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NURT SVD 2 (2015) s.

275-293

L’islam, une religion d’ascendance abrahamique?

Michel Younes
[email protected]
Universite Catholique de Lyon

Professeur de theologie a l'Universite Catholique de


Lyon, il dirige le Centre d'etude des cultures et des
religions et coordonne la mise en place d'une Plate-
forme europeenne de recherche sur l'islam en Euro­
pe et au Liban (PLURIEL), initiee par la Federation des
Universites Catholiques en Europe et au Liban. Il diri­
ge un laboratoire de recherche qui a publie ses travaux dans les edi­
tions de Profac (Lyon) dont L'islam en France, au m iroir d es editions
Tawhid (2014), La fatw a en Europe. Droit d e m inorite e t en jeu x d'in-
tegration (2010). L 'experience m ystique e t son im pact sur le dialo­
g u e islam o-chretien (2009), L es courants internes a l'islam (2009).
Parmi ses dernieres publications: Pour une th eolog ie chretien n e d es
religions (2012).

L a lecture du Coran et des hadiths, paroles attribuees a Muhammad,


procure generalement un sentiment contraste. D'un cote on peut
etre frappe par la proximite entre ces textes et les traditions juives et
chretiennes. D'un autre cote, on peręoit des differences majeures, voire
des traces d'une rupture categorique. Dans le premier cas, on souligne
des personnages communs, comme Adam, Noe, Abraham, Moise, Je­
sus, Marie, Zacharie, Jean...; des notions comme le Dieu misericordieux,
le jeune, la priere, la justice, la confiance a Dieu, l'attente du retour du
Mahdi dans le chiisme et bien d'autres. On peut elargir ce constat pour
englober des recits venant de l'Antiquite tardive, comme le recit des 7
dormants dans la sourate 18, qui rappelle les 7 dormants d'Ephese.
Dans le second cas, certains recits n'ont rien a voir avec la Bible,
a titre illustratif celui qui raconte la naissance de Jesus qui parle des son
Michel Younes
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berceau pour defendre sa Mere virginale (S. 19), l'illusion de la cruci­
fixion de Jesus (S. 4,157), certains miracles de Jesus, transformant l'ar-
gile en oiseau (S. 19). Sur le plan terminologique, la designation de Je­
sus ou des chretiens ne coincide pas avec celle qu'utilisent les chretiens
arabes. Au moment ou ces derniers parlent de «Yaęu'» et se designent
par «maęihiyyin», le Coran emploie le vocable «'Isa» et les designe par
«naęara».
Ce sentiment contraste est renforce par des recits retenus par la
tradition musulmane. Il est dit qu'un moine, de la parente de Khadija,
la premiere epouse de Muhammad, converti du judaisme au christia-
nisme, avait reconnu en lui un prophete dans la lignee des prophetes
bibliques. Dans le meme temps, des versets coraniques cherchent a de-
fendre Muhammad de l'accusation selon laquelle, un etranger lui en-
seignait ce qu'il disait. En effet, pour la tradition musulmane classique,
la proximite entre les chretiens et les musulmans, entre la Bible et le Co-
ran, ou encore entre les prescriptions et les pratiques proviennent d'une
source originelle commune, un livre archetypal qui se trouve de toute
eternite aupres de Dieu. Les differences s'expliquent par les deviances!
En s'appuyant sur le Coran, l'islam considere que son prophete etait un
«ummi», un illettre. Ce qui signifie qu'il ne pouvait pas etre a l'origine
du texte coranique; ce dernier provient, selon la tradition islamique,
directement de Dieu, sous mode de dictee. «Ummi» pour dire aussi
qu'il n'etait ni juif, ni chretien, il n'appartenait pas a une religion ayant
un livre.
Selon la tradition musulmane, la proximite entre les religions
dites revelees provient donc de la finalite inscrite dans le projet divin
de creation. L'homme est cree pour adorer l'unique Dieu. C'est ce pacte
originel qui definit l'unite du genre humain. Mais compte tenu de son
oubli et donc de sa deviation, Dieu a envoye des prophetes pour lui
rappeler la voie droite. Accompagne d'un livre, certains prophetes
(nabi au sg.) sont egalement des envoyes (rasul au sg.). Mais au moment
ou la transmission des paroles revelees anterieures a l'islam a subi une
forme d'alteration, l'ultime parole revelee est transmise d'une faęon
absolument fidele par un messager, considere par le fait meme comme
etant l'ultime et le sceau des prophetes et des messagers. Le Coran est
ainsi peręu comme etant le «Rappel», dhikr, du livre archetypal, trans-
mis dans l'histoire.
Qu'en est-il de l'approche chretienne? Quel est le statut theolo-
gique de l'islam au regard de la foi chretienne: est-ce une heresie chre-
tienne ou bien une religion intimement liee au dessein salvifique de
l'unique Dieu?
L’ISLAM, UNE RELIGION D’ASCENDANCE ABRAHAMIQUE? 277

1. L'islam, une heresie chretienne

Pour les historiens, l'attestation d'une presence juive et chre-


tienne en Arabie n'est pas a prouver. Hans Kung1les synthetise a travers
plusieurs cartes, montrant la place qu'occupaient les juifs dans le Hijaz
(Arabie Occidentale), notamment a Medine ou a Khaybar, mais aussi
dans l'axe qui remonte jusqu'a Jerusalem. Presents au nord et au sud de
l'Arabie dans des villes comme Damas, Bagdad, Najran ou Sanaa, les
chretiens ont joue tres tot un role dans cette region du monde. John Bow­
man (1916-2006) a attire l'attention sur l'existence du monophysisme
a Najran au nord du Yemen et parmi les confederations arabes, les Ghas-
sanides, ou encore les Lakhmides dont la capitale du royaume etait Hira.
Muhammad serait en contact avec des Jacobites (monophysites), chez
lesquels le Diatessaron de Tatien (t 170) etait en usage. Muhammad et ses
collaborateurs auraient utilise cet Evangile, ainsi que des apocryphes, re-
constituant ainsi leur propre lectionnaire. Les heritages, juif talmudiste
et chretien syriaque au nord-est et au nord-ouest d'un cote et au sud-est
de l'autre, sont loin d'etre negligeables. La naissance de l'islam se situe
dans un contexte religieux marque par une forme de diversite ou encore
de tensions entre juifs et chretiens, surtout intra-chretiens.
Depuis les ecrits de Jean Damascene sur l'islam dans la pre­
miere moitie du VIIIe siecle, l'emergence de cette religion est assimilee
a une forme de derivation heretique. «La religion des Ismaeliens» se-
rait une «heresie chretienne», la 100e d'apres la recension de Jean Da-
mascene2. Ce qui explique la proximite et la difference entre ces deux
religions. L'islam serait lie a une racine chretienne. La perception de
l'islam comme une heresie chretienne a traverse les siecles. Son impact
sur les theologiens arabes chretiens en contexte musulman est percep­
tible a travers leurs ecrits. Jusqu'a l'epoque contemporaine, y compris
dans les milieux protestants3, l'islam est a ranger parmi les heresies;
meme si la nature de cette «heresie» fait debat. En effet, pour certains,

