Revue Francaise de Psych Analyse No 1

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Société psychanalytique de Paris. Revue française de psychanalyse (Paris). 1927.

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Revue Française de Psychanalyse

Année 1927
REVUE FRANÇAISE

de

Psychanalyse

Organe officiel de la Société

Phychanalytique de Paris

Première année

1927

G. DOIN et Cie, Editeurs à Paris

8, Place de l'Odéon
Tome premier N° 1. 1927

REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

EDITORIAL

Nous ne sommes plus aux temps héroïques où Morichau-Beauchant


luttait à peu près seul, dans le monde médical français, pour la psy-
chanalyse. Mais la semence qu'il a jetée dans l'esprit des étudiants
d'alors n'a pas été perdue': il y a, dans la floraison psychanalytique
d'aujourd'hui, des pousses dont elle a certainement été le germe.
Depuis, l'on a vu l'école de Régis se mettre à l'étude théorique de
la psychanalyse, et tâcher d'en tirer des inférences pratiques.
Dans ces cinq dernières années, c'est la pratique même de la ps}7-
chanalyse qui est entrée en France ; le professeur Claude lui a même,
avec une grande clairvoyance, ouvert les portes de la Faculté.
Parallèlement à cette pratique thérapeutique, tout un mouvement
scientifique, nourri par un constant échange d'idées, naissait et crois-
sait.
Ce mouvement parisien se trouva, dès 1924, grandement corro-
boré par son intime union avec le mouvement romand, plus ancienne-
ment déclenché et déjà riche de travaux intéressants. En août 1926,
put être tenue à Genève, dans des conditions tout à fait satisfaisantes,
la première Conférence des Psychanalystes de langue française.
Dans ces conditions, nous croyons qu'aujourd'hui la psychanalyse
de langue française est mûre pour avoir son organe d'expression. Il
sera le miroir de la jeune Société psychanalytique de Paris, née cet
hiver. Les travaux que nous présenterons dans la revue que voici re-
flèteront l'évolution des conceptions psychanalytiques d'aujourd'hui.
C'est dire que cette revue s'adresse surtout aux personnes qui, du
fait de leur profession ou par leur amour des études psychologiques,
sont susceptibles de mettre en oeuvre, dans l'exercice de leur activité,
les conceptions et les méthodes psychanalytiques. Il nous semble
qu'à l'heure qu'il est, toute une série de disciplines, — parmi les-
quelles nous citerons seulement la psychiatrie, la pédagogie, la socio-
logie, la criminologie, voire la critique artistique — ont intérêt à se
tenir au courant des études psychanalytiques.
Tous ceux qui sont curieux de choses intellectuelles peuvent ouvrir
notre Revue sans crainte d'y rencontrer un dogmatisme étroit : tra-
vailler en prenant pour base l'oeuvre admirable de notre maître Freud
n'implique pas du tout que l'on abdique ses idées personnelles. C'est
pourquoi l'on trouvera ici des opinions diverses : la Direction essaiera
seulement de n'admettre que des travaux sincèrement inspirés par
l'amour de la vérité.- ...
REVUEFRANÇAISE DE PSYCHANALYSE I
COMPTES-RENDUS

Première Conférence des Psychanalystes

de Langue Française

La première Conférence des Psychanalystes de langue française


s'est tenue à Genève, le dimanche Ier août 1926, veille de l'ouverture
en cette même ville du Congrès des Aliénistes et Neurologistes de
langue française.
La Conférence a comporté deux séances:
A la séance du matin, présidée par le Docteur Raymond de Saus-
sure (de Genève), l'on a entendu le rapport du Dr René Laforgue (de
Paris) sur « Schizophrénie et schizonoïa ». Une très intéressante
discussion a suivi cet exposé. Y ont pris notamment part les DrE Bo-
ven, Hesnard, Pichon, Minkowski (de Zurich), Repond, R. de Saus-
sure et le Professeur Piaget.
La séance de l'après-midi, présidée par le Professeur A. Hesnard, a
été consacrée au rapport du Dr Charles Odier (de Genève), intitulé
« Contribution à l'étude du surmoi et du phénomène moral ». Une
discussion que l'heure tardive a malheureusement écourtée, a suivi
ce très remarquable exposé.
L'on trouvera, dans le corps de la Revue, le texte in extenso des
deux rapports, ainsi que les quelques notes qu'ont bien voulu nous
adresser certains des travailleurs ayant pris part à la discussion.
Il a été décidé que la Conférence se tiendrait chaque année dans la
même ville que le Congrès des Aliénistes, et la veille de l'ouverture
d'icelui.
Le programme de la IIe Conférence est ainsi fixé :
Le matin : Rapport général du Dr Ch. Odier :
« Le traitement des obsessions par la Psychanalyse ».
L'après-midi : Communications sur des cas cliniques d'obsessions
traitées par la psychanalyse.
Tous les membres du Congrès des Aliénistes et Neurologistes de
langue française sont cordialement invités à la Conférence.
US
COMPTES-REND 3

Société Psychanalytique de Paris

Séance du 4 novembre 1926.


Le 4 novembre 1926, S. A. R. Madame la Princesse Georges de
Grèce, née Marie Bonaparte, Madame Eugénie Sokolnicka, le Profes-
seur Hesnard, les Docteurs R. Allendy, A Borel, R. Laforgue, R.
Loewenstein, G. Parcheminey et Ed. Pichon, ont fondé la.Société
Psychanalytique de Paris. Cette société a pour but de grouper tous
les médecins de langue française en état de pratiquer la méthode thé-
rapeutique freudienne, et de donner aux médecins désireux de deve-
nir psychanalystes l'occasion de subir la psychanalyse didactique in-
dispensable pour l'exercice de la méthode.
M. Freud, instruit par l'expérience, pense en effet que seule une
personne qui a passé elle-même par la psychanalyse offre aux patients
les garanties morales et scientifiques nécessaires à la pratique diffi-
cile de cette thérapeutique.
Les fondateurs ont décidé que cette société demanderait son affi-
liation scientifique à la Société Internationale de Psychanalyse.
Ils ont décidé que cette société demanderait son affiliation scienti-
fique à la Société Internationale de Psychanalyse.
Ils ont élu le bureau de la Société, ainsi composé :
Président : M. René Laforgue ;
Vice-présidente : Madame E. Sokolnicka ;
Secrétaire-trésorier : M. R. Loewenstein.
Ils ont chargé MM. Pichon et Allendy d'élaborer un projet de
statuts.
Enfin, à cette première réunion, a été décidé le principe de la créa-
tion d'une Revue française de Psychanalyse, dont MM. Laforgue et
Hesnard dirigeraient la partie médicale, en s'adjoignant éventuelle-
ment MM. de Saussure et Odier après leur entrée dans la Société, et
dont Madame la Princesse Marie Bonaparte dirigerait la partie non
médicale. M. Edouard Pichon a accepté en principe les fonctions de
secrétaire général de cette publication.
4 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

Séance du 30 novembre 1926.


M. Borel fait une communication intitulée « RÊVES DE L'ÉTAT NOR-
« MAL DANSTROIS CAS DE DÉPRESSIONPSEUDO-MÉLANCOLIQUE ». Il y
décrit l'état de deux jeunes filles et d'un homme présentant une dé-
pression à caractère de bouderie. Ces malades, dont deux sont guéris,
faisaient presque chaque nuit des rêves dans lesquels ils se vo3^aient
en bonne santé, vaquant à leurs occupations ordinaires.
Discussion : Mme Sokolnicka ; MM. Ed. Pichon, R. Laforgue.
M. Laforgue fait ensuite une communication intitulée : « A PROPOS
DU SURMOI ». Cette communication sera publiée in extenso, à titre
de mémoire original, dans le corps de la revue.

Séance du 20 décembre 1926.


Consacrée à la discussion des statuts. En cette séance, est élu mem-
bre titulaire de la Société : M. le Docteur Henri Codet, 10, rue de
l'Odéon, Paris.

Séance du 21 décembre 1926.


M. R. Loewenstein fait une communication intitulée : « ANALYSE
D'UN CAS DE FÉTICHISMEET DE MASOCHISME». Il s'agit d'un jeune
homme se livrant quotidiennement à un onanisme accompagné soit de
rêveries fétichistes et masochistes, soit de pratiques réalisant plus ou
moins complètement ces rêveries. Ces rêveries sont de plusieurs ty-
pes, dont les principales sont des scènes de flagellation ou bien des
scènes où le sujet est contraint à mettre des chaussures de femmes
trop étroites. Les premières rêveries de ce genre remontent à l'âge
de 7 à 8 ans. La psychanalyse, qui a déjà duré 8 mois, a pu révéler les
raisons du refoulement de l'activité génitale normale, complètement
ignorée juqu'à ce moment par le sujet. Un attachement extrêmement
intense à sa mère, dont il partageait la chambre et le lit jusqu'à la
mort de celle-ci, c'est-à-dire jusqu'à l'âge de 20 ans, l'amena, pour
éviter tout semblant d'inceste, à bannir de sa conscience tout attrait
sensuel du corps féminin. Toute tendance virile ou agressive, que
comporte la virilité, fut réprimée par l'attitude spéciale de sa mère,
grave névropathe. La transformation de la virilité refoulée en tendan-
ces féminines et passives, des tendances agressives en masochisme,
est soutenue par un sentiment de culpabilité inhibant fortement son
activité sociale et professionnelle. Ce sentiment de culpabilité eut
deux sources principales : remords au sujet d'une hostilité incons-
ciente à l'égard de sa mère, du fait qu'elle a impitoyablement répri-
mé sa virilité et blessé son amour-propre ; remords au sujet de son
activité sexuelle infantile. Certaines de ses pratiques perverses indi-
COMPTES-RENDUS 5

quèrent nettement que la chaussure remplaçait, pour lui, les organes


génitaux de la femme, ne tenant en apparence aucune place dans sa
vie sexuelle perverse. L'analyse mit ensuite en valeur le rôle impor-
tant de l'erotique anale et olfactive chez ce sujet, tendances renfor-
cées par le refoulement de la virilité. A cause de l'inachèvement de
l'analyse, on est réduit, pour comprendre la genèse de cette perver-
sion dans tous ses détails, à des hypothèses. Le traitement, interrom-
pu pour quelque temps par le psychanalyste, eut, après six mois et
demi, pour résultat l'apparition d'une activité sexuelle normale, bien
que l'attrait des chaussures n'ait disparu qu'incomplètement.
Dans la très intéressante discussion qui s'ensuit, M. A. Hesnard
fait remarquer qu'il faut distinguer deux types de fétichistes : le féti-
chiste content de la direction de ses goûts, agressif, entreprenant,
viril et ne présentant en outre pas de troubles névrotiques, et le féti-
chiste atteint d'autres troubles d'ordre névropathique. C'est au se-
cond type que répond le cas présenté. M. Hesnard attire aussi l'atten-
tion sur la fréquence des fétichistes de chaussures et de cheveux.
M. Ed. Pichon attire l'attention sur la fréquence, dans le langage
et le folklore, de la représentation symbolique des organes génitaux
de la femme par des chaussures.
A la discussion prennent part aussi MM. R. Allendy et R. Lafor-
gue , et M. Prince Hopkins, invité de la Société.

Séance du 10 janvier 1927.


Est élue membre adhérente de la Société : Mademoiselle Anne
Berman, 90, boulevard de Courcelles, Paris.
M. R. Allendy : « ELÉMENTS AFFECTIFS EN RAPPORT AVEC LA DEN-
TITION ». Cette communication est publiée in extenso, à titre de mé-
moire original, dans le corps de la Revue.
Dans la discussion, MM. JR. Laforgue et A. Borel citent des cas
chez lesquels la dentition tenait une place importante dans l'évolution
et la symptomatologie d'une névrose. A la discussion prennent part
aussi M. Ed. Pichon, H. Codet et G. Parchemivey.

NOTA. — Le secrétaire de la Société s'excuse du caractère incom-


plet des comptes-rendus ci-dessus. Il prie les membres de la Société
de se conformer désormais aux prescriptions suivantes :
Les auteurs de communication auront préparé, pour le jour même
de la communication, un résumé qu'ils donneront au secrétaire.
Les personnes ayant pris part à la discussion sont en outre instam-
ment priées, si leurs remarques ont eu quelque étendue, de faire
tenir une petite note sur le sujet au secrétaire, dans les huit jours qui
suivront la séance.
MÉMOIRES ORIGINAUX

(PARTIE MEDICALE)

Schizophrénie et schizonoïa

Par R. LAFORGUE.

(Rapport à la première Conférence des Psychanalystes de langue


française, Genève 1926.)

Le sujet de mon rapport était à l'origine : la schizonoïa,


mais une erreur d'impression sur le programme de notre con-
grès en a fait : la schizophrénie. Vous me permettrez, peut-
être, pour concilier les choses, de parler et de la schizophrénie
et de la schizonoïa puisque ces deux problèmes me semblent in-
timement liés l'un à l'autre.
C'est en étudiant certains schizophrènes que nous sommes
arrivés à construire notre théorie de la schizonoïa, théorie dont
l'accouchement nous a été possible grâce aux efforts de Pichon
et de Codet, qui ont apporté à mes pensées la clarté sans la-
quelle elles n'auraient pas été viables. Inutile de dire que nous
n'avons pas eu la prétention de résoudre le problème de l'ori-
gine des états schizophréniques. Nous ne voulons pas tomber
dans l'erreur si fréquente d'apporter des affirmations dogma-
tiques ne s'appuyant que sur des preuves insuffisantes, de
vouloir faire rendre à ces dernières plus qu'elles ne peuvent.
Pour bien des raisons, la théorie de Bleuler d'après laquelle la
schizophrénie serait une Prozesspsychose, c'est-à-dire un pro-
cessus organique, ne nous a pas satisfaits. Nous avons, l'im-
pression que cette affirmation n'est pas suffisamment étayée et
nous avons senti le besoin de voir s'il n'y avait pas d'autre
MEMOIRESORIGINAUX.— PARTIE MEDICALE 7

chemin pour s'approcher de la solution du problème. Il est vrai


que Bleuler affirme qu'on aurait trouvé des lésions. D'autres
auteurs par contre affirment le contraire. Je vous avoue que
même le fait que ces lésions existassent ne serait à mon avis
pas suffisant pour prouver qu'elles fussent à la base du pro-
cessus pathologique de la schizophrénie. Il faudrait encore dé-
montrer que la lésion fût primaire et non secondaire, comme le
dit très justement M. Claude dans son rapport sur la Schizo-
phrénie (Congrès de Genève 1926), nous voyons en effet fré-
quemment les troubles psychiques provoquer des perturba-
tions graves dans le fonctionnement de l'organisme, dans son
métabolisme, etc.
On a cherché dans le comportement affectif du schizophrène
un critérium pour le diagnostic différentiel de la maladie ; et il
est certain que les troubles de l'affectivité sont extrêmement
caractéristiques de ces états.
Nous nous sommes posé la question de savoir si l'étude de
l'organisation de l'affectivité d'un sujet ne nous permettrait
pas de trouver une voie pour progresser dans la compréhen-
sion du problème. Nous avions l'impression que, quoique beau-
coup d'éléments nous manquassent pour suivre l'organisation
de l'affectivité d'un sujet dans son développement, il était utile
de chercher à connaître les lois suivant lesquelles se faisait
cette organisation si l'on voulait se prononcer sur les causes
qui pouvaient déterminer une orientation vicieuse de l'affecti-
vité et sur la forme même de ce fonctionnement pathologique.
Il s'agit en somme d'un problème semblable à celui devant
lequel se trouvait le chimiste quand, voulant étudier les rap-
ports entre les différents corps chimiques susceptibles d'entrer
en combinaison les uns avec les autres, il se trouvait amené à
faire la théorie des valences. L'affectivité serait en somme
comparable aux valences qui déterminent la capacité d'un
corps à entrer en combinaison avec d'autres corps.
Notre ami Borel a plusieurs fois parlé de la notion des va-
lences affectives, de leur autosaturation par l'autisme et ce
point de vue mérite d'être pris en considération quand on veut
s'occuper du problème du contact du schizophrène avec le
monde extérieur.
Nous avons eu la bonne fortune de pouvoir étudier psycha-
8 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

nalytiquement un certain nombre de cas présentant des trou-


bles psychiques graves que nous avons pu rattacher à des
conflits qui, dès la première enfance, avaient déterminé une
désorganisation plus ou moins prononcée de l'affectivité. Et
nous nous sommes, demandé si ce que nous avions vu ne nous
fournissait pas quelques éléments pour la compréhension de
certains processus schizophréniques. Je dis certains, car j'ad-
mets, avec MM. Claude et Borel, que l'on range peut-être dans
la schizophrénie des états bien différents les uns des autres,
mais qu'il n'a pas encore été possible de différencier pertinem-
ment faute de données suffisantes sur leur nature foncière ;
l'on doit se demander dès maintenant si l'on ne sera pas amené
un jour à réserver le terme de schizophrénie exclusivement aux
individus qui se sont lentement engagés dans leur état à la
suite d'une désorientation affective.
Les malades présentent chacun une certaine constitution,
c'est-à-dire un terrain mental déterminé dès leur prime en-
fance. Mais quelle est là la part des facteurs véritablement
hériditaires, quelle est celle des circonstances du début de la
vie ? Nous ne pouvons le dire ; jusqu'à présent nous ne som-
mes sûrs que de l'imperfection de nos connaissances sur ce
point. Aussi est-il prudent de faire de l'observation impartiale,
et d'accumuler des faits, obtenus en prenant le problème sous
divers angles. Nous pensons que Kretschmer et ses tenants
font bien de recueillir des renseignements statistiques dans les
familles ; de notre côté, nous nous croyons fondés à étudier
psychanalytiquement le développement de l'instinct humain
pendant l'enfance. Les deux méthodes rencontrent de grandes
difficultés, surtout la méthode psychanalytique ; mais on com-
prendra avec le temps qu'il n'y a jusqu'à présent pas de meil-
leur chemin, pour étudier les conflits affectifs d'un individu,
que de les reproduire au moyen du transfert psychanalatique.
Freud et ses élèves ont cherché à démontrer que l'organisa-
tion de l'affectivité, ou, pour employer un terme plus précis,
de la libido, se faisait en plusieurs stades : les stades oral, anal
et génital. Ils ont en outre introduit la notion que la sexualité
ne se bornait pas à l'acte sexuel proprement dit, mais qu'elle
était caractérisée par un ensemble de phénomènes dont la con-
ception ne serait qu'un élément, l'accouchement un autre,
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 9

ensemble dont le but est la création et l'organisation d'un être


adulte capable de procréer à son tour. Il nous semble que les
notions de Freud sur l'affectivité infantile peuvent être extrê-
mement fécondes pour nos recherches concernant la schizophré-
nie. La psychanalyse nous permet d'actualiser les conflits qui
n'ont pas été liquidés par le- malade, d'étudier leur structure,
de comprendre dans une certaine mesure pourquoi le malade
reste accroché à ses conflits ; elle nous permet également •
d'essayer de faire sortir le psychisme de la fausse voie dans
laquelle il s'est engagé.
Nous avons cherché à nous faire une idée aussi exacte que
possible de la transformation que subit,l'affectivité d'un enfant
pendant les premières années de sa vie, et nous avons observé
l'influence capitale exercée par le sevrage sur la formation du
psychisme, ce qui nous a conduit à envisager la possibilité
d'un arrêt du développement affectif à la suite des conflits du
sevrage. Le sevrage ne se bornerait, dans cet ordre d'idées,
pas uniquement à l'ablactation proprement dite, mais com-
prendrait tout un. ensemble de circonstances au cours des-
quelles l'enfant arrive à se détacher progressivement de sa
mère, à lui substituer la famille, puis à marcher, à parler, à
être propre, bref à développer sa personnalité sociale. Ainsi
nous avons essayé de trouver un nouveau point de vue pour
étudier le problème de l'adaptation de l'individu au monde
extérieur ; et cela nous a paru d'autant plus nécessaire que
Bleuler et son école ne se sont qu'imparfaitement occupés de
ce côté du problème.
Nous avons eu l'impression que l'individu était obligé de
résoudre très tôt le problème de l'adaptation et qu'il existait
une analogie étroite entre les rapports tels qu'ils s'organisent
chez l'enfant vis-à-vis de la mère puis de la famille, et les rap--
ports desquels l'individu doit être capable vis-à-vis du monde
extérieur. Dans un certain nombre de cas nous avons pu voir
que le sujet avait échoué dans ses efforts d'adaptation à la
société, parce qu'ayant marqué son adaptation à la famille, et
parce que, conséquemment, l'épanouissement normal du
psychisme avait été entravé par des conflits infantiles. Le
trouble s'était produit dans tous ces cas à peu près d'après le
schéma suivant. On peut se représenter le développement d'un
10 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

individu dans le milieu familial comme une continuation de la


naissance dans le sens d'un détachement progressif entre le
sujet et sa mère, jusqu'au moment de l'indépendance com-
plète de ce sujet. Au cours de ce développement, l'affectivité
du sujet subit des modifications profondes. Fixée au début à
la mère, elle est captative (Codet), et nécessite pour chaque
effort l'aide de l'entourage. Avec le temps elle devient davan-
tage oblative (Pichon), c'est-à-dire que l'enfant apprend à se
passer de l'entourage et à se suffire à lui-même. Cette évolu-
tion représente le sacrifice de la mère par l'enfant et se fait
par plusieurs stades, le premier intra-utérin, le second intra-
familial, le troisième intranational. Nous avons appelé avec
Codet, dans notre publication sur la Schizonoïa, le 3e stade,
le stade extrafamilial, mais il me semble aujourd'hui plus
juste et plus vaste de dire intranational, car ainsi nous vojrons
que nous avons à faire à un stade affectif encore imparfaite-
ment exploré mais dont l'étude peut avoir une importance for-
midable pour arriver à comprendre les éléments affectifs, qui
règlent la vie de la communauté nationale, vie, qui, elle aussi,
peut être troublée par des névroses sociales de la mentalité
collective.
Dans nos conditions ordinaires de civilisation, la mère et
l'enfant forment pendant les premières années une association
psychique étroite dans laquelle la mère sert à l'enfant de nour-
riture, de soutien, de compensation à toutes les infériorités de
l'enfance ; sans une association psychique pareille, l'enfant ne
peut pas vivre. Au fur et à mesure que cet état de choses se
modifie progressivement, l'enfant est contraint d'apprendre à
accepter que la mère devienne monde extérieur, qu'elle ne
soit plus toujours à sa disposition ; d'apprendre à lui substituer
d'autres personnes : la famille ; d'apprendre, point capital, à
partager la mère avec l'entourage et à laisser s'accentuer tou-
jours davantage l'autorité du père.
L'organisation des rapports familiaux n'est pas toujours
une chose facile pour l'enfant. Nous voyons à la faveur de
multiples conflits l'enfant prendre le monde extérieur en
grippe et chercher à se soustraire à son influence.. Ces conflits
peuvent être de différents ordres :
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE II

1° ceux qui seraient dus à une infériorité organique héré-


ditaire ;
2° ceux qui surviennent à la suite des conflits avec l'en-
tourage au cous du sevrage ;
3° les conflits d'ordre sexuel ;
4° ceux qui sont créés par l'influence qu'une mère désé-
quilibrée a sur son enfant. Car on peut comprendre qu'une
névrose peut se transmettre par tradition familiale exactement
de la même façon que la civilisation.
Quand, au cours d'un de ces conflits, l'enfant arrive à ne
pas accepter le sevrage affectif, à ne pas supporter de faire le
sacrifice de sa mère, il cherche à compenser ce sacrifice intolé-
rable par l'imagination et se substitue pour ainsi dire lui-même
à sa mère pour pouvoir se passer d'elle dans la réalité. C'est
cette réaction qui nous semble être importante comme trouble
fondamental à partir duquel on peut envisager l'organisation
d'une affectivité vicieuse telle qu'on l'observe dans le déve-
loppement de certaines névroses obsessionnelles et psychoses.
Car cette réaction a comme conséquence que dès la plus ten-
dre enfance, quand le psychisme est encore particulièrement
malléable, l'intérêt de l'enfant se retire de la mère sur lui-
même et sa propre imagination. L'évolution affective de l'en-
fant, qui ne peut être obtenue que grâce au sevrage avec ses
facteurs émotionnels, en est compromise, car chaque sevrage,
chaque sacrifice ultérieurs risquent d'être compensés par ce
mécanisme d'une façon autistique ; et l'enfant n'atteint pas
le degré d'oblativité que nécessite la vie sociale. Ce mécanisme,
qui consiste pour ainsi dire à dédoubler l'individu, a comme
conséquence que d'une part l'enfant prend l'habitude de s'arrê-
ter dans un stade infantile de l'activité instinctive et que d'au-
tre part il cherche à jouer dans son imagination le rôle de son
idéal aux dépens du développement de sa véritable personna-
lité. Ainsi se développe une sorte de bipolarisation de l'activité
psychique. (Constitution bipolaire du psychisme. Rapport sur
la Schizophrénie de H. Claude, Genève 1926.)
C'est en cette faculté d'arriver à faire abstraction de la
mère réelle, de rompre les rapports affectifs avec elle et de
trouver une compensation dans l'imagination que consiste le
trouble que nous avons appelé schizonoïa, trouble qui suivant
12 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

les cas peut être plus ou moins fortement accusé et acquérir


une importance variable. Nous croyons voir en lui une des
raisons principales de la disposition de beaucoup d'individus à
faire des maladies névrotiques ou psychotiques, qui ne se
manifestent pas toujours tout de suite, mais qui se développent
sur ce terrain avec préférence surtout aux moments critiques
de la vie. Cherchons maintenant à comprendre quelles pour-
ront être les répercussions de ce trouble sur l'évolution ulté-
rieure de l'affectivité d'un sujet donné.
Le sujet qui arrive à compenser la mère, d'après le méca-
nisme schizonoïaque ne passe pas par un sevrage affectif nor-
mal. Le sevrage semble avoir un rôle biologique important et
modifier profondément le fonctionnement de l'affectivité de
l'individu par l'intermédiaire de toute une série de facteurs
d'ordre émotionnel. C'est au cours de cette épreuve que le sujet
acquiert la capacité au sacrifice dont on a besoin pour la vie
internationale. Nous verrons plus tard quel rôle insoupçonné
joue la capacité au sacrifice dans le développement de l'affec-
tivité d'un individu en particulier aussi bien que dans celui
de la civilisation en général, civilisation qui a exalté l'idée du
sacrifice à Dieu le Père, l'idée de l'amour du prochain. Cette
capacité au sacrifice a été appelée par notre ami Pichon l'obla-
tivité, par opposition à la captativité dénommée d'autre part
par Codet. Ce sont ces deux facteurs captativité et oblativité
qui forment ensemble ce que nous avons appelé la résultante
vitale d'un individu : cette résultante serait fonction de l'un et
de l'autre de ces deux facteurs. L'oblativité correspondrait
donc dans une certaine mesure au « Realitäts princip » de
Freud. C'est une capacité inconsciente du psychisme à ac-
cepter sans réaction pathologique tout ce qui dans la vie est en
analogie avec le sevrage ; elle est par conséquent susceptible de
réveiller par association d'idées les traumatismes de ce dernier.
Or notre vie en société est sous bien des rapports la projection
sur un plan plus vaste de la vie telle qu'on apprend à la vivre
dans le milieu familial. Nous savons comment l'autorité du
père devient celle de la patrie, des patrons, ou, dans un autre
ordre d'idées, celle de Dieu le Père, comment les frères devien-
nent des confrères, comment la nation cherche à réaliser l'idéal
de la fraternité. Les conflits avec la famille dans lesquels un
MÉMOIRES ORIGINAUX. PARTIE MEDICALE 13

sujet a échoué, il les retrouve dans la vie. La non-acceptation


du père implique la non-acceptation d'une autorité quelconque.
Chaque association entre deux individus nécessite la capacité
du psychisme à accepter une autre individualité à côté de soi,
à la laisser vivre comme on a appris à le faire avec la mère.
Or la compensation schizonoïaque d'un individu compro-
met le développement de son oblativité. Il n'accepte pas que la
mère, qui n'est pour l'affectivité infantile qu'une chose-nour-
riture, devienne indépendante de sa personne. Il ne veut pas
qu'une autre volonté que la sienne dispose d'elle et risque de
le priver de ce dont il a besoin pour vivre. En substituant à
sa mère une compensation, il cherche à échapper au sevrage,
il ne l'accepte qu'apparemment, mais en réalité il tourne la dif-
ficulté en se rendant indifférent à sa mère, pour arriver à ce
que ce dont il devrait faire le sacrifice n'ait aucune valeur pour
lui. Il dévalorise sa mère pour avoir l'illusion de ne perdre que
des choses inutiles. Ainsi le sujet arrive par des efforts, par un
entraînement considérable, à ignorer sa mère, à la scotomiser
comme nous l'avons dit, et à se concentrer principalement sur
la compensation. Ce mécanisme, bien connu chez l'adulte qui
veut se distraire pour oublier un choc psychique pénible, a des
conséquences funestes quand il a lieu chez un enfant qui fixe
automatiquement dans son caractère tout ce qu'il a pris l'ha-
bitude de faire, et qui ainsi peut devenir l'esclave, le pri-
sonnier de ses automatismes, même alors qu'il voudrait en
faire abstraction pour pouvoir se développer normalement.
Du refoulement de Freud nous avons différencié la scotomi-
sation, précisément parce qu'elle ne représente pas le refoule-
ment d'un désir, mais au contraire en est la réalisation et cela
en dépit des apparences contraires. La capacité de refouler
n'est pas autre chose que la capacité au sevrage, au sacrifice.
Elle nécessite de l'oblativité pour laisser inassouvis tous les
désirs associaux, archaïques qui font partie de là personnalité
humaine. Par la scotomisation, le sujet ne refoule un désir
irréalisable qu'en apparence.
Il cherche, analogiquement à ce qu'il a appris à faire quant
à la mère, à laisser le désir en dehors du cadre de la cons-
cience, à l'ignorer pour ne pas souffrir par sa non-réalisation.
Mais il compense par l'autisme, compensation de laquelle il n'a
14 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

pas appris à se sevrer, et le refoulement du désir ne réussit


pas. La scotomisation conduit, en dépit des apparences, à la
satisfaction-du désir, non pas par l'intermédiaire de la cons-
cience, mais par l'intervention de réactions instinctives, ayant
lieu en dépit de la volonté du sujet, à l'insu de son contrôle
conscient. Ces réactions ont le caractère d'une contrainte em-
piétant sur la personnalité consciente et se faisant d'après les
mêmes mécanismes affectifs que le rêve pendant le sommeil
normal, quand la conscience a laissé volontairement la place
à l'inconscient, à l'autisme du repos ordinaire. Cela explique-
rait pourquoi le symbolisme du schizophrène serait le même
que celui du rêve, comme l'ont constaté Jung et Bleuler sans
toutefois pouvoir nous en donner l'explication. Quel peut bien
être le rôle de tous ces mécanismes dans la formation d'un psy-
chisme schizophrénique ? Voilà la question que nous devons
nous poser.
Nous pouvons concevoir que la compensation autistique
puisse empêcher un sujet de se débarrasser de son affectivité
infantile telle qu'elle existe avant le sevrage, la capacité de se
sevrer normalement du passé étant entravée. Cet état de choses
se traduira d'une façon très diverses dans le comportement de
l'individu : 1° la réaction à retardement, chaque influence re-
présentant pour le sujet un choc susceptible de le faire sortir de
son équilibre acquis et de le pousser vers un nouvel état affec-
tif. Le sujet réagit à cela en maintenant aussi longtemps que
possible l'équilibre acquis et en réagissant à chaque influence
aussi tardivement que possible.
2° La fixation au passé peut s'exprimer par la difficulté du
sujet à se séparer de ses excréments, et par l'horreur de la
nourriture, les excréments représentant précisément le passé et
la nourriture l'avenir encore à digérer. Le négativisme du
schizophrène pourrait bien être en rapport avec un comporte-
ment affectif de ce genre-là.
3° La dislocation de la personnalité consciente et l'ambiva-
lence sont au premier plan du comportement schizophrénique.
Nous avons parlé du mécanisme compensateur susceptible
d'empiéter sur l'activité consciente d'un individu. Dans cet
ordre d'idées, on peut se représenter que la réalisation d'un
champ de conscience nécessite et l'acceptation de tous les élé-
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 15

ments de ce champ susceptibles de nous déplaire, et l'exclusion


de tous les désirs susceptibles de nous attirer vers autre chose.
On conçoit aisément que l'effort de conscience nécessite un cer-
tain effort d'oblativité. Le schizonoïaque a tendance à scotomi-
ser ce qui dans un champ donné lui est désagréable. Il ne veut
ni ne peut tenir compte que de ce qui lui convient ; de plus, il
ne réussit pas à refouler les désirs susceptibles de le pousser
ailleurs. Il les scotomise, quitte à en subir les contre-coups, par
des réactions ambivalentes, quand il sent ses désirs cons-
cients paralysés par le désir contraire, qui par la scotomisa-
tion n'est pas apparu dans le champ conscient mais qui néan-
moins est susceptible de mettre l'activité compensatrice de
l'autisme en action. Ainsi pourrait s'expliquer la difficulté du
schizophrène à se concentrer sur un élément donné, sa ten-
dance à passer à côté de certains sujets de conversation (Vor-
beireden) parce qu'il les scotomise, son incapacité à tenir
compte de tous les éléments pour faire un raisonnement logi-
que ; puis le manque de sens du réel, la réalité schizophréni-
que ne comprenant pas les éléments scotomisés ; enfin la sen-
sation qu'a le malade de ne pas être libre, d'être possédé par
un démon, d'être la proie de différentes influences qui le per-
sécutent, d'avoir différentes personnalités en lui, sensation
que le malade cherche à traduire comme il le peut par des
idées d'influence, etc. On peut se représenter que tous ces
mécanismes déterminent l'incohérence du langage du malade
et le poussent vers l'expression symbolique de ses conflits, le
symbolisme étant une manière pour le psychisme de s'expri-
mer en tournant la résistance que la censure consciente pour-
rait opposer à l'expression directe, susceptible d'éveiller des
associations d'idées trop désagréables pour le moi conscient de
l'individu.
Minkowski nous a donné plusieurs descriptions extrême-
ment vivantes de la mentalité schizophrénique. Il nous a si-
gnalé la tendance du malade à ne tenir compte que de sa vo-
lonté à lui, à négliger ce que l'ambiance dicterait à un syntone
et il a insisté sur le besoin d'absolu du psychisme schizophré-
nique. Le dernier point me semble avoir une importance consi-
dérable tant il est caractéristique du besoin qu'a le malade de
vouloir imposer à la réalité sa façon de voir les choses, carac-
16 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

téristique aussi de sa tendance à chercher un idéal absolu, qui


ne l'exposerait à aucun sevrage, à aucune imperfection. Cette
dernière tendance traduit le désir qu'a le psychisme capta-
tif de retrouver à tout prix l'absolu-mère-paradis de laquelle le
sujet n'a pas puse sevrer. Cette mère doit faire partie de lui
comme lui-même fait partie de lui ; il recherche avec elle
l'unité et la scotomise dès qu'elle se présente comme différente
de lui. Ainsi le schizonoïaque manifeste une hostilité contre
toute différenciation, toute inégalité.'Il exalte la passion pour
la symétrie, pour l'immutabilité, la rigidité et cherche à ex-
clure de sa vie toute réalité vivante inégale toujours en trans-
formation. Son idéal est l'être phallique disposant de toutes les
propriétés et de l'homme et de la femme.
4° En quatrième lieu, nous devons mentionner que le trou-
ble schizonoïaque conduit l'individu à invertir l'échelle des
valeurs affectives des sensations.
Nous avons vu comment se fait la scotomisation de la mère,
puis du monde extérieur, comment le sujet peut chercher à
les exclure de son champ d'action et à les traiter analogique-
ment à ce que fait l'organisme quand il abandonne les excré-
ments. La scotomisation cherche à mettre affectivement le
monde extérieur vers lequel devrait aller tout l'élan du sujet
en analogie avec ce qu'il y a de plus répugnant : cadavre, pour-
riture, excréments. Mais pour pouvoir scotomiser le monde
extérieur, le schizonoïaque est obligé de s'isoler et de fuir le
contact avec lui. Il exprime sa haine négativement ; il repousse
le monde en se retirant de lui, il le dépersonnalise en s'insen-
sibilisant, en s'inhibant, en se dépersonnalisant lui-même.
Mais sa sensibilité se concentre, à la suite de cette fuite, au-
tour de son monde intérieur, sur tout ce qui fait partie de lui,
sur tout ce que sa captativité peut posséder, digérer sans être
obligé de partager avec personne. Cette, sensibilité exaltée par
le monde intérieur embrasse tout ce que le sujet devrait aban-
donner et peut se traduire par une fixation de l'organe de diges-
tion aux matières digérées tant au point de vue physique que
psychique. Schématiquement exprimé, nous pouvons dire que
le schizonoïaque renverse les valeurs affectives. Le monde
extérieur, la source de la vie, devient pour lui quelque chose
de mort d'indifférent et il se comporte affectivement vis-à-vis de
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 17

lui comme vis-à-vis des excréments. Les matières mortes, iner-


tes, par contre, sont susceptibles de faire vibrer sa sensibilité ;
un intérêt morbide le pousse vers tout ce qui est destructif :
rêves stériles, hallucinations, qui prennent la place de la réa-
lité scotomisée. Nous retrouvons, dans cet intérêt, l'affectivité
de l'enfant non sevré, ne pouvant rien laisser exister l'inassi-
milé en dehors de lui et ayant besoin de traiter tout ce qui ne
fait pas partie de son organisme comme les excréments, qui
seuls ne réveillent pas ses appétits et qui seuls par conséquent
ne lui donnent pas le sentiment insupportable de l'inassouvissê-
ment. C'est précisément l'incapacité du sujet à supporter
l'inassouvissement du sevrage qui semble le pousser vers tou-
tes les réactions multiples de fuite et de compensation qui ren-
dent les manifestations de la mentalité,schizophrénique aussi
diverses. Nous avons vu comment la résistance contre le se-
vrage était susceptible de conduire l'individu à la compensa-
tion autistique, à la scotomisation. Nous avons mentionné qu'à
la suite de cette compensation le psychisme restait accroché
dans le stade captatif, sadico-anal de l'affectivité, stade qui se
manifeste par d'autres besoins que ceux de l'affectivité adulte.
Nous voudrions maintenant insister davantage sur la façon
dont le manque d'oblativité, à la suite d'un sevrage raté, arrive
à conduire le schizonoïaque vers les conflits du complexe
d'OEdipe. Nous savons que, dans nos conditions de civilisa-
tion, la sexualité de l'enfant est sujette à un refoulement con-
sidérable. L'inceste est interdit, car ce n'est qu'ainsi que la
famille, cellule de l'organisme national, peut exister. Le
schizonoïaque, affectivement fixé sur la compensation des
parents, arrive à rester fixé à eux également au point de vue
sexuel, puisqu'il ne dispose pas non plus, dans cet ordre
d'idées, de l'oblativité nécessaire pour accepter un sevrage.
C'est ce qui fait que le complexe d'OEdipe reste toujours au
premier plan de ses rêveries et le conduit vers des auto-satura-
tions masturbatoires, seules soupapes de sûreté pour une
sexualité qui 'risquerait de s'engager dans les pires conflits
avec l'entourage en cherchant à se réaliser.
Il nous est impossible d'examiner tous les points de vue
que comporterait le sujet que nous avons à traiter. La théorie
ne peut pas remplacer l'expérience, qu'on acquiert seulement
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 2
18 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

au contact de la réalité vivante. Elle est toujours schématique


et par cela quelque peu arbitraire, voire parfois injuste. Mais
nous avons cru devoir démontrer la possibilité d'une explica-
tion d'un certain nombre de symptômes schizophréniques par
la notion de l'arriération affective et de la désorganisation de
l'activité instinctive. En ce qui nous concerne, je crois que les
mécanismes cités sont susceptibles de jouer un grand rôle dans
l'orientation de l'affectivité vers le schizophrène. Je vous
donne ces conceptions pour ce qu'elles valent mais je vou-
drais ajouter qu'elles m'ont rendu des services considérables
pour le traitement de mes malades, parmi lesquels se. trou-
vent des schizophrènes notoires. Je ne dis pas qu'il soit facile
de dénouer une mentalité schizophrénique et qu'on y réussisse
toujours ; je crois au contraire que nos moyens d'actions sont
encore très rudimentaires ; mais néanmoins nous croyons que
le développement de l'oblativité par un traitement psychana-
hytique rationnel, adapté au malade, peut nous permettre dans
bien des cas de reconstituer la personnalité consciente de mala-
des qui ont fini, après bien des luttes inutiles, par se laisser
glisser sur la pente douce de la régression de l'affectivité.

Observations sur la notion de schizonoïa

Par A. HESNARD

Je compte, Messieurs, faire au Congrès des aliénistes une commu-


nication en collaboration avec le rapporteur sur : « La théorie psy-
chanalytique ou instinctiviste de la Schizophrénie ». C'est dire que je
partage la plus grande partie des idées de mon ami et collaborateur
Laforgue sur la question.
Toutefois il est deux points que je voudrais préciser au sujet de la
conception de la Schizonoïa.
Tout d'abord il y aurait lieu de préciser en quoi un mécanisme
psychanalytique aussi fréquent que celui qu'a exposé M. Laforgue
aboutit à tant de résultats apparents différents, en tant que formes
multiples de névrose et de psychose ou de traits de caractère à l'état
normal. La possessivité de l'enfant pour la mère, qui paraît à l'ori-
gine participer à la fois de l'instinct d'alimentivité et de l'instinct
MEMOIRES ORIGINAUX.— PARTIE MÉDICALE 19

d'amativité (pour employer deux vieilles expressions de la langue


française et non des néologismes), puis l'angoisse du sevrage abqutis-
sant au repliement sur soi-même et à l'ébauche de l'autisme, plus
tard l'irradiation indéfiniment répétée, lors de chaque situation en
analogie affective, de ce rythme du refus de l'aliment-objet et de l'atti-
rance pour les choses normalement répulsives, est, avec des variantes,
un processus commun à une foule d'états morbides, depuis l'aliéna-
tion mentale jusqu'aux plus innocentes névroses. M. Laforgue ferait
oeuvre utile en recherchant, le long de ce fil conducteur du rythmé
digestif de l'instinct sexuel, les innombrables raisons de la spécificité
de chaque névrose. Il a déjà esquissé cette féconde recherche à propos
dé la différenciation entre la névrose d'angoisse et l'obsession : qu'il
continue dans cette voie. En particulier, n'y a-t-il là avant tout
qu'une question de précocité ou de degré dans le « ratage » de l'évo-
lution instinctive ?
J'ajoute qu'il me paraît nécessaire de le mettre en garde, dans une
analyse aussi délicate que cette recherche exigée de lui, contre un
danger, dans lequel nos adversaires ne manqueraient pas de voir une
critique capitale de notre méthode : Jusqu'à quel point les termes dont
nous sommes obligés de nous servir en pareille matière sont-ils méta-
phoriques ? En d'autres termes, y a-t-il dans les faits de la vie affec-
tive que nous voulons, avec lui, étudier" et exprimer, autre chose
qu'une analogie plus ou moins vague avec les phénomènes, de la vie
matérielle ?
Pour prendre un exemple, le « sevrage » — que je précise pour
ma part toujours en disant « sevrage affectif »— est-il vraiment la.
conséquence psychique d'une séparation effective, matérielle, avec la
mère ? Ou bien est-ce un processus endogène de nature spécifique
dans le déterminisme duquel entré pour une très grande part un état-
défectueux, inné, de l'aptitude affective ? Il m'a semblé, en effet,
saisir, dans certaines analyses, ce processus du sevrage raté avec
refuge du petit être en lui-même, alors que la mère était là et ne se
refusait pas matériellement à son enfant. J'ai cru aussi comprendre
que certains futurs nerveux, par suite d'une rivalité familiale que-
rien ne motivait dans la réalité; s'intériorisaient affectivement dès
qu'ils croyaient comprendre, intuitivement, la préférence maternelle:
pour le concurrent. Je crois, pour ma part, qu'il ne faut, ni rejeter,
entièrement les causes occasionnelles, les contingences qui contrarient,
l'élan instinctif, ni non plus en faire les seules déterminantes des con-
flits infantiles. La vérité est au milieu, ainsi que l'indique Freud :
« Les dispositions psychiques (héréditaires, par exemple), pour deve-
nir efficaces, ont cependant besoin d'être stimulées par certains évé-
nements de la vie individuelle ».
En second lieu je vois avec une certaine inquiétude. Laforgue ranger
sous une même notion analytique deux groupes de faits cliniques —
les schizophrènes les plus graves et les névroses les plus innocentes —
20 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

alors que pratiquement leur pronostic, capital, est si différent. Nous


connaissons tous des obsédés ou des anxieux qui n'ont rien, absolu-
ment rien, de cette indifférence au réel, de cet inintérêt précoce à
la vie qu'annoncent les futurs schizophrènes. Il y aurait intérêt, au
contraire, surtout dans nos cabinets d'analystes, à préciser ce pro-
nostic, que les familles nous réclament toujours, et que je crois pres-
que toujours possible.
En terminant, je félicite mon ami Laforgue de son beau travail. Je
sais personnellement tout ce que ce praticien éminent et énergique a
fait pour la cause psychanalitique, le travail qu'il accumule chaque
jour, la force qu'il est pour nous. Qu'il me permette de dire ici pu-
bliquement ce que son amitié m'interdirait de lui dire en particulier :
tout le bien que je pense de lui et de son oeuvre.

Sur la prétendue différence entre l'organique


et le psychogène

Par Edouard PICHON.

Messieurs, j'ai ressenti un grand plaisir en entendant M. Hesnard


protester contre la distinction absolue qu'on fait trop souvent entre
les maladies organiques et les maladies psychogènes. Je reconnaissais
là une de mes opinions favorites ; malheureusement, lorsqu'il est
passé au développement de cette pensée, j'ai cessé d'être d'accord
avec lui. L'instinct, tel qu'il nous le présente, me paraît une con-
ception bien vague, et je comprends mal ce que M. Hesnard veut dire
quand il l'appelle une force matérielle.
Ce n'est pas en introduisant des entités plus ou moins mystérieuses
qu'on abolira la distinction du psychogène et de l'organique. Pour
moi, c'est sur le terrein, modeste mais solide, des faits que je veux
me placer.
Connaître quels rapports existent entre le psychique et l'organique,
ce serait avoir résolu le problème métaphysique. Peut-être pareille
oeuvre dépasse-t-elle les forces humaines ; en tout cas, à l'heure ac-
tuelle, elle n'est pas accomplie. Les faits psychiques et les faits orga-
niques nous ont montré bien des fois un certain parallélisme; mais sur
la nature, le mécanisme dudit, nous sommes complètement ignorants,
ei il importe que nous ne nous cachions pas cette ignorance, car la
science ne vit que de sincérité.
L'investigation somatique et l'investigation psychologique doivent
donc être considérées comme parallèles. Nous avons toujours le droit
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 21

de les employer l'une et l'autre à l'étude d'un problème clinique


donné, et, après les avoir employées, le devoir d'enregistrer loyale-
ment les résultats qu'elles nous auront donnés. Ceci sans nous atten-
dre a priori à ce que l'une soit condamnée à ne rien donner quand
l'autre donne. Que si tel syndrome s'explique scientifiquement d'une
part, sur le plan organique, par des lésions anatomiques ou des per-
turbations physiologiques (endocriniennes par exemple) et d'autre
part, sur le plan psychologique, par une viciation de l'évolution men-
tale, notre devoir, est d'enregistrer côte-à-côte ces deux explications,
et non pas de les déclarer incompatibles au nom d'un dogme a priori
et de ne vouloir conséquemment accepter que l'une d'elles. Aussi
bien ne savons-nous pas, quand nous trouvons une lésion (j'entends
une lésion dite primaire) et un trouble psychique, lequel des deux
doit être considéré comme la cause de l'autre. Classiquement, on
donne toujours le pas à la lésion, mais cette manière de voir est une
h'àbitude, et rien d'autre. Rien ne nous empêcherait de concevoir le
psychisme (y compris le conscient et tous les éléments de l'incons-
cient) comme le grand régulateur, voire l'agent véritable de notre vie
cellulaire, et de présenter par conséquent la lésion comme la trace
matérielle d'un trouble psychique véritablement causal ; mais ce
serait là une pure hypothèse substituée à celle sur laquelle nous avons
l'habitude de vivre.
La réalité, c'est qu'il existe deux méthodes scientifiques très légi-
timement employables, l'anatomo-physio-clinique d'une part, la
psycho-clinique de l'autre, et que nous n'avons pas lé droit d'exclure
l'une ou l'autre d'entre elles de l'étude d'une maladie quelconque,
quelque caractère que nous soyons a priori tentés d'attribuer à cette
maladie. C'est en ce sens qu'il faut proclamer que, pour un chercheur
qui veut s'en tenir à la véritable probité scientifique, il n'y a pas de
distinction possible des maladies ni des syndromes en organiques et
psychogènes.

Sur le rattachement des lésions


et des processus psychiques de la schizophrénie
à dés notions plus générales

Par MINKOWSKI (de Zurich).

Dans son intéressant rapport, M. Laforgue a abordé entre autres


la question du processus organique étant à la base de la schizophré-
nie d'après M. Bleuler. Or j'ai observé de près les travaux de M. de
22 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Monakow et de quelques-uns de ses élèves (surtout Kitabazaski et


Attende) sur l'anatomie pathologique de la schizophrénie, et sans
souscrire à tout ce qui a été émis à ce sujet, je tiens néanmoins à dire
que, dans les cerveaux de schizophrènes (même lorsqu'il s'agit d'indi-
vidus jeunes n'ayant pas subi de maladies intercurrentes), on trouve
souvent des altérations intéressantes, dont il faut tenir compte. Ces
altérations concernent en premier lieu les cellules épithéliales des
villosités des plexus choroïdes, l'épendyme et le tissu sous-épen-
dymaire, peut-être aussi certains éléments de la névroglie ; elles
donnent l'impression d'un processus dégénératif chronique touchant
des éléments del'ectoderme, et plus particulièrement ceux qui ont des
fonctions secrétoires, (tandis que l'appareil nerveux sensu striction,
servant à des fonctions sensitivo-motrices, associatives etc., est moins
atteint) ; c'est ce qui les rapproche des altérations de l'appareil endo-
crinien dans la schizophrénie, décrites par différents auteurs.
Le tissu mésodermique, à savoir surtout les parois vasculaires,
reste plus ou moins libre d'altérations ou ne souffre que secondaire-
ment.
Ces lésions organiques constituent-elles un phénomène primaire ou
secondaire par rapport aux troubles psychiques de la schizophénie ?
Or je crois comme plusieurs de mes confrères qui ont pris part à la
discussion, que la question ne devrait pas être posée ainsi, mais qu'il
s'agit plutôt de manifestations ou d'aspects différents d'un phéno-
mène unique étant à la base des processus vitaux, normaux et patho-
logiques.
M. Laforgue s'est occupé de l'évolution du psychisme infantile, il
a mis en relief ses tendances captatives ou oblatives ; il a attribué une
importance particulière au sevrage et à ses conséquences psychiques.
Emancipation de l'enfant par rapport à la mère et projection de
celle-ci dans le monde extérieur, tandis qu'elle avait été perçue aupa-
ravant plutôt comme une partie du propre corps de l'enfant. Sans
conteste, il s'agit là de tendances et de mécanismes essentiels et inté-
ressants, mais ne peut-on pas les considérer comme des manifesta-
tions particulières et complexes de phénomènes biologiques d'un ordre
plus général? Les tendances captatives ou oblatives ne correspondent-
elles pas aux réactions d'appropriation et d'assimilation (de la nour-
riture par exemple), de rapprochement, d'agression ou bien de répul-
sion, de défense, de fuite, etc..., telles que nous les constatons dans le
protoplasma même des cellules, et que M. de Monakow classe dans
les deux grands groupes de réactions de « Klisis » ou « d'Ekklisis » ?
Et les corollairs psychiques du sevrage ne sont-ils pas, comme le
complexus d'OEdipe plus tard et les transformations de la naissance
(d'après Rank) plutôt, des épisodes, importants et caractéristi-
ques bien entendu, d'un cycle d'évolution plus,vaste, dans lequel il
faut remonter jusqu'à la vie foetale et même plus haut, c'est-à-dire
dans les antécédents héréditaires? Et la projection d'éléments psychi-
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 23

ques dans le monde extérieur ainsi que sa distinction du monde inté-


rieur, ces deux sphères se dégageant progressivement d'un com-
plexus psychique homogène et quasi amorphe au début, n'est-ce pas
une partie de cette différenciation et de l'évolution du dynamisme
réciproque d'éléments entéroceptifs, proprioceptifs et extéroceptifs
de la sensibilité et du psychisme en général, qui débute sans doute à
partir de la vie foetale et assume un caractère particulièrement im-
portant après la naissance?
C'est ce que nous croyons en effet. Nous croyons que la psyclio-
anatyse, qui est une conception évolutive par son essence même, a
tout intérêt à ne pas rétrécir d'une manière plus ou moins arbitraire
le champ des phénomènes à étudier. Après avoir apporté des contri-
butions de premier ordre à l'étude de phénomènes particuliers du
psychisme et donné une impulsion puissante à la science, il faudra
qu'elle retrouve un contact de plus en plus intime avec les sciences
biologiques et médicales, il faudra qu'elles puise encore davantage à
la source, c'est-à-dire dans la nature même, dont le psychisme est
bien — qui voudrait le nier ? — la manifestation la plus sublime.
Contribution à l'étude du surmoi

et du phénomène moral
Par Ch. ODIER.

(Rapport à la première Conférence des Psychanalystes


de langue française, Genève 1926).

Sommaire
CHAPITRE I. — Considérations générales.
Préambule.
1. Court résumé de la différenciation endopsychique
freudienne
A. Le soi ; B. Le moi.
2. Genèse du surmoi.
3. La fonction du surmoi.
4. La résistance.

CHAPITRE II. — Observation.

5. Résumé clinique.
6. Les tendances perverses.
A. Le gant glace.
I. Le fétichisme
B. Le corset .
A. Le masochisme moral.
II. Le masochisme B. Le masochisme féminin.
C. Le masochisme érogène.
CHAPITRE III.— Argument
analytique.
7. Le dualisme fonctionnel du surmoi.
A. Court exposé du problème.
B. Le principe de l'identification.
8. Le phénomène moral.
9. Les tendances individuelles et les tendances raciales.
10. L'introjection morale.
A. La désexualisation du complexe d'OEdipe.
B. La castration.
C. La persistance de l'auto-punition et du senti-
ment de culpabilité.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 25

CHAPITRE I.

Considérations générales

PRÉAMBULE

Pour bien saisir le sens de cette vaste, et hardie construc-


tion psychologique ou métapsychologique que Freud a résumée
dans son ouvrage désormais classique : « Le Moi et le Ça » (1),
il importe de bien connaître l'évolution antérieure des idées
de ce savant ; et pour en apprécier la valeur clinique et l'utilité
pratique, il faut avoir soi-même psychanalysé de nombreux cas
et l'avoir fait pour chacun d'eux pendant des mois et selon
toutes les règles. C'est pourquoi certains psychiatres et non
des moindres mais qui n 'étaient pas rompus à la méthode ana-
lytique l'ont tenue pour une théorie schématique, ou un s}^-
tème philosophique arbitraire ne répondant à aucune réalité
et nous faisant remonter aux dogmes surannés des.« Facultés
de l'Ame » qu'énonçait la psychologie scholastique.
Mon intention n'est pas d'entreprendre ici la discussion des
innombrables problèmes que soulève cette théorie. Je me pro-
pose plus simplement d'en tenter l'application pratique à un
cas de perversion fétichiste que j'ai analysé pendant dix mois.

(1) « Das Ich ou das Es ». Vienne 1923. Deuticke.


26 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

A propos de cet exposé il convient de formuler certaines réser-


ves sur la conception du « surmoi » ou du moi idéal, concep-
tion qui est en somme la pierre angulaire de la théorie de
Freud et qui tend à attribuer à cette instance inconsciente une
double fonction à la fois morale et amorale. En d'autres ter-
mes d'en faire en même temps un représentant du principe de
réalité et du principe de jouissance. Je tenterai de montrer que
cette conception dualiste, qui me paraît fondée dans nombre de
cas de névroses, par exemple : la névrose impulsive obsession-
nelle ou Hystérique, implique en elle-même cependant une con-
tradiction qui rend malaisée la compréhension de certains cas,
en particulier de ce cas de fétichisme relaté plus loin.
On se rendra vite compte qu 'un tel argument pose immé-
diatement le problème si complexe du fait moral envisagé uni-
quement sous son aspect psychologique.
Aussi essaierai-je d'établir en terminant, en m'appuyant
sur une série de faits cliniques, une conception plus précise,
en quelque sorte biologique, de la nature et de la modalité du
principe moral.

Court résumé de la différenciation endo-psychique freudienne.

A. — Le ça. (Inconscient propre.)

Il correspond à l'organisation psychoïde la plus primitive,


laquelle persiste et oeuvre chez les névrosés d'une façon exa-
gérée. Il est le représentant ou le réservoir des pulsions (1)
c'est-à-dire des proto-tendances primitives héréditaires.
Parmi elles, les pulsions dites perverses (par exemple :
agressives, masochistes, les composantes sexuelles partielles,
orales, exhibitionnistes, incestueuses, etc.), on retenu tout
spécialement l'attention des psychanalystes, puis, à ces élé-

(1) En allemand : Triebe.


MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 27

ments, viendront s'adjoindre ceux provenant des refoulements


ultérieurs. Leur caractère commun est d'exiger une réalisation
(treiben ; pousser), soit de supprimer, en le satisfaisant, un
besoin, ce qui revient à mettre fin à une tension intérieure :
d'où sensation de jouissance:
L'on peut conclure et poser par conséquent que leur joie est
dynamiquement réglée par le principe de « jouissance-souf-
france ». Ajoutons qu'au niveau dû soi, les phénomènes
psychiques se consomment de façon inconsciente au moyen
d'un matériel qui nous est inconnu et qui ne s'associe à aucune
représentation, verbale. Sa formation précède celle du langage
et lui demeure étrangère. Le principe qui préside à ce ré-
glage est donc un principe essentiellement économique.

B. — Le moi.

Il comprend les systèmes conscient et preconscient, et cor-


respondrait à cette partie du ça que la réalité a modifiée secon-
dairement. Ce qui le distingue du ça, c'est qu'à son niveau une
jouissance peut être différée ou « renoncée », ou une douleur
supportée. Il résume l'expérience étant donné qu'il provient
de l'ensemble des aperceptions (actuelles ou mnésiques) et
qu'il est apte dans les meilleures conditions à leur conserver un
caractère objectif. En dernier lieu, il est en rapport étroit avec
le langage et le principe d'identité : il délimite ainsi le do-
maine de la pensée.
Pour toutes ces raisons, l'on dit qu'il obéit au principe de
réalité.
J'espère que ces quelques indications, si sommaires soient-
elles (1) me permettront d'aborder le problème particulier que

(1) II m'est impossible d'exposer ici en détail des notions nouvelles qui
réclameraient de longs commentaires. Aussi ne puis-je que renvoyer ceux
qu'elles intéressent aux ouvrages suivants : « Das Ich und das Es», (déjà
cité). — « Massenpsychologie und Ichanalyse » (1920) dans un paragraphe
duquel « Eine Stufe und Ich », Freud expose pour la première fois sa con-
ception du surmoi. Son dernier ouvrage enfin « Angst, Hemmung, Syrnp-
tom » (1925).
Toutes ces questions, en outre, sont discutées dans le dernier numéro de
28 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

je me propose de traiter sous un angle purement analytique..


