Frères Et Sujets

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FRERES ET SUJETS
La France et l'Afrique en perspective
Jean-Pierre Dozon

FRÈRES ET SUJETS
La France et l'Afrique en perspective

FLAMMARION
© Éditions Flammarion, 2003.
ISBN: 2-082-10024-3
À ma mère.

PROLOGUE
Le temps est certainement venu de travailler à
mettre au jour l'étrange nature des relations franco-afri-
caines qui, pour s'être édifiées, durant plusieurs décen-
nies, au travers d'histoires proprement coloniales, se
sont durablement prolongées, voire renforcées après que
celles-ci ont été déclarées officiellement achevées,
comme si, au tournant de 1960, un lien plus puissant que
l'avènement des indépendances en avait resserré la
trame.
La force des choses et des circonstances pousse
assurément à un tel effort d'élucidation. D'abord, depuis
la fin de la guerre froide, un important mouvement de
néolibéralisme et de globalisation économique qui, en
s'appliquant tout spécialement à la France, semble
devoir mettre en cause tout ce que cette période postco-
loniale a signifié comme permanence de relations privi-
légiées entre l'Hexagone et son ex-empire africain.
Ensuite, une construction de l'Union européenne qui,
malgré ses difficultés à faire émerger des institutions
politiques capables de lui donner force et légitimité,
empiète de plus en plus sur la souveraineté de ses États-
membres et, dans le cas plus spécifique de la France,
paraît devoir bousculer l'univers si particulier de son
«pré carré africain ». Enfin, nombre d'affaires, elles-
mêmes assez révélatrices de cet accès de libéralisme et
de cette perte de souveraineté, impliquant de hauts per-
sonnages de l'État français ou de grandes sociétés natio-
10 Frères et sujets

nales, de droite comme de gauche, sont mises sur la


place publique dans des imbroglios à peine croyables,
mais qui ont presque toutes pour point commun de
dérouler leurs intrigues sur des scènes africaines. Des
affaires médiatico-judicaires, comme on dit, qui sem-
blent toucher à ce qu'on appelle couramment «raison
d'État », elle-même protégée par le « secret Défense »,
mais qui sont d'autant plus troublantes que leurs inextri-
cables démêlés font l'effet de véritables palimpsestes
masquant ou différant un grand déballage qu'on pourrait
souhaiter plus large ou plus explicite.
On reconnaîtra là bien sÛT ce monde communément
baptisé désormais «Françafrique» qui, sous ce nom,
pourrait simplement laisser suggérer un intense entre-
mêlement des liens et des destinées entre la France et un
ensemble de pays africains qu'elle a colonisés ou auprès
desquels elle exerce depuis une date plus récente une
assez forte influence (notamment les ex-colonies
belges), mais qui, plus sûrement ou plus fréquemment,
suscite des sentiments peu amènes, allant de la simple
ironie à des critiques acerbes et vindicatives sur ce qu'il
véhicule de sombres manigances et trafics douteux. De
ce point de vue, les ouvrages sont maintenant nombreux
qui proposent de nous faire découvrir, sur la base
d'affaires connues ou moins connues, l'arrière-cour ou
les cuisines peu ragoûtantes de la Françafrique, même si
quantité d'autres, commandés par l'aveu d'authentiques
passions africaines, nous en donnent un visage nette-
ment plus attrayant 1. Tous ou presque tous sont intéres-
sants, certains particulièrement édifiants. Cependant,
quoique leurs informations, leurs témoignages, ou leurs
investigations nous aient été souvent précieuses, on ne
trouvera pas dans notre propre entreprise des révélations
susceptibles de les compléter et de contribuer ainsi au
grand déballage de la Françafrique, spécialement sous
ses aspects les moins affriolants. En revanche, tout en
1. Parmi les tout derniers ouvrages de ce genre, on peut se
référer à l'ouvrage de J. de La Guérivière, Les Fous d'Afrique: his-
taire d'une passion française, Paris, Seuil, 2001.
Prologue 11

étant en droit d'espérer que des historiens pourront


dans l'avenir nous en dire et nous en expliquer bien
davantage par l'exploitation d'archives encore aujour-
d'hui inaccessibles, il nous a paru pour l'heure oppor-
tun de chercher à comprendre, au-delà de l'étalage des
scandales de la Françafrique, comment un tel monde a
été possible ou comment il a pu s'édifier. Plus précisé-
ment, il nous a assez immodestement semblé que la
plupart des ouvrages, notamment ceux de François-
Xavier Verschave, se livrant à la révélation et à la dénon-
ciation des affaires françafricaines l, ne touchaient qu'à
l'écume des choses, aussi chargée et repoussante fût-
elle, et donc que, par en dessous et de plus ou moins
longue date, ont été à l' œuvre des ressorts historico-poli-
tiques qui ont façonné, au point de les rendre de plus en
plus organiques, des liens franco-africains spécifiques.
C'est pourquoi on a délibérément pris le parti,
même s'il ne faut surtout pas mettre à l'écart, ou tenir
pour de simples épiphénomènes, les ténébreuses affaires
de la Françafrique, de traiter au premier chef d'une sin-
gularité, c'est-à-dire de tout ce qui a pu faire des rela-
tions de la France avec l'Afrique une configuration sans
équivalent parmi les autres pays européens qui, comme
elle, ont été de grandes puissances coloniales.
On qualifiera volontiers d'« individualité» histo-
rique, en empruntant la formule à Max Weber 2, cetteconfi-
guration pour dire qu'en dépit de tous les points com-
muns qu'il a pu partager avec ses rivaux européens à la
fin du XIXe siècle (où l'on parla justement du « partage de
l'Afrique»), l' imperium français s'en est différencié
aussi bien par ses propres mouvements internes ren-
voyant à un certain francocentrisme que par la force de
circonstances historiques qu'illustrèrent tout particuliè-
rement trois guerres successives avec l'Allemagne. Pour
1. Voir notamment de cet auteur: La Françafrique: le plus
long scandale de la République, Paris, Stock, 1998 et Noir silence:
qui arrêtera la Françafrique ?, Paris, Les Arènes, 2000.
2. Max Weber, Essai sur la théorie de la science, Paris, Plon,
1965, p. 171-172.
12 Frères et sujets

en donner ici un simple aperçu, on mentionnera par


exemple l'idée d'une mission civilisatrice de la France
sous-tendue par la perspective d'une assimilation poli-
tique des contrées et des populations colonisées, ou
encore la mobilisation d'une importante « force noire»
venant batailler durant la Grande Guerre aux côtés des
poilus métropolitains alors même qu'elle provenait d'un
empire africain qui s'était constitué à peine trente ans
plus tôt. Plus près de nous, on citera également l'épopée
de la France libre en Afrique jetant les bases à Brazza-
ville d'un nouvel État français avant même le débarque-
ment des Alliés et, à la fin de la Libération, l'instauration
d'un franc CFA qui se maintiendra bien au-delà les indé-
pendances et même après la disparition du franc au
profit de l'euro; ou encore les fameux sommets franco-
africains ressemblant à de grandes cérémonies fami-
liales où le chef de l'État français est entouré de ses
homologues africains dans une atmosphère bigarrée
d'allégeances et de privautés.
Tout cela demandera bien sûr à être examiné de
plus près, mais pour rester dans l'évocation exemplaire
de cette singularité franco-africaine, on ne peut manquer
de relater dans le détail l'événement qui en fut la
meilleure ou la très emblématique illustration.
Nous étions le 7 février 1994 et, loin que qui-
conque puisse prévoir qu'elle entrerait bientôt dans un
processus de conflits identitaires et de brutalité militaire
et civile, la Côte d'Ivoire, après avoir vécu deux mois de
deuil national, rendait un dernier et somptuaire hom-
mage à Félix Houphouët-Boigny, celui qui avait été élu
six fois Président, mais qui en fut plus réellement son
souverain tout à la fois autoritaire et doucereusement
paternel. Quelle que fût l'importance de l'homme et de
la Côte d'Ivoire qui représentait le principal pôle écono-
mique et géopolitique de toute l'Afrique de l'Ouest,
l'événement aurait pu passer presque inaperçu en dehors
du continent, si la France ne s'était pas mise en très
grands frais en dépêchant aux obsèques une délégation
forte de quatre-vingts personnes, parmi lesquelles le
président de la République en titre ainsi que son pré-
Prologue 13

décesseur et pas moins de six Premiers ministres. La


cohabitation aidant, c'était en fait l'essentiel de la
V'République, qu'elle fût de droite ou de gauche, qui
s'était absentée de l'Hexagone pour témoigner de son
attachement à la Côte d'Ivoire et à l'Afrique en deuil. À
l'évidence il y avait donc dans cette attention française,
ne serait-ce qu'en la comparant à celle, bien moins géné-
reuse, des autres pays occidentaux, de l'excès et de la
démesure. Ce que la presse de l'époque ne manqua pas
de souligner en ironisant sur le « tout-Paris politique »,
sur le «grand charter de la cohabitation 1 » ou sur la
promptitude fastueuse du monde de la Françafrique
qu'incarnait, de sa discrète mais toujours forte présence,
Jacques Foccart. Mais au-delà de ces railleries bien
compréhensibles, ce qu'elle ne sut pas suffisamment
interpréter, ne percevant pas tout à fait que la démesure
française était justement proportionnée à la personnalité
du défunt ou, plutôt, à ce qu'elle avait représenté dans
l'histoire de plus en plus resserrée des relations franco-
africaines.
Houphouët-Boigny avait en effet vu le jour au
début du siècle dernier, alors que la France avait à peine
délimité les frontières de son immense empire africain.
Sa famille l'avait fait baptiser et l'avait envoyé dans la
meilleure école de la colonie ivoirienne, ce qui lui avait
permis d'être admis dans la prestigieuse École normale
William Ponty de Dakar d'où il sortit comme « médecin
africain 2 ». Par la suite, il était devenu un efficace auxi-
liaire des autorités administratives au titre de chef de
canton, mais surtout un habile et bientôt riche entrepre-
neur en s'adonnant en plus de ses activités médicales à
l'exploitation du café et du cacao qui commençait à faire
la fortune de la colonie. Mais cette remarquable ascen-
sion d'un « indigène évolué» devait vite se heurter à un

1. Expressions utilisées par S. Smith dans Libération du


8 février 1994.
2. Le statut de médecin africain n'était pas le même que celui
de médecin français, car il résultait d'un diplôme couronnant des
études plus courtes que celles exigées en métropole.
14 Frères et sujets

système et à des lobbies coloniaux qui, par leurs mul-


tiples contraintes et exigences, restreignaient le déve-
loppement des plantations des exploitants du cru. C'est
pourquoi il s'était mis à les dénoncer et, quitte à être
moins bien vu par les autorités, à parler au nom des
intérêts des planteurs indigènes, à vouloir l'abolition du
travail obligatoire et un libre accès à la main-d'œuvre
agricole. Le leader était né, devenant finalement, grâce,
en 1943, à la mainmise de la France libre sur tout
l'empire africain, président du Syndicat agricole afri-
cain. Un nouveau titre auquel, dans un contexte de libé-
ralisation du système colonial, devaient rapidement
s'ajouter plusieurs autres, tels ceux de député à
l'Assemblée qui allait donner naissance à la IVe Répu-
blique et de président à la fois du Parti démocratique de
Côte d'Ivoire (PDCI) et du Rassemblement démocra-
tique africain (RDA) qui regroupait tous les chefs de
file africains luttant pour une large émancipation des
colonies françaises. Figure de proue de la jeune élite
politique africaine qui mit fin avec lui aux aspects les
plus contraignants et discriminatoires du système colo-
nial, Houphouët-Boigny allait ainsi s'imposer politi-
quement, non seulement en Côte d'Ivoire, mais aussi
auprès de certains des partis qui faisaient et défaisaient
les gouvernements de la IVe République, auprès du PCF
d'abord, des amis de François Mitterrand et de la SFIO
ensuite, jusqu'à sa conversion au gaullisme et à la
Ve République. Toutes choses qui lui avaient valu
d'occuper divers postes ministériels sous plusieurs gou-
vernements de la IVe République et, finalement, auprès
du général de Gaulle, et qui, de ce fait, l'avaient amené
à jouer un rôle majeur dans le processus d'autonomie
politico-juridique des territoires africains de l'Union
française 1.

1. Sur la biographie d'Houphouët-Boigny, on peut se référer à


l'ouvrage de S. Diallo, Houphouët-Boigny. Le médecin, le planteur
et le ministre (1900 ( ?)-1960), Paris, Jeune Afrique Livres, 1993 et
à un chapitre de notre livre. La Cause des prophètes: politique et
religion en Afrique contemporaine, Paris, Seuil, 1995. p. 202-210.
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D'autonomie en indépendance, la trajectoire très


exemplaire du personnage à l'intérieur de l'imperium
français semblait pouvoir justement s'arrêter là, c'est-à-
dire au moment où Houphouët-Boigny était en train de
prendre en main les destinées de la Côte d'Ivoire et d'y
instaurer un régime autocratique de parti unique. Mais
c'était sans compter avec un système franco-africain
qui, en œuvrant à la consolidation de la ye République,
allait en réalité la faire rebondir de plus belle. Car, ce
système, compte tenu du fait qu'il l'avait déjà à lui seul
préfiguré dans les années 1950 comme président du
RDA et comme ministre français, lui avait finalement
permis d'en devenir une sorte de superintendant, aux
côtés de Jacques Foccart, lui-même tout proche du
général de Gaulle.
Tandis qu'en effet la Côte d'Ivoire prospérait sur le
plan économique et s'installait au tout premier rang des
échanges commerciaux et de la coopération publique
entre la France et l'Afrique, Houphouët-Boigny s'occu-
pait très étroitement de la politique africaine de la
France. De toute son aura, il s'était ainsi mêlé d'affaires
intérieures d'autres ex-colonies françaises autant que de
pays africains anglophones, à l'image de la sécession
biafraise au Nigeria qui fut, grâce à ses soins, soutenue
par la France, alors qu'il jouait le rôle de discret média-
teur, au temps de l'apartheid, pour permettre à celle-ci
d'accéder à des produits stratégiques en Afrique du Sud.
Assurément donc, l' hommage rendu en grande
pompe à Houphouët-Boigny par la France, par la Répu-
blique rassemblée, n'aurait pas dû susciter que de la
simple ironie. Car il était manifestement à la mesure
d'un indigène exemplaire qui avait traversé l'histoire
séculaire de l' imperium français, expérimenté, non sans
succès, ses modes de « civilisation» et ses techniques de
gouvernement, tout en se frottant à son redoutable
régime de l'indigénat et à ses lobbies coloniaux, et qui,
après avoir été un acteur éminent de ses métamorphoses
sous la Iye République, l'avait pour une bonne part
aiguillé ou réinventé dans le cadre d'une V'République
officiellement décolonisatrice. Il s'adressait ainsi à un
16 Frères et sujets

grand Africain, mais également d'une certaine façon à


un grand Français. De sorte que, par cette ambivalence
comme par son excès, l'hommage avait une dimension
plus proprement spéculaire, donnant à lire, au travers
des multiples facettes d'Houphouët-Boigny, un siècle
d'histoire de France. Histoire de trois Républiques,
entrecoupées de guerres et du douloureux épisode pétai-
niste, au cours de laquelle l'empire africain de la France
devint de plus en plus nécessaire à celle-ci, sur le plan
économique, politique et géostratégique, jusqu'au point
de s'arranger de l'avènement des indépendances et d'en
faire au contraire le tremplin d'une imposante reconfigu-
ration franco-africaine.
Finalement, ces funérailles d'Houphouët-Boigny
avaient été un grand moment de vérité. La République
française s'y était donnée à voir tout unie pour célébrer,
non seulement une figure africaine et un compagnon de
route exceptionnels, mais aussi et peut-être surtout une
bonne partie d'elle-même. Dans les deux cas, on pouvait
y reconnaître à la fois la manifestation délibérée d'un
devoir de mémoire et l'expression d'un geste qui impli-
quait l'État français dans tout ce qu'il pouvait signifier
de raison ou d'intérêt supérieur, transcendant ses grands
clivages politiques. Cependant, comme nous étions en
1994, c'est-à-dire au début de cette nouvelle époque
d'après-guerre froide et de globalisation accélérée, on
pouvait aussi se demander si le geste hautement symbo-
lique qu'avait voulu faire la République rassemblée
n'était pas davantage tourné vers le passé que vers
l'avenir; autrement dit, s'il ne marquait pas également
le commencement d'une déliaison franco-africaine, à
l'image de la dévaluation du franc CFA qui avait été
décidée unilatéralement par les autorités françaises peu
avant les obsèques et que les populations comme les
États africains concernés avaient assez mal acceptée.
Vu d'aujourd'hui, on peut être assez tenté de dire
que cet acte de célébration marqua en réalité une césure
dans la reconfiguration des relations franco-africaines
qui s'était si bien opérée au tournant des indépendances.
Depuis la disparition d' Houphouët-Boigny (dont on dit
Prologue 17

qu'il n'aurait jamais toléré la dévaluation du franc CFA,


et y voyant précisément le signe d'un relâchement des
relations franco-africaines au profit des injonctions éco-
nomiques et financières dictées par la Banque mondiale
et le FMI), l'État français, n'avaient été, et ce n'est évi-
demment pas rien, ses aveuglements durant le génocide
perpétré au Rwanda, a semblé un peu moins présent
dans son traditionnel espace africain. Par exemple, son
aide public au développement n'a cessé de décliner, lais-
sant de plus en plus libre cours aux interventions locales
d'une multitude d'organisations non gouvernementales,
et son ministère de la Coopération, héritier des secréta-
riats d'État et ministères de l'époque coloniale, a été
absorbé par les «Affaires étrangères », comme si les
pays africains qui lui avaient été si proches ne devaient
plus être désormais qu'une simple composante de sa
politique extérieure. Toutefois, malgré ces nettes ten-
dances au relâchement des relations franco-africaines,
dues aussi bien à la globalisation néolibérale et à la
construction européenne qu'aux barrières dressées
contre l'immigration, les années qui viennent de s'écou-
ler n'ont pas encore mené à une véritable rupture, même
si la récente crise ivoirienne, avec ses manifestations
exacerbées de nationalisme, semble avoir marqué un
incontestable tournant.
C'est précisément l'un des principaux buts de cet
ouvrage que d'identifier les processus et les logiques qui
ont fait et qui continuent à faire des relations franco-afri-
caines une liaison toujours singulière et persistante. Et,
quoique certains d'entre eux, et non des moindres,
paraissent relever d'un pesant néocolonialisme, nous ne
reprendrons pas tel quel ce terme à notre compte. Non
pas parce qu'il serait inexact, ou parce qu'il ressortirait
essentiellement à un modèle d'analyse et de dénoncia-
tion marxiste que les temps présents auraient rendu
démodé, mais parce que précisément il constitue un
cadre d'intelligibilité insuffisant pour traiter de sa spéci-
ficité tout à la fois française et franco-africaine. En fait,
il s'agira plutôt, même si cela peut sembler de prime
abord un exercice assez peu critique, de mettre au jour
18 Frères et sujets

un enchaînement et un entrelacement de processus.


D'en suivre les tours et les contours, non pas seulement
durant la période contemporaine, celle qu'on pourrait en
l'occurrence qualifier de «néocoloniale », mais aussi, et
peut-être surtout, pendant les époques antérieures, où les
rapports de la France avec ses colonies, spécialement
avec ses colonies africaines, se sont chargés des lourdes
ambivalences d'un pays qui voulut presque faire corps
avec elles, mais qui ne s'en donna les moyens qu'assez
tardivement.
C'est pourquoi, à distance de l'actualité et des évo-
lutions incertaines des relations franco-africaines, on se
propose de remonter assez loin dans leur passé et dans
leur constitution. Inévitablement, on y redécouvrira l'im-
pressionnante scène d'une Ille République portée par son
parti colonial qui, sur les cendres de la défaite de 1871,
se tailla le plus grand empire européen d'Afrique. Mais,
comme la possession de cet immense empire posa à la
France, par-delà les avantages économiques, politiques
et symboliques qu'elle pouvait en tirer, toute une série
de problèmes spécifiques, notamment celui d'avoir à
choisir entre une politique assimilationniste et une poli-
tique plus pragmatique et plus utilitariste d'association,
qui étaient déjà apparus au temps de la conquête de
l'Algérie et de l'Expédition d'Égypte, il conviendra de
dénouer certains fils historiques encore plus en amont.
On posera même qu'une partie de la genèse des relations
franco-africaines, de ce qui les a constituées en univers
singulier, est antérieure aux conquêtes du XIX" siècle.
Elle remonte à l'Ancien Régime, à l'époque où la
France disposait d'un premier et très dispersé « empire
colonial », mais où la monarchie, après avoir balancé
entre la nécessité d'avoir des possessions ultramarines et
la tentation de s'en défaire, n'eut plus, au bout du
compte, qu'un modeste domaine dont le centre de gra-
vité était précisément en train de se déplacer d' outre-
Atlantique vers l'Afrique, vers les vieilles cités créoles
de Saint-Louis et de Gorée qui ouvraient la voie du
Sénégal.
Prologue 19

Retracer les généalogies, les lignes de force, les


moments-clés au travers desquels la France, depuis
l'Ancien Régime, a manifesté un besoin grandissant
d' Afrique l, telle est donc l'intention de cet ouvrage qui
s'est appuyé, autant qu'il était possible, sur l'historio-
graphie existante, mais qui vise surtout, au-delà de ce
que celle-ci dit des épisodes proprement coloniaux, à
entrer dans la compréhension d'un monde franco-afri-
cain en forme d'individualité historique. On y décou-
vrira non seulement, à travers ce besoin grandissant, le
lourd poids de l'imperium avec son cortège de vio-
lences, de domination, d'exploitation et de guerres colo-
niales, mais on tentera également d'y débusquer ce que,
par l'entremise de certaines complexions françaises et
de certains idéaux républicains, il a pu déposer chez ses
sujets africains comme doses de fraternité. En reprenant
à notre compte la remarquable observation d'Hannah
Arendt, dans son essai sur L'Impérialisme 2, suivant
laquelle les Français avaient, d'une manière toute singu-
lière, traité leurs colonisés «à la fois en frères et en
sujets », on remontera ainsi les voies empruntées par
cette « fraternité », et on tentera d'en discerner les effets
par la cristallisation, en Afrique même, d'un « désir de
France ». Un désir qu'on se gardera bien de rendre équi-
valent à l'imposant besoin d'Afrique, courant, non sans
quelques discontinuités, de l'Ancien Régime à la
V-République, mais dont on montrera qu'il n'en a pas
moins participé à ce monde franco-africain si durable et
si particulier.
Mais, pour donner encore plus d'étoffe audit
monde, et puisque la signature de cet ouvrage est celle
d'un anthropologue, qualifié de manière convenue
d'« africaniste », qui s'est forgé le sentiment d'y avoir d'une
certaine façon appartenu, on fera aussi quelques incur-
1. Nous empruntons cette formule au titre du livre de
É. Fottorino, C. Guillemin et É. Orsenna, Besoin d'Afrique, Paris,
Fayard, 1992.
2. H. Arendt, L'Impérialisme, in Les Origines du totalitarisme,
Paris, Fayard. 1982, t, 2.
20 Frères et sujets

sions dans l'histoire de l'africanisme français afin d'y


reconnaître également des singularités, des manières
particulières de produire des savoirs, spécialement
durant des périodes où les relations franco-africaines se
sont de plus en plus affirmées ou resserrées. Où l'on
verra par exemple que l'Afrique, et l'Afrique franco-
phone pour l'essentiel, s'est rendue tout particulière-
ment attractive sur le plan intellectuel, donnant un véri-
table coup de fouet à l'africanisme français, durant la
période de décolonisation des années 1950-1960 qui fut
simultanément celle d'une reconfiguration des relations
franco-africaines. Que certaines manières d'appré-
hender et de comprendre les ex-colonies françaises
d'Afrique noire se soient développées à ce moment-là,
voilà ce qui peut aussi en faire des composantes bien
intéressantes d'un monde franco-africain qui, aussi pro-
blématique fût-il ou soit-il encore, ne se réduit pas aux
turpitudes de la Françafrique.
GÉNÉALOGIES
Prétendre qu'entre la France et l' Afrique s'est noué
un lien singulier et avancer l'idée qu'ensemble elles ont
formé une sorte d'individualité historique n'impliquent
évidemment pas de recourir à des arguments d'ordre
électif ou finaliste, c'est-à-dire à des arguments qui
pourraient laisser croire qu'il y aurait eu entre elles
quelque affinité immédiate, ou encore une telle succes-
sion de causes et d'événements que leur liaison se serait
avérée nécessaire et durable. Aucune prédisposition,
aucune signification ou rationalité globale ne saurait être
imputée à des processus historiques qui, quoique en
bonne part intelligibles, ont toujours laissé ouvert
d'autres possibles, même quand leur enchaînement, leur
croisement ou leur durcissement rendirent ceux-ci plus
incertains. Sans doute une lecture marxiste de l'histoire
peut-elle fournir - et elle n'a pas manqué de le faire sous
diverses versions - une rationalisation ou une explica-
tion presque intégrale de ce lien. Le développement du
capitalisme ou, plus précisément, une accumulation du
capital qui s'emballa au XVII" siècle, grâce aux premières
conquêtes coloniales et à l'exploitation esclavagiste, et
qui s'amplifia au XIX" et au xx- siècle, à son stade impé-
rialiste, par une recherche effrénée de nouveaux mar-
chés et par l'instauration d'un échange foncièrement
inégal entre un «centre» industrialisé et une «péri-
. phérie» sous-développée ou en voie de sous-dévelop-
pement: tels sont, à grands traits, les termes assez
24 Frères et sujets

connus d'un « grand récit» qui, au-delà du cas français,


apporte un sérieux éclairage sur les ressorts politico-
économiques de la montée en puissance et de la domina-
tion du monde occidental'. Cependant, même s'il recoupe
assurément certains aspects de la genèse et de l'affer-
missement du « besoin d'Afrique» de la France, même
si un fort courant de l'africanisme français a voulu lui
donner, comme on le verra, une pertinence plus grande
en en déroulant les figures ou les épisodes plus propres
à en démonter l'implacable logique, ce « grand récit»
parvient mal à intégrer la question particulière des rela-
tions franco-africaines. Comment en effet y insérer tout
ce qui apparaît relever d'une histoire singulière avec ses
composantes d'ambiguïté et d'ambivalence - ainsi
qu'en témoigne par exemple la quasi-constance des
débats sur les coûts et avantages de ces relations - sans
en brouiller la trame téléologique, c'est-à-dire ce par
quoi il se présente tout entier guidé par les lois d'airain
de l'expansion capitaliste?

1. L'une des meilleures références en ce domaine est l'ouvrage


de S. Amin, L'Accumulation à l'échelle mondiale, Paris-Dakar,
Anthropos-IFAN, 1970.
LES DILEMMES COLONIAUX
DE L'ANCIEN RÉGIME

Pour prendre la mesure du problème, convenons,


malgré tout, de partir d'un premier tableau qui coïncide
avec les débuts d'un récit assez largement connu. Nous
sommes en effet au xvrr siècle, à l'époque où la France,
sous l'égide de Richelieu et de Colbert, devint, en para-
chevant sa construction nationale, une grande puissance
européenne et disposait d'un premier «empire colo-
nial ». Celui-ci était composé de la Nouvelle-France ou
Canada français et de la Louisiane, de quelques îles de la
Caraibe dont l'imposante Saint-Domingue (actuel Haïti,
dont la France ne possédait qu'une partie, l'autre étant
espagnole) et les «îles du Vent» (principalement la
Martinique et Guadeloupe), des Mascareignes (actuelles
île Maurice et île de la Réunion) et de diverses implan-
tations et comptoirs en Amérique du Sud (Guyane), en
Inde et en Afrique occidentale, principalement dans ce
qui est aujourd'hui le Sénégal, le fort de Saint-Louis et
l'île de Gorée, auxquels s'ajoutaient quelques autres éta-
blissements le long des côtes de Guinée. Bien que, com-
parée au Portugal, à l'Espagne, à la Hollande ou à
l'Angleterre, elle fût tardivement venue à une politique
d'expansion coloniale, ne manifestant en la matière
qu'un esprit de conquête très modéré, la France, par cet
« empire» composite, était effectivement entrée de
plain-pied dans l'ère du mercantilisme, stade ou doc-
trine économique en quelque sorte fondatrice ou pion-
nière du capitalisme. Par l'entremise de grandes compa-
26 Frères et sujets

gnies commerciales, auxquelles le pouvoir central donna


de larges privilèges, mais qui, à l'instigation de Colbert,
tombèrent directement sous son contrôle au point d'en
devenir une « affaire d'État », elle organisa le négoce et
la mise en valeur de ses possessions afin de stimuler le
secteur manufacturier, les exportations, ainsi que l'accu-
mulation d'or et d'argent.
Telle fut la version singulièrement dirigiste du mer-
cantilisme français (fort bien représentée par le Traité de
l'économie politique, paru en 1615, de Montchrestien)
par laquelle les possessions des « Indes occidentales » et
des « Indes orientales» étaient assujetties au monopole
des grandes compagnies et, surtout, à un «pacte
colonial» qui réservait strictement à la métropole
l'exclusivité de leurs productions et de leurs activités
commerciales. Dans ce cadre, et au milieu d'un négoce
souvent antérieur au xvir siècle, portant, ici, sur le bois,
le cuir et les fourrures, là, sur l'or, l'ivoire, les épices, la
gomme arabique ou les soieries, s'était magistralement
édifié aux Antilles (vidées de leurs populations origi-
naires par des déportations, des massacres et des épidé-
mies) un système esclavagiste de plantations qui four-
nissait à la métropole principalement du sucre, mais
aussi du tabac, du coton, de l'indigo et du café. Suivant
en la matière les autres grandes nations coloniales euro-
péennes, particulièrement le Portugal qui, de longue
date déjà, avait ouvert la voie, la monarchie avait, par
conséquent, fortement encouragé l'émigration de plu-
sieurs milliers de ses ressortissants (exclusivement catho-
liques) dans ses îles caribéennes et s'était, du même coup,
vigoureusement lancée, depuis ses implantations afri-
caines, dans la traite négrière. Saint-Domingue, la plus
grande et la plus attractive des îles, était ainsi devenue le
fleuron des possessions françaises, comptant au tournant
du XVIII" siècle, quelques dizaines de milliers d'habitants,
des immigrés plus ou moins volontaires de la métropole
et surtout des déracinés d' Afrique.
Le besoin d'Afrique, qui avait déjà effleuré la
royauté et le négoce français au siècle précédent, notam-
ment au travers des supposés formidables gisements
Généalogies 27

aurifères du Soudan, avait donc pris massivement le


visage du Nègre transplanté et asservi et faisait la for-
tune des traitants de Nantes, La Rochelle, Le Havre ou
Bordeaux. Mais, par ce «besoin» devenu en quelque
sorte nécessaire, la France ne se distinguait pas vraiment
des autres puissances européennes qui, comme le Por-
tugal ou l'Espagne, avaient pris pied sur les côtes afri-
caines longtemps avant elle et avaient su initier et déve-
lopper plus largement le « commerce triangulaire» et le
système des plantations.

Au-delà de ce rapide descriptif, somme toute assez


connu l, il convient de dégager quelques traits plus
précis qui, inégalement soulignés par les historiens de la
colonisation, lui donnent un aspect plus intrigant ou plus
propre à tisser l'un de ces fils par quoi se laissent décou-
vrir quelques singularités françaises.
D'abord, il faut revenir sur une caractéristique sou-
vent mise en avant : la France ne fut guère à la pointe
des découvertes et des conquêtes ultramarines, qu'au
regard des autres nations ou de 1'« économie-monde»
européenne, elle prit largement en retard le chemin des
aventures maritimes et coloniales. Nulle intention ici de
passer en revue les explications, jamais complètement
satisfaisantes, qui ont été données d'un tel état de choses.
On voudrait bien plutôt souligner le type d'image ou
d'autoréflexion qui en a résulté: celle, en l'occurrence,
d'une France quelque peu casanière, rétive à s'expatrier
et bien davantage repliée sur elle-même, sur ses pro-
blèmes ou ses mouvements intérieurs, qu'ouverte à des

1. Parmi les nombreux écrits consacrés à ce tournant important


de l'histoire de France, on peut se reporter aux ouvrages de H. Blet,
Histoire de la colonisation française. Des origines à 1815, Paris,
Arthaud, 1946 ; Ch.-A. Julien, Histoire de l'expansion et de la colo-
nisation française, in La Formation du premier Empire colonial
(1603-1783), Paris, PUF, 1948, t. 2; F. Braudel, Le Temps du
monde, in Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XV"-
XVIII' siècle, Paris, Armand Colin, 1979,1. 3 ; La Conquête, des ori-
gines à 1870, in J. Meyer, J. Tarrade, A. Rey-Goldzeiguer (dir.),
Histoire de la France coloniale, t. I, Paris, Armand Colin, 1991, 1. 1.
28 Frères et sujets

mondes lointains et réputés hostiles. Il s'agit là certaine-


ment d'un stéréotype qui, comme tous les stéréotypes,
peut être largement démenti par des faits contraires,
mais qui n'en a pas moins participé à la construction
d'une certaine identité française et qui sera du même
coup très idéologiquement présent lors de la formation
du second empire colonial au XIXe siècle. Il le sera chez
ses détracteurs, mais peut-être davantage chez ses zéla-
teurs qui virent dans ce nouveau projet impériall'occa-
sion pour la France de prendre sa revanche sur l'histoire
tout en revendiquant pour elle des aptitudes à coloniser
différentes de celles des autres puissances européennes.
Comme si son « esprit casanier », ou ce qu'on pourrait
appeler plus précisément son francocentrisme, devait
justement l'obliger à développer un style original de
colonisation.
Pour l'heure, cette image de soi naissante ou ce
francocentrisme croisait assez bien la représentation
d'un royaume insuffisamment peuplé, à tout le moins
celle d'un royaume dont l'importance démographique
semblait se perdre dans une surabondance d'espaces.
Devenue une grande puissance - ce que fut « le siècle de
Louis XIV» -, la France parut en effet être hantée par la
maîtrise de son territoire et de sa population, par les pré-
mices d'une « biopolitique » pour reprendre la formule
de Michel Foucault: ce qui lui fit mener une politique
parcimonieuse de peuplement de ses colonies, comme si
toute émigration notable de Français ne pouvait qu'af-
faiblir substantiellement le royaume. Certes, le pouvoir
central sut intervenir auprès des grandes compagnies
pour qu'elles recrutassent, parfois manu militari, des
« engagés» à l'expatriation, mais cette attitude volonta-
riste était sans commune mesure avec celle d'autres pays
comme l'Angleterre qui mettait en œuvre, sur une
grande échelle, l'émigration de ses ressortissants ou
d'autres Occidentaux dans ses colonies d'Amérique et
de la Caraibe. À la fin du XVIIe siècle, la France avait
envoyé dix fois moins de colons dans ses possessions
que l'Angleterre dans les siennes (quelques dizaines de
milliers contre plusieurs centaines) et, ce faisant, ne
Généalogies 29

comptait encore que pour une faible part dans la traite


négrière qui était largement dominée par les autres puis-
sances européennes '. Ici encore, de multiples facteurs
contextuels peuvent expliquer la faiblesse de l'émigra-
tion française, telle que la succession de guerres civiles
(qui, sans doute, créa ou renforça le sentiment d'un
déficit démographique), ou l'interdiction qui fut faite
aux protestants de quitter le royaume. Mais, comme des
facteurs similaires, notamment les conflits politico-reli-
gieux, ont à l'inverse nettement favorisé l'émigration
anglaise (mais aussi allemande ou hollandaise) par
l'entremise d'autorités politiques qui virent bien plutôt
dans le peuplement ultramarin l'occasion de se débar-
rasser de nombreux dissidents ou détenus, l'explication
du phénomène semble se perdre dans le dédale des spé-
cificités françaises. Il ne reste donc comme seule expli-
cation tangible que la façon particulière avec laquelle
l'État français de l'époque a pris en charge les affaires
coloniales en reflétant les dilemmes d'un royaume assu-
rément puissant, mais empêtré, comme l'a souligné Fer-
nand Braudel, dans son «gigantisme» et ses diversi-
tés 2. Plus précisément, si tous les États d'Europe, à
commencer par la monarchie anglaise, jouèrent un rôle
de tout premier plan dans le développement de leurs
possessions coloniales, et, si le mercantilisme fut par-
tout le nom d'un certain dirigisme économique (dont
l'esclavage fut le parangon) démontrant que l'accumu-
lation capitaliste européenne n'aurait pu se faire sans
interventions des États 3, la France ne laissa d'afficher,
dans cette affaire, des attitudes singulièrement ambiva-
lentes.
1. Bien que parfois controversé, l'ouvrage de Ph. D. Curtin,
The Atlantic Slave Trade. A Census, Madison, Université de Wis-
consin, 1969, reste une référence majeure. Il indique qu'à la fin du
XVII"siècle, les Français avaient importé 155000 esclaves, tandis
que les autres nations européennes en avaient « traité» 1300000.
2. F. Braudel, Civilisation matérielle... , op. cit., p. 269-282,
t.3
3. Sur ce sujet, voir K. Polanyi, La Grande Transformation,
Paris, Gallimard, 1983.
30 Frères et sujets

D'un côté, en effet, nul doute qu'au XVII"siècle et


encore au xvnr la France s'engagea fermement dans la
course aux colonies, même si leur dispersion d'Est en
Ouest et la diversité de leurs fonctions, économiques,
politico-militaires ou religieuses, révélaient une évi-
dence faiblesse de sa politique d'ensemble. Nul doute
également qu'elle sut rattraper son retard dans le
«commerce triangulaire» sur ses rivaux, comme l'in-
dique la façon dont elle imposa, à la fin du XVII" siècle,
contre les Portugais et les Hollandais, la suprématie de
ses trafics dans la haute côte de Guinée (c'est-à-dire sur
le littoral de l'actuel Sénégal), et comme le démontre
l'établissement à la même époque du fameux Code
noir 1 qui permit aux planteurs blancs des Antilles, de
Guyane ou des Mascareignes de disposer des Africains
comme de biens meubles. Une telle détermination, au
siècle suivant, fit des îles françaises de la Caraïbe, parti-
culièrement de Saint-Domingue, une puissance écono-
mique, et de la France la première productrice et expor-
tatrice mondiale de sucre 2.
Mais, d'un autre côté, cette détermination et cette
réussite cachaient malles hésitations et les dilemmes de
l'État français. Outre qu'il continuait à considérer que
les colonies ne devaient en aucune manière contribuer à
la dépopulation d'un royaume encore profondément ter-
rien qu'il fallait fortifier en lui-même (ce que dirent à
leur manière des physiocrates comme Quesnay), le rap-
port coûts-bénéfices de celles-ci ne laissait de lui appa-
raître problématique. Car si les colonies, telles que les
avaient conçues Colbert, avaient permis d'affermir la
balance des comptes et la monnaie, de développer la
marine marchande, l'industrie et les villes portuaires,
l'État français estimait qu'elles lui faisaient dépenser
beaucoup trop. Le régime de l'exclusivité du commerce

1. Sur le Code noir promulgué par un édit de 1685 et révisé en


une version plus dure en 1724, voir l'ouvrage de L. Sala-Molins, Le
Code noir ou le Calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1987.
2. J. Meyer, J. Tarrade, A. Rey-Goldzeiguer (dir.), Histoire de
la France coloniale, op. cit., 1. 1
31

entre elles et la métropole, contesté par les colons qui y


contrevenaient régulièrement, exigeait de l'encadrement
et de la surveillance, mais, surtout, les possessions et les
établissements français devaient constamment être pro-
tégés militairement, menacés qu'ils étaient d'être convoités
et conquis par les rivaux européens, tout particulière-
ment par la puissante Angleterre. En fait, quelques
courtes périodes de paix mises à part, l'entreprise colo-
niale française prit la forme d'un état de guerre quasi
permanent avec l'Angleterre, notamment en Nouvelle-
France. Le coût financier fut élevé, et malgré les
dépenses et les engagements, l'État français ne put
jamais mettre sa marine militaire au niveau de
l'anglaise, ce qui lui valut tout au long du xvnr siècle, et
notoirement à l'issue de la guerre de Sept Ans (1755-
1763), de perdre une bonne partie de son domaine colo-
nial, tout particulièrement l'ensemble de ses possessions
d'Amérique du Nord. On pourrait dire, par conséquent,
qu'au-delà de la complexité des événements et des aléas
de l'histoire, le traité de Paris de 1763, qui mit fin à la
guerre et effaça notamment la Nouvelle-France, cons-
titua la vérité de la politique coloniale de l'État français.
Obnubilée en quelque sorte par la grandeur du royaume
en Europe, mais aussi par une conscience de soi qui lais-
sait transparaître ses diversités et ses divisions internes,
entre une France terrienne et une France urbaine, entre
ses origines ou ses «races» franque et gallo-romaine,
sources de controverses et de contestations de plus en
plus vives 1, la monarchie n'avait ni les moyens maté-
riels et humains, ni probablement surtout une réelle
volonté de bâtir outre-Atlantique une deuxième France.
Ne cherchait-elle pas plutôt à unifier et à fortifier tou-
jours plus le royaume, à la manière des physiocrates qui,
mettant justement en cause le mercantilisme, prétendi-
rent faire de l'exploitation du sol français et du dévelop-
pement de l'agriculture la clé de la richesse nationale et
de la puissance de l'État?
1. M. Foucault, « Il faut défendre la société» : cours au Col-
lège de France 1976, Paris, Hautes-Études-Gallimard-Seuil, 1997.
32 Frères et sujets

Peu de temps avant la Révolution, la France n'avait


donc plus pour tout «empire colonial» qu'un bien
modeste domaine de 30000 km 2 composé pour l'essen-
tiel d'îles et d'établissements dispersés d'Est en Ouest.
On est assez tenté de dire qu'il n'était pas loin de res-
sembler à ce qu'il est devenu aujourd'hui, à ces terri-
toires et départements d'outre-mer auxquels la Répu-
blique tient toujours tant. Belle continuité et intéressante
ironie de l'Histoire qui donnent assez bien à voir l'ambi-
valence d'une puissance européenne qui fut limitée et
contrecarrée dans ses ambitions coloniales, mais parvint
seule au bout du compte à les faire perdurer.
Mais, pour l'heure et jusqu'à la Révolution, ce
modeste ensemble dominé par l'imposante Saint-
Domingue connut une grande prospérité avec une aug-
mentation spectaculaire de la production sucrière et
caféière. Jamais sans doute le besoin d'Afrique, c'est-à-
dire d'esclaves africains, ne s'était autant manifesté
qu'en ces années qui succédèrent au traité de Paris,
années durant lesquelles s'accrut sensiblement le nombre
de colons. Et si l'augmentation de la production et des
plantations était à l'évidence corrélative d'un surcroît
constant de main-d' œuvre servile, les conditions extrê-
mement dures de travail et les brimades que supportait
celle-ci ne laissaient de clairsemer lourdement ses rangs
et de la pousser au «marronnage », augmentant de la
sorte toujours plus le besoin de nouveaux esclaves.
Durant cette période, les navires négriers, partis de
Nantes, du Havre, de La Rochelle ou de Bordeaux,
transplantèrent ainsi une moyenne annuelle de 15000
esclaves, majoritairement à destination de Saint-
Domingue 1.
Sans doute un tel essor économique et une telle
euphorie de la traite négrière avaient-ils un envers plus
problématique, celui d'une société de colons de plus en
plus hostile aux contraintes de la métropole et à son

1. J. Tarrade, «De l'apogée économique à l'effondrement du


domaine colonial », in J. Meyer, J. Tarrade, A. Rey-Goldzeiguer
(dir.), Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 329-333, t. 1.
Généalogies 33

régime de l'Exclusif, mais aussi de plus en plus effrayée


par ce qu'elle avait engendré: une société de Noirs et de
métis, d'esclaves et d'affranchis, officiellement domi-
née, mais vingt fois plus nombreuse qu'elle et expéri-
mentant au fil des ans l'autonomie économique, le mar-
ronnage et les révoltes. Mais, malgré cette attitude
vindicative et inquiète des maîtres blancs, grosse de
quelque renversement «dialectique », jamais le Code
noir n'avait si bien porté son nom qu'à la veille de la
Révolution; jamais ses articles, qui lui donnèrent au
départ une certaine libéralité, inspirée du droit romain,
en indiquant que l'affranchissement pouvait déboucher
sur l'obtention des droits français, n'avaient été aussi
ouvertement remis en cause par un réencodage raciste
qui faisait de tout affranchi, de tout métis, de tout
« sang-mêlé », même et surtout quand il mettait en
valeur des plantations et s'enrichissait, une menace pour
la société blanche et son système esclavagiste 1.

1. W. B. Cohen, Français et Africains: Les Noirs dans le


regarddes Blancs, 1530-1880, Paris, Gallimard, 1982, p. 148-156;
Y. Benot, La Révolutionfrançaise et lafin des colonies, La Décou-
verte, 1987, p. 57-64.
LES PRÉMICES SAINT-LOUISIENNES
DE L'ASSIMILATION

Les dernières touches, pour le moins sombres, de ce


premier tableau, invitent en contrepoint à en brosser
immédiatement un second. Nous sommes toujours aux
XVII" et XVIII" siècles ; mais nous sommes cette fois-ci en
Afrique, là où une compagnie de commerce normande,
sous la férule de Colbert, avait installé à la fin des années
1650, sur une île située à l'amont de l'embouchure du
fleuve Sénégal, un comptoir fortifié et l'avait baptisé
Saint-Louis en hommage au jeune roi de France. En fait,
cette partie de la haute côte de Guinée n'était pas
inconnue des Français. Depuis plusieurs décennies déjà,
la même compagnie avait, sur d'autres îlots de l'embou-
chure, mais dans des conditions beaucoup plus précaires,
pratiqué un commerce de troc avec les souverains autoch-
tones qui lui permettait de ramener au pays de la poudre
d'or, de la gomme arabique et autres produits précieux
comme l'ambre, l'ivoire et le cuir. Certains historio-
graphes ont du reste prétendu que les Français, en l'occur-
rence des Dieppois, avaient été les premiers Européens à
découvrir ce littoral d' Afrique au XIV" siècle (inspirant
ainsi L. S. Senghor qui y trouva matière à manifester sa
francophilie et ses accointances normandes 1) et qu'ils y
1. J.-P. Biondi, Saint-Louis du Sénégal ou les Mémoires d'un
métissage, Paris, Denoël, 1987, p. 25-28. L'auteur rappelle à juste
titre que Senghor a épousé une Normande et que l'académicien
français passa sa retraite à Verson en Normandie,
36 Frères et sujets

négociaient déjà l'ivoire et le poivre long nommé


« malaguette », quand ils ne rêvaient pas de remonter le
fleuve pour accéder au fameux or du Soudan. Toujours
est-il que, lorsqu'ils bâtirent Saint-Louis, les Français
avaient la ferme intention d'imposer leur hégémonie
commerciale à des peuples locaux qui, depuis fort long-
temps, étaient sollicités par d'autres Européens : les
Portugais d'abord qui, depuis le xv- siècle, fréquentaient
la côte atlantique et y avaient laissé de profondes
empreintes, puis les Hollandais et les Anglais. Et bien
qu'ils fussent, en une époque où le commerce atlantique
s'accroissait, en quelque sorte les derniers venus, les
Français, et les diverses compagnies qui relayèrent la
compagnie normande, réussirent assez bien leur entre-
prise. Bénéficiant des rivalités hollando-portugaises et,
pour l'heure, d'un relatif désintérêt des Anglais qui
étaient fermement installés plus au sud sur la côte gam-
bienne, ils purent non seulement développer le négoce
saint-louisien mais aussi se doter d'autres établisse-
ments le long du fleuve Sénégal et, surtout, s'approprier
de nouveaux sites plus méridionaux, comme le célèbre
îlot de Gorée (qui avait appartenu antérieurement aux
Portugais puis aux Hollandais) ou encore Joal, Portudal
et Fresco (qui deviendra plus tard Rufisque).
Au début du XVIIIe siècle, le dispositif français était
solidement implanté, soutenu par d'assez fortes garni-
sons réparties entre Saint-Louis et Gorée, et son négoce,
qui avait d'abord porté exclusivement sur les produits
tropicaux, put s'amplifier avec la traite négrière (jusqu'à
8000 esclaves furent à cette époque annuellement
embarqués 1) et fournir ainsi en main-d'œuvre servile
les colons des Antilles, de Guyane ou des Mascareignes.
En fait, compte tenu des faibles interventions des rivaux
européens et mis à part les conditions sanitaires qui
clairsemaient continûment les rangs de la colonie fran-
çaise, les seules difficultés provenaient des autorités
autochtones, principalement des souverains maures, tou-

1. J. Martin, L'Empire renaissant: 1789-1871, Paris, Denoël,


1987, p. 50.
Généalogies 37

couleurs, sérères et surtout wolofs qui étaient passés


maîtres dans l'art de faire monter les prix des redevances
et du négoce et savaient à l'occasion exercer quelques
représailles. À cet égard, la réussite française semble
avoir largement reposé sur un personnage, un certain
André Brüe, nommé directeur de la Nouvelle Compa-
gnie du Sénégal, qui anticipa à sa manière la méthode
des coloniaux du XIXe siècle, en diversifiant, pour les
mettre en compétition, les partenaires de la traite et en
établissant avec eux des accords commerciaux durables 1.
À travers lui, s'esquissèrent les premiers rudiments
d'une politique française en Afrique qui permirent de
développer l'influence et le commerce du royaume et de
les répandre très loin du théâtre saint-louisien, du côté
de ce que l'on appelait les « Rivières du Sud », dans le
golfe de Guinée, vers les actuels Liberia, Côte d'Ivoire
et Bénin où d'autres implantations, tout au long du
XVIW siècle, amplifièrent le flot du commerce et de la
traite négrière.
Mais arrêtons-nous quelque temps sur ce théâtre
saint-louisien et, plus largement, « sénégalais» car, sous
bien des aspects, il contrastait assez nettement avec ce
qui se passait dans le même temps de l'autre côté de
l'Atlantique, c'est-à-dire dans les îles de la Caraïbe.
Organiquement liés, faisant à l'évidence système, les
deux grands pôles de la traite ne produisaient pas les
mêmes mondes sociaux. S'il y avait dans les îles du
métissage et si des «sang-mêlé» ou des «gens de
couleur» pouvaient s'affranchir de l'esclavage tentant
parfois de ressembler aux maîtres blancs, le Code noir,
comme on l'a vu, ne laissait d'y être interprété en termes
résolument racistes, opposant, dans l'inquiétude des uns
et le ressentiment des autres, les Blancs à tous ceux qui
ne l'étaient pas. Rien de tel, ou presque, dans l'univers
saint-louisien. Le métissage, d'ampleur proportionnelle-
ment plus importante qu'aux Antilles, était au contraire
la matrice par laquelle pouvaient s'y perpétuer et s'y

1. P. Biames, Les Français en Afrique noire, de Richelieu à


Mitterrand, Paris, Armand Colin, 1987, p. 53-58.
38 Frères et sujets

développer les activités de négoce. Évidemment le


contexte n'était pas du tout le même. Les Français,
administrateurs, commerçants, soldats, missionnaires,
exclusivement mâles, n'étaient pas des colons. Nulle
volonté (encore que l'idée leur en soit parfois venue) de
s'approprier des terres et de les mettre en valeur comme
dans les autres possessions, même avec la quantité
d'esclaves disponibles. Leurs établissements n'étaient
somme toute que des concessions qui reflétaient la très
réelle présence des sociétés et des autorités autochtones.
Et, si l'on peut considérer que l'ensemble qu'ils for-
maient avait malgré tout un petit air de colonisation
(notamment par la présence des missionnaires), sa diffi-
cile acclimatation réduisait constamment ses effectifs et
réfrénait ses envies d'aller éventuellement plus avant.
Néanmoins, un monde, au fil des décennies, s'était bâti.
Et il s'était bâti au travers des relations éphémères ou
durables que les Français établirent avec des femmes
wolofs, contrevenant ainsi à la règle que leurs autorités
avaient fixée de n'entretenir aucune liaison interraciale,
mais poursuivant la «tradition» que les Portugais
avaient instaurée avant eux.
En fait, pour mieux faire ressortir l'originalité du
processus qui, pour le coup, se distinguait nettement de
celui qui avait parallèlement cours dans la Caraïbe, on
est tenté de presque inverser la position des acteurs en
présence. Car, au-delà de ce qui pourrait être dit d'assez
trivial sur la force des choses et des circonstances, tout
s'est passé comme si c'était les femmes et, plus large-
ment, la société wolof qui avaient facilité ces liens avec
les Français, comme si la traite, qui était une affaire
d'accords entre partenaires, requérait d'être entretenue
et développée par autre chose que de simples tractations
de marchandises. Sans doute, les Français ont-ils trouvé
là des arrangements qui leur convenaient, multipliant ce
qu'on appela « les mariages à la mode du pays », et, de
la sorte, conforté leur position qui restait incertaine, à
cause notamment des visées anglaises. Mais le raisonne-
ment suivant lequel il y aurait eu, du côté français, une
politique de métissage délibérée, au nom de l'idée que
Généalogies 39

les métis résistaient mieux au climat et aux fièvres, est


assez mal fondé 1. Il s'agit là d'une rationalisation a pos-
teriori. Que les métis, c'est-à-dire des natifs, résistassent
mieux, c'est très possible. Encore fallait-il que cette
politique pût se mettre en œuvre; et pour cela on devait
être au moins deux, en l'occurrence il fallait que la
société wolof, maîtresse des lieux, qui était une société
hiérarchisée, avec son aristocratie, ses guerriers, ses
esclaves, et qui était en partie islamisée, en fût peu ou
prou la comparse.
En tout état de cause, ces liaisons et ces « mariages »
franco-wolofs ou franco-sénégalais furent au départ
d'une société originale, créole en quelque sorte, où les
préjugés racistes furent presque totalement absents.
Mais ce qui lui conféra l'un de ses traits les plus singu-
liers, que chantera bien plus tard le poète Senghor origi-
naire de Joal, ce fut la place qu'y prirent les femmes du
cru et leur descendance féminine. Celles qui furent
appelées les signares, par une déformation du terme por-
tugais senhora, ne restèrent pas en effet de simples
concubines en charge de la vie domestique. Nombre
d'entre elles acquirent une position importante, voire
dominante, dans les affaires locales, y compris dans le
commerce négrier. Comme l'indique Jean-Pierre Biondi,
« trois des plus gros armateurs noirs ou métis de Saint-
Louis» (comme Marie Laboure ou Caty Louette) étaient à
la veille de la Révolution des signares 2. Où l'on
retrouve l'interrogation formulée plus haut d'une ren-
contre partagée entre deux mondes. Car si l'on peut dire
que les Français ne furent certainement pas à même de
reproduire le système de traite et qu'ils trouvèrent juste-
ment dans ces femmes les moyens de le perpétuer (au
point parfois d'en épouser certaines qui étaient déjà des
négociantes), il faut aussi admettre qu'une part au moins du

1. Raisonnement que l'on trouve en partie dans l'ouvrage de


W. B. Cohen, Français et Africains... , op. cit., p. 172-182.
2. Saint-Louis du Sénégal..., op. cit., p. 50-56. À ce sujet, on
trouve également de précieuses informations dans l'ouvrage de
G. Wesley Johnson, Naissance du Sénégal contemporain: aux ori-
gines de la vie politique moderne, Paris, Karthala, 1991, p. 36-41.
40 Frères et sujets

monde wolof a fourni à celles-ci de quoi saisir les oppor-


tunités et développer leur dynamisme ; comme le fait
qu'elles disposaient traditionnellement d'une assez
grande autonomie économique, que l'islam n'avait
encore que partiellement pénétré la société wolof et que
l'esclavage (fonctionnant au travers de statuts variés
avec des possibilités d'affranchissement) constituait un
rouage essentiel de son organisation économique et
militaire '. Et si ces signares étaient souvent issues des
couches inférieures (libres ou serviles), le système de
traite instauré par les Français et, avant eux, par les Por-
tugais, fut l'occasion pour elles d'une ascension sociale
qui, pour être inédite, n'en était pas moins pensable et
acceptable dans le contexte wolof. Ainsi, tout en s' occi-
dentalisant à leur manière, par l'obtention de la religion
catholique et l'enseignement des missionnaires, par
l'acquisition et l'exhibition de produits de luxe impor-
tés, les signares se créèrent un mode de vie quasi aristo-
cratique, avec tout un aréopage d'esclaves domestiques,
qui empruntait largement aussi au monde wolof. De
plus, le dynamisme économique et l'ascension sociale
ne concernaient pas que les femmes. Des hommes aussi,
noirs ou métis, devinrent de grands armateurs ou de
grands négociants, comme un certain Paul Bénis dont
l'entreprise dépassait le chiffre d'affaires de la Compa-
gnie royale 2.
Bref, au total, ce théâtre sénégalais du XVIIIe siècle
fut un théâtre à la fois de mélanges et de productions
inédites, avec notamment ses fêtes fastueuses et ses
styles vestimentaires patronnés par les signares. Cer-
tains y ont vu, au-delà des enjolivements qu'il n'a pas
manqué de susciter, un processus d'« assimilation cultu-
relle 3 ». La formule est de prime abord assez juste si
l'on considère que la plupart de ces hommes et de ces
1. A.-B. Diop, La Société Wolof: tradition et changement: les
systèmes d'inégalité et de domination, Paris, Karthala, 1981.
2. P. Cultru, Les Origines de l'Afrique Occidentale: Histoire
du Sénégal, du xv siècle à 1870, Paris, 1910, p. 248-249.
3. J. D. Hargreaves, « Assimilation in Eighteenth-Century
Senegal », in Journal of African History, VI, 2 (1865), p. 181.
Généalogies 41

femmes sont devenus de facto des quasi-Français,


comme l'indiquent assez exemplairement leurs prénoms
et leurs noms que l'alliance et surtout la filiation leur
avaient permis d'acquérir. Elle l'est du reste encore
davantage si l'on songe aux descriptions qui ont été
faites de la façon dont ces quasi-Français se sont forgé,
au cours du XVIII" siècle, une vie citadine et publique,
marquée bien sûr par des hiérarchies et des signes de
distinction mais, surtout, par des formes de disputes et
de délibérations qui la faisaient ressembler à une sorte
de polis, au sens antique du mot. Reposant pour l' essen-
tiel sur le trafic d'esclaves et de gomme, cette polis fut
du reste accréditée par les divers gouverneurs en poste
peu de temps avant la Révolution qui prirent l'habitude
de nommer un maire créole à Saint-Louis et d'instituer à
partir de 1789 des conseils municipaux en bonne partie
élus l, accentuant ainsi un processus de double pouvoir
qui était déjà bien entamé.
À quoi il faut ajouter que les deux décennies
d'occupation anglaise de Saint-Louis, commencées lors
de la guerre de Sept Ans, se traduisirent chez les créoles
par des manifestations de fidélité à la France et qu'en
outre l'un des plus mémorables édiles métis de Saint-
Louis, Charles Cornier, fut un ardent défenseur de la
Révolution 2.
Cependant, tout comme la politique de métissage,
cette « assimilation culturelle» ne saurait être prise au
pied de la lettre. Au moins ne doit-on pas lui donner le
sens qu'elle prendra au xrx-siècle d'une France républi-
caine prétendant vouloir assimiler ses sujets africains.
Bien plutôt doit-on la comprendre comme une appro-
priation par cette société créole de ce qu'était concrète-
ment la France dans ses établissements français du
Sénégal: un ensemble d'acteurs porteurs de détermina-
tions, de savoir-faire et de valeurs spécifiques mais qui
n'avaient guère par eux-mêmes les moyens de perpétuer

1. G. Wesley Johnson, Naissance du Sénégal contemporain... ,


op. cit., p. 58-59.
2. Ibid., p. 40-41.
42 Frères et sujets

le système de la traite. L'assimilation a donc d'abord été


le fait de cette société créole qui s'est édifiée en utilisant
les forces et les faiblesses des Français, et qui s'est occi-
dentalisée tout en jouant sur de nombreux registres
autochtones. Cela fait irrésistiblement songer à la
célèbre réflexion de Senghor « assimiler, non être assi-
milé » dont on peut imaginer qu'elle trouva son inspira-
tion dans la mémoire collective de Saint-Louis, Gorée
ou Joal. Mais cela incite aussi à considérer que cette
assimilation en quelque sorte active fut sans doute au
point de départ de ce que l'on a appelé un «désir de
France ». Loin de la métropole et sans pouvoir la
connaître (puisque, en principe, Noirs et métis étaient
interdits de séjour dans la France de l'Ancien Régime),
un monde de natifs s'est francisé et enrichi en satisfai-
sant, pour une large part, les besoins de celle-ci en pro-
duits tropicaux et en esclaves. Une telle situation fut cer-
tainement propice à solliciter, sinon des droits, du moins
de la reconnaissance ou des égards, et peut-être égale-
ment à approfondir un lien qui, durant plus d'un siècle,
avait été globalement productif pour l'ensemble des par-
tenaires du négoce sénégalais. Ainsi, Charles Cornier,
chercha, mais en vain, à se rendre en France durant la
période révolutionnaire pour faire valoir les intérêts et
les mérites des négociants ou des notables créoles qu'il
représentait. Mais ce qui ne se réalisa pas dans ce
contexte révolutionnaire s'est finalement et glorieuse-
ment accompli dans celui de 1848 où, grâce à la Répu-
blique renaissante, un autre notable créole, Durand
Valentin, parvint à se faire élire député à l'Assemblée
nationale française.

Cinquante ans séparent les deux personnages, soit


un demi-siècle dans les turbulences duquel le domaine
colonial français fut à nouveau réduit (au traité de Paris
de 1814, qui mit fin au premier Empire, il ne formait
plus qu'un ensemble de 7000 km-, reléguant la France
au rang de cinquième puissance coloniale 1) et les éta-

1. J. Martin, L'Empire renaissant... , op. cit., p. 81.


Généalogies 43

blissements du Sénégal, pendant un temps réoccupés par


les Anglais, furent restitués dans leur totalité à la France
au grand soulagement des créoles. En fait, toutes ces
années, en particulier celles des guerres napoléoniennes
qui ne facilitèrent pas les relations entre la France et ses
possessions coloniales, furent très favorables à la société
créole. Le double pouvoir qui régissait les établisse-
ments français, en particulier à Saint-Louis et à Gorée,
c'est-à-dire d'un côté l'autorité du Gouverneur, de
l'autre la gestion effective des affaires commerciales et
publiques par un maire nommé, pencha de plus en plus
en faveur de ce dernier. Les circonstances sans aucun
doute y contribuèrent. Mais cette institution municipale,
qui avait été, comme on l'a vu, une manière toute prag-
matique de reconnaître le processus d'assimilation actif
des créoles, ne laissa justement de se saisir des opportu-
nités offertes par les bouleversements et les tumultes de
la vie métropolitaine pour obtenir de nouvelles attribu-
tions et de plus grandes marges de manœuvre. Autre-
ment dit, la polis créole, à partir de la Révolution qui lui
fit découvrir qu'elle pouvait revendiquer des droits,
entra résolument en politique tout à la fois pour pré-
server ses intérêts et ses prérogatives et pour afficher une
certaine égalité avec les Français de métropole.
Paradoxalement, l'emblématique élection en 1948
de Durand Valentin, à laquelle participèrent tous les rési-
dents de Saint-Louis et Gorée (métropolitains, Noirs et
métis), intervint au moment même où le monde qu'il
représentait était économiquement à son déclin. L'abro-
gation définitive de la traite négrière, le recul du com-
merce de la gomme, l'installation de négociants borde-
lais et marseillais s'investissant dans la production
d'huile d'arachide et enfin les signes de plus en plus
manifestes d'une politique coloniale française visant à
pénétrer l'intérieur des terres, brisèrent en effet les res-
sorts sur lesquels s'était développée la société créole '.
Une autre histoire de la France avec le Sénégal et avec

1. Sur toutes ces questions, voir J.-P. Biondi, Saint-Louis du


Sénégal..., op. cit., p. 95-109.
44 Frères et sujets

l'Afrique noire commençait, mais elle ne commençait


manifestement pas à partir de rien. Presque deux siècles
d'histoires de traite, de métissage de tous ordres, de vie
publique, avaient finalement abouti à une assimilation
politique, c'est-à-dire à la reconnaissance comme
citoyens français, quels que fussent leur « couleur» et
leurs statuts civils personnels (pouvant relever du droit
musulman ou du droit coutumier), des habitants de la
polis créole.
AUX SOURCES DES AMBlYALENCES
IDÉOLOGIQUES DU COLONIALISME FRANçAIS

On peut maintenant reprendre, là où on l'avait


laissé, le premier tableau et surtout mieux mettre en
perspective les rapports spécifiques de la France avec
son premier empire colonial.
Le traité de Paris de 1763, comme on l'a vu, révéla,
au-delà de la victoire anglaise, les irrésolutions et les
ambiguïtés de la France en matière de politique colo-
niale. Manifestement, la perte des possessions d'Amé-
rique du Nord ne fut pas vécue comme un drame
national. Il lui restait malgré tout un domaine de taille
honorable qui semblait être en quelque sorte à sa mesure
et lui réussissait assez bien comme en témoignait le
développement de la traite et de l'économie sucrière.
Toutefois, Saint-Domingue, le pivot de cette réussite, ne
laissait de soulever des difficultés tout à la fois raciales,
économiques et politiques. Entre les colons blancs,
réclamant toujours plus de liberté commerciale et son-
geant à une séparation avec la métropole, et une masse
d'esclaves pratiquant diverses formes de résistance, il y
avait, en plus, les métis et les affranchis qui acceptaient
de moins en moins d'être ramenés sans cesse à leur
condition de « non-Blancs »,
Finalement, ce fut la Révolution qui eut à se
confronter à ce foyer de contradictions en en précipitant
l'issue explosive. L'instauration d'un peuple souverain
en lieu et place du monarque encouragea promptement
les colons à en produire une version qui allait dans le
46 Frères et sujets

sens d'un gouvernement autonome de l'île. Mais, très


vite, métis et affranchis se mêlèrent au débat, puis les
esclaves réclamant un affranchissement général et
immédiat, et l'île entra dans une période d'affronte-
ments violents auxquels s'associèrent les Anglais qui
virent là une nouvelle occasion de conquête. Une figure
se détacha de la mêlée, celle de Toussaint Louverture,
esclave affranchi et instruit, devenu colon lui-même et
chef de bande armée. S'imposant comme un habile stra-
tège, il mit fin au règne des colons blancs tout en choi-
sissant de rester dans le giron de la République et de
s'allier aux troupes envoyées par celle-ci pour chasser
l'envahisseur anglais. Jusqu'au premier Empire, Saint-
Domingue vécut sous un statut passablement incertain :
elle demeurait toujours en principe une possession fran-
çaise, mais le pouvoir imposant que s'était bâti Tous-
saint lui donnait une allure d'État indépendant. Le leader
noir avait en effet remis en route l'économie de l'île en
instaurant, à la place de l'esclavage (qu'il avait contribué
pour beaucoup à faire abolir), un système de fermage et
de travail obligatoire, mais, surtout, il s'était proclamé,
au début du Consulat, gouverneur à vie. Bonaparte, lui-
même en veine d'un pouvoir grandissant, lui fit payer
vite et cher le prix de sa forfaiture (arrêté puis empri-
sonné en France, il y mourut presque aussitôt). Mais le
Premier consul dut tout aussi vite se rendre à l'évidence
que le mouvement noir qui avait porté Toussaint lui sur-
vivait et que l'indépendance en était bien l'inéluctable
issue. En 1803 Haïti était née et, un an plus tard, comme
la France, elle avait à sa tête un Empereur 1 •••

La Révolution avait donc finalement effacé le fleuron


du domaine colonial français et fait naître le premier
État moderne noir. Sans doute la formule, sous cette
1. Sur toutes ces questions, voir J. Tarrade, in J. Meyer,
J. Tarrade, A. Rey-Goldzeiguer (00.), Histoire de La France coLo-
niaLe... , op. cit., p. 401-410, t. 1 ; J. Martin, L'Empire renaissant ,
op. cit., p. 30-35 et p. 71-73 et Y. Benot, La RévoLutionfrançaise ,
op. cit., p. 57-87.
Généalogies 47

forme lapidaire, est-elle contestable. Les historiens


récents, traitant de la période et du thème particulier des
colonies, s'accordent pour dire que les principaux
acteurs du mouvement révolutionnaire, de la Consti-
tuante à la Convention, ne se sont pas précipités pour
appliquer le principe fondamental des droits naturels à
Saint-Domingue, à Saint-Louis ou ailleurs et, par consé-
quent, pour y abolir l'esclavage et la traite; et cela
même si des membres influents de la célèbre Société des
amis des Noirs, crééeen 1788,comme Brissot,Condorcet,
l'abbé Grégoire et quelques autres, se sont assez souvent
démenés pour rappeler les Jacobins à l'ordre des grands
principes. L'importance qu'avait prise l'industrie du
sucre dans l'économie nationale, l'intrication d'intérêts
ou de positions contradictoires qui faisaient qu'on pou-
vait être « révolutionnaires» et anticolonialistes
(comme l'ont été à leur façon les planteurs blancs de
Saint-Domingue exigeant une plus grande autonomie)
mais pas antiesclavagistes, ou encore le fait de consi-
dérer que la sauvegarde de la nation devait être mise au
premier plan, autant d'éléments qui ont certainement
contribué à différer toute mesure d'abolition. Et si, au
bout du compte, cette mesure fut prise en 1794 sous la
Convention (mais, curieusement, elle portait sur le seul
esclavage sans inclure véritablement la question de la
traite 1), il est patent qu'elle le fut au moins autant sous
la pression des événements, en l'occurrence de l'insur-
rection déterminée des esclaves, que par le rappel impé-
rieux des idéaux révolutionnaires 2.

Reste que, globalement, la Révolution a précipité le


sort de Saint-Domingue et, partant, de ce qui fut, pen-
dant plus d'un siècle, le pivot du domaine colonial de la
monarchie française. Ce qui appelle des commentaires.
D'abord, quels qu'aient été ses atermoiements en
matière d'abolition et la force des circonstances qui
1. F. Renault et S. Daget, Les Traites négrières en Afrique.
Paris, Karthala, p. 118.
2. Y. Benot, La Révolutionfrançaise.... op. cit.• p. 7-20.
48 Frères et sujets

l'obligèrent à reconnaître le pouvoir effectif de Tous-


saint Louverture, la Révolution n'en était pas moins
l'héritière des nombreuses critiques qui, à partir de la
deuxième moitié du XVIIIe siècle, n'avaient cessé de
mettre à mal les pratiques et les idées coloniales de la
monarchie absolue. Il y eut au premier chef les physio-
crates, avec Quesnay bien sûr, mais aussi des figures
influentes comme celles du marquis de Mirabeau ou de
Turgot qui, à l'encontre d'un mercantilisme corrupteur
et coûteux, opposaient les valeurs d'un paysannat libéré
et entreprenant ainsi que la non-intervention de l'État
dans ce qui devait être le libre-échange des produits de
la terre. Pour eux, les colonies étaient non seulement
immorales, notamment par le fait de l'esclavage, mais
également antiéconomiques, voire irrationnelles. Il y
avait eu aussi, mais c'était déjà plus ancien, le comte de
Boulainvilliers, l'une des grandes figures pionnières de
l'historiographie française, défenseur des nobles contre
l'hégémonie monarchique, qui vilipendait les colonies
parce qu'elles devaient inévitablement conduire à la
décadence du royaume.
Mais il y eut surtout les Lumières, vaste et impé-
tueux courant intellectuel, qui n'a pas manqué d'expri-
mer ses critiques à l'encontre du colonialisme et de
l'esclavagisme. Le sujet, à l'évidence, mériterait à soi
seul un long développement, lequel indiquerait que les
Lumières, au travers notamment de l'Encyclopédie ou
de l' Histoire philosophique des deux Indes de Raynal, se
sont abondamment nourries du fait colonial, français et
plus largement européen, mais surtout qu'à l'appui du
nombre grandissant des récits de voyage et des mémoires
des naturalistes ou des administrateurs, elles ont produit
une multiplicité de discours et de savoirs qui furent loin
d'être toujours concordants. Ainsi, brièvement, y avait-il
quelque hiatus entre, d'un côté, les constructions d'une
anthropologie qui fondait, dans l'ordre de la nature,
l'unité de l'espèce humaine et l'universalité du droit, de
l'autre les points de vue polygénistes, physiognomoni-
ques, raciologiques qui ne laissaient de faire apparaître
des différences plus ou moins radicales entre les types
Généalogies 49

humains. De sorte que chez les grands auteurs des


Lumières, on ne trouve pas aussi fréquemment qu'on le
voudrait des déclarations fortement hostiles à l'escla-
vage des Noirs; bien plutôt y découvre-t-on assez sou-
vent des balancements entre les idées relatives à l'unité
du genre humain et des appréciations fort peu élogieuses
sur l'homme et l'environnement africain 1.
Toutefois, cette « république des lettres », qui asso-
ciait, en se connectant à des loges maçonniques de plus
en plus nombreuses, Lumières et secrets, « sociétés de
pensée» et « sociétés d'initiés» 2, n'a cessé jusqu'à la
Révolution d'amplifier son hostilité au colonialisme
comme elle n'a cessé de critiquer l'absolutisme qui le
mit en œuvre. En la matière, ses arguments furent tout
autant d'ordre moral - la conquête coloniale mettant en
cause la liberté des peuples autochtones - que d'ordre
utilitaire et politique, les colonies étant dispendieuses à
souhait pour le royaume, mais surtout promises à se
libérer, comme celles de l'Angleterre en Amérique du
Nord. Quant à l'esclavage, bien que moins unanimement
condamné, il fit malgré tout l'objet d'une dénonciation
croissante à la mesure des témoignages qui rendaient
compte aussi bien du mauvais traitement des Noirs que
de leur capacité à se révolter 3 ; ce qui autorisa certains,
comme Diderot, Raynal et surtout Louis Sébastien Mer-
cier, auteur moins connu, à envisager de probables
guerres civiles aux Antilles ou en Guyane et la possible
indépendance de celles-ci par la lutte victorieuse des
Noirs eux -mêmes 4.

1. Sur ces questions, voir les ouvrages de M. Duchet, Anthro-


pologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Maspero, 1971,
ainsi que ceux de W. B Cohen, Français et Africains... , op. cit., de
Y. Benot, La Révolution française ... , op. cit., et de J.-L. Amselle,
Vers un multiculturalisme français: l'empire de la coutume, Paris,
Flammarion, 2001.
2. R. Koselleck, Le Règne de la critique, Paris, Minuit, 1979,
p.50-70.
3. M. Duchet, Anthropologie et histoire... , op. cit., p. 119-122.
4. L. S. Mercier, L'An deux mille quatre cent quarante: rêve
s'il en fut jamais, Saint-Genouph, Nizet, 1971.
50 Frères et sujets

Bref, dans ce vaste mouvement critique, tout concou-


rut,y compris certaines visions prophétiques, pour qu'en
effet la Révolution, en abolissant la monarchie, mît éga-
lement fin au type de colonialisme que représentaient les
vastes terres du Nouveau Monde avides de colons et
potentiellement séparatistes, ainsi qu'à l'esclavage qui
en était le rouage essentiel. Mais bien que, de la sorte,
elle allât dans le sens d'une réduction du domaine colo-
nial qui avait déjà été bien entamé par le traité de Paris
de 1763, la Révolution hérita, tout en y ajoutant sa tona-
lité particulière, des discordances ou des ambivalences
intellectuelles des Lumières.
D'un côté, en effet, elle érigea en principes univer-
sels la détention par tout homme de droits naturels et
imprescriptibles et la capacité pour tout peuple à se
constituer en nation, voire en république. De l'autre, elle
corrigea quelque peu la validité universelle de ces prin-
cipes, comme si, d'une manière plus réaliste, seule la
nation française ou seules des nations qui lui étaient
équivalentes en terme de « civilisation» pouvaient pra-
tiquement les mettre en œuvre '. Double langage ou
double lien donc par où la Révolution déclina son iden-
tité proprement française, c'est-à-dire une manière de
concevoir l'universel à partir d'un socle particulier; par
où également elle rejoua en effet l'ambivalence des
Lumières en formulant de jure l'unité du genre humain
tout en relativisant de facto son application à des
sociétés ou à des « races » qui ne semblaient pas encore
aptes à en saisir la portée.

Mais en guise de double langage n'a-t-on pas là


justement, entre universalisme et relativisme, la matrice
généalogique la plus à même de rendre intelligible la
spécificité de l'idéologie française en matière de coloni-
sation, notamment celle qui, au cours du XIX" siècle,
s'appliquera à l'Afrique? Car, si elles laissèrent à la
France un bien maigre domaine ultramarin, la période
1. J.-L. Amsel1e, Vers un multiculturalisme.... op. cit.• p.61-
64.
Généalogies 51

révolutionnaire et, à sa suite, celle du premier Empire


furent propices à un certain renouveau de l'idée colo-
niale. Sous ce rapport, la Société des amis des Noirs eut
une influence particulièrement instructive.
D'abord parce que cette Société fut créée à la veille
de la Révolution (et un an après la fondation d'une
Société équivalente en Angleterre) et qu'elle regroupa
nombre de personnages (dont beaucoup appartenaient
par ailleurs à des loges maçonniques) qui jouèrent un
rôle important, tout à la fois intellectuel et politique,
dans le processus révolutionnaire : à commencer par
Sieyès qui fit du peuple ou du tiers état, c'est-à-dire de la
nation, le principe constitutif d'une nouvelle souverai-
neté, et de celle-ci un modèle d'universalité en forme
d'État-nation J. Ensuite et surtout parce que, en militant
pour la cause des Noirs, c'est-à-dire pour l'abolition de
l'esclavage, la Société infléchit et durcit les idées des
Lumières autour de l'unité fondamentale du genre
humain. Dans cette perspective, il lui fallut non seule-
ment conforter une anthropologie monogéniste, mais
également écarter certaines considérations qui, comme
chez Buffon ou Montesquieu, faisaient des Noirs, des
Africains, des êtres radicalement inférieurs, le climat
ayant entraîné chez eux une dégénérescence quasi
irréparable 2. Non qu'elle voulût croire, loin s'en faut,
dans la parité, ici et maintenant, entre Blancs et Noirs,
entre civilisés, sauvages ou barbares. Bien plutôt, en
s'efforçant de récuser toute justification intellectuelle à
l'esclavage, elle chercha à réduire les différences entre
les uns et les autres : soit, comme chez Condorcet 3, par
l'affirmation que les Africains, à l'instar de tous les
1. Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers État? [1789], Paris, PUF,
1982. Voir aussi M. Foucault, fi Il faut défendre la société » .•• ,
op. cit., p. 195-201.
2. G. L. L. de Buffon, De l'homme, éd. par M. Duchet, Paris,
Maspero, 1971; Ch. de Montesquieu, De l'esprit des lois, in
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1951, t. 2.
3. A. de Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des pro-
grès de l'esprit humain, Paris, 1795.
52 Frères et sujets

peuples de la planète, sont susceptibles d'évoluer, de


cheminer vers le progrès, soit, comme chez l'abbé
Grégoire 1, par la ferme volonté de réhabiliter leurs qua-
lités morales et intellectuelles, soit encore, comme chez
Saint-Lambert et Dupont de Nemours en proposant de
les libérer des despotismes qu'illustrait tout particulière-
ment la traite négrière 2,
Mais, dans cette affaire, l'élément certainement le
plus intéressant à souligner, c'est qu'en militant pour
l'abolition de l'esclavage et contre une certaine forme de
colonisation, la Société travailla plus ou moins consciem-
ment à l'élaboration idéologique d'une autre forme; celle
qui devrait permettre aux Africains de réduire leurs écarts
avec les Européens, ou encore de développer plus nette-
ment leurs qualités au contact de ces derniers (notamment
par les mariages mixtes), comme si les Européens, et par-
ticulièrement les Français, étaient d'autant plus suscep-
tibles d'apprécier à leur juste valeur les aptitudes des Afri-
cains au progrès qu'ils en étaient eux-mêmes l'exemplaire
incarnation. On reconnaît là une esquisse de ce qu'on
appellera plus tard la colonisation moderne, c'est-à-dire de
ce qui deviendra une vaste politique d'expansion
territoriale; une esquisse d'ordre idéologique qui ne sau-
rait bien sûr servir à soi seule d'explication princeps aux
conquêtes coloniales du XIX" siècle et aux relations spéci-
fiques de la France avec l' Afrique, mais qui n'en constitue
pas moins un tournant assez édifiant.
En outre, l'impact qu'eurent les idées de la Société
des amis des Noirs n'est pas sans rapport avec le fait
que la France, depuis le traité de Paris avait perdu
l'essentiel de ses possessions américaines; autrement
dit le monde noir, au travers des comptoirs africains, de
la traite et des multiples problèmes que posait, malgré
ses réussites, l'économie de plantation aux îles, était

1. H. Grégoire, De la littérature des Nègres, ou recherches sur


leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littéra-
ture [1808], Paris, Perrin, 1991.
2. Voir à ce sujet l'article de F. Manchuelle, «The regeneration
of Africa », in Cahiers d'études africaines, 144, XXXVI-4, 1996,
p.559-588.
Généalogies 53
devenu très objectivement l'horizon de la politique colo-
niale française. Et c'est justement dans ce contexte que
commença à germer l'idée que l'Afrique, particulière-
ment les terres en amont des établissements du Sénégal,
pouvait compenser les pertes américaines et donner lieu à
un autre type de colonisation, reposant non plus sur
l'esclavage mais sur le travail libre des indigènes. Si le
dessein d'accéder au fameux or du Soudan était toujours
vivace, le projet d'introduire la culture de la canne à sucre
en pays serer ou wolof était venu à l'esprit de certains
physiocrates qui estimaient trouver là une solide alterna-
tive à l'esclavagisme en même temps qu'elle leur permet-
tait de défendre leur thèse d'un progrès économique et
social par le paysannat. De surcroît, l'image des Africains
tendait à s'améliorer, notamment celle qui émanait des
terres proches de Saint-Louis et de Gorée comme en
témoignent les relations de voyage du naturaliste Michel
Adenson au Sénégal, particulièrement en pays wolof, qui
est décrit comme un monde charmant et policé apte à
s'améliorer davantage au contact des Européens '.
La Société des amis des Noirs synthétisa donc ce
nouveau contexte où la force des choses et le mouve-
ment des idées favorisèrent un certain rapprochement
avec l'Afrique. Mais, au-delà de la question apparem-
ment cruciale de l'abolition de l'esclavage et du net sou-
tien qu'apportèrent certains de ses membres comme
l'abbé Grégoire au combat de Toussaint Louverture et à
l'indépendance de Saint-Domingue, la Société qui,
après un moment d'éclipse, fut rebaptisée sous la déno-
mination très révélatrice de Société des amis des Noirs
et des colonies 2, s'intéressa de plus en plus à des projets
de colonisation en Afrique, afin d'y mettre en valeur des
terres par le travail libre des indigènes et d'y organiser
leur éducation ou leur régénération 3. Ces projets avaient
1. M. Adenson, Histoire naturelle du Sénégal, Paris, 1757;
M. Duchet, Anthropologie et histoire... , op. cit., p. 46-48.
2. W. B. Cohen, Français et Africains... , op. cit., p. 232-233.
3. R. N. Necheles, The Abbé Grégoire 1787-1831 : The
Odyssey ofan Egalitarian, Westport, CT, Greenwood Press, 1971.
54 Frères et sujets

été tout particulièrement conçus par La Fayette, membre


de la Société et ami intime de Grégoire, qui, dès 1787,
proposa que la France conquière l'Afrique du Nord et
l'Égypte pour y créer des plantations non serviles 1, et,
certainement aussi, pour y damer le pion à l'Angleterre.

