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SORTIR DU FORMALISME, ACCUEILLIR LES LECTEURS RÉELS

Gérard Langlade

Armand Colin / Dunod | Le français aujourd'hui

2004/2 - n° 145
pages 85 à 96

ISSN 0184-7732

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2004-2-page-85.htm
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Pour citer cet article :
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Langlade Gérard,« Sortir du formalisme, accueillir les lecteurs réels »,
Le français aujourd'hui, 2004/2 n° 145, p. 85-96. DOI : 10.3917/lfa.145.0085
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SORTIR DU FORMALISME,
ACCUEILLIR LES LECTEURS RÉELS
Par Gérard UNGI.ADE

Le constat s'impose avec une douloureuse évidence : l'enseignement


actuel de la littérature dans le second degré est victime de formalisme et
de technicisme'. Linfluence de la linguistique textuelle et des courants
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structuralistes qui se sont développés en France voici une quarantaine

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d'années n'est certainement pas étrangère à cette situation. Cependant,
I'approche formaliste perdure alors que ses fondements scientifiques
sont aujourd'hui largement contestés - notamment Par une linguis-
tique désormais attentive à la parole et aux discours, et qui accorde une
importance décisive à I'analyse des actes de langage et des situations
concrètes de communication. Les causes des dérives technicistes doivent
donc être recherchées ailleurs que dans la simple survivance d'un héri-
tage scientifique obsolète.
Plusieurs traia majeurs de l'enseignement de la limérature méritent d'être
interrogés: la permanence du modèle dit n lansonien, qui recommande
une analyse objective des textes linéraires à fabri de I'implication des lec-
teurs réels, les représentations de la litérature qui l'appréhendent comme
un monument langagier clos sur lui-même, la reconfiguration actuelle de la
discipline autour de la notion de discours qui, mdgré ses intérêts, produit
une dilution préjudiciable de la singularité du rapport ar.rx textes littéraires,
la primauté accordée à la distance andytique qui génère une approche rhé-
torique et au bout du compte formelle de la lecrure.
En contrepoint de I'analyse critique de ces divers éléments, il convient
de montrer tout I'intérêt didactique, dans la persPective d'un renouvelle-
ment des pratiques scolaires de la littérature, de la prise en compte du dis-
cours singulier que chaque lecteur, élève ou enseignant, élabore lorsquil
s'implique en tant que sujet dans la lecture d'une æuvre.

l.Par formalisrne j'entends une attention quasi exclusive portée à la dimension formelle
d'une ceuvre, hors de toute véritable perspective interpréative. On aura compris que je ne
vise pas ici directement le formalisme en tant que méthode d'analyse mais bien plutôt ce
qu'il-advient de cette méthode lorsqu'elle est immergée dans I'enseignement secondaire.
Pat technicisme j'entends I'utilisation d'instrumens d'analyse linguistique, sémiotique,
narratologique, etc., pour erx-mêmes, coûtme une ûn en soi.
86 Le Français aujourd'hui no 145, n Le littéraire et le sociai r

Aux origines du formalisme: la littérature


en taût qrt'objet de description
Pour manifestes et actives qu elles soient actuellement, les approches sco-
laires de la littérature qui reposent sur une observation qui se veut minu-
tieuse, objective, voire savante, des rextes, ne datent pas d'aujourd'hui.
Antoine Compagnon, enrre aurres, a mis en évidence le rôle joué par le
courant positiviste à la fin du xlx', avec norarnment la critique scienti-
fique de F. de Brunetière et la critique historique de G. Lansôn, dans la
mise hors jeu du lecteur dans les études littéraires. < Pour Brunetière et
Lanson, chacun à sa manière, il s'agit d'échapper au lecteur et à ses
caprices, non pas d'annuler, mais d'encadrer ses impressions par la disci-
pline, d'atteindre I'objectivité par Ie traitement de l'æuvre elle-même ,
(4. Compagnon, 1998). On sait que G. Lanson entend faire émerger
un jugement objectif - ( une connaissance impersonnelle vérifiée,
(G. l,anson, 1965), selon ses termes - et doter les élèves de rigueur analy-
tique en renouvelant l'explication de rexte et l'histoire littéraire.
ks divers courants formalistes et strucruralistes des années 1960 se
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réfèrent à des modèles d'analyse et à des théories de la littérature rrès
différents de ceux qu'a installés la tradition lansonienne. Cependant, au
bout du compte, par un apparent paradoxe, ils vont alimentei un rapporr
semblable arlx textes littéraires.
On se souvient de la contestation de I'histoire linéraire traditionnelle
- I'homme et l'æuvre au profit d'une histoire des formes et des genres,
-
conduite par R. Barthes et G. Genette. La critique de R. Barthes vise à la
fois le principe d'organisation des études littéraires et le mode d'accès aux
æuvres : u c'est une suite de monographies, dont chacune, à peu de
choses près, enclôt un auteur et l'étudie pour lui-même ; l'histoire riest ici
que succession d'hommes seuls, (R. Barthes, 1963). G. Genette monrre
tout I'intérêt d'une hisroire des formes liréraires : il convient de s'intéres-
ser à u une histoire de la littérature prise en elle-même (et non dans ses
circonstances extérieures) et pour elle-même (et non comme document
historique) considérée non plus comme documenr, mais comme monu-
ment ). Il émet une hypothèse qui va profondémenr marquer l'évolution
de I'enseignement de la littérature jusqdà aujourd'hui: u il me semble
qu en littérature, I'objet historique, iest-à-dire à la fois durable et
variable, ce n'est pas l'æuvre : ce sont ces éléments transcendants aux
æuvres et constitutifs du jeu littéraire que I'on appellera pour aller vite les
formes : par exemple, les codes rhétoriques, les techniques narratives, les
structures poétiques, etc. o (G. Generre, 1972).
De nombreuses préfaces de manuels montrent I'incidence de cette orien-
tation dans les anthologies littéraires, des années 1970 à nos jours. Ainsi,
par exemple, H. Mittérand refonde I'histoire littéraire sur ( une histoire des
formes littéraires, retrouvant pour la régénérer, la grande tradition de la rhé-
toriqud o. Il propose qu u à la présentation chronologique, siècle par siècle,
des grands auteurs, selon le schéma "l'homme et l'æuvre", lon]-substitue

