Nihilime Jean-Luc Nancy

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Editions Esprit

Quand le sens ne fait plus monde


Author(s): Jean-Luc Nancy, Michaël Fœssel, Olivier Mongin and Jean-Loup Thébaud
Source: Esprit, No. 403 (3/4) (Mars-avril 2014), pp. 27-46
Published by: Editions Esprit
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24277710
Accessed: 12-01-2020 18:43 UTC

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Quand le sens ne fait plus monde

Entretien avec Jean-Luc Nancy*

PENSEUR de la déconstruction aux côtés de Jacques Derrida et de


Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy n'a jamais abandonné la
question du sens. Au cours des années 1960, il explore dans les
colonnes d'Esprit l'ébranlement des catégories traditionnelles de la
pensée, sans renoncer pour autant à l'engagementl. À cette époque,
où il est un collaborateur régulier de la revue, Jean-Luc Nancy
aborde le sens en le confrontant à ce qui le remet le plus profondément
en cause. Et, déjà, il croise le nihilisme dans la figure de son plus
grand prophète2.
S'il s'éloigne du christianisme, le philosophe ne cesse pas d'in
terroger les actes et les significations qui portent le religieux3. Jean
Luc Nancy ne recule pas devant les mots, même lorsque ceux-ci
portent une histoire chargée, méditant par exemple sur le « commun »,
la « communauté » et le « communisme de la pensée4 ». Il en va de
même du mot de « sens », souvent réduit au vestige d'une métaphy
sique imprécise ou, au contraire, ramené à un élément logique.
Durant les années où il enseigne à l'université de Strasbourg (de 1968
à 2004), Jean-Luc Nancy remet obstinément sur le travail une ques
tion : comment aborder le sens comme ce qui vient plutôt que comme
ce qui est advenu ? Le sens déjoue nos attentes bien plus qu'il ne les
comble, il faut donc renoncer à sa clôture. Par là, le sens se rapproche

! Philosophe. Il vient de publier l'Autre portrait, Paris, Galilée, 2014.


1. Jean-Luc Nancy, « Catéchisme de persévérance », Esprit, octobre 1967.
2. Id., « Nietzsche. Mais où sont les yeux pour le voir ? », Esprit, mars 1968.
3. Id., la Déclosion. Déconstruction du christianisme, 1, Paris, Galilée, 2005 et l'Adoration.
Déconstruction du christianisme, 2, Paris, Galilée, 2010.
4. Id., la Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986.

ESfRIT 27 Mars-avril 2014

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Jean-Luc Nancy

du monde comme horizon ouvert à des événements qu'aucun savoir ne


permet d'anticiper5.
Nous revenons dans cet entretien sur cette articulation du sens et
du monde, peut-être perdue pour nous, et sur le lien conflictuel entre
pensée du désœuvrement et nihilisme.

ESPRIT - Vous semble-t-il nécessaire de faire la distinction, dans les


diagnostics portés sur la période contemporaine, voire sur la moder
nité, entre la décadence, le déclin ou le nihilisme ? Y a-t-il une plus
value du terme de nihilisme par rapport à tous les discours de la
déploration ? Et par rapport à quelle idée de l'« ordre » et du « sens »
le nihilisme se positionne-t-il ?

Jean-Luc Nancy- Il y a certainement une positivité du nihilisme


par rapport aux idées de décadence ou de dégradation. Celles-ci
présupposent un état antérieur meilleur. Or le regret de l'état anté
rieur est aussi ancien que l'Occident. L'Âge d'or est une invention
grecque. Il n'y a que chez les juifs qu'il n'y a pas d'âge d'or, puisque
l'état antérieur est l'esclavage.
Le retour de la déploration de l'antérieur est une grande
constante de notre histoire. Cela a été beaucoup dit, mais jamais on
n'arrive à le surmonter. J'ai moi-même tout à fait involontairement
le sentiment que c'était mieux avant. Mais je suis pratiquement
obligé de transporter ce sentiment avant le XIXe siècle...
Si l'on admet cela, c'est que l'on ne peut peut-être même plus
parler d'une décadence. Le nihilisme, un mot du XIXe siècle juste
ment, a l'avantage de sembler ne pas parler d'un avant. En même
temps, cet « avant » ne disparaît pas tout à fait, puisque si l'on dit
qu'il n'y a rien, il est supposé qu'il y a pu y avoir quelque chose. Là
où les XVIIe et XVIIIe siècles demandaient « pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien ? », le nihilisme dit qu'« il y a rien là où l'on
continue à croire qu'il doit y avoir quelque chose », quelque chose
de l'ordre des valeurs.

L'épuisement du sens
Chez Nietzsche, le nihilisme, qu'il qualifie d'« effondrement
des valeurs suprêmes », est lié à la mort de Dieu, qui signifie la réfu
tation du Dieu moral, d'un Dieu comme valeur, garant des valeurs
et de leur possibilité. Je serais même tenté de remplacer valeurs par

5. J.-L. Nancy, le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993 (rééd. 2001).

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Quand le sens ne fait plus monde

