Marc Boyer

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Comment étudier le tourisme ?

Marc Boyer
Dans Ethnologie française 2002/3 (Vol. 32)

Quelle que soit la discipline, il est deux façons d’aborder l’étude du tourisme. La plus répandue
consiste à étudier un territoire pour lui-même, en historien, géographe, économiste et de consacrer
au tourisme quelques paragraphes ; il est traité comme un wagon de queue. Beaucoup de
sociologues et d’anthropologues prennent pour objet d’étude des populations « traditionnelles »
que le tourisme vient perturber ; le choix du territoire n’est pas innocent ; il s’agit de pouvoir,
in fine, montrer le rôle négatif du tourisme. Mon propos, ici, est de critiquer cette problématique
de l’impact et d’exposer une autre approche : étudier en tant que tels les touristes, voyageurs ou
vacanciers, s’interroger sur leurs mobiles, percevoir leurs regards, cerner leurs modes
d’appropriation temporaire de l’espace, se demander si leurs pratiques changent et en quoi. Nous
sommes nombreux à avoir procédé ainsi : les anthropologues J.-D. Urbain ou André Rauch et, à
un niveau théorique audacieux, Dean MacCannell… certains géographes préoccupés de la
migration des hommes, comme Georges Cazes, décrivant des Nouvelles colonies de vacances . Je
partage leur quête de pluridisciplinarité, en me plaçant dans une perspective historique.
Cela ne veut pas dire que j’ai trouvé dans le tourisme le Sens de l’Histoire. Je fais mienne la
distinction du philosophe M. Merleau-Ponty : « L’Histoire a non pas un sens comme la rivière,
mais du sens . » Ma thèse d’Histoire propose un fil d’Ariane dans le labyrinthe des petits faits qui
paraissent être « des histoires de touristes » [J.-D. Urbain], et qui s’organisent en un mouvement
dialectique : les inventions de distinction – de lieux et pratiques – sont suivies de consécration par
les groupes socioculturels dominants (le haut de la pyramide), puis une diffusion se produit par
l’imitation des couches sociales proches et l’appropriation. Toute la société n’est pas concernée ;
au XIX siècle, le tourisme est pratiqué des seuls rentiers. On constate, au contraire, qu’en l’an
2000, le tourisme est un loisir qui continue de posséder un non-public , comme disent les
sociologues. e
Le tourisme n’a pas toujours existé. Sous prétexte d’esquisser une ethno-histoire des voyages, il ne
faut pas mélanger les civilisations et les époques. Les pèlerinages, certes, sont immémoriaux et ont
eu, ont toujours un autre contenu que le tourisme. Depuis l’Antiquité gréco-romaine, les
documents dont les journaux de voyage montrent des hommes se déplaçant sans y être contraints,
tandis que beaucoup le font par appât du gain. Rares étaient ceux qui n’étaient mus que par la
curiosité gratuite. Toutes les civilisations indo-européennes ont des castes supérieures à peu près
oisives – noblesse et clergé – mais n’ont pas de traditions de mobilité d’agrément. Certaines
institutions élitistes comme les Parlements ou les Universités avaient de longues interruptions que
l’on appelait « vacances » et qui permettaient à leurs bénéficiaires de faire fructifier leurs rentes
foncières, précisément de surveiller la rentrée de leurs récoltes à partir de leurs maisons de
campagne. Pour les écoliers, dans les civilisations rurales, les vacances correspondent aux
périodes d’activité agricole intense. Aujourd’hui, dans tous les pays scolarisés, le mot « vacances
» est accolé à l’adjectif « scolaire ».
Le touriste est un voyageur différent des autres ; Littré le dit par sa définition : « celui qui voyage
par curiosité et désœuvrement ». Le phénomène est en germe dans la modernité du XVI , avec
l’anticipation de Montaigne. The tour , qui commence en Angleterre vers 1700, est l’ancêtre
éponyme. C’est pour devenir gentleman que les jeunes aristocrates britanniques partent un an ou
deux parcourir toute l’Europe occidentale, avec Rome comme destination ultime. e
Se distinguer était le ressort essentiel du Tour, plus que la valeur pédagogique attribuée aux
voyages. Des esprits originaux, gardiens culturels, gate-keepers, R. Nash, Windham, Smolett,
Sterne… ont, au XVIII siècle, proposé des pratiques d’oisiveté, des migrations codifiées, des lieux
d’exception. Britanniques, ces découvertes constituent ce que je propose d’appeler la Révolution
touristique parce qu’elle est contemporaine des autres grandes Révolutions faites par la Grande-
Bretagne appelées industrielle, agricole, démographique. Après The tour , sont ainsi inventés la
saison thermale aristocratique inaugurée à Bath vers 1700, l’amour de la campagne comme terrain
de jeux et territoire de sociabilité, l’hiver dans le Midi, à partir de 1763, en même temps que le
désir nouveau du rivage, la curiosité des glacières (Windham à Chamonix en 1740) et l’amour des
monts sublimes. e
L’invention des lieux et des pratiques de tourisme, le lancement des stations et des saisons
élégantes se font en plusieurs temps : les « ouvreurs de voie » précèdent les stars de la société
pyramidale (rois et familles royales aux XVIII -XIX siècles, étoiles de la littérature et du show-biz
au XX ) ; la diffusion, par l’imitation, s’effectue à l’intérieur du groupe social des rentiers qui, au
XIX siècle et encore dans le premier tiers du XX siècle, peut représenter en Europe le dixième de
la population ; il n’est pas spécialement âgé : ces « gens bien nés » sont « le Monde » et n’ont pas
d’astreintes. Ils ont inventé une contre-culture d’oisiveté ostentatoire qui les oppose aux riches
entrepreneurs. e e
e
e
e
Dans la première partie du XIX , chaque contrée visitée est dotée d’une image forte : l’Italie de
Stendhal est le pays de l’intrigue, des aventures et devient, après Flaubert, le grand Musée ;
l’Espagne est terre de passion et de mort (Mérimée) et la Corse île de vendetta (toujours Mérimée)
; l’Allemagne le pays romantique par excellence, la France incarne la douceur de vivre ; la Suisse
est le pays à visiter « quand sonne l’heure des vacances ». C’est exactement ce qu’écrit Sainte-
Beuve dans sa Préface aux
Nouveaux voyages en zig-zag de Rodolphe Töpffer. e
Ces stéréotypes se retrouvent dans les grands Guides ; leurs collections (Murray, Baedeker, Joanne
l’ancêtre des Guides bleus) commencent à l’époque romantique et, se répétant d’une édition à
l’autre, reproduisent un contenu idéologique de distinction qu’il vaut mieux appeler élitiste que
bourgeois.
Le mot « touriste » apparaît dans cette époque romantique. C’est d’abord un adjectif ; il qualifie le
voyageur anglais riche et curieux qui, avec son Guide, visite ce qui doit être vu – videnda ou sight-
seeing. Il s’agit non de découvrir, mais de reconnaître des lieux repérés. La présence dans les
stations dites « chic » – le mot est utilisé à partir du XIX – confère un statut supérieur. Leurs
migrations sont moins une quête d’Autrui qu’une Fuite de Soi, moins une curiosité de l’Ailleurs
qu’une réponse au Spleen. e
« Anywhere out of this world . » Ainsi Baudelaire commence-t-il le Spleen de Paris ; il explicite
son propos : « La vie est un hôpital où chaque patient est occupé à changer de lit » ; ensuite, il
énumère les préférences : « près de la porte ou de la fenêtre, se rendre à Lisbonne, en Suède, en
Hollande… N’importe où ». L’Américain Dean MacCannell a placé ce poème en exergue de son
essai The tourist , a new theory of the leisure class.
