La Volonté D'une Lady

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 220

A propos de l’auteur

Elizabeth Boyle a toujours adoré la romance et elle vit chaque jour sa passion en écrivant des
histoires captivantes et enflammées, que les lectrices du monde entier décrivent comme des page-
turners. Depuis la parution de son premier roman en 1996, elle a vu plusieurs de ses livres figurer
dans les listes de best-sellers du New York Times et de USA Today. Elle a également remporté un
RWA RITA Award et un a Romantic Times Reviewer’s Choice award. Elle habite actuellement à
Seattle avec son mari et ses deux jeunes fils, ses « apprentis héros ». Suivez son actualité sur son site
officiel : www.elizabethboyle.com.
A Tiffani A. Storck, et à toutes les jeunes femmes qui, comme elle, rêvent de travailler dans
l’édition ou de vivre de leur plume.
Croyez-moi : travaillez dur, étudiez, et n’arrêtez jamais de rêver. Ce rêve peut devenir réalité,
je sais de quoi je parle.
Prologue

« Ce n’est qu’une nuit, ma très chère et très précieuse miss Darby, mais il ne m’en faut pas plus
pour vous transporter jusqu’aux firmaments étoilés du plaisir. Je vous fais cette promesse : venez
avec moi et, à partir de ce soir, vous régnerez pour toujours en reine sur mon cœur. »
LE PRINCE SANJIT à miss DarbyDans Un marché périlleux pour miss Darby

Un bal masqué à Owle Park Août 1810


— Vous voilà, Harry. J’ose à peine vous demander ce que vous pouviez bien être en train de
faire…
Mlle Harriet Hathaway, qui s’était retirée dans un endroit calme du patio, leva les yeux — car
c’était bien à elle qu’on s’adressait — et vit le comte de Roxley dans l’embrasure de la porte.
Un héros !
Il ressemblait peut-être à Lancelot — avec sa cotte de mailles qui étincelait dans la lumière, son
surcot bleu foncé et son plastron en cuir bordé d’or qui mettait à la fois en valeur sa taille et sa
carrure —, mais il en avait mis, du temps, à venir la sauver. Elle avait déjà eu suffisamment de mal à
faire en sorte qu’il la rejoigne à l’écart des autres.
Il lui avait tout de même fallu une bonne demi-heure pour venir la retrouver.
— Oh ! Roxley, est-ce bien vous ? s’exclama-t-elle, en feignant l’incertitude. Je vous ai à peine
reconnu.
— J’aimerais pouvoir dire la même chose de vous, répondit-il en l’examinant de la tête aux
pieds, les sourcils froncés. J’ai été chargé par ma tante, ô reine d’Egypte, de voir si c’était César ou
Marc Antoine que vous attendiez.
Harriet avait passé une grande partie de la soirée à danser avec des hommes tout juste
fréquentables en attendant que Harry intervienne, et il s’était enfin décidé à le faire. Mais voilà
qu’elle apprenait que c’était uniquement à la demande de sa tante.
Cependant, Harriet n’était pas du genre à s’arrêter à ce genre de détails. Le principal, c’était
qu’il soit là.
— César ou Marc Antoine, dites-vous ? Aucun des deux. Je les trouve aussi ennuyeux l’un que
l’autre.
— Ils ne semblaient pas penser la même chose de vous, déclara-t-il en la rejoignant, les yeux
fixés sur le grand jardin qui s’étendait derrière Harriet. Vous les avez mis en émoi avec ce bout de
chiffon, coquine.
Harriet tourna sur elle-même en souriant.
— Vraiment ?
Bien entendu, elle s’était doutée de l’effet qu’elle produirait dès qu’elle avait enfilé son
déguisement. Et avait été à deux doigts de le retirer sur-le-champ pour se glisser dans la peau d’une
sage laitière. Mais, une fois que Pansy, la femme de chambre de sa très chère amie Daphne, avait
savamment tressé et relevé sa chevelure noire, l’avait coiffée d’un diadème doré représentant deux
aspics entremêlés et avait souligné ses yeux d’un épais trait de khôl, Harriet avait su qu’elle ne
pouvait plus reculer.
Roxley se tenait désormais à ses côtés, tout au bout du patio. Là, loin de l’atmosphère étouffante
de la salle de bal, la douce brise estivale, chargée de l’odeur des roses toutes proches, incitait à
inspirer profondément.
L’instant était magique. Ou presque.
Le comte lui adressa un regard mi-perplexe mi-critique.
— Vous ne devriez pas être seule ici.
— Je ne suis pas seule, fit-elle remarquer. Vous êtes avec moi. J’avais envie de faire un petit
tour dans le jardin.
Quand elle le regarda, elle vit son œil sombre, digne du chevalier Lancelot.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, les poings sur les hanches.
— C’est ce… ce… costume que vous portez, dit-il en agitant les mains devant elle.
— C’est celui de Daphne, au départ.
Cela ne sembla pas le calmer.
— Je n’arrive pas à croire que ma tante vous ait laissée sortir dans ce bout de tissu indécent.
Pour la magie, Harriet repasserait.
— Je ne vois pas où est le problème, rétorqua-t-elle. Mon déguisement est aussi légendaire que
le vôtre.
Grands dieux, je suis plus couverte que la fois où vous m’avez embrassée dans le jardin de sir
Mauris, avait-elle envie de lui rappeler.
Mais finalement Roxley n’avait peut-être pas trouvé ce baiser aussi mémorable qu’elle…
Quand elle leva les yeux, elle vit son air furieux.
— Légendaire, certainement ! Mais le mien me couvre, au moins… Si Cléopâtre était vraiment
habillée comme cela, pas étonnant que Marc Antoine se soit conduit de façon si peu honorable.
Harriet persista dans la provocation. C’était mieux que d’envisager qu’il puisse ne plus avoir
envie de l’embrasser.
— Je devrais peut-être aller le trouver, alors, et lui demander s’il veut bien se promener avec
moi dans le jardin.
Comme le seul Marc Antoine présent dans la salle de bal était lord Fieldgate, sa suggestion
rendit Roxley plus furieux encore. Car, durant presque toute la soirée, le séduisant et désinvolte
vicomte n’avait fait qu’accaparer Harriet en déclarant qu’elle était sa « Cléopâtre idéale ».
Roxley, s’avéra-t-il, nourrissait quelque grief à l’encontre du vicomte.
— Il est tout de même bien commode pour Fieldgate que le départ intempestif de Mlle Dale…
— Sa fugue amoureuse, voulez-vous dire.
— Cela reste à voir. Cela ne sera une fugue amoureuse que s’ils se marient.
— Ce le sera quand ils se marieront.
— Si vous insistez.
— J’insiste, appuya Harriet d’une voix ferme. Daphne ne se serait jamais enfuie de la sorte si
elle n’avait pas été certaine qu’elle était sur le point de se marier. Jamais. En outre, Preston veillera
à ce qu’ils convolent pour de bon.
— Le duc va faire ce qu’il peut. Il faut juste qu’il trouve lord Henry et Mlle Dale avant que le
cousin de cette dernière ne s’en mêle.
Le vicomte Dale. Harriet espérait que sa voiture verserait dans un fossé. Toujours à jouer les
saintes-nitouches, l’individu était pénible, et il serait bien capable d’entraver les projets de Daphne.
— L’amour sincère se joue de tous les obstacles, déclara-t-elle avec confiance.
En tout cas, c’était ainsi que les choses se passaient dans les romans mettant en scène sa très
chère miss Darby. Par ailleurs, il lui suffisait de regarder Tabitha et Preston, ou lord Henry et
Daphne, pour en avoir la preuve.
Le véritable amour triomphait toujours.
Et c’était à présent à Roxley et à elle de saisir leur chance…
Harriet lui jeta un petit regard, attendant sa confirmation.
— L’amour sincère, s’esclaffa-t-il. Harry, vous m’étonnerez toujours. Moi qui pensais que vous
étiez la fille la plus sensée et la plus raisonnable que je connaisse, avec les pieds bien sur terre ! Et
voilà que…
Le comte poursuivit, bien que Harriet ait cessé de l’écouter depuis qu’elle avait entendu cet
horrible mot.
« Fille ».
Et « sensée et raisonnable » étaient presque aussi atroces.
Cesserait-il un jour de la voir comme une enfant ? Quand il l’avait embrassée, à Londres, ce
n’était pourtant pas une « fille » qu’il avait tenue dans ses bras.
Avait-il changé d’avis depuis ? Ce n’était pas possible. Il l’avait embrassée, pour l’amour du
ciel. Il ne l’aurait pas fait si…
Elle secoua la tête pour chasser les doutes qui l’assaillaient.
Ceux qui l’obsédaient depuis leur arrivée à cette soirée chez le duc de Preston.
Et si Roxley ne la jugeait pas digne d’être sa comtesse ? Elle n’était pas loin de le penser elle-
même, quand elle se comparait aux autres femmes présentes ce soir. Ses défauts étaient si évidents.
Elle n’avait pas été pensionnaire à Bath, comme toute lady qui se respectait.
C’était le précepteur de ses frères qui s’était chargé de son éducation. Que penser de cela ?
Elle riait trop fort.
Elle ne savait pas broder. Ni jouer du piano. Ni peindre à l’aquarelle.
En bref, elle n’était pas assez raffinée pour être une comtesse.
Même la comtesse de Roxley. D’ailleurs, ne l’appelait-il pas « Harry » ?
Mais peut-être n’accordait-il aucune importance à tout cela, se répéta-t-elle pour la millième
fois.
Et, assurément, il n’y avait qu’un seul moyen de le découvrir.
Harriet se redressa lentement, puis baissa légèrement une épaule, jusqu’à ce que la boucle qui
retenait sa tunique de soie fine glisse dangereusement et menace de tomber. La robe tout entière était
ainsi faite : par sa légèreté, on pouvait faire croire qu’elle ne la couvrait pas réellement. Sous la
première épaisseur de soie s’en trouvaient une autre, d’un beau doré miroitant, puis une autre encore,
aussi fine que la première. La superposition des tissus empêchait la robe d’être complètement
transparente, même si, la première fois qu’elle l’avait essayée, elle s’était sentie totalement nue, il
fallait bien l’admettre.
Maintenant, elle voulait savoir si Roxley pensait la même chose.
Elle inclina négligemment la tête, et leva les yeux vers lui.
— Oui, eh bien…, réussit-il à articuler, le regard fixé sur son épaule.
Il semblait hésiter à intervenir ou pas, car, pour que la décence soit sauve, il serait obligé de la
toucher.
Alors elle l’encouragea, en penchant un tout petit peu plus son épaule. C’était peut-être ainsi que
Cléopâtre avait séduit Marc Antoine, car Roxley semblait pétrifié, ce qui procura une sensation
vertigineuse à Harriet.
Mais, juste avant que la robe ne dévoile entièrement son épaule, le comte gémit, puis saisit
l’attache pour la remettre à sa place, effleurant au passage sa peau nue de ses longs doigts. Sa main
était chaude et ferme, et aussitôt Harriet l’imagina plutôt en train d’arracher la boucle…
Puis il la regarda, et Harriet vit clairement le désir qui embrasait son regard. Elle le sentit quand
sa main s’attarda sur son épaule et sut qu’il pourrait facilement la prendre dans ses bras et… et…
— Bon sang, Harry, marmonna-t-il, en retirant sa main et en descendant les marches du patio.
Ce qui ressemblait fort à une fuite précipitée.
— Que se passe-t-il ?
Elle espérait que sa voix avait semblé suffisamment innocente, car elle se sentait tout sauf
innocente. Depuis qu’il l’avait touchée, elle frissonnait, dans l’attente de quelque chose de tout à fait
différent.
— Je… En fait… J’ai besoin de prendre l’air. Oui, c’est cela. Si je suis venu ici, c’est pour
prendre l’air.
— Je pensais que vous étiez venu me retrouver, glissa-t-elle dans une subtile manœuvre pour se
rappeler à lui. Enfin, si vous êtes venu respirer un peu, c’est parfait. Moi aussi, j’en ai besoin.
Et, sur ce, elle le suivit.
Car c’était plus fort qu’elle.
Il se retourna vers elle.
— Harry…
— Oui, Roxley ? répondit-elle, en essayant de paraître aussi détachée et naturelle que possible.
— Vous ne pouvez pas m’accompagner dans le jardin, déclara-t-il en indiquant la direction du
patio bien éclairé.
— Et pourquoi donc ? demanda-t-elle, comme si elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’il
voulait dire.
Et il n’avait pas l’air d’avoir envie d’aborder le sujet non plus. Mais il le fit malgré tout.
— Ce ne serait pas convenable.
— Convenable ? répéta-t-elle en riant, comme s’il plaisantait. Oh ! oubliez les convenances.
Depuis combien de temps nous connaissons-nous ?
— Depuis toujours.
— Et nous sommes-nous déjà permis quoi que ce soit de répréhensible ?
Mis à part ce baiser…, songea-t-elle.
Elle avança tout près, avant de tourner autour de lui comme un chat.
— Pas vraiment, rétorqua-t-il d’une voix légèrement étranglée. Puis il la regarda, et s’attarda
sur son épaule nue, avant de vite détourner les yeux.
Au moins, il avait bien voulu admettre qu’elle avait raison. Enfin, c’était ce qu’elle espérait.
— Donc qu’y a-t-il de mal à ce que vous m’accompagniez dans le jardin pour que je prenne un
peu l’air ? D’autant plus que vous avez promis à mes frères de veiller sur moi. C’est ce que vous
avez fait, n’est-ce pas ?
— Eh bien, oui…
— Pensez-vous qu’ils préféreraient que j’aille faire un tour dans le jardin avec lord Fieldgate ?
Et plus précisément, Roxley, avait-elle envie de demander, voulez-vous que je me promène
dehors avec ce malotru ?
— Allez au diable, Harry. Non, vos frères n’aimeraient pas cela.
Et elle non plus.
— Alors ?
Il contracta la mâchoire et la bougea d’avant en arrière. L’on aurait dit Lancelot tiraillé entre sa
loyauté envers son seigneur et quelque chose de moins honorable.
Harriet espérait que c’était cette part moins glorieuse qui allait l’emporter.
Et, à sa grande joie, ce fut ce qui se produisit. En partie.
Roxley marmonna quelque chose pour lui-même, puis il la saisit par le coude et l’entraîna dans
l’allée.
— Venez. Et ne vous remettez pas à battre des cils ainsi, prononça-t-il d’une voix sévère. Si
votre mère vous voyait…
— Elle est à Kempton.
— Où vous devriez vous trouver, vous aussi, répondit-il, presque menaçant. J’en veux à ma
tante. Elle n’aurait jamais dû vous amener à Londres, continua-t-il en la regardant de nouveau. Ce
séjour vous a changé. Et pas en mieux, ajouta-t-il.
— Je ne vois rien de scandaleux à se promener dans le jardin. Je l’ai fait tout à l’heure avec
lord Kipps et il n’y avait rien de mal à cela. Votre tante m’y a même incitée.
— Vraiment ? demanda-t-il, d’une voix qui ne paraissait pas franchement ravie.
Ils prirent le premier embranchement et durent s’arrêter, car devant eux se trouvait un
couple — une nymphe marine et son Neptune — enlacé près d’une tonnelle, en train d’échanger
baisers passionnés et tendres aveux.
— Ma très chère, mon amour…
— Oh ! comment avez-vous su que c’était moi ?
— Comment ne vous aurais-je pas reconnue ?
— Vous voyez, souffla Roxley, une fois qu’ils se furent éloignés du couple sulfureux. Mieux
vaut que vous soyez avec moi qu’avec Fieldgate.
— Oui, sans doute, répondit-elle, d’une voix teintée d’une amère déception.
En entendant cela, le comte s’immobilisa.
— Sans doute ? Savez-vous de quelle manière agirait cet individu ici même ? Seul avec vous ?
Harriet haussa les épaules. Etait-il vraiment obligé de poser la question ? Elle avait cinq frères.
Elle savait très bien ce que Fieldgate ferait s’il en avait la possibilité.
Mais n’était-ce pas à peu près ce que Roxley avait fait quelques mois plus tôt à Londres ?
Certes, il était quelque peu éméché cette nuit-là.
Oh ! Dieu du ciel. Elle avait presque oublié. Il avait bu.
Ne se rappelait-il plus l’avoir embrassée ? Ou, pire, ne voulait-il plus se souvenir de cette nuit-
là ? Harriet prit une grande inspiration, bien consciente que la seule façon d’amener Roxley à
reconnaître les faits était de le provoquer.
Juste un peu…
— J’imagine que, étant le vil libertin qu’il est, il aurait essayé de profiter de moi, soupira
Harriet, comme s’il s’agissait de la plus délicieuse des perspectives.
— Sans le moindre doute, répondit Roxley avec une moue de dégoût et un hochement de tête
réprobateur, comme si, par contraste, cela faisait de lui un héros.
— Pensez-vous vraiment qu’il se conduirait ainsi ?
— Bien sûr, répliqua-t-il en étouffant un soupir. Vous n’auriez pas dépassé le patio qu’il aurait
déjà essayé.
— Oh ! excellente nouvelle, lança-t-elle en attrapant le bas de sa robe. Puis elle pivota sur un
talon et commença à se diriger vers la salle de bal.
Roxley la rattrapa à peu près à la hauteur du couple qui était toujours enlacé.
Discrètement — enfin, aussi discrètement que possible —, il la ramena dans l’allée.
— Où alliez-vous ? murmura-t-il en l’emmenant un peu plus loin.
— Je pensais que mes intentions étaient évidentes. Au moins pour un débauché tel que vous.
J’allais retrouver le vicomte.
— Fieldgate ? s’exclama Roxley, choqué.
— Oui. Mis à part Fieldgate, y aurait-il un vicomte libertin que je ne connaîtrais pas encore ?
Roxley contracta la mâchoire tout en avançant dans le chemin bordé de platanes.
Harriet espérait que c’était le chemin qui la mènerait à sa perte, celui qu’avait emprunté avant
elle la jeune femme qu’ils venaient de croiser.
Une vague de désir, très peu digne d’une lady, se propagea en elle.
— Pourquoi voudriez-vous que cet imbécile profite de vous ? demanda — ou plutôt
implora — Roxley.
— Parce qu’on ne m’a jamais embrassée, ou presque… Et cette lady, ajouta-t-elle en se
retournant légèrement, qui, d’après moi, est miss Nashe…
Le comte tourna brusquement la tête.
— Je doute fort qu’il s’agisse de…
Mais alors Roxley se souvint que le costume de miss Nashe n’était pas loin d’égaler celui de
Harriet.
— Je vous l’avais dit, s’exclama Harriet, triomphante, une fois qu’ils furent hors de portée. Il
s’agit de miss Nashe et de lord Kipps.
Elle réprima une exclamation indignée. Lord Kipps s’était promené avec elle dans cette même
allée, et il n’avait pas essayé de l’embrasser.
Mais Harriet n’était pas une riche héritière notoire comme miss Nashe. Elle n’était que cette
bonne vieille Harriet Hathaway. Une fille de Kempton. Avec tout juste quelques sous en poche.
Et, qui plus est, avec des poches souvent trouées.
Oh ! pourquoi n’était-elle pas née blonde et menue comme Daphne, ou pourquoi n’avait-elle pas
hérité d’une fortune confortable comme Tabitha ?
Roxley regardait toujours le couple enlacé.
— Dans ce cas, je pense que nous pouvons nous attendre à une annonce à minuit. Quel chanceux,
ce Kipps. Il a fait sienne ma devise familiale.
— Ad usque fidelis ? demanda Harriet, tout en songeant que « fidèles jusqu’au bout » n’était pas
exactement l’expression qui traduisait le mieux ce qu’elle avait pu apercevoir sous la tonnelle.
— Mais non, voyons, petite maligne, notre autre devise. Celle qu’ont adoptée tant de Marshom.
— Et laquelle est-ce ?
— « Beau mariage et tromperie font toujours bon ménage », lança-t-il fièrement.
— Comment ? s’étonna Harriet, qui s’attendait à tout sauf à cela. Les Marshom encourageraient-
ils les maris à tromper leur femme ?
— Mais non, répondit-il en riant. Malheureusement, nous avons tendance à aimer
passionnément, et pour la vie. Nous sommes d’incorrigibles romantiques. Nous faisons juste en sorte
de tomber amoureux de jeunes femmes à la bourse bien remplie. Et, quand la bourse est vide, il faut
trouver d’autres moyens pour garder son rang. Mes parents en sont un parfait exemple.
— Vous voulez dire que vos parents ont vécu en trichant aux cartes ?
— Bien sûr. Cela leur a permis de ne pas s’endetter.
— C’est bien dommage, alors, commenta Harriet, en regardant miss Nashe et en se rendant
compte qu’il était heureux que cette dernière ait trouvé un autre comte que le sien.
— Qu’est-ce qui est dommage, Harry ?
— Que Kipps ait plu à miss Nashe avant que vous n’ayez pu les séduire, elle et sa bourse bien
remplie.
Roxley haussa les épaules. Ils s’étaient arrêtés au pied d’un grand arbre.
— A vrai dire, je ne suis pas convaincu que lord Kipps ait fait le bon choix.
— Vous dites cela parce que c’est vous qui vouliez épouser miss Nashe ? demanda Harriet, qui
s’accrocha au tronc imposant de l’arbre pour ne pas chanceler.
Il se mit à rire.
— Non, chaton. Je n’avais aucune vue sur cette jeune femme. Mais je suis prêt à parier que lord
Henry s’est retrouvé coincé.
« Chaton ».
Harriet faillit soupirer d’aise en entendant ce diminutif familier. Il contenait tant de promesses.
Comme une marguerite que l’on effeuille.
Il m’aime…
Harriet se mit à rire, de Roxley, et de ses propres espoirs.
— Vous n’avez plus qu’à continuer à tricher aux cartes, lança-t-elle en appuyant son dos contre
le tronc d’arbre.
— Vous n’avez toujours pas répondu à ma question, poursuivit Roxley en enfonçant le bout de
sa botte dans la terre.
Harriet leva les yeux.
— Quelle était-elle ?
— Pourquoi diable auriez-vous envie de vous promener dans les jardins avec Fieldgate ?
— Pour la simple et bonne raison que je veux qu’on m’embrasse. Comme il faut, je veux dire. Et
je souhaite qu’il s’agisse d’un homme qui possède un certain talent en la matière.
Harriet dirigea de nouveau son regard vers la maison, attendant que son insinuation produise
l’effet escompté.
Et il se produisit, de façon spectaculaire.
— Que l’on vous embrasse comme il faut ? Oh ! mais quelle insulte…, fulmina-t-il.
Harriet rit de nouveau et, comprenant qu’il avait été pris au piège, Roxley se mit à rire à son
tour.
— Dieu du ciel, Harry ! s’exclama-t-il en s’écartant de l’arbre. Vous voulez ma mort.
— Si jamais vous vouliez m’embrasser… encore…
— Jamais ! rétorqua-t-il.
— Si vous insistez, répondit Harriet, qui fit de son mieux pour paraître indifférente, comme si
elle n’avait cure de son refus.
— Parfaitement, j’insiste.
Vraiment, était-il obligé de se montrer aussi inflexible ?
— Mais si jamais vous le faisiez…
Il l’interrompit aussitôt.
— Harry, voulez-vous arrêter immédiatement ! Vous embrasser ? Une seule fois, c’était bien
suffisant.
Harriet se planta juste en face de lui.
— Ah, ah ! Ainsi donc, vous admettez m’avoir embrassée.
— Comment pourrais-je l’avoir oublié ? répliqua-t-il d’une voix grave et profonde, aux
intonations presque nostalgiques.
Elle frissonna, car elle partageait également cette nostalgie. Ce baiser demeurait gravé dans son
cœur, et sa seule envie depuis cette nuit-là était de recommencer.
— Mais il ne faut pas plaisanter avec cela, poursuivit-il. Si je vous compromettais, l’un de vos
frères me tirerait dessus.
— Et ils feraient pire encore s’ils étaient vraiment de mauvaise humeur, concéda-t-elle. En fait,
je pense qu’ils voudraient tous les cinq vider leur barillet sur vous.
Malheureusement, Roxley partageait son opinion.
— Et, puisque je n’ai aucune envie de mourir de cette façon, je crains que pour cette nuit vos
désirs d’être embrassée restent inassouvis.
Le voilà qui la condamnait à une vie de tristesse et de frustration. Qui compromettait ses
chances d’être aimée.
D’être aimée passionnément.
Elle ne put s’empêcher de jeter de nouveau un regard vers la tonnelle.
Oh ! comme cela paraissait injuste. Et pourtant, quelques mois plus tôt, jamais elle n’aurait
pensé que de telles choses soient possibles. Jusque-là, elle avait vécu toute son existence en sachant
très bien que, étant née et vivant à Kempton, jamais elle ne se marierait, jamais on ne l’embrasserait,
jamais…
Jusqu’à ce jour fatidique où la calèche de Preston s’était arrêtée à Kempton et où elle avait revu
Roxley après des années de séparation. Alors, cela avait été plus fort qu’elle, elle s’était mise à
rêver de l’impossible.
Et puis, après avoir accompagné Tabitha et Daphne à Londres, et avoir vu ses deux meilleures
amies trouver le bonheur de façon si merveilleuse — et pas seulement le bonheur, mais aussi
l’amour —, elle s’était prise à espérer.
A présent qu’elle se trouvait avec le seul homme qu’elle ait jamais désiré, dans ce jardin, sous
ce clair de lune, pourquoi ne voudrait-elle pas être embrassée ?
Encore. Et encore…
— Pourquoi cela devrait-il se savoir ? murmura-t-elle. Personne n’a besoin de l’apprendre.
— Tout finit toujours par se savoir, chaton, rétorqua Roxley.
Il avait contourné l’arbre et se tenait désormais dans la même position qu’elle, le dos appuyé
contre le tronc, mais à l’exact opposé de l’endroit où elle se trouvait.
Et elle n’avait qu’un souhait : abattre cet énorme tronc et abolir ainsi la distance qui les
séparait.
— Dans notre petit monde, aucun secret ne se garde bien longtemps, ajouta-t-il.
Mais elle se moquait bien que toute la population de l’Angleterre, de l’Ecosse et de l’Irlande
réunies l’apprenne. Elle n’était pas une riche héritière pleine d’avenir, et les prétendants ne se
bousculaient guère à sa porte pour se déclarer.
La seule chose qui comptait, pour elle, c’était qu’il se déclare, lui. Mais allait-il se décider un
jour ?
— Roxley ?
— Oui, Harry ?
Elle faisait la moue à chaque fois qu’il l’appelait ainsi. Etait-il obligé d’employer cet horrible
diminutif ? Malgré cela, après avoir pris une profonde inspiration, elle se lança :
— Que voyez-vous quand vous me regardez ?
— Pas grand-chose, répondit-il. Vous n’avez pas remarqué ? Il fait plutôt sombre par ici.
Elle glissa contre le tronc, en s’aidant de ses mains, jusqu’à ce qu’elle soit juste à côté de lui.
— Oh ! arrêtez un peu de jouer ce personnage. Je ne l’apprécie guère.
— Quel personnage ?
— Vous savez très bien ce que je veux dire.
Harriet perdait patience. S’il persévérait dans cette voie, elle irait trouver Fieldgate.
— Arrêtez de jouer à l’idiot pour lequel tout Londres vous prend.
— Mais il est bien commode, cet idiot.
— C’est un bouffon énervant.
— C’est le but recherché, voyez-vous, mademoiselle.
— Mais moi je sais qui vous êtes vraiment.
— Vraiment ?
Il s’était légèrement tourné, et il avait murmuré cette phrase à son oreille.
La gorge serrée, elle fut incapable de répondre autre chose qu’un petit « oui ».
Oh oui, elle savait qui il était réellement. Il était le seul qui ait jamais fait battre son cœur de
cette façon.
Puis il se rapprocha, venant effleurer le bas de sa robe. Harriet s’accrocha à l’arbre pour tenter
de garder son calme.
— Personne ne vous croirait, chaton.
« Chaton ». Pas Harry, mais « chaton ». Son chaton.
Harriet leva les yeux vers le ciel nocturne en partie dissimulé par la dense voûte du feuillage et
elle n’aperçut qu’une seule étoile. Une étoile solitaire et scintillante. Alors elle fit un vœu.
— Vous n’avez pas à vous cacher devant moi, dit-elle à mi-voix.
Il s’agissait d’une invitation, et elle savait qu’il n’attendait que cela. Cela faisait des mois
qu’elle le voyait souffrir, victime du jeu qu’il jouait et du rôle qu’il interprétait. L’idiot farceur. Le
poil à gratter de la société.
Mais ce n’était pas l’homme qu’elle connaissait. L’homme qu’elle avait embrassé dans le jardin
de sir Mauris. Le comte qu’elle connaissait depuis l’enfance.
Non, celui qu’elle aimait, qu’elle adorait, qu’elle désirait était l’homme qui se tenait là, les yeux
fixés sur elle, et qui crispait la mâchoire comme s’il était déterminé à se comporter de la façon la
plus honorable possible.
Oh ! il avait choisi le costume idéal pour cette soirée. Lancelot. Un homme partagé entre son
devoir et son amour.
Ce fut du reste ce qu’il lui confirma, d’une voix presque désespérée :
— Pourquoi a-t-il fallu que vous grandissiez, Harry ? Pourquoi n’êtes-vous pas restée à
Kempton et demeurée mon impossible amie ?
— Je le suis toujours.
— Oh ! cela, oui, vous l’êtes, mais d’une façon tout à fait nouvelle et absolument impossible.
— Qu’est-ce qui est impossible, Roxley ?
Rien ne serait plus impossible, je vous assure, si vous m’embrassiez, avait-elle envie de crier.
— J’ai promis à vos frères de veiller sur vous.
Harriet s’approcha et commit l’impossible, tout en murmurant :
— Alors fermez les yeux.
Chapitre 1

« J’ai vu une seule nuit devenir la ruine de tant d’hommes de bien. »


LE LIEUTENANT THROCKMORTEN à miss DarbyDans Un marché périlleux pour
miss Darby

Londres, avril 1811 Huit mois plus tard


Chaque joueur reconnaît le moment où sa chance tourne.
Et, généralement, c’est très mauvais signe. La chance est une maîtresse trop inconstante pour
murmurer à l’oreille d’un joueur de doubler la mise.
Non, quand elle tourne le dos à quelqu’un, il le sait. Sans l’ombre d’un doute.
Alors, comme manquant d’air, il se retrouve soudain en train de s’accrocher à tout ce qui
pourrait provoquer un retour de flamme chez son ancienne amante et emplir du même coup ses poches
noires et sombres.
Telle était la situation de Tiberius Maximus Marshom, septième comte de Roxley.
Roxley, qui prenait des paris que personne d’autre n’osait, et qui gagnait… Le comte, qui avait
toujours une bourse bien garnie, évitait désormais ses amis et ne mettait plus les pieds au White’s,
car il avait honte de ses embarras financiers actuels.
Et c’était ce cruel et surprenant revers de fortune qui l’avait conduit là. A la City. Dans les
bureaux d’un certain Aloysus Murray.
— Comme vous le voyez, monsieur le comte, disait le commerçant, les mains croisées sur une
pile de papiers, vous n’avez d’autre choix que d’épouser ma fille.
Le comte fixait un homme dont il n’avait appris l’existence que deux jours plus tôt, lorsqu’il
avait reçu son assignation. Cependant, malgré la gravité de la situation, Roxley ne put s’empêcher de
sourire.
Que faire d’autre ? Il était un Marshom, donc il savait qu’il était pris au piège. Mais il n’allait
certainement pas laisser ce grossier personnage, ce M. Murray dont la fille ne devait guère être plus
distinguée que lui, penser qu’il avait réussi à l’acculer.
M. Murray poussa les papiers au bout du bureau.
— J’ai réussi à racheter tous vos emprunts et à rembourser toutes vos dettes. Vous êtes solvable,
pour l’instant. Je crois qu’un aimable « je vous remercie » ne serait pas de trop.
Il marqua une courte pause, et ajouta au dernier moment :
— M. le comte.
Roxley regarda la pile de papiers et de promesses gribouillées et comprit que ses espoirs de
récupérer tout ce qu’il avait perdu au cours des huit derniers mois — son argent, son poste au
ministère de l’Intérieur, son train de vie (ou ce qu’il en restait) — étaient vains.
Sa chance légendaire avait disparu.
Pour être tout à fait honnête — ce qu’il était rarement —, il pouvait dater le moment précis où sa
bonne fortune l’avait abandonné.
C’était huit mois plus tôt. Le 3 août 1810, pour être exact. Le soir où il avait embrassé
Mlle Harriet Hathaway.
Et, comme il vient d’être dit, le comte de Roxley n’était pas toujours très honnête. Embrasser la
susdite Mlle Hathaway avait été le moindre de ses péchés cette nuit-là.
Il l’avait totalement compromise.
Mais cela ne servait à rien de se remémorer cette nuit de folie. Ce n’était pas son insatiable
désir pour Harriet qui l’avait mis dans cette sombre situation.
Oh ! Harry, qu’ai-je fait ? songea-t-il tout en regardant la somme de ses méfaits empilés sur ce
bureau et en sachant pertinemment que malgré tout l’am…
Non, reconnaître ses sentiments pour Harriet Hathaway était trop d’honnêteté pour une seule
journée. Surtout pour une journée comme celle-là.
Alors qu’il devait faire face à sa propre ruine. Et que l’heure des calculs était venue.
Encore si ce n’avait été qu’une question d’argent et de mauvais choix… Mais cette histoire ne se
limitait pas à un problème de manque de chance au jeu. Roxley sentait instinctivement que l’ensemble
participait d’un plus grand piège, d’un traquenard, dont il ne parvenait à saisir ni le but ni les
modalités.
Et ce qui l’inquiétait surtout, c’était de précipiter son entourage dans sa propre ruine.
Qu’était-il arrivé, par exemple, à M. Ludwick, qui gérait son patrimoine ? Roxley tressaillait à
chaque fois qu’il repensait à sa mystérieuse disparition, en pleine nuit, avec une bonne partie de son
argent.
Pourtant, ce n’était pas son genre, de s’évanouir ainsi dans la nature. Et c’était bien cela le
problème. Il n’y avait pas d’explication à son départ précipité. Aucune.
En outre, juste après cette disparition, il avait découvert que certains investissements qu’il avait
faits s’étaient révélés bien peu avisés. Ses paris avaient commencé à mal tourner. Des dossiers
destinés au ministère de l’Intérieur avaient été volés à son domicile. Aucun de ces faits n’était lié en
apparence, mais Roxley ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait un fil qui reliait l’ensemble et
répandait le malheur sur sa vie entière.
Mais qui se trouvait derrière tout cela, et pourquoi ? La réponse échappait totalement à Roxley.
Comme s’il sentait les hésitations du comte, M. Murray revint à la charge, en brandissant un
document devenu familier à Roxley, hélas.
L’hypothèque qui pesait sur Foxgrove.
La seule de ses propriétés à ne pas être grevée. Celle dont les revenus servaient à faire vivre
tous les Marshom. Sans Foxgrove…
M. Murray passa un doigt courtaud et taché d’encre sur l’acte.
— J’ai toujours rêvé d’une maison de campagne. Comment est-il, ce village ? Kempton ?
— Kempton, dites-vous ? demanda Roxley en détournant le regard devant cette cupidité
évidente et tout à fait déplacée. Oh ! l’endroit ne vous plairait pas. Il est maudit.
M. Murray marqua un temps d’arrêt, avant d’éclater de rire bruyamment.
— On m’avait prévenu de m’attendre à tout venant de vous, mais cela… Maudit ! C’est la
meilleure !
Son rire, qui tenait plus du braiment, retentit de nouveau.
Dieu du Ciel, il n’y avait plus qu’à espérer que la fille de Murray ne riait pas de cette façon.
Mais, pour conserver Foxgrove… et pour protéger sa famille, Roxley se savait prêt à supporter à peu
près n’importe quoi.
Et, s’il faisait tout son possible pour empoisonner l’existence de la fille de ce cloporte pendant
les quarante années à venir, il n’aurait pas à entendre de nouveau cet abominable bruit.
C’était déjà une maigre consolation.
— Je vais peut-être m’y rendre prochainement, continuait M. Murray. Il se peut que la maison
ait besoin de quelques travaux de rénovation, comme toutes ces vieilles pierres que vous aimez tant,
vous, les nobles.
Roxley tressaillit en entendant cela, car ses propriétés faisaient sa joie et sa fierté. Comme,
jadis, sa scandaleuse chance, qui lui avait permis de les entretenir.
— En fait, en ce moment, ma tante Essex vit à Foxgrove. Et je pense qu’elle verrait d’un très
mauvais œil des étrangers surgir chez elle.
— Mais ce n’est plus vraiment chez elle, n’est-ce pas ? fit remarquer M. Murray en passant de
nouveau ses horribles doigts sur le bord de l’acte.
Il ne voulait même pas y penser. Sa tante Essex chassée de la maison dans laquelle elle avait
passé presque toute sa vie. Elle n’aurait d’autre choix que de s’installer de façon permanente à
Londres.
Chez lui. Et, sans le revenu de Foxgrove, sa tante Eleanor de Bath, et ses tantes Ophelia et Oriel
du Cottage seraient bientôt obligées de suivre. Toutes ces vieilles filles réunies. Dans une seule et
même maison. La sienne.
Pire encore, elles seraient ruinées par sa faute. Alors qu’elles l’avaient secouru lors de ses plus
sombres heures.
Il avait dû avoir un spasme nerveux, car M. Murray se mit à ricaner.
— Je vois que désormais vous m’accordez toute votre attention.
— Monsieur Murray, vous avez toute mon attention depuis que vous m’avez envoyé la liste de
mes dettes que vous déteniez. Mais ce qui m’échappe, c’est la raison pour laquelle vous avez choisi
d’investir en moi.
Ce fut au tour de M. Murray de se figer, comme s’il ne savait pas dans quelle direction se
tourner. Mais il avait, semblait-il, une réponse toute prête à fournir.
— J’ai toujours rêvé de faire de ma fille une lady. Et qu’elle devienne comtesse me paraît un
bon début.
Roxley faillit demander si le commerçant avait prévu de l’expédier rapidement dans l’au-delà
pour permettre à sa fille de poursuivre son ascension sociale et pour la marier ensuite — pourquoi
pas ? — à un duc.
— De plus, ajouta Murray, comme s’il se souvenait tout à coup du reste de sa réponse, votre
situation commence à se savoir.
Roxley soupira. C’était la chose la plus vraie que l’homme ait dite depuis qu’il était entré dans
son bureau.
Sa malchance et ses dettes qui s’étaient rapidement accumulées étaient sur toutes les lèvres.
N’était-ce pas précisément ce qu’il avait déclaré un jour à Harry ?
« Dans notre petit monde, aucun secret ne se garde bien longtemps. »
Le bruit que le comte de Roxley se trouvait au bord de la faillite s’était rapidement répandu.
Pire encore, ceux qui avaient perdu contre lui au fil des années avaient l’impression d’assister à
leur revanche. Et, puisque cela concernait presque tout le monde, l’ensemble de la haute société
semblait ravi d’être témoin de sa dégringolade.
— C’est ma fille ou la charité pour vous et vos tantes, monsieur le comte.
Murray sourit tout en croisant les mains au-dessus des preuves écrites de la ruine de Roxley.
— C’est à vous de choisir.

* * *

Après le départ du comte, une porte dissimulée par une étagère s’ouvrit et une silhouette sombre
et longiligne surgit dans le bureau de M. Murray.
— J’ai suivi vos instructions à la lettre, s’empressa de dire le commerçant. Mais il n’acceptera
pas le mariage avant d’avoir rencontré ma fille.
— Il l’acceptera, répondit l’homme avec la suprême confiance dont il était coutumier.
Une confiance qui rendait M. Murray nerveux. Il n’aimait pas être mêlé à cette affaire. Faire
chanter un membre de la Chambre des lords. C’était dangereux.
Mais, dangereux, l’homme qui se tenait devant lui l’était encore plus.
— J’ai fait exactement comme vous l’aviez dit, insista M. Murray.
L’homme haussa un sourcil sombre et l’observa.
— Oui, en effet. C’était parfait.
— Et pour ce qui concerne cet autre sujet…
Celui qui avait attiré l’attention de Murray et l’avait amené à s’intéresser à cet inquiétant
inconnu.
L’homme secoua la tête avec fermeté.
— Non. Pas encore.
— Mais je…
Murray s’interrompit lorsque l’homme haussa un sourcil courroucé.
Le dernier gérant de la fortune de Roxley, Ludwick, avait disparu. On ne l’avait jamais retrouvé.
Pas plus que l’argent de Roxley. Murray connaissait l’homme personnellement. Il lui avait toujours
paru honnête et ne semblait pas du tout être du genre à s’emparer de la fortune d’autrui en
abandonnant sa femme et ses trois enfants.
Murray leva les yeux et croisa le regard de son interlocuteur. Un frisson glacé lui parcourut
l’échine, comme si l’homme qui se trouvait en face de lui était capable de lire dans ses pensées et de
percevoir ses interrogations silencieuses.
— Oui, vous avez fait tout ce que j’ai demandé, le rassura l’homme, dont la douceur soudaine
évoquait la lame d’un couteau en train de s’enfoncer sans effort entre deux côtes. Vous avez racheté
toutes les dettes de Roxley et il n’a plus d’autre choix que de se résoudre à ce mariage.
Il s’arrêta une seconde.
— Avec votre délicieuse fille, reprit-il. Mais vous aurez rempli votre contrat quand, avec sa
maudite famille, il se retrouvera plus bas que terre et qu’il me rendra ce qui m’appartient.
Il avait prononcé ces derniers mots avec tant de hargne que Murray eut peur un instant que son
bureau tout entier s’en trouve imprégné. Il choisit ses mots avec prudence.
Une extrême prudence.
— Vous devez vraiment en vouloir au comte pour vous être donné tant de mal.
Il désigna la pile de papiers posée sur son bureau. Il était certain que toutes ces dettes, ces
revers de fortune avaient été orchestrés par celui qui se tenait en face de lui.
— Vous devez le détester, même.
— Détester Roxley ? répéta l’homme en riant. Comme c’est amusant. En vérité, je le compte
parmi mes amis.

* * *

Huit longs mois. Harriet tapait des pieds avec impatience. Huit mois s’étaient écoulés depuis
cette nuit inoubliable à Owle Park et la journée non moins mémorable qui avait suivi.
Où elle avait découvert que Roxley s’était enfui.
Qu’il avait quitté la maison et la fête.
Qu’il l’avait abandonnée.
Elle aurait pu continuer à énumérer ses manquements, mais, comme elle l’avait compris au cours
de l’automne et de l’hiver qui avaient suivi et durant lesquels elle était restée sans la moindre
nouvelle de lui, cela ne servait à rien.
Sauf à rouvrir la blessure qui avait déchiré son cœur.
Elle faisait de son mieux pour en recoller les morceaux, mais c’était comme si la blessure était
encore fraîche et emplie de douloureux doutes.
Oh ! pourquoi avait-elle accepté de venir à Londres ?
D’un côté, elle voulait savoir pourquoi Roxley l’avait abandonnée — il fallait absolument
qu’elle sache —, de l’autre côté elle n’était pas certaine de vouloir entendre la vérité.
Mais, un beau jour, lady Essex avait surgi chez elle et avait insisté pour que Harriet
l’accompagne à Londres, ce que sa mère s’était empressée d’accepter.
Les deux femmes avaient préparé ensemble ses malles et l’avaient fait grimper dans la barouche
des Marshom avant qu’elle ne puisse formuler la moindre objection.
Evidemment, elle aurait pu leur dire la vérité. Mais elle ne l’avait pas envisagé un seul instant.
« Maman, lady Essex, je ne souhaite pas aller à Londres pour me retrouver en face de l’homme
qui m’a compromise. »
Elle imaginait très bien comment aurait été reçue sa déclaration.
Elle se trouvait donc là ce soir, sur le point de revoir Roxley, tout en se demandant ce qu’elle
allait bien pouvoir lui dire.
Peut-être pourrait-elle poser la question à cette Mme Sibylle — une voyante ou autre charlatan
du même acabit — devant laquelle tout le monde rampait en ce moment. Tout ce que Harriet savait à
son sujet, c’était que toutes les femmes lui tournaient déjà autour depuis qu’elle était arrivée à la
soirée. Grâce à ses pouvoirs, peut-être pourrait-elle voir son avenir et la rassurer en lui expliquant
que la disparition de Roxley n’était en fait qu’un malentendu.
Harriet émit un reniflement inélégant qui lui attira quelques regards réprobateurs. En fait, ce
n’était pas ce genre de conseils quelque peu farfelus dont elle avait besoin mais de l’aide.
Elle pinça les lèvres en regardant autour d’elle. Où se trouvait donc Tabitha ? Ou même
Daphne, d’ailleurs ? Elles, elles sauraient quoi faire.
Evidemment, si elle voulait bénéficier de leurs conseils, cela signifiait qu’elle devrait tout leur
dire… Harriet n’était pas certaine de pouvoir surmonter cette honte.
Puis, comme mus par un signal, des murmures s’élevèrent parmi les convives.
Harriet en déduisit que non seulement Tabitha se trouvait là, mais aussi son scandaleux époux.
Elle regarda vers l’escalier qui menait à la salle de bal et aperçut la très heureuse duchesse de
Preston au bras de son mari. Tabitha avait bravé tous les usages et conquis le cœur du plus grand des
libertins.
En parlant de libertins, le couple était suivi de l’oncle du duc, lord Henry Seldon, qui souriait
aux mères de famille les regardant, lui et son épouse, avec horreur et dégoût.
Le bonheur qu’affichait Daphne défiait les mises en garde que l’on adressait souvent aux jeunes
femmes contre les mariages clandestins.
Celle qui avait été Mlle Daphne Dale et qui était désormais lady Henry était la preuve vivante
que tous ces rabat-joie avaient tort. Car, non contente de porter une robe confectionnée dans la plus
précieuse des soies, elle affichait aussi un sourire coquin qui signifiait clairement que son union
clandestine était des plus satisfaisantes…
Harriet soupira de soulagement, comme si elle se sentait libérée d’une partie de son fardeau.
Ses meilleures amies lui avaient tant manqué. Après le mariage de Tabitha et de Daphne, leur
installation à Londres et leurs fréquents voyages dans les différentes propriétés de leurs époux
respectifs, Harriet s’était retrouvée seule à Kempton, le village reculé où elles avaient grandi toutes
les trois.
Bien entendu, Kempton lui-même avait changé. Cela faisait des décennies que ses habitantes
n’osaient plus se marier, et des siècles qu’un mariage ne s’était pas fini de façon dramatique par la
disparition tragique du jeune marié.
La plupart du temps lors de sa nuit de noces.
Et, durant les mois qui avaient suivi le mariage de Tabitha et de Daphne, toutes les demoiselles
du village avaient retenu leur souffle, attendant qu’un désastre s’abatte sur lord Henry ou sur le duc
de Preston, ou, bien pire, sur leur épouse.
Mais, alors que ni Tabitha ni Daphne n’étaient devenues folles ni n’avaient fracassé le crâne de
leur époux avec un tisonnier, les membres de la Société pour la tempérance et le progrès de Kempton
s’étaient réunis de toute urgence.
La plus respectée des femmes qui vivaient seules, lady Essex, s’était levée pour déclarer la
malédiction rompue.
— Comment cela est-ce possible ? avait demandé Mlle Theodosia Walding, en remontant ses
lunettes sur son nez, car, toujours pragmatique, Theodosia aimait les faits.
— L’amour, avait répondu lady Essex.
— L’amour sincère, avait corrigé Lavinia Tempest, sous les hochements de tête approbateurs de
Louisa, sa sœur jumelle.
Le reste des débutantes, qui avaient évidemment entendu Lavinia — car on entendait toujours
Lavinia avant de la voir —, avaient soupiré de contentement, tandis que Theodosia affichait un air
perplexe. Elle avait du mal à croire à des émotions aussi inconstantes que la passion ou aussi
éthérées que l’amour sincère.
Pourtant, n’avaient-elles pas les preuves de leur existence devant leurs yeux ? Tabitha et Daphne
avaient contracté toutes les deux des mariages d’amour, et elles étaient heureuses. La malédiction
devait être levée, et il était désormais grand temps pour toutes les filles et les demoiselles de
Kempton de se consacrer à ce qui jusque-là leur avait semblé impossible : préparer leur trousseau et
choisir un promis.
La ruée qui s’était produite vers la boutique de confection de Mme Welling avait été
mémorable.
Mais Harriet, pour sa part, n’avait pas partagé l’enthousiasme général.
Non, Harriet Hathaway avait été séduite de longs mois auparavant, et tout portait à croire
qu’elle avait été abandonnée.
Mais il n’aurait pu faire cela. Pas Roxley, se disait-elle.
C’était un refrain incessant qu’elle ne pouvait sortir de sa tête.
Il m’aime. Il ne n’aime pas.
Elle se hissa sur la pointe des pieds pour regarder au-dessus des hautes épaules de Preston et
voir si la fête comptait un invité supplémentaire.
Roxley.
Mais, à son grand désespoir, le comte n’était nulle part en vue. Aucune trace de son sourire
insouciant, de sa veste parfaitement coupée, ni du regard malicieux qu’il arborait quand il savait qu’il
allait bientôt la faire rire.
Bon sang ! Où diable pouvait-il bien être ? se demanda Harriet, en tapant de nouveau du pied.
— Harriet ! appela Tabitha, en se précipitant vers elle pour la prendre dans ses bras.
Elles étaient les meilleures amies du monde depuis leur enfance, et c’était la première fois
qu’elles étaient séparées depuis si longtemps.
— Comme tu m’as manqué.
— Toi aussi, avoua Harriet.
Se libérant de l’étreinte chaleureuse de Tabitha, elle sourit à Daphne.
— Et toi aussi.
— En es-tu sûre, Harriet ? demanda Daphne. Je doute que tu aies regretté mes remarques sur tes
ourlets tachés de boue.
Harriet pinça les lèvres pour ne pas rire. En vérité, les recommandations de Daphne en matière
de mode ne lui avaient guère manqué. Mais elle la serra tout de même dans ses bras, et à sa grande
surprise Daphne l’imita.
— Tu m’as manqué, lui confia son amie. Toi et tes horribles romans mettant en scène cette
pauvre miss Darby.
Harriet s’empressa d’essuyer les larmes qui lui brûlaient les yeux et qui semblaient surgir de
nulle part. Ce ne fut qu’alors qu’elle se rendit compte à quel point Kempton était devenu vide sans
Tabitha au presbytère et Daphne à l’autre bout du village.
Comme elle avait envie de tout leur raconter… Mais elle ne pouvait pas.
— Ces romans ne sont pas horribles, rétorqua-t-elle. Je viens de me procurer le tout dernier, Un
marché périlleux pour miss Darby. Il faut absolument que vous le lisiez. Toutes les deux. Elle a été
enlevée par un sultan barbare, un prince, en fait, et il est sur le point de…
Harriet s’interrompit en voyant ses amies s’efforcer de ne pas rire devant ses élans
d’enthousiasme pour sa très chère miss Darby.
Preston et lord Henry, après avoir échangé quelques regards perplexes, s’excusèrent, et allèrent
voir si lord Knolles avait quelque chose de plus fort que de la limonade à leur proposer.
— Oh ! ne te retourne pas, Tabitha, s’exclama Daphne, en donnant un petit coup de coude à la
duchesse, mais lady Timmons est ici.
— Ma tante ne se montrera pas tant que tu seras à mes côtés, Daphne, répondit Tabitha d’une
voix enjouée.
— Et pourquoi donc ? demanda Harriet, en regardant dans la direction de lady Timmons, qui se
trouvait à l’autre bout de la salle de bal, au milieu de ses trois filles à marier.
Avec une nièce duchesse, il aurait été normal au contraire que la dame eût demandé à Tabitha de
la présenter.
— Elle considère que Daphne est un bien mauvais exemple, confia la duchesse. Elle m’a écrit
qu’il était impératif que je mette un terme à mon amitié avec lady Henry, ou bien elle me
désavouerait.
— Dans ce cas, pour le bien de Tabitha, je suggère que tu ne la quittes pas d’une semelle, dit
Harriet à lady Henry.
Elles rirent toutes les trois de nouveau, car lady Timmons avait fait de son mieux pour empêcher
Tabitha d’épouser Preston, avant d’oublier fort commodément tous ses préjugés contre cette union
aussitôt qu’elle eut été en mesure de se vanter d’être parente avec une duchesse.
Alors que Tabitha et Daphne suppliaient Harriet de leur donner des nouvelles de
Kempton — les récentes pitreries des jumelles Tempest, les nouvelles recherches scientifiques de
Theodosia, les dernières récriminations de lady Essex —, Harriet remarqua quelque chose qui lui
avait jusque-là échappé.
Elle fixa l’une et l’autre de ses amies.
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? demanda-t-elle en regardant leur ventre rebondi, et en
constatant que celui de Tabitha l’était plus encore que celui de Daphne.
— Tu sais bien qu’on ne parle pas de ces choses-là, murmura Tabitha, qui n’était pas fille de
vicaire pour rien.
— C’est vrai, renchérit Daphne. Les hommes parlent d’élevages de chiens et de chevaux à tout
bout de champ ! Mais, dès que nous faisons devant eux une allusion à notre grossesse, c’est comme si
le ciel allait leur tomber sur la tête ! déclara-t-elle en poussant un grand soupir. Henry m’a carrément
interdit de danser. Il ne veut pas que je fasse le moindre effort.
Les mains croisées sur son ventre, elle ajouta :
— Il est devenu aussi tatillon que ma tante Damaris, mais je n’ose pas le lui dire.
— A propos de ta famille, rebondit Harriet, ta mère a parlé de toi l’autre jour.
Les parents de Daphne avaient désavoué leur fille depuis qu’elle s’était enfuie avec un Seldon.
Harriet n’en avait jamais compris la raison, mais pour les Dale la famille Seldon était pire que le
diable. Et vice versa. Alors, que leur fille ait épousé un Seldon…
— L’annonce de ma grossesse a contribué à arrondir les angles. Mais je crois que je dois
surtout remercier mon cousin Crispin. Son récent mariage a incité mes parents à changer d’avis au
sujet de mon mari et de sa famille.
— Alors, c’est bien vrai ? demanda Harriet. Lord Dale l’a épousée ?
Daphne se couvrit la bouche pour ne pas éclater de rire.
— Oh oui ! M. Muggins y a veillé personnellement.
Tabitha, mortifiée par le rôle que son chien avait joué dans cette demande en mariage en
enfermant le vicomte et son improbable promise dans un cellier à vin, s’empressa de changer de
sujet.
— Est-il vrai que les jumelles Tempest viennent passer le reste de la Saison à Londres ?
Harriet acquiesça.
— Oui, elles seront ici dans une quinzaine de jours. C’est leur marraine, lady Charleton, qui les
accompagnera dans le grand monde.
— Lady Charleton ? demanda une vieille femme qui se trouvait juste à côté d’elles. Avez-vous
bien dit lady Charleton ?
— Oui, madame, répondit Harriet.
— Ce n’est pas possible. Lady Charleton est morte… il y a combien de cela ? interrogea-t-elle
en se tournant vers l’amie qui l’accompagnait, et qui semblait encore plus vieille qu’elle.
— Il y a deux ans. Cela s’est produit de manière si soudaine, répliqua l’autre femme, en
secouant la tête et en faisant du même coup voler autour d’elle les plumes jaunes de son turban. Je ne
m’en suis toujours pas remise.
— Lady Charleton est décédée ? s’exclama Harriet, surprise. J’ai dû mal comprendre ce qu’on
m’a dit, alors.
— Sans doute, rétorqua la première femme, avant de se tourner de nouveau vers ses amies et
d’évoquer d’autres funestes destins.
— A propos, où se trouve lady Essex ? demanda Tabitha en regardant autour d’elle, comme si
elle voulait voir qui d’autre était susceptible d’écouter leurs conversations.
— Vous a-t-elle manqué, elle aussi ? s’enquit Harriet, moqueuse.
Daphne et Tabitha se mirent toutes deux à rire. La vieille lady était une terreur, même si Harriet
s’en accommodait fort bien.
— Un vieux séducteur s’est emparé d’elle dès que nous sommes arrivées, expliqua Harriet. Il
l’a même appelée Essie.
— Non ! s’exclama Tabitha.
— Si ! répondit Harriet. Un certain lord Whenby, me semble-t-il.
Les trois amies regardèrent en direction de la vieille dame qui s’était mêlée de leur
conversation quelques instants plus tôt, mais le nom de lord Whenby n’avait visiblement causé
aucune réaction chez elle.
— Qui est ce lord Whenby ? demanda Daphne en s’approchant.
Harriet haussa les épaules. Elle n’avait jamais entendu lady Essex mentionner ce nom.
— Je ne sais pas. Mais c’est peut-être à cause de lui que lady Essex est dans tous ses états
depuis plusieurs semaines.
Entendant cela, Tabitha et Daphne échangèrent un regard prudent, qui laissait entendre qu’elles
possédaient une tout autre explication.
Harriet trouva cela étrange, mais elle poursuivit néanmoins.
— Je ne pensais même pas qu’elle viendrait à Londres cette Saison, mais elle a surgi il y a
quelques jours à la maison en insistant pour que ma mère prépare mes affaires sur-le-champ.
Il y eut un nouvel échange silencieux entre Daphne et Tabitha mais, avant que Harriet ne puisse
les interroger sur ce qu’elles cachaient, un individu importun les rejoignit.
— Mademoiselle Hathaway ? Est-ce bien vous ?
Harriet se raidit en entendant cette voix familière.
— Mes yeux — ou plutôt mon cœur — me tromperaient-ils ?
Un homme élégant, vêtu d’une veste flambant neuve et de bottes bien cirées, s’arrêta devant
elles.
Harriet se força à sourire. Brièvement.
— Lord Fieldgate, salua-t-elle, avant d’exécuter une révérence.
Quand elle se releva, il s’empara aussitôt de sa main, qu’il porta à ses lèvres.
— Mon Hippolyte, que j’avais perdue depuis si longtemps.
— Hippolyte ? répéta Daphne en se penchant vers Tabitha.
— La reine des Amazones, répondit la duchesse en murmurant. Grossièrement traduit, cela veut
dire « farouche jument ».
L’éducation que Tabitha avait reçue auprès de son père vicaire se révélait toujours fort utile
dans de pareilles situations.
Daphne pinça les lèvres pour ne pas rire.
— Oui, exactement, poursuivit Tabitha. Si seulement le vicomte savait à quel point cette
définition s’applique bien à Harriet.
Harriet adressa à ses deux amies un regard noir. « N’allez pas croire, surtout, que je ne vous
entends pas », voulait-elle leur dire.
— Je vous supplie de m’accorder une danse, reprit Fieldgate, qui n’avait pas lâché la main de
Harriet. Non, plutôt deux.
Oh ! personne n’aurait pu dire que le vicomte manquait de charme, avec son sourire riche de
promesses et son regard ténébreux susceptible de faire défaillir la plus hardie des ladies.
— Deux danses ?
Harriet secoua résolument la tête devant son fervent soupirant, qui l’avait poursuivie avec
constance durant toute la Saison précédente. Apparemment, l’absence et l’éloignement n’avaient pas
diminué son ardeur.
— La dernière danse, au moins, supplia-t-il.
La dernière danse ? Le dépit de Harriet s’accentua. Roxley n’approuverait pas. La Saison
précédente, à chaque fois qu’elle avait dansé avec le vicomte, il avait détesté cela.
Cependant, cela ne ferait pas de mal au comte d’avoir à puiser parmi les débutantes dont
personne ne voulait pour trouver une partenaire, surtout après ces longs mois de silence.
Le cœur de Harriet retombait dans les errements qui étaient les siens depuis de longs mois.
Il m’aime. Il ne m’aime pas.
Mais Harriet s’arrêta. Car, précisément, le monde entier sembla s’arrêter autour d’elle. A
l’autre bout de la pièce, elle l’avait vu.
Roxley.
Il était là. Et il devait y être depuis un certain temps, car il semblait en pleine discussion.
Il t’aime. Il ne t’aime pas, assénait son cœur.
— Puis-je prendre votre silence pour un oui ? demanda Fieldgate, sur un ton à la fois
encourageant et confiant.
Harriet l’entendit à peine, tant son cœur cognait dans sa poitrine. Roxley. Avec toute cette foule,
elle avait bien failli ne pas le voir. Puis les invités s’étaient quelque peu dispersés, et, durant cet
instant magique, elle l’avait aperçu. Elle avait vu le bas de son visage si caractéristique, son sourire
malicieux qu’elle aimait tant.
Elle cessa de respirer, comme quand il avait parcouru sa nuque de ses lèvres. Comme quand ses
mains l’avaient caressée, tout entière, et qu’elle avait tremblé comme elle tremblait en ce moment.
« Nous commettons une grave erreur, chaton. C’est très mal », avait-il murmuré cette nuit-là à
Owle Park, tout en baissant la tête pour explorer d’autres parties de son anatomie, et tracer de ses
lèvres un chemin de désir le long de son corps.
Oh ! s’il vous plaît, faites que tout cela n’ait pas été une erreur, se répéta-t-elle une nouvelle
fois.
Harriet fit un pas en direction du comte sans même réfléchir, poussée par le désir même qu’il
avait fait naître cette nuit-là, et allant jusqu’à oublier que le vicomte tenait toujours sa main.
Roxley m’aime.
Ou bien il ne t’aime pas, murmura la dangereuse voix du doute.
— Vous ne pouvez pas m’éconduire, ma reine, mon Hippolyte, continua Fieldgate, en redoublant
de galanterie, malgré le caractère désespéré de sa requête.
— Non, non, répondit-elle, absente, en le regardant très brièvement puis en retirant sa main.
Bien entendu, elle voulait lui signifier que, non, elle ne danserait pas avec lui. Mais le vicomte
sembla comprendre le contraire, puisqu’il sourit d’un air triomphal.
— Harriet, il y a quelque chose que nous devons te dire… commença Tabitha, en tendant la
main pour l’arrêter.
Mais Harriet fit un pas de côté pour lui échapper.
— Oui, ma chère, tu dois nous écouter, poursuivit Daphne.
Si elles avaient l’intention de lui déconseiller de rester trop longtemps en compagnie du rusé
vicomte, elles ne devaient pas s’en faire. Elle n’avait nulle intention de passer une seconde de plus
avec Fieldgate.
Alors que Roxley se trouvait à portée de main. Elle allait enfin avoir ses réponses. Il allait
s’excuser, l’emmener et l’épouser dès que possible.
C’était toujours ainsi que les choses se passaient.
Dans les livres, lui rappela son bon sens.
— Harriet, s’il te plaît, appela Daphne.
Elle l’ignora. Peu importait ce qu’elles avaient à lui apprendre, vraiment. Mais, juste au cas où,
Harriet hâta le pas. Malheureusement, sa progression fut interrompue par son frère Chaunce, contre
lequel elle se heurta.
Oh ! flûte ! Elle ne connaissait personne qui possède des frères aussi agaçants et indiscrets que
les siens.
Et Chaunce affichait en ce moment précis son air le plus déterminé.
Tous les Hathaway étaient déterminés, mais la ténacité de Chaunce était imparable.
Même Harriet ne pouvait rien contre cela.
— Harry, s’exclama-t-il en déposant un baiser sonore sur sa joue. Te voilà. Mère m’a écrit pour
m’annoncer que tu arriverais sans doute à temps pour le bal de ce soir.
Il ne chercha pas à tromper Harriet : il ne semblait pas ravi d’assister à la soirée de lady
Knolles, comme s’il était porteur de mauvaises nouvelles.
Chaunce ne pouvait-il pas, juste une fois, laisser les autres tranquilles et profiter un peu de la
vie ?
Comme elle avait envie de le faire, maintenant qu’elle avait retrouvé son Roxley bien-aimé.
— Oui, je suis là, répondit-elle à son frère. Mais je dois…
Chaunce se retourna et regarda ce qu’elle ne quittait pas des yeux. Lui qui ne souriait déjà pas
auparavant se mit à faire franchement la moue.
— Ce n’est pas possible, Harry. Tu ne peux pas lui courir après. Pas alors que…
Se libérant, elle tapota le bras de son frère et le contourna pour échapper à son emprise.
— Tu deviens pénible, le réprimanda-t-elle. Roxley est un de nos meilleurs amis. Je vais le
saluer, rien de plus. Il sera enchanté de me voir.
Il avait plutôt intérêt…
— Harry…, reprit Chaunce, pendant qu’elle disparaissait dans la foule sans qu’il pût l’arrêter.
— Non, Harriet, ne fais pas cela ! Attends un peu ! appela Tabitha, qui s’était lancée à ses
trousses.
Mais il n’y avait plus moyen d’arrêter Harriet, désormais.
M. Chaunce Hathaway se tourna et regarda les amies de sa sœur d’un air contrarié.
— Vous ne lui avez pas dit ?
— Nous n’en avons pas eu le temps, répondit Daphne.
Chaunce gémit et passa sa main dans sa chevelure noire et ébouriffée.
— Combien de temps cela prend-il d’annoncer à quelqu’un que la personne qu’elle aime va en
épouser une autre ?
Chapitre 2

« … et de femmes aussi. »
MISS DARBY répondant au lieutenant ThrockmortenDans Un marché périlleux
pour miss Darby

* * *

Il s’était écoulé deux semaines depuis son rendez-vous avec M. Murray, et, durant ce laps de
temps, Roxley avait à son grand regret réussi à faire de la fille de cet homme la nouvelle attraction de
la bonne société.
Partout, depuis les salons jusqu’aux salles de bal, c’était le même refrain.
« Qui donc est cette Mlle Murray ? »
Car, si Roxley — ce pauvre Roxley, si peu gâté par la chance en ce moment — lui faisait la
cour, cette demoiselle devait être quelqu’un.
Et donc tous se précipitaient pour faire sa connaissance.
Pour sa part, Roxley nourrissait l’espoir que surgisse un gredin, prêt à ravir la demoiselle
devant ses yeux. Mais malheureusement Mlle Murray ne sortait jamais sans son chaperon à la mine
sévère, une certaine Mlle Watson, vieille fille revêche, dont le regard mauvais suffisait à mettre en
fuite le plus enragé des chasseurs de fortune.
Pire encore, la camarade de classe de Mlle Murray, avec qui elle avait fréquenté
l’établissement de Mme Plumley à Bath, l’ancienne miss Edith Nashe, qui s’était servi de son statut
d’héritière pour se hisser dans la société et qui était désormais la comtesse de Kipps, ne quittait plus
sa « très chère amie » pour montrer à tout le monde son abnégation et sa générosité exceptionnelles.
C’était exactement ce que faisait la comtesse ce soir-là, qui avait réussi à évincer Mlle Watson
pour occuper auprès de Mlle Murray le rôle de chaperon dévoué.
Au moins, lady Kipps le déchargeait d’une partie de son fardeau et lui laissait un moment pour
faire le point sur ses investigations. Jusqu’ici, il avait réussi à esquiver les demandes de M. Murray,
mais il ne pourrait plus le faire patienter bien longtemps. Il avait passé tout son temps libre à essayer
de trouver qui avait méticuleusement orchestré et précipité sa ruine.
Et pourtant, à chaque fois qu’il pensait avoir découvert quelque chose, à chaque fois qu’il tenait
une piste ou suspectait un quelconque stratagème, tout se dérobait à lui.
Dès qu’il voulait saisir quelque chose, cette chose disparaissait.
Mais ce qui ne disparaissait pas, c’était ce pressentiment, qui le hantait quoi qu’il fasse, jusqu’à
l’obsession.
Pourquoi ? La question tournait inlassablement dans ses pensées. Pourquoi ?
L’ancien Roxley aurait trouvé une plaisanterie bien sentie et aurait proposé une séance avec la
fameuse Mme Sibylle pour résoudre le problème.
Mais, là, il en était presque à se dire sérieusement que c’était peut-être sa dernière solution.
Donc, pour la centième fois de la soirée, il balaya l’assemblée du regard. Et, cette fois, à la
faveur d’un mouvement de foule, ses yeux se posèrent sur une longue silhouette aux cheveux foncés à
l’autre bout de la salle. Son cœur bondit dans sa poitrine.
Harry ?
Il secoua la tête et regarda de nouveau, mais la personne qu’il avait vue — quelle qu’elle
soit — s’était évanouie dans la foule.
Harriet Hathaway, non, c’était impossible. Décidément, il devenait fou.
— Vous parliez à Mlle Murray de vos parents, monsieur, dit lady Kipps, qui le tira du même
coup de sa rêverie. Je dois avouer que, pour ma part, je trouve leur destin particulièrement tragique.
Elle sourit à Mlle Murray.
— Ses chers parents… si jeunes, si amoureux. Ils rentraient chez eux après un séjour sur le
continent… quand leur voiture s’est renversée.
Pour montrer l’étendue de sa compassion, elle tamponna ses yeux secs avec son mouchoir.
Quelle délicate attention…
— N’est-ce pas, monsieur le comte ?
— Oui, ils sont morts dans l’accident, déclara-t-il, toujours distrait par ce bref moment où il
avait cru voir Harry.
— C’est ainsi qu’ils ont perdu la vie ? demanda Mlle Murray, en posant ses doigts gantés de
blanc sur le bras de Roxley. Comme cela a dû être terrible pour vous, monsieur !
De nouveau, elle le regarda dans les yeux comme si elle attendait quelque chose de lui.
Comme s’il ne savait pas ce qu’elle attendait ! Son père s’était montré particulièrement clair
dans le billet qu’il lui avait fait parvenir avant cette soirée.
« Faites votre demande ce soir, monsieur le comte. Ou sinon… »
Et pourtant, alors que Roxley se forçait à répondre au regard de la femme qui se trouvait à ses
côtés, son cœur l’incitait à balayer la pièce des yeux une nouvelle fois.
Non, c’était la dernière chose dont il avait besoin. Que Harry soit liée d’une façon ou d’une
autre à cette affaire.
— Monsieur le comte ? insista Mlle Murray.
— Oh ! oui, mes parents… J’étais trop jeune pour les perdre. Pour les perdre tous les deux. A
jamais.
Roxley s’efforça de paraître bouleversé, comme s’il avait besoin de réconfort.
— C’est terrible, reconnut-elle.
— Cela me fait penser à ma devise familiale, ajouta-t-il avec un peu de mélancolie.
Il se pencha en arrière, et regarda loin derrière lui, comme s’il voyait quelque chose qu’il avait
perdu depuis longtemps.
Et non comme s’il cherchait Harriet.
Ce qui était impossible, se rappela-t-il. Elle était en sûreté à Kempton, là où était sa place. Loin
de sa ruine.
— Votre devise familiale ? répéta Mlle Murray.
— Ad usque fidelis, confia-t-il.
Mlle Murray cligna des yeux et feignit d’avoir compris.
— Ad usque fidelis, déclara dans un latin impeccable une femme qui les avait rejoints. « Fidèles
jusqu’au bout. » Mais il me semblait pourtant, Roxley, que votre devise était : « Beau mariage et
tromperie font toujours bon ménage. »
En essayant de respirer et de ne surtout pas regarder, Roxley calma son cœur, qui s’était
emballé. Car il savait exactement ce qu’il verrait quand il lèverait les yeux : une jeune lady grande et
élancée, avec des cheveux noir charbon et des yeux verts capables de vous transpercer. De capturer
votre cœur et de ne jamais vous le rendre.
Harry !
Roxley, qui avait vacillé au moment où il avait entendu ces douces intonations, retrouva
suffisamment ses esprits pour se tourner vers sa droite, où se trouvait la protégée de sa grand-tante,
toujours prompte à se mêler de tout. Elle jouait distraitement avec son éventail et butait sur le parquet
avec la pointe de sa chaussure, comme si elle voulait chasser d’improbables cailloux susceptibles de
s’y trouver.
Elle releva la tête, et son visage feignit la plus grande surprise, comme si elle venait juste de le
remarquer.
Comme si…
Décidément, Harriet Hathaway n’avait qu’un seul but dans la vie : celui de le rendre fou. Il en
était ainsi depuis le jour de leur première rencontre, bien des années auparavant.
Et, en parlant de le rendre fou… Il balaya l’assemblée du regard. Elle était là, bien sûr. Sa tante
Essex.
Evidemment.
Entre-temps, lady Kipps, prenant à cœur le rôle de protectrice de Mlle Murray qu’elle s’était
elle-même attribué, guettait Harriet avec la délectation d’un chat qui venait de trouver toute une
portée de souris boiteuses pour son dîner.
Oh ! lady Kipps, songea Roxley, qui pressentait un désastre imminent, quand découvrirez-vous
la vérité au sujet de Harriet Hathaway ?
Roxley ne savait que trop bien qu’il faudrait bien plus que le dédain arrogant et assassin de lady
Kipps pour entamer le courage de Harriet.
Il se redressa, sachant ce qu’il fallait faire, et se détestant d’autant plus de devoir le faire.
— Harry, on dirait que ma tante vous cherche, déclara-t-il en faisant un signe de tête vers lady
Essex, qui se trouvait tout à fait à l’opposé de leur petit groupe.
A son air contrarié, il comprit qu’elle n’appréciait guère qu’il l’ait appelée par son surnom,
alors même qu’elle interdisait à tous de l’utiliser dès qu’elle posait le pied à Londres. Mais pour lui
elle resterait toujours Harry, malgré tous les efforts qu’elle pouvait déployer pour apparaître comme
une parfaite lady.
— Non, pas du tout, rétorqua-t-elle sans même regarder, avant de poursuivre. Pour en revenir à
notre conversation précédente, n’est-ce pas ainsi que les Marshom traduisent leur devise familiale ?
« Beau mariage et tromperie font toujours bon ménage. »
Elle sourit.
— J’ai raison, n’est-ce pas, Roxley ?
— Qu’est-ce donc que cette histoire de mariage et de tromperie ? demanda lady Kipps, d’abord
à Roxley, puis à Harriet, qu’elle n’avait jamais portée dans son cœur. Par ailleurs, que savez-vous de
tout cela, mademoiselle Hathaway ?
Son ton empli de sarcasme montrait clairement la place qu’elle attribuait à Harriet dans la bonne
société.
Roxley tressaillit de nouveau en n’osant imaginer ce que Harry allait répondre.
Si cela avait été possible, il se serait volontiers refugié sous la table des rafraîchissements.
— Au sujet du mariage et de la tromperie, voulez-vous dire ? J’en sais suffisamment, répliqua
Harriet avec tout l’aplomb d’une femme dont la noblesse remontait à des générations et des
générations.
Certes, son père n’était peut-être que chevalier, mais les Hathaway avaient été anoblis par Henri
V. Elle frappa la paume de sa main avec son éventail, comme on aurait brandi une hallebarde, et elle
se tourna pour faire face à son adversaire, comme son ancêtre avait sans doute fait face aux Français
à Azincourt, avec un léger sourire aux lèvres, et une détermination farouche au fond du cœur, la même
détermination qui avait attiré l’attention du roi et lui avait valu sa gratitude.
— Mais, d’après ce que j’ai entendu dire, pas autant que vous, lady Kipps.
Cette fois, la gratitude ne serait pas de mise…
Avait-elle bien dit… ?
Oh ! oui, elle l’avait dit.
Si on s’était trouvé sur un ring de boxe plutôt qu’au bal annuel chez lady Knolles, le premier
round — ou même le match entier — aurait été remporté par Harriet.
Cela, en conclut Roxley, était le résultat direct de la fréquentation assidue de sa grand-tante par
la fieffée demoiselle. Elle avait réussi à la perfection à s’approprier le ton tranchant et les petites
phrases insolentes et assassines de lady Essex.
Il secoua la tête. Comme si Harriet avait besoin d’aide afin de parfaire ses talents pour fourrer
son nez dans des affaires qui ne la regardaient pas.
Mais c’est ta faute si tes affaires sont devenues les siennes quand tu l’as compromise… Sans
l’épouser…, se répéta-t-il.
C’était bien cela, le problème.
Pour sa part, lady Kipps était sur des charbons ardents. La comtesse prit une inspiration rageuse,
qui ne fit rien pour apaiser le feu qui la dévorait. Elle se contenta de froncer très fort les sourcils et
de plisser les yeux.
— Lord Roxley, connaissez-vous cette personne ? demanda Mlle Murray, en agitant les mains
en direction de Harriet comme l’on demanderait à un valet de remporter un plat de harengs fumés
avariés.
Harriet plissa les yeux à son tour, et son regard se posa alternativement sur Roxley et sur
Mlle Murray, et plus particulièrement sur la main gantée de Mlle Murray posée sur son bras, avant de
se fixer définitivement sur lui. Elle écarquilla les yeux, sans doute lorsqu’elle parvint à la conclusion
qu’il avait été trop lâche pour lui parler.
Trop lâche pour lui écrire. Trop lâche pour aller la trouver et la supplier de lui pardonner. S’il
pensait avoir fait ce qu’il fallait en espérant lui épargner le spectacle de sa chute et de son mariage
avec une autre, il se trompait.
La souffrance et la colère qui se lisaient dans ses yeux émeraude suffisaient à le mettre en
pièces.
— Roxley ? insista Mlle Murray dont la mâchoire serrée trahissait la détermination. La
connaissez-vous ?
— Bien sûr, qu’il me connaît, répondit Harriet en personne. Nous avons été fiancés durant une
nuit.
— Harriet ! s’exclama Roxley, avant de se tourner vers celle qui se trouvait à ses côtés.
Mademoiselle Murray, laissez-moi vous expliquer…
Lady Kipps s’en chargea à sa place.
— Je crains que nous n’ayons là la preuve des penchants anciens de lord Roxley pour la
campagne et tout ce qui s’y rapporte. Et j’ai d’ailleurs du mal à comprendre, monsieur, comment,
jadis, vous avez pu préférer une vulgaire fleur des champs à la plus délicate des roses.
C’était la meilleure. Pour Roxley, la réalité était tout autre, puisque à côté du lys qu’était Harriet
Mlle Murray n’était qu’une vulgaire campanule.
— Mon père a peut-être été mal informé au sujet de vos intentions…, commença Mlle Murray.
— Non, non, non ! s’empressa-t-il de la rassurer. Je crains que Mlle Hathaway soit quelque
peu…
Les trois femmes le fixèrent, attendant qu’il termine sa phrase.
Oh ! comment s’était-il retrouvé dans cette situation impossible ?
Il prit Mlle Murray par le bras, et lui fit tourner le dos à Harriet.
— A propos de Mlle Hathaway, c’est une question d’honneur.
La jeune femme fronça légèrement les sourcils.
— Enfin, ce n’est pas ce que vous pensez, corrigea-t-il. C’est en rapport avec son frère…
Le froncement de sourcils s’accentua.
Décidément, il s’enferrait.
— Non, non, s’empressa-t-il d’expliquer. Les Hathaway sont de vieux amis. C’est comme si
nous faisions partie de la même famille. Harriet est presque une sœur pour moi. J’ai promis à ses
frères de…
Harriet s’interposa entre eux.
— Jamais un frère ne m’aurait embrassée comme vous l’avez fait, Roxley.
Le comte resta impassible. Comme il aurait dû le faire durant cette torride nuit d’été, au lieu
de…
Oh ! bon sang ! L’heure n’était pas aux récriminations ni aux regrets. Par ailleurs, l’étrangler en
public ne ferait que causer un esclandre.
Tout comme le fait de l’avoir compromise cette nuit-là aurait dû provoquer un scandale.
Il leva le menton et ignora Harry, pour se concentrer sur ce qui restait de son charme qui perdait
peu à peu de sa superbe afin d’attirer l’attention de la riche héritière. Et pour se concentrer sur ce
qu’il devait faire, principalement pour protéger Harriet.
— Elle est insignifiante, vraiment. Une agaçante petite…
— Insignifiante ? s’exclama Harriet, en s’interposant franchement entre Roxley et sa presque
promise.
Harriet dominait et éclipsait totalement Mlle Murray, qui était plutôt petite. L’on aurait dit une
rose trémière en train de faire de l’ombre aux petites fleurs de printemps fanées qui la précédaient.
— Harry, ne devriez-vous pas rejoindre ma tante ? demanda Roxley en regardant la foule.
Mlle Manx a sans doute besoin d’aide.
Personne n’allait donc se décider à venir la chercher pour l’emporter loin de lui et de
Mlle Murray ? La duchesse de Preston ou lady Henry seraient les bienvenues en ce moment même.
Evidemment, si les coureurs de Bow Street pouvaient l’emmener, ce serait encore mieux.
— Votre tante ? Voudriez-vous la présenter à Mlle Murray ?
Harriet plissa le nez et se pencha davantage.
— Je ne pense pas qu’elle approuverait. Mais, maintenant que vous avez parlé d’elle, c’est
justement à propos de lady Essex que je vous cherchais.
A propos de sa tante ? Roxley grinça des dents. C’était tout ce qu’elle avait trouvé, comme
excuse ? Il s’approcha pour murmurer :
— Laissez-moi tranquille, Harry. Je vous expliquerai tout plus tard.
— Non, répondit-elle, sans bouger d’un millimètre. Je me suis empressée de vous trouver afin
que vous vous préoccupiez du sort de votre tante sans attendre. La situation est désespérée.
— Désespérée ? Est-elle malade ?
— Non, mais…
— De mèche avec des agents français ?
— Quelle idée stupide ! Je…
— Serait-elle en danger de mort imminent ?
— Bien sûr que non, répliqua Harriet, qui semblait aussi agacée par lui qu’il l’était par elle.
C’est son cœur, monsieur, qui est en danger.
— Je croyais que vous m’aviez dit qu’elle n’était pas malade.
— Elle ne l’est pas. Le mal vient de lord Whenby.
— Lord comment ?
— Lord Whenby, répéta-t-elle. C’est fâcheux, Roxley, car l’homme joue avec les sentiments de
votre tante. Il faut absolument que vous fassiez quelque chose.
— Vous êtes venue jusqu’ici pour m’annoncer qu’un Lothaire vieillissant tenterait d’abuser de
ma tante ?
Roxley ne savait pas s’il devait en rire ou laisser tomber ses bras de désespoir.
Comme tout cela était ridicule…
Harriet le saisit par le coude et le força à se tourner vers sa tante.
— C’est très grave, vous savez.
Elle était désormais assez proche pour qu’il puisse sentir son parfum. Et ce n’était pas de l’eau
de violette, de rose ou de lavande, mais quelque chose de sauvage et d’indescriptible qui assaillait
ses sens.
Qui le rendait fou. Et mettait à mal toutes ses bonnes résolutions.
Garde-la bien loin de tout cela, Roxley. Et garde-la bien loin de toi.
Il fallait absolument que quelqu’un ou quelque chose lui rappelle à quel point Harriet était
importante pour lui.
Repenser au sort du pauvre M. Ludwick l’aida à se ressaisir.
— Harry, vous savez très bien que c’est un mensonge ! s’exclama-t-il, en reculant loin d’elle et
de son parfum.
Il avait bien fait de prendre ses distances, car d’une seconde à l’autre elle allait battre des cils,
et là il aurait été perdu. Mais sa réponse eut l’effet escompté, et Harriet sembla indignée.
— Je ne mentirais jamais, pas à ce propos !
Mais elle ne parlait plus de sa tante Essex. Elle parlait d’eux.
Il ignora son regard suppliant, et, à la place, tout en se trouvant abominable, déclara :
— Oh ! regardez un peu ce que vous avez fait !
Harry se tourna pour accorder un bref regard à l’endroit désormais vide qu’avaient occupé
Mlle Murray et lady Kipps. Puis, à son grand désarroi, elle s’approcha.
De nouveau.
— Que vous arrive-t-il, ce soir ? demanda-t-elle. Cette blonde évaporée et cette maudite lady
Kipps vous importunaient-elles ? De toute évidence, elles ont abusé de votre patience et de votre
gentillesse.
— Non, ce n’est pas le cas, répondit-il en la repoussant pour essayer d’apercevoir la riche
héritière qu’il était censé épouser. C’est vous qui avez chassé Mlle Murray. Pourquoi fallait-il que
cela arrive précisément ce soir ?
— Moi ?
Les lèvres pincées, Harriet réfléchissait à l’accusation qu’il venait de porter.
— S’il a suffi que j’apparaisse pour qu’elle vous abandonne, alors c’est qu’elle ne tient pas
spécialement à vous.
— Vous ne vous êtes pas contentée d’apparaître ! Vous avez raconté des horreurs, Harry. Vous
ne pouvez pas vous en empêcher. Ma tante, séduite par un lord ruiné et sans scrupules. Allons ! Vous
n’êtes qu’une sale gamine…
— Moi, une gamine ? s’exclama-t-elle en inclinant la tête et en le regardant par en dessous.
Et, tout à coup, elle ne fut plus seulement la jeune campagnarde que lady Kipps avait dépeinte
mais quelqu’un qui avait des airs de démon.
Quelqu’un qui n’avait rien d’une gamine.
Et tout d’une femme, se souvint-il, incapable de résister à l’envie de contempler ses courbes
familières, le modelé de sa poitrine, ses longues jambes fuselées cachées sous ses jupes.
— Pas la peine de me le rappeler, dit-il, en s’adressant avant tout à lui-même.
Non, s’il vous plaît, ce n’est pas la peine, implora-t-il intérieurement.
Bien sûr, elle ne s’en priva pas, au contraire.
— Vous n’aviez pas l’air de trouver que j’étais une gamine l’été dernier chez le duc de Preston,
quand vous…
— Harry !
Cette fois, son ton menaçant parvint à l’interrompre.
— Oh ! si vous insistez.
— J’insiste.
— Qui est-elle donc ? demanda-t-elle. Je ne vois pas bien pourquoi vous pourriez avoir envie
de passer du temps en compagnie d’amies de miss Edith Nashe…
— Elle s’appelle lady Kipps, à présent, rappela-t-il.
Harriet leva les yeux au ciel et sourit avec condescendance en pensant sans doute à cette fille de
commerçant qui portait désormais un titre noble et respecté.
— Oh ! même avec les plus beaux atours, elle restera toujours u…
— Harry !
Mais l’autorité qui émanait du comte ne sembla nullement l’impressionner, car elle poursuivit.
— Et, dites-moi, je vous prie, ce que vous aviez l’intention de faire avec cette écervelée
qu’escorte lady Kipps.
Pour l’instant, il avait de la chance d’être encore en vie après ce qu’il avait fait à Owle Park.
S’il expliquait en détail ses intentions au sujet de Mlle Murray, il s’exposerait au terrible courroux
des Hathaway.
Décidant que la lâcheté était la meilleure attitude à adopter dans ce cas précis, il prit Harry par
le coude et se mit à fendre la foule avec elle à ses côtés. Mais était-ce une bonne idée ? Rien de
moins sûr, car ils étaient si près l’un de l’autre que son parfum venait de nouveau l’enivrer.
Détermination, mon bon ami. Et courage, se répéta-t-il. Tu ne peux pas entraîner Harry dans
ce bourbier.
C’était pour son bien. Pour protéger sa vie.
— En tout cas, je doute que vous ayez l’intention de l’épouser, continua-t-elle.
Comment Harriet faisait-elle pour toujours réussir à entrer dans le vif du sujet ? Elle ne tournait
jamais autour du pot, c’était certain.
Et elle visait toujours juste. C’était précisément pour cette raison qu’il aurait voulu terminer de
faire sa discrète cour à Mlle Murray afin qu’elle n’en ait vent.
Jamais il n’aurait pensé qu’elle débarquerait à Londres, où elle n’allait pas manquer de faire
tout ce qu’elle pouvait pour lui rappeler son devoir.
C’est-à-dire l’épouser.
L’estomac noué, il se figea. Car il savait sans l’ombre d’un doute qu’il n’y avait pas moyen
d’expliquer tout cela sans se montrer brusque et odieux.
Ni sans mentir.
— Et pourquoi ne pourrais-je pas l’épouser ?
S’il espérait la faire fuir avec cette réponse, il se trompait.
Elle se mit à rire.
— Elle ? Votre comtesse ?
Elle continua à s’esclaffer jusqu’à se tenir le ventre des deux mains.
— S’il vous plaît, Roxley, ne vous moquez pas de moi.
— Vous ne croyez pas que je vais épouser Mlle Murray ?
Elle répondit par un nouvel éclat de rire.
— C’est la vérité, pourtant, insista-t-il.
Elle renifla légèrement. Ce fut à ce moment que ses paroles froidement prononcées semblèrent
s’insinuer en elle. Elle perdit tout d’un coup sa nonchalance et sa confiance, comme si la vérité
enfonçait un pieu dans son cœur et le mettait en pièces.
— Non, c’est impossible, dit-elle, comme un constat.
— Et pourtant si, je vais me marier avec elle.
Elle leva légèrement le menton.
— Vous n’avez pas demandé sa main, n’est-ce pas ?
Pas encore, en effet. Cela faisait plus de deux semaines qu’il éludait la question. Et il savait
pourquoi.
Parce qu’au fond de lui-même il se refusait encore à céder au chantage de M. Murray et à
accepter d’épouser sa fille. Avant cela, il voulait résoudre ce mystère et comprendre qui lui avait
tendu ce piège.
Cette succession de coups du sort, la disparition inexplicable de M. Ludwick, l’apparition de
M. Murray dans sa vie, pile au bon moment… Roxley était un joueur dans l’âme et les coïncidences
éveillaient toujours ses soupçons.
Pourtant, pour l’instant, il n’avait rien d’autre que des soupçons, et rien pour les étayer. Il avait
besoin de faits, d’évidences, de preuves. Avant que quelqu’un d’autre ne disparaisse.
Il jeta un coup d’œil à Harriet, si lumineuse et si vivante, telle une bougie fraîchement allumée.
Non, se promit-il. Il ne laisserait sous aucun prétexte rien ni personne éteindre sa brillante
lumière.
Peut-être alors que l’arrivée inopinée de Harriet était le déclic dont il avait besoin. Sans cela, il
aurait sans doute oublié ce qu’il devait faire.
— Je m’y apprêtais justement, déclara Roxley en se redressant légèrement et en bombant le
torse. Et elle va accepter, mademoiselle Hathaway. Mettez-vous bien cela en tête.
Harriet secoua la tête, ce qui fit danser ses boucles sombres autour de son visage.
— Elle n’est pas faite pour vous.
Bien sûr, qu’elle n’est pas faite pour moi, s’exclama-t-il intérieurement. Elle n’est pas vous.
Roxley rassembla tout son courage pour porter le coup fatal.
— Je vais aller lui demander tout de suite.
Du menton, il désigna la table des rafraîchissements, à l’autre bout de la salle. Il n’avait aucune
idée de l’endroit où Mlle Murray était partie, mais pour l’instant cela n’avait aucune importance.
Par ailleurs, il avait désormais toute l’attention de Harry. Il allait lui briser le cœur et la chasser
le plus loin possible de lui.
— Vous ne me croyez pas ? insista-t-il. Pourtant, vous me connaissez, Harry. Je ne parie jamais
si je ne suis pas certain de gagner. Je m’en vais la trouver dans l’instant. Vous allez voir.
Harriet ouvrit la bouche, bougea les lèvres, mais aucun son ne sortit.
Mais alors la tante Essex surgit et remédia à ce manque.
— Qui diable avez-vous l’intention d’épouser, Roxley ? demanda-t-elle. Dites-le-moi
immédiatement !

