Saint Thomas D'aquin Ou Le Génie Intelligent
Saint Thomas D'aquin Ou Le Génie Intelligent
Saint Thomas D'aquin Ou Le Génie Intelligent
ESSAI BIOGRAPHIQUE
Du même auteur
DÉJA PARUS
EN PRÉPARATION
SAINT THOMAS
D'AQUIN
ESSAI BIOGRAPHIQUE
Imprimi potest :
T.R.P.R. WEIJERS, o.p.
Vicarius Provincialis
Tolosae, die 18 aprilis 1965
Imprimatur
L. GROS, Vie. Generalis
Massiliae, die 26 aprilis 1965
AU PROFESSEUR CHARLES DUBOST
MON AMI
A TOUTE SON EQUIPE
AVEC LAQUELLE NOUS AVONS ENSEMBLE
ACCOMPLI UNE SI BELLE TRAVERSEE
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fierté à consacrer ses ressources au service de la charité. Il sait,
mieux que quiconque, ce que cela représente.
Vu du dehors — et souvent après coup — le génie apparaît
comme un don somptueux. Il est loin, cependant, d'avoir
simplifié l'existence de qui le reçut et dut l'exercer. Pour sa part,
Thomas d'Aquin paya fort cher son originalité.
Elle lui valut une carrière autrement riche en incidents que
celle de la plupart des professeurs, surtout religieux. De cette
existence, les « thomistes » soupçonnent rarement le caractère
aventureux. L'évoquer constitue un risque. Il méritait d'être
couru.
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à fond nos pauvres têtes, recouvrer la dignité dont Dieu nous a
fait responsables : Seigneur, quel programme !
Prendre les tournants de l'histoire représentait bien des
soucis. Et voilà qu'en plus il s'agit de monter, la tête haute.
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AVERTISSEMENT
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PREMIERE PARTIE
UN CARACTERE
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I
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retour en arrière, d'immobilisme intellectuel. A telle enseigne que
le qualificatif de « thomiste », sans tout à fait signifier
« rétrograde », n'a rien de particulièrement louangeur.
Le consolant est que de tels remous prolongent des
controverses vieilles de sept siècles. Quel docteur de l'Eglise
connaît une aussi orageuse survie ? Une telle continuité, en
pareilles circonstances, suppose une cause peu banale.
Il sera moins question ici de sa doctrine que de son existence.
La distinction est loin de simplifier le problème. Nous disposons
d'une documentation dont la pauvreté contraste avec la
bibliographie concernant son œuvre. Le plus grave est que ce
petit nombre de textes suscite des problèmes délicats, parfois
insolubles.
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historique partielle. Son déroulement offre des surprises 5 . A la
demande du roi Robert de Naples, de qui dépendait Avignon, le
pape Jean XXII ordonna l'ouverture, en 1317, d'une enquête à
Naples. Celle-ci eut lieu le 21 juillet 1319. En 1321, deuxième
enquête à Naples et à Fossanova. En 1323 fut signée la Bulle de
Canonisation. Donc quarante-neuf ans après le décès et sept
années (moins trois mois) après l'ouverture de l'enquête. Ce
décalage n'a rien en soi de surprenant. L'Eglise canonise
tardivement ceux de ses fils dont elle a dûment vérifié
l'intercession posthume.
Néanmoins, dans le cas présent, moins explicable que le retard
est la mystérieuse limitation des lieux d'enquêtes officielles. A
Naples, Thomas d'Aquin a seulement vécu les deux dernières
années de sa carrière professorale (de 1271 aux débuts de 1274),
et à Fossanova, son tout dernier mois. En cette Abbaye eurent
lieu la plupart des cent dix- huit miracles relatés par les témoins
interrogés.
Point d'enquête à Cologne où, sous la direction d'Albert le
Grand, il passa ses années de formation et reçut le sacerdoce.
Aucune recherche dans les Etats Pontificaux où il exerça, près de
onze ans, l'office de Lecteur de Curie, accompagnant le pape en
ses déplacements. Ainsi, il passa deux années scolaires à Anagni
(1259-1261), séjourna à Orvieto de 1261 à 1266 ; il dirigea à
Rome, de 1266 à 1267, le studium de sa province ; il fut, par
Clément IV, rappelé à Viterbe de 1267 à novembre 1268. Mais
l'omission la plus déconcertante est celle de Paris, le lieu majeur
de sa carrière. En 1252, il inaugura sa carrière enseignante de
Bachelier Sentenciaire, de Maître en théologie, jusqu'en 1259.
Fait rarissime, il y fut rappelé fin 1268 jusqu'à Pâques 1272.
Donc, il séjourna à Paris près de douze années scolaires, c'est-à-
dire plus de la moitié de sa carrière officielle6 .
Il est, à ce propos, impossible de taire que, « théologien
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original », Thomas d'Aquin fut loin de bénéficier, auprès des
autorités religieuses de Paris, d'un prestige doctrinal égal à celui
dont, auprès de l'Université, il fut entouré. Trois ans exactement
après sa mort, Tempier, évêque de Paris, condamna, sous peine
d'excommunication, douze de ses thèses spécifiques, sans
toutefois les lui attribuer nommément7 . Le 16 mars 1277, Robert
Kilwarby, ex-provincial des dominicains d'Angleterre devenu
archevêque d'Oxford, renchérit en condamnant, cette fois
personnellement, dix-neuf thèses de Thomas d'Aquin 8. Nous
savons, par une lettre de Peekham, successeur de Kilwarby, au
Chancelier et aux Maîtres d'Oxford, le 7 décembre 1284, que sans
une intervention énergique de la Curie, après le décès de Grégoire
X, Tempier eût condamné toute l'œuvre9 . Encore en 1296, vingt-
deux ans après sa mort, Thomas d'Aquin était, pour ses
partisans, source d'ennuis graves. Godefroid de Fontaines qui,
l'année 1295, en son Quodlibet XII, a. 5, avait osé proposer la
question : « L'évêque de Paris commet-il un véritable péché en
omettant de corriger les articles de son prédécesseur ? »,
reconnaîtra un an plus tard : « Sur ces articles... je ne veux rien
dire par crainte du péril d’excommunication 10 . »
Les réactions publiques partiront de Naples. La première
connue est le célèbre « Quodlibet » de Jean de Naples 11.
Canoniser un professeur aussi âprement discuté exigeait une
honnêteté doctrinale doublée de courage. L'on fit en sorte d'éviter
les querelles d'école : l'intégrité doctrinale et les qualités morales
transcendent ces conflits. Et ceci valut, au futur Docteur
universel de l'Eglise, d'avoir été canonisé par le pape Jean XX II,
en Avignon, le 18 juillet 1323, étant encore condamné à Paris. Ce
ne sera que près de deux ans après sa canonisation que saint
Thomas d'Aquin sera, le 7 mars 1325, officiellement déclaré, par
Etienne Bourret, successeur de Tempier sur le siège de Paris,
exclu de la condamnation de 127712 .
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Ce sont là des événements étrangers à la biographie
proprement dite de Thomas d'Aquin, cependant ils nous aident à
moins nous étonner de certains vides documentaires concernant
sa personne. Telle, par exemple, la totale disparition de
correspondance privée. Mgr Grabmann, dans son Saint Thomas 13
souligne cette carence que rien, dans ce que nous savons de ce
religieux, ni dans sa doctrine, n'explique. Cette absence apparaît
d'autant plus pénible qu'elle contraste avec l'abondance des
textes épistolaires émanant de très grands religieux 14.
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13 P. 34
14 Ces hommes si virils étaient capables d'amitiés exquises. Ainsi
Jourdain de Saxe, premier successeur de saint Dominique, a consacré à
celui qui fut la grande affection de sa vie (Henri de Marbourg) des pages
d'un accent si tendre qu'elles révèlent en cette mâle nature, où sembla
dominer l'amour de la science, une sensibilité comme féminine et cette
merveilleuse enfance de cœur dont la fraîcheur de source n'est plus
connue des temps modernes... Il a dit plus tard aux frères que lorsqu'il
montait en chaire c'était Henri qu'il appelait à son aide... Evoquant son
ami mort : « Vous l'avouerai -je, je crois n'avoir jamais autant pleuré. »
On croit entendre saint Augustin au livre IX des Confessions. Encore de
Jourdain ce mot à Diane Dandolo : « J'ai su que tu t'étais blessée au
pied ; j'ai mal à ton pied » (Marg. Aron, Un animateur de la jeunesse au
treizième siècle).
Nous pouvons, sur ce point, citer un passage de la lettre
bouleversante qu'à la mort d'Abélard, Pierre le Vénérable adresse à
Héloïse : « Sœur vénérable et chérie dans le Seigneur... celui auquel tu
fus d'abord unie dans la chair, puis par un lien d'autant plus fort qu'il
était plus parfait, le Christ lui-même l'abrite, maintenant, à ta place, en
son propre sein et comme en un autre toi-même . Il te le garde pour qu'il
te soit rendu — nunc inquam, loco tui, vel ut te alteram in gremio suo
confovet » (Epist. IV, 21, P.L. 189, col. 346-353, citée par Gilson in
Hé loïse et Abélard, p. 127-128)
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lui fallut un caractère dont son génie a caché la vigueur. Un si
complexe combat exigea un dévouement à Jésus- Christ dont nous
devrons au moins suggérer l'ampleur.
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II
THOMAS, ENFANT
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Le troisième souvenir, sous son apparente simplicité, est plus
complexe.
Il s'agit d'une question que Thomas, âgé de cinq ans, posa au
religieux chargé de sa première instruction en l'abbaye du Mont-
Cassin. La tranquille simplicité de l'interrogation en garantit
l'authenticité. Qui, sinon un petit enfant, oserait demander :
« Qu'est-ce que Dieu ? » Le bon moine dut s'en tirer comme il put.
Il est probable que le petit garçon ne se doutait guère qu'il
inaugurait, en sa candeur, les bouleversantes et incessantes
remises en question auxquelles il consacrerait son existence.
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Prûmmer, n° 20
16 Thomas était le cadet du comte Landolphe d'Aquin et la comtesse
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futures réactions de Frédéric II, quand Thomas optera pour une
autre carrière. Etre fils de famille comporte autant de
désagréments que d'avantages. Le cadet du comte d'Aquin s'en
apercevra. Aucun document ne permet de rien affirmer avec
certitude. Mais il s'agit ici de décisions que l'on évite de confier à
des textes. La raison d'Etat a, pour caractéristique première, la
discrétion.
Sans que l'intéressé eût conscience de la destinée qu'on lui
préparait, le cadet du comte Landolphe fut, par son père, « offert
comme oblat » à l'abbaye. Les droits coutumiers de l'oblature
furent acquittés, les registres en témoignent 17. La donation, datée
du 3 mai 1231, concerne le don d'un moulin et fut précédée de
celle, en espèces, de vingt onces d'or 18 . Ce qui démontre l'aisance
dans laquelle vivaient les d'Aquin, mais aussi la soumission au
bon plaisir impérial. En l'occurrence, le comte Landolphe
sacrifiait son dernier aux visées politiques lointaines de son
impérial cousin. Le témoin le plus subtil du procès de Naples, le
Logothète (nous verrons ce que signifiait ce titre important)
Barthélemy de Capoue, déclare uniement : « Le père de Thomas
fit de lui un moine dans l'intention de le mettre à la tête de
l'abbaye cassinienne19 . » Ce qui confirme l'importance du lignage
de l'enfant. Une recrue modeste n'est jamais l'objet de desseins
aussi ambitieux.
L'abbé avait rang d'archevêque. Il contrôlait spirituellement
les évêchés du sud de l'Italie et traitait de pair à égal avec
l'archevêque de Sicile d'où Frédéric II dirigeait ses lointaines
possessions allemandes. Le Mont-Cassin était à la frontière des
Etats impériaux et des Etats pontificaux. Un abbé sûr était, pour
les Hohenstaufen, un pivot politique essentiel 20 .
L'on pourrait objecter qu'un enfant de cinq ans, même du
point de vue politique, constitue une mise de fonds d'une
rentabilité plutôt lointaine. Nos mœurs actuelles nous aident mal
à réaliser que, durant des siècles, les arrangements et
changements de projets matrimoniaux scellèrent, parfois avant la
naissance des intéressés, des alliances ou des conflits d'Etat.
Maintes fois, les futurs dirigeants des royaumes ou des cités
servirent de gages inconscients des serments de leurs illustres
familles. Ceci confirme l'hypothèse de P. Mandonnet et explique
le choix, par le comte d'Aquin, de son jeune cadet.
Il faudrait tout ignorer de l'Histoire pour imaginer une telle
famille comme une collection de reîtres à peine sortis de l'âge des
p. 660 sq
18 Loc. cit., note 3, p. 662
19 Procès..., chap. l XX vi, « monachavit »
20 Mandonnet, in Rev. Th. 1924, p. 384 sq
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cavernes. En 1225, date présumée de la naissance de Thomas,
l'art roman appartenait au passé. Les « Niebelungen », ou
Légendes du Rhin, remontaient au XI ' siècle. Les burghs rhénans,
dont nous admirons les vestiges, avaient depuis longtemps
commencé leur mélancolique carrière de ruines. Le gothique était
en plein essor21 . Les « universités » avaient déjà une histoire 22 .
La Chanson de Roland avait trois siècles d'existence (de 1965
à Colbert). La Légende de Guillaume d'Orange, deux
(d'aujourd'hui à Mozart...).
Gengis-Khan, il ne sera point inutile de le rappeler lors de
certaines œuvres de Thomas d'Aquin, était mort en 1228.
Bien avant le XIII e siècle , l'art de commander exigeait plus de
subtilité que de violence. Or un meneur d'hommes pressent les
ressources d'un enfant de cinq ans. Si peu lettré qu'on le
conçoive, le comte d'Aquin n'aurait point conservé longtemps son
douaire, délicatement situé, s'il n'eût été de taille à mener sa
barque. D'autant qu'un Frédéric II Barberousse n'avait rien de
facile 23 .
D'aucuns voudraient que le comte d'Aquin c hoisît son cadet à
cause du manque de goût de ce dernier pour les armes. Ce qui
revient à prêter au père une psychologie simpliste. L'impérial
parent ne plaisantait pas en pareil domaine. Du reste, cette
assertion sera démentie par la carrière de l'intéressé. Rares
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furent les professeurs qui eurent à affronter d'aussi complexes
batailles. En fait, ce très obéissant cadet n'attendra guère pour
démontrer à tous, empereur compris, qu'en ce qui concernait
l'orientation de sa vie il n'entendrait laisser les autres décider en
ses lieu et place.
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III
LE CHOIX DE THOMAS
24 « Qui i n juventute sua dant se inertiae non multum vel nihil valent
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précis. Sans doute, attendit-il le moment où un fils soumis est en
droit de librement disposer de lui-même. Socialement, ce temps
est plus tardif que celui de l'accès à la majorité intérieure. Nous
savons que l'Ordre avait décidé de ne point admettre de novices
avant l'âge de dix-huit ans. Mais étant donné les circonstances
familiales, les meilleurs historiens songent à un surcroît d'un an
ou d'un an et demi. Né en 1225, Thomas aurait pris l'habit en
1243 ou aux débuts de 1244.
Qui le lui donna ? Normalement, la décision relevait du Prieur
du Couvent de Naples, le P. Thomas Agni de Lentini, après
approbation du Provincial de la Province romaine, alors Humbert
de Romans. Le P. Mandonnet, pour sa part, propose une
hypothèse, moins classique mais plus conforme aux données du
contexte particulier. A son avis, le Maître Général de l'Ordre,
Jean le Teutonique, prenant l'affaire en mains, aurait profité
d'une visite canonique du Couvent de Naples pour donner au
jeune d'Aquin l'habit de l'Ordre et l'amener loin d'une région que
ce geste avait rendue dangereuse.
Mieux que quiconque, Jean de Wildeshauen, surnommé « le
Teutonique », con naissait Frédéric II Barberousse. Il avait, avant
d'entrer dans l'Ordre, vécu sept années près du futur empereur.
Il nourrissait sur lui moins d'illusions que son précepteur qui, en
1243, deviendrait Innocent IV 27. Sa naissance et sa longue
pratique du gouvernement lui inspirèrent des mesures
exceptionnelles. Il préférait garder aussi longtemps que possible
le secret. Il décida de couvrir de sa haute autorité la personne, la
famille de la nouvelle recrue, ainsi que le sort du Couvent de
Naples. Malgré ses efforts, l'entrée de Thomas d'Aquin dans
l'Ordre devint la plus mouvementée qu'aient eue à relater les
chroniqueurs.
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pouvoir pontifical dont les religieux-mendiants ressortissaient
directement. L'on est en droit de penser que, sans un mandat
explicite de l'empereur, une famille, si puissante fût-elle, n'eût
osé s'exposer aux représailles pontificales. Frédéric II devait
attacher une bien grande importance à l'abbatiat du Mont- Cassin
pour, en plein conflit avec le pape, compliquer sa situation. Cet
homme, dont nous savons qu'il fut l'une des têtes politiques les
plus subtiles de son temps, pesait ses actes. 11 avait ses raisons
pour laisser les fils d'Aquin ramener, à plus de réalisme, leur
idéaliste cadet.
Les chroniqueurs ont, du vivant même de Thomas, donné des
événements une version de son enlèvement et de son
incarcération, dont sa délicatesse familiale dut être
singulièrement meurtrie. Dans leur zèle à publier le triomphe de
la grâce, les auteurs des « Vitae Fratrum » font, de la famille
d'Aquin, une peu reluisante collection 28. Le P. Mandonnet est le
seul, avec le P. Petitot, à avoir osé quelques rectifications 29.
Au sujet de l' « enlèvement », à Aquapendente, du jeune novice,
le grand historien dénonce la version de Tocco. Le chroniqueur va
jusqu'à dire que les frères aînés tentèrent de dépouiller Thomas
de son habit et qu'ils l'enlevèrent de force. C'était méconnaître
l'irréparable gravité politique qu'aurait du coup revêtue un essai
de détournement, déjà en lui-même difficilement tolérable. Autre
chose tenter de fléchir la décision d'un jeune novice, autre chose
étaler un flagrant mépris de la juridiction papale sous laquelle
son habit religieux l'avait placé. Chevaliers de l'empereur, les
frères d'Aquin n'étaient points des sbires. Par ailleurs, nous
avons lieu de supposer que Jean le Teutonique n'assista pas en
témoin muet à cette scène30.
Et... il y avait l'intéressé. Ses contemporains ont tous signalé
sa taille et sa vigueur exceptionnelles. A vingt ans, il n'avait pas
encore atteint sa pleine stature, il avait depuis longtemps cessé
d'être le petit garçon que sa nourrice avait conduit au Mont-
Cassin. Ces raisons obligent à concevoir l'événement sous un
aspect moins rocambolesque que ne l'ont présenté les
chroniqueurs. Le P. Mandonnet déclare sans ambages : « Ce
serait, à mon avis, un contresens de voir Raynald, ou l'un de ses
frères, se livrant à quelque chose qui pourrait paraître comme
des voies de fait à l'égard du jeune novice. Celui-ci en imposait
Thomas d'Aquin.
30 A l'époque, Jean le Teutonique était chargé de l'exécution des
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incontestablement à tout son entourage familial par sa vertu et
son intelligence, et les seigneurs d'Aquin étaient de trop haut
lignage pour s'abaisser à des procédés qui n'étaient pas de leur
condition... Tolémée de Lucques fait consister l' élément de
violence... en ce que Thomas a été mis par force à cheval
(impositoque equo violenta manu). Mais là encore je ne pense pas
qu'il ait fallu hisser Thomas à cheval contre son gré, ce qui eût
été fort difficile ; il était très grand et très robuste... (il) mit lui-
même le pied à l'étrier... Il devait être excellent cavalier. Pendant
les cinq années qu’il venait de vivre en jeune seigneur, il n'avait
voyagé qu’à cheval, ainsi que le pratiquaient les gens de sa
condition31 . »
Il n'en demeure pas moins que, même dépourvu de brutalité,
cet enlèvement instaurait entre Thomas et les siens une épreuve
de force dont le secret nous échappe. Nous sommes en présence
d'un monde fort différent de celui, expansif, des Fioretti.
Epanchements et démonstrations publics sont des abandons
auxquels ne sauraient se livrer les grands d'ici- bas. La discrétion
leur est une seconde nature. Elle déconcerte parfois, et nous fait
qualifier de froideur une impassibilité toute de surface. Et
cependant ceux qui, par tradition ou obligation, s'imposent une
telle discipline ont aussi un cœur.
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pour toujours à ses propres yeux ?
Les détails relatifs à la « réclusion » de Thomas au château de
Roccasecca dénotent un genre assez particulier de captivité 33 . Il
est hors de doute que si sa mère s'était vraiment opposée à la
vocation de Thomas, elle s'y fût prise autrement. Mais il fallait
donner à l'empereur Frédéric l'impression que l'on tentait
vraiment l'impossible. Ses frères intervinrent. En vain.
Le sort de la famille était en cause. De fait, la décision de
Thomas était de celles qui sapent une confiance de potentat. En
1245 — un an après — les d'Aquin et leurs alliés Mora et
Sanseverino rompront avec l'Empereur déchu par le Concile de
Lyon le 17 juillet, ils participeront en 1246 à la conjuration de
Capaccio. Le beau- frère et le neveu de Thomas, Thomas de
Sanseverino et Guillaume, ainsi que son propre frère Raynald
seront exécutés. Frédéric II ne ménageait plus sa parenté. De
plus, cette dernière demeurera toujours suspecte au roi de
Naples. Plus tard, en 1265, alors qu'il venait de refuser
l'archevêché de Naples, Thomas d'Aquin écrira au pape Clément
IV qui avait assuré la situation de son frère aîné Aymon34 .
L'on se demande pourquoi le P. Mandonnet a cru pouvoir
avancer que les relations entre Thomas et ses frères demeurèrent
tendues. Nous verrons qu'à maintes reprises ses sœurs, ses
neveux et ses nièces, recoururent à ses conseils.
En 1243- 1244, la mère de Thomas s'efforçait de créer au
« détenu » un climat propice. Plus tard ce dernier, devenu
théologien fameux, dira son admiration pour la fidélité de sainte
Agnès qui résista jusqu'au bout à l'incarcération dans une
promiscuité délétère 35. Il dut à sa mère d'avoir passé ces longs
mois dans une ambiance saine.
Elle laissa venir le Père Jean de San Giuliano qui l'avait initié
à l'esprit de l'Ordre. Elle permit à ses condisciples de Naples de
se rendre au château. Des livres lui furent laissés. Cela n'est
point d'une mère décidée à venir à bout de la volonté de son fils.
Nous sommes loin des mauvais traitements dont, pour faire
bonne mesure, a parlé Guillaume de Tocco.
Cette jeunesse étudiait. Déjà, Thomas tranchait sur les plus
brillants. L'on fait remonter à l'époque de son incarcération
certains commentaires de Logique. Mais ceci paraît prématuré.
Gardons-nous cependant d'imaginer ce séjour forcé comme
une véritable vie conventuelle. Le château familial restait
familial. Naturellement, la comtesse Théodora en réglait
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l'existence. A cette époque, résidaient encore à Roccasecca quatre
sœurs de Thomas non mariées. L'aînée, Marotta, était en sa
trentaine. Marie, sur ses vingt ans, fiancée au comte Guillaume
de Sanseverino. Deux cadettes, plus jeunes, Théodora et
Adélasie, épouseront respectivement, Roger de Sanseverino et
Roger de Aquilla. « A l'époque, c'étaient encore de jeunes
personnes, peut -être même des enfants 36. »
Or, quatre sœurs, même pieuses, n'ont jamais constitué un
milieu lugubre. Les chroniqueurs laissent entendre que la
comtesse Théodora fit plus que de les laisser fréquenter ce frère
qu'elles chérirent jusqu'au bout entre tous. Guillaume de Tocco
précise qu'il « initia ses petites sœurs aux saintes lettres » (Vita,
n° 10). Le futur Docteur Universel de 1'Eglise ayant pour
premières élèves ses deux plus jeunes s œurs : le sujet n'a jamais
tenté l'iconographie ! Et cependant, les peintres avaient là une
magnifique occasion de montrer un Thomas d'Aquin infiniment
plus vivant que celui, inhumainement hiératique, qu'ils ont
représenté. Cette « ini tiation aux saintes lettres » sorte de
catéchisme, dut se dérouler dans une joie chaude
vraisemblablement dépourvue de solennité.
Sans y prendre garde, nous interprétons le passé en fonction
de ce qui était encore dans les mystères de l'avenir. Aussi
imaginons-nous un futur canonisé, à la carrière plutôt austère,
« statufié » dès l'enfance. D'autant plus que nous concevons
difficilement la rectitude morale sous d'autres traits que ceux de
la rigidité. Cependant des témoignages prouvent qu'au Moyen Age
les relations entre frères et s œurs comportaient la malicieuse
complicité qui a toujours lié les générations plus jeunes37 .
Sa sœur aînée, Marotta, se mit, à un autre degré, à son école.
Et, signe d'une probité spirituelle remarquable à vint ans,
'Thomas l'orienta vers la vie bénédictine. Par ailleurs, il ne
détourna point Marie de ses fiançailles38 . Ce passionné de vie
www.thomas-d-aquin.com 30
religieuse donne ici les premières preuves de son horreur de tout
fanatisme. Il respecte chez les autres la liberté qu'il revendique
pour lui. Rien ne l'illustre mieux que ce souci. Il ne déconseille
point à ses jeunes sœurs la vie matrimoniale. La profonde amitié
qui le liera à ses beaux-frères, ses neveux et ses nièces, la totale
confiance qu'ils lui manifesteront souvent, prouvent que les uns
et les autres lui surent gré d'avoir, « par son initiation aux
saintes lettres », fait de ses sœurs autre chose que des épouses
acariâtres et des mères ennuyeuses.
En fait, chacun subit l'influence de la personnalité du
« prisonnier ». Mais, sans le consentement de sa mère, les choses
se fussent-elles ainsi passées ? Soucieux de mettre en relief les
mérites de la ténacité de Thomas, les historiens ont par trop
oublié le rôle positif de la comtesse Théodora. Tiraillée entre des
obligations contraires, elle concilia avec élégance, au moins dans
l'immédiat, l'intérêt de ses aînés auprès de Frédéric II et la
vocation de son cadet.
www.thomas-d-aquin.com 31
Sans son approbation, Thomas n'aurait pu, en ce nid d'aigle
de Roccasecca, s'entretenir avec son Père Jean de San Giuliano
non plus qu'avec ses condisciples de Naples. D'elle seule dépendit
que des livres lui fussent laissés et surtout qu'il demeurât
sainement occupé. Avec la divination infaillible des mères, elle
veilla à ce que la fraîche présence de ses filles assurât
l'imperceptible féminité dont ce cœur intouché avait encore
inconsciemment besoin. Force nous est de reconnaître que nous
devons à sa mère un Thomas d'Aquin dépourvu de toute blessure,
même mal cicatrisée, de l'enfance, et qui manifestera une
exceptionnelle sérénité en des domaines que beaucoup abordent
rarement avec une tranquille objectivité. Aucune trace en son
œuvre d'une quelconque obsession.
En 1245, la famille le rendit à l'Ordre. Peut-être par
diplomatie, cette libération fut orchestrée comme une fuite. Il
rejoignit Naples. Ses supérieurs l'envoyèrent à Rome. Le Maître
Général, Jean le Teutonique, l'y prit en charge et le conduisit
hors d'Italie à l'occasion de l'une des innombrables
pérégrinations que lui imposait sa charge. Le transfert d'un
novice-étudiant d'un cen tre d'enseignement à un autre n'avait
rien d'insolite. Dès les origines — lesquelles remontaient à trente
ans ! — les Chapitres Généraux des Prêcheurs en avaient ainsi
décidé pour mieux assurer la formation à la « prédication », fin
spécifique de l'Institution 39.
C'est en ce contexte que doivent être considérées certaines
décisions qui pourraient faire figure de détails mineurs. L'envoi
d'un étudiant dans une Province étrangère à celle de son Couvent
d'origine était fonction, et de l'importance du lieu d'études, et des
dons intellectuels du sujet. Sur ces derniers, l'Ordre était d'une
minutie sourcilleuse. Sans minimiser les mérites spirituels, il
veillait jalousement au développement, en vue de leur future
utilisation, des possibilités intellectuelles. Le successeur
immédiat de Jean le Teutonique, Humbert de Romans, décrira,
avec un réalisme non dépourvu d'humour, les trois catégories
d'étudiants auxquelles les supérieurs avaient à faire : « les
incapables de progrès (« omnino inapti ad proficiendum ») ; les
susceptibles de progrès relatifs (« apti ad proficiendum in aliquo
sed non multum ») ; et les malheureux exposés à plus d'ennuis,
« capables de galoper ». A ces derniers, les supérieurs ont le
devoir de laisser libres les rênes (« laxandae sunt habenae circa
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studium hujusmodi 40 »). L'assignation au Studium Generale de
Paris relevait de l'autorité supra-provinciale. Seuls en décidaient,
soit le Chapitre Général, soit le Maître de l'Ordre. En fait, dès
l'insertion des Prêcheurs dans la Faculté de Théologie de Paris, la
nomination des Maîtres y professant devint le privilège exclusif
du Maître Général41 .