Cet ouvrage se situe dans la lignée du grand livre de Thorstein Veblen qui, en 1899, avait publié
The theory of the leisure class où il dénonçait le gaspillage et la dépense ostentatoire d’une classe
qui se fait gloire de vivre sans contraintes et de déléguer même la tâche de dépenser. Avant lui, en
France, Paul Laffargue, gendre de Karl Marx, avait, en 1883, écrit un pamphlet, Le droit à la
paresse, où il ne se contentait pas de montrer des riches oisifs vivant du travail des prolétaires,
mais revendiquait pour les travailleurs le droit d’arrêter de travailler, de temps en temps, pour leur
plaisir et pas seulement pour refaire leur force de production.
« Nous n’avons pas les mêmes valeurs, M. l’huissier . » On peut citer ce slogan publicitaire pour
illustrer la démonstration. Le tourisme et aussi le sport, bien des activités ludiques et des pratiques
artistiques sont les supports de la contre-culture de distinction ; pour conserver les valeurs élitistes,
des gate-keepers innovent sans cesse, créant de nouvelles modes, des pratiques ludiques
originales, inventant des lieux d’exception. Le mobile principal est le même : se distinguer ; le
résultat en est un constant renouvellement. Nous sommes à l’opposé de l’innovation capitaliste et
industrialiste qui tend à produire de plus en plus de biens et services marchands au meilleur
compte ; cette logique de marché repose sur l’existence d’un homo economicus dont le
comportement serait de rationalité. Dans notre domaine, cet homme serait bon gestionnaire de son
temps libre, de ses budgets de loisir, calculant sans céder au rêve. Est-on, à la fin du XX , arrivé à
ce stade suprême du libéralisme économique ? Ce serait, disent certains, la fin de l’Histoire …
d’où découlerait la fin des libres vacances puisqu’il n’y aurait plus que des produits touristiques.
Ce serait aussi la fin du processus spontané d’invention de pratiques et de lieux nouveaux de
tourisme ; des entrepreneurs sauraient mettre sur le marché des voyages et séjours tout compris
correspondant le mieux aux demandes et dégageant le plus de bénéfices. Le tourisme sexuel en
Thaïlande ou autres Philippines serait le meilleur plan pour les
tour operators ; Michel Houellebecq, lu au premier degré, propose cela sous le titre Plateforme. e
L’historien et sans doute tout chercheur attaché à certaines valeurs, ne peut adhérer à ce modèle
réducteur. Il sait le poids de l’Histoire – trois siècles de tourisme – et la pesanteur des réputations.
J’attends qu’un spécialiste ou prétendu tel montre qu’il pourrait donner à un lieu la haute
réputation depuis longtemps acquise des sommets du tourisme : Chamonix, Zermatt, Cannes,
Brighton, Deauville… Et aussi qu’il prouve que les changements de « look » des Guides sont
beaucoup plus que des ravalements de façade, sans modification de contenu. Tantôt, des
récupérations subtiles comme le Guide du routard racheté par Hachette. Tantôt, des présentations
rajeunies, avec riches iconographies ; elles envoient les touristes vers les mêmes lieux avec les
mêmes références ; mais ceux-ci croient voyager Autrement et effectuer des Découvertes (allusion
à de nouvelles collections).
Les faits sont là : les grandes villes d’art et d’histoire, les grands musées, les principaux
monuments historiques, les sites naturels réputés les plus spectaculaires, tous consacrés depuis
longtemps, sont de plus en plus visités, même avec des droits d’entrée de plus en plus élevés ; il y
a tellement de monde que, pour beaucoup d’entre eux, la visite en est physiquement pénible.
L’inscription à l’Inventaire du patrimoine mondial de l’UNESCO assure une augmentation du
flux, mais n’est pas une garantie de préservation.
Il ne faut pas confondre le public, le non-public indigène et le flux touristique. Pierre Bourdieu,
dans L’amour de l’art , avait montré que la majorité des habitants de Paris ne visitent pas leurs
musées ; cet amour de l’art est le privilège de l’élite, comme l’est aussi la familiarité avec la
musique classique. C’est exact… Mais, en vacances, les mêmes personnes vont voir des musées,
des monuments qu’ils ne visiteraient pas chez eux ; ils vont à des festivals assister à des spectacles
qui, chez eux, les rebuteraient. Les pratiques élitistes du tourisme ont une grande aptitude à être
imitées ; cela se produit sans intervention extérieure.
Les inventions du tourisme comme celles de l’art, de la mode, du sport, et en général de tout ce
qui relève de l’inutile n’obéissent pas à des règles, si ce n’est le processus de renouvellement par
la distinction. Les diffusions, au contraire, reflètent la société dans laquelle elles se produisent.
Une capillarité sociale fait « descendre » la pratique parmi les couches sociales proches, ainsi
l’ensemble des rentiers ; l’image d’un ruissellement culturel est assez satisfaisante, à condition
d’ajouter qu’à un moment donné, celui-ci s’arrête sur une strate imperméable : ici commence le
non-public ; à telle époque – ainsi dans la majeure part du XIX siècle –, le tourisme était en dehors
de l’horizon culturel de la bourgeoisie manufacturière et commerçante. Les couches moins élevées
dans la hiérarchie imitent celles qui sont au-dessus d’elles, sans inventer des formes propres de
tourisme ; les rentiers font comme l’aristocratie ; autour de 1900, les « bourgeois » commencent à
copier les oisifs ; vinrent ensuite les « couches sociales nouvelles », une partie des salariés ;
certains, comme les enseignants (ils ont des congés longs), les cheminots (ils ne paient pas le
train), sont mieux placés que d’autres pour s’approprier les lieux et les pratiques de tourisme de
l’élite. Alors, les lieux les plus célèbres sont dits « envahis » ; les pratiques « snobs » deviennent
communes ; voilà qui rend nécessaires de nouvelles inventions. Rappelons quelques jalons :
autour de 1900, « la Côte d’Azur s’encanaille » (comme écrit la SBM [Société des bains de mer]
de Monte-Carlo) et des hivernants de plus en plus nombreux inventent d’autres villes d’hiver plus
loin, en Sicile, à Corfou, en Égypte, à Madère. Des rentiers imitent le petit groupe des
Britanniques – les Lunn et leurs amis – qui, après 1880, ont inventé les sports de glisse sur neige
et glace : ainsi à Davos, Saint-Moritz, Montana, Chamonix ou dans l’Arlberg, ont commencé les
vacances de sports d’hiver toujours ostentatoires. Les étés méditerranéens sont aussi une invention
élitiste. Ce ne sont pas les congés payés de 1936 qui ont initié le bronzage ; d’ailleurs, 1936 ne fut
pas la grande conquête des vacances que l’on dit. Le plaisir nouveau du soleil d’été auquel les
corps s’exposent est antérieur. Il fut inventé en dehors des villes d’hiver de la Côte d’Azur, dans
les ports de pêche (Saint-Tropez, Collioure…), des villages d’arrière-pays (Cagnes, Vence,
Vallauris…) choisis par des écrivains, des peintres qui recherchaient la lumière… et plus
nettement encore par les Américains de Montparnasse – the lost generation – qui, en 1925, avaient
découvert la Pinède de Juan-les-Pins et, avec le capitaliste Gould, avaient lancé cette station toute
nouvelle, fort décontractée, avec stars internationales (Charles Boyer, Mistinguett…), des tenues
nouvelles, et les bains de soleil. Tout est dit dans Tender is the night de Scott Fitzgerald. e
Le processus élitiste d’invention rend bien compte de la naissance et du développement des
stations de ski fonctionnelles qui, après 1950, furent créées
ex nihilo au-dessus de la zone d’habitation permanente.
