Saint Thomas D'aquin Ou Le Génie Intelligent

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SAINT THOMAS D'AQUIN

ESSAI BIOGRAPHIQUE
Du même auteur

DÉJA PARUS

Par delà la mort, (préface de G. Bernanos), Edit.


Revue des Jeunes, Paris.
Le moi retrouvé, Ed. Lardanchet, Lyon.
L'argent, Ed. Lardanchet, Lyon.
Le monde des esprits, Ed. du Rocher, Monaco.
Mes amis les sens (trad. anglaise, italienne,
américaine « Catholic book of the month »), Ed. La
Colombe, Paris. Le Dieu fraternel, Ed. Aubier, Paris.
Saint Dominique (plaquette), Ed. La vie Dominicaine,
Toulouse.
Trois Livres clés (plaquette), épuisé.

EN PRÉPARATION

Les rendez-vous de Dieu (en partie publié en articles


dans la revue « La Vie Dominicaine », Montréal,
Canada). Dieu, Lui, a écouté Job.
CH.-D. BOULOGNE
Dominicain

SAINT THOMAS
D'AQUIN
ESSAI BIOGRAPHIQUE

NOUVELLES EDITIONS LATINES


1, rue Palatine — PARIS (VI')
Nihil obstat :
R.P. Benoît LAVAUD, o.p.
Magister in Sacra Theologia

R.P. Antonin AMARGIER, o.p.


Lector in Sacra Theologia

Imprimi potest :
T.R.P.R. WEIJERS, o.p.
Vicarius Provincialis
Tolosae, die 18 aprilis 1965

Imprimatur
L. GROS, Vie. Generalis
Massiliae, die 26 aprilis 1965
AU PROFESSEUR CHARLES DUBOST
MON AMI
A TOUTE SON EQUIPE
AVEC LAQUELLE NOUS AVONS ENSEMBLE
ACCOMPLI UNE SI BELLE TRAVERSEE

La sainteté est une aventure, elle est


même la seule aventure. Qui l'a
compris est entré au c œur de la Foi
Catholique, a senti tressaillir dans sa
chair mortelle une autre terreur que
celle de la mort, une espérance
surhumaine...
(BERNANOS, Jehanne relapse et sainte.)
AVANT-PROPOS

Thomas d'Aquin quitta ce monde sans soupçonner que l'Eglise


proclamerait sa sainteté. Il avait opté pour l'Ordre de saint
Dominique. Il y mourut simple religieux.
Historiquement, son œuvre procéda de la fonction enseignante
à laquelle le consacrèrent ses supérieurs. Le centre de gravité de
sa vie résida en Dieu. Il avait par amour décidé de servir Jésus-
Christ sous la forme et dans le cadre des Prêcheurs.
Isoler de ce contexte son œuvre fausse le problème. Sa fidélité
héroïque aux exigences de sa vocation fut le motif premier de sa
canonisation. Son génie n'entra point directement en ligne de
compte.
En son cas, comme en celui des autres Docteurs, les papes,
pour exclure toute équivoque, dissocient, dans le temps, la
proclamation de la sainteté, de celle de la qualité intellectuelle
des œuvres. Des siècles séparent souvent une canonisation de la
promotion au rang des Docteurs. Ce décalage dans la durée
souligne la hiérarchie des valeurs, caractéristique fondamentale
du christianisme. Traiter comme de purs techniciens de la pensée
les Docteurs de l'Eglise, sans inclure la charité explicatrice de
leur rendement, fausse radicalement la question. Historiquement
et psychologiquement, rien n'excuse un tel contre-sens. Seules
les sciences abstraites permettent cette sorte de séparation. Qu'il
travaille pour tel ou tel idéal, un mathématicien doit à sa vigueur
d'esprit la qualité de ses trouvailles. Mais sans l'amour de Dieu,
les Docteurs de l'Eglise sont inconcevables.
Ils démontrent que, parfois, Dieu requiert le service de
puissantes intelligences, variées au possible. Mais alors, le génie
se reconnaît serviteur. Loin de minimiser sa sujétion, il met sa

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fierté à consacrer ses ressources au service de la charité. Il sait,
mieux que quiconque, ce que cela représente.
Vu du dehors — et souvent après coup — le génie apparaît
comme un don somptueux. Il est loin, cependant, d'avoir
simplifié l'existence de qui le reçut et dut l'exercer. Pour sa part,
Thomas d'Aquin paya fort cher son originalité.
Elle lui valut une carrière autrement riche en incidents que
celle de la plupart des professeurs, surtout religieux. De cette
existence, les « thomistes » soupçonnent rarement le caractère
aventureux. L'évoquer constitue un risque. Il méritait d'être
couru.

*
**

Il va donc s'agir de celui que, le 4 août 1873, Léon XIII


proclama « Patron universel des écoles catholiques ».
Cet acte solennel s'inscrit parmi les « audaces » d'un pape
dont peu de contemporains perçurent la grandeur. Il n'est point
sûr qu'en 1967 les chrétiens acceptent qu'à l'âge des lumières,
les Vicaires de Jésus-Christ s'obstinent à chercher au mu e siècle
le protecteur officiel des intelligences chrétiennes.
Or, loin de minimiser la décision de Léon XIII , ses successeurs
l'ont amplifiée.
A l'embarras de certains de ses portraitistes, Jean XXIII a, dans
une allocution solennelle le 16 septembre 1960, repris à son
compte les vues sur ce point de ses prédécesseurs. Bien plus, il
déclara attacher à l'étude de Thomas d'Aquin une importance
telle qu'il voulait en voir instruits les chrétiens laïcs eux- mêmes.
De cette formation dépend leur aptitude à remplir leurs
responsabilités apostoliques telles que l'Eglise les conçoit. Et, à
sa manière inimitable, le « bon pape Jean » estima qu'un tel sujet
l'autorisait à une confidence personnelle. Il confessa sa fierté de
partager le nom du Souverain Pontife, qui l'an 1324, en Avignon,
canonisa frère Thomas. Lorsqu'à son tour, Paul VI parle de saint
Thomas, il continue une tradition chère au cœur des vicaires de
Jésus-Christ 1
Que tant de papes attachent une pareille importance à l'un
des Docteurs de l'Eglise constitue un phénomène historique. Les
chrétiens, même clercs, en mesurent-ils la portée? Les Gardiens
de la foi ont coutume de strictement peser leurs mots.

1 Nous pouvons mentionner l' important discours prononcé à


l'occasion du 6' Congrès Thomiste International (Rome, 10 septembre
1965). Cf. texte Documentation Catholique, 17 octobre 1965, col. 1747-
1750.

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*
**

Qui fut donc ce Thomas d'Aquin dont les papes rappellent,


avec tant de gravité, l'importance, et qui, cependant, reste l'un
des canonisés les moins connus ? Evoquer son existence est le
but de ces pages.
Ce travail, je le confie avec ferveur, au Père Lacomme, mon
vénéré et inflexible Maître des Novices.
La leçon de notre vieux Père Maître, nous l'avons vue vécue
par un frère, irremplaçable à jamais, le Père Marie-Ange Ricaud,
O.P. La manière dont il gravit le long calvaire choisi pour lui par
Jésus-Christ, nous forc e à considérer « Saint Thomas » avec des
yeux à part...
Qui, au départ, eut soupçonné qu'une agonie de trente-cinq
ans nous découvrirait, en saint Thomas, le frère capable d'aider
ses propres frères à traverser, les yeux ouverts, avec amour, le
plus horrible des chemins où Dieu les engage parfois ? Nous
devons au Père Marie-Ange Ricaud d'avoir appris qu'au cœur de
certains Saharas de douleurs, Thomas d'Aquin était le seul
auteur humain qui permet de vivre et de mourir, en toute
lucidité, selon Jésus-Christ. C'est un poignant et merveilleux
secret d'avoir découvert que ceux qui, tout au long de leur vie, se
savent au bord extrême de la mort, restent fixés, par saint
Thomas, au plus profond de l'Evangile.
Ce « thomisme-là », je l'ai vu à l'œuvre. Qui le pratique — le
Père Ricaud, mon douloureux et maintenant bienheureux frère,
l'a prouvé — se trouve irrémédiablement lié à Jésus-Christ. Et
cela de telle façon que celui qui voudrait tricher, et qui parfois
fait tout pour y parvenir, se trouve dans l'incapacité absolue
d'ignorer qu'il est sans excuse. Qui a été marqué par lui est, par
le terrible « Dialecticien de Dieu », ramené au bercail.
Alors, l'on s'explique l'effroi secret que, d'instinct, il inspire à
qui désirerait un évangile moins âpre. Saint Thomas a contre lui
de trop rigoureusement démontrer que pour nous il ne saurait
être question de rien moins que Dieu. Il rend la moindre
concession impossible. Le plus terrible est que nul ne se sent de
taille à entamer — et à réfuter — la formidable dialectique qui
intellectuellement protège l'absolue primauté de l'Infinie
Tendresse de Dieu.
Sans doute, ceci explique la gravité croissante des
exhortations des papes qui dirigent l'Eglise dans sa traversée de
la mer gluante des équivoques. Nous préférerions tant naviguer
sans histoires, passagers engourdis. Et voici qu'au cœur de la
nuit envoûtante, les grands Veilleurs, infatigables, viennent
impitoyablement troubler notre torpeur. Ouvrir les yeux, utiliser

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à fond nos pauvres têtes, recouvrer la dignité dont Dieu nous a
fait responsables : Seigneur, quel programme !
Prendre les tournants de l'histoire représentait bien des
soucis. Et voilà qu'en plus il s'agit de monter, la tête haute.

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AVERTISSEMENT

Nous tentons d'évoquer l'existence de celui qui conçut une


œuvre dont les papes, de plus en plus instamment, conseil lent
l'étude2 . Force a été d'assouplir le tracé délimitant les frontières
des divers genres historiques. Des thèses à résonance
biographique ont été évoquées. Leur choix, bien qu'objectif,
demeure inévitablement discutable.
Les textes- témoins principaux sont signalés en notes ou
répartis en appendices. Les lois de l'érudition auraient exigé que
de certains détails historiques soient traités autrement que par
allusion. Mais le choix d'une perspective implique, et c'est notre
excuse, quelques sacrifices. Un cadre, même historique, ne
saurait se substituer au portrait. Il ne saurait non plus
transformer en tableau une esquisse. De cette esquisse, le Père
Benoît Lavaud a, de bout en bout, surveillé le tracé. Si elle
réussit à évoquer frère Thomas d'Aquin, c'est à cette chaleureuse
et vigilante amitié qu'elle le doit.

2 Sur l'histoire du choix de Thomas d'Aquin par l'Eglise, les papes


sont l'on ne peut plus formels. Et Gilson, au cours de son ouvrage « Le
Philosophe de la Théologie », rappelle (p. 121 suiv. et 235 -236) qu'à
l'oc casion du 25° anniversaire de son pontificat, Léon XIII établit
personne llement la hiérarchie des grands actes de son règne. Il déclara
que tous étaient fonction de son Encyclique du 4 août 1879, Aeterni
Patris . Nous laissons aux spécialistes de l'histoire des doctrines l'étude
des consé quences de cette décision, reprise et consacrée par tous les
successeurs de Léon XII I .

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PREMIERE PARTIE

UN CARACTERE

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I

UNE BIOGRAPHIE DIFFICILE

Humble ou puissant, chacun emporte avec lui son secret. Les


biographies les mieux documentées peuvent, tout au plus,
prétendre décrire quelques aspects d'une existence. Encore faut-
il que cette reconstitution repose sur une documentation sûre.
Signalons la différence de rigueur critique à laquelle sont
soumis les renseignements. Tout texte concernant un personnage
sinistre est accueilli avec indulgence. Le mal bénéficie de plus
d'audience que le bien. La criminologie a reçu ses lettres de
créance scientifique, mais non point l'hagiographie. Pour des
raisons, parfois inavouables, nous étendons au passé la méfiance
dont nous entourons nos contemporains.
Ainsi arrivons- nous, sans y prendre garde, à ne guère
admettre pratiquement l'efficacité, dans une vie d'homme, de la
grâce de Jésus-Christ. Les pécheurs nous sont — à bien des
titres — plus proches que les saints. Tout juste si le petit nombre
de ces derniers ne nous les fait point qualifier d'anormaux ! A
quoi bon le nier ? Le pessimisme qui, de nos jours, imprègne les
études concernant les humains, est loin de stimuler les
recherches « hagiographiques ».

*
**

Or, en l'occurrence, le choix de Thomas d'Aquin revêt l'allure


d'une gageure. Parmi les saints canonisés, il est l'un des moins
publicitaires. Le seul énoncé de son nom, à l'intérieur du monde
chrétien, suscite des controverses. Il est devenu le symbole de

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retour en arrière, d'immobilisme intellectuel. A telle enseigne que
le qualificatif de « thomiste », sans tout à fait signifier
« rétrograde », n'a rien de particulièrement louangeur.
Le consolant est que de tels remous prolongent des
controverses vieilles de sept siècles. Quel docteur de l'Eglise
connaît une aussi orageuse survie ? Une telle continuité, en
pareilles circonstances, suppose une cause peu banale.
Il sera moins question ici de sa doctrine que de son existence.
La distinction est loin de simplifier le problème. Nous disposons
d'une documentation dont la pauvreté contraste avec la
bibliographie concernant son œuvre. Le plus grave est que ce
petit nombre de textes suscite des problèmes délicats, parfois
insolubles.

*
**

Si fragmentaires qu'elles soient, les données biographiques


acceptables concernant Thomas d'Aquin suffisent à démontrer ce
dont, par amour de Jésus-Christ, un humain est capable. Le
génie n'explique pas tout. En le canonisant, l'Eglise révèle que la
source du rendement de cette existence a résidé en l'amour de
Jésus-Christ. A ses yeux, les dons les plus magnifiques ne
comptent que dans la mesure où la divine charité les assume.
D'où l'allure particulière des vérifications permettant de déceler,
chez les uns et les autres, l' « héroïcité des vertus ». En ce genre
d'enquêtes, l'Eglise fait preuve d'une pénétration plus perspicace
que souvent on l'imagine. Des possibilités humaines, en bien
comme en mal, elle connaît depuis longtemps les limites. Et ceci
l'autorise à détecter ce qui n'est positivement explicable que par
une fidélité exceptionnelle à la grâce.
Encore que les historiens n'aiment guère le proclamer, l'amitié
de Jésus-Christ constitue le ressort fondamental du
christianisme. Elle seule explique ces surcroîts de bonté, aux
manifestations multiples, qu'aucun autre motif ne justifie. Ils
sont la lumineuse réplique des excès que les criminologistes
attribuent aux passions. Dieu a, Lui aussi, ses « possédés ».
Il n'est point sûr que leur histoire soit moins haute en
couleurs que celles des criminels fameux. Encore faut-il qu'on la
présente sous un jour plus rigoureusement objectif — et moins
uniformément terne que celui dont l'on croit, trop souvent, que la
piété se contente. Chesterton avait raison de reprocher aux
hagiographes « leur tendance à rendre tous les saints à peu près
identiques, alors qu'en fait ils diffèrent autant sinon plus que les
assassins 3 » .

3 Chesterton, Saint Thomas d'Aquin, trad. Maximilien Vox, p. 102

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*
**

De tous les qualificatifs, celui de pittoresque est bien le


dernier que l'on songerait à appliquer à priori a l'auteur d'une
œuvre austère. Sa carrière semblerait la moins fertile en
incidents. Comment ranger ce saint religieux-professeur parmi
les grands aventuriers de l'histoire de la Pensée ?
Ses portraitistes, tardifs, sont loin de modifier cette opinion a
priori. A l'exception de l'émouvant portrait-synthèse, qu'en 1444
environ traça fra Angelico, tous les autres, même signés de noms
illustres — Filippo Lippi en 1488, Ghirlandajo 1480, ou Raphaël
en sa Dispute du Saint Sacrement, 1510 — sont moins
qu'attirants. D'aucuns avancent que le plus ressemblant serait
celui de Juste de Gand au xv° siècle.
En vain chercherions-nous, en ces évocations figées, un rappel
quelconque de l'ardeur avec laquelle la jeunesse se pressait aux
cours du plus fameux des maîtres du Moyen Age, qui tant frappa
les chroniqueurs. Devant ces représentations d'auditeurs inertes,
l'on se demande ce qui put bien inciter les chapitres généraux à
multiplier, tout au long de l'histoire de l'ordre, les rappels à la
modération dans les discussions. Inutile de commenter le soleil
symbolique ornant souvent sa poitrine. L'iconographie n'a guère
flatté ce religieux énorme qui, parfois, écrase du talon un
malheureux barbu, censé représenter Averroès.
Les peintres ont l'excuse d'avoir évoqué un personnage mort
depuis deux cents ans. Ils avaient surtout à se conformer aux
idées de leurs commanditaires. Ce qui laisse rêveur sur l'étrange
image que l'on se faisait de l'auteur d'une œuvre dont la
tranquille ampleur étonnait. La tentation était grande de
concevoir l'auteur d'après ses travaux. Quoi de plus commode ?
L'on oubliait ainsi qu'un abîme peut séparer l'allure physique de
ce qui naît du cœur et de la tête.
A vrai dire, en tous domaines, l' « affaire Thomas d'Aquin » ne
fut exposée que bien après. Un peu et même très tard. Ainsi, à 1
exception de ses écrits techniques, nous ne possédons de lui
aucun document historique contemporain. Sa biographie
proprement dite ne nous est accessible qu'indirectement.
L'assertion, devenue fameuse, du P. Chenu : « Nous avons
d'excellents portraits doctrinaux de saint Thomas, mais pas une
bonne biographie 4 », n'a rien d'un paradoxe.
Le procès même de canonisation ne fournit qu'une base

4 Intr. à l'étude de saint Thomas, Paris, 1950, p. 65

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historique partielle. Son déroulement offre des surprises 5 . A la
demande du roi Robert de Naples, de qui dépendait Avignon, le
pape Jean XXII ordonna l'ouverture, en 1317, d'une enquête à
Naples. Celle-ci eut lieu le 21 juillet 1319. En 1321, deuxième
enquête à Naples et à Fossanova. En 1323 fut signée la Bulle de
Canonisation. Donc quarante-neuf ans après le décès et sept
années (moins trois mois) après l'ouverture de l'enquête. Ce
décalage n'a rien en soi de surprenant. L'Eglise canonise
tardivement ceux de ses fils dont elle a dûment vérifié
l'intercession posthume.
Néanmoins, dans le cas présent, moins explicable que le retard
est la mystérieuse limitation des lieux d'enquêtes officielles. A
Naples, Thomas d'Aquin a seulement vécu les deux dernières
années de sa carrière professorale (de 1271 aux débuts de 1274),
et à Fossanova, son tout dernier mois. En cette Abbaye eurent
lieu la plupart des cent dix- huit miracles relatés par les témoins
interrogés.
Point d'enquête à Cologne où, sous la direction d'Albert le
Grand, il passa ses années de formation et reçut le sacerdoce.
Aucune recherche dans les Etats Pontificaux où il exerça, près de
onze ans, l'office de Lecteur de Curie, accompagnant le pape en
ses déplacements. Ainsi, il passa deux années scolaires à Anagni
(1259-1261), séjourna à Orvieto de 1261 à 1266 ; il dirigea à
Rome, de 1266 à 1267, le studium de sa province ; il fut, par
Clément IV, rappelé à Viterbe de 1267 à novembre 1268. Mais
l'omission la plus déconcertante est celle de Paris, le lieu majeur
de sa carrière. En 1252, il inaugura sa carrière enseignante de
Bachelier Sentenciaire, de Maître en théologie, jusqu'en 1259.
Fait rarissime, il y fut rappelé fin 1268 jusqu'à Pâques 1272.
Donc, il séjourna à Paris près de douze années scolaires, c'est-à-
dire plus de la moitié de sa carrière officielle6 .
Il est, à ce propos, impossible de taire que, « théologien

5 Cf. inf ra, appendices IV et VII


6 « Des quelque vingt années qui marquent la vie publique de Thomas
d'Aquin comme professeur et écrivain... c'est là surtout que le maître a
travaillé, non comme sur un chantier, mais comme sur un champ de
ba taille. J'ai indiqué ailleurs le contenu de ces années ardentes. Durant
le premier séjour, la lutte pour la défense des droits et des privilèges de
prêcher contre Guillaume de Saint -Amour et le parti qu'il avait fondé.
« Pendant le second séjour, sur un front de bataille extrêmement
agrandi, la défense encore des prêcheurs contre les séculiers, la
résis tance contre le vieil augustinisme désemparé et l'attaque contre
l'averroïsme anti -chrétien.
« Mais il est vrai que là encore, et même plus qu'ailleurs, il avait
trouvé, à raison de l'action exercée par son génie sur la multitude des
maîtres et des écoliers parisiens, une masse de disciples fidèles et
dé voués. » (Mandonnet, « Premiers travaux de polémique thomiste »,
R.S.P.T. , 1913.)

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original », Thomas d'Aquin fut loin de bénéficier, auprès des
autorités religieuses de Paris, d'un prestige doctrinal égal à celui
dont, auprès de l'Université, il fut entouré. Trois ans exactement
après sa mort, Tempier, évêque de Paris, condamna, sous peine
d'excommunication, douze de ses thèses spécifiques, sans
toutefois les lui attribuer nommément7 . Le 16 mars 1277, Robert
Kilwarby, ex-provincial des dominicains d'Angleterre devenu
archevêque d'Oxford, renchérit en condamnant, cette fois
personnellement, dix-neuf thèses de Thomas d'Aquin 8. Nous
savons, par une lettre de Peekham, successeur de Kilwarby, au
Chancelier et aux Maîtres d'Oxford, le 7 décembre 1284, que sans
une intervention énergique de la Curie, après le décès de Grégoire
X, Tempier eût condamné toute l'œuvre9 . Encore en 1296, vingt-
deux ans après sa mort, Thomas d'Aquin était, pour ses
partisans, source d'ennuis graves. Godefroid de Fontaines qui,
l'année 1295, en son Quodlibet XII, a. 5, avait osé proposer la
question : « L'évêque de Paris commet-il un véritable péché en
omettant de corriger les articles de son prédécesseur ? »,
reconnaîtra un an plus tard : « Sur ces articles... je ne veux rien
dire par crainte du péril d’excommunication 10 . »
Les réactions publiques partiront de Naples. La première
connue est le célèbre « Quodlibet » de Jean de Naples 11.
Canoniser un professeur aussi âprement discuté exigeait une
honnêteté doctrinale doublée de courage. L'on fit en sorte d'éviter
les querelles d'école : l'intégrité doctrinale et les qualités morales
transcendent ces conflits. Et ceci valut, au futur Docteur
universel de l'Eglise, d'avoir été canonisé par le pape Jean XX II,
en Avignon, le 18 juillet 1323, étant encore condamné à Paris. Ce
ne sera que près de deux ans après sa canonisation que saint
Thomas d'Aquin sera, le 7 mars 1325, officiellement déclaré, par
Etienne Bourret, successeur de Tempier sur le siège de Paris,
exclu de la condamnation de 127712 .

*
**

7 Denifle, Chartularium Universitatis Parisiensis, I, p. 543, n° 423.


8 Denifle, Chart. I, p. 558, n° 474.
9 Denifle, Chart. I, p. 624, n° 562 ; Laurent, Documenta vitae..., p.
634.
10 Quodlibet XIII , 4, cité par Glorieux, art. Tempier in Dict. Th., col.
104.
11 Quodl. VI, 2, en 1316 -1317 ; cf. Glorieux, loc. cit., col. 106 ;

édition du texte par Jellusek O.S.B. in Xenia Thomistica, Romae, III, p.


73-103.
12 Infra, appendices IV, VI, VII .

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Ce sont là des événements étrangers à la biographie
proprement dite de Thomas d'Aquin, cependant ils nous aident à
moins nous étonner de certains vides documentaires concernant
sa personne. Telle, par exemple, la totale disparition de
correspondance privée. Mgr Grabmann, dans son Saint Thomas 13
souligne cette carence que rien, dans ce que nous savons de ce
religieux, ni dans sa doctrine, n'explique. Cette absence apparaît
d'autant plus pénible qu'elle contraste avec l'abondance des
textes épistolaires émanant de très grands religieux 14.

*
**

Le problème, en ces conditions, devient le suivant : comment


rejoindre historiquement la personne même de Thomas d'Aquin ?
Excluons, cela va de soi, toute utilisation « biographique » des
œuvres techniques. Certes, elles permettent de saisir sa pensée.
Sa sainteté garantit leur sincérité. Et ceci rend possible la
vérification de l'objectivité de certaines déclarations.
Toutefois le processus le plus sûr réside dans la confrontation
avec l'Histoire générale et celle de son Ordre des rares données
concernant son activité. Quelques détails de sa carrière
professorale nous découvriront une personnalité assez imprévue.
Pour devenir « saint », frère Thomas eut à mener des luttes
plus subtiles que celles qu'il dut affronter sur le plan doctrinal. Il

13 P. 34
14 Ces hommes si virils étaient capables d'amitiés exquises. Ainsi
Jourdain de Saxe, premier successeur de saint Dominique, a consacré à
celui qui fut la grande affection de sa vie (Henri de Marbourg) des pages
d'un accent si tendre qu'elles révèlent en cette mâle nature, où sembla
dominer l'amour de la science, une sensibilité comme féminine et cette
merveilleuse enfance de cœur dont la fraîcheur de source n'est plus
connue des temps modernes... Il a dit plus tard aux frères que lorsqu'il
montait en chaire c'était Henri qu'il appelait à son aide... Evoquant son
ami mort : « Vous l'avouerai -je, je crois n'avoir jamais autant pleuré. »
On croit entendre saint Augustin au livre IX des Confessions. Encore de
Jourdain ce mot à Diane Dandolo : « J'ai su que tu t'étais blessée au
pied ; j'ai mal à ton pied » (Marg. Aron, Un animateur de la jeunesse au
treizième siècle).
Nous pouvons, sur ce point, citer un passage de la lettre
bouleversante qu'à la mort d'Abélard, Pierre le Vénérable adresse à
Héloïse : « Sœur vénérable et chérie dans le Seigneur... celui auquel tu
fus d'abord unie dans la chair, puis par un lien d'autant plus fort qu'il
était plus parfait, le Christ lui-même l'abrite, maintenant, à ta place, en
son propre sein et comme en un autre toi-même . Il te le garde pour qu'il
te soit rendu — nunc inquam, loco tui, vel ut te alteram in gremio suo
confovet » (Epist. IV, 21, P.L. 189, col. 346-353, citée par Gilson in
Hé loïse et Abélard, p. 127-128)

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lui fallut un caractère dont son génie a caché la vigueur. Un si
complexe combat exigea un dévouement à Jésus- Christ dont nous
devrons au moins suggérer l'ampleur.

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II

THOMAS, ENFANT

Les chroniqueurs qui, plusieurs années après sa mort,


écrivirent sur le Maitre devenu illustre, observent sur son
enfance, une discrétion étonnante. Ils ont au moins évité le genre
d'anticipations dont se délectent souvent les biographes de
personnages célèbres.
De cette enfance cependant trois faits, aux incidences
diverses, nous sont parvenus. Le premier relève des scènes de
nursery. La comtesse Théodora, mère de Thomas, lui arracha de
force un bout de manuscrit qu'il s'obstinait à conserver dans son
bain. Que ce parchemin ait contenu l'Ave Maria parut au bon
Guillaume de Tocco une prémonition de la future dévotion de
Thomas à l'égard de la Sainte Vierge. Ici, le chroniqueur oublie
que, même à l'état de germe, la dévotion aurait dû inciter le bébé
à la docilité, non à l'entêtement.
De toute autre nature est le second incident. Une nuit d'orage,
Thomas enfant aurait vu sa plus jeune sœur, dormant près de
lui, tuée par la foudre. Ce drame expliquerait, dit-on, la crainte
que Thomas d'Aquin aurait, sa vie durant, eue des orages. Or,
jamais il ne parut de tempérament craintif. Toute sa vie, il fera
preuve d'un courage physique et moral extraordinaire. L'un de
ses premiers chroniqueurs, Pierre Calo, soulignera, à l'occasion
précisément d'une terrifiante tempête (dont il ne précise pas
qu'elle ait été accompagnée d'orages) : Il n'avait peur de rien, si
grande était sa confiance en l'assistance divine 15 »

15 « Nihil terribile timens, in co-assistentia divina confidens édit.

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Le troisième souvenir, sous son apparente simplicité, est plus
complexe.
Il s'agit d'une question que Thomas, âgé de cinq ans, posa au
religieux chargé de sa première instruction en l'abbaye du Mont-
Cassin. La tranquille simplicité de l'interrogation en garantit
l'authenticité. Qui, sinon un petit enfant, oserait demander :
« Qu'est-ce que Dieu ? » Le bon moine dut s'en tirer comme il put.
Il est probable que le petit garçon ne se doutait guère qu'il
inaugurait, en sa candeur, les bouleversantes et incessantes
remises en question auxquelles il consacrerait son existence.

*
**

Que faisait, au Mont-Cassin, cet enfant de cinq ans, dont la


famille16 habitait le château de Roccasecca, à une centaine de
kilomètres de distance ? Guillaume de Tocco, conscient de ce que
représentait pareille séparation, précise « qu'il fut conduit au
monastère par sa nourrice comme il convenait » (c. 4).
L'explication n'est guère convaincante. Confier un presque
bébé à une nourrice, même dévouée, alors que les parents sont
encore en vie et qu'il y a tant de grandes sœurs à la maison,
implique un sens familial discutable... Toute précoce qu'on la
veuille, l'initiation d'un enfant à la piété peut fort bien avoir lieu
à domicile. Surtout quand il s'agit d'un milieu largement aisé.
Le P. Mandonnet propose une hypothèse que confirmeront les

Prûmmer, n° 20
16 Thomas était le cadet du comte Landolphe d'Aquin et la comtesse

Théodora, descendante de Robert Guiscard. Le P. Mandonnet, en ses


irremplaçables études sur « saint Thomas, novice prêcheur » (in R.Th.
1924-1925), compte sept garçons et filles. Raynald, maître ès arts puis
poète à la cour de Frédéric II, sera mis à mort après le complot de
Capaccio en 1246 (avec le beau -frère de Thomas, Sanseverino (R.Th.
1924, p. 385). Jacques finira abbé de Saint-Pierre de Sancto (Le., p.
386 ). Philippe, Adénolphe ou Aymon, sera Justicier et Principat de la
terre de Bé névent (I.e. p. 399). Philippe et Landolphe étaient « chevaliers
de Frédé ric II ». La déchéance de l'empereur au Concile de Lyon en 1245
renforcera son mécontentement contre les familles d'Aquin, Mora et
Sanseve rino, unies par des mariages. Mais leur ralliement à la cause
pontificale fut loin de signifier leur attachement à la Maison d'Anjou
(R.Th. 1925, p. 531).
Les sœurs de Thomas d'Aquin étaient : Marotta, qui deviendra
ab besse du couvent de Sainte-Marie-de-Capoue (elle mourra en 1259) ;
Théodora qui épousera Roger comte de Sanseverino ( après 1294).
Marie épousera rainé des Sanseverino, Guillaume ( après 1284),
Adélasie, future femme de Roger de Aquilla, comte de Traetto (  e n 1272)
et une autre tuée jeune par la foudre (Mandonnet in R.Th., 1925, p. 398 -
399 ; Scandone, La v ita ; Pelster I, Parenti prossimi...).

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futures réactions de Frédéric II, quand Thomas optera pour une
autre carrière. Etre fils de famille comporte autant de
désagréments que d'avantages. Le cadet du comte d'Aquin s'en
apercevra. Aucun document ne permet de rien affirmer avec
certitude. Mais il s'agit ici de décisions que l'on évite de confier à
des textes. La raison d'Etat a, pour caractéristique première, la
discrétion.
Sans que l'intéressé eût conscience de la destinée qu'on lui
préparait, le cadet du comte Landolphe fut, par son père, « offert
comme oblat » à l'abbaye. Les droits coutumiers de l'oblature
furent acquittés, les registres en témoignent 17. La donation, datée
du 3 mai 1231, concerne le don d'un moulin et fut précédée de
celle, en espèces, de vingt onces d'or 18 . Ce qui démontre l'aisance
dans laquelle vivaient les d'Aquin, mais aussi la soumission au
bon plaisir impérial. En l'occurrence, le comte Landolphe
sacrifiait son dernier aux visées politiques lointaines de son
impérial cousin. Le témoin le plus subtil du procès de Naples, le
Logothète (nous verrons ce que signifiait ce titre important)
Barthélemy de Capoue, déclare uniement : « Le père de Thomas
fit de lui un moine dans l'intention de le mettre à la tête de
l'abbaye cassinienne19 . » Ce qui confirme l'importance du lignage
de l'enfant. Une recrue modeste n'est jamais l'objet de desseins
aussi ambitieux.
L'abbé avait rang d'archevêque. Il contrôlait spirituellement
les évêchés du sud de l'Italie et traitait de pair à égal avec
l'archevêque de Sicile d'où Frédéric II dirigeait ses lointaines
possessions allemandes. Le Mont-Cassin était à la frontière des
Etats impériaux et des Etats pontificaux. Un abbé sûr était, pour
les Hohenstaufen, un pivot politique essentiel 20 .
L'on pourrait objecter qu'un enfant de cinq ans, même du
point de vue politique, constitue une mise de fonds d'une
rentabilité plutôt lointaine. Nos mœurs actuelles nous aident mal
à réaliser que, durant des siècles, les arrangements et
changements de projets matrimoniaux scellèrent, parfois avant la
naissance des intéressés, des alliances ou des conflits d'Etat.
Maintes fois, les futurs dirigeants des royaumes ou des cités
servirent de gages inconscients des serments de leurs illustres
familles. Ceci confirme l'hypothèse de P. Mandonnet et explique
le choix, par le comte d'Aquin, de son jeune cadet.
Il faudrait tout ignorer de l'Histoire pour imaginer une telle
famille comme une collection de reîtres à peine sortis de l'âge des

17 Mandonnet, « Date de naissance de saint Thomas » in R.Th. 1914,

p. 660 sq
18 Loc. cit., note 3, p. 662
19 Procès..., chap. l XX vi, « monachavit »
20 Mandonnet, in Rev. Th. 1924, p. 384 sq

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cavernes. En 1225, date présumée de la naissance de Thomas,
l'art roman appartenait au passé. Les « Niebelungen », ou
Légendes du Rhin, remontaient au XI ' siècle. Les burghs rhénans,
dont nous admirons les vestiges, avaient depuis longtemps
commencé leur mélancolique carrière de ruines. Le gothique était
en plein essor21 . Les « universités » avaient déjà une histoire 22 .
La Chanson de Roland avait trois siècles d'existence (de 1965
à Colbert). La Légende de Guillaume d'Orange, deux
(d'aujourd'hui à Mozart...).
Gengis-Khan, il ne sera point inutile de le rappeler lors de
certaines œuvres de Thomas d'Aquin, était mort en 1228.
Bien avant le XIII e siècle , l'art de commander exigeait plus de
subtilité que de violence. Or un meneur d'hommes pressent les
ressources d'un enfant de cinq ans. Si peu lettré qu'on le
conçoive, le comte d'Aquin n'aurait point conservé longtemps son
douaire, délicatement situé, s'il n'eût été de taille à mener sa
barque. D'autant qu'un Frédéric II Barberousse n'avait rien de
facile 23 .
D'aucuns voudraient que le comte d'Aquin c hoisît son cadet à
cause du manque de goût de ce dernier pour les armes. Ce qui
revient à prêter au père une psychologie simpliste. L'impérial
parent ne plaisantait pas en pareil domaine. Du reste, cette
assertion sera démentie par la carrière de l'intéressé. Rares

21 « En l'espace de trois siècles, de 1050 à 1350, la France a extrait

plusieurs millions de tonnes de pierre pour édifier 80 cathédrales, 500


grandes églises et quelques dizaines de milliers d'églises paroissiales. La
France a charrié plus de pierres en ces trois siècles que l'ancienne
Egypte en n'importe quelle période de son histoire, bien que la Grande
Pyramide, à elle seule, ait un volume de 2 500 000 m3 .
« Les fondations des grandes c athédrales s'enfoncent jusqu'à dix
mè tres de profondeur (niveau moyen d'une station de métro) et forment
dans certains cas une masse de pierre aussi considérable que celle
visible au-dessus du sol » (Gimpel, Les bâtisseurs de cathédrales, coll.
« Le temps qui court », p. 3)
22 Le monde « universitaire » était constitué avec ses lois et ses

privilèges. En 1120, l’Université de Paris obtint de Philippe Auguste ses


statuts de Corporation autonome, exempte de l’autorité de l’Evêque de
Pa ris, mais non de celle du Légat Pontifical. En 1080, avait été fondée
l’Université de Bologne. Centre de Droit ecclésiastique. En 1222,
l’Université de Padoue. En 1224, fondation par Frédéric II, de celle de
Naples. En 1229, celle de Toulouse. 1244 : Rome. 1247 : Sienne. 1248 :
Plaisance. 1253 : Sorbonne. Soulignons que les Universités ne
comportaient point toutes les chaires de Théologie dont l’enseignement
était d’abord assuré par les Ecoles épiscopales, puis par les Ecoles
conventuelles. Ce qui sera loin de contribuer à simplifier les relations
entre Sé culiers et Réguliers.
23 Il dirigeait ses Etats à partir de la Sicil e . R. Grousset le note dans

Figures de proue. Il signait : « … imperator Jerusalem et Siciliae rex »


(Huillard-Bréholles, Hist. Diplomatici Frederici II i)

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furent les professeurs qui eurent à affronter d'aussi complexes
batailles. En fait, ce très obéissant cadet n'attendra guère pour
démontrer à tous, empereur compris, qu'en ce qui concernait
l'orientation de sa vie il n'entendrait laisser les autres décider en
ses lieu et place.

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III

LE CHOIX DE THOMAS

Nous savons qu'en 1239 l'Empereur détruisit — une fois de


plus — l'abbaye du Mont-Cassin. Le fait expliquerait l'envoi à
Naples des enfants confiés aux moines. Ainsi Thomas reçut en
cette ville son initiation de base, trivium et quadrivium. L'on
conçoit qu'alliée du pape, sa famille n'ait point fait revenir le
jeune garçon.
A Naples, le futur abbé allait avoir des fréquentations aux
conséquences graves. Peut- être y songeait- il quand, bien plus
tard, en 1271, il écrira dans son Commentaire de l'Evangile de
saint Jean : « Ceux qui, en leur jeune âge, se livrent au laisser-
aller, une fois devenus vieux ne sont bons à grand chose si ce
n'est à rien 24 ». Bref, à Naples, il découvrit l'Ordre, nouvellement
fondé, des Frères Prêcheurs. Et l'idéal le séduisit au point qu'il
renonça à la brillante — et utile — carrière prévue par sa famille,
pour demander l'habit de l'Ordre25 .
Ici encore nous devons au P. Mandonnet l'étude fondamentale
de ce changement26 . Sur l'âge où Thomas d'Aquin demanda
d'entrer chez les Prêcheurs, nous ne possédons aucun document

24 « Qui i n juventute sua dant se inertiae non multum vel nihil valent

senes » (Joan. XX I, lect. 4, n° 12).


25 Sur les motifs de ce choix des prêcheurs, Thomas d'Aquin

s'expliquera, on ne peut mieux, au cours des grandes controverses où il


défendra les privilèges des mendiants. Il dotera son Ordre d'une trilogie
iné galée sur la vie religieuse : le « Contra impugnantes » ; le « de
Perfec tione vitae spiritualis » ; le « Contra retrahentes ». Sans parler de
son traité des états » à la fin de IIa -Ilae.
26 R.Th. 1924.

www.thomas-d-aquin.com 25
précis. Sans doute, attendit-il le moment où un fils soumis est en
droit de librement disposer de lui-même. Socialement, ce temps
est plus tardif que celui de l'accès à la majorité intérieure. Nous
savons que l'Ordre avait décidé de ne point admettre de novices
avant l'âge de dix-huit ans. Mais étant donné les circonstances
familiales, les meilleurs historiens songent à un surcroît d'un an
ou d'un an et demi. Né en 1225, Thomas aurait pris l'habit en
1243 ou aux débuts de 1244.
Qui le lui donna ? Normalement, la décision relevait du Prieur
du Couvent de Naples, le P. Thomas Agni de Lentini, après
approbation du Provincial de la Province romaine, alors Humbert
de Romans. Le P. Mandonnet, pour sa part, propose une
hypothèse, moins classique mais plus conforme aux données du
contexte particulier. A son avis, le Maître Général de l'Ordre,
Jean le Teutonique, prenant l'affaire en mains, aurait profité
d'une visite canonique du Couvent de Naples pour donner au
jeune d'Aquin l'habit de l'Ordre et l'amener loin d'une région que
ce geste avait rendue dangereuse.
Mieux que quiconque, Jean de Wildeshauen, surnommé « le
Teutonique », con naissait Frédéric II Barberousse. Il avait, avant
d'entrer dans l'Ordre, vécu sept années près du futur empereur.
Il nourrissait sur lui moins d'illusions que son précepteur qui, en
1243, deviendrait Innocent IV 27. Sa naissance et sa longue
pratique du gouvernement lui inspirèrent des mesures
exceptionnelles. Il préférait garder aussi longtemps que possible
le secret. Il décida de couvrir de sa haute autorité la personne, la
famille de la nouvelle recrue, ainsi que le sort du Couvent de
Naples. Malgré ses efforts, l'entrée de Thomas d'Aquin dans
l'Ordre devint la plus mouvementée qu'aient eue à relater les
chroniqueurs.

*
**

Plus rapidement que prévu, la famille et l'empereur furent


avertis. La comtesse Theodora apprit à Naples que son cadet
était, en compagnie du Maître de 1 Ordre, en route pour Rome. Le
comte Landolphe était mort. Mesurant la portée d'une telle
mesure sur l'irascible empereur, en train d'assiéger les villes
pontificales de Toscane, elle fit avertir ses aînés qui
accompagnaient Frédéric II.
Malgré la présence du Maître de l'Ordre, les d'Aquin vinrent
enlever leur cadet, tout nouveau frère Thomas. Le fait était alors
d'une gravité extrême. Le pouvoir civil relevait officiellement du

27 Mandonnet, in Xenia Thomistica, Romae, III, p. 36, note I ;


Kantorowicz: Kaiser Friedrich, II, 2 vol.

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pouvoir pontifical dont les religieux-mendiants ressortissaient
directement. L'on est en droit de penser que, sans un mandat
explicite de l'empereur, une famille, si puissante fût-elle, n'eût
osé s'exposer aux représailles pontificales. Frédéric II devait
attacher une bien grande importance à l'abbatiat du Mont- Cassin
pour, en plein conflit avec le pape, compliquer sa situation. Cet
homme, dont nous savons qu'il fut l'une des têtes politiques les
plus subtiles de son temps, pesait ses actes. 11 avait ses raisons
pour laisser les fils d'Aquin ramener, à plus de réalisme, leur
idéaliste cadet.
Les chroniqueurs ont, du vivant même de Thomas, donné des
événements une version de son enlèvement et de son
incarcération, dont sa délicatesse familiale dut être
singulièrement meurtrie. Dans leur zèle à publier le triomphe de
la grâce, les auteurs des « Vitae Fratrum » font, de la famille
d'Aquin, une peu reluisante collection 28. Le P. Mandonnet est le
seul, avec le P. Petitot, à avoir osé quelques rectifications 29.
Au sujet de l' « enlèvement », à Aquapendente, du jeune novice,
le grand historien dénonce la version de Tocco. Le chroniqueur va
jusqu'à dire que les frères aînés tentèrent de dépouiller Thomas
de son habit et qu'ils l'enlevèrent de force. C'était méconnaître
l'irréparable gravité politique qu'aurait du coup revêtue un essai
de détournement, déjà en lui-même difficilement tolérable. Autre
chose tenter de fléchir la décision d'un jeune novice, autre chose
étaler un flagrant mépris de la juridiction papale sous laquelle
son habit religieux l'avait placé. Chevaliers de l'empereur, les
frères d'Aquin n'étaient points des sbires. Par ailleurs, nous
avons lieu de supposer que Jean le Teutonique n'assista pas en
témoin muet à cette scène30.
Et... il y avait l'intéressé. Ses contemporains ont tous signalé
sa taille et sa vigueur exceptionnelles. A vingt ans, il n'avait pas
encore atteint sa pleine stature, il avait depuis longtemps cessé
d'être le petit garçon que sa nourrice avait conduit au Mont-
Cassin. Ces raisons obligent à concevoir l'événement sous un
aspect moins rocambolesque que ne l'ont présenté les
chroniqueurs. Le P. Mandonnet déclare sans ambages : « Ce
serait, à mon avis, un contresens de voir Raynald, ou l'un de ses
frères, se livrant à quelque chose qui pourrait paraître comme
des voies de fait à l'égard du jeune novice. Celui-ci en imposait

28 Les « Vitae Fratrum » furent autorisées au Chapitre Général de

Valenciennes en 1259. Cf. Mandonnet, R.Th., 1924, p. 529 -574.


29 in R.Th., 1925 (série d'articles) et Petitot : Vie intégrale de saint

Thomas d'Aquin.
30 A l'époque, Jean le Teutonique était chargé de l'exécution des

ordres pontificaux en Lombardie et en Allemagne. Cf. Mandonnet, R.Th.


1925, p. 17-21.

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incontestablement à tout son entourage familial par sa vertu et
son intelligence, et les seigneurs d'Aquin étaient de trop haut
lignage pour s'abaisser à des procédés qui n'étaient pas de leur
condition... Tolémée de Lucques fait consister l' élément de
violence... en ce que Thomas a été mis par force à cheval
(impositoque equo violenta manu). Mais là encore je ne pense pas
qu'il ait fallu hisser Thomas à cheval contre son gré, ce qui eût
été fort difficile ; il était très grand et très robuste... (il) mit lui-
même le pied à l'étrier... Il devait être excellent cavalier. Pendant
les cinq années qu’il venait de vivre en jeune seigneur, il n'avait
voyagé qu’à cheval, ainsi que le pratiquaient les gens de sa
condition31 . »
Il n'en demeure pas moins que, même dépourvu de brutalité,
cet enlèvement instaurait entre Thomas et les siens une épreuve
de force dont le secret nous échappe. Nous sommes en présence
d'un monde fort différent de celui, expansif, des Fioretti.
Epanchements et démonstrations publics sont des abandons
auxquels ne sauraient se livrer les grands d'ici- bas. La discrétion
leur est une seconde nature. Elle déconcerte parfois, et nous fait
qualifier de froideur une impassibilité toute de surface. Et
cependant ceux qui, par tradition ou obligation, s'imposent une
telle discipline ont aussi un cœur.

*
**

L'on fait grand état de la scène de séduction relatée par


Guillaume de Tocco. Ses frères avaient conduit Thomas au
château de Montesangiovanni. Pressés de couper court au rêve
spirituel du jeune homme, ils auraient introduit près de lui une
femme. Thomas la mit brutalement en fuite. Ce geste, dont aucun
de ses actes connus n'égalera jamais la violence, dénote au moins
sa puissance d'indignation.
Ses frères, habitués à la vie de soldats, avaient en l'occurrence
choisi une bien maladroite tactique. Il arrive, plus souvent qu'on
ne croit, qu'à vingt ans un jeune homme sain, religieusement
éduqué et imprégné d'un idéal très pur, éprouve, devant des
occasions de ce genre, non le désir mais de l'écœurement. Sur ce
point, midi et ses suites sont autrement dangereux que les
claires heures du matin.
Non sans finesse, le P. Mandonnet affirme que la comtesse
Théodora ignora la manœuvre peu élégante de ses aînés32 .
Thomas était son préféré. S'il avait succombé, aurait -elle jamais
pardonné à ses fils un succès d'où son cadet serait sorti dégradé

31 R.Th., 1925, p. 12 -13.


32 R.Th., 1925, p. 236

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pour toujours à ses propres yeux ?
Les détails relatifs à la « réclusion » de Thomas au château de
Roccasecca dénotent un genre assez particulier de captivité 33 . Il
est hors de doute que si sa mère s'était vraiment opposée à la
vocation de Thomas, elle s'y fût prise autrement. Mais il fallait
donner à l'empereur Frédéric l'impression que l'on tentait
vraiment l'impossible. Ses frères intervinrent. En vain.
Le sort de la famille était en cause. De fait, la décision de
Thomas était de celles qui sapent une confiance de potentat. En
1245 — un an après — les d'Aquin et leurs alliés Mora et
Sanseverino rompront avec l'Empereur déchu par le Concile de
Lyon le 17 juillet, ils participeront en 1246 à la conjuration de
Capaccio. Le beau- frère et le neveu de Thomas, Thomas de
Sanseverino et Guillaume, ainsi que son propre frère Raynald
seront exécutés. Frédéric II ne ménageait plus sa parenté. De
plus, cette dernière demeurera toujours suspecte au roi de
Naples. Plus tard, en 1265, alors qu'il venait de refuser
l'archevêché de Naples, Thomas d'Aquin écrira au pape Clément
IV qui avait assuré la situation de son frère aîné Aymon34 .
L'on se demande pourquoi le P. Mandonnet a cru pouvoir
avancer que les relations entre Thomas et ses frères demeurèrent
tendues. Nous verrons qu'à maintes reprises ses sœurs, ses
neveux et ses nièces, recoururent à ses conseils.
En 1243- 1244, la mère de Thomas s'efforçait de créer au
« détenu » un climat propice. Plus tard ce dernier, devenu
théologien fameux, dira son admiration pour la fidélité de sainte
Agnès qui résista jusqu'au bout à l'incarcération dans une
promiscuité délétère 35. Il dut à sa mère d'avoir passé ces longs
mois dans une ambiance saine.
Elle laissa venir le Père Jean de San Giuliano qui l'avait initié
à l'esprit de l'Ordre. Elle permit à ses condisciples de Naples de
se rendre au château. Des livres lui furent laissés. Cela n'est
point d'une mère décidée à venir à bout de la volonté de son fils.
Nous sommes loin des mauvais traitements dont, pour faire
bonne mesure, a parlé Guillaume de Tocco.
Cette jeunesse étudiait. Déjà, Thomas tranchait sur les plus
brillants. L'on fait remonter à l'époque de son incarcération
certains commentaires de Logique. Mais ceci paraît prématuré.
Gardons-nous cependant d'imaginer ce séjour forcé comme
une véritable vie conventuelle. Le château familial restait
familial. Naturellement, la comtesse Théodora en réglait

33 Mandonnet, R.Th., 1925, p. 236 sq ; 387 sq ; 409 -411


34 Walz, art « Thomas d'Aquin » in D.Th., col. 634. Mandonnet, Des
écrits authentiques, p. 118, note 4, Registres. Urbain IV, édit. Guiraud,
t. II, p. 324
35 Quodlibet III, q. 6, a. 3 fin, et ad 2m et ad 3m

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l'existence. A cette époque, résidaient encore à Roccasecca quatre
sœurs de Thomas non mariées. L'aînée, Marotta, était en sa
trentaine. Marie, sur ses vingt ans, fiancée au comte Guillaume
de Sanseverino. Deux cadettes, plus jeunes, Théodora et
Adélasie, épouseront respectivement, Roger de Sanseverino et
Roger de Aquilla. « A l'époque, c'étaient encore de jeunes
personnes, peut -être même des enfants 36. »
Or, quatre sœurs, même pieuses, n'ont jamais constitué un
milieu lugubre. Les chroniqueurs laissent entendre que la
comtesse Théodora fit plus que de les laisser fréquenter ce frère
qu'elles chérirent jusqu'au bout entre tous. Guillaume de Tocco
précise qu'il « initia ses petites sœurs aux saintes lettres » (Vita,
n° 10). Le futur Docteur Universel de 1'Eglise ayant pour
premières élèves ses deux plus jeunes s œurs : le sujet n'a jamais
tenté l'iconographie ! Et cependant, les peintres avaient là une
magnifique occasion de montrer un Thomas d'Aquin infiniment
plus vivant que celui, inhumainement hiératique, qu'ils ont
représenté. Cette « ini tiation aux saintes lettres » sorte de
catéchisme, dut se dérouler dans une joie chaude
vraisemblablement dépourvue de solennité.
Sans y prendre garde, nous interprétons le passé en fonction
de ce qui était encore dans les mystères de l'avenir. Aussi
imaginons-nous un futur canonisé, à la carrière plutôt austère,
« statufié » dès l'enfance. D'autant plus que nous concevons
difficilement la rectitude morale sous d'autres traits que ceux de
la rigidité. Cependant des témoignages prouvent qu'au Moyen Age
les relations entre frères et s œurs comportaient la malicieuse
complicité qui a toujours lié les générations plus jeunes37 .
Sa sœur aînée, Marotta, se mit, à un autre degré, à son école.
Et, signe d'une probité spirituelle remarquable à vint ans,
'Thomas l'orienta vers la vie bénédictine. Par ailleurs, il ne
détourna point Marie de ses fiançailles38 . Ce passionné de vie

36 Mandonnet, art. cit. p. 399


37 Une sœur discrète et adroite sait enflammer d'ardeur son mari et
ses parents pour qu'ils viennent en aide à son frère dans le besoin. Ce
dernier le sait : « Douce petite s œur, ta tendresse pour moi doit savoir
que j'étud ie gaîment et que, grâce à Dieu, j'apprends bien. Mais quelle
misère j'ai à supporter ! Je couche sur la paille, sans draps, je vais sans
chaussures, mal vêtu, sans chemise, et je ne te parle pas du peu que je
mange ; aussi je te demande, très douce petite s œur, d'emmener
subtilement ton mari à me venir en aide et le plus qu'il pourra. » Et la
douce — et crédule — de piller les réserves, en recommandant de tout
laisser ignorer à son mari : « Je crois d'ailleurs très fermement que,
prochaine ment, sur mes ins tances, il te fera de son côté un envoi
d'argent » (Epis tolarium de Ponce le Provençal, XI II ' siècle, Bibliothèque
de l'Arsenal, ms. 3807, f ° 56-83).
38 Saint Thomas — qui a priori le croirait ? — était au fait de

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religieuse donne ici les premières preuves de son horreur de tout
fanatisme. Il respecte chez les autres la liberté qu'il revendique
pour lui. Rien ne l'illustre mieux que ce souci. Il ne déconseille
point à ses jeunes sœurs la vie matrimoniale. La profonde amitié
qui le liera à ses beaux-frères, ses neveux et ses nièces, la totale
confiance qu'ils lui manifesteront souvent, prouvent que les uns
et les autres lui surent gré d'avoir, « par son initiation aux
saintes lettres », fait de ses sœurs autre chose que des épouses
acariâtres et des mères ennuyeuses.
En fait, chacun subit l'influence de la personnalité du
« prisonnier ». Mais, sans le consentement de sa mère, les choses
se fussent-elles ainsi passées ? Soucieux de mettre en relief les
mérites de la ténacité de Thomas, les historiens ont par trop
oublié le rôle positif de la comtesse Théodora. Tiraillée entre des
obligations contraires, elle concilia avec élégance, au moins dans
l'immédiat, l'intérêt de ses aînés auprès de Frédéric II et la
vocation de son cadet.

l'importance de la question « chiffons » (est -ce parce qu'il avait eu


l'occasion de voir de près les préparatifs d'un mariage familial ?). Et
Gilson a, très pittoresquement, évoqué l'article où en 1272, quelque
trente ans plus tard, Thomas livre là-dessus sa pensée (IIa-IIae, q. 169).
Citons M. Gilson : « Il n'y a pas de mal à se bien vêtir (q. 168,3)... Tel est
le cas de l'élégance féminine où certains seraient tentés de voir un péché
mortel. » A quoi saint Thomas répond par le « Sed Contra » le plus
étonnant de toute la Somme Théologique, que, si l'élégance féminine
était un péché mortel, tous les couturiers et tous les modistes seraient
en état de péché mortel (hujusmodi ornamenta praeparantes mortaliter
peccarent) (169,2, sed c.).
« En fait, le problème est un peu plus compliqué. Qu'une femme
mariée néglige sa toilette, qu'arrive -t -il ? Que son mari ne fait plus
attention à elle, et quand son mari ne s'occupe plus de sa femme, il
commence à s'occuper des autres. Il est donc parfaitement légitime
qu'une femme cherche à plaire à son mari, ne serait-ce que pour ne pas
l'inviter à l'adultère. Le problème est tout autre, s'il s'agit de femmes
qui, n'étant pas mariées, ne peuvent ou ne le veulent pas. Vouloir être
élégante pour provoquer au mal, c'est pécher mortellement... Mais bien
des élégantes ne so nt que vaniteuses ; elles s'habillent bien pour faire
les faraudes et ne vont pas chercher plus loin. Leur cas n'est pas
nécessairement si grave, ce ne peut être que péché véniel... Bien
entendu, d'autres considérations doivent d'ailleurs entrer en ligne de
compte. Ainsi saint Paul ne veut pas que les femmes sortent en cheveux,
saint Augustin non plus et par conséquent saint Thomas non plus. Mais
que feront les femmes dans un pays où ce n'est pas la coutume de se
couvrir la tête ? C'est une mauvaise coutume , maintient fermement saint
Thomas. Mais si ce n'est pas la mode de mettre des chapeaux, ce n'est
pas un péché véniel que de n'en pas porter. »
« Pour un homme à qui l'on a reproché de ne connaître la femme qu'à
travers les livres (P. Wébert : Saint Thomas d'Aquin génie de l'ordre) tout
ceci n'est pas trop mal raisonné » (Et. Gilson, Le Thomisme, éd. 1948, p.
418 -419)

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Sans son approbation, Thomas n'aurait pu, en ce nid d'aigle
de Roccasecca, s'entretenir avec son Père Jean de San Giuliano
non plus qu'avec ses condisciples de Naples. D'elle seule dépendit
que des livres lui fussent laissés et surtout qu'il demeurât
sainement occupé. Avec la divination infaillible des mères, elle
veilla à ce que la fraîche présence de ses filles assurât
l'imperceptible féminité dont ce cœur intouché avait encore
inconsciemment besoin. Force nous est de reconnaître que nous
devons à sa mère un Thomas d'Aquin dépourvu de toute blessure,
même mal cicatrisée, de l'enfance, et qui manifestera une
exceptionnelle sérénité en des domaines que beaucoup abordent
rarement avec une tranquille objectivité. Aucune trace en son
œuvre d'une quelconque obsession.
En 1245, la famille le rendit à l'Ordre. Peut-être par
diplomatie, cette libération fut orchestrée comme une fuite. Il
rejoignit Naples. Ses supérieurs l'envoyèrent à Rome. Le Maître
Général, Jean le Teutonique, l'y prit en charge et le conduisit
hors d'Italie à l'occasion de l'une des innombrables
pérégrinations que lui imposait sa charge. Le transfert d'un
novice-étudiant d'un cen tre d'enseignement à un autre n'avait
rien d'insolite. Dès les origines — lesquelles remontaient à trente
ans ! — les Chapitres Généraux des Prêcheurs en avaient ainsi
décidé pour mieux assurer la formation à la « prédication », fin
spécifique de l'Institution 39.
C'est en ce contexte que doivent être considérées certaines
décisions qui pourraient faire figure de détails mineurs. L'envoi
d'un étudiant dans une Province étrangère à celle de son Couvent
d'origine était fonction, et de l'importance du lieu d'études, et des
dons intellectuels du sujet. Sur ces derniers, l'Ordre était d'une
minutie sourcilleuse. Sans minimiser les mérites spirituels, il
veillait jalousement au développement, en vue de leur future
utilisation, des possibilités intellectuelles. Le successeur
immédiat de Jean le Teutonique, Humbert de Romans, décrira,
avec un réalisme non dépourvu d'humour, les trois catégories
d'étudiants auxquelles les supérieurs avaient à faire : « les
incapables de progrès (« omnino inapti ad proficiendum ») ; les
susceptibles de progrès relatifs (« apti ad proficiendum in aliquo
sed non multum ») ; et les malheureux exposés à plus d'ennuis,
« capables de galoper ». A ces derniers, les supérieurs ont le
devoir de laisser libres les rênes (« laxandae sunt habenae circa

39 Tout y est structuré en vue de l'étude sacrée et de sa diffusion. La

formation doctrinale des Frères aura été le souci majeur de saint


Dominique. D'où l'originalité absolument unique — et audacieuse — de
cette nouvelle fondation. Cf. Mandonnet-Vicaire : Saint Dominique, 2
vol. ; Vicaire : Histoire de saint Dominique, 2 vol. etc. Cf. Infra, 20
Partie, note 1, etc.