* * *

Le cœur de Harriet martelait une invraisemblable rengaine.


« Je vais demander sa main. »
Elle avait mal entendu, cela ne pouvait être que cela.
— Roxley, cessez de bayer aux corneilles, et répondez à ma question, répéta lady Essex. Qui
donc avez-vous l’intention d’épouser ?
Harriet n’était pas certaine de vouloir qu’il réponde.
Et Roxley n’en avait pas non plus envie, apparemment.
— Ma très chère tante, ma tante préférée, répondit-il en se penchant pour l’embrasser sur les
deux joues, ce qui lui permit d’éluder la question.
Pour ce faire, il n’avait pas hésité à mentir, car Harriet savait que sa tante Oriel était sa
préférée. Ce que ne savait sans doute pas Mlle Murray.
Mais lady Essex, ignorant le subterfuge de son neveu, insista.
— Je me suis précipitée à Londres dès que j’ai entendu cette rumeur insensée à votre sujet,
même si je n’y ai pas cru.
En entendant cela, Harriet tressaillit. Lady Essex savait ? Elle savait que Roxley envisageait
d’épouser quelqu’un — quelqu’un d’autre qu’elle —, et pourtant elle avait insisté pour que Harriet
l’accompagne ?
Dans quel but ?
— Une rumeur insensée ?
Roxley regarda autour de lui comme s’il n’avait pas la moindre idée de ce que sa vieille tante
voulait dire.
— Tante Essex, si vous vous précipitiez à Londres à chaque fois que vous entendez une
« rumeur insensée » à mon sujet, votre barouche serait hors service depuis des années.
Lady Essex maugréa, avant de se tourner vers Harriet, l’air contrarié.
— Mademoiselle Hathaway, qu’est-ce qui ne va pas ? Vous êtes toute pâle.
Et la vieille dame lui donna un petit coup de coude dans les côtes afin qu’elle se redresse.
Harriet fit de son mieux pour se reprendre et se tenir droite même si elle avait l’impression que
le sol tremblait et chavirait sous ses pieds.
« Je vais demander sa main. »
— J’ai bien peur d’avoir un début de migraine, répondit-elle.
Tous ceux qui connaissaient Harriet auraient compris qu’il s’agissait d’un mensonge. Harriet
Hathaway donnait la migraine. Elle ne l’avait jamais.
— Voyez-vous cela ! s’exclama lady Essex. Vous n’êtes pourtant pas une petite nature, que je
sache ! Tiens, mais voilà Mlle Timmons et Mlle Dale.
La vieille lady se fendit d’un sourire jusqu’aux oreilles en découvrant ses anciennes protégées.
C’était ainsi qu’elle les présentait depuis leur prestigieux mariage, mais bien entendu, au
moment où leur conduite paraissait scandaleuse à tous, elle aurait préféré mourir que de prononcer
leur nom.
— Mademoiselle Timmons, comme vous vous êtes épanouie ! Oh ! je voulais dire Votre Grâce,
bien entendu. Et vous aussi, lady Henry ! Et quelle remarquable coordination.
Elle les regarda en souriant, avant de poursuivre.
— Vous allez peut-être réussir à redonner le sourire à Mlle Hathaway.
Le duc de Preston et lord Henry les avaient rejoints également. Tous se serrèrent la main et se
saluèrent, mais il y avait comme un malaise dans l’air, et Harriet comprit aussitôt pourquoi.
Ils savaient tous. Au sujet de Roxley. Et ils avaient essayé d’empêcher qu’elle apprenne la
vérité.
Ce n’était pas étonnant que ses amies ne l’aient pas invitée à Londres pour la Saison comme
elles l’avaient promis. Et c’était pour cela que leurs lettres s’étaient faites de plus en plus rares.
Mais pourquoi donc n’avaient-elles pas voulu lui révéler la vérité ?
Sans doute parce qu’elles savaient qu’elle aurait sauté dans la première voiture pour Londres et
causé un scandale retentissant.
Et c’était sans doute ce qu’elle aurait fait, concéda Harriet.
Pendant ce temps, lady Essex s’était remise à fureter partout.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Que fait-elle ici ? J’aurais pensé qu’on l’avait assez vue en
société, désormais.
— Qui vous met dans cet état, lady Essex ? demanda Tabitha en regardant autour d’elle.
— C’est évident : cette pénible miss Nashe, répondit lady Essex d’un air dédaigneux.
— Lady Kipps, corrigea Daphne. Miss Nashe s’appelle désormais lady Kipps.
— Oui, oui, je sais, rétorqua lady Essex avec un grand geste de la main. La fille des rues a donc
eu son diadème, comme elle voulait, mais il semblerait qu’elle ait amené une amie avec elle, ajouta
la lady avec un reniflement méprisant. C’est un peu comme quand on nourrit les hérissons. L’on
commence par en nourrir un, et ensuite l’on se retrouve à devoir les nourrir tous.
Elle regarda de nouveau vers lady Kipps, avant de se tourner vers son neveu.
— Qui est cette jeune personne terriblement maigre qui l’accompagne ? On dirait une Française.
Et, dans la bouche de la lady, cela ne ressemblait guère à un compliment.
Et avant que quelqu’un ne puisse répondre — non pas que quiconque semble pressé de le
faire — Lady Kipps et son amie furent parmi eux.
— Lady Essex ! déclara lady Kipps à voix haute, afin que tout le monde puisse bien l’entendre.
Quel plaisir de vous revoir.
La comtesse exécuta une parfaite révérence, et tous furent obligés de l’imiter.
— J’ai l’honneur et le privilège de vous présenter ma très chère amie Mlle Murray.
Nouvel échange de saluts, froids mais polis.
— Mademoiselle Murray, reprit lady Essex en tapotant son éventail contre ses lèvres. Est-ce
que je vous connais ?
— Oh ! vous n’allez pas tarder à la connaître, s’empressa de répondre lady Kipps. Mlle Murray
a fréquenté avec moi l’école de Mme Plumley à Bath. Elle y était ma meilleure amie.
— Je croyais que votre meilleure amie était lady Alicia, intervint Daphne, en regardant autour
d’elle. D’ailleurs, où se trouve-t-elle ? On dirait que vous l’avez perdue, cette Saison.
Tout le monde savait qu’après avoir obtenu le mariage qu’elle convoitait tant lady Kipps avait
laissé tomber lady Alicia, qui avait des relations mais était pauvre, pour fréquenter des personnes
plus en vue.
— Lady Alicia ? La pauvrette. Je crois qu’elle prend les eaux à Buxton. La vie londonienne peut
être dure, parfois…, expliqua lady Kipps avec un geste de la main désinvolte et condescendant.
Harriet avait profité de ce temps pour observer Mlle Murray, à laquelle elle ne voyait aucun
défaut apparent. L’amie de lady Kipps, quant à elle, souriait légèrement et affichait un maintien
parfait, digne de l’éducation qu’elle avait reçue à Bath, dans sa robe quelque peu austère et
néanmoins bien coupée.
Le seul reproche qu’on aurait pu lui faire, c’était qu’elle semblait bien effacée, voire
insignifiante.
Harriet n’avait sans doute pas témoigné de la plus grande discrétion dans son examen critique,
car lady Kipps s’exclama :
— Oh ! Mademoiselle Hathaway ! Vous êtes là. Comme surgie de nulle part…
Et elle insista bien sur ces deux derniers mots, prononcés sur un ton méprisant.
— Nous venons d’arriver, déclara lady Essex, en se rapprochant de Harriet.
— Votre mère est-elle venue, cette fois ? demanda lady Kipps en regardant autour d’elle.
Harriet secoua légèrement la tête.
— Non, je suis venue à Londres avec lady Essex.
Tout en répondant, elle eut la nette impression d’être attirée dans un piège.
Mais ce n’était pas étonnant. Il s’agissait de lady Kipps, après tout. Et elle n’avait sans doute
pas oublié le rôle qu’avait joué Harriet dans cette abominable histoire avec M. Muggins.
En tout cas, Harriet, elle, n’avait pas oublié. Et elle fit de son mieux pour chasser ce souvenir et
le sourire narquois qui menaçait de poindre sur ses lèvres.
— Et êtes-vous venue avec une dame de compagnie ? demanda lady Kipps, l’air préoccupé.
Ce fut alors que Harriet entendit dans sa tête le bruit lourd de sa chute. Elle était bel et bien
tombée dans le piège.
Bien entendu, elle n’avait pas de dame de compagnie, et lady Kipps le savait très bien. Harriet
ne disposait que de moyens très limités, et engager une dame de compagnie ou louer de coûteuses
robes étaient des luxes qu’elle ne pouvait se permettre.
— Je pourrais vous recommander une agence, proposa gentiment Mlle Murray. Personnellement,
je serais perdue sans ma précieuse Mlle Watson.
Elle se tourna vers lady Kipps, avant de poursuivre.
— Une lady ne devrait jamais se passer des services si appréciables d’une parfaite dame de
compagnie.
Les deux femmes se mirent à rire et, alors que personne ne les imitait, lady Kipps expliqua :
— C’était l’un des principes de Mme Plumley. Elle le répétait sans cesse. Non ? Personne
d’autre ne l’a entendu ? Mais ce n’est pas étonnant, cependant. Ce n’est que dans les établissements
d’un certain niveau que l’on apprend les vraies règles de la vie en société.
Harriet entendit Daphne maugréer derrière son éventail. Lady Kipps avait déjà passé toute une
soirée, l’été précédent, à vanter l’éducation incomparable qu’elle avait reçue chez Mme Plumley et à
se servir précisément de cette éducation coûteuse et sélecte pour se comparer aux autres ladies
présentes parmi les invités.
Mlle Murray se tourna vers Tabitha.
— Votre Grâce, je ne me souviens pas vous avoir vue à Bath. Quel établissement avez-vous
fréquenté ? Celui de Mlle Emery, peut-être ?
Le duc de Preston se racla la gorge et sembla près de s’esclaffer à l’idée que sa femme puisse
être le produit d’une telle éducation.
Car rien ne pouvait être plus éloigné de la vérité.
— J’ai été éduquée chez moi, par mon père, répondit Tabitha.
— Comme c’est remarquable ! déclara Mlle Murray, qui paraissait stupéfaite que l’on puisse
épouser un duc sans être passé par Bath.
Harriet nota au passage que la jeune femme ne prit pas la peine de demander à elle ou à Daphne
quelles écoles elles avaient fréquentées. Elle supposait sans doute que cela n’en valait pas la peine.
La réponse était à la fois évidente et sans importance.
— Lord Roxley, dit Mlle Murray, qui s’était insensiblement rapprochée du duc, comme si c’était
la place qui lui revenait de droit, je n’arrive pas à croire que ce soit bien là votre tante Essex. La
description que vous m’en avez faite ne correspond pas du tout à la personne que j’ai devant les yeux.
Elle me paraît si délicieuse.
La jeune femme sourit comme si ses mots étaient à la fois un reproche et un compliment.
— Ah oui ? rétorqua lady Essex du bout des lèvres. Mais comme c’est étrange qu’il ne m’ait pas
parlé de vous. Pas une seule fois.
Il n’y avait plus de doute à avoir : ses mots étaient bien un reproche.
— Je suis certaine qu’à l’avenir lord Roxley parlera de Mlle Murray plus souvent, répliqua lady
Kipps en souriant à sa très chère amie.
— Depuis combien de temps connaissez-vous le duc, mademoiselle Murray ? demanda Harriet,
en faisant des efforts pour paraître agréable.
— Voyons, combien de temps cela fait-il, à présent ? Une quinzaine de jours, dirais-je,
répondit-elle en rougissant légèrement. Mais j’ai l’impression de connaître ce cher Roxley depuis
toujours.
Oh ! quelle outrecuidance et quelle arrogance ! Harriet serra les poings, avant de voir Tabitha
secouer imperceptiblement la tête d’un air réprobateur.
Pas ici. Et pas maintenant, semblait-elle vouloir dire.
Flûte, Tabitha ! avait-elle envie de lui répondre. Néanmoins, son amie n’avait pas tort. Harriet
fit de son mieux pour afficher un beau sourire, qui dut paraître toutefois bien carnassier.
Car Harriet enrageait.
— Seulement deux semaines, et déjà… Mais nous en parlerons plus tard, roucoula lady Kipps.
Et depuis quand connaissez-vous le comte, mademoiselle Hathaway ? Depuis des décennies, n’est-ce
pas ? N’êtes-vous pas de vieilles connaissances ?
A la surprise de Harriet, ce fut Roxley qui répondit.
— Mlle Hathaway et moi nous connaissons depuis l’enfance. Elle, ses frères, et moi, ajouta-t-il,
sans jamais regarder dans la direction de Harriet.
Regardez-moi, avait-elle envie d’implorer. Regardez-moi et osez dire que vous êtes capable
de l’épouser au bout de deux semaines et d’abandonner… tout ce que…
Harriet ne put même pas se résoudre à aller au bout de ses pensées.
— Depuis si longtemps ? répliqua Mlle Murray. Pourtant, vous ne paraissez pas si vieille,
mademoiselle Hathaway.
Ses poings se crispèrent de nouveau, et Harriet n’osa pas regarder Tabitha. Ni Daphne. Ni lady
Essex.
Mais la vieille dame lui vint en aide à sa manière.
— Ah oui, commença-t-elle en esquissant un sourire. Je me souviens bien de la première
rencontre entre Roxley et Mlle Hathaway. Ce fut mémorable.
Et, comme tous connaissaient l’histoire, ils se mirent à rire.
Sauf Mlle Murray. Et Roxley. Et Harriet, surtout.
— Oh ! il faut nous raconter ! implora Mlle Murray. Je sais si peu de choses encore à propos de
mon f…
Et elle s’interrompit comme si elle en avait trop dit.
— Oui, racontez-nous, insista lady Kipps.
Cette femme avait des instincts de requin. Elle avait dû sentir qu’il était question d’effusions de
sang dans cette histoire, et l’odeur l’avait attirée.
— Eh bien, allez-y, Roxley, le pressa lady Essex, en refermant son éventail et en souriant à son
neveu.
— Je ne me souviens pas très bien, objecta-t-il. C’était il y a longtemps, et l’histoire ne vaut pas
forcément la peine d’être répétée.
Harriet allait s’empresser d’abonder dans son sens, car elle n’avait pas du tout envie que ses
frasques de jeunesse soient narrées devant des personnes telles que lady Kipps.
Mais ce ne fut pas lady Essex qui prit les choses en main. Non, à la grande stupeur de Harriet,
ce fut son frère Chaunce qui s’en chargea. Il les avait rejoints avec cette discrétion caractéristique qui
faisait de lui l’un des agents les plus prisés du ministère de l’Intérieur.
— Je ne pense pas, mademoiselle Murray, que vous ayez envie d’apprendre comment Roxley a
été terrassé par une petite fille.
Harriet pivota vers lui, stupéfaite. Tout le monde à part elle était-il donc au courant pour
Mlle Murray ?
Apparemment, oui.
— Je n’avais que dix ans, protesta le comte. Et je ne m’attendais pas à ce qu’une fillette me…
Alors tous voulurent donner leur propre version de l’histoire.
« N’était-ce pas lors de votre première visite à Foxgrove ? »
« … tous rassemblés pour une inspection et… »
« Le mauvais caractère de Harry… »
« Notre mère était horrifiée. »
— Mais que s’est-il donc passé ? demanda Mlle Murray, interrompant les bavardages et
surprenant tout le monde par son ton autoritaire.
— Rien, répondirent en chœur Roxley et Harriet.
Mlle Murray se tourna vers Chaunce en souriant.
— Voulez-vous bien me raconter, monsieur Hathaway ?
Harriet espéra que le regard noir qu’elle adressa à son frère lui ferait comprendre clairement
qu’il connaîtrait le même sort que Roxley bien des années auparavant s’il osait ouvrir la bouche.
Mais, en bon Hathaway qu’il était, Chaunce osa.
Et, alors qu’il commençait l’histoire, Roxley se souvint.
Kempton, Surrey 1792
— Lady Hathaway et ses enfants, madame, annonça le majordome de Foxgrove d’une voix
solennelle. Au grand complet.
— Au grand complet ? murmura tout bas lady Essex avec un mélange d’horreur et d’indignation,
tout en regardant son salon parfaitement en ordre, puis la mère poule affairée — tout en rubans et en
courbettes — qui poussait sa couvée dans la pièce.
La maîtresse des lieux était mécontente, et elle fronça les sourcils d’un air impérieux tout en
adressant un regard glaçant à son neveu, le comte de Roxley.
Il n’avait peut-être que onze ans, enfin, presque onze ans, mais Roxley savait que cette visite lui
serait imputée.
Sa tante était surtout inquiète pour sa collection de figurines en porcelaine et de vases chinois à
laquelle elle tenait tant.
Roxley, quant à lui, se souciait peu de ces quelques bergères peintes ou de cet horrible pot en
forme de dragon. Il était bien plus consterné par cette horde d’enfants se rangeant en ligne devant lui.
Ils étaient six. Tous grands et plutôt impressionnants.
C’était donc ce qu’avait voulu dire le docteur quand il avait expliqué à sa tante Eleanor qu’un
été à la campagne l’aiderait à nouer des contacts avec les garçons de son âge.
Roxley déglutit. Que savait-il des garçons de son âge ? Il avait passé la majeure partie de son
existence en compagnie de ses tantes.
Ladite lady Hathaway effectua une révérence devant lady Essex et se lança dans la longue
présentation de ses enfants, dont les noms se succédèrent avec une vitesse impressionnante dans sa
bouche.
— George, Chauncy, Benedict, Benjamin, Quinton, et ma très chère fille, Harriet.
Les garçons gloussèrent tous un peu, puis, se reprenant — après un regard sévère de leur
mère —, ils se redressèrent de concert.
Roxley détailla la rangée des Hathaway en se demandant lequel de ces enfants pouvait être une
fille.
Il avait vu des filles au parc et elles étaient des créatures apprêtées avec des jupons gonflés et
des bouclettes. D’après ce qu’il pouvait voir, celle qui se trouvait en bout de ligne portait un pantalon
et une veste rapiécée. Il n’y avait aucune trace de jolies boucles dans ses sombres mèches de cheveux
en désordre.
— Vous êtes une fille ?
— Je suis Harry, corrigea-t-elle. Mon nom est Harry.
Elle était la réplique parfaite de ses frères, jusque dans ses cheveux noir charbon et ses
incroyables yeux verts. Elle s’avança, les mains croisées sur son buste étroit, le nez pointé en l’air, et
le détailla de haut en bas. Elle renifla et détourna le regard, pour contempler une armure installée
dans un coin de la pièce.
Roxley s’agita, mal à l’aise. Qu’est-ce que cela pouvait lui faire qu’une petite fille ne lui
accorde guère d’attention ?
Mais, pour une raison qu’il ignorait, ce que pensait cette fillette était important pour lui.
Ce n’était pas le moment de se demander pourquoi : il le ferait plus tard.
— Vous n’avez pas l’air d’une fille, constata-t-il.
Sa remarque suscita un grand éclat de rire général de la part de ses frères.
— Eh bien, j’en suis une. Et maman a assuré qu’un jour vous voudrez m’épouser. Enfin, avec un
peu de chance.
Un silence stupéfait s’installa dans le vaste salon. Cette petite polissonne avait-elle bien dit ce
qu’il croyait avoir entendu ? Sans doute, car, mortifié, il sentait le rouge lui monter aux joues.
Et il n’était pas le seul. Lady Hathaway arborait elle aussi une belle couleur rose violacé.
Se marier ? Avec cette espèce de va-nu-pieds de la campagne ? Il préférerait encore épouser le
chat galeux de sa tante Ophelia.
La dominant légèrement, alors qu’il était bien plus petit que le reste des Hathaway, il déclara,
de son ton le plus altier :
— Je ne pense pas, non.
Puis il la toisa et ajouta :
— Non, vraiment pas.
Après un nouveau moment de silence fort gênant, les frères Hathaway éclatèrent de rire, comme
s’ils ne pouvaient se retenir plus longtemps.
Quant à Harry, elle décocha un regard vengeur à ses frères — tous des traîtres — puis se tourna
vers Roxley et sa colère se déchaîna. Elle se jeta sur lui tel un boulet de canon et le plaqua à terre, le
frappant de ses petits poings tout en donnant des coups de genoux dans ses parties intimes.
Roxley ne savait que faire, à part hurler. Son maître d’armes s’était montré très clair : un
gentleman ne devait jamais lever la main sur une femme.
En même temps, il doutait que M. Coquart ait jamais rencontré une femme telle que Harriet
Hathaway.
— Retirez tout de suite ce que vous avez dit ! le menaça-t-elle. Vous m’épouserez un jour,
sinon…
— Aïe, gémit le jeune comte alors que la petite furie continuait à le rouer de coups. Laissez-moi
tranquille !
— Oh ! bonté divine ! explosa lady Hathaway, perdant tout son flegme. Elle se jeta dans la
mêlée avec autorité et entreprit de relever sans ménagement les deux garnements. Avant qu’ils ne
soient debout, on entendit un cognement de tête.
Ayant déjà hérité de son titre, Roxley avait l’habitude qu’on le conseille et qu’on lui indique ce
qu’un gentleman devait faire et comment il devait se comporter. Mais il était là, debout, humilié,
dépenaillé, étourdi par les coups de la petite fille et par le choc crâne contre crâne administré par
lady Hathaway.
Il réajusta sa veste et attendit les excuses qui lui étaient dues.
Mais lady Hathaway ne s’excusa pas du tout.
— Voilà, se contenta-t-elle de déclarer, ne recommencez plus, vous deux, ou gare à votre tête !
Comment cela ? Qu’avait-il fait, lui ? Il allait protester lorsqu’il remarqua que Harriet se
contentait de hausser les épaules, de s’essuyer le nez sur sa manche, avant de se remettre en rang avec
ses frères.
Apparemment, c’était ainsi que se réglait ce genre de problèmes chez les Hathaway, donc
Roxley n’ajouta mot. Néanmoins, il se sentait toujours sérieusement humilié. Mais, quand il regarda
les enfants alignés, l’un des garçons — Chaunce, lui sembla-t-il — lui adressa un clin d’œil.
Quant à lady Hathaway, maintenant que la bagarre était terminée, elle avait retrouvé ses sourires
pleins de grâce et ses manières élégantes, comme si sa fille ne venait pas de jeter par terre et de
rouer de coups un futur membre de la Chambre des lords.
— Les enfants, voici le comte de Roxley, annonça-t-elle en leur adressant un signe de tête afin
qu’ils le saluent.
Ils s’exécutèrent tous, y compris Harriet, en s’inclinant plus ou moins bas devant lui.
Mais ce fut lady Hathaway qui retint toute son attention, lorsqu’elle lui adressa un long regard
de la tête aux pieds avant de s’incliner à son tour devant lui.
Roxley jeta un bref coup d’œil à sa tante, qui assistait à la scène avec la mâchoire crispée et le
regard fuyant. Puis il regarda de nouveau lady Hathaway, et dans ses yeux il vit quelque chose
d’infiniment poignant et triste.
Ce n’était pas de la pitié. Il en avait vu assez dans ses jeunes années. Orphelin à l’âge de quatre
ans et ballotté depuis six années de tante en tante, il connaissait la pitié par cœur.
Il avait fallu des années à Roxley pour comprendre ce regard éloquent. Et puis un beau jour il
s’était rendu compte qu’à ce moment — ou même un petit peu avant — Lady Hathaway l’avait adopté
sans la moindre hésitation.
Il avait pris conscience qu’elle avait saisi ce qui manquait dans sa vie, et qu’elle avait fait
exactement ce qu’il fallait.
Dont ce cognement de tête. Qu’il soit comte ou pas n’y changeait rien.
— Lady Hathaway, salua-t-il comme on le lui avait appris, avant de s’incliner impeccablement
à son tour.
Ce qui déchaîna une autre salve de gloussements et de raclements de gorge de la part des enfants
Hathaway.
— Très bien, déclara alors sa tante en surveillant toujours d’un œil inquiet la horde qui avait
envahi son salon. Les enfants aimeraient peut-être faire une promenade dans le jardin.
Ce n’était pas une question, mais une suggestion. Ou plutôt un ordre.
— Une promenade, répéta lady Hathaway. Oui, une promenade me paraît une excellente idée.
— Est-ce qu’on peut prendre ceci ? demanda Harriet en désignant l’armure.
— Certainement pas ! s’exclama la tante Essex, l’air horrifié.
— Juste le plastron, alors, pour qu’il ne se fasse pas mal ? insista-t-elle en montrant Roxley.
« Pour qu’il ne se fasse pas mal » ?
Roxley regarda sa tante d’un air paniqué.
— Vous allez vous promener dans le parc, expliqua lady Essex. Une armure ne me paraît pas
absolument nécessaire.
Les enfants hochèrent la tête, mais, par-derrière, ne se privèrent pas de pouffer et de s’esclaffer.
Roxley sut alors que sa mort était imminente. Et cette armure aurait pu être le dernier rempart
entre lui et une fin sanglante.
Et sa grand-tante aurait dû y penser elle aussi lorsque les enfants Hathaway se précipitèrent vers
les portes-fenêtres qui donnaient sur le jardin comme s’ils étaient impatients de fuir.
— Une promenade, les enfants, et rien de plus, rappela lady Hathaway.
Rien de plus ?
Roxley, qui, poussé par sa tante, avait suivi les Hathaway, se retourna vers elle avec une réelle
inquiétude. Il n’avait jamais joué avec d’autres enfants, n’était jamais allé dehors à la campagne, et
n’avait pas la moindre idée de ce que ce « plus » pouvait être.
Mais, après avoir vu comment se débrouillait cette Harry Hathaway, il pensait que ce « plus »
signerait sans doute son arrêt de mort. Ce qui allait à l’encontre de ce qu’avait préconisé sa tante
Eleanor quand elle l’avait envoyé à Foxgrove.
Quand elle l’y avait exilé, plutôt.
Roxley était sur le point de rappeler à sa tante Essex qu’il était le seul Marshom susceptible de
perpétuer la lignée, mais elle était déjà enfoncée sur le canapé, en pleine conversation avec lady
Hathaway au sujet du prochain bal et des fanions qu’elle avait commandés.
Ce fut alors que quelque chose se produisit.
Harriet Hathaway se retourna vers lui, et sourit. Son sourire — auquel manquaient quelques
dents — produisit un effet curieux sur son cœur. Il effaça toute trace d’hostilité et dissipa les doutes
qu’il pouvait lui rester au sujet du sexe de ce rejeton Hathaway. Il s’agissait bien d’une fille, il en
était désormais certain.
Ses yeux verts pétillaient légèrement et, sans prononcer un mot, elle vint vers lui et lui prit la
main.
Des doigts chauds et ronds se refermèrent autour des siens, et elle l’entraîna dehors, où le soleil
brillait.
— Je ne les laisserai pas vous faire de mal, c’est promis.
Et, pour sceller cette déclaration, elle cracha par terre, perpétuant ainsi une espèce de rituel
sacré de l’enfance dont il ignorait tout.
Cependant, cela lui sembla un bon présage. Mais, vu ce dont elle était capable, cela impliquait
aussi — comme il le soupçonnait — que sa vie était en danger.
Il était sur le point de lui rendre son sourire quand il eut droit malgré lui à une autre
leçon — utile — que son enfance solitaire l’avait empêché d’apprendre.
L’ordre hiérarchique.
— Regardez, Harry a un soupirant, lança l’un des garçons, Benjamin ou Benedict, qui étaient
impossibles à distinguer.
Ces mots suffirent à déchaîner des rires gras chez les garçons.
Roxley libéra sa main, et l’agita devant eux.
— Comment osez-vous vous moquer de moi ? s’exclama-t-il en faisant de son mieux pour imiter
sa tante Eleanor, qui s’était adressée dans la rue en ces termes à un groupe de jeunes garçons. Je suis
le comte de Roxley.
Ses mots et son attitude impérieuse eurent pour seul effet de les faire rire plus fort.
Et, à son grand désarroi, même la petite Harriet riait.
— Parfaitement, le comte de Roxley ! répéta-t-il, tout en sachant, au moment même où il
prononçait ces mots, qu’ils ne servaient pas sa cause.
— Eh bien, prouvez-le, déclara celui qui s’appelait Chaunce, en le tapant si fort dans le dos
qu’il faillit tomber en avant. Faisons la course jusqu’aux arbres.
Et ce fut tout. Le garçon désigna un point au loin et partit comme une flèche en galopant dans
l’herbe.
Les autres enfants se mirent à siffler et à crier en traitant leur frère de tricheur, avant de le
rejoindre avec le même déploiement d’énergie.
Seule Harriet ne bougea pas.
Pourtant, il était évident, à la façon dont elle frémissait d’excitation, que dans ses veines coulait
le même sang gaillard.
— Eh bien ? l’interrogea-t-elle en plantant ses poings sur ses hanches. Vous savez courir, non ?
Puis elle partit comme une petite biche alerte et rattrapa vite ses frères. Roxley suivit et arriva
aux arbres, essoufflé et humilié, bien après les Hathaway.
Tous les Hathaway.
S’il s’attendait à être de nouveau moqué et chahuté, les Hathaway possédaient leur propre façon
de faire. Qu’il ait accepté de jouer le jeu leur avait plu. Et ces enfants l’avaient accueilli comme l’un
des leurs à bras ouverts.
Surtout l’un d’entre eux.

* * *

— Vous n’allez pas vous jeter sur lui, mademoiselle Hathaway ? demanda lady Kipps,
déclenchant ainsi l’hilarité générale.
— J’hésite encore, répondit Harriet, en regardant non pas le comte mais son frère.
Oh ! la malédiction de Kempton avait peut-être été levée, mais Harriet resterait maudite jusqu’à
la fin de ses jours.
Maudite car flanquée de cinq frères pénibles et encombrants. En regardant celui qui se trouvait
devant elle, elle se corrigea. Quatre frères, non pas cinq. Car elle en était absolument certaine : si
l’occasion se présentait, elle assassinerait Chaunce avant la fin de la soirée.
Elle voyait déjà lady Kipps en train de raconter à qui voudrait l’entendre quel garçon manqué
elle était dans son enfance. Et, quand on était né garçon manqué, on le restait à jamais, répéterait-elle
partout. Dans ces conditions, Harriet Hathaway ne serait jamais une lady comme il faut.
Malheureusement, Harriet se rendit compte que, si elle se débarrassait de son frère, comme elle
en avait envie, cela ne ferait que donner raison à cette perfide lady Kipps. Comme c’était injuste !
— Je suis certaine que Mlle Hathaway a compris la leçon, désormais, déclara Mlle Murray,
d’une façon qui laissait entendre que Harriet ne s’était sans doute pas beaucoup améliorée au cours
des années qui avaient suivi.
— Et de quelle leçon s’agit-il ? ne put-elle s’empêcher de demander, en essayant de paraître
réservée et candide.
— Qu’une femme ne frappe jamais un homme, expliqua la riche héritière sur un ton docte,
comme si Harriet avait grandement besoin de bénéficier de son éducation supérieure.
— C’est à espérer, fit remarquer Roxley, les yeux dans le vague.
Chapitre 3

« Je n’ai qu’un seul souhait, miss Darby. Que nous ne nous soyons jamais rencontrés. Ainsi, ne
viendrait jamais ce jour où je devrai faire mon devoir et servir mon régiment, mon pays, mon roi. Je
sais que vous ne me le pardonnerez jamais. Comment le pourriez-vous, alors que moi-même je ne me
le pardonnerai pas ? »
LE LIEUTENANT THROCKMORTEN à miss DarbyDans Un marché périlleux pour
miss Darby

* * *

Au grand désarroi de Roxley, Fieldgate arriva juste à ce moment et demanda à Harriet de bien
vouloir lui accorder la prochaine danse. Kipps invita Mlle Murray, et lady Kipps partit glaner
d’autres commérages plus intéressants ailleurs.
Roxley en profita pour échapper à la vigilance de sa tante et s’éclipser.
— Satanée Harriet, murmura-t-il tout bas, tout en regardant le vicomte l’entraîner vers la piste
de danse.
Cette chipie n’avait pas sa pareille pour semer la confusion dans son esprit. Il en avait toujours
été ainsi. Et c’était pire quand il la voyait avec ce malotru de Fieldgate.
Non pas que tu te sois comporté mieux que lui…, songea-t-il.
Non, en effet.
Et, dès qu’elle quitterait la piste, il ferait de son mieux pour tout lui expliquer.
Enfin, si elle ne le giflait pas d’abord.
Mais, apparemment, Harriet allait devoir patienter pour accéder à ce privilège.
— Roxley ! Est-ce vous ? lança une petite femme coiffée d’un gros turban à plumes, qui bondit
devant lui tel un imprévisible crapaud des jardins.
— Non, j’ai bien peur que non, lady Gudgeon, répondit-il poliment.
Elle rit.
— Oh ! vous n’avez rien perdu de votre humour, monsieur, même si vous avez perdu tout le
reste.
Il aurait aimé avoir le courage de se montrer grossier et de battre en retraite, mais cela ne se
faisait pas. Sa tante vantait toujours la sagacité de lady Gudgeon, il n’avait donc pas intérêt à
l’ignorer, d’autant qu’il avait déjà contrarié lady Essex une fois dans la soirée.
La baronne, sans attendre d’autres plaisanteries, lui révéla tout de suite ce qu’elle avait sur le
cœur.
— J’étais à Bath récemment…
Quel dommage que vous ayez choisi de rentrer , songea-t-il, tout en affichant un sourire poli de
façade.
— Et je me fais beaucoup de soucis au sujet de votre tante, lady Eleanor.
Tante Eleanor ? Qu’avait-elle bien pu faire, encore ? Normalement, une femme de son âge aurait
dû depuis longtemps cesser de choquer, mais il fallait compter sur les sœurs jumelles d’Essex pour
persévérer dans leur goût du scandale.
— Et je suis aussitôt rentrée à Londres.
Evidemment. Pour être la première à raconter la nouvelle excentricité de sa tante.
S’il avait dû parier sur la vitesse comparée de lady Gudgeon et de la Poste royale, il aurait tout
de suite su sur qui miser.
— Pour découvrir mon autre très chère amie victime du même sort cruel. Mon cher Roxley, je
vous implore de faire votre devoir.
Entre les jacassements et les plumes voletant dans tous les sens, Roxley commençait à se sentir
légèrement étourdi.
— Mon devoir ?
Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle voulait dire.
De toute évidence, lady Gudgeon se réjouissait à l’idée de le renseigner. Roxley, quant à lui, ne
pouvait pas prétendre qu’il partageait sa joie.
— Oui, bien sûr, votre devoir, ajouta-t-elle en remuant ses épais sourcils comme si cela
suffisait à clarifier ses propos.
Il ne se connaissait qu’un seul devoir lui restant encore à accomplir, un devoir que ses tantes lui
avaient souvent rappelé.
— Vous parlez du mariage ? demanda-t-il. Eh bien, ma chère lady Gudgeon, seriez-vous en train
de me faire une proposition ?
Il se pencha et, d’une voix on ne peut plus sérieuse, confia :
— Mais que va dire lord Gudgeon ?
La vieille femme cligna des paupières, avant de pousser un soupir exaspéré.
— Roxley ! Oh ! mon Dieu, vous êtes incorrigible ! Il n’est pas question de moi, évidemment !
Je suis juste là pour vous rappeler que vous êtes le chef de votre famille.
— Il paraît, acquiesça-t-il avec un hochement de tête solennel.
— Et votre chère tante, ma très bonne amie lady Essex, a besoin de votre sagesse.
Ce fut alors au tour de Roxley de cligner des paupières. La plupart des gens le prenant pour un
idiot, c’était la première fois qu’on sollicitait cette qualité particulière chez lui.
— Ma sagesse, dites-vous ? demanda-t-il en regardant autour de lui. Etes-vous certaine de
parler au bon Roxley ?
Lady Gudgeon n’était pas seulement brusque. Elle ne supportait pas les imbéciles non plus. Elle
frappa sévèrement son bras avec son éventail.
— Faites un peu attention à ce que je vous dis. Votre tante se trouve dans une situation
périlleuse et elle a besoin de votre aide.
Tout en se frottant le bras, il chercha sa tante Essex, qui était entourée de toute une cour.
— Ne voyez-vous pas ? murmura lady Gudgeon en regardant dans la même direction que lui.
Elle est en grave danger.
Le seul danger que pouvait se figurer Roxley dans l’immédiat, c’était le souper que lady Knolles
allait bientôt proposer à ses invités et qui, comme d’habitude, serait sans doute exécrable.
— Lady Gudgeon, je pense qu’aucune menace ne pèse sur ma…
Nouveau coup d’éventail.
— Vous devez la sauver, mon garçon ! Tout le monde ne parle que de cela ce soir. Tout le
monde voit ce que cette pauvre lady Essex ne voit pas, déclara-t-elle avant d’adresser un nouveau
regard furtif à l’autre bout de la salle.
Roxley fit de son mieux pour proposer une réponse.
— Son turban qui ne va pas du tout avec sa robe ?
Paf.
— Non, idiot ! Regardez mieux, ordonna-t-elle.
— La duchesse de Preston ? Je vous assure, son chien n’a pas été invité.
Lady Gudgeon rougit à cette allusion, car le chien de la duchesse l’avait poursuivie dans tout
Hyde Park durant une abominable après-midi… Un souvenir que lady Gudgeon préférait oublier.
— Oh ! Dieu du ciel, Roxley ! Je ne vous parle pas de la duchesse, mais de lord Whenby. Il la
tient même par le bras. Comment n’avez-vous pas pu le remarquer ?
Whenby ? Qu’est-ce que lady Knolles avait bien pu mettre dans son punch ? D’abord Harriet, et
maintenant lady Gudgeon.
— J’essaie de ne pas trop faire attention à ma tante quand c’est possible, avoua-t-il, tout en
essayant de remettre Whenby.
Mais il n’y parvenait pas. Il ne l’avait jamais vu dans les clubs qu’il fréquentait. Ni aux courses.
Ni aux matches de boxe. Non, décidément, Roxley ignorait totalement qui était ce galant sur le retour.
Mais apparemment la moitié des femmes appartenant à la bonne société londonienne le
connaissaient bien.
— Dois-je vous rappeler que lady Essex se trouve sous votre responsabilité ?
— Si vous lui disiez cela, je pense que ma tante désapprouverait.
Avec véhémence.
Lady Gudgeon s’approcha davantage et leva son éventail pour étouffer ses paroles.
— Whenby a l’intention d’escroquer votre tante.
Roxley pinça les lèvres. Il pouvait bien essayer si cela l’amusait. Après tout, d’habitude,
c’étaient les Marshom qui jouaient les escrocs. Mais il savait qu’il devait amadouer lady Gudgeon
ou, sinon, il ne se débarrasserait jamais d’elle.
— Je ne pense pas que…
— Bien sûr que non, rétorqua-t-elle comme si elle était à bout de patience. Vous ne pensez
jamais ! Mais vous devez essayer, Roxley. Plus que jamais. Whenby est un scélérat à la conduite
scandaleuse…
Lady Gudgeon s’inquiétait-elle pour la réputation de lady Essex ? Enfin quelque chose
d’amusant dans cette conversation.
Cette chère vieille lady connaissait-elle réellement sa tante ?
Il s’appliqua néanmoins à garder une expression sérieuse.
— Vous pensez que lord Whenby a l’intention de séduire ma tante ?
— Je ne sais pas ce qu’il prépare, mais je crains le pire.
Elle leva de nouveau son éventail pour lui confier :
— Presque personne ne reçoit Whenby chez lui.
— Sans doute parce que presque personne ne le connaît, fit remarquer Roxley.
Puis il se souvint pourquoi ce nom lui était vaguement familier.
— Par ailleurs, madame, il me semble bien qu’il figurait parmi les invités du duc de Preston
l’été dernier. Lady Juniper ne l’aurait jamais convié si…
— Lady Juniper ? Que sait-elle des hommes ? Mariée trois, non, quatre fois… Et à chaque fois
de son plein gré. Navrant ! Personne n’ignore pourtant que Whenby est infréquentable, pour la simple
et bonne raison qu’il a vécu durant de longues années sur le continent. Tout le monde sait ce que cela
signifie. Qu’il ne soit pas dit que je ne vous aurai pas prévenu. Quand lord Whenby aura compromis
votre tante et l’aura dépouillée jusqu’à son dernier penny, vous n’aurez à vous en prendre qu’à vous-
même.
Roxley croisa les bras sur sa poitrine et regarda de nouveau le vieux lord.
— Reconnaissez, lady Gudgeon, que, si une telle chose devait se produire, lord Whenby lui-
même porterait sa part de responsabilité.
— Bah ! Vous verrez ! Quand tout s’écroulera autour de vous, vous comprendrez que j’avais
raison.
Sur ce, lady Gudgeon tourna les talons et disparut.
Mais tout n’était-il pas déjà en train de s’écrouler autour de lui ? se demanda-t-il en la regardant
s’éloigner.
Tout en réajustant sa veste et en balayant les bribes de mauvaises pensées que lady Gudgeon
avait laissées dans son sillage, Roxley parcourut rapidement l’assemblée des yeux, à la recherche de
Harriet, et vit qu’elle était encore en train de danser avec Fieldgate.
Cette série de valses n’en finirait-elle donc jamais ?
En attendant, il jeta un autre regard à la ronde, et aperçut son vieil ami Poggs, qui était sans
doute la seule personne à lui devoir encore de l’argent, et qui déployait des ruses infinies pour éviter
de le rembourser.
Roxley traversa la pièce et alla taper sur l’épaule du baron avant que ce dernier ne pût lui
échapper une nouvelle fois.
— Poggs !
— Roxley ! s’exclama le baron, avec un large sourire. Pile celui que je cherchais.
Il le cherchait ? Etonnant de la part de Poggs, que Roxley se serait plutôt attendu à voir détaler à
son approche.
— Et moi qui croyais que vous m’évitiez…
— Pas le moins du monde, mon bon ami ! répliqua Poggs, avec une affabilité extrême. Pourquoi
voudrais-je vous éviter ?
— Peut-être, tout simplement, à cause de ce pari remontant au printemps dernier.
— Oh… Eh bien, vous allez rire en apprenant les derniers potins, qui sont fort instructifs. Et je
pense que vous oublierez ce trois fois rien que je vous dois quand vous entendrez ce que j’ai à vous
dire.
Roxley doutait sérieusement de pouvoir effacer une dette aussi conséquente, car ce que Poggs lui
devait était loin d’être « trois fois rien », ou alors « rien » valait beaucoup. Et, s’il y renonçait, ses
ancêtres se lèveraient de leur tombe pour venir le hanter jusqu’à sa mort.
Et ils auraient raison, car renoncer à cette somme, quelle idée !
Entre-temps, Poggs avait continué son récit.
— … car, voyez-vous, j’ai reçu une lettre de ma mère…
— De votre mère ? demanda Roxley en se grattant le menton d’un air dubitatif. Non, je ne peux
pas dire que cela m’amuse. Pas du tout, même.
— Non, non, Roxley ! Vous ne m’avez pas du tout compris. Ma mère m’a envoyé par écrit des
recommandations à vous transmettre.
— Votre mère veut payer vos dettes ?
Le baron se pencha en fronçant les sourcils.
— Non. Et je préfère qu’elle n’en entende pas parler. Elle peut se montrer intraitable sur ce
genre de sujets.
Roxley hocha la tête d’un air compréhensif. Parfois, il était commode d’être orphelin depuis
bien longtemps. Il n’avait jamais eu à s’inquiéter des indiscrétions qui auraient pu inquiéter ses
parents.
Mais il avait ses tantes…
En parlant de ses tantes, ce que lui révéla ensuite Poggs le surprit au plus haut point.
— Je dois vous avertir, Roxley. Il s’agit d’un sujet assez personnel.
Le baron baissa la voix et se rapprocha.
— Cela concerne votre tante.
Roxley chancela. De quoi s’agissait-il encore ? D’autres histoires sur sa tante Essex et son
soupirant ? Il fallait qu’il mette vite un terme à cette affaire dont il commençait à être las.
— Oui, oui, je suis au courant.
— Vraiment ?
— Oui. Lady Gudgeon vient juste de me parler de la situation délicate de…
— De lady Oriel, termina Poggs en hochant la tête. Cependant, il peut s’agir de lady Ophelia. Il
est si difficile de les distinguer.
— Lady Oriel ? demanda Roxley en secouant la tête. Non, je pense que vous voulez parler de
lady Essex. Mon Dieu, ce Whenby passerait son temps à voyager s’il contait fleurette à la fois à ma
tante Essex et à ma tante Oriel.
— Whenby ? Jamais entendu parler. Mais vous devez absolument savoir ceci : ma mère m’a
écrit qu’on l’avait vue.
A ces mots, le baron haussa sensiblement ses sourcils broussailleux.
— On l’a « vue » ? Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne pense pas qu’elle ait jamais été invisible.
Il me semble qu’il a toujours été possible de la voir.
— Non, non, vous ne comprenez pas, s’empressa de répondre Poggs. On l’a vue.
Puis il administra un coup de coude à Roxley comme si cela levait d’un coup le voile sur cette
mystérieuse histoire.
Le comte agita les mains.
— Poggs, je vous en supplie, venez-en aux faits.
— Je pensais pourtant avoir été clair. Mon cher Roxley, ma mère m’a écrit pour que je vous
prévienne qu’on avait vu votre tante Oriel dans un phaéton il y a à peine une semaine de cela.
Poggs gonfla son torse avantageux jusqu’à en faire presque sauter les boutons de sa chemise.
— Lady Oriel, avez-vous dit ?
— Oui, c’est bien cela.
— Et c’est ce qui a été jugé inquiétant ? Et suffisamment scandaleux pour que votre mère vous
écrive à ce sujet ?
— Bien sûr. Mais j’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous avoir révélé toute l’affaire.
— Mon cher Poggs, une fois que vous m’aurez remboursé ce que vous me devez, j’oublierai
sans doute jusqu’à votre existence même.
— Et je vous en serai extrêmement reconnaissant, monsieur, répondit trop rapidement le baron,
avant de se rendre compte de son erreur. Non, non, Roxley, vous n’avez toujours pas compris. On a
vu votre tante.
Alors que Roxley continuait à le regarder sans piper mot, le baron prit une grande inspiration et
poursuivit.
— On a vu votre tante dans un phaéton. Dans un phaéton plutôt rapide, si vous voyez ce que je
veux dire.
— Oui, Poggs, je sais ce qu’est un phaéton. J’en ai déjà vu. J’en possède même deux.
Enfin, il en avait possédé deux, pour être tout à fait exact.
Le baron hocha la tête d’un air réjoui.
— Donc nous sommes bien d’accord : il s’agit d’une affaire fort désobligeante.
— Désobligeante dans le sens où j’ai toutes les peines du monde à me faire rembourser mes
cent livres ?
— Oubliez cela, monsieur ! répliqua Poggs, qui, pour une raison mystérieuse, semblait outré que
Roxley fasse allusion à sa dette. Considérez plutôt que je me suis conduit en homme d’honneur en
vous mettant en garde.
— En me mettant en garde ? A quel sujet ?
— Au sujet de votre tante.
— Oui, oui. Dans un phaéton.
— Oui, parfaitement, répondit Poggs, sur un ton enjoué.
Mais, il avait beau essayer, Roxley ne parvenait pas à partager son enthousiasme.
— Pourquoi diable devrais-je me soucier du fait que ma tante se promène en phaéton ?
— Plus que de vous en soucier, vous devriez vous en indigner, voyons ! C’est ce que je ferais si
ma chère tante passait du temps en compagnie de sir Bartholomew Keswick !
— Sir Bartholomew ? s’exclama Roxley, soufflé. Lui ?
Il était certain désormais que Poggs avait bu. Cela l’ennuyait de le faire remarquer au baron,
mais sir Bartholomew Keswick était un pur produit de l’imagination plus que fertile de sa tante.
Mais Poggs semblait de plus en plus exaspéré par l’apparente désinvolture de Roxley.
— Monsieur ! La précieuse réputation de votre tante — et ce sont les mots exacts employés par
ma mère : « la précieuse réputation »…
— Dieu du Ciel, Poggs, j’espère bien qu’ils ne sont pas de vous.
Mais le baron ne releva pas, tout à sa mission de messager.
— Ma mère affirme qu’il ne restera plus une seule pièce d’argenterie à Marshom Court si sir
Bartholomew traîne dans les parages.
Roxley ne voulut pas dire à ce pauvre Poggs qu’il n’y avait plus d’argenterie dans cette maison
depuis au moins trois générations.
Mais, pendant qu’il y était, il aurait peut-être dû s’inquiéter des penchants de la mère de Poggs
pour le brandy. Car, si elle voyait sir Bartholomew, elle aussi, c’était sans doute qu’elle en abusait.
— … car c’est le pire des goujats et des escrocs que cette terre ait jamais portés.
Poggs ne se trompait pas : l’homme était bel et bien un filou.
Mais il n’était rien d’autre que l’une des inventions de sa tante Oriel. Il n’existait aucun sir
Bartholomew, ce n’était qu’une chimère inventée par sa tante.
Pourtant, cette nouvelle le gênait, comme si un nœud coulant était en train de se resserrer autour
de son cou. Il y avait quelque chose de machiavéliquement familier dans tout cela. D’abord sa tante
Essex, ensuite Eleanor, et maintenant Oriel. Toutes ces histoires étaient-elles liées ?
Il courait à sa perte, et c’étaient désormais ses tantes qui étaient menacées du même sort, ses
tantes qui faisaient d’une certaine manière partie de son héritage et sur lesquelles il était de son
devoir de veiller.
Pour rien au monde il ne l’aurait admis en public, mais prendre soin de ses tantes n’était pas
seulement un devoir. Il les aimait de tout son cœur et de toute son âme. Ses très chères vieilles filles.
Il les chérissait tant que l’idée qu’il puisse leur arriver malheur à cause de quelque chose qu’il aurait
fait…
Ou qu’il n’aurait pas réussi à empêcher…
A ce moment précis, Poggs prit une grande inspiration, mais avant qu’il ne puisse se lancer dans
le reste de sa tirade Roxley l’interrompit.
— Que propose votre mère ? A-t-elle l’intention de chasser elle-même sir Bartholomew ? Si
elle le fait, j’effacerai votre dette, car cela m’épargnera un voyage au Cottage.
Poggs prit un air outré.
— Ma mère ! Ma mère, dites-vous ? Monsieur, cette responsabilité vous incombe entièrement.
Et voilà, encore une fois. On insistait sur sa responsabilité. Comme s’il ne le savait pas.
— Je déteste ce mot, Poggs. Et je n’aime pas qu’on le brandisse à tort et à travers. Alors
disparaissez. Sinon, je demande à mon vieil ami M. Hathaway de m’aider à vous pendre par les
pieds et à vous remuer dans tous les sens pour faire tomber de vos poches tout l’argent que vous me
devez.
Et, pour rendre sa menace plus crédible, Roxley tourna la tête vers Chaunce, qui était appuyé
contre un mur.
Le baron suivit son regard et devint rouge écarlate. Pour deux bonnes raisons. D’abord, parce
qu’il devait savoir que Roxley était capable d’exécuter sa menace. Ensuite, parce que l’humiliation
subie serait terrible.
Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il ne voulait pas avoir le dernier mot et obtenir
réparation de ce qu’il devait considérer comme une offense.
— Je vous ai accordé une faveur, Roxley ! Une véritable faveur ! Je voulais juste vous aider.
Roxley leva la main pour appeler Chaunce, mais Poggs s’était déjà enfui.
Toutefois, les derniers mots qu’il avait prononcés restaient en suspens autour du comte.
« Vous aider. »
Ce fut comme une espèce de révélation.
Il avait essayé pendant des mois de deviner ce qui pouvait bien lui arriver, et pourquoi
quelqu’un semblait vouloir sa perte. Il s’était demandé s’il s’agissait d’une vieille rancune, d’une
vengeance, de la conséquence d’une affaire traitée au ministère de l’Intérieur, mais aucune de ces
hypothèses n’avait fourni d’explications satisfaisantes.
Non, décidément, seul, il n’y arriverait pas.
Il avait besoin d’aide.
Et, quand il leva les yeux, son regard se posa de nouveau sur son plus vieil ami. En guise de
réponse, Chaunce lui adressa un signe de tête, comme s’il comprenait parfaitement ce dont le comte
avait besoin.
Personne n’était capable de dire autant de choses avec un regard et un signe de tête que
Chaunce. Et c’était sans doute pour cela qu’il était l’un des meilleurs agents du ministère de
l’Intérieur.

* * *
— Que diable faites-vous ici ?
La femme quelconque vêtue d’une robe noire unie tressaillit lorsque les doigts fermes et
puissants de l’homme se refermèrent autour de son coude pour l’attirer à l’écart de l’allée du jardin,
dans un coin sombre.
— Ne me parlez pas sur ce ton, protesta Mme Sibylle, en libérant son bras, jugeant préférable
de ne pas montrer à cet homme à quel point elle le craignait.
Mais elle aussi pouvait se montrer dangereuse si nécessaire.
— Il y a une complication.
— J’en doute. Tout est sous mon contrôle, madame. Maintenant, rentrez vite, avant que
quelqu’un ne vous voie ici avec moi, la pressa-t-il en serrant de nouveau son bras avec force.
— Tout est sous votre contrôle ! s’esclaffa-t-elle. Saviez-vous que lady Essex, la tante de
Roxley, était arrivée de la campagne ?
Cette nouvelle le prit de court, comme elle s’en doutait.
— Lady Essex ?
— Oui. Et elle ne voit pas Mlle Murray d’un très bon œil.
Mais l’homme ne l’écoutait pas vraiment.
— Excellente nouvelle, déclara-t-il, davantage pour lui-même.
Il leva les yeux.
— C’est la personne dont nous avions justement besoin. Il l’a peut-être lui-même fait venir…
— Non, non, je ne crois pas. Il était surpris de la voir.
— Hmm. Peu importe. Elle tombe à point nommé. Elle a peut-être apporté un cadeau de
fiançailles avec elle.
Il jeta un coup d’œil vers la porte-fenêtre.
— A-t-il fait sa demande à Mlle Murray ?
— Non, il hésite, avoua-t-elle. Mais il est bien bête d’attendre. Il sera ruiné avant la fin de la
semaine.
— Ne vous laissez pas abuser par ce manque de jugement apparent, dit-il sur un ton menaçant.
Lord Roxley n’est pas un idiot. Il est et restera toujours un Marshom. Rien n’échappe à cette engeance
d’escrocs. Il attend son heure.
— Qu’il ne tarde pas trop, car il n’a plus tellement de temps, mon cher. Quand il fera sa
demande en mariage, nous aurons ce que nous attendons depuis si longtemps.
— Justement, j’en ai assez d’attendre. Je veux mon dû maintenant, asséna-t-il avec dans la voix
cette pointe de folie qui lui avait toujours fait peur.
Il la bouscula sans ménagement et s’enfonça dans l’obscurité du jardin.
— Où allez-vous ? cria-t-elle, tout en remontant ses jupes pour le suivre.
Mais elle s’arrêta vite, car elle n’était pas stupide au point de disparaître dans le noir avec lui.
— Profiter d’une opportunité.
Ses mots n’étaient guère rassurants. Froids et porteurs d’un mauvais présage. Tout comme
l’homme lui-même.
Sibylle frissonna lorsqu’un portail, invisible dans le noir, s’ouvrit en grinçant. Il se déplaçait
sans bruit. Il était aussi silencieux qu’un chat. C’était ainsi qu’il était arrivé jusqu’à elle pour
l’entraîner dans ce jeu dangereux.
Un jeu dangereux mais qu’elle avait bien l’intention de remporter. A la fin.
Et tant pis si pour cela quelqu’un devait quitter la partie de façon prématurée.
* * *

— Superbe danse, n’est-ce pas, mademoiselle Hathaway ?


— Pardon ? répondit Harriet.
En toute honnêteté, elle n’avait pas entendu un seul mot de tous ceux qu’avait prononcés lord
Fieldgate depuis qu’il l’avait invitée à danser. Et, pour tout dire, c’était la soirée dans son ensemble
qui était devenue une sorte de masse confuse.
Roxley voulait épouser Mlle Murray ?
Cela ne pouvait être vrai. Pas alors que…
Elle chassa les larmes qui menaçaient d’inonder ses joues. D’habitude, elle ne pleurait jamais.
Et pourtant, tout à coup, elle était sur le point de devenir une fontaine comme cette idiote de miss
Fidgeon dans les romans de miss Darby.
Harriet prit une grande inspiration pour se calmer, car devant elle passèrent Roxley et
Mlle Murray, qui, ensemble, allaient souper. Cela aurait dû déchaîner sa colère de Hathaway et lui
arracher quelques mots tranchants, mais comment aurait-elle pu agir ainsi alors qu’elle entendait
inlassablement la voix de Roxley, tout droit surgie de cette douce nuit à Owle Park ?
« Je vous aime, chaton. Mon cœur est à vous. »
Il l’aimait. Vraiment. Il n’aurait jamais pu lui mentir. Et pourtant…
Et pourtant il accompagnait une héritière fortunée, qui correspondait en tout point au style de
femmes qu’épousaient les comtes.
Car les comtes n’épousaient pas les filles de baronnets désargentés qui portaient des robes de
seconde main et ne possédaient pas le vernis d’une parfaite éducation reçue dans les meilleurs
établissements de Bath.
— La danse fut exquise, disais-je, répéta Fieldgate en l’observant à la dérobée. Vous sentez-
vous bien, mademoiselle Hathaway ?
Quand elle leva les yeux, elle vit le vicomte en train de la scruter avec attention. Qu’il ait
remarqué sa détresse la surprit au plus haut point. Pour elle, Fieldgate ne brillait ni par son
intelligence ni par sa perspicacité.
— Juste un peu de fatigue. C’est le voyage. Lady Essex et moi sommes arrivées aujourd’hui de
Kempton.
— Aujourd’hui ? Et vous êtes déjà parmi nous ? Eh bien ! Oserais-je espérer,
mademoiselle Hathaway, que vous avez fait cela parce que vous étiez pressée de retrouver une
ancienne connaissance ?
Oui, je l’étais, c’est vrai, songea-t-elle en regardant Roxley qui lui tournait le dos.
— Je prends votre silence comme l’aveu d’une jeune fille timide qui n’ose laisser parler son
cœur, déclara Fieldgate, qui semblait bien trop sûr de lui.
Cela attira l’attention de Harriet. Et, quand elle regarda le vicomte, elle comprit qu’il la croyait
capable d’avoir traversé tout le pays pour lui.
Oh ! Dieu du ciel. Comment dire au vicomte que ce qu’elle appréciait chez lui, ce n’était pas sa
personne mais sa réputation scandaleuse ? Alors que d’autres femmes auraient poliment éconduit cet
individu peu recommandable, Harriet l’avait accueilli avec un sourire charmeur et encourageant.
En toute honnêteté, elle n’avait jamais compris pourquoi le vicomte s’intéressait à elle. Elle
n’était pas son genre habituel, si elle devait en croire les commérages de lady Essex et de ses amies.
Apparemment, il préférait les veuves et les femmes mariées délaissées par leur époux.
Mais tout à coup, au cours de la Saison précédente, il semblait s’être amouraché d’elle et, de
façon assez mystérieuse, s’était mis à la poursuivre de ses assiduités.
Non pas que cela la dérangeât, au contraire, car Fieldgate s’était révélé fort commode.
Le vicomte n’avait en effet pas son pareil pour mettre Roxley hors de lui. Dès que Fieldgate lui
tournait autour, le comte surgissait. Il commençait toujours par la réprimander et puis, se reprenant, il
l’invitait à danser, ce qui la rendait follement heureuse.
Mais ce soir cela n’avait pas fonctionné. Elle avait dansé deux fois avec Fieldgate, et Roxley ne
s’était toujours pas manifesté pour lui signifier tout le mal qu’il pensait d’elle. Il n’avait même pas
levé le petit doigt. Ni n’avait daigné lui accorder le moindre regard.
Bien entendu, en le voyant aux côtés de Mlle Murray, elle savait pourquoi. Son cœur se mit à
chantonner la moitié de ce refrain qui lui était devenu si familier.
Il ne m’aime pas.
— Qu’a-t-il bien pu se passer ? demanda-t-elle à voix haute malgré elle.
Sans qu’elle l’ait voulu, ce fut Fieldgate qui lui répondit.
— Ah, oui, Roxley, commença-t-il en suivant la direction de son regard. Et Mlle Murray. Il a
damé le pion à bon nombre d’entre nous. Comment a-t-il déniché cette perle rare ? Cela s’appelle la
chance…
— C’est un mystère ? s’enquit Harriet, qui fixait la femme devenue en si peu de temps le fléau
de son existence.
— Oh oui, expliqua Fieldgate. Le comte est tombé bien bas, cet automne. J’ai même entendu
dire qu’il avait tout perdu. Pire que Kipps l’an passé. Et puis la Saison a repris et le voilà qui
apparaît, frais comme un gardon, avec cette Mlle Murray à son bras. Elle va le sauver. Enfin, sa dot
va le sauver.
Mais tout ce que Harriet retint était que Roxley avait des ennuis. En regardant autour d’elle, elle
comprit que ce n’était un secret pour personne. Pourquoi, alors, personne ne lui en avait-il touché
mot ?
Pourquoi ne lui avait-il rien dit ? Elle ressentit un coup au cœur, mais la colère prit le dessus
sur la peine.
Il aurait dû lui en parler.
Le vicomte lui fit traverser la pièce comble. On avait installé des tables sur les quatre côtés de
la salle pour accueillir tous les invités. Elle aperçut Tabitha et Daphne, qui lui adressèrent des
regards désolés exprimant très clairement qu’elles avaient essayé de lui garder une place. Mais de
toute évidence, malgré les mises en garde de la tante de lady Henry, tous les invités de lady Timmons
mouraient d’envie d’approcher la duchesse, et il n’y avait plus une seule chaise libre auprès d’elle.
Depuis l’autre bout de la pièce, Chaunce l’avait vue, et il épiait celui qui lui tenait compagnie.
Elle détourna les yeux pour éviter le regard réprobateur de son frère.
Harriet chercha alors une autre place — loin de son frère — et se rendit compte que les seules
chaises encore libres se trouvaient à la table voisine de celle de Roxley.
Et de Mlle Murray.
Harriet fronça les sourcils, contrariée. A côté de l’irréprochable héritière, elle se sentait la pire
des campagnardes.
Comme le vicomte reculait un siège pour elle, il heurta celui du comte.
— Toutes mes excuses, dit Fieldgate, alors que Roxley observait Harriet, qui se trouvait sur le
point de s’installer tout près de lui.
L’espace d’un instant, en s’asseyant, elle crut déceler ce vacillement dans les yeux de
Roxley — celui-là même qui la mettait en garde contre la fréquentation du vicomte — ainsi que
l’étincelle qui signifiait que le comte savait parfaitement que le cœur de Harriet lui appartenait.
S’il voulait le lui rappeler, qu’il ne se gêne surtout pas.
Mais l’étincelle s’éteignit aussitôt.
— Il n’y a pas de mal, cher ami, répondit Roxley au vicomte. Nous sommes un peu serrés, ce
soir.
Il ne montrait plus la moindre émotion et avait retrouvé toute son éducation et ses bonnes
manières.
Harriet avait envie de le frapper. Elle chercha des yeux un objet à lui lancer en pleine tête.
Mais, ne trouvant rien d’assez lourd ni d’assez précieux, elle dut s’en remettre à l’espoir que
quelqu’un déposerait bientôt une grande coupe ou un beau vase sur la table.
— Oui, il y a du monde, confirma le vicomte. Et cela est propice au scandale. Je sais que vous
en êtes friand, et j’espère que vous ne chercherez pas à en provoquer un, Roxley.
— Non, pas du tout, assura-t-il. J’ai tourné le dos au scandale.
Ses mots sonnaient comme un avertissement, comme s’il savait parfaitement ce que Harriet
pensait en ce moment même, et surtout de manigancer.
Elle frémit légèrement. Il croyait peut-être qu’elle avait l’intention de ruiner ses projets de
mariage… Comment osait-il ? Mais son indignation disparut lorsqu’elle se rendit compte qu’il était
en droit de penser ainsi, étant donné qu’elle était précisément en train de se délecter à l’idée de lui
fracasser un vase chinois sur le crâne.
Et puis il y avait la façon dont elle s’était comportée plus tôt dans la soirée. Quand elle s’était
interposée entre lui et Mlle Murray.
Néanmoins, pour sa propre défense, comment aurait-elle pu deviner qu’il était sur le point
d’unir sa destinée à celle de cette personne si insignifiante ?
Harriet se redressa alors que sa colère grandissait. Elle allait montrer à Roxley qu’elle n’était
pas qu’une pénible demoiselle Sans-Gêne qui le suivait partout. Elle, Mlle Harriet Hathaway, fille de
gentleman, pouvait passer toute une soirée en se comportant de façon irréprochable comme la mieux
éduquée des ladies.
Même si elle était accompagnée par le scandaleux lord Fieldgate.
D’ailleurs, fort à propos, le vicomte se pencha vers elle en disant :
— Mademoiselle Hathaway, j’avais oublié combien vous étiez diablement belle.
Derrière elle, Roxley s’agita sur son siège. Normalement, elle aurait dû profiter de cette
situation pour ajouter une petite phrase bien provocante, un bon mot qui aurait fait bondir le comte
hors de sa chaise et aurait déclenché ses protestations véhémentes, mais…
Oh ! flûte ! Cela allait être plus difficile qu’elle ne le pensait.
Mais Harriet se reprit et elle sourit au compliment du vicomte, en se tenant bien droite,
exactement comme lady Essex le lui avait enseigné.
« C’est à son maintien que l’on reconnaît une lady, aimait répéter lady Essex. Et il doit être
irréprochable, même quand la situation est des plus délicates. »
Ce qui était pour l’heure le cas. La situation était même plus que délicate, elle était horrible,
déchirante, abominable…
Harriet pinça les lèvres. Non, ce n’était pas possible, Roxley ne pouvait épouser cette
Mlle Murray.
Elle jeta un coup d’œil discret à son adversaire, qui était assise le dos bien droit et contrôlait
tous ses gestes, signe de l’excellente éducation qu’elle avait reçue.
Et elle était riche, par-dessus le marché. Harriet regarda sa toilette, qui avait été retaillée dans
une vieille robe de sa mère, et soupira. Jadis, elle ne l’aurait peut-être même pas remarqué, mais
c’était son amitié avec Daphne qui lui avait ouvert les yeux sur ce genre de questions. Maintenant, la
différence entre une robe retouchée et une toilette en soie confectionnée sur mesure par une modiste
londonienne lui paraissait flagrante.
Et, à son grand désespoir, Mlle Murray portait une robe qui ne pouvait être décrite que comme
parfaite. Harriet grimaça en regardant la fine dentelle et les petits brillants cousus dans les manches.
L’ensemble était du plus bel effet.
Harriet s’agita sur sa chaise et se tortilla de jalousie. Une lady pourvue d’une dot plus que
conséquente. Anciennement pensionnaire à Bath. Elle possédait tous les prérequis pour devenir
comtesse.
Il est évident qu’il ne t’aime pas, murmura à son oreille l’horrible voix du doute.
Toutefois, lorsque Harriet adressa un nouveau regard à la dérobée à sa concurrente, quelque
chose dans son attitude irréprochable lui parut faux. Harriet aurait été incapable de citer un détail en
particulier, mais tout chez Mlle Murray paraissait trop accompli.
Harriet chassa cette pensée, qui devait être le fruit de sa jalousie. Elle se pencha vers le vicomte
et murmura :
— Monsieur, parlez-moi plus en détail des malheurs de Roxley. J’en ignorais tout.
Le visage du vicomte s’éclaira, car apparemment narrer les infortunes d’autrui était son
occupation favorite.
C’était sans doute mieux que de reconnaître son propre échec.
Le vicomte baissa la voix, et, sur un ton de conspirateur, chuchota :
— Roxley a toujours bénéficié d’une chance inouïe. Il gagnait à tous les coups, même quand ses
paris étaient hasardeux. C’était vraiment l’homme le plus chanceux au monde.
Harriet hocha la tête. Roxley, malgré ses âneries, retombait toujours sur ses pieds. Il était loin
d’être l’idiot qu’il faisait semblant d’être. Mais, cela, seuls ses plus proches amis le comprenaient.
— Mais quand il est rentré de Preston, l’été dernier, sa bonne fortune l’a quitté, comme s’il
l’avait oubliée à Owle Park.
— L’été dernier ? répéta-t-elle. Après la soirée chez le duc ?
— Oui. Vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais il est parti assez précipitamment après le
bal masqué. Vous souvenez-vous de cette soirée ?
Elle s’en souvenait, bien sûr. Comment oublier le corps de Roxley serré contre le sien, ses
lèvres avides, ses mains caressantes et exploratrices ? C’était peut-être elle qui avait pris l’initiative
de l’embrasser — car, oui, elle avait eu cette audace —, mais ensuite le comte avait
merveilleusement pris les choses en mains.
Encore maintenant, alors que le comte se trouvait juste derrière elle, elle pouvait sentir son eau
de Cologne, un mélange subtil de romarin et de citron, et quelque chose de très masculin et de tout à
fait unique qui n’était que Roxley. C’était ce parfum qu’elle avait respiré cette nuit-là pendant qu’il la
tenait dans ses bras, jusqu’à en être enivrée.
Pendant ce temps, Fieldgate s’étendait sur la malchance du comte. Une hypothèque pour couvrir
ses dettes, de mauvais investissements, des rumeurs déplaisantes au sujet de l’homme qui gérait sa
fortune, il se retrouvait désormais acculé de toutes parts.
— Il ne lui reste plus rien, mis à part son titre.
Et c’était là qu’entrait en scène la riche héritière sortie de nulle part et aspirante comtesse.
Qu’est-ce qu’une débutante sans relations pourrait souhaiter de mieux qu’un comte que la chance a
abandonné ?
Il n’y avait qu’à voir comment miss Edith Nashe s’y était prise la Saison dernière. Et ce qu’elle
était devenue aujourd’hui.
— Et voilà, vous savez tout… Et, maintenant, vais-je nous chercher quelque chose à manger ?
demanda le vicomte. Si je ne me dépêche pas, il ne restera plus de bœuf.
— Excellente idée, répondit Harriet en le gratifiant d’un sourire. Oh ! et une coupe de
champagne, si ce n’est pas trop vous demander.
Cela retarderait son retour, et lui laisserait le temps de réfléchir à ce qu’elle venait d’apprendre.
Fieldgate se leva, s’inclina, et alla faire la queue au buffet.
Roxley fini ? Elle secoua la tête. Avait-il réellement hypothéqué Foxgrove, la maison où habitait
lady Essex depuis sa naissance ? Elle prit une grande inspiration pour retrouver son calme. C’était
terrible pour le comte, mais cela l’était plus encore pour sa chère grand-tante.
Il tenait du miracle que les Marshom, avec leur mode de vie aventureux, n’aient pas perdu la
propriété au jeu depuis des générations.
Et maintenant ils allaient la perdre ? Harriet ne savait que penser. Comment le comte allait-il
continuer à faire vivre lady Essex, sans parler de ses autres tantes — dont il se plaignait souvent,
mais qu’il aimait profondément, elle le savait —, s’il n’avait plus rien ?
La réponse lui sauta aux yeux.
En contractant dans les plus brefs délais un mariage de complaisance.
Si elle n’aimait pas Mlle Murray à cause de sa magnifique robe et de son éducation raffinée,
elle la méprisait désormais à cause de sa fortune. Sa fortune qui allait sauver Roxley.
Ce qui jouait également en la défaveur de cette Mlle Murray était son amitié avec lady Kipps.
La comtesse et son mari étaient venus s’asseoir près de Roxley. Après quelques bavardages légers, la
comtesse et Mlle Murray étaient allées faire un tour aux vestiaires.
Quand Harriet fut sûre que Mlle Murray et lady Kipps ne pouvaient pas l’entendre, elle se
pencha en arrière.
— Roxley, murmura-t-elle.
Comme il ne répondait pas, elle essaya un peu plus fort.
— Roxley !
Elle avait l’air de le supplier, et elle détestait cela. Pourtant, c’était bien cela dont il s’agissait.
Elle souffrait d’être si près de lui et de ne pas pouvoir prendre son visage entre ses mains pour
l’embrasser comme elle l’avait fait à Owle Park.
Elle devait le convaincre que, malgré les circonstances, il n’était pas obligé de faire cette
horrible chose.
— Eh, Roxley, répéta-t-elle.
— Oui, Harry, répondit-il sur un ton résigné qui lui fendit le cœur.
Harriet n’était pas du genre à tourner autour du pot. Elle était une Hathaway, après tout. Alors,
elle se lança.
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ?
— Vous savez que je ne suis pas doué pour ces choses-là. Vous n’avez qu’à demander à mes
tantes.
Il réussissait à plaisanter à un moment pareil ? Elle ne savait pas si elle avait envie de lui
fracasser une assiette sur la tête ou de faire tomber sa chaise à la renverse.
Mais elle avait promis, elle avait juré, de se comporter en lady.
Et les ladies ne provoquaient pas d’esclandre.
Elle prit une grande inspiration et poursuivit son propos.
— L’été dernier… Je pensais…
Elle devait savoir.
— Vous pensiez quoi, chaton ?
Il ne l’avait pas appelée Harriet. Ni Harry. Mais chaton. Son chaton.
Elle eut la chair de poule en même temps que les larmes aux yeux. Car rien d’autre que ce
« chaton » n’aurait pu mieux prouver à quel point il tenait à elle.
Il l’aimait toujours. Elle le savait.
— Est-ce parce que je suis sans fortune ?
Il se mit à rire.
— J’aime autant que vous n’en ayez pas.
— Pourquoi cela ?
— Parce que, si vous aviez une fortune à m’offrir, vous en profiteriez pour me traiter en
subalterne jusqu’à ma mort.
— Bien sûr que non, protesta-t-elle, alors même qu’ils savaient tous les deux que c’était la
vérité.
Et Roxley leva les yeux au ciel d’un air affligé pour montrer ce qu’il en pensait.
Peut-être, mais…
— Je suis mieux qu’elle, déclara Harriet en croisant les bras sur sa poitrine.
Bien mieux, même.
— Chaton, pouvons-nous oublier l’été dernier ? Pouvez-vous tirer un trait sur cette nuit et ne
plus y penser ?
Harriet secoua la tête. Oublier ?
Oublier les baisers de Roxley, ses lèvres forçant les siennes à s’ouvrir. Ses mains parcourant
son corps et retirant lentement son costume jusqu’à ce qu’elle soit nue. Sa peau contre sa peau. Ses
doigts s’enfonçant dans ses épaules carrées, s’accrochant à lui alors qu’il lui faisait connaître l…
— Rentrez à Kempton, continua-t-il. Dès demain, si vous le pouvez. Et puis oubliez-moi.
— Comment pouvez-vous me demander une chose pareille ? lança-t-elle dans un souffle.
— Parce que je le dois.
Harriet se tourna. Oh ! tant pis pour son serment. Elle lui ferait une scène si elle le devait. Elle
ne pouvait pas laisser Roxley agir ainsi.
Et, en se tournant, elle vit Mlle Murray et lady Kipps revenir vers eux.
Mlle Murray semblait fixer Roxley avec un regard des plus calculateurs.
Puis la jeune femme posa ses yeux perçants sur Harriet et, de calculateur, son regard se fit
méprisant.
Comme si, aussi facilement que cela, elle décidait d’ignorer Harriet et de ne plus s’en soucier.
Mais il y avait autre chose, une lueur inquiétante dans ce regard mesuré. Harriet en eut froid dans le
dos.
Il se passait quelque chose de très bizarre, et cela n’augurait rien de bon. Harriet commença à
reculer sa chaise, alors que son esprit échafaudait un plan absurde et déraisonnable, lorsqu’elle se
rendit compte que lady Essex se trouvait non loin derrière Mlle Murray.
Lady Essex qui allait perdre sa maison adorée, et sa place dans la société si Roxley était ruiné.
Et Harriet devait tant à cette chère vieille dame. Pas pour les leçons qu’elle lui avait prodiguées sur
la façon de faire la révérence, de danser le quadrille ou de servir le thé, mais pour l’amitié qui les
liait. Lady Essex était son amie. Son mentor bien-aimé.
Pour elle, Harriet aurait fait n’importe quoi.
Même rester assise sans bouger et demander à son cœur de se taire.
Ce qu’elle fit.
Et, dans ce moment de silence, elle aurait juré entendre Roxley murmurer une dernière phrase.
— Je suis désolé, chaton. Terriblement désolé.
Chapitre 4

« Si je devais vous embrasser, miss Darby, ce serait l’acte le plus infâme que j’eusse commis
de toute ma vie. J’en resterais à jamais déshonoré. »
LE LIEUTENANT THROCKMORTEN à miss DarbyDans Un marché périlleux pour
miss Darby

* * *

Roxley cuirassa son cœur en voyant Harriet retomber d’un air abattu sur sa chaise.
Il y avait peut-être encore une chance, songea-t-il. Mais, en tout cas, il avait laissé passer une
opportunité, car Mlle Murray venait de revenir.
— Monsieur, déclara-t-elle en s’asseyant à côté de lui, vous m’avez dit tout à l’heure que vous
vouliez me parler.
Roxley regarda la jeune femme et sut aussitôt ce qu’il était censé faire. Présenter sa demande en
mariage. La flatter afin qu’elle accepte. Pour sauver ses tantes. Ainsi que ses propriétés.
Mais, du coin de l’œil, il vit Harriet, ou plutôt ses boucles noires rebelles qui retombaient en
cascade sur ses épaules et jusqu’au milieu de son dos. Et quelque chose se déchira en lui. Il regarda
ces cheveux comme il les avait contemplés jadis, détachés et qui lui arrivaient à la taille. Attirants.
Fascinants. Il savait quel effet cela faisait de les sentir glisser entre ses doigts, tels d’immenses fils
de soie.
Et il l’entendait.
« Vous demanderiez une femme en mariage si vous l’aviez séduite et compromise. Jamais vous
ne l’abandonneriez. »
En un instant, il se souvint de cette nuit-là, et de la confiance inébranlable qu’elle avait placée
en lui.
Tout avait commencé cette même nuit, cette folie qui avait emporté son cœur. Tout avait
commencé par un baiser.
Un baiser de Harriet. Qui l’avait lié à elle.
Et qui continuait à le lier à elle.
Roxley adressa un petit regard à Mlle Murray.
— Vous parler ? Hmm. Je crains malheureusement d’avoir oublié ce que je voulais vous dire.
Car ses pensées étaient brouillées par la vision d’un jardin londonien au clair de lune. Par une
nuit très semblable à celle-ci.
L’esprit un peu embrumé, il était arrivé en titubant dans le jardin de sir Mauris Timmons sans
autre projet que celui de lancer des cailloux contre des vitres, et sans savoir vraiment ce qu’il
cherchait. Mais il avait fini par trouver tout ce qu’il avait jamais désiré dans un seul baiser.

