Durkheim - Leçons de Sociologie (Physique Des Moeurs Et Du Droit)
Durkheim - Leçons de Sociologie (Physique Des Moeurs Et Du Droit)
Durkheim - Leçons de Sociologie (Physique Des Moeurs Et Du Droit)
LEÇONS
DE SOCIOLOGIE
Physique des mœurs et du droit
Cours de sociologie dispensés par Émile Durkheim entre les années 1890 et 1900 à Bordeaux et
répétés à la Sorbonne en 1904, puis en 1912 et repris sous forme de conférences avant sa mort.
Textes publiés en 1950.
AVANT-PROPOS
DE LA PREMIÈRE ÉDITION (1950)
. Å
Le présent ouvrage, publié par la Faculté de Droit de l'Université d'Istanbul, rassemble quelques
cours inédits d'Émile Durkheim.
Les lecteurs se demanderont sans doute comment celle Faculté a pu avoir le privilège de porter à
la connaissance du monde scientifique cette œuvre inédite du grand sociologue français. C'est là une
curiosité bien compréhensible. Je me propose ici de la satisfaire en quelques mots.
J'avais, en 1934, entrepris à Paris la préparation d'une thèse de doctorat en droit sur L'idée de
l'État chez les précurseurs de l'École sociologique française. Il m'avait alors paru indispensable de
connaître tout d'abord la pensée exacte d'Émile Durkheim, fondateur de celle école, sur le problème
de l'État.
Ce sociologue n'ayant pas fait de ce problème l'objet d'une élude spéciale et s'étant contenté, dans
ses œuvres déjà parues, d'évoquer certaines questions s'y rapportant, je fus amené à penser qu'il serait
possible de trouver des explications appropriées et détaillées dans ses inédits, s'il en existait. Dans
l'espoir d'y parvenir, je m'adressai au célèbre ethnographe Marcel Mauss, neveu d'Émile Durkheim.
M'ayant reçu de la manière la plus cordiale et exprimé, sa grande sympathie pour la Turquie qu'il
avait visitée en 1908, celui-ci me montra un certain nombre de manuscrits intitulés Physique des
mœurs et du droit. « C'étaient, dit-il, les cours professés par Émile Durkheim entre les années 1890-
1900 à Bordeaux et répétés en Sorbonne, d'abord en 1904, puis en 1912 et repris en conférences
quelques années avant sa mort. » Marcel Mauss, qui n'hésita pas à me les confier, ce dont je me
souviens avec plaisir, me remit, sur ma demande, une copie dactylographiée d'une partie des
manuscrits susceptibles de m'intéresser particulièrement. Je liens à rendre hommage, à celle occasion,
à la mémoire du regretté savant qui m'apporta ainsi un concours inestimable.
Marcel Mauss m'avait fait part, lors de notre entretien, de son intention de publier ces manuscrits
dans Les Annales sociologiques dont il était membre du Comité de rédaction. Mais il n'en a publié, en
1937, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, que la première partie comprenant trois leçons
sur la morale professionnelle. Il l'a fait, écrit-il dans sa noie introductive, pour se conformer aux
instructions rédigées, peu de mois avant sa mort, en 1917, par Émile Durkheim, qui destinait
quelques-uns de ses manuscrits, en signe de son amitié, avant tout autre à Xavier Léon, fondateur de
la Revue de Métaphysique et de Morale. Marcel Mauss y annonçait qu'il publierait plus lard, avec ces
trois leçons, les leçons de morale civique qui les suivaient.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 5
En 1947, j'ai publié dans la Revue de la Faculté de Droit d'Istanbul une traduction turque de six
leçons de morale civique dont je disposais. Mais, bien que je ne l'aie rencontrée nulle pari, j'avais
voulu savoir auparavant avec certitude si la publication projetée par Marcel Mauss avait eu lieu. Je lui
écrivis donc, le priant de m'en informer. Comme je n'avais pas de réponse, je fis appel, grâce à
l'information obtenue par M. C. Bergeaud, conseiller culturel près l'Ambassade de France en Turquie,
à Mme Jacques Halphen, fille d'Émile Durkheim. Mme Jacques Halphen eut l'obligeance de me faire
savoir que Marcel Mauss, très éprouvé par les souffrances qu'il avait subies personnellement pendant
l'occupation, n'était pas en état de pouvoir donner le moindre renseignement. Elle m'apprit par la suite
que les manuscrits en question, qu'elle avait pu identifier à l'aide de la copie que je lui avais envoyée,
se trouvaient au Musée de l'Homme avec tous les ouvrages et documents constituant la bibliothèque
de Marcel Mauss. Ces manuscrite comprenaient, précisait-elle, outre les trois leçons de morale
professionnelle déjà publiées, quinze leçons de morale civique qui n'ont pas encore été publiées en
France.
Quelques mois plus lard, j'envisageai la possibilité d'assurer la publication de l'ensemble de ces
leçons par les soins de la Faculté de Droit d'Istanbul. Mme Jacques Halphen, consultée, voulut bien
donner son accord à ce projet, que la Faculté de Droit approuva volontiers.
Telles sont les circonstances dans lesquelles furent découverts les manuscrits qui constituent,
d'après le témoignage de Marcel Mauss, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, le seul texte
écrit d'une façon définitive de novembre 1898 à juin 1900, et qui sont publiés à présent dans cet
ouvrage. Telles sont aussi les circonstances grâce auxquelles fui assuré le succès de l'initiative qui me
tenait à cœur.
Je dois donc, en premier lieu, exprimer ici à Mme Jacques Halphen la profonde gratitude de la
Faculté de Droit d'Istanbul ainsi que la mienne propre, pour la bienveillante autorisation qu'elle nous
accorda de publier celle œuvre inédite de son illustre père. Je dois ensuite remercier vivement mon
très distingué collègue M. le doyen Georges Davy d'avoir bien voulu se charger de la tâche difficile
de mettre la dernière main aux manuscrits et d'avoir rédigé une introduction. En tant que disciple et
ami d'Émile Durkheim, personne n'était plus autorisé que l'éminent sociologue qu'est M. Georges
Davy pour nous apporter ce précieux concours. Je liens aussi à remercier tout particulièrement M.
Charles Crozat, professeur à noire Faculté, ainsi que M. Rabi Korat, docent à la même Faculté, pour
avoir contribué à la correction des épreuves et apporté tous leurs soins à l'impression de l'ouvrage.
De son côté, la Faculté de Droit de l'Université d'Istanbul est justement fière d'avoir contribué
ainsi au resserrement des liens traditionnels de culture et d'amitié existant entre la Turquie et la
France. Elle est non moins fière d'avoir aidé, en assurant la publication d'une œuvre de celle
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 6
Pour ma part, je suis profondément heureux d'avoir été l'humble initiateur de celle réalisation et
d'avoir ainsi servi à la fois mon pays et le rayonnement de la science française à laquelle je dois tant.
INTRODUCTION
. Å
Pour faciliter l'intelligence de ce cours inédit de Durkheim, et pour comprendre ce que l'auteur
entendait par physique des mœurs, pourquoi il accordait, dans l'étude de la morale, une priorité à la
description des mœurs, et, plus généralement, en sociologie, à la définition et à l'observation des faits,
on voudrait dégager brièvement ici quels furent les thèmes majeurs de la doctrine et les préceptes
essentiels de la méthode du fondateur reconnu de la sociologie française.
Deux thèmes d'abord apparaissent d'une importance égale et qu'il faut successivement dissocier,
pour apercevoir par où ils s'opposent, et associer, pour comprendre comment ils se concilient et
donnent à la sociologie sa base de départ et la direction de son progrès : le thème de la science et le
thème du social, le premier qui renvoie à ce qui est mécanique et quantitatif, le second à ce qui est
spécifique et qualitatif.
Qui ouvre ce bréviaire du sociologue que constitue le petit livre paru en 1895 sous le titre Les
règles de la méthode sociologique et tombe naturellement d'abord sur le premier chapitre : « Qu'est-ce
qu'un fait social ? » et y voit naturellement aussi, sans aucune surprise, définir en premier lieu l'objet
de la nouvelle étude, le fait social, affirmé comme spécifique et irréductible à aucun élément plus
simple qui le contiendrait en germe, ne pourra guère hésiter à présenter comme premier le thème du
social ou de la socialité. Le fait, saisi sous l'angle où il est proprement social, n'est-ce pas, en effet, ce
qui répond au nom même de la sociologie et en même temps lui offre son objet ? Si cependant, sans
rien méconnaître de cette importance du « social », nous avons énoncé en premier lieu le thème de la
science, c'est que le thème de la science éclaire l'intention première de la doctrine et précise le
caractère de la méthode.
L'intention d'abord : et disons plus complètement l'intention et l'occasion. Ni l'une ni l'autre, à vrai
dire, ne sont nouvelles. L'une et l'autre, au contraire, rattachent notre auteur à une lignée
philosophique à la fois prochaine, celle d'Auguste Comte et de Saint-Simon, et lointaine, celle de
Platon. Platon dont la philosophie ne se séparait pas plus de la politique que celle-ci de la morale,
Platon, pour qui ces deux titres De l'État et De la Justice étaient synonymes, rêvait de soustraire la
cité au désordre et à l'excès au moyen de la plus sage constitution ; et il ne concevait celle-ci que
fondée sur la science - et non sur la simple opinion -, sur la science qui n'était pas, pour lui, sans doute
encore la science des faits, comme il en sera de la sociologie positive du XIXe siècle, mais qui,
science des idées, comme il la concevait, n'en était pas moins, à ses yeux, la science, la seule vraie
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 8
science et le seul moyen de salut et pour l'homme et pour la cité. Plus près de nous et devant la même
occasion d'une crise politique et morale, cette fois ouverte par la révolution française et par les
reconstructions qu'appelaient ses négations, Auguste Comte demande à la science, mais qu'il veut
positive, le secret de la réorganisation mentale et morale de l'humanité. Et c'est toujours le même salut
par la science que recherche passionnément Durkheim après l'ébranlement des esprits et des
institutions, consécutif, en France, à la défaite de 70, et en présence de cette secousse d'un autre
genre, mais accompagnée d'un analogue besoin de réorganisation, la, secousse provoquée par l'essor
industriel. Les transformations des choses appellent les reconstructions des hommes. À la science
seule il doit appartenir d'inspirer, de diriger et d'exécuter ces nécessaires reconstructions ; et comme la
crise est des sociétés, la science qui la résoudra doit être science des sociétés : telle est la conviction
d'où surgit et qui supporte la sociologie durkheimienne, fille de la même foi absolue en la science que
la politique de Platon et que le positivisme d'Auguste Comte.
Nous dirons comment cette science des sociétés est en même temps, et dans quelle mesure,
science de l'homme, et comment la connaissance de l'homme, à vrai dire toujours point de mire de la
philosophie depuis ses origines, veut s'élever, avec les sciences humaines, à un niveau d'objectivité
analogue à celui des sciences proprement dites. Mais c'est à la science des sociétés, ou sociologie
stricto sensu, que va d'abord être conférée cette objectivité que Durkheim d'ailleurs, et sans vraie
raison peut-être, refusera d'étendre à tous les aspects de l'homme, mais réservera à l'un d'eux, à celui
que nous proposerons d'appeler sa dimension sociale. Celle-ci n'est d'ailleurs qu'une part de l'humain,
mais, aux yeux de notre auteur, elle est la seule, et à l'exclusion de l'individuelle, qui soit susceptible
d'explication scientifique.
D'où dans l'exécution comme dans l'intention première la dominante priorité du thème science.
Mais encore faut-il, pour qu'il soit possible de traiter scientifiquement la société, que celle-ci offre à la
science une véritable réalité, une donnée qui soit l'objet propre de la science sociale. Et voici
qu'apparaît, en son égale et solidaire importance, le thème du « social » que définit, pour établir la
spécificité de cet objet, le premier chapitre des Règles auquel nous avons plus haut renvoyé. Ce «
social » se reconnaît à certains signes : à l'extériorité sous laquelle il apparaît et à la contrainte qu'il
exerce à l'égard des individus ; mais sa vraie essence est au-delà de ces signes, dans le fait originaire
au point d'en être nécessaire du groupement comme tel, et spécialement du groupement humain.
On a pu décrire, en effet, des sociétés animales, mais sans réussir à trouver en elles, malgré des
analogies incontestables, le secret des sociétés humaines. Il n'y a donc que comparaison et non raison
à tirer de la biologie qui ne fournit à la sociologie que sa seule base. Il n'y a, Durkheim en était
convaincu, de sociétés proprement dites que les sociétés d'hommes, ce qui à la fois confirme cette
spécificité du social à laquelle il tenait tant, et fait de la science des sociétés une science humaine au
premier chef : la société est une aventure humaine. C'est donc dans l'ordre humain qu'il faut
appréhender le fait fondamental du groupement. C'est là que l'on saisit le caractère immédiatement
unifiant, structurant et signifiant du phénomène groupement, son caractère premier par conséquent et
qui ne permet de le ramener à rien de plus élémentaire ou originaire que lui-même. Mais si le fait
groupement n'est pas postérieur à l'existence de l'individu, il n'est, à vrai dire, pas davantage antérieur,
car ni les individus ne seraient sans lui, ni davantage lui sans les individus. Une société vide n'est pas
moins chimère qu'un individu strictement solitaire et étranger à toute société. Les individus sont à
concevoir comme les organes dans l'organisme. Ils reçoivent de même de leur tout leur régulation,
leur position, leur être en définitive qui doit être qualifié être-dans-le-groupe. L'humanité de l'homme
n'est concevable que dans l'agrégation humaine et, en un sens au moins, par elle.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 9
L'affirmation de la réalité spécifique du social solidarise ainsi le tout social avec ses parties, mais
ne l'hypostasie en aucune façon en dehors d'elles, comme ont pu le faire croire les qualifications
d'extériorité et de contrainte où l'on a souvent voulu voir plus que de simples signes. On sait si
Durkheim, dans l'introduction à la 2e édition des Règles et en mainte autre occasion, s'est défendu à
cet égard d'avoir trahi son projet de positivité et donné la réalité à une simple fiction. Et, quand le
social prendra la figure de la conscience collective, il ne lui donnera pas non plus d'autre support que
les consciences associées et que les structures selon lesquelles les consciences sont associées.
Il n'est pas nécessaire d'attendre l'article célèbre sur les représentations individuelles et les
représentations collectives pour s'apercevoir que, si l'analyse du fait social force parfois l'expression
pour souligner la réalité spécifique du social, elle n'exclut cependant pas toute composante psychique.
La division du travail (2e éd., p. 110) reconnaît déjà que les faits sociaux sont produits par une
élaboration sui generis de faits psychiques et qui n'est pas sans analogie avec celle qui se produit dans
chaque conscience individuelle et qui « transforme progressivement les éléments primaires
(sensations, réflexes, instincts) dont elle est originellement constituée ». Ailleurs dans le même livre
(p. 67) et à propos de la conscience collective que le crime offense comme une atteinte à son propre
être et qui demande vengeance, ne rencontrons-nous pas l'analyse psychologique que voici : « Cette
représentation (d'une force que nous sentons plus ou moins confusément en dehors et au-dessus de
nous) est assurément illusoire. C'est en nous et en nous seuls que se trouvent les sentiments offensés.
Mais cette illusion est nécessaire. Comme, par suite de leur origine collective, de leur universalité, de
leur permanence dans la durée, de leur intensité intrinsèque, ces sentiments ont une force
exceptionnelle, ils se séparent radicalement du reste de notre conscience (c'est nous qui soulignons)
dont les états sont beaucoup plus faibles. Ils nous dominent.
Ils ont, pour ainsi dire, quelque chose de surhumain ; et en même temps ils nous attachent à des
objets qui sont en dehors de notre vie temporelle. Ils nous apparaissent donc comme l'écho en nous
d'une force qui nous est étrangère et qui, de plus, est supérieure à celle que nous sommes. Nous
sommes ainsi nécessités à les projeter en dehors de nous, à rapporter à quelque objet extérieur ce qui
les concerne. » L'auteur va même jusqu'à parler à ce propos d'aliénations partielles de la personnalité,
de mirage inévitable. Après quoi la conclusion de son analyse revient de l'aspect psychologique à
l'aspect sociologique : « Du reste, écrit-il en effet, l'erreur n'est que partielle. Puisque ces sentiments
sont collectifs ce n'est pas nous qu'ils représentent en nous, mais la société. » De la conscience
collective ainsi constituée il dira encore (ibid., p. 46) : « Sans doute, elle n'a pas pour substrat un
organe unique. Elle est par définition diffuse dans toute l'étendue de la société. Mais elle n'en a pas
moins des caractères spécifiques qui en font une réalité distincte. En effet, elle est indépendante des
conditions particulières où les individus se trouvent placés : ils passent et elle reste... Elle est donc
tout autre chose que les consciences particulières, quoiqu'elle ne soit réalisée que chez les individus.
Elle est le type psychique de la société, type qui a ses propriétés, ses conditions d'existence, son mode
de développement, tout comme les types individuels, quoique d'une autre manière. » Nous sommes
loin, on le voit, de la soi-disant définition du phénomène social qui en ferait une pure chose, puisque
nous voyons ici, au contraire, la définition durkheimienne s'ouvrir sur une véritable psychologie
sociale que l'on rencontre visée aussi bien dans l'importante préface à une réédition des Règles que
dans l'article que nous avons cité plus haut sur les représentations collectives.
Tel est donc le genre de réalité qu'il convient d'accorder à ce qui est appelé fait social ou
conscience collective : fait totalitaire de groupe, écho dans les consciences, mais qui ne s'y entend que
dans les consciences groupées, immanence toujours du tout à chacune des parties et qui ne prend
allure de transcendance que par projection, et en conséquence du sentiment plus ou moins conscient
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 10
qu'a chaque partie de se trouver, par sa participation même à son tout, arrachée à la passivité qui ne
peut que se répéter indéfiniment, et appelée, dans le concert commun, à un rôle propre et qui reçoit
sens de l'unité supérieure de l'ensemble.
Mais si le social a bien cette réalité à lui que nous venons de définir et que ne peuvent lui dérober,
en dissolvant sa complexe unité, ni la biologie ni la psychologie, si donc la sociologie ne manque pas
d'objet, il ne faut pas non plus - si elle veut être science - qu'elle manque d'objectivité. Et voici revenir
le thème de la science que nous avons bien dit indissociable du thème de la socialité et qui à la
sociologie, pour que justement elle soit science, impose ce précepte : traiter les phénomènes sociaux
comme des choses. Sur quoi de nouveau une ambiguïté à éviter à propos de ce mot chose. Il ne s'agit
pas de ne voir dans le phénomène social qu'une donnée matérielle - Durkheim s'est toujours défendu
d'un tel matérialisme -, mais seulement de l'envisager comme un fait donné, donné ainsi qu'une chose
que l'on rencontre telle qu'elle est, et non point imaginé ou construit selon ce que l'on croit qu'il peut
être ou désire qu'il soit. Après cela, qu'il soit donné comme une chose ne préjuge en rien qu'il ne soit
que chose matérielle et n'exclut nullement qu'il soit aussi ou en même temps idée, croyance,
sentiment, habitude, comportement, qui, non moins que la matière, sont réalités existantes et
efficaces, donc objectivement observables.
Or, c'est précisément cette observabilité que l'on veut souligner quand, à propos du « social », on
met en avant l'extériorité qui en est donnée comme le signe. Et c'est aussi pour ne pas laisser échapper
ou compromettre cette possibilité d'observation objective que Durkheim propose d'aborder le social,
d'abord tout au moins, par son aspect le plus extérieur, symbole peut-être d'un for intérieur non
directement accessible, réalité en tout cas qui ne se dérobe pas à l'observation. Cette réalité consiste-t-
elle en un comportement, elle est collective et donc comporte des manifestations répétées et massives
- proies alors offertes à la comparaison et à la statistique. La même réalité est-elle une institution, elle
est cette fois cristallisée en formes politiques ou en codes ou rituels, c'est-à-dire, muée en choses
facilement observables. Ainsi procède Durkheim dans sa Division du travail social, quand, par une
méthode tout à fait analogue à ce que sera celle de la psychologie du comportement, il cherche à saisir
à travers ses manifestations observables - sanctions du droit répressif ou restitutif - et à travers les
comportements qu'elle inspire - communion ou coopération - la solidarité sociale et ses diverses
formes. Ainsi procède-t-il encore dans un autre de ses ouvrages, quand il veut mesurer, grâce aux taux
variables du suicide ou de l'homicide que révèle la statistique, l'attachement à la vie, le respect de la
personne, ou le besoin d'intégration qui règnent dans tel temps, dans telle société ou dans telle classe.
Ce point de départ de la méthode est trop important pour que nous ne donnions pas la parole à
l'auteur lui-même : « Pour soumettre à la science un ordre de faits, déclare-t-il, il ne suffit pas de les
observer avec soin, de les décrire, de les classer, mais, ce qui est beaucoup plus difficile, il faut
encore, suivant le mot de Descartes, trouver le biais par où ils sont scientifiques, c'est-à-dire découvrir
en eux quelque élément objectif qui comporte une détermination exacte, et, si c'est possible, la
mesure. Nous nous sommes efforcés de satisfaire à cette condition de toute science. On verra
notamment comment nous avons étudié la solidarité sociale à travers le système des règles juridiques,
comment, dans la recherche des causes, nous avons écarté tout ce qui se prête trop aux jugements
personnels et aux appréciations subjectives, afin d'atteindre certains faits de structure sociale assez
profonds pour pouvoir être objets d'entendement et, par conséquent, de science » (Div. du travail.,
préface, p. XLII). Et plus explicitement encore nous lisons quelques pages plus loin : « La solidarité
sociale est un phénomène tout moral qui, par lui-même, ne se prête pas à l'observation exacte ni
surtout à la mesure. Pour procéder tant à cette classification qu'à cette comparaison, il faut donc
substituer au fait interne qui nous échappe un fait extérieur qui le symbolise et étudier le premier à
travers le second. Ce symbole visible, c'est le droit. En effet, là où la solidarité sociale existe, malgré
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 11
son caractère immatériel, elle ne reste pas à l'état de pure puissance, mais manifeste sa présence par
des effets sensibles. Plus les membres d'une société sont solidaires, plus ils soutiennent de relations
diverses soit les uns avec les autres, soit avec le groupe pris collectivement ; car, si leurs rencontres
étaient rares, ils ne dépendraient les uns des autres que d'une manière intermittente et faible. D'autre
part, le nombre de ces relations est nécessairement proportionnel à celui des règles juridiques qui les
déterminent. En effet, la vie sociale, partout où elle existe d'une manière durable, tend inévitablement
à prendre une forme définie et à s'organiser; et le droit n'est autre chose que cette organisation même
dans ce qu'elle a de plus stable et de plus précis. La vie générale de la société ne peut s'étendre sur un
point sans que la vie juridique s'y étende en même temps et dans le même rapport. Nous pouvons
donc être certains de trouver reflétées dans le droit toutes les variétés essentielles de la solidarité
sociale » (Division du travail., pp. 28-29).
D'où enfin cette conclusion : « Notre méthode est donc toute tracée. Puisque le droit reproduit les
formes principales de la solidarité sociale, nous n'avons qu'à classer les différentes espèces de droit
pour chercher ensuite quelles sont les différentes espèces de solidarité sociale qui y correspondent. Il
est dès à présent probable qu'il en est une qui symbolise cette solidarité spéciale dont la division du
travail est la cause. Cela fait, pour mesurer la part de cette dernière, il suffira de comparer le nombre
des règles juridiques qui l'expriment au volume total du droit » (Ibid., p. 32).
Il s'agit bien, on le voit, pour atteindre l'objectivité, de substituer à l'idée que l'on se fait des
choses dans l'abstrait, la réalité que l'expérience et l'histoire obligent à leur reconnaître. Ainsi
seulement la sociologie évitera de se construire en l'air et suivra scrupuleusement toutes les attaches
du réel que lui révèle l'étude de la physique des mœurs : tels, dans le présent cours, les liens entre la
morale professionnelle et l'évolution économique, entre la morale civique et la structure de l'État,
entre la morale contractuelle et la structure juridico-sociale dans sa variabilité. Tels ailleurs et dans
des cours demeurés inédits les liens qui attachent les sentiments et les devoirs familiaux aux formes
variables de famille et celles-ci aux diverses structures de sociétés. Bref, solidarité, valeur assignée à
la personne, état, classes, propriété, contrat, échange, corporation, famille, responsabilité, etc. - sont
des phénomènes donnés, matériels ou spirituels, peu importe, mais s'offrant à nous avec leur nature
propre, que nous n'avons qu'à prendre telle qu'elle est, dans sa mouvante complexité, trop souvent
revêtue d'une fausse apparence de simplicité.
Non moins qu'aux constructions arbitraires, renonçons donc en face d'eux aux trop faciles et
tentantes assimilations qui croient en rendre compte d'emblée ou par l'a priori ou par l'instinct ou le
besoin - constances supposées de la nature humaine. La référence à la nature qui paraît nous garder de
l'arbitraire ne suffit pas à nous donner la véritable objectivité. Car, si la nature forme, l'histoire
transforme. L'observation ne vaut que sous l'angle du relatif et quand elle replace le fait observé dans
ses conditions d'existence. Celles-ci, comme la nature sans doute, comportent des compatibilités et
des incompatibilités d'où dépendent l'équilibre et le jeu de la fonction. Mais cet équilibre lui-même
n'est qu'un palier du devenir, et l'adaptation de la fonction n'est pas acquise d'emblée et justiciable de
la seule explication horizontale par l'ambiance présente. Des séquences verticales temporelles la
préparent. La réalité sociale donnée qu'il faut non construire, mais observer comme une chose doit
donc être observée dans l'expérience à la fois et dans l'histoire. Seul le fonctionnement s'observe dans
le pur présent.
Mais fonctionnement n'est pas fonction, ni davantage fonction nature. Ces trois éléments sont
distincts, et tous les trois sont à observer comme donnés dans le temps et, répétons-le, sans cette fois
d'ambiguïté possible, à « traiter comme des choses ».
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 12
Ainsi le veut le thème de la science dont nous avons dit qu'il commandait la méthode de la
sociologie. Mais le thème du social qui pose son existence a, lui aussi, ses exigences. Reste à savoir si
et comment celles-ci peuvent s'accorder avec celles de la science.
Les exigences de la science qui interdisent de franchir les bornes de l'immanence confèrent par là
même un privilège à la notion de « normal » distinguée de celle de « pathologique » et habilitée, par
cette distinction même, à servir de critère pour apprécier la réalité observée. On voit même cette
notion de fait ou de type normal se substituer à la notion d'idéal ou de devoir-être et s'offrir comme
apte à régler notre conduite au lieu de se contenter d'en éclairer les moyens. Dans une telle
perspective, un phénomène sera présenté comme normal s'il apparaît d'abord comme suffisamment
général dans une société donnée où il constitue un type moyen, mais surtout, et plus profondément,
s'il offre une corrélation exacte avec la structure de la société au sein de laquelle il surgit. C'est plus
que la généralité qui n'est guère que signe, cette correspondance qui fonde la normalité.
Ainsi définie, cette normalité constitue la santé, identifiée au bien de la société, et donc destinée à
orienter son effort d'adaptation. - Sur quoi on ne peut pas ne pas remarquer que la généralité peut être
un signe trompeur, s'il est possible qu'une conduite de survivance, c'est-à-dire qui demeure la même
en dépit d'une modification de la structure à laquelle elle répondait normalement, peut, pendant un
certain temps, conserver sa généralité. Et l'on peut observer de même que l'exacte correspondance
d'une conduite à la structure corrélative est chose bien difficile à apprécier, comme il ressort d'ailleurs
des exemples allégués par l'auteur dans le chapitre sur la distinction du normal et du pathologique et
dont certains semblent assez arbitraires. Cette difficulté est d'ailleurs aggravée du fait que chaque type
normal ne l'est que pour une société définie, et non pour la société humaine en général, et qu'il
implique donc, pour être établi, une classification des sociétés dont l'esquisse proposée dans les
Règles pèche par un excès certain de systématisation et va, par son caractère à la fois mécanique et a
priori, à l'encontre du point de vue relatif sous lequel cependant le principe de correspondance, dont
elle doit permettre l'application, l'oblige à se placer.
Qui osera affirmer enfin, que, si la structure à laquelle on se réfère pour juger de la normalité est
bien, comme il se doit, celle de telle société bien définie, située et datée, le système de croyances et de
comportements, la mentalité et les institutions qui y doivent normalement surgir et s'imposer se
trouvent par là même nécessairement déterminées ? À l'appel de la structure n'y a-t-il donc qu'une
seule réponse possible ? Pourquoi l'adaptation - car c'est bien au fond d'adaptation qu'il s'agit - ne
comporterait-elle pas des modalités diverses et selon peut-être, pour partie du moins, les désirs ou le
choix plus ou moins conscients des agents humains, tout de même toujours, qui, collectivement ou
individuellement, l'opèrent ? De même que, s'il arrive que le site géographique impose ici la ville à
l'homme, il arrive aussi que là, au contraire, l'homme impose la ville au site.
La référence à la seule normalité définie comme il vient d'être dit nous retient en tout cas chez
Durkheim dans les strictes limites de l'expérience, à l'exclusion de tout appel à la transcendance, et le
lien causal qui veut établir, pour ainsi dire mécaniquement, la correspondance avec chaque structure
sociale relève,par conséquent, du thème impératif de la science que nous avons dégagé et semble ainsi
ramener la sociologie, développée sous ce signe, à un pur scientisme. Il n'en est rien cependant. Outre
que Durkheim ne tardera pas à dépasser cette première attitude qui assimile la distinction idéal-réel à
la distinction normal-pathologique, celle-ci s'accompagne, dès le temps de sa plus sévère rigueur, de
l'affirmation que nous avons développée plus haut et qui en limite singulièrement le scientisme :
savoir l'affirmation de la spécificité du social à l'égard tant du psychique lui-même que surtout du
biologique. N'est-ce pas assez dire que, contrairement au type d'explication du mécanisme et du
scientisme, le type ici proposé exclut la réduction à des éléments simples et la prétention de toujours
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 13
partir de l'inférieur pour rendre compte du supérieur. La sociologie, dont l'objet est dans la nature et
non hors d'elle, doit être science comme la science de la nature, mais, à la différence de celle-ci, elle
doit, sans cesser pourtant d'être science, ne rien laisser échapper de la qualité propre de l'objet social
qui est le sien et qui est en même temps et irréductiblement objet humain, puisque les phénomènes
sociaux qu'elle appréhende sont phénomènes de sociétés humaines et que c'est, suivant notre auteur,
par son caractère social que l'homme s'humanise. Et cela est si vrai que la sociologie peut à volonté
partir de l'homme pour retrouver dans l'analyse de sa nature la présence de la société, ou de la société
dont l'étude l'acheminera nécessairement à l'Homme. « L'homme dans-la-société » ou « La société-
dans-l'homme » : les deux formules sont équivalentes et peuvent servir l'une et l'autre à définir la
sociologie, s'il est vrai que l'homme a nécessairement une dimension sociale et la société non moins
nécessairement une composition humaine.
Il n'y a donc pas de rigueur de méthode qui tienne : l'humain ne se laisse résorber ni dans le
mécanisme ni dans le matérialisme. Mais l'humain n'est sauvé, grâce à sa dimension sociale et au
profit de la conscience, qu'au prix de l'individuel. Ici reparaît la tyrannie méthodologique du thème
science et surgit, sous sa pression, le monopole accordé à l'explication par des causes exclusivement
sociales, symétrique du monopole ci-dessus attaché à la notion de « normal ».
C'est en effet le propre et, il faut le dire, l'étroitesse aussi de la sociologie durkheimienne, que, la
dimension sociale de l'homme une fois reconnue, de ne vouloir retenir qu'elle pour définir l'humanité,
et pour la soi-disant raison que la dimension sociale seule peut être objectivement appréhendée. D'où
il suit que cette spécificité du social affirmée comme thème majeur à côté du thème science et qui en
un sens limite son privilège, en un autre sens vient de nouveau le renforcer, puisqu'elle l'arme d'un
veto à l'égard de tout ce qui serait spontanéité individuelle pure dont l'essentielle subjectivité nierait
toute détermination objective. Ainsi l'auteur croit-il devoir sacrifier l'individuel au social pour
permettre au social de sauver l'humain devant la science.
Sacrifice cependant qui, tel celui d'Abraham, ne va pas sains effort, hésitation et concession. On
en peut juger par la place faite et par le rôle assigné à l'individualité et où l'on voit - à côté d'une
volonté de restriction, pour ne pas dire de négation, incontestablement la plus fréquente et la plus
nettement affirmée - une tendance, parfois et progressivement moins prohibitive. D'où, à côté d'une
invitation certaine à former le durkheimisme sur lui-même et dans son exclusive et stricte socialité, la
possibilité aussi sans doute de l'ouvrir, un peu contre lui-même sans doute, mais plus cependant en le
prolongeant qu'en le reniant. Essayons d'y regarder d'un peu près.
Il n'y a pas d'abord à vouloir nier les condamnations et qui, comme il est naturel dans une charte
de méthode objective, donc sévèrement scientifique, abondent dans les Règles de la méthode
sociologique. Qui vient de proclamer que « toutes les fois qu'un phénomène social est directement
expliqué par un phénomène psychique on peut être assuré que l'explication est fausse » se trouve
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 14
naturellement amené, même s'il accorde qu'on ne puisse faire abstraction de l'homme et de ses
facultés, à maintenir du moins et à souligner que « l'individu ne saurait être que la matière
indéterminée que le facteur social détermine et transforme ». Et la même logique conduira à affirmer
des sentiments qu'ils « résultent de l'organisation sociale loin d'en être la base ». Il n'est pas jusqu'à la
sociabilité qui, du même point de vue, sera, pour notre rigoureux sociologue, refusée initialement à
l'instinct de l'individu pour être mise, à titre d'effet, au compte de l'influence de la vie sociale.
Non réfractaire sans doute, mais pas davantage spontanément prédisposée à la vie en société,
l'individualité humaine n'est donc que matière indéterminée et plastique et qui, non plus que la
matière aristotélicienne, ne serait capable de passer par elle-même à l'acte, puisque sa passivité
apparaît comme privée de tout principe propre de détermination : et il n'y a corrélativement ici
encore, comme chez Aristote, de science que du général, entendez du type social, ou, comme nous
l'avons exprimé plus haut, que de la dimension sociale de l'individu. Il ne faut en effet aucune
équivoque sur le sens du mot général. Car si l'on prend général au sens non plus de générique, comme
nous venons de le faire, par analogie avec Aristote, mais au sens de « indéterminé », le général ainsi
entendu va servir au contraire, par sa synonymie avec l'indétermination, à qualifier et à reléguer
l'individualité. Les Règles ne précisent-elles pas en effet que, si les caractères généraux de la nature
humaine entrent « dans le travail d'élaboration d'où résulte la vie sociale », leur contribution «
consiste exclusivement en états très généraux, en prédispositions vagues et par suite plastiques qui,
par elles-mêmes, ne sauraient prendre les formes définies et complexes qui caractérisent les
phénomènes sociaux si d'autres agents n'intervenaient ».
Entendez que ces autres agents sont les facteurs sociaux, puisque, comme on nous le répète,
l'explication par l'individu ne saurait que laisser échapper la spécificité du social. Voici donc ce que
finalement l'on nous invite à penser des soi-disant inclinations psychologiques individuelles qui sont
sans cesse invoquées pour tout expliquer : c'est que « loin d'être inhérentes à la nature humaine ou
bien elles font totalement défaut dans certaines circonstances sociales, ou d'une société à l'autre
présentent de telles variations que le résidu que l'on obtient en éliminant toutes ces différences et qui
seul peut être considéré comme d'origine psychologique se réduit à quelque chose de vague et de
schématique qui laisse à une distance infinie les faits qu'il s'agit d'expliquer ».
Cependant, un effet plus proche et plus précis peut être accordé, selon notre auteur, aux
phénomènes psychiques d'ordre individuel alors susceptibles de produire des conséquences sociales,
c'est lorsqu'ils sont si étroitement unis à des phénomènes sociaux que l'action des uns et des autres est
nécessairement confondue. Tel est le cas du fonctionnaire dont le prestige, comme l'efficacité aussi,
est fait de la force sociale qu'il incarne, le cas encore de l'homme d'État ou de l'homme de génie
auxquels il est accordé seulement qu'ils « tirent des sentiments collectifs dont ils sont l'objet une
autorité qui est aussi une force sociale et qu'ils peuvent mettre dans une certaine mesure au service
d'idées personnelles ». Et, comme si cette concession si minime était encore excessive, Durkheim
s'empresse d'ajouter d'une façon tout de même un peu déconcertante : « Mais ces cas sont dus à des
accidents individuels et par suite ne sauraient affecter les traits constitutifs de l'espèce sociale qui
seule est l'objet de science » (Règles, 2e éd., p. III, no 1). Et, pour couper court à tout faux espoir qu'il
aurait pu susciter du côté individualiste, il confirme cette remarque déjà si peu encourageante par
cette conclusion qui l'est encore moins : « La restriction au principe énoncé plus haut n'est donc pas
de grande importance pour le sociologue. » Et voilà comment par le veto de la toujours même censure
méthodologique, acharnée contre tout retour de flamme subjective, se trouve refoulée toute velléité de
tempérer la rigueur du monopole accordé à l'explication purement sociale.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 15
De cette explication, l'individu ne peut rompre la trame pour y insérer, fût-ce à titre d'appoint, sa
propre causalité. Sa raison sans doute ne sera pas congédiée. Mais elle ne pourra qu'apporter son
adhésion éclairée, jamais son efficacité créatrice, au schéma explicatif reconstitué à l'aide de facteurs
sociaux et d'exigences de structure. Tel est le rôle limité de notre autonomie que définira, dans la
même ligne étroitement rigoureuse, l'Éducation morale : enregistrement lucide et délibéré, mais non
législation : « Il ne saurait être question de regarder la raison humaine comme la législation de
l'univers physique. Ce n'est pas de nous qu'il a reçu ses lois... ce n'est pas nous qui avons fait le plan
de la nature : nous le retrouvons par la science ; nous le repensons et nous comprenons pourquoi il est
ce qu'il est. Dès lors, dans la mesure où nous nous assurons qu'il est ce qu'il doit être, c'est-à-dire tel
que l'implique la nature des choses, nous pouvons nous y soumettre non pas simplement parce que
nous y sommes matériellement contraints, mais parce que nous jugeons qu'il est bon. » Et, de cette
analogie avec la libre, parce que rationnelle, adhésion stoïcienne à l'ordre cosmique, notre auteur
conclut : « Dans l'ordre moral, il y a place pour la même autonomie et il n'y a place pour aucune autre
» (Éducation morale, p. 130-132). Mais il faut aller jusqu'au bout de l'analyse durkheimienne de
l'autonomie de la raison telle qu'il la définit pour comprendre qu'elle ne rend à l'individu comme tel
aucun rôle spécifique. C'est ce qui résultera de maintes déclarations faciles à recueillir dans la célèbre
communication sur la détermination du fait moral (reproduite dans Sociologie et philosophie, p. 95
sq.) - « Dans le règne moral comme dans les autres règnes de la nature, y lit-on, la raison de l'individu
n'a pas de privilège en tant que raison de l'individu. La seule raison pour laquelle vous puissiez
légitimement revendiquer, là comme ailleurs, le droit d'intervenir et de s'élever au-dessus de la réalité
morale historique en vue de la réformer, ce n'est pas nia raison ni la vôtre, c'est la raison
impersonnelle qui ne se réalise vraiment que dans la science... Cette intervention de la science a pour
effet de substituer à l'idéal collectif d'aujourd'hui non pas un idéal individuel, mais un idéal également
collectif et qui exprime non une personnalité particulière, mais la collectivité mieux comprise. »
La prise de position, on le voit, ne saurait être plus nette et plus catégorique. Et pour que l'on ne
risque pas de s'y tromper, l'auteur ajoute encore, se portant vraiment aux extrémités : « Dira-t-on que
cette plus haute conscience d'elle-même la société n'y parvient vraiment que dans et par un esprit
individuel ? Nullement, car cette plus haute conscience de soi la société n'y parvient que par la
science ; et la science n'est pas la chose d'un individu, c'est une chose sociale, impersonnelle au
premier chef. » Et enfin : « Si l'on entend que la raison possède en elle-même à l'état immanent un
idéal moral qui serait le véritable idéal moral et qu'elle pourrait et devrait opposer à celui que poursuit
la société à chaque moment de l'histoire, je dis que cet apriorisme est une affirmation arbitraire que
tous les faits contredisent. »
Une telle condamnation que nous avons dite et qui est en effet si nette et si catégorique de toute
initiative vraiment individuelle et une telle limitation, beaucoup plus stoïcienne que kantienne, de
l'autonomie de la raison, une fois reconnue et admise dans son rôle, sont-elles cependant, dans leur
netteté, exemptes d'ambiguïté et de grave ambiguïté ? On ne peut pas le penser. Il y a d'abord cette
assimilation qui est plus apparente sans doute que véritable entre ce qui est appelé ici « la raison
humaine impersonnelle qui ne se réalise vraiment que dans la science » et la science « chose non d'un
individu mais chose sociale, impersonnelle au premier chef », assimilation qui veut nous faire
entendre évidemment que la science et la raison dont elle est l'œuvre ne sont impersonnelles, et par
conséquent objectives, que parce qu'elles sont collectives, qu'elles sont choses sociales. Essertier 1,
dans son livre sur les Formes inférieures de l'explication, n'avait-il pas déjà justement dénoncé cette
confusion du collectif et de l'impersonnel en fait de science et en fait de raison ? « La pensée
impersonnelle, écrivait-il, est tour à tour la pensée qui n'est celle d'aucun individu en particulier et la
1 Note de l’Éditeur, JMT : Il n’y a pas d’erreur ici. Il s’agit bien d’Essertier.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 16
pensée objective ou vraie qui s'oppose à la pensée subjective. De là une triple équation dans laquelle
peut tenir tout le système : la pensée impersonnelle est la pensée vraie, mais elle est aussi la pensée
collective. La pensée collective a donc bien créé la pensée vraie. En fait, ce qui vient s'exprimer dans
l'impersonnalité de la pensée vraie, c'est la personnalité tout entière. Elle ne représente rien moins que
la victoire de l'individu sur sa propre subjectivité. Or celle-ci est précisément composée avant tout de
représentations collectives. En résumé, l'impersonnalité impliquée dans la vérité suppose chez celui
qui l'a découverte ou qui l'énonce en toute connaissance de cause le plus haut développement de la
personnalité et l'affranchissement le plus complet à l'égard des manières collectives de penser... pour
faire place à l'objet, c'est-à-dire à l'impersonnel. »
Critique juste. Car si l'impersonnalité qui est en effet marque et critère d'objectivité a bien son
rôle dans la science, ce rôle n'est pas celui de découvrir l'explication mais d'en sanctionner
l'exactitude par l'adhésion collective qui lui est ou non accordée de la part de la communauté savante.
La découverte de l'explication appartient bien par contre à tel ou tel savant - les inventions
simultanées n'étant pas tout de même le fait courant. On ne saurait donc, sous le fallacieux prétexte de
la sanction collective de l'objectivité, congédier le savant de la science, au bénéfice de la société. En
outre, si la science est collective, en effet, et impersonnelle, c'est, plus encore que par l'adhésion
collective qui sert de sanction à la découverte individuelle, par l'accumulation des découvertes
individuelles offertes à la vérification commune. La science certes n'est pas, Durkheim a raison de le
noter, la chose d'un individu. Mais qu'elle soit la chose de plusieurs n'implique pas qu'elle soit non
individuelle et donc chose sociale à opposer à l'individu. Enfin le dernier argument suivant lequel
revendiquer le rôle d'une raison purement individuelle dans l'explication reviendrait à faire de cette
raison une sorte de monade qui contiendrait d'emblée en elle-même le tout de l'explication ou de
l'idéal proposés voit trop facilement se retourner contre lui le reproche d'arbitraire qu'il brandit.
Bachelard n'a-t-il pas suffisamment montré que la science n'est pas toute faite dans la raison et que
l'activité rationaliste n'est féconde que si elle est corps à corps et dialogue perpétuel avec l'expérience.
Dialogue institué par son initiateur individuel qui est en attente et non en opposition à l'égard de la
collectivité de ceux qui le répéteront pour le vérifier ou le rectifier. Pourquoi là où justement la
vérification est de règle opposerait-on le danger de subjectivité à la raison individuelle et
privilégierait-on la raison collective, soi-disant seule scientifique, comme si cette raison collective
elle-même était tout à fait à l'abri des perversions subjectives, et comme, si la raison individuelle
quand, comme le plus souvent, c'est elle qui crée ou invente, était par contre nécessairement suspecte
d'arbitraire subjectivité ?
Il n'en reste pas moins qu'une rigueur tend à en entraîner une autre. C'est ainsi que la première
rigueur méthodologique renforcée par notre premier thème de la science nous a paru entraîner, avec la
condamnation du finalisme et du psychisme, le monopole du critère de la normalité, qu'ensuite une
seconde rigueur, issue de la première, a conféré monopole à l'explication par les seules causes
sociales, à l'exclusion de toute cause individuelle. Et voici maintenant qu'une troisième rigueur, à son
tour issue de la seconde, va venir jeter, ou du moins sembler jeter sur l'explication historique un
discrédit analogue à celui qui a frappé l'explication individuelle. Il y a là un glissement d'autant plus
curieux à observer que, d'ailleurs, il n'est pas sans retour et que, d'autre part, il montre le danger d'un
excès de logique. C'est ce que fait apparaître l'analyse de ce milieu interne qui demeure le seul terrain
où l'explication par faits sociaux puisse être cherchée, une fois le facteur individuel écarté, comme
nous voyons qu'il vient de l'être.
Tel qu'il est en effet défini, ce milieu interne ne devra comprendre, à l'exclusion de tout facteur
individuel, que des facteurs morphologiques de structure, tenant à la façon dont sont attachées au sol
ou groupées entre elles les parties constituantes de la société. Bref, ce qui entre en jeu ici pour
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 17
expliquer les processus sociaux, ce sont, pour la société considérée, ses présentes conditions
d'existence et ses forces motrices actuellement agissantes, c'est-à-dire, suivant notre auteur, le volume
et la densité démographiques, à quoi il faut ajouter, à chaque moment toujours, l'influence des
sociétés voisines. Ces causalités d'ailleurs sont à observer à plus d'un niveau, car il n'y a pas qu'un
seul milieu social à considérer, mais tous ceux, familial et autres, qui existent à l'intérieur de la société
en cause.
Cette conception du milieu social comme facteur déterminant de l'évolution collective est, déclare
notre auteur, de la plus haute importance. Car, si on la rejette, la sociologie est dans l'impossibilité
d'établir aucun rapport de causalité. En effet « cet ordre de causes écarté, il n'y a pas de conditions
concomitantes dont puissent dépendre les phénomènes sociaux ». Et l'on voit comment l'accent ainsi
mis sur la concomitance, à laquelle seule la causalité se trouve attachée, exclut la succession, donc
l'explication historique, comment le monopole de ce que Durkheim appelle les circumfusa aboutit,
dans les Règles du moins, à la disqualification des praeterita. Mais pourquoi cette condamnation dont
l'auteur sera le premier, dans ses propres recherches, à ne pas tenir compte ? Nous avons parlé d'un
excès de logique qui enchaîne une rigueur à l'autre. Il faut ajouter une sorte de terreur de la
philosophie de l'histoire et qui, parce qu'il a vu une telle philosophie perdre Auguste Comte, l'amène à
bannir en même temps qu'elle l'histoire proprement dite. Il faudrait ignorer l'œuvre entière de
Durkheim pour prendre à la lettre cette déclaration (Règles, 2e éd., p. 116-117) qui exprime ce que
nous venons de commenter : «On comprend bien que les progrès réalisés à une époque déterminée
rendent possibles de nouveaux progrès. Mais en quoi les prédéterminent-ils ? Il faudrait alors
admettre une tendance interne qui pousse sans cesse l'humanité à dépasser les résultats acquis... et
l'objet de la sociologie serait de retrouver l'ordre selon lequel s'est développée cette tendance. Mais
sans revenir sur les difficultés qu'implique une pareille hypothèse, en tout cas la loi qui exprime ce
développement ne saurait avoir rien de causal. » Que par là se trouvent visées la pseudo-loi
d'Évolution de Spencer ou la loi des trois états de Comte, soit. Mais par quel glissement, après avoir
exorcisé, dans les lignes qui suivent, la « faculté motrice que nous imaginons sous le mouvement »,
Durkheim peut-il énoncer sans réserve ce principe : « L'état antécédent ne produit pas le conséquent,
mais le rapport entre eux est exclusivement chronologique. » Que penser donc entre mille autres
exemples possibles de la crise économique de 1929 ? Faut-il croire qu'ouvrir les yeux sur les
conditions concomitantes oblige à les fermer sur les conditions antécédentes, comme si la nécessaire
solidarité horizontale des conditions d'existence du moment présent devait se détacher de la solidarité
verticale qui les lie à l'équilibre précédent, comme si la fonction ne devait rien à la genèse.
Pris à la lettre, tout le passage que nous visons ferait croire qu'on ne puisse rechercher de causes
dans l'histoire sans les admettre toutes enchaînées sous l'unique rigueur d'une seule loi qui les
déterminerait toutes : « Si, lisons-nous, les principales causes des événements sociaux étaient toutes -
(mais qui dit : toutes !) - dans le passé, chaque peuple ne serait plus que le prolongement de celui qui
l'a précédé, et les différentes sociétés perdraient leur individualité pour ne plus devenir que les
moments divers d'un seul et même développement. » - N'est-ce pas tout au contraire de la variabilité
historique des conditions d'existence que dépend justement l'individualité en question ? Si l'histoire
n'est pas tout, cela ne signifie pas qu'elle ne soit rien.
C'est d'ailleurs à Durkheim lui-même que nous demandons sur ce point de rectifier Durkheim.
Que lisons-nous en effet aux premières lignes de la première leçon du cours inédit ici publié ? Ceci :
« La physique des mœurs et du droit a pour objet l'étude des faits moraux et juridiques. Ces faits
consistent en des règles de conduite sanctionnées. Le problème que se pose la science est de
rechercher : 1° Comment ces règles se sont constituées historiquement, c'est-à-dire quelles sont les
causes qui les ont suscitées et les fins utiles qu'elles remplissent. 2° La manière dont elles
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 18
fonctionnent dans la société, c'est-à-dire dont elles sont appliquées par les individus. - Mais quoique
distinctes, les deux sortes de questions sont étroitement solidaires. Les causes d'où est résulté
l'établissement de la règle et les causes qui font qu'elle règne sur un plus ou moins grand nombre de
consciences, sans être identiquement les mêmes, sont pourtant de nature à se contrôler et à s'éclairer
mutuellement. »
Que s'est-il passé pour qu'il apparaisse ainsi possible de demander à Durkheim lui-même le
moyen de réfuter ou du moins de rectifier Durkheim ? Qu'il a sans doute été victime de
l'intransigeante rigueur d'un raisonnement qui s'est plus soucié d'exclure les doctrines qu'il repoussait
que de suivre le réel qu'il voulait expliquer. D'où ce que nous avons appelé plus haut une chaîne de
rigueurs qui s'engendrent et dont il faut ajouter qu'elle se double d'une série d'assimilations et
d'oppositions trop rapidement polémiques : opposition de l'objectif et du subjectif, laquelle n'est
qu'une autre forme de l'opposition du mécanisme au finalisme, ou encore du scientifique au mystique.
D'où exclusion de l'individuel comme s'il ne pouvait que se confondre toujours avec le subjectif pur,
rebelle à toute détermination. D'où naturellement ensuite opposition d'un tel individuel ainsi entendu
et exclu, à ce milieu social seul privilégié. -Assimilation ensuite de milieu à ambiance, puis
d'ambiance à concomitance et de concomitance à présent, pour aboutir enfin, par opposition à ce
présent, au congédiement, presque par prétérition, du passé vu sous la forme non pas de simple
succession si naturellement complémentaire de la concomitance, mais sous la forme d'une totalité soi-
disant orientée par une loi unique. Et voilà coin_ ment en fin de compte le recours à l'histoire, pour
contribuer à l'explication, se trouve condamné pour des raisons qui ne valent que contre la
philosophie de l'histoire, et on oserait presque dire, dans un mouvement d'humeur qui exaspère la
logique, mais n'est pas tel cependant qu'il ne puisse, tout chaud, avoir ses retours. Ne s'accompagne-t-
il pas en effet de cette déclaration d'un esprit si contraire : « La cause déterminante d'un fait social
doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents (c'est nous qui soulignons), et non parmi les
états de la conscience individuelle » (Règles, 2e éd., p. 109).
Sous le bénéfice de ce principe, qui rétablit le nécessaire équilibre entre l'explication par le milieu
et la fonction et l'explication par l'histoire, rien n'empêche d'admettre, avec cependant en outre un
sous-entendu de finalité que notre auteur refuserait, mais qui paraît ici indispensable, ce précepte de
méthode proprement sociologique : « La convenance et la disconvenance des institutions ne peuvent
s'établir que par rapport à un milieu donné », et, comme les milieux sont divers, « il y a une diversité
de types qualitativement distincts les uns des autres qui sont tous également fondés dans la nature des
milieux sociaux » (Règles, 2e éd., p. 118-119).
Ne nous dissimulons pas cependant qu'on a reproché à Durkheim de s'être bientôt détaché de
l'analyse méthodique des types divers de milieux et de mœurs, de la constitution, par conséquent,
d'une typologie proprement expérimentale des groupes et de la correspondance de leurs institutions à
leurs structures particulières, pour se faire le métaphysicien, en quelque sorte, de la sociologie. Il
serait passé - signe non équivoque - du pluriel des sociétés et des représentations collectives au
singulier de la Société et de la conscience collective. Certes il n'est pas douteux, comme je l'ai écrit
ailleurs et comme j'aurai l'occasion de le répéter un peu plus loin, que la conscience collective s'est
trouvée peu à peu auréolée et comme personnifiée, qu'elle a pour ainsi dire pris de la hauteur pour
assumer le rôle de plus en plus net de véritable foyer d'idéal. Il n'est pas douteux non plus que
Durkheim a vu dans la sociologie plus qu'une science des sociétés, qu'il a pensé que la sociologie se
parachevait en philosophie, en philosophie toutefois positivement fondée. Mais s'il a pu trop espérer
de la conscience collective, trop magnifier et même diviniser la société, ces ambitions, peut-être ces
illusions qui l'apparentaient au Comte doctrinaire qui lui a parfois trop caché et trop fait méconnaître
l'autre, ne lui ont jamais à lui-même fait mésestimer ou délaisser l'étude minutieuse des sociétés et des
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 19
institutions dans la pluralité variable de leurs formes et dans les diverses modalités de leur être, et de
leur fonction et de leur fonctionnement. Il n'a cessé de proclamer que la Morale qu'il voulait
solidement établir exigeait de multiples enquêtes préalables sur les groupes divers, et sur la vie et le
rôle de ces groupes de toutes sortes qui peuvent exister au sein des sociétés et y conditionner la
mentalité et la moralité des individus.
De cette diversité posée par la nature et développée par l'histoire, les présentes leçons de physique
des mœurs vont justement partir et faire état, pour déterminer les conduites morales en fonction des
types multiples de sociétés ou d'institutions à quoi elles correspondent.
Du cours sur la moralité professionnelle, on constatera qu'il n'est pas moins intéressant au point
de vue méthode qu'au point de vue doctrine.
Le problème est donc de rechercher ce que doivent être les corporations pour qu'elles soient en
harmonie avec les conditions actuelles de l'existence. « Il est clair, répond notre auteur, qu'il ne
saurait être question de les restaurer telles qu'elles étaient autrefois. Si elles sont mortes, c'est que
telles qu'elles étaient elles ne pouvaient plus vivre. Mais quelles formes sont-elles appelées à prendre
? Le problème n'est point facile.
Pour le résoudre d'une manière un peu méthodique et objective il faudrait avoir déterminé de
quelle manière le régime corporatif a évolué dans le passé, quelles sont les conditions qui ont
déterminé cette évolution. On pourrait alors préjuger avec quelque certitude ce qu'il doit devenir,
étant donné les conditions actuelles dans lesquelles se trouvent placées nos sociétés. »
Il y a donc à distinguer dans les institutions - corporations ou autres - des constantes et des
variables, les premières correspondant à leur rôle permanent, pour celles des institutions qui
apparaissent comme constitutives de toute structure sociale, les secondes aux formes d'adaptation
qu'impose le changement de temps et de milieu. Est-il utile de rappeler, en vue d'une juste
appréciation, que tout ce que Durkheim a écrit sur le sujet est très antérieur aux diverses expériences
contemporaines de corporatisme et de néo-corporatisme. Ces expériences d'ailleurs, pour aberrantes
qu'elles aient pu être dans leur désir d'accaparer, et pour cela de subordonner et de déformer le
corporatisme, n'ont nullement fait la preuve que le rôle propre de celui-ci puisse disparaître.
L'existence de groupements plus étroits et spécialisés apparaît toujours normale et nécessaire à toute
société politique pour y administrer des intérêts et y imposer des règles professionnelles et morales
auxquelles le pouvoir central ne peut présider que de trop haut ou sans toute la compétence
nécessaire. N'est-il pas significatif à cet égard de voir le droit public s'émietter sous tant de formes et
déléguer une partie de son pouvoir, même s'il doit garder son arbitre souverain ?
Si du point de vue de la méthode nous passons, comme nous venons déjà de le faire
insensiblement, à celui de la doctrine, le cours en question nous fait apercevoir en gros ceci. L'intérêt
s'y attache à la vie économique pour une double raison : on y aperçoit de toutes parts le profil de cette
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 20
division du travail où l'auteur voit, bien plus encore qu'un phénomène économique, un phénomène
proprement social, résultat nécessaire de causes sociales (variations du volume et de la densité des
groupements). On y constate d'autre part que le progrès cependant continu de la division du travail ne
s'est pas accompagné de son corrélatif normal d'intégration et de réglementation. Le groupement
professionnel apparaît ainsi comme un indispensable ferment de solidarité mais qui n'a pas réussi à se
donner tout l'être qui lui serait nécessaire pour jouer son rôle propre. Et par là enfin l'on rejoint l'un
des thèmes philosophiques majeurs de l'auteur : la nécessité pour l'individu qui n'est ce qu'il est que
dans et par la société de n'être privé, s'il veut échapper à la ruineuse anarchie, d'aucun des
encadrements, des soutiens que peuvent lui offrir les divers groupes ou sous-groupes sociaux. Ayant
rejoint ce thème majeur, on retrouve en même temps l'idée maîtresse du livre sur le suicide et des
leçons sur le respect de la personne. Organisez, organisez et en organisant vous moraliserez. Par là
Durkheim rejoint, quoiqu'il l'ait plus d'une fois durement critiqué, cet Auguste Comte auquel nous
avons commencé par le rattacher. Mais pour Durkheim le développement des organismes
professionnels comportait aussi de directes applications politiques dans le domaine à la fois national
et international. Celles-ci donnaient lieu de sa part à de singulières anticipations et sans doute aussi à
certaines illusions. Mais répétons que ce cours ne serait pas aujourd'hui ce qu'il fut il y a un demi-
siècle. S'il est donc légitime de retenir les premières, il serait moins juste de lui reprocher les
secondes.
Quoi qu'il en soit, la seconde édition de la Division du travail social contenant l'importante
introduction que l'on sait consacrée précisément aux groupements professionnels, c'est aux autres
leçons rassemblées dans le présent volume que s'attachera le plus vif intérêt. Sans avoir l'inutile
prétention de les résumer, et, par là, sembler vouloir dispenser de les lire, signalons l'importance de
celles, d'ailleurs les plus nombreuses, consacrées à la morale civique, et, en vue d'établir celle-ci, à
l'analyse de la nature de la société politique et de l'État. Nous touchons avec elles à la partie la plus
suggestive et la moins attendue du livre. On ne s'étonnera pas d'y voir l'État rattaché tout d'abord, et
comme par provision, à la notion de pouvoir constitué et d'aménagement juridique du groupe. Mais
comme il est l'organe éminent de la société politique, c'est celle-ci que d'abord il s'agit de définir.
L'auteur, on s'en doute, ne la définira pas à partir de la société domestique, de la famille, où il refuse
de voir son origine. Pas davantage en fonction de sa fixation au sol, puisqu'il y a des sociétés
nomades, ou même par l'importance numérique, cependant à considérer, de sa population. Mais par le
fait que la société politique intègre en elle des groupes secondaires de nature différente, groupes qui
lui sont plus utiles que nuisibles, s'il est vrai qu'ils la constituent et sans qu'elle-même puisse jamais
devenir, à son tour, groupe secondaire. C'est au sein du seul fédéralisme que les sociétés politiques
peuvent présenter, concurremment avec leur aspect primaire fondamental, un aspect secondaire qui
reflète la part d'elles-mêmes fédérée, c'est-à-dire dépouillée de souveraineté. Hors de là, si je
comprends bien, la société est dite politique quand elle se présente - pour parier un langage non
durkheimien - sous figure d'un englobant souverain. Sans doute évoquera-t-on contre cette définition,
qui reflète bien la pensée de l'auteur, mais en révélerait en même temps la contradiction, la fameuse
société segmentaire simple que le dangereux chapitre des Règles que nous avons déjà vise prétend
donner comme source de toute composition politique et base de classification des diverses espèces de
sociétés. Mais il est juste de rappeler que la chose est présentée surtout comme hypothèse ; ce qui
invite, semble-t-il, à voir dans cette soi-disant société politique simple une sorte de limite dans le
sens, si l'on veut, où Bergson présente sa « perception pure » comme une limite jamais atteinte où se
rejoindraient conscience et matérialité. Ici de même nous partirions pour définir l'essence de la société
politique, de l'englobant qui serait comme la différentielle du synoecisme politique. Cette
comparaison devant cependant être affectée de cette réserve qu'il n'y a pas surgissement successif,
mais simultané, des parties non politiques englobées et de l'englobant politique.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 21
C'est d'un tel groupe complexe que l'État est donc l'organe, mais pourvu lui-même d'organes
secondaires d'exécution, et de telle sorte que ce n'est pas, comme l'on peut être tenté de le croire,
l'exécutif qu'il faut voir d'abord et essentiellement en lui. Au vrai ce n'est pas cela qu'il est, même pas
organe au sens strictement juridique, mais plutôt représentant brain-trust collectif, dirions-nous
aujourd'hui, dont la fonction propre, avec psychologie et autonomie y attachées, consiste, selon la
formule de notre auteur, « à élaborer certaines représentations qui valent pour la collectivité », et bien
entendu aussi à gérer, aux nom et place de celle-ci, ses intérêts communs. L'État serait donc
directement délibératif, et indirectement seulement, et par procuration donnée à son administration,
exécutif. S'ensuit-il une sorte de dirigisme universel de la pensée et du comportement où les quelques-
uns, très peu nombreux, composant la petite collectivité sui generis - car c'en est une - ayant nom
État, penseraient et voudraient pour tous ? Non, s'il est vrai, comme le pense l'auteur, que les droits
innés de l'individu que l'on serait tenté d'opposer à ce petit Leviathan sont non pas innés, mais au
contraire conférés audit individu par ledit État, dans l'exacte mesure où le progrès naturel de la vie
sociale, qui va de l'hétéronomie à l'autonomie, dessine plus nettement, sur fond social, le profil
distinct de l'individu. Celui-ci tire alors de son habitude d'obéir l'aptitude à commander et à se faire
reconnaître comme individu et souverain et à devenir le modeleur de cette société qui l'a d'abord
modelé.
Ne laissons pas croire cependant que Durkheim nous suivrait jusqu'à ce point d'autonomie
individuelle où nous aimerions l'entraîner. On lira dans le présent cours cette très nette déclaration qui
suffisait à le retenir : « En même temps que la société alimente et enrichit la nature individuelle, elle
tend inévitablement à se l'assujettir. Précisément parce que le groupe est une force morale à ce point
supérieure à celle des parties, le premier tend nécessairement à se subordonner les secondes. »
Ajoutons bien vite qu'il nous est dit heureusement et presque en même temps : quand la société
s'étend, son étreinte se desserre. À ce moment la société politique devient tutélaire parce que son
étreinte porte moins directement sur les individus que sur les groupes secondaires qu'il lui faut d'une
part équilibrer et contre lesquels d'autre part il est à la fois de son devoir et de son intérêt de défendre
les individus. Si ceux-ci, menacés par l'étreinte plus proche et donc plus serrée des petits groupes, se
trouvaient asservis par eux, ces groupes, forts de cet asservissement, risqueraient de retourner
dangereusement contre le pouvoir politique de l' « État-englobant » leur féodalisme exaspéré. Les
vassaux devenant ainsi les maîtres, la société politique se détruirait elle-même. C'est de son instinct
de conservation que la mobilité et la liberté de l'individu sont le fruit. Il y a là comme une mécanique
de contrepoids qui rappelle ce Montesquieu auquel l'on sait que Durkheim a consacré sa thèse latine.
C'est dire que nous ne sommes pas en présence d'une mystique de l'État, et que si celui-ci, comme
le prévoit l'auteur, se trouve amené à étendre toujours ses attributions, c'est que la vie sociale ne
saurait se compliquer et se diversifier sans développer sa réglementation, mais une réglementation
qui, pour les mêmes raisons que nous venons d'analyser à propos des rapports de l'État avec ses sous-
groupes, protège beaucoup plus l'individu qu'elle ne l'entrave. Notre auteur le répète à plus d'une
reprise : ce qui est à la base du droit individuel ce n'est pas la notion d'individu tel qu'il est, mais c'est
la manière dont la société le conçoit, l'estimation qu'elle en fait; et, jugeant cette estimation toujours
plus élevée, il est si loin de voir dans l'État une menace pour l'individu qu'il lui assigne au contraire
comme rôle, «appeler progressivement l'individu à l'existence morale », et qu'il relève, au milieu de
croyances religieuses ou morales qui lui semblent s'affaiblir, le culte au contraire montant de la
personne humaine.
Cette montée de la personne, émergeant de l'indivision des communautés primitives pour se faire
progressivement reconnaître et honorer, est également l'idée maîtresse qui axe les leçons consacrées à
la propriété et au contrat. Il est maintenant facile de s'en faire une rapide idée. Comment d'abord la
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 22
propriété naît. La religiosité, diffuse dans les choses et qui les soustrayait originairement à toute
appropriation profane, a été reportée, au moyen de rites déterminés, soit au seuil de la maison, soit à
la périphérie du champ, et y constitue comme une ceinture de sainteté qui a protégé l'espace ainsi
limité contre tout empiétement étranger. Seuls pouvaient y pénétrer ceux que des liens rituels
habilitaient à un contact avec les puissances invisibles du sol. Puis la religiosité passant des choses
tabouées aux personnes mystiquement habilitées, ce furent ces personnes elles-mêmes qui, à leur tour,
se trouvèrent en situation et en monopole de conférer aux choses qu'elles déclarèrent leurs cette
religiosité qui en faisait une propriété protégée. D'où le passage de la propriété collective à la
propriété individuelle, qui ne se trouve vraiment assise que du jour où l'individu devient capable
d'imposer le prestige de sa personne, en la présentant comme l'incarnation même du groupe, de ses
ancêtres, de sa religiosité, de son pouvoir. Modèle cherché, en ce temps, du droit privé dans le droit
publie, alors qu'aujourd'hui le droit public aurait au contraire tant de modèles à puiser dans le droit
privé, et le comportement des nations dans celui des personnes !
À propos du contrat, ce sont des filiations analogues qui sont recherchées pour nous faire
apercevoir à travers quels avatars et au prix de quelles extraordinaires et coûteuses complications peut
être obtenu un résultat apparemment aussi simple que le libre engagement réciproque de deux
individus par simple déclaration et acceptation de leur volonté déclarée. Ni l'intention, ni la
déclaration proclamées n'y suffisent d'abord : il y faut mobiliser le rituel, remuer, pour ainsi dire, tout
le droit. Et ce ne sont même pas des personnes singulières, mais des groupes entiers, qu'affronte
collectivement cette opération précontractuelle aussi compliquée et coûteuse qu'une opération de
guerre ou qu'un laborieux traité de paix. Pour que ce soient des individus seuls qui y interviennent, et
selon leurs propres besoins, pour que l'objet ou la foi qu'ils échangent les fassent d'emblée
propriétaires ou engagés, il faudra toute une série de simplifications aussi lentement acquises que
celles de l'habitude muée en instinct et surtout, pour profiter de ces simplifications, devra intervenir
cet avènement individualiste de la personne, idée-force déjà plus haut rencontrée et grâce à quoi,
enfin cette personne recevra capacité, dans le contrat, de jurer spontanément et solidement sa foi.
Que conclure finalement de ces rapides esquisses ? Sur quelque terrain que nous ayons suivi les
développements de la doctrine durkheimienne, ne les avons-nous pas vus converger vers l'exaltation
de la personne humaine, objet finalement d'un véritable culte ? Par contre, en analysant la méthode et
les thèmes dominants qui l'orientaient, n'avions-nous pas constaté que cette méthode, soucieuse sans
doute de ne rien laisser échapper de la spécificité du « social » ni davantage de « l'humain » - social et
humain étant tout un à ses yeux - s'appliquait cependant de son effort le plus constant à éviter toute
intrusion, soit comme agent d'initiative, soit comme facteur d'explication, de l'individu en tant
qu'individu. Le danger d'une entrée de l'individu dans le système n'était-il pas qu'elle introduise avec
lui une imprévisible et capricieuse subjectivité, d'obscures tendances inconscientes ou mystiques, sans
parler de l'invention pure qui brise la chaîne et défie l'explication - toutes choses mortelles, semblait-
il, à l'objectivité que devait, sans perdre son objet tout de même, gagner à tout prix la nouvelle
science.
Comment dès lors échapper à cette apparente contradiction et sortir de l'impasse sans dissoudre
cet humain si opportunément déterminable par sa dimension sociale, mais en exorcisant tout de même
l'individuel nécessairement sacrifié, croyait-on, à la science 9 Se contenter de retenir la seule
dimension sociale, comme le proposait la méthode, était-ce assez pour permettre à la doctrine
d'exalter, comme nous venons de le voir, la personne ? - Oui, mais à la seule et nécessaire condition
que cette personne ne soit que le reflet de la société, son premier-né, pour ainsi dire, et qu'avec toutes
ses complaisances elle a comblé d'assez de dons pour lui permettre de rayonner et de se faire
respecter en qualité de personne. En vue de quoi il a fallu, comme nous l'avons déjà laissé pressentir,
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 23
hausser cette société tutélaire très au-dessus du niveau moyen du psychisme et de la moralité et de la
génialité de la masse des individus.
