c'est dans l'ordre cosmique saisi comme un dynamisme, une
loi du devenir que le stoïcien trouve le fondement de l'éthique personnelle. À la
notion de place se substitue celle d'un rôle à jouer ; la place intègre l'individu à l'ordre
de la simultanéité, tandis que le rôle l'insère dans celui du devenir universel.
Les premiers philosophes stoïciens, comme le fait remarquer E. Bréhier, ne sont
pas des citoyens grecs; ils viennent des pays qui sont en bordure de l'hellénisme,
placés en dehors de la grande tradition civique et panhellénique, subissant des
influences des peuples sémites. Zénon est de Cittium, cité de Chypre, Chrysippe est
né en Cilicie, à Tarse ou à Soles. Hérillus de Carthage et Boéthus de Sidon viennent
de pays proprement sémites. Plus tard, Diogène de Babylone et Apollodore de
Séleucie vinrent de Chaldée. Seuls Cléanthe, Sphaerus du Bosphore et Denys
d 'Héraclée viennent de contrées hellénisées. Or, la nécessité des voyages et du com-
merce faisait de ces villes des lieux de passage plus que des cités fermées,
conscientes de la force de leurs traditions et de la stabilité de leurs institutions.
Leurs habitants étaient prêts à voyager et à aller en tous pays, sans s'occuper des
affaires locales; leur univers s'étend jusqu'aux limites du monde connu. La relation
de l'individu au cosmos ne passe par aucune médiation telle que la cité; c'est direc-
tement que le stoïcien est appelé à s'insérer dans le devenir du monde. Le Stoïcien
se sent plus volontiers ami d'un diadoque fondant un Etat étendu que citoyen d'une
ville grecque. Comme les Cyniques, ils aiment les rois de Macédoine; les rois,
d'ailleurs, sentent la force et la nouveauté de cette philosophie qui est à la mesure de
la fondation d'un empire; ils comblent les StoYciens de flatteries et leur prodiguent
maintes avances: Antigone Gonatas est admirateur de Zénon et de Cléanthe ; il
écoute leurs leçons; à la mort de Zénon, il demande à la ville d'Athènes d'élever un
tombeau en l'honneur de Zénon, au Céramique. Or, cette liaison n'est pas fortuite;
elle n'est pas non plus le fruit d'un simple calcul: le Stoïcisme est par vocation la
394 COMPLÉMENTS
philosophie d'un empire qui se fonde, c'est-à-dire de la puissance d'un homme indi-
viduel qui ne s'appuie ni sur la tradition ni sur les lois pour établir un ordre qui
s'étend sur une multitude de cités, de peuples ayant des constitutions et parlant des
langues différentes. Cet homme n'est plus le défenseur de la stabilité d'une cité ou
d'une constitution, puisque son rôle est de faire changer la face du monde; son
œuvre a un sens dans le temps, par son dynamisme, non pas dans l'ordre de simul-
tanéité qui fait la stabilité d'une cité.
L'importance du dynamisme cosmique apparaît chez Zénon qui voulait « lire les
anciens» et trouvait dans la pensée d'Héraclite une théorie physique pouvant servir de
point de départ à sa méditation. C'est bien en effet une ample vision de l'univers qui
domine le Stoïcisme primitif. Les écoles médicales qui existaient avant Platon et
Aristote présentaient également une théorie dynamiste, non du cosmos, mais de l'indi-
vidu vivant: la santé est faite de l'équilibre de quatre forces, celles des humeurs qui
sont la bile, l'atrabile, le phlegme acide et le phlegme salé; Zénon aurait, d'après
Galien, été adepte de cette doctrine, et aurait lui-même fondé une école médicale,
celle des « méthodiques ». Le déséquilibre entre les humeurs, selon cette école, pro-
vient soit de l'excès ou du défaut de l'une des humeurs, soit d'une rupture de conti-
nuité des parties du corps. L'individu vivant est donc l'unité d'un tout fait de forces
qui s'équilibrent. Au IVe siècle, Dioclès de Karystos, médecin partisan de cette théorie
physiologique, pense que tous les phénomènes de la vie des animaux sont gouvernés
par le chaud et le froid, le sec et l'humide, et qu'il y a dans chaque corps vivant une
chaleur innée qui, en altérant les aliments ingérés, produit les quatre humeurs, le sang,
la bile, et les deux flegmes, dont les proportions expliquent la santé et la maladie. De
plus, l'air extérieur, attiré vers le cœur par le larynx, l'œsophage et les pores, devient
dans le cœur le souffle psychique en qui réside l'intelligence et qui se répand dans tout
le corps en lui donnant tension et activité, d'où procèdent les mouvements volon-
taires ; ce feu est la puissance, qui porte le corps. Cette puissance circule dans les vais-
seaux; la maladie provient de l'accumulation des humeurs qui empêche cette
puissance de passer. Cette conception de l'individu physiologique est éminemment
dynamiste; le rôle de l'activité qui établit la communication et qui maintient la vie est
dévolu à une âme matérielle ou plutôt énergétique, c'est-à-dire à une âme de feu. Ce
n'est pas la structure statique du corps qui explique et produit la vie, mais bien l'acti-
vité vitale qui s'irradie à travers le corps pour l'animer.
Les Stoïciens ont considéré le monde entier comme un immense individu orga-
nisé à la manière de l'être vivant selon Dioclès de Karystos. C'est le nveûllu
(<< souffle ») du cosmos qui pénètre en chaque chose comme le feu de l'âme d'un
corps particulier pénètre en chacun de ses organes, le sous-tendant et l'animant. La
pierre, le fer, sont différents degrés de ce 'tovoç (<< tension») du souffle igné qui par-
court toutes choses. Toutes les fonctions actives sont concentrées dans ce feu qui est
feu-semence, feu artiste et artisan. C'est la puissance qui est principe de forme et rai-
son de tel ou tel état; c'est le souffle igné qui sculpte les êtres particuliers. Ici réap-
paraît le second aspect de la physis, celui du dynamisme productif, qui avait été
laissé de côté par Platon et Aristote, mais s'était conservé dans les écoles médicales.
Les Stoïciens bénéficiaient en outre des travaux des Pythagoriciens qui avaient éta-
bli les lois mathématiques de l'harmonie et connaissaient la loi d'acoustique qui
relie la longueur de la corde vibrante, le poids par unité de longueur, la tension de la
corde à la hauteur du son émis. De plus, les phénomènes de résonance avaient fait
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 395
nous attribuerions aujourd'hui à ce que nous nommons énergie; il est moteur mobile,
et est immanent à la chose qui subit son action, à la matière qui pâtit, comme l'encens
se répand dans l'air et le vin dans la masse d'eau à laquelle on le mélange, si grande
soit-elle.
C'est une nouvelle physique qui prend naissance avec les Stoïciens, celle du
mélange total; la conception platonicienne des éléments formés de tétraèdres réguliers
eux-mêmes constitués de triangles élémentaires, de même que la conception aristotéli-
cienne du lieu propre donnaient à chaque corps une réelle impénétrabilité; un corps ne
pouvait pas être autre chose que ce qu'il était; de plus, le géométrisme mécaniste abou-
tit à une représentation de l'homogénéité des choses; chez Platon, tous les triangles
élémentaires sont semblables, et les tétraèdres de chaque élément le sont aussi. Tout au
contraire, les Stoïciens adoptent une représentation des corps singuliers très différente,
et plus voisine de celle de la théorie des « homéoméries » d'Anaxagore: un corps peut
être constitué par un mélange absolument homogène et en proportions continues et
quelconques d'un nombre quelconque d'éléments fondamentaux. Deux corps peuvent
s'unir en se mêlant par juxtaposition, comme on peut mêler des graines d'espèces dif-
férentes, ou en se confondant en un, comme dans un alliage de métaux; mais ils peu-
vent aussi se mélanger d'un mélange total, de façon à s'étendre, sans rien perdre de leur
substance et de leurs propriétés, l'un à travers l'autre, si bien qu'on trouve à la fois ces
deux corps en quelque portion que ce soit de leur espace commun. Il n'existe pas d'im-
pénétrabilité. Aristote au contraire supposait qu'une trop faible proportion de l'un des
constituants d'un mélange ou d'un alliage conduit à l'évanescence de celui des compo-
sants qui était ainsi en état d'infériorité: l'étain ajouté en faible quantité au bronze
(qu'Aristote considérait sans doute comme un métal pur) ne modifie pas ses caractères,
et change seulement la couleur. L'agent s'étend ainsi à travers le patient, l'âme à travers
le corps, le logos à travers la matière. Chaque corps singulier doit donc son individua-
lité non pas à sa structure géométrique interne ni à sa place dans l'ordre de simultanéité
des êtres, mais bien au mélange propre qui le caractérise; il est idiosyncrasie au sens
propre du terme; la série temporelle des influences (au sens propre également) qu'il a
subies est en lui comme constituant de son idiosyncrasie; toute son existence passée
est réellement contenue en lui, de manière matérielle ou tout au moins corporelle. Pour
connaître ce qu'est un être singulier, il faut donc connaître la série des instants succes-
sifs de son existence dans le temps, ou tout au moins le drame des passions successives
qui l'ont influencé. Comme cette suite de passions est différente pour chacun des êtres,
l'individualité d'un être est constituée par sa singularité; il existe en effet une qualité
propre de chaque être, qui est son i8troIlU, correspondant à l'idiosyncrasie. Cette qualité
propre et en quelque sorte personnelle distingue toujours un objet de tout autre; c'est
elle qui permet à la <pav'tuO'iu d'être <pav'tuO'tU Kn'tuÀ:rl1tnK11, représentation compréhen-
sive c'est-à-dire «représentation imprimée dans l'âme, à partir d'un objet réel,
conforme à cet objet, et telle qu'elle n'existerait pas si elle ne venait pas d'un objet
réel », d'après Zénon. Cette représentation compréhensive produit la perception vraie
avec la même nécessité qu'un poids fait baisser le plateau d'une balance. La connais-
sance est cette relation d'un objet, réel et reconnu comme réel à cause de sa singularité
individuelle, à un sujet également réel et individuel. Dans cette théorie, la relation, que
ce soit celle qui constitue la connaissance ou n'importe quelle autre, a valeur d'être, car
elle est uniquement corporelle, et elle modifie matériellement les termes; elle n'est pas
un simple rapport; elle s'inscrit de manière définitive dans les termes en devenant par-
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 397
monde est une somme infinie. C'est la molécule élémentaire qui possède un mouve-
ment immanent et permanent. Une seule exception à cette règle de la spontanéité et de
l'indépendance des molécules: la chute éternelle des molécules à travers le vide
infini: en toute rigueur, il faudrait expliquer l'existence de ce champ de pesanteur'
toutefois, les Anciens n'avaient pas sur ce point des idées aussi nettes que celles qu~
le système de Newton nous a données; le poids devait apparaître aux Épicuriens
comme une propriété de la molécule, et non comme une force proportionnelle au pro-
duit de deux masses et inversement proportionnelle au carré de leur distance; le poids
n'est pas distingué de la masse, et peut donc être considéré comme un caractère propre
de la molécule, alors que c'est en fait la masse qui est un caractère propre de la molé-
cule. De cette manière, la notion de champ et de force d'attraction n'intervient pas;
elle serait en effet contraire aux présuppositions de cette physique, puisqu'elle créerait
une causalité du tout accompagnée d'une possibilité pour le tout d'imposer un mou-
vement d'ensemble à tous les individus singuliers. L'idée d'un champ de forces
implique une conception autre des rappOlis entre individualité élémentaire et totalité,
que ce champ de forces soit conçu comme immatériel ou comme matérialisé par un
milieu. Par ce refus de tout ce qui serait assimilable à un champ, la physique épicu-
rienne se distingue non seulement du Stoïcisme qui matérialise le champ de forces
sous les espèces du feu séminal et artiste, mais aussi du rationalisme d'Aristote:
aucune attraction de l'inférieur par le supérieur, aucune direction par un principe
unique imposant une finalité rationnelle à tout ce qui advient dans l'univers n'est
concevable quand toute influence à distance, c'est-à-dire tout champ de forces, est nié.
On doit d'ailleurs remarquer qu'aucun champ n'est absolument nécessaire pour expli-
quer la combinaison des molécules: le principe d'inertie et de conservation du mou-
vement suffirait; les Épicuriens supposent une chute des molécules dans le vide infini
parce que cette chute est un réservoir inépuisable d'énergie potentielle en chaque
molécule, permettant d'expliquer toutes les combinaisons qui forment les êtres au
cours du temps; dans ces conditions la quantité d'énergie qui représente le cUnamen
est extrêmement faible: la plus grande partie de l'énergie nécessaire à la formation
des composés est en réalité issue du mouvement de chute dans le vide, dévié par le cU-
namen, mais agissant en fonction de son énergie propre. Le clinamen est une énergie
de commande, très faible, qui occasionne la manifestation de quantités beaucoup plus
considérables d'énergie; il faut remarquer par ailleurs que le clinamen est propre à
chacun des corpuscules, alors que la chute dans le vide ne distingue pas un corpuscule
d'un autre (puisque les mouvements sont tous parallèles) ; elle ne peut donc pas pro-
duire une action qui soit une expression de la spontanéité de chaque molécule; elle ne
peut pas avoir d'initiative productrice, et a besoin d'être amenée à agir à un instant
déterminé par quelque chose qui vient de l'individu particulier. Cette initiative consti-
tue l'aspect rigoureusement irréductible de l'individu physique.
La molécule atomique des Épicuriens est donc autre chose qu'un minimum; elle
est ce qui a une grandeur et une forme inaltérables, et qui peut être doué d'initiative et
de spontanéité.
[Lucrèce] Cependant, à côté de cette vigoureuse restauration de l'individualité
physique, il semble qu'il existe chez les Épicuriens, au moins chez Lucrèce, une cer-
taine idée, partout présente ou au moins sous-jacente, de la force de l'univers en son
ensemble comme nature. La somme des sommes est en effet elle aussi substantielle;
elle est substantielle comme chacun des corpuscules élémentaires, parce qu'elle est
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 403
composée de leur somme infinie. Mais il semble que cette infinité de la somme soit
aussi envisagée plus directement comme nature, au sens ionien du terme, c' est-à-
dire comme pouvoir de faire croître les êtres après les avoir engendrés, pouvoir de
faire que l'individu succède à l'individu pour propager l'espèce, rentrant dans le
néant après avoir un instant porté le flambeau de la vie, comme les coureurs aux
courses de relais, qui transmettent à un autre le flambeau et s'écroulent épuisés.
Cette intuition de la continuité de la vie, de son pouvoir de naître toujours et de res-
surgir, Lucrèce l'a chantée en des vers immortels. Il invoque cette nature féconde à
travers les images les plus fortes et les plus prestigieuses de la mythologie grecque
ou orientale : Démèter, Gaia, Cybèle et les Curètes sont évoqués à travers les souve-
nirs de la physiologie ionienne. La déesse du désir amoureux est la première invo-
quée, à travers la vision d'un monde subjugué, où les éléments sont présents et
actifs. Vénus n'est pas seulement « hominum divumque voluptas » (<< le plaisir des
hommes et des dieux») ; elle est aussi « alma Venus» (<< Vénus nourricière»), qui
peuple « mare navigerum » (<< la mer porteuse de navires») et « terras frug(fe-
rentes» (<< la terre fertile»). Pour la Déesse, le ciel modifie son aspect: les vents,
les pluies, les nuages fuient, et un immense apaisement lumineux s'étend jusqu'aux
limites de l'horizon:
Te dea, te fugiunt venti adventumque tuum
Placatumque nitet d(ffuso lumine caelum.
(<< Toi Déesse, les vents te fuient, et le ciel apaisé luit d'une lumière diffuse»)
Le souffle fécondant dufavonius dégèle les frimas et manifeste la vie: Viget geni-
tabilis aurafavoni (ce terme, vige t, mérite d'être noté à cause de sa valeur expressive;
c'est l'ardeur créatrice de Vénus qui s'exerce en se manifestant à travers les quatre
éléments; Vénus est la physis des quatre éléments, l'unité conspirante de leurs pous-
sées vitales). La terre enfin est aussi transformée:
Tibi suaves daedala tellus summitit flores.
(<< Pour toi la terre industrieuse fait surgir de douces fleurs»)
Voilà en quel sens Lucrèce peut dire: Efficis ut cupide generatim saecla propagent
(<< Tu fais en sorte qu'avec désir les générations se perpétuent espèce par espèce».
Certes, la physis semble être plus particulièrement immanente à la terre. Lucrèce est
un philosophe comparable aux Physiologues ioniens; mais, alors que Thalès,
Anaximandre et Anaximène avaient choisi l'eau, l'indéfini, a1tEtpOV, et l'air comme
élément fondamental, Lucrèce sent et exprime l'existence d'une physis tellurique. Le
mythe de Démèter, emprunté à la mythologie, et le récit de la naissance du premier
homme, sorti d'un ventre lié à la terre par des racines, expriment cette conviction. Il
reste cependant que la physis pénètre toutes choses, et n'est pas seulement dans les
espèces vivantes. Faut-il alors accepter l'existence d'une finalité du tout? C'est la
notion même de finalité qui doit être analysée ici. Dans le système stoïcien, l'âme du
monde, distincte de la passivité de la matière qu'elle parcourt et sous-tend, gouverne
providentiellement le monde; elle est logos et prévoit les événements en une série
unique qui exclut le hasard; elle est décision ou pouvoir de décision créant
l'EiJluPJlÉvll. Au contraire, chez Lucrèce, la physis n'est pas un logos; elle est comme
une force; entre la nature épicurienne et la nature stoïcienne, il y a la différence qui
existe entre une intention et une tendance, entrc une volition et un désir; la force de la
nature agit sur l'ensemble de l'univers, mais non pour déterminer tel ou tel fait; c'est
à travers la richesse du hasard que s'exprime cette puissance de la nature; l'infinité de
404 COMPLÉMENTS
l'espace et du temps sont à la limite des caractères de cette physis ; ils dilatent le
domaine du hasard en lui conférant l'infinité positive. C'est grâce à cet infini positif
que le hasard devient puissance de la nature, ou tout au moins permet à la physis de
s'exercer à travers le hasard au lieu de venir déterminer les états futurs d'un monde
fermé et limité, d'un cosmos où tout est en relation avec tout; chez les Stoïciens, le
monde est un individu, et la physis ne peut y être que providentielle et nécessitante.
Nous voyons au contraire Lucrèce, décrivant la manière dont les rencontres succes-
sives d'atomes au sein du vide engendrent le plus souvent des êtres non viables qui
retournent à leurs éléments, dire en pariant de la nature: «conata est nequiquam »
(<< elle s'est efforcée vainement »). Ainsi, la nature s'efforce; mais, comme elle s'ef-
force à travers l'infinité du hasard, elle ne crée aucune nécessité: son effort n'a pas de
fin prédéterminée, mais il peut avoir un sens dans ses résultats, parce qu'il est toujours
identique à lui-même. L'être individuel fait de l'effort de la nature ce que le corpus-
cule élémentaire, avec le clinamen, fait de la force de la chute dans le vide infini; il
n'y a pas de rythme, de tension définie, dont l'individu doive se rendre syntone: la
force de la nature, comme ce que nous nommerions aujourd'hui une énergie poten-
tielle, est toujours disponible. L'éthique concorde avec cette conception de l'indivi-
dualité. À la différence des Stoïciens, les Épicuriens n'ont pas une physique qui est
toute orientée vers l'éthique; il n'y a pas liaison systématique entre un dogme phy-
sique et une norme éthique, chez les Épicuriens, parce qu'il n'y a pas chez eux de dog-
matisme physique; sans doute, la physique est étudiée pour la connaissance qu'elle
peut donner de la nature de l'être mais elle déploie son organisation propre dans un
climat de liberté intellectuelle très grande; il n'y a pas d'asservissement de la phy-
sique à l'éthique; elle est véritablement principe, élément constituant d'une doctrine
et non pas seulement partie intégrante, déterminée par l'ensemble. Jusque dans la
connaissance, le schème fondamental de la pensée épicurienne est conservé: l' élé-
ment est constituant, et reste libre. La conséquence de l'atomisme physique est d'en-
lever toute substantialité au composé qui est l'être vivant; la véritable substantialité
appartient aux molécules atomiques, et non au composé; le composé ne subsiste que
jusqu'à ce qu'une force supérieure à la cohésion mutuelle des particules qui le consti-
tuent vienne le dissocier; on pourrait donc parler d'une substantialité relative et limi-
tée de l'individu composé, qui résulte de la relation mutuelle de ses constituants que
sont les semÙla rerum (<< les semences des choses»), mais qui, lorsque le composé
s'est produit et existe, appartient bien à lui et ne dépend pas d'un principe plus vaste;
aucune Eil1UPl1Évll ne régit de l'extérieur, en vertu d'un ordre cosmique, la durée de
l'individu composé; il n 'y a pas dans l'épicurisme ces moments privilégiés et cru-
ciaux du temps, les KUlpoi, où l'activité de l'individu singulier rencontre le rythme du
monde pour se syntoniser par rapport à lui. La manière de suivre la nature est fort dif-
férente dans les deux doctrines: la nature est dans le Stoïcisme le rythme et le mouve-
ment du tout, tandis qu'elle est dans l'Épicurisme au niveau des semina rerum
élémentaires qui constituent chaque être composé: l'être n'a pas à rechercher une
coïncidence avec l'unique mouvement qui régit rationnellement l'univers; il a en lui,
non en tant qu'être singulier mais en tant que composé formé des semina rerum, cette
réalité foncière et immuable qui est nature en chacun de ses grains; dans la pulvéru-
lence dansante de la poussière à travers un rayon oblique de soleil, dans le tourbillon
qui soulève le gravier, l'individu voit et constate ce qu'il est. La matière que nous
voyons et touchons, la semence de pavot qui coule comme un liquide et dans laquelle
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 405
on enfonce la main, la boue, la pierre, l'acier sont nature comme les forêts et l'eau
féconde de la mer. La sensation est contact entre la matière que nous sommes et la
matière qui est hors de nous, tangible et sensorielle parce que toucher et sentir sont des
actions des atomes et d'une âme formée d'atomes. Aucune médiation n'existe et ne
doit exister entre les choses et 1'homme. Cet amour très profond, très émouvant des
choses chez Lucrèce est bien loin d'être une recherche de la beauté poétique; sensa-
tion pure et sensibilité immédiate sont une seule et même chose dans l'épicurisme;
suivre la nature, c'est être lié à elle de manière immédiate et élémentaire, particulaire
en quelque façon. Toutes les médiations, qu'elles viennent de la recherche du plaisir,
de la passion, de l'ambition ou de la peur, sont écartées. Ce n'est pas tant la jouissance
que la sensation qui doit être conservée; l'appétit de jouir empêche de sentir, en ins-
tallant l'artificialité du plaisir entre l'homme et la chose naturelle; l'austérité de la
sensation, son profond sérieux, montrent la nécessité d'un véritable recueillement de
la pensée et d'un calme du corps pour que ce contact avec la matière naturelle puisse
s'effectuer. L'homme qui cherche le plaisir en mouvement se détache de l'objet; il est
isolé de la nature, et il est fou: semblable au forcené, il ne sait comment jouir davan-
tage: de la ville il s'élance vers sa maison des champs, mais, à peine arrivé, il repart
en forçant ses chevaux, comme s'il y avait le feu chez lui. L'état d'ataraxie est préci-
sément ce qui autorise la véritable sensation, constituant tout un aspect de l'activité du
sage dans les templa serena philosophiae (<< les temples sereins de la philosophie»).
La science n'est pas en opposition avec la sensation; elle ajoute au sensible en le pro-
longeant au delà des limites de nos sens, vers les degrés de petitesse invisible; les
caractères des particules atomiques pourraient être sensibles si nos organes des sens
étaient à leur mesure, ou plutôt à leur échelle; même dans la connaissance approchée
et conjecturale de la physique, le réalisme, lié dans la doctrine épicurienne à la théorie
de la sensation par contact, est conservé de manière permanente. Le sage peut, avec un
peu d'eau et de pain d'orge, rivaliser de félicité avec Zeus, comme il peut, avec l'ab-
solue sensation par contact, connaître la réalité des choses. Le réalisme de la sensation
dans l'état d'ataraxie n'a besoin ni de jouissance pour donner le bonheur, ni de forma-
lisme mathématique pour donner la science. Cette doctrine conduit donc à une
recherche de la sensation comme contact du semblable avec le semblable; de même,
la relation sociale est avant tout une assimilation. C'est ainsi sans doute qu'il faut
interpréter l'amitié épicurienne: elle est homogénéité du genre de vie et des goûts, des
désirs, et de la manière de penser. Il n'est guère possible de concevoir une recherche
de l'autre en tant qu'autre, et c'est pour cette raison sans doute que la sexualité n'in-
tervient guère que comme obstacle, comme danger d'aliénation, de perte de l'ata-
raxie ; elle est source de plaisirs naturels mais non nécessaires. Lucrèce se contente de
noter: « surgit amari aliquid» (<< surgit quelque chose d'amer»), sans analyser plus
profondément pourquoi cette amertume indéterminée se manifeste, et de quoi elle est
le signe; la sexualité ne se suffit pas à elle-même, et Lucrèce voit en elle surtout une
source de déraison, sans chercher à découvrir la postulation d'une relation qui ferait
sortir l'individu de lui-même et la sensation de la relation du semblable au semblable.
La relation qui chez les Stoïciens était investie du pouvoir le plus haut devient, en tant
que relation familiale ou sociale, chose dangereuse chez les Épicuriens. Telle est peut-
être la plus grave difficulté de la pensée épicurienne; il est difficile de considérer la
relation comme aussi inessentielle à l'individu; Lucrèce lui-même note l'importance
de la vie civique dans le développement de la civilisation, qui protège l 'homme contre
406 COMPLÉMENTS
les dangers naturels, les fauves, la foudre, le froid. La méthode de la véritable vie
selon la sagesse réside en fait dans la connaissance par l'individu du caractère limité
de sa vie, aussi bien dans le temps que dans sa puissance de sentir et de jouir.
L'homme est avant tout un être limité, et tout son malheur vient de l'ignorance où il
est de ses limites réelles; l 'homme croit entretenir des relations avec des réalités qui
n'existent pas ou qui ne seront jamais en contact avec lui; l'épicurisme, affirmant
l'inanité complète de toute relation qui n'est pas un contact actuel, veut faire évanouir
les fausses idées qui accablent l'homme en l'arrachant à lui-même, et qui procèdent
d'une fausse croyance à des relations qui ne sont pas. L'homme vit dans la crainte des
Dieux. Épicure, selon Lucrèce, est le premier qui a osé lever les yeux vers les régions
élevées où vivent les Dieux, pour comprendre et faire connaître aux hommes que les
Dieux, s'ils existent, ne s'occupent pas des hommes, trop heureux d'être eux-mêmes
en état d'ataraxie. Mais ce qui arrache l'être individuel à lui-même, c'est la crainte de
la mort. Cette crainte s'appuie sur le mythe d'une existence d'après la mort, existence
triste et ténébreuse, pleine de tourments, d'horreur et de désolation, vie diminuée et
lamentable, sans espoir et sans lumière, comme celle qu'Homère évoque dans la
VÉKutŒ de l'Odyssée; un illustre guerrier mort dit qu'il préférerait être ouvrier à gage
chez un pauvre laboureur plutôt que d;être le prince de l'empire des morts. Lucrèce
trouve devant lui toutes ces représentations attristantes d'une existence pénible et sans
lumière, où ce qui reste de vie n'est plus que misère: misère et existence d'après la
mort sont choses liées pour les Anciens; Lucrèce affirme que les hommes ne recher-
cheraient pas tant la richesse s'ils n'avaient pas peur de la pauvreté, et qu'ils n'au-
raient pas peur de la pauvreté si 1'« acris egestas » (<< la rude pauvreté») n'était pas
pour eux une image tangible de l'existence future. Et en effet les rites funéraires nous
montrent bien cette alliance de la pauvreté et de la mort: les haillons et la cendre
épandue sur la tête, sur les vêtements, expriment le deuil chez les Anciens. À cette
croyance, qui arrache l'homme à cette manière de consister en soi-même que donne la
plénitude de l'instant vécu pour lui-même dans le présent de la sensation, Lucrèce
oppose l'idée que la mort n'est rien de positif, mais seulement un passage de l'être au
néant; il y a illusion logique et psychologique dans l'idée que l'individu peut être
mort; après la mort, il n'y a rien, l'individu a cessé d'être; seules les molécules ato-
miques qui le composaient subsistent. Pour qu'un état puisse être éprouvé, il faut une
âme, et cette âme, faite des atomes les plus légers, se dissipe et perd son unité quand
ce vaisseau qu'est le corps perd son étanchéité au moment de la mort. On ne peut que
mourir, on ne peut pas être mort, car l'être mort n'est plus individu, il n'a plus d'âme,
plus d'unité. Le néant d'après la vie est symétrique du néant d'avant. L'idée d'une sur-
vie provient d'une illusion: l'être individuel, par une sorte de dédoublement, se pense
debout à côté de son propre cadavre, et se lamente sur lui-même. Mais ce dédouble-
ment n'arrivera jamais ; l'être se dissipera, mais ne se dédoublera pas; il sera anéanti
et non diminué. L'individu vit ainsi conformément à une loi de tout ou rien, ne laissant
aucune place à des influences, des relations obscures et cachées. Tout ce qui existe
existe actuellement, dans le présent instantané, et les événements ne sont que le résul-
tat des actions moléculaires particulières. Aussi n'y a-t-il pas, chez les Épicuriens,
cette valorisation du fait qui caractérise le Stoïcisme; le fait est pur résultat; la
science cherche à connaître les causes des choses, non leur fin ; cette doctrine n'est ni
anthropocentrique ni théocentrique. Le Stoïcisme est un rationalisme mystique, la rai-
son devenant ce qui permet de connaître la fin des choses. À ce rationalisme s'oppose
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 407
[Bilan] Nous constatons ainsi que les doctrines philosophiques ont au sujet de la
réalité individuelle une attitude qui constitue une théorie de la nature au sens ancien
du terme; la physiologie ionienne représente un des deux aspects d'ensemble de la
doctrine de la nature: la force qui fait croître les choses, qui les pousse à être et les
individualise, parce que l'individualisation résulte de la production des êtres, soit que
l'on parte d'un continu comme l'anElpov, soit que l'on parte d'un vide infini peuplé
d'une infinité de corpuscules atomiques, ce qui revient à la même productivité (la
fonction élément étant alors représentée par l;ensemble du vide et de la matière).
L'autre aspect de la théorie de la nature est celui du fait, de l'univers déjà tout consti-
tué, qui possède une unité d'organisation dans sa totalité, mais non un pouvoir de pro-
ductivité en chacune de ses parties; cette seconde voie est celle du rationalisme.
L'univers étant donné comme un tout constitué, la seule voie d'intelligibilité qui sub-
408 COMPLÉMENTS
est donc presque inévitable que l'on trouve plus d'auteurs ayant cherché à exprimer le
sens de leur vie selon la finalité de l'univers que d'auteurs ayant voulu faire connaître
leur relation aux êtres naturels : cette relation immédiate ne cherche pas à se médiati-
ser dans une cité des lettres. L'intention stoïcienne vise au contraire à l'expression et
constitue en une certaine mesure une philosophie de l'expression; comme l' expres-
sion est un geste et un rôle à jouer, la persona coïncide avec une réalité que l'être indi-
viduel découvre comme destinée dans un cosmos humain.
En ce sens, il est possible de rapprocher la pensée platonicienne de celle des
Ioniens, car elle cherche à définir génétiquement les êtres, qu'il s'agisse de l'œuvre
cosmique du Démiurge ou de la formation des éléments à partir des triangles primi-
tifs au sein de la xropa. L'aristotélisme est au contraire plus semblable au stoïcisme,
en ce sens qu'il aboutit à une vision qui intègre les êtres à un univers qui tend vers le
moteur immobile et la forme sans matière. La distinction entre les doctrines qui
considèrent l'individu comme une série temporelle et celles qui le considèrent
comme un faisceau de rapports dans l'ordre de la simultanéité n'est pas suffisante: à
l'intérieur de chacun de ces groupes de doctrines, il faut encore distinguer entre la
conception qui définit l'individu pour lui-même et celle qui l'intègre d'abord dans un
ordre plus vaste, en le définissant par sa fonction dans cet ordre, alors que l'autre
doctrine le définit par sa structure.
alors toujours trop restreint. La théorie des préférables, et avec elle toute la paréné-
tique, qui rattache l'homme à ses milieux, est refusée. L'individu possède en fait un
pouvoir d'initiative absolue qui lui permet de se décider et d'agir même devant des
choses indifférentes; c'est l'ÈnEÀêuO"'tlKilv KlVllO"lV, connue par un texte de Chrysippe.
[Carnéade] La pensée de Platon se prolonge chez Carnéade par une théorie qui
apporte une critique à la pensée des Stoïciens, et particulièrement à la notion de repré-
sentation compréhensive. Carnéade critique le caractère compréhensif de la représen-
tation comme la reconnaissance d'une individualité de l'objet saisi; ce n'est pas la
saisie de cette absolue individualité de l'objet qui donne à la connaissance sa sécurité,
mais bien le sujet lui-même, par la comparaison qu'il établit entre les perceptions, et la
critique à laquelle il soumet ses différentes sensations. C'est le sujet, avec son activité
propre, qui sait choisir entre les objets auxquels il doit accorder l'existence et ceux qui
lui apparaissent de manière trompeuse. Il n'y a pas cette absolue présence de l'indivi-
dualité de l'objet qui nous assure de son existence; nous pouvons confondre deux
jumeaux, et nous ne savons pas discerner deux œufs que l'on nous présente. Si le cri-
tère de l'absolue individualité des objets était valide, il n'y aurait pas d'indiscer-
nables ; or, il y a des indiscernables. Nous voyons ainsi que selon Carnéade le monde
qui entoure le sujet humain n'est pas composé d'êtres aussi rigoureusement individua-
lisés que le voudraient les Stoïciens et que l'on ne peut pas faire de cette individualité
des objets un principe sûr de connaissance puisque nous pouvons nous tromper sur
l'identité de deux individus très semblables comme des jumeaux. La connaissance,
qui est seulement affectée de certains degrés de probabilité, et toujours approchée
mais jamais parfaitement adéquate à son objet, n'est pas une saisie de la réalité indivi-
duelle. Le véritable individu est l'objet; mais cet individu ne s'insère pas par la
connaissance dans un monde où tout serait déjà disposé et déterminé comme le vou-
laient les Stoïciens. Il y a autour de l'individu humain une certaine marge d'incerti-
tude, d'indétermination qui lui laisse une liberté tant dans la connaissance que dans
l'action. Cette liberté se traduit par la « largeur» de ce critère du probable, qui
contraste avec l'aspect de tout ou rien du critère de la vérité de la connaissance et de la
bonté des actions chez les Stoïciens. L'examen critique des représentations se substi-
tue à une prétendue saisie directe des objets: « une représentation n'est jamais soli-
taire, mais les représentations sont suspendues l'une à l'autre à la manière des
chaînons d'une chaîne. » Corrélativement, la théologie stoïcienne est rejetée dans un
impénétrable mystère; en effet, selon Carnéade, il est impossible d'affirmer du même
être des attributs contradictoires; or, si l'on admet le Dieu des Stoïciens, on sera
obligé de dire qu'il est doué de voix et privé de voix, doué de la génération et privé de
la génération; on devra affirmer et nier successivement de Dieu tous les attributs;
cela vient de ce que les Stoïciens ont voulu faire de Dieu un être non seulement indi-
vidualisé, mais principe de l'unité individuelle du cosmos. Cette argumentation fait
songer à celle que Kant dresse contre le dogmatisme métaphysique en montrant les
contradictions et apories auxquelles ce dogmatisme conduit. C'est en effet cette unité
du monde conçu comme un individu organisé que Carnéade critique chez les
Stoïciens; de ce que rien n'arrive sans cause, on ne peut conclure que toutes les
causes sont liées ensemble de manière à former un système qui enserre chaque événe-
ment dans la trame unique de l' EllluPIlÉvll, faisant de tous les événements du monde
des aspects différents extérieurement, mais profondément rattachés les uns aux autres,
du déterminisme universel, qui est par ailleurs tout pénétré de finalité. C'est l'unité
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 411
d'une nature qui serait un fait donné une fois pour toutes et fixé de toute éternité par le
destin que Carnéade refuse; le libre-arbitre de l'individu humain est bien réel; il n'est
pas une illusion qui devrait se convertir en une acceptation de l'ordre de l'univers
reconnu comme saint et sacré. Il peut y avoir des causes indépendantes qui s'insèrent
du dehors dans la trame des choses, et la volonté libre de l 'homme est une de ces
causes. Dans cette doctrine, ce n'est plus une qualité propre qui fait l'individualité,
comme chez les Stoïciens, mais plutôt la source d'une activité de critique et de déci-
sion, un pouvoir de choix. L'individualité du sujet se détache de l'individualité de
l'objet et prend un relief qu'elle gardera à travers les différentes traditions de la pen-
sée philosophique. La doctrine de Carnéade prépare la réflexion de Descartes en
même temps que la critique que Kant adresse à Descartes pour avoir admis une sub-
stantialité du sujet de la connaissance.
[PanétiusJ Chez Panétius, la pensée de Platon est accueillie avec enthousiasme;
l'individualité du cosmos stoïcien est sévèrement critiquée: Panétius ne veut pas
admettre l'influence à distance qui est l'agent de cette unité: « Quelle apparence
que, d'une distance presque infinie, l'influence des astres puisse s'étendre jusqu'à la
lune, ou plutôt jusqu'à la terre? » La sympathie universelle des Stoïciens, fondée
sur la notion de résonance, qui implique l'influence à distance, est ici refusée au
nom d'une évidence rationnelle destinée à détruire cette unité incoercible du cos-
mos. Panétius rejette aussi la divination, fondée sur la sympathie universelle; il
admet un certain relâchement dans le destin. La raison humaine en développement
dans la civilisation intéresse plus Panétius que la raison divine immanente au cos-
mos. L'âme humaine n'a point de destinée en dehors du corps; l'âme ne préexiste
pas à la naissance, puisque la ressemblance morale des enfants par rapport aux
parents montre une filiation de l'âme et non pas seulement du corps; l'âme doit
mourir, puisqu'elle est née; elle est corruptible puisqu'elle est sujette à la maladie;
elle se décompose à la mort et sa partie éthérée regagne les hauteurs du monde dont
elle est issue. L'individualité humaine est donc une réalité en devenir, totalement
soumise à la génération et à la corruption. C'est notre nature individuelle qu'il faut
prendre comme règle: « sans doute il ne faut rien faire contre la nature universelle,
mais, celle-ci respectée, suivons notre propre nature et trouvions-nous mieux
ailleurs, mesurons pourtant nos volontés en les réglant sur notre propre nature»
(Ces paroles sont extraites du De Officiis, traité qui est donné par Cicéron comme
inspiré du traité Du devoir de Panétius). Vivre conformément à la nature, c'est vivre
selon les inclinations qu'elle nous a données. Il existe donc selon Panétius une
nature individuelle. Il existe aussi une nature « humaine» : on peut la définir som-
mairement par « ratio et oratio », la raison et le langage qui sont inconnus aux
bêtes; cette nature est c{)mme une individualité de l'espèce qui se distingue ainsi
des autres espèces. Cette nature humaine fournit des normes à l'action: il est très
contraire à l'humanité de méditer dans un banquet où l'on est invité, de chanter sur
la place publique. La relation comme lien social fait partie de la nature humaine.
C'est elle qui définit une justice entre ennemis, comme celle qui fait respecter les
serments. C'est la nature qui nous invite à la ré~erve et à ce respect de soi-même que
constitue la verecundia. Les vertus humaines sont les tendances naturelles réglées
par la raison. Il existe chez les bêtes des tendances correspondant à toutes les vertus,
un désir de voir et d'entendre et une tendance désintéressée au jeu, correspondant à
la vertu spéculative, un désir de conservation de soi correspondant au courage et à la
412 COMPLÉMENTS
tempérance, des tendances sociales innées. La nature devient avec Panétius imma-
nente aux individus et aux espèces, à tout ce qui est vivant; elle n'est pas réservée à
l'univers dans sa totalité organique indécomposable. La nature devient une certaine
finalité interne et convenance réciproque des éléments de l'activité dans leurs rap-
ports mutuels.
Ainsi, il serait inhumain de faire servir à la perte des hommes de bien l'éloquence
dont le rôle naturel est de les sauver, selon Cicéron qui s'inspire de Panétius.
[Posidonius} La même transformation se trouve chez Posidonius : le caractère
rationnel de l'univers existe encore, mais c'est la force qui est rationnelle, non la
raison qui est une force; le feu divin n'est plus d'abord une raison, c'est une force
organique, la vis vitalis de Sénèque ou sronK"i, ouva.,.uç de Posidonius. Il n'existe plus
seulement une nature, mais des natures: le monde est un système fait « du ciel, de la
terre et des natures qui sont en eux. » La physique de Posidonius est un dynamisme
insistant sur l'expansion de la vie et la complication graduelle des êtres vivants.
L'unité du monde n'est plus celle d'un corps organisé unique; elle se déploie en une
immense variété d'êtres hiérarchiquement ordonnés. Zeus, la nature et le destin sont
trois termes hiérarchiquement ordonnés: Zeus est la force dans son unité, le destin
est la même force envisagée sous des aspects multiples et la nature est la puissance
émanée de Zeus pour relier les forces multiples du destin. Cette triade se manifeste
encore dans le De Divinatione de Cicéron, inspiré des cinq livres que Posidonius
avait écrits sur le même sujet: la nature contient le principe de tous les événements.
La manière d'envisager la réalité individuelle se modifie donc à travers des doc-
trines dynamistes: l'individu n'est pas tout l'être; il reste de l'être non-individua-
lisé ; par ailleurs, et pour cette raison, l'individu possède en lui une nature, car il n'y
a pas une nature unique qui serait le monde, mais un morcellement de la nature per-
met de donner une consistance plus grande aux individus. L'individu peut avoir
avec Dieu des relations directes par l'enthousiasme mystique. Dans l'âme indivi-
duelle, la durée a une très grande importance; les opinions et les passions ne dépen-
dent pas purement des faits; la passion n'est pas la même en différents individus
chez qui les opinions sont les mêmes; or, l'habitude ou le vice causent, pour une
même opinion sur le bien et le mal, des passions plus fortes: la véritable cause des
passions est qu'il y a en nous deux parties: un démon qui est de même nature que
Dieu, et une partie mauvaise, bestiale, sans raison, athée: la passion consiste à plier
la première partie à la seconde; la raison est sans valeur pour combattre ou adoucir
les passions; ce dynamisme irrationnel et non systématique ne peut être transformé
que par des moyens homogènes par rapport à lui; par exemple, certains rythmes
musicaux détendent la colère ou le désir. L'individu humain est l'être qui est capable
d'une multitude d'actions, et qui fait la synthèse d'activités en apparence contradic-
toires : on peut admirer à la fois Diogène et Dédale; les arts et les techniques font
partie de la civilisation humaine; l 'homme est capable de pluralité. L'homme et la
nature doivent être embrassés d'une seule vue dans les manifestations les plus com-
plexes de leur activité. La raison humaine, appartenant à l'être individuel, est indi-
visible; elle doit être à un égal degré artisanale et théorique: Anacharsis a inventé
la roue du potier; Démocrite le four à poterie; ce sont les sages qui ont inventé les
arts qui facilitent la vie quotidienne, comme celui de bâtir; ils ont découvert les
métaux et leurs usages, les arts agricoles, le moulin à blé. L'art et la nature ne sont
pas choses opposées: le même homme qui a vu l'incendie d'une forêt liquéfier le
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 413
vivant organisé, et dont toutes les parties sont maintenues par la tension de l'âme, en
passant par un corps collectif, tel qu'un chœur ou une armée. On peut concevoir l'union
s'accroissant au point que les parties se fusionnent et deviennent de plus en plus insé-
parables. Dans un corps vivant, les parties sont solidaires les unes des autres, mais loca-
lement séparées; dans une science, une partie est un théorème, et chaque théorème
contient en puissance tous les autres; c'est par un degré d'unification de plus que l'on
passe du genre d'individualité corporelle à l'individualité spirituelle. Mais toute réalité
où l'union des parties n'est pas parfaite suppose au-dessus d'elle une unité plus par-
faite, celle de l'âme, qui les contient, qu'il s'agisse de l'unité des parties d'un corps
vivant ou des parties du monde. Rien n'est individu cohérent et consistant que par l'un.
L'être et l'un ne sont pas convertibles, malgré l'opinion d'Aristote: l'un est le principe
de l'être; tout ce qui est réel en l'être vient de l'un qui le gouverne; ainsi, tout ce qu'il
y a de réel dans le corps est contenu sous forme de raisons séminales dans l'âme du
vivant. Toute réalité se comprend quand on la rapporte à un mode d'intelligibilité plus
parfaite découverte dans une unité supérieure. Cette unité n'est pas due à l'activité
propre d'un agent qui pénètre une matière par le mélange total et en retient les parties
par sa tension. L'unité est, pour Plotin, du genre de celle d'une science; dans une
science l'esprit est un parce qu'il contemple un seul et même objet; c'est la contem-
plation du principe supérieur qui introduit l'unité dans la réalité inférieure. La nature,
comme l'intelligence, est contemplation tacite, inconsciente, du modèle intelligible
qu'elle s'efforce d'imiter; la physis devient une poussée venue non pas de l'élément
qui produit les individus, mais de la contemplation et de l'imitation du modèle idéal qui
se reflète dans l'individu créé. Le principe supérieur d'unité reste donc en soi, en son
inaltérable perfection et immobilité; rien de lui-même ne passe dans la réalité infé-
rieure; il n'agit qu'en emplissant les choses de sa lumière et de son reflet autant
qu'elles sont capables de les recevoir. Le cosmos est unique, fini et éternel, avec son
ordre toujours identique à lui-même. Il y a unicité et unité du monde, liaison sympa-
thique de ses parties. Le premier principe, c'est l'Un ou Premier, en qui il n'y a encore
aucune division; il n'est rien, puisqu'il n'y a en lui rien de distinct; et il est tout, puis-
qu'il est puissance de toutes choses, comme l'Un du Parménide. Cet individu absolu
qu'est l'Un est donc ce dont on peut affirmer et nier les mêmes choses. Mais l'Un est
aussi le Bien, comme au VIle livre de la République; il est « au-dessus de l'essence ».
Ce néant superessentiel est hypostase, sans être essence ou substance. L'individualité
est donc absolument première; elle est la première hypostase; on ne peut caractériser
cette première hypostase que par le rôle qu'elle jouera par rapport aux hypostases
subordonnées. Mais cet individu absolu pourrait rester l'unique, conservant toute la
réalité contractée en lui. Il ne reste pas l'unique parce que toute chose parfaite produit
son semblable, comme l'être vivant arrivé à l'état adulte. Cette production est incons-
ciente et involontaire, elle est due à une espèce de surabondance, comme celle d'une
source dont le trop-plein s'écoule, comme celle d'une lumière qui se diffuse. L'être est
ainsi doué d'une sorte d'expansion qui caractérise la pleine individualité. La réalité
individuelle de l'être vivant, de la source, de la lumière ne perd rien à se répandre, et ils
gardent en eux-mêmes toute leur réalité: la procession est cette marche en avant de la
réalité individuelle de l'être, marche en avant qui vient du principe. La conversion est
au contraire le fait d'une individualité imparfaite: l'être qui procède se retourne vers
son producteur pour le contempler; la seconde hypostase est être, intelligence et
monde intelligible. L'un y est détendu et multiplié; la réalité s'y épand en une multi-
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 415
plicité hiérarchisée de genres et d'espèces, que l'on voit se fonner par une sorte de dia-
lectique. L'individu existe dans le monde intelligible; il Y a des idées des individus
(Ennéades, V, 7). Cette doctrine est très différente sur ce point de celle d'Aristote, pour
qui l'individu, réalisé dans le monde sensible, contenait tous les caractères de la fonne
spécifique, augmentés d'autres caractères en nombre indétenniné, dus aux mille acci-
dents que la forme spécifique de l'homme a rencontrés en se réalisant. La fonne, selon
Plotin, en se réalisant dans l'individu sensible, ne reçoit pas de nouveaux caractères
positifs; le monde intelligible contient toutes les richesses possibles. Cette seconde
hypostase est en même temps l'intelligence et l'intelligible. La distinction entre l' intel-
ligible et l'intelligence correspond à un degré de détente de l'individualité absolue et
première de la première hypostase, individualité qui est aussi indivision. La réciprocité
de l'intelligence et de l'intelligible est le maintien en deux tennes associés d'une indi-
vision fonctionnelle et en quelque manière opératoire qui équivaut à l'unité absolue de
la première hypostase, sans pourtant être aussi parfaite qu'elle; l'intelligence hyposta-
siée doit découvrir en elle-même toute la richesse du monde intelligible. La pensée de
soi-même lui donne la certitude de son contenu; sa connaissance s'y apprête comme
elle y commence: l'intelligence est vision de soi-même et du monde intelligible; le
monde intelligible a la structure d'une société d'intelligences dont chacune, en se pen-
sant, pense toutes les autres. La réflexion, le retour sur soi est donc à la fois unité et plu-
ralité retournant à l'unité. Les âmes individuelles apparaissent au niveau de la troisième
hypostase: leur destinée fait partie d'un plan d'ensemble; le monde est un théâtre où la
Providence assigne à chacun son rôle. C'est par la contemplation que l'âme agit: elle
organise parce qu'elle contemple, par une influence qui émane d'elle sans qu'elle le
veuille, comme si les figures auxquelles pense un géomètre se dessinaient d' elles-
mêmes. Le monde intelligible et le monde sensible sont liés à leur propre essence qu'ils
ne peuvent quitter; au contraire, le Premier principe est doué d'une absolue liberté; il
n'est lié à aucune essence. Le contraire de l'individualité est la matière, qui est impos-
sibilité de dire « moi », chose complètement indétenninée et même indétenninable,
impassible, et comparable à l'absolue pauvreté du mythe du Banquet. L'individualité
est loin d'être union d'une forme et d'une matière, car la fonne ne rend pas la matière
plus détenninée. Il n'y a pas union véritable de la fonne et de la matière; le sensible est
un simple reflet passager de la forme dans la matière, et qui n'affecte pas plus la
matière que la lumière n'affecte l'air qu'elle remplit. Cette matière est le dernier reflet
de l'Un avant l'obscurité complète du néant. Ce n'est pas dans le sensible, laid, fuyant,
indétenniné, qu'il faut chercher l'individualité absolue. Toutes les âmes singulières
dérivent d'une âme unique à la manière dont les intelligences dérivent de l'Intelligence.
