Hugo
Hugo
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Un distique des Feuilles d'automne a pris un visage d'emblème : Mon âme aux
mille voix que le Dieu que j'adore Mit au centre de tout comme un écho sonore.
Cette voix se doit de chanter et de parler tout ensemble, dans des proportions
inégales, selon qu'elle est au service de la poésie lyrique, du drame ou du roman. Mais une
des marques les plus constantes de la fabrique hugolienne est que le chant tend à couvrir la
parole : les drames se plient au vers et les romans, de place en place, se muent en poèmes.
Héros de l'un d'eux, Pierre Gringoire laisse échapper là-dessus une définition qui donne à
rêver : « La voix humaine est une musique pour l'oreille humaine ». Et qui prend le temps
de remuer le Tas de pierres peut en extraire de délicates formules sur le partage des rôles
entre voyelles et consonnes dans la langue française, qui fait d'elle la plus harmonieuse de
toutes :
« Chaque mot pris en lui-même y est comme un petit orchestre dans lequel la
voyelle est la voix ( ... ) et la consonne l'instrument, l'accompagnement... »
De là le conseil ou plutôt la « loi » qu'il énonce à l'usage du vrai poète -et l'on
notera comment une prose tenue trop secrète rejoint une poésie trop illustre : « Quand je
rencontre un poète, chose rare, je lui dis : chantez vous faites partie de l'harmonie
universelle. »
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dixit) autant que métaphysicien du langage, Hugo le sait mieux que quiconque. Il le
proclame même à tue-tête ! Par exemple dans la fameuse « Réponse à un acte
d'accusation » et plus encore dans sa « Suite », morceaux de bravoure endiablés à la gloire
du MOT, matière première et dernière de tout ouvrage de littérature, et d'abord, de poésie.
Or, l'une des premières questions qu'il ait à se poser est la suivante : la Révolution
française a libéré la pensée de l'homme et du citoyen; ne doit-elle pas, du même coup,
libérer sa parole et, s'il est poète, son chant avec les vocables qui le composent ? La
réponse de Hugo, chef de l'École nouvelle, est sans ambages : tous les mots sont
désormais égaux en droits, à l'image de ceux qui les emploient. Qui ne se rappelle son
alexandrin-drapeau :
Ceux qui le précèdent, non moins imagés, sont plus instructifs. La langue d'hier, y
est-il dit, n'avait d'yeux que pour ses enfants « nobles » et rejetait « au fond de l'ombre »
Oui : « dans l'argot » ! Dès 1829, l'auteur du Dernier jour d'un condamné avait,
dans le souci de faire vrai, mis dans la bouche de détenus mots et locutions argotiques :
fouillouse, grinche, loucher, la petite marine, marlou, trimar, tronche, épouser la
veuve,etc. Nul écrivain avant lui n'avait eu cette audace. Nul non plus n'avait hasardé le
mot gamin avant qu'il apparût dans Claude Gueux (1834) : plus tard le père de Gavroche
fera mémoire de ce précoce affranchissement (Misérables, III, 1, 7).
Cette entrée de l'argot - et des patois à l'occasion - dans la langue littéraire a valeur
de symbole. L'écrivain, mis un monde pour insuffler la vie à son idiome, ne doit accepter
aucune exclusion. Or l'argot, « c'est toute une langue entée sur la langue générale » (Dern.
jour d'un cond..). Et tant pis s'il survient comme « une excroissance hideuse, comme une
verrue » : par cela même il recèle « une énergie singulière, un pittoresque effrayant ». Le
chapitre « L'Argot » des Misérables (IV, VII, 1 à 4) offrira au lecteur un échantillon plus
copieux de doctrine littéraire. Quant aux tentatives de mise en œuvre, elles passent par Le
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dernier jour d'un condamné, les scènes de « la Cour des Miracles » dans Notre-Dame de
Paris, plusieurs épisodes enfin des Misérables, la palme revenant à l'immortel Gavroche :
« farfadet et galopin, il faisait un pot-pourri des voix de la nature et des voix de Paris ».
Mais l'a-t-on jamais remarqué ? - Aux voix de Paris, à l'argot largement répandu :
chiper, merlan, moifiler..., il mêle un mode de diction simulé par l'écrit d'une manière
toute neuve. Il faudra attendre Queneau et ce Gavroche en blue-jean qu'il nomme Zazie
pour voir se renouveler l'exploit : « Kekseksa ? » lance Gavroche au boulanger qui osait
lui présenter du pain de seconde qualité - pardon : « du larton brutal ».
Mais il est temps de lâcher ce déploiement de la langue élargie en tous sens, pour
aborder un autre aspect aussi caractéristique de l'expression littéraire - poétique surtout
chez Hugo. Repérable dès avant l'exil, il devient ensuite étrangement envahissant. On veut
parler du retour incessant d'un intrépide bataillon de mots-fétiches, appelés à illustrer les
thèmes fondamentaux dont se nourrit le poète le plus familier qui se soit jamais rencontré
avec la genèse du monde, ses énigmes et ses infatigables renaissances.
« Les génies sont placés si haut qu'ils voient tout de suite l'autre versant. De là dans
leur œuvre ce que les esprits superficiels appellent l'antithèse » (Tas de pierres).
« le bon Dieu abuse de l'antithèse (tiens ! et moi aussi, à ce qu'on dit ) ; le bon Dieu
donc abuse puérilement du soleil et de la lune, du nuage et de l'étoile ( du petit et du
grand, du noir et du blanc, du mal et du bien, du diable et de lui-même. » (Océan).
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l'homme confronté aux mystères de la création. Nous ne pouvons qu'ouvrir quatre pistes :
il demeure pensif, rêveur, (etc.) devant l’Infini. Il est effaré, hagard, saisi de stupeur (etc.)
devant l'Énorme, le Monstrueux. Il est saisi d'épouvante, d'effroi, de terreur (etc.) devant
l'Horrible. Il passe enfin par tous ces mouvements de l'âme et du corps devant l'Ombre :
celle-ci peut en effet contenir autant de visages, de mirages et d'images qu'on voudra.
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Il n'est pas certain que tous les lecteurs de Hugo, d'hier ou d'aujourd'hui,
enthousiastes ou querelleurs, aient gravi jusqu'au faîte l'échelle de ce génie de plus en plus
déconcertant à compter du moment où l'exil fut sa demeure. Ce qui est sûr, en revanche,
c'est que la poésie française, en particulier son langage, à compter de Rimbaud et de
Mallarmé, s'est engagée dans des voies résolument opposées à celles du poète-mage. Elle
se grise à présent de non-dit et de silence. Hugo, lui, se gorgeait de trop-dit et de verve
éloquente
« ... je ne fais pas le difficile ; je ne fais pas la petite bouche ; je suis le Gargantua
du beau. » (Tas de pierres, 1869).
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Religions et religion
L'antithèse, comme on voit, ne lâche point prise : à Dieu, lumière dans le ciel, un
faisceau de rayons ; à ses obscurs interprètes sur la terre les ombres à quadruple repli !
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Leconte de Lisle, successeur de Hugo à l’Académie, sut trouver des mots aussi
vrais qu'attentifs à l'héritage et à la circonstance :
« Il est de la race ( ... ) des génies universels, de ceux qui n'ont point de mesure,
parce qu'ils voient tout plus grand que nous ».
Les œuvres tardives, ajoute-t-il avec prudence, peuvent saisir le lecteur d'un « effroi
sacré ».
Qu'il nous soit enfin permis de saluer celui qui, devançant son glorieux admirateur
Charles Péguy, inscrivit aux marges de William Shakespeare cette phrase oraculaire :