On sait ce que l'on lit dans le Suicide (p. 359-360). « C'est une erreur fondamentale de confondre,
comme on l'a fait tant de fois, le type collectif d'une société avec le type moyen des individus qui la
composent. L'homme moyen est d'une très médiocre moralité. Seules les maximes les plus
essentielles de l'éthique sont gravées en lui avec quelque force ; et encore sont-elles loin d'y avoir la
précision et l'autorité qu'elles ont dans le type collectif, c'est-à-dire dans l'ensemble de la société.
Cette confusion que Quételet a précisément commise fait de la genèse de la morale un problème
incompréhensible. Car puisque l'individu est en général d'une telle médiocrité, comment une morale
a-t-elle pu se constituer qui le dépasse à ce point si elle n'exprime que la moyenne des tempéraments
individuels ? Le plus ne saurait sortir du moins. » Face à cette insuffisante moyenne, la morale nous
est présentée « comme un système d'états collectifs ». Dans l'Éducation morale nous trouvons la
même note, mais plus accusée encore dans le sens idéaliste (p. 140) : « La société dont nous avons
fait l'objectif de la conduite morale dépasse infiniment le niveau des intérêts individuels. Ce que nous
devons surtout aimer en elle, ce n'est pas son corps, mais son âme. Et ce qu'on appelle l'âme d'une
société qu'est-ce autre chose qu'un ensemble d'idées que l'individu isolé n'aurait jamais pu concevoir,
qui débordent sa mentalité, et qui ne se sont formées et ne vivent que par le concours d'une pluralité
d'individus associés. » D'ouvrage en ouvrage la société gagne des titres de noblesse. La voici telle que
nous la présente la célèbre communication sur les jugements de valeur : « La société, en même temps
qu'elle est la législatrice à laquelle nous devons le respect, est la créatrice et le dépositaire de tous ces
biens de la civilisation auxquels nous sommes attachés de toutes les forces de notre âme. » Et enfin le
point culminant du même texte : « C'est la société qui le pousse (l'individu) ou l'oblige à se hausser
au-dessus de lui-même... Elle ne peut pas se constituer sans créer de l'idéal. »
Si du point culminant nous redescendons au point de départ, nous ne pouvons que constater qu'il
se trouve dans cette observation difficilement contestable : le fait même de l'agrégation d'individus en
société, avec toutes les structurations et, en regard, toutes les interactions mentales et comportements
réciproques qu'il implique nécessairement, fait surgir tout un système de représentations, de
symboles, d'échanges et d'obligations étranger à l'isolement individuel. Riche d'un pareil appoint,
comment la société eût-elle pris moindre figure que celle d'une conscience collective où notre auteur,
toujours en même scientifique méfiance de toute subjectivité individuelle, se trouve ainsi
naturellement situer la source de l'idéal et le fondement de toute régulation. Le caractère collectif de
cette conscience ne la maintient-elle pas dans le cadre de l'objectif, et son caractère synthétique ne lui
assure-t-il pas, avec la spécificité nécessaire, le pouvoir créateur cherché ? Si oui, socialiser c'est
humaniser et sans faire tort à la science.
Mais si tout l'humain ne se logeait décidément pas dans la conscience collective ? Mais si une
part de cet humain ne surgissait au contraire qu'en demeure individuelle, après l'individu bien entendu
dessiné sur fond social où peut-être, en effet, seulement il peut naître, mais où rien ne l'empêche
d'acquérir à son tour vertu de synthèse, d'invention, de signification et d'obligation ? Peut-être alors
un tel individu ne se contenterait-il plus, pour la personne, ainsi promue en lui, d'un génie délégué et
où ce n'est pas sa propre image qu'il pourrait contempler ? Peut-être estimerait-il, reflet mué en
lumière, et une fois noué en lui le faisceau - synthèse aussi - d'une vraie conscience individuelle,
qu'une telle conscience sienne devrait être appelée source, non pas source unique, mais l'une des deux
sources du devenir humain, et demanderait-il à entrer au même titre que la société dans le système
d'explication sociologique, s'il est vrai qu'en face de l’individu ainsi présenté l'on ait le droit de dire
que de l'individuel aussi il peut y avoir science.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 24
PREMIÈRE LEÇON
LA MORALE
PROFESSIONNELLE
. Å
La physique des mœurs et du droit a pour objet l'étude des faits moraux et juridiques. Ces faits
consistent en des règles de conduite sanctionnée. Le problème que se pose la science est de
rechercher :
1° Comment ces règles se sont constituées historiquement, c'est-à-dire quelles sont les causes qui
les ont suscitées et les fins utiles qu'elles remplissent.
2° La manière dont elles fonctionnent dans la société, c'est-à-dire dont elles sont appliquées par
les individus.
Autre chose est, en effet, de se demander comment s'est formée notre notion actuelle de la
propriété, et d'où vient, par suite, que le vol dans les conditions fixées par la loi est un crime ; autre
chose est de déterminer quelles sont les conditions qui font que la règle protectrice du droit de
propriété est plus ou moins bien observée, c'est-à-dire, comment il se fait que les sociétés ont plus ou
moins de voleurs. Mais, quoique distinctes, les deux sortes de questions ne sauraient être séparées
dans l'étude ; car elles sont étroitement solidaires. Les causes d'où est résulté l'établissement de la
règle, et les causes qui font qu'elle règne sur un plus ou moins grand nombre de consciences, sans être
identiquement les mêmes, sont pourtant de nature à se contrôler et à s'éclairer mutuellement. Le
problème de la genèse et le problème du fonctionnement ressortissent donc à un ordre de recherches.
C'est pourquoi les instruments de la méthode qu'emploie la physique des mœurs et du droit sont de
deux sortes : d'une part, il y a l'histoire et l'ethnographie comparées qui nous font assister à la genèse
de la règle, qui nous en montrent les éléments composants dissociés puis se surajoutant progressive-
ment les uns aux autres ; en second lieu, il y a la statistique comparée qui permet de mesurer le degré
d'autorité relative dont cette règle est investie auprès des consciences individuelles, et de découvrir les
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 26
causes en fonction desquelles varie cette autorité. Sans doute, nous ne sommes pas actuellement en
état de traiter chaque problème moral à l'un et à l'autre point de vue, car, très souvent, les
renseignements statistiques nous font défaut. Mais il n'est pas sans importance de remarquer qu'une
science complète doit se poser les deux questions.
L'objet de la recherche ainsi défini, les divisions de la science étaient par cela même déterminées.
Les faits moraux et juridiques - nous dirons plus brièvement les faits moraux tout court -, consistent
en des règles de conduite sanctionnées. La sanction est donc la caractéristique générale de tous les
faits de ce genre. Nul autre fait d'ordre humain ne présente cette particularité. Car la sanction, telle
que nous l'avons définie, n'est pas simplement toute conséquence engendrée spontanément par un acte
que l'homme accomplit, comme quand on dit, par un emploi abusif du mot, que l'intempérance a pour
sanction la maladie, ou la paresse du candidat l'échec à l'examen. La sanction est bien une
conséquence de l'acte, mais une conséquence qui résulte, non de l'acte pris en lui-même, mais de ce
qu'il est conforme ou non à une règle de conduite préétablie. Le vol est puni et cette peine est une
sanction. Mais elle ne vient pas de ce que le vol consiste en telles et telles opérations matérielles ; la
réaction répressive qui sanctionne le droit de propriété est due tout entière à ce que le vol, c'est-à-dire
l'attentat contre la propriété d'autrui, est défendu. Le vol n'est puni que parce qu'il est prohibé.
Supposez une société qui ait de la propriété une idée différente de celle que nous en avons, et bien des
actes qui sont aujourd'hui considérés comme des vols et punis comme tels, perdront ce caractère et
cesseront d'être réprimés. La sanction ne tient donc pas à la nature intrinsèque de l'acte puisqu'elle
peut disparaître, l'acte restant ce qu'il était. Elle dépend tout entière du rapport que soutient cet acte
avec une règle qui le permet ou qui le prohibe. Et voilà pourquoi c'est par elle que se définissent
toutes les règles du droit et de la morale.
Cela étant, la sanction, étant l'élément essentiel de toute règle morale quelle qu'elle soit, devait
naturellement constituer le premier objet de notre recherche. C'est pourquoi la première partie de ce
cours a été consacrée à une théorie des sanctions. Nous avons distingué les différentes sortes de sanc-
tions : pénales, morales, civiles - cherché leur souche commune et comment, à partir de cette souche,
elles avaient été déterminées à se différencier. Cette étude des sanctions a été faite indépendamment
de toute considération relative aux règles elles-mêmes. Mais après avoir ainsi isolé leur caractéris-
tique commune, il nous fallait arriver aux règles elles-mêmes. C'est là ce qui constitue la partie
essentielle et centrale de la science.
Passons aux règles, il en est de deux sortes. Les unes s'appliquent à tous les hommes indistinc-
tement. Ce sont celles qui sont relatives à l'homme en général, considéré soit chez chacun de nous,
soit chez autrui. Toutes celles qui nous prescrivent la manière dont il faut respecter ou développer
l'humanité, soit en nous, soit chez nos semblables, valent également pour tout ce qui est homme
indistinctement. Ces règles de morale universelle se répartissent en deux groupes : celles qui
concernent les rapports de chacun de nous avec soi-même, c'est-à-dire celles qui constituent la morale
dite individuelle, celles qui concernent les rapports que nous soutenons avec les autres hommes,
abstraction faite de tout groupement particulier. Les devoirs que nous prescrivent les unes et les autres
tiennent uniquement à notre qualité d'homme ou à la qualité d'hommes de ceux avec lesquels nous
nous trouvons en relation. Ils ne sauraient donc, au regard d'une même conscience morale, varier d'un
sujet à l'autre. Nous avons étudié le premier de ces deux groupes de règles, et l'étude du second
constituera la dernière partie du cours. Il ne faut pas d'ailleurs trop s'étonner que ces deux parties de la
morale, qui, par certains côtés sont si étroitement parentes, soient à ce point séparées dans notre étude
et situées aux deux extrémités de la science. Cette classification n'est pas sans raison. Les règles de la
morale individuelle ont en effet pour fonction de fixer dans la conscience de l'individu les assises
fondamentales et générales de toute la morale ; c'est sur ces assises que tout le reste repose. Au
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 27
contraire, les règles qui déterminent les devoirs que les hommes ont les uns envers les autres par cela
seul qu'ils sont hommes, sont la partie culminante de l'éthique. C'en est le point le plus élevé. C'est la
sublimation du reste. L'ordre de la recherche n'est donc pas artificiel ; il correspond bien à l'ordre des
choses.
Mais entre ces deux points extrêmes s'intercalent des devoirs d'une autre nature. Ils tiennent non à
notre qualité générale d'hommes, mais à des qualités particulières que tous les hommes ne présentent
pas. Déjà, Aristote remarquait que, dans une certaine mesure, la morale varie avec les agents qui la
pratiquent. La morale de l'homme, disait-il, n'est pas celle de la femme ; la morale de l'adulte n'est pas
celle de l'enfant ; celle de l'esclave n'est pas celle du maître, etc. L'observation est juste, et elle est
aujourd'hui d'une plus grande généralité que ne pouvait supposer Aristote. En réalité, la majeure
partie de nos devoirs ont ce caractère. C'était déjà le cas pour ceux que nous avons eu l'occasion
d'étudier l'an dernier, c'est-à-dire pour ceux dont l'ensemble constitue le droit et la morale domestique.
Là, en effet, nous trouvons la différence des sexes, celle des âges, celle qui vient du degré plus ou
moins proche de parenté, et toutes ces différences affectent les relations morales. Il en est de même
aussi des devoirs que nous aurons prochainement l'occasion d'étudier, c'est-à-dire des devoirs civiques
ou devoirs de l'homme envers l'État. Car comme tous les hommes ne dépendent pas du même État, ils
ont de ce fait des devoirs différents et parfois contraires. Sans même parler des antagonismes qui se
produisent ainsi, les obligations civiques varient suivant les États, et tous les États ne sont pas de
même nature. Les devoirs du citoyen ne sont pas les mêmes dans une aristocratie ou dans une
démocratie, dans une démocratie ou dans une monarchie. Cependant, devoirs domestiques et devoirs
civiques présentent encore un assez grand degré de généralité. Car tout le monde, en principe,
appartient à une famille et en fonde une. Tout le monde est père, mère, oncle, etc. Et si tout le monde
n'a pas le même âge au même moment, ni par suite, les mêmes devoirs au sein de la famille, ces
différences ne durent jamais qu'un temps, et si ces devoirs divers ne sont pas remplis en même temps
par tous, ils sont remplis par chacun successivement. Il n'en est pas dont l'homme n'ait eu à s'occuper,
au moins normalement. Les différences qui viennent du sexe sont seules durables, et elles se réduisent
à des nuances. De même si la morale civique change suivant les États, tout le monde cependant
dépend d'un État, et a pour cette raison des devoirs qui se ressemblent partout dans leurs traits
fondamentaux (devoirs de fidélité, de dévouement). Il n'est pas d'homme qui ne soit citoyen. Mais il
est une sorte de règles dont la diversité est beaucoup plus marquée : ce sont celles dont l'ensemble
constitue la morale professionnelle. Nous avons des devoirs comme professeurs, qui ne sont pas ceux
des commerçants ; l'industriel en a de tout autres que le soldat, le soldat que le prêtre, etc. On peut
dire à cet égard qu'il y a autant de morales que de professions différentes, et, comme en principe,
chaque individu n'exerce qu'une profession, il en résulte que ces différentes morales s'appliquent à des
groupes d'individus absolument différents. Ces différences peuvent même aller jusqu'au contraste.
Ces morales ne sont pas seulement distinctes les unes des autres, il en est entre lesquelles il y a une
véritable opposition. Le savant a le devoir de développer son esprit critique, de ne soumettre son
entendement à aucune autre autorité que celle de la raison ; il doit s'efforcer d'être un libre esprit. Le
prêtre, le soldat, à certains égards, ont le devoir contraire. L'obéissance passive, dans une mesure à
déterminer, peut être pour eux obligatoire. Le médecin a parfois le devoir de mentir ou de ne pas dire
la vérité qu'il connaît ; l'homme des autres professions a le devoir opposé. Ici donc, nous trouvons, au
sein de chaque société, une pluralité de morales qui fonctionnent parallèlement. C'est de cette partie
de l'éthique que nous allons nous occuper. La place que nous lui assignons ainsi dans la suite de cette
étude est d'ailleurs en parfaite conformité avec le caractère que nous venons de lui reconnaître. Ce
particularisme moral, si l'on peut ainsi parler, qui est nul dans la morale individuelle, apparaît dans la
morale domestique, pour atteindre son apogée dans la morale professionnelle, décliner avec la morale
civique et disparaître à nouveau avec la morale qui règle les rapports des hommes en tant qu'hommes.
A cet égard donc, la morale professionnelle se trouve bien à son rang, entre la morale familiale dont
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 28
nous avons parlé, et la morale civique dont nous parlerons plus tard. C'est pourquoi nous allons en
dire quelques mots.
Mais nous ne pouvons en parler que brièvement ; car il est manifestement impossible de décrire la
morale propre à chaque profession, - et ce serait déjà une grosse entreprise que cette description - et
de l'expliquer. Nous ne pouvons que présenter quelques considérations sur les questions les plus
importantes qui peuvent se poser à ce sujet. Nous les ramènerons à deux : 10 Quel est le caractère
général de la morale professionnelle par rapport aux autres sphères de l'éthique ? 20 Quelles sont les
conditions générales nécessaires à l'établissement et au fonctionnement normal de toute morale
professionnelle ?
Le trait distinctif de cette morale, ce qui la différencie des autres parties de l'éthique, c'est l'espèce
de désintéressement avec lequel la conscience publique la considère. Il n'est pas de règles morales
dont la violation, au moins en général, ne soit regardée par l'opinion avec autant d'indulgence. Les
fautes qui ne concernent que l'exercice de la profession ne sont l'objet que d'un blâme assez incertain
au-delà du milieu proprement professionnel. Elles passent pour vénielles. Jamais la peine disciplinaire
prononcée par exemple contre un fonctionnaire par ses supérieurs hiérarchiques ou les tribunaux
spéciaux dont il relève n'entache gravement l'honneur du coupable, à moins, bien entendu, qu'elle ne
soit en même temps une offense contre la morale commune. Un percepteur qui commet une indéli-
catesse est traité comme tous les auteurs d'indélicatesse ; mais un agent comptable qui se contente de
ne pas observer les règles d'une comptabilité scrupuleuse, un fonctionnaire, d'une manière générale,
qui met un zèle insuffisant dans l'accomplissement de ses fonctions ne fait pas l'effet d'un coupable,
alors que pourtant il est traité comme tel dans le corps auquel il appartient. Le fait de ne pas faire
honneur à sa signature est une honte, presque la honte suprême, dans les milieux d'industriels et de
commerçants. On le juge d'un tout autre oeil ailleurs. Nous ne songeons pas à refuser notre estime à
un failli, qui n'est que failli. Ce caractère de la morale professionnelle s'explique d'ailleurs aisément.
Elle ne peut pas intéresser vivement la conscience commune, précisément parce qu'elle n'est pas
commune à tous les membres de la société, parce que, en d'autres termes, elle est un peu en dehors de
la conscience commune. Précisément parce qu'elle règle des fonctions que tout le monde ne remplit
pas, tout le monde ne peut pas avoir le sentiment de ce que sont ces fonctions, de ce qu'elles doivent
être, de ce que doivent être les relations spéciales des individus qui en sont chargés. Tout cela
échappe plus ou moins à l'opinion générale, se trouve au moins partiellement en dehors de sa sphère
immédiate d'action. Voilà pourquoi le sentiment publie ne se trouve que faiblement offensé par ces
sortes de fautes. Celles-là seules l'atteignent qui, par leur gravité, sont susceptibles d'avoir des
répercussions générales.
Par cela même se trouve indiquée la condition fondamentale sans laquelle il ne peut pas y avoir
de morale professionnelle. Une morale est toujours l’œuvre d'un groupe et ne peut fonctionner que si
ce groupe la protège de son autorité. Elle est faite de règles qui commandent aux individus, qui les
obligent à agir de telle ou telle manière, qui imposent des bornes à leurs penchants et leur défendent
d'aller plus loin. Or il n'y a qu'une puissance morale, et par conséquent commune qui soit supérieure à
l'individu, et qui puisse légitimement lui faire la loi, c'est la puissance collective. Dans la mesure où
l'individu est abandonné à lui-même, dans la mesure où il est affranchi de toute contrainte sociale, il
est affranchi aussi de toute contrainte morale. La morale professionnelle ne saurait se soustraire à
cette condition de toute morale. Puisque donc la société dans son ensemble s'en désintéresse, il faut
qu'il y ait dans la société des groupes spéciaux au sein desquels elle s'élabore et qui veillent à la faire
respecter. Ces groupes, c'est et ce ne peut être que les groupes formés par la réunion des individus de
la même profession, ou groupes professionnels. Aussi, tandis que la morale commune a pour
substratum unique, pour seul organe, la masse de la société, les organes de la morale professionnelle
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 29
sont multiples. Il y en a autant que de professions ; et chacun de ces organes jouit, et par rapport aux
autres, et par rapport à l'ensemble de la société, d'une autonomie relative, puisque pour les relations à
la réglementation desquelles il est préposé, il est seul compétent. Et ainsi apparaît, avec plus
d'évidence encore que dans ce qui précède, le caractère particulier de cette morale : c'est qu'elle
implique une véritable décentralisation de la vie morale. Tandis que l'opinion qui est à la base de la
morale commune, est diffuse dans toute la société, sans qu'on puisse dire à proprement parler qu'elle
réside ici plutôt que là, la morale de chaque profession est localisée dans une région restreinte. Il se
forme ainsi des foyers de vie morale distincts quoique solidaires, et la différenciation fonctionnelle
correspond à une sorte de polymorphisme moral.
De cette proposition en découle immédiatement une autre, à titre de corollaire. Puisque chaque
morale professionnelle est l’œuvre du groupe professionnel, elle sera ce qu'est ce groupe. D'une
manière générale, toutes choses étant égales, plus un groupe est fortement constitué, plus les règles
morales qui lui sont propres sont nombreuses et plus elles ont d'autorité sur les consciences. Car plus
il est cohérent, plus les individus sont étroitement et fréquemment en contact ; or, plus ces contacts
sont fréquents et intimes, plus il y a d'idées et de sentiments échangés, plus l'opinion commune
s'étend à un plus grand nombre de choses, précisément parce qu'il y a un plus grand nombre de choses
mises en commun. Imaginez au contraire une population clairsemée sur une vaste surface, sans que
les différentes fractions puissent communiquer aisément, chacun vivra de son côté, et l'opinion
publique ne se formera que pour les cas rares qui nécessiteront le laborieux assemblage de ces
sections éparses. En même temps, quand le groupe est fort, son autorité se communique à la discipline
morale qu'il institue, et qui est par suite respectée dans la même mesure. Au contraire, une société
inconsistante, au contrôle de laquelle il est facile d'échapper, que l'on ne sent pas toujours présente, ne
peut communiquer aux préceptes qu'elle édicte qu'un bien faible ascendant. Par conséquent, nous
pouvons dire que la morale professionnelle sera d'autant plus développée et d'un fonctionnement
d'autant plus avancé que les groupes professionnels eux-mêmes auront plus de consistance et une
meilleure organisation.
Cette condition est suffisamment remplie par un certain nombre de professions. C'est surtout le
cas de celles qui sont plus ou moins directement rattachées à l'État, c'est-à-dire qui ont un caractère
publie, armée, enseignement, magistrature, administration, etc. Chacun de ces groupes de fonctions
forme un corps défini, qui a son unité, sa réglementation spéciale, que des organes spéciaux sont
chargés de faire respecter. Ces organes sont tantôt des fonctionnaires déterminés préposés au contrôle
de ce que font leurs subordonnés (inspecteur, directeur, supérieur hiérarchique de toutes sortes), tantôt
de véritables tribunaux, désignés par élection ou autrement, et chargés de réprimer les violations
graves du devoir professionnel (conseils supérieurs de la magistrature, de l'instruction publique,
conseils de discipline de toutes sortes). En dehors de ces professions, il en est une, qui n'est pas
publique au même degré que les précédentes, et qui pourtant présente une organisation jusqu'à un
certain point similaire : c'est celle des avocats. L'ordre, en effet, pour employer l'expression consa-
crée, est une corporation organisée, qui a ses assemblées régulières et auquel est préposé un conseil
élu, chargé de faire respecter les règles traditionnelles, communes au groupe. Dans tous ces cas, la
cohérence du groupe est manifeste, et assurée par son organisation même. Aussi partout trouve-t-on
une discipline réglementant tout le détail de l'activité fonctionnelle et sachant au besoin se faire
respecter.
Mais - et c'est la remarque la plus importante à laquelle doit donner lieu cette étude de la morale
professionnelle, - il y a toute une catégorie de fonctions qui ne satisfont d'aucune manière à cette
condition ; ce sont les fonctions économiques, aussi bien l'industrie que le commerce. Sans doute les
individus qui s'adonnent à un même métier sont par le fait même de leurs occupations similaires en
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 30
relations les uns avec les autres. Leurs concurrences même les mettent en rapport. Mais ces rapports
n'ont rien de régulier ; ils dépendent du hasard des rencontres et ils sont strictement individuels. C'est
tel industriel qui se trouve en contact avec tel autre ; ce n'est pas le corps des industriels d'une même
industrie qui se réunit à époques fixes. A plus forte raison, n'y a-t-il pas au-dessus de tous les
membres de la profession un corps qui en maintienne l'unité, et qui soit le dépositaire des traditions,
des pratiques communes et les fasse observer au besoin. Il n'y a pas d'organe de ce genre, parce qu'il
ne peut être autre chose que l'expression de la vie commune au groupe et que le groupe n'a pas de vie
commune, au moins, il n'en a pas d'une manière continue. Ce n'est qu'exceptionnellement que l'on
voit tout un groupe de travailleurs de ce genre se réunir en congrès pour traiter quelques questions
d'un intérêt général. Ces congrès ne durent jamais qu'un temps, ils ne survivent pas aux circonstances
particulières qui les ont suscités, et par suite la vie collective dont ils ont été l'occasion s'éteint avec
eux.
Or, de cette inorganisation des professions économiques, résulte une conséquence de la plus haute
importance ; c'est que dans toute cette région de la vie sociale, il n'existe pas de morale
professionnelle. Ou du moins, ce qui en existe est tellement rudimentaire qu'on peut tout au plus y
voir peut-être un genre et une promesse pour l'avenir. Comme par la force des choses, il y a des
contacts entre les individus, il y a bien quelques idées communes qui se dégagent, par suite quelques
préceptes de conduite, mais combien vagues et de peu d'autorité. Si l'on essayait de fixer en un
langage un peu défini les idées en cours sur ce que doivent être les rapports de l'employé avec son
patron, de l'ouvrier avec le chef d'entreprise, des industriels concurrents les uns avec les autres et avec
le publie, quelles formules indécises et indéterminées on obtiendrait ! Quelques généralités à peine
saisissables sur la fidélité et le dévouement que l'employé et l'ouvrier doivent à ceux qui les
emploient, sur la modération avec laquelle l'employeur doit user de sa prépondérance économique,
une certaine réprobation de toute concurrence trop ouvertement déloyale, c'est à peu près tout ce que
contient la conscience morale des différentes professions. Des prescriptions aussi vagues, aussi
éloignées des faits ne peuvent pas avoir une bien grande action sur la conduite. D'ailleurs, il n'y a
nulle part d'organe chargé de les faire respecter. Elles n'ont d'autres sanctions que celles dont dispose
l'opinion diffuse, et comme cette opinion n'est pas entretenue par des rapports fréquents entre les
individus, comme, pour la même raison, elle n'est pas en état d'exercer un contrôle suffisant sur les
actes individuels, elle manque de consistance et d'autorité. Il en résulte que la morale professionnelle
pèse d'un poids bien léger sur les consciences, elle se réduit à si peu de chose qu'elle est comme si elle
n'était pas. Ainsi, il y a aujourd'hui toute une sphère de l'activité collective qui est en dehors de la
morale, qui est presque tout entière soustraite à l'action modératrice du devoir.
Cet état de choses est-il normal ? De grandes doctrines l'ont soutenu. C'est d'abord l'économisme,
d'après qui le jeu des ententes économiques se réglerait de lui-même et atteindrait automatiquement à
l'équilibre sans qu'il soit nécessaire ni même possible de le soumettre à aucun pouvoir modérateur.
C'est aussi, en un sens, ce qui est au fond de la plupart des doctrines socialistes. Le socialisme, en
effet, admet comme l'économisme que la vie économique est apte à s'organiser d'elle-même, à fonc-
tionner régulièrement et harmoniquement sans qu'aucune autorité morale lui soit préposée ; à condi-
tion toutefois que le droit de propriété soit transformé, que les choses cessent d'être monopolisées par
les individus et les familles pour être remises entre les mains de la société. Cela fait, l'État n'aurait
plus qu'à tenir une statistique exacte des richesses périodiquement produites, et à les répartir entre les
associés d'après une formule une fois arrêtée. Or, l'une et l'autre théorie ne fait qu'ériger en état de
droit, un état de fait qui est morbide. Il est bien vrai qu'actuellement, la vie économique a ce
caractère ; mais il est impossible qu'elle le conserve, même au prix d'une transformation profonde de
l'organisation de la propriété. Il n'est pas possible qu'une fonction sociale existe sans discipline
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 31
morale. Car autrement, il n'y a plus en présence que des appétits individuels et comme ils sont
naturellement infinis, insatiables, si rien ne les règle, ils ne sauraient se régler d'eux-mêmes.
Et c'est de là précisément que vient la crise dont souffrent les sociétés européennes. La vie
économique a pris, depuis deux siècles, un développement qu'elle n'avait jamais eu ; de fonction
secondaire qu'elle était, méprisée, abandonnée aux classes inférieures, elle est passée au premier rang.
Devant elle, on voit de plus en plus reculer les fonctions militaires, administratives, religieuses.
Seules les fonctions scientifiques sont en état de lui disputer la place, et encore la science n'a-t-elle
guère de prestige aux yeux des sociétés actuelles que dans la mesure où elle peut servir à la pratique,
c'est-à-dire en grande partie aux professions économiques. On a pu parler, non sans quelque raison, de
sociétés qui seraient essentiellement industrielles. Une forme d'activité qui tend à prendre une telle
place dans l'ensemble de la société ne peut être affranchie de toute réglementation morale spéciale,
sans qu'il en résulte une véritable anarchie. Les forces qui ont été ainsi dégagées ne savent plus quel
est leur développement normal, puisque rien ne leur représente où elles doivent s'arrêter. Elles se
heurtent donc en des mouvements discordants, cherchant à empiéter les unes sur les autres, à se
réduire, à se refouler mutuellement. Sans doute les plus fortes parviennent bien à écraser les plus
faibles, ou tout au moins à les mettre dans un état de subordination. Mais comme cette subordination
n'est qu'un état de fait que ne consacre aucune morale, elle n'est acceptée que par contrainte jusqu'au
jour d'une revanche toujours espérée. Les traités de paix qui se signent ainsi ne sont jamais que
provisoires ; ce sont des trêves qui De pacifient pas les esprits. Voilà d'où viennent ces conflits sans
cesse renaissants entre les différents facteurs de l'organisation économique. Nous proposons cette
concurrence anarchique comme un idéal auquel il nous faut nous tenir, qu'il convient même de
réaliser plus complètement qu'il ne l'est aujourd'hui, c'est confondre la maladie avec l'état de santé. Et
d'autre part, pour en sortir, ce n'est pas assez de modifier une fois pour toutes l'assiette de la vie
économique ; car, de quelque manière qu'on l'arrange, quelque agencement nouveau qu'on y
introduise, elle ne deviendra pas pour cela autre qu'elle n'est, elle ne changera pas de nature. Et par
nature elle ne peut se suffire. L'ordre, la paix entre les hommes ne peut résulter automatiquement de
causes toutes matérielles, d'un mécanisme aveugle, si savant qu'il soit. C'est une œuvre morale.
À un autre point de vue encore, ce caractère amoral de la vie économique constitue un danger
publie. Les fonctions de cet ordre absorbent aujourd'hui les forces de la majeure partie de la nation.
C'est dans le milieu industriel et commercial que se passe la vie d'une multitude d'individus. D'où il
suit que ce milieu n'étant que faiblement empreint de moralité, la plus grande partie de leur existence
s'écoule en dehors de toute action morale. Comment un pareil état de choses ne serait-il pas une
source de démoralisation ? Pour que le sentiment du devoir se fixe fortement en nous, il faut que les
circonstances mêmes dans lesquelles nous vivons le tiennent perpétuellement en éveil. Il faut qu'il y
ait autour de nous un groupe qui nous y rappelle sans cesse, au cas trop fréquent où nous sommes
tentés d'y rester sourds. Une manière d'agir, quelle qu'elle soit, ne se consolide que par la répétition et
l'usage. Si nous vivons d'une vie amorale pendant une bonne partie de la journée, comment les
ressorts de la moralité ne se détendraient-ils pas en nous ? Nous ne sommes pas naturellement enclins
à nous gêner, à nous contraindre ; si nous ne sommes pas invités à chaque instant à exercer sur nous
cette contrainte sans laquelle il n'y a pas de morale, comment en prendrons-nous l'habitude ? Si dans
les occupations qui remplissent presque tout notre temps, nous ne suivons d'autre règle que celle de
notre intérêt bien entendu, comment prendrons-nous goût au désintéressement, à l'oubli de soi, au
sacrifice ? Voilà comment le déchaînement des intérêts économiques a été accompagné d'un
abaissement de la morale publique. C'est que, en tant que l'industriel, le commerçant, l'ouvrier,
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 32
l'employé s'acquitte de sa profession, il n'y a rien au-dessus de lui qui contienne son égoïsme, il n'est
soumis à aucune discipline morale, et par suite, il se dispense 1 de toute discipline de ce genre.
Il importe donc au plus haut point que la vie économique se règle 2, se moralise et afin que les
conflits qui la troublent prennent fin, et enfin que les individus cessent de vivre ainsi au sein d'un vide
moral où leur moralité individuelle elle-même s'anémie. Car il est nécessaire que dans cet ordre de
fonctions sociales, une morale professionnelle se constitue, plus concrète, plus proche des faits, plus
étendue que ce qui existe aujourd'hui. Il faut qu'il y ait des règles qui disent à chacun des
collaborateurs ses droits et ses devoirs, et cela non pas seulement d'une manière générale et vague,
mais précise et détaillée, visant les principales circonstances qui se produisent le plus ordinairement.
Toutes ces relations ne peuvent rester dans cet état d'équilibre perpétuellement instable. Mais une
morale ne s'improvise pas. Elle est l'œuvre du groupe même auquel elle doit s'appliquer. Quand elle
fait défaut, c'est que ce groupe n'a pas une suffisante cohésion, qu'il n'existe pas assez en tant que
groupe, et l'état rudimentaire de sa morale ne fait qu'exprimer cet état de désagrégation. Par consé-
quent, le véritable remède au mal, c'est de donner, dans l'ordre économique, aux groupes profes-
sionnels, une consistance qu'ils n'ont pas. Tandis que la corporation n'est aujourd'hui qu'un
assemblage d'individus, sans liens durables entre eux, il faut qu'elle devienne ou redevienne un corps
défini et organisé. Mais toute conception de ce genre vient se heurter à des préjugés historiques qui la
rendent encore très impopulaire, et qu'il est par conséquent nécessaire de dissiper.
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DEUXIÈME LEÇON
LA MORALE
PROFESSIONNELLE
(suite)
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Il n'y a pas de forme de l'activité sociale qui puisse se passer d'une discipline morale qui lui soit
propre. En effet, tout groupe social, qu'il soit étendu ou restreint, est un tout formé de parties ;
l'élément ultime dont la répétition constitue ce tout est l'individu. Or, pour qu'un tel groupe puisse se
maintenir, il faut que chaque partie ne procède pas comme si elle était seule, c'est-à-dire comme si
elle était elle-même le tout ; mais il faut au contraire qu'elle se comporte de manière à ce que le tout
puisse subsister. Mais les conditions d'existence du tout ne sont pas celles de la partie, par cela seul
que ce sont deux sortes de choses différentes. Les intérêts de l'individu ne sont pas ceux du groupe
auquel il appartient et souvent même il y a entre les premiers et les seconds un véritable antagonisme.
Ces intérêts sociaux dont l'individu doit tenir compte, il ne les aperçoit que confusément, et parfois
même, il ne les aperçoit pas parce qu'ils lui sont extérieurs, parce que ce sont les intérêts de quelque
chose qu'il n'est pas. Il n'en a pas la sensation toujours présente, comme il a la sensation de tout ce qui
le concerne et l'intéresse. Il faut donc bien qu'il y ait une organisation qui les lui rappelle, qui l'oblige
à les respecter, et cette organisation ne peut être qu'une discipline morale. Car toute discipline de ce
genre est un corps de règles qui prescrivent à l'individu ce qu'il doit faire pour ne pas attenter aux
intérêts collectifs, pour ne pas désorganiser la société dont il fait partie. S'il se laissait aller à la pente
de sa nature, il n'y aurait pas de raison pour qu'il ne se développât pas, ou, tout au moins, ne cherchât
pas à se développer sans mesure envers et contre tous, sans se préoccuper des troubles qu'il peut
causer autour de lui. C'est elle qui le contient, qui lui marque des bornes, qui dit ce que doivent être
ses rapports avec ses associés, où commencent les empiétements illégitimes et quelles sont les
prestations effectives qu'il doit pour le maintien de la communauté. Et comme cette discipline a
précisément pour fonction de représenter à ses yeux des fins qui ne sont pas les siennes, qui le
dépassent, qui lui sont extérieures, elle lui apparaît et elle est réellement à certains égards quelque
chose d'extérieur à lui et qui le domine. C'est cette transcendance de la morale que les conceptions
populaires expriment en faisant des préceptes fondamentaux de l'éthique une loi émanant de la
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 34
divinité. Et plus un groupe social est étendu, plus cette réglementation est nécessaire. Car, quand il est
petit, l'écart est faible entre l'individu et la société ; le tout se distingue à peine de la partie et par
conséquent, les intérêts du tout sont directement perceptibles pour chacun en même temps que les
liens qui les rattachent aux intérêts de chacun. Mais à mesure que la société s'étend, la différence
devient plus marquée. L'individu ne peut plus embrasser qu'une petite portion de l'horizon social ; si
donc des règles ne lui prescrivent pas ce qu'il doit faire pour que son action soit conforme aux fins
collectives, il est inévitable qu'elle devienne antisociale.
Pour cette raison, il est impossible que chaque activité professionnelle n'ait pas sa morale. Et en
effet, nous avons vu qu'un grand nombre de professions satisfont à ce desideratum. Seules les
fonctions de l'ordre économique font exception. Ce n'est pas que, même chez elles, on ne trouve
quelques rudiments de morale professionnelle; mais ils sont si peu développés, si faiblement
sanctionnés, qu'ils sont comme s'ils n'étaient pas. On a revendiqué, il est vrai, cette anarchie morale
comme un droit de la vie économique. On a dit que, pour être normale, elle n'avait pas besoin d'être
réglée. Mais d'où lui pourrait venir un tel privilège ? Comment cette fonction sociale pourrait-elle se
soustraire à la condition la plus fondamentale de toute organisation sociale ? Sans doute, si tout
l'économisme classique a pu s'abuser à ce point, c'est qu'il étudiait les fonctions économiques comme
si elles avaient leur fin en elles-mêmes sans se demander quelle répercussion elles pouvaient avoir sur
tout l'ordre social. De ce point de vue, la production paraissait être la fin essentielle, unique de toute
l'activité industrielle et il peut sembler à certains égards que la production, pour être intense, n'a nul
besoin d'être réglementée; qu'au contraire, le mieux est de laisser les initiatives individuelles, les
égoïsmes particuliers se stimuler et s'enfiévrer mutuellement au lieu de chercher à les contenir et à les
modérer. Mais la production n'est pas tout, et si l'industrie ne peut être à ce point productive qu'à
condition d'entretenir entre les producteurs un état de guerre chronique et un perpétuel mécontente-
ment, le mal qu'elle fait est sans compensation. Même du point de vue purement utilitaire, que sert
d'entasser des richesses si elles ne parviennent pas à calmer les désirs du plus grand nombre, mais ne
font, au contraire, qu'exciter les impatiences ? Puis c'est oublier que les fonctions économiques ne
sont pas là pour elles-mêmes ; ce n'est qu'un moyen en vue d'une fin ; c'est un des organes de la vie
sociale et la vie sociale c'est avant tout une communauté harmonique d'efforts, une communion des
esprits et des volontés dans une même fin. La société n'a pas de raison d'être si elle n'apporte pas un
peu de paix aux hommes, paix dans leurs cœurs et paix dans leur commerce mutuel. Si donc
l'industrie ne peut être productive qu'en troublant cette paix et en déchaînant la guerre, elle ne vaut
pas la peine qu'elle coûte. Ajoutez à cela que même au regard des seuls intérêts économiques,
l'intensité de la production n'est pas tout. La régularité a aussi son prix. Il n'importe pas seulement que
beaucoup de choses soient produites, mais qu'elles arrivent régulièrement en quantité suffisante aux
travailleurs ; que l'on ne voie pas se succéder des périodes de pléthore et des périodes de détresse. Or,
l'absence de réglementation ne permet pas cette régularité.
L'économisme vaut souvent 1 la disparition des anciennes disettes qui sont, en effet, devenues
impossibles depuis que l'abaissement des douanes, la facilité des communications permettent à un
pays de demander aux autres les provisions qui viennent à lui manquer. Mais les crises alimentaires
d'autrefois sont remplacées par des crises industrielles et commerciales qui, par les troubles qu'elles
causent, ne sont pas moins monstrueuses. Et plus les dimensions des sociétés deviennent considé-
rables, plus les marchés s'étendent, plus l'urgence d'une réglementation qui mette fin à cette instabilité
devient importante. Car, pour la raison exposée plus haut, plus le tout dépasse la partie, plus la société
1 Lecture très probable. D. a et parlé plus haut de l'économisme classique comme se suffisant à lui-même et
sans aucun souci qui le déborde : A l'économisme ainsi conçu, il reconnaît le mérite d'avoir souvent
épargné aux hommes des crises de disette. L'idée est claire sinon l'expression « vaut ».
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 35
déborde l'individu, moins celui-ci peut sentir par lui-même les nécessités sociales, les intérêts sociaux
dont il est pourtant indispensable qu'il tienne compte.
Or, pour que cette morale professionnelle puisse s'établir dans l'ordre économique, il faut que le
groupe professionnel, qui fait presque complètement défaut dans cette région de la vie sociale, se
constitue ou se reconstitue. Car lui seul peut élaborer la réglementation qui est nécessaire. Mais ici,
nous nous heurtons à un préjugé historique. Ce groupe professionnel, il a un nom dans l'histoire, c'est
la corporation, et la corporation passe pour être solidaire de notre ancien régime politique et par
conséquent pour ne pas lui pouvoir survivre. Il semble que réclamer pour l'industrie et le commerce
une organisation corporative, ce soit faire un retour en arrière, et, en thèse générale, de telles
régressions sont justement considérées comme des phénomènes morbides.
Cependant, il y a un premier fait qui devrait mettre en garde contre ce raisonnement : c'est la
haute antiquité des corporations. Si elles dataient uniquement du Moyen Age, on pourrait croire en
effet que, nées avec le système politique d'alors, elles devaient nécessairement disparaître avec lui.
Mais en réalité, elles ont une bien plus ancienne origine. Dès qu'il y a des métiers, dès que l'industrie
cesse d'être purement agricole, c'est-à-dire dès qu'il y a des villes, le corps de métier apparaît. A
Rome, il remonte certainement à l'époque préhistorique. Une tradition que rapportent Plutarque et
Pline en attribuait l'institution au roi Numa. « Le plus admirable des établissements de ce roi, c'est la
division qu'il fit du peuple par métiers. La ville était composée de deux nations, ou plutôt séparée en
deux parties... Pour faire disparaître cette grande et principale cause de division, il distribua tout le
peuple en plusieurs corps. La distribution eut lieu par métiers. C'étaient les flûtistes, les orfèvres, les
charpentiers, etc. » (Numa, 17). Sans doute, ce n'est là qu'une légende, mais elle suffit à prouver la
haute antiquité de ces collèges d'artisans. Cependant, sous la royauté et sous la république, ils eurent
une existence si obscure que nous savons mal ce que fut alors leur organisation. Mais déjà au temps
de Cicéron, leur nombre était devenu considérable. « Toutes les classes de travailleurs semblent
possédées du désir de multiplier les associations professionnelles. Sous l'Empire, nous voyons le
règne corporatif prendre une extension qui n'a peut-être pas été dépassée depuis si l'on tient compte
des différences économiques » (Waltzing, 1, 57). Il vient un moment où toutes les catégories
d'ouvriers, fort nombreuses, parce que la division du travail était déjà poussée fort loin, semblent
s'être constituées en collèges. Il en fut de même des gens qui vivaient du commerce. A ce même
moment, les collèges changent de caractère. Ce n'était d'abord que des groupes privés que l'État ne
réglementait que de loin. Ils deviennent alors de véritables organes de la vie publique. Ils ne peuvent
se constituer qu'avec l'autorisation du gouvernement, et ils remplissent de véritables fonctions
officielles. Les corporations de l'alimentation (boucherie, boulangerie, etc.), par exemple, répondent
de l'alimentation générale. Il en était de même des autres métiers, quoiqu'à un moindre degré. Ayant
ainsi une charge publique, les membres de ces corporations avaient, en échange des services qu'ils
rendaient, certains privilèges que leur accordèrent successivement les empereurs. Peu à peu le
caractère officiel, peu important dans le principe, prit le dessus et les corporations devinrent de
véritables rouages de l'administration. Mais alors, tombées sous la tutelle, elles furent tellement
écrasées de charges qu'elles voulurent reprendre leur indépendance. L'État, devenu tout-puissant, s'y
opposa en rendant la profession, et les obligations d'ordre publie qu'elle impliquait, héréditaires. Nul
ne pouvait s'en libérer qu'en proposant quelqu'un qui le remplaçât. Les corporations vécurent ainsi
dans la servitude jusqu'à la fin de l'Empire romain.
Une fois l'Empire disparu, il n'en survécut guère que des traces à peine perceptibles dans les villes
d'origine romaine en Gaule et en Germanie. D'ailleurs, les guerres civiles qui désolèrent la Gaule, puis
les invasions avaient détruit le commerce et l'industrie. Les artisans, pour qui les corporations étaient
devenues l'origine de charges si lourdes et que ne compensaient pas des profits suffisants, en avaient
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 36
profité pour fuir les villes et se disperser dans les campagnes. Ainsi, de même que plus tard au XVIIIe
siècle, la vie corporative, au premier siècle de notre ère, était presque complètement éteinte. Si un
théoricien avait à ce moment pris conscience de la situation, il eût vraisemblablement conclu que, si
les corporations étaient mortes, c'est que, par elles-mêmes, elles n'avaient plus de raison d'être, si tant
est qu'elles en eurent jamais eu ; il aurait pu traiter toute tentative pour les reconstituer comme une
entreprise rétrograde, destinée à échouer, pour cette raison qu'on n'arrête pas les mouvements
historiques. C'est ainsi que, à la fin du siècle dernier, les économistes, sous prétexte que les
corporations de l'ancien régime n'étaient plus à la hauteur de leur rôle, se crurent autorisés à y voir de
simples survivances du passé, sans fondement dans le présent, et dont il importait de supprimer les
dernières traces. Et cependant, les faits devaient donner un éclatant démenti à un tel raisonnement.
Dans toutes les sociétés européennes, les corporations, après une éclipse d'un temps, recommencèrent
une nouvelle existence. Elles durent renaître vers le XIe siècle et le XIIe siècle. « Le XIe et le XIIe
siècle, dit Levasseur, paraissent être l'époque où les artisans commencent à sentir le besoin de s'unir et
forment leurs premières associations. » Dès le XIIIe siècle, elles sont de nouveau florissantes et elles
se développent jusqu'au jour ou commence pour elles une nouvelle décadence. N'y a-t-il pas dans
cette antiquité et dans cette persistance la preuve qu'elles dépendent non de quelque particularité
contingente et accidentelle, propre à un régime politique déterminé, mais à des causes générales et
fondamentales ? Si depuis les origines de la cité jusqu'à l'apogée de l'Empire, depuis l'aube des
sociétés chrétiennes jusqu'à la Révolution française elles ont été nécessaires, c'est vraisemblablement
qu'elles répondent à quelque besoin durable et profond. Et le fait même qu'après avoir disparu une
première fois, elles se sont reconstituées d'elles-mêmes et sous une forme nouvelle, n'ôte-t-il pas toute
valeur à l'argument qui présente leur disparition violente à la fin du siècle dernier comme une preuve
qu'elles ne sont plus en harmonie avec les nouvelles conditions de l'existence collective ? Le besoin
que ressentent actuellement toutes les grandes sociétés européennes de les rappeler à la vie n'est-il pas
au contraire un symptôme que cette suppression radicale a été elle-même un phénomène morbide, et
que la réforme de Turgot appelle une réforme en sens contraire ou différent?
Il y a pourtant une raison qui rend généralement sceptique sur les effets utiles que pourrait avoir
une telle réorganisation. Si elle doit servir, c'est surtout à cause de ses conséquences morales ; c'est
que chaque corporation doit devenir le foyer d'une vie morale sui generis. Or, les souvenirs que nous
ont laissés les corporations, l'impression même que nous causent les rudiments qui en subsistent
aujourd'hui, n'inclinent pas à croire qu'elles soient propres à un tel rôle. Il nous semble qu'elles ne
peuvent remplir que des fonctions utilitaires, qu'elles ne peuvent servir que les intérêts matériels de la
profession ; que les reconstituer, ce serait substituer simplement à l'égoïsme individuel, l'égoïsme
corporatif. On se les représente comme aux derniers temps de leur existence la plus récente
exclusivement occupées à retenir jalousement ou même à accroître les privilèges et leurs monopoles.
Or, il ne semble pas que des préoccupations aussi étroitement professionnelles puissent avoir une
action bien favorable sur la moralité du corps ou de ses membres. Mais il faut se garder d'étendre à
tout le régime corporatif ce qui a pu être vrai de certaines corporations à un moment déterminé de leur
histoire.
Bien loin que ce vice soit inhérent à toute organisation corporative, les corporations romaines en
étaient tout à fait exemptes. Elles ne poursuivaient que très secondairement des fins utilitaires. « Les
corporations d'artisans, dit Waltzing, étaient loin d'avoir chez les Romains un caractère professionnel
aussi prononce qu'au Moyen Age ; on ne rencontre chez elles ni règlement sur les méthodes, ni
apprentissage imposé, ni monopole ; leur but n'était pas non plus de réunir les fonds nécessaires pour
exploiter une industrie » (1, 194). Sans doute l'association leur donnait plus de force pour sauvegarder
au besoin et le cas échéant leurs intérêts communs. Mais c'était là une des conséquences utiles qu'elle
produisait ; ce n'en était pas la raison d'être principale. Quelles étaient donc ses fonctions essentielles
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 37
? D'abord, la corporation était un collège religieux. Chacune d'elles avait son Dieu spécial, son culte
spécial, qui, quand elle en avait les moyens, se célébrait dans un temple spécial. De même que chaque
famille avait son Lar familiaris, chaque cité son Genius publicus, chaque collège avait son Dieu
tutélaire, Genius collegii. Ce culte professionnel n'allait pas sans fêtes et ces fêtes sans sacrifices ni
sans banquets célébrés en commun. Ce n'était pas seulement pour fêter le Dieu de la corporation que
se réunissaient les confrères, mais aussi dans d'autres occasions. Par exemple, aux étrennes, « les
ébénistes et les ivoiriers romains se réunissaient dans leur schola ; ils recevaient cinq deniers, des
gâteaux, des dattes, etc., aux frais de la caisse ». On fêtait aussi la fête domestique de la Cara
cognatio ou Caresta (chère parenté), et à cette occasion, comme au 1er janvier (?), on se faisait des
cadeaux dans les familles, il y avait une distribution faite en frais communs à l'intérieur des collèges.
On s'est demandé si la corporation avait une caisse de secours, et si elle assistait régulièrement ceux
de ses membres qui se trouvaient dans le besoin. Les avis sur ce point sont partagés. Mais ce qui
enlève à la discussion une partie de son intérêt et de sa portée, c'est que ces distributions d'argent et de
vivres qui se faisaient lors des fêtes, ces banquets en commun qui (revenaient en commun ?) tenaient
en tout cas lieu de secours et pouvaient passer pour une assistance indirecte. De toute manière, les
malheureux savaient qu'ils pouvaient compter périodiquement sur cette subvention dissimulée.
Comme corollaire de ce caractère religieux, la corporation romaine avait un caractère funéraire. Unis
comme les gentiles dans un même culte pendant la vie, ses membres voulaient comme eux dormir
ensemble leur dernier sommeil. Toutes les corporations qui étaient assez riches pour cela avaient un
columbarium collectif, où chacun de leurs membres avait le droit de se faire enterrer. Quand le
collège n'avait pas les moyens d'acheter une propriété funéraire, il assurait du moins à ses membres
d'honorables funérailles aux frais de la caisse commune. Mais le premier cas était le plus général. Un
culte commun, des banquets communs, des fêtes communes, un cimetière commun, ne retrouve-t-on
Pas là les caractères distinctifs de l'organisation domestique chez les Romains ? Chaque collège, dit
Waltzing, « était une grande famille. La communauté du métier, des intérêts, remplaçait les liens du
sang, et les confrères n'avaient-ils pas, comme la famille, leur culte commun, leurs repas communs,
leur sépulture commune ? Nous avons vu que les fêtes religieuses ou funèbres étaient celles des
familles ; comme elles, ils célébraient la chère parenté et le culte des morts » I, 322). Et ailleurs :
«Ces fréquents repas contribuaient puissamment à transformer le collège en une grande famille.
Aucun mot n'indique mieux la nature des rapports qui unissaient les confrères, et bien des indices
prouvent qu'une grande fraternité régnait dans leur sein. Les membres se regardaient comme des
frères et parfois ils se donnaient ce nom entre eux » (330). L'expression plus ordinaire était celle de
sodales. Mais ce mot même exprime une parenté spirituelle qui implique une étroite fraternité. Le
protecteur et la protectrice du collège prenaient souvent le titre de père et de mère. Une preuve du
dévouement que les confrères avaient pour leur collège, ce sont les legs et les donations qu'ils leur
font. Ce sont aussi ces monuments funéraires où nous lisons Pius in collegio, il fut pieux envers son
collège, comme on disait et comme on inscrivait Pius in suos. Cette vie familiale était même, suivant
Boissier, le but principal de toutes les corporations romaines. « Mais dans les corporations ouvrières,
dit-il, on s'associait avant tout pour le plaisir de vivre ensemble, pour se faire une intimité moins
restreinte que la famille, moins étendue que la cité, pour s'entourer d'amis et se rendre ainsi la vie plus
facile et plus agréable. »
Comme les sociétés chrétiennes ne sont pas constituées sur le modèle de la cité, les corporations
du Moyen Age ne ressemblaient pas exactement aux corporations romaines. Mais elles aussi
constituaient pour leurs membres des milieux moraux. « La corporation, dit Levasseur, unissait par
des liens étroits les gens du même métier. Assez souvent, elle s'établissait dans la paroisse ou dans
une chapelle particulière, et se mettait sous l'invocation d'un saint qui devenait le patron de toute la
communauté... C'était là (dans une chapelle) qu'on s'assemblait, qu'on assistait en grande cérémonie à
des messes solennelles, après lesquelles les membres de la confrérie allaient tous ensemble terminer
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 38
la journée par un joyeux festin. Par ce côté, les corporations du Moyen Age ressemblaient beaucoup à
celles de l'époque romaine » (1, 217-218). - « Afin de subvenir à toutes les dépenses, il fallait un
budget à la corporation. Elle en avait un... Une partie des fonds était destinée... à des œuvres de
bienfaisance... Les cuisiniers (de Paris) consacraient le tiers des amendes à soutenir les pauvres
vieilles gens du métier qui seront déchus par faute de marchandises ou de vieillesse... Bien longtemps
après, au XVIIIe siècle, on trouve encore dans les comptes des orfèvres, au chapitre des aumônes, un
prêt gratuit de 200 livres fait à un orfèvre ruiné » (221). Puis des règles très précises fixaient pour
chaque métier les devoirs respectifs des patrons et des ouvriers ainsi que les devoirs des patrons entre
eux. Une fois que l'ouvrier était engagé, il ne pouvait rompre arbitrairement son engagement. « Les
statuts défendent unanimement d'embaucher un valet qui n'a pas fini son temps et frappent d'une forte
amende le maître qui propose et le valet qui accepte » (237). Mais de son côté, le valet ne pouvait être
congédié sans raison. Chez les fourbisseurs, il fallait que les motifs du renvoi fussent agréés par dix
valets et par les quatre maîtres gardes du métier. La règle décidait pour chaque métier si le travail de
nuit était permis ou non. En cas d'interdiction, il était expressément défendu au maître de faire veiller
ses valets. D'autres prescriptions étaient destinées à garantir la probité professionnelle. Toutes sortes
de précautions étaient prises pour empêcher le marchand ou l'artisan de tromper l'acheteur, de donner
à sa marchandise une apparence que ne justifiait pas sa qualité réelle. « Il était interdit aux bouchers
de souffler la viande, de mêler le suif avec le saindoux, de vendre de la chair de chien, etc. ; aux
tisserands de faire du drap avec de la laine fournie par les usuriers, parce que cette laine pouvait être
un simple gage déposé comme caution d'une dette. On interdisait aux couteliers... de fabriquer des
manches recouverts de soie, de fils d'archal ou d'étain, parce que intérieurement ils étaient de bois
blanc et pouvaient par conséquent tromper un acheteur ignorant », etc. (p. 243). Sans doute, il vint un
moment (XVIIIe siècle) où cette réglementation devint plus tracassière qu'utile; où elle eut pour
objectif de sauvegarder les privilèges des maîtres, plutôt que de veiller au bon renom de la profession
et à l'honnêteté de ses membres. Mais il n'y a pas d'institution qui, à un moment donné, ne dégénère,
soit qu'elle ne sache pas changer à temps pour s'accommoder à de nouvelles conditions d'existence,
soit qu'elle se développe dans un sens unilatéral, outrant certaines de ses propriétés, ce qui la rend
malhabile à rendre les services dont elle avait la charge. Ce peut être une raison pour chercher à la
réformer, non pour la déclarer à tout jamais inutile et la supprimer.
Toujours est-il que les faits qui précèdent démontrent clairement que le groupe professionnel n'est
nullement incapable de constituer un milieu moral puisqu'il a eu ce caractère dans le passé. Nous
voyons même que c'est en cela surtout qu'a consisté son rôle dans la majeure partie de son histoire. Ce
n'est là, d'ailleurs, qu'un cas particulier d'une loi plus générale. Du moment qu'au sein d'une société
politique il y a un certain nombre d'individus qui ont en commun des idées, des intérêts, des
sentiments, des occupations que le reste de la population ne partage pas avec eux, il est inévitable
que, sous le flux de ces similitudes, ils soient comme poussés, comme attirés les uns vers les autres,
qu'ils se recherchent, qu'ils entrent en relations, qu'ils s'associent et qu'ainsi se forme peu a peu un
groupe restreint, ayant sa physionomie spéciale, au sein de la société générale. Or, une fois le groupe
formé, il est impossible qu'une vie morale ne s'en dégage pas qui lui soit propre, qui porte la marque
des conditions spéciales qui lui ont donné naissance. Car il est impossible que des hommes vivent
ensemble, soient en commerce fréquent, sans qu'ils prennent le sentiment du tout qu'ils forment par
leur union, sans qu'ils s'attachent à ce tout, s'en préoccupent, en tiennent compte dans leur conduite.
Or cet attachement à quelque chose qui dépasse l'individu, aux intérêts du groupe auquel il appartient,
c'est la source même de toute activité morale. Que ce sentiment se précise, qu'en s'appliquant aux
circonstances les plus ordinaires et les plus importantes de la vie commune, il se traduise en formules
plus ou moins définies, et voilà un corps de règles morales en train de se fonder.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 39
Tout cela se produit nécessairement quand des causes anormales ne viennent pas troubler la
marche naturelle des choses. Mais en même temps, il est bon que cela soit, tant pour l'individu que
pour la société. Cela est bon pour la société, car c'est à condition seulement que l'activité qui s'est
ainsi dégagée se socialise, c'est-à-dire se règle. Si elle est abandonnée complètement aux individus,
elle ne peut être que chaotique, s'épuiser en conflits, et la société ne peut pas impunément être
secouée par tant de conflits intestins sans en souffrir. Pourtant, elle est trop loin des intérêts spéciaux
qu'il s'agit de régler, des antagonismes qu'il s'agit d'apaiser pour pouvoir par elle-même ou par
l'intermédiaire des Pouvoirs publics jouer ce rôle modérateur. C'est pourquoi elle a intérêt elle-même
à laisser des groupes particuliers se constituer dans ce sens, qui s'acquittent de cette fonction. Elle doit
même, à l'occasion, en hâter, en faciliter la formation. De même, l'individu trouve de sérieux
avantages à se mettre à l'abri sous une tutelle pacificatrice de la collectivité. Car l'anarchie lui est
douloureuse à lui-même. Lui aussi, il souffre de ces tiraillements continus, de ces frottements
incessants qui se produisent quand les rapports interindividuels ne sont soumis à aucune influence
régulatrice. Car il n'est pas bon pour l'homme de vivre ainsi sur le pied de guerre au milieu de ses
compagnons les plus immédiats, et de camper perpétuellement au milieu d'ennemis. Cette sensation
d'une hostilité générale, la tension qu'elle nécessite pour y résister, cette perpétuelle défiance des uns
contre les autres, tout cela est pénible ; car si nous aimons la lutte, nous aimons aussi les joies de la
paix, et on peut dire que ces dernières ont d'autant plus de prix que les hommes sont plus hautement,
plus profondément socialisés, c'est-à-dire - ces deux mots sont équivalents - civilisés. Voilà pourquoi,
quand les individus qui se trouvent avoir des intérêts communs s'associent, ce n'est pas seulement
pour protéger ces intérêts, pour en assurer le développement contre les associations rivales, c'est aussi
pour s'associer, pour le plaisir de ne faire qu'un avec plusieurs, de ne plus se sentir perdus au milieu
d'adversaires, pour le plaisir de communier, c'est-à-dire, en définitive, pour pouvoir mener ensemble
une même vie morale.
La morale domestique ne s'est pas formée autrement. A cause du prestige que la famille a à nos
yeux, il nous semble que si elle a été, si elle est toujours un foyer de moralité, une école de
dévouement, d'abnégation, de communion morale, c'est en vertu de certains caractères particuliers
dont elle aurait le privilège, et qui ne se retrouveraient pas ailleurs. On se plaît à croire qu'il y a dans
la consanguinité une cause exceptionnellement puissante de rapprochement moral. Mais nous avons
vu l'an dernier que la consanguinité n'avait nullement l'efficacité extraordinaire qu'on lui attribue.
Pendant très longtemps, les non-consanguins ont été très nombreux dans les familles : la parenté dite
artificielle se contractait avec une extrême facilité et avait tous les effets de la parenté naturelle. La
famille n'est donc pas uniquement, ni essentiellement un groupe de consanguins. C'est un groupe
d'individus qui se trouvent avoir été rapprochés au sein de la société politique par une communauté
plus particulièrement étroite d'idées, de sentiments et d'intérêts. La consanguinité a certainement
contribué à causer cette communauté, mais elle n'a été qu'un des facteurs d'où celle-ci est résultée. Le
voisinage matériel, la communauté des intérêts économiques, la communauté du culte en ont été des
éléments non moins importants. On sait pourtant quel rôle moral a joué la famille dans l'histoire de la
morale, quelle puissante vie morale s'est constituée au sein du groupe ainsi formé. Pourquoi en serait-
il autrement de celui que produirait le groupe professionnel ? Bien certainement, on peut prévoir
qu'elle serait moins intense à certains égards, non parce que les éléments qui y entrent seront de
moindre qualité, mais parce qu'ils seront moins nombreux. La famille est un groupe qui embrasse la
totalité de l'existence ; rien ne lui échappe; tout y retentit. C'est une miniature de la société politique.
Le groupe professionnel, au contraire, ne comprend directement qu'une partie déterminée de
l'existence, à savoir ce qui concerne la profession. Encore ne faut-il pas perdre de vue la place énorme
que la profession tient dans la vie, à mesure que les fonctions se spécialisent davantage, et que le
champ de chaque activité individuelle se renferme de plus en plus dans les limites marquées par la
fonction dont il est spécialement chargé.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 40
En insistant sur ce rapprochement, je n'entends pas dire d'ailleurs que les corporations de l'avenir
doivent ou puissent avoir 1 ce caractère domestique. Il est évident que plus elles se développent, plus
aussi elles doivent développer des caractères originaux et s'éloigner davantage des groupes
antécédents dont elles sont des substituts partiels. Déjà le corporatisme du Moyen Age ne rappelait
que de beaucoup plus loin l'organisation domestique ; à plus forte raison en doit-il être de même des
corporations qui sont nécessaires aujourd'hui.
Mais alors se pose la question de savoir ce que devraient être ces corporations. Après avoir vu
pour quelles raisons elles sont nécessaires, on voudrait apercevoir quelle forme elles doivent affecter
pour remplir leur rôle dans les conditions actuelles de l'existence collective. Si difficile que soit le
problème, nous essaierons d'en dire quelques mots.
. Å
TROISIÈME LEÇON
LA MORALE
PROFESSIONNELLE
(fin)
. Å
En dehors du préjugé historique dont nous avons parlé la dernière fois, il est une autre raison qui
a contribué à discréditer le système corporatif, c'est l'éloignement qu'inspire d'une manière générale
l'idée de réglementation économique. On se représente toute réglementation de ce genre comme une
sorte de police plus ou moins tracassière ou plus ou moins supportable, pouvant bien obtenir des
individus certains actes extérieurs, mais ne disant rien aux esprits, et sans racine dans les consciences.
On y voit une sorte de vaste règlement d'atelier, étendu et généralisé, auquel les sujets qui le subissent
peuvent bien se soumettre matériellement, s'il le faut, mais qu'ils ne sauraient vouloir véritablement.
On confond ainsi la discipline établie par un individu et imposée par lui militairement à d'autres
individus qui ne sont effectivement pas intéressés à la vouloir, avec une discipline collective à
laquelle les membres d'un groupe se trouvent astreints. Celle-ci ne peut se maintenir que si elle repose
sur un état d'opinion, si elle est fondée dans les mœurs ; et ce sont ces mœurs qui importent. La
réglementation établie ne fait en quelque sorte que les définir avec plus de précision et les
sanctionner. Elle traduit en préceptes des idées et des sentiments communs, un commun attachement
à un même objectif. C'est donc se méprendre singulièrement sur sa nature que de ne la voir que de
dehors, de n'en apercevoir que la lettre. Ainsi considérée, elle peut en effet apparaître comme une
sorte de consigne simplement gênante, qui empêche les individus de faire ce qu'ils veulent et cela
dans un intérêt qui n'est pas le leur : par suite, il est assez naturel qu'on cherche à secouer cette gêne
ou à la réduire au minimum. Mais sous la lettre, il y a l'esprit qui l'anime ; il y a les liens de toutes
sortes qui attachent l'individu au groupe dont il fait partie, et à tout ce qui intéresse ce groupe ; il y a
tous ces sentiments sociaux, toutes ces aspirations collectives, ces traditions auxquelles on tient et que
l'on respecte, qui donnent un sens et une vie à la règle, qui échauffent la manière dont elle est
appliquée par les individus. C'est donc une conception singulièrement superficielle que celle de ces
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 42
économistes classiques pour qui toute discipline collective est une sorte de militarisation plus ou
moins tyrannique. En réalité, quand elle est normale, quand elle est ce qu'elle doit être, elle est tout
autre chose. Elle est à la fois le résumé et la condition de toute une vie commune qui ne tient pas
moins au cœur des particuliers que leur vie propre. Et quand nous souhaitons de voir les corporations
se réorganiser sur un modèle que nous tâcherons de déterminer tout à l'heure, ce n'est pas simplement
pour que de nouveaux codes se surajoutent à ceux qui existent ; c'est avant tout pour que l'activité
économique se pénètre d'autres idées et d'autres besoins que les idées et les besoins individuels, c'est
pour qu'elle se socialise. C'est afin que les professions deviennent autant de milieux moraux qui,
enveloppant d'une manière constante les divers agents de la vie industrielle et commerciale,
entretiennent perpétuellement leur moralité. Quant aux règles, si nécessaires et si inévitables qu'elles
soient, elles ne sont que l'expression extérieure de cet état fondamental. Il ne s'agit pas de coordonner
extérieurement et mécaniquement des mouvements, mais de faire communier des esprits.
Aussi, ce n'est pas pour des raisons économiques que le régime corporatif me paraît indispen-
sable, c'est pour des raisons morales. C'est que seul il permet de moraliser la vie économique. On se
fera une idée de la situation actuelle en disant que la majeure partie des fonctions sociales - car
aujourd'hui les fonctions économiques sont les plus développées - est presque soustraite à toute
influence morale, du moins dans ce qu'elles ont de proprement spécifique. Sans doute, les règles de la
morale commune s'y appliquent ; mais ces règles de la morale commune sont faites pour la vie
commune, non pour cette vie spéciale. Elles déterminent celles de ses relations qui ne sont pas
particulières à l'industrie et au commerce, non les autres. Pourquoi ces dernières n'auraient-elles pas
besoin de subir une influence morale ? Que peut devenir la moralité publique si l'idée du devoir est si
peu présente dans toute cette sphère si importante de la vie sociale ? Il y a une morale professionnelle
du prêtre, du soldat, de l'avocat, du magistrat, etc. Comment n'y en aurait-il pas une pour le commerce
et l'industrie ? Comment n'y aurait-il pas des devoirs de l'employé vis-à-vis de l'employeur, de celui-
ci vis-à-vis de celui-là, des entrepreneurs vis-à-vis les uns des autres, de manière à atténuer la
concurrence qu'ils se font et la régler, à empêcher qu'elle ne se transforme comme aujourd'hui en une
guerre non moins cruelle parfois que les guerres proprement dites ? Et tous ces droits et ces devoirs
ne peuvent pas être les mêmes dans toutes les branches de l'industrie ; il faut qu'ils varient suivant les
conditions de chaque activité spéciale. Les devoirs de l'industrie agricole ne sont pas ceux des
industries insalubres, ceux du commerce ne sont pas ceux de l'industrie proprement dite, etc. Une
comparaison achèvera de rendre sensible dans quel état nous nous trouvons à cet égard. Dans le
corps, toutes les fonctions de la vie viscérale sont placées sous la dépendance d'une partie spéciale du
système nerveux, autre que le cerveau : c'est le grand sympathique et le pneumo-gastrique. Eh bien,
dans notre société, il y a bien un cerveau qui commande aux fonctions de relation ; mais les fonctions
viscérales, les fonctions de la vie végétative ou ce qui y correspond, ne sont soumises à aucune action
régulatrice. Qu'on se représente ce que deviendrait la fonction du cœur, des poumons, de l'estomac,
etc., s'ils étaient ainsi affranchis de toute discipline ? C'est un spectacle analogue que nous offrent les
peuples où les organes régulateurs de la vie économique font défaut. Sans doute, le cerveau social,
c'est-à-dire l'État, essaye bien d'en tenir lieu et de s'acquitter de ces fonctions. Mais il y est impropre
et son intervention, quand elle n'est pas simplement impuissante, cause des troubles d'une autre
nature.
