Bupsy 510 0463

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LA RÉSILIENCE : PERSPECTIVE CULTURELLE

Serban Ionescu, Eugène Rutembesa, Valérie Boucon

Groupe d'études de psychologie | « Bulletin de psychologie »

2010/6 Numéro 510 | pages 463 à 468


ISSN 0007-4403

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Pour citer cet article :


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Serban Ionescu et al., « La résilience : perspective culturelle », Bulletin de
psychologie 2010/6 (Numéro 510), p. 463-468.
DOI 10.3917/bupsy.510.0463
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bulletin de psychologie / tome 63 (6) / 510 / novembre-décembre 2010 463

La résilience : perspective culturelle


IONESCU Serban*
RUTEMBESA Eugène**
BOUCON Valérie***

Les relations entre résilience et culture peuvent D’autres facteurs, décrits par Johnson, sont : la
être abordées en discutant plusieurs aspects : les croyance que la famille constitue une source de
facteurs culturels favorisant la résilience, le rôle soutien spirituel ; le pacte avec les aînés, consi-
des systèmes traditionnels de prise en charge dans dérés comme ceux qui enseignent et comme les
le processus de résilience, les racines culturelles du gardiens de la sagesse ; l’utilisation de la langue

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concept de résilience, la résilience de certaines (ou du dialecte) d’origine ; le fait de savoir gérer
communautés soumises au stress de l’acculturation les effets de la migration, notamment le stress grave
et aux pressions de la culture dominante (Ionescu, et le deuil du pays d’origine ; la résilience indivi-
2007). Le présent article sera consacré aux deux duelle, forgée dans le contexte familial. Le système
premiers aspects. familial apparaît comme le garant de la sécurité et
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comme lieu de refuge, comme abri pour chaque


