Nathalie Duplain Michel - Le Chamanisme
Nathalie Duplain Michel - Le Chamanisme
Nathalie Duplain Michel - Le Chamanisme
1M.Eliade, op.cit., p.36-43. En dernier lieu : Ph.Mitrani, Aperçu critique des approches
psychiatriques du chamanisme, L'Ethnographie, 87-88, 1982 (numéro spécial, Voyages
chamaniques Deux)
2R.Hamayon, Des chamanes au chamanisme. Introduction, L'Ethnographique, 87-88, 1982,
p.13-48 (numéro spécial, Voyages chamaniques Deux)
Tirésias et les chamanes
Copyright © Nathalie Duplain Michel, Neuchâtel, 2000
James Georges Frazer, dans un appendice du Rameau d'Or consacré aux
coutumes des habitants des îles Pelew, mentionne plusieurs cas de
travestissements sexuels rituels et, parmi eux, celui des chamanes tchouktches :
Mircea Eliade
3J.G.Frazer, Le Rameau d'Or, vol.II, Paris, 1983 (coll. Bouquins, éd.originale anglaise,
1890)), p.531. Pour cette description, J.G.Frazer s'appuie sur l'ouvrage de W. Bogoras, The
Churhee, Leyde et New York, 1904-1909, p.448-453.
4Plutarque, Questions grecques, 58
5Plutarque, Lycurgue, 15
6Plutarque, De la vertu des femmes, 4
7Mircea Eliade, op.cit., p.210
Tirésias et les chamanes
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fait l'objet de la part de la communauté. Le travestissement est accepté à la
suite d'un ordre surnaturel qu'on ne peut refuser sans courir à une mort
certaine. Selon Frazer, les manang bali, dont le nom signifie homme-médecine
changé, rend les mêmes services qu'un chamane ordinaire et pratique les
mêmes méthodes; cependant, leurs honoraires sont plus élevés et ils
interviennent quand les autres ont échoué8. Il semble qu'autrefois tous les
hommes-médecine des Dayak maritimes étaient habillés en femme; aujourd'hui,
cela arrive très rarement, sauf dans le cas des manang bali. Chez les Ngadju-
Dayak du sud de Bornéo, on trouve des prêtres-chamanes asexués, les basin,
qui se comportent et s'habillent comme des femmes9. Eliade explique la
transformation rituelle en femme chez les Tchoukches, par une idéologie
dérivée du matriarcat archaïque 10. Cependant, à travers son oeuvre, il donne
une interprétation plus générale de ce phénomène.
Eliade relève d'abord la fonction d'intermédiaire entre deux plans
cosmiques (le Ciel et la Terre) du basin des Ngadju-Dayak. Cette médiation
s'exprime par sa bisexualité, puisqu'il réunit en lui un élément féminin qui
correspond à la Terre et un élément masculin, le Ciel. Il voit donc dans cette
bisexualité une androgynie rituelle, formule archaïque de la coincidentia
oppositorum 11. La divinité est la forme la plus pleine qui soit et pour exprimer
cette plénitude, il est nécessaire de recourir à des figures paradoxales comme
celle de l'androgyne : bien qu'une telle conception, dans laquelle tous les
contraires coïncident (mieux : sont transcendés) constitue précisément une
définition minimale de la divinité et montre à quel point celle-ci est
absolument autre chose que l'homme, la "coincidentia oppositorum" n'en est
pas moins devenu un modèle exemplaire pour certaines catégories d'hommes
religieux ou pour certaines modalités de l'expérience religieuse 12. On peut
citer, à côté des chamanes travestis, d'autres exemples : l'orgie qui symbolise la
régression dans l'amorphe et l'indistinct, l'idéal du sage indien qui cherche à
acquérir un état de neutralité où il n'éprouve ni plaisir, ni douleur. La
Les Enarées
Hippocrate, dans son traité Des airs, des eaux et des lieux , traite d'une
comparaison des peuples et des climats en Asie et en Europe. Il consacre un
chapitre aux Enarées scythes :
Il faut ajouter qu'un très grand nombre de Scythes deviennent des sortes
d'eunuques qui s'adonnent aux travaux de femmes et parlent comme elles. On
les nomme Anariées. Les indigènes attribuent la cause de cette impuissance à
une divinité, ils vénèrent cette espèce d'hommes et les adorent, chacun
craignant pour soi une pareille affliction 18.