1 Voir son livre, L'islam, Paris 2010, p. 60 et 63.


2 Voir Ecrits sur l'islam, trad. R. le Coz, Paris 1992. Il est a noter que malgre l'em -
placem ent du texte a la suite des heresies recensees, Jean D am ascene introduit
le chapitre sur la centiem e heresie par l'expression: «la religion des Ismaelites».
3 D 'apres le P. Menasce, pour H. Kraemer, considere comme «le plus grand theo-
logien protestant contemporain qui se soit interesse a l'Islam », le rejet formel du
Coran des verites essentielles de foi chretienne, notamment l'Incarnation et la
Trinite eclaire definitivement son statut. A ses yeux, mal connue, la Revelation
chretienne n'est pas pour autant ignoree. Extrait par Y. M oubarac du livre du
Pere de Menasce, Permanence et transformation de la mission, Paris 1967, p. 120-122.
Michel Younes
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l'islam releve du nestorianisme4, alors que pour d'autres, il est la resur­
gence de l'arianisme5.
Parallelement a cette approche, s'est developpee, notamment
avec John Wansbrough (1928-2002)6, l'hypothese d'un proto-islam. Se­
lon lui, le Coran serait le manifeste d 'une communaute proto-islamique deja
existante et non I'expression de soi emanant de la communaute qui emergeait
a la Mecque et a Medine7. Pour expliquer la proximite et la difference entre
islam et christianisme, on n'a pas seulement recours aux influences
chretiennes, mais on considere qu'a l'origine on avait un proto-islam
de souche chretienne qui s'est, par la suite, developpe dans une religion
islamique parfois anti-chretienne. Les traces de cette religion, le proto-
islam, restent visibles a travers le Coran.
Hans Kung souligne la connexion entre les premieres lignees ju-
deo-chretiennes et l'islam8. Rattachee a Jacques, la communaute primitive
de Jerusalem se developpe en Jordanie occidentale, notamment apres la
revolte de 135 qui aboutit a la destruction de la capitale judeenne. Ces ju-
deo-chretiens pratiquaient le bapteme au nom de Jesus et observaient en
meme temps la Loi de Moise (dont la circoncision). La presence de ces
judeo-chretiens en Syrie, en Irak, puis en Ethiopie leur a permis une entree
en Arabie. De mentalite semitique, ces judeo-chretiens suivaient les pres­
criptions mosaiques comme l'interdiction de la viande de porc. Plusieurs
historiens soulignent ainsi l'influence des communautes judeo-chretiennes
sur l'islam naissant tel qu'il est exprime dans le texte coranique.
Dans cette perspective, certains considerent9 le Coran comme
une predication nazoreenne ou nazareen. Ainsi les premiers musul-

4 L'hypothese d'une racine nestorienne de l'islam est defendue et largem ent


diffusee par l'islam ologue suedois Tor Andrae. Voir Les origines de l'islam et du
christianisme, paru en 1926.
5 Jean Damascene considere que l'influence sur M uhammad provenait d'un
moine arien. Cf. La 100eheresie, [in:] J. Damascene, Ecrits sur l'islam, op. cit., p. 213.
Depuis les theses de l'orientaliste allemand Gunter Luling, dans un ouvrage paru
en 1974 cette lecture de l'islam comme une resurgence de l'arianisme trouve un
large echo. Cf. Uber den Ur-Qur'an (Sur le Coran primitif), Erlangen 1974.
6 Voir Qur'anic Studies and Methods of Scriptural Interpretation, Oxford Univer­
sity Press 1977.
7 Voir l'analyse d'A. Neuwirth, Le Coran, texte de l'Antiquite tardive, [in:]
M. Azaiez, S. M ervin (dir.), Le Coran, nouvelles approches, Paris 2013, p. 127-142.
8 H. Kung, L'islam, op. cit., p. 71-84.
9 Voir l'hypothese de J. Dora-Haddad [publie sous un pseudonym e al-Ustaz
al-Haddad], dans une etude parue en arabe en 1986 sous le titre: Le Coran, un
appel 'nazoreen' aux editions Paulistes. Voir aussi son article Coran, predication
nazareenne, «Proche-Orient Chretien», n. 23, Jerusalem 1973.
L’ISLAM, u n e r e l i g i o n D’ASCENDANCE a b r a h a m i q u e ? 279
mans seraient des judeo-chretiens, appeles les nazoreens. C'est ce qui
explique le fait qu'ils se situent entre les juifs et les chretiens quant a la
maniere d'appliquer la loi, mais aussi le respect a l'egard de la Torah et
de l'Evangile (S. 5,71). Les nazoreens seraient des juifs ayant cru en le
Christ Jesus. C'est pourquoi, le Coran emploie le terme «naęara» et non
«chretiens». Les reproches coraniques a l'egard des juifs qui n'ont pas
reconnu le Christ (S. 61,14) et a l'egard des chretiens qui l'ont divinise
sont ceux des nazoreens et leur appel a etre la voie mediane (S. 2,143)
ou la voie juste entre les deux, les exhortant a constituer une seule com-
munaute. L'islam du Coran serait l'islam des juifs nazoreens10.
Les recherches historiques sur l'origine de l'islam debouchent
sur une consequence theologique commune: l'islam est definitivement
exterieur a la tradition biblique. Sa proximite s'explique par une lo-
gique mimetique: il a emprunte les elements bibliques en rapport avec
son contexte paien. Sa distance provient de sa deviance heretique ou
de son paganisme latent, sous-jacent a son vocabulaire biblique. Fon-
dee sur une lecture des elements historiques, cette approche de l'islam
est inherente aux polemiques qui, pendant des siecles, ont jalonne le
regard chretien.