Une décennie plus tard, sous le Directoire, La


Fayette et d'autres membres éminents de la Société
rénovée pouvaient s'estimer largement satisfaits. Conduite
par Bonaparte, l'Expédition d'Égypte donnait enfin
corps aux nouvelles idées de conquête qui, sur bien des
plans, se démarquaient du colonialisme de l'Ancien
Régime mû par le seul intérêt mercantile. N'était-elle
pas en effet animée par un profond désir de connais-
sance du monde égyptien (comme l'indiquait l'aréopage
de savants et d'artistes qui accompagnait Bonaparte et
son armée), ainsi que par le projet d'y introduire les
Lumières, d'y faire germer ou d'y régénérer le droit
naturel rendu inexistant par le despotisme des mame-
louks qui régnaient sur l'Égypte pour le compte de
l'Empire ottoman 2? Et puis la formule magique de
«mission civilisatrice », qui connaîtra une destinée
fameuse lors des colonisations du XIX" siècle, ne fut-elle
pas inventée et rodée durant les toasts qu'offrait Bona-
parte à ses généraux 3, comme pour se glorifier d'une
conquête où les intérêts de tous ordres semblaient
sublimés par l'altruisme ?
Sans doute l'Égypte, au moins dans l'image cou-
rante, n'était-elle pas l' Afrique noire. Sans doute son
passé prestigieux, la présence d'un islam et d'un monde
arabe qui fascinaient depuis belle lurette l'Occident et
auxquels Bonaparte ne resta pas indifférent (on lui prêta
l'intention de se proclamer sultan) faisaient-ils quelques
différences. Mais pour les amis des Noirs et des colo-
1. F. Manchuelle, « Le rôle des Antillais dans l'apparition du
nationalisme culturel en Afrique noire francophone », in Cahiers
d'études africaines, XXXII (3), 127, 1992, p. 377.
2. J.-L. Amselle, Vers un multiculturalismefrançais... , op. cit.,
p.59-60.
3. J. Martin, L'Empire renaissant... , op. cit., p. 71.
Généalogies 55

nies, et particulièrement pour l'abbé Grégoire (dont le


souci de réhabiliter les Africains l'amena justement à
défendre l'idée d'une origine nègre de la civilisation
égyptienne, anticipant les thèses de Cheikh Anta Diop et
de l'afro-centrisme contemporain 1), ces quelques diffé-
rences n'avaient au fond qu'une importance très secon-
daire. L'essentiel n'était-il pas que soient mis en œuvre,
dans un même mouvement, un attrait, voire une empa-
thie pour l'Autre, et la volonté de lui faire connaître et
adopter le meilleur de la civilisation, soit la dignité, le
progrès, le développement, ou encore tout ce qui dans
l'ordre de l'universel pouvait lui permettre de se régé-
nérer, de recouvrer au contact d'une Europe guidée par
la France, des droits, des aspirations qui appartiennent
par principe à l'ensemble de l'humanité 2.
On prend ici toute la mesure de la fonction idéolo-
gique de la Révolution et du fait que l'abbé Grégoire et
ses amis en partageaient au plus haut point les idéaux.
Ce qu'avait réalisé la Révolution, notamment
durant la Constituante, semblait ne pas devoir rester au
seul bénéfice de la France, même si elle put s'en
accorder tous les mérites par son histoire particulière:
par un processus de civilisation fait de subtils dosages
entre foi et raison et d'un mélange des« races », franque
et gallo-romaine, qui semblait au bout du compte avoir
engendré un peuple exemplairement réconcilié et souve-
rain. Il fallait à cette France, transfigurée par ce qu'elle
avait instauré ou «constitué », sortir d'elle-même,
éprouver le saut accompli dans le nec plus ultra de la
civilisation (l'État-nation) au-delà de ses frontières. Elle
le fit bientôt en Europe par un impérialisme républicain
que Hegel, attentif au sens rationnel de l'histoire, ne
manqua pas de saluer en reconnaissant l'esprit du
monde sous la figure de Napoléon à cheval.
Mais cette sortie de soi, cette mise à l'épreuve de
l'universel, n'était-elle pas plus convaincante, plus déci-
1. F. ManchuelIe, « Le rôle des Antillais ... », op. cit., p. 378.
2.J.-L. Amselle, Vers un multiculturalisme français... , op. cit.,
p.56-61.
56 Frères et sujets

sive ailleurs, c'est-à-dire en ces contrées, comme l'Égypte


et l' Afrique noire où la civilisation, la culture, n'étaient
certes pas absentes, mais où celles-ci ne parvenaient pas
ou plus, semblait-il, à aller de l'avant, à cause de la fai-
blesse ou du despotisme de leurs institutions politiques?
Car la question cruciale posée par la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen était précisément que les
uns ne pouvaient fonctionner sans les autres, ou encore
que l'application des droits naturels ne pouvait avoir
cours que dans le cadre d'un État-nation où les hommes,
pour précisément en bénéficier, devaient en même temps
appartenir à un peuple de citoyens 1. Ce qui était posé
comme relevant du mouvement de l'universel devait donc
être doublement validé. En l'occurrence la reconnais-
sance chez tout Autre, particulièrement chez le non-Euro-
péen, de droits naturels, impliquait une transformation
radicale de son cadre de vie et de son environnement
sociopolitique. Tâche immense et éminemment problé-
matique que résumait assez bien la formule de « mission
civilisatrice» et dont justement la conquête de l'Égypte
fournit, au titre d'essai ou d'expérimentation, une illustra-
tion exemplaire.
En effet, au-delà des discours de libération qu'il
prononça à l'adresse du peuple égyptien pour légitimer
la conquête française, Bonaparte entreprit, en à peine
trois ans (1798-1801), tout un ensemble de grands tra-
vaux et l'installation de manufactures; et surtout il
conçut une refonte complète de l'administration locale
dans les domaines civil, fiscal et juridique 2. Où l'on
retrouve Sieyès et sa définition du tiers état, en l'occur-
rence des multiples conditions qu'il devait remplir pour
faire d'un pays une nation et des hommes des citoyens.
Ces conditions, comme nous le dit Michel Foucault 3,

1. Voir à ce sujet, G. Agamben, Moyens sans fins: notes sur la


politique, Paris, Rivages, 1995, p. 25-37.
2. H. Laurens et al., L'Expédition d'Égypte: la Révolution
française et l'histoire, 1798-1801, Paris, Armand Colin, 1989;
J.-L.Amselle, Vers un multiculturalisme... , op. cit., p. 71-76.
3. M. Foucault, «Il faut défendre la société » ... , op. cit.,
p.196-199.
Généalogies 57

ressortissaient, d'une part, à un ordre formel, législatif et


juridique, d'autre part et surtout, à un ordre substantiel,
c'est-à-dire à un faisceau de développements sectoriels
(agriculture, commerce, industrie) et de fonctions admi-
nistratives au travers duquel la nation pouvait se pré-
senter au premier chef comme un corps social total et
rationnel. De ce point de vue, Bonaparte fut sans
conteste le disciple très appliqué de Sieyès. L'assigna-
tion de droits naturels aux Egyptiens, par-delà l'oppres-
sion des mamelouks, exigeait en effet que l'organisation
de leur système social fût réformée de fond en comble.
Mais, s'il y réussit en partie, notamment en lais-
sant, longtemps après lui, l'empreinte de la présence
française (comme un léger désir de France), Bonaparte
éprouva aussi toutes les limites de sa conquête républi-
caine. D'abord parce qu'il dut composer avec les réalités
locales, notamment avec la législation musulmane, et
recourir souvent du même coup à l'administration
indirecte 1. Ensuite et surtout, parce ce que, en guise de
conquête libératrice, l'entreprise se heurta à de nom-
breuses résistances et rébellions et tourna finalement
court, s'épuisant en combats meurtriers ou en efforts de
plus en plus vains pour plaire au monde arabe (comme la
conversion à l'islam du dernier général qui fut à la tête
du corps expéditionnaire après le départ de Bonaparte et
l'assassinat de Kléber).
Que dire de cette sortie de soi qui a satisfait tant de
grandes figures républicaines? Qu'elle ne fut ni un
échec, ni une réussite, peut-être les deux à la fois. Une
expérience en tout cas qui noua d'une manière quasi
organique l'édification de la République française à des
projets de conquête, comme si la première, pour
conforter sa posture universaliste, avait nécessairement
besoin des seconds. Mais une expérience grosse de
dilemmes irrésolus. Car vouloir, comme l'Expédition
d'Égypte le fit dans l'esprit d'un Sieyès, faire découvrir
aux gens du cru leur gisement de droits naturels tout en
1. J.-L. Amselle, Vers un multiculturalisme... , op. cit., p.77-
83.
58 Frères et sujets

recomposant complètement leur système social afin d'y


substituer aussi vite que possible une vraie nation com-
posée de vrais citoyens revenait immanquablement à se
heurter aux particularités d'un monde, d'une culture qui
ne pouvait suivre, sans résistance, la totalité du scénario.
L'entreprise était trop énorme pour ne pas échouer, à
tout le moins pour ne pas apparaître comme le fait d'un
pays conquérant imposant aux peuples conquis ses
propres particularités, fussent-elles porteuses de libéra-
tion et, en ce sens, certainement désirables.
S'esquissent ici toutes les hésitations et ambiva-
lences idéologiques qui animeront l'expansion coloniale
française du XIX" siècle, notamment en Afrique. Ou bien
la France rabattra l'universel en quelque sorte sur elle-
même, considérant que son histoire, son tournant révo-
lutionnaire, son inclination pour la chose publique (la
res pub/ica) la rendent tout particulièrement apte à colo-
niser, c'est-à-dire à inclure dans son giron - dans la
figure de l'État-Nation -les peuples conquis, et ce sera
la doctrine dite de l'assimilation suivant laquelle les
droits naturels des colonisés ne devraient réellement
fonctionner qu'en étant ceux de citoyens français. Ou
bien elle estimera que les peuples conquis ont eux-
mêmes des particularités, c'est-à-dire des coutumes, une
culture, voire une civilisation, qu'elle ne peut donc assi-
miler sans rejet, et qu'en conséquence les droits des
colonisés ne pourront se développer que par une longue
et patiente association avec la puissance coloniale, d'où
il résultera peut-être à terme des nations et des citoyen-
netés locales.
Des motifs et des circonstances d'un autre ordre
qu'idéologique expliqueront bien sûr cette expansion
coloniale, mais on a là un noyau d'idées ambiguës et
plus ou moins contradictoires qui, déjà esguissé chez les
amis des Noirs et durant l'Expédition d'Egypte, se pré-
cisera avec elle par de singuliers entremêlements. Il tient
en fait à une question cardinale - comment faire de
l'homme et du citoyen ailleurs que chez soi ? - et à deux
réponses aussi problématiques l'une que l'autre. Soit on
veut tout faire d'un coup et, dans cette hypothèse, la
Généalogies 59

meilleure voie consiste certainement, comme sur le sol


français, à assimiler, mais au risque de ne pas y parvenir
faute de moyens et de consensus locaux suffisants. Soit
on étale les choses dans le temps, mais sans trop savoir,
dans ce cas, qu'elle en sera exactement l'issue finale:
une association toujours prolongée, mais pouvant éven-
tuellement déboucher sur une assimilation consensuelle,
ou son arrêt, signe que le temps a fait son œuvre et que
des nations sont mûres pour se déclarer souveraines ?
L'histoire de la colonisation française prendra
plutôt le second chemin, mais l' hypothèse de la pre-
mière voie, pendant un temps, hautement affirmée, ne
cessera de brouiller les pistes, indiquant que la France ne
saura jamais vraiment faire de choix tranché entre les
deux. Si, encore une fois, d'autres motifs, comme celui,
central, d'un besoin d'Afrique de plus en plus déclaré,
lui apporteront leurs propres éclaircissements, ce
manque de résolution est en bonne partie contenu dans
la question formulée plus haut. En fait de manque,
mieux vaudrait parler de trop-plein, de quelque chose
d'excessif qui renvoie à cette image de soi que s'inventa,
avec les Lumières mais surtout avec la Révolution, la
nation française comme porteuse d'idéaux universels.
Sortie de soi, mise à l'épreuve de ces idéaux, telles
furent les modalités de ce mouvement spéculaire en
forme d'impérialisme républicain ou de «génie
civilisateur », lequel, en conjuguant l'universel avec le
particulier, pouvait en effet aussi bien déboucher sur un
élargissement de la nation française que sur la fabrica-
tion de nouvelles entités nationales.

On retiendra donc de ce parcours généalogique


trois configurations majeures et assez contrastées.
. La première se présente sous les traits d'une France
d'Ancien Régime où le pouvoir d'État joua un rôle
essentiel dans la constitution comme dans la gestion de
son domaine colonial. Mais, un pouvoir d'État qui, tout
en manifestant ainsi de la détermination et de la cons-
tance, notamment par un contrôle sourcilleux de
l'Exclusif, ne laissa en même temps de faire transpa-
60 Frères et sujets

raître ses interrogations sur l'intérêt véritable qu'il y


avait à faire vivre un tel domaine: d'une part, parce que
celui-ci exigeait une émigration française importante, ce
qui lui paraissait susceptible d'affaiblir le royaume,
d'autre part et surtout, parce que rien n'établissait avec
exactitude si les possessions ultramarines rapportaient
finalement plus qu'elles ne coûtaient. Autant d'attitudes,
de postures spécifiques, largement ambivalentes, qui,
par-delà le contexte historique où elles sont apparues,
ont imprimé des marques durables sur les relations de la
France avec son futur empire et avec ce qui deviendra
ses colonies africaines.
La seconde configuration apparaît très différente de
la première, presque comme son antithèse. Emblémati-
quement représentée par l'Expédition d'Égypte, elle met
en scène la première grande expérience de colonisation
moderne, celle qui se pare des atours d'une mission civi-
lisatrice, la France, à l'inverse de sa position qui avait
été la sienne durant l'histoire coloniale des siècles pré-
cédents, prenant ainsi le pas sur les autres nations euro-
péennes. Point d'interrogations, dans cette affaire, sur
ses coûts et avantages économiques ou sur les risques
d'affaiblissement démographique qu'elle peut faire
courir au pays. Bien plutôt une mise en avant de l'État
républicain à la fois comme moyen et comme fin de
l'entreprise. Mais l'autre élément remarquable de cette
configuration, qui la relie étroitement à la première,
c'est que ceux-là mêmes qui mettaient en cause les pra-
tiques coloniales de l'Ancien Régime, les continuateurs
des Lumières, c'est-à-dire des loges maçonniques, des
physiocrates, des amis de Noirs, sont devenus les sou-
tiens intellectuels organiques d'une nouvelle colonisa-
tion où l'altruisme civilisateur paraît commander et
transcender la sphère des intérêts économiques et poli-
tiques. Par là, il associe durablement une conception
coloniale rénovée aux idéaux républicains et, mieux
encore, anticipe sur la façon dont une certaine « gauche»
française apportera son soutien à l'édification du futur
empire français et sur la manière dont elle traitera, par la
suite, des relations franco-africaines.
Généalogies 61

La dernière configuration semble occuper une posi-


tion médiane entre les deux précédentes. Le «théâtre
saint-louisien », comme elle fut nommée, ressortit
incontestablement à la première, puisqu'il fut le lieu
éminent des intérêts commerciaux et négriers de la
France d'Ancien Régime en Afrique. Mais, dans la
mesure où ses acteurs en ont été également des gens du
cru, dans la mesure où ceux-ci ont formé avec les Fran-
çais un monde inédit, tout à la fois emprunt de réfé-
rences africaines et d'inclinations pour la métropole,
elle participe aussi et surtout de la seconde. Car, si
n'était le contexte de la traite négrière à laquelle les uns
et les autres œuvraient, il y a dans cet ensemble singulier
des ingrédients qui pouvaient satisfaire nombre d'esprits
civilisateurs, en l'occurrence une culture locale tout à
fait estimable, un « mélange des races» et des aspira-
tions à l'assimilation politique. Dans ces conditions, que
ce « théâtre» soit devenu par la suite le point d'ancrage
de la pénétration française en Afrique noire n'a rien pour
surprendre. Guère davantage le fait qu'il se soit trans-
formé avec elle en lieu exemplaire des chassés-croisés
entre, d'un côté, une colonisation jouant à la fois de
l'assimilation et de l'association, de l'autre, un monde
sénégalais revendiquant ses racines culturelles et son
appartenance à la citoyenneté française.
Ce triptyque ne saurait évidemment tisser autre
chose qu'un ensemble de fils indicatifs au regard d'un
imperium français qui, au cours du XIXe siècle, se déve-
loppera par d'autres voies, d'autres circonstances et
d'autres configurations. Mais celles-ci rejoueront, en les
infléchissant ou en les entrecroisant, plusieurs de ces
registres, et ne cesseront pour le coup d'amplifier leurs
tours ambivalents et paradoxaux.
BESOINS D'AFRIQUE
Pendant plusieurs décennies après l'événement
révolutionnaire, la France sembla n'avoir d'autre besoin
d'Afrique que celui qui avait été le sien sous l'Ancien
Régime, essentiellement de la main-d'œuvre servile,
même si les moyens de perpétuer la traite étaient plus
incertains ou plus risqués qu'auparavant 1. À l'encontre
des conceptions républicaines qu'il avait tentées
d'appliquer en Égypte, Napoléon Bonaparte, devenu
Premier consul, avait rétabli la traite et l'esclavage
(1802) et s'était dramatiquement obstiné, mais sans
succès, à récupérer Saint-Domingue. On connaît la
suite, en l'occurrence une épopée impériale qui s'acheva
par une réduction drastique du domaine colonial fran-
çais.
Mais la France ne fut pas la seule à perdre une
bonne partie de son domaine. L'Angleterre d'abord, puis
l'Espagne et le Portugal furent amputés de leurs posses-
sions d'Amérique consécutivement aux divers mouve-
ments d'émancipation qu'elles avaient générés. De sorte
qu'au début du XIX" siècle, la presque totalité des posses-
sions ayant donné lieu à une forte colonisation de peu-
plement européen avait rompu les pactes coloniaux avec
leur métropole, conjuguant les libertés conquises avec
l'élimination ou la fréquente mise en «réserve» des

1. F. Renault et S. Daget, Les Traites négrières... , op. cit.,


p. 126-141.
66 Frères et sujets

populations amérindiennes, et avec la perpétuation, pour


leur propre compte, de la traite négrière.
Vu sous cet angle très général, une page des
conquêtes coloniales européennes était tournée. Une
autre commençait, ou se réécrivait plus sûrement autour
de ce qui avait été initialement, au tournant du xv- siècle,
la route des Indes et de la Chine. La puissante Angleterre
y veillait en s'installant de plus en plus fermement aux
Indes et en regardant vers l'Asie et l'Océanie. Quant à
l'Afrique, elle n'était déjà plus seulement, pour
l'Europe, une collection de forts ou de comptoirs et un
vaste réservoir de main-d' œuvre servile, surtout pour les
Britanniques, solidement implantés dans leur colonie de
Gambie, qui avaient pris aux Hollandais, en 1815, leur
possession du Cap en la peuplant de plusieurs milliers
d'entre eux, et allaient donner (1830) une autre colonie
à la Couronne, la Gold Coast (actuel Ghana). L'Angle-
terre tira même parti de son très influent Comité pour
l'abolition de la traite des esclaves d'origine méthodiste,
qui avait créé en Sierra Leone un territoire de Noirs
libérés, pour en faire le centre administratif et judiciaire
de ses implantations sur les côtes de l'Afrique
occidentale 1 et pour entreprendre, pressée par son opi-
nion politique, la lutte contre la traite négrière. En outre,
depuis la fin du xvnr siècle, elle avait multiplié les expé-
ditions scientifiques à l'intérieur du continent, comme
celles conduites par Bosman, Mungo Park ou Golbery,
indiquant, que malgré toutes les préventions qu'elle
pouvait susciter relativement aux mœurs de ses indi-
gènes et à un climat délétère peu propice à l'installation
durable d'Européens, l' Afrique devenait attractive autre-
ment que sous la forme d'une ponction démographique
massive.
Sans doute, ici, devrions-nous reprendre les termes
du « grand récit» évoqué au début du chapitre précédent
pour dire qu'en cette période charnière, le développe-
ment du capitalisme commençait à rompre avec sa phase
1. P. Biarnes, Les Français en Afrique noire... , op. cit., p. 76-
77.
Besoins d'Afrique 67
d'accumulation primitive, et que, sans solution de conti-
nuité, il était en train d'amorcer une phase plus décisive
d'industrialisation qui requérait la conquête de nou-
veaux territoires aux fins d'exportations de marchan-
dises et d'acquisitions accrues et plus diversifiées de
.produits exotiques. Nul doute en tout cas que l'Angle-
terre, bien plus que toute autre puissance européenne,
incarnait assez bien ce mouvement d'ensemble et
qu'elle traçait la voie, par sa domination des mers, à de
nouveaux et ambitieux projets de colonisation 1.

1. Les écrits d'auteurs marxistes orthodoxes, à commencer par


Lénine, pourraient aller à contresens de ce point de vue puisqu'ils
estiment qu'avant 1870, les milieux d'affaires anglais étaient hos-
tiles aux conquêtes coloniales.
DES ANTILLES AU SÉNÉGAL: L'ÉBAUCHE
D'UN NOUVEAU PROJET COLONIAL

Dans cette période de recomposition, la France


semblait avoir le profil assez bas et quelque peu névro-
tique d'un pays vivant à contre-courant de l'Histoire,
s'attachant, dans l'espace très réduit de ses possessions
ultramarines, à reconduire son mercantilisme d'antan et
à entretenir l'espoir ou, plutôt, l'obsession d'un retour
de Saint-Domingue dans son giron. Tout, il est vrai,
allait dans le sens de ces pulsions régressives: elle était
sous la haute surveillance des puissances alliées qui
avaient mis fin à l'Empire en 1814, et une Restauration
remit à l'honneur l'ordre ancien avec son trône, son
clergé et son aristocratie foncière. Pour avoir voulu,
depuis la Révolution, trop sortir d'elle-même, la France
paraissait finalement condamnée au repli et à des com-
pulsions de répétition. Toutefois, l'Histoire était bien
passée et ce nouvel accès de francocentrisme ne signi-
fiait pas un refoulement de l'épisode révolutionnaire.
Bien plutôt celui-ci donna lieu à des lectures contrastées,
mais qui toutes devaient faire sens avec l'ensemble du
parcours accompli par la nation française depuis les
conquêtes germaniques : pour Montlosier, historien aris-
tocrate et partisan de la Restauration, la Révolution ne fit
qu'achever et consommer l'œuvre des monarques; pour
Augustin Thierry, historien républicain, le moment
révolutionnaire représentait l'achèvement de cette lutte
des « deux races », franque et gallo-romaine, qui, pen-
dant plus de treize siècles, fut, selon lui, le moteur de
70 Frères et sujets

l'histoire de France 1. Autrement dit, le retour de la


monarchie ne signifia pas l'effacement de ce qui avait
été le mouvement d'édification de l'État national,
comme l'indiquait, d'une certaine manière, le fait que
cette monarchie était constitutionnelle, et appliquait le
Code civil napoléonien. Il cristallisa, au contraire, l'as-
pect sous lequel ce mouvement d'universalisme national
pouvait toujours se fixer sur le second terme, c'est-à-dire
sur la nation française comme monde spécifique, et
prendre, du même coup, les formes beaucoup plus étri-
quées du nationalisme et du chauvinisme.
Pour l'heure en tout cas, ce nationalisme, ou ce
« mal », comme le diagnostiquera plus tard Ernest
Renan au lendemain d'une autre défaite 2, se traduisit en
interrogations diverses sur la nation française ou en res-
sassements nostalgiques de ses gloires passées, mais
.aussi et surtout en xénophobie assez prononcée à l'égard
de l'Angleterre, cette ennemie héréditaire, victorieuse et
toujours plus puissante, dont le caractère national, sem-
blait-il, plaçait la perfidie aux commandes de sa poli-
tique.
Il se produisit du reste en 1816 un événement tout
à fait emblématique de cette situation française, lequel
fut en même temps révélateur d'une certaine reprise
d'intérêt pour l'Afrique, indépendamment des besoins
en main-d'œuvre servile. À l'initiative du baron Portal,
directeur puis ministre des Colonies et étroitement lié au
milieu des armateurs et négociants bordelais, la Restau-
ration décida de reprendre effectivement possession de
ses comptoirs sénégalais (qui lui avaient été officielle-
ment restitués en 1814, mais qui étaient toujours, de fait,
sous contrôle anglais) en y envoyant un nouveau gouver-
neur flanqué d'un état-major et d'une mission scienti-
fique. Ce fut l'épisode fameux et dramatique, immorta-

1. M. Foucault, « Il faut défendre la société »... , op. cit.,


p.205-212.
2. E. Renan, « La réforme intellectuelle et morale de la
France », in Histoire et parole. Œuvres diverses, Paris, Robert Laf-
font, coll. « Bouquins », 1984.
Besoins d'Afrique 71

lisé par le peintre Géricault, du naufrage, au large des


côtes de l'actuelle Mauritanie, de la frégate La Méduse,
qui, par ce nouveau coup du destin, symbolisa à lui seul
les malheurs d'une France réduite à gérer son maigre
domaine colonial '. Un canot de sauvetage avait fait
quelques rescapés, parmi lesquels le gouverneur et son
état-major ainsi que le géographe Charles Mollien qui
put, par la suite, explorer le Fouta-Djalon et découvrir
les sources des fleuves Sénégal et Niger.
En fait, malgré ses aspects désastreux, l'envoi de
La Méduse ne fut pas un échec. D'abord parce que les
rescapés, qui avaient été capturés par des Maures, durent
être rachetés à ces derniers et placés dans leurs fonctions
légitimes par les Anglais, et cela, sous la pression de la
société créole de Saint-Louis et de Gorée qui n'avait
jamais cessé de manifester ses témoignages de fidélité à
la France. Ensuite, parce que le nouveau gouverneur
tenta de mettre en application le programme conçu par
le directeur des colonies qui consistait à étendre les pré-
rogatives françaises plus à l'intérieur des terres, à
relancer les activités de commerce portant sur des pro-
duits autres que le « bois d'ébène », à étudier les possi-
bilités d'exploitation agricole reposant à la fois sur un
colonat européen et sur une main-d'œuvre indigène,
ainsi qu'à installer des écoles françaises à destination
d'enfants du cru 2. Sans doute ne put-il réaliser qu'une
très faible partie du programme prévu mais l'idée y était,
et elle était celle qu'avaient déjà autrefois lancée cer-
tains physiocrates et La Fayette et qui fut largement
débattue au sein de la Société des amis des Noirs. Belle
continuité historique qui sembla faire fi des change-
ments politiques spectaculaires qu'avait connus la
nation française, et qui rebondit quelque temps plus tard,
en 1822, avec la nomination d'un nouveau gouverneur,
le baron Jacques François Roger.
Habité par le projet que le Sénégal pouvait rem-
placer Saint-Domingue, mais dans des conditions telles
1. J. Martin, L'Empire renaissant... , op. cit., p. 102-103.
2. J.-P. Biondi, Saint-Louis du Sénëgal..., op. cit., p. 80-82.
72 Frères et sujets

qu'il serait au départ porté par une ambition coloniale


neuve, débarrassée de l'esclavagisme, le baron reprit,
sur une vaste échelle, le second point du programme de
Portal, à savoir la mise en œuvre de plans d'exploitation
de denrées tropicales. Entouré de botanistes, d'ingé-
nieurs et d'ouvriers européens, auxquels s'ajoutèrent
plus de deux cents «hommes de couleur» de la Marti-
nique, condamnés pour faits de rébellion, ainsi que des
esclaves locaux dont l'affranchissement était condi-
tionné à des obligations de travail, il fit aménager à
proximité de Saint-Louis et le long du fleuve Sénégal de
nombreux champs de culture. Coton, indigo, banane,
mais aussi fruits et légumes d'Europe, plantes médici-
nales, furent ainsi cultivés ou expérimentés sous la hou-
lette de l'entreprenant gouverneur qui avait associé à son
entreprise des notables métis ou noirs de Saint-Louis par
l'octroi d'importantes primes d'encouragement. Le
projet, comme celui de son prédécesseur, tourna court et
la monarchie de Juillet, après le retour du baron en
France, y mit officiellement fin, laissant la société saint-
louisienne se replonger dans le monde des affaires et du
commerce. On en fit même à Paris une évaluation très
précise et l'on constata qu'il avait coûté bien trop cher
au regard de ce qu'il avait rapporté, seulement quelques
dizaines de tonnes de coton exportées 1.
Reste que ce nouvel épisode de la saga saint-loui-
sienne constitue sous plusieurs aspects un événement
assez remarquable. D'abord, il représenta en effet une
assez belle continuité historique, au regard non seule-
ment d'idées «progressistes» qui avaient été lancées
dès avant la Révolution, mais aussi de l'évolution de la
société franco-sénégalaise locale. Avec la reprise en
main par la France de ses possessions sénégalaises, qui
vit le déploiement d'activités nouvelles et l'implantation
d'écoles, la société créole pouvait s'estimer être de plus
en plus une composante de la nation française 2. Ensuite,
1. J.-P. Biondi, ibid., p. 82-90.
2. G. Wesley Johnson, Naissance du Sénégal contemporain... ,
op. cit., p. 41.
Besoins d'Afrique 73

ce qu'entreprit le baron Roger, par son côté expen-


mental et utopique, annonçait déjà l'impact de certains
courants idéologiques, comme le saint-simonisme et le
fouriérisme, qui allèrent bientôt soutenir les entreprises
coloniales en Algérie puis en Afrique. Enfin, ce gouver-
neur inaugura un style de personnage, l'administrateur-
ethnographe, qui jouera un rôle majeur mais ambigu
dans l'histoire de la colonisation française en Afrique.
Car, outre ses vues ambitieuses et ses talents d'organisa-
teur, le baron Roger fut aussi l'auteur des Fables séné-
galaises (recueil de contes traditionnels) et d'une étude
sur la langue wolof 1 : deux ouvrages rédigés juste après
son retour en France et qui, en traitant non point de son
œuvre mais de la culture locale, témoignèrent, malgré sa
volonté de civiliser, d'une certaine indigénophilie.
D'autres grandes figures coloniales après lui, à com-
mencer par Faidherbe, feront ce même parcours de
représentant résolu d'une France entreprenante et civili-
satrice et de fin observateur des richesses culturelles
africaines.
Cette première ébauche de colonisation appelle
d'autres commentaires. Car il faut encore expliquer
pourquoi l'État français, à travers sa direction des colo-
nies et son ministère de la Marine, s'engagea pleine-
ment, notamment sur le plan financier, dans une entre-
prise qui aurait pu, dès le départ, lui apparaître
déraisonnable ou peu réaliste. Sans doute, divers fac-
teurs influencèrent son choix, comme la forte personna-
lité du baron Roger, les pressions qu'exerçait sur le
ministère le milieu de négociants bordelais, ou encore le
mouvement antiesclavagiste conduit par l'Angleterre
qui obligeait peu ou prou la France à mener, dans ses
établissements sénégalais, des projets nouveaux, décon-
nectés de toute pratique négrière.
Mais cela n'explique pas tout. Dans l'espace très
réduit et très éclaté des colonies françaises (essentielle-
1. F. ManchuelIe, «Assimilés ou patriotes africains? Nais-
sance du nationalisme culturel en Afrique française (1853-1891) »,
in Cahiers d'études africaines, 138-139, XXXV-2-3, 1995, p. 337.
74 Frères et sujets

ment les Petites Antilles, la Guadeloupe et la Marti-


nique, la Guyane, l'île Bourbon, les comptoirs de l'Inde
et les établissements sénégalais), le pôle africain était en
train de se substituer au pôle antillais. Plus précisément,
la perte de Saint-Domingue, la colonie qui avait été le
fleuron de l'ex-empire colonial, était en passe d'être
compensée par une Afrique qui s'offrait presque comme
neuve aux idées de conquête et de captation de produits
tropicaux. Plusieurs indices mettent en évidence cette
nouvelle donne, comme la mission d'exploration de
Charles Mollien, qui fut bientôt suivie par celle de René
Caillié (1827-1828), celui-ci remontant jusqu'à Tom-
bouctou ; ou encore la création, en 1822, de la Société
de géographie de Paris qui regroupa, au fil des années,
nombre des partisans d'une expansion territoriale en
Afrique et qui développa ses réseaux de relations aussi
bien du côté d'une Marine française en reconstruction
que du côté d'une bourgeoisie marchande soucieuse de
relancer son commerce au long cours.
Autrement dit, s'il était à l'évidence réduit, le
domaine colonial, sous la Restauration, n'en fut pas
moins le théâtre de mouvements ou de recompositions
internes qui en déplaçaient fermement le centre de gra-
vité vers l'Afrique. L'Angleterre, quels qu'aient été les
sentiments d'hostilité à son égard, et, dans une moindre
mesure, la Hollande servirent sans conteste de modèle
de référence: dans le domaine des missions d'explora-
tion, d'établissement de colonies ou de programmes
d'exploitation agricole, mais aussi dans celui de la lutte
contre la traite esclavagiste. Car si la France, tout au
long de la Restauration et même au-delà, continua à pra-
tiquer le trafic négrier, sa signature à des traités d'aboli-
tion successifs, imposés par l'Angleterre, l'obligeait de
plus en plus à tenir ses engagements et à réprimer cer-
tains de ses navires qui le pratiquaient 1. Ce qui ne
manqua pas de redynamiser sa marine militaire et de lui
faire plus assidûment fréquenter, à l'instar de la Royal
1. F. Renault et S. Daget, Les Traites négrières... , op. cit.
Besoins d'Afrique 75
Navy, les côtes africaines, avec l'idée éventuelle d'y
accoster pour y planter le drapeau national.
Mais bien que l'ébauche d'un nouveau besoin
d' Afrique se précisât de plus en plus nettement, la
France n'était qu'une composante d'un mouvement
général largement dominé par l'Angleterre. Il n'y a donc
pas là de quoi mettre en avant une relation particulière
avec l'Afrique, si ce n'est que l'époque de la Restaura-
tion fut Sans doute davantage une période de recomposi-
tion que de repli, notamment au travers d'influentes
forces économiques, intellectuelles, voire militaires qui
associaient dans un même ensemble intérêts mercan-
tiles, motifs scientifiques et orgueil national.
Toutefois, d'autres faits ou d'autres configurations
dessinaient des traits plus nettement singuliers mettant
précisément en relation les Antilles avec l'Afrique et la
France avec le monde noir. Comme on l'a indiqué plus
haut, à propos de l'entreprise du baron Roger, un
nombre important de Martiniquais furent déportés au
Sénégal pour raison politique. Il s'agissait en réalité de
mulâtres affranchis qui formaient l'essentiel de l'élite
noire de l'île et qui avaient été condamnés au seul motif
d'avoir fait paraître des libelles réclamant non seulement
l'abolition totale de l'esclavage mais aussi l'égalité des
droits et l'assimilation politique. Par où l'on prend toute
la mesure de la régression idéologique de la Restaura-
tion, mais par où, également, l'on redécouvre l'impor-
tance de la Société des amis des Noirs qui, bien que
tenue à une très grande discrétion par le régime, connut
dans les années 1820, un regain d'activité, notamment
avec l'appui de personnalités émanant du milieu protes-
tant français 1 et du mouvement abolitionniste porté par
l'Angleterre. Et ce regain fut d'autant plus manifeste
que des amis des Noirs prirent justement la défense de
ce mouvement martiniquais, ce qui permit à son prin-
cipal leader, un certain Cyrille-Auguste Bissette, de ne
1. S. Daget, « L'abolition de la traite des Noirs en France
de 1814 à 1831 », in Cahiers d'études africaines, vol. 11, n° 41,
p. 14-58.
76 Frères et sujets

pas être déporté au Sénégal et de vivre en métropole, sa


peine ayant été commuée en une interdiction de séjour
dans les colonies françaises 1.

Cette affaire fort intéressante appelle plusieurs


remarques. La première tient au fait, sans précédent
semble-t-il, que des Noirs ou des « gens de couleur»
accomplirent le parcours en sens inverse de celui de la
traite. Certes, on était loin d'un retour volontaire à la
terre africaine, et ce n'était pas la première fois (et
encore moins la dernière) que les autorités françaises
assignaient aux colonies la fonction de bagne. Mais il
y avait là une situation assez singulière (à laquelle du
reste les autorités ne songèrent sans doute pas) qui fai-
sait que des « gens de couleur », luttant pour l'égalité
des droits, allaient se retrouver dans un autre milieu
créole animé par des revendications largement simi-
laires aux leurs, même s'il était encore quelque peu
impliqué dans la traite négrière. Nombre d'entre eux,
après l'épisode du baron Roger, y firent du reste souche
et se convertirent assez bien aux affaires et à la vie
publique de la société saint-louisienne. Trente ans plus
tard, un certain abbé Boilat, d'origine créole et saint-
louisienne, édifié sans doute par cette intégration,
recommandera aux autorités françaises, dans ses
Esquisses sénégalaises (1853 2), de faire venir des
colons noirs antillais christianisés afin de régénérer une
société créole déclinante.
Sans y voir nécessairement une anticipation des
rencontres et des réflexions de Senghor et Césaire sur la
négritude, il est malgré tout tentant de reconnaître dans
cette fusion de deux mondes créoles un nouveau fil
conducteur par lequel se sont trouvées associées l'appar-
tenance à un certain univers culturel et l'aspiration à la
citoyenneté française.

1. Sur toute cette affaire, et les remarques qui suivent, voir


F. Manchuelle, « Le rôle des Antillais... », op. cit., p. 379-382.
2. D. Boilat, Esquisses sénégalaises, Paris, Karthala, 1984,
p.474-475.
Besoins d'Afrique 77

La deuxième remarque concerne le personnage de


Bissette. Celui-ci vécut donc assez longtemps en France
où il ne resta pas inactif. Fortement inspiré par les écrits
de l'abbé Grégoire, il fonda, dans le contexte plus libéral
de la monarchie de Juillet, la Revue des colonies (1834)
pour y défendre l'abolition de l'esclavage et l'applica-
tion des droits républicains aux Noirs dans toutes les
possessions françaises. Et, comme Grégoire, il fit valoir
le rôle essentiel que devaient y jouer l'éducation et le
mélange des « races », toutes choses qui l'amenèrent à
approuver un certain type de colonisation, celui-là
même qui se réclamait d'une « mission civilisatrice» à
la française. Mais, de surcroît, et cela rejoint la remarque
précédente, la revue se voulut être un véritable trait
d'union entre les Antilles et l'Afrique en publiant égale-
ment des articles de créoles saint-louisiens.
Ainsi, comme l'a très bien montré François Man-
chuelle, Bissette fut le « doyen des Noirs francophones
en France 1 », donnant ainsi le coup d'envoi à toute une
série de «mouvements nègres» qui se développeront
par la suite en métropole. Mais il fut aussi, comme le
sera la majorité des leaders antillais et africains franco-
phones, une figure ambivalente, aussi bien attachée à
valoriser le monde noir qu'à revendiquer pour lui l'uni-
versalité des droits qu'avait instituée la Révolution fran-
çaise.
On assiste donc, en ce début du XIX" siècle, au
démarrage d'un intéressant chassé-croisé entre, d'un
côté, un cercle de Français, caressant des projets de
colonisation en terre africaine mais intéressé par les cul-
tures locales, de l'autre, un milieu créole qui aspirait à
l'assimilation politique sans renier ses propres spécifi-
cités et qui n'était pas hostile à l'entreprise coloniale dès
lors qu'elle participait résolument d'un processus civili-
sateur. Deux positions qui avaient l'air de s'accorder en
plaçant la France et l'Afrique dans un rapport imagi-
naire d'intérêts réciproques, mais qui entretenaient
mutuellement un réel malentendu en ce que l'une

1. F. Manchuelle, « Le rôle des Antillais ... », op. cit.


78 Frères et sujets

recherchait en tout premier lieu la conquête et l'autre


l'émancipation. Deux positions et un chassé-croisé qui
se préciseront par la suite où l'on verra des colonisateurs
français attentifs à ce que l'Afrique évolue, mais lente-
ment, aussi bien dans l'intérêt de la métropole que dans
celui de ses diverses cultures locales, et des colonisés
africains militant pour leur autonomie culturelle, voire
politique, mais volontiers soucieux de pouvoir en dis-
poser dans le cadre de la République française.
Une dernière remarque, enfin, concerne les liens
qui se sont tissés entre ce mouvement antillais et cer-
tains milieux français. Comme on l'a dit, Bissette et ses
amis reçurent d'importants soutiens venant principale-
ment du mouvement abolitionniste qui rassemblait des
républicains et des libéraux, parmi lesquels de nom-
breux protestants. Mais une composante de ce mouve-
ment, aux dimensions éminemment symboliques, œuvra
tout particulièrement à cette construction des relations
franco-antillaises. TI s'agit de la franc-maçonnerie ou,
plutôt, de certaines de ses loges qui s'implantèrent en
effet aux Antilles au moins à partir des années 1820-
1830, et qui initièrent tout ou partie des élites créoles 1.
Singulière rencontre, une fois de plus, que celle d'une
franc-maçonnerie métropolitaine, préservant l'esprit cri-
tique des Lumières et les principes fondamentaux de la
Révolution dans un contexte de restauration de la
monarchie, avec une élite créole aspirant à une large
émancipation. Initiation et promotion, secret et clandes-
tinité, communauté d'idéaux et diversification des loges,
toutes choses qui furent de nature à sceller durablement
des liens entre un certain milieu républicain et les avant-
gardes issues des colonies, mais qui, en outre, permirent
d'associer fortement le désir d'émancipation de celles-ci
aux idées d'assimilation et de mission civilisatrice de
celui-là.
1. F. Manchuel1e, ibid., et M. J. Headings, French Freema-
sonry under the Third Republic, Baltimore, The Johns Hopkins
University Press, 1949.
Besoins d'Afrique 79

Ce dernier point apporte un double éclairage sur


l'édification future des relations franco-africaines.
D'une part, il confirme l'étroite imbrication des idées
républicaines et des projets coloniaux, le soutien aux
Noirs et aux «gens de couleur» impliquant, dans un
même mouvement, l'abolition de l'esclavage et l'accès à
des droits que seule une civilisation supérieure, acquise
à des principes universels, était en mesure de leur
donner. D'autre part, il met en relief un rapport spéci-
fique de «fraternité» entre colonisateurs et colonisés
qui, avec la constitution de l'empire africain sous la
Ill- République, continuera durablement à fonctionner
malgré de graves entorses aux idéaux francs-maçons.
Dans le sillage des leaders antillais et guyanais, bon
nombre de leaders africains au XX siècle, seront en effet
francs-maçons et revendiqueront des droits et des posi-
tions politiques tout en en réclamant l'exercice dans le
cadre de la République française.
UNE GRANDE RÉPÉTITION GÉNÉRALE:
LA CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE

Malgré l'accumulation d'indices, le temps de la


colonisation de l'Afrique noire, n'était pas encore venu
ni pour la France ni pour aucune autre puissance occi-
dentale, pas même l'Angleterre. Mais au-delà des fac-
teurs essentiellement économiques et politiques qui gui-
deront les entreprises coloniales européennes, peut-être
fallait-il plus spécifi9uement à l'État français qu'il rede-
vînt en effet un Etat républicain, c'est-à-dire qu'il
renouât peu ou prou avec cet universalisme national qui
avait présidé aux destinées ultimes de la Révolution,
notamment à travers l'Expédition d'Égypte.
Cependant, une conquête coloniale n'attendit pas le
retour de la République. Ce fut la conquête de l'Algérie
qui commença à la fin de la seconde Restauration pour
s'achever dans les dernières années de la monarchie de
Juillet, soit près de vingt ans de pénétration et d'opéra-
tions militaires, mais aussi de gestion administrative et
d'immigration européenne. Généralement, à propos de
cette conquête, les historiens s'accordent pour dire
qu'elle fut bien davantage le fruit d'un engrenage que le
résultat d'une volonté délibérée d'expansion coloniale 1.
Partie d'une vieille et sombre affaire de dette impayée
par le gouvernement français auprès du dey d'Alger, qui
en exigeait assez peu diplomatiquement le rembourse-
1. J. Meyer, J. Tarrade, A. Rey-Goldzeiguer (dir.), Histoire de
la France coloniale... , op. cit., p. 453-464, t. 1.
82 Frères et sujets

ment, et de l'espoir qu'une expédition de l'autre côté de


la Méditerranée pourrait sauver le régime de Charles X,
elle se serait finalement imposée, après la prise victo-
rieuse de la ville, par une situation de fait que la monar-
chie de Juillet, quelles que fussent ses hésitations, ne
pouvait plus remettre en cause.
L'Histoire est peut-être ainsi faite que les contin-
gences y deviennent souvent des nécessités. En tout cas,
au regard des fils qui se sont peu à peu noués, la
conquête de l'Algérie ne représente pas un point de
trame radicalement nouveau, même si, bien sûr, par son
ampleur et sa violence, par l'apport d'une idéologie
coloniale plus prégnante et l'importance qu'y prit le
peuplement européen, par son issue pour le moins pro-
blématique au siècle suivant, elle occupera dans l'his-
toire coloniale de la France une place toute particulière.
On y retrouve, en effet, certains des traits qui ont
permis de caractériser la politique coloniale de l'Ancien
Régime. D'abord, on se lança dans une entreprise mili-
taire susceptible de rehausser tout à la fois un régime
déclinant, le prestige de l'armée et l'orgueil national ;
mais l'aventure coloniale qui s'ensuivit, certes soutenue
par une partie de la classe politique et les lobbies mar-
chands de Marseille, ne laissa pas de mettre dans
l'embarras les autorités françaises. Elle provoqua de
furieux débats parmi les représentants de la nation sur
l'épineuse question de sa rentabilité, opposant ceux qui
n'y virent qu'un gouffre pour les deniers publics à ceux
qui en firent un enjeu crucial de patriotisme face à la per-
fide Angleterre, ou un excellent exutoire des problèmes
sociaux du pays.
Épineuse et lancinante question qui s'était déjà
posée au temps de Colbert dans un contexte moins déli-
bératif et qui se dédoubla en une autre tout aussi répéti-
tive. Dès lors, en effet, qu'après bien des atermoiements
et toute une série de combats meurtriers contre les
troupes d'Abd el-Kader, on eût décidé de coloniser
l'Algérie pour y conduire des programmes d'exploita-
tion agricole sur la base d'une immigration française, se
posa le redoutable problème du recrutement des candi-
Besoins d'Afrique 83
dats à l'expatriation. À nouveau, la France fut confron-
tée à cette image d'une nation peu encline à l'émigration
et, derechef, à des interrogations sur le fait de savoir si
elle était trop peuplée ou pas assez. Les études démogra-
phiques qui pointaient, de conserve avec des préoccupa-
tions relatives à l'hygiène des classes laborieuses et aux
épidémies, furent d'entrée de jeu prises dans des débats
idéologiques où, aux affirmations d'un trop-plein de
population, celui-là même qui était visible dans les fau-
bourgs misérables des villes, s'opposait la vision d'une
nation toujours plus menacée par la perte de ses forces
vives. Le général Bugeaud (gouverneur général de
l'Algérie de 1840 à 1847) crut un moment pouvoir
résoudre le problème en proposant la formule du
« soldat-laboureur », c'est-à-dire en distribuant des terres
à ses troupes, comme si l'armée seule, aguerrie à l'envi-
ronnement local, pouvait transformer la conquête en
colonisation. La proposition fut sans suite, mais les
autorités, malgré des campagnes de publicité allé-
chantes, eurent assez de mal à trouver la masse néces-
saire à leur vaste projet d'exploitation agricole, d'autant
que revenaient d'Afrique du Nord les échos très dissua-
sifs d'une mauvaise situation sanitaire où les fièvres
palustres faisaient mourir en grand nombre soldats et
colons. Et si finalement elles la trouvèrent, ce ne fut
qu'avec l'apport d'un nombre important d'émigrants
européens, notamment des Espagnols, des Italiens et des
Allemands 1.
Ainsi, la conquête de l'Algérie reconduisit certains
des grands dilemmes qui caractérisèrent les relations de
la France d'Ancien Régime avec son domaine colonial.
Compte tenu de son ampleur inédite, on serait même
tenté de dire qu'elle les a d'une certaine manière durcis,
à l'instar des débats qui opposèrent ses partisans et ses
détracteurs, comme si plus la France se lançait dans des
aventures coloniales, plus elle ne les assumait qu'en ins-

1. Sur 110000 colons européens en 1847, les Français n'en


représentaient qu'à peine la moitié. Voir J. Martin, L'Empire renais-
sant..., op. cit., p. 160.
84 Frères et sujets

taurant avec elles un rapport problématique, fait de ten-


sions entre une image de soi grandie et une autre, plus
étriquée, qui continuait à en comptabiliser coûts et avan-
tages.

Cette conquête renoua aussi avec les dilemmes


soulevés par l'impérialisme républicain illustré exem-
plairement par l'Expédition d'Egypte. Car l'Algérie ne
fut bien sûr pas qu'une affaire de colonisation de peuple-
ment européen. A l'évidence, il fallait aussi administrer
une population arabe et quelques minorités qui, avant la
prise d'Alger, étaient sous contrôle politique turque et
qui, contre l'occupation française, s'étaient largement
unifiées autour de la «guerre sainte» proclamée par
Abd el-Kader. Le problème était complexe, à la mesure
même de la complexité du monde que la France préten-
dait régenter, mais à la mesure également des ambi-
guïtés qui étaient déjà apparues lors de l'Expédition
d'Égypte. D'abord, dès les débuts de la conquête, on se
prit à rejouer la scène d'une nation éprise de liberté
venant affranchir les Arabes du joug ottoman. Une
scène, sans doute, quelque peu déplacée pour un pouvoir
monarchique espérant se perpétuer par une victoire sur
les Barbaresques, mais qui, plus sûrement, venait
attester que la République et le premier Empire, notam-
ment à travers le Code napoléonien, avaient substantiel-
lement marqué la vie de la nation et qu'ils ne pouvaient
désormais qu'accompagner ses entreprises coloniales.
Comme elle l'avait fait trente ans auparavant, la
France se donna donc les airs d'une nation portant haut
le flambeau de la civilisation et de la lutte contre le des-
potisme, mais comme Bonaparte sur les rives du Nil,
elle devait faire des choix entre assimilation ou associa-
tion. Ou bien, en effet, considérant qu'elle incarnait le
meilleur du progrès humain, elle entamait un processus
d'assimilation en faisant en sorte d'y introduire son
Code civil et ses institutions politiques pour les appli-
quer aussi bien aux colons qu'aux habitants du cru ; ou
bien, parce qu'elle estimait que les structures sociales,
politiques et religieuses de l'Algérie constituaient une
Besoins d'Afrique 85

réalité inassimilable rapidement, la France organisait un


système d'association, c'est-à-dire un principe de gou-
vernement qui donnait aux populations locales une auto-
nomie de règlement interne tout en rendant possible sur
le long terme l'évolution de leurs mœurs et de leurs ins-
titutions.
Davantage encore que la brève entreprise du Direc-
toire en Égypte, la conquête de l'Algérie sembla opter
pour la seconde solution. Beaucoup de facteurs s'y prê-
taient. Le contexte politique français, qui ne favorisait
pas l'application d'une idéologie assimilationniste par
trop liée à la République et à la franc-maçonnerie, la
présence d'un colonat européen qui poussait au dévelop-
pement séparé, ainsi que l'existence d'un monde arabe
qui, à travers la geste d'Abd el-Kader, s'était montré
assez peu réceptif à la façon dont la France voulait le
libérer. De sorte qu'on pratiqua assez vite, surtout à
partir de la nomination de Bugeaud à la fonction de gou-
verneur général et chef militaire, l'administration indi-
recte, soit un mode de gestion et de contrôle des tribus
arabes par le biais de leurs autorités politico-religieuses
et judiciaires, de leurs califes, cadis et autres caïds.
Mais, pour ce faire, on institua les fameux «Bureaux
arabes» (composés d'officiers familiarisés avec les cul-
tures locales, fréquemment habillés en burnous et vivant
souvent avec des femmes du pays) qui avaient pour
tâche d'encadrer et de surveiller étroitement le fonction-
nement de l'administration indigène.
Étrange et bien intéressante institution que ces
Bureaux arabes qui, sous bien des aspects, comme l'a
montré Jean-Loup Amselle l, redistribuèrent singulière-
ment les cartes entre assimilation et association et ne
laissèrent d'additionner les ambiguïtés. À travers eux en
effet, tout se passa comme si l'association ne pouvait pas
vraiment fonctionner, comme si seuls les Français pou-
vaient juger en dernier ressort de la bonne administra-
tion des choses et des personnes. Mais encore fallait-il

1. J.-L. Amselle, Vers un multiculturalismefrançais... , op. cit.,


p.93-116.
86 Frères et sujets

qu'eux-mêmes connussent le monde sur lequel ils


veillaient, qu'ils se fissent peu ou prou arabes parmi les
Arabes, ou berbères parmi les Berbères. Où l'on
retrouve la figure de l'administrateur-ethnographe qui
s'emploie à coloniser et à civiliser, mais n'estime pou-
voir mener ces tâches exaltantes qu'en se faisant fin
connaisseur des cultures des peuples conquis et qu'en y
trouvant, quitte à séparer le bon grain de l'ivraie, quan-
tité d'aspects appréciables. Nombreux furent ainsi les
officiers des Bureaux arabes à produire sur telle popula-
tion ou telle institution locale des travaux ethnogra-
phiques. Et, bien qu'il n'en fût pas, Faidherbe, affecté en
Algérie par deux fois, manifesta un grand intérêt pour
l'organisation des Bureaux, comme il manifesta une
réelle inclination pour le monde arabe et l'islam; toutes
choses qui ne manqueront, peu après, d'influencer sa
conception de la colonisation du Sénégal et, par son
entremise, une bonne partie de ceux qui créeront l' em-
pire français d'Afrique.
En réalité, sous couvert d'administration indirecte,
d'association avec les pouvoirs locaux, les Bureaux
arabes cherchèrent à se substituer à ceux-ci, c'est-à-dire
à intervenir dans les affaires internes des sociétés locales
de manière à en corriger les aspects les plus contraires à
la civilisation, ou à y instiller des principes susceptibles
de les faire évoluer vers un certain progrès. Ils fonction-
nèrent donc aussi à l'assimilation, mais au travers d'un
double mouvement qui conduisait leurs officiers à
s'assimiler d'abord aux cultures indigènes pour, ensuite,
envisager d'en modifier le cours et, éventuellement, de
les défendre contre les effets trop déstructurants de la
colonisation.

La conquête de l'Algérie amplifia ainsi les ambi-


guïtés de l'Expédition d'Égypte, entremêlant, à la
manière de nœuds borroméens, administration directe et
indirecte, association et assimilation. Mais le moment le
plus significatif à cet égard fut atteint sous le second
Empire, lorsque Napoléon ID conçut de transformer la
colonie en Royaume arabe, c'est-à-dire d'entrelacer
Besoins d'Afrique 87

encore plus les diverses méthodes de colonisation au


point de les faire passer l'une pour l'autre. Déclarer
l'Algérie, Royaume arabe, c'était en effet à première
vue vouloir pratiquer une politique d'association, en
l'occurrence reconnaître que ce pays avait des qualités,
des valeurs, une organisation et qu'il ne pouvait donc
être considéré simplement comme une colonie de peu-
plement et d'exploitation. Mais, par son excès même,
par le fait de conférer à l'Algérie le statut prestigieux de
royaume, ce projet signifiaitqu'il revenait à la France, et
spécialement à l'empereur, censé en être le garant et le
protecteur ultime, d'apprécier quels types d'institutions
et d'organisation lui convenaient le mieux, comme si
seule une civilisation européenne, ouverte sur le monde
arabe et familière de ses coutumes, était capable de
l'élever à une plus haute dignité. Curieuse association en
vérité qui ne concevait un Royaume arabe que pour
mieux se donner un partenaire idéal, susceptible tout à la
fois de préserver certaines de ses particularités et de se
mouler dans le cadre de l'Empire.
Le projet ne fut finalement pas mis en œuvre à la
suite des vives protestations du colonat européen qui
refusa catégoriquement (ayant déjà du mal à supporter
ces officiers des Bureaux qui jouaient aux Arabes) une
politique coloniale prétendant faire du monde indigène
son principal centre d'intérêt. Mais il indique assez bien
dans quelle configuration complexe évoluait de plus en
plus l'idéologie coloniale française. Un terme ou un
néologisme pourrait assez bien la résumer. C'est celui
d'« affamiliation », qui fut inventé par le saint-simonien
Prosper Enfantin en 1840, lors de ses séjours en Orient
et en Afrique du Nord, et qui, à sa manière, constitua une
sorte de formulation synthétique des diverses doctrines
de colonisation 1.
On sait en effet la part importante que prirent le
saint-simonisme et le socialisme utopique dans l'accom-
1. Enfantin aurait en fait emprunté la formule à Saint-Simon et
Fourier. Voir c.-R. Ageron, France coloniale ou parti colonial ?,
Paris, PUF, 1978, p. 224.
88 Frères et sujets

pagnement idéologique des conquêtes coloniales du


XIXe siècle et, au premier chef, celle de l'Algérie. Par
leur exaltation d'une exploitation rationnelle des
richesses du globe ou par leur volonté de faire émerger
sur des terres lointaines de nouveaux mondes sociaux
fondés sur la coopération et l'harmonie des rapports
humains, ils rompaient en quelque sorte avec les concep-
tions coloniales de l'Ancien Régime trop inspirées par le
seul intérêt mercantile et manquant par là de souffle
idéologique. Hostiles à l'esclavage, respectueux des cul-
tures autres, mais soucieux d'y apporter le sens du pro-
grès, les fouriéristes et, surtout, les saint-simoniens, pro-
longeaient à leur façon les Lumières et les idées de la
Société des amis des Noirs. Dans cet esprit, ils inspirè-
rent nombre d'officiers des Bureaux arabes qui devin-
rent ainsi des saint-simoniens de terrain, conjuguant les
obligations de leurs charges avec un goût prononcé pour
le monde qui les entourait.
Ainsi, ces idéologues de la colonisation furent en
bonne part les promoteurs de la conception association-
niste. Mais cette conception n'équivalait pas à un sys-
tème d'administration indirecte, car son ressort principal
était le rapprochement entre le peuple conquérant et les
peuples conquis, lequel fut d'autant plus important dans
le cas du monde arabe qu'il était assorti, en particulier
chez Enfantin, de l'idée très ancienne d'une nécessaire
et féconde rencontre entre l'Occident et l'Orient.
C'est pourquoi, la notion plurivoque d'« affamilia-
tion » lui parut beaucoup plus adéquate, désignant aussi
bien une politique indigénophile, qui assignait au colonisa-
teur l'obligation de se familiariser avec les sociétés
locales, que celle encore plus ambitieuse qui visait à
fonder avec elles une « grande famille ». Cette dernière
expression eut une formidable postérité, mais en un sens
plus nettement métaphorique, dans le cadre de l'impe-
rium français en Afrique noire et du système de liens qui
en a durablement résulté. Car, pour l'heure, les saint-
simoniens avaient une acception beaucoup plus littérale
de la future famille franco-arabe. À les suivre, il s'agis-
sait non seulement de rapprocher des intérêts, de faire en
Besoins d'Afrique 89

sorte que les lois des uns trouvent des arrangements avec
les coutumes des autres, mais aussi de favoriser la
« fusion des races » par l'encouragement de mariages
mixtes. L'idée en elle-même n'était pas nouvelle
puisqu'elle avait été notamment lancée par l'abbé Gré-
goire et qu'elle était à l'honneur chez des mulâtres,
comme Bissette, qui, par ailleurs, revendiquaient les
droits civiques pour tous les ressortissants des colonies.
Mais elle prit un tour beaucoup plus systématique
avec Ismaël Urbain, créole de Guyane et disciple
d'Enfantin, dont on sait qu'il eut une grande influence
auprès de Napoléon ID, spécialement sur son projet
d'édification d'un Royaume arabe. Ardent partisan de la
colonisation de l'Algérie, il en eut cependant une
conception toute particulière à la mesure de son inser-
tion dans le monde arabe et de sa conversion à l'islam.
En effet, l'affamiliation prit chez lui le sens d'une fécon-
dation réciproque et complémentaire des « deux races »,
chacune présentant des avantages ou des qualités qui
manquaient à l'autre. Au compte de la « race blanche »,
il mit l'exercice appliqué de la raison et la puissance
technique, à celui de « l'arabe» ou de « la noire» (les
deux formant chez lui un même ensemble) les affects
primordiaux qui font mouvoir les corps et germer les
effervescences sociales 1. De sorte que, pour Ismaël
Urbain, tout ce qui pouvait opposer les « deux races»
était au contraire destiné à se rencontrer, non seulement
dans l'intérêt de chacune, mais aussi et surtout dans
celui de l'humanité tout entière.
On pourrait sans doute abondamment épiloguer sur
les idées d'Urbain, en remarquant notamment qu'elles
anticipent, encore plus nettement que celles de Bissette,
les thèses de Senghor sur la négritude qui, de la même
manière, rapporteront celle-ci à la sphère des pulsions
fondamentales tout en en faisant la composante indis-
pensable d'une civilisation universelle en gestation.
Mais elles forcent davantage le commentaire sur un fait
précis: qu'elles soient devenues à un moment donné,

1. F. Manchuelle, « Le rôle des Antillais... », op. cit., p. 385.


90 Frères et sujets

malgré leur caractère passablement utopique, les thèses


officielles du régime impérial, comme une sorte d'idéo-
logie d'État.
Rien de très singulier, dira-t-on, dans cette affaire,
si l'on considère le contexte (fort bien décrit par les
historiens 1), d'un régime qui entendit développer une
grande politique internationale, aussi bien en Méditer-
ranée, et notamment en direction du monde arabe, que
du côté de l'Amérique latine (avec la célèbre et désas-
treuse affaire du Mexique où Napoléon III rêva de bâtir
un empire latin saint-simonien), de l'Extrême-Orient ou
de l'Afrique avec les projets de colonisation du Sénégal
conduits par Faidherbe. La France ne vivait plus dans
cette apparence de repli qui l'avait saisie après la chute
du premier Empire. L'industrie, le monde des banques et
de la haute finance ou, pour tout dire, le mode de pro-
duction capitaliste était en train de recomposer ses pay-
sages internes et suscitait le besoin de nouveaux débou-
chés extérieurs. Dans ces conditions, que des projets de
prestige, comme la percée du canal de Suez ou le projet
d'une vaste conquête du Sénégal intérieur, associée à
celui d'aménagement de l'Algérie par une politique de
grands travaux, aient pu trouver quelque appui substan-
tiel auprès du capital financier n'avait certainement rien
de très étonnant.
Cependant, un tout autre contexte paraît donner une
meilleure mesure du poids pris par l'idéologie saint-
simonienne d'Urbain. C'est tout simplement celui de la
colonisation de l'Algérie qui, depuis ses débuts, ne lais-
sait de soulever quantité de difficultés. Certes, il y eut les
glorieuses victoires contre les armées d'Abd el-Kader,
mais l'émigration européenne, bien que relancée par la
Ile République, qui y vit un moyen providentiel de pal-
lier le chômage ouvrier, était souvent contrecarrée par
les retours massifs de colons dépités de n'avoir pas
trouvé l'Eldorado, ce qui n'était bien sûr pas propre à
forger l'idée que la France avait raison de se lancer dans

1. J. Meyer, J. Tarrade, A. Rey-Goldzeiguer (dir.), Histoire de


la France coloniale, op. cit., p. 639-696.
Besoins d'Afrique 91

pareille aventure. En outre, l'année d'occupation n'en


finissait pas de repartir vers de nouvelles batailles, tantôt
contre un calife arabe, tantôt contre une rébellion kabyle
ou une confrérie religieuse prédisant le départ imminent
des Français. Bref, la colonisation coûtait et on ne savait
pas trop comment l'engager sur la voie de la rentabilité.
Et puis on envisagea, surtout sous la Ile République,
d'assimiler, de donner des droits civiques et pourquoi
pas la nationalité, voire la citoyenneté française, aux
autochtones; mais toute une série de coutumes locales,
comme la polygamie, le prix du sang, ainsi que, d'une
façon générale, l'islam, rendaient la chose fort peu pra-
ticable, sans compter les lobbies de colons qui s'y oppo-
saient. Sauf peut-être pour certains de ceux qui, au sein
de l'année d'Afrique mise sur pied par Bugeaud, for-
maient les bataillons de spahis ou de zouaves ; ce qui
représentera également plus tard, pour les régiments de
tirailleurs sénégalais qui participeront aux conquêtes de
l'intérieur du continent et à la Grande Guerre euro-
péenne, la voie d'une revendication africaine pour
l'assimilation politique.
Ainsi, tout se passa comme si la seule façon d'af-
fronter et d'assumer cette réalité coloniale éminemment
problématique avait été en quelque sorte de la sublimer
par une fuite en avant idéologique. Car, encore une fois,
l'association, telle que la conçurent les saint-simoniens,
n'était précisément pas commandée par un souci de réa-
lisme consistant à abandonner purement et simplement
l'idée d'assimilation et à admettre que le monde arabe
ne pouvait faire l'objet que d'une stricte administration
indirecte. Le néologisme autrement plus riche et ambigu
d'« affamiliation », qui impliquait, au contraire d'une
politique rigoureuse d'assimilation, un certain respect
des cultures locales, proposait bien plutôt une totale
transfiguration des parties et des intérêts en présence, les
colons étant appelés à adopter certaines valeurs du
monde indigène, et celui-ci étant invité à s'approprier
.certains bienfaits de la civilisation européenne comme la
propriété privée.
92 Frères et sujets

On pourrait donc dire que, si les conceptions


d'Enfantin et d'Urbain devinrent pendant quelque temps
une idéologie d'État, c'est que l'État français, en
l'occurrence le régime impérial, ne pouvait songer pour-
suivre la colonisation algérienne sans en réinventer, pour
lui-même, la nécessité, comme si tout ce qui faisait
d'elle une somme de contingences, de difficultés et
d'intérêts particuliers devait être dépassé par l'imposi-
tion d'une vision et d'une signification globale. Or,
aucune des deux doctrines, l'assimilation et l' associa-
tion, ne semblait pouvoir satisfaire un tel objectif ~ l'une,
parce qu'elle requérait des indigènes un renoncement
excessif à leurs coutumes, l'autre, parce qu'elle exigeait
symétriquement de la puissance conquérante un trop net
abandon de ses capacités à transformer les peuples
conquis. C'est pourquoi une «théorie des races », ou
une «raciologie d'État », paraissait beaucoup plus
idoine ~ d'une part, en ce qu'elle permettait effectivement
de soutenir une vision globale, saisissant sous un même
terme générique colonisateurs et colonisés, et capable de
justifier leur mise en relations dans le cadre d'une His-
toire universelle ~ d'autre part, en ce qu'elle était suscep-
tible de concilier les deux doctrines, laissant en quelque
sorte au temps le soin de transformer une nécessaire
association en une assimilation interraciale.
En fait, ce qui était plus précisément en jeu, au tra-
vers de cette raciologie d'Etat, et cela au-delà des
réponses qu'elle prétendait apporter à la conquête de
l'Algérie, c'était une nouvelle fois l'aptitude de la
France à coloniser. Certes, au milieu du XIX e siècle, bien
des signes, provenant de tous les secteurs, politique,
militaire, économique, scientifique ou religieux, attes-
taient d'une très réelle montée de l'imperium français.
Mais plus ils se manifestaient, plus devenait aiguë
l'interrogation sur la capacité propre à la France d'entre-
prendre de nouvelles aventures ultramarines. Sous ce
rapport, une raciologie déjà en vigueur semblait
apporter au moins un début de réponse: il s'agissait de
cette théorie des « deux races» qui structurait de longue
date les débats relatifs à l'histoire de la nation française,
Besoins d'Afrique 93

mais qui, au travers notamment des écrits d'Augustin


Thierry ou de Guizot, ne se présentait plus comme la
lecture d'un conflit permanent entre Germains et Gallo-
Romains, conquérants et conquis, mais au contraire
comme celle de leur très avantageux brassage. Autre-
ment dit, une certaine idéologie bourgeoise avait non
seulement conçu la thèse d'une France réconciliée, mais
aussi construit la vision d'une nation forte d'un patient
travail de métissage interne; de sorte que l'aptitude de la
France à coloniser pouvait reposer, presque indépen-
damment de sa capacité à exporter ses lois, sur sa faculté
à donner une dimension universelle à cette raciologie
nationale, à tout le moins à imaginer qu'elle pouvait
reproduire ailleurs les processus de fusion qui s'étaient
déroulés sur son propre sol. En termes lapidaires, mais
assez conformes à l'esprit des saint-simoniens, on pour-
rait dire que la France semblait d'autant plus apte à
«affamilier» qu'elle était elle-même définie comme le
fruit d'une longue affamiliation.

En définitive, malgré tout ce qu'elle put représenter


d'hésitations et de difficultés et bien qu'elle fût, pour
l'essentiel, conduite sous des régimes non républicains,
la colonisation de l'Algérie ancra plus résolument les
projets expansion du côté des milieux progressistes.
Dans l'esprit de la Société des amis des Noirs et de tous
ceux qui approuvèrent l'Expédition d'Égypte ou les pro-
grammes de développement agricole au Sénégal, ces
projets ne cessaient de prendre corps autour d'un
ensemble croissant d'idées qui allaient de l'abolition de
l'esclavage à la lutte contre les despotismes locaux,
d'une certaine valorisation des sociétés indigènes au
mélange des «races », en passant par la mise en valeur
des colonies sous les auspices des progrès de la science
et de la technique. Chargé assurément d'ambiguïtés,
donnant à l'évidence matière à désaccords entre, par
exemple, des républicains bon teint, partisans de l'assi-
milation, et des saint-simoniens soucieux de préserver
les différences culturelles, cet ensemble n'en donnait
94 Frères et sujets

pas moins davantage de contenu à ce que pouvait être la


mission civilisatrice de la France. Par son entremise,
celle-ci participait de plus en plus de procédés autoréfé-
rentiels (francocentriques) suivant lesquels un génie
propre à la nation française l'amenait à coloniser parce
qu'il y allait de son aptitude à porter le mouvement de
l'universel.
Toutefois si les projets d'expansion coloniale sem-
blaient particulièrement s'accorder aux idées républi-
caines ou à celles du « socialisme utopique» et cher-
chaient, par des considérations raciologiques, à dépasser
les difficultés respectives de l'assimilation et de l'asso-
ciation, d'autres points de vue prétendaient en contester
plus ou moins radicalement l'orientation. À commencer
par ceux qui, reprenant à leur compte la théorie des
« deux races », refusaient qu'elle pût donner lieu à une
interprétation en terme de réconciliation ou de fusion, ou
bien estimaient qu'une nation privée de distinctions
raciales allait immanquablement à sa ruine. L'Essai SUT
les inégalités des races de Gobineau illustra cette
sombre vision, et non seulement au regard de la situation
française, mais, plus généralement, au regard d'une civi-
lisation européenne, blanche, qui ne saurait se mélanger,
quoi que fussent par ailleurs leurs qualités, à des peuples
exotiques, les Noirs notamment, sans se condamner à la
décadence 1.
Mais, au-delà de Gobineau, les théories sur l'inéga-
lité des races et de la dégénérescence par l'hybridité
étaient partagées par quantité de savants. Au travers de
la phrénologie (étude des facultés humaines par la forme
du crâne et l'organisation du cerveau), de la physiono-
monie (étude des rapports entre les caractères physiques
et moraux) et, plus généralement, de l'anthropologie
physique, ils remirent à l'honneur les thèses polygé-
nistes que certains représentants des Lumières avaient
disputé au monogénisme. Ce fut d'ailleurs sous leurs
auspices qu'avait été créée en 1832 la Société anthropo-
logique de Paris qui devint le lieu d'un cénacle imposant

1. W. B. Cohen, Français et Africains... , op. cit., p. 301-303.


Besoins d'Afrique 95

de biologistes et de médecins prétendant établir scienti-


fiquement tout ce qui lui apparaissait séparer « les races
humaines 1 ».
Manifestement donc, la raciologie, qui se trouvait
au fondement d'une idéologie du métissage à la fois
comme affirmation d'une forte particularité nationale et
comme moteur d'un projet colonial susceptible de rece-
voir l'assentiment des colonisés, était largement contre-
balancée par le développement d'un racisme scienti-
fique, obnubilé à faire la preuve que la hiérarchie
naturelle des races s'opposait à leurs mélanges. Sans
doute, comme le fait remarquer Jean-Loup Amselle 2, les
deux positions n'étaient-elles pas véritablement contra-
dictoires puisqu'elles partageaient cette même prémisse
qu'une pluralité de races différenciait l'espèce humaine,
chacune étant censée détenir des caractères physiques et
moraux spécifiques. Pour autant elles ne se confondaient
pas, divergeant très précisément sur ce que cette pré-
misse permettait de déduire quant au sens qui pouvait
être assigné au devenir de l'humanité. D'un côté, en
effet, on restait dans un certain registre universaliste, fai-
sant de la pluralité des races une sorte d'état initial de
l'humanité, et du progrès ou de la régénération de celle-
ci un but qui devait passer par de nécessaires confronta-
tions et mélanges; de l'autre, on considérait que les par-
ticularités de chacune étaient si bien ancrées dans
l'ordre naturel que tout métissage ne pouvait qu'entraî-
ner des phénomènes de dégénérescence, spécialement
pour celle qui était qualifiée de race supérieure.

1. W. B. Cohen, ibid., p. 305-306.


2. J.-L, Amsel1e, Vers un multiculturalisme français, op. cit.,
p.15-19.
LE TOURNANT « FAIDHERBIEN »

Régénération, dégénérescence 1, tels étaient au


milieu du XIXe siècle, les termes d'un débat raciologique
qui concernait non seulement l'évolution intrinsèque de
la nation française mais aussi et surtout ses velléités
d'expansion coloniale. S'ajoutant à d'autres disputes sur
les coûts et avantages de nouvelles conquêtes ou sur les
difficultés que soulevaient respectivement l'assimilation
et l'association, il s'insinuait ainsi dans la confrontation
de plus en plus vive entre partisans et adversaires de la
colonisation. À tout le moins, le racisme scientifique,
sans forcément cimenter le camp de ses détracteurs,
n'assignait-il à tout nouveau projet d'expansion qu'un
rôle purement utilitaire, rivé aux seuls intérêts particu-
liers, notamment économiques, que pouvait en tirer une
nation européenne croyant fermement en sa supériorité
raciale.
C'est dans ce contexte idéologique particulière-
ment confus où tout pouvait être dit et son contraire,
mais où la question des races, de leur profil et de leur
confrontation, dominait les débats, que la France, sui-
vant en cela sa puissante rivale britannique, manifesta

1. Sur ces deux notions, on pourra se référer utilement à


l'ouvrage de M. Ozouf, L'Homme régénéré: essai sur la Révolu-
tion française, Paris, Gallimard, 1989 et à l'article de M. Renne-
ville, « De la régénération à la dégénérescence; la science de
l'homme face à 1848 », in Revue d'histoire du XIX." siècle, 1997-2.
98 Frères et sujets

précisément de plus en plus d'intérêts pour l'Afrique


noire.

Un mouvement convergent d'intérêts


et d'acteurs procoloniaux

Sans prétendre vouloir en dresser la liste exhaus-


tive, on reconnaîtra que l'intérêt fut d'abord d'ordre éco-
nomique et mercantile, même si l'idée de concurrencer
l'Angleterre et de recouvrer une marine militaire digne
de ce nom lui donnait une tonalité plus nettement poli-
tique. Cependant, comme sous l'Ancien Régime, mais
avec une traite négrière de moins en moins praticable
officiellement, la recherche de nouveaux produits tropi-
caux, qui compenseraient le déclin de la canne à sucre
(concurrencée désormais par la betterave à sucre) aux
Antilles, de la gomme et de l'ivoire au Sénégal, et relan-
ceraient l'activité des grands ports français, préoccupa
les gouvernements successifs de la monarchie de Juillet.
Et si, parfois, leur préoccupation se relâcha pour ne pas
compromettre la politique d'entente cordiale avec les
Anglais, armateurs et négociants les rappelèrent à
l'ordre d'indispensables expansions ultramarines. Déjà,
sous la Restauration, ce fut le capital marchand borde-
lais qui avait apporté son soutien financier aux hasar-
deuses entreprises agricoles de Portal et du baron Roger.
il persista par la suite dans cette voie en considérant que
le Sénégal pouvait devenir une excellente terre d'exploi-
tation de l'arachide (introduite par les Portugais dès la
fin du XV" siècle) qui donnerait une nouvelle huile des-
tinée à la consommation des Français. Mais, surtout, il
fut relayé par son homologue marseillais qui, tout en
étant très impliqué dans le négoce avec l'Algérie,
s'investit dans des projets plus lointains, du côté du
golfe de Guinée et de Madagascar où d'autres oléagi-
neux, comme l'huile de palme et le coprah, pouvaient
approvisionner ses industries savonnières. De sorte que
la pression qu'exerçait le lobby des huiliers bordelais et
marseillais s'accorda finalement assez bien avec l' enga-
Besoins d'Afrique 99

gement qu'avait pris l'État français, depuis 1818, de


pourchasser le trafic négrier le long des côtes africaines.
Plus précisément, ce qui n'avait été jusque-là qu'un
engagement bien peu respecté (la France, continuant,
malgré les injonctions britanniques, à être l'un des plus
gros pays négriers), trouva, au tournant des années 1840,
de quoi être mis en pratique sous la férule d'un mercan-
tilisme rénové. Ainsi, le lieutenant de vaisseau Bouët-
Villaumez, parti officiellement de Gorée pour traquer les
trafiquants négriers sur sa canonnière La Malouine,
prospecta consciencieusement les côtes de Guinée
jusqu'à l'estuaire du Gabon pour y négocier des traités
commerciaux et des protectorats auprès de souverains
locaux. Au milieu de la décennie, Bouët-Villaumez,
devenu gouverneur du Sénégal, put ainsi se flatter
d'avoir donné à la France plusieurs bases d'appui poli-
tico-militaires dans l'Atlantique Sud permettant l' érec-
tion de comptoirs et l'établissement de quelques mai-
sons de commerce, notamment marseillaises '.
Sans doute, ne peut-on encore parler de projet
d'imperium français en Afrique, pas plus du reste
qu'ailleurs, dans l'océan Indien, en Asie et dans le Paci-
fique, où pourtant la monarchie de Juillet et sa Marine
multiplièrent les expéditions et les traités avec les auto-
rités indigènes en les justifiant par la doctrine dite des
« points d'appui». Les difficultés soulevées par la
conquête de l'Algérie et le souci de ne pas froisser la
puissante Angleterre, malgré une anglophobie crois-
sante, leur interdisaient objectivement de concevoir ce
projet autrement que comme une reprise à peine rénovée
du mercantilisme d'antan.
Toutefois, quelque chose comme un lobby colonial
ou, plutôt, comme un écheveau de réseaux procoloniaux
se développa vers la fin du règne de Louis-Philippe qui
dépassait de beaucoup les seules accointances entre
acteurs économiques et acteurs politico-militaires,
1. Sur tous ces événements, voir l'ouvrage de B. Schnapper,
La Politique et le commerce français dans le golfe de Guinée,
de 1838 à 1871, Paris, Mouton, 1961.
100 Frères et sujets

Ainsi, bien que l'Afrique noire, depuis le haut Moyen


Âge, eût acquis la funeste réputation d'incarner la des-
cendance de Cham (fils maudit de Noé) et de représenter
peu ou prou le règne du Mal (ce qui ne manqua pas de
justifier en Europe chrétienne la traite et l'esclavage), le
milieu catholique français, soutenu financièrement par
le milieu d'affaires marseillais, fut pris d'une fièvre mis-
sionnaire en direction des nouveaux établissements
érigés sur les côtes africaines. Le contexte idéologique
assurément s'y prêtait à l'image du mouvement roman-
tique qui, tout en dénigrant l'état présent des choses, en
appelait à de grands élans intérieurs comme à des échap-
pées vers l'ailleurs, possiblement assuré d'y faire valoir,
à la manière de Chateaubriand, un «génie du chris-
tianisme» tout particulièrement catholique. Mais le
contexte était aussi marqué par le mouvement abolition-
niste qui, de plus en plus influent, traversait plusieurs
milieux politiques et intellectuels, libéraux, francs-
maçons, républicains, saint-simoniens, protestants, jus-
qu'aux ordres missionnaires catholiques convaincus de
trouver dans ce combat philanthropique, non point une
mise en cause radicale de tout ce que l'Église avait pu
justifier ou taire en matière de trafic et d'esclavage
négrier, mais au contraire une opportunité pour lier leur
abolition à une nécessaire conversion des âmes afri-
caines. De sorte que de la même façon que la France, sur
le plan économique, était en train de passer sans solution
de continuité d'un besoin d'Afrique à un autre, d'une
captation massive de main-d' œuvre servile à une
recherche de nouveaux produits tropicaux et de nou-
veaux débouchés, son Église catholique, tout aussi
insensiblement, se déprit quelque peu des idées et des
images qui lui servirent à justifier le commerce du
« bois d'ébène» pour prendre à son compte tout à la
fois les intérêts de la glorieuse patrie et ses capacités à
civiliser l,

1. R. Girardet, L'Idée coloniale en France: 1871-1962, Paris,


La Table ronde, 1972, p. 36-39.
Besoins d'Afrique 101

Mais tout cela ne dresse qu'un tableau assez connu


et assez peu singulier de la France de l'époque où
l'attrait de l'Afrique ne semblait concerner que ses
figures ou ses symboles de domination les plus mani-
festes, le Trône et l'Autel, le bourgeois affairiste et le
militaire nostalgique du prestige national. En réalité
d'autres acteurs, souvent ouvertement hostiles à ce
monde louis-philippard, tissaient d'autres réseaux favo-
rables à des projets de colonisation en Afrique. On en
connaît déjà largement les ramifications et les lignes de
filiation. La Société des amis des Noirs et des colonies,
relayée par la Société de la morale chrétienne puis par la
Société française pour l'abolition de l'esclavage, les
loges maçonniques, ainsi que les saint-simoniens et les
fouriéristes, bref tout un aréopage de républicains, de
protosocialistes et de libéraux qui condamnait la traite et
l'esclavage, mais n'en avait pas moins soutenu l'Expé-
dition d'Égypte et la conquête de l'Algérie. En outre,
comme on l'a vu, ce milieu politico-intellectuel avait été
rejoint par des créoles antillais et guyanais qui, tels Bis-
sette et surtout Urbain, jouèrent un rôle de premier plan
dans la redéfinition du projet colonial français.
Mais ce qui caractérise la période des années 1840,
c'est que ce milieu sortit de la clandestinité dans
laquelle la Restauration l'avait peu ou prou plongée pour
s'exprimer de plus en plus ouvertement et pour faire de
l'abolition de l'esclavage et, plus globalement, de la
question coloniale une affaire publique. Ce qu'autorisait
une situation politique marquée par une monarchie par-
lementaire de plus en plus ballottée par ses diverses
oppositions et par un important développement des jour-
naux et des revues. Vint ainsi le temps des publicistes,
ardents zélateurs d'une nouvelle expansion coloniale
française, à l'instar d'un Louis Blanc écrivant pompeu-
sement dans La Revue du Progrès que le « génie de la
France est essentiellement cosmopolite» et qu'il lui fal-
lait « se répandre dans le monde 1 »,

1. c.-R. Ageron, France coloniale ou parti... , op. cit., p. 64.