Fin XX , l’Amérique, et principalement la Californie, sont à l’origine de la plupart des inventions
de tourisme. Dans les sixties, le contenu se résumait en trois ou quatre S : Sea, Sand, Sun and…
Sex et avait comme lieu de prédilection le golfe du Mexique, et les diverses îles Caraïbes. La
plupart des nouveaux jeux de vacances viennent maintenant de Californie, le moutain bike devenu
en France VTT, les sports de légèreté : planches à voile, ski nautique, plongée, surf , parapente,
free climbing , canyoning… Ces vocables en ing qui désignent des activités de loisir hors domicile
ont fourni les titres et sous-titres de la vaste étude (en plus de vingt volumes) que le Congrès des
USA avait réalisée sur Outdoor recreation. e
Les comportements sont présentés en usant des catégories usuelles : les taux de pénétration, de
fréquence, de fidélité, les indices de satisfaction, et les populations sont réparties selon les
habituelles variables lourdes (catégorie socioprofessionnelle, âge, sexe, domicile…). Le
behaviourism règne. Dans les résultats de ce type d’enquêtes, fort répandues pas seulement aux
USA, le chercheur ne trouve pas de réponse aux questions essentielles : Quel sens ont ces
migrations de loisirs ? Quelle portée autre qu’économique ? Quelle évolution ? Entraînent-elles
des contacts entre les populations ? Comment le saurait-on, puisque ces enquêtes n’ont aucune
profondeur historique et ne font aucune localisation. Outdoor recreation et les enquêtes analogues
sur les comportements des touristes noient les informations dans des ensembles plus vastes : les
activités ludiques, les socio-styles [B. Cathelat]. Elles ne disent ni d’où vient le touriste, ni où il
va, ni qui il rencontre ; au demeurant, il n’a guère contact qu’avec des professionnels des services
côtoyés sur les routes ou les lieux d’attraction, nullement perçus comme des « gens du pays
d’accueil ».
Le cadre des activités de loisir de plein air est la Nature, avec un grand N, une Nature mythique,
comme l’a montré si fortement Henri Lefebvre dans ses Voyages aux Pyrénées, ou bien une
Campagne idéalisée selon un processus décrit par Jean Viard. Cette Nature visitée des touristes
n’est pas bruyante, mais espace de silence ; ces forêts, ces campagnes ne sont pas des exploitations
mais des espaces de jeux. Pour les Nord-Américains et beaucoup d’Européens aussi (ceux du
Nord), la Nature qui appelle Protection est sauvage ou prétendue telle – c’est le Wilderness – ; on
en dit autant de la montagne ; une association comme
Mountain Wilderness proscrit tous les équipements en haute montagne et même les secours.
Les urbains en récréation hors domicile admettent, voire demandent que l’accès à la Nature soit
régulé, que les cheminements soient assurés – ce qui évite les piétinements dangereux, que les
engins à moteur soient proscrits, que les panneaux indicatifs précisent ce qu’il faut voir. Les
Américains ont imposé au monde les mêmes signalétiques en marron pour ces panneaux
d’interprétation de la Nature , comme ils disent. Entre les espaces naturels préservés et proposés à
la visite et, d’autre part, les espaces attractifs – Parks à thèmes, Disneylands et autres –, il n’y a
pas de solution de continuité. Il s’agit toujours de spectacle et de consommation. «
Consommateurs », ce vocable qui en contient trois, observait récemment un sociologue parisien,
désigne les sots toujours prêts à « mater » les spectacles des « étranges lucarnes » ou, à travers
leurs objectifs, la Nature signalée de manière anecdotique. Ayant ainsi vu, les hommes de la
civilisation industrielle urbaine consommateurs de Nature, de plein air, de distractions de tourisme
sont contents… et peuvent ignorer qu’il y a d’autres hommes ailleurs qu’ils eussent pu rencontrer.
Dans cette logique du marché, seul importe le fait que la clientèle soit satisfaite.
Le paradigme est un instrument d’analyse et un mode de regroupement. Les Québécois, vers 1990,
l’ont appliqué au tourisme [cf. leurs revues Loisirs et Société , Teoros] ; j’en ai théorisé l’usage
dans Le tourisme de l’an 2000. Avec le paradigme, toutes les données s’ordonnent autour d’un
élément fédérateur. Quel est-il ?
Il est imposé plus que proposé par les thuriféraires du marché ; pour eux, tout est régi par la loi de
l’offre et du marché. Le prix est l’indicateur… et pour les spectacles et lieux visités, le nombre
d’entrées, ou l’audimat. Les produits sont de plus en plus standardisés, normalisés dans un marché
mondialisé du tourisme. Un tel paradigme est censé éclairer les préférences des clients selon des
critères simples : le rapport qualité-prix ou/et la valorisation de ce qui est « tendance » (comme on
dit). Les spécificités des paysages, les traits culturels des populations n’entrent pas dans cette
perspective naïvement fixiste.
Ceux qui ont le pouvoir – les autorités administratives du tourisme – et/ou la science – les
théoriciens et experts du tourisme – énoncent la réalité du tourisme, exprimée par des données. Ils
définissent les mots utilisés, indiquent les durées (de séjour, de voyage) et les distances nécessaires
pour qu’une migration soit qualifiée de tourisme. Ils fournissent les relevés de géographie
physique intervenant en amont (les caractères climatiques, l’enneigement, la qualité des eaux
thermales, la température de l’eau de mer…), l’inventaire de l’existant touristique (les
infrastructures de transport, hébergements, établissements distractifs), les flux de tourisme (avec
leur répartition saisonnière), et, en aval, les projets de développement. Cet ensemble de données
constitue ce que les bureaux d’études hâtifs appellent l’inventaire de l’existant avec plans à tiroirs
commodes. Ces autorités enfin, ont codifié les lois et règlements s’appliquant au tourisme, puis
dans des rencontres internationales tenté de les harmoniser.
On peut tenir pour prétentieuse cette volonté de nommer, de codifier, de qualifier – mais c’est le
propre du Droit ; et celui-ci, à un moment donné, est le reflet de la Société. À ce titre, le
paradigme nominaliste a le double mérite de fournir des données, des chiffres et de faire surgir des
questions auxquelles la Société, volens nolens , apporte des réponses.
Telle est l’approche qui permet le mieux de situer le tourisme dans la Société, dans l’Histoire et
dans la Culture. C’est le mérite de l’économiste québécois Stanford d’avoir établi, à propos du
tourisme, ces constats :
1. Dans une société donnée, à une certaine époque… la personnalité des individus est dominée par
la culture de cette société ; leurs choix en matière de loisirs, de tourisme, même vécus comme
personnels, en sont dépendants.
2. Chaque culture forme une totalité ; les hommes ont en commun la langue, les mœurs, les
institutions… habituellement énumérées, mais aussi leurs jeux et… aussi le fait de voyager ou non
et leurs types de tourisme.