2. Une religion naturelle d'ascendance abrahamique

Aux dires de Maurice Borrmans11, islamologue de renom, il est


certain que Louis Massignon (1883-1962)12 a renouvele la perception
chretienne. Meme s'ils suscitent aujourd'hui une certaine critique13, il
est clair que les travaux de cet orientaliste catholique ont marque la per­
ception de nombreux theologiens et islamologues. Certains y verront

10 Ibidem , p. 36.
11 Cf. M. Borrm ans, Prophetes du dialogue islamo-chretien: L. Massignon, J.-Md
Abd-el-Jalil, L. Gardet, G.C. Anawati, Paris 2009, p. 29.
12 Pour le bien connaitre en sa vie et son reuvre, cf. J. M orillon, Massignon,
Paris 1964, 126 p.; P. Rocalve, Louis Massignon et l'Islam. Place et role de l'islam
et de l'islamologie dans la vie et l'wuvre de Louis Massignon, Paris 1993, 208 p.;
Ch. D estrem au et J. M oncelon, Massignon, Paris 1994, 449 p.; M. Borrm ans, Pro­
phetes du dialogue islamo-chretien..., op. cit., 257 p. Ses etudes et ses articles ont
ete rassem bles par les soins de Y. M oubarac, [in:] Opera Minora, Beyrouth 1963,
3 vol., 2193 p. et 115 pl., et par ceux de Ch. Jam bet et de ses collaborateurs, [in:]
Ecrits memorables, Paris 2009, 2 vol., I, 926 p., et II, 1015 p.
13 Voir E.-M. Gallez, Le malentendu islamo-chretien, Paris 2012 (ch. 4: Massignon
et le dialogue islamo-chretien, p. 111-124). M.-Th. & D. Urvoy, La mesentente. Dic-
tionnaire des difficultes doctrinales du dialogue islamo-chretien, Paris 2014 (art. de
L. M assignon, p. 153-165).
Michel Younes
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son impact jusque dans la redaction du paragraphe 3 de la declaration
conciliaire Nostra aetate. Sans vouloir retracer sa vie, il importe de re-
tenir sa relation au P. de Foucauld, sa «conversion» au contact d'une
grande figure mystique musulmane, al-Hallaj (crucifie a Bagdad en
922), sa fondation de la «badaliyya»14 avec Mary Kahil au Caire en 1934,
son nom de tertiaire franciscain «Abraham» en 1932. En effet, habite
par un elan spirituel de nature mystique, Louis Massignon retiendra
principalement la figure du patriarche Abraham comme un des lieux
majeurs de la rencontre avec l'islam. Une forme d'hospitalite sacree15 qui
ne consiste pas uniquement a regarder de l'exterieur cet «etranger»,
mais a l'accueillir a partir d'une racine commune.
Les travaux de Louis Massignon temoignent de l'effort d'une
comprehension spirituelle de l'islam. Dans une phrase concise, Mau­
rice Borrmans le qualifie en ces termes:
«Islamisant et „interioriste", Louis Massignon comprendra
d'autant mieux les requetes de la foi islamique et les temoi-
gnages de la mystique musulmane, qu'il se voudra de plus en
plus un chretien etrangement lie et transforme par le mystere de
la compassion universelle et de la substitution redemptrice»16.
Trois textes importants condensent l'approche massignonienne
de l'islam, faisant apparaitre le mouvement de fond qui traverse sa
pensee17.
Le premier, ecrit en 1917, decrit l'islam comme une «religion
naturelle», avec une loi primitive et un culte tres simple que Dieu
a prescrit dans la raison humaine d'Adam jusqu'aux prophetes, en pas­
sant par Abraham. Par «religion de la nature», Massignon entend desi­
gner «la loi eternelle dirigeant vers la fin qui leur est propre les actes et

14 La «Badaliya», term e arabe, pour exprim er la solidarite dans une forme de


substitution redem ptrice pour les musulmans. Cela signifie une disponibilite
interieure a l'accueil de l'autre et une hospitalite du creur. Ce qui conduira
M assignon a developper ses actions de substitution selon les cinq bases de la
vie religieuse en islam: tem oignage de foi et de charite, priere et jeune, aumone-
hospitalite et pelerinages (7 dorm ants...).
15 C 'est le titre que J. Keryell donnera aux correspondances inedites entre
L. M assignon et M. Kahil, Paris 1987.
16 M. Borrm ans, Prophetes du dialogue islamo-chretien..., op. cit., p. 27.
17 Dans son livre, Prophetes du dialogue islamo-chretien., op. cit., M. Borrm ans en
souligne quatre. Toutefois, le 4e, ecrit en 1958 sous forme d'une lettre adressee
a M m e R. Charles-Barzel qu'elle reproduit dans son livre O Vierge puissante,
nous semble rejoindre sa premiere position.
L’ISLAM, uNE RELIGION D’ASCENDANCE ABRAHAMIQuE? 281

les mouvements des hommes, telle qu'elle se formule pour la raison»18.


Compte tenu de ses caracteristiques universelle, immuable et absolue,
la loi naturelle est gravee dans une raison necessaire et suffisante qui
s'exprime a travers sa propre evidence. L'islam reflete ainsi l'etat de la
nature qui n'a pas encore reęu la grace evangelique. Son etat patriar-
cal, assez primitif, axe sur l'interdiction de l'idolatrie, la place dans une
etape anterieure a l'etat legal qui commence au Decalogue du Sinai.
Le deuxieme remonte a 1935, dans un texte intitule Trois prieres
d'Abraham ou Louis Massignon evoque la place de l'islam sous la pers­
pective de L'hegire d'Ismael19. L'islam serait alors «presque un schisme
abrahamique, comme Samarie et le talmudisme furent des schismes
mosaiques, comme l'orthodoxie grecque fut un schisme post-chalcedo-
nien». Loin d'une approche heretique, l'islam apparait ici comme une
exteriorisation d'une interiorite. C'est en quelque sorte la resurgence
mysterieuse du culte patriarcal anterieur au Decalogue mosaique et aux
Beatitudes. Massignon y voit «une reponse mysterieuse de la grace a la
priere d'Abraham pour Ismael et les Arabes»20. Il considere que l'islam:
«par un mouvement d'involution temporelle, par une remon-
tee vers le plus lointain passe, inversement symetrique a l'atten-
te messianique grandissant chez les juifs d'Isaie a Herode, enon-
ce la cloture de la revelation, la cessation de l'attente (car il est)
anterieur, non seulement a la Pentecote, mais au Decalogue»21.
L'islam serait ainsi une «religion naturelle ravivee par une re­
velation prophetique»22. Ce qui donnerait au Coran et a Muhammad
des privileges hors pair: le premier participerait de la revelation, d'une
certaine maniere, et le second serait alors un «prophete negatif»23.

