Semprun Le Grand Voyage Fiche de Synthese
Semprun Le Grand Voyage Fiche de Synthese
Semprun Le Grand Voyage Fiche de Synthese
« La réécriture de l’événement, chez Jorge Semprun, témoigne de son propre aveu de la difficulté à
rassembler les éléments épars de son moi morcelé par une vie aussi tourmentée. » écrit, à ce propos, Béatrice
Delplanche. dans une étude universitaire récente Regards croisés sur l’œuvre de Jorge Semprun dans la
mise en récit de l’expérience traumatique.
En effet, Le grand voyage, rédigé au début des années 60 et publié en 1963, met fin à près
de « seize années » de silence. « Ce livre s'écrivit de lui-même, comme si je n'avais été que
l'instrument, que le truchement de ce travail anonyme de la mémoire et de l'écriture » écrira
Semprun dans, mettant ainsi en évidence, à la fois la nécessité irrépressible d'écrire le récit de cette
partie de sa vie, et la difficulté de la raconter après l'avoir vécue.
(Suite à l'étude qui suit, vous trouverez un petit lexique des termes employés ci- dessous).
Le grand voyage :
1) La structure :
Le livre comporte deux parties . La première fait revivre la fin du voyage en train du Camp de
Royallieu à Compiègne jusqu'au camp de Buchenwald, près de Weimar: la durée de la fiction
s'étend sur une soirée, une journée et deux nuits, tandis que le temps de narration remplit 246 pages.
La seconde, narrée en 17 pages, décrit l'arrivée au camp du narrateur identifié sous le pseudonyme
de Gérard, soit une marche du train jusqu'à l'entrée du camp. En réalité, dans la première partie, un
narrateur omniscient évoque en 1963, des épisodes de son passé d'enfant espagnol exilé,
d'adolescent aux Pays - Bas, de lycéen parisien, d'étudiant, puis de résistant en Bourgogne jusqu'à
son arrestation à Joigny et sa détention à Auxerre, alternant en contrepoint avec des épisodes
postérieurs à la libération de Buchenwald en avril 1945, et à son retour à Paris, puis en Espagne,
dans la clandestinité, pour revenir au «propos » du livre : la fin du voyage vers Buchenwald en
1943. La seconde partie, racontée à la troisième personne avec une focalisation interne, restitue au
lecteur, les émotions et les pensées de Gérard pendant sa marche, et ses souvenirs du début du
voyage de la prison d'Auxerre à Royallieu, puis de ce camp à la gare de Compiègne.
Cette structure confère un premier sens (populaire et un peu vieilli) au titre qui désigne ainsi, par
métonymie, le récit d'un voyage important et qui intéresse le public.
2)Les thèmes :
« Il y a cet entassement des corps dans le wagon, cette lancinante douleur dans le genou droit.(...).il
faut quitter le monde des vivants, cette phrase toute faite tournoie vertigineusement dans les replis
de son cerveau embué comme une vitre par les rafales d'une pluie rageuse, quitter le monde des
vivants, quitter le monde des vivants. »
De l'incipit (p.11) à l'excipit (p.277), le texte renvoie donc à une autre signification du titre le
grand voyage : à l'utilisation métaphorique que Gautier dans ses Poésies de 1872, ou Flaubert dans
l'éducation sentimentale en font pour désigner la mort.