Les différences entre pays et, à l’intérieur des pays, entre régions et groupes sociaux, sont grandes
pour les taux de départ en vacances, leur répartition dans l’année, la dimension des flux et
l’importance de l’occupation touristique ; elles sont telles qu’il paraît justifié de les étudier pour
elles-mêmes, et leurs conséquences à la fois dans l’espace et dans l’économie. Ce que font souvent
avec bonheur la plupart des géographes et nombre d’économistes et de sociologues qui peuvent
faire l’impasse sur la nature du phénomène et les mobiles des touristes pour ne s’intéresser qu’aux
effets de ces migrations dans l’économie, la société et l’espace des zones d’accueil.
Le tourisme, ici, est étudié pour ses effets qualifiés de directs, indirects, induits, voire
multiplicateurs, sans que la distinction entre les termes soit très rigoureuse. Le constat essentiel est
juste : le déplacement temporaire d’hommes vers des lieux où ils doivent s’héberger, se nourrir, où
ils ne travaillent pas et veulent des distractions, constitue à la fois un apport provisoire de
population supplémentaire, un déplacement des consommations habituelles et un changement de
mode de consommation. L’espace se trouve modifié. Un géographe, Ralph Schorr, a parlé de «
touristification » – un mot bien laid parce que l’approche spatiale est volontiers critique. La
densification est certaine, mais elle est saisonnière – ce qu’on oublie souvent d’indiquer, omettant
du coup de souligner qu’au trop-plein succède un semi-vide. Ainsi l’occupation discontinue dans
le temps accompagne une tendance à la continuité dans l’espace. Les stations de ski se rejoignent
par le haut des remontées mécaniques ; l’urbanisation du littoral méditerranéen constitue un
chapelet de stations qui n’est discontinu que si on le veut (Aménagement de la côte du Languedoc-
Roussillon).
Une grande partie des chercheurs a vite glissé du constat que le tourisme produit des effets sur la
population habitante à un jugement sur cet impact du tourisme. Irrésistiblement, on songe au débat
à la fin des « Trente Glorieuses » sur la croissance. Fallait-il l’arrêter – telle était la thèse du
zerogrouth – ou dénoncer, avec Pauwels, ce qu’il appelait « l’église du pessimisme » ? Pour le
tourisme aussi s’opposent deux discours antagonistes, préoccupés de ne présenter qu’une moitié
de vérité. Et le choix des champs d’observation n’est pas lui-même innocent ; il est facile de citer
de nombreux cas. L’époque où sont effectués les constats a influencé les jugements, comme le
contexte dans lequel ils sont proposés.
De bons exemples de la tonalité optimiste sont fournis en France au milieu du XX siècle ; les
observateurs ont entendu les cris d’alarme de Gravier, Paris et le désert français : on craint la
désertification de la France. Dans ce contexte fut saluée la création de stations de sports d’hiver ;
en 1954, la Revue de géographie alpine publiait un article de Germaine Veyret intitulé « Val-
d’Isère, le tourisme au secours de la montagne ». En vingt ans, en effet, dans certaines zones de
montagne, la Tarentaise, choisie en particulier par le plan-neige, cesse l’émigration et se produit,
au contraire, une immigration ascendante de nouveaux venus, travailleurs définitifs, temporaires,
saisonniers – venus des villes, des vallées –, vivant l’hiver et, à un degré moindre, deux mois l’été,
dans les anciens alpages devenus grandes stations. Ce renversement de tendance était
inimaginable avant 1950. Dans la période 1955-1977, peu d’acteurs et d’observateurs ont alors
présenté des réserves sur l’impact de cette migration de touristes – plus de 300 000 lits créés dans
la seule Tarentaise. L’enthousiasme fut contagieux pour vanter les résultats du plan-neige. Parmi
les architectes-urbanistes qui furent à l’origine de ces stations, il n’est guère que Laurent Chappis
qui ait affirmé qu’il aurait fallu faire autre chose. Et ce n’est qu’après le discours de Valéry
Giscard d’Estaing à Vallouise (août 1977) que l’on s’avisa que créer de toutes pièces des «
Sarcelles sur neige » n’était pas une manière convenable d’aménager la montagne, ni de satisfaire
les besoins de dépaysement des citadins. e
On constate aussi dans cette deuxième moitié du
XX que les opérateurs culturels, conservateurs de divers Patrimoines, placèrent leurs espérances
dans le développement du tourisme. C’est ce qu’exprime un volume [aux PUL, intitulé Le
patrimoine, atout de développement ] ; les participants de ce colloque, et bien d’autres, font
entendre le même discours : le patrimoine et les musées, pour être bien conservés (et enrichis), ont
besoin d’un public ; en plus des autochtones sensibilisés dès l’école (visite des scolaires), on
escompte la venue de plus en plus nombreuse de touristes. Le prix des entrées, la vente de produits
dérivés, la location des lieux de prestige pour des festivals accroissent les recettes. Le Patrimoine
ne faisait que coûter ; grâce au tourisme, il peut rapporter. e
Les écologistes tiennent la première place dans la cohorte des pourfendeurs de la Croissance. Tous
ceux qui sont soucieux de défendre l’Environnement et de sauvegarder la Nature, dénoncent
l’impact désastreux des hordes de touristes, les entreprises des promoteurs, la concentration des
résidences de vacances très proches des littoraux, la construction de stations de ski de plus de
vingt mille lits avec des barres et des tours qui surgissent dans l’alpage.
Plus les mots sont laids, mieux ils dénoncent les maux : bétonisation, touristification, sarcellisation
; certaines stations de ski (comme les Menuires) ont été effectivement édifiées par des architectes
de la Caisse des dépôts qui venaient de terminer Sarcelles. Ce discours dénonce globalement le
tourisme qui est dévoreur de paysages [J. Krippendorf] ; La Côte d’Azur assassinée, titre un autre.
Des aménageurs contre-attaquent : c’est le laisser-faire libéral qui est coupable ; il faut des plans.
Jean Racine affirme avoir réussi sa mission impossible [titre de son livre], en réalisant
l’aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon, en sauvegardant la Nature, en rendant
inconstructibles de larges portions de côte et en construisant une dizaine de stations qui, par leur
style, sont ou seraient une valorisation d’un paysage qui, au préalable, souffrait d’handicaps ; le
moindre n’étant pas les moustiques. Notre propos n’est pas ici de débattre de la qualité du résultat
ni pour le Languedoc, ni pour l’Aquitaine ou la Corse dont les aménagements concertés (avec les
collectivités territoriales) sont une originalité française.
La conservation de la nature face à l’impact du tourisme est le motif central de la création du
Conservatoire du littoral français, de la loi Littoral et aussi de la loi Montagne et de la création des
Parcs. La loi Littoral garantit le libre accès à la mer, reprenant la législation de Colbert… ; elle
mettrait fin aux accaparements privés ; le Conservatoire se fait donner ou achète des hectares en
bordure de mer ou de lacs pour qu’ils ne soient pas construits. Les zones centrales des Parcs
nationaux, certaines réserves au cœur de Parcs régionaux ou autres Réserves naturelles
juxtaposent les interdictions ; les touristes n’y peuvent être que des promeneurs à pied. Mais les
mêmes règlements sont muets ou peu vigilants sur ce qui se passe en périphérie – au-delà de la
zone des cent mètres du littoral ou dans la zone périphérique des Parcs nationaux ; on constate
qu’on peut y construire beaucoup, sans contrainte particulière de style.