18 L. M assignon, Examen du «Present de l'homme lettre» par Abdallah Ibn al-Torjo-


man (suivant la traduction franęaise parue dans la Revue de l'Histoire des Religions,
1886, tome XII), Rom e 1992, 134 p.
19 L. M assignon, Les trois prieres d'Abraham, Tours 1935 (voir aussi l'edition par
les soins de D. M assignon, Paris 1998).
20 Voir les citations et les analyses [in:] M. Borrm ans, Prophetes du dialogue isla-
mo-chretien..., op. cit., p. 31-33.
21 Cf. Ibidem , p. 32.
22 Ibidem.
23 Car, ecrit-il encore, «pour etre un prophete „fau x", il faut prophetiser po-
sitivement a faux. Une prophetie positive est generalement choquante pour
l'entendem ent, etant un renversem ent predit des valeurs humaines. M ais Mo­
ham m ed, qui a cru de faęon effrayante a ce renversem ent total, ne peut etre
qu'un prophete negatif, il l'est bien authentiquement. Il n 'a jam ais pretendu
etre un intercesseur ni un saint, m ais il a affirm e qu'il etait un Temoin, la Voix
Michel Younes
282
Le Coran serait a la Bible, ce qu'Ismael fut a Isaac.
Dans un article de 194824, Massignon cherche a justifier la sin-
cerite de Muhammad et considere l'islam comme un defi mystique
adresse aux chretiens. Si l'islam subsiste c'est en raison de sa foi abra-
hamique et sa vocation serait de contraindre les chretiens a retrouver
une forme de sanctification plus depouillee. Ravivee par une revelation
prophetique, cette religion naturelle, correspondant a la vertu morale
de justice, s'inscrit aussi bien dans l'alliance adamique que dans l'his-
toire de la revelation speciale commencee avec Abraham. Pour Mas-
signon, l'islam demeure un grand mystere de la volonte divine, une
grande aventure spirituelle, qu'il s'efforce d'inclure avec sa foi en Je-
sus-Christ.
Dans le sillage de Louis Massignon pour qui l'islam est un abra-
hamisme authentique, plusieurs theologiens tentent de preciser le sta­
tut d'une religion, certes differente du judaisme et du christianisme,
sans pour autant leur etre completement etrangere. Parmi les disciples
de Massignon, deux figures orientales, en la personne de Michel Hayek
et de Youakim Moubarac, cherchent a developper et a preciser les in­
tuitions du maitre.

3. L'islam ou le mystere d'Ismael

Dans une de ses reuvres sur la question intitulee Le mystere d'Is­


mael25, Michel Hayek considere qu'Ismael, en tant que descendance le­
gitime d'Abraham, represente l'essence de l'islam, sa vocation et son
destin parmi les peuples et les religions. Selon lui, Muhammad s'est
identifie a cette figure, mais rejete par la lignee d'Isaac et de Jacob, il
substitue Ismael a Isaac et construit l'identite musulmane dans l'oppo-
sition au judaisme et par la suite au christianisme. Conscient d'avoir
ete exclu, il revendique sa part d'heritage en se situant avant les juifs
et les chretiens a travers la figure d'Abraham. Se considerant comme
etant le prophete des arabes, Muhammad se donne comme mission la
restauration de la maison d'Abraham. Mais ce n'est que durant la vie
medinoise de Muhammad qu'Ismael sera rattache a Abraham. Desor-
mais Muhammad s'identifie a l'un et a l'autre, a l'un par l'autre. A la
Mecque, Abraham etait peręu comme un prophete parmi d'autres, sui-
qui crie, dans le desert, la separation des bons et des mauvais, le Tem oin de la
separation». Ibidem , p. 32.
24 Le signe marial, «Rythmes du M onde», n. 3, Paris 1948-1949, p. 7-16. Nous
suivrons ici les analyses de M. Borrm ans, ibidem , p. 33-34.
25 M. Hayek, Le mystere d'Ismael, Paris 1964, 300 p.
L’ISLAM, UNE RELIGION D’ASCENDANCE ABRAHAMIQUE? 283

vant le v. 23 de la S. 43 selon lequel aucun Avertisseur n'a ete envoye aux


Arabes avant Muhammad. C'est le debat avec les juifs et les chretiens sur
la posterite d'Abraham qui va le conduire a rattacher les Arabes genea-
logiquement a ce patriarche, faisant dependre l'heritage spirituel de la
descendance genealogique. Hayek ecrit:
«c'est le sursaut de la conscience paienne frustree qui n'a pas
reęu la Loi et n'a pas encore pressenti la promesse, mais qui
possede, elle aussi, un droit authentique au patrimoine mono-
theiste de l'Abraham universel»26.
Desormais Ismael occupe la premiere place. Desormais tout se
rattache a Abraham et Muhammad se considere lui-meme comme etant
le prophete des gentils, des paiens, des Arabes. Consumee, la rupture
avec les juifs s'exprime par les gestes rituels ou encore par l'orientation
de la priere qui ne se fait plus du cote de Jerusalem (Notre Mere, selon
les juifs), mais de la Mecque (la Mere des Cites)27.
C'est donc en prenant ses distances avec les juifs et les chre­
tiens que Muhammad re-decouvre le Temple de ses peres sous un jour
nouveau. Ce temple «bati par Abraham, en faveur de son fils aine»28.
A l'exemple d'Abraham, son ancetre, Muhammad se voit le restaurateur
du monotheisme primordial et purificateur du Temple, la Kaaba29. En effet,
Muhammad n'a rien invente, il n'a pas impose non plus une tradition de
toute piece. En se rattachant a la doctrine des ancetres, il donne un nouveau
relief a une figure «arabisee». Suivant cette lecture de Hayek, Muhammad
integre dans sa vision religieuse, les formes culturelles de l'Arabie Sacree30.
L'association de ces formes avec des recits bibliques conduira a une sorte
d'appropriation des recits, en les prolongeant, comme c'est le cas du recit
d'Agar ou l'ange Gabriel vient la secourir avec son enfant Ismael, l'accom-
pagnant au puits de Zamzam, au sud-est de la Kaaba. L'Arabie serait le
desert dans lequel s'est refugie Ismael, donnant lieu a un fondement histo-
rique de cette descendance spirituelle. A ce niveau aussi, une appropriation
ne signifie pas une invention de toute piece. Il est possible que Muhammad
ait trouve les ressources necessaires chez les Arabes judaises de Medine qui
n'entendaient pas renoncer aux ceremonies religieuses de la Kaaba31.