Certains historiens voudraient que Jean le Teutonique n'eût
point conduit Thomas directement à Paris. Ce qui est sûr c'est
qu'à Cologne Thomas fut le disciple éminemment préféré d'Albert
le Grand.
*
**
www.thomas-d-aquin.com 33
auteur de la Somme Théologique soit le seul Docteur de l'Eglise à
avoir signalé, parmi les multiples et insondables souffrances du
Christ sur la Croix, le fait « de voir pleurer sa Mère et le disciple
qu'il aimait42 ».
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DEUXIEME PARTIE
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I
L'ORIENTATION ET LA CARRIERE
DE FRERE THOMAS
1
Vicaire, in Saint Dominique de Calaruega, Paris, 1955, en a
publié le texte. Pour la première fois, un Ordre religieux signale
comme « coulpe légère », objet d'accusation au chapitre conventuel, le
fait de « dormir pendant les cours », de « déranger les professeurs
ou les auditeurs », de « ne pas prévoir ses cours pour le moment
prescrit », « d'être absent au moment prescrit pour entendre les
cours avec les autres », etc... (p. 154-156 passim). Lettres
d'Honorius III, déc. 1219 ; février 1220.
Jourdain de Saxe, successeur de saint Dominique, a décrit les
exigences de l'Ordre à ce sujet, cf. Kaepelli in A.F.P. 1952, p. 177 185 ;
Humbert de Romans, qui le remplaça après la démission de Raymond de
Pe nafort : « Opera de vita regulari » , édit. Berthier, Rome, 1888, I, p. 133
et « Expositio super Constitutiones » FF. PP., édit. cit., II, p. 28.
Mandonnet : « Pourquoi saint Thomas est-il entré chez les
Prê c h e u r s ? » R . T h . , 1 9 2 4 , p . 3 7 5 s q . e t S a i n t D o m i n i q u e t . I I , p .
8 3 -100.
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Nous sommes en mesure de reconstituer l'essentiel des raisons
de l'envoi à Paris de Thomas d'Aquin comme professeur.
L'éblouissante façon dont il s'acquitta de la tâche confiée décida
de toute sa carrière professorale.
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plus les rois de Sicile régentaient Byzance. Depuis son mariage
avec Marie de Jérusalem, Frédéric II 3 établit, avec ce que cela
comportait, une cour trilingue. Du coup, l'Université de Naples
bénéficiait des informations de trois mondes : grec, arabe et
latin 4.
Or, depuis Raymond de Penafort, fondateur des premières écoles
d'arabe pour les religieux de son ordre, nul prêcheur averti ne
pouvait ignorer l'avance culturelle en Occident des Arabes
d'Espagne5 .
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Maître déjà chevronné, Albert était à même de pressentir
l'ampleur de vues qu'un aussi riche milieu avait inscrite, même à son
insu, en une intelligence douée. Il initia Thomas à ses propres
recherches conduites selon la méthode, alors récemment
découverte, d'Aristote. Il était loin de pressentir qu'il procurait à
un génie plus audacieux que le sien l'instrument d'une véritable
révolution intellectuelle.
Il fit de Thomas son élève de prédilection, puis son assistant.
Les événements allaient donner à Albert l'occasion de manifester
sa magnanimité.
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Les raisons de ce conflit sont des plus humaines. Les Mendiants
chargeaient de ce haut enseignement leurs sujets d'élite. L'état
religieux faisait à ces derniers l'obligation morale de remp lir a u
m ie u x le s e x ig en ce s t r ès du re s de ce t of fic e. Comme, par
ailleurs, les règlements laissaient aux étudiants en théologie le libre
choix de leurs maîtres, leurs préférences allaient aux meilleurs. Le
résultat était aisément prévisible.
Déjà irrités d'avoir dû, sous la pression pontificale, accepter
ces fâcheux concurrents, les maîtres séculiers de la Faculté de
Théologie accumulaient soigneusement tous les griefs. Profitant
du séjour de Louis IX en Orient (de 1248 à 1254), ils décidèrent,
unilatéralement, de réduire le nombre des chaires des Mendiants.
Forts de leurs droits, ces derniers ne tinrent nul compte de cette
mesure. En 1253, les professeurs se mirent en grève — tactique, on le
voit, qui n'est point d'aujourd'hui. Les religieux refusèrent de
suivre le mouvement, violant ainsi les statuts corporatifs de
l'Université. Par surcroît de... malchance, le franciscain, titulaire
de la chaire des Mineurs, Gérard de Borgo san Donnino, publia
une introduction « à l'évangile éternel » concernant trois écrits
de Joachim de Flore. Les séculiers y r elevèrent trente et une
erreurs 9 . Ce qui leur permit de porter les débats devant la Curie
Pontificale. Guillaume de Saint -Amour, chef de l'opposition,
écrivit un libelle au titre peu amène : De periculis novissimorum
temporum. Il va sans dire que, charitablement, ce qualificatif de
« p érils » d ésigna it les Mendiants ses confrères en Jésus-
Christ.
Dès lors, les séculiers déclenchèrent une véritable persécution
contre les réguliers. Prêcheurs et Mineurs étaient bien d isp os és
à s ub ir le m a r ty re d es ma ins de s in f idèle s. I ls l'étaient
beaucoup moins à devenir, pour leurs frères chrétiens, occasion
de péchés de violence. Prudents, ils se terrèrent dans leurs
couvents. Les séculiers en furent excités au point qu'en décembre
1255 et janvier 1256 le roi Louis IX dut faire protéger les
couvents par la garde10 .
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d'entrevoir l'ampleur de l'entreprise. L'histoire de cette œuvre relève
de celle des idées. Nous avons choisi de nous en tenir ici aux seules
données biographiques, c'est-à-dire aux circonstances du
déroulement de sa carrière.
www.thomas-d-aquin.com 42
II
BACHELIER SENTENCIAIRE
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proposé d'avance, présentaient tous les membres, maîtres et
élèves, de la Faculté de Théologie. Responsable de la première, le
Bachelier notait, classait les interventions, et... y répondait.
Dans la seconde séance, le Maître « déterminait », reprenant le
problème en lui-même. S'il y avait lieu, il résol vait les objections
agitées la veille. Nous préciserons les tâches qu'à partir de 1256
Thomas eut à remplir comme Maître en Théologie.
Pour l'instant, nous connaissons le principal du cadre de son
activité universitaire ordinaire, comme Bachelier Sentenciaire15 .
*
* *
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encore peu nombreux. Si prestigieux que fût son enseignement, il
pouvait sembler un peu vert. Cependant, les autres maîtres,
techniciens chevronnés, perçurent très vite la véritable portée du
débat soulevé.
Or, chacun sait qu'autant tout milieu intellectuel admire et
encourage la recherche, autant il suspecte les découvertes. Surtout
quand celles- ci remettent en cause des systèmes de pensée
traditionnellement éprouvés. Et voilà que, pour renchérir, ce
« Novateur », avec une assurance plus irritante que la polémique
directe, laissait de côté l'augustinisme platonicien pour recourir au
plus suspect des païens, Aristote. Certes, Albert-le -Grand, dès
1245, avait inauguré la mise en valeur positive du philosophe
abhorré. Mais il ne l'avait point introduit dans le domaine sacré de
la théologie.
Rien n'avait préparé les universitaires de la Faculté de
Théologie de Paris à un aussi total renversement des alliances.
Toutefois, l'entreprise se révélait menée avec un tel respect des
valeurs acquises et une si solide rigueur que nul n'osa mettre en
cause l'inflexible orthodoxie du jeune Bachelier. Déjà, il imposait
sa supériorité. Par ailleurs, il savait se défendre. Avec une
tranquillité et une assurance stupéfiantes, il répondait aux
objections. Les « Questions disputées », dont le texte était
minutieusement noté, en témoignent. Nous reparlerons de ces
polémiques 17.
*
* *
www.thomas-d-aquin.com 45
des raisons assez mystérieuses, Innocent IV signa le 21
novembre 1254 la bulle Etsi animarum qui, en radiant les
Mendiants de la Corporation de l'Université, raturait la
bienveillance dont ce pontife les avait entourés. Il mourut quinze
jours après. Le 21 décembre Alexandre IV était élu. Et dès le
lendemain il annulait, par la bulle Nec insolitum, toutes les
dispositions de celle, catastrophique, de son prédécesseur 20.
Humbert de Romans eut la sagesse de considérer ce revirement
comme une occasion providentielle de mettre doctrinalement au
point la vocation spécifique des ordres enseignants. Albert-le -
Grand se trouvait à Anagni, près de la cour pontificale. Thomas y
fut-il convoqué ? Les avis sont part agés21. En fa it, c e f u t à lu i qu e
l e Ma î t re G én é ra l c on fia le s o in de répondre au libelle de
Guillaume de Saint-Amour.
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III
www.thomas-d-aquin.com 47
Douze années avaient permis à frère Thomas de vérifier la
fécondité de l'idéal qui motiva sa dramatique entrée chez les
Prêcheurs. Il était donc magnifiquement documenté. Il aborda
cependant la question en toute objectivité. Ce qui ne veut
nullement dire qu'il s'en tiendra à la zone pure des principes.
Il ne recule point devant les vérités cuisantes. Les gens
d'Eglise devraient être les premiers à se réjouir de la création
d'une « religion » (c'est-à-dire : un ordre religieux) consacrée à
l'enseignement. Ils sont bien placés pour savoir la misère
intellectuelle de leur propre milieu :
Il en est qui ne savent même pas le latin. A peine s'il se trouve
une infime minorité ayant appris l'Ecriture... (cap. 4.)
D'aucuns objectent que, vie religieuse et recherche de la
perfection intérieure ne faisant qu'un, l'enseignement extérieur en
constituerait la négation. Thomas leur rappelle qu'il n'y a point
de charité authentique sans acte exterieur de misericorde. Or, si
l'on a estimé conformes à la charité fraternelle les ordres militaires
chargés de défendre la chrétienté, à plus forte raison doit-on
admettre le caractère essentiellement charitable du bienfait
pacifique qu'est l'instruction des esprits :
L'enseignement est un acte de miséricorde... donc une religion peut
être fondée à cette fin... sans compter que bien plus éloignée
du but de la religion apparaît une institution militaire
corporelle, usant d'armes physiques, qu'une milice spirituelle
destinée à combattre l'erreur au moyen de ces armes spirituelles
que sont les documents sacrés... Or des ordres religieux ont
bien été providentiellement institués au titre d'armées
corporelles pour protéger l'Eglise contre ses ennemis temporels. Et
ce, alors que ne manquaient point à l'Eglise des princes dont
le mandat implique l'obligation de défendre l'Eglise 25 .
Thomas d'Aquin tire argument de l'existence des ordres
militaires. Leur reconnaissance par l'Eglise ne fait point
problème, a fortiori celle des ordres pacifiques. Nous aurons
l'occasion de voir que, pour sa part, il accordera à la diffusion
persuasive de la foi une importance infiniment plus grande qu'aux
moyens de défense matérielle de la cause de Dieu.
L'un des griefs majeurs des séculiers contre les réguliers visait
l'autonomie relative d'action dont le pape les avait investis. Ils y
www.thomas-d-aquin.com 48
voyaien t une a ttein te g rave à l'autorité des évêques locaux, une
négation de la dignité des pontifes. Ici, Thomas, élevant le débat,
rappelle une vérité première. Dans l'Eglise du Christ, la « dignité »
comme telle ne saurait être une fin. Les offices, si élevés soient-
ils, n'ont d'autre raison d'être que le service des âmes :
L'infériorité d'un sujet, quel qu'il soit, vis-à-vis des dirigeants de
l'Eglise n'a nullement pour fin principale l'avantage des
supérieurs, mais le bien des sujets26 .
Prétendre que, de par l'exemption dont le pape les a dotés, les
Mendiants, n'étant point en tout soumis aux évêques, n'entrent
pas dans la bergerie par la porte authentique, est une absurdité
issue d'une prétention contraire à l'Evangile. Thomas, sur ce
point, bouscule les susceptibilités :
Accuser des religieux (exempts) de passer ailleurs que « par la
porte de la bergerie e est une absurdité. Cette éclatante sottise
ressort du fait que c'est le Christ qui est l'Unique Porte. Un prélat,
comme tel, ne saurait être appelé ainsi. La Glose-ordinaire
précise en effet que le Christ s'est personnellement réservé ce
qualificatif de « Porte »... C'est pourquoi ceux -là méritent
l'appellation de « loups ravisseurs » qui s'arrogent ce qui ne leur
appartient pas : ils s'approprient les brebis mêmes de Dieu 27 .
L'une des plus dures ripostes sera celle déclenchée par
l'accusation identifiant les « religions enseignantes » à de
nouvelles pépinières de Docteurs de la Loi, de Scribes et de
Pharisiens, prêts à renouveler le sinistre exploit des anciens.
Thomas d'Aquin rappelle une précision écrasante :
Ce ne sont pas seulement les Scribes et les Pharisiens qui ont
persécuté le Christ, mais encore les Princes des Prêtres et les
autorités séculières (c. 23).
Les virtuoses manipulateurs d'images bibliques avaient trouvé
leur maître.
Nul n'osa, au moins sur l'instant, prendre la relève de Guillaume
de Saint-Amour. Le pape Alexandre IV, pressé d'en finir avec ces
querelles, condamna à l'exil le sectaire détracteur des réguliers.
Il confirma solennellement la courageuse décision du Chancelier
de l'Université de Paris, Haymeric, qui, en 1256, avait appelé à la
Nec praelatus ostium dici potest. Unde Glossa dicit, quod ostium sibi
s oli Christus retinuit... Isti ergo fures dicuntur, quia quod alienum est
suum dicunt esse, oves Dei suas faciunt » (ibid., c. 23).
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« licence », ou maîtrise en theologie, frère Thomas et frère
Bonaventure, défenseurs des Mineurs. La bulle du 2 octobre
1257 notifia au corps universitaire de Paris d'accepter sans
restriction les deux religieux désignés 28.
La cause semblait entendue. Mais, en ce monde, il n'est point
de victoire définitive. Tout au long de sa carrière, frère Thomas
devra mener des batailles de plus en plus âpres. D'autres,
d'ordre doctrinal, philosophique et théologique ; s'y ajouteront. Qu'il
ait pu mener de front tant de travaux n'est pas l'un des moindres
étonnements de cette carrière.
Dès le Con tra Impugnan tes, il ne cache nullement qu'il
considère la « religion -enseignante » des Prêcheurs comme une
milice exigeant de ses membres un tel courage que qui n'est point
stimulé perd de son mordant. Il en va des religieux voués à l'étude
intensive.
Comme des soldats chez qui la privation de récompense stoppe
la combativité. Le Philosophe (Aristote), au troisième livre de
l'Ethique, l'a signalé : « Donnez-nous les guerriers les plus
vaillants. Les non-récompensés se transforment en tim orés,
alors que les récompensés deviennent forts. »
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l'histoire de l'Ordre (il n'avait pas atteint les trente-cinq ans
exigés par les règlements). En 1259, le Chapitre Général de
Valenciennes le nomma membre de la commission qui devait
établir le statut des études. A elle seule, la composition de cette
commission proclame l'estime sans pareille dont la plus haute
instance des Prêcheurs entourait le jeune professeur de trente -
quatre ans. II s'y trouvait, de pair à égal, avec Maître Albert le
Grand (futur Docteur de l'Eglise), Pierre de Tarentaise (futur
Innocent V), Maître Jacques Bonhomme, ex-Maître de Paris et
Régent à Oxford, et Florent de Hesdin 29.
Qu'il n'ait rien perdu de sa modestie est à son éloge. Un long
c h em in lu i r es ta it à par co ur ir a van t d e d ev en ir un saint
canonisable. Lui-même — et les autres — l'ignoraient. Aussi le fait
d'avoir eu à cœur de lui témoigner de si éclatante façon la
gratitude des siens est à l'éloge de la solidarité de sa famille
religieuse. II convenait d'apprécier le geste à sa juste valeur.
D'autres circonstances exigeront de Thomas un dépouillement
in fin imen t p lus a ustère. Mais Dieu aura largement pourvu à
fortifier sa filiale confiance30.
A vrai dire, frère Thomas eut des raisons plus profondes de
vérifier la confiance des Supérieurs. Certes, il occupa
brillamment la fonction à laquelle l'avait, non sans risques, appelé
Jean le Teutonique. Humbert de Romans eut le mérite de
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reconnaître les qualités qu'il, y avait déployées. En l'y main-
tenant, il lui permit de bénéficier des instruments de travail que
Paris offrait. Les ressources d'information qui y affluaient
étonnent les spécialistes. L'ampleur d'information dont Thomas
d'Aquin fera preuve est due à la décision de ces deux grands
Maîtres Généraux.
Sans eux — sans l'aide que procuraient les Constitutions des
Prêcheurs aux professeurs en charge — frère Thomas n'aurait
pu donner pleinement sa mesure. Certes, il se montra digne de
son poste, mais il y fut désigné par l'obéissance. Si ses Supérieurs
en avaient décidé autrement, le futur Doc teur de l'Eglise
Universelle eut vraisemblablement fait partie de ces anonymes
serviteurs de Dieu, dont Pascal note : « Ils sont connus des Anges
et de Dieu. Dieu leur suffit. »
Ni frère Thomas, ni ses Supérieurs ne se doutaient du prix dont
serait payée cette mise en valeur ! Il n'en demeure pas moins
q u' il n e fera ri en p our sortir de la vo ie tracée par l'obéissance.
Ceci l'emmènera à des refus dont, afin de mettre une fois pour
toutes au point son absolue fidélité à sa fonction doctrinale, nous
parlerons dès à présent, quitte à anticiper sur les événements.
www.thomas-d-aquin.com 52
IV
31 Laurent, Fontes Vitae, p. 110 et suiv. Les deux autres étaient d'être
rassuré sur le sort de son frère Raynald, assassiné par Frédéric II, et de ne
jamais céder à un mouvement de vaine gloire.
32 Registres d'Urbain IV, éd. Guiraud, t. II, p. 324
33 Sans doute devons -nous à cet incident les textes, plutôt
embarras sés, où Thomas traite de la licéité du refus des prélatures.
Quodlibet V, a. 22 (Pâques 1270) et 11 a -11 ae, a. 1, ad 1 um et a. 2
www.thomas-d-aquin.com 53
Les années passées chez les Prêcheurs n'avaient guère atténué sa
phobie des « honneurs ». Son refus, déjà célèbre, de l'Abbatiat du
Mont-Cassin, lui avait, en un tel milieu, valu un surcroît
d'estime. Il éta it de n otoriété publique que le Fondateur de
l'Ordre avait par trois fois refusé des évêchés dans le Midi de la
France.
A vrai dire, la forme de service de Dieu qu'est l'épiscopat fut,
dès les origines, la hantise des Maîtres Généraux34 . Jean le
Teutonique avait, pour entrer chez les Prêcheurs, donné sa
démission d'archevêque de Bude en Hongrie. Jourdain de Saxe,
ex-maître ès Arts de l'Université de Paris, avait dénoncé le danger
des études choisies par les arrivistes : « les décré talistes »
n'étaient guère estimés 35.
Humbert de Romans cherche, en termes crus, à détourner
A l b e r t l e G ra n d d e l' ép is copa t 36. De ux an s apr ès , A lb er t
démissionnera de son siège de Ratisbonne pour reprendre la vie
conventuelle.
Soucieux du maintien de la pureté de la vocation de leurs
religieux, les Maîtres Généraux faisaient tout pour que les papes
ne transforment point l'Ordre en pépinière de prélats. Problème
souvent délicat, mais dont les éléments les moins sûrs prenaient
prétexte pour briguer l'épiscopat 37. Thomas, comme en général les
sujets vraiment dignes d'occuper de hauts postes, était aux
antipodes de ce genre d'ambition.
Nul n'a plus implacablement stigmatisé le désir de prélature. Il
y voit, avec une lucidité aussi acérée que celle de nos
psychanalystes actuels, une transposition sacrilège de la
volonté de puissance38 . S'abandonner à une telle tentation
(entre 1271-1272) ; cf. Walz, D.T.C., art. Thomas, vol. 634 Mandonnet,
Des écrits..., p. 118, note
34 Ce thème sera souvent repris. Lettre de Munio de Zamora et Ch.
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suppose « un to tal mépris de son propre salut39 ».
Inutile de préciser que cette position découle de la très haute
idée qu'avait Thomas d'Aquin de la charge épiscopale. Il savait
l'excellence de charité qu'elle implique :
C'est l'excellence d e sa charité qui rend un sujet apte à une
chaire épiscopale. Aussi, avant de confier à Pierre la charge de
ses brebis, le Seigneur lui posa la question : « Pierre, m'aimes-
tu ? » (In Joan, XX I, Ni. 15.)
Aussi bien l'initiative, en pareil domaine, doit venir de plus
haut. Seul un élu, et non un prétendant, est en mesure de
remplir une telle charge selon vraiment le cœur de Dieu, De
l'autorité, même spirituelle, Thomas d'Aquin parle rarement sans
souligner les dangers auxquels elle expose ses détenteurs. Ce fils
de seigneurs a, plus peut-être qu'aucun Docteur d e l'Eglise, signalé
les tentations inhérentes au pouvoir 40.
Il a pu constater que, tout comme le pouvoir chez les potentats,
les fonctions sacrées n'abritent nullement les meilleurs contre
l'humaine fragilité. Frère Thomas se sentait-il sur ce point
vulnérable ?
Sa condition et son éducation le mettaient à l'abri de la
déformation des « parvenus ». Il avait, dès son jeune âge, jaugé
à leur exacte valeur les « honneurs humains ». D'où sa réflexion,
d'un réalisme, d'une lucidité à la fois dure et miséricordieuse :
Ceux qui affirment cela (à savoir que l'humble naissance des
apôtres leur facilitait l'humilité) feraient mieux de réfléchir à
la soudaineté de la transformation de ces pêcheurs, très
simples, en dignitaires plus élevés que des rois, en
prédicateurs dont l'éloquence dépassait celle des philosophes et
des rhéteurs : ils étaient transformés en confidents du
Seigneur du monde !
q. 185, a. 1 etc
39 « Qui vero sponte ad praelationis statum aspiret, vel nimiae
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Son discernemen t est pur de tout mépris. Sa sévérité à
l'égard du désir ambitieux de l'épiscopat égale son respect pour la
fonction. Il demeure lucide. Jamais cependant il n'acceptera de
justifier la moindre désinvolture à l'égard d'un représentant de
la Hiérarchie, si indigne que personnellement il puisse être. Les
textes sont nombreux où il rappelle cette doctrine, condition
essentielle du maintien de la discipline d'une Eglise que son
Fondateur a voulue humaine, mais sacramentellement
structurée.
Néanmoins les raisons secrètes de son refus de l'épiscopat
demeurent mystérieuses. Le souci de se consacrer tout entier à
sa fonction enseignante en fait certainement partie, mais non la
conscience du caractère génial de son œuvre. Autre chose
connaître sa valeur, la certitude de la justesse de son intuition et
de sa méthode, autre chose avoir l'outrecuidance de considérer son
œuvre comme une condition maje ure de la vie de 1'Eglise. Sur ce
sujet délicat, nous pouvons tout au plus risquer une hypothèse
que, faute de confidences, sa doctrine rend vraisemblable. Lui-
même a déclaré son sens aigu de la mission doctrinale des
Prêcheurs :
Dans la mesure où je puis faire miennes les paroles d'Hilaire,
j'ai personnellement conscience que, vis-à-vis de Dieu, le devoir
primordial de ma vie est de l'exprimer en chacun de mes
propos et de mes sentiments 42 .
Toutefois la conscience de sa vocation, voire celle de l'utilité de
Son œuvre, n'implique nullement la conviction d'être
indispensable. Plus tard, en l'un de ses très rares passages
ironiques, il raillera :
ceux dont la perception est si subtile qu'ils sont les seuls
hommes vrais et qu'ave c eux est née la sagesse43 .
*
* *
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le Grand que, si honorables qu'ils fussent, les postes éminents se
soldaient souvent par la suppression de rayonnement posthume.
Logiquement, l'ambition expliquerait mieux l'attitude de Thomas,
les dignitaires se remplaçant plus aisément que les penseurs.
Il est un autre aspect du problème, moins souligné mais
autrement poignant. Thomas savait, aussi bien qu'Albert,
l'animosité suscitée par la « nouveauté » de ses conceptions. Sa
connaissance des hommes lui permettait de prévoir
l'accroissement des oppositions. Or, l'épiscopat constituait un
prestige non négligeable, capable de juguler, même sans les
convaincre, ses critiques. Un historien d'Albert le Grand l'a fort
bien dit :
Acceptant le siège épiscopal que lui offrait la Curie, Albert plaçait
l'essentiel de son œuvre à l'abri des attaques les plus violentes.
Plus tard, Albert lui-même n'a pas été mis en cause et les assauts
les plus vifs ont eu lieu contre un simple frère, saint Thomas
d'Aquin, après la mort de celui-ci 44 44 .
Il ne s'ag it point là d'une réflexion banale. Dans son grand
ouvrage Siger de Brabant, le P. Mandonnet souligne le prestige
que valut à Albert le Grand et à Pierre de Tarentaise leur
qualité épiscopale. Ils étaient « devenus à ce titre des personnes
ayant une autorité ecclésiastique publique ». Pour ce même motif,
Raymond Martin les cite dans son Pugio fidei (1278). Gilles de
Lessines, pour défendre Thomas condamné à O xf or d, év oqu era
l ' a u to r i té d ' A lb e r t, « jad is é vêq ue de Ratisbonne », dans son
traité « de unitate formae » de 1277 45.
Que frère Thomas n'ait point songé à cette conséquence pour
lui-même et son entreprise, serait lui prêter une dose d'illusion
peu conforme avec la finesse de psychologie dont son œuvre
témoigne. Il a souligné les tourments que valut aux intelligences
la poursuite de la vérité46 . Nul ne tut — du reste à son propre
dommage — plus miséricordieux à l'endroit des chercheurs.
En renonçant au prestige épiscopal, il sacrifia bien plus
encore que la sécurité sociale de sa famille. Il dépouillait son
œuvre des garanti es humaines de protection. Il renonçait à tout
argument étranger à la vérité objective. Il confiait tout son avenir
à la seule garde de Jésus-Christ. Il excluait radi calement les
chances qui, en ce monde, sauvegardent les personnes et les
www.thomas-d-aquin.com 57
œuvres.
Et cela, sans retour en arrière possible. Après 1264, nulle autre
occasion ne se présentera. Il restera, jusqu'à sa mort, « frère
Thomas ». Or, entre 1252 et 1264, il avait eu le temps de mesurer
la portée d'un tel a cte. Son œuvre était déjà avancée, et déjà, il
savait les conflits qu'elle soulevait.
Le prodigieux effort de sa lancée, et celui, encore plus
stupéfiant, qu'exigerait son achèvement, démontrent le prix qu'il
lui reconnaissait. Il savait, mieux que quiconque, l'importance de la
survie de tels travaux. Il les concevait en fonction de la gloire de
Dieu. Sur le point de recevoir son Dieu en Viatique, il déclarera
publiquement : « C'est pour Toi que j'ai tant travaillé, écrit, veillé
et prêché 47. »
Il avait travaillé en serviteur aimant. Fidèle jusqu'au bout aux
exigences de l'amitié, il livra tout sans réserve à la sollicitude de
l'Ami.
Telle est, nous semble -t-il, la portée du refus des préla tures.
Se donner à Dieu en gros est un sacrifice dont tout religieux, si
généreux qu'il soit, ignore à l'avance l'ampleur. Abandonner, sans
restriction aucune, les résultats obtenus et futurs de recherches
formidables, suppose une Foi, une Espérance et un Amour
indicibles. Par son refus des prélatures, Thomas d'Aquin s'est
délib érémen t livré aux vicissitudes humaines48 .
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V
*
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loin de tout dire. Il arrive souvent que les poètes et les artistes
approchent avec plus d'exactitude que les érudits l'esprit du
passé.
Ainsi, l'on ne peut historiquement infirmer ni confirmer la
réalité du symbole type de l'idéale amitié des deux grands Ordres
frères, Mineurs et Prêcheurs, car la rencontre illustre de François
et de Dominique ne repose sur aucun document historique. A- t-
elle pour autant perdu de son importance ? Saint Bonaventure et
saint Thomas d'Aquin ont, en même temps, professé à Paris. Leur
« amitié » a semblé aller de soi. L'un et l'autre avaient défendu,
contre les séculiers, l es droits de leurs Ordres respectifs.
L'h istoire toutefois impose quelques nuances. Les deux maîtres
étaient certaine-nient les derniers à soupçonner qu'ils
deviendraient chacun Docteur de l'Eglise, mais sous des . pavillons
théologiques opposés. Thomas d'Aquin entreprenait de mettre
l'aristotélisme au service de la Foi. Bonaventure défendait la
nécessité du maintien de l'augustinisme platonicien. Certes, ils
étaient l'un et l'autre trop avertis de la hiérarchie des valeurs,
pour ne point transformer leur opposition technique en doute sur
leur sincérité religieuse. La charité authentique n'a jamais
impliqué le nivellement des esprits. L'unité de foi admet, dans la
m esure où cha cun respecte l'intégrité absolue du Donné
Révélé, la diversité des systèmes. Les deux Maîtres, serviteurs
compétents de la cause de Dieu, estimaient leurs efforts
réciproques. Néanmoins, l'estime la plus sincère peut fonder la
concorde, mais non constituer l'amitié au sens émouvant du mot.