Les principaux thèmes récurrents sont d'ailleurs présents dès les premières pages :
« Nous sommes immobiles, entassés les uns sur les autres, c'est la nuit qui s'avance, la quatrième
nuit, vers nos futurs cadavres immobiles. » annonce le narrateur à la vingt – troisième ligne de
l'incipit. Associés au thème de la mort, les thèmes de la nuit et de l'immobilité sont récurrents
dans l'ensemble du texte. L'immobilité des statues au « regard mort » caractérise , à la fin du livre,
la mise en scène nocturne imaginée pour « pétrifier » les déportés au terme de leur voyage en train,
et qui les hantera aux moments les plus inattendus, leur vie durant : « En face de nous, sur un quai
assez large qu'illuminent des projecteurs , à cinq ou six mètres des wagons, une longue file de SS
attend. Ils sont immobiles comme des statues, leurs visages cachés par l'ombre des casques que la
lumière électrique fait reluire...(...) sur cette avenue d'opéra wagnérien, parmi ces hautes colonnes,
sous le regard mort des aigles hitlériennes »( p.255). Le thème du regard absent « regard mort », du
« regard vide » de la population de Compiègne résignée à l'occupation nazie , du « regard fermé » et du
« visage de pierre » de la femme juive rescapée d'Oswiecim, mais « revenue morte, murée dans sa solitude »
p.113) est en relation directe avec la perte d'identité infligée aux victimes, et révèle l'entreprise criminelle de
déshumanisation qu'est le nazisme. A la porte de Buchenwald , au terme du récit, la réaction de Gérard est de
se dire « qu'une aventure pareille n'arrive pas souvent, qu'il faut (…) bien se remplir les yeux de ces
images. » (p. 275). De même que le crime a besoin de témoins pour être établi, la mort omniprésente ne peut
trouver de sens que par le regard des survivants. Semprun évoquera dans le grand voyage, l'agonie d'un
compagnon qui meurt dans ses bras. Il rapporte aussi l'expérience des déportés vivant
collectivement et solidairement la mort par pendaison d'un jeune Russe, spectacle imposé par
lequel les SS prétendaient en vain les terroriser individuellement. « ...même si on avait pu baisser
les yeux, nous aurions regardé mourir ce camarade (...) nous l'aurions accompagnés par le regard
sur la potence ». Entre tous ces hommes opprimés de nationalités et de langues différentes, le
regard constitue un moyen de communiquer, d'établir une solidarité définitive « Nous sommes en
train de mourir de la mort de ce copain , et par là – même, nous l'annulons, nous faiso)ns de la mort
de notre copain le sens de notre vie. Un projet de vivre parfaitement valable, le seul valable en ce
moment précis » (p.62 et 63) .
La réflexion sur l'expérience de la mort s'est d'ailleurs trouvée au centre de débats sur les
témoignages de déportation, Primo Lévi exprimant l'idée que les « véritables témoins » de cette
industrie de la mort étaient ceux qui ne sont pas revenus des camps nazis. Dans le grand voyage , la
mort ne peut pas être l'objet d'expérience individuelle des vivants, mais les survivants peuvent
témoigner d'une expérience collective des morts infligées dans les camps nazis, auxquelles ils ont
pu assister avec « un regard fraternel ». Lorsque le narrateur veut témoigner, le lendemain de la
libération de Buchenwald, de ce qui s'y passait, ce sont les cadavres entassés près du crématoire
qu'il montre à deux jeunes Françaises frivoles, désinvoltes et curieuses : « Je ne leur parle qu'à
peine, je leur dis simplement: «Voici, voilà.» Il faut qu'elles voient, qu'elles essaient d'imaginer.(...)
Je les fais sortir du crématoire, sur la cour intérieure entourée d'une haute palissade. Là, je ne leur
dis plus rien du tout, je les laisse voir. Il y a, au milieu de la cour, un entassement de cadavres qui
atteint bien quatre mètres de hauteur. Un entassement de squelettes jaunis, tordus, aux visages
d'épouvante. ( p.88)»
« Le spectaculaire, le «hors norme» difficilement croyable, s'enracine dans la réalité, devient
événement historique. Les corps des victimes sont là pour en témoigner. Leur corps fait acte de
parole puisque les voix sont éteintes. Le corps est une pièce à conviction du témoignage • (…)
Ultimement, ce sont les corps confondus des victimes (...) qui attestent de l'authenticité de ce qui a
eu lieu. »» Jochen Gerz, Serge Gaubert et Arlette Farge, Le témoignage: éthique. esthétique et
pragmatique, Circé, 1995 cités Annie Archambault in La fiction dans les témo)ignages de Jorge
Semprun – Université du Québec à Montréal – 2006
On notera la spécificité du thème de la lumière à Buchenwald dans la mise en scène nocturne des
nazis : violence des projecteurs, mise en scène de l'illumination, froideur extrême de la lumière crue.