26 Ibidem , p. 25-26.
27 Voir les analyses de M. Hayek, Le mystere d'Ismael, op. cit., p. 83-87.
28 Ibidem , p. 90.
29 Les rapports entre Abraham et la M ecque puis la Kaaba ont ete proclam es
durant la periode m edinoise selon le Coran S. 14,35-41; 2,124-133; 22,26-33.
30 M. Hayek, Le mystere d'Ismael, op. cit., p. 91-101.
31 Ibidem , p. 103.
Michel Younes
284
Aux yeux Hayek, c'est l'identification a Ismael qui aboutira,
chez Muhammad, a decouvrir dans le meme temps sa vocation, celle
des Arabes et la destinee du Temple mekkois. Il ecrit:
«La decouverte de la parente d'Ismael a provoque dans la psy­
chologie du Prophete un processus de liberation et d'organi-
sation doctrinales, qui a permis a l'islam de decouvrir sa voie
definitive et son statut comme religion a part, originale et ir-
reductible»32.
Ismael est au centre de ce processus. Meme Abraham, a pu etre
ce qu'il est devenu grace a son fils aine. L'identification de l'ascendance
a la descendance a permis de situer les Arabes, au meme titre que les
juifs et les chretiens, dans la famille d'Abraham.
Les consequences de cette lecture sont multiples. L'islam se­
rait une des ramifications «historiques» de la figure abrahamique.
«Il parait, ecrit Hayek, que pour la Bible les Arabes sont de souche
abrahamique»33. D'ou les liens «charnels» entre Abraham et les Arabes.
Ensuite, deuxieme consequence, le mystere d'Ismael fait de ce «fils de
la chair», comme un Ancien Testament a l'Ancien Testament. Dans le
cycle abrahamique, il est la premiere etape naturelle de la realisation
du dessein de Dieu. Il prepare humainement la venue d'Isaac. Il est,
dit Hayek, «le moyen naturel que l'homme Abram prend pour faire
aboutir une promesse divine, surnaturelle, que tout concourait a faire
echouer»34. L'islam aurait recupere les traditions archaiques qu'Abra-
ham avait leguees a son aine. Ainsi, l'islam serait la figure d'un mono-
theisme primitif avant sa degradation dans l'idolatrie, une forme de
monotheisme cosmique, rattache a Abraham dans son combat contre
les idoles. Exclu dans le desert, Ismael garde toutefois la benediction
du pere. Il represente la branche oubliee de l'histoire sainte. Muham­
mad qui ne demandait qu'a entrer dans cette histoire sainte, sera tenu
au seuil35. Mais il est «prophete» dans le sens ou il a pris conscience de
l'existence d'une telle prophetie, d'une inspiration divine, certes, pour
Hayek, prebiblique qui trouvera sa plenitude et sa realisation en Christ.

32 Ibidem , 202.
33 Ibidem , p. 217.
34 Ibidem , p. 224.
35 Ibidem , p. 249.
L’ISLAM, UNE RELIGION D’ASCENDANCE ABRAHAMIQUE? 285

4. La figure desertique de la religion musulmane

Si le point de depart de Y. Moubarac est le meme, le resultat


est sensiblement different. En le rattachant a Abraham, pour Moubarac
l'islam est une sorte de reforme d'une derive chretienne, une sorte de
reactualisation arabe de la foi d'Abraham, un monotheisme intransi-
geant, une voie mystique qui appelle a une union d'amour avec Dieu en
dehors de la reference au Christ. La demarche de Moubarac situe l'islam
dans sa vocation prophetique. A ses yeux, cette religion est un abraha-
misme negatif ou desertique dans le sens ou elle emerge comme une
voie mystique qui appelle a une union d'amour avec Dieu en dehors
de la reference au Christ. En disciple de Louis Massignon Moubarac
propose de situer l'islam dans le dessein du salut. L'islam, notamment
mystique, est un abrahamisme authentique meme s'il n'est pas biblique.
La filiation d'Ismael est une coloration particuliere du monotheisme. Is­
mael et Isaac sont les deux facettes d'une meme piece de monnaie, et le
destin d'Ismael est, en quelque sorte, essentiel a la promesse en Isaac. En
privilegiant le soufisme, Moubarac l'identifie a l'axe spirituel de l'islam
en mesure de depasser le fideisme du juridisme sunnite. Il ecrit:
«L'islam pourrait etre defini comme un abrahamisme nega-
tif ou desertique, specialement assorti a l'adresse des juifs et
des chretiens, d'une sommation mariale, eschatologique et
recumenique. Cette sommation met l'islam, malgre la fermete
intransigeante et inebranlable de son monotheisme, dans un
etat de tension constante. Cette tension a ete satisfaite dans ses
exigences ultimes par certains adeptes privilegies du message
coranique et ceux-ci portent l'islam au-dela de la reserve reli-
gieuse primitive ou son fondateur l'a fixe, pour vivre une union
d'amour avec Dieu, non sans reference au Christ de la Passion
et du Jugement»36.
Moubarac se distancie ainsi de la lecture de Michel Hayek qui
peręoit l'islam comme un ismaelisme, une sorte de noachisme renouvele.
Pour lui, l'islam fait partie de la descendance spirituelle d'Abraham.
Sans etre considere comme une voie parallele de salut, il porte substan-
tiellement la foi abrahamique. Il ecrit plus loin:
«Ignorant de la promesse veritable faite a Abraham, mais non
de la substance de sa foi, on ne peut dire de l'islam ni qu'il est

36 Cf. Y. M oubarac, Pentalogie islamo-chretienne. L'islam et le dialogue islamo-chre-


tien, t. III, Beyrouth 1972-1973, p. 103.
Michel Younes
286
une heresie, ni qu'il est un schisme biblique. Il n'y a en effet he-
resie que dans le rejet errone et delibere d'une verite definie.
L'islam, ignorant la promesse, ne saurait la rejeter»37.
La designation d'abrahamisme ou d'ismaelisme desertique se
veut la plus fidele a l'experience musulmane d'une exclusion. L'islam
abrahamique ou ismaelite est la figure de l'etranger dans son propre
pays, faisant apparaitre une analogie entre Abraham et Muhammad.
Moubarac n'hesite pas a citer un hadith attribue a Muhammad qui
laisse entendre que l'islam est ne etranger et finira comme etranger38.
Reste que pour lui, le destin d'Ismael est essentiel a la promesse d'Isaac.
En Abraham, Dieu est le Seigneur de tous les croyants.
L'islam mystique qui incarne la veritable demarche spirituelle
de cet abrahamisme authentique apparait ainsi comme un lieu privi-
legie de dialogue et de rencontre. Pour Moubarac, cette nouvelle ap-
proche laisse emerger les lieux de convergence allant de l'affirmation
d'un Dieu unique jusqu'aux dimensions anthropologique, sociale et
politique, en passant par la proximite entre le martyre des mystiques
et celui du Christ. A ses yeux, la fermeture de l'islam a la divinite du
Christ le place au meme plan que le judaisme qui n'a pas reconnu la
messianite du Fils de Dieu. Ainsi l'islam n'est n i une heresie ni un
schisme, sa filiation authentique et spirituelle d'Abraham transforme
son rejet «non delibere» de la verite du Christ en une «ignorance non
coupable». Les objections du Coran sont a l'encontre des «deforma-
tions» des mysteres chretiens. Une approche que Moubarac n'hesite
pas a developper dans le sens suivant. Meme si la tradition musulmane
continue a critiquer et a refuter les mysteres chretiens, elle s'apparente
a la tradition juive et ne peut etre condamnee pour autant. L'islam se
trouve ainsi dans un «tragique malentendu», accentue par la tension
qu'il vit entre la tentation du fideisme orthodoxe et celle du soufisme.
En reformulant l'avis d'Henri Corbin, considere comme etant un dis­
ciple de Massignon, Moubarac declare sa preference de la mystique
musulmane, l'islam «par excellence», a l'expression de son legalisme39.

