La Perversion Narcissique - Copie

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Du narcissisme chez Lacan

Alice Delarue

Conférence à la Section clinique de Strasbourg


22 novembre 2014

Dans l’argument qui annonce votre thème de travail pour cette année, « Narcissisme et
Perversion », vous mentionnez, je cite, l’une des dernières « efflorescence de notre temps », le
terme de perversion narcissique. Cela fait en effet plusieurs années que ce terme envahit la
littérature psy, les médias, mais aussi les lieux de soins et même les cabinets d’analystes.
Vous nous invitez, dans ces quelques lignes, à refuser de conjoindre ces deux termes et à en
faire l’étude distincte. Je vous propose pour ma part de reprendre le trajet de la notion de
narcissisme chez Lacan.

Narcissisme et libido
C’est tandis qu’il s’attache, dans son premier Séminaire, à démontrer la plurivalence de la
notion de transfert, qui « s’exerce à la fois dans plusieurs registres, le symbolique,
l’imaginaire et le réel »1, que Lacan va s’atteler à mettre au jour la structure qui articule la
relation narcissique, relisant au plus près le texte freudien daté de 1914 « Pour introduire le
narcissisme ».
Alberto Eiguer, « théoricien » de la perversion narcissique, affirme, dans son ouvrage Le
pervers narcissique et son complice, que, je le cite, « le narcissisme a été considéré, à
l’origine, comme une perversion. S. Freud (1914) dit avoir emprunté le terme “narcissisme” à
P. Näcke (1899), lequel l’avait trouvé chez H. Ellis (1898) ; ces deux derniers le considèrent
comme une perversion. Souvenons-nous également que le terme “narcissique” apparaît pour
la première fois dans l’œuvre [de Freud] pour expliquer le choix d’objet de l’homosexuel qui
se prend lui-même comme modèle d’objet sexuel »2.
Freud emprunte en effet le terme de narcissisme à Näcke, chez lequel il désigne « le
comportement par lequel un individu traite son propre corps de façon semblable à celle dont
on traite d’ordinaire le corps d’un objet sexuel ». Le narcissisme aurait alors la signification

1
Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 130.
2
Eiguer A., Le pervers narcissique et son complice, Paris, Dunod, 2012, p. 4.

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d’une perversion, remarque Freud à propos de cette définition. Mais il choisit d’emblée de ne
pas rabattre le narcissisme sur la problématique perverse, l’articulant à sa théorie générale de
la libido et des pulsions : « un certain placement de la libido, qui doit être considérée comme
narcissisme [...], peut revendiquer sa place dans le développement sexuel régulier de l’être
humain ». Le narcissisme est, précise-t-il, « le complément libidinal à l’égoïsme de la pulsion
d’autoconservation »3. Et c’est le champ des psychoses (notamment la mégalomanie), et non
celui des perversions, qui lui donne le « motif impérieux » de s’intéresser à la question du
narcissisme.
Dans son commentaire, Lacan rappelle que Freud, en réponse à Jung qui tendait à diluer le
concept de libido dans la « notion vague d’intérêt psychique »4, s’attache dans ce texte à
isoler la libido, sexuelle, de l’ensemble des fonctions de conservation de l’individu. Mais il
s’agit aussi pour Freud de séparer la libido égoïste, narcissique, de la libido sexuelle.
Comment la libido du moi et la libido d’objet peuvent-elle être rigoureusement distinguées
« si on conserve la notion de leur équivalence énergétique, qui permet de dire que c’est pour
autant que la libido est désinvestie de l’objet qu’elle vient se reporter dans l’ego ? »5 Pour
Freud, en effet, le délire de grandeur apparaît aux dépends de la libido d’objet : « la libido
retirée au monde extérieur a été apportée au moi, si bien qu’est apparue une attitude que nous
pouvons nommer narcissisme »6. L’on connait aussi l’importance de cette distinction dans son
texte « Deuil et mélancolie » : dans la mélancolie la libido retirée à l’objet et rapportée au moi
y sert alors à « établir une identification du moi avec l’objet abandonné »7. Rappelons enfin
que Freud parlera en 1916 des névroses narcissiques 8 pour désigner les psychoses, les
opposant aux névroses dites de transfert (l’hystérie et la névrose obsessionnelle). On peut
aussi penser aux personnalités as if d’Helene Deutsch, qui note que dans ces cas de psychoses
discrètes les investissements d’objets, et par conséquent le transfert, sont appauvris.
Freud va faire l’hypothèse d’un « narcissisme primaire », c’est-à-dire d’un investissement
libidinal originaire du moi, dont une partie sera plus tard cédée aux objets, et d’un
« narcissisme secondaire » – lorsque la libido investie dans les objets fait retour sur le moi.
Mais, problème, comment distinguer ce narcissisme primaire de l’autoérotisme, dont il a
démontré dans ses « Trois essais sur la théorie de la sexualité » la présence « dès l’origine » ?
On voit pourquoi Lacan a insisté à plusieurs reprises sur le fait que « tout ce qui concerne le

3
Freud S., « Pour introduire le narcissisme », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 82 & 81.
4
Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 132.
5
Ibid., p. 132-133.
6
Freud S., « Pour introduire le narcissisme », op. cit., p. 82-83.
7
Freud S., « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 158.
8
Freud S., Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1961, p. 397.