L'âme du monde a préparé pour chacune une demeure correspondant à sa nature et
qu'elle doit diriger pendant le temps fixé par l'ordre des choses. En un sens, l'âme sin-
gulière dirige le corps; mais elle ne le dirige que parce qu'elle contemple l'ordre intel-
ligible. Convertie vers ce monde et étant par là-même intelligence, elle reste auprès de
l'intelligence; c'est un reflet d'elle-même qui va éclairer et vivifier le corps. Mais
l'âme peut se retourner vers son reflet: cette c~nversion qui est une aversion asservit
l'âme aux changements du monde sensible; l'âme est alors comme Narcisse attiré par
son image et se noyant pour l'étreindre. Cette descente de l'âme détennine sa vie dans
le monde sensible. L'effort philosophique a pour but d'accomplir le mouvement
inverse. Mais il faut alors distinguer entre l'âme et le moi: l'âme comme intelligence
contemplant l'intelligence reste éternellement convertie vers le monde intelligible;
416 COMPLÉMENTS
seul le moi descend vers le reflet que l'âme projette, au lieu de rester au niveau de l'in-
telligence ; le moi est comme une âme intermédiaire entre l'âme et son reflet. Tandis que
la partie supérieure de l'âme« reste en haut », le moi peut aller tantôt vers le haut, tantôt
vers le bas, vers l'âme ou vers le reflet. La destinée est le changement qui s'opère dans
le moi quand il passe d'un niveau à un autre, s'imprégnant successivement de tous les
paysages métaphysiques. En bas, c'est la vie de plaisir, ou la vie active donnée par les
vertus sociales, tandis que la vie de plaisir est toujours passive. Plus haut est la réflexion
du moi jugeant et raisonnant, niveau intermédiaire où l'âme est maîtresse d'elle-même.
Plus haut encore est la pensée intuitive ou intellectuelle, au niveau des essences qui ne
supposent rien avant elles et sont des données intuitives. L'âme ne peut aller plus haut,
car l'Un n'étant pas déterminé ne peut être connu, mais seulement saisi dans un contact
ineffable où se trouve supprimée la dualité de l'objet et du sujet, ce qui est à la fois
connaissance et jouissance de cet état: c'est l'extase, supérieure à l'intelligence et à la
pensée, état en lequel Plotin fut ravi quatre fois, d'après Porphyre: l'être qui l'éprouve
perd toute notion de lui-même.
[Croyances populaires] Mais ce n'est pas seulement la pensée philosophique qui
comporte une certaine théorie de l'individualité des êtres et de leurs relations mutuelles:
les croyances populaires, à partir du Ile siècle, font une place très grande à la magie; or,
les pratiques magiques supposent une sympathie universelle des êtres, s'exerçant à des
distances immenses, sans aucune causalité mécanique, et par une influence qui vient de
l'unité des êtres. Les entreprises impériales pour créer une religion solaire s'inspirent de
la religion de Mithra. Or, cette religion montre le soleil rayonnant faisant continuelle-
ment descendre, le long de ses rayons, des particules de feu dans le corps qu'il appelle à
la vie. Puis, quand la mort a dissous les éléments dont l'individu est composé, le soleil
les élève jusqu'à lui (d'après Cumont, Astrology and Religion about the Greeks and
Romans 2 ). Une telle possibilité de procession et de conversion suppose que des
influences s'exercent entre les êtres ayant une commune origine. Apulée montre la
transformation des êtres dans les mystères de la Grande Déesse, au livre VIII des
Métamorphoses. Les actes du culte deviennent des rites magiques. Le monde devient un
vaste réseau d'influences magiques: Lucien, dans son Alexandre, montre comment le
charlatanisme s'emparait du public. Les procédés magiques de l'Orient sont recherchés
avidement par les lecteurs du roman Apollonius de Tyane, par Philostrate3 . La divination
et la magie se donnent libre cours, malgré les interdictions portées par les empereurs.
Les Oracles chaldéens sont utilisés par les « théurges », et il se crée un art de faire agir
l'influence divine où et quand on veut. L'alchimie se répand aussi à cette époque.
[Jamblique et Porphyre] Une pensée toute pratique et antispéculative se répand: le
traité Des mystères des Egyptiens fait intervenir la purification comme unique moyen de
connaissance. Ce traité est peut-être l'œuvre de Jamblique. Chez les philosophes comme
chez les théurges ou les alchimistes, la croyance en une sympathie universelle des êtres
est partout présente. Porphyre consacre un traité Des images aux règles pour la fabrica-
tion des statues: les statues sont en effet des analogues des êtres, hommes ou Dieux, et
2. Sur ce sujet, on peut également consulter l'étude de Franz Cumont intitulée Lux pelpetua.
3. Nous ne prétendons nullement que le véritable Apollonius de Tyane ait été un charlatan: il se peut que
les opérations magiques et le merveilleux de ce roman hagiographique soient dus à la légende qui s'est créée
autour d'Apollonius de Tyane, et que Philostrate, rhéteur plus que philosophe, a recueillie avec avidité. Ce qui
importe pour nous est cette élaboration d'une hagiographie manifestant des imports orientaux.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 417
par les statues on agit sur les êtres grâce à ce lien d'analogie, de participation par
influence. La statue n'est pas un individu par elle-même, mais une sorte de double de
l'être qu'elle représente. L'astrologie est un des aspects de cette recherche de la partici-
pation, comme le montre L'Introduction à l'Apotélesmatique de Ptolémée, par
Porphyre. Jamblique fut aussi à la fois mystagogue et philosophe. Proclus abandonne la
théorie selon laquelle, d'après Plotin, la partie supérieure de l'âme est nous sans être
nous ; elle est nous quand nous y atteignons, et elle cesse d'être nous lorsque nous des-
cendons à un niveau inférieur. Jamblique sépare le démon et le moi. Le dynamisme de la
procession et de la conversion chez Plotin est remplacé par une conception statique qui
multiplie indéfiniment les principes et donne une place fixe aux Dieux, aux héros, aux
démons. Une hiérarchie de ternaires remplace la triade de Plotin. La relation de l'Un à ce
qui procède de lui puis se convertit est remplacée par la disposition statique de trois
termes distincts ayant l'un la fonction de rester, 'to IlÉvov, l'autre la fonction de procéder,
'to 1tpOlOV, et le dernier la fonction de se convertir, 'to È1tlO"'tpêq>OV. Cette distinction stabi-
lise le mouvement inhérent à la métaphysique de Plotin; mais elle rend par là-même dif-
ficile à résoudre le problème de l'individualité, car l'individualité absolue ne sera ni
dans le terme premier ni dans les autres termes ; chez Plotin au contraire la procession
était directement une manifestation de l'Un, produisant son semblable par une surabon-
dance d'être. L'aspect complémentaire de la procession et de cette récurrence de genèse
qu'est la conversion fermait un cycle de l'être qui faisait de la relation une expression de
l'individu absolu; être et relation sont saisis de manière une dans le double mouvement
qui relie les trois premières hypostases; de même, la distinction, au sein de l'individu
humain, entre l'âme et le moi, permet la réflexion, qui est la mise en présence des deux
mouvements de procession et de conversion, et l'institution d'une sorte de réciprocité
entre ces deux mouvements. Cette récurrence liée à un schème de circularité productive
disparaît chez Jamblique, et la doctrine de Plotin n'est plus comprise.
[ProclusJ Cet abandon devient définitif en vertu des présuppositions mêmes du
système de Proclus, exprimées dans son théorème sur la transcendance, contenu dans
les Eléments de théologie: «un terme également présent à tous les termes d'une série
ne peut les éclairer tous que s'il est non pas en l'un d'eux, ni en eux tous, mais avant
tous. » Car ou bien il est en tous, et, partagé entre tous, il a besoin d'un terme qui
unisse ses parties; ou bien il est en l'un d'eux seulement; mais alors il ne sera pas
présent à tous. Dès lors, à propos de chaque série de choses qui possèdent un caractère
commun, il existe trois termes : le terme imparticipé, le terme participé, et les choses
participantes; la relation devient un terme au lieu d'être mouvement et opération: la
circularité récurrente de la procession et de la conversion de Plotin est entièrement
oubliée. Le terme participé qui, en logique, a pour tâche de relier le terme imparticipé
(compréhension du concept) et le terme participant (extension du concept) remplace
la relation récurrente qui est procession et conversion, mouvement de l'Un au multiple
et du multiple à l'Un. La série, chez Proclus, devient genre, et le genre est cause: la
densité et la consistance de l'individu se perd en même temps que la circularité de la
procession et de la conversion dont il est le terme et le point de départ. Chaque série
est comme un 8t<h:oO"flOÇ, un monde oblique, une structure transversale dont chacune
contient à sa façon toutes les réalités possibles4 . Il y a une loi de développement ou de
4. Ce ternIe n'est pas proprement identique à ce que nous nommons réalité transductive, car le tout n'est
pas immanent au terme d'une série transductive.
418 COMPLÉMENTS
distribution de la réalité qui est commune à toutes les séries: les êtres se divisent
comme les unités, les êtres vivants comme les êtres, les intelligences comme les êtres
vivants, les âmes comme les intelligences. L'Un est alors doté de pouvoirs très variés
relativement aux individualités singulières: il en fait des êtres achevés: 'tEMOlOUpyEî ; il
retient ensemble les parties de leur essence crUVÉXEt ; il protège leur limite contre l'en-
vahissement des autres essences: q>poupEî. Chaque série contient en elle, sous son
point de vue propre, les caractères de toutes les autres séries 5 . Chaque réalité reste à sa
place, dans une hiérarchie figée; le voyage métaphysique de l'âme n'est plus pos-
sible ; le moi mobile et spirituel qui se déplace à tous les niveaux entre la matière et
l'un n'existe plus. L'individu absolu ne crée plus; rien ne procède de lui: Proclus cri-
tique vivement les Chrétiens; il pourrait aussi critiquer de la même manière Plotin,
qui affirme la procession à partir de l'Un. «Dans quelle intention, après une paresse
d'une infinie durée, Dieu viendra-t-il à créer? Parce qu'il pense que c'est mieux?
Mais auparavant, ou il l'ignorait ou il le savait; dire qu'il l'ignorait, c'est absurde; et
s'il le savait, pourquoi n'a-t-il pas commencé avant? » Saint Augustin a répondu à
cette accusation d'absurdité 6 , en se référant à un principe qui n'est pas très différent de
celui de la surabondance d'être 7 .
[Damascius} Damascius au contraire essaye de retrouver quelque chose du dyna-
misme de l'Un chez Plotin en supposant l'existence de l'Ineffable; l'Ineffable a à la
fois les caractères de l'individu et ceux de l'élément non-individualisé; la vie spiri-
tuelle traverse le monde métaphysique que Proclus avait décrit comme réalité statique.
Les fonctions définies d'unification du réel que Proclus a imparties à l'Un ne suffisent
pas au premier principe: le principe absolu est au delà de l'unité et de la pluralité: il
faut supposer l'existence de l'Ineffable, qui est inaccessible à tous, sans coordination,
séparé à ce point qu'il ne possède plus véritablement la séparation. Ce principe est
sans ordre et sans hiérarchie. De cet Ineffable vient à chacun des êtres singuliers ce
qu'il contient d'ineffable et d'impénétrable; plus nous montons, plus nous trouvons
d'ineffable: « l'Un est plus ineffable que l'Être, l'Être que la Vie, la Vie que
l'Intelligence. » Cependant, cette réalité ineffable n'est pas hiérarchiquement supé-
rieure à ce qu'il y a d'ineffable en chacun des êtres singuliers; au sens où la relation
entre l'ineffable et les êtres singuliers serait hiérarchique, il faut dire que l'ineffable ne
communique rien de lui aux réalités qui viennent de lui. L'ineffable est initiative abso-
lue, mais non ordre hiérarchique. L'ineffable ne peut pas être défini; il peut seulement
être désigné par une pensée qui affirme puis nie les propositions qui le concernent,
comme fait Platon dans la première hypothèse du Parménide. La procession et la
conversion, la monade et la dyade, la limite et l'illimité, le Père et la Puissance n'ap-
paraissent que dans des réalités dérivées de celle dont on veut rendre compte par
l'union de deux principes distincts. Le ternaire est donc remplacé chez Damascius par
trois termes dont la triplicité n'altère pas l'unité: le premier est Un-Tout, un par lui-
même et tout en tant qu'il produit le second; le second est Tout-Un, tout par lui-même
et un en tant qu'il est produit par le premier; enfin, le troisième est un en tant que lié
5. Ce serait en ce sens que l'on pourrait trouver chez Proc1us une conception assez proche de la relation
transductive: peut-être faudrait-il l'attribuer à une certaine influence du platonisme (théorie des idées-
nombres). Cette doctrine contient un schème analogue à celui du parallélisme des attributs chez Spinoza.
6. En caractérisant comme insipiens celui qui pose une pareille question.
7. La critique adressée par Proc1us à la notion de la création se retrouve aussi chez Spinoza.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 419
au premier et tout en tant que lié au second; chacun des termes est comme un aspect
et une face de la même réalité; il Y a ainsi une certaine relation circulaire dans le ter-
naire primitif. Procession et conversion, pour Damascius, ne peuvent se dire que des
natures intellectuelles et ne peuvent servir à expliquer toute réalité: tel est le sens de
la critique que fait Damascius du Commentaire du Parménide qu'avait fait Proclus.
[Le Christianisme] E. Bréhier estime qu'il n'y a pas une philosophie chrétienne.
Nous ne nous permettrons pas de contredire en un point l'historien de la philosophie
que nous avons suivi dans tout le cours de cette explication; pourtant, l'existence du
christianisme a pu jouer un rôle dans la genèse de la pensée philosophique; et, s'il n'y
a pas à proprement parler une philosophie chrétienne, il y a un sens de l'éthique chré-
tienne qui impose une certaine conception de l'individu humain; ce n'est pas en tant
que rite ou même à proprement parler en tant que religion, définissant un certain sacré,
que le christianisme a pu apporter quelque chose à la pensée; son culte ne se distingue
pas essentiellement des diverses théurgies qui foisonnaient à cette époque; sa théolo-
gie n'est pas sans relation avec les conceptions métaphysiques de Platon, de Proclus,
de Damascius ; par ailleurs, elle emprunte beaucoup à l'Ancien Testament. Mais le
christianisme est aussi une éthique, il est même profondément une éthique; or, cette
éthique, au lieu de donner des règles positives, au lieu de définir en de longues listes
le pur et l'impur, le bien et le mal, comme fait par exemple Hésiode chez les Grecs ou
l'auteur du Lévitique dans la tradition écrite des Hébreux, ne donne qu'une canonique
négative: « ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit », ou
bien « que celui d'entre vous qui est sans faute lui jette la première pierre », ou encore
« nolite judicare » (<< gardez-vous de juger»). Il est assez remarquable que presque
tous les commandements de l'Église soient de forme positive, alors que les préceptes
constituant la canonique des Évangiles sont négatifs, sinon dans leur tournure gram-
maticale, tout au moins dans leur véritable signification. Or, la forme négative d'un
canon définit une véritable universalité de l'action qu'il définit, et considère l'individu
comme un sujet libre; une règle positive n'est jamais totalement transposable; elle est
circonstanciée et suppose par conséquent que l'être auquel elle s'adresse est dans un
certain milieu, avec telle ou telle relation sociale; au contraire, une canonique néga-
tive est réellement universelle, toujours transposable; mais elle suppose que l'indi-
vidu peut être pensé et se penser lui-même comme une réalité indépendante des
circonstances dans lesquelles il se trouve; ces circonstances, pensées dans la relation
à une canonique négative, deviennent universelles. Le christianisme, par sa forme
négative, introduit une éthique de l'individu absolu; toutes les règles qui paraissent
positives sont à la fin en lui des règles négatives.
[Saint Paul] Le Christianisme, de ce fait, est cosmopolitisme; chez saint Paul:
« Point de Juif, ni de Grec, d'esclave ni d'homme libre, de sexe masculin ou féminin;
tous vous êtes un en Jésus-Christ. » Il y a, comme chez Sénèque, indifférence relati-
vement à la condition sociale dans laquelle on vit. Seul peut connaître la vérité celui
qui est totalement affranchi de toutes circonstances, et est devenu un homme spirituel,
un pneumatique, par opposition à celui qui n'est que psychique et reste engagé dans la
matière. Saint Paul veut sauver l'homme, comme Epictète, et c'est ce salut de l'être
individuel qui importe pour lui. L'idée qu'un individu est, par rapport à un autre, le
prochain, existe chez Epictète et Marc-Aurèle, comme chez saint Paul; la fraternité
des hommes s'exprime encore davantage dans le Stoïcisme par la croyance en la mis-
420 COMPLÉMENTS
sion du héros Héraclès, fils de Zeus, qui répand la justice et la vertu à travers le
monde, et par celle du Christ qui est fils de Dieu fait homme, s'offrant en victime pour
le salut des hommes. Cette éthique est bien une éthique d'universalité, qui considère
l'humanité comme un ensemble d'individus ayant tous, en tant qu'hommes, une
nature identique. Or, cette canonique a subsisté dans le christianisme, même quand il
a évolué, même quand il a mis ses forces au service de telle ou telle cause temporelle
sociale ou communautaire: il faut distinguer ici l'Église, communauté parmi des
communautés, et le christianisme, qui a subsisté grâce aux textes, et a souvent été
explicitement enseigné dans l'Église, en même temps qu'un contenu implicite qui
n'était pas toujours une éthique universelle, et qui l'était même assez rarement dans le
siècle; c'est de cet enseignement éthique que l'on peut dire qu'il contient une certaine
pensée philosophique, précisément relative à l'individualité. Il se peut que cette
éthique ne soit pas propre au christianisme, mais elle a été véhiculée par le christia-
nisme, fournissant ainsi une incitation à penser qui a été donnée en de nombreux
siècles à de nombreux peuples. E. Bréhier, après avoir rapproché saint Paul
d'Epictète, déclare qu'il y a pourtant une différence qui fait le trait fondamental du
christianisme: « absent chez Epictète, qui n'a pas connu, comme le dit Pascal, la
misère de l 'homme et qui fait de l 'homme son propre sauveur; chez saint Paul, le
pécheur qui connaît le bien ne peut le faire à cause de la puissance du péché, contre-
balancée seulement par la grâce du Christ. Il ne s'agit plus comme dans le stoïcisme,
comme dans le philonisme même, de ces puissances mi-abstraites, qui assistent
l'homme, verbe divin ou démon intérieur, mais d'un personnage historique dont la
mort a sauvé l'humanité par une action d'une efficacité tout à fait mystérieuse et tout
à fait différente de celle du sage païen, qui simplement enseigne ou se donne comme
modèle» (Histoire de la philosophie, l, p. 497). Cette différence en effet est très
importante, mais. elle n'est pas la seule, et n'est pas plus essentielle que les autres en
elle-même: elle signifie que l'individu chrétien n'est jamais un être abstrait, à tel
point que la rédemption elle-même ne peut être rendue possible que par une médiation
qui est une incarnation complète de Dieu, c'est-à-dire une individualisation de Dieu
dans le temps et dans l'espace. Dans le Stoïcisme comme dans le christianisme, l'in-
dividu est citoyen du monde; mais, comme le monde stoïcien est le monde que nous
voyons, cette universalisation ne peut s'opérer que par une certaine abstraction à par-
tir de la condition sociale, à partir de la création d'une persona; au contraire, l'aspect
transcendant du monde dans lequel la relation interindividuelle de la grâce a lieu laisse
subsister tout le caractère concret de l'être individuel; c'est l'individu concret qui est
dans le christianisme l'objet de l'effort humain, non le support d'un rôle: la transcen-
dance détache l'individu de ce monde, mais le conserve à l'état concret; l'immanence
l'attache au monde, mais en opérant la séparation de 'tex Èq>' il~îv et de 'tex OÙK Èq>' il~îv.
C'est plutôt par la suite qu'il y a eu un certain mélange de stoïcisme, ou de cynisme, et
de christianisme, avec l'intervention du monachisme et des pratiques de macération.
Cette différence se traduit par le caractère continu du progrès moral individuel,
opposé au caractère de « tout ou rien» du progrès moral chez les Stoïciens; ici
encore, on trouve chez saint Paul une doctrine qui a été partiellement oubliée par la
suite, celle de l'individu qui est en constant progrès ou recul, et qui n'est jamais fixé
dans sa destinée jusqu'au moment de sa mort puisqu'il peut toujours avancer ou recu-
ler par rapport à Dieu. À cette doctrine du progrès moral a fait suite une autre théorie,
celle de la distinction entre ceux qui ont reçu la grâce et ceux qui ne l'ont pas reçue,
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 421
distinction qui aboutira à la théorie de la prédestination que nous trouvons chez les
Jansénistes. Il y a bien une doctrine de l'individu dans le christianisme, et cette doc-
trine est le germe d'une pensée philosophiques. Il reste à se demander ce qui dans le
christianisme est premier et absolument fondamental: la recherche de transcen-
dance ou la recherche de l'individu concret et complet, dont tous les actes importent
et contribuent à modifier sa distance à Dieu. Cet individu vit dans un monde qui
n'est pas éternel, et dans lequel la connaissance ne suffit pas à faire disparaître le
mal; l'activité de l'homme est ouverte dans le temps et crée effectivement du nou-
veau; il Y a une initiative de l'homme; la connaissance n'est pas la seule initiative de
l'homme; saint Paul, qui emprunte aux Gnostiques leur distinction entre hyliques,
psychiques, et pneumatiques, s'oppose au contraire à leur doctrine selon laquelle
c'est la connaissance du monde qui dissipe le mal; il s'oppose aussi à leur dualisme
moral. La rédemption vient selon saint Paul de l'efficace du sacrifice du Christ et
non de la connaissance apportée par lui, comme le prétendent les Gnostiques. Le
christianisme est un monisme par rapport à la théorie de la Gnose; il affirme et
maintient l'unité de l'être individuel, au lieu de le laisser considérer comme une
étincelle divine enfermée dans la fange; il est aussi un monisme par rapport au dua-
lisme de Mâni, selon lequel la dualité entre deux sources de puissances engendre
une dualité dans l 'homme, dualité que n'accepte pas le christianisme; pour le chris-
tianisme, la dualité n'est pas actuelle mais virtuelle: elle résulte du péché et peut
cesser par la grâce; l'état de péché n'est pas une simple juxtaposition 9 ; c'est une
rédemption qui peut seule modifier cet état homogène, et non un simple dédouble-
ment: il n'est pas possible de faire aussi résolument deux parts de l 'Homme. L'état
qui résulte des actes successifs de la création puis de la faute est un état un que
conserve l'idée de la résurrection du corps glorieux.
[Saint Augustin} Chez saint Augustin, ou trouve fortement exprimée l'idée que le
Médiateur est médiateur non parce qu'il est le Verbe, mais parce qu'il est homme,
s'est fait homme: « le Christ n'est mort qu'une fois» (Cité de Dieu, X, 31 et
XIII, 13). Saint Augustin refuse l'expulsion par les Stoïciens de toutes les passions
hors de l'être humain: le désir, la crainte, la tristesse, peuvent venir de l'amour du
bien et de la charité, et ne sont pas en eux-mêmes des vices. La connaissance de soi est
la connaissance d'un fait et non d'une essence, comme en témoigne le Traité Sur la
Trinité où saint Augustin dit que nous savons par une science interne que nous
8. Le christianisme, même s'il n'aboutit pas à fonder une "philosophie chrétienne", chrétienne par oppo-
sition à des philosophies non-chrétiennes, apporte à la réflexion philosophique une doctrine de l'individu qui
pourra être élaborée et réfléchie par diverses pensées. 11 serait d'ailleurs assez contraire à l'essence du christia-
nisme et à son sens de l'universalité qu'il y ait une philosophie chrétienne: ce serait faire du christianisme un
domaine fermé de la pensée.
9. 11 ne peut y avoir, dans l'individu selon le christianisme, pure juxtaposition, mais bien C01!/lit ; or le
régime de causalité de deux forces en conflit est le conditionnement mutuel: même dans le conflit, l'unité indi-
viduelle est dynamiquement maintenue. C'est le bi-substantialisme qui fait cesser le conflit en isolant le régime
de causalité de chacune des forces. S'il y a dualisme dans le.christianisme au sujet de l'individu, c'est un dua-
lisme de forces, non un dualisme de substances. En fait, les mots de dualisme et de monisme ne conviennent
pas à proprement parler à la conception de l'individu dans le christianisme. L'individu y est plutôt réalité trans-
ductive, qui ne peut être véritablement saisie qu'à travers la série de ses actes et de ses états. L'historicité fon-
damentale de l'être est l'affirmation du caractère transductif de l'individu. C'est pour cette raison que le
christianisme peut apparaître comme dualiste par rapport à un monisme substantialiste et moniste par rapport à
un dualisme substantialiste.
422 COMPLÉMENTS
sommes et que nous vivons. Se connaître n'est plus ici, comme chez Plotin, connaître
l'univers des réalités, mais c'est se sentir vivre et exister. Le trait qui frappe saint
Augustin, ce n'est point quelque propriété intrinsèque des choses intelligibles, c'est
l'indépendance des vérités que nous concevons par rapport aux esprits individuels: la
réalité de l'individu est posée d'abord.
lité divine, et non comme une réalité qui peut être saisie seulement sous les catégories
de la participation, n'acceptant pas le principe du tiers exclu. Ce refus du principe du
tiers exclu est sensible dans la formule qu'Athanase et le Concile de Nicée opposent à
Arius: l'unité de substance en Dieu n'exclut pas la diversité des personnes; cela sup-
pose que, logiquement, deux structures incompatibles soient simultanément existantes
dans l'être divin. Ce sont de même les formules avec lesquelles Cyrille d'Alexandrie
et le concile d'Ephèse, en 433, condamnent Nestorius: la dualité des natures, humaine
et divine, dans le Christ, n'empêche pas que Marie soit la 171éotokos, la mère de Dieu.
Enfin, c'est pour les mêmes raisons que l'école d'Antioche fut considérée comme
hérétique, avant même Nestorius, parce qu'elle refusait de voir en Jésus-Christ autre
chose qu'un homme, comblé des grâces de la divinité, et écartait les combinaisons
métaphysiques de l'homme-dieu qui exigent la catégorie de participation, et le refus
du principe du tiers-exclu. Le théocentrisme est ici la marque d'une inspiration
conforme à la pensée néoplatonicienne, cherchant à déterminer la structure intelligible
des choses en restant fidèle au principe d'identité.
[Hérésies occidentales} Les hérésies occidentales, le pélagianisme en particulier,
manifestent aussi cette défiance envers la participation: la transmission héréditaire du
péché originel, la justification de l'homme par les mérites du Christ pris comme vic-
time, l'importance des moyens de grâce et des sacrements que l'Église tient à la dis-
position des fidèles sont niées dans cette doctrine. Saint Augustin oppose à cette
pensée la réalité efficace de l'Église; la grâce est ce qui établit cette participation
nécessaire; le bien ne peut venir à l'âme que d'une grâce spéciale; le salut n'appar-
tient qu'à ceux qui sont prédestinés par Dieu de toute éternité; les enfants morts sans
baptême sont damnés; les gentils, n'ayant pas été touchés par la grâce du Christ, n'ont
jamais atteint la vertu. L'Église est l'institution nécessaire à la dispensation des grâces
divines, c'est-à-dire au maintien de la participation entre la divinité et l'humanité.
C'est dans le même esprit que le donatisme est critiqué; la valeur d'un sacrement,
selon saint Augustin qui combattit également cette hérésie, ne saurait dépendre de la
pureté ou de l'impureté individuelle du prêtre qui le confère; c'est le formalisme du
sacrement qui établit la participation, et non la réalité individuelle du prêtre. Dans ces
conditions il est inévitable que l 'homme ne puisse être clair à lui-même dans sa réalité
individuelle; la possession du pouvoir spirituel ne donne pas la pénétration intellec-
tuelle: dans l'ouvrage intitulé De Anima et ejus origine (<< De l'âme et de son ori-
gine »), IV, 2, saint Augustin s'élève contre ceux qui croient que l'homme «peut
discuter sur sa propre qualité ou nature tout entière, comme si rien de lui-même ne lui
échappait. » C'est pourquoi saint Augustin, à propos de la controverse sur l'origine de
l'âme, hésite sans conclure entre le traducianisme qui fait dériver notre âme de celle
de nos parents et le créationisme qui fait de chaque âme une créature ex nihilo. La doc-
trine de saint Augustin vise donc à établir particulièrement la réalité de la patiicipation
à travers l'Église; sa pensée est conforme à la doctrine de la participation; le récit de
sa conversion montre que l'unité individuelle est moins forte que la participation com-
mençante; la conversion est comme une lutte entre l'unité individuelle et la force de
la participation: le « vieil homme» est l'homme un selon une pensée conforme au
principe du tiers-exclu; l'homme au moment de la conversion est un être divisé 1o,
dans lequel s'institue une lutte entre la partie encore purement individuelle et la partie
10. Ou tout au moins en conflit avec lui-même: « pars aSSl/rgens Cl/m parte demissa »
424 COMPLÉMENTS
qui participe déjà; après avoir vaincu l'autre et s'être détachée d'elle, cette partie qui
participe redevient le tout; alors, le monde auquel était attaché le vieil homme n'est
plus que « nllgae nllgarum » (<< bagatelles de bagatelles»). Entre l'homme d'avant la
conversion et l'homme converti, il y a une profonde différence de structure: ces deux
êtres ne pensent ni n'existent de la même manière: l'un subsiste et l'autre participe.
[Cassiodore] Cette dualité de conception de l'individu humain est nette chez
Cassiodore (477-575) qui, dans son De Anima, oppose les preuves de l'immortalité de
l'âme d'après les « lettres séculières» et celles qui proviennent des « autorités véri-
diques » : les premières, tirées en particulier du Phédon, à travers les discussions
contenues dans les ouvrages de saint Augustin et de Claudien Mamert, définissent
l'âme comme une substance simple, une forme naturelle, différente de la matière de
son corps; l'âme est donc définie ici par elle-même, et individuellement isolée; au
contraire, d'après les preuves tirées de l'autorité des « docteurs véridiques », la spiri-
tualité de l'âme humaine est tirée de sa relation de participation à la réalité divine:
l'âme est faite à l'image de Dieu. Cassiodore considère ces preuves utilisant la rela-
tion de participation comme spécifiquement chrétiennes et supérieures aux preuves du
Phédon. Dans la cité spirituelle que saint Augustin veut établir, la vie morale de l'in-
dividu est participation à l'ordre établi. Les relations mêmes qui s'établissent entre les
différentes sciences et connaissances qui forment le contenu de la cité spirituelle sont
conformes à cette structure de participation: le trivium et le qlladrivium trouvent leur
justification dans leur utilité pour l'étude des sciences purement divines; ces sciences
n'ont plus leur individualité ni leur spécialité; elles sont totalisées sous forme d'ency-
clopédie indispensable à la liturgie et au comput ecclésiastique; elles sont limitées par
la relation de participation qui les intègre fonctionnellement au corps des sciences;
elles perdent leur pouvoir de découverte auto-créatrice, et n'ont plus pour fin de se
promouvoir elles-.mêmes ; la participation supprime la finalité interne et le pouvoir
d'accroissement indéfini de chaque réalité individualisée. Tel est le rôle des
Encyclopédies qui furent écrites alors et qui constituent comme des cités des sciences.
Elles mettent au service de l'Église les connaissances héritées de l'antiquité païenne;
la relation de participation, se déployant à partir du centre actif qu'est la révélation,
s'étend jusqu'aux doctrines anciennes et les tourne vers elle, en leur faisant perdre
leur autonomie. C'est cette conversion que pratique Isidore, évêque de Séville (570-
636) dans ses Etymologies, et Bède le Vénérable (673-735) dans son De Natura
Rerum, inspiré d'Isidore, et augmenté de fréquentes réminiscences de Pline l'Ancien.
La même relation de participation, refusant un droit de cité à l'opinion indivi-
duelle, se manifeste particulièrement sur un terrain capital: celui des critères à
employer pour discerner la vérité en matière de foi: c'est cet ensemble de règles
qu'expose le Commonitorilll11 de Vincent de Lérins en 354 ; il faut d'abord suivre de
préférence l'opinion de la majorité, en se défiant des opinions privées. Il faut suivre de
même l'opinion des anciens; enfin, si ces deux moyens laissent subsister de l'erreur,
les décisions d'un concile œcuménique doivent intervenir; à défaut, la recherche de
l'opinion commune à tous les maîtres orthodoxes est féconde. La tradition croît par
développement et éclaircissement, c'est-à-dire de manière telle que le nouveau parti-
cipe de façon continue de l'ancien, et jamais.par addition ou innovation, ce qui rom-
prait la continuité nécessaire à la participation. La seule médiation invoquée dans ces
différents exemples est donc celle de la participation, et de la participation continue.
La médiation propre à la pensée philosophique, qui fait appel à l'invention et non à la
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 425
nouvelle; il est revêtu d'un nom, rattaché par un nom à la communauté processive. Il
est purifié de sa nouveauté qui était isolement et nature étrangère. Tout homme peut
baptiser, car tout homme qui participe peut propager cette participation processive.
Dans l'autre aspect de la tradition chrétienne, c'est le mouvement de conversion qui
est primordial; alors la participation peut s'établir à partir de l'individu, sans le
secours de la communauté, par voie de découverte à la fois intérieure et extérieure. La
communauté existe encore, mais n'a plus le même sens; elle n'est pas un cercle fermé
dépositaire de la communication processive, mais le noyau actif et créateur qui est le
moniteur des autres individus dans la découverte qu'est la conversion; le cercle peut
être aussi bien image de l'inclusion que de l'exclusion, du tout que de la partie; une
communauté peut être constituante aussi bien que constituée; le chrétien peut être
aussi bien le prisonnier platonicien revenu dans la caverne que l'adepte de la foi initia-
tique d'une communauté parmi d'autres communautés fermées. Ce double mouve-
ment a créé une essentielle ambiguïté dans la pensée chrétienne, et cette ambiguïté se
reflète dans le traitement que reçoit le problème de l'individualité. L'individu est l'être
capable d'isolement, et cet isolement lui-même peut apparaître comme une malédic-
tion ; que ce soit au niveau symbolique de la brebis égarée ou au niveau théorique de
la déréliction du pécheur, l'isolement apparaît comme un malheur; dans la tradition
de la participation par procession, l'isolement temporel de l'individu est une préfigu-
ration de la damnation: l'excommunié est en quelque manière un damné temporel.
Excommunier, c'est priver de la participation; l'Église temporelle, médiatrice de la
communication, isole d'elle ou reçoit en elle celui qu'elle veut damner ou sauver.
L'élu n'est pas seulement un être jugé juste et récompensé, mais aussi un être intégré
définitivement à la communauté spirituelle des élus. La génération est une déchéance
dans la mesure où elle crée l'individu. Le temporel est de l'individuel. Ces deux
aspects se manifestent chez saint Augustin; la préoccupation qui l'anime contre le
Donatisme et le Pélagianisme se rattache à la participation par procession; mais sa vie
spirituelle manifeste une recherche de la participation par conversion. Saint Anselme
est sur la voie de cette participation par conversion. Gaunilon au contraire s'oppose à
saint Anselme au nom de l'autorité et de la révélation; il défend le point de vue de
l'insipiens (<< déraisonnable») que mettait en jeu saint Anselme; l' intellectus n'aura
plus pour Gaunilon ce rôle de médiateur entre la foi et la vision béatifique que lui
assigne saint Anselme; or, la foi comme la vision béatifique sont des attitudes de
participation qui rattachent l'individu à la communauté de l'Église temporelle ou de
rÉglise triomphante. L'intellectus au contraire est la marque et l'activité propre de
l'individu qui applique ses forces à la connaissance et qui, passant du per aliud au
per se, du multiple à l'un, remonte du conditionné au conditionnant; à ce titre,
comme nous l'apprend le Mon%gil/m, l'intellectus est ce qui fait l'unité de l'indi-
vidu dans la recherche: l' intellectus part en effet de la multiplicité des vérités, qui ne
sont pas seulement vérités des énonciations, mais aussi des opinions et de la volonté,
des actions (intention droite et actions droites) ; le vrai n'appartient pas au seul juge-
ment: il peut se dire aussi de la volonté, des sens et des essences; la pensée réflexive
qui découvre les vérités participe à la raison qui est réalité éminente et unique dont les
vérités sont comme les aspects; ainsi, l'activité réflexive conduite sur tous les terrains
de l'existence humaine est bien un mouvement de conversion. Dans une pareille doc-
trine, l'individu qui pense n'est plus un être déshérité à la recherche du médiateur
comme créateur d'une communauté, mais une force limitée qui, bien conduite, est
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 427
capable de découvrir le divin; l'intellectus, qui est la réflexivité, n'est pas l'opposé de
la foi; la fides quaerens intellectum (<< la foi cherchant l'intelligence») s'applique à
tous les dogmes, y compris celui de l'incarnation, qui n'est plus alors la croyance, fon-
dée sur la révélation, à un événement exceptionnel, comme saint Anselme veut l' éta-
blir dans le Cur Deus Homo (<< Pourquoi Dieu est homme»). Tout se passe comme si,
dans cette théorie de la conversion, l'individu avait la possibilité d'introduire des ini-
tiatives imprévisibles d'être libre, tandis que l'univers serait d'un ordre éternel et
invariable, et d'un seul tenant. Au contraire, dans la participation par procession, le
drame divin se déroule à travers un univers discontinu dans lequel la création, le
péché, la rédemption sont introduits par les initiatives imprévisibles de cet être libre
qu'est Dieu; la participation par procession introduit la continuité du surnaturel dans
une nature discontinue; la seule continuité vient de Dieu. Au contraire, la médiation
par conversion suppose que l'univers est continu et stable; dès lors, l'activité de l'in-
dividu est efficace; l'individu peut partir de lui-même, car il n'est pas étranger au tout
de l'être; il est particulier mais non isolé; il est déjà du réel, et il peut partir des réali-
tés qui sont en lui, des vérités que recèlent ses opinions droites, ses actions droites, ses
jugements vrais, et ses sens. La réflexion est douée de fécondité, car elle est ce qui fait
passer du multiple à l'un, du per aliud au per se. Deux attitudes éthiques et épistémo-
logiques opposées envers l'individu se manifestent donc dans la tradition chrétienne,
et il ne semble pas que, jusqu'à ce jour, elles aient pu se concilier de manière pro-
fonde: du côté de la participation par procession se trouvent des doctrines comme
celle de Bossuet ou de Joseph de Maistre; de côté de la participation par conversion se
trouvent des pensées comme celles de Malebranche, de Laberthonnière, de Blondel.
[Roscelin] Cette double attitude envers la réalité individuelle se manifeste dans le
débat sur les universaux; pour Roscelin, contradicteur de saint Anselme, l'univers
semble fragmenté en individus: la distinction entre les substances individuelles est
seule réelle, alors que les autres distinctions ne sont qu'un « souffle de la voix ». La
dialectique, dans ces conditions, ne peut avoir affaire aux choses, mais seulement aux
mots en tant qu'ils signifient les choses. L'individualité est principe de distinction
réelle, et est le seul principe de distinction réelle. Le nominalisme est ici une consé-
quence de la manière dont on se représente les réalités individuelles. Les individus
sont comme des absolus, selon les dialecticiens dont s'inspire Roscelin; à travers
cette tradition des dialecticiens, passant par Boèce (Isagoge) et Simplicius, c'est la
logique d'Aristote qui est visée et retrouvée: toutes les distinctions qu'apporte la dia-
lectique entre genre et espèce, substance et qualité, ne sont que des distinctions ver-
bales, dues au discours humain. L'individu, pour les nominalistes, est un absolu non
seulement dans son rapport aux autres réalités, mais aussi dans son rapport à lui-
même: la division d'un corps en parties corporelles paraît à Roscelin tout à fait arbi-
traire et conventionnelle; tout corps, telle une maison, est indivisible: dire qu'elle est
composée en réalité des fondations, des murailles et du toit, c'est considérer une de
ses parties, le toit, par exemple, à la fois comme une partie d'un tout, et comme une
chose distincte dans une énumération de trois ~hoses. Cela revient à dire que si une
chose est assez individualisée pour être partie distincte dans un tout, elle possède l' in-
dividualité complète. La distinction est signe d'individualité, et l'individualité est
complète ou nulle. Dès lors, la conception de l'individualité divine devient difficile
dans le nominalisme de Roscelin: il y a en Dieu autant de substances que de per-
sonnes distinctes; le Père et le Fils, l'engendrant et l'engendré, sont deux réalités indi-
428 COMPLÉMENTS
[La pensée chrétienne du xue siècle] Or, la pensée chrétienne du xrre siècle mani-
feste un besoin d'unité dans la doctrine; c'est le temps des Encyclopédies nommées
Specula, des Questions ou Sentences, comme celles d'Yves de Chartres, de Radulfus
Ardens, d'Anselme de Laon, de Guillaume de Champeaux, de Robert Pullus, de
Robert de Melun, de Pierre le Lombard, et enfin le Sic et Non d'Abélard dont la
méthode se retrouve dans le Pro et le Contra de Pierre le Lombard. Cependant, malgré
l'unité de méthode qui se manifeste dans la scolastique, la divergence entre les atti-
tudes relatives à la nature de l'individualité subsistent: l'École de Chartres et Scot
Erigène, fidèles à une inspiration platonicienne, saisissent entre l'être particulier et le
monde la continuité qui s'exprime dans la nécessité éternelle du mouvement de des-
cente et de retour vers Dieu. Au contraire, Lombard et saint Thomas affirment la dis-
continuité et mettent au début de chaque acte du drame une initiative tout à fait libre et
contingente.
[L'École de Chartres] La pensée de l'École de Chartres retrouve la culture
antique. Constantin l'Africain traduit des livres médicaux des Arabes et des Juifs, les
Aphorismes d'Hippocrate avec le Commentaire de Galien, et deux traités de Galien;
la physique corpusculaire de Démocrite est connue par ces livres. Adélard de Bath
voyage en Grèce et en pays arabe; il traduit des ouvrages mathématiques et en parti-
culier les Eléments d'Euclide, ainsi que l'arithmétique d'al-Khwarizmi; de plus, il
connaît le Timée. Pour Adélard, à côté des universaux, auxquels on ne peut accorder
une réalité propre, existent les archétypes; ces archétypes ne sont ni les genres ni les
espèces qui ne peuvent être conçus que dans leur rapport aux individus; les arché-
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 429
types sont conçus et existent en dehors des choses sensibles, dans l'esprit divin; la
dialectique a pour but de contempler ces archétypes. Dans le traité De Eodem et
Diverso, écrit pour justifier la philosophie, l'intelligence est présentée comme
connaissant les choses et leurs causes; ce n'est que par suite de l'oubli, et parce que
l'âme est dans la prison du corps, que cette connaissance est en partie perdue : alors
l'âme fait appel à l'opinion. La méthode inductive aristotélicienne n'est valable
qu'en fonction de cette déchéance. En fait, l'âme individuelle, comme l'affirme
Platon dans sa théorie de la réminiscence, est grosse de la connaissance des arché-
types. La connaissance que nous avons des archétypes n'est pas un «jlatus vocis »,
mais une connaissance réelle; il y a relation d'analogie entre les archétypes et la
notion de ces archétypes en nous; l'âme est sœur des idées. L'individu n'est donc
pas isolé de la réalité qu'il connaît; la connaissance est une participation par
conversion fondée sur la réalité de la relation analogique; il n'y a pas discontinuité
entre le sujet connaissant et l'objet connu. Cette relation qu'est la connaissance est
fondée sur l'être; elle a valeur d'être. Si la connaissance joue un vaste rôle dans
cette théorie conforme à la pensée platonicienne, c'est parce qu'elle est ce par quoi
l'individu participe à la réalité divine, car le Bien de Platon devient le Dieu des pla-
toniciens chrétiens.
Dans ces conditions, l'individu ne peut être une réalité fermée et limitée. Le savoir
est capable non pas seulement de fixer la connaissance définie par le passé, mais de
l'étendre. C'est ce qu'exprime Bernard de Chartres, en donnant une image remar-
quable de la continuité dans le développement des connaissances humaines: «Nous
sommes comme des nains sur l'épaule des géants. » Les universaux sont pour Bernard
de Chartres identiques aux idées platoniciennes. Les notions de Microcosme et de
Macrocosme sont présentées dans l'œuvre de Bernard Sylvestris intitulée De Mundi
Universitate sive Megacosmus et Microcosmus, conformément à la théorie du Timée.
Enfin, dans la cosmogonie de Bernard Sylvestris, qui est en quelque façon le premier
des mystères, la continuité de l'univers apparaît de manière très nette. La trinité
devient hiérarchique et forme les échelons d'un ordre qui va sans rupture jusqu'à
l'univers tout entier: le Père est identique au Bien (Tagathon), le Fils est Noys,
l'Esprit est l'âme du monde ou Endelechia (<< continuité») qui émane de Noys ; enfin,
l'âme du monde informe encore une autre hypostase inférieure à elle, Natura. En
Noys, monde intelligible, se trouvent renfermés espèce, genre et individus: « toute la
série des destins, la disposition des siècles, les larmes des pauvres et les fortunes des
rois ». Dans cette vision, «tout ce qu'engendreront la matière, les éléments ... » se
trouve par avance participer à la réalité du Père, sans intervention arbitraire dans
l'ordre du temps. On comprend alors que l'être humain puisse être engendré non par
un acte créateur du Pèr~, mais par l'opération simultanée de Noys et de Natura.
Natura forme le corps de l'homme avec les quatre éléments. C'est cette même inspi-
ration que l'on rencontre chez Alain de Lille, qui reprend la doctrine de l'homme
microcosme, formé des mêmes parties que la nature. La Nature elle-même est comme
un être humain, comme une jeune vierge port~nt une couronne ornée de pierres qui
symbolise les planètes et vêtue d'un manteau où est brodée toute la variété des êtres.
Cette doctrine de l'analogie réelle entre l'individu et l'univers se trouvait déjà dans le
traité de Némésius De la nature de l 'homme, traduit par Alfanus en 1058. Mais Alain
de Lille ajoute des précisions à cette vision, et ces précisions font songer au Timée : la
raison est dans l 'homme comme le mouvement de la sphère des étoiles fixes, et la sen-
430 COMPLÉMENTS
sibilité avec ses variétés comme celui des sphères obliques des planètes; l'âme est
encore comme une cité divine, où la raison, dans la tête, correspond à Dieu et au ciel,
l'ardeur dans le cœur, aux anges et à l'air, la partie inférieure dans les reins, à l'homme
et à la terre. Telle est l'universelle analogie entre le microcosme et le macrocosme,
entre la vie universelle et la vie individuelle que le De Planctu Naturae nous révèle
comme le fondement des affinités secrètes grâce auxquelles existe la participation de
l'individu au tout. La différence entre Dieu et la Nature n'est que de l'unité à la multi-
plicité, qui n'est elle-même qu'une unité développée. La Nature dit: « l'opération de
Dieu est simple et la mienne est multiple» (Contra Haereses). Cette conception est
inspirée de Platon à travers la Théologie de Proclus. La réflexion devient donc un pou-
voir de l'être individuel. Alors que jadis le triviul11 et le quadriviul11 étaient seulement
au service de la foi, le quadrivium est considéré par Guillaume de Conches comme la
première partie de la philosophie dont la seconde est la théologie. Le trivium ou élo-
quence, s'oppose plus à l'étude scientifique et philosophique de la nature que cette
même étude à la théologie. Dès lors, la fonnation des êtres individuels peut être expli-
quée par une physique autonome; les individus vivants sont des êtres composés de
particules par l'opération de la « natura operans ». Un vaste naturalisme établit la
continuité entre les êtres individuels et le tout. L'inspiration de Platon s'allie à celle de
Lucrèce et même des Stoïciens pour fonner la notion d'une « vigorem naturalem »
insérée par Dieu dans les choses et par laquelle certaines vivent, d'autres vivent et
sentent, d'autres vivent, sentent et raisonnent. Telles sont les « forces de le la nature»
qui sont une médiation entre Dieu et les individus créés, établissant la continuité entre
l'individu et Dieu auquel il participe. La procession elle-même est ici conçue sous une
forme qui légitime d'avance la conversion: tel est le rôle de cette notion de nature qui
s'élabore au douzième siècle avec tant de fermeté, et qui établit une réversibilité entre
les deux formes de participation, jusque-là opposées.
Le mysticisme des Victorins ne renie pas cette tendance; l'individu humain n'est
pas, pour saint Bernard, isolé du Christ; le chrétien a la capacité de se sauver en sui-
vant le Christ; une voie continue va de la considération ou recherche (qui est médita-
tion sur nous-même, sur le monde et sur Dieu) à la contemplation, qui est une
conception assurée et non douteuse de la vérité, et enfin à l'extase où l'âme est finale-
ment déifiée. La tradition d'universalisme dans les connaissances est conservée par
les Victorins. La connaissance de Dieu s'opère selon cinq modes de plus en plus par-
faits dont les deux premiers manifestent bien cette continuité entre l'individu et la réa-
lité dont il participe; la contemplation de la nature conduit à l'idée du créateur; la
contemplation de la nature de l'âme, qui est partout dans le corps comme Dieu dans
l'univers, nous donne une image de l'essence divine. Telle est la doctrine du De
Contemplatione et ejus speciebus de Hugues de Saint-Victor. Richard de Sàint-Victor
veut, comme saint Anselme, retrouver des raisons nécessaires des dogmes divins, et
intitule son ouvrage De Gratia Contemplationis.
