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LA CENTRAFRIQUE, DE LA RÉBELLION SÉLÉKA AUX GROUPES ANTI-

BALAKA (2012-2014) : USAGES DE LA VIOLENCE, SCHÈME PERSÉCUTIF


ET TRAITEMENT MÉDIATIQUE DU CONFLIT

Andrea Ceriana Mayneri

Karthala | « Politique africaine »

2014/2 N° 134 | pages 179 à 193


ISSN 0244-7827
ISBN 9782811111960
DOI 10.3917/polaf.134.0179
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2014-2-page-179.htm
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Politique africaine n° 134 • juin 2014 • p. 179-193
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Conjoncture

Andrea Ceriana Mayneri

La Centrafrique,
de la rébellion Séléka
aux groupes anti-balaka
(2012-2014)
Usages de la violence, schème persécutif
et traitement médiatique du conflit

Cet article explore les dynamiques historiques, politiques et sociales


des violences qui font rage en République centrafricaine. Le conflit
centrafricain (2012-2014) oppose des groupes issus de l’ex-rébellion
Séléka, qui avait pris le pouvoir en Centrafrique par un coup d’État
le 24 mars 2013, et des formations d’auto-défense dites anti-balaka,
qui s’en prennent aux communautés musulmanes et mettent en scène
une violence extrême sur le corps de leurs victimes. Derrière le clivage
religieux qui opposerait des combattants «  musulmans  » et des
formations armées « chrétiennes » – un clivage sur lequel insistent, sans
grande distance critique, les médias internationaux – l’article analyse
la complexité des relations qui, depuis le XIXe siècle, caractérisent les
échanges et les heurts entre les populations établies sur le territoire
centrafricain et celles qui proviennent de la région tchado-soudanaise.
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Plus récemment, les relations complexes entre le gouvernement
centrafricain et ses États frontaliers, Tchad en tête, ainsi que les
revendications de groupes armés établis dans les régions frontalières
entre les deux pays, ont contribué à la détérioration du climat politique
et à l’émergence de revendications d’autochtonie dans une partie de
la population centrafricaine.

Depuis la fin 2012, la Centrafrique traverse une crise militaire, politique


et sociale particulièrement grave, rythmée par l’augmentation des violences
qui opposent des membres de l’ex-rébellion Séléka – qui avait pris le pouvoir
par les armes à Bangui au mois de mars 2013 et qui contrôle aujourd’hui de
vastes régions à l’intérieur du pays1 – et des formations d’autodéfense dites

1. Comme on le verra plus loin, la Séléka a été officiellement dissoute au mois de septembre 2013
par Michel Djotodia, l’un des chefs de la rébellion qui s’était autoproclamé président de la
République après le coup d’État du 24 mars 2013. Mais cette décision n’a pas eu d’effets sur les
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Conjoncture

« anti-balaka », montées en puissance à l’automne-hiver 2013-2014, qui s’en


prennent en particulier aux communautés musulmanes établies sur le terri­
toire. Cette situation dégradée, à laquelle les missions militaires internationales
déployées dans les derniers mois ne semblent pas avoir apporté de solution2,
se répercute sur les populations civiles par le biais de diverses exactions, de
déplacements forcés, d’assassinats et de destruction de villages, dans des
contextes où font défaut les services les plus essentiels.
Mais, au-delà de la chronique des événements récents, le conflit exige qu’on
interroge la signification des violences qui gagnent le pays, en prêtant une
attention particulière aux représentations de la force et du pouvoir, de l’au­
tochtonie et des « étrangers » partagées par une partie de la population
centrafricaine. Les événements provoqués par les milices Séléka et les
formations anti-balaka, ainsi que le déploiement de missions internationales,
ont contribué à exacerber ces représentations et à les restructurer autour de
pratiques violentes, diffuses, mais aussi largement inédites dans l’histoire
centrafricaine. L’évocation d’un clivage entre « chrétiens » et « musulmans »
montre bien cette articulation entre d’une part des pratiques violentes
(accusations, lynchages, meurtres, représailles, déplacements forcés) et d’autre
part les représentations qui les sous-tendent et qui sont le plus souvent
renforcées par ces violences elles-mêmes. Cependant, la signification de ce
clivage et du processus qui l’a progressivement engendré dans la société
centrafricaine demeure problématique et invite à regarder bien au-delà des
simples appartenances religieuses, en interrogeant le sens même que pos­
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sèdent ces dénominations (chrétien et musulman, Centrafricain et étranger)
aux yeux d’une partie de la population. Tâche d’autant plus difficile que les
recherches qui portent spécifiquement sur l’histoire et la situation actuelle du
pays demeurent globalement peu nombreuses, alors même que ce dernier
se situe dans un environnement régional tumultueux, au cœur d’intérêts
politiques et économiques divers et de dynamiques complexes qui redéfi­
nissent les rapports entre les puissances occidentales et leurs partenaires
au sud du Sahara.

formations armées qui continuent de contrôler d’importantes régions à l’intérieur du pays. Lors
d’une réunion qui s’est tenue dans le Nord de la Centrafrique le 11 mai 2014, la Séléka s’est dotée
d’un nouvel état-major qui s’est ensuite installé dans la ville de Bambari, à 400 km de Bangui.
2. La résolution 2127 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies le 5 décembre 2013 a
autorisé le déploiement de la Mission internationale de soutien à la Centrafrique (MISCA) appuyée
par les forces militaires françaises. La résolution 2149 du 10 avril 2014 prévoit la création et le
déploiement d’une Mission multidimensionnelle intégrée de stabilisation en RCA (MINUSCA)
qui devrait prendre, au mois de septembre 2014, le relais de la MISCA. Le 1er avril 2014, le
Conseil de l’Union européenne a lancé l’opération militaire de l’UE en République centrafricaine
(EUFOR RCA).
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La Centrafrique, de la rébellion Séléka aux groupes anti-balaka (2012-2014)