2. Exuait de l'< Avant-Propos > des Tèxta fançais a histoires littéraires, Éditions Fernand
Nathan, nouvelle édition augmentée, p. 5.
Sortir du formalisme. accueillir les lecteurs réels B7

une disribution des textes fondée sur la distinction des genres : le théâtre,
la poésie, le roman, le conte, I'essai3 ,. On le voit : le cadre didactique dans
lequel s'inscrivent les programmes et les pratiques acnrels est, dès cette
époque, clairement mis en place.
Dans le même temps, loin de prendre en compte les constructions
interprétatives de lecteurs empiriques, la u science de la littérature , s'inté-
resse aux o règles et contraintes d'élaboration , des significations : u On
s'efforcera d'établir l'acceptabilité des æuvres, non leur sens , (R Barthes,
1966). Ce formalisme renvoie à la fois à une théorie de la littérature et à
une méthode d'analyse des æuvres. u Ce qui nous caractérise [...], c'est
le désir de créer une science littéraire autonome à partir des qualités
intrinsèques des matériaux littéraires , (B.Eikhenbaum, 1965). En
conséquence, les textes sont volontiers abordés en eux-mêmes et pour
etx-mêmes, et I'on privilégie pour leur étude des problématiques stricte-
ment texnralistes: étude des formes, des types de texte, des modes de
fonctionnement narratif, etc. Dans les manuels les plus novateurs de cette
époque, on retrouve cette même ambition de I'analyse du u fonctionne-
ment ) textuel. u Nous laisserons de côté l'étude psychologique des pas-
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sions et des modvations, pour nous intéresser à des questions différentes :
non plus : "pourquoi Rodrigue a-t-il tué le Comte ?", mais : "quels rôles
Rodrigue joue-t-il ? quels sont les programmes actantiels dans lesquels il
joue un rôle ?" D, annonce par exemple A.-M. Mediavilla dans son
manuel pour la classe de secondea.
Le formalisme est clairement revendiqué comme méthode de lecture
dans les programmes de la fin des années 1980 qui créent la notion de
n lecture méthodique o. Rappelons que cette dernière se fonde sur u l'ob-
servation objective, précise, nuancée des formes ou des systèmes de
formes (grammaire, morphologie et syntaxe; lexique, champ lexical,
champ sémantique ; énoncé et énonciation; image, métaphore et méto-
nymie; modalités d'expression, effets stylistiques : stuctures apparentes
et structures profondes) > et sur o I'analyse de l'organisation de ces formes
et la perception de leur dynamisme au sein du texte (convergence et
divergence)5 o. Lanalyse de nombreux manuels, I'observation de certaines
pratiques, dites aujourd'hui de u lecture analytique ,, permettent de
mesurer, sur le terrain, les effets de grilles de lecture formelies constituées
à partir d'un tel bric-à-brac de notions venues d'horizons divers. < Thès
oconstruction"
souvent, souligne, par exemple, R. Michel, la du sens par
les élèves relève de I'insensé: la compréhension du texte se dilue et se
réduit à une collection de faits, linguistiques, stylistiques ou narratolo-
giques, épars et parcellaires, selon des protocoles de "recherche" automa-
tisés, répétitifs et peu créatifs o (R. Michel, 1998).
En fait, I'utilisation des savoirs issus de la linguistique et de la narratolo-
gie ne change rien aux exercices anciens auxquels ils fournissent simplement

