Texte Frédéric Epaud Bilan Charpente NDP PDF

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 6

La charpente de Notre-Dame de Paris : état des connaissances et réflexions diverses

autour de sa reconstruction.
Par Frédéric Epaud, chercheur CNRS (LAT CITERES, UMR 7324, Tours)

Suite à l’émotion suscitée par l’incendie de Notre-Dame, de nombreux commentaires


contradictoires voire ubuesques ont circulé à propos de la charpente disparue, des bois qu’il
fallait sécher plusieurs années pour être utilisés et des forêts entières qu’il fallait raser pour la
construire ou la reconstruire. Il est donc utile de faire un état des connaissances sur la charpente
et les bois utilisés à Notre-Dame au XIIIe siècle ainsi que sur les possibilités de reconstruire
une charpente en bois selon les techniques en vigueur au Moyen Âge.

Quels sont les études faites sur la charpente gothique de Notre-Dame ?


Fort heureusement, des relevés architecturaux précis des structures médiévales avaient été
réalisés en 2015 par R. Fromont et C. Trentesaux, dont une courte synthèse a été publiée en
2016 dans la revue Monumental, en complément de ceux faits en 1915 par H. Deneux et d’un
mémoire de DEA réalisé en 1995 par V. Chevrier portant sur la dendrochronologie. De plus,
un scanner de la charpente a été effectué en 2014 par l’entreprise Art Graphique et Patrimoine
(150 scans). Le relevé complet et précis de la charpente a donc bien été réalisé. La disparition
de cette charpente représente néanmoins une immense perte scientifique pour la connaissance
des constructions en bois du XIIIe siècle car son analyse archéologique, tracéologique et
dendrologique restait à faire. De nombreuses études complémentaires auraient méritées d’être
faites pour comprendre le fonctionnement des structures, les procédés de mise en œuvre et de
levage, les types d’assemblage, les phases de construction et de reprises, l’organisation du
chantier et sa progression. Les datations dendrochronologiques effectuées en 1995 restent
imprécises et devaient être affinées pour dater à l’année près les différentes campagnes du
chantier et les restaurations. L’étude dendrologique méritait aussi d’être réalisée pour connaître
la provenance des bois, le profil des chênes abattus (morphologie, âge, croissance...) et par là
même l’état des forêts exploitées au XIIIe siècle. Cette étude reste donc à faire à partir des
documents existants et des restes calcinés. Cette perte est d’autant plus grande que ce n’est pas
une mais trois charpentes gothiques qui ont disparu : celle construite sur le chœur vers 1220,
celle qui appartenait à la première charpente des années 1160-1170 dont les bois furent
réemployés, et celle de la nef (1230-1240 ?) qui était bien plus perfectionnée que celle du
chœur. Celles des deux bras du transept, de la flèche et les travées du vaisseau central
limitrophes à la flèche dataient des travaux de Lassus et Viollet-le-Duc au milieu du XIXe
siècle.

Le bois d’œuvre et la forêt exploitée au XIIIe siècle


Les documents à notre disposition et les études des autres grandes charpentes du XIIIe siècle
permettent de répondre à certaines questions. Les bois utilisés dans les charpentes médiévales
ne furent jamais séchés pendant des années avant d’être utilisés mais taillés verts et mis en place
peu après leur abattage. Il s’agissait de chênes provenant des forêts les plus proches appartenant
vraisemblablement à l’évêché. Chaque poutre est un chêne équarri (tronc taillé en section
rectangulaire) à la hache en conservant le cœur du bois au centre de la pièce. La scie n’était pas
utilisée au XIIIe siècle pour la taille des poutres. Les chênes abattus correspondaient
précisément aux sections recherchées par les charpentiers et leur équarrissage se faisait a
minima au plus près de la surface du tronc avec peu de perte de bois. Les bois ainsi taillés ont
une meilleure tenue que les bois sciés qui se déforment en séchant. Les courbures naturelles du