Enfin, loin d’être indifférent, le rôle des médias dans la description de la


crise récente soulève d’importantes questions. C’est pendant l’hiver 2013-2014,
alors que la violence entre communautés se répandait dans une large partie
du pays d’une manière spectaculaire3, que la couverture médiatique de ce
pays longtemps marginalisé a atteint son acmé, du moins depuis la fin des
années 1970, à l’époque de la destitution et du procès de l’empereur Bokassa.
La multiplication de récits et la large diffusion d’images ont favorisé les
simplifications et les malentendus et contribué à rendre stérile une partie
des analyses proposées au public, en relayant sans grande distance critique
des expressions ou des discours fréquents dans la population centrafricaine
ou le milieu des diplomaties internationales, mais peu adaptés à cette crise
et à son analyse.
L’ambition de cet article est de suggérer des pistes utiles pour situer cette
crise dans le contexte historique, politique et social dont elle procède, et de
proposer – mais c’est là une hypothèse à valider par des enquêtes futures –
une grille de lecture qui, en s’arrêtant sur l’origine et certaines caractéristiques
des groupes armés en présence, permette d’appréhender l’extraordinaire
déferlement de violence dans le pays. Les considérations et développements
exposés ici ne prétendent toutefois nullement combler les lacunes dans la
description des événements en Centrafrique. La pénurie d’informations fiables
sur ce qui s’y passe (notamment en dehors de Bangui et au-delà des régions
de l’Ouest et du Nord-Ouest, pour lesquelles on dispose de plus d’informations)
se conjugue en effet, pour le chercheur, à la difficulté de solliciter des
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renseignements auprès d’interlocuteurs issus de familles et de communautés
qui se sont déchirées et fracturées tout au long des derniers mois.

Origines de la Séléka et coup d’État de 2013

Voici les faits : au mois de décembre 2012, une coalition rassemblant


plusieurs mouvements armés attaque des villes du Nord de la Centrafrique,
se heurte aux Forces armées centrafricaines (FACA) et entreprend une marche
vers le Sud et la capitale Bangui. La « Séléka » – terme du sango véhiculaire
dont le sens oscille entre « alliance » et « serment » – regroupe des mouvements
politico-militaires hétérogènes, dont la Convention des patriotes pour la
justice et la paix (CPJP) de Nourredine Adam, l’Union des forces démocratiques

3. Je reviendrai plus loin sur certaines caractéristiques de la violence et de sa mise en scène dans
le contexte centrafricain. En ce qui concerne les médias français, l’extraordinaire couverture médi-
atique de la crise à partir du mois de décembre 2013 s’explique également, bien sûr, par le lancement
de la mission militaire française « Sangaris » en Centrafrique.
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Conjoncture

pour le rassemblement (UFDR) de Michel Djotodia, la Convention patriotique


pour le salut du Kodro (CPSK) − kodro signifie en sango « pays », « patrie » −
dirigée par Mahamat Moussa Dahaffane, le Front démocratique du peuple
centrafricain (FDPC) dirigé par Martin Koumtamadji (aussi connu sous le
nom de Abdoulaye Miskine). Les années précédentes, certains de ces mou­
vements avaient accepté de négocier avec le gouvernement banguissois en
adhérant à des accords de cessez-le-feu ou de paix signés avec le chef de l’État,
le Général François Bozizé. À leur tête, un mélange (fluctuant dans le temps)
d’hommes politiques et de « seigneurs de la guerre », capables de mobiliser
des combattants et s’appuyant sur des ressources et des intérêts liés à
l’instabilité de la macro-région.
Le Tchad a accordé un soutien important à la Séléka, dont les contours
attendent toujours d’être précisés par des enquêtes (que les organismes
humanitaires internationaux ont sollicitées à maintes reprises). Idriss Déby
Itno avait soutenu économiquement et militairement Bozizé lorsque celui-ci
avait pris le pouvoir à Bangui en 2003. Cependant, les rapports avec le gou­
vernement centrafricain s’étaient depuis détériorés et la garde présidentielle
de Bozizé, composée d’éléments tchadiens, avait regagné le Tchad en 2012, le
président centrafricain préférant alors se tourner vers des militaires sud-
africains, en négociant avec Pretoria d’importantes concessions sur le sol
centrafricain. Mais, en soutenant la marche de la Séléka vers Bangui, le gou­
vernement de N’Djamena était aussi préoccupé par la volonté d’éloigner de
son territoire des hommes armés qui sévissaient au sud, aux frontières avec
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la Centrafrique, dans l’une des régions les plus riches du Tchad mais qui est
aussi traditionnellement hostile à Idriss Déby Itno.
Outre les formations politico-militaires déjà mentionnées, la Séléka
rassemble des mouvements plus marginaux (Union des forces républicaines ;
Alliance pour la renaissance et la refondation) ainsi qu’une vaste main-
d’œuvre recrutée parmi d’anciens rebelles, bandits « coupeurs de route »,
hommes et jeunes gens évoluant le long de ces frontières poreuses, entre la
Centrafrique, le Cameroun, le Tchad et le Soudan, où la violence et la guerre
sont des expériences ordinaires et où le « métier des armes » est aussi une
activité de subsistance et une forme de socialisation4. À partir de la fin 2012
et du début 2013, des informations circulent sur les violences exercées à
l’encontre des populations civiles par les milices Séléka en marche vers
Bangui. Ces premières violences annoncent celles, mieux documentées, des
mois suivants5. Les chefs et porte-parole de la Séléka se limitent alors à
évoquer de manière générale le non-respect des accords de paix signés les