102 Frères et sujets

Dans ce processus de mise en débat dans l'espace


public de la question coloniale, la figure de Victor
Schœlcher occupa certainement une place centrale. De
Schœlcher, on connaît surtout le grand militant de la
cause abolitionniste qui publia en 1840 un maître-livre
sur le sujet 1 et qui, devenu secrétaire d'État aux Colo-
nies en 1848 au commencement de la Ile République,
conçut et fit appliquer le décret d'abolition de l' escla-
vage, libérant ainsi les quelques 250 000 individus
asservis dans toutes les possessions françaises (mais
beaucoup, par suite de rébellions et d'affranchissements,
ne l'étaient déjà plus). Si son nom passa ainsi à la pos-
térité nationale, on sait peut-être un peu moins qu'il fut
l'un des grands chefs de file du combat républicain
presque tout au long du XIX e siècle 2 et un des plus
célèbres compagnons de route de ce qui deviendra plus
tard, sous la Ille République, le parti colonial. Franc-
maçon, membre de la Société des amis des Noirs et des
colonies sous la Restauration, son combat opiniâtre
contre la traite et l'esclavage était, comme chez l'abbé
Grégoire, associé à une volonté de réhabiliter la civilisa-
tion africaine; et, à l'instar de son illustre maître, mais
avec encore plus de détermination, Victor Schœlcher
chercha à démontrer les origines africaines, en l'occur-
rence éthiopiennes, de la civilisation égyptienne. Mais,
comme pour Grégoire et pour tant d'autres abolition-
nistes, la reconnaissance des qualités culturelles du
monde noir n'était pas exclusive, loin s'en faut, de l'idée
que la nation française était tout particulièrement à
même de le civiliser en y faisant renaître, à coup d'éli-
mination des despotismes, les droits naturels. À cet
égard, cette façon de faire de la France, enfin redevenue
républicaine, une nation régénérante, trouva son immé-
diate application, peu après l'abolition de l'esclavage,

1. V. Schœlcher, Abolition de l'esclavage: examen critique du


préjugé contre la couleur des Africains et des sang-mêlé, Paris,
Pagnerre, 1840.
2. F. Manchuelle, «Origines républicaines de la politique
d'expansion coloniale de Jules Ferry (1838-1865) », in Revue fran-
çaise d'histoire d'outre-mer, vol. 75, n° 279, p. 188.
Besoins d'Afrique 103

dans l'instauration du suffrage universel qui permit aux


colonies d'élire leurs députés. Des Antilles et du
Sénégal, la nouvelle Assemblée constituante reçut ainsi
trois hommes de couleur, dont un esclave récemment
affranchi de Martinique, les autres colonies, particuliè-
rement l'Algérie, n'y envoyant que des représentants des
colons. Événement hautement symbolique qui fit siéger
ensemble, au nom du peuple français, des personnages
ressortissant à deux histoires coloniales différentes mais
organiquement liées par la traite négrière : le créole
Durand Valentin, héritier d'une riche famille de traitants,
qui avait été élu par l'ensemble des résidents de Saint-
Louis et de Gorée, côtoyant en toute égalité de droit et
de préséance des Antillais issus de l'esclavage. Mais
l'événement fut d'autant plus emblématique que son
inspirateur, Victor Schœlcher, se retrouva lui-même sur
les bancs de l'Assemblée au titre de député de la Marti-
nique, à côté donc de son collègue descendant d'es-
claves, prenant en quelque sorte à son compte cette
situation d'égalité formelle entre le Noir, le métis et le
Blanc. L'ancien ami des Noirs n'avait jamais aussi bien
porté l'héritage de Grégoire qu'en cet instant où la
République renaissante, par un acte d'assimilation poli-
tique, sembla magiquement effacer deux siècles d'his-
toire de traite et de servitude. Sous ce rapport, il est
patent que la France se distingua nettement de toutes les
autres nations qui avaient été esclavagistes et, a fortiori,
qui l'étaient encore comme les États-Unis ou le Brésil.
Car, bien que la principale d'entre elles, l'Angleterre,
eût été, depuis la fin du xvnr siècle, la championne de la
lutte contre l'esclavage et l'eût effectivement aboli en
1833, la France, en renouant avec la geste des Conven-
tionnels de 1793-94, fit ce qu'aucune autre nation
n'avait songé à faire: élire des députés de couleur et
engager ainsi, dans ses colonies les plus anciennes, un
processus d'assimilation politique.
De répétition en répétition, ce moment d'exception
ne dura pas. S'il ne rétablit pas, comme son oncle,
l'esclavage, Louis-Napoléon Bonaparte mit rapidement
fin, en même temps qu'à la République, à la représenta-
104 Frères et sujets

tion des colonies au sein du Corps législatif. Mais, ainsi


qu'on l'a vu avec la question algérienne, le rhabillage
impérial de la nation française fut plutôt propice à une
idéologie coloniale qui emprunta à des doctrines,
comme celle des saint-simoniens, paraissant davantage
s'accorder avec les idéaux d'une France républicaine,
même si, par ailleurs, Napoléon III se plut à renforcer
l'élan missionnaire catholique que la monarchie de
Juillet avait déjà bien amorcé. En fait, bien qu'elle obli-
geât nombre d'opposants républicains à entrer en clan-
destinité ou à s'abriter sous le secret des loges maçon-
niques, et qu'elle suscitât de nombreux exils, à l'exemple
de Schœlcher parti vivre en Angleterre, la période du
second Empire fut un véritable laboratoire du renouveau
de l'expansion coloniale française. Par l'efficace entre-
mise de son cousin, le prince Napoléon, l'empereur se
décida à créer un ministère de l'Algérie et des Colonies
qui accueillit tout un réseau de républicains et de libé-
raux (parmi lesquels un certain Jules Ferry) favorables à
l'expansion et au renforcement d'une colonisation de
l'Algérie placée sous le signe d'une assimilation pro-
gressive. Mais c'est surtout avec la création de la Revue
du monde colonial (1858) que ces réseaux prirent la
forme d'un mouvement proexpansionniste au sein
duquel des républicains, généralement francs-maçons,
des libéraux, des anciens saint-simoniens, fouriéristes
ou proudhoniens, des géographes cherchèrent à redéfinir
les droits et devoirs de la France à coloniser et à éman-
ciper 1. Dans ses rangs s'alignaient des personnages qui
passeront à la postérité: le célèbre géographe et futur
anarchiste Élisée Reclus; le fameux publiciste Jules
Duval, ex-fouriériste, féru d'économie comme de géo-
graphie, et auteur d'un imposant traité qui visait à réper-
torier les nombreux avantages d'une expansion colo-
niale moderne et à en faire la démonstration par la
conquête de l' Afrique noire intérieure 2. Mais une figure
1. F. Manchuelle, ibid.
2. J. Duval, Les Colonies et la politique coloniale de la
France, Paris, Bertrand, 1864; R. Girardet, L'Idée coloniale en
France, op. cit., p. 43-45.
Besoins d'Afrique 105

moins connue y joua un rôle majeur. Il s'agit du Guade-


loupéen Me1vil BIoncourt issu d'une famille proche de
Schœlcher, franc-maçon lié à Proudhon durant la
lie République et qui participera plus tard à la Commune
de Paris. Or, comme Bissette avant lui, il soutint vigou-
reusement la colonisation de l'Algérie en y réclamant
l'assimilation politique, mais, à l'instar du Martiniquais
et comme Urbain, il avait une haute idée de ses origines
africaines et entendait défendre le monde noir contre
toute politique d'asservissement culturel 1.
Décidément, le renouveau de l'idéologie coloniale
française, amorcé depuis l'avènement de la première
République, ne cessait de prendre ce tour très singulier
d'être principalement animé par ceux-là mêmes qui
disaient tourner résolument le dos au colonialisme
d'Ancien Régime et de ce qui en était le parangon, à
savoir la traite et l'esclavage. Expression privilégiée
d'un milieu politico-intellectuel que l'on peut, non sans
quelque anachronisme, situer plutôt à gauche, avec une
forte présence des réseaux francs-maçons et saint-simo-
niens entraînant dans leur giron des personnalités noires,
métis, et même arabes (comme Abd el-Kader, le rebelle
et souverain algérien musulman qui, après sa reddition
au cours des années 1850, adhéra à la franc-maçon-
nerie), ce renouveau s'accomplit pour l'essentiel au nom
d'idéaux républicains susceptibles de régénérer des
races meurtries par l'esclavage, et d'une nation française
à laquelle était tout particulièrement attribuée la capacité
de déceler en Afrique noire la présence plus ou moins
marquée d'authentiques civilisations.

Portrait sur pied d'un administrateur-ethnographe :


entre républicanisme et raciologie pratique

C'est précisément au travers de ce double ressort


que fut conduite au Sénégal, sous la férule de Faidherbe
1. F. Manchuelle, « Le rôle des Antillais... », op. cit., p. 388-
389.
106 Frères et sujets

nommé gouverneur en 1854, la première grande


conquête coloniale française en Afrique noire. Si elle se
déroula dans un contexte international où l'Angleterre
était de loin la nation européenne la plus implantée sur
les côtes africaines, cette conquête se démarqua néan-
moins quelque peu des pratiques de protectorat de la
Grande-Bretagne, notamment en Gold Coast, laquelle
avait des visées essentiellement commerciales et hésitait
encore dans sa colonie du Cap, malgré une forte immi-
gration anglaise et l'expansionnisme des Boers, à
s'engager dans la conquête des territoires indigènes. Il
s'est agi très précisément d'une nouvelle mise en œuvre
de l'imperium français telle qu'elle s'était déjà mani-
festée lors de l'Expédition d'Égypte et telle qu'elle était
en train de s'imposer en Algérie dans les conditions par-
ticulières d'un peuplement européen, mettant à nouveau
à l'épreuve tout ce qui, depuis la Révolution, avait animé
l'idéologie coloniale française.
À l'instar des précédentes expériences impériales,
la colonisation du Sénégal fut d'abord une collection de
faits d'armes mettant aux prises les troupes françaises
avec les émirats maures, mais surtout avec un conqué-
rant rival, d'origine toucouleur, El-Hadj Omar qui, à la
tête d'une armée de disciples appartenant à une
confrérie mystique musulmane (la Tidjanya), dont il
était le calife, avait commencé à se tailler lui aussi un
empire dans le Haut-Niger et le Haut-Sénégal. De la
même manière qu'en Algérie où il avait pu apprécier,
malgré tous les problèmes qu'ils posèrent à Bugeaud,
les talents d'Abd el-Kader à rassembler les forces
arabes, Faidherbe se plut à reconnaître dans le conqué-
rant toucouleur un très estimable et authentique adver-
saire, quelqu'un qui, presque comme lui, était en mesure
d'imposer sa puissance régénératrice à des populations
indigènes encore largement païennes, et qui, de surcroît,
avait créé les conditions favorables à la colonisation
française '. Les choses allèrent effectivement dans ce

1. R. Delavignette, «Faidherbe », in Les Techniciens de la


colonisation (xix-xx: siècle), Paris, PUF, 1947, p. 75-83.
Besoins d'Afrique 107

sens puisque, au bout de dix ans, l'entreprise d'El-Hadj


Omar sombra aussi bien à cause des coups portés par le
conquérant français qu'à cause de discordes internes et
des résistances que lui opposèrent certaines populations
locales, permettant ainsi à Faidherbe de profiter de cette
situation pour constituer et unifier la colonie du Sénégal.
Bien mieux que Bugeaud dont l'action en Algérie avait
laissé un bilan très mitigé, l'ancien officier de génie pou-
vait se vanter, au moment de quitter son poste en 1864,
d'avoir non seulement presque entièrement pacifié la
nouvelle colonie, mais aussi et surtout d'avoir placé au
tout premier plan l' imperium français en Afrique.
Car, au-delà de ses succès militaires et politiques,
Faidherbe entreprit au Sénégal tout un ensemble de pro-
jets coloniaux qui représenta une assez belle synthèse en
acte des expériences impérialistes conduites depuis la
Révolution, y compris sous leurs aspects les plus ambi-
valents. De cette synthèse, on connaît les composantes
largement hagiographiques qui firent de Faidherbe le
père quasi inimitable de tous ceux qui, trente ans plus
tard, sous la Ille République, fonderont l'empire français
d'Afrique noire. Acquis aux idées républicaines, affilié,
dirent certains, à la franc-maçonnerie, antiesclavagiste -
dont les convictions en la matière se précisèrent à
l'occasion d'un séjour aux Antilles et à la lecture des
œuvres de Schœlcher - Faidherbe sut en effet double-
ment mettre en valeur la nouvelle colonie du Sénégal.
D'une part, il y amorça résolument le développement de
cet ordre substantiel par quoi Michel Foucault définit
l'une des conditions majeures de l'édification d'un corps
social moderne et rationnel. Ce qu'illustrèrent sa poli-
tique de grands travaux (notamment le réaménagement
de Saint-Louis et la création de Dakar), sa mise en
œuvre d'un système cohérent d'organisation territoriale
en arrondissements et en Cercles (même si ce système
ne s'appliquait pour l'heure qu'à la portion côtière du
territoire, la plus grande partie étant placée sous un
régime de protectorat), ainsi que son soutien à l' expan-
sion de la monoculture arachidière qui unissait, dans une
même filière, des intérêts locaux à ceux des commer-
108 Frères et sujets

çants bordelais et de l'industrie huilière métropo-


litaine '. D'autre part, il s'appliqua à revivifier les
populations indigènes sous administration directe par
la surveillance, voire l'interdiction de leurs pratiques
esclavagistes, par la création du premier bataillon de
troupes noires et, surtout, par la multiplication rapide
d'écoles, dont la plus célèbre, l'École des fils de chef,
devait servir à former les meilleurs auxiliaires de
l'imperium français, y compris parmi les populations
musulmanes.
Mais, si l'on peut aisément reconnaître dans tout
cela les caractéristiques de cet impérialisme républicain
qu'inaugura l'Expédition d'Égypte et qui conférait à la
France la mission de civiliser par une politique volon-
taire d'assimilation, la politique indigène entreprise par
Faidherbe fut de nature une nouvelle fois à en accentuer
les ambivalences et les contradictions. Car, au-delà de
ce que l'hagiographie dit de ses talents d'organisateur,
instaurant l'espace sénégalais comme unité tout à la
fois territoriale, administrative et morale 2, Faidherbe ne
conçut en effet son action qu'éclairée par une connais-
sance approfondie des populations locales et par de
savants développements sur ce qui fonde leurs diffé-
rences et leur nécessaire hiérarchisation. Nourri de ses
séjours en Algérie auprès des Bureaux arabes et aux
Antilles qui lui donnèrent un solide bagage ethnolo-
gique et linguistique, il incarna ainsi pleinement au
Sénégal la figure de l'administrateur-ethnographe déjà
esquissée par le baron Roger. Des émirats maures à
l'empire toucouleur d'El-Hadj Omar, en passant par les
mondes wolof, serer et mandingue, tout (physionomie,
langue, mœurs, religion) devait être passé au crible
d'une analyse globale et comparatiste dans laquelle les
notions de race et de mélange des races lui servirent
tout à la fois à les classer et à les hiérarchiser pour en
imaginer l'inéluctable métamorphose sous la bannière

1. G. Wesley Johnson, Naissance du Sénégal contemporain,


op. cit., p. 44-45.
2. R. Delavignette, Les Techniciens... , op. cit., p. 87.
Besoins d'Afrique 109

française 1. Où l'on retrouve cette raciologie qui animait


les cénacles scientifiques de l'époque comme les débats
entre partisans et détracteurs de la colonisation, mais à
laquelle Faidherbe apporta une contribution toute parti-
culière. Il en redéfinit en effet largement les termes par
la construction d'un large spectre de subdivisions
raciales qui, allant de la race blanche à la race noire, éta-
blissait, par une combinaison de critères physiques et
moraux, leur degré plus ou moins grand de supériorité
ou d'infériorité. C'est ainsi que si les Maures se rappro-
chaient de la race blanche et si les Toucouleurs, ressor-
tissant au monde peul, constituaient pour lui une race
intermédiaire (la « race rouge»), mais dotée toujours de
marques de supériorité, les Sérères, en revanche, partici-
paient de cette race noire inférieure dont le type était
encore plus affirmé, loin des savanes sénégalaises, vers
les régions forestières de l'Atlantique Sud 2. Et, dans ce
spectre, le trait discriminant - qui faisait basculer cer-
tains types raciaux du côté de l'infériorité - n'était autre
que celui qui distinguait nettement les peuples conqué-
rants des peuples conquis, ou encore les peuples dispo-
sant d'institutions politiques dignes de ce nom de ceux
réputés ne pas en avoir.
Mais cette façon toute savante de classer et de hié-
rarchiser ceux-là mêmes qui étaient en train d'être colo-
nisés, signant par son ampleur l'acte fondateur de l'afri-
canisme français, ne fut jamais qu'une accentuation du
geste francocentrique déjà bien amorcé avec l'Expédi-
tion d'Égypte. Car s'il avait certainement pour Fai-
dherbe une portée très générale, son distinguo entre
peuples conquérants et peuples conquis avait au moins
autant une signification proprement hexagonale, rappe-

1. De Faidherbe voir notamment «Populations noires du


Sénégal et du Haut-Niger », in Bulletin de la Société de géographie
de Paris, t. vm, 1856, p. 281-300 et Le Sénégal. La France dans
l'Afrique Occidentale, Paris, Hachette, 1889.
2. J.-L. Amsel1e, Vers un multiculturalisme français, op. cit.,
p. 127-133 ;A. Pondopoulo,« La construction de l'altérité ethnique
peule dans l'œuvre de Faidherbe », in Cahiers d'études africaines,
143, XXXVI-3, 1996, p. 421-441.
110 Frères et sujets

lant que, sans les Germains, la France ne serait pas


devenue elle-même une nation forte et conquérante; de
même que l'idée qu'avait Faidherbe du système républi-
cain comme forme supérieure d'organisation humaine,
et que la France avait su si bien incarner, l'autorisait à
considérer que des institutions politiques, qui étaient
avantageusement façonnées par l'islam, ne pouvaient
que s'en approcher puisqu'elles laissaient émerger un
principe d'égalité devant la loi. À quoi s'ajoutait toute
l'importance qu'il accordait au métissage, en l'occur-
rence à une forme de régénération permettant précisé-
ment aux races inférieures d'être revivifiées par des
races supérieures nécessairement conquérantes (notam-
ment par des Français destinés ainsi à se métisser sui-
vant le modèle des créoles de Saint-Louis), et qui ren-
voyait de la même façon à l'image d'une nation
française qui avait été elle-même fortifiée par la fusion
de ses « deux races » originelles.
On peut donc affirmer que la fondation du Sénégal
comme premier acte de la colonisation française en
Afrique noire fut en même temps, sur un plan idéolo-
gique, l'acte de création d'un certain monde franco-afri-
cain. Par les conceptions de Faidherbe, la France sem-
blait d'autant plus prédisposée à coloniser l'Afrique
noire que tout en elle, de sa constitution raciale métissée
à ses avancées politiques, ne pouvait que l'amener à s'y
faire apprécier. Sans doute ces conceptions n'étaient-
elles pas véritablement originales puisqu'elles avaient
déjà été formulées, depuis le XVIIIe siècle, par la Société
des amis des Noirs, et, plus tard, par les saint-simoniens
avec leur idée d'affamiliation. Mais à cette tradition
négrophile, elles adjoignirent ce point de vue que le
monde africain n'était pas pensable en bloc, qu'il y avait
en lui plusieurs races dont certaines étaient nettement
supérieures aux autres. Ce qui ne manquait pas de
brouiller quelque peu les pistes de ladite tradition et sur-
tout de compliquer un peu plus les balancements de la
politique coloniale entre assimilation et association, plus
précisément d'indexer toute volonté assimilationniste
sur une évaluation des races ou des ethnies africaines
Besoins d'Afrique 111

suivant qu'elles étaient plus ou moins aptes à en bénéfi-


cier. En tout cas, cela traduisait, plus qu'une ambiva-
lence, une tension entre l'administrateur républicain
soucieux de civiliser et d'assimiler, et l'ethnographe
attentif à discriminer les races indigènes. Cette tension,
à la suite de Faidherbe, ne cessera justement d'alimenter
la colonisation française en Afrique.
LE RÉTABLISSEMENT DE LA RÉPUBLIQUE
OU LA RÉGÉNÉRATION PAR LA COLONISATION

Quels qu'aient été les rêves de Faidherbe de pour-


suivre, au-delà du Sénégal, la conquête de l'Afrique
sahélienne, de l'autre côté des rives du Sénégal, en Mau-
ritanie, et, plus à l'est, vers les actuels Mali et Niger,
pour édifier ainsi un vaste empire connecté à l'Algérie,
la France des années 1860 n'était pas encore véritable-
ment prête à les réaliser. À l'instar du reste d'autres
nations européennes qui, comme l'Angleterre, étaient
certes de plus en plus présentes sur le continent africain
en y multipliant sur ses côtes les comptoirs de com-
merce et les expéditions le long de ses fleuves ou dans
ses hinterlands. Mais la France semblait d'autant moins
prête à entreprendre d'autres conquêtes africaines que
l'empereur, qui caressait d'autres rêves de grandeur en
Algérie, se préoccupait bien davantage de sa mise en
valeur en y menant de grands travaux d'infrastructure et
qu'il jouait plus largement le prestige de la France dans
une ambitieuse stratégie panarabe en Méditerranée. Et,
s'il se déclarait volontiers partisan d'une politique
expansionniste à des fins d'implantations commerciales,
d'exportations de capitaux et de gloire nationale, au
Maghreb, au Moyen-Orient, en Cochinchine, en
Océanie ou à Madagascar, Napoléon III n'était guère
disposé à lancer le pays dans des entreprises aventu-
reuses qui lui coûteraient fatalement très cher. Ainsi,
quelque chose des hésitations de l'Ancien Régime en
matière de politique coloniale se perpétuait, quelque
114 Frères et sujets

chose qui se formulait toujours dans les mêmes termes,


à savoir que la conquête de terres lointaines était oné-
reuse et que, loin de faire la prospérité du pays, elle pou-
vait plus sûrement conduire à son affaiblissement 1.

Une France réputée dégénérée

Cependant, en cette deuxième moitié du XIX" siècle,


des ressorts plus spécifiquement internes à la nation
française et, très précisément, un certain mode d'évalua-
tion de l'état de sa population, étaient en train de modi-
fier assez radicalement la donne. On en déjà évoqué la
formule. li s'agit de cette idée de dégénérescence agitée
par les sociétés savantes les plus en vue qui, sur fond de
polygénisme, voulurent démontrer à la fois l'inégalité
foncière des races et le danger que représentait leur
métissage. Cette idée prit une tout autre dimension en
s'appliquant, sinon à la population française, du moins à
une bonne partie d'entre elle pour en évaluer l'état appa-
remment de plus en plus pathologique. Paradoxalement,
alors que la France s'enrichissait globalement, accom-
plissant sa révolution industrielle, qu'on y reparlait de
gloire nationale, de nombreux scientifiques et de nou-
velles disciplines, la psychiatrie, l'anatomopathologie,
la biologie, les statistiques morales et sociales (ancêtres
de l'épidémiologie, de la démographie et de la socio-
logie), l'hygiénisme, établissaientque les couches sociales
laborieuses étaient atteintes, d'une manière de plus en
plus inquiétante, de multiples maux 2. li s'agissait, au
premier chef, des épidémies qui hantaient les faubourgs
et les logements insalubres des ouvriers, mais aussi des
affections et des accidents de travail croissants provo-
qués par la vie exténuante des usines; toutes choses
1. J. Meyer, J. Tarrade, A. Rey-Goldzeiguer (dir.), Histoire de
la France coloniale, op. cit.• p. 639, t. 1.
2. L. R. Villermé, Tableau de l'état physique et moral des
ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de
soie [1840], Paris, UGE, 1971.
Besoins d'Afrique 115

auxquelles s'ajoutaient, disait-on, comme si elles four-


nissaient la preuve flagrante d'une décadence nationale,
une augmentation des maladies mentales et de l'alcoo-
lisme et, plus généralement, une accumulation de tares
qui, parce qu'elles étaient censées ressortir aux carac-
tères acquis, couraient le long des lignées et se tradui-
saient, semblait-il, par une prolifération d'actes délic-
tueux.
Le discours sur la dégénérescence, par-delà les
thèmes raciologiques, fut ainsi conforté par toute une
série d'observations et de mesures scientifiques qui, des
corps aux milieux, de l'hérédité à la société comme
ensemble démographique et comme ensemble inégal de
richesse et de pauvreté, en appelaient à de nécessaires
interventions et réformes sociales. Les doctrines hygié-
nistes, mais aussi un fort courant eugéniste, associés à
une attention de plus en plus soutenue à la procréation et
à la protection infantile 1, marquèrent les débuts d'une
politique moderne de santé publique qui eut pour princi-
pale signification d'entreprendre la régénération d'une
nation dont de nombreux scientifiques étaient en train
d'établir qu'elle courait à sa perte.
Mais cette biopolitique, qui, selon Michel Fou-
cault, fut constitutive des nations modernes, faisant
converger rationalité étatique et rationalité scientifique
par une « disciplinarisation » des individus comme des
populations, n'était pas réellement propre à la France.
En Angleterre et en Allemagne aussi, peut-être d'une
manière encore plus marquée, la question de la dégéné-
rescence et des moyens d'y remédier furent à l'ordre du
jour comme si la « grande transformation» qu'était en
train d'opérer le développement capitaliste et techno-
scientifique européen ne laissait de faire apparaître, tel
un spectre menaçant, la croissance symétrique et inverse
de la pauvreté, de maux et d'anomies de tous ordres qui
en appelaient à des contrôles et à des surveillances éta-
tiques de plus en plus sophistiqués. Cependant, cette

1. A. Carol, Histoire de l'eugénisme en France: les médecins


et la procréation, xir-xr siècle, Paris, Seuil, 1995.
116 Frères et sujets

question prit en France un tour spécifique car elle s'ins-


crivait dans une histoire politique qui, depuis la Révolu-
tion, avait vu rapidement défiler la grandiose instaura-
tion de l'Empire napoléonien et son effondrement
spectaculaire, trois figures de monarque, le rétablisse-
ment de la république vite compromis par le coup d'État
de Louis-Bonaparte et le retour d'un ordre impérial. Sin-
gulière histoire en vérité, incomparable à toute autre sur
le continent européen qui s'accompagna certes de conti-
nuités juridiques et administratives ainsi que de boule-
versements économiques de grande ampleur, mais qui,
manifestement, révélait une extrême division de ses
élites et une impuissance chronique de la France à
trouver un régime politique stable, comme si elle n'en
finissait pas de buter sur la fracture qu'avait représentée
la Révolution de 1789 et de ressasser l'époque où
l'Europe était contrainte de marcher à son diapason.
Ernest Renan fit précisément le diagnostic peu amène
d'un second Empire qui s'employa, non sans panache, à
développer une politique étrangère pouvant faire naître
en Europe, notamment en Italie et en Allemagne,
comme dans le monde arabe, des nations libres ou libé-
rées d'archaïques despotismes, mais qui n'avait pas les
moyens de ses ambitions. À en croire l'auteur de La
Réforme intellectuelle et morale de la France l, celle-ci
était atteinte d'un « mal» profond qui avait gagné ses
fonctions étatiques les plus vitales, notamment son
administration et son armée, et qui aurait dû lui interdire
de croire qu'elle pouvait se mesurer à la Prusse dont les
vertus guerrières germaniques étaient chez elle, disait-il,
toujours intactes. Et pourtant elle y crut, peut-être parce
qu'elle s'abusa de quelques victoires remportées contre
l'Autriche ou la Russie, ou encore contre les troupes
d'El-Hadj Omar au Sénégal. On connaît la suite: la
déclaration de guerre à la Prusse suivie d'une cuisante
défaite qu'incarnèrent à souhait la capitulation de Sedan
et l'arrestation de l'empereur, mais aussi et surtout

1. E. Renan, Histoire et parole, Œuvres diverses, op. cit.


Besoins d'Afrique 117

l'humiliante dépossession de l'Alsace et d'une partie de


la Lorraine.
Ainsi, mieux encore que les observations et
mesures sur l'état de la population française qui alimen-
taient le discours sur la dégénérescence, la déroute de
1871 constitua la preuve quasi irréfutable de la déca-
dence nationale. Plus précisément, elle cristallisa un
moment de réflexivité par lequel le francocentrisme en
forme de « génie français » semblait non seulement se
retourner en une extrême faiblesse, mais être, de sur-
croît, atteint dans sa substance même par l'amputation
d'une notable portion du territoire national. Karl Marx,
qui fut, comme on sait, un fin analyste des péripéties
françaises depuis l'avènement de la Ile République
jusqu'à la proclamation de la Commune de Paris en
1871, n'eut pas de mots assez forts pour décrire l'état
pitoyable dans lequel ses groupes dirigeants avaient
plongé la France: une débâcle militaire sans précédent,
un armistice payé au prix fort d'annexions territoriales
et d'indemnités financières pour le vainqueur, d'occupa-
tion et d'entretien d'un demi-million de soldats prus-
siens sur le sol français, tout cela débouchant au surplus
sur une guerre civile qui s'acheva par la répression san-
glante de cette nouvelle expérience politique qu'avait
été, durant trois mois, la Commune de Paris 1.
Il revint finalement à la Ille République de prendre
en charge le redressement de la nation française et de
poursuivre le développement industriel déjà bien
amorcé par le second Empire. Non point exactement
celle qui naquit fiévreusement au lendemain du désastre
de Sedan et qui, sur fond de résistance patriotique à
l'envahisseur, se radicalisa en mouvement révolution-
naire, mais une république modérée qui, d'abord mena-
cée de régresser en une monarchie parlementaire, évolua
en un régime durablement légitime, comme si la France,
malgré ce qui adviendra de ses futures crises et divi-
sions, pouvait désormais s'identifier à ce qu'elle avait

1. K. Marx, La Guerre civile en France, Paris, Éditions


sociales, 1963.
118 Frères et sujets

instauré en 1789. Seule une autre «étrange défaite»


face à l'Allemagne, pour reprendre la formule de Marc
Bloch, y mettra à nouveau fin '.
Mais le redressement de la France ne passa pas
simplement par la stabilité de son régime politique et la
poursuite de son essor économique. La question colo-
niale ou, plutôt, la relance sur une grande échelle d'un
impérialisme républicain en fut certainement son ressort
principal. Déjà, à la fin du second Empire, sous la pres-
sion de l'opposition républicaine, et tout particulière-
ment du lobby qualifié à l'époque de «coloniste », ras-
semblé autour de la Revue du monde colonial et du
périodique L'Économiste français, Napoléon III avait dû
abandonner son projet de Royaume arabe pour lui pré-
férer une politique d'assimilation par laquelle l'Algérie
et, plus largement, le Maghreb, participerait de l' élargis-
sement et de l'unité de la nation française. Et à
l'encontre des timidités de l'empereur en matière de
colonisation, ce lobby exprimait de plus en plus ouver-
tement les bienfaits d'une ambitieuse politique d'expan-
sion. Jules Duval, l'ancien fouriériste, en fut l'une des
grandes figures, préconisant en Algérie un vaste pro-
gramme de naturalisation, non seulement à l'attention
des colons non français mais aussi à l'endroit des indi-
gènes, ainsi qu'un renouveau de l'esprit de conquête
visant tout à la fois l'Afrique du Nord, l'Afrique noire et
l'Asie. Mais ce fut surtout Prévost-Paradol qui fit, à la
veille de la guerre franco-prussienne, le plaidoyer le plus
percutant en faveur de l'expansion coloniale. Dans son
ouvrage, La France nouvelle (1868), qui rencontra très
vite une forte audience, il y exposait des idées qu'en leur
temps certains animateurs de la Société des amis des
Noirs comme La Fayette avaient déjà bien esquissées, à
savoir qu'une colonisation non despotique et non mer-
cantile, soucieuse de développer des richesses dans
l'intérêt des conquérants comme des conquis, était
source de liberté et de progrès. Mais, comme son titre
l'indique nettement, l'ouvrage proposait un argumen-
1. M. Bloch, L'Étrange Défaite, Paris, Gallimard, 1990.
Besoins d'Afrique 119

taire qui dépassait largement cette posture libérale, affir-


mant en substance que faute d'un renouveau expansion-
niste, la nation française courait à sa perte. Étant donné,
expliquait-il, que tout en elle respirait la décadence, son
influence extérieure, battue en brèche par l'Angleterre et
concurrencée par l'Allemagne, comme ses forces inté-
rieures, de plus en plus amoindries par ses divisions
politiques et par un déficit démographique dû tout à la
fois à la mortalité et à la baisse de la natalité, il lui fallait
impérieusement se répandre de l'autre côté de la Médi-
terranée ou, bien plus loin, vers les terres d'Annam ou
du Tonkin pour se métamorphoser en une France forte
de cent millions d'âmes.
Jamais encore, la question coloniale n'avait été
abordée en des termes qui l'associaient aussi étroitement
au destin national, même si, comme on l'a vu, elle s'était
déjà fortement articulée au projet universaliste et civili-
sateur issu de la Révolution. Car, à la différence de ce
mouvement autoréférentiel par quoi la France révolu-
tionnaire éprouva, comme à l'excès, le besoin de sortir
d'elle-même, de valider ailleurs que sur son sol, et par-
ticulièrement en Égypte, ce qu'elle avait politiquement
enfanté, c'est une tout autre image de la nation française
que donnait à voir l'ouvrage de Prévost-Paradol et ceux
de nombreux auteurs et publicistes de la même époque:
une image globalement déficitaire dont nulle correction
ne semblait pouvoir provenir du seul espace hexagonal,
et qui, du même coup, en appelait à une nouvelle sortie
de soi valant cette fois-ci, non plus comme preuve, mais
comme remède ou comme salut. Sans doute n'était-ce là
qu'une pure construction idéologique assez peu
conforme à ce qui se passait, par exemple, sur le terrain
de la croissance économique où la question de la
conquête de nouveaux débouchés pouvait justifier cer-
tains projets coloniaux sans qu'il fût nécessaire de
recourir à cette démonstration d'une France dégénérée.
Mais elle n'en fut pas moins accentuée par la débâcle de
1871 et par la guerre civile qui s'ensuivit. Le projet
d'une régénération par la colonisation servit de cadre
mental aux élites et à ce parti colonial qui allaient pré-
120 Frères et sujets

sider aux destinées de la me République; une Répu-


blique où le mythe d'une «France nouvelle », d'une
«plus grande France », ne cessera d'entretenir l'idée
suivant laquelle, sans la colonisation, la nation serait
devenue une puissance secondaire, étriquée dans son
espace et amoindrie par sa population déclinante, à
l'image de ce qu'en dira un Leroy-Baulieu, tout à la fois
chantre de l'expansion française et contempteur vigou-
reux de la dénatalité nationale '. Mais une République
qui, pour penser la France en termes de dégénérescence/
régénération, n'en alla pas moins puiser également aussi
aux sources de la première version de l'impérialisme
républicain, celle par laquelle il s'agissait de porter
l'Universel à l'extérieur de soi, de faire renaître, chez
des peuples lointains, les droits naturels qui étaient
barrés par leurs institutions barbares. Ainsi, elle tendit à
réaliser une manière de compromis idéologique, ici
encore gros d'ambiguïté, entre l'image d'une France
diminuée, nostalgique de sa grandeur, et, de ce fait, mue
par un besoin tout pragmatique de colonies, et celle,
bien plus avantageuse, d'un État-Nation dépositaire
d'un projet universaliste.

Un moment singulier d'assimilation

L'esquisse d'un tel compromis se concrétisa d'en-


trée de jeu, à peine la République renaissait des cendres
de la Commune, très précisément en Algérie où la
déroute militaire puis la chute de l'Empire avaient sus-
cité une alliance enthousiaste entre les colons et le parti
républicain et accéléré le processus d'assimilation, fai-
sant des immigrés européens d'authentiques citoyens
français et prétendant appliquer à l'ensemble du terri-
toire les lois de la métropole. L'époque du régime mili-
taire ainsi que des Bureaux et du Royaume arabes

1. P. Leroy-Baulieu, De la colonisation chez les peuples


modernes, Paris, Guillaumin, 1874 et La Question de la population,
Paris, Félix Alcan, 1913.
Besoins d'Afrique 121

disparut donc avec l'Empire, mais cette «Algérie


française» ou cette «France algérienne» ne put s'af-
firmer qu'en réprimant dans le sang des rébellions indi-
gènes, notamment kabyles. Car les tribus autochtones
n'avaient rien vu d'autre dans ce processus d'assimila-
tion qu'une remise en cause radicale de leurs droits fon-
ciers et qu'une aggravation de la colonisation, sans
qu'ait été véritablement envisagée la possibilité pour
elles de participer, sinon à la citoyenneté française, du
moins à ce qui en était en Algérie son extension. Le réta-
blissement de la République eut ainsi pour traduction
immédiate l'instauration d'une «nouvelle France »,
mais avec cette conséquence singulièrement probléma-
tique au regard de ses idéaux assimilationnistes que
l'application de ses lois au seul bénéfice des colons tra-
çait désormais une nette ligne de partage entre ceux-ci et
un monde indigène de plus en plus perçu comme diffici-
lement assimilable.
Au reste, ce fut sur une autre scène coloniale que le
retour de la République donna sa pleine mesure à la
question de l'assimilation. Au Sénégal, en effet, alors
que la pacification réalisée par Faidherbe avait été com-
promise à la suite d'une nouvelle « guerre sainte» sur-
venue dans le Fouta-Djalon, la vieille tradition de la
société créole de Saint-Louis et de Gorée qui, depuis le
XVIIIe siècle, l'avait conduite à revendiquer son assimila-
tion politique à travers ses maires et, en 1848, son
député, et qui avait été mise en veilleuse sous le second
Empire, se ranima très vigoureusement avec l'instaura-
tion de la Ille République. Mais à la différence de ce qui
se passait au même moment en Algérie, ce furent les
habitants des deux cités, soit principalement des créoles
et des Noirs, qui revendiquèrent des droits politiques. Ce
qu'ils obtinrent dès 1871 avec le rétablissement du siège
de député à l'Assemblée nationale que la Ile République
leur avait accordé (mais ce fut un Français de métropole
acquis aux intérêts locaux qui l'occupa), et avec, en
plus, l'année suivante, la transformation de Saint-Louis
et Gorée en « Communes de plein exercice », la formule
signifiant que la France leur octroyait dorénavant les
122 Frères et sujets

mêmes droits qu'aux communes métropolitaines. Un


peu plus tard, en 1880 et 1887, ce furent respectivement
Rufisque (anciennement Fresco) et Dakar qui bénéficiè-
rent du même type de reconnaissance administrative et
politique, auquel s'ajouta l'instauration d'un conseil
général l •
En fait, cette grande scène d'assimilation des
vieilles possessions sénégalaises permet assez bien de
dénouer l'un des fils majeurs des relations franco-afri-
caines. On voit en effet qu'elle constitue le point
d'aboutissement d'une longue histoire partagée, celle
qui avait fait advenir une société créole acquise aux inté-
rêts français dans la mesure même où ils correspon-
daient aux siens et, pour cette raison, en quête de recon-
naissance politique. Mais, si elle s'institua assez
normalement avec le retour de la République, cette
« France sénégalaise» survint également dans un contexte
où le pays se remettait fort mal de la défaite de 1871 et
de ses conséquences, tout particulièrement de la perte de
ses provinces orientales; de sorte que tout se passa
comme si l'admission des Quatre Communes du
Sénégal dans le giron français venait quelque peu com-
penser cette perte, comme si l'idée d'une extension de la
France grâce à ses possessions d'outre-mer faisait effec-
tivement son chemin faute de pouvoir le faire, pour
l'heure, du côté des nouvelles frontières franco-alle-
mandes. On pourrait élargir du reste le propos et dire
qu'en ces premières années de la IlleRépublique, la
France trouva dans ce qui lui restait de ses anciennes
colonies fondées par l'Ancien Régime de quoi renforcer
l'unité nationale. Outre le Sénégal, elle le trouva parti-
culièrement aux Antilles d'où émergea, en tant que
maires, députés ou sénateurs, toute une pléiade
d'hommes politiques créoles, notamment un certain
Alexandre Issac, sénateur de la Guadeloupe, qui, dans
les années 1880-1890, participa à la fondation de la
Ligue des droits de l'homme et tenta de résoudre les

1. G. Wesley lonhson, Naissance du Sénégal contemporain,


op. cit., p. 61-74.
Besoins d'Afrique 123

contradictions de la politique coloniale en Algérie en


proposant que les indigènes y acquièrent des droits poli-
tiques sans avoir à renoncer à la loi musulmane 1.
Mais, pour revenir plus précisément au théâtre
sénégalais, cette régénération de la nation française par
l'assimilation représenta en réalité une étrange ruse de
l'histoire. Car, si les Quatre Communes étaient bien le
fruit d'une histoire partagée, leur institutionnalisation
survint dans un contexte de colonisation du Sénégal et
d'expansion française sur le continent africain. Fai-
dherbe était en effet passé par là et avait créé une nou-
velle situation qui, sur le plan économique, poussait au
déclin de l'univers créole et qui, sur le plan politico-
idéologique, imposait un cadre de domination inédit où
il appartenait entièrement à la puissance conquérante
d'estimer les possibilités d'évolution et d'assimilation
des peuples conquis. L'impérieux gouverneur avait
certes affiché une certaine inclination pour cet univers
qui, par son métissage, représentait à ses yeux un bon
modèle de régénération locale. Mais outre qu'il favorisa
l'installation de nouveaux acteurs coloniaux, des négo-
ciants bordelais surtout, fort bien représentés par la
maison Maurel et Prom, Faidherbe, comme on l'a vu,
n'eut de cesse de s'intéresser aux populations indigènes
et d'en établir la hiérarchie, c'est-à-dire de les assujettir
à sa grille de lecture raciologique. La ruse ici, c'est que
dans le même temps où l'assimilation était appliquée
aux anciennes colonies, permettant ainsi à leurs habi-
tants d'être considérés comme des citoyens ou des
« frères », la France se lançait, depuis le Sénégal et sa
vieille cité créole dans une grande politique d'expansion
coloniale en Afrique noire où les indigènes allaient être
traités d'abord et avant tout en sujets, à savoir en colo-
nisés largement exclus des lois courantes de la Répu-
blique ou ayant vis-à-vis d'elle bien moins des droits
que des devoirs. En empruntant, comme on l'a déjà
1. F. Manchuelle, « Le rôle des Antillais... », op. cit., p. 389-
393; C.-R.Ageron, Les Algériens musulmans et la France (1871-
1919), Paris, PUF, 1968.
124 Frères et sujets

indiqué, ces termes très suggestifs de «frères» et


« sujets» à Hannah Arendt, on prend toute la mesure
d'un paradoxe historique suivant lequel l'assimilation
politique apparut en Afrique noire au moment même où
la colonisation la reléguait au second plan, à la manière
d'un Faidherbe conditionnant son républicanisme civili-
sateur à la capacité variable des races africaines à en
bénéficier.
ENTRE THÉORIES ET PRATIQUES:
ANCIENS ET NOUVEAUX DILEMMES
COLONIAUX DE L'ÉTAT FRANÇAIS

L'expansion française en Afrique noire et, plus


généralement, la constitution de l'empire français dans
ses diverses composantes, africaine, mais aussi
maghrébine (avec en plus de l'Algérie, les protectorats
du Maroc et de la Tunisie), indochinoise ou océa-
nienne, s'étala sur deux décennies. Au tout début du
xx- siècle, la Ille République disposait d'un domaine
colonial grand comme vingt fois le territoire français et
peuplé de quelques soixante millions d'habitants.
L'expression d'« impérialisme républicain» n'avait,
par conséquent, jamais été aussi appropriée qu'au
tenue de cette période où la France était devenue la
deuxième puissance coloniale, juste derrière l' Angle-
terre, et où, comme pour reconnaître malgré tout la pri-
mauté de celle-ci, elle nommait volontiers ses posses-
sions africaines, c'est-à-dire ce qui représentait la plus
grosse part de l'Empire, ses « Indes noires ». Les pro-
jets d'expansion caressés quarante ans plus tôt par Pré-
vost-Paradol d'une «France nouvelle », qui devaient
aller à l'encontre d'une fatale décadence, s'étaient
donc largement réalisés, même si par ailleurs la perte
de l'Alsace-Lorraine persistait à hanter le pays et
même si la chute de la natalité continuait à obséder les
meilleurs esprits '.
1. J. Bertillon, Le Problème de la dépopulation, Paris,
Armand Colin, 1897; É. Zola, Fécondité, Paris, E. Fasquel1e, 1899.
126 Frères et sujets

À propos de ces deux décennies d'expansion fran-


çaise en Afrique, on ne reprendra pas ici les chapitres
largement connus de la conquête proprement dite 1. On
rappellera simplement qu'il s'est agi d'une conquête
plus largement européenne marquée par la conférence
de Berlin de 1885 et par toute une série de traités bilaté-
raux entre les principales puissances impliquées, essen-
tiellement l'Angleterre, la France et l'Allemagne
(secondairement le Portugal, la Belgique et l'Espagne),
qui reflétaient au premier chef l'évolution des rapports
de force sur le terrain. Le partage ou le dépeçage de
l'Afrique noire fut donc principalement le fait des mili-
taires, lesquels, en fonction de l'établissement de zones
d'influence et de protectorats, entreprirent plus résolu-
ment une stratégie d'annexion, souvent au prix de vio-
lents et tenaces affrontements avec des souverains
locaux qui, concurremment ou en réaction à l'entreprise
européenne, cherchaient à renforcer ou à défendre leur
propre empire. Cela fut particulièrement net du côté
français où l'hagiographie coloniale s'est plu à dresser
la galerie de portraits des grands conquérants, les Bor-
gnis-Desbordes, Brière de L'Isle, Gallieni, Archinard et
autres Savorgnan de Brazza ou Dodds, qui, du Sénégal à
la boucle du Niger, du golfe de Guinée au Tchad, don-
nèrent à la France, en plus du Maghreb, son immense
empire africain. Mais, mise à part la conquête réputée
pacifique du Congo par Brazza, presque partout
l'épopée coloniale française ne fut qu'une longue série
d'engagements militaires, à l'instar de ce qu'elle avait
été antérieurement en Égypte, en Algérie et au Sénégal,
y compris dans les régions forestières où certaines popu-
lations, pourtant jugées primitives ou politiquement
inorganisées, lui opposèrent jusqu'au début du siècle de

1. H. Brunschwig, Mythes et réalités de l'impérialisme colo-


niai français, Paris, Armand Colin, 1960; J. Suret-Canale, Afrique
noire occidentale et centrale, Paris, Éditions sociales, 1961 et 1968,
t. 1 et t. 2 ; J. Ki-Zerbo, Histoire de l'Afrique noire, Paris, Hatier,
1972, J. F. A. Ajayi et M. Crowder, History of West Africa,
Longman, 1974, vol. 2; C. Coquery-Vidrovitch et H. Moniot,
L'Afrique noire de 1800 à nos jours, Paris, PUF, 1992.
Besoins d'Afrique 127

très vives résistances. De sorte que, n'avait été la supé-


riorité de son armement sur celui des guerriers indi-
gènes, que des répressions et parfois des massacres illus-
trèrent tragiquement, et son usage systématique de
régiments de tirailleurs africains tels qu'ils avaient été
conçus par Faidherbe, la France aurait eu certainement
bien du mal à se constituer un empire de cette taille.
En fait, ce recours massif à la force des armes tran-
chait très fortement avec le discours colonial officiel, et
tout particulièrement avec celui qui en était à l'époque le
principal promoteur, à savoir Paul Leroy-Baulieu dont
l'ouvrage doctrinal, De la colonisation chez les peuples
modernes paru en 1874, exprimait une conception
essentiellement pacifique de l'expansion française. À le
suivre, il s'agissait au fond moins de coloniser (et certai-
nement pas au travers d'une importante émigration fran-
çaise) que de répandre la civilisation française par
l'entremise de ses techniciens et de ses capitaux (ce
qu'avait déjà proposé depuis longtemps les saint-simo-
niens), et cela aussi bien pour conquérir de nouveaux
débouchés que pour régénérer globalement la nation.
Avec ce qui se révélait être un véritable traité
d'économie politique, rappelant à certains égards celui
écrit deux siècles et demi plus tôt par Montchrestien,
Leroy-Baulieu avait ainsi fait l'impasse sur ce qui allait
être la toute première condition de cette expansion fran-
çaise, à savoir un processus de conquête militaire et
politique, comme si les régions d'Afrique qui devaient,
selon lui, prioritairement bénéficier de cette expansion
(et beaucoup moins les régions d'Asie) n'attendaient
que les bienfaits de ses grandioses réalisations. De ce
point de vue du reste, seul Brazza au Congo (territoire
correspondant à ce qui deviendra l'Afrique Équatoriale
française) tentera de se conformer à cet idéal de
conquête pacifique en s'appuyant sur des compagnies
privées pour y promouvoir de vastes travaux d'infra-
structures et de mise en valeur économique. Toutes
choses qui se réaliseront en partie, mais pas comme
Brazza les avaient exactement imaginées, en l'occur-
rence sur la base d'un partage du territoire par une qua-
128 Frères et sujets

rantaine de sociétés concessionnaires (dont certaines


étrangères) qui, en disposant de quasi-droits de souve-
raineté, rivaliseront dans les abus en tout genre et
l'exploitation de la main-d'œuvre indigène 1. En guise
de modernité, la conquête pacifique du Congo rappelait
plutôt le mode de colonisation de l'Ancien Régime avec
ses compagnies à charte et un mercantilisme fondé sur
l'oppression. Anticipant à leur manière les critiques
d'André Gide dans son Voyage au Congo (1927),
Brazza, après son départ, contestera une telle évolution
des choses et Leroy-Baulieu se dépêchera de fonder,
avec Schœlcher et plusieurs représentants des Antilles,
la Société française pour la protection des indigènes des
colonies 2.
La situation se révélait ainsi quelque peu para-
doxale puisque certains de ceux, et non des moindres,
qui s'étaient fait une haute idée de l'expansion française
ou en avaient été les plus fameux doctrinaires, finirent
par critiquer sa mise en pratique, condamnant, ici, telles
exactions militaires, là, les scandales d'un régime
d'encadrement des indigènes assez proche de l' escla-
vage. En réalité, elle était le signe ou le symptôme d'un
problème bien plus large qui affectait sous plusieurs
aspects l'impérialisme de la Ille République.

Les difficiles connexions de la France


avec son empire africain

D'abord, l'aventure coloniale de la France, spécia-


lement en Afrique noire, alla très certainement au-delà
des attentes de ses partisans, débouchant sur un
immense empire qui, par sa démesure, était sans compa-
raison avec tout ce que les conquêtes antérieures avaient,
1. J. Suret-Canale, Afrique noire: l'ère coloniale, 1900-1945,
Paris, Éditions sociales, 1982 p. 34-39 ; C. Coquery- Vidrovitch, Le
Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-
1930, Paris, Mouton, 1972.
2. F. Manchuelle, « Le rôle des Antillais... », op. cit., p. 391.
Besoins d'Afrique 129

durablement ou provisoirement, donné au pays. Sans


doute, ainsi qu'on l'a vu, le contexte national et euro-
péen se prêtait-il à une telle course au maximum
d'annexions territoriales. Assurément également, les
militaires français, en mal d'anglophobie chronique et
de revanche avec l'ennemi d'outre-Rhin, allèrent bien
plus loin dans la volonté d'expansion que ce que les
gouvernants de la TIIe République ou les lobbies écono-
miques coloniaux avaient pu escompter. Mais, quels
qu'en fussent les motifs et les débordements, cette aven-
ture avait bel et bien engendré le premier empire euro-
péen d' Afrique qui laissait entière la façon dont la
France allait l'administrer et le mettre en valeur et, cela,
en sachant qu'il n'était guère possible, comme l'avait
déjà indiqué Faidherbe, d'y promouvoir une importante
émigration française; à la fois parce que ce n'était pas
dans les habitudes du pays - on parla en la circonstance
de son « esprit casanier» - et parce que les conditions
sanitaires y servaient de repoussoir à toute immigration
importante. Du reste, à peine l'empire était-il constitué
que le doute saisissait le colonisateur français, à la suite
d'une série d'épidémies de peste et de fièvre jaune qui
décimèrent la grande majorité des Français installés
dans les capitales du Sénégal et de la Côte d'Ivoire, et
lui faisait songer qu'il n'aurait peut-être pas dû se lancer
dans une semblable aventure, même au prix d'une pré-
tendue régénération 1.
Cependant, le doute était plus structurel, ne faisant
que répéter le refrain entamé de longue date d'un État
qui se commet dans des conquêtes ultramarines et se
demande finalement si elles ne vont pas lui coûter finan-
cièrement ou politiquement beaucoup trop cher. Tout au
long de la conquête, ce doute s'était déjà exprimé au
Parlement par de fortes tensions entre le parti colonial,
regroupant une majorité de républicains modérés, une
fraction des radicaux, les réseaux franc-maçonniques, et
un ensemble hétéroclite d'anticolonialistes qui, des
1. J.-P. Dozon, «D'un tombeau l'autre », in Cahiers d'études
africaines, XXXI 1-2, n° 121-122, 1991, p.135-157.
130 Frères et sujets

monarchistes à certains socialistes en passant par des


libéraux et quelques modérés, ne voyait dans l'aventure
coloniale qu'un détournement du nécessaire règlement
de comptes avec l'Allemagne, qu'un non-sens écono-
mique, ou encore qu'une entorse gravissime aux droits
des indigènes 1. Et bien que le parti colonial parvînt à
gouverner, et donc à financer la conquête, avec ses Gam-
betta, Ferry, Faure, Hanotaux et quelques autres figures
majeures, comme Étienne ou Delcassé qui occupèrent
dans les années 1890 le poste de sous-secrétaire d'État
aux Colonies, ses détracteurs, dominés par la forte per-
sonnalité de Clemenceau, furent fréquemment à l'ori-
gine des changements ministériels, profitant de quelques
scandales ou de quelques revers militaires en Afrique ou
en Indochine pour vilipender les aberrations de la poli-
tique d'expansion. Certes, au début du siècle, alors que
la conquête était à peu près achevée, le parti colonial
avait largement gagné et rallié à sa cause nombre de
ceux qui lui étaient hostiles, surtout parmi les radicaux
et même parmi les socialistes (au rang desquels Jaurès
qui condamnait la conquête militaire, mais croyait aux
vertus de l'expansion de la civilisation française), faisant
ainsi de la colonisation une affaire résolument républi-
caine. Mais il n'en avait pas moins eu beaucoup de dif-
ficultés à inscrire ses « aventures tropicales» au cœur de
l'État. Longtemps, en effet, il n'y eut pas d'instance
gouvernementale spécifiquement réservée à l'empire
colonial (celui-ci ressortissant au ministère de la Marine
ou du Commerce) et, lorsqu'on en décida la création, ce
ne fut qu'au titre d'un sous-secrétariat d'État, l'instaura-
tion d'un ministère des Colonies n'intervenant qu'à la
toute fin du siècle. Ce qui n'était pas le cas en Angleterre
où le Colonial Office donna d'entrée de jeu toute la
mesure de l'importance que l'État britannique accordait
à son empire. De la même façon, il fallut attendre la fin
des années 1880 pour qu'un corps d'administrateurs
spécialisés et qu'une École coloniale fussent créés,

1. J.-P. Biondi (collab. avec G. Morin), Les Anticolonialistes


(1881-1962), Paris, Robert Laffont, 1992, p. 25-65.
Besoins d'Afrique 131

n'attirant de surcroît que des candidats qui, à en croire


leurs responsables, auraient eu bien du mal à faire car-
rière dans d'autres secteurs plus exigeants ou plus pres-
tigieux de la fonction publique 1.
Bref, tout se passa comme si la majorité de l'élite
républicaine était désormais acquise à l'expansion colo-
niale mais ne parvenait qu'avec peine à faire passer ses
conséquences pratiques dans la sphère de l'État;
comme si, en dépit du riche habillage idéologique dont
elle était affublée depuis plusieurs décennies et des pres-
sions émanant de certains lobbies économiques, la colo-
nisation demeurait, pour l'heure, quelque peu étrangère
au pays, ainsi qu'en témoignait une opinion publique
assez indifférente aux succès des conquêtes. Autrement
dit, en cette fin du XIX" siècle, l'État national français ne
s'identifiait pas véritablement à sa République conqué-
rante. Outre les contestations qui persistaient du côté des
monarchistes, des libéraux et, de plus en plus, du côté de
l'extrême gauche, il était encore assez fortement com-
mandé par tout ce qui avait fait de lui, depuis l'Ancien
Régime, un État profondément ambivalent: un État qui
avait colonisé certes, mais qui affichait toujours une cer-
taine défiance vis-à-vis de ses possessions ultramarines.
Cette élite républicaine dut par conséquent faire en
sorte de se mouler peu ou prou dans cette longue trame
historique et se réinstaller dans une position consistant
tout à la fois à défendre l'imperium français et à en mini-
miser la charge pour le pays. On décida donc, afin
d'éviter un trop grand engagement financier de l'État,
que chaque colonie devait être autonome budgétaire-
ment, c'est-à-dire que ses dépenses devaient être cou-
vertes par des recettes perçues localement, notamment
par le fameux impôt de capitation dont furent rapide-
ment redevables les populations indigènes. Et, bien que
l'instauration d'un système fédéral- d'abord avec l'A-OF
en 1895, puis avec l'A-ÉF en 1910 - corrigeât quelque
peu cette situation d'éclatement en redonnant à un pou-

1. W. B. Cohen, Empereurs sans sceptre, 1973, Paris, Berger-


Levrault, p. 34-60.
132 Frères et sujets

voir central le soin d'harmoniser les politiques locales,


la République n'eut de cesse de considérer que chaque
ensemble devait assurer ses équilibres budgétaires,
quitte à ce que la Métropole finançât par l'emprunt les
grands travaux d'intérêt général.
Mais ce fut précisément en Afrique centrale, une
région riche en bois, ivoire et caoutchouc, que l'attitude
parcimonieuse de l'État français se fit sentir d'une
manière toute particulière. Estimant en effet que les
rêves de mise en valeur de Brazza y avaient été beau-
coup trop dispendieux, il en conclut que la seule façon
d'en tirer parti à moindres frais était de la confier à des
sociétés privées. Et, bien qu'il se crût sans doute assez
fidèle à la doctrine de Leroy-Baulieu qui en appelait
effectivement à la mobilisation des capitaux, l'État fran-
çais agit comme s'il se désengageait de sa propre entre-
prise coloniale: ce qui ôtait à cette doctrine l'idée que la
nation en tant que telle devait s'impliquer dans la colo-
nisation, mais ce qui se révélait surtout assez peu
conforme à toute la tradition proexpansionniste du
XIXe siècle où la mission civilisatrice de la France était
expressément en jeu. Dans cette affaire, outre qu'il ne
parvînt pas à mobiliser le capital industriel et bancaire
espéré, attirant surtout des sociétés, voire des individus,
déjà engagés dans la traite des produits africains mais
assez peu fiables financièrement (ce qui représentait un
cas de figure très différent de celui des colonies britan-
niques ou du Congo belge voisin où le grand capital
hésita beaucoup moins à investir), l'État français créa
une situation où les compagnies concessionnaires impo-
sèrent leur propre despotisme tout en suscitant des résis-
tances et des révoltes indigènes que son administration
locale eut évidemment pour tâche de réprimer 1. Qu'au
bout du compte des zélateurs ou des acteurs de l' expan-
sion comme Leroy-Baulieu, Schœlcher et Brazza, aux-
quels s'ajouta Ferry lui-même, aient eu à dénoncer une
telle situation, cela donne toute la mesure des dilemmes

1. C. Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps... , op. cit.,


p. 171-219.
Besoins d'Afrique 133

coloniaux dans lesquels était à nouveau plongé l'État


français au début du xx- siècle.

Sur Je chemin de J'association...

En vérité, ce qui se passait en Afrique centrale


n'était que l'un des épineux problèmes posés à l'impé-
rialisme d'une Ille République qui entendait assurément,
passé l'épisode de la conquête, transformer ses vastes
possessions africaines en colonies d'exploitation et y
placer la mise en valeur économique et le développe-
ment du commerce au centre de leur utilité, mais qui ne
pouvait complètement se satisfaire de cet objectif. Tout
ou presque tout dans la constellation idéologique qui
avait accompagné, depuis la Révolution, ses poussées
expansionnistes, l'obligeait à avoir une conception
beaucoup moins économiciste ou utilitariste de ses
colonies; au premier chef, l'exportation des idéaux
républicains aux fins de faire germer partout les droits
naturels - ce que la franc-maçonnerie, particulièrement
active au sein du parti colonial, considérait comme
essentiel, mais aussi la doctrine saint-simonienne de
l'affamiliation qui, au nom du progrès humain, en appe-
lait à une fusion bienfaisante des races, ou encore la
vision d'une nation décadente qui ne pouvait se régé-
nérer ou se sauver qu'en édifiant, par de nouvelles
conquêtes, une « plus grande France ». Sans doute cette
constellation formait-elle un ensemble plutôt hétéroclite
d'idées-forces ou de justifications auxquelles les
diverses expériences impériales, de l'Égypte à l'Algérie
ou au Sénégal, apportèrent de surcroît leur lot de
dilemmes non résolus. Il y avait malgré tout en elle une
ligne directrice, ce qu'on a déjà identifié comme étant la
figure toute francocentrique d'un État-nation qui ne
semblait concevoir son expansion coloniale qu'au
regard de ses propres mouvements internes, ceux-ci
pouvant s'énoncer aussi bien en termes de «génie»
civilisateur que d'« esprit casanier », et qui, de la sorte,
paraissait conférer à son imperium une dimension toute
134 Frères et sujets

particulière, le différenciant à ses propres yeux des


autres impérialismes occidentaux.
Comment donc, avec un tel ensemble d'idées et
d'expériences coloniales, avec cette façon singulière-
ment autoréférencée de vouloir se distinguer des autres
conquérants européens, la France républicaine allait-elle
administrer ses colonies africaines? S' engagerait-elle
dans ce qui était sa pente la plus originale, c'est-à-dire
une politique d'assimilation par laquelle son « génie»
universaliste, son besoin d'une « France nouvelle» sem-
blaient pouvoir largement compenser ses faiblesses
intérieures? N'avait-elle pas magistralement commencé
à la suivre au Sénégal où des métis et des Noirs partici-
paient désormais de la citoyenneté française? Mais à
l'opposé, les expériences antérieures, en Égypte et en
Algérie, n'avaient-elles pas justement démontré que
l'assimilation à grande échelle était quasi impraticable
se heurtant presque mécaniquement à la force des cou-
tumes et des réalités locales. Et puis, comme des saint-
simoniens ou des créoles antillais, fiers de leur origine
africaine, l'avaient fait valoir, cette politique n'impli-
quait-elle pas la destruction de cultures différentes, tout
à fait dignes d'œuvrer au progrès de l'humanité? Dans
ces conditions, n'était-il pas préférable de lui substituer
une politique d'association des «races », quitte à ce que
leur patiente et fructueuse fréquentation aboutît à terme
à un très bénéfique métissage?
Cependant, de ces orientations passablement
contradictoires que la colonisation de l'Algérie parve-
nait difficilement à clarifier, Faidherbe avait donné, au
Sénégal, sa propre synthèse pratique. S'il s'agissait pour
lui de maintenir l'assimilation comme horizon de la
politique coloniale française, notamment en favorisant
le métissage entre peuples conquérants et peuples
conquis, les réalités africaines étaient telles qu'on ne
pouvait qu'en différer l'application. À le suivre, il y
avait en effet trop d'écarts, trop d'inégalités aussi bien
entre les races indigènes qu'entre celles-ci et le coloni-
sateur français pour ne pas considérer qu'une telle doc-
trine était dans l'immédiat parfaitement inadaptée.
Besoins d'Afrique 135

Ce fut donc à l'aune du réalisme faidherbien que la


Ille République parut d'abord globalement placer
l'administration de son empire colonial. D'une part, elle
ne renonça pas officiellement à l'assimilation, ce qui
aurait représenté une trop grande rupture par rapport à
ce qu'elle considérait comme étant le génie propre de la
mission civilisatrice française; d'autre part, elle systé-
matisa la leçon donnée par le conquérant du Sénégal en
légalisant, par la création du Code de l'indigénat (1887),
l'écart entre colonisateurs et colonisés. li y aurait sans
doute beaucoup de choses à dire sur ce cadre juridique
spécifique qui, parce qu'il s'appliqua principalement à
l' Afrique noire (d'abord à l'A-OF, puis à l'A-ÉF), les
populations indochinoises en avaient été officiellement
libérées dès le début du siècle, n'était pas sans rappeler
le Code noir promulgué par l'Ancien Régime, comme si
le monde africain devait continûment se soumettre à une
juridiction d'exception 1. Mais ce qu'il faut principale-
ment souligner c'est qu'en instaurant un tel Code, l'État
français fit bien davantage que de se conformer aux
leçons de Faidherbe. Il créa de jure un système dual dans
lequel il y eut, d'un côté, les citoyens français, Africains
assimilés compris, bénéficiant des lois de la République,
de l'autre, la grande masse des indigènes que le terme
même définissait avant tout comme un monde de non-
citoyens. Ce système mettait plus précisément en forme
un univers de sujets soumis à des règlements spéciaux
parmi lesquels le fameux «travail forcé» qui contrai-
gnait les sociétés locales à fournir une main-d' œuvre
régulière et gratuite pour les aménagements publics
(routes, chemin de fer, etc.) ainsi que pour certains inté-
rêts privés.
On était par conséquent fort loin de la politique
d'assimilation qui n'avait jamais cessé de hanter l'impéria-
lisme républicain. Ce qu'il avait cru bon de faire au Congo
en en octroyant l'exploitation à des compagnies conces-
sionnaires, mais qu'il tenta de réviser en découvrant les

1. A. Kom, L. Ngoué (dir.), Le Code noir et l'Afrique, Ivry,


Nouvelles du Sud, 1991, p. 52-59.
136 Frères et sujets

exactions et les abus commis par celles-ci à l'encontre des


populations locales, l'État français le développa plus sûre-
ment avec le Code de l'indigénat qui, tout en ayant par
définition ses règles et ses limites, n'en devint pas moins le
cadre officiel d'imposition de sa souveraineté et de l'assu-
jettissement des populations africaines.
En fait, l'instauration du Code de l'indigénat
résulta pour une large part de ce sempiternel souci que
l'immense empire africain devait peu coûter à la métro-
pole, à tout le moins que chaque colonie, chaque fédéra-
tion trouvât en elle-même les ressources de sa mise en
valeur, notamment par la mobilisation de la main-
d'œuvre locale. Mais à cette obsession financière s'ajou-
tait le point de vue déjà formulé par Faidherbe que le
monde africain requérait un large inventaire, qu'il n'était
guère possible d'y déployer une politique coloniale
digne de ce nom sans établir, au sein de chaque terri-
toire, une sorte de hiérarchie raciale permettant d'éva-
luer les aptitudes réputées inégales des « races
indigènes» à être colonisées. Cette raciologie pratique
parut du reste d'autant plus indispensable que ladite
aptitude avait été déjà peu ou prou évaluée à l'occasion
des vives résistances que certaines populations avaient
opposées à la conquête. Il fallait donc bien, après le
temps de la répression, faire entrer ces populations à
l'intérieur du système colonial, quitte à les placer éven-
tuellement tout au bas de la hiérarchie raciale pour cause
d'un très grand primitivisme.
Autrement dit, le Code de l'indigénat ne fut pas
simplement le cadre d'imposition juridico-politique de
la souveraineté française. Il fut aussi l'expression géné-
rique par laquelle la puissance conquérante construisit le
monde indigène au travers de ces différents us et cou-
tumes, ce qu'on appellerait plus couramment aujour-
d'hui ses cultures. Il le fit d'ailleurs très tôt, dans le
cours et dans le sillage de la conquête, avec ses tout pre-
miers administrateurs qui définirent, à l'image de Fai-
dherbe, les grands groupes ethnolinguistiques. La figure
de l'administrateur-ethnographe se multiplia ainsi à la
mesure des découpages territoriaux en Cercles et subdi-
Besoins d'Afrique 137

visions de Cercle et, quelle qu'aient été ses insuffi-


sances, elle donna précisément toute sa signification à ce
Code, traçant une nette ligne de partage entre un monde
relevant de l'universalisme des lois de la République ou
de la civilisation et un monde de sujets définis essentiel-
lement en termes coutumiers.
Dès l'instant où il instaura le Code de l'indigénat,
l'État français, en dépit de ses inclinations assimilation-
nistes, n'avait-il pas bel et bien opté pour l'association,
radicalisant ce que des conquêtes comme celle de
l'Algérie l'avaient plus ou moins amené à pratiquer et
s'alignant en définitive sur le mode de colonisation que
l'Angleterre avait pratiqué sans aucune ambiguïté? Tout
semblait en effet abonder dans ce sens, puisque après
avoir quelque temps maintenu l'assimilation comme
doctrine officielle de son imperium, il se ravisa officiel-
lement juste après la fin de la Première Guerre mondiale
en indiquant d'une manière explicite, par la voix
d'Albert Sarraut, alors ministre des Colonies, qu'il était
désormais engagé dans une politique d'association avec
ses administrés d'outre-mer 1.
En fait, d'autres voix éminentes, issues des rangs
de l'administration coloniale et professant à l'École
coloniale, s'étaient ouvertement prononcées, dès avant
la guerre, pour une telle politique, à commencer par
celle de Maurice Delafosse. Appartenant à la lignée des
baron Roger et des Faidherbe, mais taillé à la mesure de
l'empire, Delafosse réalisa à lui seul une bonne partie de
l'inventaire ethnolinguistique de l'A-OF et s'imposa,
au-delà même de l'École coloniale dont il fut directeur
après la guerre, comme le meilleur professeur et spécia-
liste français en « civilisations négro-africaines 2 ».
Auteur précisément de cette dernière expression 3, il

1. A. Sarraut, Ù1 Mise en valeur des colonies françaises, Paris,


Payot, 1923, p.15-33.
2. W. B. Cohen, Empereurs sans sceptre, op. cit., p. 78-81 ;
E. Sibeud, «Naissance de l'ethnographie africaniste en France avant
1914 », in Cahiers d'études africaines, 136, XXXIV-4, p. 639-658.
3. M. Delafosse, Les Civilisations disparues. Les Civilisations
négro-africaines, Paris, Stock, 1925.
138 Frères et sujets

considérait en effet, fort de ses expériences de « brous-


sard », que la colonisation française ne devait pas assi-
miler, c'est-à-dire ne pas transformer profondément les
sociétés africaines pour en faire des répliques plus ou
moins abâtardies du monde occidental. Il fallait au
contraire en débusquer toute la richesse et, par-delà leurs
variétés, des sociétés à État ou à chefferie à celles régies
simplement par les ordres familiaux, en saisir l'unité ou
l'âme commune l, et, sur cette base, faire en sorte que
l'administration, tout en étant fidèle aux impératifs de la
mise en valeur économique, pondérât ses actions en
fonction des évolutions forcément différenciées du
monde indigène. Figure éponyme de l'africanisme fran-
çais, Delafosse, en s'inscrivant dans la longue tradition
négrophile commencée avec l'abbé Grégoire, défendit
ainsi l'association au nom des intérêts réciproques de la
métropole et des populations africaines; et si, dans cette
perspective, il condamna la façon dont était souvent uti-
lisé le Code de l'indigénat par des administrateurs peu
scrupuleux, celui-ci n'en représenta pas moins pour lui,
moyennant quelques réformes, le cadre à l'intérieur
duquel pouvait être préservée une certaine authenticité
africaine.
Après Delafosse, d'autres administrateurs-ethno-
graphes et enseignants à l'École coloniale, comme
Henri Labouret, Georges Hardy ou Robert Delavignette,
confortèrent cette conception associationniste sur fond
d'indigénisme. Tout en préconisant, suivant le modèle
qu'offraient les travaux des Britanniques dans leurs
colonies africaines, une meilleure connaissance des
sociétés indigènes sur la base de monographies
ethniques (la notion d'ethnie venant progressivement se
substituer à celle de race), ils en appelèrent à une
Afrique du «juste milieu », à un monde qui, certes, ne
pouvait que changer au gré de la mise en valeur écono-
mique, de la pénétration de l'économie marchande ou de
l'action coloniale en matière de santé et d'éducation,
mais qui ne devait pas perdre ses enracinements cultu-
1. M. Delafosse, L'Âme nègre, Paris, Payot, 1922.
Besoins d'Afrique 139

rels en imitant servilement la modernité européenne '.