L'éclairage du camp n'est qu'un variante du thème récurrent de la nuit, thème classique du récit
concentrationnaire, tout comme la perte d'identité et la mort (cf.La Nuit d'Elie Wiesel, La traversée de la
nuit de Geneviève Anthonioz De Gaulle, ou d'autres œuvres artistiques postérieures reprenant la mythologie
nazie du « Nuit et Brouillard » - film d'Alain Resnais ou chanson de Jean Ferrat). Ce thème dominant a
d'ailleurs contaminé tout le récit du grand voyage . En effet, le roman de Semprun se déroule presqu'
exclusivement de nuit dans un wagon obscur...Ténèbres froides du voyage en train, et des deux années de
camp, mais aussi, de « l'interminable nuit de l'exil », commencée pour Semprun une nuit d'été au pays
basque, et dont il précisera, en 1980, qu'elle « ne se terminera sans doute jamais ».
On avait déjà noté ces trois plans temporels de la narration : la déportation en train racontée (1943), de
la fuite nocturne du pays basque (1936), le temps de la narration au lecteur (1963), et les allers – retours
entre présent, passé et futur du passé qui constituent autant de « voyages » dans le temps : « (…) l'horreur
paisible de tous les détails et les détours, les allers, les retours, de ce long voyage d'il y a seize ans » (p.236)
Peut – être faut – il voir là une raison qui pousse le narrateur à utiliser le terme « voyage » , pour
désigner une expérience dont il fait penser au personnage de Gérard « qu'elle n'arrive pas tous les jours », et
qu'il s'agit au moins d' « une aventure ». Nous reviendrons sur ces euphémismes.
Toujours est - il que le narrateur paraît laisser à sa mémoire un cours d'autant plus libre que l'épuisement
du périple aidant, il semblera de moins en moins capable de maîtriser son activité intellectuelle. En réalité,
sous l'emprise d'apparente association d'idée ou d'imprévisible surgissement du souvenir, le narrateur évoque
à propos d'une comparaison entre le vin de Chablis et celui de Moselle, et un épisode survenu dans un
maquis bourguignon avant son arrestation, et un souvenir de la soirée précédant son retour en
France, après la libération de Buchenwald (p.18 et p.20). Ou bien encore le spectacle réel de la
forêt bourguignonne anéantissant les traces d'un camp de maquisard (fin avril – début mai 1945),
avec, encore en contrepoint le souvenir récent de son désir de voir les traces de Buchenwald
englouties par la forêt des hêtres (mi- avril 1945).(p.224-225)
L'alternance des analepses et des prolepses dans le récit permet, au moyen d'une structure
contrapuntique, de rendre concret ce que Semprun appelle à plusieurs reprises « le choc avec la
réalité ». Le voyage de Semprun mène à « un trou noir », aux portes de « l'impensable », de
« l'inimaginable » : la démesure nazie, le sadisme nihiliste et artistique des SS, la barbarie
criminelle et stupide des bourreaux, plus rarement la férocité de la lutte pour la survie entre
déportés, la présence de la musique dans l'univers concentrationnaire à Buchenwald. Et en
contrepoint, le décalage sidéral entre ce que les déportés survivants ont vécu, et la conscience qu'en
ont ceux qui les accueillent au retour, ou encore la découverte des charniers du camp par deux
élégantes femmes de la Mission Française venues dans un esprit un peu touristique. Un choc entre
une réalité irrévocable, et un spectateur qui jugeait impensable ce qui s'est réellement produit! Le
grand voyage est en ce sens un voyage entre deux univers où les repères conventionnels perdent
tout leur sens.