Jamais frère Thomas et frère Bonaventure ne sont direc tement
entrés en conflit. Les polémiques nominales étaient, à l'époque,
exceptionnelles. Des cas ont cependant existé. Frère Thomas se
verra pris à partie, mais non par Bonaventure. Le fait démontre
leur mutuelle courtoisie. C'est tout. Si, entre eux exista une amitié,
elle demeura secrète 51.
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* *
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chapelain et confesseur un confrère de Thomas d'Aquin. Les
conseillers ecclésiastiques français ne manquaient pas. Le P. Walz
n'en suggère pas moins que « Thomas eut sans doute des
entretiens familiers avec le très pieux et très noble roi de France...
Plusieurs fois donc, au cours des deux séjours parisiens de
Thomas, Louis IX eut recours à sa sagesse et à sa prudence... 52 ».
Le récit de G. de Tocco53 est loin de donner l'impression que
Thomas ait été un familier de Louis IX. Invité, il s'était récusé,
alléguant son manque de temps. Prétexte étrange en pareil cas.
Seul l'y décida l'ordre explicite de son Prieur, et encore avec le
motif de lui servir de « socius », c'est-à-dire d'accompagnateur
prévu par la Règle.
Une réticence en cas d'invitation peut, à la rigueur, passer pour
une marque de familière amitié. Mais l'obligation, pour Ta vaincre,
formulée par un supérieur dénote plutôt un singulier manque
d' en vie de ren con trer le « bon et pieux » roi. A cette époque,
Louis IX ne portait point l'auréole. Et, sans irrespect aucun,
Thomas d'Aquin pouvait avoir, sur la politique royale, des
réserves sérieuses. Plus tard, la canonisation embellira tout.
P a s p lus q ue d a n s le cas de Thomas d'Aquin, l'Eglise qui, en
proclamant sa sainteté, reconnut la grandeur morale du roi, ne
sanctionna point automatiquement le génie de sa politique.
L'Histoire Générale apprend q ue , s ur les ins tanc es du pap e
d és i re ux d ' é v i te r d e v o ir Manfred, bâtard de Frédéric II,
remplacer son père, Louis IX avait, en 1265, accepté pour son
frère Charles d'Anjou la couronne de Sicile et de Naples54 . Le fils
de Manfred, Conradin, appelé par les Gibelins, auxquels s'étaient
ralliés les d ' A q u i n , d e s c e n d it en I ta lie e n 12 67 . L o u is IX
r e f u s a à Clément IV les sommes nécessaires pour parer au
soulèvement 55 . Le frère de Thomas, Philippe, fut tué à la
bataille de Tag liocozzo et Conradin, prisonnier, lâchement
assassiné56 . Les relations de la famille de l'invité avec la maison
d'Anjou, celle de Louis IX, étaient donc loin d'être cordiales.
Comme il s'agissait d'un domaine plus sensible que celui des idées,
l'on conçoit difficilement que Louis IX ait choisi, pour conseiller,
un « étranger », fût-il un religieux illustre. Le roi avait
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incontestablement grand mérite à inviter un Prêcheur que sa
famille rendait suspect.
Le d oux Louis Gil le t n'a pu celer la dissociation, chez Louis
IX, de la sainteté et du génie politique. « Ce n'est pas sans
répugnance que le bon roi Louis s'était laissé engager dans cette
aventure... sa belle-sœur d'Anjou... fit tant que le roi se rendit aux
prières du Saint-Père et accepta la couronne qu'on lui offrait. Il
n'en voulut pas pour son fils, mais ne la refusa pas pour son
frère. Il lui plaisait peu de se faire l'instrument de la politique
temporelle des papes et il se faisait conscience de toucher aux
droits de l'Empire... C'est ainsi que saint Louis se trouva
emba rq ué ma lg ré lui dans une affaire inextricable ; il croyait n'y
mettre que le petit doigt, tout le bras devait y passer. Jusqu'à
Fornoue, jusqu'à Pavie, que de sang français prodigué dans les
champs d'Italie, par s u i t e d u h a s a r d q u i a j e t é e n S i c i l e u n e
d e s c l é s d e l'Europe 57 ! »
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57 Dante..., p. 192-193
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propres Maîtres Généraux, Humbert de Romans et Jean de
Verceil 58. Sa réserve est telle que le P. Chenu a cru y voir une
abstention : « Il n'y a pas un mot sur les Croisades 59.
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Nous ne possédons aucun autre détail précis sur ses relations
avec Louis IX. Il est historiquement sûr que le roi de France, pas
plus que son frère Charles d'Anjou, ne font partie de la liste des
dédicataires de ses consultations écrites mentionnées.
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TROISIEME PARTIE
L'ACTIVITE MAGISTRALE
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I
MAITRE EN THEOLOGIE
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dont s'en acquitta frère Thomas suppose une puissance de travail
considérable. Et, nous le verrons, d'autres occupations s'y
ajoutèrent.
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« quodlibétales » exigeaient une compétence et une virtuosité
épuisantes. Devant un public averti et prompt à la critique, le
Maître, à chaque séance, risquait son prestige.
Il semble que Thomas ait été le seul en son temps à affronter
cette sorte de « conférences de presse » improvisées, où se
présentaient des objectants avertis. Déjà les disputes ordin aires
effarouchaient tellement les titulaires de chaire que les papes
durent rappeler les règlements et obliger les Maitres à les tenir
au moins une fois dans l'année.
Thomas d'Aquin est l'un des rares à avoir régulièrement
assuré ces deux obligations. Sur leur date exacte, l'on ne peut
encore trancher avec certitude 6.
Le biographe retient surtout le caractère de ce rythme de
travail. Et il n'oublie pas que ces Questions disputées et ces
Quodlibétales représentent l'un des secteurs de la production
magistrale obligatoire.
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De par les règlements universitaires, les titulaires de chaire de
Théologie devaient laisser aux « Artiens », l'enseignement de la
ph ilosoph ie. Quan d ils l'abordaient, c'était dans les locaux
conventuels, non universitaires. Les cours étant libres, cette
clause, purement juridique, n'empêchait nullement des maîtres en
théologie d'ajouter — s'il leur en restait la force — des cours de
philosophie7 . Or, l'Ordre des Prêcheurs faisait obligation de cet
enseignement. Il constituait 1'« enseignement conventuel
ordinaire ». Ceci expliquera les commentaires d'Aristote comme
d'autres traités sur Denys, dit l'Aréopagite, ou Boèce de Dacie,
auteurs non officiellement reçus par la Faculté de Théologie.
L'enseignement conventuel ordinaire comportait encore un
secteur dont Jourdain de Saxe avait fait aux Maîtres obligation.
C' éta ien t les « co lla tio nes » ou « instruc tions spirituelles » aux
étudiants et autres religieux du couvent. Les étudiants de
l'Un iversité éta ient admis. C'est en 1221 que Jourdain de Saxe,
lui-même ex -Maître ès Arts, avait décidé de confier la formation
religieuse doctrinale de ce jeune monde aux Maîtres en théologie.
De ce chef, ceux-ci cessaient d'apparaître et de se considérer
comme de purs techniciens. Ceci modifiait, de façon aussi délicate
qu'efficace, les rapports entre professeurs et étudiants. En ces
« collationes » des diman ches soir et des fêtes liturgiques, les
uns comme les autres se découvraient avant tout religieux 8 .
Ne confondons point ces « collationes dominicales » avec les
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« sermons universitaires » qu'en des circonstances officielles
devaient assurer les Maîtres. Par exemple, lors de leur premier
cours de Bacheliers sentenciaires ou de Maîtres. Nous savons les
sujets traités par frère Thomas et nous a été transmis le texte
d'autres prédications, soit devant le public universitaire, soit
devant la Curie pontificale, soit devant les fidèles de Naples 9.
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Qu'il ait réussi à composer deux ouvrages de cette ampleur, sans
nuire en rien à son activité professorale écrasante, dénote une
puissance et une rapidité de travail dépassant, les normes
courantes. D'autres facteurs intensifieront notre stupeur. Les
conditions dans lesquelles fut réalisé cet ensemble énorme
dépassent la vraisemblance.
Avant que de décrire, du dehors, ces complexités de surcroît,
il importe d'attirer l'attention sur la faç on dont doivent être
considérées ces œuvres multiples. Les spécialistes les présentent
réparties d'après leur contenu. Cette présentation permet de
saisir quels travaux Thomas d'Aquin consacra à telle ou telle
discipline.
Le biographe, lui, considère le problème sous un angle plus terre
à terre : celui des dates et des circonstances. Les facteurs temps
et lieu font saisir un aspect qui, en respectant les classifications
doctrinales, souligne un fait important : la fréquente simultanéité
de composition de ces travaux. Ce détail est peu banal.
Loin d'interpréter l'énumération des ouvrages dans l'ordre de la
succession pure et sim ple (d'un livre au suivant), il convient ici
de la concevoir selon un rapprochement jouxtant parfois la
simultanéité. Ces textes n'ont pas été composés strictement l'un
après l'autre, mais souvent en même temps. Vingt années dura nt,
cette cadence fut maintenue 12. Elle est l o i n d e c l a r i f i e r l e
p r o b l è m e d e l ' é l a b o r a t i o n d ' u n t e l monument.
*
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De ces p ériod es d e c ours, il faut encore soustraire les
dimanches et les jours de fêtes chômées, dont il est impossible de
préciser le nombre. Nous possédons cependant quelques
données 14.
Maîtres et Lecteurs étaient rigoureusement tenus par ces
statuts. Toutefois, lorsqu'il s'agissait des Religieux, ils étaient
a utorisés à s'ab sen ter une quinzaine de jours, lorsqu'ils
avaient à participer aux Chapitres généraux ou (ce fut le cas de
frère Th om a s), a ux Ch apitres de sa Province. L'Ordre attachait
à la régularité d'enseignement une telle importance que, sauf
exception, il fixait les Chapitres aux dates les plus rapprochées
des clôtures de cours, ou dès avant leur reprise.
L' enseig nem en t ora l de saint Thomas ne l'a donc point
absorbé tout au long de ses années professorales. Nous savons au
surplus, de façon précise, la durée et les lieux de sa carrière. De
fait, les vingt-et-une années d'enseignement se répartissent en
quatre grandes périodes : Paris, Italie (Etats pontificaux), Paris,
Naples 15.
*
* *
les fêtes des Apôtres et des Evangélistes (12 + saint Marc et saint Luc,
évangélistes mais non apôtres, + saint Paul = 15). Les trois fêtes de
Noël, Pâques, Pentecôte et les trois jours qui les suivaient (= 12), plus
leur vigile à partir de tierce (9 h du matin). Plus les cinquante
dimanches restants, soit environ 70 jours en cours d'année scolaire.
Denifle, Chart..., I, p. 279, n° 246.
15 Le « premier enseignement parisien » > de 1252 à 1259, comporte
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question sommeil et repas comptait, mais certainement beaucoup
moins que son activité religieuse régulière, incluant avec la
Messe et l'Office choral, les prières privées et l'oraison.
*
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II
de constituer une charge, est une autre question. Les héritages les plus
glorieux sont loin d'être les plus tranquilles.
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rencontra chez les responsables de l'orthodoxie doctrinale des
publications de l'Ordre une compréhension rare 17 . Cela n'alla
point sans mérite, car, malgré son imperturbable courtoisie, le
jeune Maître « innovait » en des domaines traditionnellement
intouchables. Il fallut aux Supérieurs une peu commune
honnêteté pour confirmer les conclusions de leurs censeurs, en
dépit d'oppositions émanant parfois de confrères célèbres.
Les Constitutions des Prêcheurs avaient minutieusement réglé
le statut des lecteurs pour leur permettre de remplir au mieux leur
mission. Frère Thomas en a mieux que d'autres tiré parti. Loin
d e se trouver frein é, il se vit par l'Ordre doté de toutes les
ressources à sa portée. Cela incluait l'usage des bibliothèques, les
échanges créés et facilités par l'extension des Prêcheurs. S'y
ajoutaient des conditions, extraordinaires pour l'époque mais qui
étaient l'invention propre de l'Ordre. Des cellules étaient en chaque
Couvent prévues pour les Lecteurs, afin de faciliter leurs travaux
nocturnes. Les Constitutions prévoyaient à cet effet un
approvisionnement en luminaire, en plumes et en parchemin.
*
* *
toutes les publications des religieux : « Nulla scripta facta vel compilata
a fratribus nostris aliquatenus publicentur, n is i p ri mo pe r fra tre s
pe rit os qu ibu s ma gi s te r ve l p rio r p rov incialis commiserit, diligenter
fuerint examinata » (Act. Chap. Gen., I, p. 69 -78. Cité par Mandonnet,
Siger..., I, p. 229, n. 1).
Dans le domaine doctrinal, la solidarité dans l'orthodoxie était une
loi vitale.
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des éléments disjoints dans l'espace et se succédant dans le
temps 18 » Heureux quand le résultat de l'opération est déchiffrable !
Sur ce point, les spécialistes des manuscrits de saint Thomas,
unanimes, reconnaissent que ses textes sont un indépassable
chef-d'œuvre d'illisibilité 19 .
*
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décalage constant des deux parties des lettres. L'on dirait que la
main de l'écrivain était physiquement incapable de retour en
arrière. Sa promptitude d'esprit, au lieu de freiner le geste,
accélérait la distorsion. L'on ne peut même parler d'écriture se
décomposant en deux parallèles à réajuster. Il s'agirait plutôt
d'un tracé filant irrésistiblement vers la droite, comparable aux
oscillations d'une goutte d'eau le long d'une vitre d'avion.
Réduit à l'essentiel, ce principe paraît séduisant. Est- il sûr qu'il
simplifie pour autant le dur labeur des paléographes ? Ils
reg retteron t to ujour s q ue Thomas d'Aquin n'ait point possédé
l'élégante calligraphie d'un Pierre de Tarentaise et d'un
Bonaventure. Jusque dans le simple déchiffrement de ses textes,
Thomas d'Aquin exige un labeur égal à celui que sa pensée
requiert de ses disciples.
Le R.P. Gils discerne, en ce phénomène, un indicatif
psychologique précieux. Ces manuscrits découvrent une violence
temperamentale inattendue chez un Maître dont, après les
chroniqueurs, ses quelques historiens proclament le calme. A
distance de siècles, son écriture dénote que cette tranquillité
n'était point tellement innée.
Le P. Gils conclut : « Les écrits autographes de saint Thomas
nous font assister au déchaînement d'un saint pour qui écrire, et
même très mal écrire, a été l'ascèse permanente 21. »
*
* *
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*
* *
251 -252
26 « Chronologie des écrits scripturaires de saint Thomas » , in R.Th.,
1928, p. 48.
27 Compendium Theologiae (ch. 1).
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composition de plusieurs ouvrages à une cadence d'une rapidité
extrême 28.
Le rôle d'un « copiste » n'avait rien d'une sinécure. Leur
labeur était nocturne aussi bien que diurne. Et il se compliquait
inévitablement de détails indispensables et exaspérants : séchage
des folios, préparation des peaux, des « calames »; changements
et classements des feuillets retenus.
Sans interrompre sa dictée, frère Thomas corrigeait, raturait,
surchargeait les pages, envahissant le texte soigneusement
calligraphié d'annotations et de retouches que Réginald était
parvenu à déchiffrer. Il était capable d'établir une mise au net
acceptable. Parfois une intervention plus étendue de sa propre
g raph ie fa it supp oser que, pris de pitié devant l'épuisement de
l'un ou l'autre des secrétaires, Thomas les relayait gentiment.
C' éta i t p our Rég in a ld un surcroît de labeur. Car, celui dont
l'empire sur lui-même était légendaire écrivait avec une telle hâte
qu'il lui arrivait de ne pouvoir se relire. Réginald, alors, lui prêtait
ses propres yeux.
Parfois, recru de fatigue, le Maître s'endormait en plein
labeur. Stupéfaits, les secrétaires l'entendirent continuer de dicter.
Dans les annales humaines, le phénomène est rare.
Sa concentration, au moment du travail, atteignait un degré dont
le fidèle Réginald devait prévoir les conséquences. Ainsi il dut lui
retirer de la main un bout de chandelle qui allait la brûler.
L'incident occasionnel fut orchestré en habitude. Etant son voisin
immédiat de cellule, Réginald, une nuit, entendit Thomas
converser avec des interlocuteurs inconnus. Curieux, il interrogea le
Maître. Non sans réticences, ce dernier reconnut qu’à sa
demande, Dieu lui avait envoyé les Apôtres Pierre et Paul pour
l'éclairer sur un passage particulièrement difficile d'Isaïe. Il
s'empressa de recommander à Réginald de n'en rien divulguer
avant sa mort. L'incid ent miraculeux, mais nullement habituel,
illustre l'ambiance fervente de son labeur.
Il serait arbitraire et contraire à sa conception de la recherche,
que de considérer son œuvre comme le résultat d'une dictée
miraculeuse permanente. Travailler avec amour ne signifie
nullement que l'on procède en médium inspiré. Tho m a s d ' A q u i n
r e j e t t e l a t h è s e d e l ' a c q u i s i t i o n d u s a v o i r humain par voie
d'illumination. Sur ce point, il ne pactisa jamais avec les
partisans de l'augustinisme. il a ainsi coupé court à toute
interprétation, sous un tel jour, de son œuvre 29.
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*
* *
Les sources qu'il utilisa ont• été en grande partie retrouvées par
les historiens doctrinaux. Tous reconnaissent l'ampleur et la
rigueur de ses informations. A notre connaissance, nul n'a songé
aux moments qu'il dut consacrer à ces recherches et à leur
préparation. Les résultats nous ont pratiquement fait oublier ce
sujet. Sur ce sujet, nul document ne subsiste. Ce professeur
n'improvisait pas. Certes, sa rapidité de rédaction était
remarquable. Elle ne se confondait cependant pas avec
l'instantanéité. Elle exigea un certain temps. Combien ? Quelquefois,
lui-même parle, pour s'excuser du retard involontaire de certaines
réponses, de son manque de temps. Il le tenait pour un facteur
non négligeable.
Nous devons, sur ce point, nous en tenir à des poncifs. S'il eut le
temps de produire, il dut trouver celui de préparer. Les
chroniqueurs insistent, avec raison, sur son recueillement et ses
prières fréquentes. Plus prosaïque, le biographe précise que si elle
explique l'esprit dans lequel il vivait, la prière diffère de l'étude.
L'une et l'autre occupèrent une longue partie des journées de saint
Thomas. La conclusion, fort p r osaïque, a son importance.
Bien sûr, l'assistance de Réginald et de ses auxiliaires — dont
P ierre d e An d réa est le plus connu — lu i permit en grande
partie de tenir vingt ans durant sa cadence étonnante. Sans eux,
Thomas eût été physiquement incapable d'écrire son œuvre.
Toutefois subsiste le secret de son labeur 30.
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III
LES DEPLACEMENTS
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Les événements rendant la vie à Rome précaire, les papes
résidaient dans l'une des résidences fortifiées de leurs Etats. D'où
les déplacements de frère Thomas au cours des neuf années de
son séjour dans les Etats pontificaux. Sous Alexand r e I V (q u i
m o u r u t e n 1 2 6 1 ) , U r b a in I V (1 2 6 1- 1 2 6 4 ) e t Clément IV (1265-
nov. 1268), il enseigna à Anagni, à Orvieto, à Rome et à Viterbe.
*
* *
*
* *
référence : I Const., 194, préambule de 1228, qui cite cette triple mesure comme
étant celles ratifiées par trois Chapitres Généraux successifs (trad. in
Saint Dominique de Calaruega, p. 137). Jourdain de Saxe met ce point en
valeur, Lettre XLIX, 55, en 1229. Sur ce détail, les Chapitres Généraux
seront, longtemps, d'une intransigeance et d'une sévérité à l'endroit des
délinquants qui peuvent, de nos jours, sembler excessives.
C'est qu'il s'agissait, dans l'esprit de saint Dominique et de ses fils,
de a proclamer » l'application à la lettre, par l'Ordre, des conseils
apostoliques donnés par le Christ aux Apôtres envoyés en mission. Se
comporter en a hommes apostoliques » (« vir evangelicus », disait-on de
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Grâce à de nombreuses Bulles pontificales, les Prêcheurs purent, au
long de leurs voyages, mener une discipline religieuse stricte. Les
Constitutions primitives enjoignaient aux frères de suivre les offices des
églises locales. « Les prédicateurs et les itinérants, lorsqu'ils sont sur les
routes, disent l'office dans la mesure où ils le savent et le peuvent. Ils se
contenteront de l'office qu'on récite dans les églises où ils descendent entre
temps37. » Les papes ajoutèrent le privilège de l'autel portatif. Le P. Vicaire
en a, très justement, commenté l'importance. Il protégeait, en effet, dans le
domaine liturgique, les Prêcheurs contre l'arbitraire du clergé local. Du
coup, il impliquait l'autonomie juridique de fondation et d'apostolat 38.
Sur les routes comme en leur couvent, les frères se savaient
particulièrement avertis de leur devoir de poursuivre la condition spécifique
de leur particulière raison d'être. En aucune circonstance, ils n'étaient
dispensés de l'obligation de l'étude39 . Marcher en lisant n'a rien de
confortable, même sur des routes paisibles. Par contre, la marche favorise la
prière, la méditation et les discussions. Qui l'a peu ou prou expérimenté
découvre les avantages de cette ascèse. Encore les distances ne doivent-elles
point être excessives. Elles l'étaient parfois. Aussi, afin de permettre aux
frères de conserver l'esprit éveillé, les Constitutions avaient prévu la
compagnie d'un petit âne assurant le transport des textes et des objets du
culte. Nul ne discute, sur cette précision, les explications du P. Mandonnet
concernant les conditions, au mie siècle, des voyages des frères40 .
*
* *
d'Honorius III est du 6 mai 1221, Ed. Laurent, in Mon. Hist. Ord. Pr.,
XV, Vrin, 1933 ; le privilège sera renouvelé par Innocent IV, le 4
sep tembre 1243, à Jean le Teutonique : « Postulasti s » .
39 « Qualiter debeant Fratres esse intenti aliquid vel meditentur, aut
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Même sur ce point, Thomas d'Aquin dut faire preuve de ressources
physiques considérables. Les faits sont loin de confirmer la réflexion du
R.P. Chenu, historien doctrinal cependant minutieux, sur les conditions
de cette existence : « La biographie de saint Thomas est donc d'une
simplicité extrême : quelques (?) déplacements au cours d'une carrière
toute entière enclose dans la vie universitaire41. »
Ces « quelques » déplacements représentent plus de onze mille
kilomètres. La plupart eurent lieu en été, certains en hiver. Comment
dénombrer les rivières franchies, les montagnes escaladées ? Sa
vigoureuse corpulence permet de, tenir comme vraisemblable la cadence
d'une quarantaine de kilomètres par jour. Nous connaissons la plupart
des déplacements durant sa carrière professorale, ainsi que leurs termes
et leurs dates. Leur ensemble a nécessité plus d'une année de parcours...
Il va de soi que nous devons soustraire ce temps des vingt et une années,
durant lesquelles il enseigna et coin-posa. De ce chef, doit être augmentée
la moyenne annuelle du nombre de pages composées. Elle dépasse le
millier de feuilles imprimées in-quarto a double colonne telle que l'a établie
le P. Mandonnet, prenant pour base la répartition sur vingt et un ans42.
La raison de ces déplacements dérive de la législation normale de
l'Ordre. Ils étaient de trois sortes. Les « assignations », par lesquelles les
Supérieurs majeurs décidaient du lieu où un religieux devait exercer son
apostolat. A ce titre, Thomas fut affecté, en 1245, à Cologne. Passa-t-il par
Paris ? Les historiens discutent de ce détail, somme toute mineur. En
1252, il quitta Cologne pour inaugurer à Paris son enseignement.
D'aucuns avancent qu'au plus fort de l'opposition des Séculiers Humbert
de Romans 1 emmena avec lui à Anagni. Il l'aurait présenté aux Pères
réunis en Chapitre et au pape Alexandre IV. Cela au cours de l'été 1256.
La gravité de la situation rend cette hypothèse au moins vraisemblable. En
1259, nommé Lecteur de Curie, il se rend à Anagni. Il suit la Curie à
Orvieto, en 1261 ; à Viterbe, en 1264. En 1265, dans l'intervalle, il est
chargé de « régenter » les études de Théologie au Studium de sa Province à
Rome. L'été 1267, Clément IV le rappelle à la Curie. Fin novembre 1268,
sur l'ordre de Jean de Verceil, Maître général depuis 1263, il regagne
d'urgence Paris. Il exécute, malgré l'hiver, le programme à la lettre. Parti
de Viterbe, il atteignit Paris, via Bologne et Milan, et reprit ses cours à
Saint-Jacques, dès janvier 1269. A Pâques 1272, il quittera définitivement
Paris pour se rendre à Florence. De là, il revint à Naples. Le 7 mars 1274,
sur la route de Rome, il mourra durant un voyage en direction de Lyon.
Une « assignation », qui fixe juridiquement un religieux à un Couvent
déterminé, n'implique nullement l'immobilisme. Pour des raisons
apostoliques, les Prêcheurs sortaient. Mais les professeurs étaient tenus à
des temps de permanence bien déterminés. Ainsi les Maîtres en Théologie
étaient habilités à participer, quand ils y étaient convoqués, aux Chapitres
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Généraux et Provinciaux, qui constituaient les plus hautes instances
législatives de l'Ordre43 .
Plusieurs fois, frère Thomas dut se rendre à des Chapitres Généraux.
En 1259, il fit partie de la commission des études lors du Chapitre de
Valenciennes. Le P. Mortier n'est point le seul à croire en sa présence au
Chapitre Général de Londres en 1263 au cours duquel Humbert de
Romans donna sa démission ". Un secret rigoureux a toujours entouré
cette décision de l'un des plus grands successeurs de Saint Dominique.
En 1267, Jean de Verceil, élu en 1264, emmène Thomas au chapitre
général de Bologne au terme duquel furent solennellement transférées les
reliques du Fondateur des Prêcheurs. Nous ignorons la raison de ce
déplacement, Thomas ne figurant pas parmi les Définiteurs. En 1272, ses
confrères de la Province Romaine l'élirent Définiteur en vue du Chapitre
Général de Florence. Le choix était d'autant plus remarquable que Thomas
résidait à Paris. Il n'y devait jamais revenir.
Durant son séjour dans la Péninsule il dut, comme Prédicateur Général,
participer aux Chapitres annuels de sa Province. Il assista à neuf Chapitres.
Puis, quand il revint de Paris, aux Chapitres de Florence et de Rome 44.
A ces déplacements officiels s'ajoutent ceux entrepris pour raisons
familiales. En août 1272, il assista, à Traetto (ou Traério), aux derniers
moments de son beau-frère Roger de Aquilla, qui fit de lui son exécuteur
testamentaire. Le même été, il se rendit de Naples à Capoue, pour régler
avec Charles d'Anjou quelques problèmes successoraux, obtenir la
restitution des droits et le retour en son château personnel de sa nièce
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Françoise de Ceccano. En 1273, ses Supérieurs l'enverront se reposer
chez sa sœur Théodora, comtesse de Sanseverino, près de Salerne45 .
Nous réalisons difficilement les fatigues et les complications de tels
déplacements. A quelques centaines de kilomètres près, nous pouvons
chiffrer les distances franchies par frère Thomas. Certains passages de ses
œuvres ont une résonance émouvante. Ce théologien, tant de fois
représenté prisonnier de sa tour d'ivoire, est un Docteur de l'Eglise qui
préconise, comme remède à la tristesse et à l'accablement, le sommeil et le
bain46 .
L'ampleur des distances parcourues se dispense de commentaire. Du
reste, à part une allusion à un péril de naufrage, les chroniqueurs ne
fournissent aucune précision. Sans doute estimaient-ils que leurs
lecteurs, pour lesquels ces questions étaient familières, ne leur prêtaient
aucune attention. Il leur était impossible d'imaginer qu'un jour les
transports, en supprimant les distances, transformeraient en véritables
prouesses ce qui semblait à ces grands voyageurs tout normal.
*
* *
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Note
Paris-Anagni et
1256, été. Avec Humbert : Anagni (?). 2 626 —
retour.
Paris-
1259, Pentec. Chap. Général Valenciennes. Valenciennes et 404 —
retour.
1259, été. Nommé Lecteur Curie. Paris-Anagni. 1 314 —
1er Ch. Pr. comme Préd. Gén.
Anagni-Orvieto et
1261, sept. (transfert à Orvieto de la Curie 195 —
retour
Pontificale).
Orvieto-
1262, 6 juillet. Chap. Prov. Pérouse. 234 —
Pérouse et retour
Orvieto-Rome et
1263 (date49 ?) Ch. Pr. Rome. 392 —
retour.
Orvieto- Viterbe
1264, sept. Ch. Pr. Viterbe. 90 —
et retour.