4. M. Debos, Le Métier des armes au Tchad. Le gouvernement de l’entre-guerres, Paris, Karthala, 2013.
5. Human Rights Watch, « I Can Still Smell the Dead ». The Forgotten Human Rights Crisis in the
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La Centrafrique, de la rébellion Séléka aux groupes anti-balaka (2012-2014)

années précédentes par le gouvernement centrafricain, et ne s’opposent guère


à ce que leurs hommes commettent des actes particulièrement violents,
souvent assimilables à des violations des droits de l’homme, à l’encontre des
populations civiles. Tandis que l’armée centrafricaine, faible et démotivée,
n’oppose pas de véritable résistance, des hommes de la Séléka prennent
rapidement la place d’une administration déjà agonisante.
Parmi eux, certains, on l’a dit, sont d’anciens rebelles, en particulier des
« ex-libérateurs », ces combattants centrafricains ou tchado-centrafricains qui,
en 2003, avaient soutenu François Bozizé lorsque celui-ci avait renversé par
les armes Ange-Félix Patassé et pris sa place à la tête du pays. Après la prise
de la capitale, ces mercenaires s’étaient livrés à des pillages et à des exactions
contre la population centrafricaine, avant que certains d’entre eux, déçus
par les promesses non tenues de Bozizé, ne regagnent le Nord du pays pour
intégrer de nouvelles formations rebelles (dont l’UFDR, au nord-est),
s’adonnant au banditisme et profitant des dynamiques complexes inaugurées
par les rébellions au Tchad et au Soudan6.
En effet, la réussite du coup d’État de Bozizé contre Patassé en 2003
dépendait au soutien d’une « coalition régionale » rassemblant les intérêts du
Tchad « fournisseur de main-d’œuvre », et ceux d’autres États frontaliers, avec
l’approbation de la France, ancienne puissance colonisatrice7. Légitimé par
des élections en 2005 et 2011 (ces dernières néanmoins très contestées par
l’opposition politique et une partie de la société civile), le régime de Bozizé
se caractérisait essentiellement par un mode de gestion patrimonial de la
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chose publique, par des pratiques autoritaires et coercitives à l’égard de la
population et de certains opposants, et par un repli sur Bangui, avec pour
conséquence un quasi-abandon du reste du pays, notamment au Nord. La
corruption a continué à s’étendre dans tous les secteurs de la vie publique et
privée, contribuant à structurer les rapports interpersonnels autour d’une
violence diffuse, quotidienne et arbitraire. La prolifération de groupes rebelles
armés, mais aussi la présence de bandits « coupeurs de route » (dits zaraguinas)
le long des quelques pistes qui traversent la Centrafrique, témoignent à la
fois du délabrement du climat politique et de la dégradation de la situation
sécu­ritaire dans un pays qui manque d’infrastructures (routes, écoles, hôpi­
taux) et où la population est quotidiennement soumise aux exactions des

Central African Republic, septembre 2013, www.hrw.org/reports/2013/09/18/i-can-still-smell-dead,


consulté le 23 mai 2014.
6. M. Debos, « Quand les “libérateurs” deviennent des “bandits”. Guerre et marginalisation sociale
à la frontière tchado-centrafricaine », in R. Bazenguissa-Ganga et S. Makki (dir.), Sociétés en guerre.
Ethnographie des mobilisations violentes, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme,
2012, p. 93-110.
7. R Marchal, Aux marges du monde, en Afrique centrale…, Les Études du CERI, n° 153-154, 2009, p. 11.
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Conjoncture

forces de l’ordre et d’autres « corps habillés »8. Autant de questions sociales


et économiques souvent reprises dans les déclarations et programmes plus
ou moins précis des mouvements rebelles constitués sous le régime de Bozizé :
l’UFDR – l’une des composantes principales futures de la Séléka – dénonçait
ainsi, dès sa création en 2006, la marginalisation politique et logistique des
régions du Nord, surtout de la Vakaga, une préfecture aux frontières du Tchad
et du Soudan d’où proviennent de nombreux combattants gula qui gonflent
les rangs du mouvement rebelle.

Les fondements de la violence (XIX-XXIe siècles)

Les racines de cette situation dégradée plongent dans l’histoire récente de


la Centrafrique, caractérisée par le déclin des partis politiques, leur incapacité
croissante à exercer une fonction représentative au sein de la société civile et
de ses composantes sous-régionales9, mais aussi par le recours fréquent aux
armes et la présence de sujets étrangers imposant leurs intérêts sur le territoire
centrafricain. Avant même le coup d’État de Bozizé en 2003, son prédécesseur
Patassé avait étouffé plusieurs tentatives de putsch grâce à l’appui, sollicité à
trois reprises (en 2001, 2002 et 2003) de troupes libyennes et du Mouvement
de libération du Congo de Jean-Pierre Bemba, lui aussi extrêmement violent.
Bemba est du reste actuellement sous le coup d’un procès devant la Cour
pénale internationale, accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de
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guerre commis sur le territoire centrafricain.
Quelques années auparavant, en 1996 et 1997, le pays avait connu trois
mutineries successives, provoquées en partie par des soldats privés de leur
solde, mais dont les revendications avaient rapidement pris une connotation
politique, se greffant sur le clivage existant entre Patassé (membre du sous-
groupe gbaya suma, mais également lié aux groupes sara du Nord) et une
importante composante de l’armée, héritée de l’époque de son prédécesseur
battu aux élections de 1993, le Président André Kolingba, d’origine yakoma,
groupe établi au Sud le long de l’Oubangui. C’est à l’occasion de ces mutineries
que Patassé avait créé des milices personnelles, karako, sarawi et autres, en
recrutant à la fois sur base ethnique (parmi des individus issus de groupes