Ces problèmes sont toujours d’actualité ; il suffit de constater la vigueur des débats autour de la loi
sur la Corse ; l’enseignement de la langue (sauvegarde du patrimoine culturel) et la sauvegarde –
par les Corses ou par la loi française – du littoral à moins de cent mètres (le patrimoine naturel)
sont les points d’achoppement les plus visibles.
Il est aisé de constater que, dans les congrès pluridisciplinaires voués au tourisme, la plupart des
communications présentées par les sociologues et les anthropologues sont consacrées à un groupe
humain « traditionnel » perturbé par le flux des touristes. Les auteurs choisissent de préférence des
groupes encore au stade de la civilisation préindustrielle, formant des isolats, de préférence des
îles : Ibiza, Bali, certaines Antilles sont des proies de choix. Ibiza a ainsi aiguisé l’appétit de la
sociologue Danielle Rozenberg.
Un exemple est fourni par le congrès que le laboratoire d’ethnologie de l’université de Nice réunit
en 1992 sur le thème Le tourisme international entre Tradition et Modernité, un vaste colloque. Il
allait de soi que le tourisme d’aujourd’hui, vite qualifié de postmoderne, était international,
mondialisé, sous la domination de grands groupes de voyagistes et chaînes d’hôtels… La réalité
européenne est plus complexe ; bon nombre de pays (la France en particulier) ont un important
tourisme interne ; le tourisme de Français en France, d’Italiens en Italie, d’Allemands en
Allemagne… est diffus, parcellisé, hors des grands marchés.
Nombre de rapports dans cette réunion internationale faisaient défiler, comme autant de preuves
de la nocivité du tourisme, des communautés indigènes, de préférence de couleur mais il n’y a pas
de racisme en ce choix (?) – vivant à l’écart de l’évolution, brusquement bousculées par l’invasion
des touristes européens, nord-américains. Se succèdent des communications sur Bali, la Réunion,
le Laddakh, les montagnes de Thaïlande, le nord-est du Mexique, plusieurs îles tropicales… des
îles grecques aussi. Toujours les mêmes constats à l’allure de réquisitoire : les sociétés d’accueil
perdent leurs repères, les structures familiales se dissolvent, les hiérarchies de valeurs sont remises
en question, les femmes occidentales sont cause de scandale.
Dans une telle perspective, le tourisme ne peut être, au mieux, qu’un mal nécessaire… qui apporte
des devises. On doit protéger les populations de son impact négatif. Georges Cazes présente la
solution de Fidel Castro à Cuba. Par opposition à Batista si ouvert aux formes les plus dégradantes
du tourisme (dont les jeux et la prostitution), Fidel interdit d’abord totalement le tourisme ; après
la chute du mur de Berlin et la fin des échanges privilégiés avec l’Est, Fidel doit faire entrer des
devises. Le tourisme étranger doit relancer l’économie ; G. Cazes montre la politique des
enclaves, zones réservées aux touristes. Combien de temps Fidel Castro arrivera-t-il à isoler la
population cubaine ? Y parvient-il d’ailleurs ?
Le tourisme est-il le principal coupable de cette évolution de la mentalité des habitants du pays en
voie de développement ? La majeure partie de ces populations, même dans les pays qui reçoivent
des touristes, aujourd’hui, n’ont pas de contacts avec les touristes étrangers… et pourtant ils sont
très influencés par les modèles de la société globale : le Coca-Cola, des modes vestimentaires, des
films de série B pénètrent ; par les médias et notamment la télévision. Le tourisme est loin d’être
la cause principale de la déstructuration des sociétés prémachinistes. Qui oserait vanter les
résultats des cordons sanitaires établis pendant plusieurs décennies autour de l’Albanie et, à un
degré à peine moindre, autour des pays de l’Europe de l’Est… ou encore de certains pays
musulmans pour protéger les populations ? Autant de conservatoires de misères et autant de
régressions !
Est-ce une attitude scientifique irréprochable que de ne pas faire d’études comparatives ? Des pays
d’accueil, comme l’Irlande ou l’Islande, la Norvège, les montagnes suisses et la Savoie sont autant
de régions très fréquentées par les touristes aujourd’hui ; le niveau de vie et de civilisation des
accueillants y est égal, voire supérieur à celui des touristes. Leurs valeurs traditionnelles sont fort
bien préservées de l’influence des migrants temporaires et ces groupes très développés ont
conservé la maîtrise du développement de leur tourisme.
Ce sujet, considérable, peut être abordé sous divers angles : économique, social , culturel,
territorial et même historique ; autant de façons de découvrir la diversité des situations. Il y a un
modèle dominant qui a retenu davantage l’attention, c’est celui que Georges Cazes décrit dans Les
nouvelles colonies de vacances : dans la seconde moitié du XX siècle, en effet, un nouveau
courant touristique conduit « vers le soleil » des touristes de plus en plus nombreux, venus
d’Europe, d’Amérique du Nord, du Japon mais aussi d’Afrique du Sud (blanche), d’Australie et de
Nouvelle-Zélande. Ils passent une semaine, parfois plusieurs au même endroit, pour des mobiles
simples résumés par les fameux S ( Sea, Sun, Sand and Sex). Le sable est blanc, l’eau de la mer
pure, le lagon bleu, le palmier emblématique, les rencontres faciles, la décontraction est la règle.
Tout le séjour se passe au bord de la mer ou de l’océan, sous un climat tropical (plus
qu’équatorial) ; les résidences-villages de vacances, hôtels de luxe (ou semi-luxe) standardisés
sont à l’écart de la vie indigène. Les vacanciers sont entre eux et constituent une « utopie concrète
». Telle est l’ambiance montrée par le film culte de Patrice Leconte, Les bronzés. e
A. Jammot avait, en 1983, choisi ce film pour introduire Les dossiers de l’écran sur Les vacances.
Nous étions quelques-uns (Gilbert Trigano, le ministre…) à découvrir ensemble ce film que nous
n’avions pas encore vu. Spontanément, nous discutâmes d’abord du Club Med ; le village où avait
été tourné le film en Côte d’Ivoire n’était pourtant pas un village du Club. Il parut utile de dire que
Les bronzés était une caricature excessive et que les vacanciers étaient moins superficiels que le
montrait le film. Puis on aborda l’essentiel : combien de Français partent en vacances ? Où ?
Quand, comment ? Le débat ne vint jamais sur les populations et les sociétés d’accueil. Le film
n’y conduisait pas ; dans Les bronzés, les « indigènes » sont peu présents : un masseur noir nous
fait rire en torturant Gérard Jugnot ; dans une autre scène, les touristes se livrent à l’emplette
rituelle de souvenirs de vacances, achetés à un pseudo-marché indigène d’où l’on peut ramener un
paréo (à l’effigie de Valéry Giscard d’Estaing). Le film se situe, certes, en Afrique noire, mais on
perçoit que le contact touristes-indigènes n’est pas le sujet, parce que ce n’est absolument pas
l’objectif de ces villages au soleil. Tout le contraire, en fait.