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Année Motif Termes Distances
Rome-Anagni et
1265, Pentec. Chap. Prov. Anagni. 238 km.
retour.
Rome-Todi et
1266, 4 août. Chap. Prov. Todi. 350 —
retour.
Retour Viterbe, près de
1267, été. Rome-Viterbe. 81 —
Clément IV
Viterbe- Bologne
Chap. Génér. Bologne 328 —
et retour.
Viterbe- Lucques
Chap. Prov. Lucques. 508 —
et retour.
1268, mai. Chap. Prov. Viterbe.
1268, fin nov. Milan. Viterbe-Paris. 1 508 —
1272, après Définiteur Ch. Gén.
Paris-Florence. 1 251 —
Pâques. Florence.
Ch. Prov. Florence. Envoi
1272, 12 juin.
à Naples.
Assiste son beau-frère à Florence-Naples
1272, été. 521 —
Traeno. via Traeno.
Naples-Rome et
1273, sept. Chap. Prov. Rome. 466 —
retour.
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QUATRIEME PARTIE
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I
LE TYPE D'ENSEIGNEMENT
*
* *
*
* *
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qu'accordaient aux cours d'Ecriture Sainte les Maitres en
Théologie du XIII ' siècle. Le P. Denifle avait, dans une étude
divinatrice 2, signalé que les commentaires scripturaux
constituaient le domaine primordial de l'enseignement magistral. Il
concluait : « ... une nouvelle tâche s'impose à l'historien... Jusqu'ici
on s'est occupé uniquement des Sentences, et cependant les
commentaires sur les Sentences sont les produits les plus
imparfaits de la littérature théologique du Moyen-âge. Les
bacheliers seuls lisaient ce livre, non pas les bacheliers formés
(baccalarii formati) mais bien les simples bacheliers. Ne serait-il
pas temps enfin d'accorder un peu plus d'attention aux
commentaires sur la Bible qui sont l'œuvre des Maîtres et de
bacheliers formés ? Jusqu'ici, je le répète, on a négligé les travaux
qui sont pourtant les plus importants et les plus sûrs » (art. cit., p.
161).
Mesurant les conséquences de cette indication historiquement
fondée, Mandonnet souligne les ouvrages choisis par saint
Thomas3 , et met en relief le soin particulier qu'il apportait à
l'établissement du texte de ses commentaires4 .
Dès lors a p p a ra ît plus importante encore la place des
« écrits exégétiques » dans son œuvre totale. Matériellement leur
part est considérable : près de deux mille cinq cents pages in quarto
pour le Nouveau Testament ; plus mille trois cent trente cinq
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pages de « Gloses » sur les Evangiles. Neuf cent quatre vingt
quinze pages sont consacrées à l'Ancien Testament. Cinq mille
deux cent quatre vingt onze pages c'est-à-dire le quart de l'ensemble
de son œuvre qui en comporte vingt mille. Ce relevé, très
matériel, exprime son respect des textes bibliques. A elles seules,
les citations des Livres inspirés remplissent cent trente deux pages
« in folio » à double colonne de l'édition « de Parme ». Pour être
complets, il nous faut mentionner les traités consacrés à des
problèmes bibliques, tels ceux de la Création, de la Loi et de la vie
de Jésus-Christ.
Cette portion considérable de l'œuvre de Thomas d'Aquin est la
moins connue.
*
* *
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sources les plus sûres. Saint Jérôme et saint Jean Chry sostome,
grands défenseurs du sens littéral, lui furent en ce domaine plus
chers que bien des Pères de l'Eglise, partisans du sens spirituel5 .
Quoi qu'il en soit, en ce domaine — comme en beaucoup
d'autres — Thomas donna l'exemple plutôt rare d'un Maître qui
reconnaissait ses propres insuffisances. Il fit appel à de plus
compétents. Sachant ses carences 'linguistiques et
philosophiques, il eut l'honnêteté de recourir a des spécialistes.
Ainsi agissait-il quand il commentait Aristote , Boèce, Denys,
Proclus et d'autres philosophes grecs et arabes.
*
* *
7 Tableau p. 99.
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Rappelons qu'il n'est point sûr que saint Thomas ait oralement
enseigné la « Catena aurea ». Nous dirons les circonstances qui
déterminèrent la composition de cette œuvre. Signalons la perte du
texte des commentaires 'littéraux sur les qua tre Evangiles, dont
font état les catalogues des écrits authentiques 9.
*
* *
33 ; 184-186.
A. Gauthier, in Introd. Historique au Centra Genliles, p. 34-39.
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Lieux et Ancien Testament Nouveau Testament Quantité
dates (1 an par livre) (2 ans par livre) (éd. Vivès)
« expositiones » « reportationes »
Paris :
1256-57 in Isaïam (66 ch.) 219 pages
1257-58 in Mattheum it. 443 —
1258-59.
Italie :
1259-68 (?) in Cantic. (66 ch). 60 pages
1261-68 in Ep. Pauli (I) 771 —
Gloses in Mtt. in Mc. 48 —
in Le 164 —
in Jn 80 —
316 —
1267-68 in Jer. (42 ch.) 33 —
1268... in Trenos (5 ch.) 27 —
Paris :
janv. 1269 in Job (89 lect.) 277 pages
1269-70 in Joan. (145 lect.) 5 49 —
1270-71 1 Prol. Th.
1271-72 5 Prol. Jn.
Naples :
1272-73 in Psalm. (51) 339 pages
1273 (d é but) in Ep. Pauli (II)
jusqu'à I Cor. XI,
10 (109 lect.) 339 —
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II
*
* *
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détail dont l'histoire doctrinale n'a point lieu de se préoccuper :
les « dédicaces ». Thomas d'Aquin se conformait avec courtoisie
aux usages reçus. S'il n'a point daté ces œuvres, il men tionnait le
nom des destinataires qui l'avaient consulté 13.
Le m ot « d éd ica ce » avait alors une signification moins
courante que de nos jours. Il signifiait que l'écrit était une
réponse personnelle à une demande expresse. Avec élégance, frère
Thomas rappellera parfois que sa charge doctrinale excusait la
simplicité de ton et la brièveté de ses réponses. Il lui arrivera même
de faire respectueusement observer à son Maître Général, Jean de
Verceil, que seule la déférence filiale lui faisait considérer comme
une obligation le fait de répondre à une consultation portant sur
des « questions étrangères à son office théologique 14 ».
Ces dédicaces permettent de dresser l'inventaire précis de ceux
qui effectivement se sont adressés à lui. Elles aident, également, à
déceler le caractère très hypothétique d'observations émises sur son
rôle de conseiller auprès d'illustres personnages. L'absence de
réponses écrites oblige à une prudente réserve. Mieux vaut, en
ce domaine, s'en tenir aux indications positives de l'histoire.
Les déd icaces n ous apprennent, non seulement qui l'a
consulté et à quel sujet, mais encore jusqu'à quelle date certains
s'adressèrent à lui. Et ceci projettera, au moins indirectement,
quelques lumières sur quelques circonstances peu claires de la fin de
carrière du futur Saint.
Cependant il serait erroné d'identifier écrits dédicacés et
consultations. Certains opuscules, notamment les écrits de
controverses, ne comportent aucune dédicace. Par contre,
Thomas dédicaça à des personnages précis des œuvres non
classées parm i les « opuscules » comme, par exemple, les
« Gloses sur les quatre Evangiles », — pompeusement dési gnées
sous le titre de « Chaine d'or » — et les derniers livres du « Contra
Gentiles ».
Le P. Mandonnet insinue que frère Réginald, gardien
responsable de l'œuvre de son Maître et ami, saisit, dans le
signalement des dédicaces, une discrète occasion de souligner ses
opinions — et sympathies — personnelles 15. Le soin avec lequel
il précise, à la fin de la carrière de son Maître, le nom de
dédicataires fort peu connus, fait ressortir l'absence de noms que
l'on eût aime rencontrer.
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des consultants.
En premier lieu : les papes. Alexandre IV avait, dès 1256,
apprécié le jeune religieux. Il avait confirmé et imposé sa
ma îtrise en th éolog ie. Il semble que ce fut à sa demande
qu'après ses trois années d'enseignement magistral à Paris
Thomas devint Lecteur de Curie. Il lui demanda de rédiger la « Glose
sur les quatre Evangiles ». Travail énorme de compilation 16 . Dès
l'année suivante, frère Thomas dédicaçait au pape la Glose sur
saint Matthieu. Alexandre IV devait mourir le 25 mai 1261. L'œuvre
fut totalement achevée en 1268, et l'auteur dé dicacera ses Gloses
sur saint Marc, saint Luc et saint Jean, au cardinal Hannibal de
Hannibald, son ami.
Urbain 1V (1261-1264) le consultera davantage. En 1264, il lu i
c on f ia le s o in d e v ér if ie r la do cum en ta tio n pr és en tée par
Nicolas de Durazzo, évêque de Cotrone en Calabre. Les Latins
avaient, en 1261, perdu 1 Empire de Constantinople. Le fait était loin
de favoriser, on le comprend, un climat particulièrement favor able
de compréhension des Grecs 17. En termes particulièrement
filiaux, Thomas rédigea un opuscule qui reçut un titre
corresp on d a n t fort p eu à son contenu. Le « Contra errores
Graecorum » est aux antipodes d'un réquisitoire. Le R. P. Chenu
remarque, avec raison, que Thomas d'Aquin livre, à cette
occasion, ses propres conceptions du problème des traductions.
Ceci l'amène à présenter, entre quelques approbations, un nombre
appréciable de réserves sur la qualité du travail soumis. Et il
déconseille, à moins d'y apporter des corrections sérieuses, de
faire usage de cette compilation 18 .
En 1264, Urbain 1V demanda à Thomas de composer l'Office du
Saint Sacrement. Le 11 août était instituée la Fête du Saint
Sacrement pour l'Eglise entière et, le 8 septembre de cette même
année, fut prescrit l'Office composé par frère Thomas. Le Pape lui
enjoignit, à cette occasion, de prêcher devant la Curie 19.
les quatre Evangiles 1 355 pages in-quarto double colonne. Thomas mena, en
plus de ses autres travaux, cette tâche en l'espace de sept ans. Ce qui nous
donne une idée de sa cadence de la beur.
17 Sur le contexte général de cette consultation, cf. Histoire Générale
de l'Eglise, Fliche et Martin, t. X, p. 445 et suiv. En 1261, chute de
l'Em pire latin de Constantinople et avènement de Michel III Paléologue.
18 « inveniuntur... quaedam indecentes expositiones interpositae...
suiv. ; 592-606. Bullar. Rom., III, p. 6 ; Héfélé, Hist. des Conciles, VIII, p.
452 ; Mortier, II, p. 651 ; Douais, Les FF. PP. en Gascogne, I, p. 52-53, etc... ont
défendu la thèse de l'authenticité, contre les Bollandistes.
L'on a moins parlé des « dates » où l'Ordre accepta, dans sa propre
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Clément IV (1264-novembre 1268) succéda à Urbain IV. Il ne
demanda point à Thomas d'Aquin des consultations écrites. Trois
faits confirment néanmoins sa grande confiance. Il le nomma
d'office archevêque de Naples et, devant son refus, ne lui tint pas
rancune. En 1267, il le rappela du Studium de Rome où il avait
été assigné par le Chapitre provincial de 1265. Il le consulta, le
14 juillet, sur la nomination de deux frères chargés d'accompagner
l'évêque Gauthier de Calabre, évêque de Dachilebh en Syrie20 .
Devant ces témoignages, le Maître Général, Jean de Verceil, eut à
cœur de prouver au Pontife régnant qu'il partageait sa très
particulière estime à l'égard de son religieux. Il l'intégra à la suite
qui l'accompagnait au Chapitre Général de Bologne, et ainsi lui
procura la joie d'assister aux fêtes de la Translation des
Reliques de saint Dominique.
Sous le Pontificat de Clément IV, Thomas poursuivit en
parfaite tranquillité ses travaux sur Aristote.
Après près de trois années d'interrègne, les cardinaux recoururent
aux conseils de frère Bonaventure, Général des Mineurs. Ce d e r n ie r
l e u r i n d i q u a G r é g o i r e X , q u i f u t é lu P a p e le 14 juillet 127121 .
Frère Thomas avait, fin novembre 1268 (Clé ment IV était mort le
29 d e ce mêm e m ois), quitté l'Italie pour reprendre sa chaire à
l'Université de Paris. Rien ne permet de supposer que Grégoire X
l'ait, à un titre ou l'autre, consulté. Rien ne l'y obligeait, et il serait
arbitraire de conclure quoi que ce soit de cette abstention.
Cependant, à partir de cette date, l'historien relève des indices
révéla teurs d e la d iffér ence du climat dans lequel se déroulera
désormais la carrière de frère Thomas.
*
* *
www.thomas-d-aquin.com 99
du « Contra Impugnan tes » qui contribuera tellement à assurer la
réputation du jeune auteur au sein de l'Ordre et à l'Université. Le
cas n'est point unique où un écrit de circonstance aura assuré,
plus efficacement que de grands travaux, un prestige d'auteur.
Jean de Verceil succéda à Humbert de Romans. Lors de son
voyage à Bologne, en 1267, il emmena frère Thomas, mais nous
ignorons pratiquement la nature de leurs rapports. Jean de Verceil
partageait incontestablement l'estime dont Thomas était entouré.
Trois écrits de ce dernier sont des réponses précises à des
questions émanant du Maître Général. Elles révèlent la générosité
d'esprit, le sens critique, l'honnêteté intellectuelle et... la
courageuse fierté de leur auteur.
E n 1 2 6 5 , un a n a prè s son é le c tion , le M aître G éné ra l
soum it a u con trôle d octrinal de frèr e Thomas, alors Lecteur de
Curie, cent huit propositions, extraites du commentaire sur les
Sentences par Pierre de Tarentaise, titulaire de la chaire des
Français à Paris ; futur Provincial celui- ci deviendra car dinal-
évêque de Lyon, doyen du Sacré- Collège et sera le pape
Innocent V. L'Eglise le béatifiera 22. Rarement religieux d'avenir
aura été aussi noblement défendu.
Le nom du critique de Pierre de Tarentaise est resté secret.
Son libelle impressionna Jean de Verceil au point qu'il crut devoir
le soumettre au théologien le plus illustre. Le choix fut, pour
Pierre de Tarentaise, fort heureux. En dehors de quelques
demandes d'améliorations de formules, il fut doctrinalement
justifié. Nous découvrons un Thomas d'Aquin impitoyable, voire
dédaigneux vis-à-vis de l'auteur du libelle accusateur, dont il
stigmatise les procédés. Il ne cache point la répugnance que lui
inspirent des interprétations qui qualifient d'erreurs des
maladresses de formules. Il dénonce la malveillance de qui
présente, comme étant de l'auteur, les citations qu'il fait des
autres (q. 69). S'appuyant sur le texte original, il constate que
des passages ont été littéralement faussés ( « non sic est in
scripto : sic enim scriptum est », q. 4). Du coup, le « bon » frère
Thomas ne songe plus à dissi muler son mépris. Trouver à redire
ici suppose chez l'accusateur une profonde ignorance ( « ex magna
enim ignorantia calumniantis procedit quod contra hoc objicit »,
q. 82). Rarement, les annales de la pensée ont offert une pareille
« exécution » d'un détracteur.
Le tra d ucteur d u « S aint Thomas d'Aquin » du P. Walz écrit :
« Thomas vécut-il sous sa houlette (Pierre de Tarentaise fut
286 ; Dondaine, Ar. FF. PP ., 1938, p. 253 -262 ; Spicq, D.T.C., art.
« Thomas », col. 754 ; Mandonnet, Des écrits..., p. 110 -112 ; in D.Th .,
art. « Frères Pr. », col. 754 ; 1927, p. 121 -157. Ce texte, passé sous
s ilence au Procès de Canonisation, reparaît au XV e siècle, ms. 14 546,
fonds latin Bibl. Nat.
www.thomas-d-aquin.com 100
Provincial de Paris durant le second séjour de Tho mas) des jours
parfaitement agréables ? Les sources sont muettes sur ce point.
Mais on connaît la susceptibilité des savants, même vertueux,
quand on les contredit23 » (p. 145). C'est là une supposition
qu'aucun document ne justifie.
Jean de Verceil adressa à Thomas d'Aquin un autre
questionnaire, probablement au cours de l'un de ses voyages en
Lombardie. La réponse constitue l'opuscule « articuli iterum
remissi», probablement extrait d'une consultation plus longue
demandée par un Lecteur de Venise, frère Gassiano. Cette dernière
porte le nom de « Declaratio in 36 articulos » 24.
A trois reprises, devant des Chapitres Généraux, Jean de
Verceil eut recours à frère Thomas. Lors du Chapitre Général de
Paris, en 1269, ce dernier fit partie d'une commission chargée
de trancher un litige de propriété littéraire entre deux religieux
de l'Ordre. Mandonnet signale que ceci infirme la simpliste
légende du total désintéressement littéraire des an ciens25 . Ce
texte de Thomas a reçu le nom de « de secreto » 26.
La réponse de Thomas à Jean d e Verceil, en 1270, « de forma
absolutionis » 27 a un caractère privé.
Plus complexe est le problème de la consultation « in XLII
questionibus » qu'à la demande expresse de son Maître Général,
Thomas, alors surchargé de besogne, lui adressa, lors du Chapitre
Général de Montpellier en 1271. Elle a donné lieu à de
nombreuses études 28.
www.thomas-d-aquin.com 101
Th oma s ad op te une solennité de ton inhabituelle. « Au
Révérend Père dans le Christ, frère Jean, Maître de l'Ordre des
Frères Prêcheurs, frère Thomas d'Aquin, avec la déférence
requise et sa promptitude à obéir... » Il cite le schéma que le
Maître Généra l lui a indiqué et ajoute qu'au lendemain de sa
réception il s'est empressé, toutes affaires cessantes, d'obéir
« secundum formam a Vobis traditam... » Il se permet une
réserve : « secundum quod mihi occurrit ». Avec déférence, il
signale : « Il m'eût été plus aisé de répondre, si Vous aviez daigné
notifier par écrit les motifs pour lesquels ces articles sont
affirmés ou attaqués... Il m'eût alors été possible de mieux
répondre au sujet de ceux mis en litige 29 ».
L'essentiel du débat n'est point dans le style de la réponse mais
bien plutôt dans le rappel des principes. Thomas d'Aquin déclare
tout net : « Je tiens à solennellement affirmer que la plupart des
articles en question ne relèvent pas de la foi, mais du domaine propre
aux philosophes. » Il ajoute une remarque, dont le respect aurait
épargné — et épargnerait — aux Théologiens comme aux
Philosophes, vaines et pitoyables querelles :
Il est en effet fort dangereux de traiter, comme concernant la
doctrine de Foi, les affirmations ou les négations ne relevant point
de la doctrine sacrée 30 .
Et il ajoute : « Je ne vois vraiment pas en quoi les propos
dans lesquels s'expriment les Philosophes intéressent
l'enseignement de la Foi31 . »
Il rappelle la légitimité des « disputes » scolai res, dont le but
est de permettre une saisie plus féconde des vérités révé lées.
« Disputer », au sens technique, n'implique aucune mise en doute
proprement dite de la Foi 32.
Nous ne possédons aucune consultation à Jean de Verceil après
1271.
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*
* *
*
* *
T o u t c o m p t e f a i t , l ' o n s ' a p e r ç o i t q u e la m a j o r i t é d e s
« consultants » de Thomas d'Aquin furent ses confrères.
Ces réponses d'ordre privé le révèlent davantage. Nous
voyon s ses frères fa ire appel à sa gentillesse. Et Thomas
d'Aquin trouve le mo yen de répondre avec patience et indul - gence
à des questions que d'autres auraient peut-être déda ignées.
Nous trouvons des consultations touchant des problèmes
scolaires : celles à de nobles étudiants ès arts (de f allaciis) ; a u
f r è r e S y l ve s t r e ( de P r in c i p i is n atu r ae ) ; a u le c te u r d e Venise
(Dectaratio in 36 art. 35) ; au « très cher frère dans le Christ,
Jacques de Viterbe, lecteur à Florence » (de emptione et venditione
ad tempos). Cette dernière constitue un docu ment éclairant la
précision d'informations dont disposait frère Thomas sur les
mœurs commerciales de Florence. Elle contredit la légende qui
fait de lui un penseur p risonnier des sphères doctrinales 36.
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Sa réponse « à un lecteur de Besançon » découvre un côté plus
humain encore de sa personnalité. Nous y saisissons sur le vif cette
munificence de cœur et de gestes qu'en excellent psycholo gue l'un
de ses biographes, Pierre Calo, attribue à la « libéralité propre aux
êtres de haute naissance » 37.
Frère Thomas débute avec une simplicité exquise. « Désireux
de ne point décevoir l'attente de votre charité, dès que s'en est
présentée la possibilité, j'ai pris à cœur de vous répondre... » Il lui
a va it été d emand é si l'on pouvait licitement déclarer en chaire
si I' « étoile apparue aux Mages avait ou non forme d'étoile » et « si
Jésus enfant avait, de ses mains, façonné des petits oiseaux... »
Gentiment, frère Thomas, qui savait que des prédicateurs en
disaient bien d'autres, signale que ce sont là « frivolités qu'il
vaudrait mieux éviter, car il convient de réserver la prédic ation aux
vérit és d e la Foi , lesq uelles constituent un domaine autrement
riche en sujets ».
Toutefois, il rappelle au « bon lecteur » de Besançon une
distinction qui lui tenait particulièrement à cœur. Sauf péril de
scandale de la part des fidèles, confondre des enfantillages de ce
genre avec des erreurs doctrinales serait une injustice. Du
moment qu'une proposition n'est point en contradiction avec les
termes de l'Ecriture, l'on n'a pas le droit de la qualifier
d'hérétique. Lorsque, comme c'est ici le cas, l'Ecriture ne dit rien
sur cette sorte de détails, l'on peut à la rigueur « qualifier de
gratuits ces propos, mais non les condamner explicitement
comme des erreurs » 38. Son sens aigu de l'absolu Transcendance
de la Foi Révélée explique son indulgence vis- à-vis d'expressions ne
mettant point en cause l'intégrité des Vérités divines. Il avait
rappelé ce principe à Jean de Verceil dans sa « Declaratio in VIII
articulos », ainsi qu'au lecteur de Venise en sa réponse « in XXV I
quaest. » : « Je ne vois pas pourquoi l'on ne pourrait exposer telle
proposition du moment qu'elle n'est point en contradiction avec
les termes de l'Ecriture 39. »
*
* *
fin.).
39 Art. 6.
www.thomas-d-aquin.com 104
sollicitude de Thomas à l'égard de ses frères. En ses débuts, il avait
de lui-même, semble-t-il, dédié son « opuscule-clé », le « d e E n te e t
E s s e n t i a » , à s e s « f r è r e s c o n d i s c ip l e s ». I l adre ssa son traité
« de f allaciis » ( « d es erreurs ») à « certains nobles étudiants ès
Arts » (a d quosdam nobiles Artistes). Vers la fin, il prendra la
peine de répondre à un débutant, le jeune frère Jean, qui lui
avait demandé conseil.
*
* *
Le privilégié fut son « cher compagnon, son fils très aimé, son
ami très cher » : Réginald de Piperno. Il lui dédia trois opuscules,
et non des moindres : le « de judiciis astrorum », et le
doctrinalement si important : « de substantiis separatis » qui,
après les B randes luttes du second enseignement parisien, est
comme l’un des aboutissements majeurs de son « de Ente et
Essentia » des débuts.
A la demande de son ami, il composa un traité pour son usage
personnel exclusif, le « Compendium Theologiae » : ce qui en
explique la facture étrangère aux exposés scolaires. Il est l'unique
ouvrage de saint Thomas divisé en livres et chapi tres, sans étalage
d'objections et de réponses, en quoi il se différencie du « Contra
Gentiles ». Furent seulement achevés les deux premiers livres.
D'ap rès Man don net, la mort en empêcha l'achèvement. Cette
raison est discutable. Il arriva à frère Thomas de suspendre la
composition d'autres œuvres. Certains historiens 40 , se basant sur
des rapprochements avec le « Contra Gentiles », datent le
« Compendium Theologiae » du temps de l'enseignement romain
(1265)41.
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S'être, au milieu de tant de travaux, donné la peine de composer
pour son ami un ouvrage d'une telle ampleur en dit long sur la
délicatesse de frère Thomas. Rien ne l'y obligeait. Il comprit le
désir de Réginald de posséder un texte à lui. Il en avait transcrit
tant d'autres destinés à des gens qui peut-être ne se doutaient
guère des efforts qu'ils supposaient. Avec le candide et touchant
illogisme de l'amitié, Reginald pria son ami de lui réserver un
« résumé » du plus précieux de ses travaux. Et Thomas, devant
tant de confiance, dicta ce « com pendium » qu'il consacra à ce qui
les unissait le plus profondément : les vertus théologales.
Ces 256 chapitres, Réginald ne se reconnaîtra point le droit de se
les réserver. Il les joindra aux autres œuvres dont il deviendra, à
la mort de Thomas, le gardien et le défenseur.
Sans doute le temps consacré à ce témoignage d'amitié a-t-il causé
l'inachèvement d'œuvres plus éclatantes. Mais le plus beau chef-
d'œuvre nous consolerait mal de l'absence de ce témoignage de
fraternelle tendresse. Frère Thomas en soigna la composition tout
autant que celle de ses œuvres publiques. Ce magnanime ne savait
donner que royalement.
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III
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Les anecdotes illustrent les analyses. Elles permettent de
concrètement saisir frère Thomas sur le vif. Il apparaît aux
antipodes de ces Maîtres pénétrés de la conviction d'instruire les
siècles et d'édifier une œuvre dont des auditoires lointains, plus
évolués, sauront dans l'avenir accueillir le message.
Thomas d'Aquin, tout conscient qu'il ait été d'ouvrir des
chemins nouveaux, n'a jamais donne l'impression de viser si loin.
La modestie et le bon goût le lui interdisaient. Il avait un sens
trop aigu du progrès43 . Du reste, ses jeunes contem porains se
chargèrent de le dispenser de rêver une hypothétique revanche
posthume. Ils lui accordèrent une audience qui déjà dut stimuler et
ré compenser ses efforts :
Une telle multitude d'étudiants suivait ses cours que les locaux
scolaires pouvaient à peine contenir ceux que l'ensei gnement
d'un tel maître attirait et dont il stimulait le désir de
(I, qq. 106-107) ; des anges sur les hommes (I, qq. 111 ; 114) ; de
l'homme sur l'homme : (I, q. 117,1 et 2).
Souvent, il insiste sur la nécessité d'une progression « pédagogique»
indispensable (entre autres : II-IIae, 178, 6 ; III, 36, 4 ad 2um). Il a
fréquemment souligné le caractère progressivement éducatif de la
révélation divine.
Le respect de l'intelligence d'autrui l'amène à dissocier l'idée de
« confidence » (locutio) d'avec celle d' « instruction » (« illuminatio » ) (de
Verit., IX, 5, ad 6um et la, 107, art. 1).
Il rejette du savoir scientifique proprement dit, le recours à
l'argu ment d'autorité (la, 1, a. 8 ad 2um ; Quodl. III, 31, lum).
Ce même principe explique la sévérité avec laquelle il qualifie ceux
qui, dans l'ordre de la « doctrine sacrée » (la transmission de
l'enseigne ment révélé) font preuve de négligence (II-IIae, 149, 2 ; 103, 1 et 2).
D'où, sa très grande exigence concernant la fonction des « Prêcheurs » (de
Perfectione vitae spiritualis, c. 26 ; Quodl.14, 7 ad lum ; V, art. 24 et
25 ; q. XI, a. 1 et 2 ; II-IIae, 187, 1 et 3 ; 188, a. 2 et 4).
43 A plusieurs reprises, il s'est catégoriquement insurgé contre une
conception figée, définitive, de la recherche intellectuelle. De là, son insistance à
souligner l'importance de la loi du progrès dans la recherche (de
Substan tiis separatis, c. CII ; in Met. lib. II lect. I). Il qualifie le temps de
« quasi adinventor, vel bonus cooperator » (in I Eth. lect. XI). D'où également
sa reconnaissance à l'égard de ceux qui, par leurs erreurs, épargnent aux
suivants l'adoption de fausses routes (in II Met. lect. 1, fin).
Ceci explique le soin avec lequel il essaie de comprendre le positif de la
pensée d'autrui, avant que de la juger (in Met. lib. III lect. 1). De là, le
procédé, chez lui systématique, consistant à exposer aussi
« révérentie llement » que possible, des pensées philosophiques et
patristiques, mê mes étrangères à la sienne (cf. Pr œm. du Contra
Graecos). Sur ce point, souvent repris, cf. Mandonnet, Siger de Brabant,
I, p. 44 et 45 note ; 145, 146, 147, notes.
Toute sa méthode découle de son affirmation capitale : « Omne ve rum
a quocumque est, a Spiritu Sancto est » « Toute vérité d'où qu'elle vienne
procède du Saint Esprit » (de Subst. Sep., c. 16).
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progresser44 .
Faire salle comble, au point que les chroniqueurs du temps aient
éprouvé le besoin de le souligner, constituait un exploit peu banal.