membre de la famille. Elle donne, à ses membres,
FACTEURS CULTURELS DE PROTECTION le sentiment de se sentir protégés du racisme et de
l’oppression qui existent dans la société. En même
Nous disposons actuellement de très peu de
temps, la famille permet de réaliser la socialisation
résultats de recherche concernant les facteurs cultu-
et le développement des capacités de communica-
rels favorisant la résilience. Dans une étude réalisée
tion dans un cadre culturel donné.
sur quinze familles résilientes d’origine afro-améri-
caine, mexicaine, portoricaine, sud-est asiatique et De la même manière que Johnson, Austin (1993)
amérindienne, Johnson (1995) a mis en évidence constate que, dans la culture Diné (connue aussi
une série de facteurs de protection, dont deux sont comme Navajo), le respect de Ke’e, c’est-à-dire de
considérés comme les plus efficaces. Il s’agit, tout la parenté et de l’accomplissement des obligations
d’abord, du facteur désigné, en utilisant la méta- à l’égard de la communauté, est essentiel au main-
phore de « l’arche sacrée », manière de concevoir tien du hozho, harmonie individuelle et de la
la famille comme un petit bateau à bord duquel communauté. L’interdépendance et la coopération
sont regroupés tous ses membres qui, pour navi- sont fondamentales, et la position individuelle dans
guer contre la tempête de l’adversité, pratiquent la communauté est en relation avec la mesure dans
(ainsi confinés) leurs traditions, leurs rituels et laquelle une personne est utile aux autres.
racontent les mythes de leur culture. L’attirail de Conduite dans la perspective de la résilience, une
ces rituels est constitué de la manière de se vêtir et recherche de terrain effectuée au Rwanda, par
de manger, des chansons et des danses, qui défi- Ionescu, en collaboration avec Rutembesa et Ntete
nissent la relation de chaque membre de la famille (2006), a permis de mettre en évidence une série
avec sa culture. Lors des célébrations, sont souvent de facteurs de risque et, respectivement, de protec-
utilisés des remèdes, des herbes, une certaine forme tion par rapport à l’état de stress post-traumatique.
de magie, qui permettent d’ancrer la spiritualité de Parmi les facteurs de risque, les plus fréquemment
la famille au monde des ancêtres. Le second facteur rencontrés se trouvent les conflits familiaux, les
très efficace est la reconnaissance de l’importance difficultés économiques, la présence, dans le voisi-
de la famille élargie (désignée comme « les gens nage, des anciens bourreaux (libérés ou encore
de mon village »), qui apporte, de manière incon-
ditionnelle, chaleur, soutien économique et affectif.
La famille élargie offre une large palette de
modèles de rôles positifs d’identification pour les * Université Paris 8 et Université du Québec à
Trois-Rivières.
enfants et les adolescents, et constitue une source <[email protected]>
d’appropriation de valeurs fondamentales comme ** Université nationale du Rwanda, Butare.
la dignité, la fierté, l’autonomie, la confiance et le *** Centre national de la fonction publique territo-
respect. riale, La Réunion.
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libres), l’impossibilité de pratiquer les rituels funé- forces, plutôt que les déficits et la psychopatho-
raires en l’absence des corps des tués. Parmi les logie. Dans un contexte multiculturel, Tummala-
facteurs de protection le plus souvent cités, nous Narra (2007) conçoit la relation psychothérapeu-
pouvons mentionner le soutien offert par les tique comme un facteur significatif, lorsqu’on aide
membres de la famille et de la communauté, une personne à mobiliser et à utiliser ses capacités
l’implication dans un travail associatif et une de résilience.
pratique religieuse. Le rôle des systèmes traditionnels de prise en
Un aspect intéressant concernant les stratégies charge peut être discuté, aussi bien lors d’interven-
utilisables pour favoriser la résilience, cette fois-ci tions individuelles que communautaires. L’étude
dans le contexte de la vie quotidienne et des tracas des conséquences du génocide rwandais sur la santé
qui lui sont inhérents, est la croyance en les forces mentale des survivants montre que de nombreuses
du personnage-dieu indien aymara de Bolivie et des personnes présentant des troubles psychologiques
pays avoisinants, Ekeko. Les offrandes qui lui sont s’adressent à des thérapeutes traditionnels. Cette
faites assurent, dit-on, la prospérité. Les alasitas demande s’explique aussi bien par la place
(mot aymara qui veut dire « achète-moi ») sont des qu’occupent au Rwanda les thérapies tradition-
miniatures de toutes sortes d’objets, qui se vendent nelles que par le nombre très réduit de psycholo-
dans des marchés et des foires, au début de la saison gues cliniciens et de psychiatres.
des pluies et, à La Paz, plus spécialement le
Parmi les pratiques, que les guérisseurs tradition-

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24 janvier. Ces miniatures représentent les rêves
nels appliquent aux personnes atteintes de troubles
qu’on souhaite voir se réaliser dans l’année. Leur
psychologiques, nous pouvons citer le rituel
achat permet d’attendre, d’espérer et de mieux faire
kubandwa. Il s’agit d’une pratique, qui a pour but
pour transformer ses rêves en réalités.
de supplier Imana (le dieu créateur), d’apporter la
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L’évolution du contexte social s’exprime, aussi, paix aux familles, d’accorder ses faveurs ou de
au plan des facteurs culturels de protection. Rappe- guérir une maladie. En tant que pratique thérapeu-
lons que, depuis longtemps, nous savons que tique, le culte de kubandwa est indiqué pour guérir
certains jeunes en difficulté, ayant à affronter seuls une maladie « jetée » par les imandwa (dieux,
l’adversité, ont recours à un « ami imaginaire ». hiérarchiquement subordonnés à Imana) ou les
Dans le contexte actuel, de plus en plus de ancêtres, et pour prévenir une maladie que le théra-
personnes fréquentent le second life, cet univers peute traditionnel déclare comme imminente ou
étrange situé quelque part dans le cyberespace, où dont il prévoit l’apparition après un laps de temps.
se téléportent des millions de Terriens et, chaque
Les demandes à Imana se font par l’intermé-
jour, il en débarque davantage. C’est un ersatz de
diaire de Ryangombe, le favori de dieu, qui lui a
planète Terre, qui, petit à petit, se meuble (en
donné des dons exceptionnels lui permettant
faux !) de tout ce qui nous casse les pieds (en
d’accomplir des exploits hors du commun. De nos
vrai !) : spéculation, banques, publicité, pornogra-
jours, le rituel a subi de multiples modifications et
phie, réunions politiques, etc. Et c’est dans cet
ce culte ne se pratique plus en plein jour. Les prépa-
univers que certains individus se créent des person-
ratifs, les rites d’initiation, tout se déroule pendant
nages faisant fonction d’interlocuteurs, de confi-
la nuit et dans la maison. Les rituels autour de
dents ou de... tuteurs de résilience !
l’arbre sacré, l’érythrine, ne dépassent pas une
heure et les manifestations sonores se font
PRATIQUES TRADITIONNELLES discrètes.
DE PRISE EN CHARGE INDIVIDUELLE
ET RÉSILIENCE Une prise en charge individuelle à la Réunion