« sens », puisque le sens rejoint la valeur en ce qu'il vaut par


rapport à celui auquel on le communique. On parle ainsi de la
« valeur » d'un mot en linguistique.
La mort de Dieu, bien entendu, est aussi une référence à
1'« avant ». Il ne s'agit pas d'une invention de Nietzsche mais du
résultat logique du développement de toute la philosophie moderne,
depuis au moins Duns Scot et le nominalisme. En réalité, on peut
dire que c'est ce qui commence avec la grande scolastique et l'as
similation de Dieu à l'Être suprême, c'est-à-dire la métaphysique au
sens de Nietzsche ou de Heidegger. Or l'histoire de toute la philo
sophie moderne ne fait que montrer ce qui aboutit parfaitement à la
critique kantienne de la preuve ontologique. L'Être suprême se
défait lui-même bien consciencieusement, chez Descartes, Spinoza,
Leibniz, Malebranche même. Kant, en quelque sorte, termine le
travail, ce que Nietzsche ne fait qu'entériner.
La mort de Dieu est donc la destitution de l'Être suprême, c'est
à-dire la destitution de quelque chose représenté comme un étant,
une personne au sommet de l'ordre du monde - ce qui suppose un
ordre du monde. Il est donc logique que la destitution de cet Être
accompagne le mouvement plus global de remise en question des
ordres possibles du monde. Le monde de l'Antiquité, le monde dans
lequel sont apparus les Grecs et les Romains, était un monde qui
s'ouvrait à partir de la disparition des grands ordres cosmiques reli
gieux. Ce qu'on appelle la philosophie est d'emblée venu s'inscrire
dans cette absence d'ordre.
L'épuisement du sens est donc d'une certaine manière la mise
au jour de ce qu'il en est du sens, de ce que nous en avons fait à
partir du moment où ce qui était un monde ordonné ou susceptible
de l'être s'est ébranlé. Mais cet épuisement ne se fait pas en une
fois ; il commence dès l'histoire de l'Antiquité. Souvent, on pense
l'Antiquité comme un tout non historique. Or le miracle grec, s'il a
eu lieu, fut très rapide ; la démocratie athénienne n'a jamais été en
bonne santé. Une fois passées les guerres médiques, qui ont donné
l'impression que la Grèce comme ensemble tenait, les choses ont
bien vite commencé à se disperser. Au IIe siècle avant J.-C., le stoï
cisme et l'épicurisme manifestent l'usure et l'échec de ce
« miracle », ce dont Nietzsche sera par la suite un témoin très vif.
Rome en revanche réussit quelque chose qui n'a plus jamais été
recommencé, à savoir une instauration entièrement humaine et
totalement religieuse de l'ordre. Mais c'est une religiosité qui est
civique, le seul exemple d'ailleurs de religion civile qui ait vérita

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blement tenu. Pourtant, elle aussi, à un moment donné, vacille. C'est


là que le nihilisme, peut-être, a sa racine. Tout se passe comme si
Rome n'avait plus l'énergie de tenir.
On peut le comprendre si l'on pense que Rome est la première
modalité d'un monde. C'est à la fois un État et un peuple, qui a
besoin de se fabriquer sa propre histoire pour tenir. Cela fonctionne
si bien que Rome « fait monde » comme jamais aucun autre empire.
Les Égyptiens, les Syriens, les Hittites n'ont jamais été contempo
rains de développements techniques tels que ceux dont ont béné
ficié les Romains, héritiers des grandes révolutions techniques, de
l'écriture, du fer comme des moyens de navigation. C'est ce que j'ai
compris en lisant Antoine et Cléopâtre de Shakespeare. Lorsque
Cléopâtre dit à Marc-Antoine « tu es le maître du monde », c'est sans
doute la première fois que l'on dit cela à quelqu'un dans l'histoire
de l'humanité.
Un monde s'est créé, et ce monde - qui est à la fois mondialité
et mondanité - provoque une sorte de baisse de tension. Comme le
dit un historien allemand cité par Freud dans son Moïse, à partir du
IIe siècle av. J.-C., « il semble qu'une grande tristesse se soit
emparée de tous les peuples de la Méditerranée ». C'est une phrase
étrange, venant d'un historien, mais il est difficile de ne pas partager
ce constat. La période correspond au stoïcisme, à l'épicurisme, au
cynisme et à des recherches religieuses éperdues (Isis, Orphée...).

Au XIXe siècle, Nietzsche parlera aussi, à propos du nihilisme, de la


tristesse européenne, d'une « grande fatigue ». Comme s'il se rejouait
ici une forme de décadence de l'Empire romain. Nietzsche n'a jamais
pardonné au christianisme d'avoir défait Rome. D'une certaine
manière, il reprend l'attaque contre le christianisme qu'on avait déjà
adressée à saint Augustin : c'est le christianisme qui a dissous les liens
de la religion civique. Mais revenons sur la formule « maître du
monde ». Est-ce que vous la comprenez comme « maître du sens » ?
Vous écrivez, dans le Sens du monde6, « il n'y a plus de sens du
monde ». Quand ce sens se perd-il ? Est-ce par rapport à l'idée du
cosmos instituée par les hommes à Rome ?
Le monde romain, en faisant monde, produit quelque chose qui
n'avait jamais eu lieu, qui est justement l'équivalence du sens et du
monde. Le monde est la totalité organisée par les hommes, c'est-à
dire Rome, son pouvoir, son droit. Le droit est très important parce

6. J.-L. Nancy, le Sens du monde, op. cit.

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Quand le sens ne fait plus monde

que le droit romain représente le sens comme articulation, cette arti


culation qui semble se suffire à elle-même, qui fait la fierté de Rome
et qui tient par un certain nombre de soutiens religieux. Car le droit
romain est religieux d'origine7, il est un avatar de la religion en tant
que fournisseuse de sens. Mais là où la religion fournissait ce sens
dans un rapport avec une face cachée du monde, le droit n'a plus
de face cachée. Au nom de quoi y a-t-il le droit ? Aldo Schiavone
montre bien les fissures qui se produisent au moment où la perte de
la référence religieuse devient de plus en plus claire. On observe
la même chose dans le domaine du savoir, qui chez les Romains est
avant tout un savoir technique, délesté de tout mystère.
Le christianisme apparaît alors de toute nécessité comme le
produit de l'insatisfaction de ce monde qui sait comment faire (du
droit, des fortifications, des routes), mais qui n'a plus de face
cachée. La mort devient ainsi un problème et l'influence du
judaïsme se fait sentir. Car le judaïsme, c'est une autre souche, un
autre germe qui s'est employé à se dégager des ordres du monde ;
il s'agit d'une grande entreprise de soustraction à la domination
humaine8, notamment à travers la rupture avec le sacrifice.
Je ne crois pas, contrairement à ce que dit René Girard, que le
sacrifice soit exclusivement de l'ordre de la violence, de la purifi
cation par le bouc émissaire. Le sacrifice établit du lien, du sacré.
Ce lien se construit avec la face cachée, par la mort : on tue un vivant
pour être en rapport avec le monde des morts.
J'ai pensé quelquefois faire une typologie des cultures et des
civilisations en fonction de leur rapport avec les morts (et non pas
avec « la » mort). Pour les cultures dites « primitives », les morts
sont quelque part, ils sont là, dans la nature, ils sont présents ; ils
ont leur autel, il faut les apaiser, leur faire des sacrifices. Dans
l'Antiquité, les morts sont des ombres errantes, malheureuses,
inconsistantes, qu'on ne sait pas situer.
Ainsi, dans un monde dans lequel les morts sont devenus on ne
sait plus trop quoi, à la fois ombres et figures ancestrales honorées,
la tristesse est aussi à propos de ces morts dont on ne sait plus bien
quoi faire (aujourd'hui non plus d'ailleurs...). Le christianisme
s'annonce et parle d'une autre vie, d'une résurrection, qui repose en
réalité sur une idée venant du judaïsme, qui est celle de la fin du
souci, créée par l'Alliance. Je pense en effet que l'Alliance est plus

7. Voir Aldo Schiavone, lus. L'invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2009.
8. Voir Jan Assmann, Moïse l'Égyptien, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2003.