Au XIII ° siècle, déjà ! les archers du Roy constataient que les
étudiants avaient souvent des soucis fort étrangers aux explo sions
d'une boulimie intellectuelle. Même les mieux encadrés, comme les
novices Prêcheurs, furent, tout au long de l'histoire de l'Ordre,
invités à modérer leur ardeur. Tous, d'une manière ou l'autre,
subissaient les conséquences de cette maladie, hélas trop brève,
qu'est la jeunesse.
Les cours conventuels étaient publics. Y avaient librement accès
les Artiens, qui toujours furent particulièrement chers a ux
S u p é r i e u r s d e l ' O rd r e . O r , le s « A r tie n s » n e f u r e n t jamais des
modèles de tranquillité. Tenir ce monde en mains durant les leçons
supposait une bonne dose de prestige personnel. Devant un tel
public un tel prestige se mérite. Mais les séances de « Disputes »,
ordinaires ou périodiques, soulevaient de singuliers problèmes
disciplinaires. Dieu seul peut prévoir les réactions dont est capable
un jeune auditoire partisan. ! Peut-on concevoir à cet âge des
disciples fervents et qui ne soient passionnés ? Lors de ces
séances, ils voyaient leur Maître vénéré aux prises avec des
partisans de thèses différentes ! Certes nous ignorons comment
exactement se passaient les choses. Le texte des Questions
Disputées et des Questions Quodlibétales n'en dit rien.
Mais l'on nous répète trop, et à l'unanimité, que les
contemporains admirèrent le calme et la modestie dont jamais ne se
départit frère Thomas. En un sens, une pareille insistance, étant
donné le milieu et les circonstances, constitue un indicatif. L'on
regrette que les historiens se soient aussi exclusivement consacrés
à la description du mécanisme des « Disputes ». E n réalité l'on ne
devait pas y agiter que des idées.
Il était des points sur lesquels frère Thomas ne tolérait aucun
relâchement. Pierre Calo rapporte un incident où nous voyons le
Maître saisir l'occasion de ramener les siens au respect.
Un jour, à l'indignation des étudiants ses disciples, un jeune
maître prit à partie frère Thomas en termes outranciers. Ils lui
dirent leur incompréhension de son calme. Il leur expliqua : « Un
nouveau maître, encore aux débuts de son enseignement, doit
être ménagé, sous peine d'être ridiculisé 45 » . Et le lendemain, il
donna à l'objectant une réponse courtoise dont ce dernier eut la
bonne grâce d'admirer l'élégance. Mieux que de grandioses
manifestations, cet humble geste dénote une âme de seigneur.
D'autres scènes font saisir la simplicité des rapports qui
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unissaient alors maîtres et étudiants. Quatre ans après la mort de
frère Thomas d'Aquin, le titre de « Maître en théologie » devait
revêtir des dehors hon orifiques. Avant le Chapitre Général de
Milan de 1278, Maîtres et bacheliers utilisaient la même chaire. A
partir de cette date, les bacheliers devront dispenser leur cours,
assis en un lieu inférieur 46 ... Nés trop tôt, Albert le Grand et
Thomas d'Aquin auront ignoré ce privilège de leur charge ; ils en
connurent seulement le fardeau.
Sans avoir le sentiment de priver l'Eglise d'un temps
particulièrement précieux, frère Thomas consentait d'accompagner
parfois les frères étudiants en... promenade. Barthélemy de
Capoue raconte, comme étant de notoriété publique, la
conversation avec un étudiant47. Les termes sont ceux d'un jeune
novice s'adressant à un frère célèbre. La scène eut lieu au
moment où le groupe découvrait Paris du haut de Saint-Denis. Le
groupe, parti du Couvent de Saint-Jacques (sis en l'actuelle rue
Soufflot), avait parcouru une distance appréciable.
« Père, quelle belle ville que ce Paris ! » Il s'agissait de Paris a
au temps où les cathédrales étaient blanches 48 »
Et frère Thomas : « Certes, très belle. » Alors le frère : « Ah, si elle
vous appartenait ! (utinam esset vestra). Thomas, sans doute en
souriant : « Mais qu'en ferais-je ? » Et le petit novice : « Vous la
vendriez au Roi de France et construiriez une foule de locaux pour
les Frères Prêcheurs. » Alors Thomas : « En vérité, j'aimerais mieux
le commentaire de Chrysostome sur Matthieu » (« in veritate, plus
vellem Crisostomum super Mattheum49 »)
Les commen tateurs se livrent aux conclusions de leurs
goûts. L'un discerne, dans le peu d'intérêt manifesté par Thomas
devant la perspective de posséder la ville de Paris, « un signe de
son détachement des biens de ce monde50 ». Serait-ce que la
pratique du vœu de pauvreté exigerait rien moins que le
renoncement à la possession d'une capitale ?
Plus proche de sa psychologie professorale est le souci, que trahit
sa riposte, d'une bonne traduction de saint Jean Chrysostome.
46 Mortier, Histoire, II, p. 120 ; Act. Chap. Gén. I, p. 197 : Baccalarii qui
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Mandonnet rappelle qu'effectivement frère Thomas disposait alors
d'une version, mais imparfaite, établie par Burgundio de Pise, au
milieu du XII ° siècle. Faute de mieux, Thomas avait dû y recourir
quand il rédigea la Glose sur saint Matthieu. Son souci d'une
meilleure traduction illustre sa probité intellectuelle 51.
Cet incident de couvent d'études nous montre l'extrême
simplicité des rapports entre religieux. Maitre Jourdain de Saxe,
successeur direct de saint Dominique à la tête de l'Or dre, se
laissait gentiment appeler « le borgne » (cecco) ou le « vieux »
(senis) 52. Fort peu soucieux de décorum, il aimait partager les
récréations d es novices. L'un d'eux se permit de soulever le
scapulaire du Maître et il aperçut sa ceinture à bouts d'argent.
Qu'est- ce ceci, ô Maître ? » Le bon Jourdain, « étant déjà vieux »
n'avait point pris garde à ce détail. Il se souvint qu'il avait accepté
d'une vieille femme une ceinture neuve 53.
Frère Thomas demeura, quant à lui, fraternel vis-à-vis de ceux
que la plupart de leurs maîtres traitent de haut. L'un de ses
derniers actes universitaires publics consista en l'off r a n d e d ' u n
r e p a s a v e c s e s é m o l u m e n t s d e p r o f e s s e u r appointé par le Roi
de Naples, précisément en la fête de sain te Agnès, le 21 janvier
1273. Y furent conviés les étudiants. Le souvenir de ces agapes fut
évoqué, plus de quarante années après, lors de l' enquête du
Procès de canonisation.
Frère Thomas avait grande dévotion envers sainte Agnès
Aucune allusion à une cérémonie ou un discours. Seul est
mentionné le repas. Sans doute fut-il mémorable, pour que vingt
ans après le souvenir ait subsisté. Ce fils de grands seigneurs savait
traiter son monde. Vingt années d'enseignement lui avaient
permis de constater la robustesse de ces jeunes appétits. Et il
tenait à leur prouver que la Sainte qu'il chérissait était digne d'un
repas de fête54 .
Pareille invitation montre combien cet avocat de la suprématie
des œuvres spirituelles de miséricorde savait le prix des gestes
matériels d'humaine amitié. Comment ne point songer à une sorte
de réplique des Noces de Cana où Jésus fit preuve d'une
compréhension si délicatement concrète ?
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*
* *
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Voilà pourquoi le but qu'en cet ouvrage nous nous sommes assigné
(propositum nostrae intentionis, in hoc opere) est de transmettre
(tradere) les vérités ressortissant de la religion chrétienne, sous une
forme spécifiquement adaptée à la formation des débutants (eo modo
tradere secundum quod congruit ad eruditionem incipientium).
Nous nous sommes en effet aperçu que les novices en cette
discipline (hujus doctrinae novitios) trouvent surtout des
empêchements en ce qu'ont écrit la plupart. D'une part à cause de
l'excès (multiplicationem) de questions, d'articles et d'arguments inutiles.
D'autre part encore, parce que ce qui, en ce stade, leur est nécessaire
de savoir ne leur est pas livré sous forme scientifique (non...
secundum ordinem disciplinae), mais en fonction des requêtes des
compositions écrites, ou d'après le hasard des disputes. En dernier
lieu, il faut le dire, se trouve le fait que les trop fréquentes redites
sur ces sujets suscitaient, dans l'esprit des auditeurs, ennui et
confusion60 .
*
* *
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de mettre à jour ses conceptions pédagogiques. La question re vêt,
pour le biographe, un intérêt majeur.
Nous n'avons nullement à faire ici à un écrivain visant
uniquement des lecteurs inconnus. Ce professeur destinait son
œuvre à un public bien déterminé. Il savait, aussi bien que nos
pédagogues, le sens du mot « enseigner ». Le rappel de faits
notoires ne sera point inutile. Ses contemporains ont
unan im em en t recon n u en lui un don exceptionnel de clarté.
Douze années scolaires complètes, il demeura le Maître le plus
couru de Paris. La continuité en ce domaine du succès ne saurait
être attribuée au snobisme. Chez les jeunes étudiants,
l'ésotérisme n'a jamais éveillé qu'une très passagère curiosité.
Compréhensible et compris, Thomas le fut au point que ses
adversaires, eux-mêmes, n'eurent jamais l'idée de saisir une si
belle occasion de lui faire grief de son obscurité 61 .
Cet « incompréhensible » tint son public si bien en haleine, de
longues années, qu'à l'annonce de sa mort l'Université de Paris
tout entière, le Recteur et les Maîtres ès Arts rappelèrent, au
Chapitre Général de Lyon de 1274, qu'en 1272 ce fut « malgré leurs
in sta n ces », q ue frère T homas ne leur fut point rendu. Un tel fait
reste unique dans l'histoire de l'Alma Mater 62 . Singulière époque, où
un retrait de Maître en théologie mettait en émoi toute une
Université !
Le professeur capable de déclencher de semblables manifes tations
devait connaître son monde. Certes, il n'a jamais enseigné oralement
cette Somme que nous jugeons inabordable. Et cependant, dès
l'année 1275, les listes des libraires parisiens la mentionnent
parmi les ouvrages en vente courante (Appendice I). Réginald de
Piperno était donc loin d'énoncer une hypothèse quand, pour
inciter son Maître à reprendre la composition de sa Tertia Pars qu'il
avait arrêtée net, il évoquait « le grand bien pour l'Eglise et la
gloire de Dieu » qui découlerait d'un tel ouvrage. Il avait déjà pu
mesurer le succès des Parties en circulation63 . Thomas d'Aquin
n'avait donc poin t commis d'erreur pédagogique. Le « public »
447, n° 504.
63 En 1269, la Première Partie et, au fur et à mesure de leur
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répondait.
Or, ces lecteurs n'étaient point des sur-hommes ? Thomas était
sur eux sans illusion. Il n'est que de lire son analyse des
conséquences du péché originel et des péchés actuels sur
l'usage par les humains des ressources de la raison. Il était aux
antipodes d'un optimisme béat.
Cela dit, nous pouvons directement affronter l'énigme du
Prologue. Les faits confirment qu'aucun des contemporains n'a
paru soupçonner le moindre hiatus entre le Prologue et la suite.
Il n'est apparu qu'après coup. Pourquoi ?
*
* *
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systèmes philosophiques. Elle seule permet de saisir l'abîme
séparant l'univers intellectuel de la philosophie pure de celui né de
la Révélation.
M. Gilson montre les génies d'avant et d'en dehors de tout
contexte religieux, plus avertis que nous l'eussions imaginé des
vérités psychologiques qui conditionnent la pédagogie. Ils
ignoraient les méthodes sur lesquelles s'édifient et se modif ien t
n os « p rog ra m m a t ion s » . La s eu le obs er va tio n de s humains
leur suffisait pour établir la hiérarchie des sciences auxquelles
les esprits étaient pratiquement susceptibles de s'intéres ser.
Le résultat n'est guère flatteur. Aristote et Platon
reconnaissent qu'en dehors des sciences abstraites, les jeunes
sont insuffisamment éveillés pour recevoir vraiment un
enseignement portant sur des connaissances exigeant une
expérience de la vie et une saine appréciation des vérités
métaphysiques. Avant la cinquantaine, qui avec l'alourdissement
du corps apaise les passions, les intelligences ignorent en fait le
primat de l'Absolu. Le relatif, immédiatement savoureux, reste de
longues années le seul domaine intéressant. A ce sujet, les
philosophes païens sont formels. Seul, le retrait des passions, causé
par l'âge, est l'occasion pour les humains — lu moins les
meilleurs d'entre eux — de découvrir leur authentique dimension
spirituelle. Encore est-ce là piètre réveil. Car, au fond, la
recherche de l'Absolu surgit comme une compensation du vide
laissé par l'apaisement forcé des passions. En ses commentaires
sur Aristote, Thomas d'Aquin confirme ce jugement 65 .
Ainsi les Philosophes comptaient sur le déroulement des
années qui leur préparait d'éventuels disciples. A ce détail, nous
mesurons le poignant de l'immense résignation païenne. Subir le
Destin imposé par les Dieux, accepter sans y rien pouvoir la lente
avance de la Durée, leur était la seule issue possible 66. Pour
l'honneur de l'humanité, surgit une exception. Au sein de
l'écrasante nuit « antique », un cri s'éleva, plus bouleversant que
la révolte légendaire de Prométhée. Un h omme inv ita la
j e un es se d ' A th èn es à b r ise r l'en v oûtante douceur de démission
générale. Il l'incita à anticiper s ur ce programme réputé
im m ua b le67 . « Con n a is- to i to i- même ». « Pense à ton âme ». Mots
inouïs en pareil contexte. Il retentit, tel un appel à la révolte
contre le rythme fondamental de l'ordre accepté. Les Sages
d'Athènes comprirent le danger. Ils firent taire, pour toujours,
crurent-ils, cette voix...
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Un petit peuple dérisoire, moins cultivé que les Perses, les
Grecs et les Egyptiens, offrit durant des siècles, un spectacle
qu'aucun historien de la Philosophie pure ne peut expliquer. Dès
l'enfance, les descendants d'Abraham apprenaient qu'ils étaient
fa its p our vivre d irectement selon Dieu, en suivant de toute leur
âme, avec amour, ses commandements. Comme d'instinct, par
héritage de race, ils débutaient, sans même se poser de problèmes,
de beaucoup au-delà du terme des plus hautes spéculations
atteintes par les esprits- sommets de la pensée pure68 . Ici, tout
était renversé. L'enfance restait l'enfance. Mais cette enfance,
soumise à la morale divine, se trouvait spirituellement imprégnée
d'une maturité infiniment plus profonde que celle à laquelle les
vieux Sages de la raison avaient accédé.
Sans être métaphysicien, l'historien saisit et admire un tel
prodige. Or, depuis l'Incarnation, celui-ci s'est encore amplifié. La
Révéla tion a été p ortée à son achèvement. L'amour de Dieu a
revêtu la forme propre d'une totale amitié de Jésus-Christ. Au
devoir de vivre selon Dieu s'est ajouté celui de transmettre sa
Révélation. Des Ordres religieux ont été institués, dont les
membres se consacren t à la Prédication de Jésus -Christ.
Tel fut le public direct de frère Thomas. Il s'adressait à des
esprits marqués par la grâce de Jésus-Christ. Il savait donc
pouvoir compter à coup sûr sur trois données capitales de leur
réceptivité à l'égard de toute discipline fondée sur la Parole de
Dieu. Il connaissait la prodigieuse explicitation des virtualités
d'intelligences adaptées par la Foi à la Révélation divine 69. Leur
désir de connaître, pour le mieux transmettre, animait leurs cœurs,
stimulés par la Charité70 . Enfin la maturation qu'apportait à ces
jeunes esp rits la d iscipline religieuse 71 .
Et Gilson note que son expérience incitait Thomas d'Aquin à
prêter aux frères de l'Ordre le climat intérieur résultant de la vie
religieuse72 Il devait avoir de bonnes raisons pour dédicacer à « ses
68 Cf. l'admirable texte de Moïse Maimonide, Guide des Perplexes, ch. 35,
cité par Gilson, loc. cit., p. 164 -165.
69 Il a traité de la chose à propos de la Foi, et de l'épanouissement des
possibilités obédientielles de l'esprit créé. Cf. Gardeil, Structure de l'âme
et expérience mystique (2 vol.).
70 II -II ae, 180, 1 : l'admirable rappel du stimulant qu'est, pour le
désir de mieux connaître, l'amour de Dieu. Tous les textes rel atifs à la
connaissance par « connaturalité » .
71 II-II ae, q. 186 et les traités de controverse pour la défense de la vie
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confrères et condisciples », le cours traité, merveille, mais combien
subtile, de métaphysique, qu'est son « de Ente et Essentia ». Il
mourut à 49 ans, ayant écrit une œuvre que, d'après les normes
philo sophiques antiques, il aurait e n c or e d û atte ndr e a u mo in s
u n a n a va n t de la p ou vo ir lire 73.
*
* *
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Philosophie chrétienne — est moins conditionnée par l'âge que la
Métaphysique réservée à ceux qui doivent à leur ancienneté dans
l'existence l'accès à un savoir digne de la raison et, dans les cas
heureux, l'approche de la Sagesse 75.
Le second problème complète le premier. Jamais saint Thomas
n'a prétendu ou insinué que la Foi dispensait du labeur
intellectuel. 11 a formellement toujours enseigné le contraire. Il
précise que la « majorité » (ou maturité) chrétienne exige une
discipline plus stricte que celle requise par la philosophie pure.
D'où le prix qu'il attache à une distinction trop oubliée.
Chacun de ceux qui ont accepté la Foi possède intégralement le
Donné Révélé. Toutefois, ils ont la latitude de s'y comporter
diversement. Ceux qui se contentent de la recevoir agissent en
enfants encore « mineurs ». Ils sont juste capables d'en répéter
exactement les ternies. Quand la vie ne leur permet pas autre
chose, l'on ne saurait les blâmer. Tout autre est le cas de ceux
auxquels l'existence — et, à plus forte raison la vocation acceptée
par eux — permet de devenir spirituellement « adultes » (« majores
fidei »). Assumer toutes les responsabilités de la Foi leur est un
devoir. Ils ont l'obligation majeure d'étudier son contenu et ses
incidences, comme d'assurer sa transmission et sa défense.
Surtout dans le cas où ils prennent l'engagement solennel
d'observer les charges d'une vie religieuse spécifiquement destinée
à cette mission 76.
D'où la gravité avec laquelle saint Thomas traite de la vertu de
« studiosité ». Elle constitue, à ses yeux, beaucoup plus que
l'obligation de cultiver l'intelligence par 'l'étude. Il la conçoit comme
exercice du pouvoir qu'a la volonté de contraindre l'intelligence à
donner son rendement maximum. Aussi, considère-t-il la « vertu
de studiosité » comme « une violente décision volontaire
d'apprendre77 ». Par contre, comme vice, il qualifie la curiosité qui
est détournement ou gaspillage des merveilleus es ressources de
l'intelligence.
Voilà qui éclaire l'idée que se faisait frère Thomas des étudiants
que l'Ordre lui confiait. Il devait en faire des « cham pions de la
foi », des Prêcheurs tels que les avait voulus saint Dominique. Il
misa, sans réserve, sur la réceptivité qu'en eux développait leur
vocation. Ceci explique la très haute qualité de la Somme. En sorte
que nous la devons, non seulement au génie de son auteur, mais
aussi, indirectement, à la studiosité des ses destinataires. C'est
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délibérément qu'il la voulut capable de former des apôtres -lignes
de Jésus-Christ.
Il serait naïf de penser que tous ses étudiants étaient des
intelligences hors-ligne. La plupart devaient vaille que vaille le
suivre. Ici intervient cependant un autre facteur : la fraî cheur de
ces cœurs de jeunes religieux. Elle contribuait, sous un angle tout
autre niais efficace, à les sensibiliser à son enseignement, alors
que leur esprit restait incapable d'en toujours assimiler pleinement
la technique. Dieu sait quelle inoubliable leçon ils conservèrent de
s'être sentis traités par un pareil Maître avec un tel respect. Il leur
apprenait de la sorte la grandeur d'une doctrine capable de
susciter un si fantastique déploiement d'intelli gence.
L'on peut légitimement supposer qu'en le nommant « Patron des
Ecoles Catholiques » les papes invitent implicitement les
professeurs à considérer leurs étudiants sous un jour aussi
théologal que saint Thomas. Il s'agit d'un « thomisme » concret
aux conséquences impor tantes 78 79.
*
* *
d'attitude entre Siger d'une part, et Thomas d'Aquin et Albert le Grand d'autre
part, vis-à-vis d'Aristote. « Studium philosophiae non est ad hoc quod
sciatur quid homines senserint, sed qualiter se habeat veritas rerum » (in I de
Cœlo et Mundo, lect. 22).
81 Dès le Contra Impugnantes, c. 12, saint Thomas s'était appliqué à dissiper
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*
* *
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l'absence quasi- congénitale de propension à l'irénie atteint des
proportions dont les intéressés doivent s'attendre à appren dre le
style et à supporter les conséquences.
De tout cela saint Thomas est indirectement responsable. Nul n'a
en effet plus que lui prôné la liberté de pensée dans les
recherches humaines. Or, le respect des personnalités — loi
spécifiquement thomiste — suscite la diversité plus qu'il ne
favorise la cohésion. Immense est l'héritage. Chacun le reçoit et
l' exp lore à sa ma n ière qu'il trouve évi demment la meilleure. De
là, tant d'interprétations différentes. Ainsi, l'une des plus
brillamment présentées est l'érudite présentation historique au
livre I du Contrat Gentiles. Le P. Gauthier y démontre la gratuité
de la thèse traditionnelle de l'intention « missionnaire » de
l'ouvrage. L' « introduction » croit devoir affir mer qu'au sein de
leur Ord re A lb ert le G rand et Thomas d'Aquin ont fait figure
d'exception. Cette théorie exige certains correctifs.
Nul n'a jamais contesté l'originalité révolutionnaire qu'a
représentée, sur le plan de l'élaboration théologique, le recours à
l'aristotélisme. Il est incontestable qu'Albert et Thomas ont
rencon tré d e très sérieux opposants parmi leurs propres
confrères. Mais il est historiquement inacceptable d'en déduire que
l'œuvre d'Albert et surtout de Thomas d'Aquin a constitué « une
rupture brutale » avec l' « évangélisme » étriqué des premiers
frères Prêcheurs84 .
Nous avons prouvé l'assistance et la compréhension que ces deux
novateurs reçurent des autorités de leur Ordre. Qu'elles n'aient point
été partagées par tous, est humain. Mais jamais l'Ordre n'a renié
d'être thomiste » .
Dans son Dante et la Philosophie, Paris, 1959, il avait signalé la
pré sence du virus d'agressivité chez le plus dé bonnaire des hommes que fut
le Père Mandonnet, thomiste rigoureux. « La seule faiblesse dont ait
souffert, ici et ailleurs, le grand historien qu'était le P. Mandonnet, fut de
toujours aimer saint Thomas ei la fois pour lui-même et contre quelqu'un
d'autre » (p. 48). Or, thomiste lui -même. M. Et. Gi lson consacre le plus
clair des trois cent et quelques pages de son livre à démonter, avec une
verve étourdissante, la thèse, en vérité étrange, du P. Mandonnet. Dante,
et Béatrice sa gente Dame, n'ont jamais pacifié les érudits. Et quand,
par surcroît ces derniers sont des thomi s tes de grande classe, le résultat
n'a rien d'un compromis diplomatique. Comme beaucoup de savants
austères, le P. Mandonnet avait une marotte à laquelle, Dieu seul sait
pourquoi, il consacra des soins d'une ferveur quasi mal adive. Le hasard,
né malin, voulut que M. Gilson, de son côté, re ncontrât la sacro -sainte
Béatrice. Et Dante ayant introduit un Siger de Brabant, converti au thomisme
(selon Mandonnet)) en son Paradis, avec un passeport thomiste dont M.
Gilson conteste l'authenticité alors que le P. Mandonnet l'affirmait valable,
un « enfer » de plus s'alluma sur terre.
84 Gauthier, Int. Hist. au 1 e r livre du Contra Gentiles, p. 122-123.
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Albert ni Th omas d'Aquin. Or, cette attitude suppose une
Institution animée, en sa structure, par un esprit plus
audacieusement évangélique que ne l'insinue le P. Gauthier. En
même temps et plus encore que d'opposants, Thomas d'Aquin eut
des alliés et suscita des disciples. En quelle autre Institution
religieuse de l'époque (ou même postérieure) les aurait- ils
trouvés ? Il est p iquant d'imaginer ce que, s'ils étaient entrés
chez les franciscains, Albert le G rand e t Th omas d' Aqu in
s e ra ien t d ev en u s so us la hou lette d'un Maître Général tel que
(le futur sa int) Bonaventure. A elle seule, l'invraisemblance de
l'hypothèse démontre que, sans la puissante originalité de saint
Dominique, les carri ères d'Albert le Grand et de Thomas
d' Aq uin eussent été historiquement irréalisables. Que ces deux
formidables personnalités aient aidé les Prêcheurs à mieux
réaliser l'origina lité de leur Ordre est indéniable. Mais c'est
saint Dominique qui avait conçu et réalisé l'Ordre capable de les
recevoir 85 . Les spécialistes de l'Histoire d es Institutions religieuses
seraient en peine de préciser les fondations capables d'accepter.
sa n s a voir à tra n sformer leur struc ture, des manuels de
formation tels que la Somme de saint Thomas. Cela explique,
sans qu'on ose le dire, tant de réticences vis-à-vis du Thomisme,
ainsi q ue nombre de ses adaptations étranges en circulation.
Même étayée par de sérieuses références, la thèse d'un
Contra Gentiles, composé indépendamment de toute intention
missionnaire, rencontre deux très humbles arguments, auxquels
un biographe de Thomas d'Aquin accorde une valeur inta ngible.
« La Somme contre les Gentils est une grande œuvre de tous les
temps » (p. 123). Le jugement est exact. N'empê che que, lorsqu'il
en entreprit la composition, son auteur fut, jusqu'à sa mort, le
dernier à soupçonner que son œuvre traverserait les siècles.
De plus, est- on en droit d'exclure aussi catégoriquement toute
intention missionnaire ? Les erreurs » mentionnées ne da taient-
elles point telles quelles du temps de saint Thomas ? Sans doute.
Mais quoi de moins neuf que le contenu essen tiel d'une erreur ?
Les formules changent, non l'objet. Qui permet d'affirmer que
sa in t Tho m as n' aura it point laissé à d'autres le soin de formules
immédiatement utilisables par les prédicateurs et les
missionnaires ? Il aurait pu se contenter d'aborder des problèmes
de façon plus lointaine. Du coup, il montrait que rien n'est aussi
vieux ni aussi mono tone que l' e r r e u r . . . L' hyp oth è s e s e ra it p lu s
c o n f o rm e a u T h om a s d'Aquin historique que celle d'un Docteur
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s'isolant du temps et de ses tourments 86.
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Note
LES ECRITS
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B) P REMIER ENSEIGNEMENT MAGISTRAL A PARIS (1256 -1259)
Enseignement ordinaire
Controverses
Année Universitaire Conventuel et écrits
Ecrit. Ste Questions disputées Commentaires Collat . parascolaires
A.T. N.T. Ordinaires Quodli bets
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C) E N S EIGNEM ENT DANS L ES E TATS P ONT IF ICAUX (fin sept. 1259 – fin novembre 1268)
1260-61 -in
Dom inica le s
Orvietto Epistolis III C.G.
Pauli IV C.G.
1261-62 de Regimine
Catena judeorum
in Mtt
de
Contra Rationibus
graecos fidei
1262-63
De
Emptione et
venditione
1263-64 - de Malo Catena in
101 art. - de - de
- Mc Regimine
- Lc Forma
absolu principium
- Jn
tionis
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C) E N S EIGNEM ENT DANS L ES ETATS P ONT IF ICAUX (fin sept. 1259 – fin novembre 1268) (suite)
scripturai re à Paris re prése nte 662 page s ; ce lui en Italie 1 131 pages,
auxquelles doivent être ajoutées les 1 355 pages de la Catena aurea : soit 2 485
pages.
243 Chenu, Introduction à l'étude de saint Thomas d' Aquin, chap. VI , Les
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CINQUIEME PARTIE
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I
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devait avoir de sérieuses raisons pour remplacer, en cours
d'année, le titulaire en exercice de cette chaire, le Flamand Gilbert
van Eyen. Pour pallier le caractère délicat de sa décision, Jean de
Verceil aurait demandé à l'ancien évêque de Ratisbonne, Albert le
Grand, d'accepter cette mission. Mais, conscient de la supériorité
de son disciple et ami, Albert désigna Thomas comme l'unique
capable d'affronter la situation.
*
* *
*
* *
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des batailles. Elles seraient autrement implacables que les luttes
qu'ils livraient contre les éléments. Attendus, ils l'étaient ! Mais
non avec une amitié unanime.
Nul doute qu'ici le Maître Général avait dû céder aux
insta n ces m êm es d es Univers itair es, ceux notamment de la
Faculté de s Arts. L'on sait la susceptibilité ombrageuse de cette
corporation. Sans son propre agrément, l'autorité d'un Général
d'Ordre religieux, si considérable qu'elle fût, aurait été incapable
d'imposer cette mesure exceptionnelle.