[Abélard] Cette force de la pensée individuelle s'exprime au plus haut degré dans
le génie d'Abélard; on lui a reproché de vouloir établir un dogme dont tout mystère
est supprimé et qui rend inutile la tradition, dont découlerait une morale qui s'appuie
sur la confiance de l 'homme en lui-même et rend inutile la grâce avec les sacrements.
Selon saint Bernard, Abélard manifesterait un immense orgueil, aboutissant à faire
que le génie humain, « humanll1n ingenium » usurpe tout pour lui, ne réservant rien à
la foi. Et de fait, Abélard offre bien l'apparence de ce qu'on pourrait nommer un indi-
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 431
tion, consistant à la nécessité de passer par l'opération du corps pour agir et pour sen-
tir. Tout se passe comme si cette médiation interne n'était qu'un autre aspect de la
médiation qui à l'extérieur apparaît comme médiation communautaire. Le refus de la
médiation externe renforce la médiation interne. L'être individuel n'est pas seulement
en lui-même; la nécessité de la participation l'oblige à modifier ses limites premières,
soit vers l'extérieur, soit vers l'intérieur, et ce sont peut-être là deux opérations équi-
valentes ou seulement complémentaires. Il se peut que chacune des formes de partici-
pation, la forme processive et la forme de conversion, s'adressent à des réalités
différentes dans l'être individuel, et que l'option en faveur de telle ou telle forme de
participation ne puisse être mise en œuvre qu'après une simplification de l'être indivi-
duel. Pour pouvoir conserver tout l'être, il faudrait découvrir un mode de compatibi-
lité entre les deux types de participation.
C'est le type de participation inverse de celui des Albigeois que l'on trouve chez
Amaury de Bène, en un certain sens tout au moins; en effet, c'est dans une unité pan-
théistique qu'il essaye de découvrir le source de la participation; chaque homme, pour
lui, est un membre du Christ; la seule réalité qui existe, éternellement identique à elle-
même, est Dieu; le salut ne consiste que dans la science ou connaissance que Dieu est
toutes choses. Ce monisme profond aboutit à la même attitude pratique que celle des
Cathares: l'Esprit doit remplacer l'Église. Cette ligne de pensée, dérivée des
Stoïciens et de Scot Erigène, réalise sans dédoublement de l'être humain une conver-
sion directe. Mais ici, la conversion se fonde sur une procession qui lui préexiste, et
c'est à cause de la simultanéité de la procession et de la conversion que le dédouble-
ment n'est plus nécessaire dans cette éthique. La même recherche d'unité entre la pro-
cession et la conversion se rencontre chez David de Dinant, dans l'ouvrage intitulé De
tomis hoc est de divisionibus. Cet écrit fut condamné en 1210 au synode de Paris, en
même temps quele De divisione naturae d'Erigène ; selon le De tomis hoc est de divi-
sionibus, l'individualité de chaque être est fondée sur l'existence d'un principe indivi-
sible, matière pour les corps, Intelligence ou esprit pour les âmes, Dieu pour les
substances séparées; mais cette triade ne désigne qu'une substance unique, car si l'on
y voyait des termes distincts, il faudrait admettre au-dessus d'eux un principe simple
et indivisible qui contienne en lui ce qu'ils ont de commun. Ce raisonnement est
conforme à la pensée contenue dans le Fons vitae d'Avicebron. Par-delà Avicebron,
l'inspiration du Timée est présente chez David de Dinant.
[Le x/ne siècle] Le XIIIe siècle introduit dans la pensée réflexive un élément d'une
très grande importance pour la conception de l'être individuel: Guillaume
d'Auvergne, s'inspirant à la fois d'Aristote et des postulats de la pensée théologique,
définit Dieu comme l'être dont l'essence est d'être. Au contraire, la créature est faite
de l'union de deux choses, son essence (quod est) et ce par quoi elle est (quo est), qui
est nécessairement distinct de son essence, puisque cette essence ne peut exister par
elle-même. Le modèle de l'unité individuelle est donc Dieu. En l'homme, l'intelli-
gence n'est pas seulement la faculté d'abstraire; l'abstraction ne vient que de notre
imperfection et de la faiblesse de notre vue spirituelle. Dans l'être individuel qu'est
l'homme, le type de la connaissance intellectuelle, c'est la connaissance de soi, c'est-
à-dire de ses opinions, de ses doutes, donc d'un être particulier. Un seul intellect
("intellect matériel") existe en l'âme humaine. C'est de cet intellect que se dévelop-
pent, comme de la semence l'être adulte, et sous l'influence des sensations et des
HISTOiRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 433
images, les formes intelligibles dont il est gros. L'individu n'est donc pas complexe de
matière et de forme, corrune chez Aristote; l'individualité se définit par une producti-
vité de l'être, une sorte de pouvoir d'engendrement de soi-même qui n'exige pas la
tendance de la matière vers la forme pour passer de la puissance à l'acte; le vocabu-
laire est aristotélicien, mais cette conception de l'individu évoque une pensée platoni-
cienne. Même dans cet individu imparfait qu'est l'homme, la procession et la
conversion sont posées comme compatibles.
[Saint Bonaventure} Saint Bonaventure n'établit pas de continuité entre Dieu et
l'homme selon la procession, car l'acte de création n'obéit à aucune nécessité; il n'y
a pas de continuité entre Dieu et les créatures, parce que Dieu n'est pas astreint à créer
le meilleur des mondes possibles; tout être changeant, actif et passif, individuel et
capable de rentrer dans une espèce ou un genre contient de la matière: il contient donc
de l'être en puissance ou une possibilité d'être autre; les âmes et les anges sont de
véritables individus. Ici, saint Bonaventure s'oppose à saint Thomas, pour qui les
âmes ne sont pas de véritables individus. Pour Aristote, la forme d'un être est ce qui
fait qu'il est effectivement ce qu'il est; c'est grâce à la présence en lui de la forme
humanité qu'un homme est homme; chaque substance, étant une, doit donc avoir une
forme substantielle unique; cette forme détermine et fixe complètement la nature de
la substance. Or, selon saint Bonaventure, l'être individuel, étant une créature, ne peut
être parfait et achevé; si la forme le parachevait de manière à ce que rien de substan-
tiel ne puisse s'y ajouter, l'être individuel ne pourrait être une créature. Si la forme
donne une perfection à la substance, c'est pour la disposer à recevoir une autre perfec-
tion qu'elle ne pourrait elle-même lui donner. On pourrait dire par conséquent que,
selon saint Bonaventure, l'individu n'est pas un être limité, mais plutôt un être en pro-
grès, en expansion. Cette non-limitation est-elle moins haute que la limitation? C'est
là peut-être une des plus importantes questions du problème de l'individualité; pour
Aristote, l'individu limité par sa forme unique est plus parfait qu'un être qui ne serait
pas limité, et pourrait ainsi recevoir plusieurs formes. Pour saint Bonaventure, il n'est
pas sûr que cette condition de l'être individuel non-limité par l'unicité d'une forme
doive être considérée comme une marque d'infériorité par rapport à un être qui serait
parfait au sens aristotélicien du terme. Dès lors, réduction des formes par un être en
acte dans un être en puissance n'est plus nécessaire; l'individu qui est être en puis-
sance contient déjà en lui les raisons séminales que l'influence de l'être en acte ne fait
que manifester et développer; la forme qui va naître dans l'être en puissance y est déjà
présente d'une certaine manière; l'être en acte ne peut avoir l'efficace que lui donne
Aristote dans l'éduction des formes. Le monde physique n'est pas autonome et n'a pas
en lui son principe d'explication; on doit retrouver dans la créature des traces d'irra-
diation divine, sous form~ d'une analogie, comme l'égalité qu'il y a entre deux rap-
ports. Dès lors, il peut y avoir continuité de l'homme à Dieu dans la participation
selon la conversion; comme saint Augustin l'avait noté, il existe une analogie entre la
Trinité et l'âme considérée dans le rapport de ses trois facultés. Cette image de Dieu
dans l'âme humaine prend directement consciel!ce de sa propre ressemblance à Dieu.
Par l'effet de la grâce surnaturelle, cette image analogique se transformera chez les
élus en une similitude véritable, qui est la déification de l'âme. On pourrait dire ainsi
que l'individu est, avec la pluralité de ses formes, sinon un microcosme, tout un moins
un microtheos. Il est déjà quelque chose de Dieu, et il n'y a pas de discontinuité dans
le passage des ombres ou vestiges des attributs humains que l'observateur trouve dans
434 COMPLÉMENTS
les choses de la nature, à l'image de Dieu qui existe dans la structure de l'âme
humaine; il n'y a pas non plus de discontinuité dans le passage de l'image analogique
de l'âme à la similitude véritable par rapport à Dieu. Il n'y a pas d'intermédiaire entre
l'individu humain et Dieu; l'intellect agent est une faculté de l'âme; il n'est pas,
comme chez saint Thomas, la dernière des intelligences célestes; l'intellect possible
n'est pas pure passivité; il est aidé par l'intellect agent, mais il fait lui-même l'opéra-
tion d'abstraction et livre à l'intellect agent les espèces qu'il contemple. L'individu
humain possède en lui une « lumière naturelle» qui permet de connaître sans le
secours de l'abstraction sur le sensible les principes; les vertus morales sont données
par l'inclination que nous sentons en nous vers le bien et par la connaissance immé-
diate que cette inclination est droite; enfin, Dieu est connu par simple réflexion sur
l'individu humain, puisque ce dernier est fait à l'image de Dieu: cette connaissance
est directe. L'individu, par la réflexion, peut atteindre l'être, c'est-à-dire voir Dieu, ou
plus exactement appliquer l'idée d'être à des réalités qui ne la comportent pas exacte-
ment grâce à la présence et à l'influence en nous des raisons éternelles et de la réalité
divine que nous ne possédons pas; Dieu, tout en n'étant pas objet de connaissance, est
présent dans l'opération par laquelle nous connaissons les réalités les plus humbles.
Dans la connaissance, l'individu humain est déjà au delà de ses limites apparentes. La
connaissance de n'importe quel objet est participation à Dieu; la connaissance que
l'individu a d'un objet n'est pas limitée à cet individu ou à cet objet: elle ne se définit
pas en elle-même, mais à titre d'image effacée de la connaissance pleine et certaine
que Dieu a de sa propre raison. La destinée surnaturelle de l'âme, qui est un véritable
individu, donne à l'individu un pouvoir de dépasser toute limite finie. L'individu n'est
pas limité par une forme; l'individu n'est pleinement ce qu'il est qu'en vertu de la
conversion qui le tourne vers son propre principe dont il reçoit les effluves.
[Albert le Grand] En face de cette doctrine de l'individu se dresse celle d'Albert le
Grand et de saint Thomas. Pour Albert le Grand, l'âme n'est qu'une forme, et non pas
un individu; la forme est par elle-même un universel; le principe d'individuation est
dans les accidents provenant de la matière qui s'ajoute à la forme, et la nature de
l'homme individuel, composé d'une âme et d'un corps, n'a presque plus rien de com-
mun avec celle de l'ange: les anges, étant des formes pures, doivent par là même dif-
férer entre eux comme des espèces, non comme des individus; aucune des facultés de
même nom n'est la même chez l'ange et dans l'âme humaine, dans l'âme qui, liée au
corps, n'atteint le rationnel que par une opération d'abstraction sur des images sen-
sibles, tandis que l'ange a une connaissance intuitive, exempte d'erreur et de
recherche; l'intellect agent, intuitif chez l'ange, est, chez l'homme, une simple clarté
indistincte qui emprunte aux images sensibles toutes les distinctions des genres et des
espèces. L'individu humain ne peut donc pas se rapprocher directement de Dieu par la
connaissance intellectuelle. L'intellect agent est vide de formes; il est une partie de
l'âme humaine; son rôle est l'abstraction. Il y a discontinuité entre la révélation et la
connaissance naturelle, comme l'explique la Summa de homine : si une intelligence
séparée ou angélique influe sur nous, le résultat de cette influence est une révélation.
[Saint Thomas] Saint Thomas affirme que, pour tous les êtres individuels autres
que Dieu, l'essence n'est que possible et peut être pensée sans son être; de cette
manière, aucun être autre que Dieu n'existe par soi; aucun individu n'est nécessaire;
son être vient d'autre chose, il procède, et cette procession est antérieure et supérieure
à toute conversion. La connaissance que l'individu a d'un objet n'est point une assi-
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 435
milation, mais une présence directe de l'être. La connaissance ne peut donner à l'indi-
vidu ce pouvoir illimité d'assimilation que saint Bonaventure lui accordait. Selon
saint Thomas, « l'intellect humain ne peut arriver, par sa vertu naturelle, à saisir la
substance de Dieu même, parce que la connaissance de notre intellect, selon le mode
de la vie présente, commence par le sens; et c'est pourquoi ce qui ne tombe pas sous
les sens ne peut être saisi par l'intelligence humaine, à moins d'être conclu à partir des
sens. Or les choses sensibles ne peuvent conduire notre intelligence à voir en elles ce
qu'est la substance divine, parce que ce sont des effets qui n'égalent pas la vertu de la
cause» (Summa contra Gentiles, 1, 3). Dans ces conditions, la connaissance ne peut
partir de la quiddité pour aller de l'essence à ses propriétés, ou de la cause à l'effet. La
pensée humaine ne peut aller que de l'effet à la cause et peut seulement déterminer la
cause dans son rapport à l'effet: la démonstration quid est inaccessible à 1'homme;
seule la démonstration quis peut être utilisée. Pas plus qu'Aristote, saint Thomas ne
découvre un procédé rationnel pour atteindre la quiddité des êtres ; saint Thomas
considère cette lacune du péripatétisme comme une lacune définitive de la raison
humaine: « même dans les choses sensibles, les différences essentielles nous sont
inconnues; et c'est pourquoi elles sont désignées par des différences accidentelles qui
proviennent des différences essentielles, de la même manière que la cause est signifiée
par son effet; par exemple, on pose bipède comme différence d' homme. »La connais-
sance ne part pas de l'individu pris en lui-même dans son intériorité et sa capacité pro-
ductrice qui se déploierait en effets. La conception hylémorphique des substances
spirituelles n'est pas valable pour saint Thomas; la composition hylémorphique ne
peut appartenir qu'au corps. La forme se divise quand elle est reçue dans une matière;
elle s'individualise en se liant à des accidents; elle exclut la présence de la forme
contraire; elle s'introduit dans la matière par suite d'un mouvement. Les intelligences
ne sont pas des individus, mais bien des formes pures et sans matière; l'intelligible
n'est pas reçu dans l'intelligence comme une forme dans une matière; la forme, objet
de l'intellect, est simple et indivisible, universelle et libre d'accidents, mieux connue
grâce à la présence de son contraire, d'autant mieux comprise que l'intelligence est
moins mobile. L'individualité n'appartient qu'à une forme engagée dans la matière.
Le problème de l'individualité de l'homme se résout selon la règle générale qui s'ap-
plique à l'individuation des êtres composés de forme et de matière. Ce qui sépare les
individus les uns des autres, c'est la matière à laquelle s'unit la forme; la forme, en
effet, est spécifique, et, pour tous les individus d'une même espèce, c'est une forme
spécifiquement identique qui est en chacun; ce qui fait l'individu, c'est la materia
signata (<< matière intacte ») unie à la forme, c'est-à-dire celle qui est considérée sous
des dimensions déterminées; elle donne à la forme une position exclusive de toute
autre dans le temps et dans l'espace; de plus, en raison de sa débilité, elle ne peut
recevoir la forme que d'une manière déficiente et imparfaite; l'individuation corres-
pond donc à une diminution, un affaiblissement, une dégradation. La matière qui, chez
Aristote, était être doué de tendances, animé d'un dynamisme, apparaît surtout chez
saint Thomas comme une limite négative; l' ind~viduation est privation. De là résulte
le fait que, dans l'union de l'âme et du corps, qui est l'homme, l'âme ne peut se saisir;
elle ne peut se connaître elle-même. Une pareille manière de considérer l'individu
pourrait entraîner la précarité de ce composé d'âme et de corps. Mais saint Thomas,
tout en diminuant la réalité individuelle, lui conserve l'immortalité. L'âme doit avoir
une individualité permanente, alors pourtant que l'individualité de l'homme, composé
436 COMPLÉMENTS
d'âme et de corps, a son principe dans la materia signata. Saint Thomas est fidèle au
principe de l'univers aristotélicien fait d'individus ayant chacun en soi le principe de
ses opérations: il y a unité de la forme en chaque individu. Or, cette doctrine qui sem-
blerait réserver à l'individu la première place puisqu'elle fait de lui l'unique réalité,
aboutit en fait à le diminuer en le limitant; au contraire, la vision platonicienne de
l'univers qui saisit une série de formes hiérarchisées, semble diminuer l'individu,
puisque l'unité n'est jamais dans l'individu, mais seulement dans le tout, le libère en
fait en lui donnant le dynamisme infini de ces formes dont chacune est avide de celle
qui viendra la compléter. L'unité individuelle semble liée à une conception statique de
l'individu. C'est là une opposition profonde et il y a plus qu'un paradoxe dans le
caractère chiasmatique des points de départ et des points d'arrivée de ces deux
visions. La pensée réflexive ne peut découvrir une compatibilité entre ces deux repré-
sentations antagonistes. Là est le problème métaphysique de l'individualité.
Saint Thomas a cherché à découvrir dans l'intelligence le principe de la perma-
nence de l'individualité de l'âme humaine. Aristote avait essayé d'établir que l'âme
intellectuelle n'est pas liée au corps partie par partie. Saint Thomas, poursuivant cette
recherche, montre qu'il existe dans l'âme humaine, outre les opérations qui exigent des
organes corporels, une intelligence qUI connaît ses objets sans l'intermédiaire ni l'as-
sistance de la matière: «L'âme intelligente n'est donc pas totalement saisie par la
matière ou immergée en elle, comme les autres formes matérielles» (Contra Gentiles,
II, 68 fin). Afin de sauvegarder à la fois l'immortalité personnelle de l'âme et sa fonc-
tion de forme substantielle, l'individualité de l'âme doit être conçue comme distincte
de l'individualité de l'homme dans laquelle l'âme ne serait que la forme du corps.
« L'âme humaine est une forme qui selon son être ne dépend pas de la matière. D'où il
suit que les âmes sont bien multipliées selon que sont multipliés les corps, mais que
pourtant la multiplication des corps n'est pas cause de la multiplication des âmes; et
c'est pourquoi il n'est pas nécessaire que, les corps une fois détruits, la pluralité des
âmes cesse» (Contra Gentiles, II, 81). Mais l'intelligence peut-elle être considérée
comme individuelle? Ce point de vue n'offrirait pas de difficulté foncière dans une
pensée conforme au platonisme, à cause du principe de pluralité des formes; l'intelli-
gence serait une forme supérieure aux formes que sont les autres fonctions de l'âme;
cette forme supérieure ne ferait que s'ajouter à la forme inférieure: « Les formes infé-
rieures sont embrassées dans les formes supérieures, jusqu'à ce que toutes soient rame-
nées à la première forme universelle, qui unit en elle toutes les formes» (Avicebron,
Fons Vitae, éd. Bauemker, p. 143, 13). Mais pour une conception statique de l'indivi-
dualité, la pluralité des formes en un être est incompatible avec son unité; une pluralité
de formes ne peut créer une vraie substance. Saint Thomas découvre alors une solution
dans l'idée selon laquelle l'intelligence est la seule et unique forme du corps organisé;
c'est d'elle que découlent toutes les facultés, sensitive ou végétative, dont les opéra-
tions sont exécutées par les organes du corps. Dès lors, l'individualité de l'âme vient de
sa relation au corps, et son indépendance du caractère immatériel de ses opérations de
connaissance. Nous devons cependant faire remarquer que cette indépendance de
l'âme intellectuelle est tirée de la pensée platonicienne, selon laquelle l'âme est sœur
des idées. Aristote a accepté la distinction de l'âme intellectuelle, qui n'est pas liée au
corps partie par partie, mais il n'y a pas là une exigence de son système et de sa concep-
tion de l'individu. Il y a au fond de cette notion de distinction de l'âme intellectuelle
une conception platonicienne de l'être, selon laquelle la connaissance assimile le sujet
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 437
connaissant à l'objet connu. Cette connaissance est une participation par conversion;
elle n'est pas inductive ni abstractive. Pour Aristote au contraire, l'opération n'a pas le
sens d'assimilation analogique qu'elle a chez Platon: dès lors, l'intelligence en acte est
identique à son objet, et son objet est une forme universelle. Ce serait donc toute la
théorie de la connaissance d'Aristote qu'il faudrait abandonner, et sa représentation de
l'opération intellectuelle. Ici, saint Thomas s'arrête et fait appel à une cause surnatu-
relle pour la multiplication des intellects. C'est là ce que M. Bréhier nomme un« coup
de force théologique ». Ce coup de force consiste à subordonner à une procession fon-
damentale les opérations intellectuelles qui donnent à l'individu humain une capacité
de conversion. L'intellect en tant qu'il est multiplié par Dieu est un intellect dont l'in-
dividualité procède de l'acte divin; mais l'intellect en tant qu'il se distingue de cette
matière qu'il informe est principe d'opérations, car c'est par ces opérations pensant des
notions incorporelles qu'il se distingue du corps et des fonctions liées au corps, sensa-
tion, mouvement, nutrition. L'intellect qui se distingue du corps apparaît comme iden-
tique chez tous les hommes, et se trouve privé d'individualité par les caractères mêmes
qui établissent sa participation par conversion. Il n 'y a donc pas, pour la pensée
réflexive, de moyen de rendre compatibles ces deux représentations de l'intellect; c'est
pour cette raison que le coup de force théologique est nécessaire, afin d'introduire
selon la procession une multiplicité qui selon la conversion n'existerait pas; or, la
conception que saint Thomas présente de l'individualité exige la multiplicité des intel-
lects individuels. En fait, cet appel à la foi laisse le problème ouvert. C'est essentielle-
ment par cette fissure de la pensée de saint Thomas que s'introduira la réflexion
cartésienne, qui en un certain sens prolonge et en un autre sens transforme radicalement
la conception thomiste de l'individualité. Descartes reprendra l'idée de cette intelli-
gence qui connaît ses objets sans l'intermédiaire ni l'assistance de la matière, pour la
pousser systématiquement à ses extrêmes conséquences théoriques, en abandonnant la
notion d'âme comme forme du corps. Mais alors la question de la relation de l'âme et
du corps se dressera comme une insurmontable difficulté. On pourrait en ce sens consi-
dérer que le développement du problème réflexif de la nature de l'individu est contenu
dans la difficulté qui se marque dans le texte suivant du De unitate intellectus contra
Averroistas, ch. VII: «On argumente fort grossièrement pour montrer que Dieu ne
peut faire qu'il y ait plusieurs intellects de même espèce, parce que, croit-on, cela
implique contradiction. Mais même en admettant qu'il ne fût pas de la nature de l'in-
telligence d'être multipliée, il ne s'ensuivrait pas nécessairement que cette multiplica-
tion impliquât contradiction. Rien n'empêche qu'une chose n'ait pas dans sa nature la
cause d'un caractère qu'elle possède pourtant en vertu d'une autre cause; ainsi par
nature, le grave n'a pas ce caractère d'être en haut, et pourtant il peut être en haut, sans
que cela implique contradiction. De même si l'intellect de tous était unique parce qu'il
ne contient pas de cause naturelle de multiplication, il pourrait pourtant admettre la
multiplication sans contradiction, en vertu d'une cause surnaturelle. Soit dit non tant
pour notre actuel propos que pour que cette manière d'argumenter ne s'étende pas à
d'autres sujets; car ainsi on pourrait conclure que Dieu ne peut faire que des morts res-
suscitent et que des aveugles recouvrent la vue:» Or, cette « manière d'argumenter»
est précisément celle que la méthode constructive cartésienne voudra étendre à tous les
sujets, et en particulier à celui de la connaissance de l'homme.
438 COMPLÉMENTS
[XIVe siècle] Or, ce primat de la volonté conduit à une conséquence qui est inverse
par rapport au point de départ; c'est celle que développe particulièrement Thomas
Bradwardine : il n'existe pas d'autre causalité que la causalité divine; il n'y a pas« de
raison ni de loi nécessaire en Dieu antérieurement à sa volonté », et « la volonté divine
est la cause efficiente de toute chose quelle qu'elle soit, cause motrice de tout mouve-
ment. » La conséquence de cette manière de voir est que l'acte le plus libre que
l 'homme puisse faire est nécessité par Dieu: « l 'homme est serf de Dieu, serf spon-
tané et non contraint. » Cette théorie du serf-arbitre est représentée au XIVe siècle par
Jean de Mirecourt qui enseigne à l'université de Paris. Ce déterminisme théologique,
même lorsqu'il n'aboutit pas à nier explicitement le fait que la liberté humaine sup-
pose le libre-arbitre, conduit cependant à le faire considérer comme « le plus bas degré
de la liberté », selon l'expression qu'emploiera Descartes.
Nous devons remarquer dès maintenant que le déterminisme théologique constitue
une doctrine capable de s'opposer durablement à la doctrine qui fait consister la
liberté dans le libre-arbitre individuel; en effet, le libre-arbitre individuel permet le
choix, et le choix peut se faire entre des termes préexistants et déterminés; au
contraire, la liberté d'un individu soumis au serf-arbitre est le fait de continuer à agir
dans la voie dans laquelle il est déterminé à agir, ou de s'arrêter d'agir; l'arrêt n'est
pas un choix, non plus que l'action; il apparaît alors paradoxalement que l'homme est
le plus profondément créateur non pas dans le choix, supposant le libre-arbitre, mais
dans l'action, par laquelle il agit selon Dieu, et dans la condition du serf-arbitre. Du
déterminisme théologique au déterminisme par le caractère et la destinée, la transition
est possible; aussi est-il possible de saisir chez Duns Scot une manière d'envisager
l'individu qui conduira non seulement à la conception de Jean de Wiclef puis de
Luther, mais aussi à celle de Descartes et peut-être à certains aspects de la pensée de
Rousseau puis de Maine de Biran.
Cependant, pour qu'une nouvelle conception de l'individu fût possible, il fallait une
réforme de toute la métaphysique, et particulièrement de la théorie de la connaissance.
Cette réforme commence avec le dominicain Durand de Saint-Pourçain, qui déclare
fictives les espèces sensibles et intelligibles; l'intellect agent est lui aussi déclaré fictif.
L'universel ne diffère de l'individu que comme l'indéterminé du déterminé: l'univer-
sel ne naît que d'une certaine manière de considérer l'image sensible en ne tenant pas
compte de ce qu'il y a d'individuel en elle. Le problème de l'individuation devient
alors un faux problème, parce qu'il suppose que l'espèce existe avant l'individu; si
cette antériorité d'existence n'est plus supposée, si rien n'existe que l'individuel, il
n'est plus nécessaire de se demander ce qui individualise l'espèce. Le nominalisme
conduit ainsi à une position nouvelle du problème de l'individualité. L'individuel est le
premier objet de notre connaissance. Cette attitude nouvelle se trouve encore chez le
franciscain Pierre Auriol, auteur du Commentaire sur les Sentences: « il est plus noble
de connaître une réalité individuelle et désignée que de la connaître de manière abs-
traite et universelle. » L'âme connaît la chose non pas à travers une species, qui est un
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 441
intermédiaire, mais par un esse intentionale, ou forma specularis, qui sont l'objet
propre de la connaissance, produits dans l'intellect par les choses et constituant des
« impressions ». Ces impressions sont la chose même présente en l'esprit en ce qu'elle
a d'actuellement visible pour lui. Connaissance de l'espèce et connaissance du genre ne
sont dues qu'à des différences de clarté et de distinction de l'impression; le genre cor-
respond au moindre degré de perfection. Le progrès de la connaissance va de l'univer-
sel au singulier, ce qui veut dire du confus au clair et au distinct: l'individu est pour la
connaissance principe de perfection. Or, on peut supposer que la hiérarchie des degrés
de l'être suit la hiérarchie des degrés de la perfection.
[Guillaume d'Ockham] Guillaume d'Ockham systématise cette doctrine, en mon-
trant d'abord que si l'universel existait en soi, il serait un individu, ce qui est contra-
dictoire ; l'universel ne peut expliquer le singulier, car il ne peut que doubler les êtres
singuliers, et non les expliquer; mettre l'universel dans les choses singulières, d'où
l'esprit le tirerait par abstraction, c'est le rendre individuel; ces arguments rappellent
ceux que l'on trouve déjà dans la critique qu'Aristote fait de l'idée séparée chez
Platon; mais le raisonnement atteint aussi la doctrine d'Aristote; pour Guillaume
d'Ockham, les universaux sont dans les significations d'un mot (intentio animae,
conceptus animae, passio animae ; «volonté de l'âme, conception de l'âme, affection
de l'âme») ; les universaux sont des signes ou significations; ils ne sont ni dans les
mots ni dans les choses; les universaux remplacent dans la proposition les choses
mêmes qu'ils désignent; les universaux se définissent donc par leur usage dans la
connaissance. Le problème des universaux n'est plus un problème de nature, mais un
problème de fonction, d'usage. Cette doctrine a son origine chez Abélard; elle sup-
pose que la relation active a valeur d'être; il est en effet très différent de considérer les
universaux comme un pur «.flatus vocis » et de les considérer comme des images qui
représenteront indifféremment l'une quelconque des choses singulières contenues
dans leur extension, et pourront les remplacer comme le signe remplace la chose
signifiée. Les universaux ne sont pas des choses, mais les relations entre les signes
sont de véritables relations, au même titre que les relations entre les choses. On peut
agir avec les universaux comme le mathématicien algébriste agit avec ses symboles
abstraits: « supponere pro ipsis rebus. » Une des conséquences les plus importantes
de cette nouvelle théorie de la connaissance est que la connaissance primitive des
choses singulières (qui est la véritable connaissance), atteint par intuition soit les
choses sensibles soit « certains intelligibles qui ne tombent aucunement sous le sens,
tels que les intellections, l'acte de volonté, lajoie, la tristesse et choses de ce genre que
l'homme peut expérimenter être en lui. » À côté de l'expérience externe qui nous
révèle le sensible, l'expérience intérieure nous révèle l'intelligible. C'est tout un nou-
veau domaine de réalité, à savoir le monde intérieur à l'individu tel qu'il le connaît par
intuition intérieure, qui se manifeste ici avec son procédé de connaissance et sa quali-
fication. La dignité de la réalité individuelle ne consiste pas seulement en ce que l'in-
dividu est le sujet des expériences intérieure et extérieure qui fondent la
connaissance; mais elle consiste aussi en ce que la réalité intérieure de l'individu
devient objet de connaissance par intuition, alors que les questions de métaphysique
sont hors de la portée de notre raison; la métaphysique devient en quelque manière la
connaissance des réalités intérieures à l'individu.
[Nicolas d'Autrecourt] La critique de la métaphysique et de la physique d'Aristote
se poursuit dans l'enseignement de Nicolas d'Autrecourt par l'examen des notions de
442 COMPLÉMENTS
causalité et de substance; le lien de causalité n'est plus proche parent de celui d'iden-
tité, car la causalité ne peut être envisagée comme la production du semblable par le
semblable; le devenir est une succession de moments sans liaison; la même critique
s'applique à la notion de substance: aucun sujet des apparences données par les sens
ne peut être connu ni intuitivement ni discursivement. La conclusion est importante
pour la doctrine de l'homme en tant qu'individu: «je ne suis certain avec évidence
que des objets de mes sens et que de mes actes. » C'est par les actes que le sujet a
conscience de son existence. La pensée cartésienne n'est pas opposée à cette manière
d'envisager la connaissance du sujet dans son isolement, ce qui évite toute question
concernant l'individuation, puisque la réalité du sujet est d'emblée saisie (en vertu
même des conditions de la connaissance) comme individualisée; certes, cette manière
de voir pose le problème critique, mais il est important de constater que cette réflexion
sur la connaissance du sujet part de Siger de Brabant, et que déjà chez lui il y avait une
tournure à la fois logique et ontologique caractéristique de cet ensemble d'arguments:
« Tout ce qui nous apparaît n'est que simulacre et songe, si bien que nous ne sommes
certains de l'existence d'aucune chose» ; cette proposition fait partie des impossibilia
dont on peut, par jeu logique, fournir la démonstration; ce ne sont pas les sens, qui
nous donnent les apparences, mais c'est une autre faculté qui peut seule juger si ces
apparences sont vraies. Ce raisonnement a une tournure cartésienne; il est complété
par Nicolas d'Autrecourt, qui va jusqu'à s'attaquer à la notion de facultés de l'âme,
affirmant qu'on n'a pas le droit de conclure de l'acte de volonté à l'existence de la
volonté; cette thèse conduit à considérer l'individu sujet comme un terme premier qui
n'a besoin d'aucune explication, et qui est la source et le fondement de toute connais-
sance et de toute action. Toutefois, un principe de la philosophie d'Aristote restait à
combattre pour assurer le primat de l'individu comme cause: « tout ce qui est mû est
mû par autre chose» ; selon ce principe, le mouvement, non seulement à son moment
initial, mais à chacun de ses moments successifs, est produit par un moteur qui
contient en acte ce qui, dans le mobile, est en train de se réaliser.
[Buridan] Ce principe, avec toutes les conséquences métaphysiques qu'il entraÎ-
nait, est remplacé chez Buridan par la première formulation du principe de l'inertie;
le mouvement n'est pas perpétuellement soutenu et entretenu par une intelligence
céleste: le mouvement est dû à un impetus qui est communiqué par le moteur à la
chose mue. Cet impetus est une certaine puissance (ou, dans le vocabulaire de la phy-
sique moderne, une certaine énergie cinétique) qui rend le mobile capable de conti-
nuer à se mouvoir de lui-même dans la même direction; cet impetus est d'autant plus
grand que la vitesse avec laquelle le mobile est mû est plus grande; et le mouvement
durerait indéfiniment s'il n'était affaibli par la résistance de l'air et la pesanteur; si ces
circonstances n'existent pas, cet affaiblissement n'a pas lieu et le mouvement dure
indéfiniment; c'est le cas du mouvement des corps célestes, d'où l'inutilité des intel-
ligences motrices et de tout concours spécial de Dieu. Les mouvements des cieux,
pour Buridan, sont assimilables au mouvement des projectiles, qui, avec le principe
d'inertie, fonde l'unité de la mécanique et remplace la théorie des lieux naturels, et ses
corollaires qui sont la finité du monde et le géocentrisme. Une recherche comme celle
d'Albert de Saxe sur la chute des corps, et une hypothèse comme celle qu'il formule
relativement à l'immobilité du ciel et au mouvement de la terre, à la suite de l'auteur
du Timée, de Scot Erigène et d'Albert le Grand, montre qu'un nouvel esprit opère dans
les sciences une véritable décentration du sujet des apparences vitales et de la connais-
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 443
être empêchée. L'amour est non le fils de Poros et de Pènia, mais une plénitude iden-
tique à Dieu lui-même; l'âme ainsi replacée en son propre fond, c'est-à-dire en deçà
des états où elle a une activité limitée et déterminée, trouve la liberté complète; elle
n'a pas besoin de contacts multiples et répétés avec les milieux extérieur et social.
Les activités inférieures de l'âme sont celles qui aboutissent à l'action: ce sont la
volonté, la raison, l'entendement, les sens externes; ces activités sont ordonnées et
dirigées par le retrait de l'âme en soi.
Telle est la vision selon laquelle l'ensemble du divers, la somme de toutes les
individualités séparées, apparaît comme la manifestation ou révélation d'une unité
plus profonde; le divers, apparaissant comme expression, est immédiatement nié
comme divers; l'individu n'est connu comme réalité que dans son isolement d'avec
les autres individus qui le renvoie à Dieu, et l'empêche d'être pris comme réalité
dernière; le mot ne trouve pas son sens uniquement par sa liaison avec les autres
mots de la phrase, car si un mot n'a pas de sens par lui-même, plusieurs mots n'ont
pas davantage de sens parce qu'ils sont plusieurs; il faut que chacun des mots ait un
sens par rapport à la pensée qu'il exprime pour que l'ensemble des mots ait un sens;
le contexte est dans le sens et non dans les autres mots; le contexte est dans la pen-
sée et non dans l'addition des mots. Cette méthode est appliquée à la théologie: elle
indique que la divinité, au-dessus de la trinité est « nature non-naturée », tandis que,
au-dessous de cette unité imparticipée qui reste en elle-même, les trois personnes
forment la « nature naturée ». La création du monde, ou procession des choses
créées en dehors de Dieu, est encore une expression de Dieu; dans ces conditions,
cette création n'est point strictement différente en nature de la génération du Fils par
le Père; le Fils, en effet, exprime la pensée du Père, qui est lui-même l'unité abso-
lue où s'identifient connu et connaissant. L'Esprit unit le Fils et le Père; chaque
chose a en Dieu son être éternel, compris dans le Verbe: la création est cet acte
intemporel par lequel Dieu s'est exprimé en son Fils. Chaque existence individuelle
de chaque créature, en un temps et un espace déterminés, ne peut être conçue
comme le résultat d'un acte positif de Dieu; l'existence finie des choses hors de
Dieu, la diversité qui les sépare ne peut se concevoir que comme un néant et une pri-
vation. Comme dans la théorie de Plotin et de saint Augustin, le mal est une simple
privation et un défaut, liés à cette diversité.
L'âme individuelle a pour fonction la connaissance de l'unité originaire des créa-
tures; le fond de l'âme, la Funke, est synteresis, lieu où toute créature retrouve son
unité. La connaissance a valeur d'être: elle est une transmutation des choses mêmes
dans leur retour à Dieu. Le Christ devient alors modèle plus que rédempteur du
péché d'Adam; il est modèle de l'union parfaite de Dieu et de la créature; même
sans le péché d'Adam, cette incarnation aurait eu lieu; le Christ est le guide des
âmes par qui l'univers retourne à Dieu; l'aspect de la doctrine chrétienne qui subor-
donne la vie individuelle à une tradition historique, à des institutions juridiques et
sacramentelles, devient inessentiel. Cette doctrine fut diffusée par Jean Tauler,
Henri Suso et Jean Ruysbroeck, pour qui la « quiddité de Dieu dépasse toutes les
créatures. »
Malgré la très grande différence qui existe entre la doctrine universitaire des
Ockhamistes et la doctrine mystique d'Eckhart, la conception de l'individu
implique un postulat commun: il n'est pas nécessaire de passer par l'espèce pour
connaître l'individu, et cet individu est une base solide pour agir et pour connaître,
446 COMPLÉMENTS
vertes en tant qu'individus, sans qu'il y ait une opinion du groupe constituant un
dogme ll ; le but de ces sociétés est de réaliser une universalité de l'information, non
de décider de ce qui est vrai et faux. Les statuts de la Société royale de Londres sont
particulièrement remarquables à cet égard: « la société ne fera sienne aucune hypo-
thèse, aucune doctrine sur les principes de la philosophie naturelle, proposée ou
mentionnée par un philosophe quelconque, ancien ou moderne », ceci afin de « ne
pas donner comme générales des pensées qui leur sont particulières. » Cette pensée
définit une condition universelle d'individualité; l'individu est capable d'universa-
lité non dans les conditions empiriques de son existence, mais dans l'exercice de
son activité; l'individu s'universalise par son activité. Les penseurs du xvue siècle
abandonnent le dynamisme du XVIe siècle et de la Renaissance, mais il semble que
tout ce qui est enlevé au monde soit donné au sujet pensant; c'est bien de l'individu
que part cet ordre constructif de l'universalité, à tel point que tous les objets du
monde et leurs relations sont posés comme reconstructibles par la pensée; si le
dynamisme du XVIe siècle est abandonné, c'est parce que, dans la liaison originelle
entre l'homme et le monde, une barrière et un lien subsistent encore; l'appréhen-
sion de l'objet est plus immédiate encore ici que dans le dynamisme de l'époque
précédente: l'objet est saisi comme compénétrable à une technique, qui est la
reconstruction rationnelle du réel, et le prolongement de l'œuvre créatrice par le
pouvoir humain conscient de lui-même; il n 'y a plus de distinction entre intelli-
gence et raison: ce qui peut être pensé est ce qui pourrait être construit ou ce qui
construit. Construire, c'est ordonner, et ordonner, c'est construire. L'opération a
valeur d'être; non seulement elle modifie l'être, mais elle le constitue. L'individu
est l'être capable de se construire ou de se reconstruire lui-même. L'action sur soi
n'est plus conçue comme une purification ou un sacrifice, mais comme une
construction qui inventorie et reprend toute la réalité primitivement donnée pour la
réordonner et l'achever. L'activité de découverte constructrice que la Renaissance
avait consacrée surtout au monde se retourne au XVIIe siècle vers le moi, mais le moi
n'est pas conçu comme chose à explorer; il est saisi comme réalité à construire ou à
reconstruire selon les normes élaborées dans la technique rationnelle la plus
féconde: celle des mathématiques appliquées à la mécanique. Ce que le XVIIe siècle
découvre dans les sciences est du constructible selon les schèmes techniques; le
type d'intelligibilité est celui d'un fonctionnement mécanique, dans lequel il n'y a
pas d'antériorité du tout par rapport aux parties; c'est l'ordre des parties qui donne
au tout le fonctionnement qui le caractérise; le fonctionnement est relation ou
ensemble de relations. Les structures sont des structures mécaniques, non des hié-
rarchies, des forces cachées, des désirs, ni même des analogies, relation entre le
signe et la chose signifiée. L'individu est un être sans subjectivité ou tout au moins
sans intimité profonde. L'essence devient activité; la relation est faisceau d'opéra-
tions, et la structure est un faisceau de relations. Certes, il subsiste des difficultés
dans cette entreprise: l'individu humain n'est pas simple, et tout n'est pas en lui
constructible au même degré; une des relatioI)s fondamentales qui s'y manifeste
Il. Assez rapidement, toutefois, la tendance des Académies à légiférer en matière de goût ou de sciences
s'est manifestée. Mais ce n'est guère qu'au XVIIIe siècle que la pensée. ou tout au moins l'opinion éclairée. est
redevenue réalité de groupe. On ne peut nommer les « philosophes» du XVIIe siècle comme ceux du
XVIIIe siècle pour les saisir en tant que groupe.
448 COMPLÉMENTS
s'impose comme une réalité donnée qui ne se laisse directement pénétrer par aucun
schématisme; l'intelligibilité de l'individu humain n'a été obtenue qu'en supposant
la distinction de l'âme et du corps; toute l'irrationalité du donné a été refoulée dans
cette obscure relation qui n'est pas un faisceau d'opérations. Là est le paradoxe de
l'individualité dans la forme particulière qu'il prend au XVIIe siècle: l'individu
devient chose constructible et par conséquent rationnelle à condition que l'on sup-
pose réalisée une certaine discontinuité qui vient briser l'unité individuelle, et qui,
elle, n'est en aucune manière constructible, parce qu'elle suppose une théorie de
l'être différente de celle qui permet la construction rationnelle: elle suppose en effet
qu'il peut y avoir relation à travers une discontinuité ontologique, une hétérogénéité
bi-substantielle, alors que tout le rationalisme de l'ordre constructif repose sur l 'hy-
pothèse de la continuité et de l'homogénéité de l'être. Nulle part ce paradoxe n'est
plus visible que chez Descartes; mais la difficulté qu'il présente est si grande
qu'aucune des grandes pensées systématiques du siècle n'échappe à sa domination.
Le schème de participation est abandonné pour penser l'individu, à cette époque;
le schème de construction le remplace, et se heurte au même problème fondamental.
dans Aristote comme leurs corps dans leurs cellules» ; ces spécialistes se cantonnent
dans leur discipline et ont l'illusion que leur science favorite renferme le tout des
choses. Par cette fermeture s'explique la stérilité des spécialisations dogmatiques; la
stérilité est signe d'irréalité de la pensée: la logique scolastique est stérile comme une
vierge consacrée à Dieu; elle n'enfante rien. Dans son isolement, l'esprit ne peut que
produire distinction sur distinction. Ainsi, l 'homme, isolé, ne possède que l' intellectus
sibi perm issus (<< l'intellect livré à lui-même»). Ce que Bacon recherche est la fécon-
dité opératoire, et il pense ne pouvoir la trouver que dans l'expérience. Il reste très dif-
férent de Descartes en ne découvrant pas une condition de fécondité pour l' intellectus
sibi permissus, ou plutôt en ne distinguant pas le travail déductif inventif et synthé-
tique de la simple analyse logique. Mais l'intention est la même: refuser l'infécondité
du pur formalisme. C'est à l'être individuel qu'il appartient de ne pas se laisser enfer-
mer dans l'illusion d'une doctrine achevée, comme la scolastique, et d'aller, pour
Bacon, vers l'expérience, et pour Descartes, vers la déduction constructive.
Cependant, Bacon est encore beaucoup plus près de la Renaissance que Descartes; le
dynamisme qui est dans le monde se trouve, pour Bacon, déposé dans l'être humain;
mais il reste encore partiellement déposé dans le monde, si bien que, dans l' expé-
rience, subsiste une certaine relation toujours maintenue entre l'individu et le monde.
Bacon ignore la capacité inventive de la déduction; en ce sens, il est le pionnier de
cette confiance dans la capacité de l'être individuel que l'on trouvera chez Descartes;
il n'a pas encore les méthodes qui féconderont et valideront la confiance en cette capa-
cité; mais il possède la foi en cette force et son intention, avec des moyens nouveaux,
se poursuivra chez Descartes. Bacon n'a pas découvert assez les méthodes d'univer-
salité pour pouvoir justifier pleinement la confiance dans l'individu qui invente: dans
le domaine de la pensée du XVIIe siècle, l'individualité absolue de la pensée ne peut se
découvrir qu'avec l'universalité de la méthode. Le paradoxe de l'individualité se cher-
chant à travers la conscience de ses moyens d'action sur la nature se montre chez
Bacon par la double apparence de la relation de l 'homme au monde: «natura non
vincitur nisi parendo» (<< on ne vainc la nature qu'en lui obéissant »). Par ailleurs,
cette toute-puissance de l 'homme créateur ne se traduit pas par une éthique individua-
liste, mais par une théorie qui subordonne le bien de l'individu au bien de la société
dont il fait partie; le souverain bien ne doit pas être recherché dans la tranquillité de
l'âme de l'individu, mais dans le bien actif, rayonnant par ses œuvres; la science de
l 'homme se termine par une politique distincte de la morale, et qui est surtout une doc-
trine de l'État et du pouvoir, fondée sur des faits, selon l'esprit de Machiavel. Enfin,
cette requête d'universalité se traduit en physique par le mécanisme, que Bacon utilise
au terme de l'induction pour découvrir l'explication des propriétés d'une chose et la
nature d'un phénomène; c'est le schématisme latent qui explique les propriétés d'un
corps; tout ce qu'il y a de qualitatif et de rattaché à la particularité de tel ou tel corps
dans une circonstance déterminée se trouve éliminé par là ; l'essence de chaque chose
est dans une structure géométrique et mécanique permanente, qui est commune à plu-
sieurs êtres, et à tous les êtres ou phénomènes possédant les mêmes propriétés; c'est
la communauté d'actions qui permet de considérer des phénomènes comme iden-
tiques; il n'y a pas de participation, mais seulement identité dans la réalité, c'est-à-
dire dans les structures qui produisent tel fonctionnement, telle opération.