Un peu comme le paysannat français, la paysannerie
africaine devait à leurs yeux rester proche de ses terroirs
et de ses traditions 2.
Mais, au-delà de ses défenseurs parlant au nom de
leurs expériences et de leur savoir, au-delà même du
Code de l'indigénat, l'association ne constituait-elle pas,
depuis le début de son installation, la pratique effective
de l'administration coloniale? Mal dotée financière-
ment, vivant en quelque sorte largement sur l' habitant,
peu nombreuse (elle ne comptait qu'une dizaine de mil-
liers de personnes, militaires compris, au début du
siècle) et souvent très insuffisamment formée, malgré
les améliorations apportées à l'image et à l'enseigne-
ment de l'École coloniale, tout concourait en effet pour
que, même inspirée par l'idéal assimilationniste, elle ne
pût pratiquer rien d'autre qu'une sorte de« navigation à
vue ». Mettre en valeur les territoires, tel était l'objectif
principal, et, pour cela, il était avant tout prioritaire que
le monde indigène acceptât son système de contraintes
(impôt, travail forcé, etc.) et ne se conduisît pas autre-
ment que comme un monde de sujets soumis à son auto-
rité. C'est pourquoi, il importa finalement peu que ce
monde continuât à vivre, pour une bonne part, selon ses
divers us et coutumes (toutefois la conquête coloniale en
avait souvent modifié ou détruit certains rouages essen-
tiels comme celui des échanges commerciaux entre
tribus ou groupes locaux), même si, de leur côté, les
missionnaires s'évertuaient à en modifier plus radicale-
ment le cours. Que ce fût la polygamie, la dot destinée
aux échanges matrimoniaux entre groupes de parenté, la
gamme étendue des croyances et rituels religieux ou
encore, pour ce qui concerne les nombreuses sociétés
islamisées, le respect des lois coraniques, l'administra-

1. A. Piriou, « Indigénisme, sciences coloniales et changement


social: le cas de la revue Outre-mer », in A. Piriou et E. Sibeud
(dir.), L'africanisme en questions, Paris, CEAF-EHESS, 1997,
p.43-67.
2. H. Labouret, Paysans d'Afrique occidentale, Paris, Galli-
mard, 1941.
140 Frères et sujets

tion ne chercha pas à les supprimer, ni même à en


contester l'existence dès lors que l'ordre public n'était
pas en jeu. L'aurait-elle du reste souhaité, qu'elle n'en
avait à l'évidence pas les moyens. Sans doute fut-elle
plus vigilante à l'égard de l'esclavage, qui participait
depuis le milieu du XIX e siècle à l'idéologie abolition-
niste de la nouvelle expansion coloniale, notamment en
créant ici et là des « villages de liberté 1 » ; mais même
en ce domaine, elle mit quelques bémols à son combat
en considérant que, dans de nombreuses sociétés afri-
caines, le statut de captif faisait partie de la coutume et
qu'il ne représentait qu'une forme d'esclavage extrême-
ment adoucie par l'emprise des relations familiales 2. En
outre, l'administration coloniale se mêla très tôt des juri-
dictions coutumières en créant des tribunaux indigènes
que ses représentants locaux, qu'incarnait tout particu-
lièrement le fameux «commandant de Cercle », avaient
la charge d'organiser et de présider 3. Mais, si par cette
intrusion dans les affaires africaines, elle prétendait
infléchir les droits locaux en intervenant sur des délits
qui étaient franchement contraires aux principes de la
« morale naturelle» et de la civilisation, dans la plupart
des situations elle se contentait d'entériner, sans tou-
jours bien les comprendre, les décisions prises par les
notables coutumiers.
Finalement, on serait presque tenté de dire que les
autorités coloniales françaises durent non seulement
pratiquer de facto l'association, mais aussi une certaine
administration indirecte. Car, en dépit de leur qua-
drillage territorial, de leurs nominations de chefs indi-
gènes chargés de percevoir l'impôt et de recruter la

1. D. Bouche, Les Villages de liberté en Afrique noire fran-


çaise, Paris, Mouton, 1968.
2. G. Deherme, L'Afrique occidentale française: action poli-
tique, action économique, action sociale, Paris, Bloud, 1908,
p.359-426.
3. G. Mangin, « Les institutions judiciaires de l'A-OF », in
C. Becker, S. Mbaye, 1. Thioub (dir.),A-OF: réalités et héritages:
sociétés ouest-africaines et ordre colonial, 1895-1960, Édition de
Direction des Archives du Sénégal, 1997, p.139-152.
Besoins d'Afrique 141

main-d' œuvre pour le « travail obligatoire », et même de


leurs tribunaux indigènes, bref de tout ce qui ressortis-
sait à une administration directe et à un certain jacobi-
nisme, elles eurent fréquemment un assez mince
contrôle des situations qu'elles avaient elles-mêmes
créées. Tout se passa plutôt comme si elles n'avaient que
formellement la maîtrise des sociétés indigènes, étant en
réalité confrontées, sans forcément en saisir la portée, à
leurs diverses «reprises d'initiative 1 », lesquelles se
manifestèrent aussi bien sur le plan économique que
religieux, voire politique. En témoigne, par exemple, la
façon dont l'économie de plantation de la colonie ivoi-
rienne, qui fut certes voulue par les autorités françaises,
se développa après la Première Guerre mondiale bien
au-delà de leurs espérances, et leur fit précisément
craindre que les exploitants indigènes de café et de
cacao, par une sorte d'individualisme échevelé, se
détournent trop vite de leur production vivrière tradi-
tionnelle et de leurs coutumes ancestrales 2•

... les retours du refoulé

Tout paraissait donc indiquer que la colonisation


française en Afrique, comme sa grande rivale britan-
nique, s'était finalement placée, autant par indigénisme
que par pragmatisme, sous la bannière de l'association.
Mais, s'il y avait à l'évidence de cela, l'État français, en
réalité, était en train de tisser, plus sûrement encore que
par le passé, un écheveau d'ambivalences et de chassés-
croisés avec ses colonies qui dépassait de beaucoup les
débats doctrinaux entre assimilation et association.
D'abord, bien qu'elle en fût sans conteste l'actrice,
la me République n'en éprouvait pas moins quelques

1. G. Balandier, Sociologie actuelle de l'Afrique noire, Paris,


PUF,1953.
2. J.-P. Chauveau, J.-P. Dozon, «Colonisation, économie de
plantation et société civile en Côte d'Ivoire », in Cahiers ORSTOM
Sciences humaines, vol. XXI, n° 1, 1985, p. 63-80.
142 Frères et sujets

difficultés à se reconnaître entièrement dans ce système


d'assujettissement que représentait le Code de l'indi-
génat. En effet, si ce dernier présentait l'indéniable
avantage de marquer fortement sa présence souveraine
en enserrant le monde indigène dans un cadre juridico-
politique qui avait un léger air de famille avec le Code
civil, et si, justement à ce titre, il fixait des règles et des
limites audit système, les multiples abus et exactions
commis en son nom, notamment en ce qui concerne le
travail forcé, comme les diverses résistances locales
auxquels il donnait lieu, rendaient manifeste le fait que
ce Code ne donnait aux colonisés que des devoirs et
aucun droit. De sorte que nombreux parmi ceux qui
continuaient à se faire les publicistes de la colonisation,
mais qui n'en étaient pas moins d'ardents républicains,
en contestèrent le bien-fondé. Il s'agissait principale-
ment de francs-maçons particulièrement présents au sein
du parti radical devenu au début du siècle l'ossature de
la République, des militants de la Ligue des droits de
l'homme (ceux-ci se retrouvant fréquemment chez les
premiers), dont plusieurs représentants des Antilles,
ainsi que ceux de l'Association de défense des indigènes
fondée par Leroy-Baulieu et Schœlcher. Et même des
partisans de l'association, notamment regroupés autour
de La Revue indigène, qui estimaient fondamental de
respecter les institutions coutumières, considérèrent
aussi que les populations colonisées ne pouvaient être
seulement soumises à des devoirs mais qu'elles devaient
acquérir des droits 1 ; en quoi la doctrine de l'associa-
tion, comme l'indiquaient déjà les positions d'Urbain ou
de Bissette, n'était pas forcément incompatible avec une
certaine assimilation politique dès lors que n'étaient pas
confondus droits civils et droits personnels, les premiers
pouvant ressortir à la citoyenneté française et les
seconds à la coutume. Quant à Delafosse, bien que plus
prudent en la matière, il réclama également que le
monde indigène bénéficiât d'un statut véritable qui fût
1. F. Manchuelle, «Assimilés ou patriotes africains?» ...,
op. cit., p. 346.
Besoins d'Afrique 143

défini autrement qu'à travers le cadre essentiellement


négatif du Code de l' indigénat '.
En fait, avec ce Code, qu'elle persista, malgré les
critiques, à maintenir jusqu'à la fin de la Seconde Guerre
mondiale, la colonisation française s'était placée dans
une situation assez contradictoire; car elle avait fixé un
cadre qui avait sans doute un sens au début, mais qui se
révéla assez vite un véritable carcan dès lors qu'elle
voulut développer la production et le commerce, créer
des mobilités inédites par l'aménagement de nouvelles
voies de communication, ou introduire l'instruction
comme Faidherbe en avait montré le chemin, et qu'elle
s'aperçut, de surcroît, qu'ici et là sa mise en valeur était
relayée par les dynamismes indigènes. Mais, au-delà des
contradictions qu'elle aménagea peu ou prou par
quelques dérogations à son propre code 2, celui-ci n'en
représenta pas moins le cadre formel par lequel la colo-
nisation française se constitua localement en État 3, par-
ticulièrement en A-OF où, à la différence de l'A-ÉF, les
compagnies concessionnaires y étaient beaucoup moins
présentes. De sorte que, si d'un certain point de vue le
Code de l'indigénat versait du côté de l'association,
construisant les populations colonisées en multiples
sujets-ethniques, d'un autre il instruisait continûment la
fonction oppressive de l'État colonial et amenait, par là
même, le monde indigène à vouloir s'en libérer. La
contradiction ou, plutôt, le paradoxe majeur ici, c'est
qu'alors qu'il semblait avoir été fait pour maintenir
durablement les colonisés en situation d'assujettis, le
Code de l'indigénat cristallisa finalement sur lui leurs
aspirations à l'émancipation et, notamment, leurs aspira-
1. M. Michel, « Un programme réformiste en 1919 : Maurice
Delafosse et la "politique indigène" en A-OF », in Cahiers d'études
africaines, 58, XV-2, p. 313-327.
2. Dans certaines colonies où ils étaient engagés dans la pro-
duction de cultures d'exportation, les indigènes pouvaient être
exemptés du travail obligatoire, mais sous condition de racheter le
temps qu'ils devaient lui consacrer.
3. R. Delavignette, Les Vrais Chefs de l'Empire, Paris, Galli-
mard, 1939, p. 42-44.
144 Frères et sujets

tions à l'assimilation politique. On peut prendre la


mesure de ce tour paradoxal lorsqu'il sera précisément
aboli en 1946, sous la pression des députés du Sénégal et
de la Côte d'Ivoire, et lorsque lui succédera, sans transi-
tion, un élargissement de la citoyenneté française à tous
les ressortissants des colonies africaines.
En outre, une autre trame politique allait à l'en-
contre d'une conception trop rigide et, surtout, trop uni-
latérale en faveur de l'association. C'est encore une fois
celle que tissait de longue date la scène sénégalaise et
dont on a vu qu'elle avait finalement abouti à la création
des Quatre Communes et à l'assimilation de leurs habi-
tants, qu'ils fussent blancs, créoles ou noirs, chrétiens,
animistes ou musulmans. En d'autres termes, au début
du siècle, alors qu'elle était désormais en mesure d'affi-
cher son immense empire africain (mais qui sera encore
augmenté à la fin de la Première Guerre mondiale des
ex-colonies allemandes du Cameroun et du Togo
confiées par la Société des Nations au titre de
«territoires sous mandat»), la France y faisait régner
deux grands types de régime juridique : le Code civil qui
s'appliquait aux métropolitains et aux assimilés, notam-
ment à ceux du Sénégal, et le Code de l'indigénat qui
concernait la grande masse de la population africaine.
Or, que le premier fût de fait réservé à une très faible
minorité de personnes, toute émigration européenne
importante étant exclue et toute extension de l' assimila-
tion étant largement barrée, ne l'empêchait pas de peser
lourdement sur les relations de la métropole avec ses
colonies africaines et d'avoir, du même coup, une inci-
dence au moins indirecte sur le second.
En fait, par rapport à la situation globale des colo-
nies africaines et à la façon dont l'État colonial y appli-
quait son double système juridique, le Sénégal faisait
figure d'anomalie où s'entremêlaient, en un étonnant
imbroglio, les fils de trois histoires. Celle, assez longue,
de la cité créole qui avait finalement débouché sur l'assi-
milation entraînant dans son sillage les Africains des
Quatre Communes; celle, plus récente, de la colonisa-
tion du Sénégal par Faidherbe dont avaient notamment
Besoins d'Afrique 145

résulté le développement de l'arachide et l'implantation


de nouveaux intérêts privés, en même temps qu'un sys-
tème de souveraineté qui distinguait les territoires
côtiers sous administration directe de ceux de l'intérieur
où s'appliquait en principe un régime de protectorat ;
enfin, une histoire, en quelque sorte immédiate, qui
venait de faire du Sénégal le haut lieu de la pénétration
française en Afrique et du recrutement d'indigènes dans
l'administration et les troupes coloniales, et qui entérina
cette antériorité en y instaurant le gouvernement général
de l'A-OF et Dakar en capitale de la Fédération.
L'imbroglio était ainsi non seulement à la mesure d'une
sédimentation d'histoires mais aussi d'un enchevêtre-
ment particulièrement complexe de pouvoirs écono-
miques et de compétences politiques qu'illustraient tout
à la fois la présence de deux gouverneurs (le gouverneur
de l'A-OF et le gouverneur du Sénégal) et celle d'un
conseil général élu, les rivalités entre les maisons de
commerce bordelaises de plus en plus puissantes et une
bourgeoise marchande créole déclinante, et les divers
régimes juridiques qui différenciaient les communes des
territoires d'administration directe et ceux-ci des régions
placées peu ou prou sous protectorat. On y découvre
quasiment tout: les traces très prégnantes de l'empire et
du mercantilisme de l'Ancien Régime, les dilemmes
répétés de l'État français en matière de colonisation,
l'assimilation et l'association, une volonté toute républi-
caine d'apporter la civilisation et une manière toute
saint-simonienne de ne l'apporter qu'en connaissant et
qu'en respectant coutumes et pouvoirs locaux, les lob-
bies économiques qui avaient très directement poussé à
la nouvelle expansion coloniale.
Mais, dans ce spectacle quelque peu baroque
qu'offrait la scène coloniale sénégalaise, se dégageait
une intrigue qui en instruisait plus fermement le scé-
nario. Elle tenait en gros à ce nouveau paradoxe qu'au
moment même où la France commençait à réviser sa
doctrine coloniale en faveur de l'association, au
Sénégal, une arène politique, née des institutions créées
au début de la me République, faisait s'affronter, Blancs,
146 Frères et sujets

créoles et Africains assimilés et mettait précisément les


questions relatives à l'assimilation au cœur de ses
disputes et de ses enjeux. G. Wesley Johnson, dans son
ouvrage consacré à la Naissance du Sénégal contempo-
rain l, a fort bien raconté comment les conseils munici-
paux des Quatre Communes et le conseil général firent
d'abord l'objet d'âpres compétitions entre Blancs et
créoles, plus précisément entre les représentants des
compagnies bordelaises et ceux des grandes familles
saint-Iouisiennes et goréennes, elles-mêmes assez forte-
ment divisées. Très bien représentées au sein du conseil
général, celles-ci ne parvinrent cependant pas à recon-
duire la victoire de leur premier député créole, Durand
Valentin. Le siège du Sénégal était régulièrement
occupé par les Bordelais dont l'influence était devenue
prédominante à Rufisque et à Dakar et auxquels l'admi-
nistration coloniale apportait un soutien non négli-
geable. Mais en 1902, elles y parvinrent enfin grâce à un
originaire de Saint-Louis, François Carpot, qui, après
avoir fait de brillantes études d'avocat, réussit à rassem-
bler le monde créole autour de la défense des intérêts
particuliers du Sénégal contre l'extension des préroga-
tives du gouvernement général. Jusqu'à la veille de la
guerre, Carpot domina la scène politique sénégalaise
jouant tout à la fois d'une remarquable insertion en
métropole, où il devint membre du parti radical et secré-
taire de la Chambre des députés, et d'une excellente
maîtrise des problèmes locaux ; et, dans cet entre-deux,
il se fit partisan d'une extension des institutions républi-
caines et d'un développement du monde indigène qui
conciliât le respect des coutumes avec l'amélioration de
ses conditions d'existence.
Durant plus de trente ans donc, et quelle qu'ait été
l'importance des conflits politiques entre Blancs et
créoles, notamment entre la vision essentiellement colo-
nialiste des premiers de plus en plus acquis aux thèses
de l'association et la conception plus républicaine et
1. G. Wesley Johnson, Naissance du Sénégal contemporain... ,
op. cit.
Besoins d'Afrique 147

progressiste des seconds, il y eut de part et d'autre une


sorte d'accord tacite pour considérer que le pouvoir
politique devait leur revenir. Disposant de la richesse
économique et d'un capital de «civilités françaises »,
les uns et les autres estimaient que les Africains assi-
milés n'avaient pas à y accéder, quand bien même
savaient-ils que les votes et les soutiens de ces derniers
étaient déterminants pour les départager lors des
diverses élections. Cependant, au fils des années, ils
durent leur concéder quelques sièges aux Communes et
au conseil régional; non seulement parce que les Afri-
cains assimilés étaient également en mesure d'aligner
une élite instruite, les écoles créées par Faidherbe ayant
eu le temps de produire leurs effets, mais aussi parce
qu'ils entendaient ne plus se contenter de servir de clien-
tèles aux différentes cliques bordelaises ou créoles et
exercer pleinement leurs droits politiques.
En fait, ce que Johnson a appelé l' « éveil politique
africain» a précisément correspondu au contexte du
début du siècle où la colonisation française voulait
affirmer son entière autorité sur sa possession sénéga-
laise et transformer, comme au temps des Bureaux
arabes en Algérie, son système de protectorat sur les
régions de l'intérieur en un contrôle plus direct de leurs
habitants; et cela quand bien même elle optait de plus
en plus pour une association qui devait séparer le monde
de l'indigénat du monde civilisé. Or, à cet autoritarisme
accru, que soutenait volontiers le milieu bordelais, y
voyant la meilleure façon d'amener les populations
locales à produire toujours plus d'arachide, le monde
sénégalais répondit par toute une série de résistances
ou de «reprises d'initiative », notamment dans les
campagnes où un islam confrérique, le mouridisme, se
substitua peu à peu aux chefs traditionnels qui étaient
considérés comme trop liés ou trop contrôlés par l' admi-
nistration coloniale. Et dans les Communes ou dans les
territoires côtiers d'administration directe, la Tidjanya,
c'est-à-dire la confrérie qu'El-Hadj Omar avait mobi-
lisée contre l'armée conquérante de Faidherbe, se déve-
loppait elle aussi, en concurrence avec la précédente,
148 Frères et sujets

créant davantage un espace d'autonomie politique


qu'une stricte opposition à l'autorité française. Mais ce
fut surtout l'apparition en 1912 du mouvement dit des
Jeunes Sénégalais qui cristallisa, dans les vieilles
régions d'implantation française, le mécontentement
contre l'autoritarisme colonial. Composé en effet de
jeunes Africains instruits et souvent assimilés, ce mou-
vement entendait aller à l'encontre de la nouvelle poli-
tique coloniale française consistant à arrêter le processus
d'assimilation et à «indigéniser », et réclamait au
contraire que les Africains pussent, comme les Blancs et
les créoles, accéder aux meilleurs postes de l'adminis-
tration coloniale et poursuivre leurs études en France.
C'est dans ce contexte d'éveil politique particuliè-
rement hostile aux nouvelles orientations de la colonisa-
tion française, auquel s'ajoutèrent de nouvelles et fortes
dissensions aussi bien entre Bordelais et créoles
qu'entre clans créoles, qu'à la surprise assez générale,
en mai 1914, soit à quelques mois de la déclaration des
hostilités en Europe, Blaise Diagne, le seul candidat
africain, vivement soutenu aussi bien par les Jeunes
Sénégalais que par les mouvements confrériques, fut élu
député du Sénégal et, du même coup, premier député
africain au Parlement français 1.
La surprise, ou pour tout dire, la consternation fut
en effet générale parmi les coloniaux, qu'ils fussent de
l'administration ou du secteur privé, ainsi qu'au sein du
monde créole qui, après avoir cédé de plus en plus de
terrain aux sociétés bordelaises et freiné leur déclin éco-
nomique en maintenant des positions-clés dans la vie
politique locale, se voyait finalement dépossédé de ce qui
lui paraissait de plus légitime, même s'il pouvait peu ou
prou entrevoir dans cette victoire africaine le prolonge-
ment de celle qui, soixante-dix ans plus tôt, avait été la

1. Mis à part l'ouvrage de G. Wesley Johnson, sur tout ce


contexte on pourra également consulter F. Manchuelle, « Métis et
colons: la famille Devès et l'émergence politique des Africains au
Sénégal, 1881-1897», in Cahiers d'études africaines, 96, XXIV-4,
1984, p. 477-504 et A. Dieng : « Blaise Diagne, le premier député
africain », Afrique contemporaine, Chaka, 1990, vol.7.
Besoins d'Afrique 149

sienne avec l'élection de Durand Valentin. À Paris éga-


lement, au ministère des Colonies, Albert Lebrun vitupé-
rait à l'idée que, face au gouverneur général de l'A-OF et
à la nouvelle politique qu'il était chargé de mettre en
œuvre, s'affichât, en toute légalité républicaine, un Afri-
cain manifestement décidé à les contester. Bref, tout se
passait comme si Yimperium français était en train
d'être rattrapé par ses ambivalences passées, comme si
ce qui en avait été l'une de ses lignes directrices depuis
la Révolution, et qui se résumait par sa mission civilisa-
trice et l'assimilation politique, resurgissait au moment
même où il prétendait s'en défaire au nom d'une coloni-
sation à la fois plus autoritaire et plus utilitaire. Mais
qu'il en fût fort marri, que certains anticolonialistes de
droite, toujours prompts à dénoncer les absurdes aven-
tures ultramarines de la République, trouvassent scanda-
leux de devoir siéger avec un député nègre, n'empêcha
pas l'histoire de se poursuivre et de singulariser pour le
coup très fortement le rapport de la France à son empire
africain. Répétant, même contre son gré, l'élection en
1848 de Durand Valentin, elle était bel et bien la seule
nation coloniale européenne à avoir fait entrer un repré-
sentant de l'empire au cœur de ses institutions républi-
caines. Ni l'Angleterre, ni l'Allemagne ou la Belgique,
pas même le Portugal qui, pourtant lui aussi, prétendait
très chrétiennement civiliser et assimiler dans ses colo-
nies africaines, ne se trouvèrent dans pareille situation.
Au reste, ce député nègre que la France fut obligée
d'accueillir au sein du Parlement était à lui seul emblé-
matique de tout ce qu'elle prétendait désormais refouler
de son impérialisme passé. Goréen d'origine, noir mais
élevé dans une famille créole, Blaise Diagne, né au tout
début de la Ille République, fit de bonnes études et entra
au service des Douanes. Ce qui lui valut d'être affecté en
plusieurs lieux du nouvel empire français, au Dahomey,
au Congo et à Madagascar, mais surtout dans les vieilles
colonies, devenues départements, de la Réunion (ancienne
ile Bourbon) et de la Guyane. Étonnant et très symbo-
lique parcours professionnel d'un Africain incarnant de
la sorte le meilleur de l'imperium français, celui en
150 Frères et sujets

l'occurrence qui permit qu'un natif de ce continent noir,


à peine sorti du commerce triangulaire, allât là où ses
congénères se rendirent dans de tout autres conditions,
et qui lui fit découvrir pratiquement l'assimilation en lui
conférant un statut égal à celui d'un Français de métro-
pole. Mais un parcours que Blaise Diagne accomplit en
découvrant l'autre facette de cet imperium : celle au tra-
vers de laquelle la France, dans ses nouvelles colonies
africaines, était en train de se révéler fort peu républi-
caine, discriminant, souvent par un racisme ordinaire, la
société blanche du monde indigène et commettant toutes
sortes d'exactions à l'encontre de colonisés qu'elle
considérait avant tout comme des sujets sans droits. Il
s'en offusqua fréquemment et, en bon citoyen, osa
même s'en remettre aux lois de la République pour
dénoncer tout ce qui lui apparaissait leur être contraire.
Peu apprécié de ce fait par ses supérieurs, menacé cons-
tamment d'être radié de la fonction publique, Diagne, au
cours de l'une de ses diverses affectations, n'en reçut
pas moins la reconnaissance toute citoyenne de la franc-
maçonnerie et, initié au Grand Orient de France, il y
rejoignit cette longue lignée d'hommes de couleur qui,
depuis la Révolution, ne s'étaient véritablement libérés
de l'état de sujets qu'en accédant à la fraternité de la cri-
tique et du secret. Et cette filiation franc-maçonne par où
la République, en dépit des réactions conservatrices,
était parvenue à accomplir sa mission civilisatrice en
élevant à la dignité de frères des hommes issus de
l'esclavage 1, prit toute sa dimension lorsque Blaise
Diagne rencontra à Paris le milieu de l'élite antillaise
qui, depuis Bissette, veillait précisément à concilier un
certain idéal civilisateur avec la protection des valeurs
indigènes. Il se lia ainsi avec le sénateur guadeloupéen
Alexandre Issac, spécialiste des questions africaines à la
Ligue des droits de l' homme, et qui, comme on l'a vu,
militait pour que les Algériens accédassent à la citoyen-
neté française sans avoir à renoncer à leurs obligations

1. F. Manchuelle, « Le rôle des Antillais ... », op. cit. et


M. J. Headings, « French Freemasonry ... », op. cit.
Besoins d'Afrique 151

musulmanes ; mais aussi et surtout il se rapprocha de


Gratien Candace, futur député de la Martinique, qui le fit
entrer au parti républicain socialiste d'Aristide Briand
(situé entre le parti radical et la SFIO), et avec lequel il
parrainera, en 1919, l'organisation à Paris du tout pre-
mier congrès panafricain 1.
Le premier et seul Africain à siéger dans un Parle-
ment européen n'était donc pas n'importe qui. Assimilé,
fonctionnaire attaché aux grands principes et franc-
maçon, Blaise Diagne s'inscrivit en outre dans le cadre
de mouvements d'idées que le milieu guyanais et
antillais avait déjà bien amorcés, revendiquant tout à la
fois les pleins droits politiques et la reconnaissance des
spécificités du monde noir. Et, dans la mesure où ce
milieu lui servit en quelque sorte de modèle, il sut fort
bien distinguer l'assimilation politique de l'assimilation
culturelle. Il sut refuser ce qu'une colonisation fran-
çaise, soucieuse de mise en valeur économique et de
séparation des régimes juridiques, croyait bon de justi-
fier sous le nom d'association en arguant d'une préser-
vation du monde indigène et remettant, du même coup
en cause la part toute républicaine de son idéologie
expansionniste. Blaise Diagne allait bientôt faire juste-
ment une étonnante démonstration de ce subtil distinguo
en jouant un rôle éminent dans la mobilisation des
troupes noires sur le front européen et, par là, en
s'appropriant une place tout à fait décisive dans l'édifi-
cation d'un monde de plus en plus franco-africain.

1. P. Dewitte, Les Mouvements nègres en France, 1919-1939,


Paris, L'Harmattan, 1985, p. 57-58.
LE MONDE FRANCO-AFRICAIN
EN MOUVEMENT

Jusqu'au début du siècle, la me République avait


éprouvé quelques difficultés à faire entrer la question
coloniale dans la sphère de l'État. Pourtant, depuis plu-
sieurs décennies un besoin d'empire s'était sans conteste
de plus en plus affirmé. Il s'était nettement exprimé sur le
plan économique où la recherche de nouveaux débouchés
devait pallier, comme l'avait argumenté Jules Ferry, les
surplus de capitaux et de marchandises, générateurs de
crises et de chômage; la troisième place qu'occupait
l'empire, toutes colonies confondues (1'Afrique venant
cependant assez loin derrière l'Indochine et le Maghreb),
dans les échanges commerciaux français à la veille de la
Première Guerre mondiale, était en train, semblait-il, de
lui donner rétrospectivement raison '. Mais il s'était sur-
tout manifesté sur le terrain idéologique où, comme on
l'a vu, l'expansion coloniale fut proposée comme
remède et comme salut à une nation que d'aucuns
jugeaient en voie certaine de dégénérescence. Cepen-
dant, malgré tout ce qui prétendait aller en faveur de
l'irrésistible montée de l'imperium français, malgré le
passage à l'acte des autorités et le feuilleton épique des
conquêtes, le pays ne semblait guère en phase avec ces
nouvelles aventures ultramarines. Affaire principale-
ment d'élites politiques, militaires et religieuses, de cou-
1. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français: his-
toire d'un divorce. Paris, Albin Michel. 1984, p. 40-41.
154 Frères et sujets

rants intellectuels et scientifiques, de lobbies écono-


miques, la constitution d'un immense empire lui
paraissait quelque peu étranger, lui qui était bien davan-
tage concerné par ses problèmes intérieurs (crises éco-
nomiques, luttes ouvrières, instabilités politiques), ou
hanté par sa revanche avec l'ennemi d'outre-Rhin. En
1906, la première exposition coloniale, qui se tint à Mar-
seille, n'eut qu'un modeste succès d'estime. Et, bien
qu'elle reflétât assez bien la croissance des échanges
avec l'empire, cette exposition n'était encore qu'à la
mesure d'une économie de traite qui intéressait des
milieux très spécifiques, comme ceux de Bordeaux et
Marseille, particulièrement engagés en Afrique dans le
commerce des oléagineux et du caoutchouc et dans les
activités d'import-export. En outre, si l'administration
coloniale songeait à mettre en valeur les territoires
conquis, si l'association lui paraissait de plus en plus la
meilleure façon de tirer parti des populations indigènes,
ses projets d'exploitation restaient encore assez flous.
Dans nombre de colonies africaines, ceux-ci avaient au
contraire bien du mal à émerger d'une réalité locale où
s'additionnaient épidémies et disettes, rendant les tro-
piques décidément fort peu attractifs ou fort peu régéné-
rants, sauf pour ceux qui en avaient fait leur profession,
leur commerce ou leur terrain de prosélytisme, à l'instar
des Missions africaines de Lyon, ou pour ceux, souvent
indésirables en métropole, qui rêvaient d'y faire fortune.
En Côte d'Ivoire, par exemple, un administrateur en
poste au début du siècle, faisait ironiquement état d'une
affection assez particulière qui se manifestait par des
comportements délirants, appelé « cancrelat colonial »,
touchant selon lui une bonne moitié des quelques cen-
taines de Français qui avaient osé s'y aventurer 1.
Bref, le monde franco-africain était encore à peine
une esquisse. Tout se passait plutôt comme si la me Répu-
blique avait d'autant plus de mal à accorder l'État français
avec son empire que le pays continuait à percevoir les
1. R. Villamur, L. Richaud, Notre colonie de la Côte d'Ivoire,
Paris, Augustin Challamel, 1903.
Besoins d'Afrique 155

inconvénients des colonies beaucoup plus que leurs avan-


tages et se demandait quelle chimère coûteuse avait bien
pu surgir de l'esprit de ses dirigeants. Cependant, un tour-
nant capital allait avoir lieu avec le déclenchement de la
Première Guerre mondiale et modifier profondément
cette manière de voir, héritée d'un long passé colonial.

Le recours salutaire à l'Afrique


ou les «bienfaits» d'une assimilation

En effet, tandis que la République se resserrait


autour de la fameuse Union sacrée, faisant rapidement
taire pacifistes, internationalistes et autres antimilita-
ristes, qu'elle prétendait défendre la patrie des Droits de
l'homme contre un empire autoritaire et, ainsi recon-
quérir l'Alsace-Lorraine 1, ses colonies, et particulière-
ment celles d'Afrique noire, s'imposèrent comme une
composante essentielle de l'effort de guerre national.
Dès avant la déclaration des hostilités, un groupe de
pression, manifestement certain que la revanche avec
l'Allemagne était proche, issu pour l'essentiel des rangs
de l'armée coloniale, particulièrement des campagnes
du Soudan, avait conçu le projet de créer une «force
noire» en complément des forces métropolitaines 2. Son
principal animateur, le général Mangin 3, arguait que la
France était devenue démographiquement déclinante à
cause d'une très fâcheuse dénatalité, et qu'avec ses
40 millions d'habitants contre plus de 60 millions en
Allemagne, le pays courait une nouvelle fois à la défaite.
Mais il ajoutait, comme pour répondre en toute connais-
sance de cause à ses détracteurs, que l'Africain était un
remarquable guerrier. Celui-ci n'avait-il pas en effet

1. J.-J. Becker, 1914: Comment les Français sont entrés dans


la guerre, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences poli-
tiques, 1977.
2. M. Michel, L'Appel à l'Afrique. Contributions et réactions
à l'effort de guerre en A-OF, 1914-1919, Paris, Publications de la
Sorbonne, 1982, p. 2-10.
3. C. M.-E. Mangin, La Force noire, Paris, Hachette, 1890.
156 Frères et sujets

opposé de très sévères résistances à la conquête colo-


niale, et les « tirailleurs sénégalais» n'avaient-ils pas été
également les instruments décisifs qui permirent de
briser ces mêmes résistances et de donner finalement
son immense empire africain à la France.
S'il rencontra une vive opposition, notamment dans
le camp socialiste qui y vit une nouvelle exploitation des
populations indigènes, et auprès des milieux écono-
miques coloniaux soucieux de préserver la production et
le commerce locaux, le projet de Mangin emporta la déci-
sion des autorités ; de sorte que, dès la première année du
conflit, l'A-OF fournit le plus gros contingent des troupes
coloniales, avec plus de 30 000 soldats mobilisés dont
une partie servit à affronter l'Allemagne dans ses posses-
sions du Cameroun et du Togo. Mais déjà, ce recrutement
assez important avait provoqué, malgré la collaboration
de nombreux chefs traditionnels, fuites et résistances dans
plusieurs territoires, notamment dans le Haut-Sénégal
(actuel Mali). Ce qui ne modifia pas l'attitude du cabinet
d'Aristide Briand, bien au contraire. Avec un conflit qui
durait manifestement plus longtemps que prévu et qui
était entré dans une guerre de positions meurtrière, le pro-
blème des effectifs prit un caractère particulièrement aigu
et, derechef, on se tourna vers l'empire, surtout vers
l'A-OF à laquelle on demanda, à partir de la fin de l'année
1915, de fournir 50 000 hommes supplémentaires sur la
base d'un engagement en principe volontaire. Mais,
malgré les primes, malgré les exemptions d'impôt, ce
nouveau recrutement multiplia partout les phénomènes
de résistances et, finalement, seul, l'exercice de la
contrainte et de l'enrôlement forcé permit aux adminis-
trations locales de satisfaire aux exigences de Paris. Il
n'y eut guère qu'au Sénégal où le recrutement fut un peu
plus aisé, les assimilés des Quatre Communes étant
acquis à l'idée d'accomplir leur devoir patriotique dans
l'espoir d'y gagner une citoyenneté française incontes-
table 1.

1. M. Michel, L'Appel à l'Afrique ... , op. cit., p. 73-95.


Besoins d'Afrique 157

Cependant, en dépit des protestations de plus en


plus vives d'une administration coloniale condamnée à
jouer le mauvais rôle d'agent recruteur, en dépit égale-
ment de l'étonnement amusé de l'allié britannique trou-
vant assez saugrenue cette conception française consis-
tant à envoyer des Africains se battre en Europe, les
autorités n'avaient pas encore fini de recourir à la force
noire. Car, après 1917, avec des effectifs de plus en plus
clairsemés, l'apparition de mutineries dans les tranchées
et la paix séparée des bolcheviks avec les Allemands qui
entraîna ipso facto l'effondrement du front russe, la
situation de l'armée française n'était guère brillante. Il
fallait, pensait-elle, tenir jusqu'à l'intervention annon-
cée des Américains et, dans cette perspective, seule une
contribution accrue de l'empire, notamment de
l'Afrique noire, semblait de nature à rééquilibrer le rap-
port de forces.
Étrangement, il revint à Georges Clemenceau,
c'est-à-dire à celui qui s'était auparavant illustré par son
opposition à l'expansion coloniale, d'orchestrer cette
ultime contribution. Connaissant les problèmes qu'avaient
posés les recrutements précédents, le nouveau président
du Conseil eut l'habileté d'impliquer le seul personnage
qui avait acquis une légitimité républicaine au sein du
monde « aoûtien », le député africain Blaise Diagne, et
de le nommer aussitôt haut-commissaire de la Répu-
blique, disposant des pleins pouvoirs dans la conduite de
cette nouvelle levée de troupes noires. En fait, l'habileté
de Clemenceau s'accordait fort bien avec celle du
député africain. Car, depuis le début de la guerre, celui-
ci n'avait eu de cesse de faire en sorte que les originaires
des Quatre Communes fissent leur devoir patriotique en
étant enrôlés, non pas dans les régiments de tirailleurs
sénégalais, par trop marqués de distinction raciale, mais
dans les troupes régulières. L'enjeu était de taille. Par la
guerre et par le prix du sang, la République devait
apporter définitivement la preuve qu'elle ne remettrait
pas en cause le processus d'assimilation et qu'au
contraire la citoyenneté française s'appliquerait en toute
bonne logique aux descendants de tous ceux qui étaient
158 Frères et sujets

censés en bénéficier 1. Ses amis, les députés antillais,


Gratien Candace en tête, eurent du reste la même atti-
tude, considérant que la citoyenneté française ne devait
souffrir aucune exception, pas même celle qui aurait
permis à leurs congénères d'échapper à l'horreur des
tranchées.
Obtenant gain de cause par le vote, à la Chambre,
de lois qui portèrent son nom, Blaise Diagne avait été,
par ailleurs, assez critique sur la façon dont Mangin
concevait le recrutement et l'usage de la force noire.
Sans compensation véritable, celle-ci ressemblait, en
réalité, à cette masse de travailleurs recrutés dans le
cadre du Code de l'indigénat, pouvant être sacrifiée de la
même façon qu'elle pouvait l'être par les compagnies
concessionnaires en A-ÉF. C'est pourquoi, lorsqu'il
accepta, au début de l'année 1918, la proposition de
Clemenceau, Blaise Diagne ne la conçut qu'assortie de
contreparties, c'est-à-dire qu'il n'était plus question
pour lui de lever par la contrainte de nouveaux contin-
gents indigènes. li s'agissait bien plutôt de pratiquer une
politique de volontariat qui fût telle que ceux qui s'enga-
geaient pussent, par cet acte, sortir précisément de leur
condition d'indigènes, en l'occurrence n'être plus à leur
retour asservis à l'impôt de capitation, au travail forcé,
et bénéficier au contraire de facilités pour entrer dans
l'administration, voire pour accéder à la nationalité fran-
çaise. Cela changeait effectivement tout. Et, à rebours
des recrutements précédents, Diagne, avec de telles pro-
messes, réussit amplement sa mission. Alors qu'il lui
avait été demandé de recruter 40 000 hommes, ce furent
80 000 (dont une partie provenait de l'A-ÉF) qui parti-
rent en métropole, certains contingents n'arrivant cepen-
dant qu'après l'armistice 2.
De sorte que si Clemenceau avait vu juste en le
nommant haut-commissaire aux Effectifs coloniaux,
Blaise Diagne réussit de son côté une formidable opéra-
1. G. Wesley Johnson, Naissance du Sénégal contemporain...,
op. cit., p. 227-237.
2. M. Michel, L'Appel à l'Afrique... , op. cit., p. 239-260.
Besoins d'Afrique 159

tion politique. Outre sa popularité qui dépassait désor-


mais largement le Sénégal, outre sa carrière, qui se pour-
suivra longtemps après la guerre et qui l'amènera,
finalement, à occuper en 1931 le poste de sous-secréta-
riat d'État aux Colonies, le député sénégalais réussit en
effet à instiller l'idée que l'assimilation pouvait ne pas
s'arrêter aux Quatre Communes; qu'au contraire la
mobilisation de près de 200 000 Africains (dont 30 000
furent tués) devait être le meilleur moyen de mettre en
cause le Code de l'indigénat. Aucune des nations belli-
gérantes, sauf la France, n'avait souhaité utiliser de cette
manière ses colonies africaines. Cela manifestement
avait un prix. Et, si ce fut au départ un groupe de pres-
sion colonial qui conçut l'idée d'une «force noire »,
conscient, estimait-il, des faiblesses françaises, ce fut
finalement un Africain assimilé qui lui donna toute sa
signification républicaine.
En fait, dans ce remarquable chassé-croisé, Blaise
Diagne était allé à l'encontre d'une bonne partie de
l'administration coloniale de plus en plus acquise à
l'idée d'association. La chose fut manifeste lorsqu'il fut
nommé haut-commissaire de la République, soit à une
fonction qui était d'une dignité au moins égale à celle du
gouverneur général de l'A-OF. Joost Van Vollenhoven,
qui occupait alors ce poste de gouverneur, ne le supporta
pas et démissionna. Non seulement parce qu'il était hos-
tile à un nouveau recrutement, considérant qu'il com-
promettrait pour de bon un besoin plus économique
d' Afrique, surtout en cette période où on l'avait chargé
d'accroître les productions de la Fédération ; mais aussi
parce qu'il n'acceptait pas qu'un« produit» de l'assimi-
lation vînt très officiellement se mêler de questions indi-
gènes que seules les autorités coloniales étaient en
mesure, selon lui, d'apprécier et de traiter à leur juste
niveau 1. Même Maurice Delafosse, que Van Vollen-
hoven avait appelé à ses côtés comme directeur des
Affaires indigènes et politiques, n'apprécia guère qu'un
Africain évolué décidât à sa place de ce qui était souhai-

1. W. B. Cohen, Empereurs sans sceptre, op. cit., p. 101.


160 Frères et sujets

table pour les populations africaines. Car, pour ce grand


connaisseur de 1'« âme nègre », qui militait certes pour
une amélioration des conditions d'existence indigène,
Blaise Diagne incarnait ce que précisément il n'aimait
pas, à savoir une évolution trop rapide, trop mimétique,
du monde africain vers la modernité occidentale entraî-
nant une détérioration de ses civilisations ancestrales.
Qu'il Y eût ainsi une profonde antipathie entre
Delafosse, l'indigénophile, et Diagne, l'assimilé, cons-
titue un remarquable parangon du chassé-croisé que la
France était en train d'opérer avec ses colonies afri-
caines. Quand l'une était attentive aux coutumes pour
mieux faire fonctionner son Code de l'indigénat, les
autres commençaient déjà à aspirer à certains droits,
quitte à ce que ceux-ci dussent s'acquérir au prix d'une
mort massive aux Dardanelles ou au Chemin des
Dames.

Cependant, la contribution de l'empire à la défense


nationale ne se limita pas au recrutement de tirailleurs.
Au bout de deux années de combat, la France dut faire
face à d'importants problèmes de ravitaillement et, pour
les résoudre, elle songea de nouveau à ses colonies et
notamment à ses possessions africaines. Il s'agissait en
réalité d'un intérêt tardif qui révélait précisément le
caractère assez lâche des liens que le pays avait tissés
avec elles, même si, depuis le début du siècle, leur part
dans la balance commerciale s'était sensiblement
accrue. Affaires principalement des maisons de com-
merce et d'industries bordelaises ou marseillaises, de
compagnies concessionnaires toutes acquises à l' éco-
nomie de traite et au libre-échangisme, ces possessions
paraissaient d'autant moins devoir intéresser plus large-
ment la nation que les circonstances de la guerre avaient
fait notablement baisser leur part dans les échanges avec
la métropole. De plus, des sécheresses dans le Sahel,
assorties d'épidémies, n'encourageaient guère à les
prendre davantage en considération. Aussi, comme pour
la mobilisation de la force noire, apparue elle beaucoup
plus tôt, ce fut également un groupe de pression, mais
Besoins d'Afrique 161

cette fois-ci largement dominé par les lobbies colo-


niaux, qui convainquit les autorités de faire appel au
potentiel économique que représentait l'immense
empire africain. Et, si l'aggravation de la pénurie en
métropole l'y aida certainement, la guerre lui offrit
l'opportunité de se rapprocher d'un pouvoir politique
qui, malgré tous les discours en faveur d'une « France
nouvelle », n'avait jusqu'à présent guère osé soutenir
son commerce par d'importants investissements
publics; cela était particulièrement manifeste pour la
vaste A-OF que l'histoire de l'expansion française,
depuis Faidherbe, avait promise à une généreuse mise
en valeur, mais qui semblait s'être arrêtée à la traite de
quelques produits et à une gestion bureaucratique et
parcimonieuse de ses territoires.
En fait de rapprochement entre les milieux colo-
niaux et l'État, l'année 1917 opéra un changement bien
plus considérable, à savoir l'organisation par le gou-
vernement de l'A-OF d'un véritable programme de
dirigisme économique. Ce qui impliquait tout à la fois
de soutenir et protéger les maisons de commerce fran-
çaises en leur assurant de bonnes marges bénéficiaires
et de mettre au travailles populations indigènes en leur
faisant produire et vendre par des prix fixés, mais aussi
par la contrainte, tout ce que leurs terres étaient
capables de fournir à la métropole en guerre : ici des
oléagineux et des céréales comme le riz ou le maïs, là
du coton, des peaux ou du bétail. Et, bien qu'il y eût
d'importantes difficultés d'évacuation et de stockage
qui firent qu'une bonne partie de ces produits n'arrivât
jamais à destination, bien que l'administration colo-
niale estimât contradictoire de promouvoir l'économie
de l'A-OF et d'en soustraire quantité de travailleurs
indigènes au profit de la force noire, la démonstration
fut faite que les colonies africaines n'étaient pas l'apa-
nage de quelques milieux d'affaires et qu'en s'en don-
nant les moyens, elles pouvaient bénéficier plus globa-
lement à la nation française 1.
1. M. Michel, L'Appel à l'Afrique... , op. cit. p. 179-218.
162 Frères et sujets

Au total, la guerre de 14-18 fit pour la République


ce que plusieurs décennies de propagande et d'expan-
sion coloniale n'étaient pas encore réellement parvenues
à accomplir, en l'occurrence faire entrer l'empire dans la
sphère de l'État et à le faire exister dans la conscience
nationale. Jamais le besoin de colonies, et particulière-
ment le besoin d'Afrique, ne s'était aussi bien exprimé
qu'à l'issue de cette guerre singulièrement meurtrière où
la France comptabilisait ses pertes et constatait l'aggra-
vation du déclin de sa population. Qu'elle pût songer,
mal~ré tout, demeurer une grande puissance, tandis que
les Etats-Unis et l'Union soviétique étaient en train de le
devenir beaucoup plus sûrement, laissait entrevoir
qu'elle ne s'identifiait plus à son seul espace hexagonal,
quand bien même avait-il recouvré ses frontières
d'antan. L'empire avait participé à la guerre et à la vic-
toire, l'empire témoignait donc de la réalité d'une« plus
grande France ». Cette idée d'indispensable agrandisse-
ment, que les publicistes de la colonisation des années
1860-1870 s'étaient échinés à populariser pour conjurer
leur diagnostic d'une décadence nationale, put ainsi
s'affirmer et se répandre davantage, mais en quelque
sorte preuves à l'appui 1. Les denrées provenant des tro-
piques comme les soldats annamites, maghrébins et sur-
tout africains avaient été visibles, palpables. Et ils le
furent toujours après guerre puisque les deux grands
protagonistes de la constitution d'une force noire,
Mangin et Diagne, firent en sorte qu'elle se perpétuât
après l'armistice en obtenant du Parlement qu'il requît
des colonies africaines un quota permanent de conscrits.
L'image du «tirailleur sénégalais », discipliné, dur au
combat mais plutôt jovial, se renforça ainsi de sa pré-
sence continue dans les camps militaires du sud de la
France et de ce qu'on disait être sa grande efficacité dans
les troupes coloniales qui servaient dans les territoires
d'Afrique du Nord toujours en butte à quelques rébel-
lions.
1. L. Archimbaud, La Plus grande France, Paris, Hachette,
1928.
Besoins d'Afrique 163

Tout se passait donc comme si la victoire n'avait


rien effacé des faiblesses françaises, comme si, au
contraire, les « produits» de l'empire en avaient fourni
l'éclatante démonstration et devaient désormais leur
servir de remèdes permanents. L'idée d'une régénéra-
tion par la colonisation put ainsi s'étoffer d'une autre, la
sécurité par l'empire. Le « mal» était toujours là, mais il
semblait, grâce aux colonies, soignable. Et à l'heure où
la biomédecine pouvait exhiber ses progrès et faire
œuvre de santé publique, le monde colonial, réparti dans
des ligues et des comités de propagande de plus en plus
nombreux, ne laissait de la même façon d'assigner à
l'empire une fonction bienfaisante. Par son entremise,
romans populaires, réclames, journaux, films documen-
taires ou de fiction essaimèrent, à partir des années
1920, et donnèrent ainsi une vision toute sécurisante et
toute revigorante des colonies: ce qu'à elle seule l'une
des affiches les plus fameuses du « tirailleur-Banania»
symbolisa remarquablement en faisant côtoyer un repré-
sentant épanoui de la force noire et un produit tropical
qui pouvait passer du même coup pour un excellent for-
tifiant.

D'une leçon de colonisation l'autre

Mais, au-delà de ce que l'après-guerre put produire


comme images ou comme mises en scène d'un indispen-
sable et salutaire empire français (l'Exposition coloniale
de 1931 à Vincennes en étant certainement la plus exem-
plaire avec ses quelque sept millions de visiteurs 1), une
réalité plus tangible, d'ordre politique, sanitaire et éco-
nomique, donnait toute sa portée au tournant qu'avait
opéré la Grande Guerre dans le rapprochement de la
France avec ses colonies africaines.
Sur le plan politique il s'était passé en effet une
chose essentielle. L'État français avait non seulement

1. P. Blanchard et A. Chatelier (dir.), Images et colonies, Paris,


Syros, 1993.
164 Frères et sujets

pris toute la mesure de l'importance de son empire afri-


cain et pouvait désormais s'accorder avec son adminis-
tration coloniale en l'engageant dans des programmes
de mise en valeur, mais il avait aussi intégré un natif du
continent noir dans ses plus hautes sphères. Que Blaise
Diagne siégeât au Parlement était déjà avant-guerre
chose assez étonnante, mais qu'il devînt ensuite haut-
commissaire de la République, ayant autorité sur les
gouverneurs locaux, voilà qui représenta, pour beau-
coup, une ascension parfaitement incongrue. Jamais
processus d'assimilation n'avait été aussi éclatant. Il y
avait là, si l'on y songe bien, comme un air de Révolu-
tion française, à tout le moins comme une application
très stricte de l'universalisme républicain. Mais le pro-
cessus fut d'autant plus éclatant et détonant que son
ascension politique ne fut pas simplement affaire de cir-
constances, qu'elle se poursuivit après la guerre, le
député africain restant pendant un temps en charge des
Effectifs coloniaux, intégrant la SFIO, puis, juste avant
de devenir secrétaire d'État aux colonies (l'année même
de l'Exposition coloniale de Vincennes), accédant à la
fonction de représentant de la France au Bureau interna-
tional du travail (BIT). En fait, durant toute cette période
marquée par des conflits répétés, notamment avec les
autorités coloniales, Blaise Diagne n'eut de cesse de
donner une véritable leçon de colonisation à l'État fran-
çais. À ses yeux, celui-ci, malgré les déclarations
d'intention d'Albert Sarraut (ministre des Colonies de
1920 à 1924 puis de 1932 à 1933), ne se donnait tou-
jours pas les moyens suffisants pour mettre en valeur ses
possessions africaines. Puisque, pensait-il, les popula-
tions locales devaient être l'élément moteur du dévelop-
pement économique, comme avec l'arachide au Sénégal
ou le café et le cacao en Côte d'Ivoire, il ne suffisait pas
d'aménager des ports ou de construire des lignes de
chemin de fer; il était au moins tout aussi indispensable
de les éduquer massivement et de faire en sorte qu'elles
sortissent rapidement du monde d'assujettis que repré-
sentait l'indigénat par l'acquisition de droits politiques.
Sans doute l'assimilé et le franc-maçon ne pouvait-il
Besoins d'Afrique 165

voir autre chose dans la colonisation française qu'une


vaste entreprise d'assimilation. Sans doute également,
passé ses disputes avec le milieu colonial et soucieux
d'y maintenir sa position, en devint-il davantage le col-
laborateur que le critique, puisqu'il défendit au BIT et
devant la Société des Nations, le travail forcé que la
France pratiquait en Afrique et pactisa avec les lobbies
économiques qui ne voulaient, en aucune façon, que le
système de l'indigénat évoluât 1. Cependant au total, on
peut considérer que toute l'action politique de Diagne
fut en effet une leçon de colonisation à l'adresse de
l'État français, et qu'à ce titre elle représenta une véri-
table appropriation de ce que celui-ci avait idéologique-
ment conçu, depuis les débuts de son impérialisme répu-
blicain, à savoir l'universalisation des droits naturels.
Une appropriation qui signifiait pour Diagne, comme
l'ont fort bien montré G. Wesley Johnson et François
Manchuelle, qu'il appartenait aux Africains de savoir
concilier l'acquisition de droits et le respect de leurs
coutumes ou de leurs lois musulmanes. Ce qu'une
longue lignée d'Antillais et de Guyanais avait déjà su à
leur manière exprimer et ce que Senghor résumera plus
tard par sa formule: «Assimiler, non être assimilé. »
Cependant, et c'est sans doute le point essentiel,
cette appropriation impliquait que la colonisation fran-
çaise ne devait plus être seulement une affaire de métro-
politains, qu'elle pouvait être relayée utilement par des
citoyens africains qui, dès lors qu'ils étaient devenus
effectivement des « frères », avaient l'aptitude, plus que
quiconque, de faire évoluer les «sujets» indigènes et
d'œuvrer ainsi au développement d'une «plus grande
France ». Mais les milieux coloniaux ne l'entendaient
pas véritablement ainsi. Et, bien que l'État français sem-
blât ne pas l'entendre davantage, optant pour le maintien
massif du monde indigène dans un état de sujétion,
l'intrusion de Blaise Diagne dans ses affaires coloniales
signifiait qu'il restait plus que jamais comptable de ses

1. J.-H. Jezequel, L'Action politique de Blaise Diagne, 1914-


1934, mémoire présenté à l'lEP de Paris, 1993.
166 Frères et sujets

penchants assimilationnistes antérieurs, qu'il était


comme profondément marqué par eux et, presque
malgré lui, tenu plus ou moins de les assouvir.
Après Diagne, qui disparut en 1934, un autre Séné-
galais, Galandou Diouf, conservera le siège embléma-
tique du Sénégal, et à l'issue de la Seconde Guerre mon-
diale, la IVe République enverra au Parlement une
dizaine de députés africains '. Avec eux, avec l'impor-
tance que prendra l'Afrique dans l'épopée gaulliste,
l'État français n'aura précisément d'autre choix que de
poursuivre l'histoire de son impérialisme républicain et
de réaliser du même coup les rêves de son ancien haut-
commissaire aux Effectifs coloniaux en abolissant le
régime de l'indigénat et en remettant à l'ordre du jour la
vieille doctrine de l'assimilation.

Au reste, l'État français, peut-être en partie sous


l'influence tenace de Diagne, s'était également donné à
lui-même, depuis 1920, une sorte de leçon de colonisa-
tion. Avec la démonstration qui avait été faite de l'utilité
tout à la fois économique, militaire et politique de
l'empire, il s'était résolu en effet à prendre sérieusement
.en main ses colonies en critiquant ses propres atermoie-
ments et ses propres désintérêts qu'il n'avait cessé de
manifester depuis la conquête. Ce fut le ylan préconisé
par Albert Sarraut qui, en faisant de l'Etat français le
principal opérateur de la mise en valeur coloniale,
recommandait la réalisation de grands travaux d' infras-
tructure, un vaste programme sanitaire et des projets
d'éducation à l'adresse des populations indigènes. On
n'était apparemment pas très loin de ce que souhaitait le
député sénégalais, à savoir une subordination nettement
affirmée des intérêts particuliers à l'intérêt général et
une claire insistance sur le rôle majeur que devait jouer
la chose publique. Mais s'il y avait sans conteste du
républicanisme dans le plan du ministre des Colonies, il
y avait aussi explicitement la nécessité d'en finir avec le

1. Y. Benot, «Les députés africains au Palais-Bourbon de


1914 à 1958 », in Afrique contemporaine, Chaka, 1989, vol. 4.
Besoins d'Afrique 167

fâcheux penchant assimilitionniste français et d'afficher


désormais une franche politique d'association.
En fait, à Y regarder de plus près l, l'association,
selon Albert Sarraut, participait d'une formule bâtarde où
il s'agissait de rompre avec le despotisme pratiqué
jusqu'alors qui faisait du colonisateur un exploiteur abusif
du colonisé, et de lui substituer une politique du devoir du
fort vis-à-vis du faible ou, mieux encore, d'organiser avec
lui une sorte de grande famille au sein de laquelle l'État
français jouerait le rôle du père protecteur et les colonies
celui de sa nombreuse progéniture. Nul doute que, dans
cette formule, la distribution des rôles ne s'embarrassait
pas d'euphémismes : le colonisateur était le maître et
l'indigène le sujet; mais en y mettant cette dose d'obliga-
tion (que d'aucuns appelleront, sans aucune ironie,
l'altruisme du colonialisme français), en y introduisant la
métaphore du lien familial, il Y avait bien davantage
qu'une simple association entre partenaires inégaux. TI y
avait quelque chose du saint-simonisme d'Enfantin et
d'Ismaël Urbain et, très précisément, de leur idée d'affa-
miliation suivant laquelle la rencontre de la race blanche
avec la race noire (ou arabe) devait permettre l'éclosion
d'une grande famille humaine. Et bien qu'elle fût loin
d'en reconduire tous les attendus, comme la fécondation
réciproque et complémentaire des «deux races», la
conception de Sarraut avait ce point commun avec l'affa-
miliation que l'association y était constitutive d'un lien
organique entre les parties et, par conséquent, qu'elle était
propre à les unir dans un même et durable ensemble.
Affichée théoriquement comme l'antithèse de l'as-
similation, cette conception n'en était en réalité qu'une
version en demi-teinte s'efforçant de tenir par les deux
bouts le projet d'une «plus grande France» et la pra-
tique effective du régime de l'indigénat. Mais, relayée
ensuite par tout un ensemble d'administrateurs qui sou-
haitaient, comme on l'a vu, une politique du «juste
milieu» destinée à trouver le bon équilibre entre tradition

1. A. Sarraut, La Mise en valeur des colonies françaises,


op. cit., p. 83-127.
168 Frères et sujets

et modernité ou entre association et assimilation, elle n'en


eut pas moins, spécialement en Afrique, une longue pos-
térité. Profondément ambiguë quant au fond, comme
l'indiquait assez bien cette perspective proposée égale-
ment par Sarraut de remplacer à un moment donné le
régime de l'indigénat par une «cité indigène », c'est-à-
dire d'octroyer des droits seulement partiels aux popula-
tions africaines, l'idée que la France devînt leur pater
familias fit en effet florès dans les milieux de l'adminis-
tration coloniale et, malgré les indépendances, continua
longtemps à nourrir les relations franco-africaines. Beau-
coup moins présent dans les colonies d' Afrique du Nord
et d'Indochine, peut-être à cause de manifestations pré-
coces de nationalisme, ce paternalisme fut ainsi le cadre
mental moyen par lequel s'exprima continûment un
besoin d'Afrique noire, comme si, faute de pouvoir ou de
vouloir réellement assimiler les populations indigènes, il
avait fallu malgré tout, même en qualité d'éternelles
mineures, les inscrire dans la «plus grande France »,
comme si elles présentaient suffisamment de faiblesses
pour que la France pût croire en sa propre puissance.
Où l'on retrouve cet autre cadre mental qui avait
présidé au mouvement de l'expansion coloniale de la fin
du XIX e siècle, en l'occurrence l'idéologie de la régéné-
ration par la colonisation. Car, si la France ne se pensait
plus comme une nation décadente, si la victoire, si la
croissance, dans l'immédiat après-guerre, de ses biens
d'équipement et de ses exportations, lui donnait bien
plutôt l'allure d'un pays ragaillardi, elle n'en était pas
moins toujours comptable de ses faiblesses. La stagna-
tion de sa population en était certainement le leitmotiv
principal, qu'avait aggravée la «grande saignée» de la
guerre; mais, même dans le domaine économique, le
boom des exportations cachait mal une surabondance
chronique de capitaux due, notamment, à l'étroitesse du
marché intérieur 1. Avec un paysannat toujours impor-
tant et fort peu consommateur et un prolétariat qui

1. J. Marseille. Empire colonial et capitalisme français...•


op. cit., p. 171-186.
Besoins d'Afrique 169

menait de durs combats mais ne parvenait guère à faire


céder le patronat, la France paraissait comme clivée
entre un capitalisme assez prospère, mais dépendant du
marché financier international, et une population qui ne
recueillait qu'assez peu les fruits de la croissance. On
pourrait presque dire qu'en balançant entre ces deux
pôles, la nation française n'était pas si éloignée de cette
Afrique du «juste milieu» que rêvait d'aménager son
administration coloniale, le monde de l'indigène qu'on
voulait préserver de la modernité sous les tropiques pro-
longeant en quelque sorte les archaïsmes de la métro-
pole.

Jeux de miroir: corégénération et autarchie

En fait, le jeu de miroir que la France se mit à


entretenir avec son empire, et particulièrement avec ses
colonies africaines, fut beaucoup plus profond qu'il n'y
paraît. Il y eut après guerre comme une façon de rendre
semblable et contemporain l'état de la métropole et celui
de ses possessions; plus précisément une manière de
considérer que cette «grande France» de quelque
100 millions d'âmes était globalement fragile, que la
dépopulation était partout à l'œuvre, en métropole bien
sûr, mais tout particulièrement en Afrique noire où le
modeste chiffre de 15 millions d'habitants, que totali-
saient au début du siècle des deux Fédérations, était
maintenant évalué nettement à la baisse. Les crises de
subsistance, les épidémies, les exactions en tout genre et
les ponctions de la guerre donnaient la certitude que
l'empire africain était en complète voie de régression;
et sans véritablement admettre que cette situation lui
incombait largement, l'État français considéra plutôt
qu'elle exigeait une régénération démographique assez
semblable à celle qu'on pouvait espérer en métropole.
De la même manière que dans l'Hexagone, compte tenu
des progrès de la biomédecine, notamment de la bacté-
riologie et de la vaccinologie, les politiques de lutte
contre les maladies infantiles et les épidémies qui
170 Frères et sujets

avaient été amorcées au XIXe siècle furent fortement


accentuées, dans les colonies africaines on décida de
lancer un vaste programme sanitaire consistant « à faire
du noir en quantité et en qualité », Sans doute n'aurait-
on pas utilisé pareille expression pour parler des
citoyens français. Sans doute n'allait-on pas, pour réa-
liser un tel dessein, employer les mêmes méthodes, les
sujets indigènes devant se soumettre à la médecine
comme ils étaient censés obéir aux autorités coloniales.
Néanmoins, il y avait dans les deux cas un même mou-
vement d'ensemble, une même idée de régénération qui
pourrait qualifier être de corégénération : à l'image du
pastorisme qui, après avoir occupé le devant de la scène
médico-sanitaire du pays, se déplaça vite sous les tro-
piques en plantant dans tout l'empire le drapeau de
l'illustre Maison et en se lançant en A-ÉF et en A-OF, à
partir des années 1920, dans une lutte sans merci contre
les épidémies ravageuses de la maladie du sommeil 1.
À propos de ce qu'il appela plus généralement la
lutte contre les grandes endémies, dont le médecin mili-
taire Eugène J amot, traquant la maladie du sommeil
avec ses équipes mobiles et ses campagnes de dépistage
systématique, représenta la grande figure épique, le
colonisateur français ne laissa pas de considérer qu'elle
fut la parfaite démonstration de ce qu'il entendait par
obligation ou par altruisme vis-à-vis des populations
africaines. À suivre ses thuriféraires, aucune autre
nation coloniale que la France ne se préoccupa autant de
produire une saine société indigène, de faire de la
bataille contre les grands fléaux tropicaux l' organon de
sa mission civilisatrice 2. Ce qui ne fut jamais véritable-
ment prouvé, l'Angleterre, par exemple, ayant vis-à-vis
de ses populations indigènes un même souci de santé

1. J.-P. Dozon, « Quand les Pastoriens traquaient la maladie du


sommeil », in Sciences sociales et santé, vol. III, n° 3-4, 1985 ;
J.-c. Bada, Médecine coloniale et grandes endémies en Afrique,
1900-1960, Paris, Karthala, 1996.
2. G. Mathis, L'Œuvre des Pastoriens en Afrique noire, Paris,
PUF, 1946; L. Lapeysonnie, La Médecine coloniale: mythes et
réalités, Paris, Seghers, 1988.
Besoins d'Afrique 171

publique; mais ce qui constituait beaucoup plus sûre-


ment une nouvelle forme de francocentrisme par
laquelle l'attention portée au dépeuplement des colonies
africaines et aux moyens d'y remédier renvoyait, comme
à son double, aux inquiétudes démographiques de la
métropole.
Mais les inquiétudes françaises n'étaient pas que
démographiques. Le boom des exportations du début
des années 1920, faute d'un marché intérieur suffisant,
dépendait de plus en plus du marché international. Or,
celui-ci allait en réalité de moins en moins bien, mani-
festant des signes de dépression qui touchèrent notam-
ment, dès avant la crise de 1929-1931, l'industrie textile
métropolitaine et, en Afrique, la commercialisation des
oléagineux, particulièrement celle de l'arachide du
Sénégal. Le dirigisme de guerre, qui, dix ans plus tôt,
avait notablement modifié les rapports de l'État français
avec son empire en le rapprochant des milieux d'affaires
coloniaux et en l'amenant à devenir le principal opéra-
teur des programmes de mise en valeur, redevint du
même coup d'une grande actualité. Plus précisément, ce
que la guerre de 14-18 avait déjà bien amorcé, les
mécomptes du commerce français puis leur aggravation
avec la Grande Dépression ne firent que l'amplifier:
l'empire avait sauvegardé la France durant le conflit, il
devait pouvoir la protéger plus substantiellement encore
contre les menaces d'une concurrence internationale
déjà dominée par les États-Unis. On s'orienta donc fer-
mement vers ce qu'Albert Sarraut, appelé à nouveau au
ministère des Colonies, qualifia de « stratégie d'au-
tarchie », c'est-à-dire vers une politique éminemment
dirigiste et protectionniste consistant à faire de la métro-
pole le partenaire quasi exclusif des échanges commer-
ciaux avec ses colonies 1.
Étonnant bouclage de l'Histoire qui ramenait tout
droit le pays à l'époque de Colbert, au régime de
l'Exclusif et à cette hantise que les colonies devaient
1. A. Sarraut, Grandeur et servitude coloniales, Paris, Éditions
du Sagittaire, 1931.
172 Frères et sujets

d'abord et avant tout servir à affermir la puissance


publique et la balance commerciale. Ce n'était peut-être
d'ailleurs qu'un grand moment de vérité, celui en
l'occurrence d'un État français qui, quelles que fussent
les velléités libérales de sa bourgeoisie, se voulut
continûment maître de l'économie comme s'il y allait à
la fois de son existence en tant que pouvoir central et de
la pérennité de la nation. Car, même si l'économie de
traite, voire les compagnies concessionnaires de l'A-ÉF,
incarnèrent au début du siècle un certain libre-échan-
gisme (décidé du reste unanimement au Congrès de
Berlin de 1885), même si l'État dépensait et investissait
assez peu, celui-ci, par toute une série de préférences
douanières, de pratiques plus ou moins licites de ris-
tournes et de débouchés captifs, n'avait jamais cessé de
veiller à ce que le commerce colonial bénéficiât d'abord
à la métropole: à l'instar des exportations de l'A-OF
qui, pour plus de la moitié, allaient déjà en direction de
l'Hexagone à la veille de la Première Guerre mondiale 1.
Toutes choses qui font songer que si la République
réussit à accorder l'empire avec la Nation, à le faire
entrer dans l'espace public, c'est non seulement parce
qu'elle s'efforça de le rendre peu coûteux, mais aussi
parce qu'elle lui conféra, comme sous l'Ancien Régime,
la fonction d'un adjuvant indispensable au bien-être du
pays. En quoi on peut effectivement dire avec Jacques
Marseille que l'impérialisme français, à rebours des
considérations de Lénine, représenta bien davantage le
« stade suprême du mercantilisme» que celui du capita-
lisme financier 2.
Il y eut, cependant, des oppositions à cette stratégie
d'autarchie. Tout un courant libéral issu traditionnelle-
ment des milieux anticolonialistes mais aussi de certains
secteurs de l'économie française plus modernistes, ou
directement en concurrence avec les productions tropi-

1. J. Suret-Canale, Afrique noire ; l'ère coloniale, op. cit.,


p. 19-22.
2. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français ... ,
op. cit., p. 262.
Besoins d'Afrique 173

cales, la contesta farouchement. Il fut même rejoint par


les groupes de pression coloniaux, notamment pour
l'Afrique par les grandes firmes marseillaises d'import-
export, comme la Compagnie française de l' Afrique-
Occidentale (CFAO) ou la Société commerciale de
l'Ouest-Africain (SCOA), qui considéraient que le déve-
loppement des possessions africaines, auquel elles
étaient étroitement liées, requérait une ouverture des
marchés et non leur repli sur un système protectionniste
générateur d'une surévaluation des prix et d'une baisse
de leurs marges bénéficiaires. Mais dans un contexte
économique international, qui devint, dans les années
1930, de plus en plus compétitif et donc propice à une
baisse des prix des matières premières, notamment des
oléagineux, l'opposition à l' autarchie s'amenuisa nette-
ment, en particulier du côté des sociétés commerciales
qui trouvèrent dans la protection de l'État et du marché
métropolitain de quoi au contraire tisser d'étroits
réseaux d'entente avec les secteurs de la banque et du
transport français, faire taire entre elles la concurrence et
s'assurer ainsi des profits constamment élevés '.
En fait, cette stratégie outrepassa largement le
monde de l'économie et des intérêts coloniaux. En se
réinsérant dans la longue tradition colbertienne, en
s'affichant comme mercantilisme d'État, elle satisfit
toute une partie de ceux, notamment des socialistes de la
SFIO, qui étaient favorables à la colonisation mais en
condamnaient les formes d'exploitation abusives. Car,
non seulement elle protégeait les activités commerciales
dans la «plus grande France », mais aussi elle était
censée garantir par des systèmes de quotas et de prix
fixés, une certaine élévation du niveau de vie des indi-
gènes, à tout le moins celui des producteurs africains qui
cultivaient, comme au Sénégal, l'arachide, ou comme en
Côte d'Ivoire, le café et le cacao. De surcroît, l'autarchie
sembla réveiller leurs idéaux républicains en ce qu'elle
impliquait une certaine forme d'assimilation, en l'occur-

1. E. Assidon, Le Commerce captif: les sociétés commerciales


de l'Afrique noire, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 27-28.
174 Frères et sujets

renee une assimilation douanière qui alignait les tarifs et


droits de franchise des colonies sur ceux de la métro-
pole.
Ainsi, la stratégie d'autarchie fut plus largement
consensuelle, à la fois remarquable méthode de sécurité
par l'empire et manière pour l'État français de décliner
ses devoirs vis-à-vis du monde indigène. Mais, si l'on
peut voir là, plus spécifiquement, la grande mise en
mouvement de ce que l'on appellera plus tard «la
Françafrique » et la préfiguration de ce qui sera le « pré
carré» du franc CFA, on y perçoit tout aussi bien un
important élément de tension ou de contradiction. Alors
même en effet qu'elles étaient assimilées sur le plan en
quelque sorte macroéconomique, les colonies africaines
demeuraient astreintes au régime de l'indigénat, notam-
ment au travail forcé, et leurs populations étaient empê-
chées d'être assimilées politiquement, sauf à titre excep-
tionnel.
Autrement dit, plus il tissait des liens organiques
avec ses colonies africaines, se sécurisant et se régéné-
rant avec elles, plus l'État français et son administration
coloniale s'arc-boutaient sur cette idée que le monde ou
la cité indigène ne devait évoluer que d'une manière
asymptotique avec la cité républicaine. Et ce double
mouvement se révéla d'autant plus paradoxal que Blaise
Diagne, lui-même, fut pour beaucoup dans l'adoption de
la stratégie d'autarchie, puisqu'en 1933 il convainquit
nombre de députés, encore sceptiques, de voter le nou-
veau plan Sarraut d'assimilation douanière en arguant
que des populations indigènes, enrichies par des prix
protégés, constitueraient une masse de consommateurs
tout à fait bénéfique à l'économie française et au chô-
mage métropolitain 1. Plus qu'un paradoxe, il s'agissait
là, une nouvelle fois, d'une singulière ruse de l'histoire.
Un ressortissant du monde indigène, devenu membre
éminent de la République, s'était ainsi employé à aider
le pouvoir politique à renouer résolument avec son vieux

1. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français ... ,


op. cit., p. 291.
Besoins d'Afrique 175

colbertisme et à assouvir ses besoins de «plus grande


France », mais en même temps ce citoyen africain exem-
plaire démentait, à lui seul, la nécessité de maintenir les
populations indigènes à l'état de sujets.
En réalité, si le paradoxe avait l'air si criant, c'est
que, comme à l'accoutumée, l'État français continua à
pratiquer une politique parcimonieuse de dépenses
publiques en direction de l'empire. Sans doute trop gros
pour lui, spécialement l'empire africain, il ne réalisa que
très partiellement le plan de mise en valeur des colonies
proposé par Sarraut au début des années 1920. Recou-
rant parfois à l'emprunt public, il se contenta le plus
souvent de recourir aux finances locales pour mener
quelques grands travaux d'infrastructure essentiels:
quelques lignes de chemins de fer, dont le trop fameux
Congo-Océan en A-ÉF (qui fit de 1924 à 1934 des mil-
liers de victimes indigènes), des aménagementspor-
tuaires, comme le canal de Vridi en Côte d'Ivoire, et des
axes routiers indispensables 1. Et s'il put se prévaloir en
effet de quelques grandes actions sanitaires, celles-ci
cachaient mal l'indigence de la médecine curative cou-
rante, confiée bien souvent aux Missions chrétiennes qui
trouvèrent là un bon motif à leur apostolat. Quant à
l'instruction publique, qui avait été érigée depuis Fai-
dherbe comme l'un des trois piliers du devoir de civili-
sation, après la libération des esclaves et la lutte contre
les épidémies 2, elle fut encore moins à l'honneur, sur-
tout en A-ÉF où décidément l'administration coloniale
ne cessait d'être en retrait par rapport au secteur privé J.
Et comme pour la médecine, un peu partout ce furent les
Missions qui eurent l'opportunité d'évangéliser en ins-
truisant, et de faire ainsi en terre coloniale un heureux

1. C. Coquery-Vidrovitch, « La politique économique colo-


niale », in C. Coquery-Vidrovitch avec la collaboration de
O. Goerg, L'Afrique occidentale au temps des Français, Paris, La
Découverte, 1992.
2. R. Delavignette, Les Vrais Chefs de l'Empire... , op. cit.,
p.44.
3. J. Suret-Canale, Afrique noire; l'ère coloniale, op. cit.,
p.464-482.
176 Frères et sujets

concordat avec les autorités laïques. Sauf peut-être au


Sénégal où des lycées et des écoles professionnelles
drainaient de toute l'A-OF l'élite des jeunes indigènes
instruits.
Au total donc et jusqu'après la Seconde Guerre
mondiale, l'État français n'appliqua pas la leçon de
colonisation qu'il s'était donnée à lui-même au début
des années 1920 et qui paraissait devoir orchestrer sa
stratégie d'autarchie. À tout le moins il n'en retint que
cette part foncièrement utilitaire par laquelle les colo-
nies africaines devaient d'abord servir les intérêts de la
métropole et de son commerce et, à cette fin, se spécia-
liser en fonction de leurs potentialités agricoles: ici
l'arachide, là le café et le cacao, ailleurs le coton que
l'Office du Niger, créé en 1933 pour le diffuser autori-
tairement parmi les populations soudaniennes, eut du
reste bien du mal à rendre attractif. Et, dans cette pers-
pective de développement d'un paysannat africain spé-
cialisé, écoulant ses produits grâce aux routes et au
chemin de fer, il n'était finalement nul besoin de
répandre massivement l'instruction et, encore moins,
d'octroyer des droits susceptibles de bouleverser l'orga-
nisation indigène. Il était en revanche plus opportun,
comme l'avait en son temps prescrit Faidherbe, d'étu-
dier, dans ce contexte, l'état et la mentalité des races
indigènes, ou, comme l'avait recommandé plus obli-
geamment Delafosse, d'examiner l'évolution forcément
différentielle des civilisations négro-africaines, attendu
que les petites élites instruites qui pouvaient germer en
leur sein ne sauraient servir de modèle à la masse, la
richesse des coutumes et des visions du monde autoch-
tone devant être au contraire préservée d'une trop nette
influence européenne.
L'utilitarisme colonial ne cessa ainsi de faire objec-
tivement bon ménage avec une certaine indigénophilie,
même s'il pouvait en condamner les abus ou la parci-
monie. En ces années 1930, il fut du reste le cadre de
l'éclosion d'une ethnologie « scientifique» déliée, à la
différence de celle d'un Delafosse, de la gestion des pro-
blèmes coloniaux. Marcel Griaule en fut la grande figure
Besoins d'Afrique 177

de proue et la mission Dakar-Djibouti la grande épopée


fondatrice. Mais en se fixant tout particulièrement sur
les Dogon du Soudan (actuel Mali) et en voulant resti-
tuer de cette civilisation africaine tout ce qui en elle
paraissait commandé par des mythes et par des réseaux
de significations symboliques, Griaule et ses compa-
gnons radicalisèrent l'indigénophilie des administra-
teurs-ethnographes. Par leur entremise, en effet, les
populations africaines, qu'exemplifiait au premier chef
le monde dogon, pouvaient se donner à voir dans leur
parfaite authenticité, indemnes d'influences extérieures
et, surtout, s'étudier indépendamment d'un contexte
colonial qui faisait d'elles des populations assujetties au
régime de l'indigénat et destinées à cultiver des produits
d'exportation pour la métropole. Michel Leiris, qui fut
associé à l'aventure griaulienne, en donna, comme on
sait, une version un peu moins éclatante, pointant, dans
cette quête d'authenticité, la mauvaise foi d'une
démarche qui ne voyait en réalité qu'une part des choses
et occultait le double fantomatique de l'autre Afrique 1.
Et, vingt ans plus tard, alors même que l'africanisme
français s'était développé autour de cette double filiation
que représentaient les œuvres de Delafosse et de Griaule
et inclinait à écarter toutes les scories modernistes qui
entachaient l'ordre traditionnel des sociétés africaines,
Georges Balandier considérera qu'au contraire «la
situation coloniale» devait être au point de départ de
l'étude de ces sociétés, y compris lorsque certaines
d'entre elles paraissaient l'ignorer ou se tenir à l'écart de
ses effets déstructurants 2.
Balandier aura manifestement raison. Car, la situa-
tion coloniale des années 1930 n'était pas exactement
conforme à celle que prétendait en donner le plan de
spécialisation régionale et d'édification équilibrée d'un
paysannat africain. Elle ne se réduisait pas davantage à
ce presque rien grâce auquel semblaient pouvoir se
pérenniser, au grand bonheur des ethnologues, des tradi-

1. M. Leiris, L'Afrique fantôme, Paris, Gallimard, Paris, 1934.


2. G. Balandier, Sociologie actuelle de l'Afrique noire, op. cit.
178 Frères et sujets

tions ou des civilisations immémoriales. Sans doute,


certaines populations, certaines régions demeuraient à
l'écart de l'évolution des choses ou s'y lovaient plus ou
moins à l'abri des contraintes administratives. Mais
beaucoup d'autres étaient bel et bien prises dans l'éco-
nomie marchande qui présidait au développement de la
stratégie autarchique ; à cette précision près que si les
autorités coloniales y prirent manifestement leur part, on
ne saurait imputer à elles seules l'expansion de l'éco-
nomie arachidière au Sénégal et de l'économie de plan-
tation en Côte d'Ivoire, soit les deux grandes activités
productives qui formaient l'essentiel des exportations de
l'A-OF. Dans les deux cas ce furent également les stra-
tégies de certaines composantes du monde indigène qui
permirent une telle expansion: à l'instar de la confrérie
mouride au Sénégal qui, après avoir été hostile au colo-
nisateur français, trouva opportun d'utiliser la main-
d'œuvre talibé (terme wolof désignant les disciples des
marabouts) pour développer l'arachide et conquérir de
la sorte des positions de pouvoir de plus en plus fortes '.
Et, outre les carences de sa mise en valeur, ce furent par-
fois les décisions autoritaires de l'administration colo-
niale qui, sans le vouloir, redistribuèrent bien plutôt les
cartes du développement économique; comme le
démontra l'échec de la tentative d'imposition de la
culture du coton en Haute-Volta et dans le nord de la
Côte d'Ivoire où une partie des populations indigènes
préféra migrer dans les régions méridionales, là où le
travail sur les champs de café et de cacao était bien plus
rémunérateur que dans l'exploitation cotonnière, don-
nant ainsi un coup de fouet totalement imprévu à l' éco-
nomie de plantation ivoirienne 2.
De sorte qu'à l'appropriation politique de la colo-
nisation française que représentaient tout particulière-
ment le personnage et l'action de Blaise Diagne, s'ajou-

1. J. Copans, Les Marabouts de l'arachide: la confrérie mou-


ride et les paysans du Sénégal, Paris, Le Sycomore, 1980.
2. J.-P. Chauveau et J.-P. Dozon, « Colonisation, économie de
plantation... », op. cit.
Besoins d'Afrique 179

tèrent des formes d'appropriation économique avec


lesquelles les autorités françaises durent nécessairement
composer, tantôt pour s'en plaindre, tantôt pour s'en
féliciter. Elles furent en quelque sorte l'autre facette de
cette colonisation, comme un envers qui en révélait les
insuffisances ou les contradictions. Pour autant, la colo-
nisation française, particulièrement en A-OF, n'en
continuait pas moins à s'affirmer sous la forme d'un État
oppressif.

Un État colonial devenu anachronique

Ainsi qu'on l'a dit, cet État se présentait au premier


chef comme l'instance d'imposition du régime de
l'indigénat : les populations africaines étaient exclues de
jure de la cité républicaine pour n'appartenir essentielle-
ment qu'aux ordres de la coutume et de la production
(l'idéal du paysan africain étant en quelque sorte une
synthèse des deux). En outre, compte tenu de cette assi-
milation macroéconomique, compte tenu également de
ces diverses formes d'appropriation au travers des-
quelles le monde indigène ne laissait d'ébranler l'ordre
qui lui était imposé, l'État colonial apparaissait de plus
en plus, non seulement comme un système d'oppres-
sion, mais aussi comme un système anachronique. Dès
les années 1930, en effet, de nouvelles couches et forces
sociales indigènes émergèrent des économies mar-
chandes qui n'étaient déjà plus en phase avec le cadre
d'assujettissement colonial. Et, si elles n'avaient certai-
nement pas rompu avec leurs traditions, se trouvant bien
plutôt en situation de tensions ou de compromis avec
elles, ces forces sociales mettaient désormais en œuvre
des modes de production suffisamment dynamiques
pour contester le régime de l'indigénat et pour revendi-
quer leur participation à la cité républicaine.
Dans les régions les plus prospères de l'empire
africain, celles qui étaient en première ligne de la stra-
tégie d'autarchie, les choses allèrent ainsi beaucoup plus
vite que ce que les administrateurs les plus éclairés
180 Frères et sujets

avaient pu pronostiquer. Ces régions se situaient déjà


loin de la politique du « juste milieu» qui voulait préci-
sément contenir l'évolution du monde indigène à la
lisière d'un État de droit. Outre qu'un monde de citadins
et de salariés s' y développait en relation directe avec
l'expansion des économies marchandes, elles étaient
déjà devenues pour d'autres régions de l'empire, beau-
coup moins insérées qu'elles-mêmes dans les circuits
d'exportation, des pôles d'attraction au travers de migra-
tions de travail saisonnières ou durables qui, de la même
façon, bouleversaient l'ordre préconçu des administra-
teurs. Bref, une «cité africaine 1» était en train de
cogner aux portes d'un État colonial qui n'osait les
ouvrir de peur de ne plus reconnaître l'éternel sujet qu'il
avait cru pouvoir façonner à sa guise.