La récurrence des thèmes privilégiés joue alors un rôle diégétique unificateur. Dans l'incipit,
la répétition à seize reprises en vingt – trois lignes du mot « nuit » impose au passage son
atmosphère obscure , confuse, mais symbolique, et, telle une figure d'anadiplose, accentue le relief
du récit oral du narrateur. Dans tout le roman, l'évocation de l'interminable longueur des nuits de
train, à travers le leitmotiv du gars de Semur : « Elle n'en finira pas, cette nuit », ramène
invariablement l'attention du lecteur sur le « propos » du livre, c'est – à – dire le voyage en train
« revécu » – ou plutôt, les nuits de voyage en train - vers Buchenwald.
- une apparente simplicité: un narrateur s'exprimant à la première personne pour « y voir clair »,
pour « se rendre compte et rendre compte », ajoutant à ces clichés force répétitions qui scandent un
récit oral alternant avec des dialogues d' un registre familier. Des tournures impersonnelles (« il y a ,
il faudra »), ou plus démonstratives qu'emphatiques( « C'est la vallée de la Moselle (p.13), voici la
vallée de la Moselle ( p.14)» ). Et puis cet euphémisme constant consistant, de la part du narrateur, à
appeler sobrement « voyage » ce qu'il fera tout de même nommer« une aventure » - sans excessive
emphase, c'est vrai - à son personnage de Gérard, lorsqu'il se présente à l'entrée de Buchenwald.
- un art du décalage : le dialogue avec le gars de Semur ou le type solidaire à la fin du livre
introduit une distance entre la parole communiquée vers l'extérieur, dans l'instant, aux autres
personnages du récit et la parole intérieure qui se déploie au gré des souvenirs , des commentaires et
des réflexions du narrateur. De même , la distance que le narrateur restitue entre ses états de
conscience avant le voyage, au cours du voyage et après le voyage confère
aux événements racontés la profondeur, le relief d'un même sujet photographié de plusieurs
distances ou de plusieurs angles différents : « Je ne pourrai pas te raconter comment Julien est mort,
je ne le sais pas encore et toi tu seras mort avant la fin de ce voyage. (p.18)» Même si le but semble
d'abolir les repères conventionnels de temps et d'espace : « Ca a été un rude hiver, cet hiver de
l'année prochaine. (p.116) »
Autre distance que le narrateur prend vis – à - vis des événements et des
personnages : l'ironie. Persiflage vis – à - vis d'un compagnon de retour chauvin – ce « type », le
« Commandant » :....voici que c'étaient des arbres français, si j'en croyais mes compagnons de
voyage. Je regardais les feuilles des arbres. Elles étaient du même vert que tout à l'heure. Je devais
mal voir, certainement. Si l'on avait demandé au Commandant, il aurait certainement vu la
différence. Il ne s'y serait pas trompé, avec des arbres français. » (p119) Ou bien encore l'art de
l'anecdote d'un pittoresque entomologique (p.120 à 123) ou d'un tragique poignant (p.61à 63) au
terme desquelles le qualificatif attribué à un policier de préfecture vichyste et aux SS de
Buchenwald tombe comme un couperet. Tous ne réussissent, par mesquinerie ou sadisme dans leur
volonté d'imposer définitivement leur autorité, qu' à susciter contre eux un puissant sentiment
fraternel de solidarité, de dignité et de résistance morale, alors que leurs victimes étaient au départ
écrasées, chacune dans sa solitude. (« ...Les SS sont de pauvres types et ne comprennent jamais ces
choses - là » p. 63)
Même l 'expression de la concession vis – à – vis d'une employée de l'administration
française de rapatriement qui veut lui reprendre une prime et des cigarettes auxquelles le règlement
lui refuse de pouvoir prétendre (p.129 à 133) est utilisée ironiquement par le narrateur pour affirmer
l'identité d'étranger à laquelle il tient avant tout : bien sûr, « mademoiselle a des ordres », non, il
n'est pas Français et ne s'est pas battu pour la France. « Et vous n'êtes pas naturalisé ? » insiste – t -
elle . « Mademoiselle , attendez que je sois mort pour m'empailler. »
On le voit, cette distance est source de dialogues savoureux, et d'une gouaille cocasse
parfois teintée d'humour noir qui donne une épaisseur humaine aux moments dramatiques comme la
mort d'un vieillard, premier mort dans le wagon au cours de la quatrième nuit de voyage (p.73 à 75).