L'universalité est dans l'opération et la structure qui la conditionne, non dans la parti-
cularité ; même la recherche des causes finales est encore trop extérieure à l'être phy-
450 COMPLÉMENTS
sique, et reste la vierge stérile que désigne Bacon; l'être physique n'est lui-même
qu'en ayant une structure dans laquelle disparaît tout ce qui pourrait le désigner
comme être particulier. La même présence simultanée des aspects extrêmes de la réa-
lité individuelle se manifeste dans le mécanisme de Bacon. Cette requête d'universa-
lité se manifeste encore dans la manière dont Boyle, continuant la pensée de Bacon,
critique comme trop particulier le mécanisme de Descartes: « l'explication méca-
nique que Descartes donne des qualités dépend tellement de ses notions particulières
d'une matière subtile, des globules du second élément et autres choses semblables, et
ces notions, il les a si bien entrelacées avec le reste de son hypothèse, qu'on en peut
rarement faire usage si l'on n'adopte sa philosophie tout entière. » Boyle trouve au
contraire une plus parfaite universalité dans des considérations uniquement expéri-
mentales, c'est-à-dire dans la science mathématique des machines, qui permet« d'ap-
pliquer la mathématique pure à la production ou à la modification des mouvements
dans les corps. »
réflexive n'est pas à proprement parler le Cogito, mais l'individu, en tant que centre
d'une activité qui cherche la certitude. Le Cogito ne pourrait ni être découvert dans la
contemplation de l'ordre du monde, ni obtenu par une révélation; il ne peut être décou-
vert sans être accompli, et son universalité s'exprime par le fait que tout sujet qui voudra
le comprendre devra le réaccomplir en lui comme s'il le découvrait. La construction de
la vérité n'est plus chez Descartes un procédé logique ou pédagogique destiné à per-
mettre à un individu non-initié de pénétrer dans le domaine du vrai: il n'y a pas de
domaine du vrai; le vrai est coextensif au réel, et le réel est du construit; celui qui refait
cette opération du Cogito la comprend aussi profondément que Descartes a pu la com-
prendre; il n'y a pas de propriété de la vérité ni d'une doctrine; Descartes trouvait
ineptes les contestations d'antériorité; la vérité ne se transmet pas; elle se reproduit; là
est le véritable sens de l'individualité selon Descartes: l'individu est l'être qui est arrivé
à l'universalité de l'opération, c'est-à-dire qui est délivré de tout ce qui arrête et relati-
vise en enchaînant le mouvement créateur et constructif: les préjugés, la précipitation et
la prévention. L'individu est non pas l'être particulier, soumis au hic et nunc (<< ici et
maintenant»), mais l'être qui a acquis la capacité d'agir comme tout autre être pourrait
agir s'il avait réussi à se débarrasser de sa particularité. Les particularités de la race, de
la naissance, de l'éducation, de la révélation ne sont pas conçues par Descartes comme
des garanties de certitude et des moyens d'assurance, mais comme des freins, des
limites, et finalement des causes d'erreur; ces moyens qui conviennent à la faiblesse,
comme Platon le disait de l'opinion, doivent être éliminés par celui qui recherche la
vérité; le principe d'autorité est mauvais pour cette raison: il engendre une fausse sécu-
rité. Il n'y a donc pas d'individualisme chez Descartes, car jamais l'individu tel qu'il se
découvre donné à lui-même ne doit être le principe de la recherche ni de l'action; cet
individu est encore beaucoup trop le résultat de l'exercice hasardeux des désirs et de tel
ou tel enseignement; il ne peut être pris comme base solide. Ce qui distingue une indi-
vidualité d'une autre par les aspects contingents ne doit pas être conservé; cela ne fait
pas partie de la véritable individualité; la véritable individualité est pour Descartes dans
la forme de récurrence de l'activité et de la pensée sur elles-mêmes; ce n'est pas autre-
ment que s'exercera la médecine des passions, et ce n'est pas un autre but que visera la
sagesse donnant le « contentement. »
Selon ce principe, la relation de l'individu à l'espèce ne peut être pensée autrement
que de manière accessoire; ce n'est pas la classification des êtres qui peut donner une
méthode pour penser; la différence entre espèces devient alors une différence de
nàture et de structure interne; en ce sens, les animaux sont entièrement différents de
l'homme, car ils n'ont pas d'âme et sont purement corporels; notons que selon le
principe de Descartes, l'individualité des animaux réside dans l'automatisme de la
machine en laquelle ils consistent entièrement; mais l'individualité humaine réside-
rait déjà d'une manière suffisante dans l'automatisme de la pensée qui se révèle dans
le Cogito; il faut de plus que s'y agrège un autre automatisme, celui de cette machine
corporelle que nos sens nous révèlent. La liaison n'est point claire. Certes, on peut
dire, comme le fait Descartes dans une lettre à Elisabeth, qu'il « faudrait avoir le sens
gâté» pour nier qu'il y ait une relation entre l'âme et le corps; mais cela n'est point
une raison absolument valable. La véritable difficulté est de savoir comment deux
êtres qui pourraient être déjà des individus à part l'un de l'autre forment en fait une
seule individualité. Descartes ayant laissé de côté le modèle de l'individualité biolo-
gique, où l'unité individuelle se manifeste par la convergence des fonctions, et ayant
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 453
accomplissement; ici encore, c'est l'ordre qui confère la consistance à une série de
termes, et cette consistance n'est pas une pure forme; elle se manifeste par sa fécon-
dité : elle est pouvoir inventif. L'individu humain est moteur de l'ordre, il est celui
qui opère la relation ordonnée, et qui sait ordonner les termes connus pour découvrir
la raison de la progression, puis en tirer d'autres termes. Le sujet, grâce à l'ordre,
suscite un certain automatisme de la relation, grâce auquel les termes nouveaux
apparaissent. La véritable morale cartésienne est bien la morale provisoire, car elle
correspond à un problème à résoudre qui est différent dans chaque cas; et ce pro-
blème ne peut être résolu qu'en supposant un terme qui n'est pas donné dans
l'énoncé, mais qui, combiné avec les termes de l'énoncé, définit un ordre fécond.
L'être individuel intervient ici comme celui qui crée ce terme qu'il faut ajouter à la
situation et sans lequel elle ne peut être ordonnée; le sujet a donc un pouvoir d'ini-
tiative; sans lui, le problème resterait indéterminé; il ferme l'axiomatique, pour
parler en langage moderne, et c'est cette fermeture qui non seulement rend l'action
possible, mais se confond avec l'action en train de s'accomplir; en cela consiste
l'automatisme de l'action. L'action en train de s'accomplir correspond à une série
en train de se développer et de poser ses termes successifs selon la nécessité de son
argument et le donné du premier terme. L'action, comme la pensée, comme le fonc-
tionnement d'une machine simple, est un transfert sans perte opéré du premier
terme jusqu'au dernier. Un levier, des moufles, des engrenages, transfèrent sans
perte la quantité du mouvement appliqué du côté moteur au côté résistant; une
chaîne transfère sans perte l'action exercée sur l'une de ses extrémités à l'autre
extrémité, comme un bâtiment transfère les forces exercées par le toit sur la plus
haute assise à toutes les assises inférieures, jusqu'au roc qui est le fondement der-
nier. L'ordre de l'action des leviers, l'ordre de la concaténation, l'ordre de la super-
position réalisent un transfert sans perte de la quantité de mouvement. De même le
raisonnement réalise un transfert sans perte du sens des premières propositions aux
dernières. Ce transfert sans perte ne suffit pas à l'invention; les machines simples
ne donnent que des cas d'équilibre, et ne correspondent à la théorie que si elles
s'écartent infiniment peu des conditions d'équilibre. Les machines simples ne don-
nent dans leur fonctionnement ni l'image de la série dans laquelle des termes nou-
veaux sont déduits, ni celle de l'action qui découvre ses propres normes à partir
d'une indétermination primitive; mais le transfert sans perte est nécessaire pour que
l'automatisme de la fécondité soit possible: la série mathématique n'est pas pure
identité, mais il faut que l'identité et l'équivalence de deux quantités aient un sens
pour que des rapports de rapports aient un sens. Les machines simples ne sont pas
des automates, mais les automates sont faits de machines simples organisées entre
elles, et dont chacune se borne à réaliser un transfert de quantité de mouvement;
chaque machine simple à son tour n'est qu'une combinaison de chaînes, de leviers,
d'engrenages (qui sont des leviers entrant successivement en action)12. De même
que les mathématiques resteraient infécondes si elles ne disposaient que de la pure
identité qui les amènerait à être une immense tautologie, de même l'action ne serait
rien si elle n'était que l'affirmation d'un principe identique dans des cas multiples.
12. Un engrenage peut être représenté comme fait d'une double série de leviers qui entrent en action l'un
après l'autre, selon la révolution des roues dentées, le point moteur de l'un étant en contact avec le point résis-
tant de l'autre.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 455
L'ordre est en mathématiques ce qui permet de poursuivre une égalité à travers des
termes ou des rapports de termes qui ne sont pas identiques; l'ordre est aussi ce qui
permet de conférer une unité à une opération qui pose des termes nouveaux non
contenus dans la situation où l'action les insère. C'est par là que l'invention mathé-
matique et l'action morale sont possibles. L'esprit théorique est celui qui donne des
conséquences à des principes qui n'en avaient pas encore, comme Descartes qui
retrouve l'argument ontologique chez saint Anselme; l'homme qui agit est celui qui
donne une suite à une situation qui sans lui resterait un problème inextricable et
attacherait l 'homme à l'indétermination inféconde du choix. Le héros cornélien ne
choisit pas; il continue au delà de la nécessité du choix, et dépasse le choix en le
surmontant: ce qu'il y a de cartésien dans Le Cid, ce n'est pas le long monologue
des stances, où l'alternative arrête l'action, mais le combat et la victoire sur les
Maures qui apporte une solution en posant un terme nouveau par rapport à l'alterna-
tive. De cette surabondance d'être, qui prolonge mais ne répète pas l'action déjà
commencée, apparaît un renouvellement de la situation dans laquelle se trouvent les
personnages; l'action a le pouvoir de modifier, dans son progrès, les termes à partir
desquels elle agit. Ici encore se manifeste l'aspect paradoxaJl3 de l'être individuel:
13. Celui selon lequel la réalité individuelle est non seulement ambivalente, mais faite d'une dualité
interne qui institue en elle une relation essentielle: à chacun des point de vue d'où l'on peut le saisir, l'indi-
vidu est fait de la relation de deux aspects: ontogénétique et phylogénétique, intériorité et extériorité, sub-
stantialité et caractère événementiel, liberté et déterminisme, aséité et participation, instinctivité profonde et
rationalité hyperconsciente. Cette dualité ambivalente pourrait être dite: nature problématique ou autopro-
blématique de l'individu: l'individu ne rencontre pas de difficultés, il est à lui-même difficulté; il se met en
question et est son propre problème; il se rencontre sur son propre chemin. Comme un des aspects les plus
nets de ce caractère auto-problématique, citons l'analogie du sens de la vie et du sens de la mort, de l'as-
somption et de l'évanouissement de l'individualité. L'individualité est circularité causale, affrontement de
soi à soi, affirmation et négation de soi par soi: toute tendance est gémellaire, capable de s'invertir par sup-
pression d'un des deux rameaux; il n'est possible d'adopter ni monisme ni dualisme, qui serait suppression
de la récurrence, parce qu'il n'y aurait plus qu'un seul terme ou deux termes isolés. Il n'y a ni un ni deux
termes, mais un terme en train de se dédoubler et deux termes en train de s'unifier. L'individu est penna-
nente relation d'unité et de dualité.
L'individualité de l'individu est précisément transindividuelle, car l'individu affinne son individualité en
opposant son action à sa substantialité (sacrifice, sympathie), mais cette sympathie et ce sacrifice ne pourraient
exister sans une relative substantialité de l'individu au point de départ. L'action se meut, mais elle se meut à
partir d'un point, qui devient point de départ parce que l'action s'éloigne de lui. La relation a rang d'être par
rapport aux tennes, et les termes trouvent dans l'acte qui établit la relation leur valeur de temles.
Il serait faux de dire en ce sens que l'individu est seulement infomlation. Il est en fait auto-position d'in-
fomlation, condition d'infomlation. L'information ne peut être posée que relativement à un point de vue, et il
n'y a point de vue que par l'individualité. La réalité transductive de l'individu réside dans ce fait que l'indi-
vidu, en lui-même, possède un dynamisme allagmatique en lequel consiste son unité et sa pluralité, ainsi que la
bipolarité fondamentale de ses tendances. Par ailleurs, dans la relation de l'individu aux autres individus et à la
nature ou aux êtres techniques, l'individu est investi dans une relation transductive.
Enfin, un troisième rapport allagmatique permet aux deux précédents d'exister et est conditionné par eux:
le rapport allagmatique entre l'intériorité et l'extériorité, entre le rapport transductif intérieur et le rapport
transductifextérieur. Aucun des deux rapports primitifs de l'intériorité ou de l'extériorité ne serait stable sans
le troisième, qui est le rapport de deux rapports. Mais ce d~rnier n'existerait pas sans les précédents. Il y a
simultanéité de trois rapports. La relation transductive entre les deux premiers r~pports se manifeste par un lien
d'analogie entre leurs structures dynamiques et statiques: ces deux rapports sont des transpositions l'un de
l'autre. Mais l'analogie n'est que l'aspect symbolique qui révèle une activité transductive. Dans sa réalité, le
rapport est relation transductive ; il s'exprime au-dehors sous forme de rapport analogique. L'analogie est l'ex-
pression symbolique de la transduction; elle ne la constitue pas mais l'exprime seulement. La recherche de Platon
à ce sujet n'a pas seulement une valeur méthodologique, même si elle est inspirée du paradigme technique de
456 COMPLÉMENTS
l'action ordonnée n'est pas celle qui s'enferme dans le choix de ce qui est prévisible et
déjà donné; celle-là serait inféconde; pour être ordonnée et une, l'action doit se
dépasser et être toujours neuve; l'action est un geste à partir d'une situation qui
transforme cette situation de manière à se justifier dans cette situation transformée;
le geste se déroule en fonction de la situation qu'il crée, et il ne peut s'insérer que
dans la situation qu'il crée; l'individu ne peut réaliser son unité qu'en semblant se
détacher de son identité; l'identité n'existe qu'au terme de l'action. Les conditions
de l'action généreuse nécessitent une surabondance d'être; l'individu est la source
de cette surabondance d'être dans la situation par laquelle il s'universalise en résol-
vant le problème qui le retenait captif dans la particularité d'une situation singu-
lière. Le Cid a retrouvé l'universalité; tel est le sens des mots que prononce le roi à
la fin de la tragédie: il ne s'agit plus seulement de savoir si le Cid pourra épouser
Chimène, mais d'apprendre que cette situation d'exception a pris fin ; c'est là le
véritable dénouement de l' œuvre: deux obligations incompatibles ont été compati-
bilisées par l'action généreuse. Pour Descartes, les incompatibilités deviennent des
indéterminations: il n'y a pas un terme de trop mais une insuffisance du donné;
c'est l'individu qui détermine les données en les complétant par son action.
L'individu est créateur d'universaIlté. Par là s'explique le caractère principal de le
méthode de Descartes: la connaissance que l'intelligence prend de sa propre nature
et, par là, des conditions de son exercice, fonde la méthode; dans cette connais-
sance de l'intelligence réside la « science universelle» ; cet intellectus est pour
Descartes un point de départ et un point d'appui; la certitude de la connaissance
intuitive peut s'étendre de proche en proche aux vérités qui en dépendent; l'intui-
tion, cette « lumière naturelle », cet « instinct intellectuel », permet de percevoir
non seulement les vérités, mais le lien entre une vérité et celle qui en dépend immé-
diatement; la déduction, qui est une liaison entre des vérités, et qui s'exerce tou-
jours sur des propositions certaines, jamais sur des propositions probables, suppose
que l'esprit peut avoir une certitude entière et complète d'un objet particulier sans
une certitude totale portant sur le réel tout entier. La limitation de l'individu humain
n'empêche pas la connaissance intellectuelle du réel; elle oblige seulement à
employer une méthode assurant le transfert de la certitude; pour que cette méthode
soit féconde, il faut qu'elle soit constructive; la mesure assure la certitude; l'ordre
assure la fécondité. La grande découverte méthodologique de Descartes est celle de
la liaison de la mesure et de l'ordre. Avant lui, l'ordre existait bien comme principe
philosophique, particulièrement dans le néoplatonisme ; mais cet ordre était un
arrangement hiérarchique de réalités hétérogènes ne permettant pas l'exercice de la
mesure; car il n'y a mesure que de l'homogène. Pour Descartes au contraire, l'ordre
est un progrès de l'homogène; il permet donc la mesure. Descartes a accompli dans
les sciences un effort qui a consisté à créer l' homogénéité de l'objet là où elle
n'existait pas de manière visible; en Mathématiques par exemple, Descartes a mon-
l'imitation artistique ou de la frappe de monnaies à partir d'un archétype: elle suppose la relation transductive
entre la source du savoir et le sujet qui sait, entre le Bien et l'âme, entre le Soleil et l'œil; l'objet est ce qui maté-
rialise et médiatise la relation transductive du savoir. Cette relation transductive est asymétrique chez Platon,
puisque le Soleil et l'œil, le Bien et l'âme sont des analogues sans être au même niveau dans l'ordre des êtres.
Mais on doit noter qu'à partir de l'asymétrie fondamentale entre le modèle et le tableau, entre l'idée de la navette
et la navette, Platon recherche une relation symétrique: l'âme est sœur des idées, et non pas seulement analogue
du Bien. L'œil émet véritablement une lumière qui va rencontrer la lumière qui vient du Soleil et de l'objet.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 457
tré que toutes les réalités géométriques pouvaient se mettre en équations par l'inter-
médiaire d'un système d'axes de coordonnées; or, des rapports géométriques rame-
nés à leurs projections sur les axes, et à la mesure de ces projections, deviennent
homogènes, car ils sont tous exprimables comme des longueurs de segments de
droite, ce qui est traductible en nombres algébriques; l'intérêt de cette réduction
n'est pas seulement de permettre la mesure, mais de réaliser l'homogénéité. C'est
cette homogénéité de l'objet qui permet le progrès par transfert de certitude ou,
comme dit Descartes, le « transport d'évidence ». Descartes a su faire apparaître
l'homogénéité dans des domaines où elle n'était pas encore visible. Cette homogé-
néité est bien la condition fondamentale de la connaissance et de l'universalité de
l'individu; en effet, quand le réel est homogène, la connaissance de l'objet particu-
lier est possible, et peut donner une certitude entière et complète. Si le réel était
hétérogène, chaque objet nécessiterait d'abord le choix du type de connaissance
convenable, et cette détermination du type de connaissance ne pourrait être faite
qu'en vertu d'un principe supérieur, ne résidant pas dans la connaissance de chaque
objet particulier puisqu'elle en serait la condition. Le réalisme de la connaissance
est une autre expression de cette homogénéité de l'objet; chaque proposition parti-
culière peut être vraie, car la notion n'est pas concept mais idée; elle ne suppose pas
une pluralité d'expériences, base nécessaire de l'induction abstractive dans la
connaissance conceptuelle. La connaissance part des vraies et immuables natures,
données par l'intuition intellectuelle; nous revenons ici à la réalité de l'individu:
l'individu a en lui l'intuition des vraies et immuables natures; en son principe, la
connaissance est relation directe de l'esprit à son objet; aucune médiation, aucune
induction préalable n'est nécessaire. L'être individuel n'est pas déshérité. C'est
dans l'isolement qu'il trouve les conditions de la connaissance vraie, tout au moins
en son point de départ. Réalisme, homogénéité et continuité du réel, tels sont les
postulats de la pensée cartésienne.
Or, ce système serait parfaitement cohérent si ces conditions conduisaient à des
conséquences qui soient parfaitement en accord avec le point de départ. Mais l'indi-
vidu humain possède aussi une connaissance par les sens, qui est abstractive ; il y a,
en plus des idées innées, des idées adventices et des idées factices; et il y a aussi, en
plus de l'intelligence, le corps, qui introduit une connaissance qualitative, des pas-
sions et des tendances hétérogènes les unes aux autres. La discontinuité et l 'hétéro-
généité entre l'esprit et le corps sont une gêne pour le système, car aucune relation
déductive ne peut être énoncée pour caractériser cette relation. On pourrait dire que
cette unité et cette continuité sont à réaliser, et que la morale, avec le secours de la
médecine, vise à la réaliser; mais l'homogénéité est difficile à concevoir, et
Descartes a fait de la distinction des substances un principe important de sa méta-
physique; cependant, l'unité et la continuité pratiques sont assez précaires dans un
être individuel fait de deux substances. Cette dualité est pourtant nécessaire pour
établir la Physique, qui repose sur l'homogénéité de la res extensa. Si la res extensa
restait, comme dans la physique d'Aristote, toute pénétrée d'âme, le réel serait qua-
litatif et hétérogène; la connaissance déducti've et constructive serait alors impos-
sible. Pour assurer l 'homogénéité de la substance étendue, il faut accepter
l'hétérogénéité de l'individu. Grâce à cette homogénéité, l'entendement peut
connaître en n'étant déterminé que du dedans par son exigence interne de clarté et
de distinction; les sens et l'imagination ne peuvent connaître, mais seulement intro-
458 COMPLÉMENTS
duire des qualités sensibles hétérogènes les unes par rapport aux autres, ou une infi-
nité de figures sans continuité. Pourtant, le corps ne peut vivre sans introduire de
manière permanente l'usage des sensations et de l'imagination.
Cependant, ce n'est pas l'inhérence à l'individu des idées innées qui est le principe
unique et dernier; ce principe est premier selon l'ordre des raisons, mais il suppose que
les idées soient comparables, et cette comparaison suppose l'idée de l'être absolument
parfait. Toute l'activité de l'intellect suppose cette idée, qui est la première et la plus
claire de toutes, et relativement à laquelle on conçoit les êtres finis et limités.
L'individu n'est pas l'auteur de son être. Le principe du transfert sans pertes est valide
dans ce cas comme dans tous les autres cas: « il y a au moins autant de réalité formelle
dans la cause d'une idée qu'il y a de réalité objective en cette idée même. »Ce principe
n'est pas différent de celui de la construction des réalités; c'est quand on analyse le
type de causalité par lequel les choses peuvent être produites et par lequel les idées peu-
vent être formées que l'on comprend qu'il faut un être cause des notions qui sont en
nous; ces idées sont du réel; si elles n'étaient pas du réel, elles ne nécessiteraient pas
une cause possédant une réalité formelle. Pour Descartes, on connaît la réalité d'une
chose quand on sait comment elle peut être construite. La réalité objective de l'idée est
de la réalité; elle n'est pas une simple image sans consistance. Le réalisme est néces-
saire pour que la démonstration de l'existence de Dieu dans la Troisième Méditation
soit valable. Ici, Descartes emploie un mode de pensée qui non seulement se sépare
entièrement de toute théorie non réaliste, mais qui élève au rang d'être véritable ce que
nous nommerions aujourd'hui l'information, et qui chez Descartes se nomme la réalité
objective d'une idée. Cette information est implicitement quantifiée par Descartes, et
non pas seulement qualifiée, puisque la raison pour laquelle l'idée d'infini et de parfait
ne peut être reconnue comme factice ou adventice est qu'elle possède une réalité objec-
tive supérieure à celle d'aucune autre de nos pensées; elle ne peut donc avoir été fabri-
quée par l'esprit qui aurait augmenté et réuni arbitrairement, en un être fictif, les
perfections dont il a l'idée d'après l'expérience des sens. L'individu humain, qui est
imparfait, n'a pas assez de réalité formelle pour être l'auteur de l'idée d'infini et de par-
fait, dont la réalité objective est si grande qu'elle exige comme auteur un être lui-même
infini et parfait, c'est-à-dire possédant une réalité formelle infinie et parfaite. La réalité
objective d'une idée est une réalité qui peut être un des termes de la relation de causa-
lité dont l'autre terme est une réalité formelle; il n'est donc pas nécessaire de prouver
l'existence avant l'essence, car il ya un lien de réalité entre essence et existence. Tel est
sans doute l'aspect le plus profond de la pensée de Descartes, et aussi l'aspect le plus
nouveau; en faisant de l'information une réalité, Descartes donne à l'individu le rôle
d'un ouvrier d'information; cet ouvrier a des forces limitées, et il reconnaît un être
antérieur et supérieur à lui quand il découvre une œuvre d'infomlation qu'il ne peut
avoir faite lui-même I4 . L'idée d'infini et de parfait est plus que la marque de l'ouvrier
empreinte sur son ouvrage: elle est une œuvre qui reste opérante comme un principe
actif d'information, puisque cette idée est le principe des jugements; sans elle, le doute
14. Même si un paradigmatisme technique est sous-jacent à cette conception, on doit considérer l'œuvre
technique non comme une simple fabrication, mais comme un transfert d'information. Cette information est
présente dans la réalité objective de la notion, au même titre que l'objet en tant que réalité formelle: il n'y a
qu'un seul mode d'existence de l'information, et cette demière n'est pas moins réelle en tant que réalité objec-
tive qu'en tant que réalité formel1e. C'est bien le réalisme de "ù!/ormatioll qui fonde la preuve de la Troisième
Méditation.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 459
\5. Ceci suppose que l'infomlation peut être véhiculée par un support n'impliquant aucune quantité
d'énergie, et non pas seulement une quantité aussi faible que l'on veut. Descartes a opéré un passage à la limite
que le détemlinisme énergétique du XIX C siècle ajugé abusif.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 461
aujourd'hui un dispositif comme celui que Descartes imagine dans la glande pinéale
un relais; et il est bien exact qu'un relais peut, avec une énergie aussi faible qu'on le
veut, commander une énergie très considérable, sans s'y ajouter ou s'en retrancher.
Mais encore faut-il que l'énergie de commande existe et puisse exercer une action sur
le dispositif de commande de l'énergie effectrice. Il est difficile de concevoir com-
ment l'âme, sans être de la res extensa, pourrait commander les esprits animaux dans
la glande pinéale. L'action inverse est également possible, et effective dans la pas-
sion; les passions sont « des affections ou émotions de l'âme qui se rapportent parti-
culièrement à l'âme elle-même et qui sont engendrées, continuées et augmentées par
quelque mouvement des esprits. »16. Or, même s'il est seulement difficile de conce-
voir comment l'âme peut diriger les esprits animaux, il est impossible de concevoir
comment les esprits animaux peuvent agir sur l'âme grâce à la même glande pinéale;
si cette dernière est structurée de manière à se comporter comme relais, elle empêche
précisément l'action en retour de l'énergie commandée sur l'énergie de commande;
un relais transmet la causalité de manière rigoureusement irréversible; sans cette
condition, il ne pourrait remplir son office. La communication, conçue comme action
possible dans les deux sens, n'est pas possible selon le schème cartésien de la liaison
de l'âme et du corps. La raison profonde de cette impossibilité est que Descartes n'ad-
met que des actions instantanées, sans durée. Or, une action réciproque sauvegardant
la distinction énergétique des termes de la relation n'est possible que si l'action éner-
gétique d'un des termes sur l'autre est différée, et subsiste comme énergie potentielle
pendant un certain temps. Il n'est rien de plus opposé à la conception cartésienne de
l'être que le potentiel. Tout est actuel pour Descartes, et sa critique de la physique
d'Aristote est avant tout une critique des réalités potentielles. Ce refus des potentiels
vajusqu'au rejet de l'action à distance, à tel point que la notion de champ de forces est
dénuée de signification pour Descartes, et qu'il a voulu interpréter par l'action par
contact les expériences de Gilbert sur les champs magnétiques, au prix d'hypothèses
peu cohérentes l7 • Seule l'action par choc est réelle pour Descartes. Or, on peut se
demander si l'individu peut être conçu comme être totalement actuel, entièrement
donné dans l'instant. Ce postulat de Descartes est aussi une limite.
Ainsi s'explique que l'aspect ultime de la morale ne soit pas dans l'union de l'âme
et du corps, mais dans l'exercice raisonné de la volonté: l'âme a ses plaisirs à part, et
d'une manière générale, elle a des passions qui ne dépendent pas du corps; c'est en
elles que réside la souveraine béatitude. C'est de l'idée claire et distincte de la nature
humaine que doivent naître les passions qui font notre béatitude. Or, ici intervient le
dernier aspect du paradoxe de l'individualité chez Descartes: nous nous connaissons
clairement, non pas seulement en tant qu'être doué d'une volonté libre et qu'âme unie
à un corps, mais comme partie d'un tout sans lequel nous ne saurions subsister. « On
est en effet l'une des parties de l'univers, et plus particulièrement encore l'une des
16. Les esprits animaux peuvent donc intervenir comme véhicules d'une énergie effectrice, et non pas
seulement comme véhicule d'un message.
17. L'explication de l'action des aimants par des spirales de matière subtile est illogique: on peut bien
expliquer ainsi soit l'attraction des deux pôles de nom contraire, soi! la répulsion de deux pôles de même
nom, mais non pas les deux effets, car il faut changer d'hypothèse pour passer de l'un à l'autre. Si les pôles
de même nom se repoussent, les pôles de nom contraire sont sans effet l'un sur l'autre. Si les pôles de nom
contraire s'attirent, les pôles de même nom sont sans effet l'un sur l'autre (parce que les spirales tournent
dans le même sens).
462 COMPLÉMENTS
parties de cette terre, de cet État, de cette société, de cette famille, à laquelle on est
joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance; et il faut toujours préférer les
intérêts du tout dont on est partie à ceux de sa personne en particulier. » Ainsi se défi-
nit un « amour intellectuel» envers ce tout à qui nous devons nos perfections; cet
amour raisonné sait estimer notre valeur relative à l'égard du tout; il grandit à mesure
que cette valeur diminue. Descartes déclare que nous ne devons nous sacrifier que
pour ce qui vaut plus que nous: si un homme peut, par sa mort, empêcher que tous les
habitants d'une ville ne soient mis à mort, et s'il estime que l'ensemble de ces habi-
tants vaut mieux que lui, il doit se sacrifier; sinon, il ne le doit pas. La notion d'es-
time, en littérature, est la dégradation de cet amour raisonné défini par Descartes.
L'estimation de notre valeur est le fruit de la générosité, passion représentant la
recherche de la vérité lorsque cette passion porte sur nous-même; la valeur humaine
réside dans la volonté et dans la fermeté avec laquelle celle-ci se décide toujours pour
ce qui apparaît à l'intelligence comme le meilleur; l'humilité ou le mépris n'ont alors
pas de sens, puisqu'en chacun le libre-arbitre est infini et capable d'une égale vertu.
Cette dépendance se marque particulièrement à l'égard de Dieu: « avant qu'il nous ait
envoyés en ce monde, il a su exactement quelles seraient toutes les inclinations de
notre volonté; ( ... ) il a su que notre iibre-arbitre nous déterminerait à telle ou telle
chose; et il l'a ainsi voulu. » La conséquence est que, « s'abandonnant en tout à sa
volonté, on se dépouille de ses propres intérêts, et on n'a pas d'autre passion que de
faire ce qu'on croit lui être agréable. » Cette conclusion n'est pas absolument
conforme au point de départ; il reste un hiatus entre la morale provisoire et la morale
définitive de Descartes; la morale provisoire, par la règle de la décision, apporte une
conception extrêmement nouvelle de l'action, qui fait de l'individu un principe absolu
d'action. La sagesse comporte au contraire un certain nombre de préceptes qui ne se
justifieraient absolument que dans une cosmologie et une métaphysique panthéis-
tiques, et qui annoncent la pensée de Spinoza. Cette dualité provient de la dualité qui
subsiste dans la réalité de l'individu. Le Dieu auquel renvoie la notion d'infini et de
parfait n'est pas dans la même relation par rapport à nous que celui qui nous a destinés
à avoir tel corps, à faire partie de telle société, et à naître à tel moment. L'existence de
l'individu comme principe de l'action et de la connaissance certaine ne coïncide pas
pleinement avec son existence comme partie d'une communauté, et, en dernière ana-
lyse, comme une pat1ie du monde, qui a un corps tel ou tel, et qui est engagé dans telle
ou telle circonstance. Au premier sens, l'individu est comme un principe; au second
sens, il est partie d'un tout, qui n'a pas en lui-même toute sa raison d'exister. Dieu
créateur des vraies et immuables natures, ou de l'idée d'infini et de parfait, n'est pas
nécessairement en même temps créateur de la relation au hic et nunc; car cette der-
nière relation n'est pas connue par intuition intellectuelle; elle n'est pas une struc-
ture ; cette relation ne peut être que vécue, et non pensée. Il est difficile de réadmettre
au niveau de la sagesse ce dont l'élimination a été pratiquée au temps du doute métho-
dique comme condition de la position du premier jugement d'existence qui est en
même temps le paradigme de toute affirmation valide: le Cogito.
[Pascal] Pour Pascal, le principe d'intelligibilité d'un problème n'est plus une réa-
lité donnée parmi les termes de la position du problème; l 'homme apporte au pro-
blème à résoudre l'invention d'une notion non intelligible par elle-même, mais qui
confère l'intelligibilité au problème. Cette notion nouvelle apportée par l'être indivi-
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 463
être capable de potentiel. Les éléments d'un problème ne sont qu'un rapport entre des
termes actuels; c'est par l'intervention de ce potentiel que l'individu peut résoudre un
problème. Quand Pascal applique sa pensée et sa vie au problème de l'homme, c'est
pour passer de l 'homme considéré comme être actuel (et qui est alors un monstre, une
chimère) à l'homme comme être qui renferme des potentiels, et qui n'a pas en lui-
même, c'est-à-dire dans son actualité, tout le cours de son explication. La réalité du
Christ n'intervient pas du dehors, comme un fait parmi d'autres faits. Elle n'intervient
pas non plus du dedans, comme l'idée d'infini et de parfait qui renvoie à son auteur.
Elle correspond à l'existence de ces potentiels humains qui ne s'accordent pas avec la
réalité actuelle de l'homme. C'est pourquoi ni l'histoire sacrée ni les preuves philoso-
phiqùes ni les enseignements de l'Église ne sont suffisants ou utiles à envisager au
début. Seule l'ignorance de ces potentiels empêche la position du problème; seule la
brutale stupidité ou le grossier aveuglement qui masquent ces potentiels doivent être
écartés; c'est le divertissement qu'il faut vaincre, car il écoule ces potentiels qui se
forment et fait qu'ils n'atteignent jamais un niveau suffisant pour produire l'invention.
Le divertissement est ce qui amène l'homme à vivre de la manière la plus actuelle et la
plus instantanée qu'il se peut, pour éviter la formation de ces potentiels. Le raisonne-
ment est impuissant à montrer la valeur de la religion catholique: « les preuves méta-
physiques sont si éloignées du raisonnement des hommes et si impliquées qu'elles
frappent peu; et quand cela servirait à quelques-uns, ce ne serait que pendant l'instant
qu'ils voient cette démonstration; mais une heure après ils craignent de s'être trom-
pés. » C'est que le raisonnement est uniquement actuel; il ne peut ni exprimer, ni sus-
citer ces potentiels qui sont l'essence de l'individualité réelle: seul un certain mode
d'intuition est adéquat à ces potentiels. Les preuves traditionnelles ne sont pas dépour-
vues de valeur, mais leur efficacité est en quelque manière suspendue à une première
invention ou découverte purement individuelle qui ne peut exister que par l'actualisa-
tion de l'un de ces potentiels. La manière la plus concrète et la plus simple d'amener
l 'homme à prendre conscience de ces potentiels est de faire désirer la vérité de la reli-
gion chrétienne. Au lieu de découvrir l 'homme selon une chaîne de raisons toutes
actuelles et égales dans la modalité des propositions qui les formulent, Pascal vise à
concentrer tout ce que l'homme sait de lui-même en une expérience unique, où il se
connaîtra à la fois sous toutes ses faces. Ainsi se forme le potentiel. Tout ce qui
décharge prématurément ce potentiel doit être écarté, et tout particulièrement l'ex-
pression à autrui, la description.
Si le projet que Montaigne a eu de se peindre est un « sot projet », c'est parce que
cette expression de soi équivaut faussement à une justification de tout le désir de
recherche et de découverte qu'il y a dans un être individuel; il semble alors que l'on
existe pour pouvoir se peindre. Montaigne aboutit à la « nonchalance du salut, sans
crainte et sans repentir », par la complaisance en son moi. Pascal refusait de la même
manière les satisfactions quotidiennes de l'existence, comme pour une mère d' em-
brasser ses enfants, et en général tous les plaisirs courants, même en dehors de tout
caractère vicieux, parce qu'ils conduisent à être sans inquiétude un « franc païen ». Il
faut une expérience totale et d'un bloc. Stoïciens et Épicuriens gênent plus qu'ils ne
servent la connaissance de l'homme, parce qu'ils simplifient la vision, et par consé-
quent lui font perdre tout caractère de tension; voir la grandeur de l'homme sans voir
sa faiblesse, voir sa faiblesse sans voir sa grandeur, c'est beaucoup plus que se trom-
per : c'est se dissimuler et dissimuler à autrui le fait qu'on ne peut considérer l'homme
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 465
[Spinoza} Chez Spinoza, l'âme est« automate spirituel », si l'on considère la puis-
sance de l'entendement. En effet, il y a un enchaînement méthodique de vérités qui
commence par des idées claires et distinctes et qui manifeste la fécondité sans borne
de l'entendement par la création des mathématiques et de la physique. Toutes les
connaissances qui ne conviennent pas à cette fécondité, c'est-à-dire toutes celles qui
finissent en elles-mêmes et se juxtaposent, inertes, sont rejetées; elles ne peuvent en
effet servir à accroître les forces de l'entendement: ce sont la connaissance par ouï-
dire et la connaissance par l'expérience vague. Au contraire, la connaissance par
laquelle un effet est déduit de sa cause, et la connaissance intuitive et certaine sont des
connaissances fécondes. Cette fécondité s'exprime dans le savoir du savoir, qui est la
méthode; la méthode est l'idée de l'idée, c'est-à-dire la réflexion sur l'idée vraie, en
tant que cette idée est un instrument ou une règle pour acquérir d'autres connaissances
(ad verae datae ideae normam, «à la mesure de l'idée donnée pour vraie »). L'idée
vraie a sa certitude en elle-même; la certitude est l'essence objective de la chose,
c'est-à-dire la chose telle qu'elle est représentée dans l'entendement. L'idée fictive se
reconnaît à son indétermination; elle permet l'alternative; l'idée vraie ne permet pas
l'indétermination, car elle contient la raison de tout ce qu'on peut affirmer ou nier de
son objet; ce caractère intrinsèque qui assure la. forme du vrai est par exemple celle
d'un mécanisme bien ajusté qui, dans l'esprit de son inventeur, est une idée vraie
lorsque ce dernier conçoit distinctement la liaison de ses parties, ce mécanisme ne fût-
il pas réalisé. De même, dans les sciences mathématiques, l'entendement a la puis-
sance de former des idées vraies en partant d'idées simples, donc entièrement
déterminées, comme l'étendue, la quantité, le mouvement. L'idée vraie est donc ce qui
466 COMPLÉMENTS
comme lui-même. Dieu n'est que la cause éloignée de l'individu. L'individualité d'un
corps est celle d'une machine dont les différentes parties sont disposées par les causes
extérieures de telle sorte qu'elles se communiquent le mouvement selon un ordre per-
manent; un individu est lui-même fonné d'autres individus, et le corps humain est
ainsi une machine fort complexe faite d'autres machines. L'âme, qui commence et
finit avec le corps, est l'idée qui dans l'attribut pensée n'a d'autre objet que l'individu
corporel en acte. Cette idée a sa cause en dehors d'elle dans d'autres modes finis de la
pensée, correspondant aux modes de l'étendue qui sont les causes du corps. Elle est la
position et l'affirmation de l'existence du corps. Cette idée est aussi composée que
l'est le corps lui-même, et l'individualité de l'âme, avec la variété de perceptions
qu'elle comprend, n'est pas d'autre nature que celle du corps. Étant un mode fini,
l'âme ne peut avoir du corps et d'elle-même que des idées inadéquates, c'est-à-dire
des idées qui ne font pas connaître la cause ou raison de l'idée en même temps que
l'objet de l'idée. L'être individuel est inintelligible à lui-même par sa nature même.
L'âme est fragment détaché et isolé incapable de se rattacher à l'ensemble. En effet, il
est possible de passer de la natllra naturans à la natura naturata, qui consiste dans les
modes, mais sans sortir de l'éternel et de l'infini. La quantité constante de mouvement
est un mode éternel de l'attribut étendue éternel comme l'attribut même, et un mode
infini, puisqu'il indique ce qu'il y a d'immuable dans la «facies totius universi ». Il y
a nécessairement dans l'attribut pensée un mode qui contient objectivement l'ordre
entier et immuable de la nature. Les modes infinis ont donc Dieu comme cause abso-
lument prochaine, mais ils ne nous font pas sortir de l'éternel et de l'infini. L'individu
ne peut donc pas être un microcosme.
Il y a dans cette conception une conséquence de la manière cartésienne d'envisager
l'étendue: les corps ne peuvent être distingués les uns des autres que grâce au mouve-
ment, car les corps ne sont point distincts en tant qu'étendue. Or, la quantité de ce
mouvement est constante et les lois de sa communication ou répartition sont des véri-
tés éternelles. Ce qui distingue les corps n'appartenant pas en propre à chaque corps,
l'individualité des corps ne peut apparaître comme une propriété positive. Nous
retrouvons ici cet aspect de la Physique cartésienne qui exclut toute énergie potentielle
et ne conserve que l'énergie actuelle sous la forme de la quantité de mouvement. Or,
la conservation de la quantité de mouvement, en raison des échanges qui se font entre
les différents lieux de l'étendue, ne peut être affinnée que de la totalité. Dans cette
physique où ce qui individualise l'étendue est l'unique forme d'énergie actuelle,
aucun système physique restreint ne peut recevoir une véritable individualité. Il en va
de même chez Spinoza. Mais comme, chez Spinoza, l'âme est l'idée du corps, cette
faible consistance de l'individualité corporelle est vraie aussi pour l'individualité de
l'âme. Chez Descartes au contraire, tous les aspects refusés à l'étendue avaient été
conservés à l'âme, grâce à la substantialité de la res cogitans. Chez Spinoza, l'homme
devient automaton spirituale. Cet automate qu'est l'individu est une expression de la
puissance divine; cet être qui tend à persévérer dans son être, selon le conatus, a un
attachement immédiat à soi-même; cet attache!11ent est, dans le corps, l'appétit, et,
dans l'âme, le désir (cupiditas), tendance à s'affinner qui existe en toute idée, puisque
l'idée est position de soi, et non peinture muette sur un tableau. La joie, la tristesse,
l'amour, la haine, les passions proviennent de la rencontre des causes extérieures agis-
sant sur notre corps et de l'effort de l'être pour persévérer dans l'être. Certains aspects
du fonctionnement d'un automate qui ont été étudiés de nos jours sont notés avec
468 COMPLÉMENTS
beaucoup de précision par Spinoza pour expliquer les états de fluctuation, qui nous
font aimer et haïr une seule et même chose, par suite du jeu des associations. Les rap-
ports mêmes entre individus peuvent être expliqués selon un schème d'automatisme;
tel est le cas de la multiplication de la haine. Le cours entier de la nature détermine les
affections de l'automate qu'est l'individu humain.
Pourtant, cet automate spirituel peut aussi chercher la liberté, en échappant à l'es-
clavage des passions. Il y a dans l'âme des idées absolues. De ce qui se trouve à la fois
dans le tout et la partie, nous avons nécessairement une idée adéquate; comme nous
avons une idée, si mutilée et confuse qu'elle soit, d'un mode de l'étendue ou d'un
mode de la pensée, nous aurons nécessairement des idées adéquates de l'attribut pen-
sée et de l'attribut étendue. Nous avons une idée adéquate de Dieu dont la nature est
tout entière· présente en chacun de ses modes. Ces idées adéquates sont des notions
communes, puisqu'elles sont également impliquées en tout individu, et leur ensemble
constitue la raison.
Or, l'individu humain, en tant qu'il a des idées adéquates, agit, au lieu d'être déter-
miné par le cours de la nature. L'importance de l'expression « en tant que» est capi-
tale ici. Elle signifie que l'homme peut passer de la servitude à la liberté, s'il est la
cause adéquate de ses affections. L'automate spirituel peut, sans cesser d'être auto-
mate, persévérer dans son être sans le secours de causes externes; il peut y avoir une
partie de nous-mêmes dont nous soyons la cause adéquate. Alors l'affection du désir
reste, sans la passion. Seule la tristesse, avec toutes les affections qui dépendent d'elle,
ne peut être que passive, puisqu'un être ne saurait de lui-même tendre à sa propre des-
truction, et qu'elle a de toute nécessité une cause extérieure. L'action vertueuse, celle
qui augmente le plus notre puissance, est celle qui est déterminée par les idées adé-
quates ou qui suit la raison; car nous en sommes la cause adéquate, et l'action dont
nous sommes la cause est la plus parfaite de toutes.
L'individu cartésien était composé de deux substances: ce qui est passion pour
l'une est action pour l'autre, et réciproquement. Au contraire, l'individu selon
Spinoza, possédant une correspondance l8 , au lieu d'une interaction, entre le corps et
l'âme, n'a pas besoin du libre-arbitre cartésien: toute affection passive peut devenir
vertu quand la connaissance inadéquate est remplacée par la connaissance adéquate;
c'est ainsi que l'ambition peut devenir piété. Vaincre une passion n'est pas lutter
contre elle, mais la connaître, c'est-à-dire prendre une idée adéquate de l'affection
qu'elle enveloppe. Or, les affections nées d'idées adéquates ont de singulières chances
de survie et de constance: si une affection est d'autant plus forte qu'elle est éveillée
par un plus grand nombre de causes, nulle affection ne sera plus forte que celle qui est
liée à des idées adéquates, c'est-à-dire à des idées dont les objets sont constants et
éternels. L'idée que nous avons de notre individualité finie comme telle est une idée
inadéquate; l'idée que nous avons de Dieu et des principes de la nature est une idée
adéquate; cette idée transforme celle que nous nous faisions de nous-mêmes; nous
nous connaissons comme déterminés par les lois de l'univers; nous ne perdons ainsi
rien de ce qu'il y avait de positif dans notre individualité; loin de supprimer le cona-
18. Cette correspondance, analogie parfaite, suppose une transductivité absolue et instantanée de tous les
modes correspondants en chacun des attributs parallèles. L'inadéquation est un défaut de transductivité. La
connaissance adéquate est rétablissement de la transductivité. La sagesse, l'am or intellectualis dei sont la
transductivité étendue à tout l'être. Ce type de transductivité est simultané.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 469
tus par lequel nous tendons à persévérer dans notre être, nous l'appuyons en quelque
sorte sur le conatus de l'univers; nous rattachons ainsi à l'univers notre individu en
tant que partie de l'univers, dans ce qu'il a de commun avec toutes les autres parties.
Mais ce n'est pas notre individu comme tel que nous rattachons à l'univers.
À la connaissance du second genre se superpose une connaissance du troisième
genre qui saisit intuitivement la dépendance nécessaire rattachant notre individualité
comme telle à la nature de Dieu et de ses attributs. Nous voyons alors découler notre
individu, en ce qu'il a de singulier, de la nature de Dieu. Cette connaissance est la vie
éternelle et indépendante de toute durée, alors que la connaissance du premier genre
faisait de l 'homme un être fini et singulier; dans la connaissance du troisième genre
l'homme s'apparaît au contraire comme un être singulier mais éternel. Entre la
connaissance du premier genre et celle du troisième s'intercale le moment où
l 'homme se voit résorbé dans l'universelle nécessité, dans la connaissance du
deuxième genre. C'est donc que l'homme a en lui-même un certain potentiel qui, par
la connaissance, est susceptible de changer de niveau, de point d'application, et, fina-
lement, d'effet; la structure de l'homme n'est pas absolument fixe. Cette solution au
problème de l'individualité n'est pas sans une certaine analogie avec celle de
Descartes se représentant les rapports de l'âme et du corps à travers ce relais qu'est la
glande pinéale. L'âme change le cours des esprits animaux sans rien ajouter ou retran-
cher à leur quantité de mouvement. De même, la connaissance, grâce à ce fait que
toute idée contient une affirmation et n'est pas seulement une peinture muette sur un
tableau, peut modifier la manière dont le conatus agit dans l'individu humain; ce
conatus est toujours le même au niveau de la connaissance du premier, du deuxième,
et du troisième genre; mais son orientation est modifiée; et on peut dire en quelque
manière que le conatus s'oriente lui-même, puisque le conatus n'est pas différent du
pouvoir d'auto-affirmation de l'idée. Il faut donc dire que l'individu est automate au
sens le plus haut du terme, puisqu'au lieu d'être tout entier actuel, le conatus est
capable de se réserver en quelque façon de manière potentielle pour s'appliquer à lui-
même. Ce retour, dans l'action en retour sur soi-même, est un des signes distinctifs de
l'individualité. Mais il exige une addition, au pur mécanisme cartésien, d'un certain
dynamisme potentiel, incorporé au conatus.
Cette action de l'être individuel sur lui-même par la connaissance ne commence
pas seulement au niveau de la connaissance du troisième genre, mais bien au moment
où l'individu commence à user de la connaissance du deuxième genre et des notions
communes: user de la raison, c'est déjà saisir les choses sous une certaine forme
d'éternité (sub quadam aeterni specie). La vie éternelle est une connaissance de nous-
mêmes sub specie aeternitatis. Il n 'y a pas passage du temps à l'éternité; « le désir de
connaître les choses d'une connaissance du troisième genre ne peut naître de la
connaissance du premier genre; mais il peut naître de la connaissance du deuxième
genre» (Traité de la Réforme de l'Entendement, V, 28). Grâce à la connaissance du
deuxième genre, l'individu corporel, pour Spinoza comme pour Descartes, traité et
manipulé par une physique qui n'a aucun point pe départ dans le sensible, est comme
tout entier tissu de relations intelligibles. La connaissance rationnelle est un point de
départ où l'âme doit s'installer d'emblée, sous peine de ne jamais y arriver. La vie spi-
rituelle n'est pas conçue comme un retour vers un état originaire perdu, mais comme
un progrès méthodique, passant d'une connaissance parfaite à une autre qui en est
déduite; les notions communes de la raison sont source de déduction; la raison est
470 COMPLÉMENTS
faite de ce progrès qui avance vers les choses singulières; on ne déduit pas de la
nature absolue des attributs de Dieu les modes finis, existant dans la durée; cepen-
dant, la déduction, dans la cinquième partie de l'Éthique, amène à ces mêmes êtres
singuliers, mais doués d'un genre d'existence bien différent et connus sub specie
aeternitatis. On peut saisir l'individu en son essence éternelle, à titre de consé-
quence nécessaire de ce mode infini de l'étendue que sont les lois du mouvement. Si
l'âme est l'idée du corps, il faut donc que, même si le corps actuellement existant
périt, il reste quelque chose d'elle, quelque chose d'éternel, à savoir son essence qui
découle éternellement de l'intellect infini ou intellect de Dieu, mode infini de la
pensée comme son corps découle des lois du mouvement dans l'étendue: «senti-
mus experimurque nos aeternos esse» (<< nous sentons et nous expérimentons que
nous sommes éternels », par ces yeux de l'âme que sont les démonstrations). Telle
est la conception de l' essentia partieularis ajfirmativa, dans la cinquième partie de
l'Éthique; la chose singulière est affirmative quand elle s'est comprise elle-même
en voyant, dans sa singularité même, sa dépendance de l'univers. La détermination
qui est négation est au contraire la borne de l'être qui n'a pas en lui-même sa raison.