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Jean-Luc Nancy

importante que la Loi, car elle n'est pas menacée par la mort de
Dieu. L'Alliance signifie ce qui va devenir, dans le christianisme,
le pardon des péchés. Or le péché est une chose absolument inédite,
complètement solidaire de la subjectivité, elle-même solidaire de la
rupture complète de l'ordre dont on parle. Parce qu'il n'y a plus
d'ordre, j'ai un moi. Augustin était vraiment nécessaire après Jean
et Paul, pour faire le christianisme. Parce qu'il dit que l'homme est
devenu un sujet qui a en lui, par lui-même, un rapport à infiniment
plus et autre que lui.

Pourquoi le christianisme a réussi


Vous dites que la seule expérience où le sens a fait monde et le monde
a fait sens de manière close, c'est Rome. Le christianisme a défait cette
identité au détriment du monde et au profit du sens. La phrase « il n'y
a plus de sens » n'est pas encore prononcée, on dirait plutôt « le sens
a été là » (par l'Incarnation) et « il est à venir » (par le retour du
Christ). Mais ne peut-on penser que le néant qui s'abat sur le monde
est déjà l'œuvre du christianisme ? Le nihilisme n'a-t-ilpas à voir avec
cette démondanisation du sens ?

Oui et non. Dans Antéchrist9, Nietzsche rappelle que le chris


tianisme est le pardon des péchés, c'est-à-dire la fin de la condition
de pécheur, de la condition de celui qui ne reconnaît pas l'ordre et
qui se trouve renvoyé à la subjectivité car il est en position de
pouvoir juger. Être sauvé, c'est être racheté de ses péchés, c'est
justement ne plus vouloir instaurer le monde par soi-même et à sa
mesure. Au fond, ce qui est le plus important, c'est de se dire que
jamais personne n'a pensé, au sens fort, que l'homme soit la mesure
de toute chose. Ni les Grecs, ni les Juifs, ni les chrétiens. Mais en
même temps, tout s'est passé comme si l'homme était et devait être
et allait devenir la mesure de toute chose, y compris de lui-même.
Il est devenu son propre producteur, comme le disait Marx.
Les deux choses se sont produites ensemble, à ceci près, quand
même, que ce n'est pas le christianisme qui a fait exploser ce
monde, c'est ce monde qui a explosé « en » christianisme parce qu'il
n'arrivait pas à tenir. Cela est très bien montré dans Quand notre

9. Friedrich Nietzsche, Antéchrist, suivi de Ecce Homo, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
1990.

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Quand le sens ne fait plus monde

monde est devenu chrétien10 de Paul Yeyne. Ce livre m'a illuminé.


Paul Veyne, qui n'est pas chrétien, est le premier qui ait répondu à
une question que j'ai posée je ne sais combien de fois : pourquoi le
christianisme a réussi ? Veyne dit que Constantin n'a absolument
pas fait une opération d'opportunisme politique. Il avait un entou
rage intellectuel de très grande qualité, qui lui a montré que ce que
racontaient les chrétiens était sans doute ce qu'il y avait de mieux
pour venir au secours de la tristesse. Il s'agissait donc avant tout
d'un mouvement intellectuel, spirituel de compréhension.

Il fallait de la consolation à ce monde qui faisait sens et qui était


pourtant déjà mort. C'est ce que le christianisme a apporté.
C'était la solution la plus puissante, peut-être même une solu
tion trop puissante. C'est ce qui a précipité, peut-être, la fin de
Rome, mais aussi le devenir de l'empire de la chrétienté. Ce qu'il
faut comprendre autrement que comme un fâcheux accident. Il
faut rappeler que, dans cette histoire du christianisme, c'est-à-dire
de la rupture complète avec la possibilité d'un ordre donné du
monde, s'ouvre aussi la possibilité humaine de produire un monde.
C'est même l'invention de l'homme comme étant au centre du
dispositif. Cela se fait en même temps que l'ouverture à un autre
régime du sens, le régime de l'infini. C'est dans cette énorme ambi
valence que tout se joue, et qu'au bout d'un moment Pascal va dire
que « l'homme passe infiniment l'homme ».
C'est là qu'intervient également la tentation de refaire le monde
par l'Église, la question de l'empire, qui se dédouble, car le chris
tianisme ne peut pas devenir directement empire ; on a donc le pape
et l'empereur. La scission entre ce qui a été, l'espace d'un siècle à
Rome, l'unité entre le sens et l'expérience, l'emporte. Mais ce n'est
tout de même pas un hasard si l'Église catholique est romaine. L'idée
de l'empire est restée comme idée de civilisation politique de
Charlemagne à Hitler. Mais l'Église au fond n'est jamais arrivée à
se traiter elle-même comme elle aurait dû. Elle s'est transformée une
première fois avec la Réforme, mais pour s'intégrer encore plus à
l'État. Et la Réforme a eu un autre effet, celui de lancer le processus
de démythologisation, qui a aussi mené à la crise du christianisme.
Le premier christianisme n'attendait que la fin du monde.
Pendant le deuxième, entre le VIe et le VIIIe siècle, le sens qui avait
été envoyé vers l'autre monde se replie vers ce monde, et l'on

10. Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien, Paris, Le livre de poche, 2010.

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invente des choses pour montrer que le passage à l'autre monde se


fait par ce monde-ci : c'est là que naît l'idée de la vallée de larmes,
ou celle de la réussite du royaume de Dieu sur la terre.

On retrouve ici la providence, le progrès, l'histoire, ce que vous appelez


souvent des « régimes de signification » qui seraient ce qui est en crise
aujourd'hui. Le monde contemporain ne constituerait plus, et peut-être
heureusement, le sens. Comment distinguer alors l'infinité, ce que vous
pensez sous le terme du sens, et les tentatives constantes de l'histoire
de reconstituer des régimes de significations univoques ?