3. On retrouve dans un manuel en deux parties : n [æs thèmes r, o Les genres, (Bordas,
L977), drrgé par Pierre Brunel, ce même positionnement théorique et didactique dans
I'approche des textes littéraires.
4. Méthodts a Pratiques, p. 227.
5. Programmes da lyde, 1989, p. 17-18.
88 Le Français aujourd'hui n" 145, < Le littéraire et le social n

quelques contenus nouveaux. La boutade d'A. Compagnon - ( un candi


dat de concours qui ne saurait pas dire si le bout de texte quil a sous les
yeux est "homo-" ou "hétérodiégétique", "singulatif" ou "itératif", à
"focdisation interne" ou "externe", ne sera pas reçu, comme jadis il fallait
reconnaitre une anacoluthe d'une hypallage, et savoir la date de naissance
de Montesquieu. n (A. Compagnon, 1998) - fait mouche. À condition
toutefois de ne pas interpréter ces propos comme la manifestation d'un
scepticisme désabusé à l'égard de toute ambition théorique, mais comme
la stigmatisation d'un formalisme toujours aussi vain dans le rapport aux
æuvres. Il s'agit moins ici des démons de la théorie que de ceux de la
didactique.

La littérature définie comrne autoréférencée


TLès largement, programmes, manuels et pratiques d'enseignement se
réêrent à une conception de la littérature qui voit celle-ci se prendre elle-
même comme objet et comme sujet. Dès l'école primaire, cette radicale
intransitivité attribuée aux æurrres littéraires, ceme conception d'une limé-
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rature autoréférencée et presque exclusivement alimentée par son retour-
nement réflexif, se retrouvent noramment dans l'utilisation à la fois
réductrice et systématique de la nodon d'intertextualité6. Prise dans son
sens le plus général de liaison de tout texte avec un aurre, cette notion
conduit à considérer toute æuvre littéraire comme se référant à d'aurres
æuvres, la connaissance de celles-ci étant indispensable pour lire celleJà.
De façon fort significative, les Docurnents d application des programmes
litthature du rycle 3 s'ouvrent sur une définition de la culture littéraire qui
fait la part belle aux références intertextuelles :
o Une culture littéraire [...] suppose une mémoire des texres, mais aussi
de leur langue, une capacité à retrouver, chaque fois quon lit, les réso-
nances qui relient les æuvres entre elles. Elle est un réseau de référence
autour desquelles s'agrègent les nouvelles lectures. Bre[, quil s'agisse de
comprendre, d'expliquer ou d'interpréter, le véritable lecteur vient sans
cesse puiser dans les matériaux riches et variés quil a structur& dans sa
mémoire, et qui sont, à proprement parler, sa culture. u (Desco, MEN,
CNDB 2002, p.5)

Une telle approche, dès le primaire, de la lecture liréraire est pofteuse


d'une conception on ne peut plus claire de la littérature dans I'espace sco-
laire: la littérature parle en priorité de la linérature et lire une æuvre
consiste à percevoir un réseau de références intertextuelles. Lintérêt d'un
texte ne peut donc apparaitre que dans la référence de celui-ci à d'autres
textes. lJne telle approche laisse quelque peu songeur si on se souvient que
ces programmes s'adressent à de très jeunes lecteurs dont la caractéristique
première est précisément de riavoir pas lu grand chose, voire rien du tout.
Ceftes, css Docurnmts d'application, loin de s'en tenir au cadre étroit dCI
relations interto<tuelles comme seul espace d'appropriation des æuvres, font

6. Il ne s'agit pas, bien entendu, de contester I'intérêt pour l'érude des æuvres et de la
linérature de cette notion fondamentale, mù de s'interroger sur la pertinence de son uti-
lisation précoce en didactique de la littérature.
Sortir du formalisme. accueillir les lecteurs réels 89

appel à la personnalité individuelle des sujets leceurs : n IJappropriation des


æuvres littéraires [...] intenoge les histoires personnelles, les sensibilités, les
connaissances sur le monde, les références culturelles, les expériences des lec-
terus > (Desco, MEN, CNDB 2002).Iæs ûnalités éducatives de la lecnue
des æuvres, quand à elles, tournent résolument le dos au formalisme: u læs
æuvres [...1 permettent aux enfants dinterroger les valeurs qui organisent la
vie et lui donnent une signification. u Il rien reste pas moins vrai que tout en
affirmant le caractère prématuré de n la construction de catégories
d analyse n, les o mises en réseaux, des ceuvres, qui passent nécessairement
par la saisie de caractéristiques formelles, apparaissent comme un objectif
prioritaire: u Ces réseaux sont organisés, pour explorer un genre, poru
apprécier les divers uaitements d'un personnage, d'un motif, pour élucider
une procédure narrative, I'usage du temps et des lieux. o
Iæ formalisme de l'enseignement de la littérature n est pas une simple
n dérive , accidentelle. Son enracinement dans l'histoire de la discipline, les
fondements scientifiques qu on lui attribue, les représentations de la liméra-
ture qui lui sont associées lui donnent une assise d'autant plus grande que
la reconfiguration de la discipline u français , à laquelle on assiste aujour-
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d'hui conduit, nous allons le voir, à renforcer son emprise sur l'approche
des textes littéraires.