Est-ce à dire que de tels villages voulus à l’écart sont sans impact sur la vie de la région ? Certes
non. La réponse est économique (la création d’emplois) et monétaire : les observateurs du
XIX siècle exprimaient bien les choses en parlant d’« argent laissé dans le pays ». Dans les zones
où le numéraire circule peu, les salaires sont très bas, les revenus tirés de la vente des produits
agricoles pour l’exportation (cacao, café, thé, arachide…) très aléatoires, ce flux monétaire
déversé par les touristes a un « effet multiplicateur » que les économistes cherchent à mesurer ;
Clément fut l’initiateur d’une telle recherche aux îles Hawaï, première destination « exotique-
balnéaire ». Il faut sans doute multiplier par 2, voire 3, la somme totale des dépenses des touristes
pour en savoir l’ampleur… Ces sommes ne sont pas distribuées également dans la population
indigène, mais concentrées dans les mains d’une minorité, profitant plus aux femmes qu’aux
hommes, circulant dans les zones, en fait périphériques, des pays considérés – les rivages –, et
arrivant mal aux anciens centres qui correspondaient à l’économie traditionnelle. L’impact du
tourisme, sous cette forme, doit d’abord être étudié d’un point de vue macroéconomique puis
microsocial : celui des structures familiales. e
Beaucoup de chercheurs sont allés au plus visible : la transformation des rivages. Ce tourisme qui
juxtapose les colonies, les aligne en chapelets a, en effet, besoin d’espaces libres au bord de mers
accessibles : ce tourisme est dévoreur d’espaces . Toute la communication de J.-P. Lozato-Giotard
au colloque de Nice vient souligner que les « enjeux touristiques sont territoriaux », d’autant plus
importants que l’espace – le littoral – est par nature limité et que les touristes, pour demeurer entre
eux et disposer de vastes terrains de jeux, sont de gros consommateurs d’hectares.
L’un et l’autre de ces noms, récemment apparus, désignent des voyages effectués par des touristes
de pays développés dans les pays tropicaux ou équatoriaux, non plus pour la plage et les bains de
mer (plus seulement, en tout cas) mais pour le contact avec des groupes humains « sauvages » ou
« primitifs » ; les vocables sont sans doute évités mais la démarche est bien de curiosité. Les «
ethnotouristes » veulent voir ces peuples dont l’allure, les coutumes, les pratiques sont objet à la
fois d’attirance et de répulsion. Quand et comment s’est constitué l’ensemble d’images et de
poncifs qui entourent ces « indigènes » ? En formulant ainsi la question, l’historien apporte la
réponse : fin XIX siècle et première moitié du XX , les Empires coloniaux ont ainsi qualifié ces
populations ; les ethnologues en ont fait des objets d’étude. Le contexte emblématique est celui de
l’Exposition coloniale de Paris, 1931, l’année même où Marcel Griaule découvre les Dogons. La
Grande-Bretagne victorienne et la France de la III République, fières de leurs Empires, étaient
convaincues de leur mission civilisatrice ; elles apportaient les bienfaits du Progrès, voire de la
Religion à des peuples dépourvus de tout, mais les objets notamment rituels pouvaient avoir une
valeur esthétique. Le colonisateur montrait ses « sauvages » dans les Expositions coloniales ; ainsi
des Kanaks en 1931. Les USA, au même moment, invitaient les Indiens des Réserves à « jouer
aux Indiens » pour donner de l’intérêt à la visite des touristes. e e
e
Ce sont les Européens (et Nord-Américains) qui ont inventé cette catégorie de « peuples à voir ».
Un petit livre, récemment paru aux éditions de l’Aube, oppose Kanibals et Vahinés . Dans l’océan
Pacifique, les mâles sauvages mangent leurs semblables et les filles aux seins nus, si belles,
accueillent les visiteurs qu’elles couvrent de colliers de fleurs. Ces images « folkloriques » sont
ensuite devenues attraits pour les touristes. Comme par nature, une destination touristique n’est
pas indifférenciée, n’en déplaise à Baudelaire et son N’importe où, les « peuplades » choisies par
les ethnotouristes sont celles-là mêmes dont les ethnologues ont privilégié l’étude. On peut assurer
que le choix n’a pas été effectué sur un échantillon aléatoire. Les ethnologues ont privilégié ceux
qui correspondaient le plus au schéma des peuples primitifs : des peuplades mélanésiennes, les
Dogons du Mali perchés sur leurs falaises, les Touaregs insaisissables dans leurs parcours
sahariens, les aborigènes d’Australie (ceux de la Montagne sacrée d’Ulunu, en particulier), les
Indiens cachés de la forêt amazonienne, les Navajos ou les Patagons. Ainsi les ethnologues ont pu
s’instituer les inventeurs de ces peuples et s’en autoproclamer les défenseurs. Certains aujourd’hui
font une relecture de l’expédition de Marcel Griaule et du culte que lui rendirent les Dogons. On
connaît le choc en retour : le pays des Dogons est devenu une grande destination touristique. Cet
afflux a causé une certaine inquiétude dans les institutions internationales. L’Organisation
mondiale du tourisme (OMT), réunie en 1999 à Santiago du Chili, a voulu édicter un code moral
pour protéger ces peuples premiers dont le patrimoine serait à préserver. On peut être sceptique sur
la portée des bonnes intentions alors affichées : « Le tourisme représente une force vive au service
de la paix ainsi qu’un facteur d’amitié et de compréhension entre les peuples. Au prix du respect
d’un certain nombre de principes et de l’observance des règles, il est possible dans ce domaine de
concilier économie et écologie, environnement et développement. »
Ces recommandations se traduisent en dix commandements du touriste qui s’engage à respecter
l’égalité des hommes et des femmes, les minorités ethniques, à sauvegarder la Nature et les
écosystèmes, à participer à l’entretien des sites… Les commandements de Dieu et de l’Église
étaient assortis de sanctions sur cette terre et surtout dans l’au-delà. L’OMT, elle, reconnaît qu’elle
respecte les compétences souveraines des États et ne donne que des recommandations. Tout au
plus, elle mettra en place un Comité de surveillance. On peut douter de l’efficacité de cette
démarche… et même de sa pertinence.
Et penser que la dérision et le ridicule atteindraient mieux les touristes des pays développés qui
transformeraient ces peuples « primitifs » en videnda et seraient tentés de les singer. Patrice
Leconte dans Les bronzés n’a pas manqué d’exploiter cette veine, au détriment des gentils
membres venus passer une semaine dans un club de vacances tropical. Un ethnologue néo-
zélandais a tourné un film, Tourisme-Cannibale , fortement caricatural : les touristes veulent voir
des anthropophages qui sont heureux de leur extorquer de l’argent pour dire qu’ils le sont et se
faire photographier. Il y a quelque chose de choquant dans le fait qu’un « grand reporter » ait
demandé à des touristes allemands ou italiens et à des aborigènes de Polynésie de se laisser filmer
pour que le produit final, qu’ils n’ont pas visionné, soit une série de scènes où les touristes sont
totalement ridicules et les indigènes sauvages à souhait. Ce film nous permet de les « mater »
comme dans Loft story. Mais ici, les acteurs ne sont ni consentants ni rémunérés.