Il faut revenir pour cela à Rome, le seul moment où il a semblé


que le monde pouvait être son propre sens. Ce qui pose ensuite la
question : comment refaire l'empire ? Mais cette question n'est
valable que si l'on y ajoute : comment refaire l'empire sans le chris
tianisme ? Puisque c'est ce dernier qui a parachevé, en quelque
sorte, la fin du monde romain.
D'un autre côté, il ne faut pas négliger ce qui se passe dans le
domaine du savoir, qui se transforme radicalement par rapport à ce
qu'il était du temps des Romains. En régime romain en effet, le
savoir est devenu savoir-faire, un bloc technique qui s'est imposé
et sur lequel l'événement chrétien, qui est aussi l'événement de la
subjectivité, fait advenir la possibilité d'un savoir infini. Ce n'est pas
un hasard si c'est une histoire qui va aller jusqu'au calcul infinité
simal et à toutes les théories de l'infini dans les mathématiques
modernes. On cherche, en fin de compte, le moteur...

Cela renvoie au nominalisme médiéval.

Mais d'où vient le nominalisme ? Il a sa possibilité dans toute


la scolastique.

La tentation de la maîtrise

La scolastique est un immense effort pour enclore un sens, Dieu lui


même, dans une série de définitions, c'est-à-dire pour maîtriser l'im
maîtrisable. Le nominalisme n'aurait fait que rappeler cet
immaîtrisable et le radicaliser.

Il y a une entreprise de maîtrise, complètement parallèle à


celle de l'empire. À Rome, le fait de « dire » le monde s'accompa
gnait de la maîtrise de ce monde, avec tous les moyens nécessaires.
Le christianisme est apparu pour répondre à la tristesse qui accom

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pagne la maîtrise. Il a apporté quelque chose qu'il faut comprendre


en termes d'énergie, qui a eu la grande force d'ouvrir vers un
dehors qui paraissait disparu. Mais cette force est redoutable.
Thomas d'Aquin, dans son traité des noms divins, s'évertue à
donner sens à « deus », tout en se référant au tétragramme divin,
mais aussi à Jésus, nom humain. Deus devient un nom magnifique,
mais Thomas ne croit pas que ce soit un nom magique, un nom
sacré.

Nous avons fini par nous servir de « Dieu » de manière constante,


et aujourd'hui mondialisée. « Dieu » au singulier a un sens, et c'est
une invention absolument occidentale, d'abord platonicienne puis
chrétienne. La scolastique, au fond, dévoile le fait que tout cela, ce
sont des opérations de langage. On retrouve le raisonnement mené
plus tôt à propos du droit. C'est peut-être là que quelque chose de
la latinité s'est glissé. Car le droit latin, s'il avait des références reli
gieuses, a fini par s'installer dans son autoproduction (invention de
la jurisprudence, recueils d'ordonnances), déclarant ainsi sa propre
dimension formelle. Or le nominalisme dit que tout est formel ;
cette mise au jour de la formalité ouvre en même temps l'infini.

Mais elle ouvre également le rien, car c'est là que commence la ques
tion de la théologie négative, qui mènera ensuite au nihilisme.
La théologie négative était déjà apparue avant, mais va effecti
vement prendre de plus en plus d'importance, jusqu'à cette phrase
d'Eckhart, « prions Dieu de nous laisser quittes et libres de Dieu ».
Ce que dit Eckhart, et qui reste valable je pense, c'est que l'on n'est
jamais complètement libre de Dieu que si l'on est parvenu à prier
Dieu pour l'être. Que veut dire « prier Dieu », c'est-à-dire ne parler
à personne mais pourtant parler vraiment ? C'est quelque chose que
la poésie, la littérature en général sait, ou a su...
Si nous sommes peut-être sortis de la question de Dieu, nous
sommes en revanche toujours, et peut-être plus que jamais, dans la
question du savoir. Ou plutôt, aujourd'hui de la recherche, sorte de
« mauvais infini » du savoir. Nous ne cessons d'être inondés de
« découvertes » des sciences cognitives, qui, du moins dans leur
vulgarisation, donnent l'impression de repousser toujours plus loin
la question du sens, d'affirmer une sorte de pensée tautologique :
« C'est comme ça parce que c'est comme ça. »
La science moderne a été rendue possible à partir du moment
où, comme l'a bien dit Kant, la science s'est mise à construire elle
même son objet. C'est ainsi que l'on crée un préalable de conditions

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mathématiques, qui sont les conditions d'un langage de l'infini. C'est


ce qui rend possible ce que dit Descartes au début de son Traité du
monde, à savoir qu'il va présenter au lecteur un monde à la fois tota
lement différent et totalement semblable à celui qu'il connaît.
Cette science moderne est indissociablement technique (la
technique n'est pas simplement une application de la science).
Elle repose sur un postulat de maîtrise, et même de maîtrise de
l'infini.

Elle repose également sur le postulat que le monde est quelque chose
qui est « à faire », qui n'est pas donné. Or toute une série de théma
tiques plus ou moins philosophiques dans le débat intellectuel du
XIXe siècle reviennent à dire : le monde n'est rien, donc je peux en faire
quelque chose. Une forme de nihilisme actif, aurait dit Nietzsche. Que
penser de cette croyance selon laquelle le monde est « à faire » ? N'est
elle pas le préalable d'un certain nihilisme technique ?
Je ne sais pas. Au contraire de la proposition « le monde n'est
rien, il est ce que j'en fais », il me semble que ce que nous apprend
la technique, c'est que l'homme est un pur produit de la nature - un
des acquis de la science moderne contre lequel un certain fanatisme
se déchaîne. Que l'homme se situe dans la descendance du singe
est très important ; cela veut dire que la nature, la physis comme dit
Heidegger, a la capacité de produire un étant qui la déglingue
complètement.
Si nous comprenons cela, nous ne pouvons plus parler de la
nature comme d'une sorte de donné préalable dont nous avons
besoin, car c'est bien autre chose : nous sommes dedans. Ce qui veut
dire que la question du sens est la question de ce que fait cet animal
dans la totalité de ce qui existe. L'homme est cet étant, ce vivant qui
en parlant, c'est-à-dire en maniant le sens, défait et refait constam
ment la totalité du monde. Mais on ne peut pas dire que le monde
n'est que ce qu'il produit. On peut dire que le monde se produit lui
même comme sa propre transformation, en tant que l'homme est
partie du monde.
Cela permet d'aller au-delà du discours qui consiste à dire que
nous avons à faire un monde nouveau. Marx disait que l'histoire de
l'homme deviendra l'histoire naturelle et vice versa. Dans cette
formule cependant, il montre qu'il a le sens des deux, et de leur
interdépendance. On insiste beaucoup sur la production chez Marx,
mais quand il dit cela, il n'oublie pas que la production vient de la
nature.