Londres, un an plus tôt

Cela avait été l’une des soirées les plus scandaleuses de la Saison. Et l’on aurait pu croire que
l’exemple fourni par le duc de Preston au cours de cette même soirée, lorsque ce dernier avait levé le
voile sur ses intentions envers Mlle Timmons en plein bal, devant tous les invités de lord Grately,
suffirait à décourager Roxley d’entreprendre quoi que ce soit.
En fait, c’était à cause de cet incident même qu’il se trouvait là, dans ce jardin, à jeter des
cailloux contre les fenêtres en espérant trouver Harriet, ou sinon Mlle Timmons elle-même, pour
savoir comment la pauvre jeune femme vivait cet esclandre.
Oh, flûte, s’il voulait être honnête, il devait admettre que c’était Harriet qu’il cherchait. Harriet
et personne d’autre.
Harriet aux longues boucles sombres et aux yeux émeraude…
Non ! Non ! Non ! Cela n’allait pas du tout. Elle était avant tout Harry. Il devait s’en souvenir
coûte que coûte.
Roxley chassa de sa mémoire la vision de cette femme terriblement désirable et se rappela la
vraie raison de sa présence ici. La colère de sir Mauris et de lady Timmons quand ils avaient quitté
le bal avec leur nièce déshonorée et ses amies était si manifeste que Roxley n’aurait pas été surpris
que le baronnet, furieux, les ait toutes les trois enfermées au grenier, ou pire encore.
Oui, c’était cela. Il voulait s’assurer que Harriet allait bien. Sa visite nocturne et des plus
scandaleuses n’était en rien motivée par la façon provocante qu’elle avait de battre des cils. Ni par
sa beauté voluptueuse et irrésistible, si merveilleusement mise en valeur par la robe neuve qu’elle
portait au bal.
Il secoua la tête et ramassa un autre caillou. Voluptueuse et irrésistible, c’était bien cela ! Telle
était Harry. Harry Hathaway. Cette petite chipie qui suivait toujours ses frères, les coudes et les
genoux égratignés, et qui voulait absolument participer à tous les mauvais coups que ses frères et
Roxley préparaient.
Et puis, juste avant qu’il ne lance avec espoir un autre caillou, son vœu se réalisa et la porte de
la cuisine s’ouvrit pour la laisser sortir.
Comme par le passé, elle venait voir ce qui se tramait. Mais elle était encore plus belle que par
le passé. Il cligna des yeux et la contempla avec ferveur. Beaucoup plus belle.
Telle une nymphe, elle descendit les escaliers. Elle portait une étole rose sur sa chemise de nuit
de mousseline blanche qui laissait voir ses chevilles. Ses cheveux étaient simplement rassemblés en
une longue tresse qui descendait presque jusqu’à sa taille.
Elle était suivie de près par le gros chien de Mlle Timmons, l’exubérant M. Muggins.
— Roxley, que diable faites-vous ici ? Trouvez-vous que je n’ai pas déjà assez d’ennuis ?
Il sourit. Ce fut plus fort que lui. Quand elle le réprimandait de la sorte, il ne comprenait pas
pourquoi cela réchauffait à ce point son cœur.
— C’est justement pour cela que je suis ici. Je voulais m’assurer que sir Mauris ne vous ait pas
toutes les trois jetées dans la Tamise comme une portée de bâtards non désirés.
M. Muggins s’approcha de lui et lui fit comprendre par un regard qu’il ne fallait pas parler de
bâtards devant lui.
Roxley regardait le chien disparaître dans le jardin quand Harriet s’avança et le prit par la main
en disant :
— Nous noyer, quelle idée ! Nous n’en sommes tout de même pas là, Roxley.
Puis elle l’entraîna vers le fond du jardin, où personne ne pourrait les voir.
— Mais lady Timmons et lui sont furieux.
— Est-ce du regret que j’entends dans votre voix ? demanda-t-il.
— Le regret d’avoir aidé Tabitha ? s’étonna Harriet en secouant vigoureusement la tête.
Evidemment, elle ne regrettait pas le rôle qu’elle avait joué dans ce scandale.
Ou tout du moins pas encore. Puis il se rendit compte qu’elle tenait toujours sa main et que ses
doigts fins et chauds étaient enroulés autour des siens. Ce n’était pas la première fois qu’ils se
tenaient la main, mais pourquoi et par quel mystère plus rien n’était comme avant ? Depuis sa main,
la chaleur se propagea dans ses reins, s’accompagnant d’un sentiment d’appartenance.
Pour quelqu’un qui avait toujours gardé ses distances avec la société et l’existence même, ce
sentiment d’ancrage le déstabilisa légèrement.
— Nous devons toutes rentrer à Kempton demain, lui apprit-elle.
— Demain ? Mais pourquoi donc ?
Harriet poussa un lourd soupir.
— Parce que Tabitha est déshonorée.
Cela n’avait aucun sens.
— Sir Mauris n’a-t-il pas l’intention d’aller rendre visite à Preston à la première heure demain
matin ? Notez que je ne le recommande pas, car, quand j’ai vu le duc pour la dernière fois, il se
dirigeait vers le White’s, et il ne sera guère d’attaque au petit jour. Cependant, ce n’est pas tellement
important. Il ne l’épousera pas.
— Bien sûr que si, il l’épousera, se gaussa-t-elle. Le duc aime Tabitha. Cela crève les yeux. Par
ailleurs, il n’a pas le choix : il l’a compromise, donc il va demander sa main, même si pour cela il
doit la suivre jusqu’à Kempton.
— Oh ! Harry…, commença Roxley, sans savoir comment lui faire comprendre que tous les
hommes ne possédaient pas un code de l’honneur très développé. Et un homme ayant la réputation de
Preston…
Harriet insista.
— Vous demanderiez une femme en mariage si vous l’aviez séduite et compromise. Jamais vous
ne l’abandonneriez…
Roxley s’agita, mal à l’aise, car pour qu’elle ait raison, il aurait fallu qu’elle modifie
légèrement sa phrase et dise : « Vous demanderiez ma main si vous m’aviez séduite et compromise.
Jamais vous ne m’abandonneriez. »
Car ce n’était pas la confiance qu’elle plaçait en lui — cette certitude inébranlable qu’il ne la
trahirait pas — qui le troublait, mais son désir de tester la théorie de Harry.
« Embrasse-la, Roxley. Embrasse-la et tu sauras. »
A quoi pensait-il donc ? Compromettre Harry ? Grand Dieu, non. Jamais.
Il se redressa et essaya de prendre un air détaché, voire indifférent.
— Etant donné que je n’ai pas l’intention de compromettre quiconque dans un futur proche…
— C’est ce que vous feriez, asséna-t-elle comme si elle le connaissait mieux qu’elle-même.
Et alors il se rendit compte que Harriet Hathaway était la seule femme du pays qui le connaissait
de cette façon. Depuis toujours.
Elle se tourna vers la maison.
— Comment avez-vous su laquelle était ma fenêtre ?
— Je l’ignorais. J’ai juste continué à lancer des cailloux un peu partout jusqu’à ce que vous
vous montriez.
Harriet lui donna une petite tape amicale sur l’épaule.
— Vous avez de la chance que ce soit moi qui sois sortie et non l’un des féroces cousins de
Tabitha. Je ne pense pas que vous auriez aimé vous retrouver dans le jardin avec l’un d’eux.
Roxley frémit.
Non, vraiment pas.
Et, étant donné l’abominable caractère de sir Mauris et l’ambition démesurée que lady Timmons
plaçait en ses filles pour qu’elles s’élèvent dans la société, il se serait sans doute retrouvé fiancé
avec l’une d’elles avant le lever du soleil.
— Vous souvenez-vous de la fois où vous avez confondu la fenêtre de Chaunce avec la mienne
et que vous l’avez réveillé ? demanda Harriet, rieuse. Je ne sais pas comment vous avez fait pour
vous tromper, d’ailleurs…
— Cette nuit-là, j’étais peut-être un peu éméché, murmura-t-il, fasciné par les reflets bleutés que
la lune faisait miroiter dans ses beaux cheveux ébène.
Mais, cette nuit-là, il était bien venu depuis Foxgrove pour la voir. Il espérait alors… Bref, peu
importe ce qu’il avait en tête à ce moment-là. Il n’allait surtout pas le lui dire. Cela ne servirait qu’à
lui donner des idées.
Comme si Harry avait besoin d’aide pour cela…
Quant à lui, n’en parlons pas ! Elle était là, dehors, dans sa chemise de nuit, et cela lui donnait
des idées terribles. Il était agité de pensées troubles. En proie à des tentations ridicules.
N’aurait-elle pas pu passer un vieux gilet par-dessus cette petite chose transparente qui moulait
sa silhouette de liane et laissait deviner ce que ses mains, ses lèvres et son corps trouveraient s’ils se
glissaient en dessous ?
Il leva les yeux et se rendit compte qu’elle le regardait avec un petit sourire amusé aux lèvres,
pincées comme si elles étaient prêtes à…
Ne regarde pas ses lèvres ! s’ordonna-t-il.
Alors Roxley fit de son mieux pour changer de sujet.
— En fait, c’est à cause de Chaunce que je suis ici. Il était occupé, donc je lui ai proposé de
venir voir si tout allait bien pour vous.
Elle fronça aussitôt les sourcils.
— Comme c’est aimable à vous de rendre ce service à mon frère. Maintenant que vous vous êtes
acquitté de votre tâche, je pense que je devrais rentrer.
Et elle se tourna pour s’en aller.
Mais il ne voulait pas qu’elle parte tout de suite. Bon sang, tout cela était ridicule. Il s’agissait
de Harry Hathaway, et pourtant…
— Au moins êtes-vous redevenue vous-même, lança-t-il à voix haute sans réfléchir.
Harriet se figea.
— Moi-même ? demanda-t-elle en tournant la tête. Que voulez-vous dire par là ?
Roxley s’avança pour l’empêcher de s’enfuir.
— Pas tout apprêtée, expliqua-t-il, en désignant d’un geste de la main sa chevelure et sa
silhouette fine si merveilleusement mise en valeur par sa chemise de nuit légère et son étole.
Le modelé de sa poitrine. La courbe de ses hanches. Son cou délicat qui appelait les baisers…
Bon sang, Roxley ! Ne la regarde pas de cette façon. Il s’agit de Harry.
Oh ! mais Harry avait changé. Elle avait tant changé.
Et pendant qu’il la couvait des yeux, en faisant de son mieux pour ignorer l’encolure profonde
de sa chemise de nuit, qui laissait voir la naissance de sa poitrine, elle le fixait d’un air consterné.
— Etes-vous ivre ? demanda-t-elle, les mains sur ses hanches tentatrices.
— Cela ne se fait pas, de demander ce genre de choses, Harry, la réprimanda-t-il.
Car, oui, il était ivre. Légèrement.
Et, par conséquent, d’une audace infinie. Ou fou à lier.
Il devait être fou parce qu’il voyait Harriet sous un jour totalement nouveau. Sous un jour
séduisant. Et dangereux.
Diable, c’était sans doute le même genre de folles pensées qu’avait nourri Preston à l’égard de
Mlle Timmons. Il s’était moqué du duc, qui hantait tous les jours le parc à la recherche de la fille du
vicaire, qui la suivait dans tous les bals et toutes les soirées, et maintenant il commettait exactement
la même erreur.
Harriet, qui ignorait ses tourments intérieurs, continua ses sarcasmes.
— Ma mère dit toujours que, si l’on doit demander à un homme s’il a bu, c’est que l’on connaît
déjà la réponse.
Elle se pencha pour renifler, et obtint la preuve qui lui manquait.
— Votre mère est une femme pleine de sagesse, acquiesça Roxley, sans vouloir reconnaître
qu’il lui avait fallu une bonne demi-bouteille de brandy pour trouver le courage de venir jusqu’à elle.
Alors qu’il savait qu’au moindre faux pas, qu’au moindre baiser, tout le clan Hathaway lui
tomberait dessus. Y compris lady Hathaway, qui se révélait une véritable amazone lorsqu’il
s’agissait de défendre ses enfants. Elle le considérait peut-être comme un membre honoraire de la
famille Hathaway, mais, si elle découvrait qu’il avait conté fleurette à Harriet, il aurait du mal à
rester en vie bien longtemps.
— Pleine de sagesse, ma mère ? reprit Harriet en secouant la tête. Pleine de suite dans les idées,
vous voulez dire. Quand je suis partie, elle était en train de mesurer ma chambre pour la faire
retapisser. Elle m’a dit qu’une fois que je serais partie à Londres je ne rentrerais plus jamais à la
maison. Et maintenant… ma chambre va être pleine de roses et de dorures, et ma mère aura sans
doute invité la cousine Verbena à venir habiter chez nous définitivement. Je vais être obligée de
dormir au-dessus de l’écurie.
— Elle ne devait pas le penser réellement.
— Je crois qu’elle s’attendait vraiment à ce que je tombe amoureuse et que je m’enfuie comme
elle l’a fait avec papa.
Roxley dut se faire violence pour ne pas se tourner et la regarder. Car s’il le faisait il savait
qu’il pourrait avoir terriblement envie, en ce moment précis, de s’enfuir avec elle.
A la place, il essaya de s’en sortir avec une boutade, comme bien souvent.
— Cela pourrait arranger votre père, qui ferait l’économie d’un mariage.
Mais elle n’avait pas l’intention de le laisser s’en tirer à si bon compte. Elle s’avança vers lui
lentement.
— Est-ce une proposition, Roxley ? murmura-t-elle très doucement, comme le font les femmes
lorsqu’elles veulent vous toucher mais n’osent pas passer à l’acte.
Ces mots prononcés à voix basse furent comme un sortilège. Ils l’attirèrent.
Et lui donnèrent envie de prendre l’initiative de l’approcher.
Comment les femmes apprenaient-elles à faire des choses pareilles ?
Harriet, elle, ne pouvait être accusée d’avoir appris à séduire les hommes dans un pensionnat
pour jeunes filles de Bath, puisqu’elle n’avait pas fréquenté ce type d’établissement. Peut-être tenait-
elle cela de sa mère, qui, si l’on en croyait les vieilles rumeurs, avait causé du scandale dans sa
jeunesse.
Ou peut-être, chez Harriet, les dons d’ensorceleuse étaient-ils naturels, même si, heureusement
pour lui, elle ne semblait pas encore tout à fait consciente de son pouvoir de séduction.
Le comte tint bon et continua à plaisanter.
— Quelle proposition ? Celle de prendre à ma charge les frais de votre mariage, chaton ?
Elle leva les yeux en entendant ce dernier mot. Il ne l’avait pas appelée Mlle Hathaway. Ni
Harriet. Ni même Harry. Il l’avait appelée « chaton ».
Une douce lueur s’alluma dans ses beaux yeux verts.
Mais qu’avait-il fait ? Chaton ? Il était fou. Il avait trop bu. Ou peut-être avait-il eu un moment
d’absence.
Non, il n’aurait pas dû l’appeler chaton. Chipie, peut-être. Fauteuse de trouble. Enquiquineuse.
Oui, « enquiquineuse », c’était mieux.
Et pourtant, quand il la regardait, avec sa tresse lâche et ses yeux émeraude tentateurs, elle était
un chaton. Son chaton. Capable de lui faire faire n’importe quoi avec ses doux regards et ses courbes
plus douces encore.
— Non, monsieur, répondit-elle, en avançant encore d’un pas. Proposez-vous de m’enlever ?
Il revint aussitôt sur ce qu’il avait pensé. Elle savait très bien ce qu’elle faisait et connaissait
l’étendue de son pouvoir de séduction.
Et là elle l’avait eu, et bien eu.
Mal à l’aise dans son pantalon tout à coup trop serré, il se mit à s’agiter nerveusement.
— Vous êtes en train de recommencer, Harry, dit-il en reculant et en essayant de reprendre son
souffle. Vous me redemandez de vous épouser.
C’était la parade parfaite, car soudain elle parut outrée.
— Pas du tout, protesta-t-elle avec véhémence.
— Mais si. Vous êtes en train d’essayer de me convaincre de m’enfuir avec vous.
Sa colère ne dura pas longtemps, et elle demanda :
— Cela vous tente-t-il, Roxley ?
Elle le regarda par en dessous et, maudite soit-elle, elle battit des cils.
Il se figea et, en un instant, il vit toute la scène se dérouler devant lui. L’enlèvement. La
cavalcade effrénée jusqu’à la frontière. La nuit d’amour…
Mais il réussit pourtant à redevenir raisonnable.
— M’enfuir avec vous ? Etes-vous folle ?
Et lui, était-il fou ?
— Vos frères feraient la queue pour me tuer, ajouta-t-il.
Alors qu’il prononçait cette phrase, il se rendit compte qu’il n’avait pas nié la possibilité de
l’enlèvement lui-même, mais seulement pointé du doigt les obstacles inhérents à un tel projet.
— Roxley, ne soyez pas stupide. Ils ne pourraient vous tuer qu’une seule fois.
Ah, toujours le fameux sens pratique de Harriet Hathaway. Comme c’était généreux de sa part de
lui en faire profiter.
— A votre place, je ne sous-estimerais pas l’ingéniosité de vos frères, rétorqua-t-il. Ils
trouveraient un moyen pour que chacun puisse participer à la fête.
Elle s’approcha tout en douceur. Pour lui, Harriet avait toujours été un concentré d’énergie
bondissante, mais maintenant elle avait acquis une grâce toute féminine et elle savait se mouvoir avec
lenteur et sensualité. Cela le déstabilisa autant que cela lui donna envie de faire, lui aussi, un pas vers
elle.
— Ils n’oseraient pas. Je ne les laisserais jamais faire une chose pareille, murmura-t-elle.
Donc ils pouvaient s’enfuir, sans craindre la vindicte fraternelle. Et, de nouveau, il vit
l’aboutissement de cette longue route jusqu’à l’Ecosse, et cette créature éthérée et déterminée dans
son lit. Dans sa vie. Dans son cœur.
Il entendait presque les Parques l’encourager.
« Enlève-la et pars avec elle. Qu’attends-tu donc ? »
Roxley chassa ces voix pernicieuses. Etait-il à ce point ivre ?
— Cette discussion n’a pas lieu d’être, car il est hors de question que je vous enlève, déclara-t-
il, en espérant que son ton paraisse suffisamment définitif.
— Pas ce soir, en tout cas, répliqua-t-elle.
Pourquoi avait-elle besoin d’avoir l’air aussi sûre d’elle ?
— Jamais, petite péronnelle. Jamais.
— Il ne faut jamais dire jamais, Roxley.
— C’est ce que je vous dirai toujours, pourtant, rétorqua-t-il. Et maintenant vous devriez rentrer
avant que quelqu’un ne nous surprenne.
— Vous pensez que le seul fait d’être ici avec vous pourrait me compromettre ? Comme c’est
ridicule, se gaussa-t-elle. Vous ne m’avez même pas embrassée.
L’embrasser ? Aurait-ce été aussi grave que cela, au fait ?
Oui, très grave.
En la regardant, il ne put toutefois s’empêcher d’envisager la chose. Comment aurait-il pu en
être autrement ? Elle possédait les lèvres les plus désirables qu’il ait jamais vues. Des lèvres faites
pour être cajolées, explorées, forcées…
Roxley ferma les yeux, sachant pertinemment que s’il l’embrassait il ne pourrait jamais faire
machine arrière. S’il continuait même à envisager la chose, il se retrouverait lié à elle… pendant que
ses mains parcourraient ces courbes délicieuses, et que ses lèvres…
Il prit une grande inspiration, et s’accrocha à ce qu’il lui restait de son honneur.
— Je ne vous embrasserai pas. Point.
Il paraissait convaincant, non ?
Peut-être un peu, malgré tout, car Harriet leva les yeux vers la lune et secoua la tête.
— Alors pourquoi êtes-vous ici ?
— Comme je vous l’ai dit, pour m’assurer que sir Mauris ne vous a pas jetée à la rue, vous et
celles que vous appelez vos amies, ces espèces d’écervelées qui n’ont pas froid aux yeux.
— Si cela avait été le cas, auriez-vous été disposé à m’embrasser ?
On ne pouvait reprocher à Harriet de manquer de détermination.
— Harriet, personne n’embrassera personne.
Elle marcha vers lui et Roxley fut contraint de reculer, jusqu’à ce qu’il se retrouve bloqué par le
mur du jardin. Avec tous ses tours et détours, elle avait réussi à le coincer. Au sens propre comme au
figuré.
En regardant alentour, il vit M. Muggins juste à côté de lui. Le grand terrier irlandais lui adressa
un regard sinistre, comme s’il était déçu qu’il ne se montre pas à la hauteur de sa réputation de
libertin.
Roxley ignora le chien.
Si seulement il avait pu ignorer Harry aussi facilement.
Toujours très pragmatique, Harriet le pressa de questions.
— Alors pourquoi m’avez-vous tirée du lit au milieu de la nuit et menée dans l’obscurité du
jardin si vous ne vouliez pas m’embrasser ? C’est comme cela que l’on procède, pourtant.
Elle posa la main sur le cœur de Roxley.
— Avec tout ce que raconte votre tante au sujet de votre réputation, je ne pensais pas qu’il
faudrait vous montrer comment faire.
Il surmonta un moment de panique, certain qu’elle allait s’exécuter. Et c’était bien ce qui se
passait : elle avait tendu la main vers lui, et sa main était brûlante contre son torse. Au moment où ses
doigts s’étaient posés sur lui, son cœur était parti au galop.
Oui. Oh ! oui. Ooohh oui, martelait-il.
Avec pour seul outil la chaleur de sa main, Harriet s’était frayé un chemin jusqu’à son cœur.
Et elle avait raison. C’était ainsi que l’on procédait. Avec un simple regard, un simple contact.
Et cela aurait pu réussir, si une idée importante ne lui avait pas tout d’un coup traversé l’esprit.
Il repoussa la main de Harriet, et puis il croisa ses bras sur sa poitrine. Non pas pour se protéger
d’elle, car il était plus solide que cela. Vraiment.
Surtout lorsqu’il se trouvait face à cette… à cette… chipie.
— Comment connaissez-vous la façon de procéder ?
Toujours moqueuse, elle imita son regard outré.
— Je le sais, c’est tout.
Roxley fit un pas de côté et repensa à toutes les fois où il avait vu Harriet au cours de ces deux
dernières semaines. Et il eut un moment de panique.
— Pas avec cette crapule de Fieldgate. Est-ce qu’il a…
Il ne pouvait même pas le dire.
— Parce que s’il a…
Harriet paraissait vraiment offensée, désormais.
— Fieldgate ? Oh ! vraiment, Roxley ! Pourquoi aurais-je envie de l’embrasser ?
Ouf, quel soulagement ! Il raya « tuer le vicomte Fieldgate » de sa liste des choses à faire à la
première heure le lendemain matin.
— Avec qui, alors ? demanda-t-il.
— Avec personne, répondit-elle en pinçant les lèvres et en rougissant légèrement.
Très bien, mais elle n’avait pas besoin d’avoir l’air si déçue. Elle n’était pas censée embrasser
le premier mufle venu.
Y compris lui.
— Alors que savez-vous de ces choses ? insista-t-il, avec un peu plus de douceur, cette fois.
— Ce que j’en sais, je l’ai appris comme toutes les femmes. En lisant…
Dieu du ciel, elle n’avait tout de même pas pillé la collection de romans français de sa tante
Essex ! Non seulement ils étaient scandaleusement détaillés, mais en plus c’était avec ceux-ci que
lui-même s’était forgé une éducation précoce sur le sujet.
Cependant, si Harriet avait lu les livres favoris de sa tante, ils seraient déjà presque en Ecosse à
l’heure qu’il était.
A son grand soulagement, son explication fut un peu plus sage.
— En fait, dans le dernier roman de miss Darby, le lieutenant Throckmorten l’emmène dans un
jardin, puis, après l’avoir demandée en mariage, il l’embrasse.
Harriet leva vers lui des yeux où brillaient une multitude d’étoiles, dans un élan d’innocent
enthousiasme qu’il trouva fort touchant.
— Enfin, je crois qu’il l’embrasse, précisa-t-elle. Car ce n’est pas très clair. Il est écrit qu’elle
connaît une « divine extase » dans ses bras.
Elle avança vers lui.
— Est-ce si divin que cela, Roxley ?
M. Muggins se servit de sa grosse tête pour donner un coup à Roxley.
« Mais enfin vas-y, qu’attends-tu ? Tu as besoin que je te fasse un dessin ? » semblait vouloir
dire l’animal.

* * *

Il y eut un moment terrible lorsque, face à Roxley — qui semblait déchiré entre le désir et la
retenue —, Harriet crut qu’il allait vraiment la repousser.
Elle décida donc de prendre les choses en mains.
Elle glissa ses mains le long de ses bras.
Oh ! mon Dieu, comment pouvait-on être aussi musclé ? s’étonna-t-elle.
Mais, passé ce moment de distraction, elle poursuivit son exploration, jusqu’à ce que ses doigts
s’enroulent autour de ses épaules et qu’elle l’attire à elle.
Ah, les hommes ! Parfois, même les plus honorables d’entre eux n’avaient besoin que d’un petit
coup de pouce pour sombrer dans le vice.
Roxley bougea lentement, en penchant la tête jusqu’à ce que leurs bouches ne soient plus qu’à un
souffle l’une de l’autre. Il effleura brièvement ses lèvres, encore prudent et hésitant.
Harriet ne savait pas ce qu’elle était censée faire, mais, étant audacieuse de nature, elle se hissa
sur la pointe des pieds et abolit la distance qui les séparait encore.
Si Roxley avait l’intention de l’embrasser, il allait devoir passer à l’acte.
Ce qu’il fit, en la plaquant contre lui, une main sur sa hanche, l’autre dans son dos. Et, après un
mouvement quasi imperceptible, elle se retrouva intimement collée à lui. Ses lèvres étaient sur les
siennes, les implorant de s’ouvrir. Puis à force de cajoleries, sa langue se fraya un chemin et
commença à l’explorer.
Oh, mon Dieu ! Oui, c’est divin, faillit-elle haleter.
Elle ne s’était jamais trouvée aussi près de lui. Ni d’aucun homme, d’ailleurs. Mais son désir
pour elle ne faisait aucun doute, surtout étant donné qu’elle ne portait que sa chemise de nuit sous son
étole et qu’elle sentait tout chez lui.
Absolument tout.
Harriet se colla davantage à lui. Etait-ce elle qui avait provoqué cela ? Etait-ce elle qui l’avait
rendu si ferme et si tremblant ? Et la flamme qui embrasait son corps ne faisait que lui donner envie
de le sentir davantage. Comme elle n’était couverte que par deux fines épaisseurs de mousseline, où
qu’il la touche, la chaleur de ses doigts incendiait sa peau, et y traçait un sillon de passion.
Oh oui. Touchez-moi, Roxley. Embrassez-moi.
— Avez-vous froid ? murmura-t-il alors qu’elle frissonnait.
— Non, répondit-elle, en l’attirant plus près.
Pas le moins du monde…
Il émit un petit bruit satisfait et se mit à l’embrasser juste derrière l’oreille et sur la nuque.
Harriet ne put que se blottir contre lui, s’accrocher à lui, alors que ses baisers faisaient naître des
sensations brûlantes entre ses jambes.
Son ventre était en feu, ses seins, tendus, ses genoux, vacillants. L’incendie se propageait en elle
à la vitesse de l’éclair. Son sang en fusion cognait dans ses veines, elle respirait à peine. Le délire la
guettait. Encore, encore, suffoquait-elle.
— N’arrêtez pas, réussit-elle à murmurer.
Roxley obéit, et l’empoigna pour l’obliger à se tourner. A présent, c’était elle qui était prise au
piège, elle qui se retrouvait le dos plaqué contre le mur du jardin, elle qui était à sa merci. Mais elle
s’en moquait, car il embrassait son cou, ses joues, et de nouveau ses lèvres, avec fièvre et ferveur. Il
était partout à la fois. Au-dessus d’elle, autour d’elle, en elle, grâce à sa langue qui glissait sur la
sienne et l’enlaçait, tout à la fois brusque et provocante.
Il n’y avait plus de place pour une quelconque timidité entre eux.
Elle tremblait car, si le mur contre lequel elle était appuyée était froid, Roxley avait allumé un
brasier en elle, un brasier dont la puissance la stupéfiait, alors que ses lèvres continuaient d’ajouter à
son tourment en s’emparant des siennes, alors que sa langue aspirait la sienne et l’incitait à l’explorer
à son tour.
Et ce n’était pas seulement son baiser…
Comment Roxley avait-il su qu’elle avait envie qu’il lui caresse le dos ? Et, pendant ce temps,
son autre main avait quitté sa hanche pour se poser sur sa poitrine. Quand ses doigts effleurèrent son
mamelon, puis se mirent à le caresser jusqu’à ce qu’il devienne dur et très pointu, elle faillit crier.
Les sensations étaient si violentes qu’elle ne pouvait s’imaginer ressentir quelque chose de plus
fort encore. Mais alors elle sentit l’air frais de la nuit sur sa peau car, sans qu’elle s’en rende
compte, il avait dénoué le ruban qui fermait sa chemise de nuit et dégagé son sein. Elle ignorait
comment il s’y était pris mais ne s’attarda pas sur la question, car il s’était penché pour prendre son
mamelon dans sa bouche.
Puis, à force de tourmenter ses lèvres, il lui arracha un soupir. Son autre main quitta son dos et
descendit lentement jusqu’à son entrejambe, qui était l’endroit qui réclamait son attention à cor et à
cri.
Oui, juste là…, avait-elle envie de le supplier, alors qu’il glissait sa main sous sa chemise de
nuit et effleurait sa chair sensible.
Oh oui, c’est cela qu’il me faut.
Cette pensée et la certitude qui l’accompagnait l’étonnèrent légèrement. Comment pouvait-elle
savoir ce genre de choses ? C’était la première fois qu’on l’embrassait vraiment, la première fois
qu’on la touchait. Mais, quelque part au fond d’elle-même, elle savait, ou plutôt se souvenait, comme
s’il s’agissait d’un don que possédaient toutes les femmes.
Comme si, en elle, il avait éveillé une réminiscence.
Alors que ses doigts la provoquaient, l’exploraient et s’enfonçaient avec détermination dans son
intimité brûlante, elle s’ouvrit à lui, le dos calé contre le mur. C’était aussi indécent que parfait. Et
c’était exactement ce dont elle avait envie.
— Oh oui, gémit-elle en soupirant d’aise et de surprise.
Il sourit, puis l’embrassa avec passion, sans que ses doigts cessent leur incursion à la fois
obstinée et dangereusement magique.
Puis ses doigts trouvèrent l’objet de leur quête, et, de la même façon que sa langue avait
provoqué le durcissement de son mamelon, ses caresses, sûres et confiantes, causèrent une réaction
enflammée. Malgré la retenue dont Roxley faisait encore preuve, ce fut suffisant pour lui couper le
souffle.
— Oh, mon Dieu, Roxley, qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.
Car, tout à coup, elle était hors d’haleine et tremblante, comme s’il l’avait poussée du haut d’un
précipice.
— Attendez, chaton. Attendez, et vous allez voir, répondit-il, tout en scellant sa promesse par un
baiser profond et passionné.
Alors que sa langue fouettait la sienne sans relâche, il enfonça son doigt plus profond, et le fit
aller et venir en elle, jusqu’à lui arracher un gémissement tremblotant.
Oh ! c’était divin.
Et pourtant…
Harriet cherchait à s’accrocher à quelque chose, à toucher quelque chose. Elle lâcha ses
épaules, qu’elle agrippait jusqu’alors, et fit glisser ses mains jusqu’à la bosse énorme et rigide que
formait son entrejambe.
Il frissonna lorsqu’elle glissa sa main dans son pantalon et le caressa lentement de haut en bas.
Mais pendant ce temps il enfonçait son doigt plus profond. Il était en elle, et Harriet se hissa sur la
pointe des pieds. Ce fut à son tour de frémir et de trembler. Il continuait de la caresser et de l’exciter.
Encore et encore.
Harriet leva les yeux. Le ciel londonien était assez clair pour qu’elle distingue une poignée
d’étoiles étincelantes. Elle volait vers elles, et s’apprêtait à voguer avec elles au firmament, où
l’emportait Roxley avec ses caresses et ses baisers.
Puis ce fut le paradis, en elle et tout autour d’elle. Roxley la serra contre lui, l’embrassa et
continua à la tourmenter spasme après spasme.
C’était l’extase.
C’était merveilleux.
Une fois de plus, miss Darby avait vu juste.
Chapitre 5

« Laissez-moi en juger par moi-même. »


MISS DARBY répondant au lieutenant ThrockmortenDans Un marché périlleux
pour miss Darby

Londres, 1811
Cette nuit dans le jardin de sir Mauris, un an plus tôt, s’était terminée aussi vite qu’elle avait
commencé. Une fois que Harriet avait longuement soupiré, habitée par un bonheur intérieur qu’elle
n’avait jamais connu auparavant, la porte arrière de la maison s’était ouverte et sir Mauris avait surgi
dans le jardin, un tromblon à la main.
Même légèrement ivre, Roxley avait compris qu’il ne devait pas abuser de l’hospitalité de son
hôte. Il avait disparu dans la nuit, tandis que Harriet avait inventé une excuse à la hâte.
— M. Muggins avait besoin de sortir, avait-elle bredouillé.
Lorsque sir Mauris avait répondu d’une voix sourde et irritée qu’il pensait pourtant les avoir
toutes bien enfermées à l’intérieur, Roxley avait souri.
Comme si une serrure pouvait suffire à enfermer Harriet.
Cette petite chipie obstinée.
Puis le baronnet avait passé sa colère sur M. Muggins, accusant « cette sale bête » de « passer
son temps à creuser des trous au pied de ses rosiers ». Ce fut ainsi que prit fin ce scandaleux
interlude, alors que Harriet et M. Muggins étaient sommés de rentrer à la maison, et que Roxley se
mettait à errer dans Mayfair dans un état de sidération et d’émerveillement causé par cette nouvelle
étincelle qui brûlait dans sa poitrine.
Il serait honnête, cette fois. Avec cette nouvelle étincelle qui brûlait dans son cœur.
Et ce baiser, qui n’était plus qu’un souvenir, entretenait toujours la même flamme et lui rappelait
ce qui lui manquait et ce qu’il désirait plus que tout au monde.
Harriet.
Toujours Harriet.
C’était ce qui l’avait poussé à agir lors de cette nuit à Owle Park. C’était ce qui lui avait fait
croire qu’approcher Harriet serait le début d’une nouvelle vie. Et, maintenant, c’était ce qui lui
donnait cette certitude qu’en vivant auprès d’elle il ne ferait que la mettre en danger.
Son ennemi — quel qu’il soit — semblait bien décidé à prendre et détruire tout ce qui était cher
à Roxley.
Et rien ne lui était plus cher que Harry.
Il regarda autour de lui. Le dîner était terminé et la danse avait repris. La pièce avait retrouvé
cette agitation fiévreuse qui faisait la fierté d’une hôtesse. Il devait trouver Harriet à tout prix, avant
de filer au White’s pour parler avec son frère Chaunce. Mais alors il entendit quelqu’un l’appeler.
— Lord Roxley ? Excusez-moi de vous déranger, monsieur.
Le comte se tourna et vit le majordome de lady Knolles. L’homme semblait désemparé, et son
visage d’ordinaire impassible et solennel exprimait un agacement certain.
— Oui ?
— Il y a à la porte quelqu’un qui demande à vous voir.
Roxley tressaillit. Un nouvel agent de recouvrement ? Ou l’un de ces personnages plus douteux à
qui il devait de l’argent ? En tout cas, il devait s’agir de quelqu’un de très déterminé, s’il avait
patienté les longues heures qu’avait duré la soirée avant de se manifester.
— Quel genre de personne est-ce ?
— Il prétend être votre valet, répondit le majordome d’une voix quelque peu incrédule et
dédaigneuse. Il s’est montré insistant.
Ah, oui. Un tel dédain ne pouvait être inspiré que par Mingo. Cependant, Roxley voulut
s’assurer qu’il avait bien deviné.
— Un individu à l’air louche, borgne, et avec un nez crochu ?
Le majordome fronça les sourcils. Sans doute parce que la description du comte s’était révélée
parfaitement fidèle.
— Oui, monsieur.
— Je vous suis, mon brave, déclara Roxley. Mingo peut surprendre un peu au début, mais c’est
un excellent valet.
— Oui, monsieur. Si vous le dites, acquiesça le majordome sur un ton qui laissait entendre qu’il
ne se montrait poli que parce qu’il le devait.
Il ne s’était guère trompé, il s’agissait bien de Mingo, debout au milieu du vestibule, où il
semblait autant à sa place qu’un forgeron dans la boutique d’une modiste. Se dandinant d’un pied sur
l’autre tandis qu’il faisait craquer ses doigts, il ressemblait plus à un voleur qu’au valet d’un
aristocrate.
Et, pour Roxley, il s’agissait là d’une des caractéristiques les plus appréciables de Mingo.
— Ah, c’est vous, Mingo. Vous avez mis le majordome de lady Knolles dans tous ses états, dit
Roxley en s’arrêtant devant son domestique. Vous présenter à la grande porte. En voilà, une idée.
— On m’a refoulé à l’entrée de service, se plaignit Mingo, tout en levant un menton rageur à
l’adresse du majordome hautain, avant de lui décocher un regard qui serait sans doute passé pour un
défi mortel dans les dangereuses rues de Seven Dials où il avait grandi.
— Donc j’ai fait le tour. Fallait que je vous voie, parole. Et fissa.
— Si vous êtes là pour m’annoncer que ma tante Essex est à Londres, j’ai déjà eu le plaisir de
découvrir cette petite surprise.
Puisque sa tante Essex ne prévenait que rarement — voire jamais — de son arrivée, il revenait à
Mingo de présenter à cette dernière à peine débarquée de Kempton les excuses de M. le comte, qui
avait vite fait de disparaître à son club ou, si son ami Preston était d’humeur charitable, de
déménager précipitamment jusqu’à Harley Street.
— C’est pas pour ça que je suis là, expliqua Mingo. Mais, si vous voulez savoir, votre tante est
là. Et elle a amené le petit bijou avec elle.
Autrement dit, Mlle Manx. Mingo la tenait en très haute estime depuis qu’elle l’avait, disait-on,
battue au vingt et un.
— Oh ! et aussi la grande brune qui vous plaît bien, ajouta le valet avec un petit reniflement fort
peu distingué.
Mingo considérait les jeunes femmes de haute naissance comme une engeance totalement inutile,
voire nuisible.
— Mlle Hathaway, corrigea Roxley. Et merci beaucoup de m’avertir, mais j’ai déjà eu
l’immense plaisir de tomber sur ma tante et sur Harry ce soir.
— A votre service, mon prince, continua Mingo en lui adressant un clin d’œil malicieux. Mais
ce n’est toujours pas pour ça que je suis là.
Il s’avança et fit signe au comte de se pencher vers lui.
— Vous avez eu de la visite.
Alors que Roxley le regardait sans comprendre, le valet poursuivit :
— Des types sont entrés chez vous. Plusieurs types. Ils nous ont filé entre les doigts, à Fiske et à
moi. Tout le premier a été visité. Et mis sens dessus dessous. Un vrai bazar. Les malles de votre tante
ont été vidées, et tout et tout… Fiske a filé prévenir la police, et moi j’ai couru jusqu’ici pour venir
vous chercher.
Roxley recula, soufflé par cette affligeante nouvelle. Sa maison avait été cambriolée ? Encore ?
Qu’est-ce que cela signifiait donc ?
Lui qui croyait pourtant que tout le monde à Londres savait qu’il était ruiné. Ses concitoyens
auraient tout de même pu se donner la peine d’en avertir les voleurs afin qu’ils ne perdent pas leur
temps en d’inutiles recherches.
Mais, là encore, il avait le pressentiment que ce cambriolage n’était pas le fruit du hasard.
— J’ai fait avancer votre voiture, l’avisa Mingo.
— Je vais chercher ma tante et Mlle Hathaway, annonça Roxley, en redoutant le moment où il
devrait apprendre à sa tante que ses affaires avaient été fouillées par des bandits.
Il espérait seulement que Mlle Manx aurait son immense réticule rempli de sels parfumés à
proximité.
Mingo secoua la tête.
— Pas la peine, mon prince.
— Pourquoi ? demanda Roxley, en cherchant sa tante des yeux.
Mais d’ailleurs, maintenant qu’il y pensait, depuis que la danse avait repris, il n’avait vu ni sa
tante ni Harriet.
— C’est lady Essex qui a découvert les types, expliqua Mingo. Elle a poussé un de ces cris
quand elle les a trouvés dans sa chambre !

* * *

Alors que sa voiture prenait à droite pour s’engager dans Hill Street, quittant le calme de
Berkley Square, la colère qui avait couvé en Roxley toute la soirée explosa pour de bon.
Il sauta dehors avant même que la voiture ne s’immobilise et traversa la rue en courant sous
l’œil médusé des passants, qui s’écartèrent d’emblée pour le laisser passer. Une fois chez lui, il
trouva presque tout son personnel réuni dans l’entrée : son majordome Fiske, la gouvernante, et même
la cuisinière, tandis que les femmes de chambre et les valets montaient et descendaient les escaliers,
occupés à allumer toutes les bougies de la maison.
A l’écart de ce chaos, Harriet se tenait au milieu des escaliers, le visage fermé. Quand elle
l’aperçut, son expression s’anima pour prendre cet air furieux qu’il lui avait si souvent vu durant leur
enfance.
Il s’agissait d’une mise en garde que personne n’oubliait.
Il s’intima alors l’ordre d’éviter les escaliers à tout prix, même si son cœur lui criait d’aller
vers elle pour s’assurer qu’elle n’avait rien.
De toute façon, sa tante n’allait le laisser aller nulle part.
— Roxley ! Dieu du ciel ! Vous voici enfin ! s’exclama-t-elle en se précipitant vers lui, faisant
voler plumes et rubans. Où étiez-vous donc ?
— Chez lady Knolles, comme vous le savez, répondit-il. Qu’est-ce que c’est que cette
agitation ?
— Qu’est-ce que c’est que cela ? Eh bien, nous avons été volés ! Cambriolés ! Chez moi.
Chez lui, aurait-il volontiers corrigé, mais le moment ne lui semblait guère opportun.
Alors que sa tante continuait à gémir et à se plaindre, il n’eut d’autre choix que de se tourner
vers Harry.
— Pouvez-vous m’expliquer ce qui s’est passé ?
Elle se raidit et relata les faits exactement de la même manière que son frère Chaunce.
— Tout s’est passé comme le dit votre tante, monsieur. Quand nous sommes rentrées, nous
avons vu trois hommes à l’air patibulaire dans la chambre de lady Essex.
— Imaginez l’horreur ! se lamenta lady Essex. Ils étaient dans ma chambre !
Elle frémissait et, pour la première fois de sa vie, il vit sa tante comme les autres la voyaient
sans doute, c’est-à-dire comme le vestige suranné d’une époque révolue.
Sans réfléchir, il serra la vieille lady dans ses bras, comme elle l’avait bien souvent fait avec
lui. Il leva les yeux vers Harriet, mais elle avait détourné le regard, et essuyait une larme qui perlait.
En voulant resserrer son étreinte, il fut stoppé dans son élan par la présence d’un objet froid et
dur.
— Qu’est-ce donc, tante Essex ? demanda-t-il en la tenant à bout de bras et en examinant le
trésor qu’elle portait.
— Voyons, c’est Pug, bien entendu, répondit-elle, en serrant une statuette en porcelaine entre ses
bras comme elle aurait porté un bébé. Imaginez-vous ce qui se serait passé si ces mécréants avaient
pris Pug ?
Si seulement ! songea-t-il, en regardant la statuette hideuse à laquelle tenaient tant ses tantes. Les
excentricités des Marshom ne connaissaient pas de limites, et Pug était l’une d’entre elles. Bien qu’il
soit laid et abîmé, les vieilles dames veillaient sur Pug comme s’il était le bien le plus précieux de la
famille.
Malheureusement, c’était sans doute vrai.
— Ce cher Pug, expliquait lady Essex à qui voulait l’entendre. Il fait partie de la famille depuis
des années et des années. Nous l’aimons tant. Cela aurait été une perte tragique. Mes sœurs ne me
l’auraient jamais pardonné. Et moi qui l’avais juste posé sur la tablette de la cheminée. Il aurait pu
être… se retrouver…
Cassé. Volé. Jeté par la fenêtre.
Trois destins qui auraient parfaitement convenu à ce fichu objet. Ainsi, Roxley n’aurait plus à
recevoir des lettres de réclamations d’Eleanor, d’Oriel ou d’Ophelia, se lamentant que leur sœur
Essex gardait Pug pour elle toute seule.
Avant que Roxley ne réussisse à trouver la réponse que sa tante attendait certainement, lord
Whenby apparut, comme surgi de nulle part.
Roxley le considéra une seconde fois, se demandant comment il avait fait pour ne pas se rendre
compte de sa présence. Mais il était déjà là, en train de consoler sa tante comme s’ils étaient de vieux
amis intimes.
— C’est terminé, Essie, la réconforta-t-il. Et vous affrontez ces circonstances tragiques avec
beaucoup de courage, trouvé-je.
Essie ?
Roxley regarda Harriet pour s’assurer qu’il avait bien entendu.
« Je vous l’avais bien dit », semblèrent signifier le froncement de sourcil et la moue de Harry.
— Ma chère maman possédait, elle aussi, une statuette qu’elle adorait, continuait Whenby. C’est
un signe d’élégance et de distinction que de chérir de telles œuvres d’art.
A ces mots, lady Essex décocha à son neveu un regard qui paraissait vouloir dire : « Vous
voyez ! Enfin quelqu’un qui me comprend. »
Roxley était surtout stupéfait de voir lord Whenby ici. Chez lui. En train d’étreindre sa tante
Essex. Cet aristocrate falot et roublard devait savoir comment traverser les murs.
Et, songea le comte, il devait être myope comme une taupe. Car appeler Pug une élégante œuvre
d’art était un non-sens absolu. Même les voleurs n’en avaient pas voulu…
Plutôt que de continuer à s’interroger sur l’inexplicable présence de lord Whenby, le comte se
tourna vers son majordome et son valet.
— Que s’est-il donc passé ici ? s’enquit-il. Où était le personnel ?
— C’était le soir de congé des domestiques. Avec M. Fiske, on faisait les comptes.
Mingo toussa un peu, avant d’ajouter un « monsieur le comte » tardif.
Le comte traduisit de lui-même et comprit que Fiske et Mingo avaient dû jouer aux cartes en
sirotant une bouteille d’eau-de-vie subtilisée au nez et à la barbe de sa tante.
Mais il n’en blâmait pas Fiske pour autant. Pas le moins du monde. S’il avait dû passer une
partie de la soirée sous le même toit que sa tante Essex, lui aussi aurait vidé une bouteille.
Avant que Roxley ne puisse les interroger plus en détail, le policier que Fiske avait fait prévenir
arriva et interrogea chaque personne sur les événements de la soirée.
Lady Essex choisit ce moment pour être « trop choquée pour parler », ce fut donc à Mingo de
s’en charger.
— Tout ce qu’on a entendu, c’est la tante, euh, pardon, madame, en train de hurler comme si elle
voulait réveiller un mort. Et quand on s’est précipités vers l’escalier, avec Fiske, on a vu trois types
essayer de prendre la poudre d’escampette. Puis la mamzelle, là-bas, s’est lancée à leur poursuite
avec un candélabre à la main, et la tante n’était pas loin derrière non plus.
Mingo adressa un signe de tête approbateur à Harriet, qui venait de hausser les épaules, comme
si elle voulait minimiser le rôle qu’elle avait joué.
— Quand ils se sont enfuis, j’ai vu qu’ils avaient un complice dehors. Mais ces monte-en-l’air,
c’est pas n’importe qui, parce qu’ils avaient des lampes sacrément chouettes. D’ailleurs, dans leur
fuite, ils en ont laissé tomber une.
Il désigna une petite lampe en fer forgé posée sur une console.
Et puis ils ont filé avant que Fiske et moi on puisse les arrêter. Mais c’est pas qu’ils avaient pris
grand-chose. Ils ont fait beaucoup de bazar, ça, oui, mais à part ça pas grand-chose.
Roxley secoua la tête et se tourna vers le policier.
— Avez-vous compris ?
— J’ai compris que des voleurs s’étaient introduits chez vous, répondit l’agent de police sur un
ton très professionnel.
— Pourquoi il m’aurait pas compris ? se plaignit Mingo, avant de se tourner vers Roxley.
Arrêtez donc de faire comme si je parlais chinois. Je sais que vous me comprenez très bien.
Il fronça les sourcils, avant d’ajouter, comme à son habitude, son tardif « monsieur le comte ».
— Des cambrioleurs, gémit lord Whenby. Triste histoire. Ils font de Londres un endroit
dangereux pour les gentes dames sans défense.
lord Whenby ne rangeait tout de même pas lady Essex dans cette catégorie ? espérait Roxley.
N’avait-il pas entendu le passage où Harry et sa tante s’étaient mises à chasser les voleurs hors de la
maison, telles deux furieuses Walkyries ?
Mais la tante Essex buvait les paroles du vieil aristocrate comme du petit-lait.
— Vous avez raison, lord Whenby. Je suis totalement bouleversée.
Ayant soupé des élans mélodramatiques de sa tante et de l’onctuosité obséquieuse de lord
Whenby, Roxley leur tourna le dos.
— Qu’ont-ils pris ? demanda-t-il à Fiske.
Le majordome était un modèle de discrétion. Il s’approcha et dit à voix basse :
— Nous n’avons rien remarqué de manquant, monsieur le comte. Je crois qu’ils ont été surpris
avant d’avoir eu le temps d’accomplir leur méfait.
— Avant d’avoir accompli leur méfait ? Pourtant, mes malles ont été fouillées ! s’exclama la
tante, l’air outré.
Puis lady Essex regarda autour d’elle, jusqu’à trouver sa dame de compagnie.
— Mademoiselle Manx, je veux que toutes mes affaires soient retirées de ma chambre
immédiatement. Qu’elles soient brûlées ! Ensuite, j’aurai besoin de refaire entièrement ma garde-
robe.
— Tante Essex, commença Roxley, avant d’abandonner, car sa tante était déjà en train de
dresser la liste détaillée de toutes les pièces qu’elle aurait besoin de remplacer.
Quand elle en fut arrivée à ses dessous, l’agent de police prit un air gêné, et aussitôt, avec toute
la diplomatie requise, il se mit à questionner Harriet.
— Avez-vous perdu quelque chose, mademoiselle ?
— J’ai déjà perdu tout ce qu’on aurait pu me voler, répondit-elle en levant le menton, avec cette
fierté typique des Hathaway.
Roxley fit de son mieux pour encaisser sans broncher cette réponse au double sens évident. Oui,
il était coupable.
Mingo donna un coup de coude au comte.
— Oh ! et on a fouillé partout pour être sûr qu’un de ces sales types ne se cachait pas sous un lit.
Roxley haussa les épaules, en se demandant qui à Londres serait assez stupide pour aller se
cacher sous le lit de sa tante. Les oreilles du pauvre bougre n’arrêteraient pas de siffler.
Sa tante, justement, avait terminé son inventaire et avait déjà changé de sujet.
— Bien sûr, vous avez raison. Rentrer le plus tôt possible à Foxgrove est ce qu’il y a de plus
sage à faire. Qu’en pensez-vous, cher Whenby ?
— Je vous y emmènerais moi-même si cela pouvait vous apporter une plus grande tranquillité
d’esprit, déclara le vieux galant.
— Rentrer à Kempton ? s’exclamèrent en chœur Harriet et Roxley.
Ils échangèrent un regard. Celui de Harriet le foudroya sur place.
Repartir ? Alors que la Saison n’en était qu’à sa moitié ? Si Roxley avait su que l’on pouvait si
facilement convaincre lady Essex de quitter Londres, il aurait lui-même engagé des voleurs des
années auparavant pour que leur apparition annuelle coïncide avec le séjour londonien de sa tante.
— Déjà ? demanda-t-il, en essayant de paraître affligé par cette nouvelle.
— Ah, le réconfort de votre maison oindra d’un baume apaisant vos nerfs mis à rude épreuve.
Roxley eut tout à coup très envie de renvoyer Whenby d’où il venait. Ce qu’il fit, d’ailleurs.
— Monsieur, votre soutien a été très précieux ce soir. Mais je connais ma tante, et je sais que,
dans son état actuel, elle ne se rend sans doute pas compte que nous abusons de votre bonté.
— Mais non, mais non ! protesta lord Whenby, en bombant fièrement le torse. C’est un honneur
d’être ici et de pouvoir vous aider dans cette épreuve.
— Je pense que j’en ai terminé, monsieur, déclara l’agent de police, en commençant, lentement
mais sûrement, à battre en retraite.
Roxley le suivit.
— Monsieur l’agent, puis-je vous demander quelque chose ? dit-il à voix basse une fois qu’ils
furent arrivés sur le perron.
— Certainement, monsieur le comte…
— Avez-vous déjà entendu parler d’un trio de voleurs s’intéressant aux affaires des vieilles
dames ?
L’homme haussa les épaules.
— Vous ne croiriez pas à la moitié des histoires que j’entends. Et parfois on vole des choses
insensées. Mais cette affaire me semble néanmoins curieuse.
— Curieuse ? Dans quel sens ?
Tout à coup, Roxley ressentit le besoin de s’assurer que son instinct ne le trompait pas.
— Si vous me permettez, monsieur le comte, commença l’agent, il semblerait que vos voleurs
cherchaient quelque chose de bien précis. Et qu’ils avaient une idée de l’endroit où le trouver.

* * *

Roxley arriva au White’s le cœur battant. Il était sans le sou. Endetté. Presque ruiné. Et
maintenant le danger qu’il sentait rôder autour de lui depuis plusieurs mois était arrivé à sa porte.
Et le pire de tout, c’était qu’il fallait désormais penser à Harry.
Pour rien au monde il ne voulait la mêler à cela. Il avait vraiment besoin de l’aide de Chaunce
pour s’assurer que, dès le lendemain, Harriet serait bien en voiture avec sa tante Essex en direction
de Kempton.
Il inspira profondément et pénétra dans le salon privé où l’avait conduit le serveur. Chaunce l’y
attendait et, visiblement, il n’était pas venu seul.
Les amis à qui il faisait le plus confiance occupaient tous les sièges disponibles. Il y avait
Chaunce. M. Hotchkin, l’assistant de Chaunce au ministère de l’Intérieur. Le duc de Preston. L’oncle
du duc, lord Henry Seldon. Lord Howers, le grand patron, au ministère, celui-là même qui l’avait
suspendu un mois plus tôt, le déclarant inapte au service à cause des soucis qui l’accablaient.
Howers craignait par-dessus tout le scandale, et il avait été prompt à écarter Roxley dès que ses
problèmes avaient commencé à devenir sérieux.
L’homme de fer, aimait l’appeler Chaunce.
Dans son dos, bien entendu.
En tout cas, c’était impressionnant de les voir tous rassemblés. Et d’avoir à leur avouer à quel
point son existence était un échec.
— Ah, s’exclama-t-il en s’avançant jusqu’au milieu de la pièce. Comme c’est gentil de votre
part à vous tous de vous être souvenus de mon anniversaire.
— Est-ce une habitude chez vous d’affecter ce ton badin en toute situation ? demanda le duc de
Preston.
— C’est toujours mieux que d’arracher ma cravate en gémissant, répondit-il en regardant la
dentelle autour de son cou, toute froissée. Tiens, d’ailleurs, ajouta-t-il, il faudra que je dise à Mingo
de mieux l’amidonner. Quelle tenue ! C’est honteux…
Lord Henry étant quelqu’un de pragmatique, il aborda sans ambages le sujet délicat qui avait
amené lord Roxley au White’s ce soir-là.
— Il était temps que vous demandiez de l’aide.
Le comte se passa la main dans les cheveux.
— Vous savez tous que ce n’est pas mon point fort.
— Cela aurait pourtant pu éviter à votre maison d’être visitée…, fit remarquer Chaunce, dont le
regard noir disait bien davantage.
Et éviter à ma sœur de courir de grands dangers, par exemple…
— C’est exactement pour cette raison que Howers vous a suspendu, déclara Preston.
Roxley fut soufflé d’entendre cela. Il n’avait jamais révélé à son vieil ami qu’il travaillait pour
le ministère de l’Intérieur. Les seules personnes de son entourage qui étaient au courant étaient
Chaunce, Howers, Hotchkin, et l’homme qui l’avait recruté, lord Mereworth.
En tout cas, c’était ce qu’il avait cru jusque-là.
— Vous ne vous doutiez pas que je savais, n’est-ce pas ? demanda Preston en esquissant un
sourire. Vous vous êtes montré trop malin et efficace quand il s’est agi de nous aider, Tabby et moi,
au printemps dernier.
— Et quand il a fallu m’aider à unir ma destinée à celle de Daphne, renchérit lord Henry. Vous
avez obtenu cette dérogation spéciale en un temps record, et vous avez réussi à convaincre
l’archevêque trop facilement pour que ce soit honnête. Et que quelqu’un d’aussi intelligent et
perspicace que M. Hathaway supporte quelqu’un comme vous n’a fait qu’ajouter à nos soupçons.
— Donc vous m’avez démasqué, déclara Roxley en les regardant tous les deux.
Cela l’aurait peut-être dérangé un an plus tôt, mais maintenant, étant au plus bas, il avait compris
que la seule façon de s’en sortir était de demander de l’aide.
— Vous savez, précisa-t-il, comme pour se justifier, toute ma vie, je me suis débrouillé seul.
— Eh bien, c’est terminé, décréta Preston. Maintenant, commençons.
Et il fit signe à M. Hotchkin de prendre la parole.
Mais, avant d’obéir, l’assistant de Chaunce regarda son vrai supérieur, lord Howers, qui lui
donna son aval. Le jeune homme déglutit et sa pomme d’Adam monta et descendit nerveusement avant
qu’il ne présente méticuleusement son rapport.
— J’ai commencé par dresser la liste de toutes vos missions et des personnes que vous avez été
amenées à croiser dans le cadre de votre travail. Puis je me suis intéressé à vos partenaires de jeu. A
ceux contre qui vous avez parié. Aux personnes que vous pourriez avoir vexées.
— Et je vous prie de croire que la liste est interminable, ajouta Preston. Bon sang, Roxley, vous
n’êtes pas très aimé.
Roxley ignora cette remarque et se tourna vers Chaunce.
— Vous avez enquêté sur moi ?
Même si, pour son travail, il s’immisçait dans l’intimité des gens, voir sa vie privée fouillée de
fond en comble et examinée par ses amis le rendit tout à coup furieux.
Chaunce prit un air indigné.
— Qu’étais-je censé faire d’autre ? Je pensais que vous aviez l’intention d’épouser…
D’épouser sa sœur.
Nous y étions. Harriet. Il s’agissait encore de Harriet.
Et voilà un autre secret qu’il pensait connu de lui seul. Mais non, sa vraie faiblesse, son seul
amour, son cœur, étaient mis à nu et étalés au vu et au su de tous.
— Quelqu’un en a après vous, Roxley, déclara lord Henry d’une voix calme et ferme. Nous ne
pouvions rester les bras croisés plus longtemps. Vous nous avez tous aidés en…
Mais c’était sans doute quelque chose de trop personnel à admettre, l’oncle du duc fit donc
machine arrière.
— Enfin, bref, nous ne faisons que payer notre dette envers vous.
Roxley considéra tous ses amis présents tour à tour, refusant de reconnaître à quel point il avait
besoin de leur aide. Et qu’il avait compris ce soir qu’il était tout près de perdre ce qu’il aimait le
plus au monde. Harriet, bien sûr, mais également ses chères tantes.
— Par ailleurs, quand vous êtes apparu aux côtés de Mlle Murray, continua Preston, nous avons
compris que ce n’était pas seulement la malchance qui s’acharnait sur vous.
— Quel est le problème avec Mlle Murray ? demanda Roxley. Elle est plutôt jolie. Et sa dot est
considérable. Qu’y a-t-il de louche à cela ?
— C’est un odieux chantage, ne trouvez-vous pas ? interrogea Chaunce en regardant Roxley
droit dans les yeux. Ces fiançailles… Son père fait pression sur vous, non ?
Roxley s’agita, mal à l’aise. Bon sang. Puis il revit Harriet dans l’escalier, en train de lui
adresser ce regard assassin.
Pour voir du pardon remplacer la colère dans ses yeux, il aurait fait n’importe quoi. Même cela.
— Il a racheté toutes mes dettes, avoua Roxley. Il m’a dit qu’il me prendrait tout ce que je
possédais et qu’il m’enverrait en prison si je n’épousais pas sa fille.
— Oh ! Dieu du ciel ! s’étrangla Preston. L’homme mériterait la cravache !
— Cela lui servirait peut-être de leçon, reconnut Roxley. Vous savez, il fait partie de ces
nouveaux riches. Il croit pouvoir s’acheter la terre entière.
— C’est peut-être vrai, malheureusement, marmonna lord Henry.
Pendant ce temps, Hotchkin prenait des notes.
— Je ne suis pas allé bien loin avec M. Murray, mais je vais continuer mon enquête.
Preston se leva.
— Qui peut vous détester à ce point ? s’enquit-il. Vous devez bien avoir une idée…
Puis la porte s’ouvrit.
— Suis-je en retard ? demanda une voix grave et familière. J’ai eu toutes les peines du monde à
trouver un fiacre à cette heure avancée de la nuit.
— Mereworth ! s’exclama Roxley.
Il n’avait pas vu son mentor depuis plusieurs mois. Depuis l’été. Et il le pensait en ce moment
même en mission sur le continent.
— Je suis venu dès que j’ai été prévenu, déclara l’homme en adressant un signe de tête à chacun.
Mais qu’est-ce donc que cette histoire ? Quelqu’un voudrait votre perte ?
— C’est ce dont nous étions en train de parler, déclara lord Howers.
Alors que lui et Mereworth étaient entrés la même année au ministère de l’Intérieur, c’était
Howers qui avait gravi tous les échelons jusqu’à occuper la plus haute place.
Mais il fallait reconnaître que sur le terrain les talents de Mereworth étaient incomparables, et
Roxley était ravi de pouvoir bénéficier de son aide.
Roxley secoua la tête.
— J’ai beau réfléchir encore et encore, je ne vois pas de qui il peut s’agir.
Il ne pouvait tout de même pas leur révéler que la malchance s’était abattue sur lui au moment où
Harriet Hathaway était entrée dans son cœur. Au moment où il lui avait arraché des baisers, et volé
sa…
Bref, ce n’était ni l’endroit ni le moment d’avouer cela.
Surtout alors que le frère de Harriet était assis dans la même pièce que lui, juste en face.
Avait-il déjà précisé que Chaunce était une fine gâchette ?
Puis, comme surgie de nulle part, la voix de lord Howers s’éleva, grave et autoritaire, et
accapara l’attention de l’assemblée tout entière.
— Peut-être y a-t-il un lien avec les diamants, mon ami ?
Tous les yeux se tournèrent vers Roxley, porteurs de la même interrogation.
Quels diamants ?
— Savez-vous de quoi lord Howers est en train de parler ? demanda Chaunce.
Le comte acquiesça.
— Des rumeurs stupides. Selon lesquelles mon père aurait gagné la moitié des pierres du
tristement célèbre collier de Marie-Antoinette durant une partie de cartes.
— Le collier de la reine ! s’enthousiasma Hotchkin, en feuilletant des pages assemblées dans un
vieux porte-documents.
Roxley secoua la tête. Jusqu’ici, il avait toujours pris Hotchkin pour un type raisonnable. Mais
le collier de la reine ? Ridicule !
Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il était question de ce supposé lien entre son père et
ces maudits cailloux. Quand il était à Oxford, un vieux joueur rencontré dans une auberge n’avait plus
voulu le lâcher après avoir entendu quelqu’un l’appeler par son titre et l’avait supplié de lui dire si
l’histoire était vraie.
Il l’avait imploré de lui révéler si son père avait participé à la partie de cartes la plus mythique
qui ait jamais eu lieu.
Depuis un coin de la pièce s’éleva une autre voix, sceptique, celle-là.
— Le collier de la reine ? répéta Mereworth en secouant la tête. Foutaises ! Howers, vous le
savez aussi bien que moi.
— Je suis d’accord, déclara Roxley.
Après cette rencontre à Oxford, il s’était un peu renseigné. Il avait cherché ce qui restait des
possessions de ses parents, mais n’avait rien trouvé, sauf cette histoire qui était devenue une légende
parmi les joueurs, mais qu’aucun élément concret ne venait étayer…
— Non, il ne s’agit pas de foutaises. Pas le moins du monde, monsieur le comte, affirma
Hotchkin. Votre père a bien gagné la moitié des diamants de ce collier.
Et même s’il avait parlé sans y avoir été invité, et avant que Chaunce ou lord Howers n’aient pu
lui adresser un regard réprobateur, il se lança dans le récit de l’histoire, qu’il avait de toute évidence
mis un temps fou à reconstituer.
Mais, pour Roxley, il s’agissait de plus que l’énoncé de faits ou de demi-vérités. Il s’agissait de
l’histoire de sa famille. De ses parents. De son héritage.
Et, comme quand il avait revu Harriet tout à l’heure, il se demanda ce qui se serait passé si son
père n’avait pas pris part à cette partie de cartes.

Calais, 1785
Le Rocaberti était une auberge louche, même pour Calais.
Et ce n’était certainement pas un établissement destiné aux voyageurs fortunés qui allaient et
venaient entre les mondes brillants de Paris et de Londres.
Certes, les clients du Berti — comme on appelait l’endroit — se déplaçaient entre ces deux
villes, et plutôt souvent, mais leurs moyens pouvaient varier d’un jour à l’autre, et ils n’étaient jamais
sûrs d’avoir le lendemain l’argent nécessaire pour dormir sous un toit ou s’offrir un bon repas.
Ni même un mauvais.
Par une nuit sombre et lugubre, un curieux groupe de voyageurs se retrouva dans la salle
commune, et bien sûr l’un d’entre eux avait un jeu de cartes en sa possession. Les vents et les marées
n’avaient pas été favorables ce jour, interdisant à quiconque de traverser la Manche. C’était tout du
moins ce que ces étranges voyageurs s’étaient dit.
C’était mieux que d’avouer la véritable raison pour laquelle ils se retrouvaient coincés au Berti
durant cette maudite nuit : aucun n’avait l’argent pour payer la traversée.
Toutefois, ils savaient qu’avec un beau jeu et un peu de chance tout pourrait changer. Il était
donc inévitable que la plupart d’entre eux se retrouvent autour de la table près de la fenêtre.
Les quatre premiers joueurs étaient anglais. Il ne faisait aucun doute que chacun d’entre eux
avait tenté sa chance aux tables continentales et que, pour une raison inconnue, tous étaient prêts à
retrouver leur verte Angleterre, y compris Tristan Marshom, le sixième comte de Roxley.
Le dernier joueur était français. Tristan semblait l’avoir entendu dire qu’il s’appelait le comte
de la Motte, même s’il ne ressemblait en rien à un aristocrate. Néanmoins, les Français s’octroyaient
souvent des titres pour pouvoir miser plus gros.
Non pas que les aristocrates anglais vaillent bien mieux, songea-t-il. Oh ! son titre à lui était
bien réel, mais malheureusement il avait les poches vides. Il jeta un regard à sa chère épouse,
Davinia, qui scrutait les autres joueurs d’un œil acéré. Dans sa main, elle tenait une pièce en argent
avec laquelle elle jouait, la faisant passer d’un doigt à l’autre comme par magie, un tour qu’elle avait
appris en Italie.
Un bien triste groupe, disait son faible sourire.
C’est peut-être le bon, ma chérie, la consola-t-il silencieusement, alors que l’homme grand et
mince assis à sa droite ramassait les cartes.
C’est la partie grâce à laquelle nous allons nous refaire.
Elle esquissa un sourire, lui adressa un regard plein d’espoir, lui envoya un baiser, et se dirigea
vers l’escalier. C’était à lui de jouer ce soir et elle le laissait faire au mieux.
Puis survint ce bruit, ce frottement caractéristique des cartes entre elles lorsqu’on les
mélangeait. « Pffft. » A chaque fois, Tristan pensait aux ronronnements d’un chat se frottant contre les
jambes de son maître.
— C’est bon, Batty, déclara l’homme assis à la droite du donneur. Notre nouvel ami me paraît
impatient.
Et il désigna le Français, qui ne semblait pourtant ni pressé ni impressionné par ses
compagnons.
Le susmentionné Batty balaya la requête de son ami d’un geste de la main.
— Corney, je ne distribuerai pas les cartes avant qu’elles ne me disent de le faire.
— Je passerais le restant de mes jours à Calais si je devais attendre que les cartes parlent, se
lamenta l’autre compagnon de Batty.
— Ah, Moss, si tu continues à boire ce vin, tu seras mort bien avant.
Ils rirent tous, sauf le comte de la Motte, qui sourit d’un air compassé, et l’aubergiste derrière
son bar, dont le visage exprimait une patience toute gauloise, à moins qu’il ne se soit agi de mépris. Il
n’était pas aisé de faire la différence.
Et, quand Batty finit par distribuer les cartes, ils reconnurent les signes révélateurs communs à
l’ensemble de leurs partenaires : ils étaient tous des joueurs professionnels et ce n’était pas une
partie de cartes pour novices.
Gagner ne serait donc pas chose aisée. Il allait falloir se montrer habile.
Ou chanceux.
Un autre homme, un Anglais, d’après son allure, s’attardait près de la cheminée.
Tristan le surveillait d’un œil prudent. Il pouvait s’agir d’un complice, qui épiait les cartes des
autres adversaires pour le compte d’un des joueurs. Davinia, si elle était restée, aurait sans doute été
persuadée que l’homme était un contrebandier ou un espion.
Mais elle avait une vision très romanesque de ces professions.
— Monsieur, jouez-vous ? demanda Corney à l’homme près de la cheminée.
Le mystérieux personnage secoua la tête.
— Je ne suis pas joueur.
— Si vous buvez le vin servi ici, je pense que vous l’êtes, au contraire, affirma Batty en
désignant son verre à demi plein.
L’aubergiste marmonna un juron français que personne ne prit la peine de traduire.
— Etes-vous sûr, monsieur ? insista Moss.
Car tous avaient compris que cet inconnu devait être le seul à posséder ce qu’ils recherchaient.
Une bonne grosse bourse bien remplie.
— Non, merci, répondit l’homme, en déplaçant sa chaise pour que ses jambes soient plus près
du feu. Mais bonne chance à tous.
Moss haussa les épaules, et ils se mirent à jouer.

* * *

— Que s’est-il passé, ensuite ? demanda lord Henry.