37 Ibidem , p. 106.
38 Ibidem , p. 111.
39 Ibidem , p. 126-131.
L’ISLAM, UNE RELIGION D’ASCENDANCE ABRAHAMIQUE? 287

5. La place de l'islam dans l'histoire du salut

Si par l'ascendance abrahamique que refletait l'approche de


Louis Massignon, de Youakim Moubarac ou de Michel Hayek, l'islam
est positivement considere comme au seuil de l'histoire biblique, en
tant qu'interpellation adressee aux chretiens, certains theologiens cher-
chent a l'inclure dans l'histoire du salut40. En partant d'une approche
theologique des religions que depasse une forme d'exclusivisme, ex-
primee par l'adage «Hors de l'Eglise point de salut»41, Claude Geffre
entend elargir l'histoire du salut a l'histoire du monde42. En s'appuyant
sur certaines references bibliques (comme 1Tm 2,4; Ac 10,34-35) ou
magisterielles (Nostra aetate 2; Redemptoris missio 29), ou il est affirme
que Dieu veut le salut de tous et que quiconque craint Dieu pratique la
justice trouve accueil aupres de lui, Geffre propose le modele de Babel
comme symbole «de la condition originaire de l'homme voulue par le
Dieu createur»43, par-dela l'orgueil humain qu'il manifeste en revendi-
quant une unite qui n'appartient qu'a Dieu.
Or, si toutes les religions font partie de l'histoire universelle
du salut proposee a l'humanite toute entiere, celles qui se rattachent
a Abraham constituent ce que l'on pourrait designer par l'histoire spe-
ciale du salut. Suivant cette perspective, il devient incontestable que
l'islam entretient un rapport privilegie avec l'histoire speciale du salut.
Pour Geffre, il n'est pas inconcevable de le considerer comme une reve­
lation differenciee de Dieu.
«Il semble donc difficile de contester que l'islam a un rapport
privilegie avec l'histoire speciale du salut qui commence avec
Abraham et il est permis de discerner dans le Coran une Parole
de Dieu qui continue d'interpeller la conscience de tous les fils
d'Abraham. Mais en meme temps, en depit d'un heritage com-

40 O n peut inscrire dans cette perspective la perception de Ch. de Charge,


m oine cistercien de Tibherine, assassine en Algerie en 1996.
41 Tous s'accordent aujourd'hui sur le contexte de cet adage de saint Cyprien
adresse d'abord a ceux qui appartenaient a l'Eglise. Voir les etudes: Y. Congar,
Catholicisme, Paris 1959, t. 5, col. 948-956; J. Dupuis, Vers une theologie chretienne
du pluralisme religieux, Paris 1997, p. 131-156; B. Sesboue, Hors de l'Eglise point de
salut: histoire d’une formule et problemes d'interpretation, Paris 2004.
42 Il cite souvent le «contre-adage» d'E. Schillebeeckx: «Hors du m onde point
de salut». Cf. Cl. Geffre, De Babel a Pentecote. Essais de theologie interreligieuse,
Paris 2006, p. 61.
43 Voir son article, La theologie des religions ou le salut d'une humanite plurielle,
«Raisons politiques», n. 4, 2001, s. 115.
Michel Younes
288
mun, nous n'avons pas le choix, comme chretiens, de masquer
tout ce qui separe la revelation coranique de celle qui a trouve
son accomplissement en Jesus-Christ. Comment accepter de re-
connaitre alors un envoye de Dieu dans un prophete qui, six
siecles apres la venue de Jesus, annonce un monotheisme fer-
me au Christ, Fils de Dieu, et ferme a la revelation du mystere
trinitaire?»44.
D'une certaine maniere, l'islam apparait comme appartenant aux
religions bibliques, d'autant plus qu'il se reclame de la filiation d'Abra­
ham en proclamant un monotheisme strict et en se soumettant aux decrets
de Dieu. De meme qu'il y a une specificite irreductible d'Israel, il y a une
specificite irreductible d'Ismael qui exprime une actualisation particuliere
de l'affirmation de l'unicite de Dieu proclamee dans Dt 6,4: «Ecoute, Is­
rael, Yahve notre Dieu est le seul Yahve», et dans la sourate 3,64:
«Nous croyons en Dieu et a ce qu'il a fait descendre sur vous,
a ce qu'il a fait descendre sur Abraham, Ismael, Isaac, Jacob et
les douze tribus, a ce qui a ete donne a Moise, a Jesus et a Mo-
hammed». Dans cette perspective, le Coran peut etre considere
comme une Parole de Dieu differente45.
En s'inscrivant dans une approche plurielle du salut ou de la
revelation, Geffre situe la specificite sur un plan paradigmatique. En
se reclamant d'Abraham, les trois religions monotheistes occupent une
place particuliere et non exclusiviste. Cette particularite se verifie par
leur capacite a dialoguer, par-dela les dissensions historiques. En re-
connaissant l'islam comme etant rattache a l'histoire speciale du salut,
Geffre souligne ce qui conduit a une forme d'opposition, surtout entre
le christianisme et l'islam. La similitude structurelle entre les deux re­
velations provoque une vision absolutiste, parfois imperialiste et in-
transigeante. Dans une sorte de mimetisme en miroir, christianisme
et islam se considerent comme deux universels definitifs. Seule une
theologie pluraliste qui met au centre un dialogue en profondeur est
en mesure de substituer l'emulation reciproque au conflit. L'alterite
devient structurante de l'identite parce qu'elle l'empeche de s'enfer-
mer sur elle-meme, elle est revelatrice du projet salvifique de Dieu.
«Selon la pedagogie meme de Dieu dans l'histoire, dit Geffre, il y a une

44 Cl. Geffre, Le Coran, une parole de Dieu differente?, «Lumiere & Vie», n. 163,
1983, p. 28.
45 Voir idem , La portee theologique du dialogue islamo-chretien, «Islam ochristiana»,
n. 18, 1992, p. 1-23.
L’ISLAM, UNE RELIGION D’ASCENDANCE ABRAHAMIQUE? 289

fonction prophetique de l'etranger pour une meilleure intelligence de


sa propre identite»46.