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À propos du savoir comme technique, on a trop l'habitude de


laisser le champ libre à des réflexions sous-heideggeriennes qui
considèrent la technique comme exploitation de la nature en tant
que stock. Or Heidegger ne dit pas seulement cela... Nous sommes
dans une situation où la technique demande autre chose que de
seulement en appeler à la régulation (« science sans conscience
n'est que ruine de l'âme », cela commence à dater un peu...), au bon
usage de la technique, comme on parle du bon usage du capitalisme.
Aujourd'hui prolifèrent les expressions comme « technique
humaine », « technique sous surveillance » ou « capitalisme
éthique ».

Manchot et le « rien »

Vous évoquez le texte sur la technique de Heidegger, dont la première


phrase est : « L'essence de la technique n'est pas technique. » Ce geste
motive aussi l'emploi du terme « nihilisme » : l'essence de la crise n'est
pas l'économie. Il y a dans notre présent des configurations de sens
qui échappent au discours de l'expertise, aux impératifs du problem
solving. Or cette question du nihilisme est très présente, après la
Seconde Guerre mondiale, chez Blanchot, Bataille, puis Foucault via
Nietzsche et Heidegger. Comment expliquez-vous, rétrospectivement,
que cette notion surgisse à ce moment-là comme fondamentale pour
rompre avec un certain régime du sens ? Et cette notion a-t-elle joué
un rôle dans votre propre formation philosophique ?
Ce type de questionnement est venu pour moi relativement
tard, autour de 1968. Je suis toujours très frappé par le fait que,
comme toute ma génération, je n'ai pas du tout été dans une
conscience du nihilisme pendant ma jeunesse. Qu'est-ce qui nous
portait ? D'abord, les Trente Glorieuses. Mais en même temps, une
sorte de climat positif, de confiance, dans lequel de toute façon il y
avait une flèche du temps marquée positivement. L'histoire avançait.
Même lorsque l'on n'était pas marxiste, cela ne changeait pas
grand-chose : on croyait tout de même au progrès.
Je suis « sorti » du christianisme quand je me suis rendu compte
qu'il participait de ce même mouvement progressiste. Mais après
coup, je me suis rendu compte que tout ce qui nous portait était lié
à un état du monde hérité d'avant la guerre, et dont nos parents
avaient tout fait pour le reprendre, après, comme si de rien n'était.
J'ai vécu de 1945-1951 en Allemagne. J'avais entre 5 et 11 ans,
mais je n'avais aucune conscience de la guerre. On ne me racontait

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Jean-Luc Nancy

rien. Ce n'est qu'après que les choses sont venues. On pensait


qu'il y avait là seulement une grosse bourde qu'il fallait oublier.
Nous étions surtout portés par un élément de dynamisme de la
décolonisation, elle aussi intégrée à un grand modèle de progrès.
Cette libération des peuples colonisés, au fond, c'était presque le
couronnement de la civilisation occidentale (nous avions failli,
mais nous réparions). L'une des premières désillusions est inter
venue lorsque j'ai rencontré pour la première fois des gens du Fln,
peu avant les accords d'Évian. C'était une formation pour les ensei
gnants de la future Algérie indépendante, menée par des cadres du
Fln. J'ai l'impression que ce jour-là, toute mon énergie a été coupée
à la base. « Si c'est des salauds comme ça qu'on va mettre au
pouvoir, pourquoi nous sommes-nous battus ? », me suis-je dit... Je
devais m'occuper du domaine littéraire, et l'on m'a déconseillé
certains livres...
En Algérie, en Égypte, un peu dans toute l'Afrique, l'issue de
la décolonisation nous a refroidis. En 1963, la première fois que j'ai
été à Esprit, amené par Robert Fraisse, c'était pour une rencontre
sur le silence de la jeune génération. J'ai parlé, pour dire qu'on ne
se reconnaissait pas dans les discours des autres ; nous avions une
double conscience ; nous croyions au grand élan, en même temps
aucun discours (communiste, personnaliste) ne nous convainquait
complètement.

Quelle était alors l'influence d'auteurs qui abordaient la question du


rien, du nihilisme ? Y avait-il une prise de conscience du tragique
ainsi évacué aussi bien par le marxisme que par cette croyance géné
ralisée au progrès ?
C'est à cette même période que Jean-Marie Domenach a publié
le Retour du tragique11. La référence au « rien » est arrivée un peu
comme une heureuse surprise. Comme si c'était quelque chose qui
venait remplir ce qui était ressenti comme un vide, mais sans
pensée.
On ne cesse de me poser cette question du « rien », car j'ai
toujours dit que le premier sens du mot est positif, ce que l'on
retrouve encore dans l'expression « il s'en faut d'un rien ». Un
« rien » est un tout petit quelque chose. Mais cela ne fonctionne
qu'en français. Surtout je pense maintenant que toute cette constel

11. Jean-Marie Domenach, le Retour du tragique, Paris, Le Seuil, 1967.

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Quand le sens ne fait plus monde

lation du rien, de l'absence, a joué un rôle considérable, mais ce


qu'elle nous a livré, c'est l'exigence d'en finir avec le rien. Cela ne
veut pas dire pour autant mettre quelque chose ou quelqu'un à la
place de ce rien.
Je vais publier prochainement un ouvrage sur la Communauté
inavouable de Blanchot12. Je me suis en effet aperçu que ce livre n'a
jamais été lu par personne, et que c'est un livre étrange, compliqué.
Blanchot avoue qu'il n'a pas renoncé à ses convictions d'avant la
guerre, ce qu'il avait dit clairement dans un article en 1984, « Les
intellectuels en question13 » : il y affirme que les intellectuels,
quand ils s'engagent pour la justice et la démocratie, font leur
devoir mais ne font pas leur travail d'intellectuels.
Or dans le neutre de Blanchot, il y a un refus de se prononcer
qui peut aussi bien ouvrir sur « la neutralisation du neutre14 » que
sur le fait de ne pas vouloir nommer quelque chose dont on sait bien
qu'on en hérite et qui pourrait être mis sous le nom du mythe. Dans
la Communauté inavouable, Blanchot montre que pour lui la
communauté doit reposer sur un mythe, et ce mythe a un rapport très
marqué avec Jésus-Christ, avec l'Eucharistie.
Cela signifie que Blanchot, c'est-à-dire la grande référence du
« rien », a réussi à impressionner, avec une maîtrise et une péné
tration extraordinaires, mais, en s'enivrant de lui-même, il a oublié
qu'il restait quand même quelque chose à faire. Comment Blanchot
réussit à s'enivrer de lui-même ? En consacrant à nouveau, et
comme toujours, la parole de l'écrivain et de la littérature comme
ce qui assure la présence mythique15. Mais chez Blanchot, j'ai
l'impression que ça a fini par prendre l'allure d'une sorte d'autorité
prophétique et sacrée. D'une certaine façon, c'est « après moi le
déluge ». Je n'aime pas les récits de Blanchot, pas au sens où ce
n'est pas mon goût, mais parce qu'ils exposent constamment un refus
du récit - grande affaire blanchotienne - parce que le récit porte
quelque chose du contingent, de l'accidentel, de la transformation
alors que le non-récit de Blanchot pense montrer une pleine
présence.