Cependant, durant la période du Front populaire,


les portes parurent légèrement s'entrouvrir, puisqu'on y
rediscuta de la gestion de l'empire et que la formule
d'une politique du devoir du fort vis-à-vis du faible
conçue par Albert Sarraut fut jugée un peu trop condes-
cendante et requalifiée par le nouveau ministre socialiste
des Colonies, Marius Moutet, de « politique altruiste »,
Le débat aurait pu être plus largement engagé car depuis
plusieurs années déjà, un anticolonialisme de gauche
s'était affirmé, et non pas seulement pour réclamer une
politique coloniale attentive aux intérêts des indigènes
ou pour la transformer en une vaste entreprise d'assimi-
lation politique (ce qui était toujours la position de nom-
breux socialistes et francs-maçons), mais pour la mettre
en cause radicalement en exigeant l'évacuation des
colonies 2. Défendu surtout par le parti communiste,
encore qu'il lui fit et lui fera subir de nombreuses varia-
tions, mais aussi par une frange située à gauche de la
SFIO ou du PCF, cet anticolonialisme ne reposait pas
uniquement sur une dénonciation marxiste de l'impéria-
1. F. J. Amon d'Aby, La COte d'Ivoire dans la cité africaine,
Paris, Larose, 1951.
2. J.-P. Biondi, Les Anticolonialistes... , op. cit., p. 121-183.
Besoins d'Afrique 181

lisme. Il s'appuyait également sur les mouvements de


lutte et les poussées de nationalisme qui se manifestaient
de plus en plus au Maghreb et en Indochine (mais
avaient-ils dans ces régions de l'empire jamais cessé ?)
et qui remettaient constamment la conquête et la pacifi-
cation au goût du jour, comme la sanglante guerre du Rif
au Maroc durant les années 1920. Et il s'appuyait
d'autant mieux sur eux que des partis communistes
s'étaient créés, mais le plus souvent clandestinement,
dans ces colonies ou dans ces protectorats, et qu'au tra-
vers de sa Section coloniale des liens plus ou moins
étroits s'étaient établis en métropole entre le PCF et la
plupart des leaders des mouvements d'émancipation 1.
Entre les positions des uns et des autres sur la ques-
tion coloniale, il y avait donc en principe de quoi ample-
ment débattre et réformer. Mais si le Front populaire,
toute idée d'évacuation de l'empire étant exclue, envi-
sagea un moment d'épouser la thèse d'une industrialisa-
tion des territoires pour leur donner plus d'autonomie ou
atténuer leur extraversion économique en jetant les
bases de ce que l'on appellera plus tard un «déve-
loppement autocentré », très vite il se rabattit sur la stra-
tégie d'autarchie qu'avaient conçue les radicaux, les-
quels du reste, Albert Sarraut en tête, revinrent très vite
sur le devant de la scène politique après le départ des
communistes. Cette stratégie fut même hautement réaf-
firmée par l'entremise de Marius Moutet qui considéra
que la difficile situation économique et sociale de la
métropole n'était aucunement propice à un changement
notable d'orientation et qu'au contraire il fallait ren-
forcer l'autarchie au bénéfice premier de l'Hexagone,
quitte à continuer à entretenir une inégalité de traitement
entre lui et le monde indigène. Toutefois, le grand mou-
vement social que suscita en métropole l'arrivée du
Front populaire fit également tâche d'huile dans
l'empire, particulièrement au Sénégal où le monde
salarié, conduit par les cheminots du Dakar-Niger, se

1. 1. Suret-Canale, Les Groupes d'études communistes (GEC)


en Afrique noire, L'Harmattan, 1994, p. 6-9.
182 Frères et sujets

mit à son tour en grève illimitée réclamant des augmen-


tations de salaires et des conventions collectives '. Ce
qu'il obtint au grand dam des lobbies coloniaux et ce qui
se généralisa à l'ensemble de l'A-OF en même temps
que l'octroi très partiel de droits syndicaux: des droits
qui ne concernaient que des salariés africains pouvant
attester d'un bon niveau d'instruction ou des paysans
disposant de grosses exploitations.
Ainsi, à leur manière, des composantes de la cité
africaine avaient marqué leur appartenance à la «plus
grande France» en se synchronisant sur les luttes
sociales qui se déroulaient en métropole. Mais un peu
comme au tout début de la Ille République où, dans
l'enthousiasme de l'heure, on vit la cité créole du
Sénégal revendiquer son appartenance à la nation fran-
çaise et obtenir l'instauration des Quatre Communes, les
acquis sociaux de la cité africaine durant le Front popu-
laire ne représentèrent qu'une très brève accélération de
l'Histoire. Car, très rapidement, comme s'il fallait
oublier ce moment d'égarement, on se remit sur les rails
de la politique du « juste milieu» en considérant que les
populations africaines, dans leur grande majorité,
devaient rester arrimées, assez longtemps encore, à leurs
coutumes et au régime de l'indigénat.

1. F. Cooper, « La question du travail et les luttes sociales en


Afrique britannique et française », in M. Agier, 1. Copans, A. Morice
(dir.), Classes ouvrières d'Afrique noire, Paris, Karthala, 1987,
p.77-112.
UN BESOIN D'AFRIQUE RENOUVELÉ

Cependant, l'Histoire n'en avait pas fini avec ses


hésitantes accélérations. Ni, du reste, avec ses répétitions,
puisque la France fut à nouveau rapidement défaite par
l'Allemagne, occupée en partie par elle et qu'elle mani-
festa derechef un immense besoin d'Afrique. En fait, la
France devint, comme on le sait, double, s'incarnant à la
fois dans un État, installé à Vichy en zone libre, qui avait
vite mis en cause les institutions républicaines, et dans un
autre qui n'en était pas tout à fait un, mais qui, depuis ses
quartiers londoniens, parlait au nom de la nation et de la
continuité de la République, contestait la légitimité du
premier et s'employait à continuer le combat. Pétain, de
Gaulle, la collaboration et la Résistance, tels furent les
noms emblématiques de cette double et antithétique
incarnation de la France sur laquelle, sans doute, étaient
en train de se rejouer et de se redistribuer nombre de ses
divisions passées. En tout cas, quel que fût leur profond
antagonisme, Vichy et la France libre s'accordèrent, sans
se le dire, au moins sur un point: c'est que la nation était
certes défaite et occupée mais disposait d'un empire, par-
ticulièrement d'un empire africain sur lequel l' Allemagne
et les puissances de l'Axe n'avaient pour l'heure aucune
prise, que la zone libre, par conséquent, était beaucoup
plus étendue que ce que l'occupant avait bien voulu
provisoirement concédé à Pétain.
Il s'agissait là d'un fait indubitable: la France était
encore souveraine dans ses colonies africaines et dans ce
184 Frères et sujets

qui était en principe la plus grande partie d'elle-même.


Les deux autorités pouvaient donc envisager d'en tirer le
meilleur parti. En ce qui concerne la France libre, on
connaît assez bien la façon dont, dès l'été 1940, dans
l'extrême urgence, elle réussit à rallier une partie de
l'A-ÉF; et on sait comment, tentant de débarquer à
Dakar avec le soutien britannique, elle se heurta aux
forces vichyssoises, puis comment, après plusieurs
affrontements franco-français, notamment au Gabon,
elle parvint en 1943 à se rendre finalement maîtresse, à
la suite du débarquement allié en Afrique du Nord, de
l'ensemble de l'empire africain et à instaurer à Alger le
Comité français de libération nationale. On sait égale-
ment que, parmi les personnages exemplaires qui mar-
quèrent cet épisode fameux de la Résistance extérieure,
se distingua tout particulièrement, Félix Éboué, gouver-
neur du Tchad, de cette lointaine mais vaste colonie de
l'A-ÉF pour laquelle l'impérialisme français d'avant-
guerre n'avait manifesté qu'un intérêt assez médiocre.
Connaissant la valeur cependant stratégique de la
colonie puisqu'elle jouxtait le désert de Libye, ce fut en
effet sans hésitation qu'Éboué apporta son entier soutien
aux émissaires de De Gaulle en août 1940, permettant
ainsi très vite à la France libre d'avoir une solide base
d'appui en Afrique noire. Le personnage se distingua
d'autant mieux qu'il était guyanais, membre de la SFIO,
et surtout franc-maçon, autrement dit qu'il appartenait à
cette longue lignée d'originaires des vieilles possessions
françaises acquise, par l'entremise des loges, aux idées
coloniales et à la mission civilisatrice de la France, mais
qui ne l'était qu'au travers d'un sens aigu de la Répu-
blique. Qu'Éboué, le descendant d'esclave, comprit
qu'avec Vichy la République était justement en danger,
tandis que beaucoup d'autres coloniaux, administra-
teurs, prélats ou représentants du secteur privé d'origine
métropolitaine ralliaient promptement la Révolution
nationale, voilà, sans doute, ce qui constituait à nouveau
un assez bel exemple des chassés-croisés que l'histoire
de l'impérialisme français n'a cessé d'engranger.
Besoins d'Afrique 185

Cependant, parallèlement à l'épopée victorieuse de


la France libre en Afrique qui s'achèvera par la célèbre
conférence de Brazzaville en janvier 1944, le régime de
Vichy de son côté, et on le sait moins, ne se contenta
pas, jusqu'au débarquement allié en Afrique du Nord,
d'avoir l'appui de nombreux gouverneurs et chefs mili-
taires, particulièrement en A-OF où les relais adminis-
tratifs et militaires étaient bien plus contrôlables qu'en
A-ÉF. TI déploya, lui aussi très tôt, une stratégie impé-
riale avec deux idées centrales.
La première était de pouvoir d'autant mieux
entamer un processus de collaboration avec l'Allemagne
et envisager avec elle une nouvelle Europe que la France
n'était pas réduite à la partie congrue de la zone libre, ou
encore que l'État français pouvait être un partenaire
d'autant plus respectable que son empire lui laissait une
aura de puissance. La seconde était d'ordre plus interne
et ressortissait entièrement au projet de Révolution
nationale. Comme s'il s'agissait de démontrer au pays
qu'il était, malgré l'occupation allemande, un pouvoir
souverain capable de lui tracer un bel avenir, Vichy
s'employa en effet, par une propagande intense, mais aussi
par des investissements publics substantiels en A-OF, à
reprendre le flambeau de la France impériale. Et il s'y
employa au premier chef dans le cadre d'une reprise de
ce qui avait structuré une bonne part de l'idéologie fran-
çaise du XIX" siècle et qui avait été largement réactualisé
par l'extrême droite dans les années 1930, à savoir la
conception suivant laquelle la Nation n'était pensable
qu'en terme de décadence. Posture donc qui n'avait rien
de très nouveau mais qui, sous son égide, se durcit par
une identification très précise des causes de la
décadence: la République, qu'il considérait comme fon-
cièrement franc-maçonne, les partis de gauche et la
« race juive». Usant d'un langage quasi épidémiolo-
gique, la Révolution nationale se conçut ainsi comme
une entreprise de relèvement ou de régénération dans la
mesure même où elle prétendait extirper du corps social
tous ces éléments nocifs et contaminants. Mais elle ne se
conçut de la sorte qu'unie à l'empire, qu'en reprenant à
186 Frères et sujets

son compte l'idée d'une ~ plus grande France» et la


stratégie d'autarchie, qu'en considérant que les colonies
étaient à tous égards salutaires à la patrie. Autrement dit,
Vichy renchérit sur ce qui avait été la politique de la
me République dans les années 1920-1930, mais avec
cette légère différence qu'il chercha à effacer tout ce qui
pouvait représenter pour lui une nocivité semblable à
celle de la métropole, en l'occurrence les avancées de la
Cité africaine qui étaient venues troubler, notamment
avec le Front populaire, l'ordre de la séparation entre
colonisateurs et colonisés. Que chacun restât dans son
sexe, sa famille, sa corporation, pour le bien-être de la
France impliquait plus particulièrement dans les colo-
nies, notamment en Afrique noire, que chacun restât
dans sa race, que l'indigène continuât à être un paysan
attaché à son village et à son terroir et pas davantage.
C'est pourquoi Vichy décida de promouvoir une
« union» bien comprise des races en introduisant des
règles légales de discrimination entre Blancs et Noirs,
notamment dans les transports et lieux publics et,
comme en Côte d'Ivoire, en établissant une rétribution
différentielle entre la production sortie des quelques
dizaines d'exploitations européennes et celle fournie par
la masse des planteurs indigènes 1.
Ainsi, après plus d'un siècle d'expansion coloniale
où l'impérialisme républicain avait été longtemps domi-
nant et s'était nourri d'idées comme celles de métissage
ou de fusion des races, l'État français en était finalement
arrivé à un impérialisme ouvertement utilitaire et fonc-
tionnant sur le mode d'une colonisation explicitement
discriminatoire et raciste. On peut s'en étonner et consi-
dérer qu'il s'est agi là d'une situation exceptionnelle où
l'État pétainiste n'était précisément plus un État républi-
cain. Mais ne faut-il pas plutôt admettre qu'il s'efforça
1. Sur toutes ces questions, voir C. Akpo-Vaché, L'A-OF et la
Seconde Guerre mondiale, Paris, Karthala, 1996; P. Blanchard,
« Discours, politique et propagande. L'A-OF et les Africains au
temps de la Révolution nationale (1940-1944) », in C. Becker,
S. Mbaye, J. Thioub (dir.), A-OF : réalités et héritages... , op. cit.
Besoins d'Afrique 187

de réaliser assez radicalement, entre 1940 et 1943,


l'autre aspect du colonialisme français: celui-là même
qui, depuis l'époque de Napoléon III et Faiherbe, s'était
placé sous les auspices d'une certaine raciologie,
laquelle s'était concrètement réalisée par l'établissement
du régime de l'indigénat. Qu'elle ait donné lieu à tout un
courant indigénophile dont on ne saurait bien sûr dire
qu'il fût raciste, ouvrant au contraire un espace de com-
préhension des sociétés africaines, n'empêche pas de
considérer que celui-ci s'arrangeât assez bien d'un tel
régime et qu'il lui fournît parfois quelque légitimité par
son insistance à vouloir maintenir les indigènes dans un
certain mode de vie traditionnel.

En tout état de cause, la France ou, plutôt cette


double France, durant la Seconde Guerre mondiale,
avait renoué magistralement avec son besoin d'Afrique.
Dès 1939, le gouvernement avait plus que jamais misé
sur la force noire, mobilisant grâce à un nombreux
volontariat, principalement en A-OF, environ 100 000
« tirailleurs sénégalais », dont 20000 à 25 000 périrent
au combat, à la suite de leurs blessures ou au mauvais
traitement que les Allemands firent subir à ceux qu'ils
avaient fait prisonniers 1. Encore faut-il préciser que la
mobilisation s'était poursuivie après l'armistice, aussi
bien du côté des autorités de Vichy que du côté du gou-
vernement de Londres puis d'Alger. Comme les pre-
mières, en effet, avaient maintenu en A-OF près de
100 000 autres tirailleurs sous les drapeaux, le second
avait pu, à partir de 1943, utiliser ces effectifs sur les
fronts d'Afrique et d'Europe, notamment en les faisant
massivement participer au débarquement de Provence
d'août-septembre 1944 2.
1. M. Echenberg, « "Morts pour la France." The African sol-
diers in France during the Second World War», Journal ofAfrican
History, 26,4, 1985, p. 373-380.
2. Ibid. ; M. Michel, « L'année coloniale en Afrique-Occiden-
tale française», in C. Coquery-Vidrovitch (00.), L'Afrique occiden-
tale au temps des Français, op. cit., p. 57-78.
188 Frères et sujets

Autrement dit, la force noire, comme les colonies


dont elle était diversement issue, n'échappa à rien de la
complexité de la situation française, pas même à la Résis-
tance intérieure que certains tirailleurs, évadés des camps
de détention allemands, rejoignirent dans plusieurs de ses
maquis, notamment dans celui du Vercors 1. Et elle y
échappa tellement peu que lorsque plusieurs milliers de
conscrits africains, rapatriés sans coup férir dans leur
colonie d'origine, manifestèrent leur mécontentement
contre les conditions de casernement et de paiement des
soldes, cette force se redécouvrit bien faible face au peu
de compréhension de son encadrement français. Comme
en décembre 1944, au camp de Thiaroye, près de Dakar,
où une mutinerie de tirailleurs fut réprimée à coup de tirs
à l'automitrailleuse, faisant trente-cinq morts et plusieurs
centaines de blessés dans leurs rangs 2.
Pourtant, dix mois plus tôt avait eu lieu la très pro-
metteuse conférence de Brazzaville. Une conférence au
cours de laquelle le général de Gaulle avait non seule-
ment salué le rôle salutaire et libérateur des colonies
africaines contre l'oppression nazie, mais aussi annoncé
un nouveau départ des relations de la France avec son
empire, notamment en faisant poindre l'idée que la
métropole avait désormais à charge d'élever ses sujets
d'outre-mer à « la gestion de leurs propres affaires 3 »,
En fait, il n'y eut entre les deux événements rien de
très contradictoire. Car si, à cette conférence, on s'était
mis d'accord sur la perspective d'une plus large partici-
pation politique des colonies à la République, en
l'occurrence de ce qui sera bientôt la IVe République, y
était simultanément réaffirmé leur lien indéfectible,

1. C. Akpo, «L'armée d'A-OF et la Deuxième Guerre


mondiale », in C. Becker, S. Mbaye, 1. Thioub (dir.), A-OF: réa-
lités et héritages ... , op. cit., p. 170-179.
2. M. Echenberg, Colonial conscripts. The Tirailleurs Sénéga-
lais in French West Africa 1857-1960, Londres, James Currey,
1991.
3. Discours prononcé par le général de Gaulle le 30 janvier
1944, in La Conférence africaine française, Brazzaville, Alger,
Commissariat aux Colonies, Henrys, 1944, p. 26-28.
Besoins d'Afrique 189

« définitif» pour reprendre un mot particulièrement


significatif prononcé par de Gaulle lors de son discours
d'ouverture, indiquant qu'il était totalement exclu
d'envisager pour les colonies toute idée d'autonomie ou
de « self-governments »,
Loin, par conséquent, de considérer que le gouver-
nement de la France libre voulut signifier par ce nouveau
départ une remise en cause du mode de fonctionnement
de la métropole avec son empire, il faut plutôt admettre
que ce qu'il énonça à Brazzaville ressemblait bien davan-
tage au resserrement très asymétrique de leurs liens. Sous
ce rapport, on pourrait presque qualifier les quatre années
d'épopée gaulliste en Afrique, entre 1940 et 1944, de
vaste entreprise de reconquête militaire qui réussit à unir
dans un bel ensemble géostratégique le Maghreb, l'A-OF
et l'A-ÉF et à ajouter à la galerie de portraits des conqué-
rants du XIX" siècle ceux des Leclerc, Kœnig ou de Lattre.
À ce compte, on peut en effet parler d'un nouveau point
de départ, mais en précisant immédiatement que, pour
une France dotée derechef d'une nouvelle République, il
signifiait, en vérité, l'établissement d'un lien de plus en
plus organique du pays avec ses territoires d'outre-mer.
Que le gouvernement n'hésitât pas, dans un contexte
international où la défaite nazie donnait leur envol aux
idées anticolonialistes, à réprimer dans le sang une révolte
de tirailleurs et, plus généralement, à faire taire le mécon-
tentement de tous ces conscrits africains ayant fait l'expé-
rience de la lutte contre l'oppression, en France ou sur les
fronts de Libye et d'Afrique du Nord, voilà qui ne fut
jamais qu'une manière, somme toute assez cohérente, de
réaffirmer l'entière autorité de la France sur le destin de
ses colonies.

L'Union française ou le retour massif


des ambivalences hexagonales

Comme on le sait, ce nouveau point de départ éta-


blissant un lien de plus en plus organique de la France
avec son empire eut un nom, celui d'« Union française »,
190 Frères et sujets

TI fut en effet choisi par l'Assemblée constituante


d'octobre 1946, celle-là même qui donna simultanément
naissance à la Ne République. En fait, comme il était
désormais de tradition depuis 1789, un air de révolution
présida aux travaux des constituants, et cet air se fixa au
premier chef sur l'ordre symbolique des mots et des
appellations. Empire et colonies africaines furent ainsi
bannis et remplacés par «territoires d'outre-mer », de
même on changea le titre du ministère des Colonies par
celui du ministère de la France d'Outre-Mer et l'intitulé
de l'École coloniale par celui de l'École de la France
d'Outre-Mer. Mais, sous cette rhétorique qui rendait enfin
effective la conception déjà ancienne d'une« plus grande
France », une réforme plus profonde du système était
apparemment en train de se mettre en œuvre. Elle avait
d'ailleurs débuté quelque temps plus tôt sous le gouverne-
ment de la France libre, à peine la métropole était-elle
libérée, par l'élargissement des droits syndicaux que le
Front populaire avait antérieurement octroyés. Et, surtout,
les recommandations de la conférence de Brazzaville
relatives à une plus large participation politique des
colonies à la République s'étaient concrétisées en
octobre 1945 par l'élection à la première Constituante de
représentants européens et indigènes de l'ensemble des
colonies. Sans doute le gouvernement provisoire, sous la
férule du général de Gaulle, avait-t-il pratiqué en la
matière l'extrême prudence en inventant un système bien
peu républicain de double collège électoral de façon à
rendre la représentation du colonat au moins égale à celle
des originaires, le droit de vote pour ceux-ci ayant été de
surcroît réservé aux catégories sociales les plus
« évoluées» ou les plus intégrées au système colonial 1.
Mais, malgré cela, il s'était produit un net changement.
Car, ce qui fut longtemps l'exception sénégalaise des
Quatre Communes, n'autorisant à l'Afrique noire qu'un
seul représentant, fût-il aussi emblématique qu'un
1. M. Devèze, La France d'Outre-Mer, de l'empire colonial à
l'union Française, 1938-1947, Paris, Hachette, 1948; Y. Benot,
«Les députés africains au Palais-Bourbon de 1914 à 1958 », op. cit.
Besoins d'Afrique 191

Blaise Diagne, se traduisit, en 1945, par l'élection à la


Constituante d'une dizaine de députés africains parmi
lesquels Senghor et Houphouët-Boigny, En formant ce
qui fut appelé le «Bloc africain », ils y rejoignirent
ainsi, outre des représentants de l'Algérie, de la Réunion
et de Madagascar (le Maroc, la Tunisie et l'Union indo-
chinoise n'en ayant pas puisqu'ils devaient en principe
devenir des États associés dans le cadre de l'Union fran-
çaise), les députés des Antilles qui réclamaient la dépar-
tementalisation de celles-ci. Comme à l'époque où
Blaise Diagne fit cause commune avec Gratien Candace,
Léopold Sédar Senghor retrouva son vieil ami Aimé
Césaire, rencontré, dans les années 1930 autour de la
revue L'Étudiant noir, et devenu entre-temps député
communiste de la Martinique 1.
Mais, surtout, au cours du premier semestre 1946,
ils obtinrent rapidement une profonde refonte du sys-
tème colonial. D'abord la suppression du Code de
l'indigénat qui rendit ainsi possible l'application inté-
grale en terre africaine du droit civil français et de toutes
les libertés publiques comme celles de se réunir et de
s'associer en mouvements politiques : ce qui se traduisit
immédiatement par la création de multiples partis et
notamment en octobre 1946 à Bamako, par la réunion de
bon nombre d'entre eux sous la bannière du Rassemble-
ment démocratique africain (RDA). Puis ils firent voter, .
par le truchement d' Houphouët-Boigny qui en fut le
promoteur, la loi décrétant l'abolition du travail forcé.
Enfin, le tout fut couronné par la loi Lamine Gueye
(député sénégalais élu au titre des Quatre Communes)
suivant laquelle était formellement «accordée la
citoyenneté française à tous les ressortissants des terri-
toires d'outre-mer sans qu'il soit porté atteinte à leur
statut personnel ».
Les réformes, sous la pression du Bloc africain,
étaient donc allées bon train au point de défaire en
quelques mois presque tout l'édifice qui avait structuré,

1. P. Dewitte, Les Mouvements nègres en France... , op. cit.,


p.351-352.
192 Frères et sujets

durant cinquante ans, l'organisation de la colonisation


française en Afrique. Et elles avaient été d'autant plus
rapides et spectaculaires que le contexte politique
national et international leur était nettement favorable.
En France, depuis la Libération, le PCF siégeait au gou-
vernement, et il y donnait souvent le ton, avec la SFIO et
contre le MRP (Mouvement républicain populaire),
pour condamner le système colonial et pour soutenir
aussi bien les propositions de réforme des députés afri-
cains dans le cadre de l'Union française que la création
d'un mouvement fermement anti-impérialiste comme le
RDA. C'était précisément l'époque où Houphouët-
Boigny, qui présidait aux destinées du RDA comme du
PDCI (Parti démocratique de Côte d'Ivoire), les appa-
renta au PCF et où certains crurent voir en lui le
« Lénine de l'Afrique ». Si cette présence des commu-
nistes dans le gouvernement provisoire, faisant, qui plus
est, du prosélytisme en Afrique, ne devait guère ravir les
alliés américains, il était tout aussi clair, en cette période
de transition où la guerre froide n'avait pas encore
débuté, que la victoire sur l'oppression nazie avait
ébranlé les ressorts les plus despotiques du colonialisme
français, et que l'époque, encore toute récente, où Blaise
Diagne défendait le travail forcé auprès du Bureau inter-
national du travail, était désormais révolue.
Cependant, les réformes n'étaient pas allées aussi
loin que l'avaient souhaité les députés africains. Car,
ayant pris fait et cause pour l'Union française, à savoir
pour une organisation plus ou moins fédérale au sein de
laquelle les territoires d'outre-mer devaient en principe
acquérir une véritable consistance politique (notamment
au travers d'assemblées locales élues), et où les Afri-
cains y seraient traités à égalité de droits avec les métro-
politains, ils avaient vivement mis en cause l'instaura-
tion d'un système de double collège assorti d'un
électorat de ressortissants d'outre-mer trié sur le volet. À
travers ce système, en effet, quelque chose de l'ancien
Code de l'indigénat était reconduit qui donnait en réalité
aux électeurs africains une sorte de statut hybride de
Besoins d'Afrique 193

citoyens-sujets dont la représentation ne valait pas celle


d'un colonat européen pourtant assez peu nombreux.
Mais, malgré la volonté des parlementaires afri-
cains d'instituer dans les territoires une certaine auto-
nomie locale et d'œuvrer à une Union française qui y
ferait rapidement progresser les libertés publiques et la
citoyenneté politique, celle-ci fut finalement approuvée
par voie de référendum, en octobre 1946, dans le cadre
constitutionnel de la IVe République. Mais elle était tou-
jours assortie de cette mesure restrictive d'un double
collège qui devait valoir aussi bien pour les élections à
l'Assemblée nationale que pour les élections aux assem-
blées locales, celle-ci n'ayant par ailleurs qu'un rôle
consultatif auprès du gouverneur.
Dans cette affaire, l'essentiel de la classe politique
française avait trouvé un assez bon terrain d'entente. La
droite, les radicaux, le MRP, de Gaulle lui-même, qui
avait quitté le gouvernement provisoire en janvier 1946
pour s'opposer fermement au projet de constitution de la
IVe République, ainsi que la majorité de la SFIO (dont le
ministre de la France d'Outre-Mer, Marius Moutet, qui
renouait ainsi avec son expérience du Front populaire),
et même le PCF qui cultivait une certaine ambiguïté,
tous s'accordèrent peu ou prou pour que le suffrage uni-
versel ne s'appliquât pas dans les ex-colonies, pour que
la métropole conservât un droit de préséance ou de
patronage sur ses territoires d'outre-mer 1. C'était en fait
comme cela que la conférence de Brazzaville, au pre-
mier chef le général de Gaulle, avait conçu le nouveau
cours des relations de la France avec son empire, c'est-
à-dire, quelles que fussent les évolutions politiques
nécessaires, l'indispensable réaffirmation de la souverai-
neté française. Mais n'était-ce pas déjà dans des termes
assez proches que, vingt ans plus tôt, le ministre radical
Albert Sarraut avait affirmé que la politique coloniale
française devait être celle du « droit du fort à aider le
1. Y. Benot, «Les députés africains au Palais-Bourbon... »,
op. cit., p. 71-77.
194 Frères et sujets

plus faible », du droit de la métropole à faire évoluer,


comme elle l'entendait, la cité indigène?
En fait, si cette brève période de l'immédiat après-
guerre se traduisit sans conteste par une évolution accé-
lérée du statut des colonies et des colonisés, elle fut
aussi le théâtre d'événements qui démontrèrent à souhait
que le gouvernement, sorti pour l'essentiel de la Résis-
tance et fortement orienté à gauche, ne voulait cepen-
dant rien lâcher des prérogatives de la France sur ses ter-
ritoires d'outre-mer. Inaugurale en quelque sorte, la
répression de Thiaroye en 1944 fut ainsi presque immé-
diatement suivie de plusieurs autres d'une beaucoup
plus grande ampleur qui annonçaient déjà les futures
guerres coloniales. Comme en Algérie où l'armée inter-
vint en mai 1945 pour mater une rébellion dans le Cons-
tantinois faisant plusieurs milliers de tués. Comme en
novembre 1946 au Tonkin où l'offensive des troupes
françaises fit également des milliers de victimes dans les
rangs des nationalistes, et comme bientôt à Madagascar
(1947-1948) où la répression du mouvement indépen-
dantiste, pourtant partisan de maintenir l'ne dans le
cadre de l'Union française, se solda par près de cent
mille morts.
Dans ces trois circonstances du reste, tout particu-
lièrement à Madagascar, d'importants régiments de
« tirailleurs sénégalais» furent engagés, indiquant tout à
la fois leur lien avec la rapide et sévère reprise en main
de la « force noire» à Thiaroye, et, malgré les évolu-
tions politiques des territoires africains, avec la façon
dont les autorités françaises continuèrent à faire de
ceux-ci, notamment en A-OF, des réservoirs d'hommes
mobilisables pour défendre l'intérêt national, y compris
lorsque cet intérêt était en train de sombrer dans de très
douteuses guerres coloniales 1. Compte tenu que, depuis
Faidherbe, les troupes coloniales, composées d'une
majorité de tirailleurs, avaient donné son empire africain
à la France, ne pouvaient-elles pas en effet, un siècle

1. M. Michel, « L'année coloniale en Afrique-Occidentale


française », op. cit., p. 77.
Besoins d'Afrique 195

plus tard, œuvrer manu militari à la mise en place bien


comprise de l'Union française?
Étonnante continuité donc, mais bien étrange
reconstruction d'une France libérée et gouvernée large-
ment à gauche qui s'employa à réformer son système
colonial, au point d'envisager d'appliquer son vieux
projet de naturalisation à tous les musulmans d'Algérie
et même, un moment, de reconnaître la République du
Vietnam comme un État, sinon indépendant, du moins
autonome dans le cadre de l'Union française, mais qui,
presque en même temps, fit tout, y compris la guerre,
pour sauvegarder et consolider les possessions que le
second Empire et la IDe République lui avaient léguées.
Sans doute peut-on expliquer ces postures contra-
dictoires par la pesante influence des lobbies coloniaux
et du vieux parti colonial dont les acteurs intriguaient
aussi bien à droite qu'à gauche, au sein du MRP et de la
SFIO comme parmi les radicaux. Rassemblés en un
puissant Comité de l'Empire Francais où sévissaient les
grandes sociétés commerciales comme la SCOA et la
CFAO, la société Oporg (qui était surtout installée à
l'époque en Indochine, mais qui se repliera bientôt sur
l'Afrique) ou la Compagnie du canal de Suez, ainsi que
des grandes banques comme Paribas ou la Banque
d'Indochine, ces lobbies coloniaux suivaient manifeste-
ment avec beaucoup de dépit les évolutions politiques en
cours, et lors de leurs états généraux en 1946, ils avaient
accusé le gouvernement de brader l'empire et de
ramener le pays à la portion congrue d'une «petite
France». Sans doute également, le milieu plus spéci-
fique du colonat européen avait-il lui-même, en
mai 1945, montré l'exemple de la répression au Came-
roun où, à la suite de la création d'une Union des syndi-
cats à Douala soutenue par les communistes, les colons,
aidés par l'administration locale, avaient tenté une sorte
de putsch et fait plusieurs centaines de morts dans les
rues de la ville 1.

1. R. Joseph, Le Mouvement nationaliste au Cameroun: les


origines sociales de l'UPC, Paris, Karthala, 1986, p. 81-86.
196 Frères et sujets

Cependant, si l'influence des lobbies coloniaux fut


incontestable et quels qu'aient été les luttes ou les com-
promis entre les trois partis des gouvernements d'alors
(MRP, SFIO, PCF), les atermoiements ou les revire-
ments de la SFIO et les ambiguïtés du PCF, le rôle de
l'État français, en tant que tel, pesa bien davantage dans
les choix qui furent finalement faits de maintenir vaille
que vaille la souveraineté du pays sur ses territoires
d'outre-mer. Dès 1945, l'État français institua le franc
CFA en A-OF et en A-ÉF : il prit ainsi un contrôle quasi
absolu sur l'émission de la masse monétaire et soumit
ainsi les territoires africains à l'entière souveraineté de
sa monnaie 1. Mais ce premier acte régalien, qui remet-
tait ainsi à l'honneur le rôle qu'avait en principe dévolu
à l'État le plan Sarraut des années 1920, notamment en
matière douanière, fut très vite suivi d'autres décisions
qui devaient donner désormais une part considérable aux
investissements publics et organiser les économies colo-
niales comme des économies quasi planifiées. C'est
ainsi que furent créés en 1946 le FIDÉS (Fonds d'inves-
tissement pour le développement économique et social)
et la CCFOM (Caisse centrale de la France d'Outre-
Mer). Directement reliées au Trésor public, ces deux
institutions de crédit, selon un système de plans qua-
driennaux, devaient en effet donner un coup de fouet
sans précédent aux dépenses d'équipement et faire des
États territoriaux les maîtres d'œuvre de la régulation
macroéconomique 2.
On était donc loin, dans cet immédiat après-guerre,
de ce qui avait presque continûment commandé la poli-
tique impériale de la France, à savoir une attitude parci-
monieuse consistant à faire en sorte que les colonies rap-
portent à la métropole tout en coûtant peu à ses finances
publiques, même si dans les années 1920-1930, avec la

1. A. Assidon, Le Commerce captif. .. , op. cit., p. 64.


2. C. Coquery-Vidrovitch, «L'impérialisme français en
Afrique noire: idéologie impériale et politique d'équipement,
1924-1975 », in Relations internationales, n° 7, 1976, p. 261-282 ;
J. Suret-Canale, De la colonisation aux indépendances in Afrique
noire occidentale et centrale, Paris, Éditions sociales, 1972,1. 3.
Besoins d'Afrique 197

mise en œuvre de la stratégie d'autarchie, la TIIe Répu-


blique s'était plus fermement engagée à y soutenir la pro-
duction de richesses et à y encadrer les échanges commer-
ciaux. Tout indiquait au contraire que l'État français, issu
de la Libération, voulait en finir avec les principes anciens
suivantlesquels chaque colonie, par ses recettes fiscales et
le travail forcé, devaient pourvoir à l'essentiel de ses
dépenses et de ses investissements; tout montrait qu'il
entendait rompre une bonne fois avec une tradition mer-
cantiliste qui, certes, avait rapporté à la métropole et sou-
tenu le capitalisme français, mais n'avait pas permis de
favoriser aux colonies un développement économique
moderne où, à la capacité productive des populations afri-
caines possiblement mobilisables pour des emplois sala-
riés et industriels, pourrait s'ajouter de surcroît une capa-
cité à acheter ou à consommer. En d'autres termes,
conférer à l'État et à la dépense publique un rôle moteur
pour dynamiser les économies coloniales, les faire sortir
des sentiers battus de l'économie de traite en y favorisant
l'entrée de nouveaux capitaux privés, la modernisation
des grandes compagnies commerciales et en y créant de
nouveaux emplois aussi bien pour des cadres métropoli-
tains que pour des salariés africains, telles furent les
grandes décisions prises par l'État français au sortir de la
Libération. En quelques années, la part des investisse-
ments publics extérieurs, grâce au FIDÉS ou à la
CCFOM, n'eut plus rien à voir avec ce qu'elle était avant
guerre sous forme d'emprunts. En se portant, surtout en
A-OF au début des années 1950, à la fois sur le secteur
des infrastructures, sur de grands projets d'exploitation
agricole (dont certains, comme l'office du Niger pour la
production de coton, furent de véritables gouffres finan-
ciers), sur des industries d'équipement ou sur des cons-
tructions de centrales hydroélectriques, elle représenta
vite plus de la moitié du total de tous les investissements,
c'est-à-dire de l'ensemble des contributions provenant
des budgets territoriaux ou du secteur privé 1.

1. C. Coquery-Vidrovitch, « La politique économique colo-


niale », op. cit., p. 137-139.
198 Frères et sujets

Le changement en la matière fut donc de taille,


donnant toute sa mesure à celui qui concernait le statut
politique et juridique des colonies et des populations
africaines. À certains égards, on pourrait dire que, par-
delà la détermination des députés africains à obtenir
l'abrogation du Code de l'indigénat et du travail forcé,
l'État français n'avait plus de raison objective de les
pérenniser, que le rôle qu'il entendait désormais jouer
dans le développement économique de ses territoires
d'outre-mer rendait caduc tout ce qu'avant guerre
encore il considérait comme nécessaire au maintien de
cette politique du «juste milieu» qui cherchait à pré-
server le monde indigène d'une trop rapide évolution.
En outre, cette volonté d'encadrement étatique ne
visa pas, loin s'en faut, que les économies coloniales.
Un peu comme après la Première Guerre mondiale où la
métropole et l'empire étaient devenus contemporains en
ce que l'une et l'autre marchèrent au même diapason de
la régénération, la politique économique de l'Etat fran-
çais dans ses territoires d'outre-mer prolongea celle qui
avait cours en métropole. À peine en effet, la France
était-elle libérée qu'une ordonnance nationalisait les
Houillères du Nord et du Pas-de-Calais et, en
mars 1945, le général de Gaulle, alors chef du gouverne-
ment provisoire, décidait plus largement la nationalisa-
tion des banques et des grandes entreprises énergétiques,
tandis que les salaires étaient augmentés de moitié 1.
Bref, quelle que fût l'instabilité politique des gouverne-
ments de l'immédiat après-guerre et de la IVeRépu-
blique qui s'annonçait et qui renouait ainsi, au grand
dam du Général, avec la vie mouvementée de la
IlleRépublique, l'État français n'eut de cesse de vouloir
rebâtir la nation par le contrôle des grands moyens de
production et par l'organisation d'une sorte d'économie
planifiée 2. Et chose intéressante, ce ne furent pas spécia-
lement les communistes, présents jusqu'en 1947 dans
1. J. Fauvet, La IV République, Paris, Fayard, 1959, p. 41.
2. R. F. Kuisel, Le Capitalisme et l'État en France. Moderni-
sation et dirigisme au xx- siècle, Paris, Gallimard, 1984, p. 364-407.
Besoins d'Afrique 199

les gouvernements successifs, qui furent en première


ligne de cette option fondamentale, mais bien davantage
les modérés ou les radicaux et bien sûr de Gaulle,
comme si, seul l'État, dans une belle continuité tout à la
fois colbertienne et jacobine, était véritablement à même
de reconstituer et de redynamiser le corps défait de la
nation française. Sans doute eut-il bien du mal à par-
venir à cette fin précisément seul, puisqu'il dut recourir
bientôt à l'aide massive des Américains, en l'occurrence
au plan Marshall, et poser les premiers jalons de la cons-
truction européenne. Sa ferme volonté de prendre en
main les rênes de l'économie, loin d'avoir les résultats
escomptés, se traduisit plutôt par une prolongation de la
pénurie et du rationnement et par une inflation des prix
qui eurent elles-mêmes pour conséquences des mouve-
ments sociaux de grande ampleur. Comme en 1947-
1948, après le départ des communistes du gouverne-
ment, où tous les secteurs de l'activité économique,
nationalisés ou non, furent touchés par des grèves très
dures dont certaines frisèrent l'insurrection et firent
l'objet de violentes répressions, auxquelles du reste par-
ticipèrent des « tirailleurs sénégalais» réquisitionnés.
Malgré cela, l'État français de la IVe République,
comme s'il était comptable des faiblesses ou des insuf-
fisantes de la IDe, notamment de la déroute militaire de
1939-1940, s'installa bel et bien à l'avant-garde de la
reconquête et du développement du pays. Il s'y fit maître
d'œuvre de la production, non seulement dans le
domaine économique, mais aussi dans celui de la démo-
graphie où, pour la première fois depuis longtemps, la
dénatalité, considérée comme le signe patent du déclin
national, connut un net revirement de tendance. De sorte
que, de la même façon que le« baby-boom» de l'après-
guerre alla de pair avec la création des allocations fami-
liales, l'État prit plus largement en charge la vie de la
nation, non seulement en nationalisant les grands
moyens de production, mais aussi et surtout en tissant,
par la création de la Sécurité sociale et des régimes de
retraite, ou encore par la croissance des effectifs de la
200 Frères et sujets

fonction publique, des liens de plus en plus socialisés


entre les citoyens.
Ainsi, ce que l'État français avait entrepris, dès la
Libération, dans ses territoires d'outre-mer était bel et
bien de la même veine que la politique qu'il entendait
conduire sur le sol métropolitain. Dans les deux cas, il
mena une véritable entreprise de reconquête tout à la
fois militaire, politique et économique. Dans les deux
cas, aucun autre acteur que lui-même n'eut la légitimité
et la capacité de refonder la puissance française et de
présider à son développement. C'est pourquoi il est tout
à fait significatif qu'une même constitution ait donné
simultanément naissance à la IVe République et à l'Union
française et que l'une et l'autre aient emblématiquement
le même Président. Approuvée par le peuple, elle mit
très précisément en forme un processus de refondation
nationale par lequel la République française devait être
politiquement et juridiquement agrandie de ce qu'elle
appelait hier encore son empire. On pourrait presque
dire que ce qu'il fit en métropole dans le domaine des
nationalisations, l'État français l'accomplit à une vaste
échelle dans ses nombreuses colonies en les intégrant à
la communauté nationale.
Tout indiquait par conséquent qu'en ces temps de
reconquête et de nationalisations, l'État français était en
train de revenir à sa vieille doctrine de l'assimilation,
qu'il donnait enfin raison à Blaise Diagne, et aux autres
leaders africains qui lui succédèrent, contre les partisans
de la politique de l'association et du maintien de la sujé-
tion des indigènes, que l'obtention de la citoyenneté
politique était en quelque sorte la vérité de la longue his-
toire de l'impérialisme français. Il y avait à l'évidence
de cela puisque, dix ans après la naissance de la
IVeRépublique, les territoires africains apporteront près
de cinq millions de votants aux élections législatives de
1956 1• Cependant, les choses, comme à l'accoutumée,
demeurèrent toujours aussi ambiguës. S'il y eut sans

1. R. Delavignette, L'Afrique noire française et son destin,


Paris, Gallimard, 1962, p. 114.
Besoins d'Afrique 201

conteste quelque progrès démocratique dans l'impor-


tance prise par l'électorat africain, sa représentation à
l'Assemblée nationale ne laissa pas d'être minorée,
puisque, par le maintien du double collège, il ne put
jamais y envoyer que vingt-huit députés à la législature
de 1951 et vingt-neuf à celle de 1956 (sur un total de
plus de six cents députés que comptait l'hémicycle). En
ces temps de régime des partis, la IVe République se
découvrit un nouveau besoin d' Afrique en ces masses
électorales de l'A-OF et de l'A-ÉF qui étaient suscep-
tibles d'apporter aux partis dominants, tels que le MRP
et la SFIO, des appoints de voix tout à fait substantiels.
C'est ce qui fit dire à Senghor, lors de sa démission de la
SFIO en 1948, que ce parti ne faisait jamais autre chose
que d'user des territoires africains comme de purs ins-
truments de politique politicienne, recourant aux
méthodes les plus éculées de la pression administrative
et de la corruption pour maintenir son audience et intri-
guer à la Chambre ou au gouvernement 1.
En réalité, l'instrumentalisation des territoires afri-
cains fut à la mesure de tout ce qui y restreignait l'acces-
sion à une véritable citoyenneté politique ou aux acquis
sociaux des Français de métropole. Soit que les pensions
des anciens combattants africains y étaient nettement
inférieures à celles de leurs homologues métropolitains;
soit, surtout, que l'ancienne société coloniale, avec sa
bureaucratie et ses groupes de pression privés, se réorga-
nisait résolument pour y limiter les droits civils et syn-
dicaux, notamment le droit de grève, et les libertés poli-
tiques, quand elle n'usait pas d'astuces administratives
pour déroger à l'abolition du travail forcé 2. Son obses-
sion ou, plutôt sa hantise, était le RDA. Parce qu'il était
un mouvement de masse panafricain qui revendiquait,
sinon l'indépendance, du moins l'autonomie des terri-
toires, parce qu'il était lié aux communistes, celui-ci
incarnait aux yeux de cette société coloniale tout ce que
1. Y.Benot, «Les députés africains au Palais-Bourbon... »,
op. cit., p. 97-98.
2. W. B. Cohen, Empereurs sans sceptre, op. cit., p. 254.
202 Frères et sujets

l'Afrique dite «évoluée» venait de produire de plus


détestable. Il est vrai qu'en cette fin des années 1940 les
relations internationales étaient désormais commandées
par la guerre froide, que la France était déjà engagée en
Indochine contre le Viêt-minh, qu'elle avait au total
choisi le camp du « mondelibre », même si elle y tenait
une place assez singulière avec ses nationalisations en
tout genre et un PCF qui représentait plus du quart de
son électorat.
Ainsi, sous couvert de lutte contre le spectre bol-
chevique dans les territoires africains, on se prit donc à
vouloir abattre le RDA et, pour cela, à financer des partis
susceptibles de contrecarrer son influence, ou à ren-
forcer le pouvoir et le prestige des chefs nommés anté-
rieurement par l'administration pour leur permettre de
lui opposer des pratiques strictement locales et
clientélistes 1. Mais, faute de réussir à briser le RDA, par
ces stratégies de division ou de recyclage de la vieille
doctrine de l'association, on recourut plus sûrement à la
répression en interdisant pour trouble à l'ordre public
ses congrès et ses réunions. C'est ce qui advint en Côte
d'Ivoire, en 1949-1950, où, à la suite d'une provocation
ourdie par la société coloniale locale, gouverneur en
tête, l'intervention des troupes, soutenues par des colons
armés, fit dans les rangs du RDA cinquante tués et
entraîna l'emprisonnement de la plupart de ces
militants 2. Ces dramatiques événements, associés à
ceux qui s'étaient déroulés cinq ans plus tôt au Came-
roun, mettaient ainsi en évidence le nœud de contra-
dictions dans lequel ne cessait d'évoluer la politique
française en Afrique. En témoigna le fait qu'Houphouët-
Boigny, l'un des plus fameux députés africains à
l'Assemblée nationale et président du RDA, faillit lui-
même être arrêté en dépit de son immunité, et que
plusieurs de ses collègues, dont Senghor, firent en sorte
qu'une commission parlementaire pût librement enquê-
1. Ibid., p. 259.
2. L. Gbagbo, Côte d'Ivoire: économie et société à la veille de
l'indépendance (1940-1960), Paris, L'Harmattan, 1982.
Besoins d'Afrique 203

ter en Côte d'Ivoire pour établir les responsabilités


criantes de l'administration et du colonat local.
En fait de contradictions, on pourrait dire plus jus-
tement qu'au-delà de la société coloniale et de ses pra-
tiques pour le moins peu conformes à l'esprit des
réformes entamées depuis 1946, la Ne République ne
cessait de vouloir interpréter celles-ci dans le sens d'un
lent processus qui, certes, autorisait pour les ressortis-
sants des territoires africains l'obtention de droits, c'est-
à-dire peu ou prou la fin de leur condition d'indigènes,
mais certainement pas un type de libertés politiques qui
pût les faire accéder à l'autonomie interne. Les ténors de
la conférence de Brazzaville l'avaient expressément dit:
pas de self-government, pas de ces procédés à l' anglo-
saxonne qui amenaient inéluctablement aux indépen-
dances et qui venaient précisément de défaire aux Indes
le fleuron de l'empire britannique (1947) et en Indonésie
celui de l'empire hollandais (1948). La France, disait-
on, avait colonisé autrement, instillé sa civilisation, sa
langue, son sens de l'universel au plus profond des
brousses africaines, comment pouvait-elle ne pas conti-
nuer l'histoire avec elles, poursuivre ladite instillation
quitte à la rendre indéfinie? Et quelle autre nation colo-
niale que la France avait permis à des Africains, juste-
ment élevés à ce mode de colonisation, de siéger dans
les instances les plus éminentes de la République? Cer-
tainement pas la Grande-Bretagne ou la Hollande, mais
pas davantage le Portugal qui, peut-être plus que la
France, avait voulu civiliser et assimiler à sa manière,
notamment par le catholicisme, l'Angola ou le Mozam-
bique, mais qui y mit tellement de conditions qu'aucun
de ses indigènes ne se mêlât jamais de sa vie politique 1.
Les députés africains, malgré leur ténacité pour affran-
chir plus nettement les territoires de l'ancien ordre colo-
nial, n'étaient pas véritablement en désaccord avec ce
point de vue puisqu'ils ne revendiquaient aucunement
l'indépendance, pas même les leaders du RDA qui cher-

1. C. Messiant, 1961. L'Angola colonial et société. Les pré-


misses du mouvement nationaliste, thèse de 3e cycle, 1983, t. 1.
204 Frères et sujets

chaient beaucoup plus à conquenr les assemblées


locales et à affaiblir ainsi le pouvoir des administrations
et des gouverneurs.

Finalement, par-delà l'importance des réfonnes


institutionnelles et langagières de l'après-guerre, la
France s'évertuait plus sûrement à reconduire les grandes
lignes idéologiques du plan Sarraut des années 1920
et 1930, en l'occurrence cette idée d'une famille franco-
africaine qui ne devait évoluer qu'au rythme voulu par le
maître de maison. Que, précisément, le nouveau
contexte obligeât celui-ci à rendre plus matures ses
nombreux sujets ne voulait pas dire qu'ils devaient
accéder tout d'un coup à la majorité pour se rendre indé-
pendants du pater familias. Tout indiquait au contraire,
après ce grand moment de retrouvailles entre la France
libre et son empire africain, qu'il fallait plus que jamais
resserrer les liens familiaux et, pour ce faire, rendre cette
affarniliation plus attrayante en donnant un nouveau
style à la vie de la maisonnée. L'Union française fut le
nom de cette maisonnée rénovée ou de cette grande
famille franco-africaine qui, sous la férule du maître,
voulut moins faire de ses sujets, encore insuffisamment
majeurs, des citoyens, qu'intégrer à la République, tel
un nouveau patrimoine national, les territoires dont
ceux-ci étaient les habitants 1. À cet égard, il est tout à
fait significatif qu'en bannissant de son vocabulaire offi-
ciel le terme «indigène» qui renvoyait par trop à la
sphère du non-droit et de l'immaturité, mais en ayant
simultanément bien du mal à lui substituer celui de
« citoyen» (bien qu'il figurât dans la Constitution de
1946), l'État français décida de nommer « autochtones»
ses ex-sujets 2. Balançant entre citoyenneté et indigénat,
ce nouveau terme désigna précisément l'originaire des
territoires français d' Afrique, celui auquel on reconnais-
sait le droit de s'en dire véritablement partie prenante,

1. R. Delavignette, L'Afrique noire française et son destin,


op. cit., p. 86-117.
2. W. B. Cohen, Empereurs sans sceptre, op. cit., p. 243-244.
Besoins d'Afrique 205

mais dont l'horizon restait borné aux limites d'un patri-


moine ultramarin et dépendait pour s'élargir du bon vou-
loir du maître.
Mais l'on ne saurait prendre l'entière mesure de
toute cette affaire, particulièrement des ambivalences
par lesquelles le statut des Africains continuait d'osciller
entre celui de « frère» et celui de « sujet », sans consi-
dérer que l'époque de l'après-guerre fut marquée par un
net regain de francocentrisme. En effet, comme
soixante-dix ans plus tôt avec la débâcle de Sedan et la
fin du second Empire, la France avait connu, en 1939-
1940, une nouvelle et sévère défaite face à l'Allemagne.
Bien que l'histoire ne se répétât évidemment pas dans
les mêmes termes, les deux événements, sur une période
assez courte, ne laissaient pas de se faire écho et de
démontrer, comme ne manqua pas de le souligner de
Gaulle à Brazzaville, que la France devait largement son
salut à l'empire, particulièrement à son empire africain.
Ce salut par l'empire rappelait davantage l'issue de la
Première Guerre mondiale où la nation française, finale-
ment victorieuse, avait pris conscience que la colonisa-
tion n'était pas une entreprise vaine et dispendieuse,
mais qu'elle lui garantissait au contraire une sécurité en
tout domaine et des remèdes permanents contre ses pro-
pensions au déclin. Mais ce qui force malgré tout la
comparaison avec le tournant de 1870, c'est que, sur les
cendres de la débâcle, s'étaient édifiés à la fois la
Ille République et l'empire africain ou, plus précisément,
que la France avait renoué avec une certaine vie démo-
cratique tout en se faisant résolument colonialiste. Or ce
qui se passa d'abord avec la France libre et, après la
guerre, avec la IVeRépublique fut justement un peu du
même ordre. Rejetant derrière elle les impérities des der-
niers "gouvernements d'avant-guerre comme les félonies
de l'Etat pétainiste, la France se reconstitua très républi-
cainement, mais plus que jamais soudée à son empire.
Comme on l'a dit, l'épopée de la France libre en
Afrique reprit à sa manière le flambeau des conquérants
du xrx-siècle ; mais l'on pourrait élargir le propos en
suggérant que ce qui se mit en œuvre avec l'Union fran-
206 Frères et sujets

çaise ne fut pas autre chose qu'une nouvelle phase de


l'impérialisme républicain. Au-delà des nécessaires
réformes et du recours toujours ambigu à la vieille doc-
trine de l'assimilation, il s'est bel et bien agi de
reprendre fermement en main le monde de l'outre-mer,
de rendre en effet « définitif» ses liens avec la métro-
pole, et, partant, de ne pas succomber aux sirènes du
libéralisme à l'américaine ou aux appels à l'émanci-
pation des peuples colonisés. C'est pourquoi la IVe Répu-
blique n'hésita guère à réprimer en Afrique et à Mada-
gascar et à s'engager dans de longues et fatales guerres
coloniales en Indochine puis en Tunisie, au Maroc et en
Algérie.
Certes, les choses auraient pu se passer différem-
ment, mais une tendance lourde en organisait l'impla-
cable déroulement. Venant de loin, elle était celle qui, à
nouveau, installait la France dans un processus autoréfé-
rentiel et qui faisait de l'État le principal instrument de
la reconquête du patrimoine national, qu'il fût hexa-
gonal ou ultramarin. Sur ce terrain, l'essentiel de la
classe politique des débuts de la IVe République, y com-
pris les communistes qui avaient fait et tenaient toujours
à faire la preuve de leur patriotisme et de leur sens de
l'État, manifestait un assez large accord, comme si tous
étaient convenus au moins du fait que seul l'État incar-
nait la sauvegarde et l'indépendance de la nation fran-
çaise. À cet égard, il est intéressant de noter qu'en ces
temps où bruissaient un peu partout des mouvements
d'émancipation, la France militait elle-même pour sa
propre indépendance et s'unissait, pour la garantir et la
développer, à ses territoires d'outre-mer. Ainsi manœu-
vrait-elle certainement à contre-courant de l'Histoire,
celle-là même qui était en train de se dérouler en Inde,
en Birmanie ou en Indonésie et qui, bientôt, allait, non
sans heurt mais avant les territoires français, permettre à
plusieurs colonies ou protectorats britanniques
d'Afrique d'accéder à l'indépendance. Mais en évoluant
de la sorte et tout en menant des guerres coloniales
inexpugnables, la IVe République, par son francocen-
trisme, n'était pas moins en train de développer un cer-
Besoins d'Afrique 207

tain modèle d'État-Providence s'insérant dans tous les


domaines de la vie sociale et économique et d'œuvrer à
l'édification des Trente Glorieuses durant lesquelles la
France allait connaître la croissance et le plein-emploi.

La famille franco-africaine en ordre de marche

Est-il besoin de rappeler qu'en allant ainsi à


rebours de l'Histoire, la France perdit militairement ou
politiquement, en l'espace de sept ans (1954-1961), de
larges pans de l'empire que lui avait légués les différents
régimes du siècle précédent. Ce fut d'abord l'Indochine,
puis les protectorats de Tunisie et du Maroc, et enfin
l'Algérie où la terrible guerre coloniale doublée de
guerres civiles entraîna tout à la fois la chute de la
IyeRépublique, l'instauration de la ye et le retour du
général de Gaulle. Il est vrai que cette ancienne colonie,
un moment promue Royaume arabe, n'avait jamais
cessé d'exemplifier les dilemmes coloniaux de l'État
français, quels que fussent les régimes qu'il eût à
traverser; que la guerre, la violence et les rébellions y
furent quasi constantes et que les difficultés y prirent une
tournure toute particulière par le fait d'un peuplement
européen qui, comme l'avait démontré depuis long-
temps l'histoire coloniale de l'Angleterre, du Portugal
ou de l'Espagne, tendait à s'y estimer maître chez lui et
à rejeter les injonctions de la métropole. Pourtant, la
IVe République semblait avoir fait, depuis 1946, un bel
effort de résolution des dilemmes algériens puisque le
territoire avait été assimilé à la métropole par une procé-
dure de départementalisation '. L'effort, si l'on peut dire,
avait été du reste un peu du même ordre à l'égard de
l'Indochine et, surtout, vis-à-vis des protectorats de
Tunisie et du Maroc puisqu'il leur avait été proposé de
devenir des «États associés» dans le cadre de l'Union
française et de disposer ainsi d'une assez large auto-
1. B. Mouralis, République et colonies. Entre histoire et
mémoire, Paris, Présence africaine, 1999, p. 51-60.
208 Frères et sujets

nomie politique. Au contraire, plus l'État français sem-


blait vouloir trouver des arrangements politico-adminis-
tratifs avec ce qui n'était déjà plus ses colonies, plus les
nationalismes, qui y étaient déjà présents de longue date
et bénéficiaient maintenant du soutien du mouvement
tiers-mondiste des « non-alignés 1 », prirent de la vigueur
et plus, finalement, le recours à la guerre détruisit tout
arrangement possible et donna leur pleine légitimité aux
mouvements de libération.
Cependant, au regard de ce théâtre particulièrement
mouvementé qui installa la IVe République dans un état
de guerre permanent (1947-1958) et lui fit prendre en
Algérie, dans sa lutte à mort contre le FLN, le tournant
d'un État d'exception 2, celui des territoires africains
paraissait étrangement assez paisible et semblait mar-
cher au rythme plus ou moins voulu par la métropole et
par les institutions de l'Union française. Passé l'épisode
de la répression en Côte d'Ivoire à la fin des années
1940, il n'y eut véritablement que la sanglante interven-
tion de l'armée au Cameroun, en 1955, contre l'UPC
(Union des populations du Cameroun, mouvement
d'obédience communiste et résolument indépendantiste)
qui fit écho aux guerres coloniales qui se déroulaient au
Maghreb. L'affaire, néanmoins, n'était pas mineure, loin
s'en faut. D'abord, parce que le Cameroun n'avait
jamais été juridiquement une colonie française, étant,
comme le Togo, un territoire sous mandat qui avait été
confié par la SDN, à l'issue de la Première Guerre mon-
diale, pour une large part à la France et pour une autre à
la Grande-Bretagne; ce qui voulait dire qu'en dépit du
poids que pouvaient avoir les Nations unies, l'État fran-
çais s'y comportait comme en terre conquise, à l'image
de son administration et de son colonat qui, en 1945,
1. Cette formule fut inventée lors de la conférence de Ban-
doung en 1955 qui rassemblait les leaders d'une trentaine de pays
africains et asiatiques, tels Nasser et Nehru, et qui voulait faire de la
lutte anticolonialiste un mouvement indépendant de l'affrontement
entre le « monde libre» et le monde communiste.
2. P.Vidal-Naquet, La Torture dans la République, Paris,
Minuit, 1972.
Besoins d'Afrique 209

n'avaient pas supporté l'éveil syndical et politique qui


s'y faisait jour. Ensuite, parce que l'UPC, tout en étant
contrainte, à partir de 1955, à entrer dans la clandesti-
nité, poursuivit sa lutte pour une décolonisation
radicale; parce que son leader, Ruben Um Nyobé, fut
abattu par la troupe en 1958, et, parce que comme pour
inaugurer sa nouvelle politique africaine, la Ve Répu-
blique intervint militairement au lendemain de l'indé-
pendance du pays, mais avec l'entière approbation du
président camerounais de l'époque, Ahmadou Ahidjo,
faisant plusieurs milliers de tués dans les rangs de
l'UPC 1.
Reste qu'en dehors de cette répression de 1955 au
Cameroun, le théâtre des territoires africains tranchait
en effet singulièrement avec ce qui se déroulait ailleurs
dans l'ex-empire. Il est vrai que pas mal de choses
avaient changé. En premier lieu, la position du RDA qui,
par l'entremise de plusieurs de ses députés et de son pré-
sident, Houphouët-Boigny, et peu après les événements
de Côte d'Ivoire, se « désapparenta » du parti commu-
niste. Il justifia son geste par un souci de rassurer les
dirigeants français qu'il n'était nullement dans son
projet d'obtenir l'indépendance des territoires et qu'il
souhaitait au contraire participer d'une manière positive,
en tant que mouvement spécifiquement africain, à l'édi-
fication de l'Union française. Le changement était en
effet d'importance car, en guise de rupture, on assista
bien plutôt, en ces débuts des années 1950, à une éclo-
sion de divers apparentements, les parlementaires afri-
cains, maintenant plus nombreux (auxquels s'ajoutaient
plusieurs sénateurs), allant qui à la SFIO, qui au RPF
(Rassemblement du peuple français fondé par de
Gaulle), chez les Républicains indépendants, ou, comme
Houphouët-Boigny et les autres députés RDA, rejoi-
gnant l'UDSR (Union démocratique socialiste de la
Résistance) de René Pleven et François Mitterrand. Une

1. G. Chaffard, Les Carnets secrets de la décolonisation, Paris,


Calmann-Lévy, 1965-1967, t. 1 et 1. 2; M. Beti, Main basse sur le
Cameroun, autopsie d'une décolonisation, Paris, Maspero, 1972.
210 Frères et sujets

certaine famille franco-africaine était ainsi bel et bien en


marche. Et elle cheminait d'autant mieux dans cet entre-
lacs d'apparentements et de désaccords internes qu'elle
s'insérait fort bien dans la vie turbulente et intrigante de
la IVe République et que, du même coup, nombre de
députés africains eurent à participer activement à plu-
sieurs majorités gouvernementales, occupant pour cer-
tains d'entre eux, même s'il s'agissait de fonctions de
second plan, des postes de secrétaire ou de sous-secré-
taire d'Etat (ce qui fut notamment le cas des Sénégalais
Senghor et Lamine Gueye).
TI leur arriva, finalement, ce qui était advenu à
Blaise Diagne, en l'occurrence un processus d'assimila-
tion et de promotion politique qui ne leur permettait plus
d'être seulement les représentants d'un monde lointain,
soucieux de le faire évoluer et d'y abattre tout ce qui
subsistait du vieil ordre colonial. TI leur fallut aussi être
de véritables acteurs de la vie politique française, quitte
à accepter ou à ne pouvoir empêcher le vote du budget
militaire pour la guerre d'Indochine ou à tolérer que des
troupes noires concourussent à cette guerre comme, plus
tard, aux guerres coloniales au Maghreb 1. Le fil tissé par
le député sénégalais et ses condisciples antillais au début
du siècle s'était donc largement agrandi ; et, alors que
les colonies africaines, au regard du reste de l'empire,
avaient très longtemps fait l'objet de traitements spé-
ciaux (Code de l'indigénat, travail forcé), c'était mainte-
nant des représentants de ces colonies qui participaient
pleinement à la vie de la République et qui se trouvaient
associés à son obstination meurtrière à conserver l'Indo-
chine et le Maghreb dans le giron français. La France,
sous ce rapport, ne cessait donc pas d'être «excep-
tionnelle », singulière, puisque dans le même temps où
elle faisait la guerre à une partie de ses ex-colonies, elle
bâtissait avec l'autre sa famille franco-africaine sous les
faîtes de la République.

1. Y. Benot, «Les députés africains au Palais-Bourbon... »,


op. cit., p. 145-150.
Besoins d'Afrique 211

Encore faut-il preciser que cette évolution des


choses avec les parlementaires africains ne se limitait
pas à la scène métropolitaine. En effet, bien que ceux-ci
ne fussent toujours pas satisfaits de la manière dont
s'appliquait la Constitution de 1946 dans leurs terri-
toires, l'État français continuant à renâcler notamment
sur la question du collège unique et sur le statut des
assemblées locales, la situation sur place ne s'en modi-
fiait pas moins très sensiblement. De plus en plus, les
députés et conseillers territoriaux africains gagnaient de
l'influence aux dépens de l'administration locale, à tel
point d'ailleurs que celle-ci, principalement en A-OF,
n'eut plus à un moment donné la haute main, ni sur la
direction du développement des territoires ni même sur
la nomination de tel ou tel de ses fonctionnaires 1. De
sorte qu'au cours des années 1950 se mit en place une
sorte de double pouvoir qui fit rapidement décliner les
vieilles figures autocratiques du gouverneur et du com-
mandant de Cercle. Et les choses allaient d'autant mieux
dans ce sens que la vie politique passablement tour-
mentée des gouvernements de métropole se prolongeait
outre-mer (l'amélioration des moyens de communica-
tion aidant), qu'on y faisait de la politique dans le style
de celle qui avait cours à Paris, avec ses tractations et ses
combinaisons éphémères 2.
Mais, plus nettement encore, c'est le rôle de tout
premier plan qu'avait résolument décidé de prendre, en
1945, l'Etat français dans le développement de ses terri-
toires africains qui contribua largement au démantèle-
ment ou à la recomposition des anciennes structures
coloniales. Avec, en effet, ses programmes d'investisse-
ments publics, ses vastes projets d'exploitation agricole
ou minière, ou son soutien à des industries de transfor-
mation (huileries, usines textiles, scieries, brasseries,
boulangeries, cimenteries, ameublement, etc.) 3, une

1. R. S. Morgenthau, Political Parties in French-Speaking West


Africa, Oxford University Press, 1965, p. 123.
2. W. B. Cohen, Empereurs sans sceptre, op. cit., p. 248-249.
3. E. Assidon, Le Commerce captif, op. cit., p. 75-80.
212 Frères et sujets

nouvelle population d'expatriés, composée de cher-


cheurs, d'ingénieurs, de techniciens, d'éducateurs, etc.,
s'ajouta ou se substitua à l'ancienne génération de
coloniaux 1. Un certain vent de saint-simonisme tardif
souffla ainsi sur les territoires africains. À cela près que
ce nouveau monde d'Européens, qui représenta certai-
nement à lui seul un pôle de développement car il sou-
haitait, comme en métropole, bénéficier des progrès du
confort et de la consommation, coexistait désormais
avec un monde de plus en plus croissant de salariés et de
citadins africains qui aspirait à l'amélioration de ses
conditions de vie et de travail et à acheter ce que le com-
merce de distribution, lui-même de plus en plus actif et
diversifié, offrait à l'étalage de ses magasins. Ce monde,
que l'on dénommait maintenant autochtone, ne se
contenta pas d'avoir des aspirations. Organisés dans un
puissant syndicat proche du RDA, l'USAA (Union des
syndicats autonomes africains), les employés et ouvriers
du secteur public, mais aussi de certaines grandes entre-
prises privées, paralysèrent pendant plusieurs semaines,
en 1952, toute l'activité de l'ensemble de l'A-OF. Ils
n'exigeaient rien moins que l'application du Code de
travail, à savoir la reconnaissance du droit de grève, la
semaine de quarante heures et les mesures de protec-
tion sociale qui avaient cours en métropole, ainsi que
des augmentations salariales. Ce qu'ils obtinrent en
bonne partie, après de nouvelles grèves en 1953-1954,
soutenus à Paris par la plupart des parlementaires
africains 2.
La démonstration était ainsi faite que les anciennes
autorités coloniales n'avaient plus le contrôle de leur ter-
ritoire, que tout dorénavant passait par Paris, par un pou-
voir d'Etat qui devait désormais lui-même composer
avec les élus africains. Et, de la même façon que ceux-

1. Entre 1946 et 1960 la population européenne en A-OF passa


de 30000 à 100000. A. G. Hopkins, An Economy of West Africa,
Colombia University Press, 1973, p. 178.
2. F. Cooper, Colonisation and African Society, African Stu-
dies Series 89, Cambridge University Press, 1996.
Besoins d'Afrique 213

ci s'intégraient à la vie de la République et devenaient


des acteurs incontournables de la gestion des territoires,
les salariés autochtones, à travers leurs luttes, n'étaient
pas loin de ressembler à leurs homologues métropoli-
tains.
Autrement dit, en dépit des problèmes laissés en
suspens qui faisaient qu'on ne savait toujours pas si les
autochtones allaient être de véritables citoyens français
ou ceux d'États autonomes et associés, l'Union fran-
çaise en Afrique noire marchait somme toute assez bien.
Et elle semblait marcher d'autant mieux que, sur le plan
macroéconomique, les années 1950 firent spectaculaire-
ment accroître les échanges entre la métropole et les ter-
ritoires, tant du point de vue des importations que des
exportations qui doublèrent 1. En effet, tandis que dans
l'Hexagone la demande de produits tropicaux s'ampli-
fiait, notamment les bois, les huiles, le café et le cacao,
les territoires africains, avec leur population européenne
accrue et leur plus grand nombre d'acheteurs autoch-
tones, offraient à certaines industries métropolitaines
des débouchés élargis pour des biens de consommation
courants. Représentant ainsi en moyenne près de 70 %
du commerce extérieur des territoires, les échanges
franco-africains ne laissaient donc pas de remettre à
l'honneur le vieux pacte colonial de l'Exclusif. Ils en
étaient même, durant ces années 1950, une réactualisa-
tion exemplaire dans la mesure où l'État français y fonc-
tionnait, par sa souveraineté monétaire et par ses
agences de crédit, comme leur grand ordonnateur et per-
mettait plus que jamais aux opérateurs privés, notam-
ment aux vieilles compagnies de traite, de trouver dans
les secteurs de l'import-export et de la distribution de
quoi renforcer leur marché captif et leurs situations de
rente 2.
La rente, du reste, ne touchait pas que le monde
européen du commerce. Elle concernait aussi en partie

1. C. Coquery-Vidrovitch, «La politique économique colo-


niale », op. cit., p. 137.
2. E. Assidon, Le Commerce captif, op. cit., p. 69.
214 Frères et sujets

de nombreux producteurs autochtones, principalement en


Côte d'ivoire où les planteurs de cacao et, de plus en plus,
les planteurs de café bénéficièrent, non seulement de prix
garantis par l'État, mais surtout d'une surévaluation de
leurs produits, consécutive à l'augmentation drastique de
la demande en métropole. De sorte qu'à la mode, en
France, du «goût corsé» (café robusta) correspondit, en
Côte d'Ivoire, un développement sans précédent de l'éco-
nomie de plantation faisant de ce territoire, au milieu des
années 1950, le principal partenaire africain de la métro-
pole puisqu'il réalisait à lui seul près de la moitié des
exportations de toute l'A-OF. Houphouët-Boigny, qui était
déjà l'une des très influentes personnalités africaines du
Palais-Bourbon, n'en eut certainement que plus de poids.

À l'évidence, l' Union française réussissait donc


assez bien en Afrique noire, alors même qu'elle échouait
lamentablement en Indochine et au Maghreb. D'ailleurs,
plus elle piétinait face au Viêt-minh, plus sociétés com-
merciales et colons fuyaient l'Indochine pour se recycler
en A-OF ou en A-ÉF. Le besoin d'Afrique, par consé-
quent, se renouvelait et se cristallisait un peu comme à
l'époque où la France, après avoir définitivement perdu
Saint-Domingue, se mit à concevoir des projets
d'exploitation et d'expansion au Sénégal. Ce qui laisse à
penser, plus généralement, qu'en ces années 1950, l'État
français parut d'autant mieux resserrer les liens avec ses
territoires d'Afrique qu'il n'avait cessé d'y engranger
une bonne partie de ses aventures coloniales et de son
histoire récente. Il avait l'air non seulement de continuer
à y reconquérir tout ce qu'il perdait par ailleurs, mais
aussi de persister à y sauvegarder, sous cette appellation
rénovée d'« Union française », tout ce qui avait forgé
aussi bien son idée d'une « plus grande France» que sa
«stratégie d'autarchie », comme tout ce qui l'avait
convaincu, à l'épreuve de trois guerres consécutives
avec l'Allemagne, que l'Afrique lui était absolument ou
définitivement nécessaire.
Mais en même temps, comme une ornière tenace
dont, depuis la conquête d'Égypte, il n'était jamais par-
Besoins d'Afrique 215

venu à se défaire, ses velléités assimiliationnistes


avaient produit en Afrique même, dans le sillage de la
vieille cité créole de Saint-Louis, une histoire spéci-
fique. De Durand Valentin à Blaise Diagne, et de ce der-
nier aux députés africains de la IVe République, cette
histoire ne cessait en effet d'apporter sa note particulière
au colonialisme français en Afrique. Jusqu'à cette Union
française où la propension du maître de maison à ne pas
vouloir émanciper ses dépendants était maintenant
contrebalancée par une élite de citoyens africains de
plus en plus influents et par une masse d'autochtones qui
revendiquait tout naturellement ses droits. Autrement
dit, si l'entremêlement de ces histoires confortait assuré-
ment l'idée qu'une grande famille franco-africaine était
bien en ordre de marche, celle-ci n'était pas ou n'était
plus ce qu'avait voulu en faire le ministre Albert Sarraut
avec sa doctrine du fort bienveillant et des faibles obéis-
sants. Dans l'ambiguïté des liens familiaux et d'un
meurtre du père toujours possible, les faibles avaient
cessé d'être obéissants, même s'ils ne se déplaisaient
pas dans la maisonnée, et disposaient de surcroît de
représentants qui, non sans compromission, se mêlaient
de plus en plus des affaires et des prérogatives du fort.

La science, l'africanisme et la négritude


au cœur de l'entremêlement

Si elles furent manifestement un moment important


de l'histoire des relations franco-africaines, les années
1950 représentèrent également un tournant essentiel
dans la manière de percevoir et d'étudier l' Afrique, et au
premier chef, bien sûr, l'Afrique de l'Union française.
En effet, compte tenu du rôle qu'il entendait désor-
mais jouer dans l'aménagement et le développement de
ses territoires, l'État français investit assez massivement
dans la recherche scientifique diversifiant les institutions
et les disciplines pour asseoir et orienter ses projets de
planification rationnelle. La chose en elle-même n'était
pas très nouvelle puisque entre les deux guerres, avec le
216 Frères et sujets

plan de mise en valeur d'Albert Sarraut, il fut déjà ques-


tion d'une « science coloniale », et que s'étaient effecti-
vement créés des instituts Pasteur à Brazzaville et à
Dakar ainsi que toute une série de petits centres de
recherche agronomiques publics ou privés très directe-
ment liés aux besoins de la production des denrées tro-
picales (arachide, café, cacao, coton, etc.) 1. En outre, il
y avait eu, pour ce qui concerne plus particulièrement
l'étude du monde indigène, la création en 1929, de la
revue Outre-Mer (un intitulé qui, à sa façon, avait anti-
cipé le changement de rhétorique des années 1950). Elle
rassemblait principalement des administrateurs colo-
niaux, au premier chef Georges Hardy et Henri Labouret
qui animaient le Comité d'études historiques et scienti-
fiques de l'A-OF fondé notamment par Maurice Dela-
fosse en 1915, et qui avaient été avec Robert Delavi-
gnette (tous trois assumant successivement la direction
de l'École coloniale de 1926 à 1946) les promoteurs de
cette politique du «juste milieu» suivant laquelle les
impératifs de la mise en valeur ne devaient nullement
conduire au déracinement du paysannat africain 2. Peut-
être plus significativement encore, s'étaient créés, en
1930, la Société et le Journal des africanistes. Décidés à
combler le manque de visibilité et de reconnaissance
académique des études indigénistes sur ce qui représen-
tait le plus gros de l'empire français, ils rassemblaient
non seulement des administrateurs coloniaux, dont les
animateurs de la revue Outre-Mer, des missionnaires,
mais aussi d'éminents universitaires du Muséum d'his-
toire naturelle ou de l'Institut d'ethnologie de la Sor-
bonne (lui-même fondé en 1925) comme Paul Rivet,
Lévy-Bruhl et Marcel Mauss. Précédant ainsi d'un an la
décision prise par le Parlement de soutenir financière-

1. J. Richard-Molard, Afrique Occidentale Française, Paris,


Berger-Levrault, 1949, p. 193; C. Bonneuil, Des savants pour
l'Empire: la structuration des recherches scientifiques coloniales
au temps de la mise en valeur des colonies françaises, Paris,
ORSTOM, 1991.
2. A. Piriou, « Indigénisme et changement social: le cas de la
revue Outre-Mer (1926-1937) », op. cit.
Besoins d'Afrique 217

ment la Mission Dakar-Djibouti (1931, l'année même de


la grande Exposition coloniale de Vincennes), la Société
des africanistes fut bientôt rejointe par Marcel Griaule et
son équipe qui y imprimeront durablement leurs
marques avec une fixation toute particulière sur les
Dogon du Soudan "
Cependant, le plan Sarraut n'ayant pu être appliqué
parce que très mal financé, la recherche scientifique fut
encore plus mal servie que les secteurs de l'infrastruc-
ture, l'éducation ou de la santé considérés en principe
comme prioritaires. Certes, il y avait eu la fondation en
1922 de l'Académie des sciences coloniales, mais
comme toutes les académies elle avait une vocation
essentiellement nationale et honorifique, et ce fut seule-
ment en 1936 qu'au vieux Comité des études historiques
et scientifiques de l'A-OF succéda à Dakar l'Institut
français d'Afrique noire (IFAN). Sorte de réplique du
Muséum d'histoire naturelle auprès du Gouvernement
général, il eut ainsi pour tâche de rassembler et de déve-
lopper diverses disciplines scientifiques (botanique, zoo-
logie, entomologie, géographie physique et humaine,
linguistique, archéologie, ethnologie, etc.) et de créer
des petits centres locaux dans les différents territoires.
Au reste, mis à part ces louables efforts du Front popu-
laire (qui furent aussi marqués par la création du musée
de l'Homme en 1937), il fallut attendre le régime de
Vichy pour que d'autres organismes publics vissent le
jour, à l'instar de l'Institut de recherche pour les huiles
et les oléagineux (IRHO) ou de l'Office de la recherche
scientifique coloniale, soulignant ainsi tout l'intérêt que
Pétain accorda à l'empire africain.
Comparée à la Hollande et surtout à la Grande-Bre-
tagne, la France avait donc été manifestement peu
encline à investir dans la recherche, ne voyant en elle
rien de décisif qui pût l'amener à contrevenir au principe

1. B. de l'Étoile, « "Africanisme" & "Africanism", Esquisse de


comparaison franco-britannique », in A. Piriou et de E. Sibeud
(dir.), L'Africanisme en questions, CEA-EHESS, coll. «Dossiers
africains », 1997, p. 27-36.
218 Frères et sujets

de la moindre dépense pour le Trésor public ou l'obliger


à admettre que la croyance en son « génie civilisateur»
ne la garantissait nullement d'une bonne mise en valeur.
Par exemple, dans le domaine de l'étude des sociétés
indigènes, qu'on appellerait aujourd'hui celui des
«sciences sociales », ce n'était certainement pas la
modeste Société des africanistes qui pouvait concur-
rencer l'imposant Institut international des langues et
civilisations africaines, créé à Londres en 1926, où se
retrouvèrent les plus grands noms de l'anthropologie
britannique tels que Malinowski, Evans-Pritchard,
Meyer Fortes, Audrey Richards ou Max Gluckman (aux-
quels furent associées quelques personnalités françaises
comme Maurice Delafosse) 1. Parce qu'il s'insérait dans
un système de colonisation (l'Indirect Rule) qui avait
exclu d'entrée de jeu tout projet assimilationniste, même
à la façon ambivalente de l'imperium français, cet Ins-
titut s'était fondé sur l'idée qu'une recherche scienti-
fique conduite par des professionnels était indispensable
à la connaissance des populations indigènes et à la réso-
lution des problèmes coloniaux. Par là, il cherchait, non
pas comme la tradition indigénophile française, à vou-
loir préserver un certain ordre coutumier indigène, mais
à comprendre le fonctionnement et l'état de sociétés
africaines qui étaient en train d'être confrontées, qu'on
le voulût ou non, à la culture européenne et, ainsi, à des
changements plus ou moins importants. Que les auto-
rités coloniales britanniques dussent s'en préoccuper
pour anticiper les crises ou pour mieux contrôler les évo-
lutions, tel était en tout cas le rôle que cet Institut, sans
aucun équivalent du côté français, s'était explicitement
assigné.