Conclusion sous forme de bilan theologique

Dans une conference donnee le 15 novembre 1985 a Fribourg


(Suisse), le fondateur de l'Institut dominicain d'etudes orientales du
Caire, le P. George Anawati, distinguait trois courants catholiques d'in-
terpretation theologique de l'islam:
«Un courant minimaliste, surtout preconciliaire, qui ne voit dans
l'islam que ce qui heurte les dogmes chretiens. Ce courant est de-
venu anachronique. Un courant maximaliste qui reconnait, d'une
faęon ou d'une autre, le prophetisme de Mahomet et le caractere
revele du Coran. Les bases d'une telle interpretation sont fragiles,
a la fois du point de vue historique et du point de vue exegetique
et theologique. La majorite des islamisants catholiques preferent
suivre une via media. Tout en montrant beaucoup de sympathie
pour les musulmans et une grande ouverture pour le dialogue,
cette voie marque les divergences radicales qui separent les deux
religions. Elle precise soigneusement l'objet du dialogue, ses
conditions et ses limites. Les partisans de cette tendance estiment
qu'il est premature de porter un jugement theologique sur l'is-
lam (pas de „theologie indiscrete"). Il faut le prendre comme un
fait et continuer de l'etudier dans sa complexite meme, a la fois
religion, communaute, culture et civilisation»47.
La question de fond qui emerge a ce niveau est celle de savoir
de quel islam il s'agit: est-ce l'islam de la loi dans sa pratique qui se veut
orthodoxe des rites, l'islam qui releve de la sagesse philosophique qui
s'exprime a travers une ethique humaniste, ou encore, l'islam du sou-
fisme des mystiques et de la devotion des confreries? L'approche chre-
tienne de l'islam ne sera pas la meme selon l'une ou l'autre tendance.
De Louis Massignon a Youakim Moubarac, en passant par Mi­
chel Hayek, l'approche theologique de l'islam se fonde sur sa percep­
tion comme etant une «religion naturelle» qui correspondrait a la vertu
morale naturelle de justice, laquelle a pour nom la vertu de religion

46 Cl. Geffre, La theologie des religions ou le salut..., art. cit., p. 118.


47 Intitulee L'islam a la croisee des chemins: impasse ou espoir?, 15 novem bre 1985,
p. 26-27, du tire-a-part, Editions universitaires de Fribourg, reprises du livre de
D. Avon, Les Freres precheurs en Orient. Les Dominicans du Caire (annees 1910-an-
nees 1960), Paris 2005, p. 948.
Michel Younes
290
quand il s'agit des rapports de justice entre la creature et son Createur.
Le message essentiel du Dieu unique et transcendant s'inscrit dans les
traditions juive et chretienne et procure a l'islam une reference abra-
hamique majeure. Toutefois, et malgre la volonte de «s'attacher a si-
tuer l'islam comme un tout»48, a travers cette designation commune,
le regard est fondamentalement tourne du cote de l'islam mystique.
Ce que l'on retient correspond a l'islam spirituel que l'on juge le plus
authentique de l'islam historique. Cette preference spirituelle de l'is-
lam mystique, desertique, a travers la figure d'Abraham ou d'Ismael,
semble transcender les tensions inherentes a l'islam historique. La fer-
meture de l'islam aux mysteres chretiens, Incarnation, Redemption et
Trinite, la place du cote du judaisme, comme un ante-christianisme, en
expliquant ainsi qu'historiquement, l'islam etait au contact de christia-
nisme deviant. Ce qui permettra de retenir l'essentiel de l'islam dans
sa fonction de rappel adresse a la foi chretienne. S'il n'apporte rien de
nouveau a la Bonne nouvelle en Christ, il rappelle la fragilite d'une foi
non-articulee ou non-approfondie.
Que dit le concile Vatican II de l'islam et de sa place dans
l'histoire du salut? La lecture des textes conciliaires qui evoquent la
foi musulmane semble deplacer cette question, laissant apparaitre une
posture qu'il convient de souligner. En effet, a deux reprises, les peres
conciliaires parlent explicitement des musulmans. Dans la constitution
dogmatique Lumen gentium (16) et dans la declaration Nostra aetate (3).
Rememorons ces deux passages:
«Enfin, quant a ceux qui n'ont pas encore reęu l'Evangile, sous
des formes diverses, eux aussi sont ordonnes au peuple de
Dieu. Et, en premier lieu, ce peuple qui reęut les alliances et
les promesses, et dont le Christ est issu selon la chair (cf. Rm
9,4-5), peuple tres aime du point de vue de l'election, a cause
des peres, car Dieu ne regrette rien de ses dons ni de son appel
(cf. Rm 11,28-29). Mais le dessein de salut enveloppe egalement
ceux qui reconnaissent le Createur, en tout premier lieu les mu-
sulmans qui professent avoir la foi d'Abraham, adorent avec
nous le Dieu unique, misericordieux, futur juge des hommes au
dernier jour. Et meme des autres, qui cherchent encore dans les
ombres et sous des images un Dieu qu'ils ignorent, Dieu n'est
pas loin, puisque c'est lui qui donne a tous vie, souffle et toutes
choses (cf. Ac 17,25-28), et puisqu'il veut, comme Sauveur, que
tous les hommes soient sauves (cf. 1Tim 2,4)» (LG, 16).
48 Cf. Y. M oubarac, Pentalogie islam o-chretienne. .., op. cit., p. 103.
L’ISLAM, uNE RELIGION D’ASCENDANCE ABRAHAMIQuE? 29/