Devant l'apparente soudaineté du décès, nombreux sont les témoins qui invoquent une maladie de
cœur. « Cette idée de crise cardiaque, c'est une idée rassurante. Sauf pour ceux qui ont des trucs au
cœur, bien entendu. » commente le narrateur qui ironise sur le besoin de se rassurer au moyen d'une
causalité ordinaire et familière, alors que la situation est tout à fait exceptionnelle et inouïe.
La toute - puissance du narrateur et les limites de la fiction :
Le narrateur ne manque pas de prendre ses distances, dès le début du récit, avec les règles
de la narration, comme avec les attentes du lecteur à travers cette métalepse: « Je ne devrais peut –
être parler que de ces promeneurs et de cette sensation, telle qu 'elle a été à ce moment, dans la
vallée de la Moselle, afin de ne pas bouleverser l'ordre du récit.Mais c'est moi qui écris cette
histoire, , et je fais comme je veux. J'aurais pu ne pas parler de ce gars de Semur. Il a fait ce
voyage avec moi, il en est mort. (…) Il est mort à mes côtés, à la fin de ce voyage, j'ai fini ce
voyage avec son cadavre debout contre moi. J'ai décidé de parler de lui, ça ne regarde personne,
nul n'a rien à dire. C'est une histoire entre ce gars de Semur et moi. »(p.26 et 27)
Dans L'écriture ou la vie , en 1994 , Semprun raconte à nouveau sa déportation à
Buchenwald, et ... révèle que le gars de Semur était en fait un personnage fictif , quoi qu'inspiré par
un camarade de maquis. Nous avons déjà signalé le rôle que la mort de ce personnage – qui
établissait un décalage entre la parole actuelle prononcée dans la conversation et le discours
intérieur et permettait au narrateur d'amener de façon naturelle des informations au lecteur – joue
dans le système de narration , à la charnière des deux parties du livre. Il s'agit du passage de
l'omniscience illimitée dans le passé et le futur du passé, à la focalisation interne d'un personnage de
troisième personne limité au présent et au passé. Personnage privé de la capacité d'envisager un
quelconque futur, et soumis au présent désespérant de l'arrivée dans l'univers concentrationnaire.
L'utilisation de la fiction, les variations apportées au récit d'un même épisode d'un livre à
l'autre ne remettent-elles pas en cause la valeur du témoignage ? N'oublions pas qu'écrire sur
l'expérience concentrationnaire participe également du traumatisme comme l'analyse Béatrice
Delplanche dans son étude récente Regards croisés sur l’oeuvre de Jorge Semprun dans la mise en
récit de l’expérience traumatique : où elle éclaire certains choix de Jorge Semprun.
« Pour Susan Suleiman, professeur à Harvard, ( Historical Trauma and Litery Testimony. The Buchenwald
memoirs of Jorge Semprun, in « Crisis of Memory and the second world war » 2006) ) les variations dans la
relation d’une scène qui concerne l’arrivée de Semprun à Buchenwald témoignaient soit d’une erreur de
l’écrivain, soit de l’aspect traumatique de sa mémoire. Cela n’est pas faux de voir dans la réécriture toujours
inachevée de l’expérience de Buchenwald une manifestation du traumatisme (...) mais pas dans la scène
analysée. Jorge Semprun m’a confirmé l’erreur de lecture de Susan Suleiman et a ajouté : « La scène est
véridique et même, je n’ai pas encore dit toute la vérité de cette scène pourtant véridique mais impensable au
lecteur de 1963. » Jorge Semprun m’a confirmé qu’il s’agissait bien, comme je le soupçonnais, d’une
question d’horizon d’attente, une anecdote réelle, d’abord tue dans le premier récit de 1963, relatée comme
fictive en 1980 et ensuite comme réelle en 1994 étant irrecevable par son caractère étonnant pour lecteur de
1963 ou de 1980, mais acceptable pour le lecteur de 1994, le lectorat ayant évolué. « L’événement a été vécu
une seule fois », me dit Semprun, « mais je peux le relater encore et encore en fonction du lectorat qui évolue
ou de ma propre relecture ».