Je ne crois donc pas qu'il y ait de réforme plus urgente que celle-là. Je ne veux pas dire qu'elle
suffise à tout, mais elle est la condition préliminaire sans laquelle les autres ne sont pas possibles. Je
suppose que demain le régime de la propriété soit miraculeusement transformé ; que, suivant la
formule collectiviste, les instruments de production soient retirés des mains des particuliers et
attribués à la seule collectivité. Tous les problèmes au milieu desquels nous nous débattons aujour-
d'hui subsisteront intégralement. Il y aura toujours un appareil économique, et des agents divers qui
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 43
collaboreront à son fonctionnement. Il faudra donc déterminer les droits et les devoirs de ces divers
agents, et cela dans les différentes formes de l'industrie. Il faudra qu'un corps de règles se constitue,
qui fixe la quantité de travail, la rémunération des différents fonctionnaires, leurs devoirs les uns vis-
à-vis des autres et vis-à-vis de la communauté, etc. On sera donc non moins qu'aujourd'hui en
présence d'une table rase. Parce qu'on aura retiré les instruments du travail de telles mains pour les
remettre dans telles autres, on n'en saura pas pour cela de quelle manière ces instruments devront
fonctionner, ce que devra être la vie économique, ni faire qu'on en aura ainsi changé les conditions.
L'état d'anarchie subsistera donc ; car encore une fois, ce qui fait cet état, ce n'est pas parce que telles
choses sont ici et non là, mais parce que l'activité dont ces choses sont l'occasion n'est pas réglée. Et
elle ne se réglera pas, et elle ne se moralisera pas par enchantement. Cette réglementation, cette
moralisation ne peuvent pas être instituées, ni par un savant dans son cabinet, ni par un homme d'État
; elles ne peuvent être l’œuvre que des groupes intéressés. C'est pourquoi, puisque ces groupes
n'existent pas actuellement, il n'est rien de plus urgent que de les appeler à l'existence. Les autres
questions ne peuvent utilement être abordées qu'ensuite.
Mais, ceci posé, il reste à rechercher ce que doivent être ces corporations, pour qu'elles soient en
harmonie avec les conditions actuelles de notre existence collective. Il est clair qu'il ne saurait être
question de les restaurer telles qu'elles étaient autrefois. Si elles sont mortes, c'est que, telles qu'elles
étaient, elles ne pouvaient plus vivre. Mais alors, quelle forme sont-elles appelées à prendre ? Le
problème n'est point facile. Pour le résoudre d'une manière un peu méthodique et objective, il faudrait
avoir déterminé de quelle manière le régime corporatif a évolué dans le passé, et quelles sont les
conditions qui ont déterminé cette évolution. On pourrait alors préjuger avec quelque certitude ce
qu'il doit devenir étant donné les conditions actuelles dans lesquelles se trouvent placées nos sociétés.
Or, pour cela, des études seraient nécessaires, que nous n'avons pas faites. Peut-être, cependant, les
lignes générales de ce développement ne sont-elles pas impossibles à apercevoir.
Si, comme nous l'avons vu, le régime corporatif remonte jusqu'aux premiers temps de la cité
romaine, il ne fut pas à Rome ce qu'il devint dans la suite, au Moyen Age. La différence ne consiste
pas simplement en ce que les collèges d'artisans romains avaient un caractère plus religieux et moins
professionnel que les corporations médiévales. Ces deux institutions se distinguaient l'une de l'autre
par un caractère beaucoup plus important. A Rome, la corporation est une institution extra-sociale, au
moins à l'origine. L'historien qui entreprend de décomposer en ses éléments l'organisation politique
des Romains, ne rencontre rien sur son chemin qui l'avertisse de l'existence des corporations. Elles
n'entraient pas, en qualité d'unités reconnues et définies, dans la constitution romaine. Dans aucune
des assemblées électorales, dans aucune des réunions de l'armée, les artisans ne s'assemblaient par
collèges ; nulle part, le collège comme tel ne prenait part à la vie publique soit en corps, soit par
l'intermédiaire d'organes définis. Tout au plus la question peut-elle se poser à propos de trois ou
quatre collèges que l'on a cru pouvoir identifier avec quatre des centuries constituées par Servius
Tullius (lignarii, aerarii, tubicines, cornucines). Encore le fait est-il loin d'être établi. Très
vraisemblablement, les centuries ainsi dénommées ne contenaient pas tous les charpentiers, tous les
forgerons, etc., mais ceux-là seulement qui fabriquaient ou réparaient les armes et les machines de
guerre. Denys d'Halicarnasse nous dit formellement que les ouvriers ainsi groupés avaient une
fonction purement militaire (...) (IV, 17 ; VII, 19), et d'ailleurs que l'on avait réuni sous cette même
dénomination d'autres ouvriers chargés de rendre également des services d'autre nature en temps de
guerre. On peut donc croire que ces centuries représentaient non des collèges proprement dits, mais
des divisions militaires. En tout cas, pour tous les autres collèges, ils étaient certainement en dehors
de l'organisation officielle du peuple romain. Ils constituaient donc des arrangements surérogatoires,
en quelque sorte, des formes sociales à demi irrégulières, ou, du moins, qui ne comptaient pas parmi
les formes régulières et il est aisé d'en comprendre la raison. Ils se formèrent au moment où les
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 44
métiers commencèrent à prendre quelque développement. Or les métiers ne furent pendant longtemps
qu'une forme tout à fait accessoire et secondaire de l'activité collective chez les Romains. Rome était
essentiellement une société agricole et militaire. Comme société agricole, elle était divisée en gentes,
en curies et en tribus. L'assemblée par centuries reflète plutôt l'organe militaire. Mais il était tout
naturel que les fonctions industrielles d'abord ignorées, puis très rudimentaires, n'affectassent
d'aucune manière la structure politique de la Cité. C'étaient des cadres qui s'étaient formés après coup,
à côté des cadres normaux, officiels ; le produit d'une sorte d'excroissance de l'organisme primitif de
Rome. D'ailleurs, jusqu'à un moment très avancé de l'histoire romaine, le métier est resté frappé d'un
discrédit moral, ce qui exclut toute idée qu'il ait pu tenir une place officielle dans l'État. Sans doute,
avec le temps, les choses changèrent, mais la manière même dont elles changèrent montre bien ce
qu'elles étaient au point de départ. Pour arriver à faire respecter leurs intérêts, à obtenir une condition
en rapport avec leur importance croissante, les artisans durent recourir à des moyens irréguliers. Pour
triompher du mépris dont ils étaient l'objet, les collèges durent procéder par voie de complot,
d'agitation clandestine. C'est la meilleure preuve que, d'elle-même, la société romaine ne leur était pas
ouverte. Et si plus tard ils finirent par être intégrés dans l'État, par devenir des rouages de la machine
administrative, cette situation ne fut pas pour eux une conquête glorieuse et profitable, mais une
pénible dépendance ; s'ils entrèrent alors dans l'État, ce ne fut pas pour y occuper la place à laquelle
leurs services pouvaient, à ce qu'il semble, leur donner des droits, ce fut tout simplement pour pouvoir
être plus étroitement surveillés et contrôlés par le pouvoir gouvernant : « La corporation, dit
Levasseur, devint la chaîne qui les rendit captifs et que la main impériale serra d'autant plus que leur
travail était plus pénible ou plus nécessaire à l'État » (1, 31). En résumé, tenus en dehors des cadres
normaux de la société romaine, ils n'y sont finalement admis que pour y être réduits à une sorte
d'esclavage.
Tout autre fut leur situation au Moyen Age. D'emblée, dès que les corporations apparaissent, elles
se présentent comme le cadre normal de cette portion de la population qui était appelée à jouer dans
l'État un rôle très considérable ; c'est le tiers état ou la bourgeoisie. En effet, pendant longtemps,
bourgeois et gens de métiers n'ont fait qu'un. « La bourgeoisie au XIIIe siècle, dit Levasseur, était
exclusivement composée de gens de métiers. La classe des magistrats et des légistes commençait à
peine à se former ; les hommes d'étude appartenaient encore au clergé ; le nombre des rentiers était
très restreint parce que la propriété territoriale était alors presque toute aux mains des nobles ; il ne
restait aux roturiers que le travail de l'atelier ou du comptoir et c'était par l'industrie ou par le
commerce qu'ils avaient conquis un rang dans le royaume » (1, 191). Il en est de même en
Allemagne. La bourgeoisie est la population des villes ; or, nous savons que les villes en Allemagne
se sont formées autour de marchés permanents ouverts par un seigneur sur un point de son domaine.
La population qui venait se grouper autour de ces marchés et qui devint la population urbaine était
donc faite essentiellement d'artisans et de marchands. Les villes furent dès le principe des foyers
d'activité industrielle et commerciale et c'est ce qui distingue les groupes urbains des sociétés
chrétiennes des groupes qui y correspondent ou paraissent y correspondre dans d'autres sociétés.
L'identité des deux populations était telle que les deux expressions de mercatores ou de forenses et
celle de cives sont synonymes ; de même jus civilis et jus fori. L'organisation des métiers fut donc
l'organisation primitive de la bourgeoisie européenne.
Ainsi, quand les villes, d'abord dépendances seigneuriales,s'affranchirent, quand les communes se
formèrent, la corporation, le corps de métier qui avait devancé ce mouvement, devint la base de la
constitution communale. En effet, « dans presque toutes les communes, le système politique et
l'élection des magistrats sont fondés sur la division des citoyens en corps de métiers » (1, 193). Très
souvent, on votait par corps de métier et on choisissait en même temps les chefs de la corporation et
ceux de la commune. « A Amiens, par exemple, les artisans se réunissaient tous les ans pour élire les
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 45
maires de chaque corporation ou bannière ; les maires élus nommaient ensuite douze échevins, qui
s'en adjoignaient douze autres ; et l'échevinage présentait à son tour aux maires des bannières trois
personnes parmi lesquelles ils choisissaient le maire de la commune... Dans quelques cités, le mode
d'élection était encore plus compliqué, mais dans toutes, l'organisation politique et municipale était
étroitement liée à l'organisation du travail» (1, 183). Et de même que la commune était un agrégat de
corps de métiers, le corps de métier était une commune au petit pied. C'est lui qui avait été le modèle
dont l'institution communale était la forme agrandie et développée.
Mais en même temps, les considérations qui précèdent nous donnent les moyens d'entrevoir et ce
qui fait qu'elle est tombée en décadence depuis deux siècles environ, c'est-à-dire ce qui l'a empêchée
d'être à la hauteur du rôle qui lui incombait, et ce qu'elle doit devenir pour s'y mettre. Nous venons de
voir que, telle qu'elle s'est constituée au Moyen Age, elle est étroitement solidaire de toute l'organi-
sation de la commune. Les deux institutions sont proches parentes. Or, il n'y avait à cette solidarité
aucun inconvénient tant que les métiers eux-mêmes avaient un caractère communal. Tant qu'en
principe, chaque artisan, chaque marchand n'avait de clients que ceux qui habitaient la même ville
que lui, ou ceux qui s'y rendaient des environs au jour du marché, le corps de métier, avec son
organisation étroitement 1 suffisait à tous les besoins. Mais il n'en fut plus de même enfin quand la
grande industrie fut née. Car, par nature, elle déborda les cadres municipaux. D'une part, elle n'a pas
nécessairement son siège dans une ville, elle s'établit sur un point quelconque du territoire, à la
campagne aussi bien qu'à la ville, en dehors de toutes agglomérations, là où elle peut s'alimenter le
plus économiquement possible, et d'où elle peut rayonner le plus loin et le plus facilement. De plus, sa
clientèle se recrute partout ; son champ d'action ne se limite à aucune région déterminée. Une
institution aussi étroitement engagée dans la commune que l'était la corporation, ne pouvait donc
servir à encadrer et à régler une forme de l'activité sociale qui se trouvait aussi complètement
indépendante de la commune. Et en effet, dès qu'elle apparut, la grande industrie se trouva en dehors
du vieux régime corporatif. Ce n'est pas qu'elle ait été pour cela affranchie de toute réglementation.
C'est l'État qui, directement, joue pour elle le rôle que le corps de métier jouait autrefois pour les
métiers urbains. Le pouvoir royal accorde aux manufactures des privilèges en même temps qu'il les
soumet à son contrôle. De là, le titre de « Manufactures royales » qui leur était accordé. Bien entendu,
cette tutelle directe de l'État n'était possible qu'autant que ces manufactures étaient encore rares, et
peu développées. Mais de ce que la vieille corporation ne pouvait, telle qu'elle existait alors, s'adapter
à cette forme nouvelle de l'industrie, et de ce que l'État ne pouvait remplacer la vieille discipline
corporative que pour un temps, il ne s'ensuit pas du tout que toute discipline se trouvait désormais
1 Après « étroitement » il y a lieu d'insérer sans doute un mot oublié: probablement « locale ».
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 46
inutile, mais seulement que l'ancienne corporation devait se transformer pour pouvoir continuer à
remplir son rôle dans les nouvelles conditions de la vie économique. Et puisque le changement
survenu consistait en ceci, que l'industrie, au lieu d'être locale et municipale, était devenue nationale,
il faut simplement conclure de tout ce qui précède que la corporation elle aussi devait se transformer
pareillement, et qu'au lieu de rester une institution municipale, elle devait devenir une institution
publique. Ce que prouve l'expérience des XVIIe et XVIIIe siècles, c'est que le régime corporatif, s'il
restait modelé sur des intérêts municipaux, ne pouvait pas convenir à des industries qui, par l'ampleur
de leur sphère d'influence, affectaient les intérêts généraux de la société, et d'un autre côté, que l'État
à lui seul ne pouvait pas davantage remplir cet office, parce que la vie économique est trop vaste, trop
complexe, trop étendue, pour qu'il puisse en surveiller et en régler utilement le fonctionnement. Mais
alors, l'enseignement qui se dégage des faits n'est-il pas que la corporation doit prendre un autre
caractère, qu'elle doit se rapprocher de l'État sans s'absorber en lui, c'est-à-dire qu'elle doit, tout en
restant un groupe secondaire, relativement autonome, devenir nationale. Elle n'a pas su se transformer
à temps pour se plier à ces nouveaux besoins, et c'est pourquoi elle a été brisée. Parce qu'elle n'a pas
su s'assimiler la vie nouvelle qui se dégageait, la vie s'est tout naturellement retirée d'elle ; et c'est
ainsi que le corps de métier est devenu ce qu'il était à la veille de la Révolution, une sorte de
substance morte et de corps étranger, qui ne se maintenait plus que par la force d'inertie dans notre
organisme social. Et c'est pourquoi un moment vint où il en fut expulsé violemment. Mais cette
extirpation ne donnait pas satisfaction aux besoins qu'il n'avait pas su lui-même satisfaire. Et c'est
ainsi que la question reste entière devant nous, rendue seulement plus critique, plus aiguë par un
siècle de tâtonnements et d'expériences douloureuses. Il ne semble pas qu'elle soit insoluble.
Imaginez en effet que, sur toute l'étendue du territoire, les différentes industries soient groupées
d'après leurs ressemblances et leurs affinités naturelles en catégories distinctes. A la tête de chacun
des groupes ainsi constitués, placez un conseil d'administration, une sorte de petit parlement désigné
par l'élection ; que ce conseil ou ce parlement ait - dans une mesure à déterminer - le pouvoir de
régler ce qui concerne la profession - rapports des employés et des employeurs, conditions du travail,
salaires, rapports des concurrents entre eux, etc. - et la corporation sera restaurée, mais sous une
forme entièrement neuve. La création de cet organe central, préposé à la direction générale du groupe,
n'exclurait d'ailleurs aucunement la formation d'organes secondaires et régionaux placés sous son
contrôle et sa dépendance. Les règles générales qu'il établirait pourraient être spécialisées, diversifiées
sur les différents points du territoire par des chambres industrielles ayant un caractère plus régional,
de même qu'aujourd'hui, au-dessous du Parlement, se trouvent les conseils départementaux et munici-
paux. Et ainsi la vie économique s'organiserait, se réglerait, se déterminerait sans rien perdre de sa
diversité. Cette organisation ne ferait d'ailleurs qu'introduire dans l'ordre économique la réforme qui
s'est produite dans toutes les autres sphères de la vie nationale. Les coutumes, les mœurs, l'adminis-
tration politique, qui auparavant avaient un caractère local, qui variaient d'un point à l'autre du
territoire, sont allées de plus en plus en s'unifiant et en se généralisant ; et les anciens organes
autonomes, tribunaux, pouvoirs féodaux ou communaux, sont devenus de plus en plus des organes
secondaires et subordonnés de l'organisme central qui s'est ainsi formé. N'est-il pas vraisemblable que
l'ordre économique doit se transformer dans le même sens et de la même manière ? Ce qui existait au
principe, c'était une organisation locale, communale ; ce qui doit s'y substituer, c'est non pas une
absence complète d'organisation, un état d'anarchie, mais une organisation générale, nationale,
unifiée, mais complexe, où les groupements locaux d'autrefois survivraient encore, mais comme de
simples organes de transmission et de diversification.
Par cela même, le régime corporatif serait mis à l'abri d'un autre vice qui lui a été justement
reproché dans le passé : c'est l'immobilisme. Tant que la corporation avait son horizon limité par
l'enceinte même de la cité, il était inévitable qu'elle devînt facilement prisonnière de la tradition,
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 47
comme la cité elle-même. Dans un groupe aussi restreint, les conditions de la vie ne peuvent pas
changer beaucoup, l'habitude exerce donc sur les gens et les choses un empire sans contrepoids et les
nouveautés finissent même par être redoutées. Le traditionalisme des corporations, leur esprit de
routine, ne faisait que refléter le traditionalisme ambiant, et il avait les mêmes raisons d'être.
Seulement, il survécut aux causes qui lui avaient donné naissance et qui le justifiaient primitivement.
L'unification du pays, l'apparition de la grande industrie qui en est la conséquence, eut pour effet
d'étendre les perspectives et par suite d'ouvrir les consciences à des désirs nouveaux comme à des
idées nouvelles. Non seulement des aspirations se firent jour, qui étaient alors inconnues, besoin de
plus de confort, d'une existence plus aisée, etc. ; mais encore une mobilité plus grande s'établit dans
les goûts, et comme la corporation ne sut pas changer en même temps, comme elle ne sut pas
s'assouplir, comme elle garda inflexiblement les vieilles coutumes, elle fut hors d'état de répondre à
ces exigences nouvelles. De là, une nouvelle cause qui tourna contre elle les volontés. Mais des
corporations nationales ne seraient pas exposées à ce danger. Leur ampleur, leur complexité, les
protégerait contre l'immobilité. Elles renfermeraient dans leur sein trop d'éléments et d'éléments
divers pour qu'une uniformité stationnaire fût à craindre. L'équilibre d'une telle organisation ne peut
jamais être que relativement stable, et par suite serait en parfaite harmonie avec l'équilibre moral de la
société qui a le même caractère et n'a rien de rigide. Trop d'esprits différents y seraient en activité
pour que des réarrangements nouveaux ne fussent pas toujours en préparation et comme à l'état latent.
Un groupe étendu n'est jamais immobile (Chine) 1, parce que les changements y sont incessants.
Tel nous paraît être le principe fondamental du système corporatif qui seul peut convenir à la
grande industrie. Ces lignes générales indiquées, il resterait à résoudre bien des questions secondaires
que nous ne pouvons traiter ici. Je n'aborderai que les plus importantes.
Une autre question plus importante est de savoir quelles seraient dans l'organisation corporative la
place et la part respective des employeurs et des employés. Il me paraît évident que les uns et les
autres devraient être représentés dans l'assemblée chargée de présider à la vie générale de la
corporation. Celle-ci ne pourrait s'acquitter de sa fonction qu'à condition de comprendre dans son sein
les deux éléments. Mais on peut se demander si, à la base de l'organisation, une distinction ne serait
pas nécessaire ; si ces deux catégories de travailleurs ne devraient pas désigner séparément leurs
représentants, si les collèges électoraux, en un mot, ne devraient pas être indépendants ; tant du moins
que leurs intérêts seront aussi manifestement en antagonisme.
Enfin, il est bien certain que toute cette organisation devrait être rattachée 2 à l'organe central,
c'est-à-dire à l'État. La législation professionnelle ne pourra guère 1 être qu'une application
particulière de la législation générale, de même que la morale professionnelle ne peut être qu'une
forme spéciale de la morale commune. Il y aura toujours certes toutes les formes de l'activité
économique des particuliers 2 qui impliquent cette réglementation commune. Celle-là ne peut être
l’œuvre d'aucun groupe particulier.
Dans ce qui précède, nous n'avons fait qu'indiquer brièvement les fonctions qui pourraient être
créées dans la corporation. C'est qu'on ne peut guère prévoir toutes celles qui pourraient lui être
confiées dans l'avenir. Le mieux est de se borner à celles qui, dès à présent, pourront lui être
réservées. Au point de vue législatif, les principes généraux du contrat de travail 3, de la rétribution
des salariés, de la salubrité industrielle, de tout ce qui concerne le travail des enfants, des femmes,
etc., ont besoin d'être diversifiés selon les industries, et l'État est incapable de cette diversification.
Voilà la tâche législative indispensable 4. Le [? ?] des caisses de retraite, de prévoyance, etc., ne peut
être [réservé sans danger 5 aux caisses de l'État], déjà surchargées de fonctions diverses et trop loin
des individus. Enfin, les règlements des conflits du travail, qui ne peuvent être absolument [codifiés
en forme de loi] 6, nécessitent des tribunaux spéciaux, qui, pour pouvoir juger en toute indépendance
ont des droits 7 aussi variés que les formes de l'industrie.
Voilà la tâche judicieuse 8 qui, dès aujourd'hui, pourrait être donnée aux corporations restaurées
et renouvelées. Cette triple tâche devrait être donnée dans ces trois [? ?] organes ou groupes
d'organes ; ce sont là des problèmes pratiques que l'expérience seule déciderait. L'essentiel, ce serait
de constituer le groupe, de lui donner une raison d'être en lui assignant avec autant de circonspection
que l'on voudrait quelques-unes des fonctions dont nous venons de parler. Une fois qu'il serait formé
et qu'il aurait ainsi commencé à vivre, il se développerait de lui-même, et nul ne peut prévoir où
s'arrêterait ce développement. Non seulement, comme je le disais au début, les autres réformes ne
pourront être abordées utilement que quand celle-ci sera accomplie, mais encore il est très possible
que les premières naîtront spontanément de la seconde. Si quelque réorganisation du droit de
propriété doit se produire, ce n'est pas le [?] de son [côté ? ?] qui peut dire en quoi elle consistera.
Quiconque sait combien la vie sociale est complexe, quelle place elle fait aux éléments les plus
contradictoires, sait aussi le simplisme des formules qui courent. Il est bien peu probable qu'un jour
on arrive à un état où les moyens de production seraient séparés logiquement des moyens de
consommation, où il ne resterait rien de l'ancien droit de propriété, où la situation d'employeur aurait
disparu, où toute hérédité serait abolie, et il n'est pas de prévision humaine qui puisse dire quelle part
ces faits de l'organisation future...
quelle part du passé qui survivra toujours, quel... à l'avenir.
Ce partage ne peut se faire que spontanément, sous la poussée des faits, de l'expérience. Qu'on
organise la vie industrielle, c'est-à-dire qu'on lui donne l'organe dont elle a besoin, et cet organisme de
1 Ibid.
2 On peut lire aussi peut-être : « (dans) toutes les formes de l'activité économique, des portions... »
3 « travail », lecture douteuse.
4 Cette courte phrase est de lecture douteuse. La phrase précédente également, quant aux sept premiers mots
du moins.
5 « réservé sans danger » = lecture incertaine, plutôt = « remis sans danger entre les mains de l'État ».
6 Lecture très incertaine.
7 Lecture très incertaine.
8 Lecture très incertaine.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 49
lui-même, en entrant en contact avec les autres organes sociaux, deviendra une source de
transformations que l'imagination ne peut guère anticiper. Ainsi non seulement le régime corporatif
est... ?
. Å
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 50
QUATRIÈME LEÇON
MORALE CIVIQUE
Définition de l'État
. Å
Nous avons successivement étudié les règles morales et juridiques qui s'appliquent aux rapports
de l'individu avec lui-même, avec le groupe familial, avec le groupe professionnel. Nous allons
maintenant l'étudier dans les relations qu'il soutient avec un autre groupe, plus étendu que les
précédents, le plus étendu même de tous ceux qui sont actuellement constitués, c'est à savoir le
groupe politique. L'ensemble des règles sanctionnées qui déterminent ce que doivent être ces relations
forme ce qu'on appelle la morale civique.
Mais avant d'en commencer l'étude, il importe de définir ce qu'il faut entendre par société
politique.
Un élément essentiel qui entre dans la notion de tout groupe politique, c'est l'opposition des
gouvernants et des gouvernés, de l'autorité et de ceux qui lui sont soumis. Il est très possible qu'à
l'origine de l'évolution sociale cette distinction n'ait pas existé ; l'hypothèse est d'autant plus
vraisemblable que nous trouvons des sociétés où elle n'est que très faiblement marquée. Mais, en tout
cas, les sociétés où elle s'observe ne peuvent être confondues avec celles où elle fait défaut. Les unes
et les autres constituent deux espèces différentes que des mots différents doivent désigner, et c'est aux
premières que doit être réservée la qualification de politiques. Car si cette expression a un sens, elle
veut dire avant tout organisation au moins rudimentaire, constitution d'un pouvoir, stable ou
intermittent, faible ou fort, dont les individus subissent l'action, quelle qu'elle soit.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 51
Mais un pouvoir de ce genre se rencontre ailleurs que dans les sociétés politiques. La famille a un
chef dont les pouvoirs sont tantôt absolus, tantôt restreints par ceux d'un conseil domestique. On a
souvent comparé la famille patriarcale des Romains à un petit État ; et si, comme nous le verrons tout
à l'heure, l'expression n'est pas justifiée, elle serait irrépréhensible si la société politique se caracté-
risait uniquement par la présence d'une organisation gouvernementale. Une autre caractéristique est
donc nécessaire.
On a cru la trouver dans les rapports particulièrement étroits qui unissent toute société politique
au sol qu'elle occupe. Il y a, dit-on, une relation permanente entre toute nation et un territoire donné. «
L'État, dit Bluntschli, doit avoir son domaine ; la nation exige le pays » (p. 12). Mais la famille n'est
pas moins liée, au moins chez un grand nombre de peuples, à une portion déterminée du sol ; elle
aussi a son domaine dont elle est inséparable puisqu'il est inaliénable. Nous avons bien vu que,
parfois, le patrimoine immobilier était véritablement l'âme de la famille ; c'est lui qui en faisait l'unité
et la pérennité ; il était le centre autour duquel gravitait la vie domestique. Nulle part le territoire
politique ne joue un rôle plus considérable dans les sociétés politiques. Ajoutons, d'ailleurs, que cette
importance capitale attachée au territoire national est de date relativement récente. D'abord, il paraît
assez arbitraire de refuser tout caractère politique aux grandes sociétés nomades dont l'organisation
est parfois très savante. Puis, c'était autrefois le nombre des citoyens et non le territoire qui était
considéré comme l'élément essentiel des États. S'annexer un État, ce n'était pas s'annexer le pays,
mais les habitants qui l'occupaient et se les incorporer. Inversement, on voyait les vainqueurs aller
s'établir chez les vaincus, sur leurs domaines, sans perdre pour cela leur unité et leur personnalité
politique. Pendant tous les premiers temps de notre histoire, la capitale, c'est-à-dire le centre de
gravité territorial de la société, est d'une extrême mobilité. Il n'y a pas longtemps que les peuples sont
devenus à ce point solidaires de leur habitat, de ce qu'on pourrait appeler leur expression géogra-
phique. Aujourd'hui, la France, ce n'est pas seulement une masse, principalement les individus qui
parlent telle langue, qui observent tel droit, etc., c'est essentiellement telle portion déterminée de
l'Europe. Quand bien même tous les Alsaciens en 1870 auraient opté pour la nationalité française, on
aurait été fondé à considérer la France comme mutilée ou diminuée, par cela seul qu'elle aurait
abandonné à une puissance étrangère une partie déterminée de son sol. Mais cette identification de la
société avec son territoire ne s'est produite que dans les sociétés les plus avancées. Elle tient sans
doute à des causes nombreuses, à la valeur sociale plus haute qu'a prise le sol, peut-être aussi à
l'importance relativement plus grande que le lien géographique a acquise, que d'autres liens sociaux,
de nature plus morale, ont perdu de leur force. La société dont nous sommes membres est davantage
pour nous un territoire défini, depuis qu'elle n'est plus essentiellement une religion, un corps de
traditions qui lui sont spéciales, ou le culte d'une dynastie particulière.
Le territoire écarté, il semble qu'on puisse trouver une caractéristique de la société politique dans
l'importance numérique de la population. Il est certain qu'en général on ne donne pas ce nom à des
groupes sociaux qui comprennent un trop petit nombre d'individus. Mais une telle ligne de
démarcation serait singulièrement flottante ; car à partir de quel moment une agglomération humaine
est-elle assez considérable pour être classée parmi les groupes politiques ? Suivant Rousseau, c'était
assez de dix mille hommes, Bluntschli juge ce chiffre trop faible. L'une et l'autre estimation est
également arbitraire. Un département français contient parfois plus d'habitants que bien des cités de la
Grèce ou de l'Italie. Chacune de ces cités constitue pourtant un État, alors qu'un département n'a pas
droit à cette dénomination.
Cependant nous touchons ici à un trait distinctif. Sans doute on ne peut pas dire qu'une société
politique se distingue des groupes familiaux ou professionnels parce qu'elle est plus nombreuse car
l'effectif des familles peut, dans certains cas, être considérable, et l'effectif des États très réduit. Mais
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 52
ce qui est vrai, c'est qu'il n'y a pas de société politique qui ne contienne dans son sein une pluralité de
familles différentes ou de groupes professionnels différents, ou des uns et des autres à la fois. Si elle
se réduisait à une société domestique, elle se confondrait avec celle-ci et serait une société
domestique ; mais du moment qu'elle est formée par un certain nombre de sociétés domestiques,
l'agrégat ainsi formé est autre chose que chacun de ses éléments. C'est quelque chose de nouveau, qui
doit être désigne par un mot différent. De même, la société politique ne se confond avec aucun groupe
professionnel, avec aucune caste, si caste il y a ; mais c'est toujours un agrégat de professions diverses
ou de castes diverses, comme de familles différentes. Plus généralement, quand une société est
formée par une réunion de groupes secondaires, de natures différentes, sans être elle-même un groupe
secondaire par rapport à une société plus vaste, elle constitue une entité sociale d'une espèce distincte
: c'est la société politique que nous définirons : une société formée par la réunion d'un nombre plus ou
moins considérable de groupes sociaux secondaires, soumis à une même autorité, qui ne ressortit elle-
même à aucune autre autorité supérieure régulièrement constituée.
Ainsi, et le fait mérite d'être noté, les sociétés politiques se caractérisent en partie par l'existence
de groupes secondaires. C'est déjà ce que sentait Montesquieu quand il disait de la forme sociale qui
lui paraissait la plus hautement organisée, à savoir la monarchie, qu'elle impliquait : « Des pouvoirs
intermédiaires, subordonnés et dépendants » (Il, p. 4). On voit toute l'importance de ces groupes
secondaires dont nous avons parlé jusqu'à présent. Ils ne sont pas seulement nécessaires à l'adminis-
tration des intérêts particuliers, domestiques, professionnels, qu'ils enveloppent et qui sont leur raison
d'être, ils sont aussi la condition fondamentale de toute organisation plus élevée. Bien loin qu'ils
soient en antagonisme avec ce groupe social qui est chargé de l'autorité souveraine et qu'on appelle
plus spécialement l'État, celui-ci suppose leur existence ; il n'existe que là où ils existent. Point de
groupes secondaires, point d'autorité politique, du moins, point d'autorité qui puisse, sans impropriété,
être appelée de ce nom. D'où vient cette solidarité qui unit ces deux sortes de groupements, c'est ce
que nous verrons plus tard. Pour l'instant, il nous suffit de la constater.
Il est vrai que cette définition va contre une théorie, pendant longtemps classique; c'est celle à
laquelle MM. Summer Maine et Fustel de Coulanges ont attaché leur nom. D'après ces savants, la
société élémentaire dont seraient sorties les sociétés plus composées serait un groupe familial étendu,
formé par tous les individus qu'unissent des liens de sang ou des liens d'adoption, et placé sous la
direction du plus ancien ascendant mâle, le patriarche. C'est la théorie patriarcale. Si elle était vraie,
nous trouverions dans le principe une autorité constituée, de tous points analogue à celle que nous
trouvons dans les États plus complexes, qui serait par conséquent vraiment politique, alors que pour-
tant la société dont elle est la clef de voûte est une et simple, n'est composée d'aucune société plus
petite. L'autorité suprême des cités, des royaumes, des nations qui se constituent plus tard n'aurait
aucun caractère original et spécifique ; elle serait dérivée de l'autorité patriarcale sur le modèle de
laquelle elle se serait formée. Les sociétés dites politiques ne seraient que des familles agrandies.
Mais cette théorie patriarcale n'est plus aujourd'hui soutenable ; c'est une hypothèse qui ne repose
sur aucun fait directement observé et que démentent une multitude de faits connus.
Jamais on n'a observé de famille patriarcale telle que l'ont décrite Summer Maine et Fustel de
Coulanges. Jamais on n'a vu un groupe formé de consanguins, et vivant à l'état d'autonomie sous la
direction d'un chef plus ou moins puissant. Tous les groupes familiaux que nous connaissons, qui
présentent un minimum d'organisation, qui reconnaissent quelque autorité définie, font partie de
sociétés plus vastes. Ce qui définit le clan, c'est qu'il est une division politique en même temps que
familiale, d'un agrégat social plus étendu. Mais dira-t-on, dans le principe ? Dans le principe, il est
légitime de supposer qu'il existait des sociétés simples ne contenant en elles aucune société plus
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 53
simple ; la logique et les analogies nous obligent à faire l'hypothèse, que certains faits confirment.
Mais en revanche, rien n'autorise à croire que de telles sociétés furent soumises à une autorité
quelconque. Et ce qui doit faire rejeter cette supposition comme tout à fait invraisemblable, c'est que
plus les clans d'une tribu sont indépendants les uns des autres, plus chacun d'eux tend vers l'auto-
nomie, plus aussi tout ce qui ressemble à une autorité, à un pouvoir gouvernemental quelconque, y
fait défaut. Ce sont des masses presque complètement amorphes, dont tous les membres sont sur le
même plan. L'organisation des groupes partiels, clans, familles, etc., n'a donc pas précédé l'organi-
sation de l'agrégat total qui est résulté de leur réunion. D'où il ne faut pas conclure davantage que,
inversement, la première est née de la seconde. La vérité est qu'elles sont solidaires, comme nous
disions tout à l'heure, et se conditionnent mutuellement. Les parties ne se sont pas organisées d'abord
pour former un tout qui s'est organisé ensuite à leur image, mais le tout et les parties se sont organisés
cri même temps. Une autre conséquence de ce qui précède est que les sociétés politiques impliquant
l'existence d'une autorité, et cette autorité n'apparaissant que là où les sociétés comprennent en elles
une pluralité de sociétés élémentaires, les sociétés politiques sont nécessairement polycellulaires ou
polysegmentaires. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait jamais eu de sociétés faites d'un seul et unique
segment, mais elles constituent une autre espèce, elles ne sont pas politiques.
Il reste d'ailleurs qu'une même société peut être politique à certains égards, et ne constituer qu'un
groupe secondaire et partiel à certains autres. C'est ce qui arrive dans tous les États fédératifs. Chaque
État particulier est autonome dans une certaine mesure, plus restreinte que s'il n'y avait pas confédé-
ration régulièrement organisée, mais qui, pour être plus faible, n'est cependant pas nulle. Dans la
mesure où chaque membre ne relève que de lui-même, où il ne dépend pas du pouvoir central de la
confédération, il constitue une société politique, un État proprement dit. Dans la mesure, au contraire,
où il est subordonné à quelque organe qui lui est supérieur, il est un simple groupe secondaire, partiel,
analogue à un district, à une province, à un clan ou à une caste. Il cesse d'être un tout pour ne plus
apparaître que comme une partie. Notre définition n'établit donc pas entre les sociétés politiques et les
autres une ligne de démarcation absolue ; mais c'est qu'il n'y en a pas, et ne saurait y en avoir. Au
contraire, la série des choses est continue. Les sociétés politiques supérieures sont formées par
l'agrégation lente des sociétés politiques inférieures ; il y a donc des moments de transition où celles-
ci, tout en gardant quelque chose de leur nature originelle, commencent pourtant à devenir autre
chose, à contracter des caractères nouveaux, où, par suite, leur condition est ambiguë. L'essentiel n'est
pas de marquer une solution de continuité là où il n'y en a pas, mais d'apercevoir les caractères
spécifiques qui définissent les sociétés politiques, et qui, suivant qu'ils sont plus ou moins présents,
font que ces dernières méritent plus ou moins franchement cette qualification.
Maintenant que nous savons à quels signes se reconnaît une société politique, voyons en quoi
consiste la morale qui s'y rapporte. De la définition même qui précède, il résulte que les règles
essentielles de cette morale sont celles qui déterminent les rapports des individus avec cette autorité
souveraine, à l'action de laquelle ils sont soumis. Comme un mot est nécessaire pour désigner le
groupe spécial de fonctionnaires qui sont chargés de représenter cette autorité, nous conviendrons de
réserver pour cet usage le mot État. Sans doute il est très fréquent qu'on appelle État non pas l'organe
gouvernemental, mais la société politique dans son ensemble, le peuple gouverné et son
gouvernement pris ensemble, et nous avons nous-même employé ce mot pris dans ce sens. C'est ainsi
qu'on parle des États européens, qu'on dit de la France qu'elle est un État. Mais comme il est bon
d'avoir des termes spéciaux pour des réalités aussi différentes que la société et un de ses organes, nous
appellerons plus spécialement État les agents de l'autorité souveraine, et société politique le groupe
complexe dont l'État est l'organe éminent. Cela posé, les principaux devoirs de la morale civique sont
évidemment ceux que les citoyens ont envers l'État et, réciproquement, ceux que l'État a envers les
individus. Pour comprendre quels sont ces devoirs, il importe donc avant tout de déterminer la nature
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 54
et la fonction de l'État. Il peut sembler, il est vrai, que nous ayons déjà répondu à la première de ces
questions, et que la nature de l'État ait été définie en même temps que la société politique. L'État,
n'est-ce pas l'autorité supérieure à laquelle est soumise toute la société politique dans son ensemble ?
Mais en réalité ce mot d'autorité est bien vague et a besoin d'être précisé. Où commence et où finit le
groupe de fonctionnaires qui sont investis de cette autorité et qui constitue à proprement parler l'État ?
La question est d'autant plus nécessaire que la langue courante commet à ce sujet bien des confusions.
On dit tous les jours que des services publics sont des services de l'État ; justice, armée, Église, là où
il y a une Église nationale, passent pour faire partie de l'État. Mais il ne faut pas confondre avec l'État
lui-même les organes secondaires qui reçoivent le plus immédiatement son action, et qui ne sont par
rapport à lui que des organes d'exécution. Tout au moins, le groupe ou les groupes spéciaux - car
l'État est complexe - auxquels sont subordonnés ces groupes secondaires qu'on appelle plus spéciale-
ment les administrations en doivent être distingués. Ce que les premiers ont de caractéristique, c'est
que, seuls, ils ont qualité pour penser et pour agir aux lieu et place de la société. Les représentations,
comme les résolutions qui s'élaborent dans ce milieu spécial, sont naturellement et nécessairement
collectives. Sans doute, il y a bien des représentations et bien des décisions collectives en dehors de
celles qui se forment ainsi. Dans toute société, il y a ou il y a eu des mythes, des dogmes, si la société
politique est en même temps une Église, ou des traditions historiques, morales, qui constituent des
représentations communes à tous ses membres, et qui ne sont l'œuvre spéciale d'aucun organe
déterminé. De même, il y a à chaque moment des courants sociaux qui entraînent la collectivité dans
tel ou tel sens déterminé, et qui n'émanent pas de l'État. Très souvent, l'État subit leur pression, plutôt
qu'il ne leur donne l'impulsion. Il y a ainsi toute une vie psychique qui est diffuse dans la société.
Mais il en est une autre qui a pour siège spécial l'organe gouvernemental. C'est là qu'elle s'élabore, et
si elle retentit ensuite sur le reste de la société, ce n'est que secondairement et par voie de
répercussion. Quand le Parlement vote une loi, quand le gouvernement prend une décision dans les
limites de sa compétence, l'une ou l'autre démarche dépend sans doute de l'état général, de la société ;
le Parlement et le gouvernement sont en contact avec les masses de la nation, et les impressions
diverses qui se dégagent pour eux de ce contact contribuent à les déterminer dans tel sens ou dans tel
autre. Mais s'il y a ainsi un facteur de leur détermination qui est situé en dehors d'eux, il n'en est pas
moins vrai que cette détermination, c'est eux qui la prennent, qu'avant tout elle exprime le milieu
particulier où elle prend naissance. Aussi arrive-t-il souvent qu'il y a même une discordance entre ce
milieu et l'ensemble de la nation, et que les résolutions gouvernementales, les votes parlementaires,
tout en valant pour la communauté, ne correspondent pas à l'état de cette dernière. Il y a donc bien là
vie psychique collective, mais cette vie n'est pas diffuse dans toute l'étendue du corps social ; tout en
étant collective, elle est localisée dans un organe déterminé. Et cette localisation ne vient pas d'une
simple concentration sur un point déterminé d'une vie qui a ses origines en dehors de ce point. C'est
en partie sur ce point même qu'elle prend naissance. Quand l'État pense et se décide, il ne faut pas
dire que c'est la société qui pense et se décide par lui, mais qu'il pense et se décide pour elle. Il n'est
pas un simple instrument de canalisations et concentrations. Il est, dans un certain sens, le centre
organisateur des sous-groupes eux-mêmes.
Voilà ce qui définit l'État. C'est un groupe de fonctionnaires sui generis, au sein duquel
s'élaborent des représentations et des volitions qui engagent la collectivité, quoiqu'elles ne soient pas
l’œuvre de la collectivité. Il n'est pas exact de dire que l'État incarne la conscience collective, car
celle-ci le déborde de tous les côtés. Elle est en grande partie diffuse ; il y a à chaque instant des
multitudes de sentiments sociaux, d'états sociaux de toutes sortes dont l'État ne perçoit que l'écho
affaibli. Il n'est le siège que d'une conscience spéciale, restreinte, mais plus haute, plus claire, ayant
d'elle-même un plus vif sentiment. Rien d'obscur et d'indécis comme ces représentations collectives
qui sont répandues dans toutes les sociétés : mythes, légendes religieuses ou morales, etc. Nous ne
savons ni d'où elles viennent, ni où elles tendent ; nous ne les avons pas délibérées. Les représen-
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 55
tations qui viennent de l'État sont toujours plus conscientes d'elles-mêmes, de leurs causes et de leurs
buts. Elles ont été concertées d'une manière moins souterraine. L'agent collectif qui les concerte se
rend mieux compte de ce qu'il fait. Ce n'est pas que, là aussi, il n'y ait souvent bien de l'obscurité.
L'État, comme l'individu, se trompe souvent sur les motifs qui le déterminent, mais que ses
déterminations soient ou non mal motivées, ce qui est essentiel, c'est qu'elles soient à quelque degré
motivées. Il y a toujours, ou généralement au moins, un semblant de délibération, une appréhension
de l'ensemble des circonstances qui nécessitent la résolution, et l'organe intérieur de l'État est
précisément destiné à prendre ces délibérations. De là ces conseils, ces assemblées, ces discours, ces
règlements, qui obligent ces sortes de représentations à ne s'élaborer qu'avec une certaine lenteur.
Nous pouvons donc dire en résumé : l'État est un organe spécial chargé d'élaborer certaines représen-
tations qui valent pour la collectivité. Ces représentations se distinguent des autres représentations
collectives par leur plus haut degré de conscience et de réflexion.
On sera peut-être étonné de voir ainsi exclure de notre définition toute idée d'action, d'exécution,
de réalisation au-dehors. Ne dit-on pas couramment de cette partie de l'État, tout au moins de ce qu'on
appelle plus spécialement le gouvernement, qu'il contient le pouvoir exécutif. Mais l'expression est
tout à fait impropre : l'État n'exécute rien. Le Conseil des Ministres, le prince, pas plus que le
Parlement n'agissent pas par eux-mêmes ; ils donnent des ordres pour qu'on agisse. Ils combinent des
idées, des sentiments, en dégagent des résolutions, transmettent ces résolutions à d'autres organes qui
les exécutent ; mais là se borne leur rôle. A cet égard, il n'y a pas de différence entre le Parlement ou
les conseils délibératifs de toutes sortes dont peuvent s'entourer le prince, le chef de l'État et le
gouvernement proprement dits, le pouvoir dit exécutif. On dit de ce dernier qu'il est exécutif parce
qu'il est plus proche des organes d'exécution ; mais il ne se confond pas avec eux. Toute la vie de
l'État proprement dit se passe non en actions extérieures, en mouvements, mais en délibérations, c'est-
à-dire en représentations. Les mouvements, ce sont d'autres, ce sont les administrations de toutes
sortes qui en sont chargées. On voit la différence qu'il y a entre elles et l'État ; cette différence est
également celle qui sépare le système musculaire du système nerveux central. L'État est, rigoureuse-
ment parlant, l'organe même de la pensée sociale. Dans les conditions présentes, cette pensée est
tournée vers un but pratique et non spéculatif. L'État, au moins en général, ne pense pas pour penser,
pour construire des systèmes de doctrines, mais pour diriger la conduite collective. Il n'en reste pas
moins que sa fonction essentielle est de penser.
Mais vers quoi tend cette pensée ? Autrement dit quelle fin poursuit normalement et, par consé-
quent, doit poursuivre l'État dans les conditions sociales où nous sommes actuellement placés ? C'est
la question qui nous reste à résoudre, et c'est seulement lorsqu'elle sera résolue qu'il nous sera
possible de comprendre les devoirs respectifs des citoyens envers l'État et réciproquement.
Il y a d'abord la solution dite individualiste, telle qu'elle a été exposée et défendue par Spencer et
les économistes d'une part, par Kant, Rousseau et l'école spiritualiste de l'autre. La société, dit-on, a
pour objet l'individu, par cela seul qu'il est tout ce qu'il y a de réel dans la société. N'étant qu'un
agrégat d'individus, elle ne peut avoir d'autre but que le développement des individus. Et, en effet, par
le fait de l'association, elle rend plus productive l'activité humaine dans l'ordre des sciences, des arts
et de l'industrie ; et l'individu, trouvant à sa disposition, grâce à une production plus grande, une
alimentation intellectuelle, matérielle et morale plus abondante, s'étend et se développe. Mais l'État
par lui-même n'est pas producteur. Il n'ajoute rien, et ne peut ajouter à ces richesses de toutes sortes
qu'accumule la société et dont l'individu bénéficie. Quel sera donc son rôle ? De prévenir certains
mauvais effets de l'association. L'individu a par lui-même, en naissant, certains droits, par cela seul
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 56
qu'il existe. Il est, dit Spencer, un être vivant, donc, il a le droit de vivre, de n'être gêné par aucun
autre individu dans le fonctionnement régulier de ses organes. Il est, dit Kant, une personnalité
morale, et par cela même, investi d'un caractère spécial qui en fait un objet de respect, aussi bien à
l'état civil qu'à l'état dit de nature. Or, ces droits congénitaux, de quelque manière qu'on les entende
ou qu'on les explique, sont conformés à certains égards par l'association. Autrui, dans les rapports
qu'il a avec moi, par cela seul que nous sommes en commerce social, peut, soit menacer mon
existence, soit gêner le jeu régulier de mes forces vitales, ou, pour parler la langue de Kant, il peut
manquer au respect qui m'est dû, violer en moi les droits de l'être moral que je suis. Il faut donc qu'un
organe soit préposé à la tâche spéciale de veiller au maintien de ces droits individuels ; car, si la
société peut et doit ajouter quelque chose à ce que je tiens naturellement et avant toute institution
sociale de ces droits, elle doit avant tout empêcher qu'il y soit touché ; autrement, elle n'a plus de
raison d'être. C'est un minimum auquel elle ne doit pas se tenir, mais au-dessous duquel elle ne doit
pas permettre qu'on descende, alors même qu'elle nous offrirait à la place un luxe qui ne saurait avoir
de prix si le nécessaire nous manque en totalité ou en partie. C'est ainsi que tant de théoriciens,
appartenant aux écoles les plus diverses, ont cru devoir borner les attributions de l'État à
l'administration d'une justice toute négative. Son rôle devrait se réduire de plus en plus à empêcher les
empiétements illégitimes des individus les uns sur les autres, à maintenir intacte à chacun d'eux la
sphère à laquelle il a droit, par cela seul qu'il est ce qu'il est. Sans doute, ils savent bien qu'en fait les
fonctions de l'État ont été dans le passé beaucoup plus nombreuses. Mais ils attribuent cette
multiplicité d'attributions aux conditions particulières dans lesquelles vivent les sociétés qui ne sont
pas parvenues à un degré suffisamment haut de civilisation. L'état de guerre y est parfois chronique,
toujours très fréquent. Or, la guerre oblige à passer outre aux droits individuels. Elle nécessite une
discipline très forte, et cette discipline à son tour suppose un pouvoir fortement constitué. C'est de là
que vient l'autorité souveraine dont les États sont si souvent investis par rapport aux particuliers. En
vertu de cette autorité, l'État est intervenu dans des domaines qui, par nature, devraient lui rester
étrangers. Il réglemente les croyances, l'industrie, etc. Mais cette extension abusive de son influence
ne peut se justifier que dans la mesure où la guerre joue un rôle important dans la vie des peuples.
Plus elle régresse, plus elle devient rare, plus il est à la fois possible et nécessaire de désarmer l'État.
Comme la guerre n'est pas encore complètement disparue, comme il y a encore des rivalités
internationales à redouter, l'État doit, dans une certaine mesure, garder aujourd'hui encore quelque
chose de ses attributions d'autrefois. Mais ce n'est là qu'une survivance plus ou moins anormale, dont
les dernières traces sont destinées à s'effacer progressivement.
Au point du cours où nous en sommes arrivés, il n'est pas bien nécessaire de réfuter en détail cette
théorie. Elle est d'abord en contradiction manifeste avec les faits. Plus on avance dans l'histoire, plus
on voit les fonctions de l'État se multiplier en même temps qu'elles deviennent plus importantes, et ce
développement des fonctions est rendu sensible matériellement par le développement parallèle de
l'organe. Quelle distance entre ce qu'est l'organe gouvernemental dans une société comme la nôtre et
ce qu'elle était à Rome ou dans une tribu de Peaux-Rouges. Ici des multitudes de ministères aux
rouages multiples, à côté de vastes assemblées dont l'organisation elle-même est d'une extrême com-
plexité, au-dessus, le chef de l'État avec ses services spéciaux. Là, un prince ou quelques magistrats,
des conseils assistés de secrétaires. Le cerveau social, comme le cerveau humain, a grandi au cours de
l'évolution. Et cependant la guerre, pendant ce temps, abstraction faite de quelques régressions passa-
gères, est devenue de plus en plus intermittente et rare. Il faudrait donc considérer ce développement
progressif de l'État, cette extension ininterrompue de ses attributions, de la partie administration de la
justice, comme radicalement anormale ; et étant donné la continuité, la régularité de cette extension
tout le long de l'histoire, une telle hypothèse est insoutenable. Il faut avoir singulièrement confiance
dans la force de sa propre dialectique, pour condamner comme morbides, au nom d'un système
particulier, des mouvements d'une telle constance et d'une telle généralité. Il n'est pas un État dont le
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 57
budget ne s'enfle à vue d’œil. Les économistes y voient un produit déplorable d'une véritable
aberration logique et ils gémissent sur l'aveuglement général. Il serait peut-être de meilleure méthode
de considérer comme régulière et comme normale une tendance aussi universellement irrésistible,
sous réserve, bien entendu, d'excès et d'abus particuliers, passagers, qu'on ne prétend pas nier.
Cette doctrine écartée, il reste donc à dire que l'État a d'autres fins à poursuivre, un autre rôle à
remplir que celui de veiller au respect des droits individuels. Mais alors, nous risquons de nous
trouver en présence de la solution contraire à celle que nous venons d'examiner, de la solution que
j'appellerais volontiers la solution mystique, dont les théories sociales de Hegel ont donné l'expression
la plus systématique à certains égards. De ce point de vue, on a dit que chaque société a une fin
supérieure aux fins individuelles, sans rapport avec ces dernières et que le rôle de l'État est de
poursuivre la réalisation de cette fin vraiment sociale, l'individu devant être un instrument dont le rôle
est d'exécuter ces desseins qu'il n'a pas faits et qui ne le concernent pas. C'est à la gloire de la société,
à la grandeur de la société, à la richesse de la société qu'il doit travailler et il doit se trouver payé de
ses peines par cela seul que, membre de cette société, il participe en quelque manière à ces biens qu'il
a contribué à conquérir. Il reçoit une part des rayons de cette gloire ; un reflet de cette grandeur
parvient jusqu'à lui et c'est assez pour l'intéresser aux fins qui le dépassent. Cette thèse mérite d'autant
plus de nous arrêter qu'elle n'a pas seulement un intérêt spéculatif et historique ; mais profitant du
trouble où sont actuellement les idées, elle est en train de commencer une sorte de renaissance. Notre
pays, qui lui a été jusqu'à présent fermé, témoigne quelques dispositions à l'accueillir avec complai-
sance. Parce que les vieilles fins individuelles que je viens d'expliquer ont cessé de suffire, on se
rejette désespérément sur la foi contraire, et renonçant au culte de l'individu qui suffisait à nos pères,
on essaie de restaurer sous une forme nouvelle le culte de la Cité.
. Å
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 58
CINQUIÈME LEÇON
MORALE CIVIQUE
(suite)
. Å
Il n'est pas douteux que telle ait été réellement, dans un très grand nombre de sociétés, la nature
des fins poursuivies par l'État : accroître la puissance de l'État, rendre son nom plus glorieux, tel était
l'unique ou le principal objectif de l'activité publique. Les intérêts et les besoins individuels
n'entraient pas en ligne de compte. Le caractère religieux dont était empreinte la politique des sociétés
rend sensible cette indifférence de l'État pour ce qui regardait les individus. Le sort des États et celui
des Dieux qui y étaient adorés étaient regardés comme étroitement solidaires. Les premiers ne
pouvaient être abaissés sans que le prestige des seconds fût diminué et réciproquement. La religion
publique et la morale civique se confondaient, n'étaient que des aspects de la même réalité.
Contribuer à la gloire de la Cité, c'était contribuer à la gloire des Dieux de la Cité et inversement. Or,
ce qui caractérise les phénomènes de l'ordre religieux, c'est qu'ils sont d'une tout autre nature que les
phénomènes de l'ordre humain. Ils ressortissent à un autre monde. L'individu, en tant qu'individu,
appartient au monde profane; les Dieux sont le centre même du monde religieux et, entre ces deux
mondes, il y a un hiatus. Ils sont faits d'une autre substance que les hommes, ils ont d'autres idées,
d'autres besoins, une existence différente. Dire que les fins de la politique étaient religieuses et que les
fins religieuses étaient politiques, c'est dire qu'entre les fins de l'État et celles que poursuivaient les
particuliers en tant que particuliers, il y avait une solution de continuité. Comment donc l'individu
pouvait-il ainsi s'employer à poursuivre des buts qui étaient à ce point étrangers à ses préoccupations
privées ? C'est que ses préoccupations privées comptaient relativement peu pour lui ; c'est que sa
personnalité et tout ce qui en dépendait n'avait qu'une faible valeur morale. Ses idées personnelles, ses
croyances personnelles, ses aspirations personnelles de toutes sortes passaient pour des quantités
négligeables. Ce qui avait du prix aux yeux de tous, c'étaient les croyances collectives, les aspirations
collectives, les traditions communes et les symboles qui les exprimaient. Dans ces conditions, c'était
spontanément et sans résistance que l'individu consentait à se soumettre à l'instrument par lequel se
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 59
réalisaient les fins qui ne le concernaient pas directement. Absorbé par la société, il en suivait
docilement les impulsions et subordonnait sa destinée propre aux destinées de l'être collectif, sans que
le sacrifice lui coûtât ; car sa destinée particulière n'avait pas à ses yeux le sens et la haute importance
que nous lui attribuons aujourd'hui. Et s'il en était ainsi, c'est qu'il était nécessaire qu'il en fût ainsi ;
les sociétés ne pouvaient exister alors que grâce à cette dépendance.
Mais plus on avance dans l'histoire, et plus on voit les choses changer. D'abord perdue au sein de
la masse sociale, la personnalité individuelle s'en dégage. Le cercle de la vie individuelle, d'abord
restreint et peu respecté, s'étend et devient l'objet éminent du respect moral. L'individu acquiert des
droits de plus en plus étendus à disposer de lui-même, des choses qui lui sont attribuées, à se faire sur
le monde les représentations qui lui paraissent les plus convenables, à développer librement sa nature.
La guerre, entravant son activité, le diminuant, devient le mal par excellence. Lui imposant une
souffrance imméritée, elle apparaît de plus en plus comme la forme par excellence de la faute morale.
Dans ces conditions, c'est se contredire soi-même que de lui demander la même subordination
qu'autrefois. On ne peut en faire à la fois un Dieu, le Dieu par excellence, et un instrument entre les
mains des Dieux. On ne peut en faire la fin suprême, et le réduire au rôle de moyen. S'il est la réalité
morale, c'est lui qui doit servir de pôle à la conduite publique comme à la conduite privée. C'est à
révéler sa nature que doit tendre l'État. Dira-t-on que ce culte de l'individu est une superstition dont il
faut nous débarrasser. Mais c'est aller contre tous les enseignements de l'histoire ; car plus on va, et
plus la dignité de la personne va croissant. Il n'est pas de loi mieux établie. Aussi toute entreprise pour
asseoir les institutions sociales sur le principe opposé est-elle irréalisable et ne peut avoir que des
succès d'un jour. Car on ne peut pas faire que les choses soient autrement qu'elles ne sont. On ne peut
pas faire que l'individu ne soit pas devenu ce qu'il est, c'est-à-dire un foyer autonome d'activité, un
système imposant de forces personnelles dont l'énergie ne peut pas plus être détruite que celle des
forces cosmiques. Il n'est pas plus possible de transformer à ce point notre atmosphère physique au
sein de laquelle nous respirons.
Mais alors n'aboutissons-nous pas à une insoluble antinomie ? D'un côté, nous constatons que
L'ÉTAT va se développant de plus en plus, de l'autre que les droits de l'individu, qui passent pour être
les antagonistes des droits de l'État, se développent parallèlement. Si l'organe gouvernemental prend
des proportions de plus en plus considérables, c'est que sa fonction devient de plus en plus
importante, c'est que les fins qu'il poursuit, qui ressortissent à son activité propre, se multiplient ; et
pourtant, nous nions qu'il puisse poursuivre d'autres fins que les fins qui intéressent l'individu. Or,
celles-ci passent, par définition, pour ressortir à l'activité individuelle. Si, comme on le suppose, les
droits de l'individu sont donnés avec l'individu, l'État n'a pas à intervenir pour les constituer ; ils ne
dépendent pas de lui. Mais alors s'ils ne dépendent pas de lui, s'ils sont en dehors de sa compétence,
comment le cadre de cette compétence peut-il s'étendre sans cesse, alors que d'un autre côté il doit
comprendre de moins en moins de choses étrangères à l'individu ?
Le seul moyen de lever la difficulté est de nier le postulat d'après lequel les droits de l'individu
sont donnés avec l'individu, c'est d'admettre que l'institution de ces droits est l’œuvre même de l'État.
Alors, en effet, tout s'explique. On comprend que les fonctions de l'État s'étendent sans qu'il en résulte
pour cela une diminution de l'individu, ou que l'individu se développe sans que l'État régresse pour
cela, puisque l'individu serait, à certains égards, le produit même de l'État, puisque l'activité de l'État
serait essentiellement libératrice de l'individu. Or, que l'histoire autorise, effectivement, à admettre ce
rapport des causes aux effets entre la marche de l'individualisme moral et la marche de l'État, c'est ce
qui ressort avec évidence des faits. Sauf des cas anormaux dont nous aurons l'occasion de parler, plus
l'État est fort, plus l'individu est respecté. Nous savons que l'État athénien est beaucoup moins
fortement construit que l'État romain, et il est clair que l'État romain à son tour, surtout l'État de la
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 60
Cité, était une organisation rudimentaire à côté de nos grands États centralisés. La concentration
gouvernementale était autrement avancée dans la Cité romaine que dans toutes les cités grecques, et
l'unité de l'État autrement accusée. C'est ce que nous avons eu l'occasion d'établir l'an dernier. Un fait
entre autres rend sensible cette différence : le culte à Rome était entre les mains de L'État. A Athènes,
il était diffus entre des multitudes de collèges sacerdotaux. On ne retrouve à Athènes rien qui
ressemble au consul romain, entre les mains de qui tous les pouvoirs gouvernementaux venaient se
centraliser. L'administration athénienne était éparse entre une multitude incohérente de fonctionnaires
divers. Chacun des groupes élémentaires dont était faite la Société : clans, phratries, tribus, avait
conservé son autonomie beaucoup plus grande qu'à Rome où ils furent très vite absorbés, dans la
masse de la société. Quant à la distance où se trouvent à cet égard les États européens par rapport aux
États grecs ou italiens, elle est manifeste. Or, l'individualisme était autrement développé à Rome qu'à
Athènes. Ce vif sentiment qu'on avait à Rome du caractère respectable de la personne s'exprimait
dans les formules connues où était affirmée la dignité du citoyen romain et dans les libertés qui en
étaient les caractéristiques juridiques.
C'est un des points que Jhering a contribué à bien mettre en lumière (11, p. 131). De même au
point de vue de la liberté de pensée. Mais si remarquable que soit l'individualisme romain, il est peu
de chose à côté de celui qui s'est développé au sein des sociétés chrétiennes. Le culte chrétien est un
culte intérieur : il est fait de foi intérieure plus que de pratiques matérielles : or, la foi intense échappe
à tout contrôle extérieur. A Athènes, le développement intellectuel (scientifique et philosophique) a
été beaucoup plus considérable qu'à Rome. Or, la science et la philosophie, la réflexion collective
passent pour se développer comme l'individualisme. Il est certain, en effet, qu'elles l'accompagnent
très souvent. Il s'en faut pourtant que ce soit nécessaire. Dans l'Inde, le brahmanisme et le
bouddhisme ont eu une métaphysique très savante et très raffinée ; le culte bouddhiste repose sur
toute une théorie du monde. Les sciences ont été très développées dans les temples égyptiens. On sait
pourtant que, dans l'une et l'autre société, l'individualisme était presque complètement absent. C'est ce
qui prouve mieux que tout autre fait le caractère panthéiste et de ces métaphysiques et des religions
dont elles essayaient de donner une sorte de formule rationnelle et systématique. Car la foi panthéiste
est impossible là où les individus ont un vif sentiment de leur individualité. C'est ainsi encore que les
lettres et la philosophie ont été très pratiquées dans les monastères du Moyen Age. C'est qu'en effet
l'intensité de la réflexion, chez l'individu comme dans la société, est en raison inverse de l'activité
pratique. Que, par suite d'une circonstance quelconque, l'activité pratique se trouve réduite au-dessous
du niveau normal dans une partie de la société et les énergies intellectuelles se développeront d'autant
plus, prenant toute la place qui leur est ainsi laissée libre. Or c'est le cas des prêtres et des moines,
surtout dans les religions contemplatives. D'un autre côté, on sait également que la vie pratique de
l'Athénien était réduite à peu de chose. Il vivait de loisirs. Dans ces conditions, il se produit un essor
remarquable de la science, de la philosophie qui, sans doute, une fois nées, peuvent susciter un
mouvement individualiste, mais qui n'en dérivent pas. Il peut même se faire que la réflexion ainsi
déployée n'ait pas cette conséquence ; qu'elle reste essentiellement conservatrice. Elle s'emploie alors
à faire la théorie de l'état de choses existant, ou bien d'en faire la critique. Tel est avant tout le
caractère de la spéculation sacerdotale ; et la spéculation grecque elle-même a gardé pendant
longtemps cette même disposition. Les théories politiques et morales d'Aristote et de Platon ne font
guère que reproduire systématiquement, l'une l'organisation de Sparte et l'autre celle d'Athènes.
Enfin, une dernière raison qui empêche de mesurer le degré d'individualisme d'un pays d'après le
développement qu'y ont atteint les facultés de réflexion, c'est que l'individualisme n'est pas une
théorie ; il est de l'ordre de la pratique, non de l'ordre de la spéculation. Pour qu'il soit lui-même, il
faut qu'il affecte les mœurs, les organes sociaux, et parfois il arrive qu'il se dissipe tout entier, pour
ainsi dire, en rêveries spéculatives, au lieu de pénétrer le réel et de se susciter ce corps de pratiques et
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 61
d'institutions qui lui fût adéquat. On voit alors se produire des systèmes qui manifestent les
aspirations sociales vers un individualisme plus développé, mais qui reste à l'état de desideratum
parce que les conditions nécessaires pour qu'il devienne une réalité font défaut. N'est-ce pas un peu le
cas de notre individualisme français ? Il a été exprimé théoriquement dans la Déclaration des Droits
de l'Homme quoique d'une manière outrée ; il est loin cependant d'être profondément enraciné dans le
pays. La preuve en est dans l'extrême facilité avec laquelle nous avons plusieurs fois accepté au cours
de ce siècle des régimes autoritaires, reposant en réalité sur des principes très différents. Malgré la
lettre de notre code moral, les vieilles habitudes survivent plus que nous ne le croyons, plus que nous
ne le voudrions. C'est que, pour instituer une morale individualiste, il ne suffit pas de l'affirmer, de la
traduire en beaux systèmes, il faut que la société soit arrangée de manière à rendre possible et durable
cette constitution. Autrement elle reste à l'état diffus et doctrinaire.
Ainsi l'histoire semble bien prouver que l'État n'a pas été créé, et n'a pas simplement pour rôle
d'empêcher que l'individu ne soit troublé dans l'exercice de ses droits naturels, mais que ces droits,
c'est l'État qui les crée, les organise, en fait des réalités. Et, en effet, l'homme n'est un homme que
parce qu'il vit en société. Retirez de l'homme tout ce qui est d'origine sociale, et il ne reste plus qu'un
animal analogue aux autres animaux. C'est la société qui l'a élevé à ce point au-dessus de la nature
physique, et elle a atteint ce résultat parce que l'association, en groupant les forces psychiques
individuelles, les intensifie, les porte à un degré d'énergie et de productivité infiniment supérieur à
celui qu'elles pourraient atteindre si elles restaient isolées les unes des autres. Ainsi se dégage une vie
psychique d'un nouveau genre, infiniment plus riche, plus variée que celle dont l'individu solitaire
pourrait être le théâtre, et la vie ainsi dégagée, en pénétrant l'individu qui y participe, le transforme.
Mais, d'un autre côté, en même temps que la société alimente et enrichit ainsi la nature individuelle,
elle tend inévitablement à se l'assujettir, et cela pour la même raison. Précisément parce que le groupe
est une force morale à ce point supérieure à celle des parties, le premier tend nécessairement à se
subordonner les secondes. Celles-ci ne peuvent pas ne pas tomber sous la dépendance de celui-là. Il y
a là une loi de mécanique morale, aussi inéluctable que les lois de la mécanique physique. Tout
groupe qui dispose de ses membres sous contrainte s'efforce de les modeler à son image, de leur
imposer ses manières de penser et d'agir, d'empêcher les dissidences. Toute société est despotique, si
du moins rien d'extérieur à elle ne vient contenir son despotisme. Je ne veux pas dire d'ailleurs que ce
despotisme ait rien d'artificiel ; il est naturel puisqu'il est nécessaire et que d'ailleurs, dans de certaines
conditions, les sociétés ne peuvent se maintenir autrement. Je ne veux pas dire davantage qu'il ait rien
d'insupportable ; tout au contraire, l'individu ne le sent pas, de même que nous ne sentons pas
l'atmosphère qui pèse sur nos épaules. Du moment que l'individu a été élevé par la collectivité de
cette manière, il veut naturellement ce qu'elle veut, et accepte sans peine l'état de sujétion auquel il se
trouve réduit. Pour qu'il en ait conscience et y résiste, il faut que des aspirations individualistes se
soient fait jour, et elles ne peuvent se faire jour dans ces conditions.
Mais, dira-t-on, pour qu'il en soit autrement, ne suffit-il pas que la société ait une certaine étendue
? Sans doute, quand elle est petite, comme elle entoure chaque individu de toutes parts et à tous les
instants, elle ne lui permet pas de se développer en liberté. Toujours présente, toujours agissante, elle
ne laisse aucune place à son initiative. Mais il n'en est plus de même quand elle a atteint de suffisantes
dimensions. Quand elle comprend une multitude de sujets, elle ne peut exercer sur chacun un contrôle
aussi suivi, aussi attentif et aussi efficace que quand sa surveillance se concentre sur un petit nombre.
On est beaucoup plus libre au sein d'une foule qu'au sein d'une petite coterie. Par suite, les diversités
individuelles peuvent plus facilement se faire jour, la tyrannie collective diminue, l'individualisme
s'établit en fait, et, avec le temps, le fait devient le droit. Seulement, les choses ne peuvent se passer
ainsi qu'à une condition. Il faut qu'à l'intérieur de cette société il ne se forme pas de groupes
secondaires qui jouissent d'une suffisante autonomie pour que chacun d'eux devienne en quelque sorte
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 62
une petite société au sein de la grande. Car alors, chacune d'elles se comporte vis-à-vis de ses
membres à peu près comme si elle était seule, et tout se passe comme si la société totale n'existait pas.
