Demian Hermann Hesse

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Philippe Meirieu

« Affronter le mal pour grandir »


Demian d’Hermann Hesse

Sans doute peut-on approcher les tourments d’une âme adolescente, aux
prises avec l’inquiétude de grandir, à travers la légèreté apparente d’une œuvre
comme Intermezzo et le caractère « aérien » du style de Giraudoux. On y
découvre alors, tapie dans la rêverie poétique et habillée aux couleurs du
merveilleux, la tentation d’échapper par tous les moyens à la médiocrité du monde.
L’aspiration à la pureté s’y exprime à travers la naïveté d’Isabelle, si conforme aux
représentations les plus archétypales de la « jeune fille » et pourtant si proche de
la complexité et des variations infiniment subtiles d’un être qui entre dans « le
monde des adultes ». Un monde rejeté dans les ténèbres d’une rationalité
étriquée, un monde corrompu ayant pactisé avec l’injustice et tolérant l’absurdité,
un monde qui bride l’imaginaire pour lui imposer les limites d’un « bon sens »
castrateur… Ainsi s’opposent bien souvent l’adolescence, porteuse d’idéal
d’absolu, et l’univers des adultes considéré comme l’incarnation de « la
méchanceté ».
Mais il existe d’autres œuvres littéraires qui ne présentent pas tout à fait cet
antagonisme de la même manière. Ce sont, en général, des textes décrivant un
univers moins éthéré. Notre héritage culturel les situe habituellement dans un
monde plus masculin, parfois même délibérément « viril » ; les descriptions y sont
plus « lourdes », oppressantes même ; la magie du verbe y fait place à une
réflexion plus pesante et les pirouettes de langage à des méditations laborieuses.
L’adolescent dont il est question s’y meut dans un univers moins transparent,
souvent opaque, parfois même un peu glauque. Le brouillard ne s’y dissipe pas
miraculeusement pour laisser apparaître des images merveilleuses, mais s’épaissit

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progressivement et l’on y perd ses repères. Les objets n’y ont plus cette netteté,
ces contours colorés des vitrines de magasins de jouets ; ils prennent très vite, au
contraire, des proportions effrayantes et des allures inquiétantes : ils s’y animent en
une pantomime grimaçante où des cris étranges laissent penser, à chaque instant,
que l’on côtoie les portes de l’enfer. La rêverie tourne au cauchemar.
L’adolescence n’y apparaît plus dans une sorte de clarté merveilleuse, mais
empêtrée dans des aventures poisseuses. Ce n’est plus alors le monde extérieur
qui est méchant ; mais l’adolescent qui se débat avec une méchanceté qui est
aussi en lui et dont il découvre progressivement, avec terreur, toutes les formes
possibles : le mensonge, la haine ou l’indifférence, le désir d’humilier l’autre, de
le blesser ou de le tuer, la sexualité et le vice, les plaisirs interdits de la boisson
ou de la drogue. Nous assistons ainsi à une sorte de combat de l’ombre, de
partie de bras de fer souterraine dont les adultes ne distinguent le plus souvent
que quelques signes extérieurs, quelques attitudes, gestes ou mots qu’ils ne
comprennent guère. La littérature peut alors les aider à ne pas céder à la panique,
à retrouver la sérénité requise à un accompagnement éducatif. Parmi les ouvrages
qui s’inscrivent dans cette perspective, l’un d’entre eux m’apparaît
particulièrement précieux : Demian d’Hermann Hesse.
Hesse, en dépit de son prix Nobel et de sa notoriété internationale, est mal
connu. Il est, surtout, victime de malentendus. Son succès, dans les années
soixante, auprès de la jeunesse américaine éprise d’exotisme oriental, a pu laisser
penser qu’il s’agissait d’un auteur au mysticisme douteux, hostile au matérialisme
de la civilisation occidentale et exaltant « le voyage » intérieur et extérieur, en une
inépuisable quête de soi. De là à en faire une sorte de théoricien de la fuite, il n’y
avait qu’un pas. Un pas de plus et l’on voit en lui un héros de la marginalité à tout
prix, quand ce n’est pas un partisan de toutes formes de sectes plus ou moins
dangereuses pour la liberté individuelle. Certes, Hesse a pu lui-même laisser
penser qu’il éprouvait une certaine sympathie pour les groupuscules fusionnels
que l’on nommera plus tard new-age ; ainsi écrit-il, dans Demian, à la fin du roman,
quand le héros semble avoir trouvé la paix : « Appartenaient à notre cercle, de
près ou de loin, des chercheurs de genres très différents. Plusieurs d’entre eux
suivaient des chemins très particuliers et s’étaient fixés des buts bien définis et
étaient attachés à certaines opinions et à certains devoirs. Parmi eux il y avait des
astrologues et des kabbalistes, et même un disciple du comte Tolstoï ; et bien
d’autres hommes encore, tendres, timides, vulnérables, adeptes de sectes
nouvelles, de méthodes indoues, végétariens, etc. » Mais il ajoute, en une formule
qui ne laisse subsister aucune ambiguïté : « Avec tous ces gens, nous n’avions en
commun, au point de vue spirituel, que le respect que chacun doit avoir pour le
rêve secret d’autrui. » Car là est bien la quête essentielle d’Hermann Hesse :
accéder au « rêve secret » où se nouent, de manière singulière pour chacun, les
tentations de son corps et les tensions de son âme, les filiations et les ruptures,
ce que nous sommes à notre insu et ce que nous décidons d’être volontairement,
les influences dont nous sommes toujours, pour une part, le produit et les actes par
lesquels nous différons et accédons, en une « extraction » toujours douloureuse,
à notre identité.
Demian parut pour la première fois en 1919, au lendemain de la Grande
Guerre, sous le pseudonyme d’Émile Sinclair. Le roman enthousiasma aussi
bien Thomas Mann que Jung ; il devint très vite l’un des livres les plus
emblématiques de la jeunesse allemande « romantique ». L’année suivante,