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développement prégénital de la libido n’est concevable [pour Freud] qu’après l’apparition de
la théorie du narcissisme » 9 . De fait, nous dit Lacan, Freud est amené à concevoir le
narcissisme comme un processus secondaire, forcé de convenir qu’il « n’existe pas dès le
début, dans l’individu, une unité comparable au moi ; le moi doit subir un développement »10.
C’est en effet à partir de l’Urbild, commente Lacan en se référant à sa théorisation du stade du
miroir, que le moi « commence de prendre ses fonctions ». C’est cela qui « donne forme » au
narcissisme, ou plutôt c’est l’assujettissement à l’image narcissique qui donne forme au moi.
Il introduit alors son schéma optique : il y a d’abord « un narcissisme qui se rapporte à
l’image corporelle [...] et donne sa forme à l’Umwelt »11 – il fait l’unité du sujet. Il y a ensuite
un second narcissisme, qui tient au fait que son semblable, le petit autre, a pour l’homme
« valeur captivante, de part l’anticipation que représente l’image unitaire telle qu’elle est
perçue soit dans le miroir, soit dans toute réalité du semblable ». Dès lors, l’identification
narcissique c’est « l’identification à l’autre qui [...] permet à l’homme de situer avec précision
son rapport imaginaire et libidinal au monde en général »12. L’aliénation de l’homme à
l’image réfléchie de lui-même structure également le rapport réflexif à l’autre ; le narcissisme
est l’investissement libidinal de l’image de l’ego13. Nous sommes loin de la définition de
Näcke ! Et bien plus proches du mythe rapporté par Ovide, dans lequel Narcisse est « saisi par
l’image de la beauté qu’il aperçoit »14.
Lacan formulera d’une manière saisissante la distinction entre autoérotisme et narcissisme
dans son « Discours aux catholiques », en 1960 : « Je m’aime moi-même [...], je suis lié à
mon corps par [...] [la] libido. Mais ce que j’aime en tant qu’il y a un moi où je m’attache
d’une concupiscence mentale, n’est pas ce corps dont le battement et la pulsation échappent
trop évidemment à mon contrôle, mais une image qui me trompe en me montrant mon corps
dans sa Gestalt, sa forme. Il est beau, il est grand, il est fort, il l’est encore plus d’être laid,
petit et misérable. »15
Cette théorisation du narcissisme permet des élaborations plus fines de ce qui est en jeu, par
exemple, dans les personnalités « comme si » d’H. Deutsch. On peut aussi penser à la célèbre
présentation de malades qu’a faite Lacan en 1976, avec cette patiente qui se dit « intérimaire
d’elle-même », et semble ne pas avoir de corps autre que ce corps spéculaire du miroir.

9
Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 52.
10
Freud S., « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 84.
11
Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 144.
12
Ibid.
13
Ibid., p. 188.
14
Ovide, « Métamorphose de Narcisse » (3, 402-510), Métamorphoses, livre III.
15
Lacan J., « Discours aux catholiques », Le Triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 46-47

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« J’aimerais mieux vivre suspendue », dit-elle. « Une robe suspendue... j’aimerais vivre
comme un habit. Si j’étais anonyme, je pourrais choisir l’habit auquel je pense... j’habillerais
les gens à ma façon. Je suis un peu théâtre de marionnettes, quoi... » « Elle n’a pas la moindre
idée du corps qu’elle a à mettre dans cette robe, commente Lacan. Il n’y a personne pour
habiter le vêtement ». Et les corps des petits autres sont pour elle marqués de la même
inconsistance.
Mais revenons au commentaire de Lacan. S’appuyant sur l’éthologie (où c’est l’image, par
exemple dans le cadre de la parade, qui met en route l’instinct sexuel), Lacan affirme que
« La pulsion libidinale est centrée sur la fonction de l’imaginaire » ; « Voilà le cadre dans
lequel nous devons articuler les Libido-Triebe et les Ich-Triebe »16. Rappelons que le cadre
conceptuel en question, comme l’a indiqué Jacques-Alain Miller dans « Les paradigmes de la
jouissance »17, est celui de l’imaginarisation de la jouissance. Parce qu’il est au travail de
désintriquer ce qu’il rapporte au champ symbolique d’une part, et les pulsions,
l’investissement libidinal, le fantasme, le surmoi et le moi d’autre part, Lacan donne à la
libido freudienne, donc à la jouissance, un statut imaginaire, et interprète le moi, « réservoir
de la libido », à partir du narcissisme et du stade du miroir. Et « il l’étend jusqu’à dire à la
page 427 des Écrits, précise J.-A. Miller, que le narcissisme enveloppe les formes du désir ».
J.-A. Miller se réfère là au texte « La chose freudienne » : « Cet intérêt du moi, y écrit Lacan,
est une passion [imaginaire] dont la nature était déjà entrevue par la lignée des moralistes où
on l’appelait l’amour propre, mais dont seule l’investigation psychanalytique a su analyser la
dynamique dans sa relation à l’image du corps propre. Cette passion apporte à toute relation
avec cette image, constamment représentée par mon semblable, une signification qui
m’intéresse tellement, c’est-à-dire qui me fait être dans une telle dépendance à cette image,
qu’elle vient à lier au désir de l’autre tous les objets de mes désirs, de plus près qu’au désir
qu’ils suscitent en moi »18.