— Rien, trancha Roxley. Les diamants sont arrivés à Londres avec de la Motte et ils ont été mis
en gage.
Il recula de quelques pas et regarda le feu d’un air morne.
Maudits diamants. Comme il pouvait détester ces fichus cailloux. N’était-il pas assez triste,
déjà, que ses parents l’aient abandonné aux bons soins de ses grands-tantes afin qu’ils puissent
poursuivre leurs rêves de joueurs sur le continent ? N’était-il pas assez triste qu’ils soient morts en
rentrant en Angleterre, aussi pauvres que lorsqu’ils en étaient partis ?
Et sans doute plus endettés encore.
Et tout cela pour quoi ?
Pour réhabiliter le nom de Marshom ?
C’étaient les seuls mots prononcés par son père dont il se souvenait encore. Il était à moitié
endormi quand ses parents étaient venus le voir à la nurserie du Cottage.
— Nous devons partir, mon très cher garçon, avait dit son père. Pour réhabiliter le nom de
Marshom.
Roxley ne se souvenait même pas de la voix de sa mère, mais il n’avait jamais oublié les froides
larmes qui baignaient ses joues lorsqu’elle s’était penchée pour embrasser son front.
Pour restaurer l’honneur des Marshom. Bah ! Tous les Marshom avaient rêvé d’y parvenir. En
jouant. Pour effacer les associations commerciales hasardeuses. Les mariages sans amour.
« Beau mariage et tromperie font toujours bon ménage. »
— Votre père a gagné, cette nuit-là. La moitié des diamants du collier de la reine. C’est ce que
tout le monde prétend, en tout cas, insista Hotchkin avec sa franchise et son assurance habituelles.
— Mon père est mort sans un sou en poche. Comme moi bientôt, sans doute, corrigea-t-il.
— Mais il a gagné cette nuit-là, continuait d’argumenter Hotchkin, qui ne voulait pas laisser
tomber. Votre mère les a peut-être cachés.
Roxley commençait à en avoir assez de cette conversation.
— Monsieur Hotchkin, pour une fois, vous avez tort.
Le jeune homme semblait prêt à contester ce point, mais Chaunce secoua la tête et il se tut.
— En êtes-vous si sûr, Roxley ? demanda lord Howers.
Ils se tournèrent tous pour regarder l’homme qui était considéré comme le cerveau du ministère
de l’Intérieur.
— J’ai moi-même lu le rapport du jeune Hotchkin, et il tend à établir que…
Howers s’interrompit comme il avait l’habitude de le faire quand il voulait que ses hommes
l’écoutent. Il scruta l’épais liquide ambré dans son verre, avant de lever les yeux et de continuer.
— Il y avait cinq hommes cette nuit-là.
— Six, corrigea Mereworth.
— Pardon ? tempêta Howers, qui détestait qu’on le reprenne.
— Si vous aviez écouté, se permit de dire Mereworth, car il aimait prendre en faute Howers dès
qu’il en avait l’occasion, il y avait six hommes cette nuit-là. Cinq autour de la table, et notre agent.
C’est lui qui a fait le rapport. Celui que M. Hotchkin a dû abondamment consulter.
Hotchkin rougit, car il était réputé pour exhumer des archives et des vieux dossiers des
informations que personne n’aurait cru pouvoir y trouver.
— Quel agent ? demanda Chaunce, l’air intrigué.
Hotchkin secoua la tête.
— Le rapport n’est pas signé et je n’ai pas reconnu l’écriture.
Howers haussa les épaules à son tour.
— Ah, ces fichus cailloux. Je les haïssais à l’époque, et je les déteste toujours autant. J’ai perdu
des mois entiers à les chercher en 1785.
Il poussa un soupir exaspéré, avant de poursuivre.
— Donc, dans le but de liquider l’affaire, admettons qu’il y ait eu six hommes. Mais on ne peut
plus en dénombrer que cinq, puisque lord Roxley est mort.
Mereworth opina du chef, mais, quand Howers tourna la tête, il adressa un petit clin d’œil
malicieux à Roxley.
Une mimique que seul Mereworth pouvait oser.
— Ces hommes savent très bien qui a quitté Calais avec ces diamants, déclara Howers, qui
soulignait une évidence.
— Mais, monsieur, intervint Roxley, après toutes ces années, celui qui les a gagnés a pu les
vendre un à un, ou les mettre en gage pour ne pas attirer l’attention. Ils ont très bien pu avoir été
perdus au jeu, également.
Il n’arrivait pas à croire qu’ils étaient en train de parler de cela. C’était franchement ridicule.
Howers démontra pourquoi il était le chef, et pourquoi Hotchkin le remplacerait sans doute un
jour. Son entêtement et son acharnement étaient sans pareils.
— Peut-être. Mais ces diamants sont forcément arrivés à Londres à un moment. Et quand des
diamants arrivent à Londres…
— Ils passent entre les mains de M. Eliason, déclara Chaunce.
Howers acquiesça.
— Et Eliason me doit quelques faveurs. Donc quand des pierres sont mises en gage — des
pierres qui sortent de l’ordinaire — il me prévient. Par ailleurs, il a servi de courtier à de la Motte
pour la moitié du collier, donc il connaît parfaitement la taille et la forme de ces pierres. Et, durant
toutes ces années, il n’a jamais vu la moitié manquante.
— Comment en savez-vous autant sur la question, monsieur ? demanda Roxley, dans un état
d’esprit qui lui était désormais familier, et qui était proche de l’effroi.
Décidément, l’étau se resserrait autour de lui.
Dans le coin de la pièce, les bougies se mirent à vaciller, car elles étaient presque entièrement
consumées.
— Quand le collier de la reine est arrivé à Londres, il y a eu des discussions — dans les plus
hautes instances — pour savoir s’il fallait le remettre aux autorités françaises. Mais quand il a été
découvert que les pierres avaient été subtilisées aux joailliers parisiens par la comtesse de la Motte
et que Marie-Antoinette n’avait jamais possédé le collier, les discussions ont pris fin. Et ensuite, bien
entendu, la Révolution a enterré le sujet. C’était ce que je croyais, en tout cas.
Mereworth ricana.
— Ces fichues pierres nous ont fait tourner en bourrique, hein, Howers ? On s’est bien démenés
pour essayer d’amadouer ces Gaulois.
— Des années de silence, et tout à coup on dirait que quelqu’un réclame ce qu’il considère
comme son dû, observa lord Henry.
Lord Howers, toujours à la recherche de gentlemen pouvant lui être utiles, observa l’oncle du
duc et sembla considérer l’éventualité de recourir à ses services.
— L’un des autres joueurs, peut-être ? suggéra Hotchkin.
— Il y a quelqu’un d’autre, ajouta Chaunce. L’agent.
Il regarda ses compagnons, qui affichaient un air surpris, voire choqué.
— Nous ne pouvons disculper cet homme sous prétexte qu’il est l’un des nôtres.
Howers protesta. Il n’aimait pas cette idée. Pas du tout.
— Il est également possible que tout cela soit orchestré depuis la France. Le comte de la Motte
est retourné dans son pays après la mort de sa femme. Il n’avait pas le choix, car ils avaient dilapidé
toute leur fortune honteusement gagnée et ne vivaient plus que de leur triste notoriété.
— De la Motte a peut-être proposé l’autre moitié — ou au moins laissé entendre qu’il savait où
elle se trouvait — pour faciliter son retour, suggéra Preston. Ces diamants étaient, après tout, faits
pour une reine. Une reine française.
Il n’était pas trop difficile de deviner qui pouvait être intéressé si cette théorie se révélait
exacte.
Napoléon.
N’avait-il pas épousé l’année précédente Marie-Louise, devenue par là même la nouvelle
impératrice ? Ne venait-elle pas justement de lui donner un fils ?
La réapparition des diamants serait une bénédiction, car Bonaparte était connu pour convoiter
tout ce qui était royal.
— Je ne laisserai pas ces diamants rentrer en France pour servir de parure à une impératrice
autoproclamée, éructa Howers.
Après un silence gêné, Hotchkin toussota.
— Quelque chose à ajouter, monsieur Hotchkin ? demanda Roxley.
— C’est juste que, enfin…
Il jeta un petit regard à lord Howers, avant de se lancer.
— Je ne crois pas que la femme du comte soit morte de sa belle mort. Je pense qu’elle a été
assassinée. Et je pense que celui qui traque ces diamants cherche et attend depuis tout ce temps.
Roxley n’écoutait qu’à moitié toutes ces théories. Tout était trop farfelu, trop incroyable. Ses
parents étaient rentrés du continent ruinés. Ils étaient morts dans un accident de calèche et, à eux deux,
ne possédaient pas plus de deux guinées. Pour lui, l’histoire s’arrêtait là.
Pourtant, la voix entrecoupée de M. Hotchkin avait attiré son attention.
« Je pense qu’elle a été assassinée. »
Assassinée. Il secoua la tête alors qu’un souvenir enfoui depuis longtemps refaisait surface,
délogé de sa tanière par cette curieuse intonation dans la voix du jeune homme.
« Assassinée. »
Roxley sentit son univers vaciller. Tout ce à quoi il croyait s’effondra quand ce petit fragment,
cette réminiscence, se déploya en lui. Les ombres de la pièce l’avalèrent et le ramenèrent bien des
années plus tôt.
Il était retombé en enfance et dormait profondément dans sa chambre, au Cottage. Jusqu’à ce que
le silence confortable de la nuit soit interrompu par des pleurs. Par des cris de désespoir. Poussés
par plusieurs personnes. Il était descendu pour voir ce qui se passait et avait trouvé la porte d’entrée
du Cottage grande ouverte.
Il se souvenait si bien maintenant que c’était comme s’il se trouvait dehors, dans l’air frais de la
nuit.
Plus loin, dans la cour, ses tantes étaient rassemblées autour d’un chariot. Celui qui avait été
envoyé jusqu’à Douvres pour ramener les affaires de ses parents. Mais au lieu de malles et de valises
le chariot ne contenait que deux cercueils jumeaux.
— Ils ont été assassinés, madame. Ce n’était pas un accident, disait le conducteur.
Mais alors sa tante Oriel l’avait aperçu dans l’embrasure de la porte et elle s’était précipitée
vers lui pour le prendre dans ses bras et le ramener au lit.
— Pauvre agneau, pauvre agneau, avait-elle murmuré sans fin en grimpant les escaliers. Il faut
oublier tout cela, à jamais.
Et c’était ce qu’il avait fait, durant toutes ces années. Il n’avait plus jamais entendu ses tantes
prononcer ce mot. Il avait toujours été question de « leur terrible accident », ou de « ces tragiques
circonstances », mais jamais de la vérité. Jamais de ce mot.
« Assassinés. »
— Mes parents, souffla-t-il.
Aspiré par ses souvenirs, Roxley essayait de respirer alors qu’une vérité nouvelle était en train
de s’imposer à lui.
— Eh bien quoi, vos parents ? demanda Mereworth, d’une voix calme et ferme.
— Ils ne sont pas morts dans un accident de calèche. Ils ont été assassinés. Abattus. Tous les
deux.
Alors, les paroles prononcées par lady Gudgeon se télescopèrent avec l’image de ces cercueils.
« Votre tante se trouve dans une situation périlleuse. »
— Mes tantes ! s’exclama-t-il, en se levant d’un bond, tandis que dans son cœur s’imprimait un
autre nom.
Harriet ! Dieu du ciel, elle se retrouvait mêlée à tout cela, désormais.
— Mes tantes sont en danger.
— Vos tantes ?
Chaunce regarda le verre vide posé à côté de lui, comme s’il pouvait être la cause de son
curieux comportement.
— Oui, tout à fait.
Roxley réprima les battements effrénés de son cœur et voulut s’expliquer.
— Lady Gudgeon…
Des petits gémissements s’élevèrent dans toute la pièce lorsqu’il prononça ce nom.
— Oui, oui, affirma Roxley. Lady Gudgeon. Elle prétend que ce lord Whenby, celui qui suit ma
tante Essex partout, est animé de mauvaises intentions. Et puis Poggs…
— Poggs ? s’exclama Howers. Ce blanc-bec ?
— Oui, je suis d’accord, ce n’est pas une lumière, concéda Roxley. Mais il prétend que ma tante
Oriel est courtisée par un bon à rien. J’ai d’abord pensé que le vicomte avait abusé du punch de lady
Knolles, mais maintenant…
Lord Howers se cala dans le fond de son siège.
— Whenby, dites-vous ? Jamais entendu parler.
— Moi non plus, ajouta Roxley, pendant que Hotchkin attrapait de nouveau sa plume et son
carnet.
— Nous devons élucider ce mystère, et vite, déclara Howers, l’air contrarié par la tournure que
prenait l’affaire. Hotchkin… un dossier sur cet homme. Je le veux sur mon bureau demain.
L’assistant de Chaunce rosit de plaisir. Les missions urgentes le faisaient frétiller comme un
jeune chiot.
Howers n’avait pas fini de distribuer ses instructions. Il se tourna vers Roxley.
— Je suggère que vous emmeniez lady Essex loin de Londres et de ce Whenby. Tout de suite.
Au moins jusqu’à ce que nous connaissions ses motivations.
Roxley acquiesça.
— Cela ne devrait pas poser de problème. Elle est prête à rentrer à Foxgrove après…
Tout à coup, l’intrusion chez lui revêtit de nouvelles et inquiétantes implications. Qu’avait dit
l’agent de police ?
« On dirait que vos voleurs cherchaient quelque chose de bien précis. »
Il se tourna vers les braises qui rougeoyaient dans l’âtre. Et s’ils avaient voulu s’introduire chez
lui… Si la personne responsable de tout cela avait l’intention de tuer — de nouveau, il fut assailli
par l’image de ces deux cercueils étroits disposés côte à côte à l’arrière du chariot —, ce n’était pas
seulement sa vie qui était menacée, mais la vie de ses tantes, et de tous ses proches.
Ce qui signifiait qu’il était impératif que Harriet soit tenue aussi éloignée que possible de tout
cela. Et s’il l’envoyait en Chine, par exemple ? S’il n’y arrivait pas, elle partirait avec sa tante dès le
lendemain, dût-il pour cela l’enfermer lui-même à double tour dans une malle.
Mingo serait sans doute ravi de pouvoir l’y aider.
Pendant ce temps, Howers donnait toujours des ordres.
— Roxley, vous devez interroger vos tantes. Oralement. Surtout pas par lettre.
Le comte, tout à fait d’accord, acquiesça. Les lettres pouvaient être interceptées. Et pendant
qu’il commençait à se préparer mentalement à ce voyage — en dressant la liste des choses qu’il
aurait à faire — il songea à un point très important.
— Je ne peux pas partir, déclara-t-il.
— Et pourquoi donc ? tempêta lord Howers, en s’interrompant un instant dans les instructions
qu’il était en train de donner à Hotchkin. Si c’est à cause de ce mariage ridicule, j’irai en personne
rendre visite à ce Murray dès demain et je lui dirai ce que je pense de ses pratiques. Faire chanter un
comte, tout de même ! C’est quelque chose que je ne peux tolérer.
Roxley n’en était pas encore arrivé au cas de Murray. Il avait un problème plus pressant. Ses
tantes. En regardant autour de lui, il comprit qu’il allait devoir avouer une dernière chose.
Que, alors qu’il était le comte de Roxley, le chef de sa famille dont il était le légataire universel,
ses tantes le considéraient toujours comme leur neveu orphelin en culottes courtes.
Surtout l’une d’entre elles.
Mais il n’avait pas le choix. Puisque ses amis voulaient l’aider, il devait le leur révéler.
Même si cela revenait à la pire des humiliations. Celle qu’ils lui rappelleraient pendant des
années et des années.
Preston, en tout cas, ne s’en priverait pas, il en était certain.
— Mes tantes Eleanor et Oriel ont refusé de m’ouvrir leur porte les deux dernières fois où je
m’y suis présenté. Elles m’ont fait savoir qu’elles ne me laisseraient entrer que quand je leur
amènerais mon épouse.
— Alors fiancez-vous à cette Mlle Murray, ordonna Howers. Sans attendre.
C’était précisément ce que Roxley craignait de s’entendre dire.
Chapitre 6

« Se mêler des affaires des autres n’est jamais un crime si c’est pour la bonne cause. »
MISS DARBY à sa meilleure amie, miss Cecilia OvertonDans Un marché périlleux
pour miss Darby

* * *

Quand Harriet descendit de sa chambre, le lendemain matin, elle trouva lady Essex déjà debout
et d’humeur conquérante.
Sa panique de la veille au soir avait cédé la place à la détermination d’airain de l’amiral
Nelson balayant un contretemps mineur. Et elle n’avait plus non plus la moindre intention de rentrer à
Kempton.
— Rentrer ? Mais pourquoi donc ? avait-elle demandé quand Harriet avait abordé le sujet.
Mademoiselle Hathaway, nous venons à peine d’arriver.
Elle s’interrompit et lança un regard de défi à Harriet.
— Moi qui vous aurais crue prête à tout pour rester à Londres.
Pour rester ? Et voir Roxley en épouser une autre ? Non, merci, avait-elle envie de répondre à la
vieille dame.
Bien entendu, après cela, il aurait fallu aborder un autre sujet délicat : la déroute financière de
Roxley.
Ou, pire encore, son cœur brisé.
Elles avaient donc passé la matinée chez la modiste préférée de lady Essex, chez son chapelier,
et dans une boutique recommandée par une amie. La vieille dame semblait infatigable.
Et elle répétait sans cesse : « Nous avons tant de choses à faire. »
Cela semblait bien être le cas.
Une fois tous ces achats terminés, elles étaient rentrées à la maison de Hill Street, et lady Essex
avait aussitôt donné ses ordres à Harriet et à Mlle Manx afin que tout soit prêt pour la petite
réception qu’elle donnerait l’après-midi.
Au milieu de cette folle agitation, à chaque fois que la sonnette retentissait et que la porte
d’entrée s’ouvrait, Harriet se préparait à voir Roxley — ses grandes enjambées, son sourire
désinvolte, cette étincelle malicieuse qui brillait dans ses yeux, comme s’il trouvait le monde qui
l’entourait profondément amusant.
Immobile devant une coupe de fleurs que lady Essex lui avait demandé d’arranger, Harriet se
rendit compte de quelque chose.
Pas une seule fois au cours de la soirée de la veille elle n’avait vu Roxley sourire.
Oh ! il avait fait assaut de galanterie, et les commissures de ses lèvres s’étaient soulevées à
plusieurs reprises, mais il n’avait pas souri. Pas comme il le faisait d’habitude.
Pas comme il le faisait pour elle, quand il l’avait embrassée pour la première fois dans le jardin
des Timmons. Ou à Owle Park quand ils…
Elle se tourna et regarda à l’autre bout du salon, où lady Essex était occupée à disposer les
tasses à thé sur le plateau du buffet. Mais en fait la vieille dame était en train de la regarder. Avec cet
air narquois qui était l’une des caractéristiques des Marshom. A ce moment précis, ce fut comme si
elle entendait le cri de bataille de lady Essex. « Nous avons tant de choses à faire. »
Harriet frémit et se concentra de nouveau sur ces pivoines rebelles dont les grosses fleurs
retombaient dans toutes les directions.
La vieille dame comptait-elle sur elle, Harriet, pour sauver Roxley ? Etait-ce là la raison de ce
voyage à Londres imprévu et précipité ?
Harriet savait que lady Essex n’avait pas son pareil pour mettre son grain de sel dans les
affaires des autres. Mais en même temps Harriet partageait cette philosophie.
Parfois, il fallait intervenir. C’était ainsi.
Et Harriet ne voyait pas quelle situation aurait pu davantage réclamer son intervention. Ne
serait-ce que pour voir Roxley sourire de nouveau.
Mais comment réussir un tel exploit ?
Tu pourrais lui faire du charme afin qu’il t’embrasse, lui susurra à l’oreille une voix moqueuse.
Oh ! c’était une tâche compliquée, mais Harriet se sentait prête à relever le défi, surtout lorsque
Fiske annonça leurs premières invitées.
— Lady Kipps et Mlle Murray, madame.
— Juste au bon moment, murmura lady Essex, tout en se tournant vers Harriet et en lui adressant
un léger signe de tête qui semblait vouloir dire : « Faites de votre mieux. »
Alors Harriet obéit.

* * *

Le salon du numéro 10, Hill Street, se remplit rapidement, car la nouvelle du cambriolage s’était
répandue dans le grand monde comme une traînée de poudre.
Elle avait traversé toutes les rues et les ruelles de Londres, semblait-il.
On ne comptait plus les versions de l’histoire. Parfois, c’était la vérité : on s’était introduit chez
Roxley, et les scélérats avaient été mis dehors. Mais parfois cela donnait des fables
abracadabrantes : la maison tout entière avait été saccagée, des voleurs armés avaient forcé la porte,
puis blessé un valet et enlevé une femme de chambre, que l’on disait… enfin, ce que l’on disait du
sort de cette pauvre fille était trop horrible pour être répété.
La version favorite de Harriet, proposée par lady Knolles, était que des diamants soigneusement
cachés avaient été volés. En entendant cette histoire invraisemblable, d’ailleurs, lady Essex avait
éclaté de rire.
— Ma chère baronne, avait rétorqué la vieille dame entre deux gloussements, si Roxley avait
des diamants chez lui, mes sœurs et moi ne nous montrerions pas avec à peine quelques perles autour
du cou.
— Quoi qu’il en soit, je trouve cela très inquiétant, avait déclaré lady Kipps à toute
l’assemblée. Et, ce matin même, j’ai demandé à Kipps d’engager des valets supplémentaires. Je
serais inconsolable si je devais perdre mes émeraudes.
— Et, j’en suis certain, lord Kipps serait tout aussi inconsolable, ajouta Roxley depuis le seuil
de la porte.
Harriet agrippa les accoudoirs de son siège pour ne pas tressaillir à sa vue. Tout chez lui était si
familier. Son froncement de sourcil, sa façon de s’appuyer contre le cadre de la porte, son air
espiègle et enjoué.
Roxley, c’est vous ! avait-elle envie de crier, comme elle l’avait si souvent fait lorsqu’il venait
lui rendre visite chez elle à Kempton.
Et pourtant elle ne pouvait plus agir ainsi. Car il n’était plus « son » Roxley.
Tout du moins plus pour le moment.
Le visage de lady Gudgeon, qui avait fait son entrée derrière lady Kipps et Mlle Murray,
s’illumina sensiblement. N’étant que la deuxième à arriver, elle avait manqué la première version de
l’histoire, mais la présence de Roxley l’assurait de pouvoir distiller des informations de première
main tout au long des visites qu’elle ferait au cours de l’après-midi.
— Oh ! lord Roxley, lança-t-elle. Un époux se doit d’être compatissant envers notre nature si
délicate. Cependant, quand j’ai demandé la même chose au baron ce matin — c’est-à-dire engager
des valets supplémentaires —, il est resté de marbre.
Roxley pénétra dans la pièce et s’inclina légèrement devant sa tante, avant de se tourner vers
lady Gudgeon.
— Honte à lui pour son intransigeance sans cœur, ma chère baronne. Car vous êtes un joyau
qu’il faut protéger.
La vieille lady rougit et les fleurs en soie de son chapeau se balancèrent dans tous les sens,
comme les pivoines dans la coupe située derrière elle.
— Tante Essex, je suis surpris de vous trouver encore ici, déclara Roxley. Vous aviez dit hier
soir que…
— Voilà que vous vous mettez à m’écouter, maintenant, Roxley ? répliqua-t-elle. J’ai changé
d’avis, voilà tout. Par ailleurs, je ne pouvais tout de même pas éloigner Mlle Hathaway de la
capitale, alors qu’elle a tant de choses à y accomplir.
La lady sourit à Harriet, puis à Roxley.
— Mais je suis si heureuse que vous soyez venu. Prenez donc un siège. Il y en a un juste à
droite, à côté de Harriet.
Harriet assista à cet échange avec un certain plaisir. Personne ne parvenait à manipuler Roxley
comme sa tante Essex.
Et il était impossible pour lui de protester contre ce changement de programme, alors que toutes
les pires commères de Londres étaient rassemblées devant lui. Donc il n’eut d’autre choix que de
s’asseoir.
Juste à côté de Harriet.
— Mademoiselle Hathaway, murmura-t-il lorsqu’il s’assit, effleurant sa jupe avec sa jambe.
Bien que le geste soit innocent et involontaire, ce contact réveilla des souvenirs qui déferlèrent
en elle comme une onde de choc.
Leurs membres entrelacés, sa peau nue contre la sienne. Leurs lèvres soudées. Leurs mains
audacieuses.
Et, malgré cela, désormais, ils devaient bien se tenir. Et se montrer distants l’un vis-à-vis de
l’autre.
— Monsieur le comte, répondit-elle, en espérant qu’elle ne rougissait pas sous l’effet du feu qui
couvait en elle et ne demandait qu’à être entretenu et nourri par lui.
A l’autre bout de la pièce, Mlle Damaris Dale, qui ne faisait que de rares apparitions publiques,
scruta tout à tour Roxley puis Mlle Murray, comme si elle évaluait la validité d’une telle union, un
sujet qu’elle n’eut pas peur d’aborder.
— Je trouve que ces histoires de cambriolages et de voleurs ne sont pas faites pour nous, dit-
elle, ou plutôt décréta-t-elle. Ne pourrions-nous pas aborder des sujets plus intéressants ?
En fait, ce n’était pas une question. Sans attendre de réponse, donc, elle posa son regard
calculateur sur Roxley.
— J’ai entendu dire qu’il y aura bientôt des félicitations à présenter.
Harriet se raidit. C’était le dernier sujet dont elle avait envie de parler. Mais apparemment
personne ne partageait son opinion, car aussitôt toutes les ladies présentes se lancèrent dans une
grande cacophonie d’allusions et de félicitations voilées destinées à Mlle Murray et au comte.
— Est-il vrai que l’on doive s’attendre à une annonce imminente ? demanda lady Gudgeon, dont
le regard perçant brillait.
Harriet pinça les lèvres. Evidemment, cette vieille fouineuse n’avait pu s’empêcher de poser
cette impertinente question.
Pour sa part, Mlle Murray rougit de bien jolie manière, en gardant son regard modestement fixé
sur ses mains, qui étaient croisées sur ses genoux, pendant qu’elle laissait son amie évoquer ce qui
s’annonçait.
— Je crois en effet que je ne serai plus longtemps la dernière comtesse en date dans cette ville,
déclara lady Kipps, en se regorgeant un peu, comme si cette future union était entièrement de son fait.
Celle-là aussi aimait mettre son grain de sel partout. Mais Harriet aurait volontiers piétiné sa
salière.
Et sa propriétaire avec.
Mais ce fut lady Essex qui se jeta dans la mêlée, en apportant son propre grain de sel.
— Une annonce ? Mais quelle idée stupide ! s’exclama-t-elle, en secouant sa jupe comme si elle
était tout à coup couverte de miettes de petits gâteaux.
Quand son verdict fut accueilli par un silence stupéfait et un concert muet de bouches bées, lady
Essex soupira comme si elle n’avait jamais vu de pareils imbéciles.
Et son neveu semblait faire partie de cette catégorie.
D’ailleurs, elle se tourna vers lui.
— Il ne peut y avoir d’annonce avant la revue de détail, lui asséna-t-elle.
Harriet n’avait pas la moindre idée de ce dont il pouvait s’agir, mais les yeux écarquillés de
Roxley montraient que pour sa part il savait parfaitement ce dont sa tante parlait. En fait, à voir son
air épouvanté, on aurait dit que sa tante venait de lui demander de retirer sa veste et ses bottes et de
grimper en chaussettes sur la petite table pour s’exhiber ainsi devant les invitées.
— Ah, les Marshom et leur « revue de détail », marmonna Damaris Dale non sans mépris.
Mais personne hormis Harriet ne sembla l’entendre, car tout le monde était concentré sur lady
Essex, qui esquissait un sourire depuis qu’elle était enfin au centre de l’attention.
Lady Gudgeon, toujours à l’affût de nouvelles à colporter, s’empressa de demander :
— Qu’est-ce que cette « revue de détail », au juste ?
En regardant ses invitées interdites, lady Essex expliqua :
— La revue de détail est chez les Marshom une tradition familiale ancestrale. Quand l’héritier
ou le tenant du titre décide de…
Elle regarda dans la direction de Mlle Murray et sembla buter sur les mots « se marier ». A la
place, elle choisit de rester plus vague.
— De perpétuer notre lignage, reprit-elle, la famille a la possibilité de rencontrer la potentielle
comtesse et de décider si elle satisfait à nos critères très élevés en termes de…
Tout à droite, la vieille Damaris Dale s’offusquait encore.
— En termes de tricherie et de vagabondage, marmonna-t-elle.
Si elle l’entendit, lady Essex l’ignora superbement, et elle conclut par :
— En termes de comportement et de noblesse.
— Comme cela sonne délicieusement médiéval ! s’exclama lady Gudgeon avec un ravissement
qui paraissait quelque peu forcé.
— Je ne pense pas que cela soit nécessaire dans le cas présent, dit lady Kipps en souriant à
Mlle Murray. Il est évident que le comte ne pourrait trouver meilleur parti.
— La revue de détail, répéta Roxley l’air rêveur, comme s’il prononçait ces mots pour lui-
même, avant d’esquisser un sourire malicieux.
Harriet plissa les yeux. Pourquoi semblait-il si content ?
Tout à coup, elle eut envie de se retrouver à Foxgrove quand elle avait sept ans. Elle n’aurait
pas retenu ses coups, cette fois.
— Je ne supporterais pas que nos traditions familiales soient bafouées, Roxley, déclara lady
Essex en haussant le ton. La revue de détail aura bien lieu, sinon il ne sera jamais question
d’annoncer quoi que ce soit.
Et, pour montrer sa détermination, lady Essex regarda fixement Mlle Murray, puis lady Kipps.
— Très chère tante Essex, dit Roxley avec un air enjôleur, je dois vous remercier de m’avoir
rappelé à mon devoir et à mes obligations envers ma famille. Vous avez raison, on ne peut négliger la
revue de détail.
— Vraiment ? demandèrent en chœur Harriet et Mlle Murray.
Elles s’adressèrent un regard méfiant, mais puisque c’était elle qui avait la main — ou plutôt
une dot à faire pâlir de jalousie une princesse — Mlle Murray poursuivit, en mettant davantage les
formes.
— Et comment se déroule cette « revue de détail » ?
Evidemment, étant la fille d’un commerçant, elle voulait connaître les conditions exactes de la
transaction.
Harriet, quant à elle, espérait que cet examen comprenait une épreuve de tir au mousquet et de
longues marches épuisantes dans le quartier de Seven Dials.
Lady Essex se fit une joie de fournir les renseignements demandés.
— Il faut que la demoiselle en question rencontre les proches membres de la famille afin qu’ils
puissent se forger une opinion sur ses mérites, son caractère, ses atouts.
De nouveau, Damaris Dale émit un petit bruit qui montrait à quel point elle trouvait comique
qu’une famille comme les Marshom se permette de faire la fine bouche devant quelqu’un possédant le
pedigree et la fortune de Mlle Murray.
Fort poliment, tout le monde choisit d’ignorer la vieille dame.
Ce qui ne signifiait pas qu’ils ne pensaient pas exactement la même chose.
Y compris Mlle Murray. Mais elle n’allait pas contredire lady Essex.
— Eh bien, pourquoi pas ? déclara-t-elle. Ma dame de compagnie, dès qu’elle ira mieux, pourra
peut-être envoyer des invitations…
— Oh non, non, non, mademoiselle Murray, l’arrêta lady Essex. Ce n’est pas quelque chose qui
s’expédie en un repas. Une revue de détail en bonne et due forme est quelque chose de bien plus
compliqué.
Harriet était toute ouïe. Compliqué ? Tous ses espoirs concernant les armes à feu, voire les
duels, n’étaient peut-être pas perdus…
— Voyons, poursuivit lady Essex. D’une certaine façon, on peut dire que vous avez de la
chance, car il ne reste que moi et mes sœurs.
Mlle Murray cligna des yeux, mais le sourire forcé qu’elle affichait tenait bon.
— Et avez-vous beaucoup de sœurs, lady Essex ?
— Deux, enfin, trois, expliqua-t-elle. Eleanor, qui réside à Bath. Bien entendu, elle ne peut
quitter Bath. C’est ce qui est stipulé dans notre bail. Très jolie maison. Sur Brock Street, pour ne rien
gâcher. Vous allez l’adorer à cette époque de l’année. Et bien sûr, ensuite…
— Pardonnez-moi, intervint lady Kipps. Bath ? Mlle Murray devrait aller à Bath ?
— La femme que Roxley a l’intention d’épouser, quelle qu’elle soit, devra se rendre à Bath,
puis à Plymouth. Enfin, pas à Plymouth exactement, mais le berceau familial n’est pas très loin de
Plymouth. Nous appelons la maison le Cottage. Mais elle a un autre nom, plus recherché…
Elle leva son éventail et le tapota contre ses lèvres, comme si le nom lui échappait pour de bon.
— Marshom Court, l’aida Roxley.
— Oui, oui, c’est cela, mais qui l’appelle ainsi ? Pour nous, c’est le Cottage, un point c’est tout.
Lady Essex sourit avant d’ajouter :
— Et bien sûr la jeune lady en question devra venir chez moi, dans ma propriété de Foxgrove, à
Kempton.
Le sourire de Mlle Murray semblait donner des signes de faiblesse.
— Pourquoi diable devoir aller jusqu’à Kilton…
— Kempton, corrigea Harriet, qui s’attira du même coup un regard assassin de la part de lady
Kipps et de Mlle Murray.
Leur numéro semblait si au point qu’elle se demanda un instant si elles l’avaient appris seules
ou si on le leur avait enseigné au pensionnat, à Bath.
Se reprenant vite, car il y avait un titre de comtesse à la clé, Mlle Murray retrouva un air plus
aimable.
— Merci, mademoiselle Hathaway, dit-elle en prenant une grande inspiration comme si elle
voulait chasser la bile de sa gorge. Mais, tout de même, si je puis me permettre, lady Essex, puisque
vous vous trouvez ici même, à Londres, est-il vraiment nécessaire de faire un si long voyage ?
Lady Essex lui adressa un regard stupéfait, comme si les mots qu’elle venait d’entendre
n’avaient aucun sens.
— Cela ne peut se faire à Londres, c’est l’évidence même.
Elle regarda Roxley en secouant légèrement la tête comme si elle ne voulait pas croire qu’il ait
jeté son dévolu sur une idiote pareille.
— Excusez-moi, intervint lady Kipps, mais tout cela est impossible. La dame de compagnie de
Mlle Murray a eu un terrible accident.
— Un accident ? s’exclama lady Gudgeon d’un air radieux. Grave ?
— Elle s’est tordu les chevilles hier soir en partant de chez lady Knolles, l’informa
Mlle Murray.
— Les deux chevilles, précisa lady Kipps, en secouant la tête d’un air désolé.
— Se tordre une cheville, ce n’est pas de chance, déclara Mlle Dale. Mais les deux, c’est
stupide.
— Oui, mademoiselle Dale, vous avez raison, concéda Mlle Murray. Et c’est très ennuyeux pour
moi. Donc, vous voyez, lady Essex, sans ma dame de compagnie, je ne saurais me soumettre à votre
examen.
Lady Essex soupira.
— Dans ce cas, je suppose que toute annonce sera pareillement impossible. La Saison
prochaine, peut-être…
C’était maintenant. Le moment où Harriet devait intervenir pour s’interposer entre Mlle Murray
et Roxley.
— Pourrais-je convenir, mademoiselle Murray ? demanda-t-elle. Comme dame de compagnie,
je veux dire.

* * *

— Etes-vous devenue folle ?


Harriet ignorait si la question de Roxley était destinée à elle-même ou à sa tante. Il avait attendu
que les moins pressées des invitées de lady Essex daignent s’en aller, puis il avait refermé la porte,
après avoir demandé à Mlle Manx d’aller préparer les valises d’un œil sombre et menaçant.
Mlle Manx était une dame de compagnie pleine de ressources et qui affichait toujours un calme
olympien. Il fallait qu’elle le soit pour travailler sous les ordres de lady Essex, mais elle savait aussi
qui payait ses appointements. Elle s’était donc retirée sans broncher.
Et Harriet enviait presque Mlle Manx, car elle ne se souvenait pas avoir jamais vu Roxley aussi
furieux.
Enfin, à part la veille au soir chez lady Knolles quand elle avait interrompu son tête-à-tête avec
Mlle Murray. Elle avait alors évincé sa rivale, et elle venait de jeter les bases pour pouvoir
recommencer. Et, étant donné l’air décidé de lady Essex, on pouvait espérer, et même croire, qu’elle
se trouvait dans le même état d’esprit qu’elle.
— Que voulez-vous dire, Roxley ?
Lady Essex était en train de remettre le plateau à thé bien droit sur la petite table. Une fois que
ce fut fait, elle remit en place le couvercle du pot à sucre, et jeta un œil à l’intérieur du pot de crème.
Ensuite seulement, elle considéra son neveu.
— Eh bien, quel est votre problème ?
— Mon problème ?
La mâchoire crispée, il désigna Harriet.
— Mon problème, c’est elle.
— Moi ?
— Harriet ?
Les deux femmes se regardèrent comme si elles ne comprenaient rien du tout.
— Que vous est-il passé par la tête de vous proposer comme dame de compagnie à
Mlle Murray ? Et pour offrir de l’accompagner durant son voyage ?
Harriet porta la main à sa bouche, comme si la pauvre innocente qu’elle était se trouvait prise
de court.
— Je voulais juste rendre service.
Il ricana.
— Rendre service ? Eh bien, faites-le en restant le plus loin possible de Mlle Murray.
Et de moi.
Il ne prononça pas ces derniers mots, mais son regard les sous-entendait.
Mais Harriet, qui venait de mettre son grain de sel — ou plutôt son grain de sable — dans cette
histoire, n’allait certainement pas faire machine arrière maintenant. Par ailleurs, il fallait qu’elle tire
au clair le comportement de Roxley, qui lui paraissait incompréhensible. Pourquoi tant d’engouement
pour cette ridicule « revue de détail » ? Il avait presque sauté de joie à cette idée.
Elle se tourna alors vers lady Essex, puis de nouveau vers Roxley.
— Pourquoi ferais-je cela ? Je trouve Mlle Murray charmante et délicieuse. Je suis certaine que
nous allons très vite devenir amies.
Et elle sourit aussi gentiment qu’elle le put.
Cela trompa Roxley aussi bien que cela aurait trompé l’un de ses frères. Le comte ne la
connaissait pas depuis toutes ces années pour ne pas s’en rendre compte quand elle mijotait quelque
chose.
— Vous, la petite chipie, vous ne nous accompagnerez pas durant ce voyage. Point final.
Lady Essex soupira et se rassit sur le canapé.
— Dans ce cas, il va falloir que vous attendiez que Mlle Murray trouve une nouvelle dame de
compagnie. Dieu seul sait combien de temps cela va prendre ! Elle va devoir passer une annonce…
— Ou contacter une agence, compléta Harriet.
La vieille dame acquiesça et sembla approuver l’intervention de Harriet.
— Oui, oui, tout à fait. Mais cela ne se présente pas bien.
— Et pourquoi ? demanda Roxley en venant se placer entre les deux femmes.
Sa tante secoua la tête comme si le cas de son neveu la désespérait.
— Espèce d’idiot, que savez-vous de ces choses ? Vraiment, Roxley, le moment est très mal
choisi. Toutes les candidates respectables ont déjà été engagées pour la Saison. Mlle Murray ne
trouvera personne avant un bon mois au moins. Pour ma part, j’ai eu toutes les peines du monde à
trouver Mlle Manx. Il faudra peut-être attendre l’automne pour qu’elle déniche quelqu’un qui soit à la
hauteur.
— Voire plus longtemps encore, ajouta Harriet, en espérant sembler sincère dans son désir de
se montrer utile.
Roxley plissa les yeux en les regardant toutes les deux. Même si elles disaient vrai, il s’en
moquait. Il campait sur ses positions.
— Vous ne partez pas, Harry, répéta-t-il. Il n’y a rien à ajouter à cela.
Puis, comme s’il venait d’avoir une révélation, il sourit triomphalement.
— Mlle Manx peut remplacer Harriet. Elle est tout à fait respectable et sera parfaite pour ce
rôle. Pendant ce temps, Harriet pourra rester avec vous, ma tante, à la place de Mlle Manx.
Il leur sourit, et leur adressa un regard satisfait qui signifiait : « Et voilà ! »
Harriet lança un regard affolé à lady Essex, car elle ne s’attendait pas du tout à une telle
suggestion. Envoyer Mlle Manx à sa place ? Oh ! non, cela n’irait pas du tout.
Mais lady Essex semblait calme et sereine. Et peu disposée à laisser son neveu dicter sa loi.
— Je crains que ce ne soit pas possible, objecta-t-elle. Mlle Manx a reçu ce matin une lettre de
sa… de sa… sœur. Oui, de sa sœur. La pauvre fille est enceinte, et elle a besoin que Maria vienne
lui prêter main-forte. Je serais bien cruelle de ne pas la laisser partir. Et donc, forcément, elle ne
pourra pas rendre service à Mlle Murray.
Roxley les regardait toutes les deux d’un air furieux.
Harriet ne voyait pas pourquoi il lui en voulait. Ce n’était pas elle qui avait une sœur sur le
point d’accoucher.
Ni Mlle Manx, d’ailleurs, mais là n’était pas la question.
— Vous n’irez pas ! claironna-t-il à Harriet en faisant claquer ses talons et sa mâchoire.
— Pourquoi vous en prenez-vous à cette pauvre Harriet ? demanda lady Essex. Je ne vois pas
pourquoi vous refusez de partir avec elle. Les Hathaway font presque partie de la famille, et c’était
très généreux de la part de Harriet de se proposer comme dame de compagnie.
Puis elle marqua une pause et le regarda droit dans les yeux.
— A moins que vous n’ayez une bonne raison de ne pas vouloir voyager avec Mlle Hathaway ?
Une objection contre sa personne que j’ignorerais ?
Harriet se figea. Dieu du ciel ! La vieille lady se rendait-elle compte qu’elle était tout près de la
vérité ? Elle n’osa même pas regarder lady Essex de peur que cette dernière ne décèle l’évidence
dans ses yeux.
Et elle ne pouvait pas regarder Roxley non plus. Le regarder aurait dévoilé tout ce que contenait
son cœur.
Et sa détermination à mener à bien la mission qu’elle s’était fixée.
Mais cela n’empêchait pas Harriet de se demander si elle avait raison de se mêler ainsi des
affaires de Roxley. Et s’il ne l’aimait pas ? Et s’il lui préférait Mlle Murray et sa dot
incommensurable ?
Tu ferais tout aussi bien de laisser tomber, Harriet, lui murmurait son côté pragmatique, afin que
son cœur ne soit pas brisé une seconde fois. Trouve-toi quelqu’un d’autre.
Harriet se targuait d’être quelqu’un de réaliste. Et pourtant, quand il était question de Roxley,
son bon sens lui faisait défaut.
Elle était persuadée qu’elle devait empêcher Roxley d’épouser Mlle Murray. Peu importaient
les conséquences. C’était égoïste, et horrible, et destructeur de sa part, mais elle ne pouvait
s’empêcher de penser que c’était ce qu’il fallait faire.
Que c’était ce qu’aurait fait miss Darby.
Miss Darby n’avait-elle pas dissuadé le lieutenant Throckmorten d’épouser miss Overton en
prouvant que le contrat de mariage que celle-ci prétendait avoir passé était un faux ? Miss Darby et
la fausse épouse était l’un des romans préférés de Harriet.
Et cette histoire n’était pas tellement différente.
Enfin, il n’était pas encore question de faux contrat de mariage… ni d’une horde de furieux
Hottentots… ni d’une soupe empoisonnée.
Une soupe empoisonnée. Elle marqua un temps d’arrêt et se mordilla la lèvre en réfléchissant à
cette possibilité. Non, ce serait sans doute aller un peu trop loin. Quoique…
Harriet se rendit compte qu’elle souriait quand elle vit Roxley la fixer d’un air surpris. Aussitôt,
elle se concentra sur le problème le plus urgent : le pousser dans ses retranchements jusqu’à ce qu’il
avoue qu’il l’aimait.
Mais elle gardait l’idée de la soupe empoisonnée…
— Vous n’irez pas ! M’entendez-vous ? répéta Roxley. Ou bien il faudra me passer sur le corps.
— Roxley, le réprimanda sa tante, ne donnez pas des idées à cette jeune fille.

* * *

— Es-tu devenue folle ? demanda Tabitha, qui avait surgi le lendemain dans la chambre de
Harriet sans s’être préalablement annoncée. Nous nous sommes précipitées jusqu’ici dès que nous
avons appris la nouvelle.
Au grand désespoir de Harriet, sa meilleure amie avait emmené des renforts. En la personne de
Daphne. Elle se prépara mentalement au sermon qu’elle allait recevoir.
Et, fidèle à sa réputation, Daphne ne la déçut pas.
— Harriet Hathaway ! Tu ne peux pas poursuivre Roxley en compagnie de sa fiancée ! se
plaignit-elle.
Puis elle s’arrêta au milieu de la pièce et regarda Harriet de bas en haut.
— En tout cas, pas avec cette robe.
Elle adressa un clin d’œil à Tabitha, qui s’écarta de la porte.
Presque aussitôt, une femme à l’air hautain, flanquée de pas moins de trois assistantes qui
portaient toutes de vastes paniers emplis de robes, entra dans la chambre de Harriet.
Daphne inclina la tête en souriant.
— Une situation de ce genre mérite une tenue adaptée. Voire deux.
Elle jeta un œil aux toilettes que Harriet avait préparées pour son voyage et haussa les épaules.
— Non, plutôt six.
Puis elle adressa un signe de tête à la modiste, qui se mit au travail.

* * *

Sans conteste, l’idée de sa tante de soumettre sa fiancée au rituel de la revue de détail avait été
un sacré coup de chance. Le premier depuis des mois. Mais la proposition de Harriet de les
accompagner était un désastre complet.
Et si quelque chose lui arrivait ? Son cœur s’arrêtait de battre à chaque fois qu’il l’imaginait
blessée, ou pire…
Harriet, prise au milieu de tout cela ! Roxley frémit.
Non, décidément, la seule solution était d’envoyer Harriet aussi loin du danger que possible.
Puisque ses ordres avaient été ignorés à la fois par sa tante et par la jeune femme elle-même — il
aurait dû savoir que Harriet serait une adversaire obstinée —, il choisit de frapper dans une autre
direction.
Il profita d’une pause au cours du concert donné chez lady Papworth pour se pencher vers
Mlle Murray. Avec tout le charme dont il était capable, il demanda :
— Mademoiselle Murray, je ne veux pas vous offenser, mais avez-vous perdu la tête ?
Au cours de son travail au ministère de l’Intérieur, il s’était souvent rendu compte qu’une bonne
dose de séduction, couplée d’un assaut direct, permettait d’aborder des sujets délicats de manière
très efficace.
— Vous pouvez sans aucun doute trouver quelqu’un d’autre que Mlle Hathaway pour nous
accompagner durant ce pénible examen auquel mes tantes tiennent tant à ce que vous vous soumettiez.
— Quel est le problème avec Mlle Hathaway ? répliqua Mlle Murray. C’est une opportunité
merveilleuse pour elle. Elle acquerra ainsi les références nécessaires pour son prochain emploi.
A ces mots, Roxley se glaça.
— Pour son prochain emploi ? Mais pour qui la prenez-vous donc ?
— Pour la fille d’un noble désargenté qui risque d’avoir beaucoup de mal à trouver un mari,
répondit laconiquement Mlle Murray.
Roxley frémit car, pour lui, Harriet était infiniment plus que cela, mais avant qu’il ne puisse la
défendre la jeune femme qui était assise à ses côtés — et qu’il était censé courtiser — continua :
— Ne vient-elle pas de ce terrible petit village où pas une femme ne trouve de mari ? Comment
s’appelle-t-il, déjà, Kilton ? Kefton ?
— Kempton, corrigea-t-il. Elle vient de Kempton. C’est là que vit ma tante Essex.
— Oui, à Foxgrove, est-ce bien cela ? s’enquit Mlle Murray. Le manoir a été construit sous le
règne du roi Charles, n’est-ce pas ?
Ainsi donc la demoiselle s’était renseignée sur les possessions familiales. Peut-être avait-elle lu
les rapports qui s’étaient retrouvés entre les mains de son père et de sa brigade d’avocats.
— Oui, il est de style rococo. Beaucoup de dorures et de chérubins… Un peu chargé, mais lady
Essex désire par-dessus tout que l’on ne touche à rien.
— Oh ! même votre tante pourra changer d’avis avec le temps, déclara Mlle Murray, qui
semblait sûre de son fait. Par ailleurs, Foxgrove me fait plus favorable impression que votre
« Cottage », qui ne me dit rien qui vaille. Quelle idée d’appeler sa maison un cottage, comme si
c’était une vulgaire ferme ?
Elle fit une grimace dédaigneuse et secoua la tête.
On appelle sa maison un cottage quand on ne veut pas que ses créanciers sachent qu’on habite
dans un château, songea-t-il, avant de se rendre compte qu’il allait devoir se taire pendant quelques
longues minutes, car une demoiselle venait de faire son entrée sur scène en minaudant et s’apprêtait à
entamer une pénible pièce d’épouvantable musique.
Au lieu de se boucher les oreilles, comme il aurait aimé le faire, il se cacha derrière un sourire
faussement appréciateur et laissa ses pensées s’envoler vers les verts jardins de Foxgrove où il avait
joué enfant, vers la vaste campagne qui entourait le Cottage et vers tous les recoins de cette demeure
qui originellement avait été un donjon normand et s’était sans cesse agrandie et transformée au cours
des siècles. A bien des égards, le Cottage lui faisait penser à la propriété des Hathaway, qu’ils
chérissaient. Mais les Hathaway, eux, étaient une vraie famille et ils habitaient dans tous les sens du
terme l’endroit, qui, par conséquent, vivait, contrairement au Cottage.
Une famille. Roxley ignorait ce que c’était et, tout en regardant Mlle Murray à la dérobée, il se
raidit involontairement. Ce n’était pas ce qu’il avait prévu quand il était rentré à Londres l’été
précédent, le cœur débordant de joie, et prêt à bouleverser son existence.
Prêt à épouser Harry. Prêt à scandaliser ses tantes en ne choisissant pas une demoiselle
richement dotée. Chez les Marshom, c’était pourtant la tradition familiale qu’il fallait à tout prix
respecter.
Oh ! mais elles l’auraient adorée. Comme, lui, il l’adorait. Sa tante Essex devait déjà beaucoup
aimer Harriet, il en était certain.
Et lui ? Il lui avait dit la vérité cette nuit-là à Owle Park : son cœur lui appartenait. Et il allait
bien réussir à trouver un moyen d’honorer sa promesse.
Mais pour cela il fallait faire en sorte que Harriet ne soit pas mêlée à ses affaires. Il fallait
l’empêcher d’attirer sur elle l’attention de celui qui tirait les ficelles de cette sombre farce, surtout
depuis qu’il lui avait montré qu’il était prêt à tout pour mettre la main sur ces satanés diamants.
Même à tuer.
— Je ne veux pas que Mlle Hathaway nous accompagne, murmura-t-il à Mlle Murray.
La jeune femme lui adressa un regard qu’il sentit calculateur.
— Si j’étais jalouse, je pourrais vous soupçonner d’avoir un petit faible pour elle, dit-elle en
accompagnant ses paroles d’un petit soupir peiné.
— Pour Harry ? répliqua-t-il en secouant la tête et en croisant les bras sur sa poitrine. Ce n’est
qu’une petite peste.
— Dans ce cas, j’essaierai d’exercer ma bonne influence sur elle, déclara Mlle Murray en se
calant dans son siège et en campant malheureusement elle aussi sur ses positions.
— Non, mademoiselle Murray, je m’oppose formellement à ce projet. Mlle Hathaway ne peut
pas venir avec nous. Vous allez devoir trouver une autre dame de compagnie.
Et, sur ce, on aurait pu croire la discussion close.
Comme elle l’avait été avec sa tante Essex.
Chapitre 7

« Maintenant que nous avons retrouvé nos esprits et que tout est clair dans notre tête, nous allons
pouvoir commencer la revue de détail. »
LE COLONEL DARBY au lieutenant ThrockmortenDans Un voyage dangereux pour
miss Darby

* * *

Moins de trois jours plus tard, il y avait, au grand dam de Roxley, toute une foule joyeuse
assemblée autour de la grande calèche mise à disposition par M. Murray afin que sa fille puisse
voyager dans des conditions dignes d’une future comtesse. Le commerçant avait été loin d’approuver
cette idée de revue de détail, mais, tout comme sa fille, il s’y était résolu, prenant cela comme l’une
des excentricités de l’aristocratie.
Mais, en ce qui concernait le comte, il aurait préféré voyager dans une calèche funéraire peinte
en noir. Voilà ce qui aurait été adapté à son état d’esprit.
Bien que tenté, il ne pouvait pas — sans le lui interdire franchement, car cela aurait requis une
explication longue et détaillée, ce qu’il voulait éviter à tout prix — empêcher Harriet de se mêler au
groupe.
Elle se trouvait donc là avec ses amies, la duchesse de Preston, et lady Henry, vêtue à la
dernière mode.
Il voyait la patte de lady Henry dans ces nouveaux vêtements que portait Harry, car ils étaient à
la fois un brin provocants et adaptés à sa silhouette de liane, qu’ils mettaient divinement en valeur.
Harry, oh, Harry, vous ne devriez pas être mêlée à tout cela, avait-il envie de la mettre en garde.
Mais il n’osa pas. Connaissant Harriet, il savait qu’elle aurait pris cela comme une incitation à
passer à l’action.
Même son frère Chaunce s’était montré incapable de la dissuader, et, quand il était venu la
trouver pour lui parler, elle l’avait renvoyé sans ménagement. Apparemment, Harriet avait hérité
d’une double dose d’obstination, aussi bien du côté paternel que maternel.
Roxley n’avait pas rencontré davantage de succès avec sa tante Essex. Dans un dernier sursaut
de désespoir, il avait décidé de se confier à elle, mais elle était demeurée introuvable au cours des
trois derniers jours, comme si elle l’évitait.
Bien entendu, maintenant qu’il était trop tard, et que la dernière malle était chargée, lady Essex
apparut tout à coup en haut du perron avec une petite boîte à chapeau à la main.
— Oh ! j’ai eu peur de vous avoir manqués. Quelle belle journée ! s’exclama-t-elle en avançant
jusqu’à Harriet. Ma très chère petite, pouvez-vous remettre cela à ma sœur ? Dites à lady Eleanor
que c’est à son tour de décider.
La vieille lady tapota affectueusement le bras de Harriet, avant de lui tendre son paquet.
— Maintenant, tout est en ordre, vous pouvez partir.
— Tante Essex, un moment, la pria Roxley avant que sa tante ne sorte son mouchoir.
Quand ses invités s’en allaient, il la soupçonnait toujours de pleurer aussi de joie, car c’était
pour elle le signe que sa vie allait reprendre sa routine parfaitement organisée.
— Oui, Roxley, qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en tâtant sa poche pour voir si elle contenait un
carré de tissu.
Il lui tendit le sien.
— Ah oui, merci. Maintenant, il est l’heure pour vous de partir, ajouta-t-elle en désignant son
cheval.
Pour rien au monde il n’aurait voyagé dans cette calèche, où les seules places disponibles se
trouvaient soit à côté de Harriet soit en face d’elle.
— Je les rattraperai, répondit-il. Pourquoi ai-je la nette impression que vous m’évitez depuis
trois jours ?
— Vous éviter ? Quelle idée stupide, s’exclama-t-elle en agitant son mouchoir vers lui. Avez-
vous bu ? demanda-t-elle en s’approchant, comme pour vérifier son haleine.
— Je ne suis pas ivre. Et je sais très bien que vous avez fait exprès de demeurer introuvable
pendant trois jours…
Comme elle semblait inquiète de s’être fait prendre, il lui prit doucement le bras.
— Vraiment, Roxley, votre imagination vous joue des tours, répliqua-t-elle en tirant sa manche.
— Tante Essex, j’ai une question à vous poser, continua-t-il tout en guettant la calèche, qui était
déjà sur le point de tourner au bout de la rue. C’est au sujet des effets personnels de mes parents.
— Vos parents ?
Il détestait faire cela, car son père et sa mère avaient été la joie et la lumière de sa tante, et
quand il évoquait leur mort un voile de tristesse passait toujours dans ses yeux. Pourtant, il insista.
— Oui, à leur retour du continent, y avait-il quelque chose de curieux ou d’inhabituel dans le
chariot avec…
Leur corps.
Il ne le dit pas, mais il vit un tressaillement nerveux dans les yeux de sa tante, avant qu’elle
n’agite de nouveau son mouchoir devant lui, comme pour chasser les souvenirs qu’il avait pu
convoquer.
— Quelque chose d’inhabituel ? demanda-t-elle. Que voulez-vous dire ? Dieu du ciel, Roxley,
c’était il y a des années. Je ne veux plus repenser à cette horrible période. Si tragique. Si
épouvantablement tragique ! ajouta-t-elle avec emphase.
Il se pencha pour la regarder droit dans les yeux. Les Marshom étaient dissimulateurs, joueurs et
menteurs, donc il fallait être un maître dans l’art de l’interrogatoire ou bien un autre Marshom pour
leur arracher la vérité. Il avait choisi de tenter une approche directe en acculant sa tante, dans le but
de provoquer des aveux.
— Avaient-ils des diamants cachés quelque part sur eux ?
Elle le fixa pendant un moment, avant de cligner des yeux.
— Des diamants ?
— Oui, des pierres précieuses. En grand nombre.
Lady Essex continua de le fixer, bouche bée, avant de se mettre à rire et de le chasser comme
s’il était une mouche.
— Vous avez bu, cela se confirme ! Des diamants, a-t-on idée ?
Elle jeta un petit regard vers la rue, où il n’y avait plus trace de l’extravagante calèche de
Mlle Murray.
— Il y avait ces horribles statues italiennes. Je suis sûre que ce sont des copies et qu’elles ne
valent rien du tout, mais c’est Eleanor qui les a. Elles sont à vous si vous y tenez, mais je doute que
Mlle Murray approuve. Les parvenus ne goûtent guère les formes pures et naturelles de l’art
classique.
— Non, non, il devait y avoir quelque chose d’inhabituel dans leur…
Elle ne le laissa pas terminer.
— Franchement, Roxley, comme je l’ai dit à lady Knolles l’autre jour, pensez-vous que je
porterais des perles si la famille possédait des diamants ?
Elle se pencha et tendit son collier pour qu’il l’examine.
— Même ces perles sont fausses. Cela fait plus de trois générations que cette famille ne possède
plus rien.
Elle le dirigea vers son cheval.
— Des diamants ? Franchement… Et arrêtez de boire dans la journée ! C’est ce qui a perdu le
quatrième comte. Enfin, cela, et la harpie qu’il avait épousée. Mais je ne vous laisserai pas
reproduire les mêmes erreurs.
Elle adressa un autre regard dans la direction de la calèche, un sourire malicieux aux lèvres. Ses
yeux brillaient de nouveau.
— A présent, suivez votre cœur.
Alors que Roxley grimpait en selle, il ne put s’empêcher de se demander si sa tante savait
combien elle était proche de la vérité.

* * *

Une fois que Roxley eut tourné au coin de la rue, lord Whenby descendit les marches du perron
et passa son bras autour de lady Essex.
— Il est l’heure, très chère, déclara-t-il.
— Oui, oui, je sais, répondit-elle, en se mouchant dans le mouchoir de Roxley. Mais je
m’inquiète tant pour lui.
Whenby regarda dans la direction où le comte avait disparu.
— Il n’est pas comme son père.
Lady Essex hocha la tête.
— Non, en effet. Mais il est tout ce que nous avons.
Puis elle soupira et se rallia à l’avis de lord Whenby.
— Toutefois, Harriet est auprès de lui, et elle saura le protéger.
— Est-elle au courant ? demanda-t-il, alors qu’ils rentraient tous deux dans la maison, pendant
que les domestiques descendaient les malles de lady Essex, prêtes pour leur voyage à Foxgrove.
— Harriet ? reprit lady Essex en secouant la tête. Non.
— Vous devez avoir une grande confiance en cette Mlle Hathaway, dit lord Whenby, l’air
songeur, tout en soulevant sa propre valise.
— Elle l’aime. Et il l’aime.
Lady Essex s’interrompit pour se tamponner les yeux.
— Et, si quelqu’un peut sauver ce cher garçon, c’est Harriet, même si elle ne l’a pas encore
compris.
— Comme vous m’avez sauvé, ma très chère et douce Essie, déclara-t-il en déposant un baiser
sur son front ridé.

* * *

Pendant deux jours, Harriet fit tout ce qu’elle put pour attirer le regard de Roxley ou pour lui
dire un mot en privé, mais en vain. Même maintenant, alors qu’elle se trouvait dans la cour de
l’auberge et que l’on triait les malles et les sacs, il lui tournait le dos.
C’était comme si elle n’était vraiment qu’une dame de compagnie, un ornement nécessaire pour
asseoir la respectabilité de Mlle Murray.
Pire encore, Roxley semblait déterminé à se soumettre dans les formes à cet examen familial,
comme s’il envisageait sérieusement d’épouser une femme que, de toute évidence, il n’aimait pas.
Car Harriet en était certaine : Roxley n’aimait pas Mlle Murray.
Oh ! il témoignait du respect, de la gentillesse, et même de la considération à la riche héritière,
s’enquérant de son bien-être, lui accordant un peu de temps chaque matin pendant le petit déjeuner et
s’assurant que la meilleure chambre lui revenait tous les soirs.
Mais jamais ne brûlait dans ses yeux cette étincelle de passion que Harriet avait vue quand il
l’avait embrassée et serrée contre lui.
Cette étincelle qui avait mis le feu à son propre cœur.
Non, il n’aimait pas Mlle Murray.
Cependant, Chaunce avait peut-être vu juste l’autre jour quand il lui avait dit que ce n’était pas
l’amour qui liait Roxley à Mlle Murray, mais que cela ne l’empêcherait pas de l’épouser. En effet,
pourquoi s’arrêter à une émotion fugace et éphémère alors que sa survie même et celle de sa famille
étaient en jeu ?
Toutefois, même si Roxley devait absolument se marier — et faire un beau mariage —, il y avait
une chose que Harriet ne pouvait absolument pas s’expliquer. Pourquoi M. Hotchkin s’était-il joint à
leur petit groupe ?
Que faisait l’assistant de son frère parmi eux ? Quel rôle allait-il jouer dans ce rituel familial
qui ne semblait guère le concerner ni de près ni de loin ? Le plus curieux était qu’elle l’avait surpris
à plusieurs reprises en train d’écrire des lettres, de rédiger des rapports, tout seul, à l’écart.
Quand elle lui avait demandé ce qu’il faisait là, Hotchkin avait bredouillé quelque chose au
sujet d’un oncle malade à Bath, puis il s’était piteusement excusé en prétendant devoir aller surveiller
les chevaux et s’était enfui.
Un oncle malade… A d’autres ! Cette histoire paraissait aussi vraie que la grossesse de la sœur
de Mlle Manx.
Harriet, interdite, réfléchissait à ce mystère, tout en regardant Hotchkin discuter avec Roxley à
l’autre bout de la cour. Il se tramait quelque chose, mais comment allait-elle découvrir la vérité ?
Puis, soudain, une opportunité se présenta à elle.
— Et celui-là, mademoiselle ? lui demanda un garçon de l’auberge, qui portait un petit sac noir.
Pendant un bref instant, elle crut qu’il s’agissait du sien. Mais très vite elle se rendit compte
qu’il appartenait à M. Hotchkin.
Elle faillit lui indiquer d’aller l’ajouter à la pile que supervisait Mingo, mais elle se reprit tout
de suite.
— Je vais le prendre, déclara-t-elle, en attrapant déjà le bagage.
Elle le tenait d’une main, tandis que de l’autre elle serrait la petite boîte à chapeau que lady
Essex lui avait confiée, tout en se dépêchant de rattraper Mlle Murray, qui montait déjà à sa chambre.
Elle arriva juste avant la riche héritière au réduit qui lui servait de chambre — tandis que
Mlle Murray, elle, jouissait d’une grande et belle suite — et referma la porte. Elle déposa avec
précaution la boîte à chapeau de lady Essex sur la table de chevet, puis hissa la valise sur le lit étroit
qui se trouvait sous la fenêtre. Elle prit une grande inspiration, puis adressa un regard coupable vers
la porte close, avant de décider de ne pas se sentir fautive.
Si personne ne voulait lui dire ce qui se passait, alors elle découvrirait la vérité par elle-même.
Toutefois, ce fut les doigts légèrement tremblants qu’elle fit sauter le verrou et ouvrit le sac.
Ces actes d’espionnage étaient peut-être le lot quotidien de son frère Chaunce, mais Harriet
trouva l’opération follement grisante. En tout cas jusqu’à ce qu’elle se mette à examiner le contenu de
la valise, qui se révéla plutôt ordinaire. Des chaussettes. Un peigne et une brosse. Deux chemises de
rechange et une tenue de nuit.
Harriet recula, profondément déconcertée. Il n’y avait rien d’intéressant dans le bagage de
M. Hotchkin. Aucun indice. Aucune trace d’un quelconque plan ou autre grand projet.
Elle regarda le sac en cuir noir avec perplexité et réfléchit à l’inventaire qu’elle venait de
dresser. Que manquait-il ?
Alors l’évidence s’imposa à elle. Il n’y avait aucun papier, et en tout cas pas l’épais dossier
avec lequel elle l’avait vu la veille au soir. Qu’étaient devenus ses rapports, et les notes qu’il lisait ?
Puis elle considéra de nouveau le petit bagage et se souvint qu’il était bien lourd pour ce qu’il
était censé contenir.
Elle procéda alors à un examen plus minutieux. En passant son doigt sur le bord supérieur, elle
se rendit compte que ce qu’elle avait pris pour une simple couture un peu lâche était en fait un rabat.
Et, en y glissant les doigts, elle découvrit une poche cachée.
Ce qui ressemblait à un défaut de fabrication était en fait un moyen intelligent de dissimuler un
compartiment secret. Elle y faufila l’un de ses doigts et trouva non pas un trésor mais des feuilles de
papier.
Elle sortit de sa cachette la mystérieuse liasse que M. Hotchkin conservait précieusement et,
pendant un moment, elle réfléchit à ce qu’elle tenait entre ses mains.
Il s’agissait vraisemblablement de rapports émanant du ministère de l’Intérieur. Des documents
hautement confidentiels, propriétés de l’Etat. Et son frère ajouterait sans doute que ce qu’elle était en
train de faire était un acte de trahison.
Oh ! elle pourrait sans doute arguer du fait que la mallette de M. Hotchkin ressemblait à la
sienne de façon troublante. Mais on la sommerait d’expliquer pourquoi, après avoir ouvert le sac et
compris son erreur, elle avait continué à fouiller dans les affaires de l’assistant de son frère comme
une vulgaire voleuse.
Ou comme une espionne.
Cependant, c’était peut-être là sa seule chance d’obtenir les réponses qu’elle cherchait. Donc,
avec une détermination toute pragmatique, elle ouvrit le porte-documents.
Maintenant qu’elle avait commencé, autant aller jusqu’au bout.
Au début, les documents ne lui parurent pas avoir le moindre rapport avec la situation actuelle.
Il s’agissait du compte rendu d’une partie de cartes ayant eu lieu plus de vingt ans plus tôt en France.
Il était aussi question de Marie-Antoinette et de ses diamants perdus, ainsi que d’un certain comte de
la Motte et de tous ses contacts à Londres. Tout cela s’étalait sur plusieurs pages, dont certaines
étaient consacrées au long compte rendu d’un procès ayant eu lieu à Paris, avec une liste de suspects
très détaillée. Malgré cette pléthore d’informations, Harriet réussit à reconstituer toute l’histoire,
depuis le plan complexe pour subtiliser les gemmes jusqu’au moment où les diamants avaient été
emmenés à Londres.
Mais toutes ces pierres — à la valeur inestimable — n’avaient jamais été retrouvées.
Harriet contempla la liasse de papiers d’un air perplexe.
Une affaire qui remontait à plus d’un quart de siècle ?
Et en quoi concernait-elle le ministère de l’Intérieur ?
Elle se replongea dans la lecture de l’une des premières pages, le récit d’une partie de cartes
dans une auberge louche de Calais, mais le nom des joueurs était passé sous silence et le compte
rendu restait assez vague.
Harriet secoua la tête. Maintenant, elle n’avait plus qu’à refermer cette sacoche et oublier ce
qu’elle avait vu. Il s’agissait là d’une enquête qui la dépassait largement.
Puis ses yeux s’arrêtèrent sur une ligne qui la glaça d’effroi.
« Le décès de lord Roxley et de son épouse n’a pas été accidentel. Ils ont été assassinés. »
— Mademoiselle Hathaway ! Mademoiselle Hathaway !
Quelqu’un tambourinait à la porte de son réduit.
— Etes-vous là ? J’ai besoin de votre aide. Immédiatement.
Il s’agissait bien entendu de Mlle Murray.
Harriet détacha son regard de sa lecture.
— Hum ? Oui, j’arrive tout de suite.
Harriet s’empressa de remettre les papiers dans leur poche secrète.
— Je voulais ranger mes affaires, mais on m’a donné un sac qui ne m’appartient pas.
Une fois que tout fut bien en place, elle alla ouvrir la porte. Mlle Murray la regarda d’un air
suspicieux.
— Que faites-vous donc ? Vous êtes toute rouge.
— Je pensais que ce bagage était le mien, expliqua-t-elle en soulevant la mallette de
M. Hotchkin. Je ne devais pas être très attentive, car je l’ai ouvert et j’ai trouvé des sous-vêtements
d’homme.
Elle fit mine de frémir et éloigna quelque peu le sac d’elle.
— J’aurais cru qu’une jeune femme possédant cinq frères serait restée de marbre devant un tel
spectacle.
Harriet espérait que Mlle Murray n’attendait pas de réponse, car elle avait tout à fait raison.
Mais, heureusement, ce ne fut pas nécessaire, car son employeuse était confrontée à de bien plus
graves problèmes.
Après avoir attiré Harriet dans sa chambre, Mlle Murray se dirigea vers sa malle, qui était
ouverte.
— Je ne trouve pas mes mouchoirs de rechange, déclara-t-elle en fixant Harriet d’un regard
accusateur. Où les avez-vous donc rangés ce matin ?
Mais les pensées de Harriet étaient toujours accaparées par ce qu’elle venait de lire.
— Je… Je…
Un assassinat.
— Mademoiselle Hathaway ! s’énerva la riche héritière avec un geste théâtral qui faillit la faire
tomber dans sa gigantesque malle. M’entendez-vous ? J’ai besoin de mes mouchoirs.
Harriet commençait à penser que la précédente dame de compagnie de Mlle Murray avait fait
exprès de chuter de cette bordure de trottoir.
La prétendante se dirigea vers la porte.
— Je descends prendre le thé avec Roxley, et je veux que vous m’apportiez mes mouchoirs sur-
le-champ.
Sur ce, elle éternua et quitta la pièce en se plaignant de l’horrible air de la campagne.
Harriet se plaignit également pendant qu’elle se mettait à fouiller dans la malle de Mlle Murray.
— Espèce de petite fille gâtée… de chochotte… de peste… ah, ah !
Elle trouva les ridicules mouchoirs en dentelle brodée que réclamait tant Mlle Murray, et elle
s’apprêtait à refermer la malle d’un grand geste lorsqu’elle découvrit quelque chose.
Un rabat dans la couture du dessus de la malle.
— Bon sang, murmura Harriet tout en y glissant la main.
Et ce qu’elle y trouva la glaça tout autant que cette terrible ligne du rapport de Hotchkin.
Un pistolet, ainsi que des balles, de la poudre, et tout ce dont Mlle Murray pourrait avoir besoin
pour parer l’attaque de tout un régiment de bandits de grand chemin.
Ou, tout simplement, pour commettre un meurtre.
Harriet jeta un coup d’œil à la porte, figée d’effroi.
— Qui êtes-vous, mademoiselle Murray ? murmura-t-elle.

* * *

La demeure de lady Eleanor Marshom se trouvait sur Brock Street, entre le Croissant royal et le
Circus.
Roxley avait fait tout son possible pour éviter Harriet durant les trois jours qu’il leur avait fallu
pour rejoindre Bath.
Mais, pour ne pas côtoyer Harriet de trop près, il ne suffisait pas de chevaucher à l’écart de la
calèche et de prendre sur soi pour concentrer son attention sur Mlle Murray à chaque arrêt.
Car Harriet était partout. Là, en bout de table… Trois pas derrière Mlle Murray à chaque
déplacement…
A vrai dire, cela le peinait de la voir réduite à ce rôle subalterne. Ce n’était pas à proprement
parler que Mlle Murray traitait mal sa nouvelle dame de compagnie, mais Harriet Hathaway était tout
de même la fille d’un aristocrate.
Une Hathaway. Cela ne parlait peut-être pas beaucoup à Mlle Murray ni aux gens de son espèce,
mais, pour lui et pour tous ceux qui portaient fièrement leur titre depuis des générations, le nom de
Hathaway imposait le respect.
Et depuis quelques jours elle lui en témoignait bien peu, du respect. A chaque fois qu’elle
regardait dans sa direction, il ne pouvait s’empêcher de se demander si elle tenait toujours à lui ou si
elle attendait son heure pour perpétrer sa vengeance.
Chez les Hathaway, la frontière entre les deux — l’amour et la vengeance — était très ténue.
Roxley descendit de cheval et se dirigea vers la voiture pour aider Mlle Murray, non sans
adresser un regard furtif à Harriet.
— La maison de votre tante est extrêmement bien située, monsieur, déclara Mlle Murray en
s’emparant de son bras d’un geste possessif.
Roxley avait le sentiment d’être jaugé. Pire encore, il sentait le regard désapprobateur de
Harriet dans son dos. Il se libéra de l’emprise de Mlle Murray et dit :
— Mon arrière-grand-père a gagné cette maison en jouant aux cartes. Elle venait d’être
construite et lord Travis s’apprêtait à y emménager quand il a joué la partie de trop.
La fille du commerçant secoua la tête avec mépris.
— Mettre sa maison en jeu. Voilà qui est d’une bêtise incommensurable !
— En fait, il ne s’agit pas vraiment de la maison, mademoiselle Murray, s’empressa-t-il
d’expliquer, car il n’aimait pas du tout ce regard calculateur. Seul le bail a été mis en jeu.
— Le bail ? demanda-t-elle, en regardant une nouvelle fois la belle demeure en pierre de taille.
— Oui, tant qu’il y a un Marshom en vie, nous sommes en droit d’occuper la maison. Je crois
que lord Travis devait penser que ma famille s’éteindrait rapidement, et que sa maison lui reviendrait
au bout de quelques années.
Il grimpa les marches du perron en ricanant.
— C’était il y a quarante-six ans.
Dès qu’il eut actionné la sonnette, la porte s’ouvrit.
— Oui ? demanda le domestique, mais sans l’autorité d’un majordome londonien.
Il était trop jeune et probablement engagé depuis peu.
Très probablement, d’ailleurs, car les majordomes de sa tante Eleanor étaient toujours engagés
depuis peu.
Roxley ne le reconnut donc pas, ce qui était habituel. Sa tante avait beau être résolument
installée dans cette maison, conserver ses majordomes était loin d’être acquis pour elle.
— Je suis Roxley, veuillez, je vous prie, dire à ma tante que…
Il ne put aller plus loin. L’homme écarquilla les yeux, l’air effrayé, et voulut claquer la porte.
Ce qui ne surprit pas non plus Roxley outre mesure.
C’était d’ailleurs pour cela qu’il avait mis son pied entre la porte et son cadre, empêchant le
majordome de la refermer complètement.
— C’est comme ça qu’on nous souhaite la bienvenue ? murmura Mingo.
— Y a-t-il un problème ? demanda Mlle Murray, qui était restée dans l’allée, et que ce
contretemps avait l’air d’agacer au plus haut point.
— Ouvrez cette porte avant que mes bottes ne soient inutilisables, le somma Roxley.
— Les ordres de madame sont…
— Au diable ses ordres ! Ouvrez cette maudite…
La voix de sa tante se fit entendre depuis l’intérieur de la maison.
— Thortle, serait-ce mon cher ami qui vient me rendre visite ?
— Dites-lui que oui, intima-t-il au majordome.
Mais le domestique se montra plus professionnel que Roxley ne l’aurait cru.
— Il s’agit du jeune comte, madame. Celui que vous m’avez demandé de ne jamais laisser
entrer.
— Roxley ? Ici ? Mais que diable vient-il…
Tirant profit d’un moment d’inattention chez le domestique, Roxley passa son épaule dans
l’entrebâillement de la porte et donna un grand coup. La porte s’ouvrit suffisamment pour qu’il entre
suivi de Mingo, avec l’un de ses sacs et une valise. Ainsi armés, ils occupèrent l’espace comme s’ils
revendiquaient leur part de territoire.
Ce qui, dans un sens, correspondait à la réalité.
Roxley adressa un regard désolé au majordome alors que sa tante approchait avec une
expression rageuse, voire assassine.
Ah, le pauvre homme, songea Roxley. Elle allait le renvoyer pour cette faute. Mais tant pis, lui-
même avait déjà assez de problèmes comme cela.
Par ailleurs, on était à Bath, et ce n’étaient pas les places qui manquaient. Un beau jeune homme
trouverait facilement un emploi dans l’une ou l’autre des maisons de la rue.
— Tante Eleanor, quel plaisir de vous voir ! déclara Roxley, en se précipitant vers sa tante avec
l’intention de déposer un affectueux baiser sur sa joue ridée.
Mais sa tante ne semblait pas d’humeur chaleureuse et elle resta de marbre, se contentant de le
regarder fixement, les bras croisés sur sa frêle poitrine.
Roxley recula et la complimenta :
— Vous avez l’air de vous porter comme un charme, ma chère tantine.
Et c’était la vérité. Même si lady Essex et elle étaient de vraies jumelles, il n’y avait rien de
semblable dans leur façon de s’habiller ni de se tenir. Comparée à sa sœur, la tante Eleanor
ressemblait davantage à une jeune veuve, dans sa robe noire bien coupée et avec sa coiffure parfaite.
Sa tante Eleanor faisait toujours son petit effet.
Même si, à cet instant, l’effet qu’elle produisait était surtout glaçant, car elle donnait
l’impression d’avoir envie de lui couper la tête.
— Sortez ! répondit-elle en désignant la porte.
Elle eut aussi la bonne idée de lancer cet ordre alors que Mlle Murray faisait sa majestueuse
entrée, celle où elle avait l’habitude d’être présentée puis, aussitôt, adorée de tout le monde.
— Ah, mais, je vous demande pardon ! répliqua dédaigneusement Mlle Murray, qui ne
ressemblait plus du tout à la jeune femme réservée qu’elle était à Londres.
Toutefois, la tante de Roxley ne remarqua pas cet accès d’humeur, car elle était occupée à
pousser la malle que Mingo avait déposée dans l’entrée.
— Oh ! non, espèce de va-nu-pieds, ouste ! Pas de malles. Pas de sacs.
Elle se tourna vers Roxley.
— Je vous avais dit de ne pas revenir à Bath et de ne pas remettre les pieds chez moi, à moins
d’être prêt à vous soumettre à la revue de détail. Et que vois-je ? Une espèce de parade ?
Elle jeta un œil à Mlle Murray, puis à Harriet, qui avait elle aussi réussi à forcer l’entrée et se
tenait debout parmi les bagages.
Le petit vestibule était plein à craquer et encombré.
Encombré de visiteurs qui, apparemment, n’étaient pas vraiment les bienvenus.
Mais Roxley ne se laissa pas démonter pour autant.
— Mais je suis prêt, tante Eleanor ! Je vous ai amené ma promise, pour la revue de détail.
Il s’inclina légèrement et, d’une main, désigna Mlle Murray.
La lady accorda à peine un regard à Mlle Murray, et, à la place, se tourna vers Harriet.
— Vous me semblez bien trop maligne pour épouser un Marshom, donc je suppose que vous
n’êtes pas la jeune femme en question.
— C’est exact, madame, répondit-elle. Je suis Mlle Harriet Hathaway, la demoiselle de
compagnie de Mlle Murray.
Elle désigna Mlle Murray, qui, de nouveau, prit une pose typique de Bath.
Mais Eleanor ne s’aperçut pas de cette attitude pleine d’élégance, car elle examinait toujours
Harriet.
— Hathaway, avez-vous dit ? Ne seriez-vous pas la fille de sir George ? Sir George
Hathaway ?
Harriet sourit.
— Si, madame. Il s’agit de mon père.
La tante de Roxley s’étira à la manière d’un chat.
— Oh, quel bel homme il a été. Et d’une nonchalance si insolente. Vous lui ressemblez. Enfin,
pour ce qui est de la couleur des yeux et des cheveux. Pas étonnant que votre visage me semble
familier.
— Nous lui ressemblons tous, affirma Harriet.
— Tous ?
— J’ai cinq frères, madame.
Les yeux de lady Eleanor se mirent à étinceler de plus belle.
— Cinq frères, dites-vous ? Tous aussi beaux et charmants que votre père ?
— Pire, selon ma mère, confia Harriet.
— Merveilleux ! Je serai ravie de faire leur connaissance lors du mariage, s’enthousiasma-t-
elle.
Elle se tourna un instant vers Roxley en souriant, mais avant qu’il ne puisse lui expliquer que
Harriet n’était pas sa fiancée — ce que, au fond, il n’était pas pressé de faire — l’attitude de sa tante
changea du tout au tout.
— Oh ! diable ! Cela signifie aussi que vous venez de Kempton. Y êtes-vous née ?
— Oui, madame, confirma Harriet.
— Sinistre village. Oui, vraiment abominable. Comment Essex peut-elle supporter cet exil ?
Cela, je ne le comprendrai jamais.
Elle regarda de nouveau Harriet, en plissant le nez.
— Dans ce cas, vous n’allez pas pouvoir convenir.
Puis elle se tourna vers Roxley.
— Dieu du ciel, mon cher garçon, une épouse native de Kempton ? Etes-vous fou ? Retournez à
Londres immédiatement et trouvez-y une demoiselle qui ne vous enfoncera pas un tisonnier dans le
thorax durant votre nuit de noces, lui intima-t-elle, n’ignorant rien de l’histoire d’Agnes Stakes, la
plus célèbre épouse de Kempton.
Ce ne fut pas Roxley qui la détrompa, mais Harriet elle-même, qui s’empressa de préciser :
— Non, madame, je ne suis pas la promise du duc. Je suis la demoiselle de compagnie de
Mlle Murray durant ce voyage.
La tante Eleanor considéra encore Harriet, resplendissante dans sa nouvelle robe, et secoua la
tête.
— Vraiment ? La demoiselle de compagnie ? Comme c’est étrange.
Roxley voulut la défendre.
— Tantine, quand la vraie dame de compagnie de Mlle Murray s’est blessée, Mlle Hathaway a
gentiment proposé ses services. C’était très généreux de sa part.
Il savait qu’il ne semblait pas particulièrement reconnaissant. Cela n’échappa certainement pas
à sa tante, mais elle s’abstint de tout commentaire avec sagesse.
En tout cas pour le moment.
— Qui est donc cette demoiselle Murray, alors ? s’enquit la tante Eleanor en regardant autour
d’elle.
Avant que la jeune femme ne puisse répondre, la lady fut de nouveau distraite.
— Et qui est ce monsieur ?
Elle désigna la porte devant laquelle se tenait Hotchkin, comme s’il hésitait à venir se jeter dans
la gueule du loup.
— C’est Hotchkin, répondit Roxley en se positionnant devant l’assistant de Chaunce Hathaway
comme pour lui servir de bouclier.
— Hotchkin ?
La tante Eleanor écarta Roxley avec la force d’un docker.
— Excusez l’incorrection de mon neveu, monsieur Hotchkin. Comment allez-vous ? demanda-t-
elle en lui tendant la main.
— Ah… euh…, balbutia le pauvre garçon, les yeux baissés vers les élégants doigts de la lady.
— Oh ! il fera parfaitement l’affaire, Roxley, dit sa tante en se retournant vers lui, comme s’il
lui avait apporté une boîte de fruits confits.
Roxley prit sa tante par le coude et l’attira plus loin, au centre de la pièce. Sa tante Eleanor
serait capable de dévorer un innocent garçon comme Hotchkin tout cru, précisément comme s’il était
une boîte de douceurs.
— Il nous accompagne pour veiller à ce que les choses se passent au mieux. C’est un type très
ordinaire, vous le trouverez sans doute assez dénué d’intérêt.
Pas vraiment convaincue — quand il était question de beaux jeunes hommes, sa tante pouvait se
montrer entêtée —, elle haussa les épaules, ce qui signifiait qu’elle ne renonçait pas totalement à
tenter sa chance.
Mais, dans l’immédiat, la lady n’avait d’autre choix que de s’intéresser à Mlle Murray.
— Mlle Murray, je présume ?
Et elle pinça fermement les lèvres comme si elle s’adonnait à un examen critique.
Ce qu’elle avait l’air de faire, d’ailleurs. Ah, tantine Eleanor n’avait pas sa pareille pour mettre
les jeunes femmes à l’aise.
Alors que Mlle Murray exécutait une profonde révérence, sa tante continua :
— Etes-vous apparentée aux Murray de Bagton ?
— Non, madame, je…
— Hmm. Aux Murray d’Exeter ?
— Non, mon père…
— Viendrait-il du Nord, alors ? Ne me dites pas que vous êtes écossaise !
Puis elle se tourna vers Roxley.
— Elle est écossaise ? Vraiment ?
— Mlle Murray est de Londres. Son père y est bien connu.
Roxley souleva un sourcil et hocha la tête pour que sa tante comprenne.
Bien connu pour sa fortune, voulait-il signifier.
Sa tante desserra très légèrement les lèvres. Pour qu’elle sourie franchement, il aurait fallu que
la fortune en question soit vraiment colossale.
Alors que Mlle Murray faisait de son mieux pour se présenter et évoquer l’éducation qu’elle
avait reçue ici même, à Bath, chez Mme Plumley, un nom qui provoqua un petit hochement de tête
approbateur chez la tante Eleanor, Roxley commença à expliquer à Mingo dans quelles pièces il
devait transporter les bagages de chacun. Mais sa tante s’interposa aussitôt.
— Mlle Murray et Mlle Hathaway peuvent rester, mais pas vous, Roxley. Dehors !
Et elle désigna la porte.
— Dehors ?
— Oui, c’est bien cela. Dehors.
Les deux Marshom, qui se ressemblaient tant, se défiaient, face à face.
— C’est peut-être vous qui commandez à Foxgrove, au Cottage et à Londres, mais pas ici. Ici,
c’est mon domaine, et ce n’est pas à vous de décider. C’est mon père qui m’a installée dans cette
maison, et jamais je n’en bougerai.
Certes, c’était la vérité. Mais c’était Roxley qui assurait l’entretien de cette maison… et de sa
tante. Pourtant, il ne jugea pas opportun de le rappeler.
— Mais, ma très chère tantine, vous avez tant de chambres…
Malheureusement, elle resta totalement insensible à son charme.
— Enfin, Roxley, réfléchissez un peu… Aucune chambre ne se trouve assez loin des boudoirs.
Ce ne serait pas convenable, et jamais le moindre soupçon d’inconvenance ne pèsera sur cette
maison.
Thortle toussota, ayant sans doute compris que ses jours étaient comptés sous ce toit et que la
discrétion n’était plus nécessaire.
Mais, heureusement pour lui, personne ne sembla entendre ses doutes quant à l’assertion
définitive de la tante Eleanor.
Seul Roxley se demanda si le majordome voulait faire allusion à ce « très cher ami » que sa
tante semblait attendre avec tant d’impatience.
— Je vais faire plus ample connaissance avec votre Mlle Hathaway, continua la tante.
— Avec Mlle Murray, corrigea-t-il en adressant un regard désolé à la riche promise, dont le
visage paraissait à la fois outré et vindicatif.
Roxley voyait déjà la lettre furieuse qu’elle allait envoyer à son père pour lui demander de jeter
Roxley et ses proches dans la geôle la plus noire et la plus sordide qu’il puisse trouver.
— Oui, oui, avec Mlle Murray, se reprit sa tante. Mais vous et votre M. Hotchkin pouvez aller
vous installer à l’hôtel King’s Cross.
Alors que Roxley s’apprêtait à protester, elle brandit sa plus terrible menace.
— Insistez, Tiberius, et je m’en irai. Je quitterai Bath. Je rendrai l’arrière-petit-fils de lord
Travis fou de joie en lui restituant sa maison. Et où irai-je ? Avec vous à Londres ? J’ai toujours eu
envie d’assister à une dernière Saison avant de mourir.
Etant donné la santé robuste et la forme éblouissante de sa tante, Roxley savait qu’elle pourrait
bien assister à une vingtaine de Saisons avant de disparaître.
— Dans ce cas, je m’incline, acquiesça Roxley. Mingo, remettez mes sacs et ceux de
M. Hotchkin dans la calèche. Nous allons loger sur les hauteurs.
— Ça m’aurait étonné, tiens, marmonna le toujours défaitiste Mingo.
Pourtant, Roxley ne voulait pas laisser ses tantes le mener à la baguette sans réagir.
— L’affaire n’est pas terminée, tante Eleanor. Dès que je serai installé, je reviendrai vous voir.
— Nous ne serons pas là, répliqua la lady sur un ton acerbe.
Mais cette fois Roxley avait de quoi parer l’attaque.
— Ah, oui, le théâtre. J’ai failli oublier. J’ai croisé lady Bindon sur la route. Elle m’a parlé de
ses projets pour la soirée, ou plutôt des vôtres. Et elle a eu l’extrême gentillesse de nous proposer
une place dans sa loge ce soir. A nous tous.
Lady Eleanor semblait tout sauf ravie. Jusqu’à ce que son regard glisse vers Hotchkin.
— Il ne vient pas, lui dit Roxley avec fermeté.
— Vous avez dit « nous tous ».
— Hotchkin a des choses à faire ce soir, expliqua Roxley. Je passe vous prendre un peu avant
19 heures ?
— Non, rétorqua-t-elle en le poussant vers la porte. Nous vous retrouverons directement au
théâtre.
Et cette fois Thortle réussit à refermer la porte.