Une nouvelle manière d’examiner les relations Le rôle des systèmes traditionnels de prise en
entre résilience et culture est d’étudier les pratiques charge individuelle sera illustré à l’aide d’un
traditionnelles de soins. Cette étude soulève une exemple, celui de Camille, telle que soignée en ce
autre question importante au plan théorique : début du XXIe siècle dans l’Île de la Réunion.
quelles sont les relations entre résilience et psycho- Camille a 17 ans et, malade depuis plusieurs
thérapie ? Un début de réponse nous est offert par mois, elle a dû quitter l’école. Jusqu’à l’âge de
Norine Johnson (2003), qui considère que le lien 14 ans, tout allait bien pour Camille. Lorsqu’elle
entre psychothérapie et résilience serait constitué est en troisième, sa famille est frappée par trois
par la conception thérapeutique fondée sur les décès : deux tantes et un oncle maternels de
forces de la personne. La thèse de l’application des Camille. Cette dernière est particulièrement
connaissances issues de l’étude de la résilience affectée par la disparition de son oncle (jeune et
dans la pratique du counseling et de la psychothé- en apparente bonne santé !), avec lequel elle entre-
rapie est centrale dans l’ouvrage de Glicken (2006), tenait une relation privilégiée. Lorsque l’année
qui plaide en faveur d’une thérapie fondée sur les scolaire s’achève, sa sœur aînée part pour la
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métropole où elle va poursuivre ses études. Ainsi, nouée 2, afin de capter toute la force nécessaire
la même année, Camille perd trois membres de sa pour lutter contre l’esprit malveillant.
famille et doit se séparer de sa seule et unique Les objets préparés par le gramoun à partir des
sœur. moitiés de citron et enveloppés de tissu rouge, sont
À partir de cette époque, il est possible de noter, des « garantis », destinés à protéger, tant Camille
sur une période de trois ans, un isolement que le gramoun lui-même, des attaques possibles
progressif allant jusqu’au retrait total et au de l’esprit, qui tentera de se défendre avant d’être
mutisme. Camille perd, petit à petit, l’intérêt chassé.
qu’elle portait à ses amis, aux études et aux loisirs. Sur indication du gramoun, le zanfandker inter-
Incapable de se concentrer sur le moindre travail pelle l’esprit. C’est, ensuite, le gramoun, qui
scolaire, elle abandonne ses études à l’âge de 16 l’interpelle à son tour. Madame Marie isole, avec
ans. Elle a le sentiment d’être agie de l’extérieur sa main gauche, une mèche des cheveux de Camille
et vidée à l’intérieur. Parfois, on la surprend en (au-dessus du crâne, à l’arrière) et tient, de sa main
train de deviser avec un interlocuteur invisible. droite, une paire de ciseaux. Dans un souffle de
À l’âge de 17 ans, Camille est reçue dans un Camille, l’esprit finit par décliner son identité : il
temple par une guérisseuse traditionnelle d’origine s’appelle Marcel et vient du cimetière de Saint Leu.
malgache, Madame Marie. Celle-ci est désignée Le gramoun lui demande s’il est prêt à partir et
sous le nom de gramoun 1, dès l’instant où, en l’esprit répond, toujours par la voix de Camille,