Le narcissisme dans la vie amoureuse


Justement, Freud va prendre ensuite dans son texte, comme autre voie d’accès à la question
du narcissisme, la clinique de la vie amoureuse. Pourrait-on diviser les être humains en deux
groupes selon leur type de choix d’objets ? D’un côté, il y aurait ceux dont les objets sexuels
sont issus, par étayage, anaclitisme, de leurs premières expériences de satisfaction (« en

16
Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 141.
17
Miller J.-A., « Les paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, octobre 1999, p. 9.
18
Lacan J., « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966,
p. 427.

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premier lieu la mère ou son substitut »), et de l’autre ceux qui, « comme les pervers et les
homosexuels », choisissent leur objet d’amour sur le modèle de leur propre personne,
présentant donc un type de choix d’objet narcissique19. On aime, selon le type narcissique, ce
que l’on est soi-même, ou ce qu’on a été, ce qu’on voudrait être, ou encore la personne qui a
été une partie du propre soi (« il les aime à la façon dont sa mère l’aima enfant », écrivait
Freud dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, ce qui est la première occurrence du
terme de narcissisme dans son oeuvre). Les tenants de la perversion narcissique s’emparent
fréquemment de ces quelques lignes pour décrire la relation entre le pervers et sa victime, le
premier choisissant la seconde en miroir, et vampirisant son narcissisme par une sorte de
mécanisme de vases communicants.
Mais Freud se refuse à faire cette distinction : « nous préférons faire l’hypothèse que les deux
voies menant au choix d’objet sont ouvertes à chaque être humain, de sorte que l’une ou
l’autre peut avoir la préférence. Nous disons que l’être humain a deux objets sexuels
originaires : lui-même [lui-même comme son image, précise Lacan] et la femme qui lui donne
ses soins ; en cela nous présupposons le narcissisme primaire de tout être humain »20. En
effet, le « plein amour d’objet » n’est pour Freud qu’un « transfert » du narcissisme originaire
de l’enfant sur l’objet sexuel. Il le dit d’une autre manière dans « Deuil et mélancolie » :
« l’identification [narcissique] est le stade préliminaire du choix d’objet et la première
manière, ambivalente dans son expression, selon laquelle le moi élit un objet »21. Dès lors,
même ce qui pourrait passer pour le « plein amour d’objet », l’amour des parents, si touchant,
« n’est rien d’autre que leur narcissisme qui vient de renaître et qui, malgré sa métamorphose
en amour d’objet, manifeste à ne pas s’y tromper son ancienne nature. »22
Freud épingle donc la face narcissique et imaginaire de l’amour : l’on aime ce qu’on paraît
être et ce que l’on aimerait idéalement devenir, tout en s’énamourant de l’autre pour autant
qu’on le prend pour soi, voire pour une image accomplie de soi-même. Ce sont alors les
attributs de son propre moi que le sujet aime dans son partenaire amoureux, celui-ci pouvant
même devenir la garantie de sa propre valeur. « C’est dans l’autre, dit Lacan, qu’il retrouvera
toujours son moi idéal, d’où se développe la dialectique de ses relations à l’autre. Si l’autre
sature, remplit cette image, il devient l’objet d’un investissement narcissique qui est celui de
la Verliebtheit [énamoration]. »23 Lacan fera plus tard équivoquer m’aimer et mêmer24 pour

19
Freud S., « Pour introduire le narcissisme », op. cit., p. 93.
20
Ibid., p. 93-94.
21
Freud S., « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 159.
22
Freud S., « Pour introduire le narcissisme », op. cit., p. 96.
23
Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 311.