* * *

Lady Eleanor se tourna et n’adressa qu’un bref regard à Mlle Murray avant de considérer
Harriet avec intérêt.
— Un examen final. Comme si c’était le moment, déclara-t-elle.
Puis elle commença à monter les escaliers, mais elle se retourna brusquement comme si elle
venait de penser à quelque chose.
— Qu’avez-vous là, mademoiselle Hathaway ? demanda-t-elle.
Harriet baissa la tête et se rendit compte qu’elle tenait toujours la boîte à chapeau de lady
Essex.
— Madame, votre sœur, lady Essex, m’a demandé de vous remettre cela et de vous transmettre
ses salutations.
Lady Eleanor descendit lentement les escaliers et prit la boîte des mains de Harriet. Elle défit la
ficelle qui la maintenait fermée et, d’une main légèrement tremblante, elle entrebâilla le couvercle
afin de pouvoir regarder furtivement à l’intérieur. Puis elle s’empressa de refermer la boîte.
— Pourquoi diable vous a-t-elle confié cela ? s’enquit-elle d’une voix qui semblait un peu
étranglée.
— Je ne sais pas, madame, répondit Harriet. Mais elle m’a demandé de vous dire que c’était à
votre tour de décider.
— Une complication de plus, murmura-t-elle, avant de sonner la gouvernante, tout en tenant la
boîte serrée contre sa poitrine.

* * *

Après avoir aidé Mlle Murray à choisir la robe qui conviendrait le mieux pour la soirée — une
épreuve qui dura près d’une heure —, Harriet regretta amèrement de ne pas avoir prêté davantage
attention à Daphne toutes les fois où son amie s’était lancée dans de grandes tirades sur l’art de se
vêtir avec goût tout en suivant les modes et sur celui de choisir les bons accessoires.
Des notions qui dépassaient totalement la pauvre Harriet et qui, en outre, l’ennuyaient
profondément.
Heureusement pour elle, le travail de dame de compagnie n’était pas tant de choisir entre des
perles et un camée que de hocher la tête et dire d’une voix convaincue que tout était « parfaitement
exquis ».
Même quand on ne le pensait pas.
Mais, tout de même, elle aurait bien aimé avoir Daphne sous la main, car, quand elle put enfin se
consacrer à ses propres préparatifs, elle resta plantée sans savoir que faire devant toutes les robes
que ses amies avaient choisies pour elle.
Elle eut de la chance car la gouvernante, Mme Nevitt, ainsi que l’une des femmes de chambre
choisirent ce moment pour venir lui demander si elle n’avait besoin de rien.
— Est-ce vrai que le jeune comte est ici ? demanda la femme de chambre, qui se tenait derrière
Mme Nevitt.
Harriet vit que sa question quelque peu impertinente avait agacé la gouvernante, mais comprit
qu’elles avaient toutes les deux envie de connaître la réponse.
— Oui, Roxley est ici, leur apprit-elle. Nous sommes tous venus pour… pour la revue de détail.
Sa voix avait eu des inflexions mélancoliques qu’elle n’était pas parvenue à masquer et, à son
grand désarroi, la gouvernante vive et observatrice semblait s’en être rendu compte. Elle observa
Harriet avec attention.
Comme l’avait fait la maîtresse de maison un peu plus tôt.
Plutôt que de s’expliquer, Harriet s’empressa de retourner vers son lit, et choisit l’une des robes
de Daphne que cette dernière avait fait retoucher pour elle. Comme Daphne l’avait dit, puisqu’elle
n’entrerait dans aucune de ses nouvelles toilettes au cours des mois à venir, autant que quelqu’un en
profite et les porte.
— Doux Jésus ! Cette robe, c’est quelque chose, s’exclama la femme de chambre, qui s’attira à
nouveau un regard noir de la part de la gouvernante.
— Est-ce la robe que Mlle Murray portera ce soir ? s’enquit Mme Nevitt, qui s’était approchée
pour mieux voir la magnifique étoffe de soie verte.
Harriet secoua la tête.
— Oh, non, c’est la mienne.
— La vôtre, mademoiselle ? demanda la femme de chambre d’une voix envieuse.
La gouvernante cligna des yeux, puis contempla successivement la robe et la dame de
compagnie. Vu l’expression qu’elle affichait, Harriet s’empressa de s’expliquer.
— Etre dame de compagnie n’est pas mon activité habituelle. La personne qui tenait ce rôle
auprès de Mlle Murray a fait une mauvaise chute la semaine dernière à Londres et elle s’est tordu les
deux chevilles. Sans elle, Mlle Murray ne pouvait pas effectuer ce voyage, et je me suis portée
volontaire pour l’accompagner.
Alors que la gouvernante et la femme de chambre continuaient de la regarder d’un air à la fois
dubitatif et curieux, elle ajouta :
— D’après lady Essex, c’était la solution idéale.
Le regard de Mme Nevitt quitta un instant Harriet pour se poser sur la toilette en soie, avant de
revenir à Harriet.
— Et lady Essex a pensé que vous pourriez aider le jeune comte ?
Aider Roxley ? Cela pouvait être une façon de présenter les choses…
Harriet se mordit nerveusement la lèvre.
— Lady Essex compte sur moi pour mettre un peu de bon sens dans cette histoire.
C’était la façon la plus diplomatique de présenter les choses.
— Hmm, laissa échapper Mme Nevitt, songeuse. Mais quelle drôle d’idée, tout de même ! Et
par les temps qui courent, en plus…
La femme poussa un soupir, et s’abîma de nouveau dans la contemplation de la robe étalée sur le
lit.
— Y a-t-il un problème ? demanda Harriet. Je peux peut-être vous aider.
Comme la gouvernante semblait dubitative, elle ajouta :
— Lady Essex est une amie très chère, et je sais qu’elle voudrait que je vienne en aide à sa sœur
si elle en avait besoin.
La gouvernante scruta à nouveau Harriet.
— Oh ! je suis certaine que lady Essex aurait une chose ou deux à dire à sa sœur. Elle pourrait
commencer par lui parler de ses fréquentations. Elle se ridiculise. Elle court à sa perte.
— Elle a des ennuis ? demanda Harriet.
— Comme nous tous ici, mademoiselle, déclara la femme de chambre avec un hochement de tête
solennel.
Chapitre 8

« Une revue de détail, c’est aussi une grande envolée de plumes, ce qui, en ce moment, explique
beaucoup de choses. »
MISS OVERTON à miss Darby, en train de regarder le colonel Darby rassembler
son régiment pour la parade
Dans Un voyage dangereux pour miss Darby

* * *

En sortant de son hôtel, un peu plus tard, Roxley resta un instant immobile sur le trottoir pour
réfléchir au chemin le plus rapide pour se rendre au théâtre. Il était déjà en retard, ce qui allait mettre
sa tante de fort méchante humeur. D’ailleurs, il ferait peut-être mieux d’attendre un peu pour être sûr
d’arriver quand les lumières seraient éteintes.
Il serait alors plus difficile pour la vieille lady de lui dire ce qu’elle pensait de ses manières.
Et, connaissant sa tante Eleanor, il pouvait parier qu’elle aurait déjà oublié son retard à
l’entracte.
— Monsieur le comte ?
Quand Roxley se retourna, il vit Hotchkin qui attendait patiemment derrière lui.
Le comte ignorait depuis combien de temps celui-ci se trouvait là, mais il avait toujours pensé
que la véritable force du collaborateur de Chaunce résidait dans ses capacités d’observation et
d’analyse.
Ainsi que dans ses capacités à surgir au moment où on l’attendait le moins.
— Dieu du ciel, Hotchkin ! D’où venez-vous ?
L’homme, sérieux comme à son habitude, cligna des yeux.
— Mais de l’hôtel, monsieur, dit-il comme si la réponse était évidente.
— Oui, oui, cela, je le sais bien, répondit Roxley, en se demandant comment avait fait Chaunce
Hathaway pour ne pas avoir noyé depuis longtemps son jeune et trop sérieux assistant. Mais je
croyais que vous aviez à faire.
En effet, une grosse liasse de dépêches attendait M. Hotchkin à leur arrivée à l’hôtel.
De toute évidence, le jeune homme s’était acquitté de sa tâche en un rien de temps, car il baissa
la voix et déclara :
— Monsieur le comte, j’ai des nouvelles.
De bonnes nouvelles, espérons-le, songea Roxley.
— De graves nouvelles, poursuivit Hotchkin, douchant aussitôt l’optimisme de Roxley.
Mais il aurait dû s’en douter, car la chance était bien loin de lui ces derniers temps.
— Mlle Murray n’est pas celle que l’on croit.
Roxley entendit la phrase, mais sans en comprendre le sens.
— Comment ? Elle n’est pas une riche héritière ?
Il rit un peu.
— Le sort s’acharne décidément contre moi en ce moment. Juste au moment où je trouve une
fiancée fortunée, j’apprends que sa dot s’est mystérieusement envolée.
— Ce n’est pas cela, monsieur, expliqua Hotchkin en regardant prudemment autour de lui.
Et il attendit que les quelques passants s’éloignent d’eux pour ajouter :
— Elle n’a jamais possédé la moindre fortune.
— Jamais possédé la moindre fortune ? Comment cela est-ce possible ?
Roxley secoua la tête, dubitatif. Il avait demandé à Mingo d’aller mettre son nez dans les
affaires de M. Murray et il avait obtenu la certitude que l’homme était bien ce qu’il semblait être,
c’est-à-dire un commerçant et un homme d’affaires respectable.
Cependant, le tenace M. Hotchkin avait visiblement découvert un fait capital qui lui avait
totalement échappé. Quel était ce nouveau mystère ?
— Le problème, ce n’est pas vraiment l’argent, monsieur. Le problème, c’est plutôt qu’il n’y a
pas de Mlle Murray.
— Pas de Mlle Murray ? Mais que me dites-vous là ? Je vais de ce pas la retrouver au théâtre.
M. Hotchkin secoua la tête.
— Vous allez peut-être rejoindre une dame au théâtre, mais ce n’est pas Mlle Murray. Car nous
ne nous étions pas aperçus de quelque chose de très important.
Agacé, Roxley se demanda si l’Avon était une rivière assez profonde pour qu’il y jette
M. Hotchkin.
— Mais enfin, parlez, monsieur Hotchkin ! lança-t-il. Qu’avez-vous appris ?
— Mlle Murray n’est pas celle que l’on croit. Car, voyez-vous, je tiens de source sûre que
M. Murray n’a pas de fille. Il n’en a jamais eu.
Roxley recula d’un pas. Elle n’était pas la fille de Murray ?
— Alors qui diable est cette femme ?
Hotchkin haussa les épaules.
— C’est ce sur quoi nous devons enquêter.
Enquêter ? Oh ! ce M. Hotchkin, toujours prudent et mesuré ! Enquêter ? Pour sa part, il ne s’en
tiendrait pas à cela.
Cela faisait des mois qu’il avait l’impression d’être pris dans une toile d’araignée, faite de
tromperies et de faux-semblants.
Et maintenant il découvrait que l’araignée se trouvait tout près de lui, à sa portée.

* * *

Harriet avait jugé plus sage de revêtir sa longue pelisse pour ne pas attirer l’attention sur sa
nouvelle robe.
Etant la demoiselle de compagnie de Mlle Murray, elle ne voulait pas se faire remarquer, en tout
cas pas avant qu’il ne soit trop tard et que Roxley lui ait enfin accordé toute son attention.
Si elle se sentait légèrement coupable, il lui suffisait de repenser à ce qu’avait dit Tabitha
l’autre jour, citant la seule source faisant vraiment autorité sur le sujet, Miss Darby et la fausse
épouse.
« Un homme devrait épouser la femme qu’il aime, sinon il est deux fois maudit. »
Sages paroles du prince Sanjit, en effet.
Et, ensuite, Tabitha avait enfoncé le clou, car elle lui avait demandé :
— Est-ce ce type de mariage que tu voudrais pour Roxley ?
Harriet n’allait pas jusqu’à penser que Mlle Murray était une « fausse » épouse, mais il y avait
quelque chose de suspect chez cette femme. Pourquoi, pour commencer, cachait-elle un pistolet dans
sa malle ?
Elle aurait du mal à s’en servir, toutefois, car Harriet avait retiré les balles et les avait
dissimulées dans sa propre boîte à bijoux.
Mais, tout de même, pourquoi une demoiselle éduquée dans un pensionnat de Bath cacherait-elle
une telle arme ? Elle poserait la question à Roxley dès qu’elle disposerait de quelques instants avec
lui.
Elle nourrissait l’espoir que sa robe parviendrait à attirer son regard. Et, une fois le poisson
attrapé, elle ne le laisserait plus partir.
Pour cela, il ne fallait pas que lady Eleanor la renvoie à la maison préparer ses affaires et celles
de Mlle Murray.
Prudemment, Harriet retira sa pelisse, et à son grand soulagement personne ne sembla
s’intéresser spécialement à elle.
Lady Bindon ne s’était toujours pas remise de la présence de Roxley, ni surtout de la raison de
sa présence. Elle ne semblait pas trouver la moindre chose à redire à cette coutume familiale pourtant
étrange, mais s’étonnait plutôt de la vitesse à laquelle le temps passait.
— J’ai l’impression que c’était hier que ce très cher et adoré Tristan est venu à Bath avec lady
Davinia pour leur revue de détail ! s’exclama-t-elle, faisant référence aux malheureux parents de
Roxley.
— Oh ! quel beau couple ils formaient, ces deux-là, déclara lady Eleanor, non sans fierté.
Partout où ils allaient, ils causaient du scandale. J’étais tellement heureuse que Tristan ait trouvé une
jeune femme si intelligente…
— Intelligente ?
Lady Bindon secoua la tête.
— Belle, vous voulez dire. La plus belle de toutes, cette année-là. C’est pour cela qu’il l’avait
choisie.
— Je me souviens de la robe qu’elle portait, ajouta lord Bindon en riant. Aussi suggestive que
celle de la fiancée de Roxley.
Et il désigna Harriet.
Lady Eleanor et lady Bindon lui adressèrent toutes deux des regards scandalisés.
— Bindon ! se plaignit sa femme. Que racontez-vous donc ? La robe que porte Mlle Murray est
tout à fait convenable, en plus d’être d’un goût exquis, ajouta-t-elle en désignant la robe en soie
claire choisie par Mlle Murray.
Lord Bindon adressa un regard à la riche héritière et secoua la tête.
— Pas elle. Je parle de la jolie fille que convoite Roxley. Celle qui est en vert.
Les trois femmes se retournèrent et, l’une après l’autre, demeurèrent bouche bée, comme
frappées de stupeur.
— Oui, celle-là même, conclut Bindon en riant.
Harriet remua, mal à l’aise. Daphne l’avait prévenue que la robe en soie émeraude serait peut-
être un peu osée pour Bath. Et il semblait bien que son amie ait vu juste. Même Harriet l’avait
trouvée sans doute un peu trop audacieuse. Ce n’était pas du tout la tenue d’une dame de compagnie.
Ni même d’une fille de chevalier.
La femme de chambre de lady Eleanor, qui était tombée en pâmoison devant cette toilette, avait
tenu à s’occuper elle-même du reste des préparatifs de Harriet. Elle avait coiffé ses cheveux noirs en
une longue colonne de boucles qui retombait telle une cascade d’ébène et ne faisait que souligner la
haute taille de Harriet. La servante avait même subtilisé des perles à lady Eleanor pour les intégrer à
sa coiffure et, mises en valeur par leur splendide écrin d’ébène, elles resplendissaient d’un lustre
royal.
La soie d’un émeraude riche et profond rehaussait le vert des yeux de Harriet et leur conférait un
éclat sans pareil.
Lord Bindon riait toujours.
— Oh ! ce jeune diable de Roxley ! Il a l’œil de son père pour dénicher les jeunes femmes les
plus effrontées.
Il adressa un clin d’œil à Harriet et rit de nouveau.
Il fut prestement rappelé à l’ordre par un coup d’éventail de sa femme.
— Espèce de vieux sot ! s’emporta-t-elle. Il s’agit de Mlle Hathaway. La demoiselle de
compagnie.
Puis elle désigna Mlle Murray.
— Et voici Mlle Murray, la jeune femme tout à fait convenable que Roxley est venu présenter à
sa tante.
Le vieux lord regarda longuement Mlle Murray, puis Harriet.
— Tâchez de savoir où cette demoiselle a trouvé sa dame de compagnie, recommanda-t-il à sa
femme. Et la prochaine fois adressez-vous à l’agence en question. Cette fille est tout de même bien
plus agréable à regarder que les sinistres personnes que vous engagez d’habitude.
Puis il sourit à Harriet.
— Comment avez-vous dit que vous vous appeliez, mon petit ?
— Mlle Hathaway, monsieur.
— J’ai connu un sir George Hathaway par le passé.
Le visage de Harriet s’illumina.
— C’est mon père, monsieur.
— Pas possible ! Mais, maintenant que vous le dites, je vois bien la ressemblance.
Sans réfléchir, Harriet porta la main à ses cheveux.
— Oui, c’est exactement cela.
Et lord Bindon lui adressa un nouveau clin d’œil.
— Et vous avez cet air polisson, si vous me permettez.
— Oh ! non, s’empressa de protester Harriet.
— Votre père est un gentleman ? demanda lady Bindon en observant mieux Harriet.
— Un gentleman ? Sir George ? Quelle bonne blague, répéta lord Bindon, qui partit d’un grand
éclat de rire. Le meilleur pour trouver les moins farouches des…
— Bindon ! s’exclama sa femme en le tapant de nouveau avec son éventail. Reprenez-vous !
— Oh ! oui, vous avez raison, pardon. Un très chic type, votre père, mademoiselle Hathaway.
Irréprochable. Un peu dissipé dans ses jeunes années. Bien avant qu’il ne rencontre votre mère. Mais
qui ne l’a pas été ?
— Vous, vous l’étiez, en tout cas, rétorqua sa femme, avant de revenir au sujet qui l’intéressait,
c’est-à-dire Harriet. Comment cela se fait-il que vous vous retrouviez à occuper cet emploi,
mademoiselle Hathaway ?
Elle regardait la robe en ayant l’air de penser que, demoiselle de compagnie ou pas, fille de
gentleman ou pas, la soie émeraude que portait Harriet racontait une histoire forcément sulfureuse.
Mais à la grande surprise de Harriet, Mlle Murray se porta à son secours.
— Lady Bindon, Harriet est une âme charitable. Quand Mlle Watson, ma dame de compagnie,
s’est blessée, Mlle Hathaway s’est portée volontaire pour m’accompagner, afin que mon… bonheur
futur ne soit ni retardé ni compromis, expliqua-t-elle avec diplomatie. Elle a mis sa Saison entre
parenthèses pour m’aider, moi, une parfaite inconnue, ou peu s’en faut.
Mlle Murray sourit pour montrer sa gratitude, puis elle poursuivit.
— Et, en ce qui concerne sa robe, eh bien, elle lui a été offerte par ses amies, la duchesse de
Preston et lady Henry Seldon. Pourquoi aurait-elle dû résister à la tentation de porter une toilette si
précieuse et si belle ?
— Cela aurait été bien stupide, en effet ! s’enthousiasma lord Bindon.
Nouveau coup d’éventail.
— Mademoiselle Murray, vous êtes aussi bonne et bienveillante que prévenante, déclara lady
Bindon en adressant un regard approbateur à lady Eleanor. Et elle s’abstint de tout commentaire
supplémentaire sur la tenue de Harriet.
Bien que ses regards soient éloquents.
— Eh bien, mademoiselle Hathaway, il semblerait que vous n’ayez pas qu’un seul admirateur,
déclara lord Bindon.
Il désigna la loge qui se trouvait juste en face de la leur, où un homme qui agitait les bras sourit
à Harriet et s’inclina devant elle.
— Ventrebleu ! s’exclama Harriet sans réfléchir, s’attirant par là des regards de plus en plus
suspicieux de la part de lady Eleanor et lady Bindon. Grands Dieux, voulais-je dire, se reprit-elle.
C’était cela, le problème, quand on avait cinq frères. On se souvenait de leurs expressions, puis,
dans des moments comme celui-ci, cela devenait très compliqué de se contrôler. Et, justement, en cet
instant précis, elle aurait tout donné pour ignorer celui qui était en train de se livrer en
spectacle — et, du même coup, de la livrer en spectacle — à l’autre bout du théâtre.
— Qui est ce malotru ? demanda lady Eleanor, d’une voix qui était d’un coup devenue très
indulgente.
Pourtant…
Puis elle se souvint des confidences de la gouvernante à propos du dernier scandale causé par
lady Eleanor.
— Il n’est pas comme ses chevaliers servants habituels, s’était plainte la gouvernante. Je l’ai
surpris en train de fouiller dans les tiroirs de la bibliothèque. En train de regarder sous les socles des
statues comme s’il était un vrai amateur d’art.
Là, la gouvernante avait secoué la tête.
— Et que m’a dit ma maîtresse, je vous le donne en mille ? « Laissez-le regarder dans mes
tiroirs », elle m’a dit. Le laisser regarder dans ses tiroirs ! Vous rendez-vous compte ?
Harriet avait alors promis de faire part des inquiétudes de la gouvernante à propos de ce lord
Galton, le séducteur fouineur, à Roxley, pensant que cette information l’intéresserait sans doute. Elle
avait en effet beaucoup réfléchi à ce qu’elle avait découvert et soupçonnait fort que ce voyage, soi-
disant consacré à la revue de détail, cache en fait une expédition destinée à retrouver les diamants du
collier de Marie-Antoinette.
En attendant, le coup de cœur de lady Eleanor pour son dernier soupirant en date ne semblait
plus aussi évident.
— Quelle prestance ! s’enthousiasma-t-elle, avant de se tourner vers Harriet. Connaissez-vous
vraiment cet homme ?
— Oui, madame, répondit Harriet en faisant la moue, car elle était fort mécontente de devoir
l’admettre.
Tandis que la nouvelle sembla combler de joie la tante de Roxley.
— Alors, il faut me présenter !
— Lady Eleanor ! s’indigna lady Bindon, mais avec le sourire aux lèvres. Il est trop jeune pour
vous. Laissez-le tranquille, celui-ci. Vous allez contrarier ce pauvre Galton. Il serait capable de faire
une attaque, ou de demander que l’on expulse ce jeune homme.
Elle secoua la tête, avant de se tourner à son tour vers Harriet.
— Mais vous devez nous dire comment il se nomme.
— Il s’agit du vicomte Fieldgate.
— J’ignorais qu’il devait venir à Bath, dit Mlle Murray.
Elle fronçait les sourcils comme si cet imprévu la contrariait. Comme s’il la contrariait
énormément.
— Pourquoi nous aurait-il suivis ? s’interrogea-t-elle.
— J’ai mon idée sur la question, remarqua lord Bindon, qui, pour la peine, reçut un nouveau
coup d’éventail.
Mais Harriet était pour sa part bien incapable de répondre.
N’y avait-il pas dans la capitale une riche héritière ou une jeune lady possédant des relations et
une bourse bien remplie susceptible de lui plaire ? Tout le monde à Londres le présentait comme
quelqu’un de cupide, et Harriet ne comprenait absolument pas pourquoi c’était elle qu’il avait décidé
de poursuivre de ses assiduités.
Le beau vicomte lui adressa alors ce regard ardent qui avait fait se pâmer plus d’une
femme — d’après les on-dit, en tout cas — mais qui donnait envie de hurler à Harriet.
Elle trouvait Fieldgate, une fois qu’il avait fini de médire sur les gens et de se vanter, d’un ennui
mortel. Et d’une vacuité abyssale. Ah, si cela n’avait été pour rendre Roxley jaloux…
En parlant de Roxley, d’ailleurs… Où diable était-il passé ? se demanda-t-elle en regardant
vers la porte.
— Que fait mon neveu ? déclara soudain lady Eleanor, comme si elle aussi venait de se rendre
compte que la pièce allait bientôt commencer et qu’une place était encore inoccupée dans la loge.
— Faites-moi confiance, il va arriver, répondit lord Bindon. Avec une si jolie fiancée, il ne peut
pas ne pas venir, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en adressant un nouveau clin d’œil à Harriet.
La femme du baron blêmit.
— Il s’agit de Mlle Hathaway, espèce de vieux sot. C’est Mlle Murray, corrigea-t-elle en
désignant la riche héritière, qui est la promise de Roxley.
Puis elle poussa un soupir exaspéré, comme atterrée par les bévues à répétition de son époux.
— Ah, oui, bien sûr, je le savais, rétorqua-t-il en adressant un signe de tête très digne à la future
comtesse de Roxley.
Mais ce ne fut pas avant d’avoir adressé à Harriet un petit regard à la dérobée laissant entendre
qu’il doutait du discernement de Roxley.
— Je ne vous en voudrais pas le moins du monde si vous repoussiez mon neveu,
mademoiselle Murray, déclara lady Eleanor. C’est un coquin.
— Je ne suis pas de cet avis, objecta Mlle Murray. Je lui trouve au contraire de nombreuses
qualités.
Harriet, quant à elle, partageait le point de vue de la tante de Roxley. C’était un coquin. Et un
démon. Et un libertin.
Et c’était précisément ce sur quoi elle comptait quand elle avait demandé à la modiste (profitant
d’un moment où Daphne, qui était toujours à l’affût de tout, ne pouvait pas entendre) d’élargir un peu
le décolleté de cette robe, pour qu’elle puisse rivaliser avec le costume de Cléopâtre qu’elle avait
porté au bal masqué à Owle Park.
Quand elle l’avait enfilée un peu plus tôt, durant un instant délicieux, elle s’était souvenue de
cette nuit-là, et du moment où il l’avait prise dans ses bras pour l’entraîner dans un coin sombre.
« J’ai promis à vos frères de garder l’œil sur vous. »
« Alors fermez vos yeux. »
Et, pour son plus grand plaisir, il avait obéi. Elle s’était alors hissée sur la pointe des pieds et
l’avait embrassé. Puis il l’avait embrassée à son tour.
S’il devait recommencer…
Elle rougit légèrement en y pensant. Pourtant, elle y songeait chaque jour depuis cette nuit
magique. Mais un doute s’était insinué en elle. S’il l’embrassait de nouveau… serait-ce aussi
merveilleux que cela avait été ?
Mais bien sûr ! Et sans doute cela serait-il même encore plus merveilleux. A cette idée, une
sensation brûlante l’envahit, accentuant l’impression de chaleur sur ses joues… et ailleurs.
— Lady Eleanor, voyez-vous qui vient juste d’arriver ? dit lady Bindon, en murmurant
suffisamment fort pour dissiper cette indécente rêverie.
Quand tous regardèrent la baronne, cette dernière dirigea discrètement son éventail vers le
parterre, et tous les yeux se tournèrent dans cette direction.
A la grande déception de Harriet, il ne s’agissait pas de Roxley mais d’une femme portant une
capuche sur la tête et qui semblait accaparer l’attention de tout le public du théâtre.
— Est-ce…, commença lady Eleanor.
— Oui, il me semble…, répondit son amie.
Et, quand la femme en question baissa sa capuche, la baronne hocha la tête avec enthousiasme.
— C’est bien elle, confirma-t-elle.
— Mais qui est-ce ? osa demander lord Bindon, qui scrutait le parterre.
Lady Eleanor et lady Bindon se tournèrent vers lui, l’air atterré.
— Qui est-ce ? Mais voyons, monsieur, il s’agit de Mme Sibylle, la célèbre extralucide,
expliqua lady Eleanor.
— Elle peut voir l’avenir, déclara lady Bindon avec une conviction qui semblait sans faille.
— Et retrouver les objets perdus, ajouta lady Eleanor.
— Elle peut peut-être nous dire où se trouve Roxley, alors, intervint lord Bindon, qui ne
manquait jamais l’occasion d’apporter sa touche personnelle au discours.
Son épouse et lady Eleanor choisirent de l’ignorer.
Harriet observa cette femme qui, apparemment, captivait Bath autant que Londres, et se rendit
compte que la voyante la fixait d’un regard étrange.
— Oh ! regardez, chère Eleanor, s’exclama lady Bindon à mi-voix. Se pourrait-il que
Mme Sibylle sente des choses à propos de l’un d’entre nous ?
L’excitation la fit tapoter son éventail plusieurs fois contre son menton.
— Pourquoi donc s’intéresserait-elle à nous ? demanda Harriet, dont lord Bindon semblait
partager l’opinion.
La baronne s’empressa de répondre.
— Ma chère, expliqua-t-elle, on la dit habitée par des esprits. Elle n’est à Bath que depuis
quelques jours, et tout le monde se presse déjà pour bénéficier de ses services.
— Dans quel but ? s’enquit Harriet, perturbée par les regards pénétrants de Mme Sibylle.
Lady Essex ne lui avait-elle pas toujours enseigné que fixer les gens était le comble de
l’impolitesse ?
— Eh bien, pour parler avec les morts, bien entendu.
Lady Eleanor semblait presque possédée, elle aussi, et elle souriait à la voyante comme pour
attirer son attention.
— Mais qui est-elle vraiment ? continua Harriet, qui était décidément trop rationnelle pour
croire à ces fadaises.
— Elle est française. De noble naissance, à ce que l’on raconte. Lady Allen a dit à Mlle Smythe
que Mme Sibylle se trouvait avec la reine de France juste avant sa mort. En fait, elle a accompagné la
pauvre reine dans sa dernière traversée de Paris et a assisté à sa décapitation.
Ces derniers mots furent prononcés d’une voix horrifiée, avec force effets mélodramatiques.
— Peut-être aurait-elle dû prévenir la pauvre Marie-Antoinette qu’elle allait bientôt perdre sa
tête, murmura lord Bindon.
Cela fit beaucoup rire Harriet, qui s’attira des regards courroucés et réprobateurs de la part de
ses aînées, mais un clin d’œil de la part du baron.
Mlle Murray, qui n’avait daigné adresser qu’un bref coup d’œil à la voyante avant de se
rasseoir, secoua la tête.
— Française ? Vraiment ?
Elle renifla, et fit une moue dédaigneuse.
— Moi, je trouve qu’elle n’a surtout l’air de rien, continua-t-elle.
— Oh, mon Dieu, lady Eleanor, souffla lady Bindon, pensez-vous qu’elle est en train de
recevoir un message concernant l’un de nous ?
Quelle que soit la teneur de ce message, Harriet ne put s’empêcher de penser que ce n’était pas
de bon augure.
A cet instant précis, juste au moment où les lampes s’éteignaient, Roxley pénétra dans la loge.
Harriet aurait parié toute sa tirelire que cette coïncidence n’en était pas une. Roxley avait
attendu cet instant pour les rejoindre. Comme les deux ladies, elle lui adressa un regard noir qui ne
croisa que le dos du jeune comte, car il s’était empressé d’aller s’asseoir à côté de Mlle Murray.
Harriet, dépitée, fut sur le point de détourner les yeux. Mais quelque chose dans la façon dont
Roxley salua Mlle Murray l’en dissuada. Oh ! il se montra poli, mais il y avait dans ses épaules une
raideur qu’elle ne lui avait jamais vue.
Sauf quand elle dansait avec Fieldgate.
Il s’était passé quelque chose, et la curiosité de Harriet était désormais piquée au vif.
Elle prenait peut-être juste ses rêves pour la réalité mais, quand elle regarda de nouveau les
deux « promis », elle acquit la certitude qu’il y avait un problème entre Roxley et sa riche
prétendante.
— J’ai été retardé, et je m’en excuse. Les affaires…, confia-t-il à sa tante, qui était elle aussi
assise à côté de lui.
Lady Eleanor leva les yeux au ciel et secoua la tête, n’acceptant pas son excuse. « Les affaires…
A d’autres ! » semblait-elle vouloir dire.
Roxley regarda la scène, puis ses compagnons de loge.
— Qu’allons-nous voir ce soir ?
Mlle Murray haussa les épaules, car elle ne s’était guère préoccupée du programme de la soirée.
Harriet, elle, le connaissait, et elle se pencha vers lui, trop heureuse de le renseigner.
— La Tragédie d’Antoine et Cléopâtre, murmura-t-elle. Cela vous dit quelque chose ?

* * *

Cela lui disait-il quelque chose ?


Connaissait-il Cléopâtre ? Cette délicieuse et diabolique créature ?
En un instant, il se retrouva à Owle Park, l’été précédent, lors de cette nuit fatidique, au moment
où, alors qu’il la taquinait sur l’indécence de son déguisement, elle s’était transformée sous ses yeux
stupéfaits en une séductrice digne de l’illustre personnage qu’elle incarnait.
Il avait commis une folie sans nom. Chaque pas qu’il avait fait dans la direction de Harriet
l’avait rapproché de la terrible vengeance que lui feraient subir ses cinq frères.
Mais il n’avait pu résister. Il s’en était clairement rendu compte à ce moment : il aimait Harriet
depuis le jour où il l’avait rencontrée.
C’était aussi simple que de fermer les yeux et de laisser son cœur le guider.

Owle Park, 1810


— Fermez les yeux.
Et Roxley obéit, contre toute raison, contre tout l’honneur qu’il possédait encore.
Il avait fermé les yeux, mais il n’avait pas oublié un seul instant qui il serrait dans ses bras.
Harry.
Son chaton.
Au moment où ses lèvres divines, tout à la fois timides et si tentantes, effleurèrent les siennes, il
s’abandonna aux désirs qui l’avaient hanté toute la soirée.
Elle ouvrit la bouche quand il essaya d’y introduire la langue, et il la trouva dans la même
humeur brûlante que lui.
Elle poussa un doux gémissement.
— Ah, Roxley. Pourquoi avez-vous attendu si longtemps ?
Il aurait voulu lui rappeler que ce qu’ils étaient en train de faire ne se faisait pas du tout, mais à
la place il la prit par la taille et plaqua son dos contre le tronc de l’arbre.
Son sexe, qui était resté sage toute la soirée, se durcit lorsqu’il colla son corps au sien. Il
espérait cela depuis la soirée à Londres où, pour la première fois, ils s’étaient embrassés.
Il en avait rêvé.
Des rêves lourds et sensuels où il s’emparait avec avidité de ses seins.
Ce qu’il fit.
Pendant qu’il continuait de la serrer, il caressa ses seins et leurs mamelons délicats.
Comme il se frottait contre elle, elle le saisit fermement, passant ses bras autour de son cou,
l’attirant tout près d’elle, afin qu’il puisse l’embrasser avec plus de passion et de ferveur. Sa langue
avait pris d’assaut sa bouche alors qu’une autre partie de son corps aspirait également à partir à sa
conquête.
Et rêvait de plonger en elle, de se libérer de cette folie furieuse qui courait dans ses veines, de
l’entendre crier son nom dans l’extase.
Il arracha ses lèvres de sa bouche et commença une lente exploration : sa nuque, sa gorge, l’un
de ses seins qui s’était échappé de son costume de gaze.
Le bouton rosé prit vie dans sa bouche et pointa délicieusement. Et, de nouveau, elle émit ce
petit son, comme un ronronnement venant de sa poitrine, un gémissement de plaisir qui lui donna la
chair de poule.
Il s’interrompit une seconde, et cela suffit à Harriet pour échapper à son emprise. Elle se
dégagea et, en riant, se mit à courir dans l’herbe. Son rire était un sortilège auquel il ne pouvait
résister.
— Roxley, suivez-moi, lança-t-elle, cachée derrière un bouquet d’arbres.
Puis elle reprit sa course, galopant comme une biche dans les bois.
— Suivez-moi.
Il ignorait totalement où elle le conduisait, mais c’était plus fort que lui, il devait y aller.
Tout à coup, il se retrouva dans une petite prairie, et il s’arrêta, car il savait à présent qu’ils
étaient à l’endroit où avait eu lieu le déjeuner un peu plus tôt dans la journée.
Il regarda autour de lui, jusqu’à ce qu’il voie Harriet surgir de derrière un arbre, l’une des
épaisses couvertures du pique-nique à la main.
Des boucles folles s’échappaient désormais de sa chevelure qui avait été si savamment coiffée
et sa robe glissait de son épaule, découvrant presque son sein.
Elle n’était plus la reine d’Egypte, mais Diane chasseresse, surgie des profondeurs des bois
pour le séduire.
Sans un mot, elle étala la couverture par terre. Puis elle lui sourit d’un air rêveur.
Elle laissa alors choir sa robe et se tint nue face à lui.

* * *

En voyant l’expression qu’affichait Roxley — un mélange de surprise et de


convoitise —, Harriet se demanda si elle ne venait pas de commettre une erreur.
Elle se sentait un peu stupide, nue devant lui, mais ses craintes se dissipèrent dès qu’il s’avança,
tout en se débarrassant une à une des pièces de son costume. Lorsqu’il arriva à sa hauteur, il ne
portait plus qu’un pantalon léger et une fine chemise de coton ouverte jusqu’à la taille.
Et son regard était d’une avidité presque inquiétante.
Roxley ne prononça pas le moindre mot, mais il la prit par le bras et la plaqua contre son torse.
Pendant un moment où ils retinrent tous les deux leur souffle, il la fixa, écartant les mèches
rebelles de son visage, et l’observant comme il ne l’avait jamais fait.
Comme s’il venait de sortir des bois et qu’il l’avait trouvée là.
— Si nous…, commença-t-il, en posant ses mains brûlantes dans son dos.
— Quand nous…, corrigea-t-elle, en tendant le dos pour mieux sentir sa chaleur.
— Vous serez à moi…
— Je l’espère bien.
— En êtes-vous sûre ?
— Me serais-je donné tout ce mal si je ne l’étais pas ?
Il regarda la couverture.
— Comme cela, vous aviez tout prévu.
Elle acquiesça.
— Depuis quand ?
— Depuis que vous m’avez embrassée à Londres. Depuis cette nuit où je n’ai pu trouver le
sommeil…
— Moi non plus…
— Je ne veux pas dormir, Roxley, avoua-t-elle.
— Moi non plus, chaton.
Timidement, les lèvres de Roxley commencèrent à taquiner les siennes, joueuses et pleines de
désir contenu. De nouveau, il la caressait, partout où il le souhaitait. Il la saisit par les fesses et
l’attira à lui. Son bassin se frotta contre son entrejambe, et contre son sexe durci.
Harriet connaissait toutes les litotes pour décrire ce que les hommes cachaient dans leur
pantalon, mais elle n’allait pas passer la soirée avec un bouquet d’expressions fleuries destinées à
protéger les femmes d’une virilité rigide qui ne demandait qu’à s’extérioriser.
Harriet voulait le toucher.
Mais d’abord elle devait le libérer. Elle fit glisser ses mains — ses deux mains — le long de
ses cuisses musclées, puis elle les posa sur la bosse que formait son sexe afin de parcourir toute sa
longueur du bout des doigts.
— Harriet, qu’êtes-vous en train de faire ? demanda-t-il, hors d’haleine.
— Ce dont je rêve depuis des mois, répondit-elle en ouvrant son pantalon, puis en le laissant
retomber le long de ses cuisses.
Pendant ce temps, elle embrassa son torse, puis son ventre plat et musclé.
Elle embrassait, se délectait, savourait avec volupté, tout en continuant de baisser son pantalon.
A plusieurs reprises, il poussa des soupirs saccadés qui montrèrent à Harriet qu’elle était sur le
bon chemin.
Pendant qu’elle le goûtait, ses sens s’emplissaient de son odeur masculine si caractéristique. Ce
qu’elle sentait, c’était lui, Roxley.
Son Roxley.
Puis elle s’agenouilla pour retirer complètement son pantalon, qu’elle lança sans ménagement
sur le tas épars des vêtements dont ils s’étaient déjà débarrassés.
Son sexe était rigide et semblait n’attendre qu’elle. Harriet, audacieuse et brûlante, s’en empara,
puis, plus doucement, le caressa de haut en bas.
Dès que sa langue toucha Roxley, il frissonna.
— Oh ! Harriet !
— Eh bien, répondit-elle sans cesser de le caresser et en contemplant son expression à mi-
chemin entre le plaisir et l’indignation, voilà ce qui arrive quand votre tante me laisse lire dans sa
bibliothèque sans surveillance.
Il écarquilla les yeux.
Visiblement, il voyait ce dont elle voulait parler, et sans doute avait-il lui aussi consulté les
ouvrages de l’étagère du haut. Tant mieux, car elle y avait découvert des points qu’elle avait envie
d’approfondir. A commencer par celui-ci.
Elle passa la langue depuis la base de son sexe jusqu’à son sommet. Puis elle poursuivit son
exploration en le prenant dans sa bouche. Quand il se mit à gémir, ou plutôt à grogner, elle recula
pour se mettre hors de portée et reprendre son souffle. Lorsque son regard lourd s’arrêta sur elle, il
sourit et approcha à pas lents, tel un lion fondant sur sa proie.
Un désir brûlant et irrésistible s’empara d’elle alors qu’il avançait vers elle.
Il l’allongea sur la couverture, tandis que leurs bouches se trouvaient et se mêlaient dans une
danse étourdissante, brûlante et humide.
Et maintenant c’était à son tour à lui.
Sans trembler, sa large main se saisit de cet endroit interdit et délicieux entre ses jambes, et se
mit à le caresser. Puis il alla plus loin, glissa en elle, et elle l’accueillit avec bonheur.
C’était un bonheur, mais aussi un tourment. Elle palpitait, et son bassin se soulevait, à la
recherche de quelque chose qui semblait invisible et inatteignable.
Pourtant, elle ne désirait que cela.
— Chaton, je vous veux, murmura-t-il.
Tout en prononçant ces mots, il changea de position. Et, désormais, ce n’était plus sa main
qu’elle sentait contre elle, mais son sexe viril, aussi ferme et audacieux que ses doigts l’avaient été,
mais bien plus pressant.
Et bien plus gros.
— J’ai toujours été à vous, dit-elle en lui offrant son corps.
Roxley s’introduisit alors en elle, arrachant un cri étouffé à Harriet. Une seconde plus tôt, il était
tout contre elle, et désormais, ils ne faisaient plus qu’un.
Les sensations devinrent plus fortes encore lorsqu’il se mit à bouger.
Avec lenteur et précaution, il se retira, pour la pénétrer de nouveau, plus loin et plus fort.
Pourtant, elle eut l’impression qu’il ne cherchait pas tant à la posséder qu’à l’exciter.
Et il y parvint merveilleusement bien, et ne lui laissa pas un instant de répit.
Elle enfonça les talons dans la couverture et leva le bassin, réclamant plus de contact, plus de
tension.
La bouche impérieuse de Roxley prit alors possession de la sienne, et il l’embrassa de nouveau,
calquant le rythme de ses coups de langue sur celui de ses coups de reins.
— Roxley, gémit-elle, lorsque la première vague la heurta de plein fouet.
Et, entendant son cri, il alla et vint en elle de plus en plus fort, intensifiant et prolongeant son
plaisir.
Harriet l’entendit prononcer son prénom, dans un cri haletant qui se mêla aux siens, et ses va-et-
vient devinrent plus sauvages, plus déterminés. Puis il se mit à frémir à son tour, avant de se tendre,
puis de retomber sur elle, essoufflé, brûlant et trempé.
Leurs membres et leurs cœurs étaient entremêlés, liés les uns aux autres dans ce vaste abysse,
cet océan où l’on pourrait se noyer.
Mais Harriet avait Roxley, et il s’accrochait à elle comme s’il avait l’intention de ne jamais la
laisser partir…

Bath, 1811
Oui, Roxley se souvenait précisément de chaque instant de cette nuit-là. Comment aurait-il pu en
être autrement ? Il y avait laissé son cœur.
Son cœur volé.
Par Harriet.
Oh ! si on avait posé la question aux amis et aux connaissances de Roxley, ils se seraient
exclamés en riant que Roxley et l’amour, cela faisait trois, voire quatre. Mais ils ignoraient que l’un
de ses plus anciens souvenirs remontait à la nuit où ses parents étaient partis pour ce maudit voyage
sur le continent. Et c’était ce soir-là qui lui avait appris tout ce qu’il y avait à savoir sur ce sentiment
rare et précieux.
Il revoyait encore sa mère s’agenouiller à côté de son lit, les yeux humides, et se pencher pour
embrasser son front.
Sa main douce et chaude avait caressé ses cheveux et les avait plaqués en arrière afin qu’elle
puisse le regarder dans les yeux.
Puis son père s’était assis au bord de son lit et lui avait murmuré d’être un gentleman pour ses
tantes et de toujours protéger sa tante Oriel et sa tante Ophelia.
Puis ils s’étaient levés, ensemble. Tout ce dont Roxley se souvenait, c’était la façon dont leurs
mains s’étaient tendues l’une vers l’autre, la façon dont leurs doigts s’étaient soudés, comme unis par
un lien invisible.
C’était toujours ainsi qu’il se souvenait d’eux. Ensemble. Inséparables.
Et, même dans son enfance, il savait ce qui les attachait ainsi l’un à l’autre.
L’amour.
En grandissant, il avait découvert que rares étaient les mariages où cette étincelle et cette
affection sincère étaient présentes.
C’était sans doute pour cette raison qu’il avait aidé Harriet à faciliter l’union entre Preston et
Tabitha. Et celle entre lord Henry et Mlle Dale.
Car Harriet était certainement la seule autre personne de sa connaissance à avoir compris que
ces mariages étaient plus que des unions tapageuses, et plus que des toquades.
Mais Harriet connaissait-elle autre chose que les mariages d’amour ? L’union de ses parents
avait provoqué un scandale retentissant, et vingt-cinq ans plus tard sir George et son épouse étaient
toujours aussi amoureux et passionnés qu’au premier jour.
Les parents de Harriet étaient comme un phare pour lui. Ils représentaient une lumière qu’il
voulait conserver et entretenir avec leur fille, dont le tempérament était aussi passionné que le leur.
Il était presque prêt à s’enfuir avec elle vers les monts sauvages d’Ecosse. Et tant pis pour ces
maudits diamants.
La seule chose qui l’en empêchait, c’étaient ses tantes. Il avait passé une grande partie de sa vie
d’adulte à s’en plaindre — à se plaindre de leurs interminables lettres pleines de remontrances, de
leurs visites surprises (qui, il est vrai, étaient surtout le fait de sa tante Essex) et de leurs tapageuses
excentricités.
Mais, après la mort — ou plutôt l’assassinat — de ses parents, elles l’avaient entouré et fait en
sorte qu’il grandisse dans l’amour et dans un environnement stable.
Il leur devait beaucoup, et il était de son devoir désormais de garantir leur bien-être
et — surtout — leur sécurité.
Ce n’était pas qu’une dette qu’il devait rembourser — de toute façon, il en aurait été bien
incapable —, ses obligations envers elles étaient bien plus profondes que cela.
Les Marshom, malgré leurs manières parfois cavalières, n’abandonnaient jamais leur famille.
Jamais.
Et, s’il en était là aujourd’hui, c’était à cause de ce sens des responsabilités, qui l’empêchait de
s’enfuir et de déclarer sa flamme au véritable objet de son amour.
Mais pour la première fois depuis des semaines, et même des mois, il sentait une lueur d’espoir.
En lui avait resurgi cette croyance ridicule mais partagée par tous les Marshom que la prochaine
partie serait la bonne, celle où, enfin, il pourrait se refaire.
S’il pouvait trouver les diamants… découvrir qui cette fausse Mlle Murray pouvait bien être…
arrêter celui qui se trouvait derrière tout cela…
Si… si… si…
Il fallait être un Marshom pour y croire.
Mais il le devait.
Pour Harry.
— Mon Dieu, ma Cléopâtre !
Soudain une voix d’homme résonna dans leur dos, alors que le rideau était tiré pour l’entracte.
Roxley se tourna et vit entrer dans la loge un homme plus très jeune, en grand habit.
— Lord Galton, répondit lady Eleanor à voix basse. Je croyais que vous aviez quitté Bath.
— Rien ne peut me garder longtemps loin de vous, madame. Vous êtes la lumière de mes années
crépusculaires.
Puis le singulier personnage saisit la main de sa tante et l’embrassa de façon très démonstrative,
familière et affectueuse.
Auparavant, Roxley se serait peut-être contenté de secouer la tête devant l’arrivée d’un nouveau
séducteur vieillissant dans la vie de sa tante — elle pouvait s’enorgueillir de posséder une jolie
collection d’admirateurs —, mais maintenant il devait rester sur ses gardes et déterminer ceux qui
étaient susceptibles de lui vouloir du mal.
— Venez, ma chère. Je meurs d’envie de faire un tour dans le hall avec vous.
Lord Galton tendit la main avec toute la galanterie d’un Marc Antoine qui aurait survécu bien
au-delà de la bataille d’Actium.
Lady Eleanor, sans cacher son plaisir, leva le menton de façon altière et le suivit. Malgré cela,
avant de quitter la loge, elle s’arrêta pour lancer :
— Je compte sur vous pour bien vous tenir, Roxley.
— Mais bien sûr, ma chère tantine, la rassura-t-il, tout en se demandant si cela voulait dire qu’il
était autorisé à suspendre Mlle Murray au-dessus de la rambarde en la tenant par les chevilles pour
lui faire avouer la vérité.
Sans doute que non.
— Oh ! mon Dieu, est-ce Mme Plumley, là-bas ? s’exclama Mlle Murray, alors que la lumière
commençait à revenir.
Elle se pencha en avant, les yeux brillants.
Je ne la pousserai pas, je ne la pousserai pas, se dit Roxley.
En jetant un rapide coup d’œil derrière lui, il se rendit compte que Harriet semblait avoir les
mêmes projets que lui, car une lueur malicieuse — presque maléfique — éclairait ses yeux. Quand
elle s’aperçut qu’il la regardait, il lui adressa un petit clin d’œil.
Elle leva le nez en l’air comme si elle était toujours furieuse contre lui, mais Roxley savait qu’il
n’en était rien.
Par ailleurs, elle rougissait de bien jolie manière d’avoir été prise en flagrant délit de
mauvaises pensées.
— Mais oui, c’est bien Mme Plumley ! Quelle joie ! s’enthousiasma Mlle Murray, en se tournant
vers les autres.
— Etiez-vous l’une de ses pensionnaires ? demanda lady Bindon en regardant vers le parterre.
— Oui, madame, confirma-t-elle.
— J’aurais dû m’en douter, ajouta lady Bindon, avec un sourire approbateur. Vous me semblez
même avoir été l’une de ses meilleures élèves. Allons la saluer ensemble.
Harriet se leva en même temps que Mlle Murray, mais cela sembla contrarier lady Bindon.
— Mademoiselle Hathaway, déclara-t-elle, vous devriez peut-être rester dans la loge. Pour
surveiller nos affaires.
Elle accompagna ses paroles d’une expression pincée et réprobatrice.
Dieu du ciel, qu’avait fait Harry à lady Bindon pour qu’elle la traite de cette façon ?
— Souhaitez-vous que je vous accompagne, mademoiselle Murray ? demanda Roxley en se
levant, puis en commettant l’erreur de regarder Harry, ce qui lui fit oublier toutes ses bonnes
manières.
Qui diable était cette femme, assise à la place de Harry ?
Jusqu’ici, il ne lui avait jeté que des petits regards à la dérobée, mais maintenant qu’il était
debout il la voyait entièrement.
Et contemplait ce spectacle à couper le souffle. Cette femme élégante.
Etait-ce Harry ? Sa chipie. Son chaton. La coquine qui avait volé son cœur.
Ce n’était pas seulement sa robe. La spectaculaire cascade de cheveux ébène retombant sur ses
épaules le fascinait et l’invitait à y enfouir ses mains.
Et, s’il ne se trompait pas, c’étaient les perles de sa tante qui étaient insérées dans la tresse
qu’elle portait en couronne.
Que ne donnerait-il pas pour être celui qui ôterait ces perles, une à une, et dénouerait cette
tresse pour libérer totalement ses mèches sombres !
Roxley frissonna légèrement et se rendit compte qu’elle le dévisageait. Il la soupçonnait de
savoir précisément ce qu’il était en train de penser.
Harry était ainsi. Aussi maligne qu’un chat, et ses yeux verts étaient capables de percer son âme
à jour.
— A-hum, toussota lady Bindon. Monsieur ? Et si vous nous accompagniez ? demanda-t-elle
d’un air légèrement courroucé.
— Oh non, ce ne sera pas nécessaire, déclara rapidement Mlle Murray. J’ai peur que notre
conversation ennuie le comte à mourir.
— Pour l’instant, il n’a pas l’air de s’ennuyer le moins du monde, ajouta lord Bindon, avant
d’être poussé hors de la loge par sa femme.
Mlle Murray suivit la baronne, et tout à coup Harriet et Roxley se retrouvèrent seuls.
— Mais à quoi diable pensiez-vous, Harry ? Porter cette robe ! Et à Bath, de surcroît ! lança
Roxley en lui tendant néanmoins la main.
Mais Harriet ne se leva pas. Elle resta assise, lissa sa jupe, et lui adressa un regard entendu.
— Mlle Murray ne voulait pas vous présenter à son professeur.
— Et alors ?
Roxley était trop subjugué par le spectacle qui s’offrait à lui pour réfléchir correctement.
— N’avez-vous pas trouvé cela curieux ?
Il jeta un petit coup d’œil à la porte.
— Pas du tout, affirma-t-il, les bras croisés sur la poitrine.
Evidemment, il y avait quelque chose de curieux — de très curieux, même — dans l’attitude de
Mlle Murray, qui n’était pas celle qu’elle prétendait être, mais il ne voulait surtout pas que Harriet
s’en mêle.
Mais, bien entendu, cette tête de mule ne voulut point abandonner.
— C’est vrai, insista-t-elle, le but de ces pensionnats de Bath n’est-il pas précisément
d’apprendre aux jeunes filles comment faire un beau mariage ? Mlle Murray est sur le point d’y
parvenir, et de façon spectaculaire. Il serait logique qu’elle ait envie d’exhiber sa réussite devant son
professeur.
Harriet haussa les épaules, avant de conclure :
— Je trouve étrange qu’elle n’ait pas voulu vous présenter.
Roxley regarda par-dessus la rambarde la jeune femme qui saluait son ancien professeur comme
si elles étaient de vieilles amies. Comme si elle voulait bel et bien s’affirmer comme la vraie, la
seule et unique Mlle Murray.
Mais, si Murray n’avait pas de fille, alors qui était cette usurpatrice ?
— A votre avis, pourquoi n’a-t-elle pas voulu de vous ? continuait Harriet, comme l’un des
meilleurs agents du ministère de l’Intérieur.
Ah, si le vieux lord Drawers pouvait l’entendre, il la recruterait sur-le-champ.
Et il l’enverrait « au charbon », comme son ancien chef avait coutume de dire, car elle possédait
toutes les qualités pour mener à bien cette mission : l’intelligence et la proximité avec Mlle Murray.
Il l’enverrait dans la gueule du loup.
Roxley frissonna. Non. Tout à coup, il lui semblait plus évident que jamais de laisser Harriet en
dehors de tout cela.
Peu importait qu’elle soit mieux placée que quiconque pour l’aider…
Non, il ne devait même pas y penser.
Pendant ce temps, Harriet continuait ses spéculations.
— Elle a peut-être honte de vous, Roxley. Pas assez noble pour elle.
Elle avait dit cela avec ce ton provocant qui remontait à leur enfance et que les Hathaway
utilisaient en faisant des courbettes devant lui, en déclamant en chœur des « Monsieur le comte » et
des « Votre Majesté », tous destinés à le mettre hors de lui.
Evidemment, cela fonctionnait toujours aussi bien.
— Pas assez noble !
Outré, Roxley se tourna vers elle.
Ce qui fut une grossière erreur.
Pendant un bref instant, il hésita à la prendre dans ses bras et à l’embrasser pour faire
disparaître ce sourire moqueur de ses lèvres. Mais il se rendit vite compte que Harriet n’avait eu
besoin de personne pour voir clair dans la petite comédie de Mlle Murray, ce qui, à sa grande honte,
remettait en question ses propres capacités d’intelligence et de clairvoyance.
Tout à coup, une certitude le frappa de plein fouet. Il avait besoin d’elle. Terriblement.
Et le pire de tout, c’était que Harriet le savait.
Il n’était pas sot au point de refuser de voir la vérité.
Malgré cela, il dut prendre sur lui pour prononcer ces quelques mots :
— Harry, j’ai besoin de vous.
Il regretta aussitôt ce moment de faiblesse. Car, en sollicitant son aide, il savait qu’il allait
l’exposer en première ligne.

* * *

Ah, quelle douce musique que ces mots prononcés par Roxley.
Il avait besoin d’elle.
C’était l’évidence même.
Et elle, comme elle avait besoin de lui ! Elle se mordit la lèvre pour résister à l’envie de se
jeter à son cou et de lui offrir tout ce que désirait son cœur. Mais ne l’avait-elle pas déjà fait ? Et où
cela les avait-il conduits ?
Il l’avait abandonnée après l’avoir compromise.
Il ne t’aime pas…
Car s’il l’aimait…
Harriet sentit la colère monter en elle, après tous ces mois d’attente angoissée et de sombres
doutes. S’il avait demandé sa main l’été précédent, comme il aurait dû le faire, rien de ce qui était en
train de se passer ne serait arrivé.
Il n’y aurait pas de Mlle Murray. Roxley n’aurait pas tous ces problèmes. Et tout irait pour le
mieux.
Mais elle savait que ce n’était pas vrai. Elle avait lu le rapport, après tout.
— Qu’avez-vous de convenable à me proposer ? demanda-t-elle en lui décochant le regard le
plus dédaigneux possible.
— De convenable ? Mais rien du tout, et c’est bien pour cela que je sollicite votre aide.
Il soupira, avant de poursuivre.
— Mais est-ce bien vous qui me dites cela : vous trouvez peut-être que votre attitude a été
convenable ? Fourrer votre nez dans mes affaires ainsi…
— Moi, fourrer mon nez dans vos affaires ? s’insurgea-t-elle.
— Oui, parfaitement, votre nez !
Elle croisa les bras sur sa poitrine et prit un air buté.
— Je me suis proposée pour accompagner Mlle Murray, c’est tout.
Pourquoi était-il incapable de voir qu’elle voulait juste lui rendre service ?
De nouveau, le doute s’insinua en elle. Et s’il ne voulait vraiment pas de son aide ? Ni de son
amour ?
A son grand regret, le comte se servit des mots qu’elle avait prononcés pour les détourner à son
avantage.
— Et dans quel but, chaton ?
Elle écarquilla les yeux. Chaton. Mon Dieu, quand il l’appelait ainsi, elle se sentait fondre de
l’intérieur. La peste soit du perfide !
— Chaton ?
— Oui, rétorqua-t-il. Chaton.
Mais, cette fois, le mot n’avait curieusement pas sonné comme un affectueux diminutif. Et
Roxley n’en avait pas terminé.
— Vous dites que vous ne vous souciez guère de moi, alors pourquoi proposer votre aide à
Mlle Murray, ce qui, je vous le rappelle, revient à m’aider moi ?
Il se pencha vers elle, et insista.
— Pourquoi diable proposer de nous accompagner si vous ne m’…
Il s’interrompit juste avant de prononcer les mots qui restaient en suspens et flottaient dans l’air
tout autour d’eux depuis le début de leur échange.
« Si vous ne m’aimez pas. »
Au lieu de cela, il marqua une pause, la regarda, et ajouta :
— Si vous ne voulez pas faire quelque chose qui ne soit pas convenable.
Elle frémit légèrement. Qu’était-il donc en train de lui demander ?
C’était en effet exactement comme quand ses frères la choisissaient en dernier pour constituer
leurs équipes de cricket. Elle était un aussi bon batteur qu’eux, mais aucun d’entre eux n’aimait
admettre ouvertement qu’il la voulait dans son équipe.
Roxley la voulait, mais pas pour l’épouser.
— Roxley, espèce d’atroce petit…
Elle se leva de son siège, prise entre la déplaisante surprise de sentir les larmes lui monter aux
yeux et la cruelle humiliation de se rendre compte à quel point elle s’était trompée sur son compte.
— Grands Dieux, Harry, asseyez-vous, implora-t-il. Je ne me suis peut-être pas exprimé très
clairement. J’ai juste besoin que vous me laissiez m’introduire chez ma tante cette nuit. Tout ce que je
vous demande de faire, c’est de laisser la fenêtre du bureau entrouverte. Comme cela, dès que tout le
monde sera couché, je pourrai entrer discrètement.
Le laisser s’introduire…
Elle aurait volontiers souligné que, la dernière fois qu’elle l’avait laissé s’introduire quelque
part, cela s’était mal terminé pour tous les deux.
Enfin, surtout pour elle.
— Ne soyez pas ridicule, rétorqua-t-elle. Si je me fais prendre, je suis perdue.
Elle le laissa y réfléchir un moment, avant d’ajouter :
— Par ailleurs, votre tante ne peut pas vous interdire sa maison bien longtemps. Vous pouvez
vous y présenter dès demain, et elle sera bien obligée de vous laisser entrer.
C’était la réponse la plus raisonnable et sensée qu’elle puisse faire. Mais Harriet ne put
s’empêcher de s’imaginer dans l’obscurité de la maison, tandis que Roxley entrait subrepticement par
la fenêtre, tel un chevalier venu la chercher.
Pour l’enlever et l’emmener au loin.
Enfin, elle avait toujours le droit de rêver…
— Harry, reprit-il, interrompant sa rêverie, je ne peux pas faire ce que j’ai à faire en plein jour,
au milieu de tous ces gens.
— Si vous voulez dire que vous avez l’intention de chercher les diamants, je me permets de
vous faire savoir que j’ai déjà…
Elle n’aurait peut-être pas dû prendre cet air suffisant, car le comte faillit exploser.
— Espèce de sale petite harpie fouineuse ! s’exclama-t-il. Comment avez-vous…
Il s’interrompit en pleine phrase, comme s’il venait de trouver lui-même la réponse.
— Bien sûr ! Hotchkin ! Sa valise. Vous n’êtes qu’une voleuse…
Donc il l’avait vue rendre le bagage en question à l’auberge.
Elle se redressa et lui sourit.
— Ce n’est pas du vol, expliqua-t-elle, si deux sacs se ressemblent comme deux gouttes d’eau.
Le regard de Roxley devint encore plus noir.
— N’essayez pas de vous trouver des excuses. Vous avez dérobé ce…
— Comment pourrait-on voler un objet que l’on croit être à soi ? Je vous signale que c’est vous-
même qui l’avez dit plus d’une fois.
Et c’était, au moins partiellement, la vérité. Elle avait cru que ce bagage lui appartenait. Pendant
à peu près deux secondes. Et ces deux secondes lui offraient une excuse tout à fait crédible.
Mais Roxley ne semblait absolument pas prêt à la recevoir.
— Harriet Hathaway, cessez de mentir. Vous saviez que ce sac ne vous appartenait pas, et vous
avez demandé à l’employé de l’auberge de le monter dans votre chambre en toute connaissance de
cause.
— Je n’ai rien demandé à personne. Je l’ai porté moi-même.
Alors qu’il la fixait toujours avec sévérité, elle changea de ligne de défense et décida d’adopter
une démarche plus sincère.
— Si vous vous étiez montré un peu plus perspicace, je n’aurais pas été forcée de…
— Forcée ? rétorqua-t-il en se passant une main dans les cheveux. Vous seule forcez les choses,
Harry. Vous êtes aussi imprudente que stupide, et vous allez voir que…
Mais sa mise en garde fut interrompue par l’apparition d’une grande silhouette à l’entrée de la
loge.
— Le seul fait de vous voir, si belle, si parfaite, est une bénédiction pour mon cœur,
mademoiselle Hathaway !
Puis l’homme entra et prit la main de Harriet pour porter ses doigts à ses lèvres.
Harriet frémit. Fieldgate. Oh ! flûte ! Elle l’avait complètement oublié, celui-là.
Roxley semblait quant à lui fort mécontent de cette interruption inopinée.
— Fieldgate, quelle surprise, déclara-t-il sur un ton qui ne laissait planer aucun doute sur la
teneur de ladite surprise.
— Je ne vois pas pourquoi, répliqua le vicomte. Quand vous avez enlevé ma douce
Mlle Hathaway, je n’avais pas d’autre choix que de la suivre.
Les deux hommes se toisaient, et Harriet était contrariée vis-à-vis de chacun d’entre eux.
— Roxley ne m’a pas tout à fait enlevée, expliqua-t-elle au vicomte en libérant ses doigts de sa
main collante. Je me suis portée volontaire. Pour être la demoiselle de compagnie de Mlle Murray.
C’est tout.
Sur ce, elle adressa un regard plein de défi à Roxley.
— Vous vous êtes portée volontaire pour venir à Bath ? Et être la demoiselle de compagnie de
Mlle Murray ? Ah, ma chère Mlle Hathaway, vos extravagances me surprendront toujours, s’exclama
Fieldgate, plus charmeur que jamais.
— Harry ? C’est un être plein de surprises, toutes plus excentriques les unes que les autres, le
mit en garde Roxley.
— Qui est excentrique ?
La question de lady Eleanor attira tous les regards vers la porte. La tante de Roxley se tenait
droite comme une reine et souriait au vicomte avec une lueur malicieuse dans les yeux.
Au bout de quelques instants, lady Eleanor haussa un sourcil et fixa Roxley, lui demandant
tacitement de faire son devoir. C’est-à-dire la présenter.
Mais, vu la mauvaise humeur évidente de Roxley, la seule chose qu’il semblait avoir envie de
présenter à Fieldgate, c’était son poing ou son pied.
— Il faut excuser mon neveu, déclara lady Eleanor en pénétrant dans la loge, suivie de lady
Bindon et de Mlle Murray. Je crois vraiment qu’il a laissé ses bonnes manières à Londres.
— Et moi je dois y avoir laissé ma tête, répliqua Fieldgate en avançant vers elle, car je ne peux
croire que vous soyez la tante de Roxley. Sa sœur, peut-être… Mais sa tante ? Impossible !
Harriet entendit Roxley marmonner dans son dos :
— C’est ma grand-tante, même, espèce d’idiot.
Harriet ne put s’empêcher de rire, mais, aussitôt, elle se couvrit la bouche.
Et lady Eleanor, fidèle à sa réputation de collectionneuse de sigisbées, rougit et sourit.
— Vous, monsieur, vous n’auriez jamais dû quitter Londres.
— Jamais quitter Londres ? répéta Fieldgate, l’air décontenancé. Mais pourquoi donc, très chère
madame ?
— J’entends d’ici les cœurs se briser, répondit lady Eleanor en agitant son éventail, pendant que
Fieldgate riait de bon cœur à sa plaisanterie.
— Il n’y a qu’une seule femme dont le cœur compte pour moi, et elle est de nouveau tout près de
moi, répondit-il en adressant une œillade enflammée à Harriet.
Je ne serai plus longtemps près de toi si je te précipite par-dessus la rambarde, songea-t-elle.
Elle se retourna et vit Roxley lui sourire, comme s’il avait lu dans ses pensées.
— Chassez-le, articula-t-elle en se gardant bien d’émettre le moindre son.
— Pourquoi ferais-je cela ? demanda-t-il en parlant très bas. C’est votre prétendant.
Cette seule pensée la fit frémir.
— Je ne veux pas de lui.
Et elle dut taire les mots qui auraient dû suivre : « C’est vous que je veux. »
Ils marquèrent tous les deux un temps d’arrêt, et pour la première fois depuis des semaines, ou
plutôt des mois, c’était comme s’ils étaient de nouveau ensemble, enlacés sur cette couverture étalée
dans l’herbe. Avec pour seule compagnie leurs cœurs battant à l’unisson et les étoiles illuminant la
nuit.
Mais bien vite les gens reprirent leur place tout autour d’eux. Lady Eleanor donnait ses
instructions à Fieldgate car elle était en train de l’inviter à une sorte de petite réception donnée en
l’honneur de Mlle Murray. Mais, pour Harriet, le monde qui les entourait s’effaçait.
Il était son Roxley, et elle, son chaton.
— Si vous trouvez les diamants…, murmura-t-elle.
— Pour l’instant, je dois me contenter de nourrir cet espoir, répondit-il en la regardant dans les
yeux.
— Espérer, c’est un bon début.
— Et mon espoir est que la fenêtre soit ouverte cette nuit quand je m’y présenterai.
— Ce n’est pas de l’espoir, rétorqua-t-elle.
— Ah non ?
Elle secoua la tête.
— Non, c’est une certitude.
Chapitre 9

« Je le jure sur mon honneur, mon cœur n’a jamais appartenu à cette femme. »
LE LIEUTENANT THROCKMORTEN à miss DarbyDans Miss Darby et la fausse
épouse

* * *

Peu après minuit, Roxley trouva la fenêtre entrouverte, comme Harriet le lui avait promis.
— Bonne petite, murmura-t-il, tout en s’introduisant chez sa tante.
— Il était temps que vous vous montriez, lui répondit une voix familière.
Harriet, vêtue d’une robe de chambre, se leva du siège qu’elle occupait dans le noir.
Mon Dieu, il espérait qu’elle portait aussi une chemise de nuit, quand bien même cela n’aurait
pas forcément rendu la chose moins scandaleuse.
— Mais que diable faites-vous ici ?
Etait-ce une malédiction ? Etait-il condamné à toujours se retrouver seul avec elle quand elle
n’était qu’à moitié vêtue ?
Etait-ce la malchance qui s’acharnait contre lui, ou au contraire était-ce sa bonne fortune qui
revenait ? Il n’aurait su le dire.
Mais Harriet ne lui laissa pas le loisir d’y réfléchir plus longtemps.
— Ce que je fais ? Mais c’est pourtant évident : je vous ouvre la fenêtre, répliqua-t-elle, en
paraissant ne pas avoir conscience de l’effet qu’elle produisait sur ses nerfs. Comme vous me l’avez
demandé.
Puis elle le regarda à travers ses paupières mi-closes.
Ah non, rectifia-t-il pour lui-même : elle savait parfaitement l’effet qu’elle lui faisait.
Il souleva la lampe — l’une de celles que lui avaient laissées ses cambrioleurs à
Londres — pour mieux distinguer l’assistante qu’il n’avait pas réclamée. Fine et élancée, elle se
tenait face à lui. Ses cheveux retombaient désormais en une longue tresse épaisse sur son épaule,
comme si elle s’apprêtait à aller se coucher.
Avec lui.
Bon sang ! Il devait cesser de penser à ce genre de choses. Oui, il avait besoin de son aide, mais
il devait faire en sorte qu’elle ne coure aucun risque, et, pour commencer, qu’elle ne coure pas celui
de se faire assaillir par un débauché comme lui.
Il referma la fenêtre et tira les rideaux avant de la réprimander.
— Harry, vous savez très bien que ce n’est pas ce que je voulais. Je vous ai juste demandé de
laisser cette fenêtre entrebâillée.
— Pour que n’importe quel voleur s’introduise chez votre tante ? Très mauvaise idée.
Puis elle retourna s’asseoir.
Il leva un doigt menaçant.
— Oh non, ne croyez pas que vous allez pouvoir agir à votre guise. Vous avez rempli votre
partie du contrat, maintenant, vous pouvez partir.
Sur ce, il désigna la porte.
Elle se cala davantage dans son siège.
— Non, se borna-t-elle à dire.
— Non ?
— Non. Hors de question.
Elle croisa les bras sur sa poitrine. S’il voulait la faire quitter cette pièce, il devrait la porter.
Et pour cela il devrait passer ses bras autour d’elle.
Apparemment, c’était une solution tout à fait acceptable pour Harriet. Mais pas pour lui. Car la
toucher, la serrer… voilà qui était bien plus dangereux que de s’introduire en pleine nuit chez autrui.
— Harry, partez, insista-t-il.
Il campait sur ses positions, mais elle aussi. Et avec davantage d’opiniâtreté que lui.
— Vous ne pouvez pas me demander de l’aide et ensuite me dire de partir. Cela ne se fait pas,
Roxley.
Il s’impatienta.
— Je vous ai juste demandé d’entrouvrir cette fenêtre.
Elle secoua la tête.
— Non. Vous avez dit, et je vous cite : « Harry, j’ai besoin de votre aide. »
Elle sourit d’un air suffisant.
— Ce sont vos propres mots, Roxley. Vos propres mots, même si, je l’avoue, j’aimerais que
vous cessiez de m’appeler Harry. Je suis une lady, à présent.
— Pas encore tout à fait, rétorqua-t-il. Et, tant que vous vous comporterez en incorrigible chipie,
je vous appellerai Harry.
Elle inclina légèrement la tête et battit des cils comme elle savait si bien le faire.
— Je crois que cela vous plaît que je sois incorrigible.
— Ce qui me plairait, c’est que vous partiez.
— Pas avant que vous n’ayez trouvé les diamants.
Il poussa un lourd soupir.
— Alors vous feriez mieux de vous préparer à passer le reste de votre existence dans le bureau
de ma tante, car je ne pense pas qu’il y ait le moindre diamant ici.
Il se passa la main dans les cheveux et examina la pièce tout autour de lui comme si c’était la
première fois qu’il la voyait.
— Roxley, vous êtes un bien piètre menteur, murmura-t-elle.
Il lui adressa un bref coup d’œil.
— Je ne suis pas de cet avis. Je suis un Marshom. Nous sommes de fabuleux menteurs.
Il ouvrit l’un des tiroirs du bureau de sa tante et inspecta son contenu. Il ne pensait pas vraiment
que sa tante puisse cacher des diamants dans un endroit aussi évident, mais il espérait que Harry en
ait vite assez et s’en aille.
Hélas, au bout d’un moment, il la surprit en train de le regarder avec cette expression arrogante
qu’elle ne quittait plus.
Et maintenant ? semblait-elle vouloir lui dire.
— Vous devez retourner vous coucher, répéta-t-il.
— Impossible.
— Et pourquoi donc ?
— Qui refermerait la fenêtre derrière vous ? fit-elle remarquer. Je ne pourrais pas dormir en
sachant que la fenêtre n’est pas bloquée. N’importe quel rôdeur pourrait entrer et nous assassiner tous
dans notre lit.
— Vous avez passé trop de temps avec ma tante Essex, souligna-t-il.
Elle se rengorgea un peu.
— Je suis heureuse que vous vous en soyez enfin rendu compte.
— Ce n’était pas un compliment.
Elle ne releva pas.
— Par où commençons-nous ?
— Nous ne commençons par rien du tout.
Roxley la regarda et vit brûler un feu dans ses yeux qui en disait long sur son entêtement, son
inflexibilité et sa détermination.
Pourtant, il fallait qu’elle prenne conscience que ce qu’ils faisaient était périlleux. Pour sa part,
il s’était toujours montré très méfiant, ayant découvert très tôt la fragilité de l’existence.
— Harriet, ces diamants représentent un danger. Des gens sont morts — et ont même été
assassinés — pour ces satanés cailloux. Vous le savez très bien, ou tout du moins vous devriez le
savoir, puisque vous avez mis votre nez dans les rapports de Hotchkin.
Il soupira et désigna la porte.
— Non, Harry, je veux que vous échappiez à cette malédiction.
— C’est trop tard, répliqua-t-elle. Par ailleurs, reconnaissez que je suis hautement qualifiée
pour m’occuper des malédictions.
— Vous ?
Il répondit distraitement, tout en cherchant parmi les rayonnages. De toutes ses tantes, Eleanor
était la plus à même d’avoir été nommée gardienne des diamants. Malgré son penchant pour les
séducteurs vieillissants et les joueurs, elle était assez habile et dissimulatrice pour tromper son
monde.
Et de la plus belle manière.
Pendant ce temps, Harriet exposait ses arguments.
— Je suis née et j’ai grandi à Kempton. Par conséquent, je suis maudite. Par ailleurs…
Bien sûr, avec Harry, il devait forcément s’attendre à un « par ailleurs ».
— Par ailleurs, répéta-t-elle, ayant probablement perçu une lueur d’agacement dans ses yeux,
mon livre préféré est Miss Darby et la malédiction du diamant du pharaon.
Roxley ferma les yeux et compta jusqu’à dix.
Mais Harriet continuait.
— Et, même si le diamant en question est maudit, l’histoire se termine bien.
Elle marqua une pause, durant laquelle elle sembla réfléchir à la question.
— Enfin, ajouta-t-elle alors, si l’on ne tient pas compte de la disparition du Dr Pierpont,
d’Agatha Bosworth et de la totalité du bataillon français à qui a été confié le diamant du pharaon.
Cependant, miss Darby, quant à elle, s’en tire plutôt bien.
— Oh ! si vous vouliez bien cesser de proférer des idioties…
— Roxley, arrêtez de grommeler, le mit-elle en garde. Vous allez réveiller toute la maisonnée.
— Je ne grommellerais pas si vous ne confondiez pas ce qui se passe dans vos fichus romans à
l’eau de rose et la réalité.
Elle se leva et se campa face à lui. Harriet, qui était grande, dépassait la majorité des femmes
d’une bonne tête. Vêtue de sa seule robe de chambre immaculée, et coiffée de cette simple tresse, elle
ressemblait à une amazone. Et elle parlait comme une amazone, sur un ton empli de certitude et de
détermination.
— Vous ne pouvez pas nier que je suis quelqu’un de plutôt solide.
— Certes, concéda-t-il bien malgré lui.
Sur ce terrain, Harriet ne déméritait pas face à ses frères, qui avaient d’ailleurs — comme lui en
ce moment précis — souvent eu à déplorer ce trait de caractère.
— Dois-je également vous rappeler que je suis une fine gâchette ?
— Malheureusement, je le sais, répondit-il, tout en se demandant quand elle allait se rendre
compte qu’elle n’avait pas besoin de ses frères pour venger son honneur.
Puis elle asséna son dernier argument, qui portait davantage que tous les coups de pistolet de la
terre.
— Et puis il y a le fait que vous m’avez compromise…
C’était la dernière chose qu’il s’attendait à entendre, mais qu’il se sente pris de court ne
signifiait pas qu’il allait renoncer à se défendre.
— Je ne suis pas le seul coupable dans cette histoire, me semble-t-il.
Puis il fronça les sourcils, comme pour la mettre au défi de protester.
« Suivez-moi, Roxley. Suivez-moi… »
Elle rougit violemment.
— Oh ! comment osez-vous ? Espèce d’arrogant et d’impudent…
Alors qu’elle s’emportait, Roxley ne put s’empêcher de sourire.
Ils s’étaient tous les deux montrés d’une audace sans limites cette nuit-là, mais en toute honnêteté
il était le seul coupable. Il aurait dû se montrer raisonnable. Tout du moins, il aurait dû essayer. Mais
dès l’instant où leurs lèvres s’étaient touchées, dès l’instant où elle avait posé ses mains sur son
visage et où elle l’avait regardé avec cet abandon passionné, il avait su au fond de son cœur, en un
endroit qu’il avait toujours cru perdu, qu’à partir de ce jour elle serait sienne.
Qu’elle serait son aimée. Sa comtesse. Son chaton. Alors, s’il l’avait bien « compromise » cette
nuit-là, ce n’était que pour mieux la posséder jusqu’à la fin de leurs jours.
Mais ensuite il l’avait abandonnée.
Quand il la regarda de nouveau, il s’aperçut qu’elle continuait de débiter sa tirade sans flancher.
— … est-ce parce que Mlle Murray cache un pistolet dans un compartiment secret de sa malle
ou parce que vous m’aimez et que vous avez peur de me perdre ?
Mais évidemment, que je suis terrifié à l’idée de vous perdre…, commença-t-il par se dire,
avant que la fin de sa phrase le glace d’effroi.
— Un… quoi ?
— Un pistolet. Mlle Murray cache un pistolet dans un compartiment secret de sa malle.
Elle le fixa, en le mettant très clairement au défi de lui reprocher à présent de se mêler de ce qui
ne la regardait pas.
Et il n’allait même pas se donner la peine de lui demander comment elle avait découvert le
secret de Mlle Murray.
A quoi bon ? Il s’agissait de Harriet, après tout.
— Elle est plus dangereuse que je ne le pensais, déclara-t-il, plus pour lui-même que pour elle.
Ajouté aux révélations de Hotchkin, cela commençait en effet à faire beaucoup pour une seule et
même personne. Et, si Murray n’avait jamais eu de fille, qui diable était donc cette femme ?
— Elle n’est plus vraiment dangereuse, désormais, révéla Harriet d’une voix qu’il jugea trop
sûre d’elle.
— Harry, vous ne pouvez vous mettre en travers de sa route. Nous ignorons totalement qui elle
peut être, prévint-il.
Pour l’instant, en tout cas, car il entendait bien le découvrir le plus vite possible.
— Mais au moins elle ne tirera sur personne. J’ai retiré le silex de son arme. Elle ne pourra pas
s’en servir.
Elle secoua la tête.
— Vraiment, une fille de parvenu qui se promène avec un pistolet, a-t-on idée ? Et dire qu’elle
n’arrête pas de se vanter de son éducation modèle. Balivernes ! Roxley, voilà ce qui arrive lorsque
l’on se met à fréquenter de vulgaires commerçants et leur progéniture.
— Elle n’est pas une fille de commerçant, rétorqua-t-il.
— Ah ? En fait, j’aurais dû m’en douter. Fille de maquereau, peut-être ?
— Non, Harry, vous vous méprenez. Elle n’est pas Mlle Murray.
Harriet recula d’un pas et le regarda.
— Elle n’est pas Mlle Murray ? Que voulez-vous dire ? Qui d’autre pourrait-elle être ?
— Je ne sais pas.
Roxley prit une grande inspiration avant de se lancer.
— Murray n’a pas de fille. Il n’en a jamais eu.
— Pas de fille ? Mais, s’il n’a pas de fille, alors…
Harriet prit un air stupéfait.
— C’est cela, exactement !
Et il la vit ajouter cette information à toutes celles qu’elle avait déjà collectées sur la fausse
héritière, faisant par là concurrence au pourtant très consciencieux M. Hotchkin.
Puis elle se fendit d’un immense sourire.
— Oh ! mais c’est une excellente nouvelle. Je ne me sens plus du coup coupable d’avoir
découvert puis saboté son pistolet.
Des armes… Quel autre tour sa soi-disant fiancée pouvait-elle bien cacher d’autre dans sa
manche si joliment apprêtée ? Et quel était son rôle dans cette sinistre comédie ?
Il regarda Harriet, et soudain une vision d’horreur l’assaillit. Non, pas Harriet !
Imaginant le pire, il éprouva aussitôt une douleur fulgurante en pleine poitrine.
Et, tandis qu’il s’inquiétait terriblement pour elle, Harriet, quant à elle, s’amusait avec des
pistolets avec innocence ! C’était précisément pour cette raison qu’elle devait rester en dehors de
tout cela.
— Vous voyez à présent pourquoi vous ne pouvez pas m’aider et pourquoi vous allez retourner
à Londres dès le lever du jour. Nous ne savons ni qui elle est ni à quel point elle peut être
dangereuse.
S’il pensait que ces mises en garde pouvaient avoir un quelconque effet sur Harriet, il se
trompait lourdement.
— Retourner à Londres ? s’exclama-t-elle en secouant la tête. Jamais de la vie ! Roxley, je suis
la mieux placée pour vous aider. Je suis sa dame de compagnie. Cela me permet d’être toujours à ses
côtés et de mener l’enquête sur elle.
Elle lui sourit avant de poursuivre.
— Un peu comme dans Un dilemme déchirant pour miss Darby, quand cette dernière doit
découvrir le secret de l’infâme garde de miss Overton.
Roxley maudit le jour où était née la créatrice de cette satanée miss Darby.
— Bon sang, Harry ! s’emporta-t-il, avant de l’attraper par le coude et de l’attirer vers lui.
Le problème, c’était qu’il l’avait attirée non pas vers mais contre lui, de sorte qu’elle avait
posé les mains contre son torse, et que tout son corps était plaqué contre le sien.
Ce qui était exactement ce qu’il voulait éviter. Tout en étant — comble du malheur — ce qu’il
désirait le plus au monde.
— Oui, Roxley ? murmura-t-elle, en levant vers lui ses somptueux yeux verts.
— Pourquoi êtes-vous toujours aussi agaçante ? parvint-il à demander, alors que son corps
reprenait vie dans cette étreinte involontaire et que sa réaction enflammée ne pouvait passer
inaperçue.