Je le poserai d'emblée.
Pareille différenciation suffit-elle à expliquer la psychogé-
nèse, le mécanisme et l'évolution d'une psycho-névrose,
réelle, durable et authentique ?
Freud au cours de sa longue expérience n'a pas tardé à se
rendre compte que cette double distinction était encore insuf-
fisante.
Tout psychiatre s'appliquant à analyser sérieusement un
cas de ce genre et cherchant à en expliquer les conflits pro-
fonds ne peut arriver qu'à la même conclusion.
En effet la seule distinction entre un « moi » et un
« inconscient
» laisse pendantes quantité de questions fonda-
mentales que la psychologie traditionnelle, disons la psycho-
logie en surface, n'était précisément pas parvenue à résoudre.
En premier lieu par exemple celle des « conflits incons-
cients ». Nous verrons tout à l'heure l'histoire d'un malade
dont la symptomatologie et la vie affective tout entière furent,
déterminées et dominées par l'un d'eux.
Cet homme en effet avait acquis ou s'était construit au cours
de son enfance une sorte de personnalité inconsciente qui visait
à copier sa mère, à prendre le rôle et la place de celle-ci ; et
cette sorte de personnalité seconde, dont il n'a jamais eu cons-
cience jusqu'au moment de sa cure analytique, coexista chez
lui avec un moi de caractère tout différent, c'est-à-dire d'une
personnalité consciente très supérieure et très active et pour-
suivant avec ténacité un idéal masculin.
D'où nous concluons analytiquement parlant qu'il avait un
surmoi inconscient de nature féminine s'opposant à un moi
conscient qui s'efforçait sans cesse de réaliser les instincts
sexuels et sociaux d'un homme normal.
En d'autres termes cet homme souffrait à son insu d'un

la Revue internationale de Psychanalyse (6 mai 1926) qui a publié en l'hon-


neur du 70e anniveraire de Freud un grand nombre d'articles. Entre autres :
« Scotomisation dans la Schizophrénie » (Laforgue, Paris). « L'origine et la
formation du Sur-Moi ». (Jones, Londres). « Névrose et personnalité »
(Alexander, Berlin). « Sentiment de culpabilité et besoin de punition ».
(Nunberg, Vienne) et : « A propos du Sur-Moi ». (Odier), petit article dans
lequel j'ai esquissé la conception biologique du principe moral que je me-
propose de reprendre et développer brièvement ici.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 29

conflit entre un idéal de passivité et des tendances actives.


« Une âme femelle logée en enveloppe mâle » eût dit R. de
Gourmont.

§ 2. — GENÈSE DU SURMOI.

Je viens de dire que cette personnalité seconde était issue


d'un désir de copier sa mère. C'est précisément par un proces-
sus d'identification que Freud explique la formation du sur-
moi, formation qui contribuerait à résoudre ou à liquider la
crise oedipienne. L'enfant nerveux doué d'un complexe
d'CEdipe prononcé éprouve une grande difficulté à renoncer à
sa première velléité instinctive ; et cette difficulté sera d'au-
tant plus insurmontable qu'à un stade antérieur le renonce-
ment à la mère-nourriture (dans le sens de Laforgue), c'est-à-
dire le sevrage, lui aura été pénible. Si ce dernier n'a pas été
surmonté, on doit craindre une schizophrénie future, comme
cet auteur l'a démontré. Si surmonté avec peine, on doit crain-
dre une névrose. C'est comme si l'oblativité de ce sujet si pré-
caire dans la règle avait été épuisée par la première épreuve à
laquelle le sevrage l'avait déjà soumise. La régression à l'un ou
à l'autre de ces deux stades critiques du développement ins-
tinctif n'est d'ailleurs jamais fixe et invariable.
Elle peut varier suivant les phases et les circonstances chez
un même sujet.
C'est pourquoi beaucoup de névrosés, notre malade en est
un, présentent des Symptômes ou des poussées schizoïdes et
vice-versa.
Il est cependant un processus psychique important qui aide
beaucoup l'enfant à. résoudre son complexe d'OEdipe ; c'est
justement l'identification à l'objet oedipien, c'est-à-dire l'in-
trojection psychique de l'image du parent à l'amour duquel il
doit renoncer. Ce serait même là, selon Freud, la seule condi-
tion à laquelle le ça accepterait ce renoncement.Elle permet
à ce dernier en effet de ne pas abandonner' complètement
« l'objet » étant donné qu'il en retrouve l'image dans le
surmoi.
30 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Je ne m'étendrai pas davantage sur ces théories qui m'écar-


tent un peu de mon sujet. Biles m'aideront pourtant à y reve-
nir. Cette introjection parentale (il peut s'agir indifféremment
de parents ou d'éducateurs quelconques) entraîne une consé-
quence importante : l'introduction ou la formation corréla-
tive dans l'âme de l'enfant du principe moral : principe de
l'autorité et surtout de l'autorité prohibitrice des parents.
C'est là le germe de l'instance refoulante ou de l'instance
morale inconsciente.
L'on voit donc qu'ainsi compris, le surmoi est un héri-
tage ou un résidu du complexe d'OEdipe, c'est-à-dire du pre-
mier
« choix objectal» du ça. Ces faits expliquent aussi com-
ment et pourquoi il implique en même temps une énergique
réaction d'ordre moral, contre cette élection amoureuse res-
sentie déjà comme défendue, partant comme coupable.
Conclusion : — D'un côté le surmoi, en tant que parent
introjecté, s'offre au ça comme objet, réclame d'être aimé par
lui à la place du parent aimé : « Vois, dit-il au ça, comme je
lui suis semblable ; tu peux m'aimer comme lui (paraphrase
de Freud) ». A ce titre, il perpétue et pour ainsi dire sanc-
tionne l'instinct incestueux (principe de jouissance).
D'un autre côté par contre, il réagit contre lui et le con-
damne (principe de réalité). A la base de cette conception du
surmoi réside par conséquent un dualisme fonctionnel et pour
tout dire biologique.
PARENTHÈSE. — A lire ces vocables de moi, de surmoi ou
de ça qui reviennent si souvent sous sa plume, on pourrait
s'imaginer bien à tort, que Freud veuille définir ainsi de véri-
tables organes ou centres, éveillant l'idée d'une localisation
anatomique.
Or, il n'en est rien. Ces termes, dans sa pensée ne s'appli-
quent même pas à des sortes d'entités psychiques dont l'exhu-
mation simpliste nous ferait revenir aux errements de l'école
scholastique. Ils se bornent à exprimer des modalités fonction-
nelles et lui permettent de parler de choses nouvelles en se fai-
sant comprendre. Mais ce ne sont là comme il le dit lui-même,
que des « représentations auxiliaires » dont nous avons besoin
pour nous rapprocher d'un fait inconnu... ; il n'y a là aucun
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 31

risque pourvu que nous gardions notre sang-froid et que nous


n'allions pas prendre « l'échafaudage pour le bâtiment » (1).
Il ne s'agit donc nullement d'organismes indépendants ou
de notions topiques dont le mirage schématique égarerait notre
imagination. Et si l'on dit qu'une tendance (incestueuse) du
moi est refoulée, sur l'ordre du surmoi, dans le ça, « l'on
risque en effet de se laisser entraîner par cette métaphore et
d'imaginer qu'un certain ordre disparu d'une région psychique
a été remplacé par un ordre nouveau dans une autre région
psychique. Laissons-là ces images et disons ce qui paraît plus
près de la réalité, qu'une, occupation d'énergie s'est produite
ou a été retirée ; de telle sorte que la formation psychique
s'est trouvée contrôlée par une instance ou a été soustraite à
son pouvoir. Ici nous remplaçons un mode de représentation
topique par un mode de représentation dynamique ; ce n'est
pas la formation psychique qui nous paraît changer, c'est son
innervation » (2).
Quant au terme lui-même de surmoi ou d'idéal-de-moi qui
peut prêter à discussion, Freud l'a choisi pour indiquer ce
caractère d' « idéal » qu'on lui découvre si souvent opposé au
caractère réel du moi. Il reflète en outre le pouvoir moral inhi-
biteur ou critique de ce dernier et rappelle le fait que l'ins-
tance qui critique est en relation plus étroite avec la conscience
(moi), que l'instance critiquée. Ces termes n'ont d'ailleurs pas
grande importance. L'essentiel est de savoir de quoi l'on parle
et non pas de l'appeler comme tout le monde ; de faire com-
prendre qu'il est question d'instances qui diffèrent et s'oppo-
sent de par leur stade d'apparition ainsi que par leurs modes
constitutifs et fonctionnels ; en un mot par leur nature biolo-
gique.

§ 3. — LA FONCTION DU SURMOI

Nous nous demandions plus haut si l'admission de deux


instances seulement : le moi (conscient et préconscient) et l'in-

(1) « La Science du Rêve ». Trad. Meyerson, p. 530.


(2) Op. cit., p. 598.
32 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

conscient, ne nous donnerait pas une image nécessaire et suffi-


sante de l'appareil psychique et ne suffirait pas à nous livrer
la clef des états névropathiques. — Une telle division qui
semble en effet plus près de la réalité, paraît logique et com-
plète. Elle éclaire de façon satisfaisante la notion de conflit et
permet de la saisir.
Avant de répondre, par un oui ou un non catégorique, à cette
question, assez mal posée d'ailleurs, il convient de distinguer
plusieurs cas. — Il existe évidemment des constitutions psy-
chiques privilégiées chez lesquelles le surmoi et le moi sont
si rapprochés se confondent — Chez de
qu'ils pratiquement.
tels individus, que les psychiatres n'ont guère l'occasion
d'observer, on doit admettre que les identifications successives
auxquelles nous sommes tous appelés et soumis de divers côtés
au long de notre existence, ont réussi. — Le moi les a incorpo-
porées et réalisées sans conflit, par exemple : chez le garçon,
identification non ambivalente au père, à la suite de la crise
oedipienne : identification qui sauvegardera son développe-
ment instinctif futur. Chez la plupart des névrosés par contre,
on constate, au niveau du moi, deux instances en lutte. Et l'on
peut dire qu'ils souffriront d'autant plus de leur maladie (sen-
timent de maladie,d'inhibition, de dépression etc., bref réac-
tions morbides conscientes), que l'écart entre elles sera plus
grand. J'ai pu observer un cas d'hystérie où tout le conflit sem-
blait circonscrit à cette zone, avec une participation très fai-
ble du ça. — Pareils cas, bien que souvent d'aspect sévère et
dramatique, sont pour cette raison facilement curables par
n'importe quelle méthode.
En résumé, les éléments subjectifs de l'intensité d'une né-
vrose, c'est-à-dire, le degré de souffrance, dépendront surtout
de la réaction du surmoi : (sentiment de culpabilité, auto-
punition), sa gravité et son pronostic dépendront des réactions
et des complexes du ça. Le surmoi, dans certains cas de né-
vrose impulsive ou d'obsession surtout, (Zwangsneurose) peut
se révéler si sévère et si cruel, que Freud lui attribue alors un
caractère sadique. Et c'est précisément cette découverte d'une
instance critique hyper-sévère et inconsciente si évidente qui
l'a conduit à formuler sa conception du surmoi.
Celle-ci a donc l'avantage de mieux éclairer le problème
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 33

que la simple distinction entre un moi et un inconscient ren-


dait obscur : celui justement de l'origine et du mode fonc-
tionnel de l'instance morale. Ajoutons à ce propos que Freud
attribue au surmoi deux modes de réaction :
1° Le sentiment de culpabilité inconscient par lequel il
réagit, par exemple aux pulsions du ça ;
2° Le besoin de punition (Straf-bedürfnis) déclenchant le
mécanisme aujourd'hui bien connu de l'auto-punition.
3° Il lui assigne enfin une large part dans l'accomplisse-
ment d'une fonction importante : le refoulement.
Les grands refoulements de la vie, le refoulement primitif
par exemple, d'une pulsion trop forte ou celui des désirs in-
cestueux, seraient son oeuvre ou son décret.
Tels seraient les mécanismes principaux qui résumeraient
l'activité du surmoi et constitueraient la base pathogénique
d'un grand nombre de névroses.
Il reste entendu qu'il constitue ainsi un échelon ou une
différenciation opérée à l'intérieur ou au niveau du « moi »
!
et non de l'inconscient. Et qu'enfin on découvre dans la règle,
à son origine, deux identifications s'associant l'une à l'autre
dans des proportions extrêmement variables mais de manière
que l'une domine l'autre : identification paternelle et identifi-
cation maternelle.
Ce fait tend à démontrer l'existence régulière d'un complexé
oedipien négatif plus ou moins atténué à côté du positif.
Dans certains cas pathologiques — le nôtre en sera un
exemple,—c'est le négatif qui domine.
De toutes façons, cette ambivalence secondaire du surmoi
parlerait en faveur de la théorie de la constitution bisexuelle
primitive de l'homme.

4. — LA RÉSISTANCE.

Au cours de toute psychanalyse se produit un phénomène


fondamental, désormais classique, dénommé : résistance. Le
patient soudain se tait. Il a un blanc. Maigre tout son désir
sincère, il ne lui vient rien à l'esprit, ou bien uniquement des
associations de « fuite » impersonnelles, indifférentes, etc.,
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 3
34 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

cependant qu'il voudrait associer. On doit donc admettre que


quelque chose en lui suspend, inhibe la pensée, la mémoire ou
l'imagination. Et secondement, que son conscient demeure
étranger au déclenchement de ce mécanisme involontaire de
censure, nous disons alors qu'il présente une : résistance in-
consciente.
Ce phénomène courant ne peut donc être fonction du moi.
Il faut l'attribuer à une autre instance : en l'espèce le surmoi,
dont l'existence trouve ainsi en lui sa qualification et sa meil-
leure preuve. Ce dernier représente donc un organe (1) de cen-
sure inconsciente, laquelle, on le sait, peut s'exercer par trois
moyens principaux : le refoulement, l'arrêt au passage, le
déguisement. Ce dernier (condensation, déplacement, substi-
tution, symbolisation, etc.) est le plus manifeste dans le tra-
vail d'élaboration du rêve. Ainsi comprise, là fonction du
surmoi consisterait à protéger le moi contre les exigences du
ça. Or en premier lieu, il est clair que seule une instance qui
comprend le langage si spécial, si primitif de l'inconscient, et
ce n'est pas le cas du moi, peut assumer et mener à bien pa-
reille tâche. Cette vérité éclate quand on réfléchit au phéno-
mène de la résistance. En second lieu, cette connaissance ou
cette compréhension de la nature coupable ou choquante des
désirs de l'inconscient par la censure rend compte d'un fait
important : c'est que le sentiment de culpabilité, sous quelque
forme que ce soit, par exemple la dépression et l'auto-punition,
en un mot l'état de névrose, persistent malgré le refoulement
et le déguisement. Autrement dit, ces actes essentiellement
moraux n'apaisent pas l'instance morale, n'entraînent pas cette
détente à laquelle on serait en droit de s'attendre, s'ils étaient
accomplis au niveau du moi dont ils dégageraient ainsi la res-
ponsabilité au nom des lois habituelles du remords et de la
pénitence.
Tel est, brièvement résumé, l'un des meilleurs arguments
qu'on puisse faire valoir à l'appui de la conception d'une ins-
tance morale inconsciente.
Comme le soutient Alexander (2), cette notion nouvelle est
indispensable, de quelque manière qu'on retourne le problème,

fil Dans le sens métaphorique.


(2) Alexander, Op. cit.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 35

à la compréhension des faits fondamentaux sus-mentionnés.


Cet analyste en conclut que toute bonne psychanalyse, pour
être complète et efficace, doit ne pas se borner à interpréter le
symbole ou le déguisement, c'est-à-dire à ne s'occuper «unique-
ment que du refoulé.
Elle doit aussi et surtout viser le refoulant, autrement
dit s'appliquer à modifier ou redresser les réactions du sur-
moi ; et tout spécialement d'un surmoi pathologique, par
exemple trop sévère, trop oedipien ou trop narcissiste. Cette
double tâche a été dénommée par cet auteur : l'analyse de la
personnalité intégrale (Gesamtpersönlichkeit).
Nous laisserons là pour l'instant ces considérations géné-
rales, quitte à les reprendre au chapitre III dont nous tenterons
d'éclairer l'argument à l'aide de données cliniques fournies
par l'observation que nous allons maintenant résumer.
36 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

CHAPITRE II.

Observation

§5. —: RÉSUMÉ CLINIQUE.

Homme marié, journaliste, d'une intelligence très supé-


rieure et très fine. Père français, mère allemande. A fait sa
carrière en France et à Paris d'où un confrère nous l'a adressé
pour que nous l'analysions, un grand nombre d'autres traite-
ments étant demeurés inefficaces.
Il souffre depuis de longues années de : dépressions d'as-
pect mélancolique, avec taciturnité, fuite du monde, etc. ;
d'idées de persécution (les gens dans la rue, des fenêtres, de-
rière les vitrines des magasins, l'insultent, le blâment. Il
s'imagine qu'ils connaissent sa vie privée pervertie, etc..) ;
de fortes inhibitions, surtout dans son travail de rédaction
et de publication.
Dès l'âge le plus tendre (époque où son père mourut) nous
découvrons chez lui des traits de caractère particulier. Il fut
très entouré, et dorloté par sa mère pour laquelle il éprou-
vait une tendresse passionnée. Fréquentant un jardin d'en-
fants, il s'attira de la part de ses maîtresses, la même affection
tendre. Il était doux et sensible, et ne subit, on le voit, aucune
influence masculine. On découvre aussi, dans ses jeux d'en-
fant, les premiers germes de ses futures tendances masochistes.
Il y manifesta une précoce prédilection pour les rôles de vic-
time, de prisonnier, d'esclave, de fils de Guillaume Tell, etc.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 37

Plus encore, il éprouvait déjà un plaisir spécial a être battu,


lié, tourmenté par les petites filles, à se faire leur serviteur.
La puberté fut l'occasion d'une première crise. Elle se pro-
duisit tardivement, et ce n'est que vers 17 ou 18 ans qu'il céda à
l'onanisme. Nous ne noterons qu'un seul événement, parmi un
grand nombre d'autres, qui survint exactement à ce moment-
là. Sa mère, qui jusqu'ici avait été tout pour lui, lui inspira
assez subitement Une méfiance, une crainte croissante et inex-
plicable. Il s'éloigna de plus en plus d'elle, au point qu'à par-
tir de cette époque, il ne lui adressa, ou mieux il ne put plus
lui adresser un seul mot, sauf des « oui » ou des « non »
rares. Ce mutisme absolu persista même pendant la longue et
dernière maladie de sa mère ; et ce n'est qu'à l'instant qui
précéda sa mort, alors qu'elle, était déjà en agonie, qu'il se
ressaisit et s'abandonna à une trop tardive explosion de déses-
poir et de remords. C'est dans un état affreux qu'il l'accom-
pagna au cimetière. Mais ce fut la seule fois qu'il s'y rendit ;
car dès lors il ne put jamais y retourner. La tombe de sa mère
est devenue « Tabou ! ».
A quoi faut-il attribuer cette singulière attitude ? L'ana-
lyse n'eut pas de peine à démontrer qu'elle n'avait aucunement
été déterminée par la haine, mais bien par un sentiment de cul-
pabilité, sentiment écrasant dont il ne prit pas clairement
conscience, et qui sévit pourtant vis-à-vis de sa mère dès l'ins-
tant où la sexualité se manifesta. Consciemment, il rationa-
lisait son mutisme en se disant :« Je n'ai pas besoin de tout
lui dire... Ça ne la regarde pas... Je ne suis plus un petit
garçon... etc. ».Malgré cela, il tentait de constants efforts
pour lui parler, sans y parvenir ; et « plus il se donnait de
peine, plus sa froideur devenait glaciale ». Notons que cette
taciturnité angoissée dura plus de dix ans !
C'est à 25 ans qu'il eut son premier rapport sexuel. Il se
sentit porté pour cela vers une prostituée âgée et vulgaire qui
lui colloqua une forte blennorrhagie. Affolé, rouge de remords
et de honte, il courut chez un médecin et dès l'entrée dans son
cabinet s'écria : « Docteur, je viens pour être châtré ! ». C'est
à partir de ce fâcheux événement qu'un « divorce définitif »
se produisit entre lui et la société. Celle-ci devint la « grande
ennemie ».
38 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

Désormais, sa vie sexuelle se poursuivit de façon agitée, pé-


riodique et très particulière. Nous en reparlerons plus loin à
propos du fétichisme. Notons pour l'instant qu'il se lia tou-
jours soit à des femmes de condition très inférieure, soit à
des malades (névrosées, mélancoliques, etc.) qui lui rendaient
la « vie très dure ». C'était régulièrement des femmes qui ne
lui plaisaient pas, et même lui répugnaient. Toutes celles qui
lui plaisent, par contre, il les a fuies systématiquement. C'est
ainsi que les jeunes filles honnêtes, de son milieu, qu'il aurait
été susceptible d'épouser ne lui inspiraient que de violentes
et courtes passions, de nature nrystique, toujours platoniques
et n'aboutissant jamais. Et pourtant, il nous cite au moins une
douzaine de, jeunes filles ou jeunes femmes qui s'éprirent de
lui, mais que l'une après l'autre il congédia avec la même iro-
nie brutale. Il épousa finalement une veuve peu intéressante
dont il fit sa secrétaire et qui lui apporta deux enfants mala-
difs issus d'un premier lit. Il s'imposa là une charge aussi
lourde qu'inutile.
L'on devine l'influence qu'exercèrent, dans ce choix si
étrange, son masochisme d'un côté, son complexe maternel de
l'autre. Au cours du traitement, alors que nous commencions
l'analyse plus profonde de ce complexe, notre malade présenta
à diverses reprises une réaction intéressante, réaction qui
s'était d'ailleurs manifestée maintes fois déjà pendant ses cri-
ses de dépression. Elle consistait en l'irrésistible impulsion à
s'imposer d'interminables promenades en ville tout au long
desquelles il s'interdisait de porter ses regards sur aucune,
femme, « marchant tête baissée comme un coupable ». Mais si
par malheur son regard tombait tout de même sur l'une ou
sur l'autre, alors il recommençait son itinéraire jusqu'à ce
qu'il l'eût parcouru entièrement, sans défaillance.
Cette réaction démontra un transfert sur toutes les femmes
de son inhibition vis-à-vis de sa mère. Il les fuira toutes comme
il l'a fuie elle-même. C'est donc qu'en chacune d'elles ainsi
qu'en chaque vierge ou femme honnête, il recherchera au fond
toujours sa mère. Aussi sont-elles « défendues », deviennent-
elles taboues et n'a-t-il pas le droit de les voir (avoir).
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 39

— LES TENDANCES PERVERSES.


§6.

I. — Le fétichisme.

A. Le gant glacé. — A 11 ans, après qu'il avait été grondé,


une cousine de son âge lui parle gentiment. Elle lui témoigne
une tendre affection et lui serre les mains dans la sienne, munie
d'un gant glacé. Il éprouve alors, pour la première fois, une
sensation erotique avec érection. Grand choc ! De cet inci-
dent surgit une crise de « remords brûlants »... comme d'une
chose honteuse....Il n'a jamais pu l'avouer à sa mère.
Plus tard les gants glacés, et eux seuls, ont été élus « fé-
tiches », alors que les gants de, chamois, de fil, et tous les
gants non glacés en général le laissaient indifférent.
B. Les bottines de femmes et le corset..— Le fétichisme
qui commença vers 17 ou 18 ans, devint intense à 25 ans après
le premier coït. Le début en est lié à la vue des bottines et des
corsets de sa mère dans l'armoire. Il fut peu à peu fasciné, par
ces objets, s'absorbant pendant des heures dans leur contem-
plation. Finalement il se mit à les dérober pour en faire une
collection et les porter lui-même. Il en acheta d'autres dans
des magasins obscurs, et les corsetières jouèrent un grand rôle
dans sa vie amoureuse. Une de ses plus grandes joies était en
outre de se travestir en femme et de se maquiller le visage. Il
aimait à se promener ainsi sanglé dans un étroit corset,
chaussé de bottines si fines qu'elles lui blessaient les pieds, et •
le visage recouvert d'une épaisse voilette.
On aura remarqué la particularité de ces fétiches. Il ne
s'agissait pas, comme c'est le cas le plus fréquent, de parties
du corps féminin, mais bien de vêtements destinés à le recou-
vrir. Le fétichisme vestimentaire plus rare que le fétichisme
corporel, est aussi d'un déterminisme psychique plus com-
pliqué. Nous verrons comment un fort complexe d'OEdipe lui
conféra dans ce cas ce caractère spécial.
La puissance virile de notre malade, qui ne s'est jamais affir-
mée, exigeait des excitants spécifiques. Citons en première li-
gne les fétiches. Mais son fétichisme était tantôt passif, tantôt
actif. En effet, pour parvenir facilement à l'orgasme, il fallait
40 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ou bien qu'il fût affublé lui-même d'un corset et il exigeait


alors d'être serré jusqu'à l'essoufflement ; ou bien il fallait
que ce fût sa partenaire qui portât ce fétiche. (Idem pour les
bottines, mais cette seconde condition était moins nécessaire),
et alors il la serrait dans ses bras au point de l'étouffer. Car
les spasmes respiratoires, le halètement et les réactions de dé-
fense qui en résultaient chez elle constituaient aussi un exci-
tant efficace. Mais cette excitation sadique était moins forte
et souvent faisait défaut si la femme ne portait pas de corset.
En dehors du coït, il éprouvait également une jouissance
sexuelle pouvant aller jusqu'à l'éjaculation, à mettre un cor-
set à une femme et à le serrer fortement au moyen des lacets.
C'est le lieu de citer un rêve produit dans la seconde moitié de
la cure, après une phase très difficile au cours de laquelle
l'analyse du fétichisme avait fait de grands progrès. J'étais
alors parvenu à obtenir de mon patient, non sans une vive ré-
sistance de sa part, qu'il renonçât à sa collection de fétiches et
s'en débarrassât définitivement.
Rêve. — J'entre chez une corsetière et ressens un grand ma-
laise... Mais elle ferme une porte, ce qui me tranquillise, car
une autre personne ne peut plus me voir. C'est un homme
(l'analyste). Alors elle rapporte un corset avec le cordon relâ-
ché au milieu. Elle l'endosse en faisant remarquer que la partie
supérieure est très étroite. Puis je me mets à la serrer de tou-
tes mes forces. Elle respire de plus en plus difficilement,
halète et étouffe. Je suis gêné; mais n'éprouve aucune sensa-
tion érotique.
Ce petit rêve marque un double progrès. En premier lieu,
les désirs fétichistes et sadiques ne s'étaient jusqu'ici jamais
manifestés en rêve, ni dans la fantaisie. Nous les voyons donc
maintenant transposés du plan réel sur le plan psychique tan-
dis que cette transposition s'accompagne de la disparition des
impulsions impérieuses qui causaient leur réalisation maté-
rielle. En second lieu, il ne se produit au cours du rêve aucune
excitation erotique : c'est le malade lui-même qui, s'en étant
aperçu, le proclame bien haut.
Voici deux autres rêves, extraits d'un matériel considérable.
1° Je porte un corset... et j'entre dans la chambre où est ma
mère. Je la vois assez nettement ; elle paraît jeune. Elle est en
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 41

train d'en réparer un. Je lui demande avec insistance, mais


éprouve une grande honte à le lui demander.
Associations. —Très ancien souvenir. J'avais demandé, une
fois, un de ses corsets à ma mère. Mais elle s'était moquée de
moi, prétendant qu'il serait beaucoup trop grand. J'en fus mor-
tifié... Il parle ensuite de liaisons avec des corsetières puis
« sort » l'aventure suivante : A 35 ans, j'ai été pris d'un amour
platonique inexplicable pour une vieille couturière, laide, cor-
pulente et sans aucune qualité quelconque qui pût me séduire.
Cette véritable aberration m'a beaucoup humilié...
Le sens, ou la raison cachée de cette « aberration » est clair..
La vieille couturière représentait une « imago » ou un substi-
tut de la mère qui vivait encore à cette époque, mais dont il
s'était complèitement éloigné. Mais cette répulsion, liée, com-
me nous l'avons vu, à un sentiment de culpabilité, ne consti-
tuait qu'une réaction de défense contre une fixation inces-
tueuse inconsciente très intense. C'est pourquoi il ne parvînt
jamais à la vaincre (1).
2° Dans un vestibule, je vois une dame en noir... (le noir,
dans la toilette féminine, a toujours été un grand attrait pour
moi)... Je m'approche et l'aide à mettre sa jaquette... Je crains
qu'elle ne soit trop étroite. Alors je, l'endosse. Elle me va bien.
Mais cette dame en me l'essayant me serre la taille et elle sent
que j'ai un corset dessous. Sentiment erotique. .
Interprétation. — La dame en noir (sortie et dans
analysée

(1) A la fin du rêve, il voit un petit pot de lait s'approcher de sa bouche.


(La veille au soir, il avait eu la visite imprévue et exceptionnelle de parents
qui lui parlèrent, entre autres choses, de sa mère. Il voulut leur offrir du
thé, mais s'aperçut qu'il,n'avait pas de lait, ce dont il se sentit mortifié). A
l'occasion d'autres associations., il en vint à décrire la manière curieuse
dont il avait toujours bu : non pas en avalant normalement, mais en suçant.
Cette association fut pour lui l'occasion d'une grande surprise. Car il avait
toujours eu cette habitude, mais ne s'en était jamais douté ! De là, il passa
naturellement à l'allaitement, et au souvenir que sa mère lui avait souvent
répété combien son sevrage avait été difficile, etc..
La veille il n'avait pas de lait ; de même n'a-t-il plus sa mère, (la conver-
sation roula sur sa mort). De même il l'avait en fait déjà perdue à l'époque
de la vieille couturière, en la supprimant de sa. vie. Or, l'on voit que le com-
plexe ou le motif de la « perte » de la mère ou de la « séparation » d'avec
elle est associé à celui de l'allaitement et du sevrage. Il me paraissait inté-
ressant de citer ce symptôme à l'appui des idées de Laforgue lequel, comme
on sait, insiste sur le rôle du sevrage (réel ou moral) dans la pathogénie de
la mentalité schizoïde. Notre malade en effet présenta un certain nombre
de symptômes schizophréniques.
42 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'autres rêves et fantaisies) symbolise sa mère qu'il a de tout


temps vue en deuil. Elle a les mêmes cheveux blonds, cheveux
qui l'ont beaucoup impressionné quand il était enfant. Il exigea
souvent de ses maîtresses qu'elles se vêtissent de noir. Cette in-
terprétation fait surgir un souvenir. Sa mère lui avait essayé
(vers 6 ans) un costume marin de garçon — ses premières cu-
lottes ! — Ce fut une grande joie, mais associée à une grande
tristesse, ou comme il dit, une mortification à la suite de la-
quelle il s'enfonça pendant des semaines dans un mutisme
complet. Vers la même époque en effet, sa mère lui fit couper
ses belles boucles (castration : suppression d'un attribut fémi-
nin) dont il était si jaloux.
L'analyse de ces rêves, et d'autres analogues, produits au
bout de six mois de traitement environ, fut suivie d'une notable
amélioration de l'état nerveux. Leur nouveauté réside dans ce
rattachement des tendances fétichistes et sado-masochistes à la
mère, c'est-à-dire à leur objet primitif. Elle nous conduisit
d'autre part à l'admission de l'hypothèse d'un « traumatisme
originel » ; autrement dit-d'une scène sexuelle dont, tout en-
fant, notre malade dut être le témoin. Il la vit probablement à
contre-jour et d'en bas, peut-être d'un petit lit surbaissé ou
d'un matelas. On doit supposer en outre qu'elle se déroula
dans un demi-jour (lampe ou clair de lune) et que le corset de
la mère, peut-être ses bottines également, y joua un grand
rôle. Avait-elle gardé ou ôté ou simplement desserré puis res-
serré ensuite son corset? Ou fut-ce le père (l'enfant avait 5 ans
quand il mourut) qui se livra à diverses manoeuvres de ce
genre ? Il est difficile de préciser ces points car le malade ne se
remémora pas nettement l'incident. A diverses reprises cepen-
dant, au cours de l'analyse, il lui en revint l'image confuse,
« comme dans un rêve brouillé ». Dans cette réminiscence
indistincte, qui s'accompagnait d'un mouvement d'émotion et
de prédominait la représentation d'un buste, sous
tachypnée,
un corset, et de son état d'essoufflement. Ajoutons que notre
patient à la suite de l'émergence renouvelée de ces images con-
fuses dans sa conscience finit par se déclarer lui-même con-
vaincu de la réalité d'un traumatisme ancien de ce genre. La
littérature analytique nous en fournit d'ailleurs de nombreux
exemples.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 43

Quoiqu'il en soit, le jeu impulsif de ses tendances sexuelles


et de ses symptômes fétichistes nous démontre qu'il cherche,
devenu adulte, à se replacer dans les conditions précises et in-
variables d'une situation donnée, et que ce n'est que dans ces
conditions et au moyen de ces adjuvants nécessaires qu'il par-
vient à la pleine satisfaction de sa libido. En nous révélant que
cette situation est oedipienne, c'est-à-dire régressive, l'analyse
nous permet alors de saisir le sens caché d'une étrange mise
en scène sexuelle qui paraissait jusqu'ici incompréhensible ou
même schizophrénique. Dans sa vie sexuelle par conséquent
cet homme est emprisonné, par la régression, à l'intérieur
d'une sphère entre les deux pôles de laquelle il oscille périodi-
quement. Le pôle positif représentant l'attitude masculine sa-
dique et le pôle négatif représentant l'attitude féminine maso-
chiste. Dans la première il est porté à serrer, à comprimer
jusqu'à l'essoufflement le buste d'une femme recouvert d'un
corset; dans la seconde, la plus fréquente, il est porté à revêtir
lui-même un corset et à exiger que la femme le serre jusqu'à
l'essoufflement. Cette sphère symbolique où se meut sa libido,
correspond donc à un stade d'organisation primitive, perverse
et incestueuse à la fois, des prototendances du soi, et l'on voit
en outre que cette libido est ambivalente, bien que prédomine
en elle la composante féminine.
A la suite de l'analyse de ces faits, il est plausible d'admet-
tre que ces deux attitudes traduisent l'impulsion à prendre
la place ou le rôle respectifs tantôt du père tantôt de la mère,
dans la où les scènes traumatiques originelles (car il se peut
qu'il en ait vu plusieurs). En langage plus analytique, nous
dirons qu'il s'identifie à l'un ou à l'autre.
Dans ses fantaisies ou ses rêves, non seulement l'identifica-
tion à la mère est prévalente, mais c'est la mère elle-même qui
apparaît comme agresseur sexuel (rêve de la dame en noir).
C'est là un fait assez rare, car c'est le père, dans la règle, qui
assume ce rôle chez les malades masculins. Mais le père-persé-
cuteur reparaîtra, comme nous le verrons au prochain paragra-
phe, ou plutôt l'inconscient de notre malade le retrouvera dans
l'image des nombreux concurrents ou collègues qui l'ont per-
sécuté en réalité.
On constate donc ici une fixation infantile exceptionnelle-
44 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

ment prononcée sur la mère-objet. C'est au fond celle-ci qu'il


recherchera toujours chez toutes les femmes. C'est pourquoi
il leur imposera le port du corset, ou bien en revêtira un
lui-même pour se faire tourmenter par la mère-persécutrice.
ces manoeuvres à elles seules, à l'exclusion du coït, suffiront
Et
a provoquer l'orgasme. Par contre la vue ou la palpation des
fétiches en eux-mêmes, c'est-à-dire séparés du corps de la
femme, produiront un grand plaisir mais pas d'excitation
sexuelle. Inversement le coït entrepris normalement dévelop-
pera l'impuissance et l'insatisfaction, car ce sera alors l'éva-
sion hors de la sphère incestueuse primitive, soit un stade d'or-
ganisation de la libido qui n'a pas été dépassé.
En résumé on peut admettre que le « traumatisme » a pro-
duit un choc au niveau du ça de l'enfant, choc qui a enflammé
ses pulsions dominantes Celles-ci se sont
sado-masochistes.
alors accrochées, pour ainsi dire, ou canalisées dans le com-
plexe d'OEdipe pour lui communiquer son intensité spéciale
et son caractère négatif et pervers.

II. — Le masochisme.

Dans son article classique sur le masochisme (1), Freud en


distingue trois formes : le masochisme moral, le masochisme
féminin et le masochisme érogène. Or notre cas nous offre des
exemples de chacune d'elles. C'est pourquoi il four-
typiques
nit des éléments intéressants et instructifs à la discussion du
problème du surnoi.
A) Le masochisme moral. — Cette forme, la plus obscure et
la moins connue, est caractérisée par un relâchement de ses
rapports primitifs avec la sexualité. On sait en effet que la
condition des fantaisies masochistes est de provenir de la per-
sonne aimée, d'être endurées par son intervention, ou sur son
ordre. Or tombe dans le masochisme moral cette condition
exclusive. Là, seule la souffrance morale pour elle-même est
prise en considération. Freud a dit que le masochiste moral
tend sa joue partout où il y a une gifle à recevoir. Et c'est la
gifle qui lui importe, non pas celui qui la donne.

(1) Freud « Le problème économique du Masochisme », Revue Interna-


tionale de Psychanalyse, 1924, II.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 45

Nons avons décrit déjà, au paragraphe précédent, plusieurs


manifestations de la forme en question chez notre malade. Dès
son enfance notamment ; plus tard dans sa vie sociale et amou-
reuse où il se priva systématiquement de la joie de fréquenter
sa famille distinguée, les milieux cultivés, les cercles intellec-
tuels, les jeunes filles ou femmes honnêtes, et jolies si nom-
breuses que le hasard ou ses relations lui firent rencontrer ; en
un mot, tout être humain vers lequel le portaient ses affinités
naturelles. Rappelons aussi ce singulier éloignement de sa
mère. Et ce n'était pas que ces hommes ou ces femmes ne lui
dissent rien. Bien au contraire ; et il était nettement cons-
cient des plaisirs supérieurs qu'il se refusait, tout en souffrant
de la compagnie des prostituées, des grisettes de bas étage et
des femmes vulgaires qu'il s'imposait.
Il convient de décrire encore un autre trait plus particulier,
qu'il dénomma lui-même, d'après Tolstoï : sa tendance à la
non-résistance. Chaque fois qu'il était L'objet d'une injustice-,
la victime d'une malveillance ou d'une calomnie, aux torts ou"
aux « crasses » qu'on lui faisait, il répondait invariablement
par la soumission. Il laissait aller les choses sans se défendre.
Mais ce comportement était, invariablement aussi, accompagné
ou suivi d'une phase de dépression intense et agitée. En effet,
il souffrait beaucoup de sa timidité, de son incurie ou de sa
lâcheté, et se le reprochait amèrement, mais en vain. Tous les
efforts qu'il tentait pour s'expliquer ou riposter demeuraient
paralysés, toutes les lettres agressives où il exigeait -répara-
tion étaient déchirées. Il n'envoyait que celles où il se mon-
trait doux et courtois. Ou bien, avant de poster les premières ;
il « calait » dans un post-scriptum.
Survenait alors une crise dépressive où se manifestaient
d'une part de douloureux sentiments d'infériorité, de l'autre
des fantaisies haineuses et sadiques dans lesquelles il se com-
plaisait à persécuter imaginairement ses persécuteurs, à les
humilier, à les violenter, puis à les congédier avec mépris.
Mais dès qu'il se trouvait en leur présence réelle, il lui était
totalement impossible de prononcer une seule de ces phrases
ou un seul de ces actes qu'il avait si soigneusement prémédi-
tés. Ces crise coïncidaient en outre avec une exaspération de là
tension erotique et du fétichisme qui le. portait à de nouvelles
46 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

aventures, suspectes, lesquelles à leur tour venaient parfois


livrer à ses détracteurs de nouveaux arguments, -hélas bien
fondés.
B) Le masochisme féminin. — Les divers comportements
décrits à l'alinéa précédent démontrent la présence et l'action
d'un conflit entre un moi agressif, et même sadique, plus faible
et un surmoi masochiste plus fort. Pourquoi, me direz-vous,
faut-il invoquer ici l'intervention d'une instance inconsciente?
Ne serait-il pas plus simple et plus juste de parler de tendances
sadiques et masochistes inverses qui se disputeraient, dans
le domaine du moi, l'accès vers la motilité (actions, paro-
les, etc..) ? C'est à cette question que je vais tenter de répon-
dre en m'appuyant sur les faits cliniques qui nous occupent.
Dans notre appréciation psychologique de cette situation de
non-résistance, en un mot de passivité, nous ne sommes restés
jusqu'ici qu'à la surface, qu'à l'apparence. Et pourtant la
théorie du surmoi nous paraît l'expliquer déjà d'une manière
plus satisfaisante que celle d'un moi simplement ambivalent.
Voici en effet un sujet d'une intelligence remarquable, mais
dont la raison et la volonté conscientes, disons : le moi, n'aspi-
raient qu'à une chose : parvenir à une meilleure situation,
sortir de continuels soucis d'argent, vaincre des adversaires
sans scrupules auxquels il se juge supérieur, bref faire valoir
son bon droit et défendre ses intérêts les plus légitimes. Or
nous observons qu'il fut constamment inhibé par un démon
plus fort que sa volonté, par une force mystérieuse, qu'il com-
pare à une « force extérieure », par une énigmatique fatalité
qu'il déplore.
Nous posons alors simplement que cette énergie est de
source inconsciente, et nous supposons qu'elle émane d'un
« idéal de passivité », ou en termes analogiquement plus pré-
cis : d'un « surmoi féminin ».
Ce n'est encore là qu'une hypothèse. Mais l'analyse de ce
comportement va nous apporter des faits nouveaux qui la con-
firmeront et qu'en retour elle permettra de mieux saisir.
Tel jour, notre malade arrive très déprimé et très agité.
M. X..., un concurrent, lui a de nouveau joué Un tour perfide
qui peut lui causer un grave préjudice. La veille, le malade lui
a composé une lettre virulente dans laquelle il exigeait une
MEMOIRES ORIGINAUX. —- PARTIE MEDICALE 47

réparation publique, exigence qu'il a ensuite annulée dans


un post-scriptum. Lutte intime, fantaisies agressives de
compensation. Par exemple, il imagine une entrevue avec
M. X... : « Il vient chez moi pour m'embobeliner. Je le reçois
de façon hautaine, sans le faire asseoir, sans l'écouter. Je lui
crache au visage et le mets dehors avec un coup de pied dans
le... ».
Rêve de la même nuit. — Je vois à mon pardessus, au haut
de l'épaule gauche une déchirure allongée qui finit en pointe.
J'y porte la main pour essayer de l'arranger, de la rendre invi-
sible en rapprochant les lèvres. Je suis assez mortifié car
M. X... est là, mais il n'y attache pas d'importance.
Association. — immédiatement à mon rêve du
Je pense
gilet. (Rêve antérieur que nous allons relater.) Vieux pardes-
sus clair, cintré, que j'ai fait teindre.
M. X..., collègue perfide, individu très vaniteux, caractère
capricieux de femme, de vieille coquette. Pendant toute ma
carrière, j'ai été la victime de ses perfidies, tracasseries hypo-
crites, etc.
Rêve du gilet. — Préambule. — La veille
je suis allé chez
mon tailleur pour commander un gilet qui devait s'assortir à
un ancien complet.
Texte du rêve. — Dans la salle de bain, je me rhabille et
m'aperçois que mon gilet est déchiré à la pointe gauche, tout en,
bas.
Déchirure ovalaire allongée recouverte de fils, comme arra-
chés. En mettant mon veston, je me dis qu'il cachera ce trou.
Je sors et je vois ma mère. Elle s'approche ; et d'un geste
léger, délicat, en quelque sorte triomphant, elle arrache le
morceau qui lui reste dans la main.
Association. —: Geste d'autorité en même temps que déli-
cat... La pointe du gilet, descend à gauche... vers les orga-
nes... Mon tailleur me fait souvent cette plaisanterie : « Mon-
sieur ne porte pas à droite? » (Allusion populaire aux homo-
sexuels : inversion des organes symbolisant celle des ten-
dances sexuelles)... La déchirure en cette région, recouverte de
bouts de fils, me fait penser (comme dans d'autres rêves :
symbole électif stéréotypé), à l'organe féminin et à ses poils...
à ma répulsion pour les femmes honnêtes ou vierges. (Com-
48 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

plexe intitulé par Freud: « Tabou de la virginité » et, qui


était, comme on l'aura déjà deviné, très prononcé chez notre
malade. Rappelons-nous simplement son comportement vis-
à-vis des jeunes filles !) Gilet... en somme le pendant du cor-
set. (Ces associations sont, en partie, interprétatives, par lé
fait que ces symboles et ces situations, ont déjà fait l'objet
d'analyse antérieures. Au début du traitement, par contre,
elles étaient bien loin de la clarté et de la rapidité qu'elles ont
acquises depuis lors.)
Interprétation. — La pointe gauche du gilet représente un
symbole vestimentaire, par déplacement local, du pénis. Or,
comme sa mère le lui arrache nous pensons de suite à une de ces
si fréquentes fantaisies de Castration. Fantaisie masochiste
typique que nous découvrons ainsi à la base de son complexe
de féminité. Elle illustre une théorie infantile, décrite par
Freud (1) d'après laquelle la femme est un homme auquel on
a extirpé cet organe extérieur. Puisqu'elle ne l'a plus et qu'à la
place elle a une espèce de cicatrice, qui saigne encore éventuel-
lement (observation des règles, constatation possibles de taches
de sang) c'est que cette extirpation a été pratiquée au moyen
d'une opération sanglante ou d'un acte cruel. Cet acte dans la
fantaisie de l'enfant qui, par exemple, a assisté à une scène
sexuelle, correspond naturellement au coït.
La déchirure d'autre part, qu'on retrouve dans de nom-
breux rêves, transposée par exemple à l'épaule dans le rêve
du pardessus, exprime une fantaisie de défloration. Il a des
trous sur lui ou sur ses habits. Toujours ce même déplace-
ment de l'intérêt sexuel sur des vêtements que nous avons déjà
constaté dans son fétichisme. Le gilet est le pendant masculin
du corset. Vieux pardessus, vieux gilet, le font penser aux
vieux corsets qu'il â gardés et qu'il endosse encore à l'occasion.
Cette dernière fantaisie inconsciente peut être envisagée
comme le substratum de cette inhibition sexuelle totale dont il
a souffert vis-à-vis des femmes vierges. Le désir viril normal
de déflorer a été remplacé par celui d'être défloré, tendance
passive sur laquelle nous reviendrons à propos du masochisme
érogène. Au fond, nous retrouvons sous des formes diffé-

(1) « Trois essais sur la sexualité », Freud, traduction Reverchon.


MEMOIRES. ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 49

rentes, toujours le même désir de s'identifier à la femme, de


prendre son rôle : désir connexe, à celui, très primitif, de
prendre la place de la mère, et non celle du père, dans l'acte
sexuel, et que reflétaient clairement déjà ses manies fétichistes
(être étouffé). Devant un complexe si actif, on en vient à
douter qu'un traumatisme acquis, fût-il même prouvé, ait suffi
à l'engendrer; et l'on est tenté d'invoquer l'action étiolo-
gique adjuvante d'une disposition masochiste innée prépon-
dérante. Cependant un autre élément acquis serait susceptible
de son côté, d'éclairer la genèse de cette identification-.
Un point important est que le complexe masochiste de cas-
tration se manifeste, contrairement à la règle, sous la forme de
cette représentation spéciale et précise d'être châtré par la
mère. L'enfant dut par conséquent s'imaginer que c'était elle
qui blâmait, qui interdisait la satisfaction des instincts géni-
taux ; la castration pouvant aussi bien jouer ici comme sanc-
tion que comme désir masochiste. C'est du moins ce que cer-
tains symptômes de la névrose ultérieure et l'évolution clini-
que semblent prouver. Cette manière de voir serait en outre
confirmée par les conclusions auxquelles Jones est arrive à la
suite de nombreuses observations cliniques (1). Cet auteur en
a déduit précisément que l'enfant est porté à s'identifier à celui
des parents qui, dans son idée, interdit la sexualité et au besoin
la sanctionnerait sévèrement. Et cette représentation, ou cette
crainte, prend en général naissance au moment de la crise
oedipienne et s'associe aux premières velléités incestueuses.
Mais elle peut aussi, comme dans notre cas, s'associer à l'ona-
nisme infantile. Pour le garçon, ce parent introjecté est nor-
malement le père, et cette introjection forme la base du déve-
loppement de sa virilité.
Ici c'est donc l'inverse qui s'est produit et c'est devant la
mère que l'enfant s'est senti responsable et coupable de ses
premières manifestations génitales, c'est-à-dire auto-éroti-
ques. Pour beaucoup de raisons trop longues à exposer, l'ana-
lyse a donné tout lieu de penser que cet enfant si nerveux
avait pratiqué l'onanisme de façon exagérée en bas âge. Et il
n'est pas invraisemblable d'admettre que sa mère, qui s'occu-

'
(1) Op. .cit.
DE PSYCHANALYSE
REVUE FRANÇAISE 4
50 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

pait seule de lui et avec quelle sollicitude, l'ait grondé pour


cette habitude ; en soit même venue aux menaces coutu-
mières.
Dès l'origine par conséquent, elle fut pour lui l'image con-
crète de sa culpabilité sexuelle, culpabilité que le caractère
exagéré de son complexe d'OEdipe devait dans la suite renfor-
cer.
A cette phase critique, il va donc d'un côté éprouver pour
elle une prédilection excessive. De l'autre, il va se sentir vis-
à-vis d'elle toujours plus coupable, redouter davantage sa
colère, sa haine, alors qu'il tient par dessus tout à conserver
sa tendresse et son amour. Comment sortir de ce conflit ?
Da meilleure solution, en cas pareil, consistait précisément
à s'identifier à la mère, à vouloir devenir comme elle, c'est-à-
dire à renoncer définitivement à cette sexualité masculine
qu'elle blâme et qui par conséquent causerait la perte de son
amour. « Tiens, arrache-moi cet organe, j'y renonce pour
garder ta tendresse. » Aussi dans le rêve, le geste de la mère
est-il « léger » « triomphant ». Ce renoncement naturellement
est rendu léger et triomphant par la satisfaction sous-jacente
des tendances masochistes constitutives. En règle générale,
c'est en effet la dure nécessité de résoudre son conflit oedipien
qui suggère et impose à L'enfant le mécanisme de l'identifica-
tion. Mais l'enfant normal s'identifiera au parent du même
sexe, et son surmoi ainsi formé opérera de façon heureuse le
refoulement du complexe.
Ces considérations nous permettront de mieux comprendre,
en lui apportant un substratum inconscient, cette réaction de
mutisme et de fuite de la mère dont nous avons dit que le début
avait exactement coïncidé avec celui de l'onanisme pubéral
vers 17 ou 18 ans et qu'elle était devenue intense après le pre-
mier rapport sexuel. Cette inhibition si remarquable fut donc
étroitement liée à l'instauration de l'activité génitale et
sexuelle, et l'analyse des complexes infantiles nous explique
maintenant pourquoi celle-ci déterminera celle-là. Le com-
plexe primitif de culpabilité, comme il est de règle, sera réac-
tivé eu même temps que les tendances oedipiennes au moment
de la puberté par l'éveil organique de la libido sexuelle.
Rappelons que c'est également à cette époque que se mani-
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 51

festa la fixation de celle-ci sur des fétiches et que ceux-ci fu-


rent au début maternels (corsets, bottines). Rappelons encore
que la première femme qui l'attira et qu'il posséda fut une
prostituée âgée et qu'un peu plus tard, une vieille couturière
veuve lui inspira une violente et inexplicable passion (1). Il
est donc plausible que ces réactions aient été l'oeuvre d'un
déplacement et d'une concentration des tendances oedipiennes
réenflammées sur des objets ou des images symboliques. Ainsi
donc l'acte matériel de fuir la mère (silence, ou éloignement
réel) exprimait de façon concrète la fuite psychique devant la
sanction (castration) en même temps que l'inhibition des dé-
sirs incestueux et masochistes pervers ainsi réveillés ou si
l'on préfère, la fuite de leur objet inconscient. « L'éloigne-
ment de soi » est synonyme de refoulement dans le langage
courant imagé. Et la symbolique tend à prendre l'image pour
la chose.De toute façon cet homme adulte se sentait à tel point
coupable devant sa mère, du fait de la persistance de ses com-
plexes infantiles, qu'il ne pouvait supporter sa présence ni
engager aucune conversation qui l'eût exposé à un blâme.
C'est le lieu de reprendre maintenant la réaction de non-
résistance et le rêve du pardessus. Nous avons vu que celui-ci
avait été fait à la suite de ce que je pourrai appeler la série
des rêves de « déchirure ». La situation analytique dans la-
quelle il a été construit (défloration, castration) fait donc pen-
dant à celle-ci où ceux-ci sont sortis, celui du gilet par exem-
ple. Elle correspondait à une situation masochiste féminine,
et l'on en doit conclure qu'il la « transféra » ainsi sur le
persécuteur, M. X... Il se présentera donc à lui sous les traits
d'une femme déflorée. Dans le cas particulier, la situation de-
vient, par conséquent, nettement homosexuelle. En effet

(1) Au sujet de l'élection si fréquente par les oedipiens de la femme âgée


et de la femme inférieure (prostituées vulgaires, domestiques, personnes,
sales ou repoussantes, etc.) voir ma brochure : « Le Complexe d'OEdipe »,
édit. Petite Füsterie, Genève 1925. La femme âgée étant un symbole posi-
tif, la femme inférieure un négatif de l'imago maternelle, c'est-à-dire impli-
quant un choix objectai aussi éloigné que possible de cette image idéale mais
défendue. Les deux courants de sensualité et de tendresse sont disjoints. Le
courant sensuel se déplaçant sur un type inférieur et l'autre sur un type
supérieur de femme, qui sexuellement devient Tabou. Le choix d'une
épouse parmi les veuves ou divorcées (femme qui ont appartenu à un autre
homme), est souvent aussi oedipien.
52 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'épaule est cette région où il reçut un coup de poing mémo-


rable de la part d'un adversaire. M. X... en outre a le carac-
tère capricieux d'une vieille coquette : femme vieille et infé-
rieure = déguisement par contraste de la mère, symbole qui
nous ramène au rêve du gilet. Le vieux pardessus sanglé
comme on les portait à une certaine époque, s'associe au
corset comme le gilet.
A la suite de ces associations et d'autres que je passe,
je fais part au malade de mon interprétation homo-
sexuelle du rêve et de ces pensées. A ce mot il s'écrie: « Ça
me rappelle un autre épisode du rêve où nous (vous et moi)
sommes couchés dans le même lit... et puis j'ai oublié la
suite. »
Si donc, en réalité, le persécuteur est haï par le moi, on voit
que pour l'inconscient il représente inversement un « objet » :
c'est-à-dire un individu sur lequel le malade fixe ses désirs
masochistes féminins. Sans le savoir, ce dernier tendait donc
inconsciemment à désirer l'agression de ses adversaires, à se
soumettre, à se livrer à eux : Il « libidinisait » en outre, cette
passivité. On comprend dès lors pourquoi M. X... n'attache
pas d'importance à la déchirure du pardessus, ne critique pas
ce désordre dont le moi a honte et qu'il tente de masquer. Car
pour l'inconscient ce symbole exprime une joie, un désir.
Du fait du traitement, il transfère l'homo-sexualité sur
l'analyste, représenté maintes fois également comme un per-
sécuteur ou un castrateur.
Cette réaction éclaire d'une vive lumière sa tendance à la
non-résistance, tendance en effet contre laquelle il lutta vai-
nement, car son surmoi la lui imposait. Elle explique aussi
l'exacerbation corrélative du fétichisme réexcité également, en
tant que tendance masochiste féminine, par les persécutions
extérieures (agressives). Elle rend compte encore de l'intense
dépression concomitante, celle-ci résultant du sentiment de
culpabilité inconscient, ou autrement dit, de cette tension spé-
cifique par laquelle le surmoi réagit à l'excitation des ten-
dances perverses. On discerne enfin, dans ce complexus inter-
actif, l'action du mécanisme de l'auto-punition.
Le malade d'ailleurs en eut l'intuition. Il me disait :
« C'est au fond comme si, en laissant aller les choses, je me
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 53

punissais moi-même, tellement j'en souffrais ensuite. » Il souf-


frit également beaucoup de son eloignement de sa mère, ou
des jeunes filles, ou des gens de sa condition; de même que
de sa privation des plaisirs sociaux.
Telles furent, chez ce malheureux névrosé, les principales
manifestations de masochisme féminin.
Cette forme de perversion frappe surtout les hommes, étant
donné qu'à une certaine dose du moins, elle est normale chez
la femme.
Freud en a décrit ainsi les caractéristiques : 1. Le sujet
veut être traité comme un enfant tout à fait dépendant, et
comme un enfant sot, qui doit être puni, (donc fusion d'infan-
tilisme et de féminisme); 2. Il nourrit les fantaisies d'être châ-
tré, coïté; parfois de gester. Dans presque tous les cas on se
heurte, par dessous, à de l'onanisme infantile ; 3. Le maso-
chisme féminin repose sur le masochisme érogène primaire.

C) Le masochisme érogène. — Le masochisme en


érogène,
son sens strict, consiste dans la production de plaisir ou de
volupté par la souffrance ou la douleur. C'est la forme typique.
Mais il comprend aussi, dans son sens élargi, la production de
l'excitation sexuelle par une agression quelconque, subie par
le sujet de la part de l'objet, cette agression n'étant pas forcé-
ment douloureuse.
Le lecteur aura relevé, dans l'enfance de notre malade, cer-
tains traits masochistes qui furent comme le préambule ou
l'annonce des manifestations érogènes proprement dites qui
surviendront à l'état adulte. Nous en mentionnerons mainte-
nant quelques-unes (l'auteur de ces manoeuvres étant toujours
une femme-objet) : Volupté à être complètement ficelé (passi-
vité) puis maltraité, ou souillé (symbole de coït masochiste) à
se faire donner sur un ton grossier des ordres vulgaires tels
que faire les chambres, récurer, vider les eaux, faire la toilette
de sa persécutrice (activité de femmes de chambre ou de mé-
nage) etc. ; miction orale (symbole de la théorie infantile de la
fécondation orale ; réalisée de façon masochiste et dans le rôle
de la femme). D'autre part, il avait plaisir à assister à des
rapports lesbiens alors que l'unique coït hétéro-sexuel qu'il vit
l'emplit de dégoût et le déprima (exclusion de l'homme, donc
54 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

du pénis, dans ses tendances voyeuses). Nous rappellerons en-


core sa manie d'être étouffé qui rentre dans ce chapitre..
Ces derniers symptômes viennent donc compléter le tableau
masochiste de ce cas; tableau, ajouterons-nous, qui correspond
exactement à celui que Freud a tracé du masochisme dans son
mémoire.
Nous en extrairons le passage suivant, car il concerne la
seule tentative que nous connaissions, d'interprétation psychi-
que de cette perversion: « Tout phénomène intérieur met en
jeu les pulsions sexuelles (Sexual triebe) dès que son intensité
dépasse certaines limites quantitatives. La douleur et la souf-
france n'échapperaient pas à cette loi. L'excitation erotique
concomitante serait un mécanisme infantile physiologique qui
disparaîtrait dans la suite. Et c'est sur cette base abandonnée
que se surconstruirait le masochisme psychique. »
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE. 55

CHAPITRE III

Argument analytique

— LE DUALISME FONCTIONNEL DU SURMOI.