12. Maurice Blanchot, la Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1996.


13. Réédité sous forme de livre, M. Blanchot, les Intellectuels en question. Ébauche d'une
réflexion, Paris, Farrago, 2001.
14. Voir J.-L. Nancy, « Le neutre, la neutralisation du neutre », Cahiers Maurice Blanchot,
2011, n°l.
15. Id., la Communauté désœuvrée, op. cit.

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Jean-Luc Nancy

Tout récemment, j'ai découvert le livre d'Uri Eisenzweig16, dans


lequel il parle du refus du récit comme marque des origines du
fascisme en littérature, à partir de Barrés. Il s'agit d'un refus du récit,
mais pas du mythe. Jusque-là, je n'aurais pas fait la différence, parce
que je n'avais pas assez réfléchi à ce que signifiait le refus du récit
chez Blanchot. De quel mythe s'agit-il ? Il ne peut y avoir de mythe
sans figuration. Mais chez Blanchot, ce serait une figure pâle,
presque effacée, disparue. C'est toute l'affaire de la Communauté
inavouable : la femme qui disparaît. Car c'est la femme qui porte tout
pour Blanchot, y compris la jouissance, que l'homme ne connaît pas.
Mais Blanchot, dans le livre, se met dans la position de la femme.
Il y a un véritable enjeu du côté du récit, a contrario de ce que
pensait Blanchot. Récemment, j'ai lu deux romans de Roberto
Bolano, les Détectives sauvages et 2666. Là, je me suis dit : « Je tiens
quelque chose qui parle du monde dans lequel on est. » C'est le
même sentiment que j'ai eu très jeune en lisant Balzac.

Il est intéressant que l'exigence d'en finir avec le rien fasse revenir au
récit. C'est admettre ce qui a été l'un des refus fondamentaux de
Blanchot et du structuralisme, à savoir la transitivité du récit, le fait
que le récit parle du monde. C'est ce que Ricœur a dit, mais qui l'a
placé en porte à faux par rapport à la vision du littéraire comme texte
pur.

Parler du monde veut alors dire que le monde existe, c'est-à-dire


qu'il y a une extériorité dense, résistante. Prenons l'exemple de
l'esprit17, puisque la « faillite de l'esprit » a été une formule souvent
employée pour décrire la décadence, le nihilisme. Si on parle de
l'esprit, il faut absolument être capable de penser que l'esprit n'est
rien, n'est pas quelque chose. On peut se référer à Augustin :
l'esprit est sans dimension, il est hors du temps et de l'espace. Ce
qui signifie qu'il les traverse. En un sens, la science pénètre la
matière. Parler du monde, oui, parce que d'une certaine façon on ne
peut pas parler d'autre chose. Même si le monde ne fait pas monde
au sens d'une possibilité de sens. Ce n'est d'ailleurs qu'en en
parlant qu'on lui donne la possibilité de devenir monde.

16. Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du
XXIe siècle », 2013. Voir le compte rendu d'Alice Béja dans ce numéro, p. 229.
17. Voir Jacques Derrida, De l'esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987 (rééd.
par Flammarion, coll. « Champs », sous le titre Heidegger et la question. De l'esprit et autres
essais, en 2010).

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Quand le sens ne fait plus monde

L'appel aux valeurs


Il y a une manière de dire qu'on en finit avec le rien, le nihilisme, la
décadence, c'est d'en appeler aux valeurs. De plus en plus, les valeurs
apparaissent comme un réfèrent destiné à constituer du commun, de
la communauté. Mais il faut se souvenir de la critique radicale des
valeurs chez Heidegger, comme appartenant au nihilisme. Cet appel
aux valeurs participe-t-il lui-même d'une forme de rien ou y a-t-il
quelque chose en lui, même de manière maladroite, éminemment
discutable, qui manifeste au contraire une exigence de ne pas s'aban
donner au rien ?

Revenons tout d'abord au mot de « valeur » lui-même. Si le nihi


lisme c'est la dévaluation de toutes les valeurs, la dévaluation ne
supprime pas la pensée qu'il y a dans le mot « valeur ». La valeur
manifeste quelque chose dans notre histoire, dans toute notre tradi
tion, mais qu'on a beaucoup de mal à voir. Ce ne sont pas « les
valeurs », justement. Les valeurs ne peuvent que renvoyer à l'idée
de valeur. Or « la » valeur, le fait de valoir en soi, renvoie, au beau
milieu de l'histoire de la naissance du monde moderne, au mot alle
mand de Würde (dignité) qui appartient à la famille de Wert (valeur).
Würde, c'est le mot de Kant pour désigner ce à quoi doit
s'adresser le respect de l'impératif catégorique. L'impératif catégo
rique est la prise de conscience et la verbalisation par toute une
époque de quelque chose qui est là, au travail. Ce que dit Kant avec
la Würde, c'est que l'impératif moral, qui est de lui-même présent
dans la raison humaine (ce n'est pas le philosophe qui l'importe),
est de respecter la dignité de chaque homme. On peut l'étendre à
la dignité de chaque existant, mais c'est une autre question.
Que veut dire cette dignité comme valeur absolue ? C'est exac
tement ce que nous désignent et nous cachent en même temps tous
nos discours sur les valeurs et les droits humains. Que veut dire cette
valeur ? Peut-être quelque chose qui ne peut être mesuré par aucune
unité de mesure. Il ne s'agit pas de la valeur au sens économique.
Ça n'a pas de prix, mais ça vaut. Ou alors ça vaut un prix infini. En
cela, la dignité kantienne vient tout droit du judéo-christianisme. Elle
est d'ailleurs commune à toutes les grandes religions monothéistes,
où le « mono » renvoie moins à l'Un qu'à l'idée de « chacun ».
Or c'est la grande affaire de la démocratie. On a inventé la démo
cratie en croyant qu'on inventait un nouveau régime de gouverne
ment alors qu'en fait on a procédé à une grande mutation
anthropologique. On a dit ce que le christianisme disait depuis le

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Jean-Luc Nancy

départ et ce qui était un des grands axes de rupture de l'Antiquité :


la fin des différences constituantes et hiérarchiques entre maître et
esclave, homme et femme...

