Bazin Montage Interdit

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André Bazin

MONTAGE INTERDIT

[…]
Ce serait semble-t-il trahir les films de Lamorisse que de les considé-
rer comme œuvres de pure fiction, au même titre que Le Rideau cramoisi 1958
par exemple. Leur crédibilité est certainement liée à leur valeur docu-
mentaire. Les événements qu’il représente sont partiellement vrais. Pour A. Bazin : critique et théoricien de cinéma,
né à Angers (France) en 1918 et mort en
Crin-Blanc le paysage de Camargue, la vie des éleveurs et des pêcheurs,
1958 à Nogent-sur-Marne (France).
les mœurs des manades, constituent la base de la fable, le point d’appui
solide et irréfutable du mythe. Mais sur cette réalité se fonde justement « Montage interdit » est un texte majeur.
une dialectique de l’imaginaire dont le dédoublement de Crin-Blanc est Publié dans Qu’est-ce que le cinéma ?, il
fait la synthèse de deux articles parus dans
l’intéressant symbole. Ainsi Crin-Blanc est-il tout à la fois le vrai cheval les Cahiers du cinéma, l’un en juillet 1953
qui broute encore l’herbe salée de Camargue, et l’animal de rêve qui nage intitulé « Le réel et l’imaginaire », l’autre en
éternellement en compagnie du petit Folco. Sa réalité cinématographique décembre 1956 intitulé « Montage inter-
dit » (figurant à côté des textes de Colpi et
ne pouvait se passer de la réalité documentaire, mais il fallait, pour que de Godard, voir pp. 212-217 et 217-219). Le
celle-ci devînt vérité de notre imagination, qu’elle se détruise et renaisse fondateur des Cahiers s’intéresse à plusieurs
dans la réalité elle-même. films : essentiellement à Crin-Blanc (1953) et
au Ballon rouge (1956) d’Albert Lamorisse,
Assurément, la réalisation du film a exigé de nombreuses prouesses. mais aussi à d’autres comme Quand les
Le gamin recruté par Lamorisse n’avait jamais approché un cheval. Il vautours ne volent plus d’Harry Watt (1951),
fallut pourtant lui apprendre à monter à cru. Plus d’une scène, parmi les Nanouk l’Esquimau (1922) ou Louisiana Story
(1948) de Robert Flaherty. Réfléchissant sur
plus spectaculaires, ont été tournées presque sans truquage et en tout
ce qui fonde la croyance au cinéma, il pose
cas au mépris de périls certains. Et cependant il suffit d’y réfléchir pour comme « loi esthétique le principe suivant :
comprendre que si ce que montre et signifie l’écran avait dû être vrai, “Quand l’essentiel d’un événement est
dépendant d’une présence simultanée de
effectivement réalisé devant la caméra, le film cesserait d’exister, car il
deux ou plusieurs facteurs de l’action, le
cesserait du même coup d’être un mythe. C’est la frange de truquage, la montage est interdit.” »
marge de subterfuge nécessaire à la logique du récit qui permet à l’imagi-
naire à la fois d’intégrer la réalité et de s’y substituer. S’il n’y avait qu’un Publication originale : André Bazin,
« Montage interdit », Qu’est-ce que le
seul cheval sauvage péniblement soumis aux exigences de la prise de vue, cinéma ?, Paris, Les éditions du Cerf, 1958,
le film ne serait qu’un tour de force, un numéro de dressage comme le pp. 117-129 (123-129).
cheval blanc de Tom Mix : on voit bien ce qu’il y perdrait. Ce qu’il faut,
pour la plénitude esthétique de l’entreprise, c’est que nous puissions Mots rhizomatiques :
montage interdit [R1, R9],
croire à la réalité des événements en les sachant truqués. Point n’est plan-séquence [R1]
besoin, certes, au spectateur de savoir expressément qu’il y avait trois ou

