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La Centrafrique,
de la rébellion Séléka
aux groupes anti-balaka
(2012-2014)
Usages de la violence, schème persécutif
et traitement médiatique du conflit
1. Comme on le verra plus loin, la Séléka a été officiellement dissoute au mois de septembre 2013
par Michel Djotodia, l’un des chefs de la rébellion qui s’était autoproclamé président de la
République après le coup d’État du 24 mars 2013. Mais cette décision n’a pas eu d’effets sur les
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formations armées qui continuent de contrôler d’importantes régions à l’intérieur du pays. Lors
d’une réunion qui s’est tenue dans le Nord de la Centrafrique le 11 mai 2014, la Séléka s’est dotée
d’un nouvel état-major qui s’est ensuite installé dans la ville de Bambari, à 400 km de Bangui.
2. La résolution 2127 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies le 5 décembre 2013 a
autorisé le déploiement de la Mission internationale de soutien à la Centrafrique (MISCA) appuyée
par les forces militaires françaises. La résolution 2149 du 10 avril 2014 prévoit la création et le
déploiement d’une Mission multidimensionnelle intégrée de stabilisation en RCA (MINUSCA)
qui devrait prendre, au mois de septembre 2014, le relais de la MISCA. Le 1er avril 2014, le
Conseil de l’Union européenne a lancé l’opération militaire de l’UE en République centrafricaine
(EUFOR RCA).
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3. Je reviendrai plus loin sur certaines caractéristiques de la violence et de sa mise en scène dans
le contexte centrafricain. En ce qui concerne les médias français, l’extraordinaire couverture médi-
atique de la crise à partir du mois de décembre 2013 s’explique également, bien sûr, par le lancement
de la mission militaire française « Sangaris » en Centrafrique.
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4. M. Debos, Le Métier des armes au Tchad. Le gouvernement de l’entre-guerres, Paris, Karthala, 2013.
5. Human Rights Watch, « I Can Still Smell the Dead ». The Forgotten Human Rights Crisis in the
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8. L’expression « corps habillés » désigne les fonctionnaires de l’État en uniforme. Sur les questions
soulevées en Afrique par ce champ professionnel, on se référera utilement aux analyses présentées
in M. Debos et J. Glasman (dir.), « Corps habillés. Politique des métiers de l’ordre », Politique africaine,
n° 128, 2012, p. 5-119.
9. A. Mehler, « Rebels and Parties : the Impact of Armed Insurgency on Representation in the
Central African Republic », Journal of Modern African Studies, vol. 49, n° 1, 2011, p. 115-139.
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s ara et des régions du Nord, aux frontières avec le Tchad) et parmi une
population désœuvrée, qui avait alors reçu un entraînement militaire.
Ces mutineries ont eu un impact décisif sur la vie sociopolitique en
Centrafrique, qu’il convient ici de préciser. D’une manière générale, « les
événements » – ainsi que les Centrafricains ont baptisé ces soulèvements
armés – témoignent d’une dégradation du climat politique et de l’émergence
de violences contre les populations civiles, deux aspects encore très présents
dans le pays et qui ont marqué le règne de Bozizé et ses rapports avec les
rébellions réparties sur le territoire. Mais, plus profondément, les négociations
(fortement encouragées par les acteurs internationaux) qui ont permis aux
forces en présence d’aboutir à des compromis mettant un terme provisoire
aux affrontements ont inauguré la progressive militarisation de la vie poli
tique. En effet, les politiques inclusives à l’égard des émeutiers et des
oppositions armées ont créé « un dangereux précédent10 », légitimant le
recours à la violence et aux armes comme moyen de négociation et de pression
pour obtenir une visibilité nationale, parlementer avec les acteurs politiques
(revendication rarement obtenue par les représentants de la société civile) et,
plus prosaïquement, pour obtenir des compensations matérielles, y compris
auprès d’acteurs internationaux.
Quant aux rapports avec l’ancienne puissance coloniale, leur complexité
va bien au-delà des excès fréquemment invoqués comme exemples du
fonctionnement pervers de la Françafrique ou de l’instauration de politiques
néocoloniales11. La présence française à Bangui s’inscrit à la fois dans la
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22. M. Debos, « Quand les “libérateurs” deviennent des “bandits”… », art. cité, p. 101 : cette expres-
sion traduit le courage et le mépris du danger dont ces combattants doivent faire preuve.
23. R. Marchal, « Le Tchad entre deux guerres ? Remarques sur un présumé complot », Politique
africaine, n° 130, 2013, p. 213-223. Au printemps 2014, l’analyse doit désormais prendre en compte
les effets engendrés par les actions du groupe Boko Haram au Nigeria : à la mi-mai, les États-Unis
ont approuvé l’envoi de personnel des renseignements au Tchad, officiellement pour une
« mission de reconnaissance » déployée aux frontières avec le Nigeria.