* * *

Harriet essaya de reprendre son souffle, de discuter, mais c’était tout bonnement impossible. Les
mots de Roxley, la chaleur de son souffle bruissaient à son oreille, et plantaient des aiguillons de
désir dans son ventre.
Sous la paume de ses mains, elle sentait le cœur de Roxley cogner fort et régulièrement.
Elle finit par trouver le courage de lever la tête. Il était en train de la regarder avec un mélange
de désarroi et, si elle ne se trompait pas, de désir.
Avec ce même désir qui la rongeait depuis de longs mois.
— Agaçante ? reprit-elle à voix basse. C’est ridicule. Je ne suis pas comme cela.
Il ricana d’un air dubitatif, tout en attrapant une mèche de ses cheveux, qu’il entortilla puis laissa
glisser entre ses doigts.
Le moment était intime, risqué. N’était-ce pas ainsi que tout avait commencé à Owle Park, où ils
s’étaient dangereusement retrouvés tout près l’un de l’autre, avant de s’embrasser l’instant d’après ?
Mais cela ne dérangeait pas Harriet, car toutes les barrières qui s’étaient dressées entre eux
venaient de tomber brusquement. Exit Mlle Murray.
Si elle n’était pas une héritière, ni même une fille de commerçant, alors Roxley était libre de lui
appartenir.
Enfin, presque.
Néanmoins, des doutes continuaient d’affleurer sous la surface de son désir. La voulait-il
vraiment ?
Et puis, à son grand désarroi, il répondit sans le vouloir à ses interrogations. Car au lieu de
profiter de cette étincelle, de murmurer des mots d’encouragement et de douces promesses, Roxley la
repoussa avec force.
— Agaçante, je confirme ! répéta-t-il, en lui lançant un regard furieux.
— Agaçante ! rétorqua-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine et en réprimant les frissons de
regret qui menaçaient de la submerger.
Mais, s’il voulait qu’elle se montre vraiment ainsi, il n’avait qu’à demander.
— Moi, je me trouve plutôt efficace, utile et pleine de ressource.
Roxley rit silencieusement.
— Certes, ce sont des qualités que l’on recherche chez un chien de chasse, mais chez une femme
elles sont plus regrettables qu’autre chose car elles la poussent à se mêler de ce qui ne la regarde
pas.
— Comme vous me connaissez bien, Roxley, répliqua-t-elle, narquoise.
Mais c’était la vérité. Il ne la connaissait que trop bien ! songea-t-elle, en comprenant cette
manœuvre qui consistait à mettre une distance froide et horrible entre eux.
Comme un mur entourant un couvent.
Sauf que Harriet n’était pas du genre à se laisser enfermer dans un couvent, et qu’elle escaladait
les murs depuis sa toute petite enfance.
— Harry, je fais tout cela pour vous. Vous devez l’admettre.
Admettre quoi ? Elle était toujours furieuse contre lui, qui l’avait laissée osciller entre l’espoir
et le désespoir pendant de longs mois. Et tout cela pour la congédier sans ménagement ! Oh ! quelle
espèce d’horrible, d’abominable, de…
Puis elle le regarda. Malgré ses manières si souvent altières, son charme irrésistible, en ce
moment précis, le seul mot qui lui venait à l’esprit pour le caractériser était « vulnérable ». Elle ne
lui avait jamais vu un air si défait, comme si le sort du monde entier reposait sur ses épaules.
Mais voyons, Roxley ! Quand allait-il comprendre qu’il s’agissait d’un fardeau qu’ils portaient
tous les deux, et non pas lui seul ?
Tous les deux.
Mais le pire, c’était qu’il était quasiment impossible de rester fâchée contre cet homme quand il
se trouvait dans la même pièce qu’elle. Il lui fendait le cœur, à se tenir là, grimé en bandit de grand
chemin, avec ses vêtements foncés et ses bottes défraîchies.
Alors elle fit de son mieux pour le secouer un peu.
— C’est donc pour mon bien que vous vous êtes fiancé à Mlle Murray ? le provoqua-t-elle.
Roxley, vous avez une curieuse façon de montrer à une dame que vous tenez à elle.
— Harriet, cessez d’être pénible. Et ne vous mêlez plus de cela.
Elle leva les mains.
— Vous pouvez tempêter, et vous lamenter, et ronchonner autant que vous le voulez, je vous
aiderai quand même. Nous savons tous les deux à quel fabuleux résultat vous êtes parvenu en
essayant de régler ce problème tout seul.
Le visage de Roxley s’assombrit.
— Je ne veux pas de votre aide, Harry.
— Entre ce que vous voulez et ce dont vous avez besoin…
— Je peux me débrouiller tout seul.
Ce fut à son tour de ricaner.
Il plissa les yeux, l’air mécontent.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Avez-vous pensé à commencer par demander à vos tantes où se trouvaient les diamants ?
Il se mit à rire.
— Elles sont convaincues que je suis un parfait idiot. Pourquoi mettraient-elles à ma disposition
une fortune en diamants ? Par ailleurs, oui, je l’ai fait, très chère miss Darby, et ma tante Essex a
failli s’étrangler de rire à ma question.
Elle rosit légèrement. Mais n’abandonna pourtant pas son idée.
— Pourquoi ne pas leur dire la vérité ?
Roxley avait recommencé à fouiller les étagères.
— Et pour leur dire quoi ? Qu’un fou pense que mon père a gagné une fortune qui serait restée
cachée durant toutes ces années ?
— Vous savez très bien ce que j’entends par là, insista-t-elle en hochant la tête comme pour
l’encourager. Je parle de vos qualifications pour traiter une affaire comme celle-là. Vous devriez leur
assurer qu’elles peuvent vous faire confiance comme le fait la Couronne.
Retrouvant ses manières londoniennes, il leva le nez, et déclara :
— Mademoiselle Hathaway, je n’ai pas la moindre idée de ce que vous sous-entendez.
— Oh ! Dieu du ciel, Roxley ! Allons-nous jouer à ce petit jeu encore longtemps ? Si vous
voulez vraiment l’entendre, alors je vais vous le dire. Voilà, je sais très bien que vous travaillez
comme agent secret pour le ministère de l’Intérieur. Et que ce — elle agita les mains devant
lui — ridicule personnage que vous interprétez à Londres et devant vos tantes…
— Reconnaissez que cela présente des avantages, l’interrompit-il.
— Ne changez pas de sujet, asséna-t-elle avec fermeté. Vous travaillez pour le renseignement.
Elle avait affirmé cela avec le plus grand naturel, en étant sûre de son fait.
Il traversa la pièce et l’attrapa par le coude pour la forcer à aller s’asseoir.
— Bon sang, Harry ! Etes-vous obligée de vous mêler d’absolument tout ce qui ne vous regarde
pas ? Personne n’est censé le savoir. Et surtout pas vous.
— Pas la peine de vous montrer insultant.
Elle lui adressa un regard noir, avant d’ajouter :
— Je peux vous aider.
— C’est exactement pour cela que je ne voulais pas que vous sachiez. Je savais que vous
insisteriez pour vous immiscer dans mes affaires.
Evidemment… Que répondre à cela ? Elle croisa les bras sur la poitrine et le regarda dans les
yeux.
— Je persiste à penser que vous devriez parler à vos tantes de vos faits d’armes.
— Que dites-vous là ? Et leur fournir le prétexte de se montrer excessivement fières de moi ? Et
puis elles voudraient toujours tout savoir. Je ne serais jamais tranquille.
Il haussa les épaules et retourna vers le bureau de sa tante, pour fouiller un autre tiroir.
— Par ailleurs, je ne fais vraiment pas grand-chose.
Ce fut cette fois au tour de Harriet de s’esclaffer.
— A d’autres !
Il se retourna et lança :
— Vous ignorez tout de mes activités, chaton.
Harriet inclina la tête en souriant.
— Il y a quelques années, vous êtes venu à Kempton pour Noël avec Chaunce. Je vous ai
entendus dire que vous deviez trouver une excuse pour aller au village et remettre des papiers à un
certain lord Mereworth, qui vous attendait à la taverne. Mais vous n’aviez pas vraiment besoin de
trouver une excuse, car maman avait l’habitude que papa s’aventure dans cet endroit peu
recommandable même en pleine réunion familiale.
Roxley resta bouche bée une seconde.
— Vous avez dû mal entendre.
— Cela m’étonnerait. D’ailleurs, une fois votre subterfuge mis au point, Chaunce vous a
conseillé de ne pas vous attarder sous la boule de gui suspendue dans le vestibule, ou sinon je
réclamerais un baiser.
Il blêmit légèrement comme si le souvenir venait tout à coup de lui revenir. Malgré cela, il
réussit à plaisanter.
— Réclamer un baiser. C’est tout vous !
Elle ignora la pique et poursuivit.
— Et après la mise en garde de Chaunce vous avez déclaré que… que…
— Que vous embrasser et embrasser un singe, ce serait la même chose pour moi, termina-t-il à
sa place. Et je le pensais. A l’époque, vous raffoliez du singe de lady Bindon, vous souvenez-vous ?
Elle se leva d’un bond pour venir se planter devant lui.
— Diriez-vous encore cela aujourd’hui ?
— Oui.
Oh ! quel homme insupportable !
— Roxley…
Elle espérait que son ton menaçant lui rappellerait la dernière fois où il l’avait contredite.
— Enfin, un singe très séduisant, reconnut-il. Par ailleurs, il vaut mieux pour moi que je pense à
vous comme à un joli singe trop curieux que comme…
— Comme quoi ?
Il recula.
— Harry, ne faites pas cela.
— Et quoi donc ?
— Ne me tentez pas.
— Mais, Roxley, je le dois.
— Si vous continuez, je vais seulement être tenté de vous tordre le cou.
Elle lui tourna le dos et retourna s’asseoir.
— Cela n’arrangerait rien.
— Cela dépend de quel point de vue on se place.
Harriet décida de modifier son angle d’attaque. Elle avait besoin de le convaincre qu’elle était
indispensable pour sa mission.
Et indispensable pour lui.
— D’après ce que j’ai compris, commença-t-elle, vous devez trouver les diamants.
— S’il y a des diamants à trouver.
— Et élucider le mystère Mlle Murray.
— Qui est armée, je vous le rappelle.
Elle ignora sa remarque.
— Et trouver qui tire les ficelles depuis le début.
Elle s’interrompit pour le regarder.
— Etes-vous certain que quelqu’un se trouve derrière ces revers de fortune que vous accumulez
ces temps-ci ?
Ce qu’elle sous-entendait était clair. Elle aurait pu tout aussi bien lui demander s’il était sûr de
ne pas s’être mis dans cette horrible situation tout seul.
Elle aimait que les choses soient limpides et n’était pas du genre à tourner autour du pot.
Heureusement, Roxley ne s’en offusqua pas.
— Non, impossible que je sois devenu d’un coup si malchanceux, répondit-il.
— Si vous le dites.
— Je le dis, insista-t-il.
Harriet hocha la tête.
— Alors nous devons juste trouver qui a orchestré toute cette sinistre comédie et l’arrêter.
Voilà. Trois étapes simples, et ils pourraient enfin vivre heureux jusqu’à la fin des temps…
Roxley, toutefois, semblait avoir décidé de tout compliquer.
— Harriet, cet optimisme puéril est peut-être de mise dans les romans de votre chère miss
Darby, mais il n’a pas sa place dans mon travail. Vous allez retourner à Londres par la première
voiture du matin.
Ce fut à son tour de se mettre en colère.
— Oh non, hors de question. Je ne partirai pas. Pas après que vous m’avez lâchement
abandonnée l’été dernier.
Elle se précipita vers lui et le poussa sans ménagement.
— Comment osez-vous suggérer une telle chose ?
Il ouvrit la bouche pour protester, avant de la refermer avec sagacité.
Car ce n’était pas une discussion qu’il remporterait.
— Avez-vous jamais songé à me demander ce que je voulais ?
Elle ne le laissa pas répondre. Pas besoin. Ils connaissaient tous les deux la réponse.
Non.
— Avez-vous pensé à venir à Kempton me faire une proposition qui me laisserait libre de
choisir mon avenir ?
— Harry, je ne pouvais pas vous laisser prendre le risque…
— Quel risque ? Celui de vous dire oui, ou de vous éconduire ?
Leurs deux versions se défendaient, mais c’était une vision d’horreur qui l’avait gardé éloigné
d’elle, et de Kempton.
Mais cela n’avait pas suffi. Elle était venue à Londres. Elle avait suivi son cœur à elle, et son
cœur à lui. Et désormais elle était mêlée à tout cela…
Soudain, la funeste vision revint.
Harriet immobile et pâle. Ses magnifiques yeux émeraude privés de toute lueur. Comme un
printemps surpris par un épisode de gel tardif.
C’était un prix qu’il n’était pas prêt à payer. Le tribut était bien trop lourd.
Il la prit par les épaules et la secoua un peu.
— Bon sang, Harry ! Je ne veux pas que vous finissiez morte au bord d’une route comme mes
parents.
Et voilà. C’était dit. Il avait avoué la véritable raison de sa réticence. Il avait mis des mots sur
sa peur la plus profonde et la plus sincère.
Elle écarquilla les yeux, comme si, dans son expression désespérée, elle voyait la souffrance
qui se propageait dans sa poitrine. Comme si elle voyait sa douleur trop longtemps contenue, son
chagrin, sa quête effrénée pour la garder en dehors de tout cela, sa désolation. Elle se rapprocha,
jusqu’à se tenir juste en face de lui.
C’était sa place, après tout.
Elle avait tout à fait raison. Mais, oh non, il ne pouvait pas l’aider si cela signifiait qu’il devait
la perdre.
Non, impossible.
Et puis elle fit ce qu’elle savait faire de mieux, en plus de le vexer. Balayer sa raison, ses
craintes, ses hésitations. Elle prit son visage entre ses mains et le guida vers elle.
Non, c’était impossible, il ne pouvait résister.
Et autant qu’il n’essaie pas.
* * *

Toutes les contrariétés de Roxley s’évanouirent lorsque Harriet se pressa contre lui.
Il ne savait pas ce qui était pire. Reconnaître qu’il la désirait ardemment ou se rendre compte
qu’il n’y avait jamais de lit à proximité quand il la tenait dans ses bras.
Mais, jusqu’ici, ils s’en étaient très bien passés.
Elle saisit les revers de sa veste et elle l’attira plus près d’elle pour le provoquer avec son
baiser et avec sa langue qui l’incitait à s’ouvrir à elle.
Petite entêtée ! Elle était bien décidée à le rendre fou.
Roxley saisit à pleines mains ses belles fesses bien rondes, et plaqua son bassin contre le sien.
Il était déjà prêt.
Et elle aussi, apparemment.
Bon sang, elle ne portait rien sous sa chemise de nuit.
Rien du tout.
Ce qui lui convenait parfaitement.
Il la porta jusqu’au bureau de sa tante, sans cesser de l’embrasser. Leurs bouches ne formaient
plus qu’une, elles s’exploraient et se goûtaient avec frénésie.
Une fois qu’il l’eut déposée sur le bureau, il souleva sa chemise de nuit, jusqu’à ce qu’elle soit
nue devant lui.
C’était folie ! Pure folie !
Et Harriet, aussi insensée que lui, semblait savoir précisément ce qu’il projetait.
Sans trembler, elle ouvrit son pantalon et libéra son sexe, qu’elle caressa en souriant.
C’était trop tard, il ne pouvait plus s’arrêter. Il la voulait. Il voulait être en elle. Pour libérer
cette folie furieuse.
Alors il attrapa une des jambes de Harriet, la passa autour de sa taille, et, sans aucune
cérémonie, la pénétra.
Avec force et empressement.
Elle était déjà humide et prête à le recevoir. Elle haleta quand il l’emplit, et poussa un
gémissement où se mélangeaient le désir, la frustration et l’envie.
Il s’enfonça en elle, encore et encore, en faisant taire ses cris avec un baiser profond qui
accompagnait ses coups de reins, se laissant glisser dans une espèce de transe passionnée qui allait le
mener sur le chemin de la libération.

* * *

Dès l’instant où les lèvres de Roxley touchèrent les siennes, Harriet sut qu’elle avait déchaîné
un démon. Elle sentit se déverser sur elle toutes ses frustrations et ses peurs, mêlées à une ardeur
insatiable.
Ce n’était pas juste un baiser, c’était un besoin.
Et, cela, Harriet le comprenait fort bien.
Cela faisait des mois qu’elle attendait de se retrouver dans ses bras, et, dès l’instant où leurs
corps s’étaient effleurés, puis touchés, dès l’instant où leurs bassins s’étaient soudés, elle n’avait
plus eu qu’une seule obsession.
Celle de le sentir en elle.
Pas besoin de douces caresses, de baisers mutins. Harriet voulait être unie à cet homme.
Elle le voulait si fort qu’elle se moquait bien qu’il la prenne contre le mur ou la trousse comme
une vulgaire femme de chambre.
Elle désirait Roxley en elle.
Et il la voulait.
C’était tout ce qui comptait.
Ainsi, elle pourrait assouvir ce feu qui l’habitait depuis de longs mois, et apaiser ses craintes.
Il m’aime. Il ne m’aime pas.
Tout ce qu’elle souhaitait, à travers cet étourdissant moment de folie, c’était être aimée.
Furieusement aimée.
Et, quand il la souleva en l’attrapant par les fesses pour aller la déposer sur le bureau de sa
tante, elle eut envie de pousser un cri de triomphe.
Son corps était déjà tendu, prêt à l’accueillir, moite de désir.
Aimez-moi, Roxley. Libérez cette folie.
Il souleva sa jambe et, avant qu’elle ne puisse reprendre son souffle, il répondit à sa prière
silencieuse.
Il la pénétra vivement, avec force, et ce fut aussi surprenant qu’excitant.
Elle commença à crier, mais il la fit taire en l’embrassant.
Elle fut incapable de se souvenir de ce qu’elle allait dire — « Roxley ! Oh ! Dieu ! Oh ! Oui !
Oui ! » probablement — car elle se trouvait déjà au bord du précipice, et, sans lui laisser le temps de
souffler, Roxley allait et venait en elle, la propulsant à toute allure vers le ciel.
A chaque coup de reins, à chaque mouvement de son membre viril, il l’envoyait un peu plus
haut.
Et ce fut un chemin qu’elle emprunta bien volontiers, s’agrippant à ses épaules pour ne pas
vaciller à chaque fois qu’il la pénétrait.
Puis ses mouvements commencèrent à s’accélérer. Plus brefs. Plus forts. Elle entendit Roxley
pousser de sourds gémissements. Lui aussi avait pris le chemin des étoiles.
Et il l’avait prise tant et si bien que, l’espace d’un instant, elle crut qu’il allait atteindre l’extase
sans elle. Mais il donna un dernier coup de bassin, puissant, qui la laissa pantelante, et la précipita
avec lui dans les délices et l’oubli.

* * *

Au bout de quelques minutes, Roxley ouvrit les yeux et observa le désordre qu’il avait créé. Les
cheveux de Harriet retombaient follement sur ses épaules. Sa chemise de nuit était à moitié relevée,
et elle haletait, la tête rejetée en arrière.
— Oh, mon Dieu, Harriet ! murmura-t-il. Qu’ai-je fait de vous ? Je ne suis qu’un sombre crétin.
Il voulut se retirer, mais elle l’agrippa pour l’en empêcher.
Elle l’observa de son regard mi-clos, avant de faire la moue.
— Roxley, déclara-t-elle, si vous commencez à vous excuser pour votre attitude grossière, je
jure que je vais aller remettre le silex dans le pistolet de Mlle Murray.
Et que je vais m’en servir moi-même.
— Alors, voulez-vous bien nous accorder cette faveur à tous les deux, et être autre chose qu’un
sombre crétin ? le taquina-t-elle, en lui mordillant l’oreille et en lui murmurant ce qu’elle aimerait
qu’il lui fasse pour la compromettre de nouveau.
Ici et maintenant, sur le bureau de sa tante.
Chapitre 10

« Ce n’était pas pour votre cœur que je m’inquiétais. »


MISS DARBY au lieutenant ThrockmortenDans Miss Darby et la fausse épouse

* * *

M. Hotchkin arriva tard dans le parc situé derrière la maison de lady Eleanor. Il murmura un
demi-juron (le seul qu’il pouvait se permettre sans avoir trop mauvaise conscience) et se rendit
compte que, par sa faute, lord Roxley se trouvait peut-être dans une situation difficile.
Mais, à sa décharge, il était sur la trace de Moss, l’un des joueurs de Calais, et il était si
absorbé par ses recherches qu’il avait perdu toute notion du temps.
Il s’installa dans un endroit sombre et observa la maison, tout en s’interrogeant sur la façon dont
il devait agir.
Lord Roxley lui avait promis de le retrouver ici même juste après minuit. Il était maintenant
minuit et demi passé et il n’y avait aucune trace du comte.
C’était la première fois qu’il était envoyé sur le terrain, et, puisque c’était M. Hathaway qui
l’avait recommandé pour cette mission, il ne voulait surtout pas décevoir son mentor.
Le mieux qu’il avait à faire, c’était d’attendre quelques minutes pour voir si le comte finissait
par se montrer.
M. Hathaway l’avait prévenu que, n’ayant pas été formé au ministère, Roxley pouvait parfois se
montrer imprévisible.
L’imprévisibilité. Quelle déplaisante notion, songea Hotchkin.
Il prit une grande inspiration et recommença une énième fois ce qu’il avait fait depuis qu’il avait
commencé à consulter les dossiers poussiéreux relatifs à l’affaire du collier de la reine : dresser la
liste des éléments vérifiables.
Les diamants faisaient partie d’un collier que le cardinal de Rohan était censé offrir à Marie-
Antoinette.
L’intermédiaire, Mme de la Motte, au lieu de remettre le bijou à la reine, avait brisé le collier et
donné les diamants à son mari, un comte autoproclamé, pour qu’il aille les vendre à Londres.
Il s’arrêta là car, ensuite, tout n’était que conjectures et rumeurs.
Hotchkin frémit.
Il détestait les suppositions et, de loin, leur préférait les faits.
Et certains prétendaient même que les pierres elles-mêmes étaient maudites.
Maudites. Ce mot résonna plusieurs fois dans sa tête, et sans raison objective il se tapit
davantage dans l’ombre pour observer le parc et les jardins qui l’entouraient.
Il n’y avait pas le moindre mouvement dans le petit jardin qui se trouvait derrière la maison de
lady Eleanor, ni dans le parc situé derrière toutes les maisons de Brock Street.
Et pourtant… Hotchkin s’immobilisa. Quelqu’un se tenait tout près de lui. Il le sentait.
Pendant qu’il se reprochait son manque de rationalité (depuis quand un agent sentait-il les
choses ?), il perçut un mouvement à la limite de son champ de vision.
Il y avait quelqu’un. Quelqu’un qui, tout comme lui, surveillait la maison de lady Eleanor.
Il s’agit de lord Roxley, songea-t-il.
Et il était sur le point de sortir de sa cachette et de se manifester quand un des enseignements de
M. Hathaway lui revint en mémoire.
« Réfléchissez toujours avant d’agir, Hotchkin, répétait souvent son mentor. Et, avant de vous
lancer, réfléchissez encore une dernière fois. »
Alors Hotchkin regarda mieux, et se rendit presque aussitôt compte que la silhouette drapée dans
une cape n’était pas aussi grande que celle du comte.
Hotchkin glissa lentement et en silence la main dans la poche de sa veste et, le cœur battant, en
sortit son pistolet.
Car, dans tous les rapports qu’il avait lus, il y avait une ligne qui le hantait jusque dans son
sommeil ces derniers temps.
« Quelqu’un veut ces diamants plus que les Français. Et il est clair et évident que cette personne
est prête à tuer pour cela. »
Se remémorant ces phrases, il était en train de s’exhorter à la plus grande prudence lorsqu’un
coup s’abattit sur lui.

* * *

Un énorme bruit sourd sépara Harriet et Roxley.


Pendant une seconde, ils restèrent à moitié abasourdis, pas encore tout à fait remis de leur
étreinte frénétique.
Un nouveau bruit, suivi d’un cri, acheva de les éloigner l’un de l’autre.
Le reste du monde — et ses dangers inhérents — s’était brusquement rappelé à eux.
Harriet ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais Roxley lui plaqua la main dessus et
secoua la tête pour la dissuader d’émettre le moindre son.
Il pencha la tête et tendit l’oreille. Il entendit les cris de sa tante, à l’étage, puis des bruits de pas
dans l’escalier. Mais e furent d’autres pas, plus lourds, qui retinrent toute son attention.
Quelqu’un essayait de s’introduire dans la maison.
Ou y était déjà parvenu.
Roxley se tourna, en pestant, et réajusta ses vêtements à la hâte. Puis il se plaça devant Harriet
pour la protéger.
Il continua de tendre l’oreille pendant quelques secondes, avant de se tourner vers la jeune
femme.
— Restez ici. Fermez la porte derrière moi et ne laissez entrer personne.
— Certainement pas, rétorqua-t-elle, en le suivant pendant qu’il ouvrait la porte.
Mais il n’eut pas le temps de discuter car d’autres bruits sourds et des clameurs se firent
entendre.
— Bon sang, jura Roxley en sortant précipitamment dans le couloir.
Partout dans la maison retentissaient des cavalcades et le vacarme de portes qui s’ouvraient.
Se dirigeant vers l’escalier qui menait au sous-sol de la maison, il croisa Thortle qui remontait
de sa chambre, une bougie dans une main et un tisonnier dans l’autre.
— Monsieur le comte ! s’exclama-t-il, surpris.
— Roxley ! Grands dieux ! Qu’est-ce que cela signifie ? cria sa tante Eleanor depuis le haut des
escaliers.
— Madame, déclara Thortle. Ne bougez pas ! Il y a des cambrioleurs dans la maison.
L’intrépide lady descendit tout de même les escaliers.
— Le seul voleur que je vois, c’est mon neveu. Roxley ! Je vous demande une nouvelle fois ce
que tout cela signifie.
Lorsque l’escalier craqua, tous tournèrent la tête, et virent Harriet.
— Et Mlle Hathaway, maintenant ! Comment avez-vous fait pour être en bas avant nous tous ?
Posséderiez-vous vous aussi des dons surnaturels ? s’écria-t-elle, en fronçant les sourcils et en
adressant un regard inquisiteur à son neveu et à Harriet.
Harriet s’effaça légèrement et s’efforça de se faire aussi petite que possible, ce qui, étant donné
sa taille, était difficile.
— Tante Eleanor, remontez, je vous prie, et emmenez Harriet avec vous, ordonna Roxley, qui se
dirigeait déjà vers la salle du petit déjeuner, d’où s’élevait toujours un certain tapage.
— Je vous rappelle que je suis une Marshom, répliqua-t-elle avec vigueur en le suivant, alors
que Harriet lui emboîtait également le pas.
— Comment pourrais-je l’oublier ? marmonna Roxley alors qu’il arrivait devant la porte de la
pièce.
Sa tante le rejoignit juste à ce moment-là.
— Et que faites-vous, au juste ?
— Je mène l’enquête, répondit-il. Et maintenant, s’il vous plaît, reculez.
— Pour que vous vous fassiez tuer dans ma maison ? Certainement pas, rétorqua-t-elle. Essex ne
me pardonnerait jamais que vous soyez assassiné et que nous nous retrouvions à la merci du cousin
Neville.
Roxley se retourna un instant. Devait-il rappeler à sa tante que le cousin Neville était mort
depuis plus de dix ans et qu’avec lui, Tiberius Marshom, disparaîtrait le titre familial ?
Sans doute que non.
Mais il était trop tard, il ne pouvait plus la forcer à remonter dans sa chambre, car il avait
ouvert la porte.
Devant eux, au sol, gisait un homme.
— Qui êtes-vous ? demanda Roxley, en pointant son pistolet sur lui.
Sa tante repoussa vivement son bras, et le coup partit, envoyant une balle perdue dans le mur.
L’air paniqué, elle se précipita en avant.
— Mon Dieu, Roxley ! Qu’avez-vous fait ? Vous avez tué mon cher lord Galton.

* * *

— Ce n’est rien, ma chère Eleanor. Rien du tout, assura lord Galton pour la vingtième fois, alors
que la lady s’inquiétait de la bosse qu’il avait à l’arrière de la tête. Je suis certain d’avoir chassé ces
malappris en leur infligeant de bien plus graves blessures.
Roxley leva les yeux au plafond en priant le ciel de bien vouloir lui accorder un peu de
patience.
— S’il vous plaît, lord Galton, répétez-nous ce que vous faisiez en pleine nuit chez ma tante.
— On pourrait vous poser la même question, fit remarquer sa tante, avant d’adresser un regard
réprobateur à Harriet.
Heureusement, Roxley avait une réponse toute prête.
— Je rentrais d’un rendez-vous tardif…
Sa tante écarquilla les yeux d’un air horrifié.
— Oh ! Dieu du ciel, Roxley, ne me dites pas que vous avez rejoint ces affreux et bruyants
méthodistes qui se réunissent un peu plus haut dans la rue.
— Non, ce n’était pas du tout ce genre de rendez-vous, la rassura-t-il. Comme je disais, j’étais
en train de passer dans la rue quand j’ai remarqué qu’il y avait de la lumière dans votre bureau.
— C’était moi, j’en ai bien peur, madame, intervint Harriet. Je… Je… Je n’arrivais pas à
dormir, alors je suis descendue à la bibliothèque.
— Oui, et quand j’ai voulu regarder par la fenêtre j’ai fait une peur bleue à Mlle Hathaway…
— Je me suis alors rendu compte qu’il s’agissait de lord Roxley, et je l’ai fait entrer…
Lady Eleanor les regarda tour à tour.
— Oui, bien sûr, c’est sans doute ainsi que les choses se sont passées, répondit-elle sèchement.
Cependant, rien de tout cela n’explique pourquoi quelqu’un a cherché à s’introduire chez moi.
Et, de nouveau, elle regarda Roxley d’un air sévère.
— A cause de votre réputation de femme de qualité ? proposa-t-il.
Mais la tante Eleanor n’était pas une Marshom pour rien.
— Foutaises ! balaya-t-elle en accompagnant ses paroles d’un grand geste de la main. Je pense
plutôt que vous avez manigancé tout cela pour vous faire inviter chez moi. Et je ne parle pas du trou
que vous avez fait dans le mur. Toute la pièce est bonne à être retapissée, et c’est une dépense que je
ne puis absolument pas me permettre.
Bien entendu, toutes les excuses pour redécorer la maison étaient bonnes, songea Roxley. Même
dans la confusion la plus totale, sa tante n’oubliait pas d’essayer de tirer profit de la situation.
— Ma tante, ce n’est pas vraiment pour tirer un coup de feu dans votre salle de petit déjeuner
que je suis venu ce soir.
— Alors pourquoi êtes-vous ici, Roxley ? demanda-t-elle, les yeux fixés sur Harriet.
Et la pauvre Harriet, qui n’en menait pas large, battit en retraite dans le couloir.
— Ne soyez pas trop dure avec votre neveu, mon amie, intervint lord Galton. Il ne ment pas. Il y
avait quelqu’un dans cette maison. Et j’ai eu de la chance que votre neveu soit là. Je venais d’arriver
quand je les ai vus. Deux hommes qui pénétraient dans cette pièce.
Roxley avança pour mieux voir lord Galton.
— Vous veniez d’arriver ? N’est-ce pas un peu tard pour une visite de courtoisie, monsieur ?
Ce fut à son tour de regarder sévèrement sa tante, qui eut au moins la décence de rougir, puis de
se tourner pour examiner le trou dans le mur.
Avant qu’elle n’ait le temps de prendre la parole afin de réclamer une somme exorbitante pour
réparer les dégâts, une silhouette chancelante apparut devant la porte qui donnait sur le jardin.
Roxley brandit son pistolet, qu’il n’avait pas rechargé, puis demanda d’une voix redoutable :
— Qui va là ?
Thortle approcha sa bougie, qui éclaira faiblement M. Hotchkin, titubant et couvert de sang. Il
tenait d’une main molle un pistolet dont il aurait été bien incapable de se servir, vu son état.
Roxley se précipita au secours du jeune homme, suivi de près par Harriet.
— Oh ! monsieur Hotchkin ! s’exclama-t-elle, en aidant Roxley à conduire l’homme jusqu’à une
chaise. Que vous est-il arrivé ?
— J’étais dans le parc, et il semblerait que je n’étais pas le seul…
Lord Galton renifla dédaigneusement quand tous les regards se tournèrent vers lui.
Mais, malgré l’air outré de lord Galton, pour Roxley, il y avait de fortes chances que ce soit
bien le soupirant de sa tante qui ait manigancé tout cela.
M. Hotchkin continua :
— Je ne sais pas de qui il s’agissait, mais cette personne avait un complice. Quelqu’un est
arrivé dans mon dos et m’a donné un coup sur la tête.
— Ceux qui s’en sont pris à vous étaient donc au moins deux ? en conclut la tante Eleanor, l’air
atterré.
Le jeune homme hocha la tête.
— Dans ce cas, vous pouvez retirer Galton de la liste de vos suspects, affirma-t-elle. Il vient
toujours seul.
Roxley jugea inutile et plus sage de ne pas faire remarquer que cela ne jouait pas forcément en
sa faveur. A la place, il préféra se tourner vers Hotchkin.
— Où vous trouviez-vous ?
— Près de la colonnade, dans le jardin.
Roxley et Galton échangèrent un regard, et le comte devina qu’ils pensaient tous les deux la
même chose, c’est-à-dire que celui qui avait assommé Hotchkin venait de l’intérieur de la maison.
Car son agresseur n’aurait pu se glisser subrepticement derrière lui en venant d’une autre direction.
Et cet individu devait être capable de se déplacer sans bruit, d’agir efficacement et de tuer s’il
le fallait.
Roxley leva les yeux au plafond. Où pouvait bien se trouver sa fausse fiancée en ce moment
même ? ne put-il s’empêcher de se demander. Puis il regarda Harriet.
Elle répondit à voix basse à la question qu’il se posait.
— Dans son lit.
C’était donc pour cela qu’elle s’était brièvement éclipsée quelques minutes plus tôt. Pour aller
vérifier où se trouvait Mlle Murray.
— Je crains d’avoir échoué, monsieur le comte, déplora Hotchkin, dont la honte et la tristesse
étaient manifestes.
— Mais non, mais non, le rassura Roxley. Vous les avez sans doute ralentis et gênés dans leurs
projets, monsieur Hotchkin. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est votre tête. Il faudrait la montrer à un
chirurgien. Vous allez avoir besoin de quelques points de suture.
— Je peux m’en charger, déclara Harriet.
— Oh ! non, mademoiselle Hathaway, s’exclama M. Hotchkin. Ce n’est pas à vous de faire cela.
— J’ai recousu tous mes frères au moins une fois. Je ne pense pas que vous ayez la tête
beaucoup plus dure qu’eux.
Lady Eleanor émit un petit bruit, mais nul n’aurait su dire si elle entendait par là témoigner de
son approbation ou bien du contraire. Et elle ne fit rien pour lever le mystère, car elle garda les yeux
baissés sur la boue qui jonchait désormais le sol de sa salle de petit déjeuner, les lèvres pincées et le
visage inexpressif.
Roxley serait sans doute bon pour ajouter un nouveau tapis à la liste des dépenses causées par
cette désastreuse soirée.
Pendant ce temps, Harriet se tourna vers Thortle.
— Y a-t-il de l’eau chaude à la cuisine ?
— Toujours, mademoiselle.
— Allez chercher une grande bassine et un linge propre. Ensuite, j’aurai besoin d’une bonne
aiguille et d’un fil de soie.
Elle s’interrompit pour regarder son patient, qui chancelait de nouveau sur sa chaise.
— Et d’une bouteille d’alcool. Fort, si possible.
— La bouteille de whisky, Thortle, précisa lord Galton. Celle que madame garde en haut de ses
étagères dans la bibliothèque.
Lady Eleanor observait la scène d’un air méfiant. Craignait-elle que des taches de sang ne
viennent souiller à nouveau le sol de la pièce, ou bien réprouvait-elle l’usage médical qui allait être
fait de son meilleur whisky ? Une fois encore, le mystère planait. En tout cas, pour elle, il semblait
clair que la faute incombait à son neveu.
— C’est vous qui avez apporté toute cette folie de Londres, Roxley, le réprimanda-t-elle. Je
vous tiens pour entièrement responsable.
— Ne soyez pas ridicule, tante Eleanor, répondit-il. J’ai donné mes instructions précises à
Mingo au sujet de mes bagages. Et je vous promets que des cambrioleurs ne figuraient pas sur la liste.
Ils prennent bien trop de place, ajouta-t-il en souriant.

* * *

— Je n’arrive pas à croire que je n’ai rien entendu de ce qui s’est passé cette nuit, déclara
Mlle Murray en terminant son petit déjeuner le lendemain matin.
— Oui, votre absence fut regrettable, fit remarquer lady Eleanor, quittant un instant des yeux la
lettre qu’elle était en train de lire pour adresser un regard appuyé à Harriet, qui préféra ne pas
chercher à l’interpréter.
Alors que lady Essex était si facile à comprendre — ses spectaculaires changements d’humeur
se lisaient sur son visage comme sur un baromètre —, sa sœur jumelle, lady Eleanor, n’était que
mystère.
C’était en tout cas ce que pensait Harriet.
— Mademoiselle Hathaway, est-il vrai que vous avez recousu l’ami de lord Roxley ? demanda
Mlle Murray.
Harriet essaya de suivre l’exemple de lady Eleanor en gardant un visage aussi inexpressif que
possible, alors que, d’instinct, elle avait envie de plaquer cette usurpatrice au sol et de la frapper
avec le plateau en argent jusqu’à ce qu’elle se mette à parler.
Enfin, elle exagérait peut-être, mais en tout cas elle regrettait d’avoir fait cette promesse à
Roxley.
Il la lui avait arrachée la veille au soir, après qu’elle eut fini de suturer la plaie située à
l’arrière de la tête de M. Hotchkin.
— Harry, vous ne devez rien faire qui soit susceptible de mettre votre vie en péril, avait-il
recommandé. N’approchez pas Mlle Murray avant que je n’aie trouvé qui elle est vraiment.
Promettez-le-moi.
Puis ce maudit homme s’était penché vers elle pour lui voler un baiser. Il avait lentement et
langoureusement effleuré ses lèvres, avant de lui adresser un regard brûlant empli des réminiscences
de ce qui s’était passé entre eux.
Et annonciateur des délices qui les attendaient.
Alors, comme une idiote, elle avait acquiescé.
Quand il l’embrassait ainsi, elle était incapable de réfléchir correctement.
Pourtant, Harriet était certaine que l’usage du plateau en argent leur ferait gagner un temps
précieux.
Puis, comme si elle sentait le danger imminent qui la guettait, Mlle Murray se leva tout à coup
de table.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Regardez l’heure. Le temps file à toute vitesse. Et j’ai
promis à Mme Plumley de passer la voir le plus tôt possible ce matin afin que nous puissions
vraiment parler, toutes les deux.
Harriet se leva, comme devait le faire une bonne dame de compagnie, mais Mlle Murray secoua
la tête et lui fit signe de se rasseoir.
— Oh ! Harriet, mais vous venez à peine de commencer votre petit déjeuner. Je ne vais pas vous
demander de m’accompagner pour cette visite qui risque de vous ennuyer, et de si bonne heure de
surcroît. Je peux très bien me débrouiller toute seule.
— J’en suis sûre, mais vous ne devriez pas y aller seule, répondit Harriet, qui ne voulait pas
perdre la dangereuse fiancée de vue un seul instant. Que dirait Mme Plumley ?
— C’est tout à fait juste, mademoiselle Hathaway, renchérit lady Eleanor. Mais Mlle Murray a
raison, elle aussi : vous devez terminer votre petit déjeuner. Vous avez besoin de reprendre des
forces après la nuit que vous avez passée. Sinon, vous allez vous évanouir avant l’heure du thé.
Harriet allait faire remarquer qu’elle ne s’était jamais évanouie de sa vie, mais lady Eleanor
poursuivit.
— Vous pouvez prendre Nan avec vous, mademoiselle Murray. C’est une petite idiote qui ne
possède pas une once de cervelle, mais elle connaît parfaitement Bath.
— Dans ce cas, elle sera parfaite, approuva Mlle Murray en souriant gracieusement, avant de
quitter la pièce avec élégance et maintien.
— Oui, parfaite, murmura pour elle-même lady Eleanor dès que Mlle Murray eut disparu dans le
couloir.
Harriet voulut la suivre, mais elle fut arrêtée dans son élan par un ordre, prononcé à voix basse :
— Restez assise, mademoiselle Hathaway.
— Mais je…
— Restez assise et terminez votre petit déjeuner.
Harriet obéit à contrecœur. Même si elle peinait à se contenir, elle ne pouvait expliquer à lady
Eleanor que c’était pure folie de laisser Mlle Murray quitter la maison sans surveillance.
Elle se dépêcha de terminer ses toasts et son bacon, ainsi que la délicieuse compote que lady
Eleanor lui avait fait servir, tout en écoutant les voix et les bruits de pas qui indiquaient que
Mlle Murray, accompagnée de Nan, était en train de partir.
Ou, plutôt, de s’échapper.
Quand la porte d’entrée se referma dans un bruit sec, Harriet laissa échapper un soupir
contrarié.
— Nul besoin de vous inquiéter, mademoiselle Hathaway, déclara lady Eleanor en posant
calmement la lettre qu’elle était en train de lire. Nan paraît peut-être d’une bêtise sans limites, mais
comme commère elle est imbattable. Une fois rentrée, elle répétera tout ce que Mlle Murray a fait, vu
et dit.
Harriet la regarda bouche bée.
— Vraiment, pensez-vous que je croie un seul mot sortant de la bouche de cette fille ? Une riche
héritière, mon œil ! Elle a peut-être fréquenté l’établissement de Mme Plumley, mais c’est chez
Mlle Emery que vont les filles de bonne famille. Chez Mme Plumley, on trouve surtout des bâtardes,
c’est bien connu.
Harriet ouvrit encore plus grand la bouche.
Lady Eleanor leva les yeux au ciel comme si tant de naïveté l’affligeait, et continua de trier
tranquillement son courrier.
— Roxley est-il au courant ?
— Au courant de quoi, madame ?
— Que sa Mlle Murray est probablement l’enfant illégitime d’un dépravé.
Harriet prit une grande inspiration et choisit soigneusement ses mots.
— Il s’interroge à son sujet, en tout cas.
— Eh bien, vous m’en voyez soulagée, répondit-elle. Je commençais à penser qu’il était aussi
inutile que la plupart des hommes.
— Comment l’avez-vous su ? s’enquit Harriet, succombant à sa curiosité naturelle.
Lady Eleanor sourit.
— Il est évident qu’elle n’est pas de haute naissance, ni même de sang anglais. Tout paraît trop
forcé chez elle. Si je devais émettre une hypothèse, je dirais qu’elle est française. Ou à demi
française, ce qui n’est pas mieux.
Se calant dans son siège, Harriet hocha la tête.
— C’est cela, elle doit être française !
— Oui, cela tient debout, n’est-ce pas ?
Puis lady Eleanor adressa à Harriet l’un de ces regards sévères dont elle avait le secret, comme
pour lui faire comprendre qu’elle attendait à son tour des révélations.
Mais, d’abord, Harriet avait une autre question.
— Lady Eleanor, puis-je vous demander quelque chose ?
La lady acquiesça.
— Qu’y a-t-il dans la boîte ? se lança Harriet.
Elle avait en effet passé le reste de la nuit à réfléchir à l’endroit où pouvaient se trouver les
diamants. Et aussi à repenser à Roxley.
Et, à vrai dire, elle s’était beaucoup inquiétée.
Car pas une seule fois Roxley n’avait dit qu’il l’aimait. Ni qu’il allait l’épouser. Ni qu’il voulait
officialiser leur liaison.
Oh ! mon Dieu, s’était-elle fourvoyée, et avait-elle, de nouveau, tout fait de travers ?
Qu’est-ce que son frère George lui avait dit un jour à propos du comte ? Ah oui, qu’il n’était pas
comme eux.
« Il est de la plus haute noblesse, avait-il expliqué. Tandis que nous, nous ne sommes… que
nous. »
Harriet y avait longuement songé. Elle n’était rien par rapport à lui, et il pouvait choisir qui il
voulait, ce qui était l’avantage quand on était de si haute naissance.
Il n’a pas besoin de t’aimer, avait murmuré l’horrible voix du doute.
Mais il m’aime quand même ! avait-elle envie de crier, alors qu’elle se délectait des souvenirs
de leur étreinte.
« C’est vous que je veux, et vous seule », avait-il murmuré en la pénétrant.
En la prenant. En la possédant. Cela avait été fort, étonnant, et merveilleux.
Si merveilleux qu’elle en avait encore le souffle coupé.
— Dans quelle boîte ? demanda lady Eleanor, tirant du même coup Harriet de sa rêverie.
Elle rougit légèrement sous le regard perçant de la lady et revint vite à la conversation en cours,
de peur de découvrir que lady Eleanor possédait le don de Mme Sibylle et était capable de lire dans
les pensées.
— La boîte que votre sœur vous a fait parvenir.
Lady Eleanor leva les sourcils, comme le faisait souvent lady Essex quand elle était à la fois
amusée et déçue.
— Vous n’avez pas regardé ?
Harriet secoua la tête. Elle ne se le serait jamais permis. Elle avait été chargée par lady Essex,
qui lui faisait confiance, d’amener la boîte à Bath, et c’était ce qu’elle avait fait.
Mais cela ne signifiait pas qu’elle n’était pas dévorée par la curiosité.
Lady Eleanor reposa sa tasse de thé et s’essuya la bouche avant de répondre.
— Pas les diamants, si c’est votre question.
— Vous savez ?
— Bien sûr, que je sais, répondit-elle en levant les yeux au ciel, comme si elle n’avait jamais
entendu de question aussi stupide. Fichus cailloux, ces diamants. Aussi maudits que Kempton.
— C’est fini, cela, précisa Harriet.
— Qu’est-ce qui est fini ?
— La malédiction qui pesait sur Kempton. Il y a eu deux mariages récemment. Mlle Timmons a
épousé le duc de Preston…
Lady Eleanor fit une moue dubitative, comme la plupart des gens, car Preston avait une terrible
réputation de libertin impénitent.
— Et Mlle Dale a épousé lord Henry Seldon.
— Un Seldon et une Dale ? Mariés ? Je suis surprise que la Tour de Londres ne se soit pas
encore effondrée.
Après une courte pause et un grand geste des deux mains, lady Eleanor poursuivit.
— Cependant, si aucun des jeunes mariés ne s’est retrouvé avec un tisonnier planté dans la
poitrine, j’imagine que tout est possible.
— Et la boîte ? insista Harriet.
— Ah, oui, répondit-elle avant de se lever.
Harriet l’imita, mais lady Eleanor lui fit signe de l’attendre. Elle quitta la pièce, et revint au
bout de quelques minutes, la boîte à la main. Cette fois, elle s’assit à côté de Harriet, qui put voir le
regard embué de la lady.
Elle avait perdu ses airs altiers de fille de comte.
Et pendant un instant Harriet regretta presque d’avoir demandé une chose si personnelle, car, de
toute évidence, ce n’était pas facile pour la vieille femme.
Les doigts tremblants, lady Eleanor dénoua la ficelle qui fermait la boîte. Alors qu’elle allait
soulever le couvercle, elle s’interrompit pour essuyer une larme.
Harriet posa sa main sur celle de lady Eleanor.
— Si vous ne voulez pas…
— Si, je crois que c’est mieux.
Elle retira le couvercle et, lentement, en sortit un petit étui en cuir qui, une fois qu’elle l’eut
ouvert avec précaution, révéla une miniature.
— Mais c’est Roxley, s’exclama Harriet en examinant ce visage familier.
Lady Eleanor secoua la tête.
— Oui, mais ce n’est pas Tiberius. Il s’agit de son père, le sixième comte. Ce cher, ce très cher
Tristan.
Elle passa son doigt sur le cadre ovale en nacre. Puis elle détourna le regard.
— Ils se ressemblent tant, souffla Harriet à voix basse.
— Oui, reconnut lady Eleanor. Mais avec des caractères totalement différents.
Au ton qu’elle avait employé, elle semblait soulagée que Roxley n’ait pas hérité du tempérament
de son père, même si lady Eleanor l’avait profondément aimé, cela ne faisait aucun doute.
Puis la lady sortit un autre étui en cuir de la boîte, identique au premier. Après l’avoir ouvert,
elle le posa à côté de celui-ci. Il contenait le portrait d’un petit garçon, avec des cheveux bruns
bouclés, et un sourire espiègle.
— Lui, indiqua-t-elle avec un sourire taquin, c’est votre Roxley. Quel garnement terrible il a
été. Il l’est toujours, d’ailleurs. Avec mes sœurs, nous espérions sincèrement qu’il change, mais
hélas…
Cependant, d’après son ton, elle ne semblait pas tellement le regretter.
Harriet sourit, car elle avait fait la connaissance de Roxley quand il avait presque onze ans, et, à
elle qui n’avait que sept ans, il lui avait semblé déjà très grand. En fait, comme le lui rappelait ce
portrait, il n’était qu’un enfant à l’époque.
Entre-temps, lady Eleanor avait extrait les derniers trésors de la boîte. Une mèche de cheveux
blond miel dans un pendentif. Quelques jolies perles enfilées sur un ruban. Un petit tableau
représentant un pont sur un canal. Une bougie à moitié consumée. Un petit bouton en argent. Un
morceau de soie rouge. Et, pour finir…
— Pug, annonça Harriet alors que le chien qu’elle connaissait bien faisait son apparition.
— J’en conclus que vous avez déjà été présentés, tous les deux, déclara lady Eleanor en plaçant
l’horrible figurine au milieu de cette collection disparate d’objets. Davinia adorait cette vilaine
chose. Elle la tenait d’une vieille cousine de sa mère qui la lui avait offerte quand elle était petite et
elle l’emmenait partout.
Elle secoua la tête et plaça tous les objets autour de la bougie.
— Voilà, c’est ainsi qu’elle aimait que tout soit disposé.
Puis la lady recula pour contempler cette collection de petits trésors perdus.
— Tristan et Davinia ont vraiment vécu une vie de bohème. Mais elle disait toujours que, tant
qu’elle avait son petit sanctuaire à portée de main, elle était partout chez elle.
— Quelle belle idée, approuva Harriet, en se demandant ce que chaque objet pouvait
représenter pour la comtesse disparue.
— J’ai toujours trouvé cela plus catholique qu’anglican, continua lady Eleanor, mais Davinia
était vraiment un être à part.
Elle soupira, et replaça minutieusement toutes les reliques, comme un joueur qui mélange de
nouveau les cartes pour mettre la chance de son côté.
— Mes sœurs et moi-même avons honoré sa mémoire en conservant toujours son sanctuaire
avec nous. Nous l’aimions comme notre fille. Et elle nous a donné notre cher Tiberius.
Elle tendit la main pour toucher les boucles du petit garçon comme si elle pouvait les aplatir.
— Toutefois, je n’arrive pas à lui pardonner d’avoir choisi ce prénom. Tiberius ! A quoi
pensaient-ils donc tous les deux ?
Elle secoua la tête, et un sourire triste passa sur ses lèvres.
— Cette chère Davinia. Elle ne s’est jamais plainte. Pas une seule fois. Malgré toutes les folies
qui ont pu passer par la tête de Tristan, elle l’a toujours soutenu et défendu.
Harriet regardait la première miniature.
— Je suppose que Roxley possède les yeux de sa mère, n’est-ce pas ?
Cette question sembla prendre lady Eleanor de court. Elle détourna le regard et resta silencieuse
quelques instants, avant de surprendre à son tour Harriet par sa question, posée d’une voix calme et
ferme.
— Vous l’aimez, n’est-ce pas ?
Harriet était obligée de répondre avec sincérité. En laissant parler son cœur.
— Infiniment.
Lady Eleanor hocha la tête et commença à replacer les affaires de Davinia dans leur boîte. Une
fois qu’elle parut satisfaite de leur rangement, elle referma celle-ci avec la ficelle.
Puis elle la tendit à Harriet.
— Je vous charge de remettre cela à ma sœur Oriel…
— Mais, madame, nous ne partons pas pour…
La lady secoua la tête.
— Je vous chasse demain. Je l’aurais bien fait dès aujourd’hui, mais j’ai promis de vous
emmener au bal de ce soir, et cela ferait jaser si vous et Mlle Murray n’y assistiez pas. Néanmoins,
nous sommes à Bath, et tout fait jaser, même sans raison.
Elle sourit à Harriet, avec des yeux qui pétillaient légèrement, et se leva. Harriet l’imita, la
boîte coincée sous le bras.
— Allez avec ma bénédiction, mademoiselle Hathaway. Oriel vous aidera à trouver ce que vous
cherchez.
Puis elle partit, laissant Harriet bouche bée.
Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes que Harriet se rendit compte que la lady avait
habilement esquivé ses questions au sujet des diamants. C’était une occasion perdue, songea-t-elle
avec regret, mais elle soupçonnait fort que, même en insistant, personne ne réussirait à faire parler
lady Eleanor.
Elle semblait préférer remettre Harriet et Roxley entre les mains de leur destin.
Ce qui laissait Harriet face à deux graves interrogations.
Premièrement, que se passerait-il si le mystère qui entourait l’affaire du collier n’était qu’un feu
de paille ?
Et, ensuite — pire encore — que se passerait-il si Roxley et elle finissaient par connaître le
même destin tragique que Tristan et Davinia ?
Chapitre 11

« Une proposition de mariage doit être soigneusement étudiée, examinée, et approuvée par
toutes les personnes qui vous connaissent le mieux, ma chère. Et ensuite, le plus vite possible, dites
oui, avant que l’homme en question ne change d’avis. »
LADY LOWTHORPE à miss DarbyDans Miss Darby et la fausse épouse

* * *

— Je refuse de me plier à ses exigences, se plaignit l’homme. C’est imprudent de sa part. Elle
va tout gâcher.
Sibylle fit de son mieux pour masquer son impatience. Il était devenu irritable ces derniers
temps, prêt à tout pour s’emparer des diamants. Y compris au désastre de la veille au soir. Plus il
approchait des pierres, plus il se montrait déraisonnable.
Et dangereux, ce qui était pire.
— Cela doit être quelque chose de très important, monsieur, sinon elle ne m’aurait pas
contactée.
— Nous verrons, marmonna-t-il, l’air sombre, avant de lui tourner ostensiblement le dos.
Elle l’observa pendant un moment. Furtivement, car elle le croyait capable de voir dans son dos.
Ce n’était sans doute pas le pire endroit où il avait mis les pieds, mais cela ne devait pas être celui
où il se trouvait le plus à l’aise. Un homme ne pouvait pas se sentir bien dans l’arrière-boutique
d’une modiste. Mais la propriétaire était une amie de longue date et elle était suffisamment avisée
pour ne pas poser de questions quand sa discrétion était requise.
Un jour, Sibylle la récompenserait. Mais il faudrait attendre encore un peu.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-il.
— 11 heures et demie, monsieur.
Il ne la remercia pas, comme si c’était un dû qu’elle réponde immédiatement à tous ses besoins.
Elle ne connaissait même pas son nom. Oh ! il lui avait bien donné un nom très commun et
ordinaire il y avait bien longtemps mais ce n’était pas le vrai. Elle en était absolument certaine. Car
elle savait reconnaître un « aristo » quand elle en croisait un.
Elle n’était pas non plus stupide au point de ne pas comprendre qu’il avait beaucoup de
relations.
Des relations dangereuses.
Elle n’était pas non plus sans ressources, mais mieux valait qu’il continue de la considérer
comme rien de plus qu’une étape nécessaire dans sa quête obsessionnelle et maladive du collier de la
reine.
Ou de ce qu’il en restait.
C’était un désir que Sibylle ne connaissait que trop bien, et elle aurait suivi ce démon anglais
jusqu’aux portes de l’enfer pour retrouver les pierres qui lui revenaient de droit.
Donc elle attendait. Comme lui. Parce que, après de longues années, ils ne s’étaient jamais
trouvés aussi près du but.
Quand la porte s’ouvrit, une silhouette fine se glissa dans l’arrière-boutique.
— Je n’ai que quelques minutes.
— Vous n’auriez pas dû venir du tout, se plaignit l’homme.
Les deux femmes l’ignorèrent.
— Il ne m’épousera pas, leur annonça Mlle Murray. Non. Pas tant qu’il subsistera une
possibilité qu’il l’ait, elle.
— Qu’est-ce que cela peut vous faire qu’il vous épouse ou non ? se lamenta l’homme, en se
levant de sa chaise — la seule chaise de la pièce — pour venir se planter devant la jeune femme.
Ne se laissant pas impressionner, même par cet homme furieux qui se tenait en face d’elle,
Mlle Murray écrasa son doigt sur son torse.
— Vous avez prétendu que ses tantes lui donneraient les pierres quand il serait fiancé. Mais, s’il
la choisit à ma place, alors les diamants seront perdus.
— Bah. Il doit vous épouser. Il n’a pas le choix : il est totalement ruiné.
— Il l’aime, rétorqua Mlle Murray comme si c’était une réponse suffisante.
Mais cela ne l’était pas pour cet homme qui, clairement, n’avait jamais aimé personne.
— Foutaises, déclara-t-il. Si lady Eleanor n’a pas remis les diamants à son neveu, alors vous
devez vous rendre à Marshom Court au plus vite.
Mlle Murray, qui n’avait pas la patience de Sibylle, se tourna vers elle et lui lança, dans un
français rapide :
— Elle est dangereuse car tout à fait capable de découvrir la vérité.
— Alors, il faut s’occuper d’elle, répondit Sibylle, pour tenter d’apaiser les inquiétudes de la
jeune femme.
Cela ne suffisait pas. Mlle Murray se retourna vivement vers l’homme, et laissa exploser sa
colère.
— Le pensionnat, les mensonges, les promesses, les sacrifices. Et tout cela pour quoi ?
Puis elle le congédia d’un geste de la main. Dans la petite pièce, la tension était palpable.
C’était elle qui avait le rôle le plus difficile à jouer, et il avait fallu de longues années pour le
préparer. Mais elle était jeune et s’impatientait, ne voyant pas les immenses gains qui les attendaient.
Après toutes ces années, la récompense n’était plus très loin.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en anglais d’une voix autoritaire.
Toujours exigeant, songea Sibylle, qui essayait d’éteindre l’irritation qu’elle sentait monter en
elle.
Car il ne s’adressait pas à Mlle Murray mais à elle. Et, bien qu’elle sache qu’il parlait
couramment français, qu’il avait parfaitement compris tout ce qui venait de se dire, il fallait qu’il
contrôle tout.
— Mlle Hathaway se révèle être un problème, expliqua Sibylle en repassant à l’anglais.
— Dans ce cas, il va falloir…
Mais il n’eut pas le loisir de finir sa phrase car il fut interrompu par des éclats de voix
provenant de la boutique même.
— Mais je l’ai vue entrer ici. Mlle Murray. Vous n’avez pas pu ne pas la remarquer, insistait
une voix forte et masculine.
— Je suis désolée, monsieur, répondit la propriétaire de la boutique. Vous devez faire erreur.
C’est peut-être dans le magasin voisin qu’elle est entrée.
— Je sais très bien ce que j’ai vu…, continua-t-il avec cette arrogance si caractéristique des
Anglais.
— Fieldgate, les renseigna Mlle Murray, en regardant par la porte entrebâillée. Maudit soit-il.
— N’est-ce pas l’homme qui vous a suivis, ou plutôt qui a suivi Mlle Hathaway, jusqu’ici à
Bath ? murmura Sibylle.
— C’est lui, se plaignit Mlle Murray. Un coureur de dot courant après une pauvre fille sans dot.
Quelle espèce d’imbécile !
Sibylle se hérissa intérieurement en entendant ce ton condescendant. Cette attitude méprisante lui
venait de l’école privée où le lord anglais avait tenu à l’envoyer. Mais ce n’était pas si grave,
Sibylle pourrait s’occuper de cette question plus tard.
Dans la boutique, le vicomte continuait de plaider sa cause.
— Elle portait un chapeau bleu, avec une pelisse assortie. Une jeune femme très séduisante.
Vous l’avez forcément remarquée.
Ses pas résonnaient dans toute la petite boutique, comme s’il en inspectait les moindres recoins.
— Fieldgate ?
L’homme qui se tenait derrière elle surveillait la porte avec méfiance.
— Un type pénible. Dommage qu’il n’ait pas écouté ce que tout le monde lui a dit au White’s et
qu’il ne soit pas parti avec elle.
Sibylle, qui avait d’abord décidé d’ignorer ses nouvelles récriminations, changea d’avis.
— Comment cela, parti avec elle ?
L’homme fit un geste distrait et vague de la main.
— Ou qu’il n’ait pas enlevé cette Hathaway pour l’épouser.
Sibylle sourit et jeta un coup d’œil à Mlle Murray, qui souriait, elle aussi.
— Pourquoi prendre le risque de nous débarrasser de Harriet Hathaway nous-mêmes alors que
nous avons devant nous le parfait idiot susceptible de le faire pour nous ? songea-t-elle tout haut.
Puis elle murmura ses instructions à Mlle Murray avant de la renvoyer à sa mission.
Déjà parfaitement dans son rôle, Mlle Murray pénétra dans la boutique en lançant une
exclamation de surprise.
— Oh ? Est-ce vous, lord Fieldgate ? Comment se fait-il que vous m’ayez trouvée ? J’espérais
m’acheter un nouveau chapeau sans que personne ne remarque…
— Comment ne pourrait-on pas vous remarquer, mademoiselle Murray ! s’exclama le vicomte
sur un ton charmeur.
Sibylle adressa un signe de tête à son complice, en déployant tout son charme elle aussi.
Vous voyez, voulait-elle lui dire, tout est rentré dans l’ordre à présent.
Dans la boutique, Mlle Murray parlait d’une voix enchantée.
— Vous êtes en tout point conforme à ce que Mlle Hathaway dit de vous : l’homme le plus
délicieux du monde. Quel dommage qu’elle ne soit pas avec moi ce matin. Elle était si heureuse hier
soir de votre arrivée à Bath. C’est bien simple, elle ne parle que de vous. Lord Fieldgate par-ci…
Mon très cher ami le vicomte par-là…
— Vraiment ?
— Lord Fieldgate, souffla Mlle Murray sur le ton de la confidence, pourquoi donc vous
mentirais-je ?

* * *

— Roxley ! Que faites-vous donc ici ?


Le comte leva les yeux et vit Harriet devant la porte du jardin. Les ombres de l’après-midi
s’étaient allongées, et le soir n’allait pas tarder à tomber.
— Je surveille la maison, expliqua-t-il, sans quitter son poste d’observation situé dans le parc.
Il n’osait pas s’approcher, car elle était là. Sa Harriet. Ses cheveux noirs étaient attachés de
façon lâche par un ruban, elle portait une simple robe en mousseline, et affichait un air plus déterminé
que jamais. Il n’osait pas franchir ce pas qui les rapprocherait et le ramènerait sur le chemin de la
tentation.
Comme la nuit passée.
Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? Il était en train de lui ordonner de rentrer à
Londres, et l’instant d’après… mon Dieu, quel démon l’avait possédé ?
Un démon nommé Harriet.
Quand il leva les yeux, il vit qu’elle l’observait.
— Oui ?
— Oui, vous-même, rétorqua-t-elle.
— Non, rien, répondit-il, en se sentant mal à l’aise, car il savait qu’il aurait dû s’excuser, mais
aussi qu’elle avait menacé de se servir du pistolet de Mlle Murray s’il essayait de le faire.
— Que faites-vous ici, Harriet ?
— Je fuis ! expliqua-t-elle en poussant un lourd soupir.
— Vous fuyez ma tante, oui, je peux comprendre.
— Oh ! grands dieux, non, pas votre tante. Elle est adorable, s’enthousiasma Harriet.
Tante Eleanor ? Adorable ?
Roxley se demanda s’il devait appeler un médecin.
Harriet poursuivit son récit.
— Cette sale petite usurpatrice l’a ramené à la maison.
— Mais qui donc ?
— Fieldgate, répondit-elle en frémissant. Il est toujours ici, à flatter votre tante et à m’adresser
des clins d’œil dès qu’elle regarde ailleurs. Alors, quand j’ai annoncé que je ne me sentais pas bien
et que j’ai demandé la permission de me retirer, je ne mentais pas. Ses « ma jolie jeune fille »
répétés à l’envi me donnaient la nausée.
Roxley se mit à rire.
— Ce n’est pas drôle. Au lieu de me cacher dans le jardin, je devrais être en train d’étrangler
Mlle Murray pour lui faire avouer toute la vérité. C’est efficace, vous savez. C’est ce que j’ai fait un
jour à Benjamin quand il a prétendu que c’était moi qui avais mangé toutes les tartelettes à la
confiture.
Il imaginait très bien la scène, et il la croyait tout à fait capable de recommencer avec
Mlle Murray. C’était d’ailleurs ce qui lui faisait le plus peur.
— Harriet, quelque chose finira bien par faire trébucher Mlle Murray. Et ce quelque chose, ce
ne sera pas vous.
Elle pinça les lèvres comme si elle voulait s’empêcher de prononcer les mots qui ne
demandaient qu’à sortir.
Mais elle avait beau paraître contrariée, c’était ainsi. Il ne savait pas à quel point Mlle Murray
pouvait se révéler dangereuse, et il avait déjà entraîné Harriet beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait
voulu.
La nuit dernière, elle lui avait dit que, si elle était impliquée dans cette affaire, c’était parce
qu’elle l’avait choisi. Elle ne le répéta pas, mais c’était comme si elle l’avait fait, tant son regard
était ardent.
Elle était impliquée dans cette affaire parce qu’elle l’aimait. Tout comme il l’aimait.
Roxley la regarda, pensa à ce qu’il éprouvait quand il était avec elle, et se sentit de nouveau
irrésistiblement poussé vers elle.
C’était exactement comme quand il débouchait du virage dans l’allée qui conduisait au Cottage.
C’est chez moi, lui dictait son cœur, avec toute la conviction que l’on pouvait trouver dans les
rapports de M. Hotchkin.
C’étaient exactement ses mots.
Quand ils étaient séparés, ils se sentaient incomplets. Pas sereins.
Quand ils étaient ensemble… Il savait bien ce que cela signifiait. Et au-delà des mots qui lui
venaient tout de suite à l’esprit — passionnés, hautement inflammables, brûlants — il y en avait un
qui surpassait tous les autres : invincibles.
Ensemble, ils étaient invincibles.
— Je me disais…, commença-t-il, un peu timidement.
… qu’ensemble nous étions invincibles.
— Oui ? répondit-elle, aussi hésitante que lui.
— Que tout cela, que ce…
— Ce problème ?
— Cette duperie. Que cette duperie est une partie de longue haleine.
— Une quoi ?
— Une partie de longue haleine, répéta-t-il. C’est ainsi que Chaunce et Mereworth appellent les
affaires de ce genre, en tout cas. Les plans qui se déploient sur plusieurs années. Il faut commencer
par recueillir des informations. Ensuite, on doit gagner la confiance de la partie adverse.
Harriet hocha la tête. Avec son intelligence et sa vivacité d’esprit, elle comprit vite ce qu’il
voulait dire.
— Mlle Murray, avança-t-elle.
— Exactement, sourit Roxley. Cela fait des années qu’elle se prépare, pour se forger une
identité, un passé.
— Votre tante pense qu’elle est française. Mais pas forcément à cent pour-cent. C’est peut-être
une bâtarde.
— Dieu du ciel, ma tante ne devrait pas parler de cela avec vous !
Elle fit une petite moue, avant de secouer la tête.
— Comme si je ne savais pas ce que c’est. Franchement, Roxley ! Theodosia Walding, qui
habite à Kempton, est la fille naturelle de quelqu’un — de qui, nul ne le sait —, et je ne suis pas
innocente au point de ne pas savoir ce que cela veut dire. Surtout après ce qui s’est passé l’été
dernier. J’imagine très bien comment ces choses peuvent arriver.
Roxley blêmit un peu, signe que sa pique avait fait mouche.
— Bref…, continua-t-il, en préférant ne pas s’attarder sur le sujet. Je me demandais pourquoi
quelqu’un qui a attendu toutes ces années…
— A décidé que le moment était venu de faire irruption dans votre vie et de la gâcher.
— Exactement, répondit-il. Pourquoi maintenant ?
— Plus exactement, la question qui se pose est la suivante : qu’est-ce qui a changé ?
Ah, Harriet et son pragmatisme proverbial. A chaque fois, elle le surprenait et l’impressionnait
avec ses remarques pleines de bon sens. Et c’était précisément pour cela qu’il avait besoin de son
aide.
Là encore, elle avait vu juste. Qu’est-ce qui avait changé ? Cette question se trouvait au cœur de
toute cette affaire.
Et, quand il regarda la femme qui se tenait en face de lui, il eut la réponse.
— Vous.
— Moi ?
— Oui, vous. Tout a changé dès l’instant où j’ai décidé de vous épouser.
— M’épouser ? demanda-t-elle, l’air stupéfait. Vous avez l’intention de m’épouser ?
— Bien entendu, chaton. Pourquoi serais-je à Bath et en train de courir la campagne avec une
fausse fiancée si je ne voulais pas vous épouser ?
— Si vous présentez les choses de cette façon…, dit-elle en boudant, les bras croisés sur la
poitrine.
— Oh ! je vous en prie, ne me dites pas que vous vouliez que je mette un genou à terre, que je
vous récite des vers et que je vous couvre de fleurs. Pas vous ! Par ailleurs, vous saviez très bien que
j’allais finir par vous épouser.
— Et comment aurais-je pu le savoir ? rétorqua-t-elle, le visage de plus en plus en colère.
— Eh bien, vous le savez, à présent.
— Non, je ne sais rien, répliqua-t-elle, en lui adressant un regard assassin.
Qui était supposé être le plus têtu des deux, déjà ?
— Bon sang, Harriet Hathaway, voulez-vous m’épouser ?
Elle leva légèrement le menton.
— Je ne sais pas trop.
Finalement, c’était elle la plus butée. Sans nul doute.
— Quand vous aurez pris votre décision, me préviendrez-vous ?
Elle hocha la tête.
Bon, maintenant que ce point était réglé, il revint à l’affaire en cours.
— Tout a commencé à aller de travers après que j’ai décidé de vous épouser…
— Si c’est une décision que vous m’aviez cachée, de toute évidence, vous vous en êtes ouvert à
quelqu’un, déclara-t-elle, d’une voix doucereuse.
Il n’avait certainement pas fini d’en entendre parler. Malgré cela, il était bien plus efficace dans
ses raisonnements quand elle était à ses côtés, car, précisément, elle ne laissait rien passer. Et, là
encore, elle venait de mettre le doigt sur le problème.
— A qui en avez-vous parlé, Roxley ? insista-t-elle.
Les souvenirs de l’été précédent lui revinrent en mémoire. Après la nuit à Owle Park, il avait
chevauché à bride abattue jusqu’à Londres avec l’intention d’obtenir une dérogation spéciale et
ensuite de filer illico à Kempton pour demander au père de Harriet la main de sa fille. Mais, en
chemin, il s’était arrêté à une auberge où il avait croisé un vieil ami…
Un vieil ami…
Cela ne pouvait pas être… Et pourtant…
Il regarda Harriet. La stupéfaction se lisait sur son visage.
— A qui ? A qui avez-vous parlé ? répéta-t-elle, à voix basse, cette fois.
Il fit quelques pas en avant pour la prendre dans ses bras. Il l’attira à lui — autant qu’il le put,
car il y avait un petit portail entre eux — et l’embrassa. Il prit ses lèvres, avec une fièvre qui
trahissait ses craintes.
Vous êtes mienne. A jamais. Il ne peut en être autrement, voulait-il lui faire comprendre.
Il la lâcha, avant de l’embrasser tendrement sur le bout du nez.
— Retenez bien ce que je vais vous dire : restez en dehors de tout cela. Ne faites rien qui puisse
vous exposer en première ligne. Je vous en supplie, Harriet. Je serais perdu sans vous.
En d’autres termes, vous courez un terrible danger.
Et, pour le meilleur ou pour le pire, Harriet n’était pas stupide. Elle le prit au mot et, le visage
grave, hocha la tête en silence pour signifier son accord.
— Qu’allez-vous faire ? demanda-t-elle.
Elle fut presque obligée de crier, car il s’était déjà mis à courir dans le parc.
— Ne vous occupez pas de cela, lança-t-il en se retournant à peine.
Il venait d’un coup de rejeter toute idée de collaboration, car cette aventure avait pris un tour
fort périlleux.
— Restez sur vos gardes, ajouta-t-il. Et, surtout, ne commettez aucune imprudence.
Il l’entendit pousser un grognement de protestation, mais il ne s’arrêta pas. Il ne pouvait se le
permettre. Il avait trop à faire.
Pour commencer, il allait se rendre chez la seule personne à Bath qui pourrait lui confirmer ce
qu’il supposait. La seule personne susceptible de faire le lien entre Mlle Murray et son protecteur.
Son commanditaire.
Et, si c’était bien l’homme à qui il pensait, il s’agissait aussi de l’ennemi le plus dangereux qui
puisse exister.