§ 7.

A. — Court exposé du problème.


Le cas de névrose masochiste grave qui vient d'être relaté
est fait pour tenter les esprits schématiques. Car il répond à
une réelle condensation des trois formes typiques de maso-
chisme et se prête ainsi à leur localisation endopsychique.
Celle-ci va de soi : le moral sera attribué au « moi », le « fé-
minin » au « surmoi » et 1' « érogène » au « ça ». Je laisserai
de côté cette dernière forme qui constitue un problème méta-
psychologique extrêmement ardu (1) pour m'en tenir unique-
ment à celui du surmoi que soulève directement l'analyse de
ce cas d'idéal inconscient, de féminité ou de passivité.
Au § 3, nous avons fait allusion à la conception dualiste
du surmoi proposée par Freud, conception d'après, laquelle
en effet cette instance représenterait en nous-même le principe
de jouissance et le principe de réalité à la fois. L'acceptation
de ce dernier implique, comme nous l'avons vu aussi, un acte
ou un « fait moral ». Or nous avons reconnu, dans le féti-
chisme de notre malade, l'oeuvre accomplie par le surmoi
d'un mécanisme de déplacement et de concentration au moyen
duquel diverses prototendances perverses furent dirigées en
réel faisceau convergent, sur des vêtements féminins définis.
Ce S3nnptôme cumulait ainsi et conservait en lui l'énergie pri-
maire de tendances : incestueuses, homosexuelles, maso-
chistes-féminines et en mineure partie sadiques. Cet élément

(1) Voir sur cette question, qui englobe aussi celle du masochisme pri-
maire : « Au delà du Principe de Jouissance », Freud.
56 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

sadique répondrait à cette hypersévérité ou cruauté dont le


surmoi fait preuve vis-à-vis du moi en tourmentant et punis-
sant ce dernier de manière inflexible.
Notre observation en offrait maints exemples frappants et
associait à ce sadisme (1) comme c'est la règle, un maso-
chisme évident du moi. Tantôt c'est sur le sadisme du sur-
moi que l'accent clinique est porté (obsession, scrupules) tantôt
comme dans notre cas sur le masochisme du moi, ce dernier se
livrant au surmoi et exigeant de sa part des pénitences ou des
punitions (privations). Tel est le trait caractéristique des né-
vrosés masochistes.
Notre cas, d'autre part,-nous offre précisément un de ces
exemples d'exigence exagérée, soit lrypermorale, soutenue et
réalisée par le surmoi : celle du renoncement non seulement à
l'onanisme (infantile d'abord, pubéral ensuite) ce qui eût été
moral simplement, mais encore à toute sexualité masculine en
général (castration).
Et alors nous nous trouvons placés devant un curieux para-
doxe : celui d'un individu présentant un principe hypermoral
en lui, et qui, cependant s'est manifestement comporté de
façon très immorale. Il est vrai qu'il n'a cessé de réprouver
ses instincts pervers tout en y succombant irrésistiblement.
Ce cas par conséquent illustre la conception freudienne d'un
surmoi pervers et hypermoral à la fois.

B. — Le principe de l'identification.
Le persécuteur, on s'en souvient, était en même temps
« objet homosexuel ». Par conséquent le désir d'être persécuté,
battu, est tout proche ici de celui d'être l'objet d'une relation
ou d'une agression sexuelle féminine de sa part : de même
qu'originellement de la part du père (être étouffé, défloré, etc.)
La situation récente de persécution correspond donc à un pro-
cessus de régression, par déplacement, vers la situation ori-
ginelle. C'est en raison de pareils faits que Freud conclut ainsi,
à la fin de son mémoire : « Au fond, conscience (Gewissen) et
morale sont liées à la domination et à la désexualisation du

(1) Dont l'origine constitue en elle-même un problème connexe et parti-


culier que je laisserai de côté, n'envisageant ici que ses résultats lointains.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 57

complexe d'OEdipe. Mais par le masochisme moral, la morale


est de nouveau sexualisée et le complexe d'OEdipe revécu. Il
s'agit là d'une régression de la morale au complexe d'OEdipe
au détriment et de la morale et de l'individu, car une large part
de la conscience morale (évoluée) est ainsi sacrifiée au maso-,
chisme moral et va se perdre en lui. »
Evidemment l'introjection du parent aimé implique en
effet une désexualisatiori du complexe d'OEdipe, étant donné
que par là l'objet oedipien est supprimé. Il devient objet idéal.
En s'identifiant à lui, l'enfant y renonce « hédoniquement ».
Mais y renonce-t-il vraiment ?
Songeons un instant à un cas comme le nôtre, et nous se-
rons portés à en déduire que l'identification suppose deux or-
dres de phénomènes : un phénomène hédoniqué (principe de
jouissance) et un phénomène moral (principe de réalité),
Phénomène — Le est introjecté, c'est-à-
hédonique. parent
dire qu'il persiste sous forme d'image intérieure ; le sujet le
conserve en lui. Le ça ne le perd donc en aucune façon
— étant donné qu'à ce niveau où règne encore l'ignorance.du
principe d'identité, ignorance qui est à la base de la symboli-
que — image et objet ont même valeur et se suppléent entière-
ment. Pour le ça, le complexe d'OEdipe ainsi est en quelque
sorte « sauvé » : C'est là la régression de la morale vers le com-
plexe d'OEdipe. Le surmoi introjecté est instauré objet et va se
plier à ses exigences : c'est pourquoi, sans savoir pourquoi et
tout en luttant, notre malade se verra forcé à porter des corsets,
des bottines, des vêtements féminins, à se maquiller, se tra-
vestir, etc.. ou à jouer encore le rôle de la femme dans l'acte
sexuel. Autant de symptômes par lesquels il réalise de façon
substitutive son complexe d'OEdipe négatif ou renversé.
L'on remarque d'emblée le caractère tout relatif de pareil
renoncement. Ce dernier est apparent non réel. Ou mieux, sa
réalité extérieure masque son irréalité psychique. Nous en
concluons donc, chez notre malade, à une oblativité relative
ou compensée par l'introjection. C'est là le trait caractéristique
de la névrose, l'élément spécial qui la distingue de la psy-
chose. Laforgue et Pichon nous ont montré en effet, qu'un dé-
faut originel d'oblativité pouvait constituer le principe de la
schizophrénie, l'affect primitif demeurant entièrement pos-
58 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

sessif, au lieu de s'orienter vers une aptitude croissante au


sacrifice. Selon la théorie de ces auteurs, nous aurions donc
un état schizoïde en cas d'oblativité absente ou très compro-
mise ; un état névrotique en cas d'oblativité mieux affirmée
quoique insuffisante encore. L'évolution vers la psychose, ou
vers la névrose serait une pure question de degré ou de dosage
réciproque des aptitudes possessive et oblative.
Dans ses lignes générales, cette thèse nouvelle me paraît
fondée et en tout cas fertile. — Mais on lui reprocher
pourrait
d'être trop générale et synthétique et pas assez analytique ;
ou en d'autres termes plus psychologique que clinique, du
moins sous sa formule actuelle. Car elle semble précisément
ne pas tenir un compte suffisant des processus si importants
d'identification qui peuvent s'opérer aux stades préoedipiens
ou oedipiens, donc à des stades postérieurs à celui du sevrage.
A mon sens, en effet, c'est dans la formation du surmoi qu'il
faut voir le facteur clinique décisif, car elle introduit au sein
de l'appareil psychique le principe d'une régulation secondaire
qui prévient la psychose et s'oppose à sa prédominance ou à
son développement. Le sujet est sauvé du narcissisme intégral
par le fait qu'il a introjecté 1' « objet », car cette introjection
implique forcément en elle-même l'admission préalable de
l'existence objective de ce dernier. C'est ce que tend à dé-
montrer soit l'étude des complexes de notre malade, soit sur-
tout son attitude pendant le traitement, au cours duquel, ayant
produit un transfert thérapeutique authentique, il s'est donc
comporté en vrai névrosé, non en schizophrène. En effet il
parvint, grâce à la cure analytique, à substituer à l'ancienne
identification à la mère une identification au médecin. Et c'est
dans la modification ou l'assainissement du surmoi, qu'il
soit pervers ou hypermoral, que réside la tâche principale et la
plus ardue aussi de l'analyste. Ce dernier, pour obtenir un ré-
sultat valable et durable, devra en pareils cas orienter le malade
vers de nouvelles identifications et porter toute son attention
sur l'instance refoulante et non pas se borner à interpréter
des rêves et des fantaisies, c'est-à-dire se préoccuper unique-
ment du « refoulé ».
Conclusion. — L'établissement et l'affermissement de la
fonction d'identification constituerait une vaccination contre
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 59

la psychose. L'identification pathologique ou renversée déter-


mine une névrose. Notre malade qui révélait une oblativité
primitive extrêmement restreinte puisqu'il n'est pas parvenu
à consentir le sacrifice de la mère semble avoir été préservé
d'une grave psychose par l'identification à celle-ci. L'identifi-
cation répondrait souvent, même chez le normal, à un com-
promis entre la possessivité et l'oblativité.

— LE PHÉNOMÈNE MORAL.
§8.
Ce malade d'autre part refoula sa masculinité : donc beau-
coup plus que le principe de réalité n'exigeait de lui. Cette ex-
. pulsion inconsciente et excessive de ses tendances normales ré-
pond donc à un processus « hypermoral » en vertu duquel
l'introjection masochiste de la mère-objet fut accompagnée
d'une introjection de la mère-prohibitrice, dont l'interdiction
de la sexualité avait émané. En d'autres termes, ce processus
aurait introduit en son âme le germe pervers et le germe moral
à la fois. Il aurait impliqué la perpétuation, le non-renonce-
ment intrapsychique au complexe d'OEdipe négatif en même
temps qu'une vive réaction morale contre lui ainsi que contre le
complexe d'OEdipe positif. L'observation approfondie du ma-
lade démontrait sans cesse en effet que sa mère était restée à
ses yeux l'image et le critère de toute vertu, image à laquelle
toute infraction était instinctivement rapportée en tant que cou-
pable et punissable. Pareille réaction, par contre, fit complète-
ment défaut vis-à-vis de ses autres parents, de son parrain ou
de ses maîtres dont l'opinion lui était assez indifférente, ou
même l'incitait au mal, par contradiction. Il est évident que
la mort précoce du père joua ici un grand rôle. Ce cas rare
semble donc, en définitive, réunir un certain nombre de condi-
tions propre à la révision de la conception dualiste du surmoi.
Je serais tenté pour ma part de proposer une conception un
peu différente. Elle reviendrait à distinguer le phénomène
hédonique du phénomène moral, et consisterait à rapprocher le
premier du ça et le second du moi. Cette distinction qui pour-
rait paraître, au premier abord, toute schématique et sans
grand intérêt, apportera néanmoins quelque éclaircissement
théorique et pratique à cette question si obscure.
60 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

Un premier point à discuter n'est autre que cette hypermo-


ralité du surmoi. Freud, on le sait, la rattache à une absorp-
tion secondaire par le surmoi du sadisme ou de l'agressivité
primitive restée inutilisable dans le monde extérieur. Cette
manière de voir semble confirmée par l'analyse d'un grand
nombre d'obsédés ou de scrupuleux (Zwangsneurose) ; mais
semble aussi moins évidente et moins facile à démontrer dans
les cas où c'est le « masochisme du moi » qui prédomine et où
il repose directement et se lie étroitement au masochisme éro-
gène du ça. Dans notre cas, en effet, le sadisme primitif vrai
n'existe que dans une proportion extrêmement faible par rap-
port au masochisme. Il m'est impossible ici d'aborder la discus-
sion de ce problème. Aussi me bornerai-je à résumer briève-
ment ma pensée.
Dans le deuxième groupe de cas, on pourrait admettre une
autre hypothèse en invoquant un argument biologique.
Le principe, un peu abstrait, de l'iwpermoralité doit être
ramené aux fonctions cliniques plus précises du sentiment in-
conscient de faute, ou mieux au besoin de punition.
D'où vient donc dans les cas en question, le caractère exces-
sif de ce dernier ?

— LES TENDANCES INDIVIDUELLES


§9.
ET LES TENDANCES RACIALES.
Nous classerons en trois groupes les tendances individuelles;
qui nous intéressent ici :
1) Les pulsions perverses, c'est-à-dire ces énergies primi-
tives, que Freud a dénommées « les composantes sexuelles
partielles » et qui au cours du développement, après la pu-
berté notamment, devront s'assujettir à l'instinct génital pro-
prement dit et s'effacer derrière lui, tout en conservant un rôle
de second plan dans la préparation de l'acte sexuel. Citons,
parmi elles, les tendances sadiques, masochistes, exhibition-
nistes, voyeuses, etc.. Si l'une d'elle demeure prédominante
et indépendante dudit « primat génital », nous aurons une per-
version ; ce fut précisément le cas de notre malade maso-
chiste. En ce sens, elles peuvent être appelées : prégénitales.
Leur caractère fondamental commun est de rechercher une
MÉMOIRES ORIGINAUX. —- PARTIE MÉDICALE 61

jouissance pour elle-même à l'exclusion du but sexuel nor-


mal, c'est-à-dire du rapport hétéro-sexuel destiné à la pro-
création.
2) Les tendances homo-sexuelles (ou féminines-passives
dans notre cas).
3) Les tendances oedipiennes, édifiées sur le substrat, en
grande partie héréditaire, de l'inceste.
Quant au fétichisme, on ne doit pas le considérer comme une
quatrième forme de pulsion perverse, mais plutôt comme un
élément de l'une ou l'autre d'entre elles (retour partiel du
refoulé). Dans notre cas particulier, comme un mode d'expres-
sion partielle des tendances masochistes et incestueuses. Ce.
fait n'a pas échappé à Sachs : « Dans le fétichisme, écrit-il,
une partie d'un complexe refoulé persiste dans le conscient,
exactement comme un innocent souvenir-écran, derrière lequel
se dissimule un trait essentiel de la sexualité infantile, qui est
fidèlement conservé » (1).
La psychanalyse a révélé la particularité de ces dites ten-
dances individuelles perverses : elle consiste à développer le
sentiment de faute et le besoin de punition les plus accentués.
Leur caractère commun d'autre part est dé poursuivre des fins
contraires aux intérêts et au bien de la race. On en peut con-
clure que ce sentiment excessif de culpabilité répondrait à une
réaction automatique du génie de l'espèce menacée contre les
désirs individuels qui la menacent le plus hautement, réaction
qui serait comme un reflet de la phylogénèse dans l'onto-
genèse. Les tendances perverses et homo-sexuelles, en effet,
ont dû forcément apparaître comme des facteurs s'opposant et
les incestueuses comme un facteur nuisant à la perpétuation et
à la qualité de l'espèce.
Il s'agirait ainsi d'une rigoureuse mesure de défense ou de
prophylaxie de caractère excessif, comme on en voit d'autres
exemples biologiques, chaque fois que la nature veut assurer
l'exécution de ses desseins ancestraux. Dans de tels cas, elle
pèche volontiers par excès. Qu'on songe seulement au nombre
incalculablement exagéré de spermatozoïdes ou d'ovules qu'elle
produit du haut en bas de l'échelle animale.

(1) Dr Hanns Sadis : L'origine des perversions. Revue internationale de


Psychanalyse, 1923.
62 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

Ces brèves considérations me permettront maintenant de


formuler une définition biologique du principe moral et de
hasarder une explication de son origine.
A l'origine, le principe moral correspondait à une disposi-
tion innée de l'être à réagir contre toute tendance contraire aux
exigences et à la conservation de l'espèce. Cette réaction est in-
consciente et opérée par le surmoi à la suite d'une identifica-
tion quelconque. Elle constitue la base de la moralité et de la
conscience futures, dans laquelle, à un plan supérieur, l'élé-
ment « social » se superpose à l'élément « racial ». Si chez le
névrosé, le surmoi intensifie cette réaction répressive, cela
vient précisément de l'intensité correspondante et probable-
ment constitutionnelle des excitations perverses ; et du fait
aussi que dans le cours du développement, ces dernières sont
ressenties comme de plus en plus dangereuses et inadmissi-
bles, de plus en plus réprouvées par la société et ses lois.
L'état adulte est, en effet, défini par l'exercice des tendances
procréatrices, c'est-à-dire hétérosexuelles exogames (l'objet
étant choisi dans l'autre sexe et en dehors du cercle familial).
Westermark, de son côté, termine son vaste et classique ou-
vrage sur le concept moral par ces lignes : « La société est la
balance de la conscience morale. Les premiers jugements mo-
raux n'ont pas exprimé les sentiments personnels d'individus
isolés, mais ceux de la collectivité... ce qui explique leur gé-
néralité, leur désintéressement et leur impartialité apparen-
tes » (1). Il était indiqué de rapprocher cette conclusion de cel-
les plus récentes des analystes. Ajoutons que ces derniers
voient dans l'identification le germe du moi social, c'est-à-dire
moral aussi. Quant à l'intensité si remarquable des tendances
auto-punitives de notre malade et des dépressions qui coïnci-
daient avec les poussées de fétichisme, elle s'explique précisé-
ment par le fait que ce dernier réalisait un vrai cumul de per-
versités.
Et parmi les tendances citées, ce sont bien les pulsions per-
verses pures du ça qui déclenchent le plus fort sentiment de
culpabilité ; car elles menacent plus directement l'espèce que
les oedipiennes, par exemple. Même remarque en ce qui con-

(1) Origine et développement du concept moral. Westermark, Leipzig 1909.


MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE '6j

cerne les homosexuelles, intiment liées d'ailleurs, dans notre


cas, aux masochistes. Ces considérations viennent éclairer
les réactions conscientes si pénibles qui accompagnaient l'atti-
tude de non-résistance à l'égard des persécuteurs. Ces réac-
tions dépressives résultaient des sévices du surmoi contre
le moi, le premier punissant inexorablement le second pour
avoir réalisé des symptômes homosexuels déguisés, c'est-à-dire
« antiraciaux ». Et pourtant il faut admettre que dans cette
conception, le punisseur est certes plus coupable que le puni.
Nous avons relevé, en effet, la double innocence du moi, d'un
moi qui n'aurait eu qu'un désir, celui de défendre ses intérêts
les plus légitimes, et d'un moi, au surplus, qui aurait réprouvé
les symptômes qu'il réalisait s'il avait eu la moindre notion
de leur nature cachée. Et corrélativement, nous avons indiqué
que le surmoi constituait une instance correspondant précisé-
ment, par l'effet de l'introjection, à l'organisation des tendan-
ces féminines passives. Il serait donc juge et prévenu tout à la
fois. Tel est le fameux paradoxe de la névrose que sous entend
la conception dualiste du surmoi.
Mais celle-ci soulève d'autres problèmes et de plus épineux
encore ; celui notamment de l'identification hédonique au pa-
rent du même sexe, processus normal au moyen duquel l'en-
fant tente d'apporter une solution au complexe d'OEdipe : soit
chez le garçon au père, pour lequel il éprouve pourtant des sen-
timents de jalousie et de haine. C'est là une opération qui
semble psychologiquement difficile, sinon paradoxale, bien
qu'elle permette au jeune garçon (ce en quoi réside justement
son caractère hédonique) de conserver des rapports empreints
de tendresse avec sa mère à laquelle, il a dû renoncer comme
« objet ». [Désexualisation ou destruction du complexe
d'OEdipe, de Freud.]
C'est en réfléchissant à ces difficultés que j'ai été amené à
me placer à un point de vue un peu différent qui m'a paru sus-
ceptible d'éclairer certains points. Il consiste comme je l'ai dit
plus haut, à dissocier dans l'identification le phénomène moral
du phénomène hédonique (principe de la dissociation).
64 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE


§ 10. L'INTROJECTION MORALE.

On peut concevoir le premier acte vraiment moral comme ré-


pondant, en langage photogénique, au premier sacrifice de
l'invidu à la race, ou de façon concrète, à la communauté, au
chef; en langage ontogénique, de l'enfant à la famille, et, nous
élevant d'un degré, de l'individu à la société. Et cet acte est
moral en tant qu'il implique la reconnaissance de l'objet et de
la loi. Un tel sacrifice, nous l'avons vu, n'a pu être accompli
par notre malade, lequel s'est adressé à un compromis psycho-
logique : l'identification. Et celle-ci en outre aurait instauré
une nouvelle fonction morale et perverse à la fois : le surmoi.
Par contre, ces faits contradictoires me semblent changer tota-
lement d'aspect à la lumière du principe de la dissociation.
Il est évident qu'il faut laisser le masochisme érogène au
ça. Mais, je serais tenté de ramener à cette instance le maso-
chisme féminin lui aussi. En effet ces deux tendances me pa-
raissent des plus parentes. Leurs formes respectives diffèrent,
mais leur essence et leur nature sont indentiques: elles sont tou-
tes deux masochistes au premier chef. Le masochisme est donc
ce que j'appellerai : la tendance dominante de notre malade.
Comme en musique, cette « dominante » enveloppera l'ac-
cord tout entier. Elle vibrera à chaque excitation, et dans
l'excitation oedipienne plus que dans toute autre. Ce qui dis-
tingue en fait le masochisme féminin de l'érogène, c'est l'appa-
rition de l'imago maternelle, de la mère-objet introjectée; mais
cette innovation ne les distingue pas en principe. Car, à mon
sens, le traumatisme originel ou les expériences oedipiennes
vécues n'ont fait qu'apporter un aliment ou un matériel utili-
sable à la tendance dominante préexistante.
Du fait de cette introjection purement hédonique, il se for-
merait ainsi au niveau même du ça, une sorte d'organisation
nouvelle de la libido que j'ai proposé d'appeler, quelque baro-
que que ce terme paraisse, le surça. A l'instar de la forma-
tion du surmoi au niveau du moi, celle du surça correspon-
drait à la réponse du ça au principe de réalité. Mais la ré-
ponse est positive dans le premier cas : il s'agit d'une adapta-
tion vraie ; elle est négative dans le second : c'est une pseudo-
adaptation. En effet l'activité des pulsions sadiques du ça,
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 65

inutilisables dans le monde extérieur, va se retourner contre


le surça. ; elle est donc maintenue par ce compromis. Clinique-
ment, nous l'avons vue à l'oeuvre de façon négative dans cette
méchanceté passive du malade vis-à-vis de sa mère elle-même,
vis-à-vis des jeunes filles et des femmes éprises de lui. Les
femmes de bas étage par contre lui permettaient de se manifes-
ter plus directement, leur qualité trompant la censure du
complexe d'OEdipe. Par ce compromis, le complexe d'OEdipe,
de son côté (positif et négatif) est maintenu également dans
toute sa perversité première et projeté sur ces femmes grâce
au subterfuge du fétichisme.
De la sorte, le sacrifice de la tendance individuelle domi-
nante à l'espèce est fictif. Cet homme ne procréera point. In-
versement, au niveau du moi-surmoi, la réponse est positive
en ce sens que ce système s'applique, par les réactions de cul-
pabilité et de punition sus-indiquées, à défendre l'espèce, soit
la société et la famille, contre les tendances du ça, et cela en
orientant l'individu vers le « choix héréto-sexuel exogame ».
Cette conception que je ne peux qu'esquisser ici, tendrait
donc à ramener l'appareil psychique à deux systèmes fonda-
mentaux opposés l'un à l'autre et appelés à entrer en conflit :
1° Le système ça-surça, avocat de la jouissance, et de nature
individuelle. 2° Le système moi-surmoi, avocat de la réalité,
et de nature sociale. C'est alors dans ce dernier que le maso-
chisme brisant ses liens originels avec la sexualité, prendrait
son caractère moral, alors que le surça demeurerait l'instance
où s'est organisé le masochisme féminin. Cette différenciation
en deux systèmes inverses me semble propre à éclaircir et sim-
plifier la notion de conflit moral, base des psycho-névroses.
En ce qui concerne notre cas, nous aurions ainsi deux phé-
nomènes à considérer:
1 ° Une fixation masochiste sur la mère-objet, au niveau du
premier système (1).
2° Une introjection de l'élément moral représenté par la
mère-prohibitrice au niveau du second (2). Donc, introjection
(1) Ou plus exactement : une pulsion masochiste projetée sur le père-
persécuteur (identification à la mère-objet) ; une pulsion sadique accessoire
projetée sur la mère-objet.
(2) Introjection favorisée par le caractère autoritaire de la mère, et inver-
sement par le caractère effacé et la disparition précoce du père.
REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE 5
66 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

hédonique maternelle d'un côté ; introjection maternellement


morale de l'autre. Essayons maintenant d'envisager sous cet
angle les problèmes mentionnés plus haut que nous avons lais-
sés en suspens.
A. La désexualisation du complexe d'OEdipe. — C'est le
premier processus que le concept* de l'introjection morale dis-
sociée pourrait, dans des cas analogues, rendre plus clair. II
reprendrait même, par elle, son sens véritable. Ce problème
est d'ailleurs connexe à celui de l'identification et je le traiterai
d'un seul tenant.
Telle que Freud l'avait formulée, la conception du surmoi
prêtait à certaines critiques. L'une d'elle a été lancée par
Jones (1) : « La nécessité de la désexualisation, dit-il, n'ex-
plique pas clairement par quel prodige le garçon introjecte nor-
malemement le parent haï, celui qu'il a toute raison de crain-
dre, le rival ou l'obstacle à ses désirs : le père et n'introjecte
pas au contraire le parent aimé, celui pour lequel il éprouve
des sentiments franchement sexuels : la mère. » Il est arrivé
souvent aux psychanalystes en effet d'être plus empruntés de-
vant la santé ou l'habituel que devant la maladie. A ce titre,
le développement instinctif de notre malade serait plus saisis-
sable que celui de l'homme normal. Car on est porté à s'iden-
tifier, à ressembler à ce qu'on aime, non à ce qu'on déteste.
Les quelques cas, malheureusement peu nombreux, d'indi-
vidus normaux que j'ai pu observer, m'inclinent à penser
qu'on découvre presque toujours dans l'inconscient un com-
plexe homo-sexuel. De ce fait, le concept de l'introjection dis-
sociée serait d'utile application.
Nous aurions le tableau suivant: 1° introjection constante
et variable du parent aimé dans le surça. Cette identification
serait au service du complexe d'OEdipe et la résultante de deux
facteurs': la tendance dominante et l'expérience. On remarque
en effet que l'enfant a de la disposition à fixer ou projeter ses
tendances inconscientes sur les « objets » qui l'entourent (pa-
rents, frères et soeurs, éducateurs, etc.), un peu au gré des
circonstances et des traumatismes. 2° Dans le surmoi, l'intro-
jection du principe moral, représenté le plus souvent par le

(1) Op. cit.


MÉMOIRES ORIGINAUX. —- PARTIE MÉDICALE 67

père-autorité, ou parfois par la mère, ou encore par les deux


à la fois. Cela devient maintenant indifférent au point de vue
théorique. De la sorte nous n'aurions plus ce mélange em-
brouillé de morale et d'inceste ; nous n'aurions plus de morale
sexualisée, masculine ou féminine. Il n'y aurait dès lors
qu'une morale éducative ou impérative, de nature essentielle-
ment prohibitrice. Le surmoi demeure, sans qu'il y ait plus
de contradiction dans les termes, le résidu univoque de ce
principe de conservation et de préservation de la famille et de
la société.
Cette introjection ontogénique va alors s'incorporer à l'ins-
tance morale phylogénique, latente jusqu'ici, et lui apporter
ainsi une base réelle, un contenu concret. Cette dernière en
retour lui communiquera son caractère excessif et fera d'elle
l'instance hyper sévère que nous savons.
L'introjection morale aura des résultats très importants.
Elle contribuera à l'abandon de la haine et de la révolte, à la
cessation de l'attitude de rivalité. Car elle implique que l'en-
fant, en la faisant sienne, a accepté l'autorité. Dès lors il
pourra conserver l'amour et la sollicitude-des parents à laquelle
il tient tant
LJintrojection morale par conséquent entraîne une véritable
désexualisation ou « sublimation de la haine » et surtout dans
les cas courants, si difficiles pourtant à expliquer auparavant,
où celle-ci se colorait de sadisme .
Un dernier mot encore sur ce sujet. On aurait tendance,
me semble-t-il, à abuser de ce terme d'identification. Si notre
malade revêt un corset, est-ce à dire qu'il s'identifie vraiment
à sa mère ? Ne serait-il pas plus juste de conclure que, par ce
moyen ou ce prétexte, il satisfasse surtout un désir masochiste
primaire auquel le traumatisme eût apporté cette bonne pâ-
ture. Le point important dans toute analyse serait ainsi de
découvrir la tendance dominante et de rechercher attentive-
ment le rôle et la part qu'elle aurait prise dans la symptomato-
logie toute entière. Il est certain qu'un ça sadique-voyeur
communiquera au complexe d'OEdipe un tout autre caractère
qu'un ça masochiste-exhibitionniste passif.
B) La castration. — Ce complexe, dans lequel Freud in-
cline à voir le germe de la future conscience morale, est très
68 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

fréquent chez les névrosés des deux sexes. Mais il prend une
forme et une valeur très spéciales chez la femme. Nous ne
nous occuperons ici que du problème du complexe de castration
chez l'homme.
Celle-ci, dans la majorité des cas, semble impliquer une va-
leur morale : sanction, punition de la sexualité génitale, et
par extension, de l'inceste en général. C'est sous cette forme,
jusqu'ici du moins, que nous l'avons présentée chez notre ma-
lade. Or nous sommes en droit maintenant de nous demander
si cette interprétation est en tout point fondée. Avant de ré-
pondre à cette question, je me reporterai au rêve du gilet dans
lequel, on s'en souvient, la fantaisie de castration était intime-
ment liée à une fantaisie de défloration. Alexander, au nom de
sa théorie des rêves couplés (1), verrait dans la première une
punition pour la seconde, tendant à rétablir le bilan de culpa-
bilité et à apaiser le surmoi. Mais cette manière de voir prête
à discussion.
Ce rêve m'est un exemple, parmi un grand nombre d'au-
tres ou de fantaisies produites, au cours de l'analyse, de cette
association intime du complexe de castration avec une fantai-
sie masochiste-féminine typique. Aussi me semble-t-il plus
conforme aux faits de le ramener, lui aussi, à un simple désir
pervers plutôt qu'à une sanction morale. Cette interprétation
cadrerait mieux avec l'allure générale du cas. Nous nous trou-
verions ainsi placés devant une réaction analogue à celle qui se
produisit à l'égard du complexe d'OEdipe, c'est-à-dire à une
stimulation de la tendance dominante par l'expérience vécue.
Mais ici il s'agirait de réprimandes que l'enfant s'attira de la
part de la mère à cause de son habitude d'onanisme. On peut
supposer qu'elle en vint même aux menaces : « Si tu conti-
nues, on te coupera ça ! ». Mais j'emprunte à d'autres cas
cette formule classique ; dans celui-ci, une telle menace de-
meure problématique. Peu importe d'ailleurs, car le point cer-
tain est que dans les deux situations, nous constatons une ré-
gression de la morale au complexe d'OEdipe masochiste, et que
cette régression dépouille le phénomène de son caractère mo-
ral. En effet, dans le rêve du gilet, il n'est question de crainte

(1) Voir à ce sujet : « A propos des rêves couplés ». Alexander. Revue


internationale de Psychanalyse.
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 69

ni d'angoisse quelconque. Et notre malade en produisit de


nombreux autres analogues, ayant trait à la castration, dans
lesquels la tonalité affective était' également positive et agréa-
ble, tonalité qui semble exclure l'hypothèse d'une punition si
cruelle et qui aurait si douloureusement blessé un narcissisme
masculin normal. C'est en quoi son cas offre tant d'intérêt. Ce
point de vue permettrait finalement d'interpréter ce rêve avec
facilité.
La castration supprimant l'attribut masculin, supprime
également l'attribut féminin : la déchirure siégeant sur la
pointe du gilet est, comme elle, triomphalement arrachée. Ce
fait demeurerait obscur dans l'hypothèse envisageant la cas-
tration comme une sanction de l'onanisme ou de l'inceste mas-
culins. Inversement, il devient plus clair dans la nôtre où ce
double arrachement, plus la défloration, sont considérés com-
me la commune satisfaction d'un triple désir masochiste de
mutilation. De tels désirs, on le sait, sont caractéristiques du
masochisme, et c'est grâce aux progrès amenés par un traite-
ment analytique qu'ils parviennent en général, à s'exprimer
ainsi sous leur forme hédonique et pure.
Nous serions donc placés, en fin de compte, devant une si-
tuation analytique, non pas de culpabilité et de punition, mais
bien perverse simplement. Et, après en avoir observé plu-
sieurs exemples chez d'autres malades, j'en suis venu à pro-
poser, pour les définir, le terme de : pseudo-morales, ayant
écarté celui de « sentiment libidineux de culpabilité » qui sonne
trop mal en français.

Ces situations pseudo-morales masochistes, qui nous ra-


mènent au niveau du système ça-surça, doivent être distin-
guées, par conséquent, du vrai sentiment moral de faute et du
vrai mécanisme de punition qui sévissent au niveau du sys-
tème moi-surmoi.
Or cette distinction n'offre pas qu'un intérêt, uniquement
théorique. Car, en retenant l'attention de l'analyste, elle l'ai-
dera à ne pas confondre, dans une situation punitive donnée,
ce qui revient à un vrai processus moral et ce qui revient à
un processus pseudo-moral. En pratique,' de telles situations
ambiguës ne sont pas rares et sont souvent dangereuses pour
70 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

le médecin. Qu'il lui advienne, en effet, dans ses explications,


de prendre pour de l'auto-punition ce qui n'en est pas, et il
verra alors persister ou même redoubler chez son malade les
manifestations masochistes d'un côté, la dépression et les réac-
tions thérapeutiques négatives de l'autre.
En telle occurrence, le mieux sera souvent de s'en tenir uni-
quement à l'analyse du masochisme érogène dès qu'on sera
parvenu à le démasquer sous le voile, parfois opaque et dérou-
tant, du masochisme moral. On s'appliquera ensuite à décou-
vrir, s'il en est, les traumatismes qui l'ont déclenché ou les
expériences dans lesquelles il s'est développé ; à rechercher
peut-être l'action cachée d'un sadisme primaire, dont il serait
le renversement contre le propre sujet ; bref à mettre au jour
ses facteurs et ses mécanismes étiologiques possibles. Ces mé-
canismes une fois « abréagis », on, pourra alors, mais alors
seulement, inviter le malade et même exiger de lui avec fruit
qu'il renonce à sa tendance perverse. Du même coup, son sur-
moi s'apaisera et l'on assistera à une grande amélioration de
l'état subjectif. C'est ce qui s'est précisément passé chez notre
malade. Il conviendra ensuite de l'orienter, en « travaillant »
ce surmoi, vers une identification morale plus saine et moins
infantile, celle au médecin par exemple, avec toutes les con-
ceptions adultes et scientifiques qu'elle sous-entend.
Si bien que, quand nous prétendions plus haut que notre ma-
lade, malgré que sa vie privée eût un aspect si immoral, était
tout de même doté d'un surmoi, ou comme dit aussi Freud,
d'un moi-idéal hypermoral, le lecteur nous aura sans doute
accusé d'énoncer là un de ces paradoxes choquants dont les
analystes seuls ont le secret. Cette impression sera, je l'es-
pèr, corrigée, si nous énonçons maintenant en langage plus
scientifique que la moralité de ce névrosé était d'un autre
ordre que celle des gens normaux : elle était simplement
une pseudo-moralité masochiste. Elle avait simplement pour
base un faux sentiment hédonique de culpabilité.
C) La double persistance de l'auto-punition malgré le refou-
lement ; et du sentiment de culpabilité malgré l'auto-puni-
tion. — C'est là un problème épineux, ou un paradoxe, qui a
donné de la tablature aux analystes. Il revient à savoir pour-
quoi et comment le surmoi se comporte comme s'il n'y avait
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 71

pas eu de refoulement. Freud résout la question en deux mots.


Faisant allusion aux tendances agressives des obsédés, il s'ex-
prime ainsi : « Le refoulement de l'affect a pour résultat que
l'agression apparaît au moi non comme impulsion mais comme
simple idée. Mais l'affect reparaît ailleurs. Le surmorse com-
porte donc comme s'il n'y avait pas eu de refoulement et
comme si l'excitation agressive lui était littéralement connue
avec tout son caractère affectif. Il traite alors le moi en consé-
tant un sentiment de culpabilité et supporter une responsabi-
lité. Or cette énigme n'en est pas une, car ce comportement du
surmoi est parfaitement compréhensible. La contradiction, au
niveau du moi, prouve simplement que par le refoulement,
celui-ci s'est fermé au ça, mais est resté accessible aux in-
fluences du surmoi » (1). Cette argumentation démontre la né-
cessité d'admettre une instance morale inconsciente, c'est-à-
dire une instance morale qui connaisse et comprenne le lan-
gage et les processus de l'inconscient. C'est là un. point sur
lequel Alexander a beaucoup insisté et qui résoudrait le para-
doxe de la névrose, dans laquelle c'est le moi innocent qui
« écoperait » toujours. Elle démontre d'autre part un méca-
nisme particulier au moyen duquel l'affect sadique refoulé
dans le ça serait réabsorbé par le surmoi puis par lui retourné
contre le moi (sadisme du surmoi exagérant les excitations
punitives contre le moi) sous forme de critique et de persécu-
tion. Il semble donc, en fin de compte, qu'elle fasse du surmoi
quelque chose qui serait exactement le contraire d'une instance
morale, étant donné qu'elle tendrait ainsi, en se mettant au
service du ça, à défaire partiellement le refoulement opéré par
le moi. Cette question est d'ailleurs fort complexe, mais, pour
nous, il serait préférable de s'en tenir, jusqu'à plus ample in-
formé, à une conception moins « dramatisante » et peut-être
plus simple, des faits.
Pour nous, le comportement du urmoi est logique en ce
que sa fonction serait purement biologique et morale et consis-
terait précisément à réagir par une surtension spécifique con-
tre toute excitation perverse d'où qu'elle vienne et qu'elle soit
refoulée ou non. Or la névrose est définie par l'intensité et la

(1) « Angoisse, Inhibition, Symptôme ».


72 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

persistance de ces excitations au niveau du ca-surca, excita-


tions qu'en tant qu'instance inconsciente, le surmoi démasque
sous leurs multiples déguisements et symbolisations, et qu'en
tant qu'instance biologique, il s'efforce de faire cesser à tout
prix. Il sévira donc aussi longtemps qu'elles persisteront, sous
une forme ou sous une autre. Sa réaction est donc logique si on
cesse de le considérer comme le protagoniste ou le représentant
de tendances sadiques. Mais elle devient illogique et obscure
si on persiste a voir en lui, dans un cas comme le nôtre par
exemple, le représentant de tendances masochistes féminines.
D'où lui viendrait alors son caractère sadique et hypersévère ?
Et puis, une excitation punitive et une excitation coupable ne
semblent-elles pas dynamiquement ou fonctionnellement par-
lant, s'exclure l'une l'autre ! Sinon le conflit moral fondamen-
tal sur lequel repose la névrose serait incompréhensible et son
principe compromis.
Il est vrai qu'il devient alors difficile de s'en tirer sans faire
appel à une nouvelle organisation que j'ai nommée le surça,
et qui semble venir compliquer le tableau au lieu de le simpli-
fier. Mais cette complication est plus apparente que réelle. II
faut bien admettre que le ça, par sa périphérie, mettons, soit
entré une fois en contact avec le principe de réalité ou avec le
moi. Et l'hypothèse qu'il ait été modifié, en ces points de con-
tact, par ce principe, n'est pas inadmissible. Ne voyons-nous
pas cette partie modifiée à l'oeuvre en clinique psychiatrique
dans l'autisme par exemple, ou dans de nombreux cas où la
réponse au principe de réalité est négative et où la formation
du surça s'est mal effectuée, si même elle n'a pas échoué.
Ce surça d'autre part ayant pris contact avec les notions de
langage et d'identité, ne pourrait-il être l'agent de la symbo-
lisation et du déguisement ?
Mais devant tant de points d'interrogation, et de si redou-
tables, il est plus prudent de s'arrêter. Ne vaut-il pas mieux
poser des problèmes que de les résoudre mal. Quoi qu'il en
soit, répétons pour conclure que la névrose est un mal injuste
où le moi endure et souffre malgré son innocence et son irres-
ponsabilité. Or la psychanalyse nous offre le meilleur moyen
de mettre fin à cet état de choses. Car, si les autres méthodes,
même celle de Coué, sont à même de modifier le surmoi en
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 73

amorçant de nouvelles identifications, elle seule parvient à


rouvrir sainement les communications entre le ça et le moi.
Or, c'est dans ce rétablissement de communications intérieures
entre l'instance primitive individuelle (ça-surça, dévoué au
Principe de Jouissance) et l'instance évoluée sociale (moi-sur-
moi, soumis au principe de réalité), communications coupées
par le refoulement hypermoral, que réside précisément la
condition première et indispensable de la guérison.

Critique des notions de surça et de pseudo-morale

Par A. HESNARD.

Je ne trouve pas inutile la tentative courageuse de M. Odier, qui


permet probablement d'expliquer plus clairement que le schéma de
Freud certains cas particuliers — comme ceux dont le rapporteur
vient de donner les si intéressantes observations. Mais en cherchant
à créer de nouveaux termes et même à substituer de nouvelles
notions à celles de la théorie psychanalytique originelle, M. Odier
s'expose à des critiques. Assurément ce n'est qu'après de longues
méditations psychologiques que ces critiques pourraient être utile-
ment exprimées. Mais d'ores et déjà les idées de M. Odier me parais-
passibles des reproches que voici :
Tout d'abord sa notion nouvelle du surça est bien obscure. On
conçoit fort bien, dans le schéma freudien, le rôle d'un surmoi,
c'est-à-dire. d'une instance supérieure, édifiée comme au-dessus
des jugements et tendances de la personnalité-noyau et capable,
en vertu d'influences précoces émanées de la constellation parentale
puis perfectionnées par la culture sociale, d'en inhiber ou d'en con-
damner les décisions ou les impulsions ; il y a là comme un élar-
gissement de la censure, fonction inconsciente dans son mécanisme
mais participant à la personnalité elle-même et, de ce fait, suscep-
tible de se charger de toutes les énergies instinctives neutralisantes
de l'idéal, — que celui-ci soit archaïque ou élémentaire ou qu'il soit
d'un ordre éthique et moral plus élevé... Mais qu'est-ce qu'une ins-
tance n'ayant aucun rapport d'origine avec le moi, avec la person-
nalité, et édifiée uniquement sur une complication de l'élément
anodine, extra-personnel de l'esprit? En quoi diffère-t-elle du
ça lui-même ? Et a-t-on avantage à concevoir un système psychique
de ce genre en même temps d'une grande complexité (puisque ren-
74 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

fermant un résumé des affinements héréditaires ou des coercitions


collectives) et cependant resté, au cours de l'évolution, entièrement
en dehors de l'individu psychique ? Il y a dans cette conception une
sorte d'anthropomorphisme, encore plus flagrant que celui qu'on a re-
proché à Freud et qui implique la possibilité d'un morcellement d'une
hétérogénéité de l'esprit humain à la manière des conceptions mys-
tiques et religieuses d'autrefois.
Ensuite — et cette critique est plus grave, elle paraît en opposi-
tion avec les faits d'observation — ce surça, aucun lien
n'ayant
d'origine ni de nature avec le moi, reste en dehors de sa pathologie.
Ce qui a comme conséquence de réduire à néant la conception, élar-
gie, du narcissisme, telle qu'elle apparaît actuellement dans l'esprit
de la doctrine de Freud. Dans beaucoup d'états morbides, le poison
pathogène du surmoi s'explique, parce que l'aptitude narcissique
du malade s'étend du moi à ce surmoi — et cela tout naturelle-
ment, puisque entre ces deux éléments de l'esprit il n'y a qu'une
différence de hiérarchie ou de sens. Ainsi dans la mélancolie, le sur-
moi triomphe dans la condamnation du moi parce que toute l'énergie
pathogène accumulée par le narcissisme s'est reportée sur cette ins-
tance supérieure ; ce qui a pour effet que l'individu se venge de lui-
même comme d'un autre. De même, mais inversement, dans la
manie, l'énergie narcissique, trouvant une autre voie opposée,
abandonne le surmoi pour se réfugier sur l'objet de la condamna-
tion ; ce qui a pour effet de faire tomber de façon explosive les ri-
gueurs de la censure et de faire apparaître au grand jour le nar-
cissisme à nu du sujet... Il y aurait des quantités d'autres exemples
à donner, qui tendent à faire admettre que ce que M. Odier appelle
surça est en réalité un,surmoi, c'est-à-dire un élément de l'esprit
en relation intime avec la personnalité dont il n'est qu'une formation
réfléchie quoiqu'antagoniste.
Je suis tout à fait d'accord avec Freud pour donner de plus en
plus d'importance au narcissisme, dont nous ignorons encore les
multiples et extraordinaires aspects. Plus je perfectionne mon
expérience psychanalytique, et plus je m'aperçois que la provision
d'énergie affective qui s'extériorise sur l'objet est peu intéressante
à côté de celle qui, même normalement, reste fixée ou retourne au
sujet ; or ce n'est pas seulement au moi lui-même qu'elle s'attache
ainsi ; c'est aussi au surmoi. Et l'on ne peut expliquer en aucune
façon le mécanisme de bon nombre d'états morbides si l'on ne con-
serve précieusement cette notion féconde du moi idéal, fondement de
la conception freudienne.
J'ajoute qu'à mon avis M. Odier a tort de s'indigner que la
psychanalyse orthodoxe voie le rudiment d'une morale dans ce
qu'il appelle, d'un terme un peu péjoratif, une « pseudo-morale ».
Il n'y a pas de pseudo-morale. Ou plutôt ce que M. Odier appelle
ainsi est bien la racine première — au sens de la psychologie géné-
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 75

tique — du sens moral du civilisé et de l'adulte. La loi du talion


et plusieurs des inhibitions ancestrales barbares qui en forment le
fond sont bien les premières expressions psychiques de la répres-
sion instinctive telle que la cultive encore empiriquement notre
morale de civilisés. Assurément c'est une morale très inférieure ;
elle est à notre culture éthique ce que sont à notre culture intellec-
tuelle certaines formes de la répression de l'erotique anale. Pourquoi
M. Odier ne satisfait-il pas son scrupule en l'appelant une pré-
morale ?
Enfin la classification schématique des éléments des perversions
sexuelles de M. Odier ne me satisfait guère, car certaines des grandes
formes courantes de perversion participent à la fois de plusieurs
de ses catégories. Il y a par exemple beaucoup de perversions qui ,.
s'accompagnent d'une élection aussi parfaite que possible sur un.'
autre être et de toutes les conditions de réalisations sociales possibles.
Beaucoup de pervers — en particulier les homo-sexuels —, arrivent
à une phase sociale achevée ; seul est morbide chez eux le sens de
leur élection.
Pour terminer, je dirai qu'à mon avis, il ne faut pas abuser du
schéma, ni en général, de la théorie, en matière de psychanalyse.
Cette science prête, hélas, trop facilement, à l'édification infinie de
doctrines et de conceptions personnelles. Et je suis malheureuse-
ment frappé de constater chaque jour combien chaque praticien, à
propos d'un ou deux malades, est amené facilement à se forger pour
lui-même une nouvelle théorie. C'est en apportant des faits avec un
minimum d'interprétation — juste ce qu'il faut pour favoriser chez
le malade l'intuition des origines de son mal — que nous contri-
buerons à la diffusion et au succès de la psychanalyse. Pour qui n'est
pas parfaitement au courant de l'expérience psychanalytique, ces no-
tions de surmoi, de surça sont aussi extravagantes qu'obscures ;
il ne faut pas que nous prêtions le flanc à des critiques trop justifiées.
Les dernières paroles que je viens de prononcer ne s'appliquent
bien entendu pas à M. Odier, à qui nous sommes redevables de plu-
sieurs des plus beaux documents psychanalytiques connus en lan-
gue française. Je ne voulais, en prenant la parole après son remarqua-
ble rapport, que modérer quelque peu son enthousiasme de chercheur
en lui rappelant que, si ses théories nouvelles nous intéressent et
même nous stimulent, les observations si bien vues et si parfaitement
exposées qu'il nous a jusqu'à présent communiquées, nous ont bien
davantage convaincus de la valeur et de l'efficacité de son labeur.
A propos du surmoi

Par R. LAFORGUE.

(Communication à la Société Psychanalytique de Paris,


30 novembre 1926.)

Je ne rentrerai pas dans les détails des discussions savantes»


des considérations spéculatives auxquelles a donné lieu la
question du surmoi dans la littérature psychanalytique. Ceux
d'entre nous qui ont assisté à la conférence bien documentée de
notre ami Odier, concernant la même question, savent bien
combien il est difficile de ne pas se perdre dans la foule des
problèmes qui ont été mis sur le tapis par les différents auteurs
ayant traité le sujet. Je m'efforcerai simplement de vous don-
ner une idée de ce que peut être le surmoi et de démontrer
quelle valeur pratique peut avoir la compréhension de son
rôle, pour le traitement de certains malades. J'ajouterai d'ail-
leurs qu'il né m'a pas été facile d'arriver à des idées suscepti-
bles de satisfaire pleinement ma curiosité, et que j'ai parfois
été obligé de faire appel à des théories personnelles, pour pou-
voir me réprésenter ce que pourrait être l'organisation de ce
surmoi et son fonctionnement.
Mes théories personnelles, je vous les donne pour ce qu'elles
valent, sans vouloir prétendre qu'elles soient les seules possi-
bles. Toujours est-il, que je n'ai pas pu me tirer d'affaire
sans y avoir recours.
Freud dans un petit travail sur la psychanalyse pratiquée
par des non médecins a défini le surmoi d'une façon fort sim-
ple. Voici ce qu'il dit : « Les faits nous ont obligé de suppo-
ser que le moi conscient comprendrait encore une autre par-
tie, que nous avons appelé le surmoi (Ueber-Ich). Ce surmoi
joue un rôle spécial dans le fonctionnement des rapports en-
tre le moi et le ça (Ich und Es), ou, si l'on veut, entre le cons-
cient et l'inconscient. Le surmoi fait partie du moi, participe
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 77

à son organisation psychologique fortement différenciée, mais


a également des relations particulièrement intimes avec le ça.
Ce surmoi peut s'opposer au moi, le traiter comme un objet,
comme un esclave et être vis-à-vis de lui d'une dureté impi-
toyable. Il est aussi indispensable pour le moi d'être en bons
termes avec le surmoi que de l'être avec le ça. La discorde
entre le moi et le surmoi a une grande importance pour la vie
psychique d'un individu. On peut se représenter que le sur-
moi est l'organe de la fonction qu'on appelle, communément
la conscience morale. Il est indispensable pour la santé psy-
chique que le surmoi fonctionne normalement et ne traite pas
le moi comme un père trop sévère ferait son enfant. Chez le
névrosé on voit fréquemment comment le moi est obligé de
subir les punitions que le surmoi lui inflige. La maladie dans
cet ordre d'idées devient fréquemment entre les mains du
surmoi le moyen pour punir le moi, pour le faire souffrir. Le
névrosé est alors obligé de se comporter comme un coupable
ayant besoin de la maladie pour expier son crime.»
Un peu plus loin, Freud ne manque pas d'ajouter : « Nous
ne sommes qu'au début de l'étude de ce sujet. Voilà pourquoi
on ne peut pas encore avoir des opinions tout à fait précises
là-dessus. »
Retenons de l'exposé de Freud l'idée qui d'ailleurs nous
permet le mieux de comparer le problème avec ce à quoi tous
sommes habitués par la vie courante : le surmoi du malade
est obligé de punir le malade. Comment cet état des choses
s'exprime-t-il dans un cas concret ?
J'ai publié avec Pichou dans la Revue de Pédiatrie le cas
d'un jeune homme atteint d'une névrose d'obsession ayant
eu à certains moments le caractère d'une schizophrénie. Ce
jeune homme avait un amour-propre particulièrement suscep-
tible. Non seulement il se révoltait impitoyablement contre
toutes les personnes qui lui faisaient des reproches, mêmes
justifiés, mais encore il maltraitait cruellement son propre
organisme pour peu que celui-ci ne répondît pas à l'idéal que
le jeune homme s'était proposé d'atteindre. Le malade en
question en vint à provoquer lui-même son internement pour
se punir; il vivait pendant des mois une vie de torture sans
pouvoir jamais s'accorder un moment de répit.
78 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Nous pourrions encore citer d'autres cas, car le problème se


pose pour ainsi dire dans toute névrose, mais nous voulons
maintenant aborder la question de l'origine de ce surmoi.
Nous savons que notre personnalité morale est le résultat de
notre éducation, particulièrement de l'éducation religieuse où
le prêtre prend la place qu'occupe primitivement le père. Or,
dans la famille, c'est le père qui le plus souvent punit, qui
devient de ce fait pour l'enfant le représentant de l'autorité.
Mais nous savons comment l'enfant peut arriver à scotomiser
son père et à le remplacer par un élément autistique. Dans ce
cas il devient son propre père et il aura l'ambition de jouer ce
rôle dans les moindres détails. Et le sujet prendra ainsi l'ha-
bitude, pour échapper à la punition de son père, de se jeter à
l'eau de crainte d'être mouillé par la pluie, pourvu qu'il
puisse avoir la chance de supprimer la pluie, c'est-à-dire le
véritable père. Il y a des individus qui sous l'action d'un
pareil complexe vont jusqu'à l'autocastration prophylactique
pour échapper à la castration que dans leur idée leur père pour-
rait leur infliger. Certains de ces malades sont prêts à subir les
pires injures pourvu qu'ils se les adressent eux-mêmes et
n'aient pas à les accepter d'un père. On ne peut s'imaginer à
quelles souffrances tragiques peut donner lieu cette rivalité
dangereuse, rivalité qui est naturellement la conséquence
d'un complexe d'OEdipe non liquidé..
Mais il y a encore d'autres déterminantes qu'il faut, à notre
avis, prendre en considération quand on veut arriver à tirer
aussi vite que possible un malade d'un enfer pareil. Car sou-
vent on a beau analyser le conflit avec le père, le malade ne
renonce pas à son auto-destruction. C'est que précisément dans
bien des cas le problème est terriblement complexe. Et l'on
n'arrive pas à le résoudre quand on ne sait pas montrer au ma-
lade que cette auto-destruction ne le fait pas seulement souf-
frir, mais qu'elle lui procure une profonde satisfaction. C'est
sur ce point que je risque de m'écarter un peu de 1'opinion
courante. Mais je me suis attaché à ce côté du problème parce
que j'ai cru observer empiriquement que c'est en privant le
malade des satisfactions que sa névrose était susceptible de
procurer à son inconscient que j'avais le plus de chance de le
faire progresser. Comment peut-on concevoir que les tortures
MÉMOIRES ORIGINAUX, — PARTIE MÉDICALE 79.

infligées par le surmoi au moi puissent devenir pour le ça


une source de volupté intense.
Permettez-moi de vous entretenir encore une fois d'une con-
ception dont nous avons souvent eu l'occasion de parler : l'af-
fectivité captative de l'enfant, ou pour préciser, les compen-
sations d'ordre sadique et anal que l'enfant échouant dans le
complexe d'OEdipe est susceptible de se créer. Il ne faut pas
s'imaginer que la mère représente, pour pareil enfant, la
femme tout court. Pour comprendre ce qu'elle représente pour
ce stade de l'affectivité humaine, faisons appel à la mythologie,
qui symbolise d'une façon vivante tant de souvenirs d'un
passé commun à nous tous. L'histoire de l'expulsion hors du
paradis, qu'est-elle d'autre que l'histoire douloureuse de la
naissance, du sevrage de chacun d'entre nous ? Et l'histoire
de la déesse Moût de laquelle nous avons parlé à l'occasion de
la conférence sur Léonard de Vinci, qu'est-elle autre chose
que l'essai de réunir le père et la mère en un seul être, la
mère phallique, représentant tout ce dont un enfant a besoin,-
mais le mettant à l'abri de la terrible dualité qui fait naître
tant de conflits de ce fait que les parents sont à deux et que
chaque enfant dans cette association est toujours plus ou
moins le troisième, cela avec toutes les conséquences d'ordre
affectif à laquelle cette situation l'expose.
La mère phallique: voilà le problème ! La mère phallique est
un phantasme devant permettre à l'enfant de fuir tous les con-
flits de jalousie auxquels l'expose la situation véritable. L'en-
fant fuyant le sevrage, partant le partage, veut cette mère-
père, cet être phallique, entièrement pour lui. Il n' a qu'un
seul organisme qui soit entièrement à la disposition de sa vora-
cité et qui réponde au mieux à ses besoins : c'est son propre
organisme, qu'il substitue à son idéal. Et désormais, il déni-
grera tout ce qui existe hors de lui; il n'aura qu'un but, obte-
nir sa propre perfection, sa propre domination, son propre
assujettisement à la place de ceux de sa mère, et cela par tous
les moyens, quitte à risquer n'importe quelle souffrance,
pourvu qu'il puisse échapper à celle du sevrage, qui dans ce cas
se traduit par le sentiment d'infériorité. Ainsi le surmoi pu-
nissant le moi n'exigera pas seulement de ce moi une plus
grande perfection, mais en même temps il permettra à l'indi-
80 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

vidu de faire aussi un acte sadique vis-à-vis de la mère, le moi


ayant été substitué à la mère phallique vis-à-vis de laquelle le
sujet entend rester entièrement le maître envers en contre tout
le monde, même contre le psychanalyste, contre lequel il
défend âprement l'idée de sa toute-puissance à laquelle il at-
tribue toujours un pouvoir occulte et magique.
Ainsi, les auto-punitions deviennent un but de l'ambition du
sujet, ambition d'autant plus grande que l'intestin de l'indi-
vidu cherche à absorber complètement la mère ou son substitut
pour la réduire en matière fécale, en cadavre. Ces sujets se
rendent compte qu'ils se « rongent » continuellement, mais
ils ne se doutent pas que cette souffrance représente pour eux
la plus grande victoire de leur vie. Malheur à quiconque vou-
drait la leur disputer. Ils ne s'inclineront qu'à contre-coeur
devant le plus fort, et jamais sans rancune. C'est ainsi que je
peux vous citer le cas d'une de mes clientes qui m'en voulait à
mort sans d'ailleurs bien comprendre pourquoi et tout en le
trouvant stupide, tout simplement parce que l'analyse l'avait
complètement débarrassée d'idées de suicide qui faisaient de
sa vie un enfer.
Mais la situation se complique dans ces cas encore davantage
du fait que cet acte sadique du surmoi ne devient pas seule-
ment l'équivalent d'un acte sexuel, mais qu'il représente pour
l'individu le but de sa vie, sa création, au même titre que l'en-
fant représente le but de la sexualité d'un individu, ou le
chef-d'oeuvre le but de la vie d'un artiste. C'est ici que nous
devons parler de l'enfant anal, de la crotte, dans laquelle le
surmoi veut transformer le moi. Plus la puissance intellec-
tuelle d'un sujet est grande, plus il a des chances d'atteindre
son but quand ses énergies se sont, à la suite,de conflits infan-
tiles, engagées dans cette direction. L'individu, pour n'être en
rien inférieur à son idéal, la mère phallique, cherche instinc-
tivement à développer la possibilité d'avoir des enfants, lui-
même, seul avec lui-même, de les faire admirer, de les faire
passer pour de véritables enfants. La seule conception, la seule
production dont il soit capable est celle des excréments, qui,
dans cet ordre d'idées deviennent le but de sa sexualité, orien-
tée vers le monde intérieur, la dissection, la digestion, la des-
truction, le sadisme. Cette évolution n'étant pas conforme à
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 81

l'idéal conscient que se forme le sujet, étant contraire aux aspi-


rations qu'il avoue, ne peut donc se faire qu'en dehors de sa
conscience. Voilà pourquoi il est si difficile d'avertir cette der-
nière, car sans cela pour ne pas rester en dessous de son idéal
l'individu se sent poussé à abandonner l'enfant anal qui pour-
tant représente l'unique but de son affectivité qui y tient
comme une lionne à ses petits.
Vous voyez par conséquent quelles forces terribles sont en
jeu dans cette lutte entre le surmoi et le moi, comment le
sujet doit être contraint malgré lui à lâcher prise. Vous ne
vous étonnerez pas d'apprendre combien souvent il arrive que
le sujet veuille se moquer du psychanalyste ; c'est qu'il res-
sent chaque progrès de la cure comme si l'analyste se moquait
de lui. En ce qui me concerne, je crois que ces conceptions
nous permettent de comprendre sous un jour plus clair cer-
tains cas de schizophrénie où l'enfant anal joue un si grand
rôle dans les créations du malade, qui lui-même se considère
comme Dieu.
J'espère avoir réussi à me faire comprendre un peu, mais
je ne serais pas étonné d'avoir échoué, tant tout cela est para-
doxal pour notre façon ordinaire de comprendre la maladie.