Chacun de ces groupes, enserrant de très près les individus dont il est forme, gênera leur expansion ;
l'esprit collectif s'imposera aux conditions particulières. Une société formée de clans juxtaposés, de
villes ou de villages plus ou moins indépendants, ou de groupes professionnels nombreux autonomes
les uns vis-à-vis des autres, sera à peu près aussi compressive de toute individualité que si elle était
faite d'un seul clan, d'une seule ville, d'une seule corporation. Or la formation de groupes secondaires
de ce genre est inévitable ; car dans une vaste société, il y a toujours des intérêts particuliers locaux,
professionnels, qui tendent naturellement à rapprocher les gens qui les concernent. Il y a là matière à
des associations particulières, corporations, coteries de toutes sortes, et si aucun contrepoids ne
neutralise leur action, chacune d'elles tendra à absorber en elle ses membres. En tout état de cause, il
y a au moins la société domestique et on sait à quel point elle est absorbante quand elle est
abandonnée à elle-même, comme elle retient dans son orbite et sous sa dépendance immédiate tous
ceux qui la composent. (Enfin, s'il ne se forme pas de groupes secondaires de ce genre, à tout le moins
se constituera-t-il à la tête de la société une force collective pour la gouverner. Et si cette force
collective est seule elle-même, si elle n'a en face d'elle que des individus, la même loi de mécanique
les fera tomber sous sa dépendance.)
Pour prévenir un tel résultat, pour ménager du champ au développement individuel, il ne suffit
donc pas qu'une société soit vaste, il faut que l'individu puisse se mouvoir avec une certaine liberté
sur une vaste étendue ; il faut qu'il ne soit pas retenu et accaparé par les groupes secondaires, il faut
que ceux-ci ne puissent pas se rendre maîtres de leurs membres et les façonner à leur gré. Il faut donc
qu'il y ait au-dessus de tous ces pouvoirs locaux, familiers, en un mot secondaires, un pouvoir général
qui fasse la loi à tous, qui rappelle à chacun d'eux qu'il est, non pas le tout, mais une partie du tout, et
qu'il ne doit pas retenir pour soi ce qui, en principe, appartient au tout. Le seul moyen de prévenir ce
particularisme collectif et les conséquences qu'il implique pour l'individu, c'est qu'un organe spécial
ait pour charge de représenter auprès de ces collectivités particulières la collectivité totale, ses droits
et ses intérêts. Et ces droits et ces intérêts se confondent avec ceux de l'individu. Voilà comment la
fonction essentielle de l'État est de libérer les personnalités individuelles. Par cela seul qu'il contient
les sociétés élémentaires qu'il comprend, il les empêche d'exercer sur l'individu l'influence compres-
sive qu'elles exerceraient autrement. Son intervention dans les différentes sphères de la vie collective
n'a donc rien par elle-même de tyrannique ; tout au contraire, elle a pour objet et pour effet d'alléger
des tyrannies existantes. Mais dira-t-on, ne peut-il devenir despotique à son tour ? Oui, sans doute, à
condition que rien ne le contrebalance. Alors, seule force collective qui existe, il produit les effets
qu'engendre sur les individus toute force collective qu'aucune force antagoniste de même genre ne
neutralise. Lui aussi devient niveleur et compressif. Et la compression qu'il exerce a quelque chose de
plus insupportable que celle qui vient de petits groupes, parce qu'elle est plus artificielle. L'État, dans
nos grandes sociétés, est tellement loin des intérêts particuliers, qu'il ne peut tenir compte des condi-
tions spéciales, locales, etc., dans lesquelles ils se trouvent. Quand donc il essaie de les réglementer, il
n'y parvient qu'en leur faisant violence et en les dénaturant. De plus, il n'est pas assez en contact avec
la multitude des individus pour pouvoir les façonner intérieurement de manière à ce qu'ils acceptent
volontiers l'action qu'il aura sur eux. Ils lui échappent en partie, il ne peut faire qu'au sein d'une vaste
société la diversité individuelle ne se fasse pas jour. De là toutes sortes de résistances et de conflits
douloureux. Les petits groupes n'ont pas cet inconvénient ; ils sont assez proches des choses qui sont
leur raison d'être pour pouvoir adapter exactement leur action ; et ils enveloppent d'assez près les
individus pour les faire à leur image. Mais la conclusion qui se dégage de cette remarque, c'est
simplement que la force collective qu'est l'État, pour être libératrice de l'individu, a besoin elle-même
de contrepoids ; elle doit être contenue par d'autres forces collectives, à savoir par ces groupes
secondaires dont nous parlerons encore plus loin. S'il n'est pas bien qu'ils soient seuls, il faut qu'ils
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 63
soient. Et c'est de ce conflit de forces sociales que naissent les libertés individuelles. On voit ainsi
encore de cette manière quelle est l'importance de ces groupes. Ils ne servent pas seulement à régler et
administrer les intérêts qui sont de leur compétence. Ils ont un rôle plus général ; ils sont une des
conditions indispensables de l'émancipation individuelle.
Toujours est-il que l'État n'est pas par lui-même un antagoniste de l'individu. L'individualisme
n'est possible que par lui, quoiqu'il ne puisse servir à sa réalisation que dans des conditions
déterminées. On peut dire que c'est lui qui constitue la fonction essentielle. C'est lui qui a soustrait
l'enfant à la dépendance patriarcale, à la tyrannie domestique, c'est lui qui a affranchi le citoyen des
groupes féodaux, plus tard communaux, c'est lui qui a affranchi l'ouvrier et le patron de la tyrannie
corporative, et s'il exerce son activité trop violemment, elle n'est viciée en somme que parce qu'elle se
borne à être purement destructive. Voilà ce qui justifie l'extension croissante de ses attributions. Cette
conception de l'État est donc individualiste, sans pourtant confiner l'État dans l'administration d'une
justice toute négative ; elle lui reconnaît le droit et le devoir de jouer un rôle des plus étendus dans
toutes les sphères de la vie collective, sans être 1 mystique. Car la fin qu'elle assigne ainsi à l'État, les
individus peuvent la comprendre ainsi que les rapports qu'elle soutient avec eux. Ils peuvent y
collaborer en se rendant compte de ce qu'ils font, du but où va leur action, parce que c'est d'eux-
mêmes qu'il s'agit. Ils peuvent même le contredire, et même par là se faire les instruments de l'État,
puisque c'est à les réaliser que tend l'action de l'État. Et pourtant, ils ne sont pas, comme le veut
l'école individualiste utilitaire, ou l'école kantienne, des touts qui se suffisent à eux-mêmes, et que
l'État doit se borner à respecter, puisque c'est par l'État et par lui seul qu'ils existent moralement.
. Å
1 Il faut comprendre : sans devenir, pour autant, une conception mystique de L'ÉTAT.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 64
SIXIÈME LEÇON
MORALE CIVIQUE
(suite)
. Å
On peut expliquer maintenant comment l'État, sans poursuivre de fin mystique d'aucune sorte,
développe de plus en plus ses attributions. En effet, si les droits de l'individu ne sont pas donnés ipso
facto avec l'individu, s'ils ne sont pas inscrits dans la nature des choses avec une telle évidence qu'il
suffise à l'État de les y constater et de les promulguer, s'ils ont, au contraire, besoin d'être conquis sur
les forces contraires qui les nient, et si l'État seul est apte à jouer ce rôle, il ne peut se tenir dans les
fonctions d'arbitre suprême, d'administrateur d'une justice toute négative, comme le voudrait
l'individualisme utilitaire ou kantien. Mais il faut qu'il déploie des énergies en rapport avec celles
auxquelles il doit faire contrepoids. Même il faut qu'il pénètre tous ces groupes secondaires, famille,
corporation, Église, districts territoriaux, etc., qui tendent, comme nous l'avons vu, à absorber la
personnalité de leurs membres, et cela afin de prévenir cette absorption, afin de libérer ces individus,
afin de rappeler à ces sociétés partielles qu'elles ne sont pas seules et qu'il y a un droit au-dessus des
leurs. Il faut donc qu'il se mêle à leur vie, qu'il surveille et contrôle la manière dont elles fonctionnent,
et, pour cela, qu'il étende dans tous les sens ses ramifications. Pour remplir cette tâche, il ne peut pas
se renfermer dans les prétoires des tribunaux, il faut qu'il soit présent dans toutes les sphères de la vie
sociale, qu'il y fasse sentir son action. Partout où se trouvent ces forces collectives particulières qui, si
elles étaient seules et abandonnées à elles-mêmes, entraîneraient l'individu sous leur dépendance
exclusive, il faut que la force de l'État soit là qui les neutralise. Or, les sociétés deviennent de plus en
plus considérables et complexes, elles sont faites de cercles de plus en plus divers, d'organes
multiples et qui sont déjà par eux-mêmes d'une valeur considérable. Pour remplir sa fonction, il faut
donc que l'État s'étende et se développe lui aussi dans les mêmes proportions.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 65
Mais le postulat sur lequel repose cette théorie est d'un simplisme artificiel. Ce qui est à la base
du droit individuel, ce n'est pas la notion de l'individu tel qu'il est, mais c'est la manière dont la société
le pratique, le conçoit, l'estimation qu'elle en fait. Ce qui importe, ce n'est pas ce qu'il est, mais ce
qu'il vaut et inversement ce qu'il faut qu'il soit. Ce qui fait qu'il a plus ou moins de droits, tels droits et
non tels autres, ce n'est pas parce qu'il est constitué de telle manière, c'est parce que la société lui
attribue telle ou telle valeur, attache à ce qui le concerne un prix plus ou moins élevé. Si tout ce qui le
touche, la touche, elle réagira contre tout ce qui peut le diminuer. Non seulement cela ne permettra
pas contre lui les moindres offenses, mais elle se considérera comme obligée de travailler à le grandir
et à le développer. Inversement, s'il n'est que médiocrement estimé, la société sera insensible même à
de graves attentats et les tolérera. Suivant les idées, c'est-à-dire suivant les temps, de sérieuses
offenses apparaîtront comme vénielles, ou bien au contraire, on croira qu'on ne saurait trop favoriser
de libres expressions. Et d'ailleurs, il suffit de considérer d'un peu près les théoriciens du droit naturel
qui croient pouvoir distinguer une fois pour toutes ce qui est et ce qui n'est pas de droit, pour
apercevoir qu'en réalité, la limite qu'ils s'imaginent fixer ainsi n'a rien de précis et dépend
exclusivement de l'état de l'opinion. Il faut et il suffit, dit Spencer, que la rémunération soit égale à la
valeur du travail. Mais comment déterminer cet équilibre ? Cette valeur est affaire d'appréciation. On
dit que c'est aux contractants d'en décider, pourvu qu'ils décident librement. Mais en quoi consiste
cette liberté ? Rien n'a été variable au cours des temps comme l'idée qu'on s'est faite de la liberté
contractuelle. Il suffisait aux Romains que la formule qui liait eût été prononcée pour que le contrat
ait toute sa force obligatoire, et c'était la lettre de la formule qui déterminait les engagements
contractés, non les intentions. Puis les intentions sont entrées en ligne de compte : on a cessé de
considérer comme normal un contrat obtenu par la contrainte matérielle. Certaines formes de la
contrainte morale commencent même à être exclues. Qu'est-ce qui a fait cette évolution ? C'est que
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 66
l'on s'est fait une idée de plus en plus haute de la personne humaine, que les moindres atteintes à sa
liberté sont devenues plus intolérables. Et tout fait prévoir que cette évolution n'est pas close, que
nous deviendrons plus rigoureux encore à ce sujet. Kant déclare que la personne humaine doit être
autonome. Mais une autonomie absolue est impossible. La personne fait partie du milieu physique et
social, elle en est solidaire, elle ne peut être que relativement autonome. Et alors, quel est le degré
d'autonomie qui lui convient ? Qui ne voit que la réponse dépend de l'état des sociétés, c'est-à-dire de
l'état de l'opinion. Il fut un temps où la servitude matérielle, contractée dans de certaines conditions,
ne paraissait aucunement immorale ; nous l'avons abolie, mais que de formes de servitude morale
survivent ? Peut-on dire qu'un homme qui n'a pas de quoi vivre est autonome, qu'il est maître de ses
actes ? Quelles sont donc les dépendances légitimes et quelles sont celles qui sont illégitimes ? A ces
problèmes, une réponse ne peut être faite une fois pour toutes.
Les droits individuels sont donc en évolution ; ils progressent sans cesse, et il n'est pas possible
de leur assigner un terme qu'ils ne doivent pas franchir. Ce qui hier ne paraissait être qu'une sorte de
luxe, deviendra demain de droit strict. La tâche qui incombe ainsi à l'État est donc illimitée. Il ne
s'agit pas simplement pour lui de réaliser un idéal défini, qui devra être, un jour ou l'autre, atteint et
définitivement. Mais la carrière ouverte ainsi à son activité morale est infinie. Il n'y a pas de raison
pour qu'un moment arrive où elle se fermera, où l'œuvre pourra être considérée comme achevée. Tout
fait prévoir que nous deviendrons plus sensibles à ce qui concerne la personnalité humaine. Quand
même on ne parviendrait pas à imaginer par avance les changements qui pourront se faire dans ce
sens et dans cet esprit, la pauvreté de notre imagination ne doit pas nous autoriser à les nier. Et
d'ailleurs, il en est dès à présent un assez grand nombre dont nous pressentons la nécessité. Voilà ce
qui explique mieux encore les progrès continus de l'État et ce qui les justifie, au moins dans une
certaine mesure. Voilà ce qui nous permet d'assurer que, bien loin d'être une sorte d'anomalie
passagère, ils sont destinés à se poursuivre indéfiniment dans l'avenir.
En même temps, on peut mieux comprendre qu'il n'y avait rien d'exagéré à dire que notre
individualité morale, loin d'être antagoniste de l'État, en était au contraire un produit. C'est lui qui la
libère. Et cette libération progressive ne consiste pas simplement à tenir à distance des individus les
forces contraires qui tendent à l'absorber, mais a aménager le milieu dans lequel se meut l'individu
pour qu'il puisse s'y développer librement. Le rôle de l'État n'a rien de négatif. Il tend à assurer
l'individuation la plus complète que permette l'état social. Bien loin qu'il soit le tyran de l'individu,
c'est lui qui rachète l'individu de la société. Mais en même temps que cette fin est essentiellement
positive, elle n'a rien de transcendant pour les consciences individuelles. Car c'est une fin essentielle-
ment humaine. Nous n'avons aucun mal à comprendre son attrait, puisque finalement c'est nous
qu'elle concerne. Les individus peuvent, sans se contredire, se faire les instruments de l'État, puisque
c'est à les réaliser que tend l'action de l'État. Nous n'en faisons pas pour autant, à la suite de Kant et de
Spencer, des sortes d'absolus qui se suffisent presque complètement à eux-mêmes, des égoïsmes qui
ne connaissent que leur intérêt propre. Car si cette fin les intéresse tous, elle n'est principalement la
fin d'aucun d'eux en particulier. Ce n'est pas tel ou tel individu que l'État cherche à développer, c'est
l'individu in genere qui ne se confond avec aucun de nous, et, en lui prêtant notre concours sans
lequel il ne peut rien, nous ne devenons pas les agents d'une fin qui nous est étrangère, nous ne
laissons pas de poursuivre une fin impersonnelle qui plane au-dessus de toutes nos fins privées, tout
en s'y rattachant. D'une part, notre conception de l'État n'a rien de mystique, et pourtant, elle est
essentiellement individualiste.
Par cela même se trouve déterminé le devoir fondamental de l'État qui est d'appeler progressi-
vement l'individu à l'existence morale. Je dis que c'est son devoir fondamental car la morale civique
ne peut avoir d'autre pôle que les causes morales. Parce que le culte de la personne humaine paraît
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 67
devoir être le seul qui soit appelé à survivre, il faut que ce culte soit celui de l'État comme des
particuliers. Ce culte a d'ailleurs tout ce qu'il faut pour jouer le même rôle que les cultes d'autrefois. Il
n'est pas moins apte à assurer cette communion des esprits et des volontés qui est la condition
première de toute vie sociale. Il est tout aussi facile de s'unir pour travailler à la grandeur de l'homme
que pour travailler à la gloire de Zeus ou de Jahweh ou Athénê. Toute la différence de cette religion
par rapport aux individus, c'est que le Dieu qu'elle adore est plus proche de ses fidèles. Mais s'il en est
moins distant, il ne laisse pas de les dépasser ; et le rôle de l'État est à cet égard ce qu'il était jadis.
C'est à lui, pour ainsi parler, qu'il appartient d'organiser le culte, d'y présider, d'en assurer le
fonctionnement régulier et le développement.
Dirons-nous que ce devoir est le seul qui incombe à l'État, que toute l'activité de l'État doit se
tourner dans ce sens ? Il en serait ainsi si chaque société vivait isolée des autres, sans avoir à craindre
les hostilités. Mais on sait que la concurrence internationale n'a pas encore disparu ; que les États,
même civilisés, vivent encore en partie, dans leurs rapports mutuels, sur le pied de guerre. Ils se
menacent mutuellement, et comme le premier devoir d'un État vis-à-vis de ses membres est de
maintenir intact l'être collectif qu'ils forment, il doit, dans la même mesure, s'organiser dans ce but. Il
faut être prêt à se défendre, peut-être même à attaquer si l'on se sent menacé. Or, toute cette organi-
sation suppose une discipline morale différente de celle qui a pour but le culte de l'homme. Elle est
orientée dans un tout autre sens. Elle a pour but la collectivité nationale et non l'individu. C'est la
discipline d'autrefois qui survit parce que les anciennes conditions de l'existence collective n'ont pas
encore disparu. Notre vie morale est ainsi traversée par deux courants qui vont en des sens divergents.
Ce serait méconnaître l'état des choses que de vouloir d'ores et déjà ramener cette dualité à l'unité, que
de vouloir effacer dès maintenant toutes ces institutions, toutes ces pratiques que nous a léguées le
passé, alors que les conditions qui les ont suscitées survivent encore parmi nous. De même que l'on ne
peut pas faire que la personnalité individuelle ne soit pas arrivée au degré de développement où elle
est parvenue, on ne peut pas faire que la concurrence internationale n'ait pas gardé une forme
militaire. De là donc des devoirs d'une tout autre nature pour l'État. Rien même ne permet d'assurer
qu'il n'en subsistera pas toujours quelque chose. En général, le passé ne disparaît jamais tout entier. Il
en survit toujours quelque chose dans l'avenir. Mais ceci dit, il faut se hâter d'ajouter que, plus on va,
et plus aussi, pour les raisons que nous avons exposées, ces devoirs qui étaient jadis fondamentaux et
essentiels deviennent secondaires et anormaux, abstraction faite des circonstances exceptionnelles et
des régressions passagères qui peuvent se produire accidentellement. Jadis, l'action de l'État était tout
entière tournée vers le dehors, elle est destinée à se tourner de plus en plus vers le dedans. Car c'est
par son organisation entière, et par elle seulement, que la société pourra arriver à réaliser la fin qu'elle
doit poursuivre avant toute autre. Et, de ce côté, la matière ne risque pas de lui manquer. Aménager le
milieu social de manière à ce que la personne puisse s'y réaliser plus pleinement, régler la machine
collective de manière à ce qu'elle soit moins lourde aux individus, assurer l'échange pacifique des
services, le concours de toutes les bonnes volontés en vue de l'idéal poursuivi pacifiquement en
commun, n'y a-t-il pas là de quoi occuper l'activité publique ? Les problèmes, les difficultés
intérieures ne manquent à aucun pays européen, et plus on ira, et plus ces difficultés se multiplieront
car la vie sociale, devenant plus complexe, deviendra aussi d'un fonctionnement plus délicat, et
comme les organismes supérieurs sont d'un équilibre plus facile à troubler et ont besoin de plus de
soins pour pouvoir se maintenir, de même les sociétés auront de plus en plus besoin de concentrer sur
elles-mêmes leurs forces dans une sorte de recueillement, au lieu de les dépenser au-dehors en
manifestations violentes.
Voilà ce qu'il y a de fondé dans les thèses de Spencer. Il a bien vu que la régression de la guerre
et des formes sociales qui en sont solidaires devait affecter profondément la vie des sociétés. Mais il
ne s'ensuit pas que cette régression ne laisse pas d'autre aliment à la vie sociale que les intérêts
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 68
économiques, et qu'il faille nécessairement choisir entre le militarisme et le mercantilisme. Si, pour
reprendre ses expressions, les organes en déprédation tendent à disparaître, ce n'est pas à dire que les
organes de la vie végétative doivent prendre toute la place, ni que les organes sociaux doivent un jour
se réduire à n'être qu'un vaste appareil digestif. Il y a une activité interne qui n'est pas économique ou
mercantile, c'est l'activité morale. Ces forces qui se détournent du dehors vers le dedans ne sont pas
simplement employées à produire le plus possible, à augmenter le bien-être, mais à organiser,
moraliser la société, à maintenir cette organisation morale, à en régler le développement progressif. Il
ne s'agit pas simplement de multiplier les échanges, mais de faire qu'ils s'effectuent d'après des règles
plus justes ; il ne s'agit pas simplement de faire en sorte que chacun ait à sa disposition une riche
alimentation, mais que chacun soit traité comme il le mérite, soit affranchi de toute dépendance
injuste et humiliante, tienne aux autres et au groupe sans y perdre sa personnalité. Et l'agent spéciale-
ment chargé de cette activité, c'est l'État. L'État n'est donc pas destiné à devenir ni, comme le veulent
les économistes, un simple spectateur de la vie sociale dans le jeu de laquelle il n'interviendrait que
négativement, ni, comme le veulent les socialistes, un simple rouage de la machine économique. C'est
avant tout l'organe par excellence de la discipline morale. Il joue ce rôle aujourd'hui comme jadis,
quoique la discipline ait changé. Erreur des socialistes.
La conception à laquelle nous arrivons ainsi permet d'entrevoir comment est appelé à se résoudre
un des plus graves conflits moraux qui troublent notre époque, je veux dire le conflit qui s'est produit
entre des ordres de sentiments également élevés, ceux qui nous attachent à l'idéal national, à l'État qui
incarne cet idéal, et ceux qui nous attachent à l'idéal humain, à l'homme en général, en un mot, entre
le patriotisme et le cosmopolitisme. Ce conflit, l'antiquité ne l'a pas connu, car il n'y avait alors qu'un
seul culte possible : c'était le culte de l'État, dont la religion publique n'était que la forme symbolique.
Il n'y avait donc pas entre les fidèles matières à un choix et à une hésitation. Ils ne concevaient rien
au-dessus de l'État, de la grandeur et de la gloire de l'État. Mais les choses ont changé. Mais si attaché
que l'on puisse être à sa patrie, tout le monde aujourd'hui sent bien qu'au-dessus des forces nationales,
il en est d'autres, moins éphémères et plus hautes, parce qu'elles ne tiennent pas aux conditions
spéciales dans lesquelles se trouve un groupe politique déterminé et qu'elles ne sont pas solidaires de
ses destinées. Il y a quelque chose de plus universel et de plus durable. Or, il n'est pas douteux que les
fins les plus générales et les plus constantes sont aussi les plus élevées. Plus on avance dans
l'évolution, et plus on voit l'idéal poursuivi par les hommes se détacher des circonstances locales et
ethniques, propres à tel point du globe ou à tel groupe humain, s'élever au-dessus de toutes ces
particularités et tendre vers l'universalité. On peut dire que les forces morales se hiérarchisent d'après
leur degré de généralité ! Tout autorise donc à croire que les fins nationales ne sont pas au sommet de
cette hiérarchie et que les fins humaines sont destinées à prendre le premier plan.
Partant de ce principe, on a cru parfois pouvoir traiter le patriotisme de simple survivance dont on
annonce la disparition prochaine. Mais alors, on se trouve en présence d'une autre difficulté. En effet,
l'homme n'est un être moral que parce qu'il vit au sein de sociétés constituées. Il n'y a pas de morale
sans discipline, sans autorité ; or, la seule autorité rationnelle est celle dont la société est investie par
rapport à ses membres. La morale ne nous apparaît comme une obligation, c'est-à-dire ne nous
apparaît comme la morale et, par conséquent, nous ne pouvons avoir le sentiment du devoir que s'il
existe autour de nous, et au-dessus de nous, un pouvoir qui le sanctionne. Non pas que la sanction
matérielle soit tout le devoir ; mais c'est le signe extérieur auquel il se reconnaît, c'est la preuve
sensible qu'il y a quelque chose au-dessus de nous de quoi nous dépendons. Libre sans doute au
croyant de se représenter cette puissance sous la forme d'un être surhumain, inaccessible à la raison et
à la science. Mais pour ce motif même, nous n'avons pas à discuter l'hypothèse et à voir ce qu'il y a et
ce qu'il n'y a pas de fondé dans le symbole. Ce qui montre bien à quel point une organisation sociale
est nécessaire à la moralité, c'est que toute désorganisation, toute tendance à l'anarchie politique est
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 69
accompagnée d'un accroissement d'immoralité. Ce n'est pas seulement parce que les criminels ont
plus de chance d'échapper aux châtiments ; mais c'est que, d'une manière générale, le sentiment du
devoir s'affaiblit, parce que l'on ne sent plus assez au-dessus de soi rien dont on dépende. Or, le
patriotisme, c'est précisément l'ensemble des idées et des sentiments qui attachent l'individu à un État
déterminé. Supposons-le affaibli, disparu ; où l'homme trouvera-t-il cette autorité morale dont le joug
lui est à ce point salutaire ? S'il n'y a pas là une société définie, ayant conscience d'elle-même, qui lui
rappelle à chaque instant ses devoirs, qui lui fasse sentir la nécessité de la règle, comment en aurait-il
le sentiment ? Sans doute, quand on croit que la morale est elle-même naturelle, et a priori dans
chacune de nos consciences, qu'il nous suffit de l'y lire pour savoir en quoi elle consiste, et d'un peu
de bonne volonté pour comprendre que nous devons nous y soumettre, l'État apparaît alors comme
quelque chose de tout à fait extérieur à la morale, et par conséquent, il semble qu'il peut perdre son
ascendant sans qu'il y ait de perte pour la moralité. Mais quand on sait que la morale est un produit de
la société, qu'elle pénètre l'individu du dehors, qu'elle fait à certains égards violence à sa nature
physique, à sa constitution naturelle, on comprend de plus que la morale est ce qu'est la société, et que
la première n'est forte que dans la mesure où la seconde est organisée. Or, les États sont aujourd'hui
les plus hautes sociétés organisées qui existent. Certaines formes du cosmopolitisme sont elles-mêmes
assez proches d'un individualisme égoïste. Elles ont pour effet de dénoncer la loi morale qui existe,
plutôt que d'en créer d'autres qui auraient une plus haute valeur. Et c'est pour cette raison que tant
d'esprits résistent à ces tendances, tout en sentant ce qu'elles ont de logique et d'inévitable.
Il y aurait bien une solution théorique du problème ; c'est d'imaginer l'humanité elle-même
organisée en société. Mais est-il besoin de dire qu'une telle idée, si elle n'est pas tout à fait
irréalisable, doit être rejetée dans un avenir tellement indéterminé, qu'il n'y a vraiment pas lieu de la
faire entrer en ligne de compte. En vain, on représente comme moyen terme des sociétés plus vastes
que celles qui existent actuellement, une confédération des États européens par exemple. Cette
confédération plus vaste serait à son tour comme un État particulier, ayant sa personnalité, ses
intérêts, sa physionomie propre. Ce ne sera pas l'humanité.
Il y a pourtant un moyen de concilier ces deux sentiments. C'est que l'idéal national se confonde
avec l'idéal humain ; c'est que les États particuliers deviennent eux-mêmes, chacun en leurs forces, les
organes par lesquels se réalise cet idéal général.
Que chaque État se donne pour tâche essentielle, non de s'accroître, d'étendre ses frontières, mais
d'aménager au mieux son autonomie, d'appeler à une vie morale de plus en plus haute le plus grand
nombre de ses membres, et toute contradiction disparaît entre la morale nationale et la morale
humaine. Que l'État n'ait d'autre but que de faire de ses citoyens des hommes, dans le sens complet du
mot, et les devoirs civiques ne seront qu'une forme plus particulière des devoirs généraux de
l'humanité. Or, nous avons vu que c'est dans ce sens que se fait l'évolution. Plus les sociétés
concentrent leurs forces sur le dedans, sur leur vie intérieure, plus aussi elles se détourneront de ces
conflits qui mettent aux prises cosmopolitisme et patriotisme ; et elles se concentrent de plus en plus
en elles-mêmes à mesure qu'elles deviennent plus vastes et plus complexes. Voilà dans quel sens
l'avènement de sociétés plus considérables encore que celles que nous avons sous les yeux sera un
progrès de l'avenir.
Ainsi, ce qui résout l'antinomie, c'est que le patriotisme tende à devenir comme une petite partie
du cosmopolitisme. Ce qui entraîne le conflit, c'est que trop souvent il est conçu autrement. Il semble
que le vrai patriotisme ne se manifeste que dans les formes de l'action collective qui sont orientées
vers le dehors ; qu'on ne peut marquer son attachement au groupe patriotique auquel on appartient que
dans les circonstances qui le mettent aux prises avec quelque groupe différent. Certes, ces crises
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. Å
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SEPTIÈME LEÇON
MORALE CIVIQUE
(suite)
. Å
Mais les devoirs respectifs de l'État et des citoyens varient suivant les formes particulières des
États. Ils ne sont pas les mêmes dans ce qu'on appelle l'aristocratie, la démocratie ou la monarchie. Il
importe donc de savoir en quoi consistent ces différentes formes, quelle est la raison d'être de celle
qui tend à devenir générale dans les sociétés européennes. C'est à cette condition que nous pourrons
comprendre les raisons d'être de nos devoirs civiques actuels.
Depuis Aristote, on a classé les États d'après le nombre de ceux qui participent au gouvernement.
« Lorsque, dit Montesquieu, le peuple en corps a la souveraine puissance, c'est une démocratie.
Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d'une partie du peuple, cela s'appelle une
aristocratie » (11, 2). Le gouvernement monarchique est celui où un seul gouverne. Toutefois, pour
Montesquieu, il n'y a monarchie véritable que si le roi gouverne d'après des lois fixes et établies.
Quand, au contraire, « un seul, sans loi et sans règles, entraîne tout par sa volonté et ses caprices », la
monarchie prend le nom de despotisme. Ainsi, sauf cette considération relative à la présence ou à
l'absence d'une constitution, c'est par le nombre des gouvernants que Montesquieu définit la forme
des États.
Sans doute, dans la suite de son livre, quand il recherche le sentiment qui fait le ressort de
chacune de ces sortes de gouvernement, honneur, vertu, crainte, il montre qu'il avait le sentiment des
différences qualitatives qui distinguent ces différents types d'État. Mais pour lui, ces différences
qualitatives ne sont que la conséquence des différences purement quantitatives que nous avons
rappelées en premier lieu et il dérive les premières des secondes. C'est le nombre des gouvernants qui
détermine la nature du sentiment qui doit servir de moteur à l'activité collective, ainsi que tous les
détails de l'organisation.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 72
Mais cette manière de définir les différentes formes politiques est aussi répandue que super-
ficielle. D'abord, qu'entend-on par nombre des gouvernants ? Où commence et où finit l'organe
gouvernemental dont les variations détermineraient la forme des États ? Désigne-t-on par là
l'ensemble de tous les hommes qui sont préposés à la direction générale du pays ? Mais jamais ou
presque jamais tous ces pouvoirs ne sont concentrés entre les mains d'un seul homme. Si absolu que
soit un prince, il est toujours entouré de conseils, de ministres qui se partagent ces fonctions
régulatrices. De ce point de vue, il n'y a que des différences de degré entre la monarchie et
l'aristocratie. Un souverain est toujours entouré d'un corps de fonctionnaires, de dignitaires, souvent
aussi ou plus puissants que lui. Entend-on ne tenir compte que de la portion la plus éminente de
l'organe gouvernemental, de celle où se trouvent concentrés les pouvoirs les plus élevés, ceux qui,
pour employer les expressions des anciens théoriciens de la politique, appartiennent au prince ? Est-ce
seulement le chef de l'État que l'on a en vue ? Dans ce cas, on devra distinguer les États suivant qu'ils
ont pour chef une seule personne, ou un conseil de personnes, ou tout le monde. Mais, à ce compte, il
faudrait comprendre dans une même rubrique, et qualifier également de monarchie la France du
XVIIe siècle par exemple, et une république centralisée comme notre France actuelle ou la
République américaine. Dans tous ces cas, il y a au sommet de la monarchie des fonctionnaires une
seule personne qui porte seulement des noms différents dans ces différentes sociétés.
D'un autre côté, qu'entend-on par ce mot de gouverner ? Gouverner, c'est sans doute exercer une
action positive sur la marche des affaires publiques. Or, à cet égard, la démocratie peut être indistincte
de l'aristocratie. En effet, c'est très souvent la volonté de la majorité qui fait loi et sans que les
sentiments de la minorité aient la moindre influence. Une majorité peut être aussi oppressive qu'une
caste. Il peut même très bien se faire que la minorité n'arrive pas à se faire représenter dans les
conseils gouvernementaux. Songez d'ailleurs que, en tout cas, les femmes, les enfants et les
adolescents, tous ceux qui sont empêchés de voter pour une raison quelconque, sont tenus en dehors
des collèges électoraux ; il en résulte que ceux-ci ne comprennent en réalité que la minorité de la
nation. Et comme les élus ne représentent que la majorité de ces collèges, ils représentent en réalité
une minorité de minorité. En France, sur 38 millions d'habitants, il n'y avait en 1893 que 10 millions
d'électeurs ; sur ces 10 millions, 7 seulement ont fait usage de leurs droits, et les députés élus par ces
7 millions ne représentaient que 4 592 000 voix. Par rapport à l'ensemble des électeurs, 5 930 000
voix n'étaient pas représentées, soit un nombre de voix supérieur à celui des voix qui avaient fait le
succès des députés élus. Si donc, on s'en tient aux considérations numériques, il faut dire qu'il n'y a
jamais eu de démocratie. Tout au plus pourrait-on dire, pour la différencier de l'aristocratie, que sous
un régime aristocratique, la minorité qui gouverne est fixée une fois pour toutes, tandis que dans une
démocratie, la minorité qui a triomphé aujourd'hui peut être battue demain et remplacée par une autre.
Et la différence est minime.
Mais en dehors de ces considérations un peu dialectiques, il y a un fait historique qui met en
lumière l'insuffisance de ces définitions usuelles.
Elles obligent, en effet, à confondre des types d'État qui sont situés, pour ainsi dire, aux deux
extrémités opposées de l'évolution. Si, en effet, on appelle démocratie ces sociétés où tout le monde
participe à la direction de la vie commune, le mot convient à merveille aux sociétés politiques les plus
inférieures que nous connaissions. C'est ce qui caractérise l'organisation que les Anglais appellent
tribale. Une tribu est formée d'un certain nombre de clans. Chaque clan est administré par le groupe
lui-même ; quand il y a un chef, il n'a que des pouvoirs très faibles. Et la confédération est gouvernée
par un conseil de représentants. C'est à certains égards le même régime que celui sous lequel nous
vivons. On n'a pas manqué de s'appuyer sur ce rapprochement pour en conclure que la démocratie est
une forme d'organisation essentiellement archaïque, que chercher à l'instituer au sein des sociétés
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 73
actuelles, c'est ramener la civilisation à ses origines, c'est renverser le cours de l'histoire. C'est en
vertu de la même méthode que l'on rapproche parfois les projets des socialistes de la vie économique
du communisme antique en vue de démontrer leur prétendue inanité. Et il faut reconnaître que, dans
un cas comme dans l'autre, la conclusion serait légitime si le postulat était exact, c'est-à-dire si les
deux formes d'organisation sociale que l'on identifie ainsi étaient réellement identiques. Il est vrai
qu'il n'est point de formes de gouvernement auxquelles la même critique ne pourrait s'appliquer, si du
moins on s'en tient aux définitions précédentes. La monarchie n'est guère moins archaïque que la
démocratie. Très souvent il arrive que les clans ou les tribus confédérés se concentrent entre les mains
d'un souverain absolu. La monarchie à Athènes et à Rome a été antérieure à la République. Toutes ces
confusions sont simplement la preuve que les types d'État doivent être définis autrement.
Pour trouver la définition qui convient, reportons-nous à ce que nous avons dit de la nature de
l'État en général. L'État, avons-nous dit, est l'organe de la pensée sociale. Ce n'est pas à dire que toute
pensée sociale émane de l'État. Mais il en est de deux sortes. L'une vient de la masse collective et y
est diffuse ; elle est faite de ces sentiments, de ces aspirations, de ces croyances que la société a
collectivement élaborés et qui sont épars dans toutes les consciences. L'autre est élaborée dans cet
organe spécial qu'on appelle l'État ou le gouvernement. L'une et l'autre sont étroitement en rapports.
Les sentiments diffus qui circulent dans toute l'étendue de la société affectent les décisions que prend
l'État et, inversement, les décisions que prend l'État, les idées qui s'exposent dans la Chambre, les
paroles qui s'y prononcent, les mesures que concertent les ministres, retentissent dans toute la société,
y modifient les idées éparses. Mais si réelles que soient cette action et cette réaction, il y a pourtant
deux formes très différentes de la vie psychologique collective. L'une est diffuse, l'autre est organisée
et centralisée. L'une, par suite de cette diffusion, reste dans la pénombre du subconscient. Nous nous
rendons mal compte de tous ces préjugés collectifs que nous subissons dès l'enfance, de tous ces
courants d'opinion qui se forment ici ou là et nous entraînent dans tel ou tel sens. Il n'y a dans tout
cela rien de délibéré. Toute cette vie a quelque chose de spontané et d'automatique, d'irréfléchi. Au
contraire, la délibération, la réflexion, est la caractéristique de tout ce qui se passe dans l'organe
gouvernemental. C'est véritablement un organe de réflexion, bien rudimentaire encore, mais appelé à
se développer de plus en plus. Tout y est organisé, et surtout tout s'y organise de plus en plus en vue
de prévenir les mouvements irréfléchis. Les discussions des assemblées, forme collective de ce qu'est
la délibération dans la vie de l'individu, ont précisément pour objet de tenir bien clairs, de forcer les
esprits à prendre conscience des motifs qui les inclinent dans tel ou tel sens, à se rendre compte de ce
qu'ils font. C'est là ce qu'il y a de puéril dans les reproches qui sont adressés à l'institution des
assemblées des conseils délibérants. Ce sont les seuls instruments dont dispose la collectivité pour
prévenir l'action irréfléchie, automatique, aveugle. Ainsi, il y a entre la vie psychologique diffuse
dans la société, et celle qui est concentrée et élaborée spécialement dans les organes gouvernemen-
taux, la même opposition qu'entre la vie psychologique diffuse de l'individu et sa conscience claire.
Chez chacun de nous ainsi, il y a à chaque instant une multitude d'idées, de tendances, d'habitudes,
qui agissent sur nous sans que nous sachions au juste comment ni pourquoi. Nous les apercevons à
peine, nous les distinguons mal. Elles sont dans le subconscient. Cependant, elles affectent notre
conduite, et même, il y a bien des hommes qui ne sont pas mus par d'autres mobiles. Mais chez la
partie réfléchie, il y a quelque chose de plus. Le moi qu'il est, la personnalité consciente qu'il
constitue, ne se laisse pas aller ainsi à la remorque de tous les courants obscurs qui peuvent se former
dans les profondeurs de notre être. Nous réagissons contre ces courants, nous voulons agir en
connaissance de cause, pour cela nous réfléchissons, nous délibérons. Il y a ainsi au centre de notre
conscience un cercle intérieur sur lequel nous nous efforçons de concentrer la lumière. Nous
apercevons ce qui s'y passe plus clairement, du moins ce qui se passe dans les régions sous-jacentes.
Cette conscience centrale et relativement claire est aux représentations anonymes, confuses, qui sont
la substructure de notre esprit, ce que la conscience collective éparse de la société est à la conscience
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 74
gouvernementale. Or, une fois qu'on a bien compris ce que celle-ci a de particulier, que ce n'est pas
un simple reflet de la conscience collective obscure, la différence qui sépare les formes des États est
facile à indiquer.
On conçoit en effet que cette conscience gouvernementale peut être concentrée dans ces organes
plus restreints, ou au contraire être plus répandue dans l'ensemble de la société. Là où l'organe
gouvernemental est jalousement soustrait aux regards de la multitude, tout ce qui s'y passe reste
ignoré. Les masses profondes de la société reçoivent son action sans assister, même de loin, aux
délibérations qui y ont lieu, sans apercevoir les motifs qui déterminent les gouvernants dans les
mesures qu'ils arrêtent. Par conséquent, ce que nous avons appelé la conscience gouvernementale
reste strictement localisé dans ces sphères spéciales, qui sont toujours de peu d'étendue. Mais il peut
se faire aussi que ces sortes de cloisons étanches qui séparent ce milieu particulier du reste de la
société soient plus perméables. Il peut se faire qu'une grande partie tout au moins des démarches qui
s'y produisent se fassent au grand jour ; que les paroles qui s'y échangent soient prononcées de
manière à être entendues de tous. Tout le monde alors peut se rendre compte des problèmes qui s'y
posent, des conditions dans lesquelles ils se posent, des raisons au moins apparentes qui déterminent
les solutions adoptées. Ainsi les idées, les sentiments, les résolutions qui s'élaborent au sein des
organes gouvernementaux n'y restent pas renfermés ; toute cette vie psychologique, à mesure qu'elle
se dégage, se répercute dans tout le pays. Tout le monde se trouve ainsi participer à cette conscience
sui generis, tout le monde se pose les questions que se posent les gouvernants, tout le monde y
réfléchit ou peut y réfléchir. Puis, par un retour naturel, toutes les réflexions éparses qui se produisent
ainsi réagissent sur cette pensée gouvernementale d'où elles émanent. Du moment où le peuple se
pose les mêmes questions que l'État, l'État pour les résoudre ne peut plus faire abstraction de ce que
pense le peuple. Il lui faut en tenir compte, De là la nécessité de consultations plus ou moins
régulières, plus ou moins périodiques. Ce n'est pas parce que l'usage de ces consultations s'est établi
que la vie gouvernementale s'est communiquée davantage à la masse des citoyens. Mais c'est parce
que cette communication s'était établie d'elle-même préalablement que ces consultations sont
devenues indispensables. Et ce qui a donné naissance à cette communication, c'est que l'État a cessé
de plus en plus d'être ce qu'il était pour longtemps, une sorte d'être mystérieux sur lequel le vulgaire
n'osait pas lever les yeux et qu'il ne se représentait même le plus souvent que sous la forme de
symbole religieux. Les représentants de l'État étaient marqués d'un caractère sacré, et, comme tels,
séparés du commun. Mais, peu à peu, par le mouvement général des idées, l'État a perdu peu à peu
cette sorte de transcendance qui l'isolait en lui-même. Il s'est rapproché des hommes, et les hommes
se sont approchés de lui. Les communications sont devenues plus intimes, et c'est ainsi que peu à peu
s'est établi ce circuit que nous retracions tout à l'heure. Le pouvoir gouvernemental, au lieu de rester
replié sur lui-même, est descendu dans les couches profondes de la société, y reçoit une élaboration
nouvelle, et revient à son point de départ. Ce qui se passe dans les milieux dits politiques est observé,
contrôlé par tout le monde, et le résultat de ces observations, de ce contrôle, des réflexions qui en
résultent, réagit sur les milieux gouvernementaux. On reconnaît à ce trait un des caractères qui
distinguent ce qu'on appelle généralement la démocratie.
Il ne faut donc pas dire que la démocratie est la forme politique d'une société qui se gouverne
elle-même, où le gouvernement est répandu dans le milieu de la nation. Une pareille définition est
contradictoire dans les termes. C'est presque dire que la démocratie est une société politique sans État.
En effet, l'État ou n'est rien ou est un organe distinct du reste de la société. Si l'État est partout, il n'est
nulle part. Il résulte d'une concentration qui détache de la masse collective un groupe d'individus
déterminé, où la pensée sociale est soumise à une élaboration d'un genre particulier et arrive à un
degré exceptionnel de clarté. Si cette concentration n'existe pas, si la pensée sociale reste entièrement
diffuse, elle reste obscure, et le trait distinctif des sociétés politiques fait défaut. Seulement, les
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 75
communications entre cet organe spécial et les autres organes sociaux peuvent être plus ou moins
étroites, plus continues ou plus intermittentes. Assurément, à cet égard, il ne peut y avoir que des
différences de degré. Il n'y a pas d'État si absolu, où les gouvernements rompent tout contact avec la
foule de leurs sujets ; mais les différences de degré peuvent être importantes et elles s'accroissent
extérieurement par la présence ou l'absence, ou le caractère plus ou moins rudimentaire, plus ou
moins développé de certaines institutions destinées à établir le contact. Ces institutions sont celles qui
permettent au publie, soit de suivre la marche du gouvernement (assemblée publique, journaux
officiels., éducation destinée à mettre un jour le citoyen en état de remplir ses fonctions, etc.), soit de
transmettre directement ou indirectement aux organes gouvernementaux le produit de ses réflexions
(organe du droit de suffrage). Mais ce qu'il faut se refuser à tout prix, c'est d'admettre une conception
qui, en faisant évanouir l'État, offre à la critique une facile objection. La démocratie ainsi entendue
c'est bien celle qu'on observe aux débuts des sociétés. Si tout le monde gouverne, c'est qu'en réalité, il
n'y a pas alors de gouvernement. Ce sont des sentiments collectifs diffus, vagues et obscurs qui
mènent les populations. Aucune pensée claire ne préside à la vie des peuples. Ces sortes de sociétés
ressemblent aux individus dont les actes sont inspirés par la seule routine et le préjugé. C'est dire
qu'on ne saurait les présenter comme un terme du progrès : elles sont plutôt un point de départ. Si l'on
convient de réserver le nom de démocratie pour des sociétés politiques, il ne faut pas l'appliquer aux
tribus amorphes qui n'ont pas encore d'État, qui ne sont pas des sociétés politiques. La distance est
donc grande, malgré des apparences analogues. Sans doute, dans l'un comme dans l'autre cas - et c'est
ce qui fait la ressemblance, - la société tout entière participe à la vie publique, mais elle y participe de
manières très différentes. Et ce qui fait la différence est que, dans un cas, il y a un État, et dans l'autre,
il n'y en a pas.
Mais cette première caractéristique n'est pas suffisante. Il en est une autre, qui est d'ailleurs
solidaire de la précédente. Dans les sociétés où la conscience gouvernementale est étroitement
localisée, elle porte aussi sur un petit nombre d'objets. En même temps que cette partie claire de la
conscience publique est tout entière enfermée dans un petit groupe d'individus, elle est elle-même de
peu d'étendue. Il y a toutes sortes d'usages, de traditions, de règles qui fonctionnent automatiquement
sans que l'État lui-même en ait le sentiment, et qui, par suite, échappent à son action. Le nombre des
choses sur lesquelles portent les délibérations gouvernementales dans une société comme la
monarchie du XVIIe siècle est très limité. Toute la religion est en dehors de son domaine, et avec la
religion, toute sorte de préjugés collectifs contre lesquels le pouvoir le plus absolu viendrait se briser,
s'il entreprenait de les détruire. Au contraire, aujourd'hui, nous n'admettons pas qu'il y ait dans
l'organisation publique rien qui ne puisse être atteint par l'action de l'État. Nous posons en principe
que tout peut être perpétuellement en question, que tout peut être examiné, et que, pour les résolutions
à prendre, nous ne sommes pas liés par le passé. En réalité, L'ÉTAT a une bien plus grande sphère
d'influence actuellement qu'autrefois, parce que la sphère de la conscience claire s'est élargie. Tous
ces sentiments obscurs qui sont diffus de leur nature, toutes les habitudes prises sont résistants au
changement précisément parce qu'ils sont obscurs. On ne peut pis modifier aisément ce qu'on ne voit
pas. Tous ces états se dérobent, insaisissables, précisément parce qu'ils sont dans les ténèbres. Au
contraire, plus la lumière pénètre les profondeurs de la vie sociale, plus le changement peut y être
introduit. C'est ainsi que l'homme cultivé, qui a conscience de soi, se change plus aisément et plus
profondément qu'un homme inculte. Voilà un autre trait des sociétés démocratiques. C'est qu'elles
sont plus malléables, plus flexibles et elles doivent ce privilège à ce que la conscience
gouvernementale s'est étendue de manière à comprendre de plus en plus d'objets. Par là même,
l'opposition est bien nette par rapport aux sociétés inorganisées de l'origine, aux pseudo-démocraties.
Elles sont tout entières pliées sous le joug de la tradition. - La Suisse et aussi les pays scandinaves,
manifestent bien cette opposition.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 76
En résumé, il n'y a pas à proprement parler de différence de nature entre les différentes formes de
gouvernement ; mais elles sont situées toutes entre deux plans opposés. Au point extrême, la
conscience gouvernementale est aussi isolée que possible du reste de la société, et elle a un minimum
d'étendue. Ce sont les sociétés à forme aristocratique ou monarchique, entre lesquelles peut-être il est
difficile de distinguer. Plus la communication devient étroite entre la conscience gouvernementale et
le reste de la société, plus cette conscience s'étend et comprend de choses, plus la société a un
caractère démocratique. La notion de la démocratie se trouve donc définie par une extension
maximum de cette conscience, et par cela même, décide de cette communication.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 77
HUITIÈME LEÇON
MORALE CIVIQUE
(suite)
. Å
Nous avons vu dans la dernière leçon qu'il était tout à fait impossible de définir la démocratie et
les autres types d'État d'après le nombre des gouvernants. En dehors des peuplades les plus
inférieures, il n'est pas de sociétés où le gouvernement soit immédiatement exercé par tout le monde ;
il est toujours entre les mains d'une minorité, désignée ici par la naissance et là par l'élection, qui est,
selon les cas, plus ou moins étendue, mais qui ne comprend jamais qu'un cercle restreint d'individus.
Il n'y a à cet égard que des nuances entre les différentes formes politiques. Gouverner est toujours la
fonction d'un organe défini, partant délimité. Mais ce qui varie d'une manière très sensible suivant les
sociétés, c'est la manière dont l'organe gouvernemental communique avec le reste de la nation.
Tantôt, les relations sont rares, irrégulières ; le gouvernement se dérobe aux regards, vit replié sur lui-
même, et, d'un autre côté, il n'a lui-même que des contacts intermittents et insuffisamment multipliés
avec la société. Il ne la sent pas d'une manière constante, et il n'est pas senti par elle. On se demandera
a quoi, dans ces conditions, il emploie son activité ? Elle est en majeure partie tournée vers le dehors.
S'il est si peu mêlé à la vie interne, c'est que sa vie, à lui, est ailleurs ; il est, avant tout, l'agent des
relations extérieures, l'agent des conquêtes, l'organe de la diplomatie. Dans d'autres sociétés, au
contraire, les communications entre l'État et les autres parties de la société sont nombreuses,
régulières, organisées. Les citoyens sont tenus au courant de ce que fait l'État, et l'État est
périodiquement ou même d'une manière ininterrompue, informé de ce qui se passe dans les
profondeurs de la société. Il est, soit par la voie administrative, soit par le moyen des consultations
électorales, renseigné sur ce qui se passe dans les couches même les plus lointaines et les plus
obscures de la société, et celles-ci, à leur tour, sont renseignées sur les événements qui se produisent
dans les milieux politiques. Les citoyens assistent de loin à certaines des délibérations qui s'y sont
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 78
passées, savent les mesures arrêtées, et leur jugement et le résultat de leur réflexion revient à l'État par
des voies spéciales. C'est là vraiment ce qui constitue la démocratie. Peu importe que les chefs ou les
directeurs de l'État soient en tel ou tel nombre ; ce qui est essentiel et caractéristique, c'est la manière
dont ils communiquent avec l'ensemble de la société. Sans doute, même à cet égard, il n'y a que des
différences de degrés entre les différents types de régimes politiques, mais ces différences de degrés
sont, cette fois, très réellement marquées, et d'ailleurs, elles s'accusent extérieurement par la présence
ou l'absence des institutions propres à assurer cette étroite communication qui est distinctive de la
démocratie.
Mais cette première caractéristique n'est pas la seule. Il en est une seconde, qui est d'ailleurs
solidaire de la précédente. Plus la conscience gouvernementale est localisée dans les limites mêmes
de l'organe, moindre est le nombre des objets sur lesquels elle porte. Moins il y a de liens qui
l'unissent aux diverses régions de la société, moins elle a d'étendue. Et cela est assez naturel, car où
pourrait-elle s'alimenter, puisqu'elle n'a que des rapports lointains et rares avec le reste de la nation.
L'organe gouvernemental n'a que faiblement conscience de ce qui se passe à l'intérieur de l'organe -
société, par conséquent, par la force des choses, presque toute la vie collective reste confuse, diffuse,
inconsciente. Elle est faite entièrement de traditions inavouées, de préjugés, de sentiments obscurs,
qu'aucun organe n'appréhende pour les tirer à la lumière. Comparez le petit nombre de choses sur
lesquelles les délibérations gouvernementales portaient au XVIIe siècle, et la multitude d'objets
auxquels elles s'appliquent actuellement. L'écart est énorme. Jadis, les affaires extérieures occupaient
presque seules l'activité publique. Le droit entier fonctionnait automatiquement, d'une manière
inconsciente ; c'était la coutume. Il en était de même de la religion, de l'éducation, de l'hygiène, de la
vie économique, au moins en grande partie ; les intérêts locaux et régionaux étaient abandonnés à
eux-mêmes et ignorés. Aujourd'hui, dans un État comme le nôtre, et même, avec des différences de
degrés, comme le sont de plus en plus les grands États européens, tout ce qui concerne
l'administration de la justice, la vie pédagogique, économique du peuple, est devenu conscient.
Chaque jour amène des délibérations sur ces questions qui soulèvent différentes réactions. Et cette
différence est même sensible au-dehors. Ce qui est diffus, obscur, inconnaissable, échappe à notre
action. Quand on ne sait pas ou qu'on sait mal quel est son caractère on ne peut guère le changer. Pour
modifier une idée, un sentiment, il faut d'abord les voir, les atteindre le plus clairement possible, se
rendre compte de ce qu'ils sont. C'est pour cette raison que plus un individu est conscient de lui-même
et réfléchi, plus il est accessible aux changements. Les esprits incultes sont au contraire les esprits
routiniers, immuables, sur lesquels rien n'a de prise. Pour cette même raison, quand les idées
collectives et les sentiments collectifs sont obscurs, inconscients, quand ils sont diffus dans toute la
société, ils restent immuablement les mêmes. Ils se soustraient à l'action parce qu'ils sont soustraits à
la conscience. Ils sont insaisissables parce qu'ils sont dans les ténèbres. Le gouvernement ne peut rien
sur eux. Aussi est-ce une erreur de croire que les gouvernements que l'on dit absolus soient tout-
puissants. C'est une de ces illusions comme en produit la vue superficielle des choses. Ils sont tout-
puissants contre les individus et c'est là ce que signifie cette qualification d'absolus, qui leur est
appliquée ; en ce sens, elle est fondée. Mais, contre l'état social lui-même, contre l'organisation de la
société, ils sont relativement impuissants. Louis XIV pouvait bien lancer des lettres de cachet contre
qui il voulait, mais il était sans force pour modifier le droit régnant, les usages régnants, les coutumes
établies, les croyances reçues. Que pouvait-il contre l'organisation religieuse et les privilèges de toute
sorte qu'entraînait avec elle cette organisation qui se trouvait par cela même soustraite à l'action
gouvernementale ? Les privilèges des villes ou des corporations ont résisté jusqu'à la fin de l'Ancien
Régime à tous les efforts faits pour les modifier. Aussi on sait avec quelle lenteur évoluait alors le
droit. Que l'on mette en regard la rapidité avec laquelle des changements importants s'introduisent
aujourd'hui dans ces différentes sphères de l'activité sociale. A chaque instant, un nouveau règlement
de droit est voté, un autre aboli, une modification apportée à l'institution religieuse ou administrative,
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 79
à l'éducation, etc. C'est que toutes ces choses obscures parviennent de plus en plus dans la région
claire de la conscience sociale, c'est-à-dire dans la conscience gouvernementale. Par suite, la
malléabilité en devient plus grande. Plus une idée, plus un sentiment sont clairs, plus complètement
ils sont sous la dépendance de la réflexion, plus celle-ci a de prise sur eux. C'est dire qu'ils peuvent
être librement critiqués, discutés, et ces discussions ont nécessairement pour effet de leur faire perdre
de leur force de résistance, de les rendre plus aptes à des changements, ou même de les changer
directement. Cette extension du champ de la conscience gouvernementale, cette malléabilité plus
grande, voilà encore un des traits distinctifs de la démocratie. Parce qu'il y a un plus grand nombre de
choses soumises à la délibération collective, il y a aussi plus de choses en voie de devenir. Le
traditionalisme, au contraire, est la caractéristique des autres types politiques. A cet égard encore, la
distinction est très nette par rapport aux pseudo-démocraties dont on trouve des exemples dans les
sociétés inférieures et qui sont, au contraire, incapables de s'écarter des traditions et des coutumes.
En résumé, pour arriver à se faire une idée un peu définie de ce qu'est la démocratie, il faut
commencer par se dégager d'un certain nombre de conceptions courantes qui ne peuvent que brouiller
les idées. Il faut faire abstraction du nombre des gouvernants ; plus encore des titres qu'ils portent. Il
ne faut pas non plus croire qu'une démocratie soit nécessairement une société où le pouvoir de l'État
est faible. Un État peut être démocratique et être fortement organisé. La véritable caractéristique est
double : 1° L'extension plus grande de la conscience gouvernementale. 2° Les communications plus
étroites avec cette conscience de la masse des consciences individuelles. Ce qui justifie dans une
certaine mesure les confusions qui ont été commises, c'est que dans les sociétés où le pouvoir
gouvernemental est restreint et faible, les communications qui le relient au reste de la société sont
nécessairement assez étroites, parce qu'il ne s'en distingue pas. Il n'existe, pour ainsi dire, pas en
dehors de la masse de la nation, il communique donc de toute nécessité avec elle. Dans une peuplade
primitive, les chefs politiques ne sont que des délégués toujours provisoires, sans fonctions bien
spéciales. Ils vivent de la vie de tout le monde, et leurs délibérations décisives restent placées sous le
contrôle de la collectivité tout entière. Mais c'est qu'ils ne constituent pas un organe défini et distinct.
Aussi ne trouvons-nous dans ce cas rien qui rappelle le deuxième caractère que nous avons indiqué : à
savoir, la plasticité due à l'extension de la conscience gouvernementale, c'est-à-dire du champ des
idées claires collectives. De telles sociétés sont les victimes de la routine traditionnelle. Cette seconde
caractéristique est donc peut-être encore plus distinctive que la première. Au reste le premier critère
lui-même peut être employé fort utilement, pourvu qu'on l'emploie avec discernement, et qu'on se
garde de confondre la confusion qui vient de ce que l'État n'est pas encore séparé de la société et
constitué à part, et les communications qui peuvent exister entre un État défini et la société qu'il
gouverne.
De ce point de vue, la démocratie nous apparaît donc comme la forme politique par laquelle la
société arrive à la plus pure conscience d'elle-même. Un peuple est d'autant plus démocratique que la
délibération, que la réflexion, que l'esprit critique jouent un rôle plus considérable dans la marche des
affaires publiques. Il l'est d'autant moins que l'inconscience, les habitudes inavouées, les sentiments
obscurs, les préjugés en un mot soustraits à l'examen, y sont au contraire prépondérants. C'est dire que
la démocratie n'est pas une découverte ou une renaissance de notre siècle. C'est le caractère que
prennent de plus en plus les sociétés. Si nous savons nous affranchir des étiquettes vulgaires qui ne
peuvent que nuire à la clarté de la pensée, nous reconnaîtrons que la société du XVIIe siècle était plus
démocratique que celle du XVIe plus démocratique que toutes les sociétés à base féodale. La
féodalité, c'est la diffusion de la vie sociale, c'est le maximum d'obscurité et d'inconscience, qu'ont
restreints les grandes sociétés actuelles. La monarchie, en centralisant de plus en plus les forces
collectives, en étendant ses ramifications dans tous les sens, en pénétrant plus étroitement les masses
sociales, a préparé l'avenir de la démocratie et a été elle-même relativement à ce qui existait avant
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 80
elle, un gouvernement démocratique. Il est tout à fait secondaire que le chef de l'État ait alors porté le
nom de roi ; ce qu'il faut considérer, ce sont les rapports qu'il soutenait avec l'ensemble du pays ; c'est
le pays qui s'était chargé effectivement dès lors de la clarté des idées sociales. Ce n'est donc pas
depuis quarante ou cinquante ans que la démocratie coule à pleins bords ; la montée en est continue
depuis le commencement de l'histoire.
Et il est aisé de comprendre ce qui détermine ce développement. Plus les sociétés sont vastes,
complexes, plus elles ont besoin de réflexion pour se conduire. La routine aveugle, la tradition
uniforme ne peuvent servir à régler la marche d'un mécanisme plus délicat. Plus le milieu social
devient complexe, plus il devient mobile ; il faut donc que l'organisation sociale change dans la même
mesure, et pour cela, comme nous l'avons dit, il faut qu'elle soit consciente d'elle-même et réfléchie.
Quand les choses se passent toujours de la même manière, l'habitude suffit à la conduite ; mais quand
les circonstances changent sans cesse, il faut au contraire que l'habitude ne soit pas souveraine
maîtresse. Seule, la réflexion permet de découvrir les pratiques nouvelles qui sont utiles, car elle seule
peut anticiper l'avenir. Voilà pourquoi les assemblées délibérantes deviennent une institution de plus
en plus générale ; c'est qu'elles sont l'organe par lequel les sociétés réfléchissent sur elles-mêmes, et,
par suite, l'instrument des transformations presque ininterrompues que nécessitent les conditions
actuelles de l'existence collective. Pour pouvoir vivre aujourd'hui, il faut que les organes sociaux
changent à temps, et pour qu'ils changent à temps et rapidement, il faut que la réflexion sociale suive
attentivement les changements qui se font dans les circonstances et organise les moyens de s'y
adapter. En même temps que les progrès de la démocratie sont ainsi nécessités par l'état du milieu
social, ils sont également appelés par nos idées morales les plus essentielles. La démocratie, en effet,
définie comme nous l'avons fait, est le régime politique le plus conforme à notre conception actuelle
de l'individu. La valeur que nous attribuons à la personnalité individuelle fait que nous répugnons à
en faire un instrument machinal que l'autorité sociale meut du dehors. Elle n'est elle-même que dans
la mesure où elle est une société autonome d'action. Sans doute, en un sens, elle reçoit tout du dehors
: ses forces morales comme ses forces physiques. De même que nous ne soutenons notre vie
matérielle qu'à l'aide des aliments que nous empruntons au milieu cosmique, nous n'alimentons notre
vie mentale qu'à l'aide d'idées, de sentiments qui nous viennent du milieu social. Rien ne vient de
rien, et l'individu abandonné à lui seul ne pourrait s'élever au-dessus de lui-même. Ce qui fait qu'il se
surpasse, qu'il a à ce point dépassé le niveau de l'animalité, c'est que la vie collective retentit en lui, le
pénètre ; ce sont ces éléments adventices qui lui font une autre nature. Mais il y a deux manières pour
un être de recevoir de l'aide des forces extérieures. Ou bien il les reçoit passivement, inconsciemment,
sans savoir pourquoi, et, en ce cas, il n'est qu'une chose. Ou bien il se rend compte de ce qu'elles sont,
des raisons qu'il a de s'y soumettre, de s'ouvrir à elles, et alors, il ne pâtit pas, il agit consciemment,
volontairement, en comprenant ce qu'il fait. L'action n'est en ce sens qu'un état passif dont nous
savons et dont nous comprenons la raison d'être. L'autonomie dont peut jouir l'individu ne consiste
donc pas à s'insurger contre la nature ; une telle insurrection est absurde, stérile, qu'on la tente contre
les forces du monde matériel ou contre celles du monde social. Être autonome, c'est, pour l'homme,
comprendre les nécessités auxquelles il doit se plier et les accepter en connaissance de cause. Nous ne
pouvons pas faire que les lois de choses soient autrement qu'elles ne sont ; mais nous nous en libérons
en les pensant, c'est-à-dire en les faisant nôtres par la pensée. C'est là ce qui fait la supériorité morale
de la démocratie. Parce qu'elle est le régime de la réflexion, elle permet au citoyen d'accepter les lois
de son pays avec plus d'intelligence, partant avec moins de passivité. Parce qu'il y a des
communications constantes entre eux et l'État, l'État n'est plus pour les individus comme une force
extérieure qui leur imprime une impulsion toute mécanique. Grâce aux échanges constants qui se font
entre eux et lui, sa vie se rattache à la leur, comme la leur se rattache à la sienne.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 81
Mais cela posé, il existe une conception de la démocratie et une manière de la pratiquer qui doit
être avec soin distinguée de celle que nous venons d'exposer.
On dit très souvent que sous le régime démocratique, la volonté, la pensée des gouvernants est
identique et se confond avec la pensée et les volontés des gouvernés. De ce point de vue, l'État ne fait
que représenter la masse des individus et toute l'organisation gouvernementale n'aurait d'autre objet
que de traduire le plus fidèlement possible, sans y rien ajouter, sans y rien modifier, les sentiments
épars dans la collectivité. L'idéal consisterait, pour ainsi dire, à les exprimer le plus adéquatement
possible. C'est à cette conception que répond notamment l'usage de ce qu'on appelle le mandat
impératif et de tous ses succédanés. Car si, sous sa forme pure, il n'est pas entré dans nos mœurs, les
idées qui lui servent de base sont très répandues. Cette manière de se représenter les gouvernants et
leurs fonctions est d'une certaine généralité. Or rien n'est plus contraire, à certains égards, à la notion
même de la démocratie. Car la démocratie suppose un État, un organe gouvernemental, distinct du
reste de la société, quoique étroitement en rapports avec elle, et cette manière de voir est la négation
même de tout État, au sens propre du mot, parce qu'elle résorbe l'État dans la nation. Si l'État ne fait
que recevoir les idées et les volitions particulières, afin de savoir quelles sont celles qui sont les plus
répandues, qui ont, comme on dit, la majorité, il n'apporte aucune contribution vraiment personnelle à
la vie sociale. Ce n'est qu'un décalquage de ce qui se passe dans les régions sous-jacentes. Or, c'est ce
qui est contradictoire avec la définition même de l'État. Le rôle de l'État, en effet, n'est pas d'exprimer,
de résumer la pensée irréfléchie de la foule, mais de surajouter à cette pensée irréfléchie une pensée
plus méditée, et qui, par suite, ne peut pas n'être pas différente. C'est, et ce doit être un foyer de
représentations neuves, originales, qui doivent mettre la société en état de se conduire avec plus
d'intelligence que quand elle est mue simplement par les sentiments obscurs qui la travaillent. Toutes
ces délibérations, toutes ces discussions, tous ces renseignements statistiques, toutes ces informations
administratives qui sont mises à la disposition des conseils gouvernementaux et qui deviendront
toujours plus abondants, tout cela est le point de départ d'une vie mentale nouvelle. Des matériaux
sont ainsi réunis dont ne dispose pas la foule, et ils sont soumis à une élaboration dont la foule n'est
pas capable, précisément parce qu'elle n'a pas d'unité, qu'elle n'est pas concentrée dans une même
enceinte, que son attention ne peut s'appliquer au même moment à un même objet. Comment de tout
cela ne sortirait-il pas quelque chose de nouveau ? Le devoir du gouvernement est de se servir de tous
ces moyens, non pas simplement pour dégager ce que pense la société, mais pour découvrir ce qu'il y
a de plus utile pour la société. Pour savoir ce qui est utile, il est mieux placé que la foule ; il doit donc
voir les choses autrement qu'elle. Sans doute, il est nécessaire qu'il soit informé de ce que pensent les
citoyens ; mais ce n'est là qu'un de ses éléments de méditation et de réflexion, et, puisqu'il est
constitué pour penser d'une manière spéciale, il doit penser à sa façon. C'est sa raison d'être. De
même, il est indispensable que le reste de la société sache ce qu'il fait, ce qu'il pense, le suive et le
juge ; il est nécessaire qu'il y ait entre ces deux parties de l'organisation sociale harmonie aussi
complète que possible. Mais cette harmonie n'implique pas que l'État soit asservi par les citoyens et
réduit à n'être qu'un écho de leurs volontés. Cette conception de l'État se rapproche trop évidemment
de celle qui est à la base des soi-disant démocraties primitives. Elle s'en distingue en ce que
l'organisation extérieure de l'État est autrement savante et compliquée. On ne saurait comparer un
conseil de sachems à notre organisation gouvernementale, même la fonction serait-elle sensiblement
la même. Dans un cas comme dans l'autre, elle serait privée de toute autonomie. Qu'en résulte-t-il ?
C'est qu'un tel État manque à sa mission; au lieu de clarifier les sentiments obscurs de la foule, de les
subordonner à des idées plus claires, plus raisonnées, il ne fait que donner la prédominance à ceux de
ces sentiments qui paraissent être les plus généraux.
Mais ce n'est pas le seul inconvénient d'une telle conception. Nous avons vu que dans les sociétés
inférieures, l'absence ou le caractère rudimentaire du gouvernement si faible, ont pour conséquence
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 82
un traditionalisme rigoureux. S'il en est ainsi, c'est que la société a des traditions fortes et vigoureuses
qui sont profondément gravées dans les consciences individuelles ; et ces traditions sont puissantes
précisément parce que les sociétés sont simples. Mais il n'en est pas de même dans les grandes
sociétés d'aujourd'hui ; les traditions ont perdu de leur empire et, comme elles sont incompatibles
avec l'esprit d'examen et de libre critique dont le besoin se fait toujours plus vivement sentir, elles ne
peuvent pas et elles ne doivent pas garder leur autorité d'autrefois. Qu'en résulte-t-il ? Ce sont les
individus qui, dans la conception de la démocratie que nous examinons, donnent l'impulsion aux
gouvernants ; l'État est incapable d'exercer sur eux une influence modératrice. D'un autre côté, ils ne
trouvent plus en eux-mêmes un nombre suffisant d'idées et de sentiments, assez ancrés en eux pour
pouvoir ne pas céder aux premiers coups du doute et de la discussion. Ils ne sont plus nombreux ces
États despotiques assez forts pour se mettre au-dessus de la critique, ni davantage ces croyances ou
ces pratiques sur lesquelles on ne permet pas les controverses. Par suite, comme les citoyens ne sont
pas contenus du dehors par le gouvernement, parce que celui-ci est à leur remorque, ni du dedans par
l'état des idées et du sentiment collectif qu'ils portent en eux, tout, dans la pratique comme dans la
théorie, devient matière à controverse et à division, tout vacille. Le sol ferme manque à la société. Il
n'y a plus rien de fixe. Et comme l'esprit critique est alors bien développé, que chacun a sa manière
propre de penser, le désarroi est encore amplifié par toutes ces diversités individuelles. De là l'aspect
chaotique que présentent certaines démocraties, leur perpétuelle mobilité et instabilité. Ce sont de
brusques sautes de vent, c'est une existence décousue, haletante et épuisante. Si encore un tel état de
choses se prêtait aux transformations profondes! Mais les changements qui s'y produisent ne sont
souvent que superficiels. Car les grandes transformations demandent du temps, de la réflexion,
exigent de la suite dans l'effort. Trop souvent, il arrive que toutes ces modifications au jour le jour
s'annulent mutuellement et que, finalement, l'État reste fondamentalement stationnaire. Ces sociétés si
houleuses à la surface sont souvent très routinières.