« Je ne sais pas si ce que j'écris aujourd'hui est vrai, écrivait Charlotte Delbo , en 1980, dans
Aucun de nous ne reviendra, Mais je sais que c'est véridique » « Etre véridique » et être entendu,
voilà les soucis qui préoccupent nombre de témoins de l'expérience concentrationnaire.
Faire imaginer de façon exacte ce qui a été éprouvé, fait, pensé, constaté, communiquer
une émotion réelle, voilà la puissance de la fiction et de l'art, car Semprun (comme son
narrateur s'en montre conscient dans le grand voyage) l'a très vite compris dès la libération
de Buchenwald : rendre compte de la réalité concentrationnaire nazie, ce sera témoigner de
l'impensable.Et si le témoin éprouve l'impossibilité de dire, le public éprouvera longtemps
l'impossibilité d'entendre.
« On peut tout dire en somme. L’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’un alibi. Ou signe de paresse. On peut
toujours tout dire, le langage contient tout. […]…Mais peut-on tout entendre, tout imaginer? » SEMPRUN, J. (1994). L’Écriture ou la
vie
Certaines pages du grand voyage témoignent de tentatives d'approcher de façon littéraire
l'expression de l'ineffable : ainsi p.233 et 234 , une phrase de 29 lignes comportant dix
subordonnées relatives et une métaphore filée chirurgicale pour exprimer l'impuissance du narrateur
à conserver la conscience claire et la maîtrise de ses pensées après un choc affectif survenu au cours
de l'exterminante cinquième nuit de train, choc qui le met face à l'idée de la mort d'un ami cher et à
l'idée de son propre néant s'il venait à mourir anonymement, et sans que ses proches puissent même
penser sa mort. Ainsi dans l'excipit (p.276 à 279 ) où le narrateur s'interroge sur le contenu de
paroles que Gérard aurait échangé avec un de ses compagnons déportés sur l'existence dans le
camp, si la vigilance des SS ne leur avait pas interdit toute autre communication que l'échange de
regards, et s'ils avaient eu , l'un ou l'autre une quelconque expérience de cette vie
concentrationnaire. L'angoisse ressentie à la lecture des deux passages est réelle ; l'excipit dépeint le
basculement halluciné d'une conscience humaine dans un univers terrifiant, totalement inconnu et
même « impensable, inimaginable ».
Dès la fin de la lecture de l'incipit, le caractère autobiographique du grand voyage paraît ne plus
faire de doute.Mais la fin de la première partie du roman est particulièrement éclairante sur les
procédés généralement mis en œuvre par Semprun lorsqu'il évoque sa propre histoire. Arrêté à
Auxerre sous sa véritable identité, il apparaît dans le roman sous plusieurs pseudonymes ; d'abord
celui de Gérard connu de ses compagnons de prison, puis celui de Manuel connu de ses camarades
du camp de Buchenwald. Lorsqu'il doit abandonner le gars de Semur, il éprouve de façon nouvelle
le sentiment de la perte de son identité passée d'homme libre. La scène est fictive puisque ce
compagnon de voyage a été inventé. Quant aux souvenirs racontés qui constituaient la vie d'homme
libre du narrateur, ils ont été rapportés sans égard pour la chronologie . Voilà déjà présents
plusieurs des principaux procédés relevés par Paul Alliès, trente ans plus tard, dans les livres
postérieurs l'un de 1976, le second de 1993, où Semprun a raconté la vie de communiste clandestin
qu'il aura mené dans les années cinquante : « Semprun utilise quatre procédés : le pseudonyme, le
roman, la polémique, la diachronie » (Jorge Semprun, une « autobiographie politique » – Pôle Sud
1994).