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transe, elle est investie par l’esprit d’un des ancê- « oui ». Madame Marie coupe alors la mèche
tres avec lesquels elle « travaille » et devient, alors, qu’elle tenait de sa main gauche et l’enfonce dans
son enveloppe corporelle. En recevant Camille, le un bocal.
gramoun fait son diagnostic : « Elle a un esprit Camille est ensuite introduite à l’intérieur du
dessus elle ». Cet esprit se nourrit de sa substance,
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temple. Elle tremble, elle est glacée. Peu à peu,


il vit à travers elle, a envahi son corps et paralyse elle se détend, essuie ses larmes et sourit. Le
son esprit. gramoun prescrit une composition à base de cinq
Le rituel thérapeutique commence par la prépa- plantes pour un bain de purification, que Camille
ration d’un karédflèr (carré de fleurs), préalable à devra faire durant cinq jours de suite. Elle donne,
la mise en place du karédfé (carré de feu). Le également, une ordonnance à base de trois plantes
zanfandkér (assistant ou enfant de chœur) dispose, pour ceux qui ont touché Camille.
devant le temple, des pétales qui forment un Comme Camille reste fragile et pourrait consti-
rectangle. Des carrés de camphre sont ensuite tuer une proie de choix pour d’autres « âmes
placés aux quatre coins, ainsi qu’au milieu de errantes », le gramoun demande à son assistant de
chaque côté. Pendant ce temps, le gramoun a lui donner un bouton de rose blanche, de celles qui
préparé deux demi-citrons, qu’il a enrobés de ont été déposées sur l’autel des ancêtres. L’assis-
cougon (mélange de cendres et d’encens) et qu’il tant coupe la tige au ras de la corolle et la tend
a noués dans deux bandes de tissu rouge. Camille au gramoun, qui s’en saisit et verse un peu de
est ensuite amenée à l’intérieur du karédflèr et les parfum « Pompéïa » à l’intérieur du bouton puis
morceaux de camphre sont allumés. La ceinture de le retourne pour ôter le trop plein. Le gramoun
feu ainsi créée délimite les mondes sacré et enfume la fleur en soufflant longuement à trois
profane. Seuls, Camille, le gramoun et le reprises la fumée de sa cigarette sur le cœur de la
zanfandkér, se trouvent à l’intérieur du karédfé. rose. Il enroule une bande de papier autour du
Tout au long de la cérémonie, le feu ne doit pas bouton de rose et ferme les extrémités. Il tend la
s’éteindre. proteksion (synonyme créole de garanti) à Camille
Le gramoun noue, ensuite, un des tissus rouges en lui disant : « Tu dois porter ça sur toi tout le
à la cheville gauche de Camille et l’autre à sa temps, le plus près possible ou sinon dans une
taille. Elle transmet ainsi, à travers le citron noué, poche... Tu l’enlèveras seulement pour prendre ton
la force qu’elle détient. C’est une sorte de bain (de purification) et ensuite tu le remettras...
capteur-conducteur de la force sacrée, transmise Tu dois le garder jusqu’à ce que je te donne le
par l’ancêtre. Le gramoun a placé un autre tissu garanti, demain, à la fête de Marliémen ». Avant
rouge, contenant un demi-citron près de sa ceinture de donner à Camille le garanti provisoire, Madame
Marie avait dénoué les tissus rouges et avait jeté
les citrons à l’extérieur du temple.