Il convient ici de rappeler que cet « ethnotourisme » est très marginal par rapport au tourisme
mondial. Dans Le tourisme de l’an 2000 , je soulignais que les pays émetteurs qui sont quasi
exclusivement les pays développés, Europe, Amérique du Nord, Japon, Australie… pratiquent le
tourisme pour l’essentiel à l’intérieur de leur zone ; ainsi les Européens, dont la première
migration estivale consiste à aller vers le Sud méditerranéen. Une minorité des migrants du
tourisme mondial se dirige vers les nouvelles colonies de vacances et pratiquent les trois ou quatre
S, plutôt à l’écart de la vie indigène. Une autre minorité, au total non négligeable, part à la
découverte des espaces physiques extrêmes comme l’Himalaya et les Andes et/ou à la rencontre de
grandes civilisations éprouvées comme très différentes. Dans les deux cas, ces touristes savent
qu’ils ont ou auraient besoin d’un véritable apprentissage : bonnes conditions physiques,
techniques d’alpinisme, compréhension des religions de l’Asie. Cette démarche de tourisme
impose une adaptation aux conditions naturelles difficiles – froid, altitude. Le mobile sportif est
souvent dominant – l’alpinisme et le
trekking dans les Andes et l’Himalaya, les grands raids dans les déserts. Il ne vient pas à l’idée de
ces touristes de regarder comme des primitifs les descendants de Tamerlan, les héritiers du
bouddhisme tibétain, les peuples qui ont porté les civilisations incas… Si le touriste jette un autre
regard, c’est qu’il y a été préparé.
L’UNESCO, classant au Patrimoine mondial de l’Humanité les monuments et sites historiques et
naturels les plus remarquables, accompagne et amplifie le processus d’appropriation par les
visiteurs des lieux à voir – videnda ou sight-seeing . C’est parce qu’ils sont exceptionnels et tout à
fait dignes d’être vus que les hommes sont invités à les sauvegarder. L’UNESCO donne à ces sites
une notoriété ou au moins une consécration. L’organisation internationale, avec menace de
sanctions (le déclassement), invite les États qui possèdent ces monuments et sites à leur assurer un
entretien de qualité, une surveillance suffisante, à protéger leurs abords ; avant classement, il a
fallu souvent faire disparaître des constructions adventices. L’UNESCO, en 2001, vient d’ajouter
une nouvelle catégorie de sites classés, le « Patrimoine immatériel » : coutumes, danses, folklore
appartiennent à ce groupe. L’UNESCO a ainsi sauvé, en la classant au Patrimoine mondial, la
fameuse place Djema-el-Fna de Marrakech et son très folklorique marché (charmeurs de serpents,
jongleurs…) qui auraient disparu au nom de l’édilisme sécuritaire du Sultan. Le tourisme ethnique
a été, dans ce cas, un précieux appui pour la sauvegarde des Patrimoines.
Ce qui est vrai des Patrimoines mondiaux l’est aussi de sites et monuments moins prestigieux, où
le tourisme motive et aide au financement. La France a ainsi lancé une politique de grands sites
(cf. colloque d’Arles). Les sites doublés (Lascaux bis et fausse grotte Chauvet) sont des moyens
d’attirer plus de touristes tout en assurant une préservation totale. Pour que l’impact du tourisme
ne soit que positif, il ne faut pas compter sur l’énoncé de principes, ni sur la réglementation
tatillonne, mais sur une bonne gestion et une action éducatrice. Le tourisme, par son origine et son
essence, a valeur formatrice. Inculquée à l’école, soutenue par les médias, cette fonction du
tourisme est la garantie que les sites et les populations d’accueil ne peuvent qu’être bénéficiaires
de la venue de touristes de plus en plus nombreux.
Le retour aux sources, aux traditions, aux métiers anciens dans les pays développés a aussi un
double impact : il permet des conservations, il donne aux hommes le goût de retrouver leurs
racines, celles de la civilisation rurale traditionnelle, mais aussi celles de la grande
industrialisation du XIX siècle. Dans la lignée de Georges-Henri Rivière et de la création de
l’Écomusée de Marquèze, la France a ouvert une trentaine d’écomusées de l’ancienne vie rurale,
puis des écomusées industriels (tel Le Creusot). Dans un esprit semblable, la Suède a réalisé le très
beau musée de plein air de Stockholm, le Skansens, où sont reconstitués les anciens habitats de la
Suède ; voilà une formule qui a beaucoup de succès dans les pays nordiques. Plusieurs régions
italiennes conduisent une semblable politique de tourisme ethnique. La Roumanie a ouvert le
musée ethnographique de Transylvalnie. Ces initiatives ont réussi à multiplier des musées-
laboratoires et ont, en effet, attiré un public de plus en plus large. Les Parcs naturels régionaux
français, qui occupent maintenant le dixième du territoire français, ont construit des maisons à
thème où sont représentées ensemble les espèces animales et végétales à conserver et les pratiques
humaines anciennes, les Maisons de la Forêt, des Marais, de la Mine… participent efficacement au
travail de mémoire collective et au développement touristique des pays où ils ont été créés. e
Les autres disciplines peuvent préférer le flash contemporain ; l’historien privilégie le long terme,
la démarche longue, et suggère d’observer l’impact du tourisme dans des entités qui ont reçu des
touristes depuis longtemps, certaines depuis le
XVIII siècle. e
Dans le dernier tiers du XVIII siècle, Nice et Chamonix, toutes deux découvertes par de riches
Anglais, s’ouvrent au tourisme. Saison d’hiver d’une part, alpinisme et glacières de l’autre. Elles
appartiennent toutes deux à la Maison de Savoie qui ne songe guère à leur développement. Les
premiers hivernants – une centaine de familles à la veille de la Révolution – et les quelques
centaines d’étrangers – surtout Britanniques – qui, chaque été, viennent à Chamonix pour monter
au glacier des Bois (mer de Glace) sont d’une grande richesse. L’écart socioculturel avec la
population indigène – Niçois et Savoyards – est au moins aussi grand que celui qui peut exister
aujourd’hui entre les touristes de classe moyenne et les pays tropicaux où ils viennent en séjours
de vacances. À lire la Relation de Windham [inventeur, en 1741, des Glacières] ou les Letters du
Dr Smolett à Nice [1763-1765], on perçoit leurs frayeurs ; les premiers étaient venus armés à
Chamonix et campèrent, ne sachant où loger ; Smolett et les autres hivernants prennent d’infinies
précautions pour se loger, embaucher des domestiques et acheter de quoi manger. Disons-le d’un
mot : Nice et la haute vallée de l’Arve sont des pays très pauvres – d’un niveau de vie équivalent à
la moitié de celui des Français à la veille de la Révolution ; sous-développement garanti. e
Le tourisme et lui seul a transformé ces deux bourgades. À la veille de la Révolution, les
hivernants rapportaient au comté de Nice « l’équivalent d’une bonne année d’huile », observe
l’abbé Bonifassy qui sait que, dans le Comté, la seule production exportable qui compte est l’huile
d’olive. Nice, au XIX siècle, connaît une progression de population moyenne supérieure à celle
que connaissent les villes de la Révolution industrielle ; à partir du milieu du
XIX siècle, l’arrière-pays niçois – la Montagne – se vide, parce que ses habitants trouvent du
travail à Nice dans les services et le bâtiment. Au recensement de 1881, après la Seine qui n’est
qu’une ville, Paris, le département des Alpes-Maritimes est le moins rural de France… à cause de
Nice, de Cannes, Antibes, Menton… Alors, il n’y a pas la moindre industrie, le commerce