8. L’expression « corps habillés » désigne les fonctionnaires de l’État en uniforme. Sur les questions
soulevées en Afrique par ce champ professionnel, on se référera utilement aux analyses présentées
in M. Debos et J. Glasman (dir.), « Corps habillés. Politique des métiers de l’ordre », Politique africaine,
n° 128, 2012, p. 5-119.
9. A. Mehler, « Rebels and Parties : the Impact of Armed Insurgency on Representation in the
Central African Republic », Journal of Modern African Studies, vol. 49, n° 1, 2011, p. 115-139.
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La Centrafrique, de la rébellion Séléka aux groupes anti-balaka (2012-2014)

s­ ara et des régions du Nord, aux frontières avec le Tchad) et parmi une
population désœuvrée, qui avait alors reçu un entraînement militaire.
Ces mutineries ont eu un impact décisif sur la vie sociopolitique en
Centrafrique, qu’il convient ici de préciser. D’une manière générale, « les
événements » – ainsi que les Centrafricains ont baptisé ces soulèvements
armés – témoignent d’une dégradation du climat politique et de l’émergence
de violences contre les populations civiles, deux aspects encore très présents
dans le pays et qui ont marqué le règne de Bozizé et ses rapports avec les
rébellions réparties sur le territoire. Mais, plus profondément, les négociations
(fortement encouragées par les acteurs internationaux) qui ont permis aux
forces en présence d’aboutir à des compromis mettant un terme provisoire
aux affrontements ont inauguré la progressive militarisation de la vie poli­
tique. En effet, les politiques inclusives à l’égard des émeutiers et des
oppositions armées ont créé « un dangereux précédent10 », légitimant le
recours à la violence et aux armes comme moyen de négociation et de pression
pour obtenir une visibilité nationale, parlementer avec les acteurs politiques
(revendication rarement obtenue par les représentants de la société civile) et,
plus prosaïquement, pour obtenir des compensations matérielles, y compris
auprès d’acteurs internationaux.
Quant aux rapports avec l’ancienne puissance coloniale, leur complexité
va bien au-delà des excès fréquemment invoqués comme exemples du
fonctionnement pervers de la Françafrique ou de l’instauration de politiques
néocoloniales11. La présence française à Bangui s’inscrit à la fois dans la
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continuité du soutien plus ou moins ouvert aux régimes successifs, et dans
celle d’interventions militaires dont le sens dépend des (dés)équilibres de la
macro-région équatoriale dans son ensemble. Les raisons, les dynamiques et
les effets des interventions militaires françaises à Bangui ont souvent soulevé
des polémiques, en France comme en Centrafrique, et ce, bien avant la mission
« Sangaris » lancée en décembre 2013. Ce fut le cas des interventions lors des
mutineries des années 1990 et, bien sûr, de l’opération « barracuda » de
septembre 1979, au cours de laquelle la France mit fin au règne de l’empereur
Bokassa. Cette dernière opération, intervenue après des soulèvements
populaires réprimés dans le sang, a renforcé dans le pays l’impression que
l’ancien colonisateur peut faire et défaire des présidents (ou des empereurs),

10. A. Mehler, « Rebels and Parties… », art. cité, p. 124.


11. S’agissant de la Françafrique, voir par exemple le traitement politique et médiatique de
l’« affaire des diamants » offerts à Valéry Giscard d’Estaing par l’empereur Bokassa à la fin des
années 1970. Pour une critique des approches de la récente politique française en Centrafrique
en termes de « néocolonialisme », voir R. Marchal, « Cessons ces interventions de courte vue »,
Le Monde, 4 décembre 2013.
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Conjoncture