Finalement, aussi longtemps que la France maintint


ses colonies africaines dans le cadre étroit de l' autofi-
nancement budgétaire, de l'économie de traite et du
régime de l' indigénat, la recherche scientifique n'eut
qu'une très modeste place; et, tout se passa comme si
1. Ibid., p. 25-26.
Besoins d'Afrique 219

celle-ci avait d'autant moins d'utilité que l'empire afri-


cain avait l'air de satisfaire bon an mal an aux intérêts
économiques et aux besoins de sécurité de la métropole.
Dès lors, par conséquent, que ce cadre prit fin et que
l'État français décida d'investir comme jamais il ne
l'avait encore fait dans ses territoires africains, la
recherche scientifique y connut un assez grand dévelop-
pement. En fait, comme dans le domaine de la planifi-
cation économique et des nationalisations, l'État ne fit
pour une large part que prolonger au sein de l'Union
française ce qu'il accomplissait en métropole au travers
de grands organismes de recherche tel que le CNRS. On
pourrait dire plus précisément que, de la même manière
qu'il menait une sorte de reconquête économique et
politique de ses territoires, l'État français entreprit de
les (re)conquérir scientifiquement. C'est ainsi que, dès
les débuts de la IVe République, il créa plusieurs orga-
nismes spécialisés comme l'Institut de recherche du
coton et textiles exotiques (lRCT), l'Institut de
recherche sur le caoutchouc en Afrique (IRCA) qui
marquait son intérêt renouvelé pour ce produit tropical,
ou encore l'Institut d'élevage et de médecine vétéri-
naire tropicale (IÉMVT). Mais ce fut surtout au travers
de l'organisation de services techniques (services des
mines, service géographique), du soutien plus grand
apporté à l'IFAN et du développement de l'Office
scientifique des territoires d'outre-mer (ex-Office de la
recherche scientifique coloniale qui deviendra plus tard
l'Office de la recherche scientifique et technique outre-
mer 1) que cette tardive conquête scientifique prit effec-
tivement toute sa mesure. Avec leurs chercheurs, leurs
ingénieurs et techniciens qui constituèrent l'une des
composantes de cette nouvelle population européenne
venant relayer les anciens coloniaux, cartographies et
inventaires en tout genre furent en effet réalisés : sur les
sols et les sous-sols, sur les réseaux hydrographiques,
sur les plantes, et notamment sur les plantes médici-
1. Rebaptisé aujourd'hui Institut de recherche pour le dévelop-
pement.
220 Frères et sujets

nales à l'instar de l'impressionnant recensement réalisé


par deux botanistes de l'IFAN, A. Bouquet et
J. Kerharo, dans plusieurs territoires de l'A-OF 1. Mais
on entreprit aussi des inventaires et des études sur les
groupes ethniques, les densités de peuplement ou sur
les modes d'occupation foncière. Et si en ces domaines
les géographes eurent la part belle puisqu'ils savaient,
depuis Vidal de La Blache au xix-siècle, faire des syn-
thèses en établissant des liens étroits entre milieux
physiques et milieux humains, des ethnologues de
métier commencèrent de leur côté à décrypter l'organi-
sation sociale et culturelle de quelques populations
africaines. Sans doute, sur ces questions n'étaient-ils
pas véritablement novateurs puisque, le plus souvent,
ils avaient été précédés par les administrateurs colo-
niaux qui avaient réalisé quantité de coutumiers ou de
monographies de Cercle. Mais outre que la qualité de
ces derniers laissait fréquemment à désirer, les admi-
nistrateurs n'ayant pas tous la carrure d'un Delafosse,
d'un Labouret, voire d'un Faidherbe, ces ethnologues
paraissaient d'autant plus aptes à approfondir ou à
réviser ce qui avait été étudié avant eux qu'ils pou-
vaient entièrement se consacrer à leur travail de
recherche et à en discuter suivant des critères d'abord
académique et scientifique.
Ce qu'avait représenté deux décennies plus tôt,
dans des conditions assez particulières, la Mission
Dakar-Djibouti, à savoir une ethnologie africaniste non
pratiquée par les administrateurs coloniaux, se diversifia
donc au cours des années 1950, devenant progressive-
ment le pendant français des recherches britanniques qui
se pratiquaient de longue date déjà à l'Institut interna-
tional des langues et cultures africaines. Et s'ils com-
mencèrent de la sorte à s'inspirer des travaux de leurs
homologues britanniques, notamment ceux qui portaient
sur les systèmes politiques et sur les systèmes familiaux

1. Voir notamment, A. Bouquet, J. Kerharo, Sorciers, féti-


cheurs et guérisseurs de la Côte d'Ivoire-Haute- Volta, Paris, Vigot
frères, 1950.
Besoins d'Afrique 221

et matrimoniaux africains l, les chercheurs français se


mirent également à s'intéresser aux évolutions plus
récentes des sociétés autochtones. Furent ainsi particu-
lièrement étudiées, parce que les autorités politiques et
les agences de crédit le demandaient, ces économies
marchandes africaines qui s'étaient largement dévelop-
pées depuis le début du siècle et avaient engendré d'im-
portants phénomènes de changement social. Comme,
par exemple, l'arboriculture ivoirienne de café et de
cacao, devenue la principale exportatrice de produits
tropicaux de toute l'A-OF, d'où se dégageait la figure
du « planteur noir 2 », propriétaire de son exploitation
et soucieux de maximiser ses revenus, ainsi qu'un
ensemble complexe de rapports sociaux qui s'étaient
noués entre des populations autochtones et de nombreux
migrants venus de régions moins prospères ou de colo-
nies voisines pour servir de main-d' œuvre aux pre-
mières et tenter auprès d'elles d'accéder à la terre afin de
faire à leur tour des plantations 3. Dans une veine simi-
laire, on commença plus généralement à s'intéresser aux
mouvements migratoires et au phénomène d'urbanisa-
tion qui mettaient en relation régions «riches» et
régions« pauvres », villes et campagnes, à l'image de ce
jeune Nigérien venant tenter l'aventure à Abidjan et mis
en scène par Jean Rouch dans son film Moi un Noir
(1957 4 ) .
Mais ce qui constitua certainement, dans ces
années 1950, le tournant de la recherche africaniste fran-
çaise, marquant une nette rupture avec l'ethnologie
coloniale, ce furent les publications très rapprochées de

1. E. Evans-Pritchard et Meyer Fortes (Eds), African Political


Systems, Oxford University Press, 1940, et Radcliffe-Brown;
Daryll Forde (Eds), African Systems of Kinship and Marriage,
Oxford University Press, 1950.
2. A. Kobben, «Le planteur noir », Études éburnéennes,
Abidjan, IFAN, V, 1956.
3. H. Raulin, Mission d'études des groupements immigrés en
Côte d'Ivoire, F. 3, Paris, ORSTOM, 1957.
4. Voir aussi de J. Rouch, Migrations en Gold Coast, Musée de
l'Homme, 1956.
222 Frères et sujets

trois ouvrages majeurs de Georges Balandier: Socio-


logie des Brazzavilles noires (1955 1), Sociologie
actuelle de l'Afrique noire (1955 2) et Afrique ambiguë
(1957 3) . Avec eux, en effet, en particulier grâce à cette
référence explicite à la sociologie, il ne fut plus question
d'appréhender les sociétés indigènes ou autochtones
indépendamment des conditions concrètes qui les mirent
durablement en situation de sociétés colonisées ou
dominées. En ce sens, la tradition indigénophile, qui
avait longtemps prévalu à travers les œuvres de Dela-
fosse sur l'âme nègre ou de Labouret sur les paysans
africains, mais aussi à travers celles de Marcel Griaule
sur la mythologie et l'art dogon, était passible de cri-
tique et d'une indispensable distanciation. En faisant
l'impasse sur le phénomène colonial, ou en prétendant
illusoirement en diminuer les effets par la proposition
d'une « politique du juste milieu» censée préserver les
sociétés africaines de trop rapides changements, elle
s'était en quelque sorte placée hors d'une histoire qui
mettait cette politique précisément en question. À
l'instar de Marcel Griaule qui, devenu conseiller aux
affaires africaines du MRP, échangea en 1950 quelques
célèbres diatribes avec un député RDA (ce qui n'était
pas sans rappeler les rapports difficiles entre Delafosse
et Diagne), lui déclarant toute son hostilité à l'égard des
projets de développement des territoires parce qu'ils
allaient à coup sûr déraciner et désaxer quantité de bons
paysans africains 4.
Nul doute que Georges Balandier, comme ce
député africain, ne vît pas exactement les choses de la
même façon que Marcel Griaule, puisque loin des
Dogon ou loin de paysans africains largement idéalisés,
il entreprenait à peu près au même moment, au Congo,

1. G. Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, Paris,


Armand Colin, 1955.
2. G. Balandier, Sociologie actuelle de l'Afrique noire, Paris,
PUF,1955.
3. G. Balandier, Afrique ambiguë, Paris, Plon, 1957.
4. Y. Benot, «Les députés africains au Palais-Bourbon ... »,
op. cit., p. 142-145.
Besoins d'Afrique 223

ses recherches sur le monde des Brazzavilles noires; sur


ces quartiers indigènes de la capitale dotés d'une his-
toire coloniale particulièrement violente mais aussi de la
mémoire de nombreuses luttes qui s'étaient notamment
exprimées au travers de mouvements religieux et qui
démontraient que la domination européenne n'avait pas
été qu'ordre et soumission mais aussi appropriations et
résistances. De sorte qu'à l'encontre d'un indigénisme
bienveillant qui s'était finalement assez bien arrangé de
la situation coloniale, ou de visions rousseauistes qui
continuaient à habiter l'ethnologie africaniste française,
Balandier opposa une attention soutenue à ce qu'il
appela les « reprises d'initiative» des peuples africains,
celles-ci faisant maintenant d'eux non pas les sujets
d'une histoire totalement dominée par la puissance
conquérante, mais les possibles acteurs de leur propre
avenir. Qu'il substitua ainsi une « sociologie actuelle de
l'Afrique noire» aux anachronismes de l'ethnologie
coloniale signifiait explicitement que l'étude des socié-
tés africaines devait prendre acte des transformations
qu'avait générées la colonisation et de tout ce qui faisait
que celle-ci pouvait être débordée par celles-là et être du
même coup confrontée à des mouvements d'émancipa-
tion.
Dans cette mesure, les travaux de Balandier consti-
tuèrent un important moment intellectuel puisqu'ils
étaient d'une certaine manière en phase avec le contexte
de l'Union française. Car, si la notion générique de
« situation coloniale» en fut le fil conducteur pour ana-
lyser les ressorts de la domination européenne comme
les capacités des colonisés à ne pas entièrement s' y sou-
mettre, Balandier ne la construisit que parce que la situa-
tion des années 1950 ne pouvait plus être qualifiée, à
strictement parler, de coloniale, qu'elle appartenait
désormais à une époque où il était enfin temps de com-
mencer à objectiver près d'un siècle d'imperium français
en Afrique. Toutefois, comme l'indique le titre Afrique
ambiguë, l'Afrique noire ne laissait pas d'apparaître à
ses yeux sous les traits d'un monde équivoque, déclinant
davantage des formules diverses de syncrétisme entre
224 Frères et sujets

modernité et tradition, ou des tensions équivoques


entre désirs d'émancipation et attraction pour la
«puissance blanche », qu'une ferme volonté d'accéder
pleinement à l'indépendance. Dans ces conditions, ne
devrait-on pas dire, à sa suite, que ce que Balandier
imputait à!' Afrique concernait également l'histoire plus
particulière de l'imperium français avec ses balance-
ments répétés entre assimilation et association, entre
donation de citoyenneté et dispositif durable d'as-
sujettissement? Et ce n'était certainement pas l'Union
française, ni même la loi-cadre, mise en application en
1957,l'année justement de la parution d'Afrique ambiguë,
donnantl'autonomie politique aux territoires africains, qui
était susceptible de mettre un terme à des décennies
d'ambivalences et de singularités françaises puisque, tout
en s'acheminant vers les indépendances, les relations
franco-africaines devinrent plus nécessaires que jamais.

Grâce à toute cette activité scientifique délibéré-


ment voulue par l'État français, l' Afrique devint attrac-
tive pour d'autres motifs qu'économiques ou politiques.
Des chercheurs, des ingénieurs y firent tout ou partie de
leur carrière (celle-ci s'y poursuivant, souvent sans rup-
ture, après les indépendances) et y acquirent expériences
et compétences. De surcroît, l'Afrique devint bonne à
penser en s'insérant plus largement dans le débat intel-
lectuel. Certes, ici encore, la chose n'était pas véritable-
ment inédite. Car, sans remonter à la période des
Lumières et à la Société des amis des Noirs, ni même
aux courants de pensée et aux sociétés savantes qui, au
cours du XIX" siècle, poussèrent au renouveau de
l'expansionnisme français, il y avait eu plus récemment
la publication des travaux issus de la Mission Dakar-Dji-
bouti et d'autres missions qui lui succédèrent au
Soudan, notamment ceux de Marcel Griaule comme
Masques dogons (1938 1) et Dieu d'eau (1948 2). Or ces

1. Marcel Griaule, Masques dogons, Paris, Institut d'ethno-


logie, 1938.
2. Marcel Griaule, Dieu d'eau, Paris, Chêne, 1948.
Besoins d'Afrique 225

ouvrages, quoiqu'on puisse en penser par ailleurs,


avaient eu l'expresse volonté d'élever les systèmes sym-
boliques africains à la hauteur des représentations du
monde de l'Inde, de la Chine ancienne ou de l'Antiquité
classique l, faisant ainsi de l'ethnologie africaniste, dans
les années 1930, le compagnon de route d'avant-gardes
littéraires et esthétiques qui, depuis la fin de la Première
Guerre mondiale, cherchaient à subvertir les catégories
mentales dans lesquelles semblait évoluer une Europe
chrétienne et bourgeoise 2. On songe évidemment aux
écoles picturales, comme le cubisme, qui, bien avant les
années 1930, s'étaient déjà pas mal inspirées de l'art
nègre 3, mais aussi et surtout au surréalisme, notamment
à l'un de ses courants représentés par la revue Minotaure
de Georges Bataille et d'André Masson qui publia, pré-
cisément, des compte-rendus de la Mission Dakar-
Djibouti 4.
Cependant, s'il continua longtemps à prospérer et à
susciter de nombreuses vocations d'africanistes fran-
çais, l'effet d'attraction produit par l'ethnologie des
mythes et de l'art dogon fut précisément relayé, au tour-
nant des années 1950, par d'autres intérêts pour
l'Afrique et le monde noir. Dans un contexte, en effet,
où, à cause notamment de la guerre d'Indochine, l'anti-
colonialisme et le tiers-mondisme se développaient rapi-
dement au sein de la gauche, particulièrement au PCF, et
parmi de nombreux intellectuels 5, les territoires afri-
cains ne pouvaient pas seulement apparaître sous les
traits fascinants d'antiques civilisations, fussent-elles
porteuses d'une mise en cause de tout ce par quoi le
monde blanc n'avait cessé de se croire supérieur. Car,
1. Voir notamment de M. Griaule « Philosophie et religion des
Noirs », in Le Monde noir, Présence africaine, n° 8-9, 1950, p. 307-
322.
2. Voir l'introduction de J. Jamin à M. Leiris, Miroir de
l'Afrique, Paris, Gallimard, coll. «Quarto », 1996.
3. W. Rubin (dir.), Le Primitivisme dans l'art du XX' siècle,
Paris, Flammarion, 1987.
4. Minotaure, n° 2, 1933.
5. J.-P. Biondi, Les Anticolonialistes, op. cit., p. 277-292.
226 Frères et sujets

même si ces territoires semblaient paisibles au regard de


ce qui se passait en Indochine, même si le député et
poète Léopold Sédar Senghor concevait qu'avec eux
l'Union française serait le lieu d'un bienfaisant métis-
sage ou d'une très humaniste « symbiose de cultures 1 »
(ce qui aurait certainement ravi un partisan de l'expan-
sionnisme comme Ismaël Urbain), ils n'en étaient pas
moins désormais pris, comme l'Afrique en général, dans
la dénonciation du colonialisme et dans les débats sur la
décolonisation. De ce point de vue, la négritude déclinée
par Aimé Césaire, dans son Cahier d'un retour au pays
natal (1939, 1947 2) et surtout dans son Discours sur le
colonialisme (1950 3) , sonna bien plus fort que les
appels de Senghor en faveur d'une Union française
métissée; de même que le livre-manifeste paru peu
après, Peau noire, masques blancs 4, d'un autre Martini-
quais, Frantz Fanon. Avec eux, c'était toute l'histoire de
l'impérialisme occidental, depuis la traite négrière et la
mise en esclavage dans les plantations jusqu'aux coloni-
sations du XIXe siècle, qui devait être ramenée à l'unique
figure du Noir asservi et infériorisé. Mais, tout en rom-
pant assurément avec la tradition de ces intellectuels
antillais et guyanais qui avaient à leur façon accom-
pagné, au siècle dernier, les conquêtes coloniales,
Césaire et Fanon n'en continuaient pas moins à tourner
leur regard vers l'Afrique ; car, pour eux, le destin de
l'homme noir des deux côtés de l'Atlantique y était fon-
damentalement du même ordre, la colonisation comme
l'esclavage n'ayant jamais cessé d'y produire, par le
racisme le plus ordinaire, quantité d'êtres aliénés.
Ainsi, entre l'image d'une Afrique préservée et fas-
cinante, telle qu'elle se dégageait de l'ethnologie d'un

1. L. S. Senghor, « Subir ou choisir », in Le Monde noir, Pré-


sence africaine, n° 7-8, 1950, p. 437-443.
2. Une première édition du texte parut en 1939 dans la revue
Volontés et une seconde en 1947, préfacée par A. Breton chez
Bordas.
3. A. Césaire, Discours SUr le colonialisme, Paris, Réclame,
1950.
4. F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
Besoins d'Afrique 227
Griaule, celle de Senghor réputée apporter ses émotions,
ses rythmes ou ses « vertus terriennes» à l'Union fran-
çaise et à l'humanité l, et celle de Césaire et Fanon qui
affirmait plus radicalement sa négritude pour en finir
avec le système d'exploitation et d'aliénation colonial,
le débat était largement ouvert. Car, quels que fussent
leurs désaccords, mais aussi leurs secrètes correspon-
dances (Senghor lisait attentivement Griaule comme il
avait lu L'Âme nègre ou Les Civilisations négro-afri-
caines de Delafosse), ces différentes images de
l' Afrique faisaient que le monde noir intéressait et intri-
guait de plus en plus ; et l'on en débattit d'autant mieux
que politique, littérature, ethnologie, voire psychanalyse
(notamment dans le cas de Fanon) s'en mêlaient, mobi-
lisant les figures les plus connues du monde intellectuel
parisien. Comme André Breton et Jean-Paul Sartre qui
préfacèrent, respectivement, avec un éclat militant le
Cahier d'un retour au pays natal et l'Anthologie de la
poésie nègre et malgache, ou comme Emmanuel Mou-
nier qui publia, en 1948, L'Éveil de l'Afrique noire 2 et
fit de sa revue Esprit un des hauts lieux d'expression de
la critique du colonialisme. Une Présence africaine,
pour reprendre littéralement l'intitulé d'une nouvelle
revue, dirigée par le Sénégalais Alioune Diop (dont le
premier numéro parut en 1947), fut, par conséquent, de
plus en plus requise dans les débats politico-intellectuels
de l'époque, mais une présence qui s' affirma de plus en
plus également comme un vecteur de nouvelles liaisons
franco-africaines. À l'instar, précisément, de Georges
Balandier qui prit une part active à la fondation de cette
revue et qui trouva là un milieu tonifiant assez conforme
à ce qu'il percevait déjà de l' Afrique noire. Non plus une
Afrique rivée à ses mythes ancestraux et à ses terroirs,
mais bien plutôt une Afrique en train de se faire, dans les
villes, dans les mouvements syndicaux et politiques ou
dans des Églises noires réinventant le christianisme pour
l'adapter aux évolutions et aux aspirations locales.
1. L. S. Senghor, Chants d'Ombre, Paris, Seuil, 1945.
2. E. Mounier, L'Éveil de l'Afrique noire, Paris, Seuil, 1948.
228 Frères et sujets

L'anticolonialisme ou la critique d'un certain sys-


tème colonial se conjugua finalement assez bien, durant
ces années de l'Union française, avec ce qu'on pourrait
appeler un besoin tout à la fois scientifique, intellectuel
et affectif d'Afrique. Des écrivains antillais et africains
l'exprimèrent et en furent à leur façon les médiateurs,
notamment autour de la négritude, mais des chercheurs,
des représentants des sciences sociales, des philosophes
métropolitains, en furent aussi les porte-parole. Tout se
passa donc comme si l' Afrique, ou ce qu'on nommait
maintenant son «éveil », devait désormais participer
d'une réflexion plus générale sur le présent et l'avenir du
monde, comme si elle devait être désormais intégrée au
mouvement et au sens de l'histoire et à tout ce qui pou-
vait laisser espérer que l'humanité, noire ou blanche,
n'en avait pas fini avec son travail d'émancipation. Et
s'il était loisible de retrouver là quelques vieux accents
de l'universalisme français, tels ceux d'André Breton
qualifiant Aimé Césaire de « Noir qui n'est pas seule-
ment un Noir, mais tout l'homme 1 », la sociologie de
Balandier donnait de ce mouvement de l'histoire en
Afrique un sens plus touffu ou plus ambivalent: tout à la
fois du côté de dynamismes qui y marquaient l'irruption
massive de la modernité, et du côté de fortes continuités
qui y soulignaient la réalité toujours très prégnante des
traditions. Mais, parce que ce mouvement ne lui appa-
raissait justement pas comme une évolution schizo-
phrène, laissant au contraire découvrir des tensions et
des recouvrements entre les uns et les autres, l'Afrique
n'en eut avec lui que plus d'attrait intellectuel. Elle y
composait comme une sorte de monde baroque où, en
plus de trésors culturels qui demandaient à être davan-
tage étudiés, des innovations de tous ordres se donnaient
à voir et à interpréter.
Avec les indépendances, compte tenu de la poli-
tique menée par le régime gaulliste, notamment au tra-
vers de ses institutions de recherche, cet attrait intellec-

1. A. Breton, Préface au Cahier d'un retour au pays natal,


op. cit.
Besoins d'Afrique 229

tuel pour l'Afrique prit encore plus d'ampleur. Mais,


comme il sera précisé plus au long, l'africanisme fran-
çais, en dépit ou à cause de ses critiques à l'endroit du
néocolonialisme ou de l'impérialisme, participa à sa
manière au renforcement des liens franco-africains, don-
nant, pendant un temps, de cet apparent monde baroque
une interprétation globale qui fit de lui un monde intel-
lectuellement assimilable.
QUANDLES~ÉPENDANCESRENFORCENT
LES LIENS FRANCO-AFRICAINS

On sait ce qu'il advint de l'Union française: un


acheminement somme toute assez tranquille des terri-
toires africains vers l'indépendance. Tandis qu'il était de
plus en plus engagé militairement en Algérie, le gouver-
nement à majorité de gauche, dit «Front républicain »,
qui sortit des urnes en 1956, décida d'accélérer les
réformes dans les fédérations d'Afrique. Par la concep-
tion et le vote de la loi-cadre, appelée« loi Defferre », du
nom du nouveau ministre de la France d'Outre-Mer, et
par sa mise en œuvre en 1957, tout, ou presque tout, de ce
que réclamaient les députés africains depuis 1946 leur fut
accordé. On institua, en effet, définitivement le suffrage
universel et le collège unique dans tous les territoires afri-
cains, donnant ainsi une réelle consistance à la loi Lamine
Gueye votée dix ans plus tôt, et surtout on octroya aux
assemblées locales un véritable pouvoir législatif ainsi
que l'organisation par elles d'un conseil de gouvernement
(dont les gouverneurs devaient devenir présidents de
droit) l, prenant en quelque sorte formellement acte de
cette situation de double pouvoir qui constituait depuis
plusieurs années la réalité politique des territoires.

1. J.-R de Benoist, La Balkanisation de l'Afrique-Occidentale


française, Les Nouvelles éditions africaines, 1979, p. 135-170 ;
C. Atlan, «Demain la balkanisation ? Les députés africains et le
vote de la loi-cadre (1956) », in C. Becker, S. Mbaye, 1. Thioub
(00.), A-OF: réalités et héritages... , op. cit., p. 358-375, t. 1.
232 Frères et sujets

Les choses avaient manifestement été très vite. Car,


même si les territoires africains paraissaient dans
l'ensemble assez calmes au regard de ce qui se déroulait
ailleurs, les idées de décolonisation et d'indépendance
n'en avaient pas moins fait leur bonhomme de chemin.
Outre certaines fractions du RDA qui n'avaient jamais
accepté le changement d'apparentement d'Houphouët-
Boigny et qui avaient donné naissance à de nouveaux
partis (notamment le PAl, Parti africain de l'indépen-
dance), proches des communistes et partisans d'une rup-
ture avec la France, une bonne partie de la jeunesse afri-
caine (notamment celle qui, grâce à l'action des députés
africains, suivait maintenant, en assez grand nombre, ses
études en France et était rassemblée autour de la
FNÉAF, Fédération des étudiants d' Afrique noire en
France) aspirait à l'indépendance et à un panafricanisme
susceptible de subvertir les découpages hérités des colo-
nisations européennes 1. Sous ce rapport, l'indépen-
dance de la Gold Coast britannique (1957), jouxtant plu-
sieurs territoires français et disposant de surcroît d'un
leader charismatique, Kwame Nkrumah, concepteur
d'une idéologie tout à la fois panafricaine et socialisante
(( le consciencisme »), représenta pour cette jeunesse
un véritable attrait et obligea peu ou prou la famille
franco-africaine à précipiter les réformes. De plus, à la
crainte que l'immobilisme n'encourageât dans les terri-
toires africains l'éclosion de mouvements fermement
nationalistes (comme l'était par exemple, à la façon
indochinoise ou algérienne, l'UPC au Cameroun) venait
s'ajouter, en métropole même, un nouveau courant anti-
colonialiste. Non pas celui pour lequel le PCF et certains
rangs de la gauche militaient de plus en plus ardemment,
mais bien plutôt un courant qui resurgissait de la vieille
opposition libérale à l'expansionnisme de la Ille Répu-
blique. Quelque peu éteint depuis l'avènement de
l'Empire, il réapparut, en effet, porté par la presse de

1. N. Bancel, « La voie étroite: la sélection des dirigeants afri-


cains lors de la transition vers la décolonisation », in Mouvements,
21/22,2002, p. 28-40.
Besoins d'Afrique 233

droite (Le Figaro, Paris-Match, France-Soir), en recou-


rant à des arguments tout à la fois anciens et inédits. Il
reprit le vieux thème des colonies qui coûtaient beau-
coup trop cher pour ce qu'elles rapportaient, et cela visa
tout particulièrement, à travers les fameux articles de
Raymond Cartier dans les numéros de Paris-Match
d'août-septembre 1956, les territoires africains et les
dépenses somptuaires qu'y faisaient les pouvoirs publics
aux dépens des besoins des Français de métropole. Un
autre courant notamment avec Raymond Aron l, affir-
mait l'idée plus nouvelle que la décolonisation allait en
quelque sorte dans le sens de l'histoire, non seulement
parce qu'elle était déjà à l'œuvre un peu partout depuis
la fin de la guerre, mais aussi parce qu'elle permettrait à
la France d'en finir avec ses marchés captifs et d'en-
gager de la sorte une modernisation de son économie 2.
Les motifs n'avaient donc pas manqué au nouveau
gouvernement pour consacrer, par une loi-cadre progres-
siste, susceptible d'y diminuer les dépenses publiques,
l'autonomie interne des territoires africains. Mais ce qui
pouvait apparaître comme un véritable tournant de la
politique française en Afrique en reconduisait les ten-
dances structurelles en entretenant une nouvelle fois
l'ambivalence sur le statut des populations africaines.
D'un côté, cette loi semblait vouloir leur appliquer
effectivement cette citoyenneté française que la Consti-
tution de 1946 ne leur avait que théoriquement octroyée;
de l'autre, elle paraissait leur donner une citoyenneté
nationale virtuelle, celle-là même qui devait naturelle-
ment découler de l'autonomie de chaque territoire.
Autrement dit, au moment où, par cette loi, les autoch-
tones du Sénégal, de Côte d'Ivoire, du Congo, etc.,
étaient censés pouvoir se dire Sénégalais, Ivoiriens,
Congolais, etc., ils étaient simultanément autorisés à se
déclarer Français. Tout se passa, par conséquent, comme
si ce qui ressemblait assurément à un processus de self-

1. R. Aron, L'Opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy,


1955.
2. J.-P. Biondi, Les Anticolonialistes, op. cit., p. 323-325.
234 Frères et sujets

government n'était qu'un tremplin pour intégrer davan-


tage les territoires dans le giron de la métropole. Ce
qu'un fait majeur mit parfaitement bien en lumière, à
savoir la nomination d'Houphouët-Boigny au rang de
ministre (ministre délégué à la présidence du Conseil,
soit à une fonction qui représentait une étape supplé-
mentaire et hautement symbolique dans la promotion
toute républicaine des députés africains), qui plus est,
chargé de contribuer à l'élaboration de la loi-cadre avec
Gaston Defferre 1.
Cependant, si la maisonnée franco-africaine ne
semblait jamais aussi bien fonctionner qu'en cet instant
où les territoires africains étaient sur le point d'acquérir
leur autonomie politique, la loi-cadre suscita de vives
dissensions parmi les députés africains. Car, sous cou-
vert d'autonomie, cette loi prétendait en fait imposer un
système qui ne permettait précisément pas aux colonisés
de concevoir une autre organisation territoriale que celle
qui résultait des frontières tracées par le colonisateur.
Plus précisément, elle n'entendait cette autonomie que
conditionnée au démantèlement des gouvernements
généraux de l'A-OF et de l'A-ÉF, c'est-à-dire en faisant
en sorte que les territoires ne pussent s'organiser en
fédérations ou en ensembles suffisamment forts pour
contrebalancer le pouvoir de la métropole, et, surtout, en
s'arrangeant pour que l'État français fût désormais le
seul interlocuteur de chacun d'entre eux 2.
Dans cette troublante affaire, de nombreux députés
africains ne restèrent pas passifs, considérant au
contraire que la loi-cadre, malgré ses indéniables pro-
grès, représentait une totale mise en cause de la cores-
ponsabilité politique qu'ils réclamaient. Ce furent eux,
au premier chef Sédar Senghor, qui qualifièrent de
« balkanisation» un dispositif institutionnel qui revenait
finalement à entériner l'ancienne doctrine du fort et du

1. J.-R. de Benoist, La Balkanisation de l'Afrique... , op. cit.,


p.140.
2. C. Atlan, «Demain la balkanisation ... », in C. Becker,
S. Mbaye, I. Thioub (dir.), A-OF: réalités et héritages... , op. cit.
Besoins d'Afrique 235

faible, en l'occurrence celle d'un puissant État français


ayant face à lui une multiplicité de territoires qui dispo-
seraient, certes d'une certaine autonomie, mais qui
continueraient à en être dépendants. Toutefois, pour
l'imposer, l'État français, comme on l'a dit, avait un
allié de taille en la personne du ministre Houphouët-
Boigny, par ailleurs chef de file du RDA. Et cet allié ne
correspondait pas exactement à l'image d'un homme
sous influence ne sachant plus défendre les intérêts afri-
cains. Car, au-delà du ministre français et de la figure de
l'ancien rassembleur de la lutte contre l'ordre colonial, il
incarnait bien plutôt les intérêts de la Côte d'Ivoire,
ceux, en l'occurrence, du territoire de loin le plus pros-
père de toute l'A-OF, représentant près de la moitié de
l'ensemble des exportations de la Fédération. À ce titre,
il estimait n'avoir aucun avantage à ce que perdurât ou
se réinventât un système fédéral dont pourraient tirer
parti d'autres territoires bien moins riches, tels que le
Sénégal de Senghor. Il lui paraissait au contraire bien
plus opportun de balkaniser les Fédérations, car ainsi la
Côte d'Ivoire pourrait exister pleinement et développer
une politique qui la placerait en toute première ligne
aussi bien des relations franco-africaines que des rela-
tions interafricaines.
Houphouët-Boigny eut finalement gain de cause, le
RDA obtenant plus de la moitié des sièges aux assem-
blées territoriales qui se mirent en place en mars 1957
contre un quart à peine pour la tendance représentée par
Sédar Senghor 1. Mais ce que d'aucuns considérèrent,
non seulement comme la victoire de la balkanisation,
mais aussi et surtout comme le tournant décisif qui
devait conduire inéluctablement à l'indépendance des
territoires africains, s'inscrivit dans un contexte où
l'État français allait à nouveau redéfinir sa Constitution
et rejouer une bonne partie de la scène sur laquelle il
s'était refondé au lendemain de la Libération.

1. R. Delavignette, L'Afrique noire française et son destin,


op. cit., p. 135.
236 Frères et sujets

Épuisée par plus de vingt gouvernements succes-


sifs et, surtout, empêtrée dans une guerre d'Algérie qui
rejaillissait dangereusement sur la société française et
lui faisait craindre de ne plus pouvoir contrôler son
armée, la IVe République se rendit corps et biens au
général de Gaulle le 1er juin 1958. Celui qui l'avait
ostensiblement boudée, parce qu'à ses yeux elle n'avait
pas su, en 1946, accomplir les réformes institutionnelles
indispensables à une véritable rénovation de l'État fran-
çais, se chargea d'y mettre fin et, comme s'il enjambait
l'histoire, ne revint aux affaires que pour doter la nation
d'une Constitution qui fût enfin à la hauteur de ses vues.
Mais, comme quatorze ans plus tôt, lors de la conférence
de Brazzaville, de Gaulle ne conçut cette rénovation de
l'État, c'est-à-dire l'instauration d'une Ve République,
qu'en y impliquant les territoires d'Afrique. Certes,
depuis 1944, la situation de ceux-ci, tant sur le plan éco-
nomique que politique, avait notablement changé; elle
était, manifestement, bien davantage imputable aux gou-
vernements de la précédente république et à l'action des
députés et des partis africains qu'aux grands principes
énoncés durant la conférence, même s'ils ne lui furent
pas étrangers. L'Union française et, surtout, la loi-cadre
étaient passées par là qui, loin des guerres au Maghreb,
avaient placé des élus africains en position de débattre
de l'avenir des territoires et de leur rapport avec l'ex-
puissance colonisatrice. Mais, si l'on peut gager qu'il
prit acte de cette nouvelle situation, de Gaulle n'en
retourna pas moins sur les traces de cette France libre
qui avait, à sa manière, reconquis l'empire français
d'Afrique noire. À peine, en effet, reçut-il les pleins
pouvoirs de l'Assemblée nationale (bénéficiant à cette
occasion du soutien d' Houphouët-Boigny qui devint son
«ministre conseiller aux Affaires étrangères»), qu'il
alla à Madagascar, au Tchad, au Congo, en Côte
d'Ivoire, en Guinée et au Sénégal, en vue de la prépa-
ration du référendum de septembre 1958, devant
approuver l'instauration de la V'République. Il y avait là
des électeurs à convaincre et des foules enthousiastes à
satisfaire, comme à Brazzaville, mais il y fallait surtout
Besoins d'Afrique 237

faire accepter, avec la nouvelle Constitution, la proposi-


tion d'une «Communauté franco-africaine », qui, en
même temps que la IVe République défunte, viendrait se
substituer à l'Union française. De prime abord, n'était sa
formulation, cette proposition ne faisait qu'entériner la
situation créée par la loi-cadre, celle d'une République
française se fédérant peu ou prou avec une quinzaine
d'États autonomes associés d'Afrique noire et de Mada-
gascar (ce qui pouvait, espérait encore de Gaulle,
concerner également les territoires d'Afrique du Nord).
Cependant, à y regarder de plus près, la formulation,
précisément, était autrement plus lourde de sens que ce
que laissait apparaître son seul renvoi aux réformes lais-
sées par la IVeRépublique. Outre qu'elle confortait la
balkanisation des territoires (ce que le référendum devait
exemplairement traduire en s'organisant séparément
dans le cadre de chacun d'eux), la Communauté franco-
africaine rejouait cet air connu, inventé par Albert Sar-
raut quoique inspiré, plus lointainement, des saint-simo-
niens, d'une grande famille dans laquelle le maître
devait assistance et protection à sa progéniture. C'est ce
qui était déjà ressorti à la conférence de Brazzaville où
de Gaulle, quel que fût son souci déclaré de réformer le
vieux système colonial, avait parlé d'un« lien définitif»
entre la France et ses terres d'Afrique. C'est ce qui
resurgit, presque intact, en 1958 où l'approbation de la
Communauté par les presque citoyens africains devait
signifier de leur part un total engagement dans le giron
de la France et son refus d'une rupture définitive avec
elle. Le ton ferme, voire autoritaire, du maître de maison
était à nouveau donné; un ton qui, à l'occasion, pouvait
s'adoucir en évoquant plus formellement l'idée d'une
République fédérale, mais qui laissait entendre que
l'État français devait jouer, face à de jeunes et encore
immatures États africains, un rôle nécessairement pré-
éminent. Les députés africains, habitués à un mode de
relation plus équilibré avec les politiciens de la
IVe République, notamment de la SFIO ou de l'UDSR,
en ressentirent un profond malaise et certains regimbè-
rent, à l'instar de Sédar Senghor qui comprit aussitôt que
238 Frères et sujets

la Communauté selon de Gaulle allait complètement à


l'encontre de son projet de recomposer les territoires
africains pour en faire de vrais partenaires de la France
au sein d'une République confédérale. Mais, comme il
refusait encore plus catégoriquement toute idée de
rompre avec celle-ci et qu'il avait obtenu in extremis,
au titre de la Constitution, la possibilité pour les terri-
toires africains de se fédérer, le député sénégalais,
devenu chef de file d'un nouveau mouvement, rival du
RDA, le Parti du regroupement africain, fit, malgré
tout, appeler à voter positivement au référendum du
28 septembre 1958. Et, bien qu'il fût de plus en plus
divisé, notamment par les stratégies toutes ivoiriennes
d'Houphouët-Boigny, le RDA soutint également la
Communauté franco-africaine: ce qui finalement
aboutit au résultat assez flatteur pour de Gaulle de près
de 90 % de votes positifs. Cependant, comme on le
sait, un homme et un territoire gâchèrent quelque peu
ce bel unanimisme. Sékou Touré, autre figure éminente
du RDA dont le pouvoir était solidement implanté en
Guinée, avait ouvertement déclaré au général, lors de
son passage à Conakry, qu'il ferait voter, chez lui, un
non ferme à sa proposition de Communauté. Non qu'il
voulût par là rompre avec la France (il avait rejoint,
comme Houphouët-Boigny, l'UDSR de Pleven et Mit-
terrand), bien plutôt entendait-il refuser une formule
qui ressemblait à un diktat et, plus fondamentalement,
un dispositif institutionnel qui, sous couvert de fédéra-
lisme, avait des airs de ferme reprise en main des pré-
tendants à l'émancipation.
Le vote négatif guinéen fit singulièrement désordre
dans la grande famille franco-africaine qui voyait, pour
la première fois, l'un des siens tenir tête au maître au
risque d'être sévèrement châtié. Et, tandis qu'au-delà de
la Guinée, les Africains partisans de l'indépendance,
notamment nombre d'étudiants séjournant à Paris ou à
Dakar, purent, par ce geste, trouver en Sékou Touré un
autre Nkrumah, de Gaulle, en effet, se chargeait de punir
l'affront. Coupant court à tout arrangement, il opposa au
refus guinéen une forme de répudiation, en l'occurrence
Besoins d'Afrique 239

une exclusion définitive de la maison paternelle et une


indépendance qui devra désormais se passer de son aide
et de sa protection. Sévère leçon qui s'adressait aussi
bien aux autres membres de la famille, au cas où il leur
prendrait de contester ou de troubler l'ordre voulu par le
maître, mais qui démontrait du même coup que la Com-
munauté franco-africaine n'était pas une République
fédérale ou confédérale, ni un Commonwealth à la fran-
çaise dans lequel la France et les États associés
d'Afrique auraient pu œuvrer ensemble à un projet
commun 1.
Par-dessus la loi-cadre, qui avait effectivement créé
les conditions de la balkanisation des territoires, cette
leçon indiquait que de Gaulle et la Ve République reve-
naient plus sûrement à l'esprit de Brazzaville, plus pré-
cisément à une conception suivant laquelle il importait
surtout que la France conservât sur eux une position
prééminente. On eut, du reste, la confirmation de cet état
de choses, lorsque certains leaders africains, en particu-
lier Senghor, devenus pour certains d'entre eux chefs de
gouvernement dans leurs territoires respectifs, tentèrent, .
comme la Constitution le leur autorisait, de former une
fédération du Mali (regroupant le Sénégal, le Soudan, la
Haute-Volta et le Dahomey) afin de contrebalancer le
poids de la métropole. Outre leurs propres divisions,
notamment celles que ne cessait d'ourdir Houphouët-
Boigny, devenu fervent gaulliste pour mieux assurer la
position de la Côte d'Ivoire au sein de la Communauté,
ils constatèrent en effet bien vite que tout dans les insti-
tutions que s'était données celle-ci fonctionnait à l'avan-
tage des représentants et des hauts fonctionnaires métro-
politains. Ce qui ne manqua pas d'accroître les divisions
et de renforcer un mode de relation où doléances et allé-
geances africaines étaient bien plus requises qu'une par-
ticipation équilibrée des uns et des autres aux activités
des institutions communautaires. C'est pourquoi, cons-
tatant décidément que l'esprit fédéral n'était guère de
mise au sein de la Communauté, la fédération du Mali

1. R. Delavignette, ibid., p. 19-21.


240 Frères et sujets

(qui ne comptait plus alors que le Sénégal et le Soudan)


décida de se dissoudre et de demander l'indépendance
de ces deux composantes.
Nous étions en 1959, et il est probable que le
général de Gaulle fût certainement courroucé de voir
qu'un an après l'approbation du référendum sa commu-
nauté franco-africaine partait manifestement en lam-
beaux. Mais il ne chercha pas à résister ou à tergiverser.
En quelques mois le Sénégal, le Soudan (rebaptisé Mali)
et Madagascar obtinrent d'une manière assez conciliante
leur indépendance; et peu après, en août 1960, suivant
Houphouët-Boigny qui, en président du RDA toujours
prompt à prendre le vent de l'Histoire, leur en avait
donné la consigne, les autres territoires purent, dans les
mêmes conditions, proclamer la leur.
On pourrait s'étonner que les choses se soient
déroulées aussi vite et aussi bien, surtout si on les com-
pare à ce qui continuait simultanément à se tramer en
Algérie. En un rien de temps, la France venait officielle-
ment de perdre quinze colonies africaines et malgache,
même si depuis 1946, spécialement depuis la loi-cadre,
celles-ci avaient cessé de l'être sur le plan juridique.
Tout s'était passé, dans l'ensemble, assez tranquille-
ment, à l'amiable, comme on le souligna à l'époque, cer-
tains territoires demandant l'indépendance et l'obtenant
sans coup férir, tandis que d'autres y accédaient sans
que leurs représentants ne l'aient réclamée, à l'instar de
Léon M'Ba au Gabon qui aurait nettement préféré que
son pays devînt un département français. À propos de
ces événements assez singuliers, l'expression d'« in-
dépendances octroyées» fut fréquemment employée; à
fort juste titre puisque très peu de leaders africains la
souhaitaient vraiment, certains, comme Senghor, ne la
revendiquant que parce que la Communauté s'était
avérée un simple semblant de République fédérale et les
avait finalement poussés à aller jusqu'au bout du pro-
cessus de balkanisation contenu dans la loi-cadre.
Mieux valait en quelque sorte accéder à l'indépendance,
et satisfaire ainsi une partie de l'opinion africaine qui y
était davantage acquise, plutôt que de demeurer dans un
Besoins d'Afrique 241

système où la sujétion l'emportait manifestement sur un


mode de relations plus équilibrées entre partenaires.
Mais, à bien l'entendre, cette expression disait surtout
que c'était l'État français qui avait eu le dernier mot, que
c'était lui qui accordait ce qu'on lui demandait, voire ce
que l'on ne désirait pas vraiment, et qui, dans tous les
cas, renforçait par ce geste sa posture de maîtrise. De ce
point de vue, le terme de «décolonisation », dont il
s'auréola plus fréquemment à cette époque, s'avérait
tout aussi ambigu puisqu'il faisait porter tout le bénéfice
symbolique des indépendances sur le seul État Français
et, plus spécialement, sur son prestigieux Président. Car,
en fait de « décolonisation », l'essentiel avait été réalisé
au début de la IVe République et de l'Union française, au
moment où les colonies comme les indigènes étaient
sortis du système de l'indigénat, les unes devenant des
territoires et les autres des autochtones à mi-chemin
d'une citoyenneté locale et d'une citoyenneté française,
et où les partis africains eurent à se battre contre
l'alliance de l'administration et des lobbies coloniaux
pour rendre effectives les libertés syndicales et poli-
tiques. Pour le reste, l'application de la loi-cadre puis
l'avènement des indépendances furent certes, au sens
strict, de nouvelles avancées vers la « décolonisation ».
Mais, à l'image de ce que voulait instaurer la Commu-
nauté franco-africaine, elles furent aussi autant d'étapes
vers le renforcement du monde franco-africain, c'est-à-
dire d'un monde toujours très familial où l'indépen-
dance des jeunes États ne devait précisément pas signi-
fier rupture avec la maison du maître. La Communauté
avait échoué, mais l'État français, en 1960, pouvait se
flatter d'être « décolonisateur» tout en entretenant des
liens de plus en plus privilégiés avec l'essentiel de ses
ex-colonies africaines.
L'opération était ainsi largement bénéficiaire, mais
c'était une opération qui venait de loin. Elle remontait
certainement à la fin de la Première Guerre mondiale, à
l'époque où l'empire s'était organiquement lié à l'État
français et était devenu pour lui comme une sorte de
remède nécessaire, où l'un et l'autre se trouvèrent
242 Frères et sujets

engagés dans un mouvement de corégénération et dans


une stratégie économique d'autarchie. Mais elle prove-
nait encore plus sûrement de la Seconde Guerre et de ce
qui s'était joué au sortir de la Libération où l'État fran-
çais, déjà sous la houlette du général de Gaulle, s'était
fait le grand ordonnateur de la reconstruction et du déve-
loppement national et, à ce titre, n'avait conçu ceux-ci
qu'en y impliquant ses contrées d'Afrique. Qu'il ait
décidé à ce moment-là de créer le franc CFA, d'investir
comme jamais, économiquement et scientifiquement,
dans ce qui allait devenir sa France d'outre-mer, donna
toute la mesure de ce qu'il voulait être : un État qui pré-
tendait à sa manière au statut de grande puissance et
entendait cultiver son indépendance entre les États-Unis
et l'Union soviétique.

L'œuvre au noir de la VeRépublique

Un an avant que la IVe République ne se rendît,


exsangue, au général de Gaulle, François Mitterrand, qui
avait été ministre de la France d'Outre-Mer sous le gou-
vernement de René Pleven (1950-1951) et avait su
convaincre Houphouët-Boigny de « désapparenter » le
RDA du PCF pour le rallier à son propre mouvement
(l'UDSR), publiait un ouvrage, Présence française et
abandon l, dans lequel il témoignait de son attachement
à l'Union française peu de temps auparavant réformée
par la loi-cadre 2. Bien qu'il y livrât des réflexions peu
amènes sur une réalité coloniale toujours très pesante au
début des années 1950, assorties du constat que les ter-
ritoires avaient bel et bien été reconquis par les réseaux
gaullistes du Rassemblement du peuple français (RPF),
déjà contrôlés par le très influent Jacques Foccart 3, Mit-
1. François Mitterrand, Présence française et abandon, Paris,
Plon, 1957.
2. C. Wauthier, Quatre Présidents et l'Afrique. De Gaulle,
Pompidou, Giscard d'Estaing, Mitterrand, Paris, Seuil, 1995,
p.421-425.
3. P.-X. Verschave, La Françafrique, op. cit., p. 99.
Besoins d'Afrique 243

terrand plaidait la nécessité de maintenir un lien orga-


nique entre la France et l' Afrique. Ce qu'une phrase, en
conclusion, exemplifiait sur le ton le plus solennel et
péremptoire en affirmant que «sans l'Afrique, il n'y
aura pas d'histoire de France au XXI e siècle ». Phrase en
effet sans appel, quoique remarquablement construite
qui pouvait s'entendre au passé, suggérant toute
l'importance qu'eurent les colonies africaines dans la
sauvegarde de la République, mais qui, plus sûrement,
laissait entendre que l'avenir du pays était désormais
suspendu à sa capacité de poursuivre son exceptionnelle
histoire avec elles, quelles que fussent les évolutions
politiques dont ces colonies avaient été le théâtre, ou
qu'il était toujours souhaitable d'y instiller.
Oserions-nous dire que cette formule alambiquée
de François Mitterrand fut tout à la fois juste quant au
diagnostic proprement historique et singulièrement pré-
monitoire quant à la façon dont l'État français allait per-
pétuer et entretenir, passé le bref épisode des indépen-
dances, la grande famille franco-africaine?
Comme à l'époque de l'Union française où l'on
répudia les mots du système colonial, ces indépendances
furent propices à d'impérieux renouvellements des
sigles et des appellations. Sans changer de lieu, le minis-
tère de la France d'Outre-Mer (qui était devenu, entre-
temps, secrétariat d'État à la Communauté) devint
ministère de la Coopération (1961), et ce qui était aupa-
ravant investissements de l'État dans ses territoires
d' Afrique se transforma en «Aide publique pour le
développement» (APD), toujours gérée, pour une part,
par le Trésor, et, pour une autre, par le FAC (Fonds
d'aide et de coopération), qui se substitua au FIDÉS, et
par la CCCÉ (Caisse centrale de coopération écono-
mique) qui succéda à la CCFOM 1. Et, dans un contexte
international où la plupart des pays africains étaient
désormais appelés «pays du tiers-monde» ou« pays en
voie de développement », la France se montra particu-
1. La CCCÉ deviendra, encore plus tard, la Caisse française de
développement.
244 Frères et sujets

lièrement généreuse en réservant, au début des années


1960, plus de 1 % de son PIB à l'aide publique, ce qui la
plaçait largement en tête des pays industrialisés 1. Mais
c'était à l'évidence le prix qu'elle devait payer pour les
multiples accords bilatéraux de défense et de coopéra-
tion qu'elle avait passés avec ses ex-colonies dès leur
indépendance, même si l'aide y était très inégalement
distribuée, la Côte d'Ivoire, compte tenu du rôle éminent
joué par Houphouët-Boigny dans le processus de balka-
nisation, en recueillant la plus grosse part.
Cependant, comme au lendemain de la Libération,
ces changements de langage, parfaitement adaptés au
vocabulaire des institutions internationales puissamment
influencées par les États-Unis, parvenaient mal à mas-
quer tout ce que cette généreuse «aide au dévelop-
pement » supposait, chez le donateur, de capacité de sur-
veillance et de marques d'autorité. Outre les nombreux
conseillers civils et militaires qu'il plaça d'entrée de jeu
auprès des gouvernements africains, l'État français
célébra en effet à sa manière les indépendances en parti-
cipant au Cameroun, plus durement encore que dans les
années 1950, à la sanglante répression de l'Ul'C. Il fit
également en sorte, manifestement mécontent de sa
politique insuffisamment pro-française, de se débar-
rasser du président togolais, Sylvanus Olympio, plaçant
dans l'orbite du pouvoir son homme de main, un certain
sergent Eyadema qui avait servi dans les guerres colo-
niales d'Indochine et d'Algérie 2. S'agissant justement
de deux pays qui n'avaient jamais été à proprement
parler des colonies françaises, il y avait, par conséquent,
là, matière à considérer que l'État français veillait plus
que jamais sur sa grande famille africaine et en sur-
veillait effectivement les moindres écarts. L'époque, du
reste, lui facilitait grandement la besogne puisque, s'il
s'était fait une très mauvaise presse internationale avec
la guerre d'Algérie, notamment auprès des États-Unis,

1. E-X. Verschave, A.-S. Boisgallais, L'Aide publique au


développement, Paris, Syros, 1994, p. 32.
2. E-X. Verschave, La Françafrique, op. cit., p.109-126.
Besoins d'Afrique 245

ceux-ci, précisément, lui accordaient bien volontiers le


tout premier rôle pour défendre, en Afrique, les intérêts
du « monde libre» contre les menées de l'Union sovié-
tique. Une besogne qu'il pouvait largement justifier dans
la mesure où, en plus de la Guinée qui, depuis son exclu-
sion de la famille en 1958, s'était tournée vers le monde
communiste (URSS et Chine), le Mali, bien qu'il en fût
en principe toujours membre, avait manifestement pris
ses distances avec l'État français en créant en 1962 son
propre franc malien, en rejoignant une« Union des États
africains» créée par Nkrumah et Sékou Touré, et en
recevant, lui aussi, une aide substantielle de l'Union
soviétique et de la Chine. Et, ailleurs, comme au Congo-
Brazzaville et au Dahomey, des mouvements populaires,
hostiles aux gouvernements en place et parfois à la
France, emprunts peu ou prou d'idéologie communiste,
annonçaient bientôt l'instauration, au sein même de la
grande famille franco-africaine, de régimes marxistes-
léninistes. Sous ce rapport, l'État français ou l'État gaul-
liste avait incontestablement fort à faire; mais, de même
qu'il cohabitait assez bien, en métropole, avec un puis-
sant PCF et qu'il développait de subtiles relations avec
l'Union soviétique et, plus généralement, avec le monde
communiste, il s'arrangea également assez bien de
régimes africains devenus ostensiblement marxistes, dès
lors que ceux-ci demeuraient dans sa mouvance, ne
serait-ce qu'en continuant à effectuer leurs échanges
économiques sur la base du franc CFA.
Gendarme de l'Afrique, la France le fut à l'évi-
dence longtemps et bien au-delà de ce qui avait été son
empire subsaharien. Ce qu'on appela au ministère de la
Coopération les pays du « champ» ou, plus ironique-
ment mais assez improprement, son «pré carré »,
s'élargit en effet, au fil des années, à des ex-colonies
belges (Congo-Kinshasa, Rwanda, Burundi) puis portu-
gaises (dont certaines rentrèrent dans la zone franc),
quand elle ne se mêla pas d'affaires anglophones, à
l'instar de son soutien opiniâtre à la sécession biafraise
au Nigeria durant les années 1967-1969. En ce domaine,
du reste, on commence à savoir bien plus de choses
246 Frères et sujets

qu'on n'en sut à l'époque. Depuis les deux volumes de


l'ouvrage de Georges Chaffard parus en 1965 et en
1967, Les Carnets secrets de la décolonisation l, révéla-
tions, témoignages et analyses se sont multipliés ces
dernières années et ont levé de larges coins du voile de
la politique et des intrigues françaises en Afrique. On
songe, par exemple, à Affaires africaines 2 (1983) et à
L'Homme de l'ombre (1990 3) de Pierre Péan, à La Poli-
tique africaine de François Mitterrand (1984 4) de Jean-
François Bayart, à Quatre Présidents et l'Afrique (1995)
de Claude Wauthier, à La Françafrique et Noir silence
(1998, 2000) de François-Xavier Verschave, et, surtout,
aux deux tomes des mémoires de Jacques Foccart (Foc-
cart parle, 1995, 1996 5) , c'est-à-dire de celui qui en fut
le grand instigateur, depuis la fin des années 1940
jusqu'à sa récente disparition. Grâce à tous ces ouvrages
et à quelques autres, on en sait effectivement beaucoup
sur la manière dont l'État français s'est très vite mêlé
des affaires intérieures africaines, en intervenant manu
militari au Gabon en 1964 où il sauva in extremis le
fidèle Léon M'Ba d'un putsch militaire, en faisant éli-
miner d'intraitables opposants aux régimes en place, ou,
à l'inverse, en fomentant quelques coups d'État à
l'encontre d'autorités politiques qui ne le satisfaisaient
pas. À lire ces livres d'ailleurs, on se prend à considérer
que toute fiction serait très en deçà des réalités tout à la
fois dérisoires, tragiques et rocambolesques qu'ils décri-
vent, édifiant, tel un roman noir 6, quarante ans d'his-
toires franco-africaines. Au cœur de l'État français, nous

1. Georges Chaffard, Les Carnets secrets de la décolonisation,


op. cit.
2. P. Péan, Affaires africaines, Paris, Fayard, 1983.
3. P. Péan, L'Homme de l'ombre, Paris, Fayard, 1990.
4. J.-F. Bayart, La Politique africaine de François Mitterrand,
Paris, Karthala, 1984.
5. J. Foccart, Foccart parle, Paris, Fayard, 1995-1996, t. 1 et
t. 2.
6. « Dossiers noirs de la politique africaine de la France» est,
du reste, le titre de la collection choisi par le réseau «Agir ici » et
l'association « Survie ».
Besoins d'Afrique 247

racontent-ils, divers réseaux d'influence, n'ont cessé de


tramer de sombres manigances, de baigner dans des tra-
fics douteux constituant un univers à mi-chemin entre la
cour des Borgia et quelque association mafieuse. Qui
plus est, depuis de Gaulle, tous les présidents de la
V'République, s'y sont trouvés de quelque manière
mêlés, y ajoutant leurs propres cachets et leur propre
réseau d'influence, au risque parfois, comme Giscard
d'Estaing, empêtré dans une bien peu glorieuse affaire
de diamants en République centrafricaine, d'y perdre
son emploi. Si l'on peut gager, de surcroît, qu'on est
encore loin d'avoir fait le compte des révélations, par
exemple en ce qui concerne la société pétrolière Elf et
ses multiples implantations africaines, notamment gabo-
naise, il est, par conséquent, aisé d'imaginer que les his-
toriens à venir auront effectivement matière à prendre
très au sérieux chacun des mots de la phrase écrite par
Mitterrand en 1957. C'est un peu ce qu'ont voulu, à leur
manière, suggérer Stephen Smith et Antoine Glaser dans
le deuxième tome de leur ouvrage, lui aussi très informé,
Ces messieurs Afrique l, qui se sont fort justement
demandé pourquoi, compte tenu de l'importance mani-
feste de l'Afrique dans l'histoire de la V'République,
tout semble avoir été fait, au contraire, pour qu'elle y
relève seulement d'un petit théâtre d'intendances et
d'alcôves d'où n'ont jamais pu émerger autre chose que
des affaires, parfois drolatiques, le plus souvent téné-
breuses et peu ragoûtantes. En d'autres termes, n'est-ce
pas plutôt au motif qu'elles représentèrent continûment
des enjeux trop importants, trop fondamentaux pour
l'État français, comme une sorte de domaine régalien,
que les relations franco-africaines prirent cette tournure
d'un monde interlope, accessible uniquement aux seuls
initiés, ou à ceux pour qui la raison d'État ne laissa de
faire bon ménage avec leurs intérêts privés? Dit encore
autrement, l'interrogation des deux auteurs, si elle invite
certainement à la critique et à la dénonciation, oblige

1. S. Smith, A. Glaser, Ces messieurs Afrique. Des réseaux aux


lobbies, Paris, Calmann-Lévy. 1997,1. 1.
248 Frères et sujets

également à dépasser la matière même de leur propos, à


savoir les très douteuses affaires franco-africaines, pour
comprendre quel rôle essentiel l'Afrique a joué dans la
reconstitution de l'État français par la Ve République.
Il n'y a là aucune intention de séparer le bon grain
de l'ivraie, de distinguer une sorte de part maudite d'une
autre, plus noble ou plus respectable. Il s'agit, bien
plutôt de risquer l'idée que, s'il y eut part maudite, c'est
en raison même d'un besoin inassouvi et démultiplié
d'Afrique, et d'un besoin qui n'osa précisément pas se
formuler d'une manière officielle au sein de l'État fran-
çais contemporain.
Bien qu'elle fût poussée par un influent parti colo-
nial à la conquête de l'Afrique noire, que l'empire lui
servît sur le plan économique, mais aussi sur le plan
idéologique par la création du mythe d'une «plus
grande France» qui viendrait corriger les nombreux
signes de dégénérescence nationale, la Ille République
rechigna longtemps avant d'intégrer ce besoin d'Afrique
dans la sphère hexagonale. La puissance publique y était
encore, en continuité avec l'Ancien Régime, fondamen-
talement parcimonieuse, et peu de Français se laissaient
tenter par l'aventure coloniale. Il fallut attendre l'après-
guerre pour que l'État français se découvrît un très réel
besoin d'empire, au point de cheminer désormais avec
lui dans un rapport d'affamiliation et dans une relation
de contemporanéité où convergèrent mouvement de
corégénération et stratégie d'autarchie. Mais, malgré
cette étape décisive, les tendances antérieures se perpé-
tuèrent, excepté quelques efforts durant la période du
Front populaire. De sorte qu'il revînt à la Seconde
Guerre mondiale et, consécutivement, à deux États fran-
çais d'être au moins d'accord sur l'importance de
l'Afrique et d'y dresser le théâtre de leur affrontement.
Quelque chose, finalement, se joua là, autour de la
France libre et du général de Gaulle, qui fut moins de
l'ordre d'une promesse d'émancipation que d'une
reconquête de l'Afrique et d'une reconstruction de l'État
français doublé de son monde africain. Qu'en 1945
l'État devînt le grand ordonnateur de la reconstruction
Besoins d'Afrique 249

nationale, aussi bien en métropole que dans les contrées


d'outre-mer, notamment par l'instauration du franc CFA
(qui signifia au départ «franc des colonies françaises
d'Afrique» et devint par la suite «franc de la commu-
nauté financière africaine»), voilà qui donna toute la
mesure d'une reconfiguration durable des relations
franco-africaines. Qu'en dépit de «la traversée du
désert» du général de Gaulle et d'une Union française
au sein de laquelle les partis et leaders africains s'éver-
tuaient à combattre les bastions récalcitrants du vieux
système colonial, les réseaux du RPF, sous la férule de
Jacques Foccart, entretinssent en Afrique la flamme
gaulliste comme s'ils y préparaient le retour du grand
homme, voilà qui constitua également une remarquable
anticipation de ce qu'allait devenir bientôt la politique
africaine de la France. Car, même si de Gaulle avait
beaucoup misé sur sa Communauté franco-africaine, les
indépendances qu'il se fit fort d'octroyer ne furent qu'un
mauvais moment à passer, ne devant en rien modifier la
place dévolue à l'Afrique par l'État français au lende-
main de la Libération.
En fait d'indépendance, c'était bien, à nouveau,
celle de la France qui devait au premier chef prévaloir.
Vivante incarnation d'un francocentrisme qui, maintes
fois déjà, avait accompagné l'histoire mouvementée du
pays, le général de Gaulle, tout en accélérant, sur la base
d'un couple franco-allemand réconcilié, la construction
européenne entamée par la IVe République, donna à la Ve
la tâche de reprendre le grand œuvre qu'il avait dû aban-
donner en 1946. Disposant des institutions adéquates, il
appartint, en effet, à cette nouvelle république de faire
ou de refaire un État qui devait permettre à la France
d'être, non point une puissance moyenne - comme sa
comptabilité nationale semblait l'indiquer - mais une
quasi grande puissance pouvant jouer sa propre partition
dans le face-à-face entre les États-Unis et l'Union sovié-
tique. Tout en étant en principe du côté du «monde
libre », la nation française ne semblait en effet pouvoir
pleinement exister qu'en manifestant, non sans défiance,
son indépendance vis-à-vis des États-Unis et, plus géné-
250 Frères et sujets

ralement, vis-à-vis du monde anglo-saxon, comme le


souligna exemplairement son retrait de l'OTAN en
1966. Ce qui constituait, au regard de la longue durée,
un grand moment de vérité; car, bien que le voisin alle-
mand ait lourdement pesé dans l'histoire de la France
contemporaine, il parut raisonnable, dans l'intérêt supé-
rieur du pays, de bâtir l'Europe avec lui et de marquer
nettement ses distances avec les alliés anglo-américains,
comme si une plus vieille rivalité, remontant à l'Ancien
Régime et au XIXe siècle, devait alimenter cette quête
résolue d'indépendance.
Cependant, pour (re)faire de la France une nation
indépendante et une grande puissance mondiale alors
même qu'elle ne semblait guère en avoir les moyens, il
fallut que la Ve République se livrât à une bien étrange
alchimie et, d'abord, qu'elle conférât à l'État une fonc-
tion plus dirigiste que jamais en faisant du budget l'ins-
trument privilégié de l'intervention et de la régulation
macroéconomique. Ce qui avait été largement amorcé
en 1945 et qui avait été poursuivi par la IVe République
(notamment par la création d'un Commissariat général
au Plan), mais ce qui prit dès lors une plus grande
ampleur dans des secteurs aussi divers que l'agriculture
(où, en en organisant l'intensification, notamment par de
larges soutiens aux céréaliers, elle retrouvait un thème
cher aux physiocrates du XVIII" siècle), les moyens de
transport (automobile, train, avion), l'armement, la pro-
duction d'électricité ou la recherche scientifique. Et,
bien qu'elle ne disposât presque pas, dans son sol, des
deux grandes ressources énergétiques qui faisaient doré-
navant la puissance des nations, à savoir le pétrole et
l'uranium pour la production de matières fissiles, la
Ve République avait maintenu suffisamment de liens
avec ses ex-colonies africaines pour combler, au moins
en partie, ces manques : notamment avec le Niger,
détenteur d'uranium et surtout avec le Gabon, posses-
seur, non seulement du précieux minerai, mais aussi et
surtout de pétrole qui permit, en 1965, l'implantation de
la compagnie Elf Aquitaine. Par leur entremise, par les
nombreux relais qu'il ne manqua pas d'y entretenir pour
Besoins d'Afrique 251

aller quérir, au grand dam des Britanniques, de l'ura-


nium supplémentaire en Afrique du Sud en échange
d'équipement des années de l'apartheid " l'État fran-
çais devint ainsi grand producteur d'énergie nucléaire
civile. La ye République put se flatter ainsi d'avoir
hissé le pays au rang de troisième puissance nucléaire
mondiale. De ce point de vue, l'explosion de sa pre-
mière bombe atomique dans les confins du Sahara,
l'année même des indépendances africaines, avait déjà
donné toute sa signification à la place centrale que
devait occuper l'Afrique dans la stratégie de dissuasion
française.
Mais le plus fort tour de passe-passe de la
ye République, grâce auquel l'État français parvint à se
métamorphoser en grande puissance, consista à le
démultiplier en autant d'États voués à soutenir sa poli-
tique étrangère et sa diplomatie au sein des organisa-
tions internationales, notamment au sein de l'ONU, et à
capter ainsi à son profit une partie du mouvement des
« non-alignés ». Étonnante mais formidable opération
qui, par-delà les indépendances, donnait maintenant à la
grande famille franco-africaine une dimension véritable-
ment mondiale, pouvant peser sur le destin de la planète
et jouer effectivement sa propre partition entre le monde
anglo-américain et le bloc soviétique. Sous ce rapport, la
situation était en fait bien plus avantageuse que celle
qu'avait voulu créer l'Union française ou la Commu-
nauté franco-africaine puisque les États africains exis-
taient désormais bel et bien au plan international, et
qu'avec eux l'État français réussissait cette prouesse de
parler harmonieusement à plusieurs voix.
Ce fut là incontestablement du grand et bel
ouvrage. Mais ledit ouvrage invite à faire apparaître une
chose essentielle qui reste, semble-t-il, informulée,
malgré tout ce qui vient aujourd'hui attester de l'am-
pleur des affaires franco-africaines depuis 1960 et
témoigne plus que de raison d'un lien singulier entre la

1. C. Wauthier, Quatre Présidents et l'Afrique.... op. cit.,


p.145-146.
252 Frères et sujets

France et l'Afrique, ou de ce que l'on a appelé, en


empruntant la formule à Max Weber, une « individualité
historique». Elle touche en réalité à l'intelligibilité
même de l'État français, tel qu'il fut transmué par la
ye République, spécialement sous la période gaulliste;
un État qui, parce qu'il voulut faire ou refaire de la
France une nation indépendante et puissante, devint une
sorte d'État franco-africain.
La chose, comme on l'a vu, eut de nombreuses pré-
mices sous les précédentes Républiques, mais elle prit
toute son ampleur, et ce n'est pas le moindre des para-
doxes, au moment même où les territoires africains
acquirent leur souveraineté politique et purent, de ce
fait, présider à cette transformation d'un État français en
un Etat simultanément un et multiple. Ainsi peut-on
donner toute sa mesure au fait que celui qui fut long-
temps en charge des affaires africaines et qu'on appela à
ce titre 1'« homme de l'ombre », fut en même temps,
durant les onze années de présidence du général de
Gaulle, secrétaire général de l'Élysée. En occupant cette
position particulièrement stratégique, Jacques Foccart
révélait du même coup quels rôles essentiels étaient en
train de jouer les États africains dans le fonctionnement
même de l'État français. Des rôles certainement
occultes ou fort peu dicibles, mais qui n'en furent pas
moins durablement des rôles de tout premier plan,
comme si ces États constituaient l'un des principaux
rouages de la ye République et y remplissaient des fonc-
tions régaliennes, à peu près au même titre que le
domaine nucléaire dont ils étaient, par ailleurs, de plus
en 'plus partie prenant~. Ressortissant ainsi à une raison
d'Etat supérieure, cet Etat franco-africain, comme l'aide
qui était fournie localement en Afrique, ne devait pas
relever du Parlement, pas plus qu'il n'était en mesure
d'apparaître dans l'espace et le débat public. À sa
manière, il traduisait assez bien la nature d'une Répu-
blique assez peu démocratique qui avait placé les tâches
dévolues à l'État et à son exécutif nettement au-dessus
de la vie politique nationale et qui contrôlait aussi bien
les grands moyens de production que les secteurs de la
Besoins d'Afrique 253

presse et de la communication, n'hésitant pas à pratiquer


la censure quand des révélations ou des critiques lui
paraissaient gênantes. Et, si les «événements de
mai 1968» bousculèrent heureusement cet ordre des
choses, la Ve République, qui en avait maintenant fini
avec de longues années de guerres coloniales, put
d'autant mieux perpétuer son usage régalien de l'Etat
qu'une certaine croissance économique, poursuivant
celle de la décennie précédente, autorisait encore le
plein-emploi, une augmentation du niveau de vie des
salariés et une demande accrue de biens de consomma-
tion.
Cependant, on ne saurait rendre entièrement
compte de cet État franco-africain uniquement à partir
des cercles étroits de l'Élysée et de la Coopération. Car
pour être un, cet État singulier n'en était pas moins éga-
lement multiple, c'est-à-dire composé de différents États
africains qui, sans avoir le même poids que leur homo-
logue proprement français et sans avoir chacun la même
influence, constituaient malgré tout un ensemble
d'acteurs, capables de le faire fonctionner sous cette
double figure d'État franco-africain. En fait, les choses
avaient commencé bien avant 1960. Elles remontaient,
ainsi qu'on l'a vu amplement, à l'époque du député
Blaise Diagne où, partisan de l'assimilation, comme
l'avait été la vieille cité créole de Saint-Louis, il devint
haut-commissaire aux Effectifs coloniaux, puis secré-
taire d'État aux Colonies. Dès cette époque, en effet,
s'esquissèrent les premiers traits d'un État franco-afri-
cain dans lequel un natif de l'empire colonial parvint à
accéder à des fonctions républicaines éminemment
stratégiques; ce qu'à sa suite d'autres députés sénéga-
lais, issus des Quatre Communes, durent se contenter
d'entretenir en occupant à leur tour des fonctions gou-
vernementales.
Mais ce furent certainement la loi-cadre et l'éphé-
mère Communauté franco-africaine qui peaufinèrent
cette esquisse puisque y prit une part active Houphouët-
Boigny, député de Côte d'Ivoire, président du RDA,
occupant, de surcroît, en ces deux occasions, un porte-
254 Frères et sujets

feuille ministériel au sein du gouvernement français.


Que de l'une à l'autre, de la IyeRépublique finissante à
la ye commençante, il passa d'un compagnonnage avec
les socialistes de l'UDSR à un ferme soutien au régime
gaulliste, donne une assez bonne mesure aussi bien de
son pragmatisme ou de son opportunisme politique que
de sa faculté à conquérir, en ces deux moments histo-
riques, une position centrale dans l'édification de cet
État franco-africain. Sans doute, tout aussi opportuné-
ment, œuvra-t-il, contre les desiderata du général de
Gaulle, au processus accéléré d'indépendance des terri-
toires. Mais ce fut justement sur cette base, qui laissait,
malgré tout, au maître de l'Élysée le beau rôle de
conduire sans heurt la « décolonisation », et en étant
désormais le chef de l'État le plus prospère de l'ex-
empire français d' Afrique, qu'Houphouët-Boigny
réussit à capter, pour son pays et pour lui-même, une
bonne partie de l'aide française et à devenir désormais le
personnage-clé des relations franco-africaines. Bien
qu'il eût cessé d'appartenir au gouvernement français
officiel, Houphouët-Boigny ne laissa, à partir de 1960,
d'occuper une fonction éminente au sein de cet État
franco-africain, une fonction certes invisible mais essen-
tielle à la compréhension du fonctionnement de la
V'République. Et, bien qu'en ce domaine beaucoup de
choses restent à découvrir, on sait maintenant quelle part
a pris le président ivoirien dans le soutien de la France à
la sécession biafraise en convainquant le général de
Gaulle de lui fournir mercenaires et armements. Dans
cette affaire, l'État franco-africain marcha d'autant
mieux à l'unisson que la France avait des visées écono-
miques au Biafra et qu'Houphouët-Boigny entendait
jouer un rôle de tout premier plan sur le continent afri-
cain. De plus on connaît son rôle décisif dans la relance
des relations diplomatiques et économiques entre la
France et l'Afrique du Sud; ce qui valut, bien sûr, à
l'ex-président du RDA, luttant contre les discrimina-
tions coloniales, de vives condamnations dans la presse
africaine, mais ce qui haussa un peu plus sa position
dans le domaine régalien d'une V'République où l'ura-
Besoins d'Afrique 255

nium et la vente d'armes y constituaient des enjeux


vitaux. À quoi, il faut ajouter ses pressions constantes
pour que la France intervînt militairement au Tchad
contre les menées libyennes et quelques autres interven-
tions pour que certains pays voisins se conformassent
davantage aux intérêts bien compris du monde franco-
africain 1. Et, pour faire bonne mesure, son magistère ne
se limita pas aux affaires proprement africaines. Il
concerna aussi, et d'une manière peut-être encore plus
significative, la politique intérieure française à laquelle
il se mêla étroitement. Houphouët-Boigny finança le
parti gaulliste (et, plus tard, le parti socialiste), il ne fut
sans doute pas étranger aux désagréments de Giscard
d'Estaing 2 dont il estimait peu la politique africaine,
notamment au Tchad, où il fit encore en sorte que le
ministre de la Coopération, Jean-Pierre Cot, nommé par
François Mitterrand en 1981, cessât de mettre en cause
les connivences franco-africaines au nom d'une pré-
tendue nouvelle politique de la France en direction du
développement du tiers-monde 3.
Tout cela rend plus visible ou plus palpable cet État
franco-africain dont s'entretint, au-delà de la présidence
gaullienne, la Ve République. Et, dans la mesure où,
manifestement, le chef de l'État ivoirien y joua un rôle
central, on peut aisément comprendre pourquoi
l'ensemble de la classe politique française ayant
exercé le pouvoir depuis 1958, présidents, Premiers
ministres et quelques autres figures-clés des relations
franco-africaines, se rendit en grande pompe aux funé-
railles d'Houphouët-Boigny en février 1994. Elle n'alla
pas simplement rendre hommage à une grande person-
nalité africaine, fût-elle étroitement liée à l'histoire de
l'imperium français et au processus de décolonisation.
1. Ibid.
2. C'est, en effet, à Abidjan, alors qu'il y était en exil à la
demande de la France et, en principe, sous la surveillance du gou-
vernement ivoirien, que Bokassa livra des informations fracassantes
sur les diamants donnés à Giscard d'Estaing.
3. J.-F. Bayart, La Politique africaine de François Mitterrand,
op. cu.
256 Frères et sujets

Elle célébra plutôt en celle-ci cette part qui en avait fait,


pendant plusieurs décennies, sinon un grand Français,
du moins un membre éminent d'elle-même, une person-
nalité sans laquelle l'État franco-africain n'aurait jamais
pu aussi bien fonctionner et la France gagner en indé-
pendance et en puissance.
En des termes un peu différents, on pourrait dire
que, par la place ainsi occupée par Houphouët-Boigny,
la grande famille franco-africaine, telle qu'elle avait été
conçue par Albert Sarraut sous le rapport du fort au
faible, atteignit une certaine maturité. En son sein, un
représentant des « faibles» était devenu presque l'égal
du maître, une sorte d'aîné indispensable au pater fami-
lias pour gérer le mieux possible un ensemble qui avait
dépassé le stade de la maisonnée en s'agrandissant
d'entités politiques africaines, unies par le destin
commun que leur conférait la Ve République. Que cet
aîné jouât au contremaître, qu'il surveillât les écarts ou
les velléités de tel ou tel, lui donna des droits ou des
marges de manœuvre qui rendirent un peu plus équili-
brées les pesantes relations du fort au faible et donnèrent
ainsi une certaine consistance à cet État franco-africain
en faisant précisément davantage exister la partie afri-
caine. C'est ce dont témoigna fort bien un autre aîné ou,
plutôt, le puîné Omar Bongo qui, parce que le Gabon
représentait un enjeu économique et stratégique de plus
en plus important, n'entendit aucunement se laisser
commander ou réprimander par les autorités françaises,
prétendant au contraire, après sa disparition, occuper la
place qu'avait su conquérir Houphouët-Boigny: celle,
en l'occurrence, d'un superintendant pouvant peser
aussi bien sur la politique africaine de la France
qu'intervenir, plus ou plus moins en son nom, dans les
affaires du continent.
Avec des personnages comme Houphouët-Boigny,
Bongo et quelques autres, le processus d'affamiliation
retrouva une certaine tonalité saint-simonienne. En pre-
nant plus de consistance, la partie africaine put en effet
y instiller son propre sens de la famille et de la parenté,
considérant que les modes de fonctionnement bureau-
Besoins d'Afrique 257

cratique de l'État français n'étaient pas de nature à faire


fructifier son double, l'État-franco-africain, où l'impor-
tance des enjeux comme les captations de l'aide de la
Coopération requéraient en effet des relations interper-
sonnelles, des hommes de confiance acclimatés au style
de vie et de communication africain. Outre les person-
nages patentés, des chefs d'État et des ministres français
furent particulièrement sensibles à la chose, succombant
parfois à un certain africanisme ou renouant avec l'indi-
génophilie qui avait saisi, en son temps, l'administration
coloniale. Mais, sans doute, jamais vraiment autant que
François Mitterrand transmettant son historique inclina-
tion pour l'Afrique à un ministre de la Coopération,
Christian Nucci (successeur de Jean-Pierre Cot en
1982), qui se déclara aussitôt nommé «Africain, né en
Afrique », ainsi qu'à son propre fils, Jean-Christophe,
qui devint son conseiller aux Affaires africaines 1. Nul
doute que ce zèle du président français à « africaniser»
ses services combla d'aise les dirigeants africains; mais
nul doute aussi que le sens de l'histoire qu'il avait cru
bon de manifester dans son ouvrage de 1957, prit, en ce
tournant, la forme d'une prophétie autoréalisatrice. À
l'image de ces sommets franco-africains qui avaient été,
certes, inaugurés par Georges Pompidou, mais qui pri-
rent avec François Mitterrand l'allure inégalée de
grandes cérémonies familiales où trônait le président
français accordant préséance aux anciens, aux aînés,
tout en facilitant l'entrée des nouveaux venus, anglo-
phones ou lusophones, dans la bonne et grande maison
francophone.
En vérité, ces sommets révélaient à eux seuls que,
si la partie africaine avait pris une certaine consistance,
comme en témoignait parfois le refus de certains d'y
participer pour cause de mécontentement ou de désac-
cord momentané, le maître de maison ou le chef de
l'État franco-africain était bien toujours le président
français. Sous l'apparence d'une grande famille frater-
nelle et solidaire, se perpétuaient en réalité des rapports
1. Ibid., p. 56-57.
258 Frères et sujets

de sujétion, héritiers directs de la vieille ambivalence


hexagonale par laquelle on avait voulu assimiler tout en
maintenant à distance respectable le monde indigène. TI
fut tout à fait symptomatique qu'alors qu'Houphouët-
Boigny jouait avec beaucoup de zèle le jeu de l'État
franco-africain en faisant baptiser les plus belles artères
d'Abidjan du nom de grands dirigeants de la
V'République [« pont Charles-de-Gaulle », «boulevard
Giscard-d'Estaing », «avenue François-Mitterrand»),
nul ne songea au sein de la classe politique française à
rendre la pareille à l'illustre défunt, c'est-à-dire à donner
son nom à une artère parisienne, ne serait-ce qu'à une
modeste rue. Elle s'était pourtant somptuairement mise
en frais à ses funérailles; mais elle n'y vit manifestement
pas la même valeur symbolique et tout se passa comme si
cet oubli, ou cet acte manqué, devait finalement rappeler
qu'en dépit de ce qu'Houphouët-Boigny représenta au
sein de l'État franco-africain, la France ne pouvait véri-
tablement en faire l'un des siens, n'ayant jamais assumé
jusqu'au bout ses velléités assirnilationnistes.