REVUE FRANÇAISE
DE PSYCHANALYSE 6
Eléments affectifs en rapport

avec la dentition

par R. ALLENDY

(Communication à la Société Psychanalytique de Paris,


10 janvier 1926.)

L'interprétation systématique des rêves, telle qu'elle est


pratiquée dans la psychanalyse, montre que les dents revien-
nent avec une fréquence assez considérable et qu'elles consti-
tuent un symbole important pour traduire des éléments,
psychologiques inconscients. Il en est de même dans le lan-
gage: la représentation des dents s'est superposée à toutes sor-
tes de formes, telles que scie, peigne, râteau, roue, et en gé-
néral à tout ce qui est découpé de façon semblable: dentelle,,
dentelure. Elle a inspiré le nom de certaines montagnes: Dent
du Midi, Dent du Chat, etc. Enfin, le symbolisme dentaire
donne un grand nombre de locutions pour exprimer en géné-
ral l'aggressivité: (à belles dents, avoir la dent longue, armé
jusqu'aux dents, être sur les dents, donner un coup de dents),
la rivalité, la rancune (avoir une dent contre quelqu'un),
l'attaque (anglais : in ones teeth) la convoitise, la gourman-
dise (anglais: toothsome, friand).
Il n'est pas étonnant que l'homme pense volontiers aux
dents si l'on considère l'importance qu'elle tiennent dans sa
vie. En général l'apparition des premières dents s'échelonne
entre le sixième et le trente-sixième mois de la vie, et corres-
pond à la phase du sevrage; la chuté de ces premières dents et
l'apparition de la dentition définitive s'étend de cinq à qua-
torze ans et annonce la puberté. Entre vingt et trente ans se
place l'apparition des dents de sagesse, puis en avançant vers
la vieillesse, l'individu voit généralement tomber un nombre
considérable de dents, signe de déchéance organique.
Au point de vue qui nous occupe, ce sont les impressions
infantiles qui ont le plus d'importance.
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 83

La signification biologique de la dentition, chez les ani-


maux, est celle d'une arme offensive et défensive. D'ailleurs,
son rôle masticatoire, chez les carnassiers, est trop étroite-
ment lié à la poursuite de la proie vivante pour pouvoir corres-
pondre à des instincts différents. Il est clair que l'apparition
des dents, chez les mammifères, marque l'aptitude du jeune
animal à se nourrir par ses propres moyens, par conséquent la
fin de l'allaitement maternel. Dès ce moment, l'individu est
armé pour la lutte et doit partir en guerre.
Les docteurs Laforgue et Codet ont insisté sur l'importance
du sevrage dans l'évolution des instincts qui donneront à l'en-
fant toutes ses aptitudes vitales. Il faut remarquer que cette
phase capitale gravite autour d'un fait organique, l'apparition
des dents, phénomène habituellement douloureux et qui ne
peut passer inaperçu dans la conscience de l'enfant.
Non seulement le jeune être doit souffrir pour avoir ses
dents, mais il en résultera pour lui des efforts considérables :
renoncer à la mère-nourrice, apprendre à marcher, à parler, à
être propre, autant de responsabilités et de concessions au
monde extérieur qui le font sortir de sa vie égocentrique des
premiers mois, qui font passer sa libido du mode captatif au
mode oblatif, comme dit Pichon.
Avec les dents apparaît l'instinct de déchirer et de mordre.
Si l'enfant recule devant l'épreuve du sevrage, il en arrive à
désirer que les dents ne poussent pas, qu'elles disparaissent,
ou bien il se sent porté à mordre le sein maternel comme la
bête sauvage mord sa proie. Nous avons ici. l'origine du sa-
disme. Naturellement, ces tendances sadiques doivent être re-
foulées et le conflit psychologique commence.
Accepter l'effort du sevrage ou mordre le sein maternel, tel
est le dilemme qui se pose dans l'instinct du jeune enfant. Par
ce fait s'explique la fréquence toute particulière des seins cou-
pés ou arrachés, dans les représentations imaginaires des sa-
diques, aussi bien hommes que femmes.
Notre attention a été attirée sur ce point au cours de l'ana-
lyse d'un neurasthénique. Après avoir découvert chez lui des
tendances masochistes, aboutissant à l'homosexualité passive
et au désir inconscient de castration, l'exploration a retrouvé
successivement une compréhension sadique de la sexualité, un
84 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

sentiment d'horreur attaché à l'idée de naissance, le refoule-


ment de la sexualité normale, la répression des désirs ona-
nistes, une jalousie aggressive à l'égard d'une soeur plus jeune,
au moment de sa naissance, enfin le refus d'accepter le sevrage.
A ce moment, le malade fit des rêves très typiques : un person-
nage (auquel il désirait s'identifier) se faisait porter en chaise-
à-porteurs et se trouvait atteint de diarrhée (refus de marcher
et d'être propre) ; une autre nuit, il vit d'abord une femme
avec les seins coupés, puis lui-même s'arrachant des dents. Ceci
se passa peu de temps avant la fin de l'analyse, laquelle se ter-
mina par une guérison complète. Il s'agissait là d'une revivis-
cence du conflit psychique au moment de la dentition et du se-
vrage.
Il est impossible que l'inconscient de l'enfant n'établisse pas
un lien entre la poussée des dents et le double effort de se rési-
gner aux premières obligations sociales (renoncer à l'allaite-
ment, marcher, parler, être propre) et de se préparer à la lutte
et aux responsabilités (prendre les armes de la nature pour
mordre).
La chute des dents de lait se situe., avons-nous dit, dans le
second septénaire des années, avant la puberté ; dans cette
phase que Freud appelle période de latence, entre les deux
poussées du choix sexuel (1). Elle coïncide donc avec un cer-
tain détachement affectif du père ou de la mère et précède les
désirs sensuels de la puberté. L'enfant ne peut manquer d'at-
tacher à ce fait une valeur affective, dans un sens symbolique
variable selon la manière dont ses conflits antérieurs l'ont sen-
sibilisé. S'il a subi victorieusement les épreuves psychologi-
ques préalables, il se console de la perte de ses premières dents
par l'apparition des secondes, plus larges et plus fortes: Un de
nos confrères nous racontait à ce propos l'impression qu'il
avait eue et qui pouvait se résumer ainsi : « Ce n'est pas un
inconvénient de perdre ses dents, puisqu'elles repoussent » et
il en avait fixé un sentiment d'optimisme général comme si
toutes les diminutions que la vie fait subir, devaient être sui-
vies de larges compensations. Il n'en est pas de même quand
l'enfant porte, déjà en lui un sentiment de culpabilité ou des

(1) FREUD.Trois Essais sur la Sexualité, Paris 1923, p. 98.


MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 85

complexes qui lui font craindre la puberté future. D'ans ce cas,


la chute des dents prend la valeur symbolique d'une véritable .
castration. L'enfant renouvelle le voeu qui a pu, auparavant,
hanter sa conscience de nourrisson : « Plutôt supprimer mes
dents que d'accepter les responsabilités qui se préparent » et
il s'agit ici des problèmes sexuels qui vont se poser. L'analyse
montre, chez beaucoup de malades, les traces de ce désir mor-
bide de renoncer à ses armes et à la lutte, malgré le danger
d'être mordu par les concurrents. Le dilemme vaincre ou être,
vaincu, mordre ou être mordu se pose à propos de la concur-
rence amoureuse future. On comprend que cette notion de mor-
sure, jointe à l'idée qu'une partie du corps tombe(les dents)
doit entrer en composition, pour une part importante, dans le
complexe de castration.
Un de nos malades, au cours d'une période de résistances
correspondant à une phase d'hostilité infantile contre le père,
rêva qu'il était à cheval et qu'il voulait traverser une rangée
d'autres cavaliers (associés dans son esprit aux psychana-
lystes qu'il connaît) mais que le cheval de l'un d'eux, près de
qui il devait se frayer passage, montrait les dents de façon in-
quiétante.
Chez la femme, l'acceptation de la puberté future implique
la résignation au rôle sexuel passif, l'abandon de l'aggressi-
vité directe et, pour peu que cette phase psychologique ait été
influencée par une certaine terreur de la sexualité, la chute
des dents prend une signification masochiste analogue à ce
qu'est la castration chez l'homme. Mais ici, le rejet par l'ori-
fice buccal d'un organe qui a fait partie du corps entre en ana-
logie avec l'accouchement et, par la suite, l'image de la dent
qui tombe s'associe à la parturition. « Chaque enfant coûte
une dent » dit un proverbe populaire et certains auteurs men-
tionnent que les rêves de dent arrachée chez les femmes se rap-
portent généralement à la maternité (1).
A ce sujet, nous avons en traitement depuis huit mois, au
moment où nous écrivons ces lignes, une femme atteinte de
l'obsession que ses dents pourraient s'abîmer et qu'il pourrait
devenir nécessaire de les arracher. Cette idée s'accompagnait
d'une angoisse intense qui lui rendait la vie absolument into-
(1) FRINCK. Morbid fears and compulsions, New-York, s. d.
86 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

lérable. Sans qu'il nous soit possible ici de donner des détails,
il est apparu clairement, dès le début de l'analyse, que cette
obsession équivalait à une peur intense de la grossesse et lui
servait de substitut conscient. L'origine de la maladie pouvait
être rattachée à l'intervention d'un dentiste qui avait arraché
une dent de lait avec un davier, vers l'époque de la puberté.
D'autre part la malade se rappelait qu'après un accouchement
laborieux, pour un frère plus jeune, sa mère avait dit : « J'ai-
merais mieux qu'on m'arrache toutes les dents que de recom-
mencer ». Tant que l'analyse resta limitée aux préoccupations
sexuelles et aux craintes qui y étaient attachées, la malade
n'éprouva qu'une amélioration partielle. Plus tard l'arrache-
ment des dents se montra sous l'aspect d'un désir de punition,
avec sentiment de culpabilité lié à une fixation paternelle et
l'obsession se mit à disparaître. L'analyse put remonter jus-
qu'aux étapes du sevrage. A ce moment, un symptôme acces-
soire d'anorexie persistante, plus ou moins négligé jusque-là,
se mit à disparaître à son tour. La malade comprit pourquoi
elle aimait tant rester au lit des journées entières et se faire
apporter par sa vieille bonne une nourriture généralement li-
quide ; elle réalisa le désir archaïque de renoncer aux dents
pour éviter le sevrage et à partir de ce moment l'amélioration
fut totale. Actuellement, l'analyse n'est pas encore terminée
mais il y a plus d'un mois que la patiente se trouve dans un
état absolument parfait et nous avons tout lieu de penser que
celui-ci se maintiendra.
En résumé, il nous semble que les phénomènes de la denti-
tion présentent des rapports importants avec l'évolution des
instincts, spécialement en ce qui concerne la transformation de
la libido digestive, captative, introvertie, en libido sexuelle,
oblative, extravertie, et l'origine du sadisme. Il y a donc lieu
d'attacher une importance considérable à l'image de la chute
des dents dans le symbolisine des rêves, du langage, des lé-
gendes, des associations d'idées. Il s'agit là d'une fuite devant
les responsabilités ou des efforts à venir, d'un certain maso-
chisme eu rapport chez l'homme avec l'idée de punition, de
castration, chez la femme avec les idées connexes d'accouche-
ment et de viol-. Ceci nous paraît si important qu'on pourrait
décrire un véritable complexe dentaire.
La Signification psychanalytique des
" "
sentiments dits de dépersonnalisation
Par A. HESNARD.

Nous voulons attirer ici l'attention sur la nouvelle et fé-


conde explication que la Psychanalyse permet de donner du
phénomène décrit en Psychologie sous le nom de « Dépersonna-
lisation », par M. DUGAS, et auquel conviendrait plutôt, comme
nous l'avons déjà rappelé, le terme de : « Sentiment de Déper-
sonnalisation » (1). Le fait ainsi dénommé est en effet pure-
subjectif et ne consiste nullement dans une altération, réelle,
objective, de la Personnalité. Il n'est, comme l'ont fait remar-
quer depuis longtemps les grands psychologues TAINE et Th.
RIBOT, qu'une variation du sentiment du Moi, qu'une impres-
sion illusoire ressentie par le malade qui s'analyse ; impression
qui disparaît dès que, son attention se fixe sur la réalité exté-
rieure.
Les sentiments de dépersonnalisation se rencontrent avant
tout dans les états psychasthéniques. Ils dérivent des senti-
ments d'incomplétude générale, bien décrits par P. JANET, que
présentent les malades justiciables de ce diagnostic. On les
appelle parfois «sentiments d'étrangeté de la perception »
lorsqu'ils ont trait aux impressions que le sujet éprouve vis-à-
vis des choses extérieures, en réservant habituellement l'éti-
quette de « sentiments de dépersonnalisation » à ceux qui con-
cernent la personne, physique ou mentale, de l'individu.
On les rencontre aussi, sous une forme généralement plus
aiguë, paroxystique et transitoire, chez les simples anxieux
(non forcément douteurs, scrupuleux, honteux ou obsédés).
C'est surtout chez ces derniers malades que nous les avons, à

(1) Voy HESNARD.Les Troubles de la personnalité dans les états d'asthé-


nie psychique (Alcan 1909). Une maladie de l'attention intérieure : la Déper-
sonnalisation. (Ass. fr. pour, l'av. des Sciences, Congrès de Strasbourg 1920).
88 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

plusieurs reprises, étudiés cliniquement, depuis notre thèse


inaugurale parue en 1909 (1).
On peut les décrire, en résumé, de la façon suivante :
Le malade, tout en continuant à penser, à répondre aux ques-
tions, à agir dans la vie courante, sent les choses qui l'entou-
rent devenir étranges, inconnues, nouvelles, irréelles. Lui-
même s'entend parler comme on entend la voix d'un autre et
ses propres paroles lui résonnent étrangement aux oreilles.
Tout ce qu'il voit ou entend lui apparaît comme lointain, di-
gne d'un autre monde, hors de la réalité présente, y compris
sa propre personne, son propre corps, sa propre pensée même,
qui lui font l'effet — bien qu'il corrige parfaitement l'erreur
de cette illusion — d'appartenir à un autre ; ou encore il lui
semble de vivre un rêve éveillé, comme un automate.
Ces impressions curieuses de « jamais vu » (parfois compli-
quées des impressions, à première vue inverses, en réalité très
voisines, du « déjà vu ») surviennent souvent brusquement au
milieu d'une inquiétude pénible et disparaissent après quelques
instants. D'autres fois elles durent, avec des intervalles de ré-
tission, des mois et même des années. Elles n'ont rien de com-
mun avec les troubles objectifs, inconscients, de la personnalité
chez les hystériques ni même avec les impressions délirantes de
variation de la personnalité des psychopathes; quoiqu'on puisse
les rencontrer, décolorées par un aspect spécial d'indifférence
émotionnelle, chez les schizophrènes au début (2).

(1) C'est le cas des malades décrits en 1874 par KRISHABERsous le nom de
« Névropathie cérébro-cardiaque ». Il s'agissait d'un syndrome psychasthé-
nique apparenté au syndrome anxieux avec prédominance des sentiments
de dépersonnalisation et des signes somatiques d'ordre cardio-vasculaire
(troubles du rythme cardiaque, bouffées de chaleur, battements carotidiens et
céphaliques, état vertigineux, impressions anguleuses, etc.).
(2) Les schizophrènes accusent des impressions obsédantes de Dépersonr
nalisation mais sans en ressentir l'anxiété sincère des simples névropathes.
Ces impressions sont toutefois contemporaines, chez eux, de cette Retenue
affective qui traduit cliniquement et consciemment leur Refoulement sexuel,
toujours radical. « J'ai suprimé l'affectivité, disait un autre malade de
Minkowski (de Paris), comme je l'ai fait pour toute la réalité... Je ne sens .
plus les choses... Je supplée à ce manque de sensations par la.raison ». Ces
obsessions de dépersonnalisation sont plutôt des idées fixes acceptées par
le sujet que des idées vraiment obsédantes. (Minkowski. Le notion de perte
de contact vital avec la réalité, Paris, Jouve, 1926).
« J'ai du nirvanisme, dit un schizophène, nous parlons ensemble, mais
cela me semble irréel. Ma pensée est illusoire, elle me reste étrangère, elle
est froide... » (DIDE et GUIRAUD.Psychiatrie du praticien, p. 181).
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 89

Ces sentiments de dépersonnalisation coïncident fréquem-


ment avec d'autres symptômes de la série psychasthénique, en
particulier avec les obsessions hypochondriaques — relatives
soit à l'exercice des fonctions corporelles soit même au fonction-
nement cérébral — et surtout avec les obsessions de doute.
Parmi celles-ci, les plus fréquemment observées sont celles
qui se traduisent par des préoccupations métaphysiques. Le
malade, qui rumine mentalement sur le même sujet, sent sa
rêverie abstraite et inopportune s'imposera lui concernant cer-
tains sujets plus ou moins oiseux qui lui reviennent sans cesse,
et se pose à lui-même d'interminables questions.
Ces questions peuvent revêtir un sens faussement scienti-
fique, philosophique, franchement métaphysique même le plus
souvent : pourquoi les feuilles des arbres sont-elles vertes ?
Pourquoi les hommes marchent-ils ? D'où venait le premier,
homme ? Pourquoi les planètes tournent-elles ? Dieu existe-t-
il, et comment le prouver ? Qui suis-je ? Un de nos malades
passait des journées à se demander si l'aphorisme de DESCAR-
TES : « Je pense, donc je suis » était ou non une évidence, de-
puis qu'il cherchait à s'expliquer pourquoi il éprouvait l'im-
pression d'être hors de vie, de ne pas sentir la réalité présente,
de n'être pas lui-même...
En voici une observation, présentée psychanalytiquement,
d'ailleurs très résumée et forcément incomplète, en ce qui con-
cerne l'analyse proprement dite; mais toutefois suffisamment
significative au point de vue qui nous occupe pour nous permet-,
tre de nous faire une première opinion touchant ce curieux
symptôme de dépersonnalisation.

Observation
Un jeune homme de 18 ans vient nous consulter, envoyé par sa
famille qu'inquiète l'interruption totale de ses études secondaires
depuis quelques mois. Fils de fonctionnaire, il vit chez ses parents

Ce renoncement à la vie affective annonce chez eux l'inintérêt à la réalité,


la perte du contact affectif avec le monde extérieur qui aboutira plus tard
à l'intériorisation dans le monde imaginaire, suivie, aux périodes très avan-
cées de la maladie, de Démence affective.
90 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

dans une petite ville et n'a pas encore terminé ses classes au lycée.
(Il a l'intention de faire ultérieurement ses études de médecine (1).)
Il a un frère aîné, plus vieux que lui de trois ans, étudiant dans une
ville universitaire.
Grand, bien développé, aux traits agréables, le regard un peu
timide, il se présente avec une réserve correcte mais nous expose
sans embarras ses S3^mptômes : il souffre d'une insomnie absolu
ment rebelle à toute thérapeutique générale, diététique ou médica-
menteuse (a essayé, notamment, tous les hypnotiques à la mode), et
consistant dans une incapacité de s'endormir — sinon d'un sommeil
léger et éphémère — avec rumination mentale, fatigante, de même
contenu psychique que ses rêveries obsédantee diurnes. De plus il vit
dans un état atténué mais permanent de malaise, d'anxiété, qui s'exa-
gère' le matin et dans certaines circonstances déterminées (en classe,
dans la rue, dans les foules). Enfin il a l'esprit perpétuellement hanté
par certaines idées baroques, pénibles, qu'il ne parvient jamais à
chasser complètement: obsession d'ordre principalement philoso-
phique et métaphysique, dont la plus stable consiste dans une série
interminable de questions concernant l'origine du monde, de la vie,
l'apparition du premier homme sur la terre... Mais par dessus tout,
et en même temps qu'il est ainsi obsédé, il souffre d'un sentiment
pénible d'étrangeté du monde extérieur, des personnes et des choses
qui l'entourent, et, simultanément, d'un sentiment de dépersonna-
lisation : il entend sa propre voix comme celle d'un autre, s'écoute
parler, se regarde penser sans avoir l'impression que c'est lui qui
parle et qui pense; il se sent loin ou hors de lui-même, autre, etc..
Ces pénibles impressions surviennent principalement lorsque,
desoeuvré et rêveur, il erre dans les rues, et surtout partout où
il y a du monde (places, promenades, endroits fréquentés), ou encore
lorsqu'il rencontre quelqu'un dont l'abord soudain le force à sortir
de ses réflexions, ou lorsqu'il est surpris par quelque événement
inattendu. Elles l'effraient beaucoup et lui donnent la crainte de
devenir aliéné.
L'analyse dont nous résumons ici les grandes lignes commença
par l'évocation des associations d'idées spontanées concernant ses
idées obsédantes courantes : « Quel était le premier homme ? Un
être humain ou un animal... peu importe, c'était le premier être
vivant... Quelle curieuse chose que la vie ; qu'est-ce au fond, en quoi

(1) Il avait, comme beaucoup de petits psychasthéniques, l'intention de


faire spécialement des études de médecine mentale. Il avait déjà lu, quoi-
qu'ayant à peine commencé sa classe de Philosophie, beaucoup d'auteurs
psychologues, en particulier P. Janet. C'est dans l'oeuvre de cet auteur qu'il
avait puisé la conviction morbide d'être incurable, parce que victime d'une
défectueuse constitution cérébrale avec faiblesse de la « tension psychologi-
que ». — La guérison coïncida chez lui avec un changement de vocation : Se
rendant compte des mobiles pathologiques de son goût pour la Médecine, il
décida de se faire officier.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 91

diffère-t-elle de l'état brut ? Les livres de philosophie et de méde-


cine m'attirent ; depuis que je suis en classe de philosophie, je
pense à tout cela mais cela me fatigue à un point extrême et je ne
suis jamais satisfait; je veux cesser ces recherches, mais elles s'im-
posent... Qu'est-ce que l'être ? Que signifie sa pensée, la Pensée ?
Qui a fait le premier être et pourquoi a-t-il été créé ? « Je pense,
donc je suis », disait Descartes, mais est-ce bien Moi qui pense et y
a-t-il là une évidence ? Je ne me connais plus et c'est moi que je
cherche sans trouver la solution du problème, etc., etc. »
L'on saisit sans peine que toutes ses préoccupations philosophi-
ques sont entretenues par une sorte d'irradiation (à la sphère de la
rêverie consciente ou de la réflexion abstraite) de la curiosité éveil-
lée par ses impressions d'étrangeté et de dépersonnalisation. Il est
préoccupé de l'existence des êtres en général car il éprouve le senti-
ment, à base de doute anxieux, que lui-même est un autre ou plutôt
qu'il ne connaît pas, et qu'il n'atteint pas, par l'analyse intérieure, sa
propre personne. Fait bien connu de tous ceux qui ont étudié ce genre
d'obsessions et de tous les auteurs qui ont eu l'occasion de le rencon-
trer, chez un même malade, concurremment avec les impressions de
dépersonnalisation.
Or, depuis' quand notre malade ressent-il ces impressions de dé-
personnalisation ? Depuis l'année dernière, nous dit-il, avec une re-
crudescence manifeste depuis quatre mois ; et elles ont commencé en
même temps que l'angoisse et que l'insomnie, pour s'affirmer avec
elles... Ici il nous dit sans transition qu'il doit nous avouer un fait
dont il est assez honteux et qui, pense-t-il, joue peut-être un rôle
dans sa,névrose : il s'est adonné aux habitudes solitaires depuis l'âge
de la puberté... Pourtant il se portait bien les années précédentes'et
il n'a pas augmenté la fréquence de ces pratiques. Il en conclut que
ces habitudes, auxquelles il a fini par renoncer en grande partie
(parce qu'il les trouvait inférieures, indignes de lui) n'ont toutefois
pas eu très grande importance dans la formation de ses symptômes.
(Nous lui expliquons alors que l'angoisse survient surtout et préci-
sément chez les solitaires qui ont cessé brusquement leurs pratiques.
Il reconstitue alors les dates exactes de ses périodes d'aggravation et
se montre frappé de l'exactitude de cette règle dans son applica-
tion à son cas particulier).
Quelque temps après, ses associations à propos de ses obsessions
l'entraînent régulièrement du côté de sa vie sexuelle (1).
Il a eu deux rapports sexuels, l'un à 16 ans, l'autre à 18 ans, avec
des prostituées ; aucun ne fut satisfaisant. Il y avait été amené par

(1) Ce jeune malade n'avait aucune idée des conceptions freudiennes avant
sa cure. Inutile de dire que nous nous sommes gardés de toute suggestion
dans l'orientation de ses associations, qui revenaient toujours sur le sujet de
son Auto-érotisme (souvent sans qu'il s'aperçût lui-même de cette orienta-
tion).
92 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

la curiosité et surtout le souci d'imiter les autres, la peur d'être


ridicule aux yeux de ses camarades et aussi de son frère aîné. Pour
les réaliser il avait ,été forcé, à chaque fois, de surmonter à grand
peine une grande timidité — à peu près exclusivement attachée à
son attitude à l'égard du sexe féminin, car il n'était pas spéciale-
ment embarrassé dans les actes de la vie courante — et, dit-il, une
sorte de peur, de défiance mêlée, chose curieuse, de respect pour le
partenaire pourtant méprisable qu'il s'était donné...
L'acte sexuel lui plairait, lui semble-t-il, dans certaines condi-
tions : dans celles dont il a eu l'expérience, il l'écoeurait. Aussi
souffre-t-il; de façon permanente, d'un fort besoin sexuel, et l'ona-
nisme, quoique pratiqué avec honte et remords, lui semble encore
préférable à un rapport aussi peu satisfaisant. Il aime la compa-
gnie des jeunes filles mais seulement de celles qui répondent au type
féminin de ses rêves : cheveux longs, toilette correcte, air chaste ou
innocent, manières réservées, bonne éducation... mais alors elles
n'éveillent chez lui aucun désir charnel. Il aurait honte de se livrer
sur elles à la moindre entreprise sensuelle et n'est même pas effleuré,
devant elles, d'un désir lointain de possession physique. Il divise à
ce sujet les femmes en deux catégories : celles qui savent ce qu'est
l'amour animal, qui sont capables d'avoir une jouissance sexuelle —
et il pense qu'il y en a peu en dehors des professionnelles ou de
quelques vicieuses, isolées, de son milieu social —, et les autres, les
jeunes filles et les femmes pures. Les premières l'excitent mais lui
font peur ; les autres lui plaisent moralement, sollicitent sa tendresse
respectueuse mais nullement sa sensualité masculine... Arrivé à ce
point de ses confidences, et invité par nous à nous parler de sa mère,
il rougit et nous dit qu'il y a certainement dans sa pensée une asso-
ciation d'idées entre sa mère et les jeunes filles dont il vient d'être
question. Il aurait honte de leur parler d'amour car elles lui sem-
blent participer à ce droit naturel, sacré, au respect masculin qu'il
accorde avant tout à sa mère.
Sa mère a exercé sur lui une très profonde influence. Alors qu'il
tient son père en estime très relative (tant au point de vue de sa pro-
fession que de ses capacités intellectuelles), il est très attaché à sa
mère qu'il chérit d'une tendresse un peu craintive. Celle-ci a tou-
jours été une épouse assez froide et a reporté sur son plus jeune fils
— le malade — le meilleur de son affection. Assez névropathe elle-
même, elle l'a habitué tout petit à se laisser dorloter, gâter, guider
aussi dans toutes les décisions, dans tous les gestes de la vie cou-
rante. Il est auprès d'elle, à 19 ans, comme un enfant de 6 à 8 ans,
câlin et obéissant. Il a sur la vie et sur l'amour les idées de sa' mère ::
l'amour physique est une chose animale, assez méprisable ; il faut
se garder des femmes en général et des femmes légères en particu-
lier ; toutes les femmes non pures ou vierges sont dangereuses pour
les jeunes gens (théorie également professée par le père devant lui,
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 93

à un point de vue un peu différent: les femmes en général,donnent


de vilaines maladies et détournent les jeunes gens de leur réussite
sociale).
Dans un stade ultérieur de l'anatyse, des souvenirs remontant à
l'enfance apparurent, indiquant, combien le malade avait été violem-
ment soumis au désir infantile de posséder la mère. Elle était pour
lui, petit garçon, le Refuge unique, et, plus tard, adolescent,: il lui
communiquait toutes ses déceptions, toutes ses inquiétudes de la
vie avec la certitude d'en être dédommagé par ses caresses. — Ajou-
tons par ailleurs que ses symptômes étaient, à un certain "point de
vue, une manière spéciale, détournée, de renoncer' aux efforts des
études, aux luttes de l'existence adulte hors du giron familial, aux
responsabilités de la virilité, pour se réfugier en soi-même (à dé-
faut actuel de la mère); dans son bien-être égoïste et dans sa
rêverie — pour pénible qu'elle fût parfois : bien-être, moindre ef-
fort et rêverie n'étaient systématisés chez lui que dans la mesure
où la mère ne pouvait plus y suppléer... Ainsi en était-il dans le
domaine strictement génital. Ne pouvant associer à la mère ni lui
confier ses désirs d'homme dans ce domaine interdit; il s'y était
forgé une vie intérieure et solitairer. En définitive, au désir de la
mère il avait substitué le désir de soi-même.
Peu à peu il retrouvait d'intéressants souvenirs d'enfance relatifs
à sa mère. Il avait couché très tard dans son lit et se rappelait cer-
taines curiosités très précoces concernant le corps maternel, reliées,
de proche en proche, à ses curiosités d'adolescent concernant la fé-
minité et le corps féminin. Etant grand, il avait ressenti du contact
physique avec sa mère certains troubles physiques qui l'avaient
poussé à réprimer énergiquement ses premiers désirs sexuels allo-
érotiques... A ce sujet il se rend compte, nous dit-il, de la différence
qui le sépare de son frère qui, lui, manifestait de bonne heure des
goûts sexuels aussi impérieux que grossiers. Il se demande com-
ment l'on peut être aussi charnel, aussi bestial, aussi désireux des
formes grassement plantureuses, alors que lui, ne trouvait dignes
d'intérêt — platonique — que les formes presque asexuées, gra-
ciles, des jeunes vierges à la Botticelli ! — Dans leurs conversa-
tions les deux frères soutenaient chacun leurs goûts réciproques ;
mais l'aîné écrasait l'autre de son assurance virile. Devant cette
sereine et cynique assurance dans l'appétit génital, le malade se sen-
tait en même temps dégoûté et humilié, irrité. Il pensait que les
plaisirs de cet ordre n'étaient pas son lot, qu'à son frère et à ses
semblables étaient réservés les plaisirs masculins grossiers, tandis
que lui, plus affiné et plus idéaliste, en était incapable. D'où un
assez vif sentiment d'infériorité intimement lié à la peur de la viri-
lité. (D'autres souvenirs plus lointains, nous laissèrent supposer
qu'un tel sentiment, à l'état d'ébauche, avait existé chez lui depuis
longtemps auparavant, depuis le moment où, tout petit enfant, il
94 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

avait compare sa complexion anatomique avec celle de son frère


aîné) (1).
Le mystère de l'amour et des différences sexuelles l'a fait tou-
jours longuement méditer ainsi que celui de la fécondation et de la
naissance. Tout petit il était fort intrigué par les différences de con-
formation entre la fille et le garçon ; puis il questionna très souvent
sa mère sur l'origine des enfants. Celle-ci lui répondit chaque fois,
avec un air, soit gêné, soit ironique, de telles puérilités (apparition
des enfants dans les colis-postaux, les fleurs du jardin, etc.) que le
jeune garçon, très intuitif et nullement dupe de cette piteuse et ma-
ladroite explication, tout en se montrant— par respect maternel —
satisfait, en recherchait d'autres, beaucoup plus personnelles et
aussi plus réalistes (théorie du Cloaque, notamment). Devenu grand,
il n'a pu se débarrasser entièrement de sa première inquiétude à ce
sujet, et il y a là une des racines de ses préoccupations philosophi-
ques et scientifiques sur l'origine de l'Homme, d'autre part asso-
ciées à son besoin d'expliquer les troubles de son sentiment de per-
sonnalité.
Sa répugnance sexuelle à l'égard des femmes en général et son
culte délibérément chaste à l'égard de toutes celles qui lui rappellent
sa mère, s'accompagna, vers l'adolescence, d'une sorte de replie-
ment sur soi avec tendances de plus en plus accentuées à la rêverie.
Il n'aimait pas la compagnie, le jeu, les camarades, s'isolait dans la
nature (2), se sentait d'ailleurs de plus en plus isolé dans l'univers
et surtout dans l'humanité : « Il me semblait que je n'appartenais
plus au monde des hommes, à la société, que je n'étais pas comme
les autres... Je. me sentais isolé en moi, et cette impression morale
allait jusqu'à m'empêcher de ressentir le plaisir de vivre dès que
des hommes apparaissaient sur ma route... » C'est peu après avoir
ressenti et même savouré cet isolement moral que, nouvel Amiel, il
commença de percevoir la réalité comme lointaine, étrange, et lui-
même comme drôle, différent d'autrefois, autre.
Ces rêveries étaient très souvent empreintes d'un certain carac-
tère sexuel. Elles se reliaient, même pénibles, à d'autres rêveries
manifestement conduites par un désir sexuel inassouvi ; détourné
du monde extérieur et orienté vers la pure imagination ; ce lien

(1) Nous avons aussi décelé ultérieurement chez lui une certaine jalousie
à l'égard du frère concernant la mère ; mais celle-ci manifestait une telle
préférence pour le malade que cette jalousie né paraît par avoir joué un
rôle important dans la névrose.
(2) Notons ici un fait signalé par plusieurs de nos malades de ce genre :
Très portés aux « rêveries du promeneur solitaire » et à l'admiration de la
nature (certains vont même jusqu'à pratiquer le plaisir solitaire en jouissant
des charmes du paysage), ils sentent cette agréable émotion se dissoudre en
eux au fur et à mesure de l'apparition, dans leur conscience de poète, de
l'inquiétude sexuelle (par exemple quand ils cessent brusquement leurs
pratiques).
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 95

entre ses ruminations solitaires d'apparence non sexuelle et ses


rêves sexuels lui apparut peu à peu au cours de l'analyse.
Le plaisir solitaire une fois découvert, il s'y habitua peu à peu en
évoquant diverses imaginations concernant les organes féminins, ja-
mais d'ailleurs des images sexuelles complètes, calquées sur la
réalité des silhouettes vivantes et entières. Puis il y attacha un
plaisir fait d'une sorte de sensualité perverse goûtée à l'aide de son
propre corps, pris pour objet. La contemplation de sa propre nudité,
les caresses à soi-même l'amenèrent à goûter un plaisir égoïste de-
vant des miroirs où l'exhibition à soi-même l'incitait à associer en
pratique la volupté et la vision de ses propres formes corporelles...
Ainsi cultivés, ses goûts sexuels, au lieu d'aspirer au commerce
sexuel avec la femme, restaient rivés à lui-même. En même temps il
devenait raffiné dans sa toilette, préoccupé du moindre détail de ses
chapeaux, cravates, vestons, poussant très loin le souci de l'élé-
gance vestimentaire, non dans le but d'impressionner la gent fémi-
nine — dont il n'osait s'occuper et qui, au surplus ne l'intéressait
— mais pour donner instinctivement
pas vraiment plus de réalité à
son admiration sensuelle, presque passionnée de sa personne physi-
que. En même temps aussi, chose surprenante, il devenait d'une
chasteté excessive (sauf avec lui-même, bien entendu), d'une pudeur
farouche et aussi d'une plus grande timidité, rougissant davantage
lorsqu'une femme le regardait avec intérêt et éprouvant à la place de
la fierté intime de jadis une sorte de frayeur anxieuse, inexplicable.
D'abord agréable, ce culte sensuel de soi-même, ce narcissisme
physique devint un besoin parfois anxieux, puis, quand le remords
de ce nouveau plaisir solitaire raffiné, de cette solitude passionnée se
fût constitué, une hantise pénible contre laquelle il luttait, se laissant
aller à se contempler, déshabillé, devant sa glace, par exemple, puis
parvenant à résister à l'impulsion qui l'entraînant à terminer cette
expérience esthétique par le geste solitaire le plus vulgaire.

A ce stade de l'anafyse, les associations d'idées se faisaient beau-


coup plus significatives et le malade prenait une connaissance de
plus en plus utile de sa vie sexuelle. Les premiers rêves qu'il nous
apportait au début n'étaient que des réminiscences symboliques de
ses obsessions, ne reproduisait que ses inquiétudes philosophiques.
D'autres traduisaient des essais de résoudre le problème sexuel, plus
ou moins contrariés par quelque événement extérieur. Tel le rêve
suivant : « Je suis à la campagne en Bretagne. Je surprends une
jeune fille qui se laisse embrasser de façon grossièrement sensuelle
par l'un de mes camarades et en suis jaloux ». Le décor lui rappelle
l'endroit où il passait ses vacances avant d'être malade : c'était au
temps où, n'étant pas encore replié sur lui-même, il éprouvait quel-
96 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ques timides mais réelles passions pour des jeunes filles ; celle du
rêve lui en rappelle précisément la plus forte ; pour la première fois
de sa vie il associe le souvenir de cette chaste jeune fille avec un
désir physique précis, mais en l'attribuant à un rival (qui est pré-
cisément celui qui représente à ses yeux le plus manifestement la
virilité sans délicatesse, celle de son frère... qui a été aussi jadis
quelque peu un concurrent affectif à l'égard de la mère). Sa jalousie
indique toutefois qu'il tend à revenir lui-même à cette forme nor-
male de sexualité, mais qu'il ne l'ose pas franchement, ayant peur
d'être inférieur aux autres dans ce délicat domaine du coeur. Après
qu'il eut été frappé des rapports qu'il découvrait peu à peu entre ses
obsessions et les insuffisances de sa vie sexuelle, il eut le rêve sui-
vant, très remarquable et fort utile à l'analyse : « Je suis préoccupé
de savoir si je suis moi-même ou un autre. J'aperçois un miroir à
main dans lequel je ne puis voir qu'une partie de mon visage et m'y
contemple avidement. Je suis frappé de voir que le visage que j'y
aperçois m'est totalement inconnu et je me demande avec angoisse
quel est cet étranger qui est à la place de moi-même ? » (1)
Les associations amènent immédiatement des souvenirs relatifs
aux pratiques sensuelles solitaires dont nous avons parlé plus haut,
au cours desquelles il souhaitait parfois — ce souhait était d'ailleurs
réprimé par sa pudeur et maintenu à l'état de pur rêve irréalisable —
de voir à la place de son image virtuelle un être réel et vivant (2)...
Il nous confie avec une assez grande honte qu'il a parfois évoqué
dans ses rêves sensuels d'autres images masculines (camarades plus
jeunes que lui), mais il n'a jamais eu l'idée de se livrer à une expé-
rience homo-sexuelle quelconque ; c'est toutefois en devinant chez
des couples de camarades (l'un plus âgé que l'autre) l'existence de
complaisances sensuelles réciproques réelles qu'il a jadis au collège
découvert sur lui-même l'acte solitaire. Mais c'est seulement, croit-il,
après s'être désiré lui-même dans le miroir et à cause de cela seu-
lement, qu'il a eu ces imaginations contre-nature (3) ; il ne croit pas
que ce rêve matérialise un désir de ce genre, plus ou moins refoulé
(quoiqu'à notre avis, l'insistance du rêve à ne faire apparaître qu'un

(1) Ajoutons que ce malade n'avait aucune connaissance du mythe anti-


que symbolique de Narcisse souffrant et mourant de sa propre image dans
le miroir d'une fontaine.
(2) Un cas semblable a été signalé par Saussure dans son ouvrage, aujour-
d'hui épuisé : La Méthode psychanalytique.
(3) Nous surprenons ici le lien entre le Narcissisme et la tendance homo-
sexuelle ; lien paraissant exister dans un très grand nombre de cas d'Homo-
sexualité esthétique et plus ou moins réprimée. Certains individus, d'abord
uniquement nacissiques et solitaires, prédisposés à la perversion, se décla-
rent soudain délivrés de leur angoisse lorsqu'une occasion favorable leur a
permis de réaliser leur tendance narcissique homo-sexuelle. Voy. par exem-
ple : A. Gide, Si le grain ne meurt, III, p. 140. Le héros de cet ouvrage célè-
bre la joie qu'il éprouve à ne plus « s'exténuer lui-même, se dépenser ma-
niaquement » après la rencontre de l'être aimé.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MÉDICALE 97

miroir destiné seulement au visage nous paraisse indiquer qu'il


s'agit d'une image déjà censurée) ; par contre il a l'intuition d'une re-
lation directe entre le miroir du rêve et ses honteux plaisirs d'exhibi-
tion solitaire... Puis, sans transition, il déclare comprendre pour la
première fois la signification de son sentiment de Dépersonnalisa^
tion :
« Je cherche si je suis bien moi-même et ai peur d'être un autre
parce que je m'aime moi-même, j'aime mon corps sensuellement
comme s'il était un autre et que cet amour n'est jamais satisfait, est
impossible à éteindre... non seulement parce que l'assouvissement
a été rendu impossible par ma lutte contre ces pratiques mais même
parce qu'il est, en lui-même, impossible... En réalité je n'éprouvé
pas l'impression que je suis autre mais simplement que je n'arrive
pas à me trouver, tout en cherchant instinctivement ce que je vois,
tout en me cherchant, en me désirant moi-même. Tout me fait peur
en dehors de moi et c'est en moi que je me réfugie, mais je ne me
trouve jamais, parce que ce genre de recherche est impossible... »
Quelque temps après il nous écrivait : « Ma névrose est un essai de
m'assouvir par la pensée ».
Les séances ultérieures d'analyse furent consacrées à élucider ce
curieux mécanisme sexuel de la Dépersonnalisation. Devant, la
grande. amélioration qui s'était produite, nous nous décidâmes à
lui expliquer, avec détails précis donnés à l'appui comme exemples,
ce qu'est l'angoisse névropathique, en quoi elle consiste ; nous lui
montrâmes en particulier qu'elle est souvent le résultat, la traduc-
tion consciente d'un inassouvissement sexuel, d'une volupté physique
rentrée ou contrariée. Après avoir observé ses impressions avec ce
talent de psychologue de l'introspection que possèdent certains
obsédés, il me dit: « Mes impressions de dépersonnalisation sur-
viennent spécialement chaque fois, que je me trouve dans une cir-
constance où je suis obligé dé m'arracher à ma rêverie —presque
toujours sensuelle — pour faire tout à coup attention à ce qui se
passe réellement autour de moi : quand la foule, m'étreint et me fait
peur par exemple, ou même chaque fois que je suis arraché à la
solitude avec moi-même (que je recherche par dessus tout) et tout spé-
cialement lorsque les gens qui contrarient ma rêverie par leur pré-
sence sont des gens qui m'impressionnent, des gens d'un caractère
à condamner sévèrement mes fautes secrètes (professeurs, prêtres,
amis de mes parents, femmes du monde, vieilles personnes...) Dans
ces circonstances je suis obligé de me réfugier en moi-même, de
fuir cette société où je ne suis pas à l'aise et dans laquelle pourtant
je continue autant que je le puis à faire bonne figure — saluant,
répondant aux questions, paraissant m'intéresser à ce qu'ils me
racontent, alors que je me dédouble, en me regardant parler et
agir... Eh bien, cette force que me pousse ainsi à m'examiner, à me
regarder pendant que je joue ainsi la comédie de l'attention, est
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 7
98 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

certainement la même qui me pousse à me replier sur moi-même ;


mais elle a changé de caractère : au lieu d'être une tendance, une
impulsion à jouir de moi-même, à me contempler avec charme, elle
est une impulsion à m'analyser, à me scruter, à chercher en moi,
au sommet de moi-même, quelque chose qui m'échappe : le dernier
mot de ma pensée, sa clef, son intimité dernière... Impulsion péni-
ble, forcée, presque hostile... Elle a perdu en plaisir ce qu'elle a
trouvé en lucidité cruelle, agressive, furieuse... Mon anatyse inté-
rieure est bien à ma rêverie sensuelle ce que l'angoisse est à la
volupté : Comme vous le dites pour l'angoisse, elle est un rêve
voluptueux retourné, dirigé sur soi-même et ainsi devenu atroce-
ment pénible... »

L'analyse durait depuis plus de trois mois quand une grande et


assez soudaine amélioration, annoncée depuis quelque temps par la
diminution de l'insomnie, se produisit. Des symptômes de transfert
se manifestaient depuis peu, non seulement dans son attitude à
l'égard de l'analyste — sympathie très chaude, mêlée toutefois par
instants de critiques quelque peu ironiques de notre conception
sexuelle des Névroses — mais encore dans ses rêves (1), lesquels
firent ensuite, de plus en plus fréquemment allusion à.une amélio-
ration ou à une guérison, ou bien mettaient en scène des situations
d'amour partagé, de mariage. Toutefois les obsessions, atténuées,
ne disparaissaient pas. Nous poursuivions l'analyse, le malade
retrouvant des souvenirs d'enfance fort utiles à une plus complète
compréhension de ses symptômes, quand la guérison s'annonça, a
notre grande surprise !... Le sujet nous avoua à ce moment qu'ayant
fait la connaissance d'une jeune femme, il avait réussi à avoir avec
elle quelques rapports satisfaisants : il en était, affirmait-il, amou-
reux. — La cure fut abandonnée par lui peu après, alors que, trans-
formé moralement (au moins en apparence) il se déclarait guéri. Quel-
ques mois après une lettre de ses parents nous confirmait sa guérison.

Nousn'avons pas voulu donner plus de détails concernant ce


cas pour ne pas détourner l'attention du lecteur de cette inté-
ressante question de la Dépersonnalisation.

(1) Exemple : « Un oeil est fixé sur moi, qui m'attire partout comme un
aimant. Vous êtes là, docteur, et, avec un instrument médical (que j'ai
réellement vu dans votre cabinet de consultation) vous me donnez un léger
coup sur la tête : Je tressaille aussitôt comme si je sortais d'un rêve et
j'aperçois la réalité qui m'entoure, si clairement et si joyeusement que je me
sens guéri, » D'après les associations, l'oeil représentait symboliquement sa;
névrose obsessionnelle.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 99

Chaque fois que nous avons eu l'occasion d'analyser la vie


sexuelle d'un dépersonnalisé (anxieux ou psychasthénique),
nous avons pu nous rendre compte qu'il s'agissait d'un indi-
vidu qui, s'étant dérobé à l'élan naturel de l'instinct —
quelle
que soit la façon théorique qu'on ait de se représenter ce trou-
ble instinctif fondamental — avait cru pouvoir résoudre le
problème sexuel de façon en apparence agréable et économique,
en faisant de lui-même, de sa propre personne (physique et
morale) l'objet même de ses désirs sexuels — sensualité, ten-
dresse, admiration. En un mot, il s'agit d'individus ayant
adopté une attitude très marquée, de Narcissisme, — non pas
de narcissisme primitif ou intégral, comme dans les cas mor-
bides graves décrits par FREUD sous ce nom (dans la schizo-
phrénie, notamment), mais de narcissisme acquis ou relatif,
laissant subsister, chez les névropathes dignes de ce nom, leur
intérêt au réel, à la société, derrière leur penchant à la réserve
ou à la pensée abstraite.
Il existe toujours chez eux un trouble très-précoce de l'évo-
lution instinctive ; trouble qui les a, très jeunes, détournés de
la joie de vivre, de la spontanéité des sentiments naturels (en
partie sous des influences familiales, puis éducatives). Le dé-
personnalisé présente très manifestement cet attachement à
l'enfance, cette peine à se débarrasser des influences fami-
liales précoces, (de la mère principalement), cette passivité de
l'instinct que nous avons décrits chez tous les névropathes et
qui, quoique souvent intensément refoulés, transparaissent
plus tard dans leur mentalité.
Tous leurs traits de caractère s'expliquent par un certain
infantilisme affectif, jurant avec leur supériorité intellectuelle,
et en vertu duquel, privés des joies possessives qu'ils recher-
chent impérieusement, étant adultes, comme lorsqu'ils étaient
enfants, ils se sont repliés de plus en plus sur eux-mêmes pour
n'être pas contraints de se sacrifier à autrui ; ils ont peur de
l'humanité et de la vie parce que, ayant eu peur de la virilité
de la féminité, ils sont restés, au fond d'eux-mêmes, solitaires.
Devenus ensuite sensuels par expérience auto-érotique, ils se
sont créés des besoins voluptueux qu'ils ont pris l'habitude de
satisfaire sur eux-mêmes avec plus ou moins de retenue ou de
honte et de remords.
100 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Mais pourquoi les névropathes que nous avons en vue ex-


priment-ils leur névrose par ces obsessions si spéciales et si
curieuses de dépersonnalisation ? Tous les anxieux, tous les
psychastheniques sont des refoulés du sentiment ; pourquoi
certains d'entre eux seulement, au lieu de s'aiguiller vers le
Doute, la Honte de soi, l'Hypocrisie, etc., sont-ils hantés par
la recherche obsédante de leur Moi ? Et en quoi l'aptitude
narcissique qui. existe derrière tous ces symptômes explique-
t-elle, en particulier, ces sentiments d'incomplétude spécifi-
quement relatifs à la personnalité ?
Dans nos recherches cliniques antérieures sur ce symptôme
de la.Dépersonnalisation,nous avions, avant de lui appliquer
la méthode psychanalytique, conclu que le sentiment de dé-
personnalisation consistait dans une maladie de l'attention in-
térieure. Le sujet, cessant d'accorder une attention suffisante
à la réalité extérieure, accorderait une attention excessive à
soi-même, à ses propres sensations coenesthésiques comme à
son propre, fonctionnement mental, se laisserait aller à une
contemplation, une analyse de soi-même qui remplacerait- son
intérêt aux choses réelles. Mais pourquoi se détourne-t-il ainsi
du Réel ?
Recherchant à ce sujet l'opinion des auteurs, nous en rete-
nions, celles de P. JANET et de DUGAS (1).
On sait que P. JANET voit dans les sentiments de déperson-
nalisation des « sentiments d'incomplétude » psychasthéni-
ques. Or il attribue l'état dit psychasthénique à une faiblesse
congénitale de certaines fonctions mentales et tout particuliè-
rement de la « fonction du réel » (en vertu de laquelle nous
percevons et agissons avec l'impression satisfaisante de réa-
lité) ; fonction supérieure que conditionnerait une quantité suf-
fisante d'énergie psychique, un degré suffisant de « tension

(1) Nous ne parlerons pas des autres théories, fort nombreuses, que nous
avons résumées dans notre ouvrage cité plus haut. Certains auteurs confon-
dent ces impressions relatives au sentiment de personnalité avec les trou-
bles objectifs et inconscients de la personnalité chez les hystériques (avec
lesquels elles n'ont cependant, rien de commun). Erreur qui paraît avoir été
commise par Jones, rapprochant des sentiments d'étrangeté décrits par Lö-
wenfeld (Ueber traumartige und verwandte Zustände. Centralb. f. Nerv. u.
Psych. 1909) les états crépusculaires hystériques étudiés par Abraham (jahr.
f. Psychan. II, 1). Voy. Jones, Traité théorique et pratique de Psychanalyse,
trad. franc, p. 359.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 101

psychologique ». Chez le psychasthénique, sous l'influence


d'un vague état de dénutrition ou d'intoxication des centres
cérébraux, naturellement fragiles, cette tension psychologique
baisse et le sujet ne parvient plus à la perception de la réalité
— d'où ses sentiments et notamment d'in-
d'incomplétude,
complétude de la perception extérieure et intérieure, et aussi
son incapacité de la crayance, sa défiance de soi-même — ni à
l'action efficace sur elle — d'où ses aboulies et impuissances
sociales. Incapable de toutes les opérations mentales « de haute
tension » (c'est-à-dire des pensées et des actes qui apparaissent
au sujet comme difficiles), l'individu, lorsqu'il cherche à les
effectuer, gaspille l'effort qu'il met en oeuvre ; car l'énergie
assez libérée « dérive » sur des opérations inachevées où infé-
rieures comme les ruminations intérieures de l'obsession et les
agitations viscérales de l'angoisse.
De son côté, DUGAS (1) voit le phénomène primaire de la Dé-
personnalisation dans une sorte d' « apathie affective », de di-
minution de cet attrait que nous prêtons spontanément aux
choses, de cette émotion banale et constante que nous commu-
niquons normalement à tout ce qui nous entoure : l'individu
reporterait sur lui-même, sur l'analyse intérieure, tout l'inté-
rêt disponible qu'il accordait auparavant à la réalité. Mais c'est
dans une diminution de l'acuité émotionnelle, de la sensibilité
affective extérieure qu'il faut rechercher l'origine de ce désé-
quilibre de l'attention.
A notre avis, ces deux explications sont, à tout le moins, in
complètes.
Celle de P. JANET fait appel à une hypothèse générale que
rien ne légitime objectivement : celle de la fonction du Réel,
résultante de la Tension psychologique. Nous nous refusons à
admettre qu'il y ait une « difficulté » réelle, objectivement
conçue de façon scientifique, dans l'acte de l'esprit qui donne
à l'individu l'impression du réel. Nous nous refusons à consi-
dérer également les psychasthéniques comme des déficients de
l'énergie psychique ; trop de faits nous inclinent à penser
qu'ils souffrent au contraire d'un trop-plein d'énergie qu'ils
ne savent dépenser. D'ailleurs certains malades éprouvent
(comme les anxieux purs) des malaises ou des sentiments mor-
(1) Dugas. La Dépersonnalisation. Bibl. de Philo contemp. Alcan.
102 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

bides (en particulier des impressions physiques paroxystiques


de dépersonnalisation) de façon absolument spontanée et pri-
mitive, sans qu'il puisse être question à ce moment-là chez eux
d'une « dérivation » de l'énergie empruntée à quelque opéra-
tion manquée... Pour nous, le sens du Réel est la résultante
directe d'un assouvissement intégral, harmonieux, des grandes
tendances affectives — en particulier des instincts, comme
l'instinct sexuel.
Quant à l'explication de DUGAS, elle a le très grand mérite
de mettre en évidence la nature émotionnelle ou du moins af-
fective du trouble. Assurément le dépersonnalisé perd la fraî-
cheur de ses impressions relatives à la réalité et, en même
temps, il sent sa conscience affective envahie par l'écho assour-
dissant de sa vie intérieure, organique et psychique. Mais
cette théorie ne nous donne pas la raison de cette analyse irré-
sistible, forcée, à laquelle le sujet se livre de son propre Moi,
ce rythme de repliement-sur-moi, d'intériorisation affective
lointainement voluptueuse derrière son caractère angoissant ?
Et nous en arrivons à la conception suivante :
Remarquons d'abord que ce n'est pas précisément un dé-
tournement de l'attention, un renoncement à la réalité exté-
rieure qui déclenche, chez le dépersonnalisé, la recherche in-
térieure. C'est bien plutôt une irruption dans sa conscience
d'impressions affectives internes, accompagnant la perception
du fonctionnement de son organisme et tout particulièrement
de sa pensée. En d'autres termes, le dépersonnalisé est moins
un amoindri de la sensibilité extérieure qu'un exubérant de la
sensibilité intérieure, qu'un individu à la sensibilité assiégée
d'exigences endogènes pénibles et inopportunes : il est dé-
tourné malgré lui du réel par quelque chose qui est en lui, qui
monte dans sa conscience et y fait effraction, par quelque chose
qui attire invinciblement son attention et la monopolise sur lui-
même. C'est simplement pour traduire cet état d'intériorisa-
tion forcée que nous employions métaphoriquement, avant
d'avoir saisi toute la portée de la conception psychanalytique
de la névrose et, consécutivement, de pouvoir l'employer au
sens propre, le terme de « narcissisme » mental (1).
(1) Voy. Hesnard. Coug. de l'Ass. franc, pour l'avancement des sciences,
Session de Strasbourg, 1920.
MÉMOIRES ORIGINAUX. PARTIE MEDICALE 103

Aujourd'hui, après notre expérience psychanalytique, nous


n'y attachons plus une valeur analogique ou figurée ; mais
nous le prenons dans son sens vraiment sexuel : le déperson-
nalisé se détourne de la réalité — avec laquelle il continue à
rester en contact par une façade mentale d'ordre plus ou moins

rigoureusement intellectuel parce qu'il a son attention atti-
rée à l'intérieur de lui-même par le jeu de sa propre pensée.
Or ce processus psychique nous paraît avant tout d'ordre
sexuel — bien entendu, parlant.
psychanalytiquement
Chez le dépersonnalisé, la pensée est très fortement sexua-
lisée ; en ce sens que la Retenue sexuelle, le renoncement du
malade à la satisfaction sexuelle (à la fois physique et psychi-
que) que comporteraient naturellement ses exigences affecti-
ves, en particulier sa sensibilité naturelle, cultivée par les pra-
tiques auto-érotiques dans un sens anormal, pervers, a pour
conséquence une sorte d'abus de la pensée abstraite et spécia-
lement de la pensée introspective : lorsque l'individu rêve, il
évoque agréablement le monde d'images sensuelles où régnent,
combinés, l'instinct de puissance et la volupté,génitale, plus
ou moins — deux éléments fondamentaux de la
perverse
Sexualité (1). Lorsqu'il refoule à son tour cette rêverie, celle-
ci se transforme en une rumination abstraite pénible qui, à son
origine même, laisse voir le rythme fondamental, instinctif,
d'une recherche de soi-même, d'une impulsion sexuelle dirigée
vers soi-même. Rtyhme qui existait au fond de la rêverie vo-
luptueuse mais que masquait en elle l'apparente et fausse ob-
jectivité des évocations imaginatives (2).
En un mot, le dépersonnalisé est un individu dont l'instinct
sexuel ne s'exerce pleinement que dans une fixation à soi-
même. La vibration de cet instinct, lorsqu'il n'est pas ré-
primé, aboutit à la rêverie auto-érotique, c'est-à-dire à la

(1) Pour nous l'instinct de puissance, dénoncé par Adler (après Nietzche)
au sein même des processus effectivement sexuels, fait très souvent partie
intégrante de la sexualité : c'est par erreur qu'on l'oppose souvent aux
instincts du Moi, dont certains sont certainement d'ordre sexuel. Au. sujet
de cette discussion, voir notre prochain ouvrage : l'Homme et le Sexe (en
préparation).
(2) L'Imagination est une fonction mentale essentiellement autistique,
auto-sexuelle ; mais son caractère auto-érotique est dissimulé par son rôle
d'objectivation mentale : L'individu croit jouir d'une réalité évoquée alors
qu'il ne jouit que de lui-même.
104 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

jouissance sexuelle de soi, et, lorsqu'il est réprimé, à une re-


cherche anxieuse de soi: ne pouvant plus jouir de lui-même,
l'individu continue à rechercher cette jouissance refusée ou.
impossible. Tendu vers la volupté qui lui échappe, il ne re-
cueille que le désarroi pénible de l'angoisse. Mais l'angoisse,
comme la volupté, le maintient rivé à son propre être affectif,
avec cette différence que la volupté est une fin, tandis que l'an-
goisse, avant d'aboutir à la crise anxieuse proprement dite
(laquelle est parfois une soupape), éternise cette hantise de
soi-même. Cette théorie psychanalytique de la dépersonnalisa-
tion n'est pas un pur jeu de l'esprit. Elle a des conséquences
pratiques et vérifiables : que le dépersonnalisé régularise sa
vie sexuelle, se sèvre de son auto-érotisme, et ses impressions
de dépersonnalisation s'évanouiront.
Le malade qui a fait l'objet de cette observation était dans
d'excellentes conditions pour guérir : jeune, accroché dans son
évolution instinctive par un simple conflit accidentel— la mé-
fiance de la femme et l'habitude économique, d'ailleurs ré-
cente, de se satisfaire sexuellement de façon solitaire — nar-
cisse par artifice ou par erreur plutôt que par suite d'une ano-
malie biologique foncière et grave, il était peu touché par la
Névrose. La compréhension du mécanisme sexuel de ses
symptômes l'avait soulagé et mis dans de bonnes conditions
pour reprendre son évolution instinctive normale. La pratique
d'un régime sexuel normal, qui était chez lui réalisable dans
des conditions un peu favorables, déclencha facilement la gué-
rison. Argument d'une valeur, à nos yeux, infiniment plus
grande que beaucoup d'autres mis en valeur dans de savantes
discussions de psychologie théorique, et qui nous fait songer
à cette réflexion de TAINE, à propos, précisément, de l'ouvrage
de KRISHABER sur la « Névropathie cérébro-cardiaque » (qui
n'était qu'une névrose de dépersonnalisation) : « Je trouve ce
petit livre plus intéressant qu'un gros traité métaphysique sur
la substance du Moi ».
De l'influence du psychisme

sur la vie organique

Par le Dr Félix DEUTSCH.