* * *

« Bon sang, Harriet Hathaway, voulez-vous m’épouser ? »


Certes, il ne s’agissait pas tout à fait d’une demande conventionnelle, telle qu’elle figurerait
dans un roman de miss Darby, mais c’en était néanmoins une, songea Harriet, alors qu’elle se trouvait
dans les salles de réception de l’hôtel de ville de Bath.
Tout autour d’elle, la fine société de Bath était rassemblée pour le bal du jeudi soir et, alors que
la fête battait son plein, elle ne pouvait s’empêcher de repenser à la promesse que Roxley lui avait
arrachée.
Arrachée, c’était le terme. Son visage, son expression, son regard lui avaient clairement fait
comprendre que la personne qu’il soupçonnait était redoutable.
Et elle aurait dû se contenter de cela, mais au fond de son cœur elle savait que Roxley avait
besoin d’elle.
Elle le savait aussi sûrement qu’elle avait eu envie de dire oui à sa demande en mariage. Elle
aurait dû répondre sans attendre que cela ferait d’elle la plus heureuse des femmes. Mais, après avoir
passé l’après-midi avec Fieldgate, elle était encore de fort méchante humeur à ce moment-là.
Ce qu’elle voulait, c’était épouser Roxley et qu’ils vivent leur vie. Ensemble.
Puis, sans qu’elle s’y attende, il l’avait embrassée, ce qui l’avait surprise plus encore que son
expression. Car dans ce baiser il avait mis beaucoup de tension, et aussi de la peur, comme s’il
craignait que ce ne soit leur dernier moment ensemble.
Harriet secoua légèrement la tête pour chasser cette pensée négative. Au contraire, elle porta la
main à ses lèvres, comme si elle pouvait retenir uniquement leurs merveilleux souvenirs, ceux qui
faisaient chanter son cœur, et non ceux qui la glaçaient d’effroi.
Et si tout cela était bien aussi terrible que cela en avait l’air ? L’expression terrifiée de Roxley
n’avait-elle pas été éloquente ?
Elle jeta un coup d’œil à Mlle Murray, qui écoutait avec patience et politesse — comme une
parfaite héritière londonienne — Lady Bindon colporter les dernières rumeurs. Pour tout le monde,
l’illusion devait être parfaite. Mais, quand Harriet la regardait, elle ne voyait qu’un barrage à ses
rêves et à ses aspirations les plus profondes.
La partie sera longue, avait dit Roxley. Patience. Nous devons observer et attendre.
— Mademoiselle Murray ! Ouh-ouh ! Ah, ma très chère mademoiselle Murray, vous voici.
Harriet se figea. Oh ! grands dieux, non. Pas elle. Avant qu’elle n’ait eu le temps de prononcer
un mot, une lady vêtue d’une imposante robe en soie et pleine de plumes la poussa sans ménagement
pour se glisser aux côtés de Mlle Murray.
— Mademoiselle Murray ! Ma très chère amie !
Eh oui. Il s’agissait malheureusement de lady Kipps. Harriet leva les yeux et vit l’infortuné
époux quelques pas derrière sa femme.
Alors que la salle était comble, l’arrivée du comte Kipps, bien-aimé de ces dames, et de celle
qu’il venait d’épouser avait causé une grande agitation.
En regardant tout comme la foule autour d’elle le couple qui venait de faire son entrée, Harriet
se souvint de l’assurance de Roxley quand il avait prédit que « quelque chose ferait trébucher » la
fausse Mlle Murray.
Et, s’il y avait quelqu’un qui était susceptible de lui faire un croche-pied, c’était bien lady
Kipps, anciennement miss Edith Nashe.
— Lady Kipps, balbutia Mlle Murray.
— Je vous ai surprise, déclara la comtesse. Vous avez vu, Kipps, je vous avais dit que notre
présence produirait le plus grand effet sur Mlle Murray. Regardez-la : elle reste sans voix.
Lady Kipps se pencha en avant en agitant son éventail et parla suffisamment fort pour que tout le
monde l’entende, car elle adorait être au centre de l’attention.
— Je ne pouvais me faire à l’idée que vous ayez quitté Londres. Et c’était trop dur pour moi de
vous imaginer aux prises avec cette « revue de détail » que les Marshom vous ont imposée. Quelle
tradition moyenâgeuse, tout de même !
— Hum-hum, grogna lady Eleanor, qui inspecta l’intruse et l’ignora aussitôt.
Car, comtesse ou pas, une parvenue resterait toujours une parvenue aux yeux de lady Eleanor.
Harriet réprima un sourire.
— Comment va votre nouvelle dame de compagnie ? demanda lady Kipps en regardant à droite
à gauche comme si elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où pouvait se trouver Harriet. Où se
trouve donc cette pauvre Mlle Hathaway ?
Elle avait bien insisté sur le « pauvre » afin que nul n’ignore la situation de Harriet.
Elle était peut-être fille de baron, mais elle se trouvait réduite à louer ses services en tant que
demoiselle de compagnie. Pauvre, pauvre Harriet.
Elle se tourna de nouveau et, cette fois, sembla daigner apercevoir Harriet.
— Oh ! vous voilà, mademoiselle Hathaway. Toujours à rôder dans l’ombre. Je ne comprends
pas comment j’ai pu ne pas vous voir, car vous êtes bien là, tel un mât de cocagne, et, oh mon D…
A ce moment, lady Kipps regarda Harriet pour de bon et détailla la robe qu’elle portait.
Si la robe en soie que Harriet avait portée la veille au théâtre était audacieuse, celle-ci, d’un
rouge flamboyant, était carrément scandaleuse. Ses manches, qui n’en étaient qu’une esquisse,
dénudaient ses épaules, tandis que son décolleté était d’une profondeur vertigineuse.
Sur n’importe quelle autre femme, l’effet aurait été tape-à-l’œil, voire vulgaire, mais sur
Harriet, avec ses cheveux noirs et sa haute taille, il était tout simplement spectaculaire. On ne pouvait
s’empêcher de la regarder. Et c’était ce que faisait lady Kipps, qui paraissait bien peu distinguée
dans sa robe en soie puce qui ne possédait ni le style ni l’éclat de la toilette de Harriet.
Et le comble, c’était que lady Kipps le savait.
— Eh bien, vous voici, termina la comtesse d’une voix éteinte.
— Je ne vois pas comment vous avez pu ne pas la remarquer, intervint lord Bindon.
Qui, comme à son habitude, reçut un petit coup d’éventail.
Lady Kipps inspira profondément puis décida d’ignorer Harriet pour se consacrer entièrement à
Mlle Murray.
— Maintenant, il faut tout me raconter, ma chère mademoiselle Murray ! Même si je vois bien
que le bonheur vous submerge au point que vous ne sachiez par où commencer !
— Oui, c’est à peu près cela, répondit Mlle Murray, un sourire forcé aux lèvres.
— Oh ! mais pardonnez-moi, déclara lady Kipps en regardant de nouveau autour d’elle. Où se
trouve Roxley ? Je pensais qu’il serait à vos côtés, au moins pour s’assurer qu’aucun autre gentleman
ne vous ravisse. Car vous êtes particulièrement charmante ce soir. Si divinement innocente.
Puis, sur ces mots, elle décocha à Harriet un regard réprobateur par lequel elle insinuait que son
apparence à elle était, ô scandale, tout sauf innocente.
Harriet sourit comme si l’insulte lui avait échappé. Elle attendait avec impatience le jour où elle
pourrait dire à lady Kipps que sa « très chère amie » était une usurpatrice. Une intruse dans la bonne
société.
Oh oui, ce plaisir vaudrait à lui seul toute cette litanie d’affronts et de perfides insinuations.
Mais avant que Harriet n’ait le temps de songer à sa future vengeance — dans laquelle
M. Muggins, encore lui ! aurait vraisemblablement son rôle à jouer — Roxley apparut et détourna son
attention.
Roxley.
Il lui fut presque impossible de ne pas se précipiter à sa rencontre pour se jeter dans ses bras.
De ne pas montrer qu’il était sien comme elle mourait d’envie de le faire. A la place, elle recula et
regarda par terre, en affichant une modestie et une retenue destinées à masquer l’amour qui brillait
certainement dans ses yeux.
« Bon sang, Harriet Hathaway, voulez-vous m’épouser ? »
Oui, Roxley, je le veux, aurait-elle volontiers crié en ce moment précis. Je le veux.
— Lady Kipps ? s’exclama-t-il, l’air stupéfait.
Mais il se reprit aussitôt et arbora un immense et magnifique sourire.
— Mais bien sûr ! C’est cette chère lady Kipps ! Quelle délicieuse surprise ! Ne trouvez-vous
pas, mademoiselle Murray ?
Mlle Murray ne put qu’afficher un sourire crispé.
— Vous l’avez totalement prise de court, dit Roxley à la comtesse.
— C’était bien mon intention, Roxley. C’était bien mon intention. Avec ce cher Kipps, nous
sommes venus voir comment se portaient nos deux tourtereaux et vous aider à convaincre votre tante
d’approuver cette union au plus vite, afin que Mlle Murray puisse reprendre la place qui est la sienne
au sein du grand monde.
— Sa place est à mes côtés, déclara Roxley en se rapprochant de sa promise.
Harriet se mordit les joues pour ne pas le corriger.
Sa place est au milieu des flammes de l’enfer, songeait-elle.
— Kipps, lança Roxley en adressant un léger signe de tête au jeune comte, qui se tenait à
quelques pas de son épouse.
— Oui, bonsoir, Roxley, répondit le comte, dont le salut ressemblait davantage à une excuse
qu’à autre chose. Lady Kipps avait envie d’un voyage de noces tardif. Je ne voulais pas que nous
ayons l’air de nous imposer, mais elle s’inquiétait pour son amie.
— Je m’inquiétais ? Le mot est faible, rétorqua sa femme, en prenant le bras de Mlle Murray.
— Pas besoin, elle est entre de bonnes mains, assura Roxley en libérant sa fiancée de l’emprise
de la comtesse.
Puis il désigna la piste de danse.
— Vous m’aviez promis cette danse, n’est-ce pas, mademoiselle Murray ?
— Oui, c’est vrai, s’empressa-t-elle d’acquiescer, en s’enfuyant avec Roxley.
Une fois de plus, Harriet souhaita à Mlle Murray de mourir dans d’atroces souffrances, car, en
plus de lui ravir l’homme qu’elle aimait, la fausse fiancée la laissait avec la personne qu’elle
détestait le plus au monde… après Mlle Murray elle-même, bien sûr.
Et lady Kipps, se retrouvant tout à coup abandonnée, se tourna, tout sourire, vers Harriet.
Mais Harriet ne se laissa pas abuser par cette façade amicale. Celle qui, il y avait peu,
s’appelait encore miss Edith Nashe possédait l’esprit calculateur d’une boutiquière, et tous les titres
du monde n’y pourraient rien changer.
— Mademoiselle Hathaway ! C’est toujours un plaisir, déclara-t-elle en approchant.
A ce moment, Harriet sut précisément ce que ressentaient les renards quand ils entendaient les
chiens de chasse se mettre à aboyer.
— Comment trouvez-vous votre emploi ?
— Lorsqu’on n’est pas payé, il ne s’agit pas vraiment d’un emploi, expliqua Harriet.
— Cela vous fera une excellente expérience pour plus tard. Et Mlle Murray a si bon cœur que,
même si les choses ne se passent pas tout à fait comme elle le souhaite, elle vous écrira une très
gentille lettre de recommandation.
Avant que Harriet ne puisse ouvrir la bouche, la comtesse poursuivit.
— Vous pourrez peut-être occuper le même emploi auprès des sœurs de Kipps.
Elle referma brusquement son éventail et, pendant un instant, son sourire s’évanouit tandis
qu’elle plissait les yeux.
— Sa mère insiste lourdement pour qu’elles fassent leurs premiers pas dans le grand monde.
Toutes les quatre ! Vous m’imaginez, moi, devoir m’occuper de ces filles disgracieuses ? Vraiment !
Comme si j’avais le temps.
Harriet jeta un regard désespéré à lady Eleanor, s’attendant à ce qu’elle vienne à son secours
comme le faisait lady Essex à chaque fois qu’elle était bafouée. Mais lady Eleanor ne ressemblait
décidément pas à sa sœur jumelle. Elle resta silencieuse, affichant une expression curieuse, comme si
elle voulait voir comment allait tourner l’affrontement.
— Après tout, continua lady Kipps, Mlle Murray n’aura bientôt plus besoin de vos services. Ils
feront un si beau couple, avec Roxley. Un peu comme Kipps et moi. Ne trouvez-vous pas qu’ils vont
merveilleusement bien ensemble, lady Eleanor ?
Harriet et lady Kipps se tournèrent en même temps vers l’altière lady, attendant sa réponse.
Mais lady Eleanor se contenta d’adresser à lady Kipps le regard condescendant d’une fille de
comte qui n’avait pas acheté sa place dans la société mais l’avait reçue en héritage, comme ses
aïeules avant elle. Lady Eleanor n’était pas femme à supporter les idiotes, et ses sourcils froncés
ainsi que sa légère moue laissaient entendre ce qu’elle pensait de cette conversation : inepte, et plus
encore ennuyeuse.
Lady Bindon, qui, on ne sait par quel miracle, s’était tue jusque-là, prit la parole, en partie pour
combler le silence gênant qui s’était installé.
— C’est un plaisir de voir Roxley songer enfin à sa descendance.
C’était sans doute la chose la plus diplomatique et sensée que la baronne ait jamais dite,
cependant, lord Bindon se racla la gorge, et s’éloigna, en murmurant qu’il partait à la recherche d’un
verre de whisky.
Et, avant que lady Kipps puisse formuler un autre de ses avis si pertinents, le petit groupe fut
interrompu par l’arrivée d’un personnage très en vue, tout de noir vêtu, dont la présence fit
instantanément taire tout le monde.
— Oh ! mon Dieu, n’est-ce pas Mme Sibylle ? demanda lady Bindon, qui crut sans doute
murmurer.
— Mme Sibylle ? répondit lady Kipps d’un air surpris. Tout le monde se l’arrache à Londres !
Que fait-elle à Bath ? Et en plein milieu de la Saison, qui plus est ?
Alors que la mystérieuse femme approchait, une curieuse sensation s’empara de Harriet. La
comtesse avait raison. Il était étrange que Mme Sibylle quitte Londres si soudainement, alors que tout
le monde sollicitait ses services.
Ce mauvais pressentiment se précisa lorsque la célèbre voyante s’arrêta juste en face d’elle.
— Mlle Hathaway, c’est bien cela ?
Elle acquiesça et s’inclina.
Pour ne pas rester dans l’ombre, lady Kipps n’hésita pas à pousser Harriet pour s’incliner à son
tour devant la voyante.
— Madame Sibylle, c’est un plaisir et un honneur de vous rencontrer ici, à Bath. Vous ne vous
souvenez peut-être pas, mais nous avons été présentées…
Puis, se rappelant qu’elle parlait à une extralucide, elle se mit à rire.
— Mais bien sûr que si, vous devez vous souvenir : vous voyez tout, n’est-ce pas ? Comme je
disais donc…
Mme Sibylle prit un air dédaigneux et l’interrompit.
— Je suis venue pour parler à Mlle Hathaway. Pour la mettre en garde…
— Mettre en garde Mlle Hathaway ? insista lady Kipps, avec une impolitesse qui trahissait ses
origines roturières. Comme c’est curieux. Mais donc vous vous rappelez peut-être…
— Mlle Hathaway est en danger, continua la femme, en exécutant un large geste théâtral en
direction de Harriet.
— En danger ? demanda lady Bindon d’une voix étranglée. En êtes-vous sûre ?
Mme Sibylle hocha la tête sans quitter Harriet des yeux.
— C’est tout à fait ridicule, déclara lady Kipps. Le seul danger qui guette Mlle Hathaway, c’est
celui de rester vieille fille toute sa vie.
Mais, comme personne ne l’écoutait vraiment, sa plaisanterie qui se voulait très spirituelle
passa totalement inaperçue.
— Me mettre en garde ? parvint à demander Harriet. Je ne vois pas pourquoi…
Mme Sibylle prit sa main et la retourna.
— Je le vois plus clairement désormais. Un grand péril vous menace.
Bien entendu, cette comédie attira l’attention de tous ceux qui se trouvaient aux alentours, et
bientôt ce fut la moitié de la salle qui se mit à observer la scène qui se déroulait devant ses yeux.
— Votre vie, poursuivit Mme Sibylle sur un ton menaçant, se trouve à un croisement fort risqué.
— Dans ce cas, qu’elle ne traverse pas la route, déclara lady Eleanor, que personne ne sembla
entendre.
— Mademoiselle Hathaway, je vous en supplie, retournez tout de suite à Londres. Ou, mieux
encore, chez vous. A Kempton, est-ce bien cela ?
Cela souffla lady Bindon, qui écarquilla les yeux. Même lady Kipps semblait stupéfaite, et elle
resta un instant bouche bée.
Des murmures se mirent à parcourir la salle, répétant la dernière déclaration de Mme Sibylle
comme s’il s’agissait d’une preuve supplémentaire de ses pouvoirs surnaturels. Elle savait d’où
venait Harriet ! Ou, plutôt, où elle devait aller.
Elle devait aller partout sauf où elle se trouvait en ce moment. Et, étant donné les remous qui
agitaient l’assemblée, il était fort probable que dès le lendemain matin toute la population de Bath se
précipite à la porte de lady Eleanor pour exhorter Harriet à partir.
— Faites ce que je vous dis, je vous en supplie, ma chère enfant ! Je vois le danger rôder
partout autour de vous.
Mme Sibylle lâcha la main de Harriet comme si elle était tout à coup empoisonnée. Puis elle
recula et quitta la pièce de la même façon théâtrale qu’elle était arrivée.
C’était beaucoup trop pour la communauté d’ordinaire si tranquille de Bath, et, de toutes parts,
les éventails se mirent à s’agiter nerveusement. Une vieille veuve, réputée pour ses manières
évaporées, se sentit mal et s’écroula sur sa pauvre dame de compagnie.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama lady Bindon, en prenant ses distances.
D’ailleurs, toutes les personnes qui les entouraient reculèrent prudemment, et celles qui ne le
firent pas regardaient Harriet avec un mélange de consternation et de peur.
Il ne manquait plus que cela. Dire que Roxley lui avait recommandé la plus grande discrétion.
Harriet prit une profonde inspiration et essaya d’afficher une expression pleine d’allant et de
courage.
Mais elle n’aimait pas cela. Et ce qui la dérangeait, ce n’était pas tant que Mme Sibylle ait
déclaré qu’elle était en danger — cela, elle le savait déjà — mais qu’elle en sache autant sur elle, et
qu’elle ait choisi ce moment précis pour venir la mettre en garde.
— Eh bien, voilà qui était inquiétant et des plus curieux, énonça lady Kipps à voix haute. Je
dirais même que j’ai trouvé cette intervention fort importune et déplacée. S’inviter à notre petite
soirée et gâcher la fête, ce ne sont pas des façons.
Elle secoua ses jupes et reprit les rênes de la discussion en cherchant autour d’elle un nouveau
sujet de conversation.
Malheureusement pour Harriet, il y avait quelque chose de pire encore que les sinistres
prédictions de Mme Sibylle.
— Mais ne serait-ce pas lord Fieldgate, là, en face ?
Lady Kipps n’attendait bien sûr pas de réponse. Elle semblait plutôt avoir envie de
recommencer à tourmenter Harriet, et pour cela tous les prétextes étaient bons.
— J’espère que vous évitez ce dévoyé, mademoiselle Hathaway. Ce n’est pas quelqu’un de
fréquentable.
Lady Eleanor renifla de façon fort peu élégante, et si Harriet avait été joueuse elle aurait parié
sa dernière guinée que la vieille lady pensait exactement la même chose de lady Kipps.
— J’espère que vous allez enfin cesser de lui accorder une attention qu’il ne mérite pas, insista
la comtesse. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi il s’intéresse tant à vous, alors que tout le
monde sait qu’il est aux abois. Il lui faut une riche héritière, ce que vous n’êtes pas.
Cela étant dit, elle sourit puis, soudain, écarquilla les yeux.
— Oh ! mais peut-être que le danger auquel a fait allusion cette terrible femme, c’est lui ! Et le
voici qui vient vers nous, et l’air déterminé, en plus. Voulez-vous que je le chasse ?
Harriet regretta plus tard ce moment. Elle aurait dû mettre son ressentiment de côté et laisser la
comtesse congédier cet importun, car le voir disparaître était son souhait le plus cher.
Mais lady Kipps l’avait agacée, et la fierté de Harriet l’avait emporté.
— Ma chère mademoiselle Hathaway, s’exclama lord Fieldgate en s’emparant de la main de
Harriet pour la porter à ses lèvres. Quelle scène terrible. Je suis aussitôt venu me porter à votre
secours.
— Cher Fieldgate ! répondit Harriet avec la même dose d’enthousiasme, en singeant les
manières outrées de lady Kipps, qui ne sembla cependant pas s’en rendre compte. Vous voici. Je
pensais que vous ne viendriez jamais me sauver. Si vous saviez en quelle horrible compagnie je me
trouve !
Elle s’en voudrait probablement de ses paroles, mais pour l’instant elles provoquèrent une
réaction inédite chez lady Kipps. Un peu comme si son éventail avait été enfoncé à un endroit
particulier de sa personne.

* * *

Pour Roxley, une soirée à Bath équivalait à une plongée dans le dernier cercle de l’enfer de
Dante.
Oh ! l’endroit avait peut-être été à la mode quarante ans auparavant, mais à présent la ville était
pleine de parvenus, de nobles désargentés, d’invalides et de malades imaginaires. Et puis il y avait
les ladies comme sa tante qui pouvaient occuper une place importante dans ce petit monde qu’était
Bath, mais qui, à Londres, viendraient seulement grossir le rang des vieilles filles de haute naissance.
Il avait évité des ladies âgées et quelque peu chancelantes et leurs galants fatigués en dansant
avec Mlle Murray. Mais il avait mis une éternité à atteindre la table des rafraîchissements pour aller
chercher des verres de punch, car il avait dû zigzaguer entre les veuves à perruque et les séducteurs
vieillissants. Et se frayer un chemin entre les mères dévorées par l’angoisse et leurs troupeaux de
vilaines filles, nièces et petites-cousines, envoyées à Bath dans l’espoir de leur trouver un parti
avantageux auquel elles n’auraient jamais pu prétendre sous le lustre et les ors de Londres.
En parlant de parente angoissée, la tante Eleanor se jeta littéralement sur lui quand il revint,
renversant presque les verres qu’il avait péniblement ramenés.
— Mon Dieu, Roxley ! Où se trouve Mlle Hathaway ?
La question sembla glisser sur Mlle Murray. Elle adressa un bref regard à Roxley, sourit, et
accepta un verre de punch.
Il parcourut la salle des yeux mais ne vit aucune trace de Harry, ce qui était étrange car, avec
cette éblouissante robe rouge, il était impossible de la manquer.
— Où diable a-t-elle disparu ? murmura-t-il, sans doute plus fort qu’il ne l’aurait voulu.
— Elle est en train de danser, le renseigna Mlle Murray. Depuis un certain temps.
— Oh ! merci pour le verre, je le prends, s’exclama lady Bindon, que Roxley n’avait pas
remarquée, alors qu’elle se tenait juste à côté de sa tante.
Puis lady Bindon regarda la piste de danse avec grand intérêt.
— Eh bien, mademoiselle Murray, déclara-t-elle, votre Mlle Hathaway fait des étincelles, ce
soir.
Et, vu son ton, elle ne semblait pas approuver.
Et Roxley non plus. Depuis le début de la soirée, il était au supplice, car tous les hommes
présents ne cherchaient qu’à se faire présenter à la « divine jeune femme en rouge ».
En rouge ! Harriet n’aurait pas dû être autorisée à porter une telle couleur ni une telle robe. Elle
était plus osée que celle en soie verte, pourtant déjà fort audacieuse, qu’elle portait au théâtre la
veille au soir.
Osée et tout sauf discrète, alors même qu’il avait fait promettre à Harriet de l’être.
Pendant ce temps, Mlle Murray avait bu son punch et était en train de poser son verre vide sur le
plateau d’un serveur qui passait de groupe en groupe.
— Vraiment, Roxley, vous devriez vous reprendre, l’avertit-elle. A votre façon de vous
comporter, l’on pourrait croire que vous avez un faible pour Mlle Hathaway.
Elle l’observait d’une façon à la fois froide et calculatrice et, à son grand regret, il remarqua
que, derrière elle, sa tante le considérait de la même manière.
Il aurait aimé leur répondre que cela ne les regardait pas, mais il devait se taire.
— Vous avez tout raté, monsieur, annonça lady Bindon. Mme Sibylle nous a rendu visite. Et elle
nous a révélé de bien terribles nouvelles.
Pourtant, la baronne semblait ravie de partager ces graves révélations.
— Mme Sibylle ?
Cette soi-disant voyante londonienne ?
— Vous avez forcément dû en entendre parler ! C’est une extralucide. Elle voit les choses,
murmura lady Bindon, mais trop fort pour que ce soit un vrai murmure.
— J’espère bien, qu’elle voit les choses, rétorqua Roxley. Sinon, elle se cognerait partout. Ce
qui ne serait guère pratique.
Et lady Bindon de le frapper sur le bras avec son éventail.
— Roxley, vous êtes vraiment aussi drôle que ce que l’on dit.
— Drôle, et gravement blessé, répondit-il en frottant son bras.
— Ne prenez pas cela à la légère, Roxley ! ordonna lady Bindon. Mme Sibylle avait d’horribles
nouvelles à communiquer à Mlle Hathaway.
Elle s’interrompit et s’approcha, pour se remettre à chuchoter de sa terrible voix théâtrale.
— Notre Mlle Hathaway court de graves dangers.
Elle hocha la tête deux fois, comme pour accentuer la gravité de la situation, puis recula en
ouvrant son éventail.
— Et elle avait l’air sûre de son fait lorsqu’elle a prédit que Harriet était en danger, ajouta
Mlle Murray.
Le seul danger qui menaçait Harriet, c’était Mlle Murray, songea Roxley, qui ne tenait pas en
haute estime les diseuses de bonne aventure qui plumaient les gens riches et crédules à la recherche
de divertissement et de sensations fortes.
Mais que faisait cette femme à Bath ? Et pourquoi était-elle venue mettre en garde Harriet ?
Un frémissement désagréable lui parcourut le dos. Un mauvais pressentiment. Il s’empressa de
regarder à l’autre bout de la salle, vers la piste de danse, où, à son grand désarroi, il n’apercevait
toujours pas cette scandaleuse robe écarlate.
— Où est-elle ?
— Avec lord Fieldgate, le renseigna lady Bindon.
Fieldgate ? Roxley grinça des dents.
— J’adore la manière dont le vicomte regarde Mlle Hathaway. La façon dont un homme regarde
une femme est très révélatrice. Je me souviens, quand j’étais jeune, Bindon me regardait ainsi, et
c’est ainsi que j’ai su qu’il…
La baronne soupira.
— J’ai eu des frissons quand il a demandé une autre danse à Mlle Hathaway — leur
deuxième — et surtout quand il lui a dit qu’elle était la femme la plus magnifique de l’assemblée.
C’était si passionné, si enflammé.
Lady Eleanor se joignit à la conversation.
— Oui, il s’est montré très expansif. Je crois qu’il a qualifié sa robe de « divine ».
— « Parfaitement divine », corrigea Mlle Murray.
— Parfaitement divine ? répéta Roxley, proche de l’apoplexie.
Parfaitement irritante, plutôt, car elle était trop décolletée et elle mettait en valeur sa grande et
belle silhouette, lui donnant l’apparence d’une déesse venue sur terre pour tenter les pauvres mortels.
Dont lui.
Et, apparemment, dont Fieldgate.
Mais que mijotait donc le vicomte ? Il avait encore plus besoin d’argent que Roxley. Pourquoi
donc poursuivait-il Harriet de ses assiduités ? Cela n’avait aucun sens.
A moins que, comme l’avait si « subtilement » suggéré lady Bindon, il soit tombé amoureux.
— Harriet l’aime vraiment beaucoup, confia Mlle Murray aux autres femmes. Elle n’en a que
pour le vicomte.
Roxley cligna des yeux, avant de regarder la femme qui se tenait à côté de lui.
— Pardon ?
— Lord Fieldgate et Harriet. Vous ne saviez pas ?
— A-t-il été officier, Roxley ? demanda lady Bindon.
— Comment ?
— Fieldgate… A-t-il été officier ? insista-t-elle. Je vous demande cela à cause de son allure. Il
est si élégant et imposant. Quelle prestance !
Certes, sa réaction fut assez grossière, mais il ne put s’en empêcher.
— Auriez-vous connu beaucoup d’officiers, lady Bindon ? demanda-t-il.
Elle le tapa de nouveau avec son éventail, et se mit à rire.
— Bien sûr que non ! Comme vous êtes taquin, Roxley. Comme vous êtes taquin !
— Fieldgate est peut-être le danger dont parlait Mme Sibylle, suggéra lady Eleanor en adressant
un regard appuyé à son neveu.
Un regard qui en disait bien plus long. Un regard qui disait : « Je n’ai pas aimé cela. Mais alors
pas du tout. »
Lui non plus n’aimait pas cela.
Il parcourut de nouveau la salle des yeux, mais ne vit toujours pas Harriet ni Fieldgate.
Lady Eleanor avait dû suivre son regard. Elle se hissa sur la pointe des pieds et scruta la pièce.
— Mon Dieu, ils sont partis.
Roxley se glaça.
— Partis ?
— Oh ! je suis sûre de les avoir vus par là juste à l’instant, assura Mlle Murray en désignant de
la tête la table des rafraîchissements.
A vrai dire, l’assurance qu’elle affichait ainsi que son empressement à fournir autant de détails
inquiétèrent davantage Roxley, qui sentit tous ses nerfs se tendre.
— Ils se sont peut-être enfuis ! s’exclama lady Bindon, que cette idée semblait transporter de
joie. Ou bien ils sont en train de partager un précieux moment d’intimité.
— Un quoi ? demanda Roxley, interrompant un instant son examen minutieux de la pièce.
— Un précieux moment d’intimité, répéta la baronne.
Puis elle marqua une pause, et tapota ses lèvres pincées avec son éventail.
— Monsieur le comte, n’avez-vous pas lu les romans de miss Darby ? Mlle Hathaway profite
peut-être d’un précieux moment d’intimité, comme cette chère miss Darby et son bien-aimé, le
lieutenant Throckmorten.
Elle lui adressa un petit clin d’œil.
— Vous devez savoir ce que c’est, n’est-ce pas ?
Roxley acquiesça.
— Oui, lady Bindon, je sais.
Mais ce qu’il savait surtout, c’était qu’il avait des envies de meurtre vis-à-vis d’un certain
vicomte.

* * *

— Enfin seuls, mademoiselle Hathaway, déclara le vicomte Fieldgate tout en conduisant Harriet
vers la piste de danse.
Elle aurait aimé se débarrasser de cet homme, mais elle ne pouvait l’ignorer alors que tous les
regards étaient posés sur elle. Cela ferait horriblement jaser.
Plus encore que maintenant.
— Voilà, nous pouvons désormais reprendre notre conversation à propos de notre accord, dit-il
en souriant.
— A propos de… quoi ? demanda-t-elle, prise de court.
Il se pencha pour murmurer à son oreille.
— De notre accord, répéta-t-il.
Mais ces mots susurrés n’eurent pas l’effet escompté, car, loin de la ravir, ils provoquèrent chez
elle une véritable vague de panique.
Il ne voulait tout de même pas… ? Elle lui adressa un petit regard auquel il répondit par une
œillade enflammée pleine de fumeuses promesses.
Oh, mon Dieu, si ! Il voulait l’épouser.
Etait-il fou ?
Elle osa un autre regard et le vit débordant d’assurance et de confiance en lui.
Oui, c’était certain, il était fou.
— Vous préféreriez peut-être discuter de notre avenir dans un endroit plus intime, proposa-t-il,
comme s’il sentait son hésitation.
Intime ? Cela vaudrait peut-être mieux. Elle n’avait pas envie de l’éconduire devant toutes les
commères de Bath. Il était déjà assez pénible comme cela que tout le monde les regarde.
— Oui, ce serait parfait, répondit Harriet avec un enthousiasme peut-être exagéré, car il sembla
totalement se méprendre sur ses intentions et lui adressa un regard dans lequel brillait une étincelle
de lascivité.
Alors elle s’empressa d’ajouter :
— Mais lady Eleanor… Et mes obligations envers Mlle Murray…
— Ne vous inquiétez pas pour cela, je m’en occupe, ma très chère mademoiselle Hathaway.
Puis il la saisit par le bras, l’entraîna hors de la piste de danse, se faufila parmi les convives
puis traça tout droit son chemin jusqu’aux portes, ouvertes, qui donnaient sur la rue.
Dehors, il y avait foule. Les derniers arrivants, et quelques vieux séducteurs à propos desquels,
vu leur façon de chanceler et de zigzaguer, on pouvait supposer qu’ils avaient passé une bonne partie
de la soirée en compagnie d’une bouteille de brandy. Il y avait aussi la masse habituelle des cochers
et des domestiques qui attendaient près des voitures, ainsi que celle des impertinents conducteurs de
chaises à porteurs qui encombraient les rues.
Sans perdre de temps, Fieldgate posa un genou à terre devant elle et prit sa main pour la porter à
ses lèvres.
— Mademoiselle Hathaway, ma très chère lady, voulez-vous me faire l’honneur de…
— Oh ! non ! s’écria Harriet en essayant désespérément de retirer sa main.
Mais elle n’y parvint pas et fit de son mieux pour relever cet idiot avant que quelqu’un ne les
remarque.
Malheureusement, ce genre de proposition ne pouvait guère passer inaperçu. Et tous les yeux
étaient désormais tournés vers eux.
— Mais, mademoiselle Hathaway ! Ecoutez-moi…, dit Fieldgate en se relevant.
— Non, je ne vous écouterai pas, monsieur. Vous commettez une erreur, rétorqua-t-elle. Une
grossière erreur…
— Mais notre accord…, insista-t-il d’une voix forte.
Trop forte.
— Quel accord ? répliqua-t-elle, en essayant de garder une voix calme et posée, malgré l’effroi
qui l’avait saisie. Lord Fieldgate, décidément, vous vous trompez.
— Pas du tout, mademoiselle Hathaway. Cela fait des mois que vous m’aguichez avec votre
attitude provocante et vos poses charmeuses. Le moment est venu pour moi d’obtenir mon dû.
Sur ce, il lui prit la main et l’entraîna vers une voiture qui attendait.
Le cocher descendit de son perchoir tel un faucon fondant sur une souris et ouvrit la portière,
comme si kidnapper de jeunes et innocentes jeunes femmes faisait partie de son travail quotidien.
— Je vais enfin obtenir mon dû, continuait de clamer le vicomte.
— Votre dû ?
La colère s’empara de Harriet, qui se redressa. Elle faisait presque la même taille que le
vicomte, et tout homme plus intelligent et plus sage que lui aurait compris que le moment était venu de
lâcher la jeune femme et de battre prudemment en retraite.
Mais Fieldgate n’était ni sage ni intelligent.
— Exactement. Mon dû, l’informa-t-il. Un homme ne fait pas la cour à une femme pendant des
mois sans obtenir de récompense. Et la mienne, ce sera votre main.
Sur ce, il l’attira à lui.
— Que vous le vouliez ou non.
Pour le meilleur ou pour le pire, Harriet avait hérité du caractère des Hathaway. Chez ses
frères, c’était parfait, car ainsi ils étaient craints et respectés, mais chez une femme cela pouvait
choquer.
Malgré tout, cela se révélait bien pratique dans certaines situations.
Comme celle-ci, par exemple.
— Monsieur, prenez garde, déclara-t-elle en tapant du pied.
Ses frères reconnaissaient ce ton, et savaient s’en méfier, car c’était celui qu’elle employait
avant de frapper.
Même Roxley, quand il n’avait encore que onze ans, avait appris à ne pas fâcher Harriet au-delà
du raisonnable, et surtout pas si l’on voulait éviter des années de tourments et d’humiliations de la
part d’elle-même et de ses frères.
Mais Fieldgate était déterminé et, à la stupéfaction de Harriet, il se mit à pencher la tête pour lui
voler un baiser en public, ce qui causerait sa ruine.
Alors qu’elle reculait en serrant les poings, une voix retentit dans son dos, pleine de colère et de
défi.
— Lâchez-la, Fieldgate, et je vous laisserai peut-être la vie sauve.
Roxley !
Harriet tourna la tête et le vit derrière elle, furibond. Rien de théâtral ni d’exagéré chez lui en
cet instant. Près d’elle se tenait un comte dont le sang noble bouillonnait.
Et, s’ils espéraient encore masquer les sentiments qui les liaient l’un à l’autre, c’était raté.
Cependant, grâce à cette ardente colère, Harriet acquit une certitude.
Il l’aimait.
Il l’aimait de toute son âme, et cela lui fit momentanément oublier le problème épineux auquel
elle était confrontée. Le vicomte en profita pour tenter un dernier assaut.
— Harriet, mon amour ! s’exclama-t-il haut et fort afin que tout le monde l’entende.
Puis il s’approcha pour lui voler ce baiser, celui qui les unirait l’un à l’autre.
A jamais.
Les projets du vicomte, toutefois, connurent un développement qu’il n’avait sans doute pas
prévu. Car, bien que prétendant connaître Harriet, il ne savait en fait absolument rien de la femme
qu’il pensait compromettre.
Car, s’il avait su, il se serait abstenu.
Son tempérament de Hathaway bouillait. C’en était trop. Elle décocha un coup de poing à
Fieldgate, qui dut lui faire voir des étoiles et bien d’autres choses encore. Des cris de surprise
s’élevèrent un peu partout dans la rue. C’était certain, bientôt, tout Bath ne parlerait que de cela.
Et cette histoire deviendrait vite une légende.
Surtout pour tous les hommes qui en avaient été témoins, Fieldgate mis à part.
Comme il était sûr qu’en ce moment précis tous ces hommes auraient souhaité deux choses.
Premièrement, posséder la même frappe que Harriet.
Deuxièmement, pouvoir parier sur l’issue de cet incident.
Le vicomte chancela pendant deux secondes environ, l’air abasourdi et incrédule, avant de
s’écrouler à terre.
— Mon nez ! Mon nez ! gémit-il, les mains sur son appendice sanguinolent.
Harriet le toisa et renifla avec dédain.
— Quelle mauviette !
Puis elle tourna les talons et épousseta sa splendide robe rouge comme si elle voulait la
débarrasser de toute trace de cet individu. Sauf que, quand elle leva les yeux, elle mesura l’ampleur
de ce qu’elle venait de commettre.
Car devant la porte se tenaient non seulement Roxley, mais aussi Mlle Murray, lady Eleanor,
lord et lady Bindon et, comble de malheur, lord et lady Kipps.
Certes, elle venait de se débarrasser de Fieldgate, mais elle avait aussi compromis sa
réputation.
Et de façon irréversible, si elle devait en croire le plaisir malveillant qui se lisait dans les yeux
de lady Kipps.
Même si Roxley découvrait les diamants et trouvait un moyen de renverser la situation quasi
désespérée qui était la sienne, aux yeux du monde, elle n’était plus digne de devenir comtesse.
Son noble rêve, son vœu le plus cher, était aussi perdu que ce qu’il restait du collier de la reine.

* * *

Roxley était désespéré par le spectacle qui s’offrait à lui. Et tout était entièrement sa faute.
Le visage désemparé de Harriet lui brisa le cœur. Il aurait dû la renvoyer à Londres, ou plutôt à
Kempton, depuis le début. Car maintenant…
Il avança et se plaça entre elle et Fieldgate, qui était toujours à terre. Il s’était toujours méfié de
cet homme, et maintenant il avait encore plus de raisons de le faire.
— Restez où vous êtes, ordonna Roxley alors que le vicomte tentait péniblement de se relever.
— Excellent conseil.
Afin d’identifier cette voix, Roxley se tourna et vit lord Galton à côté de lui.
— Ma voiture n’est pas loin, monsieur, poursuivit le vieux séducteur. Je vais raccompagner ces
dames.
Et il désigna de la tête lady Eleanor, qui se trouvait entre Mlle Murray et Harriet.
Roxley acquiesça, et aussitôt le flegmatique gentleman emmena les trois femmes.
Au bout de quelques pas, Harriet s’extirpa du cercle protecteur formé par ses compagnons et se
tourna vers Roxley.
— Roxley, je…
— Taisez-vous, Harry. Je ne veux pas entendre un seul mot de vous, lança-t-il, plus sévèrement
qu’il en avait l’intention.
Mais, bonté divine, elle lui avait fait la peur de sa vie !
Disparaître avec un malotru comme Fieldgate.
Oh ! Harry, se lamenta-t-il intérieurement, pourquoi vous ai-je mêlée à cette sombre affaire ?
Mais très vite la tante Eleanor prit la main de Harriet et l’emmena. Elle-même avait causé
quelques scandales, et elle connaissait mieux que personne la conduite à tenir dans ce genre de
situation.
Quand Roxley se retourna, il vit le vicomte en train de marcher à quatre pattes par terre comme
un rat. Il se plaça devant lui pour l’empêcher de fuir.
— Je devrais vous achever pour ce que vous avez fait, et vous seriez heureux que je vous rende
ce service. Croyez-moi, si je ne vous tue pas, ce sont ses frères qui s’en chargeront. Et je vous
promets que vous n’aimerez pas leur façon de procéder. Pas du tout.
— Pourquoi vous mêlez-vous de mes affaires ? Vous avez votre riche héritière, rétorqua
Fieldgate, qui réussit enfin à se relever et essuya le filet de sang qui coulait de son nez du revers de
la main. Laissez-moi la mienne. Vous ne pouvez pas avoir les deux, Roxley.
— Une riche héritière ? Ne soyez pas stupide. Par ailleurs, il me semble que la demoiselle en
question vous a éconduit, souligna-t-il. Et de façon franche, directe et sans détour.
— Elle m’a éconduit ? Ah, mais elle va devoir m’épouser si elle ne veut pas être compromise
jusqu’à la fin de ses jours.
Avec la rapidité de l’éclair, le comte saisit Fieldgate à la gorge et le souleva jusqu’à ce qu’il se
trouve sur la pointe des pieds.
— La fin de vos jours à vous ne saurait tarder, Fieldgate, si vous continuez, déclara-t-il avec
d’autant plus de conviction qu’il en était certain.
Fieldgate se tortilla et s’agita pour se libérer.
— Oh ! je l’épouserai, haleta-t-il. Et j’aurai sa dot. Elle me doit bien cela, après tous ces mois
où elle m’a fait languir.
— Sa dot ?
Roxley le lâcha et recula d’un pas. Qu’était-ce encore que cette histoire ?
— Harry n’a pas de dot, lâcha-t-il.
Fieldgate se mit à rire.
— Harry ? Eh bien, vous me semblez en de très bons termes, tous les deux. Mais quand elle sera
ma femme je ne tolérerai rien de tel. Et vous avez beau sembler bien la connaître, il y a des choses
que vous ignorez. Par exemple, je sais de source sûre que l’homme qui épousera Harriet Hathaway
sera grassement récompensé.
Roxley le regarda, bouche bée. Harriet l’avait-elle frappé si fort que cela ?
— Fieldgate, vous vous trompez, dit-il lentement, afin que chaque mot puisse s’imprimer dans la
tête du vicomte. Mlle Hathaway n’a pas de dot.
— C’est cela, c’est cela…, ricana le vicomte. Mais seriez-vous en colère parce que je vous ai
ravi le prix dont vous vous enorgueillissez tant, vous, les Marshom ? Je vous ai volé une héritière
plus fortunée, là, juste sous votre nez.
Roxley tressaillit, car il entendait d’ici tout le monde ou presque murmurer ce que Fieldgate
sous-entendait.
« Beau mariage et tromperie font toujours bon ménage. »
Toutefois, il restait toujours un problème à régler.
— Qu’est-ce qui vous fait penser cela de Mlle Hathaway ?
— J’ai appris, répliqua Fieldgate, que son père possédait d’immenses domaines aux Antilles.
Un empire sucrier.
Roxley éclata de rire en pensant à leur manoir décrépi de Kempton.
— Sombre crétin ! Pensez-vous que ses frères serviraient dans la marine et dans l’armée de
terre si leur famille était aussi prospère que vous le dites ? Son frère Chaunce travaille au ministère
de l’Intérieur. Le voyez-vous parader au White’s dans une nouvelle veste toutes les semaines ?
Fieldgate recula d’un pas, comme si les paroles de Roxley l’avaient atteint aussi violemment
que le coup de poing de Harriet. On voyait bien que les mots rentraient tant bien que mal dans sa tête
dure, mais, malgré tout, il s’accrochait à sa théorie insensée.
— Ce n’est rien d’autre qu’une de leurs excentricités. Les Hathaway en sont friands. Mais je
sais de source sûre que Mlle Hathaway est pourvue d’une dot conséquente. Et j’obtiendrai mon dû.
Roxley gémit. Cet homme et son dû. La seule chose qu’il méritait vraiment, c’était un bon coup
de tête dans la poitrine.
— Qu’entendez-vous par « de source sûre » ?
— Kipps ! s’exclama-t-il, en désignant le jeune comte qui reculait pour venir se cacher derrière
sa riche héritière à lui, celle qu’il avait épousée moins d’un an auparavant. Kipps m’a révélé l’été
dernier que Mlle Harriet Hathaway hériterait d’une fortune. Il a prétendu que sa dot dépassait celle
de miss Nashe. Nous avons joué aux dés pour savoir laquelle nous reviendrait…
— Pardon ? Vous m’avez gagnée aux dés ! ? explosa lady Kipps, en se tournant comme une furie
vers son mari.
— Je ne l’ai fait que pour vous protéger de lui, ma très chère, s’empressa de répondre Kipps,
dont la couleur cramoisie laissait entendre qu’il ne disait pas forcément la vérité.
Il avait induit Fieldgate en erreur par appât du gain.
— Vous m’avez menti ? hurla Fieldgate, qui semblait aussi en colère que lady Kipps. Espèce de
sale petit…
— Oui, enfin, bien fait pour vous, conclut Roxley. Car Mlle Hathaway n’est pas la personne que
vous espériez.
Le vicomte chancela légèrement.
— Vraiment ?
Il secoua la tête, l’air encore un peu incrédule.
— Mais… mais… l’empire sucrier…
Il regarda Kipps.
— Il a prétendu que…
— Non, espèce d’idiot, répliqua Roxley. Combien de fois faudra-t-il vous le dire ? Harriet n’a
pas d’argent.
— Pas d’argent ? répéta-t-il dans une espèce de gémissement triste.
— Pas un sou, ajouta lord Bindon. Un chic type, sir George, mais les Hathaway n’ont jamais eu
les poches bien remplies. De fortes personnalités, de fines gâchettes, mais pas un sou à mettre de
côté. Vous vous êtes égaré, Fieldgate, et maintenant vous êtes perdu. Vous le serez surtout quand les
Hathaway apprendront ce que vous avez fait.
Il haussa les épaules.
— De fines gâchettes. Vous l’ai-je précisé ?
Fieldgate blêmit. Car il savait ce qui l’attendait. Il avait compromis Harriet Hathaway et
désormais il devait l’épouser, qu’elle soit riche… ou pauvre.
— Jamais ! s’exclama-t-il, avant de tourner les talons et de se mettre à courir jusqu’à sa voiture.
Démarrez, vite ! hurla-t-il à son cocher.
— Mais que fait-il ? s’écria Roxley.
Il était sur le point de se lancer à sa poursuite, mais lord Bindon le retint par le bras.
— Il sera sur le continent avant que vous ne l’arrêtiez. Et avez-vous vraiment envie de le
rattraper ? demanda le baron en secouant la tête.
Le comte s’immobilisa. S’il rattrapait Fieldgate, passé le plaisir de le réduire en miettes, que
ferait-il ? Il n’y aurait d’autre issue que de le forcer à épouser Harriet.
Et cela, jamais !
— Eh bien, intervint lord Kipps, je suis sûr que nous n’entendrons plus jamais parler de lui.
Quel idiot !
Il sourit comme si tout cela n’avait été qu’une bonne blague.
Mais ni lady Kipps ni Roxley ne voyaient les choses ainsi, alors Roxley rejeta sa colère sur le
vrai coupable de l’infortune de Harriet.
Il abattit le poing qu’il avait eu envie d’écraser sur le visage suffisant de Fieldgate sur Kipps,
qui valsa plusieurs mètres en arrière.
— Bravo, salua lord Bindon en enjambant le comte tombé à terre pour donner une bourrade dans
le dos de Roxley.
Chapitre 12

« Les traîtres peuvent revêtir tous les visages, miss Darby. Ne vous laissez pas tromper par le
plus doux des ennemis ni par le plus fort des alliés, quand une fortune est en jeu. »
LE PRINCE SANJIT à miss DarbyDans Un marché périlleux pour miss Darby

* * *

Maudit soit Fieldgate, qui n’était même pas capable de réussir quelque chose d’aussi simple
qu’un enlèvement, fulminait Mlle Murray tout en se dirigeant avec les autres vers la voiture de lord
Galton.
Qui plus est, qui aurait cru Mlle Hathaway capable d’envoyer au tapis un homme d’un simple
coup de poing ? Elle regarda Harriet se dépêcher de grimper dans la calèche. Cette satanée fille était
vraiment surprenante.
Et, de toute évidence, elle avait sous-estimé les ambitions de Mlle Hathaway. Un vicomte, cela
n’était pas assez bien pour elle. Elle se rêvait comtesse.
Comme toutes les filles de son espèce.
Mlle Murray s’assit et tourna la tête pour regarder par la fenêtre. Mme Sibylle n’était pas loin,
tapie dans l’ombre.
La voyante lui adressa un signe de tête avant de disparaître dans la nuit. Finalement, elles
allaient devoir régler ce problème seules. Sa sœur avait mis bien trop de temps à se rendre compte
que leur complice était loin d’être leur ami. Si seulement elle l’avait écoutée plus tôt.
Car, si Mlle Murray avait des défauts, elle n’était pas stupide. Et elle savait, bien avant
d’arriver dans Brock Street, que le moment était venu pour elle de quitter le costume de la gentille
fille de riche commerçant londonien.
Tant mieux, songea-t-elle lorsqu’elle fut ramenée sans ménagement chez lady Eleanor de la
même façon qu’elle l’avait été par sa sœur à l’intérieur de la Conciergerie quand elle n’était encore
qu’une toute petite fille. Evidemment, cette maison n’était pas une prison, mais l’ambiance qui y
régnait n’en était pas si éloignée. Lady Eleanor la traitait avec froideur et méfiance, tandis que lord
Galton lui adressait des regards inquisiteurs. Et rien de tout cela n’était dirigé vers Mlle Hathaway,
qui l’aurait pourtant bien mérité.
Elle ne savait comment — cela ne pouvait pas venir de cette empotée de servante, celle qu’elle
avait envoyée dans le magasin de rubans chercher son réticule, qu’elle avait délibérément
oublié — mais, d’une façon ou d’une autre, ils avaient découvert qu’elle n’était pas celle qu’elle était
censée être.
Et dire que leur complice était persuadé que personne ne découvrirait jamais la vérité !
Le comte savait : elle avait senti sa froideur au moment même où il était arrivé au théâtre. Oh ! il
la traitait toujours avec la même politesse, mais quelque chose dans son attitude trahissait sa
méfiance et son courroux.
Mais, s’il avait appris des choses sur elle, elle aussi en savait long sur lui.
Elle avait découvert un moyen infaillible de forcer le comte à renoncer à sa part de diamants.
— Je crois que je vais me retirer dans ma chambre pour la nuit, déclara Mlle Murray comme ils
pénétraient dans la maison.
Lady Eleanor acquiesça sèchement et poussa Mlle Hathaway vers la bibliothèque — sans doute
pour un beau sermon —, ce qui lui laisserait juste le temps…
Car ce qu’avait découvert Mlle Murray, c’était que Mlle Hathaway valait tous les trésors pour
le comte de Roxley.
Et qu’il ferait n’importe quoi pour protéger la vie de Harriet.
Pauvre Mlle Hathaway ! Et pauvre comte, aussi, songea-t-elle avant de regagner sa chambre et
d’aller y chercher son pistolet.

* * *

Harriet regarda Mlle Murray monter les escaliers en regrettant de ne pouvoir la suivre. Mais
cela ne serait guère possible, car lady Eleanor lui désignait la bibliothèque, et Harriet ne pouvait rien
faire pour lui échapper.
Mais la vraie surprise vint quand lady Eleanor referma la porte derrière elle, laissant lord
Galton dans le vestibule. Une fois qu’elles furent ainsi enfermées, la lady commença sa leçon de
morale.
— Ma chère mademoiselle Hathaway, si vous espérez devenir l’épouse de mon neveu, ce n’est
certainement pas de cette façon qu’il faut vous y prendre.
La lady n’aurait pas pu l’étonner davantage. « Devenir l’épouse de Roxley… » Avait-elle bien
entendu ?
Pendant ce temps, lady Eleanor allait et venait devant la cheminée.
— Essex a assuré que vous étiez la candidate parfaite pour la revue de détail, mais je me
demande si ma sœur n’a pas perdu la tête.
La revue de détail ? Harriet écarquilla les yeux.
— Moi, madame ?
— Oui, vous. Mais que dire d’une candidate assez idiote pour se montrer dans la rue en
compagnie d’un bon à rien ? Dieu du ciel, je connais cet individu depuis deux jours, et je sais déjà
qu’il faut s’en méfier comme de la peste.
— Je n’aurais jamais pensé qu’il…
Mais Harriet s’interrompit, car ce n’était vraiment pas le genre de conversation auquel elle
s’était préparée.
— Que quoi ? Qu’il essaierait de profiter de vous ?
La lady fit un grand geste de la main.
— Croyez-moi, mécréant ou prêtre, scélérat ou gentleman, profiter d’une femme est la seule
chose à laquelle pensent les hommes.
Son neveu était-il également concerné ? Harriet n’osa pas poser la question. A la place, elle
souleva une légère objection.
— Je crois que lord Fieldgate était plus intéressé par ma fortune.
Tout à coup, lady Eleanor sembla intéressée.
— Votre fortune ? Vous avez de la fortune ?
Harriet, qui s’en voulait de la décevoir, secoua la tête tristement.
— Non, malheureusement, non. Quelqu’un a dû lui faire croire que j’étais une riche héritière. Et
ensuite… enfin, vous connaissez le reste.
— Ah, ces hommes ! Incorrigibles !
Puis, à la grande surprise de Harriet, la lady partit d’un bel éclat de rire.
— Pauvre garçon. Frappé par une femme devant la moitié de la ville, avant de découvrir que la
riche héritière qu’il convoitait n’a en réalité pas un sou. Il est sans doute déjà presque arrivé sur le
continent, de peur d’avoir à vous épouser.
Harriet poussa un cri d’horreur, car cette pensée ne l’avait pas effleurée.
— Jamais je ne l’épouserai !
Lady Eleanor acquiesça.
— C’est bien. C’est la chose la plus intelligente que vous ayez dite depuis votre arrivée.
Elle désigna la chaise.
— Maintenant, asseyez-vous et racontez-moi comment vous comptez vous y prendre pour
obtenir la main de Roxley.
Harriet s’assit, mais simplement parce que ses jambes ne la soutenaient plus. Avait-elle bien
entendu ? Obtenir la main de Roxley ?
Mais lady Eleanor n’en avait pas terminé.
— Si vous avez fait tout ce chemin jusqu’ici, c’est pour rompre ces stupides fiançailles, n’est-ce
pas ?
Harriet ne savait quoi répondre. C’était ce qu’elle avait avoué à Tabitha et à Daphne. Mais
pouvait-elle le dire à lady Eleanor ?
La vieille dame leva les bras et soupira.
— Comment pourrai-je vous aider si vous refusez d’admettre la vérité ?
Et alors Harriet se rendit compte à quel point lady Eleanor ressemblait à sa sœur. Elle était sur
le point de tout lui révéler quand retentit un bruit sourd, suivi d’un bruit de chute.
— Grands dieux ! s’exclama la lady, avant de se précipiter vers la porte.
Quand elle l’ouvrit, elles virent Mlle Murray reposer un plateau en argent et lord Galton allongé
à terre.
— Que s’est-il passé ? demanda lady Eleanor en s’agenouillant auprès de lui pour tâter sa tête.
Mais Harriet avait compris. Car dans l’escalier se trouvait le petit sac de voyage de
Mlle Murray.
Et, dans sa main, un pistolet.
Sans parler du plateau sur la console.
— Oui, je l’ai frappé avec cet objet, déclara Mlle Murray, qui avait suivi la direction du regard
de Harriet et le cheminement de son raisonnement.
— Mais pourquoi ? s’enquit lady Eleanor.
— Je n’ai pas besoin de lui, répondit Mlle Murray. Mais en revanche j’ai besoin de vous deux.
Elle pointa son arme sur Harriet.
L’air horrifié, lady Eleanor écarquilla les yeux.
Harriet soupira et s’avança.
— Ce pistolet ne servira à rien. J’ai ôté le silex.
Les yeux de Mlle Murray vacillèrent un moment. Elle regarda le pistolet qu’elle tenait à la main,
puis de nouveau Harriet.
— Mais je possède deux pistolets, mademoiselle Hathaway. Avez-vous retiré les deux silex ?
Harriet s’arrêta. C’était un coup de bluff. C’était sûr.
Alors Mlle Murray pointa son pistolet sur lady Eleanor.
— Vous êtes peut-être prête à risquer votre vie, mademoiselle Hathaway, mais êtes-vous prête à
risquer la sienne ?
Cela suffit à stopper Harriet dans sa progression.
— Oui, c’est bien ce que je me disais, ajouta Mlle Murray en hochant la tête. Maintenant,
debout, lady Eleanor. Ne vous inquiétez pas, il sera à peu près remis demain matin.
Alors que Harriet aidait une réticente lady Eleanor à se lever, Mlle Murray déposa une feuille
de papier pliée sur le plateau, qui se trouvait lui-même à côté de la boîte de Pug, exactement à
l’endroit où lady Eleanor l’avait placé.
— Qu’est-ce ? demanda Harriet.
— Un mot pour Roxley, expliqua Mlle Murray. Je modifie les conditions de nos fiançailles.
Mais à présent allons-y, si vous le voulez bien.
Et elle dirigea l’arme vers la porte.
— Mais que croyez-vous donc ? s’insurgea lady Eleanor, qui refusait de bouger. Je n’irai nulle
part avec vous, espèce de petite impudente !
— Nous allons faire un petit voyage à Marshom Court, où je suis sûre que Roxley viendra vous
chercher.
Et elle désigna de nouveau la porte.
— Je ne quitterai pas ma maison ! annonça lady Eleanor. Si je quitte la ville, c’est comme si je
renonçais à mon bail. Et lord Travis…
Mlle Murray ne sembla pas se sentir concernée par ce problème. Elle leva son arme, qu’elle
pointa vers la tête de la lady.
— Vous avez le choix : vous pouvez soit perdre votre bail soit perdre votre vie.
Lady Eleanor ne bougea pas davantage, alors Mlle Murray changea de cible et visa Harriet.
— Je pense, madame, que votre neveu serait fort contrarié si par votre faute sa bien-aimée
perdait la vie. Maintenant, pouvons-nous y aller ?
A contrecœur, lady Eleanor avança, mais elle s’arrêta pour prendre la boîte de Pug, qu’elle
serra fort contre elle. Le dos droit, elle franchit la porte d’entrée, et ne se retourna qu’une seule fois.
Son regard était empli de désarroi, mais Harriet n’aurait su dire si c’était quitter sa maison adorée ou
abandonner lord Galton à son triste sort qui lui causait le plus de chagrin.
Harriet, quant à elle, regrettait vivement d’avoir obéi à Roxley quand il lui avait demandé de ne
pas s’approcher de Mlle Murray. Elle aurait dû l’assommer pour l’empêcher de nuire quand elle en
avait eu l’occasion plus tôt dans la journée.
Etait-ce ce matin même ? Tant d’événements dramatiques s’étaient passés depuis que c’en était
vertigineux. Harriet frissonna et plaça la main de lady Eleanor sur son bras pour la rassurer alors
qu’elles descendaient les marches du perron.
La vieille dame lui adressa un regard reconnaissant.
Dans la rue était stationnée une voiture, et Mlle Murray les poussa à l’intérieur, où les attendait
une autre surprise.
Madame Sibylle.
La célèbre voyante sourit.
— Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, mademoiselle Hathaway, vous courez de graves
dangers. Vous auriez dû accorder davantage de crédit à mes mises en garde.

* * *

Après la fuite de Fieldgate, Roxley, le cœur gros, se dirigea vers Brock Street. Il avait besoin
de voir Harriet.
Il avait besoin de s’excuser. Et d’obtenir son pardon.
Il l’avait entraînée dans son sillage. Il était le seul coupable. Cela faisait un an qu’il aurait dû
s’occuper du vicomte et l’empêcher de tourner autour de Harriet.
Alors qu’il approchait de la maison de sa tante, il aperçut Hotchkin, surgi de nulle part, comme
il en avait l’habitude.
— Monsieur le comte, vous voilà, s’exclama Hotchkin en le rattrapant.
— Pas maintenant.
— Mais j’ai des nouvelles fraîches de Londres. Au sujet de M. Murray.
Hotchkin marqua une courte pause, avant d’ajouter :
— Et aussi au sujet de la femme à laquelle vous avez rendu visite tout à l’heure.
Il y avait quelque chose d’alarmant dans son ton. Roxley s’arrêta et se retourna vers le jeune
homme.
— De quoi s’agit-il ?
Hotchkin secoua la tête.
— Pas ici.
Roxley connaissait assez l’assistant extrêmement prudent de Chaunce pour savoir qu’il ne
révélerait jamais ce qu’il savait dans un endroit découvert, où n’importe quel passant pourrait
l’entendre. Alors Roxley lui désigna l’auberge la plus proche, et l’entraîna dans une arrière-salle.
— Parlez, à présent.
Ce qu’il fit.
Une fois que Roxley eut pris connaissance du contenu de ces nouveaux rapports et qu’il l’eut
mesuré à l’aune des informations apprises lors de sa visite au pensionnat de Mme Plumley, il sut
qu’il était temps d’agir. Et vite.
Il nourrissait de terribles soupçons au sujet de la personne qui se trouvait derrière tout cela…
Mais il devait se tromper… Ce n’était pas possible…
Pourtant, s’il avait raison…
Roxley pressa le pas, si bien que les deux hommes couraient presque en grimpant la côte qui
menait à Brock Street.
— Avez-vous un pistolet sur vous ? demanda-t-il à M. Hotchkin alors qu’ils approchaient de la
porte de lady Eleanor.
— Oui, mais…
— Très bien. Ce ne serait pas très honorable de ma part de tirer sur ma promise, expliqua
Roxley. Je vous laisserai faire.
Hotchkin le fixa avec stupeur.
— Mais, monsieur le comte… Je ne pense pas pouvoir tirer sur une…
Roxley ricana.
— C’était une plaisanterie, Hotchkin. Il va vraiment falloir que je parle à Chaunce : vous avez
encore beaucoup à apprendre.
— Oui, monsieur, grommela le jeune homme, une fois qu’ils furent devant la porte.
Mais, presque aussitôt, les sens de Roxley se mirent en alerte.
La porte était légèrement entrouverte, et il n’y avait pas trace de Thortle. A l’intérieur brillait
une faible lumière.
— Il se peut que vous deviez mettre votre galanterie de côté, déclara Roxley en sortant son
propre pistolet et en pénétrant dans la maison.
Là, dans le vestibule, gisait un homme, qui gémissait et tentait de se relever.
— Lord Galton ? demanda Roxley en se portant à son secours.
Il n’eut pas besoin de regarder ailleurs ni de poser la question : il savait que la maison était
vide. Il le sentait.
— Où se trouve ma tante ?
— Lady Eleanor ? Elle n’est pas ici ? demanda Galton en s’asseyant contre la console.
Il se frotta l’arrière de la tête, les yeux fermés.
— Aïe…, gémit-il.
Roxley tâta son crâne et sentit une grosse bosse.
— On vous a assommé.
Puis il se releva et cria :
— Tante Eleanor ? Harriet ?
Alors que ses appels restaient sans réponse, il poursuivit :
— Thortle ? Mme Nevitt ?
Ils se turent et ils finirent par entendre comme des coups depuis le fond de la maison.
Par un signe de tête, Roxley demanda à Hotchkin d’aller voir, et le jeune homme se précipita
vers l’escalier de service.
Mais Roxley trouva les réponses à ses interrogations avant le retour de Hotchkin, lorsqu’il
aperçut le mot placé sur le plateau. Il le déplia et alla en prendre connaissance dans la bibliothèque
où brûlait une bougie.
« Apportez les diamants à Marshom Court. Sinon… »
Il lâcha plusieurs jurons sonores.
Galton le rejoignit, titubant, avant de s’écrouler sur une chaise. Roxley lui tendit le billet, et,
après l’avoir lu, le lord secoua la tête.
— Cette fille manque décidément d’originalité. Ce « sinon… », c’est d’un convenu ! s’esclaffa-
t-il. Ridicule !
Hotchkin revint quelques minutes plus tard.
— Le majordome, la gouvernante et la femme de chambre étaient enfermés dans la cave.
Mlle Murray les a forcés à y rentrer sous la menace d’une arme.
— Quand était-ce ?
— Il y a une heure, peut-être deux.
Roxley jura de nouveau.
— Satanés diamants. Ah, si seulement mon père n’avait jamais…
— Vous ne diriez pas cela si vous les aviez vus cette nuit-là, le réprimanda lord Galton. Des
pierres d’un éclat incomparable.
Roxley se figea.
— Mais qui êtes-vous ?
— Galton, répondit l’homme comme s’ils étaient présentés pour la première fois. Mes amis
m’appellent Moss.

* * *

Lord Galton regarda les deux hommes en face de lui et soupira.


Le moment de parler était venu.
— Vous y étiez, l’interrogea le plus jeune des deux, l’air éberlué.
Il acquiesça en hochant la tête vers celui qui venait de parler. Hotchkin, s’il ne se trompait pas.
Il travaillait pour le ministère de l’Intérieur, lui semblait-il. Il avait l’air honnête et compétent. Tant
mieux. Ils auraient bientôt besoin de lui.
— Oui, j’y étais.
Roxley recula d’un pas.
— Je ne vous crois pas.
— Cela m’est égal. Mais vous devez m’écouter si vous voulez que nous retrouvions votre
Mlle Hathaway et mon Eleanor.
Le comte s’assit, le regard méfiant.
Il était normal qu’il reste sur ses gardes, mais Galton n’était pas d’humeur à jouer la comédie. Il
fallait que la vérité éclate.
— Vous connaissez l’existence de la partie de cartes ?
Roxley hocha rapidement la tête.
Hotchkin, au contraire, ressemblait à un jeune chien fou, et agitait la tête avec enthousiasme.
— Eh bien, votre père a gagné cette nuit-là, et sans la moindre tricherie, apprit-il au comte,
avant de sourire en souvenir de ce moment. Au début, la partie était incertaine, mais, quand ce
Français a commencé à ajouter ces pierres à sa mise, le comte ne pouvait plus perdre. Il s’est mis à
gagner, et gagner… Et le comte de la Motte continuait à miser — frénétiquement, en maudissant sa
chance qui l’avait abandonné — dans l’espoir de récupérer son trésor. Mais pas moyen, ajouta-t-il en
souriant.
— Alors, comme cela, lord Roxley a bien gagné le collier de la reine ? s’enquit Hotchkin pour
confirmation.
Moss acquiesça.
— Enfin, la moitié des pierres, d’après ce que nous en avons déduit.
— « Nous » ? s’empressa de demander Roxley.
Galton sourit. Dire que lady Eleanor considérait son neveu comme un empoté à l’intelligence
très relative. Rien n’était plus éloigné de la vérité.
— Oui, nous. Mes camarades de jeu et moi-même. Le lendemain matin, vos parents sont partis
en compagnie du seul homme qui n’avait pas joué cette nuit-là.
— L’Anglais, précisa Hotchkin à voix basse.
Moss lui adressa un rapide regard.
— Oui.
— Connaissez-vous son identité ? interrogea le jeune homme avec le même empressement.
Mais ce fut à Roxley qu’il répondit.
— Non, mais je pense que vous savez de qui il s’agit.
Le jeune comte resta absolument impassible.
Il est exactement comme son père, songea Moss. Capable de ne rien laisser paraître quand les
circonstances l’exigeaient.
Moss frotta son crâne douloureux.
— Enfin, bref, j’imagine que nous arriverons jusqu’à lui quand nous aurons arrêté Mlle Murray.
Il regarda de nouveau Roxley, et l’observa pendant un bon moment.
— Vous ressemblez à votre père, mais il y a quelque chose de l’acuité de votre mère en vous.
C’est elle dont je me rappelle le mieux. Lady Roxley était d’une grande beauté. Le souvenir de ses
cheveux châtains et de ses yeux magnifiques m’a convaincu de vous aider.
Roxley secoua légèrement la tête.
— M’aider, dites-vous ?
Le vieux joueur acquiesça.
— Après que vos parents furent partis en compagnie de cet odieux personnage, nous les savions
en danger.
— Vous, Corney et Batty ? l’aiguilla Hotchkin, comme pour obtenir davantage d’informations.
Moss le regarda de nouveau, mais cette fois avec, dans les yeux, une étincelle qui montrait à
quel point il appréciait les esprits vifs et affûtés.
— Oui, ils ont été mes compagnons pendant des années. Nous formions une espèce de ligue. Et,
à nous trois, nous avions vu assez de pays pour reconnaître au premier coup d’œil les personnes
auxquelles il ne fallait pas faire confiance et dont il fallait se méfier. Nous avons su au moment même
où cet homme s’est assis près du feu qu’il fallait le surveiller.
Il s’interrompit un moment, perdu dans ses souvenirs. C’était hier. L’odeur un peu rance de
l’auberge. Le plaisir du jeu. Le bruit des cartes battues.
— Pourquoi n’avez-vous pas prévenu mes parents avant qu’il ne soit trop tard ? demanda
Roxley, le tirant du même coup de sa rêverie.
Il leva lentement les yeux.
— Parce qu’ils sont partis avant l’aube. Et, comme votre père avait aussi allégé nos bourses, il
nous a fallu toute la journée pour rassembler la somme nécessaire pour payer notre traversée.
Moss soupira, la tête penchée.
— Mais il était déjà trop tard.
— Comment pouvez-vous être sûr que c’est cet Anglais qui a tué lord et lady Roxley ? voulut
savoir Hotchkin.
— Il portait une bague en béryl très reconnaissable.
Il regarda de nouveau Roxley pour voir si ce détail semblait lui parler. Mais, malheureusement,
le comte ne laissa rien paraître.
— Qui plus est, reprit-il, quand nous sommes arrivés à Douvres, nous avons découvert que lord
Roxley avait loué une barouche et qu’il avait été vu en compagnie de sa femme et d’un homme dont la
description correspondait à celle de l’Anglais avec lequel ils avaient quitté Calais. L’homme qui
avait regardé le comte pendant qu’il gagnait cette fortune. Et ils avaient quitté Douvres ensemble,
tous les trois.
— Et pourtant lorsque l’on a trouvé mes parents…
Mais Roxley ne parvint pas à finir sa phrase.
— Exactement, mon cher monsieur, acquiesça Moss. Vos parents et le cocher ont été retrouvés
morts, tués par balle, mais sans qu’il n’y ait aucune trace de l’inconnu.
Roxley, qui faisait les cent pas depuis un certain temps, s’arrêta net en entendant cela.
— Vous y étiez.
Moss hocha la tête. Ce souvenir le hantait.
— Nous sommes arrivés trop tard. Nous avons suivi à cheval, mais quand nous les avons enfin
rejoints il n’y avait plus rien à faire.
Il regarda le comte.
— Je suis vraiment désolé.
— Ce n’était pas votre faute.
Les mots étaient sincères, mais ils n’effacèrent pas la culpabilité qui rongeait Moss. Si c’était
lui, Batty ou Corney qui avait gagné cette partie, ç’aurait été l’un d’eux qui aurait été retrouvé mort au
bord de la route.
Ah, la chance… Cette maîtresse inconstante et volage.
Comme s’il avait un rapport sous les yeux, Hotchkin discuta ce point.
— C’est un courrier qui a trouvé les corps en premier.
Moss secoua la tête.
— Non, c’est nous. Mais nous ne nous sommes pas attardés, car nous craignions d’être accusés
de ce triple assassinat.
Hotchkin insista.
— Le courrier en question a déclaré que c’était comme si quelqu’un avait mis sens dessus
dessous tout — absolument tout — ce que contenait la voiture, mais sans rien voler.
— Oui, c’est vrai. Tout avait été fouillé. La seule chose qui n’était pas éventrée ou cassée,
c’était cette grotesque statuette en porcelaine. Je l’ai trouvée près de votre mère, à moitié dissimulée
par ses jupes.
— Pug, murmura Roxley.
— Oui, je l’ai appris par la suite. Et il y avait tous ses trésors étalés autour d’elle…
Sa voix s’étrangla, car le spectacle de lady Roxley, si belle et si vivante la veille, et désormais
morte, lui avait brisé le cœur à tout jamais.
— Elle portait toujours son alliance et ses pendants d’oreilles. Donc nous avons su que c’était
lui. Il avait trouvé les diamants et s’était enfui. Tout du moins, c’est ce que nous avons cru.
— Avez-vous pourchassé cet inconnu ?
Galton hocha la tête.
— Oui, mais, tout comme les diamants, il avait disparu.
Roxley sentit sa poitrine se contracter.
— Alors les diamants sont bel et bien perdus.
— C’est ce que nous avons cru au départ. Puis nous sommes rentrés à Londres. Imaginez notre
surprise quand nous avons découvert la véritable origine de ces pierres, qui était véritablement le
comte de la Motte et à qui était destiné ce collier.
Il frémit.
— Marie-Antoinette ! Nous aurions pu nous retrouver sur la potence !
Il se tut un moment, mais Hotchkin l’incita à reprendre.
— Mais seule la moitié des diamants avait été vendue…
— Oui, oui, c’est exact. Corney a appris d’un courtier londonien que le comte ne possédait que
la moitié des pierres.
— Et l’autre moitié ? demanda Hotchkin. Celle qu’avait gagnée le père de Roxley.
— Elle n’est jamais réapparue.
Moss agita les bras tel un magicien faisant disparaître une pièce.
— Nous savions que si ces pierres avaient disparu de la façon que nous supposions — c’est-à-
dire après que l’inconnu eut tué vos parents et se fut emparé des gains de votre père — les diamants
réapparaîtraient à Londres. C’est le seul endroit où l’on peut vendre des pierres précieuses de cette
qualité.
— Pourquoi ne pas essayer de les écouler sur le continent ? demanda Roxley.
Galton secoua la tête.
— Elles auraient tout de suite été repérées et reconnues.
— Et pourquoi ne pas les vendre ailleurs qu’à Londres ? s’enquit à son tour Hotchkin. A York
ou à Edimbourg, par exemple.
— Dans ce cas, les diamants se seraient fatalement retrouvés à Londres à un moment ou à un
autre. Et comme il s’agit de pierres exceptionnelles — de celles qu’un courtier n’oublierait
jamais — nous avons fait savoir un peu partout que nous étions prêts à payer pour être avertis de leur
apparition éventuelle.
— Mais elles n’ont jamais refait surface…
C’était comme si Roxley venait d’assister lui-même à la mort de ses parents tant il était pâle et
décomposé.
— Non, jamais, confirma Moss.
— Pourquoi n’avez-vous jamais parlé de cela à personne ? demanda Hotchkin sur le ton de la
réprimande.
Galton sourit au fougueux jeune homme.
— Et comment aurions-nous pu nous y prendre ? Nous savions que c’était lui qui les avait tués,
mais nous ignorions son nom. Et nous pouvions difficilement nous présenter à la police et prétendre
qu’un inconnu avait tué le comte et la comtesse de Roxley, sans révéler tout ce que nous savions.
Il haussa les épaules. Assurément, il n’était pas possible de changer le passé. Mais le présent…
Il leva les yeux vers Roxley.
— Et quelque chose m’est revenu… A propos de votre mère. Elle était vraiment extraordinaire.
Par exemple, elle était capable de faire passer une pièce entre ses doigts comme un pickpocket, sans
vouloir vous offenser, monsieur…
Roxley hocha la tête et sourit un bref instant, comme s’il avait le même souvenir.
— Elle était un peu prestidigitatrice, je crois. En tout cas, c’est l’impression qu’elle m’avait
donnée. J’avoue que ce soir-là j’ai été soulagé de jouer contre votre père et non contre elle, même si
c’est à votre père que la chance a souri. Mais, malgré tout, je me suis demandé à l’époque si elle
n’avait pas caché les diamants dans un endroit où on ne les trouverait pas facilement. Si elle ne les
avait pas dissimulés comme elle dissimulait ses propres talents.
Moss se redressa.
— Nous savions que ces doutes devaient être partagés par le meurtrier de vos parents. Et nous
savions aussi qu’il continuerait de chercher. Et qu’il attendrait, tapi dans l’ombre. Donc nous nous
sommes juré de les retrouver en premier — pour vous et pour vos tantes — afin de nous faire
pardonner de n’avoir pas su protéger vos parents.
Il se leva en tremblant.
— Et maintenant l’heure est venue de démasquer cet infâme scélérat.

* * *

— C’est pure folie, monsieur le comte, objecta Hotchkin alors que, une heure plus tard, Roxley
et Galton attendaient la voiture du baron avec un nouvel équipage qu’ils avaient fait préparer. Pure
folie.
C’était la septième fois qu’il protestait de la sorte.
Roxley haussa les épaules, comme il l’avait fait les six fois précédentes. Au fond de lui, il était
d’accord. C’était de la folie de faire confiance à Galton alors qu’il le connaissait à peine, mais…
— Parfois, Hotchkin, il faut oublier les plans bien préparés et juste saisir la chance quand elle
se présente à nous.
Hotchkin blêmit en entendant ce mot.
La chance. C’était une notion bien trop incertaine et capricieuse pour que l’on mette sa vie entre
ses mains.
Surtout lorsqu’il était aussi question de la vie de lady Eleanor et de Mlle Hathaway.
Mais, si Roxley était sûr d’une chose, c’était que contre cet ennemi la chance serait leur
meilleur, voire leur seul allié.
La voiture apparut au coin de la rue. Ce n’était pas une calèche très élégante, mais au moins les
chevaux semblaient rapides, comme l’avait promis Galton.
L’un des aubergistes de Bath semblait être redevable de quelque chose au vieux joueur, car,
visiblement, ils avaient réussi à trouver un accord honnête.
— Direction Londres pour vous ! ordonna Roxley à Hotchkin, en désignant le cheval
supplémentaire amené par le courrier. Et surtout ne remettez ce rapport à personne d’autre qu’à
Chaunce.
Hotchkin semblait sur le point de protester encore, mais ce fut à ce moment que s’ouvrit la
portière de la voiture et qu’en descendit un homme distingué portant un veston de couleur vive et
beaucoup de dentelle.
— Moss, espèce de vieille canaille ! s’écria-t-il en guise de salutations. Pourquoi diable
m’avez-vous tiré du lit à cette heure indue ?
La lumière du lampadaire le fit cligner des yeux plusieurs fois avant que son regard ne se pose
sur Roxley.
— Oh ! mon Dieu. C’est vous.
Lord Galton sourit.
— Batty, il faut agir, et vite. Les avez-vous apportés ?
— Oui, je les ai, répondit-il en sortant de la poche de sa veste un pochon qui semblait contenir
des pierres. Je pensais que vous plaisantiez quand votre domestique m’a dit de les prendre avec moi.
— Je ne plaisante jamais, rétorqua Galton avec la dignité dont il était coutumier.
— Ces cailloux ne tromperont personne, murmura Hotchkin tout en grimpant à cheval, avant de
s’apprêter à prendre la route de Londres.
Roxley espérait que pour une fois l’infaillible Hotchkin se trompait.
Chapitre 13

« Une vie de tromperies et de mensonges ne peut se terminer d’autre manière. »


LE PRINCE SANJIT à miss DarbyDans Terrible tentation pour miss Darby

* * *

L’allure imposée par Mlle Murray et Mme Sibylle ne faiblissait pas. Elles voyagèrent toute la
nuit et toute la matinée, ne s’arrêtant que pour changer les chevaux.
Mlle Murray avait prévenu Harriet et lady Eleanor que, si l’une d’elles criait ou provoquait un
esclandre, l’autre mourrait.
Harriet jugea donc plus prudent de ne pas chercher à intervenir.
Et d’attendre le moment propice pour passer à l’action.
Comment Roxley avait-il appelé cela ? Une partie de longue haleine.
Et elle jouerait aussi longtemps que nécessaire pour protéger lady Eleanor et faire en sorte que
Mlle Murray ne mette pas la main sur le collier de la reine.
Roxley, j’ai besoin de vous, avait-elle plus d’une fois murmuré alors que la campagne défilait
autour d’elles, espérant que ses mots puissent être des petits cailloux qui le guideraient jusqu’à elle.
Elle ne doutait pas un seul instant qu’il se lancerait à leur poursuite. L’air déterminé et furieux,
imaginait-elle. Comme quand il les avait retrouvés dehors, elle et Fieldgate.
Le regard assassin.
Elle espérait qu’il avait eu le bon sens d’envoyer M. Hotchkin chercher de l’aide plutôt qu’il
l’accompagne.
C’était un garçon plutôt intelligent, mais qui ne possédait pas l’instinct du travail de terrain, ce
dont elle informerait son frère Chaunce à la première occasion.
Si l’occasion se présentait, songea-t-elle en levant les yeux et en découvrant que Mlle Murray
l’observait comme une bête fauve.