tout en contribuant de surcroît à accentuer le sentiment de la population d’être


dépouillée de sa capacité d’initiative politique12.
Mais ce sentiment d’une dépossession qui se serait opérée aux dépens de
la population et de ses ressources – un sentiment encore vif aujourd’hui et
sur lequel il sera opportun de revenir – a des origines plus lointaines, liées
non seulement à la traite esclavagiste orientale au XIXe siècle, mais aussi aux
modalités d’accès à l’Indépendance et aux dynamiques inaugurées par les
entreprises coloniale et missionnaire. Figure essentielle du processus de
décolonisation, Barthélémy Boganda, un ancien prêtre en rupture avec les
missionnaires européens présents dans l’ancien Oubangui-Chari, quitta
l’habit ecclésiastique en 1949 pour entamer une fulgurante carrière poli­-
tique : en 1958, il proclama la naissance de la République centrafricaine, mais
mourut dans un accident d’avion le 28 mars 1959, avant la proclamation de
l’Indépendance le 13 août 1960. Sa disparition soudaine, qui a alimenté dans
tout le pays les rumeurs d’un complot ourdi dans les milieux colonialistes,
représente le grand traumatisme qui continue de hanter la mémoire et la rhé­
torique politiques en Centrafrique. Si la figure de Boganda est devenue une
référence obligée, c’est aussi parce que celui que beaucoup de Centrafricains
considèrent comme le « père de la Nation » n’avait pas manqué, y compris
après la rupture avec l’Église catholique oubanguienne, de connoter religieu­
sement sa pratique politique, en soulignant la « mission » dont il se disait
investi, mais aussi en revendiquant sa continuité avec des figures prophétiques
du passé (notamment Karnou, l’inspirateur de la révolte anticolonialiste kongo
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wara de 1928) et en s’appuyant sur une autorité qu’Éric de Dampierre, à la fin
des années 1960, analysait explicitement dans les termes wébériens du
« charisme13 ».
Il n’est certes pas question de s’attarder ici sur les détails de l’histoire de
l’entreprise missionnaire et de la colonisation en Oubangui-Chari – une
histoire dont de nombreux aspects encore inexplorés attendent du reste
toujours que des recherches ponctuelles viennent les éclaircir. Comme l’atteste
la brutalité des dispositifs répressifs et d’exploitation mis en place du moins
au départ, et face au sous-investissement et au difficile contrôle d’un territoire
vaste, peu lucratif et habité par des populations en partie insoumises,
l’administration en arriva à considérer cette région équatoriale comme « la
plus délaissée des colonies14 ».

12. J.-P. Ngoupandé, Chronique de la crise centrafricaine 1996-1997. Le syndrome barracuda, Paris,


L’Harmattan, coll. « Études africaines », 1997.
13. É. De Dampierre, Un ancien royaume Bandia du Haut-Oubangui, Paris, Plon, 1967.
14. P. Kalck, Histoire centrafricaine. Des origines à 1966, Paris, L’Harmattan, 1992.
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La Centrafrique, de la rébellion Séléka aux groupes anti-balaka (2012-2014)

Les dynamiques remontant au début du XXe siècle, au moment de la


rencontre coloniale et de l’implantation du régime concessionnaire, doivent
en tout cas être interprétées dans la continuité des bouleversements des
sociétés équatoriales dans les décennies précédentes. Au XIXe siècle et jusqu’au
début du XXe siècle, la région oubanguienne fut en effet le théâtre d’importants
déplacements de populations, de contacts et de heurts liés aux activités de
marchands d’esclaves et « seigneurs de la guerre » provenant de Karthoum,
du Ouaddaï, du Darfour, des régions tchadienne et soudanaise. Ainsi, les
Sara, au sud du Tchad, les Banda et les Manza installés dans le Centre et le
Centre-Ouest de la Centrafrique, durent tous fuir les razzias d’esclavagistes
musulmans venant du nord et des régions soudaniennes ; les Gbaya, installés
à l’Ouest, durent eux aussi fuir les pillages en provenance du sultanat de
Bagirmi et les incursions peules du Borno. Les proportions de ces flux
migratoires, les graves répercussions démographiques dans toute la région
Nord de la Centrafrique, mais aussi la variété de stratégies que ces populations
en déplacement adoptèrent pour résister ou négocier avec les marchands
musulmans, contribuèrent en tout cas à dessiner une « émergence huma­
nitaire » et l’apparition de groupes de « réfugiés avant l’heure15 ». Ces dernières
années, la mémoire de ces événements, bien que lointaine, demeurait vive au
cœur de la Centrafrique, et plus au nord, aux frontières avec le Tchad et le
Soudan16, où des chercheurs avaient pourtant pu assister dans les années 1970
à des « efforts de réconciliation en dépit des drames et des conflits du passé17 ».
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Conscience persécutive, rhétorique religieuse
et médiatisation du conflit

Ces quelques éléments de contexte ne suffisent pas à expliquer ce qui a


poussé la Séléka à prendre le contrôle du pays et à attaquer la population
civile, dans la capitale et dans l’arrière-pays. Ils n’expliquent pas non plus
directement les motivations profondes et personnelles des hommes qui,
depuis l’automne 2013-2014, ont intégré les groupes anti-balaka, attaquent des
communautés de civils musulmans, et reproduisent une violence extrême
à travers la mutilation de leurs victimes, les meurtres à la machette et par
le feu, la violence répétée sur les cadavres. Plus simplement, les événements

15. D. Cordell, « Des “réfugiés” dans l’Afrique précoloniale ? L’exemple de la Centrafrique, 1850-


1910 », Politique africaine, n° 85, 2002, p. 16-28.
16. L. Lombard, Raiding Sovereignty in Central African Borderlands, PhD Dissertation, Duke University
Press, Department of Cultural Anthropology, 2012, p. 171-172.
17. D. Cordell, « Des “réfugiés” dans l’Afrique précoloniale ?… », art. cité, p. 16.
Politique africaine n° 134 • juin 2014
188
Conjoncture