Docent de médecine interne à l'Université de Vienne
(Autriche)

(Conférence du 23 décembre 1926 au Groupe d'Etudes Phi-


losophiques et scientifiques pour l'examen des tendances nou-
velles. Prononcée en allemand. Traduite en français par Made-
moiselle A. BERMAN.)

MESDAMES, MESSIEURS,

Avant de commencer ma conférence, je tiens à vous remer-


cier, non seulement de l'occasion qui m'est offerte de parler
devant vous, mais surtout de m'avoir autorisé à parler alle-
mand sur le sol français. Le sujet de ma conférence est ins-
piré par les besoins scientifiques, psychologiques et médicaux
actuels. Il semble que, tout au moins dans les pays de langue
allemande, il se produise une crise dans le domaine psycholo-
gique, crise qui s'étend certainement aussi dans le domaine
médico-biologique. Nous ne voulons pas rechercher ici d'où
vient le besoin actuel de se préoccuper si intensément des ques-
tions psychologiques. Il est certain que l'impulsion en a été
donnée par cette science psychologique que nous appelons
la Psychanalyse. La révolution qu'elle a provoquée dans la
pensée psychologique n'a pas été sans influencer notre posi-
tion vis-à-vis des concepts médico-biologiques. Une revision
de nos conceptions actuelles au sujet du rapport entre le psj'-
chique et l'organique est devenu nécessaire. Il y a plus :
grâce au développement de nos connaissances de la structure
106 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

du psychisme, nous voyons la possibilité d'étudier l'action


réciproque des phénomènes psychiques et organiques à diffé-
rentes périodes du développement somatique. C'est avec
intention que j'ai intitulé ma conférence : « De l'influence du
psychisme sur la vie organique ». Le sol sur lequel je parle
aujourd'hui a été le point de départ de tous les efforts accom-
plis depuis pour rechercher le rapport entre le psychique et
l'organique. C'est ici qu'ont été établies les fondations de ce
qu'on enseigne actuellement sous le nom de psychiatrie.
Quand les possibilités d'investigation d'une science subis-
sent une stagnation, il faut qu'elle trouve des influences vivi-
fiantes au delà de ses propres limites. Elle les cherche dans
les sciences voisines qu'elle avait dédaignées tant qu'elles
ne lui avaient pas été d'une nécessité vitale. Je crois pouvoir
parler au nom de la médecine interne. Ses conceptions organi-
ciennes unilatérales ne la font plus avancer. Par le laboratoire
et des méthodes analogues d'investigation, elle est, en sa
recherche de l'essence organique de chaque maladie, devenue
relativement indépendante de l'objet même de la maladie:
nous voulons dire qu'elle a oublié l'homme, c'est-à-dire l'en-
semble de sa personnalité. Aussi, cette médecine, arrêtée
dans ses progrès, absorbe-t-elle comme une éponge desséchée
la nouvelle science qui, par la recherche des éléments psycho-
logiques des maladies organiques, lui apporte un nouvel ali-
ment. Cette nouvelle tendance scientifique qui, à la limite de
la médecine prépare la rénovation, et l'assimilation du maté-
riel psychologique par la médecine, nous pouvons l'appeler
Bioanalyse ou Psychobiologie. Quel est son but ? elle a un but
expérimental et un but clinique. La tâche clinique consiste
à observer le courant vital psychique dans le corps sain ou
malade, à le différencier du courant physique, à étudier leurs
liens et leurs rapports réciproques, à établir jusqu'à quel point
le psychique provient de l'organique et inversement, jusqu'à
quel degré les processus psychiques façonnent l'organique,
l'entravent ou l'aident dans sa fonction, dans sa structure, em-
pêchent ou favorisent son développement. D'où une nouvelle
tâche : étudier phylogénétiquement et ontogénétiquement
l'histoire du développement psychologique de l'humanité. Pa-
reilles recherches confinent à la philosophie de l'organique.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 107

L'autre tâche consiste — d'une


part à déterminer expérimen-
talement les transformations physiques causées par certaines
— d'autre
excitations psychiques part à étudier les destruc-
tions et constructions psychiques provoquées par l'injection de
substances chimiques, pharmaceutiques et hormoniques. Le
but final de ces nouvelles expériences est de construire un
schéma psychico-corporel aussi exact qu'est une structure
physico-anatoinique pouvant être représentée par une figure.
La réunion de ces deux schémas devra donner, dans l'avenir,
une image psycho-physique qui, dépassant nos . conceptions
actuelles sur la structure somatique, nous apprendra à- con-
naître l'homme en tant qu'être vivant.
De ces recherches, je vais vous donner quelques exemples.
Lorsque de nouvelles connaissances doivent prendre droit de
cité dans la pensée humaine, il faut essayer de les rattacher
aux notions tant présentes qu'anciennement acquises, même
au risque d'aller trop loin. Ce n'est pas d'aujourd'hui que da-
tent les expériences tendant à transformer le corporel en l'in-
fluençant psychiquement. Nous savons depuis longtemps que
par des suggestions à l'état de veille, par l'hypnose, il peut"se
produire dans le corps des phénomènes modifiant notablement
son état. Mais l'attention, dans ces essais, s'est toujours portée
sur l'effet final et non pas sur les voies que parcourent les
suggestions; Par exemple, si l'on suggère à quelqu'un que sur
sa main vont apparaître les stigmates du Christ et, qu'en effet,
des ampoules et des blessures se produisent, nous voyons bien
le rapport entre la suggestion et l'effet produit. Mais quel che-
min ont pris ces suggestions ? En principe, nous pouvons dire
que toute influence psychique n'atteint que le psychique,
mais que l'influencement de l'organique sans intervention du
psychique est inconcevable. Il est nécessaire d'établir une fois
pour toutes ce que le psychique peut produire dans l'organi-
que. Une série d'expériences a été faite pour étudier cette in-
fluence. Vous connaissez tous la célèbre expérience de Pawlow.
On fait à un chien une fistule stomacale de façon que le suc
gastrique s'écoule par la fistule, si l'on montre à l'animal un
morceau de viande ou quelqu'autre aliment, le suc gastrique
s'écoule abondamment. Si nous suggérons à un homme qu'il
absorbe un repas, le même phénomène se produit. Plus encore,
108 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

nous savons qu'à l'idée de bouillon, le suc gastrique a une


composition différente de celle qu'il aurait à l'idée d'un ali-
ment plus riche en graisse. Dans le cas d'aliments gras, le suc
qui s'écoule contient, en quantité augmentée, toutes les ma-
tières nécessaires à la digestion des graisses. Si nous-exami-
nons, sous l'écran, une personne endormie de cette façon, nous,
voyons, dans des conditions appropriées, qu'à l'idée de repas,
l'estomac se soulève et se contracte et son contenu s'en
échappe. Si nous suggérons à cette personne la satiété, la sé-
crétion diminue, les contractions cessent et nous comprenons
pourquoi le sujet a réellement un sentiment de satiété (Deutsch,.
Heyer). Aujourd'hui que nous pouvons photographier la vési-
cule biliaire, nous sommes, à même d'y constater de semblables,
influences. Si nous suggérons l'idée d'un repas gras, la vési-
cule biliaire se contracte et l'on voit la bile s'écouler. Nous
pouvons le prouver par le fait que la vésicule, préalablement,
visible par effet de contraste, disparaît (Deutsch). Intéres-
santes aussi sont les actions sur le coeur et l'appareil circula-
toire. Lorsqu'un homme travaille, son pouls s'accélère et sa
tension artérielle augmente, suivant la difficulté du travail et
les capacités corporelles du sujet. Persuadons à un homme
hypnotisé qu'il fait ce même travail, son pouls s'accélérera de
la même façon, sa tension augmentera nettement, pas autant
toutefois que s'il accomplissait un vrai travail (Deutsch).
Si nous faisons imaginer à un sujet qu'il trempe deux doigts,
d'une main dans de l'eau chaude et deux doigts de l'autre main
dans de l'eau glacée, nous voyons qu'il ressent les impressions
correspondantes. En effet, si nous regardons ces doigts au
microscope, nous voyons que les capillaires présentent tous les.
changements observés lorsque quelqu'un trempe vraiment son
doigt dans de i'eau chaude ou dans de l'eau froide, naturelle-
ment à un degré atténué (Deutsch).
Autre exemple: Faisons transpirer un sujet en hypnose sur
du corps, l'autre moitié restant normale et
la moitié faisons
une numération globulaire, nous trouvons que le nombre des-
globules blancs a augmenté du côté en transpiration, tandis:
qu'il demeure stationnaire de l'autre côté (Reinhold). Nous:
voyons donc que les influences ont une répercus-
psychiques
sion jusque dans les processus vitaux les plus fins. Nous cons-
MEMOIRES ORIGINAUX. —.PARTIE MEDICALE 109

tâtons aussi que les régulateurs psychiques de notre vie n'agis-


sent pas d'une façon moins durable que les organiques. Ce ne
sont pas seulement ces processus particuliers qui se trouvent
soumis aux influences psychiques, mais, tout l'organisme. Etu-
dions le métabolisme d'un individu dans différentes circons-
tances affectives. Si nous l'endormons, nous trouvons que,
dans ce sommeil artificiel, ses échanges diminuent notable-
ment. A l'état d'anxiété, ils augmentent. Si nous intensifions
l'angoisse, en suggérant des événements effrayants, jusqu'à
provoquer un choc, un évanouissement, nous voyons que tout
le courant vital.organique tombe avec la perte de la conscience
et que les échanges baissent brusquement (Deutsch). Toutes
ces intéressantes observations nous ont permis d'éclaircir les
processus organiques lorsque ceux-ci sont provoqués artificiel-
lement sous l'influence de certaines représentations. Suppo-
sons que ces représentations artificiellement provoquées nais-
sent dans l'individu sans l'aide des influences expérimentales,
par exemple des sentiments, avec toutes leurs conséquences
psychiques, comme l'angoisse, la joie, la douleur, le souci, le
chagrin, la déception, facteurs qui jouent sans interruption,
un rôle dans notre vie quotidienne. Il faut s'attendre à ce que
les processus organiques qui se dérouleront dans l'ensemble du
corps, voire d'une façon ininterrompue, soient semblables.
Nous pouvons logiquement penser qu'il se produit dans l'assi-
milation et la désassimilation des transformations constantes
qui, insensiblement, transforment, inhibent et règlent les pro-
cessus vitaux.
Sommes-nous en mesure de nettement différencier les trou-
bles organiques dépendant seulement de causes psychiques des
troubles purement organiques? C'est-à-dire, pouvons-nous
prouver que le corps soit aussi inséparablement engagé dans
les processus psychiques ? Oui, on le prouve expérimentale-
ment.
Les hommes sont des animaux à sang chaud. La tempéra-
ture de leur corps dépend de la combustion interne et non pas
de la température extérieure. On peut la mesurer à l'aide du
thermomètre. Si j'endors un sujet qui, par suite de troubles
organiques, a la fièvre et que je lui suggère le sentiment d'une
santé, parfaite, en lui enlevant toute crainte au sujet de l'issue
110 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

de sa maladie, je vois la température baisser de quelques dixiè-


mes et dans la mesure où elle dépendait des influences psychi-
ques, mais dans cette mesure seulement car l'élévation de tem-
pérature causée par un trouble organique demeure. Chez
l'homme sain, cette diminution n'est pas très marquée, mais
on voit des sujets qui étant guéris d'une maladie fébrile, pré-
sentent pendant longtemps encore une température trop élevée.
Ce sont, en général, des individus anxieux. Leur fièvre dispa-
raît entièrement lorsqu'on en supprime les causes psychiques.
On dirait qu'un besoin corporel trop élevé de chaleur s'est ins-
tallé pendant la maladie, besoin que le malade ne veut plus
chasser. Nous savons aussi que les malades fiévreux se sen-
tent souvent mieux (sauf s'il y a par ailleurs des sensations
douloureuses) pendant leur accès de fièvre que lorsque leur
température est redevenue normale. Il s'agit là le plus souvent
d'individus ayant un besoin particulier de chaleur. Ils font de
la fièvre pour des causes minimes et ils en ont plus que les
autres hommes dans les mêmes circonstances. Tout se passe
comme si le gain organique de chaleur obtenu ne pouvait être
abandonné par le psychique et persistait pour cette raison.
Nous pouvons exactement indiquer la voie que choisit le
psychique pour provoquer cette satisfaction. Les sujets en
question ont une température plus élevée à la surface de la
peau que dans la bouche ou dans les autres cavités, a l'inverse
de la normale. Nous pouvons ainsi mesurer et reconnaître ce
que nous appelons fièvre psychogène et qui peut être provoquée
par des émotions par exemple (Deutsch).
Puisque des phénomènes psychogènes morbides peuvent si
nettement influencer le corps, il doit en être de même quand il
s'agit de phénomènes psychiques normaux. Ils échappent à
notre observation parce qu'étroitement liés aux phénomènes
organiques, on ne peut guère les en séparer. Parfois, il est
possible de les en détacher, voire même de les isoler.
J'ai vu un homme atteint d'une maladie de la moëlle épi-
nière ayant occasionné des troubles de la démarche tout à fait
caractéristiques de la dite maladie. Il titubait, avait une démar-
che chancelante, mal assurée et ne pouvait se mouvoir qu'avec
mille précautions, en se servant d'une canne. Analysons ce
phénomène organique au point de vue psychique. Un homme
MEMOIRES ORIGINAUX. —- PARTIE MEDICALE III

incapable de marcher se sent mal assuré (abstraction faite d'au-


tres facteurs psyshiques). Il se sentira mal assuré non seule-
ment dans sa marche, mais dans tous ses actes, dans ses déci-
sions. Les sentiments d'insécurité qui se trouvent en tout être,
se réveilleront. Comment peut-on déceler cela dans des trou-
bles de la démarche ? Pour débarrasser pareil malade de tous
les facteurs qui, dans le déterminisme de ses troubles de la
démarche, ne sont pas à mettre au compte de son affection
médullaire, il me faut seulement lui enlever le sentiment in-
terne d'insécurité dont j'ai admis l'existence et sa démarche
sera améliorée dans la mesure où le facteur psychique lui nui-
sait. En effet, j'ai suggéré au malade en question qu'il était
maître de ses actes, qu'il n'avait aucune irrésolution, qu'il
était en état de prendre nettement des décisions et le malade
a acquis une démarche plus assurée, plus tranquille. Il s'agit
là d'une superstructure psychique. Nous considérons ici sur-
tout le côté théorique de nos recherches plutôt que le côté thé-
rapeutique. Nous n'avons pas suggéré au malade qu'il allait
mieux, que son état organique s'était amélioré. Nous n'avons
fait appel qu'à son contenu psychique.
Nous voyons que certains contenus psychiques simples ou
complexes sont impliqués dans nos processus somatiques,
qu'ils dominent l'organique, que de façon latente, ils en modi-
fient le cours. Tout cela paraît simple. En réalité, l'a prédispo-
sition nécessaire à ces rapports psychiques doit être recherchée
dans une période bien antérieure du développement individuel
psychique et organique. Ce sont ces processus de préparation
des deux parts qui rendent possible l'enchaînement forcé des
phénomènes vitaux les uns aux autres. Un exemple: certains
individus sont, par suite d'un besoin maladif psychique qu'on
peut même appeler impulsion, de gros mangeurs. Il leur man-
que le sentiment de la satiété. Peut-être ont-ils toujours été
de gros mangeurs,du fait du plaisir qu'ils ont à manger, ou le
sont-ils devenus pour quelque motif psychique que nous n'ap-
profondirons pas ici. Nous savons que lorsque quelqu'un se
représente qu'il va manger, qu'il a faim, sa glycémie diminue
ou, montre une tendance à diminuer. La diminution du sucre
sanguin lui donne la possibilité d'avoir faim. Par la voie orga-
nique, nous pouvons aujourd'hui provoquer un abaissement
112 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de la glycémie, en injectant de l'insuline. Nous utilisons ce


procédé pour donner de l'appétit à des individus qui n'en ont
pas. Pour que quelqu'un puisse manger par besoin de manger,
il ne suffit donc pas d'un ressort psychique, il faut qu'il se
produise aussi un phénomène organique; abstraction faite des
autres conditions nécessaires, la teneur en sucre du sang doit
baisser pour que l'individu ait faim. S'il mange, sa glycémie
doit augmenter, mais comme il a un appétit psychique, la te-
neur en sucre baisse sous l'influence du concept de l'état de
faim et il faut qu'il mange. Le besoin organique de manger s'y
associe. Nous voyons ici une chaîne fermée : le cercle psycho-
physique. L'influence psychique qui est ici l'envie de manger
fait appel à l'organique « mais les esprits qu'il a évoqués, il ne
peut plus s'en débarrasser ». Le chemin pris une fois ne peut
plus être abandonné. En admettant que le malade atteint de ce
trouble psychique reconnaisse la nocivité de la suralimenta-
tion, il subira la tyrannie de l'organique.
Il en est de même pour les individus qui souffrent d'un be-
soin de boire qui ont « faim d'eau » selon mon expression.
Un besoin auquel le nom de « polydipsie » a été donné. Quand
ces malades ont cédé une fois à leur envie de boire et que le
corps, du fait de ses dispositions et de ses' propathies, n'est
en mesure de tenir le ils ne se débarrassent faci- -
plus coup, pas
lement de leur besoin. Si le sujet boit, l'eau est transportée
dans les tissus. Le tissu s'y habitue et demande toujours plus
d'eau, semblable à un enfant gâté qui réclame sans cesse plus
de tendresse. Ce besoin ne peut être satisfait que grâce à l'eau
apportée par le sang. Le sang devient pauvre en eau, d'où
sentiment de soif et le malade est obligé de boire. Quand il a
bu, le tissu avide d'eau s'empare de nouveau de l'eau apportée
par le sang et la soif psychique redevient organique. Le phé-
nomène est ici grossièrement décrit, mais tel est cependant
le cercle vicieux dans lequel l'organique agit sur le psychique
et le psychique sur l'organique.
Nous nous heurtons ici à un fait bizarre, c'est que le corps
se prête avec condescendance et complaisamment aux préten-
tions psychiques, qu'il devient, sans résister beaucoup, leur
jouet. Le phénomène organique que nous venons d'étudier
dans le cas des assoiffés ou des affamés n'est, il est vrai, que le
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE MEDICALE 113

représentant d'un phénomène psychique morbide, mais les dif-


férences entre l'état sain et l'état morbide sont très estompées.
Ce sont des différences quantitatives.. On ne peut se dissimuler
que les processus psychiques, pendant la vie, reçoivent souvent
de la part de l'organique des réponses inadéquates exagérées
à leurs excitations. Démesure qui semble être contraire à l'éco-
nomie organique et tendre plutôt à la désintégration de
l'organique qu'à sa conservation. Nous avons pu constater déjà
que tout est arrangé dans l'organisme pour que les besoins
psychiques puissent être satisfaits dans une large mesure.
Mesdames, Messieurs, nous voilà arrivés à un tournant.
Il n'a pas pu vous échapper que nous avons parlé du psychique
comme d'une entité, que nous n'avons fait qu'apercevoir cer-
tains processus compliqués et que nous avons dépeint, d'une
façon tout à fait générale, leur influence sur l'organisme. Mais
nous n'avons, jusqu'ici, pas indiqué que notre étude avait com-
mencé là où précisément apparaissait une séparation entre le
corps et le psychisme. Il nous faut maintenant combler un peu
ces lacunes.
Quand nous parlons du corps comme d'une entité, nous le
considérons comme l'ensemble des divers organes et systèmes
d'organes dont nous connaissons relativement bien les fonc-
tions. Le psychique n'est pas aussi nettement concevable.
Cependant on peut y trouver des divisions aux points de vue
descriptif, topique et fonctionnel, comme pour l'organique.
Dans l'étude fonctionnelle, nous devons considérer les points
de vue dynamique et économique. De psychique est formé, des-
criptivement, de conscient et d'inconscient dont la somme
forme l'entité psychique. Dans le cadre topique nous devons
ranger, diversement groupé, tout ce que nous considérons
comme l'expression des sentiments, des sensations, des per-
ceptions et des représentations. Des forces agissant à l'inté-
rieur du psychisme et que nous voulons étudier dans leur rap-
port avec le passé, sont les tendances instinctives qui forment
jusqu'à un certain degré le passage entre le corporel et le
psychique; Elles constituent les facteurs dynamiques dans le
psychique. Biles agissent diversement, tantôt excitantes, tan-
tôt inhibitrices, tantôt favorables à la conservation, tantôt
poussant à la destruction. Elles sont donc soumises à un prin-
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 8
114 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

cipe d'économie afin que leur activité soit réglée, Ce principe


d'économie, c'est le principe plaisir-déplaisir. Les forces
instinctives se contrarient: les unes tendant à la conservation
du corps, les autres à sa destruction. Leur rivalité fait que la
satisfaction d'un désir se produit toujours aux dépens d'un
autre désir. D'où création de produits..psychiques tels qu'an-
goisse, sentiment de culpabilité, tristesse, douleur, etc... Si
nous pouvons considérer l'ensemble de ce que nous nommons
le psychisme comme le corrélatif psychique du corps, il nous
est possible d'admettre que les diverses parties du psychisme
dépendent de certaines parties déterminées; du corps. Voyons
un peu ce qui a été dit au sujet des tendances instinctives et
étudions d'un peu plus près trois d'entre elles.
L'instinct de nutrition est lié aux zones bucco-digestives,
l'instinct sexuel aux organes génitaux. L'instinct visuel est
inconcevable sans les organes de la vue. Qu'arrive-t-il au cas
où ces trois instincts entrent en conflit? Il n'y a que deux pos-
sibilités: ou bien l'un des instincts renonce au profit d'un
autre à sa satisfaction immédiate, ou bien, il se satisfait en
même temps que cet autre. L'issue du combat dépend de la
force des instincts. Cette force dépend elle-même du stade de
développement corporel et psychique et aussi des causes pré-
disposantes. Il est évident que si, par exemple, les organes
sexuels n'ont pas atteint leur complet développement, leur sa-
tisfaction passera après celle des autres instincts et cédera,
comme d'habitude, le pas. (Cit. d'ap. Brun.)
Un exemple pris dans le monde animal. Forel a pu mettre
en évidence chez les fourmis un tel conflit d'instinct. Il essava,
un jour, d'interrompre un combat entre deux Etats de fourmis
des bois. Pour ce faire, il versa sur le chemin parcouru par les
troupes de secours venant du nid, de grosses gouttes de miel.
Les fourmis comme chacun sait, sont très friandes de miel.
Mais en ce cas, la plupart passaient outre ou s'arrêtaient peu
et se hâtaient de gagner le champ de bataille. L'instinct de
nutrition de ces petits animaux était donc momentanément
refoulé par l'instinct social plus important en cet instant pour
l'avenir de la communauté.
Nous avons dit plus haut que les différents instincts étaient
liés aux différentes parties du corps. Cependant il arrive par-
MÉMOIRES ORIGINAUX.— PARTIE MÉDICALE 115

fois que l'instinct est empêché de se satisfaire, soit parce que


les organes qui lui servent ne sont pas encore assez développés,
soit parce qu'ils sont empêchés d'accomplir leurs fonctions par
des circonstances extérieures ou des maladies. En ce cas, l'ins-
tinct cherche à se satisfaire d'une autre manière et par l'entre-
mise d'autres organes. C'est ce qu'on constate très souvent
pour les instincts sexuels qui sont contrariés le plus longtemps
dans leurs tendances. Le long empêchement de leur activité
amène ceci: elles sont contraintes pour trouver leur satisfac-
tion de se dévier sur d'autres parties du corps et elles y revien-
nent souvent, à l'époque même où les organes génitaux ont at-
teint leur plein développement, dès qu'elles rencontrent le
moindre nouvel obstacle à leur satisfaction normale. C'est de
cette façon que diverses zones non destinées à la satisfaction
sexuelle lui servent cependant jusqu'à un certain degré : la
zone buccale, par exemple, qui doit servir à l'absorption des
aliments, le tube intestinal destiné au rejet des excréments,
l'appareil musculaire servant aux mouvements, la peau ser-
vant aux sensations de chaleur et à diverses autres. Plus encore
dans tous ces systèmes d'organes demeure un restant du besoin
grâce auquel ils ont éprouvé une jouissance. L'organe en con-
serve le souvenir qui se réveille à chaque fonction. Par exem-
ple, quand nous mangeons, ce n'est pas seulement notre faim,
notre appétit que nous satisfaisons, mais aussi l'envie de re-
trouver une sensation agréable d'une tout autre nature. On
peut en dire autant de la défécation et de tous les organes ser-
vant à quelque fonction soumise à la vie représentative et affec-
tivité. Il nous faut admettre que l'activité d'un organe ou
d'une partie du corps est d'autant plus excitée par la dépen-
dance directe de cet organe à la vie instinctive que les quantités
de satisfactions qu'il éprouve sont grandes et multiples, d'une
façon quelquefois peu salutaire à l'organisme. Il est très com-
préhensible que les zones qui, au début de la vie, ont fourni,
par le moyen de l'ingestion et du rejet des aliments, toutes les
jouissances, puissent être appelées de nouveau à.donner des
satisfactions, lorsque les organes fournisseurs naturels de ces
satisfactions ne peuvent pas fonctionner. Nous ne connaissons
pas l'étoffe psychique dont la mesure nous permettrait d'éva-
luer les énergies de jouissances en réserve dans les organes.
116 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Nous ne travaillons ici qu'avec des «concepts de secours ».


C'est ainsi que l'on doit comprendre le concept de la libido
introduit par Freud et par lequel nous désignons la substance
énergétique psychique de l'organisme. Lorsque nous parlons
de l'action du psychique sur l'organique, nous devons admet-
tre l'influence de certaines quantités d'énergie de libido. Le
mode de fonctionnement de l'organisme dépend de la réparti-
tion convenable de ces quantités d'énergie. Grâce au facteur
d'économie que nous avons appelé le principe de plaisir-déplai-
sir à lieu la répartition des énergies psychiques. Au moment
du danger, l'énergie afflue à l'endroit où elle devient nécessaire
et abandonne donc les organes et les objets où elle résidait au-
paravant. On comprend aisément que simultanément au déve-
loppement corporel, il se produise des transferts de la libido
qui doivent nettement s'exprimer organiquement. Par exemple
à l'âge de la puberté aussi bien chez l'homme que chez la fem-
me, nous remarquons des phénomènes de ce genre. L'intérêt
porté à l'alimentation s'altère à cette époque et il apparaît des
troubles intestinaux, etc. Réciproquement, à l'âge de la dé-
chéance, l'énergie psychique appelée la libido décroît et l'inté-
rêt psychique se porte à nouveau sur les positions abandon-
nées. L'activité particulière de la zone buccale renaît et par-
tant, l'attrait de la nourriture redevient puissant. L'attention
se reporte sur les fonctions intestinales.
Le chargement en énergie psychique d'un organe protège
le développement et la fonction de cet organe. Il s'ensuit qu'il
peut se former des exigences de développement naturelle-
ment proportionnelles aux possibilités constitutionnelles en
jeu mais pouvant fournir l'impulsion nécessaire à la production
de certains effets qui ne se fussent pas réalisés dans d'autres
circonstances, du moins aussi précocement. Nous arrivons donc
encore, par la psychologie des instincts, à comprendre l'in-
fluence du psychique sur l'organique.
Nous avons déjà dit que lorsqu'un système d'organe pou-
vant servir à la satisfaction d'une volupté, soit naturellement,
soit d'une façon acquise, était menacé, un accroissement de
substances énergétiques s'y développait. Il nous faut ajouter
que les transferts ne se font pas aussi facilement, mais qu'ils
sont le résultat d'un compromis résolvant le conflit entre plu-
MEMOIRES ORIGINAUX. —- PARTIE MEDICALE 117

sieurs instincts. Le conflit, lui-même, éveille de nouveaux pro-


duit psychiques tels que l'angoisse, la douleur, le sentiment de
culpabilité, le besoin de punition, etc. De là un précipité psy-
chique dans les organes qui prennent part au conflit. L'in-
fluence de tous ces sentiments sur l'état du corps est considéra-
ble. Leurs raports avec les différentes parties du corps sont très
diffus. Il semble que l'angoisse, par exemple, soit liée étroi-
tement au système circulatoire. Nous ne pouvons ici recher-
cher les racines et l'origine de l'angoisse. Disons seulement
qu'elle apparaît lorsque trop d'énergies psychiques, impossi-
bles à réprimer, sont accumulées en un endroit. Quelle est
l'utilité de l'angoisse ? Nous pouvons dire qu'elle sert de si-
gnal d'alarme pour appeler à l'aide les facteurs nécessaires à
la conservation de la vie (Freud). En ce sens, elle agit de la
même manière que la douleur qui, en tant qu'élément quali-
tatif de sensibilité à la limite séparant l'organique du psychi-
que, a pour but de signaler le danger menaçant le corps
(Freud). On constate, en effet, qu'un organe ayant déjà subi
un dommage voit croître sa sensibilité à la douleur. Nous
ressentons la douleur non seulement à la perte mais aussi au
sujet de la perte d'un objet et c'est un fait très remarquable
que la douleur produite par une blessure à la jambe, douleur
purement organique, demeure psychiquement attachée à cette
partie du corps, même si la jambe a été amputée. Les sensa-
tions éprouvées au tronçon amputé sont ressenties comme
douleur et situées dans le membre absent. Tout se passe
comme si un signal d'alarme, accroché à la porte pour signaler
les malfaiteurs, continuait à tinter après la perpétration dit
forfait.
La faute et la punition sont intimement liées. Le besoin de
punition, conséquence du sentiment de culpabilité, peut avoir
sur le corps une influence délétère. Les ressorts qui maintien-
nent l'équilibre psychique ne peuvent vaincre les exigences de
l'instinct révolté contre toute oppression et avide de se satis-
faire, qu'en travaillant à l'anéantissement des organes agents
de cette satisfaction. Comme nous l'avons vu, le plaisir sexuel
n'est pas limité aux organes génitaux ainsi qu'il serait naturel
de par leur constitution, mais il trouve des voies pour appa-
raître dans d'autres organes, à l'aide de satisfactions compen-
Il8 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

satrices. Les tendances à. la punition se portent donc par suite


sur des organes qu'on pourrait déclarer innocents. Les média-
teurs de ces. phénomènes psychiques compliqués sont les sen-
sations de malaises qu'il faut éliminer au plus vite. De là vient
la joie qu'éprouvent beaucoup de personnes à se faire opérer.
Elles chargent le médecin de leur enlever l'organe qui leur
a fourni des satisfactions compensatrices. C'est, une expression
de ce phénomène psychique. .
Nous voici donc revenus aux explications données plus haut.
En parlant du gros mangeur et de l'assoiffé, on a pu montrer
qu'un phénomène étrange se passait dans l'organisme, phéno-
mène qui ressemble à un suicide. Dans l'inflammation organi-
que, nous voyons se produire, en peu de. temps, cette régres-
sion. Nous constatons tout d'abord une vitalité anormale de
tout le tissu. Les vaisseaux s'élargissent, conduisent, plus de
sang, de très petits capillaires s'entr'ouvrent, il s'en forme
d'autres. Un courant cellulaire s'établit de tous côtés. Tout le
tissu subit un accroissement de vitalité. Puis, lorsque l'activité
est à son comble, tout se termine par la mort. Les cellules sont
détruites, liquéfiées,et éliminées.
La courbe de la vie psychique a un tracé tout à fait sem-
blable. L'instinct de destruction se tient à l'arrière-plan et
son apparition termine le psychique et l'organique.
Nous n'avons parlé que des rapports du psychique avec le
corps, mais nous avons passé sous silence l'influence du
psychique sur la totalité du monde corporel. La tâche de la
psychobiologie est plus vaste encore qu'il n'apparaît dans ce
travail. Ce n'est pas seulement l'étude des échanges psycho-
physiques que la psychobiologie poursuit, elle utilise encore
les points de vue phylogénétique et ontogénétique pour la re-
cherche des rapports psycho-physiques. Il est facile de com-
prendre les échanges entre le monde psychique et le monde
extérieur tangible une fois qu'on connaît les rapports entre la
psyché et le corps. La perception et la représentation du
monde extérieur organique ne s'établissent qu'au moment où
notre propre corps nous est connu en tant qu'objet de repré-
sentation. Car le monde extérieur n'est originellement perçu
nue comme une partie de notre propre corps. L'individu peu
développé physiquement et psychiquement ne fait pas non plus
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MÉDICALE 119

cette différenciation et la connaissance du non-moi et de la


séparation d'avec le monde extérieur se forme seulement peu à
peu. Cette connaissance est d'ailleurs, pénible, mais elle est
adoucie par le fait que nous prêtons au monde extérieur le
même contenu qu'à notre corps. Le psychique sert donc seule-
ment à établir l'unité entre le monde extérieur et nous, au
moins au point de vue psychique. Ceci se fait au moyen de
l'identification avec le corps, par la conception que le monde
extérieur est occupé par de ces énergies psychiques dont nous
avons pu aujourd'hui vous démontrer la présence dans notre
corps.
Je crois vous avoir tracé aujourd'hui une image légère, mais
suffisamment nette de tous ces phénomènes.
MEMOIRES ORIGINAUX

PARTIE NON MEDICALE

Le Moïse de Michel-Ange

Par Sig. FREUD.


(Traduit de l'allemand par Mme Edouard MARTY).
(Traduction revue par Marie BONAPARTE).

Ce travail a paru d'abord en février 1914 dans « Imago » Vol. III,


cahier I, sans nom d'auteur, avec cette note de la rédaction : « La ré-
daction n'a pas refusé d'accepter cet article, qui à strictement parler
ne rentre pas dans son programme, parce que l'auteur, qui lui est
connu, touche de près aux cercles analytiques, et que sa manière de
penser présente quelque analogie avec les méthodes de la psycha-
nalyse. »

Je fais part, à l'avance, que je ne suis pas un vrai connais-


seur d'art, mais un simple amateur. J'ai souvent remarqué
que le fond d'une oeuvre d'art m'attirait plus que ses qualités
de forme ou de technique, auxquelles l'artiste attache en pre-
mière ligne de la valeur. Il me manque, en somme, en Art,
une juste compréhension pour bien des moyens d'expression
et pour certains effets. Ceci dit afin de m'assurer, pour mon
essai, une critique indulgente.
Mais les oeuvres d'art font sur moi une impression forte,
en particulier les oeuvres littéraires et les oeuvres plastiques,
plus rarement les tableaux. J'ai été ainsi amené, dans des occa-
sions favorables, à en contempler longuement pour les com-
prendre à ma manière, c'est-à-dire saisir par où elles produi-
sent de l'effet. Lorsque je ne puis pas faire ainsi, par exemple
pour la musique, je suis presque incapable d'en jouir. Une dis-
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MÉDICALE 121

position rationaliste ou peut-être analytique lutte en moi con-


tre l'émotion quand je ne puis savoir pourquoi je suis ému, ni
ce qui m'étreint.
J'ai été, par là, rendu attentif à ce fait d'allure paradoxale :
justement quelques-unes des plus grandioses et des plus impo-
santes oeuvres d'art restent obscures à notre entendement. On
les admire, on se sent dominé par elles, mais on ne saurait
dire ce qu'elles représentent. Je n'ai pas assez de lecture pour
savoir si cela fut déjà remarqué; quelque esthéticien n'aurait-
il pas même qualifié une telle perplexité de notre intelligence
comme étant condition nécessaire des plus grands effets que
puisse produire une oeuvre d'art? Cependant j'aurais peine à
croire à une condition pareille.
Ce n'est pas que les connaisseurs et les enthousiastes man-
quent de mots lorsqu'ils nous font l'éloge de ces oeuvres d'art.
Ils n'en ont que trop, à mon avis. Mais, en général chacun
exprime, sur chaque chef-d'oeuvre, une opinion différente,
aucun ne dit ce qui en résoudrait l'énigme pour un simple
admirateur. Toutefois, à mon sens, ce qui nous empoigne si
violemment ne peut ,être que l'intention de l'artiste, autant
du moins qu'il aura réussi à l'exprimer dans son oeuvre et à
nous la faire saisir. Je sais,qu'il ne peut être question ici,
simplement, d'intelligence compréhensive; il faut que soit re-
produit en nous l'état de passion, d'émotion psychique qui a
provoqué chez l'artiste l'élan créateur. Mais pourquoi l'inten-
tion de l'artiste ne saurait-elle être précisée et traduite en mots
comme toute autre manifestation de la vie psychique ? Peut-
être cela ne pourra-t-il pas réussir pour les chefs-d'oeuvre
sans l'application de l'analyse. L'oeuvre elle-même devra donc
être susceptible d'une analyse si cette oeuvre est l'expression,
effective sur nous, des intentions et des émois de l'artiste. Mais
pour deviner cette intention il faut que je découvre d'abord le
sens et le contenu de ce qui est représenté dans l'oeuvre, par
conséquent que je l'interprète. Une telle oeuvre d'art peut'
donc exiger une interprétation; seulement après l'accomplis-
sement de celle-ci pourrai-je sans doute savoir pourquoi j'ai
été la proie d'une émotion si puissante. J'ai même l'espoir
que cette impression ne sera pas affaiblie après une analyse de
ce genre.
122 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Que l'on songe à" Hamlet, ce chef-d'oeuvre de Shakes-


peare (1) vieux de plus de trois cents ans. J'ai suivi la litté-
rature psychanalytique et je pense que seule la psychanalyse
a su, en ramenant la donnée au thème d'OEdipe, résoudre
l'énigme de l'émotion puissante produite par cette tragédie.'-'
Mais auparavant, quelle surabondance d'interprétations di-
verses impossibles à concilier, que d'opinions sur le caractère
du héros et les intentions du poète ! Shakespeare a-t-il voulu
éveiller notre sympathie pour un malade, pour un dégénéré
incapable d'adaptation ou bien pour un idéaliste, comme
déchu dans notre monde réel ? Et combien de ces interpréta-
tions nous laissent tellement froids qu'elles ne peuvent rien'
nous apprendre sur l'impression produite par l'oeuvre, nous
renvoyant plutôt à fonder son prestige sur le seul effet de la
pensée et de la splendeur du styde ! Mais justement tous ces
efforts ne montrent-ils pas que la découverte d'une source plus
profonde à notre émotion nous semble nécessaire?
Enigmatique et grandiose est aussi la statue en marbre de
Moïse, dressée par Michel-Ange dans l'église Saint-Pierre-
ès-Liens à Rome. Cette statue n'est, on le sait, qu'un fragment
du mausolée colossal que l'artiste devait élever au puissant
Pape Jules II (2). Je suis ravi chaque fois qu'à propos de cette
oeuvre je lis par exemple qu'elle est « la couronne de la scul-
pture moderne » (H. Grimm). Car jamais aucune sculpture
ne m'a fait impression plus puissante. Combien de fois n'ai-je
point grimpé l'escalier raide qui mène du disgracieux Corso
Cavour à la place solitaire où se trouve l'église délaissée ! Tou-
jours j'ai essayé de tenir bon sous le regard courroucé et mé-
prisant du héros. Mais parfois je me suis bientôt prudemment
glissé hors la pénombre de la nef comme si j'appartenais moi-
même à la racaille sur laquelle est dirigé ce regard, racaille
incapable de fidélité à ses convictions, et qui ne sait ni atten-
dre ni croire, mais poussé des cris d'allégresse dès que l'idole
illusoire lui est rendue.
Cependant pourquoi qualifiai-je cette statue d'enigmatique?
Aucun doute n'est permis: c'est bien Moïse qu'elle représente,

(1). Joué peut-être pour la première fois en 1602.


(2) D'après Henri Triode, la statue aurait été exécutée dans le cours des
années 1512 à 1516.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 123

le législateur des Juifs, tenant les tables de la Loi. Voilà qui'


est certain, mais rien au-delà. Tout dernièrement encore (1912)
un écrivain d'art (Max Sauerlandt) a pu écrire: « Aucune

oeuvre d'art au monde n'a inspiré de jugements plus contra-


dictoires que ce Moïse à tête de Pan. La simple interprétation
de la statue se heurte déjà à d'absolues contradictions. » A la
124 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

lumière d'un rapprochement qui ne date que de cinq ans j'indi-


querai quelles hésitations sont liées à la simple conception de
la grande figure du Moïse. Et il ne sera pas difficile de mon-
trer que derrière ces hésitations se dissimule tout ce qu'il y a
de meilleur et d'essentiel pour la compréhension de cette
oeuvre d'art (1).

Le Moïse de Michel-Ange est représenté assis, le tronc de


face, la tête, avec la puissante barbe et le regard dirigés vers
la gauche, le pied droit reposant à terre, le gauche relevé de
manière à ce que les orteils seuls touchent le sol, le bras droit
tenant les tables de la Loi et une partie de la barbe; le bras
gauche repose sur les genoux. Si je voulais donner une des-
cription plus précise je serais amené à anticiper sur ce que
j'aurai à avancer plus loin. Les descriptions des auteurs sont
parfois extraordinairement imprécises. Ce qui ne fut pas com-
pris est du même coup inexactement perçu et rendu. H. Grimm
dit que la main droite, « sous le bras de laquelle les tables de
la Loi reposent, saisit la barbe ». De même W. Lübke:
« Bouleversé, il saisit de la main droite la barbe superbement
ruisselante. » Et Springer: « Moïse serre contre son corps une
des mains (la gauche), et de l'autre saisit, comme inconsciem-
ment, la barbe qui ondoie, puissante. » C. Justi trouve que
les doigts de la main (droite) jouent avec la barbe « comme
l'homme civilisé, lorsqu'il est agité, joue avec la chaîne de sa
montre. » Müntz dit aussi que Moïse joue avec sa barbe. H.
Thode parle « de la tranquille et ferme position de la main
droite sur les,tables dressées de la Loi ». Dans la main droite
elle-même il ne reconnaît aucun signe d'agitation comme le
voudraient Justi et Boito. « La main garde la position qu'elle
avait lorsqu'elle tenait la barbe avant que le Titan ait tourné
la tête de côté. » Jacob Burkhardt indique « que le célèbre
bras gauche n'a, au fond, rien d'autre à faire qu'à maintenir
cette barbe contre le corps ».

(1) Henri Thode : Michel Angelo, Kritische Untersuchungen über seine


Werke, tome I, 1908.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NONMEDICALE 125

Les descriptions ne concordant, pas y nous ne nous étonnerons


pas des divergences dans la manière de concevoir certains traits
particuliers de la statue. Je pense toutefois que nous ne pou-
vons mieux caractériser l'expression du visage de Moïse que
ne l'a fait Thode y lisant « un mélange de colère, de douleur
et de mépris, la colère dans les sourcils froncés, pleins de me-
naces, la douleur dans le regard des yeux, le mépris dans la
lèvre inférieure qui avance et dans les coins de la bouche abais-
sés ». Mais d'autres admirateurs ont dû voir avec d'autres
yeux. Ainsi Dupaty: « Ce front auguste semble n'être qu'un
voile transparent, qui couvre un esprit immense. » Par
contre Lübke: « Dans la tête on chercherait en vain l'expres-
sion d'une intelligence supérieure; seule la capacité d'une
immense colère, d'une énergie prête à vaincre tous les obsta-
cles s'exprime dans ce front contracté.» Guillaume (1875) di-
verge encore plus dans son interprétation de l'expression du
visage; il n'y trouve pas d'émotion, « rien qu'une fière sim-
plicité, une noblesse pleine d'âme, l'énergie de la Foi. Le
regard de Moïse perce l'avenir, comme s'il voyait la durée de
sa race et pressentait ï'immuabilité de sa Loi. » De même
Müntz fait errer les regards de Moïse bien au-delà de la race
humaine, « comme s'ils se fixaient sur les mystères dont lui
seul a été témoin, » Pour Steinmann, ce Moïse « n'est plus le ri-
gide législateur, le terrible ennemi du péché, rempli de la co-
lère de Jéhovah, mais le prêtre royal, que l'âge ne saurait ef-
fleurer et qui, bénissant et prophétisant, le rayon de l'immor-
talité sur le front, dit à son peuple un dernier adieu ».
A d'autres enfin, le Moïse de Michel-Ange n'a au fond rien
dit du tout et ils ont été assez honnêtes pour en convenir. Ainsi
un critique de la Quarterly Review, en 1858 : « There is an
absence of meaning in the general conception, which precludes
the idea of a self-sufficing whole... » Et on est surpris de voir
que d'autres encore n'ont rien trouvé à admirer dans le Moïse,
qu'au contraire ils se sont élevés contre lui, accusant l'attitude
de la statue d'être brutale et la tête d'être bestiale.
Le maître a-t-il vraiment donné à la pierre une empreinte
tellement vague et ambiguë que tant de manières de l'inter-
préter soient possibles ?
Mais une autre question se pose, à laquelle se subordonnent
126 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sans peine toutes ces incertitudes. Michel-Ange a-t-il voulu


créer en Moïse un « caractère et un état d'âme de tous les
temps », ou bien a-t-il représenté son héros à un moment dé-
terminé, mais alors hautement significatif, de sa vie? La plu-
part des critiques se décident dans ce dernier sens.et savent
même indiquer la scène de la vie de Moïse que l'artiste a im-
mortalisée. Il s'agirait de sa descente du Mont Sinaï: venant
de recevoir de Dieu lui-même les tables de la Loi, il s'aperçoit
que cependant les Juifs ont fait un veau d'or et dansent autour
avec des cris de joie. Le regard est tourné vers cette scène;
cette vision provoque les sentiments exprimés dans l'aspect de
la statue, sentiments qui vont sur le champ lancer la puissante
figure dans l'action la plus violente. Michel-Ange a choisi le
moment de l'hésitation dernière, du calme avant la tempête;
l'instant suivant Moïse va s'élancer, — le pied est
gauche
— briser
déjà soulevé de terre, sur le sol les Tables et déver-
ser sa colère sur les renégats.
Ceux qui défendent cette interprétation ne s'accordent pas,
du reste, entre eux, sur certains détails.
JAC. BURKHARDT : « Moïse semble représenté au moment
où il s'aperçoit de l'adoration du Veau d'or, et où il veut s'élan-
cer. Tout son corps frémissant est préparé à quelque action
violente, et, vu la force physique dont il est doué, on ne peut
attendre cette action qu'en tremblant. »
W. LÜBKE: « Comme si son regard chargé d'éclairs venait
d'apercevoir le sacrilège de l'adoration du Veau d'or, un émoi
intérieur fait puissamment tressaillir tout son corps. Boule-
versé il saisit de la main droite sa barbe superbement ruisse-
lante, comme s'il voulait rester maître encore un moment de
son émoi, pour éclater ensuite d'une manière foudroyante. »
SPRINGER se rallie à cette manière de voir, non sans faire
une objection qui arrêtera plus loin encore notre attention:
« Bouillant de force et d'ardeur, le héros ne dompte qu'avec
peine l'agitation intérieure... On pense alors involontairement
à une scène dramatique et on suppose que ce Moïse est repré-
senté au moment où il aperçoit l'adoration du Veau d'or et où
dans sa colère, il va s'élancer. Cette supposition doit se ren-
contrer cependant difficilement avec l'intention véritable de
l'artiste, car le Moïse, comme les cinq autres statues assises de
MEMOIRES ORIGINAUX.— PARTIE NON MEDICALE 127

la superstruction (1) était destiné à produire un effet d'abord


décoratif: Mais qu'une pareille supposition s'impose, cela té-
moigne de la plénitude de vie et de l'individualité essentielle
du Moïse. »
Quelques auteurs, bien que ne se prononçant pas précisé-
ment pour la scène du Veau d'or, se rencontrent cependant sur
le point essentiel de cette interprétation : Moïse se trouverait
sur le point de bondir et d'entrer en action.
HERMAN GRIMM : Cette figure est empreinte d'une noblesse,
d'un sentiment de sa propre dignité, d'une assurance — comme
si tous les tonnerres du ciel se tenaient à la disposition de cet
homme, et que cependant il se domptât avant de les déchaîner,
attendant de voir si les ennemis qu'il veut anéantir oseront l'as-
saillir. Il est assis là comme s'il voulait sur-le-champ s'élan-
cer, la tête dressée fièrement au-dessus des épaules, saisissant
de la main droite, sous le bras de laquelle les Tables reposent,
la barbe qui retombe en lourds flots sur la poitrine, les narines
respirant larges, la bouche, les lèvres frémissantes déjà de pa-
roles ».
HEATH WILSON dit que l'attention de Moïse semble attirée
par quelque chose, qu'il est prêt à bondir, mais qu'il hésite en-
core. Le regard, dans lequel l'indignation et le mépris se mê-
lent, pourrait encore se changer en pitié.
WÖLFFLIN parle de « mouvement enrayé ». La raison de cette
inhibition serait ici la volonté de la personne elle-même, et voici
le dernier instant où rester maître de soi avant le déchaîne-
ment, c'est-à-dire avant de bondir.
Avec plus de pénétration, C. JUSTI a fondé son interpréta-
tion sur la vision du Veau d'or et indiqué quels rapports cer-
tains détails de la statue, non encore remarqués, se trouvent
avoir avec sa manière de penser. Il attire notre attention sur la
position, en effet frappante, des deux Tables de la Loi, qui
seraient sur le point de glisser sur le siège de pierre : « Moïse
ou bien regarderait dans la direction du bruit avec l'impres-
sion, sur le visage, de fâcheux pressentiments, ou bien ce
serait la vue de l'abomination elle-même qui l'aurait frappé

(1) C'est à dire du tombeau du Pape.


128 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

de stupeur. Pénétré d'horreur et de douleur il s'est assis (1).


Quarante jours et quarante nuits il est resté sur la montagne,
donc il est très las. Tout ce qui est immense : un grand destin,
un crime, un bonheur lui-même, peut bien en un instant, être
perçu, mais non compris dans son essence, sa profondeur, ses
suites. En un instant il croit voir son oeuvre détruite, il
désespère de ce peuple. A de pareils moments le tumulte inté-
rieur se trahit par de petits mouvements involontaires. Et
Moïse laisse glisser les deux tables, qu'il tenait de la main
droite, sur le siège de pierre; elles se sont arrêtées sur un coin,
serrées par l'avant-bras contre le flanc. La main cependant
se porte à la poitrine et à la barbe, et doit ainsi attirer la barbe
du côté droit au moment où la tête se tourne vers la gauche
détruisant la symétrie de ce large ornement viril ; il semble
que les doigts jouent avec la barbe comme l'homme civi-
lisé, lorsqu'il est agité, joue avec sa chaîne de montre. La main
gauche s'enfonce dans le vêtement sur le ventre (dans l'Ancien
Testament les intestins sont le siège des passions). Cependant
déjà la jambe gauche se retire et la droite s'avance ; dans un
instant il va s'élancer, transférer la force psychique de la sen-
sation au vouloir, le bras droit va se mouvoir, les Tables tom-
ber à terre et des flots de sang expier la honte de la désertion
du vrai Dieu... » « Ce n'est pas là encore le moment où l'action
se déclenche. La douleur de l'âme le domine encore et le para-
lyse ».
FRITZ KNAPP s'exprime d'une manière toute pareille, bien
que soustrayant la situation initiale à l'objection faite plus
haut. Il suit d'ailleurs plus loin et plus logiquement le mouve-
ment déjà indiqué des Tables. « Des bruits terrestres le sollici-
tent, lui qui venait d'être seul à seul avec son Dieu. Il entend
du vacarme, des cris de danses chantées le réveillent de son
rêve. L'oeil, la tête se tournent du côté du bruit. Effroi, co-
lère, toute la furie des passions sauvages se déchaînent subite-
ment dans le colosse. Les Tables de la Loi commenceront à
glisser, elles vont tomber à terre et se briser lorsque le colosse

(1) Il est à remarquer que l'ordonnance soignée du manteau sur les jam-
bes de la statue assise rend insoutenable cette première partie de la descrip-
tion de Justi. On devrait plutôt admettre que. Moïse, assis dans le calme et
sans s'attendre à rien, est effarouché par une vision subite.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 129

va bondir pour foudroyer les masses renégates des mots de sa


colère... Ce moment de suprême tension est choisi... » Donc,
Knapp met l'accent sur la préparation de l'action et ne croit
pas que l'artiste ait voulu représenter une inhibition initiale
de par une agitation trop intense.
Nous ne contesterons pas que des essais d'interprétation,
tels que ceux de Justi et de Knapp, n'aient quelque chose de
particulièrement intéressant. Ils doivent cette impression à
ceci qu'ils ne s'en tiennent pas au seul effet général de la sta-
tue, mais mettent en valeur des détails caractéristiques qu'on
omit souvent de remarquer, tout dominé et paralysé que l'on
était par le grand effet d'ensemble. Le regard et la tête tournés
résolument de côté, tandis que le reste du corps demeure droit,
cadrent avec l'hypothèse que quelque chose est aperçu, atti-
rant soudain l'attention de qui se trouvait au repos. Le pied
soulevé de terre peut à peine donner lieu à une autre interpré-
tation que : se préparer à bondir (1). Et la position tout à fait
singulière des Tables, qui pourtant sont objets des plus sacrés
et non accessoires à reléguer n'importe où, trouve son explica-
tion si l'on admet qu'elles ont glissé de par l'émoi de qui les
porte et qu'elles vont tomber à terre. Ainsi nous saurions que
cette statue de Moïse figure un moment important et décisif de
la vie de l'homme et nous ne risquerions pas de méconnaître
ce moment.
Mais deux remarques de Thode nous privent à nouveau de ce
que nous croyions déjà acquis. Cet observateur dit qu'il ne voit
pas les Tables glisser mais « demeurer fermes ». Il cons-
tate « la position ferme et calme de la main droite sur les Ta-
bles dressées. » En y regardant nous-même, nous sommes
obligé de donner sans restriction raison à Thode. Les Tables
posent solidement et ne courent aucun danger de glisser. La
main droite les soutient ou s'appuie sur elles. Cela n'explique
pas leur position, il est vrai, mais cette position rend inappli-
cable l'interprétation de Justi et autres.
Une deuxième remarque est encore plus décisive. Thode
rappelle que « cette statue a été conçue pour un groupe de six
et qu'elle est représentée assise. Double contradiction avec

(1) Quoique le pied gauche de la statue si placide de Julien, assis dans la


Chapelle de Médicis, se soulève de la même manière.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 9
130 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'hypothèse que Michel-Ange ait voulu fixer un moment his-


torique donné. Car -— primo — l'idée de grouper six figures
assises comme types de la nature humaine (vita activa, vita
contemplativa) exclut la représentation d'événements histori-
ques particuliers. Et — secundo — la
représentation assise im-
posée par l'ensemble de la conception du monument se trouve
en contradiction avec le caractère même de l'événement, savoir
la descente du mont Sinaï vers le camp ».
Admettons ces objections de Thode ; je crois que nous pour-
rons encore en renforcer la portée. Le Moïse devait, avec cinq
autres statues (dans un projet postérieur trois) orner le piédes-
tal du tombeau. Celle qui devait de plus près lui faire pendant
aurait dû être un saint Paul. Deux des autres, la Vita activa
et la Vita contemplativa, Lia et Rachel, statues d'ailleurs
debout, ont été exécutées et placées sur le monument actuel,
lamentablement réduit. Le Moïse devait faire partie d'un
ensemble : cela rend inadmissible l'idée que son aspect puisse
mettre le spectateur dans l'attente de le voir se lever, se pré-
cipiter et de son propre mouvement donner l'alarme. Si les
autres statues ne devaient pas être représentées prêtes aussi à
entrer en une action aussi violente — ce
qui est très impro-
bable — cela serait du plus mauvais effet que justement l'une
d'elles puisse donner l'illusion de quitter sa place et ses com-
pagnes, c'est-à-dire de se soustraire à son rôle dans la structure
du monument. Incohérence trop grossière qu'on ne saurait
attribuer au grand artiste sans nécessité absolue. Une figure
se précipitant ainsi serait tout à fait incompatible avec l'im-
pression que doit produire le tombeau.
Ainsi donc, il ne faut pas que ce Moïse veuille s'élancer, il
faut qu'il puisse demeurer dans une tranquillité sublime com-
me les autres statues, comme celle prévue (mais non exécutée
par Michel-Ange) du Pape lui-même. Mais alors ce Moïse ne
peut représenter l'homme saisi de colère qui, descendant du
Sinaï, trouve son peuple apostat, jette les saintes Tables et les
fracasse. Et en effet, je me souviens de ma déception lorsque,
dans mes premières visites à Saint-Pierre-ès-Liens, j'allais
m'asseoir devant la statue dans l'attente de la voir se lever
brusquement sur son pied dressé, jeter à terre les Tables, et
déverser toute, sa colère. Rien de tout cela n'arriva ; la pierre
MEMOIRES ORIGINAUX. PARTIE NON MEDICALE 131

se raidit au contraire de plus en plus, une sainte et presque


écrasante immobilité en émana et j'éprouvai la sensation que
là se trouve représenté quelque chose d'à jamais immuable,
que ce Moïse resterait ainsi éternellement assis et irrité.
Mais si nous devons abandonner l'idée que la statue repré-
sente le moment précédant l'explosion de colère à la vue de
l'idole, il ne nous reste plus qu'à nous rallier à l'une des opi-
nions qui voient dans le Moïse une création de caractère. Alors,
de tous les jugements, celui de Thode semble le plus dénué
d'arbitraire et le mieux étayé sur l'analyse des intentions du
mouvement apparaissant en la statue : « Ici, comme toujours,
Michel-Ange a en vue la figuration d'un caractère-type. Il
dresse la figure d'un passionné conducteur d'hommes qui,
conscient de sa tâche de donneur de lois divines, se -heurte à
l'incompréhensive opposition humaine. Pour caractériser un
tel homme, pas d'autre moyen que de faire ressortir l'énergie
de la volonté, et cela grâce à la mise en lumière d'un émoi
transparaissant à travers le calme apparent, émoi qui se fait
jour dans le mouvement de la tête, la tension des muscles, la
pose de la jambe gauche. Mêmes moyens d'expression que pour
le vir activus, le Julien de la chapelle des Médicis. Cette carac-
téristique générale est encore accentuée par la mise en valeur
du conflit par lequel un tel génie façonneur d'hommes s'élève
jusqu'à la généralité: la colère, le mépris, la douleur atteignent
à leur expression typique. Sans cela, impossible de voir clair
dans l'essence d'un tel surhomme. Ce n'est pas un être histo-
rique que Michel-Ange a créé, mais un type de caractère d'une
insurmontable énergie maîtrisant le monde réfracta ire. Et il
a, ce faisant, fusionné et les traits donnés par la Bible, et ceux
de sa propre vie intérieure, avec des impressions émanant de
la personnalité de Jules II et — je le croirais volontiers — aussi
de la combativité de Savonarole ».
On peut rapprocher de ces développements la remarque de
Knackfuss : Le secret de l'impression faite par le Moïse réside
dans l'opposition pleine d'art entre le feu intérieur et le calme
extérieur de l'attitude.
Quant à moi, je ne trouve rien à redire à l'explication de
Thode, mais il m'y semble manquer quelque chose. Peut-être
le besoin se fait-il sentir d'un lien plus intime entre l'état
132 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'âme du héros et le contraste entre « un calme apparent et un


émoi intérieur » exprimé par son attitude.