Le conatus, qui constitue l'essence de l'être, est pure affirmation qui pose l'être
sans limite aucune de durée; en passant des affections passives aux affections
actives, partie de l'amour intellectuel infini que Dieu a pour soi, le conatus ne perd
que ses limitations. Alors l'amour que l'âme éprouve pour Dieu et qui se rattache à
son essence a Dieu pour cause. Cette joie et cet amour n'ont plus rien de passif,
puisque l'âme en est par nature la cause adéquate. Il n 'y a plus alors opposition
entre l'être particulier et Dieu ou la Nature: la vie éternelle de l'âme est comme le
développement interne de cette essence à partir de son principe; connaître cette
essence, c'est mieux connaître ce principe, comme on connaît un être géométrique
d'autant plus qu'on déduit plus de conséquences de sa définition. « Plus nous
connaissons les choses particulières et plus nous comprenons Dieu» (V, 24). Le
salut de l'individu consiste donc dans l'affection de joie et la béatitude qui sont liées
à la connaissance. Mais d'autres voies sont possibles, en particulier celle de la vie
religieuse, selon le Traité Théologico-politique. Devant cette diversité des voies
humaines, l'État doit seulement protéger la liberté de penser, sans prendre parti pour
telle ou telle croyance, et sans supprimer le droit naturel de l'individu; l'État a pour
rôle d'empêcher ce qui est négatif et destructeur dans les conflits des passions; il ne
peut produire les affections raisonnables qui unissent les hommes; il ne peut que
faciliter leur développement en les protégeant contre les passions passives qui les
détruiraient. Par conséquent, les individus ont le droit de juger cet État et de se
révolter, s'il use de violence ou s'il excite la haine entre les sujets.
lier, ce qui est le péché; l 'homme détourne vers un bien particulier la force qui lui
avait été donnée pour le bien universel. Cette explication est conforme à la physique
cartésienne selon laquelle la déviation d'un mouvement n'exige aucune force supplé-
mentaire ; ce principe est seulement transposé du physique au mental. Or, l'existence
d'une pareille capacité exigerait en fait une structure particulière, celle d'un automate
comportant un relais, et possédant une énergie à lui, jouant le rôle d'énergie de com-
mande, aussi petite qu'on le voudra, mais non nulle. Malebranche, dans sa conception
de l'individu humain, n'a pu faire coïncider la doctrine de Descartes et celle de Platon
que grâce à une erreur de la physique cartésienne, à savoir ce principe selon lequel la
déviation d'un mouvement n'exige aucune force supplémentaire. C'est en effet grâce
à ce principe que Malebranche a pu considérer que l'amour de soi est tout entier
constitué par l'impulsion vers l'ordre universel, vers le bien en général; l'amour de
Dieu a sa racine dans l'amour de soi, parce que cet amour de soi est en fait déjà consti-
tué totalement par l'amour de Dieu: « Dieu veut que nous voulions la perfection de
notre être par l'amour invincible qu'il a pour l'ordre immuable. » «Le désir de la béa-
titude formelle ou du plaisir en général est le fond ou l'essence de la volonté en tant
qu'elle est capable d'aimer le bien. »C'est cette impulsion qui renferme en elle-même
l'amour de soi. Malebranche ne conserve du système de Descartes que ce schème de
liberté dans la commande de l'énergie du mouvement, et refuse au contraire le carac-
tère auto-constitutif de la connaissance de soi: l'âme ne connaît pas sa propre
essence; si l'âme se connaissait, elle s'absorberait dans la contemplation d' elle-
même. Ce second aspect de l'automatisme, qui est celui par lequel l'être s'affirme de
lui-même et découvre dans sa propre activité un pouvoir normatif, n'existe pas pour
Malebranche; l'ordre, qui était pour Descartes la condition de cohérence de l'activité
de l'individu, n'est plus une méthode constructive, mais le plan de la création que
nous pouvons contempler. Certes, l'individu peut comprendre l'ordre, mais ce n'est
pas l'individu qui pose l'ordre par lequel il s'universalise. L'ordre est déjà donné.
L'ordre est alors découvert comme principe de la nature et de la grâce; l'architecte, le
constructeur, est Dieu, et non pas l 'homme. Ce qui était pour Descartes une norme
constructrice de l'action humaine devient le principe de la simplicité des voies. Nous
trouvons ici cette grandeur que nous avons nommée, selon la terminologie moderne,
l'information. Dieu aurait pu faire le monde infiniment plus parfait en chacune de ses
parties, à condition d'intervenir à tout instant tout au long de l'existence du monde:
mais une machine qui exige la surveillance permanente de son constructeur pour
régler et commander chacune de ses parties par les interventions continuelles dans son
fonctionnement est moins parfaite qu'une machine moins élaborée en chacune de ses
parties, mais renfermant en elle-même tout le cours de son fonctionnement, et n'exi-
geant pas la présence de son constructeur pour la réparer et la régler au cours du fonc-
tionnement. Ainsi, Dieu ne doit pas avoir à intervenir d'une manière particulière,
c'est-à-dire par le miracle, au cours de l'existence de la création. Certes, il soutient le
monde dans l'être, mais selon des lois générales, et jamais par des actions particu-
lières. Le véritable automate, pour Malebranche, est la création, et non pas l'homme;
l 'homme est au contraire soumis à ces lois générales, car Dieu a fait le monde selon
les voies les plus simples, c'est-à-dire aussi les plus générales. La difficulté du carté-
sianisme à concevoir de manière stable et cohérente l'individualité vient donc en par-
tie des deux aspects très distincts et indépendants l'un de l'autre qui sont compris dans
l'automatisme; le premier est celui de la commande d'une énergie efficace par une
472 COMPLÉMENTS
énergie de commande. Le second est celui de la causalité circulaire, par laquelle l'être
agit sur lui-même. La liaison entre ces deux aspects était difficile sans l'intervention
d'un potentiel, que toute la pensée cartésienne refuse. Elle a pourtant été intellectuel-
lement possible grâce au postulat cartésien sur l'énergie de commande: il n'est besoin
d'aucune énergie pour diriger un mouvement. Si l'on réfléchit bien cependant à cette
notion, appliquée par Descartes au problème de l'interaction des substances dans le
composé humain, et par Malebranche à celui du péché l9 , on voit qu'il y a une impasse
dans cet essai de passage à la limite; une énergie aussi faible qu'on le voudra n'est pas
une énergie nulle. Cette suppression de tout aspect potentiel de l'individu, pour sauver
entièrement son caractère actuel, aboutit à un résultat inverse de celui qui est recher-
ché: l'évanouissement de la consistance de l'être individuel. Chez Spinoza, le pas-
sage du niveau de la connaissance du premier genre au niveau de la connaissance du
deuxième ou troisième genre est impossible par l'individu lui-même; l'individualité
vraie, celle de l' essentia partieuLaris affirmativa, ne peut se constituer que comme en
rupture avec les déterminations qui sont des négations; le dualisme de Descartes,
l'occasionnalisme de Malebranche, l'opposition entre la connaissance du premier
genre et celle des deux autres chez Spinoza sont trois manifestations de la même diffi-
cuité: concevoir l'individu selon un système de pure actualité.
[Leibniz} C'est au contraire une autre voie que Leibniz présente pour concevoir
l'individualité, en essayant de réaliser une vaste synthèse de toutes les conceptions
relatives à l'individualité, et de tous les aspects de cette notion. Il réintroduit en effet
la notion d'une réalité potentielle dans l'individu, mais essaye de la rendre compatible
avec celle de l'automatisme grâce au paradigmatisme mathématique de la série qui
développe à l'infini des termes toujours nouveaux mais non pas contingents par rap-
port à la raison de la série et au premier terme; la notion individuelle concrète contient
tous les états successifs du développement de l'individu qu'est la monade. Les termes
de la série mathématique sont-ils en effet actuels ou non-actuels par rapport à la série
elle-même? Une série non développée contient-elle à la fois actualité et potentialité?
C'est sur cet aspect d'ambivalence de la série, être déterminé et pourtant capable de
développement infini que Leibniz fonde son système de l'individualité. La notion
d'individu est universalisée parce que tout est individu dans le monde: il n'y a que
des individus, et ces individus sont substantiels. La monadologie est un vigoureux
effort pour rationaliser et systématiser le paradoxe de l'individualité20 , présent sous
19. Le péché consiste à ne pas utiliser, ou à mal utiliser, ce mouvement que nous avons pour aller toujours
plus loin: l'homme détourne vers une créature ce mouvement pour aller toujours plus loin; le péché a été, en
Adam, le fait de porter sur Eve une attention prédominante et exclusive.
20. Ce paradoxe d'ambivalence et de dualité, dont nous avons essayé de rendre compte en faisant appel à la
notion de transductivité comme caractéristique de la réalité individuelle. L'ambivalence est contenue dans la série
monadique sous forme d'identité de la virtualité et de l'actualité. Spinoza avait privilégié la transductivité externe,
celle qui fait que les modes sont parallèles d'un attribut à l'autre, et avait rattaché la transductivité interne à la
transductivité externe par l'adéquation de la connaissance qui est en même temps action. Leibniz accomplit la
démarche inverse, en constituant la transductivité interne, puis en rattachant à cette transductivité la transductivité
externe, grâce au calcul des compossibles par le Dieu créateur, qui se comporte comme individu accomplissant un
acte de transductivité interne.
L'individu spinoziste qui accède à la connaissance du troisième genre intériorise la transductivité externe; le
Dieu leibnizien qui crée le monde selon le calcul des compossibles extériorise une transductivité interne.
En ce sens, aucun des successeurs de Descartes n'a entièrement résolu le problème du rapport entre les
deux espèces de transductivité, qui est apparu chez Descartes comme un problème de métaphysique de
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 473
communication des substances, mais est en fait un problème logico-métaphysique, celui du rapport de deux
espèces de transductions.
474 COMPLÉMENTS
cela il veut que le monde soit un automate parfait; l'individu physique doué de force,
c'est un être à la fois physique et métaphysique; l'ensemble de tous ces êtres ne
requiert pas d'intervention extérieure pour fonctionner. Mais il reste à donner une
définition universelle de l'énergie cinétique, valable dans tous les cas.
L'étendue n'est pas partagée en corps finis et infinis; chacun des corps est lui-
même subdivisé actuellement à l'infini. Parmi les substances réelles, chacune contient
en soi à sa manière l'infinité de l'univers. Aucune réalité ne se découpe dans le monde
sans être infinie à sa façon. Or, s'il s'agissait d'un seul instant, cette participation serait
suffisante pour assurer l'automatisme parfait de tout le réel; mais l'infinité du monde
est une infinité syncatégorématique, consistant dans l'impossibilité de jamais arriver au
demier terme d'une progression. Ces infinis syncatégorématiques ont pour complé-
ment nécessaire un infini catégorématique qui est la loi de la série et qui se trouve
nécessairement en dehors d' eHe 21 • Les substances individuelles, étant des séries de
changements, sont complément de l'infinité dans l'univers sensible. Toutes les lois des
séries que sont les individus constituent une multiplicité indéfinie; un infini hypercaté-
gorématique est la loi de cette infinité. Alors, chaque substance individuelle contient
des traces de tout son passé, des germes de tout son avenir. «Toute substance est
comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou de tout l'univers. »L'être indi-
viduel est donc en un certain sens un microcosme. Mais on peut se demander si l'iden-
tification de la force vive à la « première entéléchie» d'une substance individuelle est
compatible avec cette conception de la substance; la force vive fait partie du système
de l'actualité; elle définit une énergie actuelle, non une énergie potentielle. Or, les
énergies potentielles sont précisément celles qui sont toujours des énergies relatives à
l'état d'un système, mais non à un individu pris absolument; elles sont des énergies de
relation; il faut, pour qu'elles existent, des systèmes d'individus. Elles donnent une
réalité à la relation. Or, pour rendre compte de l'individualité, il faut aussi supposer un
certain potentiel; l'individu ne s'explique pas complètement dans le système de l'ac-
tualité. Leibniz veut composer le monde d'individus: là est la difficulté de son sys-
tème, qui se traduit par les caractères, difficilement conciliables entre eux, de la
substance qu'il définit en en faisant le centre de son système. Selon Leibniz, le carté-
sianisme, qui contient le spinozisme en germe, fait bon marché de l'individualité des
substances, l'âme comme le corps cessant d'être des substances pour devenir des
modes de la pensée ou de l'étendue. Pour Leibniz, la substance est inséparable des pré-
dicats ou accidents dont elle est le sujet, et elle est inséparable des autres substances.
Les seules réalités véritables résident dans les individus ou monades. Proclus désignait
par le terme de monades les unités d'ordre inférieur à l'Un suprême qui, sous des
aspects variés, contenaient la multiplicité entière de l'univers. Leibniz veut rendre la
substance individuelle intelligible 22 ; tous les changements dans l'individu se dédui-
21. C'est par là que s'établit le rapport entre les deux transductions. Mais on doit noter que l'extériorité de
la raison par rapport à la transductivité de la série n'est extériorité qu'à l'intérieur d'un univers logique - donc
à l'intérieur d'un monde de transductivité interne.
22. C'est la condition de l'établissement possible d'une équivalence entre les deux transductions, et cette
condition conduit Leibniz à la difficile discussion de la Théodicée sur la providence et la liberté de la monade.
Peut-être faudrait··il en effet chercher la liberté humaine dans la relation entre la transductivité interne et la
transductivité externe. Toute doctrine qui vise à identifier ces deux transductivités, ou à réduire l'une à l'autre
au lieu de rechercher leurs conditions de compatibilité dans une troisième transductivité amène à une impasse
la pensée qui réfléchit sur la liberté.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 475
comme condition de son existence, soit comme moyen de son action, soit comme
aspect de son existence sous forme d'essence particulière affirmative. C'est la décou-
verte de cette notion qui fait le caractère nouveau de la pensée du XVIIe siècle et qui lui
permet de se libérer des anciennes impasses de cette question de l'individualité. C'est
elle qui est sous-jacente à toutes les images de l'automatisme et du mécanisme que
l'on trouve, sous diverses formes, chez tous les auteurs du XVIIe siècle qui traitent de
l'individualité, même quand ils sont préoccupés par d'autres problèmes correspondant
mieux à ce que les discussions coutumières proposaient à la pensée réflexive.
[Le xv/ne siècle] La pensée du XVIIIe siècle, se retournant vers l'homme dans ce
qu'il a d'original, valorise le particulier en tant que négation de l'universel, comme si
l'universel était de l'artificiel, du non-réel. L'individu devient alors l'être concrète-
ment singulier et original; mais alors c'est la notion d'ordre comme force créatrice
d'universalité qui disparaît. L'être n'est plus défini comme celui qui possède en lui
une capacité d'ordre constructif, ou qui enferme dans sa notion individuelle complète
quelque chose de l'ordre que la volonté divine a rendu un réel contingent tandis que
l'entendement divin saisissait la nécessité de cet ordre le meilleur, ou comme essence
particulière affirmative, mais comme intériorité. Cependant, le paradoxe de l' indivi-
dualité se manifeste encore d'une autre manière: cette originalité individuelle ne peut
être absolument terminée à sa seule existence; elle a besoin non seulement d'exister,
mais de s'exprimer pour être; l'individualité cherche son complément dans une autre
forme d'information que l'ordre: l'information de communication; au lieu de
construire ou d'être construit, ou de s'unir de volonté à la nature naturante, l'individu
s'exprime. Mais le paradoxe de l'individualité s'exprime dans le fait que cette expres-
sion devient essentiellement ambiguë, car l'individu se destine à s'exprimer, et cet
acte d'expression- réagit sur la structure individuelle; les jugements subjectifs sont
alors soumis à une nécessaire ambivalence; à travers la conscience communiquent
l'intérieur et l'extérieur de l'individu, et le problème de l'unité individuelle n'est plus
celui de l'âme et du corps, mais celui de la relation entre l'être exprimé et l'être inex-
primé. Car la difficulté foncière subsiste: rendre l'information coextensive à l'être
n'est qu'un optatif, et ne peut servir à expliquer la réalité première de l'être individuel.
Le paradoxe logique du XVIIe siècle devient ici paradoxe moral; l'expression est pro-
fanation et consécration tout à la fois en elle-même, et elle montre en chaque acte le
meilleur et le pire des gestes humains; d'où l'essentielle ambivalence de l'expression
comme information de l'individu. Dans la recherche d'unité par l'unicité, l'individu
se dédouble.
[Rousseau] C'est cette démarche que nous trouvons chez Rousseau. Rousseau
remarque d'abord que chaque individu ne connaît que lui-même: « J'ai remarqué
souvent que, même parmi ceux qui se piquent le plus de connaître les hommes, cha-
cun ne connaît guère que soi, s'il est vrai même que quelqu'un se connaisse»
(Annales J.-J. Rousseau, Tome IV, p. 1). La connaissance de soi ne va pas sans l'ex-
pression de cette connaissance, parce que le rapport à autrui est ici chargé d'infor-
mation, et est l'équivalent de l'ordre cartésien; ce n'est pas pour réfuter les
jugements d'autrui que Rousseau veut se faire connaître; c'est l'expression qui est
essentielle, non tel résultat pratique dans l'opinion; au-dessous de l'opinion mon-
daine, il y a la relation entre les sujets, et c'est elle qui a pouvoir d'ordonner et de
valoriser les réalités subjectives. Un pareil acte d'expression est bien au-dessus de
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 477
toute intention apologétique, car il est supérieur dans son pouvoir constitutif à toute
réalité qu'il pourrait défendre. Ce potentiel expressif est manifesté par l'épreuve de
la blessure morale que l'on ressent à se voir défiguré et méconnu dans le jugement
qu'autrui porte sur nous; ce fait que le jugement est inadéquat est plus grave que son
aspect dépréciatif; l'injure, en ce cas, blesse moins que l'erreur, qui nous rend
méconnaissable, étranger à nous-même, désordonné et désorganisé dans le jugement
qu'autrui porte sur nous. Ce n'est pas le blâme ou la louange qui sont premiers, mais
la cohérence et la vérité de l'image du sujet dans le jugement étranger. « J'ai fait ces
observations surtout par rapport à moi, non dans les jugements que j'ai portés des
autres, m'étant senti bientôt une espèce d'être à part, mais dans ceux que les autres
ont portés de moi. » L'analyse du préambule du manuscrit de Neuchâtel montre que
pour Rousseau le fait de se faire connaître a non seulement la valeur d'une vérité,
mais aussi celle d'un acte d'affirmation dans l'être. Cette expression de la connais-
sance de soi est une véritable méthode, ayant un sens universel: «Sur ces
remarques, j'ai résolu de faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la connais-
sance des hommes en les tirant, s'il est possible, de cette règle unique et fautive de
juger toujours du cœur d'autrui par le sien, tandis qu'au contraire, il faudrait sou-
vent, pour connaître le sien même, commencer par lire dans le cœur d'autrui. »
Rousseau veut atteindre plus qu'une « comparaison» de soi avec un autre, car la
comparaison reste au niveau des termes: l'ordre est une réalité de relation qui exige
la non-confusion des termes: c'est en prenant conscience des différences qui nous
opposent à un autre que nous pouvons atteindre cette connaissance stable et non
relative de notre être. L'expression est l'acte dans lequel les différences des indivi-
dus acquièrent la stabilité. Voilà pourquoi il faut « connaître soi et un autre. » Dès
lors, la blessure de l'âme, le regret d'avoir été mal jugé par autrui, méconnu, est une
expérience profonde parce qu'elle fait naître le sentiment des « différences essen-
tielles » et les installe dans l'existence en les exprimant pour les publier, de manière
telle qu'elles soient participables par tous. En publiant ses différences essentielles,
l'individu échappe à la solitude. Dans la relation avec autrui, il ya causalité réactive
entre les différences essentielles et la communication entre les individus; le fait que
les différences essentielles soient investies dans la relation confère une réalité et une
fécondité infinies à cette relation. Gravité et emphase sont explicables plus noble-
ment que par l'orgueil de Rousseau dans cette entreprise d'expression: l'orgueil
pousse plutôt à l'isolement; seule la vanité pousse à vouloir se faire connaître et
bien juger; or, Rousseau n'est point un vaniteux.
La solitude est la condition de cette expression de soi; la tranquillité de l'âme est
en effet nécessaire à la connaissance de soi. La relation à soi-même que donne la
connaissance de soi n'est pas profondément différente de la connaissance d'autrui et
de la relation à autrui: en 1739, Rousseau, félicitant un correspondant de s'être retiré
dans la solitude, écrit: « Quand la lanterne ne montre rien, c'est bien une nécessité de
traiter avec soi-même et de se prendre, faute d'autre, pour ami et pour confident.
Mais ce confident et cet ami, il faut aussi un peu le connaître et savoir comment et
jusqu'à quel point on peut se fier à lui. » La nostalgie perpétuelle de l'Ami est en
quelque mesure comblée par la connaissance de soi, qui a ainsi valeur d'être dans la
relation qu'elle institue. Aussi, lorsque Rousseau, ayant, après la querelle de
l'Ermitage, fait l'expérience du monde, ressent comme une passion le besoin de soli-
tude, la recherche de la connaissance de soi devient une méthode, mais garde encore
478 COMPLÉMENTS
l'univers du complot: alors l'évocation du passé est une défense comme le présent est
une défense; c'est le temps où Rousseau rédige les livres VII, VIII, IX, X et XI des
Confèssions. Le moi lui apparaît alors comme une troisième personne: « J'ai ici,
écrit-il à Madame de Boufflers le 5 avril 1766 (XV, p. 479) un homme qui est de ma
connaissance et que j'ai grande envie de connaître mieux. La société que je vais lier
avec lui m'empêchera d'en désirer aucune autre. Je l'estime assez pour ne pas
craindre une intimité à laquelle il m'invite. » Cet homme qu'il est lui apparaît comme
un « chaos immense» et un « labyrinthe obscur et fangeux» (Confessions, l, p. 30).
La connaissance de soi, venant ordonner ce chaos, vise d'abord un « que suis-je? » et
non un « qui suis-je? » Cette exigence d'ordre et de totalité est si grande, si essen-
tielle, qu'elle prévaut contre les objections provenant de la conception classique du
sens de l'œuvre morale: l'édification. « Si je tais quelque chose, on ne me connaîtra
sur rien, tant tout se tient, tant tout est un dans mon caractère, et tant ce bizarre et sin-
gulier assemblage a besoin de toutes les circonstances de ma vie pour être dévoilé»
(Préambule, Annales IV, p. 10).
La conception de l'individu qui se dégage de ce travail réflexif comporte un pre-
mier aspect très digne d'intérêt: nous sommes pleins d'impressions antérieures que
« nous portons sans nous en apercevoir. » Rousseau note ceci: « En sondant en moi-
même, et en recherchant dans les autres à quoi tenaient ces diverses manières d'être,je
trouvai qu'elles dépendaient en grande partie de l'impression antérieure des objets
extérieurs. » Ainsi, nous ne sommes pas tout entiers nous-mêmes, et les choses nous
font être en partie ce que nous sommes. Rousseau trouve ici un fondement inexhaus-
tible à l'originalité individuelle. Dans ces conditions, le corps a une puissance sur
l'âme: « Tout agit sur notre machine et notre âme par conséquent. » Cette leçon sera
recueillie par Maine de Biran, qui se proposera d'étudier les rapports du physique et
du mental. Les observations que fait Rousseau au livre IX des Confessions devaient
aboutir à un ouvrage qui aurait eu pour titre La Morale sensitive ou le Matérialisme du
sage, et qui ne fut jamais achevé. Ici, la difficulté à penser l'individualité s'exprime
par l'obscurité de l'action réciproque du physique et du moral, action à travers
laquelle se perçoit une permanente possibilité de dédoublement. La réduction à l'unité
paraît à Rousseau impossible et malhonnête; il attaque vivement le livre anglais
Recherches sur l'âme qui venait de paraître et où « à la faveur de je ne sais combien de
beaux détails anatomiques et tout à fait concluants, on prouve qu'il n'y a point d'âme,
puisque l'auteur n'en a point vu à l'origine des nerfs. » C'est pour cette raison que
Rousseau a attaqué dans le Second Dialogue les prétentions des « philosophes chirur-
giens. » Il préfère accepter sans les comprendre, dans les rapports du physique et du
moral, « maintes contradictions» en déclarant qu'il ne cherche point à les « lever en
physicien. » Refusant la simplification matérialiste, Rousseau note cependant l' em-
pire non pas du corps mais des objets et du monde extérieur (que nous nommerions
aujourd'hui le milieu) sur l'âme, et particulièrement sur les passions. Saint Preux,
dans la lettre XXIII de la Nouvelle Héloïse, s'exprime ainsi: «J'admirais l'empire
qu'ont sur nos passions les plus vives les êtres .Ies plus insensibles et je méprisais la
philosophie de ne pouvoir pas même autant sur l'âme qu'une suite d'objets inani-
més. » Cette suite d'objets inanimés est en effet constituée par le monde tout entier
dans lequel Saint-Preux vit et perçoit. La pureté de l'air a pour corrélatif la paix inté-
rieure : « Ce fut là que je démêlais sensiblement dans la pureté de l'air où je me trou-
vais la véritable cause du changement de mon humeur et du retour de cette paix
480 COMPLÉMENTS
intérieure que j'avais perdue depuis longtemps. »23 Inversement, l'imagination peut
agir sur le corps: « Mon agitation a son principe dans une imagination déréglée, prête
à s'effaroucher sur tout et à porter tout à l'extrême» (Première lettre à Malesherbes,
VII, p. 36). L'imagination prédétermine alors en quelque manière l'avènement d'états
réels: «Un triste penchant à prévoir tous les malheurs que je crains et une cruelle
exactitude du sort à justifier toutes mes craintes me rend le mien comme assuré» ;
l'âme prépare le corps à un avenir qu'elle organise. Cet effet est aussi intense pour le
passé: « La description de mes douleurs passées me les ferait derechef sentir toutes et
mon imagination, ranimée par la peinture de tant de maux, m'en rendrait plus encore
que le premier médecin du monde n'en saurait guérir» (à de Luc père, II, p. 218). Il
faut donc découvrir un ordre de cette action réciproque et des mouvements du corps:
« Que d'écarts on sauverait à la raison, que de vices on empêcherait de naître si l'on
savait forcer l'économie animale à favoriser l'ordre moral qu'elle trouble si souvent»
(Confessions, Tome II, p. 69). Il est donc possible d'ordonner l'action réciproque de
l'âme et du corps; c'est une des voies par lesquelles l'analyse psychologique répon-
dant à la question « que suis-je? » permet d'informer le chaos originel.
Mais cet ordre n'est pas une victoire dernière; le terme du corps, considéré jusque
là comme simple, se révèle double, et chargé d'un rapport d'incompatibilité, à tel
point que le premier effort pour introduire l'ordre dans la relation du physique et du
moral ne fait que reculer le problème de l'unité individuelle; son accomplissement
démasque une plus profonde et incoercible dualité du dynamisme vital: celle du tem-
pérament, nommée encore par Rousseau « constitution physique» : «De tous les
hommes que j'ai connus, dit Rousseau juge de Jean-Jacques, celui dont le caractère
dérive le plus de son seul tempérament est Jean-Jacques» (Second Dialogue, p. 141).
Dans les Confessions, il avait exprimé la dualité des forces qui viennent de la tête, du
cœur, des entrailles et des tumultes du sang: « Deux choses inalliables s'unissent en
moi sans que j'en puisse concevoir la manière: un tempérament très ardent, des pas-
sions vives et impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se pré-
sentent jamais qu'après coup» (Confessions, livre III, Tome l, p. 135). Le second
Dialogue exprime encore cette contradiction interne du tempérament: Rousseau se
découvre un « tempérament mixte, formé d'éléments qui paraissent contraires, un
cœur sensible, ardent, ou très inflammable; un cerveau compact et lourd, dont les par-
ties solides et massives ne peuvent être ébranlées que par une agitation du sang vive et
prolongée ». Les aspects contradictoires de son tempérament sont donc opposés
comme la vivacité et la lenteur. Ces deux mouvements sont de la vie, et leur contra-
diction ne peut se résoudre en unité dans la réflexion. Ainsi, c'est au moment où, à
Wooton, en 1766, Rousseau commence à sentir parfois en lui s'éteindre la vie et s'éle-
ver la crainte de la mort, qu'il livre les plus remarquables analyses de l'ardeur de
23. Si une étude de la morphologie des tempéraments était assez assurée, nous présenterions Rousseau
comme se rattachant au type respiratoire, ou montagnard. Rousseau vit mal dans les vi1\es et en l'absence de
toute végétation parce qu'il n'a pas une suffisante excitation respiratoire. Les différences de niveau, comme les
stimulations odorantes de l'herbe et du foin, exaltent l'activité respiratoire. Nous pouvons dire qu'une partie de
la morale de Rousseau est fondée sur la correspondance de la situation et du tempérament. Ceci ne suppose
aucun matérialisme: il est naturel que l'individu recherche l'état dans lequel il est le plus parfaitement lui-
même, en fuyant la léthargie pénible d'une situation dans laquelle il se sent diminué. À la fin de sa vie,
Rousseau, en promenade dans la campagne de l'Ile-de-France, était transporté lorsqu'il voyait une meule de
paille, une touffe de buissons, une haie herbeuse.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 481
les maisons éparses et champêtres, y sont pour ainsi dire revues, réfractées par les sen-
sations. Cette rêverie dirigée vers l'avenir est une rêverie précise, non diffuse comme
le seront plus tard celles des Dialogues et des Promenades. S'il y a en elle une part de
réceptivité, il y a aussi une part de création, et dans ce rapport entre la réceptivité et la
création, ou encore entre l'état passif et l'état actif, c'est le premier état qui l'empor-
tera de plus en plus à mesure que Jean-Jacques avancera en âge. La sensation se nour-
rit ici de l'émotion provoquée par l'absence. L'absence comporte une richesse qui lui
est propre: l'inquiétude développe en elle un sentiment d'exaltation grâce auquel
Jean-Jacques a conscience d'être pleinement vivant et possédé par une force intérieure
qui veut éclater. L'absence doublée du souvenir est comme une demi-présence plus
forte que la présence matérielle, comme la « vie» n'est pas la pleine santé, mais un
état intermédiaire entre la force et la maladie, et qui permet la réciprocité du physique
et du moral. L'absence de l'objet aimé prend une signification presque métaphysique
chez Rousseau au moment de sa passion pour Madame d'Houdetot: cette absence
devient solitude. « Je commence une correspondance qui n'a point d'exemple et ne
sera guère imitée », écrit Rousseau à Sophie (III, p. 101). Cette correspondance est en
fait un monologue dont le seul véritable interlocuteur est Rousseau. « J'aime mieux
faire seulles frais d'un commerce ( ... ) Je n'espère même pas que vous lisiez toutes les
lettres que je vous écrirai; mais du moins aurai-je le plaisir de les écrire» (III, p. 101).
Plus tard, il demande en grâce à Madame d 'Houdetot de recevoir ses lettres: «Ne
soyez pas surprise de cette étrange prière: il y a si longtemps que j'apprends à aimer
sans retour que mon cœur y est accoutumé! » (III, p. 240). Cette manière d'aimer
l'image d'autrui que l'on a en soi-même suppose un dédoublement de l'individu,
assez semblable à celui qui donne une densité et un pouvoir de permanence active à la
rêverie. La solitude est condition de dédoublement, et, dans cette recherche de la réa-
lité du moi, la solitude intervient comme moyen de plus grande richesse, comme
condition de réciprocité entre les différentes parties du moi que le dédoublement dû à
la solitude libère et exalte. La fécondité du moi, son pouvoir d'ordonner dans la rêve-
rie ses propres états nécessite la solitude comme condition d'institution de cette cau-
salité récurrente. Dans la profondeur de la solitude se manifeste encore le paradoxe de
l'individualité; l'unité de la conscience de soi ne peut se gagner que que par l'activité
ordonnatrice, mais cette activité ordonnatrice elle-même demande une solitude qui
provoque le dédoublement. La richesse intérieure qui fait que l'être malheureux et
seul possède en lui les moyens d'aimer pour deux n'est pas le développement d'une
unité mais le conflit d'une dualité naissante. Alors, la contradiction interne des états
apparaît comme source d'instabilité de la conduite; la véritable présence ne peut être
sentie que par la solitude, au cœur de la solitude, comme, au niveau des sens, la jouis-
sance à travers l'humiliation; et dans la plénitude de la présence s'amorce le vide de
l'absence déjà sentie au cœur de la présence: « Je ne sentais toute la force de mon
attachement pour elle que quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n'étais que
content. Le besoin de vivre avec elle me donnait des élans d'attendrissement qui sou-
vent allaient jusqu'aux larmes »(C01~fèssions, t?me l, livre III, p. 129). Par contre, au
sein de la plénitude heureuse apparaît une insatisfaction perpétuelle et une nostalgie
qui fait songer au « surgit amari aliquid» de Lucrèce; c'est ce que montre le
Mémoire présenté à Monsieur de Sainte-Marie, communiqué à Madame Dupin en
avril 1743 : « Le désir s'oppose au plaisir: c'est un fait incontesté; on perd donc sur
le temps ce qu'on gagne sur le sentiment» (Correspondance, l, p. 369). Le désir est
484 COMPLÉMENTS
le « seul sentiment que la durée n'affaiblit point» (1, p. 372) Plaisir et désir peuvent
en quelque façon être mesurés sous la forme du produit de l'intensité par le temps.
Pour le plaisir, le produit reste constant, car les deux grandeurs qui en sont les fac-
teurs varient en proportion inverse. Mais le désir n'est pas soumis à cette loi: il est
semblable à un feu qui dévore sans cesse de nouveaux objets, et qui par conséquent
est cause de lui-même 24 ; grâce à ce schème de causalité conditionnelle réactive, le
désir a la facilité de renaître toujours et de ne pas s'épuiser, car il s'alimente par le jeu
de son propre exercice. Est-ce donc une plénitude absolue? Non, car le désir n'est
encore que l'être en puissance, postulation indéfinie de l'ami ou de l'amante. Ce
désir qui s'entretient lui-même ne se satisfait pas lui-même. Plus il est intense, plus il
crée la recherche anxieuse de la rencontre de l'autre personne, pressentie à travers
chaque existence contingente réelle ou imaginaire: « Cette maison contient peut-être
un homme fait pour être mon ami. Une personne digne de mes hommages se pro-
mène peut-être tous les jours dans ce parc. »25 Ce qui en l'individu se conditionne
soi-même est précisément requête de la rencontre contingente d'une présence venue
de l'extérieur; cette intériorité de l'individu n'est cause d'elle-même que dans la
mesure où elle appelle l'extériorité; cette aséité recherche une contingence. Si ce
désir vient à s'affaiblir, c'est l'individu tout entier qui s'anéantit: «Mon âme se
concentre et s'affaisse sur elle-même. » Mais cette contingence se dérobe: « J'exige
autant que je donne et, ne trouvant personne qui me le rende, je rentre en moi-même
avec la douleur de ne point trouver de cœur qui réponde au mien» (Correspondance,
III, p. 245). « Celui qui devait m'aimer comme je sais aimer est encore à naître et moi
je suis prêt à finir. » Et Rousseau conclut par une formule extrêmement profonde et
expressive: « Il m'aurait fallu deux âmes dans le même corps; sans cela, je sentais
toujours du vide. »
Cette dualité des âmes est impossible dans l'instant; mais le schème de succession
réalise ce que l'incoercible unité du sujet n'autorise pas dans la simultanéité.
L'apparente instabilité, le reniement de soi-même, sont les moyens par lesquels cette
nécessaire dualité de l'individu trouve une manière d'exister. La vie de Rousseau
paraît celle de deux individus différents; la mort du premier coïncide avec la nais-
sance du second. C'est tout au moins l'intention de Rousseau qui veut montrer une
coupure profonde dans sa vie: « Il faut avouer que la destinée de cet homme a des sin-
gularités bien frappantes: sa vie est coupée en deux parties qui semblent appartenir à
deux individus différents, dont l'époque qui les sépare, c'est-à-dire le temps où il a
publié des livres, marque la mort de l'un et la naissance de l'autre. » Telle est la
manière dont Rousseau parle de lui-même, dans le Premier Dialogue (p. 18). Par
ailleurs, dans une lettre à Coindet du 29 mars 1766, Rousseau écrit: « Me voilà régé-
néré par un nouveau baptême ... J'ai dépouillé le vieil homme. » Ces deux époques
s'opposent d'abord comme celle du bonheur à celle du malheur: «Quel tableau diffé-
rentj'aurai bientôt à développer! Le sort qui durant trente ans favorisa mes penchants
les contraria durant les trente autres; et de cette opposition continuelle entre ma situa-
24. La propagation du feu est un phénomène d'auto-entretien dans une activité transductive.
25. C'est en ce sens que le sentiment de la transductivité aboutit à une angoisse de la rencontre; quand la
transductivité est tantôt possible, tantôt impossible, et non pas tOl~iolirs possible (comme chez Descartes), le
caractère auto-créateur de l'action faisant défaut, le kairos redevient prépondérant: la rencontre, tllchè, est la
condition du salut individuel. De là provient l'angoisse du temps et du lieu.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 485
tion et mes inclinations, on verra naître des fautes énormes, des malheurs inouïs, et
toutes les vertus, excepté la force, qui peuvent honorer l'adversité» (Col?/èssions,
tome 1, p. 315). L'état affectif qui entoure l'expression est lui-même différent:
« l'écrivis la première partie avec plaisir à Wooton ( ... ) Aujourd'hui, je voudrais pour
tout au monde pouvoir ensevelir dans la nuit des temps ce que j'ai à dire»
(Co,?/èssions, tome 1, p. 315). Dans cette seconde période, c'est vers une réalité du
retour éternel des états transitoires que Rousseau oriente ses plus ferventes aspira-
tions. « Je suis loin de cette époque chérie de 1762, mais j'y reviendrai, je l'espère. Je
recommencerai, du moins en idée, ces pèlerinages du Colombier qui furent les jours
les plus purs de ma vie. Que ne peuvent-ils recommencer encore et recommencer sans
cesse! Je ne demande point d'autre éternité! » (Correspondance, XV, p. 338). Dans
l'existence quotidienne, Rousseau veut se stabiliser, conserver toujours les mêmes
principes, les mêmes convictions: c'est le sens conscient de la réforme de 1752. «Je
me dis enfin: me voilà dans la maturité de l'âge, dans toute la force de l'entende-
ment; déjà je touche au déclin ... Fixons une bonne fois mes opinions, mes principes,
et soyons pour le reste de la vie ce que j'aurai trouvé devoir être après y avoir bien
pensé. Tombé dans la langueur et l'appesantissement d'esprit, j'ai oublié jusqu'aux
raisonnements sur lesquels je fondais ma croyance et mes maximes, mais je n'oublie-
rai jamais les conclusions que j'en ai tirées avec l'approbation de ma conscience et de
ma raison, et je m'y tiens désormais» (Rêveries, p. 375). Cette fixation dans le deve-
nir paraît même à Rousseau chargée d'un sens surnaturel: « Cette délibération et la
conclusion que j'en tirai ne semblent-elles pas avoir été dictées par le ciel même pour
me préparer à la destinée qui m'attendait, et me mettre en état de la soutenir? »
(Rêveries, p. 379). Bernardin de Saint-Pierre nous rapporte qu'à la fin de sa vie,
Rousseau disait souvent qu'il voulait « être soi ». Cette stabilité qui permet d'être soi
risque d'être détruite par tout ce qui arrache l'être à lui-même. « Ma tête, montée au
ton d'un instrument étranger, était hors de son diapason; elle y revint d'elle-même, et
alors je cessai mes folies, ou du moins j'en fis de plus accordantes à mon naturel»
(Tome 1, livre III, p. 152-3). « Je crois avoir déjà remarqué qu'il y a des temps où je
suis si peu semblable à moi-même qu'on me prendrait pour un autre homme de carac-
tère tout opposé» (Tome 1, livre III, 152-3). Cette volonté d'être soi correspond à une
nécessité de définir une attitude ferme par rapport à la société: «je me suis bientôt
consolé de mon peu d'aptitude à me conduire habilement dans le monde, en sentant
qu'il n'y fallait pas chercher cette fin» (Troisième Rêverie, p. 373). Les essais pour
s'adapter lâchement, sinon vicieusement à une société pour laquelle Rousseau n'est
pas fait s'achèvent en échec; cette civilisation de Venise, de Lyon, de Paris, est étran-
gère à son âme; tous les efforts pour ne plus être un « ours maudit» s'épuisent en
« expédients» peu efficaces. La nostalgie de Rousseau au milieu des « gens à préten-
tions » se manifeste à lui lorsqu'il voit« un simple pauvre buisson d'épines, une haie,
une grange, un pré »26; il aurait alors de bon cœur « paumé la gueule à M. le chef et à
M. le maître. » Cet affranchissement à l'égard des règles sociales est symbolisé par la
vente de la montre. Mais il faut de plus à cette réforme un aspect positif: « Jeté mal-
gré moi dans le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre, et de m'y
pouvoir assujettir, je m'avisai d'en prendre un à moi qui m'en dispensât»
26. Cette phrase manifeste le goût de Rousseau pour les aspects végétaux de la nature, stimulants du tem-
pérament respiratoire, et qu'il oppose au luxe alimentaire corrompu de la vie mondaine.
486 COMPLÉMENTS
(COl~fèssiol1S, tome II, livre VIII, p. 24). Le 26 janvier 1771, Rousseau écrit à la
Marquise de Saint-Chamond: «J'ai cherché pendant huit ans une âme parmi les
hommes; maintenant je ne cherche plus rien et ma lanterne est éteinte. » Pourtant,
même à ce moment, Rousseau écrit: « Notre plus douce existence est relative et col-
lective, et notre moi n'est pas tout entier en nous» (p. 155).
L'idée du complot n'est pas seulement, chez Rousseau, une expression d'un dérè-
glement mental; Rousseau ne veut pas que le complot utilise comme moyen princi-
pal une peinture toute factice du caractère et de la vie de l'auteur; il y a complot de
mensonge sur l'individu: les ligueurs veulent l'enfermer vivant; la ligue est cette
barrière entre l'individu et le monde; elle a pour but « d'organiser l'inconséquence»
apparente de la conduite de Rousseau. Par cette démarche de l'imagination,
Rousseau rejette hors de lui les aspects d'incohérence qu'il ressent, afin de s'unifier;
il rejette aussi hors de lui l'existence de ce que les psychiatres modernes nomment la
« barrière d'angoisse» qui empêche que le sujet accomplisse même les actes les plus
simples de la vie sans se sentir dangereusement isolé et muré en quelque façon en lui-
même. Toutes les images que Rousseau emploie sont caractéristiques des états men-
taux dans lesquels il se trouvait à ce moment; mais le point qui est ici
particulièrement intéressant pour l'étude de l'individualité est le suivant: Rousseau
veut rendre son individualité cohérente en rejetant à l'extérieur les aspects d'inhibi-
tion qui se manifestent en lui; comme l'inhibition est, dans ses effets, tout à fait sem-
blable à un obstacle extérieur, cette transformation est aisée; de plus, à cette
inhibition s'ajoute le désordre des impulsions contradictoires, qui se freinent les unes
les autres: de ce désordre aussi Rousseau accuse la ligue, afin de l'exorciser et de le
rejeter hors de lui pour en purifier son individualité: « Leur projet est, comme je
vous l'ai dit, de faire une refonte générale de toutes les anecdotes recueillies ou fabri-
quées par leurs satellites et de les arranger en corps d'histoire disposée avec tant d'art
et travaillée avec tant de soin que tout ce qui est absurde et contradictoire, loin de
paraître un tissu de fables grossières, paraîtra l'effet de l'inconséquence de
l'homme» (Second Dialogue, p. 316). Il y a dans cette idée mythique du complot un
refus d'accepter la connaissance et la conscience de certains aspects de l'individua-
lité. Faut-il dire que la personnalité de Rousseau était plus riche en psychoses qu'une
personnalité normale? Il se peut, mais cette démarche d'expulsion de l'inhibition et
du désordre est seulement plus vive et plus frappante chez Rousseau que chez un
homme moins divers; en fait, ce refus de se connaître dans son entière multiplicité,
qui comporte la totalité du cohérent et de l'incohérent, avec un certain lien du cohé-
rent et de l'incohérent, est un témoignage sur l'individualité humaine. Il est difficile
d'assumer jusqu'au bout sa propre incohérence et ses inhibitions, sans avoir recours
au mythe. Avant d'avoir recours au mythe, Rousseau avait essayé d'unifier les diffé-
rentes étapes de sa vie sous la forme de la destinée; mais la destinée, qui substantia-
lise l'individu, ne peut rendre compte de l'inhibition et du désordre; il faut élargir la
notion de destinée jusqu'à faire intervenir l'histoire tout entière; le conflit entre
Rousseau et le complot prend la dimension d'une épopée; entre l'intolérance reli-
gieuse et la philosophie des lumières, qui est la religion de la contre-religion,
Rousseau apparaît comme le champion de la vérité. Et cette vérité n'est plus une
vérité pour un groupe, comme les Jésuites ou les «philosophes », mais une vérité
qui, précisément parce qu'elle est présentée par un individu qui n'est membre d'au-
cune communauté, présente en elle-même une garantie d'universalité. À nouveau le
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 487
tile en végétaux »27 (XVIII, p. 338). À défaut de l'exil, ce sont les occupations passion-
nées de la vie qui deviennent les méthodes fondamentales de l'art de vivre; la bota-
nique et la musique; Rousseau apporte à la botanique une attention intense; il
demande un microscope, et fait des excursions, parfois pénibles, comme celle du Mont
Pilat28 , à partir de Monquin ; ses lettres à Madame de Lessert montrent l'étendue et la
solidité du savoir de Rousseau, ainsi que le caractère minutieux de sa méthode d'obser-
vation. Grâce à cet effort, Rousseau pense échapper au désordre et à la folie: « Cette
occupation convient fort à une machine ambulante à laquelle il est interdit de penser.
Ne pouvant laisser ma tête vide, je la veux empailler; c'est de foin qu'il faut l'avoir
pleine pour être libre et vrai sans crainte d'être décrété »29 (A Duclos, XII, p. 110). De
mênie, le goût pour la musique est actif chez Rousseau qui joue de l'épinette et essaie
de retrouver des romances de Genève qu'il chante, dit-il, « d'une voix cassée ». Ces
goûts, en particulier celui de la botanique, sont ainsi une « affaire de raison. »30
En même temps, Rousseau essaye de découvrir une vérité doctrinale qui ne vise
pas l'universalité, mais qui puisse convenir très parfaitement à l'individu: « J'adoptai
dans chaque question le sentiment qui me parut le mieux établi directement, le plus
croyable en lui-même ( ... ) Il importe d'avoir un sentiment pour soi, et de le choisir
avec toute la maturité de jugement qu'on peut y mettre» (p. 278). Rousseau veut une
doctrine conforme à l'assentiment intérieur: « si solide, si bien appropriée à ma rai-
son, à mon cœur, à tout mon être, et renforcée de l'assentiment intérieur que je sens
manquer à toutes les autres. » Ainsi, ce n'est plus la vie intellectuelle qui est un
déploiement de l'individu et qui l'affirme comme un ouvrier d'universalité mais au
contraire l'individu qui cherche une philosophie qui soit bien adaptée à lui; sur ce
point très particulièrement se marque l'opposition entre la conception de l'individua-
lité au XVIIe siècle et celle que se fait Rousseau de la sienne propre. Aussi, la raison
peut admettre, selon Rousseau, l'existence d'un ordre supérieur à elle: « Je ne puis
m'empêcher de regarder désormais comme un de ces secrets du ciel, impénétrables à
la raison humaine, la même œuvre que je n'envisageais jusqu'ici que comme un fruit
de la méchanceté des hommes» (Seconde rêverie, p. 370). Cette force surnaturelle est
envisagée tantôt selon les modalités d'un fatalisme oriental tantôt selon les formes de
la Providence chrétienne. C'est que dans la croyance à la destinée et à la Providence,
il y a une acceptation de soi: «Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma
propre substance, mais elle ne s'épuise pas; je me suffis à moi-même. » Ici intervient
la distinction entre l'amour-propre et l'amour de soi, comme, à l'intérieur de la rêve-
rie intervient la distinction entre le moi que l'on quitte et le véritable moi dont on jouit
et par rapport auquel rien n'est extérieur, celui que A. Béguin caractérise en disant:
« L'absolue conscience de soi se confond ici avec ce que nous appelons l'incons-
cient » (L'âme romantique et le Rêve).
27. Ici encore apparaît le goüt de Rousseau pour les plantes, stimulant du tempérament respiratoire.
28. Montagne assez massive et abrupte par le versant qui regarde la vallée du Gier, et Saint-Chamond ou
Izieux. De vastes éboulis de pierres, les chirrats, altement avec des pentes plantées de pins et de sapins très
sombres; 1445 m. d'altitude.
29. En fait, si la botanique préserve Rousseau de la folie, c'est parce qu'elle intègre à sa vie consciente
(par la composition de l'herbier) une activité qui correspond à son tempérament; elle résout une partie du
conflit.