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représenter cette pente à se mirer en l’autre, l’illustrant d’un petit conte, celui de la perruche
de Picasso qui, en mordillant son accoutrement baroque et coloré, s’identifie amoureusement
au peintre habillé25. Lacan précise que cette forme d’amour laisse irrésolue la question de la
rencontre réelle des corps « une fois les habits ôtés », c’est-à-dire quand il n’y a plus de
recours possible aux attributs imaginaires.
Remarquons au passage que la tendance est, au XXIe siècle, plus que jamais à l’amour du
semblable, comme le montre l’essor des sites de rencontre dits communautaires. Il y a par
exemple des sites réservés aux beaux, comme Beautiful people, qui se vante de réunir la
« plus grande communauté de belles personnes à travers le monde » grâce à une évaluation
sélective et rationnelle à l’entrée : chaque nouvelle candidature est soumise au vote des
membres, étalonné sur une échelle allant de beau à laid, et ensuite les membres veillent à ce
que personne ne déroge aux critères esthétiques qui font consensus au sein de la communauté.
Il y a aussi les sites générationnels (pour les jeunes, les seniors ou les parents célibataires), les
sites destinés aux classes moyennes supérieures (Attractive world, Points communs), les sites
religieux, liés à une nationalité ou une couleur de peau, les site de rencontre selon
l’orientation politique (parfois même spécialisés, par exemple pour les « gays de droite »), les
sites pour écologistes, végétariens ou au contraire amoureux de la bonne chère (Marmitelove),
d’autres pour les personnes travaillant dans l’humanitaire, pour les militaires ou les
pompiers... Il en existe même à destination des fans de produits Apple ou pour propriétaires
d’animaux (Datemypet, dont le slogan est : « quand tu sors avec moi, tu sors aussi avec mon
animal »).

La bascule du narcissisme
L’on sait que, très tôt, Lacan va mettre l’accent sur « l’ambiguïté » de la relation narcissique :
elle est certes, comme nous venons de le voir, au fondement de toute relation érotique, mais
est également « la base de la tension agressive »26. Dans son article de 1949, le stade du
miroir inaugure « l’identification à l’imago du semblable », mais tout aussi bien « le drame de
la jalousie primordiale »27. S’appuyant sur Hegel dans son premier Séminaire, il rappelle cette
bascule toujours possible de la relation spéculaire entre le sujet et son moi idéal vers « la
disparition de l’autre en tant qu’il supporte le désir du sujet »28. L’identification à l’Urbild,

24
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 79.
25
Ibid., p. 12.
26
Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 107.
27
Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, op. cit., p. 98.
28
Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 193.

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parce qu’elle vient recouvrir le morcellement du corps, pacifie certes les pulsions, mais c’est
aussi une image mortelle en tant qu’elle aliène le sujet dans l’autre, et que « de cette
aliénation primordiale, s’engendre l’agressivité la plus radicale » 29 . Et Lacan de citer
l’exemple d’une petite fille qui, n’ayant pourtant rien de « spécialement féroce », « s’attachait
très tranquillement, à un âge où elle marchait à peine encore sur ses pieds, à appliquer une
pierre de bonne taille sur le crâne d’un petit camarade voisin, qui était celui autour duquel elle
faisait ses premières identifications [...] Moi casser tête Francis »30. « Si dans tout rapport,
même érotique, avec l’autre, il y a quelque écho de cette relation d’exclusion, c’est lui ou moi,
c’est que, sur le plan imaginaire, le sujet est ainsi constitué [...] qu’en lui il y a un moi qui lui
est toujours en partie étranger »31, nous dit Lacan dans Les psychoses. Lacan amènera plus
tard le concept d’extimité pour désigner le rapport du sujet à cette partie à la fois aliénante et
étrangère à lui, l’objet a32.
Le narcissisme peut donc donner la logique de certains passages à l’acte agressifs. Mais
Lacan va plus loin dans son « Propos sur la causalité psychique ». Citant Le Misanthrope, il
rapporte la furie qui envahit Alceste à l’audition du sonnet d’Oronte au fait que « cet imbécile
qu’est son rival lui apparaît comme sa propre image en miroir ; les propos de furieux qu’il
tient alors trahissent manifestement qu’il cherche à se frapper lui-même »33. Pour Lacan il ne
s’agit pas d’une quelconque autopunition, mais de ce qu’il appelle l’agression suicidaire du
narcissisme. Cette formule interpelle. Alors que pour Freud, même s’il n’articule jamais
vraiment les deux concepts, le narcissisme était plutôt un obstacle à la pulsion de mort – le
moi ne peut consentir à son autodestruction, sauf par retournement sur soi d’une impulsion
meurtrière contre autrui dans la névrose, ou en se traitant lui-même comme un objet dans la
mélancolie34 –, Lacan met l’accent sur le fait que le tranchant mortel du stade du miroir
comporte logiquement un versant suicidaire. Si là encore l’on anticipe sur la suite de son
enseignement, il s’agit de viser en soi, ou en l’autre, l’objet en tant qu’abject.
Dans une conférence à Rennes en janvier dernier, publiée en partie dans Lacan Quotidien
sous le titre « Le racisme 2.0 », Éric Laurent déplie une conséquence contemporaine de ce
versant haineux du narcissisme : « l’idolâtrie du corps, dit-il, a des conséquences toutes autres
que l’hédonisme narcissique »35. Il cite Lacan dans le Séminaire ...ou pire, au moment où

29
Ibid.
30
Ibid., p. 194.
31
Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, op. cit., p. 107.
32
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 249.
33
Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, op. cit., p. 174.
34
Freud S., « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 163.
35
Laurent É., « Le racisme 2.0 », Lacan Quotidien, n° 371, 25 janvier 2014.