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quatre chevaux1 ou qu’il fallait tirer sur les naseaux de l’animal avec un fil
de nylon pour lui faire tourner la tête à propos. Ce qui importe seulement,
c’est qu’il puisse se dire, tout à la fois, que la matière première du film est
authentique et que, cependant, «'c’est du cinéma'». Alors l’écran repro-
duit le flux et le reflux de notre imagination qui se nourrit de la réalité à
laquelle elle projette de se substituer, la fable naît de l’expérience qu’elle
transcende.
Mais, réciproquement, il faut que l’imaginaire ait sur l’écran la den-
sité spatiale du réel. Le montage ne peut y être utilisé que dans les
limites précises, sous peine d’attenter à l’ontologie même de la fable
cinématographique. Par exemple, il n’est pas permis au réalisateur
d’escamoter par le champ, contre-champ, la difficulté de faire voir deux
aspects simultanés d’une action. Albert Lamorisse l’a parfaitement
compris dans la séquence de la chasse au lapin où nous avons toujours
simultanément, dans le champ, le cheval, l’enfant et le gibier, mais il
n’est pas loin de commettre une faute dans celle de la capture de Crin-
Blanc, quand l’enfant se fait tramer par le cheval au galop. Il n’importe
pas alors que l’animal que nous voyons de loin traîner le petit Folco
soit le faux Crin-Blanc, pas même que pour cette opération périlleuse
Lamorisse ait lui-même doublé le gamin, mais je suis gêné qu’à la fin de la
séquence, quand l’animal ralentit puis s’arrête, la caméra ne me montre
pas irréfutablement la proximité physique du cheval et de l’enfant. Un
panoramique ou un travelling arrière le pouvait. Cette simple précau-
tion eût authentifié rétrospectivement tous les plans antérieurs, tandis
que les deux plans successifs de Folco et du cheval, en escamotant une
difficulté devenue pourtant bénigne à ce moment de l’épisode, viennent
rompre la belle fluidité spatiale de l’action2.

1. De même, paraît-il, le chien Rintintin devait-il son existence cinématographique à


plusieurs chiens-loups de même aspect, dressés à accomplir parfaitement chacune des
prouesses que Rintintin était capable de réaliser à « lui tout seul » sur l’écran. Chacune des
actions se devant d’être réellement exécutée sans recours au montage, celui-ci n’intervenait
plus qu’au second degré pour porter à la puissance imaginaire du mythe les chiens bien
réels dont Rintintin possédait toutes les qualités.
2. Je me ferai peut-être mieux comprendre en évoquant cet exemple : il y a dans un
film anglais médiocre, Quand les vautours ne voleront plus, une séquence inoubliable. Le
film reconstitue l’histoire, d’ailleurs véridique, d’un jeune ménage qui créa et organisa en
Afrique du Sud, pendant la guerre, une réserve d’animaux. Pour y parvenir, le mari et la
femme vécurent avec leur enfant en pleine brousse. Le passage auquel je fais allusion
débute de la façon la plus conventionnelle. Le gamin, qui s’est écarté du campement à

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Si l’on s’efforce maintenant de définir la difficulté, il me semble qu’on
pourrait poser en loi esthétique le principe suivant : «'Quand l’essentiel
d’un événement est dépendant d’une présence simultanée de deux ou
plusieurs facteurs de l’action, le montage est interdit.'» Il reprend ses
droits chaque fois que le sens de l’action ne dépend plus de la contiguïté
physique, même si celle-ci est impliquée. Par exemple, Lamorisse pouvait
montrer ainsi qu’il l’a fait, en gros plan, la tête du cheval se retournant
vers l’enfant comme pour lui faire obédience, mais il aurait dû, dans le
plan précédent, lier par le même cadre les deux protagonistes.