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Hesse décida de le faire paraître sous son propre nom et lui donna alors pour titre
Demian, Histoire de la jeunesse d’Émile Sinclair. Il y a bien des raisons pour voir
dans cet ouvrage un héritage du romantisme : il se présente en effet, à l’instar du
Wilhelm Meister de Goethe, comme un « roman de formation », renouant à ce titre
avec la tradition du Bildungsroman, décrivant l’émergence progressive d’un être à
travers une histoire tourmentée. De plus, Hesse, comme le rappelle Marcel
Schneider dans sa préface, s’inscrit dans la perspective de Novalis et de Hoffmann
en adoptant résolument un point de vue symbolique, exprimé d’entrée de jeu par
le titre de l’ouvrage Demian, proche du grec daïmon, « le démon » mais aussi « la
tentation » ou « la conscience intérieure ». Ainsi, le personnage de Demian -
compagnon du héros qui l’accompagne dans sa quête de lui-même - ne peut-il
pas être analysé dans une perspective psychologique, pas plus que sa mère, Ève,
personnage sans âge, « mère originelle » comme dit Jacques Brenner, pas plus
que le musicien et mage Pistorius que le jeune Sinclair rencontre le long de son
parcours. Le héros est ici seul en scène. On ne parle que de lui. Pas seulement
parce que le roman est écrit à la première personne, mais surtout parce que le
théâtre de l’action est la propre conscience de Sinclair, l’histoire celle de sa propre
découverte, la seule intrigue « le chemin vers soi-même ». Le narrateur l’affirme
dès son avant-propos : il refuse de se placer, comme beaucoup de romanciers,
du point de vue de Dieu, enveloppant dans un même regard objectif tous les
personnages et tous les épisodes de l’action. Il revendique la subjectivité absolue
de son récit, la singularité irréductible de sa trajectoire. Et c’est en allant jusqu’au
bout de cette singularité, au plus loin de son étrangeté, là où rien ni quiconque ne
semblent pouvoir lui ressembler, à la limite du délire, en assumant même le danger
de l’autisme, que l’on peut espérer retrouver quelques bribes d’universalité :
« Chaque homme n’est pas lui-même seulement. Il est aussi le point unique,
particulier, toujours important, en lequel la vie de l’univers se condense d’une façon
spéciale qui ne se répète jamais. »
Une première lecture de Demian, qui s’attacherait essentiellement à décrire
la trajectoire d’Émile Sinclair, pourrait présenter l’ouvrage comme l’histoire d’une
émancipation. Le jeune Sinclair est l’enfant docile d’une famille piétiste où il niche
en quelque sorte dans la jouissance d’une affection partagée ; le monde extérieur,
sa violence et son obscénité affichées, ne sont qu’entrevues à travers les rideaux
de la petite maison où il fait si bon vivre. Jusqu’au jour où, pour fanfaronner dans
un groupe de camarades qui surenchérissent en racontant leurs exploits, il
« invente une histoire de brigands dont il se fait le héros » : le voilà qui se décrit
en train de voler des pommes dans le verger du meunier et qui s’enorgueillit de
son courage exemplaire à cette occasion. Le plus futé de la bande, Kromer, le
suit jusque chez lui et commence à le soumettre à un chantage : s’il ne paye
pas, il ira dire la vérité au meunier et ses parents en seront immédiatement
informés. À moins que l’histoire ne soit inventée ? Sinclair est pris au piège. Le
monde de son enfance, la douceur du foyer, la tendresse de sa famille, tout
cela semble s’éloigner : « Je m’étais fourvoyé dans le monde étranger, entraîné
par le goût de l’aventure ; je m’étais enfoncé profondément dans le péché. J’étais
menacé par mon ennemi. Les dangers, l’angoisse, la honte me guettaient. » La
vie de Sinclair bascule. Ses relations avec ses parents changent brutalement.
Il goûte même à la jouissance étrange d’avoir un secret qui le place en position
de supériorité par rapport à son père et lui fait éprouver, l’espace d’un instant,
« une sorte de mépris pour son ignorance » : « C’était là une première atteinte
à la sainteté de mon père, un premier coup porté au pilier auquel mon enfance