1. Le mot gramoun veut dire personne âgée ou grand-


parent. Accompagné du qualificatif vié (vieux), gramoun 2. La ceinture nouée intronise la guérisseuse ; elle
désigne les ancêtres, plus précisément les défunts, morts porte en elle les esprits de tous les ancêtres avec lesquels
âgés, dont on a gardé la mémoire. Ils sont considérés le gramoun travaille. C’est un attribut fondamental du
comme les protecteurs de leur descendance. pouvoir.
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Le lendemain, le gramoun remet, à Camille, une Depuis une dizaine d’années, apparaît, lorsqu’on
chaîne en argent, que celle-ci lui avait confiée, aborde la question des effets d’événements graves,
quelques jours auparavant. La chaîne en question pouvant entraîner l’apparition de manifestations clini-
avait été placée, pendant trois jours, dans un vase ques caractéristiques de l’état de stress post-trauma-
en étain (koudam), sur lequel a été dite la prière, tique, la formulation « essai de guérir une société
vase intégré, ensuite, dans la cérémonie de la fête traumatisée » (Friedman, 2000). Une telle formula-
de Marliémen. tion soulève la question de la possibilité de traiter un
grand nombre de personnes et, implicitement, de
Trois ans après, nous obtenons des informations
prévenir, chez celles qui ne présentent pas tous les
sur l’évolution de Camille. Elle a, peu à peu,
symptômes, l’apparition du tableau complet de l’état
recouvré la santé, l’appétit, le sommeil, sa capacité
de stress post-traumatique (Ionescu, 2004a).
à se déplacer et à communiquer. Elle retrouve sa
L’examen des méthodes utilisées est particulièrement
vigueur, suffisamment pour partir seule pour la
intéressant, lorsqu’on aborde les liens entre résilience
métropole afin de rejoindre sa sœur. À son retour,
et culture, dans la perspective des interventions
elle reprend progressivement goût à la vie. Début
professionnelles favorisant la résilience, ce que
2008, elle est une jeune fille de 20 ans, qui prend
Ionescu (2004b) désigne comme « résilience
soin de son apparence, elle se maquille, se fait
assistée ».
coiffer chaque semaine. Elle a un nouveau cercle
d’amis, va parfois passer avec eux quelques jours Après le génocide perpétré au Rwanda, le juge-