Un capitalisme d'État franco-africain

Parler, comme on l'a fait, d'un État franco-africain,


qui aurait été le grand œuvre de la ye République,
implique-t-il, qu'à travers lui, et notamment à travers la
zone franc, la France continuât à entretenir avec l'Afrique
sa vieille « stratégie d'autarchie » économique qui avait
elle-même remis au goût du jour sa plus ancienne doc-
trine de l'Exclusif? S'il n'est sans doute pas aisé de
trancher, d'une manière catégorique, la question, on
peut malgré tout l'éclairer par plusieurs ordres de consi-
dération.
D'abord, c'est l'Union française qui a donné aux
territoires africains leur plein épanouissement de mar-
chés captifs, assurant à des compagnies de traite, plus
concentrées et moins nombreuses qu'auparavant, des
situations de rente telles que jamais encore le système
colonial n'avait été en mesure de leur octroyer. Mais
Besoins d'Afrique 259

cette « autarchie» enfin réalisée fut en fait la contre-


partie d'un changement important, à savoir des dépenses
publiques massives, par lequel l'État français rompit
avec sa sempiternelle habitude de posséder des colonies
et de faire en sorte qu'elles lui coûtassent le moins pos-
sible. Autrement dit, le changement intervint tardive-
ment, au moment même où les colonies africaines ne
l'étaient déjà plus statutairement et gagnaient politique-
ment de plus en plus en autonomie.
Mais, s'il s'expliquait largement par ce qui s'était
joué durant la Seconde Guerre mondiale et au lendemain
de la Libération, ce changement représentait une telle
inversion par rapport à la traditionnelle parcimonie fran-
çaise et un tel décalage par rapport à un contexte inter-
national où il s'agissait plutôt d'en finir avec l'époque
des empires que parmi les vives critiques qui lui furent
adressées, celle visant une économie nationale incapable
de s'adapter aux exigences d'un capitalisme moderne
parut servir opportunément le processus de décolonisa-
tion de la Ve République comme le règlement de la
guerre d'Algérie. De sorte qu'après Raymond Cartier et
ses fameux anathèmes lancés en 1956, plus nombreux
furent ensuite les économistes, les politiques, les repré-
sentants du patronat, de gauche ou de droite, à consi-
dérer qu'il était enfin temps que la France rompît avec sa
vieille stratégie d'autarchie 1. Car, bien qu'il eût certai-
nement rapporté à certaines branches du capitalisme
français, l'empire, à leurs yeux, était devenu bien plus
sûrement ce qui l'avait entretenu dans un cocon
d'archaïsme, empêchant ou différant sa nécessaire
confrontation avec la réalité de l'économie mondiale et
des échanges internationaux. Et, si ce mouvement
moderniste 2 renouait peu ou prou avec le courant libéral
qui s'était vivement opposé aux conquêtes coloniales de
la IDe République, mais qui s'était largement éteint entre
1. J. Marseille, Empire colonial et capitalisme français ... ,
op. cit., p. 350-356.
2. A. Gauron, Le Temps des modemistes, in Histoire écono-
mique de la Cinquième République, Paris, Maspero, 1983, t. 1.
260 Frères et sujets

les deux guerres, la conjoncture de la fin des


années 1950 semblait en effet lui fournir de nouveaux et
décisifs arguments: une série de guerres coloniales par-
faitement dispendieuses, donnant de surcroît une très
mauvaise image de la France sur la scène internationale,
des investissements publics dans les territoires africains
qui paraissaient maintenant disproportionnés au regard
de ce qu'ils rapportaient économiquement à la métro-
pole et, surtout, des autorités politiques qui avaient l'air
de vouloir résolument moderniser le pays en organisant
l'entente franco-allemande et en prenant une part plus
active à la construction économique européenne. On
comprend donc assez bien que la décolonisation ait donc
pu signifier pour les « modernistes », indépendamment
de son aspect politique, la fin de l'autarchie et la salu-
taire prononciation, comme cru bon de le dire Jacques
Marseille, d'un divorce entre le capitalisme et l'empire
colonial français.
Cependant, s'ils l'interprétèrent ainsi en 1960, les
décennies qui suivirent ne purent que les décevoir et
relancer leur dénonciation, soit, dans un style cartiériste,
d'une aide bilatérale qui allait parfois directement aux
budgets des États africains pour financer leurs adminis-
trations, soit, sur un mode libéral, d'un système écono-
mique et monétaire qui continuait de plus belle à privi-
légier les échanges entre la France et ses ex-colonies et
qui, de ce fait, semblait devoir toujours hypothéquer la
nécessaire mutation du capitalisme français. En effet,
près de quarante ans après la décolonisation, le compte
des exportations-importations de la France avec l'Afrique
présentait un solde positif à peu près équivalent à celui
qu'elle dégageait de son commerce avec les pays de
l'Union européenne (plus d'une vingtaine de milliards
de francs), tandis qu'elle restait déficitaire, d'un montant
équivalent, dans ses échanges avec les États-Unis 1.
Chiffre impressionnant qui paraissait curieusement tran-
1. Chiffres extraits de la remarquable série d'articles publiée
dans Le Monde, en juillet 1997, par É. Fottorino sous le titre
«France-Afrique, les liaisons dangereuses ».
Besoins d'Afrique 261

cher avec le fait que le capitalisme français s'était bel et


bien modernisé, qu'il avait entre-temps apparemment
su, mais au prix d'une rupture avec les Trente Glorieuses
qui donna lieu à un chômage croissant, édifier de grands
groupes économiques tout en se débarrassant des sec-
teurs industriels les moins compétitifs. Il contrastait, en
outre, avec le fait que l'État français n'avait manifeste-
ment pas lésiné pour accélérer la construction euro-
péenne et être, avec l'Allemagne, le principal artisan
d'un « euro» qui semblait rendre antédiluvien un franc
CFA qu'il avait du reste unilatéralement dévalué en
janvier 1994.
Par conséquent, l'État franco-africain ne fut pas
seulement une affaire politique et stratégique par
laquelle la V'République réalisa la métamorphose d'une
France puissante et indépendante. Il fonctionna aussi, et
cela davantage en continuité avec la longue histoire de
l'imperium français depuis l'Ancien Régime, sur une
base plus prosaïquement économique, rappelant précisé-
ment l'époque où Colbert veillait jalousement sur
l'Exclusif pour renforcer les comptes de la monarchie et
accumuler l'or et l'argent. Autrement dit, loin d'un
divorce entre le capitalisme français et son ex-empire
colonial, cet État présida au contraire à l'essor d'un sys-
tème où de grands groupes français et leurs centaines de
filiales, relayant ou rachetant les vieilles compagnies de
traite (comme la CFAü reprise récemment par le groupe
Pinault), purent exporter ou s'implanter en Afrique sans
presque aucune concurrence. Un système où les sorties
d'argent public, à la différence de la stratégie d'antar-
chie pour laquelle l'État français, longtemps, dépensa
peu, constituèrent l'élément moteur de son épanouisse-
ment en édifiant une sorte de capitalisme d'État franco-
africain au sein duquel, de part et d'autre, se lovèrent
quantité d'affaires et d'intérêts privés qui s'arrangèrent
assez bien des passe-droits, des rentes ou des prébendes
qu'il favorisait.
Si l'histoire de ce capitalisme ou de cet Exclusif
rénové reste largement à faire, on peut d'ores et déjà dire
qu'elle donnera certainement tort aux dénonciations car-
262 Frères et sujets

tiéristes visant la trop grande générosité française à


l'égard du continent africain. Car, sous couvert d'aide
publique au développement, l'argent qui était distribué
par le Trésor, le FAC ou la CCCÉ, obligeait ses desti-
nataires à en faire un usage quasi exclusif auprès
d'entreprises françaises. C'était là une bonne partie de
la vérité des accords bilatéraux de coopération 1. Et,
dans la mesure où la France avait tardé à se lancer dans
des opérations de développement, n'amorçant vérita-
blement le mouvement que durant les années 19.50, ces
entreprises eurent en effet de quoi prospérer en tra-
vaillant dans des secteurs aussi divers que la voirie, le
bâtiment, les réseaux d'électricité et de téléphone, ou
en fournissant matériels, machines et armement, quand
elles n'exportaient pas, spécialement dans le domaine
agroalimentaire, des usines clés en main. L' « aide liée »,
comme elle fut appelée en un assez joli oxymoron, créa
ainsi d'immanquables débouchés dont bénéficièrent,
non plus seulement les anciennes sociétés commer-
ciales comme la SCOA ou la CFAO (qui prospérèrent
encore assez longtemps dans le secteur de la
distribution 2), mais aussi et surtout de nouvelles entre-
prises ou des groupes industriels tels que Dassault,
Bouygues, Bolloré, Alcatel-Alsthom, Thomson CSF
ou Matra. Certains d'entre eux réalisèrent, grâce à cette
aide, une part importante de leur accumulation ou
entreprirent, plus récemment, de racheter et de rentabi-
liser certains services publics africains (eau, électricité,
téléphone). De plus, les taux de profit étaient d'autant
plus élevés et le risque capitaliste d'autant plus ténu
que l'État français avait créé en 1946, juste après l'ins-
tauration du franc CFA, la COFACE (Compagnie fran-
çaise d'assurance pour le commerce extérieur), qui, au
nom de la puissance publique, garantissait aux entre-
prises françaises les contrats ou les créances non hono-
rées par leurs clients d'outre-mer. Ce qui fut certaine-
1. S. Michailof (dir.), La France et l'Afrique: vade-mecum
pour un nouveau voyage, Paris, Karthala, 1993.
2. E. Assidon, Le Commerce captif, op. cit.
Besoins d'Afrique 263

ment opportun pour encourager les entreprises à


investir ou exporter dans les territoires durant la
période de l'Union française, mais constitua par la
suite un univers pour le moins interlope au travers
duquel cet organisme assurantiel étatique couvrit des
contrats et des projets peu rentables ou inutiles (trivia-
lement appelés, dans les milieux concernés, les
«éléphants blancs»). Leur principal avantage était
qu'ils satisfaisaient divers intérêts politiques ou qu'ils
fournissaient à la balance commerciale française un
volant salutaire d'exportations 1.
Tout cela n'aurait jamais pu aussi bien fonctionner
sans le franc CFA, plus précisément, sans la garantie illi-
mitée qu'accordait le Trésor français aux États africains,
via leurs banques communes (principalement la Banque
centrale des Etats de l'Afrique de l'Ouest et la Banque
des États de l'Afrique Centrale), c'est-à-dire tout à la
fois une parité fixe entre leur monnaie et la monnaie
française et la libre convertibilité de la première dans la
seconde. L'invention d'un tel système monétaire, sans
équivalent dans le monde, pas même dans le Com-
monwealth britannique, fut certainement le rouage
essentiel du capitalisme d'État franco-africain.
Acte fondateur de la reconquête gaulliste de
l'empire au lendemain de la Libération, le franc CFA
assura en effet, pendant plusieurs décennies, une valeur
et un marché protégés aux productions des pays afri-
cains, au café et au cacao de Côte d'Ivoire ou du Came-
roun, au coton du Mali et du Tchad, aux phosphates du
Togo ou à l'uranium du Niger. Il permit également, à des
pays anglophones, monétairement souverains, d'écou-
ler, chez leurs voisins francophones, une partie de leurs
produits pour profiter des avantages de sa surévaluation.
Cependant, il eut aussi l'inconvénient majeur d'encou-
rager sans contrôle les transferts et les recyclages de
capitaux aussi bien du côté des entreprises françaises
que de celui de partenaires africains qui se saisirent lar-
1. P.-x. Verschave et A.-S. Boisgallais, L'Aide publique au
développement, op. cit., p. 74-77.
264 Frères et sujets

gement des rentes et des prébendes générées par


l'ensemble du système d'aide et des accords bilatéraux.
De même, il eut la fonction de contraindre les États afri-
cains à confier la majorité de leurs avoirs en devises
étrangères (compte tenu du fait qu'ils n'exportaient
quand même pas toutes leurs productions sur le marché
français) au Trésor français. Cette procédure avait été
très officiellement établie dans le cadre des accords
généraux entre l'État français et les États de la zone
franc et faisait que le premier gérait, en bon père de
famille, les réserves de change des seconds en leur ver-
sant régulièrement des intérêts J. Mais, bien que ceux-ci
pussent ainsi s'entretenir de quelques rentes non négli-
geables, elle eut le fâcheux travers d'obérer leurs res-
sources financières tout en permettant à l'État français
de disposer d'un supplément de devises étrangères qui
lui fut particulièrement utile quand sa balance des paie-
ments présentait quelques déficits 2.
Quoique certainement incomplètes, ces quelques
analyses mettent assez bien en évidence ce capitalisme
d'État franco-africain qui s'ébaucha après la Libération
pour se développer pleinement dans le sillage des indé-
pendances. Elles mettent tout particulièrement en évi-
dence la place centrale de l'État français, non plus seu-
lement dans sa fonction régalienne, mais dans cette
celle, plus dynamique, d'un grand opérateur financier
qui injecta, au travers de l'aide, des masses considé-
rables d'argent et encouragea de la sorte l'implantation
quasi exclusive d'entreprises nationales tout en œuvrant
à la maintenance et à l'intéressement des États africains.
Mais elles indiquent aussi que les circuits de l'aide, par
la convertibilité du franc CFA, prirent l'allure d'un sys-
tème en boucle qui, tout en profitant certainement au
secteur privé français comme à ses partenaires ou clients

1. N. Agbohou, Le Franc CFA et l'euro contre l'Afrique, Soli-


darité Mondiale, 1999. p. 68-74.
2. J.-M. Jeanneney, La Politique de coopération avec les pays
en voie de développement, Paris, La Documentation française,
1963.
Besoins d'Afrique 265

africains 1, servit aussi à équilibrer les comptes de la


nation. C'est ainsi que le besoin d'Afrique de la
Ve République s'exprima, parmi bien d'autres enjeux, en
des termes qui rappelaient ceux par lesquels Colbert
avait formulé le besoin colonial de la monarchie, celui-
ci devant avant tout stimuler ses exportations, affermir
ses comptes et sa monnaie. Il y avait là, assortie d'un net
penchant à l'Exclusif, au francocentrisme et à l'anglo-
phobie, une assez belle répétition de l'Histoire qui, par-
delà celle de l'impérialisme républicain, faisait de l'ins-
tance étatique la garante sourcilleuse de la grandeur et
des intérêts français.
Toutefois, ce capitalisme d'État franco-africain
n'en représenta pas moins un système inédit car l'État
français étendit sa garantie et ses mannes à d'autres
mondes que le seul monde hexagonal, spécialement à
des États ou, plutôt, à des appareils d'État et des diri-
geants africains qui s'entretinrent de ses protections et
vécurent, au moins partiellement, de cette « politique du
ventre» fort bien décrite par Jean-François Bayart 2.
Mais il les étendit aussi, mais plus indirectement, aux
populations de ces États, notamment à celles qui étaient
engagées dans l'exploitation des cultures commerciales,
comme les oléagineux, le café, le cacao ou le coton.
Dans la mesure, en effet, où la parité des deux monnaies
était fixe, dans la mesure où des entreprises françaises
occupaient des places stratégiques au sein des filières
générées par ces produits et où le marché hexagonal en
constituait le principal débouché, il parut assez logique
de garantir aux exploitants africains des prix à la vente
qui fussent également fixes. Ce qui assura certainement,
lorsque le cours mondial de tel ou tel produit était élevé,
aux États africains comme aux entreprises françaises,
rentes et surprofits, mais ce qui permit généralement,
quand au contraire le cours chutait, de stabiliser les

1. B. Hibou, L'Afrique est-elle protectionniste ?, Paris, Kar-


thala, 1996, p. 109.
2. J.-F. Bayart, L'État en Afrique : la politique du ventre, Paris,
Fayard, 1989.
266 Frères et sujets

revenus des producteurs africains. Et, bien qu'elles


n'allassent pas jusqu'à protéger les exploitants d'ara-
chide et de coton des pays sahéliens des risques
climatiques, comme durant les grandes sécheresses
des années 1970 qui provoquèrent de graves crises de
subsistance 1, les garanties françaises, dans leur
ensemble, eurent longtemps cette fonction régulatrice
d'assurer aux populations africaines francophones des
niveaux de vie sans doute plus élevés que ceux qu'elles
auraient eus dans un système libéral. On pourrait dire, à
la limite, que certaines de ces populations, pourtant pay-
sannes, jouèrent durablement le rôle de salariés du capi-
talisme d'État franco-africain. À l'exemple des exploi-
tants de coton du Mali, du Tchad et de quelques autres
pays qui, tout en produisant pour des sociétés de déve-
loppement locales, ne cessèrent plus réellement de tra-
vailler pour la très puissante CFDT (Compagnie fran-
çaise de développement des fibres textiles dont l'État
français fut continûment le principal actionnaire), dont
les capitaux et les cadres présidèrent longtemps au
«bon» fonctionnement de ces sociétés 2.

D'un chassé-croisé démographique inédit

Pour le comparer à la longue histoire du colonia-


lisme français, une autre grande caractéristique d'ordre
démographique fit de ce capitalisme d'État franco-afri-
cain un système d'intérêts et de relations encore plus
inédit. Pour le dire brutalement, il n'y eut jamais autant
de Français expatriés en Afrique noire francophone
qu'en ces temps où elle vivait ses premières années
d'indépendance. Et, s'ils s'y distribuèrent fort inégale-
ment, certains pays furent particulièrement attractifs,
1. Comité information Sahel, Qui se nourrit de la famine en
Afrique ?, Paris, Maspero, 1974.
2. S. Smith et A. Glaser, Des réseaux aux lobbies, op. cit.,
p.133-146,t. 1; T. J. Bassett, Le Coton des paysans: une révolu-
tion agricole: Côte d'Ivoire, 1880-1999, Paris, IRD, 2002.
Besoins d'Afrique 267

comme la Côte d'Ivoire, résolument en première ligne


des relations franco-africaines, qui compta jusqu'à
50000 Français dans les années 1970 alors qu'elle en
dénombrait cinq fois moins en 1960. Le phénomène
était incontestablement nouveau et tranchait avec le per-
sistant stéréotype d'un peuple casanier. Il contrastait
également avec le peu d'élan qu'avait longtemps mani-
festé la nation vis-à-vis de son empire, ressentant même
à son égard comme une sorte de répulsion que sem-
blaient justifier l'insalubrité des tropiques et le nombre
d'Européens qui avaient succombé sous les coups de
leurs miasmes '. Il avait été, certes, assez bien amorcé
durant la période de l'Union française où, les change-
ments d'image aidant, d'autres métropolitains, ingé-
nieurs, techniciens, chercheurs, etc., se substituèrent ou
s'ajoutèrent aux anciens coloniaux, mais jamais encore
à cette hauteur que seule la décolonisation ou, plutôt, la
nouvelle donne des relations franco-africaines rendit
concrètement possible.
Outre les nombreux conseillers détachés auprès de
leur gouvernement, les pays africains de la zone franc
accueillirent ainsi quantité de coopérants et d'assistants
techniques qui y firent parfois de courts séjours, mais
qui, plus souvent, prirent le pli d'y demeurer longtemps
en s'arrangeant pour renouveler leur contrat d'expatria-
tion. Certains occupèrent des emplois publics (enseigne-
ment, administration centrale, services hospitaliers,
etc.), tandis que d'autres furent affectés aux postes
offerts par les divers instituts de recherche et services
techniques français, créés au tournant des années 1950,
participant de la sorte à leur plein développement. Mais
à ce petit monde, qui représentait très directement l'État
français et ressortissait à l'aide publique au développe-
ment et aux accords bilatéraux, s'ajouta, en bien plus
grand nombre qu'auparavant, même s'il y constitua des
communautés bien plus importantes au Gabon qu'au
Niger, en Côte d'Ivoire qu'au Burkina Faso, le per-
sonnel des grandes entreprises françaises et de leurs

1. J.-P. Dozon, «D'un tombeau l'autre », op. cit.


268 Frères et sujets

filiales. Bref, malgré les relations souvent distantes entre


coopérants et «gens du privé », qui recoupaient aussi
bien des opinions politiques souvent divergentes (les
premiers plus à gauche, les seconds plus à droite) que
des avantages financiers moins élevés pour les uns que
pour les autres, cette présence française donnait très
concrètement une assez bonne mesure de l'importance
du capitalisme d'État franco-africain. De même qu'elle
en révéla assez bien les premiers signes d'effritement
quand, au milieu des années 1980, la part des coopérants
se mit à décliner, tant par le souci que manifestèrent les
gouvernements africains de « nationaliser» les postes
qu'occupaient les Français depuis l'indépendance que
par l'obligation dans laquelle les puissantes organisa-
tions internationales de Washington (Banque mondiale
et Fonds monétaire international) les placèrent de
réduire leurs dépenses publiques.
Cependant, bien qu'elle pût se justifier de mille uti-
lités pratiques, qu'elle fût assez bien acceptée, même si
elle suscita parfois des critiques ou des agacements de la
part des élites africaines, cette présence de nombreux
Français dans l'ex-empire africain outrepassait le sens
immédiat qu'on pouvait lui donner. Au-delà de toute
besogne grande ou petite, des avantages professionnels
et pécuniaires que les uns et les autres purent y trouver,
elle s'y déploya, à la fois plus symboliquement et plus
politiquement, comme «pure» présence, c'est-à-dire
comme ce qui devait attester de la nature particulière des
relations franco-africaines. Elle signifiait )Jour l'État
franco-africain et, au premier chef, pour l'Etat français
qu'il fallait en quelque sorte compenser les indépen-
dances par un transfert sur place de ses représentants et
par une présence qui devait impliquer, bien plus nette-
ment qu'auparavant, l'usage de la langue française et
constituer ainsi le monde de la francophonie. Tout se
passa donc comme s'il avait fallu attendre l'avènement
des États africains pour que la vieille idée d'une France
expatriant un large échantillon d'elle-même devînt plus
concrètement effective. Comme si quelque chose du
projet saint-simonien d'une fécondante affamiliation
Besoins d'Afrique 269

s'accomplissait finalement sous les auspices de l'aide au


développement, de la coopération et de la mise en
commun résolue d'un même idiome. Mais qu'en l'es-
pace de quarante ans quelques centaines de milliers de
Français aient ainsi été présents en Afrique, indépen-
damment de ce pour quoi ils y étaient professionnelle-
ment envoyés, eut aussi tendance à signifier que, sans
eux, les États africains n'étaient pas en mesure de fonc-
tionner ou, plus précisément, que les Français avaient
la tâche d'y représenter physiquement la garantie et la
protection de l'État ou d'y être les tangibles incarna-
tions du grand œuvre franco-africain de la Ve Répu-
blique.
Beaucoup de ces Français ne surent pas ou surent
confusément qu'ils remplissaient pareille fonction réga-
lienne. Leur travail, leur mode et leur niveau de vie suf-
fisaient généralement à leur rendre l'Afrique bien plus
attractive qu'elle ne le fut pour les générations anté-
rieures, même s'ils n'y étaient toujours pas à l'abri de
quelques fièvres ou de quelques langueurs tropicales.
Mais, sans doute eurent-ils également peu conscience de
n'être qu'une facette du capitalisme d'État franco-afri-
cain. Car, alors qu'ils s'employaient à coopérer, à déve-
lopper ou à faire fructifier les intérêts des entreprises
françaises, des ressortissants de l'Afrique francophone
effectuaient, en nombre de plus en plus croissant, un
parcours inverse aux leurs, répondant ainsi au besoin de
main-d'œuvre de certaines grandes industries de l'Hexa-
gone.
La chose était, là encore, largement inédite. Car,
même si, depuis la Grande Guerre, des Africains avaient
séjourné en métropole et, parfois, y étaient demeurés,
plus ou moins légalement, comme ouvriers, marins ou
dockers l, même si, dans les décennies suivantes, y
avaient émergé d'importants «mouvements nègres» ou
afro-antillais et si l'Union française avait permis à de
jeunes originaires des territoires de poursuivre leurs

1. P. Dewitte, Les Mouvements nègres en France... , op. cit.,


p.24-40.
270 Frères et sujets

études en France (certains ayant été accueillis par des


familles du cru), l'immigration provenant de l'Afrique
subsaharienne était restée un phénomène très minori-
taire. Certes, le capitalisme français, de longue date
déjà, avait eu recours assez massivement à la force de
travail étrangère, principalement européenne, laquelle,
dans certains secteurs, lui avait servi de réserve de main-
d' œuvre pour maintenir des taux de profits élevés ou
s'assurer des marchés à l'exportation; et la IVeRépu-
blique, dans le cadre de la reconstruction nationale, avait
commencé à faire appel, en dépit et peut-être à cause des
guerres coloniales qu'elle y menait, à des travailleurs
d' Afrique du Nord.
Mais ce fut, sans conteste, à la Ve République que
revint la décision d'organiser une politique soutenue
d'immigration de ressortissants des ex-colonies fran-
çaises d'Afrique qui, sans exclure l'apport continu de
travailleurs européens, espagnols et portugais notam-
ment, visa en tout premier lieu à poursuivre plus large-
ment la constitution d'un important volant de main-
d'œuvre d'origine maghrébine et à l'élargir ensuite à
de nombreux originaires d'Afrique subsaharienne. Une
politique qui se justifia d'une volonté de diminuer les
risques d'inflation salariale apparus, dès le début des
années 1960, dans un contexte de croissance écono-
mique et de pressantes revendications syndicales. Elle
consista, par conséquent, à disposer d'une main-
d'œuvre nombreuse s'accommodant de modestes rétri-
butions et plus disponible pour occuper les postes à
faible qualification. Ce que, par ailleurs, l'engagement
des branches les plus actives de l'industrie française
(comme l'automobile ou l'armement) dans la compéti-
tion internationale, notamment dans la concurrence
entre les pays du marché commun, semblait rendre
encore plus nécessaire 1.
1. C. V. Marie «À quoi sert l'emploi des étrangers », in
D. Fassin, A. Monce et C. Quiminal (dir.), Les Lois de l'in-
hospitalité: les politiques de l'immigration à l'épreuve des sans-
papiers, Paris, La Découverte, 1997, p. 145-175.
Besoins d'Afrique 271

En la matière, du reste, la masse des immigrants


s'avéra vite insuffisante, puisque, à la suite des grandes
grèves ouvrières de mai-juin 1968, les accords de Gre-
nelle firent advenir l'inflation salariale qui avait été tant
crainte quelques années plus tôt (l0 % d'augmentation
en moyenne et 35 % pour le SMIG) et qui, en étant
assortie de conventions collectives peu propices à la dis-
siper rapidement, amena le gouvernement de Georges
Pompidou à défendre la compétitivité des entreprises
par une relance de l'immigration et par une politique
d'insertion durable des travailleurs étrangers déjà ins-
tallés en France '.
Jusqu'au milieu des années 1970, la concomitance
des deux phénomènes, à savoir l'expatriation de Fran-
çais en Afrique et l'émigration d'Africains en France,
donna ainsi sa pleine mesure au capitalisme d'État
franco-africain. L'État français remplit la fonction réga-
lienne de protéger jalousement les intérêts hexagonaux,
d'assurer, d'un côté, par la présence de métropolitains,
la bonne marche d'un Exclusif rénové, de soutenir, de
l'autre, au travers d'une politique volontariste d'immi-
gration, la compétitivité de son industrie face à la
concurrence internationale. Cependant, pour en avoir été
le grand ordonnateur, l'État français ne laissa pas d'en
reconduire l'asymétrie qui caractérisait la vieille mai-
sonnée franco-africaine. Alors qu'on avait en Afrique
des Français généralement bien payés qui constituaient,
mis à part certaines élites locales encore plus aisées, des
communautés privilégiées, il était loisible de constater
que les travailleurs africains en France formaient une
main-d' œuvre destinée, avant tout, à faire baisser les
coûts salariaux et à se rendre disponible pour tout
emploi qui exigeait de ne pas être trop regardant sur les
conditions de travail. De ce point de vue, il y avait une
assez «belle» continuité entre, par exemple, les
paysans-salariés maliens exploitant le coton pour le
compte ultime de la CFDT et leurs compatriotes émigrés
travaillant à la chaîne aux usines Renault ou accomplis-
1. Ibid., p. 170-171.
272 Frères et sujets

sant de basses besognes municipales. Quel que fût le


lieu, l'État français veillait dans l'ensemble assez bien
au bon usage de la force de travail africaine.
Toutefois, malgré cette persistante asymétrie, ce
nouveau besoin d'Afrique n'était-il pas en train de clari-
fier près d'un siècle d'ambivalences françaises en
matière de politique coloniale? Plus précisément, la
doctrine assimilationniste, qui avait d'abord présidé à
l'édification de l'empire, puis qui avait été déniée au
nom des intérêts bien compris des colonisateurs et des
colonisés pour resurgir, mais toujours chargée d'ambi-
guïtés, dans le cadre de l'Union française, ne devait-elle
pas être promptement remise à l'honneur dès lors que
tout ou partie de ces ressortissants aspirèrent ou furent
conduits à demeurer durablement sur le sol français ?
Car, si les responsables de la politique d'immigration, au
début des années 1960, avaient certainement envisagé
que les travailleurs immigrés nécessaires au grand sec-
teur industriel constituaient une main-d'œuvre provi-
soire, appelée à retourner au pays, leur décision de la
prolonger et même de l'amplifier ne pouvait que
conduire à l'assimilation d'une majorité d'entre eux à la
nation française. Chose d'autant plus inévitable qu'il fut
admis à un moment donné que les immigrés n'étaient
pas simplement des forces de travail masculines et céli-
bataires, qu'ils avaient en quelque sorte droit à une vie
normale en étant autorisés au recoupement familiaL
Autrement dit, le fait que nombre d'immigrés africains
devinssent français, notamment par voie de naturalisa-
tion, ou que leurs enfants, nés en France, le fussent auto-
matiquement par application du droit du sol, semblait
bel et bien signifier que la Ve République était en train de
réaliser sur le territoire même de l'Hexagone ce qu'au
sein de l'empire ou de l'Union française les deux
Républiques précédentes s'étaient seulement contentées
d'instiller, se satisfaisant plus sûrement d'y maintenir
des rapports de sujétion.
En la circonstance, il aurait peut-être été bon de lui
rappeler qu'elle n'était pas loin d'accomplir le vieux
rêve de la Société des amis des Noirs, relayé ensuite par
Besoins d'Afrique 273
les saint-simoniens, d'une bienfaisante fusion des
«races », que confortait l'idée suivant laquelle la nation
française était d'autant plus apte à la mettre en œuvre
que sa propre histoire témoignait pour elle d'un heureux
processus de métissage. Cependant, les scènes de ce
rêve ne s'étaient jamais encore déroulées sur le sol de
France, se produisant bien plutôt en ces terres lointaines
qui avaient fait ou qui allaient faire l'histoire, un peu
moins attrayante, de l'impérialisme français. De sorte
qu'en paraissant le réaliser sur la scène hexagonale peu
ou prou malgré elle, la Ve République lui faisait, d'une
certaine manière, subir sa grande épreuve de vérité.
Il y a, aujourd'hui, comme on le sait, une version
réussie et assez tonifiante de cette mise à l'épreuve;
c'est celle d'une France multicolore qui va de l'avant
avec toutes ses composantes démographiques et qui
veille aussi bien à endiguer tout racisme qu'à éviter
d'enfermer telle ou telle population dans le carcan de ses
origines exotiques. Mais il est tout aussi connu que
l'immigration, spécialement africaine, s'était formulée
deux décennies plus tôt, dès le milieu des années 1970,
dans les termes d'une somme de «problèmes» qui
constitua très vite l'un des enjeux majeurs de la poli-
tique intérieure française.
À partir de cette époque, en effet, avec notamment
le premier choc pétrolier, la France entra dans une
longue période de restructuration économique marquée
par un chômage en croissance continue qui mit fin aux
Trente Glorieuses de l'après-guerre; et, alors que peu de
temps auparavant la politique d'immigration avait été
encore accentuée, on décida, en 1974, de la suspendre,
c'est-à-dire de mettre officiellement un terme à ce qui
avait été, depuis près de quinze ans, l'une des impor-
tantes facettes du capitalisme d'état franco-africain. En
fait de suspension, qui ne signifiait justement pas arrêt
définitif, l'immigration se poursuivit. Et, si l'Etat fran-
çais n'y fit guère obstacle, sauf à considérer les nou-
veaux entrants comme des travailleurs ne devant dis-
poser désormais que de cartes de séjours provisoires,
c'était parce que le marché du travail continuait à
274 Frères et sujets

l'exiger; plus exactement, c'était parce que d'autres


secteurs que la grande industrie (laquelle, non seulement
appliquait la suspension, mais commençait à débaucher,
y compris ses travailleurs immigrés) la réclamaient,
notamment des petites et moyennes entreprises du sec-
teur tertiaire 1.
Cependant, même si l'État français continua à sou-
tenir peu ou prou ce besoin de main-d'œuvre, dans la
mesure où il avait officiellement suspendu l'immigra-
tion, où il y avait recours en quelque sorte en sous-main,
celle-ci cessa d'apparaître comme politiquement légi-
time. Cela d'autant plus que, comme le chômage conti-
nuait de s'aggraver, touchant en particulier une frange
importante des immigrés venus au cours des années
antérieures, ce qu'on dénomma «problèmes d'intégra-
tion »des originaires du Maghreb et d'Afrique noire (lar-
gement liés à une politique de regroupement dans des
cités qui ne facilitaient précisément pas leur intégration)
fut étroitement associé au fait que l'immigration avait été
publiquement déclarée non désirable. Une association
que l'idée, un moment formulée, de radicaliser les
mesures suspensives par une « immigration zéro» et par
un encouragement au retour des immigrés dans leur pays
natal, ne contribua certainement pas à mettre en cause,
favorisant au contraire la représentation d'Africains illé-
galement présents sur le territoire français. Sous ce rap-
port, d'ailleurs, les choses allaient devenir plus tangibles
puisqu'on décida de recourir au pouvoir législatif (notam-
ment par le vote de la fameuse loi Pasqua de 1993), non
seulement pour empêcher l'arrivée de nouveaux immi-
grants, pour lutter contre ce qu'on appelait désormais
«l'immigration clandestine », mais aussi et surtout pour
réformer le code de la nationalité française, notamment en
n'en permettant plus l'accession par l'application auto-
matique du droit du sol 2.

1. Ibid, p. 145-152.
2. D. Lochak, « Les politiques de l'immigration au prisme de
la législation sur les étrangers », in D. Fassin, A. Moriee et
C. Quiminal, Les Lois de l'inhospitalité, op. cit., p. 29-45.
Besoins d'Afrique 275

Alors même qu'elles furent votées en un temps où


la Ve République réunissait un président de gauche et un
gouvernement de droite, ces réformes renouaient finale-
ment avec une certaine période du colonialisme français
où des acteurs des deux bords avaient, de la même
manière, conçu de réviser leur universalisme républi-
cain. Cherchant tout particulièrement à dissuader des
ressortissants de pays colonisés par la France, non seu-
lement d'y venir vivre et travailler, mais aussi d'en
devenir des composantes à part entière au motif qu'ils y
poseraient de difficiles problèmes d'intégration, elles
rappelaient, en effet, le revirement d'une me République
qui avait opté pour l'association aux dépens de l'assimi-
lation, notamment parce qu'elle estimait qu'il y avait un
trop net décalage entre les sociétés indigènes et la civili-
sation française.
Certes, les contextes n'étaient évidemment pas les
mêmes, et les mesures législatives prises en 1993 pou-
vaient largement s'expliquer par l'audience grandissante
de l'extrême droite qui avait fait son thème d'élection
favori de la simpliste mise en regard de la croissance du
chômage et d'une supposée invasion de la France par
des cohortes d'immigrés. Mais, si cela a certainement
beaucoup pesé, ailleurs qu'à l'extrême droite l'idée fit
son chemin que les immigrés non européens étaient dif-
ficilement intégrables à la nation française, pour des rai-
sons socio-économiques, mais aussi, et peut-être sur-
tout, pour des raisons culturelles. Elle le fit si bien que se
répandit, y compris chez les meilleurs esprits, la notion
de « Français de souche» qui laissait entendre que ceux
qui ne l'étaient pas formaient une population tout à fait
différente 1. Pis encore, cette notion esquissait une nou-
velle identité française sur une base ethnique et substan-
tialiste qui allait à l'encontre des grands principes et de
la tradition assimilationniste de la République 2. De sur-

1. H. Le Bras, Le Démon des origines, La Tour-d'Aigues, Édi-


tions de l'Aube, 1998.
2. J.-L. Amselle, Vers un multiculturalisme français... , op. cit.,
p.169-179.
276 Frères et sujets

croît, par son emploi incontrôlé du mot « souche », elle


remettait implicitement en cause l'ancienne représenta-
tion d'une nation qui s'était dite originellement issue
d'un heureux brassage et celle, plus récente, d'un
«creuset français 1» qui avait su intégrer depuis le
XIX" siècle, malgré des manifestations constantes de
xénophobie, quantité d'émigrants d'Italie ou d'Europe
de l'Est. Qui voulait-elle au juste ranger dans la caté-
gorie «Français de souche»? Uniquement des gens
pouvant répondre, du côté paternel comme maternel,
d'ascendants nés sur le bon sol de France? Ou bien
englobait-elle d'autres catégories de personnes ne cor-
respondant pas exactement à ces critères mais suffisam-
ment proches de la «souche» (des Européens par
exemple) pour ne pas être exclues?
Autant de questions en vérité parfaitement inso-
lubles et superfétatoires. Car, s'il faut chercher un
contenu à cette notion, devenue aujourd'hui assez cou-
rante, c'est en la mettant précisément en rapport avec
l'immigration africaine. Émergeant au moment même
où l'on se mettait de plus en plus à parler de problèmes
d'intégration ainsi qu'à lutter contre l'immigration clan-
destine, elle fut en réalité une manière indirecte de ren-
voyer un certain monde franco-africain à ses propres
« souches », comme s'il devait d'abord se définir par ses
origines ethniques et laisser ainsi signifier tout l'écart
qui le sépare d'une « population française », elle-même
conçue comme un corps ethniquement distinct.
Quoi que fussent leurs présupposés raciologiques,
on s'éloignait donc assez nettement des conceptions de
l'abbé Grégoire et des saint-simoniens pour lesquels la
fusion des peuples et des races devait constituer l'une
des grandes trames du processus de civilisation. Éma-
nant, certes, des milieux d'extrême droite, mais gagnant
de nombreux esprits chagrins, on en eut même la version
totalement opposée suivant laquelle tout mélange de la
population française, c'est-à-dire européenne et blanche,

1. G. Noiriel, Le Creuset français: histoire de l'immigration


}([X'-XJ(' siècle,
Paris, Seuil, 1988.
Besoins d'Afrique 277

avec les originaires d'Afrique l'amènerait inéluctable-


ment à sa perte. Mais, s'il contribua ainsi à redonner
quelque vigueur au thème de l'inégalité des races qui
avait fait florès au siècle précédent, le capitalisme d'État
franco-africain, après avoir semblé les dissiper pendant
un temps, était en train, plus sûrement, de reconduire les
singulières ambivalences du colonialisme français.
Alors qu'on voulut gagner les colonisés à la civili-
sation française, les assimiler au sein d'une «plus
grande France », on inventa le Code de l'indigénat pour
les maintenir juridiquement et durablement à l'état de
sujets. Tandis qu'à la suite de Faidherbe au Sénégal on
entreprit de donner à l'administration coloniale le rôle
fondamental d'ériger de nouvelles cités politiques aux-
quelles les indigènes pussent s'identifier, on ne cessa de
les classer en groupements ethniques et de hiérarchiser
ceux-ci en fonction de leur aptitude plus ou moins
grande à s'intégrer à leur nouveau cadre. C'est cette
double injonction que la Ve République recycla sur le
territoire même de l' Hexagone. Car, après avoir mis en
place un système politico-économique dans lequel ses
multiples besoins d'Afrique prirent notamment la forme
d'un impératif besoin de main-d'œuvre, tout en en inté-
grant, pendant un temps, une bonne partie, advint le
moment où elle se ravisa, moins parce que cette main-
d'œuvre ne lui paraissait plus opportune, que parce
qu'il semblait y avoir en celle-ci la silhouette familière
d'un monde indigène, difficilement intégrable, avec
lequel la nation devait marquer quelque distance. Aussi
anecdotiques pussent-ils paraître, les mots de Mitterrand
sur le «seuil de tolérance» de l'immigration et de
Chirac sur les «bruits et les odeurs» provenant des
logements africains étaient symptomatiques de cette
hautaine mise à distance, de cette posture réaffirmée
d'un maître toujours prêt à juger et à contenir un monde
que, sans discontinuer, il s'était employé à garder sous
sa coupe.
Que la France, aujourd'hui, puisse ne pas céder à la
tentation de se penser en termes ethniques et se pré-
senter avantageusement comme une nation multicolore,
278 Frères et sujets

sachant à sa manière intégrer et assimiler, mais que,


simultanément, elle laisse quantité d'immigrants afri-
cains dans des zones de non-droits, voilà qui constitue
un remarquable condensé de ses constantes ambiva-
lences à l'égard de l'Afrique. Un peu de fraternité répu-
blicaine pour beaucoup de sujétion coloniale, tel avait
été le singulier cocktail qui avait durablement fait fonc-
tionner l'empire et les relations franco-africaines, mais
que l'État français semble vouloir resservir en limitant
au cas par cas le nombre d'Africains pouvant séjourner
légalement sur son sol ou pouvant accéder à sa citoyen-
neté.
UN MOMENT SINGULIER
DE L'AFRICANISME FRANÇAIS

Contemporain des indépendances, le capitalisme


d'État franco-africain connut en réalité son plein régime
jusqu'aux années 1970. Non qu'ensuite il se désagré-
geât. Mais il n'eut plus l'ensemble des caractéristiques
qui, durant deux décennies, en avait fait un système
global touchant à tous les domaines, politique, géostra-
tégique, économique, monétaire, démographique, etc.
Un système qui était d'autant plus fort, d'autant plus
exclusif qu'il s'inscrivait, d'une part, dans un contexte
de croissance économique qui, pour la France, signifiait
une poursuite accrue du processus de reconstruction de
l'après-guerre, d'autre part, dans un contexte de guerre
froide au regard duquel le pouvoir gaulliste avait fait le
choix de dégager le pays de la tutelle américaine. Or,
beaucoup de ces éléments contextuels commencèrent à
changer au tournant des années 1980, comme le retour
de la France dans l'Alliance Atlantique, le déclin puis la
chute du bloc soviétique et l'accélération d'une cons-
truction européenne qui, en s'effectuant dans une plus
grande compétitivité internationale, dans ce qu'on allait
bientôt appeler la mondialisation économique et finan-
cière, devait finalement amener l'État français, après
avoir fortement réaffirmé sa capacité à nationaliser avec
l'arrivée de la gauche au pouvoir, à se faire moins diri-
giste et à libéraliser son économie. Toutes choses qui
concernèrent également ses· habituels partenaires afri-
cains. Car, tout en continuant à entretenir des relations
280 Frères et sujets

économiques et commerciales très étroites avec la


France, ceux-ci étaient devenus de plus en plus dépen-
dants du marché mondial et des grands créanciers inter-
nationaux qui leur prêtaient de l'argent mais ne lais-
saient pas d'augmenter leur dette extérieure. Ce qui se
traduisit, sans que l'État français pût faire grand-chose,
par une intervention de plus en plus marquée de la
Banque mondiale et du FMI, spécialement par leurs
fameux plans d'ajustement structurel qui contraignirent
les États africains à réduire considérablement leurs
dépenses et à cesser d'être, bien davantage encore que
leur homologue français, les acteurs centraux du déve-
loppement économique.
Autrement dit, la rupture des années 1980 modifia
sensiblement le paysage du capitalisme d'État franco-
africain. Moins libre qu'auparavant d'y entretenir son
Exclusif rénové, l'État français devait, maintenant,
quelque peu partager ses prérogatives avec d'autres
acteurs politico-économiques et financiers, les banques
internationales de Washington (et, à travers elles, les
États-Unis), l'Union européenne, qui poussaient les États
africains à se dégager des protections françaises et à se
dessaisir des multiples fonctions régaliennes qu'ils
avaient eux-mêmes remplies depuis leur indépendance.
Sans doute résista-t-il assez bien à cette nouvelle donne,
persistant à considérer qu'il avait en Afrique, au-delà
même de ses ex-colonies et des pays francophones, des
intérêts vitaux d'ordre tout à la fois économique, politique
et géostratégique. Mais il dut progressivement se résoudre
à diminuer la part proprement étatique du système mis en
place depuis 1960, comme en témoignaient les baisses
régulières de ses aides publiques et comme l'indiquait
surtout le rôle grandissant qu'y jouaient désormais de
grands opérateurs privés français, à l'image de sa propre
conversion à un certain libéralisme économique.
Ces points précisés, il y a un autre intérêt à souli-
gner les changements du tournant des années 1980. Car,
avant qu'ils n'intervinssent, tandis, par conséquent, que
le capitalisme d'État franco-africain fonctionnait, si l'on
peut dire, à plein régime, l'africanisme français avait
Besoins d'Afrique 281

également connu son plein épanouissement et, surtout, il


avait développé sur la situation et l'évolution générale
de l'Afrique des analyses originales qui n'eurent pas
d'équivalents parmi les autres africanismes occidentaux.
On se souvient, en effet, que durant les années 1950,
l'africanisme français commença à combler son retard sur
son homologue britannique. Dépassant les approches
indigénophiles de l'ethnographie coloniale, ainsi que
celles du courant de Marcel Griaule tout attaché à vouloir
décrypter les systèmes de pensée africains indépendam-
ment de la situation coloniale, il se détermina résolument
à rendre compte de celle-ci et des changements qui
avaient affecté les sociétés locales depuis la fin du
XIX" siècle. L'œuvre de Georges Balandier en devint ainsi
la référence majeure, et cela au moins autant par le fait
qu'elle l'orienta sur des réalités dont il s'était détourné
jusqu'alors (la société coloniale européenne, le monde
des villes et des travailleurs africains, les mouvements
religieux d'inspiration chrétienne, etc.) que par le carac-
tère progressiste qu'il lui imprima en accordant ses
propres analyses critiques de la situation coloniale avec
les mouvements d'émancipation et d'affirmation africaine
qui s'y faisaient de plus en plus jour.
Les indépendances n'ayant cependant pas fait rup-
ture, l'africanisme français put se développer bien
mieux qu'aux époques antérieures et, sans qu'il s'en
préoccupât outre mesure, il n'eut, pour l'essentiel,
d'autres terrains d'études - mais ils étaient assurément
vastes et nombreux - que ceux que lui offrait le cadre
renforcé des relations franco-africaines. En effet, sur la
lancée des opérations publiques qui avaient été menées
durant la période de l'Union française, géographes,
ethnologues, sociologues et autres représentants des
sciences humaines et sociales, grâce aux divers postes
ouverts par diverses institutions de recherche (CNRS,
ORSTOM, etc.), le ministère de la Coopération et
quelques Bureaux d'études, renouvelèrent la nouvelle
population métropolitaine de l'Afrique francophone des
années 1960-1970. En séjour de courte durée ou coopé-
rants durablement installés, versés dans la pure produc-
282 Frères et sujets

tion de connaissances ou engagés dans divers projets de


développement, plus nombreux par la force des choses
en Côte d'ivoire qu'au Mali, ils constituèrent un monde
scientifique qui rendait l'Afrique intellectuellement de
plus en plus attractive.
L'époque, il est vrai, s'y prêtait. Car, s'il y avait un
grand intérêt à étudier les chemins qu'étaient en train de
prendre des pays qu'on appelait « neufs », si l'Afrique
en général avait le grand avantage de se présenter à la
fois comme une immense réserve de trésors culturels et
comme un monde en rapide transformation, un fort cou-
rant tiers-mondiste, nourri des combats des années 1950
mais qui appelait à les poursuivre plus radicalement, en
motivait de surcroît l'attraction. Comme ce qui était
espéré de l'Asie et de l'Amérique latine, le continent
africain, disait-il en substance, devait suivre d'autres
chemins que la voie capitaliste qui ne faisait que perpé-
tuer le pillage de ses matières premières l, en l' occur-
rence prendre en main ses propres affaires en s' enga-
geant solidairement sur la voie socialiste. De ce point de
vue, outre l'Union soviétique dont le stalinisme n'en fai-
sait plus véritablement un parangon, la Chine, la You-
goslavie, Cuba semblaient pouvoir constituer, pour les
pays sous-développés, de bons modèles d'alternatives
socialistes ; et, en Afrique même, l'Algérie, la Guinée, le
Mali ou le Kenya, semblaient fournir des formules d'un
développement autonome et socialisant qui confortaient
l'idée que le continent était en mesure de rompre pour
de bon avec plusieurs siècles d'exploitation occidentale.
En fait, on serait presque tenté de dire qu'au début
des années 1960 l'africanisme français était porté par un
certain courant d'afro-optimisme. Certes, le continent
était déjà la proie de quelques coups d'État militaires et
de sombres manœuvres internationales; sans doute
considérait-on, ici et là, que les « soleils des indépen-
dances 2» eurent vite fait de s'assombrir, à l'instar de

1. P. lalée, Le Pillage du Tiers-Monde, Paris, Maspero, 1965.


2. A. Kourouma, Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil,
1970.
Besoins d'Afrique 283

René Dumont qui, dès 1962, dans un livre retentissant,


proférait L'Afrique noire est mal partie 1 et y dénonçait
tout spécialement le mal govemo de dirigeants africains
bien peu soucieux de l'intérêt et du développement de
leur peuple. Cependant, dans l'ensemble, les choses
n'allaient pas si mal. De nombreux pays du continent
connaissaient une certaine croissance économique,
notamment les ex-colonies françaises qui, fermement
soutenues par le grand œuvre de la Ve République, se
distinguaient tout particulièrement à travers la prodi-
gieuse réussite, le miracle disait-on, de la Côte d'Ivoire
d'Houphouët-Boigny, Des capitaux s'investissaient en
Afrique, des grands projets de développement financés
par l'aide bilatérale ou multilatérale s' y déployaient et
les appareils d'État y constituaient les principaux pôles
de modernisation et d'emplois. Sans doute, la critique
tiers-mondiste s'employait-elle à dénoncer l'illusion, le
mirage 2 qui se cachait derrière les taux de croissance
élevés, y voyant beaucoup plus sûrement un processus
de «développement du sous-développement 3» et la
continuation renforcée de la dépendance des pays afri-
cains à l'égard des ex-métropoles ou du capitalisme
mondial. Mais, étant donné qu'elle proposait d'autres
modèles de développement, qu'elle était attentive à des
expériences alternatives ou soutenait des mouvements
susceptibles de les multiplier, ladite critique était elle-
même porteuse d'un certain optimisme, à la mesure de
projets socialisants ou de révolutions marxistes-léni-
nistes qui constituaient encore l'horizon d'une mise en
cause du capitalisme.
En tout cas, quels que fussent les sombres pronos-
tics qui relativisaient l'afro-optimisme de l'époque, on
était encore fort éloigné de la tragique représentation
que les années 1990 donneront de l'Afrique durant les-

1. Paris, Seuil.
2. S. Amin, Le Développement du capitalisme en Côte
d'Ivoire, Paris, Minuit, 1967.
3. A. Gunther-Frank, Le Développement du sous-développe-
ment, l'Amérique Latine, Paris, Maspero, 1970.
284 Frères et sujets

quelles l'accroissement de la pauvreté, l'expansion pan-


démique du sida, la multiplication des conflits et des
guerres civiles, le dépérissement de certains États incitè-
rent d'aucuns à penser qu'elle était, sinon un continent
maudit, du moins un monde à part qui ne parvenait pas,
même quand il y avait été tenté des expériences socia-
listes, à sortir du sous-développement 1.
Assez loin de l'actuel afro-pessimisme, ce fut,
donc, arrimé à un continent qui semblait offrir de nom-
breux possibles que l'africanisme français y trouva
matière à de multiples terrains d'étude et à occuper une
place centrale dans l'évolution des sciences sociales et
dans les débats intellectuels des années 1960-1970.
D'abord, dans le sillage de Georges Balandier et de
quelques autres grandes figures africanistes de l'époque,
il prolongea, tout en les diversifiant, les recherches qui
avaient été entreprises durant la période de l'Union fran-
çaise. Il s'attacha tout particulièrement à étudier des
groupes ethniques qui avaient été peu ou mal étudiés et
à y décrypter la part des changements de tous ordres
intervenus depuis les conquêtes coloniales, opposant
volontiers le registre des traditions renvoyées à l'époque
d'avant la colonisation à celui d'une modernité apparue
avec elle. Il se fit ainsi résolument interdisciplinaire, tout
à la fois historien, géographe, ethnologue et sociologue.
Mais il devint surtout comme une sorte de grand synthé-
tiseur de tout ce qui avait été fait avant lui, en utilisant
les travaux de l'ethnographie coloniale, en se référant,
lorsqu'il était besoin, à l'ethnologie de Marcel Griaule,
ou en s'inspirant d'autant mieux de l'africanisme britan-
nique qu'il en découvrait l'imposante antériorité. En
quelque sorte, tout lui fut bon pour rendre intelligible le
fonctionnement global de telle ou telle population,
depuis ses structures foncières jusqu'à sa vision du
monde particulière, et pour confronter, suivant la leçon
de Balandier, les multiples figures de l'ethnos aux pro-
cessus d'émergence de nouveaux rapports sociaux et de

1. A. Kabou, Et si l'Afrique refusait le développement ?, Paris,


L'Harmattan, 1991.
Besoins d'Afrique 285
nouvelles relations politiques dans lesquels les avait
embarquées l'imperium occidental.
Dans un contexte où elle œuvrait à l'indépendance
et à la puissance de son ex-métropole, l'Afrique franco-
phone fut, par conséquent, tout aussi attractive sur le
plan scientifique et intellectuel. Alignant ses trésors cul-
turels comme ses sociétés en train de se faire dans le
cadre de jeunes États-nations, elle put ainsi être assi-
milée à un vaste et vivant laboratoire dans lequel un
nombre nettement accru de chercheurs français en
sciences sociales diversifièrent terrains ou études empi-
riques (villages, terroirs, quartiers urbains, projets de
développement etc.) et, de la sorte, firent de l'Afrique un
modèle assez exemplaire de la pertinence et du progrès
de leur discipline. Mais, si l'on doit tempérer le propos
en rappelant que l'africanisme britannique avait, depuis
longtemps déjà, fait la démonstration d'un enrichisse-
ment des sciences sociales par l'empire et qu'à ce
compte l'africanisme français des années 1960-1970 ne
se mit jamais qu'à son diapason, il faut en revanche lui
accorder qu'il sut s'en distinguer et, pour tout dire, se
singulariser par rapport à tout autre, en faisant de son
«laboratoire africain» le lieu de débats théoriques et
critiques qui, sur une période assez courte, lui donnèrent
toute sa coloration d'africanisme spécifiquement fran-
çais.
En effet, au tournant des années 1970, tandis que
le capitalisme d'État franco-africain atteignait en tous
domaines son plein régime, l'africanisme français
accoucha d'un courant intellectuel assez intempestif
dénommé, d'abord «anthropologie économique »,
puis, d'une manière plus catégorique, «anthropologie
marxiste », Si la référence aux « infrastructures », aux
économies primitives, aux œuvres de Marx et d'Engels
n'était certainement pas nouvelle dans l'histoire de
l'anthropologie 1, si le tiers-mondisme proposait déjà
des théories de l'impérialisme inspirées de Lénine ou de

1. M. Abélès, Anthropologie et marxisme, Paris, Complexe,


1978.
286 Frères et sujets

Rosa Luxemburg pour expliquer le sous-développement


des grandes régions du sud de la planète, il est cependant
assez remarquable que ce courant se soit affirmé forte-
ment en France et qu'il se soit appliqué tout spéciale-
ment à l'Afrique francophone 1. S'illustrant à ses débuts
par les travaux de Claude Meillassoux, notamment par
son ouvrage Anthropologie économique des Gouro de
Côte d'Ivoire 2, il se présenta d'abord comme le prolon-
gement de la sociologie de Georges Balandier en propo-
sant une lecture encore plus prosaïque des sociétés
africaines: sorte d'image totalement inversée de celle
qu'en avait proposée l'école de Marcel Griaule par
laquelle ces sociétés n'étaient plus réductibles à leurs
mythes de fondation ou à leurs systèmes de pensée, mais
devaient être au contraire rendues intelligibles, comme
n'importe quelle autre société, par l'examen de leurs
façons de produire de la subsistance et du surplus ou de
leurs formes d'exploitation et de coopération écono-
mique. Mais ce qui était encore simplement qualifié
d'anthropologie économique, même si elle s'inscrivait
déjà dans une relance du matérialisme historique, prit
bientôt le label d'anthropologie marxiste en s'appuyant
sur les lectures rénovées et plus «scientifiques» que
Louis Althusser et ses élèves de l'École normale supé-
rieure venaient de faire de l'œuvre de Marx, et en éri-
geant les sociétés africaines comme terrain privilégié,
quasi expérimental, de leur application. Nombre d'entre
elles furent ainsi passées au crible de la théorie, dite des
modes de production, qui ne permettait pas seulement
de rendre compte de leurs systèmes économiques, mais
aussi de la façon dont elles en reproduisaient, par
diverses instances juridico-politiques et idéologiques,
les divisions et les inégalités internes, c'est-à-dire les
rapports d'exploitation, voire de classes, entre les
1. Parmi les anthropologues marxistes français, il n'y eut guère
que M. Godelier à être spécialiste d'une autre aire culturelle que
l'Afrique. M. Godelier, Horizon, trajets marxistes en anthropo-
logie, Paris, Maspero, 1973.
2. Cl. Meillassoux, Anthropologie économique des Gouro de
Côte d'Ivoire, EPHE-Mouton, Paris-La Haye, 1964.
Besoins d'Afrique 287

hommes et les femmes, entre les aînés et les cadets, les


maîtres et les esclaves 1. En ciblant tout particulièrement
les sociétés africaines traditionnelles qui étaient réputées
être les plus « simples» et les plus homogènes par la pré-
gnance de leurs ordres familiaux et tribaux et par le par-
tage unanime d'une même vision du monde, l'anthropo-
logie marxiste se livra à leur endroit à une véritable
opération de désenchantement. Plus précisément, en leur
appliquant la catégorie universalisante de l'économique,
celle qui était censée fonder et déterminer en tout temps et
en tout lieu les rapports sociaux, elle construisit un
modèle radicalement profane des sociétés africaines qui
ne leur laissait presque plus aucun mystère, presque plus
aucune altérité, et faisait d'elles au contraire des sociétés
participant à cette commune humanité où l'exploitation
et l'inégalité, bien qu'éminemment variables, furent
continûment de rigueur.
Au reste, l'anthropologie marxiste ne se contenta
pas de faire parler l'Afrique traditionnelle dans l'idiome
du matérialisme scientifique. Se voulant également et,
plus largement, historique, elle s'intéressa aux échanges,
aux processus de formation et de décomposition des
États précoloniaux, notamment pour en repérer les mul-
tiples connexions avec le grand commerce européen qui,
bien avant que ne survînt l'époque des conquêtes du
XIX"siècle, n'avait cessé de sévir le long des côtes atlan-
tiques au travers des traites négrières et du négoce des
produits tropicaux. S'appuyant sur des analyses qui
l'avaient précédée et qui, notamment, avaient mis en
valeur l'étroit rapport entre la naissance du capitalisme
et la transplantation de plus en plus massive d'esclaves
africains 2, elle reprit à son compte les termes du grand
récit évoqué au premier chapitre: celui, en l'occurrence,
d'un lent processus d'accumulation primitive qui, après
s'être amorcé en jetant les bases d'une «économie-

1. Voir à ce sujet le numéro spécial de la revue Dialectiques


«Anthropologie tous terrains », n? 21, 1977.
2. E. Williams, Capitalisme et esclavage, publié primitivement
à Londres en 1944 et édité en 1968 par Présence africaine.
288 Frères et sujets

monde », s'affirma au cours des XVIIe et XVIIIe siècles


pour s'amplifier sans discontinuer jusqu'à l'époque
actuelle 1. Mais elle fit bien mieux en ajoutant ses
propres réinterprétations de l'impérialisme européen des
siècles suivants. D'abord, elle considéra que, puisque
celui-ci était commandé par un capitalisme structurelle-
ment à la recherche de débouchés extérieurs et, spécia-
lement, de mondes non capitalistes appelés à en consti-
tuer les nouveaux marchés, il était nécessaire d'inventer
un mode de production spécifiquement colonial 2. En
effet, la transformation de ces mondes en espaces de
débouchés et de taux de profit élevés ne pouvant se réa-
liser d'un coup, ce mode de production fut défini comme
une transition indispensable au capitalisme pour se
subordonner les systèmes sociaux africains et faire en
sorte de ne pas les détruire totalement afin que la force
de travail indigène (employée dans les secteurs propre-
ment coloniaux comme l'agriculture d'exportation) pût
continuer à s'y reproduire et que ceux qui en formaient
les couches dominantes devinssent ses alliés par un ren-
forcement de leurs privilèges. Ensuite, sur cette lancée
d'une relecture du colonialisme européen, qui semblait
tout particulièrement s'appliquer à un imperium français
faisant finalement passer ses intérêts économiques avant
sa mission civilisatrice, l'anthropologie marxiste
s'attaqua à la période ouverte par les indépendances pour
n'y voir que des faux-semblants, c'est-à-dire en réalité
qu'un néocolonialisme parachevant le processus de domi-
nation capitaliste commencé durant la période précé-
dente. À la suivre plus précisément, l'Afrique des années
1960-1970 subissait d'autant plus fortement la loi de la
puissance économique occidentale, notamment en y étant
soumise à des échanges singulièrement inégaux, que les
gouvernants des nouveaux États, à quelques exceptions
près, lui parurent être assignés au rôle de comparses ou

1. S. Amin, L'Accumulation à l'échelle mondiale, op. cit.


2. P. -P. Rey, Colonialisme et néo-colonialisme et transition au
capitalisme. Exemple de la Comilog au Congo-Brazzaville, Paris,
Maspero,1971.
Besoins d'Afrique 289

de relais locaux, ne formant rien d'autre qu'une bour-


geoisie compradore tout entière acquise à la cause du
néocolonialisme.
Même s'il est difficile d'en partager aujourd'hui le
caractère téléologique en vertu duquel tout du destin de
l' Afrique semblait devoir être inscrit de longue date
dans les lois d'airain du capitalisme, ce grand récit de
l'anthropologie marxiste n'est pas sans recouper cer-
tains de nos développements précédents. À l'instar de ce
« mode de production colonial» susceptible de rendre
assez bien compte du volte-face d'un impérialisme fran-
çais optant in fine pour l'association au motif que son
idéal assimilationniste originel s'accordait mal avec ses
stratégies d'autarchie économique, ou de ces indépen-
dances qui, loin d'impliquer un desserrement des liens
avec la puissance colonisatrice, devinrent au contraire le
cadre de leur renforcement. Toutefois, quelle qu'ait été
la pertinence des analyses et des concepts de l'anthropo-
logie marxiste, et bien que les terrains d'études dont elle
émanait fussent essentiellement francophones, tout se
passa comme si elle ne devait s'appliquer qu'à la figure
générique de l'impérialisme économique et financier et,
par conséquent, comme si les particularités du cas fran-
çais ou du cas franco-africain n'avaient pas à être ren-
dues intelligibles par elles-mêmes, se perdant plutôt
dans les méandres et les mécanismes d'asservissement
du capitalisme international. Autrement dit, alors même
qu'elle se voulût éminemment critique à l'endroit du
néocolonialisme en général, l'anthropologie marxiste
sembla assez peu attentive aux déclinaisons proprement
étatiques et nationales des intérêts français en Afrique.
C'était là un bien curieux paradoxe qui, en s'ajou-
tant à la longue série des singularités franco-africaines,
révélait en fait, malgré tout ce qui semblait les opposer,
de secrètes correspondances entre l'anthropologie
marxiste et le capitalisme d'État franco-africain des
années 1960-1970. Car, outre sa forte inclination à ne
voir l'Afrique qu'à travers le prisme du seul espace fran-
cophone, cet africanisme français eut cette très intéres-
sante caractéristique de la soumettre à ce qu'on pourrait
290 Frères et sujets

appeler une grande clarification intellectuelle. Presque


tous les ressorts et les évolutions des sociétés africaines
semblaient pouvoir être passés au crible de ses analyses
claires et distinctes : aussi bien celles qui portaient sur les
sociétés précoloniales que celles qui concernaient la
logique de leurs transformations et de leurs dépendances
durant les périodes coloniale et néocoloniale. Grâce à
elles, grâce au paradigme marxiste, on pourrait dire que
jamais l'Afrique n'avait été encore aussi intelligible. Tou-
tefois, cette intelligibilité, dans la mesure même où elle
tenait principalement à la mise en œuvre de la catégorie
universalisante de l'économique qui rendait l'Afrique
assimilable à tout autre monde, n'était précisément pas
sans rapport avec la façon dont la Ve République avait en
quelque sorte intégré ses ex-colonies dans son propre
fonctionnement politico-économique. En d'autres termes,
quelles qu'aient été ses velléités de dénoncer le néocolo-
nialisme, celui de la France ou d'autres puissances occi-
dentales, et d'en appeler à une véritable rupture sous
forme de révolutions ou de développements socialistes,
l'anthropologie marxiste partagea avec l'État franco-afri-
cain de l'époque une façon de faire de l'Afrique un uni-
vers proche et familier; lequel en définitive n'était pas
loin de répondre aux espérances de ce vieil universalisme
républicain qui, au nom d'une certaine mission civilisa-
trice, avait «enchanté» le colonialisme français du
XIX" siècle et insufflé l'idée que de lointains indigènes pou-
vaient devenir pareils à nous-mêmes.
Cependant, cette grande clarification intellectuelle
s'estompa dans les années 1980, justement au moment
où l'Afrique entrait dans une période de nouvelles tour-
mentes, suscitant bientôt un très pesant afro-pessi-
misme, et où l'État franco-africain commençait à être
bousculé par les institutions de Bretton Woods et par la
globalisation économique. C'était là une coïncidence
certainement non fortuite qui amena par la suite une
partie de la recherche africaniste à remettre l'ouvrage
sur le métier; non pour en finir avec les savoirs produits
par les générations antérieures, spécialement ceux de
l'anthropologie marxiste, mais bien davantage pour
Besoins d'Afrique 291

marquer quelque distance avec tout ce qui a fait de


l'africanisme français une série de paradigmes intellec-
tuels assez spécifiquement nationaux (même s'il s'ins-
pira parfois de l' africanisme britannique), comme une
tradition savante par trop enchâssée dans les politiques
et les idéologies qui ont façonné l'histoire de l'imperium
français en Afrique.
DÉSIR DE FRANCE
Sous cet intitulé, on souhaiterait présenter, en
forme de contrepoint final, une autre lecture des rela-
tions franco-africaines. Celle-ci a, d'une certaine façon,
déjà été évoquée ou suggérée tout au long des chapitres
précédents consacrés à la genèse et aux rebondissements
du « besoin d'Afrique» dans la longue durée de l'impe-
rium français. Mais en proposant de la faire ressortir
d'une manière plus nette ou plus systématique, il s'agit
en réalité de montrer qu'un « désir de France» a aussi
fait fonctionner ce «besoin d'Afrique» et qu'il a tout
spécialement contribué au complexe entremêlement des
relations franco-africaines comme à leurs ambivalences.
Loin de nous, cependant, l'idée qu'il y aurait une quel-
conque symétrie entre ces deux formulations dans
laquelle chacune poserait respectivement l'autre comme
objet d'attirance. Le besoin d'Afrique constitue indénia-
blement un phénomène à la fois premier et massif, qu'il
se situe à l'époque de la traite négrière ou à celle de la
mise en place de l'État franco-africain et, partant, le
désir de France, si important fût-il, doit être interprété
comme un phénomène de second ordre, généré par le
premier et continûment enchâssé dans des rapports asy-
métriques.
On peut d'ailleurs légitimement se demander com-
ment un tel désir a été susceptible d'éclore alors même
que l'histoire de l'imperium français en Afrique ne le
distingue guère d'autres impérialismes occidentaux,
296 Frères et sujets

notamment à l'époque du commerce négrier et à


l'époque coloniale où, partout, il s'est agi au premier
chef de mise en valeur et d'exploitation économique,
bien souvent propice à un très ordinaire racisme, et, dans
les colonies françaises, spécialement en A-ÉF, d'em-
ployer des méthodes d'administration despotiques tran-
chant violemment avec les idéaux républicains. Et
quand, à partir de la Seconde Guerre mondiale, il s'est
plus nettement différencié, ce serait bien plutôt pour
montrer que, de guerres coloniales en Indochine et en
Algérie en répressions sanglantes à Madagascar et au
Cameroun, l' imperium français fut à l'évidence bien peu
désirable 1, comme le furent ensuite ses soutiens à des
régimes africains tyranniques ou la façon pour le moins
cavalière dont il fit savoir aux immigrants africains fran-
cophones qu'ils n'étaient plus souhaités sur le territoire
national.
Mais, si cette lourde histoire mériterait au moins un
travail d'anamnèse ou, suivant l'expression consacrée,
un travail de mémoire 2 (dont on commence à voir les
premières manifestations autour de la guerre d'Algérie,
mais qui pourrait fort bien être exigé à Madagascar et au
Cameroun), quelque chose d'autre, qu'on nomme ici par
commodité «désir de France », mais qui requiert certai-
nement quelques médiations, a noué d'une manière plus
dense et plus dialectique les relations franco-africaines.

1. Voir à ce sujet Y. Benot, Massacres coloniaux, 1944-1950 :


la mise au pas des colonies françaises, Paris, La Découverte, 1994 ;
M. Ferro (dir.), Le Livre noir du colonialisme, XVf'-XJ(" siècle. De
l'extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003.
2. B. Mouralis, République et colonies, op. cit.
LA MÉDIATION FRANC-MAÇONNE

Pour cerner ce désir de France, la référence à


Hannah Arendt est une nouvelle fois indispensable.
C'est elle, en effet, et sans doute elle seule jusqu'à ce
jour, qui a fort bien repéré la singulière ambivalence
d'un impérialisme français dont le propre consista à
traiter ses colonisés à la fois comme des « sujets» et
comme des « frères », et qui y a vu la marque tout aussi
distinctive d'un imperium coextensif à la Révolution
française et à une certaine mission républicaine. Cette
ambivalence ne doit pas laisser supposer que les deux
termes sont équivalents. Si la sujétion représente le fait
majeur, constitutif de tous les impérialismes coloniaux,
le fil de la fraternité, si ténu fût-il à certaines périodes de
l'histoire du colonialisme français (allant jusqu'à la
rupture sous le régime de Vichy), n'en a pas moins
constitué une trame constamment agissante au travers de
laquelle des colonisés, non seulement sont sortis de leur
condition, mais ont aussi exprimé un « désir de France »
au point parfois de devenir les acteurs d'un impérialisme
ou d'un système franco-africain sensiblement plus par-
tagé.
Mais, pour s'en convaincre, on ne peut se contenter
de dérouler ce fil de la fraternité à partir des dernières
décades du XIX e siècle. Relevant d'une plus longue
durée, il faut plutôt le saisir comme un élément de jonc-
tion entre deux époques et deux théâtres coloniaux,
c'est-à-dire aussi bien entre le monde antillais et la cité
298 Frères et sujets

créole de Saint-Louis du Sénégal qu'entre ceux-ci et le


vaste empire subsaharien conquis, dans le sillage de
Faidherbe, par la Ille République. Plus précisément, il
convient de le définir comme la première médiation au
travers de laquelle les différentes scènes, où s'est affirmé
et renouvelé un « besoin d'Afrique », peuvent être aussi
appréciées sous l'angle d'un «désir de France» et où le
terme de «frères », employé si justement par Hannah
Arendt, peut prendre du même coup un sens plus précis.
Cette première médiation, c'est l'introduction, un
peu avant la Révolution et surtout après, des loges
maçonniques, dont celles du Grand Orient de France,
dans les diverses possessions françaises, spécialement
au Sénégal et aux Antilles, qui initièrent à leurs secrets
et à leur fraternité des représentants des milieux créoles.
Sans doute aurait-on eu besoin, pour être plus démons-
tratif, d'une histoire très précise de la franc-maçonnerie
au xvnr-et au début du xrx-siècle et de ses recouvre-
ments avec la création de la Société des amis des Noirs
(l'abbé Grégoire ayant été lui-même franc-maçon) 1 et
avec le développement du milieu saint-simonien. Mais
l'important, c'est d'avoir pu faire ressortir le fait que,
des deux côtés de l'Atlantique, la plupart des leaders
créoles ont été élevés à la dignité de « frères », et que,
sur ce terrain, ils ont été vite relayés par des figures afri-
caines, dont celle, imposante et décisive, de Blaise
Diagne, Un pareil fait n'aurait somme toute qu'un
intérêt assez relatif - le mouvement franc-maçon
comme la fraternisation avec les Noirs autour de l'abo-
lition de l'esclavage étant loin d'être spécifiques à la
France - s'il ne devait lui-même être relié à la constitu-
tion de Yimperium français au XIXe siècle dans sa version
plus particulière de mission civilisatrice et de projet

1. On peut se référer, cependant, au petit article fort bien


informé de C. Wauthier, paru dans Le Monde diplomatique de
septembre 1997, «L'étrange influence des francs-maçons en
Afrique francophone» ; ainsi qu'à G. Odo, La Franc-Maçonnerie
en Afrique francophone: 1738-2000, Éditions maçonniques de
France, 2000, et La Franc-Maçonnerie dans les colonies: 1738-
1960, Éditions maçonniques de France, 2001.
Désir de France 299

assimilationniste. Ainsi qu'on l'a vu, des personnages-


clés, tels que Cyrille-Auguste Bissette, Melvil BIon-
court, Alexandre Issac ou Gratien Candace, tous certai-
nement francs-maçons, tous militant pour l'application
des Droits de l'homme dans les colonies " se mêlèrent
des entreprises coloniales françaises, à la fois pour les
soutenir et pour en critiquer, comme en Algérie, une
mise en œuvre qui ne leur apparaissait pas assez
conforme aux idéaux républicains. Et, quoique Victor
Schœlcher ne fût pas antillais, sa double fonction de
député de la Martinique et de secrétaire d'État aux Colo-
nies sous la Ile République lui permit tout à la fois de
faire abolir l'esclavage, d'organiser un début d'assimila-
tion politique des possessions d'outre-mer et, sur cette
base, d'être un ardent partisan d'une France décidée à
conquérir et à civiliser de nouvelles contrées. Mais,
comme on l'a également indiqué, à la suite de François
Manchuelle, ces différents personnages, bien qu'ils fus-
sent à leur façon des idéologues du colonialisme fran-
çais, refusèrent de confondre assimilation politique et
assimilation culturelle, considérant bien plutôt que
l'acquisition de droits par les créoles, les Noirs ou les
Arabes, n'était nullement incompatible avec la préserva-
tion de mœurs ou de styles de vie particuliers. Point tout
à fait essentiel, car c'est précisément ici, c'est-à-dire à la
jonction de la fraternité franc-maçonne et d'une assimi-
lation politique justifiant leur soutien à l'expansion-
nisme colonial, que l'on croit pouvoir discerner
l'expression d'un désir de France.
L'objet désiré peut se laisser définir comme une
figure idéale et en bonne part fictive qui, depuis la
période révolutionnaire, fut porteuse d'un projet univer-
saliste (les Droits de l'homme) tout en le rabattant
continûment sur une nation particulière (les droits du
citoyen), et qui fit que pour bénéficier du premier il fal-
lait nécessairement en passer par la seconde 2. Autre-
ment dit, le vocable « France » opéra comme une sorte

1. F. Manchuelle, « Le rôle des Antillais ... », op. cit.


2. G. Agamben, Moyens sansfin... , op. cit.
300 Frères et sujets

de grand signifiant auquel ils crurent et adhérèrent à la


mesure de sa capacité supposée à étendre des droits poli-
tiques là où leur absence leur apparaissait manifeste,
sans qu'ils confondissent le fait de devenir citoyens avec
le fait d'abandonner toute culture native. Cette croyance
en cette figure idéale nommée France, parce qu'elle
concernait, au-delà du milieu créole, la plupart des idéo-
logues de l'expansion coloniale, spécialement au sein
des fraternités franc-maçonnes, fut singulièrement mise
à mal lorsque la colonisation française de l'Afrique
noire devint effective et que, loin de donner lieu à un
début d'assimilation politique, elle se traduisit au
contraire par de multiples exactions et, surtout, par la
mise en place d'un régime de l'indigénat qui exemptait
de tout droits la plupart des colonisés africains. Nombre
d'entre eux, à commencer par Schœlcher, réagirent à
cette situation, dans diverses revues et associations, en
considérant notamment que la préservation des cultures
indigènes ne justifiait en aucune manière un tel système
oppressif.
Malgré cela, la croyance des uns et des autres en
une mission civilisatrice de la France ne fut pas entamé.
Celle-ci devint plutôt un point de fixation à partir duquel
l'idéal pouvait critiquer l'ordre de la réalité coloniale et
continuer à tisser les fils de la fraternité franc-maçonne
entre les anciennes possessions antillaises et le nouveau
monde africain. C'est dans ce hiatus entre deux
«France» qu'il faut justement situer la volonté résolue
de Blaise Diagne et des leaders antillais de faire parti-
ciper en 1914 leurs congénères à la défense de la « mère
patrie ». Pour eux, l'idée de payer le prix du sang devait
à la fois aller à l'encontre d'une France coloniale qui, au
nom d'intérêts bien compris, envisageait de moins en
moins d'assimiler ses administrés (les Antillais, de leur
côté, n'étant pas tout à fait sûrs que leur assimilation fût
définitive) et redonner force à l'autre France, à cette
France imaginaire que l'on pouvait d'autant mieux
désirer qu'elle semblait toujours en mesure d'abolir la
première.
Désir de France 301

Mais, comme le prix fut effectivement payé, et pas


seulement au cours de la Première Guerre mondiale, le
désir de France cessa de s'appliquer à une simple figure
idéale. Il devint un objet de référence très concret résul-
tant de l'expérience acquise par les «tirailleurs séné-
galais» en métropole où certains revinrent avec un
statut, parfois une pension, qui bien avant l'avènement
de l'Union française, leur permit de ne plus être vérita-
blement des indigènes sans pour autant devenir, dans
leur grande majorité, des citoyens français 1.
Autrement dit, le fil de la fraternité, en se logeant,
au tournant de la Grande Guerre, dans l'épreuve et
l'expérience de la conscription, ne laissa de relancer le
désir de France et d'aller ainsi à contre-courant d'un
système colonial qui faisait perdurer le régime de l'indi-
génat et avait refoulé l'idéologie assimilationniste de ses
débuts. Bien plus tard, après que la France eut mené
d'autres guerres et que les territoires africains eurent offi-
ciellement acquis leur indépendance, quantité d'anciens
combattants sénégalais, maliens, ivoiriens, etc., iront
chercher leur pension au consulat français, même si
nombre d'entre eux auront mille difficultés à faire valoir
leurs droits et, chaque année, le jour du 14 juillet, leurs
représentants officieront une levée des couleurs au son de
la Marseillaise. Et, lorsque, après avoir eu à nouveau
besoin d'Afrique sous forme de main-d' œuvre, la France
voudra désormais s'en dispenser et refuser ensuite à des
immigrants africains les papiers légaux permettant de
séjourner et de travailler sur son sol, certains de ces
«clandestins », particulièrement décidés à ne pas s'en
faire chasser ou à y vivre en toute régularité, n'hésiteront
pas à faire valoir que leurs aïeux furent des combattants
de l'armée française et qu'en conséquence ils devraient
tout naturellement y être accueillis.
On ne sait s'ils songeaient très précisément à Blaise
Diagne et à ses « frères » antillais, mais ils en étaient en
tout cas la vivante réincarnation; car la position qu'ils
adoptèrent, sans changer quoi que ce fût à celle des auto-

1. M. Echenberg, Colonial Conscripts ... , op. cit.


302 Frères et sujets

rités françaises, était largement en conformité avec


l'argument stratégique développé en son temps par le
député sénégalais: la conscription devait ouvrir la voie
de l'assimilation politique, non seulement pour les
tirailleurs, mais aussi et surtout pour leurs descendants.
Et si, comme eux, Blaise Diagne ne put véritablement
modifier l'ordre des choses, l'importance prise par la
conscription africaine au sein de l'armée française, ne
laissa en effet de donner un contenu à la fois plus réel et
plus problématique au désir de France, comme un senti-
ment souvent proche de la frustration résultant de la
situation dans laquelle se trouvèrent les conscrits de
n'être plus des « sujets» mais pas encore des «frères »,

Mais, tout en ayant favorisé la conscription et


diminué ainsi l'écart entre France idéale et France réelle,
le fil de la fraternité se développa plus directement dans
les colonies africaines par l'initiation franc-maçonne.
Car, bien qu'elle ne fût plus de mise dans l'entre-deux-
guerres, la doctrine assimiliationniste continua large-
ment à prévaloir à l'intérieur des loges, lesquelles, en se
multipliant, accueillirent de manière sélective, en plus
de ceux qui étaient déjà assimilés, certains des indigènes
africains qu'on appelait « évolués» à cause de leur posi-
tion sociale ou de leur niveau d'instruction. Il s'agissait
bien sûr d'une petite minorité d'Africains, mais, dans
une belle continuité avec ce qui s'était passé antérieure-
ment aux Antilles, celle-ci témoignait de la persistance
de l'influence franc-maçonne au sein de la Ill-Répu-
blique et de l'administration coloniale 1 maintenant
l'idéal d'une France civilisatrice, capable de faire naître
une cité africaine pourvue des droits que continuait à
interdire le régime de l'indigénat. C'était là sans doute
une heureuse chose car, lorsque la Révolution nationale
se mit en place, notamment en dénonçant les vilenies de
la république franc-maçonne et en promulguant dans les
colonies africaines des lois racistes qui rompaient pour