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celui-ci parle de l’avènement d’une société des frères, corrélative du déclin de la fonction
paternelle et « accompagnée de l’hédonisme heureux d’une nouvelle religion du corps ».
« Lacan gâche un peu la fête, dit É. Laurent, en ajoutant une conséquence qui passait alors
inaperçue. “quand nous revenons à la racine du corps, si nous revalorisons le mot de frère [...]
sachez que ce qui monte, qu’on n’a pas encore vu jusqu’à ses dernières conséquences, et qui,
lui, s’enracine dans le corps, dans la fraternité du corps, c’est le racisme”36 ». Lacan s’appuie
là sur sa relecture du texte freudien « Psychologie des foules et analyse du moi »37. Freud y
dépliait comment la haine pouvait avoir un effet unifiant quant à une masse, tout en gardant
l’idée, pour que celle-ci se constitue, d’une nécessaire identification au leader « qui prend la
place du père ou, plus exactement, du meurtre du père »38, c’est à dire vient en place d’Idéal
du moi (instance qui, pour Lacan, se forme à la sortie de l’Œdipe à partir de traits signifiants,
d’insignes prélevés sur le père39). Dans une première lecture, Lacan avait amené le fait que
« L’identification à l’image qui donne au groupement son idéal [...] fonde certes [...] la
communion du groupe, mais c’est précisément aux dépens de toute communication articulée.
La tension hostile y est même constituante de la relation d’individu à individu. C’est là ce que
l’euphémisme, en usage dans le milieu, reconnaît tout à fait valablement sous le terme de
narcissisme des petites différences que nous traduirons en termes plus directs par : terreur
conformiste. »40 Mais dans sa lecture en 1972, plutôt que de partir de l’identification au
leader, Lacan va montrer que l’identité de la masse se fonde d’un premier rejet pulsionnel.
N’est pas un homme celui que je rejette comme ayant une jouissance distincte de la mienne.
Et comme je méconnais foncièrement ce qui fait le nerf de ma jouissance, je me hâte de
m’affirmer comme homme, de peur d’être dénoncé comme ne l’étant pas. L’ensemble des
hommes se constitue donc de cette affirmation du je, qui court-circuite le leader. Dès lors,
nous dit É. Laurent, « Le crime fondateur n’est pas le meurtre du père, mais la volonté de
meurtre de celui qui incarne la jouissance que je rejette. »41 Cette notation est fondamentale
pour saisir la logique actuelle des phénomènes de racisme. Je vous signale au passage le
dernier numéro de la revue Le Diable probablement, « Dis moi qui tu hais », qui analyse
finement les formes contemporaines de la haine.

36
Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 236.
37
Freud S., « Psychologie des masses et analyse du Moi », Œuvres complètes, tome XVI, Paris, PUF, 2003,
p. 31-38 & 39.
38
Laurent É., « Le racisme 2.0 », op. cit.
39
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 293-294.
40
Lacan J., « Situation de la psychanalyse en 1956 », Écrits, op. cit., p. 489.
41
Laurent É., « Le racisme 2.0 », op. cit.

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Pour Lacan, le déclin, dans la civilisation, de l’Idéal du moi au profit de la promotion du moi
engendre une « tyrannie narcissique » 42 . Or la promotion d’un lien social basé sur
l’identification narcissique ne peut produire que des effets d’exclusion : « Je ne connais
qu’une seule origine de la fraternité – c’est la ségrégation », dira Lacan, ajoutant qu’« aucune
autre fraternité ne se conçoit [...] si ce n’est que parce qu’on est isolé ensemble, isolé du
reste »43. Une identité qui se rêve consistante est condamnée à s’appuyer sur une démarcation
vis-à-vis de ce qui, bien que proche, est perçu comme étranger – la seule façon de faire
consister un ensemble, en l’occurrence une communauté humaine, étant de délimiter un tiers
exclu.