l’insu de ses parents, tombe sur un jeune lionceau momentanément abandonné par sa
mère. Inconscient du danger, il prend le petit animal dans ses bras pour le ramener avec
lui. Cependant la lionne, avertie par le bruit ou l’odeur, revient vers sa tanière, puis prend
la piste de l’enfant ignorant du danger. Elle le suit à quelque distance. L’équipage arrive en
vue du campement, d’où les parents affolés aperçoivent leur fils et le fauve qui sans doute
va se jeter d’un instant à l’autre sur l’imprudent ravisseur de son petit. Arrêtons un instant
la description. Jusqu’ici tout a été fait au montage parallèle et ce suspense assez naïf est
apparu comme des plus conventionnels. Mais voici qu’à notre stupeur le metteur en scène
abandonne les plans rapprochés, isolant les protagonistes du drame pour nous offrir simul-
tanément, dans le même plan général, les parents, l’enfant et le fauve. Ce seul cadrage, où
tout trucage devient inconcevable, authentifie, d’un coup et rétroactivement, le très banal
montage qui le précédait. Nous voyons dès lors, et toujours dans le même plan général, le
père ordonner à son fils de s’immobiliser (à quelque distance le fauve s’arrête à son tour),
puis de déposer dans l’herbe le lionceau et d’avancer sans précipitation. La lionne alors
vient tranquillement récupérer son rejeton et le remmène vers la brousse, cependant que
les parents rassurés se précipitent vers le gamin.
Il est bien évident qu’à ne la considérer qu’en tant que récit, cette séquence aurait
rigoureusement la même signification apparente si elle avait été tournée entièrement en
usant des facilités matérielles du montage, ou encore de la « transparence ». Mais dans
l’un et l’autre cas, la scène ne se serait jamais déroulée dans sa réalité physique et spa-
tiale devant la caméra. En sorte qu’en dépit du caractère concret de chaque image, elle
n’aurait qu’une valeur de récit, non de réalité. Il n’y aurait pas de différence essentielle entre
la séquence cinématographique et le chapitre d’un roman qui relaterait le même épisode
imaginaire. Or la qualité dramatique et morale de cet épisode serait évidemment d’une
extrême médiocrité, tandis que le cadrage final, qui implique la mise en situation réelle
des personnages, nous porte d’un coup vers les sommets de l’émotion cinématographique.
Naturellement la prouesse avait été rendue possible par le fait que la lionne était à demi
apprivoisée et vivait, avant le tournage du film, dans la familiarité du ménage. Mais il
n’importe, la question n’est pas que le gamin ait couru réellement le risque représenté,
mais seulement que sa représentation fût telle qu’elle respectât l’unité spatiale de l’événe-
ment. Le réalisme réside ici dans l’homogénéité de l’espace. On voit donc qu’il est des cas
où, loin de constituer l’essence du cinéma, le montage en est la négation. La même scène,
selon qu’elle est traitée par le montage ou en plan d’ensemble, peut n’être que de la mauvaise
littérature ou devenir du grand cinéma.

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Il ne s’agit nullement pour autant de revenir obligatoirement au
plan-séquence ni de renoncer aux ressources expressives ni aux facilités
éventuelles du changement de plan. Ces présentes remarques ne portent
pas sur la forme mais sur la nature du récit ou plus exactement sur cer-
taines interdépendances de la nature et de la forme. Quand Orson Welles
traitait certaines scènes des Ambersons en plan unique et quand il morcelle
au contraire à l’extrême le montage de Monsieur Arkadin, il ne s’agit que
d’un changement de style qui ne modifie pas essentiellement le sujet.
Je dirai même que La Corde de Hitchcock pourrait indifféremment être
découpé de façon classique, quelle que soit l’importance artistique que
l’on peut légitimement attacher au parti adopté. En revanche, il serait
inconcevable que la fameuse scène de la chasse au phoque de Nanouk ne
nous montre pas, dans le même plan, le chasseur, le trou, puis le phoque.
Mais il n’importe nullement que le reste de la séquence soit découpé au
gré du metteur en scène. Il faut seulement que l’unité spatiale de l’événe-
ment soit respectée au moment où sa rupture transformerait la réalité en
sa simple représentation imaginaire. C’est du reste ce qu’a généralement
compris Flaherty, sauf en quelques endroits où l’œuvre perd en effet alors
de sa consistance. Si l’image de Nanouk guettant son gibier à l’orée du
trou de glace est l’une des plus belles du cinéma, la pêche du crocodile
visiblement réalisée «'au montage'» dans Louisiana Story est une faiblesse.
En revanche, dans le même film, le plan-séquence du crocodile attrapant
le héron, filmé en un seul panoramique, est simplement admirable. Mais
la réciproque est vraie. C’est-à-dire qu’il suffit pour que le récit retrouve
la réalité qu’un seul de ses plans convenablement choisi rassemble les
éléments dispersés auparavant par le montage.
Il est sans doute plus difficile de définir a priori les genres de sujet ou
même les circonstances auxquelles s’applique cette loi. Je ne me risquerai
prudemment qu’à donner quelques indications. Tout d’abord, ceci est vrai
naturellement de tous les films documentaires dont l’objet est de rapporter
des faits qui perdent tout intérêt si l’événement n’a pas eu lieu réellement
devant la caméra, c’est-à-dire le documentaire apparenté au reportage. À
la limite, ce sont aussi les actualités. Le fait que la notion d’«'actualités
reconstituées'» ait pu être admise au début du cinéma montre bien la
réalité de l’évolution du public. Il n’en va pas de même des documentaires
exclusivement didactiques, dont le propos n’est pas la représentation
mais l’explication de l’événement. Naturellement ces derniers peuvent
comporter des séquences ou des plans relevant de la première catégorie.
Soit, par exemple, un documentaire sur la prestidigitation'! Si son but est