(Re)configuration disciplinaire et approche


de la littérature comme discours
Face au découpage interne du n français D - orthographe, grammaire,
lecture, écriture - et en réponse à la rupture épistémologique de la dis-
cipline des années 1970 (période de la communication, des médias,
etc.) qui succède à une unité fondée sur la référence dominante à la
littérature, on s'attache depuis une vingtaine d'années à (re)donner au
champ disciplinaire une certaine homogénéité. Toute une entreprise à la
fois institutionnelle, didactique et scientifique vise à retrouver I'unité
perdue. la notion clé de cette reconfiguration disciplinaire sous-jacente
depuis les années 1980 apparait au cæur des nouveaux programmes du
collège de 1995: c'est la notion de discours. Elle est également centrale
dans les programmes de lycée: n Le pari qui est au cæur des nouveaux
programmes (p"ru.tt 2000) est d'organiser I'ensemble du champ autout
de la maitrise des différentes formes de discours, (4. Boissinot, 2001).
Dans le même temps, le souci de faire entrer dans le champ de la disci-
pline des objets nouveaux et variés conduit à privilégier un projet sémio-
logique global permettant d'utiliser des notions qui soient communes à [a
diversité des matériaux sémiotiques (cinéma, bande dessinée, image,
théâtre, littérature écrite. ..).
Il faut bien voir qu'une telle refondation de la discipline à partir de la
notion de discours conduit à appréhender la littérature comme toutes les
autres formes de discours. n La lecture méthodique s'applique à toutes les
formes de discours, et la lecture méthodique d'un texte argumentatif, par
exemple, ne sera pas différente dans sa démarche selon qu'il s'agit d'un
texte "littérùd' (une paç du Dictionnaire philonphique) ou "non littéraire"
90 Le Français aujourd'hui no 145, n Le littéraire et le social r

(un anicle qu il s'agira ensuite de résumer) > (A Boissinot, 1990). D. Main-


gueneau, plus récemment, va au-delà d'une simple démarche commune
dans l'analyse de différents objets lorsqu'il évoque la grande proximité
discursive entre le u littéraire ) et le ( non littéraire > : < Dans une pers-
pective d'analyse du discours, on riappréhende pas la littérature en
opposant de manière réductrice textes littéraires er rextes non-littéraires,
mais en replaçant le discours littéraire dans la multiplicité des énoncia-
tions qui traversent I'espace social u (D. Maingueneau, 2002). Une telle
perspective a pour conséquence immédiate une forme de marginalisation
de la littérature dans le champ de l'analyse du discours et donc au sein de
la discipline u français u : u les textes littéraires qui absorbaient uadition-
nellement I'essentiel des entreprises d'analyse de texte ne sonr plus aujour-
d'hui qu'un sous-ensemble du champ des études du discours. o
En fait, cette reconfiguration disciplinaire repose sur le < recyclage,
didactique des conclusions que T Todorov tirait, dans les années 1970,
de sa réflexion sur la littérarité. On se souvienr que dans In Notion dz litté-
rafitreT. Todorov renonce à toute définition srructurale de la littérarure
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au profit d'une typologie des discours indifférenre âu parrage littéraire/non

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littéraire. C'est face à l'impossibilité de définir de façon assurée la liméra-
ture d'un point de vue structural et d'établir n la différence enûe usage
littéraire et non littéraire du langage , que T Todorov propose d'n intro-
duire une nodon générique, par rapport à celle de littérature: celle de
discours u. Il en tire pour conséquence que < si I'on opte pour un point de
rrue structural, chaque type de discours qualifié habituellement de litté-
raire a des "parens" non liftéraires qui lui sont plus proches que tour
autre type de discours "liftéraire" [...]. Ainsi I'opposition entre littérature
et non-littérature cède la place à une typologie des discours r. Ce qui
conduit T Todorov à o nier la légitimité d'une notion structurale de
"liftérature", à contester l'existence d'un "discours littéraire" homogène ,
et à indiquer qu'u à la place de la seule littérature apparaissent maintenant
de nombreux types de discours qui méritent au même tirre noûe arren-
tion > (T. Todorov, l97l).
Lutilisation du discours comme concept intégrateur du champ discipli-
naire riest pas sans conséquence sur le statut des textes littéraires en classe
de frangis. Ces derniers apparaissent comme des supporrs indifférenciés
de la maitrise des discours et non comme des espaces discursifs paniculiers
où les lecteurs entretiennent des rapports originaux entre le monde réel et
le monde construit par la linérature. La lecture des rexres liaéraires se voir
mise au service, à travers la distance analytique, de l'acquisition pro-
grammée de compétences de lecture et d'écriture.