Il ne sert de rien de nous dissimuler que cet état est en partie le nôtre. Ces idées d'après lesquelles
le gouvernement n'est que le traducteur des volontés générales sont courantes chez nous. Elles sont
déjà à la base de la doctrine de Rousseau ; avec des réserves plus ou moins importantes, elles se
retrouvent à la base de nos pratiques parlementaires. Il importe donc au plus haut point de savoir de
quelles causes elles dépendent. Il serait sans doute commode de se dire qu'elles tiennent simplement à
une erreur des esprits, qu'elles constituent une simple faute de logique, et pour corriger cette faute, il
suffirait de la signaler, de la démontrer avec preuve à l'appui, d'en prévenir le retour à l'aide de
l'éducation et d'une prédication appropriée. Mais les erreurs collectives, comme les erreurs
individuelles, tiennent à des causes objectives, et on ne peut les guérir qu'en agissant sur les causes. Si
les sujets affectés de daltonisme se méprennent sur les couleurs, c'est que leur organe est constitué de
manière à causer cette méprise, et on aura beau les avertir, ils continueront à voir les choses comme
ils les voient. De même, si une nation se représente de telle manière le rôle de l'État, la nature des
relations qu'elle doit avoir avec lui, c'est qu'il y a quelque chose dans l'état social qui nécessite cette
représentation fausse. Et toutes les objurgations, toutes les exhortations ne suffiront pas à la dissiper,
tant qu'on n'aura pas modifié la constitution organique qui la détermine. Sans doute, il n'est pas inutile
de révéler au malade son mal et les inconvénients de son mal, mais pour qu'il puisse se guérir, encore
faut-il lui faire voir quelles en sont les conditions, afin qu'il puisse les changer. Ce n'est pas avec de
bonnes paroles qu'on peut produire de tels changements.
Or, dans l'espèce, il semble bien inévitable que cette forme déviée de la démocratie se substitue à
la forme normale toutes les fois que l'État et la masse des individus sont directement en rapports, sans
qu'aucun intermédiaire ne s'intercale entre eux. Car, par suite de cette proximité, il est mécaniquement
nécessaire que la force collective la plus faible, à savoir celle de l'État, ne soit absorbée par la plus
intense, celle de la nation. Quand l'État est trop près des particuliers, il tombe sous leur dépendance en
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 83
même temps qu'il les gêne. Son voisinage les gêne, car, malgré tout, il cherche à les réglementer
directement, alors qu'il est, comme nous savons, incapable de jouer ce rôle. Mais ce même voisinage
fait qu'il dépend étroitement d'eux, car, étant le nombre, les particuliers peuvent le modifier comme il
leur plaît. Du moment où ce sont les citoyens qui élisent directement leurs représentants, c'est-à-dire
les membres les plus influents de l'organe gouvernemental, il n'est pas possible que ces représentants
ne s'attachent pas plus ou moins exclusivement à traduire fidèlement les sentiments de leurs
mandants, et il n'est pas possible que ces derniers ne réclament pas cette docilité comme un devoir.
Ne s'agit-il pas d'un mandat contracté entre ces deux parties ? Sans doute, il serait d'une politique plus
haute de se dire que les gouvernants doivent jouir d'une grande initiative, que c'est à cette seule
condition qu'ils peuvent s'acquitter de leur rôle ? Mais il y a une force des choses contre laquelle les
meilleurs raisonnements ne peuvent rien. Tant que les arrangements politiques mettent ainsi les
députés et plus généralement les gouvernements en contact immédiat avec la multitude des citoyens,
il est matériellement impossible que ceux-ci ne fassent pas la loi. Voilà pourquoi de bons esprits ont
souvent réclamé que les membres des assemblées politiques fussent désignés par un suffrage à deux
ou à plusieurs degrés. C'est que les intermédiaires intercalés affranchissent le gouvernement. Et ces
intermédiaires ont pu être insérés sans que les communications entre les conseils gouvernementaux
fussent pour cela interrompues. Il n'est aucunement nécessaire qu'ils fussent immédiats. Il faut que la
vie circule sans solution de continuité entre l'État et les particuliers et entre eux et l'État ; mais il n'y a
aucune raison pour que ce circulus ne se fasse pas à travers des organes interposés. Grâce à cette
interposition, l'État relèvera davantage de lui-même, la distinction sera plus nette entre lui et le reste
de la société, et, par cela même, il sera plus capable d'autonomie.
Notre malaise politique tient donc à la même cause que notre malaise social : à l'absence de
cadres secondaires intercalés entre l'individu et l'État. Déjà, nous avons vu que ces groupes secon-
daires sont indispensables pour que l'État ne soit pas oppressif de l'individu ; nous voyons maintenant
qu'ils sont nécessaires pour que l'État soit suffisamment affranchi de l'individu. Et on conçoit en effet
qu'ils sont utiles pour les deux côtés ; car de part et d'autre, il y a intérêt à ce que ces deux forces ne
soient pas immédiatement en contact, quoiqu'elles soient nécessairement liées l'une à l'autre.
Mais quels sont ces groupes qui doivent ainsi libérer l'État de l'individu ? Il en est de deux sortes
qui peuvent jouer ce rôle. Il y a d'abord les groupes territoriaux. On peut concevoir, en effet, que les
représentants des communes d'un même arrondissement, peut-être même d'un même département,
constituent le collège électoral chargé d'élire les membres des assemblées politiques. Ou bien on
pourrait employer pour ce rôle les groupes professionnels une fois constitués. Les conseils chargés
d'administrer chacun d'eux nommeraient les gouvernants de l'État. Dans un cas comme dans l'autre, la
communication serait continue entre l'État et les citoyens, mais elle ne serait plus directe. De ces deux
modes d'organisation, il en est un qui paraît plus conforme à l'orientation générale de tout notre
développement social. Il est certain en effet que les districts territoriaux n'ont pas la même
importance, ne jouent plus le même rôle vital qu'autrefois. Les liens qui unissent les membres d'une
même commune, ou d'un même département, sont assez extérieurs. Ils se nouent et se dénouent avec
la plus extrême facilité depuis que la population est devenue d'une telle mobilité. De tels groupes ont
donc quelque chose d'un peu extérieur et artificiel. Les groupes durables, ceux auxquels l'individu
apporte toute sa vie, auxquels il est le plus fortement attaché, ce sont les groupes professionnels. Il
semble donc bien qu'ils soient appelés à devenir dans l'avenir la base de notre représentation politique
comme de notre organisation sociale.
. Å
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 84
NEUVIÈME LEÇON
MORALE CIVIQUE
(fin)
. Å
Après avoir défini la démocratie, nous avons vu qu'elle pouvait être conçue et pratiquée d'une
manière qui en altérait gravement la nature. Essentiellement, c'est un régime où l'État, tout en restant
distinct de la masse de la nation, est étroitement en communication avec elle et où, par suite, son
activité atteint un certain degré de mobilité. Or, nous avons vu que, dans certains cas, cette étroite
communication pouvait aller jusqu'à une fusion plus ou moins complète. L'État, au lieu d'être un
organe défini, le foyer d'une vie spéciale et originale, devient alors un simple décalque de la vie sous-
jacente. Il ne fait que traduire en une notation différente ce que pensent et ce que sentent les
individus. Son rôle n'est plus d'élaborer des idées neuves, des vues nouvelles, comme il pouvait le
faire grâce à la manière dont il est constitué, mais ses fonctions principales consistent à recenser
quelles sont les idées, quels sont les sentiments qui sont les plus généralement répandus, ceux qui ont,
comme on dit, la majorité. Il résulte de ce recensement même. Élire des députés, c'est tout simplement
compter combien telle opinion a de partisans dans le pays. Une telle conception est donc contraire à la
notion d'un État démocratique, puisqu'elle fait presque totalement évanouir la notion même de l'État.
Je dis presque totalement : car bien entendu, la fusion n'est jamais complète. Il n'est pas possible, par
la force des choses, que le mandat du député soit assez déterminé pour le lier complètement. Il y a
toujours un minimum d'initiative. Mais c'est déjà beaucoup qu'il y ait une tendance à réduire cette
initiative au minimum. Par là, en ce sens, un tel système politique se rapproche de celui qu'on observe
dans les sociétés primitives ; car, d'une part comme de l'autre, le pouvoir gouvernemental est faible.
Mais il y a en même temps cette énorme différence que, dans un cas, l'État n'existe pas encore,
n'existe qu'en germe, tandis que dans cette déviation de la démocratie, il est au contraire assez souvent
très développé, dispose d'une organisation étendue et complexe. Et c'est justement ce double aspect
contradictoire qui montre le mieux le caractère anormal du phénomène. D'une part, un mécanisme
compliqué, savant, les rouages multiples d'une vaste administration, de l'autre, une conception du rôle
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 85
de l'État qui est un retour aux formes politiques les plus primitives. De là un mélange bizarre d'inertie
et d'activité. Il ne se meut pas de lui-même, il est à la remorque des sentiments obscurs de la
multitude, mais d'un autre côté, les puissants moyens d'action dont il dispose font qu'il est susceptible
de comprimer lourdement ces mêmes individus dont il est, par un autre côté, le serviteur.
Nous avons dit aussi que cette manière d'entendre et de pratiquer la démocratie était encore
fortement enracinée dans les esprits chez nous. Rousseau, dont la doctrine est la mise en système de
ces idées, est resté le théoricien de notre démocratie. Or, en fait, il n'est pas de philosophie politique
qui présente le mieux ce double aspect contradictoire que nous venons de signaler. Vue par l'une de
ses faces, elle est étroitement individualiste ; c'est l'individu qui est le principe de la société ; celle-ci
n'est qu'une somme d'individus. On sait d'autre part, quelle autorité il attribue à l'État. Au reste, ce qui
prouve bien que ces idées sont agissantes chez nous, c'est le spectacle même de notre vie politique. Il
est incontestable que, vue du dehors, à la surface, elle paraît être d'une mobilité tout à fait excessive.
Les changements y succèdent aux changements, avec une rapidité sans exemple ; depuis longtemps,
elle n'a pas réussi à s'orienter dans un sens fixe avec quelque persévérance pendant longtemps. Or,
nous avons vu qu'il en devait être nécessairement ainsi du moment que c'est la multitude des individus
qui donnent l'impulsion à l'État et règlent presque souverainement sa marche. Mais en même temps,
ces changements superficiels recouvrent un immobilisme routinier. En même temps qu'on déplore le
flux toujours changeant des événements politiques, on se plaint de la toute-puissance des bureaux, de
leur traditionalisme invétéré. Ils sont une force sur laquelle on ne peut rien. C'est que tous ces
changements superficiels se faisant en des sens divergents, s'annulent mutuellement ; il n'en reste rien,
sauf la fatigue et l'épuisement qui caractérisent ces variations ininterrompues. Par suite, les habitudes
fortement constituées, les routines qui ne sont pas atteintes par ces changements ont d'autant plus
d'empire ; car elles sont seules efficaces. Leur force vient de l'excès de fluidité du reste. Et l'on ne sait
en vérité s'il faut s'en plaindre ou s'en féliciter ; car il y a là toujours un peu d'organisation qui se
maintient, un peu de stabilité et de détermination où il en faut pour vivre. Malgré tous ses défauts, il
est bien possible que la machine administrative nous rende en ce moment de très précieux services.
Le mal reconnu, d'où vient-il ? C'est une conception fausse, mais les conceptions fausses ont des
causes objectives. Il faut qu'il y ait dans notre constitution politique quelque chose qui explique cette
erreur.
Ce qui paraît l'avoir produite, c'est ce caractère particulier de notre organisation actuelle, en vertu
duquel l'État et la masse des individus sont directement en rapports et en communications, sans
qu'aucun intermédiaire s'intercale entre eux. Les collèges électoraux comprennent toute la population
politique du pays, et c'est de ces collèges que sort directement l'État, au moins l'organe vital de l'État,
à savoir l'assemblée délibérante. Il est donc inévitable que l'État formé dans ces conditions soit plus
ou moins un simple reflet de la masse sociale, et rien de plus. Il y a là deux forces collectives en
présence: l'une énorme parce qu'elle est formée de la réunion de tous les citoyens, l'autre beaucoup
plus faible, parce qu'elle ne comprend que les représentants. Il est donc mécaniquement nécessaire
que la seconde soit à la remorque de la première. Du moment où ce sont les particuliers qui élisent
directement leurs représentants, il n'est pas possible que ces derniers ne s'attachent pas exclusivement
à traduire fidèlement les désirs de leurs mandants, ni que ceux-ci ne réclament pas cette docilité
comme un devoir. Sans doute il serait d'une politique plus haute de se dire que les gouvernants
doivent jouir d'une grande initiative, qu'à cette seule condition, ils pourront s'acquitter de leur rôle,
que dans l'intérêt commun, ils doivent voir les choses autrement et d'un autre point de vue que ne le
fait l'individu, l'homme engagé dans ses autres fonctions sociales, et que, par conséquent, il faut
laisser l'État agir conformément à sa nature. Mais il y a une force des choses contre laquelle les
meilleurs raisonnements ne peuvent rien. Tant que les arrangements politiques mettent les députés en
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 86
contact immédiat avec la foule inorganisée des particuliers, il est inévitable que celle-ci leur fasse la
loi. Ce contact immédiat ne permet pas à l'État d'être lui-même.
Voilà pourquoi certains esprits demandent que les membres des assemblées politiques soient
désignés par un suffrage à deux ou à plusieurs degrés. Il est certain, en effet, que le seul moyen
d'affranchir le gouvernement est d'inventer des intermédiaires entre lui et le reste de la société. Sans
doute, il faut qu'il y ait communication continue entre lui et tous les autres organes sociaux ; mais il
faut que cette communication n'aille pas jusqu'à faire perdre à l'État son individualité. Il faut qu'il soit
en rapports avec la nation sans s'absorber en elle. Et pour cela, il faut qu'ils ne se touchent pas
immédiatement. Le seul moyen d'empêcher une force moindre de tomber dans l'orbite d'une force
plus intense, c'est d'intercaler entre la première et la seconde des corps résistants qui amortissent
l'action la plus énergique. Du moment que l'État sort moins immédiatement de la foule, il en subit
moins fortement l'action ; il peut davantage s'appartenir à lui-même. Les tendances obscures qui
s'agitent confusément dans le pays ne pèsent plus du même poids sur ses démarches et n'enchaînent
plus aussi étroitement ses résolutions. Seulement, ce résultat ne peut être pleinement atteint que si les
groupements qui viennent ainsi s'interposer entre la généralité des citoyens et l'État sont des
groupements naturels et permanents. Il ne saurait suffire, comme on l'a cru quelquefois, d'intercaler
simplement des sortes d'intermédiaires artificiels créés uniquement pour la circonstance. Si l'on se
contente, par exemple, de faire constituer un à un par collèges électoraux comprenant l'universalité
des citoyens, un collège plus restreint qui, soit directement, soit par -l'intermédiaire d'un autre collège
encore moins étendu, désignerait les gouvernants, et qui, une fois sa tâche faite, disparaîtrait, l'État
ainsi constitué pourrait bien jouir d'une certaine indépendance, mais alors, il ne remplirait plus
suffisamment l'autre condition caractéristique de la démocratie. Il ne serait plus en communication
étroite avec l'ensemble du pays. Car dès qu'il serait né, l'intermédiaire et les intermédiaires qui
auraient servi à le former, ayant cessé d'exister, il y aurait un vide entre lui et la multitude des
citoyens. Il n'y aurait pas, entre eux et lui, cet échange constant qui est indispensable. S'il importe que
l'État ne soit pas sous la dépendance des particuliers, il n'est pas essentiel qu'il ne perde jamais leur
contact. Cette communication insuffisante avec l'ensemble de la population est ce qui fait la faiblesse
de toute Assemblée qui se recrute de cette manière. Elle est trop séparée des besoins et des sentiments
populaires ; ceux-ci n'arrivent pas jusqu'à elle avec une suffisante continuité. Il en résulte qu'un des
éléments essentiels de ses délibérations lui fait défaut.
Pour que le contact ne soit jamais perdu, il faut que les collèges intermédiaires ainsi intercalés ne
soient pas simplement constitués pour un instant, mais qu'ils fonctionnent eux-mêmes d'une manière
continue. En d'autres termes, il faut qu'ils soient des organes naturels et normaux du corps social. Il en
est de deux sortes qui peuvent jouer ce rôle. Il y a d'abord les conseils secondaires préposés à
l'administration des districts territoriaux. Par exemple, on peut imaginer que les conseils départemen-
taux ou provinciaux, élus eux-mêmes directement ou indirectement, il n'importe, soient appelés à
s'acquitter de cette fonction. Ce serait eux qui désigneraient les membres des conseils gouverne-
mentaux, des assemblées proprement politiques. C'est à peu près cette idée qui a servi de base à
l'organisation de notre Sénat actuel. Mais ce qui permet de douter qu'un tel arrangement soit le plus
conforme à la constitution des grands États européens, c'est que les divisions territoriales du pays
perdent de plus en plus de leur importance. Tant que chaque district, commune, cercle, province, avait
sa physionomie propre, ses mœurs, ses coutumes, ses intérêts spéciaux, les conseils préposés à son
administration étaient des rouages essentiels de la vie politique. C'est en eux que se concentraient
immédiatement les idées et les aspirations qui travaillaient les masses. Mais aujourd'hui, le lien qui
rattache chacun de nous à un point du territoire que nous occupons est infiniment fragile et se brise
avec la plus grande facilité. Aujourd'hui, nous sommes ici, et demain, nous serons là ; nous nous
sentons aussi bien chez nous dans telle province que dans telle autre, ou tout au moins, les affinités
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 87
spéciales qui ont une origine territoriale sont tout à fait secondaires et ne sont plus d'une grande
influence sur notre existence. Alors même que nous restons attachés au même endroit, nos
préoccupations dépassent infiniment la circonscription administrative où nous nous trouvons résider.
La vie qui nous entoure immédiatement n'est même pas celle qui nous intéresse le plus vivement.
Professeur, industriel, ingénieur, artiste, ce ne sont pas les événements qui se produisent dans ma
commune ou dans mon département qui me concernent le plus directement et qui me passionnent. Je
puis même vivre régulièrement ma vie tout en les ignorant. Ce qui nous attire beaucoup plus, c'est,
suivant les fonctions que nous avons à remplir, ce qui se passe dans les assemblées scientifiques, ce
qui se publie, ce qui se dit dans les grands centres de production; les nouveautés artistiques des
grandes villes de France ou de l'étranger ont pour le peintre ou le sculpteur autrement d'intérêt que les
affaires municipales ; et on en peut dire autant de l'industriel qui est par la nature de sa profession, en
relations avec toutes sortes d'industries et d'entreprises commerciales répandues sur tous les points du
territoire et même du globe. L'affaiblissement des groupements purement territoriaux est un fait
irrésistible. Mais alors, les conseils qui président à l'administration de ces groupes ne sont pas en état
de concentrer et d'exprimer la vie générale du pays ; car, la manière dont cette vie est distribuée et
organisée ne reflète pas, au moins en général, la distribution territoriale du pays. Voilà pourquoi ils
perdent de leur prestige, pourquoi on brigue moins l'honneur d'y siéger, pourquoi les esprits
entreprenants et les hommes de valeur cherchent un autre théâtre pour leur activité. C'est que ce sont
des organes en partie déchus. Une assemblée politique qui s'appuie sur une telle base ne peut donner
qu'une expression bien imparfaite de l'organisation de la société, du rapport réel qui existe entre les
différentes forces et fonctions sociales.
Puisque, au contraire, la vie professionnelle prend de plus en plus d'importance à mesure que le
travail se divise davantage, il y a tout lieu de croire que c'est elle qui est appelée à fournir la base de
notre organisation politique. Déjà, l'idée se fait jour que le collège professionnel est le véritable
collège électoral, et parce que les liens qui nous attachent les uns aux autres dérivent de notre
profession beaucoup plutôt que de nos rapports géographiques, il est naturel que la structure politique
reproduise cette manière dont nous nous groupons spontanément. Supposez constituées ou recons-
tituées les corporations d'après le plan que nous avons indiqué : chacune d'elles a à sa tête un conseil
qui la dirige, qui administre sa vie interne. Ces divers conseils ne sont-ils pas merveilleusement en
état de jouer ce rôle de collèges électoraux intermédiaires dont les groupes territoriaux ne peuvent
plus s'acquitter que faiblement ? La vie professionnelle n'est jamais suspendue ; elle ne chôme pas. La
corporation et ses organes sont toujours en action et par conséquent, les assemblées gouvernementales
qui en seraient issues ne perdraient jamais le contact avec les conseils de la société, ne risqueraient
jamais de s'isoler en elles-mêmes et de ne pas sentir assez tôt et assez vivement les changements qui
peuvent se produire dans les couches profondes de la population. L'indépendance serait assurée sans
que la communication fût interrompue.
Une telle combinaison aurait d'ailleurs deux autres avantages qui méritent d'être notés. On a
souvent reproché au suffrage universel tel qu'il est actuellement pratiqué son incompétence radicale.
On fait remarquer, non sans raison, qu'un député ne saurait résoudre avec connaissance de cause les
innombrables questions qui lui sont soumises. Mais cette incompétence du député n'est qu'un reflet de
celle de l'électeur ; c'est cette dernière qui est la plus grave. Car puisque le député est un mandataire,
puisqu'il est chargé surtout d'exprimer la pensée de ceux qu'il représente, ceux-ci doivent se poser
également les mêmes problèmes et, par conséquent, s'attribuer la même compétence universelle. En
fait, à chaque consultation, l'électeur prend parti sur toutes les questions vitales qui peuvent se poser
dans les assemblées délibérantes et l'élection consiste dans un recensement numérique de toutes les
opinions individuelles qui sont émises de cette manière. Est-il nécessaire de faire remarquer qu'elles
ne sauraient être éclairées ? Il n'en serait plus de même si le suffrage était organisé sur la base
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 88
corporative. Pour ce qui concerne les intérêts de chaque profession, chaque travailleur est compétent ;
il n'est donc pas inapte à choisir ceux qui peuvent le mieux conduire les affaires communes de la
corporation. D'un autre côté, les délégués que ces derniers enverraient aux assemblées politiques y
entreraient avec leurs compétences spéciales, et comme ces assemblées auraient surtout à régler les
rapports des différentes professions, les unes avec les autres, elles seraient composées de la manière la
plus convenable pour résoudre de tels problèmes. Les conseils gouvernementaux seraient alors
véritablement ce qu'est le cerveau dans l'organisme : une reproduction du corps social. Toutes les
forces vives, tous les organes vitaux y seraient représentés suivant leur importance respective. Et dans
le groupe ainsi formé, la société prendrait vraiment conscience d'elle-même et de son unité ; cette
unité résulterait naturellement des relations qui s'établiraient entre les représentants des différentes
professions ainsi mises étroitement en contact.
En second lieu, une difficulté inhérente à la constitution de tout État démocratique c'est que,
comme les individus forment la seule matière agissante de la société, l'État, en un sens, ne peut être
l’œuvre que d'individus, et que, pourtant, il doit exprimer tout autre chose que des sentiments
individuels. Il faut qu'il sorte des individus et que, cependant, il les dépasse. Comment résoudre cette
antinomie dans laquelle s'est vainement débattu Rousseau ? Le seul moyen de faire avec des individus
autre chose qu'eux-mêmes, est de les mettre en rapports et de les grouper d'une manière durable. Les
seuls sentiments supérieurs aux sentiments individuels sont ceux qui résultent des actions et des
réactions qui s'échangent entre les individus associés.
Appliquons l'idée à l'organisation politique. Si les individus viennent chacun de leur côté apporter
leur suffrage pour constituer l'État ou les organes qui doivent servir à le constituer définitivement, si
chacun fait son choix isolément, il est presque impossible que de tels votes soient inspirés par autre
chose que des préoccupations personnelles et égoïstes : du moins celles-ci seront prépondérantes, et
ainsi un particularisme individualiste sera à la base de toute l'organisation. Mais supposons que de
telles désignations se fassent à la suite d'une élaboration collective, le caractère en sera tout différent.
Car quand les hommes pensent en commun, leur pensée est en partie l’œuvre de la communauté.
Celle-ci agit sur eux, pèse sur eux de toute son autorité, contient les velléités égoïstes, oriente les
esprits dans un sens collectif. Donc, pour que les suffrages expriment autre chose que les individus,
pour qu'ils soient animés dès le principe d'un esprit collectif, il faut que le collège électoral
élémentaire ne soit pas formé d'individus rapprochés seulement pour cette circonstance exception-
nelle, qui ne se connaissent pas, qui n'ont pas contribué à se former mutuellement leurs opinions et
qui vont les uns derrière les autres défiler devant l'urne. Il faut au contraire que ce soit un groupe
constitué, cohérent, permanent, qui ne prend pas corps pour un moment, un jour de vote. Alors
chaque opinion individuelle, parce qu'elle s'est formée au sein d'une collectivité, a quelque chose de
collectif. Il est clair que la corporation répond à ce desideratum. Parce que les membres qui la
composent y sont sans cesse et étroitement en rapports, leurs sentiments se forment en commun et
expriment la communauté.
Ainsi le malaise politique a la même cause que le malaise social dont nous souffrons. Il tient lui
aussi à l'absence d'organes secondaires placés entre l'État et le reste de la société. Ces organes nous
ont déjà paru nécessaires pour empêcher l'État de tyranniser les individus; nous voyons maintenant
qu'ils sont également indispensables pour empêcher les individus d'absorber l'État. Ils libèrent les
deux forces en présence, en même temps qu'ils relient l'une à l'autre. On voit combien est grave cette
absence d'organisation interne que nous avons déjà eu tant de fois l'occasion de signaler. C'est qu'en
effet elle implique comme un ébranlement profond, et, pour ainsi dire, le ramollissement de toute
notre structure sociale et politique. Les formes sociales qui, jadis, encadraient les particuliers et
servaient ainsi comme d'ossature à la société, ou bien ont disparu, ou bien sont en train de s'effacer, et
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 89
sans que des formes nouvelles en tiennent lieu. Il n'est donc plus resté que la masse fluide des
individus. Car l'État lui-même a été résorbé par eux. Seule, la machine administrative a gardé sa
consistance, et continue à fonctionner avec la même régularité automatique. Sans doute, la situation
est loin d'être sans exemple dans l'histoire. Toutes les fois que la société se forme ou se renouvelle,
elle passe par une phase analogue. En effet, finalement, c'est des actions et des réactions directement
échangées entre les individus que s'est dégagé tout le système de l'organisation sociale et politique ;
quand donc il arrive qu'un système a été emporté par le temps sans être remplacé par un autre au fur
et à mesure qu'il se décomposait, il faut bien que la vie sociale remonte en quelque sorte à la source
première d'où elle dérive, c'est-à-dire aux individus, pour s'y élaborer à nouveau. Puisqu'ils restent
seuls, c'est directement par eux que fonctionne la société. Ce sont eux qui s'acquittent d'une manière
diffuse des fonctions qui revenaient aux organes disparus ou qui reviendront aux organes qui font
encore défaut. Ils suppléent d'eux-mêmes à l'organisation qui manque. Telle est notre situation, et si
elle n'a rien d'irrémédiable, si même il est permis d'y voir une phase nécessaire de notre évolution, on
ne peut méconnaître ce qu'elle a de critique. Une société faite d'une matière aussi instable est exposée
à se désorganiser sous l'effet de la moindre secousse. Rien ne la protège contre les choses du dehors
ou du dedans.
Ces considérations étaient nécessaires pour arriver à expliquer dans quel esprit doivent être
entendus, pratiqués, enseignés les divers devoirs civiques, par exemple : le devoir qui nous ordonne
de respecter la loi, et celui qui nous prescrit de participer à l'élaboration des lois par notre vote, ou,
plus généralement, de participer à la vie publique.
On a dit parfois que le respect des lois, dans une démocratie, venait de ce fait que la loi exprimait
la volonté des citoyens. Nous devons nous y soumettre parce que nous les avons voulues. Mais
comment la raison vaudrait-elle pour la minorité ? C'est elle pourtant qui a le plus besoin de pratiquer
ce devoir. Nous avons vu de plus que, en effet, le nombre de ceux qui, soit directement, soit
indirectement, ont voulu une loi déterminée, ne représente jamais qu'une infime partie du pays. Mais,
sans même insister sur ces calculs, cette manière de justifier le respect dû aux lois est des moins
propres à l'inculquer. En quoi le fait d'avoir voulu une loi la rend-elle respectable même pour moi ?
Ce que ma volonté a fait, ma volonté peut le défaire. Essentiellement changeante, elle ne peut servir
de base à rien qui soit stable. On s'étonne parfois que le culte de la légalité soit si peu enraciné dans
nos consciences, que nous soyons toujours si prêts à en sortir. Mais comment avoir un culte pour un
ordre légal qui peut être remplacé du jour au lendemain par un ordre différent, sur une simple
décision d'un certain nombre de volontés individuelles ? Comment respecter un droit qui peut cesser
d'être le droit, dès qu'il cesse d'être voulu comme tel ?
Ce qui fait vraiment le respect de la loi, c'est qu'elle exprime bien les rapports naturels des choses
; surtout dans une démocratie, les individus ne la respectent que dans la mesure même où ils lui
reconnaissent ce caractère. Ce n'est pas parce que nous l'avons faite, parce qu'elle a été voulue par tant
de voix, que nous nous y soumettons ; c'est parce qu'elle est bonne, c'est-à-dire conforme à la nature
des faits, parce qu'elle est tout ce qu'elle doit être, parce que nous avons confiance en elle. Et cette
confiance dépend également de celle que nous inspirent les organes chargés de l'élaborer. Ce qui
importe par conséquent, c'est la manière dont elle est faite, c'est la compétence de ceux qui ont pour
fonctions de la faire, c'est la nature de l'organisation spéciale destinée à rendre possible le jeu de cette
fonction. Le respect de la loi dépend de ce que valent les législateurs et de ce que vaut le système
politique. Ce qu'a de particulier à cet égard la démocratie, c'est que grâce à la communication établie
entre les gouvernants et les citoyens, ceux-ci sont mis en état de juger la façon dont les gouvernants
remplissent leur rôle, donnent ou refusent leur confiance avec une connaissance de cause plus entière.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 90
Mais rien de plus faux que cette idée que c'est seulement dans la mesure où elle est expressément
vouée à la rédaction des lois, qu'elle a droit à notre déférence.
Reste le devoir de voter. Je n'ai pas à étudier ici ce qu'il pourra devenir dans un avenir
indéterminé, dans des sociétés mieux organisées que les nôtres. Il est bien possible qu'il perde de son
importance. Il est bien possible qu'il y aura un moment où les désignations nécessaires pour contrôler
les organes politiques se fassent comme d'elles-mêmes, sous la pression de l'opinion, sans qu'il y ait à
proprement parler de consultations définies.
Mais aujourd'hui la situation est tout autre. Nous avons vu ce qu'elle a d'anormal ; pour cette
raison, elle crée des devoirs tout spéciaux. C'est sur la masse des individus que repose tout le poids de
la société. Celle-ci n'a pas d'autre soutien.
C'est donc légitimement que chaque citoyen, en quelque sorte, se transforme en homme d'État.
Nous ne pouvons pas nous cantonner dans nos occupations professionnelles parce que, pour l'instant,
la vie publique n'a plus d'autres agents que la multitude de forces individuelles. Seulement, les raisons
mêmes qui rendent cette tâche nécessaire, la déterminent. Elle tient à un état anomique qu'il faut, non
pas subir, mais travailler à faire cesser. Au lieu de présenter comme un idéal cette inorganisation que
l'on qualifie à tort de démocratie, il faut y mettre un terme. Au lieu de nous attacher à conserver
jalousement ces droits et ces privilèges, il faut remédier au mal qui les rend provisoirement
nécessaires. Autrement dit, le premier devoir, c'est de préparer ce qui nous dispensera de plus en plus
d'un rôle pour lequel l'individu n'est pas fait. Pour cela, notre action politique consistera à créer ces
organes secondaires qui, à mesure qu'ils se forment, libèrent à la fois l'individu de l'État et l'État de
l'individu, et dispensent de plus en plus ce dernier d'une tâche pour laquelle il n'est pas fait.
. Å
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 91
DIXIÈME LEÇON
DEVOIRS GÉNÉRAUX
indépendants de tout groupement social
L'homicide
. Å
Nous entrons maintenant dans une sphère nouvelle de la moralité. Nous avons examiné dans les
sections précédentes les devoirs que les hommes ont les uns envers les autres parce qu'ils
appartiennent à tel groupe social déterminé, parce qu'ils font partie d'une même famille, d'une même
corporation, d'un même État. Mais il en est d'autres qui sont indépendants de tout groupement
particulier. Je dois respecter la vie, la propriété, l'honneur de mes semblables alors même qu'ils ne
sont ni mes parents, ni mes compatriotes. C'est la sphère la plus générale de toute l'éthique,
puisqu'elle est indépendante de toute condition locale ou ethnique. C'est aussi la plus élevée. Les
devoirs que nous allons passer en revue sont considérés chez tous les peuples civilisés comme les
premiers et les plus pressants de tous les devoirs. L'acte immoral, par excellence, c'est le meurtre et le
vol, et l'immoralité de tels actes n'est en rien diminuée quand il sont commis contre des étrangers. La
morale domestique, la morale professionnelle, la morale civique ont certainement une gravité
moindre. Celui qui manque à l'un de ces devoirs nous apparaît, en général, comme moins fautif que
celui qui commet un de ces attentats dont nous venons de parler, Cette idée est si générale et si
fortement imprimée dans les esprits que, pour la conscience commune, le crime consiste essentielle-
ment ou presque uniquement à tuer, à blesser, à voler. Quand nous nous représentons le criminel, c'est
toujours sous l'aspect d'un homme qui attente à la propriété ou à la personne d'autrui. Tous les travaux
de l'école criminologique italienne reposent précisément sur ce postulat, admis comme un axiome,
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 92
que c'est là tout le crime. Constituer le type du délinquant consiste par exemple à constituer le type de
l'homicide ou du voleur, avec leurs différentes modalités.
À cet égard, la morale moderne présente avec la morale ancienne le contraste le plus absolu. Il
s'est produit, surtout depuis le christianisme, une véritable interversion, un renversement de la
hiérarchie des devoirs. Dans les sociétés tout à fait inférieures, et même sous le régime de la cité, les
devoirs dont nous allons parler, au lieu d'être au point culminant de la morale, étaient seulement sur le
seuil de l'éthique. Au lieu d'être mis au-dessus de tous les autres, ils avaient, ou du moins certains
d'entre eux avaient une sorte de caractère facultatif. Ce qui prouve la moindre dignité morale qui leur
était alors attribuée, c'est la moindre gravité des peines qui les sanctionnaient. Très souvent même,
aucune peine n'y était attachée. En Grèce, le meurtre lui-même n'était puni que sur la demande de la
famille et celle-ci pouvait se contenter d'une indemnité pécuniaire. A Rome, en Judée, la composition
est interdite pour l'homicide qui est considéré comme un crime public, mais il n'en est pas de même
des blessures ou du vol. C'est aux individus lésés à en poursuivre la réparation et ils peuvent, s'ils le
veulent, permettre au coupable de se racheter moyennant une somme d'argent. De tels actes n'ont
donc en somme que des sanctions à demi civiles ; ils ne donnent lieu très souvent qu'à des espèces de
dommages-intérêts ; en tout cas, alors même qu'ils sont frappés d'une sorte de peine, c'est-à-dire alors
même que le coupable est frappé dans son corps, ils ne paraissent pas assez graves pour que l'État en
poursuive lui-même la répression. Ce sont les particuliers qui doivent en prendre l'initiative. La
société ne se sent pas directement intéressée et menacée par ces attentats qui nous révoltent. Il arrive
même que ce minimum de protection n'est accordé par la société qu'à ses membres, mais est refusé
quand la victime est un étranger. Les vrais crimes, ce sont alors ceux qui sont dirigés contre l'ordre
familial, religieux, politique. Tout ce qui menace l'organisation politique de la société, tout
manquement aux divinités publiques qui ne sont autre chose que des expressions symboliques de
l'État, toute violation des devoirs domestiques sont frappés de peines qui peuvent être terribles.
Cette évolution qui a eu pour effet de mettre au point le plus élevé de la morale ce qui n'en était
d'abord que la partie la plus inférieure est la conséquence de l'évolution correspondante qui s'est
produite dans la sensibilité collective et que nous avons eu bien souvent l'occasion de signaler.
Primitivement les sentiments collectifs les plus forts, ceux qui tolèrent le moins la contradiction sont
ceux qui ont pour objet le groupe lui-même, soit le groupe politique dans son intégrité, soit le groupe
familial. De là viennent l'autorité exceptionnelle des sentiments religieux et la sévérité des peines qui
en assurent le respect : c'est que les choses sacrées ne sont que des emblèmes de l'être collectif. Celui-
ci se personnifie sous la forme de Dieu, d'êtres religieux de toutes sortes et c'est lui qui est l'objet du
respect, de l'adoration qui s'adresse en apparence aux êtres fictifs du monde religieux. Au contraire,
tout ce qui concerne l'individu affecte peu vivement la sensibilité sociale. La douleur de l'individu
touche peu, car son bien-être intéresse peu. Au contraire actuellement, c'est la souffrance individuelle
qui est la chose haïssable. L'idée qu'un homme souffre sans l'avoir mérité nous est insupportable, mais
comme nous le verrons, même la souffrance méritée nous pèse, nous angoisse et nous nous efforçons
de l'atténuer. C'est que ces sentiments qui ont pour objet l'homme, la personne humaine deviennent
très forts tandis que ceux qui nous attachent directement au groupe vont passer au second plan. Le
groupe ne nous semble plus avoir de valeur par lui-même et pour lui-même. C'est seulement le moyen
de réaliser et de développer la nature humaine autant que le réclame l'idéal du temps. C'est le but par
excellence par rapport auquel tous les autres sont secondaires. C'est pourquoi la morale humaine s'est
élevée au-dessus de toutes les autres morales. Quant aux raisons qui ont déterminé et cette régression
de certains sentiments collectifs et cette évolution de certains autres, nous les avons trop souvent
indiquées pour qu'il y ait lieu d'y revenir. Elles tiennent à cet ensemble de causes qui, en différenciant
de plus en plus les membres des sociétés, ne leur ont plus laissé d'autres caractères communs
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 93
essentiels que ceux qu'ils tiennent de leur qualité d'hommes. Celle-ci est donc devenue tout
naturellement l'objet par excellence de la sensibilité collective.
Après avoir ainsi indiqué le caractère général de la partie de l'éthique que nous abordons
maintenant, entrons dans le détail, pour examiner les principales règles qu'elle comprend, c'est-à-dire
les principaux devoirs qu'elle impose.
Le premier et le plus impératif est celui qui défend d'attenter à la vie de l'homme et prohibe
l'homicide sauf dans les cas déterminés permis par la loi (cas de guerre, condamnation légalement
prononcée, légitime défense). D'où vient que l'homicide a été prohibé et que cette prohibition est
devenue toujours plus sévère, c'est une question qu'il n'est pas nécessaire de traiter après ce qui vient
d'être dit. Du moment que le but de l'individu est le bien moral, que faire le bien c'est faire du bien à
autrui, il est clair que cet acte ayant pour effet de priver un être humain de l'existence, c'est-à-dire de
la condition de tous les autres biens, doit nécessairement apparaître comme le plus détestable de tous
les crimes. Nous ne nous attarderons donc pas à expliquer la genèse de la règle qui prohibe le
meurtre. Ce qui est plus utile et plus suggestif, c'est de chercher comment la règle fonctionne dans nos
sociétés contemporaines, de quelles causes dépend le plus ou moins grand empire qu'elle exerce sur
les consciences, le plus ou moins grand respect qui y est attaché. Pour répondre à cette question, c'est
à la statistique qu'il nous faut nous adresser. C'est elle en effet qui nous renseigne sur les conditions
en fonction desquelles varie le taux social des homicides, et c'est ce taux qui mesure le degré
d'autorité dont est investie la règle prohibitive du meurtre. Cette recherche nous fera mieux
comprendre la nature de ce crime et par cela même jettera quelque jour sur les caractères distinctifs de
notre moralité.
A vrai dire, il pourrait sembler après tout ce qui précède, que les causes dont dépend la tendance à
l'homicide soient évidentes et n'aient pas besoin d'être autrement déterminées. Ce qui fait que
l'homicide est aujourd'hui prohibé sous la menace des peines les plus fortes dont disposent nos codes,
c'est que la personne humaine est l'objet d'un respect religieux qui, jadis, s'attachait à de tout autres
choses. N'en faut-il pas conclure que ce qui fait qu'un peuple a plus ou moins de penchant au meurtre,
c'est que ce respect est plus ou moins répandu, c'est qu'une valeur plus ou moins grande y est attribuée
à tout ce qui regarde l'individu. Et un fait confirme cette interprétation : depuis que l'on peut suivre la
marche des homicides à travers la statistique, on les voit progressivement diminuer. En France, on en
comptait, pendant la période 1826-1830, 279 ; le chiffre décroît progressivement de la manière
suivante : 282 (1831-35) ; 189 (1836-40) ; 196 (1841-45) 240 (1846-50) 171 (1851-55) 119 (1856-
60) 121 (1861-65) 136 (1866-70) 190 (1871-75) 160 (1876-80) soit une diminution de 62 % en 55
ans, diminution d'autant plus notable que pendant le même temps la population a augmenté de plus
d'un cinquième. On retrouve chez tous les peuples civilisés la même régression, quoiqu'elle soit plus
ou moins marquée selon les pays. Il semble donc que l'homicide diminue avec la civilisation. C'est ce
que paraît confirmer cet autre fait qu'il est d'autant plus développé que les pays sont moins civilisés et
inversement. C'est l'Italie, la Hongrie, l'Espagne qui tiennent la tête. Puis vient l'Autriche. Or, les trois
premiers pays sont certainement parmi les moins avancés ; ce sont les arriérés de l'Europe. Ils
contrastent avec les nations de haute culture, l'Allemagne, l'Angleterre, la France et la Belgique dont
la criminalité homicide est comprise entre 10 et 20 par millier d'habitants, alors que la Hongrie et
l'Italie en ont plus de 100, soit 10 ou 5 fois davantage. Enfin, à l'intérieur de chaque pays, on retrouve
la même distribution. L'homicide est essentiellement rural ; de toutes les professions, ce sont les
cultivateurs qui fournissent le plus gros contingent. Or, il n'est pas douteux que le respect dont est
entourée la personne, la valeur qui lui est attribuée par l'opinion croissent avec la civilisation. Ne
peut-on pas dire par conséquent que l'homicide varie selon la place plus ou moins haute que l'individu
occupe dans la hiérarchie des fins morales ?
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 94
Il est bien certain que cette explication n'est pas sans quelque fondement. Seulement elle est
beaucoup trop générale. Sans doute le développement de l'individualisme n'est pas sans rapports avec
la baisse de l'homicide ; mais il ne la produit pas directement. S'il avait cette efficacité, il la
manifesterait également sur les autres attentats dont souffre l'individu. Les vols, les escroqueries, les
abus de confiance infligent à ceux qui en sont victimes des douleurs parfois aussi vives que les lésions
matérielles proprement physiques. Une fraude commerciale, une grave escroquerie, par les maux
qu'elles causent, font souvent d'un seul coup plus de malheurs qu'un meurtre isolé. Or tous ces maux,
au lieu de diminuer, ne font que se multiplier avec la civilisation. Les vols qui étaient au nombre de
10 000 en 1829, étaient déjà à 21000 en 1844, à 30 000 en 1853, à 41 522 en 1876-1880, soit une
augmentation de 400 %. Les banqueroutes se sont élevées de 129 à 971. Il y a aussi des attentats
matériels qui présentent la même ascension : ce sont d'abord les attentats à la pudeur contre les
enfants, et aussi les coups et blessures qui sont passés de 7 à 8 000 pendant la période 1829-1833 à
15-17 000 en 1863-1869. Pourtant le respect de la personne devrait protéger celle-ci aussi bien contre
les blessures que contre les attentats mortels. Pour que, au contraire, un pareil accroissement ait pu se
produire, il faut qu'à lui seul, ce sentiment n'ait eu qu'une puissance inhibitrice assez faible. Ce n'est
donc pas lui à proprement parler qui peut expliquer l'esprit inhibitif que rencontre à un certain
moment le courant homicide. Mais il faut que parmi les circonstances qui accompagnent le progrès de
l'individualisme moral, il y en ait qui soient spécialement contraires au meurtre sans montrer le même
antagonisme avec les autres attentats contre la personne. Quelles sont ces circonstances ?
Nous avons vu que, parallèlement aux progrès des sentiments collectifs qui ont pour objet
l'homme en général, l'idéal humain, le bien et matériel et moral de l'individu, se produisaient une
régression, un affaiblissement des sentiments collectifs qui ont pour objet le groupe, famille ou État,
indépendamment du profit qu'en peuvent retirer les particuliers. Ces deux mouvements ne sont pas
seulement parallèles, ils sont étroitement solidaires. Si les sentiments qui nous attachent à l'individu
en général grandissent, c'est précisément parce que les autres s'affaiblissent ; c'est parce que les
groupes ne peuvent plus avoir d'autres objectifs que les intérêts de la personne humaine. Or si
l'homicide diminue, c'est beaucoup plus parce que le culte mystique de l'État perd du terrain que parce
que le culte de l'homme en gagne. En effet, les sentiments qui sont à la base du premier sont, par eux-
mêmes, des excitants au meurtre. De plus, ils sont très intenses, comme tous les sentiments collectifs ;
par suite, quand ils sont offensés, ils tendent à réagir avec une énergie proportionnelle à leur intensité.
Si donc l'offense est grave, ils peuvent entraîner l'homme qui sent l'offense à détruire son adversaire.
Elle a d'autant plus facilement ce résultat que ces sortes de sentiments, par suite de leur nature propre,
sont particulièrement aptes à faire taire tous les sentiments de pitié, de sympathie qui, en d'autres
Circonstances, suffiraient à arrêter le bras du meurtrier. Car, quand les premiers de ces sentiments
sont forts, les seconds sont faibles. Quand la gloire de l'État, la grandeur de l'État apparaissent comme
le bien par excellence, quand la société est la chose sacrée et divine, à laquelle tout est subordonné,
elle est même tellement au-dessus de l'individu que la sympathie, la compassion que celui-ci peut
inspirer ne sauraient contrebalancer et contenir les exigences autrement impérieuses des sentiments
offensés. Quand il s'agit de défendre un père, de venger un Dieu, que peut compter la vie d'un homme
? Elle pèse de bien peu dans la balance quand, dans l'autre plateau, se trouvent des objets d'une
valeur, d'un poids tellement incomparables. Voilà comment la foi politique, le sentiment d'honneur
domestique, le sentiment de caste, la foi religieuse sont très souvent par eux-mêmes générateurs
d'homicides. La multiplicité des meurtres en Corse tient à la pratique toujours survivante de la
vendetta : mais la vendetta elle-même vient de ce que le point d'honneur familial est encore très
vivace, c'est-à-dire dire que les sentiments qui attachent le Corse à son clan sont encore très
énergiques. La gloire du nom est encore au-dessus de tout.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 95
Non seulement ces divers sentiments peuvent mener au meurtre, mais là où ils sont forts, ils
produisent une sorte de disposition morale chronique qui, par elle-même et d'une manière générale,
incline à l'homicide. Quand, sous l'influence de tous ces états moraux, on est porté à attacher si peu de
prix à l'existence individuelle, on est fait par suite à cette idée qu'elle doit et peut être sacrifiée à
toutes sortes de choses. Il suffit alors d'une bien légère impulsion pour porter au meurtre. Toutes ces
tendances ont par elles-mêmes quelque chose de violent, de destructif, qui rendent le sujet d'une
manière générale enclin à détruire, qui le prédisposent aux manifestations violentes, aux actes
sanglants. C'est de là que viennent les tempéraments rudes et âpres qui caractérisent les sociétés
inférieures. On a souvent cru que cette rudesse est un reste de bestialité, une survivance des instincts
sanguinaires de l'animalité. En réalité, elle est le produit d'une culture morale déterminée. L'animal
lui-même n'est pas violent par nature d'une manière générale ; il ne l'est que quand les circonstances
dans lesquelles il vit rendent la violence nécessaire. Pourquoi en serait-il autrement de l'homme ? Si
celui-ci est resté pendant si longtemps dur à ses semblables, ce n'est pas du tout parce qu'il était plus
proche de l'animalité ; mais c'est la nature de la vie sociale qu'il menait qui l'a façonné ainsi. C'est
l'habitude de poursuivre des fins morales, étrangères aux intérêts humains, qui l'ont rendu relative-
ment insensible aux douleurs humaines. Tous ces sentiments dont nous venons de parler ne peuvent
même être satisfaits qu'en imposant des souffrances à l'individu. Les Dieux que l'on adore ne vivent
que des privations, des sacrifices auxquels s'astreignent les mortels ; parfois même ce sont des
victimes humaines exigées, exigences qui ne font que traduire sous une forme mystique les exigences
de la société sur ses membres. On conçoit qu'une telle éducation laisse dans les consciences une
aptitude à causer de la douleur. De plus, tous ces sentiments sont des passions très vives, puisqu'ils ne
tolèrent pas la contradiction, se considèrent comme intangibles. Des caractères ainsi formés sont donc
essentiellement passionnels ; ce sont des impulsifs. Or la passion mène à la violence. Elle tend à
briser tout ce qui la gène et l'arrête.
Aussi la diminution des homicides actuels ne vient pas de ce que le respect de la personne
humaine contient comme un frein les mobiles homicides, les excitants au meurtre, mais de ce que ces
mobiles et ces excitants sont moins nombreux et moins intenses. Et ces excitants, ce sont ces
sentiments collectifs qui nous attachent à des objets étrangers à l'humanité et à l'individu, c'est-à-dire
qui nous attachent à des groupes, ou à des choses qui symbolisent ces groupes. Je n'entends pas dire,
d'ailleurs, que ces sentiments qui autrefois étaient à la base de la conscience morale, sont destinés à
disparaître ; ils survivront et doivent survivre mais en moins grand nombre et avec une intensité bien
inférieure à celle qu'ils avaient autrefois. Voilà ce qui fait que, dans les pays civilisés, le taux de la
mortalité homicide tend à s'abaisser.
Il est d'ailleurs facile de vérifier cette interprétation. Si elle est exacte, toutes les causes qui
renforcent ces sortes de sentiments doivent élever le taux des meurtres. Or la guerre est évidemment
une de ces causes. Elle ramène les sociétés, même les plus cultivées, à un état moral qui rappelle celui
des sociétés inférieures. L'individu disparaît ; il cesse de compter ; c'est la masse qui devient le facteur
social par excellence ; une discipline rigide et autoritaire s'impose à toutes les volontés. L'amour de la
patrie, l'attachement au groupe rejette au second plan tous les sentiments de sympathie pour
l'individu. Or qu'arrive-t-il ? Alors que, sous l'influence de causes diverses, les vols, les escroqueries,
les abus de confiance deviennent sensiblement moins nombreux, l'homicide ou augmente ou, tout au
moins, reste stationnaire. En France, en 1870, les vols diminuent de 33 %, ils passent de 31000 à 20
000, les vols qualifiés de 1 059 à 871. Les meurtres baissent peu ; de 339, ils passent à 307. Et encore
cette baisse n'est-elle qu'apparente et dissimule une hausse probablement importante. En effet, cette
diminution de la criminalité générale en temps de guerre tient pour une part qu'il ne faut pas exagérer,
mais qu'il ne faut pas nier, surtout quand il y a invasion, à une cause qui devait nécessairement avoir
un effet sur l'homicide, à savoir au désarroi de l'administration judiciaire. La poursuite des crimes doit
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 96
se faire moins bien quand le territoire est envahi et que tout est bouleversé. Ce n'est pas tout. L'âge où
l'on commet le plus d'homicides est de 20 à 30 ans. Un million d'hommes à cette période de la vie
commettent 40 homicides par an. Or toute la jeunesse de cet âge se trouve alors sous les drapeaux ;
les crimes qu'elle a commis ou qu'elle aurait commis en temps de paix ne sont pas entrés dans les
calculs de la statistique. Si, malgré ces deux causes, le chiffre des homicides a un peu baissé, on peut
être certain que, dans la réalité, il avait sérieusement augmenté. La preuve, c'est qu'en 1871, alors que
les armées sont licenciées, que les tribunaux peuvent vaquer à leurs fonctions avec plus de régularité,
mais sans que l'état moral du pays soit encore bien modifié, on constate une hausse considérable. De
339 en 1869, de 307 en 1870, les homicides passent à 447, soit une augmentation de 45 %. Depuis
1851, année exceptionnelle, comme nous verrons, ils ne s'étaient pas élevés si haut.
Les crises politiques ont la même influence. En 1876, eurent lieu en France les élections du Sénat
et de la Chambre des Députés ; les homicides passent de 409 à 422 ; mais en 1877 l'agitation politique
devient plus intense, c'est l'époque du Seize-Mai, un accroissement formidable se produit. Le chiffre
s'élève d'un coup à 503, chiffre qui n'avait pas été atteint depuis 1839. Pendant les années
d'effervescence qui vont de 1849 au moment où le Second Empire fut tout à fait consolidé, le même
phénomène se produit. En 1848, on compte 432 homicides, 496 en 1849, 485 en 1850, 496 en 1851,
puis en 1852 la baisse commence quoique les chiffres restent encore très élevés jusqu'en 1854.
Pendant les premières années du règne de Louis-Philippe, les compétitions des partis politiques furent
violentes. Aussi l'ascension de la courbe est continue de 462 en 1831 à 486 en 1832. Le maximum du
siècle fut atteint en 1839 (569).
On sait que le protestantisme est une religion beaucoup plus individualiste que le catholicisme.
Chaque fidèle se fait sa foi plus librement, relevant davantage de lui-même ou de sa réflexion
personnelle. Il en résulte que les sentiments collectifs communs à tous les membres de l'Église
protestante sont moins nombreux et moins forts ou du moins qu'ils prennent nécessairement pour
objet l'individu. Or, l'aptitude à l'homicide reste incomparablement plus forte dans les pays
catholiques que dans les pays protestants. En moyenne, les pays catholiques d'Europe fournissent 32
homicides pour un millier, les pays protestants pas même 4. Les trois pays qui, a ce point de vue,
tiennent la tête de toute l'Europe sont non seulement catholiques, mais foncièrement catholiques,
l'Italie, l'Espagne et la Hongrie.
Par conséquent le taux de l'homicide témoigne avant tout que notre immoralité devient quelque
chose de moins passif, de plus réfléchi, de plus calculé. Tels sont en effet les caractères de notre
immoralité qui se fait remarquer plutôt par l'astuce que par la violence. Ces caractères de notre
immoralité sont d'ailleurs aussi ceux de notre morale. Elle aussi devient de plus en plus froide,
réfléchie, rationnelle, la sensibilité y joue un rôle de plus en plus restreint et c'est ce que Kant
exprimait en mettant la passion hors de la morale. L'acte moral nous apparaît aujourd'hui comme un
acte de raison. Rien d'étonnant d'ailleurs à cette symétrie que nous observons entre les caractères de la
morale et de l'immoralité. Nous savons en effet que ce sont des faits de même nature et qui s'éclairent
mutuellement. L'immoralité n'est pas le contraire de la moralité, de même que la maladie n'est pas le
contraire de la santé, l'une et l'autre ne sont que des formes différentes d'un même état, les deux
formes de la vie morale, les deux formes de la vie physique.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 97
Ainsi tout ce qui élève le niveau passionnel de la vie publique, élève le taux de l'homicide. Les
fêtes ont naturellement pour effet d'intensifier la vie collective, de surexciter les sentiments. Or sur 40
homicides observés par Marro, 19 avaient été accomplis des jours de fête, 14 des jours ordinaires, 7
étaient incertains. Le nombre des cas est très restreint. Mais la prépondérance des jours de fête est
tellement marquée qu'elle ne saurait être accidentelle. Il n'y a en effet dans l'année qu'une soixantaine
de jours de fête. Ils devraient donc fournir 6 fois moins de cas que les autres jours de la semaine. Pour
que, sur ces homicides pris au hasard, le contingent des jours fériés soit sensiblement supérieur aux
autres, il faut que, d'une manière générale, il soit très considérable. La distribution même des
homicides donne lieu à une remarque analogue. On est plutôt étonné de voir ainsi rattacher l'homicide
à un certain état d'activité, alors qu'un niveau aussi élevé de l'activité peut passer plutôt pour normal.
Mais c'est ce qui résulte justement du fait que le crime n'est pas en dehors des conditions normales de
la vie. Par cela même qu'un certain degré d'activité passionnelle est toujours nécessaire, il y a toujours
des crimes. L'essentiel est que le taux en soit propre à l'état où se trouve la société. Une société sans
homicides n'est pas plus pure qu'une société sans passions 1.
1 Ce chapitre dont d'ailleurs le sens se trouve complet sans elles se termine par quatre lignes dont les mots
sont écrits en abrégé et demeurent, pour la plupart, tout à fait illisibles.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 98
ONZIÈME LEÇON
LA RÈGLE PROHIBITIVE
DES ATTENTATS
CONTRE LA PROPRIÉTÉ
. Å
Nous passons maintenant à la seconde règle de la morale humaine ; celle qui protège non plus la
vie, mais la propriété de la personne humaine, à quelque groupe social qu'elle appartienne, contre les
attentats illégitimes. La première question que nous ayons à nous poser est celle de savoir quelles sont
les causes qui ont déterminé l'établissement de cette règle. D'où vient le respect qu'inspire la propriété
d'autrui, respect que la loi consacre par des sanctions pénales ? D'où vient que des choses sont ainsi
rattachées si étroitement à la personne qu'elles participent à son inviolabilité ? Traiter avec la méthode
désirable une telle question, qui n'est autre que celle de la genèse du droit de propriété demanderait de
longues recherches. Mais nous pourrons tout au moins fixer quelques points importants. Commen-
çons par examiner les solutions les plus usuelles. Le problème est de savoir en quoi consiste le lien
qui unit ainsi à la personne des objets qui lui sont extérieurs, qui, naturellement, ne font pas partie
d'elle-même. D'où vient que l'homme peut disposer de certaines choses comme il dispose de son
corps, c'est-à-dire à l'exclusion de tout autre, car c'est la légitimité de cette exclusion qui fait le
caractère illégitime des empiétements d'autrui. La solution la plus radicale et la plus simple serait que
ce lien fût analytique, c'est-à-dire qu'il y eût dans la nature de l'homme quelque élément, quelque
particularité constitutionnelle qui impliquât logiquement l'attribution, l'appropriation de certaines
choses. La propriété pourrait être déduite de la notion même de l'activité humaine. Il n'y aurait qu'à
analyser cette dernière pour y découvrir pourquoi l'homme est et doit être propriétaire. Il a paru à un
grand nombre de théoriciens que l'idée de travail remplissait cette condition.
En effet, le travail est le travail de l'homme ; c'est une manifestation des facultés de l'individu, ce
n'est rien de plus que la personne en action. Il a donc droit aux mêmes sentiments que la personne
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 99
inspire. Mais d'un autre côté, par nature, il tend à s'extérioriser, à se projeter au-dehors, à s'incarner
dans des objets extérieurs dont il fait toute la valeur. Voilà donc des choses qui ne sont que de
l'activité humaine cristallisée. Il n'y a donc pas à se demander d'où vient qu'elles sont rattachées au
sujet qui les pose, puisqu'elles en viennent, puisqu'elles font partie de lui-même. Il les possède comme
il se possède. Il n'y a pas là deux termes différents, hétérogènes entre lesquels il y en aurait un
troisième qu'il faudrait découvrir et qui ferait leur union ; mais il y aurait continuité parfaite de l'un à
l'autre ; l'un ne serait qu'un aspect particulier de l'autre. « La propriété, dit Stuart Mill, n'implique rien
autre chose que le droit de chacun sur ses talents personnels, sur ce qu'il peut produire en les
appliquant » (Éco. pol., 1, 256).
Le postulat sur lequel repose cette théorie paraît être d'une telle évidence qu'on le retrouve à la
base des systèmes les plus différents : les socialistes l'invoquent tout comme les économistes. Et
cependant il s'en faut que ce soit un truisme. Prenons la proposition en elle-même et sans même nous
préoccuper des conclusions qu'on en tire et de l'application qu'on en fait. On dit que nous devons
avoir la libre disposition des produits de notre travail parce que nous avons la libre disposition des
talents et des énergies qui sont impliqués dans ce travail. Mais pouvons-nous disposer avec une telle
liberté de nos facultés ? Rien n'est plus contestable. Nous ne nous appartenons pas tout entiers ; nous
nous devons à autrui, aux groupes divers dont nous faisons partie. Nous leur donnons et nous sommes
tenus de leur donner le meilleur de nous-mêmes ; pourquoi ne serions-nous pas tenus également et
même à plus forte raison de leur donner les produits matériels de notre activité ? La société nous
prend des années de notre existence, à l'occasion, elle nous demande notre vie. Pourquoi ne serait-elle
pas fondée à nous demander ces dépendances extérieures de notre personne ? Le culte de la personne
humaine n'exclut aucunement la possibilité d'une telle obligation. Car la personne humaine à laquelle
est dû ce culte, c'est la personne humaine en général ; et si, pour réaliser cet idéal, il était nécessaire
que l'individu se dessaisît en totalité ou en partie des œuvres auxquelles il a travaillé, ce dessaisis-
sement serait de devoir strict. Ainsi, pour que la propriété soit justifiée, il ne suffit pas d'invoquer les
droits que l'homme a sur lui-même ; car ces droits ne sont pas absolus, ils sont limités par l'intérêt de
la fin morale à laquelle l'homme doit collaborer. Il faudrait donc faire voir directement que cet intérêt
exige que l'individu dispose librement des choses qu'il a produites. Au reste, il y a bien des
circonstances où cette libre disposition est retirée à l'homme : à savoir quand il n'est pas en état d'en
user utilement, quand il est encore enfant, quand il est fou, quand il est d'une prodigalité avérée, etc.
C'est donc qu'elle est subordonnée à des conditions et ne va pas de soi.
Mais allons plus loin. Acceptons ce postulat. Pour qu'il pût justifier la propriété, il faudrait au
préalable qu'elle fût tout autrement qu'elle n'est actuellement constituée. La propriété, en effet, n'est
pas exclusivement acquise par le travail, mais peut dériver d'autres sources
1° de l'échange ;
2° de dons entre vifs ou de libéralités testamentaires
3° de l'héritage.
L'échange n'est pas le travail. Il est vrai que s'il a été parfaitement équitable, l'échange n'enrichit
pas, puisque les valeurs échangées sont supposées égales. Si donc elles ont été tout entières créées par
le travail, il n'y a rien d'ajouté à la propriété des échangistes ; de part et d'autre tout ce qu'ils possèdent
est le fait du travail, soit directement, soit indirectement. Mais pour qu'il en soit ainsi, il faut que
l'échange ait été parfaitement équitable, que les choses échangées se fassent exactement équilibre. Or,
pour cela, il faut que bien des conditions soient remplies qui ne sont pas réalisées dans nos sociétés
actuelles. Il est même douteux qu'elles puissent jamais l'être complètement. En tout cas, voilà la
propriété subordonnée à une autre condition que le travail, à savoir à l'équité des contrats. Cette
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 100
explication simple ne se suffit donc pas à elle-même. En second lieu, quand même le régime des
contrats serait transformé de manière à satisfaire à toutes les exigences d'une justice parfaite, la
propriété peut être acquise par d'autres moyens qui sont absolument irréductibles au travail. C'est
d'abord l'héritage. L'héritier est investi de biens dont il n'est pas l'auteur et qu'il ne doit même pas à un
acte de celui qui les a créés. A elle seule, dans de certaines conditions, la parenté confère la propriété.
Dira-t-on que l'héritage, de quelque manière qu'il soit réglementé, est une survivance du passé qui
doit disparaître de nos codes ? Il reste encore les dons, les libéralités testamentaires ou autres. Stuart
Mill qui reconnaît que l'héritage contredit la notion morale de propriété, croit au contraire que le droit
de tester ou de disposer par mesure gracieuse y est logiquement impliqué : « Le droit de propriété, dit-
il, implique le droit de donner à son gré le produit de son travail à un autre individu et le droit, pour
celui-ci, de le recevoir et d'en jouir. » Mais si la propriété n'est respectable et normale que quand elle
est fondée sur le travail, comment pourrait-elle être légitime quand elle est fondée sur un don ? Et s'il
est immoral qu'on acquière par voie de donation gracieuse, la pratique de la donation se trouve par
cela même condamnée. Mais, dit-on, est-ce que le droit de posséder ne contient pas logiquement le
droit de donner ? La proposition n'a rien d'évident ; le droit de jouir des choses que l'on possède n'a
jamais été absolu ; il est toujours entouré de restrictions. Pourquoi l'une de ces restrictions ne
porterait-elle pas sur le droit de donner ? Et en fait, le droit de donner est dès à présent limité. On ne
permet pas à un individu de disposer de ses biens en fixant par avance à qui ils reviendront après la
mort du donataire actuel. Le droit de donation ne peut donc s'exercer qu'au profit d'une génération.
C'est dire qu'il n'a rien d'intangible. Mais alors il n'y a aucune absurdité interne à ce qu'il soit encore
plus étroitement limité. Et, d'ailleurs, Mill lui-même reconnaît qu'une limitation est nécessaire
précisément parce qu'il n'est ni moral, ni socialement utile que les hommes s'enrichissent ainsi sans
rien faire. Il propose de déterminer la quotité de ce que chacun pourrait recevoir par legs : « Je ne vois
rien de blâmable dans le fait de fixer une limite à ce qu'un individu peut acquérir grâce à la simple
faveur de ses semblables sans avoir fait aucun emploi de ses facultés. » Ce qui est un aveu que la
donation contredit le principe d'après lequel la propriété résulte du travail.
Ainsi, si l'on admet ce principe, il faut dire que la propriété, telle qu'elle existe actuellement et
telle qu'elle a existé depuis qu'il y a des sociétés, est en bonne partie injustifiable. Certes, il est
infiniment vraisemblable que la propriété ne sera pas dans l'avenir ce qu'elle a été jusqu'à présent;
mais pour avoir le droit de dire que telles ou telles de ses formes sont destinées à disparaître, il ne
suffit pas de faire voir qu'elles sont en contradiction avec un principe préalablement posé; il faut
encore montrer comment, sous l'empire de quelles causes elles ont pu s'établir, et prouver que ces
causes elles-mêmes ne sont plus actuellement présentes et agissantes. Ce n'est pas au nom d'un
axiome a priori qu'on peut réclamer la suppression de pratiques existantes. Est-il d'ailleurs possible
qu'un contrat puisse être parfaitement équitable, qu'une société puisse exister où toute donation serait
interdite ? Ce sont là de gros problèmes dont il est bien difficile de préjuger la solution. En tout cas,
avant de savoir ce que la propriété doit être ou devenir, il serait nécessaire de commencer par savoir
comment elle est devenue ce qu'elle est, quelles causes lui ont donné la forme qu'elle présente dans
les sociétés actuelles. Et à cette question, la théorie du travail ne donne aucune réponse.
Mais allons plus loin, je dis qu'en aucun cas le travail ne pourra devenir à lui seul la cause
génératrice de la propriété. De tout temps on a fait remarquer que le travail ne produit pas la matière à
laquelle il s'applique, qu'il suppose des instruments ou, tout au moins, des agents matériels qu'il n'a
pas faits. On a répondu à cette objection que ces agents matériels n'ont pas de valeur par eux-mêmes ;
qu'ils ont besoin d'être, au préalable, élaborés par l'homme. Il faut reconnaître pourtant que, suivant
l'état où ils se trouvent, ces agents, pour acquérir leur valeur, ont besoin d'être plus ou moins élaborés,
réclamant un travail plus ou moins intense. Pour tirer de la terre toute l'utilité qu'elle peut avoir, il faut
peu de peine si le sol est fertile, il en faut beaucoup dans le cas contraire. Des quantités très inégales
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 101
de travail peuvent donc donner naissance à des propriétés d'égale valeur. C'est dire, dans un des deux
cas, que le travail est remplacé par autre chose. - De plus quand même les agents naturels seraient par
eux-mêmes sans valeur, le travail isolé de ces agents est nécessairement stérile. Il suppose donc autre
chose que lui-même, un point auquel il s'applique, cette valeur virtuelle qu'il fait passer à l'acte. Et
cette valeur virtuelle n'est pas un néant. Mais l'objection peut être généralisée. Quand on ramène la
propriété au travail, on admet que la valeur des choses tient à des causes objectives, impersonnelles,
soustraites à toute appréciation. Or il n'en est rien. La valeur dépend de l'opinion, est une affaire
d'opinion. Si je construis une maison dans un endroit qui, tout d'un coup, devient un lieu de recherche
pour son agrément ou pour une autre raison, elle prendra beaucoup de valeur. Si, au contraire, la
population s'en détourne, elle pourra en venir a ne plus rien valoir. Un caprice de la mode peut faire
que tel objet, telle étoffe par exemple et, par suite, les agents naturels employés dans la fabrication de
cette étoffe ou de cet objet montent de prix. Ma propriété, ce que je possède, pourra doubler
d'importance, sans que j'aie rien fait pour cela. Inversement, les machines Jacquard, à partir du
moment où de nouvelles machines plus perfectionnées furent découvertes, se trouvèrent par cela
même destituées de toute valeur. Celui qui les possédait se trouvait dans la même situation que
quelqu'un qui ne possédait rien, et cela quand même il les aurait exclusivement fait construire avec le
produit de son travail personnel. Ainsi, dans toute propriété, il entre bien autre chose que le travail du
propriétaire alors même que l'objet possédé est effectivement sorti de ses mains ; il y entre, outre un
apport qui vient de la matière, un élément qui vient de la société. Suivant que les goûts ou les besoins
sociaux se portent de tel ou tel côté, notre propriété croît ou décroît entre nos mains quoique nous ne
soyons pour rien dans ces variations. Dira-t-on qu'il est utile et même indispensable qu'il en soit ainsi,
que ces variations positives ou négatives sont nécessaires pour que la société soit bien servie, qu'il
faut un stimulant à l'initiative individuelle, à l'esprit de nouveauté et une sorte de sanction à l'esprit de
routine et de paresse ? Assurément de quelque manière que la vie économique soit organisée, la
valeur des choses dépendra toujours de l'opinion publique ; et il est bon qu'il en soit ainsi. Il n'en reste
pas moins qu'il y a des valeurs et, par conséquent, dans la propriété, des éléments qui ne viennent pas
du travail. Admettons même que parfois ces éléments viennent récompenser une prévoyance utile et,
par conséquent, puissent être considérés comme étant l'expression d'un talent naturel. Combien de
fois ils viennent s'ajouter aux choses que nous possédons, ou s'en soustraire, par l'effet d'une simple
rencontre, d'un véritable hasard. Sans que j'aie jamais pu prévoir qu'une grande voie passe du côté de
ma propriété, celle-ci croît de valeur, c'est-à-dire se multiplie comme d'elle-même. Inversement, une
révolution dans l'outillage peut détruire la propriété d'un industriel.