II

Longtemps avant que j'aie pu' entendre parler de psychana-


lyse, j'avais entendu dire qu'un connaisseur d'art, Ivan Ler-
molieff, dont les premiers, essais furent publiés en langue alle-
mande de 1874 à 1876, avait opéré une révolution dans les
musées d'Europe en révisant l'attribution de beaucoup de ta-
bleaux, eu enseignant comment distinguer avec certitude les
copies des originaux, et en reconstruisant, avec les oeuvres
ainsi libérées de leurs attributions primitives, de nouvelles in-
dividualités artistiques. Il obtint ce résultat en faisant abstrac-
tion de l'effet d'ensemble et des grands traits d'un tableau et
en relevant la signification caractéristique de détails secondai-
res, minuties telles que la conformation des ongles, des bouts
d'oreilles, des auréoles et d'autres choses inobservées que le
copiste néglige, mais néanmoins exécutées par chaque artiste
d'une manière qui le caractérise. J'appris ensuite que sous ce
pseudonyme russe se dissimulait un médecin italien nommé
Morelli. Il mourut en 1891,sénateur du Royaume d'Italie. Je
crois sa méthode apparentée de très près à la technique médi-
cale de la psychanalyse. Elle aussi a coutume de deviner par
des traits dédaignés ou inobservés, par le rebut (« refuse ») de
l'observation, les choses secrètes ou cachées.
En deux endroits de la statue de Moïse, se rencontrent des
détails lisant pas encore été remarqués, n'ayant pas même
été correctement décrits, en rapport avec l'attitude de la main
droite et la position des deux Tables. Cette main intervient de
façon singulière, forcée, exigeant une explication, entre les
deux Tables et la barbe du héros irrité. On a dit qu'avec les
doigts elle fouillait dans la barbe, qu'elle jouait avec les mè-
ches, tandis que le bord du petit doigt s'appujrait sur les Ta-
bles. Rien de tout cela ne concorde avec la réalité. Recherchons
— cela en vaut la
soigneusement peine — ce que font les doigts
de cette main droite, et décrivons exactement la puissante
barbe avec laquelle ils sont en rapport (1). On le voit alors très
(1) Voyez le dessin ci-joint.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 133

nettement : le pouce de cette main est caché, l'index, et l'in-


dex seul, en contact effectif avec la barbe. Il s'enfonce si pro-
fondément dans la molle masse pileuse que celle-ci ressurgit
au-dessus et au-dessous (vers la tête et vers le ventre) dépas-

sant le niveau du doigt qui la presse. Les trois autres doigts


s'appuient contre la poitrine, les phalanges repliées, à peine
frôlés par la boucle droite de la barbe qui leur échappe. Ils se
sont pour ainsi dire écartés de la barbe. On ne peut donc pas
dire que la main droite joue avec la barbe ou qu'elle y fourrage;
134 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ceci seul est exact : un doigt unique, l'index, appuie sur une
partie de la barbe et y creuse une profonde rigole. Voilà certes
un geste bizarre et difficile à comprendre que de presser sa
barbe d'un seul doigt !
La barbe très admirée du Moïse descend des joues, de la
lèvre supérieure, du menton en un certain nombre de mèches
qu'on peut encore distinguer sur leur parcours. L'une des mè-
ches les plus écartées sur la droite, celle qui part de la joue, se
dirige vers le bord supérieur de l'index, qui la retient. Nous
admettons qu'elle continue à glisser plus bas entre ce doigt et
le pouce, caché. La mèche opposée, du côté gauche, descend
sans déviation jusqu'au bas de la poitrine. La grosse masse
de poils, intérieure à cette dernière mèche, de là jusqu'à la
ligne médiane, a subi la plus surprenante des fortunes. Elle
ne peut suivre le mouvement de la tête vers la gauche, mais est
contrainte de former une courbe mollement déroulée, une sorte
de guirlande venant croiser la masse pileuse interne de droite.
Elle se trouve en effet retenue par la pression de l'index droit
quoique émanant de gauche et constituant, en réalité, la part
principale de la moitié gauche de la barbe. La barbe semble
donc, dans sa masse principale, rejetée vers la droite bien que
la tête soit fortement tournée à gauche. A la place où l'index
droit s'enfonce s'est formé une sorte de tourbillon ; là, des
mèches de gauche s'entrecroisent à des mèches de droite, com-
primées les unes et les autres par le doigt autoritaire. Par delà
seulement les masses pileuses s'épandent, libres, après avoir
été déviées de leur direction primitive et retombent verticales
jusqu'à la main gauche qui, reposant ouverte sur les genoux,
en reçoit les extrémités.
Je ne me fais pas d'illusion sur la transparence de ma des-
cription et ne me risque pas à juger si l'artiste nous a facilité
ou non l'explication de ce noeud dans la barbe. Mais ce fait est
au-dessus de toute contestation : la pression de l'index de la
main droite rétient surtout des mèches de la moitié gauche de
la barbe, et, par cette énergique intervention, la barbe se trouve
empêchée de participer au mouvement de la tête et du regard
vers la gauche. On peut alors se demander ce que cette dispo-
sition signifie et à..quels motifs elle doit d'être. Si réellement
des considérations de ligne ou de remplissage ont amené l'ar-
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 135

tiste apporter vers la droite l'ondoyante masse de la barbe de


Moïse regardant vers la gauche, employer pour cela la pres-
sion d'un seul doigt semble un moyen bien peu approprié!
Oui donc, après avoir rejeté pour une raison quelconque sa
barbe de côté s'aviserait de maintenir une moitié de barbe sur
l'autre par la pression d'un doigt ? Peut-être, après tout, ces
détails ne signifient-ils rien et nous cassons-nous la tête à pro-
pos de choses indifférentes à l'artiste ?
Mais continuons à croire à la signification de ces détails.
Une solution alors se présente qui lève toute difficulté et nous
fait pressentir un sens nouveau.
Si chez le Moïse les mèches gauches de la barbe sont pres-
sées par l'index droit, peut-être est-ce là le vestige d'un rap-
port plus intime entre la main droite et le côté gauche de la
barbe, ayant existé plus intime dans l'instant précédant celui
qui est figuré. La main droite avait peut-être saisi la barbe
avec bien plus d'énergie, s'était avancée jusqu'au bord gauche;
en se retirant dans la position où nous la voyons maintenant,
une partie de la barbe L'aurait suivie, portant maintenant té-
moignage du mouvement qui se déroula. La guirlande de barbe
marquerait la trace du chemin parcouru par la main.
Nous aurions ainsi découvert un mouvement régressif de la
main droite. Cette supposition nous en impose inévitablement
d'autres. Notre imagination complète l'événement dont le
mouvement décelé par l'attitude de la barbe ne serait qu'un
épisode et nous ramène sans efforts à l'interprétation d'après
laquelle Moïse au repos serait effarouché soudain par la ru-
meur du peuple et la vue du Veau d'or. Il était assis tranquille,
la tête, avec la barbe ondoyante, regardant droit devant elle;
la main n'avait probablement rien à faire avec la barbe. Le
bruit frappe son oreille, la tête et le regard se tournent du côté
d'où vient le bruit troublant, Moïse voit la scène et la com-
prend. Alors, saisi de colère, d'indignation, il voudrait s'élan-
cer, punir les sacrilèges, les anéantir. Mais la fureur, qui se
sait encore loin de son but, éclate en attendant dans un geste
contre le propre corps. La main, impatiente, prête à agir, sai-
sit par devant la barbe, qui avait suivi le mouvement de. la
tête, la serre d'une poigne de fer entre le pouce et la paume
de la main, avec les doigts qui se referment, geste de force
136 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

et de violence rappelant d'autres figures de Michel-Ange.


Alors — nous ne savons encore comment ni pourquoi — sur-
vient un changement: la main qui s'était avancée, plongée dans
la barbe, est retirée vivement; elle lâche la barbe, les doigts
s'en détachent, mais ils y étaient si profondément enfouis
qu'en se retirant ils entraînent une puissante mèche de gauche
à droite et là, sous la pression d'un doigt unique, le supérieur
et le plus long, cette masse va s'étendre au-dessus des mèches
de droite. Et cette position nouvelle, qui ne s'explique que par
le mouvement l'ayant précédée, est maintenant fixée.
De moment est venu de réfléchir. Voici ce que nous avons
admis: la main droite se trouvait d'abord en dehors de la
barbe; dans un moment de violente' émotion elle s'est portée
vers la gauche pour saisir celle-ci; enfin, elle s'est de nouveau
retirée, entraînant avec soi une partie de la barbe. Nous avons
disposé de cette main droite comme si nous pouvions en agir
avec elle à notre guise. Mais en avons-nous le droit? Cette
main est-elle donc libre? N'a-t-elle pas à tenir ou porter les
Saintes Tables ? De telles fantaisies de gestes ne lui sont-elles
pas interdites par cette importante fonction ? De plus, par
quoi ce mouvement de recul est-il motivé, si la main avait
obéi à un motif puissant en abandonnant sa pose première?
Voilà des difficultés nouvelles. Sans aucun doute la main
droite est en rapport avec les Tables. Nous ne pouvons par
ailleurs pas nier être à court d'un mobile forçant la main droite
à la retraite inférée. Mais si ces deux difficultés se lais-
saient dénouer ensemble en révélant un événement possible à
comprendre sans lacunes ? Si justement ce qui arrive aux
Tables nous rendait compte des mouvements de la main ?
Il est une chose à remarquer à propos de ces Tables, qui
jusqu'ici ne fut pas jugée digne d'observation (1). On disait :
La main s'appuie sur les Tables, ou bien: la main soutient les
Tables. On voit d'ailleurs dès l'abord les deux Tables rectan-
gulaires et serrées l'une contre l'autre dressées sur un coin. Si
l'on y regarde de plus près, on découvre que le bord inférieur
des Tables est autrement façonné que le bord supérieur, pen-
ché en avant de biais. Ce bord supérieur se termine en ligne

(1) Voir le détail de la figure D.


MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NONMEDICALE 137

droite, tandis que l'inférieur offre dans la partie de devant une


saillie, une sorte de corne, et c'est justement par cette saillie

Fig. L. Fig. A.

Fig. B. Fig. C.

que les tables touchent le siège de pierre. Quelle peut être la


signification de ce détail, d'ailleurs très inexactement repro-
138 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

duit dans un grand moulage en plâtre de l'Académie des


Beaux-Arts à Vienne. Cette corne doit désigner — cela est à
— le bord supérieur
peine douteux des Tables d'après le sens
de l'écriture. Seul le bord supérieur de semblables tables rec-
tangulaires a coutume d'être arrondi ou échancré. Donc les
Tables sont ici la tête en bas. Singulier traitement d'objets
aussi sacrés. Elles sont sens dessus dessous et en équilibre ins-
table sur une pointe. Quel facteur a pu contribuer à une pa-
reille conception ? Ou bien ce détail-là aussi aurait-il été in-
différent à l'artiste ?
On se convainc alors de ceci : les Tables, elles aussi, ont
pris cette position par suite d'un mouvement déjà accompli,
et ce mouvement a dépendu du changement de position inféré
de la main; puis, à son tour, ce mouvement des Tables a forcé
la main à son ultérieur recul. Ce qui concerne la main et ce
qui concerne les Tables se combine alors dans l'ensemble sui-
vant. Au début, lorsque le personnage était là assis au repos
il tenait les Tables dressées sous le bras droit. La, main droite
les tenait par le bord inférieur et y trouvait un appui dans la
saillie dirigée en avant. Cette facilité pour porter les Tables
explique sans plus pourquoi les Tables étaient tenues à re-
bours. Alors survint le moment où le repos fut troublé par la
rumeur. Moïse tourna la tête, et quand il eut aperçu la scène,
son pied se prépara à l'élan, sa main lâcha les Tables et se
porta à gauche et en haut dans la barbe, comme exerçant
d'abord sur soi sa propre violence. Les Tables furent donc
confiées à la pression du bras qui devait les serrer contre la
poitrine. Mais cette pression fut insuffisante et les Tables se
mirent à glisser en avant et en bas, leur bord supérieur d'abord
maintenu horizontal se porta en avant et en bas ; le bord infé-
rieur, privé de sou soutien, se rapprocha, par son angle anté-
rieur, du siège de pierre. Un instant de plus, les Tables
allaient tourner sur ce nouveau point d'appui, atteindre, par
le bord auparavant supérieur, le sol et s'y fracasser. Pour évi-
ter cela, la main droite se retire brusquement, lâche la barbe
dont elle entraîne sans le vouloir une partie, rattrape le bord
des Tables et les soutient non loin de leur angle arrière devenu
maintenant l'angle supérieur. Ainsi cet assemblage qui semble
singulier, forcé, de barbe, de main et de doubles Tables dres-
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 139

sées sur la pointe, peut se déduire d'un geste passionné de la


main et des conséquences bien fondées qui en dérivent. Veut-
on annuler les traces de ces mouvements impétueux, il faut
relever l'angle supérieur de devant des Tables, le repousser
dans le plan général de la statue, écarter ainsi du siège de
pierre l'angle inférieur de devant (celui qui a la saillie),
abaisser la main et la mettre sous le bord des Tables dont la
position redevient ainsi horizontale.
J'ai fait faire par un artiste trois dessins destinés à faire
comprendre ma description. Le troisième rend la statue telle
que nous la voyons; les deux autres représentant les états pré-
paratoires qu'implique mon interprétation, le premier, celui
du repos, le deuxième celui de la plus violente tension: apprêts
de l'élan, abandon par la main des Tables et chute imminente
de celles-ci. On peut observer que les deux reproductions com-
plémentaires de mon dessinateur rendent hommage aux des-
criptions inexactes des auteurs précédents. Un contemporain
de Michel-Ange, Condivi, disait: « Moïse, duc et capitaine des
Hébreux, .est assis comme un sage en méditation., il serre sous
le bras les Tables de la Loi et se tient le menton (!) de la
main gauche, comme quelqu'un de fatigué et de plein de sou-
cis. » Cela ne se saurait voir dans la statue de Michel-
Aiige, et cependant coïncide presque avec la «supposition sur
laquelle est fondé le premier dessin. W. Lübke avait écrit,
avec d'autres observateurs: « Bouleversé, il saisit de la main'
droite la barbe qui se répand magnifiquement... » Voilà qui
est inexact par rapport à la reproduction de la statue, mais qui
concorde avec notre deuxième dessin. Justi et Knapp ont vu,
ainsi que nous l'avons mentionné, que les Tables sont en train
de glisser et en danger de se briser. Ils durent se voir corrigés
par Thode leur montrant que les Tables étaient solidement
retenues par la main droite, mais ils auraient eu raison si, au
lieu de décrire la statue, ils avaient voulu faire la description
de notre dessin central. On pourrait presque croire que ces
auteurs se soient écartés de l'image réelle de la statue et que,
sans s'en douter, ils aient commencé une analyse des motifs
ses gestes, les amenant aux mêmes conclusions que celles
de
par nous établies d'une manière plus consciente et plus posi-
tive.
140 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

III

Si je ne me trompe nous allons maintenant récolter les fruits


de nos peines. Nous l'avons vu: pour beaucoup de ceux que la.
statue impressionne, l'interprétation s'impose qu'elle repré-
sente Moïse sous l'influence de spectacle de son peuple cor-
rompu dansant autour d'une idole. Mais il avait fallu abandon-
ner cette interprétation car la conséquence en eût été que Moïse
fût prêt à s'élancer sur le champ, à briser les Tables et à
accomplir 1'oeuvre de vengeance. Or, cela eût été en contradic-
tion avec la destination de la statue qui devait faire partie du
tombeau de Jules II en même temps que trois ou cinq autres.
figures assises. Nous pouvons maintenant reprendre cette
interprétation abandonnée, car notre Moïse ne va ni s'élancer
ni lancer les Tables loin de lui. Ce que nous voyons en lui n'est
pas le début d'une action violente, mais les restes d'une émo-
tion qui s'éteint. Il avait voulu, dans un accès de colère, se
précipiter, tirer sa vengeance, oublier les Tables, mais il a
vaincu la tentation, il va rester assis ainsi, sa fureur maîtri-
sée, dans une douleur mélangée de mépris. Il ne rejettera pas-
non plus les Tables pour les briser sur la pierre, car c'est à
cause d'elles qu'il a dominé son courroux, c'est pour les sauver
qu'il a vaincu son emportement passionné. Alors qu'il s'aban-
donnait à son indignation il fallait qu'il négligeât les Tables,
qu'il retirât la main qui les tenait. Elles se mirent à glisser,
en danger de se briser. Cela le rappela à lui. Il pensa à sa
mission, et, à cause d'elle, renonça à satisfaire sa passion. Sa
main se retira brusquement et sauva les Tables avant qu'elles
pussent tomber. Il reste dans cette position d'attente, et c'est
ainsi que Michel-Ange l'a représenté comme gardien du tom-
beau.
Une triple stratification, dans le sens de la verticale, est
visible dans cette statue. Les traits du visage reflètent les émo-
tions devenues prédominantes, le milieu du corps manifeste les
signes de l'émotion réprimée, le pied indique encore par sa
position l'action projetée, comme si la maîtrise de soi avait
progressé de haut en bas. Le bras gauche, dont il n'a pas été
question encore, semble réclamer sa part de notre interpréta-
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NONMEDICALE 141

tion. La main gauche repose mollement sur les genoux et en-


loppe d'une façon caressante les derniers bouts de la barbe
retombante. Il semble qu'elle veuille compenser la violence
avec laquelle un moment auparavant la main droite avait mal-
mené la barbe.
On va maintenant nous objecter que ce n'est donc pas là le
Moïse de la Bible, lequel entra réellement en colère, lança
les Tables et les brisa. Mais un tout autre Moïse, né de la con-
ception de l'artiste qui se serait permis de corriger les textes
sacrés et d'altérer le caractère de l'homme divin. Nous est-il
permis d'attribuer à Michel-Ange cette liberté, peu éloignée
d'être un sacrilège?
Le passage de l'Ecriture Sainte où est relatée la conduite
de Moïse dans la scène du Veau d'or est le suivant: (Je
m'excuse de me servir de la traduction de Luther, ce qui est
un anachronisme): (1)
(Exode, Ch. 32) « v. 7) Alors l'Eternel dit à Moïse: Va,
descends, car ton peuple, que tu as fait monter du pays
d'Egypte, s'est corrompu. 8) Ils se sont bientôt détournés de
la voie que je leur avais commandé de suivre; ils se sont fait
un veau de fonte et ils se sont prosternés devant lai, et, lui
sacrifiant, ils ont dit: Ce sont ici tes dieux, ô Israël, qui t'ont
fait monter du pays d'Egypte. 9) L'Eternel dit encore à Moïse:
J'ai regardé ce peuple, voici, c'est un peuple d'un cou roide.
10) Or, maintenant, laisse-moi faire, et ma colère s'allumera
contre eux, et je les consumerai, mais je te ferai devenir une
grande nation. 11) Alors Moïse supplia l'Eternel, son Dieu,
et dit: O Eternel, pourquoi ta colère s'allumerait-elle contre
ton peuple, que tu as retiré du pays d'Egypte avec une grande
puissance et par une main forte ?...
...14) Alors l'Eternel se repentit du mal qu'il avait dit qu'il
ferait à son peuple. 15) Et Moïse retourna, et descendit de
la montagne avec les deux Tables du témoignage en sa main,
savoir les Tables écrites de leurs deux côtés. Elles étaient
écrites deçà et delà. 16) Et les Tables étaient l'ouvrage de
Dieu; l'écriture était aussi l'écriture de Dieu, gravée sur lès
Tables. 17) Alors Josué, entendant la voix du peuple qui fai-
(1) Le traducteur s'est servi de la version française de I. F. Osterwald.
(Note du traducteur. )
142 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sait du bruit, dit à Moïse: Il y a un bruit de bataille au camp.


18) Et Moïse lui répondit: Ce n'est point une voix ni un cri
de gens qui soient les plus forts, ni une voix ni un eri de gens
qui soient les plus faibles, mais j'entends une voix de per-
sonnes qui chantent 19) Et lorsque Moïse fut approché du
camp, il vit le veau et les danses. Alors la colère de Moïse
s'alluma, et il jeta de ses mains les Tables, et les rompit an
pied de la montagne. 20) Après, il prit le veau qu'ils avaient
fait, le mit au feu, et le moulut jusqu'à ce qu'il fût en poudre;
ensuite il répandit cette poudre dans les eaux, et il en fit boire
aux enfants d'Israël...
...30) Et le lendemain Moïse dit au peuple: Vous avez com-
mis un grand péché; mais je monterai à cette heure à l'Eter-
nel ; je ferai peut-être propitiation pour votre péché. 31) Moïse
donc retourna vers l'Eternel et dit: Hélas, je te prie, ce peuple
a commis un grand péché en se faisant des dieux d'or. 32) Mais
maintenant pardonne-leur leur péché, ou efface-moi mainte-
nant de ton livre que tu as écrit. 33) Et l'Eternel répondit à
Moïse: Celui qui aura péché contre moi, je l'effacerai de mon
livre. 34) Va maintenant, conduis le peuple au lieu duquel (1)
je t'ai parlé. Voici mon ange ira devant toi, et au jour que je
ferai la vengeance, je punirai sur eux leur péché. 35) Ainsi
l'Eternel frappa le peuple parce qu'ils avaient été auteurs du
veau qu'ils avaient fait. »
Sous l'influence de l'exégèse moderne, il nous est impossible
de lire ce passage sans y trouver la trace d'une maladroite
compilation de plusieurs récits émanant de sources différentes.
Dans le verset 8, l'Eternel annonce lui-même à Moïse que son
peuple s'est montré apostat et s'est fabriqué une idole. Moïse
intercède pour les pécheurs. Pourtant au verset 18 il se com-
porte envers Josué comme s'il ne le savait pas et il s'emporte
de colère subite (V. 19) quand il aperçoit la scène de l'adora-
tion des faux dieux. Dans le verset 14 il a déjà obtenu le par-
don de Dieu pour son peuple pécheur, pourtant il retourne
(V. 31) sur la montagne pour implorer ce pardon, il avertit
l'Eternel de l'apostasie du peuple et obtient l'assurance que
la punition sera différée. De verset 35 se rapporte à une puni-

(1) C'est-à-dire : « au lieu dont je t'ai parlé. » (Note de la Rédaction).


MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 143.

tion du peuple par Dieu, dont on ne dit rien, tandis que les
versets de 20 à 30 décrivent le châtiment exercé par Moïse
lui-même. On sait que les parties historiques de ce livre, qui
raconte l'Exode, présentent des contradictions encore plus
incongrues et frappantes.
Pour les hommes de la Renaissance — cela est évident — il
n'y avait pas de critique du texte biblique, ils le considéraient
comme cohérent et trouvaient sans doute qu'il n'offrait pas un
point de départ favorable à l'art descriptif. Le Moïse de la
Bible a été averti que le peuple s'est adonné à l'adoration des
faux dieux, il s'est porté vers la clémence et le pardon, et
tombe néanmoins dans un subit accès de fureur lorsqu'il aper-
çoit le Veau d'or et la foule dansant autour. Quoi d'étonnant
à ce que l'artiste, voulant décrire la réaction de cette doulou-
reuse surprise sur son héros, se soit rendu, pour des motifs
psychiques internes, indépendant du texte biblique? De tels
écarts du texte de l'Ecriture n'étaient nullement inhabituels,
même pour de moindres raisons, ni interdits à l'artiste. Un
tableau célèbre du Parmesan (1), qui se trouve dans sa ville na-
tale, nous montre Moïse assis en haut d'une montagne et pré-
cipitant les Tables à terre, quoique le verset de la Bible dise
expressément: il les brisa au pied de la montagne. Déjà la
représentation d'un Moïse assis ne peut s'appuyer sur lé texte
biblique et elle semble donner raison à ceux qui admettent que
la statue de Michel-Ange ne se propose pas de fixer un moment
précis de la vie du héros. La transformation que Michel-Ange,
d'après notre interprétation, fait subir au caractère de Moïse,
est plus importante que l'infidélité au texte biblique. Moïse, en
tant qu'homme, était, d'après les témoignages de la tradition,
irascible et sujet à des emportements passionnés C'est dans un
de ces accès de sainte colère qu'il avait tué l'Egyptien qui mal-
traitait un Israélite, ce qui le contraignit à quitter le pays et
à s'enfuir dans le désert. Dans un pareil éclat de passion il
avait fracassé les Tables écrites par Dieu lui-même. Quand la
tradition témoigne de pareils traits de caractère, sans doute est-
elle sans parti-pris et a-t-elle gardé l'empreinte d'une grande

(1) Jérôme-François Mazzuoli, dit le Parmesan, peintre italien né à Parme,


mort à Casal-Majeur (1504-1540). (Note de la Rédaction).
144 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

personnalité ayant réellement existé. Mais Michel-Ange a


placé sur le tombeau, du Pape un autre Moïse, supérieur au
Moïse de l'histoire ou de la tradition. Il a remanié le motif des
Tables de la Loi fracassées, il ne permet pas à la colère de
Moïse de les briser, mais la menace qu'elles puissent être
brisées apaise cette colère ou tout au moins la retient au mo-
ment d'agir. Par là il a introduit dans la figure de Moïse quel-
que chose de neuf, de surhumain, et la puissante masse ainsi
que la musculature exubérante de force du personnage ne sont
que le moj^en d'expression tout matériel servant à rendre
l'accomplissement psychique le plus formidable dont un
homme soit capable: vaincre sa propre passion au nom d'une
mission et d'une destinée auxquelles on s'est voué.
L'interprétation de la statue de Michel-Ange peut ici attein-
dre son terme. On peut encore poser cette question: quels mo-
tifs ont poussé l'artiste à choisir, pour le tombeau du Pape
Jules II, un Moïse, et surtout un Moïse ainsi transformé? De
bien des côtés, et unanimement, on prétendit que ces motifs
seraient à rechercher dans le caractère du Pape et dans les
rapports que l'artiste avait avec lui. Jules II s'apparentait à
Michel-Ange en ceci qu'il cherchait à réaliser de grandes et
puissantes choses, avant tout le grandiose par la dimension.
Il était homme d'action, son but était net: il visait à l'unité de
l'Italie sous la domination de la Papauté. Ce qui ne devait
réussir que plusieurs siècles plus tard par la coaction d'autres
forces, il voulait l'atteindre seul, isolé dans le court espace de
temps et de domination à lui dévolu, impatient, par des moyens
violents. Il savait estimer en Michel-Ange un de ses pairs,
mais le fit souvent souffrir par ses colères et ses manques
d'égards. L'artiste se savait doué de la même ambitieuse vio-
lence et il se peut qu'esprit spéculatif autrement pénétrant,
il ait pressenti l'insuccès auquel ils étaient voués tous les deux.
Ainsi il dota le mausolée du Pape de son Moïse, non sans
reproche contre son protecteur disparu, en avertissement pour
lui-même, et par cette critique il sut s'élever au-dessus de
sa propre nature.
IV
En 1863, un Anglais, W. Watkiss Lloyd, a consacré un
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 145

petit livre au Moïse de Michel-Ange (1). Lorsque je réussis à


me procurer cet écrit de 46 pages, c'est avec des sentiments
mêlés que je pris connaissance de son contenu. Ce me fut une
occasion d'expérimenter sur moi-même quels mobiles peu
dignes et enfantins interviennent souvent dans notre travail
au service d'une grande cause. Je regrettai que Lloyd eût
trouvé d'avance et indépendamment de moi une bonne part de
ce qui m'était précieux comme résultant de mes propres efforts,
et ce n'est qu'après coup que je pus me réjouir de cette confir-
mation inattendue. Il est vrai que nos vues divergent en un
point décisif.
Lloyd a d'abord remarqué que les descriptions habituelles
sont inexactes, que Moïse n'est pas sur le point de se lever (2),
que la main droite ne saisit pas la barbe, et que son index seul
repose sur elle (3).
Il a aussi constaté, ce qui est plus important, que la posi-
tion de la statue représentée ne peut s'expliquer que par le
l'appel d'un moment précédent, non représenté, et que le fait
de porter les mèches gauches de la barbe vers la droite indique
que la main droite et la partie gauche de la barbe devaient se
trouver précédemment en relation intime et naturelle. Mais
il prend une autre voie pour rétablir ce voisinage nécessaire-
ment déduit, il ne dit pas : la main se portait sur la barbe,
mais : la barbe se trouvait près de la main. Il explique qu'on
doit se figurer les choses ainsi : « la tête de la statue juste
avant la subite surprise, était tournée en plein sur la droite
au-dessus de la main qui, avant comme après, tenait, les
Tables de la Loi ». Le poids exercé sur la paume de la main
(par les Tables) fait s'ouvrir naturellement les doigts sous
les boucles retombantes et le subit mouvement de conversion
de la tête de l'autre côté a pour effet qu'une partie des mèches
se trouve un moment retenue par la main restée immobile,

(1) W. Watkiss Lloyd : The Moses of Michel-Angelo, London, Williams


and Norgate, 1863.
(2) But he is rot rising or preparing to rise ; the bust is fulty upright,
not thrown forward for the altération of balance preparatoty for such a move-
ment... (p. 10).
(3) Such a description is altogether erroneous ; the fillets of the beard are
detained by the right hand, but they are not held, nor grasped, enclosed or
taken hold of. They are even detained but momentafily — momentarily
engagea, they are on the point of being free for disengagement (p. II).
REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE 10
146 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

constituant cette guirlande de barbe qu'il faut comprendre


comme un sillage (« wake »), laissé par la main.
Lloyd se laisse détourner de l'autre rapprochement pos-
sible entre la main droite et la moitié gauche de la barbe, par
une considération qui prouve combien il a passé près de notre
interprétation. Il n'admet pas que le prophète, même dans la
plus grande agitation, ait pu étendre la main pour tirer ainsi
sa barbe de côté. Dans ce cas la position des doigts serait
devenue tout autre, et, de plus, à la suite de ce mouvement
les Tables, qui ne sont retenues que par la pression de la
main, auraient dû tomber; il faudrait donc attribuer au per-
sonnage, pour qu'il pût encore retenir les Tables, un geste
maladroit dont la représentation équivaudrait à une profana-
tion. (« Unless clutched by a gesture so awkward, that to
imagine it is profanation. »)
Il est facile de voir à quoi tient cette omission de l'auteur.
Il a exactement interprété les singularités concernant la
barbe, en y voyant les marques d'un mouvement déjà accom-
pli, mais il a négligé de tirer les mêmes conclusions des parti-
cularités, non moins forcées, de la position des Tables. Il ne
tient compte que des indications données par la barbe, et non
plus de celles fournies par les Tables, dont il considère la
position finale comme ayant été aussi l'originale. C'est ainsi
qu'il se barre le chemin menant à une conception telle que
la nôtre, conception qui, par la mise en valeur de certains dé-
tails peu apparents, conduit à une interprétation surprenante
et de toute la figure et des intentions qui l'animent.
Mais qu'en serait-il si tous deux nous faisions fausse route ?
Si nous avions relevé comme importants et significatifs des
détails indifférents à l'artiste et qu'il aurait, arbitrairement
ou pour des raisons plastiques, faits tels qu'ils sont, sans
sous-entendre aucun mystère? Aurions-nous subi le sort de
tant de critiques qui croient voir distinctement ce que l'artiste
n'a voulu faire ni consciemment, ni inconsciemment? Je ne
saurais en décider. A Michel-Ange, à l'artiste dans les oeuvres
duquel un si grand fonds d'idées lutte pour trouver son expres-
sion, convient-il d'attribuer une indécision aussi naïve, et
cela justement quand il s'agit de ces traits frappants et étran-
ges de la statue de Moïse ? Finalement, on peut ajouter en
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 147

toute humilité que la cause de cette incertitude, l'artiste


en partage la responsabilité avec le critique. Michel-Ange a
maintes fois été dans ses créations jusqu'à la limite extrême
de ce-que l'art peut exprimer; peut-être n'a-t-il pas non plus
atteint le plein succès avec le Moïse, si son intention était de
laisser deviner la tempête qu'a soulevée une émotion violente
par les signes qui en demeurent, quand, la tempête passée, est
revenu le repos..

Appendice

Par Sig. FREUD (1927).


(Traduit par Marie Bonaparte) .

Des années après la parution de ce travail sur le Moïse de Mi-


chel-Ange, publié en 1914, dans la revue Imago — sans que mon
nom soit mentionné — un numéro du Burlington Magazine for
Connoisseurs (N° CCXVII, vol. XXXVIII. Avril 1921) parvint en-
tre mes mains par les soins de E. Jones, de Londres, et ainsi fut à
nouveau sollicité mon intérêt pour l'interprétation que j'avais pro-
posée de la statue. Dans ce numéro se trouve un court article de H.
P. MITCHEL relatif à deux bronzes du XIIe siècle, actuellement à
l'Ashmolean Museum, à Oxford, et attribués à un éminent artiste de
ce temps : NICOLAS DE VERDUN. De lui nous possédons encore d'autres
oeuvres à Tournai, à Arras et à Klosterneuburg, près Vienne ; le re-
liquaire des Trois Rois, à Cologne, est considéré comme son chef-
d'oeuvre.
L'une des deux statuettes étudiées par MITCHELL est un Moïse,
(haut d'un peu plus de 23 cm.) identifié comme tel indiscutablement
de par les tables de la Loi qu'il porte. Ce Moïse est également repré-
senté assis, enveloppé d'un manteau à large plis ; son visage a une
expression émue, passionnée et peut-être affligée, sa main droite
saisit la longue barbe et en presse les mèches, comme en une pince,
entre la paume et le pouce, c'est-à-dire exécute ce même mouvement
supposé, dans la figure 2 de mon essai, être le stade préliminaire de
l'attitude dans laquelle nous voyons maintenant figé le Moïse de
Michel-Ange.
Un regard sur la reproduction ci-jointe fait voir la différence
principale existant entre les deux figures que plus de trois siècles
séparent. Le Moïse de l'artiste lorrain tient les Tables de la main
gauche par leur bord supérieur et les appuie sur son genou ; trans-
fère-t-on les Tables de l'autre côté et les confie-t-on au bras droit,
148 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

alors on a rétabli la situation initiale du Moïse de Michel-Ange. Si


ma conception du geste par lequel Moïse saisit sa barbe est admissi-
ble, le Moïse de l'an 1180 reproduit un moment emprunté à l'orage
des passions, mais la statue de Saint-Pierre-ès-Liens le calme après
l'orage.

Je crois que la trouvaille dont il est ici fait part accroît la vraisem-
blance de l'interprétation que j'essayai dans mon travail de 1914.
Peut-être sera-t-il possible à un connaisseur d'art de combler l'abîme
creusé par les siècles entre le Moïse de Nicolas de Verdun et celui
du Maître de la Renaissance italienne, en montrant qu'il existe des
types intermédiaires de Moïse.
Le Cas de Madame Lefebvre

Par MARIE BONAPARTE.

I. — LES FAITS.

Les renseignements biographiques nouveaux, comme les


détails, par lesquels peut différer le récit du crime des versions
recueillies à l'instruction ou aux débats, je les dois à Mme Le-
febvre elle-même. Je pus en effet l'aller voir, avec ses avocats,
Mcs Python et Kah, accompagnés de Mme Kah, à la prison de
Lille, le 14 janvier 1927, et m'entretenir avec elle plus de
quatre heures. Elle ignorait mon identité, on me présenta
comme « une personne s'intéressant à la psychologie » et
projetant d'écrire sur elle une étude.
Mme Lefebvre, née Marie-Félicité-Elise Lemaire, naquit à
Fromelles, dans le Nord, le 13 novembre 1864. Elle apparte-
nait à une honorable famille de grands cultivateurs; son père,
Charles-François Lemaire, possédait et exploitait de nom-
breuses terres. Sa mère, Nathalie-Sidonie Waymel, était
d'une famille connue du Nord. Deux ans après Marie nais-
sait son frère, Charles-François; dix-huit mois plus tard sa.
soeur Nelly. Une dernière soeur, Louise, devait naître en
1874.
La petite Marie Lemaire grandit à la campagne. Son pre-
mier souvenir est relatif à sa grand'mère paternelle. Elle se
voit toute petite — elle ne saurait dire quel âge précis — mar-
chant dehors auprès de sa grand'mère, qu'elle dit avoir ado-
rée. Le grand-père et la grand'mère paternels de Marie Le-
maire étaient en effet venus habiter, les dernières années de
leur vie, la maison de leur fils Charles. Ils habitaient un loge-
ment à part, étaient chez eux, mais les repas étaient pris en
commun. « Et jamais, dit Mme Lefebvre insistant sur ce point,
il n'y eut de disputes, car dans notre famille on était entre
150 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

gens bien élevés et l'on savait quel respect et quels égards


sont dus aux parents. »
A six ans, Marie Lemaire fut mise en pension au couvent
de Fournes. Elle semble avoir gardé bon souvenir du cou-
vent. Il y avait, dans ce couvent, des enfants de la campagne ;
« ces dames » s'occupaient beaucoup individuellement des
enfants. Mme Lefebvre ne se souvient pas d'avoir aimé parti-
culièrement une maîtresse ou une camarade.
Elle rentrait l'été, pour les grandes, vacances, chez ses
parents. Elle avait perdu, eu 1869 ou 1870, ses chers grands-
parents. L'amourde son père senible désormais seul avoir
dominé son enfance. Elle vante la bonté paternelle, parle
beaucoup moins de sa mère. Son père était sévère bien que
très bon. Mais sa mère aurait été plus sévère encore. « Quand
on faisait, dit pittoresquement Mme Lefebvre, un pet de tra-
vers, on l'aurait été dire à mou père, à ma mère jamais. Et
notre père alors nous disait: N'allez pas le répéter à votre
mère ! »
Dans ces séjours d'été chez ses parents, la petite Marie
jouait au jardin avec son frère et sa soeur. Nelly avait une
poupée qu'elle aimait fort. Marie ne jouait pas beaucoup avec
des poupées elle-même, mais confectionnait avec ardeur des
vêtements pour celle de sa soeur. On jouait surtout aux pompes
religieuses. Le petit Charles était le prêtre et officiait. On se
confessait à lui, il disait la messe. On organisait dans le jardin
des processions. Et les poulets crevés, on les enterrait, dans des
boîtes à cigares, en un cimetière fait exprès, après des béné-
dictions solennelles, et sur leur tombe on dressait de petites
croix ornées de couronnes de pâquerettes. Tels étaient les jeux
des petits Lemaire.
Marie aimait aussi lire les livres de la Bibliothèque Rose,
« Les Petites Filles Modèles » en particulier, où les excen-
tricités de la méchante Mme Fichini, belle-mère de Sophie, la
ravissaient. On jouait à représenter des scènes dans lesquelles
figurait cette dame. L'une des soeurs se déguisait afin de la
représenter.
A douze ans, Marie fut retirée du couvent de Fournes et
mise en pension chez les Bernardines à Esquesmes. Il y avait
là davantage de pensionnaires. Bien que celles-ci fussent d'un
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 151

milieu plus élevé, on s'y occupait moins individuellement des


élèves.
Marie avait fait sa première communion avec la ferveur
voulue, car de tous temps elle fut pieuse. Elle n'a pas sou-
venir d'une crise mystique particulière à ce moment. Elle
dit simplement avoir fait sa première communion « comme
on doit la faire », comme on, la fait dans une famille telle que
la sienne.
Mais un peu avant treize ans et demi, époque de la première
menstruation, Marie commença à souffrir dans sa santé. Elle
fut prise d'une diarrhée qui la tourmentait sans cesse, et qui
dura tout le temps où s'établirent les menstrues. Cet établisse-
ment fut difficile, et dura jusqu'à dix-huit ans, avec des irré-
gularités, des suppressions des règles parfois pendant cinq à
six mois. L'équilibre nerveux était fortement troublé ; la jeune
fille était devenue triste sans cause visible et avait, pour des
raisons d'apparence futile, des crises de larmes. Par exemple,
dit Marie Lefebvre, « pour une simple observation faite par
Maman ».
A seize ans et demi, Marie fut retirée de pension et reprise
chez ses parents, qui habitaient Fournes depuis deux ou trois
ans.
Elle resta là jusqu'à son mariage. En 1888, elle épousait
Guillaume Lefebvre, qui exerçait la profession de brasseur,
rue de Lannoy, à Roubaix. Il y aurait déjà eu une alliance
entre les familles Lefebvre et Lemaire. Guillaume et Marie,
en unissant leurs vies et leurs biens, se contituaient un avoir
conjugal de plusieurs millions. C'était un mariage de conve-
nance arrangé par les parents.
Guillaume Lefebvre, né le 31 juillet 1854, était de dix ans
plus âgé que sa femme. Marie abordait le mariage dans un état
d'ignorance complète de ses réalités. Elle souffrit beaucoup, au
début, de la révélation des réalités charnelles, et bien que.s'y
accoutumant peu à peu, n'aima jamais les rapprochements
conjugaux, s'y prêtant d'abord par devoir.
Elle devint enceinte et souffrit, pendant sa grossesse, de
divers malaises, principalement de douleurs dans les reins.
Elle accoucha prématurément, à six mois et demi, d'une fille
qui ne put vivre et qu'elle dit regretter. Elle eut, le 31 août
152 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

1890, son premier fils, André, puis le 24 mai 1892, son


second fils, Charles. Elle dut rester étendue sur une chaise-
longue une grande partie du temps de sa grossesse. Elle nour-
rit ses deux fils, comme elle avait été elle-même nourrie par sa
mère, pendant quelques mois, au bout desquels ce fut sa mère
qui lui dit : « C'est assez, il ne faut pas nourrir plus long-
temps ». Elle n'eut plus ensuite d'autre enfant bien qu'ayant
été prête, dit-elle, ainsi que son mari, à en accueillir volontiers
d'autres.
Elle se consacra dès lors à ses deux enfants, qui prirent, dans
sa vie étroite de bourgeoise rangée, à côté des soins au mari et
à la maison, la première place.
Le ménage Lefebvre, qui vécut dix ans à Roubaix, rue de
Lannoy, puis de 1898 à 1923 Boulevard Gambetta, dans la
même ville, n'y fréquentait pas beaucoup de monde, tout re-
plié sur la vie de famille. Le ménage était connu pour son éco-
nomie extrême, qualifiée par beaucoup d'avarice. Mme Le-
febvre, très pieuse, allait souvent dès la première heure à la
messe. Mais quand le petit Charles eut six ans, il tomba ma-
lade d'une maladie fébrile qui lui laissa des troubles atrophi-
ques et moteurs (anryotrophie type Charcot-Marie, voir
certificat du Dr Sicard au dossier). Mme Lefebvre se consacra
alors à cet enfant, le soignant jour et nuit, et s'attachant à lui
comme savent le faire les mères aux enfants touchés par une
infirmité. André seul demeurait valide, grandissait, étudiait,
faisait son droit et s'apprêtait à devenir notaire, à l'exemple de
son oncle Charles Lemaire.
C'est alors que, vers les approches de la ménopause, aux en-
virons de 48 ans, en 1912, Mme Lefebvre commença à se sentir
plus sérieusement atteinte dans sa santé. Elle devint la proie
de troubles nerveux diffus et divers, tête perdue, nerfs tor-
dus et, symptôme qui allait empoisonner sa vie, d'une consti-
pation opiniâtre, contrastant singulièrement avec la diarrhée
de la puberté. Cette constipation était tenace au point de ne pas
céder pendant quinze jours parfois. Et les « coliques hépati-
ques » bientôt devaient commencer, les contractions d'esto-
mac, et toutes ces sensations douloureuses diffuses de ptose
dont la description, avec celle des troubles nerveux divers, em-
plira désormais les « journaux » ou cahiers de notes de Mme Le-
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 153

febvre : « Ordonnancier », cahier dit le « Studieux » ou cahier


dit de " Bon secours ». (Voir le dossier.)
C'est alors que Mme Lefebvre tomba entre les mains des mé-
decins qui, ainsi qu'il advient aux hypocondriaques et aux
psyrchopathes en général, ne purent pour elle pas grand chose.
Le halo psychique, condition de son mal, auréolant un noyau
de mal physique, ne pouvait être dissipé par les médicaments,
bromure, valériane, phytine ou autres, ni par' quelques dou-
ches, ni quelques cures à Vichy.
Et le martyre de l'hypocondriaque commença. Insomnies,
nerfs tordus, organes descendus (le médecin dé Vichy ou de
Châtelguyon avait diagnostiqué la chute d'un rein, qui s'éten-
— sinon le
dit aussitôt, dans l'esprit corps — de Mme Lefebvre,
à presque tous ses organes, entraînés, dit-elle, les. uns par les
autres) : tels sont les termes qui, tel un obsédant et douloureux
refrain, reviennent dans toutes ses plaintes et tous ses écrits.
Le ménage fit désormais chambre à part. La vie conjugale phy-
sique fut interrompue. L'amitié, seule vraie base de l'accord
conjugal entre M. et Mme Lefebvre, subsista.
Mme Lefebvre, dès le début de son mal nouveau, encore très
diffus , avait entrepris une cure à la maison de santé de Bon
Secours, en Belgique. Elle y resta le printemps de 1912, re-
vint chez elle, puis retomba malade et retourna à Bon Secours
pour encore tout l'automne. Enfin elle revint chez elle, un peu
améliorée, non guérie. C'est alors seulement que commencè-
rent les " coliques hépatiques », les symptômes psychopathi-
ques, avec la constipation, ayant d'abord occupé le premier
plan, et seuls nécessité les séjours à Bon Secours. Maintenant
les vaines courses et consultations de médecins en médecins, et
les cures à Vichy ou ailleurs se succédèrent.
En 1914, Mme Lefebvre subit l'occupation allemande et
n'obtint qu'en 1917 d'être évacuée avec son fils Charles, ma-
lade, tandis qu'André était au front et s'y comportait en brave.
Elle partit pour le Midi de la France et apprit là la mort de son
père, resté dans le Nord et âgé de 84 ans. Elle eut de la peine
d'être loin lors de la mort de son père, qu'elle aimait tant. Sa
mère survivait et ne devait s'éteindre, à 80 ans, qu'en 1920,
avant sa plus jeune soeur Louise, en 1921, et son frère Charles,
en 1922.
154 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Mme Lefebvre resta dans le Midi jusqu'après la fin de la


guerre, et rentra à Roubaix au début de 1919.
Cependant, son état de santé continuait à être mauvais. Les
consultations; les ordonnances recommencèrent à se succéder.
Enfin le ménage Lefebvre décida, afin de procurer quelque
calme à la malade, de quitter la ville et de faire construire une
maison Boulevard de Roubaix, à Hem.
Le ménage s'installa dans cette maison en juin 1923. André
Lefebvre, de son côté, ayant acheté l'étude du notaire de Four-
nes, y faisait bâtir et s'installait à Fournes, seul.
En 1924, André faisait, lui-même âgé de 34 ans, par des
amis, la connaissance d 'Antoinette Mulle, jeune fille d'une
trentaine d'années, fille d'un brasseur de Laimoy, et qui
avait, après la mort de son père, pris part avec beaucoup d'ac-
tivité et de compétence à la direction de la Société Mulle, pos-
sédée en commun par Mme Vve Mulle et ses enfants Henri, Jo-
seph, et Antoinette.
Mme Lefebvre ne s'opposa pas au mariage de son fils, bien
que l'envisageant sans enthousiasme. André se fiança. Huit
jours avant le mariage éclatait entre la belle-mère et la future
bru la première scène (voir la déposition de Mme Mulle mère).
C'était à l'église. Mme Lefebvre s'approcha d'Antoinette et
lui reprocha aigrement d'accaparer sans cesse l'automobile de
la famille pour se promener avec son fiancé.
Le mariage eut cependant lieu. Pendant le voyagé de noces,
écourté de six à quatre semaines, sous prétexte d'économie,
d'affaires à Fournes, par Mme Lefebvre mère, André n'écrivit
à celle-ci que des cartes postales. Il s'attira par là une aigre
lettre de remontrances de sa mère sur le « respect dû aux pa-
rents », respect auquel ces simples cartes étaient un grave
manquement. C'est pendant ce voyage de noces, me dit
Mme Lefebvre, qu'elle apprit qu'Antoinette Mulle, ainsi que
son frère Henri, auraient eu l'intention de faire un procès à
leur mère, après la mort de leur père. « Qu'est-ce qui s'est in-
troduit dans notre famille », pensa-t-elle. Et c'est au retour de
ce' voyage de noces, dans la première visite que lui firent les
jeunes époux, qu'elle dit ne pas vouloir d'enfants « de cette
race » (paroles à moi de Mme Lefebvre) « de cette espèce ». (Dé-
position de Mme Mulle mère.)
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 155

On connaît aussi les pénibles épisodes de la broche en faus-


ses perles et du mobilier de salon en soie rouge. La broche
avait été choisie comme cadeau de noces, à sa bru, par Mme Le-
febvre, qui ne prévint pas celui-ci que les perles étaient faus-
ses. Antoinette ne le découvrit que le jour où elle porta la
broche chez un bijoutier afin de lui faire mettre une fermeture
de sûreté.
Le mobilier de soie rouge, évalué par Mme Lefebvre un assez
haut prix dans la dot d'André, était tellement usagé qu'il dut
être remisé par le jeune ménage au deuxième étage. En ne le
voyant pas dans le salon de son fils, Mme Lefebvre mère fit une
pénible scène. « Des bêtises ! » dit-elle aujourd'hui en haus-
sant les épaules quand on lui reparle de ces faits.
Et c'étaient aussi sans cesse des remontrances sur les dé-
penses: sa bru n'aurait pas dû avoir de bonne, faire elle-même
la pâtisserie, mettre des nappes rouges sur la table afin de
payer moins de blanchissage, ne faire qu'un plat en famille,
ne pas ajouter un oeuf dans la sauce blanche, etc... (Voir dépo-
sition de Mme Mulle mère.)
Mme Lefebvre se rendit si insupportable que sa bru décida,
dès février 1925, six mois après le mariage, de ne plus la
voir. Seul André alla, chaque semaine, déjeuner chez ses
parents à Hem.
C'est alors, en mars, qu'Antoinette devint; grosse. André,
comme pressentant d'instinct la situation entre lui et sa mère,
n'en aurait prévenu que son père, et ceci fin avril ou mai. Une
obscurité règne sur la façon dont Mme Lefebvre entendit, pour
la première fois, parler de la grossesse de sa bru. Mais il est
probable que dès lors lui en parvint une rumeur, bien qu'au-
jourd'hui elle le nie.
Au début de juin, le 4, elle eut la première idée d'achat de
revolver et alla chez un armurier de Lille, afin d'en acquérir
un, se disant déléguée par son mari, lui-même inquiété par
des vols dans le voisinage, et une porte, chez eux., fermant
mal. L'armurier fit signer à Mme Lefebvre une demande d'au-
torisation préfectorale d'acquérir un revolver, mais Mme Le-
febvre, devant le lendemain partir à Vichy, n'eut pas le
temps, avant son départ, d'obtenir cette arme.
Mme Lefebvre séjourna à Vichy, à la villa Paisible, du 5
156 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

au 24 juin. C'est là qu'elle reçut confirmation de la grossesse


de sa bru.. Et sa cure terminée, comme « il lui restait un
jour, dit-elle, avant de rentrer à Roubaix, elle chercha com-
ment employer cette journée. "
L'idée d'aller à Lyon voir la Foire, qui l'aurait tentée un
moment, semble inventée après coup et faire partie du sys-
tème de défense, assez pauvre en vérité, de Mme Lefebvre. Des-
personnes dans le train lui auraient, dit-elle, conseillé de
descendre à Saint-Etienne. Toujours est-il qu'elle s'y arrêta.
« pour visiter la ville », mais qu'elle n'alla qu'à la manufac-
ture d'armes et y acheta un revolver « souvenir » , dit-elle au
procès, « de voyage ».
Munie de son revolver, Mme Lefebvre repartit le lendemain
pour Hem. Là, son mari ne fut pas, paraît-il, très enchanté:
de cette acquisition. Elle se fit montrer un jour le manie-
ment du revolver par son fils André, son mari n'aimant pas
tirer. Elle tira elle—même.
Et ce furent alors « les tentatives de réconciliation » avec
sa bru, provoquées par elle-même. Le 16 août, la promenade
en auto à Arras. C'est là, dans l'auto, que sa bru lui aurait
dit la phrase qu'elle me cita à plusieurs reprises comme la
plus impardonnable, la plus mortelle injure : « Vous m'avez.
Et bien, maintenant, il faut compter avec moi ». L'absence
de respect, d'égards — c'est le refrain monotone que répète
sans cesse, à propos de tous les souvenirs de sa bru, Mme Le-
febvre, — se marque, à son avis, de façon éclatante dans ce
simple propos.
La réconciliation ne fut pas obtenue ce jour-là. Le fils, qui
conduisait l'auto, dut faire monter à côté de lui sa femme,
pour la soustraire à l'attitude hostile de sa mère — peut-être,
qui sait? armée dès ce jour de son revolver.
C'était un dimanche. Le dimanche suivant, 23 août, André
recevait une lettre de sa mère lui demandant s'il viendrait, le
mercredi suivant, comme d'habitude, à Lille, et si sa femme
l'accompagnerait. Il détruisit cette lettre, qui contenait des
choses, dit-il, de nature à froisser sa femme, et n'y répondit
pas.
Le mercredi suivant, 26 août 1925, il venait avec sa femme-
à Lille, et après avoir déjeuné seul à Hem chez ses parents,.
MEMOIRES ORIGINAUX, - PARTIE NON MEDICALE 157

revint à Lille avec son père, qui voulait aller à la Bourse, et


sa mère, qui y voulait faire une visite. Au cours de cette
visite, Mme Lefebvre était calme, comme d'ordinaire. (Voir
déposition de Mme Roger Salembier.) André Lefebvre retrouva
sa mère sur la place Rihour, où il avait garé l'automobile,
et causant tranquillement avec sa femme.
Mme Lefebvre dit alors avoir quelqu'un à rencontrer hors:
la porte' de Béthune. Elle prend place, derrière son fils, à
gauche de sa bru, toutes deux assises à l'arrière sous la
capote rabattue de la torpédo Ford.
André les mène d'abord jusqu'à la place Ronde, et là
arrête l'auto, tandis que sa femme va à pied faire une course
et que lui-même s'occupe, chez un imprimeur, d'une ques-
tion d'affiches. Mme Lefebvre attend seule dans l'auto. C'est
à ce moment sans doute qu'elle sortit de son étui le revolver
emporté de Hem. Puis l'auto repart et prend, après avoir
passé la porte de Béthune, la route de Fournes. Mais Mme Le-
febvre prie soudain son fils d'obliquer à droite par le chemin
de la Solitude pour aller, prétexte-t-elle, au presbytère de
Loos « afin de faire dire des messes pour son mari blessé au
doigt et pour le repos de l'âme de ses parents ».
L'auto retourne en arrière et s'engage dans le chemin de la
Solitude. Juste avant le deuxième réverbère, où le chemin
— me dit-elle
fait un tournant, elle demande (I) — à son
fils d'arrêter, sous prétexte d'un petit besoin à satisfaire.
Et comme la voiture s'arrête, elle sort son revolver, l'appli-
que sur la tempe gauche de sa bru, qui détourne la tête regar-
dant à ce moment sur la route, et avec une implacable sûreté,
la tue net d'une balle qui traverse droit le crâne d'une tempe
à l'autre.
Le fils se retourne, voit sa femme couverte de sang.
« Maman, qu'est-ce que tu fais? Ou'as-tu fait? » Après
avoir pris puis rendu le revolver, il remet l'auto en marche,
passe l'octroi, avec derrière lui sa femme ensanglantée re-
tombée sur sa mère, qui la soutient et l'empêche de tomber
aux cahots de la vieille Ford. En dix minutes, on gagne le

(I) Mme Lefebvre disait au procès avoir demandé l'arrêt de l'auto après
le coup de revolver.
158 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Pavillon Olivier, puis, aucun médecin ne s'y trouvant, l'hô-


pital. Il était six heures du soir.
Et les dépositions du concierge de l'hôpital et du Commis-
saire de police Christol ont évoqué la scène tragique de la
belle-mère meurtrière, « assise sur la troisième marche de l'es-
calier de l'hôpital » impassible, absente, comme étrangère à ce
qui se passait là, tandis qu'à quelques pas, sur une civière,
était étendu devant elle le corps de sa victime.
Cette nuit-là, Mme Lefebvre couchait en prison.