Le narcissisme donne son cadre au fantasme


Avançons dans le trajet du narcissisme dans l’enseignement de Lacan. Nous avons vu qu’il
donne forme au moi, structure le rapport du sujet à l’image du corps propre et ses relations
imaginaires aux petits autres. Mais comment Lacan va-t-il y insérer la question de l’objet ?
Dans son premier Séminaire, il indique que « La relation imaginaire primordiale donne le
cadre fondamental de tout érotisme possible. [...] La relation objectale doit toujours se
soumettre au cadre narcissique et s’y inscrire »44. L’année suivante, il réitère ce point : « Du
fait de cette relation double qu’il a avec lui-même, c’est toujours autour de l’ombre errante de
son propre moi que se structureront tous les objets de son monde. Ils auront tous un caractère
[...] égomorphique ». Il précise cependant : « Mais il se présente alors comme un objet dont
l’homme est irrémédiablement séparé, [...] objet qui par essence le détruit, l’angoisse et qu’il
ne peut rejoindre, où il ne peut vraiment trouver [...] sa complémentarité parfaite sur le plan
du désir. Le désir a un caractère radicalement déchiré. L’image même de l’homme y apporte
une médiation, toujours imaginaire, toujours problématique, et qui n’est donc jamais
complètement accomplie. »45 Le rapport du sujet à l’objet du désir – qui n’est pas encore
l’objet cause du désir – est problématique, du fait même que c’est le narcissisme qui donne
alors son cadre au fantasme. En effet, comme le rappelle J.-A. Miller, dans le premier
paradigme de la jouissance, le fantasme est le lien transitiviste qui articule a–a’ 46. Ce
transitivisme produit une oscillation imaginaire : « Si l’objet perçu au dehors a sa propre
unité, celle-ci met l’homme qui la voit en état de tension, parce qu’il se perçoit lui-même

42
Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 121-122.
43
Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1975, p. 132 & 208.
44
Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 197.
45
Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse,
Paris, Seuil, 1978, p. 198.
46
Miller J.-A., « Les paradigmes de la jouissance », op. cit., p. 10.

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comme [...] désir insatisfait. Inversement, quand il saisit son unité, c’est le monde au contraire
qui pour lui se décompose, perd son sens, et se présente sous un aspect aliéné et discordant »47
(l’on voit là comment Lacan reprend en termes imaginaires la dialectique freudienne entre
libido narcissique et libido d’objet).
Notons que Lacan articule, dans ce Séminaire, le narcissisme et les objets pulsionnels, disant
que l’œil comme organe, mais aussi la question du regarder et d’être regardé – donc l’objet
regard – sont intéressés dans la relation narcissique48. Cela s’insère logiquement dans la
théorie du narcissisme et du moi comme étant de nature imaginaire et libidinale, tandis que
l’ordre symbolique s’en distingue radicalement49.
Dans son Séminaire sur La relation d’objet, Lacan va ensuite s’intéresser à la manière dont le
sujet est pris dans la relation narcissique, non plus seulement avec le petit autre, mais avec
l’Autre maternel et le phallus comme troisième terme. Comment l’enfant se situe-t-il dans le
rapport de la mère au phallus, lorsqu’il s’aperçoit que « ce n’est pas lui qui est aimé, mais une
certaine image ? »50 (c’est là une autre manière de formuler la dimension narcissique de
l’amour maternel dont parlait Freud). Lacan précise que c’est pour autant que l’enfant fait
l’expérience, dans la relation spéculaire, d’un manque, qu’il réalise qu’il est en défaut par
rapport à son image « qui se présente comme totale »51, qu’il peut en retour réaliser ce qui
manque à la mère et se proposer comme ce qui pourrait la combler. « Cette image phallique,
nous dit Lacan, l’enfant la réalise sur lui-même, et c’est là qu’intervient à proprement parler la
relation narcissique »52.
Nous sommes là dans ce que Lacan formalise comme étant le premier temps logique de
l’Œdipe, celui où l’enfant cherche à s’identifier de façon imaginaire à l’objet du désir de la
mère pour tenter d’avoir une prise sur ses allées et venues. C’est la question d’être le phallus
de la mère dont il s’agit. C’est dans un second temps que le désir de la mère apparaît comme
étant corrélé à un objet que le père est supposé avoir ou ne pas avoir. L’enfant est alors
confronté au fait que ce qui semble polariser le désir de la mère tourne autour de la question
de l’avoir et non de l’être. Et c’est dans le troisième temps, celui du complexe de castration,
que l’enfant a à se situer face à la question d’avoir ou pas le phallus, ce qui n’est pas sans
incidences sur sa position dans la sexuation : celui qui aura renoncé à être le phallus pourra
s’identifier à celui qui l’a, tandis que la position féminine sera liée à « être le phallus » (c’est

47
Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud..., op. cit., p. 198.
48
Ibid., p. 119.
49
Ibid., p. 375.
50
Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 71.
51
Ibid., p. 176.
52
Ibid., p. 71.