« Ce livre s'écrivit de lui-même, comme si je. n'avais été que l'instrument, que le truchement de ce
travail anonyme de la mémoire et de l'écriture (1) » a expliqué Semprun à propos du grand voyage .
Citant les propos de Semprun sur le grand voyage et sur les seize années qui ont précédé son
écriture, propos qu'il a relevés dans ces deux livres de l'écrivain, Paul Alliès suggère que le recours
à la fiction romanesque, dès février – mars 1960, aurait libéré chez Semprun, alors encore
exclusivement dirigeant du Parti Communiste Espagnol, la capacité à faire la part de l'intime et du
politique, dans un processus de reconstruction identitaire : « Je n'avais été moi-même, en tout cas,
depuis mon retour de Buchenwald, que comme un projet incertain, un rêve confus. Je ne pouvais
être moi-même, en vérité, qu'en tant qu'écrivain et l'écriture m'avait été rendue impossible. Il
m'avait été rendu impossible de devenir moi-même.(2 )»
Semprun a – t - il jamais cessé d'être un exilé ? Beatriz Coca Mendès conclut que non dans son
étude Semprun Nostalgie des jours heureux contre le vent rude et glacial de l'exil Université de
Valladolid 2013).
(1) Autobiographie de Federico Sanchez (1976)
(2) Federico Sanchez vous salue bien (1993)
En conclusion :
Livre « matriciel » et fondateur pour l'écrivain de premier plan que deviendra Jorge Semprun,
le grand voyage est le récit d'une expérience vécue et un témoignage élaboré sur l'univers
concentrationnaire. Un témoignage rédigé de façon à faire éprouver des émotions et stimuler
l'imagination et la réflexion. Communiste engagé dans la résistance à Buchenwald, Semprun
participe à la libération du camp qu'il évoque également. De nombreux épisodes restituent son
retour de déportation, et témoignent de l'incompréhension rencontrée par les rescapés des
camps nazis après la fin de la guerre. (p.82 à 90, puis p . 110 à 115, p.124 à 135)
L'adaptation réalisée par Jean Prat pour la télévision en 1969, est historiquement intéressante à
plus d'un titre. D'abord, la façon de filmer est inspirée de la Nouvelle Vague : économie de moyen
et surtout « caméra subjective », puisque l'objectif de cette caméra se substitue au regard du
narrateur uniquement présent en voix – off ? Sa présence étant suggérée par le regard du comédien
incarnant le personnage du gars de Semur, regard tourné vers lui. Les flashes - back ou forwards
sont signalés par un changement de décor hors du wagon et un floutage du cadre de l'image
qui suggère la vision un peu floue d'un personnage. Le film illustre ainsi, par ces allers et retours
le thème du voyage dans le temps.
Ensuite, un certain nombre de souvenirs liés à la guerre d'Espagne ou aux succès de l'Axe en
1941 sont évoqués au moyen d'un certain nombre de documents historiques : extraits de films
documentaires, unes de journaux .
Les contraintes matérielles ont imposé à Jean Prat de se limiter au récit du voyage exposé dans la
première partie du livre . L'immensité monumentale de Buchenwald est montrée de jour,
amenant le spectateur à longer le périmètre du camp, tandis que des extraits de la bande – son
du film constituent l'illustration sonore et que défile le générique du film.
Comme le livre dédié à Jaime , le fils de Semprun, âgé de 16 ans, le film est dédié à une jeune fille
dont le visage est présenté au début du film , éclairant la volonté de témoigner avec un souci
pédagogique.
Le gars de Semur et Hans sont très présents à l'écran, le premier pour les scènes « intérieures » du
wagon, et le second pour les scènes « extérieures au wagon » et évoquant les souvenirs du narrateur
avant Buchenwald : là encore, la présence de ces deux personnages inventés manifeste combien la
fiction est essentielle à la construction diégétique de l'oeuvre.
Lexique :