1. M. J Headings, French Freemasonry Under The Third Repu-


blic, op. cit.
Désir de France 303

le coup toute possibilité de rapprochement entre Blancs


et Noirs, il revint, comme on l'a vu, à Félix Éboué, gou-
verneur d'origine guyanaise et franc-maçon, d'accueillir
les émissaires de la France libre et d'entraîner dans son
sillage une bonne partie de l'A-ÉF. Davantage qu'un
simple ralliement politique qui devait lourdement peser
dans la suite des événements, l'attitude emblématique
de Félix Éboué prit directement sens dans cette faille
depuis longtemps ouverte entre France idéale et France
réelle. Mieux, elle parut en redistribuer imaginairement
les cartes par un jeu d'identification de la première avec
la France libre et de la seconde avec le régime pétainiste
et, parallèlement à la reconquête de l' Afrique que repré-
sentait l'épopée gaulliste, être ainsi au départ d'un
renouveau du désir de France.
C'est, d'une certaine façon, ce qui advint par la
suite puisque le régime de l'indigénat fut aboli et que la
cité africaine put se déployer dans le cadre de l'Union
française dotée de droits qui firent que les anciens sujets
accédèrent presque au statut de citoyens. Et c'est durant
toute cette période en demi-teinte de la IVe République
que le désir de France se renouvela en effet par l'entre-
mise de l'intégration de la plupart des leaders africains
au sein de la vie politique métropolitaine et, conséquem-
ment, par une réduction, sembla-t-il, encore plus nette
de l'écart entre son objet réel et son objet idéal. Or, si
d'autres fils ou d'autres médiations, que l'on précisera
plus loin, participèrent de ce renouvellement, celle de la
fraternité franc-maçonne continua à en être l'un des
principaux aiguillons. Suivant l'itinéraire qu'avaient
déjà suivi Gratien Candace et Blaise Diagne, dont
l'appartenance au Grand Orient les conduisit à adhérer
au parti républicain socialiste d'Aristide Briand, nombre
des leaders africains de l'époque, qui pour certains
deviendront bientôt chefs d'État, furent «frères de
lumière» et affiliés à tel ou tel parti politique français,
notamment à la SFIO et au mouvement radical. Ce qui
n'était manifestement pas incompatible avec le fait
d'avoir fréquenté pendant un temps le PCF, ou d'être par
ailleurs catholique, voire musulman. Autrement dit,
304 Frères et sujets

quels que fussent les désaccords qu'ils entretenaient


aussi bien entre eux qu'avec leurs interlocuteurs métro-
politains, surtout au moment de la Communauté franco-
africaine et du problème posé par la balkanisation des
territoires, tout concourut pour encourager chez eux une
francophilie qui exprimait, non plus seulement le désir
d'une France idéale, mais bien plutôt celui d'une France
qu'ils avaient concrètement expérimentée et dont, de
surcroît, ils étaient devenus des acteurs de la vie poli-
tique. C'est pourquoi on peut assez bien comprendre le
désappointement du franc-maçon et ancien communiste
Léon M'Ba qui, avant de devenir un chef d'État auto-
crate, dut accepter l'indépendance du Gabon alors qu'il
était partisan de sa départementalisation.
Cependant, le grand œuvre franco-africain de la
V'République s'employa vite à guérir l'amertume du
président gabonais maintenu au pouvoir grâce à la pre-
mière intervention militaire française en Afrique postco-
loniale, jusqu'au moment où il dut passer la main à Jean-
Bernard Bongo dont la conversion, quelque temps plus
tard, à l'islam ne l'empêcha pas de rester fidèle, comme
son prédécesseur, à ses accointances franc-maçonnes '.
Dans ce nouveau contexte et au-delà du cas gabo-
nais, on ne saurait évidemment parler d'un désir de
France qui continuerait à entretenir l'idéal d'une pos-
sible assimilation politique. Les indépendances avaient
introduit une césure au moins formelle dans l'histoire de
l'imperium français et chaque État africain francophone
s'était indéniablement constitué en entité nationale par-
ticulière. Mais la densité du système interétatique
franco-africain devint si forte que les anciennes frater-
nités franc-maçonnes s'y nichèrent et de nouvelles s'y
développèrent comme autant d'instruments de liaison
entre les milieux politico-économiques des deux bords,
même si, parfois, certaines d'entre elles, un peu plus
africanisées et patriotes que d'autres, s'essayèrent à
contester la façon dont tel chef d'État dirigeait leur pays.
Qu'elles fussent également propices, par leur logique de

1. C. Wauthier, Quatre Présidents et l'Afrique...• op. cit.


Désir de France 305

la connivence et du secret, à la multiplication de réseaux


et d'affaires nourrissant les clivages entre les différentes
loges (notamment le Grand Orient plutôt à gauche et la
Grande Loge nationale de France plutôt à droite), n'était
somme toute que la vérité d'un système qui se lovait lui-
même au cœur de la V'République et n'entendait nulle-
ment faire savoir qu'il était foncièrement régalien. Mais,
si l'on peut dire qu'elles étaient ainsi plus commandées
par un principe de réalité que par un principe d'idéal, les
fraternités franc-maçonnes n'en continuèrent pas moins
à entretenir un certain désir de France: celui-là même
qui était plus largement diffusé dans les pays africains et
qui traduisait simplement le fait que l'ancienne puis-
sance colonisatrice était plus que jamais une référence
incontournable, à travers sa langue, son aide publique au
développement ou à travers les possibilités qu'elle offrit
pendant un temps d'aller travailler et vivre sur son terri-
toire pour éventuellement en devenir citoyen à part
entière.
LA MÉDIATION MÉTROPOLITAINE

Une seconde médiation fit du désir de France une


force d'attraction plus consistante, tendant d'une cer-
taine façon à réconcilier son objet idéal avec son objet
réel. Entre les représentations attachées à une nation
porteuse d'idéaux universalistes et les mondes colo-
niaux qu'elle avait édifiés suivant de tout autres moda-
lités doctrinales et pratiques, il y eut en effet, pour des
sujets d'outre-mer devenus ou en passe de devenir des
« frères », une France directement appréhendable par sa
réalité métropolitaine, spécialement par son foyer
d'effervescences parisiennes. Ici encore, le mouvement
d'attirance pour la métropole et sa capitale alla, sans dis-
continuer, du premier au second empire colonial. Ce fut
à l'évidence au cours de la période ouverte par celui-ci
et par les mesures d'assimilation politique, elle-même
contemporaine des changements qui affectaient les
moyens de transport, qu'il prit toute son ampleur. Pour
s'en convaincre, il suffit de rappeler la frustration que
représenta longtemps pour les créoles de Saint-Louis,
qui se considéraient comme des quasi-Français, de ne
pouvoir connaître la terre de leurs ancêtres blancs ; à
l'image de leur édile, Charles Cornier, qui ne put davan-
tage la découvrir alors même qu'elle était en pleine
révolution et qu'il aurait peut-être été en mesure
d'obtenir leur statut de citoyens. Ce furent finalement
d'autres créoles, principalement originaires des Antilles
et de Guyane, qui les devancèrent en métropole dès le
308 Frères et sujets

début du XIX" siècle et qui ne se contentèrent pas d'y


vivre. Ils déployèrent, notamment au travers des frater-
nités franc-maçonnes et des réseaux saint-simoniens,
toute une série d'activités éditoriales et littéraires, et y
trouvèrent pour certains les tremplins de leur propre
ascension politique. Autrement dit, malgré les nombreux
changements de régime auxquels elle fut soumise au
cours du siècle, la métropole se constitua en lieu de
séjour obligé pour l'élite du monde créole; et, bien que
cette élite initiât, sur le modèle de Bissette, les premiers
« mouvements nègres» défendant la spécificité de ses
origines, son combat pour l'assimilation politique eut
d'autant plus de raisons d'être qu'il y fit sens avec sa
propre présence sur le sol de France et les multiples rela-
tions qu'elle noua dans la capitale.
De la même façon, la métropole devint bientôt un
foyer d'attraction non seulement pour l'élite sénégalaise
qui y rejoignit les rangs des leaders antillais, notamment
par l'entremise des filiations franc-maçonnes, mais aussi
pour une plus large population africaine. Peu nombreuse
avant la Grande Guerre, cette population s'y développa
juste après, au moment même où la France mettait en
place sa stratégie d'autarchie et entendait, pour la
conduire à bien, arrêter tout processus d'assimilation
politique en s'appuyant fermement sur son régime de
l'indigénat. C'était en vérité une situation hautement
paradoxale puisque, d'un côté, elle cristallisait la contra-
diction entre les deux France, entre une nation porteuse
théoriquement de droits universels et un système colo-
nial conçu précisément pour ne pas les appliquer; de
l'autre, elle fixait le lieu de mise au jour et de dénoncia-
tion de cette contradiction en métropole même, c'est-à-
dire là où les lois républicaines prévalaient en principe
sur tout dispositif juridique d'exception. En fait, cette
situation était aussi le résultat de la première version,
assimilationniste, du colonialisme français qui, tel un
effet boomerang, rejaillissait maintenant d'autant mieux
sur la métropole que la conscription africaine était inter-
venue et que la force noire représentait un adjuvant
indispensable à la défense de la mère patrie. Et, quoique
Désir de France 309

celle-ci ne répondît pas autant qu'ils le souhaitaient aux


demandes de démobilisation des «tirailleurs sénéga-
lais» qui entendaient vivre et travailler en métropole,
que sa police portuaire commençât à traquer quantité
d'indigènes venus clandestinement pour découvrir de la
France autre chose que sa réalité coloniale, la population
africaine civile grossit, dans les années 1920, de plu-
sieurs milliers d'individus l, consacrant ainsi l'espace
hexagonal en possible alternative au système de I'indi-
génat.
Mais le contexte de l'après-guerre fut d'autant plus
paradoxal qu'un autre monde noir vint y manifester une
nette inclination pour la nation française. En effet, une
certaine élite afro-américaine, depuis longtemps déjà
attirée par les idéaux de 1789 (y voyant, à la différence
de la Révolution américaine, le ferment d'une égalité
des races dont à leurs yeux témoignait exemplairement
la renommée du quarteron Alexandre Dumas), fut en
quelque sorte confortée dans son point de vue par la
manière dont les soldats noirs de l'armée des États-Unis
furent accueillis, la dernière année du conflit, aussi bien
par la population que par l'armée française. Comme le
montre excellemment Michel Favre, dans son livre La
Rive noire 2, ce que ces soldats considérèrent comme
une attitude de non-discrimination, qui tranchait radica-
lement avec celle qui avait cours aussi bien dans leurs
pays qu'au sein de l'armée américaine, se diffusa large-
ment aux États-Unis, parmi la population noire. Cette
attitude rendit encore plus positive et plus concrète
l'idée qu'elle s'était déjà faite de la France et suscita
chez ses membres les plus instruits l'envie de la décou-
vrir d'un peu plus près. C'est ainsi que de nombreux
artistes et écrivains afro-américains (et cela assez indé-
pendamment du parcours similaire qu'effectuaient leurs
compatriotes blancs qui, comme Hemingway ou Fitzge-
rald, célébreront les délices de la vie parisienne), de

1. P. Dewitte, Les Mouvements nègres en France... , op. cit.


2. M. Favre, La Rive noire: les écrivains noirs américains à
Paris 1830-1995, Marseille, André Dimanche, 1999.
310 Frères et sujets

Claude McKay et Langston Hughes dans les années


1920 à Richard Wright et James Baldwin après la Libé-
ration, se rendirent et vécurent en France, comme s'il
s'agissait, également pour eux, d'un lieu de séjour
obligé.
Sans doute le phénomène serait-il un peu moins
remarquable (sauf à l'inscrire dans un mouvement plus
vaste qui fit de la France de l'époque aussi bien le prin-
cipal carrefour des avant-gardes littéraires et artistiques
que le haut lieu d'une vogue noire qu'attestait le succès
de Joséphine Baker, des bals nègres et des premiers
disques de jazz), s'il ne s'était accompagné de la ren-
contre des intellectuels afro-américains avec leurs
homologues francophones et s'il n'avait, du même coup,
contribué à amplifier le développement des «mouve-
ments nègres» en France sur fond de francophilie assez
largement partagée. Ce dont témoigna précisément
l'organisation du premier Congrès panafricain à Paris en
février 1919, dont l'initiative revenait à l'écrivain et
essayiste W. E. B. Du Bois, leader de la lutte pour l' éga-
lité des Noirs aux États-Unis. Il avait obtenu le soutien et
le parrainage de Blaise Diagne, encore haut-commis-
saire aux Effectifs coloniaux, et de Gratien Candace,
alors même que la France accueillait simultanément, à
Versailles, une conférence internationale d'où devait
bientôt naître la Société des Nations 1.
L'événement était ainsi doublement emblématique.
En réunissant des délégués des deux Amériques, de la
Caraïbe et d'Afrique, il laissait signifier, pour la pre-
mière fois, à la face des puissants rassemblés, l'unité
problématique d'un monde noir, soumis en toutes ces
contrées à des systèmes de non-droit, d'exploitation et
de discrimination. Mais, qu'il se déroulât en France,
porté de surcroît par des citoyens de couleur élevés au
rang de représentants de la nation, semblait, sinon mas-
quer la réalité imposante du colonialisme français, du
moins creuser un peu plus l'écart entre une métropole
1. P. Dewitte, Les Mouvements nègres en France... , op. cit,
p.55-59.
Désir de France 311

tout à fait fréquentable et les mondes bien peu attrayants


qu'elle avait édifiés sous les tropiques. Cette même
ambiguïté se renouvela deux ans plus tard, à l'occasion
de cet autre événement important que représenta l'attri-
bution du prix Goncourt au Guyanais et administrateur
colonial, René Maran, pour son roman Batouala. Sa pré-
face exprimait une vive critique du colonialisme français
l'obligeant finalement à démissionner de ses fonctions
officielles. Ce qu'il perdit d'un côté, René Maran put
ainsi haut la main le récupérer de l'autre par un couron-
nement public qui le persuada encore plus qu'une
France idéale, concrètement incarnée par sa métropole,
était capable de corriger les injustices et les exactions
qui se commettaient en son nom au fin fond des brousses
africaines.
Cependant, au fil des années, on vit évoluer cette
configuration où la tension entre France idéale et France
réelle semblait pouvoir se résoudre par la médiation
d'une métropole qui était d'autant plus fréquentable et
désirable qu'elle permettait, à travers journaux, revues et
associations, tout à la fois l'affirmation des spécificités
du monde noir et une certaine mise en cause des pra-
tiques coloniales. Comme le montre Philippe Dewitte
dans son remarquable ouvrage consacré aux « mouve-
ments nègres» en France 1 durant l'entre-deux-guerres,
la création du Comité de défense de la race nègre (1926)
fondé par l'ancien tirailleur sénégalais Lamine Senghor,
puis celle de la Ligue de défense de la race nègre dirigée
par l'instituteur soudanais Tiémoko Garan Kouyaté, per-
mirent l'affirmation des points de vue plus critiques. Ils
étaient particulièrement hostiles à tout ce que représen-
taient, comme formes de compromission avec la France
impérialiste, les positions de la vieille garde afro-
antillaise incarnées spécialement par Blaise Diagne.
Touchant, au-delà des milieux intellectuels, une popula-
tion de travailleurs noirs de plus en plus nombreuse
(principalement marins, dockers, ouvriers ou domes-
tiques), ces organisations exprimèrent leurs déconve-

1. Ibid.
312 Frères et sujets

nues face à une réalité métropolitaine qui ne facilitait


guère leur insertion et n'était pas exempte de comporte-
ments racistes et qui, de ce fait, avait quelque rapport
avec une France coloniale qu'elles condamnaient par
ailleurs de plus en plus fermement. Assez sensiblement
influencée par l'idéologie du mouvement de Marcus
Garvey qui, outre-Atlantique, avait conçu d'opposer la
race nègre à la race blanche et de prôner le retour à la
terre des ancêtres pour y bâtir des nations, la Ligue de
Kouyaté alla même jusqu'à considérer qu'il y avait bien
peu de choses à attendre des solidarités ouvrières en
métropole et qu'il fallait créer des syndicats spécifique-
ment noirs.
Toutefois, cette tentation au repli ou au nationa-
lisme racial fut assez largement tempérée par d'autres
influences idéologiques et militantes: soit qu'elle fût
contrebalancée par le marxisme et, plus précisément par
le parti communiste français; soit qu'elle suivît une
évolution plus nettement culturelle où il s'agissait de
revaloriser un monde nègre qui, partout, avait été placé
en situation d'infériorité et d'indignité. Mais, tout en
s'accordant avec des points de vue anticolonialistes et
anti-impérialistes qui lui faisaient peu ou prou rejoindre
l'opposition communiste, cette évolution, où l'on recon-
naîtra le thème de la négritude développé à Paris dans
les colonnes de L'Étudiant Noir par Césaire et Senghor,
se mariait également toujours assez bien avec la figure
d'une France idéale porteuse de progrès et de lumières
universelles. Contemporaine d'un Front populaire qui
allait redonner à cette France idéale une nouvelle
vigueur, la négritude, loin d'en constituer un espace de
radicale mise en cause, semblait davantage lui apporter
un supplément d'âme: elle prolongeait bien plutôt cette
longue tradition qui, depuis l'abbé Grégoire jusqu'aux
leaders du milieu afro-antillais, voulut constamment
réhabiliter le monde noir et défendre l'idée que sa pré-
sence particulière au monde devait contribuer au progrès
d'une humanité soutenu par des idéaux républicains.
Mais, quelles que fussent leurs orientations, les
«mouvements nègres» étaient avant tout marqués du
Désir de France 313

sceau de leur présence en métropole et, de ce fait,


comme l'a souligné Philippe Dewitte, assez coupés du
théâtre proprement colonial, qu'ils dénonçaient certes
de plus en plus fermement, mais sur lequel ils n'avaient
encore que bien peu de prise. De sorte que, même s'ils
y traduisaient les expériences souvent décevantes ou
douloureuses d'un milieu noir immigré, ces mouve-
ments, par leurs leaders, ne laissaient d'être avant tout
connectés à la vie métropolitaine, spécialement pari-
sienne, au travers des réseaux francs-maçons, des rela-
tions avec l'extrême gauche française ou des liaisons
encore plus gratifiantes avec certains courants intellec-
tuels et artistiques que fréquentaient également les expa-
triés afro-américains. Cela était sans doute propice à
générer en leur sein des sentiments singulièrement
ambivalents à l'endroit de la métropole, mais cela était
aussi en bonne partie le reflet indirect d'une France qui
paraissait faire de plus en plus corps avec son empire
africain et semblait ne développer une certaine indigé-
nophilie ou un intérêt pour les sociétés africaines que
pour en contenir les éveils politiques.
Après la Libération et avec l'avènement de l'Union
française, cette coupure entre monde colonial et monde
métropolitain s'estompa sensiblement. Une nouvelle
génération d'Africains vint dans l'Hexagone, spéciale-
ment des étudiants qui formèrent bientôt de puissantes
associations, spécialement la Fédération des étudiants
d'Afrique Noire en France (1951), et qui militèrent dans
des mouvements tiers-mondistes acquis aux idées
d'indépendance et de socialisme; et, plus généralement,
la circulation entre les deux mondes s'intensifia par
suite, aussi bien des programmes de développement
menés par l'État français dans ses territoires que de
l'existence d'une élite politique africaine bien plus large
que le seul groupe des assimilés et dont l'implantation
locale fut de plus en plus assortie de longs séjours en
métropole. En fait, par rapport à la période antérieure où
les mouvements nègres avaient été conduits à un certain
repli racial, celle des années 1950 sembla bien davan-
tage briser les barrières et rapprocher cette élite d'une
314 Frères et sujets

France métropolitaine beaucoup plus officielle, ainsi


qu'en témoignait l'adhésion des députés africains aux
divers partis qui faisaient et défaisaient les gouverne-
ments de la IVe République. Mais comme le soulignait
aussi la revue Présence africaine qui, tout en accueillant
des textes d'ethnologues ou d'écrivains français, ne
voulut plus, même sur un plan culturel, se référer à une
race ou une couleur, ainsi que l'avaient expressément
fait plusieurs revues d'avant-guerre, telles La Race
nègre ou le Cri des nègres. Et, quoique le colonialisme
fût de plus en plus dénoncé, que Césaire et Fanon 1
l'identifiassent à une barbarie et à un racisme bafouant
la civilisation et tout projet universaliste, les évolutions
qui avaient cours dans les territoires d'Afrique noire ten-
daient désormais à le reléguer au passé. Simultanément
la guerre d'Algérie, en affectant beaucoup plus directe-
ment la nation française que toutes ses conquêtes ou
guerres coloniales antérieures, faisait de la métropole,
sur la scène publique ou clandestinement, le lieu d'un
militantisme et d'une solidarité anticolonialiste sans pré-
cédent.
Menacée dans son propre espace par ceux-là
mêmes qui ne voulaient rien savoir de l'indépendance
algérienne, la métropole put finalement se donner des
airs de France idéale en entreprenant, sous la férule du
général de Gaulle, la décolonisation de tous ses terri-
toires d'Afrique. Mais, comme on l'a vu, cette apparente
rupture historique instaura de part et d'autre des liens
bien plus organiques qu'auparavant, notamment en fai-
sant de la métropole le lieu d'intenses immigrations de
travail provenant du Maghreb et d'Afrique noire. Or,
indépendamment de ce qu'elles traduisirent tout au long
des vingt premières années de la Ve République comme
besoins du capitalisme français en main-d' œuvre bon
marché, ces immigrations furent tout particulièrement
propices à l'expression d'un désir de France. Pas seule-
ment pour les migrants eux-mêmes qui, s'ils étaient sus-

1. A. Césaire, Discours sur le colonialisme, op. cit. ; F. Fanon,


Peau noire, masques blancs, op. cit.
Désir de France 315

ceptibles de devenir des citoyens français, pouvaient


tout aussi bien y faire de pénibles expériences et
éprouver au contraire l'envie de retourner chez eux;
mais aussi et, peut-être, surtout pour tous les autres,
ceux qui demeuraient au pays, mais qui, parce qu'ils
étaient de plus en plus nombreux à avoir des parents ou
des amis installés en France et parfois à être en mesure
d'aller leur rendre visite, parce qu'ils pouvaient appré-
cier dans leur propre pays le poids de la « coopération
française », conçurent de l'ex-puissance coloniale l'idée
d'un monde toujours plus proche et familier. Facilité par
des transports aériens de plus en plus intenses et acces-
sibles, un imaginaire francophile (plus précisément
« métrophile ») accomoagna l'édification de l'État
franco-africain et concerna un nombre croissant de res-
sortissants d'Afrique francophone qui, même s'ils ne
vivaient pas trop mal au pays et n'étaient pas pour
l' heure candidats à l'émigration, ne cessaient de la
concevoir comme une alternative possible, pour eux ou
pour leurs enfants, comme si cette France, dont ils par-
laient, grâce aux progrès de la scolarisation, de mieux en
mieux la langue, était leur seconde patrie.
Cet imaginaire fut d'autant plus fort que, dans le
système organique qui unissait la « métropole» à leurs
« pays souverains », la première faisait figure de pays où
il paraissait bon vivre, où il y avait de bons services
publics, une protection sociale et des libertés politiques,
tandis que chez les seconds, même les mieux nantis, la
réalité était tout autre, caractérisée notamment par des
régimes à parti unique bien souvent tyranniques. C'est
pourquoi, du reste, en dépit du ferme soutien que l'État
franco-africain accordait à ces régimes, nombre de leurs
opposants vinrent trouver refuge en France, révélant de
la sorte à nouveau toute l'ambivalence d'un pays qui
avait, à n'en point douter, quelques responsabilités
objectives dans leur exil mais qui, par ailleurs, acceptait
assez fréquemment de les accueillir, quitte à surveiller
étroitement leurs agissements.
Ainsi peut-on comprendre l'incompréhension et
l'émotion que suscita, en 1993, l'annonce de l'arrêt de
316 Frères et sujets

l'immigration en France. Survenant à peu près au même


moment que la dévaluation du franc CFA, elle-même
perçue dans les pays africains comme un signe de désaf-
fection, elle alla directement à l'encontre de cet imagi-
naire francophile qui s'était fortement développé en
direction de la « métropole» depuis les indépendances.
Plus précisément, cette mesure semblait désormais
rendre impossible ce qui pour quantité d'Africains fran-
cophones devait justement demeurer possible: pouvoir
partir en France et maintenir avec elle ce lien de proxi-
mité et de familiarité qui faisait qu'ils y seraient, non
point des étrangers, mais des Africains déjà plus ou
moins français, ou ayant une part d'eux-mêmes forte-
ment disposée à le devenir. De ce point de vue, le mou-
vement des sans-papiers de 1996 fut hautement signifi-
catif. Pour obtenir gain de cause, ses leaders non
seulement invoquèrent l'histoire largement partagée de
la France et de l'Afrique francophone, notamment au
travers de la conscription, mais aussi révélèrent toute
leur aptitude à manier excellemment le français et à
mener des luttes spectaculaires (grèves de la faim, occu-
pation d'édifices religieux) qui ne pouvaient jeter aucun
doute sur leur détermination.
L'arrêt de l'immigration provoqua d'autant plus de
désarroi qu'il survint en une période où les pays afri-
cains étaient confrontés à de graves marasmes écono-
miques et à de profondes crises sociopolitiques, consé-
cutifs aussi bien à la chute des prix de leurs principaux
produits d'exportation qu'à la mise en œuvre des pro-
grammes d'ajustement structurels édictés par les institu-
tions de Bretton Woods, à peine amortis par les protec-
tions françaises, qui rendaient leurs États impuissants à
conduire des politiques publiques et à contrecarrer les
processus rapides de paupérisation. Le projet d'émigrer
est donc devenu nettement plus tangible depuis une
dizaine d'années, notamment parmi ceux qui auparavant
n'en avaient que la vague intention, et touche aujour-
d'hui plus particulièrement quantité de jeunes gens sans
emploi ou qui sont persuadés qu'ils n'en trouveront pas
au sortir de leurs études. li l'est devenu malgré les obs-
Désir de France 317

tacles que l'État français, dans l'Hexagone, comme dans


ses consulats, n'a cessé de multiplier pour empêcher
qu'il ne se réalise, et malgré tout ce que les jeunes Afri-
cains savent des conditions de vie difficiles qui les atten-
dent en France. Car, chez eux, l'aspiration à émigrer et,
spécialement le désir de France, est maintenant à la
mesure d'un sentiment contraire et plus inédit de pro-
fond rejet de leur propre monde. Celui-ci résulte autant
des réalités auxquelles ils sont confrontés (chômage,
violences, sida, etc.) que de la manière dont le monde
occidental en général pèse sur leurs jugements en dis-
tillant son afro-pessimisme et en leur renvoyant de
l' Afrique l'image d'un continent chaotique et désespéré-
ment inapte au progrès. Un sentiment qui est encore plus
accentué par l'accès massif des jeunes Africains aux
médias occidentaux, spécialement français en Afrique
francophone, qu'ils sont de plus en nombreux, en dépit
des dépenses encourues, à posséder des cellulaires et à
utiliser internet grâce à la multiplication des cybercafé.
Rendu plus proche par ces connexions, l'univers auquel
ils aspirent n'en est à l'évidence que plus désirable et
celui qui les entoure encore moins attrayant 1.
En outre, il existe désormais d'autres types de rap-
prochement et de connexion avec le monde désiré.
Comme ces multiples jumelages que de nombreuses
mairies françaises ont contractés avec des villes ou des
villages d'Afrique francophone, permettant, non seule-
ment à des ressortissants des premières d'aller soutenir
quelque généreux projet de développement, mais aussi à
des originaires des seconds de bénéficier de la récipro-
cité en faisant leur premier pèlerinage en «métropole ».
Comme ces organisations non gouvernementales et
associations humanitaires, toujours plus nombreuses à
vouloir combler les déficits ou les absences de politique
publique, et qui, tout en étant en France et dans d'autres

1. M. Timera, « Les migrations des jeunes Sahéliens: affirma-


tion de soi et émancipation », in Autrepart, n? 18,2001, p. 37-49 ;
E. de Latour, «Métaphores sociales dans les ghettos d'Abidjan »,
dans le même numéro, p. 151-167.
318 Frères et sujets

pays occidentaux créatrices d'emplois et de nouveaux


métiers, suscitent en Afrique même des vocations sem-
blables et permettent à des Africains de s'insérer dans
leurs réseaux ou d'aller rechercher, là où il y a de pos-
sibles soutiens financiers, à Paris, à Bruxelles ou
ailleurs, de quoi monter leur propre association ou leur
propre projet de développement 1.
Ce ne sont là, nous dira-t-on, que certains des
divers aspects du processus actuel de globalisation dans
lequel le désengagement de l'État et la moindre pré-
sence de la politique publique nationale semblent aller
de pair, moyennant une augmentation sans précédent
des inégalités et de la pauvreté, avec une plus large
ouverture au monde, et autoriser un peu partout, y com-
pris sur le continent le plus mal loti, l'accès à de mm-
tiples réseaux et branchements internationaux 2. C'est
pourquoi, du reste, de nombreux jeunes Africains fran-
cophones, particulièrement attentifs à la chose, aspirent
à émigrer, non pas seulement en France, mais plus glo-
balement parmi les divers pays du monde occidental, en
Angleterre, en Allemagne, en Italie, et de plus en plus
aux États-Unis: bref là où il y a une opportunité, là où
une de leurs relations est déjà installé, là où ils ont
connaissance d'une filière pour passer les frontières.
Toutefois, compte tenu d'une tradition d'émigration en
« métropole» déjà ancienne, d'un système franco-afri-
cain qui, bien que n'étant plus tout à fait ce qu'il fut
jusqu'au premier septennat de François Mitterrand,
conserve toujours une certaine vigueur - en se justifiant
notamment d'une défense de la francophonie -l'aspira-
tion à émigrer indifféremment vers le Nord ne semble
qu'en partie avoir amoindri le désir plus particulier de
France métropolitaine. Sans doute celui-ci est-il de plus
en plus associé à un certain sentiment de dépit vis-à-vis
d'une République française qui, au motif de lutte contre
1. T. Bierschenk, J.-P. Chauveau, J.-P. O. de Sardan (dir.),
Courtiers en développement, Paris, APAD-Karthala, 2000.
2. J.-L. Amselle, Branchements: anthropologie de l'universa-
lité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.
Désir de France 319

le chômage, d'insécurité ou de construction européenne,


paraît vouloir oublier ses anciens ou plus récents besoins
d'Afrique et traiter désormais ses sujets d'antan, non
plus comme de possibles «frères» ou citoyens, mais
comme de purs étrangers. Mais, comme si, de leur côté,
ils ne voulaient rien savoir de ce nouveau cours de l'his-
toire de France et des amnésies dont elle se pare, quan-
tité de jeunes africains francophones continuent de
s'entretenir de rêves métropolitains, d'une France où la
« galère» sera de toutes les façons plus douce que dans
leur propre pays. Ils se persuadent, malgré ce qu'ils
savent de son chômage, que de nombreuses offres
d'emplois (gardien de nuit, ouvrier du bâtiment, plon-
geur, garde d'enfants, aide ménagère pour personnes
âgées, etc.) n'y sont pas satisfaites et leur sont du coup
plus particulièrement destinées.
LA MÉDIATION COMMUNISTE

Le troisième et dernier fil rouge du «désir de


France» nous ramène à nouveau quelque peu en arrière,
mais un peu moins loin que les précédents dans l'his-
toire des relations franco-africaines. Plus récent que le
fil franc-maçon, il croise en réalité celui tissé par la
métropole après la Première Guerre mondiale et, sur-
tout, juste à la fin de la Seconde, tout en déployant sa
propre trame dans le cadre de l'Union Française avec la
création de partis politiques au sein des territoires afri-
cains d'outre-mer.
Aborder ce qu'on est convenu d'appeler la média-
tion communiste, très précisément celle du parti com-
muniste français, revient sans doute d'abord à évoquer
l'une des grandes composantes de l'identité française
contemporaine. Car, quoi qu'on puisse penser du PCF,
spécialement de la longévité de ses accointances stali-
niennes, il figure certainement comme l'un des grands
acteurs de l'histoire de France du siècle dernier, aussi
bien par rapport aux luttes ouvrières qui y ont fait
advenir progressivement un « État social », que par la
manière dont il eut, compte tenu de la place qu'il occupa
au sein de la Résistance, à jouer un rôle majeur, tant
dans la vie politique mouvementée de la IVe République
que dans l'édification plus durable d'un État national
s'efforçant de conjoindre puissance et indépendance. Et,
s'il figure si bien dans l'histoire de la période récente,
c'est que non seulement la formule d'un « gaullo-
322 Frères et sujets

communisme» a pu être proposée pour synthétiser les


quinze premières années de la v· République, mais
qu'en outre le PCF, même si ce fut pour commencer à
enregistrer son déclin, redevint, avec la présidence de
Mitterrand, et d'une façon bien moins conjoncturelle
qu'au lendemain de la Libération, un parti de gouverne-
ment. C'est là, à nouveau, une singularité de la France
qui la distingue de tout autre pays européen, surtout
lorsque survinrent la chute du mur de Berlin et la
décomposition de l'empire soviétique, comme si, à
l'image de son État franco-africain, elle n'enregistrait
les affaires du monde qu'au rythme de ses propres évo-
lutions ou de ses propres gestes autoréférentiels.
En tout cas, on ne s'étonnera pas qu'en ayant joué
des rôles aussi importants, le PCF ait partagé nombre
d'ambivalences de l'État français à l'égard de ses colo-
nies, spécialement à l'égard de ses colonies africaines.
Qu'il ait représenté, après sa fondation en 1920 au
congrès de Tours, un important courant anticolonialiste,
que ses députés aient maintes fois enquêté et protesté
contre les exactions ou les répressions meurtrières qui se
commettaient au Maroc ou en Indochine, qu'il ait pris
une part active, mais non sans quelque prudence et ater-
moiement, à la lutte contre les interventions militaires en
Algérie, ne l'a pas empêché, avec des arguments qui
pouvaient être ou non empruntés à Moscou, de consi-
dérer que les nationalismes d'outre-mer étaient encore
immatures ou trop opportunistes. li estima même, à
l'encontre de leurs velléités d'émancipation, que les
peuples colonisés par la France devaient prioritairement
lutter avec les travailleurs métropolitains contre le fas-
cisme, puis contre l'impérialisme international que
représentait exemplairement le monde anglo-saxon 1.
C'est ce qui ressortit tout particulièrement après la Libé-
ration, dans un contexte marqué par les débuts de la
guerre froide, où le PCF continua à entretenir son image
de grand parti patriote en considérant que l'impérialisme

1. G. Madjarian, La Question coloniale et la politique du PCF,


Paris, Maspero, 1977.
Désir de France 323

français, quoique en principe condamnable, n'avait pas


les mêmes tares ou la même dangerosité que ses homo- .
logues britannique et américain. En conséquence,
l'Union française, principalement pour ce qui concernait
les territoires africains, était un cadre politique tout à fait
acceptable pour s'en préserver et pour développer au
contraire des alliances étroites entre les forces progres-
sistes de métropole et d'outre-mer 1. Sans doute était-il
hostile à l'assimilation, telle que la concevaient encore
de nombreux leaders africains ainsi que les milieux
francs-maçons (le PCF ayant du reste interdit, dès 1923,
à ses militants d'être membre d'aucune loge maçon-
nique), et certainement pensait-il qu'à terme les Afri-
cains devraient disposer du droit des peuples à se cons-
tituer en États-nations. Mais il avait de l'histoire des
colonisés, surtout en ce qui concerne les populations
africaines, une conception assez évolutionniste, suivant
laquelle, compte tenu de l'existence d'archaïsmes ou
d'un certain état d'arriérations, elles ne devaient franchir
les étapes que mesurément et les unes après les autres ;
ce qui n'était pas sans rappeler la politique coloniale de
l'entre-deux-guerres où, face à l'émergence d'une cité
africaine, on se prit à vouloir préserver le monde indi-
gène de changements trop rapides qu'il ne pourrait sup-
porter sans de graves désordres intérieurs, et à ne sou-
tenir ses évolutions que sous la forme d'« un juste
milieu »,
Mais, quelles qu'aient été ses ambivalences ou ses
ambiguïtés qui lui firent parfois rejoindre la tradition
coloniale indigénophile, et outre sa contribution à un
certain francocentrisme mettant tout spécialement en
avant le fait que, par sa seule et forte présence dans le
champ politique métropolitain, l'impérialisme français
n'était pas tout à fait de même nature que l'impérialisme
anglo-américain, le PCF n'en a pas moins représenté un
pôle de référence particulier: celui à partir duquel la
France pouvait se rendre également désirable en incar-

1. J. Suret-Canale, Les Groupes d'études communistes...,


op. cit., voir annexes, p. 111-112.
324 Frères et sujets

nant une autre France idéale, différente de celle que ne


cessait, par ailleurs, d'entretenir la longue filiation
franc-maçonne.
Pour s'en convaincre, il faut d'abord se reporter
aux débuts des années 1920, lorsque le PCF créa ce qu'il
appela sa « Section coloniale» sous la direction d'Henri
Loseray, puis sa propre École coloniale, indiquant que,
presque aussitôt après sa fondation, il se préoccupa vite
des affaires de l'empire. Dès cette époque du reste, il eut
de quoi manifester son anticolonialisme puisque l'État
français fut, pendant cinq ans, massivement engagé dans
la guerre du Rif au Maroc et que, bientôt, l'Indochine
allait lui donner d'autres arguments de soutien avec
l'initiative que prit un certain Nguyên Ai Quôc (futur Hô
Chi Minh et camarade du parti ayant participé au
congrès de Tours) d'y créer clandestinement un parti
communiste et de le faire participer activement à l'insur-
rection des tirailleurs annamites et tonkinois qui sera à
l'origine, malgré sa sévère répression, du mouvement de
libération vietnamien 1.
Cependant, mis à part au Maghreb, et spécialement
en Algérie où sa Fédération était implantée depuis le
congrès de Tours, mais n'était composée que de mili-
tants européens, les colonies d' Afrique noire parais-
saient encore assez éloignées des préoccupations du
PCP. Il est vrai que, dans les années 1920-1930, si le
régime de l'indigénat et la stratégie de l'autarchie y
fonctionnaient à plein, donnant possiblement matière à
une ferme dénonciation du colonialisme français, les
masses africaines, qui étaient réputées baignées dans
leurs coutumes et dans leurs univers paysans, ne parais-
saient encore guère être en mesure de générer une quel-
conque contestation politique. Il n'y avait guère qu'au
Sénégal, compte tenu de son ancienneté et de sa place
particulière dans l'histoire de l'imperium français en
Afrique et compte tenu de l'existence des Quatre Com-
munes, où l'on pouvait noter, au début des années 1930,

1. P. Durand, Cette mystérieuse section coloniale: le PCF et


les colonies, 1920-1962, Paris, Messidor, 1986, p. 87.
Désir de France 325

la présence à Dakar d'« un groupe d'études sociales»


qui réunissait des communistes européens et des élèves
africains de l'École normale William Ponty 1. Mais ce
n'était là qu'une bien maigre pénétration du PCF dans la
capitale de l'A-OF qui n'avait pas encore, pour l'heure,
les moyens de rivaliser avec l'influence franc-maçonne,
spécialement avec celle qu'avait eue Blaise Diagne dans
son combat assimilationniste: un personnage du reste
que le parti honnissait parce qu'il représentait à ses yeux
tout ce que l' assimilationnisme et la prétendue fraternité
des loges pouvaient engendrer comme formes de com-
promission avec le colonialisme.
Cependant, bien que les colonies africaines lui fus-
sent encore assez lointaines, c'est en métropole que le
PCF attira très vite certains de leurs originaires. Il les
attira juste après sa création, alors même que le « milieu
noir», qui s'était, depuis plusieurs décennies, constitué
dans l'Hexagone autour d'Antillais, puis de quelques
Africains, dont Blaise Diagne et Lamine Gueye, s'était
largement accru et diversifié depuis la fin de la Grande
Guerre. Comme on l'a vu, il y avait désormais à Paris,
Marseille ou Bordeaux, des dockers et marins, des
ouvriers qui pouvaient être des anciens conscrits démo-
bilisés, mais aussi déjà des clandestins, ainsi que
quelques dizaines d'étudiants, dont ceux de l'École nor-
male d'Aix-en-Provence formés pour servir d'institu-
teurs en A-OF 2. Or, parce que certains d'entre eux
avaient fait ou étaient en train de faire des expériences
décevantes en métropole (conditions de vie difficiles,
refus de la citoyenneté française, racisme, etc.), ou parce
que d'autres ne se reconnaissaient pas ou plus dans les
revendications du milieu afro-antillais, trop mondain ou
trop exclusivement tourné vers la seule assimilation, le
PCF leur offrit une alternative intellectuelle et militante
qui, tout en étant susceptible de les réconcilier avec la
1. J. Suret-Canale, Les Groupes d'études communistes... ,
op. cit., p. 39.
2. P. Dewitte, Les Mouvements nègres en France... , op. cit,
p.24-40.
326 Frères et sujets

France, pouvait leur donner une plus large compréhen-


sion de leur condition d'exploités ou de colonisés.
De ces Africains attirés par le PCF, on a brièvement
évoqué les deux principales figures au paragraphe précé-
dent. Il s'agit d'abord de Lamine Senghor (originaire de
Joal au Sénégal comme son cadet Léopold Sédar, mais
sans lien de parenté avec lui) qui, après avoir fait partie
des premiers contingents de tirailleurs à être engagés
dans la Grande Guerre, après avoir été gazé, blessé puis
décoré de la croix de guerre, choisit finalement de vivre
à Paris comme employé des PIT et d'adhérer à la
CGTU et au PCF en 1924, en même temps qu'il rejoi-
gnait l'Union intercoloniale, un organe du parti exclusi-
vement réservé, à leur demande, aux originaires des
colonies françaises. Vient ensuite Tiémoko Garan Kou-
yaté, un originaire du Soudan (Mali), instituteur du
cadre indigène, qui fut sélectionné pour se perfectionner
à l'École normale d'Aix, mais qui, après en avoir été
renvoyé pour agitation, demeura en métropole, à Paris
où tout à la fois il s'inscrivit à la Sorbonne, travailla
comme comptable chez Hachette et adhéra au parti en
1926.
Comme l'indique Philippe Dewitte, auquel sont
empruntées toutes ces précieuses informations, les deux
personnages, quoique n'ayant pas la même personnalité,
ni suivi le même parcours (Senghor, l'aîné, plus charis-
matique, mais moins intellectuel que Kouyaté, décéda
très vite, en 1927, des suites de ses gazages), voulurent
associer leur adhésion au communisme au combat plus
spécifique que devait mener le monde nègre contre les
oppressions et le racisme dont il ne cessait d'être vic-
time, et, pour cela, se donner les moyens d'une certaine
autonomie à l'égard du PCE C'est ainsi que Lamine
Senghor créa en 1926 le Comité de défense de la race
nègre, relayé un an plus tard, mais avec l'appui de Kou-
yaté, par la Ligue de défense de la race nègre. Tout cela,
bien sûr, était loin de plaire à la direction du PCF qui
voulait continuer à assurer la formation de ses militants
originaires des colonies, et qui, surtout, avait une
conception de sa lutte contre l'impérialisme prenant
Désir de France 327

bien peu en compte les particularismes raciaux ou cultu-


rels. Mais elle dut pourtant accepter cette volonté
d'autonomie, quitte à s'employer à en surveiller étroite-
ment les évolutions, comme il dut se résoudre à l'éclate-
ment de son éphémère Union intercoloniale et à la
naissance de mouvements communistes annamites et
nord-africains, décidés à s'affranchir encore plus sûre-
ment de sa pesante tutelle.
Le PCF et la CGTU eurent d'ailleurs de constants
démêlés avec Kouyaté, puisque celui-ci, tout en affi-
chant d'indéniables compétences de militant commu-
niste (au point de devenir un moment un révolutionnaire
professionnel que le Komintern envoya dans plusieurs
pays d'Europe et en URSS) ne cessa de revendiquer
l'autonomie du mouvement nègre en tentant de passer
des alliances aussi bien avec les milieux assimilation-
nistes qu'avec les réseaux internationaux du « sionisme
noir» de Marcus Garvey, et en voulant créer des syndi-
cats ouvriers exclusivement noirs. Exclu du parti en
1933, le leader africain, au tournant du Front populaire,
fréquenta la SFIO et Marius Moutet et défendit un point
de vue visant à reformer le système de l' indigénat en
vigueur dans les colonies africaines et qui était donc
bien davantage soutenu par la vieille perspective de leur
assimilation politique que par le projet, même à long
terme, de leur indépendance 1.
Cependant, quel que fût, durant cette première
période, son relatif échec à pérenniser, en son propre
sein, un militantisme chez ceux qui étaient originaires
des colonies françaises, le PCF, qui était lui-même en
train de se construire tout en étant accordé au vaste
réseau de l'Internationale communiste, n'en a pas moins
représenté un point d'appui et un lieu de médiation, un
accès à la vie sociale et politique de la métropole,
comme une ouverture au monde, assez remarquables.
Contemporain d'une première phase d'« immigration
africaine» dans l'Hexagone, l'attrait pour le PCF, même

1. Tiémoko Garan Kouyaté fut fusillé par les Allemands en


1942.
328 Frères et sujets

s'il fut minoritaire, a permis que de nouveaux leaders


africains se fissent les porte-parole des déconvenues de
tirailleurs démobilisés ne parvenant à obtenir ni pension
ni citoyenneté française, et des discriminations de tous
ordres dont faisaient l'objet ouvriers et marins noirs. Par
la formation qu'ils en reçurent, par les liens qu'ils y tis-
sèrent auprès de métropolitains, d'originaires des diffé-
rentes colonies de l'empire, ou d'étrangers, par les tra-
casseries policières qu'ils subirent, ces leaders
engrangèrent un capital culturel et politique assez diffé-
rent de celui de la vieille élite afro-antillaise, largement
franc-maçonne et largement acquise à la mission civili-
satrice de la France. Ils purent ainsi se faire eux-mêmes
critiques d'un PCF trop hexagonal et trop paternaliste,
véhiculant parfois les préjugés les plus ordinaires sur
l'Afrique et les Africains. De la sorte, le capital ainsi
engrangé porta ses fruits bien au-delà des milieux afri-
cains de métropole ~ comme en témoignèrent les nom-
breux contacts épistolaires que prit Kouyaté parmi les
« évolués» des colonies d'Afrique (notamment auprès
de Léon M'Ba au Gabon qui fut, semble-t-il, acquis aux
idées communistes avant d'être franc-maçon et, finale-
ment, partisan de la départementalisation de son pays),
ou les rencontres qu'il eut avec des Camerounais ins-
tallés en Allemagne et dont l'adhésion au communisme
traça une probable ligne de filiation avec l'UPC des
années 1950.
L'époque du Front populaire confirma cette double
tendance par laquelle la distance prise avec un PCF, jugé
trop peu soucieux des oppressions spécifiques dont souf-
fraient les colonisés (mais qui pouvaient autoriser cer-
tains compagnonnages), fut contemporaine du dévelop-
pement de mouvements communistes dans plusieurs
colonies ou protectorats français. Après la Tunisie et
l'Indochine, l'Algérie et Madagascar (1936) eurent à
leur tour des partis communistes nationaux reconnus en
principe légalement ~ et, tandis que le milieu afro-antil-
lais métropolitain suivait un cours plus intellectuel,
autour d'une nouvelle génération d'étudiants, particuliè-
rement bien représentée par Césaire et Senghor, un parti
Désir de France 329

communiste naissait officiellement en 1937, quoique


provisoirement, au Sénégal, sur fond de grèves dans les
services publics et les grandes entreprises exigeant la
reconnaissance du droit syndical et des augmentations
de salaire.
Mais c'est avec la Libération et sa participation,
jusqu'en 1947, au gouvernement de la France, c'est-à-
dire à l'édification de la Iv-République et de l'Union
française, que le PCF, à travers sa Section coloniale,
dirigée désormais par Raymond Barbé, entreprit,
comme jamais il ne l'avait fait auparavant, de s'inté-
resser aux colonies africaines. Compte tenu de son
implication dans la Résistance, de sa présence active
auprès du gouvernement d'Alger, c'est dès 1943, dès le
ralliement de l'ensemble de l'Afrique noire à la France
libre, que le PCF œuvra à la reconstitution de la Répu-
blique en associant plusieurs de ses militants à la créa-
tion de diverses associations (Groupes d'actions républi-
caines, France combattante, etc.) à Dakar et dans
d'autres capitales de l'empire 1. De sorte que même si la
liaison n'alla pas sans heurt ni défiance réciproque, un
air de « gaullo-communisme » présidait déjà à la refon-
dation de l'État français sur fond de reconquête de
l'Afrique noire par la France libre. De ce point de vue,
on serait assez tenté de dire que le PCF, fort de sa nou-
velle légitimité et de sa nouvelle position politique,
entreprit, parallèlement à celle des gaullistes, sa propre
conquête de l' Afrique. Cette conquête, il l'amorça,
semble-t-il, début 1944, avec l'arrivée - depuis Alger où
il était installé comme instituteur - à Yaoundé au Came-
roun, de Gaston Donnat qui, tout en continuant à ensei-
gner, s'employa presque immédiatement à y fonder un
Cercle d'études marxistes, auquel participèrent très vite
près d'une vingtaine de Camerounais, dont les futurs
leaders de l'UPC, Ruben Dm Nyobé et Félix-Roland
Moumié 2. C'était là un geste pionnier qui fut aussitôt
1. P. Durand, Cette mystérieuse section coloniale, op. cit.•
p.187.
2. G. Donnat, Afin que nul n'oublie, Paris, L'Harmattan, 1986.
330 Frères et sujets

systématisé par la décision que prit la Section coloniale


du parti de créer un peu partout dans les colonies afri-
caines des Groupes d'études communistes (GEC), en
A-ÉF comme en A-OF, au Gabon comme au Sénégal,
vieille terre de présence française et récent haut lieu de
l'État vichyssois où elle réussit même à organiser en
1945 un congrès France-URSS. Mais s'il put mener
aussi bien et aussi vite cette stratégie d'implantation,
c'est que le PCF, accompagnant en quelque sorte la nou-
velle politique de l'État français décidée à la conférence
de Brazzaville, put s'appuyer sur plusieurs de ses mili-
tants qui choisirent, parfois à son instigation, de partir
durablement en Afrique au titre d'enseignants, d'ingé-
nieurs ou de techniciens ou qui y conduisirent des mis-
sions d'enquête, comme le géographe Jean Dresch, pour
y diagnostiquer les évolutions économiques et sociales.
En fait, grâce à eux, grâce à la réussite de ses GEC,
le PCF fit bien mieux que la politique gaulliste qui pro-
posait certainement des réformes du vieux système colo-
nial, mais d'une manière encore assez vague ou assez
peu concrète. Par la formation tant doctrinale que pra-
tique qu'il lui dispensa en quelques années à peine, toute
une génération d'Africains dits «évolués », souvent
employés de l'administration ou des services publics
coloniaux, mais ne connaissant généralement pas encore
la métropole, put, non seulement contribuer à faire accé-
lérer les réformes promises, mais aussi accéder aux res-
ponsabilités politiques et syndicales qui allaient leur être
associées. Sékou Touré en Guinée, Mamadou Konaté au
Soudan, François Tombalbaye au Tchad, Djibo Bakary
au Niger, Ruben Um Nyobé au Cameroun, Léon M'Ba
au Gabon, Jean-Félix Tchicaya au Congo, et même
Houphouët-Boigny en Côte d'Ivoire (qui ne fut pas
membre à part entière du GEC ivoirien mais le fréquenta
assez souvent et en recommanda à d'autres l'excellente
formation), autant d'exemples de leaders africains qui
connurent par la suite des destins assez contrastés, mais
qui jouèrent, dès l'après-guerre, un rôle majeur dans la
constitution d'une vie publique africaine, notamment
par la création de partis politiques.
Désir de France 331

Ces leaders jouèrent d'autant mieux ce rôle que,


parallèlement à l'abrogation du Code de l'indigénat voté
par le Parlement français début 1946 devant théorique-
ment permettre l'accès à cette vie publique, le PCP et la
CGT s'employèrent de leur côté à structurer partis et
syndicats par des «apparentements» et des «affilia-
tions » avec leur organisation respective qui donnèrent
toute sa mesure à l'ambition des communistes en terre
africaine en même temps qu'ils instaurèrent un nouveau
type de fraternité franco-africaine. C'est ce que
démontra fort bien le congrès fondateur du RDA en
octobre 1946 à Bamako qui, bien que soutenu par les
députés du Bloc africain, n'aurait pu avoir lieu sans la
présence effective de Raymond Barbé et sans, surtout, le
soutien logistique du PCP, particulièrement, de Charles
Tillon, alors ministre de l'Armement de la toute nais-
sante IVe République '. Car pointait déjà, dans un
contexte global de début de guerre froide et d' engage-
ments militaires en Indochine et à Madagascar, une
période de sévère reprise en main des affaires africaines,
tant du côté des milieux coloniaux que du côté de l'État
français: les premiers ayant réagi en quelque sorte à
titre privé, dès 1945, au Cameroun par une tentative de
putsch sanglante contre la « subversion communiste »,
et le second n'attendant plus que le départ du PCP de
son gouvernement pour réduire au plus vite l'influence
du RDA.
Cependant, durant cette période de répression, qui
culmina en Côte d'Ivoire au début de 1950 et qui
aboutit, finalement, au «désapparentement» du RDA
d'avec le PCP, les communistes français (beaucoup plus
organiquement liés à la CGT depuis la scission et la
création de PO en 1947) ne laissèrent d'apporter leur
soutien aux militants politiques et syndicaux africains:
par l'envoi et la rétribution d'avocats pour la défense des
nombreux détenus, par des missions d'information et
d'expertise dont celle de Raymond Barbé en 1948, ou
1. J. Suret-Canale, Les Groupes d'études communistes...•
op. cit.• p. 25.
332 Frères et sujets

encore par la création d'un Comité de défense des


libertés démocratiques en Afrique noire qui édita un bul-
letin intitulé très significativement Frères d'Afrique l,
Mais cette France communiste et cégétiste, élargie à de
nombreux compagnons de route, eut bien d'autres rai-
sons de manifester et d'éprouver sa fraternité puisque,
durant la même période, la répression politique contre le
RDA fut largement contrebalancée par des luttes
ouvrières d'une ampleur exceptionnelle. Démarrant en
réalité au début de 1946 par une grève générale, tous
secteurs confondus, à Dakar, les mouvements revendi-
catifs s'étendirent progressivement à l'ensemble de
l'A-OF, marqués tout particulièrement en 1947-1948 par
la longue grève des 20 000 cheminots de la Fédération,
pour rebondir à nouveau en 1952 par un blocage quasi
généralisé de l'ensemble de ses activités économiques et
administratives 2, Organisés par des Unions de syndicats
qui étaient pour la plupart affiliées à la CGT et bénéfi-
cièrent ainsi de son soutien, ces mouvements eurent
cette particularité de vouloir en quelque sorte mettre les
travailleurs africains au diapason des travailleurs de la
métropole, obtenir comme eux des échelles de salaire,
des conventions collectives, la semaine de quarante
heures, des mesures de protection sociale telles que les
allocations familiales, c'est-à-dire tout ce en quoi la
France était en train, malgré tout, de devenir éminem-
ment désirable grâce à ses progrès et à ses acquis
sociaux.
En mettant ainsi en regard, ramassés dans une
même et brève période, d'un côté cette politique de
l'État français visant à reprendre fermement en main ses
territoires d'Afrique, spécialement à l'encontre du puis-
sant RDA, de l'autre ces mouvements syndicaux afri-
cains auxquels il dut concéder une bonne partie de leurs

1. P. Durand, Cette mystérieuse section coloniale... , op. cit.,


p.21O-211.
2. F. Cooper, « La question du travail et les luttes sociales ... »,
in M. Agier, J. Copans, A. Morice (dir.), Classes ouvrières
d'Afrique noire, op. cit.
Désir de France 333

revendications, on a sans doute l'un des plus édifiants


instantanés d'une ambivalence impériale récurrente
balançant entre sujétion et fraternité, entre France réelle
et France idéale. Mais par son caractère extrêmement
tranché, tenant en bonne partie au contexte de la guerre
froide et à un besoin d'Afrique renouvelé jetant les
bases du futur État franco-africain, il laisse plus particu-
lièrement percevoir un désir de France qui eut pour point
d'ancrage initial et pour nouvelle médiation l'action
spécifique du PCF en direction des territoires africains.
Ce qu'il avait entrepris au début des années 1920 auprès
de la première vague d'immigrés africains, mais sans se
préoccuper outre mesure de la situation de leurs pays
d'origine, le PCF put en effet le redéfinir assez large-
ment parce qu'il acquit lui-même une légitimité natio-
nale au cours de l'Occupation et parce que, dans
l'immédiat après-guerre, il imprima durablement ses
marques sur le fonctionnement de l'État français. En
cela le PCF devint bien plus français qu'auparavant. En
cela également, il ne fut pas un parti qui soutint néces-
sairement les nationalismes africains, se méfiant au
contraire de leur caractère étroitement bourgeois et
inclinant bien plutôt pour une lutte solidaire des peuples
de l'Union française contre l'impérialisme anglo-améri-
cain. Mais c'est justement parce qu'il eut cette légitimité
et qu'il adopta cette position, que le PCF complexifia
encore davantage et d'une manière spécifique l'ambiva-
lence et la singularité des relations franco-africaines.
Tout en étant du côté de l'État français puisqu'il fut une
composante importante de sa refondation autour de
l'Union française après la Libération, le PCF permit que
les réformes promises à la conférence de Brazzaville
devinssent effectives en apportant son soutien organisa-
tionnel aux forces politiques et syndicales africaines qui
entreprirent de lutter contre le très persistant système
colonial. Ce faisant, il contribua également, même si ce
fut plus indirect, à une évolution des territoires africains
qui les rapprochaient tendanciellement de la métropole,
notamment parce que leurs populations salariées réussi-
rent à obtenir une partie des droits sociaux qu'avaient
334 Frères et sujets

acquis les travailleurs de l'Hexagone et qu'elles pou-


vaient du coup en espérer davantage. Qu'il ne fût pas
partisan de l'assimilation politique, c'est-à-dire d'une
doctrine dans laquelle il voyait l'illusoire habillage du
colonialisme français, ne l'a pas empêché plus concrète-
ment d'être le lien grâce auquel un processus d'assimi-
lation sociale fut rendu possible et de susciter, en une
période où les Africains avaient cessé d'être juridique-
ment des indigènes, un désir de France plus tangible,
susceptible d'aboutir à une égalité des droits.
Parmi les leaders africains des années 1940-1950,
dont certains devinrent plus tard des chefs d'État, nom-
breux furent ceux qui fréquentèrent les GEC et qui, au-
delà de leur plus ou moins grande conviction commu-
niste, nouèrent des relations et des amitiés avec des
métropolitains ou des expatriés membres du PCE Par la
suite, quelques-uns devinrent franchement nationalistes,
mais en en payant le prix fort (la mort pour Ruben Dm
Nyobé, l'isolement pour Sékou Touré et la Guinée),
alors que beaucoup d'autres suivaient un tout autre itiné-
raire en trouvant davantage d'assurances et d'opportu-
nités dans la redéfinition plus organique des relations
franco-africaines ou dans les connivences des vieilles
fraternités franc-maçonnes. Mais si, dans les deux cas,
on peut être assez tenté de conclure à un relatif échec de
l'influence du PCF en Afrique (méfiant vis-à-vis des
nationalistes, il fut certainement dépité de constater
l'évolution des autres), on ne saurait dire pour autant
que l'apprentissage et l'expérience que firent auprès de
lui ces leaders africains n'ont finalement guère pesé
dans leur propre carrière politique. Tout particulière-
ment pour le plus important d'entre eux, F. Houphouët-
Boigny, président du RDA, responsable de l'apparente-
ment comme du désapparentement de cette organisation
panafricaine d'avec le PCF, et qui devint, au bout du
compte, comme on l'a vu, une sorte de superintendant
du système franco-africain postcolonial.
D' Houphouët-Boigny, il faut certainement redire
qu'il fut un personnage éminemment baroque qui a tra-
versé le siècle dernier en accumulant une variété de
Désir de France 335

registres et de fonctions (héritier d'une chefferie,


médecin africain, planteur, syndicaliste, député, ministre
français, catholique apparemment fervent aux accents
prophétiques, mais toujours assez proche des croyances
traditionnelles, etc.), et qu'il a longtemps, trop long-
temps, régné sur la Côte d'Ivoire, tel un monarque pen-
sant que son peuple lui était soumis par quelque décret
divin. Mais l'on ne saurait oublier qu'il fut, pendant plu-
sieurs années, compagnon de route du PCF, que, par sa
fréquentation des GEC et des communistes métropoli-
tains, il acquit également là une forte reconnaissance,
ayant tellement bien su apprendre les leçons du.
marxisme-léninisme que la Section coloniale du parti vit
un moment en lui un « Lénine de l'Afrique ». Cette part
communiste d'Houphouët n'a sans doute pas disparu
avec ses changements de parcours et son assomption
politique au terme de laquelle il affirmera son anticom-
munisme. Elle ressortit bien plutôt à la composition
baroque et charismatique du personnage (avec précisé-
ment une forte tendance au culte de la personnalité),
comme elle s'additionna assez bien avec cette part qui fit
de lui un «grand Français» ou un «grand franco-
africain ». En tout cas, Houphouët-Boigny en aura cer-
tainement fait le meilleur usage avec son propre parti, le
PDCI, qui, durant trente ans (1960-1990), fut le parti
unique de Côte d'Ivoire et fonctionna quoi que fussent
ses positions «droitières », suivant des méthodes de
centralisme démocratique qui n'avaient guère à envier à
celles du PCF au temps de sa jeunesse politique.
ÉPILOGUE
On pourrait résumer cet essai de mise en perspec-
tive des relations franco-africaines, ou de ce qui les a
constituées en « individualité historique », par le dérou-
lement et le chevauchement de trois principales
intrigues.
La première intrigue s'est attachée à suivre l'itiné-
raire d'un État français qui a durablement entretenu un
rapport ambivalent et parcimonieux avec son domaine
colonial, depuis ses premières possessions ultramarines
jusqu'à l'édification de son immense empire à la fin du
XJX'l siècle, en considérant que, s'il était utile ou néces-
saire pour développer son commerce, puis son capita-
lisme, affermir sa monnaie et soutenir ses comptes, il
devait le moins possible affaiblir sa démographie et
coûter à ses finances publiques. Toutes choses qu'il a fait
prévaloir durant près de trois siècles, de la monarchie
absolue à la fin de la IDe République, mais qu'il s'est
empressé, assez paradoxalement, de réviser au lende-
main de la Libération, c'est-à-dire à une période où le
colonialisme était globalement mis à mal, mais où l'État
français se distingua en investissant comme jamais, y
compris militairement, dans ses territoires d'outre-mer.
La deuxième a mis en scène la montée en puis-
sance, par-delà l'époque de la traite négrière, d'un
besoin plus particulier d'Afrique. Esquissé dans le
contexte de la perte de Saint-Domingue, ce besoin s'est
affirmé plus nettement par la suite avec l'activisme d'un
340 Frères et sujets

milieu «coloniste », puis d'un parti colonial qui, en


ajoutant à des motifs économiques une large palette
d'arguments politico-idéologiques, soutint la solda-
tesque conquérante et le gigantesque empire africain
qu'elle venait de donner au pays, mais sans que la nation
française ni même la puissance publique ne se sentissent
encore véritablement concernées par lui. C'est en réalité
bien plus tard, grâce si l'on peut dire à deux guerres
mondiales, impliquant la France au tout premier chef,
que des liens plus organiques se sont tissés entre la
métropole et ses colonies, que le besoin d'Afrique a pris
la forme d'une nécessité, participant de la régénération
et de la sécurité du pays comme de sa sauvegarde contre
la défaite et les hégémonies extérieures. Mais c'est plus
particulièrement après la Seconde Guerre, tandis que
des mouvements anticolonialistes et nationalistes se
développaient dans tous les empires, et, surtout, au tour-
nant des indépendances africaines, que l'État français
réussit à bâtir un système franco-africain qui eut la
fonction majeure, tout au long de la guerre froide, de lui
(re)donner puissance et indépendance.
Enfin, la troisième a mis en relation une histoire
plus fermement républicaine de l'État français - celle
par laquelle une nation particulière, transfigurée par sa
révolution, s'estima habilitée à incarner et à exporter
l'universel - avec l'histoire assez singulière d'une cité
créole au Sénégal qui fit la jonction entre deux époques
coloniales et pesa fortement et durablement sur les tours
pris par la colonisation française en Afrique. Car, si la
première a porté l'idée d'assimilation politique, notam-
ment au travers des loges franc-maçonniques, c'est dans
le prolongement de la seconde, avec l'instauration des
Quatre Communes, que cette idée est devenue effective
et qu'elle s'est perpétuée - notamment à travers la figure
de Blaise Diagne - parmi les populations africaines,
alors même que les autorités coloniales la remettaient en
cause pour lui préférer le maintien durable du régime de
l'indigénat. Ce qui souligne non seulement l'importance
de l'abolition dudit régime au lendemain de la Libéra-
tion, mais aussi et surtout le sens qu'elle a pu prendre
Épilogue 341

auprès de nombreux Africains: celui en l'occurrence


d'une assimilation politique qui pouvait être d'autant
plus désirable qu'elle s'était auparavant concrétisée au
Sénégal et parmi quelques « évolués» et que la métro-
pole, par son Union Française et par les fonctions minis-
térielles qu'elle confia à quelques grands leaders afri-
cains, avait l'air de vouloir en relancer résolument le
processus.
De ces intrigues, ou de ces grandes trames histo-
riques, ponctuées de grandioses et douloureux événe-
ments (révolutions, changements répétés de régimes et
de républiques, guerres, etc.), d'accès de francocen-
trisme balançant entre l'éloge et le dénigrement de soi,
est tout particulièrement ressortie la singulière ambiva-
lence d'un État français qui, comme d'autres puissances
coloniales, façonna partout dans son empire des mondes
d'assujettis, mais qui, beaucoup moins communément, y
instilla des doses de fraternité. Et, quoique ces doses
aient été bien plus légères que sa très pesante politique
coloniale toujours prête à se remilitariser pour ne rien
perdre de ses conquêtes, l'histoire plus particulière de
son immense empire africain, comme celle des
« besoins» ou des « attentions» qu'il n'a cessé spécifi-
quement de lui manifester, leur a permis de produire
d'importants et durables effets. Où l'on retrouve, encore
une fois, l'univers saint-Iouisien, les Quatre Communes,
le personnage de Diagne, mais aussi la force noire et son
impact tant en France que dans les colonies, l'influence
du milieu afro-antillais en métropole, la « reconquête»
de l'empire africain par la France libre, ou encore le tra-
vail accompli par le PCF auprès des forces politiques et
syndicales africaines; bref, tout un ensemble de figures
et de moments-clés au travers desquels l'histoire de
l'imperium français en Afrique a paru ne jamais pouvoir
se réduire à un système d'assujettissement draconien,
même s'il fut exemplairement mis en œuvre en A-ÉF, la
complexifiant au contraire de la réalité ou de l'illusion
d'une France bien plus désirable que ce que montraient
d'elle ses pratiques et ses guerres coloniales.
342 Frères et sujets

Mais le plus intrigant sans doute de toute l'affaire


et qui synthétise assez bien l'ensemble des fils qu'on
s'est proposé de dénouer, c'est un mouvement d'en-
semble des relations franco-africaines qui est finalement
allé à rebours de leur histoire officielle ou de la périodi-
sation communément admise. En effet, assez peu diffé-
rente d'autres histoires coloniales, l'histoire officielle
décrit généralement un processus qui débute par le
temps des conquêtes, se poursuit avec l'époque de la
colonisation proprement dite, puis commence à décliner
jusqu'au moment fatal des indépendances, pour rebon-
dir sous les formes plus obscures du néocolonialisme, en
l'espèce sous celles d'un « pré carré africain» au sein
duquel auraient tout particulièrement prospéré les
réseaux de la Françafrique. C'est là un récit qui, certes,
a au moins l'avantage de souligner la spécificité de la
période récente, de ce temps apparemment si trouble des
affaires et de la politique africaine de la France qu'un
certain nombre d'ouvrages, comme on l'a vu, tentent
d'élucider et de porter au grand jour. Mais c'est un récit
qui, dans ses principaux attendus, ne parvient à mettre ni
les liaisons ni les césures à leur bonne place et qui
empêche du coup de rendre intelligible un mouvement
d'ensemble assez singulier où les relations franco-afri-
caines sont plutôt allées d'une période de relative disso-
ciation à des phases de rapprochement de plus en plus
organique.
On peut ainsi qualifier de dissocié le temps de la
constitution de l'empire africain puisqu'il a correspondu
à une période où la Ille République au travers du parti
colonial avait, certes, soutenu la conquête, mais ne vou-
lait guère faire supporter à l'État le coût de la colonisa-
tion, comme la France, plus généralement, ne paraissait
pas davantage disposer à l'intégrer dans sa réalité ou
dans son imaginaire national. On peut en revanche
considérer qu'avec la Grande Guerre s'enclencha la pre-
mière phase de rapprochement (les prémices du futur
État franco-africain), au cours de laquelle les colonies
africaines commencèrent à prendre une dimension réga-
lienne (conscription, stratégie d' autarchie) et furent
Épilogue 343

mises au diapason des besoins de sécurité et de régéné-


ration de la métropole. Ce que l'épopée de la France
libre, signant une reconquête de l'empire africain sur le
. dos de l'État pétainiste, amplifia nettement, ouvrant à
son tour une période où la puissance publique s'installa
dans les territoires d'outre-mer, de la même manière
qu'en métropole, en maître d'œuvre de leur économie
politique. Et, si les indépendances marquèrent une
incontestable césure en ce qu'elles conférèrent à chacun
des territoires africains les outils institutionnels pour
exister légalement comme État national, c'est précisé-
ment à ce tournant que le rapprochement se fit encore
plus organique et que l'État français se transmua en un
État franco-africain. C'est-à-dire en un système où les
affaires africaines y devinrent, pour la France véritable-
ment régaliennes, lui permettant de gagner elle-même en
puissance et en indépendance.
L'Afrique aura donc été de plus en plus indispen-
sable à la France, et en des domaines, géostratégique,
militaire, énergétique, qui n'étaient pas initialement ins-
crits dans les conquêtes de la Ille République. Et la
France aura également réussi, malgré et par-delà une
colonisation qui ne laissa de circonvenir ou de trahir ses
idéaux républicains, à y susciter un besoin d'elle-même.
Non pas bien sûr un besoin à la mesure du sien, mais
plutôt un enchaînement d'inclinations à son endroit,
passant aussi bien par les fraternités franc-maçonne et
communiste que par la fréquentation de la métropole,
qui l'ont rendue réellement ou imaginairement familière
en Afrique même, notamment en y représentant la plus
naturelle ou la plus simple des alternatives pour accéder
à de bien meilleures conditions d'existence.
De ce chassé-croisé assez singulier, il est assez aisé
de conclure que les relations franco-africaines sont
devenues, au fil du temps, de plus en plus consistantes.
À cela près qu'une autre, et peut-être plus importante,
césure est intervenue avec la fin de la guerre froide qui a
enclenché une nouvelle phase de la mondialisation éco-
nomique en même temps qu'une accélération de la cons-
truction européenne et qui semble avoir eu pour consé-
344 Frères et sujets

quence d'amorcer un mouvement inverse, c'est-à-dire


un processus de déliaison entre les deux parties. Un cer-
tain nombre de décisions ou d'événements en ont été des
signes manifestes. Par exemple la dévaluation du franc
CFA au tout début de 1994, la baisse régulière de la part
du PIB français réservée à l'aide publique au développe-
ment, la suppression du ministère de la Coopération
accompagnée d'une diminution constante du nombre de
coopérants français partant travailler en Afrique franco-
phone et, parallèlement, mais pour d'autres motifs, le
contrôle de plus en plus draconien de l'immigration afri-
caine en France. À quoi il faut ajouter le rôle grandissant
joué par la Banque mondiale, le FMI et l'Union euro-
péenne dans la régulation macroéconomique de tous les
pays africains; ce 9ui a entraîné un affaiblissement
généralisé de leurs Etats et, pour les ex-colonies fran-
çaises, un déclin des relations interétatiques avec la
France, dont la puissance publique fut elle-même
amenée à ne plus remplir les fonctions centrales qui lui
avaient été dévolues depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale. Pour illustrer cette césure d'un événement
exemplaire, on pourrait encore dire des funérailles
d'Houphouët-Boigny qu'elles furent certes l'occasion,
pour une République française pieusement rassemblée,
de rendre un somptuaire hommage au superintendant de
ses régaliennes affaires africaines, mais qu'elles ont
peut-être également signé, le président ivoirien n'étant
plus là pour y faire obstacle, le coup d'envoi d'une nou-
velle époque: celle où l'État français, de plus en plus
focalisé sur la construction européenne, tendrait pro-
gressivement à se délester de son double franco-africain.
Sans doute sommes-nous dans cette nouvelle
époque et l'on peut assez raisonnablement estimer qu'il
était grand temps qu'elle advienne, que les relations
franco-africaines doivent résolument entamer une cure
de déliaison pour prendre au moins quelques distances
avec tout ce qui en a fait, par-delà l'époque coloniale,
des relations ambiguës, illusoirement familiales et fon-
cièrement asymétriques.
Épilogue 345

Cependant, quels qu'aient été, depuis une dizaine


d'années, les manifestations ou les signes de déliaison,
on ne saurait en inférer que les relations franco-afri-
caines n'appartiennent définitivement plus au domaine
régalien de l'État français ou qu'elles ne soutiennent
plus d'aucune manière l'édifice franco-africain de la
V'République. Comme on l'a vu, la France demeure
encore la principale partenaire commerciale de l'Afrique
(francophone, mais pas seulement) et ses grands
~roupes industriels ont profité de la « libéralisation» des
Etats africains pour prendre en main certains de leurs
grands services nationaux (eau, électricité, téléphone) ;
elle continue de plus à y préserver ses intérêts énergé-
tiques qui s'étendent, aujourd'hui, bien au-delà des ex-
colonies françaises, à des pays africains lusophones et
anglophones. En outre, malgré la fin de la guerre froide,
paraît se perpétuer le grand œuvre du gaullisme qui fit
de l'Afrique ce domaine réservé, par l'entremise duquel
la France est redevenue une grande puissance. Comme
l'indique la présence de ses forces armées en de mul-
tiples capitales africaines et ainsi que l'a tragiquement
montré son implication dans le génocide au Rwanda, un
pays francophone qui ne relevait pourtant pas de son
domaine impérial, mais qui, à l'instar d'autres pays afri-
cains colonisés par la Belgique et le Portugal, a été pro-
gressivement intégré à son vaste domaine géostraté-
gique. Et comme l'a aussi tout particulièrement révélé la
récente crise ivoirienne.
Sans mandat international, le gouvernement fran-
çais, par son armée, s'y est très vite impliqué, non seu-
lement pour assurer la sécurité de ses ressortissants en
Côte d'Ivoire, mais aussi, au nom d'accords de coopéra-
tion militaire, pour y mener, pendant plusieurs mois,
quelques opérations de police et y sauvegarder un fragile
cessez-le-feu. Ce fut là une implication assez spectacu-
laire qui tranchait avec le processus amorcé depuis
quelques années de désengagement français en Afrique,
mais qui le fut encore bien davantage lorsque, pour
trouver une solution politique à la crise, les autorités
françaises décidèrent rien moins que de rassembler les
346 Frères et sujets

diverses forces et composantes ivoiriennes dans la


région parisienne et d'assortir leurs pacifiques confron-
tations d'un mini-sommet franco-africain. Sans doute ce
qu'on appela « les accords de Marcoussis » ne fut pas
une réussite immédiate puisque aussitôt contesté en
Côte d'Ivoire et donnant lieu, comme cela ne s'était
jamais produit auparavant dans le monde franco-afri-
cain, à de violentes manifestations antifrançaises. Sans
doute devrait-on estimer que, loin que la France ait été
réellement en mesure de la résoudre, la crise ivoirienne
l'a au contraire convaincue d'aller dans le sens d'un plus
ferme désengagement vis-à-vis de son monde africain,
attendu que la Côte d'Ivoire en était toujours restée
l'épicentre. Mais, quoi qu'on puisse préjuger de cette
cruciale affaire, il fut malgré tout frappant que la France
se soit aussi promptement démenée pour la résoudre en
mobilisant l'essentiel de ses relations africaines (comme
les chefs d'État du Sénégal, du Togo ou du Gabon) et en
se passant durant plusieurs mois de tout recours à
quelques instances de la communauté internationale
(Nations unies, Union européenne), comme si elle
croyait encore à l'autosuffisance de ce qui avait forgé
son indépendance et sa puissance depuis quarante ans.
Et, même si l'on peut songer qu'elle en fut peut-être le
chant du cygne, la scène de Marcoussis donnait encore à
voir, tel peut-être un spectre, l'État franco-africain ras-
semblé non loin de la capitale de la vieille métropole.

On est donc plutôt enclin à penser que l'Afrique


demeure encore une composante de la souveraineté
française, comme si, même amoindrie, elle pouvait tou-
jours être requise pour la soutenir alors que l'époque ne
laissait de l'entamer au travers d'une mondialisation
polarisée autour de la toute-puissance des États-Unis et
d'une Union européenne projetant de se doter d'institu-
tions politiques supranationales. Dit autrement, l'Afrique
participerait de la continuation de la France en tant
qu'État national et de sa capacité, dans cette nouvelle
configuration tout à la fois mondiale et européenne, à
tenir et à faire valoir sa position de grande puissance:
Épilogue 347

comme si, finalement, elle persistait à puiser en Afrique


des éléments de souveraineté qu'elle perdrait par
ailleurs.
Nombre de pays africains francophones continuent,
à leur façon, à manifester un désir de France. Car, si
l'État franco-africain ne fonctionne plus tout à fait
comme par le passé, si les institutions de Bretton Woods
et l'Union européenne pèsent de plus en plus fortement
sur leur économie et leurs politiques publiques, la
France semble rester pour eux cette très familière puis-
sance du Nord susceptible de parler en leur nom, de
plaider leur cause pour que, par exemple, leurs dettes
extérieures soient allégées ou que de plus larges ou plus
souples crédits leur soient accordés. On peut bien sûr
voir là l'une des manifestations de la persistance du
grand œuvre de la V'République, quand l'État français
faisait de l'un avec du multiple en édifiant sa propre
indépendance sur le dos des « indépendances» de ses
colonies africaines. Mais on peut également discerner
dans ce rôle de représentant d'une certaine Afrique un
phénomène un peu plus intéressant: en l'occurrence une
façon, pour des États africains de plus en plus fragilisés
par les processus de mondialisation, de vouloir se main-
tenir comme États en s'identifiant à un État français qui,
certes, s'est délesté lui-même de larges secteurs écono-
miques et de parts de souveraineté au profit de l'Union
européenne, mais qui paraît devoir maintenir malgré
tout l'ossature de ce qui le définit comme res publica,
comme garant d'une «chose publique» et d'une com-
munauté de destins transcendant les intérêts particuliers.
En cela, il est encore désirable, même pour des États et
des gouvernants africains qui, pendant plusieurs décen-
nies, ont au contraire fort mal entretenu et peu respecté
la « chose publique », Car, quels que fussent leurs pra-
tiques de corruption et de clientélisme, leur « politique
du ventre» ou leur caractère despotique, il y avait en
eux, tout spécialement à l'intérieur du système franco-
africain, des ressorts publics qui les faisaient précisé-
ment fonctionner comme États. C'est ce que mettent de
plus en plus en cause, aujourd'hui, les politiques inter-
348 Frères et sujets

nationales d'ajustement structurel qui, en poussant à la


« libéralisation» des États africains, non seulement par-
viennent difficilement à enrayer leur «mauvaise
gouvernance », mais conduisent également, ici et là, à
leur délitement. Et c'est ce que nombre d'entre eux ten-
tent de préserver en faisant de la France la garante de
leur propre perpétuation.
Le processus de déliaison des relations franco-afri-
caines ne semble donc pas être arrivé tout à fait à son
terme, même si la dramatique crise ivoirienne en a peut-
être accéléré le cours. On peut bien sûr regretter qu'il en
soit ainsi, que le système mis en place au début de la
Ve République perdure bien au-delà de la fin de la guerre
froide, continuant à entretenir une certaine puissance et
souveraineté française grâce à des États africains encore
non libérés de sa tutelle. Mais on peut aussi espérer que
la déliaison n'adviendra véritablement que lorsque
l'Union européenne aura ses propres institutions poli-
tiques et qu'elle pourra, ce faisant, représenter pour
l'Afrique un modèle et un soutien afin tout à la fois d'y
garantir la res publica et d'y susciter, pareillement à
elle-même, des formes d'unions économiques et d'inté-
grations interétatiques capables de relayer les cadres
étroits laissés par une longue histoire impériale.
TABLE

PROLOGUE............................................................... 7
GÉNÉALOGIES.......................................................... 21
Les dilemmes coloniaux de l'Ancien Régime .... 25
Les prémices saint-Iouisiennes de l'assimilation 35
Aux sources des ambivalences idéologiques du
colonialisme français................ 45
BESOINS D'AFRIQUE................................................. 63
Des Antilles au Sénégal: l'ébauche d'un nouveau
projet colonial.................................. 69
Une grande répétition générale: la conquête de
l'Algérie................................................................. 81
Le tournant « faidherbien » 97
Un mouvement convergent d'intérêts et d'ac-
teurs procoloniaux.............. 98
Portrait sur pied d'un administrateur-ethno-
graphe: entre républicanisme et raciologie
pratique............. 105
Le rétablissement de la république ou la régé-
nération par la colonisation............ 113
Une France réputée dégénérée....................... 114
Un moment singulier d'assimilation.............. 120
Entre théories et pratiques : anciens et nou-
veaux dilemmes coloniaux de l'État français.... 125
350 Frères et sujets

Les difficiles connexions de la France avec son


empire africain 128
Sur le chemin de l'association.... 133
... les retours du refoulé................................ 141
Le monde franco-africain en mouvement 153
Le recours salutaire à l'Afrique ou les «bien-
faits» d'une assimilation 155
D'une leçon de colonisation l'autre............... 163
Jeux de miroir: corégénération et autarchie.. 169
Un État colonial devenu anachronique 179
Un besoin d'Afrique renouvelé........................... 183
L'Union française ou le retour massif des
ambivalences hexagonales 189
La famille franco-africaine en ordre de marche 207
La science, l'africanisme et la négritude au
cœur de l'entremêlement 215
Quand les Indépendances renforcent les liens
franco-africains................................................ 231
L' œuvre au noir de la V· République 242
Un capitalisme d'État franco-africain............ 258
D'un chassé-croisé démographique inédit..... 266
Un moment singulier de l'africanisme français 279

DÉSIR DE FRANCE ••..•. 293


La médiation franc-maçonne 297
La médiation métropolitaine............................... 307
La médiation communiste 321

ÉPILOGUE 337
CET OUVRAGE
A ÉTÉ TRANSCODÉ
ET ACHEVÉ D'IMPRIMER
SUR ROTO-PAGE
PAR L'IMPRIMERIE FLOCH
A MAYENNE EN AOÛT 2003

N° d'éd. FUOO2401. ND d'impr, 57339.


D.L. : août 2003.
(Imprimé en France)

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