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la question de la féminité comme mascarade53). Être le phallus empêche donc de l’avoir.
Lacan cite à ce propos le cas du petit Hans, dont la relation avec les femmes restera
« toujours marquée de la genèse narcissique au cours de laquelle il a trouvé à se mettre en
orthoposition par rapport au partenaire féminin », et prise dans le fantasme des « petites
sœurs-filles »54.
Le « jeu de bonneteau » entre l’enfant, la mère et le phallus, autrement dit les tentatives de
séduction vis-à-vis de la mère, sont pour Lacan l’occasion des premières « lésions
narcissiques, qui ne sont là que les préludes [...] de certains effets ultérieurs de la
castration »55. En effet, la relation narcissique est trouée par le phallus, qui manque dans
l’image. Dans L’angoisse, Lacan illustre le côté non-spécularisable du phallus par le geste de
la petite fille devant le miroir, « sa main passant rapidement sur le gamma de la jonction du
ventre et des deux cuisses, comme un moment de vertige devant ce qu’elle voit. Le garçon,
lui, pauvre couillon, regarde le petit robinet problématique ». Il faudra qu’il apprenne à ses
dépens, ajoute Lacan, que ce qu’il a là, « non seulement ça n’existe pas, mais [...] que ça n’en
fait qu’à sa tête », et qu’il lui faut donc « le rayer de la carte de son narcissisme, justement
pour que cela puisse commencer à servir à quelque chose »56.
Dans son Séminaire V, Lacan va tâcher de situer la relation narcissique dans les formules du
désir qui deviendront son graphe. Comment ce rapport ouvert à un « transitivisme
permanent » s’insère-t-il dans la relation symbolique « par quoi le désir se fonde dans la
parole de l’Autre »57 ? La formule S ◊ a va lui permettre d’articuler les fonctions imaginaires
du fantasme. Je le cite : « La relation à l’image de l’autre, i(a), se situe au niveau d’une
expérience intégrée au primitif circuit de la demande, où le sujet s’adresse d’abord à l’Autre
pour la satisfaction de ses besoins. C’est donc quelque part sur ce circuit que se fait
l’accommodation transitiviste, l’effet de prestance, qui met le sujet dans un certain rapport à
son semblable en tant que tel. Le rapport de l’image se trouve ainsi au niveau des expériences
et du temps même où le sujet entre dans le jeu de la parole, à la limite du passage de l’état
infans à l’état parlant. Cela étant posé, nous dirons que, dans l’autre champ, celui où nous
cherchons les voies de la réalisation du désir du sujet par l’accès au désir de l’Autre, la
fonction du fantasme se situe en un point homologue, soit en (S ◊ a) »58. Si on reprend le

53
Cf. Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, op. cit., p. 733.
54
Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 385.
55
Ibid., p. 193.
56
Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 235.
57
Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 357.
58
Ibid., p. 408-409.

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graphe en lui-même, Lacan indique là les points de correspondance des deux circuits de la
méconnaissance, circuits où le moi est donc à l’image spéculaire ce que le fantasme est au
désir.

Le nerf narcissique du fantasme


Nous voilà arrivés à l’orée du Séminaire Le désir et son interprétation, dont je sais que vous
allez l’étudier de près cette année. Lacan va y poursuivre plus avant l’articulation entre le
narcissisme et le fantasme. Il affirme dans la leçon du 7 janvier que « C’est le narcissisme qui
offre au sujet [...] la voie de solution du problème du désir. L’éros humain est engagé dans un
certain rapport avec une certaine image qui n’est pas autre chose que celle du corps propre. Là
se produit l’échange, l’intervention dans laquelle je vais essayer d’articuler pour vous
l’affrontement de S avec petit a. »59 Et, quelques lignes plus loin, il dit que dans le fantasme,
« l’affect du sujet en présence de son désir est transféré sur son objet en tant que
narcissique ». Le petit a est encore pour Lacan l’image de l’autre, et ce n’est que lorsqu’il sera
plus tard dépouillé de cette chasuble narcissique qu’il deviendra l’objet a60.
Lacan va illustrer ce point à partir du fantasme « le plus banal, le plus commun » : On bat un
enfant. Dans la première position du fantasme, telle que l’a dégagée Freud, où le père bat un
enfant que je hais, « l’injure narcissique » faite au sujet haï est totale, tandis que sa
dévalorisation symbolique est à son maximum : le rival est privé d’amour61. Mais alors,
pourquoi la deuxième position, je suis battu par le père, est-elle teintée d’un haut degré de
plaisir ? C’est qu’entre la première et la deuxième phase, dit Lacan, « le sujet a vu l’autre
précipité de sa dignité de sujet érigé, de petit rival. L’ouverture qui s’en est suivie lui fait
percevoir que c’est dans cette possibilité même d’annulation subjective que réside tout son
être à lui, en tant qu’être existant. C’est en frôlant au plus près cette abolition qu’il mesure la
dimension dans laquelle il subsiste comme être sujet à vouloir »62. La position masochiste,
« être traité comme une chose », vient là à l’envers de la position narcissique. Et c’est dans la
troisième phase, un enfant est battu, que le sujet trouve « le point d’équilibre » de sa position,
S. D’où la logique en caoutchouc du fantasme et la position « indéfiniment oscillante » du
sujet.

59
Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, La Martinière et Le Champ Freudien
éditeur, 2013, p. 137.
60
Cf. Lacan J., « Discours à l’EFP », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. ?.
61
Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 151.
62
Ibid., p. 152-153.