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hors de la maison. Elle fait partie d’un groupe de ment de plus de 120 000 personnes, présumées
hip-hop, elle s’entraîne deux fois par semaine et se coupables d’avoir participé, sous une forme ou une
produit en spectacle à l’occasion. Elle a commencé autre, aux événements de 1994, a conduit les auto-
à apprendre à conduire et pense passer son permis rités à s’orienter vers une forme traditionnelle de
dans le courant de l’année. Professionnellement, justice, connue sous le nom de gacaca (prononcer
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elle s’inscrit dans un projet familial d’ouverture « gachacha »). Ce mot signifie « gazon » dans la
d’un commerce. Depuis un an, elle est fiancée à langue locale (le kinyarwanda) et, par extension,
un jeune homme, actuellement en formation à la réunion des voisins assis sur l’herbe, lorsqu’ils
l’université. À l’occasion des fêtes religieuses, elle tranchent des litiges entre habitants du voisinage.
revoit Madame Marie et elles évoquent alors tout Dans le temps, le gacaca servait à juger des conflits
le chemin parcouru. locaux mineurs, fonciers civils ou pénaux, de pâtu-
rage, de famille, de contrats. Son objectif principal
Une place importante dans le rituel thérapeutique, était la recherche de la vérité, puis la réconciliation
dont a bénéficié Camille, est occupée par les des parties.
garantis. Selon Chaudenson, Carayol et Barat
(1981), le garanti ou garde-corps se présente sous Selon le « Guide de santé mentale dans le
des formes voisines de celles des scapulaires. Un contexte gacaca », édité par le ministère rwandais
sachet d’étoffe contient l’objet magique et le préserve de la Santé (2004), le processus gacaca pourrait
des regards (y compris de celui du porteur du garanti, avoir des retombées positives sur la santé mentale
qui ignore ce que le sachet contient). Les objets des Rwandais. Ces retombées peuvent être engen-
renfermés dans le sac sont de nature très diverse. drées, d’une part, par le fait que les victimes
peuvent ressentir de l’espoir, plus de sécurité, un
L’examen du rituel thérapeutique présenté montre sentiment de solidarité et, d’autre part, par la créa-
que la protection prend des formes différentes tion de nouveaux liens, par le fait de recevoir des
– concrètes et symboliques – parmi lesquelles, dans compensations matérielles et de l’aide en rapport
le cas de Camille, on peut citer les carrés (le karéd- avec leurs handicaps. Nos observations nous ont
flèr et le karédfé), ainsi que les garantis (provisoire permis, toutefois, de constater que les procès
et permanent). Il s’agit d’objets-tuteurs de résilience gacaca avaient aussi des effets négatifs, se mani-
qui, non seulement, protègent Camille, mais engen- festant par une réactivation de la symptomatologie
drent aussi des pensées positives quant à son avenir. liée au traumatisme subi.
Par le port de cette protection, Camille se sait accom- Les procès gacaca risquent, toutefois, de raviver
pagnée, soutenue et peut se permettre, par la les blessures psychiques résultant des événements
confiance retrouvée, de réaliser des actions qui la vécus et de s’accompagner d’une recrudescence des
portent vers l’extérieur. manifestations de l’état de stress post-traumatique,
comme cela est souvent le cas lors de la période
SYSTÈMES TRADITIONNELS de commémoration du génocide. Conscientes de
COLLECTIFS DE PRISE EN CHARGE ces implications, les autorités rwandaises ont
ET RÉSILIENCE élaboré un plan stratégique d’interventions psycho-
sociales, qui définit les actions à mener, en vue de
Les systèmes traditionnels de soins ne sont pas prévenir ou de minimiser les problèmes de santé
utilisés uniquement lors d’interventions individuelles. mentale qui peuvent apparaître.
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Des systèmes traditionnels comparables sont – Le pardon représente la décision volontaire de


rencontrés dans d’autres pays africains. Citons, au s’abstenir de réactions de colère, de vengeance ou
Burundi, le bushingantahe, institution judiciaire d’une quête de justice. Cet opérateur a beaucoup
ancienne, proche du gacaca et, en Afrique du Sud, été étudié sur différentes populations, surtout
l’inkundla, système traditionnel de justice, créé depuis le développement d’outils destinés à
durant l’époque pré-coloniale, quand les chefs l’évaluer, comme l’Inventaire d’Enright, instru-
jugeaient des infractions civiles et criminelles ment auto-administré. Cet inventaire s’adresse à
mineures. Tout comme le gacaca, l’inkundla cher- trois composantes du pardon : les comportements
chait la résolution des conflits et la réconciliation. de la personne, qui a subi le tort, à l’égard de la
personne qui l’a commis, l’élaboration cognitive
Par quels moyens ces différents systèmes tradi- des faits et des comportements et, enfin, la compo-
tionnels contribuent-ils à la guérison des popula- sante affective (l’absence d’affects négatifs et la
tions vivant dans des sociétés traumatisées, et à présence de sentiments de compassion, de bienveil-
l’installation, chez certains de leurs membres, de lance et, même, d’affection à l’égard de l’auteur
la résilience ? Quatre opérateurs thérapeutiques des torts). La recherche sur le pardon a mis en
peuvent être mentionnés en réponse à cette ques- évidence des différences individuelles et a apporté
tion : le témoignage, le pardon, le soutien et la répa- des preuves – notamment sur des populations
ration (Ionescu, 2004a). d’anciennes victimes d’inceste ou d’adolescents