Orphée
Il existe, chez les Sioux Lakota, des Rêveurs de Deer Woman, un esprit,
qui peuvent devenir des hommes-femmes ou winkte. Ceux-ci, en donnant au
consultant un nom à caractère pornographique, ont le pouvoir de prolonger la
vie humaine26.
Les Inuit
Epoux d'esprit
29Ibid., p.94
30R.Hamayon, La chasse à l'âme, Nanterre, 1990, p.337
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d'échange; l'homme est le preneur : preneur de gibier quand il chasse31,
preneur d'épouse quand il se marie. Cette équivalence assimile le gendre dans le
groupe social et le chasseur dans la nature. Le domaine de prise du chamane
est la surnature, ensemble des instances animant les êtres naturels ou, plus
généralement, des instances symboliques liées à la nature 32. Le gibier a une
âme comme l'être humain et il existe un cycle d'échange des âmes dans lequel
le chamane joue un rôle essentiel. Il est preneur d'épouse dans la surnature
puisque le Seigneur des animaux lui donne sa fille en mariage et, par là, il
devient son gendre. Il est également chasseur d'âme, cherchant à attirer le
gibier sur sa tribu.
Dans ce cadre très généralement esquissé, l'apparence androgynique de
certains chamanes reçoit une explication qui diffère de celle, plus classique, du
cumul des sexes se rapportant à la fonction médiatique du chamane.
R.Hamayon évoque le cas des chamanes tchouktches qui se transforment en
femmes et prennent un mari, les chamanes ouzbek qui s'habillent et se
conduisent en femme lors des séances chamaniques, les chamanes yakoutes qui
fixent sur leurs costumes des seins métalliques. Le costume androgynique est,
selon elle, la seule voie d'expression du couple que forme le chamane et
l'épouse qu'il a prise dans la surnature. Le cumul des sexes autrement que
comme support de ce couple est incompatible avec la pensée des chasseurs
sibériens : la virilité du gendre et du chasseur s'oppose à la féminité du sang
menstruel, arme redoutable en même temps que substance dangereuse pour la
chasse. La femme, à cause du danger potentiel qu'elle représente, est assimilée
au gibier, réduite à un objet d'échange. Aussi le costume chamanique avec des
attributs féminins, reste un costume d'homme et le costume féminin porté par
un homme symbolise l'épouse surnaturelle.
La bisexualité du chamane est comprise ici dans un vision globale de la
société et du monde33. Les rapports hommes-femmes sont décrits dans les
mêmes termes que chez les Esquimaux. La femme est un objet d'échange, mais
31La femme n'est pas exclue de la chasse mais elle n'y joue qu'un rôle de rabattage; elle ne
peut pas tuer - donc prendre - le gibier
32R,Hamayon, op.cit., p.332
33N.Duplain-Michel, Le chamanisme: un modèle de gestion de l'aléatoire, Proceedings of
the Second European Congress on Systems Science, CES 2, Prague, 1993
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elle est nécessaire au point que le chamane, pour assurer son alliance avec le
Seigneur des animaux, prend sa fille pour épouse. La notion de gendre, associé
à celle de chasse et de virilité, ne peut se concevoir que par rapport à celle de
femme, d'épouse.
Les ethnologues, historiens des religions et anthropologues n'interprètent
pas de la même façon la bisexualité. Pour J.G.Frazer, il s'agit d'une survivance
d'un état matriarcal ou d'un comportement apotropaïque. Pour M.Eliade, on a
affaire à une figure paradoxale chargée d'exprimer la plénitude du sacré et du
divin. B.Saladin d'Anglure voit une relation faite de complémentarité et
d'antagonisme, fondant l'ordre cosmique et social. R.Hamayon inscrit cette
complémentarité des sexes dans un vaste cadre d'échanges entre la société, la
nature et la surnature. Il ne suffit pas de constater que la bisexualité est présente
dans les deux domaines que nous cherchons à comparer pour pouvoir affirmer
que Tirésias est un chamane. D'une part, parce qu'elle n'est pas la seule
composante du chamanisme et, d'autre part, parce qu'elle ne symbolise pas
toujours la même chose. Il faut comprendre son fonctionnement. Il était utile
d'observer de part et d'autre la bisexualité, car Marie Delcourt partait de cette
notion pour faire de Tirésias un chamane.
La divination