C'est donc en vain qu'on veut déduire la chose de la personne. Ces deux termes sont hétérogènes.
La loi qui les unit est synthétique. Il y a une cause qui leur est extérieure et qui fait l'union.
C'est déjà ce qu'avait compris Kant. Sans doute, dit-il, si l'on ne voit dans la propriété que la
détention matérielle, il est facile de la détruire analytiquement. Si je suis lié physiquement à l'objet, si
je le tiens dans mes mains par exemple, celui qui s'en empare sans mon consentement, attente à ma
liberté intérieure. « La proposition qui a pour objet la légitimité d'une possession empirique ne
dépasse donc pas le droit d'une personne par rapport à elle-même » (§ VI). Mais d'où vient que je
puisse déclarer mienne une chose au moment où je ne la possède pas physiquement ? Dans le premier
cas, la chose ne faisait qu'un avec moi ; maintenant, elle en est distincte ; elle est différente de moi.
Elle ne peut donc se rattacher à moi que par un lien synthétique. Qu'est-ce qui fondra ce lien ?
(citation, p. 72).
Un tel lien, par définition, ne peut être qu'intellectuel, puisqu'il est indépendant de toute condition
de temps et de lieu. Puisque la chose reste indépendante de ma personne en quelque endroit que je me
trouve résider, il faut que cette dépendance ait sa source dans quelque état mental qui soit lui-même,
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 102
en quelque sorte, en dehors de l'espace. Quand je dis que je possède un champ, quoiqu'il soit dans un
tout autre lieu que celui où je me trouve réellement, « il n'est question que d'un rapport intellectuel
entre l'objet et moi ». Ce qui fonde ce rapport, c'est un acte de ma volonté. Seule, en effet, ma volonté
est affranchie de toute condition spatiale ; les législations qu'elle édicte sont valables et obligatoires
pour les hommes quelle que soit leur situation locale. Elle détermine leurs rapports, indépendamment
des lieux où ils sont. Car elle est universelle. Elle est en dehors du sensible et par conséquent les
règles qu'elle pose ne sauraient voir leurs applications limitées par aucune condition sensible. Cette
proposition est surtout évidente quand on admet les principes du criticisme. D'après Kant, en effet, si
l'intelligence, si la pensée est soumise à la loi du temps et de l'espace, il en est tout autrement de la
volonté. La pensée se rapporte aux phénomènes, elle est dans le monde des phénomènes et les
phénomènes ne peuvent être représentés à l'esprit en dehors soit d'un milieu spatial, soit d'un milieu
temporel. Mais la volonté est la faculté du noumène, de l'être en soi. Elle est donc en dehors de ces
apparences phénoménales auxquelles, par suite, ses démarches ne sauraient être subordonnées. Si
donc je suis fondé à vouloir comme mien un objet extérieur à moi, cet acte de ma volonté vaut en
quelque lieu de l'espace que je me trouve, puisque ma volonté ne connaît pas l'espace. Et, comme
d'autre part, ma volonté a droit au respect toutes les fois qu'elle s'exerce légitimement, il suffit que ma
volonté se soit légitimement déterminée à déclarer sien cet objet pour que l'appropriation, par elle
seule, soit valable en droit et non pas seulement en fait. Ainsi donc ce serait ce caractère particulier en
vertu duquel ma volonté est respectable, sacrée à autrui toutes les fois qu'elle s'emploie sans violer la
règle du droit, qui seul pourrait créer un lien intellectuel entre ces choses et ma personne. Il importe
d'ailleurs de remarquer que cette explication peut être dégagée de l'hypothèse critique et conservée
par d'autres systèmes. Car d'une manière générale, tout le monde reconnaît qu'une décision de ma
volonté n'est pas subordonnée à des conditions de lois comme les mouvements de mon corps. Par ma
volonté, je peux m'affranchir de l'espace. Je peux vouloir qu'une chose soit mienne indépendamment
de toute situation locale. Ce qu'il y a d'essentiel dans cette doctrine, ce n'est donc pas la théorie
philosophique sur la relativité du temps et de l'espace, c'est cette idée que, quand ma volonté s'est
affirmée conforme à son droit, elle doit être respectée, c'est, en un mot, le caractère sacré de la
volonté, tant qu'elle se conforme elle-même à la loi de la conduite.
Mais comme on voit, l'explication n'est pas encore complète. Il reste à faire voir que je peux
vouloir un objet comme mien, sans manquer au principe du droit, que cet usage de ma volonté est
légitime. Pour faire cette démonstration, Kant invoque un autre principe.
Précisons bien, d'abord, la portée du droit que je m'arroge ainsi. « Quand je déclare (verbalement
ou par un fait) que je veux que quelque chose d'extérieur devienne mien, je déclare chacun obligé de
s'abstenir de l'objet sur lequel se porte ainsi ma volonté. Mais cette prétention suppose que,
réciproquement, l'on se reconnaît soi-même obligé vis-à-vis de chacun de s'abstenir également du «
sien extérieur » de chacun. Je ne suis donc pas tenu de respecter ce que chacun déclare sien, si chacun
ne me garantit de son côté qu'il se conduira vis-à-vis de moi d'après le même principe » (§ VIII).
Or ma volonté individuelle n'étant qu'individuelle ne peut pas faire loi pour les autres. Une telle
obligation ne peut être édictée que par une volonté collective supérieure à chaque volonté individuelle
prise à part. « Je ne puis, au nom de ma volonté individuelle, obliger personne à s'abstenir de l'usage
d'une chose, au sujet de laquelle il n'aurait d'ailleurs aucune obligation ; je ne puis donc le faire qu'au
nom de la volonté collective de tous ceux qui possèdent cette chose en commun. » Il faut que chacun
soit obligé par tous et la collectivité ne peut obliger ses membres concernant une chose déterminée
que si elle a des droits sur cette chose, c'est-à-dire si elle la possède collectivement. On arrive donc à
la conclusion suivante : pour que les hommes soient fondés à vouloir s'approprier les choses
individuelles, il faut que les choses soient originellement possédées par une collectivité. Et comme la
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 103
seule collectivité naturelle est celle que forme toute l'humanité, comme c'est la seule complète,
comme toutes les autres ne sont que partielles, le droit d'appropriation prévu implique une
communauté originaire des choses et en dérive. Qu'on écarte l'idée de cette communauté, le caractère
obligatoire et réciproque que présente la propriété individuelle devient inintelligible. Dans quelle
mesure et dans quel sens cette communauté originaire est-elle fondée logiquement ?
Supposez que la Terre soit une surface infinie, les hommes pourraient s'y disperser de telle sorte
qu'ils ne formeraient plus entre eux de communauté ; dans ces conditions, il ne saurait y avoir de
possession commune entre eux. Mais la Terre est sphérique, partant limitée. L'unité de l'habitat oblige
ainsi les hommes à être en rapport ; ils forment ainsi un tout et ce tout est le propriétaire naturel de
l'habitat total sur lequel il est établi, c'est-à-dire de la Terre. « Tous les hommes sont originairement
en possession légitime du sol... Cette possession est une possession commune, à cause de l'unité de
lieu que présente la surface sphérique de la Terre » (§ XIII). Ainsi le seul propriétaire légitime est
originairement l'humanité. Or, de quelle manière l'humanité peut-elle logiquement exercer ce droit ?
Il y a deux manières différentes de l'entendre, et deux seulement. Ou bien elle peut déclarer que tout
étant à elle, rien ne sera à personne. Ce qui est absurde ; car si les individus n'exercent pas le droit de
propriété collectif, il sera comme s'il n'existait pas. Une telle façon de la pratiquer reviendrait à le
nier. Ou bien elle peut reconnaître à chacun le droit de s'approprier tout ce qu'il peut sous la réserve
des droits concurrents d'autrui. A cette condition, ce droit deviendra une réalité, passera à l'acte. Ainsi
la communauté originaire du sol ne peut se réaliser que par l'appropriation prévue sous la réserve que
nous venons d'indiquer et voilà ce qui fonde notre droit à « vouloir comme nôtre » un objet extérieur.
Mais une dernière condition reste à déterminer. Je ne puis, en vertu du droit que je tiens de
l'humanité, m'approprier une chose qu'à la condition de ne pas empiéter sur le droit similaire que
possède autrui. Comment cette condition est-elle réalisable ? Il faut et il suffit que mon appropriation
soit antérieure à celle d'autrui ; qu'elle ait l'avantage de la priorité dans le temps. « La prise de
possession... ne s'accorde avec la loi de la liberté antérieure de chacun qu'à condition d'avoir
l'avantage de la priorité dans le temps, c'est-à-dire d'être la première prise de possession. » Une fois
que ma volonté s'est déclarée, nulle autre ne peut se déclarer en sens contraire ; mais inversement, si
aucune autre volonté ne s'est déclarée, la mienne peut s'affirmer en toute liberté. Et comme c'est par
l'occupation que s'affirme la volonté de l'appropriation, la condition de la légitimité de mon
appropriation, c'est d'être le premier occupant. Sous cette réserve, aucune borne n'est assignée à mon
droit. Je peux étendre ma possession aussi loin que me le permettent mes facultés. « On élève la
question de savoir jusqu'où s'étend le droit de prendre possession d'une terre ; je réponds : aussi loin
que la faculté de l'avoir en sa puissance, c'est-à-dire aussi loin que peut la défendre celui qui veut se
l'approprier. C'est comme si elle disait : Vous ne pouvez me protéger, vous ne pouvez non plus me
commander » (p. 95).
repousser tout empiétement illégitime, mais il ne met à son service aucune force actuelle qui fasse
respecter ce droit : car l'humanité n'est un groupe qu'en idée, de même qu'elle n'est propriétaire qu'en
idée. Pour qu'il en soit autrement, il faut que des groupes réels, des groupes de fait se constituent qui
protègent les droits de chacun. En d'autres termes, il n'y a, pour me servir des expressions mêmes de
Kant, d'acquisitions péremptoires que dans l'état civil (voir citations p. 95). Mais ce n'est pas à dire
que l'état civil fonde le droit de propriété, il ne fait que le reconnaître et le garantir. Ce droit est fondé
dans la nature des choses, et donc : 1° dans la nature de la volonté ; 2° dans la nature de l'humanité et
des rapports qu'elle soutient avec le globe.
Ce qui fait l'intérêt de cette théorie, c'est qu'elle consiste dans la justification la plus systématique
qui ait été jamais tentée du droit du premier occupant et cela au nom des principes d'une morale
essentiellement spiritualiste. « Le travail n'est qu'un signe de possession » (p. 95). En somme, si on la
débarrasse de son appareil dialectique, elle peut se ramener à ces propositions très simples. Il est
absurde, contraire au caractère de l'humanité que les choses ne soient pas appropriées ; toute
appropriation est légitime qui se fait sur un sol même ainsi approprié ; et la volonté qui préside à cette
appropriation a droit au respect une fois qu'elle s'est déclarée, alors même que le sujet et la chose ne
sont pas en contact. On y retrouve ainsi associés et combinés, comme d'ailleurs dans toute la morale
kantienne, ces deux principes, en apparence contradictoires, celui de l'intangibilité de la volonté
individuelle et celui en vertu duquel la volonté individuelle est dominée par une loi qui lui est
supérieure. C'est en définitive cette loi supérieure qui soude les deux êtres hétérogènes qu'il faut unir
pour constituer la notion de propriété. Par là, cette théorie nous paraît supérieure à celle du travail.
Elle donne davantage le sentiment de la difficulté du problème, affirme bien nettement la dualité des
deux termes, et précise d'ailleurs où se trouve le troisième terme qui sert de trait d'union, à savoir de
quelle volonté collective dépendent les volontés particulières. Mais ce qui fait la faiblesse de la
théorie, c'est de poser que l'antériorité de l'occupation suffit à fonder juridiquement et moralement
cette dernière ; que les volontés ne se nient pas mutuellement, n'empiètent pas mutuellement les unes
sur les autres parce qu'elles ne se rencontrent pas matériellement dans le même objet. Il est contraire
au principe du système de se contenter de cet accord extérieur et physique. Les volontés sont tout ce
qu'elles peuvent être, indépendantes des manifestations spatiales. Si donc je m'approprie un objet qui
n'est pas encore approprié en fait, mais qui est déjà voulu par d'autres et que cette volonté se soit
exprimée, je nie celle-ci moralement aussi bien que s'il y avait empiétement matériel.
. Å
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 105
DOUZIÈME LEÇON
LE DROIT DE PROPRIÉTÉ
(suite)
. Å
La théorie de Kant peut se résumer ainsi. Le globe est la propriété du genre humain. Or une
propriété qui n'est pas appropriée n'est pas une propriété. Il serait donc absurde, contradictoire que le
genre humain interdise l'appropriation du sol. Ce serait nier son droit. Mais cette appropriation ne
peut être faite que par les hommes, soit individuellement, soit par petits groupes. Donc le droit que
l'humanité a sur la Terre implique le droit des particuliers à occuper des portions restreintes de la
surface de la Terre. D'un autre côté, comme la volonté, quand ses décisions sont légitimes, a droit au
respect, toute première occupation est respectable et la conscience du genre humain en doit
reconnaître la légitimité. Car ma volonté, en agissant ainsi, ne fait qu'user de son droit sans attenter à
aucun autre droit, puisque, par hypothèse, aucune autre volonté particulière ne s'était encore saisie du
même objet. Le droit que je tiens de l'humanité, c'est-à-dire en somme de ma qualité d'homme, ne
peut être limité que par le droit similaire des autres hommes. Si donc les autres hommes n'ont pas
affirmé leur droit à propos de choses que je m'approprie, mon droit sur elles est absolu. D'où il suit
que j'ai le droit de m'approprier tout ce que je puis m'approprier parmi les choses qui n'ont été
antérieurement l'objet d'aucune appropriation. Dans ces limites, mon droit va aussi loin que mon
pouvoir. Et comme les décrets de ma volonté tirent leur valeur de ma volonté même, que celle-ci est
en dehors de l'espace, l'acte par lequel je me déclare propriétaire d'une chose m'en fait propriétaire,
alors même que je ne la détiens pas matériellement.
Ce qu'a d'intéressant cette doctrine, c'est que nous y trouvons une théorie morale du droit du
premier occupant. Kant ne recule aucunement devant cette conséquence de son système. Il ne craint
pas de revendiquer comme sienne la formule connue : tant mieux pour celui qui possède, Beati
possidentes. Mais ce privilège que l'on a généralement présenté comme une nécessité sociale, ou une
convention et une fiction, il entreprend de le fonder en droit : « Cette prérogative du droit, qui résulte
du fait de la possession empirique suivant la formule Beati possidentes ne vient pas de ce que le
possesseur, étant présumé honnête homme, n'est pas tenu de prouver que sa possession est légitime,
mais en ce que chacun a la faculté d'avoir comme sien un objet extérieur de sa volonté. » C'est donc
un élément de l'idée de propriété, tout différent du travail, qui est ici mis en relief et c'est pourquoi il
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 106
importe de connaître cette théorie qui, à elle seule, fait déjà sentir ce qu'il y a d'unilatéral dans la
précédente. Il n'est pas douteux, en effet, que dans l'occupation qui n'est pas contraire à un droit
préexistant, il y a un acte qui confère certains droits. De tout temps, l'humanité a accordé des
prérogatives de droit à la première possession. La déclaration de volonté par laquelle nous affirmons
notre intention de nous approprier un objet qui est sans possesseur actuel n'est pas sans valeur morale
et a droit à quelque respect.
Mais, d'un autre côté, l'impossibilité de ramener toute la propriété à cet unique élément éclate tout
particulièrement dans un système qui essaie de fonder sur un principe moral, et non pas seulement sur
des considérations utilitaires, les prérogatives du premier occupant. Kant est obligé de contredire son
propre raisonnement. Si les volontés sont tout ce qu'elles peuvent être indépendamment de leurs
manifestations spatiales, elles peuvent entrer en conflit sans se trouver matériellement aux prises.
Elles peuvent se nier, se contredire, se refouler mutuellement alors même que les corps qu'elles
meuvent ne viennent pas se heurter en un point déterminé de l'espace. Si je m'approprie un objet qui
n'est pas encore approprié en fait par autrui, mais qui est voulu par lui, sans que cette volonté se soit
exprimée physiquement, n'y a-t-il pas empiétement de l'une sur l'autre ? Or, il n'y a pas d'objets qui ne
soient susceptibles d'être voulus par d'autres que celui qui en prend effectivement possession. Des
obstacles matériels, une impossibilité physique peuvent avoir empêché l'autre agent de s'affirmer à
temps et de prendre les devants. Il est impossible d'accorder une valeur morale à des rencontres
fortuites ou à une supériorité purement physique. C'est même une sorte de scandale logique que la
place considérable qui est ainsi faite à la force matérielle dans un système spiritualiste. Le cercle des
choses que je puis légitimement m'approprier est déterminé exclusivement par l'étendue de mon
pouvoir. « Personne ne peut, dans le rayon de la portée du canon, se livrer à la pêche du poisson ou de
l'ambre jaune sur la côte d'un pays qui appartient déjà à un certain État » (§ XV). Voilà donc la
légitimité de l'appropriation placée sous la dépendance de la portée des canons. Que l'on invente des
canons à plus longue portée et le domaine légitime, juridique de l'État se trouvera étendu ipso facto.
Précisément parce que l'acte de vouloir est un acte mental, l'équilibre des volontés individuelles
doit être lui-même mental, c'est-à-dire moral. Il ne se trouve pas justifié par cela seul que les
mouvements matériels par lesquels ces volontés s'expriment sont géographiquement extérieurs les uns
aux autres, ne se rencontrent pas sur un même point de l'espace. Il faut encore et surtout qu'elles ne se
nient pas et ne s'excluent pas moralement. Pour que l'occupation puisse être regardée comme légitime
au moins au regard de notre conscience morale actuelle, il faut donc qu'elle soit soumise à d'autres
conditions que cette simple antériorité dans le temps. Nous ne reconnaissons pas à l'individu le droit
d'occuper tout ce qu'il peut physiquement occuper. C'est déjà ce que reconnaissait Rousseau.
Rousseau, lui aussi, ramenait le droit de propriété au droit de première occupation consacrée et
sanctionnée par la société. Seulement il limitait les droits de l'occupant par ses besoins normaux. «
Tout homme, disait-il, a naturellement droit à ce qui lui est nécessaire » (Contrat social, I, 9). On
empiète donc sur le droit d'autrui par cela seul qu'on s'approprie plus de choses qu'on en a besoin,
alors même que ces choses ne seraient pas encore appropriées. « En général, dit-il, pour autoriser sur
un terrain quelconque le droit de premier occupant, il faut les conditions suivantes : premièrement,
que ce terrain ne soit encore habité par personne ; secondement, qu'on n'en occupe que la quantité
dont on a besoin pour subsister » (1, 9). Rousseau ajoute aussi, il est vrai, que le travail et la culture
sont nécessaires pour qu'il y ait prise de possession véritable. Mais ce n'est pas que le travail lui
paraisse impliquer analytiquement le droit de posséder conformément à la théorie que nous avons
discutée en premier lieu. C'est que le travail est à ses yeux le seul signe authentique d'occupation. Ce
n'est qu'un symbole, un titre juridique. Sur ce point, par conséquent, il ne s'écarte que secondairement
de la théorie de Kant.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 107
Une divergence plus importante vient de ce qu'il subordonne l'étendue de l'occupation légitime à
l'étendue des besoins normaux. Mais cette fois il est clair que si le droit du premier occupant était trop
illimité dans la théorie de Kant, il est ici trop restreint. On peut dire peut-être que l'homme est en droit
de posséder au moins ce qui lui est nécessaire pour vivre, mais non qu'il n'a pas le droit de posséder
davantage. Rousseau était dominé par cette idée qu'il y a un équilibre naturel dont les conditions sont
fonction de la nature de l'homme, d'une part, de la nature des choses, de l'autre, et que toute
modification à cet équilibre faisait déchoir l'homme de son état normal et le précipitait dans le
malheur. De là sa conception d'une société où toutes les conditions seraient sensiblement égales, c'est-
à-dire également médiocres, chacun ne possédant pas beaucoup au-delà de ce qui est indispensable
pour vivre. Mais cette conception n'a plus aujourd'hui qu'un intérêt historique. Cet équilibre naturel
est une hypothèse sans réalité. Le grand changement qu'y apporte la vie sociale, c'est de substituer à
l'équilibre fixe, invariable qu'on observe chez les animaux, un équilibre mobile qui varie sans cesse,
c'est d'avoir substitué aux besoins dits naturels d'autres besoins qu'il n'est pas indispensable de
satisfaire pour entretenir la vie physique, et dont la satisfaction pourtant n'est pas moins légitime.
Cette discussion a donc eu surtout l'avantage de nous faire sentir la complexité du phénomène. Il
y entre bien certainement des éléments différents. Essayons maintenant de les analyser. Mais pour
cela il nous faut au préalable définir la chose dont nous parlons. Que faut-il entendre par droit de
propriété ? En quoi consiste-t-il ? A quoi se reconnaît-il ? On verra que la solution de ce problème
initial facilitera la recherche des causes.
La définition que nous cherchons doit exprimer le droit de propriété d'une manière générale, c'est-
à-dire abstraction faite des modalités particulières qu'il a pu prendre dans les différents temps et les
différents pays. Il nous faut d'abord tâcher d'atteindre ce qu'il a d'essentiel, c'est-à-dire ce qui se
trouve de commun dans les diverses manières dont il a pu être conçu.
L'idée de propriété éveille d'abord l'idée d'une chose. Entre ces deux notions il semble qu'il y ait
une étroite connexité ; qu'on ne puisse posséder que des choses et que toutes choses puissent être
possédées. Il est bien certain que, dans l'état actuel de nos idées, il nous répugne que le droit de
propriété puisse s'exercer sur d'autres objets. Encore faut-il comprendre sous le nom de choses les
animaux qui sont aussi complètement possédés que les choses inanimées. Mais cette restriction est
relativement récente. Tant qu'il y eut des esclaves, les esclaves étaient l'objet d'un droit réel qui est
indiscernable du droit de propriété. L'esclave était à son maître comme son champ ou ses animaux. Il
en était de même à certains égards, au moins à Rome, du fils de famille. Sauf pour ce qui concerne ses
relations publiques, il était considéré comme un objet de propriété. Anciennement, il pouvait être
revendiqué ; or la rei vindicatio ne s'appliquait qu'aux choses qui comportent un droit de propriété
quiritaire, c'est-à-dire aux choses corporelles in commercio. A l'époque classique encore le père
pouvait le manciper valablement et jusqu'à l'époque de Justinien il pouvait faire l'objet d'un furtum.
L'idée de mancipation et de furtum implique nécessairement une chose soumise au droit de propriété.
Inversement, il y a des choses qui ne sont l'objet d'aucun droit de propriété. Telles étaient jadis les
choses sacrées, ce qu'on appelait à Rome les res sacrae et religiosae. Les choses sacrées, en effet,
étaient hors du commerce, absolument inaliénables et ne pouvaient devenir l'objet d'aucun droit réel
et d'aucune obligation. Elles n'étaient possédées par personne. On peut dire, il est vrai, et on disait
qu'elles étaient la propriété des dieux. Mais il résulte de cette formule même qu'elles ne constituaient
pas une propriété humaine ; or c'est du droit de propriété exercé par les hommes que nous nous
occupons ici. En réalité, cette attribution des choses sacrées aux dieux n'était qu'une manière
d'exprimer qu'elles n'étaient et ne pouvaient être appropriées par aucun homme. Mais ces sortes de
choses ne sont pas les seules qui présentent ce caractère. Il y a aussi ce qu'on appelait à Rome les res
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 108
communes, c'est-à-dire celles qui n'appartiennent à personne parce qu'elles appartiennent à tout le
monde, qui échappent par leur nature à toute appropriation particulière : l'air, l'eau courante, la mer.
Chacun peut en user, mais on ne peut indiquer ni un individu, ni un groupe qui en soit le propriétaire.
Il y a en fait ce qu'on appelle aujourd'hui les biens du domaine publie, les chemins, les routes, les
rues, les rivages navigables ou flottables, les rivages de la mer. Tous ces biens sont administrés par
l'État, mais ne sont pas possédés par l'État. Tout le monde en use librement, même les étrangers.
L'État qui les gère n'a pas le droit de les aliéner ; il a à remplir des devoirs à leur occasion, il n'a pas
sur eux de droit de propriété.
Ce qui résulte de ces faits, c'est que le cercle des objets appropriables n'est pas nécessairement
déterminé par leur constitution naturelle, mais par le droit de chaque peuple. C'est l'opinion de chaque
société qui fait que tels objets sont considérés comme susceptibles d'appropriation, tels autres non. Ce
ne sont pas leurs caractères objectifs, tels que les sciences naturelles peuvent les déterminer, c'est la
façon dont ils sont représentés dans l'esprit publie. Telle chose qui hier ne pouvait être appropriée,
l'est aujourd'hui et inversement. D'où il suit que la nature de l'être approprié ne peut pas entrer dans
notre définition. Nous ne pouvons même pas dire qu'il doit consister en une chose corporelle,
saisissable aux sens. Il n'y a pas de raison pour que des choses incorporelles ne soient pas capables
d'être appropriées. A priori, aucune limite ne peut être assignée au pouvoir dont dispose la collectivité
pour conférer ou retirer à tout ce qui est les caractères nécessaires pour en rendre l'appropriation
juridiquement possible. Si donc dans ce qui suit, je me sers du mot chose, c'est dans un sens
absolument indéterminé et sans que je veuille prouver la nature particulière de la chose.
On en peut dire autant du sujet qui possède. Sans doute, c'est généralement un homme ou des
hommes qui possèdent. Mais d'abord c'est tantôt un groupe ou ce peut être un être de raison comme
l'État, la commune, la famille tant que la propriété est collective. Puis, il ne suffit pas d'être homme
pour pouvoir être propriétaire. Pendant longtemps seuls les membres de chaque société peuvent
exercer ce droit. Le cercle des personnes qui sont aptes à posséder est déterminé par la législation de
chaque pays comme celui des choses aptes à être possédées. Par conséquent, tout ce que notre
définition peut exprimer, c'est la nature du rapport qui unit la chose appropriée au sujet qui
l'approprie, abstraction faite des caractères constitutifs de l'un et de l'autre.
Il peut sembler au premier abord que la méthode la plus naturelle soit d'aller chercher cette
caractéristique dans la nature des pouvoirs dont le sujet qui possède dispose vis-à-vis de la chose
possédée.
Ces pouvoirs, l'analyse juridique les a depuis longtemps réduits à trois : le jus utendi, le jus
fruendi et le jus abutendi. Le premier est le droit de se servir de la chose telle qu'elle est, d'habiter une
maison, de monter un cheval, de se promener dans une forêt, etc. Le jus fruendi, c'est le droit aux
produits de la chose, produits des arbres, du sol, intérêts d'une somme d'argent que l'on possède, loyer
d'une maison, etc. Comme on voit, entre le jus utendi et le jus fruendi, il n'y a qu'une nuance ; l'une et
l'autre consistent dans le pouvoir d'utiliser la chose sans la dénaturer matériellement ou juridiquement,
c'est-à-dire sans modifier sa constitution physique ni sa condition légale. C'est ce dernier pouvoir qui
est impliqué dans le jus abutendi. On entend par là la faculté de transformer la chose, voire même de
la détruire, soit en la consommant, soit autrement, ou bien encore de l'aliéner, de changer sa situation
juridique.
En premier, le pouvoir d'utiliser la chose et ses produits est si peu caractéristique de ce droit qu'il
peut s'exercer sur des choses qui ne sont pas susceptibles d'appropriation. J'use de l'air, de l'eau, de
toutes les choses communes et pourtant je ne les possède pas. De même, j'use des routes, des rues, des
rivières, etc., sans que j'en sois propriétaire. Je puis cueillir les fruits de l'arbre qui pendent au-dessus
des chemins et qui poussent dans les forêts publiques quoiqu'ils ne soient pas ma propriété. En
d'autres termes, le droit d'user d'une chose ou de ses fruits implique seulement que la chose
considérée n'a pas été préalablement appropriée par autrui, mais ne suppose aucunement que je l'ai
appropriée. Mais, de plus, de quel droit d'user s'agit-il ? Est-ce d'un droit illimité ? Veut-on dire que le
propriétaire peut se servir de la chose à sa guise, sans qu'aucune limite lui soit assignée ? Il n'est pas
de pays où une telle illimitation ait été reconnue et consacrée par la loi. Le droit d'user est toujours
défini et borné. Il y a des règlements pour les choses, pour les récoltes, auxquels le propriétaire est
obligé de se conformer. Jadis, il était absolument interdit de faire la moisson ou la vendange avant le
jour dit, et la manière dont il y fallait procéder était également prescrite. Le droit d'user de son bien et
des fruits de son bien est extrêmement restreint et pourtant il est bien celui du propriétaire 1. Il en est
de même de la femme mariée propriétaire de sa dot, à l'égard de celle-ci et de ses fruits.
On peut faire des remarques analogues à propos du jus abutendi, c'est-à-dire du droit de disposer
par... ou autrement... Il peut être exercé par d'autres que par le propriétaire. Tout pouvoir
d'administration implique un pouvoir de disposer. Le conseil de famille, le conseil judiciaire aliène,
transforme les biens du mineur ou de l'interdit. Ils n'en sont pas propriétaires, et aussi les pouvoirs du
mari à l'égard des biens de sa femme 2. Très souvent le droit de propriété n'implique aucunement le
droit d'aliéner. Pendant des siècles, le patrimoine familial a été inaliénable : tant que le droit de tester
n'a pas été reconnu, les droits du père à aliéner ses biens étaient restreints ; il ne pouvait en disposer
librement par voie de testament. Maintenant encore ses droits à cet égard sont limités dans la plupart
des pays. Les donations entre vifs qu'il a pu faire sont même révoquées dans plusieurs droits s'il y a
survenance d'enfants légitimes. Les immeubles dotaux ne peuvent être ni aliénés, ni hypothéqués ni
par le mari, ni par la femme, quoique celle-ci en soit propriétaire, sauf certains cas déterminés par la
loi ; et cette inaliénabilité est telle au profit de la femme qu'elle permet de faire révoquer certains
actes une fois le mariage dissous 3. Les droits du majeur muni de conseil judiciaire sont également
limités à cet égard. C'est ici qu'éclate surtout la limitation étroite de tous les droits accordés au
propriétaire sur les choses. Ce qui montre bien qu'ils ne sont pas laissés à l'arbitraire de ce dernier,
c'est que celui-ci ne les conserve intégralement que s'il en use d'une certaine manière. Le prodigue,
c'est-à-dire celui qui use de sa fortune d'une manière inconsidérée, qui la dissipe et la compromet, s'en
voit retirer l'administration et même la jouissance. C'est la meilleure preuve que celle-ci n'a rien
d'absolu.
Ainsi le pouvoir d'user et de jouir se retrouve dans des cas où il n'y a pas de droit de propriété. Le
pouvoir de disposer peut presque totalement exister sans que le droit de propriété s'évanouisse pour
cela et peut être exercé par d'autres que le propriétaire. Ce n'est donc pas l'inventaire de ces droits qui
saurait caractériser le droit de propriété. Ceux-ci peuvent manquer, ceux-là peuvent se retrouver
ailleurs, et les uns et les autres peuvent varier très sensiblement sans que le droit de propriété varie
dans la même mesure. Tout ce qu'on peut dire, c'est que partout où ce droit existe, il y a un sujet qui
est susceptible d'exercer légalement certains pouvoirs sur l'objet que l'on dit être possédé, mais sans
qu'on puisse dire avec précision d'une manière générale en quoi consistent ces pouvoirs, Il faut
1 Restitution conjecturale.
2 Interprétation probable.
3 Restitution du sens, sinon du texte.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 110
toujours qu'il y en ait, mais sans qu'on puisse préciser quels ils sont. Ici, nous trouvons le droit
d'aliéner, là, il est absent ; ici le droit de dénaturer, ailleurs il manque. Il est ici très développé, là
moins, etc. Or, dans ces termes, ils ne sauraient servir à caractériser le droit de propriété. Car il y a
des choses sur lesquelles nous avons des pouvoirs et que nous ne possédons pourtant pas. L'hypo-
thèque nous donne des droits sur l'immeuble hypothéqué, nous n'en sommes pas propriétaires ; tout
droit d'administrer implique une certaine action exercée sur les choses, et pourtant administrer n'est
pas posséder.
Ce n'est donc pas la détermination positive des pouvoirs qu'implique la propriété qui saurait
définir cette dernière. Ils sont trop précis, trop spéciaux, ou trop généraux. Ou ils ne sont particuliers
qu'à certains modes de propriété, à certaines circonstances, ou ils existent en dehors de toute espèce
de propriété. Mais voici un trait qui est caractéristique. On peut user des choses qu'on ne possède pas,
et en user légitimement: mais quand il y a propriété, seul le propriétaire peut en user, qu'il soit un être
réel ou de raison, un individu ou une collectivité. Les pouvoirs d'usage peuvent être ou étendus ou
restreints, mais il est seul à les exercer. Une chose sur laquelle j'exerce un droit de propriété est une
chose qui ne sert qu'à moi. C'est une chose retirée de l'usage commun pour l'usage d'un objet
déterminé. Je puis n'en pas jouir en toute liberté, mais nul autre que moi n'en peut jouir. On peut me
préposer un conseil judiciaire qui surveillera et réglera la manière dont je dois m'en servir, mais on ne
peut me substituer personne qui s'en serve à ma place. Ou bien, si nous sommes dix à nous en servir,
c'est que nous sommes dix propriétaires. On objectera l'existence de l'usufruit. L'usufruitier, en effet,
jouit de la chose, il n'en est pas propriétaire. Mais qu'est-ce qui fait que le propriétaire en est le
propriétaire ou est propriétaire, sinon parce qu'il est appelé à en jouir un jour ? Retirez ce droit de
jouissance éventuelle, il ne reste rien. On dit qu'il possède le fonds ; c'est dire qu'il possède la capacité
de se servir du fonds à partir d'un certain moment. Vendre le fonds, c'est vendre cette capacité qui est
encore latente tant que l'usufruit s'exerce, mais qui doit entrer en acte un jour. Il y a donc là en réalité
deux propriétaires : l'un qui jouit présentement, l'autre qui jouira plus tard avec cette différence que
les droits du premier doivent s'exercer de manière à réserver ultérieurement les droits du second. C'est
pourquoi il ne peut pas dénaturer le fonds qui est la condition d'existence du droit. On dit couramment
d'ailleurs que le droit d'usufruit est le produit d'un démembrement du droit de propriété ; il serait peut-
être plus exact de dire que c'est le résultat d'une division de ce droit dans le temps.
Mais il ne faut pas perdre de vue qu'à elle seule, la jouissance ne caractérise pas la propriété ; c'est
la jouissance exclusive ; c'est l'interdiction de la jouissance de l'objet considéré à tous les autres
sujets. Le droit de propriété consiste essentiellement dans le droit de retirer une chose de l'usage
commun. Le propriétaire en usera ou n'en usera pas, c'est une chose secondaire. Mais il est fondé
juridiquement à empêcher autrui d'en user, et presque d'y toucher. Le droit de propriété se définit
beaucoup plus par un côté négatif que par un contenu positif, par les exclusives qu'il implique que par
les attributions qu'il confère.
Cependant il y a à cet égard une réserve à faire. Il y a une individualité qui, au moins dans des
conditions déterminées, peut user des choses appropriées par les particuliers : c'est l'individualité
collective représentée par l'État. L'État, en effet, peut, par voie de réquisition, obliger l'individu à
mettre sa chose à sa disposition ; il peut même l'obliger à s'en dessaisir complètement par voie
d'expropriation pour cause d'utilité publique et les organes secondaires de l'État, les communes,
jouissent du même droit. C'est donc seulement vis-à-vis des particuliers ou des groupes privés que
s'exerce ce droit d'exclusion dont nous faisons les caractéristiques du droit de propriété. Nous dirons
donc définitivement : le droit de propriété est le droit qu'a un sujet déterminé d'exclure de l'usage
d'une chose déterminée les autres sujets individuels et collectifs à la seule exception de l'État et des
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 111
organes secondaires de l'État dont le droit d'user ne peut d'ailleurs s'exercer que dans des
circonstances spéciales, prévues par la loi.
Or cette définition nous indique dans quel sens il faut chercher pour trouver comment s'est
constitué le droit de propriété.
Il en résulte en effet que la chose appropriée est une chose séparée du domaine commun. Or cette
caractéristique est aussi celle de toutes les choses religieuses ou sacrées. Partout où il y a des
religions, ce qui distingue les êtres sacrés, c'est qu'ils sont retirés de la circulation commune, ils sont
séparés. Le vulgaire ne peut pas en jouir. Il ne peut même pas les toucher. Ceux-là seuls peuvent en
user qui ont une sorte de parenté avec ces sortes de choses, c'est-à-dire qui sont sacrés comme elles :
les prêtres, les grands, les magistrats, là où ces derniers ont une nature religieuse. Ce sont ces
interdictions qui sont à la base de ce qu'on appelle l'institution du tabou, si répandu en Polynésie. Le
tabou, c'est la mise à part d'un objet en tant que consacré, c'est-à-dire en tant qu'appartenant au
domaine divin. En vertu de cette mise à part, il est interdit de s'approprier sous peine de sacrilège
l'objet tabou ou même de le toucher. Ceux-là seuls peuvent en user qui sont tabou eux-mêmes ou au
même degré que l'objet en question. Il en résulte qu'il y a des choses qui sont tabou, interdites pour
certains, et dont d'autres peuvent librement se servir. Le domaine habité par un prêtre, par un chef
était tabou pour le vulgaire, ne pouvait être utilisé par les gens du commun, mais cette séparation
même faisait la pleine propriété du maître. Or, si l'institution du tabou est particulière ment
développée en Polynésie, si elle s'observe là mieux qu'ailleurs, elle est en réalité d'une extrême
généralité. Entre le tabou des Polynésiens et le sacer des Romains, il n'y a que des différences de
degré. On voit quels étroits rapports il y a entre cette notion et celle de propriété. Comme autour de la
chose sacrée, autour de la chose appropriée il se faisait un vide ; en quelque sorte, tous les individus
doivent se tenir à l'écart, excepté celui ou ceux qui ont la qualité nécessaire pour y toucher et s'en
servir. De part et d'autre, il y a des objets dont l'usage et presque l'abord sont interdits sauf à ceux qui
remplissent une certaine condition ; et puisque, dans un cas, les conditions sont religieuses, il est
infiniment vraisemblable que dans l'autre, elles sont de même nature. Par conséquent, on est en droit
de supposer que c'est dans la nature de certaines croyances religieuses que doit se trouver l'origine de
la propriété. Les effets étant identiques doivent, selon toutes les probabilités, être attribués à des
causes de même espèce.
D'ailleurs, dans certains cas, on peut directement observer la filiation entre la notion du tabou ou
du sacré et la notion de la propriété. La première engendre la seconde. A Tahiti, les rois, les princes,
les grands sont des êtres sacrés. Or le caractère sacré est essentiellement contagieux ; il se
communique à celui qui touche l'objet qui en est investi. Un chef ne peut donc entrer en contact avec
une chose sans qu'elle devienne tabou par cela même, au même degré et de la même manière que lui.
Or il en résulte que, ipso facto, elle devient sa propriété. Aussi, à Tahiti, ces sortes de personnages ne
sortent-ils que portés sur des épaules humaines parce qu'autrement ils auraient taboué et se seraient
approprié le sol, s'ils l'avaient foulé aux pieds. La parenté des idées est même telle que très souvent
elles sont employées l'une pour l'autre. Déclarer une chose tabou ou se l'approprier sont synonymes.
Comme on découvrit près d'Honolulu une mine de diamants, la reine la déclara tabou pour s'en
réserver la propriété. Cédait-on un terrain à un étranger, on le déclarait tabou pour le soustraire aux
entreprises des indigènes. Pendant la mousson ou la pêche, on déclarait tabou le fleuve ou le champ
afin d'en protéger les produits. On procédait de même pour la forêt, pendant qu'on chassait. « Les
simples particuliers eux-mêmes pouvaient par ce moyen protéger leur propriété. Ils lui communi-
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 112
quaient ou lui faisaient communiquer un caractère sacré » (Wurlz, VI, 344). Le tabou finit alors par
devenir un titre. D'où les rapports entre cette définition et celle de la propriété 1.
. Å
TREIZIÈME LEÇON
LE DROIT DE PROPRIÉTÉ
(suite)
. Å
Nous avons vu que le droit de propriété ne pouvait se définir par l'étendue des droits attribués au
propriétaire. Ces droits sont de deux sortes. Il y a d'abord les droits de disposer soit par voie
d'aliénation, soit par voie de dénaturation, qui semblent plus particulièrement caractéristiques du droit
de propriété. Or ils peuvent faire totalement défaut sans que le droit de propriété s'évanouisse. Le
mineur, l'interdit, l'homme muni d'un conseil judiciaire ne peuvent pas disposer eux-mêmes de leurs
biens et, pourtant, ils en restent propriétaires. Au contraire, le conseil de famille a ce pouvoir de
disposer au moins jusqu'à un certain point, sans que pourtant il ait sur la chose un droit de propriété.
Reste le pouvoir d'user qui, dans de certaines limites, se retrouve partout où il y a droit de propriété.
Le mineur n'use pas des fruits de ses biens ou de ses biens eux-mêmes comme il l'entend, mais il en
use, puisque c'est grâce à ces fruits qu'il est élevé. Il n'y a même à cet égard entre lui et l'adulte qui
jouit de la plénitude de ses droits qu'une différence de degré ; ce dernier lui aussi ne peut user à
volonté de ce qu'il possède, puisque, s'il se conduit en prodigue, il peut être frappé d'interdit.
Seulement, si le pouvoir d'user s'observe partout où il y a propriété, il ne peut pourtant caractériser
cette dernière, parce qu'il s'observe également ailleurs. Notamment chacun peut user et user librement
des choses qui sont res nullius, ou de celles qui sont res communes, qui font partie du domaine publie
sans être pourtant propriétaire.
Mais on s'approche déjà de ce qu'il y a de vraiment spécifique dans le droit de propriété si l'on
complète et si l'on détermine cette idée de l'usage par l'addition d'un caractère différentiel. Un des
traits qui distinguent le droit d'usage qui est particulier au propriétaire de tous les droits similaires,
c'est qu'il est exclusif de tout droit concurrent. Non seulement le propriétaire use, mais il peut seul
user ; ou bien s'il y a plusieurs usagers simultanés, c'est qu'il y a plusieurs propriétaires. Tout
propriétaire a le droit d'écarter de sa chose tout autre sujet que lui. Peu importe la manière dont il en
jouit ; ce qui est essentiel, c'est que nul autre ne peut en jouir à sa place. La chose est retirée de l'usage
commun pour son usage personnel. C'est bien là, en partie, ce qu'il y a au fond de l'idée
d'appropriation. Cependant, nous ne tenons pas encore ce qu'il y a de plus fondamental dans cette
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 114
notion. L'usage exclusif se retrouve en effet dans un ensemble de cas où il n'y a pas, à proprement
parler, de droits de propriété : ce sont ceux où le droit d'usage est établi d'une manière déterminée
entre un objet défini et un ou plusieurs sujets définis à l'exclusion de tous autres. Le droit d'usufruit
est le type de ces droits. Ce qui montre bien néanmoins que cette première caractéristique est déjà
inhérente au droit de propriété, c'est que l'usufruit lui-même est un élément de ce droit ; on le
considère généralement comme le produit d'un démembrement du droit de propriété. Nous sommes
donc bien cette fois dans le cercle des choses qu'il nous faut définir ; mais nous ne sommes pas encore
au centre. Il y a encore quelque chose qui nous échappe. Puisque le propriétaire peut coexister à côté
de l'usufruitier, c'est que le droit d'usage n'est pas le tout du droit de propriété. En quoi consiste donc
le rapport du nu-propriétaire avec sa chose ? C'est un lien moral et juridique qui fait que la condition
de la chose dépend du sort de la personne. Si celle-ci vient à mourir, ce sont ses héritiers qui héritent.
D'une manière générale, il y a une sorte de communauté morale entre la chose et la personne qui fait
que l'une participe à la vie sociale, à la condition sociale de l'autre. C'est la personne qui donne son
nom à la chose ou inversement, c'est la chose qui donne son nom à la personne. C'est la personne qui
anoblit la chose ou c'est la chose, le domaine qui, s'il a des privilèges inhérents à son fond, les
transmet à la personne. Un majorat transmet à celui qui en hérite des droits spéciaux et un titre.
Supposez que demain l'hérédité familiale soit abolie, ce lien caractéristique du droit de propriété n'en
subsistera pas moins ; car il y aura alors une autre transmission héréditaire ; c'est la société par
exemple qui héritera et, par conséquent, la mort du propriétaire actuel continuera à affecter la
condition sociale des choses qu'il possède.
Tels sont les deux éléments constitutifs de la chose appropriée. Or nous avons vu quelles
ressemblances ils présentaient avec la chose religieuse. La chose religieuse soutient avec la personne
sacrée un rapport d'intime parenté ; elle est sacrée comme cette personne et au même degré que cette
personne. Les choses qui sont religieuses, parce qu'elles sont en rapport avec le chef de la religion ou
de l'État, le sont à un plus haut degré et à un autre titre que celles qui sont en relations avec des
personnages sacrés de moindre importance. Le tabou des choses est parallèle au tabou des personnes.
Et tout ce qui modifie l'état religieux de la personne atteint l'état religieux de la chose, et
réciproquement. D'autre part, la chose religieuse est isolée, retirée de l'usage commun, interdite à tous
ceux qui ne sont pas qualifiés pour s'en approcher. Il semble donc bien que la chose appropriée ne soit
qu'une sorte, qu'une espèce particulière de choses religieuses.
Il y a entre ces deux sortes de choses une autre ressemblance qui n'est pas moins caractéristique et
montre bien leur identité fondamentale. Ce n'est d'ailleurs qu'un autre aspect de l'une des analogies
qui viennent d'être indiquées. Le caractère religieux, partout où il réside, est essentiellement
contagieux ; il se communique à tout sujet qui se trouve en contact avec lui. Parfois, si la religiosité
est intense, un rapprochement superficiel et court suffit à produire ce résultat ; si elle est médiocre, il
faut une mise en relations plus prolongée et plus intime. Mais, en principe, tout ce qui touche un être
sacre, personne ou chose, devient sacré et sacré de la même manière que cette personne et cette chose.
L'imagination populaire se représente en quelque sorte le principe qui est dans l'être religieux et qui
fait son état religieux comme toujours prêt à se répandre dans tous les milieux qui lui sont ouverts.
C'est même en partie de là que viennent les interdictions rituelles qui séparent le sacré du profane
; il s'agit d'isoler ce principe, de l'empêcher de se perdre, de se dissiper, de s'évader. Et c'est pourquoi
je disais que cette contagiosité n'est qu'un autre aspect de l'isolement caractérisé des choses
religieuses. D'un autre côté, comme le caractère sacré en se communiquant ainsi fait entrer dans le
domaine des choses sacrées les objets auxquels il se communique ainsi, on peut dire que le sacré
d'une manière générale tire à lui le profane avec lequel il se trouve en contact. D'où vient ce singulier
phénomène, c'est ce qu'il est inutile d'expliquer ici, d'autant plus que nous n'en avons pas d'explication
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 115
bien satisfaisante. Mais la réalité de ce fait n'est pas douteuse ; il suffit pour s'en convaincre de se
reporter aux exemples de contagiosité du tabou, que nous avons donnés la dernière fois.
Or le caractère qui fait qu'une chose est la propriété de tel sujet présente la même contagiosité. Il
tend toujours à passer des objets dans lesquels il réside à tous ceux qui entrent en contact avec les
premiers. La propriété est contagieuse. La chose appropriée, comme la chose religieuse, tire à elle
toutes les choses qui la touchent et les approprie. L'existence de cette singulière aptitude se trouve
attestée par tout un ensemble de règles juridiques qui ont souvent déconcerté les jurisconsultes : ce
sont celles qui déterminent ce que l'on appelle le droit d'accession. Le principe peut s'en exprimer
ainsi : une chose à laquelle s'en ajoute (accedit) une autre de moindre importance lui communique sa
propre condition juridique. Le domaine qui comprenait la première s'étend ipso facto à la seconde et
la comprend à son tour. Celle-ci devient la chose du même propriétaire que celle-là. Ainsi les fruits,
les produits de la chose appartiennent au propriétaire de celle-ci, alors même qu'ils en sont détachés.
En vertu de ce principe, les petits des animaux appartiennent au propriétaire de la mère ; la même
règle s'applique aux esclaves. C'est qu'il y a contact immédiat entre la mère et le petit et non entre ce
dernier et le père. De même tout ce que gagne l'esclave ressortit au fonds dont il est dépendant, au
maître qui est propriétaire de ce fonds. Le fils de famille est, comme nous avons vu, possédé par le
pater familias. Les droits du pater familias s'étendent par contagion du fils à tout ce que ce dernier
gagne. Je construis une maison avec mes matériaux sur le fonds d'autrui, la maison devient la
propriété du propriétaire du fonds. Celui-ci pourra être tenu de m'indemniser, mais c'est à lui que le
droit de propriété est acquis. C'est lui qui jouit de la maison ; s'il meurt, ce sont ses héritiers qui
héritent. L'alluvion qui se dépose le long de mon fonds s'ajoute à ce fonds et mon droit de propriété
s'étend aux choses ainsi annexées. Ce qui montre bien qu'il s'agit ici d'une contagion produite par le
contact, c'est quand il y a séparation, quand le champ est borné, par conséquent isolé juridiquement et
psychologiquement de tout ce qui l'entoure, le droit d'accession ne s'exerce pas. De même, quand les
arbres de mon voisin poussent leurs racines dans le terrain que je possède, la communauté s'établit et
mon droit de propriétaire s'étend à ces arbres. Si, dans tous les cas, c'est la chose la plus importante
qui tire à elle la chose la moins importante, c'est que, comme ces deux droits de propriété sont en
conflit, c'est naturellement celui qui a le plus de force qui a exercé le plus de puissance attractive. Non
seulement le droit se propage ainsi d'une manière générale, mais il se propage même en gardant les
mêmes caractères spécifiques. Ainsi le fonds des patrimoines est, dans une multitude de sociétés,
inaliénable. Or cette inaliénabilité se propage du fonds aux objets qui sont le plus constamment en
rapports avec ce fonds, à savoir les bêtes de somme ou de trait. Et ce qui prouve bien que cette
seconde inaliénabilité est dérivée de la première, c'est qu'elle disparaît plus tôt et plus facilement. Il y
a bien des droits où il subsiste encore des traces de l'inaliénabilité des immeubles, alors que tout
souvenir de l'inaliénabilité des instruments agricoles s'est effacé.
Ainsi, de tous côtés nous voyons des analogies frappantes entre la notion de la chose religieuse et
la notion de la chose appropriée. Les caractères de l'une et de l'autre sont identiques. Nous avons vu
d'ailleurs que, en fait, la communication du caractère sacré produit très souvent une appropriation.
Consacrer est une manière d'approprier. C'est qu'en effet qu'est-ce que consacrer, sinon approprier une
chose à un dieu ou à un personnage sacré ; faire cette chose sienne ? Imaginez donc une sorte de
convention de dignité et d'efficacité secondaire à l'usage des simples particuliers, qui soit à la
disposition de tout le monde ; et l'on peut prévoir qu'elle sera indistincte de l'appropriation. Mais si ce
qui précède nous prépare à admettre la possibilité de cette consécration, il nous reste à en faire voir la
réalité.
Pour cela, il nous faut observer la forme de la propriété la plus ancienne que nous puissions
observer, c'est-à-dire la propriété foncière. C'est seulement à partir du moment où l'agriculture s'est
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 116
établie que l'on peut observer vraiment une propriété de ce genre. Jusque-là il n'existait qu'un droit
vague de tous les membres du clan sur l'ensemble du territoire occupé. Un droit de propriété défini
n'apparaît qu'au sein du clan, des groupes familiaux restreints se fixent sur des portions déterminées
du sol, y mettent leur marque et y résident à demeure. Or il est certain que ce vieux fonds familial
était tout imprégné de religiosité, et que les droits, les privilèges dont il était investi étaient de nature
religieuse. Déjà ce fait qu'il était inaliénable en est une preuve. Car l'inaliénabilité a le caractère
distinctif des res sacrae et des res religiosae. Qu'est-ce en effet que l'inaliénabilité, sinon une
séparation plus complète, plus radicale que celle qui est impliquée dans le droit d'usage exclusif ?
Une chose inaliénable, c'est une chose qui doit appartenir toujours à la même famille, donc non
seulement dans l'instant actuel, mais à tout jamais, elle est retirée de l'usage commun. Non seulement
les personnes qui sont situées en dehors d'elle ne peuvent pas en jouir présentement, mais elles ne
pourront jamais en jouir.
La frontière qui les sépare de la chose ne pourra jamais être franchie. On remarquera que, à
certains égards, le droit d'aliéner ou de vendre est loin de représenter le point le plus élevé que puisse
atteindre le droit de propriété ; l'inaliénabilité a plutôt ce caractère. Car nulle part l'appropriation n'est
aussi complète et aussi définitive. C'est là que le lien entre la chose et le sujet qui possède atteint son
maximum de force, là aussi que l'exclusion du reste de la société est la plus rigoureuse.
Mais cette nature religieuse du fonds se révèle dans sa structure même. Les usages dont nous
allons parler ont été surtout observés chez les Romains, les Grecs et dans les Indes. Mais il n'est pas
douteux qu'ils sont d'une grande généralité.
Chaque champ était entouré d'une enceinte qui le séparait nettement de tous les domaines
environnants, privés ou publics. C'était une bande de terre de quelques pieds de large qui devait rester
inculte et que la charrue ne devait jamais toucher (Fustel de Coulanges). Or, cet espace était sacré,
c'était une res sancta. On appelait ainsi des choses qui, sans être absolument parlant divini juris, c'est-
à-dire du domaine des dieux, l'étaient pourtant d'une manière approximative, quodam modo, comme
dit Justinien. Violer cette enceinte sacrée, la labourer, la profaner constituaient un sacrilège. Celui qui
avait commis un tel crime était maudit, c'est-à-dire déclaré sacer, lui et ses boeufs et, en conséquence,
tout le monde pouvait impunément le tuer. « Il était condamné à la stérilité et sa race à la mort ; car
l'extinction d'une famille, telle était aux yeux des anciens la suprême vengeance des dieux. »
Nous savons, d'ailleurs, par quelle opération religieuse était régulièrement entretenu le caractère
religieux de cet espace. « A certains jours marqués du mois et de l'année, le père de famille faisait le
tour de son champ en suivant cette ligne ; il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes et
offrait des sacrifices » (Fustel de Coulanges). C'était le chemin suivi par les victimes et arrosé de leur
sang qui constituait la limite inviolable du domaine. Les sacrifices avaient lieu sur de grosses pierres
ou des troncs d'arbres érigés de distance en distance et qu'on appelait termes. Voici comment Siculus
Flaccus décrivait la cérémonie. « Voici, dit-il, ce que nos ancêtres pratiquaient : ils commençaient par
creuser une petite fosse et dressant le terme sur le bord, ils le couronnaient de guirlandes d'herbes et
de fleurs. Puis, ils offraient un sacrifice ; la victime immolée, ils en faisaient couler le sang dans la
fosse, ils y jetaient des charbons allumés, des grains, des gâteaux, des fruits, un peu de vin et de miel.
Quand tout cela s'était consumé dans la fosse, sur les cendres encore chaudes, on enfonçait la pierre
ou le morceau de bois. » C'est cet acte sacré que l'on répétait chaque année. Le terme ou la borne
prenait ainsi un caractère éminemment religieux. Avec le temps, ce caractère religieux se personnifia,
s'hypostasia sous la forme d'une divinité déterminée ; ce fut le dieu terme, dont les différents termes
placés autour des champs furent considérés en quelque sorte comme autant d'autels. Ainsi, une fois le
terme posé, aucune puissance au monde ne pouvait le déplacer. « Il devait rester au môme endroit de
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 117
toute éternité. Ce principe religieux était exprimé à Rome par une légende : Jupiter, ayant voulu se
faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir un temple, n'avait pas pu déposséder le dieu terme.
Cette vieille tradition montre combien la propriété était sacrée, car le terme immobile ne signifie pas
autre chose que la propriété inviolable. » Ces idées et ces pratiques n'étaient pas d'ailleurs
particulières aux Romains. Pour les Grecs aussi les limites étaient sacrées, devenues (...). On retrouve
les mêmes cérémonies de bornage dans l'Inde (Manou, VIII, 245).
Il en était de même des portes et des murs. « Muros sanctos dicimus quia poena capitis constituta
sit in cos qui aliquoid in muros deliquerunt. » On a cru que le mot ne visait que les portes et les murs
des villes. Mais cette restriction est arbitraire. L'enceinte de toutes les maisons est sacrée, disaient les
Grecs. Dans un très grand nombre de pays, c'est sur le seuil que cette religion atteint au maximum. De
là l'usage de soulever la fiancée au-dessus du seuil avant de l'introduire, ou de faire un sacrifice
expiatoire sur le seuil. C'est que la fiancée n'est pas de la maison. Elle commet donc une sorte de
sacrilège à fouler un sol sacré, sacrilège qui, s'il n'est pas prévenu, doit être expié. D'ailleurs c'est un
fait général que la construction d'une maison est accompagnée d'un sacrifice analogue à celui qui a
lieu lors de la limitation du champ. Et ce sacrifice avait pour objet de sanctifier ou les murs, ou le
seuil, ou le tout à la fois. On emmurait les victimes dans les murailles ou dans les fondations ; on en
ensevelissait sous le seuil. De là, son caractère sacré. C'était une opération analogue à celle qui avait
lieu pour déterminer l'enceinte d'une ville. Ces solennités sont bien connues : la légende de Romulus
et de Remus en perpétue le souvenir. Or elles avaient lieu pour les maisons particulières comme pour
les domaines publics.
Ainsi ce sont des raisons religieuses qui font que la propriété est la propriété. Elle consiste, en
effet, d'après ce que nous avons dit, dans une sorte d'isolement de la chose qui la retire de l'espace
commun. Or cet isolement est un produit de causes religieuses. Ce sont des opérations rituelles qui
créent aux abords du champ ou autour de la maison une enceinte qui rend les uns et les autres sacrés,
c'est-à-dire inviolables sauf pour ceux qui ont fait ces opérations, c'est-à-dire pour les propriétaires et
tout ce qui dépend d'eux, esclaves et animaux. Un véritable cercle magique est tracé autour du champ
qui le met à l'abri des empiétements et des usurpations parce que, dans ces conditions, empiétements
et usurpations sont des sacrilèges. Mais si l'on comprend bien que de ces pratiques est résultée cette
appropriation de la chose ainsi isolée, on ne voit pas encore comment ces pratiques elles-mêmes ont
pu prendre naissance. Quelles sont les idées qui ont déterminé les hommes à accomplir ces rites, à
abandonner ainsi aux dieux la périphérie de leurs domaines, à en faire une terre sacrée ? Il y aurait, il
est vrai, une réponse bien facile. C'est que ces pratiques n'étaient que des procédés artificiels
employés par les individus pour faire respecter leurs biens. Les propriétaires auraient utilisé les
croyances religieuses pour tenir à distance les intrus. Mais la religion ne descend au rang de procédé
que quand la foi qu'elle inspire n'est plus bien vive. Les usages que nous venons de rappeler sont
beaucoup trop primitifs pour avoir été des artifices destinés à sauvegarder des intérêts temporels.
D'ailleurs, ils étaient aussi gênants que commodes pour les propriétaires dont ils enchaînaient la
liberté. Car ils ne leur permettaient pas de modifier la configuration du champ, de le vendre s'ils en
avaient envie. Une fois l'enceinte consacrée, le maître lui-même n'y pouvait plus rien modifier. C'était
donc une obligation qu'il subissait plutôt qu'un moyen inventé par lui dans son intérêt. S'il procédait
comme nous venons de dire, ce n'est pas parce que cela lui était utile, c'est parce qu'il devait procéder
ainsi. (Caractères terribles de certains de ces sacrifices. Un enfant est sacrifié.) Mais quelles sont les
raisons de cette obligation ? Fustel de Coulanges a cru les trouver dans le culte des morts. Chaque
famille, dit-il, a ses morts ; ces morts sont ensevelis dans le champ. Ce sont des êtres sacrés - car la
mort en fait presque des dieux -, ce caractère s'étend par conséquent à la terre où ils reposent. Par le
seul fait qu'ils y résident, ce sol est à eux ; et par conséquent, il est par cela même religieux. On
conçoit que ce caractère se soit étendu du petit tertre qui servait à la sépulture domestique à tout le
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 118
champ. Ainsi s'explique-t-on l'inaliénabilité de la propriété qui s'établit de cette manière. Car les vrais
propriétaires de ce domaine, ce sont ces êtres divins ; or leur droit est imprescriptible. Les vivants ne
peuvent pas en disposer librement parce que ce droit n'est pas à eux.
Il est bien certain que les lieux de sépulture étaient particulièrement sacrés. On ne pouvait les
vendre. Et si la loi romaine permettait à une famille de vendre son champ (quoique la vente fût
difficile et se heurtât à toutes sortes de difficultés), elle devait toujours rester propriétaire des
tombeaux. Mais est-ce à dire que le droit de propriété ne soit qu'une extension de cette religion du
tombeau ? La théorie est exposée à un grand nombre d'objections :
1• Si, à l'extrême rigueur, elle peut expliquer la propriété du champ, elle ne rend pas compte de la
propriété de la maison. Car les morts n'étaient pas enterrés dans les deux endroits à la fois. Il est vrai
que Fustel de Coulanges n'a pas reculé devant la contradiction. Quand il explique comment le foyer
est sacré, il imagine que, jadis, sous la pierre du foyer on ensevelissait les ancêtres, et quand il
explique pourquoi le champ est sacré, il invoque la présence des morts au sein du champ. Ils ne
pouvaient pourtant pas être ici et là à la fois ;
2• Les faits sur lesquels il appuie son hypothèse que les morts étaient enterrés dans le champ sont
d'ailleurs peu nombreux et peu probants. Il n'y a pas un fait latin et les quelques textes allégués sont
très peu démonstratifs. Un tel usage en tout cas était loin d'être aussi général que le caractère sacré,
inviolable et inaliénable de la propriété foncière ;
3• Mais ce qui est plus décisif, c'est que la manière même dont la religiosité du champ était
répartie contredit cette explication. Si elle avait pour foyer le lieu de sépulture, c'est là qu'elle devrait
être maximum et elle devrait aller en décroissant de ce point à la périphérie. C'est au contraire à la
périphérie qu'elle est le plus élevée. C'est là que se trouve la bande de terre réservée au dieu terme. Ce
n'est donc pas le tombeau familial qu'elle protège, c'est tout le champ. Si elle n'avait d'autre objet que
d'isoler les tombes des ancêtres, c'est autour de ces tombeaux, et non à la limite extrême du domaine
qu'aurait été tracée cette ligne d'isolement.
Cette erreur de Fustel de Coulanges vient de la conception trop étroite qu'il s'est faite du culte
domestique. Il l'a ramené au culte des morts, alors qu'en réalité il est beaucoup plus complexe. La
religion familiale n'est pas seulement la religion des ancêtres, c'est la religion de toutes les choses qui
participent à la vie de la famille, qui y jouent un rôle, de la moisson, de la végétation des champs, etc.
Plaçons-nous à ce point de vue compréhensif et peut-être les pratiques que nous avons décrites
deviendront-elles intelligibles. Il faut se rappeler que, à partir d'un certain moment de l'évolution, la
nature tout entière a pris un caractère religieux. (...) Tout est plein de dieux. La vie de l'univers et de
toutes les choses qui sont dans l'univers est rattachée à une infinité de principes divins. Le champ
jusque-là inculte est habité, possédé par des êtres religieux conçus sous une forme personnelle ou non
et qui en sont les maîtres. Il a comme tout au monde un caractère sacré. Or ce caractère le rend
inabordable. Peu importe que ces êtres religieux soient des démons naturellement malins ou des
divinités plutôt bienveillantes. L'agriculteur ne peut pénétrer dans le champ sans empiéter sur leur
domaine ; il ne peut labourer, remuer le soi, sans les troubler dans leur possession. Il s'expose donc,
s'il ne prend pas les précautions nécessaires, à leur colère qui est toujours redoutable.
Cela posé, les rites que nous avons rapportés apparaissent comme singulièrement semblables à
d'autres rites bien connus qui les éclairent : ce sont les sacrifices des prémices. De même que le sol est
chose divine, la moisson qui germe sur ce sol contient, elle aussi, un principe de ce genre. Il y a dans
la semence qui est déposée dans la terre une force religieuse qui se développe dans les tiges du blé et
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 119
qui, finalement, arrive dans le grain à son expression dernière. Les grains de blé sont donc eux aussi
sacrés, puisqu'ils ont en eux un dieu, et qu'ils sont ce dieu manifeste. Par suite, les mortels ne peuvent
y toucher tant que certaines opérations n'ont pas abaissé de quelques degrés la religiosité qui réside en
eux de manière à en rendre l'utilisation sans danger. C'est à quoi servent les sacrifices de prémices. Ce
qu'il y a de plus éminent et par suite de plus redoutable dans cette religiosité est concentré dans une
gerbe ou un certain nombre de gerbes, qui sont généralement les premières gerbes et ces gerbes sont
sacrées ; personne n'y touche, elles appartiennent à l'esprit ou au dieu de la moisson ; on les lui offre
sans qu'aucun mortel ose s'en servir. Alors le surplus de la moisson, tout en conservant encore
quelque chose de religieux, se trouve pourtant débarrassé de ce qui en rendait l'abord trop dangereux.
On peut l'employer pour des usages vulgaires, sans s'exposer à des vengeances divines, car le dieu a
reçu sa part et il a reçu sa part par cela seul qu'on a éliminé de la moisson ce qu'elle avait de trop
divin. On a empêché le principe sacré qui y résidait de passer dans le profane, puisqu'on le sépare du
profane et que, par le sacrifice, on l'a maintenu dans le domaine du divin. La ligne de démarcation des
deux mondes a donc été respectée : et c'est l'obligation religieuse par excellence. Ce que nous venons
de dire de la moisson pourrait se répéter identiquement de tous les produits de la terre. Voilà d'où
vient la règle qui interdit aux hommes de toucher aux fruits, quels qu'ils soient, avant d'en avoir
réservé les prémices et de les avoir offertes aux Dieux. Il n'y a pas de religions qui ne connaissent
cette institution.
Or les analogies avec la cérémonie religieuse du bornage sont frappantes. Le champ est sacré, il
appartient aux dieux, par suite il est inutilisable. Pour le faire servir à des usages profanes, on va
recourir aux mêmes procédés que pour la récolte ou la moisson. On va le décharger de l'excès de
religiosité qui est en lui afin de le rendre profane ou tout au moins profanable sans péril. Mais la
religiosité ne se détruit pas ; elle ne peut que se transposer d'un point sur un autre. Cette force
redoutée qui est dispersée dans le champ, on va donc la retirer, mais il faudra la transférer ailleurs. On
l'accumule à la périphérie. C'est à quoi servent les sacrifices que nous avons décrits. On concentre sur
un animal les forces religieuses qui sont diffuses dans le domaine ; puis cet animal, on le promène
tout autour du champ. Partout où il passe, il communique au sol qu'il foule le caractère religieux qui
est en lui et qu'il a retiré du champ. Ce sol devient sacré. Pour mieux y fixer cette religiosité
redoutable, on immole l'animal et on fait couler dans le terrain même qui a été creusé pour cela le
sang de la victime parce que le liquide sanguin est le véhicule par excellence de tous les principes
religieux. Le sang, c'est la vie, c'est l'animal même. Dès lors la bande de terre qui a servi de théâtre à
cette cérémonie est consacrée ; c'est en elle que se trouve reporté ce que le champ avait de divin.
Aussi est-elle réservée, on n'y touche pas, on ne la laboure pas, on ne la modifie pas. Elle n'est pas
aux hommes, elle est au dieu du champ. Tout l'intérieur du domaine se trouve dès lors à la disposition
des hommes qui peuvent s'en servir pour leurs besoins ; mais par cela même que la religiosité a été
comme repoussée à la limite du terrain, celui-ci se trouve ipso facto comme entouré d'un cercle de
sainteté qui le protège contre les incursions et les occupations du dehors. Il est probable d'ailleurs que
les sacrifices que l'on faisait dans ces circonstances avaient plus d'une fin. Comme malgré tout,
l'agriculteur avait troublé la possession des Dieux, commis une faute qui l'exposait, il était utile de le
racheter. Le sacrifice, du même coup, opérait ce rachat. La victime se chargeait de la faute commise
et l'expiait pour le compte des coupables. Et alors (par contrecoup) grâce aux opérations ainsi
conduites, non seulement les divinités étaient désarmées, mais elles étaient transformées en
puissances protectrices. Elles veillaient sur le champ, elles le défendaient, elles en assuraient la
prospérité. Nous pourrions répéter les mêmes explications à propos de pratiques qui étaient en usage
lors de la construction d'une maison. Pour construire une maison, il a fallu troubler les génies du sol.
On les a donc irrités et tournés contre soi. Ainsi toute maison nous est interdite ; elle est tabou. Pour
pouvoir y pénétrer, il faut un sacrifice préalable. On immole ces victimes sur le seuil, ou sur les
pierres de la fondation. Par là est racheté le sacrilège dont on s'est rendu coupable en même temps
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 120
qu'on change la vengeance à laquelle on se serait exposé en dispositions favorables et les démons
courroucés en génies protecteurs.
Mais ceux-là seuls peuvent se servir du champ et de la maison qui ont accompli les rites
nécessaires dont nous venons de parler. Seuls, ils ont racheté le sacrilège commis, seuls, ils se sont
concilié la bonne grâce des principes divins avec lesquels ils sont entrés en rapport. Les divinités
avaient un droit absolu sur les choses ; ils se sont en partie substitués à elles pour tout ce qui concerne
ce droit, mais ceux-là seuls qui ont opéré cette substitution peuvent en bénéficier. Seuls, par
conséquent, ils peuvent exercer le droit qu'ils ont ainsi conquis, pour ainsi dire, sur les dieux. Le
pouvoir d'user et d'utiliser leur appartient donc exclusivement en propre. Avant que l'opération ne fût
effectuée, tout le monde devait rester à l'écart des choses qui étaient complètement retirées de l'usage
profane ; maintenant tout le monde est tenu à la même abstention, eux seuls exceptés. La vertu
religieuse qui, jusque-là, protégeait le domaine divin contre toute occupation et tout empiétement
s'exerce désormais à leur profit ; et c'est elle qui fait le droit de propriété. C'est parce qu'ils l'ont ainsi
mis à leur service que ce domaine est devenu leur domaine. Un lien moral s'est formé par le sacrifice
entre eux et les dieux du champ et, comme ce lien existait déjà entre ces dieux et le champ, la terre
s'est ainsi trouvée rattachée aux hommes par un lien sacré.
Voilà comment ce droit de propriété a pris naissance. Le droit de propriété des hommes n'est
qu'un succédané du droit de propriété des dieux. C'est parce que les choses sont naturellement
sacrées, c'est-à-dire appropriées par les dieux, qu'elles ont pu être appropriées par les profanes. Aussi
le caractère qui fait la propriété respectable, inviolable et qui, par conséquent, fait la propriété, n'est
pas communiqué par les hommes au fonds ; ce n'est pas une propriété qui était inhérente aux
premiers, et de là est descendue sur les choses. Mais c'est dans les choses qu'il réside originairement,
et c'est des choses qu'il est remonté vers les hommes. Les choses étaient inviolables par elles-mêmes,
en vertu d'idées religieuses, et c'est secondairement que cette inviolabilité, préalablement atténuée,
modérée, canalisée est passée entre les mains des hommes. Le respect de la propriété n'est donc pas,
comme on le dit souvent, une extension aux choses du respect qu'impose la personnalité humaine, soit
individuelle, soit collective. Il a une tout autre source, extérieure à la personne. Pour savoir d'où il
vient, il faut chercher comment les choses ou les hommes acquièrent un caractère sacré.
. Å
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 121
QUATORZIÈME LEÇON
LE DROIT DE PROPRIÉTÉ
(suite)
. Å
La propriété n'est la propriété que si elle est respectée, c'est-à-dire sacrée. On pourrait croire a
priori que ce caractère sacré lui est venu de l'homme ; que c'est le laboureur qui a communiqué au sol
qu'il remue, qu'il exploite, quelque chose du respect dont il est lui-même l'objet, de la sainteté qui est
en lui. Dans ce cas, la propriété n'aurait d'autre valeur morale que celle que lui prête la personnalité
humaine : ce serait celle-ci qui, en entrant en rapport avec les choses, en les faisant siennes, leur
conférerait, par une sorte d'extension, une certaine dignité. Les faits semblent bien démontrer que la
notion de propriété s'est formée tout autrement. L'espèce de religiosité qui écarte de la chose
appropriée tout autre sujet que le propriétaire, ne vient pas de ce dernier ; elle résidait originellement
dans la chose elle-même. Par elles-mêmes, les choses étaient sacrées ; elles étaient peuplées de
principes, plus ou moins obscurément représentés, qui en étaient censés les véritables propriétaires et
qui les rendaient intangibles aux profanes. Ceux-ci n'ont donc pu empiéter sur le domaine divin qu'à
condition de faire aux dieux leur part, d'expier leur sacrilège par des sacrifices. Grâce à ces
précautions préalables, ils ont pu se substituer au droit des dieux, se mettre à la place de ces derniers.
Mais si, grâce à ce biais, le caractère religieux du champ avait cessé d'être un obstacle aux entreprises
du laboureur, il n'avait pas disparu. Il avait été simplement transporté du centre à la périphérie et là, il
produisait ses effets naturels contre tous ceux qui n'avaient pas acquis à son égard, une sorte
d'immunité. Les dieux n'avaient pas été chassés du champ, mais transférés à la périphérie : une sorte
de lien s'était fait entre le propriétaire et eux ; ils étaient devenus ses protecteurs et, par des
cérémonies périodiques, il s'assurait la continuation de leur faveur. Mais pour tous ceux qui étaient
au-dehors, ils continuaient à être des puissances redoutables. Malheur au voisin dont la charrue avait
simplement heurté un dieu terme ! Ils n'avaient désarmé que pour ceux qui avaient payé la dette qui
leur était due et s'étaient comportés avec eux comme il convenait. Le champ se trouvait ainsi mis à
l'abri de toute incursion et de toute usurpation étrangère ; un droit de propriété se trouvait fondé au
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 122
profit de certains hommes. Ce droit est donc d'origine religieuse ; la propriété humaine n'est que la
propriété religieuse, divine mise à la portée des hommes grâce à un certain nombre de pratiques
rituelles.
On s'étonnera peut-être de voir une institution aussi fondamentale et aussi générale que la
propriété reposer ainsi sur des croyances illusoires et des préjugés qui passent pour être sans
fondement objectif. Il n'y a pas de génies du sol ou de génies du champ ; comment donc une
institution sociale a-t-elle pu durer, qui n'a d'autre base que des erreurs ? Il semble qu'elle aurait dû
s'écrouler dès que l'on eut découvert que ces conceptions mystiques ne répondaient à rien. Mais c'est
que les religions, même les plus grossières, ne sont pas, comme on l'a quelquefois cru, de simples
fantasmagories qui ne correspondent à rien dans la réalité. Sans doute, elles n'expriment pas les
choses du monde physique telles qu'elles sont ; comme explication du monde, elles sont sans valeur.
Mais elles traduisent, sous forme symbolique, des nécessités sociales, des intérêts collectifs. Elles
figurent les divers rapports que la société soutient avec les individus dont elle est composée, ou les
choses qui font partie de sa substance. Et ces rapports, ces intérêts sont réels. A travers une religion,
on peut retrouver la structure d'une société, le degré d'unité qu'elle a atteint, la plus ou moins grande
coalescence des segments dont elle est formée, l'étendue d'espace qu'elle occupe, la nature des forces
cosmiques qui y jouent un rôle vital, etc. Les religions sont la manière primitive dont les sociétés
prennent conscience d'elles-mêmes et de leur histoire. Elles sont dans l'ordre social ce qu'est la
sensation dans l'individu. On demandera pourquoi elles défigurent ainsi les choses en les pensant;
mais est-ce que la sensation ne défigure pas les choses qu'elle représente aux individus ? Il n'y a pas
plus de son ou de couleur ou de chaleur dans le monde qu'il n'y a de dieux, de démons ou de génies.
Par cela seul que la représentation suppose un sujet qui se représente - (ici un sujet individuel et là,
collectif) - la nature de ce sujet est un facteur de la représentation et dénature les choses représentées.
L'individu, en pensant par la sensation les rapports qu'il soutient avec le monde qui l'entoure, y met ce
qui ne s'y trouve pas, des qualités qui viennent de lui. La société fait de même en pensant, par la
religion, le milieu qui la constitue. Seulement l'altération n'est pas la même dans les deux cas parce
que les sujets sont différents. C'est affaire à la science à rectifier ces illusions pratiquement
nécessaires. On peut donc être assuré que les croyances religieuses que nous avons trouvées à la base
du droit de propriété recouvrent des réalités sociales qu'elles expriment métaphoriquement.
Pour que notre explication fût vraiment satisfaisante, il faudrait donc atteindre ces réalités, sous la
lettre des mythes découvrir l'esprit qu'elle traduit ; c'est-à-dire apercevoir les causes sociales qui ont
donné naissance à ces croyances. La question revient à celle-ci : d'où vient que l'imagination
collective a été amenée à considérer le sol comme sacré, comme peuplé de principes divins ? Le
problème est beaucoup trop général pour pouvoir être traité ici, d'autant plus que la solution est loin
d'avoir été trouvée. Voici pourtant une manière provisoire de se représenter les choses. Elle permettra
du moins d'apercevoir comment ces hallucinations mythologiques peuvent, en réalité, avoir une
signification positive.
Les dieux ne sont autre chose que des forces collectives incarnées, hypostasiées sous forme
matérielle. Au fond, c'est la société que les fidèles adorent ; la supériorité des dieux sur les hommes,
c'est celle du groupe sur ses membres. Les premiers dieux ont été les objets matériels qui servaient
d'emblèmes à la collectivité et qui, pour cette raison, en sont devenus les représentations : par suite de
ces représentations, ils ont participé aux sentiments de respect que la société inspire aux particuliers
qui la composent. C'est de là qu'est venue la divinisation. Mais si la société est supérieure à ses
membres pris isolément, elle n'existe qu'en eux et par eux. L'imagination collective devait donc être
amenée à concevoir les êtres religieux comme immanents aux hommes eux-mêmes. C'est en effet ce
qui est arrivé. Chaque membre du clan est censé contenir en lui une parcelle de ce totem dont le culte
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 123
est la religion du clan. Dans le clan du loup, chaque individu est un loup. Il a en lui un dieu et même
plusieurs. Si donc il y a des dieux dans les choses, notamment dans le sol, c'est parce que les choses et
notamment le sol sont associés à la vie intime du groupe aussi bien que les individus humains. C'est
qu'elles sont crues vivre de la vie commune. Par suite, il est tout naturel que le principe de la vie
commune réside en elles et les rende sacrées. Nous entrevoyons maintenant ce qu'est ce caractère
religieux dont le sol est revêtu. Ce n'est pas une simple invention sans consistance, une idée de rêve.
C'est l'empreinte que la société a mise sur les choses par cela seul qu'elles étaient étroitement
mêlées à sa vie, qu'elles faisaient partie d'elle-même. Si le sol était inabordable aux particuliers, c'est
qu'il appartenait à la société. Voilà la puissance réelle qui l'a ainsi mis à part et soustrait à toute
appropriation privée. Tout ce que nous avons dit par conséquent pourrait se traduire ainsi : c'est que
l'appropriation privée suppose une première appropriation collective. Nous disions que les fidèles se
substituaient au droit des dieux : nous dirons que les particuliers se sont substitués au droit de la
collectivité. C'est de celle-ci qu'émane toute religiosité. Elle seule, si l'on s'en tient aux choses
empiriquement connues, a un pouvoir suffisant pour élever ainsi une réalité quelle qu'elle soit, champ,
animal, personne, au-dessus des atteintes privées. Et la propriété privée est née parce que l'individu a
fait tourner à son profit, à son usage, ce respect que la société inspire, cette dignité supérieure dont
elle est revêtue et qu'elle avait communiquée aux choses dont est fait son substitut matériel. Quant à
l'hypothèse d'après laquelle c'est le groupe qui fut le premier propriétaire, elle est parfaitement
conforme aux faits. Nous savons en effet que c'est le clan qui possède d'une manière indivise le
territoire qu'il occupe et qu'il exploite par la chasse ou par la pêche.
De ce point de vue, même ces pratiques rituelles que nous avons décrites prennent une
signification et peuvent être traduites en un langage laïque. Ce sacrilège que l'homme croit commettre
envers les dieux par cela seul qu'il déchire et bouleverse le sol, il le commet réellement envers la
société ; puisqu'elle est la réalité cachée derrière ces conceptions mythologiques. C'est donc à elle, en
quelque sorte, que s'adressent ces sacrifices qu'il fait, cette victime qu'il immole. Aussi, quand ces
imaginations se dissiperont, quand ces dieux fantomatiques s'évanouiront, quand la réalité qu'ils
figuraient apparaîtra toute seule, c'est à elle, c'est-à-dire à la société que s'adresseront ces redevances
annuelles par lesquelles le fidèle achetait primitivement de ses divinités le droit de labourer et
d'exploiter le sol. Ces sacrifices, ces prémices de toute sorte sont la première forme des impôts. Ce
sont des dettes qu'on payait d'abord aux dieux, puis ils deviennent la dîme payée aux prêtres et cette
dîme est déjà un impôt régulier qui passe par la suite entre les mains des pouvoirs laïques. Ces rites
expiatoires et propitiatoires deviennent définitivement un impôt qui s'ignore. Mais le germe de
l'institution s'y trouve et il se développera dans l'avenir.
Si donc cette explication est fondée, la nature religieuse de l'appropriation put longtemps signifier
simplement que la propriété privée a été une concession de la collectivité. Mais quoi qu'il en soit de
cette interprétation, les conditions dans lesquelles la propriété prenait naissance en déterminaient la
nature. Elle ne pouvait être que collective. En effet, c'est par groupes qu'on s'appropriait ainsi le sol,
qu'on procédait aux formalités que nous avons décrites, et dès lors tout le groupe bénéficiait des
résultats de ces formalités. Celles-ci avaient même pour effet de lui donner une personnalité et une
cohésion qu'il n'avait pas primitivement. Car cette bande de terrain consacré qui isole le champ des
champs voisins, isole aussi tous ceux qui s'y trouvent des groupes similaires, établis ailleurs. C'est
pourquoi l'avènement de l'agriculture a certainement donné aux groupes familiaux plus restreints que
le clan une cohésion, une fixité qu'ils n'avaient pas jusqu'alors. C'est vraiment l'individualité du
champ qui a fait leur individualité collective. Désormais, ils ne pouvaient plus, sous l'influence des
moindres circonstances, se former pour un temps et se disperser selon le sens où les poussaient des
sympathies privées ou des intérêts passagers. Ils avaient des formes, une ossature définie qui était
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 124
marquée d'une manière indélébile sur le terrain même qu'ils occupaient, puisque c'étaient les formes
mêmes, les formes immuables de ce terrain.
Par là se trouve expliqué un des caractères de la propriété familiale collective que nous avons déjà
eu l'occasion de signaler l'an dernier. C'est que, sous ce régime, les personnes sont possédées par les
choses au moins autant que les choses par les personnes. Les parents ne sont parents que parce qu'ils
exploitent en commun un certain domaine. Que l'un sorte définitivement de cette communauté
économique et tout lien de parenté est coupé avec ceux qui restent. Cette influence prépondérante des
choses est rendue très sensible par ce fait que, dans de certaines conditions, ils peuvent sortir du
groupe ainsi constitué ; ils peuvent cesser d'être parents. Les choses, au contraire, le fonds et tout ce
qui y tient de près, y restent à perpétuité puisque le patrimoine est inaliénable 1. Dans certains cas,
cette possession des personnes par les choses finit même par devenir un véritable esclavage. C'est ce
qui arrivait à la fille épicière à Athènes. Quand un père n'avait pour descendance qu'une fille, c'est elle
qui héritait, mais c'était la condition juridique des biens qu'elle recevait ainsi qui fixait sa propre
condition juridique à elle. Comme ces biens ne devaient pas sortir de la famille, précisément parce
qu'ils en étaient l'âme, l'héritière était tenue d'épouser son plus proche parent mâle ; si elle était déjà
mariée, elle devait rompre son mariage ou abandonner son héritage. La personne suivait la chose. La
fille était héritée plus qu'elle n'héritait. Tous ces faits s'expliquent aisément si la propriété immobilière
a l'origine que nous avons dite. Car alors c'est elle qui relie le fonds à la famille ; c'est elle qui en a
constitué le centre de gravité, qui lui a même prêté ses formes extérieures. La famille, c'est l'ensemble
des individus qui vivaient dans cet îlot religieux isolé que formait tel domaine. Ce sont les lois qui les
unissent au sol sacré qu'ils exploitaient qui, par contrecoup, les unissent les uns aux autres. Voilà
d'une manière générale d'où vient l'espèce de culte dont est l'objet le champ familial, le prestige
religieux qu'il avait auprès des esprits. Ce prestige ne lui vient pas simplement de la grande
importance que la terre a pour des agriculteurs, ni de la toute-puissance de la tradition, mais
simplement de ce que le sol, de lui-même, était tout pénétré de religiosité. Il était la chose sainte dont
la sainteté s'est communiquée à la famille beaucoup plus qu'elle n'en est venue.
Mais, précisément parce que la propriété, quand elle est à ses origines, ne peut être que collective,
il reste à expliquer comment elle est devenue individuelle. D'où vient que les individus ainsi groupés
ensemble, unis à un même ensemble de choses, ont fini par acquérir sur des choses distinctes des
droits distincts ? Le sol, en principe, ne peut pas se démembrer, il forme une unité, c'est l'unité de
l'héritage ; et cette unité indivisible s'impose au groupe des individus. D'où vient que, pourtant,
chacun d'eux est arrivé à se faire une propriété particulière ? - Comme on peut le prévoir, cette
individuation de la propriété ne peut se produire sans être accompagnée d'autres changements dans la
situation respective des choses et des personnes. Car tant que les choses conservaient cette espèce de
supériorité morale sur les personnes, il était impossible à l'individu de s'en rendre maître et d'établir
sur elles son empire.
Deux voies différentes ont dû mener à ce résultat. D'abord il a suffi qu'un ensemble de circons-
tances élevât en quelque sorte en dignité l'un des membres du groupe familial, lui conférât ainsi un
prestige que n'avait aucun des autres et en fît le représentant de la société domestique. Par suite, les
liens qui attachaient les choses au groupe les attachèrent directement à cette personnalité privilégiée.
Et comme elle incarnait en elle tout le groupe, hommes et choses, elle se trouva investie d'une autorité
qui mit sous sa dépendance les choses comme les hommes ; et ainsi une propriété individuelle prit
naissance. C'est avec l'avènement du pouvoir paternel et, plus spécialement du pouvoir patriarcal, que
cette transformation s'accomplit. Nous avons vu, l'an dernier, quelles sont les causes qui amenèrent la
famille à sortir de l'état d'homogénéité démocratique que présentaient encore récemment les familles
chez les Slaves et à se choisir un chef auquel elle se soumet. Nous avons vu comment, par cela même,
ce chef devient une haute puissance morale et religieuse ; c'est qu'en lui s'absorbe toute la vie du
groupe et il eut ainsi sur chacun de ses membres la même supériorité que la collectivité elle-même. Il
fut l'être familial personnifié. Et ce n'est pas seulement les personnes, les traditions, les sentiments
qu'il se trouve ainsi exprimer dans sa personne. Mais c'est encore et surtout le patrimoine avec toutes
les idées qui s'y rattachaient. La famille romaine était faite de deux sortes d'éléments : le père de
famille, d'un côté, et, de l'autre, tout le reste de la famille, ce qu'on appelait la familia, laquelle
comprenait à la fois les fils de famille et les descendants, les esclaves et toutes les choses. Or tout ce
qu'il pouvait y avoir de moral, de religieux, dans la familia était comme concentré dans la personne
du père. C'est ce qui fit à cette dernière une situation tellement éminente. Le centre de gravité de la
famille se trouva ainsi déplacé. Il passa des choses où il résidait dans une personne déterminée.
Désormais un individu se trouva propriétaire et dans le sens plein du mot, puisque les choses
dépendirent de lui plus qu'il ne dépendait d'elles. Il est vrai que tant que le pouvoir du père de famille
fut aussi absolu qu'il l'était à Rome, il était seul à exercer ce droit de propriété. Mais, quand il avait
disparu, ses fils, chacun de leur côté, étaient appelés à l'exercer à leur tour. Et peu à peu, à mesure que
le pouvoir patriarcal devint moins despotique, au moins en droit, à mesure que l'individualité des fils
commença à être reconnue même avant la mort du père, ils purent, au moins dans une certaine
mesure, devenir propriétaires de son vivant.
La seconde cause que nous avons signalée ne fut pas d'ailleurs sans concourir à ce résultat. Son
action fut parallèle à celle dont nous venons d'indiquer les effets et les renforça.
Cette cause, c'est le développement de la propriété mobilière. Seuls, en effet, les biens fonciers
avaient ce caractère religieux qui les soustrayait, en quelque sorte, à la disposition des individus et,
par conséquent, rendait nécessaire un régime communautaire. Au contraire, les biens meubles par
eux-mêmes étaient, en principe, de nature profane. Seulement tant que l'industrie resta purement
agricole, ils ne jouaient qu'un rôle secondaire et accessoire ; ils n'étaient guère que des dépendances et
des appendices de la propriété immobilière. Celle-ci était le centre autour duquel gravitait tout ce qu'il
y avait de mobile dans la famille, les choses comme les gens. Elle maintenait donc les premières dans
sa sphère d'action, les empêchait, par suite, de se faire une condition juridique en rapport avec ce
qu'avait de particulier leur nature et de développer ainsi le germe de droit nouveau qui était en elles.
Aussi les gains que les membres de la famille pouvaient faire en dehors de la communauté familiale
tombaient dans ce patrimoine familial, se confondaient avec le reste des biens en vertu du principe qui
fait que l'accessoire suit le principal. Mais, comme nous l'avons dit, les instruments, animés ou
inanimés, qui servaient plus spécialement aux travaux agricoles, qui étaient par suite plus étroitement
en rapport avec le sol, participaient à l'attribut caractéristique de ce dernier, ils étaient inaliénables. -
Mais avec le temps, avec les progrès du commerce et de l'industrie, la propriété mobilière prit plus
d'importance ; alors elle s'émancipa de cette propriété foncière dont elle n'était qu'une annexe, elle
joua par elle-même un rôle social, différent de celui que remplissait la propriété foncière, elle devint
un facteur autonome de la vie économique. Ainsi se constituèrent des centres nouveaux de propriété
en dehors de la propriété immobilière, et qui, par conséquent, n'en eurent pas les caractères. Les
choses qui y étaient comprises n'avaient rien en elles qui les mît au-dessus des atteintes prévues : ce
n'étaient que des choses et l'individu entre les mains duquel elles parvenaient se trouvait davantage
vis-à-vis d'elles sur un pied d'égalité, ou même de supériorité. Il pouvait donc en disposer plus
librement. Rien ne les fixait, à tel point déterminé de l'espace ; rien ne les immobilisait ; elles se
trouvaient ainsi ne tenir directement qu'à la personne de celui qui les avait acquises, de quelque
manière d'ailleurs qu'il les eût acquises. Voilà comment prit naissance ce droit de propriété nouveau.
Mais à travers notre droit actuel, on voit très bien que la propriété immobilière et l'autre sont de
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 126
nature différente, correspondent à des phases distinctes de l'évolution juridique. La première est
encore toute chargée d'interdits, de gênes qui sont des souvenirs de son antique nature religieuse. La
seconde a toujours été plus mobile, plus libre, plus complètement abandonnée à l'arbitraire des
particuliers. Mais si réelle que soit cette dualité, elle ne doit pas faire perdre de vue que l'une de ces
propriétés est sortie de l'autre. La propriété mobilière, comme entité juridique distincte, ne s'est
formée qu'à la suite et à l'imitation de la propriété immobilière ; c'en est une image affaiblie, une
forme atténuée. C'est l'institution de la propriété immobilière qui, la première, établit un lien sui
generis entre des groupes de personnes et de choses déterminées. Une fois cela fait, l'esprit publie se
trouva tout naturellement préparé à admettre que, dans des conditions sociales partiellement
différentes, des liens analogues, quoique différents, puissent avoir pour point d'attache, non plus des
collectivités, mais des personnalités individuelles. Mais ce n'était qu'une application à des
circonstances nouvelles d'une réglementation antérieure. La propriété mobilière n'est que la propriété
foncière modifiée en conséquence de caractères particuliers aux meubles. Aussi porte-t-elle encore
aujourd'hui la marque de ses origines. Elle est en effet héréditaire, au même titre que l'autre ; en cas
de descendance en ligne directe, l'hérédité est même obligatoire. Or l'héritage est certainement une
survivance de l'ancienne propriété communautaire. C'est donc bien que celle-ci, qui se confond à
l'origine avec la propriété immobilière, a bien été réellement le prototype de la propriété mobilière.
On entrevoit maintenant comment la propriété actuelle se rattache aux croyances mystiques que
nous avons trouvées à la base de l'institution. Primitivement la propriété est foncière, ou du moins les
caractères de la propriété foncière s'étendent même aux meubles à cause de leur moindre importance ;
et ces caractères, en vertu de leur nature religieuse, impliquent nécessairement le communisme. Tel
est le point de départ. Puis un double processus de la propriété collective dégage la propriété
individuelle. D'autre part, la concentration de la famille d'où est résultée la constitution du pouvoir
patrimonial fait partir de la personne du chef de la famille toutes ces vertus religieuses qui étaient
immanentes aux patrimoines et qui faisaient leur situation exceptionnelle. Dès lors, l'homme est au-
dessus des choses et c'est tel homme en particulier qui occupe cette situation, c'est-à-dire qui possède.
Des systèmes de choses profanes se constituent indépendamment du domaine familial,
s'affranchissent de ce dernier et deviennent ainsi l'objet du droit de propriété nouveau, essentiellement
individuel. Et d'autre part l'individualisation de la propriété fut due à ce que les biens fonciers
perdirent leur caractère sacro-saint qui fut absorbé par l'homme, et à ce que les biens qui n'avaient pas
par eux-mêmes ce caractère se développèrent assez pour se faire une organisation juridique distincte
et différente. Mais comme la propriété commune est la souche dont les autres sont issues, on en
retrouve la trace dans la manière dont ces dernières sont organisées.
On s'étonnera peut-être de ne voir assigner dans la genèse du droit de propriété aucun rôle à l'idée
d'après laquelle elle dérive du travail. Mais qu'on regarde la manière dont le droit de propriété est
réglementé par notre code, on ne voit nulle part que ce principe y soit formulé expressément. La
propriété, disent les articles 711 et 712 du Code civil, s'acquiert par succession - donation - accession
- prescription, ou par l'effet des obligations. Or, sur les cinq modes d'acquisition ainsi énumérés, les
quatre premiers n'impliquent à aucun degré l'idée du travail, et le cinquième ne l'implique pas
nécessairement. Si la vente me transmet la propriété d'une chose, ce n'est ni parce que cette chose a
été produite par le travail de celui qui me la cède, ni parce que ce que je donne en échange est le
résultat de mon travail, mais c'est simplement parce que l'une et l'autre chose sont régulièrement
possédées par ceux qui les échangent, c'est-à-dire que cette possession est fondée sur un titre régulier.
Dans le droit romain, le principe est encore plus manifestement absent. On peut dire que, dans le
droit, l'élément essentiel de tous les modes d'acquisition de la propriété, c'est l'appréhension
matérielle, la détention, le contact. Non que ce fait physique suffise pour constituer la propriété ; mais
il est toujours nécessaire, au moins à l'origine. Au reste, ce qui montre a priori que cette idée n'a pas
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 127
pu affecter, ou du moins affecter profondément, le droit de propriété, c'est qu'elle est d'une origine
toute récente. C'est seulement avec Locke qu'apparaît la théorie d'après laquelle la propriété n'est
légitime qu'à condition d'être fondée sur le travail. Au commencement du siècle, Grotius paraît encore
l'ignorer.
Est-ce à dire qu'elle soit complètement absente de notre droit ? Nullement, mais ce n'est pas des
dispositions relatives au droit de propriété qu'elle a pris naissance ; c'est plutôt dans le droit
contractuel. De plus, il nous paraît juste que tout travail utilisé ou utilisable par autrui soit rémunéré et
que cette rémunération soit proportionnelle au travail utile dépensé. Or, toute rémunération confère
des droits de propriété, puisqu'elle transmet des choses à celui qui en est le bénéficiaire. Il se fait ainsi
un mouvement, une transformation dans le droit des contrats qui doit nécessairement affecter le droit
de propriété. On peut même prévoir que le principe qui tendait à se développer est en antagonisme
avec celui sur lequel a reposé jusqu'à présent l'appropriation personnelle. Car le travail à soi tout seul
ne nous suffit pas, il implique une matière, un objet auquel il s'applique et il faut que cet objet soit
déjà approprié puisqu'on travaille pour le modifier. Le travail supprime donc ces appropriations qui
ne reposent pas sur le travail. De là ces conflits entre les exigences nouvelles de la conscience morale
qui tendent à se faire jour et la conception ancienne de l'organisation du droit de propriété. Mais
comme ces exigences nouvelles ont leur origine dans les idées qui tendent à se faire jour de la justice
contractuelle, c'est dans le principe du contrat qu'il convient de les étudier.
. Å
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 128
QUINZIÈME LEÇON
LE DROIT CONTRACTUEL
. Å
Nous avons vu de quelle manière paraît s'être constitué le droit de propriété. La religiosité diffuse
dans les choses et qui les soustrayait à toute appropriation profane a été reportée, au moyen de rites
déterminés, soit au seuil de la maison, soit à la périphérie du champ et y a constitué ainsi comme une
ceinture de sainteté, comme un remblai sacré qui a protégé le domaine contre tout empiétement
étranger. Ceux-là seuls pouvaient franchir cette zone et pénétrer dans l'îlot qui avait été ainsi
religieusement isolé du reste, qui avaient accompli les rites, c'est-à-dire qui avaient contracté des liens
particuliers avec les êtres sacrés, propriétaires originaires du sol. Puis peu à peu cette religiosité qui
était dans les choses elles-mêmes passa dans les personnes ; les choses cessèrent d'être sacrées par
elles-mêmes, elles n'eurent plus ce caractère qu'indirectement parce qu'elles dépendaient des
personnes qui, elles, étaient sacrées. La propriété, de collective, devint personnelle. Car tant qu'elle
tenait exclusivement à la qualité religieuse des objets, elle ne se rapportait à aucun sujet déterminé ;
ce n'est pas dans les personnes, ni à plus forte raison dans telle personne qu'elle avait sa source, son
lieu d'origine et par conséquent aucune personne n'en était considérée comme la détentrice. Tout le
groupe qui se trouvait ainsi enfermé dans cette sorte d'enceinte sacrée avait les mêmes droits et les
générations nouvelles étaient appelées à la jouissance des mêmes droits par cela seul qu'elles
naissaient au sein du groupe. La propriété personnelle n'apparut que, quand de la masse familiale, un
individu se détacha qui incarna en lui toute la vie religieuse éparse dans les gens et dans les choses de
la famille et qui devint le détenteur de tous les droits du groupe.
On sera peut-être étonné de voir le droit de propriété individuelle ainsi rattaché à de vieilles
conceptions religieuses et on sera peut-être porté à croire que de semblables représentations ne
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 129
sauraient constituer pour l'institution un fondement bien solide. Mais nous avons déjà vu que, si les
croyances religieuses ne sont pas vraies à la lettre, elles ne laissent pas d'exprimer des réalités sociales
quoiqu'elles les traduisent sous formes symboliques et métaphoriques. Et en effet nous savons que ce
caractère religieux dont se trouve aujourd'hui marqué l'individu est bien fondé dans la réalité ; il ne
fait qu'exprimer la très haute valeur que la personnalité individuelle a acquise au regard de la
conscience morale, la dignité dont elle est revêtue et nous savons aussi combien cette estime de
l'individu tient étroitement à toute notre institution sociale. Or, il est inévitable que cette vertu
religieuse dont l'individu est investi s'étende de là aux choses avec lesquelles il est étroitement et
légitimement en rapport. Les sentiments de respect dont il est l'objet ne peuvent pas se limiter à sa
seule personne physique ; les objets qui sont considérés comme siens ne peuvent pas ne pas y
participer. Non seulement cette extension est nécessaire, mais elle est utile. Car notre organisation
morale implique qu'une large initiative doit être laissée à l'individu ; or pour que cette initiative soit
possible, il faut qu'il y ait une sorte de domaine où l'individu soit son seul maître, où il puisse agir
avec une entière indépendance, se retirer à l'abri de toute pression étrangère pour être vraiment lui-
même. Cette liberté individuelle qui nous tient tant à cœur ne suppose pas seulement la faculté de
mouvoir nos membres à notre guise ; elle implique l'existence d'un cercle de choses dont nous
pouvons disposer à volonté. L'individualisme ne serait qu'un mot si nous n'avions une sphère
matérielle d'action au sein de laquelle nous exerçons une sorte de souveraineté. Quand on dit que la
propriété individuelle est chose sacrée, on ne fait donc qu'énoncer sous forme symbolique un axiome
moral incontestable ; car la propriété individuelle est la condition matérielle du culte de l'individu.
Seulement la propriété individuelle se trouve ainsi caractérisée plutôt qu'expliquée. Ce que nous
venons de dire permet de comprendre comment les choses possédées légitimement sont et doivent être
investies d'un caractère qui les isole de toute atteinte ; mais ce qui précède ne nous a nullement appris
à quelles conditions les choses doivent satisfaire pour qu'on puisse dire d'elles qu'elles sont
légitimement possédées, qu'elles font légitimement partie d'un domaine individuel. Tout ce qui entre
en rapport avec l'individu, même en rapports durables, ne peut pas être légitimement approprié par
lui, ne devient pas pour cela sa propriété. Quand donc l'appropriation est-elle fondée en justice ? C'est
ce que le caractère sacré dont est revêtue la personne ne saurait aucunement déterminer. Jadis quand
la propriété était collective, la difficulté n'existait pas. Car le droit de propriété avait alors pour origine
une qualité sui generis qui était inhérente aux choses elles-mêmes et non aux personnes. Il n'y avait
donc pas à se demander à quelles choses elle pouvait se communiquer : puisqu'elle y résidait. Toute la
question était de savoir quelles personnes pouvaient utiliser à leur bénéfice cette qualité, et la réponse
allait de soi. Ceux-là seuls pouvaient s'en servir qui, par les moyens indiqués, avaient su la rendre
utilisable. Mais aujourd'hui il n'en est pas de même. C'est dans la personne que résident les caractères
qui fondent la propriété. Mais alors la question se pose : quels rapports les choses doivent soutenir
avec la personne pour que le caractère sacré de la personne puisse légitimement se communiquer aux
choses ? Car c'est cette communication qui constitue l'appropriation.
Le seul moyen de résoudre la question est d'examiner les différentes manières dont s'acquiert la
propriété, de chercher à en dégager le principe ou les principes et de voir comment ils se sont fondés
dans notre organisation sociale. Cette acquisition a deux sources principales : c'est le contrat et
l'héritage. Sans doute, c'est simplifier les choses que de s'en tenir à ces deux seuls procédés. Il y a
encore, en outre, les donations, la prescription ; mais les seules donations qui jouent à cet égard un
rôle important sont les donations testamentaires et, comme elles sont étroitement en rapport avec
l'héritage, nous aurons à nous en occuper à ce sujet. Quant à la prescription, s'il serait fort intéressant
de l'étudier au point de vue historique, il est bien certain qu'elle n'a qu'une part très minime dans la
distribution actuelle de la propriété. Les deux voies essentielles par lesquelles nous devenons
propriétaires sont donc l'échange contractuel et l'hérédité. Par la seconde, nous acquérons ces
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 130
propriétés toutes faites ; c'est par la première que nous créons des objets nouveaux de propriété. Mais,
dira-t-on, n'est-ce pas attribuer au contrat ce qui ne peut être que le produit du travail ? Le travail seul
est créateur. Mais, en lui-même, le travail consiste exclusivement en un certain déploiement d'énergie
musculaire ; il ne peut donc créer des choses. Les choses ne peuvent être que la rémunération du
travail ; il ne peut pas les créer de rien ; elles sont le prix du travail de même qu'elles en sont les
conditions. Le travail ne peut donc engendrer la propriété que par voie d'échange et tout échange est
un contrat explicite ou implicite.
Or de ces deux sources actuelles de la propriété, il en est une qui apparaît de prime abord comme
en contradiction avec le principe même sur lequel repose la propriété actuelle, c'est-à-dire la propriété
individuelle. En effet, la propriété individuelle est celle qui a son origine dans l'individu qui possède
et en lui seul. Or, par définition, la propriété qui résulte de l'héritage vient d'autres individus. Elle s'est
formée en dehors de lui ; elle n'est pas son œuvre ; elle ne peut donc avoir avec lui qu'un rapport tout
extérieur. Nous avons vu que la propriété individuelle est l'antagoniste de la propriété collective. Or
l'héritage est une survivance de cette dernière. Lorsque la famille, jadis indivise, se fragmente,
l'indivision primitive subsiste sous une autre forme. Les droits que chaque membre du groupe avait
sur la propriété des autres furent comme paralysés et tenus en échec du vivant de ces derniers. Chacun
jouit de ses biens à part ; mais dès que le détenteur actuel venait à mourir, le droit de ses anciens
copropriétaires reprenait toute son énergie et toute son efficacité. Ainsi s'établit le droit successoral.
Pendant longtemps le droit de copropriété familiale fut tellement fort et respecté que, quoique la
famille ne vécût plus en communauté, il s'opposa à ce que chaque détenteur actuel pût disposer de ses
biens par donation testamentaire ou autre. Il n'avait qu'un droit de jouissance ; c'est la famille qui était
propriétaire. Seulement comme elle ne pouvait exercer collectivement ce droit par suite de sa
dispersion, c'était le parent le plus proche du décédé qui était substitué aux droits de ce dernier.
L'héritage est donc solidaire d'idées et de pratiques archaïques qui sont sans fondement dans nos
mœurs actuelles. Cette seule remarque sans doute n'autorise pas à conclure que cette institution doit
totalement disparaître ; car il y a parfois des survivances nécessaires. Le passé se maintient sous le
présent tout en contrastant avec lui. Toute organisation sociale est pleine de ces contrastes. Nous ne
pouvons pas faire que ce qui a été ne soit pas ; le passé est réel, et nous lie pouvons pas faire qu'il n'ait
pas été. Les formes sociales les plus anciennes ont servi de base aux plus récentes et il arrive bien
souvent qu'une sorte de solidarité se soit établie entre les uns et les autres de telle sorte qu'il faut
conserver quelque chose des premières pour maintenir les secondes. Mais tout au moins les
considérations qui précèdent suffisent à démontrer que des deux grands procédés par lesquels
s'acquiert la propriété, l'héritage est celui qui est destiné à perdre de plus en plus de son importance.
Tout nous amène donc à prévoir que c'est dans l'analyse du droit contractuel que nous trouverons le
principe sur lequel est appelée à se fonder dans l'avenir l'institution de la propriété. Abordons donc
cette étude.
DU CONTRAT
La notion de contrat passe couramment pour être une opération d'une telle simplicité qu'on a cru
pouvoir en faire le fait élémentaire d'où tous les autres faits sociaux seraient dérivés. C'est sur cette
idée que repose la théorie dite du contrat social. Le lien social par excellence, celui qui unit les
individus en une même communauté, aurait été ou devrait être contracté. Et si l'on fait ainsi du contrat
le phénomène primitif, soit chronologiquement, soit, comme l'entend Rousseau, logiquement, c'est
que la notion en paraît claire par elle-même. Il semble qu'elle n'ait pas besoin d'être rattachée à
quelque autre notion qui l'explique. Les juristes ont souvent procédé d'après le même principe. C'est
ainsi qu'ils ont ramené toutes les obligations qui naissent du fait de l'homme soit à des délits, soit à
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 131
des contrats. Et toutes les autres obligations qui n'ont pas expressément leur source dans un délit ou
dans un contrat proprement dit sont considérées comme des variétés des précédentes. Ainsi s'est
formé le concept du quasi-contrat par lequel on rend compte par exemple des obligations qui naissent
de la gestion des affaires d'autrui, ou du fait qu'un créancier a reçu plus qu'il ne lui était dû. L'idée du
contrat paraissait tellement lumineuse par elle-même, que la cause génératrice de ces diverses
obligations paraissait elle-même ne plus rien avoir d'obscur du moment qu'on l'avait assimilée au
contrat proprement dit, qu'on l'avait érigée en une espèce de contrat. Mais rien n'est plus trompeur que
cette apparente clarté. Bien loin que l'institution du contrat soit primitive, elle n'apparaît et surtout ne
se développe qu'à une date très tardive. Bien loin qu'elle soit simple, elle est d'une extrême
complexité et il n'est pas facile de voir comment elle s'est formée. C'est ce qu'il importe avant tout de
bien comprendre. Pour nous en assurer, commençons par bien déterminer en quoi consiste le lien
contractuel.
Et d'abord, plus généralement, en quoi consiste un lien moral juridique ? On appelle ainsi une
relation que la conscience publique conçoit entre deux sujets, individus ou collectifs, ou bien encore
entre ces sujets et une chose, et en vertu de laquelle l'un des termes en présence a sur l'autre au moins
un droit déterminé. Très généralement, il y a droit de part et d'autre.
Mais cette réciprocité n'est pas nécessaire. L'esclave est lié juridiquement à son maître et pourtant
n'a pas de droit sur ce dernier. Or les liens de ce genre peuvent avoir deux sources différentes : ou
bien ils tiennent à un état réalisé, soit des choses, soit des personnes en rapport; et tel que, soit d'une
manière chronique, soit d'une manière durable, elles sont de telle ou telle nature, situées ici ou là,
conçues par la conscience publique comme affectées de tels ou tels caractères acquis. Ou bien ils
tiennent à un état des choses ou des personnes non encore réalisé, mais simplement voulu de part et
d'autre. C'est donc dans ce cas, non la nature intrinsèque de l'état, mais le fait de le vouloir qui est
générateur du droit ; celui-ci consiste dans ce cas simplement à le réaliser tel qu'il a été voulu. Ainsi,
parce que je suis né dans telle famille, que je porte tel nom, j'ai des devoirs envers telles personnes
qui me sont parentes ou envers telles autres dont je puis avoir à exercer la tutelle. Parce que telle
chose est effectivement entrée dans mon patrimoine par un moyen légitime, j'ai sur cette chose des
droits de propriété. Parce que je possède tel immeuble, situé de telle manière, j'ai sur l'immeuble
voisin tel droit de servitude, etc. Dans tous ces cas, c'est un fait acquis ou réalisé qui donne naissance
au droit que j'exerce. Mais quand je m'entends avec le propriétaire d'une maison pour qu'il me loue sa
propriété moyennant une somme qui lui sera versée chaque année dans telles conditions définies, il y
a simplement de ma part volonté d'occuper cet immeuble et de verser la somme promise, de la part de
l'autre partie volonté de renoncer à ses droits moyennant la somme convenue. Mais il n'y a en
présence que des volitions, que des états de la volonté, et cependant cet état des volontés peut suffire
à engendrer des obligations et par conséquent des droits. C'est aux liens qui naissent ainsi qu'il faut
réserver la qualification de contractuels. Sans doute, entre ces deux types opposés, il y a une
multitude d'intermédiaires qui font le passage de l'un à l'autre ; mais l'essentiel est de bien mettre en
regard les formes extrêmes afin que le contraste rende plus sensibles les particularités carac-
téristiques. Or rien de plus net que cette opposition telle qu'elle vient de se présenter à nous. D'une
part, des relations juridiques ayant pour origine le statut des personnes ou des choses ou des
modifications dès à présent recélées dans ce statut ; de l'autre, des relations juridiques ayant pour
origine des volontés concordantes en vue de modifier ce statut.
Or il résulte immédiatement de cette définition que le lien contractuel ne saurait être primitif. En
effet, des volontés ne peuvent s'entendre pour contracter des obligations que si ces obligations ne
résultent pas de l'état juridique, dès à présent acquis, soit des choses, soit des personnes ; il ne peut
s'agir que de modifier le statut, que de surajouter aux relations existantes des relations nouvelles. Le
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 132
contrat est donc une source de variations qui suppose un premier fond juridique, ayant une autre
origine. Le contrat est, par excellence, l'instrument par lequel s'effectuent les mutations. Ce n'est pas
lui qui peut constituer les premières et fondamentales assises sur lesquelles repose le droit. Il implique
que deux personnalités juridiques au moins sont déjà constituées et organisées, qu'elles entrent en
rapports, et que ces rapports altèrent leur constitution ; que quelque chose qui ressortissait à l'une
passe à l'autre et réciproquement. Par exemple, voilà deux familles A et B ; une femme sort de A pour
aller avec un homme de B et devenir, à certains égards, membre intégrant de ce dernier groupe. Une
mutation s'est opérée dans l'effectif des personnes. Que cette mutation se fasse pacifiquement, avec le
consentement des deux familles intéressées, et vous aurez le contrat de mariage sous une forme plus
ou moins rudimentaire. D'où il suit que le mariage, étant nécessairement un contrat, suppose une
organisation préalable de la famille qui n'a rien de contractuel. C'est une preuve de plus que le
mariage repose sur la famille, et non la famille sur le mariage. Mais imaginez que l'inceste n'ait pas
été objet de prohibition, que chaque homme se soit uni à une femme de sa propre famille, l'union
sexuelle n'aurait pas impliqué de mutations véritables ni dans les personnes, ni dans les choses. Le
contrat matrimonial ne serait pas né.
Non seulement le lien contractuel n'est pas primitif, mais il est aisé d'apercevoir pour quelles
raisons les hommes n'ont pu arriver à en concevoir que tardivement la possibilité. En effet, d'où
viennent les liens, c'est-à-dire les droits et les obligations qui ont leur origine dans l'état soit de
personnes, soit des choses ? Ils tiennent au caractère sacré des unes et des autres, au prestige moral
dont elles sont revêtues soit directement, soit indirectement. Si le primitif se considère comme obligé
vis-à-vis de son groupe, c'est que ce groupe est à ses yeux la chose sainte par excellence, et s'il se
reconnaît également des obligations vis-à-vis des individus dont le groupe est composé, c'est que
quelque chose de la sainteté du tout se communique aux parties. Tous les membres d'un même clan
ont en eux comme une parcelle de l'être divin dont le clan est censé descendu. Ils sont donc marqués
d'un caractère religieux, et c'est pour cette raison qu'on est tenu de les défendre, de venger leur mort,
etc. Nous avons vu également que les droits qui ont leur origine dans les choses tenaient à la nature
religieuse de ces dernières ; nous n'avons pas à revenir sur ce point. Ainsi toutes les relations morales
et juridiques qui dérivent du statut personnel ou réel doivent l'existence à quelque vertu sui generis
inhérente soit aux sujets, soit aux objets et qui impose le respect. Mais comment une vertu de ce genre
pourrait-elle résider dans de simples dispositions de la volonté ? Qu'y a-t-il, que peut-il y avoir dans le
fait de vouloir une chose, une relation qui puisse contraindre à réaliser effectivement cette relation ?
Qu'on y réfléchisse un peu, et l'on verra que dans l'idée que l'accord de deux volontés sur une même
fin peut avoir un caractère obligatoire pour chacune d'elles, il y avait une grande nouveauté juridique
qui suppose un développement historique déjà très avancé. Quand je me suis résolu à agir de telle ou
telle manière, je puis toujours revenir sur ma résolution ; pourquoi deux résolutions, émanant de deux
sujets différents, par cela seul qu'elles concordent, auraient-elles un plus grand pouvoir de lier ? Que
je m'arrête devant une personne que je considère comme sacrée, que je m'abstienne d'y toucher, de
modifier son état, tel qu'il est, à cause des caractères que je lui prête et du respect qu'il m'impose par
conséquent, rien de plus intelligible. Et il en est de même des choses qui se trouvent dans les mêmes
conditions. Mais un acte de volonté, une résolution, ce n'est encore qu'une possibilité ; par définition,
ce n'est rien de réalisé, rien d'effectif ; comment quelque chose qui n'est pas, ou du moins qui n'est
encore que d'une manière tout idéale, peut-il à ce point m'obliger ? On prévoit que toutes sortes de
facteurs ont dû intervenir pour arriver à douer nos volitions d'une vertu obligatoire qu'elle
n'impliquent pas par elles-mêmes analytiquement. Et par conséquent la notion juridique du contrat, du
lien contractuel, bien loin qu'elle soit d'une évidence immédiate, n'a pu se construire que
laborieusement.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 133
Et en effet, ce n'est que très lentement que les sociétés sont arrivées à dépasser la phase initiale du
droit purement statutaire et à y superposer un droit nouveau. Ce n'est que par des modifications
successives du premier qu'elles se sont peu à peu rapprochées du second. Cette évolution s'est faite
d'ailleurs par des voies différentes dont les principales sont les suivantes.
C'est une règle générale que les institutions nouvelles commencent par se modeler sur les
anciennes et ne s'en détachent que peu à peu pour développer librement leur nature propre. Le droit
contractuel avait pour fonction de modifier le statut personnel ; et cependant, pour qu'il pût produire
cet effet, on commence par l'imaginer sur le modèle du droit statutaire. Les liens qui unissent les
personnes par suite de leur état acquis et réalisé dépendent de cet état. Ils viennent de ce que ces
personnes participent à un caractère qui les rend respectables les unes aux autres. Pour parler plus
précisément, les membres d'un même clan, d'une même famille ont des devoirs les uns envers les
autres parce qu'ils sont censés être d'un même sang, d'une même chair. Non pas que, par elle-même,
la consubstantialité physique ait une efficacité morale. Mais c'est que le sang est le véhicule d'un
principe sacré avec lequel il se confond et qu'avoir un même sang, c'est participer à un même dieu,
c'est avoir un même caractère religieux. Aussi très souvent les rites de l'adoption consistent-ils à
introduire dans les veines de l'adopté quelques gouttes du sang du groupe. Cela posé, lorsque les
hommes éprouvèrent le besoin de créer des liens autres que ceux qui résultaient de leur statut, des
liens voulus, ils les conçurent tout naturellement à l'image des seuls qu'ils avaient sous les yeux. Deux
individus ou deux groupes, distincts, entre lesquels il n'existe pas de liens naturels, conviennent de
s'associer pour une oeuvre commune : pour que leurs conventions les lient, ils vont réaliser cette
consubstantialité matérielle qui est considérée comme la source de toutes les obligations. Ils mêlent
leur sang. Par exemple, deux contractants trempent leurs mains dans un vase où ils ont fait couler un
peu de leur sang et ils en absorbent quelques gouttes. C'est cette opération que R. Smith a étudiée
sous le nom de Blood-Covenant et dont la nature et la généralité sont aujourd'hui bien connues. De
cette façon, les deux parties se trouvaient obligées l'une envers l'autre ; à certains égards, cette relation
résultait d'un acte de leur volonté ; elle avait quelque chose de contractuel ; mais elle n'acquérait toute
son efficacité qu'en prenant la forme d'une relation contractuelle. Les deux individus se trouvaient en
effet comme formant une sorte de groupe artificiel qui reposait sur des liens analogues à ceux des
groupes naturels auxquels chacun d'eux appartenait. D'autres moyens permettaient d'ailleurs d'arriver
au même résultat. Les aliments font le sang, font la vie ; manger des mêmes aliments, c'est donc
communier à une même source de vie ; c'est se faire un même sang. De là vient le grand rôle de la
communion alimentaire dans toutes les religions depuis les plus anciennes jusqu'au christianisme. On
mange en commun d'une même chose sacrée pour participer à un même dieu. Par cela même, on se
trouve lié. Deux contractants pouvaient donc également se lier en buvant dans un même verre, en
mangeant d'un même mets, ou même en mangeant ensemble. Le fait de boire dans un même verre se
retrouve encore dans de nombreux usages nuptiaux. L'usage de sceller le contrat en buvant ensemble
n'a vraisemblablement pas d'autre origine, l'usage de se frapper dans la main également.
Dans ces exemples, ce sont les liens du statut personnel qui servaient de modèle aux liens
contractuels naissants. Mais les liens du statut réel turent employés pour le même objet. Les droit et
les obligations que j'ai à l'occasion d'une chose dépendent de l'état de cette chose, de sa situation
juridique. Si elle est comprise dans le patrimoine d'autrui, je dois la respecter ; si, malgré cela, elle
vient à pénétrer dans mon patrimoine, je dois la restituer ou en restituer l'équivalent. Cela posé,
imaginons deux individus ou deux groupes qui veulent faire un échange ; échanger par exemple une
chose contre une autre ou une somme d'argent. L'une des parties livre la chose ; par cela seul, celui
qui la reçoit se trouve contracter une obligation, l'obligation d'en restituer l'équivalent. Telle est
l'origine de ce qu'on a appelé le contrat réel, c'est-à-dire un contrat qui ne se forme que par la tradition
réelle d'une chose. Or on sait le rôle que les contrats réels ont joué tant dans le droit romain et dans le
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 134
droit germain que dans notre vieux droit français. Il en reste d'ailleurs des traces très apparentes
même dans le droit actuel. Car c'est de là que vient l'usage des arrhes. Au lieu de donner l'objet même
de l'échange, on donnait seulement une partie de sa valeur, ou un autre objet. Souvent une chose sans
valeur finit par suffire : tel le fétu de paille, le gant qui était employé dans le droit germanique. L'objet
reçu constituait débiteur celui qui le recevait vis-à-vis de l'autre. Avec le temps, le geste de la remise
de l'objet suffit.
Mais comme on le voit, soit le blood-covenant, soit le contrat réel ne sont pas à proprement parler
des contrats. Car dans ces deux sortes de cas, l'obligation ne résulte pas de l'efficacité des volontés
concordantes. A elles seules, celles-ci seraient impuissantes à lier. Il faut que de plus elles recèlent un
état, soit des personnes, soit des choses et c'est cet état en réalité, et non les volontés contractantes,
qui est la cause génératrice du lien qui s'est ainsi formé. Si, après ces blood-covenants, je me trouve
obligé vis-à-vis de mes alliés et réciproquement, ce n'est pas en vertu du consentement donné, c'est
parce que, suivant l'opération qui a été effectuée, nous trouvons, lui et moi, du même sang. Si, dans le
contrat réel, je dois le prix de l'objet reçu, ce n'est pas parce que je l'ai promis, c'est parce que cet
objet est passé dans mon patrimoine, parce qu'il est désormais dans telle situation juridique. Toutes
ces pratiques sont autant de procédés pour aboutir à peu près aux mêmes résultats que le contrat par
d'autres moyens que le contrat proprement dit. Car, encore une fois, ce qui constitue le contrat, c'est la
concordance affirmée des volontés en présence. Or ici il faut quelque chose de plus ; il faut
qu'immédiatement un état des choses ou des personnes ait été créé qui soit de nature à produire des
effets juridiques. Tant que cet intermédiaire est présent, le contrat n'est pas lui-même.
Mais il est une autre voie par laquelle on se rapproche davantage du contrat proprement dit. Les
volontés ne peuvent se lier qu'à condition de s'affirmer. Cette affirmation se fait par des paroles. Or
les paroles, elles, sont quelque chose de réel, de naturel, de réalisé, que l'on peut munir d'une vertu
religieuse grâce à laquelle elles contraignent et lient ceux qui les ont prononcées. Pour cela il suffit
qu'elles soient prononcées suivant ces formes religieuses et dans des conditions religieuses. Par cela
même, elles deviennent sacrées. Un des moyens de leur conférer ce caractère, c'est le serment, c'est-à-
dire l'invocation d'un être divin. Par cette invocation, cet être divin devient le garant de la promesse
échangée ; et par suite celle-ci, dès qu'elle a été échangée de cette manière, et quand même elle ne se
réaliserait au-dehors par aucun commencement d'exécution, devient contraignante sous la menace de
peines religieuses dont on sait la gravité. Par exemple, chaque contractant prononce un mot qui
l'engage et une formule par laquelle il appelle sur sa tête telles ou telles malédictions divines, s'il
manque à ses engagements. Très souvent des sacrifices, des rites magiques de toutes sortes viennent
renforcer encore la vertu coercitive des paroles ainsi prononcées.
Voilà quelle est l'origine des contrats formalistes et solennels. Ce qui les caractérise, c'est qu'ils
ne lient que si les parties se sont engagées suivant une formule déterminée, solennelle, dont nul ne
peut s'écarter. C'est la formule qui lie. A ce signe, on reconnaît un caractère essentiel des formules
magiques et religieuses. La formule juridique n'est qu'un succédané du formalisme religieux. Quand
des paroles définies, rangées dans un ordre défini ont une influence morale, qu'elles perdent si elles
sont autres ou si elles sont simplement prononcées dans un autre ordre, on peut être assuré qu'elles ont
ou qu'elles ont eu un sens religieux, et qu'elles doivent à des causes religieuses leur privilège. Car il
n'y a que la parole religieuse qui ait cette action sur les choses et sur les hommes. Pour ce qui est des
Romains en particulier, un fait tend à montrer combien à l'origine les contrats avaient un caractère
religieux : c'est l'usage du sacramentum. Quand deux contractants étaient en désaccord sur la nature
de leurs droits et de leurs devoirs respectifs, ils déposaient dans un temple une somme d'argent
variable selon l'importance du litige ; c'était le sacramentum. Celui qui perdait son procès perdait
aussi la somme qu'il avait ainsi déposée. C'est donc qu'il était frappé d'une amende au profit de la
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 135
divinité, ce qui suppose que la tentative qu'il avait faite était considérée comme une offense envers les
dieux. Ceux-ci étaient donc partie présente au contrat.
On voit maintenant avec quelle lenteur la notion de contrat s'est dégagée. Le blood-covenant, les
contrats réels ne sont pas de véritables contrats. Le contrat solennel s'en rapproche davantage. Car ici
dès que les volontés en présence se sont affirmées par des paroles accompagnées des formules
consacrées, l'engagement est sacré. Toutefois, même dans ce cas, ce n'est pas du consentement des
volontés que naît directement la valeur morale de l'engagement, mais de la formule employée. Que la
solennité manque et il n'y a pas de contrat. Nous verrons dans la prochaine leçon les autres étapes que
le droit contractuel a dû parcourir pour arriver à son état actuel.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 136
SEIZIÈME LEÇON
LA MORALE
CONTRACTUELLE
(suite)
. Å
Nous avons vu dans la dernière leçon avec quelle difficulté les sociétés se sont élevées à la notion
de contrat. Tous les droits et tous les devoirs tiennent à un état réalisé soit des choses, soit des
personnes ; or, dans le contrat proprement dit, c'est un état à réaliser et simplement conçu qui est
l'origine de l'obligation. Il n'y a d'acquis et de donné qu'une affirmation de la volonté. Comment une
telle affirmation peut-elle lier la volonté dont elle émane ? Dira-t-on que dans le contrat deux volontés
sont en présence et qu'elles se lient en quelque sorte mutuellement ; qu'elles sont devenues en quelque
manière solidaires et que cette solidarité ne laisse pas leur liberté entière ? Mais en quoi la promesse
faite par mon contractant d'accomplir telle prestation si, de mon côté, j'en accomplis telle autre, peut-
elle m'obliger à accomplir cette dernière et réciproquement ? Ce n'est pas parce qu'autrui s'est engagé
envers moi que mon engagement envers lui est plus ou moins obligatoire. L'un n'est pas d'une autre
nature que l'autre ; et si aucun des deux n'a, en soi, de prestige moral qui contraigne la volonté, leur
concours ne saurait leur en donner. D'ailleurs, pour qu'il y ait contrat, il n'est pas nécessaire qu'il y ait
engagement à des prestations réciproques. Il y a des contrats unilatéraux. Le contrat de donation, le
contrat de gage n'impliquent pas d'échange. Si je déclare, dans les conditions présentes, donner telle
somme ou tel objet à telle personne déterminée, je suis tenu d'exécuter ma promesse quoique je n'aie
rien reçu en échange. C'est donc, dans ce cas, la seule affirmation de ma volonté, sans aucune
affirmation réciproque, qui m'oblige. D'où lui vient ce privilège ?
Les peuples ne sont arrivés que très lentement à douer la seule manifestation de la volonté d'une
telle efficacité juridique et morale. Quand les mutations, les échanges devenant plus fréquents, le
besoin de relations contractuelles commence à se faire sentir, on prit des biais pour y donner
satisfaction. Sans instaurer un droit nouveau, on s'efforça de plier le droit statutaire à ces nécessités
nouvelles. Le principe adopté fut le suivant. Dès que les parties étaient d'accord, on réalisait aussitôt
un état soit des choses, soit des personnes, qui devenait alors la source des obligations ultérieures. Par
exemple, un des contractants accomplissait la prestation à laquelle il s'était engagé : dès lors il y avait
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 137
quelque chose d'acquis, de réalisé qui liait l'autre partie. Le vendeur livrait la chose ; cette chose qui
entrait dans ces conditions dans le patrimoine de l'acheteur obligeait ce dernier, en vertu de cette
règle, partout admise quoique différemment sanctionnée selon les sociétés, qu'on ne peut pas
s'enrichir aux dépens d'autrui. Ou bien, aussitôt les conditions de l'entente établie, les contractants se
soumettaient à une opération qui créait entre eux une espèce de parenté sui generis et alors c'est cette
parenté acquise qui crée entre eux tout un système de droits et de devoirs. Par ces deux procédés, un
changement se trouve ainsi introduit dans le droit statutaire à la suite d'un accord des volontés et par
là les liens formés ont bien un caractère contractuel. Mais ces liens ne sont pas le produit de l'accord
des volontés ; et à cet égard il n'y a pas encore contrat véritable. Dans les deux cas, le consentement
est, à lui seul, impuissant à obliger; du moins il n'engendre des droits qu'à travers un intermédiaire.
C'est un état acquis soit des choses, soit des personnes qui suit immédiatement l'entente et qui, seul,
fait que cette entente a des conséquences juridiques. Tant que la prestation n'a pas été faite, au moins
partiellement, tant que les contractants n'ont pas mêlé leur sang ou ne sont pas assis à la même table,
ils restent libres de revenir sur leur décision. L'affirmation de la volonté à elle toute seule est donc
dénuée de toute efficacité. On s'est servi du droit statutaire pour atteindre à peu près les effets que
produit le droit contractuel ; mais celui-ci n'est pas encore né.
Mais il est une autre voie par laquelle les hommes ont réussi à s'en approcher davantage. De toute
manière, les volontés ne peuvent se lier qu'à condition de s'affirmer extérieurement, de se produire au-
dehors. Il faut qu'elles soient connues pour que la société puisse y attacher un caractère moral. Cette
affirmation, cette manifestation extérieure se fait à l'aide de paroles. Or les paroles, elles, sont quelque
chose de réel, de matériel, de réalisé que l'on peut munir d'une vertu religieuse grâce à laquelle, une
fois dites, elles auront le pouvoir de lier et de contraindre ceux-là mêmes qui les auront prononcées.
Pour cela, il suffit qu'elles soient prononcées suivant certaines formes et dans de certaines conditions
religieuses. Dès lors, elles deviennent sacrées. Or on conçoit très bien que des paroles, une fois
qu'elles ont ainsi pris ce caractère sacré, imposent le respect à ceux-là mêmes qui les ont dites. Elles
ont ce même prestige dont sont douées les personnes et les choses qui sont l'objet de droits et de
devoirs. Elles peuvent donc être, elles aussi, une source d'obligations. Un des moyens de leur conférer
cette qualité, et par suite cette force obligatoire, c'est le serment, c'est-à-dire l'invocation d'un être
divin. Par cette invocation, cet être devient le garant des promesses faites ou échangées, il y est
présent, il leur communique quelque chose de lui-même et des sentiments qu'il inspire. Y manquer,
c'est l'offenser, c'est s'exposer à sa vengeance, c'est-à-dire à des peines religieuses qui apparaissent au
fidèle comme aussi certaines et aussi infaillibles que les peines prononcées plus tard par les tribunaux.
Dans ces conditions, dès que les paroles sont sorties de la bouche du contractant, elles ne sont plus
siennes, elles lui sont devenues extérieures ; car elles ont changé de nature. Elles sont sacrées et il est
profane. Par suite, elles sont soustraites à son arbitre ; quoiqu'elles viennent de lui, elles ne dépendent
plus de lui. Il ne peut plus les changer, il est tenu de les exécuter. Le serment est aussi un moyen de
communiquer aux paroles, c'est-à-dire aux manifestations directes de la volonté humaine, cette sorte
de transcendance que présentent toutes les choses morales. Il les détache aussi, pour ainsi dire, du
sujet d'où elles proviennent et en fait quelque chose de nouveau qui s'impose à lui.
Telle est, sans doute, l'origine des contrats solennels et formels. Ce qui les caractérise c'est qu'ils
ne sont validés que si certaines formules déterminées ont été prononcées. Nul ne peut s'en écarter ;
autrement le contrat n'a pas de force obligatoire. Or à ce signe on reconnaît un caractère essentiel des
formules magiques et religieuses. Quand des paroles définies, rangées dans un ordre défini, sont
censées avoir une vertu qu'elles perdent à la moindre modification qui y est introduite, on peut être
assuré qu'elles ont ou qu'elles ont eu un sens religieux et qu'elles doivent à des causes religieuses leur
privilège. Car il n'y a que la parole religieuse qui puisse avoir cette action sur les hommes et sur les
choses. Le formalisme juridique n'est qu'un succédané du formalisme religieux. D'ailleurs, pour ce
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 138
qui est des Germains, le mot qui désigne le fait de former un contrat solennel est adhramire ou
arramire que l'on a traduit par : fidem jurejurendo facere. Ailleurs, il se trouve combiné avec
sacramentum : Sacramenta quae ad palatium fuerunt adramita. Adramire, c'est faire une promesse
solennelle avec serment. Il est infiniment probable que, à l'origine, la slipulation romaine avait ce
même caractère. C'est un contrat qui se formait verbis, c'est-à-dire au moyen de formules
déterminées. Or pour qui sait à quel point le droit romain était, dans le principe, chose religieuse et
pontificale, il n'est guère douteux que ces verba furent d'abord des formules rituelles destinées à
donner à l'engagement un caractère sacré. C'est certainement devant des prêtres et peut-être dans des
lieux sacrés qu'elles étaient prononcées. Les paroles solennelles n'étaient-elles pas d'ailleurs appelées
des paroles sacramentelles ?
Mais il est probable que, sinon toujours, au moins très souvent des rites verbaux ne suffisaient pas
pour consacrer les paroles échangées, pour les rendre irrévocables ; des rites manuels étaient en outre
employés. Telle est probablement l'origine du denier à Dieu. Le denier à Dieu était une pièce de
monnaie que l'un des contractants donnait à l'autre une fois le marché conclu. Ce n'était pas un
acompte sur le prix, une sorte d'arrhes, car c'était un supplément fourni par l'une des parties qui n'était
pas imputé sur la somme à verser ultérieurement. Il ne semble donc pas possible d'y voir une
exécution partielle comme celle que l'on observe dans les contrats réels. Elle doit avoir un sens. Or
très généralement elle était employée en usages pieux ; c'est d'ailleurs ce qu'indique son nom : denier
à Dieu. Ne serait-ce donc pas plutôt une survivance de quelque offrande destinée à intéresser en
quelque sorte la divinité au contrat, à en faire une partie prenante de la convention, ce qui est une
manière tout aussi efficace que la parole de l'invoquer et de consacrer ainsi les engagements formulés.
Il en est vraisemblablement de même du rite du fétu de paille. Dans la leçon précédente, nous
avions cru y voir une survivance du contrat réel. Mais c'est une erreur. En effet rien n'autorise à croire
qu'il soit moins ancien que ce dernier ; par conséquent, il n'y a pas de preuve qu'il en soit dérivé. De
plus ce qui s'oppose plus encore à ce rapprochement, c'est que le fétu de paille, ou festuca, dont la
remise consacrait l'engagement contracté, était livré, non par le futur créancier, mais par le futur
débiteur. Ce n'était donc pas, comme la tradition du contrat réel, une prestation accomplie, en totalité
ou en partie puisque la prestation due par le débiteur restait tout entière à effectuer. Une telle
opération ne pouvait avoir pour effet de lier le créancier envers le débiteur, mais bien plutôt de lier
celui-ci au créancier. Enfin le contrat solennel des Romains, celui qui se formait verbis, c'est-à-dire au
moyen de formules consacrées, portait le nom de slipulatio. Or le mot slipulatio vient de stipula qui
signifie également fétu. Et « Veteres, quando sibi aliquid promettebant, stipulam tenentes frangebant
». La stipula était même encore d'un emploi populaire jusqu'à une époque assez avancée. C'est donc
qu'elle était en étroites relations avec le contrat verbal solennel. Les deux procédés semblent
inséparables. Quant au sens exact de ce rite, il est difficile de le dire. Il signifiait évidemment une
sorte d'hommage lige du débiteur envers le créancier, qui liait le premier au second. Elle faisait passer
au créancier quelque chose de la personnalité juridique du débiteur, quelque chose de ses droits. Ce
qui tend à me faire croire que tel en est bien le sens, c'est la nature de l'opération qui en a pris la place
dans la suite du Moyen Age. La festuca en effet ne survécut guère à l'époque franque. Elle fut
remplacée par un geste de la main. Quand il s'agissait d'un engagement qui devait être pris envers une
personne déterminée, le futur débiteur mettait ses mains dans celles du créancier. Quand il s'agissait
simplement d'une promesse unilatérale, d'un serment affirmatoire, on la posait sur des reliques, ou on
la levait (vers le ciel pour le prendre à témoin ?). Nous sentons mieux ici le caractère religieux, voire
mystique de ces gestes, puisqu'ils n'ont pas encore disparu de notre usage ; et d'un autre côté, il n'est
pas douteux qu'ils avaient pour objet de créer un lien. C'est ce qui est particulièrement sensible dans
deux sortes de contrats de première importance. C'est d'abord le contrat féodal qui unissait l'homme
au seigneur. Pour faire foi et hommage, l'homme s'agenouillait et mettait ses mains dans les mains du
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 139
seigneur, lui promettait fidélité. La même pratique se retrouve dans le contrat des fiançailles. C'est par
la jonction des mains que les fiancés se promettaient mariage et le rituel du mariage catholique en
garde encore la trace. Or on sait que le contrat de fiançailles était obligatoire.
Nous ne sommes plus en état de dire avec précision quelles sont les croyances religieuses qui sont
à la base de ces pratiques. Cependant, des rapprochements qui précèdent se dégagent quelques
indications générales. L'imposition ou la jonction des mains est un succédané de la tradition de la
festuca, et l'une et l'autre doivent par conséquent avoir un même sens et un même objet. Or le rite de
l'imposition des mains est très connu. Il n'est pas de religions qui ne l'aient employé. S'agit-il de bénir,
de consacrer un objet quelconque, le prêtre pose les mains sur la tête ; s'agit-il pour un individu de se
débarrasser de ses péchés, il met la main sur les victimes qu'il sacrifie ensuite. Ce qu'il y a en lui, dans
sa personnalité, d'impur est parti, a été communiqué à la bête et détruit avec elle. C'est par un procédé
du même genre que la victime immolée au contraire pour faire hommage à quelque divinité devient
représentative de la personne qui l'immole ou la fait immoler, etc. Les hommes se représentaient donc
la personnalité comme une communication, soit en totalité, soit par parties déterminées ; et bien
évidemment les pratiques dont nous venons de parler ont pour fonction de produire quelques
communications de ce genre. Sans doute quand nous les étudions avec nos idées d'aujourd'hui, nous
sommes portés à n'y voir que des symboles, des manières de figurer allégoriquement les liens qui se
contractent. Mais c'est une règle générale que les pratiques ne prennent jamais ces caractères
symboliques d'emblée ; le symbolisme n'est pour elles qu'une décadence qui arrive quand leur sens
primitif est perdu. Elles commencent par être, non des signes, mais des causes efficaces des relations
sociales ; elles les engendrent et c'est seulement plus tard qu'elles tombent à l'état de simples indices
extérieurs et matériels. La tradition qui est la base du contrat réel est connue pour être une tradition
réelle, et c'est elle qui fait le contrat, qui lui donne sa vertu obligatoire. C'est beaucoup plus tard
qu'elle devient un simple moyen de prouver matériellement l'existence du contrat. Il en est de même
des usages dont nous venons de parler. Il convient de les rapprocher du blood-covenant. Eux aussi ont
pour effet de lier les contractants en affectant leur personnalité morale. Peut-être la paumée, le
Handschlag ont-ils la même origine ?
Ainsi les contrats de cette sorte sont faits de deux éléments un noyau verbal, la formule, puis les
rites matériels. Tels quels ils sont déjà plus proches du contrat véritable que du contrat réel. Car si des
pratiques intermédiaires sont encore nécessaires pour que le consentement ait des effets juridiques, du
moins ces pratiques lient directement les volontés en présence. En effet, ces pratiques intercalées ne
consistent pas dans une prestation effective, ni même partielle, de ce qui fait l'objet du contrat.
Quelles que soient les solennités employées, les engagements pris par les deux parties sont tout
entiers à remplir, même après que ces solennités ont été faites. De part et d'autre, il n'y a que des
promesses, et pourtant ces promesses engagent les deux contractants. Il n'en est pas ainsi dans le
contrat réel, puisqu'un des deux contractants a déjà exécuté sa promesse totalement ou non ; il y a une
des deux volontés qui n'est plus à l'état de volonté, puisqu'elle est réalisée. Il est vrai que le blood-
covenant avait le même avantage. Seulement on conçoit aisément que ce rite exceptionnellement
compliqué ne peut servir que pour de grandes occasions, non pour le détail de la vie. Il ne peut être
employé à assurer les achats et les ventes qui se produisent quotidiennement. Il n'est guère utilisé que
quand il s'agit de créer une association durable.
Mais de plus le contrat solennel était susceptible d'un perfectionnement facile qui se produisit en
effet au cours de l'histoire. Ces rites matériels qui en constituent comme le revêtement extérieur
tendent de plus en plus à s'effriter en quelque sorte et à disparaître. A Rome, ce perfectionnement est
réalisé dès l'époque classique. Les formalités extérieures de la stipulatio ne sont qu'un souvenir dont
les érudits seuls retrouvent des traces dans les mœurs populaires, dans le folklore du temps ou dans la
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 140
composition même du mot. Mais elles ne sont plus nécessaires pour que la slipulatio soit valable.
Celle-ci consiste exclusivement dans la formule consacrée que les deux contractants doivent
prononcer avec une exactitude religieuse. Le même phénomène s'est produit dans les sociétés
modernes sous l'influence du christianisme. L'Église tendit de plus en plus à faire du serment la
condition nécessaire et suffisante de la validité du contrat, sans autres formalités. Ainsi l'intermédiaire
entre l'entente des volontés et l'obligation de réaliser cette entente allait de plus en plus en
s'amenuisant. Puisque les paroles sont l'expression immédiate de la volonté, il ne restait plus, comme
conditions extérieures au consentement lui-même, que le caractère déterminé de la formule dans
laquelle ce consentement devait s'exprimer, et les vertus spéciales et les caractères particuliers
attachés à cette formule. Que cette vertu soit réduite à rien, que, par suite, il n'y ait plus d'exigence
relative à la forme verbale employée par les contractants et le contrat proprement dit, le contrat
consensuel sera né.
C'est la quatrième étape par laquelle a passé cette évolution. Comment donc le contrat est-il
parvenu à s'affranchir de ce dernier élément extrinsèque et adventice ? Plusieurs facteurs sont
intervenus pour produire ce résultat.
D'abord le développement des échanges, leur fréquence, leur variété, pouvaient difficilement
s'accommoder du formalisme gênant du contrat solennel. Des relations nouvelles se nouaient par voie
de contrat auxquelles les formules stéréotypées, consacrées par la tradition, ne pouvaient pas
convenir. Il fallait que les opérations juridiques devinssent elles-mêmes plus flexibles pour pouvoir
prendre la forme de la vie sociale. Quand les achats et les ventes sont des actes incessants, quand il
n'y a pour ainsi dire pas d'instant où le commerce chôme, on ne peut pas demander à chaque acheteur
et à chaque vendeur de prêter serment, de recourir à telle ou telle formule définie, etc. Le caractère
quotidien, la continuité de ces relations en excluent forcément toute solennité et l'on est arrivé tout
naturellement ainsi à chercher les moyens de diminuer le formalisme, de l'alléger ou même de le faire
disparaître. Mais ce n'est pas là une explication suffisante. Car de ce qu'on éprouvait le besoin de
chercher ces moyens, il ne suivait pas qu'on les eût trouvés. Encore faut-il indiquer comment ils se
sont présentés à l'esprit publie au moment où ils se sont trouvés nécessaires. Il ne suffit pas qu'une
institution soit utile, pour qu'elle sorte du néant au moment voulu ; encore faut-il qu'on ait de quoi la
faire, c'est-à-dire que les idées existantes le permettent, que les institutions existantes ne s'y opposent
pas ou même fournissent la matière indispensable pour la former. Ainsi ce n'était pas assez que le
contrat consensuel fût appelé par les progrès de la vie économique ; il fallait encore que l'esprit publie
fût prêt à en concevoir la possibilité. Puisque, jusqu'alors, les obligations contractuelles ne
paraissaient pouvoir résulter que de solennités déterminées ou de la tradition de la chose, il fallait
qu'un changement se fît dans les idées qui permît de leur attribuer une autre origine. Voici comment
on peut se représenter la manière dont s'est accomplie cette dernière transformation.
Qu'est-ce qui s'opposait dès le début à la conception du contrat consensuel ? C'est ce principe que
toute obligation juridique ne paraissait pouvoir avoir sa source que dans un état réalisé soit des
choses, soit des personnes. En soi, ce principe est incontestable. Tout droit a une raison d'être et cette
raison d'être ne peut consister qu'en quelque chose de défini, c'est-à-dire dans un fait acquis. Mais est-
il impossible que de simples déclarations de volonté satisfassent à cette exigence ? Nullement. Sans
doute, elles ne peuvent remplir cette condition si la volonté qui s'est affirmée reste libre de se
reprendre. Car, alors, elle ne saurait constituer un fait acquis, puisqu'on ne sait pas dans quel sens
finalement elle se manifestera ; on ne peut pas dire avec certitude ce qu'elle est, ni ce qu'elle sera. Par
suite, rien de défini ne peut en résulter, aucun droit ne peut en naître. Mais imaginez que la volonté du
contractant s'affirme de manière à ne plus pouvoir revenir sur son affirmation. Alors celle-ci a tous les
caractères du fait acquis, réalisé, susceptible d'engendrer des conséquences du même genre :
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 141
puisqu'elle est irrévocable. Si je m'engage à vous vendre ou louer tel objet, de telle manière que cet
engagement une fois pris je n'ai plus le droit et plus le moyen de le rompre, je suscite chez vous, par
cela même, un état mental également très déterminé, en rapport avec la certitude où vous êtes fondé à
être relativement à ce que je ferai. Vous comptez et vous pouvez légitimement compter sur la
prestation promise : vous êtes en droit de la considérer comme devant avoir lieu et vous agissez ou
pouvez agir en conséquence. Vous prenez tel parti, vous faites tel achat ou telle vente en raison de
cette certitude légitime. Si donc je viens tout à coup vous la retirer, je vous cause un trouble aussi
grave que si je venais vous retirer après livraison la chose que je vous ai remise en formant avec vous
un contrat réel ; je change votre assiette mentale, je rends vaines les opérations que vous pouvez avoir
engagées sur la foi de la parole donnée. On entrevoit que la morale s'oppose à ce tort injustifié.
Or, dans le contrat solennel, la condition que nous venons de dire est remplie : l'irrévocabilité de
la volonté est assurée. C'est la solennité de l'engagement qui lui confère ce caractère, en le consacrant
et en en faisant ainsi quelque chose qui ne dépend plus de moi quoique provenant de moi. L'autre
partie est donc fondée à compter sur ma parole (et réciproquement si le contrat est bilatéral). Elle a
moralement, juridiquement le droit de considérer la promesse comme devant être nécessairement
tenue. Si, alors, je viens à y manquer, je viole deux devoirs à la fois : 1º je commets un sacrilège
puisque je viole un serment, que je profane une chose sacrée, que j'accomplis un acte qui m'est
religieusement interdit, que j'empiète sur le domaine des choses religieuses ; 2º je trouble autrui dans
sa possession tout aussi bien que je ferais pour un voisin dans son domaine ; je lui nuis ou je risque de
lui nuire. Or, à partir du moment où le droit de l'individu est suffisamment respecté, il n'est pas permis
de causer à l'individu un tort immérité, Ainsi, dans le contrat solennel, le lien formel qui tient les
contractants est double : je suis lié par mon serment aux dieux ; j'ai vis-à-vis d'eux une obligation de
remplir ma promesse. Mais je suis aussi lié vis-à-vis d'autrui parce que mon serment, en aliénant ma
parole, en l'extériorisant, permet à autrui de s'en saisir définitivement comme d'une chose. Il y a ainsi
double résistance à ce que de pareils contrats puissent être violés et de la part du droit archaïque et
religieux, et de la part du droit récent et humain.
On entrevoit maintenant comment les choses ont pu se passer. C'est le second de ces éléments
qui, dégagé, débarrassé complètement du premier (les formes solennelles), est devenu le contrat
consensuel. Les nécessités d'une vie plus active tendaient à réduire l'importance des solennités. En
même temps d'ailleurs, la diminution de la foi faisait qu'on leur attachait moins de prix ; le sens de
beaucoup d'entre elles se perdait peu à peu. Si donc il n'y avait eu dans le contrat solennel que les
liens juridiques engendrés par les solennités, une telle évolution aurait abouti à une régression
véritable du droit contractuel, les engagements contractés manquant désormais de base. Mais nous
venons de voir qu'il y en avait un autre qui, lui, pouvait survivre : c'est celui qui a ses racines dans le
droit de l'individu. Il est vrai que ce second lien est alors une dépendance du premier ; car s'il y a déjà
fait acquis, si la parole prend un caractère objectif qui la soustrait à la disposition du contractant, c'est
qu'il y a eu serment. Seulement ce résultat une fois produit de cette manière peut-il être obtenu par
d'autres moyens ? Il suffit d'établir que la simple déclaration de volonté, quand elle était faite sans
réserves, sans réticences, sans conditions hypothétiques, quand, en un mot, elle se présentait elle-
même comme irrévocable, était irrévocable ; dès lors, elle pouvait, de cette façon, produire au regard
des individus le même effet que lorsqu'elle était entourée de solennités, elle avait la même force
obligatoire. C'est dire que le contrat consensuel existait. Il est donc né du contrat solennel. Celui-ci
avait appris aux hommes que des engagements pouvaient être pris d'une manière définitive ;
seulement ce caractère définitif résultait d'opérations liturgiques et formalistes. On le détachait de la
cause qui l'avait primitivement produit pour le rattacher à une autre et surgissait un contrat nouveau,
ou plutôt le contrat proprement dit. Le contrat consensuel est un contrat solennel dont on garde les
effets utiles tout en les obtenant d'une autre manière. Si le second n'avait pas existé, on n'aurait pas eu
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 142
l'idée du premier, on n'aurait pas eu l'idée que la parole d'honneur qui est fugitive et révocable par un
chacun pouvait être ainsi fixée, substantialisée. Mais tandis que le contrat solennel ne se fixait que par
des procédés magiques ou religieux, dans le contrat consensuel la parole acquérait la même fixité, la
même objectivité par le seul effet de la loi. Pour comprendre ce contrat, il ne faut donc pas partir de la
nature de la volonté ou de la parole qui l'exprime ; il n'y a rien dans la parole qui puisse lier celui qui
la prononce. La force obligatoire, les actes sont fournis du dehors. Ce sont des croyances religieuses
qui ont fait la synthèse ; puis, une fois faite, elle reste maintenue par d'autres raisons, parce qu'elle
était utile.
Bien entendu, d'ailleurs, cette explication simplifie les choses pour les rendre plus intelligibles.
Ce n'est pas un beau jour que le formalisme a été abrogé et que le principe nouveau a été établi. Mais
c'est très lentement que les solennités ont perdu du terrain, sous la double influence que nous avons
indiquée : exigences nouvelles de la vie économique, obscurcissement des idées qui étaient à la base
de ces solennités. Et c'est très lentement aussi que la règle nouvelle s'est dégagée de l'enveloppe
formaliste qui la voilait et cela, à mesure que le besoin en devenait plus pressant et que les anciennes
traditions y opposaient moins de résistance. La lutte entre les deux principes reste très longue. Les
contrats réels et solennels sont restés la base d'un droit contractuel romain qui ne se conservera que
pour quelques cas déterminés. Et jusqu'à une époque très avancée du Moyen Age, on retrouve des
traces très sensibles des anciennes conceptions juridiques.
D'ailleurs le contrat solennel n'a pas disparu. Il n'y a pas de codes où il n'ait encore des
applications. Et ce qui précède nous fait comprendre à quoi répondent ces survivances. Le contrat
solennel lie doublement les hommes, il les lie les uns aux autres ; il les lie soit à la divinité, si c'est la
divinité qui a pris part au contrat, soit à la société, si c'est la société qui intervient par la personne de
ses représentants ; et l'on sait que la première n'est que la forme symbolique de la seconde. On est
donc plus fortement tenu par le contrat solennel que par un autre. Et voilà pourquoi il est de rigueur
toutes les fois que les liens formés sont particulièrement importants comme dans le cas du mariage. Si
le mariage est un contrat solennel, ce n'est pas seulement parce que les solennités facilitent la preuve,
précisent les dates, etc. C'est avant tout parce que ce lien ayant créé de hautes valeurs morales ne peut
être abandonné librement à l'arbitraire des contractants. C'est pour qu'un pouvoir moral qui lui est
supérieur vienne se mêler à la relation qui se forme 1...
. Å
1 Suivent six lignes indéchiffrables et qui semblent pouvoir être supprimées sans dommage.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 143
DIX-SEPTIÈME LEÇON
LE DROIT CONTRACTUEL
(fin)
. Å
Le contrat consensuel est en définitive comme l'aboutissement, comme le point où sont venus
converger en se développant le contrat réel d'une part, le contrat verbal solennel de l'autre. Dans le
contrat réel, il y a tradition d'une chose et c'est cette tradition qui engendre l'obligation ; parce que j'ai
reçu tel objet que vous m'avez cédé, je deviens votre débiteur. Dans le contrat solennel, il n'y a pas de
prestation effectuée ; tout se passe en paroles, accompagnées généralement de certains gestes rituels.
Mais ces paroles sont prononcées de telle sorte qu'à peine sorties de la bouche du promettant, elles lui
deviennent comme extérieures ; elles sont ipso facto soustraites à son arbitre ; il n'a plus d'action sur
elles, elles sont ce qu'elles sont et il ne peut plus les changer. Elles sont ainsi devenues une véritable
chose. Mais alors elles aussi sont susceptibles de tradition ; elles aussi peuvent être aliénées en
quelque sorte, transférées à autrui comme les choses matérielles qui composent notre patrimoine. Ces
expressions qui sont encore couramment employées : donner sa parole, aliéner sa parole, ne sont pas
de simples métaphores ; elles correspondent bien à une véritable aliénation. Notre parole une fois
donnée n'est plus nôtre. Dans le contrat solennel, cette tradition était déjà réalisée, mais elle était
subordonnée aux opérations magico-religieuses, dont nous avons parlé et qui seules la rendaient
possible, puisque c'étaient ces opérations qui objectivaient la parole et la résolution du promettant.
Que cette tradition se débarrasse, s'affranchisse des rites qui la conditionnaient précédemment, qu'elle
constitue à elle seule tout l'acte contractuel, et le contrat consensuel est né. Or, une fois le contrat
solennel donné, cette réduction et cette simplification devaient s'opérer d'elles-mêmes. D'une part, une
régression des solennités verbales ou autres se produisit à la fois par une sorte de décadence
spontanée et sous la pression des nécessités sociales qui réclamaient une plus grande rapidité dans les
échanges ; d'un autre côté, les effets utiles du contrat solennel pouvaient être obtenus (dans une
mesure suffisante) par un autre moyen que par ces solennités ; il suffit que la loi déclarât irrévocable
toute déclaration de volonté qui se présentait comme telle : cette simplification fut d'autant plus
facilement admise que, par le cours naturel du temps, les pratiques dont on fit l'économie avaient
perdu en grande partie leur sens et leur autorité première. Sans doute le contrat ainsi réduit ne pouvait
pas avoir la même force obligatoire que le contrat solennel, puisque dans ce dernier les individus sont
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 144
comme doublement liés, liés à la puissance morale qui intervient dans le contrat et liés les uns aux
autres. Mais justement la vie économique avait besoin que les liens contractuels perdissent un peu de
leur rigidité ; pour qu'ils puissent se former avec aisance, il fallait qu'ils présentent un caractère plus
temporel, que l'acte qui avait pour objet de le nouer cessât d'apparaître comme empreint d'une gravité
religieuse. Il suffit de réserver le contrat solennel pour les cas où la relation contractuelle présente une
particulière importance.
A mesure que ce principe s'établit, il détermine dans l'institution contractuelle diverses modifi-
cations qui en changeront peu à peu la physionomie.
franchisse. Du moins, il ne pourra le franchir qu'en courant de grands dangers. C'est donc comme une
mainmise du mort sur la maison ; une sorte de saisie posthume.
Un tel usage démontre évidemment que, pour se faire rembourser, le créancier est abandonné à
lui-même. Du reste, même dans le droit germanique, c'est lui-même qui doit faire la saisie. La loi
ordonne, il est vrai, au débiteur de laisser faire ; mais l'autorité n'intervient pas à la place des
particuliers et elle ne les assiste même pas. C'est donc que le lien précis qui est dans le contrat n'avait
pas un caractère moral très prononcé ; il ne l'a pris que dans le contrat consensuel, parce que là il est
le tout de la relation qui se forme. Alors la sanction des contrats consiste essentiellement non à venger
l'autorité publique de la désobéissance comme pour le débiteur récalcitrant, mais assure aux deux
parties la pleine et directe réalisation des droits qu'ils avaient acquis.
Mais ce ne sont pas seulement les sanctions, c'est-à-dire l'organisation extérieure du droit
contractuel, qui ont été modifiées. La structure intérieure fut tout entière transformée.
D'abord le contrat solennel, comme le contrat réel, ne pouvait être qu'unilatéral. Dans le second,
le caractère unilatéral résultait de ce fait que l'une des parties accomplissait indirectement des
prestations ; elle ne pouvait donc pas être liée envers l'autre. Il n'y avait qu'un débiteur (celui qui avait
reçu) et qu'un créancier (celui qui avait livré la chose). Dans les contrats solennels, il en était de
même, car le contrat solennel implique un sujet qui promet et un sujet qui reçoit la promesse. Par
exemple, à Rome, l'un demande : « Promets-tu de faire ou de donner ceci ou cela ? » L'autre répond :
« Je le promets. » Pour créer un lien bilatéral, c'est-à-dire pour qu'il y eut échange au cours du contrat,
pour que chaque contractant soit à la fois débiteur et créancier, il fallait deux contrats différents et
indépendants l'un de l'autre ; car la distribution des rôles était tout à fait différente dans l'un et l'autre.
Il y avait nécessairement une véritable inversion. Celui qui parlait d'abord comme stipulant ou
créancier parlait ensuite comme débiteur et promettant, et inversement. L'indépendance des deux
opérations était telle que la validité de l'une était tout à fait distincte de la validité de l'autre.
Supposez, par exemple, que je me sois solennellement engagé à payer à Primius une certaine somme
pour prix d'un meurtre qu'il s'est engagé de son côté à commettre ; cette obligation réciproque se
formera, sous le régime d'un contrat solennel, grâce à deux contrats unilatéraux successifs. Je
commencerai par promettre solennellement une somme d'argent à Primius qui acceptera ; ici, je suis
promettant et il est stipulant et il n'est pas question du meurtre à accomplir. Puis, par un autre contrat,
il promettra de perpétrer ce meurtre, sur ma demande. Or le second contrat est illicite puisque la cause
en est immorale. Mais le premier est parfaitement licite : par suite le droit romain considérait la
promesse de verser la somme d'argent comme valable en elle-même et il fallait recourir à un détour
juridique pour en éviter les conséquences. Un pareil système ne se prêtait donc pas facilement aux
échanges, aux relations bilatérales ou synallagmatiques. En fait, chez les Germains, les contrats
synallagmatiques, s'ils ne sont pas inconnus, n'apparaissent que comme opérations au comptant et une
opération au comptant n'est pas vraiment contractuelle. Seul le contrat consensuel pouvait d'un seul
coup créer le double réseau de liens que constitue toute convention bilatérale. Car la souplesse plus
grande du système permet à chaque contractant de jouer à la fois le double personnage de débiteur et
de créancier, de stipulant et de promettant. Comme on n'est plus asservi à se conformer rigoureu-
sement à une formule déterminée, les obligations réciproques peuvent être contractées simultanément.
Les deux parties déclarent en même temps qu'elles consentent à l'échange aux conditions convenues
entre elles.
Une autre nouveauté non sans importance résulte de ce que les contrats consensuels devinrent
nécessairement des contrats de bonne foi. On appelle de ce nom les contrats dont la portée, dont les
conséquences juridiques doivent être exclusivement déterminées d'après les intentions des parties.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 146
Les contrats réels et les contrats consensuels ne pouvaient pas présenter ce caractère ou du moins
ne pouvaient le présenter que très imparfaitement. En effet, dans un cas comme dans l'autre,
l'obligation ne résultait pas purement et simplement du consentement donné, de la manifestation de la
volonté. Un autre facteur intervenait dont la présence était nécessaire pour lier les parties. Par suite, ce
facteur qui était même le facteur décisif, devait naturellement affecter profondément la nature de leurs
formes et par conséquent il était impossible que ceux-ci puissent dépendre exclusivement ou même
principalement de ce qu'on pourrait appeler le facteur psychologique, c'est-à-dire la volonté ou
l'intention. Dans le cas du contrat réel, il y avait la chose dont la tradition était faite ; comme c'est
d'elle que venait la force obligatoire de l'acte, elle contribuait pour une large part à déterminer la
portée de l'obligation. Dans le mutuum romain, prêt de consommation, l'emprunteur devait des choses
de même qualité que celles qu'il avait reçues et en égale quantité. Autrement dit, c'est le genre, la
nature, la quantité des choses reçues qui déterminent le genre, la nature, la quantité des choses dues.
Or c'est là la forme primitive du contrat réel. Plus tard, il est vrai, le contrat réel servit dans des
échanges proprement dits où le débiteur devait non une chose équivalente à celle qu'il avait reçue,
mais une valeur équivalente. Ici, le rôle de la chose était moindre. Mais l'emploi du contrat réel pour
cet objet est relativement tardif ; quand il prend cette forme, c'est que le contrat consensuel
commence à naître. Aussi, comme nous le disions à propos des Germains, tant que celui-ci n'a pas fait
son apparition, l'échange ne se fait guère que par opération au comptant. Enfin, même dans ce cas, la
chose livrée n'en est pas moins une source de l'obligation et par conséquent elle affecte cette
obligation. Il n'y a pas à se demander ce que l'une des parties a voulu livrer, ce que l'autre a voulu
recevoir, puisque la livraison est faite, puisque la chose est là, avec sa valeur intrinsèque qui
détermine la valeur que le débiteur doit au créancier. L'objet parle de lui-même et c'est lui qui décide.
- Le rôle que joue la chose dans le contrat réel est rempli par les paroles ou les rites usités dans le
contrat solennel. Ici ce sont les mots employés, les gestes exécutés qui font l'obligation ; ce sont eux
aussi qui la déterminent. Pour savoir ce que le promettant ou le débiteur est tenu de donner ou de
faire, ce ne sont ni ses intentions, ni celles de l'autre partie qu'il faut consulter. C'est la formule qu'il a
employée. Tout au moins c'est d'elle que doit partir l'analyse juridique. Puisque ce sont les mots qui
lient, ce sont eux aussi qui donnent la mesure des liens formés. Aussi, même dans le dernier état du
droit romain, le contrat de stipulation devait recevoir une interprétation strictement étroite. L'intention
des parties, fût-elle évidente, restait sans effet toutes les fois qu'il était impossible de la faire ressortir
des paroles employées (Accarias 213). Car, encore une fois, la formule a sa valeur en elle-même, sa
vertu propre, et cette vertu ne saurait dépendre des volontés des contractants puisque, au contraire,
elle s'impose à ces volontés. C'est ainsi qu'une formule magique produit ses effets, mécaniquement
pour ainsi dire, et quelles que soient les intentions de ceux qui s'en servent. Si ceux-ci savent la
manière de la façon la plus appropriée à leurs intérêts, c'est tant mieux pour eux. Mais son action n'est
pas subordonnée à leurs désirs. Pour toutes ces raisons, la bonne foi, l'intention des parties n'entraient
guère en ligne de compte dans les contrats soit réels, soit solennels. A Rome, c'est seulement l'an 688
de la fondation de la ville que fut instituée l'action dolo qui permit au contractant, trompé par des
manœuvres dolosives, d'obtenir la réparation du dommage causé.
Mais il n'en pouvait plus être de même à partir du moment où le contrat consensuel fut constitué.
Ici, en effet, il n'y a plus de chose qui intervienne dans la relation contractée et qui en affecte la
nature. Il y a bien encore des paroles, au moins en général ; mais ces paroles n'ont plus de vertu par
elles-mêmes puisqu'elles sont destituées de tout caractère religieux. Elles n'ont plus de valeur que
comme expression des volontés qu'elles manifestent et par conséquent c'est finalement l'état de ces
volontés qui détermine les obligations contractées. Les mots en eux-mêmes ne sont plus rien ; ce ne
sont plus que des signes qu'il faut interpréter et ce qu'ils signifient, c'est l'état d'esprit et de volonté qui
les a inspirés. Nous disions, tout à l'heure, que l'expression : donner sa parole, n'est pas tout à fait
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 147
métaphorique. Il y a bien en effet quelque chose qu'on donne, qu'on aliène, qu'on s'interdit de
modifier. Mais à parler rigoureusement, ce ne sont pas les paroles prononcées qui sont ainsi marquées
ne varietur ; c'est la résolution qu'elles traduisent. Ce que je donne aux autres, c'est mon intention
ferme d'agir de telle ou telle manière ; et par conséquent c'est cette intention qu'il faut atteindre pour
savoir ce que j'ai donné, c'est-à-dire ce à quoi je me suis engagé. Pour la même raison, il faut avant
tout, pour qu'il y ait contrat, que celui-ci soit dans l'intention des parties. Que l'intention fasse défaut
soit d'un côté, soit de l'autre et il ne peut plus y avoir contrat. Car ce que l'un donne, c'est son
intention d'agir de telle manière, de transférer la propriété de tel ou tel objet, et ce que l'autre affirme,
c'est son intention d'accepter ce qui lui est ainsi transféré. Si l'intention est absente, il ne reste plus
rien que la forme du contrat, forme vide de tout contenu positif. Il n'y a plus de prononcées que des
paroles dépourvues de sens, partant dépourvues de valeur. Nous n'avons pas, d'ailleurs, à préciser les
règles d'après lesquelles les intentions des parties doivent être appréciées dans leur influence sur les
obligations contractuelles. Il nous suffisait de poser ici le principe général et de montrer comment le
contrat consensuel devait être un contrat de bonne foi et comment le contrat ne pouvait être de bonne
foi qu'à condition d'être consensuel.
On voit à quel point le contrat consensuel constitue une révolution juridique. Le rôle
prépondérant qu'y joue le consentement, la déclaration de volonté a eu pour effet de transformer
l'institution. Elle se singularise des anciennes formes du contrat dont elle est descendue par tout un
ensemble de caractères tranchés. Par cela seul qu'il est consensuel, le contrat est sanctionné, il est
bilatéral, il est de bonne foi. Mais ce n'est pas tout. Le principe sur lequel repose l'institution ainsi
renouvelée contient, de plus, en lui le germe de tout un développement dont il nous faut maintenant
retracer la suite, les causes et déterminer l'orientation.
Le consentement peut être donné, selon les circonstances, de manière très différente et par suite
présenter des qualités différentes, qui font varier sa valeur et sa signification morale. Une fois admis
qu'il était la base du contrat, il était naturel que la conscience publique fût amenée à distinguer les
diverses modalités qu'il peut revêtir, à les apprécier et à en déterminer en conséquence la portée
juridique et morale.
L'idée qui domine cette évolution, c'est que le consentement n'est vraiment lui-même, c'est qu'il
ne lie vraiment et absolument celui qui consent qu'à condition d'avoir été donné librement. Tout ce
qui diminue la liberté du contractant, diminue la force obligatoire du contrat. Une telle règle ne doit
pas être confondue avec celle qui exige que le contrat soit intentionnel. Car je puis avoir eu
parfaitement la volonté de contracter comme je l'ai fait, et pourtant n'avoir contracté que contraint et
forcé. Dans ce cas, je veux les obligations auxquelles je souscris ; mais je les veux parce qu'une
pression a été exercée sur moi. On dit dans ce cas que le consentement est vicié et que, par
conséquent, le contrat est nul.
Si naturelle que nous paraisse cette idée, elle ne s'est fait jour que très lentement et en se heurtant
à toutes sortes de résistances. Étant donné que, pendant des siècles, la vertu obligatoire du contrat
était censée résider en dehors des parties, dans la formule prononcée, dans le geste exécuté, dans la
chose livrée, on ne pouvait faire dépendre la valeur du lien contracté de ce qui avait pu se passer dans
les profondeurs de la conscience des contractants, des conditions dans lesquelles avait été arrêtée leur
résolution. C'est seulement en l'an de Rome 674, au lendemain de la dictature de Scylla, qu'une action
fut instituée à Rome pour permettre à ceux qui avaient été contraints par la menace à contracter des
engagements dommageables pour eux, d'obtenir réparation du préjudice qui leur avait été causé. C'est
le spectacle des désordres et des abus dont Rome fut le théâtre sous le régime de terreur imposé par
Scylla, qui en suggéra l'idée. Elle naquit ainsi de circonstances exceptionnelles mais auxquelles elle
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 148
survécut. Elle reçut le nom d'actio quod metus causa. La portée, d'ailleurs, en était assez restreinte.
Pour que la crainte causée au contractant par un tiers pût donner lieu à une rescision du contrat, il
fallait qu'elle eût pour objet un mai exceptionnel, de nature à affecter l'homme le plus ferme ; et les
seuls maux qui étaient considérés comme répondant à cette définition étaient la mort et les supplices
corporels. Ce fut par suite d'un adoucissement ultérieur qu'on assimila à la crainte de la mort celle
d'une servitude imméritée, d'une accusation capitale, ou d'un attentat à la pudeur. Mais jamais on ne
tint compte d'une crainte relative à l'honneur ou à la fortune (v. Accarias 1079).
Dans notre droit actuel, la règle s'est encore adoucie. La crainte qui vicie le contrat n'a plus besoin
d'être telle que même une âme stoïque ne puisse pas s'en défendre. Il suffit, suivant la formule
consacrée (art. 112), qu'elle soit de nature à faire impression sur une personne raisonnable. Le texte
ajoute même qu'on doit avoir égard « en cette matière à l'âge, au sexe et à la condition des personnes
». La violence est donc toute relative ; elle peut même dans certains cas être très faible. On est
définitivement sorti des restrictions rigoureuses du droit romain.
D'où vient ce précepte juridique dont nous verrons tout à l'heure toute l'importance ? On dit
couramment que l'homme est libre et que, par suite, le consentement qu'il donne ne peut lui être
imputé qu'à condition d'avoir été donné librement. On retrouve ici des idées analogues à celles que
nous trouverons à propos de la responsabilité. Si, dit-on, le criminel n'a pas commis un acte librement,
cet acte ne vient pas de lui et, par suite, ne peut lui être reproché. De même, dans le cas du contrat, il
y a une sorte de responsabilité qui résulte de la promesse que j'ai faite puisque je suis tenu d'accomplir
certains actes en conséquence de cette promesse. Mais autrui à qui elle a été faite ne peut s'adresser à
moi pour me demander de la tenir, que si c'est vraiment moi qui l'ai faite. Or si elle m'a été imposée
par un tiers, ce n'est pas moi, en réalité, qui en suis responsable et par conséquent je ne saurais être lié
par un engagement qu'un autre, en quelque sorte, a pris par mon intermédiaire. Et si celui qui m'a
forcé est aussi celui qui bénéficie du contrat, il se trouve, pour ainsi dire, sans autre répondant que lui-
même ; c'est-à-dire que tout contrat s'évanouit.
Si d'ailleurs l'homme est libre, il semble qu'il soit toujours en état de refuser son consentement,
s'il le veut ; dès lors, pourquoi n'en subirait-il pas les conséquences ? Le fait est d'autant plus
surprenant et inexplicable que, dans le cas qui nous occupe, dans le cas du contrat, des violences
souvent légères sont parfois considérées comme altérant le consentement. Pour y résister, il ne faut
pas une énergie exceptionnelle. Nous n'admettons pas qu'un homme en tue un autre pour échapper à
une perte d'argent et nous le rendons responsable de son acte. Cependant on considère aujourd'hui que
la crainte d'une perte pécuniaire imméritée suffit à vicier un contrat et à lever les obligations
contractées pour celui qui a subi cette violence. Cependant la liberté, le pouvoir de résister sont les
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 149
mêmes dans les deux cas. D'où vient qu'ici (dans le cas décrit) l'acte soit regardé comme volontaire et
consenti, que là, il prenne une tout autre nature ? Enfin il y a bien des cas où la crainte est intense, où
elle ne laisse la place à aucun choix, où, par suite, la volonté est prédéterminée et où, pourtant, le
contrat est valable. Le commerçant qui ne peut échapper à la faillite qui le menace qu'en contractant
un emprunt, recourt à ce moyen de salut parce qu'il ne peut faire autrement ; et pourtant, si le prêteur
n'a pas abusé de la situation, le contrat est valable moralement et juridiquement.
Ce n'est donc pas la dose de plus ou moins grande liberté qui importe : si les contrats imposés par
contrainte directe ou indirecte ne sont pas obligatoires, ce n'est pas à cause de l'état où se trouvait la
volonté quand elle a consenti. Mais c'est à cause des résultats qu'a nécessairement pour le contractant
une obligation ainsi formée. En effet s'il n'a accompli la démarche qui l'a lié que sous une pression
extérieure, si son consentement lui a été arraché, c'est que ce consentement était contraire à ses
intérêts et aux justes exigences qu'il pouvait avoir en vertu des principes généraux de l'équité. La
contrainte ne peut avoir eu d'autre objet et d'autre résultat que de le forcer à céder une chose qu'il ne
voulait pas céder, à faire une chose qu'il ne voulait pas faire, ou bien encore à céder l'une ou à faire
l'autre dans des conditions dont il ne voulait pas. Une peine, une souffrance lui a été ainsi imposée et
cela sans qu'il l'eût méritée. Or, le sentiment de sympathie que nous avons pour l'homme en général
est froissé quand une douleur est infligée à autrui sans qu'autrui ait rien fait qui méritait cette douleur.
La seule souffrance que nous trouvions juste, c'est la peine et la peine suppose un acte coupable. Tout
acte qui cause a nos semblables un dommage, sans que rien dans leur conduite soit de nature à
diminuer les sentiments que nous inspire tout ce qui est humain, nous apparaît donc comme immoral.
Nous disons qu'il est injuste. Or un acte injuste ne saurait être sanctionné par le droit, sans
contradiction. Voilà pourquoi la violence rend invalide le contrat auquel elle a participé. Ce n'est
point parce que la cause déterminante de l'obligation se trouve extérieure au sujet qui s'oblige. Mais
c'est qu'il y a pour ce dernier un préjudice injustifié. C'est, en un mot, parce qu'un tel contrat est
injuste. Ainsi l'avènement du contrat consensuel, combiné avec un développement des sentiments de
sympathie humaine, amène les esprits à cette idée que le contrat n'était moral, qu'il ne devait être
reconnu et sanctionné par la société qu'à condition de ne pas être un simple moyen d'exploiter l'une
des parties contractantes, en un mot à condition d'être juste.
Or, qu'on y fasse bien attention, ce principe était un principe nouveau. C'est, en réalité, une
nouvelle transformation de l'institution. Le pur contrat consensuel implique, en effet, simplement que
le consentement est la condition nécessaire, mais suffisante, de l'obligation. Voici maintenant que
cette nouvelle condition se surajoute à celle-là qui tend à devenir la condition essentielle. Il ne suffit
pas que le contrat soit consenti, il faut qu'il soit juste et la manière dont est donné le consentement
n'est plus que le critère extérieur du degré d'équité du contrat. L'état où se trouvent subjectivement les
parties n'est plus seul pris en considération ; seules, les conséquences objectives des engagements
contractés affectent la valeur de ces engagements. Autrement dit, comme du contrat solennel était né
le contrat consensuel, de ce dernier sort une forme nouvelle. C'est le contrat équitable. Nous verrons
dans la prochaine leçon comment ce principe nouveau s'est développé, et comment, en se
développant, il est destiné à modifier profondément l'institution actuelle de la propriété.
. Å
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 150
DIX-HUITIÈME LEÇON
LA MORALE CONTRACTUELLE
(fin)
. Å
De même que du contrat solennel et du contrat réel était né le contrat consensuel, de celui-ci, à
son tour, tend à se dégager une forme nouvelle de contrat. C'est le contrat juste, objectivement
équitable. Le fait qui en a révélé l'existence, c'est l'apparition de la règle en vertu de laquelle le contrat
est nul quand l'une des parties n'a donné son consentement que sous la pression d'une violence
manifeste. La société se refuse à sanctionner une déclaration de volonté qui n'a été obtenue que par la
menace. D'où cela vient-il ? Nous avons vu combien paraissait peu fondée l'explication qui attribue
cet effet juridique de la violence à ce qu'elle supprime le libre arbitre de l'agent. Prend-on le mot dans
son sens métaphysique ? Alors, si l'homme est libre, il peut résister librement à toutes les pressions
exercées sur lui ; sa liberté reste entière, à quelque menace qu'il soit en butte. Entendons simplement
par acte libre un acte spontané et veut-on dire que le consentement implique la spontanéité de la
volonté qui consent ? Mais que de fois il nous arrive de consentir parce que nous sommes obligés par
les circonstances, forcés par elles, sans que nous ayons la faculté du choix. Et pourtant quand ce sont
les choses et non les personnes qui exercent sur nous cette violence, le contrat qui se forme dans ces
conditions est obligatoire. Pressé par la maladie, je suis obligé de m'adresser à tel médecin dont les
honoraires sont très élevés ; je suis aussi contraint de les accepter que si j'avais le pistolet sur la gorge.
On pourrait multiplier les exemples. Il y a toujours de la contrainte dans les actes que nous
accomplissons, dans les consentements que nous donnons ; car ils ne sont jamais exactement
conformes à ce que nous désirons. Qui dit contrat dit concessions, sacrifices accordés pour en éviter
de plus graves. Il n'y a à cet égard dans la manière dont les contrats se forment que des différences de
degré.
La vraie raison qui a fait condamner les contrats obtenus par violence, c'est qu'ils lèsent celui des
contractants qui a été l'objet de cette contrainte. Car elle l'a forcé à céder ce qu'il ne voulait pas céder,
elle lui arrache de force quelque chose qu'il possédait. Il y a eu extorsion. Ce que la loi se refuse à
sanctionner, c'est un acte qui aurait pour effet de faire souffrir un homme qui ne l'aurait pas mérité ;
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 151
c'est-à-dire un acte injuste. Et si la loi s'y refuse, c'est que les sentiments de sympathie que tout
homme nous inspire s'opposent à ce qu'une souffrance lui soit infligée, à moins qu'il n'ait commis
antérieurement un acte qui diminue notre sympathie pour lui et ne la remplace même par un sentiment
contraire. Ce n'est pas parce qu'il n'a pas été vraiment la cause du consentement qu'il a donné, c'est
parce que ce consentement a été douloureux que la société le considère comme non existant. Et ainsi
la validité du contrat se trouve subordonnée aux conséquences qu'il peut avoir pour le contractant.
Mais les injustices imposées par la violence ne sont pas les seules qui puissent être commises au
cours des relations contractuelles. Elles ne constituent qu'une espèce dans le genre. Par ruse, par un
excès d'habileté, en sachant utiliser adroitement les situations défavorables où autrui peut se trouver,
on peut l'amener à consentir des échanges parfaitement injustes, c'est-à-dire à céder ses services ou
des choses qu'il possède contre une rémunération inférieure à leur valeur. On sait, en effet, qu'il existe
dans chaque société et à chaque moment de son histoire, un sentiment obscur mais vif de ce que
valent les différents services sociaux et les choses qui entrent dans les échanges. Quoique les uns et
les autres ne soient pas taxés, cependant il y a, dans chaque groupe social, un état de l'opinion qui en
fixe au moins approximativement la valeur normale. Il y a un prix moyen qui est considéré comme le
prix vrai, comme celui qui exprime la valeur réelle de la chose au moment considéré. Comment se
forme cette échelle de valeur, c'est ce que nous n'avons pas à rechercher pour l'instant. Toutes sortes
de causes interviennent dans la manière dont elle s'élabore : sentiment de l'utilité réelle des choses et
des services, de la peine qu'ils ont coûtée, de la facilité relative ou de la difficulté avec laquelle on se
les procure, traditions, préjugés de toute sorte, etc. Toujours est-il (et c'est tout ce qui nous importe
pour l'instant) que cette échelle est bien réelle et qu'elle est la pierre de touche d'après laquelle se juge
l'équité des échanges. Sans doute, ce prix normal n'est qu'un prix idéal ; il est bien rare qu'il se
confonde avec le prix réel. Celui-ci varie naturellement selon les circonstances ; il n'y a point de cote
officielle qui puisse s'appliquer à tous les cas particuliers. Ce n'est qu'un point de repère autour duquel
des oscillations en sens contraire se produisent nécessairement ; mais ces oscillations ne peuvent
dépasser une certaine amplitude, soit dans un sens, soit dans l'autre, sans apparaître comme
anormales. Même on peut remarquer que plus les sociétés se développent et plus aussi cette hiérarchie
de valeurs se fixe, se régularise, s'affranchit de toutes les conditions locales, de toutes les
circonstances particulières pour prendre une forme impersonnelle. Quand il y avait autant de marchés
économiques que de villes et presque de villages, chaque localité avait son échelle, son tarif qui lui
était propre. Cette variété laissait beaucoup plus de place aux combinaisons personnelles. C'est
pourquoi le marchandage, les prix individuels sont un des traits caractéristiques du petit commerce et
de la petite industrie. Plus on va, au contraire, et plus, par le système des bourses, des marchés
contrôlés dont l'action s'étend sur tout un continent, les prix s'internationalisent. Jadis, sous le régime
des marchés locaux, pour savoir à quelles conditions on pourrait obtenir un objet, il fallait négocier,
lutter d'adresse ; aujourd'hui, il suffit d'ouvrir un journal compétent. Nous nous faisons aussi de plus
en plus à cette idée que les prix vrais des choses échangées sont fixés antérieurement aux contrats,
bien loin d'en résulter.
Mais alors tout contrat qui s'écarte de ces prix d'une manière trop marquée apparaît nécessai-
rement comme injuste. Un individu ne peut échanger une chose contre un prix inférieur à sa valeur
sans subir une perte sans compensation et sans justification. Tout se passe comme si on lui extorquait
par menace la fraction indûment retenue. Nous considérons en effet que c'est ce prix-là qui lui revient,
et, s'il en est dépouillé sans raison, notre conscience morale proteste pour le motif que nous avons
indiqué plus haut. La diminution qui lui est infligée froisse les sentiments de sympathie que nous
éprouvons pour lui, s'il n'a en rien démérité. Peu importe qu'il ne résiste pas à la violence indirecte qui
lui a été faite ainsi, qu'il y accède même volontiers. Il y a dans cette exploitation d'un homme par un
autre, même si elle a été consentie par celui qui en souffre, si elle n'a pas été imposée par une
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 152
contrainte proprement dite, quelque chose qui nous offense et nous indigne. Et bien entendu il en est
de même si l'échange a été conclu à un prix supérieur à la valeur réelle. Car alors c'est l'acheteur qui a
été exploité. Voilà donc l'idée de violence qui passe de plus en plus au second plan. Un contrat juste,
ce n'est pas simplement tout contrat qui a été consenti librement, c'est-à-dire sans coaction formelle ;
c'est un contrat où les choses et les services sont échangés à la valeur véritable et normale, c'est-à-dire
en somme à la valeur juste.
Or, que de tels contrats nous apparaissent comme immoraux, c'est ce qu'on ne saurait contester.
De plus en plus, pour que les contrats nous semblent moralement obligatoires, nous exigeons non
seulement qu'ils aient été consentis, mais qu'ils respectent les droits des contractants. Et le premier de
ces droits est de ne céder aucune chose, objet ou service, qu'à son prix. Nous réprouvons tout contrat
léonin, c'est-à-dire tout contrat qui favorise indûment une partie aux dépens de l'autre ; par
conséquent, nous jugeons que la société n'est pas tenue de le faire respecter, ou du moins ne doit pas
le faire respecter aussi intégralement que s'il était équitable, par cela même qu'il n'est pas au même
degré respectable. Il est vrai que ces jugements de la conscience morale sont restés jusqu'à présent
surtout moraux et n'ont pas encore beaucoup affecté le droit. Les seuls contrats de ce genre qu'on
refuse radicalement de reconnaître, ce sont les contrats d'usure. Ici même le prix juste, c'est-à-dire le
prix du loyer de l'argent a été fixé légalement et il n'est pas permis de le dépasser. Pour des raisons
diverses, qu'il est inutile de rechercher, cette forme spéciale de l'exploitation abusive a plus vite et
plus fortement révolté la conscience morale ; peut-être parce qu'ici l'exploitation a quelque chose de
plus matériel et de plus tangible. Mais en dehors du contrat d'usure, toutes les règles qui tendent à
s'introduire dans le droit industriel et qui ont pour objet d'empêcher le patron d'abuser de sa situation
pour obtenir le travail de l'ouvrier dans des conditions trop désavantagegeuses pour ce dernier, c'est-à-
dire trop inférieures à sa valeur véritable, témoignent du même besoin. De là ces propositions,
fondées ou non, de fixer pour les salaires un minimum qui ne pourrait pas être dépassé. Elles attestent
que tout contrat consenti, même quand il n'y a pas eu de violence effective, n'est pas pour nous un
contrat valable et juste. A défaut de prescriptions relatives au minimum de salaires, il y a dès à
présent dans les codes de plusieurs peuples européens des dispositions qui obligent le patron à
garantir l'ouvrier contre la maladie, contre les effets de la vieillesse, contre les accidents possibles.
C'est notamment sous l'inspiration de ces sentiments qu'a été votée notre loi récente sur les accidents
industriels. C'est un des mille moyens employés par les législateurs pour rendre moins injuste le
contrat de travail. Sans fixer le salaire, on oblige le patron à assurer à ceux qu'il emploie certains
avantages déterminés. On proteste et l'on dit que l'on confère ainsi à l'ouvrier de véritables privilèges.
Rien n'est plus vrai en un sens ; mais ces privilèges sont destinés à contrebalancer en partie les
privilèges contraires dont jouit le patron et qui le mettraient en mesure de déprécier à volonté les
services du travailleur. Je n'examine pas d'ailleurs la question de savoir si ces procédés ont l'efficacité
qu'on leur attribue : il peut se faire qu'ils ne soient pas les meilleurs, ou même qu'ils aillent contre le
but qu'on se propose d'atteindre. Il n'importe. Il nous suffit de constater les aspirations morales qui les
ont suggérés et dont ils prouvent la réalité.
Tout démontre que nous ne sommes pas au terme de cette évolution ; que nos exigences à ce sujet
deviendront toujours plus grandes. En effet, le sentiment de sympathie humaine qui en est la cause
déterminante prendra toujours plus de force en même temps qu'il prendra un caractère plus égalitaire.
Sous l'influence de toutes sortes de préjugés, legs du passé, nous sommes encore enclins à ne pas
considérer du même oeil les hommes des différentes classes ; nous sommes plus sensibles aux
douleurs, aux privations imméritées dont peut souffrir l'homme des classes supérieures aux fonctions
nobles qu'à celles dont peuvent souffrir ceux qui sont voués aux fonctions et aux travaux d'ordre
inférieur. Or tout fait prévoir que cette inégalité dans la manière dont nous sympathisons avec les uns
et avec les autres ira de plus en plus en s'effaçant ; que les douleurs de ceux-ci cesseront de nous
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 153
paraître comme plus ou moins odieuses que les douleurs de ceux-là ; que nous les jugerons
équivalentes par cela seul que les unes comme les autres sont des douleurs humaines. Par suite, nous
tiendrons plus fermement la main à ce que le régime contractuel tienne entre les uns et les autres la
balance égale. Nous exigerons plus de justice dans les contrats. Je ne veux pas aller jusqu'à dire qu'un
jour viendra jamais où cette justice sera parfaite, où l'équivalence sera complète entre les services
échangés. On peut dire avec raison qu'elle n'est pas possible à la rigueur. N'y a-t-il pas des services
qui sont au-dessus de toute rémunération ; d'ailleurs une telle correspondance ne peut jamais être que
grossièrement approchée. Mais bien certainement celle qui existe aujourd'hui est dès à présent
insuffisante au regard de nos idées actuelles de justice et plus nous avancerons, plus nous chercherons
à nous rapprocher d'une proportionnalité plus exacte. Nul ne peut fixer un terme à ce développement.
Or le grand obstacle auquel il vient se heurter, c'est l'institution de l'héritage. Il est évident que
l'héritage, en créant entre les hommes des inégalités natives qui ne correspondent en rien à leurs
mérites et à leurs services vicie, a sa base même, tout le régime contractuel. En effet, quelle est la
condition fondamentale pour que la réciprocité des services contractés soit assurée ? C'est que, pour
soutenir cette espèce de lutte d'où le contrat résulte et au cours de laquelle se fixent les conditions de
l'échange, les contractants ne soient munis que d'armes aussi égales que possible. Alors, et alors
seulement, il n'y aura ni vainqueur, ni vaincu, c'est-à-dire que les choses s'échangeront de manière à
faire équilibre, à s'équivaloir! Ce que l'un recevra équivaudra à ce qu'il donnera et réciproquement.
Dans le cas contraire, le contractant privilégié pourra se servir de la supériorité dont il est favorisé
pour imposer ses volontés à l'autre et l'obliger à lui céder la chose ou le service échangé au-dessous de
sa valeur. Si, par exemple, l'un contracte pour obtenir de quoi vivre, l'autre seulement pour obtenir de
quoi mieux vivre, il est clair que la force de résistance du second sera bien supérieure à celle du
premier, par cela seul qu'il peut renoncer à contracter si les conditions qu'il veut ne lui sont pas faites.
L'autre ne le peut pas. Il est donc obligé de céder et de subir la loi qui lui est faite. Or l'institution de
l'héritage implique qu'il y a des riches et des pauvres de naissance ; c'est-à-dire qu'il y a dans la
société deux grandes classes, réunies d'ailleurs par toutes sortes d'intermédiaires ; l'une qui est obligée
pour pouvoir vivre de faire accepter de l'autre ses services à quelque prix que ce soit, l'autre qui peut
se passer de ces services grâce aux ressources dont elle dispose et quoique ses ressources ne
correspondent pas à des services rendus par ceux-là mêmes qui en jouissent. Tant donc qu'une
opposition aussi tranchée existera dans la société, des palliatifs plus ou moins heureux pourront
atténuer l'injustice des contrats ; mais, en principe, le régime fonctionnera dans des conditions qui ne
lui permettent pas d'être juste. Ce n'est pas seulement sur tels ou tels points particuliers qu'il peut se
nouer des contrats léonins ; mais le contrat est le régime léonin pour tout ce qui concerne les rapports
de ces deux classes. C'est la manière générale dont sont évalués les services des déshérités de la
fortune qui apparaît comme injuste, parce que ces services sont évalués dans des conditions qui ne
permettent pas de les estimer à leur vraie valeur sociale. La fortune héréditaire jetée dans un des
plateaux de la balance fausse l'équilibre. Et c'est contre ce mode injuste d'évaluation et contre l'état
social qui le rend possible que proteste de plus en plus la conscience morale. Sans doute, pendant des
siècles, il a pu être accepté sans révolte, parce que le besoin d'égalité était moindre. Mais aujourd'hui
il est trop manifestement en contradiction avec le sentiment qui est maintenant à la base de notre
moralité.
On commence à apercevoir quel événement important fut dans l'histoire l'apparition de ce que
nous avons appelé le contrat juste, et quelles répercussions étendues devait avoir cette conception.
Toute l'institution de la propriété se trouve transformée, puisqu'une des sources d'acquisition et une
des principales, à savoir l'héritage, se trouve par cela même condamnée. Mais ce n'est pas seulement
de cette manière indirecte et négative que le développement du droit contractuel tend à affecter le
droit de propriété ; celui-ci se trouve directement atteint. Nous venons de dire que la justice exigeait
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 154
que les services rendus et échangés ne fussent pas rémunérés au-dessous de leur valeur. Mais ce
principe implique cet autre, qui en est le corollaire, c'est que toute valeur reçue doit correspondre à un
service social rendu. Il est évident, en effet, que dans la mesure où cette correspondance n'existe pas,
l'individu favorisé ne peut avoir obtenu le surplus de valeur dont il jouit, qu'en le prenant sur la part
d'autrui. Il faut que cet excédent dont il bénéficie ait été créé par un autre que par lui et qui en a été
indûment privé. Pour que lui reçoive trop, c'est-à-dire plus qu'il ne mérite, il faut que l'autre reçoive
moins. D'où ce principe : la distribution des choses entre les individus ne peut être juste que dans la
mesure où elle est faite proportionnellement au mérite social de chacun. La propriété des particuliers
doit être la contrepartie des services sociaux qu'ils ont rendus. Un tel principe n'a rien qui contredise
le sentiment de sympathie humaine qui est à la base de toute cette partie de la morale. Car ce
sentiment est susceptible de varier en intensité selon le mérite social des individus. Nous avons plus
de sympathie pour les hommes qui servent davantage la collectivité ; nous leur voulons plus de bien
et, par conséquent, rien ne proteste en nous s'ils sont mieux traités sauf, pourtant, certaines réserves
que nous aurons à faire tout à l'heure. D'autre part, une telle distribution de la propriété est aussi
conforme que possible à l'intérêt social. Car la société est intéressée à ce que les choses soient entre
les mains des plus capables.
Ainsi le principe qui est la base des contrats équitables étend son action au-delà du droit
contractuel et tend à devenir la base du droit de propriété. Dans l'état actuel, la distribution
fondamentale de la propriété se fait d'après la naissance (institution de l'héritage) ; puis la propriété
ainsi distribuée originairement s'échange par voie de contrats, mais de contrats qui, nécessairement,
sont en partie injustes par suite de l'inégalité constitutionnelle où sont les contractants en vertu de
l'institution de l'héritage. Cette injustice foncière du droit de propriété ne peut disparaître que dans la
mesure où les seules inégalités économiques qui séparent les hommes sont celles qui résultent de
l'inégalité de leurs services. Voilà comment le développement du droit contractuel entraîne toute une
refonte de la morale de la propriété. Mais il faut faire bien attention à la manière dont nous formulons
sommairement ce principe commun du droit réel et du droit contractuel. Nous ne dirons pas que la
propriété résulte du travail, comme s'il y avait une sorte de nécessité logique à ce que la chose fût
attribuée à celui qui a travaillé à la faire, comme si travail et propriété étaient synonymes. Le lien qui
unit la chose à la personne, ainsi que nous l'avons dit, n'a rien d'analytique ; il n'y a rien dans le travail
qui implique nécessairement que la chose à laquelle ce travail s'est appliqué ressortisse au travailleur.
Nous avons montré toutes les impossibilités d'une telle déduction. Ce qui fait la synthèse entre ces
deux termes hétérogènes, c'est la société ; c'est elle qui fait l'attribution et elle procède à cette
attribution et à cette distribution d'après les sentiments qu'elle a pour les individus, d'après la manière
dont elle estime leurs services. Et comme cette manière peut se faire d'après des principes très
différents, il s'ensuit que le droit de propriété n'est nullement quelque chose de défini une fois pour
toutes, une sorte de concept immuable, mais au contraire est susceptible d'évoluer indéfiniment.
Même le principe que nous venons d'indiquer est capable de variations, de plus et de moins, partant
de développement. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce point. En même temps on échappa par là
aux erreurs dans lesquelles sont tombés les économistes et les socialistes qui ont identifié le travail et
la propriété. Une telle identification, en effet, tend à faire prédominer la quantité du travail sur la
qualité. Mais, d'après ce que nous avons dit, ce n'est pas la quantité du travail mis dans une chose qui
fait sa valeur, c'est la manière dont cette chose est estimée par la société et cette évaluation dépend,
non tant de la quantité d'énergie dépensée que de ses effets utiles, tels du moins qu'ils sont ressentis
par la collectivité ; car il y a là un facteur subjectif qu'on ne peut éliminer. Une idée de génie, éclose
sans peine et dans la joie, vaut plus et mérite plus que des années de travail manuel.
Mais étant donné que ce principe, s'il est dès à présent inscrit dans la conscience morale des
peuples civilisés, n'est pas encore formellement reconnu par le droit, une question pratique se pose.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 155
Par quelle réforme sera-t-il possible d'en faire une réalité légale ? Une première réforme est possible
dès à présent et presque sans transition. C'est la suppression de l'hérédité ab intestat, et surtout de
l'hérédité obligatoire qu'admet notre code en cas de descendance directe. Nous avons vu d'ailleurs que
l'hérédité ab intestat, survivance de l'ancien droit de copropriété familiale, est aujourd'hui un
archaïsme sans raison d'être. Elle ne correspond plus à rien dans nos moeurs et pourrait être abolie
sans troubler aucunement la constitution morale de nos sociétés. La question peut paraître plus
délicate pour ce qui concerne l'hérédité testamentaire. Ce n'est pas qu'elle soit plus facilement
conciliable avec le principe que nous avons posé. Elle froisse l'esprit de justice tout comme l'hérédité
ab intestat; elle crée les mêmes inégalités. Nous n'admettons plus aujourd'hui que l'on puisse léguer
par testament les titres, les dignités que l'on a conquis ou les fonctions que l'on a occupées pendant la
vie. Pourquoi la propriété serait-elle plutôt transmissible ? La situation sociale que nous sommes
parvenus à nous faire est pour le moins autant notre œuvre que notre fortune. Si la loi nous défend de
disposer de la première, pourquoi en serait-il autrement de la seconde ? Une telle restriction au droit
de disposer n'est nullement un attentat contre la conception individuelle de la propriété ; au contraire.
Car la propriété individuelle est la propriété commençant et finissant avec l'individu. C'est la
transmission héréditaire soit par voie testamentaire, soit autrement qui est contraire à l'esprit
individualiste. Il n'y a de véritables difficultés sur ce point que quand il s'agit de l'hérédité
testamentaire en ligne directe. Ici une sorte de conflit s'établit entre notre sentiment de justice et
certaines habitudes familiales qui sont fortement invétérées. Il est certain que, actuellement, l'idée que
nous pourrions être empêchés de laisser nos biens à nos enfants se heurterait à de vives résistances.
Car nous travaillons autant pour assurer leur bonheur que le nôtre. Mais rien ne dit que cet état
d'esprit ne tienne pas très étroitement à l'organisation actuelle de la propriété. Étant donné qu'il y a
une transmission héréditaire et par suite une inégalité originelle entre la condition économique des
individus au moment où ils entrent dans la vie sociale, nous cherchons à rendre cette inégalité aussi
peu défavorable que possible aux êtres auxquels nous tenons le plus ; nous voulons même la leur
rendre positivement favorable. D'où cette préoccupation de travailler pour eux. Mais si l'égalité était
la règle, ce besoin serait beaucoup moins vivement ressenti. Car le danger pour eux d'affronter la vie
sans autres ressources que les leurs aurait disparu. Ce danger vient uniquement de ce que,
actuellement, certains sont munis de ces avantages préalables ; ce qui met ceux qui n'en sont pas
pourvus dans un état d'évidente infériorité. Au reste, il n'est pas invraisemblable qu'il reste toujours
quelque chose du droit de tester. Les institutions anciennes ne disparaissent jamais entièrement ; elles
passent seulement au second plan et s'effacent progressivement. Celle-là a joué un rôle trop
considérable dans l'histoire pour qu'il soit possible de supposer qu'il puisse n'en rien survivre.
Seulement il n'en survivra plus que des formes affaiblies. On peut imaginer par exemple que chaque
père de famille ait le droit de laisser à ses enfants des parts déterminées de son patrimoine. Les
inégalités qui subsisteraient ainsi seraient assez faibles pour ne pas affecter gravement le
fonctionnement du droit contractuel.
D'ailleurs, il est impossible de faire à ce sujet aucune prévision trop précise, car l'élément
indispensable de la réponse fait présentement défaut. En effet, à qui reviendraient les richesses que
chaque génération mettrait ainsi en liberté pour ainsi dire, au moment où elle disparaîtrait ? Du
moment où il n'y aurait plus d'héritiers naturels ou de droit, qui hériterait ? L'État ? Qui ne voit qu'il
est impossible de concentrer des ressources aussi énormes dans les mains déjà si lourdes et si
gaspilleuses de l'État ? D'un autre côté, il faudrait procéder périodiquement à une distribution de ces
choses entre les individus, ou tout au moins de certaines d'entre elles, à savoir de celles qui sont
indispensables au travail, du sol par exemple. Sans doute on peut concevoir ainsi des sortes
d'adjudications par lesquelles ces sortes de choses seraient distribuées aux plus offrants, par exemple.
Mais il est évident que l'État est trop loin et des choses et des individus pour pouvoir s'acquitter
utilement de tâches aussi immenses et aussi complexes. Il faudrait que des groupes secondaires moins
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 156
vastes, plus proches du détail des faits puissent remplir cette fonction. On n'en voit guère qui fussent
aptes à ce rôle en dehors des groupes professionnels. Compétents pour administrer chaque ordre
particulier d'intérêts, susceptibles de se ramifier sur tous les points du territoire, de tenir compte des
diversités locales, des circonstances territoriales, ils rempliraient toutes les conditions voulues pour
devenir en quelque sorte, dans l'ordre économique, les héritiers de la famille. Si la famille était,
jusqu'à présent, mieux indiquée pour assurer aussi la pérennité de la vie économique, c'est qu'elle était
un petit groupe en contact immédiat avec les choses et les gens, et que d'autre part elle était douée
elle-même d'une véritable pérennité. Mais aujourd'hui cette pérennité n'existe plus. La famille se
décompose sans cesse ; elle ne dure qu'un temps ; son existence est discontinue. Elle n'a plus la
puissance suffisante pour relier économiquement les générations les unes aux autres. Mais, d'un autre
côté, seul un organe secondaire, restreint, peut se substituer à elle. Il peut et il doit avoir plus
d'ampleur qu'elle n'en avait parce que les intérêts économiques eux-mêmes ont crû en importance,
qu'ils sont parfois épars sur tous les points du territoire. Mais il est impossible que ce soit l'organe
central qui soit partout présent et partout agisse à la fois. C'est ainsi que tout nous ramène à conclure
en faveur des groupes professionnels 1.
En dehors de ces conséquences pratiques, cette étude du droit contractuel nous amène à faire une
remarque théorique importante. Dans la partie de l'éthique que nous venons de parcourir - c'est-à-dire
la morale humaine - on distingue généralement deux classes de devoirs très différents, les uns que l'on
appelle les devoirs de justice, et les autres les devoirs de charité entre lesquels on admet une sorte de
solution de continuité. Il semble qu'ils procèdent d'idées et de sentiments entièrement différents. Dans
la justice, de nouveau on fait une nouvelle distinction : justice distributrice et justice rétributive. La
seconde est celle qui préside ou doit présider aux échanges, en vertu de laquelle nous devons recevoir
toujours la juste rémunération de ce que nous donnons ; l'autre qui se rapporte à la manière dont les
lois, les fonctions, les dignités sont distribuées, réparties par la société entre ses membres. Or, il
résulte de ce qui vient d'être dit qu'entre ces différentes couches de la morale, il n'y a que des
différences de degré et qu'elles correspondent à une même conscience collective et à un même
sentiment collectif considéré à des moments différents de son développement.
Et d'abord pour ce qui est de la justice distributrice et rétributive, nous avons vu qu'elles se
conditionnent et s'impliquent mutuellement. Pour que les échanges soient équitables, il faut qu'ils
soient justement distribués ; et, bien entendu, la distribution des choses, même si elle avait été faite
originairement suivant toutes les règles de l'équité, ne resterait pas juste, si les échanges pouvaient se
contracter dans des conditions injustes. L'une et l'autre sont la conséquence juridique du même
sentiment moral : le sentiment de sympathie que l'homme a pour l'homme. Il est seulement considéré
dans les deux cas suivant deux aspects différents. Dans l'un, il s'oppose à ce que l'individu donne plus
qu'il ne recevra, rende des services qui ne sont pas rémunérés à leur vraie valeur. Dans l'autre cas, ce
même sentiment exige qu'il n'y ait entre les individus d'autres inégalités sociales que celles
correspondant à leur inégale valeur sociale. En un mot, sous l'une et l'autre forme, il tend à effacer, à
dépouiller de toutes sanctions sociales toutes les inégalités physiques, matérielles, celles qui tiennent
au hasard de la naissance, à la condition familiale pour ne laisser survivre que les inégalités de mérite.
Mais tant qu'il n'est question que de justice, ces inégalités survivent encore. Or, au regard d'un
sentiment de sympathie humaine, même ces inégalités-là ne se justifient pas. Car c'est l'homme en
tant qu'homme que nous aimons et que nous devons aimer, et non pas en tant que savant de génie,
qu'industriel habile, etc. Au fond, est-ce que les inégalités de mérite ne sont pas, elles aussi, des
1 Cette dernière phrase représente, non une lecture demeurée impossible, mais une restitution évidente du
sens.
Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900) 157
inégalités fortuites, des inégalités de naissance dont il n'est pas juste à certains égards de faire porter
aux hommes la responsabilité. Il ne nous paraît pas équitable qu'un homme soit mieux traité
socialement parce qu'il est né de telle personne riche ou élevée en dignité. Est-il plus équitable qu'un
homme soit mieux traité socialement parce qu'il est né d'un père plus intelligent, dans de meilleures
conditions morales ? C'est ici que commence le domaine de la charité. La charité, c'est le sentiment de
sympathie humaine arrivant à s'affranchir même de ces dernières considérations inégalitaires, à
effacer, à nier comme mérite particulier cette dernière forme de la transmission héréditaire, la
transmission du mental. Ce n'est donc autre chose que l'apogée de la justice. C'est la société qui arrive
à dominer complètement la nature, à lui faire la loi, à mettre cette égalité morale à la place de
l'inégalité physique qui est donnée en fait dans les choses. Seulement d'une part, ce sentiment de
sympathie humaine n'arrive à ce degré d'intensité que chez quelques consciences d'élite ; il reste, dans
la moyenne, des consciences trop faibles pour pouvoir aller jusqu'au bout de son développement
logique. Nous n'en sommes pas encore au temps où l'homme aime tous ses semblables comme des
frères, quelles que soient leur raison, leur intelligence, leur valeur morale. Nous ne sommes pas non
plus arrivés à un temps où l'homme soit parvenu à dépouiller assez complètement son égoïsme pour
qu'il ne soit pas nécessaire d'attacher du prix provisoirement au mérite, un prix sujet à diminuer, en
vue de stimuler le premier et de contenir le second. Et c'est ce qui rend aujourd'hui impossible un
complet égalitarisme. Mais d'un autre côté, il est bien certain que l'intensité des sentiments de
fraternité humaine va en se développant, et que les meilleurs d'entre nous ne sont pas incapables de
travailler sans attendre une exacte rémunération de leurs peines et de leurs services. Voilà d'où vient
que nous cherchons de plus en plus à adoucir, atténuer les effets d'une justice distributive et
rétributive trop exacte, c'est-à-dire en réalité toujours incomplète 1. Voilà pourquoi, à mesure que
nous avançons, la charité proprement dite devient toujours plus [illisible ... ] et, par suite, elle cesse
d'être comme une sorte de devoir surérogatoire, facultatif pour devenir une obligation stricte et pour
donner naissance à des institutions.
1 Ici manque une phrase de trois lignes absolument illisible et qui d'ailleurs ne parait pas rompre la continuité
du développement.