maritime est dérisoire ; et Nice n’est qu’un chef-lieu de département. Ainsi, pendant deux siècles
environ (1763-1930), l’histoire de Nice se confond avec celle d’une fonction dominante, l’hiver
dans le Midi. Cela s’est compliqué par la suite : le tourisme est devenu majoritairement estival et
d’autres fonctions se sont ajoutées. La population qui a explosé est un melting-pot de gens
originaires du Comté, de toute la France, d’« émigrés » étrangers, avec une forte présence
piémontaise. e
e
Jusqu’à une date récente (vers 1960), le tourisme de Chamonix fut essentiellement estival, avec
une saison courte – deux à trois mois –, ce qui est la moitié de la durée des hivers niçois. L’impact
du tourisme dans la haute vallée de l’Arve n’a pas pu être aussi spectaculaire qu’à Nice ;
n’empêche que la population y est vingt fois plus importante qu’au moment de sa découverte,
tandis que la plupart des bourgades montagnardes (de moyenne montagne) ont à peine aujourd’hui
leur niveau démographique de la fin du XVIII siècle. À Chamonix, il n’y a plus d’agriculture, pas
d’industrie ; il n’y a que des services. Là encore, l’impact du tourisme a été décisif. Ce progrès a
été réalisé jusqu’au milieu du XX siècle, sans grand apport de capitaux extérieurs, tout au plus
ceux des Suisses voisins qui s’installent dans la vallée en épousant des Chamoniardes pour tenir
de bons hôtels. Il est très facile de constater, à Chamonix, que les noms de ceux qui, depuis deux
cents ans, sont maires de la commune, tiennent des positions importantes, sont des patronymes
que l’on trouve dans l’impressionnante liste des guides et porteurs que H. B. de Saussure avait
mobilisés pour le grimper, en 1787, au sommet du mont Blanc : tous Payot, Ravanel, Charlet,
Couttet, Devouassoud, Simond… e
e
À ceux qui, le nez sur l’événement contemporain, craignent que le tourisme ne déstructure les
sociétés d’accueil et ne fasse perdre aux populations leur identité, il faut montrer l’exemple de
Chamonix qui, à la différence des communes peu touchées par le tourisme, a développé un très
fort particularisme, pour ne pas dire une autonomie de fait. Les Chamoniards, qui se savent
soutenus par les touristes, peuvent parler fort ; on le voit dans l’actuel débat sur la réouverture du
tunnel du Mont-Blanc. Dès lors que les précautions ont été prises, il n’y a pas de motif
économique ou politique de ne pas le rouvrir : tout au contraire, les autres tunnels ne suffisant pas.
Mais il s’agit de Chamonix et du Mont-Blanc, soit de sites d’une notoriété exceptionnelle, acquise
grâce aux touristes, depuis plus de deux cents ans.
D’autres cas méritent l’étude : les régions rurales dépeuplées à partir du milieu du XIX siècle,
devenues zones de résidences secondaires dans la seconde moitié du XX siècle. Un très important
courant centripète avait vidé une grande partie du Limousin au profit de Paris, les Alpes du Sud au
bénéfice de Marseille, Toulon, Nice. La migration des Corses sur le Continent (ou dans les
Colonies) est connue, comme leur attachement à leur village où ils reviennent pour voter, pour se
retirer. Tous les observateurs – dans lesquels se trouve l’ethnologue de l’université de Nice, J.-P.
Jardel – ont souligné que le mouvement centrifuge des « retours au pays » – Niçois revenant dans
le Haut-Var, la Tinée ou la Vésubie de leurs ancêtres, maçons de Paris retournant dans leur Creuse,
Cévenols de Marseille et Nîmes remontant sur leurs montagnes – renforce les traits identitaires,
qu’il s’agisse du Comté de Nice, du Limousin, des Cévennes, a fortiori de la Corse. e
e
Enfin dernier exemple, choisi pour sa difficulté : les grandes stations de ski créées de toutes pièces
sur les alpages où il n’y avait jadis de vie humaine que l’été. Leur évolution est récente mais
rapide. Il suffit de se reporter à l’étude que j’avais consacrée, en 1954, aux Dorons de la Vanoise
(Les Trois Vallées, Brides…) pour voir l’importance du changement ; plusieurs d’entre nous,
appartenant aux universités de Rhône-Alpes, l’avions d’ailleurs étudié dans une RCP du CNRS.
On voyait le vigoureux changement de cap démographique : une activité saisonnière – le tourisme
– avait fixé la population permanente qui bénéficiait maintenant de deux soldes positifs : celui de
la natalité et celui des migrations. Quasi-disparition de l’agriculture. Sur la commune de Saint-
Bon, elle est totale. Les quelques champs sont cultivés comme appoint et loisirs par des retraités.
Le plus frappant est l’arrêt total de l’émigration et la diminution, jusqu’à la disparition totale, des
emplois industriels en vallée (à Bozel). Tous les actifs de Saint-Bon-Courchevel travaillent
aujourd’hui dans le tourisme, les services, le bâtiment. Aucun n’a acquis une position dominante :
propriétaire de grands hôtels ou promoteur immobilier. Les tâches les plus modestes (type
gardiens d’immeubles ou cantonniers) sont laissées à des migrants nouveaux, des ascendants
venus des plaines, d’un peu partout en Europe. Pour en juger à Saint-Bon, nous disposons d’un
document anthropologique exceptionnel : le fichier ouvert en 1950 par les services
départementaux de l’Équipement qui, au moment où les travaux de la station de Courchevel
allaient commencer, photographièrent les quarante familles qui avaient des propriétés – maisons,
terres – sur la partie de la commune qui allait recevoir la station. Depuis, les mêmes services ont
suivi l’évolution, pendant un demi-siècle, de ce groupe témoin. Le résultat est net, bien mis en
valeur par P. Préau : pas de migrants, une ascension sociale pour tous, mais pas de promotion
inouïe. Ces anciens bi-actifs ouvriers-paysans ne sont plus ni l’un ni l’autre ; eux, puis leurs
enfants et petits-enfants juxtaposent les fonctions : moniteurs de ski, magasins de sport, petites
entreprises du bâtiment et de maintenance, voire emplois publics à la mairie ou à l’Équipement.
Ce développement de la pluriactivité complexe est un trait caractéristique de tout l’arc alpin qui
peut être tenu pour une des conséquences directes du fait touristique.
Nos pays développés ne l’ont pas toujours été : il y avait, chez nous, au XVIII et début XIX , des
régions très défavorisées. Si le tourisme les a touchées, elles ne sont plus aujourd’hui handicapées
et ne se sont pas dépeuplées ; la preuve a contrario est facile à établir. e e
De même, il est aisé de montrer l’ampleur du désastre produit par la désindustrialisation – en
Lorraine, dans le Nord et dans certaines parties du Massif central – et les grandes difficultés de
certaines zones maritimes d’où le grand commerce s’est retiré : Marseille, Sète, quelques ports de
l’Atlantique. Bref, au début du XXI siècle, les friches de la grande Révolution industrielle et
maritime sont très visibles. Il n’y a pas, pour le moment, de friches touristiques. Dans les
anciennes villes d’hiver, très atteintes par la crise de 1929, la reconversion des grands hôtels et le
changement de saison dominante se sont produits harmonieusement. Mieux vaut ne pas imaginer
quel serait l’impact, non pas du tourisme, mais de sa disparition sur les populations locales, avec
des scénarios-catastrophes sur la raréfaction de la neige… ou l’élévation du niveau marin,
conséquence d’un réchauffement de la planète. Ce ne sont pas les propos incantatoires des
écologistes et ethnologues sur « le développement durable du tourisme » qui protégeraient les
populations vivant du tourisme aujourd’hui. ? e
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.023.0393

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