Distance analytique et démarche herméneutique


Cette distance analytique se retrouve dans toutes les démarches de lec-
ture scolaire, même dans les plus pertinentes. Elle a pour fondement une
forme d'herméneutisme qui conduit, selon I'expression de P. Bourdieu,
< à concevoir tout acre de compréhension sur le modèle de la traduction
et à faire de la perception d'une æuvre culturelle, quelle qu elle soit, un
Sortir du formalisme, accueillir les lecteurs réels q1

acte intellectuel de décodage supposant la mise à jour et la mise en Guvre


consciente de règles de production et d'interprétation , (P. Bourdieu,
1992). Une telle démarche établit les textes comme distants, énigma-
tiques et surplombants par rapport aux lecteurs empiriques. læ sens des
æuvres ne saurait être apparent, ou du moins derrière un sens qui peut
paraiue directement accessible, reste à découvrir un sens latent, caché, de
plus grande valeur. Ce sens caché ne peut être atteint que par une
construction intellectuelle meftant en ceuvre des connaissances et des
compétences particulières.
[,a présence dans un texte liméraire d'un sens apparcnr, qualifié souvenr
de u liméral >, et d'un sens profond rend possible une hiérarchisation des
activités : tout ce qui renvoie à la compréhension du sens littéral d'un texte
mobilise des savoirs linguistiques de base - ce qui relève de la compréhen-
sion -, l'interprétation suppose de son côté des savoirs plus complexes.
Cette démarche se réêre à une théorie de la lecture liméraire qui distingue
lecture narve et lecture experte, ou critique (sémiosique et sémiotique). la
compréhension vise le sens premier, liméral, alors que l'interprétation sup-
pose une prise en compte des sens seconds, des intentions er des effets du
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texte. B. Daunay souligne à juste raison que I'institution scolaire établit
que seule la u forme supérieure de lecure peur êrre I'objet d'un discours
spécifique: le commentaire > (8. Daunay, 1999).
La lecrure ( narve u qui prendrait appui sur la < simple , compréhension
d'un texte est de ce fait disqualifiée au profit de la méalecure. I.a lecnre
analytique, s'opposant à cette lecnrre taxée de narve et d'impressionniste,
renvoie de son côté à une conception de la lecnrre qui considère comme
indispensable pour l'élève de disposer de méthodes, de techniques danalpe
du texte et de production du sens. ( Si I'on veur que le cours de français ne
soit pas le lieu de la paraphrase, mais celui d un apprenrissage formareur,
comment donc ne pas lui proposer I'ambition de pratiquer une lecture,
qui est forcement, en classe, une relecnrre, une métalecnue ? o (A Boissinot,
1990). Ainsi, pour I'essentiel, on fonde aujourd'hui la lecture littéraire
scolaire sur la distance critique à fégard des æuvres. Ce qui se traduit,
dans les faia, par I'utilisation systématique de démarches d'analyse qui
prennent appui sur quelques catégories appréhendées, la plupart du
temps, de façon réductrice : les types de discours, les genres, les registres,
les mouvement littéraires. Lapproche de la littérature semble bornée par
I'acquisition d'objets d'enseignement présentée comme l'objectif fonda-
mental de la lecture des æuvres.
En théorie, cette démarche de lecure se fonde sur les travaux des sémio-
ticiens de la lecture comme U. Eco (< interprétation critique r) ou
M. Rifatterre (, signifiance o) ainsi que sur les travaux que M. Picard déve-
loppe dans La Lecture comme jeu. Mais une telle didactisation de savoirs
visés pour eux-mêmes éloigne du contact avec les æuvres et conduit à per-
vertir la définition que donne U. Eco ou M. Picard de la lecture critique.
Car ici, la lecture ( nalve u dont ils font le fondement du retour analy-
tique est complètement oubliée. On sait que pour U. Eco, par exemple,
l'inteqprétation critique consiste en un retour sur une coopération inter-
prétative accomplie : n Le critique [...] est un lecreur coopérant qui, après
92 Le Français aujourd'hui no 145, ( Le littéraire et le social r