30. C'est-à-dire en fait une activité qui se justifie, et s'intègre à la pensée rationnelle.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 489
D'une manière générale, et surtout dans la deuxième moitié du xv/w siècle, les
conditions de la pensée philosophique définissent une certaine manière d'envisager le
problème de l'individu qui ne se rencontrera plus par la suite; la montée du tiers-état
permet à l'individu de ressentir ses forces autrement que dans l'héroïsme d'une
bataille, dans le mystérieux élan qui porte vers les pays des infidèles, ou dans la
découverte d'un vaste système de pensée qui incorpore tout ce qu'un être humain peut
penser. Au XVIIe siècle, la nécessité du système était pour un philosophe l'obligation
faite à chaque pensée individuelle d'atteindre l'universalité de la représentation et de
l'action. Au XVIIIe siècle au contraire, l'universalité est divisée, répartie entre les nom-
breux membres d'une équipe; ce n'est plus l'époque des fondateurs qui découvrent
une méthode mais celle des réalisateurs qui, s'étant réparti la tâche, coopèrent ardem-
ment à la réalisation et à l'avènement d'un ordre; remarquons d'ailleurs que cette
synergie des efforts est infiniment plus facile à réaliser pour une entreprise de destruc-
tion que pour une construction qui exige toujours un plan d'ensemble; l'effort de cri-
tique est de soi cumulatif; le résultat s'ajoute au résultat comme progrès dans le
délabrement d'un ordre établi; pour attaquer, il n'est pas besoin d'un système; il suf-
fit d'une méthode; c'est pourquoi il suffisait de la résistance du régime et des préju-
gés pour donner dynamiquement une cohérence à l'effort de tous les philosophes des
lumières. La situation de l'individu dans cet effort d'attaque dirigée contre les préju-
gés et l'ordre politique consiste en une attitude qui ne cherche pas à assumer l'univer-
salité de la vision du monde, ni absolument de la place de l'individu dans le monde;
ceux qui voudraient le faire sont qualifiés de «visionnaires ». C'est l'attitude de cri-
tique et d'hostilité qui, dans cette équipe ouverte, réalise une cohérence qui dure ce
que dure l'activité de critique; si le problème de l'individualité paraît ne plus exister
pour les philosophes des lumières, c'est parce que ce problème ne pourrait être posé
que par une vision totale de l'être, à savoir de la société dans laquelle il combat, contre
laquelle il s'insurge, et qui constitue le centre de visée de tous ces efforts; le centre du
système, le point qui fait l'unité de ces attitudes est qu'il existe un donné, à savoir un
ensemble de structures sociales, politiques, intellectuelles et affectives qui forment
une unité de but, celle de la chose à détruire, et une unité d'être, car la chose qui est à
détruire existe. Il y a dom; comme une hypothèque intellectuelle conditionnant l'acti-
vité des « philosophes» du XVIIIe siècle: celle du fait qu'est l'état de la société et de la
pensée au moment où vivent ces êtres conscients de leur individualité. Si l'indivi-
dualité prend la forme vécue d'un être en expansion, essentiellement dynamique,
c'est parce que ce dynamisme apparemment. inconditionnel était réalisé par les
conditions de l'activité intellectuelle dans la seconde moitié du XVIne siècle. Ce
n'est pas un refus d'unité systématique et d'universalité de la réflexion qui se trouve
chez les philosophes des lumières, mais une mise en œuvre des conditions de la pen-
sée qui étaient temporairement favorables à une pensée pouvant se libérer de l'as-
pect d'universalité de la réflexion. La pensée de la contre-révolution a été comme la
492 COMPLÉMENTS
facultés mentales sont antérieures à l'emploi des signes; l'art des signes apprend seu-
lement à « porter la lumière plus loin ». Les facultés sont donc d'abord possédées par
l'individu; celles qui paraissent être supérieures à ce stade primitif (par exemple à la
capacité primitive, indépendante de tout signe, de savoir compter jusqu'à trois) « ne
sont que ces mêmes facultés qui, s'appliquant à un grand nombre d'objets, se déve-
loppent davantage. » Le rôle des signes permet à l'individu d'opérer cette extension.
[Charles Bonnet] Cette même hypothèse de la statue, avec sa signification relative à
l'individualité, se trouve chez Charles Bonnet. On doit noter que pour Bonnet, il ya une
distinction entre la sensation proprement dite et l'activité: la préférence que la statue
donne à la sensation qui lui plaît le plus est une action que la statue exerce sur cette sen-
sation ; préférer n'est pas agir: c'est se déterminer et agir; l'attention est une faculté dis-
tincte de la sensation; l'observation interne directe possède aussi une indéniable
validité, comme le montrera l'idéologie de Destutt de Tracy et de Maine de Biran.
[David Hartley] Un des auteurs qui ont le mieux manifesté cette recherche de l'in-
dividu comme ouvrier d'information, créateur de ses propres structures à partir de son
activité, est David Hartley. L'étude encore sommaire qui a été faite de sa pensée révèle
une faculté de découverte très remarquable chez cet homme qui a voulu prolonger en
physiologie les découvertes de Newton, en expliquant la liaison des idées par l'uni-
versalité d'un schème dynamique d'origine psycho-physiologique: les idées sont
liées entre elles par le même processus que celui qui relie, dans le cerveau, les petites
vibrations qui gardent une tendance à se reproduire dans le même ordre que les vibra-
tions produites originairement par les sens. Une hypothèse de l'Optique de Newton
attribuait la production des sensations aux vibrations d'un éther contenu dans les
organes sensoriels, les nerfs et le cerveau. Ainsi, l'individu est le siège d'une activité
autonome mais non arbitraire, qui rattache la sensation à une activité psycho-physio-
logique, et la pensée abstraite à la sensation; ce n'est point ici un empirisme à propre-
ment parler, car l'unité et l'identité du schème dynamique assurent une transition du
monde au sujet qui pose de manière extrêmement nouvelle le rapport de l'être particu-
lier à l'univers. L'individu n'est plus isolé dans une aséité substantielle au delà de
laquelle une connaissance contemplative atteindrait une participation à la réalité
totale; le contact entre l'univers et l'être particulier se fait selon une modalité qui
n'est ni d'activité ni de passivité, mais de communication. Cette thèse est nouvelle;
elle sauvegarde la particularité du sujet sans l'enfermer en lui-même; elle définit en
effet l'être individuel comme ce en quoi et ce par quoi une opération de relation s' ef-
fectue; c'est l'opération de l'individu qui est opération de relation; l'individu n'est
pas substantiellement isolé du monde; il s'inscrit dans le monde par une opération qui
le distingue non en tant qu'être complet dans son aséité, mais en tant qu'être auteur
d'une opération de relati()n ; c'est l'identité structurale de cette opération, répétée à
différents niveaux, qui est l'individualité. La relation psycho-physiologique, la rela-
tion de la sensation et de la pensée abstraite deviennent alors non des problèmes mais
des expressions de cette réalité qu'est l'individu, réalité active de mise en rapport. Le
caractère encore très imparfait des connaissance physiologiques au temps de Hartley
n'a pas permis à cet auteur de poursuivre sa rec'herche dans le détail de l'organisation
psycho-physiologique; mais son hypothèse conserve un sens important comme repré-
sentation de la réalité de l'individu.
[Hume] Le dynamisme de l'individu se manifeste dans la méthode philosophique
de Hume, qui considère la pensée philosophique comme une activité strictement
494 COMPLÉMENTS
inconditionnelle. «Quand une opinion mène à des absurdités, elle est certainement
fausse; mais il n'est pas certain qu'une opinion soit fausse, de ce qu'elle est de dan-
gereuse conséquence. » Les recherches métaphysiques n'ont pas à se justifier par leur
utilité ni par leur agrément: « Si pénibles et fatigantes que puissent paraître ces
recherches, il est de certains esprits comme de certains corps qui, pourvus d'une santé
vigoureuse et florissante, ont besoin d'exercices violents et trouvent plaisir à des tra-
vaux qui paraissent à la généralité des hommes pénibles et accablants. » La philoso-
phie devient alors une critique, qui part des appréciations et des croyances de
l 'homme pour en chercher, par analyse et par induction, le principe. Cependant, on
peut dire que cette activité inconditionnelle admet au moins une limite au delà de
laquelle elle ne peut remonter: l'être individuel lui-même, en tant qu'il possède le
principe par lequel il évalue. De la même manière et dans la relation de l'individu au
monde extérieur par la sensation, Hume accepte l'individu comme limite puisqu'il
prend l'impression comme un absolu, et ne cherche pas à aller plus loin qu'elle; les
relations associatives entre les idées n'ont pas besoin d'une explication physiologique,
contrairement à l'intention des cartésiens et tout particulièrement de Malebranche.
L'ordre, dans l'esprit, est maintenu par la loi d'association, comme l'ordre, dans l'uni-
vers, est maintenu par la loi de Newton. Cependant, à l'intérieur de l'individu, le point
important est l'activité de la pensée: l'erreur, par exemple, s'explique par une confu-
sion entre idées qui se produit lorsque « les actions de l'esprit par lesquelles nous les
considérons sont très peu différentes» (Traité, dans Œuvres philosophiques, traduites
par Maxime David, tome II, p. 82). Cette activité se complète par l 'habitude, qui
fonde la croyance spontanée, et caractérise l'imagination. Or, cette doctrine qui
accorde une si grande importance à l'activité du sujet individuel ne peut, à cause de sa
méthode, aboutir à une connaissance de cette réalité individuelle: la croyance en
l'identité du moi comme réalité permanente supérieure au déroulement changeant des
impressions et des idées, n'est pas fondée; la notion de l'identité du moi n'est pas plus
solide que celle de l'identité des corps extérieurs; c'est l'imagination qui crée la fic-
tion de cette permanence. Cependant Hume constate dans l'appendice du Traité que
cette explication n'est pas satisfaisante, et qu'il ne sait comment« s'unissent nos per-
ceptions successives dans notre pensée ou dans notre conscience. » Dans l'éthique,
l'individu reste centre de relations, et non substance isolée: Hume condamne l'indivi-
dualisme forcené de Diogène ou l'isolement de Pascal, en lequel il voit« superstition
religieuse ou délire philosophique ».
[Vauvenargues} Cette difficulté à définir l'individu à l'intérieur de ses limites se
manifeste particulièrement chez Vauvenargues, qui prend conscience de l'existence
d'un idéal de puissance, aussi bien pour la vie intellectuelle que pour la vie morale;
nous sommes nos passions « qui ne sont pas distinctes de notre être », car les passions
ont leur origine dans le « sentiment de puissance» que nous voulons augmenter, et
dans celui de « petitesse et de sujétion» qui nous voulons étouffer; notre liberté ne
consiste que dans la détermination de nos actes par nos pensées et nos sentiments,
c'est-à-dire par nous-mêmes: « il y aurait de la folie à distinguer ses sentiments de
soi. » La passion dépasse les limites de l'individu; dès qu'elle est forte, elle laisse de
côté nos commodités et notre bien-être; à l'amour-propre défini par La
Rochcfoucauld s'oppose l'amour de soi qui cherche son bonheur hors de soi, dans
l'exercice des passions qui révèlent« l'insuffisance de notre être ». Ainsi, l'avarice est
« l'instinct avide qui nous sollicite d'accroître, d'étayer, d'affermir notre être. »
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 495
L'amour de la gloire, un des plus forts stimulants des grandes âmes, nous donne sur les
cœurs une autorité naturelle et nous excite au travail. Ainsi se définit une valeur de
l'homme, distincte des qualités morales, et qui est faite de potentiels enfermés en l'in-
dividu et le portant au delà de lui-même. Le génie et l'héroïsme qui caractérisent l'être
humain dans ce qu'il a de plus haut, sont la faculté de dépasser les contradictions vul-
gaires et d'inventer une solution aux plus difficiles problèmes, selon un acte d'absolue
indépendance. Pour le héros la règle est la fidélité à soi et à sa passion dominante.
Selon Vauvenargues « tout ce qui a de l'être a de l'ordre. »
[Diderot} Une conception différente, mais pourtant de même inspiration, se mani-
feste chez Diderot, qui avec des raisons physiologiques et biologiques, montre que
l'individualité n'est pas une réalité dernière ni absolue; la survie de certains organes
détachés du corps, comme le cœur de la grenouille, amenait la naissance de thèses
nouvelles. L'école de Montpellier, dont Diderot accepte les conclusions, voit dans
l'animal un agrégat d'animalcules qui, en se joignant les uns aux autres, deviennent
des organes pour le tout: il n'y a dans le tout d'autre unité que cette unité d'agrégation
qui sans cesse varie et se transforme sans qu'il y ait jamais de mort véritable.
[Philosophie de la nature} La philosophie de la nature qui se manifeste de diverses
manières au XVIW siècle apporte à la fois un élargissement et un abandon des limites
de l'être individuel: tantôt il est rattaché à un monde naturel dont il est contemporain,
tantôt il est présenté comme le résultat d'une longue évolution; c'est dans l'objet que
l'individu se connaît et se contemple ou se sent exister et se convertit à des causes qui
le dépassent; la philosophie de l' AutkHirung aussi essayait de donner à l'homme
conscience de lui-même mais elle le faisait en lui montrant les objets qu'il a élaborés
et qui constituent sa propre civilisation. Ce domaine fermé de l 'humanisme progressif
et optimiste ne s'occupe pas de l'objet naturel, mais seulement de l'objet élaboré ou
complètement créé par l'homme et ayant une utilité humaine; il s'occupe particuliè-
rement des institutions, et considère tout le contenu des mœurs, coutumes, religions,
langage comme chose d'institution, tant pour annexer au domaine humain tout ce qui
est humain que pour se donner le droit de continuer l'œuvre entreprise par les généra-
tions passées; ce qui a été fait par l 'homme peut être défait pour être mieux refait:
l'humanisme du XVIW siècle utilise comme instrument une doctrine de l'universel
artificialisme; l'être individuel apparaît alors essentiellement comme l'inventeur ou
le réformateur, celui qui accroît ce domaine humain de choses fabriquées ou insti-
tuées, ou le répare et l'améliore en remplaçant les institutions vieillies par de nou-
velles. Au contraire, le philosophe de la nature ne peut limiter l'individu humain à
cette tâche volontaire et consciente qui est tout orientée vers le domaine purement
humain. Il relie l'être individuel à une société qui n'est pas une pure œuvre d'institu-
tion, mais qui a quelque chose de naturel; de plus, la société humaine est profondé-
ment une communauté, et c'est dans cet état de fait de la communauté humaine qui ne
procède pas d'elle-même, mais est issue d'un devenir cosmique selon une intention
surnaturelle, que se trouvent les origines du droit humain; l'artificiel, même au sein
de ce qui paraît purement institutionnel, a peu de place: le langage est d'origine
divine ou naturelle, mais il ne résulte pas d'un~ convention. L'homme est individu
comme unité constituante quand il est membre de la société contractuelle instituée par
les hommes; mais il est partie intégrante, plus vaste, plus rattachée, moins précise
dans ses limites, quand il est membre d'une communauté de fait, le fait étant la
source du droit, parce que le fait est naturel. L'individu devient alors à la fois rien et
496 COMPLÉMENTS
tout, rien par lui-même dans son isolement et tout par la participation universelle qui
lui donne conscience intuitive du monde et des destinées de l 'humanité dans le
monde; cette nature est en même temps une surnature, car elle se dépasse en elle-
même, et l'individu est ces deux choses à la fois, parce qu'il est simple unité et être
qui participe. Les traditions du néoplatonisme et du mysticisme chrétien se mêlent à
des influences qu'il faut peut-être rattacher au culte de Mithra à travers une longue
élaboration des sectes initiatiques. L'être individuel, dans le culte de Mithra, se forme
par le rayonnement du soleil, réalité première; à sa mort, l'être individuel se dissout à
nouveau, se résorbe en ses éléments, et ces éléments sont absorbés par le soleil vers
lequel ils remontent en suivant ses rayons. La relation entre le principe animé des êtres
et chacun des êtres individuels est ici une relation directe, matérielle et spirituelle;
dans le platonisme, elle est relation d'exemplarisme, directe aussi mais sans échange
de matière: les deux traditions et les deux conceptions semblent coïncider dans la phi-
losophie initiatique allemande, et être animées par une inspiration venue du mysti-
cisme chrétien. Cette philosophie de l'objet est ainsi profondément différente de celle
des humanistes de l'AufkHirung ; l'objet, en présence duquel l'individu se connaît et
devient lui-même, est chose émanée de la nature; il est réalité, et symbole en tant que
réalité, au sens ancien du terme, le symbole étant une réalité séparée d'une autre réa-
lité avec laquelle elle constituait un tout originel et dans laquelle elle jouissait de sa
véritable nature. Ce fragment de réalité isolé de l'autre constitue avec son jumeau un
couple de crull~OÂa, êtres qui en se rapprochant (crull~&Mro) coïncident en réengendrant
l'être originel, comme les deux moitiés d'une amphore brisée. L'individu est conçu
comme un symbole, c'est-à-dire un être qui, bien loin d'avoir en lui toute sa capacité
d'exister, n'est pas tout entier donné à lui-même et ressent une cassure, un vide, un
manque, qui est le résultat de cette séparation et le signe de l'absence de l'autre sym-
bole, complément de l'individu par rapport à l'absolu. Le symbolisme est une concep-
tion philosophique et mystique de l'individu bien avant d'être une doctrine poétique.
Cette recherche du complément de l'individu après que le moi s'est découvert incom-
plet et frustré conduit à accorder aux signes une attention toute particulière: les signes
deviennent les indices qui permettent à l'être particulier de retrouver son symbole
complémentaire et d'atteindre ainsi à l'unité absolue, à la véritable individualité qu'il
ne possède pas dans cette existence puisqu'il a été paradoxalement divisé et séparé
d'avec lui-même, et n'est plus que la moitié de lui-même. Le sentiment d'incomplé-
tude devient instrument de découverte, première étape dans la montée métaphysique
et dans la migration vers l'unité de l'être. Ce symbolisme métaphysique trouve une
expression dans le romantisme français, un siècle plus tard, et particulièrement chez
Lamartine, où il s'exprime par un platonisme inspiré dans la recherche de l'âme-sœur.
Le sentiment métaphysique de l'incomplétude existe chez Chateaubriand, où il se tra-
duit en rêverie et en recherche de la sylphide plus qu'en élan idéal. Chez Vigny, la
réflexion postule cet être complémentaire, et le véritable individu est le couple, car
Eva est à la fois le double, la sœur, et la femme; elle est aussi la pensée et même la
volonté: « Tu pousses par le bras l'homme; il se lève armé. » Mais c'est chez Gérard
de Nerval sans doute que la conception de l'individualité est la plus nettement inspirée
d'une philosophie initiatique du symbole. Gérard de Nerval, dans sa vie, a toujours
cherché l'être complémentaire; dans l'unité de cet être complémentaire viennent se
fondre et fusionner l'image de la mère « perdue dans les froides brumes du Nord »,
celle d'Adrienne, la descendante des Valois, celle d'Aurélia, qui grandit magiquement
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 497
jusqu'aux limites du monde, celle des deux jeunes filles des Filles dufèu, que Gérard
de Nerval tente désespérément d'identifier l'une à l'autre en confondant leurs images,
et enfin l'image de la Vierge Marie ou de la Sainte, ou encore de la prêtresse et de la
sorcière, de la fée enfin 31 • Cet être complémentaire est un et multiple, selon une sin-
gulière circularité qui fait que les images se remplacent l'une l'autre par une substitu-
tion pemlanente qui n'est possible que grâce à une identité de base: « La treizième
revient, c'est encore la première. » En cette image alternante et récurrente, animée
d'un rythme permanent « comme l'astre alternativement blanc et rose de la constella-
tion d'Aldébaran », se confondent les aspects opposés, « les soupirs de la sainte et les
cris de la fée. » La recherche de l'être complémentaire se traduit dans la vie par une
volonté de retourner à l'origine des choses, l'origine de l'être, aux lieux de la plus
ancienne civilisation, à l'endroit d'où vient le jour32 . Gérard de Nerval, dans sa folie,
marchait vers l'Orient.
Au XVIIIe siècle, les précurseurs principaux de ce symbolisme métaphysique sont,
en France, Restif de la Bretonne et Sénancour, eux-mêmes précédés par Diderot.
[Naturalisme, matérialisme} Chez Diderot, l'idée de nature s'accompagne du
refus de préciser les limites des êtres particuliers; les individus n'ont pas les limites
rigides qu'on leur assigne: « Il n'y a rien de précis en la nature ... Rien n'est de l'es-
sence d'un être particulier. Et vous parlez d'essence, pauvres philosophes. » La nature
est un tout où se résorbent les êtres particuliers. Le Rêve de d'Alembert exprime un
naturalisme dans lequel Bordeu, médecin vitaliste, expose la thèse de l'animal, agré-
gat d'animalcules qui, en se joignant les uns aux autres, deviennent des organes pour
le tout; il n'y a, chez l'individu, d'autre unité que cette unité d'agrégation, qui, sans
cesse, varie, se transforme, sans qu'il y ait de mort véritable et sans que le tout en soit
atteint. Il y a un flux général qui doit faire changer les espèces du tout au tout d'une
planète à l'autre et d'une époque à l'autre. L'identité passagère du moi n'existe que
par ce tout: « Changez le tout, vous me changez nécessairement» ; il y a en chaque
être une image de tous les autres: « Tout animal est plus ou moins homme; tout miné-
ral est plus ou moins plante; toute plante est plus ou moins animal. » Ce naturalisme
estompe les limites de l'individu et le rapproche de la nature; au lieu d'être un terme
immuable, l'individu apparaît comme façonné par la nature: « Les organes produi-
sent les besoins et les besoins produisent les organes. » La morale est transformée
par ce naturalisme; le retour de l'individu à la nature est ce retour à l'instinct que
31. L'ambivalence de l'individualité se retrouve chez Gérard de Nerval jusque dans l'aspect complémen-
taire des images simultanées d'êtres féminins, complémentaire par paires de l'individu lui-même double:
Sylvie et Adrienne, la religieuse et l'actrice, la sainte et la fée, Il y a ici relation analogique entre la dualité de
la réalité individuelle, exigeant une dualité complémentaire et la division qui fait de l'individu une moitié
d'être, cherchant son complémentaire. La relation transductive inteme qui unifie les êtres opposés en lesquels
se dédouble le moi appelle la relation transductive exteme entre les êtres opposés vers lesquels tend le moi pour
se compléter. Relation transductive exteme et relation transductive inteme, principes d'un double symbolisme
de l'intérieur et de l'extérieur, s'unifient dans la relation transductive de ces deux relations inteme et ex te me :
cette nouvelle relation qui est celle du moi et du monde, est l'ac.complissement de la destinée comme recherche
de l'Orient, voyage vers l'Orient au crépuscule de la vie, retour à la naissance par la mort, et polarisation de
l'existence spatio-temporelle par le drame transindividuel. L'acte d'orientation, qui relie l'individu au monde
et donne au monde un sens en l'individu, suppose en effet ces deux transductions premières mais les réunit: il
est d'ordre transindividuel.
32. Le Vovage en Orient montre que Gérard de Nerval avait une connaissance réelle de l'Orient modeme
et des mythes anciens qu'il a élaborés.
498 COMPLÉMENTS
33. Elle est réalité où s'opère une transduction: elle fait de la vie et la vie fait de l'âme.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 499
des séries, l'espèce apparaîtra comme plus impOliante que les individus: l'individu sera
au service de l'espèce. Il impolie pour cette raison de noter que la philosophie de la
nature qui se dégage des travaux des naturalistes tels que Buffon et Robinet fait de l'in-
dividu un terme qui est au même niveau que l'espèce, et n'est ni antérieur ni postérieur
par rapport à elle. C'est cette conviction que marque l'ouvrage de Robinet intitulé
Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l'être, ou les
essais de la natllre qlli apprend cl faire 1'homme. L'individu humain est la solution la
plus élégante et la plus compliquée au problème que la nature s'est donné: l'individua-
lisation est progressive depuis le minéral jusqu'à l'homme; dans le minéral, elle est très
imparfaite, car l'activité est complètement asservie à la matière, si bien que toutes ses
opérations sont rapportées au sujet matériel; dans l'animal, le progrès est marqué par
l'avènement de l'activité spontanée, encore liée cependant à la masse matérielle. Enfin,
dans l'homme, la matière n'est plus que l'organe de l'activité; il se peut que, plus haut
encore, l'activité se dématérialise entièrement et devienne intelligence pure. L'individu
vivant est donc le telme à partir duquel on peut, par un mouvement en-deçà et un mou-
vement au delà, connaître toute l'étendue et toute la variété du réel. L'individu vivant est
donc le modèle de la réalité, car la structure de la nature est soit le plus simplement, celle
d'une série (ou encore d'une chaîne), soit, plus précisément et plus profondément celle
d'un arbre ramifié remplaçant le schème trop simple de la chaîne, selon Ch. Bonnet:
« l'échelle de la nature pourrait ne pas être simple et jeter de côté et d'autre des branches
principales qui pousseraient elles-mêmes des branches subordonnées. » Cette concep-
tion est également celle du naturaliste Pallas, chez qui la série linéaire devient un arbre
ramifié. Buffon, enfin, perfectionne encore le schème de la ramification en le rendant
universel et homogène: « la nature ne fait pas un seul pas qui ne soit en tout sens» ; à
partir d'un type donné, la nature projette des espèces qui sont connexes à des espèces de
tous les autres types; il existe des relations d'analogie dans une pluralité de directions:
le quadrupède comporte des espèces pareilles aux oiseaux (chauve-souris) et d'autres
qui sont semblables aux reptiles (le fourmilier). Le réseau permet la réalisation à chaque
niveau de tous les types possibles, autant que le comporte ce niveau. La topologie natu-
relle du réseau réunit à la fois les deux images opposées de la chaîne et du réseau: la
chaîne indique la filiation à partir d'un type unique, d'un archétype qui dépasse en
dignité et en perfection tout ce qui viendra après lui: les individus subséquents sont une
imitation de l'archétype. La topologie de l'arbre suppose au contraire qu'il y a recherche
d'un terme toujours plus haut, porté par ce qui est déjà réalisé, mais destiné à le dépas-
ser; les individus sont des approximations d'un type non encore créé. Buffon suppose
que ces deux mouvements de conversion et de procession peuvent coïncider, et que la
véritable topologie de la nature est celle d'un réseau, où les motifs se répètent indéfini-
ment dans toutes les directions, si bien que l'individu choisi est toujours complet en lui-
même, source des autres, et résultat des autres: il est, au sens le plus haut de terme,
symbole des autres. L'univers a la structure d'un cristal, dont l'individu est la maille.
Ces recherches et ces constructions théoriques furent appuyées par la découverte,
faite par Ch. Bonnet, d'êtres à structure homogène, comme le polype à bras34 . La série
34. Goethe s'est appuyé sur les diffërences existant entre les plans de composition des divers êtres pour
les hiérarchiser: la symétrie rayonnante est inférieure à la bilatérité et à la polarité céphalo-caudale. Les
recherches de Ch. Bonnet annoncent l'étude de Goethe sur la Gestalt et la Bildllng, contenant cette idée qu'il
existe une forme de développement, une Bildllng.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU SOI
ascendante des êtres ne peut plus être envisagée comme un passage du confus au dis-
tinct, à la manière dont l'envisageait Leibniz. Le caractère intrinsèque d'un progrès
continu en distinction dans la série n'est plus suffisant: il faut considérer la structure
d'un terme individuel de la série et ce n'est que par rapport à cette structure que l'on
peut classer les autres; le terme le plus haut est celui qui peut permettre de classer tous
les autres, grâce à cette relation d'analogie qui va de terme à terme. Ainsi, un terme de
la série n'a pas seulement une fonction en tant qu'il est placé à un certain rang; il a
aussi un sens en fonction de sa structure propre; pour user d'une image mathéma-
tique, on peut dire que le caractère cardinal du terme détermine son caractère ordinal.
L'individu a une consistance et une valeur constitutive, due à la relation analogique,
qu'il n'avait pas chez Leibniz. Il y a réversibilité entre la nature propre de chaque être
et la manière dont la place qu'il occupe dans l'ensemble détermine sa nature. La struc-
ture du réseau comme schème topologique de la nature suppose qu'il y ait réversibilité
complète entre l'être individuel singulier et l'ensemble.
[Boscovitch] En physique, un effort pour concevoir la réalité de cette manière se
manifeste chez Boscovitch et dans la Monadologia Physica de Kant. Pour Boscovitch,
la physique peut être réduite à une unique loi de dynamique, comme l'indique le titre
de son ouvrage: « Philosophiae naturalis Theoria redacta ad llnicam legem virillm in
natura existentillm ». Cette réduction est possible parce que l'univers est constitué
d'un ensemble de points qui s'attirent lorsque leur distance mutuelle dépasse une cer-
taine limite et se repoussent lorsque la distance est au-dessous de cette limite; l'uni-
vers est entièrement constitué par cet ensemble de points; la matière est donc réduite
à un ensemble de points, et l'énergie aux forces qui s'exercent entre ces points; l' exis-
tence d'une limite où s'inverse le sens de la force crée une structure comparable à
celle d'un réseau.
[Fin du xv/ne siècle] Vers la fin du XVIIJC siècle, cette recherche d'une conception
de l'individu au sein d'une philosophie de la nature va s'accentuant, et se déploie dans
un sens qui est moins scientifique, plus affectif, plus mystique, et en général relié aux
méditations de la philosophie allemande. L'individu humain rencontre en lui-même le
sentiment d'un vide qui est une postulation et un mouvement de l'âme infiniment pré-
cieux. Rousseau avait ressenti ce vide et cet élan: « Je trouvais en moi un vide inex-
plicable que rien n'aurait pu remplir, un certain élancement de cœur vers une autre
source de jouissance dont je n'avais pas idée et dont pourtant je sentais le besoin. Hé
bien! cela même était jouissance, puisque j'en étais pénétré d'un sentiment très vif et
d'une tristesse attirante que je n'aurais pas voulu ne pas avoir» (Lettre à Malesherbes,
1762). Ainsi l'individu pressent en lui une destinée qui l'emporte au delà du monde et
qui dépasse ses limites m~térielles et actuelles: "Mon cœur resserré dans les bornes
des êtres s'y trouvait trop à l'étroit, j'étouffais dans l'univers; j'aurais voulu m'élan-
cer dans l'infini". Il existe ainsi dans l'individu des facultés transcendantes, qui ne
sont pas nécessairement développées en tout homme; le cœur a des idées qui lui sont
propres, selon l'expression de Duclos. De cette recherche naissent l'illuminisme et
l'ésotérisme de la fin du XVIIIe siècle. La Schwàrmerei s'émancipe de la philosophie
des Lumières. Le réel est supposé continu, constitué par une chaîne d'êtres; l'exis-
tence de l'individu est située dans tous les rapports qui le lient au reste de l'univers et
à son auteur; cette chaîne des êtres est parcourue par une force universelle; Mesmer
explique par l'existence d'un fluide universel toujours en mouvement le magnétisme
502 COMPLÉMENTS
animal; là se révèlent les liaisons intimes et sympathiques de tous les êtres entre eux.
Le public était avide d'expériences de physique où la transmission instantanée d'un
fluide d'individu à individu établissait un schème tangible de communication. La bou-
teille de Leyde, découverte par Musschenbroeck, se répandit en quelques années à tra-
vers toute l'Europe parce qu'elle permettait, chargée au moyen des machines
électrostatiques, de donner des commotions à une chaîne de personnes se tenant par la
main, la chaîne se fermant à travers le diélectrique du condensateur chargé. On rap-
porte qu'une congrégation de Chartreux fit cette expérience sur une longueur de trois
kilomètres. La même expérience fut faite à Versailles devant le roi sur une compagnie
de gardes royaux. Nous sommes aujourd'hui surpris en voyant que la propagation des
charges électriques a frappé les contemporains de Musschenbroeck non pas par sa
propagation instantanée dans des corps continus très minces et très longs, comme un
fil métallique, mais par sa capacité de passer d'un individu à un autre: l'électricité est
avant tout ce qui établit la communication et aussi la communion entre les individus.
La mode avait créé une canne dissimulant un condensateur que l'on chargeait au
moyen d'une peau de lièvre avant de l'offrir; les deux personnes éprouvaient une
commotion à ce moment. De nombreux malades venaient s'attacher au baquet de
Mesmer pour essayer d'obtenir leur guérison. Enfin, l'extrême intérêt suscité par l'in-
vention du paratonnelTe et la controverse qui suivit ne sont pas dus seulement à l'uti-
lité de ce dispositif, mais aussi à la possibilité de capter le fluide des orages, cette
force mystérieuse de la nature qui exalte et transporte si elle ne frappe mortellement.
L'orage exalte le pouvoir et le désir de communion; il rattache l'individu à la nature.
L'art même a senti et utilisé cette puissance irrationnelle profonde de l'orage:
Fragonard, ailleurs délicat et mièvre, a peint dans Le Chiffi-e d'Amour une des toiles
les plus passionnées du XVIIIe siècle; la silhouette de la jeune fille amoureuse se
découpe sur un ciel orageux, plein de menace et d'espérance, et qui emporte vers l'au-
delà, attendu et mystérieux.
[Rest(fde la Bretonne} Chez Restif de la Bretonne, l'individu ne peut être l'ob-
jet d'une unique relation; pour qu'il soit entièrement connu et possédé, pour que la
relation soit absolument vraie et complète, il faut qu'elle épuise toutes les possibili-
tés des situations humaines, sociales, affectives; la relation se multiplie dans la
recherche d'un absolu de la relation, qui donnerait l'être lui-même au delà de toutes
les situations. Cette passion de la relation complète s'exprime dans Les
Contemporaines et dans un roman où Restif narre l'histoire d'un homme qui
recueillit une jeune fille, et fut à la fois son bienfaiteur, son père adoptif, et son
mari: l'auteur cherche à conserver les trois sentiments en les unissant mais sans les
confondre, comme si une seule relation, avec une seule espèce de sentiment, était
insuffisante pour donner une liaison exhaustive à l'être individuel. Il n'y a pas là, à
proprement parler, une recherche d'un mélange de sentiments donnant lieu à ana-
lyse; en fait, c'est la synthèse qui préoccupe Restif de la Bretonne, parce que ce
sont les trois relations, et non les sentiments qu'elles entraînent, qui doivent conver-
ger. Le système du monde que Restif de la Bretonne accepte est aussi une univer-
selle liaison, dans laquelle l'individu se découvre au terme d'une vaste procession et
au point de départ d'une conversion: du soleil se détachent les planètes, qui sont
des individus vivants donnant naissance à des espèces qui dérivent l'une de l'autre
et, en des milliers de siècles, montent jusqu'à l'homme; puis, par un mouvement
inverse de résorption, tous les êtres reviennent au centre.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 503
[Lavater] Cette continuité des êtres est encore affirmée par Lavater, selon qui
« chaque nature constitue la copie de toutes les autres. » Bonneville, dans l'Esprit des
Religions, considère le monde comme un « grand animal» dont l'âme est Dieu. À
l'artificialisme de la philosophie des lumières s'oppose l'idée que les institutions et
les formes de la société sont des produits naturels et non pas l'œuvre de la volonté
d'un individu. Selon Saint-Martin, les langues sont l'expression et le fait de la vie
même; les sociétés et les gouvernements se forment d'eux-mêmes, et sont des pro-
duits naturels; un contrat, exprimant la volonté des individus, ne peut faire naître la
société. La connaissance ne vient pas de l'expérience, toujours appréhendée par l'in-
dividu; « les faits ne sont que la confimlation de l'intelligence et ne méritent que le
second rang. » Maistre et Bonald développeront ces idées selon lesquelles l'individu
est peu de chose dans le monde et rien par lui-même.
Dans les doctrines de Lessing, Goethe, Herder, Jacobi, et Kant, se trouve la cri-
tique de l'intellect raisonneur. Or, cet intellect donne de l'individu une représentation
limitée et sans participation, sans relation, aboutissant à faire du moi une substance.
C'est contre cette conception de l'individualité que la pensée critique se dresse.
[Lessing] Chez Lessing, l'être humain est envisagé et jugé dans son dynamisme,
dans son effort, plutôt que dans son état entièrement réalisé. « Ce n'est pas la posses-
sion de la vérité, à laquelle aucun homme ne parvient et ne croit parvenir, c'est son
effort sincère pour y atteindre qui fait sa valeur; car ce n'est point par la possession,
c'est par la recherche de la vérité que ses forces se développent. »
[HerdelJ Herder saisit la vie de l'individu comme une pulsation dans la vie du
grand tout, dans l'unité du dessein divin. L'être invente sans convention: « inventer le
langage est aussi naturel à l'homme que d'être homme» (Les Origines du langage,
1772). L'homme a un don naturel pour la vue intuitive des choses, et pour leur expres-
sion dans un langage natif, originel, pur. L'individualité est une structure naturelle
d'organisation susceptible de divers degrés; chaque degré est une étape du dévelop-
pement de la nature. « De la pierre au cristal, du cristal aux métaux, des métaux au
règne végétal, des plantes à l'animal, on voit s'élever la forme de l'organisation»
(Idées sur la philosophie de l 'histoire de l 'humanité). La nature passe d'une forme à
une autre par une transition continue et sans heurts; les formes sont continues à partir
d'un type originaire. La nature est alors force en devenir, produisant des formes nou-
velles dans les limites du type qu'elle s'est assignées. La nature est créatrice.
[Goethe] Cette doctrine est également soutenue par Goethe, qui oppose sa théorie de
l'épigénèse à celle de l'emboîtement des germes et aussi à celle du« plein des formes ».
Les formes n'appartiennent pas à l'individu, ni même à l'espèce, qui est en devenir, mais
à la nature. Goethe, en 1790, dans sa Métamorphose des plantes, montre comment tous
les organes de la plante n~ sont que la feuille transformée. De même, le physiologiste
Camper savait faire voir, dans ses dessins schématiques, la transfomlation du cerveau du
poisson en un cerveau d'homme. L'épigénèse est métamorphose dont l'individu est ins-
trument, agent, et théâtre: seule l'intuition immédiate du travail même de la nature,
proche parente du sentiment et de l'art, peut pel1T!ettre de saisir ces genèses ; l' entende-
ment qui pense par concepts fixes ne peut servir à penser l' épigénèse 35 .
35. Goethe aboutit, en suivant cette voie, à considérer qu'il existe une relation entre la fomle statique et la
forme dynamique, entre la Gestalt et la Bi/dung; on pourrait, en prolongeant cette voie de recherche, se
demander à quel niveau et selon quel régime de causalité cette relation est instituée: Goethe semble résoudre
504 COMPLÉMENTS
le problème ainsi posé en déclarant que les formes appartiennent à la nature, et non à l'individu ou même à
l'espèce; mais il resterait alors à définir la relation de l'individu à la nature"
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 505
qui représente un certain moment d'une réalité plus vaste que lui. À cette intégration
dans l'ordre du successif correspond chez Auguste Comte une intégration dans l'ordre
du simultané par laquelle a lieu l'intégration dans l'ordre du successif; les deux
formes d'intégration existent en effet chez Hegel comme chez Auguste Comte; mais,
chez Hegel, l'intégration dans l'ordre du successif est fondamentale, tandis que chez
Auguste Comte, c'est l'intégration dans l'ordre du simultané qui est fondamentale;
histoire et société sont les deux réalités de fond sur lesquelles on peut saisir la réalité
individuelle. Marx cherchera à unir ces deux réalités de fond dans celle de classe, qui
a à la fois un aspect social et un sens historique, et réalise un entre-croisement des
deux ordres: l'individu est alors saisi comme partie intégrante d'une classe. La foi,
l'instinct, l'amour de l'humanité ou altmisme, l'intuition du devenir, la conscience de
classe remplacent l'analyse du XVIIIe siècle, qui cherchait à saisir dans l'objet l'ex-
pression de l'individu. L'individu retrouve en lui le sentiment de la nationalité, de la
race, comme forces directrices des événements, ou de la positivité de la pensée,
comme conclusion du devenir humain, et c'est par cette découverte que l'individu sai-
sit son essence; l'individu se sent, selon le mot de Renan, participer à la Grande Babel
dont les assisses sont des peuples. L'histoire est une foi et une source d'énergie: l'in-
dividu humain prend conscience de lui-même à travers les sciences humaines; une
médiation s'introduit dans la connaissance de soi. L'individu puise dans une nature
qui est un immense réservoir d'énergie les forces de son action. La nature n'est plus
conçue comme une stmcture, mais comme un ensemble de champs et de potentiel. On
montre en général le caractère vitaliste du dynamisme du XIXe siècle, et sans doute
avec juste raison. Mais il faut ajouter que la découverte des lois de l'induction électro-
magnétique, la mesure précise des champs avait contribué à donner de nouveaux
schèmes à la pensée réflexive. L'individu est relié au système qui l'entoure, même en
l'absence de tout contact matériel, parce qu'il est dans un champ. La cohésion du réel
est celle d'un ensemble de champs; les champs exercent une action extrêmement dif-
férente des actions par contact de la statique ou de la dynamique en mécanique: alors
que l'antitypie est une propriété caractéristique des solides matériels de la mécanique,
qui fait qu'en un lieu un seul solide peut se trouver, excluant toute superposition et
simultanéité d'action, en ce même lieu une multitude de champs peuvent se trouver
sans agir les uns sur les autres mais en agissant tous simultanément sur un objet
unique qui s'y trouve. Par exemple, un corps peut être soumis à la fois à un champ
magnétique, un champ électrique, et un champ gravifique ; l'individu physique est ce
qui est sensible aux champs, alors que les champs, non seulement ne s'excluent pas les
uns les autres, mais ne sont généralement pas sensibles les uns aux autres. Par ailleurs,
la thermodynamique naissante donnait elle aussi de nouveaux schèmes de pensée,
introduisant une remarqu~ble extension de la notion d'énergie potentielle et affirmant
au cœur même de la rationalité scientifique l'irréversibilité des transformations éner-
gétiques, selon le principe d'augmentation de l'entropie d'un système fermé. L'être
singulier comme l'état particulier se trouvent reliés à un univers selon l'espace et
selon le temps; une loi historique apparaît dans la physique de l'énergie; la géométrie
des forces devient celle des champs et des gradients. Ces réalités ne sont pas à propre-
ment parler mystérieuses; elles sont mesurables avec autant de précision que celles de
la physique du XVIIIe siècle. Mais elles introduisent des schèmes de pensée dans les-
quels le tout n'est plus réductible à la somme ou à la combinaison des éléments; la
place, le moment, ne sont plus la diversité idéale de Kant, pur éparpillement du phé-
506 COMPLÉMENTS
nomène ; le phénomène est déjà système spatial et temporel, sous la forme du champ
ou de la loi de convergence de la série des états successifs.
[Relation avec Kant} Une critique de la connaissance comme celle qu'avait faite
Kant ne pouvait plus s'appliquer au monde de l'électromagnétisme ou de la thermo-
dynamique, car le champ ou la loi de l'augmentation de l'entropie ne sont pas seu-
lement une manière de relier les phénomènes, mais aussi la trame même des
phénomènes, leur manière d'être, et plus que leur condition d'apparition. Les
formes a priori de l'espace et du temps telles que Kant les définissait ne peuvent
rendre compte du fait que le divers de la sensibilité est unifié antérieurement à toute
appréhension sous forme de champ ou de série convergente; le champ et la série
convergente des transformations de l'énergie ne sont ni une intuition sensible ni une
forme a priori de la sensibilité. Ils ne sont pas le résultat d'une synthèse non plus,
mais une cohérence appartenant aux phénomènes, ce qui déplace la notion même de
phénomène et empêche la distinction entre noumène et phénomène de subsister de
la manière dont Kant la considérait. La simple opposition du sujet et de l'objet n'est
plus possible; la connaissance découvre dans l'objet des formes de cohérence qui
ne sont pas phénoménales. Le champ ou la convergence de la série des transforma-
tions est bien autre chose qu'une loi. Ces réalités séparent et distribuent le réel
autant qu'elles l'unifient; elles distinguent pour synthétiser. Le rapport de la multi-
plicité du sensible à l'unité de l'entendement ne peut plus être conservé. Le type
d'intelligibilité n'est plus celui de la loi, rapport entre des phénomènes, mais celui
du champ, du domaine spatial ou de la série temporelle; ce n'est point une unifica-
tion du divers, mais la postulation d'une systématique du réel antérieure à toute
appréhension; le donné, le point de départ n'est plus le phénomène, mais le système
ou la série donnée en même temps que les termes; c'est le système et la série qui
sont phénomènes et qu'il faut expliquer. On ne part pas de termes qu'il faudrait uni-
fier, mais de domaines, de cohérences dont il faut trouver la mesure et l'expression.
L'individu ne peut plus être identifié à un être élémentaire isolé. Les grandes décou-
vertes scientifiques du XIXe siècle ont été des synthèses faisant apparaître simultané-
ment la continuité et la diversification du réel, tout particulièrement la synthèse
théorique de Maxwell unifiant les lois de l'optique et celles de l'électricité dans la
formule de propagation des perturbations électromagnétiques, qui définit le champ
électromagnétique. Ce qui est très remarquable dans cette nouvelle étape de la
science, c'est qu'il n'y a pas d'une part la diversité, au point de départ, et d'autre
part l'unité, obtenue par l'imposition d'une loi au divers du sensible: il ya et il sub-
siste diversité et unité du point de départ au point d'arrivée; ce que la pensée scien-
tifique opère n'est pas une identification mais une universalisation par
élargissement du domaine: la loi devient la formule de continuité du domaine;
ainsi, dans la théorie électromagnétique de la lumière, on ne peut dire que Maxwell
ait à proprement parler découvert une identité entre une perturbation électromagné-
tique et la lumière; la formule qui énonce les caractères d'un champ électromagné-
tique est aussi et en même temps celle qui permet de distinguer les différentes
fréquences et de prévoir les différences des phénomènes selon les différences de fré-
quence, non pas seulement pour la lumière comparée à une onde plus longue ou plus
courte, mais aussi pour deux longueurs d'onde très voisines appartenant à la lumière
visible, par exemple celle de l'indigo et celle du violet. Ce que Maxwell découvre
n'est pas du tout l'unité mais la continuité homogène d'un domaine de diversité
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 507
soumis à cefatum : «chaque être actif exerce son action dans le cercle qui lui est tracé
sans pouvoir jamais en sortir» (Soirées de Saint-Petersbourg, l, 40). Cependant, mal-
gré cette structure en quelque manière cellulaire de l'univers, il peut y avoir des rela-
tions asymptotiques entre un ordre de réalité et un autre: l'instinct de l'animal peut
être « asymptote de la raison ». Notre raison peut être à son tour, asymptote d'un esprit
supérieur; certains phénomènes de l'ordre inférieur, inexplicables par cet ordre lui-
même, pourraient être dus à l'action de cet ordre supérieur; l'action de l'ordre supé-
rieur sur l'ordre inférieur est possible, mais cette action est irréversible: une action
divine mystérieuse pénètre l'ordre de la matière; pour l'individu, le champ du pos-
sible n'est pas limité par la considération des causes naturelles; l'être individuel, en
effet~ peut être aussi bien en communication avec l'ordre supérieur qu'avec l'ordre
inférieur; il s'insère dans les deux ordres, et possède deux espèces d'efficacité, qui ne
sont nullement identiques. Une prière peut être aussi efficace contre la foudre que le
paratonnerre; elle agit sur la même réalité, mais par des moyens totalement différents,
puisqu'ils font partie de deux ordres différents, l'inférieur et le supérieur.
L'illuminisme lyonnais qu'avait connu Joseph de Maistre se transforme en une philo-
sophie qui place l'individu au milieu d'un réseau de forces et de champs d'ordres dif-
férents : le champ des forces supérieures vient se superposer au système des réalités
matérielles sans que ce système en soit modifié, parce qu'il n'est pas sensible à ce
champ; ainsi un champ magnétique peut se superposer à un système de masses gravi-
fiques sans le modifier aucunement; mais s'il se trouve dans ce système un corps qui
possède à la fois une masse gravifique comme les autres et des masses magnétiques
qui lui soient propres, il sera, seul de tout ce système, rattaché au champ magnétique
par des forces, et conservera cependant sa masse gravifique dans le système où il est
inséré, sans modification du système. C'est bien en tant qu'individu sensible au
champ magnétique, et non en tant que masse gravifique faisant partie du système des
autres masses gravifiques que cet individu est en relation de participation avec le
champ magnétique. De la même manière, l'illuminé est en relation avec l'ordre des
forces surnaturelles, tout en restant inséré dans l'ordre des réalités naturelles et en
étant soumis aux actions et réactions de ces réalités. L'individu ne fait pas partie d'un
seul système; même quand il est inséré dans un système, il le dépasse, le déborde, et
se rattache à une réalité supérieure qu'il n'arrive pas à comprendre. C'est donc par
l'adhésion de la volonté qu'il se rattache à cet ordre supérieur de forces, non par l'in-
telligence ; lajustice et la providence de l'ordre surnaturel n'ont rien de la justice et de
la providence humaines; à la responsabilité du coupable, s'oppose la réversibilité de
fautes du coupable sur l'innocent. Les sacrifices religieux, les guerres, la révolution
française, font appel à un type de relation que nous ne pouvons pas comprendre, ana-
logue à celui de la réversibilité des fautes.
[Bonald] Le supranaturalisme de Bonald recherche entre l'individu et la réalité
surnaturelle plusieurs médiations, qui ont un caractère mystérieux et supérieur à
toute construction artificielle de l'individu ou de la société: dans l'ordre de la
connaissance, entre les idées et l'individu humain se trouve le langage, qui, bien
loin d'être une convention arbitraire, est d'institution divine; le langage est le
Verbe; il a le pouvoir d'évoquer la pensée dans l'individu; le mot est non pas le
signe, mais l'expression de l'idée: « l'homme pense sa parole avant de parler sa
pensée. » « La parole porte la lumière dans les ténèbres et appelle, pour ainsi dire,
chaque idée qui répond, comme les étoiles dans Job, me voilà» (Législation primi-
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 509
tive, III, 163). Une deuxième médiation est celle que réalise 1'homme-dieu, modèle
du pouvoir politique, médiateur entre Dieu et les hommes; la fixation du pouvoir
dans une famille assure à cette médiation un caractère de permanence et de stabilité
très grand; la famille est en effet la « société naturelle» fixe et inaltérable qui est le
modèle de la société civile. L'individu est donc rattaché aux idées par la médiation
du langage, dans l'ordre de la connaissance, et à Dieu par la médiation du pouvoir
héréditaire légitime, dans l'ordre de l'action.