1
tronc étaient donc conservées à la taille ce qui n’était en rien un handicap pour les charpentiers
du XIIIe siècle.
On estime que la construction de la charpente gothique de la nef, du chœur et du transept de
Notre-Dame a consommé autour de 1000 chênes. Environ 97 % d’entre eux étaient taillés dans
des fûts d’arbres de 25-30 cm de diamètre et de 12 m de long maximum. Le reste, soit 3 %
seulement, correspondait à des fûts de 50 cm de diamètre et de 15 m maximum pour les pièces
maîtresses (entraits). Ces proportions sont similaires à celles mesurées dans les charpentes du
XIIIe siècle des cathédrales de Lisieux, Rouen, Bourges, Bayeux. Outre leur faible diamètre, la
majorité de ces chênes étaient jeunes, âgés en moyenne de 60 ans avec des croissances rapides
d’après les études dendrochronologiques menées sur la plupart des charpentes du XIIIe siècle
du Bassin parisien. On est donc bien loin de l’image d’Epinal des énormes chênes au tronc épais
et vieux de plusieurs siècles.
Ces arbres jeunes, fins et élancés provenaient de hautes futaies où la densité du peuplement était
maximale et où la forte concurrence entre les chênes les a contraints à pousser très rapidement
vers la lumière en hauteur, non en épaisseur. Ces futaies médiévales, gérées selon une
sylviculture spécifique qui était basée sur une régénération par coupe à blanc et recépage, et sur
l’absence d’éclaircie pour conserver l’hyperdensité du peuplement, produisaient massivement
et rapidement des chênes parfaitement adaptés à la construction en bois et aux techniques de
taille à la hache. Pour ces raisons, les surfaces forestières sollicitées par ces grands chantiers ne
représentaient que quelques hectares seulement : à peine 3 hectares pour les 1200 chênes de la
charpente de la cathédrale de Bourges. On est donc là encore bien loin des légendaires
défrichements de forêts entières pour la construction des cathédrales gothiques…

La structure de la charpente
Au début du XIIIe siècle, les maîtres charpentiers étaient confrontés à des difficultés jusqu’alors
inédites, liées au gigantisme des cathédrales gothiques et surtout aux difficultés d’adapter la
charpente à des murs minces percés de grandes verrières et à la forte poussée des vents sur des
toitures de plus en plus hautes et pentues. Ce défi était d’autant plus ardu que les charpentes
dites à « chevrons-formant-fermes » de l’époque généraient d’importantes poussées latérales
sur les murs et que les bois utilisés étaient fins et donc flexibles. Le maître charpentier de Notre-
Dame a su relever ce défi avec brio en concevant une structure complexe mais équilibrée, stable
pour elle-même et pour les murs, avec de nombreux dispositifs de raidissement au sein des
fermes, des renforcements des entraits, un doublement de la triangulation, des systèmes de
moises pour soulager les bois lourds, des travées courtes pour réduire les poussées latérales des
fermes secondaires sur les murs, des reports de charges de ces dernières sur les principales par
des liernes latérales et axiales, une pente forte et d’autres techniques pour rendre la structure
stable et répartir de façon homogène les charges sur les murs. Il n’a pas hésité à charger la
structure de tous les dispositifs nécessaires avec des centaines de pièces secondaires, la rendant
bien plus dense que la plupart des charpentes de son temps ce qui lui a donné sur surnom de
« forêt ». Le maître d’œuvre a su faire une parfaite synthèse de toutes les expérimentations
réalisées sur les grands chantiers en cours de son époque. Il fut certainement l’un des plus grands
et des plus audacieux maîtres charpentiers de son temps. La charpente du XIIIe siècle de ND
figurait parmi les plus grands chefs d’œuvre de la charpenterie gothique française par sa
complexité technique et son exceptionnel état de conservation.

2
Cathédrale Notre-Dame de Paris, charpente de la nef, vers 1220 (C.R.M.H. 1982)

Le temps nécessaire à la réalisation d’une charpente à chevrons-formant-fermes est connu et


n’est pas si important que l’on imaginerait. La construction de la charpente du XIIIe siècle de
la cathédrale de Bourges aurait réclamé seulement 19 mois de travail pour une équipe de 15-20
charpentiers, de l’équarrissage des 925 chênes au levage des fermes.

Quid des vestiges ?


A l’heure actuelle, un collectif de chercheurs regroupant spécialistes des charpentes,
anthracologues, dendrologues, écologues, climatologues, biogéochimistes s’est attelé à la mise
en place d’un projet de recherche destiné à collecter et étudier les restes calcinés de la charpente,
le jour où ceux-ci seront accessibles. Il est d’ores-et-déjà dans l’esprit de tous, services
patrimoniaux, architectes, élus et chercheurs que les vestiges de la charpente seront préservés
après étude à des fins conservatoires.

Reconstruire aujourd’hui une charpente du XIIIe siècle ?


S’il est indécent aujourd’hui de parler de reconstruction alors même que le cadavre calciné de
la charpente gît encore sur les voûtes, il nous semble toutefois nécessaire de présenter quelques
faits et suggestions qui serviront peut-être au débat plus tard. Cette question revêt trois aspects :
les bois, la structure et les techniques.