II. — LA RÉPERCUSSION.

Le crime de Mme Lefebvre, tuant ainsi froidement d'un


coup de revolver sa bru enceinte de cinq mois et demi, ins-
pira une horreur immense.
Mme Lefebvre fut jugée, l'année suivante, en octobre 1926,
aux assises de Douai, et condamnée à mort.
La foule, pendant les débats des assises de Douai, hurlait
à la mort. Mme Lefebvre n'était-elle pas « la plus antipathique
des accusées? ». Depuis un an déjà, depuis le soir du drame,
le peuple réclamait pour elle l'échafaud.
Bile avait, en effet, commis un crime d'une horreur anti-
que: tué pour l'amour d'un fils comme d'autres pour l'amour
d'un amant; une senteur d'inceste flottait autour de drame.
On chuchotait même dans le peuple qu'elle aurait eu avec
son fils des rapports charnels.
de plus, le crime — ce
Bile était depuis que la foule ne
pardonne pas ! — d'une étrange impassibilité ; le remords ne
la brisait, ne la courbait pas; elle n'avait pas eu un mot de
pitié pour sa victime.
Elle était vieille; la grâce de la jeunesse ne plaidait pas
pour elle.
Elle était avare: le bruit des gros sous entassés et les dé-
— contraste ! — reprochées à sa bru révol-
penses mesquines
taient.
Elle était riche, et des rumeurs de corruption possible de
la justice circulaient. On allait peut-être « la faire passer
pour folle », la soustrayant ainsi au juste châtiment.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 159

Aussi le rapport des experts du tribunal avait-il conclu à


la pleine et entière responsabilité.
Que faire en effet d'une semblable. accusée ? La déclarer
irresponsable, c'était lui ouvrir l'asile, d'où l'on peut res-
sortir sur certificats médicaux sanctionnés par le Préfet, pour
rentrer droit dans sa famille. Le sentiment de « justice » du
peuple ne l'eût pas accepté.
Et le public fut déçu par la grâce présidentielle qui, en
décembre 1926, commua, pour Mme Lefebvre comme pour
toutes les femmes en France depuis tant d'années, la peine
de mort en celle de la réclusion perpétuelle.

Le crime de Mme Lefebvre inspira autant d'intérêt que d'hor-


reur. Les journaux étaient pleins de l'affaire. Le Figaro ouvrit
une enquête auprès de médecins, juristes, psychologues, sur
les mobiles principaux qui incitent les criminels au crime.
Les réponses en sont inutiles à noter: toutes plus vagues et
« à côté » les unes queues autres.
Il est plus intéressant de reprendre l'examen des rapports,
au procès, des experts.
Les experts officiels du Tribunal, les Docteurs Râviart,
Rogues de Fursac et Logre, avaient, dans leur rapport médico-
légal, après un compte-rendu détaillé du dossier et de- leur
examen mental de l'accusée, compte-rendu qui semblait
appeler une autre conclusion, conclu à sa responsabilité-pleine
et entière. Ils écartaient la folie, et expliquaient le crime de
Mme Lefebvre par le « caractère un peu particulier » de celle-
ci. File aurait agi, disaient-ils, sous l'empire d'une concep-
tion archaïque de la famille: le matriarcat. Le « Pater fami-
lias », à Rome, n'avait-il pas droit de vie et de mort sur les
siens? De même, Mme Lefebvre. Dépouillée par l'intrusion
d'une nouvelle venue assez autoritaire, disaient-ils, de son
côté, de l'autorité jusqu'alors absolue dont elle jouissait sur
sa famille, elle se serait attribué le droit de supprimer l'in-
truse et l'aurait fait sans émoi, sans remords, comme le
Pater familias antique. N'avait-elle pas dit à l'instruction:-
« J'avais l'impression de faire mon devoir. » Ainsi Mme Le-
febvre, de par l'alliage d'un caractère « un peu particulier »
avec une conception archaïque de la famille, serait devenue
160 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

criminelle, ce qui eût laissé, concluaient les experts, entiers


son libre arbitre et sa responsabilité.
La contre-expertise du Docteur Voivenel et la consultation
du Docteur Maurice . de Fleury, suscitées par la défense,
apportaient une conclusion opposée. Mme Lefebvre avait,
d'après eux, une constitution « paranoïaque » sur laquelle
s'était développée une psychose de revendication, de ce type de
folie raisonnante séparé par Sérieux et Capgras du délire
d'interprétation. Ces malades conservent la mémoire, la fa-
culté raisonnante à un haut degré, ce qui fait illusion aux
profanes sur leur intégrité mentale. Mais en un point leur
raison est troublée, en ce qui touche à la faculté dite de juge-
ment. Une idée prévalente douée d'un « affect » puissant
s'étant établie en eux et y devenant dominante, tout ce qui
touche à cette idée prévalente perd ses proportions. Ainsi de
tous les dires de Mme Lefebvre relatifs à sa bru. Mme Lefebvre
est incapable de préciser contre celle-ci un grief sérieux. Des
paroles insignifiantes lui semblent des offenses justiciables du
coup de revolver. Et la sûreté de l'exécution, le soulagement
suivant le crime, l'absence de remords: autant de signes cli-
niques de la psychose de revendication, telle qu'elle fut décrite
par les auteurs, par Sérieux et Capgras, et par d'autres, tel
le Docteur Logre lui-même, ainsi que le releva Maurice de
Fleury
Mais le jury qui juge avec son « bon sens » et ignore la
psychiatrie, le jury, émanation de ce même peuple qui hurlait
aux portes du Tribunal de Douai, le jury qui pouvait étayer
sur l'autorité des experts officiels son indignation et son dégoût
immenses d'une telle meurtrière, devait rester sourd à la voix
des contre-experts et voter la culpabilité sans circonstances
atténuantes, entraînant le verdict de mort.

III — LE THÈME.

Le Docteur Voivenel, dans une conférence faite le 13 janvier


1927 à l'Hôtel des Sociétés savantes, au « Faubourg», rap-
porta, plus nettement que dans sa contre-expertise, le crime
de Mme Lefebvre au complexe d'OEdipe.
Dans sa contre-expertise, il n'avait, en effet, eu qu'à mettre
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MÉDICALE 161

en valeur le fait de la folie raisonnante et non le dynamisme


psychologique de Mme Lefebvre. Il était plus libre dans une
conférence d'exposer la « densité » du drame.
psychologique
Le complexe d'OEdipe, d'après Freud, est — je n'ai pas
besoin de le rappeler — cet état du sentiment, de l'instinct,
chez l'enfant, qui le pousse sexuellement vers le parent dû sexe
opposé, avec — contre-partie logique — désir de mort dirigé
contre le parent de même sexe, considéré comme un rival. Ce
complexe, vivant dans toute sa réalité sexuelle — désirs de
contact physique et de satisfaction d'ordre sensuel — existe
aussi chez le parent, mais chez celui-ci atténué, assourdi de
par la longue contrainte de la censure sociale. Le père préfère
sa fille, la mère son garçon. Parfois les barrières millénaires
de la censure sociale s'écroulent et le crime d'OEdipe — inceste
ou meurtre — sur la s'édifia la civilisation,
répression duquel
est à nouveau réalisé.
Le crime oedipien, chez Mme Lefebvre, le crime oedipien
retourné, non d'OEdipe, mais de Jocaste, est tellement évident
qu'il faut toute l'horreur qu'inspire l' « inceste » pour que
le nom de l'inceste n'ait, dans une enquête telle que celle du
Figaro, par exemple, auprès de médecins, juristes, psycholo-
gues, etc.. pas même été prononcé.
Le peuple avait un sens plus juste de la chose, quand il
chuchotait, à Douai, à Lille ou à Paris, le secret terrible: un
amour charnel entre la mère et son fils. Il se trompait sur le
fait: rien de réel, de conscient, ne se passa entre cette mère
et ce fils d'une famille bourgoise où la plus stricte et étroite
morale régnait. Mais le peuple avait là le pressentiment du
drame déroulé dans l'inconscient de ces êtres, et exprimait à
sa façon crue et simpliste cette vérité que Mme Lefebvre, c'est
Jocaste qui a tué.
Le caractère oedipien de ce drame est d'ailleurs ce qui lui
donna sa portée et sa répercussion immenses dans l'esprit des
hommes. Sans savoir pourquoi, tout le monde s'intéressait à
l'affaire Lefebvre. C'est que, dans toute mère, tout au fond
de l'inconscient, il y a, bien qu'inexprimé, un peu de Jocaste et
de Mme Lefebvre. Le drame de la Solitude, est de ceux qui
savent exprimer une des manières d'être éternelles de l'incons-
cient humain.
REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE II
162 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Nous n'avons, sur l'enfance " oedipienne » de Mme Lefebvre,


que de vagues lueurs. Le dossier ne nous en apprend à peu près
rien, et, dans une conversation de quatre heures ne se peut
analyser une vie et en remonter le cours. Mais je pus compren-
dre, malgré les affirmations répétées de Mme Lefebvre que, dans
sa famille, on savait « le respect et les égards dûs aux pa-
rents ", je pus voir que Mme Lefebvre avait adoré son père et.
eu pour sa mère un attachement bien plus douteux. Elle ne
parle de celle-ci qu'avec convention, froideur, raconte qu'on
ne lui avouait pas quand « on faisait un pet de travers », qu'on
la craignait, qu'elle n'était pas commode. L'instruction du pro-
cès nous avait appris que cette mère était dotée d'une avarice
égale à celle de sa fille — comme elle l'était d'ailleurs des « co-
liques hépatiques » futures de celle-ci. Bref, cette mère ne sem-
ble pas avoir été aimée tendrement par l'enfant, et il est pro-
bable qu'un sentiment inverse, de haine véntable_aujourd'hui
inavouée, oubliée par la vieille femme dévote qu'est Mme Le-
febvre, vécut dans le coeur de la petite fille rivàle de sa mère.
C'est à deux ans que la petite fille, jusque-là seuleen pos-
session de l'intérêt, de l'affection de ses parents, dut subir l'ar-
rivée d'un nouveau venu, son rival dans leur coeur. C'est alors,
en effet, que naquit son unique frère, et nous savons, par les
analyses, quelle révolution est pour un enfant la naissance
d'une soeur ou d'un frère.
L'enfant, qui se sentait jusque-là le centre du monde, voit
le nouveau venu prendre sa place dans le coeur comme au sein
maternels. Que dire quand le nouveau venu est un frère forcé-
ment préféré par la mère ; la fille plus âgée peut ne jamais par-
donner à la mère cette trahison du coeur et du sein maternels.
C'est sans doute alors que Mme Lefebvre se détacha profon-
dément de sa mère et reporta sur son père — portée par l'ins-
tinct de son sexe — toute la force infantile de sa libido ; mais
peu à peu, comme le nouveau venu était lui-même un garçon,
devait glisser sur lui un peu de cette libido, et le frère devenir
le grand ami de sa soeur aînée.
Quand la petite fille eut près de quatre ans, allait lui naître
une petite soeur, alors, à tous points de vue, intruse dans le pe-
tit menace qu'elle constituait déjà avec son petit frère.
La vue de la mère enceinte, grosse, dut, dans l'enfant déjà
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MÉDICALE 163

âgée de presque quatre ans, éveiller contre celle-ci une hosti-


lité instinctive, devineresse du sens de cet embonpoint inso-
lite. Les analyses de gens névrosés ou non sont pleines de ces
souvenirs : l'enfant devine parfaitement le sens de l'embon-
point de la mère enceinte, et trouve celui-ci à juste titre inquié-
tant (Voir l'analyse du petit Hans dans Freud, Analyse der
Phobie eines fünfjährigen Knaben, Gesammelte Werke. Vol.
VIII). .
Mme Lefebvre, à en juger par sa future réaction contre sa bru
enceinte, dut ressentir tout particulièrement cette grossesse de
sa mère, enceinte de sa petite soeur.
Nous ne savons pas, et Mme Lefebvre ne le sait sans doute
plus elle-même, comment, enfant, elle réagit à la naissance
même de Nelly, cette petite soeur. Mais un souvenir ultérieur
nous éclaire sur les sentiments que devait lui inspirer dès lors
cette petite rivale.
Freud a analysé un souvenir d'enfance de Goethe, rapporté
par celui-ci dans Dichtung und Wahrheit (Freud, Gesammelte
Werke, Vol. X). Goethe, en un endroit, y parle des maladies
de l'enfance et de son petit frère, plus jeune que lui de près de
4 ans et mort à 6 ans ; en un autre, il rapporte comment un
jour, avant cette époque, à l'instigation des voisins, il précipita
par la fenêtre, dans la rue, de la grande et de la petite vais-
selle, prenant un infini plaisir à la voir s'y briser en mille
éclats. Cet acte apparaît comme un « acte-symbole » expri-
mant le désir qu'aurait eu alors Goethe enfant, jusque-là seul
possesseur du coeur maternel, de précipiter aussi dehors son
petit frère et de s'en débarrasser.
Or nous retrouvons, dans les souvenirs d'enfance de Mme Le-
febvre, un acte-symbole de valeur certes égale. Elle me rap-
porta en effet à deux reprisés et en riant de plaisir à ce souve-
nir, que son jeu principal, dans l'enfance, était d'enterrer les
— c'est-à-dire les poussins crevés. C'est son frère, dit-
poulets
elle, qui jouait avec elle à ce jeu et en aurait même eu l'idée ;
la petite soeur Nelly semblait y prendre une part très secon-
daire. Ce jeu suivait un strict cérémonial : les poussins étaient
couchés dans des boîtes à cigares (ils ne devaient pas être bien
gros pour pouvoir y tenir) ; le petit Charles, jouant le prêtre,
récitait ensuite sur le « cercueil » les prières des morts, fai-
164 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sait le service funèbre, et le tout était enterré en grande


pompe dans le jardin. On dressait une croix sur la tombe, on
l'ornait de couronnes de fleurs, de pâquerettes.
Le sens de ce jeu, anafytiquement, apparaît assez clair. Il
devait exprimer le désir de la mort de la petite soeur, repré-
sentée dans l'inconscient par le petit poussin. On la renvoyait
dans la boîte d'où elle était si malencontreusement sortie, on
l'enfermait à nouveau dans le sein de la Terre-Mère. Et Dieu
lui-même, projection agrandie du père, était complice, comme
l'enfant l'eût désiré, à l'égal du petit frère qui récitait le ser-
vice funèbre, et partageait sans aucun doute les sentiments hos-
tiles, envers la petite intruse, de sa plus grande soeur.
La même réaction se retrouve d'ailleurs plus tard en Mme Le-
febvre, priant Dieu, au temps de ses ennuis, de « reprendre sa
bru » (voir dossier du procès et rapports des experts) et aj^aiit
besoin, au moment du meurtre, de la présence auprès d'elle
de son fils.
Nous savons, par les analyses, combien le désir d'avoir un
enfant de leur père est souvent intense chez les petites filles.
Le désir d'épouser leur père est un des désirs les plus fré-
quemment même exprimés par elles. Elles voudraient en tout
prendre la place de la mère, dont elles sont jalouses. Il est pro-
bable que Mme Lefebvre en voulut mortellement à sa mère pen-
dant que celle-ci était enceinte de sa petite soeur, et après la
naissance de celle-ci.
Je ne parle pas ici de la naissance de la plus jeune de toutes,
les soeurs, Louise, née quand Marie avait déjà six ans, c'est-à-
dire trop tard pour avoir pu provoquer en Marie autre chose
que la répétition d'une réaction primitive plus ancienne.
Il reste à parler des rapports de Marie Lemaire à ses grands-
parents. Nous savons que ceux-ci habitèrent avec leur fils,
Charles Lemaire, père de Mme Lefebvre, les dernières années
de leur vie. Et ceci dut être décisif pour créer les manières de
sentir de Mme Lefebvre.
Le premier souvenir de Mme Lefebvre est en effet celui-ci :
elle, enfant, marchant auprès de sa grand-mère. Ce premier
souvenir doit être un « souvenir-écran », comme tous nos pre-
miers souvenirs, recouvrir et représenter un état très impor-
tant de l'affectivité de l'enfant.
MÉMOIRES ORIGINAUX. —- PARTIE NONMÉDICALE 165

Mme Lefebvre parle de cette grand 'mère, mère de son père,


sur un ton d'amour attendri qui contraste avec celui, assez
sec, dont elle parle de sa propre mère. Cette grand'mère sem-
ble lui avoir inspiré la seule affection attendrie dont elle ait été
Capable pour une femme. Elle la perdit, comme son grand-
père, quand elle avait six ans, âge auquel elle entra elle-même
au couvent de Fournes. Elle insiste aujourd'hui sur l'harmo-
nie régnant entre sa mère, son père et les parents de celui-ci;
elle sourit en pensant au paradis familial, constitué par son
père entouré de ses parents, et où elle grandit. La grand-
mère avait, pour la petite Marie, un avantage immense sur la
mère : elle ne commettait pas le crime d'introduire d'autres
enfants, frères ou soeurs, dans la maison, elle ne devenait pas
enceinte ; elle n'était pas la femme du père, place convoitée
par l'enfant. Elle était bonne et menait l'enfant promener en
la tenant par la main. Si Marie s'identifia à sa mère comme
femme du père — et même par l'avarice et les « coliques hé-
patiques » — elle s'identifia aussi à sa grand'mère. Et le
vieux souvenir ineffable du paradis familial, où souriait la
grand'mère auprès du fils pourtant marié, né dut pas rester
étranger à la genèse, plus tard, des prétentions de Mme Le-
febvre à régner sur le ménage de son propre fils.
En résumé, Mme Lefebvre, grandie sous le signe d'un amour
extrême du père dut éprouver, dans l'enfance, la jalousie inhé-
rente à un complexe d'OEdîpe très actif, si très refoulé sous le
« respect dû aux parents » et l'éducation religieuse. Elle trans-
féra un peu de l'amour porté au père sur son petit frère, et de
la jalousie portée à sa mère sur sa petite soeur. Elle aima sa
grand'mère, lui fut reconnaissante de n'être pas la femme du
père, de n'être pas celle qui porte les autres enfants du père.
Ce motif de la grossesse, péniblement ressentie, de la mère,
dut être très fort dans l'enfance de Marie Lemaire. C'est ce
motif, refoulé dans l'inconscient qui devait ressurgir plus
tard, et armer la main qui commit le crime. Car Mme Lefebvre
ne commença à penser au revolver qu'en apprenant la grossesse
de sa bru. Jusque-là, quoique la haïssant et la persécutant, elle
l'avait supportée. Mais en mai 1925, Mme Lefebvre entend dire
que sa bru pourrait être enceinte : elle va alors chez l'armurier,
à Lille, chercher un revolver. Vu le temps nécessaire à établir
166 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'autorisation préfectorale, elle ne peut obtenir l'arme avant de


partir à Vichy. C'est là qu'elle a confirmation de la grossesse
de sa bru. Alors, avant de rentrer dans le Nord, elle va à Saint-
Etienne pour y acheter le revolver.
Jusqu'à quel point, en cherchant à l'acheter et en l'achetant,
Mme Lefebvre avait-elle déjà l'intention consciente de tuer ?
Nul ne le saura jamais, sans doute plus même elle. Mais ce qui
est certain, c'est que l'inconscient de la future criminelle dès
lors savait, et avec une implacable logique poussait le cons-
cient à chacun des gestes successifs pouvant assurer l'exécu-
tion finale du dessein meurtrier. Ainsi s'éclairent les « men-
songes » de Mme Lefebvre relatifs à ses rêves. Il semble en effet
très douteux que les rêves qu'elle conta aux experts officiels,
rêves qu'elle prétendit avoir rêvé les jours précédant le crime,
et où elle étranglait et noyait sa bru, aient jamais vraiment été
« rêvés » ; ils semblent imaginés après coup en vue de la dé-
fense. Mme Lefebvre, interrogée par moi de façon plus pres-
sante, ne put jamais arriver à préciser l'un de ces rêves et resta,
dans le vague. « Je la noyais... » fait-elle d'un geste évasif.
Elle ne put d'ailleurs me conter aucun rêve d'aucune époque
de sa vie, elle qui, pourtant, pendant les douze années de son
hypocondrie, de 48 à 60 ans, dit avoir été tourmentée par les
plus intenses cauchemars. Elle ne conte que ces rêves impré-
cis, sans aucun détail : « Je la noyais... » et réveillée ensuite,
dit-elle, elle pouvait se rendormir, soulagée, après s'être cou-
chée, la fenêtre grande ouverte, sur le plancher.
Il est assez difficile de croire que ces rêves aient été vraiment
rêvés. Mais, nous le savons par les analyses d'oeuvres littérai-
res (voir Der Wahn uud die Träume in Jensens Gradiva,
Freud, Gesammelte Werke, Vol. IX), un rêve, qu'il soit rêvé
ou imaginé, possède la même valeur comme révélation de l'in-
conscient de qui le rêve ou l'imagine. Et quand Mme Lefebvre
conte un rêve, sans doute inventé après coup, pour se justifier
par l'idée obsédante de la noyade de sa bru, elle ne fait que tra-
duire une réalité profonde de ce psychisme impérieux, qu'il se
soit traduit en rêves ou non, qui lui commanda son crime.
Elle alla même, dans la conversation qu'elle eut avec moi,
plus loin, et me conta ce qu'elle n'avait pas dit aux experts ;
elle aurait rêvé, me dit-elle, la nuit précédant le crime, tout ce
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MÉDICALE. 167

qui eut lieu le jour suivant : la course en auto, le revolver em-


porté, le coup tiré, au même endroit du chemin de la Solitude.
L'invention était évidente et cependant rien ne correspond à la
réalité psychique comme ce rêve inventé qui est une manière
de dire : « Mon crime était peint d'avance en moi et il y avait,
au fond de mon âme, comme un mystérieux oeil au-dedans
fixé qui n'avait qu'à regarder pour copier fidèlement ce qui y
était ».
Chaque moment du drame était préordonné et devait être
reproduit avec exactitude et minutie.

IV. — LE MODE.

On a dit que Mme Lefebvre avait tué par avarice, parce qu'elle
trouvait sa bru trop dépensière. Elle se défend violemment
contre cette accusation, et elle n'a pas tort.
Mme Lefebvre était certes d'une avarice notoire. Cependant
son avarice n'était pas dans sa vie une constante, ainsi que
les experts l'ont souligné. Mme Lefebvre était, comme d'ailleurs
en général les avares, avare dans beaucoup de cas, mais par-
fois large dans d'autres.
Quand il était question de sa santé ou de celle des siens, de
son mari ou de ses fils, elle dépensait,;n'hésitait pas à aller
consulter les plus grands médecins, à suivre des cures dispen-
dieuses. Mais dans tout ce qui regardait sa bru, Mme Lefebvre,
pourtant riche de plusieurs millions, manifestait une avarice
extrême, sordide, au point de donner l'impression à certains
d'être pathologique.
Elle commença par faire dans une église une scène à sa fu-
ture bru, à propos de l'auto que celle-ci prenait trop souvent
avec son fiancé, ce qui occasionnait trop de dépenses. Elle rac-:
courcit le voyage de noces sous prétexte que plus long il coû-
terait trop cher, ferait faire des pertes d'argent à son fils à
propos de sa maison, de son étude ; elle aurait reproché aux
jeunes époux d'avoir pris pour ce voyage de noces des premiè-
res classes. Elle persécutait sa belle-fille, pourtant peu dépen-
sière elle-même (60.000 francs d'économies sur près de 100.000
francs de revenu la première année du mariage, voir dossier),
168 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

à propos de dépenses minimes : d'une nappe sur la table, d'un


gâteau acheté chez le pâtissier, d'un oeuf dans la sauce blan-
che. Elle eût voulu que sa belle-fille n'eût pas de bonne. Il est
certain que la plus minime dépense engagée par sa bru ou par
son fils pour celle-ci, touchait au vif la belle-mère et la mettait
hors d'elle-même.
La disproportion entre la violence des reproches et l'exiguité
de la dépense frappa le public et le révolta. D'où l'idée de
l' « avarice pathologique ».
Mais cette disproportion cesse d'exister pour qui connaît la
loi du « déplacement de Paffect ». Nous avons appris, par
l'analyse surtout des obsédés, que les instincts et les com-
plexes mal refoulés se servent de ce mécanisme pour tourner
le refoulement et reparaître dans la conscience sous forme de
Symptômes. L'interdiction que leur fit la censure de revenir
au jour, ils la tournent en n'y reparaissant pas sous leur vrai
visage, en empruntant une autre figure, insignifiante en appa-
rence. Mais ce qui s'agite et vit sous le masque est trahi par
l'intensité de l'émoi disproportionné, à l'apparente cause de
cet émoi. Il semble absurde en vérité qu'une multimillionnaire
comme Mme Lefebvre fasse, par exemple, une remontrance ou
une scène à sa bru « pour un oeuf de plus dans la sauce blan-
che ». (Déposition de Mme Vve Mulle). Mais cette absurdité
cesse dès qu'on a compris que l'oeuf en question n'est que sym-
bole d'une autre chose, autrement importante.
Tout argent dépensé par le fils pour sa femme est, pour la
belle-mère, sujet à intense douleur, que ce soit pour acheter
un gâteau, un oeuf ou faire blanchir une nappe. Car tout argent
dépensé est un don, un don transposant, sur le mode de la ré-
gression anale, le don d'amour.
Nous avons appris, par les travaux de Freud et de ses disci-
ples, tel Abraham (1), l'importance des phases prégénitales de
la libido. L'erotique anale, avec ses deux moments (perdre
d'abord les « faeces », puis les retenir, ce qui équivaut à la pre-
mière notion humaine de la « possession », de la « propriété »)
domine la seconde phase du développement de la libido chez
l'enfant, celle qui succède à l'orale, et est ranimée, chez cer-

(1) Dr Karl Abraham, Versuch einer Entwicklungsgeschichte der Libido,


1924, Internationaler Psychaualytischer Verlag, Leipzig, Wien, Zurich.
MÉMOIRES ORIGINAUX. PARTIE NON-MÉDICALE 169

tains psychopathes, sous des influences diverses,- par la ré-


gression.. Or Mme Lefebvre subit,' avec une particulière violence,
la régression de la ménopause, si fréquente chez la femme, à
ce moment où se tarit en elle l'a source de la génitalité et où
les sécrétions internes sont profondément modifiées. Son hypo-
condrie en porte témoignage, cette hypocondrie dont elle fut
la proie à partir de 48 ans.

On ne saurait exagérer l'importance, dans l'histoire de


Mme Lefebvre, de son hypocondrie. Les experts officiels ont
tenté, pour les besoins de la cause, de la ramener à de simples
« malaises physiques », mais tout psychanalyste, tout psy-
chiatre, et même beaucoup de médecins savent que l'hypocon-
drie est essentiellement constituée par un vaste « halo » psy-
chique auréolant un noyau physique, proportionnellement très
petit.
L'hypocondrie, d'après Freud (voir : Zur Einführung des
Narzismus, Gesammelte Werke, Vol. VI) exprimerait un re-
tour de la libido sur le sujet même, serait une « névrose nar-
cissique actuelle » exprimée dans le langage organique. L'hy-
pocondriaque, devenu incapable de porter son intérêt, sa libido,
sur les objets extérieurs, retourne celle-ci sur ses propres or-
ganes, qui servent désormais à exprimer toute sa vie instinc-
tive erotique. L'hypocondrie serait d'ailleurs souvent un stade
préliminaire des psychoses paranoïaques ; nous verrons plus
loin combien le cas de Mme Lefebvre justifie ces vues de Freud.
Cette régression de la libido sur le sujet lui-même est très
favorisée quand le sujet n'a jamais pu, au cours du développe-
ment, parvenir au stade génital.
Or Mme Lefebvre, sous l'influence d'une éducation religieuse
outrepassant ses buts, d'une répression excessive et précoce de
l'instinct, ne put sans doute jamais atteindre au vrai stade gé-
nital. Il peut être pénible de parler, dans un article, de la vie
intime d'une vivante, mais on ne peut même tenter une étude
analytique de cette criminelle sans mentionner les renseigne-
ments qu'il fut possible de recueillir à ce sujet.
Mme Lefebvre semble avoir été une frigide psychique sou-
mise aux rapprochements d'un mariage de convenance par
simple devoir. Les réalités charnelles, que jeune fille elle igno-
170 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

rait, lui furent pénible surprise, et ce ne fut que peu à peu


que " cela alla mieux ». Mais, ainsi qu'il arrive aux frigides
psychiques, elle ne sait pas trop de quoi on lui parle quand
on lui demandé le sens de ces mots. Et, ainsi qu'il arrive à ces
frigides, elle a perdu tout souvenir de l'onanisme infantile,
pourtant si général. Or, les anatyses de frigides psychiques
nous le montrent, l'impossibilité du retour de la fonction et
l'amnésie de la sensation sont conditionnées par un même fac-
teur de refoulement. On voit d'ailleurs souvent, au cours des
analyses ou au cours de la vie, l'amnésie de l'onanisme infan-
tile disparaître au moment précis du retour de la sensation
génitale.
Le « cela alla mieux » de Mme Lefebvre se rapporte-il à une
sorte d'ombre d'orgasme difficile à imaginer pour qui possède
intégralement cette fonction physiologique, ou bien ne désigne-
t -il que le « plaisir préliminaire » ? Elle admet bien le sou-
venir d'une sorte de frissonnement, mais comme une chose
saris aucun intérêt, et il est permis de penser que la satisfac-
tion pleine, l'orgasme, dût lui rester inaccessible. Car elle dit:
« Il est des choses dont je n'avais jamais envie, ce qui désap-
pointait mon mari ».
Mme Lefebvre eut cependant trois grossesses, la stérilité étant
sans rapport réel avec la frigidité. Et comme sa labido n'avait
pas trouvé d'issue normale dans le mariage, et comme sa vertu,
sa religion, sa tendance à la régression lui interdisaient toute
recherche d'amour hors mariage, tous, ses instincts, ses sen-
timents se fixèrent sur l'enfant. Le sens que le fils peut avoir
pour les mères, nous l'étudierons plus loin. Nous remarque-
rons ici qu'une longue vie d'épargne sentimentale était condi-
tion du crime final de Mme Lefebvre, et que son crime et sa
vertu sont fonction du même facteur.

Mme Lefebvre aima ses deux fils avec une ardeur renfermée
et absolue. Cet amour permis par l'Eglise devait emplir son
coeur étroit. Quand son second fils, Charles, à six ans, tomba
malade, jour et nuit elle le soignait. Elle n'a pas assez de mots
de louange pour son fils André, si doux, si bon, qu'il suppor-
tait même sa femme, dit-elle en souriant de ce sourire qui fit
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 171

horreur à l'audience, lorsque la mère vit ce fils paraître comme


témoin et murmura : « Mon pauvre enfant ! »
Mme Lefebvre n'aime que sa famille, les êtres dans les veines
desquels coule aussi son propre sang.. Son mari aussi, donné
qu'il fut par ses parents, par l'Eglise couronnée par Dieu le
Père. Car Mme Lefebvre, qui ne parvint jamais au stade géni-
tal, ne peut aimer que sur le mode narcissique, possessif, cor-
respondant au stade sadique-anal auquel elle est fixée et vers
lequel, à la ménopause, elle fit une régression intense.
Je sais que cette partie est la plus obscure de cet essai. On
voit fatalement moins clair en abordant les régions ténébreu-
ses des stades prégénitaux de la libido. Mais certaines régions,
bien que ténébreuses, n'en existent pas moins, et l'on peut
essayer, aidé de quelques lueurs, de les explorer quelque peu.
L'obscurité régnant en ces régions du psychisme n'est pas
mieux illustrée que par un extrait textuel des cahiers de
Mme Lefebvre, de ces cahiers où, à partir de la ménopause, dans
ses crises d'hypocondrie, elle notait ses sensations pénibles.
Je choisis la célèbre pièce 300 du dossier, citée aussi par le
Docteur Voivenel dans sa contre-expertise.
Pièce — Au dos d'un billet de mort adressé à
300.
M. et Mme Guillaume Lefebvre, à Hem (c'est-à-dire en ou après
1923, année où le ménage se transporta à Hem).
" Nerfs tirent, croquent, se tordent, sensibles, font mal,
fatigue, jamais force. Nerfs tirent, battent, détendus. A peau
resserrée, remontée comme les ressorts d'une montre. Relâche-
ment des nerfs raidis, gonflés — contractions, crampes, pas de
forces — agitation, tourmentés, se tirent comme un filet — sen-
sible, agacée, parle seule ou.. (mot illisible) —
après tombent,
plus de forces... (mot illisible) contractions estomac, irrita-
tion, impressionnabilité. Nerfs sensibles, estomac tordu, con-
tractions. Obligée reposer sur les repas, car après tout est
agité. Névralgie, rhumatisme, foie, estomac, organe descendu
— muscles relâchés. Que faut-il faire pour les fortifier, jam-
bes molles, muscles tombent et nerfs affaiblis. Vapeurs, verti-
ges, débilité, fièvre nuque, lombes — suis obligée de ne plus
faire un mouvement. Rester couchée après le souper, sans quoi
pas dormir. Agitée, ne puis pas même lire ni travailler, dors
•difficilement. Tête ne tient plus sur les épaules, muscles et
172 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

nerfs relâchés, nerfs raidis, estomac, convulsions, fièvre, rhu-


matisme, pas de nerfs stables. Estomac tordu, fièvre, contrac-
tion lombes, dépression, fatigue, voir neurasthénie, agitation,
névrose, mariage enfants. »
Le Docteur Voivenel se servit de cet extrait pour souligner
l'hypocondrie. Nous croyons que l'on pourrait y trouver bien
—- mais on ne
davantage peut voir, nous le répétons, que très
confusément dans les ténèbres de la régression prégénitale.
D'autres extraits des notes de Mme Lefebvre, des cahiers
dits de Bon secours, l'Ordonnancier ou le Studieux, nous.
montfent ses préoccupations intestinales, la hantise de la cons-
tipation, de la purge, impliquant la prédominance, chez Hypo-
condriaque, des préoccupations de l'ordre anal. Certes les coli-
ques hépatiques, la ptose des organes, la constipation, chez
Mme Lefebvre, n'étaient pas tout entières imaginaires. Mais
l'immense halo psychique les auréolant en faisait seul de
l'hypocondrie.
La pièce 300 s'étend, elle, avec complaisance sur la contrac-
tion des nerfs tirés, tordus, etc.. Ce motif revient d'aileurs:
sans cesse dans les cahiers ou notes de Mme Lefebvre. On peut
se demander jusqu'à quel point les sensations que son incons-
cient groupait autour de ses troubles organiques ne reprodui-
saient pas pour l'inconscient les lourdeurs de la grossesse et
les douleurs de l'accouchement (1) ? Il est même question de-
contraction des lombes. Et l'on a beaucoup remarqué à la fin
les mots de mariage et enfants, on a épilogué pour savoir s'ils
devaient être lus ensemble signifiant: « mariage d'enfants »
ou " mariage, enfants »... se rapportant, pour Mme Lefebvre,
au mariage de ses enfants ou au sien et à ses propres enfan-
tements.
Freud, dans « Zur Einfuhrung des Narzismus », émet
l'irypothèse que les sensations de modifications dans les orga-
nes de l'hypocondriaque auraient, transférés à d'autres orga-
nes, pour prototype les changements organiques qu'éprouvent
les organes génitaux pendant l'érection. Mais la grossesse
aussi donne aux femmes la sensation interne de modifications:
organiques, et d'un « organe qui pousse, qui croît », et
l'accouchement est une sensation génitale intense. Tous deux-
(1) Je dois cette suggestion au Dr Laforgue.
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 173

peuvent dans l'inconscient servir d'aliment aux obscures et


tenaces sensations hypocondriaques.
Cette hypothèse est d'autant plus en harmonie avec les
conceptions freudiennes que les analyses, montrent l'équiva^-
lence, pour l'inconscient, de l'enfant et du pénis. L'enfant est
le remplaçant pour la femme du pénis qui lui manque, ainsi
que nous le montrerons plus loin. Et au domaine prégénital
de l'erotique anale, où justement Mme Lefebvre, dans son hypo-
condrie, avait régressé, existe entre Faeces =
l'équivalence
Or = Pénis = Enfant. (Voir Freud, Charakter und Analero-
tik etc.. Gesammelte Werke, vol. V.)
Or, chez Mme Lefebvre, cette équivalence est évidente. Sa
jalousie éclate d'abord sur le mode franchement anal: il ne
faut pas que son fils donne de son argent à une autre femme.
L'argent est même assimilé là, suivant le mode d'expression
de l'inconscient, à n'importe quelle sécrétion corporelle:
Faeces = Elle ne peut évidemment le. don
Sperme. supporter
que fait à la jeune épouse le jeune époux dans l'ombre des
nuits, et sa jalousie s'exprime sur le mode avare, mode anal.
Elle aime son fils également sur le mode anal, le mode pos-
sessif (possessivité orale-anale opposée à l'oblativité génitale
de Laforgue, Codet et Pichon)..Elle veut le posséder, le garder
avec la même obstination que le petit bébé parfois retient ses
fasces. Il peut être intéressant ici de rappeler que chez Mme Le-
febvre, sous une influence sans doute endocrinienne, le flux ou
la rétention intestinaux suivirent parallèlement le flux ou l'ar-
rêt des menstrues (diarrhée à la puberté, constipation à la mé-
nopause).
Et le rapport existant, pour la femme en général, entre le
fils qu'elle aura, à l'âge adulte et son infantile complexe de cas-
tration est, chez Mme Lefebvre particulièrement visible.
Les analyses nous ont appris avec quelle douleur, quel sen-
timent d'infériorité la toute petite fille réagit à la découverte
de la différence des sexes. Elle se voit dépourvue d'un organe,
elle a quelque chose de moins que les garçons, et partage avec
eux dès lors le mépris qu'ils ont de la femme, et dans lequel
elle s'englobe elle-même. Elle se console un temps avec l'idée
que « ça poussera un jour », idée qui laissa des traces en divers
dires populaires (Je cite de mémoire, dans Montaigne, l'his-
174 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

toire des jeunes filles à qui le membre viril peut pousser si elles
sautent un trop large fossé.) Mais quand la fille enfin doit se
résigner, devant l'évidence de la réalité, à être la créature
châtrée, une compensation lui est donnée. La petite fille pres-
sent, du tréfonds de son être, qu'en elle un jour « poussera
autre chose ». Et ainsi le désir de l'enfant, chez la femme du
moins ayant subi la juste évolution féminine, vient remplacer
le désir du pénis.
Mme Lefebvre semble avoir subi cette évolution. L'enfant
semble avoir comblé son être, par ailleurs non parvenu au plein
stade génital. Nous n'entrerons pas ici dans les considérations
ayant trait aux parts relatives, dans la génitalité finale de la
femme, des erotiques uréthrale et anale (clitoris et vagin). Nous
dirons simplement que la femme n'a pas droit, comme l'hom-
me, dans l'acquisition de sa pleine génitalité, à l'abandon pres-
que total de son erotique anale, le vagin n'étant, suivant l'ex-
pression que Mme Lou Andréas-Salomé, qu'une annexe « louée
à l'anus ».
Mme Lefebvre, malgré son arrêt sur la voie de la pleine géni-
talité, put être une mère passionnée, sur le mode anal. Elle
aima ses enfants en bourgeoise rangée, avare et ménagère,
sans un regard vers le dehors. Elle aima ses fils avec l'ardeur
initiale inconsciente dérivant des premiers complexes de la vie
infantile. Ses fils étaient, suivant les lois profondes de l'in-
conscient, pour elle l'équivalent dû pénis regretté.
Et elle réagit contre la perte, la prise d'un de ces fils, de
par une autre, avec la sauvagerie primitive inhérente au stade
où sévissent chez l'enfant les primitifs complexes. Sans doute,
dans l'enfance, la répression de la première période de sexua-
lité infantile et la menace, réalisée chez la petite fille, de cas-
tration, pour ce péché, émanèrent-elles, chez Marie Lemaire,
d'une femme, de sa mère sans doute. La femme est souvent,
pour l'enfant, la castratrice, celle qui réfrène la sexualité par
la menace de castration. Chez la petite fille, la castration pour
l'inconscient étant réalisée, elle attribue aisément celle-ci à la
mère qui fait les enfants. L'inconscient de Marie Lemaire dut
de bonne heure, de ce fait, considérer la mère comme la « vo-
leuse ». C'est d'ailleurs de « vols » que Mme Lefebvre devait
plus tard prendre prétexte pour acheter son revolver.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 175

Le rattachement du crime de Mme Lefebvre au complexe de


castration s'appuie sur d'autres indices. Le mode même du
meurtre qu'elle choisit en témoigne. Elle ne pensa même pas,
me dit-elle, à une autre manière de donner la mort à sa belle-
fille que par le revolver, n'eut pas l'idée, par exemple, de
l'empoisonner. Cela eût pourtant pu passer plus inaperçu. Mais
le revolver s'imposa à elle et nous connaissons, par les analy-
ses, le sens symbolique phallique du revolver.
Un besoin de reproduire la complicité ancienne du petit
frère, quand autrefois elle enterrait avec lui les poussins, se
retrouve d'ailleurs ici dans la demande que fit Mme Lefebvre à
son fils André de lui montrer lui-même le maniement du revol-
ver avec lequel elle devait, quelques semaines plus tard, à ses
côtés, abattre sa propre femme.
Il serait trop long de rechercher les divers symbolismes pou-
vant se retrouver dans le drame du Chemin de la Solitude. On
peut mentionner le motif de la clef se trouvant associée deux
fois, au cours des interrogatoires, à celui du revolver. Mme Le-
febvre a dit s'être aperçue, en quittant Vichy pour Saint-
Etienne, dès l'arrêt à Saint-Germain-des-Fossés, avoir perdu
une clef ou ses clefs. De même, au moment de quitter Hem,
le jour du drame, elle a dit au procès avoir pris le revolver
dans un tiroir où elle cherchait une clef perdue. Ces assertions,
la dernière surtout, sont d'une vérité douteuse. A moi,
M.me Lefebvre dit avoir cherché, le jour du drame, des bijoux
dans le tiroir où elle prit le revolver. Mais ces deux versions-
différentes ne font que confirmer le même sens profond dont
elles émanent. Les bijoux ont un sens nettement anal, la clef
est, comme le revolver, symbole génital fréquent. La castra-
tion — clef perdue —
compensée par le revolver retrouvé, se
passe (clef = bijoux) sur le mode anal. Ne pas oublier non plus
que la clef est le sceptre de la ménagère, le symbole de son
règne sur le foyer.
Le sjrmbolisnie de l'automobile est aussi à retenir. C'est à
propos de l'auto que Mme Lefebvre fit à sa belle-fille la première
scène dans une église. C'est dans la même auto qu'elle la tua.
Or, nous savons, de par nombre d'analyses comparées de rêves,
le sens symbolique qu'a la promenade avec quelqu'un en voi-
ture, en auto, équivalent pour l'inconscient de relations
176 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sexuelles. Mme Lefebvre était jalouse de son fils allant en auto


avec une autre femme comme elle l'était des dépenses faites
pour cette autre femme, et cela avait le même sens symbolique.
Aussi intéressant est le symbolisme de l'oeuf, Mme Lefebvre,
qui n'aime pas le lait, aime les oeufs. Or le lait symbolique-
ment rappelle sans doute, pour elle, la mère, les oeufs plutôt
le père (oeuf = testicules en langage vulgaire) et ce qui en
vient : l'oeuf qui contient l'enfant donné par le père. Mme Le-
febvre reproche violemment un oeuf dans la sauce blanche payé
avec l'argent de son fils, c'est-à-dire l'enfant futur donné par
son sperme à une autre femme.
Curieux du point de vue symbolique est encore le propos
tenu par Mme Lefebvre, d'après M. Pollion (voir dossier, pièce
116 de la procédure). La rencontrant trois jours avant le crime,
le matin, comme ce voisin lui disait: « Bonjour, Madame, eh
bien, encore aujourd'hui nous n'aurons pas de beau temps ! »,
elle aurait répondu : « Les dahlias n'ont pas de fleurs, les ca-
rottes sont toutes petites et tout... et tout... » ce qui fit penser
à ce monsieur que cette dame était folle. Or, du point de vue
anatytique, ces paroles étranges sont pleinement justifiées et
peuvent fort bien exprimer de façon symbolique la préoccu-
pation alors obsédante de Mme Lefebvre: ne pas permettre à la
grossesse de sa bru de venir à terme. Les dahlias = l'enfant,
ne doivent pas fleurir et les carottes enterrées sous terre = le
foetus dans l'utérus, sont toutes petites... Certes, n'ayant pas
analysé Mme Lefebvre, nous ne pouvons rien affirmer, mais
cette présomption, bien que devant faire sourire tous ceux qui
ne sont pas familiarisés avec les expressions Symboliques pro-
propres à l'inconscient, n'est pas invraisemblable.
Ainsi j'ai tenté d'exprimer les idées à moi suggérées par ce
qu'il me fut possible d'apprendre de Mme Lefebvre. Le dyna-
nisme qui la mena au crime, le thème passionnel, se dégage
avec assez de clarté. Le mode sur lequel ce thème se développa
apparaît moins net, se perdant dans les ténèbres de la régres-
sion narcissique.

V. — LA PSYCHOSE.

Mme Lefebvre, depuis qu'elle est en prison, se porte bien,


autrement bien, dit-elle, que depuis treize ans. Elle dort près-
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 177

que toute la longue nuit des prisonniers sur sa dure paillasse,


elle qui pendant tant d'années, quand elle était maîtresse chez
elle et y possédait un bon lit, ne pouvait dormir, malgré les
soporifiques, se réveillant sans cesse en sursaut d'affreux cau-
chemars dès qu'elle était assoupie, et ne pouvait se rendormir
qu'étendue sur le sol, ayant ouvert grandes les fenêtres.
Elle goûta ce sommeil béni dès le soir du crime, la première
nuit qu'elle passa en prison. Et le contraste lui sembla grand
avec les nuits précédentes où, sous l'empire de l'idée obsé-
dante, croissante, atroce, dit-elle, des ennuis causés par sa
belle-fille, qui la hantaient depuis tant de mois, elle ne pouvait
dormir. Le calme aussitôt était survenu, après l'acte libéra-
teur, ce calme qui, à l'hôpital où André Lefebvre avait conduit
sa femme morte, avait déjà frappé le concierge et le commis-
saire.
Mme Lefebvre dit aujourd'hui : « J'étais atterrée ». Non : elle
était délivrée. Les conditions psychiques dans lesquelles elle
agit le proclament. Elle me déclara, répétant, amplifiant ce
qu'elle avait déjà dit au juge d'instruction : « C'est curieux,
j'avais l'impression de faire mon devoir. Je ne devais pas avoir
toute ma tête à moi... Je l'ai tuée comme on arrache une mau-
vaise herbe, un mauvais grain, comme on abat une bête fé-
roce... » Et on a l'impression que depuis lors, au fond d'elle-
même, elle n'a pas beaucoup changé d'avis. Mais quand on lui
demande en quoi consistait la férocité de la bête, elle ne peut,
à peu près, rien dire. « Elle avait voulu faire un procès à sa
mère... Elle me dit, pensez donc, en auto : Vous m'avez. Eh
bien maintenant il faut compter avec moi ». C'est tout. Mme Le-
febvre, interrogée plusieurs fois à ce sujet au cours des quatre
heures et quart que je passai avec elle, ne put me dire autre
chose.
« Je n'ai pas pensé à mon fils, m'explique-t-elle, mais à moi
seule pour supprimer mes ennuis », mes « chagrinités » disait-
elle au procès. Et elle y a réussi ! « Que voulez-vous, me dit-
elle, ce n'est pas étonnant que j'aille bien maintenant: je n'ai
plus d'ennuis. » Ainsi s'exprime, avec sur le visage une
étrange sérénité, cette vieille femme qui eût pu finir sa vie
entre les siens, un mari, des fils aimés et est condamnée à là
réclusion perpétuelle.
REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE 12
178 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

C'est que Mme Lefebvre, au fond d'elle-même, ne parvient


pas, malgré toute sa piété, à sentir qu'elle a mal fait. Le
remords lui est radicalement étranger. Elle regrette bien les
tristesses, les souffrances occasionnées à sa propre famille..
Elle déplore d'avoir été condamnée à mort, ce qui est un dés-
honneur pour sa famille, « Les gendarmes, me déclara-t-elle,
me disaient: vous aurez dix, douze ans de prison. Je ne m'at-
tendais pas à cela ! Pensez donc, une condamnation à mort ! »
Mais la victime, mais la famille de la victime ne la touchent
absolument en rien. Si elle prie chaque jour pour sa victime,,
c'est sur l'ordre de l'aumônier.. Et ces prières, les premiers
temps, sortaient avec tant de difficulté, la mettaient tellement
" à la nage » qu'elle ne les pouvait réciter qu'en plein air,
dans la cour de la prison.
Tout son être, en effet, acquiesça à son acte: ce n'est pas en
vain que durant un an, tout son être avait repoussé, ainsi
qu'un corps intrus, étranger, cette belle-fille d'une race diffé-
rente, des enfants desquels elle ne voulait pas.
« On m'a tant répété que ce que j'avais fait était mal »,
dit encore Mme Lefebvre, « que j'ai peu à peu fini par le com-
prendre ". L'étrangeté consiste justement en ce qu'on ait
eu besoin de le lui dire. Mais on a eu beau le lui répéter, on
voit que Mme Lefebvre ne sent pas encore, et ne sentira sans
doute jamais, pourquoi ce qu'elle a fait est qualifié « mal »
par les hommes.
Elle a évidemment l'impression que Dieu est de son parti.
Ne le priait-elle pas de la délivrer de son tourment, de sa belle-
fille? Et maintenant que, suivant les termes qu'elle employa
à l'instruction « elle s'est fait justice elle-même » elle déclare,
elle écrit que « rien n'arrive donc sans la volonté de Dieu ».
Mais aucune parole ne permet de pénétrer plus avant dans le
psychisme de Mme Lefebvre que celle-ci: « J'avais l'impression
de faire mon devoir ». Ce n'est pas seulement un droit, c'est
un devoir qu'elle exerçait en abattant sa belle-fille « comme-
une bête féroce ».
Mme Lefebvre, évidemment, considérait que celle-ci avait
commis un crime méritant la mort. D'où l'expression « d'avoir
fait justice ». Quel crime? Les propos tenus en voiture: il faut
compter avec moi? Cela semble minime et pourtant cela ne
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 179

l'est pas ! Car cela veut dire : " Je suis là ». Et c'est là le crime.
La jeune femme étrangère vint et vola le fils. Nous étudierons
plus loin la surdétermination de ce vol. Etudions d'abord
l'absence étrange, en la dévote bourgeoise, de remords, de
conscience morale.
C'est ce trait qui révolta peut-être le plus le peuple et le
jury : ils y virent une abominable maîtrise de soi. Et c'est
ce même trait qui est — nous le verrons —
pourtant plus loin
l'une des signatures du pathologique.
Voici un an et demi que Mme Lefebvre est en prison et elle
continue à s'y bien porter. La « guérison par le crime» semble
se consolider. La seule beauté de cette petite femme au visage
ordinaire et fripé, au menton hérissé de poils, aux dents irré-
gulières, aux yeux bleu gris ternes, ce sont ses abondants che-
veux, blonds encore malgré l'âge. Or, depuis son incarcéra-
tion, sous une influence mystérieuse, ces cheveux, au lieu de
blanchir, ont foncé, bien qu'on ne puisse soupçonner la bour-
geoise austère qu'était Mme Lefebvre de les avoir autrefois
décolorés, ni la direction de la prison d'introduire un coiffeur
pour les teindre. Et Mme Lefebvre ne se plaint plus que de très
petites douleurs hépatiques, ne réclame plus de médicaments,
de purges continuelles, comme autrefois. Le halo psychique
de l'hypocondrie s'est éteint, il ne reste plus que le noyau
physique. Et cela au point qu'une tumeur du sein, qui se dé-
clara voici un an, laisse Mme Lefebvre absolument indifférente.
Cette femme qui, durant douze ans, courut tous les médecins
pour des « nerfs tordus, des organes descendus », pour de ces
maux qu'on dit « imaginaires », ne se préoccupe pas d'un can-
cer au sein (Diagnostic des experts du tribunal : squirre).
« Je crus, me dit-elle, d'abord que c'était le frottement de la
paillasse qui avait occasionné cela ». « Cela est bien moins dé-
sagréable, me répondit-elle, que mes maux passés. » Et quand
ses avocats lui disent qu'elle devra montrer cela « à son arri-
vée à Haguenau, au médecin de la maison centrale», elle sem-
ble à peine les écouter.
C'est que Mme Lefebvre maintenant est heureuse, heureuse
d'un calme que rien ne peut troubler et qu'elle ne connut pas
de longtemps « Je n'ai plus d'ennuis » répète-t-elle comme
une chose évidente pour tout le monde. Elle semble vraiment
180 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

avoir tué ses ennuis avec sa belle-fille, ainsi qu'elle l'es-


comptait.

Devant une pareille attitude, on a l'impression de l'anor-


mal. La mémoire, la logique ont beau être intactes et même
fort développées, l'enchaînement des souvenirs, des idées se
dérouler avec une précision, une sûreté remarquables, on sent
que Mme Lefebvre n'est pas de notre race. On pense au mot de
Schiller: « Tout autrement que dans les autres têtes humaines
se peint dans cette tête l'univers. »
C'est ce que les experts du tribunal ont nommé: « caractère
assez particulier » et ceux de la défense: « constitution para-
noïaque ».
Il est difficile de ne pas se ranger, après avoir causé tout
une après-midi avec Mme Lefebvre, à l'avis des experts de la
défense, qui pourtant n'avaient pas été admis à l'examiner
personnellement. Mme Lefebvre semble présenter en effet tous
les caractères d'une folie raisonnante, ou délire partiel, du
type de la « revendication » telle que l'ont décrite Sérieux et
Capgras, dans le bel ouvrage (1) où ils distinguent cette
psychose de celle d'interprétation.
« Le délire de renvendication, écrivent Sérieux et Capgras
(L. c. page 246) peut être défini une psychose systématisée
chronique caractérisée par la prédominance exclusive d'une
idée fixe qui s'impose à l'esprit d'une façon obsédante, oriente
seule l'activité tout entière dans un sens manifestement patho-
logique et l'exalte en raison même des obstacles rencontrés
Cet état de monoïdéïsme, de prévalence morbide.... n'aboutit
pas à la démence. »
Les auteurs distinguent ensuite deux variétés de délire de
revendication: 1° le délire de revendication égocentrique; 2° le
délire de revendication altruiste.
Ils poursuivent: « Dans les cas types de la première va-
riété, à la base de la psychose se trouve un fait déterminé, soit
un dommage réel (le dommage réel, chez Mme Lefebvre, est le
vol de son fils par une autre femme, vol non reconnu pleine-
ment par le conscient) soit une prétention sans fondement (la
(1) Les Folies raisonnantes, par les Drs Sérieux et Capgras, Paris, Félix
Alcau, 1909.
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MÉDICALE 181

prétention sans fondement chez Mme Lefebvre est le res-


pect, les égards, qu'elle réclame sans cesse d'une bru qui ne
semble pas lui avoir particulièrement manqué. Nous verrons
plus loin que ce grief n'est que le déplacement du premier: le
vol du fils), le malade ne vise qu'à la satisfaction de ses désirs
égoïstes, à la défense de ses propres intérêts (Je n'ai pas pensé
à mon fils, mais à moi seule, me dit Mme Lefebvre). Il est géné-
ralement l'ennemi d'une personnalité déterminée, par laquelle
il se croit lésé, ou de la société qui ne donne pas satisfaction
à ses revendications (processifs, certains artistes ou littérateurs
incompris, certains persécuteurs hypocondriaques, amoureux,
etc..) »
Nous ne parlerons pas ici des revendicateurs altruistes
(inventeurs, réformateurs, prophètes, thaumaturges) parmi
lesquels Mme Lefebvre ne saurait évidemment être rangée,
Sérieux et Capgras poursuivent (p. 251) : « Malgré leur
diversité —
apparente qui tient uniquement aux modes diffé-
rents de réactions — tous les revendicateurs sont identiques ;
leur psychose est.caractérisée par deux signes constants: l'idée
prévalente, l'exaltation intellectuelle... quelques-uns témoi-
gnent pourtant d'aptitudes remarquables: imagination bril-
lante, mémoire sûre, raisonnements habiles. Nombre d'entre
eux enfin, surtout parmi les revendicateurs égocentriques, sont
dénués de toute notion du bien et du mal: ils commettent des
indélicatesses, des abus de confiance, des escroqueries, tout en
ayant sans cesse à la bouche les mots de probité, de conscience
et d'honneur. Un malade de Kraepelin trouvait extrêmement
préjudiciable le retard d'une carte postale, tandis qu'un in-
ceste, le détournement d'une somme d'argent n'étaient que
peccadilles. Les plus violents se plaisent à vanter leur douceur
et tel qui a commis une tentative de meurtre s'étonne que l'on
relève un si futile épisode dans une vie toute de bonté et de
charité !
1° Les revendicateurs sont des obsédés (1). La lutte pour
le droit, telle, est leur devise (Je me suis fait justice, dit
Mme Lefebvre au procès). L'idée qui les tyrannise, ne leur
laisse plus un instant de repos (Mme Lefebvre. était obsédée
(1) Au sens d'idée obsédante et non d'obsession — Zwang en allemand —
névrotique.
182 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

jour et nuit par les ennuis que lui causait sa bru. Son fils
Charles lui dit un jour : Maman, tu en deviendras folle !) : ils
veulent « accomplir leur tâche jusqu'au bout ». Si au début
leurs discours et leurs démarches semblent ne tenir que de la
passion, à mesure qu'ils s'exaltent, le désir de faire triompher,
leur cause n'a plus de frein et les subjugue complètement, le
caractère morbide devient évident (Mme Lefebvre insistant pour
obtenir de sa bru le respect dû aux parents).
« Il s'agit là, non pas d'un simple état passionnel, non pas
d'une revendication légitime de droits injustement lésés, mais
bien d'une « haine maladive » (Morel), d'une obsession de joui-
en jour plus tyrannique et pour la satisfaction de laquelle le
revendicateur, négligeant sa profession, sans souci, de l'avenir
et de ses véritables intérêts, tout entier à sa soif de vengeance,
n'hésite pas à sacrifier sa fortune, sa famille, sa liberté et sa
vie même. (Mme Lefebvre risquant l'échafaud ou la réclusion
perpétuelle.)
" Toute résistance extérieure détermine une lutte, parfois
angoissante, comparable à celle que provoque la résistance
intérieure dans les crises d'obsession-impulsion. Une malade,
à la suite d'un jugement prétendu injuste, resta obsédée et
angoissée durant trois mois, puis finit « pour se soulager du
poids épouvantable qui étouffait sa poitrine » par se livrer à
des voies de fait sur le juge. Et les auteurs rappellent Louvel,
l'assassin du duc de Berry « roulant dans une tête étroite une
pensée mal comprise et souffrant jusqu'à ce que sa main fatale
l'ait déchargé par un crime du poids et du maigre de son idée
(Lamartine) ».
— poursuivent
" Non moins caractéristique Sérieux et Cap-
gras — que l'irrésistibilité de l'idée obsédante est le sentiment
de soulagement qui suit sa satisfaction. Le persécuteur homi-
cide, en voyant sa victime à terre, goûte un sentiment de triom-
phe et retrouve le calme de l'esprit au moins pour un certain
temps (R.-Leroy). » Sérieux et Capgras traitent ensuite de la
« force maniaque » qui pousse les revendicateurs, « mania-
ques raisonnants », à agir malgré eux. Or, Mme Lefebvre,
d'après les certificats médicaux fournis au procès, semble avoir
montré des phénomènes de cyclothymie. (Certificat du Doc-
teur Jean Faidherbe, du 9 octobre 1925.)
MÉMOIRES ORIGINAUX. PARTIE NONMÉDICALE 183

On ne saurait aisément nier que Mme Lefebvre présente, de


façon frappante, les caractères propres au délire de revendi-
cation, tel que l'ont décrit Sérieux et Capgras.
Le cas de Mme Lefebvre ne répond pas aussi bien à la des-
cription donnée par Kraepelin de ses « quérulants », Kraepelin
n'ayant pas tracé de séparation tranchée, ainsi que firent Sé-
rieux et Capgras, entre les revendicateurs égocentristes ou al-
truistes. En tous cas, lorsqu'on ose classer une psycho-névrose,
il conviendrait toujours, pour la clarté, dans l'état discordant
actuel de la classification psychiatrique, de faire suivre les ter-
mes la désignant du nom d'auteur qui la décrivit et la nomma,
ainsi qu'on fait pour les animaux et les plantes en zoologie et
en botanique (1).