C'est ce que disait Marx quand il écrivait que la démocratie réalise


ce que le christianisme n'a jamais pu réaliser lui-même.
Oui, sauf que lui croyait encore que cette réalisation était
possible. Et les théoriciens du communisme, comme Engels, ont
d'ailleurs souvent fait le parallèle entre les premiers chrétiens et les
communistes. C'est toujours la question de l'égalité qui pose
problème. Aujourd'hui, l'enseignement démocratique, par exemple,
repose en fait sur un mépris total de l'égalité qu'il est censé repré
senter puisque tout le monde sait très bien que ça ne marche pas,
et que peut-être ça ne peut pas marcher. Ce qui signifie alors que
l'égalité démocratique n'est pas la même quantité de savoir donnée
à tout le monde.
La valeur, finalement, rejoint le sens. Le sens est un « valoir
pour » - toujours pour un autre, en principe pour tous.

Une telle approche gomme un peu l'aspect « moral » de la valeur. Or


nous sommes aussi dans une époque -on l'a vu au moment des mani
festations contre le mariage homosexuel - où ce thème de la valeur
apparaît comme réinvesti d'une sorte d'aura presque magique, puis
qu'il est censé refaire communauté là où l'individualisme ou les
communautarismes religieux auraient disséminé le sens. Quel serait
votre regard sur cette référence à du collectif par le moral, par la
valeur, qui n'est pas non plus la norme kantienne ?
L'universel, nous ne pouvons simplement le congédier ou le
laisser de côté, car c'est l'enseigne à laquelle nous nous sommes mis.
Le moduler peut-être, mieux comprendre que cet universel ne doit
pas être abstrait, d'accord. Mais on ne peut l'effacer.
L'histoire du mariage pour tous a été très intéressante pour ça.
Tout le monde s'est référé à des valeurs déjà données. D'un côté, la
famille, l'enfance, etc., de l'autre côté, l'égalité, le droit pour tous.
J'ai été très frappé, choqué même, par le nombre de manifestants
opposés au mariage ; mais, en face, j'ai été malheureux que ses
défenseurs n'aient rien d'autre à dire que le « droit ». J'aurais voulu
presque écrire quelque chose pour dire qu'il ne s'agit pas de cela,
mais du fait que les sociétés bougent, évoluent. La famille nucléaire
est une tradition qui n'est pas si ancienne et dans sa pratique effec
tive, elle est même très récente. Sans être de la campagne, j'appar

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Quand le sens ne fait plus monde

tiens à une famille dans laquelle j'ai vu mes grands-parents vivre


longtemps chez nous dans leur vieillesse, ce qui est impensable
aujourd'hui. Il faut analyser pourquoi cela bouge. C'est cette idée de
la famille conjugale avec toutes ses implications patrimoniales, à
quoi se surajoute curieusement le caractère sacré du mariage, une
invention chrétienne et le seul sacrement dont les acteurs sont les
époux eux-mêmes. Tout cela se déplace, c'est cela qu'il faut analyser.
On passe alors sur un registre d'instruction publique : comment
faut-il faire accepter ces mutations ? Si la « famille » se déplace, cela
rend certaines questions encore plus pointues et plus difficiles,
comme celle des enfants, de la procréation, et de toutes les ques
tions économiques qui y sont accrochées. Mais tout ça peut amener
encore plus près de la pensée d'une valeur absolue, non seulement
d'une existence individuelle mais d'un rapport.

Ne pourrait-on pas dissocier la croyance de la valeur ? Ce sont des


notions que l'on a tendance à associer, alors qu'elles ne se recoupent
pas nécessairement.
Ce sont en effet deux choses très différentes. Quand on dit
« croyance », je pense toujours à une croyance en un Dieu. La
croyance est une forme de savoir faible. « Je crois qu'il va faire
beau. » Quand on dit : « Je crois en Dieu », qu'est-ce qu'on dit ? J'ai
posé la question récemment à une dame lors d'un colloque en
Italie. Elle m'a répondu que la croyance en Dieu n'était pour elle
absolument pas associée à une représentation, à une image, mais à
une force. Ce que je peux comprendre. Car finalement, l'athéisme
est-il véritablement capable de structurer une société ?
J'en viens à me demander s'il n'y a pas une question qu'il faut
se poser: est-ce que toutes les sociétés ne sont pas structurées
autour d'une différence entre ceux qui croient et ceux qui ne croient
pas ? Les intellectuels ne sont-ils pas inévitablement passés derrière
les représentations ? Ils les regardent et les démontent en tant que
représentations, et ne peuvent jamais plus retourner dans la posi
tion de la croyance. Dans notre société qui est une société du
savoir, est-ce que l'athéisme n'est pas quelque chose qui n'est bon
que pour les intellectuels ?

Cela rejoint ce que disait Philippe Lacoue-Labarthe : la folie est le lot


du philosophe, précisément parce qu'il s'est libéré de ces mimétismes
identificatoires et est passé de l'autre côté. Il est condamné à être le
bouffon permanent d'une identité à laquelle il ne croit plus, à laquelle
il ne peut plus croire.

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Jean-Luc Nancy

Lui-même a d'ailleurs parlé de sa propre identification à


Hölderlin dans un entretien, et du danger qu'elle représentait pour
lui. Les folies modernes sont celles de Hölderlin, Sade, Nerval,
Schumann, Nietzsche, Artaud...

Mais avant cela, il y avait les grands mystiques, dont Michel de


Certeau18 a bien parlé. Or la mystique croise aussi la question du nihi
lisme.