Avec quels bois ?


Concernant le bois d’œuvre nécessaire. Comme dit plus haut, les bois utilisés au XIIIe siècle à
ND sont pour 97 % de faible diamètre (25-30 cm) et de 12 m de long maximum ce qui
correspond à des « petits » chênes, facile à trouver. L’abattage de 1000 chênes ne représente
pas un inconvénient puisque le pays dispose de la plus grande forêt d’Europe avec 17 millions
d’ha de forêts dont 6 millions en chênaies, en constante augmentation depuis des années. Le
prélèvement ne se ferait certainement pas par coupe rase comme on l’avait souvent répété
puisque les futaies actuelles sont différentes de celles du XIIIe siècle (dont 3 ha suffisaient) et
que ces « petits » chênes sont dispersés dans les peuplements actuels. Leur abattage se ferait
donc par furetage avec des coupes individuelles ciblées au sein des futaies, limitant ainsi
l’impact écologique sur les écosystèmes forestiers. Rappelons que la fabrication du bateau
L’Hermione a prélevé par furetage 2000 chênes, soit le double que pour Notre-Dame, sans que
cela n’ait causé le moindre souci environnemental.
La reconstruction d’une charpente en chêne permettrait de valoriser la filière forestière française
qui connaît aujourd’hui des difficultés en raison de la sous-exploitation des futaies et de
l’exportation massive du bois brut notamment vers la Chine. Aujourd’hui, l’emploi d’un

3
matériau biosourcé, travaillé selon des techniques traditionnelles, serait un signe fort de notre
époque dans le choix d’une gestion raisonnée et écologique de nos ressources naturelles et d’une
économie verte tournée vers le savoir-faire artisanal.

Quelle charpente restituer ?


Avant de proposer une reproduction à l’identique, il est nécessaire de savoir si les maçonneries
peuvent supporter à nouveau une charpente de poids identique avec les mêmes modalités de
répartition des charges sur les murs.
Par le passé, la reconstruction des charpentes incendiées sur les cathédrales a souvent reproduit
à l’identique l’originale du XIIIe siècle comme sur les cathédrales de Meaux en 1498, de Rouen
en 1529 puis en 1683, de Lisieux en 1559 ou au XIXe siècle sur de nombreux monuments
historiques. Certes, il existe tout autant des charpentes refaites à neuf sans tenir compte de
l’originale pour des raisons économiques.
La restitution de la « forêt » gothique est possible puisque le relevé complet et précis de la
charpente existe même s’il reste encore à définir les rajouts ultérieurs pour restituer son aspect
originel. La structure de la flèche est également connue grâce à une maquette des compagnons
charpentiers. Techniquement, la possibilité est donc offerte.
Le choix d’apposer l’empreinte de notre temps sur Notre-Dame est aussi légitime comme le
rappelle l’article 9 de la Charte de Venise tant qu’elle respecte l’harmonie et la composition de
l’ouvrage. Si l’ambition des maîtres d’œuvre a toujours été de magnifier la cathédrale par des
réalisations remarquables, il faut reconnaître que pour les charpentes l’exercice ne fut pas
toujours une réussite. Les charpentes récentes utilisent des bois sciés dans des structures
pragmatiques, économiques et sans aucune réelle beauté comparée à celles du XIIIe siècle. Les
charpentes en métal de la cathédrale de Chartres et en béton de celle de Reims peuvent être
considérées comme de beaux ouvrages mais la question de leur pérennité pluriséculaire reste à
prouver et celle de la transmission du savoir-faire technique des « bâtisseurs » des cathédrales
se pose encore plus, sachant que d’autres monuments contemporains peuvent y répondre sans
poser de problème éthique, comme les gares ou les aéroports.
Outre le matériau et la forme, le débat doit surtout prendre en compte les techniques à utiliser.

Quelles techniques mettre en œuvre aujourd’hui ?