«L'Eglise regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent


le Dieu Un, vivant et subsistant, misericordieux et tout-puis­
sant, createur du ciel et de la terre, qui a parle aux hommes. Ils
cherchent a se soumettre de toute leur ame aux decrets de Dieu,
meme s'ils sont caches, comme s'est soumis a Dieu Abraham, au-
quel la foi islamique se refere volontiers. Bien qu'ils ne reconnais-
sent pas Jesus comme Dieu, ils le venerent comme prophete; ils
honorent sa mere virginale, Marie, et parfois meme l'invoquent
avec piete. De plus, ils attendent le jour du jugement ou Dieu
retribuera tous les hommes ressuscites. Aussi ont-ils en estime
la vie morale et rendent-ils un culte a Dieu, surtout par la priere,
l'aumone et le jeune. Si, au cours des siecles, de nombreuses dis­
sensions et inimities se sont manifestees entre les chretiens et
les musulmans, le Concile les exhorte tous a oublier le passe et
a s'efforcer sincerement a la comprehension mutuelle, ainsi qu'a
proteger et a promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la
justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberte» (NA 2).
A la lecture des deux paragraphes, on voit clairement que le
concile ne cherche pas a clarifier le statut theologique de l'islam, il
n'aborde pas l'islam comme un systeme religieux. Les textes parlent des
musulmans qui appartiennent a une communaute de croyants. L'islam,
comme les autres religions, est une «reponse aux enigmes cachees de
la condition humaine, qui, hier comme aujourd'hui, troublent profon-
dement le creur humain» (NA 1). Ni reuvre diabolique, ni une sorte de
deviance religieuse, la perspective globale du Concile est de souligner
«ce qui est vrai et saint» dans les religions et qui ne peut etre rejete par
l'Eglise (NA 2), mettant en avant les elements analogues, tant au ni­
veau de la foi musulmane qu'au niveau de la pratique ou des valeurs.
Suivant des cercles concentriques, allant des expressions religieuses les
plus proches aux plus eloignees (LG), ou des plus eloignees aux plus
proches (NA), la foi musulmane apparait comme etant irreductible aux
religions telles le bouddhisme ou l'hindouisme, elle n'est pas assimi­
lable non plus au mystere de l'Eglise ou celui d'Israel. Au paragraphe
3, on lit: «l'Eglise regarde avec estime la foi des musulmans».
Pour le Concile, la situation particuliere de l'islam le met ainsi,
pourrait-on dire, dans une position singuliere et delicate. S'il ne peut
pas etre associe au dessein d'Israel, sa position chronologiquement pos-
terieure au christianisme le place definitivement au rang des religions
non-bibliques. Cependant, son attachement au Dieu createur et au pro-
phetisme interdit sa reduction a une simple aspiration anthropologique
Michel Younes
292
a l'Absolu. C'est une religion differente qui s'apparente neanmoins aux
heresies chretiennes et aux deux religions bibliques et monotheistes.
Ni revelation divine, ni une simple heresie chretienne dans le sens
d'une deviation, la foi musulmane semble occuper une position-frontiere,
une situation-limite qui empeche le christianisme de raisonner suivant une
logique exclusive ou binaire. A cause de l'islam, la diversite des religions
ne peut pas se reduire a une alternative: Juifs d'un cote, Gentils de l'autre.
Dit autrement, l'islam empeche la vision chretienne de la diversite des re­
ligions de se limiter a une dualite: religions bibliques et religions non-bi-
bliques, religions appartenant a l'histoire du salut et les autres appartenant
a l'histoire universelle. Au seuil de l'Alliance biblique, la foi musulmane
est dans le moment son hote. Une approche qui ne permet pas seulement
d'aborder autrement les similitudes et les differences des deux expressions
de foi, mais qui invite a poser un regard differencie sur l'islam, ou encore
a ecouter autrement les questions que lui revoie la foi musulmane.

Mic h e l Yo u n e s
L’islam, une religion d’ascendance abrahamique?

Resume
La lecture du Coran et des hadiths, paroles attribuees a Muham­
mad, procure generalement un sentiment contraste. D'un cote on peut etre
frappe par la proximite entre ces textes et les traditions juives et chretiennes.
D'un autre cote, on peręoit des differences majeures, voire des traces d'une
rupture categorique. Selon la tradition musulmane, la proximite entre les re­
ligions dites revelees provient donc de la finalite inscrite dans le projet divin
de creation. Ce qui est commun vient de l'unique source divine, transmise
fidelement par Muhammad, la difference provient de l'oubli ou de la devia­
tion. Qu'en est-il de l'approche chretienne? Quel est le statut theologique de
l'islam au regard de la foi chretienne: est-ce une heresie chretienne ou bien
une religion intimement liee au dessein salvifique de l'unique Dieu? Cet
article examine les differentes positions et evalue leur portee theologique.
Les mots-cles: islam, judaisme, christianisme, Coran, Hadiths,
Thora, Bible, Muhammad, heresie.
L’ISLAM, UNE RELIGION D’ASCENDANCE ABRAHAMIQUE? 293

Mic h e l Y o u n e s
Is Islam an Abrahamic Religion?

Abstract
Study of the Quran and the Hadiths (sayings attributed to the
Islamic prophet Muhammad) may lead to opposite conclusions. On the
one hand, they contain striking similarities to the Judaistic and Chris­
tian holy texts. On the other hand, however, there are such profound
differences that set the other two worlds apart. According to the re­
ceived Muslim wisdom, the former are part of God's plan for His crea­
tion. The latter are the result of human errors and negligence. What­
ever the three religions have in common had come directly from God
and was faithfully transmitted by the prophet Muhammad. What is the
Christian stance on it? What is Islam in the Christian scheme of things?
A christian heresy? Or a true religion, an integral part of God's plan of
salvation? This article provides an assessment of various opinions on
the matter and their theological implications.
Keywords: Islam, Judaism, Christianity, Quran, Hadiths, To­
rah, Bible, Muhammad, heresy.

Mic h e l Yo u n e s
Islam, religia abrahamowa?

Streszczenie
Lektura Koranu i Hadisów (słów przypisywanych Mahometo­
wi) prowadzi do sprzecznych wniosków. Z jednej strony uderza ana­
logia pomiędzy przesłaniem tych tekstów a tradycjami judaistyczną
i chrześcijańską. Z drugiej zaś zadziwia fakt istotnych różnic, a nawet
kategorycznego rozłamu pomiędzy wspomnianymi tradycjami. We­
dług tradycji muzułmańskiej, podobieństwa pomiędzy religiami ob­
jawionymi wynikają z Bożego planu stworzenia. Źródłem zbieżności
i jednomyślności tych religii jest sam Bóg - o czym wiernie pouczył
Mohammed. Różnice pomiędzy religiami wynikają z ludzkich błędów
i zaniedbań. Jakie stanowisko reprezentuje w tym względzie chrześci­
jaństwo? Jaki status przyznaje ono islamowi? Czy jest on chrześcijań­
ską herezją czy też religią ściśle powiązaną z Bożym planem zbawie­
nia? Niniejszy artykuł przeprowadza ewaluację poszczególnych stano­
wisk i analizę ich teologicznego znaczenia.
Słowa kluczowe: islam, judaizm, chrześcijaństwo, Koran, Ha-
disy, Tora, Biblia, Muhammad, herezja.

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