Sur ce poin t, nous sommes sans précision. L'étude des écrits
de Thomas d'Aquin révèle sa soudaine interruption des études
commencées en ce premier trimestre scolaire 12681269. A Paris,
il entreprendra le commentaire de nouveaux traités d'Aristote.
Les spécialistes ne peuvent départager ceux entrepris en Italie et
ceux commencés à Paris. Seul fut commencé à Paris le
Commentaire (lu de Cousis de Proculus.
La netteté de cette coupure indique son intention d'affron- ter,
l' esp rit tota lem en t libre, la complexe bataille où son Supérieur
général l'engageait.
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II
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D è s 1 2 6 3 , B o n a v e n t u r e , M in is t r e G é n é r a l d e s F r è r e s
Mineurs, avait, dans ses Colta tiones in Decem Praeceptis, soulevé
de très graves question. En 1268, il les reprit, en ses Collationes
de Donis8 .
Psychologue profonde, l'Eglise avait mesuré le surcroît de
pre s ti g e q ue va la i t à Ar is to te son obs cu r ité . E lle ren fo r çait la
profondeur de ce que l'on croyait entrevoir. Ce genre d'auteurs
offre aux Commentateurs des chances exceptionnelles, dans la
mesure toutefois où ils présentent des interprétations des textes
originaux capables de séduire des experts. Sur ce procédé, les
médiévaux se montraient beaucoup plus exigeants que nous
n'imaginons9 . Or, ce fut précisément la raison qui explique le
prestige de la version arabe de l'aristotélisme utilisée par Siger de
Brabant, maître ès Arts à l'Uni versité de Paris.
« Son » Aristote était notablement différent de celui d'Albert le
Grand et surtout de celui de Thomas d'Aquin. Ceux-ci durent à
la fois d éfen dre l'authenticité de leur « aristoté lisme » et réfuter
la version que, d'après les Arabes, adoptait Siger de Brabant. Le
tout devant des maîtres peu soucieux d'être convaincus. Les
Artiens s'accommodaient d'un aristotélisme arabisé. Les
professeurs de Théologie se refusaient aux remises en question
qu'allait susciter un aristotélisme dûment reconstitué.
L'augustinisme ayant fait ses preuves, une expérience différente
ne pouvait que sembler suspecte.
A vrai dire, Bonaventure voyait de plus haut le problème. Le
R.P. Gillon signale que les derniers éditeurs des œuvres du
Docteur Séraphique (edit. Quarrachi) vont jusqu'à le blanchir de
tout sectarisme augustinien. D'après eux, il aurait exclu frère
Thomas de ses attaques contre Siger de Brabant 10. L'hypothèse
s'inspire d'une générosité séduisante. L'on en est encore à espérer
sa confirmation par des documents explicites. Ils éclaireraient
d'un jour nouveau l'attitude encore énigmatique de Bonaventure
quand Thomas quittera Paris en 1272.
*
* *
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Notam men t a u sujet de « unité d'intelligence » pour tous les
hommes.
Mandonnet rappelle une vérité trop oubliée des techniciens purs.
Leurs idées circulent plus vite qu'ils ne s'en doutent 11. Chacun
les interprète à sa façon. Rapidement, le bon public explicita les
conséquences pratiques d'une thèse dont les philosophes
dissertaient dans l'abstrait. G. de Tocco le raconte crûment. La
notion d' « intellect commun » devenait, pour les braves gens, la
justification rêvée « de la suppression de tout mérite individuel ».
Ainsi, un homme d'armes de Paris concluait, sans doute avec
soulagement, « qu'il n'avait nullement à expier ses fautes car, si
l'âme du bienheureux Pierre est sauvée, je le serai pareillement.
Ayant la même intelligence, nous aurons la même destinée 12 ».
Avec son gros bon sens, le public transposait en langage
utilitaire les formules abstraites. Sans doute, leur sens chrétien les
empêchait d'être tout à fait rassurés. Ils sentaient, au moins
vaguement, qu'était ainsi bafouée l'une des vérités fondamentales
du christianisme. Tout ce qui altère l'unité de la personnalité met
en cause la responsabilité individuelle. Ceci explique le cinglant
de la conclusion où frère Thomas stigmatise ceux qui répandent
les idées aux carrefours des rues (angulis) et s'adressent à des
enfants incapables de juger de sujets difficiles (nec coram pueris,
qui nesciunt de causis arduis judicare) 13 .
Pour la même raison, il déclarera, dans un sermon universitaire
p ub lic, qu'une « vieille femme », instruite dans la Révélation
chrétienne, en sait plus long sur les vérités métaphysiques que tous
les philosophes réunis14 . A ce difficile problème, il consacra
plusieurs traités techniques (Quest. Disp. de Anima ; de
Spiritualibus creaturis).
*
* *
point indi ffé re nt de note r le s consé que nce s re ligieuse s e t morales des
doctrines posant en principe, même sous de s formulations différentes,
la négation de l'unicité et de la valeur absolue de la personnalité
humaine.
14 Le sermon dit « de vetula », publié par Mandonnet, Siger..., I, p.
109, n. 1 ; cf. Gillon, art. cit.
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condamnation 15. L'on croit que cet avis formel résultait de
l'in tervention d'Albert le Grand (in XV problem atibus), alerté
par Gilles de Lessines 16.
*
* *
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*
* *
Peecham il y avait saint Bonaventure qui, plus tard, dans les Collationes
in Hexameron, s'attaquera à la thèse thomiste de l'unité de forme
substantielle en termes particulièrement vifs. » Cf. Gilson, La
philosophie de saint Bonaventure, p. 32. D'autant qu'aucun historien
n'ignore l'autorité, parfois très dure, dont il fit preuve dans l'exercice de sa
charge.
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III
LE LUTTEUR SOLITAIRE
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mettre en cause l'éminente vertu, Thomas d'Aquin fut délivré du
souci d'adresser la moindre consultation écrite au Souverain
Pontife. Seuls de simples confrères et des particuliers
continueront à solliciter sa bienveillance. Le seul personnage qui
le consultera sera l'abbé Bernard Ayguier, Supérieur du Mont-
Cassin. Il ne se doutait point q u e n o u s l u i d e v r i o n s l ' u l t i m e
é c r i t d e f r è r e T h o m a s d'Aquin 22 .
L' on n e sa it rien des excuses d'une telle raréfaction de
demandes officielles. Un silence aussi absolu inspire une sorte de
gêne. L'un des thomistes les plus bienveillants, Jacques Maritain,
ne peut taire son pénible étonnement :
Quelle plus dure épreuve pour un tel maître que de sentir son
enseignement en suspicion dans l'Eglise. Pendant les quatre
années de luttes héroïques (exactement trois ans et trois mois)
de son dernier séjour à Paris, l'ombre de cette épreuve a pesé sur
lui... 23
*
* *
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Thomas d'Aquin dut en rencontrer. Et le jugement souverain de
l'Eglise démontre que sa charité les surmonta.
A vrai dire, il reçut également des aides précieuses. Peut-être
ceci explique la délicatesse avec laquelle il a parlé du réconfort
d e l' a m itié ? I l est l' u n des rares théologiens à avoir dénoncé
en la « sussuratio », qui dissout • 'amitié, un péché atteignant
Dieu lui- même 25.
*
* *
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Les religieux de l'Ordre suivaient admirativement le formidable
duel. Les Frères de sa Province d'origine — la Province
Romaine — l'élirent, malgré son absence, « Définiteur » du
p roch a in Ch ap itre Gén éral de Florence après Pâques 1272. Ils
ne se doutaient guère que l'estime qu'ils lui manifestaient serait
l'occasion de son éloign ement définitif de Paris.
L'essentiel sera néanmoins réalisé. L'on doit reconnaître les
mérites de Jean de Verceil qui permit à frère Thomas de donner sa
pleine mesure. Mais il faut bien reconnaître que Grégoire X n'était
pas Clément IV... 29 Vis-à-vis d'un théologien aussi controversé
que Thomas d'Aquin, la position de Jean de Verceil é tait f ort
d élica te. I l lu i é ta i t d if ficile de compter sans réticences sur un
P on tife don t il sa va it, en même temps que les vertus, la relative
compétence doctrinale. Décemment, il ne pouvait à priori lui
prêter une ingratitude absolue à l'égard de celui qui l'avait
signalé au Conclave. Or Bonaventure étant chef incontesté des
augustiniens, le promoteur de l'aristotélisme, même rendu
orthodoxe, devenait officiellement indéfendable. Le Maître
Général des Prêcheurs ne crut point devoir risquer d'exposer son
Ordre à un surcroît de difficultés.
Certes, il ne désavoua jamais le professeur le plus célèbre des
Prêcheurs. Il semble s'être contenté de saisir diplomatiquement
l'occasion de sa participation au Chapitre Général de Florence.
Après Pâques 1272, il le remit à la juridiction de sa Province
d'origine ; la chose fut d'autant plus aisée que la Province
Rom a in e ten a it à F lor ence même son propre Chapitre annuel
auquel Thomas d'Aquin participait comme Prédicateur Général.
Ce fut elle qui, en ses Actes, décida de son envoi en un lieu
d'enseignement hors de Paris 30.
Les apparences étaient sauves. Officiellement, Thomas
conserva it la confian ce de l'Ordre. Grégoire X ne pouvait donc
accuser les Prêcheurs de volontairement perturber l'Université.
Bonaventure, en ses Collationes in Hexameron, dénoncera
publiquement le danger doctrinal que constituait l'aristotélisme.
Les pa rtisan s d e frère Thomas adoptèrent une réserve prudente.
Godefroid de Fontaine et Gilles de Rome pratiquèrent une réserve
sage. Normalement, tout aurait dû tourner au mieux.
Par malchance, les mesures, élégamment présentées et
savamment agencées, ont parfois des résultats contraires à ceux
que, de très bonne foi, l'on désire éviter. Dans le cas présent, il
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faut bien avouer que la version officielle n'a point convaincu
grand monde. Quelques-uns proclamèrent leur façon de voir. Les
Artiens se chargèrent de rappeler, deux années plus tard, dans
leur lettre solennelle a u Chapitre Général de Lyon que ce fut
« malgré leurs pressantes ins tances » que Thomas fut éloigné de
Paris. Ils se plaignirent que leur intervention de 1272 fût restée
sans réponse. Les Maîtres de la Faculté des Arts savaient leur
protestation fondée sur des arguments moins personnels que ceux
de l'amitié. Les règlements universitaires interdisaient
l'interruption de tout enseignement magistral avant que ne fussent
achevées les trois années du contrat normal 31 . Thomas d'Aquin
avait été mis dans l'impossibilité d'assurer la fin d'année scolaire
1272. Les Artiens pouvaient, de ce chef, accuser le Maître
Général, seul habilité à nommer à Paris les religieux de son Ordre,
d'avoir unilatéralement violé les statuts corporatifs.
Le Chapitre Général de Florence 1272 n'a rien décidé à ce
sujet. Logiquement, la législation des Prêcheurs oblige à conclure
qu'une fois termine le Chapitre Général le Maître de l'Ordre
redevenait le seul juridiquement habilité à confier au Chapitre
Provincial de sa Province le soin de statuer sur frère Thomas dont
il d isp osa i t jur id iq uem ent. Les Pères capitulaires provinciaux
s'exécutèrent en termes où il est impossible de ne déceler point
une réticence grave. Jamais Chapitre quelconque n'a laissé à la
seule initiative d'un Maître en théologie, si illustre qu'il fût, le
pouvoir de décider et du lieu où établir un studium, et surtout
du nombre et de la qualité des religieux de son choix. Le texte
cité 32 ne peut être interprété que comme une manière à peine
polie d'éluder une suggestion informulée.
*
* *
J e a n d e V e r c e i l a v a i t j u r id iq u e m e n t la p o s s ib il i té d e
compter sur l'immunité doctrinale universitaire vis-à-vis des
autorités locales ecclésiastiques : le Chancelier et l'Evêque. Dès
1219, Honorius III avait statué que les membres de l'Université
relevaient exclusivement du contrôle papal. Ses successeurs
amplifièrent ce « privilège » qui libérerait les esprits des réactions
partisanes33 . Un tribunal lointain juge avec davantage de
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sérénité. Lors des crises graves, les papes confièrent à des Légats
(souvent cardinaux de Curie) le soin de décider. Jamais ils ne
recoururent à l'autorité épiscopale parisienne.
Ce processus, toujours admis, expliquera l'absence
d'étonnement chez les contemporains, quand le pape Jean XXII
ne considérera nullement Je retrait d'une sentence épiscopale
concernant des thèses scolaires, comme condition essentielle de la
canonisation. Or la seule condamnation de l'évêque de Paris et
celle de l'archevêque d'Oxford étaient purement illégales, voire
contraires à la jurisprudence dont les successeurs d'Honorius III
avaient revendiqué le respect.
De sim p les p articuliers ne pouvaient se permettre une telle
objectivité. Il leur fallut supporter les excès de zèle des autorités
intermédiaires. Ils étaient de celles-ci les ressortissants
immédiats !
Mais en 1272 Jean de Verceil, juriste consciencieux, était en
droit de tenir compte des autorités locales, par souci de d o n n e r
l ' e x e m p l e d u r e s p e c t d e l ' A u t o r i t é s u p r ê m e d e l'Eg lise . La
c on d a m n a t i on d u 7 ma rs 1277 lu i fe ra c on stater l'erreur
psychologique à laquelle l'avait conduit sa propre droiture. Du
coup, l'on s'explique que, presque un demi-siècle plus tard, le
pape Jean XXII évita qu'une allusion fût faite à l'illégalité des
mesures épiscopales. L'ouverture d'un tel dossier aurait exigé un
étalage de misères humaines. Dieu avait éprouvé la fidelité de son
serviteur. La proclamation solennelle de la sainteté d'un Maître
injustement condamné constituait la tactique évangélique la
p lus sûre p our rappeler aux successeurs d'Etienne Tempier — et
à leurs collè gues — la terrible responsabilité de leur charge.
*
* *
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tout mauvais esprit 34 ». Les augustiniens réalisent qu'il est des
victoires plus lourdes que des défaites.
En somme, Jean de Verceil n'avait point si mal conduit sa
barque. Il avait laissé Thomas produire l'essentiel de son œuvre.
Il est quasi impossible de l'innocenter du retrait de Pa r is . Ce
d é p a r t d u t c on s t i t u e r p o u r f r è r e Th o ma s une épreuve horrible.
Mais un Supérieur ne saurait être blâmé d'avoir compté sans
ménagements sur le don de soi qu'implique toute profession
religieuse. Frère Thomas avait pu, légitimement, supplier Dieu de
l'exempter des prélatures, mais il ne lui appartena it nullement
d'être soustrait aux exigences de l'obéissance. Lui aussi « apprit, en
souffrant, ce que c'est qu'obéir ».
Dans une mesure connue de Dieu seul, ce départ de Paris, si
déchirant qu'il fût, le prépara, plus qu'il ne crut, à être digne de
composer sa III° Pars. Ecrire sur Jésus- Christ comporte tou jours
un certain partage de sa Passion.
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D EUX IEME EN SEIGN EM ENT P ARIS IEN (Janvier 1269 – Pâques 1272)
Enseignement ordinaire
Anné Universitaire Conventuel Controv. Consult. extra-
e Ecrit. Ste Questions disputées Col . Comment . scol .
A.T. N.T. Ordinaires Quodlibets
Do min icale
Prologues Qq de Spe (4 art.) Pâques 70 : de AEternitate de Judiciis
In Jn, Qq de Caritate Qdl. III, 14 qq., 31 art. mundi astrorum
comm. du (13 art.) (ad reg.)
prologue de Sortibus
(ad J. de
Burgo)
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D EUX IEME EN SEIGN EM ENT P ARIS IEN (Janvier 1269 – Pâques 1272) (suite)
Enseignement ordinaire
Universitaire Conventuel Ecrits
Année Colla Comment. Controv. Consultations extra-
Ecrit. Ste Questions disputées scolaires
t.
A.T. N.T. Ordinaires Quodlibets
S er mo de Ventu la
Qdl. V, 13 qq., 18 art. In XLIII art.
1271-72 (ad M.G.)1
Pâques 72 :
Qdl. VI, 11 qq., 19 art.
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SIXIEME PARTIE
RETOUR A NAPLES
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I
UN PROBLEME INEXPLIQUE
*
* *
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1272, incite les Maîtres ès Arts à attribuer aux Prêcheurs la
responsabilité de cet éloignement 2 .
Ceci nous oblige à reconsidérer la publicité concernant l'envoi
de Thomas en mission extraordinaire à Naples, où il a u r a it é té
c h a rg é d e f on d er u n « S tu d iu m G e ne r a le » . Guillaume de Tocco
mentionne la chose et les premiers Bollandiste s l'ont accentuée
sa n s m éna g em en t. Le P. Prümmer dénonce la malhonnêteté
« scientifique » de l'explication. Il profite de cette occasion pour
souligner combien les témoins du Procès avaient peu parlé de la
vie même de saint Thomas3 .
Sans recourir à des formules aussi âpres, mais sans pour
autant apporter des preuves positives contraires, le P.
Mandonnet suggère que, en fait, le Chapitre de 1274 répondit à
la lettre d es Artiens en confiant à Réginald de Piperno la
rédaction du Catalogue des œuvres du défunt4 . Malheureusement ce
catalogue ne fait mention d'aucun des écrits réclamés par les
Maîtres de Paris. De la part d'un Chapitre Général, même de
Prêcheurs, ce geste eût constitué, au mir siècle, une réponse
d'une insolence intolérable. Il faut, pour admettre la thèse de
Mandonnet, tout ignorer de l'importance de l'Université de Paris : le
Doyen en titre de la Faculté des Arts en fournissait le Recteur 5 .
Mgr Grabmann, moins suspect de partialité, souligne que « le
s u c c e s s e u r ( d e T h om a s ) f u t le f r è r e R o m a in d on t le
commentaire inédit sur les Sentences se rattache au courant
a ug ustin ien ». I l se contente de mentionner les pouvoirs dont
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le Chapitre dota frère Thomas. Il ajoute : « Pressé sans doute par
le Roi Charles d'Anjou, le saint se décida pour Naples 6 . »
Mgr Grabmann respecte l'imprécision manifeste des
indications mentionnées. Dans l'adaptation en français de son
S a in t Th om a s , le P . W a lz a ma lh eu re us em en t é lag ué les
précisions, cependant objectives, de son « Compendium his toriae
Ordinis ». Sa connaissance des textes législatifs des Prêcheurs
lui en avait fait mesurer l'importance.
Le Chapitre Provincial de Viterbe parle de « Studium Generale »
de théologie. Il se garde de préciser le lieu où frère Thomas devra
l'établir. Pareille omission est inexplicable. La Province romaine
possédait son propre « Studium » à Rome. Thomas d'Aquin y
avait régenté en 1265 et 1266. Chaque P r ov inc e ava it s on
« S t ud ium », ou c en tre d' é tud es . A la rigueur le « Studium »
pouvait être réparti en deux couvents, l'un consacré aux études
préparatoires, l'autre à la théologie. La fondation d'un « Studium »
nouveau supposait l'établissement d'une Province distincte. Cette
décision exigeait le renouvellement, par trois fois, de l'acceptation de
Chapitres Généraux. Or, en fait, la Province de Naples ne sera
définitivement érig ée q u'en 1290, donc seize ans après la mort
d e frère Thomas7 . Son « Studium Generale » sera constitué en
1294 8. Ces textes législatifs permirent au P. Walz de conclure
qu'en ce qui concerne la législation de l'Ordre, l'envoi en 1272 à
Naples de Thomas d'Aquin « n'était pas très clair9 ».
P our exp liq uer le vag ue de la décision du Chapitre Provincial
de Florence, il convient de rappeler que toute fondation de maison
relève soit des Chapitres Généraux, soit des Chapitres
Provinciaux 10, jamais de la seule initiative d'un religieux.
*
* *
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son fils.
Certes, il avait, en dépit de pressantes instances, consenti à son
retrait de Paris. Mais il ne désapprouvait point pour autant ses
thèses. Son secrétaire officiel lui était laissé. A Naples, toute
latitude lui fut consentie d'enseigner11 .
Que Jean de Verceil ait cru devoir adopter une attitude
conciliatrice à l'égard des augustiniens est un aspect du
problème. Il savait que des Prêcheurs éminents, dont Pierre de
Tarentaise et, plus violemment, Kilwarby, ne partageaient point
les conceptions d'Albert et de Thomas. Comme Maître Général, il
en devait tenir compte. Surtout que nul ne pouvait prévoir que
l'obéissant relig ieux serait, ainsi qu'Albert le Grand, canonisé et
proclame Docteur Universel de l'Eglise. Certes, cette politique
était loin du souffle et de l'audace dans le gouvernement d'un
Jourdain de Saxe, d'un Jean le Teu tonique e t d'un Humbert de
Rom a n s. L' on n e sa urait to utefois refuser à la méthode de Jean
de Verceil, davantage dictée par le souci des formes juridiques,
toute espèce de mérite.
Le climat passionnel de ces années de controverses et les
circonstances laissent supposer que le Maître Général se vit
contraint de céder à de graves pressions. Pour beaucoup,
Thomas d'Aquin, même absent, constituait un danger. Le monde
universitaire, surtout religieux, s'est toujours singularisé par une
ténacité de mémoire égale, sinon supérieure, à son ampleur
d'intelligence, aussi bien que par son horreur du risque et de
l'aventure.
*
* *
septembre 1272, cf. Laurent, Fontes..., VI, p. 583. Ce qui peut être
interprété comme une sorte de réhabilitation de la part de ses frères.
www.thomas-d-aquin.com 152
en ce qui concernait sa vie religieuse, à la merci d'un roi de
Naples. Son Prieur conventuel disposait sur lui d'une bien autre
autorité.
Le let juin 1272, son disciple et ami, le cardinal Hannibal de
Hannibald, avait quitté ce monde. Ce jour, Thomas d'Aquin perdit
l'allié le plus compréhensif qui, officiellement, pouvait
efficacement le protéger contre les oppositions des puissants.
Désormais il aura des amis non des protecteurs.
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II
L'ENSEIGNEMENT NAPOLITAIN
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forte fièvre. C'est avec une délicatesse quasi maternelle que frère
Thomas, dont l'on a tant souligné la distraction et la maladresse,
veillait à la préparation des tisanes que de sa propre main il
portait à son compagnon.
De Naples, il lui fallut, afin de régler la situation de Françoise
de Ceccano sa nièce, se rendre à Capoue où séjournait le roi
Charles d'Anjou. Il gagna l'estime du prince, qui auto risa
Françoise à regagner son château de Maênza. Il est possible que
ce contact personnel ait incité le roi à accorder à frère Thomas
les appointements de professeur de son Université 14.
*
* *
1224, en partie pour faire contrepoids à celle de Bolo gne, centre de Droit
Ecclésiastique et Civil. « L'Université de Naples n'avait rien de corporatif.
Elle fut une Université d'Etat, la première Université d'Etat qu'ait connue
l'Europe. Tout y marquait ce caractère. Ailleurs, le chef de l'Université
était un recteur élu. A Naples, c'était un fonctionnaire, le « justicier des
études ». Ailleurs, les fonctionnaires étaient des maîtres privés ; à
Naples, beaucoup d'entre eux étaient des fonctionnaires... aussi les
diplômes étaient-ils donnés (et ils le furent jusqu'e n 1812) par des
représentants du monarque sans que les maîtres s'en mêlassent. Le manque de
liberté de ce régime réduisit l'Université de Naples à n'être qu'un
établissement national... sans influence hors des frontières. » (Em. Léonard,
Les Angevins de Naples, p. 32-33). Fontes..., p. 579 sv., doc. 28 ; Monti, Storia
della Universita de Napoli, p. 89 ; d'Irsay, Hist. des Universités, I, p. 134
sv. ; Kantowicz, Kaiser Friedricch I!, p. 124.
15 Vicaire, Dominique de Calaruega, p. 178, Premières Constitutions de 1220,
Dist. II, c. 29 ; Walz, Saint Thomas d'Aquin, p. 179.
16 La Vita..., p. 26, 83. Décision de Charles d'Anjou, 2 octobre 1272,
Laurent, Fontes..., VI, p. 578.
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ressemblait fort à un exil ? Il s'agit là, bien sûr, d'une supposition
vraisemblable, plus que d'une affirmation historique formelle.
*
* *
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Avoir, en moins de deux ans, entrepris de tels ouvrages,
prouve qu'il n'avait rien perdu de sa vigueur. Même sans le
stimulan t de l'activité universitaire de Paris, il maintenait sa
cadence.
L'exploit est d'autant plus remarquable qu'il vivait en un cadre
au rythme plus lent que celui qu'il avait jusque- là connu. Les
charges étaient classiquement conventuelles. Des prédications
extérieures pouvaient s'y insérer. Par contre, les consultations
écrites ne représentaient plus qu'un secteur réduit. Réginald
souligne qu’il demeurait le seul, avec Maître de Castrocœli,
professeur de Médecine à Naples, à « exploi ter » son ami. Il ne fait
aucune allusion aux textes précisément réclamés par les M aîtres
ès Arts de Paris. Sans doute par pudeur ou gêne, il s'abstint de
faire état de ces consultations solennellement rappelées. Sur ce
point l'Université pouvait librement et officiellement s'exprimer.
*
* *
21 « Totus ergo dei famulus divinis operibus intentus, aut erudi tioni
qua praecellebat, aut praedicationi qua motivus erat (Anal. 0.P., 1923, p. 183 ;
p. 190, n. 45 ; Tocco, Vita..., n w , 9, 54 ; Denifle, Chari..., I, p. 390 ; Gardeil,
R.Th. 1893, p. 379-386 ; Mandonnet, Le Carême de saint Thomas à Naples,
Miscellanea, Rome, 1924, p. 194211. Cf. Et. Gilson, Les idées et les lettres, p. 95-
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III
ANECDOTES
*
* *
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rentrait dans sa cellule 23 »
Pierre Calo, de son côté, cite Jean de Caserte, sacristain du
Couvent, donc témoin direct des habitudes des religieux : « Il
remarqua que le bienheureux Thomas descendait toujours de sa
cellule d'étude dans l'église avant matines et que, dès qu'était
donné le signal de matines, il se retirait en hâte de peur d'être vu
des autres 24 »
Cette peur d'être vu des religieux de son Couvent dépasse les
bornes de la seule timidité. Il s'agit, ne l'oublions pas, d'un
religieux chez qui rien ne justifie l'agoraphobie. Sa naissance ni sa
carrière ne l'avaient disposé à des complexes de ce genre.
Un détail, encore plus significatif, révèle le degré auquel
parvint son obsession : « Chaque jour, il choisissait, pour
célébrer sa messe, l'heure la plus matinale25 . »
*
* *
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homme : « modo habeo quod quaerebam ».
Manifestement, cette réflexion profonde laissa Thomas
impassible. « Alors le seigneur Cardinal commença à manifester
qu'il le méprisait en son cœur. » L'évêque de Capoue, ancien élève
du Maître, crut devoir « apaiser le seigneur Cardinal ». Avec
respect, il lui expliqua qu'il n'était rien d'aussi difficile que de
distraire frère Thomas quand il était en plein travail. Tout ce
bruit éveilla le coupable. Se voyant entouré de dignitaires, il
s'excusa avec élégance.
Quelqu'un eut à ce moment la fâcheuse idée de demander pour
quelle raison frère Thomas « avait l'air si joyeux ». Très
simplem ent, Thomas d'Aquin expliqua : « Oh, c'était p a r c e q u e
j ' a v a i s t r o u v é u n a r g u m e n t q u e j e c h e r c h a i s depuis
longtemps. La joie de mon visage venait du bonheur de mon
âme. » Cette fois « le seigneur Cardinal » se sentit, sans illusion
aucune, relégué à sa place 28 .
L'anecdote n'est point des plus fines. Néanmoins, elle évoque la
conscience professionnelle de frère Thomas. Sa vocation de
Prêcheur ne lui laissait aucun répit. Et ce, malgré un changement
qu'il sentait n'avoir rien d'une promotion. Force lu i é ta it d e
p r a t i q u e r c e q u ' i l a v a it e n s e ig n é . S a n s u n e surabondance
toute gratuite de la grâce, la vertu n'exclut point nécessairement
la douleur 29.
Peut-être est -ce l'une des raisons pour laquelle, lorsqu'il se
sentait l'âme trop lourde, il préférait éviter à ses jeunes frères de
s'offrir en spectacle ? Chacun, il le savait, recevrait à l'heure fixée
par Dieu son calice. Thomas ne se reconnut point le droit
d'altérer, même légèrement, la merveilleuse allégresse de ces
jeunes ferveurs qui, le moment venu, aiderait ses frères.
*
* *
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De qualité très inférieure est l'anecdote de l'apparition de frère
Romain, son successeur à Paris. Thomas l'aurait inter rog é « sur
la persistance au ciel des sciences acquises ». « Je vois Dieu, lui
répond ce dernier, ne me pose pas pareille question. » Thomas,
alors, aurait demandé : « Mais Le vois -tu par l'intermédiaire ou
sans une espèce (inintelligible) 31 ? »
L'arrière-fon d polémique apparaît clairement32 . Il est difti cile
de ne point ressentir la puérilité de mauvais goût d'un tel récit.
Présenter un Thomas d'Aquin posant des questions aussi
élémentaires dénote l'inexplicable pauvreté des fièvres
partisanes 33.
*
* *
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archevêque de Lyon, en lui confiant de préparer la ville impériale
à accueillir le futur Concile 36. De Pierre de Tarentaise, Thomas
d'Aquin avait naguère cautionné l'orthodoxie. Or jamais le futur
pape ne se déclara son allié. Il avait été, durant le second
enseignement parisien de Thomas, son Provincial 37 . Sa totale
abstention d'intervention, en ces circonstances pénibles,
demeure une énigme.
*
* *
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Consultations Ecrits extra
Année Ecriture Ste Commentaires Prédications
d’ordre privé scolaires
1 Mandonnet, R.Th. 1929, p. 61, remarque que sur le plan quantitatif l'enseignement scripturaire de frère Thomas à Naples a, en un
peu plus d'une année, égalé celui des trois ans du second enseignement parisi en. Cf. supra, p.
2 Déclaration à Réginald. Cf. inf ra, septième partie, n. 9.
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SEPTIEME PARTIE
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L e f a i t e s t à l ' un a n im ité r e c o nn u . Ap r ès s a M e s s e d u 6
décembre, en la fête de saint Nicolas, frère Thomas cessa net
d'écrire. Or, il vécut encore trois mois et deux jours. Que fit-il
durant ce temps ?
Il s'agit précisément de la période sur laquelle porte l'enquête
du Procès de Canonisation. La documentation devrait sur ce point
être abondante. Or, les textes réservent d'étranges surprises. La
majorité des témoignages, réponses aux questions des
enquêteurs, portent sur les miracles posthumes1 . Infime fut le
nombre des témoins interrogés qui avaient personnellement
connu frère Thomas. Le P. Mandonnet a établi la liste exacte des
interrogatoires du Procès de Naples 2.
Du 23 juillet a u 13 septembre en effet, furent cités au Palais
archiépiscopal de Naples, quarante-deux témoins : seize religieux
cisterciens de Fossanova, onze Prêcheurs, douze laïcs et trois clercs
séculiers.
Parmi ces quarante- deux, douze avaient personnellement
approché frère Thomas : c inq cisterciens, cinq Prêcheurs, deux
laïcs. Deux dépositions tranchent sur les autres : celle, le 4 août,
de Guillaume de Tocco et surtout, quatre jours après, le long
témoignage de Barthélemy de Capoue.
Manifestement les enquêteurs officiels entendaient limiter leurs
recherches au domaine exclusif des vertus morales et à la
vérification de son heureuse intercession auprès de Dieu.
L' in comp étence doit ici être à priori exclue. Les hommes
d'Eglise savaient depuis longtemps l'exacte signification du mot
enquête 3 . L'expérience leur avait appris que savoir parfois
s'imposer des limitations élégantes est autrement délicat que de
vouloir tout mettre à jour.
La Bulle de Canonisation déclare nettement que le pape Jean
XXII eu à affronter bien des oppositions. La Bulle reconnaît qu'il a
été avant tout question de la « sainteté de vie et de l'authenticité
des miracles » du nouveau Confesseur. Le pape rappelle qu'il a eu
soin de recourir aux conseils de ses « frères les cardinaux de la
Sainte Eglise, afin que la décision fut rendue d'autant plus certaine
qu'elle aurait été davantage mûrie... (surtout) en un sujet aussi dur
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et aussi difficile — in sic arduo et difficili negotio 4 ».
Le Souverain Pontife use de périphrases. Engager le processus de
canonisation d'un Maitre condamné, sous peine
d'excommunication, dans les deux plus grandes Universités de la
chrétienté, Paris et Oxford, constituait une affaire autrement grave
qu'une question « difficile et délicate ». Proclamer officiellement
digne de la vénération publique un saint dont le nom soulevait
l'indignation des disciples du compréhensif saint Augustin, était
un véritable défi5 .
L'on comprend qu'en de telles conditions le pape Jean XXII ait
recommandé à ses enquêteurs d'éviter tout ce qui n'avait point
strictem en t tra it a ux vertus de frère Thomas. Pour concrétiser
le problème, imaginons les précautions qu'aurait dû prendre un
pape décidant à peine un demi-siècle après le supplice de Jeanne
d'Arc de faire solennellement vérifier sa sainteté 6 .
*
* *
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Barthélémy de Capoue avait connu et aimé frère Thomas. Le
frère Jean de Gaiata l'avait instruit des confidences suprêmes de
Réginald de Piperno. Sa situation lui donnait actes à nombre de
secrets. Gra n d offic ier du roi de Naples et de Sicile — dont
dépendait Avignon où le pape était alors reçu et protégé 8 — il
constituait un témoin dont l'on enregistrait les propos et qu'on
interrogeait avec ménagements. Il n'aurait jamais accédé à un tel
haut poste, surtout en un tel Royaume, s'il n'avait subtilement
évité l'usag e d es formules fracassantes. Les vérités doivent le
plus efficace de leur succès au caractère discret de leur
présentation. Aussi n'est-il point téméraire de supposer que
Barthélémy de Capoue — et d'autres avec lui — ont secrètement
compté sur la stupeur que ne manqueraient de déclencher, à
distance, certaines allusions.
Glisser dans une présentation innocente des incises pouvant
modifier le sens de déclarations dont la teneur n'offre aucune prise
aux complications fâcheuses, est un art aussi -vieux que le monde.
Et l'air de la mer tyrrhénienne fut de tout temps particulièrement
favorable à cet art. Barthélémy de Capoue nous en fournit un
remarquable exemple.
*
* *
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4) Son départ, le mois suivant, de Naples par la route de
Rome ;
5) La halte à Maênza, dans le château de sa nièce Françoise de
Ceccano. Halte d'une durée non précisée. Elle justifia la
consultation de Bernard Ayguier, abbé du Mont-Cassin ;
6) La soudaine aggravation de sa fatigue, sa requête pour
achever ses jours pres des moines cisterciens de Fossanova.
La surprise causée par la rapidité de sa mort un mois après
son arrivée, le 7 mars ;
Les obsèques à Fossanova, dans le rite cistercien, et sous la
présidence d'un évêque franciscain.
*
* *
9 « Ex hoc spero in Deo quod, sicut venit doctrinae meae, sic cito finis erit
vitae meae. » G. de Tocco, ch. 57, Vita, p. 120 Bernard Gui, Vita..., § 27, p.
193 ; Pierre Calo, p. 43-44 ; Laurent, « Fontes... », R.Th., 1926.
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I
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caractères respectifs. Veut- il ainsi prévenir qu'il répète
simplement pour la forme, mais sans la prendre au sérieux, la
version communément admise ? Bien sûr, il avait, comme témo in
officiel, prêté serment de dire la vérité. Il respecte le serment.
Fidèlement il répète « ce qu'on disait » au sujet de ce que frère
Thomas « aurait dit à Réginald ». L'heureuse conclusion de l'enquête
exigeait que l'on évitât les problèmes n'ayant pas directement trait à
la démonstration de la vertu de frère Thomas. Le Logothète se
gardera donc de mettre en cause la version officielle. Fin
diplomate, il sait bien que les initiés comprendront.
Il sauvegarde au maximum les convenances. Puis, il poursuit :
« Réginald, craignant que l'excès de travail n'ait cérébralement
épuisé frère Thomas, l'incita (pour le guérir ? ) à reprendre son
labeur d'écrivain...12 » Alors, comme s'il voulait couper court à cette
aimable insistance, Thomas poursuivit : « Réginald, je ne puis, car
tout ce que j'ai écrit me semble de la paille. » « Alors, frère Réginald
stupéfait... » (« Tunc frater Raynaldus stupefactus quod...13 »). Le
texte tronqué, s'interrompt. Nous ignorerons toujours le motif de
la stupeur de Réginald devant une aussi étrange déclaration. Frère
Thomas ne s'était jamais fait illusion sur la relativité de son
œuvre ! Et il aurait attendu d'avoir rédigé l'article 4 de la question
90 de la Troisième Partie de sa Somme immense pour réaliser
qu'il avait consacré sa vie à entasser de la paille... 14
*
* *
ami, son confident qui, par ailleurs le pressait d'achever une œuvre dont
avaient été rédigés 512 questions et 2 669 articles (près de cent mille objections
et réponses). Logiquement, le responsable d'une aussi énorme
accumulation d'inutilités aurait dû prescrire à Réginald de la retirer de
circulation. Or, Réginald fit le contraire. Nous lui devons la composition du
« Supplementum », complément de la Somme. Ce n'est pas le comportement
d'un ami, fidèle héritier de la pensée de son Maître.
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précision nous surprenons le procédé du Logothète subtil. Il
présente, sans broncher, une conversation invraisemblable de la
part d'un socius avec son maître. Tout autre était le style de
leurs relations. Comme tout socius, Réginald était, par les
Constitutions, tenu d'obéir au Maître qui, de fait, était son
Supérieur. Et il se serait soudain transformé en inquisiteur
indiscret ! Et ce, dans le château même de la sœur préférée de
Th oma s ! Im pavide, Barthélémy de Capoue ajoute que Thomas à
bout de résistance, avoua sous le sceau du secret : « Tout ce que
j'ai écrit n'est que paille à côté de ce qui m'a été révélé ». Le
Logothète se doutait que les non moins subtils enquêteurs
savaient à quoi s'en tenir.
Ils savaient en effet que souvent frère Thomas avait bénéficié de
grâces hors série. Chacune lui avait apporté une aide efficace dans
son enseignement. Ce n'était point pour de « la paille ». A quoi bon
Thomas aurait-il professé que la Théologie était une
participation, sur le plan du savoir humain, de la vision que Dieu
a de lui-même. Et soudain il déclarerait la totale inutilité de son
immense effort d'instruire ! De plus il avait reconnu avoir été
parfois écla iré par Moïse et Saint- Paul15 . Ceux-ci avaient bien
dû transmettre fidèlement la vérité.
Sur le plan doctrinal qui n'est point celui de l'histoire,
l'explication donnée du soudain silence de Thomas touche à
l'absurde. Une grâce divine authentique n'a jamais incité un
religieux à manquer à son devoir d'état. Envoyé à Naples pour
enseigner, Thomas avait enseigné. Autre est la fatigue, plus ou
m oin s p rofond e, qu'ép rouve l'organisme à la suite du labeur et
des interventions exceptionnelles de la grâce, autre la décis ion
d'arrêter une fonction fixée par l'obéissance.
De plus, cette « impossibilité d'écrire quoi que ce soit »
n' emp êcha pa s frère Thomas de répondre par écrit à une
consultation de l'abbé du Mont- Cassin16. C'était le 5 février, alors
qu'il était en route vers le Concile de Lyon, où l'auraient attendu
bien d'autre « pailles ».
*
* *
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Présenter cet état de prostration et d'impuissance comme la
conséquence d'une « vision des choses divines » est
théologiquement et psychologiquement inacceptable. Sans
compter, avons-nous dit, que cette explication implique la
négation, chez Thomas d'Aquin, du sens de l'obéissance
religieuse.
Aucun exemple historique ne permet d'affirmer que l'Eglise ait jamais
canonisé un religieux qui, arguant de visions divines exceptionnelles,
s'était de lui -même soustrait à la fonction à lui confiée par ses
Supérieurs. Il en irait tout différemment, cela est de soi évident. Si, pour
des raisons dont la divulgation n'a point été jugée utile, les Supérieurs
avaient ordonné à frère Thomas de cesser tout enseignement.
L'histoire est, sur ce point, d'un mutisme absolu. Aucune possibilité
n'existe d'y suppléer. En un domaine aussi grave, la discrétion s'impose.
Il n'en demeure pas moins que l'honnêteté historique exigeait l'examen
du motif transmis par la tradition avec une tranquillité invraisemblable.
L'explication de l'interruption de la carrière enseignante de saint
Thomas est en contradiction avec sa grandeur religieuse 17 .
Ceci ne met nullement en question l'authenticité de ses
extases. C'est bien à tort qu'elles furent évoquées comme
justification de son interruption d'enseignement. Tout au plus
pouvaient-elles permettre à certains disciples, plus généreux que
lucides, de tirer gloire d'un Maître ainsi favorisé de Dieu.
*
* *
mois de sa vie dans une sorte de dédoublement exta tique. In Vie Sp., 1924,
p. 312-336, il évoque le cas de saint Jean de la Croix. Mais saint Jean de la
Croix n'était point chargé, par obéissance, d'enseigner. Et cela change
tout.
18 Sur ce point trop ignoré, cf. compte rendu par Simonin de l'étude
de Petitot sur la mort de saint Thomas (Vie Sp., 1924, p. 312-336), in Bull.
Th., nov. 1925 ; Bibliographie critique, p. 17 - 20.
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II
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Reportons-nous aux registres pontificaux où sont
minutieusement rapportés les faits concernant ce grand
événement. Un Concile Général n'a rien d'improvisé. Il exige des
mises au point minutieuses. Or, au mur siècle, les moyens de
communication étaient loin d'égaler les nôtres. Puisqu'il s'agissait
d'un Concile visant explicitement le rapprochement des Latins et
des Grecs, sa réunion exigea nombre d'échanges préalables. Or,
pour atteindre le monde grec, le pape dut recourir, pour les sauf -
conduits indispensables, au Roi de Naples, Charles 1 e r d'Anjou,
qui avait pour vassal le roi de Chypre dont alors Byzance
ressortissait. L'Histoire Générale confirme les mesures prises par
Grégoire X. Pratiquement, tout passait par Na ples où, dans un
h um b le couven t, en sei g nait Thomas d'Aquin.
*
* *
nécessitées par ce Concile, cf. Histoire des Conciles, Heffelé (Leclerc), VI,
I, p. 153 suiv. L'on doit ajouter les démarches près du roi de Naples :
1° pour obtenir des sauf-conduits pour les Grecs, Regist. Grégoire X,
édit. Guiraud, n° 198, lettre du 7 novembre 1272 ;
2° pour qu'il renvoie l'expédition qu'il projetait contre
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*
* *
Plus importante était la préparation du Concile proprement
dit : le choix des problèmes dont on traiterait. Grégoire X
demanda, le 11 mars 1273, un rapport à Jean de Verceil 27. La
réponse n'a pas encore été retrouvée.
Par contre subsiste le rapport que, sur l'ordre du Pontife,
rédigea l'ex-Maitre Général, Humbert de Romans, prédéces seur
immédiat de Jean de Verceil. Ce texte est peu connu. Nous
devons au P. Mortier d'en connaître des parties révélatrices28 . Un
tel texte honore à la fois le lucide courage du signataire et
l'honnêteté du pape récipiendaire. L'énergie avec laquelle est
mentionnée la compétence exceptionnelle d'Albert et de Thomas
d'Aquin, pourrait expliquer la convocation, incontestablement
tardive, du grand théologien. L'invitation, reçue en décembre 1273
ou janvier 1274, démontre que Grégoire X savait la présence de
Thomas à Naples. Du reste, le pape était, depuis 1272, en
correspondance suivie avec le Souverain du Royaume.
*
* *
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clerc qui puisse comprendre les lettres envoyées par les Grecs.
On pâlit sur les livres de philosophie et de droit 29 , et l'on
n'étudie plus ni les langues ni la théologie.
Surtout Humbert de Romans dénonce les méfaits du
négativisme systématique de certaines gens d'Eglise. Il proclame la
nécessité de reconnaître le capital intellectuel des philosophes
humains. Il souligne le gain que constitue pour l'Eglise l'œuvre
positivement compréhensive et constructive d'intelligences hors-
pair. Les désignations personnelles étaient ici inutiles. Aucun
spécialiste ne pouvait, à l'époque, ignorer qu'il s'agissait d'Albert
et de Thomas :
La philosophie a été explorée par quelques hommes d'Eglise
d'intelligence supérieure. Tout ce qui la concerne a été par eux
scruté, et nombreux sont les problèmes qu'ils ont, plus clairement que
les philosophes eux-mêmes, pénétrés, grâce à la science divine
qu'ils possédaient. Ils ont, sur une multitude de questions, mis en
lumière deux vérités : à savoir que non seulement la philosophie
ne contredit point la foi catholique, mais encore qu'elle peut, en
sa quasi totalité, être mise à son service 30.
Que le pape ait accepté de pareilles « vérités » est à son é loge.
L' on n e sa ura it d écemment exiger qu'au terme du Concile il
créât card inaux Albert le Grand et Humbert de Romans. Les
appréhensions de ce dernier s'étaient révélées par trop justifiées.
Dans la mesure où ce rapport rappela à Grégoire X l'utilité de la
présence de frère Thomas d'Aquin, il déclencha, de la part de ce
Pape, une décision incontestablement méritoire.
Plus d'un siècle et demi après, le doux (futur saint) Antonin,
archevêque de Florence, crut devoir ajouter que le pape pria
Thomas d'emporter le texte de la Contra Graecos, composé en 1261
à la demande d'Urbain IV31 .
les Maîtres Généraux comme une science d'arrivistes. Cf. art. cit. de
Dondaine, in Arch. FF. PP.. 1941, p. 115 -116 ; surtout 134 -135.
30 « Philosophia inconculta per viros quosdam catholicos excellenti
ingenii, qui omnia apud eam investigaverunt, et multo clarius quam ipsi
Philosophi plura intellexerunt propter divinam scientiam quam habuerunt, et
in his in pluribus eos illuminaverunt quod non solum non rebellat
philosophia catholica fidei sed redacta est quasi tota in obsequium ejus. » (E.
Brown, Appendix ad fasciculum « rerum expectandarum », Londres, 1890, p.
187, cité par Mandonnet in D.T.C., art. « Frères Prêcheurs », col. 886 ; et
Mortier, Histoire..., II, p. 88 suiv.)
Fidèle à lui -même, Humbert de Romans suit ici l'une des
préoccupations majeures de son Généralat, cf. Douais, Essai..., append.
VIII, « de studio philosophiae », p. 175-177, et l'o rientation du Grand
Chapitre de Valenciennes en 1259.
31 Chron. III, titre XXIII, c. vil ; cf. Mortier, Histoire..., II, p. 96, note.
Saint Antonin reprend l'indication de Bernard Gui, n° 27. Prümmer,
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Le pacifique Antonin voulait probablement attribuer à la mort
inopinée de l'auteur du texte-miracle l'échec de la tentative de
Grégoire X.
Comme beaucoup de justifications tardives, celle-ci soulève
des difficultés supplémentaires. Elle suppose que la Curie avait
fait bien peu de cas d'un écrit adressé directement à Urbain IV
par frère Thomas. L'original avait dû être égaré puisque Thomas
d ' Aq uin se voya it p rié d'en apporter un exemplaire ! Par ailleurs,
saint Antonin devait croire que ses lecteurs n'éprouveraient aucune
curiosité de vérifier le texte de cette œuvre. Or, loin d'être une
approbation sans réserves du travail soumis par Urbain IV, il
comportait, nous l'avons vu, des réticences sérieuses. Enfin,
l'hypothèse présente un saint Thomas étranger à l'évolution
documentaire au cours des treize années écoulées depuis la
composition du Contra Graecos 32 . Pareil immobilisme, en
m a tière d ' in form a tion patristique, est aux antipodes du souci,
dont il fit toujours preuve, de mise à jour dans l'ordre des
documents. Sa charité pousse saint Antonin à présenter l'invitation
à participer au Concile Général comme une consécration, dès son
vivant, de la sainteté de saint Thomas. Malheureusement elle
n'est que touchante.
Barthélemy de Capoue se garde d'omettre de préciser quelques-
uns des incidents de ce voyage. Les enquêteurs tenaient à ce que fût
mise en relief la considération dont fut entouré le grand
théologien. Le Logothète se garde de les décevoir. Toutefois, il
relate, sous la foi du serment, une conversation étrange.
Voulant distraire son ami, qu'il sentait accablé, Réginald
l'entretient du Concile. L'événement était à l'ordre du jour.
Rég ina ld invita frère Thomas à partager l'espérance commune :
« Maître, voici que vous allez au Concile. Là, vont se produire une
foule de bienfaits pour toute l'Eglise, pour notre Ordre et le
Royaume de Sicile33 » . Le royaume de Sicile était la patrie de
Thomas. L'attention ne l'émeut guère. Il se contente de répondre :
« Dieu fasse qu'il s'y accomplisse de bonnes choses » (« Deus
concedat quod fiant ibi bona »). C'était certes un vœu — mais à la
limite du scepticisme. Réginald le sentit. Mais il voulut son Maître
plus joyeux encore.
Il poursuivit : « Vous et frère Bonaventure serez cardinaux, et
vous serez pour vos Ordres une gloire... ». En dépit des
protestations de Thomas, il insiste. Imperturbable, Barthélemy
Fontes..., § 27.
32 Dondaine, in Arch. FF. PP., 1951, p. 320 -446, « Contra Graecos »,
démontre que bien avant frère Thomas, l'Ordre avait pris contact avec les
Grecs. Et, avant le Concile de Lyon de 1274, le franciscain Matthieu
d'Aquasportata l'avait devancé dans cette voie (toc. cit., p. 394 -401).
33 Laurent, Proc. Can. Neapoli, n° LXXVIII, Fontes..., p. 375.
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d e Cap oue va jusq u'à citer les témoins de la scène. Faire
entrevoir la possibilité du cardinalat, pour encourager un
religieux dont la phobie des dignités était célèbre, était de la part de
Réginald, le confident le plus intime de sa vie, une maladresse
inimaginable. Ainsi, pour encourager un religieux dont il connaissait
la vertu, son meilleur ami aurait cru nécessaire de le traiter en
ambitieux ! Le procédé apparaît indigne de la psychologie la plus
élémentaire. Heureusement Barthélemy de Capou e s' empr es se de
p ré c is er q u' i l n ' a « p o in t assisté personnellement à la scène ». Il
tenait le récit de Jean de Gaiata, confident suprême de Réginald
vers 1290.
Or, en 1290, Bonaventure était déjà mort. En 1274, il était
revenu cardinal du Concile de Lyon. Qui nous dit si Réginald n'a pas
délibérément évoqué cette scène de 1274, pour obtenir une fois
encore une déclaration sur la pensée de Thomas sur les dignités ? :
« Raynald, sois assuré que, pour moi, je ne changerai de
condition34 ». A chacun de conclure et... de comparer...
Le Logothète avait auparavant rapporté un accident arrivé à
frère Thomas. Il heurta de la tête la branche d'un arbre tombé à
travers la route. « Ce n'est rien », avait-il répondu au bon Réginald
alarmé. Et Barthélemy de Capoue de préciser la présence de deux
personnes notables : un nommé Guillaume, doyen de Trani, futur
évêque de Taeno, et le neveu de ce dernier, simple prêtre qui
devait mourir doyen. Il s'appelait Boffridus.
Ainsi sommes-nous avertis de l'extrême simplicité de la
troupe des voyageurs. Le déplacement du plus célèbre Maître de la
chrétienté se déroulait sans faste. Il était conforme au style que
saint Dominique avait désiré.
*
* *
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les parages. Il le fit amicalement prier de venir en personne au
Mont-Cassin pour y dirimer un problème de théologie qui divisait
ses religieux. Il y a tout lieu de croire que s'il l'avait su malade, il
se serait abstenu de lui proposer cette fatigue supplém entaire.
Or, sans faire allusion à sa propre santé, le Maître accueillit
courtoisement la demande. La seule excuse qu'il présenta n'a rien
à voir avec sa santé. « Etant donnés la longueur des offices de
Carême et le jeûne », il pria l'Abbé Bernard de lui faire parvenir le
texte en litige. Il semble aussi vouloir surtout éviter aux moines un
excès de fatigue. Il propose la solution pour eux la plus simple : il
leur suffira de lire sa consultation. Déférant à sa demande, le
Père Abbé lui fit parvenir le texte des Morales de saint Grégoire.
Ce fut en marge même de l'ouvrage que Thomas écrivit la
solution dem and ée36 . Le texte fait partie des archives de
l'Abbaye37 .
Mandonnet estime que ce fut le tout dernier manuscrit de saint
Thomas. Quelques graphologues sont moins affirmatifs. Ceci n'enlève
rien à la justesse des réflexions de Mandonnet. Cette ultime
consultation « semblait revenir de droit à cette illustre maison où,
enfant, il avait été, par les siens, offert à l'oblation bénédictine.
C'est là qu'il avait appris à lire et à écrire ; là aussi que plus
tard, quand il était déjà frère Prêcheur, Innocent IV lui avait
proposé en vain (vers 1249) de devenir un pui ssant abbé, en face
du manoir de ses ancêtres 38 ».
*
* *
du Père Abbé, Thomas ne se serait point permis une telle liberté. Sans
doute, tenait-il à souligner le caractère strictement privé de cette consultation ?
Il avait cessé de composer pour le public, le 6 décembre 1273. Cet aspect
du problème semble avoir été négligé par les historiens. Les mœurs du temps et
la délicatesse de frère Thomas lui confèrent une confiance non négligeable.
37 Mandonnet, Des écrits authentiques..., p. 120 suiv. ; in full. Th.,
1929, p. 322-323 et note, où il cite une étude de Dom Caplet sur le texte
conservé dans les archives du Mont-Cassin, p. XCVII, n. 91 ; cf. supra, n. 16.
38 Op . cit., p. 120 -123.
39 Des harengs « apprêtés à la parisienne », précise B. Gui, Vita..., n° 37.
Détail mentionné dans la très officielle Bulle de Canonisation
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forme, sommé par les enquêteurs de reconstituer les détails de
cette histoire de harengs. Pour Réginald, c'était par un miracle de
Dieu que le pêcheur Bordonarius les avait apportés en ce lieu où
l'on n'en voyait guère. Nous apprenons ainsi que « tous, la comtesse
Françoise et son mari compris, mangèrent au château, ce jour-là, du
hareng ». Et préparé « à la paris ienne » ! Jean de Naples dut
expliquer aux enquêteurs que la recette consistait à les cuire en
sauce (« allisatas in brodio »). Mais il se voit prié, par ses
interrogateurs minutieux, de bien préciser si ces harengs étaient
de véritables harengs. Le brave Jean de Naples, pour les
persuader, ne trouve rien de mieux que de leur donner sa parole que
ces harengs-là ressemblaient comme des frères à ceux qu'il avait
« lui- même vus à la Curie Romaine près de Viterbe ». Devant cet
argument, les enquêteurs arrêtèrent l'interroga toire 40.
Ils avaient, et le témoin le savait bien, des raisons précises de
chercher à reconstituer ce que, durant son séjour à Maë nza, frère
Thomas avait mangé. Cette déposition, en vérité inattendue,
contient d'étranges incises. Jean de Naples atteste formellement
que Réginald ne parla point à la légère de « miracle ». Le
marchand de poissons Bordonarius fut le premier stupéfait de
constater que les « sardines » qu'il savait avoir achetées au départ
s'étaient transformées en harengs. Ce qui lai sse entendre que
frère Thomas avait été bien inspiré en réclamant précisément des
harengs. Admirons au passage la compétence piscicole de
Réginald.
Que tous, religieux et habitants du château, aient mangé de ces
mêmes harengs sans être incommodés dut rassurer les
enquêteurs. D'autant qu'au surplus Réginald, Jean de Naples le
souligne, avait pris soin, grâce à Dieu, de s'enquérir de la fraîcheur
des dits harengs.
Donc les harengs ne sont point à l'origine de la subite aggravation
de la santé de frère Thomas. Malgré tout il se sentit décliner au
point de supplier les religieux cisterciens de Fossanova, qui étaient
restés près de lui quatre ou cinq jours, de l'autoriser à les
accompagner en leur abbaye distante de douze kilomètres.
*
* *
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aisément. Le Prieur avait, avec ses religieux, vu Thomas célébrant
chaque jour la messe au château de Maënza avec grande dévotion
et larmes.
*
* *
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III
(BERNANOS.)
Le témoin, frère du Mont-Saint- Jean, précise que, dès son
arrivée à Fossanova, l'état de Thomas alla s'aggravant 44. Il voulut
une dernière fois se confesser à frère Réginald. Et, malgré sa
faiblesse extrême, tint à recevoir, agenouillé, le Viatique.
En présence du Corps de son Dieu, celui dont l'on a tant dit
l'épuisement, voire la prostration cérébrale, tint des propos d'une
bien autre ampleur que ceux d'une simple manifestation de piété.
Frère du Mont-Saint- Jean note qu' « entre autres paroles
publiques admirables », il déclara : « Moi -même, j'ai, de ce Saint
Corps et des autres Sacrements, enseigné et écrit bien des choses,
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conformémen t à la foi au Christ et de la sainte Eglise romaine.
Je soumets et offre tout à sa correcti on 45. »
Cet obéissant démontre, une fois encore, combien l'humilité
chrétienne exclut la platitude. Il déclare, pour lui-même et pour
son œuvre, ne relever d'un autre tribunal que de celui de Dieu et de
son Eglise. Ainsi, la dernière des rares confidenc es publiques de
ce silencieux découvre son secret profond. Qu i o s e r a i t n i e r le
c a r a c t è r e s e i g n e u r i a l d e c e s s im p le s paroles ?
Trois jours et trois nuits, il vécut encore. Et, au matin du 7
mars : « il eut sa mort humaine ». Il avait quarante -neuf ans.
*
* *
Ce décès fut, pour tous, une surprise. Pierre Calo est formel :
l'Abbé et les moines de Fossanova espéraient sa guérison.
La question se pose — et fut posée : « De cette mort, quelle fut la
cause ? » Certainement pas le choc (moral ou cérébral) consécutif à
son extase du 6 décembre. S'il avait été si gravement malade, ses
supérieurs de Naples ne lui auraient point laissé entreprendre un
aussi long voyage. C'est au cours de son séjour à Maënza, chez sa
nièce Françoise, que Thomas commença d'éprouver le malaise,
dont il décela immédiatement la gravité. Car il demanda
aussitôt d'être conduit à Fossanova, « estimant qu'un religieux
devait mourir en maison religieuse »46 . Il avait, déclarent les
témoins, été frappé de langueur.
D'où venait-elle ? Quelle en fut la nature ? Nulle précision n'a
été donnée. Nous savons seulement que le malade ressentait de
plus en plus intensément le froid. Le feu que le Père Abbé faisait
entretenir, en grande quantité, dans sa chambre, arrivait de moins
en moins a la réchauffer. A cette époque, les constats de décès
n'existaient pas. L'on vivait et l'on mourait sans trop savoir
pourquoi ni comment.
Dieu demanda a frère Thomas le sacrifice, pour lui très dur, de
mourir dans une maison religieuse amie, mais étrangère à l'Ordre
auquel il avait sacrifié tant de choses. Néanmoins, il insista pour
« qu'en temps opportun, son corps fut ramené près de ses Frères à
Naples » 47 .
dixit de ipso Corpore Christi... inter quae inseruit ista verba : « Ego de isto
Sanctissimo Corpore et aliis sacramentis multa docui et scripsi, in fide Christi
et sancte romane ecclesie cujus corrections omnia subjicio et expono » (loc.
cit.). L'on chercherait en vain la moindre assimilation de son œuvre à de la
paille.
46 Procès de Naples, chap. 8, n° 80 ; Tocco, chap. 57.
47 « Et idem Doctor mandaverat corpus suum ad fratres sui
Ordinis, apud Neapolim, congrue tempore deportari... » B. Gui,
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Les PP. Mandonnet, Mortier et Petitot disent l'émoi suscité en
Italie par la mort si soudaine de ce colosse de quarante-neuf ans.
Mandonnet évoque la version que deux historiens sérieux, Jean
Villani et Jacques d'Acqui 48, donnèrent de la chose :
Cependant, dès la mort du Saint, le bruit se répandit en Italie
qu'il succomba par le poison.
Le P. Petitot évoque deux témoignages confirmant cette
hypothèse.
En premier lieu, la chronique même du Mont-Cassin. Il est
regrettable que le P. Petitot ait omis de citer la référence précise.
L'argument sera it décisif, car les abbayes attachent grande
importance à la rédaction de leurs chro niques 49.
Le second témoignage émane de... Dante, en des vers du
Purgatoire, composé en 1314, donc quarante ans après la mort de
saint Thomas et trois ans avant qu'il fût question de sa
canonisation. Un Dante présentant une idée en recourant à des
précautions oratoires serait impensable. Aussi désigne-t- il
catégoriquement « son » coupable : Villani, médecin personnel et
âme damnée de Charles d'Anjou. Du reste, le dit Villani avait déjà
fait ses preuves en empoisonnant dans sa maison le fils de Manfred,
un enfant de treize ans. Ainsi, après la victoire de Tagliocozzo, se
trouvaient ruinées les espérances de restauration du Saint- Empire.
Or, la famille de Thomas d'Aquin était considérée comme
appartenant aux Gibelins, ennemis des Français abhorrés de
Dante. Un crime de plus n'était point pour effaroucher Villani.
Dante déclare qu'au Ciel il dépêcha Thomas :
Ripiense al ciel Tommaso per amenda 50.
Carlo venne in Italia ; e, per amenda,
Vittima fe' di Curradino ; e poi
Serions-nous ici à l'origine de l'énigmatique curiosité dont, à
propos des « harengs », firent preuve les enquêteurs ?
A priori rien ne justifie la suppression brutale d'un simple
religieux. Surtout d'un Maître en théologie qui toujours refusa de
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s'immiscer dans les questions politiques. Mais précisément ce Maître
représentait un capital moral célèbre. Or, en politique, les refus
d'intervention sont aussi mal vus que les engagements.
Considérée sous ce jour, qu'il s'agisse d'un laïc ou d'un religieux,
d'un manant ou d'un seigneur, une existence ne pèse guère. Après
tout Pilate vit surtout en Jésus un gêneur indigne du temps
dépensé à le juger.
La comptabilité des humains est bien la dernière dont se
tourmentent les princes. Il est fort possible, encore
qu'indémontrable, qu'à l'exemple de son Maitre frère Thomas ait été
sacrifié à une banale raison d'Etat.
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IV
LES OBSEQUES
*
* *
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rendirent aux obsèques de frère Thomas (que devait présider le
Provincial, puisqu'il s'agissait d'un Maître en théologie), le fait
passa sous silence.
*
* *
*
* *
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morts ensevelir leurs morts 58 ».
En termes très durs, Jourdain de Saxe, premier successeur de
saint Dominique, reprocha aux Frères leur incurie des restes de leur
fondateur59 . Il fallut les sévères rappels de Grégoire IX, qui avait
été l'ami personnel de Dominique, pour que l'Ordre s'occupât enfin
de sa translation et de sa canonisation.
Il serait exagéré de présenter la chose comme le résultat
normal de la piété filiale et de la reconnaissance.
Reconnaissons-le : frère Thomas aurait été désolé de voir sa
dépouille charnelle objet de soins excessifs. Ses frères lui
appliquaient sa propre doctrine, qui si fort scandalisa les
augustiniens, concernant les conséquences de « l'unité de forme
substan tielle ». Tout corps humain tient sa qualité propre de
corps humain, de l'âme à laquelle il doit son organisation. Tout au
long de leur union, leur commune solidarité subsiste. Dès l'instant
où l'âme cesse sa fonction animatrice, son auxiliaire perd jusqu'à
son nom de corps. Il n'est plus qu'un cadavre inanimé, pur sujet
des lois physiques60 . Du point de vue thomiste, parler de « levée
de corps » est une absurdité pure.
Inutile de recourir aux explications faussement élégantes, mieux
vaut reconnaître qu'en accordant aux restes de frère Thomas une
désinvolture confian t à l'oubli, ses Frères se comportèrent en
thomistes excessifs 61.
*
* *
en 1228 (deux ans après sa mort) et leur frère Antoine de Padoue en 1232
(moins d'un an après sa mort). Saint Dominique attendra douze ans sa
canonisation.
62 Denifle, Charlarium Universitatis Parisiensis, I, p. 504 sv. ;
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Paris63 » . Le P. Mandonnet souligne qu'elle représente « de la part de
la Faculté des Arts, une manifestation de sympathie d'autant plus
remarquable qu'elle était — et restera — sans exemple dans les
annales de l'Université 6 4 »
I l s'ag it d' un d ocument officiel, signé du Recteur de la
Faculté des Arts et des Maîtres ès-Arts. Il ne comporte aucune
signature de la Faculté de Théologie. Celle-ci réalisait-elle que mort,
le promoteur de l'aristotélisme apparaissait plus redoutable ? Déjà
ses disciples le lui démontraient 64.
Les Maîtres ès- Arts, eux, réclament la faveur d'accueillir
« mort celui qu'ils ne purent, malgré leurs pressantes instances,
obtenir vivant après le Chapitre de Florence en 1272 ». De plus
ils sollicitent l'envoi de traités dont, à leur demande, frère
Thomas avait, avant son départ, commencé la rédaction. Il devait
les avoir poursuivis. La liste comprend : le commentaire sur le « de
Cœlo et Mundo » de Simplicius, l'exposé du Timée de Platon et...
un ouvrage sur les adductions d'eaux et sur les constructions de
machines (« de aquarum conductibus et de ingeniis erigendis »). Les
Maîtres supplient les Pères Capitulaires d'accepter d'y joindre, s'il
s'en trouve, des écrits traitant de la logique qu'aurait composés
frère Thomas 65.
*
* *
63 Walz, D.T.C., art. « Thomas », col. 627 ; infra : appendice III, texte
Thomas en vente chez les libraires parisiens vers 1275 ; cf. Denifle,
Chartularium..., I, p. 674 ; cf. infra, appendice II.
65 Mandonnet, Siger..., I, p. 204 et n. 1. Cf. supra, n. 64.
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de gouttières pour cracher l'eau (de façon que la base des piliers
ne fût pas inondée)... Si la rosace de style gothique a vu ses
courbes s'arrondir... c'est pour faciliter l'écoulement des eaux de
pluie qui, en gelant dans l'angle où elles séjournaient,
faisai ent souvent éclater la pierre66 .
Certes, tous les Maîtres ès-Arts n'étaient point architectes,
mais leur enseignement concernait les diverses disciplines
qu'exigeait ce métier. Nous ne savons exactement pourquoi ils
recoururent à un non-spécialiste, à propos d'un problème que
cependant ils connaissaient. Peut-être avaient-ils pensé qu'à
Naples leur ami obtiendrait des informations originales. Il serait,
dans le Royaume de Sicile, plus à même d'être instruit des secrets
des Arabes d'Espagne qui, à l'époque, construisaient 1'Alhambra de
Grenade avec ses jardins. Nous percevons ici la réputation
d'informateur avisé et de critique sagace dont, auprès des experts
en techniques fort différentes de la sienne, jouissait frère Thomas.
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V
67 Appendice IV.
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« Albert n'est plus là... Albert n'est plus là...68 ». En q uittant ce
monde, son fils Thomas avait emporté avec lui le meilleur de son
Maître.
A lui seul, le geste de ce vieillard, parcourant à dos d'âne les
neuf cents kilomètres de l'aller et retour Cologne-Paris, constitue
un indicible témoignage de noblesse humaine.
Telle est la conclusion historique qu'apporte à l'existence de
Thomas d'Aquin celui qui fut et demeure le plus proche de son
génie.
FIN
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APPENDICES
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APPENDICE I
1) de Paris vers l'Italie (M. Aron, op. cit., p. 89), « le chemin des
romieux » :
a) par mer (l'hiver) : Paris-Montpellier-Sète... Gênes, etc. ou Paris-
Fréjus (via Aurelia), route de la Corniche (via Emilia), Rome.
b) (l'été) route des Alpes, via Bourgogne (op. cit., p. 110-113) : Paris-
Villeneuve-Saint-Georges – Troyes - Châtillon-sur-Seine, de là
embranchements divers :
— route de la Côte-d'Or (la plus longue) ;
— vers la Saône : Lagny-Bure-Pontarlier-Besançon, etc. ;
— vers le Jura (route de Jules César) : col de Jougne-Lausanne-
Grand-Saint-Bernard (refuge) Val d'Aoste-Verceil-Plaisance-
Bologne, etc. (Mortier, Hist., I, p. 457, opte pour le Mont-
Cenis).
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Capoue-Naples (Walz, Xenia, III, p. 45, n. 4, d'après Miller ltineraris
romane, Stuttgart, 1916, p. 327 sv.).
4) Paris-Belgique-Allemagne.
« Les routes étaient multiples. L'on doit signaler l'importance
de Liège, la Rome des Gaules » (Aron, op. cit., p. 194) et celle
de Cologne.
APPENDICE II
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Supra textum Sententiarum :
super primum librum, XXXVII pecias ........................... II sols.
super secundum, XLVII pecias ....................................II sols.
super tertium, L pecias ................................................II sols.
super quartum, LXXXI pecias ................................... IIII sols.
Item, Mattheus glossatus per fratrem
Thomam de Aquino, LVII pecias ..................................... III sols.
Item, Marchus, XX pecias ................................................. XVI den.
Item, Lucas, XL pecias ............................................................II sol.
Summa fratris Thome de Aquino super theologiam
continet in primo libro, LVI pecias .......................................I sol.
Item, in prima parte secondi libri
predicte Summe sunt, LX pecie ........................................III sol.
Item, in secunda Parte secundi libri sunt LXXXXIIpecie .....IIII sol.
Item, Questiones fratris Thome
de Veritate continent, LXVI pecias ................................. III sol.
Item, Questiones de Potentia Dei, XXVIII pecias ............. XIIII den.
Item, de Spiritualibus creaturis, V pecias ............................III den.
Item, Questiones de Anima et
de Virtutibus, XXIIII pecias .......................................... XII den.
Item, Questiones de Malo, XXVIII pecias ......................... XIIII den.
Item, Questiones de Quodlibet, XIIII .................................. VII den.
Summa fratris Thomae contre Gentiles
continet, LVII pecies ........................................................III sol.
Item, de Perfectione status, VII pecias ................................IIII den.
Item, Postille ejusdem super Johannem
continet pecias XLI ....................................................... XX den.
APPENDICE III
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« Aux Pères vénérés dans le Christ, le Maître et les Provinciaux de
l'Ordre des Frères Prêcheurs, ainsi qu'à tous les Frères réunis en
Chapitre Général à Lyon, le Recteur de l'Université de Paris, les
Procureurs et les autres Maîtres ès Arts professant actuellement à Paris... »
www.thomas-d-aquin.com 197
« Ceterum sperantes quod obtemperetis nobis cum effectu in
hac petitione devota, humiliter supplicamus, ut cum quaedam
scripta ad philosophiam spectantia, Parisius inchoata ab eo, in
sua recessu, reliquerit imperfecta, et ipsum credamus ea, ubi translatus
fuerat (les Maîtres parisiens évitent de désigner Naples),
complevisse, nobis benevolentia vestra cita communicari
procuret, et, et specialiter « Commentum Simplicii super
librum de celo et mundo » et « Expositionem Tymei Platonis »,
ac librum « de quarum conductibus et ingeniis erigendis », de
quibus mittendis speciali promissione fecerat mentionem. Si qua
similiter ad logicam pertinentia composuit — sicut quando
recessit a nobis humiliter petivimus ab eodem — ea vestra
benignitas nostro communicare collegio dignetur... »
APPENDICE IV
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Sur ce point, les historiens sont absolument unanimes : Denifle,
Chartulanum..., I, p. 542. Mandonnet, Siger..., I, p. 214 suiv., chap.
ix :» Condamnation du Péripatétisme » ; in D.Th., art. « Frères
Prêcheurs », col. 99-106. Guimaraens : c Studies in the life of Kilwarby »,
Diss. Hist. Arc. Hist., VIII, 1938. D.A. Gullus, « The problem of unity of
form », in Mélanges Gilson, p. 123 suiv. Glorieux : « Comment les
thèses Thomistes furent proscrites à Oxford », in R.Th., 1927, p. 280-
291 ; et « La littérature des correctoires » in R.Th., 1928, p. 69-96.
Le pape avait des raisons graves d'ouvrir une information étant donnée
la révolte de Siger de Brabant et de Boèce de Dacie.
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APPENDICE V
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quamcumque poenam etiam spiritualem , ut videtur7 8 ».
APPENDICE VI
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qui, en mettant en cause saint Thomas (canonisé) atteignait l'Eglise
romaine. En reconsidérant le problème, l'évêque de Paris manifesterait sa
déférence, et vis-à-vis de l'Eglise romaine et vis-à-vis du saint susdit :
eorum propter hoc nuncios ad nos specialiter destinatos, nos
requisierunt nobisque supplicaverunt... veritatis viam
aperiremus, per quam in praedictis articulis, in quantum
doctrinam beati Thome predicti tangere possunt, et sancte Romane
ecclesie ac praedicti sancti honorem ac reverentiam
servaremus...
Vraiment il serait indécent d'exiger d'un dignitaire, contraint de
reconnaître officiellement l'erreur commise par un prédécesseur, qu'il
recourre à des aveux explicites. L'art des mises au point qui sauvegardent
le prestige ne fait guère partie de la mentalité française.
En la circonstance, l'évêque de Paris choisit une formulation
démontrant que, déjà, au xiv° siècle, l'absence de mémoire des auditeurs
et des lecteurs de Paris et alentours permettait de faire admettre une
version postérieure des événements, notablement arrangée. Le P. Laurent
(Fontes..., VI, p. 666-667, n. 5) rappelle ce qu'il advint en 1277 à
Godefroid de Fontaines qui eut l'arrogance de mettre en doute l' a
objectivité » de Tempier. Il cite Mgr Pelzer qui découvrit, sur un manuscrit
du xiv• siècle, des notes marginales signalant les articles de la
condamnation qui visaient directement saint Thomas.
Rome accepta, telle quelle, la lettre d'Etienne Bourret. Exiger plus
n'aurait pas servi à grand chose. Le mal accompli était de ceux qu'on
ne répare point. La sentence de Tempier avait détourné les esprits vers la
scolastique moins compromettante. Les grands fleuves puissants de la
théologie s'étaient déjà enlisés dans les interminables marécages des
querelles d'écoles. Par une sorte d'ironie lugubre, saint Thomas sera
confondu avec ce qu'il avait le plus détesté et traqué avec le plus de
sévérité : les querelles de mots
APPENDICE VII
1) Avant.
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Cantorbury, proclamera, en 1285, son admiration pour l'humilité dont le
vénéré docteur avait fait preuve lors des controverses de 1270. Il n'était
plus importun !
Cf. Mandonnet, Siger..., I, p. 99, n. 4, cite la lettre de Peecham,
Registrum Epist. Joan. Peecham, édit. Martin, London, 1884, III, p. 899
et Analecta Franciscana, III, p. 361 ; D.A. Gallus, « The problem of Unity of
form and Richard Knapwell », in Mélanges Gilson, Paris, 1959, p. 125-160.
Sans doute est-ce pour mieux défendre frère Thomas sur un
terrain considéré par les a spirituels augustiniens » comme leur bien
propre, que ses premiers historiens mirent tellement en relief les
anecdotes concernant l'esprit contemplatif de cet « aristotélicien ». Du
coup, qui les lit, sans tenir compte de l'arrière-plan polémique de leurs
récits, risque fort de le considérer comme un perpétuel « inspiré ».
Il faut croire que son enseignement ne bénéficia guère de tout ce
crédit spirituel. Gilles de Rome, pour pouvoir obtenir la maîtrise en
théologie de Paris, se vit imposer par le pape Honorius IV le désaveu des
thèses de Thomas d'Aquin qu'il avait publiquement défendues
(Mandonnet, « La carrière universitaire de Gilles de Rome », in
R.S.P.T., 1910, p. 480-489: Bull. Th., 1928, p. 349-355 ; 1930, p. 128-139 ;
R.S.P.T.. 1938, p. 48-70 ; 245-262). Godefroid de Fontaines a, sur ce point,
laissé des écrits fort éloquents (Laurent, R.Th., 1930, p. 273-281, etc.).
2) Préparation.
Il est permis de penser que Jean XXII, pape soucieux de doctrine, ne fut
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nullement fâché de saisir l'occasion de ramener les esprits à une vision
plus haute des problèmes. La qualité authentiquement chrétienne des vies
dépasse en importance les questions d'école. Le Christianisme ne saurait
devenir un parti. Il est fort possible que, désireux d'élever le débat,
Jean XXII ait délibérément saisi l'excuse de l'intervention du Roi de Naples
pour amener les disputeurs des divers partis à une vision plus
transcendante de l'essentiel (cf. supra, p. 152). Pourquoi ne point citer ici
Péguy qui a magnifiquement cerné le problème :
... Que me dites-vous lors qu'il y aurait un moissonneur qui aurait
vaincu un vendangeur. Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire. Et qu'est-
ce que c'est qu'une moisson qui aurait vaincu une vendange. Quelle est
cette confusion. Quelle est cette impiété. Que chacun fasse sa récolte,
ceux qui en sont chargés. Que chacun rapporte ce qu'il est chargé de
rapporter. Je ne veux même pas savoir ce que c'est qu'un moissonneur qui
vainc un autre moissonneur, un vendangeur qui vainc un autre
vendangeur... Et que celui qui a trouvé la faucille soit chargé de rapporté
le blé... Et que celui qui a trouvé la serpette soit chargé de rapporter la
grappe... Que me parlez-vous à présent de savoir si c'est la faucille ou
sic'est la serpette qui est le meilleur instrument... Ça dépend pour quoi.
Parlez-moi plutôt des granges éternelles... (Note conjointe, p. 1361-1362,
édit. Pléiade, Œ uvres en prose (1909-1914).
Il n'est point sûr que, dans son bel enthousiasme, le P. Mandonnet
n'ait pas quelque peu cédé à la tentation de faire trop directement
bénéficier le « thomisme » de la canonisation de saint Thomas (Concl.
de son étude, in Mélanges Th., III, 1923, p. 47). En fait, l'Eglise, dans les
décisions prises par les Papes seuls habilités à parler en son nom,
attendra que la distance historique soit suffisante pour déclarer
officiellement où allaient ses préférences. Le P. Garrigou-Lagrange, fort
peu historien cependant, l'a bien discerné (in T.T.C., col. 827, art.
Thomas). En 1879, Léon XIII, avec l'Encyclique Aeterni Patris, soulèvera
ouvertement le problème.
D'où venait cette influence du Roi de Naples ? Depuis le 9 mars 1303,
Clément V était venu se réfugier — provisoirement — en Avignon.Or,
Avignon constituait une enclave, neutre, au sein du comtat Venaissin. Elle
n'appartenait point à la France mais, depuis 1290, aux comtes de
Provence, Rois de Sicile et de Jérusalem9 .
En 1317, le Chapitre Provincial de Naples délègue près du Pape, en
Avignon, les frères Robert de Naples et Guillaume de Tocco, porteurs de
lettres de la Reine-Mère, Marie d'Anjou. A cette époque la Lombardie avec
Milan et la Toscane et avec Florence étaient en lutte ouverte avec le
Pape, Naples était la seule alliée possible dans la Péninsule.
9 Sur le choix d'Avignon par les papes, cf. Yves Renouard, La papauté en
Avignon, coll. « Que sais-je », P.U.F., Paris, 1954, p. 16 -25 ; Waltz, Xenia
Th., 1925, III, p. 120, n. 7 et 8.
Sur les relations de Robert le Sage d'Anjo u (1303-1343) et de la
Papauté, cf. Léonard, Les Angevins de Naples, p. 232 -235.
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Le 13 septembre 1317, le Pape, se décidant pour la cause de frère
Thomas d'Aquin, désigne, comme enquêteurs officiels, l'archevêque de
Naples, l'évêque de Viterbe et Maître Pandolphe de Sabello, son propre
notaire (Mandonnet, art. cit. et Bull. Th. 1924-1926, n° 13 et 18, p. 544
suiv. Texte de la lettre papale cité par Laurent, Fontes..., IV, Proc. Canonis.
p. 269-271).
Il ne cache nullement que c'est à la demande de Marie, Reine de Sicile,
veuve de Charles II (d'Anjou), roi de Sicile, de nombre de ducs et de
comtes, ainsi qu'à la prière de l'Université de Naples, maîtres et élèves,
qu'il fait ouvrir cette enquête. Guillaume de Tocco, relate le rapporteur
de l'enquête, remit aux intéressés le mandat pontifical sous forme de
lettres « les unes ouvertes, d'autres fermées », toutes dûment scellées et
munies des plombs apostoliques « quasdam patentes et quasdam alias
clausas apostolicas litteras... », Laurent, loc. cit., § II, p. 268).
Le 21 juillet 1319, deux ans après, s'ouvrit la première enquête de
Naples. En décembre 1321, quatre ans après la décision pontificale, eut
lieu une seconde enquête à Naples et une autre à Fossanova. Rarement,
tant de miracles, cent dix-huit, furent enregistrés. Sans doute, Jean XXII
avait-il ses raisons de faire, aussi manifestement, constater l'efficacité
auprès de Dieu de l'intercession de celui auquel, ignorant tout des
subtilités doctorales, les simples chrétiens des alentours de Fossanova
recouraient.
Lorsqu'il fut bien établi qu'en ce domaine la bête noire des
ennemis de l'aristotélisme échappait à toute critique, Jean XXII procéda,
le 16 juillet 1323 à la canonisation solennelle de saint Thomas d'Aquin.
Aucun document ne permet d'affirmer que l'annonce de cet acte
solennel du Magistère Suprême, suscita à Paris et à Oxford, où ses
thèses demeuraient condamnées, une joie délirante. Elle dut embarrasser
fort les évêques qui avaient hérité les décisions de leurs
prédécesseurs. Celui de Paris reconnaît, en sa lettre écrite près de deux
ans après, le 15 février 1325, qu'il fut, grâce à un mandat exprès du Pape,
tiré de ses hésitations.
A titre documentaire, rappelons qu'antérieurement à la canonisation,
l'occasion s'était présentée de lever cette condamnation. Benoît XI (ex-
Nicolas Boccasino, Général de l'Ordre des Prêcheurs de 1295 à 1303),
régna du 22 octobre 1303 au 7 juillet 1304. Il disposait des mêmes
.pouvoirs que Jean XXII. Nous ignorons absolument tout des raisons
qui lui firent éviter le problème. Elles devaient être excellentes
puisqu'il fut à son tour béatifié.
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publiquement devant les Frères venus le remercier, la peine qu'en cette
affaire il s'était donnée : « Oui, nous avons travaillé et tenu à ce qu'on
travaillât. Car, lorsqu'il s'agit de notre propre personne, nous le faisons
savoir au T.S. Père par lettre. Mais pour un tel Saint, c'est volontiers
que, lorsque ce fut nécessaire (libenter quando oportuit), nous sommes
intervenus en personne auprès de sa Béatitude » (Mortier, loc. cit. ;
Douais, Essai..., appendice XIII, Bibi. mun., Toulouse, ms. 610 (1, 37-
80-82).
Il y a quelque saveur à constater que celui qui, sur terre, renonça à toute
forme de pouvoir, dut sa canonisation au remuement de si notables
personnages.
A P P E N D I C E VIII
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à leur tour accomplir leur tâche. Ici, il s'agit moins d'un titre que d'une
consécration.
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l'exceptionnelle importance12 .
Albert fut le premier à être, de son vivant, salué de « Grand ». Et cela
par des contemporains qui savaient la portée d'un tel mot. Il avait, à leurs
yeux de techniciens, une signification ressortissant d'un tout autre ordre
que le titre de « Dominus » auquel lui don nait droit son épiscopat.
Mandonnet signale que les « philosophes païens » ne bénéfi-
ciaient point d'un traitement de faveur. C'était uniquement la valeur
de leurs travaux qui avait valu, à Aristote le titre de « Philosophus », à
Averrhoès celui de « Commentator », à Avicenne celui d' « Expositor ».
Bref, les maîtres du Moyen Age pratiquaient, avec rigueur, la critique
minutieuse des autorités. Ceci explique l'étonnante liberté dont fit preuve
saint Thomas à l'égard des Pères'.
Cette sévérité avait l'inconvénient de permettre aux maîtres amis de la
facilité de se contenter de présenter, sans les expliquer, les conclusions
d'autorités qu'ils savaient admises. Nombreux sont les textes, qu'aime citer
le P. Chenu, où saint Thomas proteste contre cette conception trompeuse
de l'enseignement.
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12 P. 115, n. 3.
13 Denifle, Chartularium..., I, p. 128 ; Walz, in D.T.C., art. « Thomas »,
col. 625.
14 In de recuperatione Terrae sanctae, édit. Ch. Langlois, 1891, p. X.
15 Le même auteur qualifie saint Thomas de « precellentissimus
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vigoureuse contre-offensive de ses partisans : « Doctor communis »18 . Il est
évident que « communis » dit extension générale de sa diffusion.
Le Chapitre Général de Metz, en 1313, s'était contenté de le
reconnaître comme « doctor sanior et communior ». Celui de
Lucques, en 1317, reprend les termes de « doctor communis comme
couramment admis par l'Université de Paris19.
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romaine (cf. Mortier, Histoire..., p. 544 ; Quétif. Echard II, p. 229. Analecta
Ord. Praed. 1924, p. 520, n. 1). Cette impression est la plus ancienne
connue. Or le papier avait été introduit en Europe au XII' siècle. Dès
1360-1370, son commerce s'organisait, cf. Fèvre et Martin : L'apparition du
Livre, coll. Livre de L'Humanité, Paris, 1957.
22 In Analect. Ord. 1924, p. 160, trad. Maritain, in Le Docteur
Angélique, p. 253-281.
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SAINT THOMAS D'AQUIN............................................................................... 2
AVANT-PROPOS ...............................................................................................7
AVERTISSEMENT............................................................................................ 11
DEUXIEME PARTIE........................................................................................ 35
TROISIEME PARTIE....................................................................................... 65
I M A I T R E E N T H E O L O G I E....................................................................66
II CE QUE SAINT THOMAS DUT AUX PRECHEURS................................... 74
III LES DEPLACEMENTS ............................................................................... 81
QUATRIEME PARTIE..................................................................................... 89
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II LES TROIS GRANDES CONTROVERSES................................................. 134
III LE LUTTEUR SOLITAIRE........................................................................ 139
APPENDICES ..................................................................................................193
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