Si les formes des charpentes ont évolué de siècle en siècle, les techniques de taille manuelle à
la hache, dites traditionnelles, sont restées quant à elles identiques du Moyen Âge jusqu’au
début du XXe siècle. Contrairement à une idée largement répandue, ces techniques ne sont
quasiment plus utilisées aujourd’hui dans les grandes entreprises de charpenterie du fait de la
modernisation nécessaire et de l’amélioration des outils d’usinage numériques et des machines-
outils électriques. Les entreprises des Monuments Historiques et les compagnons charpentiers
n’équarrissent plus les bois à la hache et s’approvisionnent directement en scierie. Seules
quelques rares entreprises artisanales pratiquent encore la taille à la doloire, cherchant à
maintenir la transmission d’un savoir-faire pluriséculaire et l’essence même de leur métier par
la maîtrise de toute la chaîne opératoire : de la sélection de l’arbre en forêt, sa taille manuelle,
à sa pose. Ces techniques traditionnelles sont pourtant économiquement viables et rentables
pour ces petites entreprises. La différence entre un ouvrage fait selon la tradition et les
techniques industrielles est pourtant sans équivoque puisque les bois équarris à la hache sont
plus solides et de meilleure tenue que ceux sciés, ils se déforment bien moins au séchage, les
bois courbes sont employés, les pertes sont minimes, l’ouvrage est plus beau en respectant les
formes naturelles du tronc et, surtout, les charpentiers y retrouvent l’amour de leur métier. Ceci
explique le succès des chantiers traditionnels comme Guédelon ou ceux des « charpentiers sans
frontières » qui réunissent jusqu’à 60 charpentiers professionnels venus du monde entier pour
restaurer un ouvrage (https://www.youtube.com/watch?v=1T7xBH7ZEN4). Depuis peu, des

4
conservateurs des Monuments Historiques et des architectes réclament que les bois soient
travaillés selon les techniques traditionnelles à la doloire pour la restauration de charpentes
anciennes comme pour l’Aître Saint-Maclou à Rouen mais peu d’entreprises peuvent encore y
répondre. Elles ont besoin de formation pour réapprendre ces techniques, ce qui est justement
proposé par le projet de loi du gouvernement pour la restauration de Notre-Dame.
Dans l’hypothèse où les choix de restauration se porteraient sur une charpente en bois, on peut
imaginer un chantier-école de ce type sur le parvis de Notre-Dame, avec des dizaines de
charpentiers équarrissant à la hache des grumes et taillant les bois manuellement selon les règles
ancestrales du métier, qui permettrait aux entreprises de renouer le lien avec un savoir-faire
pluriséculaire, dans l’esprit et la continuité des chantiers des cathédrales. Un tel chantier serait
sans nul doute spectaculaire et très émouvant auprès du grand public car il témoignerait du
respect de notre époque pour un patrimoine gestuel et technique qui se doit d’être préservé
comme élément de notre identité culturelle et encore plus sur l’un des monuments les plus chers
à la nation. Quant au type de charpente, un compromis entre une structure en bois d’inspiration
médiévale et contemporaine, employant les techniques de la charpenterie traditionnelle héritée
du XIIIe siècle mérite réflexion, ce qui permettrait en même temps de valoriser nos ressources
forestières selon une éthique écologique très ancrée dans le XXIe siècle.

Chantier traditionnel « Charpentiers sans frontière », Aclou (Eure), 2016 (Cl. F. Epaud).

5
Bibliographie :

Chevrier V., La charpente de la cathédrale Notre-Dame de Paris à travers la


dendrochronologie, mémoire de DEA, Université de Paris-Sorbonne, Paris IV, 1995.
C.R.M.H., Charpentes XIIIe siècle, vol. 2, Ministère de la Culture, Direction du Patrimoine,
Paris, 1982.

Deneux H., 1927, « L'évolution des charpentes du XIe au XVIIIe siècle » dans L'Architecte, p.
49-53, 57-60, 65-68, 73-75 et 81-89.

Epaud F. (A paraître 2019) « Les forêts et le bois d’œuvre au Moyen Âge dans le Bassin
parisien » dans La forêt au Moyen Âge, Les Belles Lettres, Paris.

Epaud F., La charpente de la cathédrale de Bourges. De la forêt au chantier, PUFR, Coll.


Perspectives historiques », Tours, 2017.

Epaud F., De la charpente romane à la charpente gothique en Normandie, Publications du


CRAHM, Caen, 2007.

Fromont R. et Trenteseaux C., « Le relevé des charpentes médiévales de la cathédrale Notre-


Dame de Paris : approches pour une nouvelle étude » dans Monumental, Semestriel 1, Editions
du patrimoine, Paris, 2016, p. 70-77.

Hoffsummer P. (dir.), Les charpentes du XIe au XIXe siècle, typologie et évolution en France
du Nord et en Belgique, Cahiers du Patrimoine n° 62, 2002.

Le Port M., « Évolution historique de la charpente en France » dans Encyclopédie des métiers,
La charpente et la construction en bois, t. 1, Librairie du Compagnonnage, Paris, 1977, p. 379-
610.

Vous aimerez peut-être aussi