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studium hujusmodi 40 »). L'assignation au Studium Generale de
Paris relevait de l'autorité supra-provinciale. Seuls en décidaient,
soit le Chapitre Général, soit le Maître de l'Ordre. En fait, dès
l'insertion des Prêcheurs dans la Faculté de Théologie de Paris, la
nomination des Maîtres y professant devint le privilège exclusif
du Maître Général41 .
Certains historiens voudraient que Jean le Teutonique n'eût
point conduit Thomas directement à Paris. Ce qui est sûr c'est
qu'à Cologne Thomas fut le disciple éminemment préféré d'Albert
le Grand.

*
**

Les dés étaient jetés. Toutefois frère Thomas — tel sera


désormais son nom — portera en son cœur l'angoisse des
conséquences, pour sa famille, de sa fidélité. N'engager que soi
coûterait peu si l'on n'appréhendait la souffrance des siens.
Le jeune étudiant n'avait que trop de raisons de redouter que
le calvaire de sa mère, de ses frères et de ses sœurs revêtirait
une ampleur tragique. Les d'Aquin et leurs familles connaîtront
la mort, l'exil, la ruine. Et ceci explique que, jusqu'à la fin de sa
vie, Thomas, devenu célèbre, sera le gardien le plus tendre de
ceux que, par amour pour Jésus-Christ, il avait involontairement
engagés dans les pires malheurs. Rarement fils de saint
Dominique paya aussi cher son habit.
De ses réactions intimes, nous ignorons tout. Sa grâce n'était
point de livrer, même transposées en termes d'enseignement
spirituel, ses expériences personnelles. En cela, il diffère de saint
Jean de la Croix et de sainte Thérèse. Sauf en des cas
excessivement rares, jamais il ne s'est départi de la sévère
objectivité du langage technique. Voir en cette réserve une
marque d'insensibilité dénoterait une regrettable ignorance de sa
pensée. Il a, en termes très durs, stigmatisé les péchés
d'insensibilité et d'impassibilité.
Son extrême pudeur ne doit donc point donner le change. A ce
propos, il conviendrait de tenir compte d'une loi psychologique
élémentaire : il existe, sans qu'on le puisse expliquer clairement,
un lien entre la mise en valeur de certains détails et l'expérience
vécue. Ce n'est point pour rien que le « très strictement objectif »

40 Humbert de Romans, in Comme nt. in Regulam B. Augustini, Bibl.

Municipale, Toulouse, Mss 417 (1, 362) ; Douais, Essai sur


l'organisation des études, p. 175
41 Acta Capit. Gener., I, p. 138, 142, 150 ; Mandonnet : Renia
Thomistica, Romae, III, p. 56, note 1 ; ordination reprise par les
Chapitres Généraux de Bordeaux, en 1277 et 1287, Douais, Les Frères
Prêcheurs en Gascogne, I, p. 28, 39

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auteur de la Somme Théologique soit le seul Docteur de l'Eglise à
avoir signalé, parmi les multiples et insondables souffrances du
Christ sur la Croix, le fait « de voir pleurer sa Mère et le disciple
qu'il aimait42 ».

42 Ma Paris, q. 46, a. 5 in fin

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DEUXIEME PARTIE

FRERE THOMAS PRECHEUR

www.thomas-d-aquin.com 35
I

L'ORIENTATION ET LA CARRIERE
DE FRERE THOMAS

Frère Thomas avait délibérément choisi de servir Dieu suivant


les modalités spécifiques des Prêcheurs. L'ordre était tout entier
ordonné à l'enseignement de la Parole de Dieu : « la sainte
prédication ».
Toutefois cette activité comporte des modalités fort diverses. Il
appartient aux supérieurs d'y appliquer les sujets d'après leurs
aptitudes. Les Chapitres Généraux y veillaient. Dès 1228, les
premières Constitutions précisent avec minutie la place capitale de
tout ce qui touche au sérieux de la préparation doctrinale 1 .

1
Vicaire, in Saint Dominique de Calaruega, Paris, 1955, en a
publié le texte. Pour la première fois, un Ordre religieux signale
comme « coulpe légère », objet d'accusation au chapitre conventuel, le
fait de « dormir pendant les cours », de « déranger les professeurs
ou les auditeurs », de « ne pas prévoir ses cours pour le moment
prescrit », « d'être absent au moment prescrit pour entendre les
cours avec les autres », etc... (p. 154-156 passim). Lettres
d'Honorius III, déc. 1219 ; février 1220.
Jourdain de Saxe, successeur de saint Dominique, a décrit les
exigences de l'Ordre à ce sujet, cf. Kaepelli in A.F.P. 1952, p. 177 185 ;
Humbert de Romans, qui le remplaça après la démission de Raymond de
Pe nafort : « Opera de vita regulari » , édit. Berthier, Rome, 1888, I, p. 133
et « Expositio super Constitutiones » FF. PP., édit. cit., II, p. 28.
Mandonnet : « Pourquoi saint Thomas est-il entré chez les
Prê c h e u r s ? » R . T h . , 1 9 2 4 , p . 3 7 5 s q . e t S a i n t D o m i n i q u e t . I I , p .
8 3 -100.

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Nous sommes en mesure de reconstituer l'essentiel des raisons
de l'envoi à Paris de Thomas d'Aquin comme professeur.
L'éblouissante façon dont il s'acquitta de la tâche confiée décida
de toute sa carrière professorale.

*
* *

En 1248, il fut appelé à Cologne sur la demande d'Albert-le


Grand chargé de fonder en cette ville le second grand centre
d'études de l'Ordre ( « Studium Generale »). Il y acheva ses études
et reçut le sacerdoce. Nous ignorons tout de cette période de
scolarité. Le folklore a simplement retenu deux anecdotes
d'intérêt relatif.
Etonnés du silence dont ce méridional faisait preuve, les
tumultueux rhénans l'avaient affublé du sobriquet de « grand bœuf
muet de Sicile ». La plaisanterie, toute estudiantine, nous
apprend que, tout napolitain qu'il fût, Thomas relevait du
Royaume des Deux-Siciles.
Le chroniqueur se fait l'écho d'un incident qu'il croit révélateur
de l'humilité du futur saint. Sa réserve l'avait fait considérer
comme un attardé. Pris de pitié, un condisciple s'offrit gentiment
à lui donner des répétitions. Un jour, le bon samaritain
s'embrouilla. Délicatement, frère Thomas reprit l'exposé avec une
telle clarté que l'aimable répétiteur s'en fut conter le « miracle » à
Maître Albert. Ce dernier aurait alors proclamé que les
« mugissements de ce bœuf stupéfieraient le monde ». L'histoire
est pittoresque, mais correspond mal avec la réputation d'étudiant
exceptionnel dont, dès ses premières études de Naples, avait
bénéficié Thomas.

*
* *

L'anecdote cependant honore la perspicacité d'Albert-le Grand.


Très vite il fit de Thomas son assistant. Entre ces deux êtres si
différents 2, s'établ ira une amitié dont, hélas, nous savons encore
mal l'histoire.
Dès 1248, Albert avait très probablement discerné cette
intelligence. Pour lui, les mots Naples et Sicile avaient une
résonance lourde de sens. Ce passionné de la philosophie
d'Aristote savait que le Royaume de Sicile était le carrefour d'une
triple civilisation. Les Normands, qui avaient délivré le pays de la
domination sarrasine, s'étaient gardé d'en extirper la culture. De

2 Mandonnet, « Saint Thomas, disciple d'Albert le Grand », R. des J.,


1920 ; Et. Gilson, Le Thomisme, p. 531

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plus les rois de Sicile régentaient Byzance. Depuis son mariage
avec Marie de Jérusalem, Frédéric II 3 établit, avec ce que cela
comportait, une cour trilingue. Du coup, l'Université de Naples
bénéficiait des informations de trois mondes : grec, arabe et
latin 4.
Or, depuis Raymond de Penafort, fondateur des premières écoles
d'arabe pour les religieux de son ordre, nul prêcheur averti ne
pouvait ignorer l'avance culturelle en Occident des Arabes
d'Espagne5 .

3 Grousset, L'empire du Levant, p. 255 -261


4 E. Léonard, Les Angevins de Naples, édit. P.U.F., p. 19, 22, 24, 26, 103,
etc.
Politiquement, l'organisation étatique et universitaire de Fré déric II
était une anticipation d'un modernisme stupéfiant. « Nous avons
malheureusement oublié l'importance du « Royaume » de Sicile, et
surtout la perfection de son organisation par les Normands de Sicile. Au
total, ensemble vraiment remarquable d'institutions, auquel les spécialistes se
plaisent à donner les noms d' « Etat Œ uvre d'Art » et « Premier Etat
moderne » . Il faut en lire l'éloge, sous la plume du plus grand historien et
philosophe de l'Italie moderne qui est un napolitain, Benedeto Croce :
« Etat qui resplendit comme un modèle pour tous les autres Etats d'Europe au
XI I ° et au XI II ° siè cle : le premier Etat œuvre d'art, comme le nomme
Burkart, où l'on vit, pour la première fois, une législation qui ne fut pas
barbare, une adm inistration et des finances ordonnées, où, pour la
première fois, gouvernèrent des souverains qui étaient des hommes
d'Etat, des ministres et des diplomates qui servaient les intérêts de
l'Etat, où pour la première fois s'affirme l'idée de la monarchie absolue,
laïque et éclairée. » De cette belle réussite, tout le mérite revient, d'après
l'historien napolitain, aux Normands eux -mêmes... « La seule tâche
(poursuit Léonard) à laquelle ils (les Normands) se soient vraiment
donnés, la construction d'un Etat fort, n'a pas seulement réussi, elle a
duré. Nous allons retrouver le royaume normand de Sicile dans le
royaume de Souabe et dans le royaume Angevin... et on pourrait le suivre, avec
son autoritarisme politique et avec son souci d'indépendance à l'égard de
l'Eglise, tout aussi bien qu'avec ses frontières jusqu'à la fin du royaume
bourbonien des Deux-Siciles. Belle réussite que celle qui peut dure r sept
siècles ! » (Léonard, op. cit., p. 24 -27)
5 G. Thery, Tolède, ville de la renaissance médiévale, point de
jonc tion entre la philosophie musulmane et la pensée chrétienne, Oran,
1954.
J. Carcopino, in Profils de Conquérants, Paris, 1961, p. 156, rapp elle
l'avance considérable de la civilisation arabe sur celle des vainqueurs
chrétiens.
Ce ne sont point les Prêcheurs qui ignorèrent cette vérité historique
dont ils furent, dès la première génération, les témoins. Pierre le
Vénérable avait déjà fait trad uire le Coran. Certes, leur comportement
n'eut guère l'allure spectaculairement apostolique des compagnons de
François d'Assise. Fonder des écoles d'arabe en Espagne et à Tunis,
chercher à affronter la marée d'un aristotélisme présenté par un Boèce
ou un Av icenne, n'est guère stimulant pour l'imagination. Avant l'entrée

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Maître déjà chevronné, Albert était à même de pressentir
l'ampleur de vues qu'un aussi riche milieu avait inscrite, même à son
insu, en une intelligence douée. Il initia Thomas à ses propres
recherches conduites selon la méthode, alors récemment
découverte, d'Aristote. Il était loin de pressentir qu'il procurait à
un génie plus audacieux que le sien l'instrument d'une véritable
révolution intellectuelle.
Il fit de Thomas son élève de prédilection, puis son assistant.
Les événements allaient donner à Albert l'occasion de manifester
sa magnanimité.

*
**

Durant son séjour à Cologne, Thomas se vit offrir, par le pape


Innocent IV, l'abbatiat du Mont-Cassin. Les chroniqueurs sont
formels. Il lui fallut revivre le sacrifice qu'impliquait pour sa famille
sa fidélité à sa vocation de prêcheur. Expulsée de ses terres et
traquée par l'empereur d'Allemagne, tenue en suspic io n pa r le ro i
d e Na p le s, l ' An g ev in f rè r e de L ou is I X, la parenté des d'Aquin
avait trouvé un médiocre refuge en Campanie romaine, terre
pontificale.
Frère Thomas eut le poignant courage de refuser cette occasion
de contribuer directement à l'amélioration de la condition sociale
des siens. Le pape, lui, eut la grandeur de comprendre le sens de
ce refus. Urbain IV également. Le 2 juillet 1264, il secourut
directement les d'Aquin en pourvoyant d'un poste digne de sa
condition Aymon, frère de Thomas 6. Il nomma sa sœur Marotta
abbesse des bénédictines de Sainte-Marie de Capoue 7.

*
* *

A Paris, la situation universitaire des Mendiants, Prêcheurs et


Mineurs, était l'objet d'une recrudescence d'attaques de la part des
« séculiers ». Pour leur part, les Prêcheurs disposaient de deux
chaires magistrales8 .

en lice de Thomas d'Aquin, nombre d'instruments fondamentaux de


travail étaient prêts : telle la toute première Bible polyglotte publiée à
Paris, en 1240, par les soins des Prêcheurs de Saint -Jacques, sous la
direction d'Hugues de Saint -Cher. La Bible de Saint-Jacques fut le texte
officiel de l'Ordre et sera adoptée par l'Université. Cf. Mandonnet-
Vicaire, Saint Dominique..., I, p. 201. Cf. infra, 2° partie, n. 59
6 Mandonnet, Des écrits authentiques, éd. 1910, p. 118, n. 4.

Registres d'Urbain IV, éd. Guiraud, t. II, p. 324


7 Laurent, Fontes..., VI, p. 541
8 Glotz, Histoire du Moyen Age, VIII, p. 235 sq.

www.thomas-d-aquin.com 39
Les raisons de ce conflit sont des plus humaines. Les Mendiants
chargeaient de ce haut enseignement leurs sujets d'élite. L'état
religieux faisait à ces derniers l'obligation morale de remp lir a u
m ie u x le s e x ig en ce s t r ès du re s de ce t of fic e. Comme, par
ailleurs, les règlements laissaient aux étudiants en théologie le libre
choix de leurs maîtres, leurs préférences allaient aux meilleurs. Le
résultat était aisément prévisible.
Déjà irrités d'avoir dû, sous la pression pontificale, accepter
ces fâcheux concurrents, les maîtres séculiers de la Faculté de
Théologie accumulaient soigneusement tous les griefs. Profitant
du séjour de Louis IX en Orient (de 1248 à 1254), ils décidèrent,
unilatéralement, de réduire le nombre des chaires des Mendiants.
Forts de leurs droits, ces derniers ne tinrent nul compte de cette
mesure. En 1253, les professeurs se mirent en grève — tactique, on le
voit, qui n'est point d'aujourd'hui. Les religieux refusèrent de
suivre le mouvement, violant ainsi les statuts corporatifs de
l'Université. Par surcroît de... malchance, le franciscain, titulaire
de la chaire des Mineurs, Gérard de Borgo san Donnino, publia
une introduction « à l'évangile éternel » concernant trois écrits
de Joachim de Flore. Les séculiers y r elevèrent trente et une
erreurs 9 . Ce qui leur permit de porter les débats devant la Curie
Pontificale. Guillaume de Saint -Amour, chef de l'opposition,
écrivit un libelle au titre peu amène : De periculis novissimorum
temporum. Il va sans dire que, charitablement, ce qualificatif de
« p érils » d ésigna it les Mendiants ses confrères en Jésus-
Christ.
Dès lors, les séculiers déclenchèrent une véritable persécution
contre les réguliers. Prêcheurs et Mineurs étaient bien d isp os és
à s ub ir le m a r ty re d es ma ins de s in f idèle s. I ls l'étaient
beaucoup moins à devenir, pour leurs frères chrétiens, occasion
de péchés de violence. Prudents, ils se terrèrent dans leurs
couvents. Les séculiers en furent excités au point qu'en décembre
1255 et janvier 1256 le roi Louis IX dut faire protéger les
couvents par la garde10 .

Denifle et Châtelain, Chartularium Universitatis Pariensis, t. I,


§ 1200- 1286.
D'Irsay, Histoire des Universités, I, pass.
Mandonnet, « La crise universitaire... ›, repris dans Saint
Dominique, 2 vol.
Mortier, Histoire des Maîtres Généraux, t. I et II, etc.
9 Denifle, « Das Evangelium aeternum und die Kommission zu
Anagni », in Archiv fût. Litt eratur und Kirgengeschite des Millelalters,
1885, I, p. 49-142
10 Denifle, Chartularium..., I, p. 309, n° 272

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*
* *

La défense doctrinale des Prêcheurs sera l'œuvre de Thomas


d'Aquin. Depuis 1252, il enseignait à Paris, comme Bachelier
Sentenciaire du titulaire de la deuxième chaire officielle de
l'Ordre, Maître Elie Brunet. La nomination, à vingt-sept ans, à une
charge aussi lourde, en pareilles circonstances, fut, de la part du
Maître Général Jean le Teutonique, un acte singulièrement
audacieux.
De cette décision — qui fit sensation — nous connaissons
l'histoire. Jean le Teutonique consulta Albert- le-Grand pour le
choix du sujet le plus apte à occuper ce poste parisien devenu
vacant. Albert lui recommanda, par lettre, son disciple très cher,
Thomas. La jeunesse du candidat fit hésiter le Maître Général. Il
ne fallut rien moins que les instances pressantes d'Albert, qui
s'éta it pourvu de l'alliance de l'ex- maître de Paris, le cardinal
dominicain Hugues de Saint-Cher, alors légat en Allemagne, pour
décider le Maître des Prêcheurs. La démarche illustre la générosité
de cœur d'Albert acceptant de se séparer de son disciple et
collaborateur 11. Elle dénote également sa perspicacité. Car il était
alors le seul capable d'apprécier ses qualités. N'oublions point que le
jeune religieux était encore loin d'avoir donné les preuves
manifestes de son exceptionnelle vigueur ! Bien sûr, l'on percevra,
après coup, la portée de certains écrits, tel le court mais génial
manifeste du de Ente et Essentia. L'on y découvrira qu'avant
d'avoir atteint la trentaine, Thomas avait mis au point les b ases
d'une totale refonte de la pensée chrétienne 12. Discrètement, l'auteur
s'était contenté de la dédicacer à ses condisciples, ad fratres
socios.
Sous ses modestes apparences, immense était l'enjeu. Il
consistait à substituer aux principes de la pensée augustinienne
ceux de la métaphysique aristotélicienne, repris et refondus à la
lumière propre de la Révélation 13. 11 est probable que, lors de son
départ pour Paris, frère Thomas était encore le seul capable

11 Il convient, pour apprécier le poste à sa juste valeur, de réaliser ce


que signifie une profonde amitié intellectuelle
12 Et. Gilson, Introduction à la philosophie chrétienne, Paris, Vrin,
1960
13 Et. Gilson, Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin.

L.B. Gillon 0.P., « La signification historique du thomisme », in


D.T.C., art. « Thomas d'Aquin ».
Peut-être oublie-t- on parfois que jamais saint Thomas n'a
commenté un seul ouvrage de saint Augustin. Les très nombreuses
citations qu'il en fait prouvent la profondeur de la connaissance qu'il en
avait

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d'entrevoir l'ampleur de l'entreprise. L'histoire de cette œuvre relève
de celle des idées. Nous avons choisi de nous en tenir ici aux seules
données biographiques, c'est-à-dire aux circonstances du
déroulement de sa carrière.

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II

BACHELIER SENTENCIAIRE

Depuis 1230 (Mandonnet) ou 1232 (Erhle), les Prêcheurs


possédaient deux chaires officielles de théologie. La première
(datant de 1229, inaugurée par Roland de Cremone) était dite « des
Français ». La seconde, qui eut pour titulaire l'anglais Jean de
Saint-Gilles, portait le nom de « chaire des étrangers ». Ce qui
n'implique aucune discrimination systématique 14 .
Thomas d'Aquin enseigna dans la seconde. Depuis 1248, Elie
Brunet la régenta jusqu'en 1256. C'est sous sa responsabilité
que frère Th omas inaugura, comme « Bachelier Sen tenciaire »,
son enseignement. Chaque licencié, maître en théologie, était
assisté de Bacheliers de rang inégal. Le Bachelier a non-formé »
commentait le texte biblique, mais sans s'écarter de la lettre. Tout
au plus pouvait-il éclairer les textes à l'aide de la compilation
patristique de Pierre Comestor (le Mangeur), sorte de glose agréée.
Le Bachelier « formé » disposait d'une latitude plus grande. Il avait
à présenter et commenter les Sentences de Pierre Lombard, sorte
de manuel ten an t p lus d'une énumération des divers problèmes
q ue d'une véritable synthèse.
La valeur d'un Commentaire des Sentences dépendait surtout
du commentateur. Le Bachelier Sentenciaire, assistant immédiat
du Maître titulaire de la chaire, prenait également part aux
« Disputes ». L'exercice était redoutable. Il s'agis sait, en une
double séance, de faire face aux objections que, sur un sujet

14 Mandonnet, R.Th., 1896, p. 133 -170 ; Bull. Th., 1924, p. 85,

n. 67. Xenia Thomistica, III, p. 18.


Analecta Ord. Pr., 1921, p. 102, note ; Const. FF. PP. Dist, II,
de Studentibus, folio CIII, éd. Lyon, 1516

www.thomas-d-aquin.com 43
proposé d'avance, présentaient tous les membres, maîtres et
élèves, de la Faculté de Théologie. Responsable de la première, le
Bachelier notait, classait les interventions, et... y répondait.
Dans la seconde séance, le Maître « déterminait », reprenant le
problème en lui-même. S'il y avait lieu, il résol vait les objections
agitées la veille. Nous préciserons les tâches qu'à partir de 1256
Thomas eut à remplir comme Maître en Théologie.
Pour l'instant, nous connaissons le principal du cadre de son
activité universitaire ordinaire, comme Bachelier Sentenciaire15 .

*
* *

Il tint, jusqu'au terme de sa carrière enseignante, la gageure


de respecter les formes universitaires fixées, tout en y coulant un
enseignement dont le style et le contenu stupéfièrent, d'emblée,
les témoins.
Fièrement, Guillaume de Tocco relate en termes redondants :
« Nouveaux, les articles qu'il proposait en ses leçons ; nouveau, le
style d'argumentation qu'il découvrit ; nouvelles, les raisons qu'il
introduisit en ses déterminations (magis trales 16 ). »
Ecrivant quelque quarante ans après les événements, Tocco est
excusable d'avoir omis de décrire l'effet, sur les contemporains,
d'une originalité aussi éclatante. Il faudrait mal connaître
l'humanité et les milieux intellectuels pour croire que l'accueil fut
d'un enthousiasme unanime. Les preuves historiques attestent au
contraire que l'originalité de l'enseignement de Thomas d'Aquin fit de
lui un signe de contradiction. Célèbre, certes il le fut. Mais il fut
également aimé et détesté. Et le partage subsiste encore.
En 12a2, frère Thomas était le plus jeune des Bacheliers de
l'Université. Il n'avait que vingt-sept ans. 11 occupait un rang
secondaire dans la hiérarchie du savoir. Ses travaux écrits étaient

15 Depuis les grands travaux de Denifle, Mandonnet, Thurot et


Douais, ces divers détails sont communément acceptés par les
historiens. Nous signalerons seulement Mandonnet, Siger de
Brabant et l'averroïsme latin au dix- huitième siècle, éd. 1911, t. I, p.
95 et 96, n. 5, où citant Thurot, De l'organisation de
l'enseignement dans l'Université de Paris, il rapporte la définition
du Grand Dictionnaire uni versel du dix -neuvième siècle de
Larousse : « Saint Dominique fut le premier ministre de la justice (?)
que l'Europe ait vu ; il fut également le premier ministre de
l'instruction publ ique. » Cf. Douais, Essai sur l'organisation des
études dans l'Ordre des FF. Prêcheurs
16 « Novos sua lectione mo yens articulos, novum modum determinandi

inveniens, novas reducens in determinationibus rationes », cité in


Act. Sanc., I, Martii 7, p. 661 F

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encore peu nombreux. Si prestigieux que fût son enseignement, il
pouvait sembler un peu vert. Cependant, les autres maîtres,
techniciens chevronnés, perçurent très vite la véritable portée du
débat soulevé.
Or, chacun sait qu'autant tout milieu intellectuel admire et
encourage la recherche, autant il suspecte les découvertes. Surtout
quand celles- ci remettent en cause des systèmes de pensée
traditionnellement éprouvés. Et voilà que, pour renchérir, ce
« Novateur », avec une assurance plus irritante que la polémique
directe, laissait de côté l'augustinisme platonicien pour recourir au
plus suspect des païens, Aristote. Certes, Albert-le -Grand, dès
1245, avait inauguré la mise en valeur positive du philosophe
abhorré. Mais il ne l'avait point introduit dans le domaine sacré de
la théologie.
Rien n'avait préparé les universitaires de la Faculté de
Théologie de Paris à un aussi total renversement des alliances.
Toutefois, l'entreprise se révélait menée avec un tel respect des
valeurs acquises et une si solide rigueur que nul n'osa mettre en
cause l'inflexible orthodoxie du jeune Bachelier. Déjà, il imposait
sa supériorité. Par ailleurs, il savait se défendre. Avec une
tranquillité et une assurance stupéfiantes, il répondait aux
objections. Les « Questions disputées », dont le texte était
minutieusement noté, en témoignent. Nous reparlerons de ces
polémiques 17.

*
* *

En 1254, Humbert de Romans succède à Jean le Teutonique,


décédé en 1252. Le nouveau Maître Général, et avec lui, l'Ordre
tout entier, mesureront la portée de l'audacieuse décision du
défunt. La nomination à Paris de frère Thomas d'Aquin se ré vé la
l e l eg s le p lu s p r éc ie u x q u'un Ma ître G én éra l e u t jamais
transmis à son remplaçant. Deux années d'enseignement avaient
démontré l'exceptionnelle valeur de ce Bachelier de vingt- neuf ans.
Déjà son nom rejoignait celui, prestigieux, d'Albert- le-Grand 18 .
Quand l'opposition des séculiers, avec le manifeste de
Guillaume de Saint-Amour, atteignit son paroxysme, la cause des
Mendiants, du point de vue un iversitaire, était désespérée 19 . Pour

17Cf. inf ra, 4° partie, tableau p. 136


18 Mandonnet, Siger de Brabant..., I , p. 46 -47, cite les plaintes
de Roger Bacon, irrité de voir cité Albert, de son vivant, comme une
« autorité ». Le fait était, au mil° siècle, exceptionnel. Cf. Chenu,
Introduction à l'étude de saint Thomas, p. 106-132, infra, appendice
VIII
19 Congar, « La querelle entre mendiants et séculiers », in Arch.

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des raisons assez mystérieuses, Innocent IV signa le 21
novembre 1254 la bulle Etsi animarum qui, en radiant les
Mendiants de la Corporation de l'Université, raturait la
bienveillance dont ce pontife les avait entourés. Il mourut quinze
jours après. Le 21 décembre Alexandre IV était élu. Et dès le
lendemain il annulait, par la bulle Nec insolitum, toutes les
dispositions de celle, catastrophique, de son prédécesseur 20.
Humbert de Romans eut la sagesse de considérer ce revirement
comme une occasion providentielle de mettre doctrinalement au
point la vocation spécifique des ordres enseignants. Albert-le -
Grand se trouvait à Anagni, près de la cour pontificale. Thomas y
fut-il convoqué ? Les avis sont part agés21. En fa it, c e f u t à lu i qu e
l e Ma î t re G én é ra l c on fia le s o in de répondre au libelle de
Guillaume de Saint-Amour.

d'Hist. doctrinale et littéraire du Moyen Age, 1961, p. 35- 151


20Mortier, Histoire des Maîtres Généraux, I, p. 447-456
21 Mortier, op. cit., p. 471, pense que oui, d'après Denifle,
Chartularium, I, p. 333 in nota.
Sur la présence d'Albert à Rome, cf. Mandonnet, in Siger..., I, p.
61, n. 3

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III

DEFENSEUR DE SON ORDRE

Ses pires adversaires ont rendu un hommage unanime à sa


courtoisie. Elle ne l'empêcha nullement d'être un controversiste
redoutable. L'écrit, composé à la demande de son supérieur général,
fut une riposte cinglante au libelle de Guillaume de Saint -Amour.
Il convient de noter que, dans son Contra lmpugnantes, il
défendit la cause d'un ordre qui fournissait de magnifiques
arguments concrets. Les Prêcheurs avaient magnifiquement rempli
la m ission d e « lutte ur s de la foi », que leur avait assignée le
pape Honorius III, le 22 décembre 121622. Les Prêcheurs avaient fait
leurs preuves 23 24.

22 Vicaire, Histoire de saint Dominique, II, p. 73-74 et pass


23 Rarement un Ordre eut le bonheur d'avoir eu à sa tête une
série de successeurs dignes de son fondateur. Saint Dominique,
mort en 1221, fut suivi de Jourdain de Saxe, 1222- 1237
(officiellement béatifié), de saint Raymond de Penafort, 1238-1240 ; de
Jean le Teutonique, 1241-1252 (surnommé « bienheureux ») ; d'Humbert
de Romans, 1254 -1263 (dit « bienheureux »), leq uel aura pour
successeur Jean de Verceil, 1264-1287 (béatifié par saint Pie X
en 1910).
Le tome I de l'Histoire des Maîtres Généraux du P. Mortier, Paris, 1903
(ouvrage hélas non réédité) constitue la reconstitution historique d'une
veritable épopée religieuse et humaine
24 Détail remarquable : les Prêcheurs sont l'une des très rares

institutions religieuses dont les Actes des Chapitres Généraux et


Provinciaux permettent de suivre sans discontinuité la filière des
titulaires de chaires professorales des couvents d'études. Cf. Douais, Les Frères
Prêcheurs en Gascogne aux treizième et quatorzième siècles, Paris, édit.
Honoré Champion, 1885, 2 vol

www.thomas-d-aquin.com 47
Douze années avaient permis à frère Thomas de vérifier la
fécondité de l'idéal qui motiva sa dramatique entrée chez les
Prêcheurs. Il était donc magnifiquement documenté. Il aborda
cependant la question en toute objectivité. Ce qui ne veut
nullement dire qu'il s'en tiendra à la zone pure des principes.
Il ne recule point devant les vérités cuisantes. Les gens
d'Eglise devraient être les premiers à se réjouir de la création
d'une « religion » (c'est-à-dire : un ordre religieux) consacrée à
l'enseignement. Ils sont bien placés pour savoir la misère
intellectuelle de leur propre milieu :
Il en est qui ne savent même pas le latin. A peine s'il se trouve
une infime minorité ayant appris l'Ecriture... (cap. 4.)
D'aucuns objectent que, vie religieuse et recherche de la
perfection intérieure ne faisant qu'un, l'enseignement extérieur en
constituerait la négation. Thomas leur rappelle qu'il n'y a point
de charité authentique sans acte exterieur de misericorde. Or, si
l'on a estimé conformes à la charité fraternelle les ordres militaires
chargés de défendre la chrétienté, à plus forte raison doit-on
admettre le caractère essentiellement charitable du bienfait
pacifique qu'est l'instruction des esprits :
L'enseignement est un acte de miséricorde... donc une religion peut
être fondée à cette fin... sans compter que bien plus éloignée
du but de la religion apparaît une institution militaire
corporelle, usant d'armes physiques, qu'une milice spirituelle
destinée à combattre l'erreur au moyen de ces armes spirituelles
que sont les documents sacrés... Or des ordres religieux ont
bien été providentiellement institués au titre d'armées
corporelles pour protéger l'Eglise contre ses ennemis temporels. Et
ce, alors que ne manquaient point à l'Eglise des princes dont
le mandat implique l'obligation de défendre l'Eglise 25 .
Thomas d'Aquin tire argument de l'existence des ordres
militaires. Leur reconnaissance par l'Eglise ne fait point
problème, a fortiori celle des ordres pacifiques. Nous aurons
l'occasion de voir que, pour sa part, il accordera à la diffusion
persuasive de la foi une importance infiniment plus grande qu'aux
moyens de défense matérielle de la cause de Dieu.
L'un des griefs majeurs des séculiers contre les réguliers visait
l'autonomie relative d'action dont le pape les avait investis. Ils y

25 « Praeterea magis remota videtur a religionis proposito corporalis

militia, quae corporalibus armis exercetur, qua m spiritualis militia ad


errorum impugnationem spiritualibus armis, scilicet documentis
doctrinale... sed religiones aliquae provide institutae sunt ad
exsequendam militiam corporalem in tutelam Ecclesiae ab hostibus
saecularibus, quamvis non desint Ecclesiae principes qui officio
Ecclesiam defendere debent. » (Cont. Imp. c. 2.)

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voyaien t une a ttein te g rave à l'autorité des évêques locaux, une
négation de la dignité des pontifes. Ici, Thomas, élevant le débat,
rappelle une vérité première. Dans l'Eglise du Christ, la « dignité »
comme telle ne saurait être une fin. Les offices, si élevés soient-
ils, n'ont d'autre raison d'être que le service des âmes :
L'infériorité d'un sujet, quel qu'il soit, vis-à-vis des dirigeants de
l'Eglise n'a nullement pour fin principale l'avantage des
supérieurs, mais le bien des sujets26 .
Prétendre que, de par l'exemption dont le pape les a dotés, les
Mendiants, n'étant point en tout soumis aux évêques, n'entrent
pas dans la bergerie par la porte authentique, est une absurdité
issue d'une prétention contraire à l'Evangile. Thomas, sur ce
point, bouscule les susceptibilités :
Accuser des religieux (exempts) de passer ailleurs que « par la
porte de la bergerie e est une absurdité. Cette éclatante sottise
ressort du fait que c'est le Christ qui est l'Unique Porte. Un prélat,
comme tel, ne saurait être appelé ainsi. La Glose-ordinaire
précise en effet que le Christ s'est personnellement réservé ce
qualificatif de « Porte »... C'est pourquoi ceux -là méritent
l'appellation de « loups ravisseurs » qui s'arrogent ce qui ne leur
appartient pas : ils s'approprient les brebis mêmes de Dieu 27 .
L'une des plus dures ripostes sera celle déclenchée par
l'accusation identifiant les « religions enseignantes » à de
nouvelles pépinières de Docteurs de la Loi, de Scribes et de
Pharisiens, prêts à renouveler le sinistre exploit des anciens.
Thomas d'Aquin rappelle une précision écrasante :
Ce ne sont pas seulement les Scribes et les Pharisiens qui ont
persécuté le Christ, mais encore les Princes des Prêtres et les
autorités séculières (c. 23).
Les virtuoses manipulateurs d'images bibliques avaient trouvé
leur maître.
Nul n'osa, au moins sur l'instant, prendre la relève de Guillaume
de Saint-Amour. Le pape Alexandre IV, pressé d'en finir avec ces
querelles, condamna à l'exil le sectaire détracteur des réguliers.
Il confirma solennellement la courageuse décision du Chancelier
de l'Université de Paris, Haymeric, qui, en 1256, avait appelé à la

26 « Subjectio alicujus subditi ad rectores Ecclesiae non est ordinata


principaliter ad utilitatem praesidentium, sed ad utilitatem subjectorum »
(c. 4.)

27 « Ex quo manifeste insipientiae convinci possunt, quia ostium Christus est...

Nec praelatus ostium dici potest. Unde Glossa dicit, quod ostium sibi
s oli Christus retinuit... Isti ergo fures dicuntur, quia quod alienum est
suum dicunt esse, oves Dei suas faciunt » (ibid., c. 23).

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« licence », ou maîtrise en theologie, frère Thomas et frère
Bonaventure, défenseurs des Mineurs. La bulle du 2 octobre
1257 notifia au corps universitaire de Paris d'accepter sans
restriction les deux religieux désignés 28.
La cause semblait entendue. Mais, en ce monde, il n'est point
de victoire définitive. Tout au long de sa carrière, frère Thomas
devra mener des batailles de plus en plus âpres. D'autres,
d'ordre doctrinal, philosophique et théologique ; s'y ajouteront. Qu'il
ait pu mener de front tant de travaux n'est pas l'un des moindres
étonnements de cette carrière.
Dès le Con tra Impugnan tes, il ne cache nullement qu'il
considère la « religion -enseignante » des Prêcheurs comme une
milice exigeant de ses membres un tel courage que qui n'est point
stimulé perd de son mordant. Il en va des religieux voués à l'étude
intensive.
Comme des soldats chez qui la privation de récompense stoppe
la combativité. Le Philosophe (Aristote), au troisième livre de
l'Ethique, l'a signalé : « Donnez-nous les guerriers les plus
vaillants. Les non-récompensés se transforment en tim orés,
alors que les récompensés deviennent forts. »

De même, pour un homme d'études, ce serait un empêchement


du labeur d'apprendre, si on lui supprimait la dignité
d'enseigner laquelle est le fruit normal de l'étude (c. 2).
Enseigner la doctrine du Christ est, à ses yeux, la tâche
suprême à laquelle puisse être appelé ici-bas l'être humain. A
telle enseigne que dans une religion vouée à l'étude, empê cher un
relig ieux, q ui s'ad onne au mieux à la tâche d'app r e n d r e ,
d ' a c c é d e r à l ' e n s e i g n e m e n t r e v ê t l' a l l u r e d ' u n châtiment (hoc
reputaretur affligi alicui). Or, étant donné qu'étudier est un
bien, cela reviendrait à punir un homme pour un acte bon. Ce
qui constitue une iniquité (quod est punire hominem pro bono,
quod iniquum est) (Contra Imp., c. 2).
Non seulement Thomas réfute les objections, mais il contre-
attaque. La « doctrine » — l'enseignement sacré — est un bien ;
celle-ci supposant l'étude, quiconque nie la légitimité d'un Ordre
religieux consacré à celle-ci fait preuve de mal- honnêteté
sacrilège.
L'Ordre lui sut gré d'avoir si brillamment défendu sa mission
et sa place au sein de la plus illustre Université de la chrétienté.
Aussi rendit-il hommage au plus jeune Maître en Théologie de

28 Denifle, Chartularium..., I, p. 322-323, 333, 338-340. Sur le

rôle de saint Bonaventure, qui écrivit Les questions disputées sur la


perfection évangélique, pendant du Contra Impugnantes de saint
Thomas, cf. Gilson, La Philosophie de saint Bonaventure, Vrin, Paris,
p. 20

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l'histoire de l'Ordre (il n'avait pas atteint les trente-cinq ans
exigés par les règlements). En 1259, le Chapitre Général de
Valenciennes le nomma membre de la commission qui devait
établir le statut des études. A elle seule, la composition de cette
commission proclame l'estime sans pareille dont la plus haute
instance des Prêcheurs entourait le jeune professeur de trente -
quatre ans. II s'y trouvait, de pair à égal, avec Maître Albert le
Grand (futur Docteur de l'Eglise), Pierre de Tarentaise (futur
Innocent V), Maître Jacques Bonhomme, ex-Maître de Paris et
Régent à Oxford, et Florent de Hesdin 29.
Qu'il n'ait rien perdu de sa modestie est à son éloge. Un long
c h em in lu i r es ta it à par co ur ir a van t d e d ev en ir un saint
canonisable. Lui-même — et les autres — l'ignoraient. Aussi le fait
d'avoir eu à cœur de lui témoigner de si éclatante façon la
gratitude des siens est à l'éloge de la solidarité de sa famille
religieuse. II convenait d'apprécier le geste à sa juste valeur.
D'autres circonstances exigeront de Thomas un dépouillement
in fin imen t p lus a ustère. Mais Dieu aura largement pourvu à
fortifier sa filiale confiance30.
A vrai dire, frère Thomas eut des raisons plus profondes de
vérifier la confiance des Supérieurs. Certes, il occupa
brillamment la fonction à laquelle l'avait, non sans risques, appelé
Jean le Teutonique. Humbert de Romans eut le mérite de

29 Mortier, Histoire, I, p. 437 ; Denifle, Chartularium, I, p. 385.


30 Il serait assez puéril de croire que, parmi les Prêcheurs, régnait
une unanimité sans nuages au sujet de la rigueur des exigences
en matière d'études. Albert le Grand, sur ce point, usait de formules
fort peu iréniques :
« Nous disons cela à l'adresse de certains désœuvrés qui, pour se
consoler de leur paresse, ne cherchent dans les livres que ce qu'ils
peuvent critiquer. Comme l'oisiveté les a engourdis, ils veulent,
pour ne point paraître les seuls morts, discréditer ceux qui se
distinguent. Tel fut le genre des hommes qui ont tué Socrate,
chassé d'Athènes un Platon et persécuté un Aristote... Ces êtres sont,
dans le monde des sciences, ce que le foie est au corps. Il existe,
chacun le sait, une sorte d'humeur bilieuse qui s'agglomère dans
le foie et répand, en se diffusant, l'amertume dans le corps entier.
De même, il y a dans le domaine des sciences, certains esprits
remplis de fiel qui changent leurs semblables en blocs d'amertume
et ne leur permettent pas de chercher la vérité dans la douceur de la
vie de communauté. » (In Polit. Opera Omfzia, édit. Borgnet, t. VIII,
p. 803-804.)
En termes différents, mais non moins énergiques, Jourdain de
Saxe avait, dès 1233, rappelé aux Prêcheurs les rudes exigences de leur
vocation en ce domaine. Cf. Kaeppelli, in Arch FF. PP., 1952, p. 177-
185.

www.thomas-d-aquin.com 51
reconnaître les qualités qu'il, y avait déployées. En l'y main-
tenant, il lui permit de bénéficier des instruments de travail que
Paris offrait. Les ressources d'information qui y affluaient
étonnent les spécialistes. L'ampleur d'information dont Thomas
d'Aquin fera preuve est due à la décision de ces deux grands
Maîtres Généraux.
Sans eux — sans l'aide que procuraient les Constitutions des
Prêcheurs aux professeurs en charge — frère Thomas n'aurait
pu donner pleinement sa mesure. Certes, il se montra digne de
son poste, mais il y fut désigné par l'obéissance. Si ses Supérieurs
en avaient décidé autrement, le futur Doc teur de l'Eglise
Universelle eut vraisemblablement fait partie de ces anonymes
serviteurs de Dieu, dont Pascal note : « Ils sont connus des Anges
et de Dieu. Dieu leur suffit. »
Ni frère Thomas, ni ses Supérieurs ne se doutaient du prix dont
serait payée cette mise en valeur ! Il n'en demeure pas moins
q u' il n e fera ri en p our sortir de la vo ie tracée par l'obéissance.
Ceci l'emmènera à des refus dont, afin de mettre une fois pour
toutes au point son absolue fidélité à sa fonction doctrinale, nous
parlerons dès à présent, quitte à anticiper sur les événements.

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IV

LE REFUS DES PRELATURES

« Ne point mourir prélat », fut l'une des trois faveurs qu'il


requit de Dieu. Au terme de sa vie, il confia à Réginald qu'il avait
été exaucé 31.
Il avait quelques raisons de redouter de telles promotions.
D ep u is le Co n tr a Imp u gn an tes , il é ta it cons idé ré c omme le
professeur le plus en vue de l'Université. Alexandre IV avait
confirmé sa maîtrise en Théologie. En 1259, il exigera sa
présence comme lecteur de Curie. Son propre ancien bachelier,
Hannibal de Hannibald, son ami devenu cardinal, savait son
exceptionnelle valeur. Et... il y avait sa famille ! En 1261,
Alexandre IV mourut. Il fut remplacé par Urbain IV, qui en
Thomas avait si grande confiance qu'il le consulta pour des
questions graves. Ce soi- disant distrait, qu'on proclamera perdu
en ses pensées, faisait preuve d'un jugement fort sûr. Ses
contemporains l'avaient surnommé « le prudentissime frère
Thomas ». Urbain IV, sans le consulter, le nomma en bonne et
due forme archevêque de Naples. La Bulle fut signée en 1264 32 .
Pris au piège, le très obéissant frère Thomas se vit en présence
du problème le plus torturant de sa carrière. Il réussit à faire
annuler la Bulle papale33 .

31 Laurent, Fontes Vitae, p. 110 et suiv. Les deux autres étaient d'être

rassuré sur le sort de son frère Raynald, assassiné par Frédéric II, et de ne
jamais céder à un mouvement de vaine gloire.
32 Registres d'Urbain IV, éd. Guiraud, t. II, p. 324
33 Sans doute devons -nous à cet incident les textes, plutôt
embarras sés, où Thomas traite de la licéité du refus des prélatures.
Quodlibet V, a. 22 (Pâques 1270) et 11 a -11 ae, a. 1, ad 1 um et a. 2

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Les années passées chez les Prêcheurs n'avaient guère atténué sa
phobie des « honneurs ». Son refus, déjà célèbre, de l'Abbatiat du
Mont-Cassin, lui avait, en un tel milieu, valu un surcroît
d'estime. Il éta it de n otoriété publique que le Fondateur de
l'Ordre avait par trois fois refusé des évêchés dans le Midi de la
France.
A vrai dire, la forme de service de Dieu qu'est l'épiscopat fut,
dès les origines, la hantise des Maîtres Généraux34 . Jean le
Teutonique avait, pour entrer chez les Prêcheurs, donné sa
démission d'archevêque de Bude en Hongrie. Jourdain de Saxe,
ex-maître ès Arts de l'Université de Paris, avait dénoncé le danger
des études choisies par les arrivistes : « les décré talistes »
n'étaient guère estimés 35.
Humbert de Romans cherche, en termes crus, à détourner
A l b e r t l e G ra n d d e l' ép is copa t 36. De ux an s apr ès , A lb er t
démissionnera de son siège de Ratisbonne pour reprendre la vie
conventuelle.
Soucieux du maintien de la pureté de la vocation de leurs
religieux, les Maîtres Généraux faisaient tout pour que les papes
ne transforment point l'Ordre en pépinière de prélats. Problème
souvent délicat, mais dont les éléments les moins sûrs prenaient
prétexte pour briguer l'épiscopat 37. Thomas, comme en général les
sujets vraiment dignes d'occuper de hauts postes, était aux
antipodes de ce genre d'ambition.
Nul n'a plus implacablement stigmatisé le désir de prélature. Il
y voit, avec une lucidité aussi acérée que celle de nos
psychanalystes actuels, une transposition sacrilège de la
volonté de puissance38 . S'abandonner à une telle tentation

(entre 1271-1272) ; cf. Walz, D.T.C., art. Thomas, vol. 634 Mandonnet,
Des écrits..., p. 118, note
34 Ce thème sera souvent repris. Lettre de Munio de Zamora et Ch.

Gén. de Bordeaux, 1324 ; cf. Douais, Les Frères Prêcheurs, I, p. 40-43 ;


47-48.
35 Dondaine, in Arch. FF. PP., XI, 1941, p. 116, et il cite le texte de

Roland de Crémone qui dénonce les clercs qui préfèrent le Droit à la


Théologie, p. 134 ; Denifle, Char., I, p. 211 ; p. 179, Chap. Général de
1248.
36 « Considérez le sort de ceux qui se sont laissés conduire à ces
pos tes éminents. Quel bien ont-ils fait ? Comment ont -ils fini ? Nous
aime rions mieux apprendre que notre cher frère est dans la tombe que
sur un siège d'évêque » , cité par Mortier, I, p. 647-648 ; traduction
Garreau, Saint Albert le Grand, p. 131-132. Le texte d'Humbert de
Romans est rapporté par Pierre de Prusse, Vita..., p. 252-256, trad.
Sighart, Albert le Grand, 1882 p. 234
37 Sur la tentation de l'épiscopat dans l'Ordre, Act. Génér., I, 4 ;

Frachet, p. 141-142 et 209-210 ; Vicaire, Hist. de saint Dominique, II, p.


339, n. 7
38 Quodl., II, q. 6, a. 1 (Noël 1269) ; Quodl. XII, II, 3 (1273 ; II-II ae,

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suppose « un to tal mépris de son propre salut39 ».
Inutile de préciser que cette position découle de la très haute
idée qu'avait Thomas d'Aquin de la charge épiscopale. Il savait
l'excellence de charité qu'elle implique :
C'est l'excellence d e sa charité qui rend un sujet apte à une
chaire épiscopale. Aussi, avant de confier à Pierre la charge de
ses brebis, le Seigneur lui posa la question : « Pierre, m'aimes-
tu ? » (In Joan, XX I, Ni. 15.)
Aussi bien l'initiative, en pareil domaine, doit venir de plus
haut. Seul un élu, et non un prétendant, est en mesure de
remplir une telle charge selon vraiment le cœur de Dieu, De
l'autorité, même spirituelle, Thomas d'Aquin parle rarement sans
souligner les dangers auxquels elle expose ses détenteurs. Ce fils
de seigneurs a, plus peut-être qu'aucun Docteur d e l'Eglise, signalé
les tentations inhérentes au pouvoir 40.
Il a pu constater que, tout comme le pouvoir chez les potentats,
les fonctions sacrées n'abritent nullement les meilleurs contre
l'humaine fragilité. Frère Thomas se sentait-il sur ce point
vulnérable ?
Sa condition et son éducation le mettaient à l'abri de la
déformation des « parvenus ». Il avait, dès son jeune âge, jaugé
à leur exacte valeur les « honneurs humains ». D'où sa réflexion,
d'un réalisme, d'une lucidité à la fois dure et miséricordieuse :
Ceux qui affirment cela (à savoir que l'humble naissance des
apôtres leur facilitait l'humilité) feraient mieux de réfléchir à
la soudaineté de la transformation de ces pêcheurs, très
simples, en dignitaires plus élevés que des rois, en
prédicateurs dont l'éloquence dépassait celle des philosophes et
des rhéteurs : ils étaient transformés en confidents du
Seigneur du monde !

Or, ce sont précisément les hommes d'une condition de ce genre


qui, devant u ne aussi soudaine promotion, d'habitude
s'enorgueillissent, n'ayant auc une expérience d'une telle
gran deur 41.

q. 185, a. 1 etc
39 « Qui vero sponte ad praelationis statum aspiret, vel nimiae

praesumptionis est, si se tam fortem existimet ut inter pericula possit


manere securus, vel omnino suae salutis curam non habens, si
peccata vitare non curet (de Perfectione vitae spiritualis, c. 19 [en
12691)
40 I-II ae, q. 2, a. 4, ad 2 um ; II-II ae, q. 65, a. 3, ad 1 um; II-II ae,

q. 68, a. 1, ad 2 am ; surtout I-II ae, q. 105, a. 1, c. et ad 2 um


41 « Et tales, sic repente promoti, consueverunt superbire, utpote

inexpertes ad tantum honorem. » (In Joan, IV, lect. 1, n° 12.)

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Son discernemen t est pur de tout mépris. Sa sévérité à
l'égard du désir ambitieux de l'épiscopat égale son respect pour la
fonction. Il demeure lucide. Jamais cependant il n'acceptera de
justifier la moindre désinvolture à l'égard d'un représentant de
la Hiérarchie, si indigne que personnellement il puisse être. Les
textes sont nombreux où il rappelle cette doctrine, condition
essentielle du maintien de la discipline d'une Eglise que son
Fondateur a voulue humaine, mais sacramentellement
structurée.
Néanmoins les raisons secrètes de son refus de l'épiscopat
demeurent mystérieuses. Le souci de se consacrer tout entier à
sa fonction enseignante en fait certainement partie, mais non la
conscience du caractère génial de son œuvre. Autre chose
connaître sa valeur, la certitude de la justesse de son intuition et
de sa méthode, autre chose avoir l'outrecuidance de considérer son
œuvre comme une condition maje ure de la vie de 1'Eglise. Sur ce
sujet délicat, nous pouvons tout au plus risquer une hypothèse
que, faute de confidences, sa doctrine rend vraisemblable. Lui-
même a déclaré son sens aigu de la mission doctrinale des
Prêcheurs :
Dans la mesure où je puis faire miennes les paroles d'Hilaire,
j'ai personnellement conscience que, vis-à-vis de Dieu, le devoir
primordial de ma vie est de l'exprimer en chacun de mes
propos et de mes sentiments 42 .
Toutefois la conscience de sa vocation, voire celle de l'utilité de
Son œuvre, n'implique nullement la conviction d'être
indispensable. Plus tard, en l'un de ses très rares passages
ironiques, il raillera :
ceux dont la perception est si subtile qu'ils sont les seuls
hommes vrais et qu'ave c eux est née la sagesse43 .
*
* *

Il serait d'une inexcusable candeur d'attribuer au seul désir


d'effacement son refus des prélatures. A vrai dire, ce refus, au
profit d'une carrière enseignante orale et écrite, démontrerait
plutôt le contraire. Humbert de Romans n'avait point caché à Albert

42 « U t e n i m v e rb i s H i l a ri i u ta r, e g o h o c p rae c i puu m v i tae meae

officium debere me Deo conscius sum ut Eum omnis sermo meus et


sensus loquatur. » (I C.G., c. 2.) Gilson attache à ce texte la plus haute
importance, Le Thomisme, 1948, p. 8
43 De aeternitate mundi (de 1270) : Illi qui tam subtiliter eam

s apiunt, soli sunt homines, et cum eis oritur sapientia. »

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le Grand que, si honorables qu'ils fussent, les postes éminents se
soldaient souvent par la suppression de rayonnement posthume.
Logiquement, l'ambition expliquerait mieux l'attitude de Thomas,
les dignitaires se remplaçant plus aisément que les penseurs.
Il est un autre aspect du problème, moins souligné mais
autrement poignant. Thomas savait, aussi bien qu'Albert,
l'animosité suscitée par la « nouveauté » de ses conceptions. Sa
connaissance des hommes lui permettait de prévoir
l'accroissement des oppositions. Or, l'épiscopat constituait un
prestige non négligeable, capable de juguler, même sans les
convaincre, ses critiques. Un historien d'Albert le Grand l'a fort
bien dit :
Acceptant le siège épiscopal que lui offrait la Curie, Albert plaçait
l'essentiel de son œuvre à l'abri des attaques les plus violentes.
Plus tard, Albert lui-même n'a pas été mis en cause et les assauts
les plus vifs ont eu lieu contre un simple frère, saint Thomas
d'Aquin, après la mort de celui-ci 44 44 .
Il ne s'ag it point là d'une réflexion banale. Dans son grand
ouvrage Siger de Brabant, le P. Mandonnet souligne le prestige
que valut à Albert le Grand et à Pierre de Tarentaise leur
qualité épiscopale. Ils étaient « devenus à ce titre des personnes
ayant une autorité ecclésiastique publique ». Pour ce même motif,
Raymond Martin les cite dans son Pugio fidei (1278). Gilles de
Lessines, pour défendre Thomas condamné à O xf or d, év oqu era
l ' a u to r i té d ' A lb e r t, « jad is é vêq ue de Ratisbonne », dans son
traité « de unitate formae » de 1277 45.
Que frère Thomas n'ait point songé à cette conséquence pour
lui-même et son entreprise, serait lui prêter une dose d'illusion
peu conforme avec la finesse de psychologie dont son œuvre
témoigne. Il a souligné les tourments que valut aux intelligences
la poursuite de la vérité46 . Nul ne tut — du reste à son propre
dommage — plus miséricordieux à l'endroit des chercheurs.
En renonçant au prestige épiscopal, il sacrifia bien plus
encore que la sécurité sociale de sa famille. Il dépouillait son
œuvre des garanti es humaines de protection. Il renonçait à tout
argument étranger à la vérité objective. Il confiait tout son avenir
à la seule garde de Jésus-Christ. Il excluait radi calement les
chances qui, en ce monde, sauvegardent les personnes et les

44 Albert Garreau, Saint Albert le Grand, p. 128


45 In Siger de Brabant, p. 47, note
46 II est suffisamment clair à quel point ces remarquables esprits

ont, de tous côtés, éprouvé de souffrances : « in quo satis apparet


quantam angustiam patiebantur hinc et inde eorum praeclara
ingenia » (III, C.G., 48).

www.thomas-d-aquin.com 57
œuvres.
Et cela, sans retour en arrière possible. Après 1264, nulle autre
occasion ne se présentera. Il restera, jusqu'à sa mort, « frère
Thomas ». Or, entre 1252 et 1264, il avait eu le temps de mesurer
la portée d'un tel a cte. Son œuvre était déjà avancée, et déjà, il
savait les conflits qu'elle soulevait.
Le prodigieux effort de sa lancée, et celui, encore plus
stupéfiant, qu'exigerait son achèvement, démontrent le prix qu'il
lui reconnaissait. Il savait, mieux que quiconque, l'importance de la
survie de tels travaux. Il les concevait en fonction de la gloire de
Dieu. Sur le point de recevoir son Dieu en Viatique, il déclarera
publiquement : « C'est pour Toi que j'ai tant travaillé, écrit, veillé
et prêché 47. »
Il avait travaillé en serviteur aimant. Fidèle jusqu'au bout aux
exigences de l'amitié, il livra tout sans réserve à la sollicitude de
l'Ami.
Telle est, nous semble -t-il, la portée du refus des préla tures.
Se donner à Dieu en gros est un sacrifice dont tout religieux, si
généreux qu'il soit, ignore à l'avance l'ampleur. Abandonner, sans
restriction aucune, les résultats obtenus et futurs de recherches
formidables, suppose une Foi, une Espérance et un Amour
indicibles. Par son refus des prélatures, Thomas d'Aquin s'est
délib érémen t livré aux vicissitudes humaines48 .

47 Nous aurons à considérer de près l'antinomie de cette humble


et fière protestation, avec la trop fameuse confidence qu'il aurait
avoué à Réginald qu'il considérait « son œuvre comme de la paille » .
48 En son lieu et place, nous parlerons de l'offrande qu'à Naples

Thomas fera au Christ de son ultime traité de la Somme sur


l'Eucharistie. Mais, en ce temps -là, les jeux étaient faits. Et
Thomas pouvait réclamer sa récompense. Un bien long — et dur —
chemin aurait été, depuis 1264, parcouru.

www.thomas-d-aquin.com 58
V

A LA TABLE DU ROI SAINT LOUIS

Les biographes relatent, sur des tons divers, mais en


respectant la substance, l'histoire de l'invitation à la table du roi
Louis IX. L'événement eut lieu à Paris où les deux futurs saints
habitèrent simultanément plusieurs années. Il fait p a r tie d u
f o l k l o r e . W a l z c o n s i d è r e c o mm e p r ob ab le l' h ypothèse d'une
fréquentation assez étroite des deux illustres c a n o n is é s 49 . E ta n t
d o n n é q u ' i l y f u t q u e s t io n d ' a r g u m e n t contre les manichéens,
il croit devoir rectifier la date de Tocco qui situe l'incident à
l'époque où frère Thomas composait la Somme. Il serait plus
logique de parler du Contra Gentiles où le théologien traite
explicitement de ce problème50 . Ce qui placerait l'événement au
cours du premier enseignement à Paris, avant 1259.

*
**

L'on peut penser qu'il s'agit là d'un cas où, interprétant le


présent en fonction du futur, les biographes éprouvent le besoin
de magnifier par anticipation des contemporains devenus plus tard
célèbres. L'historien, lui, est tenu à une exactitude pl us
p rosa ïq ue q ue les p ei ntres et les auteurs de légende. Ses
affirmations sont limitées par des documents précis. Ils sont

49 Walz, Saint Thomas d'Aquin, adaptation française de Paul Novarina,

Louvain, 1962, p. 107


50 I, Contra Gentiles, ch. 4 ; 20 ; 42

www.thomas-d-aquin.com 59
loin de tout dire. Il arrive souvent que les poètes et les artistes
approchent avec plus d'exactitude que les érudits l'esprit du
passé.
Ainsi, l'on ne peut historiquement infirmer ni confirmer la
réalité du symbole type de l'idéale amitié des deux grands Ordres
frères, Mineurs et Prêcheurs, car la rencontre illustre de François
et de Dominique ne repose sur aucun document historique. A- t-
elle pour autant perdu de son importance ? Saint Bonaventure et
saint Thomas d'Aquin ont, en même temps, professé à Paris. Leur
« amitié » a semblé aller de soi. L'un et l'autre avaient défendu,
contre les séculiers, l es droits de leurs Ordres respectifs.
L'h istoire toutefois impose quelques nuances. Les deux maîtres
étaient certaine-nient les derniers à soupçonner qu'ils
deviendraient chacun Docteur de l'Eglise, mais sous des . pavillons
théologiques opposés. Thomas d'Aquin entreprenait de mettre
l'aristotélisme au service de la Foi. Bonaventure défendait la
nécessité du maintien de l'augustinisme platonicien. Certes, ils
étaient l'un et l'autre trop avertis de la hiérarchie des valeurs,
pour ne point transformer leur opposition technique en doute sur
leur sincérité religieuse. La charité authentique n'a jamais
impliqué le nivellement des esprits. L'unité de foi admet, dans la
m esure où cha cun respecte l'intégrité absolue du Donné
Révélé, la diversité des systèmes. Les deux Maîtres, serviteurs
compétents de la cause de Dieu, estimaient leurs efforts
réciproques. Néanmoins, l'estime la plus sincère peut fonder la
concorde, mais non constituer l'amitié au sens émouvant du mot.
Jamais frère Thomas et frère Bonaventure ne sont direc tement
entrés en conflit. Les polémiques nominales étaient, à l'époque,
exceptionnelles. Des cas ont cependant existé. Frère Thomas se
verra pris à partie, mais non par Bonaventure. Le fait démontre
leur mutuelle courtoisie. C'est tout. Si, entre eux exista une amitié,
elle demeura secrète 51.

*
* *

L'incident du repas chez Louis IX se présente autrement. En


son Histoire des Maîtres Généraux, Mortier fait état de la
complaisance dont Blanche de Castille et son fils entourèrent les
Prêcheurs. A l'issue de la grande première querelle avec les
séculiers, Humbert de Romans accepta d'être le parrain d'un fils
de Louis IX.
L'activité de frère Thomas n'avait aucun caractère administratif.
Ses motifs de fréquentation du roi étaient strictement
occasionnels. De plus, Louis IX, tertiaire franciscain, avait pour

51 E. Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, éd. 1943, p. 2 7

www.thomas-d-aquin.com 60
chapelain et confesseur un confrère de Thomas d'Aquin. Les
conseillers ecclésiastiques français ne manquaient pas. Le P. Walz
n'en suggère pas moins que « Thomas eut sans doute des
entretiens familiers avec le très pieux et très noble roi de France...
Plusieurs fois donc, au cours des deux séjours parisiens de
Thomas, Louis IX eut recours à sa sagesse et à sa prudence... 52 ».
Le récit de G. de Tocco53 est loin de donner l'impression que
Thomas ait été un familier de Louis IX. Invité, il s'était récusé,
alléguant son manque de temps. Prétexte étrange en pareil cas.
Seul l'y décida l'ordre explicite de son Prieur, et encore avec le
motif de lui servir de « socius », c'est-à-dire d'accompagnateur
prévu par la Règle.
Une réticence en cas d'invitation peut, à la rigueur, passer pour
une marque de familière amitié. Mais l'obligation, pour Ta vaincre,
formulée par un supérieur dénote plutôt un singulier manque
d' en vie de ren con trer le « bon et pieux » roi. A cette époque,
Louis IX ne portait point l'auréole. Et, sans irrespect aucun,
Thomas d'Aquin pouvait avoir, sur la politique royale, des
réserves sérieuses. Plus tard, la canonisation embellira tout.
P a s p lus q ue d a n s le cas de Thomas d'Aquin, l'Eglise qui, en
proclamant sa sainteté, reconnut la grandeur morale du roi, ne
sanctionna point automatiquement le génie de sa politique.
L'Histoire Générale apprend q ue , s ur les ins tanc es du pap e
d és i re ux d ' é v i te r d e v o ir Manfred, bâtard de Frédéric II,
remplacer son père, Louis IX avait, en 1265, accepté pour son
frère Charles d'Anjou la couronne de Sicile et de Naples54 . Le fils
de Manfred, Conradin, appelé par les Gibelins, auxquels s'étaient
ralliés les d ' A q u i n , d e s c e n d it en I ta lie e n 12 67 . L o u is IX
r e f u s a à Clément IV les sommes nécessaires pour parer au
soulèvement 55 . Le frère de Thomas, Philippe, fut tué à la
bataille de Tag liocozzo et Conradin, prisonnier, lâchement
assassiné56 . Les relations de la famille de l'invité avec la maison
d'Anjou, celle de Louis IX, étaient donc loin d'être cordiales.
Comme il s'agissait d'un domaine plus sensible que celui des idées,
l'on conçoit difficilement que Louis IX ait choisi, pour conseiller,
un « étranger », fût-il un religieux illustre. Le roi avait

52 Saint Thomas d'Aquin, adaptation française, p. 107


53 Trois chroniqueurs ont rapporté l'incident : Tocco, cap. 43 ; B.
Gui, c. 25 ; P. Calo, chap. 24.
54 Em. G. Léonard, Les Angevins de Naples, p. 41
55 Eod. loco, p. 55, 64 -73
56 Mandonnet, RTh., 1925, p. 531.

Co n rad in fu t froide me n t a ss ass i né , à l 'â ge de tre i ze an s , pa r


l'o rdre de Charle s d'Anjou. Louis Gille t, dans son be au de rnie r
ouvrage , Dan te , c. 6, « Dante e t la Franc e » , ra ppe lle le s raisons
qu'avaient les Gibelins, et parfois les Guelfes d'Italie, de détester la
monarchie française

www.thomas-d-aquin.com 61
incontestablement grand mérite à inviter un Prêcheur que sa
famille rendait suspect.
Le d oux Louis Gil le t n'a pu celer la dissociation, chez Louis
IX, de la sainteté et du génie politique. « Ce n'est pas sans
répugnance que le bon roi Louis s'était laissé engager dans cette
aventure... sa belle-sœur d'Anjou... fit tant que le roi se rendit aux
prières du Saint-Père et accepta la couronne qu'on lui offrait. Il
n'en voulut pas pour son fils, mais ne la refusa pas pour son
frère. Il lui plaisait peu de se faire l'instrument de la politique
temporelle des papes et il se faisait conscience de toucher aux
droits de l'Empire... C'est ainsi que saint Louis se trouva
emba rq ué ma lg ré lui dans une affaire inextricable ; il croyait n'y
mettre que le petit doigt, tout le bras devait y passer. Jusqu'à
Fornoue, jusqu'à Pavie, que de sang français prodigué dans les
champs d'Italie, par s u i t e d u h a s a r d q u i a j e t é e n S i c i l e u n e
d e s c l é s d e l'Europe 57 ! »

*
**

Revenons au texte de Guillaume de Tocco. Malgré ses données


stupéfiantes, les biographes le transcrivent, imperturbablement.
Aucun ne trouve anormal qu'un religieux, officiellement chargé
de former la jeunesse universitaire, oublie en présence du roi les
convenances les plus élémentaires. En plein repas, il reste
plongé en ses pensées. Puis, soudain, assène un formidable
coup de poing sur la table et, sans s'excuser, s'écrie :
« Maintenant, je tiens mon argument contre les manichéens ! »
Or, au cours d'aucun repas conventuel, pris cependant en
silence, le très courtois frère Thomas ne s'était jamais livré à une
manifestation de ce genre. Fils de grands seigneurs, son urbanité
éta it p roverb ia le. Eut-il réservé à un roi de France l'unique
incorrection de sa vie ? Les chroniqueurs s'empressent de
souligner l'élégance de Louis IX qui immédiatement convoque un
copiste...
Voilà qui cadre fort mal avec les personnages. A moins que,
mais ici nous sommes en pleine hypothèse, l'on ait essayé de faire
oublier l'absence totale de demandes de consultations écrites de la
part du roi ?

*
* *

I l est indén iab le q ue jamais Thomas d'Aquin n'accorda aux


Croisades la même importance qu'un Louis IX ou même ses

57 Dante..., p. 192-193

www.thomas-d-aquin.com 62
propres Maîtres Généraux, Humbert de Romans et Jean de
Verceil 58. Sa réserve est telle que le P. Chenu a cru y voir une
abstention : « Il n'y a pas un mot sur les Croisades 59.

C'est un fait, jamais il n'a ab ordé le sujet proprement dit. Il a


toutefois consacré trois articles à des problèmes annexes 60.
Cette omission est difficilement imputable à l'éloignement de
Thomas. Il n'ignorait point les préparatifs de la 7° Croisade, en
1248 et 1250. Et, il se trouvait à Paris avant et pendant la 8 0
Croisade où, en 1270, le roi trouva la mort. De tels événements
ébranlaient la chrétienté entière — surtout les milieux
conventuels. En Italie, Jean de Verceil se comporta en collecteur
de fonds si dévoués que Louis IX lui attribua deux épines de la
Sainte Couronne 61.
Il est indéniable que les méthodes de « conversion » qu'il
expose dans le Contra Gentiles (composé à l'époque de l'incident à
la table du roi) ne font aucune allusion à une quelconque
nécessité d'une reconquête ar mée des Lieux-Saints 62.

58 Humbert de Romans écrivit le « de praedicatione crucis », cf.

Ré gine Pernoud, Les Croisés, p. 202 -204. Mortier, Histoire..., I, p. 477 ;


Echard, Scriptores... I, p. 161 ; Jean de Verceil fut l'un des rares qui
approuvèrent le catastrophique projet de 1270 (Mortier, op. cit., II, p.
19-21 ; t. IV, p. 66)
59 Saint Thomas d'Aquin et la Théologie, coll. Maîtres spirituels, p. 93
60 Quodlibet, IV, art. 11 (de 1259), il répond à la question : « Utrum

vir possit accipere crucem, uxore nolente, si de ejus incontinentia


timea tur ? »
Quodlibet II, art. 16 (Noël 1269) : « Utrum crucisignatus moriens ante
susceptum iter, habeat plenam indulgentiam peccatorum ? » La question
concerne le « v œu de croisade » , dont saint Thomas dit qu'il n'est point
une condition sine qua non de salut.
Quodlibet V, art. 14 (Noël 1271) : « Utrum moriatur crucisignatus qui
moritur in via eundi extra mare, quam qui moritur moriendo ? »
A ces trois textes, nous pouvons ajouter II-II ae, q. 188, a. 3, ad 3 um
(1272) où il explique que l'on peut envoyer, en réparation de leurs
fautes, des pécheurs, non dans une armée purement militaire (ils y
pou rraient donner libre cours à leurs mauvais instincts) mais dans une
armée religieuse où ils se dévoueront pour secourir la Terre Sainte
61 Mortier, Histoire..., II, p. 20-21
62 Chenu, Introd. à l'étude de saint Thomas, présentation du Contra

Gentes, p. 87 -94 ; Gauthier, Int. Hist., I, Contra Gentes, Lethielleux, p.


69, n. 177.
Du point de vue historique, cette conception pacifique de l'apos to la t
e s t d an s la li g ne de l a trad i tion , c hè re à nomb re de Prêcheurs, de
conserver d'étroits contacts culturels avec les « infidèles » . Comprendre la
pensée des autres exigeait l'initiation à leur langue et l'accès à leurs textes
originaux. Ainsi procéda saint Raymond de Penafort. Ordination du Chap.
Génér. de Tolède 1250 ; du Chap. Génér. de Paris 1256 et 1310, relative
à la fondation d'un « Studium generale pour les langues ». Cf. Mortier, I, p.

www.thomas-d-aquin.com 63
Nous ne possédons aucun autre détail précis sur ses relations
avec Louis IX. Il est historiquement sûr que le roi de France, pas
plus que son frère Charles d'Anjou, ne font partie de la liste des
dédicataires de ses consultations écrites mentionnées.

367, 520 suiv. ; Mandonnet-Vicaire, Saint Dominique, I, p. 201 suiv. et


in R.Th. 1893, p. 328 suiv, Pierre le Vénérable, premier traducteur du
Coran ; in Dict. Bibl., art. « Exégèse », col. 703 suiv. ; in Dict. Bibl., art.
« Cajeton ; Gorce, in Mélanges Man donnet, « La lutte contra Gentiles au XII i°
siècle », 1930, p. 223241. Lagrange, in R. Bibl., 1932, p. 447, longue recension
sur le legs d'Israël où il traite de la coutume des Prêcheurs de recourir aux
spécialistes des langues, en l'occurrence, l'hébraïque. Cf. supra, 2* Partie, n. 5

www.thomas-d-aquin.com 64
TROISIEME PARTIE

L'ACTIVITE MAGISTRALE

www.thomas-d-aquin.com 65
I

MAITRE EN THEOLOGIE

En 1256, frère Thomas succède à Maître Elie Brunet comme


titula ire d e la « cha ire des étrangers ». Il la « régentera »
jusqu'en 12591 . Il s'agissait d'une charge très lourde 2 . La manière

1 Sur l'évolution du titre de maître en théologie, cf. « de gradu


Magisterii Sacrae Theologiae apud Fratres Praed. disquisitio historica »,
in Analecta Ord. Praed., 1931, p. 101, 158, 405.
Cinq étapes sont à noter :
1° De 1229 à 1401: ce grade n'est délivré que par les Universités de Paris
(après quatre ans d'enseignement comme bachelier), d'Oxford et de
Cambridge.
Seul, le titre de Paris a valeur universelle. Les autres n'étaient
valables qu'en Angleterre (Masetti, Monumenta et Ant. 0.P., I, p. 144).
2° De 1401 à 1572: toutes les universités d'Europe le délivrent.
3° De 1572 à 1677, le titre devient, par privilège pontifical, extra-
universitaire et perd son caractère strictement technique. Les Maîtres
Géné raux peuvent d irectement l'attribuer.
4° De 1677 à 1867: réaction et retour aux conditions strictes
d'Innocent XI et d'Innocent XI I .
5° En 1867, le lime P. Jandel obtient de Pie IX l'abrogation de la législation
antérieure. L'attribution de ce titre, auquel ont été adjoints des
privilè ges extra-professoraux, est rendue au Maitre Général. Les années
d'e nseignement effectif ne sont même plus exigées (1. cit., p. 406).
A l'époque de frère Thomas, les conditions étaient des plus
rigoureuses. Il fallait avoir franchi les stades préparatoires et
effectivement professé dans l'une des deux chaires de Paris. Cf.
Mandonnet, in R.S.P.T., 1927, p. 30 et in Xenia Thomistica, Rome, III, p.
85.
D'où le petit nombre de Maîtres en Théologie. Entre 1252 et 1260, l'on en
compte neuf en activité au couvent de saint Jacques. En son éloge nécrologique
de frère Michel de Vico (+ en 1340), frère Dom. de Peccioli prie ses lecteurs

www.thomas-d-aquin.com 66
dont s'en acquitta frère Thomas suppose une puissance de travail
considérable. Et, nous le verrons, d'autres occupations s'y
ajoutèrent.

*
* *

L'activité magistrale était l'objet, tant du côté universitaire


que religieux, d'une réglementation minutieuse 3 . Nous savons de
façon précise les obligations des titulaires de chaires, la matière
et le style, les dates et la cadence de leur enseignement.
De fait, les maîtres avaient à assurer une double série de
cours. Les leçons « universitaires » proprement dites des
Théologiens étaient, de par les règlements corporatifs parisiens ,
exclusivement réservées à la science sacrée : Ecriture Sainte et
Commentaire de textes théologiques 4 . A ces cours — dont les
écrits permettent de reconstituer la cadence — s'ajoutaient les
« disputes ordinaires » (dont nous avons vu le fonctionnement).
Leçons et disputes constituaient « l'enseignement universitaire
ordinaire ». S'y ajoutaient, à Paris, les questions
« quodlibétiques ». A l'époque de Noël et de Pâques, devant
l'Université entière, le Maître en personne les assurait seul. Leur
différence d'avec les disputes ordinaires est qu'au lieu de porter
sur un sujet choisi d'avance, il lui fallait affronter un public
venant de toutes les Facultés et soulevant les questions de son
choix5 . Plus encore que les questions ordinaires, les

de ne s'étonner point de ce que le défunt, malgré ses qualités, n'ait pas


été Maître en Théologie : « A cette époque -là, dit-il, il n'y en avait pas
partout et quiconque ne l'était point, mais seuls ceux qui avaient professé à
Paris. En sorte qu'ailleurs ils étaient fort rares et, en Italie, lors de mon
e ntrée dans l'Ordre en 1347, j'en ai découvert trois. » Cf. Masetti,
Monum. et Ant. Ord. Pr., I, p. 144, cité in An. Ord. FF. PP., 1931, p. 104,
n. 1 et par Mandonnet, Xenia..., III, p. 22
Ce titre, qui était une charge, comportait le privilège d'être enterré
dans le chœur de l'église après des obsèques présidées par le Provincial,
cf. Xenia, p. 23.
2 Sur le Statut des Maîtres de Paris en 1252, cf. Denifle :
Chartularium, I, p. 226, n° 200 ; p. 227, n° 247.
En quoi consistait la « régence in actu » d'une chaire, cf. Denifle,
Chart., I, p. 531 -532, n° 461 (fin)
3 Douais, Essai sur l'organisation des études dans l'Ordre des FF.

PP., Toulouse, 1884, en particulier I, § 4 : « Le lecteur et ses


obliga tions » , p. 31 suiv. ; Mandonnet, in R.Th., 1929 ; Denifle, Chart., I,
p. 226, n° 200 ; p. 531-532, n° 461
4 Denifle, « De quels ouv rages disposaient les Maîtres de l'Université

de Paris » , in R.Th., 1893, p. 149-161


5 Mandonnet, Des écrits authentiques..., p. 129-130 ; surtout : « introdu c tion
aux Questions disputées », édit. Lethielleux, Paris, 1925, t. I, p. 1 -14. Le

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« quodlibétales » exigeaient une compétence et une virtuosité
épuisantes. Devant un public averti et prompt à la critique, le
Maître, à chaque séance, risquait son prestige.
Il semble que Thomas ait été le seul en son temps à affronter
cette sorte de « conférences de presse » improvisées, où se
présentaient des objectants avertis. Déjà les disputes ordin aires
effarouchaient tellement les titulaires de chaire que les papes
durent rappeler les règlements et obliger les Maitres à les tenir
au moins une fois dans l'année.
Thomas d'Aquin est l'un des rares à avoir régulièrement
assuré ces deux obligations. Sur leur date exacte, l'on ne peut
encore trancher avec certitude 6.
Le biographe retient surtout le caractère de ce rythme de
travail. Et il n'oublie pas que ces Questions disputées et ces
Quodlibétales représentent l'un des secteurs de la production
magistrale obligatoire.

*
* *

texte du P. Mandonnet est repris, sans réticences notables, par les


historiens
Mandonnet, in R.7'h., 1918, p. 266-287 ; 341 -371 ; in R.S.P.T., 1927,
p. 38. Synave : « Le problème chronologique des QQ. DD. », in R.7'h., 1926, p. 154-
159. Destrez : « Les Disputes Quodlibétiques de saint Thomas... » , in Mélanges
Thomistes, Paris, 1923, III, p. 49 -108. Glorieux : La littérature
quodlibétique de 1260 ù 1320, Paris, 1925, p. 272 -290. Spiazzi : In
quaestiones quodlibetales introductio, Marietti (8° éd.).
« Quodlibet » qui primitivement signifiait « n'importe quoi » , devint
synonyme de « moquerie »
6 Mandonnet (Des écrits authentiques..., p. 129-130 ; « Chronol ogie

des Q. DD. », in R.Th., 1918, p. 266 ; in R.S.P.T., 1920, p. 148, n. 1) et


Synave (in Bull. Th., 1926, p. 154-159), prennent pour critère de
numération des Disputes, non les questions mais les articles. Ceux-ci, durant le
premier enseignement parisien —de 1256 à fin juin 1259 — au nombre de
cinq cent quarante, représenteraient deux Disputes magistrales par
semaine.
Dondaine (Les secrétaires de saint Thomas, I, p. 211, n. 5) trouve ce
rythme exagéré, et propose de dénombrer les Disputes d'après les
« Ques tions » : ce qui donnerait vingt-neuf séances. Chiffre
manifestement étonnant qui suppose, étant donnée l'ampleur de chaque
« Question », des séances d'une longueur difficilement concevable.
Mandonnet explique la multiplication des « Disputes ordinaires » par le
souci de Thomas de combler les temps morts causés par la grève
déclenchée par les séculiers.
Prosaïquement, le bi ographe suggère une solution moyenne. N'aurait-
on point groupé par écrit plusieurs sujets ou articles ? Dondaine oublie
la clause statutaire rappelée le 5 décembre 1275, concernant les maîtres
« actu legentes » : « Si vero in septimana non fuerit dies disp utabilis, quod
raro accidit » (Chartul. I, p. 532)

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De par les règlements universitaires, les titulaires de chaire de
Théologie devaient laisser aux « Artiens », l'enseignement de la
ph ilosoph ie. Quan d ils l'abordaient, c'était dans les locaux
conventuels, non universitaires. Les cours étant libres, cette
clause, purement juridique, n'empêchait nullement des maîtres en
théologie d'ajouter — s'il leur en restait la force — des cours de
philosophie7 . Or, l'Ordre des Prêcheurs faisait obligation de cet
enseignement. Il constituait 1'« enseignement conventuel
ordinaire ». Ceci expliquera les commentaires d'Aristote comme
d'autres traités sur Denys, dit l'Aréopagite, ou Boèce de Dacie,
auteurs non officiellement reçus par la Faculté de Théologie.
L'enseignement conventuel ordinaire comportait encore un
secteur dont Jourdain de Saxe avait fait aux Maîtres obligation.
C' éta ien t les « co lla tio nes » ou « instruc tions spirituelles » aux
étudiants et autres religieux du couvent. Les étudiants de
l'Un iversité éta ient admis. C'est en 1221 que Jourdain de Saxe,
lui-même ex -Maître ès Arts, avait décidé de confier la formation
religieuse doctrinale de ce jeune monde aux Maîtres en théologie.
De ce chef, ceux-ci cessaient d'apparaître et de se considérer
comme de purs techniciens. Ceci modifiait, de façon aussi délicate
qu'efficace, les rapports entre professeurs et étudiants. En ces
« collationes » des diman ches soir et des fêtes liturgiques, les
uns comme les autres se découvraient avant tout religieux 8 .
Ne confondons point ces « collationes dominicales » avec les

7 Mandonnet, R.S.P.T., 1920, p. 150 ; R.Th., 1924, p. 136, note .

8 L 'o n a pe u é tud ié l a que s tio n de s « co l la tione s » un i ve rs i - taires.

Mandonnet précise d'après Echard, I, p. 97, qu'elles furent introduit es


par Jourdain de Saxe en 1231, cf. Bull. Th., mai 1929,
517 e t n. 3. Elle s avaient lie u le soir de s dimanche s e t fê te s
chô mées. Gilson, in Les idées et les lettres, p. 93-154.
Sur la responsabilité morale du prédicateur. II -II ae, q. 166,
167, surtout Quodlibet V, a. 12 (Noël 1271) ; in I Corinth. XI I , 8 ; III
Contra Gentiles, c. 154. Les commentaires de S. Th. sur la prédication
du Christ, III a P. 9, 36, 37, 38 et surtout q. 42.
Garland, in Actes praedicandi, p. 210, note, signale que l'origine de ces
« collationes conventuelles » reste à écrire. Il cite l'excellent
article, malheureusement demeuré sans suite, du P. M.H. Lavocat, in
La Vie dominicaine, Paris, 1924, p. 62 -70 : « Les observances
m o n a s ti q u e s » , I , « L a c o l l a t i o n » . « E l l e s u b s i s t e r a c h e z l es
Prêcheurs jus qu'en 1551 » (p. 65). « C'est peut-être le dernier vestige de
l'institution monastique » (loc. cit.).
Mais, détail typique des Prêcheurs, ce n'est plus l'Abbé ou le Prieur
qui est chargé de cette instruction, mais les Maîtres en Thé o lo g ie . Et
c e c i ré vè le le so u c i p ro fon d de s re s po n s ab le s de l'Institution de saint
Dominique, d'imprégner de doctrine la formation spirituelle des religieux
et d'éviter le périlleux hiatus entre activité intellectuelle et piété.

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« sermons universitaires » qu'en des circonstances officielles
devaient assurer les Maîtres. Par exemple, lors de leur premier
cours de Bacheliers sentenciaires ou de Maîtres. Nous savons les
sujets traités par frère Thomas et nous a été transmis le texte
d'autres prédications, soit devant le public universitaire, soit
devant la Curie pontificale, soit devant les fidèles de Naples 9.

*
**

A ces productions s'ajoutent des écrits para-scolaires adressés à


divers consultants. Ces textes, d'ampleur variable, sont des
réponses officielles à des consultations. Thomas y apparaît fort
différent du Maître figé que font imaginer ses écrits techniques. Le
nombre et la qualité des dédicataires sont, du point de vue
biographique, révélateurs. Grâce à eux, nous savons de façon
précise quels furent ses consultants. Ils permettent de suivre
l'extension ou... la réduction des appels faits à sa compétence 10.

*
* *

Ces œuvres découlent, sans exception, de la charge professorale.


Parmi les œuvres laissées par frère Thomas, l'on n'en relève que
deux, et non des moindres, dont on a la certitude qu'il a, de sa
propre initiative, décidé la composition : La Somme contre les
Gentils et, plus indiscutablement encore, la Somme théologique.
Si surprenante que puisse sembler la chose, saint Thomas n'a
jamais enseigné son ouvrage le plus célèbre 11.

9 En six circonstances, Thomas d'Aqu in prit solennellement la


pa role : à Paris, en 1254, comme Bachelier Sentenciaire ; en 1257,
comme Maître, enfin agréé. En Italie, devant le Conclave, en 1264, au
lendemain de la proclamation de la Fête-Dieu. Le premier dimanche
d'Avent 1268, à Bologne, devant l'Université ; le deuxième dimanche
d'Avent, à Milan, « devant le clergé et le peuple » (Mandonnet, Xenia...,
III, p. 29-30). A Paris, en 1270, devant l'Université, le sermon dit « de la
vieille femme » est resté célèbre.
Sur cette partie de son œuvre , la littérature n'abonde guère. Cf.
Che nu, « Introduction à l'étude de saint Thomas » ; Mandonnet, « Le
Carême de saint Thomas à Naples », in Mélanges Th., Rome, 1924, p.
194 -211 ; Gardeil, R.Th., 1893, p. 379 -386 ; Denifle, Chart..., I, p. 390
suiv.
10 A. Gauthier, Préface Histor. Contra Gentiles, Lethielleux, Paris, p.

63 et note. Nous devons au R.P. la remise en valeur de l'importance, à


cette époque, des dédicaces. La courtoisie, autant que l'honnêteté,
justifient cette conception
11 Mandonnet, Des écrits authentiques..., p. 132 et Xenia Thomist ica,
III, p. 29-30, Grabmann, La Somme Théologique.

www.thomas-d-aquin.com 70
Qu'il ait réussi à composer deux ouvrages de cette ampleur, sans
nuire en rien à son activité professorale écrasante, dénote une
puissance et une rapidité de travail dépassant, les normes
courantes. D'autres facteurs intensifieront notre stupeur. Les
conditions dans lesquelles fut réalisé cet ensemble énorme
dépassent la vraisemblance.
Avant que de décrire, du dehors, ces complexités de surcroît,
il importe d'attirer l'attention sur la faç on dont doivent être
considérées ces œuvres multiples. Les spécialistes les présentent
réparties d'après leur contenu. Cette présentation permet de
saisir quels travaux Thomas d'Aquin consacra à telle ou telle
discipline.
Le biographe, lui, considère le problème sous un angle plus terre
à terre : celui des dates et des circonstances. Les facteurs temps
et lieu font saisir un aspect qui, en respectant les classifications
doctrinales, souligne un fait important : la fréquente simultanéité
de composition de ces travaux. Ce détail est peu banal.
Loin d'interpréter l'énumération des ouvrages dans l'ordre de la
succession pure et sim ple (d'un livre au suivant), il convient ici
de la concevoir selon un rapprochement jouxtant parfois la
simultanéité. Ces textes n'ont pas été composés strictement l'un
après l'autre, mais souvent en même temps. Vingt années dura nt,
cette cadence fut maintenue 12. Elle est l o i n d e c l a r i f i e r l e
p r o b l è m e d e l ' é l a b o r a t i o n d ' u n t e l monument.

*
* *

De combien de temps le Maître disposait-il ? Les règlements


universitaires et la législation des Prêcheurs fournissent des
éléments de réponses. De sa carrière professorale nous savons les
dates extrêmes. Son inauguration coïncide avec l'ouverture de
l'année scolaire 1252, et elle prit exactement fin le 5 décembre
1273 : quatre mois avant sa mort, le 7 mars 1274.
L'enseignement oral avait lieu durant les périodes scolaires
officielles. A Paris, l'année universitaire débutait, selon
Mand on n e t , en sep t em b re (sa in t M ich e l) o u o c tobr e (fê te de
s a i n t R é m i ) . E l l e s ' a c h e v a i t l a v e i l l e d e s a in t P i e r r e e t saint
Paul (29 juin). Le P. Dondaine en fixe la terminaison le 24 ju in
( f ê te d e sa in t J ea n- Ba p tis te ). E lle comp or ta it (Mandonnet) des
va ca n ces d e d eux semaines à Noël et à Pâques, et un long vide
d e fin juin à fin sep tembre. L'enseignement conventuel débutait
un mois plus tôt que l'année scolaire universitaire 13.

12 Nous donnerons la présentation, sous forme de tableaux, des écrits

de saint Thomas d'après la chronologie généralement admise


13 Mandonnet, R.Th., 1929, p. 63 ; Act. cap. Toulouse, 1248, édit.

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De ces p ériod es d e c ours, il faut encore soustraire les
dimanches et les jours de fêtes chômées, dont il est impossible de
préciser le nombre. Nous possédons cependant quelques
données 14.
Maîtres et Lecteurs étaient rigoureusement tenus par ces
statuts. Toutefois, lorsqu'il s'agissait des Religieux, ils étaient
a utorisés à s'ab sen ter une quinzaine de jours, lorsqu'ils
avaient à participer aux Chapitres généraux ou (ce fut le cas de
frère Th om a s), a ux Ch apitres de sa Province. L'Ordre attachait
à la régularité d'enseignement une telle importance que, sauf
exception, il fixait les Chapitres aux dates les plus rapprochées
des clôtures de cours, ou dès avant leur reprise.
L' enseig nem en t ora l de saint Thomas ne l'a donc point
absorbé tout au long de ses années professorales. Nous savons au
surplus, de façon précise, la durée et les lieux de sa carrière. De
fait, les vingt-et-une années d'enseignement se répartissent en
quatre grandes périodes : Paris, Italie (Etats pontificaux), Paris,
Naples 15.

*
* *

Le style des écrits est fonction des modalités propres aux


divers lieux. Il ne professait point tous les jours. Aussi l'œuvre
écrite dépasse notablement les cours oraux.
N'imaginons pas pour autant une existence s'écoulant entre sa
table de travail et sa chaire. L' « Ange de l'Ecole » fut un humain,
soumis aux vicissitudes communes. Toute prosaïque qu'elle fût, la

Reicher, M.O.F.P.H., III, p. 94 ; Mortier, Histoire..., I, p. 550-551.


14 Les statuts du 19 mars 1255 prévoyaient l'interdiction d'enseigner,

les fêtes des Apôtres et des Evangélistes (12 + saint Marc et saint Luc,
évangélistes mais non apôtres, + saint Paul = 15). Les trois fêtes de
Noël, Pâques, Pentecôte et les trois jours qui les suivaient (= 12), plus
leur vigile à partir de tierce (9 h du matin). Plus les cinquante
dimanches restants, soit environ 70 jours en cours d'année scolaire.
Denifle, Chart..., I, p. 279, n° 246.
15 Le « premier enseignement parisien » > de 1252 à 1259, comporte

sept années scolaires complètes.


L'enseignement dit « italien », de septembre 1259 à fin novembre
1268 : neuf années, plus le début de l'année scolaire 1268.
Le « second enseignement parisien » du deuxième trimestre 1269
à Pâques 1272 : deux tiers d'année scolaire 1268-1269 ; deux années
complètes 1269-1270 et 1270-1271 et deux tiers de l'année 1271- 1272
(jusqu'à Pâques).
L' « enseignement napolitain » : l'année scolaire 1272-1273 ; début de
l'année scolaire 1273, interrompue le 5 décembre 1273.

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question sommeil et repas comptait, mais certainement beaucoup
moins que son activité religieuse régulière, incluant avec la
Messe et l'Office choral, les prières privées et l'oraison.

*
* *

Il est une autre obligation « extra-professionnelle » que l'on


signale sans toujours en vérifier l'ampleur : les déplacements.
Nos habitudes ont tellement modifié nos mentalités que ce mot ne
nous touche plus. Nous réalisons mal les problèmes d e s l o n g s
t r a j e t s a u X I I I ° s i è c l e . N o u s l e s p e n s o n s e n horaires de
chemin de fer ou d'avion, alors que bien d'au tres efforts étaient
requis. Cependant, avant que d'évoquer les nombreux
déplacements de frère Thomas, il nous faut, très précisément,
reconstituer le contexte de son labeur. Il travailla en religieux.

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II

CE QUE SAINT THOMAS DUT AUX PRECHEURS

En histoire, le recul est parfois source d'erreurs d'optique. Les


papes ont reconnu et proclamé la toute particulière valeur de l'œuvre
de Thomas d'Aquin, Docteur commun de l'Eglise, Patron des Ecoles
et Guide des études.
Ce jugement, qui sanctionne les dons exceptionnels du
compositeur, ne saurait faire oublier la genèse de son œuvre. Frère
Thomas ne l'a nullement tirée de rien. Novateur, il ne vécut jamais
en solitaire. Toujours il travailla par obéissance, et, circonstance
surprenante en notre XX ° siècle, ne connut d'autre cadre de
labeur que celui des Couvents de son Ordre.
Il reçut de ses Supérieurs la fonction professorale. Sans la
perspicacité et le courage des Maîtres Généraux, qui seuls avaient
mandat de pourvoir aux chaires universitaires de Paris, Thomas
d'Aquin n'aurait jamais eu l'occasion de faire ses preuves d'aussi
éclatante façon.
En ce sens, et en d'autres que nous dirons, il est
historiq u em en t e xa c t q u e l' Eg lis e d o it à l' Ordr e d es Pr êch eu rs
« Saint Thomas d'Aquin 16 ».
Jean le Teutonique, en assignant Thomas à Cologne, lui
permit d'entrer dans la familiarité d'Albert le Grand. Nommé a
Paris, il eut accès aux ressources, alors uniques, de l'Uni versité.
Sa vigueur intellectuelle put être très vite appréciée par le milieu
le plus compétent de la chrétienté.
Son audace, qui suscita un étonnement mitigé de critiques,

16 Que le caractère providentiel d'un tel legs ait empêché ce dernier

de constituer une charge, est une autre question. Les héritages les plus
glorieux sont loin d'être les plus tranquilles.

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rencontra chez les responsables de l'orthodoxie doctrinale des
publications de l'Ordre une compréhension rare 17 . Cela n'alla
point sans mérite, car, malgré son imperturbable courtoisie, le
jeune Maître « innovait » en des domaines traditionnellement
intouchables. Il fallut aux Supérieurs une peu commune
honnêteté pour confirmer les conclusions de leurs censeurs, en
dépit d'oppositions émanant parfois de confrères célèbres.
Les Constitutions des Prêcheurs avaient minutieusement réglé
le statut des lecteurs pour leur permettre de remplir au mieux leur
mission. Frère Thomas en a mieux que d'autres tiré parti. Loin
d e se trouver frein é, il se vit par l'Ordre doté de toutes les
ressources à sa portée. Cela incluait l'usage des bibliothèques, les
échanges créés et facilités par l'extension des Prêcheurs. S'y
ajoutaient des conditions, extraordinaires pour l'époque mais qui
étaient l'invention propre de l'Ordre. Des cellules étaient en chaque
Couvent prévues pour les Lecteurs, afin de faciliter leurs travaux
nocturnes. Les Constitutions prévoyaient à cet effet un
approvisionnement en luminaire, en plumes et en parchemin.

*
* *

En plus — et surtout — frère Thomas trouva une assis tance


sans laquelle, au moins sur le plan quantitatif, son œuvre
n'aurait jamais atteint une telle ampleur. Les vingt-cinq volum es
in-folio de l'éd ition d e Parme ou les trente - quatre volumes in-
quarto à double colonne de l'édition Vivès supposent une cadence
annuelle, durant vingt ans, de mille pages. Comme il faut
également tenir compte de multiples obligations, la seule
graphie d'un tel ensemble lui eut été impossible.
Prompte est la pensée, son immatérialité la soustrayant aux
conditions temporelles. Mais sa formulation, orale ou écrite,
n'échappe pas aux servitudes de la succession. Force lui est
d'accepter les conditions du morcellage. Et, Gilson, en son
In troduction à la pen sée chrétienne, rappelle : « La masse
obscure de la connaissance s'écoule en minces filets, un à la fois,
pour ne pas dire goutte à goutte. La plume n'écrit pas des livres, mais
des phrases, des mots, des lettres et, finalement, des jambages dont
les pleins et déliés ne permettent à la pensée de s'exprimer que par

17 Les Chapitres Généraux de 1252 et 1256 imposèrent le contrôle de

toutes les publications des religieux : « Nulla scripta facta vel compilata
a fratribus nostris aliquatenus publicentur, n is i p ri mo pe r fra tre s
pe rit os qu ibu s ma gi s te r ve l p rio r p rov incialis commiserit, diligenter
fuerint examinata » (Act. Chap. Gen., I, p. 69 -78. Cité par Mandonnet,
Siger..., I, p. 229, n. 1).
Dans le domaine doctrinal, la solidarité dans l'orthodoxie était une
loi vitale.

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des éléments disjoints dans l'espace et se succédant dans le
temps 18 » Heureux quand le résultat de l'opération est déchiffrable !
Sur ce point, les spécialistes des manuscrits de saint Thomas,
unanimes, reconnaissent que ses textes sont un indépassable
chef-d'œuvre d'illisibilité 19 .

*
* *

Le R.P. Gils propose une clé de cette graphie déroutante 20. Il


suffit de la replacer dans son contexte historique. Il s'agit d'écriture
gothique du XIII " siècle. Elle comporte des « ruptures » aujourd'hui
inexplicables. Les lettres exigent deux traits complémentaires,
celui du haut correspondant à l'inférieur.
Le P. Gils situe la difficulté graphologique majeure, à savoir le

18 Et. Gilso n, op. cit., p. 131.


19 Dondaine, Les secrétaires de saint Thomas, éd. Léonine, Rome,
1956, 2 vol., et la pénétrante recension de cet ouvrage par le P. Saffrey,
in R.S.P.T., 1957, p. 49-74 : « ... L'écriture du Docteur Angélique était
de lecture peu aisée, si difficile même que les copistes de métier ne
de vaient y parvenir qu'à grand peine... Car la littera inintelligibilis '
n'était guère plus accessible au commun des scribes et des lecteurs
médiévaux qu'elle ne l'est aujourd'hui aux non -spécialistes. Ses
abréviations, ses formules ébauchées, ses liaisons et ses coupures, en
faisaient une écriture beaucoup plus individualisée que notre écriture
moderne, de sorte qu'elle n'était parfaitement claire qu'à son seul
auteur... Antoine Ucelli (mort en 1880) a perdu la vue à scruter les
autographes de saint Thomas... Nous possédons des témoignages
pertinents que ses contempo rains ne le lisaient pas sans peine. Le
premier est celui du dominicain Jacques d'Asti qui transcrivit l'apostille
du livre d'Isaïe. Un second té moignage se lit en tête de la Somme contre
les Gentils. C'est une mention portée par celui qui le premier ordonna
les cahiers en volume en vue de le faire relier : « Lignetur omnes sicut
stant in ista charta et procuretur, si posset inveniri, aliquis qui s ciret
legere istam licteram quia est de littera fratris (Thomae). » « Qu'on relie
ces feuillets dans l'ordre où ils sont classés dans cet ensemble, qu'on
veille à découvrir quelqu'un, si la chose est possible, capable de
déchiffrer cette écriture, car c'est celle de frère Thomas. » Ce texte est
antérieur à la canonisation, en 1323, car Thomas y est appelé frère et
non « bienheureux ».
Dondaine cite une remarque en tête du manuscrit sur les Sentences :
« Ce livre est de la main du vénérable docteur frère Tho mas d'Aquin et
bien qu'il s'agisse d'écriture inintelligible, qu'on le conserve avec soin
par respect pour un tel Docteur, et qu'on ne le rejette point à cause de
son illisibilité (neque abjiciatur propter inintelligibilitatem. »
(Secrétaires..., p. 21-22. )
A. Gauthier, Int. Contra Gentiles, Paris, p. 9 sq.
20 R.P. Gils o.p., in R.S.T.P., 1961, p. 201-228 ; 1962, p. 445462 ;
609 -628

www.thomas-d-aquin.com 76
décalage constant des deux parties des lettres. L'on dirait que la
main de l'écrivain était physiquement incapable de retour en
arrière. Sa promptitude d'esprit, au lieu de freiner le geste,
accélérait la distorsion. L'on ne peut même parler d'écriture se
décomposant en deux parallèles à réajuster. Il s'agirait plutôt
d'un tracé filant irrésistiblement vers la droite, comparable aux
oscillations d'une goutte d'eau le long d'une vitre d'avion.
Réduit à l'essentiel, ce principe paraît séduisant. Est- il sûr qu'il
simplifie pour autant le dur labeur des paléographes ? Ils
reg retteron t to ujour s q ue Thomas d'Aquin n'ait point possédé
l'élégante calligraphie d'un Pierre de Tarentaise et d'un
Bonaventure. Jusque dans le simple déchiffrement de ses textes,
Thomas d'Aquin exige un labeur égal à celui que sa pensée
requiert de ses disciples.
Le R.P. Gils discerne, en ce phénomène, un indicatif
psychologique précieux. Ces manuscrits découvrent une violence
temperamentale inattendue chez un Maître dont, après les
chroniqueurs, ses quelques historiens proclament le calme. A
distance de siècles, son écriture dénote que cette tranquillité
n'était point tellement innée.
Le P. Gils conclut : « Les écrits autographes de saint Thomas
nous font assister au déchaînement d'un saint pour qui écrire, et
même très mal écrire, a été l'ascèse permanente 21. »

*
* *

Les règlements universitaires imposaient aux Maîtres de livrer


leurs cours lisiblement écrits (in litera intelligibili), non point à
l'état de notes (litera inintelligibilis). Les textes étaient livrés aux
« stationnaires » ou copistes accrédités par l'Université, pour
être, à des prix tarifiés, vendus aux étudiants 22 .
Saint Thomas s'astreignit, durant une partie de sa carrière
sentenciaire et magistrale, à remplir personnellement cette
obligation 23. Rapidement il la confia à des confrères. Quand il
découvrait des secrétaires capables d'enregistrer correctement ses
cours, il se contentait des révisions et des corrections. Ainsi
disposons-nous de deux sortes de textes dir ectement dictés (les
« expositiones » bibliques), ou « rapportés » et corrigés par lui
(telles les « reportationes » bibliques).

21 Gils, R.S.T.P., 1965, p. 59.


22 Destrez, « Etudes critiques sur les manuscrits de saint T h o m a s » .
C h e n u , « L a p e c i a » d a n s l e s m a n u s c r i t s u n i v e r s itaires », in
R.S.P.T., 1924, p. 182-197.
23 En fait, nous possédons les grands textes s'échelonnant entre 1248
et 1264. Cf. supra, n. 19

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*
* *

Ces secrétaires avaient, dès les origines, été législativement


p ré vu s ch e z le s P r êc he ur s. L es lec teu rs e t p réd ica te ur s
devaient, hors du Couvent, être obligatoirement accompagnés
d ' u n « s o c i u s », c h o i s i p a r l e P r ie u r e n f o n c t i o n d e s o n
adaptation aux habitudes et à la dignité de ceux qu'il assistait 24 .
Le socius était, de par les Constitutions, tenu d'obéir en tout à
celui qu'il assistait. Leurs rapports n'étaient point ceux de maître
à serviteur. L'union d'un prédicateur avec son socius habituel
équivalait à une sorte de contrat, « combinatio » dont la rupture
était une faute 25.
En 1259, Thomas d'Aquin rencontra Réginald de Piperno. Entre
eux naquit une amitié merveilleuse. Jusqu'au bout, Réginald
restera son « socius » et secrétaire de prédilection. Nul n'entrera
davantage dans son intimité.
R ég in a ld d e P ip e rn o se mon tra d igne d e sa tâ che ef fa cée
mais écrasante. Il fut, de frère Thomas, le collaborateur rêvé. Le P.
Mandonnet lui rend justice en soulignant : « Parmi les raisons qui
déterminèrent Thomas dans ce choix de Régina ld, je n e do u te pas
q ue l' un e d ' e l le s fut l'hab ile té de Réginald comme
reportateur26 . »
Enregistrer de multiples leçons, en respectant la pensée
exacte du Maître, exigeait une réceptivité et une vivacité peu
courantes. Capter une leçon au point de réduire au minimum
l'établissement définitif du texte par le Maître supposait des
qualités plus complexes que celles d'un parfait sténographe. Et
cela quinze années durant. Jamais Thomas ne songea à
s'amputer de celui qu'avec tendresse il nomme son « frère et fils
bien-aimé 27 ». Devant lui, avec lui, il pensait et vivait. En vérité,
leur collaboration fut une communion.
Seule, une totale amitié fraternelle aida Réginald à remplir son
office auprès d'un pareil Maître. Il lui fallait enregistrer la
multitude des leçons et des disputes. Il devait ensuite en établir le
texte officiel. A quoi s'ajoutait la dictée directe d'autres travaux. La
diversité des écritures a permis au P. Dondaine d'établir quatre
ou cinq mains différentes. Ainsi a-t- il pu mener de front la

24 Vicaire, Saint Dominique de Calaruega, Premières Constitutions,

1220, Dist. II, cap. XXXI, p. 179.


25 Vicaire. Histoire de saint Dominique, t. II, p. 221, n. 68 ; Acta, p.

251 -252
26 « Chronologie des écrits scripturaires de saint Thomas » , in R.Th.,

1928, p. 48.
27 Compendium Theologiae (ch. 1).

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composition de plusieurs ouvrages à une cadence d'une rapidité
extrême 28.
Le rôle d'un « copiste » n'avait rien d'une sinécure. Leur
labeur était nocturne aussi bien que diurne. Et il se compliquait
inévitablement de détails indispensables et exaspérants : séchage
des folios, préparation des peaux, des « calames »; changements
et classements des feuillets retenus.
Sans interrompre sa dictée, frère Thomas corrigeait, raturait,
surchargeait les pages, envahissant le texte soigneusement
calligraphié d'annotations et de retouches que Réginald était
parvenu à déchiffrer. Il était capable d'établir une mise au net
acceptable. Parfois une intervention plus étendue de sa propre
g raph ie fa it supp oser que, pris de pitié devant l'épuisement de
l'un ou l'autre des secrétaires, Thomas les relayait gentiment.
C' éta i t p our Rég in a ld un surcroît de labeur. Car, celui dont
l'empire sur lui-même était légendaire écrivait avec une telle hâte
qu'il lui arrivait de ne pouvoir se relire. Réginald, alors, lui prêtait
ses propres yeux.
Parfois, recru de fatigue, le Maître s'endormait en plein
labeur. Stupéfaits, les secrétaires l'entendirent continuer de dicter.
Dans les annales humaines, le phénomène est rare.
Sa concentration, au moment du travail, atteignait un degré dont
le fidèle Réginald devait prévoir les conséquences. Ainsi il dut lui
retirer de la main un bout de chandelle qui allait la brûler.
L'incident occasionnel fut orchestré en habitude. Etant son voisin
immédiat de cellule, Réginald, une nuit, entendit Thomas
converser avec des interlocuteurs inconnus. Curieux, il interrogea le
Maître. Non sans réticences, ce dernier reconnut qu’à sa
demande, Dieu lui avait envoyé les Apôtres Pierre et Paul pour
l'éclairer sur un passage particulièrement difficile d'Isaïe. Il
s'empressa de recommander à Réginald de n'en rien divulguer
avant sa mort. L'incid ent miraculeux, mais nullement habituel,
illustre l'ambiance fervente de son labeur.
Il serait arbitraire et contraire à sa conception de la recherche,
que de considérer son œuvre comme le résultat d'une dictée
miraculeuse permanente. Travailler avec amour ne signifie
nullement que l'on procède en médium inspiré. Tho m a s d ' A q u i n
r e j e t t e l a t h è s e d e l ' a c q u i s i t i o n d u s a v o i r humain par voie
d'illumination. Sur ce point, il ne pactisa jamais avec les
partisans de l'augustinisme. il a ainsi coupé court à toute
interprétation, sous un tel jour, de son œuvre 29.

28 La seule quantité des œuvres composées durant les deux années et

demie du second enseignement parisien défie toute explication. Nous les


énumérerons en leur lieu.
29 Sa conception du labeur théologique suivant les lois de la
méthodologie scientifique la plus rigoureuse, telles que les avait

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*
* *

Les sources qu'il utilisa ont• été en grande partie retrouvées par
les historiens doctrinaux. Tous reconnaissent l'ampleur et la
rigueur de ses informations. A notre connaissance, nul n'a songé
aux moments qu'il dut consacrer à ces recherches et à leur
préparation. Les résultats nous ont pratiquement fait oublier ce
sujet. Sur ce sujet, nul document ne subsiste. Ce professeur
n'improvisait pas. Certes, sa rapidité de rédaction était
remarquable. Elle ne se confondait cependant pas avec
l'instantanéité. Elle exigea un certain temps. Combien ? Quelquefois,
lui-même parle, pour s'excuser du retard involontaire de certaines
réponses, de son manque de temps. Il le tenait pour un facteur
non négligeable.
Nous devons, sur ce point, nous en tenir à des poncifs. S'il eut le
temps de produire, il dut trouver celui de préparer. Les
chroniqueurs insistent, avec raison, sur son recueillement et ses
prières fréquentes. Plus prosaïque, le biographe précise que si elle
explique l'esprit dans lequel il vivait, la prière diffère de l'étude.
L'une et l'autre occupèrent une longue partie des journées de saint
Thomas. La conclusion, fort p r osaïque, a son importance.
Bien sûr, l'assistance de Réginald et de ses auxiliaires — dont
P ierre d e An d réa est le plus connu — lu i permit en grande
partie de tenir vingt ans durant sa cadence étonnante. Sans eux,
Thomas eût été physiquement incapable d'écrire son œuvre.
Toutefois subsiste le secret de son labeur 30.

dégagées Aris tote, lui valut, auprès de nombreux contemporains,


l'accusation d'excès de rationalisme. L'histoire et les faits démontrent
l'insanité de la réputation de « critique peu exigeant » qui, pour trop de
responsables, sert de prétexte commode pour se dispenser de l'étudier.
Présenter celui auquel fut reprochée sa confiance en la raison comme
étant le symbole du re noncement aux exigences de l'intelligence est une
énormité, devenue si courante que bien peu songent à en vérifier
l'illogisme.
30 Les 40 000 références qu'il cite supposent une ampleur
documentaire encore incomplètement expliquée.
Sur la documentation littéraire aux x°- XIIi° siècles, cf. les pages
« Humanisme médiéval et Renaissance » , d'Étienne Gilson, in Les idées
et les lettres, Vrin, Paris, 2° éd., 1955 (p. 171-198). Elles expliquent les
multiples mises en garde pontificales contre l'attrait des belles lettres
païennes et le culte pour Platon, Aristote et Cicéron. Ce qui suppose la
séduction sur les esprits des cultures grecque et romaine. H. Marrou a
écrit un impressionnant ouvrage sur la fin de la culture Antique

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III

LES DEPLACEMENTS

En 1259, Thomas fut appelé près de la Curie romaine à Anag ni.


Son temps d'enseignement universitaire, fixé à trois ans, était
achevé. Les règlements étaient donc respectés31 . A priori, rien ne
s'opposait au renouvellement de son mandat. Sa supériorité, même
combattue par certains, l'eût rendu plausible. Aucun Prêcheur ne
pouvait, avec un éclat égal, assurer le prestige universitaire de
l'Ordre. Humbert de Romans, que sa char g e habilitait au pourvoi
des chaires de Paris, eût été le dernier à écarter un tel maître.
Nul motif n'ayant été men tionné, les historiens supposent qu'une
décision personnelle du pape Alexandre IV provoqua ce départ de
Paris. Thomas fut remplacé par Hannibal de Hannibald, son
Bachelier sentenciaire et ami qu i, en 1262, sera créé cardinal 32. Il
devint donc « lecteur de la Curie romaine ». Nous ignorons la
signification exacte de ce titre. Il comportait l'enseignement au
« Studium Curiae » que, vers 1244, avait fondé Innocent IV. Ce
« Centre scolaire » relevait du pape. Plus universel que les écoles
épiscopales, il n'avait point rang d'université habilitée à conférer
des grades. Les professeurs y étaient de choix. Néanmoins leur
influence sur la Curie restait avant tout fonction de l'estime
personnelle du pape33 .

31 Analecta O. FF. PP., 1936, p. 103, n. 3.


32 Sur Hannibal de Hannibald, puissante famille romaine, cf.
Glorieux, Répertoire..., p. 117, n. 19.
33 Mandonnet, in R.S.P.T., 1920, p. 150 ; R.Th., 1924, p. 136, n. ;
Xenia Thomistica, Rome, III, p. 9 -40.
Creytens, in Arch. FF. PP., 1942, p. 5-83 et P. Loannertz (eod. loc., p.
87-97).

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Les événements rendant la vie à Rome précaire, les papes
résidaient dans l'une des résidences fortifiées de leurs Etats. D'où
les déplacements de frère Thomas au cours des neuf années de
son séjour dans les Etats pontificaux. Sous Alexand r e I V (q u i
m o u r u t e n 1 2 6 1 ) , U r b a in I V (1 2 6 1- 1 2 6 4 ) e t Clément IV (1265-
nov. 1268), il enseigna à Anagni, à Orvieto, à Rome et à Viterbe.

*
* *

En 1260, le Chapitre provincial de sa province d'origine (la


Province romaine) le nomma Prédicateur général 34 . Ce titre
conférait alors le pouvoir de prêcher sur le territoire entier d e l a
P r o v i n c e . I l c o m p o r t a i t l a p a r t i c i p a t i o n d e d r o i t — et
obligatoire — des titulaires aux Chapitres provinciaux annuels. De
fait, Thomas d'Aquin fut, à cette époque, l'un des très rares à avoir
cumulé les deux titres de Maitre en Théologie et de Prédicateur
général. La diversité des responsabilités que l'un et l'autre
impliquent, illustre la variété des compétences que ses propres
confrères d écouvriren t chez Thomas d'Aquin.

*
* *

Se rendre en tant de lieux représentait des problèmes terre à terre mais


pénibles. Les -voyages furent, des les premiers temps de cet Ordre
itinérant, soumis à une réglementation minutieuse. En 1219, saint
Dominique avait explicitement proscrit l'usage du cheval, sans encore
faire des manquements a cette décision une coulpe, c'est-à-dire un
manquement formel à une prescription légale. Toutefois, dès l'année
suivante, la Première Constitution qualifie de « coulpe » l'utilisation du
cheval sans nécessité grave35 . Et depuis 1228, « les trois interdits du
cheval, du port de l'argent et de la viande vont toujours ensemble36 ».

34 Mandonnet, Xenia, p. 21 suiv. Ce fut au Chapitre Provincial à

Naples, en 1260. Cf. Laurent, Fontes, VI, p. 582.


35 Premières Constitutions, Distinction I, ch. 22.
36 Vicaire, Histoire de saint Dominique, II, p. 222, n. 69. Il donne comme

référence : I Const., 194, préambule de 1228, qui cite cette triple mesure comme
étant celles ratifiées par trois Chapitres Généraux successifs (trad. in
Saint Dominique de Calaruega, p. 137). Jourdain de Saxe met ce point en
valeur, Lettre XLIX, 55, en 1229. Sur ce détail, les Chapitres Généraux
seront, longtemps, d'une intransigeance et d'une sévérité à l'endroit des
délinquants qui peuvent, de nos jours, sembler excessives.
C'est qu'il s'agissait, dans l'esprit de saint Dominique et de ses fils,
de a proclamer » l'application à la lettre, par l'Ordre, des conseils
apostoliques donnés par le Christ aux Apôtres envoyés en mission. Se
comporter en a hommes apostoliques » (« vir evangelicus », disait-on de

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Grâce à de nombreuses Bulles pontificales, les Prêcheurs purent, au
long de leurs voyages, mener une discipline religieuse stricte. Les
Constitutions primitives enjoignaient aux frères de suivre les offices des
églises locales. « Les prédicateurs et les itinérants, lorsqu'ils sont sur les
routes, disent l'office dans la mesure où ils le savent et le peuvent. Ils se
contenteront de l'office qu'on récite dans les églises où ils descendent entre
temps37. » Les papes ajoutèrent le privilège de l'autel portatif. Le P. Vicaire
en a, très justement, commenté l'importance. Il protégeait, en effet, dans le
domaine liturgique, les Prêcheurs contre l'arbitraire du clergé local. Du
coup, il impliquait l'autonomie juridique de fondation et d'apostolat 38.
Sur les routes comme en leur couvent, les frères se savaient
particulièrement avertis de leur devoir de poursuivre la condition spécifique
de leur particulière raison d'être. En aucune circonstance, ils n'étaient
dispensés de l'obligation de l'étude39 . Marcher en lisant n'a rien de
confortable, même sur des routes paisibles. Par contre, la marche favorise la
prière, la méditation et les discussions. Qui l'a peu ou prou expérimenté
découvre les avantages de cette ascèse. Encore les distances ne doivent-elles
point être excessives. Elles l'étaient parfois. Aussi, afin de permettre aux
frères de conserver l'esprit éveillé, les Constitutions avaient prévu la
compagnie d'un petit âne assurant le transport des textes et des objets du
culte. Nul ne discute, sur cette précision, les explications du P. Mandonnet
concernant les conditions, au mie siècle, des voyages des frères40 .

*
* *

saint Dominique) exigeait la pratique effective de la conduite explicitement


tracée par le Christ. Profonds psychologues, les disciples de saint
Dominique savaient que, s'il arrive que la lettre tue l'esprit, l'esprit sans
la lettre ne fait jamais long feu.
Quoi qu'il en soit, les résultats démontrent que ces intrépides, mais
non inlassables parcoureurs de route ont exercé un rayonnement et
lais sé des œuvres que nos facilités de transport sont loin de nous avoir
permis de dépasser. D'autres domaines permettent des vérifications
s imilaires : l'architecture, la musique ou la littérature n'ont guère gagné
en quantité ni en qualité du fait des améliorations matérielles de la
technique. Il n'est que de confronter les « œuvres complètes » des
auteurs ou compositeurs des xv°, xve, xvii' siècles avec celles des
créateurs du XX°. La plupart d'entre eux avaient cependant parcouru le
monde... mais de différente façon.
37 I Const. de 1220, Dist. II ; ch. 24, § 1.
38 Vicaire, Histoire de saint Dominique, II, p. 271 suiv. La Bulle

d'Honorius III est du 6 mai 1221, Ed. Laurent, in Mon. Hist. Ord. Pr.,
XV, Vrin, 1933 ; le privilège sera renouvelé par Innocent IV, le 4
sep tembre 1243, à Jean le Teutonique : « Postulasti s » .
39 « Qualiter debeant Fratres esse intenti aliquid vel meditentur, aut

quid quid poterunt retinere cordetenus, nitentur » (I Const. Dist. I. ch.


13, fin).
40 R.Th., 1924, p. 538-541 ; 539 n. 1.

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Même sur ce point, Thomas d'Aquin dut faire preuve de ressources
physiques considérables. Les faits sont loin de confirmer la réflexion du
R.P. Chenu, historien doctrinal cependant minutieux, sur les conditions
de cette existence : « La biographie de saint Thomas est donc d'une
simplicité extrême : quelques (?) déplacements au cours d'une carrière
toute entière enclose dans la vie universitaire41. »
Ces « quelques » déplacements représentent plus de onze mille
kilomètres. La plupart eurent lieu en été, certains en hiver. Comment
dénombrer les rivières franchies, les montagnes escaladées ? Sa
vigoureuse corpulence permet de, tenir comme vraisemblable la cadence
d'une quarantaine de kilomètres par jour. Nous connaissons la plupart
des déplacements durant sa carrière professorale, ainsi que leurs termes
et leurs dates. Leur ensemble a nécessité plus d'une année de parcours...
Il va de soi que nous devons soustraire ce temps des vingt et une années,
durant lesquelles il enseigna et coin-posa. De ce chef, doit être augmentée
la moyenne annuelle du nombre de pages composées. Elle dépasse le
millier de feuilles imprimées in-quarto a double colonne telle que l'a établie
le P. Mandonnet, prenant pour base la répartition sur vingt et un ans42.
La raison de ces déplacements dérive de la législation normale de
l'Ordre. Ils étaient de trois sortes. Les « assignations », par lesquelles les
Supérieurs majeurs décidaient du lieu où un religieux devait exercer son
apostolat. A ce titre, Thomas fut affecté, en 1245, à Cologne. Passa-t-il par
Paris ? Les historiens discutent de ce détail, somme toute mineur. En
1252, il quitta Cologne pour inaugurer à Paris son enseignement.
D'aucuns avancent qu'au plus fort de l'opposition des Séculiers Humbert
de Romans 1 emmena avec lui à Anagni. Il l'aurait présenté aux Pères
réunis en Chapitre et au pape Alexandre IV. Cela au cours de l'été 1256.
La gravité de la situation rend cette hypothèse au moins vraisemblable. En
1259, nommé Lecteur de Curie, il se rend à Anagni. Il suit la Curie à
Orvieto, en 1261 ; à Viterbe, en 1264. En 1265, dans l'intervalle, il est
chargé de « régenter » les études de Théologie au Studium de sa Province à
Rome. L'été 1267, Clément IV le rappelle à la Curie. Fin novembre 1268,
sur l'ordre de Jean de Verceil, Maître général depuis 1263, il regagne
d'urgence Paris. Il exécute, malgré l'hiver, le programme à la lettre. Parti
de Viterbe, il atteignit Paris, via Bologne et Milan, et reprit ses cours à
Saint-Jacques, dès janvier 1269. A Pâques 1272, il quittera définitivement
Paris pour se rendre à Florence. De là, il revint à Naples. Le 7 mars 1274,
sur la route de Rome, il mourra durant un voyage en direction de Lyon.
Une « assignation », qui fixe juridiquement un religieux à un Couvent
déterminé, n'implique nullement l'immobilisme. Pour des raisons
apostoliques, les Prêcheurs sortaient. Mais les professeurs étaient tenus à
des temps de permanence bien déterminés. Ainsi les Maîtres en Théologie
étaient habilités à participer, quand ils y étaient convoqués, aux Chapitres

41 Introd. à l'étude de saint Thomas, p. 13


42 In D.T.C., art. « Frères Prêcheurs », col. 873

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Généraux et Provinciaux, qui constituaient les plus hautes instances
législatives de l'Ordre43 .
Plusieurs fois, frère Thomas dut se rendre à des Chapitres Généraux.
En 1259, il fit partie de la commission des études lors du Chapitre de
Valenciennes. Le P. Mortier n'est point le seul à croire en sa présence au
Chapitre Général de Londres en 1263 au cours duquel Humbert de
Romans donna sa démission ". Un secret rigoureux a toujours entouré
cette décision de l'un des plus grands successeurs de Saint Dominique.
En 1267, Jean de Verceil, élu en 1264, emmène Thomas au chapitre
général de Bologne au terme duquel furent solennellement transférées les
reliques du Fondateur des Prêcheurs. Nous ignorons la raison de ce
déplacement, Thomas ne figurant pas parmi les Définiteurs. En 1272, ses
confrères de la Province Romaine l'élirent Définiteur en vue du Chapitre
Général de Florence. Le choix était d'autant plus remarquable que Thomas
résidait à Paris. Il n'y devait jamais revenir.
Durant son séjour dans la Péninsule il dut, comme Prédicateur Général,
participer aux Chapitres annuels de sa Province. Il assista à neuf Chapitres.
Puis, quand il revint de Paris, aux Chapitres de Florence et de Rome 44.
A ces déplacements officiels s'ajoutent ceux entrepris pour raisons
familiales. En août 1272, il assista, à Traetto (ou Traério), aux derniers
moments de son beau-frère Roger de Aquilla, qui fit de lui son exécuteur
testamentaire. Le même été, il se rendit de Naples à Capoue, pour régler
avec Charles d'Anjou quelques problèmes successoraux, obtenir la
restitution des droits et le retour en son château personnel de sa nièce

43 A condition que jamais deux Maitres titulaires de chaires ne


s'absentent en même temps, et que l'absent confiât momentanément sa
chaire, sous le contrôle de l'autre Maitre, à son propre Bachelier
Sentenciaire. Mandonnet, in Xenia..., III, p. 21 suiv. ; Douais, Les Frères
Prêcheurs..., I, p. 34.
44 Laurent, Fontes..., VI, R.Th., 1937, p. 532, n. 4, cite Chronica O r d .
P r . , é d . G o u n n e t G o m e z , R o m e , 1 5 5 6 . D ' a p rè s S é b a s t i o n d'Olmeda,
frère Thomas d'Aquin aurait été Définiteur pour l'Italie, frè re
Barthé le my de Tours Dé finite ur pour la F rance , c f. p. 69, § 4, n. b.
Voici la liste de ces Chapitres Provinciaux (cf. Mandonnet, Xenia...,
III, p. 18, n. a) :
1261: Orvieto, en septembre.
1262 : Pérouse, été.
1263: Rome, saint Michel.
1264: Viterbe (même date) : Thomas fut chargé du Studium de Rome
avec pleins pouvoirs de renvoyer les étudiants peu s t u d i e u x
( K a e p p e l i -D o n d a i n e : A c t. P r o v . R o m a n a e , 1243-1344, in
M.O.F.P., XX, 1941, p. 32).
1265 : Anagni, 8 septembre.
1266 : Todi, saint Dominique, 4 août.
1267 : Lucques, mois (?).
1268 : Viterbe, après le Chapitre Général de Pentecôte.
1272: Florence, it. mais le 12 juin.
1273 : Rome, saint Michel, 29 septembre.

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Françoise de Ceccano. En 1273, ses Supérieurs l'enverront se reposer
chez sa sœur Théodora, comtesse de Sanseverino, près de Salerne45 .
Nous réalisons difficilement les fatigues et les complications de tels
déplacements. A quelques centaines de kilomètres près, nous pouvons
chiffrer les distances franchies par frère Thomas. Certains passages de ses
œuvres ont une résonance émouvante. Ce théologien, tant de fois
représenté prisonnier de sa tour d'ivoire, est un Docteur de l'Eglise qui
préconise, comme remède à la tristesse et à l'accablement, le sommeil et le
bain46 .
L'ampleur des distances parcourues se dispense de commentaire. Du
reste, à part une allusion à un péril de naufrage, les chroniqueurs ne
fournissent aucune précision. Sans doute estimaient-ils que leurs
lecteurs, pour lesquels ces questions étaient familières, ne leur prêtaient
aucune attention. Il leur était impossible d'imaginer qu'un jour les
transports, en supprimant les distances, transformeraient en véritables
prouesses ce qui semblait à ces grands voyageurs tout normal.

*
* *

Les Architectes et Maîtres d'œuvre considéraient très naturel d'édifier


leurs cathédrales aux lieux les plus divers de la chrétienté. Qu'ils aient
réalisé tant de choses, en des conditions pour nous inconcevables, est à
nos yeux un phénomène historique. Et cependant, rares sont ceux-là qui,
sans sourciller, entendent le rapprochement fameux entre l'œuvre de
Thomas d'Aquin et une « cathédrale ». La formule a le mérite de mettre en
valeur son caractère d'exploit technique. Il est regrettable que l'on songe
moins que, de cette cathédrale, un homme unique fut, à la fois,
l'architecte, le carrier, le maître d'œuvre, le maçon, le sculpteur et le
vitrier. Seul, il la conçut ; seul, il l'édifia47 et, seul, il la défendit. Et ceci a
constitué 1 une des batailles les plus âpres du Moyen Age.

45 En janvier 1274, sur la route de Rome, il tombera malade chez sa

nièce Françoise de Ceccano. De là, il se rendra à cheval à l'abbaye


bénédic tine de Fossanova, où un mois après il devait mourir.
46 I a -II ae, 38, a . 5.
Régine Pernoud, dans Lumières du Moyen Age (éd. 1954) a noté que si le
Palais de Versailles ne comportait pas de lieux d'aisance, et si Louis XIV
ne prit qu'un seul bain durant toute sa vie (op. cit., p. 262, à propos du mot
« hygiène » ), le Paris de Philippe-Auguste comprenait vingt -six
établisse ments de bains publics (loc. cit.), « plus que de piscines dans le
Paris ac tuel » (p. 216 . Sur le chapitre « bains » , cf. p. 215-218).
Ceci montre les liens, plus étroits qu'on ne le croit, entre la « sévère » (?)
Somme Théologique et la vie de tous les jours.
47 Entre 1252 et le 5 décembre 1273, soit vingt-et-un ans. Rares furent les

c athédrales en pierre que les bâtisseurs plus nombreux achevèrent en si


peu de temps

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Note

Tableau de déplacements connus durant la période


d ' en s e i g n e m en t (de 1252 au 7 mars 1274) 48

Année Motif Termes Distances

1252, été. Nomination Bachelier, Paris. Cologne-Paris 495 km

Paris-Anagni et
1256, été. Avec Humbert : Anagni (?). 2 626 —
retour.
Paris-
1259, Pentec. Chap. Général Valenciennes. Valenciennes et 404 —
retour.
1259, été. Nommé Lecteur Curie. Paris-Anagni. 1 314 —
1er Ch. Pr. comme Préd. Gén.
Anagni-Orvieto et
1261, sept. (transfert à Orvieto de la Curie 195 —
retour
Pontificale).
Orvieto-
1262, 6 juillet. Chap. Prov. Pérouse. 234 —
Pérouse et retour
Orvieto-Rome et
1263 (date49 ?) Ch. Pr. Rome. 392 —
retour.

Orvieto- Viterbe
1264, sept. Ch. Pr. Viterbe. 90 —
et retour.

Nomination Studium Rome. Viterbe-Rome. 126 —

48 Ce tableau ne tient aucun compte des déplacements non


mentionnés par les documents, non plus que des voyages antérieurs à
l'enseigne ment.
49 Frère Thomas participe au Chapitre Général de Londres (cf. su pra).

Il aura dû parcourir l'été 1263: Orvieto-Londres (par route 1 842 km),


Londres-Rome pour les Chapitres Provinciaux (1 634 km) et Rome-Orvieto (126
km). Soit la distance de 3 602 km qui devrait être ajoutée à celles comptées
ici.

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Année Motif Termes Distances

Rome-Anagni et
1265, Pentec. Chap. Prov. Anagni. 238 km.
retour.
Rome-Todi et
1266, 4 août. Chap. Prov. Todi. 350 —
retour.
Retour Viterbe, près de
1267, été. Rome-Viterbe. 81 —
Clément IV
Viterbe- Bologne
Chap. Génér. Bologne 328 —
et retour.
Viterbe- Lucques
Chap. Prov. Lucques. 508 —
et retour.
1268, mai. Chap. Prov. Viterbe.
1268, fin nov. Milan. Viterbe-Paris. 1 508 —
1272, après Définiteur Ch. Gén.
Paris-Florence. 1 251 —
Pâques. Florence.
Ch. Prov. Florence. Envoi
1272, 12 juin.
à Naples.
Assiste son beau-frère à Florence-Naples
1272, été. 521 —
Traeno. via Traeno.

Traite avec Roi de Naples Naples-Capoue et


1272, it. 88 —
à Capoue. retour.

Naples-Rome et
1273, sept. Chap. Prov. Rome. 466 —
retour.

Repos à Sanseverino Naples-San


1273, déc. 120 —
(près de Salerne) Severino.
Départ de Naples, arrêt à
1274, janvier. Naples-Maënza. 174 —
Maënza.
1274, Maënza-
Départ pour Fossanova. 10 —
février50 . Fossanova.
1274, 7 mars. Mort à Fossanova.

50 Sur les trajets alors suivis, cf. infra, Appendice I.

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QUATRIEME PARTIE

L'ACTIVITE ENSEIGNANTE EN ITALIE

(1259 – nov. 1268)

www.thomas-d-aquin.com 89
I

LE TYPE D'ENSEIGNEMENT

Hors de l'Université, le professorat était conventuel. Frère


Thomas l'exerça dans les couvents proches des résidences
papales. Le rythme et la répartition des cours y étaient plus
calmes.

*
* *

En premier lieu, il avait à commenter les Livres Saints, suivant


les modalités spécifiquement réservées aux Maîtres. Les
Bacheliers Bibliques devaient exposer, année par année, l'ensemble
des textes révélés. Le Maître, seul, avait le privilège du choix de
l'ouvrage à commenter. L'unique condition prévue est qu'il devait
consacrer une seule an née à l'un des livres de l'Ancien Testament,
et deux années à l'un du Nouveau 1. Ce qui explique que saint
Thomas ait consacré deux fois plus de commentaires aux
Evangiles et aux Epîtres de saint Paul. Notons également qu'en
Italie la cadence des « leçons » scripturaires dépassa notablement
celle de Paris.

*
* *

Ceci nous offre l'occasion d'une incise historique non


néglig ea b l e. S a n s d ou te , l'on a par tr op n égligé l' imp or tan ce

1 « Chronologie des écrits scripturaires de saint Thomas » , Mandonnet

in R.Th. 1926-1929 (cf. inf ra, n. 8).

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qu'accordaient aux cours d'Ecriture Sainte les Maitres en
Théologie du XIII ' siècle. Le P. Denifle avait, dans une étude
divinatrice 2, signalé que les commentaires scripturaux
constituaient le domaine primordial de l'enseignement magistral. Il
concluait : « ... une nouvelle tâche s'impose à l'historien... Jusqu'ici
on s'est occupé uniquement des Sentences, et cependant les
commentaires sur les Sentences sont les produits les plus
imparfaits de la littérature théologique du Moyen-âge. Les
bacheliers seuls lisaient ce livre, non pas les bacheliers formés
(baccalarii formati) mais bien les simples bacheliers. Ne serait-il
pas temps enfin d'accorder un peu plus d'attention aux
commentaires sur la Bible qui sont l'œuvre des Maîtres et de
bacheliers formés ? Jusqu'ici, je le répète, on a négligé les travaux
qui sont pourtant les plus importants et les plus sûrs » (art. cit., p.
161).
Mesurant les conséquences de cette indication historiquement
fondée, Mandonnet souligne les ouvrages choisis par saint
Thomas3 , et met en relief le soin particulier qu'il apportait à
l'établissement du texte de ses commentaires4 .
Dès lors a p p a ra ît plus importante encore la place des
« écrits exégétiques » dans son œuvre totale. Matériellement leur
part est considérable : près de deux mille cinq cents pages in quarto
pour le Nouveau Testament ; plus mille trois cent trente cinq

2 « De quels ouvrages disposaient les Maîtres de l'Université de


Pa ris » R.Th. 1894.
3 « Les livres qu'il a choisis sont ceux qui jouent un rôle principal
dans la doctrine théologique, ou qui présentent quelque intérêt spécial,
comme le livre de Job dont il n'avait pas encore été donné d'explication
litté rale. Thomas procède de même avec les œuvres d'Aristote, s'attaquant
tout d'abord aux plus essentielles et aux plus difficiles » (R.Th. 1928, p. 41).
4 « Le texte des commentaires des toujours rédigé par saint Thomas (ou
spécialement dicté) : « expositio ». Celui des Commentaires du Nouveau
Testament est une « reportatio » revue par lui (R.Th., 1928, p. 149 ;
1929, p. 61).
Mandonnet insiste sur la particulière attention de Thomas en ce
do maine . C'é tait sur e ux qu'un Maitre é tait surtout jugé : « ... saint
Thomas lui-même... a eu soin d'assurer la conservation de ses leçons
scripturaires et... les reportationes » ne sont pas seulement le fait de
bo nnes volontés de quelques uns de ses auditeurs, mais de
l'inte rvention du Maître qui a présidé à cette entreprise » (R.Th., 1928, p.
41)... « Le fait de la révision du travail de Réginald sur saint Jean
n'implique pas le moins du monde que la « reportatio » comme telle
lais sait à désirer, mais seulement l'importance que saint Thomas
attribuait à ce commentaire... Il importait qu'un ouvrage d'une importance
doctrinale exceptionnelle ne lai ssât pas subsister les imperfections
inséparables d'une improvisation pourtant correcte... La présence
d'adversaires aussi déterminés que ceux que Thomas rencontrait à Paris
faisait au Maître une obligation de réviser son cours avant de le mettre
sous les yeux du public lettré » (R.Th., 1928, p. 150-151).

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pages de « Gloses » sur les Evangiles. Neuf cent quatre vingt
quinze pages sont consacrées à l'Ancien Testament. Cinq mille
deux cent quatre vingt onze pages c'est-à-dire le quart de l'ensemble
de son œuvre qui en comporte vingt mille. Ce relevé, très
matériel, exprime son respect des textes bibliques. A elles seules,
les citations des Livres inspirés remplissent cent trente deux pages
« in folio » à double colonne de l'édition « de Parme ». Pour être
complets, il nous faut mentionner les traités consacrés à des
problèmes bibliques, tels ceux de la Création, de la Loi et de la vie
de Jésus-Christ.
Cette portion considérable de l'œuvre de Thomas d'Aquin est la
moins connue.

*
* *

Incontestablement, pour un lecteur du XX ° siècle, le style n'a


rien d'attirant. Le texte biblique y apparaît scolairement décortiqué
en divisions et subdivisions. Les articulations semblent
anatomiquement exposées. Le genre déconcerte. Devons-nous pour
autant le tenir pour irrecevable ? Les médiévaux n'étaient pas
inintelligents. Leur perspective, bien que différente des nôtres,
avait une raison. Considérant le texte sacré sous l'angle d e
l'enseignement des hommes par Dieu, ils crurent bon de lui
appliquer, analogiquement, les procédés d'analyse de textes les
plus valables à leurs yeux.
Au premier abord, ces répartitions en cadres semblent figer
arbitrairement une révélation souple et vivante. D'abord, est-il
tellement sûr que cette présentation écrite soit le reflet intégral des
commentaires oraux qu'en fait entendaient les étudiants ? Les
« notes » rédigées après coup retiennent l'essentiel d'une leçon
vivante. Toujours le style oral a différé de l'écrit. Les quelques
notes prises durant les prédications de Thomas d'Aquin sont
d'une toute autre nature que ses écrits techniques. Au sujet de ces
derniers, les chroniqueurs l'attesten t à l'unan im ité , c e Ma îtr e
« a us t èr e » fu t , d ura n t s es vingt années d'enseignement, le plus
couru et le plus aimé du public le moins porté à l'ennui, la
jeunesse estudiantine !
Nous voilà autorisés à concevoir qu'en fait ses cours d'Ecriture
Sainte furent infiniment moins lourdement scolaires que leurs
transcriptions écrites.
Reconnaissons qu'au XIII ' siècle les « commentaires
scripturaires » étaient loin d'impliquer les multiples disciplines
que comporte l'exégèse actuelle. Cela signifie-t- il que ces
« hommes de la Bible » se contentaient d'une étude simpliste du
Texte S a cré ? Les m ei lleur s techniciens on t tou jours admiré
l'exigence critique dont saint Thomas fit preuve. Il puisait aux

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sources les plus sûres. Saint Jérôme et saint Jean Chry sostome,
grands défenseurs du sens littéral, lui furent en ce domaine plus
chers que bien des Pères de l'Eglise, partisans du sens spirituel5 .
Quoi qu'il en soit, en ce domaine — comme en beaucoup
d'autres — Thomas donna l'exemple plutôt rare d'un Maître qui
reconnaissait ses propres insuffisances. Il fit appel à de plus
compétents. Sachant ses carences 'linguistiques et
philosophiques, il eut l'honnêteté de recourir a des spécialistes.
Ainsi agissait-il quand il commentait Aristote , Boèce, Denys,
Proclus et d'autres philosophes grecs et arabes.

*
* *

Les commentaires scripturaires constituaient, avons -nous dit, la


fonction personnelle première des Maîtres en théologie. L'idée ne
leur serait point venue (et nul ne l'eût toléré) de se décharger de ces
exposés. Tout était à leurs yeux fonction de la Parole divine. Les
autres disciplines recevaient d'elle un stimulant de surcroît, car
elles devaient contribuer à l'investigation des richesses du donné
révélé. Et c'est parce qu'il entreprit d'utiliser en ce sens le
ph ilosoph e con sid éra comme irréductible par excellence aux
vérités chrétiennes, que Thomas d'Aquin souleva tant d'oppositions.
Le labeur théologique, tel qu'il le concevait, supposait la connaissance
minutieuse des deux ordres de vérités : divine et rationnelle. Il
ne prit la peine de « repenser » Aristote et de retrouver, du
dedans, ses ressources positives, que parce qu'il estimait
l'exploration des tex tes sacres digne d'un tel labeur6
Voilà pourquoi l'histoire même des coutumes scolaires de
l'époque et, par ailleurs, la conception propre de sa méthode
théologique imposent, dans la présentation des diverses œuvres de
Thomas d'Aquin, la mise en valeur de la priorité absolue des
travaux scripturaire. Aussi allons -nous transcrire le tableau de ses
« écrits scripturaires », car, dans la présentation de l'ensemble, il
occup e la prem ière p lace. Nous suivons le P. Mandonnet. Sa
reconstitution chronologique est discutée. Telle quelle, elle offre
l'avantage de mieux concrétiser l'impor tance de l'activité de saint
Thomas en ce domaine 7 8 .

5 Cf. Gardeil, R.Th., 1905, p. 206-216 • Mandonnet, R.Th., 1928, p.

23-46 ; 116-144 ; 1929, p. 53 -69, 132 -145, 189-219 ; surtout Spicq in


D.T.C., art. Thomas, col. 1466-1489 ; Synave, in R. Bibl., 1926, p. 40 -
65 ; in Bull. Th., 1927, p. 125 ; 1930, p. 122-125 etc... Sur le rôle de la
philologie en Ecriture Sainte, les très pertinentes réflexions d'Et. Gilson in
Introduction à la Philosophie chrétienne, Vrin, 1960, p. 47 -49.
6 Gilson, Le philosophe et la Théologie, Paris, Fayard, p. 110-119.

7 Tableau p. 99.

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Rappelons qu'il n'est point sûr que saint Thomas ait oralement
enseigné la « Catena aurea ». Nous dirons les circonstances qui
déterminèrent la composition de cette œuvre. Signalons la perte du
texte des commentaires 'littéraux sur les qua tre Evangiles, dont
font état les catalogues des écrits authentiques 9.

*
* *

Thomas consacra nombre de ses cours conventuels aux


commentaires d'ouvrages philosophiques d'Aristote. Il utilisa les
traductions, antérieures et contemporaines de son confrère,
Guillaume de Moerbekke, le « Brabançon », ancien provincial de
Grèce et futur archevêque de Corinthe. De ce traducteur, la
compétence est encore reconnue et même admirée. Il résidait, en
même temps que Thomas, près de la Cour Pontificale d'Urbain IV.
Le P.A. Gauthier a dénoncé la gratuité de la thèse jusque-là
admise, d'une collaboration, décidée en Haut- Lieu, de ces deux
religieux. Il est pourtant établi que, toujours, Thomas tint
compte des traductions de son confrère. Ce ne fut jamais de bon
gré qu'il recourut, pour des ouvrages dont la traduction n'avait
point été établie ou revue par Guillaume de Moerbekke, à des versions
moins satisfaisantes10 . Sa préférence marquée pour les traductions
rigoureusement fidèles établies par cet helléniste méticuleux,
démontre, en Thomas d'Aquin, une exigence critique plus stricte
qu'on aurait pu le croire.
Aucune trace ne subsiste des instructions spirituelles — ou
« collationes » — qu'assuraient régulièrement les Maîtres en
théologie chargés de l'enseignement conventuel.

8 Synave, Bull. Th. (mai -juillet) 1930, p. 122 -125.


9 Mandonnet, Des écrits authe ntiques …, p. 39 ; 43 et 143.
10 Mandonnet, Siger..., I, p. 40 -41, note ; Chenu, Introd... p. 31,

33 ; 184-186.
A. Gauthier, in Introd. Historique au Centra Genliles, p. 34-39.

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Lieux et Ancien Testament Nouveau Testament Quantité
dates (1 an par livre) (2 ans par livre) (éd. Vivès)
« expositiones » « reportationes »
Paris :
1256-57 in Isaïam (66 ch.) 219 pages
1257-58 in Mattheum it. 443 —
1258-59.
Italie :
1259-68 (?) in Cantic. (66 ch). 60 pages
1261-68 in Ep. Pauli (I) 771 —
Gloses in Mtt. in Mc. 48 —
in Le 164 —
in Jn 80 —
316 —
1267-68 in Jer. (42 ch.) 33 —
1268... in Trenos (5 ch.) 27 —
Paris :
janv. 1269 in Job (89 lect.) 277 pages
1269-70 in Joan. (145 lect.) 5 49 —
1270-71 1 Prol. Th.
1271-72 5 Prol. Jn.
Naples :
1272-73 in Psalm. (51) 339 pages
1273 (d é but) in Ep. Pauli (II)
jusqu'à I Cor. XI,
10 (109 lect.) 339 —

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II

LES « CONSULTATIONS » OU ECRITS PARA-SCOLAIRES

Nous traiterons ici d' œuvres moins étendues. Elles sont


révélatrices des réactions de frère Thomas, vis-à-vis des pro blèmes
intéressant ses contemporains. Nous y découvrons un ph ilosophe
dépouillé de ce hiératisme figé qu'a fait trop souvent soupçonner
la rigueur des œuvres techniques 11.
Les catalogues primitifs, et les éditeurs postérieurs, ont
donné à ces écrits l'appellation d'« opuscules ». Ainsi l'on
désignait le caractère para-scolaire, non officiel, de ces « tex tes ». Il
conviendrait cependant d'éviter d'interpréter cette dénomination
comme un indicatif du caractère secondaire, voire négligeable, de
ces œuvres 12.

*
* *

Pour sa part, le biographe accorde une attention spéciale à un

11 Grabmann, « L'importance des petits écrits de saint Thomas » , Vie

spirituelle, 1924, p. 48-64 ; Simonin, « Tableau des opuscules » in R.Th.


nov. 1930 ; Mandonnet, R.Th., 1927, p. 97, n° 69.
12 En son Introduction à l’ œuvre de saint Thomas, le R.P. Chenu use,

en la première page du chapitre consacré à ses œuvres (chap. XII , p. 277)


d'expressions dont il faut exclure toute interprétation équivoque : « En
de hors de ses œuvres majeures... », « ... Très tôt ses disciples ont eu le
souci de recueillir ses ouvrages mineurs... » Or, en font partie le de Ente
et Essentia, le de Unitate intellectus, le de aeternitate mundi, le de
substan tiis separatis, le Com pendium Theologiae, les grands textes
relatifs aux controverses contre les Séculiers : le Contra impugnantes, le de
perfectione vitae spiritualis, le Contra retrahentes...

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détail dont l'histoire doctrinale n'a point lieu de se préoccuper :
les « dédicaces ». Thomas d'Aquin se conformait avec courtoisie
aux usages reçus. S'il n'a point daté ces œuvres, il men tionnait le
nom des destinataires qui l'avaient consulté 13.
Le m ot « d éd ica ce » avait alors une signification moins
courante que de nos jours. Il signifiait que l'écrit était une
réponse personnelle à une demande expresse. Avec élégance, frère
Thomas rappellera parfois que sa charge doctrinale excusait la
simplicité de ton et la brièveté de ses réponses. Il lui arrivera même
de faire respectueusement observer à son Maître Général, Jean de
Verceil, que seule la déférence filiale lui faisait considérer comme
une obligation le fait de répondre à une consultation portant sur
des « questions étrangères à son office théologique 14 ».
Ces dédicaces permettent de dresser l'inventaire précis de ceux
qui effectivement se sont adressés à lui. Elles aident, également, à
déceler le caractère très hypothétique d'observations émises sur son
rôle de conseiller auprès d'illustres personnages. L'absence de
réponses écrites oblige à une prudente réserve. Mieux vaut, en
ce domaine, s'en tenir aux indications positives de l'histoire.
Les déd icaces n ous apprennent, non seulement qui l'a
consulté et à quel sujet, mais encore jusqu'à quelle date certains
s'adressèrent à lui. Et ceci projettera, au moins indirectement,
quelques lumières sur quelques circonstances peu claires de la fin de
carrière du futur Saint.
Cependant il serait erroné d'identifier écrits dédicacés et
consultations. Certains opuscules, notamment les écrits de
controverses, ne comportent aucune dédicace. Par contre,
Thomas dédicaça à des personnages précis des œuvres non
classées parm i les « opuscules » comme, par exemple, les
« Gloses sur les quatre Evangiles », — pompeusement dési gnées
sous le titre de « Chaine d'or » — et les derniers livres du « Contra
Gentiles ».
Le P. Mandonnet insinue que frère Réginald, gardien
responsable de l'œuvre de son Maître et ami, saisit, dans le
signalement des dédicaces, une discrète occasion de souligner ses
opinions — et sympathies — personnelles 15. Le soin avec lequel
il précise, à la fin de la carrière de son Maître, le nom de
dédicataires fort peu connus, fait ressortir l'absence de noms que
l'on eût aime rencontrer.

La majorité des consultations se situe au cours du séjour de


Thomas d'Aquin en Italie. L'on peut les classer d'après la qualité

13 A. Gauthier, Introduction Hist. au Contra Gentiles, p. 63.


14 « Sed ex vestra injunctione factum est mihi debitum quod princ ipii
officii professio mullatenus requirebat » (Declaratio in 42 art. fin.).
15 In R.Th., 1927, p. 139.

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des consultants.
En premier lieu : les papes. Alexandre IV avait, dès 1256,
apprécié le jeune religieux. Il avait confirmé et imposé sa
ma îtrise en th éolog ie. Il semble que ce fut à sa demande
qu'après ses trois années d'enseignement magistral à Paris
Thomas devint Lecteur de Curie. Il lui demanda de rédiger la « Glose
sur les quatre Evangiles ». Travail énorme de compilation 16 . Dès
l'année suivante, frère Thomas dédicaçait au pape la Glose sur
saint Matthieu. Alexandre IV devait mourir le 25 mai 1261. L'œuvre
fut totalement achevée en 1268, et l'auteur dé dicacera ses Gloses
sur saint Marc, saint Luc et saint Jean, au cardinal Hannibal de
Hannibald, son ami.
Urbain 1V (1261-1264) le consultera davantage. En 1264, il lu i
c on f ia le s o in d e v ér if ie r la do cum en ta tio n pr és en tée par
Nicolas de Durazzo, évêque de Cotrone en Calabre. Les Latins
avaient, en 1261, perdu 1 Empire de Constantinople. Le fait était loin
de favoriser, on le comprend, un climat particulièrement favor able
de compréhension des Grecs 17. En termes particulièrement
filiaux, Thomas rédigea un opuscule qui reçut un titre
corresp on d a n t fort p eu à son contenu. Le « Contra errores
Graecorum » est aux antipodes d'un réquisitoire. Le R. P. Chenu
remarque, avec raison, que Thomas d'Aquin livre, à cette
occasion, ses propres conceptions du problème des traductions.
Ceci l'amène à présenter, entre quelques approbations, un nombre
appréciable de réserves sur la qualité du travail soumis. Et il
déconseille, à moins d'y apporter des corrections sérieuses, de
faire usage de cette compilation 18 .
En 1264, Urbain 1V demanda à Thomas de composer l'Office du
Saint Sacrement. Le 11 août était instituée la Fête du Saint
Sacrement pour l'Eglise entière et, le 8 septembre de cette même
année, fut prescrit l'Office composé par frère Thomas. Le Pape lui
enjoignit, à cette occasion, de prêcher devant la Curie 19.

16 Elle exigea une documentation patristique considérable. Elle représente pour

les quatre Evangiles 1 355 pages in-quarto double colonne. Thomas mena, en
plus de ses autres travaux, cette tâche en l'espace de sept ans. Ce qui nous
donne une idée de sa cadence de la beur.
17 Sur le contexte général de cette consultation, cf. Histoire Générale
de l'Eglise, Fliche et Martin, t. X, p. 445 et suiv. En 1261, chute de
l'Em pire latin de Constantinople et avènement de Michel III Paléologue.
18 « inveniuntur... quaedam indecentes expositiones interpositae...

Sunt aidera fortassis in praesenti libello quae dubia esse possunt, et


e xposit ione indigent... ».
19 Mandonnet, Des écrits..., p. 129. Bibliographie thomiste, p. 28

suiv. ; 592-606. Bullar. Rom., III, p. 6 ; Héfélé, Hist. des Conciles, VIII, p.
452 ; Mortier, II, p. 651 ; Douais, Les FF. PP. en Gascogne, I, p. 52-53, etc... ont
défendu la thèse de l'authenticité, contre les Bollandistes.
L'on a moins parlé des « dates » où l'Ordre accepta, dans sa propre

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Clément IV (1264-novembre 1268) succéda à Urbain IV. Il ne
demanda point à Thomas d'Aquin des consultations écrites. Trois
faits confirment néanmoins sa grande confiance. Il le nomma
d'office archevêque de Naples et, devant son refus, ne lui tint pas
rancune. En 1267, il le rappela du Studium de Rome où il avait
été assigné par le Chapitre provincial de 1265. Il le consulta, le
14 juillet, sur la nomination de deux frères chargés d'accompagner
l'évêque Gauthier de Calabre, évêque de Dachilebh en Syrie20 .
Devant ces témoignages, le Maître Général, Jean de Verceil, eut à
cœur de prouver au Pontife régnant qu'il partageait sa très
particulière estime à l'égard de son religieux. Il l'intégra à la suite
qui l'accompagnait au Chapitre Général de Bologne, et ainsi lui
procura la joie d'assister aux fêtes de la Translation des
Reliques de saint Dominique.
Sous le Pontificat de Clément IV, Thomas poursuivit en
parfaite tranquillité ses travaux sur Aristote.
Après près de trois années d'interrègne, les cardinaux recoururent
aux conseils de frère Bonaventure, Général des Mineurs. Ce d e r n ie r
l e u r i n d i q u a G r é g o i r e X , q u i f u t é lu P a p e le 14 juillet 127121 .
Frère Thomas avait, fin novembre 1268 (Clé ment IV était mort le
29 d e ce mêm e m ois), quitté l'Italie pour reprendre sa chaire à
l'Université de Paris. Rien ne permet de supposer que Grégoire X
l'ait, à un titre ou l'autre, consulté. Rien ne l'y obligeait, et il serait
arbitraire de conclure quoi que ce soit de cette abstention.
Cependant, à partir de cette date, l'historien relève des indices
révéla teurs d e la d iffér ence du climat dans lequel se déroulera
désormais la carrière de frère Thomas.

*
* *

Aucune trace ne subsiste de consultations venant d'Humbert


de Romans. Durant son Généralat avait eu lieu l'accès de Tho mas
à la maîtrise et à son premier enseignement parisien. Il lui avait
confié la défense des droits de l'Ordre. A ce titre, il fut à l'origine

litur gie, un Office imposé le 11 août 1264 à l'Eglise universelle : en


1318, le Chapitre Général de Lyon y fait une première allusion ; en 1321,
pour la première fois est abordée l'adoption de cette Fête (Mortier, II, p.
451) au chapitre Général de Florence, en laissant le Maître Général juger
de l'Office choisi (Act. Cap. II, p. 129). En 1321, le procès de Canonisation
était engagé depuis sept ans. En 1324, le Maître Général, au Chapitre
Général de Bordeaux, fait accepter l'Office composé par saint Thomas. Donc 57 ans
après sa composition.
20 Laurent, Fontes..., VI, p. 570, Doc. 26 ; Castagnoli Regesta, p. 459.
21 Gilson, La philosophie de saint Bonaventure, p. 38. Sur Grégoire X,

homme très vertueux, Mortier, Histoire..., II, p. 81, note, rapporte la


ré flexion d'un chroniqueur : « vir modicae literaturae » .

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du « Contra Impugnan tes » qui contribuera tellement à assurer la
réputation du jeune auteur au sein de l'Ordre et à l'Université. Le
cas n'est point unique où un écrit de circonstance aura assuré,
plus efficacement que de grands travaux, un prestige d'auteur.
Jean de Verceil succéda à Humbert de Romans. Lors de son
voyage à Bologne, en 1267, il emmena frère Thomas, mais nous
ignorons pratiquement la nature de leurs rapports. Jean de Verceil
partageait incontestablement l'estime dont Thomas était entouré.
Trois écrits de ce dernier sont des réponses précises à des
questions émanant du Maître Général. Elles révèlent la générosité
d'esprit, le sens critique, l'honnêteté intellectuelle et... la
courageuse fierté de leur auteur.
E n 1 2 6 5 , un a n a prè s son é le c tion , le M aître G éné ra l
soum it a u con trôle d octrinal de frèr e Thomas, alors Lecteur de
Curie, cent huit propositions, extraites du commentaire sur les
Sentences par Pierre de Tarentaise, titulaire de la chaire des
Français à Paris ; futur Provincial celui- ci deviendra car dinal-
évêque de Lyon, doyen du Sacré- Collège et sera le pape
Innocent V. L'Eglise le béatifiera 22. Rarement religieux d'avenir
aura été aussi noblement défendu.
Le nom du critique de Pierre de Tarentaise est resté secret.
Son libelle impressionna Jean de Verceil au point qu'il crut devoir
le soumettre au théologien le plus illustre. Le choix fut, pour
Pierre de Tarentaise, fort heureux. En dehors de quelques
demandes d'améliorations de formules, il fut doctrinalement
justifié. Nous découvrons un Thomas d'Aquin impitoyable, voire
dédaigneux vis-à-vis de l'auteur du libelle accusateur, dont il
stigmatise les procédés. Il ne cache point la répugnance que lui
inspirent des interprétations qui qualifient d'erreurs des
maladresses de formules. Il dénonce la malveillance de qui
présente, comme étant de l'auteur, les citations qu'il fait des
autres (q. 69). S'appuyant sur le texte original, il constate que
des passages ont été littéralement faussés ( « non sic est in
scripto : sic enim scriptum est », q. 4). Du coup, le « bon » frère
Thomas ne songe plus à dissi muler son mépris. Trouver à redire
ici suppose chez l'accusateur une profonde ignorance ( « ex magna
enim ignorantia calumniantis procedit quod contra hoc objicit »,
q. 82). Rarement, les annales de la pensée ont offert une pareille
« exécution » d'un détracteur.
Le tra d ucteur d u « S aint Thomas d'Aquin » du P. Walz écrit :
« Thomas vécut-il sous sa houlette (Pierre de Tarentaise fut

22 Sur cette consultation « in CVIII art. », Chenu, Introd..., p. 285-

286 ; Dondaine, Ar. FF. PP ., 1938, p. 253 -262 ; Spicq, D.T.C., art.
« Thomas », col. 754 ; Mandonnet, Des écrits..., p. 110 -112 ; in D.Th .,
art. « Frères Pr. », col. 754 ; 1927, p. 121 -157. Ce texte, passé sous
s ilence au Procès de Canonisation, reparaît au XV e siècle, ms. 14 546,
fonds latin Bibl. Nat.

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Provincial de Paris durant le second séjour de Tho mas) des jours
parfaitement agréables ? Les sources sont muettes sur ce point.
Mais on connaît la susceptibilité des savants, même vertueux,
quand on les contredit23 » (p. 145). C'est là une supposition
qu'aucun document ne justifie.
Jean de Verceil adressa à Thomas d'Aquin un autre
questionnaire, probablement au cours de l'un de ses voyages en
Lombardie. La réponse constitue l'opuscule « articuli iterum
remissi», probablement extrait d'une consultation plus longue
demandée par un Lecteur de Venise, frère Gassiano. Cette dernière
porte le nom de « Declaratio in 36 articulos » 24.
A trois reprises, devant des Chapitres Généraux, Jean de
Verceil eut recours à frère Thomas. Lors du Chapitre Général de
Paris, en 1269, ce dernier fit partie d'une commission chargée
de trancher un litige de propriété littéraire entre deux religieux
de l'Ordre. Mandonnet signale que ceci infirme la simpliste
légende du total désintéressement littéraire des an ciens25 . Ce
texte de Thomas a reçu le nom de « de secreto » 26.
La réponse de Thomas à Jean d e Verceil, en 1270, « de forma
absolutionis » 27 a un caractère privé.
Plus complexe est le problème de la consultation « in XLII
questionibus » qu'à la demande expresse de son Maître Général,
Thomas, alors surchargé de besogne, lui adressa, lors du Chapitre
Général de Montpellier en 1271. Elle a donné lieu à de
nombreuses études 28.

23 Faire remonter à quelques observations de détail, qui n'eurent

aucune conséquence sur sa carrière, l'étrange « discrétion » qu'a l'égard


de la dépouille mortuaire et de l'œuvre de Thomas observa Innocent V,
serait lui prêter une mémoire et une ingratitude indignes d'un religieux
béatifié. Car sans la bienveillante interprétation de Thomas d'Aquin, la
carrière de Pierre de Tarentaise eût été irrémédiablement brisée. Seule
l'autorité doctrinale de Thomas pouvait réduire à leur exacte proportion les
imprécisions de formules de son confrère incontestablement moins
génial. Et un Maître Général n'est nullement tenu de communiquer les noms
de ceux qu'il consulte.
24 Walz, Saint Thomas d'Aquin, p. 160 ; Chenu, Introd. p. 284 ;

Mandonnet, Des écrits..., p. 82.


25 Sur cette question, Mandonnet, Des écrits..., p. 139 -141 et notes.
26 Mortier, II, p. 120 -123.
27 Mortier, II, p. 123 -125.
28 Chenu, « Les réponses de saint Thomas et de Kilwarby à la

consultation de Jean de Verceil (1271) » , in Mélanges Mandonnet. Bibl.


Th. XI I I , t. I, p. 191-222. Destrez, in Mélanges Mandonnet, I, p. 103-189.
Dondaine, in Arc. Ord. Pr., 1939, p. 253 ; Spicq, in D.T.C. art. « Thomas », col.
754 suiv. ; Mortier, Hist..., II, p. 124 135 ; Mandonnet, recension étude du P. Chenu,
Bull. Th., sept. 1930 (R.Th. 1930) p. 136 -139, où il signale que pour
consoler Kilwarby, les Pères du Chapitre lui décernèrent le titre de
« Magnus Magi ster in Theologia » (p. 136, note). Guimaraens. Studies in

www.thomas-d-aquin.com 101
Th oma s ad op te une solennité de ton inhabituelle. « Au
Révérend Père dans le Christ, frère Jean, Maître de l'Ordre des
Frères Prêcheurs, frère Thomas d'Aquin, avec la déférence
requise et sa promptitude à obéir... » Il cite le schéma que le
Maître Généra l lui a indiqué et ajoute qu'au lendemain de sa
réception il s'est empressé, toutes affaires cessantes, d'obéir
« secundum formam a Vobis traditam... » Il se permet une
réserve : « secundum quod mihi occurrit ». Avec déférence, il
signale : « Il m'eût été plus aisé de répondre, si Vous aviez daigné
notifier par écrit les motifs pour lesquels ces articles sont
affirmés ou attaqués... Il m'eût alors été possible de mieux
répondre au sujet de ceux mis en litige 29 ».
L'essentiel du débat n'est point dans le style de la réponse mais
bien plutôt dans le rappel des principes. Thomas d'Aquin déclare
tout net : « Je tiens à solennellement affirmer que la plupart des
articles en question ne relèvent pas de la foi, mais du domaine propre
aux philosophes. » Il ajoute une remarque, dont le respect aurait
épargné — et épargnerait — aux Théologiens comme aux
Philosophes, vaines et pitoyables querelles :
Il est en effet fort dangereux de traiter, comme concernant la
doctrine de Foi, les affirmations ou les négations ne relevant point
de la doctrine sacrée 30 .
Et il ajoute : « Je ne vois vraiment pas en quoi les propos
dans lesquels s'expriment les Philosophes intéressent
l'enseignement de la Foi31 . »
Il rappelle la légitimité des « disputes » scolai res, dont le but
est de permettre une saisie plus féconde des vérités révé lées.
« Disputer », au sens technique, n'implique aucune mise en doute
proprement dite de la Foi 32.
Nous ne possédons aucune consultation à Jean de Verceil après
1271.

Kilwarby's life, Diss. Arch. Hist. 0.P., VIII, 1938, p. 15-16.


29 Un tel étalage du souci de « respecter les formes » , que Thomas
pra tiquait sans le souligner, doit avoir une raison encore inconnue.
Mortier, « Histoire... », II, p. 22, note, cite le mot de l'historien Bernard Gui
sur Jean de Verceil : « Jure peritus » . Le rappel d'une compétence de ce
genre était, en ce temps-là, susceptible d'interprétations diverses.
30 « Multum auteur nocet talia quae ad pietatis doctrinam non spectant vel

asserere vel negare, quasi pertinentia ad sacram doctrinam. »


31 « Nec video quid pertineat ad doctrinam fidei qualiter philosophi

verba exponantur » ( XXXI II , XXXI , XX XV, XXXVI , etc.).


32 « Je ne vois pas pourquoi il serait illicite de discuter tel ou tel
point de christologie, du moment que, chaque jour, dans les écoles, l'on
« dispute » sur la Trinité et autres vérités de Foi, propter veritatis
intellectum et confirmationem » ( XXXI I).

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*
* *

Thomas répondit à deux « monarques » sur des problèmes de


gouvernemen t par le « de regimine principum », 1266, dédicacé
au roi de Chypre, Hugues II. Mais il ne put aller au delà du
chapitre 2 du Livre II 33. En 1261, il avait adressé à une Duchesse
de Brabant un opuscule, « de Regno », dit « du gouverne ment des
Juifs » 34.
Entre autres « dédicataires » : Léonard de Comitibus, archevêque
de Palerme (de articulis fidei) ; le chantre d'Antioche, (de
rationibus fidei) ; l'archidiacre de Todi (sur les Décrétales I et II) ;
un chevalier d'Outremont (de operationibus occultis natu rae) ; le
seigneur Jacques d e Burgos (de sortibus) ; le maître de
Castrocœli, professeur à la Faculté de Médecine de Naples (de
mix tio ne e le men to ru m et le de motu cordis). Ces noms montrent
la variété des consultants.

*
* *

T o u t c o m p t e f a i t , l ' o n s ' a p e r ç o i t q u e la m a j o r i t é d e s
« consultants » de Thomas d'Aquin furent ses confrères.
Ces réponses d'ordre privé le révèlent davantage. Nous
voyon s ses frères fa ire appel à sa gentillesse. Et Thomas
d'Aquin trouve le mo yen de répondre avec patience et indul - gence
à des questions que d'autres auraient peut-être déda ignées.
Nous trouvons des consultations touchant des problèmes
scolaires : celles à de nobles étudiants ès arts (de f allaciis) ; a u
f r è r e S y l ve s t r e ( de P r in c i p i is n atu r ae ) ; a u le c te u r d e Venise
(Dectaratio in 36 art. 35) ; au « très cher frère dans le Christ,
Jacques de Viterbe, lecteur à Florence » (de emptione et venditione
ad tempos). Cette dernière constitue un docu ment éclairant la
précision d'informations dont disposait frère Thomas sur les
mœurs commerciales de Florence. Elle contredit la légende qui
fait de lui un penseur p risonnier des sphères doctrinales 36.

33 Chenu, Introduction..., p. 286-287 et préférences des diverses traductions.

Gilson, Thomisme, édit. 1948, p. 410 ; Walz, Saint Thomas d'Aquin, p.


137, n. 89 ; Bull. Th., 1930, p. 153 suiv.
34 Pirenne, « La Duchesse Alevde de Brabant et le de Regimine » , R.
Neo-Sc., 1928, p. 192-208 ; Walz, Saint Thomas d'Aquin, p. 138, n. 92 ;
Bull. Th., p. 154 -155.
35 Mandonnet, Des écrits..., p. 82 ; Chenu, Introd..., p. 283-284
36 Mandonnet, Des écrits..., p. 116-120. Nous avons ici une preuve
formelle que Thomas d'Aquin était loin de vivre dans une tour d'ivoire.
Plus tard, sa famille lui demandera d'intervenir dans des questions fort
concrè tes. Ceci confère à son silence relatif à des affaires publiques — telles les

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Sa réponse « à un lecteur de Besançon » découvre un côté plus
humain encore de sa personnalité. Nous y saisissons sur le vif cette
munificence de cœur et de gestes qu'en excellent psycholo gue l'un
de ses biographes, Pierre Calo, attribue à la « libéralité propre aux
êtres de haute naissance » 37.
Frère Thomas débute avec une simplicité exquise. « Désireux
de ne point décevoir l'attente de votre charité, dès que s'en est
présentée la possibilité, j'ai pris à cœur de vous répondre... » Il lui
a va it été d emand é si l'on pouvait licitement déclarer en chaire
si I' « étoile apparue aux Mages avait ou non forme d'étoile » et « si
Jésus enfant avait, de ses mains, façonné des petits oiseaux... »
Gentiment, frère Thomas, qui savait que des prédicateurs en
disaient bien d'autres, signale que ce sont là « frivolités qu'il
vaudrait mieux éviter, car il convient de réserver la prédic ation aux
vérit és d e la Foi , lesq uelles constituent un domaine autrement
riche en sujets ».
Toutefois, il rappelle au « bon lecteur » de Besançon une
distinction qui lui tenait particulièrement à cœur. Sauf péril de
scandale de la part des fidèles, confondre des enfantillages de ce
genre avec des erreurs doctrinales serait une injustice. Du
moment qu'une proposition n'est point en contradiction avec les
termes de l'Ecriture, l'on n'a pas le droit de la qualifier
d'hérétique. Lorsque, comme c'est ici le cas, l'Ecriture ne dit rien
sur cette sorte de détails, l'on peut à la rigueur « qualifier de
gratuits ces propos, mais non les condamner explicitement
comme des erreurs » 38. Son sens aigu de l'absolu Transcendance
de la Foi Révélée explique son indulgence vis- à-vis d'expressions ne
mettant point en cause l'intégrité des Vérités divines. Il avait
rappelé ce principe à Jean de Verceil dans sa « Declaratio in VIII
articulos », ainsi qu'au lecteur de Venise en sa réponse « in XXV I
quaest. » : « Je ne vois pas pourquoi l'on ne pourrait exposer telle
proposition du moment qu'elle n'est point en contradiction avec
les termes de l'Ecriture 39. »

*
* *

Quelques dédicaces sont encore davantage révélatrices de la

Croisades, ou les querelles entre Gibelins et Maison d'Anjou — un caractère


d'ab stention volontaire indéniable.
37 « ad has virtutes fuit ex natalium suorum antiqua nobilit ate
dispositus » , B. Guidonis, Vita S. Thomae, éd. Prümmer, Fontes v itae, I, p. 20
(3) « et tune non deberet ut erroneum reprobari sed ut incertum exponi » (§ 3
in fin.).
38 « Et tune non deberet ut erroneum reprobari sed ut incertum exponi » (§ 3 in

fin.).
39 Art. 6.

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sollicitude de Thomas à l'égard de ses frères. En ses débuts, il avait
de lui-même, semble-t-il, dédié son « opuscule-clé », le « d e E n te e t
E s s e n t i a » , à s e s « f r è r e s c o n d i s c ip l e s ». I l adre ssa son traité
« de f allaciis » ( « d es erreurs ») à « certains nobles étudiants ès
Arts » (a d quosdam nobiles Artistes). Vers la fin, il prendra la
peine de répondre à un débutant, le jeune frère Jean, qui lui
avait demandé conseil.

*
* *

Le privilégié fut son « cher compagnon, son fils très aimé, son
ami très cher » : Réginald de Piperno. Il lui dédia trois opuscules,
et non des moindres : le « de judiciis astrorum », et le
doctrinalement si important : « de substantiis separatis » qui,
après les B randes luttes du second enseignement parisien, est
comme l’un des aboutissements majeurs de son « de Ente et
Essentia » des débuts.
A la demande de son ami, il composa un traité pour son usage
personnel exclusif, le « Compendium Theologiae » : ce qui en
explique la facture étrangère aux exposés scolaires. Il est l'unique
ouvrage de saint Thomas divisé en livres et chapi tres, sans étalage
d'objections et de réponses, en quoi il se différencie du « Contra
Gentiles ». Furent seulement achevés les deux premiers livres.
D'ap rès Man don net, la mort en empêcha l'achèvement. Cette
raison est discutable. Il arriva à frère Thomas de suspendre la
composition d'autres œuvres. Certains historiens 40 , se basant sur
des rapprochements avec le « Contra Gentiles », datent le
« Compendium Theologiae » du temps de l'enseignement romain
(1265)41.

40 Walz, Saint Thomas d'Aquin, p. 139 et n. 94.


41 L'histoire doctrinale se préoccupe des sources, du contexte et de
l'évolution au cours de ses ouvrages de la pensée d'un auteur. Saint
Thomas ne facilite guère la tâche des analystes. Il serait vain de chercher,
parmi ses œuvres tardives, l'équivalent des « retractationes » de saint Augustin.
Mandonnet, en son Siger de Brabant, I, p. 101-102, a très justement remarqué
l'as surance avec laquelle, dès les débuts, Thomas d'Aquin a formulé ses
positions. Il a certes pu en améliorer la formulation, mais il lui est arrivé,
comme aux plus grands, d'avoir été plus heureux en des œuvres
anté rieures. Ainsi, le chapitre vs de la « d e claratio contra Graecos » au
chantre d'Antioche (1264) contient la formulation la plus heureuse de
l'Union hy postatique » (d'après Grabmann, Die Werke, p. 316 suiv. ; cf.
Walz, Saint Thomas d'Aquin, p. 123). En 1265, dans le « de Potentia », il
traitera plus profondément bien des problèmes, dont celui des
Processions divines (Walz, op. cit., p. 140).
Chronologie et progrès ne vont point, chez les humains,
rigoureusement de pair. Sur ce sujet, Et. Gilson, Le Philosophe et la
Théologie, p. 230 -231.

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S'être, au milieu de tant de travaux, donné la peine de composer
pour son ami un ouvrage d'une telle ampleur en dit long sur la
délicatesse de frère Thomas. Rien ne l'y obligeait. Il comprit le
désir de Réginald de posséder un texte à lui. Il en avait transcrit
tant d'autres destinés à des gens qui peut-être ne se doutaient
guère des efforts qu'ils supposaient. Avec le candide et touchant
illogisme de l'amitié, Reginald pria son ami de lui réserver un
« résumé » du plus précieux de ses travaux. Et Thomas, devant
tant de confiance, dicta ce « com pendium » qu'il consacra à ce qui
les unissait le plus profondément : les vertus théologales.
Ces 256 chapitres, Réginald ne se reconnaîtra point le droit de se
les réserver. Il les joindra aux autres œuvres dont il deviendra, à
la mort de Thomas, le gardien et le défenseur.
Sans doute le temps consacré à ce témoignage d'amitié a-t-il causé
l'inachèvement d'œuvres plus éclatantes. Mais le plus beau chef-
d'œuvre nous consolerait mal de l'absence de ce témoignage de
fraternelle tendresse. Frère Thomas en soigna la composition tout
autant que celle de ses œuvres publiques. Ce magnanime ne savait
donner que royalement.

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III

FRERE THOMAS ET LES ETUDIANTS

O Echérate, nous ne retrouverons


jamais un tel Maître...
(PLATON, Le Théétète.)

Certains traits, rapportés par les chroniqueurs, concernent un


monde auquel les historiens doctrinaux ont moins de raisons de
s'intéresser que les biographes. Il s'agit des étudiants. Ils sont la
justification de toute activité professorale. Maîtres et élèves sont
complémentaires. De cette réciprocité, bien peu ont, avec autant de
pénétration que saint Thomas, scruté les don nées.
Il a maintes fois analysé la sorte d'action d'un esprit sur un
autre qu'est l'enseignement. Il la considérait comme la forme la
plus haute de la charité fraternelle, car il y voyait la causalité la
plus noble dont soit capable la créature intelligente 42.

42 Sur ce sujet, multiples sont les textes. Dans le « de Veritate », q. XI,


« de Magistro », il montre l' « enseignement » résidant dans la communic ation
du savoir que l'on pos sède : sa fin propre consiste à faire du disciple
l'égal de son maître. « La vérité connue est la même chez le disciple et chez
le maître » (de Ver., XI, I, ad hum ; II -IIae, 176,6).
Cette « fonction » exige la compétence : « Visio docentis, principium
doc trinae » (de Ver., XI, a. 4 ad 3um). Aussi en doit -on écarter les
« incapables » : « stultos non decet consilium dare, neque ignorantes docere »
(II-IIae, 71, 2 ad lum). Aussi le savoir et l'étude sont les critères premiers dans
le choix des sujets en vue de fonctions telles que l'épiscopat (II-IIae, 185,3 et ad
2um)c De même, l'acquisition du savoir est l'un des devoirs essentiels du
sacerdoce (II-IIae, 16, 2 ad 2um).
Dans le traité du « gouvernement divin », il analyse les possibi lités et les
modalités d'action de l'esprit sur un autre esprit : des anges entre eux

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Les anecdotes illustrent les analyses. Elles permettent de
concrètement saisir frère Thomas sur le vif. Il apparaît aux
antipodes de ces Maîtres pénétrés de la conviction d'instruire les
siècles et d'édifier une œuvre dont des auditoires lointains, plus
évolués, sauront dans l'avenir accueillir le message.
Thomas d'Aquin, tout conscient qu'il ait été d'ouvrir des
chemins nouveaux, n'a jamais donne l'impression de viser si loin.
La modestie et le bon goût le lui interdisaient. Il avait un sens
trop aigu du progrès43 . Du reste, ses jeunes contem porains se
chargèrent de le dispenser de rêver une hypothétique revanche
posthume. Ils lui accordèrent une audience qui déjà dut stimuler et
ré compenser ses efforts :
Une telle multitude d'étudiants suivait ses cours que les locaux
scolaires pouvaient à peine contenir ceux que l'ensei gnement
d'un tel maître attirait et dont il stimulait le désir de

(I, qq. 106-107) ; des anges sur les hommes (I, qq. 111 ; 114) ; de
l'homme sur l'homme : (I, q. 117,1 et 2).
Souvent, il insiste sur la nécessité d'une progression « pédagogique»
indispensable (entre autres : II-IIae, 178, 6 ; III, 36, 4 ad 2um). Il a
fréquemment souligné le caractère progressivement éducatif de la
révélation divine.
Le respect de l'intelligence d'autrui l'amène à dissocier l'idée de
« confidence » (locutio) d'avec celle d' « instruction » (« illuminatio » ) (de
Verit., IX, 5, ad 6um et la, 107, art. 1).
Il rejette du savoir scientifique proprement dit, le recours à
l'argu ment d'autorité (la, 1, a. 8 ad 2um ; Quodl. III, 31, lum).
Ce même principe explique la sévérité avec laquelle il qualifie ceux
qui, dans l'ordre de la « doctrine sacrée » (la transmission de
l'enseigne ment révélé) font preuve de négligence (II-IIae, 149, 2 ; 103, 1 et 2).
D'où, sa très grande exigence concernant la fonction des « Prêcheurs » (de
Perfectione vitae spiritualis, c. 26 ; Quodl.14, 7 ad lum ; V, art. 24 et
25 ; q. XI, a. 1 et 2 ; II-IIae, 187, 1 et 3 ; 188, a. 2 et 4).
43 A plusieurs reprises, il s'est catégoriquement insurgé contre une
conception figée, définitive, de la recherche intellectuelle. De là, son insistance à
souligner l'importance de la loi du progrès dans la recherche (de
Substan tiis separatis, c. CII ; in Met. lib. II lect. I). Il qualifie le temps de
« quasi adinventor, vel bonus cooperator » (in I Eth. lect. XI). D'où également
sa reconnaissance à l'égard de ceux qui, par leurs erreurs, épargnent aux
suivants l'adoption de fausses routes (in II Met. lect. 1, fin).
Ceci explique le soin avec lequel il essaie de comprendre le positif de la
pensée d'autrui, avant que de la juger (in Met. lib. III lect. 1). De là, le
procédé, chez lui systématique, consistant à exposer aussi
« révérentie llement » que possible, des pensées philosophiques et
patristiques, mê mes étrangères à la sienne (cf. Pr œm. du Contra
Graecos). Sur ce point, souvent repris, cf. Mandonnet, Siger de Brabant,
I, p. 44 et 45 note ; 145, 146, 147, notes.
Toute sa méthode découle de son affirmation capitale : « Omne ve rum
a quocumque est, a Spiritu Sancto est » « Toute vérité d'où qu'elle vienne
procède du Saint Esprit » (de Subst. Sep., c. 16).

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progresser44 .
Faire salle comble, au point que les chroniqueurs du temps aient
éprouvé le besoin de le souligner, constituait un exploit peu banal.
Au XIII ° siècle, déjà ! les archers du Roy constataient que les
étudiants avaient souvent des soucis fort étrangers aux explo sions
d'une boulimie intellectuelle. Même les mieux encadrés, comme les
novices Prêcheurs, furent, tout au long de l'histoire de l'Ordre,
invités à modérer leur ardeur. Tous, d'une manière ou l'autre,
subissaient les conséquences de cette maladie, hélas trop brève,
qu'est la jeunesse.
Les cours conventuels étaient publics. Y avaient librement accès
les Artiens, qui toujours furent particulièrement chers a ux
S u p é r i e u r s d e l ' O rd r e . O r , le s « A r tie n s » n e f u r e n t jamais des
modèles de tranquillité. Tenir ce monde en mains durant les leçons
supposait une bonne dose de prestige personnel. Devant un tel
public un tel prestige se mérite. Mais les séances de « Disputes »,
ordinaires ou périodiques, soulevaient de singuliers problèmes
disciplinaires. Dieu seul peut prévoir les réactions dont est capable
un jeune auditoire partisan. ! Peut-on concevoir à cet âge des
disciples fervents et qui ne soient passionnés ? Lors de ces
séances, ils voyaient leur Maître vénéré aux prises avec des
partisans de thèses différentes ! Certes nous ignorons comment
exactement se passaient les choses. Le texte des Questions
Disputées et des Questions Quodlibétales n'en dit rien.
Mais l'on nous répète trop, et à l'unanimité, que les
contemporains admirèrent le calme et la modestie dont jamais ne se
départit frère Thomas. En un sens, une pareille insistance, étant
donné le milieu et les circonstances, constitue un indicatif. L'on
regrette que les historiens se soient aussi exclusivement consacrés
à la description du mécanisme des « Disputes ». E n réalité l'on ne
devait pas y agiter que des idées.
Il était des points sur lesquels frère Thomas ne tolérait aucun
relâchement. Pierre Calo rapporte un incident où nous voyons le
Maître saisir l'occasion de ramener les siens au respect.
Un jour, à l'indignation des étudiants ses disciples, un jeune
maître prit à partie frère Thomas en termes outranciers. Ils lui
dirent leur incompréhension de son calme. Il leur expliqua : « Un
nouveau maître, encore aux débuts de son enseignement, doit
être ménagé, sous peine d'être ridiculisé 45 » . Et le lendemain, il
donna à l'objectant une réponse courtoise dont ce dernier eut la
bonne grâce d'admirer l'élégance. Mieux que de grandioses
manifestations, cet humble geste dénote une âme de seigneur.
D'autres scènes font saisir la simplicité des rapports qui

44 « Quos tanti magistri doctrina traheret et ad proficiendi studium

provocaret », Pierre Calo, Fontes Vitae..., I, n° 11.


45 Pierre Calo, Fontes..., I, n° 15.

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unissaient alors maîtres et étudiants. Quatre ans après la mort de
frère Thomas d'Aquin, le titre de « Maître en théologie » devait
revêtir des dehors hon orifiques. Avant le Chapitre Général de
Milan de 1278, Maîtres et bacheliers utilisaient la même chaire. A
partir de cette date, les bacheliers devront dispenser leur cours,
assis en un lieu inférieur 46 ... Nés trop tôt, Albert le Grand et
Thomas d'Aquin auront ignoré ce privilège de leur charge ; ils en
connurent seulement le fardeau.
Sans avoir le sentiment de priver l'Eglise d'un temps
particulièrement précieux, frère Thomas consentait d'accompagner
parfois les frères étudiants en... promenade. Barthélemy de
Capoue raconte, comme étant de notoriété publique, la
conversation avec un étudiant47. Les termes sont ceux d'un jeune
novice s'adressant à un frère célèbre. La scène eut lieu au
moment où le groupe découvrait Paris du haut de Saint-Denis. Le
groupe, parti du Couvent de Saint-Jacques (sis en l'actuelle rue
Soufflot), avait parcouru une distance appréciable.
« Père, quelle belle ville que ce Paris ! » Il s'agissait de Paris a
au temps où les cathédrales étaient blanches 48 »
Et frère Thomas : « Certes, très belle. » Alors le frère : « Ah, si elle
vous appartenait ! (utinam esset vestra). Thomas, sans doute en
souriant : « Mais qu'en ferais-je ? » Et le petit novice : « Vous la
vendriez au Roi de France et construiriez une foule de locaux pour
les Frères Prêcheurs. » Alors Thomas : « En vérité, j'aimerais mieux
le commentaire de Chrysostome sur Matthieu » (« in veritate, plus
vellem Crisostomum super Mattheum49 »)
Les commen tateurs se livrent aux conclusions de leurs
goûts. L'un discerne, dans le peu d'intérêt manifesté par Thomas
devant la perspective de posséder la ville de Paris, « un signe de
son détachement des biens de ce monde50 ». Serait-ce que la
pratique du vœu de pauvreté exigerait rien moins que le
renoncement à la possession d'une capitale ?
Plus proche de sa psychologie professorale est le souci, que trahit
sa riposte, d'une bonne traduction de saint Jean Chrysostome.

46 Mortier, Histoire, II, p. 120 ; Act. Chap. Gén. I, p. 197 : Baccalarii qui

legunt extraordinarie non ascendant cathedram, propter reverentiam


magistrorum. » Cf. Le Bras, « Velut splendor firmamenti », in Mélan ges
Gilson, n. 171.
47 « Et dixit quod erat vulgariter et quasi communiter notum
parisius. » Laurent, Fontes..., VI, p. 376.
48 Le titre d'un célèbre ouvrage de Le Corbusier a le tort d'être aussi
beau qu'historiquement faux, car l'extérieur des cathédrales était
polychrome. Détail trop souvent oubl ié par les restaurateurs de
monuments.
49 Laurent, loc. cit., n° 78, fin.
50 Art. « Thomas d'Aquin » , in D.T.C. , col. 633.

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Mandonnet rappelle qu'effectivement frère Thomas disposait alors
d'une version, mais imparfaite, établie par Burgundio de Pise, au
milieu du XII ° siècle. Faute de mieux, Thomas avait dû y recourir
quand il rédigea la Glose sur saint Matthieu. Son souci d'une
meilleure traduction illustre sa probité intellectuelle 51.
Cet incident de couvent d'études nous montre l'extrême
simplicité des rapports entre religieux. Maitre Jourdain de Saxe,
successeur direct de saint Dominique à la tête de l'Or dre, se
laissait gentiment appeler « le borgne » (cecco) ou le « vieux »
(senis) 52. Fort peu soucieux de décorum, il aimait partager les
récréations d es novices. L'un d'eux se permit de soulever le
scapulaire du Maître et il aperçut sa ceinture à bouts d'argent.
Qu'est- ce ceci, ô Maître ? » Le bon Jourdain, « étant déjà vieux »
n'avait point pris garde à ce détail. Il se souvint qu'il avait accepté
d'une vieille femme une ceinture neuve 53.
Frère Thomas demeura, quant à lui, fraternel vis-à-vis de ceux
que la plupart de leurs maîtres traitent de haut. L'un de ses
derniers actes universitaires publics consista en l'off r a n d e d ' u n
r e p a s a v e c s e s é m o l u m e n t s d e p r o f e s s e u r appointé par le Roi
de Naples, précisément en la fête de sain te Agnès, le 21 janvier
1273. Y furent conviés les étudiants. Le souvenir de ces agapes fut
évoqué, plus de quarante années après, lors de l' enquête du
Procès de canonisation.
Frère Thomas avait grande dévotion envers sainte Agnès
Aucune allusion à une cérémonie ou un discours. Seul est
mentionné le repas. Sans doute fut-il mémorable, pour que vingt
ans après le souvenir ait subsisté. Ce fils de grands seigneurs savait
traiter son monde. Vingt années d'enseignement lui avaient
permis de constater la robustesse de ces jeunes appétits. Et il
tenait à leur prouver que la Sainte qu'il chérissait était digne d'un
repas de fête54 .
Pareille invitation montre combien cet avocat de la suprématie
des œuvres spirituelles de miséricorde savait le prix des gestes
matériels d'humaine amitié. Comment ne point songer à une sorte
de réplique des Noces de Cana où Jésus fit preuve d'une
compréhension si délicatement concrète ?

51 Mandonnet, R.Th., 1928, p 123. L'ouvrage de Burgundio de Pise se

trouve dans Migne, P.G., t. LVII-LVIII. Et Thomas connaissait


certaine ment l'apocryphe : « Opus imperfectum » (Migne, P.G., t. LVI,
col. 601).
52 Marg. Aron, Un animateur de la jeunesse..., p. 42 ; 259.
53 Marg. Aron, op. cit., p. 43 ; 345 -346. Sur Jourdain de Saxe et les

étudiants, Mortier, Histoire..., I, p. 189 ; Chron. de Taegio, f° 44, ms.


Arch. Ord. ; La turbulence des jeunes : Mortier, Histoire..., I, p. 227-231 ;
Marg. Aron, op. cit., p. 265-270.
54 Mandonnet, in Xenia Thomistica, III, p. 40.

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*
* *

D'autres menus traits révèlent un Thomas d'Aquin plus


fraternel qu'on l'a parfois présenté. Sa concentration d'esprit et sa
puissance de silence ne lui firent jamais oublier l'urbanité. Ses
confrères
... le virent toujours le visage allègre, doux et bon55 .
A quarante années de distance, Pierre Calo rend un témoignage
rare :
Chaque fois que je l'apercevais ou l'entendais, c'était pour moi
une grâce de délices et de bonheur profond 56 .
Comme les très grands, il aimait s'effacer. L'anecdote est
célèbre du religieux qui, l'apercevant déambulant sous le cloître, le
pria de l'accompagner en ville. Sa corpulence l'empêchait de suivre
la cadence. Son quémandeur le lui reprocha. Son temps, comme
pour tant de Prêcheurs, était précieux. U n r e l i g i e u x , t é m o i n d e
l ' i n c i d e n t , f i t r e m a r q u e r à c e t empresse qu'il imposait au
Maître le plus illustre de l'Ordre une cadence excessive 57.
Le fait, en lui-même minime, dit le respect de Thomas à
l'égard de son prochain, immédiat ou occasionnel. Fidèle à sa
doctrine, il pratiqua la vertu d' « eutrapélie » — l'art d'être
agréable — dont il est l'un des rares Docteurs de l'Eglise à avoir
si joliment parlé58 . Il enseigne que ne rien faire pour être
agréable, voire empêcher autrui de se réjouir légitimement, est
une faute, c'est-à-dire un péché 59.
Immense fut en ses préoccupations la place de ses frères. Son
activité était toute consacrée à leur formation. Il fera plus. Il
déclare explicitement que sa Somme Théologique — son chef
d'œuvre — fut inspirée par sa sollicitude a l'égard des débutants.
Le Prologue en témoigne.
Le rôle d'un docteur de la vérité chrétienne est non seulement
d'inst ruire les avancés (provectos), mais encore d'initier les
débutants (etiam incipientibus erudire), conformément au
programme de l'Apôtre (I Cor. III, v. 1 et 2) : « Ainsi qu'à des
nouveaux-nés dans le Christ, je vous ai nourris au lait et non à la
viande. »

55 Barthélemy de Capoue, Fontes..., IV, § 77.


56 Pierre Calo, Fontes..., I, n° 19.
57 Pierre Calo, Fontes..., I, n° 15.
58 II -IIae, 168, 2.
59 « Est contra rationem ut aliquis se onerosum exhibeat, puta, dum nihil
de lectabile exhibet et etiam aliorum delectationes impedit » (II-IIae,
168, 4 — écrit en 1272).

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Voilà pourquoi le but qu'en cet ouvrage nous nous sommes assigné
(propositum nostrae intentionis, in hoc opere) est de transmettre
(tradere) les vérités ressortissant de la religion chrétienne, sous une
forme spécifiquement adaptée à la formation des débutants (eo modo
tradere secundum quod congruit ad eruditionem incipientium).
Nous nous sommes en effet aperçu que les novices en cette
discipline (hujus doctrinae novitios) trouvent surtout des
empêchements en ce qu'ont écrit la plupart. D'une part à cause de
l'excès (multiplicationem) de questions, d'articles et d'arguments inutiles.
D'autre part encore, parce que ce qui, en ce stade, leur est nécessaire
de savoir ne leur est pas livré sous forme scientifique (non...
secundum ordinem disciplinae), mais en fonction des requêtes des
compositions écrites, ou d'après le hasard des disputes. En dernier
lieu, il faut le dire, se trouve le fait que les trop fréquentes redites
sur ces sujets suscitaient, dans l'esprit des auditeurs, ennui et
confusion60 .

*
* *

Qualifier d' « Introduction à la Doctrine Sacrée destinée à des


débutants », une œuvre dont les spécialistes reconnaissent, sans
honte, l'inépuisable profondeur, constitue un apparent paradoxe
rarement analysé.
L'on sait l'importance au mir siècle des prologues ou
introductions. Comme tous les commentateurs, Thomas d'Aquin
en faisait grand cas. Là, l'auteur en personne précisait son
« intention.» En celle- ci résidait la clé de l'interprétation, du style
adopté et des expressions employées. De par le texte même, nous
sommes obligés d'admettre que l'Auteur de la Somme avait
parfaitement conscience du lien qui unissait le Prologue et la
suite. C'était son propre texte. La recherche de cette unité permet

60 60. Ia Pars, Prologue.


En son dernier argument, Thomas d'Aquin devançait... Luther. En
1517, année où éclata la querelle des Indulgences, le moine augustin
écrivait à son ami Long, prieur des Augustins d'Erfort : « On est dégoûté des
leçons sur les Sentences. » Cf. Humbert, « Le problème des sources
théologiques au XVe siècle », in R.S.P.T., 1910, p. 282.
Or la Somme sera officiellement substituée aux Sentences, dans tous
les couvents de l'Ordre en 1551 (deux cent soixante-dix-sept an après la
mort et deux cent vingt-huit ans après la canonisation de son auteur
(Chap. Général de Salamanque : Acta..., III, p. 316). Donc, trente -quatre
ans après la confidence de Luther.
Mgr Grabmann confirme : « Il est vrai que jusqu'au milieu du xvi° siècle, les
facultés et les écoles de théologie ont continué à suivre les traces des
Sentences (La Somme..., p. 42). Cf. Cayré (Précis de Patrologie, II, p. 452)
précise : « Les Sentences, achevées vers 1150, demeurera le texte imposé
jusqu'au milieu du XVI" siècle. »

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de mettre à jour ses conceptions pédagogiques. La question re vêt,
pour le biographe, un intérêt majeur.
Nous n'avons nullement à faire ici à un écrivain visant
uniquement des lecteurs inconnus. Ce professeur destinait son
œuvre à un public bien déterminé. Il savait, aussi bien que nos
pédagogues, le sens du mot « enseigner ». Le rappel de faits
notoires ne sera point inutile. Ses contemporains ont
unan im em en t recon n u en lui un don exceptionnel de clarté.
Douze années scolaires complètes, il demeura le Maître le plus
couru de Paris. La continuité en ce domaine du succès ne saurait
être attribuée au snobisme. Chez les jeunes étudiants,
l'ésotérisme n'a jamais éveillé qu'une très passagère curiosité.
Compréhensible et compris, Thomas le fut au point que ses
adversaires, eux-mêmes, n'eurent jamais l'idée de saisir une si
belle occasion de lui faire grief de son obscurité 61 .
Cet « incompréhensible » tint son public si bien en haleine, de
longues années, qu'à l'annonce de sa mort l'Université de Paris
tout entière, le Recteur et les Maîtres ès Arts rappelèrent, au
Chapitre Général de Lyon de 1274, qu'en 1272 ce fut « malgré leurs
in sta n ces », q ue frère T homas ne leur fut point rendu. Un tel fait
reste unique dans l'histoire de l'Alma Mater 62 . Singulière époque, où
un retrait de Maître en théologie mettait en émoi toute une
Université !
Le professeur capable de déclencher de semblables manifes tations
devait connaître son monde. Certes, il n'a jamais enseigné oralement
cette Somme que nous jugeons inabordable. Et cependant, dès
l'année 1275, les listes des libraires parisiens la mentionnent
parmi les ouvrages en vente courante (Appendice I). Réginald de
Piperno était donc loin d'énoncer une hypothèse quand, pour
inciter son Maître à reprendre la composition de sa Tertia Pars qu'il
avait arrêtée net, il évoquait « le grand bien pour l'Eglise et la
gloire de Dieu » qui découlerait d'un tel ouvrage. Il avait déjà pu
mesurer le succès des Parties en circulation63 . Thomas d'Aquin
n'avait donc poin t commis d'erreur pédagogique. Le « public »

61 Le masochisme cérébral, dont le goû t de l'insolite est une

manifes tation, a toujours existé. Jamais au point d'imprégner une


époque entière. Les habitants de Paris, au XII I ° siècle, étalent d'un
ré alisme parfois fort terre à terre, lui aussi malheureusement de tous les temps.
En février 1257, Louis IX fit officiellement savoir qu'il cédait à Robert Sorbon,
pour qu'il y établisse des locaux universitaires, le lieu -dit a Coupe -
Gueule » a devant le palais des Thermes » (Denifle, Chartul. I, p. 349, n°
302 ; p. 377, n° 329).
62 Nous reparlerons de cette lettre du 2 mai 1274. Denifle, Chart. t, p.

447, n° 504.
63 En 1269, la Première Partie et, au fur et à mesure de leur

composition entre 1269 et 1272, la Première et Seconde Parties de la


Deuxième Partie étaient en circulation.

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répondait.
Or, ces lecteurs n'étaient point des sur-hommes ? Thomas était
sur eux sans illusion. Il n'est que de lire son analyse des
conséquences du péché originel et des péchés actuels sur
l'usage par les humains des ressources de la raison. Il était aux
antipodes d'un optimisme béat.
Cela dit, nous pouvons directement affronter l'énigme du
Prologue. Les faits confirment qu'aucun des contemporains n'a
paru soupçonner le moindre hiatus entre le Prologue et la suite.
Il n'est apparu qu'après coup. Pourquoi ?

*
* *

M. Etienne Gilson nous fournit les éléments de la réponse la


plus perspicace. Il replace le problème sur cadrage objectif : la
perspective même du théologien.
Jamais la théologie n'a visé à l'ésotérisme. Elle exclut de ses
desseins tout mode d'exposé accessible aux seuls initiés. Dès les
orig in es, l'Eg lise eut la « gnose » en horreur. Qui dit « gnose »
dit « caste », c'est-à-dire rupture de l'unité des esprits dans la Foi.
Apprendre à mieux percevoir les ressources du Donné Révélé, en
quoi consiste la Théologie, n'a jamais signifié la prétenti on
d'épuiser ni surtout d'améliorer son contenu. Théologiens et
simples fidèles se reconnaissent tributaires d'une source identique
et évoluen t à l' in térieur du même horizon. Chacun à sa manière
se sait directement participant, grâce à la Révélation, à la
« vision que Dieu a de lui-même ». Donc, nous pouvons a priori
exclure la moindre intention, chez les « scolastiques » — dont le
langage nous est devenu quasi ésotérique — de constituer une
caste.
Leur but exclusif fut de servir de leur mieux, dans l'ordre de
l'intelligence, la cause de la Foi. Cette donnée historique
fondamentale permet à M. Gilson de poser le problème sous un
ana le qu'avait fait omettre sa simplicité même. Il s'agit
d'enseignement. Or l'efficacité de tout enseignement est fonction de
l'aptitude des élèves à l'entendre et à le comprendre. Du coup il
devient clair que le secret du problème réside dans l'idée qu'avait
Thomas d'Aquin sur la réceptivité des intelli gences qu'il visait. Il
suffisait d'y penser ! M. Gilson permet de c e ch ef au b io g raphe
d ' en tr ev o ir , é c la ir é d u dedan s, un domaine capital de la
psychologie profonde de ce professeur. Et ceci, par le biais des
raisons ob jectives de sa pédagogie64 .
Ici, force nous est de recourir à l'histoire comparée des

64 Gilson, « L'âge de la maturité philosophique selon saint Thomas »,


in Mélanges de Lubac, II, p. 151-167, Aubier, 1963.

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systèmes philosophiques. Elle seule permet de saisir l'abîme
séparant l'univers intellectuel de la philosophie pure de celui né de
la Révélation.
M. Gilson montre les génies d'avant et d'en dehors de tout
contexte religieux, plus avertis que nous l'eussions imaginé des
vérités psychologiques qui conditionnent la pédagogie. Ils
ignoraient les méthodes sur lesquelles s'édifient et se modif ien t
n os « p rog ra m m a t ion s » . La s eu le obs er va tio n de s humains
leur suffisait pour établir la hiérarchie des sciences auxquelles
les esprits étaient pratiquement susceptibles de s'intéres ser.
Le résultat n'est guère flatteur. Aristote et Platon
reconnaissent qu'en dehors des sciences abstraites, les jeunes
sont insuffisamment éveillés pour recevoir vraiment un
enseignement portant sur des connaissances exigeant une
expérience de la vie et une saine appréciation des vérités
métaphysiques. Avant la cinquantaine, qui avec l'alourdissement
du corps apaise les passions, les intelligences ignorent en fait le
primat de l'Absolu. Le relatif, immédiatement savoureux, reste de
longues années le seul domaine intéressant. A ce sujet, les
philosophes païens sont formels. Seul, le retrait des passions, causé
par l'âge, est l'occasion pour les humains — lu moins les
meilleurs d'entre eux — de découvrir leur authentique dimension
spirituelle. Encore est-ce là piètre réveil. Car, au fond, la
recherche de l'Absolu surgit comme une compensation du vide
laissé par l'apaisement forcé des passions. En ses commentaires
sur Aristote, Thomas d'Aquin confirme ce jugement 65 .
Ainsi les Philosophes comptaient sur le déroulement des
années qui leur préparait d'éventuels disciples. A ce détail, nous
mesurons le poignant de l'immense résignation païenne. Subir le
Destin imposé par les Dieux, accepter sans y rien pouvoir la lente
avance de la Durée, leur était la seule issue possible 66. Pour
l'honneur de l'humanité, surgit une exception. Au sein de
l'écrasante nuit « antique », un cri s'éleva, plus bouleversant que
la révolte légendaire de Prométhée. Un h omme inv ita la
j e un es se d ' A th èn es à b r ise r l'en v oûtante douceur de démission
générale. Il l'incita à anticiper s ur ce programme réputé
im m ua b le67 . « Con n a is- to i to i- même ». « Pense à ton âme ». Mots
inouïs en pareil contexte. Il retentit, tel un appel à la révolte
contre le rythme fondamental de l'ordre accepté. Les Sages
d'Athènes comprirent le danger. Ils firent taire, pour toujours,
crurent-ils, cette voix...

65 In Eth., lib. I, lect. 3, n° 38 -40 ; lib. V, n° 1208-1210. In VIII Phys.

lib. VII, lect. 6, n° 925.


66 Platon, République, VII, 532-540.

Festugière, L'idéal religieux des Grecs et l'Evangile .


67 Festugière, Socrate, coll. Les Grands C œurs.

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Un petit peuple dérisoire, moins cultivé que les Perses, les
Grecs et les Egyptiens, offrit durant des siècles, un spectacle
qu'aucun historien de la Philosophie pure ne peut expliquer. Dès
l'enfance, les descendants d'Abraham apprenaient qu'ils étaient
fa its p our vivre d irectement selon Dieu, en suivant de toute leur
âme, avec amour, ses commandements. Comme d'instinct, par
héritage de race, ils débutaient, sans même se poser de problèmes,
de beaucoup au-delà du terme des plus hautes spéculations
atteintes par les esprits- sommets de la pensée pure68 . Ici, tout
était renversé. L'enfance restait l'enfance. Mais cette enfance,
soumise à la morale divine, se trouvait spirituellement imprégnée
d'une maturité infiniment plus profonde que celle à laquelle les
vieux Sages de la raison avaient accédé.
Sans être métaphysicien, l'historien saisit et admire un tel
prodige. Or, depuis l'Incarnation, celui-ci s'est encore amplifié. La
Révéla tion a été p ortée à son achèvement. L'amour de Dieu a
revêtu la forme propre d'une totale amitié de Jésus-Christ. Au
devoir de vivre selon Dieu s'est ajouté celui de transmettre sa
Révélation. Des Ordres religieux ont été institués, dont les
membres se consacren t à la Prédication de Jésus -Christ.
Tel fut le public direct de frère Thomas. Il s'adressait à des
esprits marqués par la grâce de Jésus-Christ. Il savait donc
pouvoir compter à coup sûr sur trois données capitales de leur
réceptivité à l'égard de toute discipline fondée sur la Parole de
Dieu. Il connaissait la prodigieuse explicitation des virtualités
d'intelligences adaptées par la Foi à la Révélation divine 69. Leur
désir de connaître, pour le mieux transmettre, animait leurs cœurs,
stimulés par la Charité70 . Enfin la maturation qu'apportait à ces
jeunes esp rits la d iscipline religieuse 71 .
Et Gilson note que son expérience incitait Thomas d'Aquin à
prêter aux frères de l'Ordre le climat intérieur résultant de la vie
religieuse72 Il devait avoir de bonnes raisons pour dédicacer à « ses

68 Cf. l'admirable texte de Moïse Maimonide, Guide des Perplexes, ch. 35,
cité par Gilson, loc. cit., p. 164 -165.
69 Il a traité de la chose à propos de la Foi, et de l'épanouissement des
possibilités obédientielles de l'esprit créé. Cf. Gardeil, Structure de l'âme
et expérience mystique (2 vol.).
70 II -II ae, 180, 1 : l'admirable rappel du stimulant qu'est, pour le

désir de mieux connaître, l'amour de Dieu. Tous les textes rel atifs à la
connaissance par « connaturalité » .
71 II-II ae, q. 186 et les traités de controverse pour la défense de la vie

religieuse : Contra impugnantes... de Perfectione vitae spiritualis...


Contra retrahentes ab ingressu religionis.
72 II-II ae, q. 186 et lieux parallèles. Cf. surtout II -II ae, q. 8, de dono
intellectus ; et q. 8, a. 7, sur les effets « de munditia cordis ,. Egale ment
II-II ae, q. 15, a. 2 et 3 ; q. 81, a. 6, ad lum où saint Thomas traite de l'
« heb etudo sensus et intellectus », consécutive au péché.

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confrères et condisciples », le cours traité, merveille, mais combien
subtile, de métaphysique, qu'est son « de Ente et Essentia ». Il
mourut à 49 ans, ayant écrit une œuvre que, d'après les normes
philo sophiques antiques, il aurait e n c or e d û atte ndr e a u mo in s
u n a n a va n t de la p ou vo ir lire 73.

*
* *

Manifestement, tout fut, chez lui, conditionné par ce contexte


spécifiquement chrétien. Le démontre l'importance à ses yeux de
deux problèmes de nos jours ignorés.
Le premier concerne le droit des enfants à s'engager
intérieurement par vœu à entrer en religion avant d'avoir reçu la
possibilité légale de réaliser leur propos. Leur éveil à l'âge de raison
constitue l'accès à la majorité personnelle leur per- mettant de se
comporter spirituellem ent en « adultes74 ». Nous percevons ici le
renversement de perspectives opéré par le christianisme. Jésus-
Christ est incontestablement le seul moraliste à avoir
délibérément fait de l' « esprit d'enfance » le programme spécifique
de la fraîcheur d'âme qui caractérise sa morale. La Théologie — ou

73 Thomas d'Aquin a, du reste, explicitement défini la non -coïncidence

des durées respectives du corps et de l'âme. Ce que nous appelons « la


question-âge » ne conditionne nullement les actes de la vie spirituelle. Il a
fort bien perçu la portée des réponses de Jésus à Nicodème qui avait
parfaitement saisi le bouleversement qu'apportait la doctrine de Jesus sur ce
point (in Joan, ch. 3, lect. 1 et 2, in vers. 4 -9).
Plus clairement encore, il reprend ce sujet, précisément à propos du sacrement
de la maturité spirituelle, la confirmation, que l'Eglise confère à des enfants. En sa
toute dernière œuvre, la Somme Théologique, III a q. 72 a. 8 (1273). « C'est l'âme
qui précisément est en cause et dans la naissance spirituelle
(surnatu relle) et dans le perfectionnement spirituel. Or, elle est
immortelle. Il lui est donc possible, aussi bien de connaître la naissance
spirituelle, en pleine période de la vieillesse, que d'atteindre l'âge parfait aux
temps de la jeunesse et de l'enfance : car ces âges charnels ne sauraient
altérer l'âme. Aussi ce sacre ment de la confirmation doit-il être conféré à
tous (« Anima autem ad quam pertinet et spiritualis nativitas, et
spiritualis aetatis perfectio, immortalis est (elle ressortit d'une durée
constante) ; et potest, sicut tempore senectutis spiritualem nativitatem
consequi, ita tempore juventutis vel pueritiae consequi perfectam
aetatem, quia hujusmodi aetates animae non praejiudicant... (fin de l'art.) et
dans l'ad 2m du même article (III, 72, 8) il revient sur ce sujet : l'âge
physique ne nuit nullement à l'âme (« aetas corporalis non praejudicat
animae). Et il explique ainsi qu'il y ait pu avoir des enfants acceptant en pleine
conscience le martyre par « amour véritable du Christ » .
Cette dissociation entre la qua lité de vie spirituelle et celle des ac tes
conditionnés par l'état corporel, est, surtout de nos jours, d'importance
majeure.
74 II -II, 189.

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Philosophie chrétienne — est moins conditionnée par l'âge que la
Métaphysique réservée à ceux qui doivent à leur ancienneté dans
l'existence l'accès à un savoir digne de la raison et, dans les cas
heureux, l'approche de la Sagesse 75.
Le second problème complète le premier. Jamais saint Thomas
n'a prétendu ou insinué que la Foi dispensait du labeur
intellectuel. 11 a formellement toujours enseigné le contraire. Il
précise que la « majorité » (ou maturité) chrétienne exige une
discipline plus stricte que celle requise par la philosophie pure.
D'où le prix qu'il attache à une distinction trop oubliée.
Chacun de ceux qui ont accepté la Foi possède intégralement le
Donné Révélé. Toutefois, ils ont la latitude de s'y comporter
diversement. Ceux qui se contentent de la recevoir agissent en
enfants encore « mineurs ». Ils sont juste capables d'en répéter
exactement les ternies. Quand la vie ne leur permet pas autre
chose, l'on ne saurait les blâmer. Tout autre est le cas de ceux
auxquels l'existence — et, à plus forte raison la vocation acceptée
par eux — permet de devenir spirituellement « adultes » (« majores
fidei »). Assumer toutes les responsabilités de la Foi leur est un
devoir. Ils ont l'obligation majeure d'étudier son contenu et ses
incidences, comme d'assurer sa transmission et sa défense.
Surtout dans le cas où ils prennent l'engagement solennel
d'observer les charges d'une vie religieuse spécifiquement destinée
à cette mission 76.
D'où la gravité avec laquelle saint Thomas traite de la vertu de
« studiosité ». Elle constitue, à ses yeux, beaucoup plus que
l'obligation de cultiver l'intelligence par 'l'étude. Il la conçoit comme
exercice du pouvoir qu'a la volonté de contraindre l'intelligence à
donner son rendement maximum. Aussi, considère-t-il la « vertu
de studiosité » comme « une violente décision volontaire
d'apprendre77 ». Par contre, comme vice, il qualifie la curiosité qui
est détournement ou gaspillage des merveilleus es ressources de
l'intelligence.
Voilà qui éclaire l'idée que se faisait frère Thomas des étudiants
que l'Ordre lui confiait. Il devait en faire des « cham pions de la
foi », des Prêcheurs tels que les avait voulus saint Dominique. Il
misa, sans réserve, sur la réceptivité qu'en eux développait leur
vocation. Ceci explique la très haute qualité de la Somme. En sorte
que nous la devons, non seulement au génie de son auteur, mais
aussi, indirectement, à la studiosité des ses destinataires. C'est

75 II -II ae, q. 2, art. 6 ; de Veritate, q. 14, a. 11, etc.


76 II -II ae, q. 188, art. 5 et parallèles.
77 « In quadam vehementia intentionis ad scientiam rerum
percipiendam consistit », II-II ae, 166, 2 ad 3 um. Dans l'art. 1, ad 2 um, il
rappelle que le principal moteur du désir de savoir est l'amour. Cf.
également I-II ae, 25, 3 ad 1 um ; II -II ae, 2, a. 10 et ad 1 um et ad 2 um.

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délibérément qu'il la voulut capable de former des apôtres -lignes
de Jésus-Christ.
Il serait naïf de penser que tous ses étudiants étaient des
intelligences hors-ligne. La plupart devaient vaille que vaille le
suivre. Ici intervient cependant un autre facteur : la fraî cheur de
ces cœurs de jeunes religieux. Elle contribuait, sous un angle tout
autre niais efficace, à les sensibiliser à son enseignement, alors
que leur esprit restait incapable d'en toujours assimiler pleinement
la technique. Dieu sait quelle inoubliable leçon ils conservèrent de
s'être sentis traités par un pareil Maître avec un tel respect. Il leur
apprenait de la sorte la grandeur d'une doctrine capable de
susciter un si fantastique déploiement d'intelli gence.
L'on peut légitimement supposer qu'en le nommant « Patron des
Ecoles Catholiques » les papes invitent implicitement les
professeurs à considérer leurs étudiants sous un jour aussi
théologal que saint Thomas. Il s'agit d'un « thomisme » concret
aux conséquences impor tantes 78 79.

*
* *

La conception de « la doctrine sacrée », propre à Thomas


d'Aquin, exige une dose peu commune de studiosité. Nulle trace
chez lui de démagogie intellectuelle. La compréhension des autres,
l'interprétation « bienveillante » de leur pensée, exigeaient au
préalable l'étude minutieuse de leurs textes.
Sa générosité intellectuelle était pure de tout compromis : les
averroïstes s'en apercevront. Aucune « autorité », sinon celle de
Dieu, ne l'impressionnait80.
Confondre assimilation et syncrétisme constituerait une totale
méconnaissance de sa technique. Des drames surgiront de
quiproquos à ce sujet 81.

78 Les papes ont toujours dissocié le contenu doctrinal de sa

présentation. Jean XXIII, le 16 septembre 1960, a été jusqu'à recommander aux


simples laïcs la lecture de saint Thomas (traduit). Il conclut en confiant
sa fierté de porter le nom du pape qui avait c anonisé saint Thomas. In
A.A.S. 1960, p. 821, trad. Doc. Catholique, 1960, col. 1251-1254.
79 Nous ne pouvons détailler les incidences de ces rappels sur la

« re fonte » de la formation doctrinale à tous les degrés. Bien des malheurs


auraient été évités — et peuvent être corrigés — si l'on tenait pratiqu ement
compte des dons infus découlant de la « re -création » opérée par la grâce.
80 Mandonnet, Siger..., I, p. 144-145, et notes, souligne la diffé rence

d'attitude entre Siger d'une part, et Thomas d'Aquin et Albert le Grand d'autre
part, vis-à-vis d'Aristote. « Studium philosophiae non est ad hoc quod
sciatur quid homines senserint, sed qualiter se habeat veritas rerum » (in I de
Cœlo et Mundo, lect. 22).
81 Dès le Contra Impugnantes, c. 12, saint Thomas s'était appliqué à dissiper

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*
* *

L'admirable fut l'enthousiasme que rencontra, chez les jeunes,


cette méthode exigeante. Leur adhésion eût été éphémère si
l'originalité l'avait seule fondée. Peu ou prou, chacun per cevait le
sérieux scientifique sous-jacent à son audace tranquille. Les
historiens ont parfois signalé quelques-uns des personnages qui
suivirent ses cours. Le biographe, lui, songe aux jeunes anonymes
dont la ferveur l'entoura jusqu'au bout. Son prestige sera, quarante
années après sa mort, évoqué par les témoins survivants lors du
Procès de Naples. Or, ils ne l'avaient écouté qu'un peu plus d'une
année scolaire ! Quelques mois avaient suffi pour les marquer
pour toujours82 .
A tel point qu'ils surent communiquer leur enthousiasme. Ils
constituèrent le premier maillon de la longue silencieuse épopée
fraternelle que représente la transmission de ses œuvres. Rares
sont les Docteurs aussi courageusement défendus. Frère
Th oma s d oit à sa fam ille religieuse son excep tionnelle survie. Il
fallut affronter bien des ores. Aussi le Docteur, dont les
contemporains ont tant admire le calme, a paradoxalement suscité
une famille doctrinale traditionnellement batailleuse83 . Chez elle,

l'équivoque. Confrontées au Donné Révélé, les vérités humaines ne l'altèrent pas.


Elles entrent dans leur orbe intelligible transcendant et ainsi deviennent plus
qu'elles-mêmes. Un peu comme, aux Noces de Cana, l'eau se trouva changée
en vin très pur, et non le vin édulcoré par elle.
Dans la I a Pars, q. 1, a. 8, il explique sous une autre image ce v ivant
processus. Cf. Gilson, Le Thomisme : a Introd. » , édit. 1948 ; le
« Révél able » , p. 15-29 ; « Le Philosophe et la Théo logie », p. 111-115.
Cette puis sante et subtile méthode permet à saint Tho mas de comprendre
autrui sans rien perdre de sa propre originalité. Gilson le dit, non sans
pittore sque : « ... l'on ne perd jamais un autre saint pour aimer saint
Thomas, non que sa sainteté comprenne toutes leurs saintetés prises ensemble,
ce qui serait absurde à dire, mais parce que l'office et la forme de sa sainteté
consistent à nous faire comprendre chaque autre forme de sainteté dans
son essence et dans la fonction propre qui lui revient » (Dante et la
Théologie, 1953, p. 49). Cf. inf ra, IV° partie, n. 84.
82 Mandonnet, in Mélanges Thomistes, Le Saulchoir, III, p. 11, signale

un détail qui s'avérera de grande importance au sujet de la valeur particuliere


de la déposition de Barthélemy de Capoue. Réginald de Piperno, ami
intime de frère Thomas et probablement son successeur à Naples, gardien de
ses œuvres, mourut vers 1290 à Anagni. Il livra au confrère qui l'assistait de
graves confidences. Jean de Judice était ce confrère. Il transmit l'héritage à
Barthé lemy de Capoue qui, à son tour, le confia à Guillaume de Tocco et
au pape Benoît XI (1303). Lui-même avait connu à Naples frère Thomas,
un an (Procès..., n° 45 et n° 79).
83 82. M. Et. Gilson a décrit, avec humour, quelques-unes des caractéristiques
de la gent « thomiste » , Le Philosophe et la Thé ologie, chap. x, « De l'art

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l'absence quasi- congénitale de propension à l'irénie atteint des
proportions dont les intéressés doivent s'attendre à appren dre le
style et à supporter les conséquences.
De tout cela saint Thomas est indirectement responsable. Nul n'a
en effet plus que lui prôné la liberté de pensée dans les
recherches humaines. Or, le respect des personnalités — loi
spécifiquement thomiste — suscite la diversité plus qu'il ne
favorise la cohésion. Immense est l'héritage. Chacun le reçoit et
l' exp lore à sa ma n ière qu'il trouve évi demment la meilleure. De
là, tant d'interprétations différentes. Ainsi, l'une des plus
brillamment présentées est l'érudite présentation historique au
livre I du Contrat Gentiles. Le P. Gauthier y démontre la gratuité
de la thèse traditionnelle de l'intention « missionnaire » de
l'ouvrage. L' « introduction » croit devoir affir mer qu'au sein de
leur Ord re A lb ert le G rand et Thomas d'Aquin ont fait figure
d'exception. Cette théorie exige certains correctifs.
Nul n'a jamais contesté l'originalité révolutionnaire qu'a
représentée, sur le plan de l'élaboration théologique, le recours à
l'aristotélisme. Il est incontestable qu'Albert et Thomas ont
rencon tré d e très sérieux opposants parmi leurs propres
confrères. Mais il est historiquement inacceptable d'en déduire que
l'œuvre d'Albert et surtout de Thomas d'Aquin a constitué « une
rupture brutale » avec l' « évangélisme » étriqué des premiers
frères Prêcheurs84 .
Nous avons prouvé l'assistance et la compréhension que ces deux
novateurs reçurent des autorités de leur Ordre. Qu'elles n'aient point
été partagées par tous, est humain. Mais jamais l'Ordre n'a renié

d'être thomiste » .
Dans son Dante et la Philosophie, Paris, 1959, il avait signalé la
pré sence du virus d'agressivité chez le plus dé bonnaire des hommes que fut
le Père Mandonnet, thomiste rigoureux. « La seule faiblesse dont ait
souffert, ici et ailleurs, le grand historien qu'était le P. Mandonnet, fut de
toujours aimer saint Thomas ei la fois pour lui-même et contre quelqu'un
d'autre » (p. 48). Or, thomiste lui -même. M. Et. Gi lson consacre le plus
clair des trois cent et quelques pages de son livre à démonter, avec une
verve étourdissante, la thèse, en vérité étrange, du P. Mandonnet. Dante,
et Béatrice sa gente Dame, n'ont jamais pacifié les érudits. Et quand,
par surcroît ces derniers sont des thomi s tes de grande classe, le résultat
n'a rien d'un compromis diplomatique. Comme beaucoup de savants
austères, le P. Mandonnet avait une marotte à laquelle, Dieu seul sait
pourquoi, il consacra des soins d'une ferveur quasi mal adive. Le hasard,
né malin, voulut que M. Gilson, de son côté, re ncontrât la sacro -sainte
Béatrice. Et Dante ayant introduit un Siger de Brabant, converti au thomisme
(selon Mandonnet)) en son Paradis, avec un passeport thomiste dont M.
Gilson conteste l'authenticité alors que le P. Mandonnet l'affirmait valable,
un « enfer » de plus s'alluma sur terre.
84 Gauthier, Int. Hist. au 1 e r livre du Contra Gentiles, p. 122-123.

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Albert ni Th omas d'Aquin. Or, cette attitude suppose une
Institution animée, en sa structure, par un esprit plus
audacieusement évangélique que ne l'insinue le P. Gauthier. En
même temps et plus encore que d'opposants, Thomas d'Aquin eut
des alliés et suscita des disciples. En quelle autre Institution
religieuse de l'époque (ou même postérieure) les aurait- ils
trouvés ? Il est p iquant d'imaginer ce que, s'ils étaient entrés
chez les franciscains, Albert le G rand e t Th omas d' Aqu in
s e ra ien t d ev en u s so us la hou lette d'un Maître Général tel que
(le futur sa int) Bonaventure. A elle seule, l'invraisemblance de
l'hypothèse démontre que, sans la puissante originalité de saint
Dominique, les carri ères d'Albert le Grand et de Thomas
d' Aq uin eussent été historiquement irréalisables. Que ces deux
formidables personnalités aient aidé les Prêcheurs à mieux
réaliser l'origina lité de leur Ordre est indéniable. Mais c'est
saint Dominique qui avait conçu et réalisé l'Ordre capable de les
recevoir 85 . Les spécialistes de l'Histoire d es Institutions religieuses
seraient en peine de préciser les fondations capables d'accepter.
sa n s a voir à tra n sformer leur struc ture, des manuels de
formation tels que la Somme de saint Thomas. Cela explique,
sans qu'on ose le dire, tant de réticences vis-à-vis du Thomisme,
ainsi q ue nombre de ses adaptations étranges en circulation.
Même étayée par de sérieuses références, la thèse d'un
Contra Gentiles, composé indépendamment de toute intention
missionnaire, rencontre deux très humbles arguments, auxquels
un biographe de Thomas d'Aquin accorde une valeur inta ngible.
« La Somme contre les Gentils est une grande œuvre de tous les
temps » (p. 123). Le jugement est exact. N'empê che que, lorsqu'il
en entreprit la composition, son auteur fut, jusqu'à sa mort, le
dernier à soupçonner que son œuvre traverserait les siècles.
De plus, est- on en droit d'exclure aussi catégoriquement toute
intention missionnaire ? Les erreurs » mentionnées ne da taient-
elles point telles quelles du temps de saint Thomas ? Sans doute.
Mais quoi de moins neuf que le contenu essen tiel d'une erreur ?
Les formules changent, non l'objet. Qui permet d'affirmer que
sa in t Tho m as n' aura it point laissé à d'autres le soin de formules
immédiatement utilisables par les prédicateurs et les
missionnaires ? Il aurait pu se contenter d'aborder des problèmes
de façon plus lointaine. Du coup, il montrait que rien n'est aussi
vieux ni aussi mono tone que l' e r r e u r . . . L' hyp oth è s e s e ra it p lu s
c o n f o rm e a u T h om a s d'Aquin historique que celle d'un Docteur

85 Les références sont innombrables. En mai 1228, le Chap.


Généralissime de Paris, sous Jourdain de Saxe (Denifle, Chart I, p. 112, n° 57).
En juin 1234, le Chap. Gén. prévoit l'envoi d'étudiants à Paris (Chart. I, p.
153, n° 103) ; cf. Chart. I, p. 375, n° 326 et 327 ; en juin 1259, le fameux
Chap. Génér. de Valenciennes (Chart. I, p. 386, n° 336).

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s'isolant du temps et de ses tourments 86.

86 85. Cf. l'article beaucoup plus nuancé de Anton C. Pégis : c Qu'est-

ce que la Somme Contra Gentiles », in Mélanges de Lubac. II, p. 169 -182,


Aubier, 1964.

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Note

LES ECRITS

La répartition et la cadence des écrits furent fonction des titres


et des lieux où enseigna frère Thomas. Leur présentation doit
respecter ces différences de circonstances.
La chronologie ici adoptée ne prétend nullement trancher les
divergences des spécialistes. Les tableaux présentés sont surtout
destinés à faire percevoir, concrètement, la variété et a cadence de
production de Thomas d'Aquin au cours de son enseignement.
Les dates sont celles des années scolaires : donc, elles
chevauchent deux années légales, empruntant à l'une son dernier
trimestre, et à la suivante, ses deux premiers.

A) Ecrits antérieurs à l'enseignement magistr al (1248-1256)

Année Lieu et titre Enseignement Ecrits privés


1248-52 Cologne : « Reportatio » du — de fallaciis
Etudiant puis commentaire d'Albert sur : — de proposi
« reportator » de les Sentences, tionibus
Maitre Albert. les Noms divins, modalibus
le de Mirabilibus,
et Notes sur l'Ethique
d'Aristote 87.

1252-53 Paris : in IV Sermo : — de Natura


Bachelier Sentences Hic est liber Materiae
Sentenciaire.
1253-54 — de Ente et
Essentia
1254-55
1255-56 — de Principiis
Naturae

(Enseignement magistral, cf. page suivante.)

87 Chenu, Introduction à l'étude de saint Thomas , p. 193, n. 2.

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B) P REMIER ENSEIGNEMENT MAGISTRAL A PARIS (1256 -1259)

Enseignement ordinaire
Controverses
Année Universitaire Conventuel et écrits
Ecrit. Ste Questions disputées Commentaires Collat . parascolaires
A.T. N.T. Ordinaires Quodli bets

1256-57 In Is - de Veritate Noël 56 : « Rigans Contra


(66 ch.) qq. I-VIII (184 art.) - qdl VII, 7 qq,. 25 art. montes » Impugnantes
- de Sensibus
sacrae Scripturae

In Mtt. Noël 57 : In Boethii de


- de Veritate - qdl VIII, Hebdom.
1257-58 qq. IX -XII (253 art.) 9 qq, 20 art.
- de opere manuali Pâques 58 :
religiosum - qdl. IX, 7 qq., 16 art. De Trinitate

1258-59 - de Veritate Noël 58 : I lib.


e t dom inic ale s

qq.XXI-XXIX - qdl. X, 8 qq., 17 art. Contra Gentiles


- de Bono
8 qq. 85 art. Pâques 59 :
- qdl XI, 10 qq., 16 art.

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C) E N S EIGNEM ENT DANS L ES E TATS P ONT IF ICAUX (fin sept. 1259 – fin novembre 1268)

Enseignement conventuel Consultations Ecrits


Année et extra
lieu Ecrit. Ste Disputes Comment Collat. Papes Privées
A.T. N.T. . M.G. Relig. scolaires

1259-60 In - de - Circa II C.G.


Anagni Cant. Potentia Iam et IIam
qq.I-X , decretalem
83 art.

1260-61 -in

Dom inica le s
Orvietto Epistolis III C.G.
Pauli IV C.G.
1261-62 de Regimine
Catena judeorum
in Mtt
de
Contra Rationibus
graecos fidei

1262-63
De
Emptione et
venditione
1263-64 - de Malo Catena in
101 art. - de - de
- Mc Regimine
- Lc Forma
absolu principium
- Jn
tionis

www.thomas-d-aquin.com 127
C) E N S EIGNEM ENT DANS L ES ETATS P ONT IF ICAUX (fin sept. 1259 – fin novembre 1268) (suite)

Enseignement conventuel Consultations


Année Ecrits
et lieu Ecrit. Ste Disputes Comment. Collat. Papes Privées extrascolaires
A.T. N.T. M.G. Relig.

1264-65 - - Sermo - Off. -


de Ven. Corp. Xti
SS. ALT.
1265-66 de - I Sent. in CVIII
Rome Divinis - in VIII Phys. art.
nominibus
- in III de An
- de
Natura - in de Sensu
beatudinis et sensato
- in de
Memoria
- in X Lib.
Ethicorum
1266-67 Ia
- in II Post
analytic. Pars
- in - in I, II, III - de
Jerem Polit. Subst.
1267-68 separ.
- de
- in Unione
Tren verbi incar
1268 fin Ia
fin nov. Pars

(28 nov. Mort de Clément IV)


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Sur les œuvres composées au cours du premier enseigne ment
parisien, l'accord est pratiquement établi.
L' « enseignement italien », ne comportant point d'activité
universitaire proprement dite, revêtira une autre allure. Y
apparaissent les « consultations » et, à partir de 1265, les
commentaires d'Aristote. La cadence de composition ira
augmentant. Dès 1260, frère Thomas doit, comme Prédicateur
Général, participer — durant les périodes inter-scolaires —aux
chapitres provin ciaux annuels de sa Province.
L'on remarque la cadence des disputes (une par quinzaine), et
par contre l'augmentation des leçons scripturales 242 . Nous ne
donnons que les dates des consultations les plus connues.
L'énumération des Commentaires sur les divers ouvrages
d'Aristote n'apporte a ucune solution au problème de leur
répartition. La question, comme telle, relève d'autres disciplines.
Le R.P. Chenu a excellemment résumé la complexité du
problème243.
L'unique certitude biographiquement intéressante est la soudaine
interruption des Commentaires des Métaphysiques commencés en
Italie. En dehors de la Somme Théologique, dont il poursuivra la
composition, saint Thomas abordera des textes différents en
abordant le style de l'enseignement universitaire parisien.

242 Mandonnet, R.Th. , 1929, p. 137, a calculé que l'enseignement

scripturai re à Paris re prése nte 662 page s ; ce lui en Italie 1 131 pages,
auxquelles doivent être ajoutées les 1 355 pages de la Catena aurea : soit 2 485
pages.
243 Chenu, Introduction à l'étude de saint Thomas d' Aquin, chap. VI , Les

Commentaires d'Aristote, de Denys, p. 173-192, chap. IX, Les questions


disputées, les disputes de quodlibet, p. 241-246

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CINQUIEME PARTIE

LE SECOND ENSEIGNEMENT PARISIEN


(Janvier 1269 -- Pâques 1272)

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I

LE CARACTERE INOPINE DE CE RETOUR

Rien ne laisse présumer que frère Thomas d'Aquin envisageait


que l'année scolaire 1268-1269 ne s'achèverait point en Italie. Il
avait, conformément aux règlements de l'Ordre, établi le programme
précis de chacun des secteurs de sa fonction magistrale. Il menait
de front les leçons sur Jérémie et les Thrènes ou Lamentations ;
les commentaires d'Aristote. Il venait d'achever la Première
Partie de la Somme Théologique. Peut-être avait -il traité les
disputes sur « l'Union du Verbe incarné », ne pouvant aller à Paris
défendre personnellement ses positions à ce sujet.
Jamais le cas ne s'était présenté d'un Maître admis à professer
une seconde fois à Paris. L'Alma Mater, pépinière de maitres,
veillait au maintien de son privilège d'exporter sans importations
compensatrices 1. Aussi, sur ce point, frère Thomas savait à quoi
s'en tenir. Et au début de l'année scolaire 1268, Clément IV, qui
tena it si fort à sa p résence, vivait encore. Il dé céda le 21
novembre 1268. L'année scolaire étant commencée, le Maître
connaissait assez les coutumes scolaires des Prêcheurs pour
seulement imaginer que l'année pût être interrompue.
Or, fin novembre, il reçut de Jean de Verceil, Maître Général,
l'ordre de se rendre, toutes affaires cessantes, pour assurer à
Paris la « régence » de la chaire des étrangers. Le Maître Général

11. Le seul exemple connu sera celui de Guillaume de Hothun, qui en


1280 sera invité il reprendre sa chaire. Il ne le fera pas. Cf.
Mandonnet, Siger..., I, p. 88, n. 2 ; Walz, Saint Thomas..., p. 149, n.
2, signale le cas de Pierre de Tarentaise. Mais ce dernier n'avait point
quitté Paris. Provincial de Paris, il était resté dans le milieu de Saint-
Jacques. En fait, le cas de Thomas d'Aquin resta unique.

www.thomas-d-aquin.com 131
devait avoir de sérieuses raisons pour remplacer, en cours
d'année, le titulaire en exercice de cette chaire, le Flamand Gilbert
van Eyen. Pour pallier le caractère délicat de sa décision, Jean de
Verceil aurait demandé à l'ancien évêque de Ratisbonne, Albert le
Grand, d'accepter cette mission. Mais, conscient de la supériorité
de son disciple et ami, Albert désigna Thomas comme l'unique
capable d'affronter la situation.

*
* *

Thomas d'Aquin s'exécuta. L'urgence s'imposant, il réduisit son


équipage à deux compagnons : frère Réginald et frère Nicolas
Brunacci2 . Il quitta Viterbe, fin novembre 1268. Le premier
dimanche suivant, il parla à Milan, « coram populo et clero ». Ce
déplacement Viterbe- Paris représenta un peu plus de 1 500
kilomètres. Lors du Chapitre Général de Paris, a Pâques 1269, il
fera partie d'une commission théologique 3. Ceci indique qu'il avait,
depuis bien des semaines, repris son enseignement. A Pâques, il
tient la « dispute quodlibétale I, ce qui prouve qu'il s'était
complètement intégré au mouvement professoral.
Tout en s'abstenant de précisions sur ce voyage en plein
hiver, les historiens reconnaissent qu'il eut lieu par voie de terre.
Franchir, à l'entrée de l'hiver, les chaînes des Alpes représentait
un difficile problème. Selon Walz deux possibilités s'offraient : la
route du Petit Saint-Bernard (2 188 m) et celle du Grand Saint-
Bernard (2 472 m). Il croit devoir ajouter : « Les hivers sont
pourtant quelquefois peu rigoureux ; et l'on connaît quelques
passages du Grand Saint-Bernard en toute saison 4 . »
Frère Thomas avait 43 ans. Sa vigueur était exceptionnelle.
Toutefois rien n'autorise à croire ses compagnons aussi doués
physiquement. Affirmer que l'hiver 1268-1269 fut d'une particulière
clémence relève de la gratuité pure. N'empêche que franchir un
tel parcours en trois ou même quatre mois n'a nullement
constitué une promenade.

*
* *

Les voyageurs allaient. Leurs soucis d'esprit n'allégeaient guère


leur fatigue physique. Thomas — et son confident Réginald — ne
sa va ien t q ue trop ce q ui le s attendait. Ils prévoyaient la gravité

2 Mandonnet, Xerzia Thomistica, III, p. 26 -39 ; Siger..., I, p. 83, n. 3.


3 Moph, III, p. 321 ; XX, p. 57 ; p. 387.
4 Op. cit., p. 151, n. 11.

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des batailles. Elles seraient autrement implacables que les luttes
qu'ils livraient contre les éléments. Attendus, ils l'étaient ! Mais
non avec une amitié unanime.
Nul doute qu'ici le Maître Général avait dû céder aux
insta n ces m êm es d es Univers itair es, ceux notamment de la
Faculté de s Arts. L'on sait la susceptibilité ombrageuse de cette
corporation. Sans son propre agrément, l'autorité d'un Général
d'Ordre religieux, si considérable qu'elle fût, aurait été incapable
d'imposer cette mesure exceptionnelle.
Sur ce poin t, nous sommes sans précision. L'étude des écrits
de Thomas d'Aquin révèle sa soudaine interruption des études
commencées en ce premier trimestre scolaire 12681269. A Paris,
il entreprendra le commentaire de nouveaux traités d'Aristote.
Les spécialistes ne peuvent départager ceux entrepris en Italie et
ceux commencés à Paris. Seul fut commencé à Paris le
Commentaire (lu de Cousis de Proculus.
La netteté de cette coupure indique son intention d'affron- ter,
l' esp rit tota lem en t libre, la complexe bataille où son Supérieur
général l'engageait.

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II

LES TROIS GRANDES CONTROVERSES

... Un beau combat, et en matière


de pensée un beau débat, voilà ce
qui importe. Dieu est servi. Dieu
peut regarder le monde et
l'homme. Et le reste est de
l'événement...5

Le biographe, obligé de s'en tenir aux circonstances


extérieures, se trouve mal placé pour évoquer la plénitude de ces
trois années. Il est vrai que la présentation en tableau des seuls
écrits suffit à suggérer l'ampleur de l'activité durant cette
période. Qu'un seul homme ait, en trente-neuf mois exactement,
réussi à composer une telle quantité d'œuvres, tout en assurant son
enseignement oral, depasse toute explication.
Les h istoriens 6 reconnaissent qu'à son arrivee Thomas
d'Aquin trouva l'Université en proie à de graves perturbations. Les
spécialistes de l'histoire doctrinale sont formels 7 .

5 Péguy, Note conjointe, édit. Pléiade, p. 1364.


6 Nous devons au R.P. Gillon, o.p., l'exposé le mieux documenté et le plus sûr
des controverses qu'eut à mener saint Thomas, in D.T.C., art. « Thomas
», n° V : « La signification historique de la Théologie de saint Thomas »,
col. 651-693. En son grand ouvrage, Siger de Brabant et l'Averroïsme latin
an xiii° siècle, le P. Mandonnet fut l'irremplaçable initiateu r des
recherches en ce domaine.
7 Dans Dante et la Théologie, au cours des éclaircissements IV et V,
M. Gilson fournit d'utiles mises au point.

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D è s 1 2 6 3 , B o n a v e n t u r e , M in is t r e G é n é r a l d e s F r è r e s
Mineurs, avait, dans ses Colta tiones in Decem Praeceptis, soulevé
de très graves question. En 1268, il les reprit, en ses Collationes
de Donis8 .
Psychologue profonde, l'Eglise avait mesuré le surcroît de
pre s ti g e q ue va la i t à Ar is to te son obs cu r ité . E lle ren fo r çait la
profondeur de ce que l'on croyait entrevoir. Ce genre d'auteurs
offre aux Commentateurs des chances exceptionnelles, dans la
mesure toutefois où ils présentent des interprétations des textes
originaux capables de séduire des experts. Sur ce procédé, les
médiévaux se montraient beaucoup plus exigeants que nous
n'imaginons9 . Or, ce fut précisément la raison qui explique le
prestige de la version arabe de l'aristotélisme utilisée par Siger de
Brabant, maître ès Arts à l'Uni versité de Paris.
« Son » Aristote était notablement différent de celui d'Albert le
Grand et surtout de celui de Thomas d'Aquin. Ceux-ci durent à
la fois d éfen dre l'authenticité de leur « aristoté lisme » et réfuter
la version que, d'après les Arabes, adoptait Siger de Brabant. Le
tout devant des maîtres peu soucieux d'être convaincus. Les
Artiens s'accommodaient d'un aristotélisme arabisé. Les
professeurs de Théologie se refusaient aux remises en question
qu'allait susciter un aristotélisme dûment reconstitué.
L'augustinisme ayant fait ses preuves, une expérience différente
ne pouvait que sembler suspecte.
A vrai dire, Bonaventure voyait de plus haut le problème. Le
R.P. Gillon signale que les derniers éditeurs des œuvres du
Docteur Séraphique (edit. Quarrachi) vont jusqu'à le blanchir de
tout sectarisme augustinien. D'après eux, il aurait exclu frère
Thomas de ses attaques contre Siger de Brabant 10. L'hypothèse
s'inspire d'une générosité séduisante. L'on en est encore à espérer
sa confirmation par des documents explicites. Ils éclaireraient
d'un jour nouveau l'attitude encore énigmatique de Bonaventure
quand Thomas quittera Paris en 1272.

*
* *

Dès son retour (en 1279), Thomas d'Aquin, allant au plus


urgent, démasque le faux aristotélisme de Siger de Brabant.

8 Gilson, La Philosophie de saint Bonaventure, p. 36 ; Gillon, art.

cit., col. 652.


9 Aristote était le « Philosophus » ; Averroès (1126-1198), le «
Commentator » et Avicenne (980-1037), l' « Expositor ». Cf. Mandonnet,
in R.Th., 1909, p. 599 ; Chenu, Introduction..., p. 106 -132 ;
Dondaine, in Mélanges Gilson, 1959, p. 211 -225.
10 Art. cit., col. Mélanges

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Notam men t a u sujet de « unité d'intelligence » pour tous les
hommes.
Mandonnet rappelle une vérité trop oubliée des techniciens purs.
Leurs idées circulent plus vite qu'ils ne s'en doutent 11. Chacun
les interprète à sa façon. Rapidement, le bon public explicita les
conséquences pratiques d'une thèse dont les philosophes
dissertaient dans l'abstrait. G. de Tocco le raconte crûment. La
notion d' « intellect commun » devenait, pour les braves gens, la
justification rêvée « de la suppression de tout mérite individuel ».
Ainsi, un homme d'armes de Paris concluait, sans doute avec
soulagement, « qu'il n'avait nullement à expier ses fautes car, si
l'âme du bienheureux Pierre est sauvée, je le serai pareillement.
Ayant la même intelligence, nous aurons la même destinée 12 ».
Avec son gros bon sens, le public transposait en langage
utilitaire les formules abstraites. Sans doute, leur sens chrétien les
empêchait d'être tout à fait rassurés. Ils sentaient, au moins
vaguement, qu'était ainsi bafouée l'une des vérités fondamentales
du christianisme. Tout ce qui altère l'unité de la personnalité met
en cause la responsabilité individuelle. Ceci explique le cinglant
de la conclusion où frère Thomas stigmatise ceux qui répandent
les idées aux carrefours des rues (angulis) et s'adressent à des
enfants incapables de juger de sujets difficiles (nec coram pueris,
qui nesciunt de causis arduis judicare) 13 .
Pour la même raison, il déclarera, dans un sermon universitaire
p ub lic, qu'une « vieille femme », instruite dans la Révélation
chrétienne, en sait plus long sur les vérités métaphysiques que tous
les philosophes réunis14 . A ce difficile problème, il consacra
plusieurs traités techniques (Quest. Disp. de Anima ; de
Spiritualibus creaturis).

*
* *

Le 10 décembre 1270, Siger de Brabant fut condamné. Le 7


décembre 1284, John Peecham, alors archevêque de Canterbury,
confessera, devant le Chancelier et les Maîtres d'Oxford, que
'l'évêque de Paris, Tempier, avait reçu de la Curie romaine défense
de faire la moindre allusion à frère Thomas, dans cette

11 Sige r de Brabant..., I, p 103 suiv.


12 Mandonnet, op. cit., p. 103 ; et p. 104, n. 2.
13 Opusc. de Unitale Intellectus, contra Averroistas (fin). 11 n'e st

point indi ffé re nt de note r le s consé que nce s re ligieuse s e t morales des
doctrines posant en principe, même sous de s formulations différentes,
la négation de l'unicité et de la valeur absolue de la personnalité
humaine.
14 Le sermon dit « de vetula », publié par Mandonnet, Siger..., I, p.
109, n. 1 ; cf. Gillon, art. cit.

www.thomas-d-aquin.com 136
condamnation 15. L'on croit que cet avis formel résultait de
l'in tervention d'Albert le Grand (in XV problem atibus), alerté
par Gilles de Lessines 16.

*
* *

Prêcheurs et Mineurs eurent occasion de se rapprocher. Une


fois de plus, les Séculiers dressèrent contre eux les deux Ordres
frères. Nicolas de Lisieux eut la témérité, peu banale, d'englober
sous un commun titre les deux grands adversaires universitaires.
Il intitula son libelle : Peecham et Thomas. Gérard d'Abbeville,
son confrère, y ajouta son grain de sel. Nicolas était loin de
p révoir la temp ête q u'il soulevait. Il devint la cible du plus
puissan t fron t commun qu'ait suscité une polémique. Attaqués
dans leur idéal, Bonaventure, Peecham et Thomas d'Aquin,
chacun de son côté, réglèrent leur compte aux Séculiers. Pour sa
part, frère Thomas composa les Géraldiens et consorts, son de
Perfectione vitae spiritualis et son Contra retrahentes ingressum
religionis 17. De son côté, le franciscain Roger Bacon rappellera
suavement, en 1271, que e depuis quarante ans, les Séculiers
n'avaient composé ni un traité de philosophie, ni un traité de
théologie 18 » .
Les Séculiers ignoraient ce que, pour tout religieux, représente
la vie religieuse... Ils n imaginaient point qu'ils blessaient les
Mendiants dans un idéal pour eux plus précieux que
l'augustinisme ou l'aristotélisme. Là, se trouvait directement mis
en cause un style spécifique de service de Jésus-Christ.
Qu'avaient de commun avec sa Personne ineffable les Aristote, et
les Platon ou autres personnes ?
Si courte qu'elle fût, cette trêve entre les Mendiants est
hautement éloquente. Dès qu'ils eurent réglé le compte des
Séculiers, les infatigables lutteurs reprirent leur immense
bataille.

15 Denifle, Chartularium, I, p. 481 -487 ; p. 625 ; et Laurent,


Documenta, p. 634.
16 Mandonnet, Siger, I, p. 105 ; et II, p. 29 ; Gillon, art. cit., col. 682,
etc.
17 Mandonnet, Siger , I, p. 91 suiv. et notes. L'écrit de Bonave nture
fut l' « Apologia pauperum » ; ce lui de Peecham : « Tractatus pauperis,
contra insipientem » (Peecham avait une conception agressive de Dame
Pauvreté). Denifle, Chartularium..., I, p. 415 suiv. ; Congar, Arch. Hist.
Doct. et litt. du M.A., 1961, p. 35-151 ; p. 46, chronologie des écrits.
18 Mandonnet, Siger..., I, p. 94, précise que c le peu qu'ils ont p u
f o u r n i r h o rs d e l à ( c e s p o l é m i q u e s s té ri l e s ) n ' a p a s e n c o re été mis à
jour ». Il cite dans l'op. cit., p. 58, n. 2, le texte de Bacon qu'il ampute
charitablement.

www.thomas-d-aquin.com 137
*
* *

A la querelle sur l'individualit é humaine vont succéder, avec


une cadence inimaginable, les polémiques sur l'éternité du
m on d e et l' un ité d e forme substantielle. Leur exposé
dépasserait les limites du cadre ici prévu. Signalons toutefois
q ue , c on s c ien t d e l' imp or tan ce d e l'en jeu , Bonav en tu re
s'attarda à Paris. Sa dignité de Ministre Général lui interdisait
de prendre directement part aux disputes scolaires. L'opposant
direct de frère Thomas fut John Peecham, Régent de la chaire des
franciscains à Paris. Les témoins ont tous remarqué le contraste
de son âpreté avec le calme du célèbre Prêcheur. Il est cependant
difficile de prétendre que le Ministre Général des Mineurs ait
ignoré les attaques menées par son Régent 19.

19 Gilson, art. cit., col. 655 : c Il paraît incontestable que derrière

Peecham il y avait saint Bonaventure qui, plus tard, dans les Collationes
in Hexameron, s'attaquera à la thèse thomiste de l'unité de forme
substantielle en termes particulièrement vifs. » Cf. Gilson, La
philosophie de saint Bonaventure, p. 32. D'autant qu'aucun historien
n'ignore l'autorité, parfois très dure, dont il fit preuve dans l'exercice de sa
charge.

www.thomas-d-aquin.com 138
III

LE LUTTEUR SOLITAIRE

Thomas luttait dans des conditions différentes. Des obligations


de sa charge retenaient loin de Paris Jean de Verceil. En 1270, il
lui fallut se rendre à Trajani en Italie pour, le 22 novembre,
accueillir le corps de Louis IX. Il accompagna la dépouille royale
jusqu'à Montpellier. Là, il présida le Chapitre Général de 1271 20 .
Le Maître Général faisait pleinement confiance à frère Thomas.
Durant le Chapitre Gén éral de 1269, tenu à Paris, ses confrères
avaient sollicité sa participation à une consultation théologique
(de Secreto). Lors du Chapitre Général de Montpellier en 1271,
Jean de Verceil, sachant qu'il ne pouvait venir en personne, le
pria de répondre par écrit à XLVII problèmes. Il lui en envoya le
texte. II le soumit également à Kilwarby, alors régent d'Oxford.
Les Pères définiteurs, arbitres souverains en période de Chapitre
d'après les Constitutions de l'Ordre, optèrent pour la réponse de
frère Thomas. Dissociant les problèmes spécifiquement
philosophiques du domaine propre de la Foi, il soulignait
implicitement sa fidélité au programme d'études éta bli au
Chapitre de Valenciennes en 1259 21 . Cette consultation officielle
est la d ern ière conn ue adressée par Thomas au Maître Général
de l'Ordre. Elle est antérieure de trois ans à sa propre mort.
Rappelons qu'en 1271 les cardinaux avaient sollicité
l'arbitrage de Bonaventure pour élire le successeur de Clément IV
décédé le 28 novembre 1268. Le long interrègne s'acheva par le
choix de Grégoire X, indiqué par le Ministre Général des Mineurs.
Pendant les années qu'il vécut sous ce pape, dont nul ne songe à

20 Mortier, Histoire ..., II, p. 75-76.


21 Cf. supra , Quatrième Partie, n. 84.

www.thomas-d-aquin.com 139
mettre en cause l'éminente vertu, Thomas d'Aquin fut délivré du
souci d'adresser la moindre consultation écrite au Souverain
Pontife. Seuls de simples confrères et des particuliers
continueront à solliciter sa bienveillance. Le seul personnage qui
le consultera sera l'abbé Bernard Ayguier, Supérieur du Mont-
Cassin. Il ne se doutait point q u e n o u s l u i d e v r i o n s l ' u l t i m e
é c r i t d e f r è r e T h o m a s d'Aquin 22 .
L' on n e sa it rien des excuses d'une telle raréfaction de
demandes officielles. Un silence aussi absolu inspire une sorte de
gêne. L'un des thomistes les plus bienveillants, Jacques Maritain,
ne peut taire son pénible étonnement :
Quelle plus dure épreuve pour un tel maître que de sentir son
enseignement en suspicion dans l'Eglise. Pendant les quatre
années de luttes héroïques (exactement trois ans et trois mois)
de son dernier séjour à Paris, l'ombre de cette épreuve a pesé sur
lui... 23
*
* *

A vrai dire, cette réflexion de J. Maritain est historiquement


indémontrable. Elle relève d'un domaine qui échappe aux
vérifications. Sa vérité n'en subsiste pas moins. Quand elle
proclame la sainteté d'un théologien, même génial, l'Eglise exige bien
d'autres vertus que la seule fidélité doctrinale. Elle a
successivement canonisé deux des plus formidables adversaires
des controverses doctrinales. Elle a béatifié Jean de Verceil. Ses
raisons n'ont rien à voir avec le concordisme. Dans l'un et l'autre
camp, il est plusieurs canonisés. L'histoire montre le souci des
Ordres religieux d'accroître leurs palmarès en ce domaine. Mais
ici, Dieu s'est toujours chargé de modérer les ambitions même
collectives. Seul Juge des cœurs, Jésus-Christ veille jalousement
à ce que Ses Vicaires sur terre consacrent exclusivement ceux qui
surent l'aimer au point de se perdre eux- mêmes héroïquement,
sans retour 24.
De l'issue posthume, les intéressés ne se doutaient nullement.
Par contre leur Foi respective, si puissante qu'elle fût, ne leur
cachait rien du côté humain de ceux auxquels ils avaient à
faire. Ces derniers les contraignirent parfois à une générosité
d'esprit difficile, et même leur posèrent de douloureuses énigmes.

22 Cf. inf ra, Septième Partie, n. 36


23 Le Docteur Angélique, p. 35 ; « Fuit quasi soins » , Mgr. Dino Staffa,
Le Thomisme est vivant, Rome, 1964.
Le choix du Livre de Job comme thème des leçons scripturaires de
1269 et le style de ce commentaire semble confirmer le climat
douloureux dans lequel dut se dérouler ce séjour.
24 Cf. infra, appendice VII.

www.thomas-d-aquin.com 140
Thomas d'Aquin dut en rencontrer. Et le jugement souverain de
l'Eglise démontre que sa charité les surmonta.
A vrai dire, il reçut également des aides précieuses. Peut-être
ceci explique la délicatesse avec laquelle il a parlé du réconfort
d e l' a m itié ? I l est l' u n des rares théologiens à avoir dénoncé
en la « sussuratio », qui dissout • 'amitié, un péché atteignant
Dieu lui- même 25.

*
* *

Il eut amplement l'occasion de vérifier combien vitale peut être


l'amitié authentique. Au premier rang, se trouve Régin a l d . E s t - i l
p e r m i s d e s o u h a i t e r l a b é a t i f i c a t i o n d e c e « fidèle » ? Ceci
compenserait la discrétion, trop oubliée, de son humble
assistance. Albert le Grand, dont la fidélité fut plus puissamment
efficace, rassura dès q ue possible Gilles de Lessines, alarmé
par les attaques dont frère Thomas était l ' o b j e t . I l in t e r v in t e n
t e r m e s d o n t l a v i g u e u r f r i s a i t l a d u r e té, à l'é g a rd de l' é v êq u e
T e m p i e r e t d e s e s s é id e s : « Nesciunt quid dicunt » (in XV
Probl.)26 .
A Maître Albert et à frère Thomas, ses adversaires directs, Siger
de Brabant eut la noblesse de rendre publiquement hommage à leur
compétence : « duo praecipii viri in philosophia » (in Quaest. de
anima intellectiva) 27 . Devant cette att itude, Dante, cependant
peu prodigue de compliments, parla de Sige r en te rme s
p erm e t ta n t d e l e tra i t er en con ve r ti au thomisme. M. Et. Gilson
dut nuancer l'interprétation excessivement triomphante du P.
Mandonnet 28.
Venant d'un tel homme, cette marque d'estime était
compromettante. L'on n'osa toucher à Albert le Grand, mais les
louanges de l'aristotélicien déjà condamné furent loin de servir la
cause de frère Thomas.
De leur côté, les Artiens le considéraient comme leur seul
véritab le allié au sein de la Faculté de Théologie. De leur
ad m ira tion à son éga rd, ils donneront des preuves émou vantes.
Cependant, il n'est point tellement sûr qu'ils aient interprété
Aristote comme l'entendait leur ami.

25 « Ille qui detrahit fratri, in tantum videtur detrahere legi,


inquantum contemnit praeceptum de dilectione proximi : contra quod
directius agit, qui amicitiam disrumpere nititur. Unde hoc peccatum
maxime conta deum est, quia Deus dilectio est … »
26 Glorieux, Répertoire, I, p. 127 ; Grabmann, Mittelaeterliches

Geistleben, II, p. 512-530 ; Mandonnet, , Siger ..., I, p. 105-109 et notes ;


II, p. 27-52. L'évêque de Paris ne désarmait point pour autant.
27 Mandonnet, Si ger..., I, p. 47 et II, p. 152.
28 Cf. supra, Quatrième Parti e, n. 82.

www.thomas-d-aquin.com 141
Les religieux de l'Ordre suivaient admirativement le formidable
duel. Les Frères de sa Province d'origine — la Province
Romaine — l'élirent, malgré son absence, « Définiteur » du
p roch a in Ch ap itre Gén éral de Florence après Pâques 1272. Ils
ne se doutaient guère que l'estime qu'ils lui manifestaient serait
l'occasion de son éloign ement définitif de Paris.
L'essentiel sera néanmoins réalisé. L'on doit reconnaître les
mérites de Jean de Verceil qui permit à frère Thomas de donner sa
pleine mesure. Mais il faut bien reconnaître que Grégoire X n'était
pas Clément IV... 29 Vis-à-vis d'un théologien aussi controversé
que Thomas d'Aquin, la position de Jean de Verceil é tait f ort
d élica te. I l lu i é ta i t d if ficile de compter sans réticences sur un
P on tife don t il sa va it, en même temps que les vertus, la relative
compétence doctrinale. Décemment, il ne pouvait à priori lui
prêter une ingratitude absolue à l'égard de celui qui l'avait
signalé au Conclave. Or Bonaventure étant chef incontesté des
augustiniens, le promoteur de l'aristotélisme, même rendu
orthodoxe, devenait officiellement indéfendable. Le Maître
Général des Prêcheurs ne crut point devoir risquer d'exposer son
Ordre à un surcroît de difficultés.
Certes, il ne désavoua jamais le professeur le plus célèbre des
Prêcheurs. Il semble s'être contenté de saisir diplomatiquement
l'occasion de sa participation au Chapitre Général de Florence.
Après Pâques 1272, il le remit à la juridiction de sa Province
d'origine ; la chose fut d'autant plus aisée que la Province
Rom a in e ten a it à F lor ence même son propre Chapitre annuel
auquel Thomas d'Aquin participait comme Prédicateur Général.
Ce fut elle qui, en ses Actes, décida de son envoi en un lieu
d'enseignement hors de Paris 30.
Les apparences étaient sauves. Officiellement, Thomas
conserva it la confian ce de l'Ordre. Grégoire X ne pouvait donc
accuser les Prêcheurs de volontairement perturber l'Université.
Bonaventure, en ses Collationes in Hexameron, dénoncera
publiquement le danger doctrinal que constituait l'aristotélisme.
Les pa rtisan s d e frère Thomas adoptèrent une réserve prudente.
Godefroid de Fontaine et Gilles de Rome pratiquèrent une réserve
sage. Normalement, tout aurait dû tourner au mieux.
Par malchance, les mesures, élégamment présentées et
savamment agencées, ont parfois des résultats contraires à ceux
que, de très bonne foi, l'on désire éviter. Dans le cas présent, il

29 Elu le 1 e r septembre 1271 sur les conseils de Bonaventure,

Grégoire X fut ordonné prêtre à Rome, le 13 mars 1272, sacré évêque et


couronné à Rome, le 27 mars de cette même année 1272. Cf. D.T.C., art.
Grégoire X
30 Acta Cap. Prov. Romanae, in M.O.F.P.H ., p. 39, 1. 25 : « Studium

generale theologiae quantum ad locum et personas et numerum


studentium plenarie committimus fr. Thomae de Aquino. »

www.thomas-d-aquin.com 142
faut bien avouer que la version officielle n'a point convaincu
grand monde. Quelques-uns proclamèrent leur façon de voir. Les
Artiens se chargèrent de rappeler, deux années plus tard, dans
leur lettre solennelle a u Chapitre Général de Lyon que ce fut
« malgré leurs pressantes ins tances » que Thomas fut éloigné de
Paris. Ils se plaignirent que leur intervention de 1272 fût restée
sans réponse. Les Maîtres de la Faculté des Arts savaient leur
protestation fondée sur des arguments moins personnels que ceux
de l'amitié. Les règlements universitaires interdisaient
l'interruption de tout enseignement magistral avant que ne fussent
achevées les trois années du contrat normal 31 . Thomas d'Aquin
avait été mis dans l'impossibilité d'assurer la fin d'année scolaire
1272. Les Artiens pouvaient, de ce chef, accuser le Maître
Général, seul habilité à nommer à Paris les religieux de son Ordre,
d'avoir unilatéralement violé les statuts corporatifs.
Le Chapitre Général de Florence 1272 n'a rien décidé à ce
sujet. Logiquement, la législation des Prêcheurs oblige à conclure
qu'une fois termine le Chapitre Général le Maître de l'Ordre
redevenait le seul juridiquement habilité à confier au Chapitre
Provincial de sa Province le soin de statuer sur frère Thomas dont
il d isp osa i t jur id iq uem ent. Les Pères capitulaires provinciaux
s'exécutèrent en termes où il est impossible de ne déceler point
une réticence grave. Jamais Chapitre quelconque n'a laissé à la
seule initiative d'un Maître en théologie, si illustre qu'il fût, le
pouvoir de décider et du lieu où établir un studium, et surtout
du nombre et de la qualité des religieux de son choix. Le texte
cité 32 ne peut être interprété que comme une manière à peine
polie d'éluder une suggestion informulée.

*
* *

J e a n d e V e r c e i l a v a i t j u r id iq u e m e n t la p o s s ib il i té d e
compter sur l'immunité doctrinale universitaire vis-à-vis des
autorités locales ecclésiastiques : le Chancelier et l'Evêque. Dès
1219, Honorius III avait statué que les membres de l'Université
relevaient exclusivement du contrôle papal. Ses successeurs
amplifièrent ce « privilège » qui libérerait les esprits des réactions
partisanes33 . Un tribunal lointain juge avec davantage de

31 Analecta Ord. Pr. 1931, p. 103, n. 3.


32 Cf. supra, n. 29.
33 Sur les droits directs du pape sur l'Université de Paris, cf. Denifle,

Chartularium, I, p. 87, n° 29. Honorius II, en 1219, dépouille le


Chancelier de tout droit d'excommunication, p. 87, n° 31 ; it. p. 102, n° 45 ;
Grégoire IX interdit à l'évêque de Paris de s'immiscer dans l'Université le 7
septembre 1231, p. 164, n° 117. Innocent IV accorde, le 15 mai 1245, aux
maîtres et aux étudiants le privilège du « for », p. 181, n° 162 ; le 23 octobre

www.thomas-d-aquin.com 143
sérénité. Lors des crises graves, les papes confièrent à des Légats
(souvent cardinaux de Curie) le soin de décider. Jamais ils ne
recoururent à l'autorité épiscopale parisienne.
Ce processus, toujours admis, expliquera l'absence
d'étonnement chez les contemporains, quand le pape Jean XXII
ne considérera nullement Je retrait d'une sentence épiscopale
concernant des thèses scolaires, comme condition essentielle de la
canonisation. Or la seule condamnation de l'évêque de Paris et
celle de l'archevêque d'Oxford étaient purement illégales, voire
contraires à la jurisprudence dont les successeurs d'Honorius III
avaient revendiqué le respect.
De sim p les p articuliers ne pouvaient se permettre une telle
objectivité. Il leur fallut supporter les excès de zèle des autorités
intermédiaires. Ils étaient de celles-ci les ressortissants
immédiats !
Mais en 1272 Jean de Verceil, juriste consciencieux, était en
droit de tenir compte des autorités locales, par souci de d o n n e r
l ' e x e m p l e d u r e s p e c t d e l ' A u t o r i t é s u p r ê m e d e l'Eg lise . La
c on d a m n a t i on d u 7 ma rs 1277 lu i fe ra c on stater l'erreur
psychologique à laquelle l'avait conduit sa propre droiture. Du
coup, l'on s'explique que, presque un demi-siècle plus tard, le
pape Jean XXII évita qu'une allusion fût faite à l'illégalité des
mesures épiscopales. L'ouverture d'un tel dossier aurait exigé un
étalage de misères humaines. Dieu avait éprouvé la fidelité de son
serviteur. La proclamation solennelle de la sainteté d'un Maître
injustement condamné constituait la tactique évangélique la
p lus sûre p our rappeler aux successeurs d'Etienne Tempier — et
à leurs collè gues — la terrible responsabilité de leur charge.

*
* *

Avant de traiter à nouveau la question délicate de l'envoi de


Thomas à Naples, nous pouvons bien mentionner quelques-uns
des signes précurseurs de la victoire réelle de ce vaincu par
obéissance. Il est des problèmes que l'arbitraire ne tranche pas.
Bonaventure, en un sermon du 25 avril 1273, se sent obligé
d'inviter l'auditoire à prier afin que l'Université de Paris,
« échappant aux instigations du diable », recouvre la paix. En la
meure église Saint- Antoine, Gérard de Reims implore
publiquement le Ciel d'accorder aux étudiants « la grâce de
reprendre le chemin des cours et de délivrer les professeurs de

1245, il interdit d'excommunier un membre de l'Université sans


autorisation papale, p. 192, n° 162 et p. 236, n° 209-210, etc., cf.
Dondaine, R.S.P.T., 1962, p. 529.

www.thomas-d-aquin.com 144
tout mauvais esprit 34 ». Les augustiniens réalisent qu'il est des
victoires plus lourdes que des défaites.
En somme, Jean de Verceil n'avait point si mal conduit sa
barque. Il avait laissé Thomas produire l'essentiel de son œuvre.
Il est quasi impossible de l'innocenter du retrait de Pa r is . Ce
d é p a r t d u t c on s t i t u e r p o u r f r è r e Th o ma s une épreuve horrible.
Mais un Supérieur ne saurait être blâmé d'avoir compté sans
ménagements sur le don de soi qu'implique toute profession
religieuse. Frère Thomas avait pu, légitimement, supplier Dieu de
l'exempter des prélatures, mais il ne lui appartena it nullement
d'être soustrait aux exigences de l'obéissance. Lui aussi « apprit, en
souffrant, ce que c'est qu'obéir ».
Dans une mesure connue de Dieu seul, ce départ de Paris, si
déchirant qu'il fût, le prépara, plus qu'il ne crut, à être digne de
composer sa III° Pars. Ecrire sur Jésus- Christ comporte tou jours
un certain partage de sa Passion.

Considérer le retrait de Thomas comme une catastrophe


absolue serait naïveté. Tout éloignement, surtout inexplicable,
confère un surcroît de prestige. L'exilé innocent passe pour victime
du pouvoir abusif. Il est, cela va de soi, difficile de suivre les
traces de ce que, par prudence, les partisans propageaient avec
discrétion.
L'attrait du fruit défendu rendit les fils de saint François
sensibles à l'aristotélisme. En dépit de la vigilance de saint
Bonaventure, le « mal » atteignit des proportions telles que le
Chapitre Général franciscain de Strasbourg de 1287 dut
publiquement désavouer la désobéissance en ce domaine. Il leur
interdit explicitement la lecture de Thomas d'Aquin 35.
Il convient d'ajouter que ce désaveu, qui devait un jour aller
jusqu'à la condamnation, joua probablement un rôle efficace
dans la conversion au Thomisme de certains Prêcheurs même.
Ainsi arrive-t- il dès ce monde que les pires ennuis comportent
des avantages36 .

34 33. Mand onnet, Siger..., I, p. 206 -207.


35 Mandonnet, Siger..., I, p. 102, n. 4, cite Analecta Franciscana, III,
p. 374 et autres décrets.
36 Il n'est point paradoxal d'affirmer que l'histoire du Thomisme
illustre cette foi humaine malgré son illogisme. Cf. infra, appendice VIII.

www.thomas-d-aquin.com 145
D EUX IEME EN SEIGN EM ENT P ARIS IEN (Janvier 1269 – Pâques 1272)

Enseignement ordinaire
Anné Universitaire Conventuel Controv. Consult. extra-
e Ecrit. Ste Questions disputées Col . Comment . scol .
A.T. N.T. Ordinaires Quodlibets

1269 in Job Qq. de An. (21 art.) Pâques 69 : In de Secreto Ia-IIae


Qq. de Spiritualibus Qdl. I, 10 qq., 22 art. Peryhermenias (ad M. G.) 115 qq.
reaturis (11 art.) II, 2 de Occultibus
in de Causis naturae
Proclus (ad militem)
in XII Metaph.
in Politic. III, 6 de Forma
1269- in Jn Qq de Virt. in Noël 69 : de Unitate absolutionis
70 147 leç. communi (13 art.) Qdl. II, 8 qq., 16 art. intellectus (ad M.G.)

Do min icale
Prologues Qq de Spe (4 art.) Pâques 70 : de AEternitate de Judiciis
In Jn, Qq de Caritate Qdl. III, 14 qq., 31 art. mundi astrorum
comm. du (13 art.) (ad reg.)
prologue de Sortibus
(ad J. de
Burgo)

www.thomas-d-aquin.com 146
D EUX IEME EN SEIGN EM ENT P ARIS IEN (Janvier 1269 – Pâques 1272) (suite)
Enseignement ordinaire
Universitaire Conventuel Ecrits
Année Colla Comment. Controv. Consultations extra-
Ecrit. Ste Questions disputées scolaires
t.
A.T. N.T. Ordinaires Quodlibets

1270-71 Qq de Virt Noël 70 : de Perf. Art. iterum IIa-IIae


cardinalibus Qdl. XII, 22 qq, 36 art. vitae remiss. (ad M.G.) 189 qq
(4 art.) spiritualis Decl. 35 art.
Pentecôte
élection De Pueris Contra (ad Lect. Ven.)
in religionem Pâques 71 : retrahentes
Grégoire In VI art.
X admittendis Qdl IV, 12 qq., 24 art. (ad lect. Bisunti)
Noël 71 :

S er mo de Ventu la
Qdl. V, 13 qq., 18 art. In XLIII art.
1271-72 (ad M.G.)1
Pâques 72 :
Qdl. VI, 11 qq., 19 art.

1 La dernière consultation officielle

www.thomas-d-aquin.com 147
SIXIEME PARTIE

RETOUR A NAPLES

www.thomas-d-aquin.com 148
I

UN PROBLEME INEXPLIQUE

Toute vie comporte des zones inaccessibles aux historiens,


même lorsqu'il s'agit d'actes publics mettant en cause une
Institution. Les explications officielles ne satisfont guère ceux qui
préféreraient l'étalage complet des données. Ce point de vue est
discutable. Toute Institution a le droit d'éviter une publicité,
cause d'interprétations erronées. Elle connaît trop les humains
pour ne point alimenter leur goût pour les antithèses commodes.
Nous abordons la dernière période de la vie de Thomas
d'Aquin, ou tout biographe se voit dans l'obligation d'observer
une réserve extrême. Il va s'agir d'événements où les allusions et
les silences s'imposent, aux lieu et place d'affirmations ou de
négations absolues.

*
* *

Dès le départ de Thomas pour Florence en 12721 , les


historiens trahissent leur embarras. Son non- retour à Paris,
alors que les grandes controverses avec l'augustinisme étaient
loin d'être conclues, les déconcerte. Et voici que le très officiel
reproche de la Faculté des Arts, adressé le 2 mai 1274 aux
Capitulaires de l'Ordre, empêche les historiens de méconnaître la
désinvolture avec laquelle furent reçues les pressantes instances
universitaires. Ce silence du Chapitre Général de Florence, en

1 Il quitta Paris après la Dispute Quodlibétale de Pâques : Synave, R.Th.

1925, p. 46-47 ; Mandonnet in R.S.P.T. 1926, p. 477506 ; 1927, p. 5-


38 ; Walz, D.Th. art. c Thomas ,, col. 626.

www.thomas-d-aquin.com 149
1272, incite les Maîtres ès Arts à attribuer aux Prêcheurs la
responsabilité de cet éloignement 2 .
Ceci nous oblige à reconsidérer la publicité concernant l'envoi
de Thomas en mission extraordinaire à Naples, où il a u r a it é té
c h a rg é d e f on d er u n « S tu d iu m G e ne r a le » . Guillaume de Tocco
mentionne la chose et les premiers Bollandiste s l'ont accentuée
sa n s m éna g em en t. Le P. Prümmer dénonce la malhonnêteté
« scientifique » de l'explication. Il profite de cette occasion pour
souligner combien les témoins du Procès avaient peu parlé de la
vie même de saint Thomas3 .
Sans recourir à des formules aussi âpres, mais sans pour
autant apporter des preuves positives contraires, le P.
Mandonnet suggère que, en fait, le Chapitre de 1274 répondit à
la lettre d es Artiens en confiant à Réginald de Piperno la
rédaction du Catalogue des œuvres du défunt4 . Malheureusement ce
catalogue ne fait mention d'aucun des écrits réclamés par les
Maîtres de Paris. De la part d'un Chapitre Général, même de
Prêcheurs, ce geste eût constitué, au mir siècle, une réponse
d'une insolence intolérable. Il faut, pour admettre la thèse de
Mandonnet, tout ignorer de l'importance de l'Université de Paris : le
Doyen en titre de la Faculté des Arts en fournissait le Recteur 5 .
Mgr Grabmann, moins suspect de partialité, souligne que « le
s u c c e s s e u r ( d e T h om a s ) f u t le f r è r e R o m a in d on t le
commentaire inédit sur les Sentences se rattache au courant
a ug ustin ien ». I l se contente de mentionner les pouvoirs dont

2 Denifle, Chartutarium, I, p. 504 ; Mortier, Histoire..., II, p. 118,

note : « Licet requisissemus instanter, proh dolor, non potuimus


obtinere... (et les Artiens réclament les manuscrits que leur avait promis
frère Thomas) quae in suo recessu reliquerit imperfecta, et ipsum
credamus, ubi translatus fuerat, complevisse... » Naples n'est même pas
mentionné en ce document officiel.
3 « Mendosus et mutilatus », dit-il de la version de Tocco donnée par
les Bollandistes (Fontes Vitae, I, p. 7). Et, sur la plupart des témoins
interrogés : « nullus agit de vita Thomae » ( eod. loc., P. 8).
4 R.Th. 1927, p. 122-125.
5 « A elle seule (cette Faculté) groupait trois fois plus d'étu diants que les

autres Facultés réunies, et son chef ne tarda pas à devenir le Maître de


toute l'Université... Le Recteur, maître élu au début pour un mois, plus tard
pour trois, était un personnage ; son titre officiel était « Amplissime
Seigneur ». Dans les cérémonies il prenait le pas sur les nonces, les
ambassadeurs et même les cardinaux... Quand un roi de France rentrait
dans sa capitale, c'était le Recteur qui le rece vait et le complimentait. S'il
mourait en charge, cet humble professeur recevait les honneurs dus aux
princes du sang et était inhumé à Saint-Denis... Faut-il preuves plus pertinentes du
respect dont l'époque entourait le savoir ? » (Daniel -Rops, L'Eglise des
cathédrales..., p. 391 -392.)
Sur le rectorat de Paris et les élections, Denifle, Chartularium..., I, p.
XXII sv. ; Mandonnet, Siger..., I, p. 82, n. 1, et p. 198, etc.

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le Chapitre dota frère Thomas. Il ajoute : « Pressé sans doute par
le Roi Charles d'Anjou, le saint se décida pour Naples 6 . »
Mgr Grabmann respecte l'imprécision manifeste des
indications mentionnées. Dans l'adaptation en français de son
S a in t Th om a s , le P . W a lz a ma lh eu re us em en t é lag ué les
précisions, cependant objectives, de son « Compendium his toriae
Ordinis ». Sa connaissance des textes législatifs des Prêcheurs
lui en avait fait mesurer l'importance.
Le Chapitre Provincial de Viterbe parle de « Studium Generale »
de théologie. Il se garde de préciser le lieu où frère Thomas devra
l'établir. Pareille omission est inexplicable. La Province romaine
possédait son propre « Studium » à Rome. Thomas d'Aquin y
avait régenté en 1265 et 1266. Chaque P r ov inc e ava it s on
« S t ud ium », ou c en tre d' é tud es . A la rigueur le « Studium »
pouvait être réparti en deux couvents, l'un consacré aux études
préparatoires, l'autre à la théologie. La fondation d'un « Studium »
nouveau supposait l'établissement d'une Province distincte. Cette
décision exigeait le renouvellement, par trois fois, de l'acceptation de
Chapitres Généraux. Or, en fait, la Province de Naples ne sera
définitivement érig ée q u'en 1290, donc seize ans après la mort
d e frère Thomas7 . Son « Studium Generale » sera constitué en
1294 8. Ces textes législatifs permirent au P. Walz de conclure
qu'en ce qui concerne la législation de l'Ordre, l'envoi en 1272 à
Naples de Thomas d'Aquin « n'était pas très clair9 ».
P our exp liq uer le vag ue de la décision du Chapitre Provincial
de Florence, il convient de rappeler que toute fondation de maison
relève soit des Chapitres Généraux, soit des Chapitres
Provinciaux 10, jamais de la seule initiative d'un religieux.

*
* *

Ce q ui est certa in est que l'Ordre n'enleva nullement à frère


Thomas sa fonction de professeur. Le texte du Chapitre de la
Province romaine est formel. Tout en ne précisant aucun lieu, il
« confie à frère Thomas la charge d'un Studium G é n éra l d e
t h éo l og ie » (« S tud i um g en er ale the o log ia e.. . committimus
plenarie fra tri Thomae de Aquino »). L'Ordre n'a jamais renié

6 Saint Thomas, p. 21-22.


7 Mandonnet, R.Th. 1 929, p. 129, p. 136, note ; Bull. Th. 1929, p.548.
n. 2 ; Act. Cap. Gen. II. p. 244, 248, 354.
8 M.O.H.F.P., III, p. 323.
9 « Non plene agnitum erat ». « Compendium Historiae Ordinis », p.
135.
10 Premières Constitutions, Dist. II, ch. XXIII, n' 1, 2, 3, trad. Vicaire
Saint Dominique de Calaruega, p. 175.

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son fils.
Certes, il avait, en dépit de pressantes instances, consenti à son
retrait de Paris. Mais il ne désapprouvait point pour autant ses
thèses. Son secrétaire officiel lui était laissé. A Naples, toute
latitude lui fut consentie d'enseigner11 .
Que Jean de Verceil ait cru devoir adopter une attitude
conciliatrice à l'égard des augustiniens est un aspect du
problème. Il savait que des Prêcheurs éminents, dont Pierre de
Tarentaise et, plus violemment, Kilwarby, ne partageaient point
les conceptions d'Albert et de Thomas. Comme Maître Général, il
en devait tenir compte. Surtout que nul ne pouvait prévoir que
l'obéissant relig ieux serait, ainsi qu'Albert le Grand, canonisé et
proclame Docteur Universel de l'Eglise. Certes, cette politique
était loin du souffle et de l'audace dans le gouvernement d'un
Jourdain de Saxe, d'un Jean le Teu tonique e t d'un Humbert de
Rom a n s. L' on n e sa urait to utefois refuser à la méthode de Jean
de Verceil, davantage dictée par le souci des formes juridiques,
toute espèce de mérite.
Le climat passionnel de ces années de controverses et les
circonstances laissent supposer que le Maître Général se vit
contraint de céder à de graves pressions. Pour beaucoup,
Thomas d'Aquin, même absent, constituait un danger. Le monde
universitaire, surtout religieux, s'est toujours singularisé par une
ténacité de mémoire égale, sinon supérieure, à son ampleur
d'intelligence, aussi bien que par son horreur du risque et de
l'aventure.

*
* *

Le départ de Thomas pour Naples demeure une énigme. Ce dont


nous sommes sûrs est que, sans un ordre de ses Supérieurs, il ne
s'y serait certainement pas rendu. Rien n'autorise à affirmer que les
autorités de l'Ordre cédèrent, en l'occurrence, à la demande du
roi de Naples. Du reste, elles n'en auraient point fait confidence.
Céder à la demande d'un roi, alors que l'on a résisté aux pressions
de la plus illustre Université de la chrétienté, est u ne décision dont
aucune Institution ne se flatte. Enregistrons sans plus que
Thomas d'Aquin se rendit à Naples. Il n'y alla sûrement pas de son
propre chef : religieux, il agissait comme tel. Et cela en dit long.
La grandeur religieuse consiste à exclusivement obéir à ceux qui
ont autorité de signifier la volonté de Jésus -Christ.
S i h umb le q u' il fût, frère Thomas d'Aquin n'était nullement,

11 Il sera élu définiteur lors du Chapitre Provincial de Rome, le 29

septembre 1272, cf. Laurent, Fontes..., VI, p. 583. Ce qui peut être
interprété comme une sorte de réhabilitation de la part de ses frères.

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en ce qui concernait sa vie religieuse, à la merci d'un roi de
Naples. Son Prieur conventuel disposait sur lui d'une bien autre
autorité.
Le let juin 1272, son disciple et ami, le cardinal Hannibal de
Hannibald, avait quitté ce monde. Ce jour, Thomas d'Aquin perdit
l'allié le plus compréhensif qui, officiellement, pouvait
efficacement le protéger contre les oppositions des puissants.
Désormais il aura des amis non des protecteurs.

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II

L'ENSEIGNEMENT NAPOLITAIN

(Septembre 1272 — 6 décembre 1273)


Les chroniqueurs livrent de plus explicites détails, une fois
éludée l'épineuse affaire de 1 envoi à Naples. Ils semblent
chercher a nous persuader que ses frères s'ingénièrent à
compenser l'épreuve très dure que, pour sauvegarder la paix
générale, supportait le trop brillant professeur.
Allant vers Naples, il s'arrêta en compagnie de Réginald et de
Ptolémée de Lucques, disciples chers entre tous, chez son beau-
frère mourant, Roger nell'Aquila. Il l'assista durant son agonie.
Auparavant, il reçut de lui le soin de régler au mieux sa succession
délicate. Sans une autorisation expresse de ses Supérieurs,
Thomas n'aurait pu s'immiscer en ce domaine 12. Les témoins
remarquèrent que sa propre famille fut unanimement satisfaite,
et cela démontre le doigté dont il dut faire preuve 13.
La tendresse dont l'entourèrent ses sœurs, ses neveux et
nièces ne se démentit point. Le fait a frappé la plupart des
témoins du Procès. Nous détenons là une preuve concrète de l'art
qu'avait le grand Théologien de traiter au mieux des affaires
humaines. Ceci est aux antipodes de l'image du noble dédaigneux
que l'on s'est plu à décrire. Le détachement volontaire des biens
d e ce monde n'a jamais impliqué que l'on s'y comportât en
incapable ou en naïf.
Arrivé aux Monts Albins, il fut, ainsi que Réginald, victime d'une

12Constitution de 1228, Dist. II, c hap. 3, § 1.


13 Autorisation officielle accordée par Charles d'Anjou, le 10 sept.
1272. Laurent, Fontes..., VI, p. 575 -576.

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forte fièvre. C'est avec une délicatesse quasi maternelle que frère
Thomas, dont l'on a tant souligné la distraction et la maladresse,
veillait à la préparation des tisanes que de sa propre main il
portait à son compagnon.
De Naples, il lui fallut, afin de régler la situation de Françoise
de Ceccano sa nièce, se rendre à Capoue où séjournait le roi
Charles d'Anjou. Il gagna l'estime du prince, qui auto risa
Françoise à regagner son château de Maênza. Il est possible que
ce contact personnel ait incité le roi à accorder à frère Thomas
les appointements de professeur de son Université 14.

*
* *

Comme tous ceux de l'Ordre, le couvent de Naples constituait


un centre public d'enseignement doctrinal 15 . L'on peut
légitimement le considérer comme l'équivalent de la Faculté de
Théologie (et de ses sciences annexes) que ne possédait pas
encore cette Université. Ceci justifie le traitement officiel de
Thomas. Scandone note qu'il s'élevait à « une once d'or
mensuelle de poids commun16 ». Ses Supérieurs lui laissèrent une
assez grande liberté d'usage. Il pourvoyait aux nécessités de ses
compagnons, de religieux plus en peine, ainsi qu'aux requêtes des
pauvres de la ville. De là, sa réputation de particulière générosité. Il
eut également les moyens d'offrir, en la fête de sainte Agnès, un
repas aux étudiants. Rien ne permet d'affirmer qu'il ait ainsi agi
avec les étudiants de Paris. Ces faits prouvent qu'à Naples il
bénéficiait d'un traitement plus accommodant.
Cherchait-on à rendre ainsi moins lourd un retour qui

14 Charles d'Anjou avait hérité de l'Université créée par Frédéric II, en

1224, en partie pour faire contrepoids à celle de Bolo gne, centre de Droit
Ecclésiastique et Civil. « L'Université de Naples n'avait rien de corporatif.
Elle fut une Université d'Etat, la première Université d'Etat qu'ait connue
l'Europe. Tout y marquait ce caractère. Ailleurs, le chef de l'Université
était un recteur élu. A Naples, c'était un fonctionnaire, le « justicier des
études ». Ailleurs, les fonctionnaires étaient des maîtres privés ; à
Naples, beaucoup d'entre eux étaient des fonctionnaires... aussi les
diplômes étaient-ils donnés (et ils le furent jusqu'e n 1812) par des
représentants du monarque sans que les maîtres s'en mêlassent. Le manque de
liberté de ce régime réduisit l'Université de Naples à n'être qu'un
établissement national... sans influence hors des frontières. » (Em. Léonard,
Les Angevins de Naples, p. 32-33). Fontes..., p. 579 sv., doc. 28 ; Monti, Storia
della Universita de Napoli, p. 89 ; d'Irsay, Hist. des Universités, I, p. 134
sv. ; Kantowicz, Kaiser Friedricch I!, p. 124.
15 Vicaire, Dominique de Calaruega, p. 178, Premières Constitutions de 1220,
Dist. II, c. 29 ; Walz, Saint Thomas d'Aquin, p. 179.
16 La Vita..., p. 26, 83. Décision de Charles d'Anjou, 2 octobre 1272,
Laurent, Fontes..., VI, p. 578.

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ressemblait fort à un exil ? Il s'agit là, bien sûr, d'une supposition
vraisemblable, plus que d'une affirmation historique formelle.

*
* *

S ur s on en s e ig n em ent no us en sa v ons da van tage . Le s


témoins du Procès de Naples citent quelques-uns de ses
auditeurs. Des évêques en firent partie. Tels Marin d'Eboli,
archevêque de Capoue, et Matthieu de la Porte, archevêque d e
Salerne (qui devait mourir le 5 décembre 1272) 17 . Parmi les
religieux, outre Réginald, et Ptolémée de Lucques, ceux du
couvent, dont Jean de Gaizzia, Guillaume de Tocco, et même des
laïcs. Rappelons en passant que les cours conventuels étaient
publics. L'un des plus importants fut Barthélemy de Capoue qui
fut le confident de Jean de Caita. Celui-ci lui confia les ultimes
messages de Réginald en 1290. Devenu « Logothète » du
Royaume, il sera lors du Procès un témoin capital. Au sujet des
derniers événements, sa déposition aura une importance
exceptionnelle.
Sur l'enseignement à Naples, les historiens sont, à quelques
détails près, unanimes. Il semble indiscutable qu'il renonça au
style des « questions disputées18 ». Ses leçons scripturaires
revêtiren t une ampleur inusitée. Pour la première fois, il mena
de front, la même année, des commentaires de l'Ancien et du
Nouveau Testament19 .
Nous ne savons pas avec précision s'il enseigna les traités
d ' A r i s t o t e . I l e n t r e p r i t l e c o m m e n ta ir e d u « d e C œlo e t
Mundo » (jusq u 'a u Livre III, leç. 8) ; du « de Generatione et
Corruptione » (Livre I, leç. 17) ; du « de Meteoribus » (jusqu'au
Livre II, leç. 10).j Il rédigea, sans dépasser, hélas, la question XC, la
Troisième 'Partie de sa Somme. Mais il s'agissait d'un ouvrage
qu'il rédigea sans l'enseigner. Ce qui n'empê cha point sa rapide
diffusion 20.

17 Sur l'amitié de cet archevêque à l'égard de frère Thomas d'Aquin,


cf. Laurent, Fontes..., VI, p. 543.
18 Sur l'absence à Naples de « disputes magistrales tenues par
Thomas d'Aquin, cf. Mandonnet, R.Th. 1929, p. 133 sv.
19 Sur l'ampleur des commentaires concernant les psaumes et les
épîtres de saint Paul (Romains en entier et I Cor. jusqu'au ch. XI),
Mandonnet, R.Th. 1929, p. 61 ; 133-135. En une année, de sept. 1272
au 5 déc. 1273, son enseignement scripturaire égale quantitativement
celui des trois ans de ses cours à Paris (ils représentent six cent
soixante six pages de l'édit. Vivès, grand in-4° à double colonne).
20 Cf. inf ra, appendice II.

www.thomas-d-aquin.com 156
Avoir, en moins de deux ans, entrepris de tels ouvrages,
prouve qu'il n'avait rien perdu de sa vigueur. Même sans le
stimulan t de l'activité universitaire de Paris, il maintenait sa
cadence.
L'exploit est d'autant plus remarquable qu'il vivait en un cadre
au rythme plus lent que celui qu'il avait jusque- là connu. Les
charges étaient classiquement conventuelles. Des prédications
extérieures pouvaient s'y insérer. Par contre, les consultations
écrites ne représentaient plus qu'un secteur réduit. Réginald
souligne qu’il demeurait le seul, avec Maître de Castrocœli,
professeur de Médecine à Naples, à « exploi ter » son ami. Il ne fait
aucune allusion aux textes précisément réclamés par les M aîtres
ès Arts de Paris. Sans doute par pudeur ou gêne, il s'abstint de
faire état de ces consultations solennellement rappelées. Sur ce
point l'Université pouvait librement et officiellement s'exprimer.

*
* *

Des aud iteurs on t recueilli — et traduit en latin — des notes


du Carême qu'à la demande de l'archevêque de Naples, Aygier, frère
Thomas avait prêché en napolitain dans la cathédrale.
L'a rchevêque a va it amicalement procuré au Maître l'occasion
d'enseigner comme prédicateur le peuple dont il avait, en 1264,
refusé d'être le Prélat.
D'aucuns déplorent l'imperfection de ces notes. Les ont transcrites
des auditeurs anonymes, non des « reportateurs » spécialisés. Leur lecture,
avouons-le, justifie mal la réputation d'orateur « touchant et même
émouvant » que, d'après la Bulle de Canonisation, Thomas d'Aquin
s'était acquise parmi le bon peuple auquel, redisons-le, il s'adressait
en dialecte napolitain 21 . Nous possédons quelques relevés
fragmentaires de ces sermons. Est-il si gratuit de suppposer que le s
aud it e ur s aie n t r e sp e cté l 'é mo tio n q u 'e n c ha ir e cet « i mp assib le »
tr ahissait d ès q u'il p ar lait d e Dieu ? Les braves gens font souvent
preuve de délicatesses qu'ignorent des personnages dits raffinés. Ces
cœurs simples avaient comme d'instinct senti l'absence de tact qu'il y
aurait eu à noter les propos d'un homme de Dieu que dominaient, en
même temps q ue sa fer veur, son émotion et peut-être sa peine.

21 « Totus ergo dei famulus divinis operibus intentus, aut erudi tioni

qua praecellebat, aut praedicationi qua motivus erat (Anal. 0.P., 1923, p. 183 ;
p. 190, n. 45 ; Tocco, Vita..., n w , 9, 54 ; Denifle, Chari..., I, p. 390 ; Gardeil,
R.Th. 1893, p. 379-386 ; Mandonnet, Le Carême de saint Thomas à Naples,
Miscellanea, Rome, 1924, p. 194211. Cf. Et. Gilson, Les idées et les lettres, p. 95-

www.thomas-d-aquin.com 157
III

ANECDOTES

Les incidents, évoqués par les témoins de Naples, sont peu


nombreux. La plupart ont trait à sa piété, mais sont empreints d'une
accablante tristesse.
Les Complies sont une des obligations chorales les plus
sacrées. Nul religieux n'en était dispensé. La fidélité de frère
Thomas aux offices était connue. Sa maîtrise sur soi avait
toujours étonné. Son sang-froid, au cours des grandes controverses
publiques, fit l'admiration de tous. D'où la stupeur avec laquelle,
quarante ans plus tard, Guillaume de Tocco décrit le saisissement
des religieux quand, un soir de Carême 1273, ils virent cet
imperturbable fondre soudain en larmes. A son tour il chantait le
verset : « Au c œur de la vie, nous sommes en la mort », « Media
vita, in morte sumus ».
L'étalage des sentiments n'a jamais été chez les Prêcheurs une
habitude. D'où le choc singulier que durent éprouver les témoins
devant une réaction aussi insolite chez ce colosse de quarante-huit
ans22 .

*
* *

D'autre part Barthélémy de Capoue entendit de frère Jean de


Ga ïtia (confiden t d e frère Reginald) que frère Thomas « était
to u jo urs le prem ier levé la nuit pour les prières et que, dès qu'il
avait le sentiment que les autres arrivaient, il se retir ait et

154 ; Cayré, Précis de Patrologie, II, p. 548.


22 Procès de Naples, cap. 8 3, 42, 15 ; Tocco, ch. 65.

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rentrait dans sa cellule 23 »
Pierre Calo, de son côté, cite Jean de Caserte, sacristain du
Couvent, donc témoin direct des habitudes des religieux : « Il
remarqua que le bienheureux Thomas descendait toujours de sa
cellule d'étude dans l'église avant matines et que, dès qu'était
donné le signal de matines, il se retirait en hâte de peur d'être vu
des autres 24 »
Cette peur d'être vu des religieux de son Couvent dépasse les
bornes de la seule timidité. Il s'agit, ne l'oublions pas, d'un
religieux chez qui rien ne justifie l'agoraphobie. Sa naissance ni sa
carrière ne l'avaient disposé à des complexes de ce genre.
Un détail, encore plus significatif, révèle le degré auquel
parvint son obsession : « Chaque jour, il choisissait, pour
célébrer sa messe, l'heure la plus matinale25 . »

*
* *

Il était la courtoisie même. Quiconque pouvait, sans la


moindre gêne, solliciter sa compagnie ou ses conseils. Soudain, il
s'enferma dans une inexplicable sauvagerie. Il lui arriva de
quitter sans explication une récréation 26.
Son horreur de toute perte de temps lui avait valu une
véritable légende27 . Néanmoins, l'urbanité et la charité lui
dictaient le souci, d'autant plus méritoire, de se joindre aux
détentes communes. Avec finesse, et sans doute aussi dans le cas
présent, avec humour, son chroniqueur Pierre Calo dissocie les
fuites lors des récréations, durant les derniers mois, d'avec les
distractions qu'il manifestait parfois devant certains visiteurs
« fâcheux ». Non sans malice, l'historien relate une scène
révélatrice. Un cardinal légat, de passage à Naples et escorté
d'évêques qui connaissaient le Maître, manifesta le désir de voir
l'illustre Religieux. On l'alla chercher alors qu'il travaillait dans
sa cellule. Thomas se laissa emmener. Ravi, le cardinal proclama
sa satisfaction d'avoir personnellement contemplé le grand

23 Laurent, Fontes..., IV, § 77, p. 373: « Semper erat primus ad


orationes, et statim quod sentiebat alios venientes ad orationes ipse recedebat et
ibat ad cameram.
24 Laurent, Fontes..., I, § 18, p. 38 : « Advertens beatum Thomam semper de

camera sui studi ad ecclesiam ante matutinas descendere, et pussato ad


matutinas, ne videretur ab aliis festinate rediit. »
25 Laurent, Fontes..., IV, p. 373: « Omni die, summo diluculo

celebrabat Missam in capella sancti Nicolaï. »


26 Barthélémy d e Capoue in Fontes Vitae, IV, § 77, p. 373.
27 Pierre Calo note : « ut sic nullum tempus vitae suae esset
vacuum », Vita..., p. 36, n° 16.

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homme : « modo habeo quod quaerebam ».
Manifestement, cette réflexion profonde laissa Thomas
impassible. « Alors le seigneur Cardinal commença à manifester
qu'il le méprisait en son cœur. » L'évêque de Capoue, ancien élève
du Maître, crut devoir « apaiser le seigneur Cardinal ». Avec
respect, il lui expliqua qu'il n'était rien d'aussi difficile que de
distraire frère Thomas quand il était en plein travail. Tout ce
bruit éveilla le coupable. Se voyant entouré de dignitaires, il
s'excusa avec élégance.
Quelqu'un eut à ce moment la fâcheuse idée de demander pour
quelle raison frère Thomas « avait l'air si joyeux ». Très
simplem ent, Thomas d'Aquin expliqua : « Oh, c'était p a r c e q u e
j ' a v a i s t r o u v é u n a r g u m e n t q u e j e c h e r c h a i s depuis
longtemps. La joie de mon visage venait du bonheur de mon
âme. » Cette fois « le seigneur Cardinal » se sentit, sans illusion
aucune, relégué à sa place 28 .
L'anecdote n'est point des plus fines. Néanmoins, elle évoque la
conscience professionnelle de frère Thomas. Sa vocation de
Prêcheur ne lui laissait aucun répit. Et ce, malgré un changement
qu'il sentait n'avoir rien d'une promotion. Force lu i é ta it d e
p r a t i q u e r c e q u ' i l a v a it e n s e ig n é . S a n s u n e surabondance
toute gratuite de la grâce, la vertu n'exclut point nécessairement
la douleur 29.
Peut-être est -ce l'une des raisons pour laquelle, lorsqu'il se
sentait l'âme trop lourde, il préférait éviter à ses jeunes frères de
s'offrir en spectacle ? Chacun, il le savait, recevrait à l'heure fixée
par Dieu son calice. Thomas ne se reconnut point le droit
d'altérer, même légèrement, la merveilleuse allégresse de ces
jeunes ferveurs qui, le moment venu, aiderait ses frères.

*
* *

Les historiens conservent pieusement la scène où Thomas


porta, de nuit, au pied du Crucifix, le texte achevé de son traité
sur l'Eucharistie. Le Frère, témoin de la scène, entendit s'élever
la Voix du Crucifié : « Tu as bien écrit de moi, Thomas. Que veux-
tu en récompense ? » La réponse de Thomas fut d'une grandeur
royale : « Rien, si ce n'est Toi, Seigneur 30.

28 Pierre Calo, Vita..., p. 42-43.


29 II a -II ae, q. 123, a. 8.
30 Tocco, ch. 34 et 52 ; B. Gui, ch. 23 ; Calo, ch. 18.
Walz signale in Saint Thomas, p. 190, n. 100, que les historiens de
l'école franciscaine contestent l'authenticité des paroles élo gieuses du
Christ. Le « Bene scripsisti » serait apocryphe, d'après d'Alençon, in Revue
Dun Scot, 9, 1911, p. 76, 89, etc. Le P. Walz ne précise point sur quels

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De qualité très inférieure est l'anecdote de l'apparition de frère
Romain, son successeur à Paris. Thomas l'aurait inter rog é « sur
la persistance au ciel des sciences acquises ». « Je vois Dieu, lui
répond ce dernier, ne me pose pas pareille question. » Thomas,
alors, aurait demandé : « Mais Le vois -tu par l'intermédiaire ou
sans une espèce (inintelligible) 31 ? »
L'arrière-fon d polémique apparaît clairement32 . Il est difti cile
de ne point ressentir la puérilité de mauvais goût d'un tel récit.
Présenter un Thomas d'Aquin posant des questions aussi
élémentaires dénote l'inexplicable pauvreté des fièvres
partisanes 33.

*
* *

Humainement, frère Thomas avait bien des motifs de croire en


l'échec de son œuvre. Il ignorait quel en serait le sort. Rien ne lui
permettrait de prévoir qu'à son immense effort Dieu assurerait
une carrière historique durable 34.
Dans l'immédiat, tout lui faisait redouter le contraire. Ses
principaux adversaires triomphaient. Robert Kilwarby, Provincial
des Prêcheurs d'Angleterre et grand ami de John Peecham, était
nommé, le 22 avril 1272, au siège primatial de Cantorbury. Déjà,
en 1270, il avait tout essayé pour qu'Etienne Tempier, évêque de
Paris, englobât dans la condamnation de Siger de Brabant son
propre frère en religion, Thomas d'Aquin 35.
Le 30 mai 1272, Grégoire X nomma Pierre de Tarentaise

arguments, ces partisans farouches de l'augustinisme fondent


l'invraisemblance d'un éloge fait par Jésus-Christ au champion,
pourtant canonisé, de l'aristotélisme.
31 Tocco, p. 119, et in D.T.C., art. « Thomas », col. 634.
32 Gillon, D.T.C., art. « Thomas », col. 689-690 ; P.M. Contenson, « Saint Thomas

et l'averroïsme latin », in R.S.P.T., janv. 1959. p. 331, signale le


caractère plus scolaire qu'historique de l'anecdote. R.S.P.T. 1962, p.
409 -444 : « La Théologie de la Visi on de Dieu. » Thomas n'avait, dès son
commentaire sur le IV Sent., besoin d'au cune révélation sur ce point. Cf.
Dondaine : « L'objet du medium de la vision béatifique chez les théologiens du
xiii° siècle », in Rech. de Théol. Médiév.. 1952, p. 60-130 ; et « Cognoscere
de Deo quid est », eod. loc. 1955, p. 72 -78.
33 Il s'agit d'un additif au Codex Vaticanus de « La Vie... » par Pierre
Calo. Prfimmer, Fontes..., I, p. 43, note. De toute façon, nous sommes loin des
raisons que donne saint Thomas d'apparitions de morts permises parfois
par Dieu, I a Pars, q. 89, a. 8, ad 2 um
34 Cf. inf ra, appendice VIII.
35 Jules d'Albi, Saint Bonaventure et les luttes doctrinales de 1267 -

1287, Paris, 1923 ; Gorce, in Mélanges Mandonnet, I, p. 223241 ; A. de


Guimaraens, « Studies in the life of Kilwarby », Diss. Hist., VIII, Inst. FF.PP.
1937, p. 68-69.

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archevêque de Lyon, en lui confiant de préparer la ville impériale
à accueillir le futur Concile 36. De Pierre de Tarentaise, Thomas
d'Aquin avait naguère cautionné l'orthodoxie. Or jamais le futur
pape ne se déclara son allié. Il avait été, durant le second
enseignement parisien de Thomas, son Provincial 37 . Sa totale
abstention d'intervention, en ces circonstances pénibles,
demeure une énigme.

*
* *

Le Maître Général des Prêcheurs, Jean de Verceil, se trouvait


dans une position fort délicate. En 1722, il avait échoué dans la
mission pacificatrice des villes toscanes à lui confiée par Grégoire
X38 . Il avait comme interlocuteur, en principe son égal, le Ministre
Général des Mineurs, dont il ignorait qu'il serait canonisé. De
fait, il savait que le pape, qui devait son élection au fils illustre
d e sa in t Fran çois, ne pouvait lui refuser grand’ chose. Jean de
V erceil con n ut l' a m ertume d'avoir à assumer une charge dont il
ne pouvait défendre, à armes égales, les droits. Tous les
augustiniens n'eurent point le triomphe aussi discret que
Bonaventure. En l'occurrence, ce dernier observa, dans le succès,
une réserve certaine. Si jamais il ne nomma frère Thomas, il
attaqua ouvertement ses thèses personnelles.
Car son souci d'écarter toute équivoque doctrinale incita le
ministre général des Mineurs à reprendre le problème, en 1273.
Dans ses « Collationes (sermons publics) in Hexameron », « selon
un procédé qui lui est familier... (il) réunit dans une réprobation
commune les maîtres séculiers adversaires de la vie religieuse et les
« artistes » disciples du Stagirite 39 ». De la sorte, il anéantissait,
aux yeux du public, les immenses efforts de Thomas d'Aquin, en
se refusant de dissocier l'aristotélisme authentique d'avec
l'interprétation des Arabes.
Cette même année 1273, le 5 décembre exactement, frère
Thomas s'arrêtait, pour toujours, d'écrire.

36 Mortier, Histoire..., II, p. 124 sv.

37 Pour simplifier l'expose des détails juridictionnels qui préci sent la

répartition de l'autorité au sein de l'Institution des Prêcheurs, nous


recourons aux expressions plus accessibles aux lecteurs, sans préciser
chaque fois la nature propre du supériorat des Prieurs ou des Provinciaux.
38 Lettre citée par Mortier, Histoire..., II, p. 83, note.
39 Gillon, D.T.C., art. Thomas, col. 653 ; Et. Gils on, La philosophie de
saint Bonaventure, p. 36.

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Consultations Ecrits extra
Année Ecriture Ste Commentaires Prédications
d’ordre privé scolaires

1272-73 In Psalm., In III Lib. De Caelo de Modo studendi IIIa


104 leçons et mundo III, 8 (ad fr. Joan.) usque ad
Carème à Naples : q. XC, a. 4
Collat. In Pater de Substantiis
in Ave separatis (ad Reg.)
in Credo
in X Praec ept. de Mixtione
elementorum
1273 in Ep. Pauli in II de Gener et
ad Rom corruptione, I, 7 de Motu cordis
ad I Cor. XI in IV Meteorum (les deux ad Mag.
(109 2 liv., 10 leç. de Castrocoeli)
leçons 1)
Responsio ad
1274 Bernard. Abbatem

Décembre 1273 : « Venit finis doctrinae meae …2 »


7 mars 1274 : mort

1 Mandonnet, R.Th. 1929, p. 61, remarque que sur le plan quantitatif l'enseignement scripturaire de frère Thomas à Naples a, en un
peu plus d'une année, égalé celui des trois ans du second enseignement parisi en. Cf. supra, p.
2 Déclaration à Réginald. Cf. inf ra, septième partie, n. 9.

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SEPTIEME PARTIE

DU 6 DECEMBRE 1273 AU 7 MARS 1274

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L e f a i t e s t à l ' un a n im ité r e c o nn u . Ap r ès s a M e s s e d u 6
décembre, en la fête de saint Nicolas, frère Thomas cessa net
d'écrire. Or, il vécut encore trois mois et deux jours. Que fit-il
durant ce temps ?
Il s'agit précisément de la période sur laquelle porte l'enquête
du Procès de Canonisation. La documentation devrait sur ce point
être abondante. Or, les textes réservent d'étranges surprises. La
majorité des témoignages, réponses aux questions des
enquêteurs, portent sur les miracles posthumes1 . Infime fut le
nombre des témoins interrogés qui avaient personnellement
connu frère Thomas. Le P. Mandonnet a établi la liste exacte des
interrogatoires du Procès de Naples 2.
Du 23 juillet a u 13 septembre en effet, furent cités au Palais
archiépiscopal de Naples, quarante-deux témoins : seize religieux
cisterciens de Fossanova, onze Prêcheurs, douze laïcs et trois clercs
séculiers.
Parmi ces quarante- deux, douze avaient personnellement
approché frère Thomas : c inq cisterciens, cinq Prêcheurs, deux
laïcs. Deux dépositions tranchent sur les autres : celle, le 4 août,
de Guillaume de Tocco et surtout, quatre jours après, le long
témoignage de Barthélemy de Capoue.
Manifestement les enquêteurs officiels entendaient limiter leurs
recherches au domaine exclusif des vertus morales et à la
vérification de son heureuse intercession auprès de Dieu.
L' in comp étence doit ici être à priori exclue. Les hommes
d'Eglise savaient depuis longtemps l'exacte signification du mot
enquête 3 . L'expérience leur avait appris que savoir parfois
s'imposer des limitations élégantes est autrement délicat que de
vouloir tout mettre à jour.
La Bulle de Canonisation déclare nettement que le pape Jean
XXII eu à affronter bien des oppositions. La Bulle reconnaît qu'il a
été avant tout question de la « sainteté de vie et de l'authenticité
des miracles » du nouveau Confesseur. Le pape rappelle qu'il a eu
soin de recourir aux conseils de ses « frères les cardinaux de la
Sainte Eglise, afin que la décision fut rendue d'autant plus certaine
qu'elle aurait été davantage mûrie... (surtout) en un sujet aussi dur

1 Le P. Marc Antoine van dem Oudenrijn, o.p., in Analecta o.p., 1923-


1924, a publié la liste des miracles recensés par Bernard Gui, d'après le Codex
Rheno-Trajectinus (Utrecht). Analecta, p. 44-48 ; 80-84 ; 135-136 ; 233-237 ;
352-360. Ces « miracles » sont au nombre de cent dix-huit, et sont relatés par
les témoins de Fossanova (hommes et femmes), et la plupart de ceux de
Naples. Ils sont — évidemment — postérieurs à la mort de s aint Thomas.
Donc, sans intérêt biographique proprement dit.
2 Mandonnet, « La canonisation de saint Thomas », in Mélanges

Thomistes, III, p. 1 -49.


3 Dondaine, « Le manuel de l'Inquisiteur 1230-1330 », in Arc. Ord. FF.
PP., 1947, p. 65-194.

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et aussi difficile — in sic arduo et difficili negotio 4 ».
Le Souverain Pontife use de périphrases. Engager le processus de
canonisation d'un Maitre condamné, sous peine
d'excommunication, dans les deux plus grandes Universités de la
chrétienté, Paris et Oxford, constituait une affaire autrement grave
qu'une question « difficile et délicate ». Proclamer officiellement
digne de la vénération publique un saint dont le nom soulevait
l'indignation des disciples du compréhensif saint Augustin, était
un véritable défi5 .
L'on comprend qu'en de telles conditions le pape Jean XXII ait
recommandé à ses enquêteurs d'éviter tout ce qui n'avait point
strictem en t tra it a ux vertus de frère Thomas. Pour concrétiser
le problème, imaginons les précautions qu'aurait dû prendre un
pape décidant à peine un demi-siècle après le supplice de Jeanne
d'Arc de faire solennellement vérifier sa sainteté 6 .

*
* *

Les h ist orien s son t e xcusables de s'en ten ir à la s eule


transcription des rares incidents relatés par quelques témoins.
Désireux d'atténuer leur prudente brièveté, ils consacrent des
réflexions qui font hélas ! figures de répétitions relatives à la
survie (qu'ils désirent impérissable) de l'œuvre du disparu. Ceci fait
oublier qu'ils ont prématurément rayé des vivants celui dont ils
relatent l'existence car, après avoir cessé d'enseigner, il vécut
encore trois mois.
Un examen minutieux de certains témoignages aboutit à une
présentation moins simple des choses. La déposition de
Barthélemy de Capoue apparaît ici capitale. Il est temps d'en parler.
Elle est d'un diplomate rompu à l'art des nuances. Ce toscan devait
être singulièrement subtil pour avoir accédé aux très hautes
fonctions de Logothète. Et encore du roi de Naples ! Le titre de
Logothète désignait alors l'une des charges majeures de la Cour
d u roi d e S icile. I l éta it l'un des familiers et conseillers les plus
intimes 7.

4 In Analecta Ord. Praed., 1923, p. 188.


5 Cinquante ans après sa mort, Thomas d'Aquin sera un signe de
contradictions plus que véhémentes. Cf. Card. Erhle S.J., « Des Kampf
und die Lehre des heiligen Thomas in den ersten fünfzig lahren nach
seinen Tode », in Zeitschrif t fuir katôlische Theologie,
Sur le plan juridique, le problème était plus simple. Cf. supra
Cinquième Partie, n. 32, et inf ra, Appendice VII.
6 Jeanne d'Arc, exécutée en 1431, fut réhabilitée en 1456, béatifiée

en 1909 et canonisée en 1920.


7 Mandonnet, in R.Th., 1924, p. 264 ; Des écrits authentiques..., p.
32 : « L'homme qui était investi de l'une des plus hautes charges de

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Barthélémy de Capoue avait connu et aimé frère Thomas. Le
frère Jean de Gaiata l'avait instruit des confidences suprêmes de
Réginald de Piperno. Sa situation lui donnait actes à nombre de
secrets. Gra n d offic ier du roi de Naples et de Sicile — dont
dépendait Avignon où le pape était alors reçu et protégé 8 — il
constituait un témoin dont l'on enregistrait les propos et qu'on
interrogeait avec ménagements. Il n'aurait jamais accédé à un tel
haut poste, surtout en un tel Royaume, s'il n'avait subtilement
évité l'usag e d es formules fracassantes. Les vérités doivent le
plus efficace de leur succès au caractère discret de leur
présentation. Aussi n'est-il point téméraire de supposer que
Barthélémy de Capoue — et d'autres avec lui — ont secrètement
compté sur la stupeur que ne manqueraient de déclencher, à
distance, certaines allusions.
Glisser dans une présentation innocente des incises pouvant
modifier le sens de déclarations dont la teneur n'offre aucune prise
aux complications fâcheuses, est un art aussi -vieux que le monde.
Et l'air de la mer tyrrhénienne fut de tout temps particulièrement
favorable à cet art. Barthélémy de Capoue nous en fournit un
remarquable exemple.

*
* *

Le problème majeur consiste à établir le relevé précis des


événements de cette fin d'existence. Doivent donc être élagués les
récits portant sur « la vie posthume ». Ils échappent aux limites
propres de la « biographie ». Les événements décisifs se présentent
dans l'ordre suivant :
1) L'arrêt soudain de toute activité enseignante à partir de la
Messe du 6 décembre 1273 ;
2) L'accablement extrême de Thomas qui décida ses Supérieurs
à l'envoyer, accompagné de Réginald, se reposer près de sa
sœur Théodora, comtesse de Sanseverino ;
3) Son retour à Naples ;

l'Etat, se trouvait officiellement rapproché de la personne du Prince


puisqu'il présidait à l'expédition et au contrôle de tous les actes
impériaux en qualité de grand protonotaire et que, comme grand
Logothète de Sicile, il était chargé de toutes les requêtes sur lesquelles le
monarque s'était réservé le droit de se prononcer. » (Huilard Bréholes, Hist.
diplom. Frederici, édit. Parisiis, 1859, Introd. p. cxxix.) A partir de 1297,
Barthélemy de Capoue cumule ces deux titres. Ce qui souligne
l'importance de son témoignage. L'office de Logothète est d'origine byzantine.
Il désignait l'un des cinq plus grands officiers de la cour du Royaume de
Naples. Cf. Léonard, Les Angevins de Naples, P.U.F., 1954, p. 19 -22.
8 Yves Renouard, La papauté d'Avignon, coll. « Que sais -je ? », coll.
P.U.F.

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4) Son départ, le mois suivant, de Naples par la route de
Rome ;
5) La halte à Maênza, dans le château de sa nièce Françoise de
Ceccano. Halte d'une durée non précisée. Elle justifia la
consultation de Bernard Ayguier, abbé du Mont-Cassin ;
6) La soudaine aggravation de sa fatigue, sa requête pour
achever ses jours pres des moines cisterciens de Fossanova.
La surprise causée par la rapidité de sa mort un mois après
son arrivée, le 7 mars ;
Les obsèques à Fossanova, dans le rite cistercien, et sous la
présidence d'un évêque franciscain.

*
* *

Sur la période de non-enseignement, les spécialistes doctrinaux


n e d isp osen t d'a ucun clément d'analyse. Le « saint Th om a s -
é c r i t » l e u r f a i t p r a t i q u e m e n t om e ttr e le « f r è r e -Thomas » qui
attendit trois mois l'appel de son Dieu.
Les b iog ra p h es son t inexcusables de citer sans plus —
quand ils le citent — la poignante déclaration de Thomas à
Réginald son ami qu'il voyait désolé de leur inoccupation si
soudaine : «... J'ai en Dieu l'espoir que, de même qu'est arrivée la fin
de mon enseignement, arrivera plus vite encore celle de ma vie 9 . »
S ur les lèvres d' un infatigable lutteur, dont l'avarice de
confidences était célèbre, un tel mot a une résonance d'abîme.
Jamais, il n'en prononça de plus triste. Et ceci mérite que nous en
cherchions l'explication.

9 « Ex hoc spero in Deo quod, sicut venit doctrinae meae, sic cito finis erit

vitae meae. » G. de Tocco, ch. 57, Vita, p. 120 Bernard Gui, Vita..., § 27, p.
193 ; Pierre Calo, p. 43-44 ; Laurent, « Fontes... », R.Th., 1926.

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I

LA SOUDAINE INTERRUPTION DE SON ENSEIGNEMENT

Après sa Messe du 6 décembre 1273, en la chapelle de saint


Nicolas, frère Thomas, « frappé d'un changement étonnant
n'écrivit jamais plus et ne dicta quoi que ce fut. Bien plus,
in terrom pan t la composition de la Troisième Partie de la
Somme, en plein traité de la Pénitence, il déposa jusqu'à ses
instruments d'écriture » 10 . Ce geste plongea son secrétaire
Réginald, son plus intime ami, dans une indicible stupeur.
Il savait mieux que personne la scrupuleuse conscience
professionnelle de son Maître. A Paris, frère Thomas avait été
jusqu'à supplier Dieu de lui accorder, malgré un fort mal de dents,
la grâce de pouvoir assurer son cours11 . Il connaissait
l ' i m p o r t a n c e a t t a ch é e p a r Th om a s à l'a ch è v e m en t d e la
Somme, dont il attendait de grands bienfaits gour les jeunes frères.
Il le conjura de revenir sur cette décision. Thomas répliqua sans
plus : « Je ne puis » (« non possum »). Régi nald savait que,
naturellement fort peu porté au bavardage, Thomas devenait,
quand il s'agissait de lui, d'un laconisme inégalé. Il ne serait point
resté son ami très cher s'il n'avait respecté cette pudeur extrême.
Le récit de Barthélémy de Capoue présente les deux amis sous
un aspect totalement ignore de ceux qui avaient connu leurs

10 « Cum dictus frater Thomas celebraret missam in dicta capella sancti

Nicolaï in Neapoli, fuit mira mutatione commotus, et post istam missam


nunquam scripsit neque dictavit aliquid, immo suspendit organa
scriptionis in tertia Parte Summae, in tractatu de Penitentia »,
Barthélemy de Capoue, n. 179, édit. Laurent, p. 376.
11 Laurent, « Vita », § 17, R.Th., 1926, p. 185-186.

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caractères respectifs. Veut- il ainsi prévenir qu'il répète
simplement pour la forme, mais sans la prendre au sérieux, la
version communément admise ? Bien sûr, il avait, comme témo in
officiel, prêté serment de dire la vérité. Il respecte le serment.
Fidèlement il répète « ce qu'on disait » au sujet de ce que frère
Thomas « aurait dit à Réginald ». L'heureuse conclusion de l'enquête
exigeait que l'on évitât les problèmes n'ayant pas directement trait à
la démonstration de la vertu de frère Thomas. Le Logothète se
gardera donc de mettre en cause la version officielle. Fin
diplomate, il sait bien que les initiés comprendront.
Il sauvegarde au maximum les convenances. Puis, il poursuit :
« Réginald, craignant que l'excès de travail n'ait cérébralement
épuisé frère Thomas, l'incita (pour le guérir ? ) à reprendre son
labeur d'écrivain...12 » Alors, comme s'il voulait couper court à cette
aimable insistance, Thomas poursuivit : « Réginald, je ne puis, car
tout ce que j'ai écrit me semble de la paille. » « Alors, frère Réginald
stupéfait... » (« Tunc frater Raynaldus stupefactus quod...13 »). Le
texte tronqué, s'interrompt. Nous ignorerons toujours le motif de
la stupeur de Réginald devant une aussi étrange déclaration. Frère
Thomas ne s'était jamais fait illusion sur la relativité de son
œuvre ! Et il aurait attendu d'avoir rédigé l'article 4 de la question
90 de la Troisième Partie de sa Somme immense pour réaliser
qu'il avait consacré sa vie à entasser de la paille... 14

*
* *

Voyant son épuisement, ses Supérieurs l'envoyèrent en repos


chez sa sœur la comtesse Théodora, au château de San Severino.
Stupéfaite de l'état de ce frère qu'elle chérissait, elle interrogea
Réginald. Celui-ci lui expliqua que cela remontait aux environs
de la fête de saint Nicolas et que, depuis lors, il n'avait rien écrit.
Ici, le Logothète ajoute un fait étrange. Réginald, décidé à
obtenir le fin mot de l'histoire, soumet Thomas à un
interrogatoire en règle. Il insiste au point d'être importun (« post
multas interrogationes omni importunitate factas »). A cette

12 Nous citons le te xte même.


13 Laurent, Proc. Canon. Neap., § 79, p. 373 ; Bull. Th., septembre
1925, p. 18-21.
14 C'était une étrange réponse qu'adressait là frère Thomas à son

ami, son confident qui, par ailleurs le pressait d'achever une œuvre dont
avaient été rédigés 512 questions et 2 669 articles (près de cent mille objections
et réponses). Logiquement, le responsable d'une aussi énorme
accumulation d'inutilités aurait dû prescrire à Réginald de la retirer de
circulation. Or, Réginald fit le contraire. Nous lui devons la composition du
« Supplementum », complément de la Somme. Ce n'est pas le comportement
d'un ami, fidèle héritier de la pensée de son Maître.

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précision nous surprenons le procédé du Logothète subtil. Il
présente, sans broncher, une conversation invraisemblable de la
part d'un socius avec son maître. Tout autre était le style de
leurs relations. Comme tout socius, Réginald était, par les
Constitutions, tenu d'obéir au Maître qui, de fait, était son
Supérieur. Et il se serait soudain transformé en inquisiteur
indiscret ! Et ce, dans le château même de la sœur préférée de
Th oma s ! Im pavide, Barthélémy de Capoue ajoute que Thomas à
bout de résistance, avoua sous le sceau du secret : « Tout ce que
j'ai écrit n'est que paille à côté de ce qui m'a été révélé ». Le
Logothète se doutait que les non moins subtils enquêteurs
savaient à quoi s'en tenir.
Ils savaient en effet que souvent frère Thomas avait bénéficié de
grâces hors série. Chacune lui avait apporté une aide efficace dans
son enseignement. Ce n'était point pour de « la paille ». A quoi bon
Thomas aurait-il professé que la Théologie était une
participation, sur le plan du savoir humain, de la vision que Dieu
a de lui-même. Et soudain il déclarerait la totale inutilité de son
immense effort d'instruire ! De plus il avait reconnu avoir été
parfois écla iré par Moïse et Saint- Paul15 . Ceux-ci avaient bien
dû transmettre fidèlement la vérité.
Sur le plan doctrinal qui n'est point celui de l'histoire,
l'explication donnée du soudain silence de Thomas touche à
l'absurde. Une grâce divine authentique n'a jamais incité un
religieux à manquer à son devoir d'état. Envoyé à Naples pour
enseigner, Thomas avait enseigné. Autre est la fatigue, plus ou
m oin s p rofond e, qu'ép rouve l'organisme à la suite du labeur et
des interventions exceptionnelles de la grâce, autre la décis ion
d'arrêter une fonction fixée par l'obéissance.
De plus, cette « impossibilité d'écrire quoi que ce soit »
n' emp êcha pa s frère Thomas de répondre par écrit à une
consultation de l'abbé du Mont- Cassin16. C'était le 5 février, alors
qu'il était en route vers le Concile de Lyon, où l'auraient attendu
bien d'autre « pailles ».

*
* *

Qu'il ait paru profondément ébranlé (commotus) est indéniable.

15 Il-II ae, 174, a. 4 (le cas de Moïse) ; q. 175, a. 3, 4, 5 (le cas de

saint Paul) ; cf. P. Lavaud, in R.Th., 1930, p. 75-83.


16 Cette consultation, frère Thomas l'écrivit en marge même du texte de

saint Grégoire. Annoter un livre appartenant à un autre Ordre que le sien


constituait une anomalie flagrante que l'amitié n'excusait point. Il est
possible que l'abbé du Mont-Cassin ait ainsi autorisé frère Thomas à
éclairer ses religieux à titre strictement privé. Cf. infra, n. 36.

www.thomas-d-aquin.com 171
Présenter cet état de prostration et d'impuissance comme la
conséquence d'une « vision des choses divines » est
théologiquement et psychologiquement inacceptable. Sans
compter, avons-nous dit, que cette explication implique la
négation, chez Thomas d'Aquin, du sens de l'obéissance
religieuse.
Aucun exemple historique ne permet d'affirmer que l'Eglise ait jamais
canonisé un religieux qui, arguant de visions divines exceptionnelles,
s'était de lui -même soustrait à la fonction à lui confiée par ses
Supérieurs. Il en irait tout différemment, cela est de soi évident. Si, pour
des raisons dont la divulgation n'a point été jugée utile, les Supérieurs
avaient ordonné à frère Thomas de cesser tout enseignement.
L'histoire est, sur ce point, d'un mutisme absolu. Aucune possibilité
n'existe d'y suppléer. En un domaine aussi grave, la discrétion s'impose.
Il n'en demeure pas moins que l'honnêteté historique exigeait l'examen
du motif transmis par la tradition avec une tranquillité invraisemblable.
L'explication de l'interruption de la carrière enseignante de saint
Thomas est en contradiction avec sa grandeur religieuse 17 .
Ceci ne met nullement en question l'authenticité de ses
extases. C'est bien à tort qu'elles furent évoquées comme
justification de son interruption d'enseignement. Tout au plus
pouvaient-elles permettre à certains disciples, plus généreux que
lucides, de tirer gloire d'un Maître ainsi favorisé de Dieu.

*
* *

Après un court séjour chez sa sœur Thomas et, disent les


témoins, Réginald, regagnèrent Naples. Cette précision oblige à
dissocier sa fatigue profonde consécutive à sa Vision du 6
d éc em b r e 1 2 7 3 , d e la ma lad ie q u i, qu e lqu e d eu x m o is après,
allait l'emporter 18

17 Le P. Petitot accepte la version d'un Thomas d'Aquin passant les derniers

mois de sa vie dans une sorte de dédoublement exta tique. In Vie Sp., 1924,
p. 312-336, il évoque le cas de saint Jean de la Croix. Mais saint Jean de la
Croix n'était point chargé, par obéissance, d'enseigner. Et cela change
tout.
18 Sur ce point trop ignoré, cf. compte rendu par Simonin de l'étude

de Petitot sur la mort de saint Thomas (Vie Sp., 1924, p. 312-336), in Bull.
Th., nov. 1925 ; Bibliographie critique, p. 17 - 20.

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II

CONVOQUE AU CONCILE DE LYON

De retour à Naples (fin décembre ou début janvier 1274 ? ),


Thomas « reçut l'ordre » de se rendre à Lyon. En termes
dithyrambiques, les historiens de l'Ordre ont proclamé combien il
aurait été impensable que le pape Grégoire X éloignât du Concile
la « plus illustre lumière de la chrétienté ». Indirec tement, ceci
confirme qu'à Naples Thomas n'avait rien perdu de son
extraordinaire vigueur19 .
La Bulle de Canonisation, sans rien affirmer positivement,
présente cette convocation comme un événement dont « on parlait
communément 20. » Les registres de Grégoire X ne la signalent
cependant pas. Il serait toutefois téméraire de mettre en doute au
moins la sincérité d'une tradition aussi solennelle.

19 Il n'est que de vérifier le tableau des œuvres d'alors. En moins d'une


année et demie, il composa une quantité de commentaires scripturaires
et philosophiques égale à celle de ses deux ans de séjour parisien, plus
les milliers de pages des quatre-vingt-dix premières questions de la Tertia
Pars, sans parler des consultations écrites (sur la virtuosité
d'accommodement de textes de ses propres œuvres que représente le « de
Mixtione elementorum », cf. Mandonnet, Des Ecrits authentiques, p. 48).
L'homme capable d'un pareil tour de force ne saurait passer pour un homme
fini. Il était dans sa quarante -huitième année.
20 « Cum a felicis recordationis Gregorio X, predecessore nostro, ad

lugdunensem Concilium propter ejus eminentem scientiam, diceretur


esse vocalus... » Analect. Ord., 1923, p. 184 ; Mortier, Histoire..., II, p.
36 ; Laurent, Fontes Vitae..., p. 377.

www.thomas-d-aquin.com 173
Reportons-nous aux registres pontificaux où sont
minutieusement rapportés les faits concernant ce grand
événement. Un Concile Général n'a rien d'improvisé. Il exige des
mises au point minutieuses. Or, au mur siècle, les moyens de
communication étaient loin d'égaler les nôtres. Puisqu'il s'agissait
d'un Concile visant explicitement le rapprochement des Latins et
des Grecs, sa réunion exigea nombre d'échanges préalables. Or,
pour atteindre le monde grec, le pape dut recourir, pour les sauf -
conduits indispensables, au Roi de Naples, Charles 1 e r d'Anjou,
qui avait pour vassal le roi de Chypre dont alors Byzance
ressortissait. L'Histoire Générale confirme les mesures prises par
Grégoire X. Pratiquement, tout passait par Na ples où, dans un
h um b le couven t, en sei g nait Thomas d'Aquin.

*
* *

Dès le quatrième jour qui suivit son couronnement, le pape


envoya, le 31 mars 1272, les premières lettres de convocation 21 .
C'était la prem ière des mesures qui aboutiraient à l'ouverture
du Concile, le lundi 7 mai 1274 22 .
Entre ces deux dates, deux années et deux mois s'écoulèrent.
D'abord se posa la question du lieu susceptible d'être agréé.
L'Italie était exclue, Guelfes et Gibelins l'ayant transformée en
champ de bataille. Ravenne, Milan et Venise auraient convenu au x
Grecs, niais non aux Impériaux qui avaient bouleversé la Toscane.
Le Pape y envoya Jean de Verceil pour pacifier celle -ci23 . Il échoua.
La France, responsable de l'envoi de Charles d'Anjou, détesté
de tous, devait être exclue24 . Restait Lyon, ville impériale, en
liaison commerciale avec les Grecs. Le 30 mai 1272, Grégoire X,
afin de la préparer, lui donna pour archevêque Pierre de
Tarentaise. L'ex-Provincial de Paris sut calmer les esprits.
Dès lors, le pape eut la possibilité d'envisager d'inviter
officiellement l'empereur Paléologue. Il le fit fin octobre 1272.
Enfin, il lui fut possible, le 13 avril 1273, de convoquer
solennellement la chrétienté 25 26.

21 Bulle Salvator Noster, in Rainaldi, Ann. Ecc., I II, p. 301.


22 Mortier, Histoire ..., II, p.95.
23 Mortier, Histoire ..., II, p. 83, note.
24 Mortier, op. cit., p. 84.
25 Rainaldi, op. cit. , p. 303.
26 Rainaldi, op. cit., p. 321 ; Bulle « in Litteris ». Sur les convo cations

nécessitées par ce Concile, cf. Histoire des Conciles, Heffelé (Leclerc), VI,
I, p. 153 suiv. L'on doit ajouter les démarches près du roi de Naples :
1° pour obtenir des sauf-conduits pour les Grecs, Regist. Grégoire X,
édit. Guiraud, n° 198, lettre du 7 novembre 1272 ;
2° pour qu'il renvoie l'expédition qu'il projetait contre

www.thomas-d-aquin.com 174
*
* *
Plus importante était la préparation du Concile proprement
dit : le choix des problèmes dont on traiterait. Grégoire X
demanda, le 11 mars 1273, un rapport à Jean de Verceil 27. La
réponse n'a pas encore été retrouvée.
Par contre subsiste le rapport que, sur l'ordre du Pontife,
rédigea l'ex-Maitre Général, Humbert de Romans, prédéces seur
immédiat de Jean de Verceil. Ce texte est peu connu. Nous
devons au P. Mortier d'en connaître des parties révélatrices28 . Un
tel texte honore à la fois le lucide courage du signataire et
l'honnêteté du pape récipiendaire. L'énergie avec laquelle est
mentionnée la compétence exceptionnelle d'Albert et de Thomas
d'Aquin, pourrait expliquer la convocation, incontestablement
tardive, du grand théologien. L'invitation, reçue en décembre 1273
ou janvier 1274, démontre que Grégoire X savait la présence de
Thomas à Naples. Du reste, le pape était, depuis 1272, en
correspondance suivie avec le Souverain du Royaume.

*
* *

Certains passages du rapport d'Humbert de Romans


auraient consolé nombre de Prêcheurs, frère Thomas compris.
Rarement un ex-Général, redevenu simple religieux, s'adressa à
un Pape en termes aussi nets. Il n'édulcore nullement la situation
concrète de l'Eglise. Il stigmatise sans ménagement l'une des
causes majeures de la gêne qui régnait chez les Latins :
Il y a aussi abus du Pouvoir des Clés. On confie souvent à de s
prélats ignorants la faculté de lancer l'excommunication. 11 en
résulte les plus graves conséquences, dont la première est le
mépris (trad. Mortier, p. 92).
A propos du projet de Grégoire X de consacrer ce Concile à la
solution des conflits entre Grecs et Latins, Humbert de Romans
n'hésite poin t à préciser au Souverain Pontife le caractère fort
hypothétique d'un tel dessein :
Les Latins pourraient également — et ce ne serait pas inutile
— apprendre la langue grecque. L'ignorance en est arrivée à ce
point que, dans la Cour Romaine, il n'y a peut-être pas un

Constantinople, ceci par deux lettres, la première sans date (Guiraud, n°


745) ; la deuxième, du 28 juillet 1273, cf. Léonard, Les Angevins de
Naples, p. 115 ; p. 147, n. 4.
27 Regist. Litt. Gregorii PP. X, Epist. 219, Vatic. ; cf. Mortier, op. cit.,

II, p. 87-88 (note).


28 Mortier, Histoire..., II, p. 89-92.

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clerc qui puisse comprendre les lettres envoyées par les Grecs.
On pâlit sur les livres de philosophie et de droit 29 , et l'on
n'étudie plus ni les langues ni la théologie.
Surtout Humbert de Romans dénonce les méfaits du
négativisme systématique de certaines gens d'Eglise. Il proclame la
nécessité de reconnaître le capital intellectuel des philosophes
humains. Il souligne le gain que constitue pour l'Eglise l'œuvre
positivement compréhensive et constructive d'intelligences hors-
pair. Les désignations personnelles étaient ici inutiles. Aucun
spécialiste ne pouvait, à l'époque, ignorer qu'il s'agissait d'Albert
et de Thomas :
La philosophie a été explorée par quelques hommes d'Eglise
d'intelligence supérieure. Tout ce qui la concerne a été par eux
scruté, et nombreux sont les problèmes qu'ils ont, plus clairement que
les philosophes eux-mêmes, pénétrés, grâce à la science divine
qu'ils possédaient. Ils ont, sur une multitude de questions, mis en
lumière deux vérités : à savoir que non seulement la philosophie
ne contredit point la foi catholique, mais encore qu'elle peut, en
sa quasi totalité, être mise à son service 30.
Que le pape ait accepté de pareilles « vérités » est à son é loge.
L' on n e sa ura it d écemment exiger qu'au terme du Concile il
créât card inaux Albert le Grand et Humbert de Romans. Les
appréhensions de ce dernier s'étaient révélées par trop justifiées.
Dans la mesure où ce rapport rappela à Grégoire X l'utilité de la
présence de frère Thomas d'Aquin, il déclencha, de la part de ce
Pape, une décision incontestablement méritoire.
Plus d'un siècle et demi après, le doux (futur saint) Antonin,
archevêque de Florence, crut devoir ajouter que le pape pria
Thomas d'emporter le texte de la Contra Graecos, composé en 1261
à la demande d'Urbain IV31 .

29 Le « droit », — au sens utilitaire du mot — fut toujours dénoncé par

les Maîtres Généraux comme une science d'arrivistes. Cf. art. cit. de
Dondaine, in Arch. FF. PP.. 1941, p. 115 -116 ; surtout 134 -135.
30 « Philosophia inconculta per viros quosdam catholicos excellenti
ingenii, qui omnia apud eam investigaverunt, et multo clarius quam ipsi
Philosophi plura intellexerunt propter divinam scientiam quam habuerunt, et
in his in pluribus eos illuminaverunt quod non solum non rebellat
philosophia catholica fidei sed redacta est quasi tota in obsequium ejus. » (E.
Brown, Appendix ad fasciculum « rerum expectandarum », Londres, 1890, p.
187, cité par Mandonnet in D.T.C., art. « Frères Prêcheurs », col. 886 ; et
Mortier, Histoire..., II, p. 88 suiv.)
Fidèle à lui -même, Humbert de Romans suit ici l'une des
préoccupations majeures de son Généralat, cf. Douais, Essai..., append.
VIII, « de studio philosophiae », p. 175-177, et l'o rientation du Grand
Chapitre de Valenciennes en 1259.
31 Chron. III, titre XXIII, c. vil ; cf. Mortier, Histoire..., II, p. 96, note.
Saint Antonin reprend l'indication de Bernard Gui, n° 27. Prümmer,

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Le pacifique Antonin voulait probablement attribuer à la mort
inopinée de l'auteur du texte-miracle l'échec de la tentative de
Grégoire X.
Comme beaucoup de justifications tardives, celle-ci soulève
des difficultés supplémentaires. Elle suppose que la Curie avait
fait bien peu de cas d'un écrit adressé directement à Urbain IV
par frère Thomas. L'original avait dû être égaré puisque Thomas
d ' Aq uin se voya it p rié d'en apporter un exemplaire ! Par ailleurs,
saint Antonin devait croire que ses lecteurs n'éprouveraient aucune
curiosité de vérifier le texte de cette œuvre. Or, loin d'être une
approbation sans réserves du travail soumis par Urbain IV, il
comportait, nous l'avons vu, des réticences sérieuses. Enfin,
l'hypothèse présente un saint Thomas étranger à l'évolution
documentaire au cours des treize années écoulées depuis la
composition du Contra Graecos 32 . Pareil immobilisme, en
m a tière d ' in form a tion patristique, est aux antipodes du souci,
dont il fit toujours preuve, de mise à jour dans l'ordre des
documents. Sa charité pousse saint Antonin à présenter l'invitation
à participer au Concile Général comme une consécration, dès son
vivant, de la sainteté de saint Thomas. Malheureusement elle
n'est que touchante.
Barthélemy de Capoue se garde d'omettre de préciser quelques-
uns des incidents de ce voyage. Les enquêteurs tenaient à ce que fût
mise en relief la considération dont fut entouré le grand
théologien. Le Logothète se garde de les décevoir. Toutefois, il
relate, sous la foi du serment, une conversation étrange.
Voulant distraire son ami, qu'il sentait accablé, Réginald
l'entretient du Concile. L'événement était à l'ordre du jour.
Rég ina ld invita frère Thomas à partager l'espérance commune :
« Maître, voici que vous allez au Concile. Là, vont se produire une
foule de bienfaits pour toute l'Eglise, pour notre Ordre et le
Royaume de Sicile33 » . Le royaume de Sicile était la patrie de
Thomas. L'attention ne l'émeut guère. Il se contente de répondre :
« Dieu fasse qu'il s'y accomplisse de bonnes choses » (« Deus
concedat quod fiant ibi bona »). C'était certes un vœu — mais à la
limite du scepticisme. Réginald le sentit. Mais il voulut son Maître
plus joyeux encore.
Il poursuivit : « Vous et frère Bonaventure serez cardinaux, et
vous serez pour vos Ordres une gloire... ». En dépit des
protestations de Thomas, il insiste. Imperturbable, Barthélemy

Fontes..., § 27.
32 Dondaine, in Arch. FF. PP., 1951, p. 320 -446, « Contra Graecos »,

démontre que bien avant frère Thomas, l'Ordre avait pris contact avec les
Grecs. Et, avant le Concile de Lyon de 1274, le franciscain Matthieu
d'Aquasportata l'avait devancé dans cette voie (toc. cit., p. 394 -401).
33 Laurent, Proc. Can. Neapoli, n° LXXVIII, Fontes..., p. 375.

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d e Cap oue va jusq u'à citer les témoins de la scène. Faire
entrevoir la possibilité du cardinalat, pour encourager un
religieux dont la phobie des dignités était célèbre, était de la part de
Réginald, le confident le plus intime de sa vie, une maladresse
inimaginable. Ainsi, pour encourager un religieux dont il connaissait
la vertu, son meilleur ami aurait cru nécessaire de le traiter en
ambitieux ! Le procédé apparaît indigne de la psychologie la plus
élémentaire. Heureusement Barthélemy de Capou e s' empr es se de
p ré c is er q u' i l n ' a « p o in t assisté personnellement à la scène ». Il
tenait le récit de Jean de Gaiata, confident suprême de Réginald
vers 1290.
Or, en 1290, Bonaventure était déjà mort. En 1274, il était
revenu cardinal du Concile de Lyon. Qui nous dit si Réginald n'a pas
délibérément évoqué cette scène de 1274, pour obtenir une fois
encore une déclaration sur la pensée de Thomas sur les dignités ? :
« Raynald, sois assuré que, pour moi, je ne changerai de
condition34 ». A chacun de conclure et... de comparer...
Le Logothète avait auparavant rapporté un accident arrivé à
frère Thomas. Il heurta de la tête la branche d'un arbre tombé à
travers la route. « Ce n'est rien », avait-il répondu au bon Réginald
alarmé. Et Barthélemy de Capoue de préciser la présence de deux
personnes notables : un nommé Guillaume, doyen de Trani, futur
évêque de Taeno, et le neveu de ce dernier, simple prêtre qui
devait mourir doyen. Il s'appelait Boffridus.
Ainsi sommes-nous avertis de l'extrême simplicité de la
troupe des voyageurs. Le déplacement du plus célèbre Maître de la
chrétienté se déroulait sans faste. Il était conforme au style que
saint Dominique avait désiré.

*
* *

Ils avançaient, suivant une cadence bien inférieure à la


rapidité coutumière. Serait-ce que rien ne les ait obligés à faire
diligence ? Ils firent halte pour se reposer au château de Maënza,
chez Françoise de Ceccano. Parti de Naples en janvier, Thomas
arriva en février à Maënza, situé à 175 kilomètres 35.
Les nouvelles, même en ces lieux médiocrement habités,
étaient plus rapides. L'Abbé Bernard du Mont-Cassin, frère de
l'Archevêque de Naples, apprit la présence de saint Thomas dans

34 Laurent, Fontes..., Proc. Canon Neapoli, § LXXVIII : « Raynalde, sis

securus quod ego nunquam in perpetuum mutabo statum.


35 Née Sanseverino et fille de la s œur cadette de Thomas d'Aquin,
Françoise de Ceccano appartenait à la catégorie des grandes familles
aristocratiques italiennes qui durent longtemps chercher refuge dans les
Etats Pontificaux (G. Léonard, Les Angevins de Naples, p. 73 ; 80 -81.

www.thomas-d-aquin.com 178
les parages. Il le fit amicalement prier de venir en personne au
Mont-Cassin pour y dirimer un problème de théologie qui divisait
ses religieux. Il y a tout lieu de croire que s'il l'avait su malade, il
se serait abstenu de lui proposer cette fatigue supplém entaire.
Or, sans faire allusion à sa propre santé, le Maître accueillit
courtoisement la demande. La seule excuse qu'il présenta n'a rien
à voir avec sa santé. « Etant donnés la longueur des offices de
Carême et le jeûne », il pria l'Abbé Bernard de lui faire parvenir le
texte en litige. Il semble aussi vouloir surtout éviter aux moines un
excès de fatigue. Il propose la solution pour eux la plus simple : il
leur suffira de lire sa consultation. Déférant à sa demande, le
Père Abbé lui fit parvenir le texte des Morales de saint Grégoire.
Ce fut en marge même de l'ouvrage que Thomas écrivit la
solution dem and ée36 . Le texte fait partie des archives de
l'Abbaye37 .
Mandonnet estime que ce fut le tout dernier manuscrit de saint
Thomas. Quelques graphologues sont moins affirmatifs. Ceci n'enlève
rien à la justesse des réflexions de Mandonnet. Cette ultime
consultation « semblait revenir de droit à cette illustre maison où,
enfant, il avait été, par les siens, offert à l'oblation bénédictine.
C'est là qu'il avait appris à lire et à écrire ; là aussi que plus
tard, quand il était déjà frère Prêcheur, Innocent IV lui avait
proposé en vain (vers 1249) de devenir un pui ssant abbé, en face
du manoir de ses ancêtres 38 ».

*
* *

Durant son séjour à Maënza, frère Thomas tomba soudain en


grand dégoût de nourriture. Désolés, sa nièce Françoise et
Réginald durent bien parler menu avec lui qui, jamais au cours
d e sa vie, ne s éta it soucié de ce qu'on lui servait. Consulté, il
avoua son désir de manger des harengs « à la parisienne »39 . Ce jour-
là, Jean de Naples était venu visiter son Maître. Il ne se doutait
guère que, quarante ans plus tard, il se verrait, en bonne et due

36 Ce détail est significatif. Les textes étaient précieux. Sa ns l'accord

du Père Abbé, Thomas ne se serait point permis une telle liberté. Sans
doute, tenait-il à souligner le caractère strictement privé de cette consultation ?
Il avait cessé de composer pour le public, le 6 décembre 1273. Cet aspect
du problème semble avoir été négligé par les historiens. Les mœurs du temps et
la délicatesse de frère Thomas lui confèrent une confiance non négligeable.
37 Mandonnet, Des écrits authentiques..., p. 120 suiv. ; in full. Th.,
1929, p. 322-323 et note, où il cite une étude de Dom Caplet sur le texte
conservé dans les archives du Mont-Cassin, p. XCVII, n. 91 ; cf. supra, n. 16.
38 Op . cit., p. 120 -123.
39 Des harengs « apprêtés à la parisienne », précise B. Gui, Vita..., n° 37.
Détail mentionné dans la très officielle Bulle de Canonisation

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forme, sommé par les enquêteurs de reconstituer les détails de
cette histoire de harengs. Pour Réginald, c'était par un miracle de
Dieu que le pêcheur Bordonarius les avait apportés en ce lieu où
l'on n'en voyait guère. Nous apprenons ainsi que « tous, la comtesse
Françoise et son mari compris, mangèrent au château, ce jour-là, du
hareng ». Et préparé « à la paris ienne » ! Jean de Naples dut
expliquer aux enquêteurs que la recette consistait à les cuire en
sauce (« allisatas in brodio »). Mais il se voit prié, par ses
interrogateurs minutieux, de bien préciser si ces harengs étaient
de véritables harengs. Le brave Jean de Naples, pour les
persuader, ne trouve rien de mieux que de leur donner sa parole que
ces harengs-là ressemblaient comme des frères à ceux qu'il avait
« lui- même vus à la Curie Romaine près de Viterbe ». Devant cet
argument, les enquêteurs arrêtèrent l'interroga toire 40.
Ils avaient, et le témoin le savait bien, des raisons précises de
chercher à reconstituer ce que, durant son séjour à Maë nza, frère
Thomas avait mangé. Cette déposition, en vérité inattendue,
contient d'étranges incises. Jean de Naples atteste formellement
que Réginald ne parla point à la légère de « miracle ». Le
marchand de poissons Bordonarius fut le premier stupéfait de
constater que les « sardines » qu'il savait avoir achetées au départ
s'étaient transformées en harengs. Ce qui lai sse entendre que
frère Thomas avait été bien inspiré en réclamant précisément des
harengs. Admirons au passage la compétence piscicole de
Réginald.
Que tous, religieux et habitants du château, aient mangé de ces
mêmes harengs sans être incommodés dut rassurer les
enquêteurs. D'autant qu'au surplus Réginald, Jean de Naples le
souligne, avait pris soin, grâce à Dieu, de s'enquérir de la fraîcheur
des dits harengs.
Donc les harengs ne sont point à l'origine de la subite aggravation
de la santé de frère Thomas. Malgré tout il se sentit décliner au
point de supplier les religieux cisterciens de Fossanova, qui étaient
restés près de lui quatre ou cinq jours, de l'autoriser à les
accompagner en leur abbaye distante de douze kilomètres.
*
* *

Il s'y rendit à cheval, avec le Prieur et ses autres


compagnons41 . Il arriva, constate le Prieur, quelque peu fatigué
(aliquantutum def atigatus)42. Ce diagnostic optimiste s'explique

40 Laurent, Fontes..., Proc. Can. Neapoli, § L, p. 322 -334 ; Bulle de

Canonisation, in Annal. Ord., 1923, p. 184.


41 Laurent, Fontes..., IV, p. 332.
42 Laurent, Fontes..., § XLIX, p. 331-332, témoignage de frère du
Mont- Saint -Jean.

www.thomas-d-aquin.com 180
aisément. Le Prieur avait, avec ses religieux, vu Thomas célébrant
chaque jour la messe au château de Maënza avec grande dévotion
et larmes.

*
* *

Aussi tous furent-ils stupéfaits d'entendre leur hôte déclar e r :


« V o i c i l e l i e u p o u r t o u jo u r s d e m o n r e p os 43 . » L e s témoins
prêtèrent à ce propos une interprétation pieuse. Sinon, lui auraient-
ils demandé, en fraternelle compensation, de leur adresser une
série d'instructions sur le Cantique des Cantiques ? Avec
l'élégance innée des êtres de grande race, frère Thomas accueillait
avec confusion, voire avec gêne, les services dont l'entouraient
les moines. Leur dévotion leur faisait considérer comme un
honneur de porter sur leurs propres épaules les bûches
destinées à alimenter le feu que le Père Abbé faisait entretenir en
permanence dans sa chambre. Car frère Thomas se sentait de plus
en plus envahi par le froid. Il avait cependant à cœur d'exprimer
à chacun sa gratitude. Son état faisait de lui un pauvre à
l'entière merci du bon vouloir d'autrui.

43 Loc. cit., p. 332 et § XV, témoignage de frère Octavinius de Babuco,


p. 286 ; G. de Tocco, Vita..., chap. 57.

www.thomas-d-aquin.com 181
III

LE DEPART SANS RETOUR


Se réveiller, le seuil franchi, dans la
Douce Pitié de Dieu comme dans une
aube f raîche et profonde.

(BERNANOS.)
Le témoin, frère du Mont-Saint- Jean, précise que, dès son
arrivée à Fossanova, l'état de Thomas alla s'aggravant 44. Il voulut
une dernière fois se confesser à frère Réginald. Et, malgré sa
faiblesse extrême, tint à recevoir, agenouillé, le Viatique.
En présence du Corps de son Dieu, celui dont l'on a tant dit
l'épuisement, voire la prostration cérébrale, tint des propos d'une
bien autre ampleur que ceux d'une simple manifestation de piété.
Frère du Mont-Saint- Jean note qu' « entre autres paroles
publiques admirables », il déclara : « Moi -même, j'ai, de ce Saint
Corps et des autres Sacrements, enseigné et écrit bien des choses,

44 « Et stans in ipso monasterio cepit infirmitate gravari », Laurent,


Fontes..., IV, § XLI, p. 332 ; B. Gui, Vita..., n° 38, p. 203.

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conformémen t à la foi au Christ et de la sainte Eglise romaine.
Je soumets et offre tout à sa correcti on 45. »
Cet obéissant démontre, une fois encore, combien l'humilité
chrétienne exclut la platitude. Il déclare, pour lui-même et pour
son œuvre, ne relever d'un autre tribunal que de celui de Dieu et de
son Eglise. Ainsi, la dernière des rares confidenc es publiques de
ce silencieux découvre son secret profond. Qu i o s e r a i t n i e r le
c a r a c t è r e s e i g n e u r i a l d e c e s s im p le s paroles ?
Trois jours et trois nuits, il vécut encore. Et, au matin du 7
mars : « il eut sa mort humaine ». Il avait quarante -neuf ans.

*
* *

Ce décès fut, pour tous, une surprise. Pierre Calo est formel :
l'Abbé et les moines de Fossanova espéraient sa guérison.
La question se pose — et fut posée : « De cette mort, quelle fut la
cause ? » Certainement pas le choc (moral ou cérébral) consécutif à
son extase du 6 décembre. S'il avait été si gravement malade, ses
supérieurs de Naples ne lui auraient point laissé entreprendre un
aussi long voyage. C'est au cours de son séjour à Maënza, chez sa
nièce Françoise, que Thomas commença d'éprouver le malaise,
dont il décela immédiatement la gravité. Car il demanda
aussitôt d'être conduit à Fossanova, « estimant qu'un religieux
devait mourir en maison religieuse »46 . Il avait, déclarent les
témoins, été frappé de langueur.
D'où venait-elle ? Quelle en fut la nature ? Nulle précision n'a
été donnée. Nous savons seulement que le malade ressentait de
plus en plus intensément le froid. Le feu que le Père Abbé faisait
entretenir, en grande quantité, dans sa chambre, arrivait de moins
en moins a la réchauffer. A cette époque, les constats de décès
n'existaient pas. L'on vivait et l'on mourait sans trop savoir
pourquoi ni comment.
Dieu demanda a frère Thomas le sacrifice, pour lui très dur, de
mourir dans une maison religieuse amie, mais étrangère à l'Ordre
auquel il avait sacrifié tant de choses. Néanmoins, il insista pour
« qu'en temps opportun, son corps fut ramené près de ses Frères à
Naples » 47 .

45 « Ante susceptionem ipsius Corporis Christi, multa decora verba

dixit de ipso Corpore Christi... inter quae inseruit ista verba : « Ego de isto
Sanctissimo Corpore et aliis sacramentis multa docui et scripsi, in fide Christi
et sancte romane ecclesie cujus corrections omnia subjicio et expono » (loc.
cit.). L'on chercherait en vain la moindre assimilation de son œuvre à de la
paille.
46 Procès de Naples, chap. 8, n° 80 ; Tocco, chap. 57.
47 « Et idem Doctor mandaverat corpus suum ad fratres sui
Ordinis, apud Neapolim, congrue tempore deportari... » B. Gui,

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Les PP. Mandonnet, Mortier et Petitot disent l'émoi suscité en
Italie par la mort si soudaine de ce colosse de quarante-neuf ans.
Mandonnet évoque la version que deux historiens sérieux, Jean
Villani et Jacques d'Acqui 48, donnèrent de la chose :
Cependant, dès la mort du Saint, le bruit se répandit en Italie
qu'il succomba par le poison.
Le P. Petitot évoque deux témoignages confirmant cette
hypothèse.
En premier lieu, la chronique même du Mont-Cassin. Il est
regrettable que le P. Petitot ait omis de citer la référence précise.
L'argument sera it décisif, car les abbayes attachent grande
importance à la rédaction de leurs chro niques 49.
Le second témoignage émane de... Dante, en des vers du
Purgatoire, composé en 1314, donc quarante ans après la mort de
saint Thomas et trois ans avant qu'il fût question de sa
canonisation. Un Dante présentant une idée en recourant à des
précautions oratoires serait impensable. Aussi désigne-t- il
catégoriquement « son » coupable : Villani, médecin personnel et
âme damnée de Charles d'Anjou. Du reste, le dit Villani avait déjà
fait ses preuves en empoisonnant dans sa maison le fils de Manfred,
un enfant de treize ans. Ainsi, après la victoire de Tagliocozzo, se
trouvaient ruinées les espérances de restauration du Saint- Empire.
Or, la famille de Thomas d'Aquin était considérée comme
appartenant aux Gibelins, ennemis des Français abhorrés de
Dante. Un crime de plus n'était point pour effaroucher Villani.
Dante déclare qu'au Ciel il dépêcha Thomas :
Ripiense al ciel Tommaso per amenda 50.
Carlo venne in Italia ; e, per amenda,
Vittima fe' di Curradino ; e poi
Serions-nous ici à l'origine de l'énigmatique curiosité dont, à
propos des « harengs », firent preuve les enquêteurs ?
A priori rien ne justifie la suppression brutale d'un simple
religieux. Surtout d'un Maître en théologie qui toujours refusa de

Vita..., n° XLV ; Laurent, « Fontes... », R.Th., 1926, p. 200.


48 Bull. Th., 1929, mai, p. 518 -522.
49 Petitot, in La Vie Spir., 1924, p. 327, cite Carle, historiographe de

saint Thomas, dont l'ouvrage, tiré à 200 exemplaires, in-folio, XXII-538


pages, en 1846, est mentionné au n° 41 de la Bibliothèque Thomiste,
rééd. Chenu, 1960.
Mortier, Histoire..., II, p. 94, note, signale le fait de l'empoisonnement
sans rien affirmer très positivement.
50 Dante « Purgatorio », c. XX, v. 67-69. Ne traitons point à la légère ce
renseignement poétique ! Gilson a démontré combien, chez Dante, la
fonction représentative poétique est liée au rôle historique des
personnages, Dante et la Théologie, p. 265 sv.

www.thomas-d-aquin.com 184
s'immiscer dans les questions politiques. Mais précisément ce Maître
représentait un capital moral célèbre. Or, en politique, les refus
d'intervention sont aussi mal vus que les engagements.
Considérée sous ce jour, qu'il s'agisse d'un laïc ou d'un religieux,
d'un manant ou d'un seigneur, une existence ne pèse guère. Après
tout Pilate vit surtout en Jésus un gêneur indigne du temps
dépensé à le juger.
La comptabilité des humains est bien la dernière dont se
tourmentent les princes. Il est fort possible, encore
qu'indémontrable, qu'à l'exemple de son Maitre frère Thomas ait été
sacrifié à une banale raison d'Etat.

www.thomas-d-aquin.com 185
IV

LES OBSEQUES

Décédé en terre cistercienne, Thomas d'Aquin eut de


solennelles obsèques. Les présida le plus élevé des dignitaires
présents, l'évêque de Terracine, franciscain, qui se rendait au
Concile en compagnie de nombreux fils de saint François 51. La
cérémonie se déroula selon le rite cistercien 52 . Y assistèrent
également « de nombreux dominicains et franciscains », les moines
de l'Abbaye et des représentants de la noblesse des environs. La
plupart de ces derniers appartenaient à la parenté du défunt53 .
Frère Rég in a ld p rononça l'oraison funèbre 54. Le corps fut
enterré près de l'autel majeur 55.

*
* *

Aucun document ne mentionne la présence d'un supérieur,


provincial ou prieur, de l'Ordre. L'on ne peut attribuer leur
absence aux déplacements dus au Concile. En effet, la législation
des Prêcheurs ordonnait, dès les origines, qu'en cas d'absence
tout supérieur soit remplacé par un vicaire. Si certains se

51 Cf. témoignage de Barthélemy de Cajoue.


52 Laurent, Fontes..., Proc. Can., p. 335, n. a.
53 Pierre Calo, Vita.., n° 30 ; Laurent, Fontes..., I, p. 49 ; Proc. Can.

Neap., n° LI, n. 2 ; Laurent, p. 335.


54 Tocco, c. 63 et c. 28 ; Fontes, Proc. Neapoli, § 58.
55 Fontes, Proc. Neapoli, § 8, 10, 20.

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rendirent aux obsèques de frère Thomas (que devait présider le
Provincial, puisqu'il s'agissait d'un Maître en théologie), le fait
passa sous silence.

*
* *

Dans son étude sur la « canonisation de saint Thomas »,


Mandonnet rappelle une attention fort touchante de Réginald.
Sachant l'importance que les religieux attachaient aux restes des
défunts vénérés, le fidèle compagnon, tout simple religieux qu'il
fût, fit réserver les droits de l'Ordre sur la dépouille de son ami. Il fit
état de la volonté qu'il avait formellement exprimée
(« manda vera t »), a van t de mourir, d'être transporté à Naples 56.
Ceci, d'après Mandonnet, explique le traitement auquel les
moines de Fossanova soumirent le cadavre. Ils le réduisirent par
ébullition, « more teutonico ». Opération sinistre que l'on pratiquait
pour conserver les corps de grands personnages. Ainsi fut traité
celui de Louis IX.
L'appréhension des moines était justifiée. Ils avaient tout lieu
de craindre les tentatives des Prêcheurs pour récupérer les restes
de leur illustre frère. Les occasions ne manquèrent pas. Pierre de
Tarentaise, ex- Provincial de Paris et compagnon de frère
Thomas, régna sous le nom d'Innocent V. Et Benoît XI, Nicolas
Boccasino, Général de l'Ordre, régna du 22 octobre 1303 au 7
juillet 1304. De plus, entre 1274 et 1323, les Prêcheurs avaient fourni
dix cardinaux dont plusieurs de Curie.
L'enlèvement des reliques était d'autant plus à craindre que
plusieurs miracles commencèrent très tôt à émouvoir le peuple.
Aucun de ces personnages ne se dérangea. Et les bons religieux
mesurèrent l'inutilité de leur besogne 57.

*
* *

A ces abstentions n'essayons point d'inventer des raisons


sublimes. Gardons-nous surtout de les dissimuler. Mieux vaut les
replacer dans le contexte de la mentalité des Frères Prêcheurs.
L'Ordre de saint Dominique n'a jamais donné l'exemple d'un culte
excessif des cimetières. Dès son origine, avec u n zè le f r isan t la
d és in vo l t ur e, i l a p p l iq ua le con se il du Christ : « Laisse les

56A rt. cit., p. 14.


57Mortier, Histoire..., III, p. 410 sv. ; Walz, Xenia Thomistica, III, 1925, p.
105, 172 ; Compendium Historiae Ord., p. 122 ; Mandonnet, Mélanges
Thom., III, p. 1 -48.

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morts ensevelir leurs morts 58 ».
En termes très durs, Jourdain de Saxe, premier successeur de
saint Dominique, reprocha aux Frères leur incurie des restes de leur
fondateur59 . Il fallut les sévères rappels de Grégoire IX, qui avait
été l'ami personnel de Dominique, pour que l'Ordre s'occupât enfin
de sa translation et de sa canonisation.
Il serait exagéré de présenter la chose comme le résultat
normal de la piété filiale et de la reconnaissance.
Reconnaissons-le : frère Thomas aurait été désolé de voir sa
dépouille charnelle objet de soins excessifs. Ses frères lui
appliquaient sa propre doctrine, qui si fort scandalisa les
augustiniens, concernant les conséquences de « l'unité de forme
substan tielle ». Tout corps humain tient sa qualité propre de
corps humain, de l'âme à laquelle il doit son organisation. Tout au
long de leur union, leur commune solidarité subsiste. Dès l'instant
où l'âme cesse sa fonction animatrice, son auxiliaire perd jusqu'à
son nom de corps. Il n'est plus qu'un cadavre inanimé, pur sujet
des lois physiques60 . Du point de vue thomiste, parler de « levée
de corps » est une absurdité pure.
Inutile de recourir aux explications faussement élégantes, mieux
vaut reconnaître qu'en accordant aux restes de frère Thomas une
désinvolture confian t à l'oubli, ses Frères se comportèrent en
thomistes excessifs 61.

*
* *

L'Université de Paris considéra la question sous un jour


moins cavalier. A l'annonce de cette mort, elle adressa au
Chapitre Général de Lyon la lettre fameuse du 2 mai 1274 62 . L e P .
W a l z n o t e , a v e c m é l a n c o li e : « O n n e c o n n a î t p a s d'autre lettre
de condoléance que celle rédigée par la Faculté de Philosophie de

58 Luc, IX, 60.


59 Vicaire, Saint Dominique de Calaguera, p. 104 sv. ; Histoire de
saint Dominique, II, p. 341 et sv.
60 Cf. Gillon, in D.T.C., art. « Thomas », col. 681-682 ; III a Pars, q. 50, a.
5 : « Utrum filera idem numero corpus Christi viventis et mortui ? »
L'étude des grandes controverses sur l'unité des formes substa ntielles
dépasse les cadres de cette présentation biographique.
61 Plus expressifs, les fils de saint François firent canoniser leur fondateur

en 1228 (deux ans après sa mort) et leur frère Antoine de Padoue en 1232
(moins d'un an après sa mort). Saint Dominique attendra douze ans sa
canonisation.
62 Denifle, Charlarium Universitatis Parisiensis, I, p. 504 sv. ;

Mandonnet, Siger..., I, p. 48, note ; p. 207 et n. 3 ; Mortier, Histoire..., II,


p. 118, note (texte intégral).

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Paris63 » . Le P. Mandonnet souligne qu'elle représente « de la part de
la Faculté des Arts, une manifestation de sympathie d'autant plus
remarquable qu'elle était — et restera — sans exemple dans les
annales de l'Université 6 4 »
I l s'ag it d' un d ocument officiel, signé du Recteur de la
Faculté des Arts et des Maîtres ès-Arts. Il ne comporte aucune
signature de la Faculté de Théologie. Celle-ci réalisait-elle que mort,
le promoteur de l'aristotélisme apparaissait plus redoutable ? Déjà
ses disciples le lui démontraient 64.
Les Maîtres ès- Arts, eux, réclament la faveur d'accueillir
« mort celui qu'ils ne purent, malgré leurs pressantes instances,
obtenir vivant après le Chapitre de Florence en 1272 ». De plus
ils sollicitent l'envoi de traités dont, à leur demande, frère
Thomas avait, avant son départ, commencé la rédaction. Il devait
les avoir poursuivis. La liste comprend : le commentaire sur le « de
Cœlo et Mundo » de Simplicius, l'exposé du Timée de Platon et...
un ouvrage sur les adductions d'eaux et sur les constructions de
machines (« de aquarum conductibus et de ingeniis erigendis »). Les
Maîtres supplient les Pères Capitulaires d'accepter d'y joindre, s'il
s'en trouve, des écrits traitant de la logique qu'aurait composés
frère Thomas 65.

*
* *

Que des Maitres ès-Arts réclament un « traité sur les adductions


d'eaux » confié à un théologien nous surprend. A lui seul, ce
détail — si officiellement confirmé — suffit à démon trer à quel
point les Artiens savaient combien la Théologie comportait, chez
frère Thomas, une singulière ouverture d'esprit. Il ne s'agissait
sûrement pas d'un simple exposé d'amateur. Ces Maîtres ès -Arts
étaient les héritiers de ceux qui avaient formé les constructeurs
de cathédrales.
L'on sait la virtuosité avec laquelle des bâtisseurs de l'époque
avaient résolu les complexités techniques des divers écoulements
d'eaux. Ils surent allier l'élégance, parfois narquoise, à la
compétence. Des siècles furent nécessaires pour apprécier — quand
se posèrent les questions de réparations — la haute technicité du
savoir de ces Architectes.
On n'aurait pas sculpté les gargouilles si elles n'avaient servi

63 Walz, D.T.C., art. « Thomas », col. 627 ; infra : appendice III, texte

intégral de cette lettre ; Siger..., I, p. 205.


64 Cf. Laurent, Fontes..., VI, p. 594, liste des ouvrages de frère

Thomas en vente chez les libraires parisiens vers 1275 ; cf. Denifle,
Chartularium..., I, p. 674 ; cf. infra, appendice II.
65 Mandonnet, Siger..., I, p. 204 et n. 1. Cf. supra, n. 64.

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de gouttières pour cracher l'eau (de façon que la base des piliers
ne fût pas inondée)... Si la rosace de style gothique a vu ses
courbes s'arrondir... c'est pour faciliter l'écoulement des eaux de
pluie qui, en gelant dans l'angle où elles séjournaient,
faisai ent souvent éclater la pierre66 .
Certes, tous les Maîtres ès-Arts n'étaient point architectes,
mais leur enseignement concernait les diverses disciplines
qu'exigeait ce métier. Nous ne savons exactement pourquoi ils
recoururent à un non-spécialiste, à propos d'un problème que
cependant ils connaissaient. Peut-être avaient-ils pensé qu'à
Naples leur ami obtiendrait des informations originales. Il serait,
dans le Royaume de Sicile, plus à même d'être instruit des secrets
des Arabes d'Espagne qui, à l'époque, construisaient 1'Alhambra de
Grenade avec ses jardins. Nous percevons ici la réputation
d'informateur avisé et de critique sagace dont, auprès des experts
en techniques fort différentes de la sienne, jouissait frère Thomas.

66 Régine Pernoud, Lumières du Moyen Age.

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V

LE VIEUX MAITRE INCONSOLABLE

En marge des grandes luttes dont la doctrine de frère Thomas


devint l'objet, se déroula un incident plus émouvant que tous les
panégyriques. Deux témoins du Procès, frère Antoine de Brescia
(§ LXVII ) et Ba rth élemy de Capoue (§ LXXXII), l'ont rapporté.
Le second cite Hugo de Lucques, alors étudiant à Cologne,
depuis devenu Provincial de la Province romaine. A la mort de
frère Thomas, son fils entre tous aimé, le vieil Albert le Grand,
miraculeusement averti, se lamenta. Depuis lors, l'on ne pouvait
prononcer le nom de Thomas sans qu'il fondit en larmes.
Dès ce jour, le grand Albert cessa d'être lui-même. La pensé e de
l a m or t d e s on d is c ip le p ré fé ré l' obs éda it : « ... il déclara que le
même frère Thomas avait, par ses écrits, porté tous les travaux à
un tel degré de perfection que jusqu'à la f in d u m o n d e t o u s
t r a v a i l l e r a i e n t d é s o r m a i s e n v a in » (§ LXXXII fin).
Ces propos dithyrambiques devaient susciter un scepticisme
amusé. Le chagrin avait rendu le vieil Albert grandiloquent. Mais
un jour, l'on cessa de sourire. Le vieillard apprit, en 1277, que
l'évêque de Paris, Tempier, était décidé à nommément condamner
les thèses de Thomas. En dépit des objections de tous, Albert se
fit conduire à dos d'âne, de Cologne à Paris, pour tenter
d'empêcher semblable mesure 67.
Hélas ! il n'était plus l'Albert le Grand de jadis... Effondré, il
rentra à Cologne. Jusqu'à sa mort, il refusa de voir quiconque.
Même l'archevêque de Cologne, qui l'aimait beaucoup et le visitait
régulièrement, ne put franchir sa porte. Un jour, ayant sollicité
d'être reçu, l'archevêque entendit une voix cas sée lui répondre :

67 Appendice IV.

www.thomas-d-aquin.com 191
« Albert n'est plus là... Albert n'est plus là...68 ». En q uittant ce
monde, son fils Thomas avait emporté avec lui le meilleur de son
Maître.
A lui seul, le geste de ce vieillard, parcourant à dos d'âne les
neuf cents kilomètres de l'aller et retour Cologne-Paris, constitue
un indicible témoignage de noblesse humaine.
Telle est la conclusion historique qu'apporte à l'existence de
Thomas d'Aquin celui qui fut et demeure le plus proche de son
génie.

FIN

68 Liber de Memoralibus, sive chronicon Henrici de Hervordia, éd.

Potthast, G œttingen, 1859, p. 202.


Mandonnet, numéro sp écial R.Th. 1934, p. 27, n. 1 et 2.

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APPENDICES

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APPENDICE I

Les trajets des déplacements de frère Thomas

Les quelque onze mille cinq cents kilomètres qu'il parcourut,


depuis son départ de Cologne en 1252, jusqu'au 6 février où il arriva
à Fossanova, sont (avec les approximations engendrées par l'impossibilité
de vérifier de manière précise les différences de trajets avec ceux de nos
tracés actuels) calculés d'après les itinéraires de l'époque. Sur ce sujet :
Les routes de France des origines à nos jours, coll. Cahiers de la
Civilisation, Paris, 1959 ; P. Walz, in Xenia Th., c de S. Thomas e vita
discessu », Romae, III, p. 45, note, d'après K. Miller, ltineraris romane,
Stuttgart, 1916, p. 327.
Marg. Aron : Un animateur d'âmes au treizième siècle, préf. Mandonnet,
Desclée de Brouwer, Paris, 1930, décrit les trajets suivis par Jourdain de
Saxe,que sa fonction de Maitre Général a, en partie, conduit sur les mêmes
lieux que saint Thomas.

1) de Paris vers l'Italie (M. Aron, op. cit., p. 89), « le chemin des
romieux » :
a) par mer (l'hiver) : Paris-Montpellier-Sète... Gênes, etc. ou Paris-
Fréjus (via Aurelia), route de la Corniche (via Emilia), Rome.
b) (l'été) route des Alpes, via Bourgogne (op. cit., p. 110-113) : Paris-
Villeneuve-Saint-Georges – Troyes - Châtillon-sur-Seine, de là
embranchements divers :
— route de la Côte-d'Or (la plus longue) ;
— vers la Saône : Lagny-Bure-Pontarlier-Besançon, etc. ;
— vers le Jura (route de Jules César) : col de Jougne-Lausanne-
Grand-Saint-Bernard (refuge) Val d'Aoste-Verceil-Plaisance-
Bologne, etc. (Mortier, Hist., I, p. 457, opte pour le Mont-
Cenis).

2) Milan-Besançon (op. cit., p. 181 sv.), puis Paris.


Milan-col du Simplon (ou du Saint-Bernard). De là :
ou Joug, par le Jura,
ou, par la voie romaine : de Sion à Avranches, vallée du
Doubs. Besançon...

3) Rome-Naples. Via Latina : Rome-Frossinone-Aquino-Cassino-Theano-

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Capoue-Naples (Walz, Xenia, III, p. 45, n. 4, d'après Miller ltineraris
romane, Stuttgart, 1916, p. 327 sv.).

4) Paris-Belgique-Allemagne.
« Les routes étaient multiples. L'on doit signaler l'importance
de Liège, la Rome des Gaules » (Aron, op. cit., p. 194) et celle
de Cologne.

5) Paris-Angleterre « route marchande ». Paris-Saint-Denis-Beauvais-


Saint-Riquier-sur-Somme. De là via Boulogne, ou via Wimereux,
débarquement à Douvres
(M. Aron, p. 271).

L'on sait qu'existaient d'importants trafics sur le Rhin et le


Rhône, ce qui permettait des gains de temps.
Le trajet maritime France (Fréjus-Aigues-Mortes-Sète) Gênes ou
Ostie éta it un ra ccourci (cf. Les routes de France, des origines à
nos jours, Les Cahiers de la Civilisation, Paris, 1959).
En réalité, nous sommes dans ce domaine livrés à des hypothèses.
Le problème essentiel, pour un biographe de saint Thomas, est de mettre
en relief les conséquences, du point de vue usure physique et
soustraction au temps de travail, de ces déplacements. Ceci n'a rien à
voir avec un quelconque approfondissement de sa doctrine. Il n'en est
pas moins vrai qu'il s'agit là d'un « détail » révélateur de l'endurance
qu'exigea de son propre corps saint Thomas.
Il put mesurer, sur lui-même, la vérité de sa thèse sur les
conséquences pour l'âme de son union avec le corps. Nous avons tenté
de donner un tableau récapitulatif de ses déplacements exigés par ses
fonctions. En dépit de ses approximations de distances (inévitables), il
permet une saisie plus concrète de cette activité toute circonstancielle.

APPENDICE II

L is te de s œu vres de f rère T homas d 'Aquin


déposées chez les libraires parisiens 1 vers 1275
(Titres — nombre de groupe de feuillets — prix 2 )

1 Sur les « Stationnaires parisiens », cf. Chartularium..., I, p. 532, n°


452.
2 Denifle, Chartularium..., I, p. 646.
Destrez, la pecia dans les manuscrits universitaires des mn° et xiv e
siècles, Paris, 1935.
Laurent, « Fontes... », VI, R.Th., 1937, p. 594 -595 ; Chart..., I, p. 644,
n° 530.

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Supra textum Sententiarum :
 super primum librum, XXXVII pecias ........................... II sols.
 super secundum, XLVII pecias ....................................II sols.
 super tertium, L pecias ................................................II sols.
 super quartum, LXXXI pecias ................................... IIII sols.
Item, Mattheus glossatus per fratrem
Thomam de Aquino, LVII pecias ..................................... III sols.
Item, Marchus, XX pecias ................................................. XVI den.
Item, Lucas, XL pecias ............................................................II sol.
Summa fratris Thome de Aquino super theologiam
continet in primo libro, LVI pecias .......................................I sol.
Item, in prima parte secondi libri
predicte Summe sunt, LX pecie ........................................III sol.
Item, in secunda Parte secundi libri sunt LXXXXIIpecie .....IIII sol.
Item, Questiones fratris Thome
de Veritate continent, LXVI pecias ................................. III sol.
Item, Questiones de Potentia Dei, XXVIII pecias ............. XIIII den.
Item, de Spiritualibus creaturis, V pecias ............................III den.
Item, Questiones de Anima et
de Virtutibus, XXIIII pecias .......................................... XII den.
Item, Questiones de Malo, XXVIII pecias ......................... XIIII den.
Item, Questiones de Quodlibet, XIIII .................................. VII den.
Summa fratris Thomae contre Gentiles
continet, LVII pecies ........................................................III sol.
Item, de Perfectione status, VII pecias ................................IIII den.
Item, Postille ejusdem super Johannem
continet pecias XLI ....................................................... XX den.

APPENDICE III

Lettre adressée par l'Université de Paris, le 2 mai 1274,


au Chapitre Général des Prêcheurs, réuni à Lyon
(A l'occasion de la mort de frère Thomas)

Publiée par Denifle, Chartularium..., I, p. 504 suiv. ; Mortier, Histoire


des Maîtres Généraux, II, p. 118, note ; Mandonnnet, Siger..., I, p.
205, etc.

1) L'adresse en est des plus officielles : c'est un Corps institué (non


toute l'Université, mais celle des Arts dont le Doyen était Recteur,
pour trois mois, de l'Université entière), s'adressant à tout un Institut
religieux tenant ses plus solennelles assises : le Chapitre Général :

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« Aux Pères vénérés dans le Christ, le Maître et les Provinciaux de
l'Ordre des Frères Prêcheurs, ainsi qu'à tous les Frères réunis en
Chapitre Général à Lyon, le Recteur de l'Université de Paris, les
Procureurs et les autres Maîtres ès Arts professant actuellement à Paris... »

2) Ils disent « aux vénérés Pères » leur douleur en apprenant « de


source sûre » le départ hors de ce monde du vénérable docteur qu'était
frère Thomas d'Aquin (« ex communi relatu et certo rumore multorum
nos scire doctorem venerabilem fratrern Thomam de Aquino ab hoc
saeculo fuisse vocatum »)...

3) Mais, « plutôt que de s'attarder en éloges seulement


verbaux », les Maîtres de Paris supplient les Pères capitulaires de
faire envoyer à Paris celui dont, malgré leurs instances (au sens le plus
fort de réclamations) pressantes lors du Chapitre Général de Florence, ils
avaient en vain réclamé le retour. « Qu'il leur soit donné d'avoir les restes
de celui qu'ils ne purent obtenir vivant. »
« Eum, quem a vestro collegio in generali Capitulo vestro Florentie
celebrato (en 1272), licet requisissemus instanter, proh dolor 3 ,
non potuimus obtinere, tamen ad tanti clerici, tanti patris,
tanti doctoris memoriam non existentes ingrati, sed devotum
habentes affectum, quem vivum non potuimus rehabere, ipsius jam
defuncti a vobis ossa humiliter pro maximo munere
postulamus, quoniam omnino est indecens et indignum, ut altera terra
aut abus locus quam omnium studiorum nobilissima Parisiensis civitas,
que ipsum prius educavit, nutrivit et fovit, et postmodum ab
eodem nutrimenta et ineffabilia fomenta suscepit, ossa ejus humata
teneat et sepulta... 4 »

4) Les Maîtres de Paris réclament, cette fois au nom de la


bienveillance, les textes que, sur leur demande expresse, le défunt
s'était engagé à rédiger à leur intention 5.

3 Mandonnet, Siger..., I, p. 196 suiv. ; chap. vin : « Siger de Brabant

et les troubles universitaires, 1271-1276 », montre que le départ de


Thomas en 1272 déclencha une recrudescence de troubles du côté des
Artiens.
4 Mortier, II, p. 117 suiv., souligne que les moines de Fossa nova ne firent

rien pour empêcher le culte du tombeau de frère Thomas. En 1288, la


comtesse Théodora, soeur de Thomas, fait vérifier l'intégrité du corps et
prélève, en relique, la main droite (Mortier, III, p. 418 suiv.).
Saint Thomas avait, avant de mourir, exprimé sa volonté d'être
transporté à Naples (Laurent, in R.Th., 1926, p. 209).
En 1367, Urbain V chargera Maître Elie de transporter les ossements
à Toulouse (Mortier, Histoire..., III, p. 423-429).
5 Normalement, les Premières Constitutions avaient, dès les origines,
établi qu'à la mort d'un frère, le couvent auquel il était fixé par

www.thomas-d-aquin.com 197
« Ceterum sperantes quod obtemperetis nobis cum effectu in
hac petitione devota, humiliter supplicamus, ut cum quaedam
scripta ad philosophiam spectantia, Parisius inchoata ab eo, in
sua recessu, reliquerit imperfecta, et ipsum credamus ea, ubi translatus
fuerat (les Maîtres parisiens évitent de désigner Naples),
complevisse, nobis benevolentia vestra cita communicari
procuret, et, et specialiter « Commentum Simplicii super
librum de celo et mundo » et « Expositionem Tymei Platonis »,
ac librum « de quarum conductibus et ingeniis erigendis », de
quibus mittendis speciali promissione fecerat mentionem. Si qua
similiter ad logicam pertinentia composuit — sicut quando
recessit a nobis humiliter petivimus ab eodem — ea vestra
benignitas nostro communicare collegio dignetur... »

5) Avec les formules d'usage, les signataires précisent, « hanc


litteram sigillis nostris rectoris et procuratorum volumus sigillari. Datum
Parisius anno Domini M° CC° LXX° IV°, die mercure ante Inventionem
sancte Crucis ».
*
* *

Même à titre de rappel, les travaux explicitement mentionnés par


les Maîtres de Paris, et dont les textes n'ont point jusqu'ici été
retrouvés, ne figurent jamais parmi les « consultations officielles »
demandées à frère Thomas.

APPENDICE IV

La condamnation du 14 mars 1277

Fait dominant de l'histoire de


l'Université pendant toute la fin du XIII°
siècle.
(Gilion, in D.T.C., art. « Thomas »,
col. 655).

1) Ce qui déclencha tout fut la Bulle de Jean XXII à Tempier, évêque


de Paris, le 18 janvier, lui enjoignant de faire une enquête sur les erreurs
répandues dans l'Université. Pas un mot ne concerne la doctrine de
frère Thomas.

assignation (et celui dans lequel il décédait), devenait possesseur des


liv res, des gloses, de sa Bible et de ses cahiers » , Dist. II, chap. xxxvi, §
9.

www.thomas-d-aquin.com 198
Sur ce point, les historiens sont absolument unanimes : Denifle,
Chartulanum..., I, p. 542. Mandonnet, Siger..., I, p. 214 suiv., chap.
ix :» Condamnation du Péripatétisme » ; in D.Th., art. « Frères
Prêcheurs », col. 99-106. Guimaraens : c Studies in the life of Kilwarby »,
Diss. Hist. Arc. Hist., VIII, 1938. D.A. Gullus, « The problem of unity of
form », in Mélanges Gilson, p. 123 suiv. Glorieux : « Comment les
thèses Thomistes furent proscrites à Oxford », in R.Th., 1927, p. 280-
291 ; et « La littérature des correctoires » in R.Th., 1928, p. 69-96.
Le pape avait des raisons graves d'ouvrir une information étant donnée
la révolte de Siger de Brabant et de Boèce de Dacie.

2) De sa propre initiative, Etienne Tempier transforma directement en


condamnation ce qui, sur l'ordre du Pape, aurait dû être un simple
rapport.
Ce faisant, il contrevenait aux statuts pontificaux concernant
l'Université de Paris. Maîtres et écoliers ne pouvaient être excommuniés
sans une faculté spéciale du Saint Siège6.
Mandonnet rappelle que l'irrespect de cette clause par le même
Tempier avait en 1270 suscité nombre de troubles, et explique certains
thèmes des Disputes Quodlibétiques qu'eut à résoudre frère Thomas
vers Noël 1270 ou Pâques 1271 (Quodl. IV, art. XIV). La façon dont frère
Thomas trancha le problème montre qu'il s'agissait d'une sentence
épiscopale dont l'on pouvait faire appel au Pape (Siger..., I, p. 197 texte et
notes 2, 3 et 4 ; p. 198, n. 1).

3) Tempier profita de l'occasion pour englober, sans le dire,


certaines thèses spécifiquement aristotéliciennes de Thomas
d'Aquin.
Dès leur parution, ses mesures soulevèrent des protestations graves.
(Mandonnet, Siger..., I, p. 216-220 et notes). On dénonça la
malhonnêteté d'une sentence qui, en fait, ne représentait qu'une
proportion fort relative des maîtres en théologie alors en exercice.
Peecham, devenu archevêque de Cantorbury, écrira, le 7 décembre
1284, que la Curie Romaine empêcha Tempier d'utiliser la condamnation
nominale qu'avait prononcée Kilwarby le 14 mars 1277 (Denifle, Chart...,
I, p. 625 ; Laurent, Fontes..., VI, p. 634-635).
Sur la « qualité » du travail signé Tempier, cf. Glorieux, D .T.C., art.
« Tempier », col. 106.
Le mal était fait. A Paris et à Oxford, la vie universitaire sera, durant de
longues décades, dominée par de lamentables querelles. Cf. Hist. Génér.
de l'Eglise, coll. Fliche, t. XIII, p. 303.

6 Dès 1219, Honorius III avait soustrait l'Université à la juri diction


locale, tant civile que religieuse (Denifle, Chart..., I, p. 87, n° 29, 31 ; p.
102, n" 45 ; p. 136, n° 73 ; p. 160, n° 113 ; p. 164, n° 117 ; p. 181, n° 142 ; p.
192, n° 162; p. 236, n° 209 et 210; p. 399, n° 349 ; p. 426, n° 387, etc.

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APPENDICE V

Prise de position de l'Ordre

L'année qui suivit la condamnation de frère Thomas, le Chapitre


Général de Milan (en 1278) envoya à Oxford, avec pleins pouvoirs, deux
visiteurs apaiser la Province d'Angleterre que son ex-Provincial, devenu
archevêque de Cantorbury, avait mit en révolution. Ces religieux étaient
Raymond de Mévouillon et Jean Vigouroux. Cf. Denifle, Chartularium..., I,
p. 566-567 ; Analecta Praed., XVI, 1923, p. 169 ; Mandonnet, Siger..., I, p.
236 sv.
Sur l'histoire des mesures prises par les Chapitres Généraux et
Provinciaux pour assurer la solidarité de l'Ordre avec la doctrine de
Thomas d'Aquin, cf. de 1274 à 1644, Analecta Ord. Pr. 1923, p. 168-
173 ; 1924, p. 403-408 ; p. 513-520 ; p. 601-607. Tout au long de ces textes
législatifs, l'on peut suivre la progression de l'identification de la position
doctrinale théologique de l'Ordre avec celle de saint Thomas.
La chose n'alla point sans luttes, au-dehors aussi bien qu'au dedans.
Les esprits ne se conquièrent pas à coups de décrets. Surtout dans un
Ordre, dont le fondateur avait posé en principe que ses Constitutions
n'obligeraient point directement sous peine de péché. Ceci, venant
s'ajouter aux circonstances historiques qui furent loin de toujours
favoriser les exigences intellectuelles inhérentes au tho misme, explique
en grande partie la lenteur des mesures officielles (Douais, Essai sur
l'organisation des Etudes, p. 87-112).
Sitôt après la condamnation officielle de 1277, les mesures d'urgence
imposées par la solidarité familiale furent prises. Les Prêcheurs ne
pouvaient tout de même pas, devant une mesure illégale prise par un
« séculier », désavouer celui auquel ils devaient d'avoir conservé à
Paris leur place. A Oxford, Kilwarby, tout Primat d'Angleterre qu'il
fût devenu, s'apercevra (tout comme Peecham qui, en 1284 lui
succédera) que l'argument d'autorité, surtout dans le domaine
philosophique, est d'une efficacité fort relative.
La conclusion de cette très complexe — et point toujours noble —
histoire est d'avoir amené Jean de Naples à proclamer l'une des plus
belles déclarations humaines :
« La vérité d'une doctrine ne doit point être abandonnée, quelle
que soit la condamnation même spirituelle dont elle est
frappée », « veritas doctrinae non est dimittenda propter

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quamcumque poenam etiam spiritualem , ut videtur7 8 ».

APPENDICE VI

La réhabilitation doctrinale de saint Thomas


par Etienne Bourret, évêque de Paris, le 14 février 1325

1) Sur les circonstances de cette


réhabilitation officielle, deux ans après la
canonisation de saint Thomas en Avignon,
cf. Mortier, Histoire des Maîtres Généraux,
t. III, p. 189 sv.
Etienne Bourret était évêque de Paris depuis le 20 juillet 1320.

2) Le texte a été publié par Denifle, Chartularium, II, p. 280-281 ;par


Mortier (op. cit., p. 191 -192, note) ; Laurent, Fontes..., VI, p. 666-
669.

3) Nous donnons ici le passage concernant la très bienveillante


interprétation du travail de son prédécesseur par Et. Bourret. Son souci
de préserver le prestige de son devancier lui fait déclarer que seule une
interprétation malveillante a porté c quelques-uns » à considérer des
passages de la condamnation comme ayant pu concerner saint Thomas
et ternir sa réputation.
Dudum siquidem quidam predecessores nostri felicis memorie
Parisienses Episcopi quosdam articulos, ne forsitan eos male
intellige ntes caderent in errorem, tanquam erroneos per
excomunicationis sententiam dampnaverunt et interdixerunt
expresse, quorum tamen nonnulli doctrinam eximii doctoris beati
de Aquino, de Ordine Predicatorum, tangere ab aliquibus
asseruntur...
Etienne Bourret cite les noms des dignitaires, spécialement dépêchés
par Rome pour lui enjoindre et le supplier de réviser une décision

7 Jean de Naples, Quodlibet (de 1316-1317) ; Denifle, Chartularium, I,

p. 556, n° 473, note ; Mandonnet, « Premiers travaux d e polémique


thomiste », in R.S.P.T., 1913, p. 125-258. Texte publié par J. Jellusek
O.S.B. in Xenia Thoinistica, III, Romae, p. 73-103 ; Grabmonn, « La scuola
tomistica italiana nel XIII e principio del XIV secolo », in Revista di filosofia neo-
scolastica, 1923, p. 131 -143 ; Walz, « Historia Canonisationis », in Xenia...,
III, p. 121, n. 5.
8 En fait, ce mot est l'écho d'une incise de saint Thomas (in chap. 19,

Job) : « Veritas non variatur ex diversitate personarum », « La vérité


n'est point fonction de la hiérarchie des personnes. »

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qui, en mettant en cause saint Thomas (canonisé) atteignait l'Eglise
romaine. En reconsidérant le problème, l'évêque de Paris manifesterait sa
déférence, et vis-à-vis de l'Eglise romaine et vis-à-vis du saint susdit :
eorum propter hoc nuncios ad nos specialiter destinatos, nos
requisierunt nobisque supplicaverunt... veritatis viam
aperiremus, per quam in praedictis articulis, in quantum
doctrinam beati Thome predicti tangere possunt, et sancte Romane
ecclesie ac praedicti sancti honorem ac reverentiam
servaremus...
Vraiment il serait indécent d'exiger d'un dignitaire, contraint de
reconnaître officiellement l'erreur commise par un prédécesseur, qu'il
recourre à des aveux explicites. L'art des mises au point qui sauvegardent
le prestige ne fait guère partie de la mentalité française.
En la circonstance, l'évêque de Paris choisit une formulation
démontrant que, déjà, au xiv° siècle, l'absence de mémoire des auditeurs
et des lecteurs de Paris et alentours permettait de faire admettre une
version postérieure des événements, notablement arrangée. Le P. Laurent
(Fontes..., VI, p. 666-667, n. 5) rappelle ce qu'il advint en 1277 à
Godefroid de Fontaines qui eut l'arrogance de mettre en doute l' a
objectivité » de Tempier. Il cite Mgr Pelzer qui découvrit, sur un manuscrit
du xiv• siècle, des notes marginales signalant les articles de la
condamnation qui visaient directement saint Thomas.
Rome accepta, telle quelle, la lettre d'Etienne Bourret. Exiger plus
n'aurait pas servi à grand chose. Le mal accompli était de ceux qu'on
ne répare point. La sentence de Tempier avait détourné les esprits vers la
scolastique moins compromettante. Les grands fleuves puissants de la
théologie s'étaient déjà enlisés dans les interminables marécages des
querelles d'écoles. Par une sorte d'ironie lugubre, saint Thomas sera
confondu avec ce qu'il avait le plus détesté et traqué avec le plus de
sévérité : les querelles de mots

APPENDICE VII

La canonisation de saint Thomas, 18 juillet 1323

Nous rappelons ici les principales étapes et circonstances de cette


canonisation solennelle de Thomas d'Aquin.

1) Avant.

Les adversaires mêmes de frère Thomas eurent l'honnêteté de


reconnaître, après sa mort, la très haute qualité religieuse de celui dont ils
avaient combattu — et même solennellement condamné —les thèses.
Ainsi John Peecham, qui succéda à Kilwarby sur le siège primatial de

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Cantorbury, proclamera, en 1285, son admiration pour l'humilité dont le
vénéré docteur avait fait preuve lors des controverses de 1270. Il n'était
plus importun !
Cf. Mandonnet, Siger..., I, p. 99, n. 4, cite la lettre de Peecham,
Registrum Epist. Joan. Peecham, édit. Martin, London, 1884, III, p. 899
et Analecta Franciscana, III, p. 361 ; D.A. Gallus, « The problem of Unity of
form and Richard Knapwell », in Mélanges Gilson, Paris, 1959, p. 125-160.
Sans doute est-ce pour mieux défendre frère Thomas sur un
terrain considéré par les a spirituels augustiniens » comme leur bien
propre, que ses premiers historiens mirent tellement en relief les
anecdotes concernant l'esprit contemplatif de cet « aristotélicien ». Du
coup, qui les lit, sans tenir compte de l'arrière-plan polémique de leurs
récits, risque fort de le considérer comme un perpétuel « inspiré ».
Il faut croire que son enseignement ne bénéficia guère de tout ce
crédit spirituel. Gilles de Rome, pour pouvoir obtenir la maîtrise en
théologie de Paris, se vit imposer par le pape Honorius IV le désaveu des
thèses de Thomas d'Aquin qu'il avait publiquement défendues
(Mandonnet, « La carrière universitaire de Gilles de Rome », in
R.S.P.T., 1910, p. 480-489: Bull. Th., 1928, p. 349-355 ; 1930, p. 128-139 ;
R.S.P.T.. 1938, p. 48-70 ; 245-262). Godefroid de Fontaines a, sur ce point,
laissé des écrits fort éloquents (Laurent, R.Th., 1930, p. 273-281, etc.).

2) Préparation.

En Avignon, Jean XXII proposa à l'Ordre des Prêcheurs — qui venait


de traverser de si violentes tempêtes — de canoniser l'un de ses fils
(Mortier, Histoire..., II, p. 563 sv. ; Douais, Essai sur l'organisation des
études, p. 268-270).
Or, depuis 1279, la cause de Raymond de Penafort avait été
postulée. En 1317, le Chapitre Général de Barcelone en avait
adressé officiellement la demande au Saint-Siège (Walz, Renia Thomistica,
1925, III, p. 118 ; Compendium Historiae, p. 122 ; Mandonnet, in Mélanges
Th., 1923, III, p. 1-48). Une lettre de Jacques II d'Aragon à la ville de
Barcelone, le 11 juin 1317, atteste la proposition papale : « Le Seigneur
Pape offrit de canoniser celui que les Pères lui proposeraient »,
« Dominus Papa... se canonizaturum obtulit unumque dicti fratres
ducerent eligendum ». Il cite le témoignage d'Arnault Buguetti, définiteur
de la Province d'Aragon, et des définiteurs du Chapitre de Pampelune
(lettre éditée par A. Rubio y Lluch : Documents per l'Historia de la
cultura catalena migueval, I, doc. LXI, Barcelone, 1908, p. 69-70 ; Ag. de
Guimaraens, « Hervé Noël », in Arch. Ord. FF. PP., 1938, p. 75, n. 76).
En fait, la cause de frère Thomas d'Aquin, malgré ses difficultés,
remplaça — momentanément — celle de Raymond de Penafort.

3) Pourquoi l'intervention du Roi de Naples?

Il est permis de penser que Jean XXII, pape soucieux de doctrine, ne fut

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nullement fâché de saisir l'occasion de ramener les esprits à une vision
plus haute des problèmes. La qualité authentiquement chrétienne des vies
dépasse en importance les questions d'école. Le Christianisme ne saurait
devenir un parti. Il est fort possible que, désireux d'élever le débat,
Jean XXII ait délibérément saisi l'excuse de l'intervention du Roi de Naples
pour amener les disputeurs des divers partis à une vision plus
transcendante de l'essentiel (cf. supra, p. 152). Pourquoi ne point citer ici
Péguy qui a magnifiquement cerné le problème :
... Que me dites-vous lors qu'il y aurait un moissonneur qui aurait
vaincu un vendangeur. Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire. Et qu'est-
ce que c'est qu'une moisson qui aurait vaincu une vendange. Quelle est
cette confusion. Quelle est cette impiété. Que chacun fasse sa récolte,
ceux qui en sont chargés. Que chacun rapporte ce qu'il est chargé de
rapporter. Je ne veux même pas savoir ce que c'est qu'un moissonneur qui
vainc un autre moissonneur, un vendangeur qui vainc un autre
vendangeur... Et que celui qui a trouvé la faucille soit chargé de rapporté
le blé... Et que celui qui a trouvé la serpette soit chargé de rapporter la
grappe... Que me parlez-vous à présent de savoir si c'est la faucille ou
sic'est la serpette qui est le meilleur instrument... Ça dépend pour quoi.
Parlez-moi plutôt des granges éternelles... (Note conjointe, p. 1361-1362,
édit. Pléiade, Œ uvres en prose (1909-1914).
Il n'est point sûr que, dans son bel enthousiasme, le P. Mandonnet
n'ait pas quelque peu cédé à la tentation de faire trop directement
bénéficier le « thomisme » de la canonisation de saint Thomas (Concl.
de son étude, in Mélanges Th., III, 1923, p. 47). En fait, l'Eglise, dans les
décisions prises par les Papes seuls habilités à parler en son nom,
attendra que la distance historique soit suffisante pour déclarer
officiellement où allaient ses préférences. Le P. Garrigou-Lagrange, fort
peu historien cependant, l'a bien discerné (in T.T.C., col. 827, art.
Thomas). En 1879, Léon XIII, avec l'Encyclique Aeterni Patris, soulèvera
ouvertement le problème.
D'où venait cette influence du Roi de Naples ? Depuis le 9 mars 1303,
Clément V était venu se réfugier — provisoirement — en Avignon.Or,
Avignon constituait une enclave, neutre, au sein du comtat Venaissin. Elle
n'appartenait point à la France mais, depuis 1290, aux comtes de
Provence, Rois de Sicile et de Jérusalem9 .
En 1317, le Chapitre Provincial de Naples délègue près du Pape, en
Avignon, les frères Robert de Naples et Guillaume de Tocco, porteurs de
lettres de la Reine-Mère, Marie d'Anjou. A cette époque la Lombardie avec
Milan et la Toscane et avec Florence étaient en lutte ouverte avec le
Pape, Naples était la seule alliée possible dans la Péninsule.

9 Sur le choix d'Avignon par les papes, cf. Yves Renouard, La papauté en

Avignon, coll. « Que sais-je », P.U.F., Paris, 1954, p. 16 -25 ; Waltz, Xenia
Th., 1925, III, p. 120, n. 7 et 8.
Sur les relations de Robert le Sage d'Anjo u (1303-1343) et de la
Papauté, cf. Léonard, Les Angevins de Naples, p. 232 -235.

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Le 13 septembre 1317, le Pape, se décidant pour la cause de frère
Thomas d'Aquin, désigne, comme enquêteurs officiels, l'archevêque de
Naples, l'évêque de Viterbe et Maître Pandolphe de Sabello, son propre
notaire (Mandonnet, art. cit. et Bull. Th. 1924-1926, n° 13 et 18, p. 544
suiv. Texte de la lettre papale cité par Laurent, Fontes..., IV, Proc. Canonis.
p. 269-271).
Il ne cache nullement que c'est à la demande de Marie, Reine de Sicile,
veuve de Charles II (d'Anjou), roi de Sicile, de nombre de ducs et de
comtes, ainsi qu'à la prière de l'Université de Naples, maîtres et élèves,
qu'il fait ouvrir cette enquête. Guillaume de Tocco, relate le rapporteur
de l'enquête, remit aux intéressés le mandat pontifical sous forme de
lettres « les unes ouvertes, d'autres fermées », toutes dûment scellées et
munies des plombs apostoliques « quasdam patentes et quasdam alias
clausas apostolicas litteras... », Laurent, loc. cit., § II, p. 268).
Le 21 juillet 1319, deux ans après, s'ouvrit la première enquête de
Naples. En décembre 1321, quatre ans après la décision pontificale, eut
lieu une seconde enquête à Naples et une autre à Fossanova. Rarement,
tant de miracles, cent dix-huit, furent enregistrés. Sans doute, Jean XXII
avait-il ses raisons de faire, aussi manifestement, constater l'efficacité
auprès de Dieu de l'intercession de celui auquel, ignorant tout des
subtilités doctorales, les simples chrétiens des alentours de Fossanova
recouraient.
Lorsqu'il fut bien établi qu'en ce domaine la bête noire des
ennemis de l'aristotélisme échappait à toute critique, Jean XXII procéda,
le 16 juillet 1323 à la canonisation solennelle de saint Thomas d'Aquin.
Aucun document ne permet d'affirmer que l'annonce de cet acte
solennel du Magistère Suprême, suscita à Paris et à Oxford, où ses
thèses demeuraient condamnées, une joie délirante. Elle dut embarrasser
fort les évêques qui avaient hérité les décisions de leurs
prédécesseurs. Celui de Paris reconnaît, en sa lettre écrite près de deux
ans après, le 15 février 1325, qu'il fut, grâce à un mandat exprès du Pape,
tiré de ses hésitations.
A titre documentaire, rappelons qu'antérieurement à la canonisation,
l'occasion s'était présentée de lever cette condamnation. Benoît XI (ex-
Nicolas Boccasino, Général de l'Ordre des Prêcheurs de 1295 à 1303),
régna du 22 octobre 1303 au 7 juillet 1304. Il disposait des mêmes
.pouvoirs que Jean XXII. Nous ignorons absolument tout des raisons
qui lui firent éviter le problème. Elles devaient être excellentes
puisqu'il fut à son tour béatifié.

*
* *

En Avignon, le Roi Robert d'Anjou vint assister à la


canonisation. Ce roi, à la parole facile — Dante l'appelait « re da
sermone » (cf. Léonard, Les Angevins..., p. 289) — participa aux
divers panégyriques. Avec une modestie « royale », il reconnut

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publiquement devant les Frères venus le remercier, la peine qu'en cette
affaire il s'était donnée : « Oui, nous avons travaillé et tenu à ce qu'on
travaillât. Car, lorsqu'il s'agit de notre propre personne, nous le faisons
savoir au T.S. Père par lettre. Mais pour un tel Saint, c'est volontiers
que, lorsque ce fut nécessaire (libenter quando oportuit), nous sommes
intervenus en personne auprès de sa Béatitude » (Mortier, loc. cit. ;
Douais, Essai..., appendice XIII, Bibi. mun., Toulouse, ms. 610 (1, 37-
80-82).
Il y a quelque saveur à constater que celui qui, sur terre, renonça à toute
forme de pouvoir, dut sa canonisation au remuement de si notables
personnages.

A P P E N D I C E VIII

L'évolution des titres doctrinaux de saint Thomas d'Aquin

A priori, un tel sujet semble superficiel. II a cependant été


minutieusement examiné par des historiens peu enclins à perdre leur
temps, tels les PP. Mandonnet, Chenu et Dondaine.
Ils avaient pour cela des raisons autrement sérieuses que le seul
plaisir d'énumérer les qualificatifs honorifiques dont, peu à peu, fut
entouré frère Thomas.
Notons, en passant, qu'il est un des rares humains à posséder un
éventail aussi contradictoire. A ce point de vue, il constitue un « cas »
historique à peu près unique. Il fut, à la fois, canonisé et excommunié,
« docteur vénérable » et « accusé d'hérésie »...

*
* *

Les historiens considèrent le problème sons un jour moins pittoresque,


mais plus profond.
Sur le chapitre « titres », le monde universitaire s'est de tous temps
montré d'une susceptibilité particulièrement sensible. L'obtention des
« divers grades » consacre, en principe, des efforts dûment contrôlés.
Mais autre chose un « grade », autre chose un titre spontanément
conféré par ceux qui, sans qualités spéciales que celles d'auditeurs
soucieux de compétence, jugent des qualités de ceux qui enseignent. Les
titres de « Professeur » ou de « Docteur » s'acquièrent, mais non celui
de « Maître » qui reconnaît et consacre des mérites. Le décerne un
jury autrement redoutable que celui des examinateurs chargés
d'officiellement vérifier l'acquisition d'un programme établi. Le vrai
« Maître » est celui qui, professeur patenté ou non, a su enrichir les
esprits, les aider à effectivement progresser, les armer pour qu'ils puissent

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à leur tour accomplir leur tâche. Ici, il s'agit moins d'un titre que d'une
consécration.

*
* *

Contrairement à la réputation qu'on lui a faite, le Moyen-âge était,


en ce domaine, infiniment moins prodigue que le nôtre. Encore qu'elle
constituât une Corporation, aux statuts définis, l'Université, Jusqu'à la fin
du XIIIe siècle, n'assurait point à ses professeurs un traitement fixe. Aussi
étaient-ils tous au moins « clercs », ce qui juridiquement leur conférait le
droit de recevoir un bénéfice ecclésiastique10. Ils étaient d'église, parce que
tous sacrés, ce qui n'impliquait point la réception de l'ordre.
Loin d'engendrer une atmosphère de dictature spirituelle, cet état
de choses permettait, au grand souci des évêques locaux et de la
police royale, une liberté d'action (et de pensée) de nos jours
impensable. Pour obtenir le respect admiratif d'un tel monde, il fallait
vraiment l'avoir mérité.
Le P. Mandonnet a bien eu raison d'écrire : « le Moyen Age a été très
parcimonieux d'éloges (et par suite de titres) a l'égard des contemporains,
même les plus célèbres. Non seulement il n'a pas décerné beaucoup de
titres doctoraux, ni même d'éloges, il s'est abstenu d'ordinaire, dans la
littérature scolaire ou savante, de mentionner les noms des maîtres
célèbres du temps. Albert le Grand et Thomas d'Aquin sont, sinon les
seuls, du moins les principales exceptions11 .
Il n'est point tellement sûr que la réputation exceptionnelle dont
jouissaient les deux Maîtres n'ait pas été tout-à-fait étrangère à
l'opposition des augustiniens. Nous avons, en cours de texte, parlé
de la réaction scandalisée de Roger Bacon devant le caractère insolite
d'un tel prestige, et rappelé la consolation un peu ironique qu'au cours
du Chapitre Général de 1271, les Pères prodiguèrent à Kilwarby dont la
consultation leur avait moins agréé que celle de frère Thomas.
Qu'un adversaire de la taille d'un Siger de Brabant ait dans son « de
Anima intellectiva », qualifié Albert et Thomas de « Praecipui viri in
philosophia », était un hommage dont les contemporains mesuraient

10 « Velut splendor firmamenti : Le Docteur dans le Droit de l'Eglise

médiévale », par Gabriel Le Bras, in Mélanges Gilson, 1959, p. 373 -388.


Cette nécessité matérielle de rester « clerc » sera la cause du drame
d'Abélard au xii° siècle, cf. Gilson, Héloïse et Abélard, Vrin.
Au XIII e siècle, les maîtres vivaient d'aumônes. Cf. Alexandre IV, 19
mars 1255, Denifle, Chart..., I, p. 277, n° 247.
11 Mandonnet, « L'évolution des titres doctoraux de saint Thomas
d'Aquin », in R.Th., 1909, p. 597-608.
Chenu : « Maître Thomas est-il une « autorité » ?, in R.Th., 1925, p. 185-
194 ; Introduction à l'étude de saint Thomas, p. 106132.
Dondaine, « Venerabilis Doctor », in Mélanges Gilson, 1959, p. 211-
225.

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l'exceptionnelle importance12 .
Albert fut le premier à être, de son vivant, salué de « Grand ». Et cela
par des contemporains qui savaient la portée d'un tel mot. Il avait, à leurs
yeux de techniciens, une signification ressortissant d'un tout autre ordre
que le titre de « Dominus » auquel lui don nait droit son épiscopat.
Mandonnet signale que les « philosophes païens » ne bénéfi-
ciaient point d'un traitement de faveur. C'était uniquement la valeur
de leurs travaux qui avait valu, à Aristote le titre de « Philosophus », à
Averrhoès celui de « Commentator », à Avicenne celui d' « Expositor ».
Bref, les maîtres du Moyen Age pratiquaient, avec rigueur, la critique
minutieuse des autorités. Ceci explique l'étonnante liberté dont fit preuve
saint Thomas à l'égard des Pères'.
Cette sévérité avait l'inconvénient de permettre aux maîtres amis de la
facilité de se contenter de présenter, sans les expliquer, les conclusions
d'autorités qu'ils savaient admises. Nombreux sont les textes, qu'aime citer
le P. Chenu, où saint Thomas proteste contre cette conception trompeuse
de l'enseignement.

*
* *

Pour sa part, il reçut des qualificatifs consacrant sa réputation. En


1271, Nicolas de Lisieux le dit : « Magnum magistrum 13 »
A sa mort, l'Université de Paris, dans sa lettre du 2 mai 1274, l'appelle
« Doctor venerabilis ». De même le Chapitre Général de 1278.
Pierre Dubois, légiste de Philippe le Bel, le qualifie de « prudentissimus
frater Thomas » (« De recuperatione terrae sanctae », chap. x, entre
1305-1307)14 15.
Le plus ancien titre doctoral est « Doctor eximius »16 . Ce titre
sera repris par Etienne Bourret, le 14 février 1314, dans la lettre
proclamant exclu de la condamnation de 1277 Thomas d'Aquin.
« Doctor egregius » sera le plus connu du vivant de frère
Thomas. Mandonnet le certifie d'après Bernard Gui17.
Le titre doctoral par excellence fut celui qui, malgré la condamnation
de 1277, sera unanimement considéré comme une consécration de la

12 P. 115, n. 3.
13 Denifle, Chartularium..., I, p. 128 ; Walz, in D.T.C., art. « Thomas »,
col. 625.
14 In de recuperatione Terrae sanctae, édit. Ch. Langlois, 1891, p. X.
15 Le même auteur qualifie saint Thomas de « precellentissimus

Doctor », op. cit., p. 121-122 ; cf. Mandonnet, Siger..., I, p. 141, n. 6 ; p. 188,


n. 4.
16 In Correctorium Correctorii des dominicains anglais, vers 1282.

Glorieux, « Littérature des Correctoires », in R.Th., 19271928 ; in D.T.C., art.


Tempier.
17 Mandonnet, R.Th., 1909, p. 266, n. 3.

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vigoureuse contre-offensive de ses partisans : « Doctor communis »18 . Il est
évident que « communis » dit extension générale de sa diffusion.
Le Chapitre Général de Metz, en 1313, s'était contenté de le
reconnaître comme « doctor sanior et communior ». Celui de
Lucques, en 1317, reprend les termes de « doctor communis comme
couramment admis par l'Université de Paris19.

*
* *

« Doctor Angelicus » nuancera le caractère exclusivement technique du


qualificatif de « Doctor ». On le trouve chez saint Antonin de Florence, mort
en 1454. Le Chapitre Général de Rome en 1525 le reprend20 . Il sera
consacré par Pie V, déclarant le 11 avril 1567 saint Thomas Docteur de
l'Eglise universelle21.
Le 29 juin 1923, pour écarter tout usage équivoque de ce qualificatif, le
Pape Pie XI déclarera que « l'Aquinate ne doit pas seulement être appelé
« Angélique » mais doit aussi être appelé Docteur Commun ou Universel
« Universalem Ecclesiae Doctorem appelandant putemus Thomam » 22.

18 Mandonnet, Siger..., I, p. 238.


19 Henri de Herfort (Mss du Couvent Saint -François à Assise, cod.
344, fol. 12 b et « liber de memorabilibus », p. 329, sont cités par
Nicolas Trévet en témoignage de la rapidité de la propagande des
doctrines de Thomas d'Aquin.
20 Acta, p. 190 ; Analecta Ord., 1924, p. 517.
21 Saint Pie V ordonna la i r e édition complète officielle, édition dite

romaine (cf. Mortier, Histoire..., p. 544 ; Quétif. Echard II, p. 229. Analecta
Ord. Praed. 1924, p. 520, n. 1). Cette impression est la plus ancienne
connue. Or le papier avait été introduit en Europe au XII' siècle. Dès
1360-1370, son commerce s'organisait, cf. Fèvre et Martin : L'apparition du
Livre, coll. Livre de L'Humanité, Paris, 1957.
22 In Analect. Ord. 1924, p. 160, trad. Maritain, in Le Docteur
Angélique, p. 253-281.

www.thomas-d-aquin.com 209
SAINT THOMAS D'AQUIN............................................................................... 2

AVANT-PROPOS ...............................................................................................7
AVERTISSEMENT............................................................................................ 11

PREMIERE PARTIE ........................................................................................ 12

I UNE BIOGRAPHIE DIFFICILE ................................................................... 13


II THOMAS, ENFANT...................................................................................... 20
III LE CHOIX DE THOMAS ............................................................................ 25

DEUXIEME PARTIE........................................................................................ 35

I L'ORIENTATION ET LA CARRIERE DE FRERE THOMAS ........................ 36


II BACHELIER SENTENCIAIRE ..................................................................... 43
III DEFENSEUR DE SON ORDRE..................................................................47
IV LE REFUS DES PRELATURES ..................................................................53
V A LA TABLE DU ROI SAINT LOUIS ...........................................................59

TROISIEME PARTIE....................................................................................... 65

I M A I T R E E N T H E O L O G I E....................................................................66
II CE QUE SAINT THOMAS DUT AUX PRECHEURS................................... 74
III LES DEPLACEMENTS ............................................................................... 81

QUATRIEME PARTIE..................................................................................... 89

I LE TYPE D'ENSEIGNEMENT ...................................................................... 90


II LES « CONSULTATIONS » OU ECRITS PARA-SCOLAIRES..................... 96
III FRERE THOMAS ET LES ETUDIANTS ................................................... 107
Note LES ECRITS.......................................................................................... 125

CINQUIEME PARTIE.................................................................................... 130

I LE CARACTERE INOPINE DE CE RETOUR............................................. 131

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II LES TROIS GRANDES CONTROVERSES................................................. 134
III LE LUTTEUR SOLITAIRE........................................................................ 139

SIXIEME PARTIE .......................................................................................... 148

I UN PROBLEME INEXPLIQUE ..................................................................149


II L'ENSEIGNEMENT NAPOLITAIN ............................................................ 154
III ANECDOTES ............................................................................................ 158

SEPTIEME PARTIE ....................................................................................... 164

I LA SOUDAINE INTERRUPTION DE SON ENSEIGNEMENT................... 169


II CONVOQUE AU CONCILE DE LYON ..................................................... 173
III LE DEPART SANS RETOUR .................................................................... 182
IV LES OBSEQUES........................................................................................ 186
V LE VIEUX MAITRE INCONSOLABLE ...................................................... 191

APPENDICES ..................................................................................................193

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