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Lacan va reproduire le schéma optique du premier Séminaire pour montrer comment le sujet
tente, dans le fantasme, de rejoindre sa place dans le symbolique. Dans ce schéma il précise
que la relation imaginaire entre le moi et l’image du petit autre se double de l’identification
symbolique du sujet aux insignes de l’Autre63. « Cet autre rapport, qui va se trouver régler ce
qui se passe dans le corps spéculaire, est le rapport, plus large et plus obscur, entre l’enfant
[...] et le corps de la mère, en tant qu’il est effectivement l’objet imaginaire de l’identification
primitive. »64 L’adéquation du sujet à sa propre identité, dès le départ, ne se fait donc pas dans
le simple rapport spéculaire, mais dans un rapport quadripartite.
Lacan revient au passage sur le fameux exemple de l’invidia de saint Augustin (« J’ai vu de
mes yeux et bien connu un tout petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et déjà il
contemplait, pâle, d’un regard amer son frère de lait »), en y apportant une précision : c’est
pour autant que le sujet voit son semblable « dans un certain rapport avec la mère [...] comme
primitive identification idéale, comme première forme de l’Un » qu’il est en proie à la
jalousie65. C’est donc dans le couple spéculaire que le sujet « prend conscience de l’objet
désiré en tant que tel » – en l’occurrence le sein. Et la métaphore qui substitue le phallus à
l’objet dont l’enfant est privé s’appuie sur la substitution de l’image de l’autre au sujet dans le
champ de la relation narcissique66. Le fantasme du Séminaire VI, commente J.-A. Miller,
« comporte la vie, le corps vivant par l’insertion de petit a comme image incluse dans une
structure signifiante, image de jouissance captée dans le symbolique. Ce petit a garde toutes
ses attenantes imaginaires et concentre la pointe même du libidinal attaché au vivant »67.
Pour démontrer le nerf narcissique du fantasme, Lacan va prendre en exemple Hamlet,
lorsqu’il tombe sur Ophélie juste après avoir rencontré le fantôme. Ophélie décrit : « Il me
prend par le poignet et le serre bien fort, il se recule de toute la longueur de son bras, et avec
son autre main sur les sourcils, il tombe dans un tel examen de ma figure, comme s’il voulait
la dessiner ». Le cadre du fantasme, vacillant, laisse apparaître ses composantes : Ophélie
n’est soudain plus pour Hamlet une femme, l’objet d’amour qu’elle incarnait est « réintégré
dans son cadre narcissique »68, tandis que surgit un effet d’inquiétante étrangeté.
Comme je crois savoir que vous travaillez particulièrement la dernière partie du Séminaire VI,
j’arrêterai ici mon commentaire pour conclure avec quelques mots sur le destin du
narcissisme dans la suite de l’enseignement de Lacan.

63
Ibid., p. 158.
64
Ibid., p. 260-261.
65
Ibid., p. 262.
66
Ibid., p. 264.
67
Miller J.-A., « Les paradigmes de la jouissance », op. cit., p. 11.
68
Ibid., p. 380.

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Vers l’escabeau
C’est dans L’éthique de la psychanalyse que Lacan commencera réellement à dépouiller ce
qui deviendra l’objet a de sa chasuble narcissique, lorsqu’il introduira une distinction radicale
entre l’objet tel qu’il est structuré par la relation narcissique et Das Ding, la Chose69. C’est
dans cette distinction, ajoute-t-il, que réside le procès de la sublimation : celle-ci élève un
objet à la dignité de la Chose.
Cette notation sur la sublimation est intéressante. Dans sa présentation du prochain Congrès
de l’AMP, « L’inconscient et le corps parlant »70, J.-A. Miller invite à se pencher sur le
concept d’escabeau que Lacan produit dans « Joyce le Symptôme »71. Ce concept, nous dit-il,
est à entendre de manière transversale ; il « traduit d’une façon imagée la sublimation
freudienne, mais à son croisement avec le narcissisme. » L’escabeau, c’est « ce sur quoi le
parlêtre se hisse, monte pour se faire beau. C’est son piédestal qui lui permet de s’élever lui-
même à la dignité de la Chose ». C’est une version de la sublimation, poursuit-il, dans
laquelle le parlêtre « se croit maître de son être », qui plus est « un maître beau ». On retrouve
là la racine narcissique de la sublimation, déjà pointée par Freud dans « Pour introduire le
narcissisme »72.
J.-A. Miller place l’escabeau du côté de la jouissance de la parole, du sens, de la dimension
imaginaire – la culture est ainsi « la réserve des escabeaux dans laquelle on va puiser de quoi
se pousser du col et faire le glorieux » –, tandis que le sinthome, lui, « tient au corps du
parlêtre », corps qui n’est donc pas l’image spéculaire, mais se constitue de la morsure de la
parole sur le réel.

69
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 133.
70
Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Présentation du thème du Xe Congrès de l’AMP à Rio en
2016, disponible sur le site de l’Association mondiale de psychanalyse.
71
Cf. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 565-569.
72
Cf. Freud S., « Pour introduire l e narcissisme », op. cit., p. 99.

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