mentionnés constituent un arrière-fond socio-historique permettant d’appré­


hender le « substrat mémoriel de la violence », les expressions de la haine
renvoyant à une « conscience victimaire de la majorité non musulmane centra­
fricaine [qui] s’est construite au cours d’événements violents réitérés qui ont
laissé des traces profondes18 ». Ces dernières années, des chercheurs ont
enregistré des formes d’« ostracismes ordinaires » à l’égard de la communauté
musulmane : des flambées de violence collective dans des lieux publics, des
lynchages, des rumeurs faisant état de trafic de corps humains et de pratiques
de sorcellerie19, auxquels il convient d’ajouter les exactions et intimidations
particulièrement odieuses qui, dans un système de racket généralisé des
voyageurs, visent spécifiquement les musulmans chaque fois qu’ils
franchissent des barrages militaires le long des pistes centrafricaines. Tenter
de suivre ces traces mémorielles aide à dépasser les impasses de certaines
analyses proposées par les médias et la diplomatie internationale, ce que
traduisent avant tout des choix lexicaux témoignant d’une difficulté à nommer
la spécificité de cette crise. Outre une référence constante au « chaos », on a
aussi parlé successivement de « somalisation » de la Centrafrique à l’automne
2013, d’une situation pré-génocidaire peu de temps avant le déploiement de
la mission Sangaris (mais l’association entre le Rwanda et la Centrafrique a
également été faite à l’occasion des célébrations du vingtième anniversaire
du génocide rwandais en avril 2014), sans oublier les spectres qui hantent les
missions militaires : « l’enlisement », « le piège », « le bord du précipice »20.
La menace du « terrorisme » a elle aussi été évoquée21, tout comme celle de
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« l’islamisme radical », argument déjà instrumentalisé par Bozizé à la toute
fin de son régime afin de faire pression sur la communauté internationale et
d’obtenir un soutien qui n’arriva en fait jamais.
En réalité, quand la Séléka a entrepris sa marche vers Bangui fin 2012, ce
n’est pas sans raison qu’une partie de la population a interprété les violences
subies comme le fait d’étrangers venant du nord pour envahir le pays et piller
ses ressources, et ce alors même que, souvent, ceux-ci appartenaient à des
communautés qui, géographiquement, sont bien situées en Centrafrique, mais

18. B. Martinelli, « Centrafrique, les chemins de la haine », Libération, 21 mai 2014.


19. Ibid.
20. Pour s’en tenir aux médias français, signalons par exemple « La France cherche à éviter la
“somalisation” de la Centrafrique », Le Monde, 29 août 2013 (la « somalisation » qu’évoque l’article,
à la suite de François Hollande, a depuis été maintes fois reprise, y compris récemment par
l’ex-président François Bozizé) ; « Centrafrique : comment la France espère sortir du piège »,
Le Monde, 13 janvier 2014 ; C. Bensimon, « Centrafrique : “Sangaris” au bord du précipice »,
Libération, 25 février 2014.
21. Dans son discours prononcé à Bangui le 2 janvier 2014, le ministre de la Défense français,
Jean-Yves Le Drian, mentionne ainsi les forces impliquées dans les « opérations de lutte contre le
terrorisme et [l]es opérations de lutte contre toutes les déstabilisations ».
Andrea Ceriana Mayneri
189
La Centrafrique, de la rébellion Séléka aux groupes anti-balaka (2012-2014)

établies dans les préfectures frontalières marginalisées, comme la Vakaga.


Les repères identitaires, notamment l’origine géographique et la langue
(certains membres de la Séléka ne parlent ni le sango ni le français), se sont
alors greffés sur les violences à répétition et ont creusé des divisions dans la
population avant même que la question religieuse ne cristallise cette distance.
Le pillage, les incendies volontaires et autres assassinats ont poussé des
communautés villageoises à chercher refuge dans la brousse, selon une
stratégie de survie connue depuis l’époque du travail forcé, de la colonisation
et des razzias esclavagistes. Dans les rangs de la Séléka, certaines formations
portaient les mêmes noms que les « sections » de soldats tchadiens et tchado-
centrafricains entrées à Bangui pour soutenir Bozizé en 2003 (par exemple
« s’en fout la mort 22 »), s’en prenant au passage à la population. L’appui
logistique et financier du Tchad à la rébellion Séléka – tout à fait conforme à
la complexe stratégie internationale d’Idriss Déby Itno, à la fois sur les fronts
malien et centrafricain23 – a exacerbé dans la population l’impression que des
forces étrangères complotaient contre les Centrafricains, en dépouillant le
pays et en s’enrichissant à leurs dépens. Ainsi, après le coup d’État du 24 mars,
les chefs Séléka et le nouveau président, Michel Djotodia, ont en partie échoué
à contrôler ces hommes armés qui, dans la capitale et à l’intérieur du pays,
se livraient à de grandes violences sans reconnaître aucune autorité hiérar­
chique. Outre les violences physiques (arrestations et exécutions, violences
sexuelles, tortures), les Centrafricains ont assisté au pillage de leurs biens,
dont une partie, des voitures en particulier, a pris la route des pays voisins
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et notamment celle du Tchad24.
De même, la dissolution de la Séléka, annoncée officiellement par Djotodia
le 14 septembre 2013, n’a pas vraiment eu d’effet sur les composantes rebelles
installées dans une grande partie du pays et elle n’est, du reste, intervenue
qu’après nombre de massacres, comme celui du quartier Boy Rabe à Bangui,
le 14 avril 2013, où exécutions sommaires, viols et tortures furent commis
par des hommes de la Séléka, dont des mercenaires soudanais janjawid. Un
an plus tard, le 28 mai 2014, alors que les représailles entre communautés
diverses sont désormais à l’ordre du jour, l’attaque contre l’église catholique