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s’était appuyée, pilier que tout homme doit détruire, s’il veut devenir lui-même. »
Mais on ne devient pas soi-même en toute tranquillité et commence, pour
l’adolescent, une terrible épreuve : Kromer exerce sur lui un pouvoir sans faille,
le contraignant à voler, à mentir, à s’humilier… finissant un jour par lui
demander de lui livrer sa sœur.
Mais, entre-temps, Sinclair a rencontré Demian, un nouvel élève du
gymnase, plus âgé, étonnamment mûr, étranger à l’univers scolaire et tenant
de curieux discours sur « le signe » de Caïn : le criminel aurait été, en réalité,
un homme détenant une puissance toute particulière et inspirant la frayeur à ses
semblables. Le « signe » ne serait pas une trace honteuse, conséquence du
fratricide, mais le témoignage d’une inquiétante différence, peut-être même la
cause d’une accusation injuste. Sinclair ne cesse de méditer sur cette histoire
qui le hante. Peu importe ici que celle-ci renvoie, comme le lui explique son
père, à une hérésie remontant aux premiers siècles du christianisme, le
caïnisme ; l’essentiel tient à la résonance intérieure, sans doute fortuite, d’un
récit mythique chez un être aux prises avec un terrible déchirement : « En ce
triste soir, où avait commencé ma misère actuelle, où s’était passé cet incident
avec mon père, ne l’avais-je pas méprisé, un instant, lui, et son monde lumineux
et sa sagesse ? Oui, moi qui étais Caïn et qui posais le signe sur mon front, ne
m’étais-je pas imaginé que ce signe était non pas une marque infamante, mais
une distinction, et que ma perversité et ma misère m’élevaient bien au-dessus de
mon père, bien au-dessus des bons et des justes ? » La question, explique
Sinclair, est pour lui « le point où prirent naissance […] le doute, l’esprit critique,
les tentatives de connaissance. » Ainsi Demian va-t-il ouvrir Sinclair à
l’intelligence de lui-même. Non en lui donnant des explications univoques de
ses actes ou en lui proposant des interprétations dissipant définitivement ses
angoisses intérieures, mais en lui permettant de « relire » sa propre vie, de la
réinterroger dans ses ambiguïtés mêmes, de percevoir la complexité à l’œuvre
et d’échapper au manichéisme facile. Caïn est peut-être bien un vulgaire salaud.
Mais il est sans doute capable, comme chacun de nous, de faire apparaître sa
bassesse, sa lâcheté, sa violence comme un signe de sa différence, une manière
d’affirmer sa supériorité. Faire le mal, ce n’est jamais se montrer « meilleur », mais
toujours une manière de se montrer, quelque part, « le meilleur »… Et si Caïn est
une victime, désigné à la vindicte publique parce qu’il dispose de qualités
supérieures et jouit d’une force intérieure particulière, il n’en est pas, pour autant,
innocent : il y a toujours une jouissance masochiste à se laisser attaquer et à être
vaincu par ceux que l’on méprise au fond de soi. L’histoire de Caïn ouvre Sinclair
à l’intelligence de lui-même, elle ne lui fournit aucune certitude. Elle n’indique, à
coup sûr, ni le bien ni le mal ; elle permet simplement l’exercice de la réflexion
morale.
À ce titre déjà et rien que pour cela, Demian peut être lu comme le récit d’une
émancipation. Mais une émancipation jamais véritablement achevée. Sinclair est
délivré de Kromer par Demian. Le roman ne dit pas comment. Un jour, simplement,
Kromer cesse de persécuter Sinclair : « C’est à peine croyable et, pourtant, c’est ainsi.
Je me voyais, tout à coup, délivré des filets du Diable. Devant moi, le monde s’étendait
de nouveau clair et joyeux ! » Plus tard, beaucoup plus tard, tout à la fin du roman,
quand la jeunesse aura brûlé tous ses feux et que l’Europe aura basculé dans la
guerre, Sinclair et Demian se retrouveront côte à côte, chacun sur une civière, dans
un hôpital de campagne. Demian, à l’agonie, tournera son visage vers Sinclair, pour

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lui rappeler le passé : « Te souviens-tu encore de Frantz Kromer ? [… ] Mon petit
Sinclair, fais attention. Il me faudra partir. Peut-être, une fois encore, auras-tu besoin
de mon aide, qu’il s’agisse d’un Kromer ou d’un autre. Quand tu m’appelleras, je ne
viendrai plus de façon aussi matérielle qu’à cheval ou par le train. Il faudra que tu
écoutes en toi-même, et tu remarqueras que je suis en toi. Comprends-tu ? » Demian
doit laisser la place. Il a enseigné l’inquiétude. Il a appris à Sinclair à se poser les
questions qui permettent de grandir. Quand Sinclair ne pouvait pas encore se
débarrasser par lui-même du chantage de Kromer, il n’a pas hésité à le faire à sa place.
Sans expliquer comment ni revendiquer la moindre gratitude. Mais c’est à Sinclair de
prendre le relais. D’abord peut-être, une fois ou l’autre, en se souvenant des leçons
de Demian. Puis seul. Irrémédiablement seul. C’est là « le lot de tout destin », dit
Hesse.
Afin de comprendre comment parvenir à cette liberté-là, il nous faut faire
une deuxième lecture du roman. Roman d’émancipation, Demian est aussi un
roman de la contradiction. Dès l’ouverture, on l’a vu, Sinclair évoque « les deux
mondes » : « le monde lumineux » de sa famille, fait de plénitude affective et de
tendresse, et « le monde sombre » où règne le chaos et triomphe le mal. Kromer lui
fait découvrir ce dernier, non pas seulement parce que Kromer incarne ce monde,
mais parce qu’il y entraîne Sinclair et, surtout, parce que Sinclair y découvre du
plaisir. Il doit finir par admettre qu' « en lui-même vit un instinct », qu’existent des
sentiments de haine, des relents de violence, que se développent des pulsions
sexuelles qu’il ne maîtrise pas, une aspiration vers la transgression des normes
imposées par sa famille et qu’il avait suivies jusqu’à présent avec tant de dévotion.
Ses rêves sont peuplés d’images qu’il n’ose s’avouer. Les ombres les plus
terrifiantes s’emparent de son esprit et il découvre son incapacité à les chasser,
l’extraordinaire difficulté à les combattre, le plaisir défendu d’en jouir à l’insu
d’autrui. Son existence d’enfant semble, aux yeux d’autrui, se dérouler presque
normalement, mais c’est la machine qui fonctionne, le chien savant qui parle et
remercie poliment les adultes : « Je fis comme tous, dit-il. Je menai la double
existence de l’enfant qui n’est plus un enfant. » Encore une fois, c’est Demian qui
l’affranchit : « L’univers n’est pas fait seulement du Bien, du Beau et de l’Amour ;
or, le reste, on l’attribue tout simplement au Diable, et ainsi, l’on escamote et passe
sous silence toute la seconde moitié du monde. On adore en Dieu le Père de toute
vie et, d’autre part, l’on tait purement et simplement la vie sexuelle sur laquelle
repose pourtant l’existence elle-même. » Et Sinclair, devant une telle « révélation »,
observe que « ces paroles ont atteint (en lui) l’énigme même de ses années
d’adolescence » : « Ce que Demian venait de me dire sur Dieu et sur le Diable, sur
le monde divin et officiel et sur le monde satanique passé sous silence, concordait
avec ma propre pensée. […] L’idée que mon problème était le problème de tous les
hommes, de toute vie et de toute pensée m’envahit tout à coup comme une ombre
sacrée. […] Cette révélation avait un arrière-goût âpre, car elle était accompagnée
d’un sentiment nouveau de responsabilité et annonçait la fin de l’enfance et la
solitude intérieure. »
La fin de l’enfance, sans aucun doute : la fin de l’innocence, réelle ou feinte,
des embrassades sans arrière-pensées, de la douceur de vivre lové dans le cocon
familial, n’ayant rien d’autre à faire qu’à prolonger par ses actes le désir des
adultes, de répondre à leur sourire et à leurs sollicitations par l’exhibition spontanée
d’une « enfance » renvoyant à l’infini sa propre image. Le début de la solitude
intérieure, certainement : Le début de la dissimulation, du calcul, de l’effort pour

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ne laisser paraître de sa vie intérieure que ce qui est « acceptable », la
reconnaissance obligée de la complexité de nos désirs imbriqués et de la
nécessité d’y faire un peu de tri. Seul et sans véritable boussole.
Sinclair va être submergé par le flot des pulsions qui dévalent son âme. Il finit
par passer des journées entières « à écouter tout au fond de lui-même la rumeur
des torrents défendus qui bruissaient en lui. » Il s’abîme dans l’alcool et ne parvient
même plus, à l’occasion des fêtes de Noël, à communiquer avec ses parents. Il
nourrit un amour platonique pour une jeune fille dont il entrevoit un jour l’image,
Béatrice : « La sexualité dont je souffrais et que, constamment, je m’efforçais de fuir,
devait être transfigurée dans ce feu sacré, en une adoration spirituelle. » Les deux
mondes s’affrontent en lui. Entre le plaisir et la pureté, il oscille en permanence,
entrecoupant ses beuveries de contemplations mystiques d’une femme idéale et
inconnue. Les pieds dans la boue, il nourrit sa nostalgie de l’enfance de l’espoir
impossible d’un retour en arrière… Avant de devoir affronter la vérité qu’une fois de
plus Demian lui révélera sous le nom d’Abraxas.
Abraxas est une divinité grecque qui « avait la tâche symbolique de concilier
l’élément divin et l’élément démoniaque » : « Volupté et terreur,

homme et femme
confondus, entrelacés du plus sacré et du plus horrible, péché grave affleurant
l’innocence la plus tendre. L’amour n’était plus l’obscur instinct animal qu’au début
j’avais senti s’éveiller avec angoisse. Il n’était plus l’amour spiritualisé, le culte idéal
de Béatrice. Il était les deux à la fois et plus encore. » Fini l’oscillation infernale. Il
faut assumer les deux faces des choses. Vivre à la fois dans l’ombre et la lumière,
l’instinct et la pureté. Il faut connaître Abraxas. Et, « quand on connaît Abraxas, il
n’est aucun désir de notre âme que nous devons craindre ou considérer comme
défendu ».
Mais un gouffre alors s’ouvre sous les pieds de Sinclair. Un gouffre immense que
chaque enfant, chaque adolescent rencontre un jour ou l’autre. Un gouffre sous forme
d’une question qu’il pose un jour à un musicien, mage et prophète, rencontré par hasard,
Pistorius : « Mais l’on ne peut pourtant pas faire tout ce qui nous vient à l’esprit. On
n’a pas le droit d’assassiner un homme parce qu’il vous déplaît ! » C’est que Sinclair
n’a pas encore compris l’essentiel. Il n’a pas compris qu’il faut assumer nos désirs, les
plus fous et les plus dangereux, sans, pour autant, les mettre systématiquement à
exécution. Abraxas dit qu’il n’est pas interdit de désirer tuer quelqu’un. Il ne dit
nullement que nous sommes autorisés à le faire. Là réside la distinction fondatrice de
tout accès à la maturité morale : je n’ai pas à rougir de mes désirs, des pulsions qui
m’assaillent, des instincts les plus bas qui me tenaillent ; ils sont en moi et font partie de
moi, signes de la condition humaine en sa contradiction fondatrice. Je peux désirer tuer
quelqu’un. Tout homme désire tuer. C’est même, sans doute, un signe de bonne santé
mentale. Un individu qui ne porterait que des bonnes intentions à l’égard d’autrui aurait,
en quelque sorte, un électroencéphalogramme moral plat. Rien de bien glorieux ! Ce que
la morale réprouve, ce n’est pas le désir de faire le mal… c’est le fait de faire le mal. Et
l’enfant ou l’adolescent qui croient qu’il est interdit de désirer faire le mal est en situation
de très grave danger : dès que l’inhibition du désir sera levée, il passera à l’acte, sans
s’interroger sur la légitimité et les effets de cet acte.
« Je ne dis pas, explique Pistorius à Sinclair, que vous deviez faire tout ce
qui vous passe par la tête. Non, mais vous ne devez pas rendre nuisibles des
pensées de ce genre en les repoussant et en moralisant à leur sujet, car elles ont
un sens. Au lieu de se crucifier ou de crucifier un autre, on peut vider solennellement

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une coupe de vin, en ayant présent à l’esprit le mystère du sacrifice. L’on peut aussi
se borner à traiter avec amour et respect ses instincts et ses prétendues
tentations. […] Quand une inspiration tout à fait folle ou impie vous viendra à
l’esprit, Sinclair ; quand vous aurez envie de tuer quelqu’un ou de commettre une
obscénité, alors dites-vous que c’est Abraxas qui délire en vous. » Grandir, ce n’est
pas mourir de honte à la conscience de nos mauvaises pensées. C’est les regarder
en face. Les « sublimer », dirait peut-être un psychanalyste. Y voir le signe de
« l’humaine condition » et tenter de les exprimer à travers les formes culturelles
les plus élevées. C’est aussi reconnaître en quoi les autres soulignent nos propres
faiblesses et nous invitent à nous retourner vers nous-mêmes. La sagesse de
Pistorius est terriblement exigeante : elle impose d’accepter ses désirs comme des
désirs, de s’en reconnaître la source, de les mettre à distance… et de ne faire porter
le jugement moral que sur l’intention délibérée, l‘acte volontaire.
Sans aucun doute culpabilisons-nous trop souvent les enfants et les
adolescents en leur laissant entendre que leurs désirs sont des fautes. Nous
devrions plutôt aider chacun à accepter la confusion mentale inévitable de tout
être qui sort de l’enfance en lui offrant, par exemple, des supports culturels où
retrouver le bouillonnement des désirs qu’il porte en lui ; il se sentirait ainsi moins
seul. Une fois ces désirs reconnus, acceptés comme légitimes en tant que désirs,
il reste alors la place et le temps pour poser la question de leur réalisation : puis-je
laisser mes désirs passer dans les faits ? Quels sont les risques ? Pour moi ? Pour
les autres ? Pour les autres à travers moi ? Pour moi à travers les autres ? etc. Et,
au-delà des inévitables calculs, les prolongeant et rompant avec eux tout à la fois,
dans un effort pour embrasser la diversité des questions et s’exhausser au-dessus
de la multiplicité des intérêts, on peut alors espérer atteindre la question que Kant
place au cœur de toute morale : « la maxime de mon acte pourrait-elle être érigée
en règle universelle » ? Car l’interdit n’est pas dans l’ordre du désir : aucun désir
n’est interdit. L’interdit naît de l’interrogation morale sur sa réalisation possible.
C’est cette réalisation et ses conséquences qu’il faut examiner ensemble, dans ce
qui ressort proprement d’un processus éducatif. C’est ainsi, progressivement, que
chaque individu se dote de ce qu’Hermann Hesse nomme étrangement « un
gouvernail », « un régulateur », « une force personnelle », qui permet de réaliser
certains désirs et d’en sacrifier délibérément d’autres. Quelque chose peut-être
comme la volonté morale : « l’élan qui nous permet de voler ; c’est le grand
patrimoine humain que possède chacun d’entre nous. […] Et alors vous faites une
découverte merveilleuse : vous découvrez que vous pouvez vous rendre maître de
votre vol, et qu’à la grande force générale qui vous pousse en avant, une petite
force, une force particulière vient s’ajouter ; un organe, un gouvernail, c’est
magnifique ! Sans ce gouvernail, vous vous lanceriez aveuglément dans les airs.
C’est là ce que font les insensés […] ; ils se jettent dans le vide. Mais vous, Sinclair,
vous savez comment vous y prendre ! »
Roman d’émancipation, Demian, on l’a vu, est aussi roman de la
contradiction : on y voit un être découvrir comment il peut, en assumant ses
tensions intérieures, exercer sa volonté. Mais on y voit aussi comment cet exercice
contribue, souvent douloureusement, à la construction d’une personnalité.
Très tôt, le narrateur attire notre attention sur le blason qui figure au-dessus
de la porte d’entrée de la maison familiale. Presque effacé, on y devine néanmoins
l’image d’un oiseau que Demian remarque dès son premier passage et dont il
rappelle l’existence dans toutes les conversations qu’il a avec Sinclair. Cette

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image va subir, tout au long du roman, une série de métamorphoses. Un matin,
Sinclair, après une nuit particulièrement agitée, prend très vite une feuille de papier
et, dans un exercice qu’on pourrait nommer, au risque d’un anachronisme, « dessin
automatique », dessine « un oiseau de proie, avec un bec acéré, hardi d’épervier.
Il émergeait à mi-corps d’une sphère terrestre, de couleur sombre, semblable à un
œuf géant dont il cherchait à se dégager, et il se dégageait sur un fond de ciel
bleu. » Sinclair envoie anonymement ce dessin à Demian qui lui répond aussitôt
d’une simple phrase non signée : « L’oiseau cherche à se dégager de l’œuf. L’œuf
est le monde. Celui qui veut naître doit détruire un monde. L’oiseau prend son vol
vers Dieu. Ce Dieu se nomme Abraxas. »
Il faut du temps pour naître. Du temps pour renoncer au monde de l’enfance
et assumer Abraxas. Du temps pour s’exercer à « gouverner » ses désirs. Il faudra
que Sinclair, confronté au désespoir, sauve un être du suicide. Il faudra qu’il
désapprenne le bonheur douillet du foyer familial et apprenne à être heureux
autrement et avec d’autres. Il cherchera refuge auprès d’Ève, la mère originelle et la
femme idéale, dont l’amour est impossible. Il tentera de trouver une « patrie » parmi
des êtres étranges, en une société de rêve dont il comprendra bientôt la vanité.
Avant que la guerre n’éclate. C’est le monde tout entier qui bascule alors :
« Un oiseau géant s’efforçait de se dégager de l’œuf et l’œuf était le monde.
Et il fallait que le monde fût détruit. » Il ne faut sans doute pas aujourd’hui que le
monde soit détruit par une guerre pour que naisse un homme et émerge une
volonté libre. Mais on n’échappe jamais vraiment à quelque séisme quand on se
donne pour projet d’éduquer. Les jeunes oiseaux ont toujours le bec acéré quand
ils s’extraient de l’œuf. Nous fûmes ainsi et il n’y a pas raison que nos enfants ne le
soient pas. Même si le blason, au-dessus de notre porte, commence à s’effacer.

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