[Lamennais} Lamennais cherche à élargir cette participation de l'individu au sur-
naturel en fuyant au contraire les médiations que recherchait Bonald, ou plutôt en les
prenant dans la société tout entière et dans l'histoire tout entière: la révélation n'a pas
eu lieu à un moment précis du temps; elle n'a pas été donnée à une Église seulement:
elle a été donnée à toute 1'humanité à travers toute 1'histoire, et est maintenant conte-
nue dans les croyances générales de l'humanité. L'indifférence en matière de religion,
qui est un véritable suicide intellectuel et moral, provient d'une confiance illimitée et
abusive de l'individu en lui-même; en fait l'individu doit avoir recours à cette média-
tion qu'est l'humanité. D'après le treizième chapitre de l'Essai sur l'Indiifërence en
matière de religion, l'individu isolé ne peut atteindre qu'à une évidence trompeuse,
celle qui apparaît à Descartes entièrement isolé du monde et de ses semblables:
« Descartes ne démontre rien; dire: je pense, c'est dire: je suis pensant, c'est poser
comme certain ce qu'on veut prouver» (Œ'uvres inédites, édition Blaize, 1,403). La
folie est précisément un isolement absolu du sujet, entraînant une conviction indivi-
duelle invincible et pourtant erronée. La certitude ne peut être trouvée que dans la rai-
son commune: «j'appelle autorité cette raison commune» ; les axiomes eux -mêmes
sont reconnus vrais parce qu'ils frappent également la raison de tous les hommes. Ce
n'est plus, comme chez Buffier, là foi individuelle qui fonde le consentement commun
et le sens commun; chez Lamennais, le sens commun est par lui-même critère et n'a
pas besoin de soutien. « La foi catholique et la raison humaine reposent sur le même
fondement et sont soumises à la même règle, de sorte qu'à moins de tomber dans les
plus absurdes inconséquences, il faut ou être catholique ou renoncer à toute raison» :
en effet, la formule de Lamennais est la même que celle par laquelle l'Église règle les
croyances: «quod sempel; quod ubiqlle, quod ab omnibus traditlll1l est» (<< ce qui
toujours, partout, par tous, est rapporté»). Lamennais considère que la religion consti-
tue la substructure de la société, la «conscience sociale », selon l'expression
employée par Lamennais dans une lettre à Mazzini. Le peuple seul, pense Lamennais
après 1830, peut être l'instrument de sa propre libération, grâce à l'apparition « d'une
puissante foi religieuse qui naîtra sans doute, mais dont à peine apercevons-nous les
germes» (lettre à Cabet, 1838). L'univers manifeste tout ce qu'un être fini peut avoir
de l'infini, d'après l'Essai d'un système de philosophie catholique. Il y a dans la
nature une gradation des êtres qui respecte une structure trinitaire: toutes les créatures
sont une image ou trace de la Trinité divine; chaque corps singulier suppose une force
ou puissance qui le pose, une forme qui en dessine les contours et en détermine les
propriétés, une vie qui relie de manière permanente la force à la forme, jusqu'à
l 'homme qui est un être actif, intelligent et aiman·t.
[Les Idéologues: Destutt de Tra(:v} Chez Destutt de Tracy, la volonté est une
faculté de connaissance qui permet à l'individu de se situer; son analyse de l'effort
volontaire a été reprise par Maine de Biran: la perception et la croyance à l'extériorité
des objets seraient impossibles sans le sentiment de résistance que notre mouvement
510 COMPLÉMENTS
360 Dans un certains sens aussi, on pourrait comparer cette idée à celles de Jackson, de Monakow et de
Mourgue.
512 COMPLÉMENTS
avec un cri sec, des généraux qui passent. Le véritable individu ne participe pas à la
situation; Fabrice demande à la vivandière quel est ce général qui gounnande son voi-
sin; et la vivandière, qui participe à la situation, traite Fabrice d'imbécile parce qu'il ne
sait pas que cet homme est le maréchal Ney; cette non-participation est en fait une supé-
riorité, parce qu'elle implique une lucidité absolue, et aussi une volonté absolue: ce que
les autres font médiocrement par habitude ou instinct, le héros stendhalien le fait par
volonté, selon un plan réfléchi, conscient de lui-même. Le héros est capable de
conduites plus parfaites que celles qui sont données par une impulsion inconsciente. Il
sait s'analyser et être impassible: Fabrice, en s'évadant de la forteresse, s'analyse et se
contrôle. Julien Sorel enfant, juché sur l'annature dominant la roue à aubes de la scierie
de son père, ne participe pas à cette nature puissante et fruste de la montagne et de la
forêt. Seul son livre existe pour lui; il se refuse à participer, parce qu'il veut être lui-
même, contre la nature, contre sa famille, contre la scierie, ou tout au moins sans eux.
L'« égotisme» de Stendhal cherche, avec Julien Sorel ou Fabrice, à saisir la religion non
comme un moyen de participation, une médiation qui pennet à l'homme d'accéder au
surnaturel, mais comme un ensemble non cohérent par lui-même de conduites inspirées
par divers motifs, et très différentes chez les médiocres séminaristes, le brillant et jeune
évêque qui apprend à bénir, ou les milieux ultramontains mêlés à la politique. Dans
l'amour même, quelque chose de volontaire, de construit et de froid reste pour séparer
l'individu du partenaire et empêcher une véritable participation à l'unité du couple; la
conquête et la possession de Mathilde sont aussi construites que la victoire sur soi-même
de Julien Sorel saisissant la main de Madame de Rênal. Il y a un lien entre l'idéologie et
le pessimisme, car cette absence de participation laisse un vide profond dans l'exis-
tence ; elle peut devenir un style, mais elle est aussi un manque; par tout son versant ita-
lien, le système intellectuel de l'idéologie est un pessimisme caractérisé, avec Leopardi,
Verri et Gioia. Chez Stendhal, l'idéologie ne devient positive que dans la critique: c'est
cette critique qui fait l'intérêt et l'aspect constructif de l'ouvrage intitulé De l'Amour. Le
Chapitre XVIII est donné par l'auteur comme inspiré par la traduction italienne de
l'Idéologie de Destutt de Tracy. À la suite de ce chapitre, Stendhal demande que les
mariages soient fondés sur le choix libre des partenaires. Une véritable réfonne de la
société est prévue pour assurer la liberté de choix de l'individu; cette liberté créerait une
responsabilité beaucoup plus forte que celle qui résulte des purs mariages de conve-
nance, et diminuerait la gravité et le nombre des cas d'infidélité conjugale qui consti-
tuent une véritable institution à Paris, alors qu'en Suisse, pays de la volonté libre et du
choix, ils sont fort rares. Stendhal imagine même la construction d'un Elysée destiné
aux femmes qui voudraient divorcer, et dans lequel elles seraient gardées pendant deux
ans, dans l'isolement; tout un ensemble de lois et de pénalités, allant de la prison perpé-
tuelle à la simple amende, est organisé pour affermir cette nouvelle institution du
mariage fondé sur la volonté libre des individus; Stendhal, pour la même raison, est par-
tisan de la possibilité légale du divorce, mais avec une organisation légale obligeant l'in-
dividu à être totalement conscient de sa responsabilité. C'est bien dans les passions et les
sentiments de l'individu que se trouve l'origine de tout ce qu'il y a de réel, dans ces
grands ensembles que sont une société ou une religion.
Ainsi, malgré la très grande différence qui existe entre la théorie des idéologues et
celle des traditionalistes, une grande ressemblance du point de départ dans la concep-
tion de l'individu les rapproche; l'individu n'est pas une substance mais une activité;
il ne vaut et il n'existe que par cette activité, cette volonté, cette passion: passion qui
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 513
le porte à découvrir la voie messianique qui fera de lui le génie révélant le monde sur-
naturel, ou passion le portant à éprouver sa volonté dans la concentration sur soi de la
réalisation d'un plan ambitieux qui traverse toutes les situations et toutes les difficul-
tés avec une implacable énergie sans se laisser enfermer en aucune par une trompeuse
participation; l'individu est toujours celui qui sait se détacher par sa volonté, soit de
ce monde des choses quotidiennes pour atteindre le surnaturel, soit de la situation
actuelle pour la dépasser dans une carrière qui ne tolère point le repos et veut toujours
plus comme Napoléon en sa conquête: l'individu véritable est l'être capable de
dépassement soit selon la transcendance soit selon l'immanence.
[Bichat} Bichat introduit la dualité dans l'étude physiologique de l'individu, par la
distinction entre les fonctions de la vie organique, comme la digestion et la circula-
tion, qui s'exerce par des organes non symétriques et d'une manière continue, et les
fonctions de la vie animale, qui ont pour siège des organes symétriquement placés, et
sont intermittentes, interrompues par les périodes de sommeil. La vie organique est
soustraite à l'influence de l'habitude, et elle est l'origine des passions. La vie animale
est l'origine de l'entendement et de la volonté.
[Fichte} Dans la pensée de Fichte apparaît une doctrine d'une extrême impor-
tance: celle de la causalité récurrente comme fondement de la liberté de l'être; cette
récurrence de causalité s'opère non pas à proprement parler pour l'individu singulier,
mais pour l 'humanité, à laquelle elle confère unité et cohésion par la connaissance;
l'instrument, le véhicule qui opère le transfert de causalité, c'est la théorie de la
science; alors que les contemporains de Fichte cherchent une médiation susceptible
de relier l'individu humain à une réalité transcendante (selon la théorie des traditiona-
listes) ou à une réalité immanente mais toujours fuyante devant le mouvement du
sujet, comme chez les idéologues, Stendhal, Leopardi, Fichte pose bien, lui aussi, la
nécessité d'une médiation; mais cette médiation est une médiation de l'être par rap-
port à lui-même; elle est causalité s'exerçant entre deux termes qui sont l'être. Cet
être est l'humanité, et la médiation de l'être par rapport à lui-même est la théorie de la
science. Par la théorie de la science (qui est auto-médiation, ou médiation récurrente,
selon le vocabulaire de la théorie de l'information), « L'humanité entière se tiendra
elle-même en mains, sous la dépendance de son propre concept; elle fera d'elle-
même, avec une absolue liberté, tout ce qu'elle peut vouloir en faire» (Sonnenklarer
Bericht, traduction Valensin, dans Archives de Philosophie, 1926, p. 87). La liberté est
un élan qui dépasse le donné, mais non une activité arbitraire ou irrationnelle; la
liberté véritable est celle qui trouve sa loi en elle-même; elle est à la fois cohérence et
invention, fidélité à la raison et effort pour penser par soi-même; elle est renouvelle-
ment de soi et affirmation dans l'être; cet aspect de permanente contradiction sur-
montée, de compatibilité découverte entre des termes qui n'eussent point été
compatibles sans l'acte de liberté et l'effort du sujet pour inventer, cette ambivalence
de la liberté se manifeste par l'aspect toujours double et paradoxal sous lequel elle se
présente et par lequel elle se manifeste: elle est progrès en soi et est aussi par là-même
quoique inversement éducation des autres. La lib~rté personnelle est inséparable de la
liberté d'autrui, parce que « l'homme n'est homme que parmi les hommes. » La
liberté est auto-finalisée: on ne peut lui assigner d'autre but que son propre dévelop-
pement en soi et dans les autres, ou, ce qui revient au même, celui de l 'humanité en soi
et dans les autres. Il ne peut, en ce sens, y avoir une détermination préalable du deve-
nir par la pensée; la connaissance de soi pour l'être singulier ne peut atteindre l' ave-
514 COMPLÉMENTS
nir : « Ma destinée totale et complète, je ne la saisis pas; ce que je dois devenir, ce que
je serai, tout cela dépasse ma pensée» (Bestimmung des Menschen, édition Reclam,
p. 147). Le Contrat, qui naît de la liberté des individus, ne peut l'entraver en aucune
manière; il ne peut être un principe de contrainte sociale: chacun garde à tout
moment le droit de le rompre. Le libéralisme économique lui-même doit être sacrifié
à la liberté de l'individu, selon la théorie de l'État commercial fermé. Le socialisme
d'État apparaît alors comme un système souhaitable; de plus, l'État doit être fenné au
commerce extérieur, et devenir une communauté économique qui se suffit à elle-
même, à l'intérieur de ses « frontières naturelles ». Ici encore la nécessité de liberté
apparaît comme une exigence de retour autarcique mais créateur de l'être sur lui-
même; l'État dans ses frontières naturelles est un véritable individu; la récurrence y
est limite et fermeture. La liberté n'est pas un état mais un acte, un certain schéma-
tisme de ce dynamisme de récurrence de l'être. C'est pourquoi la liberté se réalise
d'abord de manière locale, insulaire presque, puis gagne de proche en proche en éten-
dant son domaine, comme une réaction chimique qui se propage lorsqu'elle a été
amorcée en un point: ce seront donc d'abord des individus d'élite ou des communau-
tés restreintes qui réaliseront la liberté. Ce dynamisme résultant d'un haut degré d'or-
ganisation dans la relation de soi-même à soi-même doit donc exister de manière
locale mais complète, puis se répandre par propagation: des groupes très restreints
d'hommes éprouvés seront les véritables foyers de liberté, à partir desquels rayonnera
l'esprit de liberté. La Franc-Maçonnerie est un sanctuaire où il « fallait abriter des
idées que le public était dans l'impossibilité de comprendre ou dont il aurait fait un
mauvais usage. » Le savant est l'apôtre social, le «prêtre de la vérité ». De même, la
Nation allemande a entre tous les peuples la mission libératrice que Fichte et son
cercle ont entre tous les hommes, car le peuple allemand est celui qui possède le plus
nettement parmi tous les peuples modernes le genne de la perfectibilité humaine et« à
qui revient la préséance dans le développement de l'humanité» (Discours à la Nation
allemande). La liberté est donc essentiellement conçue comme mouvement et dyna-
misme orienté vers l'avenir, en dehors de toute participation à une tradition telle que
celle de l'unité de l'empire ou l'unité catholique, qui n'appartiennent qu'au passé.
Mais cette liberté de l'individu ou de la communauté demande que l'action
puisse pénétrer dans la nature, qllÏ doit être transparente et connaissable pour
l'homme, et pénétrable jusque dans son intimité. « Elle n'exprime rien que des rap-
ports et des relations de moi-même à moi-même, et aussi certainement je puis espé-
rer me connaître, aussi certainement je puis me promettre de la scruter.»
L'idéalisme kantien devient un moyen d'accorder le déterminisme prescrit par l'en-
tendement avec la liberté, comme dans la Critique de la Raison Pratique. Le déter-
minisme de la nature n'est que la projection des conditions auxquelles l'esprit
humain connaît des objets. De plus, pour Fichte, la nature est objet du moi parce
qu'elle est la condition posée par la liberté pour son propre exercice et son progrès.
L'existence et les caractères de la nature se déduisent de l'exigence d'agir et d'ac-
complir son devoir. La nature est comme un milieu que l'activité du sujet détermine.
Le problème de la production de la nature est identique à celui des conditions de la
moralité. Le fondement du principe d'identité est l'action du Moi qui se pose pour
lui-même et qui est, parce qu'il se pose. La spontanéité et l'action du Moi sont au
delà de la conscience puisqu'elles en sont la condition. L'action du Moi se posant
est une donnée primitive et immédiate de l'intuition intellectuelle. L'être posé par le
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 515
moi et l'action qui le pose coïncident dans l'intuition du Moi. Toutefois, la construc-
tion de la conscience qui part du Moi comme principe n'est pas du tout, selon
Fichte, une gnosogonie qui prétendrait décrire la genèse effective de la conscience,
mais une construction analogue à celle du mathématicien, qui, par la combinaison
d'éléments idéaux, arrive à des vérités concernant la réalité: « Les déterminations
de la conscience réelle, auxquelles le philosophe est contraint d'appliquer les lois de
la conscience qu'il a librement construite, à la manière du géomètre qui applique les
lois du triangle idéal au triangle réel, sont pour lui comme si elles étaient le résultat
d'une construction primitive (... ) Prendre ce "tout se passe comme si" pour un "tout
se passe ainsi", prendre cette fiction pour le récit d'un événement réel, qui se serait
produit à une certain époque, c'est une faute grossière» (Sonnenklarer Bericht, tra-
duction Valentin, p. 56 ; 77).
Le dynamisme du Moi s'exprime par la tendance; mais la tendance a besoin d'une
limite pour que le Moi puisse maintenir la tension constitutive de l'effort.
L'aspiration, pour exister comme telle, doit être limitée; elle rencontre devant elle une
matière existante, réalité immuable qui la limite. Le Moi, ne pouvant transformer les
choses, s'efforce de transformer la représentation.
Pour que la tendance puisse être complètement pensée, elle ne doit pas se fixer à
un objet particulier, car elle serait satisfaite par cet objet; l'aspiration cesserait et avec
elle s'anéantirait toute conscience: la tendance, excluant tout objet particulier, ne doit
vouloir qu'elle-même et ne se satisfaire que par elle-même; l'action ne satisfait la ten-
dance que lorsque son objet est tel qu'il ne limite pas la tendance. Le Non-Moi n'est
posé qu'à titre de condition pour l'existence de l'effort moral: « le Moi détermine le
Non-Moi» ; le champ de l'action morale, distance entre le Moi qui se pose comme
limité par un Non-Moi et le Moi qui se pose absolument est infini. Il existe une causa-
lité du Moi sur le Non-Moi: c'est l'activité objective du Moi. Cependant, comme le
Moi se pose d'une activité infinie, l'activité infinie et l'activité objective ne peuvent
se concilier que si le Moi infini se connaît comme infini dans l'effort, qui rencontre
une résistance égale à lui-même, et qui ne s'affirme qu'à condition de se reproduire
sans cesse; c'est cette reproduction permanente de l'effort qui est la tendance, dans
laquelle la limite donne un sentiment de force puisque la tendance n'est sentie que
parce qu'on aspire à la dépasser. La tendance, qui ne peut s'affirmer que par la limite,
pousse l'activité idéale du Moi à produire l'objet, la condition de cette limite.
Cependant, si tel est le rôle du Non-Moi déjà posé, on ne peut dire que sa position soit
homogène par rapport à son rôle; l'acte d'opposer le Non-Moi au Moi est l'objet
d'une intuition intellectuelle primitive, qui ne semble pas être une expression de la
tendance. Fichte rattache le Non-Moi au principe de contradiction, et le présente
comme une condition de validité de ce principe, à la manière dont le Moi conditionne
le principe d'identité. Le Moi est à la fois celui qui pose les opposés et l'un des deux
opposés, à la fois la réalité tout entière et une portion de la réalité. Il faut s'affranchir
de cette incompatibilité logique sans sacrifier un des deux termes, comme font
Spinoza et Berkeley. L'opposition du Moi et du Non-Moi désigne en plus du rapport
logique, un rapport dynamique de lutte entre te~dances qui s'affrontent et cherchent
à se supprimer; l'objet est ce qui résiste à l'esprit et s'impose à lui. Le Moi est
l'Absolu qui se limite pour avoir des occasions de lutte et, finalement, de triomphe.
L'individu n'est pas une fin en soi; l'individu n'est ni un donné primitif ni un
donné isolé; il y a des individus parce que la raison et la conscience de soi ne peu-
516 COMPLÉMENTS
vent se réaliser que par l'individualité, qui est donc moyen d'une fin universelle; et
chaque individu ne peut s'éveiller à la raison que sous l'action d'autres individus,
les individus n'existant qu'en société. La société, pour atteindre sa fin, le dévelop-
pement de la conscience en chaque individu, a pour condition une limitation des
libertés de chacun, ce qui est le principe même du droit: la théorie du droit devient
un transpersonnalisme juridique, c'est-à-dire une théorie du droit social; la société
(Gesellschajt), communauté nationale non organisée, est supérieure à l'État qui n'en
est qu'une expression momentanée. C'est de la communauté, cette réalité transper-
sonnelle, que vient l'exigence de droit que doit réaliser l'État.
La communauté est une réalité transpersonnelle ; elle n'est pas ce qui s'oppose à
l'individu, mais comme un terrain commun homogène aux individus, mais non-
individualisé, transindividuel. La communauté définit une relation transductive
réelle entre les individus; elle est complémentaire par rapport aux individus, et est
du même ordre de réalité. L'État, au contraire, qui n'a pas de corps, qui est une
forme et une organisation, n'est pas de même nature que les individus; il n'est pas
homogène par rapport à eux.
C'est pour cette raison que l'individualisme juridique n'est pas détruit par la
théorie de la Gesellsch(~fi. Chaque individu doit avoir une sphère d'action dans
laquelle il subsiste et est pleinement maître de lui: ce moyen d'action est l'orga-
nisme corporel, qui est instrument de la liberté. L'État, puissance supra-indivi-
duelle, a pour fonction de faire respecter le droit; il est créé par un pacte, qui
détermine la propriété de chacun et les moyens de le protéger. Ainsi, l'individu
devient citoyen, et la société est un véritable organisme « où chaque partie entretient
sans cesse le tout, et en le conservant se conserve soi-même. » La Raison exige, à
cause de son unité, un état de communauté des consciences, que le droit ne réalise
pas, car il aboutit à un état de dispersion et d'opposition réciproque des individus;
la réalisation de l'humanité que commande la morale n'est pas seulement le perfec-
tionnement d'un individu isolé et passager; l'humanité est le genre humain comme
tout, et c'est l'avancement moral du tout, le progrès universel qui doit être voulu par
chacun. Le devoir d'éducation va de pair chez l'individu avec le devoir de se per-
fectionner; le souci de la perfection de l'individu ne doit pas être détaché de celui
du perfectionnement de la communauté des êtres raisonnables, puisque le devoir
moral tend toujours vers l'universel, non vers l'individuel. C'est pour cette raison
que la mission du savant est si importante: elle a pour but le développement de la
raison et de la liberté.
La plus grande difficulté de ce système est la nécessité de déterminer le rapport
entre le Moi et l'Absolu. En un certain sens, il faut que le Moi soit supérieur à
l'Absolu; en un autre sens, il faudrait que l'Absolu soit antérieur au Moi.
La philosophie voit ici l'éternelle production du verbe par l'Absolu, dans la
mesure où ce Verbe se réfracte en des consciences individuelles, dont l'une est lui-
même, et où l'aspiration libre de sa conscience vers la vie spirituelle se pose comme
devoir moral. L'incarnation du Verbe est le développement progressif de la moralité
et de la raison dans le monde.
[Schelling] Pour Schelling, l'être vivant se compose d'un couple d'opposés et
d'une puissance supérieure à ce couple d'opposés, jouant des forces de ces opposés
pour maintenir la vie en les infléchissant et se jouant d'elles comme d'instruments. La
Nature est l'activité infinie qui s'affirme en posant son opposé comme, dans la dyna-
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 517
mique kantienne, la force expansive est opposée à la force répulsive, et qui est infinie
parce qu'elle rétablit sans fin les oppositions qu'elle a détruites. Les opposés dyna-
miques constitutifs de la nature sont ainsi opposés au Moi et au Non-Moi. De ces
opposés naît une dialectique interne qui, procédant par synthèses et nouvelles opposi-
tions, construira tous les phénomènes naturels. C'est au sein de la nature que l'indivi-
dualisation apparaît par une force attractive, véritable limite, qui, dans le fluide
homogène infiniment épandu par l'activité universelle de la nature, produit la cohé-
sion à ses divers degrés. L'organisme individuel est à la fois activité et cohésion; il est
chose pénétrée d'activité. Mais l'organisme a pour condition de son activité le non-
organisme; l'organisme est déterminé par l'inorganique dans l'excitabilité, et l'inor-
ganique est déterminé par l'organisme. L'inorganique, le non-individualisé, est simple
juxtaposition, simple masse, mais masse active, dans laquelle se produisent des rap-
ports, des oppositions et des liaisons; tel est le mode de la pesanteur, attraction com-
parable à celle des électricités contraires, due à l'opposition réciproque des masses;
dans la pesanteur ces opposés tendent à se pénétrer, mais la tendance s'arrête à la jux-
taposition. Dans la combinaison chimique a lieu cette pénétration, tandis que l' électri-
cité, par sa polarité, réaffirme le dualisme des opposés. Dans l'individu aussi l'activité
interne de l'organisme se manifeste par des oppositions et des liaisons; elle oscille
entre la sensibilité et l'irritabilité. Dans la sensibilité, le sujet organique limite son
activité par sa passivité; dans l'irritabilité, il ya retour de l'hétérogène à l'homogène,
l'activité subjective tendant à se perdre dans l'objet. La Nature est, elle aussi, action
vivante et non produit mort, à l'inverse de ce qu'affirme la théorie de Fichte. La
Nature est activité autonome et constructrice d'elle-même, non existence hétéronome.
Schelling suppose par conséquent qu'il existe une intuition de la Nature, alors que
Fichte supposait toute intuition liée à la réflexion sur soi. Le Système de l'idéalisme
transcendantal de Schelling ajoute à la déduction des facultés représentatives celle
des forces constitutives de la matière. Les forces qui sommeillent dans la nature sont
de même espèce que les forces représentatives: « La matière n'est rien que l'esprit
dans l'équilibre de ses activités. »
L'Absolu est identité du sujet et de l'objet; il n'est ni sujet ni objet, ni individua-
lité, ni continu indistinct; il n'est ni esprit ni nature, parce qu'il est l'identité ou l'in-
différence des deux opposés, comme l'Un du Parménide de Platon ou celui de Plotin.
Cependant, comment l'individualisation est-elle possible? Elle n'est possible que si
l'Esprit et la Nature se séparent; or, ils ne se séparent que si l'on considère que la
Nature et l'Esprit sont chacun sujet et objet; ils ne sont ni l'un ni l'autre synthèse de
deux termes existant d'abord séparément, mais identité de l'un et de l'autre. Il y a seu-
lement un excès d'objectivité dans la nature et un excès de subjectivité en l'esprit.
Chaque être peut alors être pensé en lui-même. L'intuition permet de suivre les trans-
formations du même dans l'autre, comme Goethe suit les transformations de la feuille
dans tous les organes des plantes 37 ; l'être est indépendant des relations spatio-tempo-
relIes qui lient les phénomènes. La science de Newton, qui ne détermine les êtres que
par leurs relations mutuelles, est abandonnée. Ghaque être peut être traité comme un
absolu autonome et libre, n'ayant qu'en lui-même la loi de son mouvement. Tel est le
sens de l'astronomie contenue dans l'ouvrage intitulé Bruno, dans lequel Schelling
considère chaque corps céleste comme un absolu autonome et libre. Chaque être a un
rapport direct avec l'Absolu. La méthode de classification des concepts ne peut servir
à la détermination spécifique des êtres.
Cependant, Schelling ne limite pas l'application de sa méthode à la saisie des
êtres individuels: il veut conserver la « continuité des formes» aussi pour les puis-
sances de la Nature et de l'Esprit; ainsi, la Nature sous son aspect réel et objectif, est
cohésion, sous son aspect idéal, est lumière, et, comme identité, est pesanteur péné-
trée de lumière ou organisme. Mais dans le rayonnement de l'identité absolue dispa-
raît la singularité des êtres individuels; leur distinction, leur volonté, leur moralité ne
peuvent se conserver. Déjà en 1804 dans Philosophie et Religion, Schelling admettait
que l'être fini, ne pouvant naître de l'Absolu, qui reste en soi, doit se poser par un
acte entièrement libre, analogue à celui que Plotin prêtait aux âmes qui veulent vivre
pour elles...:mêmes et se détacher de l'âme du monde. Comme Boehme et Eckhart,
Schelling, voulant faire une place aux êtres individuels, est obligé d'avoir recours à
un drame mystique. Ce drame comporte, au début, l'existence d'un arrière-fond non-
individualisé, un Grufld sans lumière ni conscience, Désir vide et pauvre. Mais
Schelling est bien obligé alors de faire intervenir un être déjà individualisé: c'est
l'Esprit de Dieu, mû par l'amour, qt,li lie à l'entendement le désir, gros de toutes les
formes de l'existence, et devenant volonté créatrice de la nature; c'est le devenir
cosmogonique; à son point culminant se trouve l'homme. Dans l'être naturel, la
volonté propre de chaque être reste unie à la volonté universelle; chez l 'homme cette
volonté veut exister par soi-même et devenir à soi-même son univers; l'homme,
alors, se ferme à l'amour universel. Le devenir théogonique, ou retour à Dieu, com-
mence à la chute de l 'homme. Ce n'est qu'en Dieu que le fondement se relie immé-
diatement à l'existence; au-dehors de lui, le fondement n'atteint l'existence que par
l'intermédiaire de la nature et de l'histoire. Il y a donc dans l'individualité qui se veut
absolue et complète un péché; seul l 'homme réalise l'individualité complète; il la
réalise dans le péché; ce moment d'individualité complète s'intègre donc dans l'en-
semble du drame. Le devenir, même en Dieu, est une victoire, surmontant les forces
aveugles et destructrices dont il se sert comme base; l'affirmation ne s'établit que
sur la négation, en rejetant dans un éternel passé les formes obscures et chaotiques
qui tendaient à être. Rien n'est si sombre et entouré de dangers qu'une vie qui com-
mence ; mais les puissance primitives ne se renoncent qu'en devenant l'organe d'une
volonté supérieure. Il y a donc pour Schelling une sorte de conservation des forces,
des potentiels antérieurs à tout drame avec lequel commence une individuation. C'est
en ce sens qu'il faut admettre le concept de Surdivinité qui a pour base la nature,
constituée par les trois puissances. Le devenir, en effet, est d'abord celui de Dieu lui-
même; pour qu'il soit, il faut qu'il vienne du non-être, du germe primitif, qui est sa
première puissance; Dieu est l'être qui est, par opposition à ce germe; c'est là sa
seconde puissance: cette opposition alternante et oscillante entre ces deux puis-
sances qui veulent être et refoulent à leur tour les deux autres, ne cessera que par la
volonté commune de renoncement en faveur d'une volonté qui n'est celle d'aucune
forme d'être parce qu'elle est au-dessus de toute différence, la Uebergottheit, la
liberté absolue, la Surdivinité. À la suite d'une théurgie, Schelling aboutit à présenter
la Nature comme fruit de la Colère ou puissance négative de Dieu; le monde des
esprits est le fruit de l'Amour ou puissance affirmative de Dieu. Enfin, l'Amour
s'unit à la Colère pour créer la Sagesse de l'Âme du Monde.
HISTOIRE DE LA NOTION D'INDIVIDU 519
C'est bien à une telle découverte que Hôlderlin destine la poésie, qui pourrait sai-
sir ce que la philosophie ne peut saisir qu'en devenant contradictoire par rapport à
elle-même: « À la fin, ce qui est, philosophiquement parlant, incompatible, se réunit
dans la source mystérieuse de la poésie ( ... ) La philosophie ne vient pas du pur enten-
dement, car elle est plus que la connaissance limitée du donné; elle ne vient pas de la
simple raison, car elle est plus que l'exigence d'un progrès sans fin dans l'union et la
distinction; mais éclairez le mot divin hen diapheron heauto, alors elle n'exige pas
aveuglément, elle sait ce qu'elle exige et pourquoi» (Ausgewalte Werke, édition
Schwab, p. 234-235). Ainsi la philosophie est la connaissance héraclitéenne de l'unité
des contradictoires; l'organe de cette connaissance est l'esprit, qui relie les êtres iso-
lés :« Ô ami, dit Hypérion, finalement l'esprit nous réconcilie avec tout. » La poésie
est harmonie des esprits qui réunit à nouveau ce que la nature avait joint et ce que l'en-
tendement avait séparé. La nature est « la rude nature, qui se rit de la raison, et qui est
liée à l'enthousiasme. »« Nous nous séparons seulement pour être plus unis, pour être
dans une paix plus divine avec toutes choses et avec nous-mêmes. »Cette paix est l'un
différent de lui-même, elle est la vie et l'être: « être, vivre, c'est assez; c'est là l'hon-
neur des dieux; tout ce qui vit seulement est égal à soi-même dans le monde divin, et
il n'y a là ni maître ni esclave; les natures vivent les unes pour les autres, comme des
amants; elles ont tout en commun, esprit et joie, et éternelle jeunesse. » Cette pensée
fait que l'homme doit « être habile homme avant d'être enfant », car il faut déjà être
intelligent avant d'avoir müri sa sensibilité. Cette doctrine, cette recherche, font son-
ger au« long détour» de Platon, par lequel l'être s'accomplit.
Steffens, minéralogiste et géologue, montre l'évolution tendant vers l'individualité
et qui se réalise pleinement dans l'homme 38 .
Allagmatique
Texte correspondant à une des premières versions de la réflexion, qui ouvrait la thèse,
et abandonné du fait même du développement de cette pensée, qui rapporte fondamen-
talement à l'individuation ce qui concerne l'individu ou l'individualité. Il tenait la place
de l'actuel chapitre 1 de la première partie.
Remarque liminaire
Toute notion chargée de sens par la réflexion peut être prise sans nécessité de rigou-
reuse justification comme objet d'étude; cependant, l'intérêt du choix peut provenir
essentiellement de deux sources: la notion peut être un point de fuite vers lequel
convergent d'autres problèmes qu'elle gouverne; alors la notion choisie est saisie
comme symbole d'une difficulté privilégiée autour de laquelle les autres recherches
s'organisent; à la suite de l'examen, une nouvelle systématique de la pensée réflexive
s'institue, et une nouvelle topologie de l'univers philosophique est proposée; le pro-
blème a ainsi le mérite de concentrer autour de sa formulation une pluralité d'interro-
gations où se manifeste l'intention philosophique; son rôle est logique et normatif. Il
vise à opérer une réunion des instances constitutives dont Bacon définit le pouvoir
dans la recherche inductive des essences. Cette voie est celle que suivent Aristote et
Kant lorsqu'ils examinent la nature de la connaissance. Mais à cette démarche de
logique normative et inductive s'oppose un usage de la problématique dans lequel la
considération d'une difficulté a valeur de principe plutôt que de critère, et où la notion
centrale possède le pouvoir de se concrétiser en une pluralité de termes réels, enve-
loppés ou non dans une problématique antérieure. C'est cette méthode qu'emploie
Descartes quand, parti du problème de la connaissance, il trouve dans le développe-
ment de ce problème les principes de la construction progressive du monde du savoir.
Dès lors, la considération de la genèse du problème n'est plus que secondaire; elle
peut être relative et arbitraire sans que ce caractère affecte l'activité ultérieure.
Comme la décision dans la morale provisoire, le choix notionnel primitif est investi
d'une valeur auto-justificative; il se définit par l'opération qui le constitue plus que
par la réalité qu'il vise objectivement, comme l'hypothèse cosmogonique des tour-
billons, qui n'a pas besoin d'être vraie pour être valable.
C'est cet ordre que nous voudrions suivre; malgré les apparences immédiates, il
est peut-être plus proche parent de la méthode des sciences que l'ordre directement
inductif. Toute science développée, comme la physique, manifeste une capacité de
transformer progressivement une théorie en hypothèses, puis en réalités presque direc-
tement tangibles. L' œuvre prestigieuse de formalisation du savoir ne doit pas faire
oublier la capacité non moins essentielle des sciences à concrétiser l'abstrait en le réa-
lisant. Les théories corpusculaires, encore purement abstraites chez Leucippe,
Démocrite, Épicure et Lucrèce, passent pendant le dix-neuvième siècle au niveau plus
concret de théories spécialisées, comme la théorie cinétique des gaz, la théorie de
l'électrolyse, la théorie atomique en chimie et l'explication du mouvement brownien;
aujourd'hui, il est presque possible de parler d'une réalité corpusculaire ou plus exac-
tement d'une multitude de réalités corpusculaires sur lesquelles techniciens et cher-
cheurs agissent pour leur imposer accélérations, concentrations, déviations mesu-
rables et prévisibles. Or, on ne peut dire que le progrès des connaissances s'est borné
à reconnaître pour fondée une théorie ancienne en vérifiant les hypothèses qu'elle per-
met de formuler: l'activité scientifique a véritablement constitué du concret à partir
de l'abstrait, car le concret qui vérifie les hypothèses est un concret d'une espèce par-
ticulière: ce n'est pas celui d'un fait, mais celui d'un effet qui n'existerait pas en
dehors de l'univers de pensée et d'action créé par ce développement même de la
science. C'est en ce sens que la démarche scientifique est auto-justificative, non logi-
ANALYSE DES CRITÈRES DE L'INDIVIDUALlTÈ 525
quement mais réellement, en construisant son objet avec du réel. Notre désir serait de
suivre cette deuxième méthode pour traiter le problème de l'individu. La pensée phi-
losophique n'est pas limitée à une investigation inductive; pour pouvoir contrôler
elle-même la validité de ses démarches, elle doit être constructive, dans l'ordre de réa-
lité et d'action qui la définit. Comme retour de la conscience du sujet sur elle-même,
elle doit opérer sa conversion particulière de l'abstrait vers le concret, en produisant
un système d' e/fèts axiologiques qui constituent l'auto-justification particulière d'une
œuvre réflexive. Cette nécessité de fermer par l'éthique le cycle qui va du concret à
l'abstrait pour revenir à l'intégration dans le concret construit, Platon l'a traduite par
l'image du « long détour» ; au bout de la flUKPàv 6ù6v, la conscience philosophique
se réincarne dans le sensible.
La réalité de l'individu, à quelque niveau qu'elle soit appréhendée, est d'abord régie
par un principe extérieur et négatif que l'on peut nommer principe du déterminisme
énergétique, ou encore principe de conservation énergétique. Si nous considérons
un système physique d'un point de vue macroscopique, le principe de conservation
de l'énergie (généralisé, si on désire une absolue rigueur, par l'introduction d'un
paramètre exprimant en unités d'énergie les variations de masse que pourrait subir
le système au cours des transformations énergétiques) est valable absolument, c'est-
à-dire sans considération du devenir intérieur au système selon lequel des individus
apparaissent ou disparaissent au cours des diverses transformations successives. Il
serait sans doute illusoire de rechercher l'essence profonde de l'individu dans une
entorse au principe du déterminisme énergétique, même en affirmant que cette
entorse est extraordinairement légère, comme Bergson veut le faire pour sauvegar-
der la notion d'une liberté psychique. Descartes, en un temps où la notion d'énergie
cinétique n'était ni clairement définie, ni précisément mesurée, et confondue avec
la quantité de mouvement, avait cru pouvoir faire reposer la possibilité d'une ini-
tiative absolue de la res cogitans sur la capacité d'imposer une variation de direc-
tion sans augmentation ou diminution de travail aux parties les moins denses du
corps, c'est-à-dire aux esprits animaux, qui sont rigoureusement de la res extensa et
ne participent en aucune façon à la res cogitans. Sans aucun doute, le principe de
l'inertie de permet pas de suivre Descartes dans cette théorie de la relation entre les
deux substances, mais l'exemple de la pensée cartésienne, avec tous les efforts des-
tinés à résoudre les difficultés du bisubstantialisme, est une illustration exemplaire
d'un travail destiné à fonder une théorie de la distinction et des relations entre l'es-
sentielle intériorité d'un être indivisible et tout le reste du monde. Nous devons par-
ticulièrement remarquer que Descartes ne cherche pas à fonder d'une part la
distinction et d'autre part la relation sur deux principes différents, ce qui reviendrait
à s'accorder une facilité; c'est contre une telle facilité que lutte Descartes quand il
refuse le recours aux espèces impresses que lui eût aisément offert une référence
aux doctrines de l'École. Parce qu'il a refusé l'apparente simplification qu'eût été
un recours au mixte comme terme médiat de la relation entre les substances Pensée
et Étendue, Descartes a dû laisser subsister une faille dans son système; mais au
prix de cette imperfection se trouve sauvegardée une unité de méthode infiniment
plus riche en signification et féconde en développements: le principe de conserva-
tion est affirmé de la substance Pensée aussi bien que de la substance Étendue.
Descartes a particulièrement développé les conséquences du principe de conserva-
tion dans le domaine des grandeurs mesurant les modifications de la res extensa
(théorie des machines simples), tandis que Malebranche a appliqué ce même prin-
cipe de conservation aux modifications de la res cogitans, en particulier dans
l'étude de l'attention; chez Descartes, parce qu'il y a conservation de ce que nous
nommons aujourd'hui le travail, le déplacement du point d'application d'une force
dont la direction est parallèle à ce déplacement est inversement proportionnel à l'in-
tensité de la force; de même, chez Malebranche, l'étendue de l'objet connu et la
clarté intelligible de la pensée qui le connaît varient en proportion inverse, comme
l'intensité d'éclairement produit par un faisceau lumineux varie en proportion
ANALYSE DES CRITÈRES DE L'INDIVIDUALlTÈ 527
inverse de l'étendue sur laquelle il est réparti; la pensée se conserve, mais peut se
concentrer en se focalisant ou s'étaler en devenant diffuse. Descartes, d'ailleurs,
avait déjà mis en œuvre ce principe de la conservation de la même quantité de pen-
sée en établissant les règles du raisonnement; le raisonnement juste et constructif
tire sa fécondité du fait qu'il n'est pas une tautologie; mais, pour cette raison même,
il ne peut contrôler sa validité au moyen du principe d'identité: en fait, c'est à un
principe analogue au principe de conservation dans les machines simples que
Descartes a recours; de même que la machine cartésienne est celle qui opère une
transformation au cours de laquelle le travail se conserve parce que la machine est
en état de permanent équilibre tout au long de la transformation, de même, le rai-
sonnement est rigoureux quand il opère un « transport d'évidence» d'une proposi-
tion à la proposition suivante; le raisonnement cartésien ne repose pas sur l'identité,
mais sur l'équivalence; il opère un transfert sans perte du sens d'une proposition
au sens de la proposition suivante. C'est pour cette raison qu'une doctrine comme
celle des animaux-machines paraissait naturelle à Descartes: une représentation
mécaniste des opérations vitales ne pouvait lui sembler une réduction à un niveau
inférieur de réalité, puisque la pensée elle-même déroule ses opérations les plus
authentiques selon un principe de conservation analogue à celui qui est à l'œuvre
dans les machines, simples et par conséquent parfaites.
Cependant, la pensée cartésienne semble n'avoir pas pu pousser jusqu'à ses consé-
quences ultimes le principe de conservation; elle a énoncé deux principes de conser-
vation particuliers, l'un pour la res extensa, l'autre pour la res cogitans, et a seulement
esquissé une généralisation du principe de conservation aux cas des échanges entre
les deux substances: c'est le sens de la tendance, sensible chez Descartes vers la fin
de sa vie, à admettre l'existence d'une idée de l'union de l'âme et du corps; mais
cette doctrine n'a pas été entièrement explicitée, et c'est plutôt dans les doctrines du
parallélisme psycho-physiologique, chez Spinoza, ou de la notion individuelle
concrète chez Leibniz, que le prolongement de cette ligne de recherches pourrait être
suivi. Seule l'éthique de Descartes pourrait apporter quelques lumières à ce sujet,
notamment celle qui se dégage des Passions de l'âme ou de la Correspondance avec
Elisabeth. Le seul fait que Descartes ne veuille pas distinguer dans l'absolu le fonde-
ment du jugement de perfection de celui du jugement de réalité montre la possibilité
d'un transfert qui légitime une extension du principe de conservation. C'est d'ailleurs
sur un tel principe que reposent les deux démonstrations de l'existence de Dieu, car
celle de la cinquième Méditation tomberait sous le coup de la critique de Kant si elle
ne reposait pas sur celle de la troisième Méditation. Le transfert ontologique est
valable parce qu'un premier transfert a été défini et opéré: celui qui conduit de l'in-
finité et de la perfection saisies non comme concepts séparés de leur objet, mais
comme réalités véritables, au tout de la divinité dont elles étaient déjà parties inté-
grantes ; le transfert est possible parce qu'il y a passage non pas du concept à la chose,
mais d'une réalité partielle à une réalité totale; à aucun moment le jugement ne
change de modalité; c'est dans le réalisme épistémologique que commence et
s'achève la démarche, car cette démarche est non une déduction mais un transfert ;
l'argument ontologique n'est valable que dans la mesure où il utilise la réversibilité
d'un transfert déjà accompli, comme dans une machine simple un travail moteur peut
être converti en travail résistant par un changement infime du sens du déplacement, ce
qui est l'énoncé de la condition même de réversibilité. Nous avons ainsi dans le car-
528
L'allagmatique est la théorie des opérations. Elle est, dans l'ordre des sciences, symé-
trique à la théorie des structures, constituée par un ensemble systématisé de connais-
sances particulières: astronomie, physique, chimie, biologie.
On ne peut désigner chaque branche de l'allagmatique par un domaine objectif
comme étude de la matière, étude de la vie .... En revanche une façon primitive mais
utile de distinguer ses spécifications consiste à se servir des sciences déjà constituées
pour dénommer des intervalles. Un intervalle signifie en effet possibilité d'un rapport,
et un rapport implique opération. Nous obtiendrions ainsi l'allagmatique physico-
chimique, l' allagmatique psycho-physiologique, l' allagmatique mécanique-thermo-
dynamique. Mais le défaut de cette nomenclature concrète est que nous pouvons igno-
rer certaines opérations qui pourraient être théorétisées si un autre principe de classe-
ment permettait de les découvrir.
Peut-être conviendrait-il mieux de définir les grandes catégories d'opérations, les
différents types de dynamismes transformateurs que l'étude objective révèle, et d'es-
sayer de les classer d'après leurs caractéristiques intrinsèques.
Peut-être enfin le but théorique serait-il atteint si un seul type fondamental d'opé-
ration pouvait être défini, dont toutes les opérations particulières se tireraient comme
des cas plus simples : ces degrés de simplicité définiraient alors une hiérarchie qui
serait un principe rigoureux de classement.
Il est aussi difficile de définir une opération que de définir une structure autrement
que par l'exemple. Toutefois, une structure étant donnée comme le résultat d'une
construction, on peut dire que l'opération est ce qui fait apparaître une structure ou qui
modifie une structure. L'opération est le complément ontologique de la structure et la
structure est le complément ontologique de l'opération. L'acte contient à la fois l' opé-
ration et la structure; aussi, selon le versant de l'acte sur lequel l'attention se porte,
elle retient l'élément opération ou l'élément structure, en laissant son complément de
côté. Ainsi, quand le géomètre trace une parallèle à une droite par un point pris hors
de cette droite, le géomètre prête attention, dans la totalité de son acte, à l'élément
structural qui seul intéresse la pensée géométrique, à savoir le fait que c'est une droi-
te qui est tracée, et avec telle relation avec une autre droite. La structure de l'acte est
ici le parallélisme d'une droite par rapport à une autre droite. Mais le géomètre pour-
rait aussi prêter attention à l'aspect d'opération de son acte, c'est à dire au geste par
lequel il trace, sans se préoccuper de ce qu'il trace. Ce geste de tracer possède son
schématisme propre. Le système dont il fait partie est un système opératoire, non un
système structural; ce geste procède en effet d'une volition qui est elle-même un cer-
530 SUPPLÉMENTS
tain geste mental; il suppose la disponibilité d'une certaine énergie qui se trouve libé-
rée et commandée par le geste mental à travers tous les maillons d'une chaîne de cau-
salités conditionnelles complexes. L'exécution de ce geste met en jeu une régulation
interne et externe du mouvement dans un schème opératoire de finalité. Ainsi, la géo-
métrie et l'allagmatique prennent des voies divergentes dès le début même de leur
activité.
Peut-être pourrions-nous essayer cependant de saisir des rencontres où le même
acte est saisi à la fois comme opération et comme structure. Ces cas privilégiés et
exceptionnels prennent un sens à la fois métaphysique et normatif. Ils sont axiontolo-
giques : tel est le cogito de Descartes ou le vola de Maine de Biran; dans le cogito,
l'acte de la pensée se saisit objectivement comme une structure et subjectivement
comme une opération. Plus la pensée doute de sa propre existence structurale, plus
cette opération du doute, saisie comme structure c'est-à-dire comme réalité-objet
devant la pensée réfléchissante, se présente elle-même à la pensée comme une exis-
tence dont on ne peut douter. L'oscillation du doute, l'alternance réflexive permet à
l'acte de pensée de se saisir à la fois et identiquement comme objet et comme sujet.
L'évidence de la pensée est une évidence de l'existence de la pensée. L'hypothèse car-
tésienne du malin génie n'est là que comme un moyen d'accroître cette nécessaire
oscillation, en rendant consciente pour le sujet la double situation de sa pensée par
rapport à elle-même, saisie tantôt comme objet, tantôt comme sujet, tantôt comme
structure d'une opération, tantôt comme opération sur une structure. Ce deuxième
sujet négateur qu'est le malin génie a pour rôle de rendre nécessaire l'instabilité oscil-
lante de la conscience de soi, en créant une conscience réflexive de cette instabilité:
le sujet, obligé de se penser non pas seulement par rapport à lui même mais dans son
rapport au malin génie, se saisit comme s'il devenait extérieur et supérieur à la double
situation qu'il occupe par rapport à lui même: il devient sujet réflexif en prenant, pour
résister au malin génie, le point de vue non plus seulement de l'être sujet ou de l'être
objet mais de l'être de l'acte de pensée que l'attention de la conscience décompose en
opération et structure. La négation démoniaque donne au sujet la conscience de son
acte et de son être. Maine de Biran a puisé dans l'épreuve du vola la même vérité fon-
damentale. La négation est fournie ici par une extériorité qui n'est plus celle d'un
autre sujet hostile, mais d'un monde inerte qui résiste en manifestant ainsi son irré-
ductible altérité. Ces deux épreuves sont les mêmes: elles sont l'épreuve d'un acte,
et c'est dans la mesure où l'acte est identifié à l'être qu'elles prennent une significa-
tion de principe et de point de départ; elles fournissent une ontologie et une axiolo-
gie, car elles donnent au sujet la connaissance d'une première réalité, et comme cette
réalité est connue absolument, la réussite de cet acte de connaissance fournit le paran-
gon de la connaissance éminemment valable: la connaissance d'une réalité première
fournit le critère d'une vérité.
Pourtant, même après un semblable point de départ qui semble vouloir ne privilé-
gier ni l'aspect opératoire ni l'aspect structural de l'être, la pensée de Descartes
comme celle de Biran traitent d'une part de la structure, d'autre part de l'opération.
La morale reste en quelque mesure définitivement provisoire chez Descartes, parce
qu'elle ne peut être entièrement adéquate à une science structurale qui reste inache-
vée. Et Maine de Biran, par un saut dans le monde de l'opération pure, définit la hié:..
rarchie des trois vies en abandonnant le point de vue de l'unité psychophysiologique
dans lequel l'épreuve de l'effort s'était située.