* * *

Tard dans l’après-midi, elles arrivèrent à Marshom Court, dont la vue fit sourire Harriet.
Elle avait entendu Roxley donner plusieurs noms au domaine : « cet interminable empilement de
pierres », « le Cottage », « la misérable ruine ».
Ce n’était rien de cela et tout à la fois.
Les Marshom semblaient aimer profondément leur berceau familial. Cela se voyait aux trois
ailes qui constituaient la demeure, construites quand ils avaient eu les moyens et entretenues le mieux
possible quand leurs finances étaient au plus juste.
La bâtisse lui fit penser à sa propre maison, mais en beaucoup plus grand.
Lady Eleanor regarda par la vitre et, pendant une seconde, ses yeux se mirent à briller. Emue,
elle semblait reconnaître l’endroit et le considérer comme chez elle. Mais elle se ressaisit vite. Elle
était trop fière pour se montrer sentimentale bien longtemps.
Une fois devant la maison, la calèche s’arrêta.
Elles attendirent un moment. Qu’un valet se précipite à leur rencontre, que le majordome se
montre, que quelqu’un — n’importe qui — ouvre la monumentale porte d’entrée. Mais il ne se passa
rien.
— Oriel doit être à la maison à cette heure-ci, fit remarquer lady Eleanor. Mais, je vous
préviens, elle n’adore pas la compagnie.
— Elle fera une exception pour nous, déclara Mme Sibylle, en faisant signe à Harriet de sortir.
Alors que Harriet se levait, Mlle Murray pointa son pistolet sur elle.
— Un geste de trop et elle meurt.
Harriet secoua légèrement la tête.
— Oui, oui, je vous ai bien entendue la première fois et toutes les autres depuis. Si je fais quoi
que ce soit, vous l’abattrez. Je crois avoir clairement compris.
Lady Eleanor pinça les lèvres, comme si elle se retenait de rire.
— Sortez ! ordonna Mlle Murray.
Harriet obéit, puis elle se tourna pour aider lady Eleanor à descendre.
— Il y a quelque chose d’anormal, murmura la lady tout en regardant la maison. D’anormal et
d’inquiétant.
— Restez toujours à côté de moi, surtout, répondit Harriet à voix basse, avant d’être poussée
dans le dos par Mlle Murray.
Elles gravirent les marches du perron, et Harriet s’arrêta devant la porte close.
— Allez-y, ouvrez-la, commanda Mlle Murray.
Harriet obéit, et entra à pas lents dans un grand vestibule. A droite, il menait à la partie la plus
ancienne de la maison, en pierres apparentes ornées d’armures, de lances et de boucliers. A gauche,
il donnait sur une aile de style classique qui devait avoir cent ou deux cents ans, décorée d’élégantes
statues et d’œuvres d’art qui témoignaient de nombreux voyages sur le continent.
Elles se tenaient toutes les quatre dans l’entrée, et lady Eleanor poussa un gros soupir exaspéré
en regardant autour d’elle.
— Où donc se trouve Shingleton ? Il devrait être ici. Et surtout où est ma sœur ?
Puis, tel un esprit éthéré, lady Oriel apparut, venant de la partie la moins ancienne de la maison,
simplement vêtue d’une robe de chambre passée par-dessus une robe diaphane qui la faisait
ressembler à une statue grecque. Ses cheveux gris retombaient en une tresse lâche sur une épaule et
quelques mèches bouclées s’échappaient du ruban bleu clair pris dans sa tresse.
— Eleanor ? s’exclama la vieille femme, l’air stupéfait. Est-ce vraiment toi ?
— Oriel, répondit lady Eleanor. Ma chère sœur !
Avec une légèreté telle que l’on aurait dit qu’elle flottait, Oriel descendit les trois marches qui
les séparaient, puis elle tendit les mains à Eleanor.
— Mais que fais-tu ici ? Une catastrophe aurait-elle frappé Bath ?
Elle s’interrompit pour regarder les autres, qu’elle ignora rapidement. Elle se pencha en avant.
— Tu n’as tout de même pas accepté de miser le bail en jouant aux cartes avec lord Travis ?
— Non, rien de tel, ma chère, la rassura lady Eleanor.
Mal à l’aise, elle tourna la tête vers Mlle Murray et Mme Sibylle, et poursuivit, en choisissant
ses mots avec soin.
— J’ai de mauvaises nouvelles…
— Ce n’est pas au sujet de Tiberius, n’est-ce pas ?
Lady Oriel pâlit, avant de vite se ressaisir.
— Mais non, c’est impossible. Il n’aurait pas, sinon, envoyé un peintre pour faire mon portrait.
Ce garçon est si prévenant.
Elle sourit à tout le monde.
— Eleanor, penses-tu que nous pourrions convaincre Essex de nous rejoindre, afin que l’on
puisse nous peindre ensemble comme par le passé ? Les Trois Grâces…
Elle tourna la tête en souriant vers un grand tableau situé dans une alcôve qui représentait en
effet les trois Grâces, nues, en train de danser en cercle.
Harriet cligna des yeux et regarda mieux.
— Mon Dieu ! ne put-elle s’empêcher de s’exclamer. Là, à droite, cela ne peut tout de même pas
être… lady Essex ?
— Si, c’est elle. Elle est la Grâce. Tandis que moi, à gauche, je suis la Beauté.
Lady Oriel se rengorgea un peu. Pour sa part, lady Eleanor tourna le dos au tableau et sembla
vouloir faire comme s’il n’avait jamais existé.
— Oui, oui, tout cela est merveilleux, déclara Mlle Murray. Mais je veux les diamants. Et je les
veux maintenant.
Lady Oriel regarda la jeune femme en clignant des yeux plusieurs fois, avant de se tourner de
nouveau vers sa sœur.
— Qui est-ce donc, Eleanor ?
— Je t’expliquerai plus tard, très chère, répondit lady Eleanor avant de se placer prudemment
entre Mlle Murray et sa sœur cadette.
— Elle est aussi désagréable que le peintre envoyé par Tiberius, chuchota lady Oriel à voix trop
haute pour que cela soit vraiment un chuchotement. Il s’est montré impossible depuis son arrivée ce
matin.
— Qui d’autre se trouve dans la maison ? demanda Mme Sibylle.
— Il n’y a que moi, résonna une voix grave, qui de toute évidence était familière à leurs deux
ravisseuses, car elles sursautèrent dès qu’elles l’entendirent.
— Vous ! s’écria Mme Sibylle. Mais que faites-vous là ?
— Lord Mereworth ! s’exclama à son tour lady Eleanor, qui semblait à la fois surprise et
furieuse, comme si elle venait de trouver un serpent dans la maison.
Il adressa un regard interloqué à la tante de Roxley, mais toute son attention se concentra très
vite de nouveau sur Mme Sibylle et Mlle Murray.
Mereworth ? Harriet regarda l’homme surgi de nulle part descendre les marches pour venir les
rejoindre. C’était donc lui le mentor de Roxley et de Chaunce, dont elle avait tellement entendu parler
au fil des années.
Et s’il était ici — et elle regarda autour d’elle — Roxley ne devait pas être loin. Lady Eleanor
aurait dû avoir l’air soulagée. Elle, elle l’était. Il était ici pour les aider.
Mais, quand elle vit l’expression craintive de lady Eleanor, elle n’en fut plus si sûre.
— Mereworth, c’est bien cela ? répéta Mlle Murray, en avançant, le pistolet à la main.
Maintenant que nous connaissons votre nom, nous saurons à qui envoyer votre cadavre.
Elle leva la main, prête à tirer, mais Mereworth fut plus rapide.
Sans que Harriet ne comprenne comment, il sortit un pistolet et tira.
Un seul coup, qui retentit tel un coup de canon dans le vestibule tout en marbre.
Et ce qui suivit fut tout aussi sonore. Mme Sibylle se précipita en hurlant vers Mlle Murray en
train de s’effondrer à terre, l’air infiniment surpris.
Harriet essaya de respirer. Elle ne parvenait pas à croire ce qu’elle voyait. La jeune femme
écarquilla les yeux, et puis ce fut comme si son esprit — cette étincelle de vie présente en chacun de
nous — s’échappait de son corps en battant des ailes comme un papillon.
Après ce moment d’une grande violence, s’imposèrent le calme et le silence. La mort.
Harriet attrapa le bras de lady Eleanor, sans savoir si c’était pour se rassurer ou pour rassurer
la lady.
Mme Sibylle s’agenouilla à côté de sa complice inanimée pendant un long moment, puis un son
profond et guttural sembla sortir de ses entrailles.
— Vous ! s’écria-t-elle, prise d’une ire vengeresse. Vous me le paierez, espèce de… !
Mereworth avança, le visage impassible. Il se pencha pour ramasser le pistolet qu’avait lâché
Mlle Murray et visa Mme Sibylle.
— Vous ne l’aviez pas vue venir, celle-là, n’est-ce pas, ma très chère Mme Sibylle ?
Sibylle se calma.
— Enfin, je vois que vous êtes bien plus raisonnable que votre sœur. Et je vais avoir besoin de
vous.
Il se tourna et sourit avec la même méchanceté froide à Harriet et aux deux sœurs Marshom.
— De vous toutes.
— Eleanor, murmura lady Oriel, alors qu’elles suivaient les instructions de lord Mereworth. Je
ne pense pas que cet individu soit un vrai peintre.

* * *

Mereworth les conduisit dans le cellier, où elles trouvèrent les domestiques, regroupés dans un
coin. La vaste cave était éclairée par quelques bougies, et l’on trouvait un peu partout des barriques
et des bouteilles de vin, qui emplissaient l’atmosphère d’une forte odeur musquée.
Harriet pensa qu’il devait s’agir d’un cachot à l’origine, reconverti en des temps plus paisibles
en cave à vin.
— Shingleton, vous voici ! s’exclama lady Oriel. Je vais écrire à Tiberius pour lui signaler que
vous négligez vos devoirs, et gravement.
Puis elle s’assit sur une barrique en soupirant.
— Oui, madame, admit le majordome, avant de regarder prudemment autour de lui. Lady
Eleanor ?
— Oui, Shingles, c’est moi.
Lady Eleanor tendit les mains au vieil homme, qui les prit en souriant.
— Je suis profondément heureux de vous voir ici, madame, dit le majordome, avant de baisser
la voix. Mais la situation me paraît critique. Cet homme est fou.
Lady Oriel poussa un nouveau soupir.
— Oui, Shingles. Fou, et bien plus encore, acquiesça lady Eleanor.
Shingleton poursuivit.
— Il est arrivé tôt ce matin en prétendant être un artiste envoyé par M. le comte. Et puis ils nous
a tous enfermés ici pour rester seul avec lady Oriel. J’étais mort d’inquiétude.
— Tiberius sera bientôt ici, le rassura lady Eleanor. Et tout ira bien.
A ce moment, Mme Sibylle, qui était assise seule dans un coin, perdue dans son chagrin, poussa
un sourd gémissement, puis se lança dans un long monologue en français où se mêlaient plaintes,
imprécations et paroles confuses.
— Mon Dieu, je ne comprends pas la moitié de ce qu’elle dit, fit remarquer lady Oriel.
Pourquoi toute cette agitation, au juste ?
— A cause des diamants, Oriel, répondit lady Eleanor d’une voix quelque peu résignée.
— Des diamants ?
Oriel secoua la tête.
— J’ai dit à ce détestable individu que les trois Grâces ne seraient jamais représentées avec des
diamants. Cela gâcherait le thème pastoral du tableau.
Elle soupira de nouveau et, bientôt, ses yeux se perdirent dans le vague.
— Ces diamants sont à moi, s’écria Mme Sibylle. A moi.
— A vous ? demanda lady Eleanor avec l’air majestueux et autoritaire d’une reine. Et comment
est-ce possible ?
Alors Mme Sibylle leur raconta son histoire.

* * *

Roxley avait filé à toute allure vers Marshom Court, en compagnie de Moss et Batty.
Oh ! Harry, je n’aurais jamais dû vous laisser m’accompagner, se répétait-il à tout bout de
champ.
Si quelque chose lui arrivait, il ne se le pardonnerait jamais. Il n’avait même pas eu l’occasion
de s’excuser auprès d’elle de ne pas l’avoir sauvée plus tôt des griffes de Fieldgate. Au lieu de cela,
il s’était mis en colère et l’avait congédiée avec brutalité.
Tout cela parce qu’il était furieux contre lui-même et bouleversé d’avoir failli la perdre.
Pour éloigner ces sombres pensées, il voulut expliquer la disposition des lieux à ses
compagnons de voyage, mais Batty, l’ami de Moss, l’interrompit tout de suite.
— Je connais très bien Marshom Court. Mon cher garçon, je veille sur le domaine et sur votre
tante depuis plus de vingt ans maintenant. Depuis que vous êtes entré à Eton.
Roxley marqua un temps d’arrêt et saisit alors ce qui lui échappait depuis que Poggs lui avait
parlé à la soirée chez lady Knolles.
Sir Bartholomew Keswick. Le soupirant de sa tante Oriel.
— Batty, murmura-t-il. Maintenant, je sais qui vous êtes.
— Oui, et je suis à votre service, monsieur le comte, répondit-il en inclinant son chapeau avec
un grand geste majestueux de la main.
Roxley, dirait-on, devait des excuses à sa tante Oriel.
— Je croyais que ma tante vous avait inventé.
Pendant toutes ces années, il avait pensé que ce sir Bartholomew n’était qu’un produit de son
imagination très fertile, à l’instar de toutes les divagations de son esprit défaillant.
— Non, non, je suis bien réel, assura-t-il. Je suis à la fois le sir Bartholomew d’Oriel et le très
cher Batty d’Ophelia. Quelles merveilleuses femmes, vos tantes. Toutes les deux.
Roxley avait entendu beaucoup de qualificatifs à propos de sa tante Oriel. Les plus fréquents
étaient « folle », « maudite », « dérangée ». Mais personne ne l’avait jamais trouvée merveilleuse
dans sa folie.
Car c’était la vérité : elle n’avait plus toute sa tête, et cela depuis que, dans sa jeunesse, elle
avait fait confiance à un homme qui n’en était pas digne. Plutôt que de la bannir, comme l’auraient fait
la plupart des familles, son arrière-grand-père l’avait ramenée à Marshom Court et lui avait confié
les rênes de la grande demeure, afin qu’elle y poursuive sa vie. En tant qu’Oriel quand elle le voulait,
ou en tant qu’Ophelia, le double qu’elle s’était créé pour s’y dissimuler quand le souvenir de ce qui
s’était passé ou de ce qu’elle avait perdu devenait trop lourd à porter.
Oriel et Ophelia avaient toujours fait partie de sa vie, et elles existaient déjà du temps de son
père, donc pour Roxley elles étaient vraiment deux personnes réelles et distinctes.
Toutefois, cette double existence n’avait fait qu’apporter un peu plus de crédit à l’expression
« fou comme un Marshom ».
Ce qu’il deviendrait assurément si cette expédition et leur plan insensé se soldaient par un
échec.
Quand la calèche tourna, Roxley n’eut même pas besoin de regarder. Il était chez lui. Il le sentit
au moment où les roues se mirent à crisser sur l’allée.
Harry, j’arrive. Encore un tout petit peu de patience.
Mais il s’agissait de Harry : était-elle capable de patience ?
La voiture s’arrêta et ils en descendirent tous les trois.
— Il ne remarquera pas la différence, assura Batty en tendant le pochon à Roxley. Sans un
joaillier, il ne pourra pas savoir que ces pierres ne sont pas les bonnes. Et où pourrait-il en trouver
un par ici ?

* * *

— Mon père était M. Bassanges.


Mme Sibylle s’arrêta un instant et regarda autour d’elle comme si ce qu’elle venait de révéler
lui conférait un statut supérieur. Mais, comme personne ne semblait connaître ce nom, elle soupira et
reprit son discours.
— Son associé et lui étaient les deux joailliers qui avaient créé le collier de la reine. Quand le
bijou a disparu, ils ont été totalement ruinés.
Harriet et lady Eleanor échangèrent un regard prudent. Elles comprenaient enfin comment
Mme Sibylle était liée à toute cette histoire.
Elles comprenaient tous les espoirs qu’elle avait placés dans cette sombre affaire. Tout ce
qu’elle avait perdu. Et ce qu’elle avait l’intention de récupérer.
— Quand la Révolution a éclaté, peu importait que nous soyons ruinés : mon père avait été le
joaillier de la reine et cela suffisait pour que nous soyons arrêtés. Flore était si petite, j’ai dû la
porter pour entrer dans la prison. Et elle se débattait, la pauvre…
Elle ferma les yeux comme si elle repoussait une longue succession de funestes événements,
mais quand elle les rouvrit son regard n’était que rage.
— Et puis il est arrivé.
— Mereworth, précisa Harriet.
Elle hocha la tête.
— Oui, mais jusqu’à aujourd’hui je ne connaissais pas son vrai nom.
Elle marqua une courte pause, avant de reprendre.
— Il est arrivé peu après que la populace eut décapité la reine. Elle avait déjà tué mon père et
ma mère, mais elle nous avait laissé la vie sauve. Flore et moi. Il nous a fait sortir de prison…
Harriet adressa un regard à la dérobée à lady Eleanor, qui haussa légèrement les épaules.
— Il nous a promis monts et merveilles. Il prétendait savoir qui possédait la moitié du collier.
Et la moitié, c’était mieux que rien, assurait-il. Je connaissais les pierres : j’avais aidé mon père à
choisir leur emplacement.
Elle regarda ses mains.
— Il disait que j’étais douée pour ce travail.
— Dans ce cas, vous connaissez les pierres mieux que quiconque, murmura Harriet, qui
comprenait pourquoi Mereworth s’était intéressé à elle.
— Bien entendu, répliqua Sibylle. Je les vois encore. Mon père ne s’était jamais procuré de
diamants aussi parfaits. C’était vraiment un collier fait pour une reine.
Elle leva le menton comme si elle sentait le poids des diamants autour de son cou.
— Qu’est-ce que Mereworth attendait de vous, alors ? demanda lady Eleanor, qui ne se laissait
décidément pas facilement impressionner.
— Pendant un long moment, il nous a laissées tranquilles. Nous avions une petite maison à côté
de Bath et nous menions une vie discrète et paisible. Puis il est revenu, et il a donné ses ordres. Il
avait besoin de Flore.
— Mlle Murray, indiqua lady Eleanor.
— Oui, répondit-elle avec mépris. Mlle Murray. Il l’a transformée. Dans cette horrible école,
tout a été mis en œuvre pour faire d’elle l’appât idéal. Le leurre dont il avait besoin. Et, durant ce
temps, il l’a détruite.
Harriet ne pouvait discuter ce point. Du reste, elle l’avait toujours dit : ces pensionnats de Bath
n’étaient qu’une vaste supercherie.
— Il promettait de nous rendre ce que nous avions perdu. Avec les diamants, nous aurions pu
recommencer une nouvelle vie n’importe où. Tout ce que devait faire Flore, c’était séduire Roxley,
pour qu’il la mène aux diamants.
Son regard se perdit, avant de revenir se fixer sur Harriet.
— Et tout aurait fonctionné sans vous…
— Moi ?
Harriet recula, car cette femme commençait à lui faire peur.
— Oui, vous, continua Sibylle en élevant la voix. Vous lui avez tourné la tête. Vous l’avez
séduit.
Mais qu’avaient donc ces diamants pour rendre fous tous ceux qui les avaient approchés ?
Harriet adressa un petit regard à lady Eleanor. La lady ne regardait pas Mme Sibylle, mais derrière
elle, où se trouvait un grand plateau en argent comme ceux qu’utilisent les domestiques pour
transporter des bouteilles de vin.
Alors, le plan de lady Eleanor lui apparut très clairement. Elles ne parviendraient jamais à
s’échapper avec cette folle.
Il fallait donc la faire taire.
Pour commencer.
— Il nous a promis les diamants, ressassait encore Sibylle d’une voix plaintive. Nous étions
censées prendre un nouveau départ.
— Et vous l’avez cru ? demanda lady Eleanor en faisant la moue, comme si elle n’avait jamais
rien entendu d’aussi stupide.
— Bien sûr que non, rétorqua Sibylle, qui fixait désormais la vieille femme et non plus Harriet.
Saisissant cette opportunité, Harriet contourna une étagère et longea le mur en glissant sur le sol
en pierre sans faire de bruit.
— Dans ce cas, pourquoi avez-vous accepté de lui obéir ? insista lady Eleanor, qui retenait
toujours l’attention de la Française.
— Parce qu’il nous était utile. Et, une fois les diamants retrouvés, nous nous serions débarrassés
de lui d’une façon ou d’une autre.
Son ricanement laissa penser qu’elle ne valait guère mieux que la populace qui avait tué la
pauvre reine.
— Et qu’auriez-vous fait, une fois en possession des pierres ? questionna encore lady Eleanor.
— Vous seriez peut-être rentrée en France, suggéra lady Oriel. Le pays est très beau à cette
période de l’année. Te rappelles-tu, ma chère sœur, de la fois où père nous y a emmenées ? C’était
en avril, non ?
— En France ! Jamais ! répondit Sibylle avec une véhémence telle que la gouvernante se signa
et se mit à pleurer.
— Où cela, alors ? demanda lady Eleanor, accaparant toujours l’attention de Sibylle, tandis que
Harriet continuait de faire le tour du cellier, jusqu’à venir se placer juste derrière la Française.
— En Espagne, peut-être. Ou à Copenhague, dit la femme, avec un haussement d’épaules
typiquement français. N’importe où où j’aurais pu exercer de nouveau le métier de joaillière. Flore
se serait occupée de la vente en boutique, car elle est douée pour cela.
Puis elle s’affaissa.
— Flore, sanglota-t-elle.
Mais son chagrin ne dura qu’un instant.
— J’obtiendrai ce qui me revient de droit. Il l’a promis. Il me l’a promis.
De nouveau, son regard devint vague et se perdit dans le lointain.
— Les hommes font beaucoup de promesses qu’ils n’ont pas l’intention de tenir, ma chère,
déclara lady Oriel sur un ton triste.
— Les diamants n’ont jamais été payés. Ils ont été volés à mon père. Et quand je sortirai d’ici…
Elle se leva telle une bête écumant de rage. Sa folie tourbillonnait tout autour d’elle comme une
robe de bal. Dans sa main, elle tenait un couteau, semblable à ceux que l’on utilisait pour couper la
cire scellant les bouchons des bouteilles.
Harriet ignorait où et quand elle avait pu s’en emparer. Mais cela ne changeait rien. Il s’agissait
bel et bien d’un couteau.
— Je le tuerai. Et je vous tuerai tous pour ce que vous avez fait. Je vous ferai…
Harriet en avait assez entendu. Elle s’empara du plateau et, avec toute la force dont elle était
capable, elle frappa Mme Sibylle en pleine tête.
La Française vacilla, cherchant quelque chose de ses yeux hagards, peut-être pour le lancer
contre son agresseur, et puis elle s’effondra, telle une marionnette dont on aurait coupé les fils.
— Quelle histoire horrible, déclara lady Eleanor en se levant et en époussetant ses jupes.
— Moi, elle m’a plu, ajouta lady Oriel. C’était si tragique !
Harriet était déjà presque à la porte. Ni une ni deux, elle retira une épingle de ses cheveux.
— Monsieur, demanda-t-elle au majordome, y a-t-il une autre clé quelque part ?
— Non, mademoiselle. Il n’y a qu’une clé : celle qu’il a prise.
« Il » étant Mereworth.
— Très bien. Donc il pense que nous sommes prisonniers.
Harriet s’agenouilla devant la porte et étudia la serrure un moment.
— Parce que nous ne le sommes pas ? s’enquit lady Eleanor.
— Pas si j’ai mon mot à dire sur la question, répondit Harriet, qui crocheta rapidement la
serrure et réussit à ouvrir la porte, aussi facilement qu’elle l’avait fait le soir où sir Mauris les avait
enfermées, Daphne, Tabitha et elle, dans leur chambre à Londres.
Et toutes les fois où elle avait voulu agacer ses frères.
Par ailleurs, de l’autre côté de cette porte se trouvait Roxley. Et cette pensée suffisait à faire
battre son cœur bien plus vite et bien plus fort.

* * *

Roxley grimpa les marches du perron et pénétra seul dans la maison.


Le silence qui y régnait mit ses nerfs à vif. Et son cœur n’apprécia pas non plus le premier
spectacle qui s’offrit à lui.
Une femme gisait à terre.
Harriet !
Suffocant, il se précipita vers le corps, qu’il retourna.
Ce n’était pas Harry. Son soulagement fut immense, mais malgré cela le spectacle de ces yeux
bleus grands ouverts fixant le plafond glaçait le sang.
— Mlle Murray, murmura-t-il d’une voix étranglée.
Puis, au bout d’un moment, il lui ferma les yeux.
Quoi qu’elle ait fait, et quels qu’aient été les secrets qui l’avaient menée jusqu’ici, elle ne
méritait pas un tel sort. Il aurait aimé pouvoir la remettre aux mains de la justice.
Il regarda partout autour de lui pour essayer de trouver des indices, mais il savait ce qu’il
cherchait.
Il s’agissait d’un assassinat, ni plus ni moins.
Un assassinat.
Sa poitrine se comprima de nouveau, et il ne fut que plus pressé de retrouver Harriet et ses
tantes.
Pendant qu’il se relevait, il entendit une voix.
— Roxley, vous avez fait vite.
Mereworth.
Il ne s’était donc pas trompé.
C’était ce qu’il soupçonnait depuis qu’il était allé interroger Mme Plumley. L’enseignante avait
commencé par répondre du bout des lèvres à ses questions, mais, quand il l’avait menacée de faire
déplacer le ministère de l’Intérieur pour une enquête plus approfondie, elle s’était montrée un peu
plus coopérative. Elle avait décrit M. Murray en détail, sauf que le portrait n’évoquait en rien le
visage et l’allure bien ingrats d’Aloysus Murray.
Et puis il y avait Moss qui avait fait allusion à une bague en béryl.
Comme la pierre rouge sang qui brillait en ce moment même à la main de Mereworth.
— Vous n’êtes pas surpris, commenta-t-il tout en avançant d’un pas sûr.
— Non, répondit Roxley en secouant légèrement la tête et en se tournant pour faire face à son
ancien mentor.
— C’est bien. J’aurais été un peu déçu si vous n’aviez pas deviné. C’est moi qui vous ai formé,
après tout.
Mereworth désigna de la tête le petit sac que Roxley tenait à la main.
— Vous les avez amenés, j’imagine.
— Oui.
Roxley balaya la pièce des yeux à la recherche d’autres signes de violence, mais il n’y en avait
pas. Excepté Mlle Murray.
Tout du moins, il n’y en avait pas de visibles.
— Elles sont saines et sauves, le rassura Mereworth. Pour le moment. Maintenant, parlons
diamants.

* * *

— Il faut que nous fassions diversion, murmura Harriet, qui surveillait depuis un angle le
vestibule où se faisaient face Roxley et Mereworth.
— Comme dans Un dilemme déchirant pour miss Darby ? proposa lady Oriel.
Harriet se retourna.
— Vous lisez Miss Darby ?
Lady Oriel acquiesça.
— Mais bien sûr ! Comme tout le monde !
Lady Eleanor acquiesça à son tour, mais son hochement de tête témoignait plus d’un plaisir
coupable que du franc enthousiasme de sa sœur.
— Cette diversion-là ne fonctionnera jamais. Nous n’avons pas à disposition toute une légion de
fusiliers.
Lady Oriel en sembla fort marrie. Puis son visage s’illumina comme si elle avait une autre idée,
avant qu’elle ne se rembrunisse de nouveau.
Une fois que Harriet eut ouvert la porte de la cave à vin, lady Eleanor envoya l’une des
servantes — une jeune fille dégourdie habitant le village voisin — courir chercher de l’aide, et elle
avait gardé Shingleton et les valets pour qu’ils les secondent. Puis elle avait ordonné aux autres
domestiques d’aller se mettre en sûreté quelque part.
Lady Oriel avait refusé d’être écartée. Cette aventure l’excitait follement, comme cela se voyait
à ses yeux brillants et lumineux.
— Vous allez voir quand Ophelia découvrira ce que j’ai fait ! s’enthousiasma-t-elle, frémissante
de joie.
Lady Eleanor secoua la tête.
— Je ne pense pas que cela l’amusera beaucoup, souligna-t-elle, tout en observant la scène qui
se jouait dans le vestibule. Tant que ce pistolet est pointé sur Tiberius, nous ne pouvons rien faire.
Harriet se figea.
— Quel pistolet ?
— Celui de Mlle Murray. Vous ne vous souvenez pas ? Il l’a ramassé après qu’elle s’est
écroulée.
Le pistolet de Mlle Murray.
Cela lui donna une idée.
— C’est exactement comme dans Un dilemme déchirant pour miss Darby.
Lady Oriel se rengorgea de voir sa suggestion reprise.
— Oui, mais, ma chère enfant, objecta-t-elle néanmoins, nous ne pouvons pas laisser cet
abominable peintre tirer sur Tiberius. Cela ne se peut pas.
— Personne ne se fera tirer dessus, déclara Harriet, en regardant aussi attentivement que
possible le pistolet que tenait Mereworth.
C’était forcément celui qu’elle avait saboté. Il n’y avait qu’un seul pistolet caché dans la malle.
Mlle Murray devait mentir quand elle avait prétendu posséder deux armes.
Comme elle avait menti sur tout le reste.
Harriet prit une grande inspiration. Il n’y avait qu’une seule façon de le savoir. Car Mereworth
ne pouvait tirer que sur une seule personne avant d’être désarmé. Et, plus important, neutralisé.
Et, puisqu’elle n’avait pas tout un régiment de fusiliers derrière elle, Mereworth serait plus
facilement vaincu s’il perdait du temps à choisir entre plusieurs cibles potentielles.
Elle fit un pas vers le vestibule, mais lady Eleanor l’attrapa par le bras.
— Etes-vous folle ?
— Oui, c’est fort possible, répondit-elle en se dégageant en douceur pour aller se jeter dans la
gueule du loup.
— Je l’aime assez, cette petite, déclara lady Oriel à sa sœur. Mais qui est-ce, déjà ?
Eleanor fronça les sourcils.
— Si elle s’en tire, elle deviendra la nouvelle comtesse de Roxley.
Oriel secoua la tête.
— Seulement si elle satisfait à la revue de détail.
— Je pense que c’est assez bien parti pour elle, dit lady Eleanor, en suivant la courageuse
Harriet du regard.

* * *

Le cœur de Roxley s’emballa lorsqu’il vit Harriet.


Elle était vivante.
Puis il comprit ce qu’elle était en train de faire. Et, selon toute vraisemblance, ce pour quoi elle
le faisait.
Bon sang, il allait la tuer !
Que diable lui prenait-il d’avancer vers Mereworth avec l’audace d’une marchande ambulante
de Covent Garden ?
— Hello, Roxley ! lança-t-elle, aussi calmement que s’ils s’étaient retrouvés dans une soirée
mondaine.
Mereworth se retourna.
— Mademoiselle Hathaway ! Comment avez-vous…
Elle lui adressa un sourire poli.
— Avez-vous vraiment besoin de poser la question ?
Harriet secoua la tête.
— Apparemment, vous pensiez que Chaunce était le seul Hathaway capable de crocheter une
serrure.
Elle se plaça dans un angle face à Roxley.
— Qui le lui a appris, à votre avis ?
— Que faites-vous ? demanda Roxley.
— Je viens vous sauver.
— Ah, vous voilà, mon cher Tiberius ! s’exclama lady Eleanor en pénétrant à son tour dans le
vestibule, et en prenant place dans un autre coin. Voulez-vous que je sonne Shingleton pour qu’il nous
serve le thé ?
Avant que quiconque ait le temps de répondre, lady Oriel fit son apparition.
— Pas la peine, je m’en suis déjà chargée.
Elle adressa un regard mauvais à Mereworth.
— Monsieur, vous êtes un imposteur !
Puis elle reprit sa traversée du vestibule pour aller se placer dans le seul coin qui restait.
— Tiberius, cet homme n’est pas un peintre : il a rougi quand j’ai commencé à poser pour lui.
On aurait dit que c’était la première fois qu’il voyait une femme.
Elle voulut retirer sa robe de chambre, mais tout à coup tout le monde s’écria à l’unisson :
— Non !
Lady Oriel haussa les épaules.
— Plus personne n’apprécie l’art, de nos jours.
Mereworth, qui était désormais encerclé, se mit à tourner en rond comme un lion en cage,
observant une à une toutes les personnes présentes dans la salle, prêt à bondir à la moindre
provocation.
— Qu’est-ce que cela ?
— Un dilemme déchirant pour miss Darby, répliqua Harriet.
Comme le baron ne répondait pas, elle sourit.
— Non, cela ne vous dit rien ? Vous ne l’avez pas lu ? Comme c’est dommage. Car sinon vous
auriez compris que vous êtes perdu et que le mieux à faire pour vous, c’est de poser ce pistolet à
terre.
— Je suis venu pour les diamants, affirma-t-il en pointant son arme vers elle. Et je les aurai.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama lady Oriel, vers laquelle se tourna aussitôt Mereworth. Mais je ne
me souviens pas qu’il y avait des diamants dans ce livre. Vous devez confondre avec Miss Darby et
la malédiction du diamant du pharaon.
Harriet avança légèrement, tout comme lady Eleanor.
Mereworth plissa les yeux et Roxley découvrit ce que pouvait être un homme totalement
désespéré. Comme s’il était prêt à faire tout et n’importe quoi.
Et Roxley, qui ne voulait surtout pas savoir ce qu’était au juste ce « tout et n’importe quoi »,
avança lui aussi. Harriet semblait avoir un plan — fou, probablement —, alors autant jouer le jeu
avec elle.
A ce moment précis, deux valets apparurent dans les escaliers, et deux autres arrivèrent de
chaque aile. Puis, malgré leur promesse de rester en dehors de tout cela, Batty et Moss se
présentèrent à la porte.
Harriet sourit d’un air triomphal.
— Terrible dilemme, lord Mereworth. Encerclé de toutes parts.
Et elle avança.
— Oui, ma chère, on dirait bien. Mais je possède un avantage : une arme.
Roxley n’aimait pas du tout cela. Il voyait déjà la scène se dérouler sous ses yeux. Il n’y avait
qu’un coup dans le pistolet, et après cela Mereworth serait seul contre tous.
Mais c’était le choix du diable. S’il tirait, qui allait-il choisir de viser ?
— Vous êtes toujours ruiné, Roxley. Plus pauvre que ce pauvre Job, ricana Mereworth. Mais
donnez-moi ce que je veux, et je verrai ce que je peux faire.
Roxley adressa un regard furtif à la pauvre Mlle Murray. Il n’avait aucune envie de voir
quelqu’un d’autre mourir pour une poignée de diamants. Il avança encore.
— Alors prenez cela, et allez-vous en, rétorqua-t-il en tendant les pierres.
— Mais, mon cher Tiberius, à quoi pensez-vous ? protesta lady Oriel. Vous ne pouvez pas…
Une multitude de regards acérés se tournèrent vers elle, ce qui la fit taire. Surtout lorsque lord
Mereworth pointa son arme sur elle.
— Avez-vous quelque chose à ajouter, lady Oriel ? demanda-t-il.
La lady regarda le pistolet et secoua légèrement la tête.
— Rien de plus que ce que j’ai dit tout à l’heure : la Beauté ne devrait jamais être représentée
avec des diamants, expliqua-t-elle. Ce serait d’une maladresse…
Sur ce, elle renifla et leva son nez pointu en l’air.
— Donnez-les-moi, ordonna Mereworth en visant désormais Harriet. Donnez-les-moi ou je la
tue.
Harriet le regarda, et Roxley l’entendit aussi distinctement que si elle avait parlé.
Faites-moi confiance, Roxley. Faites-moi confiance.
Et elle avait raison. Mereworth ne pouvait s’en sortir que si son pistolet était chargé. Et au
moment où il aurait tiré il n’aurait plus d’issue. Et, aussi fou qu’il soit, Mereworth devait bien le
savoir.
Roxley sourit et retourna le pochon. Les derniers rayons du soleil filtraient par les fenêtres de
l’étage, et la lumière frappa les pierres alors qu’elles se déversaient, soulignant leur éclat avant
qu’elles ne se répandent à terre.
Le visage de Mereworth devint comme enragé alors qu’il se précipitait pour ramasser le trésor
qu’il poursuivait depuis si longtemps.
— Restez où vous êtes, ordonna-t-il. Restez où vous êtes.
A ce moment précis, depuis l’escalier, s’éleva une voix, glaçante.
— Bah ! Quel idiot vous faites ! N’entendez-vous donc pas ?
Mme Sibylle se tenait dans l’embrasure de la porte, échevelée et furieuse. Son regard
dédaigneux glissa sur le petit tas brillant, et elle émit un petit rire moqueur.
— Du strass ! Ils vous ont trompé avec de vulgaires morceaux de verre. Ils tintent comme des
tessons de bouteilles !
Mereworth regarda les pierres qu’il tenait en main, avant de se tourner vers Roxley.
— Du strass ?
— J’en ai bien peur, mon cher ami, répondit Roxley, en adressant un signe de tête aux valets, qui
se précipitèrent en avant.
Mereworth rugit en se redressant. Il tendit le bras et visa Harriet. Roxley n’avait qu’une seconde
pour réagir, alors il se jeta devant elle.
Mais, alors qu’il aurait dû entendre une détonation et des cris d’angoisse, il ne perçut que le
cliquetis du chien retombant sur la platine à silex.
La platine à silex privée de son silex.
— Je le savais ! s’exclama Harriet d’une voix triomphante, alors que Roxley regardait son torse,
surpris de ne pas trouver de trou dans son veston.
Mais même miss Darby n’aurait pas pu prévoir ce qui arriva ensuite.
— Vermine ! hurla Sibylle. Espèce de sale menteur ! Crapule ! Vous m’avez tout pris.
Elle arracha l’une des lances ornant le mur et se jeta en avant.
Pour ne s’arrêter qu’une fois la lance enfoncée dans la poitrine de Mereworth.
Chapitre 14

« Mais une vie d’amour et de bonheur ? Cela vaut bien tous les efforts que l’on déploie et toutes
les peines que l’on endure pour y parvenir. Il n’y a rien dont je sois plus certain. »
LE PRINCE SANJIT à miss DarbyDans Terrible tentation pour miss Darby

Le lendemain
Alors que le crépuscule tombait sur la campagne environnante, Harriet marchait dans la vaste
prairie de Marshom Court en direction du lac que l’on pouvait admirer depuis ce que les Marshom
appelaient « la nouvelle aile ».
Evidemment, l’adjectif « nouveau » était très relatif dans la longue histoire de Marshom Court.
Les dernières vingt-quatre heures avaient été intenses. Bien trop intenses. Après que
Mme Sibylle eut assouvi sa vengeance sur lord Mereworth, elle avait été arrêtée et enfermée. Le juge
et les policiers n’avaient pas tardé à arriver, guidés par la servante qui était allée les chercher.
Un messager était parti prévenir lord Howers, et Harriet savait que Hotchkin et Chaunce
devaient arriver le lendemain matin. Il ne manquait plus que lady Essex et Mlle Manx, et Harriet
n’aurait pas été surprise par l’arrivée de l’intrépide vieille fille, qu’elle imaginait mal accepter
d’être mise au courant d’une affaire concernant sa famille par des bavards de l’acabit de lord Poggs
et de sa pipelette de mère.
Mais c’était surtout Roxley qui inquiétait Harriet. L’assassinat de Mlle Murray et la mort de
Mereworth l’avaient ébranlé. Son visage tourmenté avait fendu le cœur de Harriet. En particulier
lorsque l’on avait emmené le corps de Mlle Murray.
— Ce n’est pas ce que j’aurais souhaité pour elle, avait-il dit, alors que le coroner emportait la
dépouille sous les hurlements de désespoir et de chagrin de sa sœur, elle-même emmenée par le juge.
Harriet était d’accord avec lui. Elle avait souhaité beaucoup d’horribles choses à Mlle Murray,
mais jamais elle n’aurait voulu la voir finir de cette façon.
Lady Eleanor avait très vite pris les choses en main, veillant à ce que tout le monde se voie
attribuer une chambre, et à ce que le dîner de chacun y soit servi.
Et, aujourd’hui même, il avait fallu attendre l’heure du thé pour que tout le monde se réunisse.
La conversation avait été à la fois tendue et superficielle.
Mais le pire, c’était que Roxley ne s’était pas joint à eux.
En proie à l’angoisse et fatiguée de rester enfermée dans sa chambre à ne rien faire, Harriet
avait quitté la maison, les eaux calmes du lac offrant une distraction réconfortante face aux questions
qui la tourmentaient.
Roxley l’aimait-il encore ? Voulait-il toujours d’elle ?
Elle s’approcha du bord de l’eau et lança un caillou aussi loin qu’elle le put, avant de regarder
les ondulations former des ronds successifs de plus en plus larges.
— De temps en temps, notre lac exauce les vœux.
Entendant ce doux murmure, Harriet se retourna.
— Lady Oriel, je ne vous avais pas vue.
La lady, assise sur un banc voisin, secoua la tête.
— Non, non, très chère, je suis lady Ophelia. Avons-nous été présentées ?
— Oui, enfin… non. Je suis Harriet Hathaway.
— Etes-vous parente avec sir George ?
Mais, avant que Harriet ne puisse réponde, la lady sourit.
— Bien sûr que oui. Vous ressemblez à une Hathaway. Quelle belle famille. Si vivante.
Harriet hocha la tête. Elle était à peu près certaine que cette lady Ophelia portait la même robe
que lady Oriel à peine deux heures plus tôt. Et les mêmes pendants d’oreilles, ainsi que les mêmes
chaussures.
— Je croyais que lady Ophelia était absente, observa-t-elle, en regardant vers la maison pour
voir si elle apercevait une voiture ou même des bagages déposés devant la porte.
La lady sourit faiblement.
— D’une certaine façon, c’est vrai. Les autres prétendent toujours que je me suis absentée pour
ne pas me faire de peine.
La vieille femme lissa ses jupes et soupira.
— Je sais que je ne tourne pas tout à fait rond, et que Tiberius, Essex et Eleanor me gardent ici
pour mon bien, mais comme j’aimerais voyager. Oriel s’oublie dans l’art, mais quand c’est à mon
tour d’entrer en scène je m’imagine de nouveau à Londres. Ou peut-être même à Paris.
Elle regarda en direction de la maison à son tour.
— Dieu merci, ce cher Batty vient souvent me rendre visite. Les histoires qu’il me raconte me
font le plus grand bien. Grâce à lui, je m’évade.
Harriet hocha la tête. Elle comprenait enfin ce que lady Eleanor et sir Bartholomew avaient
refusé de lui révéler quand elle les avait interrogés sur lady Ophelia. Et pourquoi lady Essex ne
parlait jamais volontiers de sa sœur cadette.
Elle avait toujours pensé qu’Ophelia et Oriel étaient jumelles, tout comme lady Essex et
Eleanor, mais maintenant elle voyait la vérité en face. Elles étaient une seule et même personne. Elle
regarda de nouveau la lady et sourit.
— Ah, je vois que vous avez compris, reprit lady Ophelia d’une voix chaleureuse. Et cela ne
vous dérange pas ?
Harriet secoua la tête. Qui était-elle pour se permettre de la juger ? Les Hathaway étaient eux-
mêmes souvent pointés du doigt pour leurs excentricités. Et la conduite jugée scandaleuse de ses
parents avant leur mariage aurait pu les mettre au ban de la bonne société pendant des générations.
D’ailleurs, c’était en partie ce qui s’était passé.
— Parlez-moi de Londres, ma chère, demanda lady Ophelia en l’invitant à venir s’asseoir sur le
banc à côté d’elle. Vous avez assisté à la dernière Saison, n’est-ce pas ?
Harriet acquiesça et commença à raconter en détail les histoires d’amour de Tabitha et de
Daphne, à rapporter tous les potins susceptibles d’amuser lady Ophelia, et à décrire ce qui l’avait
impressionnée — les marbres du Parthénon au British Museum, la Tour de Londres — et ce qu’elle
avait adoré, la somptueuse fête à Owle Park.
— Toute fête se doit de posséder son propre scandale, observa la lady alors que Harriet
racontait la fuite de Daphne et de son futur époux.
— C’est vrai, reconnut Harriet, qui évita néanmoins d’évoquer ses propres écarts de conduite.
Mais pouvait-on vraiment parler de scandale si personne n’était au courant ? Elle jeta un regard
à la dérobée à la maison, dont le soleil couchant illuminait la façade en faisant ressortir de sa lumière
dorée les tons doux et chaleureux de la pierre.
Toutefois, quelqu’un d’autre savait ce qui s’était passé cette nuit-là. Et ce quelqu’un était à la
fois très proche et très lointain.
Dans le fond de son cœur, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait toujours un
problème. Etait-ce à cause de l’erreur qu’elle avait commise avec Fieldgate ? Le scandale de cette
soirée serait-il impossible à surmonter pour Roxley ? Sans compter les bruits qui allaient courir à
propos de ce meurtre — et même de ce double meurtre — commis à Marshom Court…
— Qu’y a-t-il, mon enfant ? demanda lady Ophelia en posant sa main sur celle de Harriet.
Qu’est-ce qui vous tourmente ?
— Je… En fait…
— Ah, Tiberius, compléta-t-elle avec un sourire complice. Un garnement difficile.
Un débauché difficile aurait été plus exact, songea Harriet en regardant de nouveau vers la
maison.
— Mademoiselle Hathaway…, commença lady Ophelia.
— Oui, madame ?
— Que voulait dire cet abominable individu quand il a déclaré que Tiberius était ruiné ?
— Vous avez entendu cela ?
— Oui, j’en ai peur, confirma-t-elle en adressant un petit regard à Harriet. Et je sais qu’Oriel en
est toute bouleversée.
Harriet pinça les lèvres. Que devait-elle révéler ? Ce n’était pas vraiment à elle d’en parler.
— Oh ! allez, vous pouvez me raconter, puisque nous étions tous concernés par ses menaces.
— Roxley est totalement ruiné, et apparemment c’est l’œuvre de lord Mereworth.
La lady plissa les yeux.
— Ruiné ?
Elle secoua la tête.
— Mais c’est ridicule. Un Marshom n’est jamais ruiné. Gêné aux entournures, peut-être, mais
ruiné ? Non.
Harriet hésita, troublée par la conviction de la lady, mais elle avait trop de bon sens pour lui
mentir.
— J’ai bien peur que ce ne soit pourtant vrai. Certains investissements se sont révélés
désastreux, et puis M. Ludwick, le gérant de fortune de Roxley, lui a volé une grosse somme d’argent
avant de disparaître.
Elle passa sous silence tout ce qui concernait les dettes et les créances détenues par M. Murray.
Peut-être que tout cela n’était que mensonge, à l’instar de sa fille…
En tout cas, c’était ce que Harriet espérait.
— Vous devez l’aider, très chère, déclara Ophelia en se levant.
Harriet l’imita.
— Je ne pense pas être en mesure de le faire, reconnut-elle. Je n’ai pas de…
La lady l’interrompit d’un geste impérieux de la main.
— Vous l’aimez — je le vois bien — et cela suffira.
Elle se pencha pour ramasser deux cailloux. Elle en tendit un à Harriet, et lui fit signe de le jeter
dans le lac comme elle le fit elle-même.
— Vous avez tout ce qu’il vous faut pour sauver Roxley, assura-t-elle tout en observant les
ronds dans l’eau. Allez le trouver.
— Vos sœurs m’ont dit à peu près la même chose, répondit Harriet. Mais je ne vois pas
comment cela pourrait être vrai. Je ne suis pas une riche héritière…
Lady Ophelia tendit l’oreille en entendant ce mot, mais après qu’elle eut saisi la phrase dans sa
totalité ses espoirs semblèrent vaciller quelque peu.
— Dommage, fit-elle remarquer, avant de se redresser. A votre arrivée, vous aviez Pug avec
vous, n’est-ce pas ?
— Pug ?
Harriet voyait mal comment un vieux chien en céramique pourrait devenir leur sauveur.
— Oui. Je pourrais jurer que vous teniez sa boîte. Celle qui contient le petit sanctuaire de
Davinia. Je m’en souviens très bien, parce que j’adore avoir Pug à la maison. Car sa place est ici,
figurez-vous. Mais ne le répétez surtout pas à Essex.
— Non, madame, la rassura Harriet. Et oui, nous avons bien emmené Pug dans sa boîte. C’est
lady Eleanor qui a insisté.
La lady passa son bras sous celui de Harriet.
— Parfait. Il est temps que Tiberius reçoive sa vraie part d’héritage. Et tout ce que vous devez
faire, c’est garder Pug près de vous. Il vous guidera.

* * *

— Garder Pug près de moi, murmura Harriet tout en empruntant un long couloir.
Quelle absurdité, songea-t-elle en regardant la boîte contenant la statuette abîmée, quelques
vieilles babioles et deux portraits d’êtres aimés.
Des êtres aimés.
Harriet s’arrêta. Ces mots vinrent se ficher dans son cœur. C’était quelque chose qu’elle
comprenait. Qu’elle ne comprenait que trop bien. C’était sans doute déraisonnable et absurde de s’y
accrocher, mais elle ne possédait rien d’autre que son amour pour Roxley.
Elle leva les yeux et se rendit compte qu’elle était arrivée à l’embranchement décrit par lady
Ophelia.
« Prenez à gauche dans la galerie, et continuez jusqu’au bout du couloir. Vous trouvez Roxley
dans la grande pièce située sur la gauche. »
Pourtant, toutes les pièces devant lesquelles elle passait semblaient être des chambres à
coucher.
Lady Ophelia ne l’avait tout de même pas envoyée dans la chambre de Roxley ?
Harriet s’arrêta brusquement devant une porte ouverte et regarda à l’intérieur.
Eh bien, si.
— Harry ! lança Roxley, quittant d’un bond une chaise installée devant la cheminée. Que faites-
vous ici ?
Il l’attrapa par le bras et la fit entrer dans la pièce.
Dans sa chambre à coucher. Une fois qu’elle eut vu le grand lit au cadre en bois richement
sculpté, elle n’eut plus aucun doute.
Cette polissonne de lady avait envoyé Harriet dans la chambre du comte !
Harriet ne savait pas si elle devait réprimander lady Ophelia, comme l’aurait fait lady Essex, ou
bien la remercier.
Car elle était enfin seule avec Roxley.
— Que faites-vous ? répéta-t-il en fermant la porte. Mes tantes seraient horrifiées si elles vous
surprenaient, ou plutôt si elles nous surprenaient ici.
— C’est votre tante qui m’envoie, avoua Harriet, qui s’était arrêtée au milieu de la pièce et
faisait son possible pour ne pas regarder le lit. Votre tante Ophelia.
— Ophelia ? s’étonna Roxley en reculant d’un pas. Ah, vous avez donc fait la connaissance
d’Ophelia…
— Oui, en effet, répondit-elle d’une voix contrariée. Dieu du ciel, Roxley, vous auriez pu m’en
parler. Me parler d’Oriel et d’Ophelia.
— Je pensais que vous vous enfuiriez jusqu’en Ecosse après avoir compris…
— A quel point votre famille était folle ?
Elle se mit à rire.
— Cela se voit que vous ne connaissez pas ma cousine Verbena. Par ailleurs, après tout le
temps que vous avez passé chez moi, vous pensez encore que quelques broutilles comme les… les…
— Les excentricités de ma tante ? proposa-t-il.
— Franchement, Roxley ! s’exclama-t-elle en avançant dans la pièce et en posant la boîte de Pug
sur la chaise. Elle est un peu folle, et alors ?
— Un peu ?
Elle se tourna en riant.
— D’accord, elle est dérangée, mais vous connaissez ma famille…
— J’aime beaucoup votre famille, dit-il.
Et ses mots, prononcés d’une voix calme et posée, lui allèrent droit au cœur.
— Et moi j’adore la vôtre. Votre tante Essex est un amour. Lady Eleanor, un surprenant délice.
Et votre tante Oriel — ou votre tante Ophelia, comme elle préfère —, un vrai trésor.
Roxley poussa un grand éclat de rire.
— Vous adorez vraiment ma tante Essex ?
Harriet acquiesça.
— Depuis le jour où elle m’a dit qu’une lady digne de ce nom ne jouait pas avec les armures.
— C’est grâce à ses réprimandes qu’elle a gagné votre affection ? demanda-t-il avec une
évidente incrédulité.
Les yeux de Harriet s’embrumèrent légèrement.
— Oui, répondit-elle avec passion. Elle est la première personne à avoir pensé que je pouvais
être une lady digne de ce nom.
C’était la vérité. Etre une Hathaway avait toujours signifié être capable de courir le plus vite
possible, de tirer le mieux possible, de sauter au-dessus des fossés comme si l’on avait le diable à
ses trousses.
Mais personne n’avait jamais considéré Harriet comme une lady potentielle.
Jusqu’à lady Essex.
Et puis, bien des années plus tard, il y avait eu Roxley. Un jour, il lui avait adressé un regard qui
disait « je sais », et il avait ravi son cœur.
Mais, en ce moment même, la façon dont il la considérait, comme si elle était en train de lui
faire subir les pires tortures, n’augurait rien de bon.
— Roxley, qu’y a-t-il ?
— Harry, je suis ruiné.
Elle haussa les épaules.
— Oui, je sais.
— Mais c’est terminé… Je ne peux pas lutter. Avec la mort de Mereworth, c’est fini. Ce qu’il a
fait ne peut être défait. Plus maintenant.
Roxley secoua la tête.
— Vous devez saisir ce que cela signifie.
— Mais M. Murray pourra sans doute comprendre que…
— Murray est mort, lui aussi, Harry.
Mort ?
— Comment ? demanda-t-elle, stupéfaite.
— Assassiné.
Une horrible pensée lui vint à l’esprit.
— La police ne croit tout de même pas que c’est vous qui…
— Non, non, pas du tout. Par ailleurs, nous étions à Bath…
— Mereworth ?
Il acquiesça.
— Sans doute. Il tenait Murray. Il savait probablement quelque chose de terrible sur lui. Mais
désormais il n’y a aucun moyen de le prouver. Et puis, de toute façon, le notaire s’occupant de sa
succession va exiger que je paie mes dettes immédiatement.
Il se dirigea vers une petite table installée à côté de sa chaise pour prendre son verre et boire
une gorgée.
Elle le rejoignit pour lui prendre le verre des mains et le reposer sur la table.
— Roxley, je peux vous aider.
Il secoua la tête.
— Je ne peux pas vous faire endurer tout cela. Je… je vous libère, Harry. C’est sans doute
mieux que vous partiez. Pour votre bien.
Harriet cligna des yeux. Que diable était-il en train de suggérer ? Qu’elle s’en aille ? Qu’elle le
laisse ? Etait-il fou ? Après tout ce qu’ils avaient traversé ?
Ce qu’ils avaient traversé.
Ensemble.
Dieu du ciel, quand comprendrait-il enfin ?
Elle le saisit par les revers de sa veste et le secoua.
— Me libérer ? Comment osez-vous ?
Il réussit à prendre un air outré.
— Excusez-moi, mais j’essaie de me conduire de façon honorable.
— Honorable ? Vous êtes-vous comporté de façon honorable à Owle Park ? Ou dans la
bibliothèque de votre tante ? Foutaises ! Balivernes que votre maudit honneur !
— Harry, vous seriez condamnée à vivre dans la gêne toute votre vie. Et avec mes tantes, qui
plus est. Je répète : avec mes tantes.
Il se passa la main dans les cheveux.
— Je ne sais même pas comment leur annoncer la nouvelle.
— Roxley, il a déjà été établi que j’aimais vos tantes. Et pour le reste…
Harriet soupira.
— J’ai vécu « dans la gêne » toute ma vie. Vous savez comment subsiste ma famille. Et cela n’a
jamais dérangé personne. Tant que l’on a sa famille autour de soi. Vos tantes vous aiment. Infiniment.
Et elles savent que rien de cela n’est arrivé par votre faute.
— Oui, peut-être. Mais il m’incombait de remédier à la situation. Et je n’y suis pas parvenu.
C’est comme si je les avais trahies.
Il secoua la tête et s’éloigna d’elle.
— Comme si je vous avais trahie.
— Oh ! quelles sottises !
De nouveau, Harriet l’attrapa par la veste pour qu’il la regarde.
— Ne voyez-vous pas comment les choses fonctionnent pour nous deux ? C’est quand nous
sommes séparés que tout s’écroule. Mais lorsque nous sommes réunis, alors tout va pour le mieux.
Tout est parfait. Nous sommes faits l’un pour l’autre. Ensemble, nous réalisons un travail formidable.
Mais seulement quand nous sommes ensemble. Et si vous vouliez bien croire pendant une nuit encore
que nous devons être unis, alors…
— Mais, Harry…
Elle secoua la tête et couvrit sa bouche.
— Non, Roxley, vous allez m’écouter. Pour commencer, c’est uniquement cette nuit que nous
devons œuvrer main dans la main. Et ensuite nous recommencerons demain. Et après-demain. C’est
cela, l’amour. La confiance. La solidarité. Que voudriez-vous accomplir sans moi à vos côtés ?
Il recula légèrement alors que ses mots semblaient, enfin, mettre à mal son entêtement et
l’atteindre.
— Rien, répondit-il à mi-voix. Vous êtes tout ce que je désire, mais…
— Non, vous ne pouvez pas discuter ce point. Je ne vous écouterai pas. Vous m’aimez, je vous
aime. Vous m’avez demandé de vous épouser, et je réponds oui.
Elle se faufila pour se coller contre lui et placer les bras de Roxley autour d’elle. Elle cala sa
tête contre son torse, juste sur son cœur.
— Oui, Roxley. C’est ainsi.
— Vous ne m’aviez pas encore dit oui, fit-il remarquer.
— Je pense que le fait de vous répondre maintenant, alors que vous n’avez plus un sou, vous
prouve l’étendue de mon affection.
Il rit un peu, ce qui fit trembler sa poitrine.
— Ou l’étendue de votre folie…
D’une main, il écarta les mèches rebelles qui retombaient autour de son visage.
Elle eut aussitôt l’impression d’être touchée par la grâce elle-même. Cette caresse était à la fois
une promesse et un vœu.
— D’accord, Harry, ensemble. Mais je pense que vous changerez d’avis demain matin.
— Nous verrons cela le moment venu.
Elle leva le menton pour bien lui montrer ce qu’elle en pensait.
— Mais, si vous rendez cette nuit inoubliable, vous ne vous débarrasserez jamais de moi.

* * *

Roxley savait que c’était de la folie. Il ne possédait plus rien. Il aurait dû renoncer à elle. Il
aurait dû la laisser partir afin qu’elle puisse trouver quelqu’un qui soit digne d’elle.
Mais, à l’instant où ses douces lèvres effleurèrent les siennes, il eut l’impression de comprendre
ce qu’elle avait essayé de lui dire.
Car quand il était avec elle sa vie avait un sens. Elle en avait toujours eu un quand Harriet était
près de lui. Depuis leur première rencontre, lorsqu’elle avait saisi sa main et qu’elle l’avait emmené
dehors, dans un monde qu’il ne connaissait que dans son imagination.
Harry. Avec son caractère impossible. Et son bon sens à toute épreuve. Avec ses romans
d’amour ridicules et ses citations de miss Darby. Elle était un ensemble de contradictions et de
lumière.
Elle était sa lumière. Et, quand il l’attira à lui, il vit à quel point cela était vrai. Il le sentit à la
chaleur de son corps de liane, au rythme régulier de son cœur. Harriet Hathaway. Elle était son cœur
et son seul désir.
Son seul et unique souhait.
Dans sa tête, il prononça un vœu : celui de l’aimer toujours, jusqu’à la fin de ses jours. Et il
scella son pacte par un baiser profond et passionné.

* * *

Harriet décerna presque aussitôt le changement en lui. Son baiser devint plus intense, sa langue,
plus fougueuse et audacieuse, comme la promesse de ce qui les attendait.
Pour le restant de leurs jours.
Elle glissa les mains sous sa veste et dénuda ses épaules. Elle s’émerveilla devant ses muscles,
qu’elle parcourut de ses doigts avides. Elle attendait avec impatience de pouvoir éprouver contre sa
peau nue sa force, le duvet qui recouvrait son torse, les muscles tendus de son ventre.
Ses lèvres se soudèrent aux siennes, parce qu’il fallait qu’elle le goûte, qu’elle ait une partie de
lui en elle, même si ce n’était que ses lèvres et sa langue, qu’elle aspirait tout en arrachant sa
chemise.
Folie. Cela la frappa pendant qu’il l’embrassait. Oui, c’était de la folie. Mais elle se languissait
de lui. Elle se sentait incomplète sans lui.
Touchez-moi, Roxley. Touchez-moi, avait-elle envie de crier.
Mais elle n’en eut pas besoin, car il était déjà en train de soulever ses jupes et de dénuder ses
jambes, puis ses fesses. Ses doigts caressaient sa peau nue qui s’embrasait sur leur passage.
Leurs bouches se joignirent pour un long baiser où leurs langues se mêlèrent avec frénésie. Sa
jupe tomba vite, suivie de son jupon et de sa combinaison.
Puis, rapidement, la chemise et le pantalon de Roxley vinrent grossir la pile des vêtements
arrachés.
Ils dégringolèrent et tombèrent sur le matelas, nus.
Un lit, s’émerveilla Harriet. Ils étaient sur un lit.
Roxley se mit à rire.
— Oui, voilà qui est bien plus confortable que le bureau de ma tante.
— Je crois que j’ai encore le bleu que m’a laissé l’encrier.
— Laissez-moi inspecter vos blessures, répliqua-t-il en la retournant sur le ventre.
Il embrassa son dos depuis sa nuque jusqu’à ses reins, laissant une trace humide et brûlante qui
la fit frissonner.
— Ah oui. Une sévère blessure. Quel cruel encrier, dit-il en passant sa langue sur l’ecchymose.
Harriet pouffa. C’était si comique, si délicieusement coquin. C’était tout Roxley.
Après l’avoir examinée, il la retourna de nouveau et la contempla avec un sourire malicieux qui
enflamma son cœur et un regard lourd empli de promesses. Et il approcha ses lèvres des siennes.
Son baiser fut comme un murmure. « Ouvrez-vous à moi », demandait-il. Un murmure qui la
parcourut et la traversa de part en part. Elle ressentit comme un élancement presque douloureux entre
ses jambes. Elle était à la fois brûlante et humide, et elle le devint plus encore lorsqu’il susurra pour
de bon :
— Ouvrez-vous, chaton.
Puis il posa la main sur son sexe, dont, de ses doigts experts, il explora les plis et replis,
s’attardant longuement sur les endroits les plus sensibles de son anatomie, avant de s’aventurer
jusqu’à son ouverture. Elle frissonna, conquise et prête à tout.
Elle ne pouvait rien faire d’autre que s’abandonner à lui. Et pourquoi aurait-elle dû résister, de
toute façon ?
Il grogna doucement, et s’approcha. Ses lèvres reproduisirent le chemin emprunté par ses doigts.
Harriet prit une grande inspiration lorsque sa langue la toucha. Là. Elle dessina d’abord un cercle
lent et langoureux autour d’elle, puis il l’embrassa, la goûta, la lécha jusqu’à se qu’elle se cambre et
s’arque en agrippant les draps de ses poings crispés. En vain, elle essaya de respirer alors que le
plaisir fondait sur elle, venu de toutes les directions.
— Roxley, je vais…
Et puis ce fut l’extase, violente et rapide, noyée dans un océan de plaisir.
Il la regarda avec un sourire narquois.
— Oui, j’ai l’impression.
— Hmm, gémit-elle en l’attirant à lui afin de pouvoir l’embrasser, le sentir au-dessus d’elle,
éprouver son sexe dur contre ses cuisses.
— Encore, parvint-elle à articuler.
Et Roxley se fit un plaisir de lui faire plaisir.

* * *

« Gardez Pug près de vous. »


Harriet se réveilla quelque temps après, pensant que quelqu’un venait de prononcer cette phrase.
Pourtant, il n’y avait personne dans la pièce — Roxley excepté — et la seule lumière provenait des
braises se consumant dans la cheminée.
A ses côtés, Roxley s’étira légèrement, et elle sourit lorsque ses orteils entrèrent en contact avec
son mollet. C’était tout à la fois intime, un peu bête et parfait.
« Gardez Pug près de vous. »
Ces mots la hantaient.
Qu’avait donc voulu dire par là lady Ophelia ?
Et d’ailleurs où se trouvait donc cette maudite statuette ?
Elle s’extirpa du lit et regarda autour d’elle. Elle trouva la boîte posée en équilibre instable au
bout de la chaise située près de la cheminée.
— Te voilà, murmura-t-elle. Tu es pire encore que M. Muggins.
Elle voulut prendre la boîte, mais elle bascula, et pendant une seconde elle crut qu’elle allait
s’écraser par terre. Heureusement, au dernier moment, elle la rattrapa, sauvant du même coup Pug
d’une fin tragique.
— Dieu du ciel, soupira Harriet, tout en regardant dans la boîte pour voir si le chien en
porcelaine avait survécu. Si quelque chose t’arrivait par ma faute, lady Essex ne me le pardonnerait
jamais.
Les yeux fourbes de Pug la fixaient d’un air accusateur.
Harriet secoua la tête et alla poser la boîte sur le lit. Quant à elle, après avoir repris sa place à
côté de Roxley, elle se mit à disposer le contenu de la boîte sur la table de nuit.
Pug, les portraits de Roxley et de son père. Harriet sourit devant la ressemblance entre le comte
actuel et son père. Pas étonnant que Davinia ait été follement amoureuse de lui. Son Roxley était lui
aussi magnifique.
Le coquillage, le bout de ruban, la bougie à moitié consumée, les petites babioles, elle sortit tout
et sourit en voyant le résultat final. Elle avait disposé tous les objets exactement comme lady Eleanor
l’avait fait.
— Mais que faites-vous donc si loin de moi ? murmura Roxley d’une voix endormie, tout en
roulant vers elle pour la prendre par la taille et l’attirer à lui.
Elle était quasiment certaine qu’il allait lui faire l’amour à nouveau — il était prêt, en tout
cas — mais son regard se posa sur la table de nuit et il se figea.
— Mon Dieu ! Mais d’où cela sort-il ?
Harriet tendit le cou pour observer tous les objets.
— Quoi, tout cela ? C’était pour cela que j’étais venue vous trouver, dit-elle en souriant. Mais
vous ne m’avez pas vraiment laissé le temps de m’expliquer.
Il lui adressa un sourire complice et tendit la main vers la miniature représentant son père.
— Cette image correspond exactement au souvenir que j’ai de lui.
— Savez-vous ce que signifient tous les autres objets ?
Il secoua la tête.
— Un jour, j’ai demandé à ma mère. Mais elle m’a répondu que l’amour avait ses secrets. Ces
différents objets étaient ses secrets. Elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Et durant toutes ces
années je les ai crus perdus.
Harriet écarta une mèche de cheveux qui cachait les yeux de Roxley.
— Vos tantes ont conservé cette partie de votre mère avec elles, dans un compartiment secret de
la boîte de Pug.
— Pug !
Il renifla avec dédain.
— J’ai haï ce chien pendant des années et maintenant je découvre qu’il me dissimulait des
secrets.
Il s’adressa directement à la statuette, en levant un doigt.
— Ne va surtout pas t’imaginer que cela améliore l’opinion que j’ai de toi !
Harriet se mit à rire.
— Ce n’est qu’un chien en porcelaine.
— Vous ne penseriez pas cela si vous voyiez mes tantes en train de se disputer pour lui.
Puis il regarda de nouveau Harriet, et ses yeux s’allumèrent d’une étincelle malicieuse.
— Mais pourquoi suis-je en train de perdre mon temps à parler d’un vulgaire chien en
porcelaine alors que la plus belle femme du monde se trouve en ce moment même dans mon lit ?
— La plus belle…, s’esclaffa-t-elle, en se débattant pour lui échapper. Vous êtes fou !
Roxley l’agrippa et la partie commença. Tous deux s’agitaient, et luttaient à tour de rôle,
s’embrassant pour distraire l’autre, et en profitant pour se toucher et se caresser au passage. Roxley
finit par avoir le dessus et la saisit par la taille. Il la fit rouler et Harriet retomba lourdement sur le
matelas épais. Dans la manœuvre, son bras heurta la table de nuit et fit tomber tous les objets qu’elle
venait d’y disposer.
Dont Pug.
Au moment où le revers de sa main entra en contact avec le chien, elle sut ce qui allait se
passer. Roxley était déjà occupé à l’embrasser dans le cou, et tout ce que Harriet put faire, ce fut
crier.
— Oh ! non ! Non ! s’exclama-t-elle, désespérée.
Roxley leva les yeux, comme si ce n’était pas vraiment la réaction à laquelle il s’attendait.
Lorsqu’un bruit caractéristique de porcelaine cassée se fit entendre, ils se figèrent tous les deux.
— Oh ! non, en effet, répéta-t-il en regardant la table de nuit vide. Je crois que vous avez cassé
Pug.
Harriet se retourna.
— Non ! Non ! Non !
Roxley se pencha pour regarder par terre.
— Oh ! si ! Il s’est brisé en mille morceaux. Beau travail.
Son soulagement ne fit qu’accroître la panique de Harriet.
— C’est un mauvais présage, déclara-t-elle.
— Un mauvais présage ?
Il se mit à rire.
— Vous vous mettez à parler comme ma tante Oriel !
— C’est forcément un mauvais présage. Vos tantes ont gardé Pug précieusement depuis la mort
de votre mère.
Et tous les deux marquèrent un temps d’arrêt.
« Depuis la mort de votre mère. »
Ensemble, ils se penchèrent davantage et inspectèrent les débris de porcelaine.
— Peut-être pas un si mauvais présage que cela, avança Roxley en écartant les morceaux cassés
avec précaution.
— Comment cela ?
Les doigts de Roxley effleurèrent un pochon de velours. Il le saisit par le cordon et le retira de
ce qui restait du pauvre Pug. Quand il le souleva, un bruit caractéristique s’éleva : celui causé par
des pierres qui s’entrechoquent.
Ils se regardèrent, stupéfaits.
Etait-ce possible ?
Roxley ouvrit le sac et, sans la moindre hésitation, en répandit le contenu sur les draps froissés.
Et alors se déversa une pluie de diamants.
Epilogue

« Vous êtes-vous jamais demandé, miss Darby, pourquoi les étoiles tombaient du ciel ? Je crois
que c’est par envie. Depuis le firmament, elles regardent en bas, elles nous voient et se disent qu’un
tel amour ne peut exister qu’entre deux êtres faits l’un pour l’autre. C’est l’envie qui les incite à
quitter les cieux. L’envie de nous ressembler. »
LE LIEUTENANT THROCKMORTEN à miss Darby durant leur nuit de noces
Dans Miss Darby et la malédiction du diamant du pharaon

Londres, trois mois plus tard


— Voilà, déclara Roxley, alors qu’ils descendaient de leur voiture devant leur maison de Hill
Street. Affaire conclue.
— Et j’en suis fort aise, répondit lady Roxley en lui souriant.
L’affaire en question étant la vente des diamants. M. Eliason, le plus important joaillier de
Londres, avait été ravi de pouvoir acheter le lot tout entier, ce qui satisfaisait également Roxley et
Harriet.
— Vous ne regrettez pas de ne pas en avoir conservé un ? demanda-t-il.
Harriet secoua la tête. Avec véhémence. Ils ne voulaient ni l’un ni l’autre posséder la moindre
de ces pierres, et ils avaient ignoré les supplications de la tante Essex, qui rêvait de compter un
collier avec un solitaire parmi les bijoux de famille.
Mais ils avaient fermement campé sur leurs positions. Ces diamants avaient causé assez de tort
comme cela. Il convenait de s’en débarrasser définitivement.
— Malheureusement, je crains que cet argent ne reste pas très longtemps en notre possession,
dit-il en prenant sa main pour la poser dans le creux de son bras afin qu’ils gravissent ensemble les
marches du perron. L’avocat de M. Murray nous attend de pied ferme et la vente des diamants
couvrira à peine toutes mes dettes.
— Mais nous allons pouvoir conserver Foxgrove et Marshom Court, lui fit remarquer Harriet.
— Foxgrove appartient à tante Essex, comme elle ne manquera pas de vous le rappeler, la
taquina Roxley. Et, heureusement pour nous, tante Eleanor est rentrée à temps à Bath.
A force de ruses, Mme Nevitt avait réussi à garder lord Travis à distance pendant les quelques
jours qu’avait duré l’absence de lady Eleanor. Elle était même allée jusqu’à corrompre les médecins
les moins honnêtes de Bath pour qu’ils diffusent des nouvelles alarmantes au sujet de l’état de santé
de sa maîtresse.
Le désarroi de lord Travis avait été total lorsque lady Eleanor avait fait son retour dans la vie
sociale de Bath en ayant l’air de se porter comme un charme et en semblant bien partie pour vivre
jusqu’à l’âge de cent ans.
— Monsieur, commença Fiske en leur ouvrant la porte. Il y a quelqu’un pour vous.
Fiske considérait que les personnes n’appartenant pas à la noblesse ne méritaient pas d’être
annoncées, mais parfois il n’avait malheureusement pas le choix…
— Oui, oui, répondit Roxley en soupirant. L’avocat.
Il se tourna vers Harriet.
— Pouvons-nous y aller ?
— Vous voulez que je sois présente ?
Il hocha la tête.
— Ensemble en toutes circonstances. Comme nous l’avons promis le jour de notre mariage.
Et lors de leur nuit de noces, songea Harriet.
L’avocat de M. Murray ne semblait pas ravi d’avoir dû patienter, et encore moins de constater
que Harriet allait assister à l’entretien.
— Cela est fort inhabituel, monsieur, se plaignit-il tout en sortant ses papiers de sa mallette.
— Oui, je sais, mais je suis un peu excentrique, répliqua Roxley tout en adressant un clin d’œil
à Harriet.
Elle se retint de rire.
— Hmm. Si vous le dites, monsieur le comte. Permettez-moi de conclure notre affaire. On m’a
demandé de vous donner cela.
Et l’homme tendit à Roxley une feuille de papier pliée et scellée avec un cachet de cire.
Roxley, qui ne savait que faire, regarda l’avocat, qui lui indiqua par un signe d’ouvrir la lettre.
— M. Murray m’a donné l’ordre de vous remettre ces papiers en mains propres, au cas où il
disparaîtrait prématurément.
L’avocat fronça les sourcils, tant il était évident qu’il ne goûtait guère cette situation incongrue.
Par ailleurs, l’un de ses meilleurs clients avait été assassiné, ce qui n’était pas bon pour ses
affaires.
Roxley rompit le sceau et se mit à lire. Au fur et à mesure qu’il parcourait la lettre, il
écarquillait de plus en plus les yeux et ouvrait de plus en plus la bouche. Quand il eut terminé, il resta
un moment interdit, avant de tendre la feuille à Harriet.
En en prenant connaissance, elle alla elle aussi de surprise en surprise.
« Cher lord Roxley,
Toute ma vie a été placée sous le signe de la recherche acharnée du profit. Et maintenant, alors
que je sais ma fin proche, je me rends compte que cela ne m’a apporté que du malheur.
Un jour, il y a assez longtemps, Mereworth — notre connaissance commune — découvrit à mon
sujet des choses dont je ne suis pas fier. Je ne vous cacherai pas la vérité : j’ai commis mensonges et
escroqueries pour m’enrichir. Il s’est servi de cela pour me forcer à faire irruption dans votre vie.
J’aurais dû refuser.
J’aurais dû davantage prendre exemple sur vous.
Votre désir de réparer les torts autour de vous me hante et m’obsède. Je n’ai pas été assez fort
pour arrêter Mereworth. Je prie pour que vous l’ayez été.
En échange de votre obstination et de votre noble exemple, j’efface toutes les dettes que je
détiens en votre nom. Toutes sans exception. Je ne demande ni n’attends aucun remboursement.
Puisque je n’ai pas d’héritier que je pourrais léser et que je peux disposer comme je le souhaite de
mes gains fort mal acquis, je suis libre d’agir à ma guise. Et je vous délivre de toute obligation me
concernant si vous voulez bien me pardonner.
Votre dévoué serviteur,
Aloysus Murray »
— Est-ce la vérité ? demanda Roxley à l’avocat.
L’homme était déjà en train de ranger ses affaires.
— Oui.
Il ne semblait pas spécialement heureux de la tournure qu’avaient prise les événements. Puis il
tendit le reste des papiers : toutes les dettes de Roxley annulées. Il s’inclina et s’en alla.
— Pauvre homme, dit Roxley une fois que la porte se fut refermée derrière l’avocat.
— Pourquoi ? s’enquit Harriet.
— Je pense qu’il espérait une procédure judiciaire longue et coûteuse. Au lieu de cela, l’affaire
s’est réglée promptement et de manière définitive. Une pilule bien difficile à avaler pour lui !
Harriet rit, puis se leva pour étreindre et embrasser Roxley.
— Nous voilà sauvés !
Il souleva Harriet et la porta vers son bureau.
— Je ne partage pas votre point de vue.
— Ah bon ? demanda-t-elle, le regard curieux.
— Oui, répondit-il d’une voix sérieuse. Je suis peut-être sauvé, mais vous, ma très chère et très
adorée Harry, vous ne l’êtes pas.
— Vraiment ? souffla-t-elle en s’accrochant plus fort à lui.
— Non, murmura-t-il. J’ai bien peur qu’un encrier malintentionné vous inflige de nouveau une
sérieuse blessure.
Et, sur ce, il la déposa sur son bureau.
Et la blessure fut en effet des plus sérieuses.

* * *

Si vous avez aimé ce roman,


retrouvez les premiers tomes de la série d’Elizabeth Boyle :
1/ Sous le sceau du scandale
2/ Une lettre pour vous, mademoiselle
disponibles dès à présent sur harlequin.fr
et ne manquez pas le prochain tome des
« Les débutantes de Kempton » à paraître en janvier 2017 dans votre collection Victoria !
TITRE ORIGINAL : IF WISHES WERE EARLS

Traduction française : M arie Pascal


Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
Femme : © TREVILLION IM AGES/LEE AVISON
Réalisation graphique couverture : E. COURTECUISSE (HarperCollins France).

Tous droits réservés.


© 2014, Elizabeth Boyle.
© 2016, HarperCollins France pour la traduction française.
Ce livre est publié avec l’aimable autorisation de HarperCollins Publishers,
LLC, New York, U.S.A.
ISBN 978-2-2803-6605-2
HARPERCOLLINS FRANCE

83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13.


www.harlequin.fr
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Toute représentation ou reproduc tion, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefa çon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre
d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.
Ce livre est publié avec l’aimable autorisation de HarperCollins Publishers,
LLC, New York, U.S.A.
RETROUVEZ TOUTES NOS ACTUALITÉS
ET EXCLUSIVITÉS SUR

www.harlequin.fr

Ebooks, promotions, avis des lectrices,


lecture en ligne gratuite,
infos sur les auteurs, jeux concours…
et bien d'autres surprises vous attendent !
ET SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX

Retrouvez aussi vos romans préférés sur smartphone


et tablettes avec nos applications gratuites

Vous aimerez peut-être aussi