22. M. Debos, « Quand les “libérateurs” deviennent des “bandits”… », art. cité, p. 101 : cette expres-
sion traduit le courage et le mépris du danger dont ces combattants doivent faire preuve.
23. R. Marchal, « Le Tchad entre deux guerres ? Remarques sur un présumé complot », Politique
africaine, n° 130, 2013, p. 213-223. Au printemps 2014, l’analyse doit désormais prendre en compte
les effets engendrés par les actions du groupe Boko Haram au Nigeria : à la mi-mai, les États-Unis
ont approuvé l’envoi de personnel des renseignements au Tchad, officiellement pour une
« mission de reconnaissance » déployée aux frontières avec le Nigeria.
24. International Crisis Group, « Central African Republic : Better Late Than Never », Crisis Group
Africa Briefing, n° 96, 2 décembre 2013, www.crisisgroup.org/~/media/Files/africa/central-africa/
B096-central-african-republic-better-late-than-never.pdf, consulté le 27 mai 2014.
Politique africaine n° 134 • juin 2014
190
Conjoncture

Notre-Dame de Fatima à Bangui fait quinze morts parmi les personnes qui
avaient trouvé refuge dans l’enceinte de la paroisse : encore une fois, au dire
de certains des survivants, les assaillants ne s’exprimaient ni en sango ni en
français. Dans ce contexte dégradé, la Mission internationale de l’automne-
hiver 2013 a contribué à accentuer les tensions entre communautés, et, par un
certain nombre de décisions controversées, s’est trouvée largement contestée
par les populations civiles.
On soulignera ici trois aspects en particulier. D’abord, en soutenant
Djotodia – quoique de manière toujours hésitante – et en insistant pour que
des élections présidentielles soient organisées en février 2015, la France a
renoué, y compris aux yeux des Centrafricains, avec un modèle d’intervention
politico-militaire du passé ; elle a sous-estimé notamment le fait que, pour
une majorité de la population, soutenir un président issu de la Séléka s’ap­
parentait à une forme de connivence avec les pillards. Deuxièmement, la
façon dont Djotodia a finalement été déchu de ses fonctions un mois plus
tard montre bien l’intérêt et la responsabilité du Tchad dans la gestion de cette
crise, et, plus largement, l’idée, très répandue dans le pays, que le destin de
la Centrafrique est voué à être décidé « ailleurs », en tout cas, pas par les
Centrafricains et leur classe politique. Le 9 janvier 2014, un avion provenant
du Tchad a ainsi emmené les 135 membres du Conseil national de la transition
à Bangui devant les représentants de la Communauté économique des
États d’Afrique centrale (CEEAC) réunis à N’Djamena sur l’initiative d’Idriss
Deby : les chefs d’État de la CEEAC ont alors signifié à Djotodia et à son
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Premier ministre Nicolas Tiangaye qu’ils étaient destitués de leurs charges.
Une fois Djotodia parti au Bénin, c’est une représentante de la société civile,
l’ancienne maire de Bangui, Catherine Samba-Panza, qui a été élue présidente
de la transition le 20 janvier.
Enfin, les missions de l’hiver 2013-2014 ont manifestement sous-estimé la
complexité de la situation, puisque les vexations contre des communautés
musulmanes se multipliaient depuis l’été précédent, surtout dans le Nord et
le Nord-Ouest du pays, du fait des groupes anti-balaka composés de jeunes
gens désœuvrés et d’anciens membres des formations d’autodéfense,
nombreuses dans le Nord ; ces dernières années, celles-ci luttaient contre les
bandes de coupeurs de route formées, entre autres, de jeunes éleveurs mbororo
inoccupés25. D’ex- militaires des FACA rejoignent eux aussi les groupes anti-
balaka qui reçoivent donc un soutien (dont l’importance reste à préciser) de
Bozizé et de ses partisans.

25. C. Seignobos, « Le phénomène zargina dans le Nord du Cameroun. Coupeurs de route et prises
d’otages, la crise des sociétés pastorales mbororo », Afrique contemporaine, n° 239, 2011/3, p. 35-59.
Andrea Ceriana Mayneri
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La Centrafrique, de la rébellion Séléka aux groupes anti-balaka (2012-2014)

Il est fréquent désormais d’entendre définir les anti-balaka comme des


milices « chrétiennes ». Mais la grille de lecture religieuse révèle ici plus que
jamais ses limites. D’abord parce que, comme on a essayé de le montrer, le
terme de « musulman » renvoie davantage à des constructions sociales et
historiques et à leur instrumentalisation qu’à une pratique religieuse et à son
fondement doctrinal. Le discours de certains anti-balaka témoigne d’ailleurs
parfaitement de la superposition de deux registres : celui du religieux, qui
parle de « musulmans » ou de « mosquées », et celui de l’autochtonie, qui
évoque tour à tour des « ennemis » et des « étrangers » dont le pays aurait
intérêt à se débarrasser. En outre, le terme « chrétien » ne signifie pas grand-
chose en soi. En effet, si la communauté protestante est majoritaire dans le
pays, suivie par la communauté catholique, le paysage religieux se caractérise
par l’essor des Églises évangéliques et la multiplication des groupes de prière
qui véhiculent une vision agonistique des désarrois personnels et collectifs,
insistent volontiers sur le schème persécutif et relancent par là le cycle des
soupçons et des accusations de sorcellerie. S’il ne s’agit pas ici de postuler
l’équivalence entre le discours persécuteur fondé sur des accusations de
sorcellerie (très répandues dans le pays) et celui qui sous-tend les violences
antimusulmanes, il convient néanmoins de mettre l’accent sur la manière
dont une conscience victimaire aux racines historiques profondes peut
constituer le substrat de violences organisées, tout en étant facilement
instrumentalisée.
L’habillement des anti-balaka, qui « blindent » leur corps par des protections
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mystiques (parfois appelées gris-gris), ainsi que la spécificité de leur violence
(meurtres à la machette, mutilations, démembrements etc.) expriment une
véritable conception du pouvoir et de la force. Ils témoignent aussi de la façon
dont ces derniers peuvent se combiner ou être littéralement « arrachés » à
ceux dont on se sent persécuté depuis des décennies. Or cette conception,
commune à d’autres groupes paramilitaires dans l’histoire récente de l’Afrique
équatoriale, ne se limite nullement à ces combattants. Elle peut aussi émerger
dans la population elle-même. C’est ainsi qu’à Bangui, en janvier 2014, la foule
a sorti « un musulman » d’un minibus, avant de le lyncher et de brûler son
corps : les médias du monde entier ont longuement commenté le geste d’un
homme qui, après avoir ramassé des restes du cadavre, les porta à sa bouche
devant les caméras. Interviewé par la BBC, cet homme fut qualifié de manière
très expéditive de « cannibale », tandis que des images et des phrases sorties
de leur contexte étaient livrées aux commentaires d’un public international
assoiffé de scandales et de polémiques26. Or à en croire « Mad dog », puisque