avoir actualisé le texte, raconte ses mouvements coopératifs et met en


évidence la façon dont l'auteur, par sa stratégie textuelle, I'a amené à
coopérer ainsi o (U. Eco, 1985). Pour U. Eco la lecture critique est une
reledure du texte élaborée par le lecteur dans son rapport initial à
l'æuvre. liobjet de l'étude, ce n'est pas l'æuvre abstraite, hors de tout
procès de lecture, mais l'æuvre actualisée, rédisée dans des activités
interprétatives. l,a lecture critique est, pour une part essentielle, une
théorisation de la lecture narve. C'est la présence de cette dernière qui
donne sens, cohérence et portée à l'enquête analytique dans laquelle se
lance le u re-lecteur, d'une æuvre. læs deux lectures sont étroitement
complémentairest.
À I'inverse, aujourd'hui, dans I'approche scolaire de la littérature, la
lecture < nale, apparait au mieux comme secondaire. On parle à son
propos de u lecnrre découverte , ou de n première lecture r, mais les choses
sérieuses ne commencent qdavec la perspective analytique. En ne retenant
comme digne d'intérêt que la seule lecture critique, la référence scienti-
fique revendiquée à fégard de I'esthétique de la réception et de la sémio-
tique textuelle n'est pas didactiquement et pédagogiquement assumée.
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< Sortir > de la littérature pour mieux y entrer
Pour autant, la voie pour sortir de I'impasse du formalisme ne semble
pas consister à revenir, comme nous y invitent certains, à une conception
élitiste de I'enseignement de la littérature qui, se référant à < I'empirisme
chic des dons littéraires o (P. Demougin, 2000), fait de la pure contem-
plation des grandes æuvres du patrimoine - débarrassées enfin de tout
écran didactico-pédagogique ! - le moyen de former le gout, la sensibilité,
l'éloquence et la civilité d'élèves bien nés. En revanche, afin de donner
plus de sens et de ponée à l'enseignement de la littérature, il serait certai-
nement salutaire d'accorder une importance plus grande à la diversité des
expériences affectives, sémiotiques, esthétiques et éthiques que les élèves
- considérés comme des individus lecteurs - sont suscepdbles de réaliser.
Examinons sous cet angle quelques dimensions de la lecture littéraire.
Tout d'abord, ,.rr.rron sur lJnotion de distance. À côté de la distance
critique attentive à analyser les origines textuelles des effets du texte,
d'autres modes de prise de distance sont dignes dintérêt. Le recul que
prend le lecteur par rapport à l'æuvre, au sein même de son implication
n confi.rion , qu il éta-
dans l'expérience de ledure, semble reposer sur la
blit entre le monde de l'æuvre et le monde réel. Le lecteur donne par
exemple du sens au comportement et à l'action des personnages à panir de
n théories u psychologiques empruntées à I'expérience du monde qu'il a
acquise, soit directement soit à travers des savoirs construits. Dans son
Line dr lectures, M. Roben cite les remarques d'une vieille papanne à qui
Pierre Dumayet a donné àlire Madarne Bouary dans le cadre d'une émis-

7. Voir I'analyse de cette complémentarité enue lecrure narve et lecture critique, dans une
perspective didactique, dans le chapitre II n Nature et contraintes de la lecture liaéraire,
de mon ouvrage Lire des æuwes intégrales au collège et au lycée, Delagrave-CRDP Midi-
Pyrénées, Paris, Toulouse, 2002.
Sortir du formalisme. accueillir les lecteurs réels 93

sion de télévision. l,a lecuice n sympathise avec Emma, qui après rour est
plus à plaindre qu à blâmer. Emma est jeune et belle, Charles est bête et
ennuyetu(, Léon est joli garçon, gentil de surcroit, Emma ne peut que lui
tomber dans les bras, iest narurel, c'est même fatal , (M. Robert, 1977).
Q,t"nd on met en présence une belle jeune femme qui se sent mal aimée
et un séduisant jeune homme, il est u fatal o qtiune intrigue se noue.
IJexpérience du monde qui permet à la vieille paysanne de comprendre
l'attitude d'Emma laisserait sans doute celle-ci très démunie devant l'atti-
tude de la Princesse de Clèves si P Dumayet avait eu la malice de lui don-
ner à lire le roman de Madame de lafayette à la suite de Maàame Boaary.
À moiru d'imaginer comme nhésite pas à le faire P Bayard alrec une poinie
de provocation que, si la Princesse se refixe à Monsieur de Nemours,
n c'est qu'elle a déjà un aurre amant ! , (P Bayard, i998).
C'est dans cette même distance implicative que s'inscrit le jugement
moral que pone le lecteur sur l'action des personnages. La distance n'est
en fait ici que le révélateur de l'implication. Le discours du lecteur inscrit
dans une théorie ou une morale les réactions subjectives qu il a éprouvées
au cours de la lecture : fascination, rejet, trouble, séduction, hostilité,
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désir, etc. Les réactions des élèves à fégard des æuvres et des personnages
qui les touchent sont significatives de cette implication. Dans cetre distance
participative faite d'aperçus pqychologiques, de jugements moraux, de
séduction ou de repulsion, erc., se lisent et se lient Ïæuvre et le sujet lec-
teur. Ainsi, pour ne prendre qu'un seul exemple, les élèves jugent sévère-
ment l'attitude de Clindor dans la scène 5 de facte III de LTllasion
comique lorsque, appelée auprès d'Isabelle, son amanre, par Lyse, il profite
de l'occasion pour tenter de séduire cette dernière.
La question est de savoir, bien entendu, si avec une telle lecture on ne
sort pas tout simplemenr de la littérature, si en prenanr en compre la par-
ticipation du lecteur on n alimente pas une confusion narve entre la fic-
tion littéraire et la réalité vécue. Ceftes, sous l'effet de l'æuvre, le lecteur
considère les personnages comme s'ils existaient réellement, il leur prête
une identité mondaine, une vie hors du rexte, erc. Mais dans le même
temps, le lecteur garde la conscience de la nature virtuelle de cette exis-
tence, de la n réalité fictive n (M. Picard, 1986) des personnages er des
aventures qdils vivent. C'est précisément la distance sécurisante de la fic-
tion qui permet cette troublante, parfois haletante, confusion avec le réel.
k lecteur peut d'autant mieux croire à la réalité de ce qu il lit qu il sait
que ce n'est pas ( pour de vrai ,.
l,a cohérence interprétative repose en fait sur cefte n sécularisation o de
l'æuvre - cette appréhension de l'ceuvre comme si elle renvoyait au
monde réel - car elle utilise les mêmes catégories morales, culturelles,
métaphysiques, que celles qu'utilise habituellement le lecteur dans son
approche du monde. Cere lecture participative, loin d'être < natye > et de
diluer l'æuvre dans de vagues références au vécu, est au fondement même
de la lecture littéraire. Elle réalise en effet I'indispensable appropriation
d'une æuvre par son lecteur dans un double mouvement d'implication et
de distance. Cet investissement émotionnel, psychologique et moral ins-
crit l'æuvre dans une expérience de lecture singulière.
94 Le Français aujourd'hui no 145, < Le littéraire et le social n