24. International Crisis Group, « Central African Republic : Better Late Than Never », Crisis Group
Africa Briefing, n° 96, 2 décembre 2013, www.crisisgroup.org/~/media/Files/africa/central-africa/
B096-central-african-republic-better-late-than-never.pdf, consulté le 27 mai 2014.
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Notre-Dame de Fatima à Bangui fait quinze morts parmi les personnes qui
avaient trouvé refuge dans l’enceinte de la paroisse : encore une fois, au dire
de certains des survivants, les assaillants ne s’exprimaient ni en sango ni en
français. Dans ce contexte dégradé, la Mission internationale de l’automne-
hiver 2013 a contribué à accentuer les tensions entre communautés, et, par un
certain nombre de décisions controversées, s’est trouvée largement contestée
par les populations civiles.
On soulignera ici trois aspects en particulier. D’abord, en soutenant
Djotodia – quoique de manière toujours hésitante – et en insistant pour que
des élections présidentielles soient organisées en février 2015, la France a
renoué, y compris aux yeux des Centrafricains, avec un modèle d’intervention
politico-militaire du passé ; elle a sous-estimé notamment le fait que, pour
une majorité de la population, soutenir un président issu de la Séléka s’ap
parentait à une forme de connivence avec les pillards. Deuxièmement, la
façon dont Djotodia a finalement été déchu de ses fonctions un mois plus
tard montre bien l’intérêt et la responsabilité du Tchad dans la gestion de cette
crise, et, plus largement, l’idée, très répandue dans le pays, que le destin de
la Centrafrique est voué à être décidé « ailleurs », en tout cas, pas par les
Centrafricains et leur classe politique. Le 9 janvier 2014, un avion provenant
du Tchad a ainsi emmené les 135 membres du Conseil national de la transition
à Bangui devant les représentants de la Communauté économique des
États d’Afrique centrale (CEEAC) réunis à N’Djamena sur l’initiative d’Idriss
Deby : les chefs d’État de la CEEAC ont alors signifié à Djotodia et à son
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25. C. Seignobos, « Le phénomène zargina dans le Nord du Cameroun. Coupeurs de route et prises
d’otages, la crise des sociétés pastorales mbororo », Afrique contemporaine, n° 239, 2011/3, p. 35-59.
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26. BBC News Africa, « CAR cannibal : Why I ate man’s leg », 13 janvier 2014, www.bbc.com/news/
world-africa-25708024.
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c’est ainsi que l’homme en question a déclaré s’appeler devant les journalistes,
il s’agissait d’un acte destiné à venger les meurtres de sa femme enceinte,
de sa belle-sœur et du fils de cette dernière, tués par des « musulmans »,
probablement membres de la Séléka. Ainsi, alors que l’obsession des médias
se fixait sur cette image de mastication cannibale, l’homme donnait à ses
interlocuteurs la clef de ce geste extrême : « Chien méchant » est en fait un
nom de bataille, utilisé depuis des décennies dans les conflits de la région
équatoriale par des jeunes combattants bardés de protections mystiques ;
Johnny chien méchant est aussi le titre d’un roman de l’écrivain d’origine
centrafricaine Emmanuel Dongala, qui décrit les atrocités commises par une
bande de jeunes combattants sur fond de coup d’État dans un pays équatorial,
et dont le réalisateur Jean-Stéphane Sauvaire a tiré un film, Johnny Mad Dog
(2008), bien connu sur le marché des DVD pirates de Bangui. Contrairement
à ce que certains commentaires ont pu suggérer, « Mad dog » n’était donc ni
un cannibale ni un « fou » mais quelqu’un qui, pour contrer la peur d’être
effectivement moins fort que les meurtriers de sa famille, a décidé de mettre
en scène, face à la foule et aux caméras du monde entier, autant pour lui-même
que pour le public, l’anéantissement de ses « ennemis » et la neutralisation
de leur pouvoir.
Abstract
The Central African Republic, from the Seleka Rebellion to Anti-Balak Groups
(2012-2014). Uses of Violence, Persecutory Pattern and Media Perspectives
on the Conflict
This article explores the historical, political and social dimensions of violence in
the Central African Republic (CAR). The current conflict in CAR (2012-2014) opposes
groups from the former Séléka rebellion, who took power in a coup on March 24th 2013,
and so-called anti-balaka self-defence groups, who take on to Muslim communities
while staging extreme violence against their victims’ bodies. Moving beyond a
simplistic perspective that sees the conflict as the result of a cleavage between
“Muslim” fighters and “Christian” armed groups – a vision that international media
have been propagating rather uncritically –, the article analyses the intricate links that
have shaped exchanges and clashes between populations established on the Central
African territory and those originating from the Chad-Sudan region since the
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