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de montrer les tours extraordinaires d’un célèbre virtuose, il sera essen-
tiel de procéder par plans uniques, mais si le film doit ensuite expliquer
l’un de ces numéros le découpage s’impose. Le cas est clair, passons'!
Beaucoup plus intéressant est évidemment celui du film de fiction
allant de la féerie, comme Crin-Blanc, au documentaire à peine romancé,
comme Nanouk. Il s’agit alors, comme nous l’avons dit plus haut, de fictions
qui ne prennent tout leur sens ou, à la limite, n’ont de valeur que par la
réalité intégrée à l’imaginaire. Le découpage est alors commandé par les
aspects de cette réalité.
Enfin, dans le film de récit pur, équivalent du roman ou de la pièce
de théâtre, il est probable encore que certains types d’action refusent
l’emploi du montage pour atteindre à leur plénitude. L’expression de la
durée concrète est évidemment contrariée par le temps abstrait du mon-
tage (c’est ce qu’illustrent si bien Citizen Kane et les Amberson). Mais
surtout certaines situations n’existent cinématographiquement qu’autant
que leur unité spatiale est mise en évidence et tout particulièrement les
situations comiques fondées sur les rapports de l’homme et des objets.
Comme dans Ballon rouge tous les truquages sont alors permis, sauf la
facilité du montage. Les primitifs burlesques (notamment Keaton) et les
films de Chaplin sont à ce sujet plein d’enseignements. Si le burlesque
a triomphé avant Griffith et le montage, c’est que la plupart des gags
relevaient d’un comique de l’espace, de la relation de l’homme aux objets
et au monde extérieur. Chaplin, dans Le Cirque, est effectivement dans
la cage du lion et tous les deux sont enfermés ensemble dans le cadre de
l’écran.

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André Bazin
L’ÉVOLUTION DU LANGAGE
CINÉMATOGRAPHIQUE

[…]

Évolution du découpage cinématographique depuis le parlant


1958
En 1938, on retrouve donc presque partout le même genre de découpage.
A. Bazin : critique et théoricien de cinéma, Si nous appelons, un peu conventionnellement, «'expressionniste'» ou
né à Angers (France) en 1918 et mort en
«'symboliste'» le type de films muets fondés sur la plastique et les arti-
1958 à Nogent-sur-Marne (France).
fices du montage, nous pourrions qualifier la nouvelle forme de récit d’
Dans ce large extrait d’un texte demeuré «'analytique'» et «'dramatique'». Soit, pour reprendre un des éléments de
célèbre – lui-même composé de trois articles, l’expérience de Koulechov, une table servie et un pauvre hère affamé. On
le premier publié dans les Cahiers du cinéma
(nº  1, avril 1951), le deuxième paru dans
peut imaginer en 1936 le découpage suivant :
Vingt ans de cinéma à Venise (1952), et le 1º plan général cadrant à la fois l’acteur et la table';
troisième, intitulé « Le découpage et son 2º travelling avant finissant sur un gros plan du visage qui exprime
évolution », dans le nº 93 (juillet 1955) de la
revue L’Age nouveau –, André Bazin envisage
un mélange d’émerveillement et de désir';
l’évolution du langage cinématographique, 3º série de gros plans de victuailles';
du cinéma muet à la « première modernité » 4º retour au personnage cadré en pied, qui avance lentement vers
(Welles, Rossellini). Dans le passage choisi, il
met en avant la notion de « plan-séquence
la caméra';
en profondeur de champ », en l’opposant à 5º léger travelling arrière pour permettre un plan américain de l’ac-
ce qu’il nomme le « montage analytique ». teur saisissant une aile de volaille.
Quelles que soient les variantes qu’on peut imaginer à ce décou-
Publication originale : André Bazin,
« L’évolution du langage cinématographique », page, il leur resterait des points communs :
Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Les éditions 1º la vraisemblance de l’espace, dans lequel la place du personnage
du Cerf, 1958, pp. 131-148 (139-148). est toujours déterminée, même quand un gros plan élimine le décor';
2º l’intention et les effets du découpage sont exclusivement drama-
Mots rhizomatiques :
champ/contrechamp [R1], découpage [R8], tiques ou psychologiques.
découpage en profondeur (de champ) [R1], En d’autres termes, jouée sur un théâtre et vue d’un fauteuil
montage analytique [R1], d’orchestre, cette scène aurait exactement le même sens, l’événement
montage rapide [R4], plan-séquence [R1],
surimpression [R4] continuerait d’exister objectivement. Les changements de points de vue
de la caméra n’y ajoutent rien. Ils présentent seulement la réalité d’une

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