ALLAGMATIQUE 531
L'acte analogique est la mise en relation de deux opérations. Il a été employé par
Platon comme méthode logique de découverte inductive: le paradigmatisme consis-
te à transporter une opération de pensée apprise et éprouvée sur une structure particu-
lière connue (par exemple celle qui sert à définir le pêcheur à la ligne dans le Sophiste)
à une autre structure particulière inconnue et objet de recherche (la structure du
sophiste dans le Sophiste). Cet acte de pensée, transfert d'opérations, ne suppose pas
l'existence d'un terrain ontologique commun au pêcheur et au sophiste, à l'aspalieu-
tique èt à la sophistique. Elle ne cherche en aucune manière à prouver que le pêcheur
et le sophiste résultent de l'imitation par le Démiurge d'un même modèle commun:
le paradigmatisme logique se libère de l' exemplarisme métaphysique. Le transfert
d'opération est validé par une identité de rapports opératoires réels dans l'exercice de
l'aspalieutique et dans l'exercice de la sophistique. Si l'on inscrit les opérations du
pêcheur et du. sophiste, et que l'on efface les termes entre lesquels se déroulent ces
opérations, on peut faire abstraction de la spécification du système de termes dési-
gnant les conditions des opérations du pêcheur ou les conditions des opérations du
sophiste. La série des termes constituant la sophistique est remplaçable terme à terme
par la série des termes constituant l'aspalieutique : «pêcheur à la ligne» remplace
«sophiste», «poissons» remplace <~eunes gens riches», tandis que les opérations entre
ces termes subsistent intégralement; l'opération de séduction puis l'opération de cap-
ture fructueuse sont les mêmes dans les deux séries: toutes les caractéristiques intrin-
sèques des termes eux-mêmes sont mises hors de cause dans l'acte analogique. Et
c'est cette abstraction, cette indépendance des opérations par rapport aux termes qui
donne à la méthode analogique son universalité. Puisque la considération des termes
ne change rien à la nature des opérations, on peut passer du grand au petit, ou du petit
au grand: telle est la méthode employée pour définir 1'homme à partir de la cité, parce
que le modèle logique, plus grand, est plus facile à saisir. Cette méthode est semblable
à celle que les mathématiques emploient sous le nom de calcul de la quatrième propor-
tionnelle : la première opération (quotient du premier couple de termes, a/b), est trans-
férée au second couple de termes (bic) et permet, étant donné b, de calculer c ; mais
dans la méthode analogique platonicienne, ce n'est pas seulement l'opération de
mesure qui est transférée, mais tout autre type d'opérations.
Par là, Platon a découvert un moyen de rationaliser le devenir, qui, après avoir fait
l'objet des théories physiologiques ioniennes, avait été abandonné au domaine de la
connaissance trompeuse par les Eléates, théoriciens de l'immuable et de l'être intem-
porel. La méthode analogique suppose que l'on peut connaître en définissant des
structures par les opérations qui les dynamisent, au lieu de connaître en définissant
les opérations par les structures entre lesquelles elles s'exercent. La condition logique
d'exercice de l'analogie suppose une condition ontologique du rapport entre la struc-
ture et l'opération. Car le transfert de l'opération logique par laquelle on pense un
être, d'un être à un être analogue, ne peut être valable que si l'opération logique était
modulée par l'ensemble systématique des opérations essentielles qui constituent
l'être. L'analogie, si elle était un simple transfeli des modalités de la pensée par
laquelle on envisage un être, à un autre être, ne serait qu'une association d'idées.
L'analogie ne devient logique que si le transfert d'une opération logique est le trans-
ALLAGMATIQUE 533
fert d'une opération qui reproduit le schème opératoire de l'être connu. L'analogie
entre deux êtres au moyen de la pensée ne se légitime que si la pensée soutient un rap-
port analogique avec le schème opératoire de chacun des êtres représentés. Avant que
la connaissance du rapport analogique entre deux êtres soit établie, il faut que la
connaissance d'un être soit déjà un rapport analogique entre les opérations essentielles
de cet être et les opérations de la pensée qui le connaît. C'est la connaissance d'un
schématisme opératoire que la pensée transfère, et cette connaissance d'un schéma-
tisme est elle-même un schématisme consistant en opérations de la pensée. La pensée
analogique établit une relation entre deux termes, parce que la pensée est une média-
tion entre deux termes avec lesquels elle a, séparément, un rapport immédiat. Cette
médiation est faite de deux immédiations isolées: la pensée devient le JlEtaçU opéra-
toire d'êtres sans rapport ontologique parce qu'ils ne font pas partie du même systè-
me naturel d'existence.
On doit donc noter que la pensée analogique est celle qui relève des identités de
rapports, non des rapports d'identité, mais il faut préciser que ces identités de rapports
sont des identités de rapports opératoires, non des identités de rapports structuraux.
Par là se découvre l'opposition entre la ressemblance et l'analogie: la ressemblance
est faite de rapports structuraux. La pensée pseudo-scientifique fait un large usage de
la ressemblance, parfois même de la ressemblance de vocabulaire, mais elle ne fait
pas usage de l'analogie. Ainsi, la pensée pseudo-scientifique fait une véritable
débauche d'images et de mots-clefs: onde, rayonnement. .. Ces mots ne recouvrent
que des images confuses, à peine capables d'assurer une ressemblance affective entre
la propagation d'un ébranlement mécanique dans un fluide et celle d'un champ élec-
tromagnétique sans support physique. Tout récemment, on a pu noter la confusion
entre deux consonances voisines: celle du « servomécanisme» et celle du « cer-
veau », au sens où l'on peut nommer cerveau un centre de pilotage automatique ou
d'autorégulation : le sens de « esclave» et de « organe de commande» sont mêlés
dans la ressemblance affective de tout ce qui est « d'ordre cybernétique », et emploie
des relais et des tubes à vide ou des thyratrons. Au contraire, l'usage de l'analogie
commence avec la science. Ainsi, Fresnel a véritablement employé la méthode analo-
gique lorsqu'il a défini les lois de la propagation de la lumière; tant qu'on a voulu
conservé la ressemblance entre la propagation de la lumière et la propagation du son,
on a été paralysé par la ressemblance entre l'onde lumineuse et l'onde sonore. Si l'on
suppose une identité structurale entre l'onde lumineuse et l'onde sonore, on est obligé
de disposer identiquement l'élongation de l'ébranlement sonore et de l'onde lumi-
neuse ; au contraire, le génie de Fresnel a consisté à abandonner la ressemblance pour
l'analogie: supposant une structure différente de l'onde lumineuse et de l'onde
sonore, il représente l'onde lumineuse comme ayant une élongation perpendiculaire
au sens de la propagation, et laisse à l'onde sonore son élongation longitudinale,
parallèle au sens du déplacement. Dès lors, l'analogie apparaît. Entre ces termes
structuraux différents, les opérations sont les mêmes: la combinaison d'ondes,
qu'elles soient lumineuses ou sonores, se fait de la même manière dans le cas des
ondes sonores que dans celui des ondes lumineuses. Mais certains des résultats struc-
turaux sont différents, à savoir ceux où intervient le caractère structural de l'élonga-
tion par rapport au sens du déplacement; les résultats structuraux sont les mêmes
quand cette différence structurale n'intervient pas. Le phénomène de diffraction est
différent mais celui des ondes stationnaires est identique.
534 SUPPLÉMENTS
Argument
Conférence
chologique, ou d'un groupe humain qui serait une totalité, c'est-à-dire une espèce
d'univers social, se trouve impossible. Il n'y a pas, en sociologie, une « humanité »,
et il n'y a pas, en psychologie, un élément dernier; nous sommes toujours au niveau
des corrélations, que nous allions vers la recherche des éléments intérieurs à l'indivi-
du, ou que nous allions vers celle des groupes sociaux les plus vastes.
Dans ces conditions, la leçon tirée de l'évolution des sciences de la nature nous
incite à réévoquer les principes les plus anciens d'explication qui ont été proposés à
l'intérieur des sciences humaines, dans la mesure où ces principes sont des principes
de corrélation. Voilà pourquoi nous avons cru pouvoir choisir des notions telles que
forme, information et potentiels, en commençant par la notion de forme. Cette notion
est probablement une des plus anciennes qui ait été définie par les philosophes qui se
sont intéressés à l'étude des problèmes humains.
Certes, elle a évolué beaucoup, mais nous la trouvons dans l'Archétype platoni-
cien; puis, dans la relation Forme-Matière chez Aristote et dans le schème hylémor-
phique ; c'est elle que nous retrouvons après un très long cheminement, tantôt plato-
nicien, tantôt aristotélicien, au Moyen Age et au XVIe siècle; c'est elle que nous
retrouvons encore à l'extrême fin du XIXe et au xxe siècle, dans cette reprise des
notions anciennes sous une influence nouvelle qu'est la Gestaltpsychologie. La
Gestaltpsychologie renouvelle la notion de forme et fait dans une certaine mesure la
synthèse de la fomle archétypale platonicienne et de la forme hylémorphique aristo-
télicienne, grâce à une notion explicative et exemplaire, tirée des sciences de la natu-
re : le champ. Nous tenterons de montrer que la notion de forme est nécessaire, mais
ne permet pas, à elle seule, de fonder une axiomatique des sciences humaines, si on
ne la présente pas à l'intérieur d'un système comprenant celle d'information et celle
de potentiels, au sens où l'on parle d'énergie potentielle. J'essaierai donc de tracer une
évolution historique de la notion de forme, archétypale d'abord, hylémorphique ensui-
te, gestaltiste enfin; puis je tenterai de montrer en quoi elle est insuffisante pour notre
propos axiomatisant; j'ajouterai alors un certain nombre de considérations relatives à
l'Information, et enfin j'essaierai de présenter ce qui permettrait de réunir la notion
d'Information à celle de Forme: c'est ce que j'ai appelé l'opération transductive ou
encore la modulation, ne pouvant exister que dans un domaine de réalité en état méta-
stable, contenant de l'énergie potentielle.
On doit ajouter un mot explicatif au sujet du terme de modulation. On ne prend pas
ce mot au sens technique large qu'il a lorsqu'on parle de la modulation de l'étage final
d'un émetteur, mais au sens plus restreint qui désigne l'opération s'accomplissant
dans un relais amplificateur à nombre infini d'états, comme, par exemple, un tube à
cathode chaude - triode, tétrode, penthode, - ou un transistor. C'est l'opération par
laquelle un signal de faible énergie, comme celui qu'on envoie sur la grille de comman-
de d'une triode, actualise avec un certain nombre de degrés possibles l'énergie potentiel-
le représentée par le circuit anodique et l'effecteur qui est la charge extérieure de ce cir-
cuit anodique. Le terme n'est pas parfait, puisqu'il est légèrement ambivoque étant dormé
qu'on entend aussi par modulation cette influence mutuelle de deux énergies, l'une qui
est support futur d'information comme, par exemple, une oscillation de haute fréquence,
et l'autre, qui est de l'énergie déjà informée par un signal, comme, par exemple, le cou-
rant de basse fréquence qui module l'oscillation de haute fréquence, dans le procédé de
modulation anodique des émetteurs. Il y a là, donc, une précision sémantique qu'il faut
apporter, dès le début, pour définir ce type d'opération d'interaction physique.
FORME, INFORMATION, POTENTIELS 541
Si la psychologie pure et la sociologie pure sont impossibles parce qu'il n'y a pas
d'élément extrême en psychologie et pas d'ensemble de tous les ensembles en socio-
logie, il est nécessaire de voir comment les psychologues ou les sociologues de
l'Antiquité ont traité les processus d'interaction et d'influence. Prenons d'abord l'op-
position significative et complémentaire qui existe entre la forme archétype chez
Platon et la forme hylémorphique chez Aristote. La forme archétype chez Platon est
le modèle de tout ce qui est supérieur, éternel et unique, selon un mode vertical d' in-
teraction. L'Archétype de àpx~, l'origine, et nmoç, l'empreinte - c'est le mode pre-
mier. Ce mot désigne le poinçon au moyen duquel on peut frapper des monnaies, le
coin, comme on dira plus tard. Le 'tlmoç, c'est l'empreinte, et c'est aussi le coup: avec
un morceau d'acier gravé, on peut imprimer des caractères sur une plaquette de métal
précieux, et cet archétype permet de donner la même figure, la même configuration,
à cette matière déformable qu'est la plaquette de métal. Si l'archétype est de bon acier,
toutes les pièces frappées au même coin se ressemblent entre elles et sont reconnais-
sables, parce que, de façon causale, elles proviennent de la même opération de modu-
lation, à partir de l'Archétype. Certes, l'Archétype peut se dégrader, mais on doit
remarquer sa supériorité ontologique: si l'on vient à perdre une pièce, on ne perd que
du métal, tandis que si l'on vient à perdre l'Archétype, il faut en graver un autre à par-
tir de la pièce, et la pièce peut recéler une perfection moindre que celle de l'archéty-
pe ~ le deuxième archétype ne sera pas absolument semblable au premier. Autrement
dit, d'une pièce à une autre pièce frappée avec le même Archétype, il y a un certain
nombre de fluctuations aléatoires - tel grain de poussière, telle inégalité du métal -,
recouvertes par une tendance centrale; cette tendance centrale, normative et supé-
rieure, est représentée par la forme première qui est celle du coin, de l'archétype.
Ici se trouve un modèle de processus d'interaction qui mérite à peine le nom d'in-
teraction, mais qui est un terme extrême de tous les autres types possibles d'interac-
tion : c'est l'interaction non réciproque, irréversible, sans retour, entre la pièce et l'ar-
chétype, recélant une asymétrie qui est fondamentale: l'Archétype est supérieur à la
pièce; il n'y a pas de rapport complémentaire, car l'archétype n'a pas besoin des
pièces pour exister: il est antérieur comme il est supérieur; il existe avant toute pièce.
Cela est le modèle de la théorie des Idées chez Platon: 'tà dDll, les Formes, qui sont
comme les Archétypes, permettant d'expliquer l'existence des sensibles; ces sen-
sibles sont comparables à des pièces qui auraient été frappées avec des coins, les
Idées; les coins sont immuables, ils existent par-delà la sphère des fixes et ne se
dégradent pas. L'être engendré qui est dans la yÉVEO'lÇ et dans la <p8opa, le sensible, peut
se dégrader, mais la Forme, elle, 'tD E1Doç, ne se dégrade pas. Elle n'est pas non plus
susceptible de progrès, ce qui conduit à une théorie de la connaissance où l'homme ne
peut que se rappeler la forme, à l'occasion de la rencontre du sensible et des difficul-
tés qui s'élèvent quand le sujet connaissant aborde le sensible. Il ne peut que se rap-
peler la vision des formes, et interpréter le sensible à partir de cette vision, sans véri-
table démarche inductive de la pensée. Pourquoi? Parce que toute la perfection de la
forme, toute la perfection du contenu structural, est donnée à l'origine. Platon
construit un univers métaphysique et un système épistémologique dans lesquels la
pel:fèctiol1 est donnée à l'origine. La perfection, la plus haute richesse de structure,
réside dans ce monde qui est au delà de la sphère des fixes, c'est-à-dire qui est lui-
même éternel et transcendant et qui n'est soumis ni à dégradation ni à progrès. La
dégradation caractérise seulement ce qui est engendré; ce qui est engendré à partir de
542 SUPPLÉMENTS
* <ppoupa.
FORME, INFORMATION, POTENTIELS 543
d'abstraction en abstraction: des différents sens, on passe au sens commun, puis aux
notions plus abstraites; mais lorsqu'on va de l'appréhension des sensibles vers les
notions d'espèces, puis des notions d'espèces vers celles de genres, on perd de l' in-
formation, de la perfection de la connaissance; et, chez Aristote, la notion la plus
haute, celle d'être, est aussi la plus vide; il ya corrélation inverse de la compréhen-
sion et de l'extension; un tenne qui s'applique à tout, comme celui d'être, est presque
vide de contenu, alors que chez Platon, parce que la forme archétype est première, la
connaissance de l'Un, ou la connaissance du Bien, sont les plus hautes et les plus
riches. Nous avons donc affaire à deux démarches qui s'opposent. D'ailleurs, on
pourrait dire que l'histoire de la pensée depuis Platon et Aristote s'est plue à opposer
les deux sens de la notion de forme chez ces deux penseurs, en en faisant les pôles
extrêmes du rôle que l'on peut attribuer à la forme, à la structure, lorsqu'on veut
expliquer des processus d'interaction. La forme d'Aristote convient parfaitement au
devenir et à l'individu en devenir, parce qu'elle comporte la virtualité, la tendance,
l'instinct; c'est une notion éminemment opératoire. Elle convient bien, par consé-
quent, pour interpréter les processus ontogénétiques, mais elle convient beaucoup
moins bien pour comprendre les groupes. La notion de cité chez Aristote fait appel
nécessairement à la notion de convention interindividuelle, alors que chez Platon la
réalité première est le groupe, la cité, si bien que l'individu est connu comme un ana-
logue de la cité, une reproduction de sa structure, un microcosme par opposition à ce
macrocosme qu'est la cité, une micro-organisation qui reproduit la macro-organisa-
tion ; cela entraîne une typologie individuelle fondée sur une typologie sociale et poli-
tique: la structure démocratique ou tyrannique, l'organisation mentale et morale de
magistrat ou d'artisan sont des modes d'être individuels; la cité et la caste sont des
réalités premières qui se reflètent dans le régime intérieur de l'individu et lui donnent
une structure.
Le long cheminement du Moyen Age et de la Renaissance n'a pas parfaitement
trouvé, semble-t-il, une corrélation, un llê1:aç;u véritable qui réunirait en lui, de façon
complète, la fonne archétype et la forme hylémorphique. Sans aucun doute, il existe
des doctrines d'un extrême intérêt, comme, par exemple, celle de Giordano Bruno, qui
identifie les différents types de causes, et qui, à travers un vocabulaire plutôt aristoté-
licien, pennettrait peut-être d'esquisser une synthèse de la fonne archétypale et de la
forme aristotélicienne. Cependant, il manquait une clé, dans l'analyse des processus
d'interaction, une notion que l'on puisse prendre comme paradigme, et cette notion
est seulement apparue à la fin du XIXe siècle, dans la Psychologie de la Forme: c'est
celle de champ; elle est un présent fait aux sciences humaines par les sciences de la
nature. Elle établit une réciprocité de statuts ontologiques et de modalités opératoires
entre le tout et l'élément. En effet, dans un champ, quel qu'il soit, électrique, électro-
magnétique, de gravité, ou de n'importe quelle autre espèce, l'élément possède deux
statuts et remplit deux fonctions: 1° en tant que recevant l'influence du champ, il est
soumis aux forces du champ; il est en un certain point du gradient par lequel on peut
représenter la répartition du champ; 2° il intervient dans le champ à titre créateur et
actif, en modifiant les lignes de force du champ et la répartition du gradient; on ne
peut pas définir le gradient d'un champ sans définir ce qu'il ya en tel point. Prenons
l'exemple d'un champ magnétique: nous disposons un aimant ici, un autre au fond de
la salle, un autre dans ce coin; ils sont orientés d'une façon définie, et possèdent des
masses magnétiques mesurables. Aussitôt, un certain champ magnétique existe
FORME, INFORMATION, POTENTIELS 545
comme résultat de l'interaction des champs de ces trois aimants. Apportons mainte-
nant un morceau de fer doux de l'extérieur - préalablement chauffé à une températu-
re supérieure au point de Curie, donc non aimanté; ce morceau de fer ne possède pas
ce mode sélect(l d'existence qui se caractérise par l'existence de pôles. Or, dès que
nous le plaçons dans le champ, il prend une existence par rapport à lui, il s'aimante.
Il s'aimante en fonction du champ créé par les trois aimants préalables, mais dès qu'il
s'aimante, et par le fait même qu'il s'aimante, il réagit sur la structure de ce champ,
et devient citoyen de la république de l'ensemble, comme s'il était lui-même un
aimant créateur de ce champ: telle est la réciprocité entre la fonction de totalité et la
fonction d'élément à l'intérieur du champ. La définition du mode d'interaction carac-
téristique du champ constitue une véritable découverte conceptuelle. Avant cette
découverte, Descartes a cherché des complications mécaniques qui font honneur à son
génie créateur, mais qui n'aboutissent pas à une élucidation définitive des phéno-
mènes, pour représenter, par des processus d'action par contact, les influences à dis-
tance. Pour expliquer comment un aimant attire une autre masse magnétique, il est
contraint d'imaginer des vrilles de matière subtile; issues des pôles de l'aimant, elles
se visseraient les unes dans les autres, se repoussant ou s'éloignant, ce qui est
d'ailleurs - même au niveau hypothétique et formel - malaisé à imaginer: si un des
sens de rotation rapproche les pôles, le retournement de l'un des aimants devrait seu-
lement faire cesser l'action à distance et non créer l'action répulsive que l'expérience
indique. Descartes n'a pu trouver un schème de processus d'interaction satisfaisant
parce qu'il n'avait pas la notion de champ. Il a chargé la matière subtile de tous les
caractères qui, aujourd'hui, sont attribués aux champs. Or, cette notion de champ a
connu un développement très remarquable au XIXe siècle. À la fin du XVIIIe et au début
du XIXe siècles, ce furent le champ magnétique et le champ électrique qui furent
découverts et analysés; ensuite vint l'interaction entre les courants et les champs
(Arago, Ampère), puis, vers 1864, apparut la théorie électromagnétique de la lumière.
Elle définit un nouveau type de champ, le champ électro-magnétique, qui n'est pas
seulement un champ qu'on pourrait appeler statique comme les précédents, mais qui
comporte la propagation d'une énergie, et offre, entre l'élément et le tout, une réci-
procité beaucoup plus remarquable, et plus richement exemplaire, en définissant un
couplage dynamique entre les éléments. Si nous posons ici un oscillateur électro-
magnétique pourvu d'une antenne pour qu'il fasse rayonner autour de lui un champ;
si nous mettons au fond de la salle, ou beaucoup plus loin, à quelques kilomètres, un
autre oscillateur de même type et si les deux oscillateurs ont la même fréquence
propre, le deuxième entrera en résonance avec le premier, alors que s'ils ne sont pas
réglés sur la même fréquence, ils n'entreront pas en résonance: on aura tantôt réso-
nance floue, tantôt résonance aiguë, et la quantité d'énergie échangée entre les oscil-
lateurs sera fonction de leur accord de fréquence, et non pas seulement de leur dis-
tance et de l'importance des organes de couplage. Nous voyons ici des processus
beaucoup plus raffinés d'interaction entre les parties par l'intermédiaire du tout où
interviennent des échanges sélectifs. Voilà sans ~oute pourquoi la notion de champ, à
la fin du XIXe siècle, possédait une prégnance toute particulière et est entrée, presque
par effraction, dans le monde des sciences humaines. Elle a été introduite par des phi-
losophes qui avaient médité sur les notions anciennes d'interaction, sur les processus
de relation entre la forme et la matière. Il ne faut pas oublier que c'est Brentano qui a
été le précurseur de la théorie de la forme, et a inspiré les travaux de von Ehrenfels,
546 SUPPLÉMENTS
qui a publié Ueber Gestalt Qualitaten, Au sujet des Qualités de forme. Plus tard,
Kohler, Koffka, et tous les autres théoriciens de la forme, ont utilisé de plus en plus la
notion de champ, et on pourrait dire qu'elle est la notion fondamentale au niveau du
dernier développement qu'a reçu cette doctrine, avec Kurt Lewin, fondant une théo-
rie des échanges psycho-sociaux et sociaux avec son interprétation dynamique d'un
univers hodologique et topologique.
Or, la théorie gestaltiste, qui est sortie de l'application de la notion de champ, refu-
se à la fois la vision empiriste et la vision idéaliste de la forme qui étaient celle
d'Aristote et celle de Platon; elle les remplace par un génétisme instantané l ; la per-
ception est la saisie d'une configuration du champ perceptif. Il y a un champ, le champ
perceptif; les divers éléments qui s'y trouvent et le constituent (c'est la double situa-
tion caractéristique du champ), sont en interaction, comme des aimants dans un champ
magnétique. Ce n'est pas seulement la perception, mais aussi l'action qui est la saisie
et la réalisation d'une configuration; il suffit d'étendre la notion de champ; s'il exis-
te un champ extérieur, un champ phénoménal dans le processus de la perception,
pourquoi ne pas considérer le sujet comme étant dans le champ, donc réalité de
champ? Il existerait un champ total qui se subdiviserait en deux sous-ensembles, le
champ sujet, le champ objet; l'action serait la découverte d'une structure, d'une
configuration commune au champ extérieur et au champ intérieur. Mais ici précisé-
ment apparaît l' insl~fJisance axiomatique de la théorie de la forme: la structure est
envisagée comme le résultat d'un état d'équilibre. Sans cette insuffisance, on pourrait
penser que la forme archétypale et la forme hylémorphique sont réunies dans la théo-
rie de la forme: la forme archétypale c'est le tout, Ganzheit ; la forme hylémOlphique,
ce serait l'ensemble des structures élémentaires en corrélation les unes avec les autres,
puisqu'il y aurait là une organisation traversant la matière même du champ; on ren-
drait compte à la fois de l'aspect élémentaire, de l'organisation des sous-ensembles,
et de l'organisation globale du tout. Mais, pour rendre compte de cette structure, qui
est une configuration, les théoriciens de la forme ont recours à la notion d'équilibre.
Pourquoi y a-t-il une structure qui est structure du tout? Pourquoi cette structure du
tout est-elle réellement participable par chacune des parties? Parce qu'elle est la
bonne forme, la meilleure forme. La meilleure forme, c'est une forme qui possède
deux aspects: 1. Elle est celle qui enveloppe le plus possible d'éléments et qui conti-
nue le mieux ce qu'on pourrait appeler la tendance à s'acheminer de chacun des sous-
ensembles. 2. Elle est la plus prégnante, c'est-à-dire, selon les théoriciens de la forme,
la plus stable, celle qui ne se laisse pas dissocier, celle qui s'impose. Et les théoriciens
de la forme font appel à une analogie entre le monde physique et le monde psychique,
ce qui les conduit au postulat de l'isomorphisme, fondement d'une théorie de la
connaissance; ils montrent qu'il y a des genèses de formes, et qu'il existe une mor-
phologie expérimentale possible, étudiant la morphogénèse dans le monde physique;
ces formes, ce sont, par exemple, celles de la répartition d'un champ électrique autour
d'un corps conducteur: supposons qu'un corps conducteur (comme, par exemple, ce
microphone s'il n'était relié à rien) - soit posé sur des cales isolantes; si on charge
d'électricité une baguette d'ambre ou de verre, et si on apporte au corps conducteur la
charge électrique de la baguette, elle se répartit à la surface du conducteur, en suivant
1. Tout au moins spontané et quasi-instantané, dans le présent du système: les Gestaltistes admettent
qu'il puisse exister des préfomles, Vorges/alten.
FORME, INFORMATION, POTENTIELS 547
des lois connues: ainsi, le champ 2 sera plus fort autour des pointes. Si on apporte une
nouvelle quantité d'électricité, elle se répartit encore de la même façon, la quantité aug-
mente, mais la forme reste la même; il Y aurait donc une certaine constance des formes
qui ne dépend que de la relation entre tous les éléments et reste indépendante de toute
condition quantitative. Von Ehrenfels montrait qu'à l'intérieur d'une mélodie, on chan-
ge beaucoup plus l'aspect total de la mélodie en modifiant une seule note qu'en élevant
toutes les notes à l'octave ou en les abaissant toutes à l'octave inférieure. Mais il y a - à
notre avis - une contradiction entre la notion d'équilibre stable, qui serait le fondement
de la prégnance des formes, et l'autre notion, celle de bonne forme. Il nous semble très
difficile de dire qu'une forme est une bonne forme parce qu'elle est la plus probable, et
ici déjà se dessine une théorie de l'information. « Une forme est une bonne forme parce
qu'elle est la plus probable », qu'est-ce à dire? Supposons que nous prenions cette salle,
que nous la soumettions à un traitement physique qui la secouerait très violemment en
tous sens, au hasard, puis l'abandonnerait comme un système fermé et la livrerait à son
propre et unique devenir. Au bout d'un siècle, on aurait certainement obtenu un état
d'équilibre définitif et très stable dans ce système isolé, ce qui veut dire que tout ce qui
est accroché au plafond serait tombé à terre; toutes les différences de potentiel, élec-
triques, chimiques, de gravité, auraient donné lieu aux transformations possibles: toutes
les énergies pouvant s'actualiser se seraient effectivement actualisées; il y aurait eu aug-
mentation de la température, augmentation du degré d'homogénéité, et on aurait perdu
ce qui fait qu'il y a ici des bonnes formes, c'est-à-dire des êtres vivants et pensants qui
ont des motivations et des représentations variées et cohérentes - sources d'action - et,
plus généralement, toutes les réserves énergétiques ici présentes en tous domaines: une
pile, un accumulateur chargés se seraient déchargés ; les condensateurs chargés de l' en-
registreur magnétique seraient déchargés et toutes les actions chimiques qui peuvent
s'exercer se seraient exercées entre l'électrolyte et les armatures. Autrement dit, tout ce
qui peut advenir serait advenu; il n'y aurait plus d'évolution possible pour cette salle;
elle serait entièrement dégradée, dégradée comme se dégrade l'énergie potentielle conte-
nue dans une horloge 3 dont les poids sont au haut de la cage; lorsque les poids sont au
bas de leur course, un processus irréversible s'est accompli, et, sans intervention exté-
rieure, l'horloge ne peut plus fonctionner: cet état de non-fonctionnement est stable, et
il est le plus probable. En tous domaines, l'état le plus stable est un état de mort; c'est
un état dégradé à partir duquel aucune transformation n'est plus possible sans inter-
vention d'une énergie extérieure au système dégradé. C'est un état qu'on pourrait dire
pulvérulent et désordonné; il ne contient aucun germe de devenir et n'est pas une bonne
forme, n'est pas significatif. Si on traitait comme système fermé cette salle, on obtien-
drait un résultat qui serait très analogue à celui que l'on obtiendrait si on traitait de même
n'importe quelle autre salle, ou n'importe quel autre ensemble d'objets de même volu-
me. Tout traitement de cette espèce, désorganisant, appliqué à un ensemble hautement
cohérent et hautement valorisé, riche en potentiels, aboutirait à des résultats semblables,
au terme de la perte de forme; ce n'est pas ce cheminement vers la stabilité homogène
qui amorce la genèse des formes prégnantes. Il semble donc qu'il y ait confusion entre
la stabilité d'une forme pour l'esprit (son pouvoi·r de s'imposer à l'attention et de rester
dans la mémoire), qu'on pourrait appeler la qualité d'une forme, et, d'autre part, la sta-
2. Plus exactement, le gradient du champ aura une plus grande pente autour des pointes.
3. Dans le système horloge - gravité, horloge Terre.
548 SUPPLÉMENTS
bilité des états physiques. Ici, une insuffisance caractéristique se manifeste dans la théo-
rie de la forme, car une évolution convergente ne peut pas expliquer une stabilité de
forme,' elle ne peut expliquer qu'une stabilité d'état, et non la supériorité d'une forme,
qui est faite d'activité et de rayonnement, de capacité d'éclairer des domaines nouveaux.
Il est nécessaire de penser ici à la forme archétypale de Platon pour éviter cette erreur,
car la supériorité de la bonne forme est ce qui lui donne sa prégnance; elle est plutôt la
permanence d'une métastabilité.
Autrement dit, la Psychologie de la Forme a une valeur exemplaire, parce qu'elle
a cherché à réunir la forme aristotélicienne et la forme platonicienne pour interpréter
les processus d'interaction, mais elle a un défaut fondamental, car elle présente des
processus de dégradation comme des processus de genèse de bonne forme. Serait-il
possible, dès lors, de faire appel à une théorie de l'information pour enrichir et pour
corriger la notion de forme telle qu'elle nous est présentée par la théorie de la forme?
Serait-il possible de faire appel à la théorie de Shannon, de Fischer, de Hartley, de
Norbert Wiener? Ce qu'il y a de commun à tous les auteurs qui ont fondé la théorie
de l'information, c'est que pour eux l'information correspond à l'inverse d'une pro-
babilité; l'information échangée entre deux systèmes, entre un émetteur et un récep-
teur, est nulle lorsque l'état de l'objet sur lequel on doit être informé est totalement
prévisible, absolument déterminé d'avance. Il y a information nulle, et il n'est pas
nécessaire de faire passer un message lorsqu'on est certain de l'état de l'objet: autant
vaut ne pas envoyer de message du tout. Si on envoie un message, si on en recherche
un, c'est parce que l'état de l'objet n'est pas connu.
La théorie de l'Information est le point de départ d'un ensemble de recherches qui
ont fondé la notion d'entropie négative (ou négentropie), montrant que l'information
correspond à l'inverse des processus de dégradation et que, à l'intérieur du schéma
tout entier, l'information n'est pas définissable à partir d'un terme seul, tel que la
source, ou tel que le récepteur, mais à partir de la relation entre source et récepteur. La
question posée, à laquelle répond fonctionnellement une information, c'est: quel est
l'état de la source? On pourrait dire que le récepteur se pose la question: « Quel est
l'état de la source? » et l'information est ce qui apporte au récepteur la réponse. C'est
pourquoi il est possible de présenter la quantité d'information comme -log P, Pétant
la probabilité de l'état de la source. Pour des raisons secondaires, mais importantes,
on a pris les logarithmes à base 2 pour définir l'information en Hartleys ou en bits.
Malgré cela, nous ne savons pas si la théorie de l'Information pourrait s'appliquer
directement à notre propos, c'est-à-dire pourrait nous permettre de saisir en quoi une
forme est une bonne forme ou une forme meilleure qu'une autre. En effet, dans la
théorie de l'Information, on considère en fait - très légitimement dans le domaine
technologique où cette théorie a un rôle fonctionnel à jouer - comme fondamentale la
relation entre un émetteur et un récepteur qui ont besoin d'une corrélation, si bien que
l'information est ce par quoi un certain système, le récepteur, peut se guider sur un
autre système, l'émetteur; on pourrait dire que le but du passage d'information, c'est
de resserrer la corrélation entre l'émetteur et le récepteur, de rapprocher le fonction-
nement du récepteur de celui de l'émetteur; tel est le cas, par exemple, de la syn-
chronisation ; des signaux de synchronisation sont émis pour permettre au récepteur
de se synchroniser sur l'émetteur. Un tel schéma convient à une théorie de l'appren-
tissage, comme celle qui a été développée par Ombredane et Faverge dans l'ouvrage
consacré à l'étude du travail. La théorie de l'information est faite pour cela, pour per-
FORME, INFORMATION, POTENTIELS 549
mettre la corrélation entre émetteur et récepteur dans les cas où il faut que cette cor-
rélation existe; mais, si on voulait la transposer directement dans le domaine psycho-
logique et sociologique, elle contiendrait un paradoxe: plus la corrélation entre
l'émetteur et le récepteur est étroite, moins est grande la quantité d'information.
Ainsi, par exemple, dans un apprentissage totalement réalisé, l'opérateur n'a besoin
que d'une très faible quantité d'infomlation venant de l'émetteur, c'est-à-dire de l'ob-
jet sur lequel il travaille, de la machine qu'il conduit. La meilleure forme serait donc
celle qui exige la moindre quantité d'information. Il y a là quelque chose qui ne paraît
pas possible. On ne peut pas accepter sans modification la théorie de l'information
dans le domaine psycho-social parce que, dans ce domaine, il faudrait trouver quelque
chose qui permette de qualifier la meilleure forme comme étant celle qui possède le
plus haut degré d'information, et cela ne peut pas être fait à partir du schème négen-
tropique, de la recherche probabilitaire. Autrement dit, il faudrait apporter un terme
non probabilitaire à la théorie de l'information. Peut-être serait-il possible et c'est là
le point de départ de la thèse personnelle que l'on voudrait présenter maintenant de
parler d'une qualité d'information, ou d'une tension d'information. Dans une énergie
comme l'énergie électrique, - on tient compte d'un facteur de quantité (Intensité mul-
tipliée par Temps), et d'un facteur qualitat(fse rapportant à la différence de potentiel
entre les bornes de la source. De même, il serait peut-être possible de caractériser la
forme, afin d'expliquer les processus d'interaction, non seulement par sa quantité,
mais par sa tension, et la bonne forme, ce serait celle qui correspond à une tension éle-
vée. « Tension» paraît évidemment un terme assez singulier; pourtant, s'il est permis
de continuer à employer cette analogie entre les sciences de la nature et ce qui vou-
drait être l'amorce, le germe structural, d'une science humaine, ne serait-il pas pos-
sible de faire appel à une notion de cette espèce? La quantité d'énergie qu'on peut
emmagasiner dans un condensateur est d'autant plus élevée, pour une certaine surfa-
ce des armatures, qu'elles sont plus rapprochées, tout en restant isolées, sinon on arri-
ve à la décharge disruptive à travers le diélectrique. N'y aurait-il pas quelque chose
d'analogue dans la bonne forme? Ne serait-elle pas celle qui contient en elle un cer-
tain champ, c'est-à-dire à la fois un isolement entre deux termes, antithétiques, contra-
dictoires, et pourtant une corrélation? La bonne forme ne serait-elle pas celle qui
contient un champ de forme élevé, c'est-à-dire une bonne distinction, un bon isole-
ment entre les deux termes ou la pluralité de termes qui la constituent, et pourtant,
entre eux, un champ intense4, c'est-à-dire un pouvoir de produire des effets énergiques
si on y introduit quelque chose? Le fait qu'il y ait un champ électrostatique important
entre deux armatures de condensateur se traduit par le fait que si on introduit dans ce
champ un corps, il se charge intensément. N'y aurait-il pas quelque chose de sem-
blable dans la bonne forme? Elle pourrait être, comme l'a pressenti Platon, une dyade
ou bien une pluralité de dyades coordonnées ensemble, c'est-à-dire déjà un réseau, un
schème, quelque chose d'un et de multiple à la fois, qui contient une corrélation entre
des termes différents, une corrélation riche entre des termes différents et distincts. Un
et multiple, liaison significative de l'un et du multiple, ce serait la structure de la
forme. Si cela était, on pourrait dire que la bonnè forme est celle qui est près du para-
doxe, près de la contradiction, tout en n'étant pas contradictoire en termes logiques;
et l'on définirait ainsi la tension de forme: le fait de s'approcher du paradoxe sans
4. À gradient élevé.
550 SUPPLÉMENTS
5. En ce sens, la définition d'un modulateur comme résistance négative, courante dans l'enseignement de
l'électronique, est une absurdité épistémologique, qui ramène la structure triode à une résistance passive donc
symétrique. L'asymétrie se manifeste déjà dans la diode sous toutes ses formes.
FORME, INFORMATION, POTENTIELS 551
6. Conditions de syncristallisation.
7. Dalcq: L'Œuf et son dynamisme organisateur.
8. Ce champ n'est global et simultané par rapport à lui-même que comme champ. avant la prise de
forme; l'absence intérieure de frontières traduit la montée des énergies potentielles et l'homogénéité par
dédifférenciation qui pennettront à la prise de forme d'avancer transductivement : la matière est champ
métastable avant la prise de forme. Mais la prise de fomle est précisément un passage de la métastabilité à
la stabilité: la matière informée se différencie et n'est plus un champ; elle perd sa résonance interne. La
554 SUPPLÉMENTS
peut amorcer de prise de forme qu'à un certain moment de sursaturation et par consé-
quent de maturation d'un organisme. Voilà peut-être comment on pourrait appliquer
à l' ontogénèse du comportement, et à la maturation des systèmes organiques, la notion
de forme archétypale et de relation hylémorphique, grâce à une théorie énergétique de
laforme s'appliquant aux champs de métastabilité.
L'espace manque pour dire comment cette doctrine pourrait s'appliquer aussi à la
genèse de la pensée. On dira pourtant ceci: on pourrait considérer l'acquisition de
l' È~1tElpia, la réduplication des expériences, comme l'activité qui fait passer le
domaine du contenu mental d'un état non saturé à un état sursaturé. L'expérience rela-
tive à un même objet ajoute et superpose des aspects partiellement contradictoires,
produisant un état métastable du savoir relatifà l'objet. Qu'à ce moment-là apparaisse
un germe structural sous la forme d'une dimension nouvelle, et nous avons une struc-
turation qui s'étend sur ce champ métastable qu'est l'expérience; il Y a opération de
prise de forme. Par exemple, le demi-champ gauche et le demi-champ droit dans la
vision conduiraient à de la diplopie si le contenu direct des messages apportés par
chacune des rétines subsistait dans la vision du sujet. Incompatibilité et sursaturation
se trouvent évitées si nous découvrons la dimension de détachement des plans en pro-
fondeur. Cette découverte de structure lie se borne pas à conserver tout ce qui est
apporté par l'œil gauche et tout ce qui est apporté par l'œil droit9 : il y a, en plus, uti-
lisation de ce qu'on appelle la disparation binoculaire, c'est-à-dire du degré de non-
coïncidence des messages gauches et droits pour percevoir l'étagement des plans;
une théorie de la perception (théorie de la relation entre les différents messages sen-
soriels) serait possible à partir de cette notion de structuration des champs sursaturés.
Ce serait donc l'indication d'une nouvelle voie de recherches pour la psychologie
individuelle 10. Le principe analogique qui est à l'origine de cette théorie énergétique
théorie de la fomle attribue à la totalité à la/ois les caractères d'un champ et ceux d'un organisme; or, le
champ existe avant la prise de/orme, et l'organisme après. La prise de forme, envisagée comme une opé-
ration de modulation transductivement propagée, fait passer le réel de l'état métastable à l'état stable et rem-
place une configuration de champ par une configuration d'organisme. Comme corollaire, la théorie énergé-
tique, que nous présentons, de l'opération de prise de forme, n'emploie pas la notion de virtualité qui est
supposée par le concept de bonne fonne ; le potentiel, conçu comme énergie potentielle, est du réel, car il
exprime la réalité d'un état métastable, et sa situation énergétique. La potentialité n'est pas une simple pos-
siblité; elle ne se réduit pas à une virtualité, qui est moins que l'être et l'existence.
9. Au lieu d'opérer un appauvrissement (que laisserait supposer une théorie inductive hylémorphique) consis-
tant à supprimer tous les messages non communs aux deux yeux. La théorie que nous proposons, qui est une doc-
trine de l'intégration, pemlet d'éviter l'appauvrissement inductif du « sens commun », puis de la fonnation des
notions communes, et le nominalisme qui en découle.
10. Cette théorie se distinguerait de l'innéisme réaliste (lié à la théorie archétypale) et de l'empirisme nomi-
naliste (lié à une théorie hylémorphique) : le progrès de la connaissance serait bien une fonnalisation, mais non pas
un appauvrissement ni un éloignement progressif délaissant le concret sensoriel; la formalisation serait une prise de
fonne, consécutive à une résolution de problème: elle marquerait le passage d'un état métastable à un état stable du
contenu de la représentation. La découverte d'une dimension organisatrice du savoir utilise comme indice positif
d'organisation structurale ce qui, dans le contenu en état métastable, était précisément le fondement de l'incompati-
bilité : dans le cas de la perception binoculaire, c'est la disparation des images monoculaires que les rend incompa-
tibles. Or, c'est précisément ce degré de disparation qui est pris comme indice positif de la distance relative des
plans, dans la perception tridimensionnelle. Donc, le savoir avance en positivisant les incompatibilités, en en fai-
sant les bases et les critères d'un système plus élevé du savoir. La théorie déductive du savoir est aussi insuffisante
que la théorie inductive; la théorie inductive décrit les conditions de champ métastable qui précèdent la prise de
fonne; mais elle oublie le genne structural, et veut rendre compte de la fomlalisation par l'abstraction - qui appau-
vrit le contenu du champ sans positiviser les incompatibilités, puisqu'elle les élimine: elle s'éloigne donc du réel.
FORME, INFORMATION, POTENTIELS 555
La théorie déductive décrit le jeu du genne stmctural, mais ne pe~t montrer sa fécondité, parce qu'elle le considère
comme un archétype et non comme un genne. La théorie de la prise de fonne par positivisation des incompatibili-
tés de l'expérience devrait pennettre de reprendre le problème du schématisme sur des bases nouvelles, et de don-
ner peut-être un sens nouveau au relativisme, en même temps qu'elle foumirait une base pour l'interprétation de
tous les processus psychiques de genèse et d'invention. Le modulateur est un sytème d'interactions.
Il. De passer à un champ plus étendu, à la fois plus puissant et plus complexe.
556 SUPPLÉMENTS
Norbert Wiener le note, il est très difficile de faire intervenir des théories probabili-
taires dans le domaine social. Il a employé une comparaison que je ne peux dévelop-
per en totalité, et qui se résume ainsi: faire intervenir un plus vaste échantillonnage
dans l'étude probabilitaire n'est pas meilleur que d'accroître l'ouverture d'une len-
tille, lorsque la précision l2 de cette lentille n'est pas supérieure à la longueur d'onde
de la lumière. On n'obtient pas un pouvoir résolutif supérieur en accroissant l'ouver-
ture d'une lentille si la lentille n'est pas suffisamment parfaite. Norbert Wiener veut
dire que les variations aléatoires, dans les échantillons du domaine social humain, ne
permettent pas une véritable prédictivité ni une véritable explication, parce que plus
on étend les échantillons, plus ils sont hétérogènes. L'auteur arrive à cette idée que les
théories probabilitaires sont faibles dans le domaine sociologique et psycho-social.
Avec une théorie énergétique de la prise de forme, nous aurions une méthode non-
probabilitaire, n'accordant aucun privilège aux configurations stables. Nous considé-
rerions que ce qu'il y a de plus important à expliquer dans le domaine psycho-social,
c'est ce qui se produit lorsqu'on a affaire à des états métastables : c'est la prise de
forme accomplie en champ métastable qui crée les corifzgurations. Or, ces états méta-
stables existent; je sais bien que ce ne sont en général pas des états de laboratoire, ce
sont des états chauds, comme dirait Moreno, et sur lesquels on ne peut expérimenter
longuement. On ne peut en ce cas organiser de psychodrames ou de sociodrames, et
on ne peut pas non plus tracer les sociogrammes qui leur correspondent. Mais un état
pré-révolutionnaire, voilà ce qui paraît le type même de l'état psycho-social à étudier
avec l'hypothèse que nous présentons ici; un état pré-révolutionnaire, un état de sur-
saturation, c'est celui où un événement est tout prêt à se produire, où une structure est
toute prête à jaillir; il suffit que le germe structural apparaisse et parfois le hasard
peut produire l'équivalent du germe structura}! 3. Dans une très remarquable étude de
M. P. Auger il est dit que le germe cristallin peut être suppléé dans certains cas par des
rencontres de hasard, par une corrélation de hasard entre des molécules; de même,
peut-être, dans certains états pré-révolutionnaires, la résolution peut advenir soit par
le fait qu'une idée tombe d'ailleurs, - et immédiatement advient une structure qui
passe partout, - soit peut-être par une rencontre fortuite, encore qu'il soit très difficile
d'admettre que le hasard ait valeur de création de bonne forme l4 •
En tout cas, nous arriverions à l'idée selon laquelle une science humaine doit être
fondée sur une énergétique humaine, et non pas seulement sur une morphologie; une
morphologie est très importante, mais une énergétique est nécessaire; il faudrait se
demander pourquoi les sociétés se transforment, pourquoi les groupes se modifient en
fonction des conditions de métastabilité. Or, nous voyons bien que ce qu'il ya de plus
important dans la vie des groupes sociaux, ce n'est pas seulement le fait qu'ils sont
stables, c'est qu'à certains moments ils ne peuvent conserver leur structure: ils
deviennent incompatibles par rapport à eux-mêmes, ils se dédifférencient et se sursa-
turent; tout comme l'enfant qui ne peut plus rester dans un état d'adaptation, ces
15. Dans son étude de la relation entre cultures, Léopold Cédar Senghor adopte une hypothèse qui confinnerait
le sens de ce principe d'hétérogénéité organisée.
558
Avertisselnent .................................................... 7
L'INDIVIDUATION
À LA LUMIÈRE DES NOTIONS
DE FORME ET D'INFORMATION
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
PREMIÈRE PARTIE
L'individuation physique
DEUXIÈME PARTIE
L'individuation des êtres vivants
Chapitre III.
LES FONDEMENTS DU TRANSINDIVIDUEL ET L'INDIVIDUATION COLLECTIVE. . . .. 285
1. - L'INDIVIDUEL ET LE SOCIAL, L'INDIVIDUATION DE GROUPE . . . . . . . . . . . . . 285
1. Temps social et temps individuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 285
2. Groupes d'intériorité et groupes d'extériorité ................... 286
3. La réalité sociale comme système de relations ................... 287
4. Insuffisance de la notion d'essence de l 'homme et de l'anthropologie ..... 288
5. Notion d'individu de groupe ................................. 290
6. Rôle de la croyance dans l'individu de groupe ................... 291
7. Individuation de groupe et individuation vitale. . . . . . . . . . . . . . . . . .. 292
8. Réalité préindividuelle et réalité spirituelle: les phases de l'être .... 296
COMPLÉMENTS
Note complémentaire
sur les conséquences de la notion d'individuation
Chapitre premier
VALEURS ET RECHERCHE D'OBJECTIVITÉ 331
1. Valeurs relatives et valeurs absolues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 331
2. La zone obscure entre le substantialisme de l'individu et l'intégration
au groupe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 333
3. Problématique et recherche de compatibilité .................... 334
4. Conscience morale et individuation éthique ....... . . . . . . . . . . . . .. 335
5. Éthique et processus d'individuation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 336
Chapitre II
INDIVIDUATION ET INVENTION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 339
1. Le technicien comme individu pur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 339
TABLE 563
SUPPLÉMENTS
Allagmatique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 529
Aparaître: