L Invitee SimoneBeauvoir
L Invitee SimoneBeauvoir
L Invitee SimoneBeauvoir
E VA LUKAVSKÁ
d'un détour qui s'explique aussi par mon manque de technique. Je tenais
à ce que mon héroïne, selon un mot de D. H. Lawrence qui m'avait frappée,
eût ‹des racines›. J'admirais la manière dont Faulkner, dans Lumière
d'août, dérange le temps; mais son procédé convenait à une histoire inscrite
sous le signe de la fatalité, alors que moi j'avais affaire à d'imprévisibles
libertés; d'autre part, je le savais, on alourdit un récit si on en brise le
déroulement par des rappels du passé. Je décidai donc de raconter directe -
ment l'enfance et la jeunesse du personnage où je m'incarnai et que j'appe -
lai du nom de ma mère, Françoise. Je ne lui donnai pas mes véritables sou -
venirs, je la décrivis à distance dans un style imité encore une fois de celui
de John dos Passos. [. . .] Je peignais assez longuement les incertaines rela-
tions de Françoise avec un jeune professeur d'histoire de l'art qui res -
semblait à Herbaud. Enfin, elle faisait connaissance de Pierre Labrousse
et ils confondaient leurs vies.” 4 Brice Parain refusa ce procédé en conseil-
lant à Simone de Beauvoir de faire débuter son récit au moment où une
étrangère entrait dans la vie de son héroïne. Cette étrangère revêtait les
traits d'Olga tout en étant systématiquement défigurée.
L'Invitée est un roman d'amour, de jalousie, d'amitié, d'initiation à la vie.
C'est l'histoire d'un couple heureux réalisant un amour authentique, c'est-à-
dire l'amour-amitié (d'après la doctrine beauvoirienne c'est la communion
de deux êtres qui doivent être libres, conscients, et agir gratuitement).
Aimer l'autre authentiquement c'est „l'aimer dans son altérité et dans cette
liberté par laquelle il s'échappe. L'amour est alors renoncement à toute
possession, à toute confusion, on renonce à être afin qu'il y ait cet être
qu'on n'est pas.” 5
L'action du roman se déroule à Paris pendant un an juste avant la Se -
conde Guerre mondiale. Les protagonistes en sont: Françoise Miquel,
femme écrivain de trente ans, Pierre Labrousse, directeur d'un théâtre
parisien, amant de Françoise et du même âge qu'elle, et Xavière Pages (l'in -
vitée), une jeune bourgeoise âgée de dix-neuf ans, de Rouen, en rupture
de tout. Les personnages de second plan sont: Gerbert, un jeune auteur
de chez Labrousse, amant de Xavière, puis de Françoise, Elisabeth, sœur
de Pierre, femme peintre, dont l'amour malheureux pour un homme marié
forme une espèce de parallèle avec l'histoire du trio Françoise—Pierre—
Xavière.
Qu'on nous permette de donner d'abord un bref résumé du livre.
Pendant les grandes vacances, Françoise rencontre Xavière à Paris. La
jeune fille a horreur de retourner dans sa famille à Rouen. Elle prétend
ne pas pouvoir vivre dans „cette ville crasseuse, avec des gens dans les
rues avec leurs regards comme des limaces”. 6 Suivant les conseils de Pierre,
Françoise propose à Xavière de vivre avec eux à Paris, pour lui permettre
d'échapper à ce qu'elle redoute le plus au monde. Ce n'est pas une simple
invitation pour un week-end prolongé, c'est l'invitation à une vie en
commun, c'est un engagement profond, une prise de responsabilité et l'an -
nexion d'une vie du côté de Françoise.
Xavière accepte:dépourvue de toute conception de la vie, se laissant
4
5
Ibid., p. 363.
6
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l'ambiguïté, Paris, Gallimard 1946, p. 94.
Simone de Beauvoir, L'Invitée, Paris, Gallimard 1971, p. 22.
53
mener par les choses et par les hasards, elle choisit la vie à Paris, une vie
dont elle ne sait pourtant rien, une vie sans aucun but précis. Françoise
et Pierre lui louent une chambre à l'hôtel Bayard (où habite aussi Fran -
çoise) et cherchent à inventer un travail ou au moins une occupation utile
à Françoise afin de la faire sortir de sa torpeur.
Au début, Pierre n'éprouve pour cette petite fille méchante qu'un intérêt
amusé, Françoise une tendre sympathie. Après une répétition de Jules César
(pièce de théâtre montée sur scène par Labrousse), Pierre propose à Xavière
des rapports intimes en espérant aider ainsi la jeune fille qui a besoin,
paraît-il, de beaucoup d'affection.
Au fur et à mesure que le temps passe, l'ambiguïté de leurs relations se
manifeste clairement. Françoise devient jalouse de Xavière à cause des
sentiments que Pierre porte à leur amie commune: elle garde à la fois un
amour profond pour Pierre et une amitié passionnée pour Xavière. Pierre,
lui aussi, est menacé par le même danger: il aime sa compagne, mais lui pré-
fère momentanément une rivale plus jeune, plus neuve.
Un jour Françoise tombe malade. Pendant son absence (elle se trouve
dans un hôpital) les rapports entre Pierre et Xavière s'intensifient. Fran -
çoise est de plus en plus irritée par les morosités de la jeune fille, cepen -
dant elle s'obstine à réaliser une union harmonieuse, un trio entrelacé par
un amour triangulaire.
Le fait que Xavière a couché avec Gerbert fait éclater la jalousie de
Pierre d'autant plus compréhensible que rien ne s'est encore passé sur le
plan charnel entre lui et Xavière. Françoise en souffre. La première solution
de la coexistence de tous les trois — la vie commune du trio — est remplacée
petit à petit par l'idée d'éliminer la présence dangereuse et obsédante de
l'autre, d'autant plus que la passion de Pierre pour Xavière augmente et le
pousse à mentir et à guetter la jeune fille. Le lecteur commence à se douter
que l'expérience hardie doit se terminer par la suppression de la présence
corrodante de Xavière.
Pendant un voyage de vacances, Françoise couche avec Gerbert: par
amour-propre, par désir du jeune homme, par peur de la vieillesse. Ainsi
elle trahit Xavière qui est attachée à Gerbert d'une affection amoureuse.
La guerre éclate, Pierre et Gerbert partent à la caserne. C'est à cette
époque-là que l'amour de Pierre et de Françoise triomphe après une récon -
ciliation aux dépens de Xavière. Celle-ci est même privée de l'amour de
Gerbert qui, lui aussi, aime Françoise. L'absence des deux hommes met
Xavière et Françoise dans une intimité dont la jeune femme veut profiter
pour solidifier ses rapports avec la jeune fille. Celle-ci est au courant de
tout ce qui s'est passé entre Françoise, Gerbert et Pierre et refuse ferme -
ment tout rapprochement. Si la jalousie de la jeune fille était pénible
à supporter, la conscience ennemie l'est plus encore. Il faut s'en débarrasser
coûte que coûte. Après avoir essayé pour la dernière fois de renouer le
contact avec Xavière, Françoise commet un crime : elle tue sa rivale.
Voilà en raccourci le sujet du premier roman de Simone de Beauvoir.
Le thème majeur de L'Invitée est philosophique: le problème essentiel de
l'existentialisme, le problème d'autrui, de la conscience qui d'après Hegel
“poursuit la mort de l'autre”.
54
15
ibid., p. 511.
58
16
Ibid., p. 21.
17
Ibid., p. 232.
18
Ibid., p. 307.
59
19
Ibid., p. 132.
20
Ibid., p. 165.
60
„Toi est moi, on ne fait qu'un”, 21 dit la jeune femme à son ami tout au
début du roman. Mais lui, il n'attache pas tant d'importance à sa vie elle-
même, c'est plutôt son travail qui compte pour lui. Françoise s'en rend
compte après un entretien avec Pierre au sujet de Xavière: „C'était elle
qui pendant des années avait commis l'erreur de ne le regarder que comme
une justification d'elle-même: elle s'avisait aujourd'hui qu'il vivait pour
son propre compte, et de la rançon de sa confiance étourdie, de ce qu'elle
se trouvait soudain en présence d'un inconnu.” 22
Françoise voit avec lucidité ce qu'il y a entre Pierre et elle-même: ils
avaient édifié de belles constructions impeccables et ils s'abritaient à leur
ombre sans plus s'inquiéter de ce qu'elles pourraient bien contenir. Pierre
répétait encore: „Nous ne faisons qu'un”, et pourtant Françoise avait déjà
découvert qu'il vivait pour lui-même. Sans perdre sa forme parfaite, leur
amour, leur vie se vidaient lentement de leur substance.
Pierre qui déclare à Françoise: „[...] j'estime toujours que je suis ailleurs
et que chaque moment particulier est sans importance”, 23 se croit toujours
supérieur à tout ce qui lui arrive. Il paraît aux autres si dur, si parfaitement
fermé sur lui-même: on n'imagine aucune fissure dans son caractère, par
où l'inquiétude puisse s'insinuer. Et pourtant Xavière a ébréché cette tran-
quilité à tel point qu'il éprouve une jalousie mesquine: „Ce qu'il y a, c'est
que je ne supporterais pas qu'elle couche avec un autre type.” 24 Bien que
ses rapports avec la jeune fille soient chastes et purs, il s'est créé entre eux
une entente sensuelle qui, transparaissant sous leur réserve, irrite Fran -
çoise. Quoiqu'elle reproche à Pierre: „[. . .] tes sentiments, ils sont inalté -
rables, ils peuvent traverser les siècles parce que ce sont des momies”, 25
celui-ci est d'une sensibilité et d'une intelligence au moins égales à celles
de Françoise. Mais comme le roman est l'histoire de celle-ci, l'auteur ne le
laisse jamais monologuer, le lecteur n'apprend jamais le monde à travers
sa perspective. Pierre ne fait qu'influencer, qu'accélérer le duel qui se
déroule entre les deux femmes — entre les deux consciences — bien que
ce soit lui qui a proposé à Françoise de garder Xavière à Paris, néanmoins
sans en assumer la moindre responsabilité. Au contraire, il renonce à la
jeune fille et l'accuse de perfidie et de trahison dès qu'elle se lie avec
Gerbert.
„Tous vos rapports avec moi, dit Pierre, n'ont été que jalousie, orgueil,
perfidie. Vous n'avez eu de cesse que vous ne m'ayez eu à vos pieds; vous
n'aviez encore aucune amitié pour moi que dans votre exclusivisme infan -
tile, vous avez essayé par dépit de me brouiller avec Gerbert; ensuite, vous
avez été jalouse de Françoise au point de compromettre votre amitié avec
elle; quand je vous ai conjurée de faire un effort pour construire avec
nous des rapports humains, sans égoïsme et sans caprice, vous n'avez su
que me haïr. Et pour finir, le cœur plein de cette haine, vous êtes tombée
dans mes bras parce que vous aviez besoin de caresses.” 26 La signification
21 Ibid. p. 27.
22 Ibid. p. 168
23 Ibid. p. 251
24 Ibid. p. 263
25 Ibid. p. 203
26 Ibid. p. 419
61
essentielle qui se dégage de ce propos que fait Pierre à Xavière après leur
brouille est un désir de possession exclusive de la jeune fille. Le discours
direct de Françoise corrobore notre affirmation: „Tu fais un type qui en
veut à une femme qu'il n'a pas eue.” 27
Si l'auteur présentait Pierre de la même façon que Françoise, le roman
serait déséquilibré et de beaucoup plus gros: „Si l'Invitée était écrit du
point de vue de Pierre, on aurait un roman tout différent, si différent
même que cette supposition en est absurde et ridicule; mais le sentir, c'est
justement sentir que Pierre n'a dans le roman qu'une existence ‹en image›,
bien qu'il soit le plus profondément analysé. Dans cet autre roman, il ne
serait plus vu, c'est lui qui verrait, et nous pourrions peut-être le connaître
moins bien; ce qui prouve que ce n'est pas la profondeur de l'analyse, la
connaissance plus ou moins grande des protagonistes qui sont en jeu, mais,
avant tout, la façon dont on saisit leur existence. Nous dirons donc: la
différence entre Pierre et Françoise ne consiste pas en ce que nous verrions
le dehors de l'un, le dedans de l'autre; c'est le dedans de chacun d'eux que
nous atteignons, seulement Françoise est vue de son dedans alors que
Pierre est vu, certes, en dedans, mais du dedans de Françoise.” 28 L'épreuve
par substitution est aussi dans le cas de l'Invitée une des plus conclusives.
Elle nous aide à mieux saisir l'intention profonde de l'auteur, trouver l'angle
de vue (et ses conséquences techniques) sous lequel Simone de Beauvoir
a voulu nous présenter le petit univers de son œuvre et nous y faire entrer.
27
Ibid., p. 440.
28
Jean Pouillon, Temps et Roman, pp. 77—78.
29
L'Invitée, p. 7.
62
30
Ibid., p. 390.
31
Ibid., p. 42.
32
Ibid., p. 86.
d'un amour-passion où il n'y a pas d'unité et où manque la communion, la
compréhension, donc la liberté qui ne peut s'installer qu'entre deux consci -
ences transparentes et égales. Mais Elisabeth n'est pas touchée par ce
danger qui est si séduisant pour les hommes et à la fois si inaccessible pour ¦
les mortels : la soif d'Absolu. Elle accepte ses limites, et rompt finalement
avec son ami.
Tandis que Françoise essaie de réaliser l'unité de sa vie, Elisabeth a la
tendance à la truquer, de tricher avec elle. C'est le seul personnage à part
Françoise que l'auteur laisse monologuer devant le lecteur et qui a la pos -
sibilité de se manifester comme sujet. Il a sa place à côté de Françoise
afin de mettre en relief, par contraste, la vérité de celle-ci, son authenticité.
L'indifférence d'Elisabeth fait ressortir l'intérêt de Françoise ou bien pour
les idées, ou bien pour les hommes.
Les pages précédentes ont tâché de mieux éclairer le système des person -
nages qui peuplent l'Invitée de Simone de Beauvoir. On a pu voir en
quelle mesure Françoise est le personnage central auquel les autres sont
plus ou moins subordonnés. Le roman tout entier est raconté dans la
perspective de la jeune femme dont le drame personnel constitue l'essentiel
du livre. Les monologues intérieurs traduisent sa vision du monde. Ils nous
apprennent que Françoise est conçue comme une conscience unique, soli -
taire et indépendante qui, sous l'influence d'une autre femme (d'une autre
conscience), perd sa consistance.
L'auteur ne nous donne aucune description de son aspect physique, son
apparence extérieure reste floue et vague. Sa profession ne joue pas non
plus un rôle visible dans la trame de l'œuvre. Le roman est la confidence
d'une âme orgueilleuse, ardente et déchirée entre son besoin des autres et
son besoin de liberté, une volonté toute féminine de bonheur et le vertige
d'un orgueil qui souffre de l'existence des autres comme d'un défi et d'une
négation.
Xavière représente un élément menaçant qui se refuse à être apprivoisé.
C'est un personnage insaisissable qui échappe à toute classification. C'est
une vraie incarnation d'autrui dans sa nature indomptable et incalculable
dont le danger surgit à un moment imprévu.
Étant donné que c'est l'histoire de Françoise que le roman raconte,
Pierre, sur qui pourtant repose toute l'histoire de Françoise parce que
celle-ci est déterminée essentiellement par rapport à lui, est peint avec
moins de vivacité. Il a moins d'épaisseur que les autres personnages. Il est
doué de la même sensibilité et de la même intelligence que Françoise, mais
elles ne se manifestent pas dans le récit dans toute leur ampleur.
Elisabeth représente l'une de celles des héroïnes beauvoiriennes qui sont
pourvues d'une sorte d'incapacité à être, à créer, à vivre, d'une sorte de
complexe d'échec, vécu en pleine conscience et d'autant plus douloureux.
C'est ainsi qu'il faut comprendre la réflexion de Serge Julienne-Caffié :
„La richesse de ce premier roman de Simone de Beauvoir réside moins
dans l'intrigue elle-même ou l'étude de la jalousie ou les rapports du trio
que forment Pierre, Françoise, Xavière ou encore l'éthique existentialiste en
action que dans ce qui se cache derrière les apparences. C'est en ce sens
que l'on peut parler d'une dialectique romanesque de l'être et du néant:
sous les conventions, le langage, les gestes par lesquels les personnages
64
33
Serge Julienne-Caffié, Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard 1966, pp. 159—160.
34
Simone de Beauvoir, La Force de l'Age, p. 532.