Le texte < singulier > du lecteur


Bayard démontre avec brio qu'il convient de distinguer ( le texte
P.
général que publie l'éditeur, et dont dracun a entre les rnains une version
comparable à d'auues, et le texte singulier auquel se confronte chaque inter-
vention personnelle, laquelle, dans le jeu de ses remaniements' le découwe
moins qdelle ne le constitue o (P Bayard 2002). k texte litéraire, en fait,
n existe pas en dehors de la multiplicité des textes singuliers qu'il engendre.
Ainsi que le montre J. Bellemin-NoëI, I'activité du lecteur se déploie u dans
l'infatæte corrnmun de mon expérience du monde et des êtres, je dégage' je
recompose, je compose à nouveau - un peu cofirme le fait, en musique, la
si bien nommée interprétation au bout du compte je constitue avec et
-
dans ce qtion appelle une æuvre littéraire ce traja de lecture qui seul, peut-
être, mériterait d'être appelé texte, et qui est tissé de la combinaison fluc-
ruante de la chaine de ma vie avec la trame des énoncés une fois pour toutes
combinés par I'auteur o (J. Bellemin-NoëI, 2001).
Cette importance centrale accordée à la participarion du lecteur à l'éla-
boration d'un texte singulier conduit à nous interroger sur la notion de
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texte littéraire. U. Eco, entre autres, a bien montré le caractère incomplet,
lacunaire du texte littéraire. Le texte littéraire apparait en effet comme
( un tissu d'espaces blancs, d'interstices à remplir, (U. Eco, 1985). Mais
à ses yeux, il n en contient pas moins des insuuctions qui canalisent les
inférences interprétatives du lecteur empirique: certes, ( un texte veut
laisser au lecteur l'initiative interprétative u, mais u en général il (le texte)
désire être interprété avec une marge suffisante d'unicité. o Le lecteur est
donc, en quelque sorte, en liberté surveillée.
Sans s'opposer frontalement à cette théorie du texte, on peut donner
une place plus grande à l'intervention subjective du lecteur dans l'æuvre
et aller jusqu à dire que le texte liméraire ne peut véritablement exister que
lorsqu il est < produit > par un lecteur. M. de Certeau décrit u l'activité
liseuse D sous ( les traits d'une production silencieuse: dérive à travers la
page, métamorphose du texte par l'æil voyageur, improvisation et expec-
tation de significations induites de quelques mots, enjambements d'es-
paces écrits, danse éphémère. [...] Le lecteur insinue les ruses du plaisir et
d'une réappropriation dans le texte de l'autre : il y braconne, il y est trans-
porté, il s'y fait pluriel comme des bruits de corps. Ruse, métaphores,
combinatoire, cette production est aussi une "invention" de mémoire.
t...] l,a mince pellicule de l'écrit devient un remuement de sffates, un jeu
d'espaces. Un monde diftrent (celui du lecteur) s'introduit dans la place
de l'auteur,, (M. de Certeau, 1990). C'est dire que le texte vit de ses
retentissements âvec les souvenirs, les images mentales, les représentations
intimes de soi et des autres, etc. du lecteur. M. de Certeau rapproche ces
< strates, qui animent la lecture d'une æuvre de l'inter-texte du lecteur
dont pade R. Barthes dans Le Plaisir da texte. Les souvenirs de sa lecture
de Proust retentissent subjectivement dans d'autres lectures : u Lisant un
texte rapporté par Stendhal (mais qui n est pas de lui), j'y retrouve Proust
par un détail minuscule. , Plus loin il note : u Ailleurs, mais de la même
façon, dans Flaubert, ce sont les pommiers normands en fleurs que je lis
à partir de Proust. , Ce qui le conduit à conclure: < Proust, c'est ce qui
Sortir du formalisme, accueillir les lecteurs réels
95