26. BBC News Africa, « CAR cannibal : Why I ate man’s leg », 13 janvier 2014, www.bbc.com/news/
world-africa-25708024.
Politique africaine n° 134 • juin 2014
192
Conjoncture

c’est ainsi que l’homme en question a déclaré s’appeler devant les journalistes,
il s’agissait d’un acte destiné à venger les meurtres de sa femme enceinte,
de sa belle-sœur et du fils de cette dernière, tués par des « musulmans »,
probablement membres de la Séléka. Ainsi, alors que l’obsession des médias
se fixait sur cette image de mastication cannibale, l’homme donnait à ses
interlocuteurs la clef de ce geste extrême : « Chien méchant » est en fait un
nom de bataille, utilisé depuis des décennies dans les conflits de la région
équatoriale par des jeunes combattants bardés de protections mystiques ;
Johnny chien méchant est aussi le titre d’un roman de l’écrivain d’origine
centrafricaine Emmanuel Dongala, qui décrit les atrocités commises par une
bande de jeunes combattants sur fond de coup d’État dans un pays équatorial,
et dont le réalisateur Jean-Stéphane Sauvaire a tiré un film, Johnny Mad Dog
(2008), bien connu sur le marché des DVD pirates de Bangui. Contrairement
à ce que certains commentaires ont pu suggérer, « Mad dog » n’était donc ni
un cannibale ni un « fou » mais quelqu’un qui, pour contrer la peur d’être
effectivement moins fort que les meurtriers de sa famille, a décidé de mettre
en scène, face à la foule et aux caméras du monde entier, autant pour lui-même
que pour le public, l’anéantissement de ses « ennemis » et la neutralisation
de leur pouvoir.

L e conflit en Centrafrique a ainsi exacerbé des représentations socio­


culturelles courantes et anciennes dans la population, tout en les conjuguant
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à des violences particulièrement atroces, commises d’abord par la Séléka
puis, plus récemment, par les anti-balaka. L’analyse de ces représentations et
de la signification d’une violence dépassant les clivages religieux se révèle
indispensable pour comprendre l’origine des récents événements, mais aussi
pour interroger la manière dont ceux-ci continueront de travailler la société
centrafricaine et se projetteront sur les stratégies ou les politiques de
reconstruction et de réconciliation à venir. Quant à l’attention prêtée à des
éléments prétendument « exotiques » des affrontements récents et à la descrip­
tion d’un différend d’ordre « confessionnel », elle ne se limite pas à réitérer
des stéréotypes bien connus sur les conflits armés qui sévissent en Afrique.
Elle empêche surtout de prendre en compte les dynamiques profondes qui,
au niveau national et international, ont pu déclencher la violence de la
Séléka et celle des anti-balaka. D’abord, la marginalisation de la Centrafrique
au sein de la sous-région équatoriale, où elle continue d’être le terrain sur
lequel les intérêts étrangers les plus divers peuvent s’imposer, souvent
impunément ; et ensuite, toujours à l’intérieur de cette sous-région, la
marginalisation de communautés minoritaires, établies dans des régions
Andrea Ceriana Mayneri
193
La Centrafrique, de la rébellion Séléka aux groupes anti-balaka (2012-2014)

frontalières et insécurisées, dont la prise en charge devrait relever d’un


effort de concertation au niveau international et en tout cas bien au-delà du
contexte centrafricain.

Andrea Ceriana Mayneri


Institut des mondes africains (IMAF)

Abstract
The Central African Republic, from the Seleka Rebellion to Anti-Balak Groups
(2012-2014). Uses of Violence, Persecutory Pattern and Media Perspectives
on the Conflict
This article explores the historical, political and social dimensions of violence in
the Central African Republic (CAR). The current conflict in CAR (2012-2014) opposes
groups from the former Séléka rebellion, who took power in a coup on March 24th 2013,
and so-called anti-balaka self-defence groups, who take on to Muslim communities
while staging extreme violence against their victims’ bodies. Moving beyond a
simplistic perspective that sees the conflict as the result of a cleavage between
“Muslim” fighters and “Christian” armed groups – a vision that international media
have been propagating rather uncritically –, the article analyses the intricate links that
have shaped exchanges and clashes between populations established on the Central
African territory and those originating from the Chad-Sudan region since the
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19th  Century. In recent years, the complex relations between the Central African
government and its neighbouring states, Chad especially, as well as the grievances
by armed groups established in the border areas between the two countries have
contributed to the deterioration of the political climate. It is also in this context that
claims to autochthony have emerged within the Central African population.

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