Justement, la mystique est un problème auquel Bataille a été


confronté ; elle était le plus souvent considérée comme une forme
d'accès. La mystique permet justement de ne pas être fou, comme
la folie permet de ne pas être mystique.
Je reviens à Eckhart : le fait de ne rien devoir à l'idée de Dieu,
d'en être libre, débarrassé. Si l'on prend l'exemple de Levinas, il se
dit « athée », mais ça ne l'empêche pas d'avoir un recours religieux.
Pour Levinas, c'est une religion d'observance, très différente de celle
dont il parle dans ses Lectures talmudiques.
Le premier texte de Blanchot, qui est devenu la deuxième partie
de la Communauté inavouable, était d'ailleurs adressé à Levinas.
Dans ce texte, Blanchot refuse à Levinas ce que lui-même professe,
c'est-à-dire la passion, la jouissance de la femme, ce qui revient à
se positionner contre Levinas, souvent accusé d'être devenu « trop »
chrétien, alors que dans Difficile liberté, il est d'une férocité extrême
envers l'Église. Mais il était chrétien en un sens non institutionnel.
Il y a d'un côté l'Église, mais de l'autre, si l'on entre dans les
subtilités de la théologie, et encore plus de la spiritualité mystique,
on peut aller très loin.

L'expérience du toucher
Venons-en à la question du toucher, que vous avez notamment abordée
dans Noli me tangere19. C'est comme cela que Derrida avait qualifié
votre travail : partir d'une expérience, le toucher20, qui renvoie au
monde sur un autre mode que celui du discours, de la rationalité, de
la transcendance au sens heideggerien. C'est comme si le monde, ou
un aspect du monde, nous était préhensible. Est-ce ce type

18. Voir Michel de Certeau, la Fable mystique, Paris, Gallimard, t. 2, 2013.


19. J.-L. Nancy, Noli me tangere. Essai sur la levée du corps, Montrouge, Bayard, 2003 (rééd.
2013).
20. J. Derrida, le Toucher. Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 1998.

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Quand le sens ne fait plus monde

d'expérience-là, qu'elle soit sensible, artistique, érotique, qui d'une


certaine manière vous a toujours poussé à vous méfier de l'idée du
nihilisme, du rien ?

Sûrement. Pour moi c'est un peu étrange, car cette affaire du


toucher, c'est Derrida qui l'a découverte. C'était pour moi une des
preuves les plus fortes de sa capacité de lecture. C'était un thème
dispersé dans de nombreux petits textes. Mais d'où vient cette
expérience sensible, sinon de l'Église ? Il y a une chose qu'un
enfant catholique connaît, comme liée à la sacralité, c'est une
certaine sensibilité, pour ne pas dire sensualité. Hegel dit que la
Vierge à l'Enfant est le centre de la peinture. Philippe Lacoue
Labarthe était d'accord, et disait qu'au moins le catholicisme a le
grand mérite d'avoir une déesse femme érotique. Certainement que
sous tout cela il y a quelque chose comme un sens du sensible.

Mais comment associer la philosophie du toucher avec le rejet de la


chair, puisque vous opposez le corps et la chair ?

La chair, c'est uniquement nominal, justement. Le mot « chair »


est trop chrétien. Les phénoménologues français ont pris le mot,
parce que Husserl l'emploie. Pour Husserl, Leib n'avait pas la réso
nance que « chair » a en français. Pour moi, accepter ce mot de chair
suppose de remonter plutôt à l'hébreu : toute chair est comme
l'herbe. C'est ça la pensée de la chair : la pensée de la créature. Mais
il faut remonter tout le système de la création...
D'autre part, je préfère « corps » parce que « corps » a quelque
chose d'individualisant, de discontinu, alors que la chair est
continue. Toutes les choses sont des corps. Mais il y a une chose qui
n'est pas corps mais sans quoi le corps n'est pas, qui est le rapport.
Je pense que c'est par là que passe aussi l'évaluation de la valeur.
Or s'il y a quelque chose qui me semble capital, c'est que tout
notre mode de pensée repose inévitablement sur une sorte de primat
du « un ». Même toutes les thématiques de l'autre supposent l'un.
Moi j'aurais envie de dire qu'il y a d'abord le rapport. Cela signifie,
au sens presque cosmogonique, qu'il faut une tension pour avoir
deux particules. Il y a donc un rapport. Et ce rapport n'est pas une
chose. Les scolastiques l'avaient bien vu, qui qualifiaient le rapport
de forme faible d'être. C'est là que le sens se produit.
À propos de la production de sens, il est en train de se produire
une très profonde transformation dans la représentation que la
science a d'elle-même. La science est en train de se montrer à elle

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Jean-Luc Nancy

même qu'elle fabrique des fictions21. C'est de l'intérieur de la


science que va venir un décalage par rapport à notre modèle d'ap
préhension de la réalité, fût-il médiatisé par le kantisme de la
construction de l'objet. Ce kantisme est important, car si l'objet est
construit, plus il est complexe, subtil, donc construit, plus nous
sommes dans la conscience de cette construction, et moins il devient
possible de retomber dans le naturalisme.

Qu'est-ce qui empêche alors que la science devienne une nouvelle


mythologie ?
N'anticipons pas sur le prochain désastre... Supposons qu'à un
moment donné il devienne assez clair que nous ne sommes pas en
train d'attendre l'équation de l'univers. Les transformations les
plus intellectuelles, les plus théoriques qui existent, imprègnent,
même lentement, la vie commune. À l'époque de Descartes, presque
personne ne pouvait comprendre ce que signifiait être « comme
maître et possesseur de la nature » ; aujourd'hui, beaucoup de gens
le comprennent, beaucoup même le regrettent.
Nous ne pouvons pas non plus prévoir comment s'effectuent les
déplacements. C'est la plus grande difficulté à laquelle nous sommes
confrontés : notre civilisation est peut-être la première à entrer en
mutation en le sachant, et qui sait en même temps qu'il n'y a rien
à savoir de l'avenir. Derrida avait un grand sens de cela. Le futur
est un présent projeté au futur, alors que l'avenir est à-venir, et qu'il
faut donc le laisser advenir. Il y a un moment où ça se passe, où ça
passe à travers quelqu'un.
Propos recueillis par Michaël Fœssel,
Olivier Mongin et Jean-Loup Thébaud

Je tiens à remercier tant les trois représentants ri'Esprit pour leurs


questions qu'Alice Béja pour sa transcription attentive. Les insuffi
sances, lacunes, inachèvements dont ces propos restent émaillés sont
l'effet de la parole trop déliée...
J.-L. N.

21. Voir J.-L. Nancy et Aurélien Barrau, Dans quel monde vivons-nous ?, Paris, Galilée,
2011.

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