me vient, ce n'est pas ce que j'appelle ; ce n'est pas une ,,autorité,' ; sim-
plement un souamir ci.rculaire > (R Banhes, rgTt). Les souvenirs person-
nels et les souvenirs littéraires ont ici le même sratur, ils renvoieri à une
personnalité qui lit. P. Dumayet évoque dans une anecdote cet ancrage de
la lecture dans I'imagerie intérieure de celui qui lit. u un jeune Américain
noir, qui faisait une thèse sur Stendhal, m. dit sans le moindre sourire:
"Madame de Rênal esr une Blanche; Julien Sorel est un Noir.,, Bien
entendu, ce thésard savait bien que Julien sorel était un blanc, mais
gy""d il lisair Le Rouge et Ie Noir pour lui, pour son plaisir, Julien était un
Noir, Dumayet, 2000).
(P.
P Bayard rappelle que le lecteur donne à l'æuvre des éléments de son
univers personnel (éléments de décors, paysages, traits phlrsique et de
caractère des personnages, etc.). sous l'effet de [a mise en icène intérieure
qu'effectue chaque lecteur, les æuvres prennent des colorations particu-
lières et renvoient à des univers sonores originaux. p. Dumayet, par
rappryche le sifflement du serpent.nt.ttdu lors d'une adaptation
5:xgmpl9,
à la radio de La Bande mouchetée et sa ledure d'une phrase de Madame
Bovary - u le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches
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comme une couleuvre qui glisse ) - pour noter : u Je me demande si cha-
cun de nous, lisant un livre, n'esquisse pas, à son insu, une adaptation
bruitée , (P. Dumayet, 2000). Le lecteui produit une < activité de com-
plément o (P. Bayard, 2002) en imaginant un avant, un après er un pen-
dant au déroulement de I'intrigue. eh"qu. æuvre littéraiie devient ainsi
une multitude d'æuvres originales produites par les expériences à chaque
fois uniques des lecteurs empiriques.

Conclusion
considérer l'implication du sujet lecteur comme une nécessité foncdon-
nelle de la lecnrre li*éraire, ainsi que nous nous y appliquons ici, ne peur
pas être sans effet' sur l'enseignement de la lirérature. Piendre en compre
I'expérience du sujet leceur, la façon originale dont un individu habite une

Tuvre, suppose en effet que les activités qui se rapportent à la linérature


s'intéressent au--texre produit par ce lecteu! s'ouvrent au discours singulier
qu'il tient sur l'æuvre. De ce fait, I'espace scolaire voué à la littéraùe se
doit d apparaiff€ comme un lieu de renconrre et de dialogue entre les expé-
riences de n réalité fictive u à laquelle convient les æuvres et les représenta-
tions du monde variées - psychologiquement, sociologiquemenr er
culturellement - des élèves. ceci étant, rèconnaitre l'importÀce d.l'impli-
cation personnelle du lecteur ne signifie pas qu il faille pour autant rourner
le dos à la dimension analpique des études linéraires .t à la truction de
"on
concepts_opéraroires. Il s'agir seulement d'arrimer la nécessaire prise de dis-
tance de l'analpe non à la description objective d'un texte général mais aux
exFériences inteqpréatives fondatrices de textes singuliers. Il est sans doure
plus formateur, intellecnrellement et culturellem.nt, d'.ncoor"g.r un lec-
teur à n théorise-r > sa propre lecture, en utilisant cenes les catégories déjà
construites par d'autres dans d'autres théorisations de lecrures, que d'exiger
d'un élève la maiuise technique de savoirs théoriques coup& âr., *rrtot
96 Le Français aujourd'hui no 145, n Le littéraire et le social I

inteqprétatif qui leur donne sens. Enfin, la critique du_formalisme.ne doit


p"r ro* conâuire à ignorer les conditions er les procédures formelles-de la
hctionalisation de la réalité et de la mise en scène des émotions humaines à
laquelle procède la littérature. Il s'agit, bien au contraire, de fonder une
diâactique de la linérature sur l'articulation entre la prise- en compte de
l'expériènce subjective des æuvres des sujga empiriques et la maitrise pro-
grotirr. des formes, des codes et des rituels qui constituent la litérature.
Gérard IANGIADE
IUFM Midi-Pyrénées,
É,quipe u kttres Langages Arts >, Université Toulouse 2

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