Mais même lorsqu'on a cru pouvoir classer une forme d'alié-


nation mentale, quand on en a même démonté en partie le
dynamisme psychologique, ainsi que nous l'avons tenté dans
les deux chapitres précédents traitant du thème et du mode
sur lequel agit, en Mme Lefebvre, la force de la libido, il reste
une inconnue immense.
Car nous avons tous, en notre enfance, aimé ou haï nos pa-
rents, d'après le thème d'OEdipe, et les vestiges de ce complexe

(1) Le Dr Voivenel, dans sa contre expertise dit : « Mme Lefebvre, comme


OEdipe dans son destin, était enfermée dans la constitution psychopathique
dite paranoïaque ». (Page 23 de la dactylographie.)
Sérieux et Capgras (1. c. p. 8, note 1) réservent en effet le terme de para-
noïa aux deux formes de folie raisonnante ou délire partiel appelés par eux
délire d'interprétation et délire de revendication.
D'autre part, Kraepelin (voir Psychiatrie, Leipzig 1915, vol. IV, Klinis-
che psychiatrie III. Teil; p. 1399, P. I533 et suiv. et p. 1712) retire l'appella-
tion de paranoïa au délire de revendication pour lui appliquer le seul nom
de « Querulantenwahn ».
D'autres diront encore que la forme morbide présentée par Mme Lefebvre
n'est qu'un état « paranoïde ».
Et que ce n'est même pas de la revendication, des auteurs comme Krae-
pelin, Sérieux et Capgras, n'ayant pas expressément mentionné les reven-
dicateurs purement familiaux, dont la revendication ne dépasse pas le
champ étroit de la famille.
Comme d'un « caractère un peu particulier » (les experts officiels) à une
psychose caractérisée, il y a « toute une échelle de nuances », chacun pourra
attribuer à Mme Leefbvre le degré de « folie » qu'il voudra.
Pour nous, sans entrer dans ces subtiles discussions de mots, l'état
psychique de Mme Lefebvre semble assez anormal, la désadaptation sociale,
la perte « de la fonction du réel » (Janet) y apparaissent assez complètes,
pour qu'on puisse le qualifier de psychose..
184 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

universel, qui doit être surmonté vers la cinquième année, de-


meurent, en nous tous, plus ou moins vivants. Nous avons tous
et toutes, dans l'enfance, été soumis au « complexe de castra-
tion ».
Tout le monde, d'autre part, ne parvient pas à la pleine
génitalité, surtout parmi les femmes. Donc, le revolver mis à
part, combien d'histoires de femmes ressemblent à celle de
Mme Lefebvre !
Freud nous a cependant donné un repère nous permettant
de nous orienter quelque peu dans ces ténèbres. Les psychoses
se distinguent, nous montre-t-il (Cas du Président Schreber,
etc..) par la régression de la libido au stade du narcissisme.'
Le « psyrchosé », à l'opposé du névrosé, perd la faculté de
faire des « investissements », avec sa libido, des objets exté-
rieurs (Objektbesetzungen) ; sa libido fait retour sur lui-même
et perd contact avec la réalité, le monde extérieur. C'est un-
état de narcissisme secondaire, le narcissisme primaire ori-
ginel étant celui du tout petit enfant encore au sein de sa mère.
Le narcissisme n'est d'ailleurs jamais totalement vaincu en
aucun de nous, le degré qu'en possède un homme normal veste
simplement compatible de par sa quantité avec l'adaptation so-
ciale, il ne l'est plus chez celui qui est atteint de psychose, et
le divorce, chez celui-ci, d'avec le monde extérieur, peut-être
plus ou moins complet.
Les « interprétateurs » de Sérieux et Capgras — «
persé-
cutés » de tant d'autres auteurs — manifestent tous plus ou
moins de délire des grandeurs, ce qui est la signature même de
leur narcissisme. Ils se voient, se sentent d'une importance
démesurée par rapport à l'ensemble de l'univers. Et ceci, de
par le retour que leur libido a fait sur leur moi seul. Ils peu-
vent en arriver, sous l'influence d'une psychose aggravée,
(Dementia paranoïdes de Kraspelin chez le Président Schreber,
voir Freud, Ges. Werke. vol. VIII.) à imaginer l'univers en-
tier comme détruit (Weltuntergangsphantasie de Schreber) et
eux seuls survivants. C'est le cas limite du délire des gran-
deurs.
Mais revenons aux persécutés ou revendicants, demeurés
« raisonnants ». Chez ceux-ci et ceux-là, le contact avec la
réalité est loin d'être entièrement perdu. Il est conservé par ce
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MÉDICALE 185

qui ne touche pas aux « leitmotifs » de la psychose, et ces ma-


lades raisonnent fort bien. Ils ne semblent frappés que dans
leur « jugement » et ceci quand ils abordent ce qui est en rap-
port avec leur système délirant.
Freud a montré le rôle, dans le délire de persécution, de la
composante homo-sexuelle de la libido. La régression au stade
du narcissisme serait parallèle, chez ces malades, à une revi-
viscence de la composante homo-sexuelle que nous portons
tous plus ou moins refoulée en nous depuis l'enfance. Les-
persécutés hommes seraient tous persécutés par des hommes,
ce qui équivaut à dire « poursuivis ». sexuellement en imagi-
des hommes ; — les' femmes le se-
nation, par persécutées
raient-elles aussi en général, par une femme dissimulée der-
rière leur persécuteur masculin ? Cette dernière hypothèse re-
lative à la femme persécutrice reste à confronter avec des ob-
servations nombreuses.
Le délire de revendication ne semble pas, si l'on en juge
d'après Mme Lefebvre, correspondre à cette modalité de régres-
sion. La régression narcissique, chez Mme Lefebvre, fut aussi
intense et évidente : l'hypocondrie de la ménopause, condition-
née sans doute par des troubles endocriniens ; l'investissement
par la libido des propres organes du sujet. Mais il semble dif-
ficile de prétendre que Mme Lefebvre ait été, dans l'inconscient,
amoureuse de sa belle-fille.
C'est à un autre moment primordial du stade narcissique
que devrait, semble-t-il, être rattaché le délire de revendication
tel qu'il apparaît chez Mme Lefebvre: au complexe de castra-
tion. Jusqu'à quel point ce rattachement de la revendication au
complexe de castration est-il général chez l'homme et chez la
femme, d'autres recherches seules le montreront. L'âge tardif
où se manifeste d'ordinaire la psychose de revendication (voir
Kraepelin 1. c. p. 1541) âge où l'homme se sent frappé ou me-
nacé dans sa puissance génitale, parlerait d'ailleurs en faveur
de cette thèse.
Mme Lefebvre fut,' dans son inconscient, décidée au crime par
un événement extérieur décisif: la fécondation, la grossesse
de sa belle-fille. Les premiers mois du mariage, bien que la
haïssant d'une façon croissante, elle la supportait: mais dès
qu'elle soupçonne la fécondation, elle cherche à acheter le
186 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

révolver ; — dès qu'elle est assurée de la grossesse, elle


l'achète. C'est la grossesse de sa belle-fille que l'inconscient de
Mme Lefebvre ne peut supporter. Rapprochons ce fait évident
des formes qu'avaient prises, chez Mme Lefebvre, les idées hy-
pocondriaques inaugurées par la ménopause. A ce moment où
la malade ne pouvait plus, de par l'arrêt définitif de la fonc-
tion génitale, concevoir, ses descriptions de troubles, de dou-
leurs organiques notées sur ses cahiers ou sur des billets de
mort rappellent toutes des lourdeurs de grossesse ou des con-
tractions d'accouchement. Mme Lefebvre semble, au moment où
elle cessait d'être femme, s'être raccrochée désespérément à sa
maternité, — sa féminité amoureuse ne s'étant vraiment
jamais
épanouie ! —et ceci sous forme de « fantasmes de grossesse »
transcrits sur le mode anal. Car toutes ces lourdeurs d'organes
se rapportent à peu près exclusivement aux organes propres ou
annexes au tube digestif : intestin, estomac, foie, (rein aussi).
On nous objectera que ce sont justement les organes suscepti-
bles de ptose. Je ne recherche pas de quelle grandeur était,
au centre de ce halo psychique, le noyau du mal réel organi-
que : le halo psychique était tel que ce noyau presque y dispa-
raît. Les certificats médicaux de l'époque mettent, d'ailleurs,
tous au premier plan les troubles psychopathiques.
Mme Lefebvre vécut donc douze ans, de 48 à 60 ans, sa li-
bido repliée sur ses propres organes, principalement occupée
dans son inconscient à enfanter des fantasmes de grossesse sur
le mode anal.
Elle semble n'avoir cependant jamais cessé d'aimer son
mari, surtout ses enfants. Aujourd'hui encore, en prison, elle
est intarissable sur le chapitre des bonnes qui, en son absence
du foyer, doivent les soigner. Mais sa libido, tournée vers le
dehors, son « investissement des objets », de tout temps chez
elle de couleur domestique, pouvait de moins en moins franchir
le seuil de sa maison. Elle sortit de moins en moins, se confina,
à Hem, dans son intérieur, son « narcissisme », pourrait-on
dire « familial », s'outra. Cet investissement des objets sur le
mode narcissique dut être, dans la psychopathie de Mme Le-
febvre, la « tentative de guérison » (Heilungsversuch de
Freud) que Freud, dans les psychoses, a mise en relief et qui
en constitue la physionomie extérieure. La libido, d'abord
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MÉDICALE 187

tournée en dedans, cherche à s'extérioriser à nouveau, mais ne


le peut plus que sur le mode des stades prégénitaux où elle a
déjà régressé. Et la « tentative de guérison » est alors vouée,
en présence de la réalité, à une faillite.
C'est sur un mode possessif, avide, avare à l'excès, que
Mme Lefebvre aima alors son mari, ses deux fils. Le mari ne
lui pouvait être enlevé, pas plus que sou fils Charles, gardé à
elle de par sa maladie. Seul son fils André, en 1923, quitte la
maison et va s'établir notaire à Fournes : première blessure.
En 1924, il se marie : seconde blessure, plus douloureuse, à
laquelle la mère réagit par les disputes toujours plus aiguës
avec sa bru. L'état psychopathique de Mme Lefebvre en est ag-
gravé : la tentative de guérison manquée se poursuit, le com-
plexe d'OEdipe infantile refoulé se ranime, Mme Lefebvre as-
pire de plus en plus à ce fils qu'elle n'a plus tout à elle, elle
pense jour et nuit aux ennuis, aux « chagrinités » que lui cause
sa belle-fille qui l'en sépare, au point que son fils Charles lui
dit que, si elle ne cesse d'y penser, elle en deviendra folle.
L'état reste cependant encore supportable.
Mais Antoinette est fécondée. Alors, dans l'inconscient de
Mme Lefebvre a lieu quelque chose que nous ne saurons ja-
mais et qui fait tout à coup franchir, à cette riche bourgeoise
scrupuleuse et rangée, la frontière au-delà de laquelle on de-
vient criminel.
Elle ne peut supporter la grossesse de sa belle-fille, cette
vieille femme qui depuis douze ans doit se contenter de fantas-
mes hypocondriaques de grossesse. Pourquoi ? Nous en pou-
vons entrevoir le dynamisme, un peu la topique —
pas du tout
l'économie.
1° Le dynamisme. — Dans l'inconscient de la petite fille,
le complexe de castration a un autre sort que dans celui du
petit garçon. Le garçon tremble pour le phallus qu'il a, et doit
s'habituer, pour devenir homme, à courir les risques et braver
les menaces ; la fille doit se résigner de bonne heure au manque
définitif du phallus, à être la femme, l'être châtré. Mais l'in-
conscient ignore le renoncement, et la nature offre à la fille, à
la femme, une compensation : l'enfant en place du pénis.
Quand la petite fille a appris à renoncer — infantile
espérance
oubliée — à ce que le pénis lui pousse un jour, tout son ins-
188 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tinct sait déjà qu'en compensation quelque chose d'autre pous-


sera un jour en elle : l'enfant qu'elle aime à l'avance sous la
forme de la poupée.
Et la conception primitive et générale de la mère phallique
est alors peu à peu remplacée par celle de la mère genitrix,
chargée du poids de l'enfant, et dont pour cela on est jalouse.
Mme Lefebvre ne put supporter que sa belle-fille eût, et de
son fils ! ce qui à elle lui manquait : l'enfant, ersatz du pénis.
L'horreur de la grossesse des autres femmes est d'ailleurs,
chez elle, un trait profond : Mme Lefebvre, qui fut malade
quand on découvrit la faillite d'un membre de sa famille di-
recte ou par alliance, faillite remontant, paraît-il, à 1808 ou
48, et qui ne voulait pas aller à la maison centrale de Rennes,
où elle rencontrerait Mme Bessarabo, « cette vilaine femme qui.
a tué son mari », me déclara « femmes très honnêtes », « très
comme il faut » deux avorteuses qui doivent être avec elle
transférées à Haguenau. Elle me dit que son fils Charles, mal-
gré son amyotrophie, eût pu, d'après un certain médecin, se:
marier, à condition « d'épouser une femme plus âgée, qui
n'eût pas eu trop d'exigences », — qui sans doute eût été
stérile.
Ce qui se passa dans l'inconscient de Mme Lefebvre, sous l'in-
fluence de la grossesse de sa bru, reste fort obscur. On peut,
cependant pressentir qu'elle ne put supporter qu'une autre
eût « volé » le pénis de son fils, de ce fils que les mères, dans,
leur inconscient, jugent être leur propre pénis enfin poussé,
Elle ne put supporter que ce pénis filial fût devenu dans sa bru,
ce foetus, équivalent du pénis initial de la mère phallique. L'as-
similation de la mère phallique à la mère enceinte semble dans :
ce cas très étroite.
Le prétexte même que Mme Lefebvre me dit avoir pris pour
faire arrêter l'auto, au moment de tuer, se rattache à l'eroti-
que uréthrale, comme aussi le mode choisi par elle de donner
la mort, le revolver. Et quand les experts officiels du tribunal
parlent, en Mme Lefebvre, de la survivance archaïque du
" matriarcat », ils n'ont pas tort, car en son inconscient survi-
vait en effet l'idéal infantile, archaïque, de la mère phallique,
auquel seulement plus tard, dans l'inconscient de la petite-
fille, l'idéal de la mère enceinte vient se superposer.
MÉMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MÉDICALE 189

Si, nous détournant maintenant du présent, nous jetons un


coup d'oeil en arrière sur l'enfance de Marie Lemaire, nous
pouvons entrevoir ceci : la réaction qu'elle eût vis-à-vis de sa
bru enceinte, réaction extériorisée par le coup de revolver, dut
être la reproduction d'une réaction très ancienne vis-à-vis de
sa mère, enceinte deux fois dans sa petite enfance, d'abord de
son frère Charles (né quand Marie avait deux ans), puis de sa
soeur Nelfy (née quand Marie avait presque quatre ans). Cette
dernière naissance surtout dut provoquer en la petite Marie la
réaction typique qu'elle devait reproduire si tragiquement plus
tard.
La jalousie de la mère dut être intense, de cette mère à
laquelle, sous l'influence de son complexe d'OEdipe en plein
épanouissement, et de son complexe de castration naissant, elle
eût voulu se substituer. Elle dut avoir contre elle des désirs de
mort.
Ces désirs de mort se transférèrent plus tard, avec la compli-
cité du petit frère Charles, sans aucun doute également jaloux
de la petite Nelly, sur cette petite soeur. Et en le petit Charles,
Marie trouvait ainsi un complice. N'était-ce pas lui, me conta-
t-elle, qui eut l'idée du jeu de l'enterrement religieux des pous-
sins crevés auquel elle sourit encore? A eux deux, petit couple
assassin par l'inconsciente intention, ils jouaient ainsi à l'en-
terrement de la petite intruse, de leur petite soeur.
On objectera que beaucoup d'enfants ont joué à ce même jeu
sans pour cela plus tard commettre de crime. Je connus moi-
même des enfants charmants, aujourd'hui devenus des jeunes
gens aussi normaux que possible, qui prenaient aussi plaisir
à enterrer avec pompe les poussins crevés de leur poulailler.
Mme de Ségur, dans les Petites Filles Modèles, livre favori de
Mme Lefebvre enfant, rapporte l'enterrement de « Mimi » le
rouge-gorgé, récit qui put contribuer à inspirer le jeu. Mais je
n'ai cherché, en soulignant ce jeu chez Marie Lemaire, qu'à
montrer le dynamisme de son inconscient, dynamisme qu'elle
peut partager avec d'autres. Les forces qui refoulent ou libè-
rent ces dynamismes intérieurs, communs à beaucoup, déter-
minent, plus tard, la conduite-extérieure d'un individu sui-
vant leur direction et leur intensité. Chez la plupart d'entre
nous, de tels dynamismes restent heureusement inhibés.
190 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Tout ce que l'on peut voir à ce sujet chez Mme Lefebvre est
ceci: la régression aux stades prégénitaux, datant de la méno-
pause, la revendication développée plus tard sur ce fond, et se
rattachant au complexe de castration, n'avaient pas suffi à
faire de Mme Lefebvre une criminelle. Mais à tout ceci s'ajoute
soudain, avec la grossesse de sa belle-fille, une reviviscence,
d'une intensité inusitée, de l'antique complexe d'OEdipe vécu
dans l'enfance, en présence de la mère enceinte du père. Et
c'est de ce puissant — nous est.
l'appoint dynamisme qu'il
malheureusement impossible de doser — qui permit aux ins-
tincts primitifs meurtriers de triompher, chez la vieille bour-
geoise, de toutes les inhibitions les ayant jusqu'alors entravés.
2. La topique. « J'avais, me dit Mme Lefebvre, l'impression,
en tuant, de faire mon devoir. » C'est dire que, chez cette
femme par ailleurs dévote et scrupuleuse (« Je ne sais com-
ment j'ai pu en arriver là, écrit Mme Lefebvre le 29 décembre
1925 à son mari et à son fils Charles, moi qui me reprochais
amèrement lorsqu'il m'arrivait sans y penser de dire un peu
de mal du prochain — très peu de chose ») le surmoi vint
se confondre ici avec le ça. L'impératif catégorique, dicté par
le surmoi, se trouva alors en réalité dicté par le ça. La topo-
graphie de l'âme étant ainsi modifiée, il n'y eut plus conflit, il
y eut crime, l'inconscient, le conscient et la conscience étant
alors d'accord.
Je n'agiterai pas ici la question de savoir quelles modifica-
tions une régression dans le ça entraîne dans le surmoi. Je
me contenterai d'un parallèle entre le crime de Mme Lefebvre
et les jeux de la petite Marie Lemaire.
Le petit frère Charles, qui jouait avec celle-ci à l'enterre-
ment des poussins crevés, avait, me dit-elle, pris l'initiative
de ce jeu. Ce petit frère, héritier, dans ce complexe d'OEdipe
minuscule sur l'échelle fraternelle, du grand complexe
d'OEdipe sur l'échelle paternelle, était donc le complice, l'ins-
tigateur, des actes symboliques funèbres. Il permettait, il
ordonnait les funérailles symboliques de la petite soeur repré-
sentée par le poussin.
De même, plus tard, Dieu, père projeté dans l'immensité,
père agrandi comme le frère était père amenuisé, permet à
— davantage — lui ordonner son crime.
Mme Lefebvre, paraît
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 191

Elle eut l'impression, en prenant le revolver, de faire son


devoir, et elle n'est pas encore bien persuadée, cela se voit,
qu'elle ne l'ait pas fait.
Son fils André, dont la présence dans l'auto lors du crime
lui avait sans doute aussi été commandée par la présence
autrefois, à l'enterrement des poussins, du petit Charles,
Mme Lefebvre, depuis qu'elle est en prison, ne lui a pas écrit
une seule fois, bien que les lettres depuis longtemps ne lui
soient plus interdites. Elle veut encore moins le voir; quand
ses avocats lui dirent, devant moi, qu'elle pourrait maintenant
recevoir sa visite, elle réagit avec une sorte d'effroi: « Non,
fit-elle, non, pas maintenant. J'aime mieux pas. Plus tard,
plus tard, quand je serai là-bas. » On dirait que, depuis le
crime réalisé, celui pour qui il fut fait lui apparaît comme une
sorte de complice, pour l'inconscient, (tel le petit frère Char-
les enterrant les poussins) complice qu'elle craint de revoir.
Elle semble avoir retiré maintenant sa libido de son fils pour
la reporter sur Dieu, ce père agrandi. « Je passerai, écrit-elle
à son mari le 18 mars 1926 (pièce 252) mes derniers jours
comme Madeleine au pied de la croix. »
Mais cependant Mme Lefebvre, contrairement à ce qu'on rap-
porta dans les journaux de la visite que je lui fis, n'envisage
pas volontiers le remariage de son fils. Comme-nous lui deman-
dions, ses avocats et moi, si les rumeurs qui couraient à ce
sujet étaient fondées, elle répondit avec indignation : « Ah!
non, il en a assez ! Il attendra bien une paire d'années ! » (1).
Revenons à la première question posée par ce chapitre.
Pourquoi Mme Lefebvre, depuis son crime, depuis qu'elle est
en prison, se porte-t-elle bien ? Qu'est-ce qui l'a guérie, le cri-
me ou le châtiment ? Question difficile à résoudre, car lors-
qu'elle tua, lucide malgré son délire, elle n'ignorait pas que le
châtiment s'ensuivrait, et nous savons, par l'analyse des névro-
sés, combien les punitions sont parfois appelées par le sur-
moi du malade et leur procurent d'amères mais profondes sa-
tisfactions.

(1) Le docteur Loewenstein me fait remarquer que l'identification à la


mère dut contribuer à créer chez Mme Lefebvre l'absence de remords. De
même, en effet, que la petite fille aimait à s'identifier avec la méchante Mme
Fichini oui battait Sophie, Mme Lefebvre put plus tard s'identifier à la mère
dominatrice qui châtie.
192 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Mais le cas de Mme Lefebvre n'est pas une simple névrose,


il est à ranger parmi les psychoses avec tout le trouble qu'ap-
porte, dans l'économie de l'âme, la. régression narcissique
qu'implique la psychose-. Et le surmoi de Mme Lefebvre, resté
distinct du ça pour les actes ordinaires et menus de la vie,
semble s'être, en grande partie sous l'empire d'une attirance
souveraine des complexes les plus profonds de ce ça, agrégé au
ça au point de ne s'en pouvoir presque pas discerner.
D'après cela, ce qui eût soulagé Mme Lefebvre et lui eût
rendu la santé serait l'acte plus encore que le châtiment, satis-
faisant à la fois et aux exigences de son instinct (ça) et aux
commandements de son Dieu (surmoi) aux pieds duquel elle
se déclare heureuse de finir sa vie.
Cependant, peut-on dire que la satisfaction d'être châtiée
soit étrangère à sa guérison quand on l'entend parler avec com-
plaisance de sa dure paillasse, du brouet des prisonniers, et des
fils de fer des couronnes mortuaires auxquelles travaillent tout
le jour les prisonnières et qui lui abîment les mains, et quand
on lui voit tendre, avec un sourire, ces mains effroyablement
abîmées et noircies ?
— Reste le Il nous faut l'avouer
3°. problème économique. :
l'économie de l'âme qui peut transformer une bourgeoise aussi
rangée en une aussi odieuse criminelle nous échappe à peu
près complètement. Nous savons d'ailleurs fort peu de l'écono-
mie et même de la topique de l'âme des criminels, si par ail-
leurs leur dynamisme nous est assez accessible, chacun de nous
portant, dans son inconscient, à peu près le même dynamisme.
Mais chez nous le crime reste inhibé, refoulé au point que
la plupart d'entre nous se récrieront avec indignation en lisant
l'assertion précédente. Tandis que chez le criminel certaines
inhibitions des vieux instincts ancestraux ou manquent, ou
tombent dans des circonstances ou sous des influences difficiles
à définir, et qui chez nous n'auraient pas le même effet. Les
mêmes complexes avec lesquels nous parvenons à nous adapter
à la vie sociale deviennent chez eux virulents, sans doute en
vertu d'une question de terrain.
C'est dire que le. facteur constitutionnel, le facteur écono-
mique, les causes les plus profondes du crime nous échappent
à peu près entièrement et restent inaccessibles à l'analyse.
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 193

VI. — LA ET LE DÉTERMINISME.
JUSTICE

L'article 64 du Code Pénal français s'exprime ainsi: « Il


n'y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de
démence au temps de l'action, ou lorsqu'il a été contraint par
une force à laquelle il n'a pu résister. » Cet article, qui a son
analogue dans la plupart des codes pénaux, pose ainsi le pro-
blème de l'irresponsabilité possible des criminels, impliquant
leur responsabilité dans tous les cas où il ne s'applique pas.
Les experts du tribunal de Douai, les Docteurs Raviart,
Rogues de Fursac et Logre, déclarèrent — contrairement aux
contre-experts de la défense — Mme Lefebvre saine d'esprit et
pleinement responsable. Ce diagnostic, insoutenable du point
de vue purement scientifique, l'est cependant parfaitement du
point de vue social.
Notre Code Pénal, comme d'ailleurs celui de tous les pays,
est en effet bâti sur l'idée surannée, à vieille base religieuse,
du libre-arbitre humain. De ce fait, seuls sont justiciables des
tribunaux et punissables d'après le Code, les hommes en pos-
session de leur libre arbitre, de leur raison. Les fous échap-
pent à la justice, ne relèvent que des asiles, et un criminel
expertisé « fou » échappe par cela même à l'action de la jus-
tice, au jugement, à la répression, et va droit à Pasile.
Une fois qu'il y est, que se passe-t-il? La loi de 1838, qui
règle la législation des aliénés, se préoccupa de garantir, con-
tre les internements arbitraires, la liberté individuelle. Deux
certificats médicaux — celui d'un médecin
plus celui du direc-
teur de l'asile —, sont nécessaires pour l'internement, mais
pour la sortie de l'asile, le certificat du médecin de l'asile,
sanctionné de plus par le Préfet si l'aliéné est interné d'office,
suffit. Le Préfet s'éclaire,, il est vrai, aussi d'avis médicaux.
Mais l'on sait ce que pourrait résister un Préfet à qui des mé-
decins, des experts, des gens de l'art viendraient affirmer
qu'un aliéné est enfin guéri et reste injustement détenu au-
delà du temps nécessaire.
C'est dire que si Mme Lefebvre, ainsi qu'elle l'eût mérité,
avait été déclarée aliénée, sa famille fût sans doute arrivée, au
bout d'un temps plus ou moins long, à la reprendre.
REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE 13
194 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Ainsi, non seulement sous la pression de la foule du Nord,


qui voulait; pour la riche bourgeoise si froidement, odieuse-
ment homicide, voir se dresser, fût-ce symboliquement, l'écha-
faud, mais aussi sous la pression d'une quasi-nécessité so-
ciale, dérivée d'une législation pénale surannée où l'aliéné n'a
pas de place, les experts du Tribunal conclurent à la responsa-
bilité.
Car responsable ou irresponsable, au sens légal, a perdu son
sens: il faudrait dire plutôt emprisonnable ou intemable. Cela
seul serait juste et rendrait la pensée profonde à laquelle obéis-
sent parfois, dans des cas semblables, les experts médicaux
auprès des tribunaux.
La place de Mme Lefebvre certes n'est pas à la prison : elle
est à l'asile. Mais l'asile ne pouvait refermer sur elle ses portes,
parce qu'il eût pu trop facilement les rouvrir.

Mme Lefebvre appartient d'ailleurs à cette catégorie de


« fous » que le public se refuse à considérer comme tels, parce
qu'ils ont pleinement conservé la lucidité, la mémoire et la
raison. Les revendicateurs font souvent illusion, et contredi-
sent l'idée que le populaire a de la folie. C'est ce qui permit
aux experts leur affirmation de la pleine responsabilité. C'est
ce qui fit dire à André Lefebvre lui-même — inté-
pourtant
ressé à ce que sa mère « passât pour folle » — au fils répon-
dant à cette question de Mme Henri Mulle: « Est-ce que tu crois
que ta mère est folle et, si on te posait la question sous la foi
du serment, oserais-tu le dire ?» — « Evidemment non, ré-
pondit André, je ne pourrais pas dire qu'elle est folle ». (Dépo-
sition de M. Henri Mulle, pièce 98 de la procédure.) Et l'ac-
cusation se servit de ce propos, tout comme si André Lefebvre
eût été un éminent expert en psychiatrie.
L'idée que se fait le public d'un fou et qui implique égare-
ment de la raison, n'est pas, en effet, compatible avec la con-
ception du revendicateur raisonnant du type Lefebvre. Et la
démence au sens où l'entendait le législateur de l'article 64 du
Code pénal, rédigé au début du siècle passé, en un temps où
la folie raisonnante n'était pas reconnue, qui la définira ? L'ar-
bitraire ne peut que régner dans l'interprétation de cette loi
et dans les expertises médico-légales qui en dérivent, suivant
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 195

le sens plus ou moins étendu, et pas plus conforme au sens


légal primitif qu'au terme psychiatrique actuel de démence, où
chaque expert entendra ce mot de démence.
C'est ainsi que les experts officiels purent terminer leur
rapport par ces mots : « Mme Lefebvre n'était à aucun degré en
état de démence au temps de l'action, dans le sens de l'article
64 du Code Pénal. » Car le sens où l'article 64 entend le
terme de démence reste affaire d'appréciation.
Chez les revendicants, là psychose et le caractère propre-
ment dits sont d'ailleurs tellement confondus qu'il n'est pas
aisé de les distinguer.
Tandis que l'interprétateur peut aisément trahir sa folie par
l'étrangeté, l'absurdité de ses interprétations, le revendicateur
ne donne pas en général cette impression nettement délirante.
Il semble souvent simplement réagir avec exagération aux
déceptions de la vie.
« Le délire de revendication, écrivent Sérieux et Capgras
(L. C. page 258.) est moins un « délire » que la manifesta-
tion d'une personnalité psychopathique ». Et plus loin (page
262) : « Le délire de revendication est un état morbide continu
du caractère (Arnaud). »
C'est cette allure du délire de revendication qui a permis
aux experts officiels d'inscrire et la psychose et le caractère
de Mme Lefebvre sous la seule étiquette de « caractère un peu
particulier ».

Le déterminisme dont nous avons peu à peu reconnu le règne


dans la nature, nous avons dû, plus lentement encore, appren-
dre à voir qu'il s'étend jusqu'en nous. Pas plus que les fous de
leur folie, nous ne sommes, nous, les « normaux », responsa-
bles de notre caractère, et chacun de nos gestes, de nos mots,
de nos pensées, est aussi étroitement déterminé que, dans les
espaces célestes, les mouvements des planètes et des soleils.
La psychanalyse a démontré de façon éclatante ce détermi-
nisme absolu qui règne au fond de nous. Il est impossible, à
qui la connaît et la comprend, de parler encore de « libre-
arbitre ».
Mais la justice des hommes en parle encore, et réclame au
nom de la responsabilité humaine le châtiment des coupables.
196 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

La justice des hommes ne serait-elle pas plutôt la vengeance


des hommes, et quand ceux-ci réclament la justice ne récla-
ment-ils pas plutôt l'application de la vieille loi du talion? Si
le peuple tient tellement, par exemple, au maintien de la peine
de mort, pourtant d'une exemplarité assez douteuse dans l'état
actuel de nos sociétés, où le crime se réfugie de plus en plus
parmi les inadaptés n'ayant pas le sens du réel qui les envi-
ronne, ne serait-ce pas moins par souci de sa propre protec-
tion que comme à la dernière prérogative royale qui lui reste,
en temps de paix, de verser impunément, parce que collective-
ment, le sang? Et le sang du criminel! c'est-à-dire de celui
que tout au fond de lui, inconsciemment, les instincts primi-
tifs refoulés et insatisfaits du peuple envient.

Bien qu'il soit souhaitable que la justice soit plus sereine,


ce serait utopie de croire que la justice sociale le devienne.
Car la justice sociale, rendue au nom du peuple, pourra malai-
sément être lavée des passions populaires qui la colorent.
Il est pourtant permis de rêver une législation un peu meil-
leure. L'article 64 du Code Pénal, interprété à la lumière des
idées scientifiques et déterministes actuelles, pourrait annuler
doublement l'ensemble, la totalité du Code pénal. Car démence
au sens juridique doit être aujourd'hui pris dans une accep-
tion très élargie et quand nous accomplissons la moindre action,
n'obéissons-nous pas tous — et pas seulement les fous,! — « à
la contrainte de forces auxquelles nous ne pouvons résister ? »
Aucun criminel ne devrait donc être puni si l'on continue à
exiger pour le châtier qu'il soit responsable.
Mais là gît justement l'erreur. Plus un criminel est « irres-
ponsable » au sens juridique, c'est-à-dire plus il est fou, plus
il est dangereux — tout en étant, la loi, de moins en
d'après
moins punissable. Le mot de responsabilité devrait donc être
— si la science
rayé du Code. Et il conviendrait de remplacer
en général et la science psychiatrique en particulier n'étaient
encore si incertaines — les verdicts par des diagnostics.
Le jury populaire, qui sauva les accusés de l'arbitraire du
pouvoir, les a soumis aux passions du peuple, qui les acquitte
ou les condamne sans les comprendre. Un jury médical serait
idéalement préférable, mais pratiquement peut-être encore pire
MEMOIRES ORIGINAUX. — PARTIE NON MEDICALE 197

de par les jalousies et les controverses régnant dans la profes-


sion. On pourrait du moins, après les expertises, interner les
fous criminels sur un jugement, dont la modalité resterait à
déterminer, dans des asiles-prisons, dont l'appellation elle-
même serait un compromis entre le châtiment (prison) qu'exige
le peuple pour le criminel, et l'asile que réclame la science pour
le fou. De ces établissements le criminel ne pourrait ressortir
aussi que sur jugement. Cette réforme a été, ces dernières an-
nées, réclamée souvent.
Je ne suis pas spécialiste de la législation comparée des alié-
nés criminels dans les divers pays. L'étude de ce seul point
de droit suffirait d'ailleurs à emplir un gros volume. Mais je
sais qu'aucun Code Pénal, en ce qui regarde cette question,
n'est en harmonie avec les constatations actuelles de la science.
Il est certain qu'actuellement le criminel aliéné, ce qui équi-
vaut sans doute à dire le criminel tout court, n'a nulle part de
place. La répression s'inspira, et s'inspire encore, de l'idée
archaïque de punir, chère au peuple. C'est pourquoi, à pres-
que tous les grands procès criminels contemporains, le peuple
est hanté de la crainte « qu'on veuille faire passer ce misérable
pour fou », ce qui équivaut aux yeux populaires à innocenter
le criminel. L'internement pour cause de folie semble au peu-
ple, appliqué au criminel, un brevet injuste d'innocence.
L'idée de punir le criminel est expression de la soif cruelle
qui engendra la loi du talion, mais fut génératrice pourtant,
au début, de la morale de par la peur des représailles. Mais à
mesure que cette morale se constituait, l'idée de châtier le cri-
minel fut parfois remplacée, au cours des siècles chrétiens, par
celle de l'amender. Sauver les criminels fut une utopie que
certains poursuivent d'ailleurs encore.
La science a de plus en plus dépouillé de son sens l'idée de
châtier le criminel. Mme Lefebvre, par exemple, est-elle vrai-
ment châtiée, qui est plus heureuse et dort mieux, sur sa
paillasse de prison, que dans son bon lit de bourgeoise ?
Quant à l'amélioration des criminels, il faut singulièrement
s'illusionner sur les complexes qui mènent les hommes et cons-
tituent leur caractère pour beaucoup y croire. Il n'y a, en réa-
lité, qu'un seul traitement rationnel à appliquer aux crimi-
nels : les mettre hors d'état de nuire. Pour les moins fous, si
198 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'on veut, on pourrait conserver la prison, mais moins mal-


propre qu'elle n'est. Pour les autres, créer des asiles-prisons
où l'on n'entrerait et d'où l'on ne sortirait que sur jugement
motivé, réservant l'asile tout court aux fous non criminels.
L'obstacle à ce traitement rationnel des criminels reste le
peuple qui ne cesse de réclamer « le châtiment du coupable ».
L'idéal serait évidemment la prophylaxie sociale: faire plus
souvent à temps diagnostic et pronostic et interner le plus
grand nombre possible de candidats criminels. Mais quel méde-
cin, parmi tous ceux qu'elle consulta, eût osé interner, avant
son crime, Mme Lefebvre ? On eut crié à l'attentat contre la
liberté individuelle.
BIBLIOGRAPHIE

Professeur René CRUCHET. Les erreurs et les dangers


du freudisme.

(Presse Médicale, samedi 26 fév. 1927, pp. 257 sqq.)


M. Cruchet nous affirme qu'il a « tenu à se rendre compte par lui-
même de la valeur de l'oeuvre de Freud. » Nous ne nous serions pas
aperçus, à la lecture de son article, qu'il fût au courant, le moins du
monde, de la discipline psychanalytique.
" Un enfant de deux ans », nous dit-il, « peut avoir un jugement
« et une réflexion parfaitement normaux pour son âge ; ces opéra-
« tions de l'esprit ne seront plus normales, si on les compare à
« celles d'un enfant de cinq ans, à un adolescent de quinze ans, à
« une personne d'âge mûr ; mais cela ne permet pas de dire qu'elles
« sont anormales à deux ans, parce qu'elles sont insuffisamment
« développées par rapport à un âge plus avancé ». Mais qui donc a
jamais contesté cette lapalissade ? C'est de l'inverse qu'il s'agit : un
adulte qui a fixé et conservé en lui des réactions affectives d'enfant
de cinq ans, peut-il, doit-il être considéré comme normal ? Et n'est-
ce pas à l'enfance elle-même qu'il faut s'efforcer de remonter pour
retrouver comment se sont faites et cette fixation et les déviations
qui en résultent ? Nous savons parbleu bien que l'âme de l'enfant ne
procède pas de celle de l'adulte ; mais celle de l'adulte procède en
grande partie de celle de l'enfant qu'il a été : elle n'est même qu'un
autre stade évolutif de la même âme, et nous voyons mal par quelle
nrystérieuse voie.M. Cruchet connaîtra « la mentalité infantile en
elle-même » en la détachant du procès continu de vie auquel elle par-
ticipe. Que le psychisme des névrosés soit en grande partie modelé
par l'histoire mentale de leur enfance, c'est ce que les observations
d'arriération affective, mises en vedette par la méthode psychana-
lytique, démontrent journellement. Que si M. Cruchet pense que la
discipline psychanalytique est d'une « Indigence lamentable d'obser-
vation » il faut bien penser que c'est peut-être parce que les cons-
ciencieuses observations des psychanalistes ne sont pas arrivées
jusqu'à lui.
Aussi bien n'a-t-il point une idée précise de la technique psycha-
nalytique, puisqu'il nous dit que « ce traitement consiste à interro-
ger longuement le malade », alors que l'interrogation est précisé-
ment proscrite de la technique psychanalytique proprement dite.
Pour les faits, la discussion est difficile avec M. Cruchet. Qu'un
enfant de trois ans se masturbe, ce n'est, pour M. Cruchet, que de la
200 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

péotillomanie. Nous préférons enregistrer que la masturbation peut


avoir lieu à trois ans comme à quatorze, quitte à interpréter plus
tard ces faits. Nos interprétations seront autres que celles de M.
Cruchet ; mais au moins les prendrons-nous pour des interpréta-
tions. Tandis qu'en appelant la masturbation péotillomanie ou ona-
nisme selon qu'elle se fait à trois ou à quatorze ans, M. Cruclieth in-
terprète déjà en croyant ne faire qu'observer, ce qui est une grave
faute contre l'esprit scientifique.
Certes les conceptions psychanalytiques, — d'ailleurs quelque peu
diverses, et à bon droit, selon les différents psychanatystes —, sont
des « explications hypothétiques », mais n'est-ce pas le propre des
explications scientifiques que d'être hypothétiques, et prétendent-
elles jamais à une autre vérité que la vérité pragmatique ? Je ne le
crois pas. Je ne pense pas qu'en France, dans notre milieu médical,
la psychanalyse puisse jamais prétendre à devenir une sorte de doc-
trine métaphorique. Il faut l'envisager seulement comme une mé-
thode thérapeutique. A ce titre, ceux qui la défendent se basent sur
maints résultats fort encourageants.
M. Cruchet fait allusion à un suicide occasionné par le traitement
psychanalytique. C'est à cette occasion qu'il nous sera permis de lui
rétorquer son : « Qui veut trop prouver ne prouve rien. » Nous som-
mes des premiers à savoir et à clamer que la psychanalyse tentée
sans règles techniques précises et par des médecins insuffisamment
instruits d'icelle, peut être dangereuse. Pour porter un jugement
sur le cas invoqué sans référencé par M. Cruchet, il serait au moins
utile qu'il apportât l'observation complète, avec l'indication de la
façon dont le traitement avait été conduit. Le psychanalyste qui l'a
entrepris avait-il passé par l'indispensable psychanalyse didactique
sans laquelle la thérapeutique freudienne est quelque chose de mort
et de difficilement maniable ? Et même en admettant que la techni-
que ait été absolument correcte, n'est-il pas possible qu'il s'agisse
simplement d'une impuissance du traitement à enrayer la marche
progressive de la maladie ? Et renonce-t-on, dans aucune des parties
de la médecine, à employer jamais une médication sous prétexte
qu'il y a des cas qui n'y obéissent point ? Le cas malheureux au-
quel M. Cruchet fait une allusion malheureusement trop discrète ne
doit pas suffire à faire proscrire une méthode qui a aussi à son actif,
quoi qu'en veuille penser M. Cruchet, de nombreux résultats heu-
reux.
Edouard PICHON.

L'Evolution Psychiatrique (t. II, Payot, 1927).


Nous signalons à nos lecteurs ce recueil dans lequel ils trouve-
ront étudiées beaucoup de questions susceptibles de les intéresser.
BIBLIOGRAPHIE 201

M. FLOURNOY y montre, par une observation clinique d'un grand


intérêt, la psychogénèse d'un délire de persécution : progressivement
sont expulsées hors de la personnalité les tendances affectives que
le je réprouve. Elles sont interprétées par lui comme extérieures, et
il n'y intervient plus que comme un témoin, mais un témoin qu'on
persécute parce qu'il en sait trop long. Le sentiment d'être persé-
cuté n'est donc que l'expression de l'impuissance du je à se sous-
traire tout-à-fait à l'effet des tendances qu'il ne veut pas reconnaître.
M. HESNARD étudie, par des voies psychanalytiques, le mécanisme
psychogénétique des psychoses délirantes chroniques. Deux très in-
téressantes observations sont la base clinique de ce travail, par le-
quel l'auteur montre que l' « automatisme mental » a ses racines
dans la vie affective inconsciente. M. HESNARD critique l'ingénieuse
théorie de M. Guiraud sur. la coenesthopathie dystonique (avec lé-
sions sous-thalamiques et tubériennes) comme cause des délires
chroniques. Cette théorie n'explique nullement le contenu de la psy-
chose. Au contraire, ce contenu s'explique fort bien par des considé-
rations psychogénétiques : les tendances affectives refusées étant
ainsi libérées, les instincts les plus répugnants peuvent se donner'
libre cours dans la partie ségrégée du psychisme.
M. E. MINKOWSKI montre, sur un cas de délire d'influence, quels
précieux bénéfices la médecine retire de la convergence des métho-
des. Clinique traditionnelle, psychanatyse, étude des constitutions et
phénoménologie lui fournissent autant de points de vue d'où il obtient
de nouveaux aperçus sur la maladie. Au point de vue psychanalytique
il faut retenir que, d'accord avec M. Ceillier, il admet la grande pa-
renté entre le processus du refoulement et celui du délire d'in-
fluence.
En somme, il me semble que les articles respectifs de MM. Flour-
noy, Hesnard et Minkowski, si divers qu'ils soient, attirent tous
les trois notre attention sur le rôle de l'impuissance gouvernemen-
tale du conscient dans la constitution des délires d'interprétation et
d'influence. L'entité centrale du royaume intérieur, qui doit être
appelée non « le moi » mais le je, parce que son caractère essentiel
est d'être le sujet de la pensée consciente et de l'action volontaire,
peut en somme se conduire de quatre façons différentes à l'égard,
des tendances qu'elle réprouve ; ce sont, en allant de la plus saine
vers la plus morbide :
1° la répression, processus dans lequel les tendances réprouvées
sont pleinement connues du je, qui leur refuse ouvertement satis-
faction et les réduit à la plus complète impuissance.
2° le refoulement, processus par lequel les tendances non com-
patibles avec l'attitude mentale choisie sont expulsées de la cons-
cience, et risquent de trouver cependant une issue fâcheuse vers le
dehors.
3° la scotomisation, processus par lequel les aversions désavouées
202 REVUE FRANÇAISEDE PSYCHANALYSE

par le conscient trouvent en réalité une sorte de satisfaction puisque


leurs objets mêmes cessent d'être aperçus par la conscience.
4° enfin la ségrégation : par ce processus (qui est celui auquel se
rapportent les observations de M. Flournoy, de M. Hesnard, de
M. Minkowski), le je, impuissant en face des tendances réprou-
vées, ne les reconnaît plus comme appartenant au royaume inté-
rieur : d'où les synndromes d'interprétation, d'influence, voire d'hal-
lucination (ou au moins de pseudo-hallucination).
Mais revenons à « l'Evolution psychiatrique ».
MM. LAFORGUE et PARCHEMINEY attirent l'attention sur des cas
intéressants où la psychanalyse a produit une sédation nette de cer-
tains symptômes classés organiques.
M. LOEWENSTEIN expose la question du transfert affectif : le psy-
chanalyste y devient le substitut de tous les objets antérieurs de l'at-
tachement ou de la haine du psychanalysé. En connexion avec ce
transfert, il se produit, pendant la psychanahyse, deux ordres de ré-
sistances : celles du je, qui refuse de reconnaître les tendances refou-
lées ; celles de l'inconscient, qui refuse de renoncer aux satisfactions
qu'il trouve dans l'activité morbide.
M. de SAUSSURE expose et critique les différentes conceptions que
l'on a eues jusqu'ici de la notion d'instinct.
Mme MINKOWSKA étudie le problème des constitutions. Elle ex-
pose les conceptions de M. Kretschmer sur la schizoïdie et la syn-
tonie. Elle y ajoute son intéressante conception personnelle de la
glischroïdie, telle que ses patientes recherches généalogiques la lui
ont suggérée.
Il faut lire avec attention l'article de M. ALLENDY sur les présages.
Sous une forme extrêmement attrayante, il pose toute une série de
problèmes sur lesquels réfléchir, et ouvre même pour beaucoup
d'entre eux des voies aptes à conduire peut-être vers la solution.
MOI-MÊME enfin, dans un article consacré à l'extension légitime
du domaine de la psychanalyse, j'essaie de détourner les psychana-
tystes de l'attitude mentale scientiste. Prendre le déterminisme
comme outil de travail et, après les fouilles, le compter parmi ses
trouvailles, c'est, me semble-t-il, un cercle vicieux évident. Aussi
faut-il se garder de tirer aucunes inférences dogmatiques (métaphysi-
ques ou morales) des acquisitions de la psychanalyse, si extraordi-
nairement précieuses dans le domaine pragmatique de la science.
Edouard PICHON.

H. FLOURNOY. — Quelques rêves au sujet de la signification


symbolique de l'eau et du feu.

Signalons aux lecteurs français, romands, wallons ou canadiens,


l'intéressant article publié sous ce titre, en langue française, par le
BIBLIOGRAPHIE 203

Dr H. Flournoy, de Genève, dans l'Internationale Zeitschrift für


Psychoanalyse (Leipzig, Vienne, Zurich, année 1920, pp. 328, sqq.)
On y voit comment l'eau est souvent, dans les rêves, un symbole
génital, qu'elle représente le sperme fécondateur ou le liquide
amniotique dans lequel l'arriéré affectif voudrait encore baigner. On
y voit aussi la signification, sexuelle que peuvent avoir la rétention
urinaire psychogène et l'énurésie de la seconde enfance et de l'ado-
lescence. On y voit enfin comment le feu symbolise et l'ardeur
sexuelle et la régénération.
Dans ce court article, le docteur Flournoy ne prétend évidem-
ment pas épuiser l'immense question de la symbolique de l'eau et
du feu, mais il a le mérite d'apporter et de commenter très judicieu-
sement un certain nombre de rêves : matériel clinique réel propre à
porter des fruits chez les esprits curieux et de bonne foi.
Qu'on me permette, en terminant, une remarque personnelle.
M. Flournoy, vers la fin de son article, parle de cette « couleuvre »
héraldique de la gueule de laquelle on voit issir le torse, les bras et
la tête d'un enfant. Et très ingénieusement, il ajoute : « J'imagine
« que les héraldistes commettent une erreur dans leur façon d'in-
« terpréter cette dernière figure ; l'animal n'avale pas la petite créa-
tion humaine, il la dégorge. » Et ce serpent à signification phal-
lique lui paraît symboliser la puissance créatrice, ici complète, bi-
sexuelle, puisque de la tête de ce serpent phallique s'échappe un
enfant.
Mais est-il prouvé que la bête dégorge bien l'enfant? Il y aurait
peut-être intérêt à porter son attention sur la position de l'enfançon,
qui, tenu par l'animal au niveau de la ligne bis-iliaque ou bi-tro-
chantérienne, montre tout le torse et la tête et tient les bras en
croix, je veux dire en position d'extrême abduction horizontale. Ce
qui me semble certain, c'est qu'un faisceau d'arguments linguis-
tiques militent en faveur de la thèse de M. Flournoy. On sait qu'en
héraldique le serpent à l'enfançon s'appelle une guivre (par oppo-
sition au serpent en général, appelé bisse). Or guivre est la forme
française authentiquement dérivée du latin vipera, sur lequel vipère
a été secondairement refait. Et la vipère était surtout célèbre jadis
pour sa viviparité. Le vocable vipera lui-même, est, si l'on range
à l'opinion de linguistes comme Bréal et comme Clédat, une haplo-
logie pour vivipera.
D'autre part, pour exprimer l'émail (couleur) de l'enfançon, on
dit en blason que la guivre est alissante ou qu'elle est marrissante
de tel ou tel émail.
Le mot alissante dérive probablement de à l'issant: une guivre à
Tissant de gueules. L'issant, c'est l'enfant. Or issir (exire), c'est
sortir. Gela fait pour Flounury, bien que ses adversaires pussent
répondre que sortir peut équivaloir ici à dépasser, à se montrer, sans
impliquer mouvement de sortie.
204 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Le mot marrissante est plus instructif encore ; nous lui voyons


trois étymologies possibles : 1° mar issant, issant à la male heure,
ce qui peut faire allusion aux douleurs de l'enfantement ; 2° le par-
ticipe actif du verbe marrir, dont on connaît le participe passif
marri ; là encore la guivre serait présentée comme souffrant les
tourments d'un accouchement et comme « perdant » l'enfant ; 3° un
dérivé du substantif ancien la marris (matricem), ce qui est encore:
plus clair. On voit que chacune de ces trois hypothèses plaide pour
l'ingénieuse idée de M. Flournoy (1).
Edouard PICHON.

Karl FAHRENKAMP. Die psycho-physischen


Wechselwirkungen bei den hypertonie-erkrankungen
Stuttgart (Hippokrates) 1926 in-8° jés., 143 p. .

Le Dr Karl Fahrenkamp, disciple du Professeur Krehl, de Heidel-


berg, auquel il dédie son travail, continue ici le chemin tracé par
son maître en médecine et en pathologie expérimentale, pour établir
l'influence considérable de la vie psychique sur notre organisme et
ses manifestations morbides. Il montre que le temps est passé, où la
pathologie interne pouvait prendre pour seule base un point de vue-
physico-chimique, mais qu'il faut chercher une synthèse entre les.
facteurs biologiques et psychologiques, si l'on veut réaliser des pro-
grès dans la compréhension de la vie. Il s'ensuit également que cha-
que médecin doit posséder des notions de psychologie clinique.
L'ouvrage contient 45 courbes extrêmement démonstratives, prou-
vant l'influence des facteurs psychologiques sur la tension san-
guine dans les maladies d'hypertension. Il est intéressant aussi de
constater avec l'auteur que les facteurs psychologiques agissants ne
sont pas seulement les éléments conscients de notre vie mentale,
mais aussi les éléments inconscients, le caractère, la somme des ins-
instincts qui constituent le fond de notre être.
R. ALLENDY.

(1) Au moment de mettre en pages, mon ami le docteur H. Codet, à qui


je parle de la question, me communique un passage des Emblèmes de Maître
André Aleiat (1542). On y voit, au-dessous d'un écusson chargé d'une
guivre, une petite stance latine où sont notamment les vers suivants :
Exiliens infans sinuosi e faueibus anguis

Ore exit, tradunt sic quosdam enitier angues.


Voilà qui tranche la question en faveur de Flournoy, en montrant que-
même les héraldistes du XVIe siècle savaient encore que l'enfançon était mis-
au jour, et non dévoré, par la guivre. E. P.
BIBLIOGRAPHIE 205

Dr Alfred ADLER. Menschenkenntnis.


(Vienne. Intern. Verein f. Individualpsych. 1927)
Ce livre s'adresse à un grand nombre de lecteurs, pour développer
les bases de la psyrchologie individuelle, montrer sa valeur pour la
connaissance des hommes, son importance dans les rapports humains
et dans le genre de vie de chacun. L'ouvrage résume les théories du
Dr Adler, telles que celui-ci les a exposées dans ses cours, et il trou-
vera sa place dans la bibliothèque de chaque psychologue.
R. ALLENDY.

FEDERN-MENG. Das Psychoanalytische Volksbuch


(Stuttgart-Berlin (Hippokrates).
(1 vol. cartonné, 550 p.).
Ce livre n'est populaire qu'en ce que les questions traitées inté-
ressent tout le monde, mais il approfondit au contraire toutes les don-
nées de la psychanalyse concernant le pédagogue et le médecin. Il
permet, sans autres connaissances spéciales, de comprendre les né-
vropathes, enfants rêveurs, menteurs, boudeurs, pu adultes névro-
sés. A l'encontre de l'opinion vulgaire qui considère le caractère
comme inné et immuable, il fait comprendre comment les déviations
se produisent chez le petit enfant et le moyen d'y remédier. Ce livre
montre encore l'énorme extension des données psychanalytiques en
ce qui concerne l'art, la vie sociale, etc. Beaucoup d'auteurs de pre-
mier ordre ont collaboré à cet ouvrage avec les Drs Federn et Meng :
Jekels, Nunberg, Alexander, Landauer, Schneider, Aichhorn, Hol-
lös, Ferenczi, Deutsch, Cohn, Straub, Sachs, Pfister.
R. ALLENDY.
TABLE DES MATIÈRES

Editorial 1

COMPTES RENDUS
Première conférence des psychanatystes de langue française. . 2
Société psychanalytique de Paris. Séance du 4 novembre 1926. 3
Séance du 10 janvier 1927. 3
Séance du 21 décembre 1926. 4
Séance du 20 décembre 1926. 4
Séance du 30 novembre 1926. 5
MÉMOIRES ORIGINAUX
(Partie médicale)
R. LAFORGUE. — Schizophrénie et schizonoïa 6
A. HESNARD. — Observations sur la notion de schizonoïa. 18
E. PlCHON. — Sur la prétendue différence entre l'orga-
nique et le psychogène 20
MINKOWSKI (de Zurich). — Sur le rattachement des
lésions et des processus psychiques de la schizo-
phrénie à des notions plus générales 21
CH. ODIER. — Contribution à l'étude du surmoi et du phéno-
mène moral 24
A. HESNARD. — Critique des notions de surça et de
pseudo-morale 73
R. LAFORGUE. — A propos du surmoi 76
R. ALLENDY. — Eléments affectifs en rapport avec la dentition. 82
A. HESNARD. — La signification psychanalytique des senti-
ments dits « de dépersonnalisation » 87
F. DEUTSCH (trad. Mlle A. BERMAN). — De l'influence du psy-
chisme sur la vie organique 105
MÉMOIRES ORIGINAUX
(Partie non médicale)
S. FREUD (trad. Mme E. MARTY). — Le Moïse de Michel Ange. 120
Marie BONAPARTE. — Le cas de Mme Lefebvre 149
BIBLIOGRAPHIE
R. CRUCHET : Les erreurs et les dangers du freudisme, p. 199. —
L'Evolution Psychiatrique, p. 200. — H. FLOURNOY : Quelques
rêves au sujet de la signification symbolique de l'eau et du feu,
p. 202. — K. FAHRENKAMP : Les échanges psycho-physiques dans
les maladies hypertensives, p. 204. — Alfred ADLER : La con-
naissance de l'homme, p. 205. — FEDERN-MENG : Le livre psycha-
nalytique populaire, p. 205.

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