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privés d’affection parentale – que le pardon
– Le témoignage. Bien que certaines données, s’associe à une meilleure santé mentale.
émanant d’études non-contrôlées, tendent à montrer
que la thérapie « par témoignage » réduit les symp- – Le soutien revêt différentes formes. Il peut être
tômes psychiatriques présents chez des survivants psychologique, médical, religieux. La religion
constitue une source de soutien, aussi bien spirituel
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d’atteintes aux droits de l’homme, les effets du


témoignage restent, en grande mesure, à prouver. que matériel, pratique. Selon Pearlman et Staub
Même si l’on considère que le témoignage est utilisé (2001), pour qu’il y ait guérison et, par la suite,
comme technique thérapeutique dans la pratique réconciliation, il est nécessaire d’offrir de l’aide
clinique, il convient de noter qu’il y a une différence psychosociale. Cette aide est apportée par des
importante entre ce témoignage et celui qui est conseillers en traumatisme, appartenant à la popu-
rencontré lors des travaux publiques de la Commis- lation autochtone et formés par des experts en
sion pour la vérité et la réconciliation d’Afrique du matière de traumatisme. Les conseillers intervien-
Sud. Dans ce cas, le témoignage a lieu devant un nent auprès des chefs communautaires formels ou
groupe de commissaires, devant un auditoire qui potentiels (qui servent, à leur tour, de relais auprès
inclut des journalistes et, souvent, avec une couver- de la population générale) et s’occupent des
ture télévisée en direct. Deux composantes du témoi- personnes présentant des troubles.
gnage sont considérées comme cruciales dans le – La réparation peut se faire sous différentes
processus de guérison : 1o l’articulation, par la formes et ne devrait pas être considérée comme
parole, des faits, des événements, des détails de devant être spécifiquement financière. Les victimes
l’expérience traumatique ; 2o l’expression des ont besoin de réparation pour sentir la fin de
aspects émotionnels du traumatisme. Le témoignage l’oppression et pour considérer qu’elles ont, enfin,
créé la possibilité de canaliser, de manière construc- la chance de pouvoir vivre une vie convenable. Un
tive, des émotions négatives fortes, comme la colère. « fantasme de compensation », décrit par Herman
En outre, sous la forme d’une déclaration écrite, le (1992) chez les survivants, alimenté par le « désir
témoignage constitue une forme de reconnaissance de victoire sur l’auteur du crime », permet d’effacer
de la souffrance de la victime. De nombreuses l’humiliation du traumatisme. Un tel fantasme
personnes, qui ont témoigné, ont fait état d’un effet inclut plus d’éléments de « victoire » psycholo-
cathartique. Si la catharsis est souvent vécue comme gique ou symbolique (reconnaissance du tort,
positive et offre un soulagement symptomatique à excuse, humiliation publique de l’auteur du crime)
court terme, est-elle thérapeutique et, si oui, la que de gain matériel.
guérison ainsi obtenue sera-t-elle durable ? En règle
générale, la catharsis est efficace uniquement lors *
de problèmes relativement légers. Dans le cas des * *
troubles plus sévères, elle n’arrive même pas à
produire un soulagement symptomatique et risque Si la résilience peut et doit être considérée
d’augmenter l’intensité du vécu du patient. La comme une capacité et un processus psychologique
catharsis peut être efficace uniquement en tant à caractère universel, mis en marche chez certaines
qu’élément du processus thérapeutique, dans le personnes, groupes ou communautés, pour faire
cadre d’une relation de confiance avec un thérapeute face à l’adversité, aux traumatismes, les données
attentif et acceptant, dans un environnement sûr. disponibles dans la littérature et celles présentées
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dans cet article montrent que le contexte culturel d’expression de la résilience et qu’il y a des facteurs
apporte des inflexions, des nuances aux modes de protection culturellement spécifiques.

RÉFÉRENCES

AUSTIN (Raymond).– Freedom, responsibility and Psychopathologies et société, traumatismes, événements


duty : ADR and the Navajo peacemaker court, The judges et situations de vie, Paris, Vuibert, 2006, p. 81-102.
journal, 32, 2, 1993, p. 8-11, 47, 48. IONESCU (Serban).– Résilience et culture, Conférence
CHAUDENSON (Robert), CARAYOL (Michel), BARAT au 2e Forum international « Sécurité psychologique, rési-
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